JOE ABERCROMBIE La Première Loi, Traduit de l’anglais par Brigitte Mariot Titre original : THE BLADE ITSELF (The First Law, 1) La fin Logen s’élança à travers les arbres. Ses pieds nus glissaient sur la terre mouillée, la neige à moitié fondue et les aiguilles de pin humides. Un souffle rauque raclait sa poitrine, son sang battait contre ses tempes. Il trébucha et s’étala, manquant de s’ouvrir le torse avec sa propre hache. Haletant, il resta allongé à observer la forêt baignée dans l’ombre. Il était sûr que Renifleur le talonnait quelques instants plus tôt, mais il n’y avait maintenant plus aucun signe de sa présence. Quant aux autres… qu’étaient-ils devenus ? Pas brillant pour un chef d’être ainsi séparé de ses compagnons ! Il aurait dû essayer de retourner là-bas, mais les Shankas l’encerclaient. Il les sentait se déplacer entre les arbres, leur odeur lui emplissait les narines. Il avait l’impression d’entendre des cris sur sa gauche… peut-être se battait-on ! Comme il se redressait avec la plus grande discrétion, Logen entendit une branche se briser. Il fît volte-face. Une lance fonçait droit sur lui. Une lance filant à toute allure, d’aspect inquiétant, brandie par un Shanka. « Merde ! » jura Logen. Plongeant de côté, il glissa, tomba à plat ventre et roula sur lui-même parmi les broussailles, s’attendant à avoir le dos transpercé à tout moment. Pantelant, il se remit péniblement debout. En voyant la pointe étincelante de nouveau dirigée sur lui, il esquiva et rampa derrière un tronc gigantesque. Lorsqu’il se risqua à jeter un coup d’œil, le Tête-Plate siffla et le menaça de son arme. Changeant de côté, Logen se montra brièvement à son agresseur, battit en retraite, sautilla autour du tronc et abattit sa hache en poussant un grognement terrible. Au moment où sa lame s’enfonça profondément dans le crâne du Shanka, un craquement retentit. Un coup de chance… mais Logen ne le méritait-il pas ? Hébété, le Tête-Plate le regarda en plissant les yeux. Il se mit alors à osciller de gauche à droite, le visage ruisselant de sang, avant de tomber telle une pierre ; dans sa chute, il arracha sa hache à Logen et continua de s’agiter convulsivement à ses pieds. Ce dernier essaya de récupérer son arme, mais le Shanka s’accrochait à sa lance dont la pointe fouettait les airs. Logen poussa un cri quand celle-ci lui entailla le bras. Puis il sentit une ombre sur son visage. Un autre Tête-Plate. Sacrement grand, celui-là, prêt à sauter, bras tendus ! Il n’avait pas le temps de récupérer sa hache, ni de s’écarter. Logen ouvrit grand la bouche, mais le moment était mal choisi pour parler… et pour dire quoi, de toute façon ? Ils s’affalèrent ensemble sur le sol détrempé, roulèrent dans la boue, les épines et les branches cassées. Soudés l’un à l’autre, ils se bourraient de coups en grognant. La tête de Logen heurta violemment une racine ; ses oreilles se mirent à bourdonner. Il avait bien un couteau quelque part, mais il ne se souvenait plus où. Ils dévalèrent ainsi la colline. Tandis que les environs tourbillonnaient autour de lui, Logen tentait à la fois de recouvrer ses esprits et d’étrangler l’énorme Tête-Plate. Leur chute ne semblait jamais devoir prendre fin. Quelle riche idée ils avaient eue d’établir le campement près de la gorge ! Personne n’aurait pu les attaquer par-derrière. Mais là, alors que Logen glissait sur le ventre le long de la pente, cette idée perdait de son bon sens. Ses mains qui dérapaient sur la terre grasse ne rencontraient que boue et aiguilles de pin. Ses doigts avaient beau chercher à s’y accrocher, peine perdue ! Il se sentit tomber et laissa échapper un faible gémissement. Soudain, ses mains agrippèrent quelque chose… Une racine jaillissait du sol à l’extrémité de la gorge. Il se balança dans le vide, avec un hoquet, mais tint bon. « Ah ! cria-t-il. Ah ! » Il était encore en vie. Une poignée de Têtes-Plates ne suffiraient pas à l’achever, lui, Logen Neuf-Doigts ! Il essaya de se hisser jusqu’au bord. En vain. Une masse pesante tirait sur sa jambe. Il jeta un coup d’œil en contrebas. La gorge était profonde. Très profonde. Et flanquée de parois abruptes. Par endroits, émergeant d’une crevasse, un tronc dressait ses branches vers le ciel. Au fond du précipice grondait une rivière tumultueuse dont les eaux écumeuses se précipitaient entre des rochers déchiquetés. Même si ce spectacle ne lui disait rien qui vaille, ce n’était pas son problème le plus immédiat… En effet, l’énorme Shanka ne l’avait pas quitté : se cramponnant fermement de ses mains sales à sa cheville gauche, il se balançait de droite à gauche. « Merde ! » marmonna Logen. Il se retrouvait dans un drôle de pétrin. Il avait déjà connu semblables situations et y avait survécu, mais il lui était difficile d’imaginer pire que celle-ci. Cela l’amena à réfléchir sur sa vie qui lui parut brusquement amère, inutile. Personne ne se portait mieux du fait qu’il existait. Son quotidien empli de violence et de douleur n’était fait que de déceptions et de dures épreuves. Ses mains commençaient à fatiguer, ses avant-bras à brûler. L’énorme Shanka ne donnait pas l’impression de vouloir lâcher prise. Encore mieux : il avait réussi à remonter légèrement le long de sa jambe. Immobilisé là, il le regardait attentivement. À sa place, Logen se serait sûrement dit : ma vie dépend de cette jambe à laquelle je m’accroche… ne prenons pas de risque. Un homme choisirait de sauver sa peau plutôt que de tuer son ennemi. Cependant, les Têtes-Plates ne raisonnaient pas ainsi, et Logen le savait. Il ne fut donc pas surpris de le voir ouvrir sa large bouche pour planter ses dents dans son mollet. « Aïe ! » gronda-t-il, avant de se mettre à frapper comme une brute sur la tête du Shanka avec son talon dénudé. Celui-ci ne cessa pas pour autant de le mordre. Plus Logen cognait, plus ses mains glissaient sur la racine poisseuse. Il ne restait plus grand-chose à quoi se raccrocher, et elle pouvait lâcher à tout moment. Il essaya d’occulter la douleur de ses mains, de ses bras, et celle causée à sa jambe par les dents du Tête-Plate. Il allait tomber. Il n’avait que deux possibilités : s’écraser sur les rochers ou se laisser choir dans l’eau. Cette deuxième solution s’imposait plus ou moins d’elle-même. Quand on a une tâche à accomplir, mieux vaut s’en acquitter que de vivre en la redoutant. Voilà ce que son père aurait dit. Il appuya donc son pied libre contre la paroi verticale, prit une profonde inspiration et se propulsa dans le vide en faisant appel à ses dernières forces. Il sentit d’abord les mâchoires se desserrer, puis les mains le lâcher. Pendant un instant, il se crut libre. Commença alors la chute. Rapide. Les parois de la gorge filaient de chaque côté – roche grise, mousse verte, carrés de neige blanchâtre… tout tournoyait alentour. Trop effrayé pour crier, Logen bascula lentement sur lui-même, agitant inutilement ses membres. Un vent violent lui fouettait le visage, tirait sur ses vêtements, lui coupait le souffle. Il vit l’énorme Shanka heurter la roche à côté de lui. Il le regarda rebondir et s’effondrer lourdement… mort, à coup sûr. Malgré cette vision réconfortante, la satisfaction de Logen ne dura pas. L’eau se projeta à sa rencontre, frappant son flanc avec la force d’un taureau, vidant l’air de ses poumons, l’étourdissant et l’aspirant dans des ténèbres glaciales… Première partie « La lame elle-même incite à des actes de violence. » HOMÈRE Les survivants Le clapotis de l’eau dans ses oreilles. Voilà la première chose qu’il perçut. Le clapotis de l’eau… le bruissement des arbres, l’étrange gazouillis d’un oiseau. Logen entrouvrit les yeux. Une lumière confuse, bien qu’aveuglante, perçait le feuillage. Était-ce cela la mort ? Dans ce cas, pourquoi souffrait-il autant ? Tout le flanc gauche lui élançait. Il essaya de prendre une profonde inspiration, s’étrangla, toussa, recracha de l’eau mêlée de boue. Il se mit à quatre pattes avec un geignement, puis, haletant entre ses dents serrées, se hissa hors des flots et s’affala sur le dos dans un mélange de mousse, de limon et de morceaux de bois pourrissant sur la berge. Il resta allongé un moment à regarder le ciel gris par-delà les branches noires. Un souffle rauque s’échappait de sa gorge. « Je suis encore en vie ! » croassa-t-il. Encore en vie, malgré les efforts conjugués de la nature, des Shankas, des hommes et des bêtes féroces. Trempé, bien à plat sur le dos, il se mit à glousser, secoué par un petit rire roucoulant. S’il était une chose dont Logen Neuf-Doigts pouvait se vanter, c’était bien d’être un survivant. Un vent froid souffla sur la rive putride ; le rire de Logen s’éteignit peu à peu. Vivant, peut-être, mais le rester était une autre affaire. Il grimaça de douleur en s’asseyant, se releva en chancelant et alla s’appuyer contre un tronc d’arbre proche pour entreprendre de se débarrasser de la boue qui lui encombrait le nez, les yeux et les oreilles. Après avoir retroussé sa chemise mouillée, il évalua les dégâts. Son torse était couvert d’ecchymoses. De larges taches bleues et violettes s’étalaient sur ses côtes. Sensibles au toucher, bien réelles… mais, apparemment, il n’avait rien de cassé. Sa jambe était en piteux état. Lacérée par les dents du Shanka, sanguinolente, celle-ci le faisait terriblement souffrir ; son pied cependant avait gardé une mobilité normale, c’était le principal. Il en aurait besoin pour se sortir de là. Son couteau se trouvait toujours dans l’étui de sa ceinture ; Logen fut soulagé de le voir, car il savait par expérience qu’un couteau était très utile et le sien était de bonne qualité, même si pour l’instant les choses se présentaient mal : il était seul dans des bois infestés de Têtes-Plates. N’ayant aucune idée de l’endroit où il se trouvait, il pouvait toujours suivre la rivière. Depuis les montagnes vers la mer glacée, tous les cours d’eau coulaient vers le nord. Il n’avait qu’à suivre la rivière vers le sud, à contre-courant. Suivre la rivière et remonter vers les hauteurs où les Shankas ne le découvriraient pas… C’était là sa seule chance. Il ferait froid là-haut, à cette époque de l’année. Sacrément froid même. Il regarda ses pieds nus. Quelle déveine que l’intrus fut arrivé au moment où il avait retiré ses bottes pour soigner ses ampoules ! Il n’avait pas non plus de manteau – il était alors assis près du feu. Habillé de la sorte, il ne résisterait pas une journée dans les montagnes. Ses mains et ses pieds noirciraient pendant la nuit… et il pourrirait morceau par morceau, avant même d’avoir atteint les cols. S’il ne mourrait pas de faim d’abord. « Merde ! » maugréa-t-il. Il allait devoir retourner au camp en espérant que les Shankas auraient poursuivi leur chemin et laissé quelque chose derrière eux… quelque chose qu’il pourrait utiliser pour survivre. Plutôt aléatoire, mais il n’avait pas le choix. De toute façon, il ne l’avait jamais eu. Le temps que Logen retrouve l’emplacement, il s’était mis à pleuvoir. L’averse avait plaqué ses cheveux sur son crâne et empêchait ses vêtements de sécher. Il se colla contre un tronc moussu pour inspecter les lieux, le cœur battant, les doigts de sa main droite serrant convulsivement le manche visqueux de son couteau. Tout autour du cercle noir, vestige du feu qu’il avait allumé, s’éparpillaient morceaux de bois à demi consumés et cendres piétinées. Il reconnut la souche où étaient assis Séquoia et Dow quand les Têtes-Plates avaient surgi. Des débris d’équipement tordus ou brisés jonchaient la clairière. Il dénombra trois cadavres de Shankas recroquevillés sur le sol ; l’un d’eux avait été transpercé par une flèche qui ressortait de sa poitrine. Trois cadavres… mais aucun signe de Shankas vivants. C’était une chance. Cela lui permettrait de rester en vie, comme toujours. Ils pouvaient néanmoins revenir à tout moment. Logen avait intérêt à se dépêcher. Quittant l’abri des arbres, il courut tout en inspectant le sol. Ses bottes se trouvaient là où il les avait laissées. Il les ramassa et les chaussa en sautillant ; dans sa hâte à les enfiler sur ses pieds gelés, il faillit tomber. Son manteau était là également, coincé sous la souche, usé, râpé par une décennie de mauvaises saisons et de guerres, rapiécé avec une moitié de manche. Son sac gisait en un tas informe dans un buisson voisin ; son contenu avait été parsemé sur la pente. Le souffle court, il s’accroupit et entreprit de rassembler ses maigres possessions. Une longueur de corde, sa vieille pipe d’argile, quelques tranches de viande fumée, des aiguilles et de la ficelle, un flacon ébréché contenant un fond clapotant de liqueur. Rien ne manquait. Tout lui serait utile. Une couverture en lambeaux, mouillée et raidie par la crasse, pendait à une branche. Logen tira dessus et grimaça un sourire en découvrant la vieille casserole qu’elle dissimulait. Sans doute écartée du feu pendant la lutte, celle-ci reposait sur le côté. Il l’empoigna à deux mains, le cœur réchauffé par cet objet familier, bosselé et noirci par des années d’utilisation intense. Cette casserole lui appartenait depuis longtemps ; elle l’avait suivi tout au long des guerres, puis dans son périple à travers le Nord et jusqu’à son retour ici. Tous s’en étaient servi pour cuisiner sur les pistes, et tous y avaient mangé : Forley, le Sinistre, Renifleur… tous, sans exception. Logen observa de nouveau le campement. Trois Shankas morts, mais aucun des siens. Peut-être étaient-ils toujours dans les parages. Peut-être devrait-il prendre le risque de se mettre à leur recherche… « Non. » Il prononça ce mot à voix basse. Il savait à quoi s’en tenir. Les Têtes-Plates avaient été bien trop nombreux. Bien trop. Il n’avait aucune idée de la durée de sa perte de conscience au bord de la rivière. Même si certains de ses camarades s’étaient échappés, les Shankas avaient dû les pourchasser à travers la forêt. Désormais, seuls leurs cadavres devaient subsister, dispersés dans les hautes vallées. Pour lui, le mieux à faire était de rejoindre les montagnes et d’essayer de sauver sa misérable vie. Il faut parfois se montrer réaliste, malgré la peine que l’on éprouve. « Il ne reste plus que toi et moi, à présent », dit-il en fourrant la casserole dans son sac. Après avoir jeté celui-ci sur son épaule, il s’empressa de s’éloigner d’un pas claudicant pour remonter la colline, en direction de la rivière et des montagnes. Rien qu’eux deux. Lui et sa casserole. Ils étaient les deux seuls survivants. Interrogatoires Pourquoi fais-tu ça ? se demanda l’inquisiteur Glotka pour la millième fois, en traînant la jambe le long des couloirs. Les murs enduits de plâtre n’avaient pas été blanchis à la chaux depuis des lustres. Dans cet endroit à l’aspect miteux flottaient des relents d’humidité. S’enfonçant sous la terre, le corridor était dépourvu de fenêtres, et les lanternes qui l’éclairaient projetaient des ombres vacillantes dans les moindres recoins. Pourquoi aurait-on envie de faire ça ? La démarche de Glotka produisait un bruit régulier sur les pavés encrassés du sol. D’abord le claquement assuré de son talon droit, puis le bruit sec de sa canne, enfin le glissement interminable de son pied gauche, accompagné de l’élancement douloureux habituel dans la cheville, qui se propageait dans son genou, son postérieur et jusque dans son dos. Clac… tac… aïe… Tel était le rythme de ses pas. De lourdes portes cloutées, bordées de métal rongé, brisaient la monotonie du couloir sordide. En passant devant l’une d’entre elles, Glotka eut l’impression d’entendre un cri de douleur étouffé. Je me demande quel pauvre fou est interrogé là-derrière ? De quel crime est-il coupable… ou innocent ? Quels secrets est-on en train de découvrir ; quels mensonges interrompt-on, quelles trahisons sont dévoilées ? Son questionnement fut de courte durée cependant : les marches interrompirent sa réflexion. S’il avait eu l’occasion de torturer un homme en particulier, Glotka aurait sûrement choisi l’inventeur des escaliers. Quand il était jeune et admiré de tous – avant ses ennuis –, il n’y avait jamais prêté attention. Il sautait les marches deux par deux, puis poursuivait allègrement son chemin. Mais plus maintenant. Il y en a partout. On ne peut pas changer d’étage sans elles. Et les descendre est pire que de les monter, voilà ce que les gens ignorent. Quand on monte, on ne tombe généralement pas bien bas. Il connaissait parfaitement cette volée. Seize marches taillées dans de la pierre lisse, quelque peu usées au centre et légèrement humides, comme tout ici-bas. Aucune rampe, rien pour s’agripper. Seize ennemies. Une véritable gageure. Glotka avait mis un certain temps à trouver la méthode la moins douloureuse pour descendre les escaliers. Il procédait à la manière d’un crabe. D’abord la canne, puis le pied gauche, ensuite le droit. Au moment où la canne supportait tout son poids, les affres habituelles s’accentuaient dans sa jambe gauche, accompagnées d’élancements persistants dans le cou. Pourquoi faut-il que je souffre du cou quand je descends un escalier ? Mon cou supporterait-il mon poids ? Hein ? Pourtant, la douleur était bel et bien là. Il ne lui restait plus que quatre marches à franchir. Glotka marqua une pause. La victoire était presque acquise. Sa main tremblait sur le pommeau de sa canne, sa jambe gauche lui faisait un mal de chien. Il passa la langue sur ses gencives, à l’endroit occupé jadis par ses incisives et, après une profonde inspiration, se remit à avancer. Sa cheville céda alors et se tordit lamentablement : il plongea en avant, se contorsionna, oscilla, tandis que son esprit bouillonnait d’horreur et de désespoir. Sur la marche suivante, il tituba comme un ivrogne et griffa le mur lisse de ses ongles, laissant échapper une plainte terrifiée. Sombre crétin ! Sa canne résonna sur le sol, ses pieds maladroits résistèrent aux marches de pierre… Il finit par atteindre son but, encore debout par il ne savait quel miracle. Ça y est, le voilà… cet interminable intervalle, à la fois terrible et magnifique, entre le moment où l’on bute contre l’obstacle et celui où l’on ressent la douleur. Combien de temps me reste-t-il avant son apparition ? À quel point vais-je souffrir ? Haletant au pied de l’escalier, mâchoire pendante, Glotka frissonna dans l’attente des premières manifestations déchirantes. Les voilà, elles arrivent… Le supplice était indicible, comme si on appliquait un fer incandescent de son pied gauche jusqu’à sa joue. Il ferma convulsivement les paupières sur ses yeux larmoyants, appliqua sa main droite si fortement sur sa bouche que ses jointures craquèrent. Ses rares dents grincèrent lorsqu’il serra les mâchoires ; une plainte aiguë, lancinante, s’échappa néanmoins de ses lèvres. Suis-je en train de crier ou de rire ? Comment faire la différence ? Il se mit à respirer par saccades. De la morve s’écoulait de son nez en bouillonnant sur son poing serré. Son corps torturé tremblait sous ses efforts pour se tenir droit. Les spasmes s’estompèrent. Glotka remua ses membres avec précaution pour évaluer les dégâts. Sa jambe lui cuisait, son pied était engourdi, son cou craquait à chacun de ses mouvements, envoyant de petites décharges, pareilles à des aiguillons, le long de sa colonne vertébrale. Pas si mal, quand on y pense ! Il s’obligea à se pencher, ramassa sa canne avec deux doigts, se redressa de nouveau et essuya morve et larmes d’un revers. Quelle émotion ! Ai-je apprécié ce défi ? Pour la plupart des gens, franchir un escalier n’est qu’une formalité. Pour moi c’est toute une aventure ! Il avança dans le couloir, boitillant et ricanant intérieurement. Un petit sourire étirait encore sa bouche, quand il parvint devant sa porte et se traîna à l’intérieur de la pièce. Un cube d’un blanc crasseux où deux portes se faisaient face. Un plafond bien trop bas pour rendre l’endroit confortable, la lumière de lampes bien trop vive. De l’humidité suintait dans l’un des coins : le plâtre boursouflé, maculé de moisissures noires, s’écaillait par plaques. Quelqu’un avait essayé d’enlever une longue traînée de sang sur le mur, sans grand résultat. Debout à l’extrémité de la pièce, Frost le Tourmenteur avait les bras croisés sur son large poitrail. Il fît un signe de tête pour saluer Glotka, montrant aussi peu d’émotion qu’une pierre. Glotka lui rendit son salut. Ils étaient séparés par une table au bois éraflé et taché, chevillée au sol et flanquée de deux chaises. Un homme corpulent était assis sur l’une d’elles, nu, les mains fermement liées dans le dos, la tête couverte d’un sac en toile de jute. Seule sa respiration rapide et étouffée ponctuait le silence environnant. Malgré le froid, l’homme transpirait. Pas étonnant. Glotka claudiqua jusqu’au deuxième siège. Après avoir soigneusement calé sa canne contre le bord de la table, il s’installa sur la chaise avec force précautions, tendit le cou à droite, puis à gauche, et s’autorisa enfin à s’affaler dans une position à peu près confortable. Si Glotka avait eu l’occasion de serrer la main d’un homme, n’importe lequel, il aurait certainement choisi l’inventeur des chaises. C’est lui qui a rendu ma vie presque supportable. Frost quitta son coin en silence, avança jusqu’à l’homme et saisit l’extrémité du sac lâche entre un index pâle et un pouce épais. Glotka approuva de la tête. Le Tourmenteur l’arracha alors d’un coup sec, dévoilant Salem Rews qui plissa ses yeux dans la lumière vive. Quel affreux visage porcin. Rews, tu n’es qu’un horrible porc. Un animal répugnant. Je parie que tu es prêt à avouer maintenant, prêt à parier, à parler sans t’interrompre, jusqu’à nous en rendre malades. Une marque sombre lui barrait une joue, une autre zébrait sa mâchoire, juste au-dessus de son double menton. Dès que ses yeux larmoyants se furent habitués à la vive luminosité, il reconnut Glotka, assis en face de lui, et son visage s’emplit soudain d’espoir. Un espoir malheureusement mal placé. « Glotka, tu dois m’aider ! » couina-t-il, en se penchant autant que le lui permettaient ses liens. Les mots se bousculèrent hors de sa bouche en un marmonnement décousu. « Je suis accusé à tort, tu le sais, je suis innocent ! Nous sommes amis, amis ! Dis quelque chose en ma faveur ! Je suis innocent, injustement accusé ! Je suis… » Glotka leva une main pour lui intimer le silence. Il étudia le visage familier de Rews quelques instants, comme s’il ne l’avait jamais vu, puis se tourna vers Frost. « Suis-je censé connaître cet homme ? » L’albinos ne répondit pas. Le bas de son visage était dissimulé par son masque de Tourmenteur ; le haut demeurait impassible. Il observa le prisonnier sans ciller ; ses yeux rouges paraissaient aussi éteints que ceux d’un cadavre. Depuis que Glotka était entré dans la pièce, il n’avait pas cligné des paupières une seule fois. Comment fait-il ? « C’est moi, Rews ! glapit le gros homme d’une voix proche de la panique. Salem Rews, tu me connais, Glotka ! On a fait la guerre ensemble, avant… tu sais bien… nous étions amis ! Nous… » Glotka leva de nouveau la main, s’adossa à son siège et tapota négligemment de l’ongle l’une des dents qui lui restaient, comme plongé dans une profonde réflexion. « Rews. Ce nom m’est familier. Un marchand, un membre de la guilde des merciers. Un homme riche au dire de tous. Je m’en souviens, à présent… » Se penchant vers lui, Glotka s’interrompit pour ménager ses effets. « C’était un traître ! Il a été arrêté par l’inquisition ; sa propriété, confisquée. Vois-tu, il avait comploté pour éviter de payer les taxes royales. » Rews le regardait bouche bée. « Les taxes royales ! » hurla Glotka en abattant son poing sur la table. Le gros homme le fixa, les yeux écarquillés, tout en passant sa langue sur une de ses dents. Mâchoire supérieure, deuxième dent à droite, en partant du fond. « Est-ce une façon d’agir ? » Glotka ne s’adressait à personne en particulier. « Nous avons pu, ou pas, nous connaître par le passé, mais je ne crois pas que tu aies été présenté dans les règles à mon assistant. Tourmenteur Frost, dis bonjour à ce gros monsieur. » Le coup fut porté du plat de la main, mais avec suffisamment de force pour faire tomber Rews de sa chaise. Celle-ci racla bruyamment le sol, sans pour autant basculer. Comment est-ce possible ? Comment a-t-il pu le faire tomber sans renverser la chaise ? Rews s’étala de tout son long et se cogna la tête contre les pavés. « Il me rappelle une baleine échouée sur une plage », remarqua Glotka d’un air absent. L’albinos attrapa Rews par un bras et le souleva de terre avant de le remettre sur son siège sans ménagement. Du sang s’écoulait de sa joue entaillée, mais ses yeux porcins s’étaient durcis. Les coups en ramollissent certains et en endurcissent d’autres. Je n’aurais jamais cru que ce rondouillard serait un dur à cuire, la vie est pleine de surprises. Rews cracha du sang sur la table. « Là, tu vas trop loin, Glotka, oh oui ! La guilde des merciers est une corporation honorable ; nous sommes influents ! Ils ne vont pas supporter ça ! Je suis un homme respecté ! En ce moment même, mon épouse doit demander audience auprès du roi pour exposer mon cas ! — Ah, ton épouse ! Ton épouse est une très jolie femme. Jolie… et jeune. Un peu trop jeune pour toi, j’en ai peur. Je crains qu’elle ne saisisse cette occasion pour se débarrasser de toi. Je crains qu’elle ne soit venue apporter tes livres de comptes. Tous. » Rews pâlit. « Nous les avons examinés. » Glotka indiqua une pile imaginaire sur sa gauche. « Puis nous avons examiné les livres du Trésor. » Un autre geste vers la droite. « Quelle n’a pas été notre surprise en voyant que les chiffres ne concordaient pas ! À cela se sont ajoutés les visites nocturnes de tes employés dans les entrepôts de la vieille ville, les petits bateaux non répertoriés, les paiements versés à certaines personnalités, les documents falsifiés. Dois-je continuer ? » s’enquit Glotka en secouant la tête en signe de désapprobation. Le gros homme déglutit et s’humecta les lèvres. Une plume et de l’encre furent déposées devant le prisonnier, ainsi que le papier où figurait sa confession, dûment rempli par la belle écriture soignée de Frost, qui n’attendait plus que sa signature. Je l’aurai maintenant, et sans délai. « Avoue, Rews, murmura Glotka, et mets fin à cette regrettable histoire. Avoue et donne-nous les noms de tes complices. Nous les connaissons déjà de toute façon. Cela simplifiera la vie à tout le monde. Je ne veux pas te faire de mal, crois-moi, cela ne me procure aucun plaisir. » Rien ne m’en procure. « Avoue. Avoue et tu seras épargné. Être exilé au pays des Angles n’est pas aussi terrible qu’on te l’a fait croire. On peut encore tirer là-bas la satisfaction d’un travail journalier au service de notre roi. Avoue ! » Chatouillant toujours sa dent de la langue, Rews garda les yeux rivés au sol. Glotka s’adossa de nouveau à sa chaise et soupira. « Sinon, je peux revenir avec mes instruments », ajouta-t-il. Frost s’avança aussitôt, son énorme masse dessinant une ombre sur la figure du gros homme. « Un corps a été découvert flottant près des quais, souffla Glotka, boursouflé par l’eau de mer, affreusement mutilé… et presque méconnaissable. » Il est prêt à parler. Il est gros, mûr et prêt à exploser. « Les blessures ont-elles été infligées avant ou après la mort ? » demanda-t-il avec jovialité, les yeux tournés vers le plafond. « Ce mystérieux cadavre était-il un homme ou une femme ? Qui peut le dire ? » Glotka haussa les épaules. Un coup violent ébranla la porte. Rews releva brusquement la tête, affichant de nouveau une expression empreinte d’espoir. Pas maintenant, bon sang ! Frost se dirigea vers la porte et l’entrouvrit. Des paroles furent échangées. La porte se referma. Frost revint et se pencha pour murmurer à l’oreille de Glotka : « F’est Feverard », comprit Glotka dans ce marmonnement inintelligible, ce qu’il traduisit par : Severard est devant la porte. Déjà ? Glotka sourit et hocha la tête, comme à l’annonce d’une bonne nouvelle. Celle de Rews s’inclina de nouveau. Pourquoi un homme dont l’occupation principale consistait à tout dissimuler ne peut-il parvenir maintenant à cacher ses émotions ? Glotka n’était pas sans le savoir. Il est difficile de garder son sang-froid lorsque l'on est terrifié, impuissant, seul, à la merci d’hommes dépourvus de clémence. Je suis bien placé pour le savoir. Il soupira et, usant de son ton le plus las, demanda : « Veux-tu avouer ? — Non ! » Les petits yeux porcins du prisonnier avaient retrouvé leur défiance. Silencieux, attentif, il soutint le regard de Glotka et émit un bruit de succion. Surprenant. Très surprenant. Mais nous venons juste de commencer. « Cette dent te fait-elle souffrir, Rews ? » Glotka avait une parfaite connaissance de tout ce qui touchait aux dents. Les meilleurs bourreaux s’étaient occupés de sa bouche. Ou les pires, tout dépend de quel côté on se place. « Il semble que je doive te quitter pour l’instant, mais pendant mon absence, je penserai à cette dent. Je réfléchirai soigneusement à ce qu’on pourrait lui faire. » Il reprit sa canne. « Je veux que tu penses à moi, que tu penses à ta dent. Et je veux que tu envisages sérieusement de signer ta confession. » Glotka se remit debout avec maladresse, en secouant sa jambe douloureuse. « Je pense toutefois que tu seras plus réceptif après avoir reçu une bonne correction. Je vais donc te laisser en compagnie du Tourmenteur Frost pendant une demi-heure. » La bouche de Rews s’arrondit de surprise. L’albinos souleva la chaise, ainsi que le gros homme, et la fit tourner doucement. « Il est vraiment le plus doué dans ce domaine. » Frost sortit une paire de gants en cuir défraîchi et commença à les enfiler méticuleusement sur ses mains blanches. « Tu as toujours voulu ce qu’il y avait de mieux, n’est-ce pas, Rews ? » Glotka se dirigea vers la porte. « Attends ! Glotka ! plaida Rews par-dessus son épaule. Attends, je… » Le Tourmenteur Frost appliqua une main gantée sur la bouche du prisonnier et posa un doigt sur son masque. « Ffft », siffla-t-il. La porte se referma avec un cliquetis. Adossé au mur du couloir, en équilibre sur une jambe, un pied appuyé contre le plâtre, Severard sifflotait sous son masque, tout en lissant d’une main ses longs cheveux filasse. Dès que Glotka eut franchi le seuil, il se redressa et inclina brièvement le buste ; ses yeux révélèrent qu’il souriait. Il passe son temps à sourire. « Le Supérieur Kalyne veut vous voir », dit-il de sa voix à l’accent commun, grossier. « Et j’ai dans l’idée que je ne l’ai jamais vu aussi fâché. — Severard, mon pauvre petit, tu dois être terrorisé ! Tu as la boîte ? — Oui. — Et tu en as sorti quelque chose pour Frost ? — Oui. — Et pour ta femme aussi, j’espère ? — Oh oui, répondit Severard avec des yeux plus souriants que jamais. Je prendrai bien soin de ma femme, si un jour j’en ai une. — Bon. Il me tarde de répondre à la convocation du Supérieur. Quand j’aurai passé cinq minutes avec lui, entre avec la boîte. — Je fais juste irruption dans son bureau ? — Tu peux faire irruption et même le poignarder, je m’en fiche. — C’est comme si c’était fait, Inquisiteur. » Glotka hocha la tête, lui tourna le dos, puis pivota de nouveau. « Ne le frappe pas pour de bon, hein, Severard ! » Le regard rieur, le Tourmenteur rengaina son horrible couteau. Glotka leva les yeux au ciel et s’éloigna, traînant sa jambe douloureuse, frappant légèrement le sol de sa canne. Clac… tac… aïe… Tel était le rythme de ses pas. Situé en haut de la Maison des Questions, le bureau du Supérieur était une vaste pièce richement meublée où tout était bien trop grand et bien trop clinquant. Découpée dans un mur lambrissé, une immense fenêtre tarabiscotée ouvrait sur les jardins parfaitement entretenus de la cour en contrebas. Un bureau tout aussi gigantesque, sculpté à outrance, trônait au centre d’un tapis aux couleurs vives provenant d’un pays chaud et exotique. La tête d’un animal originaire, lui, d’un pays tout aussi exotique mais froid était accrochée au-dessus d’une magnifique cheminée de pierre dans laquelle brûlait un maigre feu sur le point de s’éteindre. Par sa seule présence, le Supérieur Kalyne rétrécissait cet endroit et le ternissait. Ce grand homme au teint rubicond, non loin de la soixantaine, avait compensé la perte de ses cheveux en se laissant pousser de splendides favoris blancs. Il était considéré comme quelqu’un d’intimidant au sein même de l’inquisition, mais Glotka avait dépassé le stade de la peur, et tous deux en avaient conscience. Malgré le fauteuil extravagant placé derrière le bureau, le Supérieur faisait les cent pas en criant et en agitant les bras. Glotka s’était assis sur un siège, à l’évidence coûteux, dessiné dans le seul but d’être inconfortable pour son occupant. Cela ne me dérange pas vraiment. L’inconfort est mon lot quotidien. Pendant que le Supérieur l’invectivait vivement, il s’amusa à imaginer la tête de Kalyne accrochée au-dessus de la cheminée à la place de celle de l’animal. Ce grand nigaud ressemble à sa cheminée. Malgré son apparence impressionnante, il n’y a rien sous ce vernis. Je me demande comment il réagirait à un interrogatoire ? Je commencerais par ces favoris ridicules. Le visage de Glotka affichait toutefois un masque attentif et respectueux. « Eh bien, vous vous êtes surpassé, cette fois, Glotka, pauvre fou estropié ! Quand les merciers auront vent de l’affaire, ils vous feront fouetter ! — Je l’ai déjà été, ça chatouille. » Bon sang, tais-toi donc et souris. Que fait ce crétin de Severard ? C’est lui que je ferai fouetter quand je sortirai d’ici. « Très drôle, Glotka, vraiment très drôle, c’est à se tordre de rire ! Et la fuite des taxes royales ? » Le Supérieur lui décocha un regard noir, ses favoris frémissaient. « Les taxes royales ? hurla-t-il en postillonnant sur Glotka. Ils en sont tous là ! Les merciers, les marchands d’épices, tous ! Tous les idiots possédant un bateau ! — Mais ils opèrent ouvertement, Monsieur le Supérieur. C’est une insulte pour nous. J’ai senti que nous devions… — Vous avez senti ? » Le visage écarlate, Kalyne écumait de rage. « On vous a clairement ordonné de rester à l’écart des merciers, des marchands d’épices et de toutes les autres guildes ! » Il se mit à arpenter la pièce encore plus rapidement. Tu vas user ton tapis à ce train-là. Les guildes influentes vont être obligées de t’en offrir un autre. « Ah, vous avez senti ? Eh bien, il va devoir repartir ! Nous allons le relâcher et vous allez sentir ce que ça fait de s’excuser en rampant ! C’est un véritable déshonneur ! Vous m’avez ridiculisé ! Où est-il en ce moment ? — Je l’ai laissé avec le Tourmenteur Frost. — Cet animal bredouillant ? » Le Supérieur s’acharna sur ses rares cheveux en signe de désespoir. « Eh bien, c’en est fait, n’est-ce pas ? Il doit être en piteux état, à l’heure qu’il est ! Nous ne pouvons pas le renvoyer chez lui ! Vous êtes un homme fini, ici, Glotka ! Fini ! Je vais aller de ce pas chez l’Insigne Lecteur ! De ce pas ! » L’immense porte s’ouvrit brusquement et Severard entra avec nonchalance, porteur d’une caisse en bois. Ce n’est pas trop tôt. Sans voix, la bouche déformée par la rage, le Supérieur regarda fixement Severard déposer lourdement, et avec force tintements, la caisse sur le bureau. « Que signifie cette… » Severard souleva le couvercle. Kalyne aperçut l’argent. Tout cet adorable argent. Il s’arrêta au milieu de sa phrase, la bouche ouverte sur le dernier mot. Il parut surpris, puis hébété et enfin cauteleux. Pinçant les lèvres, il s’assit avec lenteur. « Merci, Tourmenteur Severard, dit Glotka. Tu peux t’en aller. » Tandis que le Supérieur caressait ses favoris d’un air pensif, son visage retrouva peu à peu sa roseur habituelle. « Cela a été confisqué à Rews. C’est à présent la propriété de la couronne. J’ai pensé que je devais vous la remettre à vous, mon supérieur direct, afin que vous la transmettiez au Trésor. » Ou que tu t’achètes un plus grand bureau, sale sangsue. Glotka se pencha, mains à plat sur les genoux. « Vous pourriez peut-être prétexter que Rews est allé trop loin, que des questions ont été soulevées et qu’il faut faire un exemple. Après tout, nous nous devons d’agir. Cela va inquiéter les guildes de premier plan, les remettre dans le droit chemin. » Suffisamment pour te permettre d’exiger d’elles davantage. « Ou vous pouvez dire que je suis un estropié complètement fou et rejeter la faute sur moi. » Glotka sentait que le Supérieur commençait à aimer la tournure que prenait la situation. Malgré ses efforts pour le dissimuler, les favoris de Kalyne tremblotaient à la vue de tout cet argent. « Très bien, Glotka, très bien. » Il tendit la main et rabaissa doucement le couvercle. « Mais s’il vous arrive d’avoir de nouveau envie d’agir ainsi… parlez-m’en d’abord, d’accord ? Je n’aime pas les surprises. » Glotka se remit debout péniblement, puis se dirigea vers la porte en boitant. « Oh ! Une dernière chose ! » Il se retourna avec raideur. Sous ses extravagants sourcils broussailleux, Kalyne le regardait d’un air sévère. « Quand je rendrai visite aux merciers, j’aurai besoin de la confession de Rews. » Glotka lui adressa un large sourire, dévoilant le trou béant qui remplaçait ses incisives. « Cela ne devrait pas être un problème, Monsieur le Supérieur. » Kalyne avait raison. Rews ne pouvait pas rentrer chez lui dans cet état. Ses lèvres étaient fendues, sanguinolentes, ses flancs marbrés de contusions en train de bleuir ; sa tête ballottait d’un côté à l’autre ; son visage boursouflé était méconnaissable. Bref, il ressemble à un homme prêt à se confesser. « J’imagine que tu n’as pas apprécié la dernière demi-heure, Rews. J’imagine que tu ne t’es pas amusé du tout. Peut-être a-t-elle été la pire demi-heure de ton existence, je ne me prononcerai pas là-dessus. Mais en réfléchissant à tout ce dont nous disposons pour toi, ici, je dois malheureusement reconnaître qu’on ne peut guère rêver mieux. C’est la grande vie. » Glotka se pencha vers lui, son visage frôlait la masse rougeâtre du nez de Rews. « Comparé à moi, le Tourmenteur Frost est une fillette, susurra-t-il. C’est un chaton. Dès que je commencerai à m’occuper de toi, Rews, tu repenseras à lui avec nostalgie. Tu me supplieras de te laisser une demi-heure en compagnie du Tourmenteur. Tu comprends ? » Hormis le sifflement s’échappant de son nez cassé, Rews n’émit aucun son. « Montre-lui les instruments », murmura Glotka. Frost avança et ouvrit la boîte vernie d’un geste théâtral. Il s’agissait là d’une véritable œuvre d’art. Une fois le couvercle retiré, les nombreux tiroirs intérieurs s’écartèrent en éventail, exposant les outils de Glotka dans toute leur splendeur. Lames de toutes formes et de toutes tailles, aiguilles courbes ou droites, flacons d’huile ou d’acide, clous, vis, pinces, tenailles, scies, marteaux, ciseaux. Métal, bois et verre brillaient dans la vive lumière de la lampe ; le tout poli au point d’avoir l’apparence d’un miroir et affûté à l’extrême. Un énorme renflement violet comprimait l’œil gauche de Rews, mais le droit survolait les instruments avec terreur et fascination. Les fonctions de certains d’entre eux étaient d’une terrible évidence, celles des autres terriblement obscures. Je me demande ce qui l’effraie le plus ? « Nous parlions de ta dent, je crois », chuchota Glotka. L’œil de Rews se posa vivement sur lui. « Ou préférerais-tu avouer ? » Je le tiens… Là, il va craquer. Avoue, avoue, avoue donc… Un coup sec frappé à la porte. Bon sang ! Quoi encore ? Frost l’entrebâilla et échangea de brefs propos à voix basse. Rews lécha ses lèvres meurtries. La porte se referma. L’albinos s’inclina poux murmurer à l’oreille de Glotka. « F’est l’Infigne Letteur. » Glotka se pétrifia. L’argent n’a donc pas suffi ! Pendant que je revenais ici en traînant la jambe, ce salaud de Kalyne est allé me dénoncer à l’Insigne Lecteur. Ma carrière est-elle terminée ? Il frissonna de façon coupable à cette pensée. Eh bien, j’en finirai d’abord avec ce porc. « Dis à Severard que j’arrive. » Glotka se retourna pour s’adresser à son prisonnier, mais Frost lui posa une grosse main blanche sur l’épaule. « Non ! L’Infigne Letteur est là, dit Frost en indiquant la porte. Ifi. » Ici ? Glotka sentit sa paupière cligner. Pourquoi ? Il se redressa en s’appuyant sur le bord de la table. Mort, boursouflé et… méconnaissable ? Sa seule émotion à cette pensée fut un soupçon de soulagement. Plus d’escaliers. L’Insigne Lecteur de l’inquisition de Sa Majesté attendait dans le couloir. Comparés à lui, les murs crasseux semblaient presque bruns tant son long manteau, ses gants et ses cheveux étaient blancs. Bien qu’ayant dépassé la soixantaine, il ne montrait aucune infirmité due à l’âge. Chaque centimètre de ce grand homme rasé de près, à l’ossature délicate, était immaculé. Il a l’air de quelqu’un qui, de toute sa vie, n’a jamais été surpris. Ils s’étaient rencontrés une fois, six ans plus tôt, lorsque Glotka avait rejoint l’inquisition, et il n’avait presque pas changé. L’Insigne Lecteur Sult. L’un des hommes les plus influents de l’Union. L’un des hommes les plus puissants du monde, oui ! Derrière lui, telles des ombres géantes, se tenaient deux gigantesques Tourmenteurs silencieux, dissimulés par les masques noirs de leur profession. L’Insigne Lecteur esquissa un petit sourire à la vue de Glotka qui franchissait le seuil en claudiquant. Ce sourire en disait long. Un mélange de dédain, de pitié, agrémenté d’une légère touche de menace… tout, sauf de l’amusement. « Inquisiteur Glotka », dit-il en tendant le dos d’une main gantée de blanc. Une bague ornée d’une énorme améthyste étincelait à son doigt. « Pour vous servir et vous obéir, Éminence. » Glotka ne put s’empêcher de grimacer en se penchant pour effleurer la bague de ses lèvres. Un mouvement des plus difficiles et des plus douloureux, qui sembla durer des heures. Quand il parvint à se redresser, il vit que Sult l’observait avec calme de ses yeux bleus glacés. Un regard indiquant qu’il cernait parfaitement Glotka et que ce dernier ne l’impressionnait pas. « Venez avec moi. » L’Insigne Lecteur se retourna et se mit à avancer à grandes enjambées dans le couloir. Glotka le suivit en boitillant, les Tourmenteurs silencieux sur ses talons. Sult marchait sans effort, avec une confiance languide, les pans de son manteau flottant gracieusement dans son dos. Salaud. Ils atteignirent bientôt une porte semblable à la sienne. L’Insigne Lecteur la déverrouilla et entra dans la pièce. Les Tourmenteurs restèrent à l’extérieur et prirent position, bras croisés, de chaque côté du chambranle. Tiens, tiens ! un entretien en tête à tête. Peut-être même ne sortirai-je jamais de là. Glotka franchit le seuil. Un cube de plâtre d’un blanc sale vivement éclairé, au plafond trop bas pour rendre les lieux accueillants. Une grande lézarde remplaçait l’énorme tache d’humidité qui maculait l’un des murs de son antre, sans quoi l’endroit était identique. Même table éraflée, mêmes chaises bon marché, même tache de sang mal essuyée. Je me demande si elles sont peintes pour produire un effet ? L’un des Tourmenteurs referma la porte en la claquant. Glotka aurait dû sursauter, mais il n’en prit pas la peine. L’Insigne Lecteur Sult s’installa avec grâce dans l’un des sièges, déposa une liasse de papiers jaunis sur la table et lui indiqua de la main l’autre chaise, celle qui aurait dû normalement être utilisée par le prisonnier. Glotka comprit le message. « Je préfère rester debout, Éminence. » Sult lui sourit. Il avait de jolies dents pointues d’un blanc éclatant. « Oh, que non ! » Là, il m’a eu. Glotka se baissa maladroitement pour s’asseoir sur la chaise du prisonnier, tandis que Sult tournait la première feuille du tas de documents, fronçant les sourcils, secouant doucement la tête, comme si ce qu’il lisait le décevait au plus haut point. Sans doute, les détails de mon illustre carrière ! « Je viens de recevoir la visite du Supérieur Kalyne. Il était très en colère. » Sult releva la tête, le fixant de ses durs yeux bleus. « En colère contre vous, Glotka. Il avait beaucoup à redire à votre sujet. Il m’a affirmé que vous étiez une menace incontrôlable, que vous agissiez sans penser aux conséquences, que vous étiez un estropié complètement fou. Il m’a demandé de vous retirer de son service. » L’Insigne Lecteur eut un sourire méchant, plein de froideur, le genre de sourire dont Glotka gratifiait ses prisonniers. Mais avec davantage de dents. « Je pense que son intention était de vous faire retirer… complètement. » Ils se dévisagèrent par-dessus la table. Est-ce le moment d’invoquer sa clémence ? Est-ce le moment de ramper pour aller lui embrasser les pieds ? Eh bien, je n’ai nulle envie de supplier… et je suis bien trop raide pour ramper. Tes Tourmenteurs devront me tuer assis. Me couper la gorge. Me faire éclater la tête. Ou peu importe. Du moment qu’ils accomplissent leur besogne rapidement. Mais Sult n’était pas pressé. Les mains gantées de blanc se déplaçaient avec élégance et précision ; les pages bruissaient, craquaient. « Rares sont les hommes comme vous dans l’inquisition, Glotka. Un noble d’excellente famille. Un épéiste confirmé, un officier de cavalerie impétueux. Un homme jadis destiné à atteindre les sommets. » Sult le regarda de haut en bas, comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il voyait. « C’était avant la guerre, Insigne Lecteur. — À l’évidence ! Votre capture a provoqué une grande consternation, les chances de vous voir revenir vivant étaient maigres. À mesure que la guerre continuait et que le temps passait, l’espoir s’est réduit presque à néant. Toutefois, lorsque le traité a été signé, vous faisiez partie des prisonniers rendus à l’Union. » Il étudia Glotka en plissant les yeux. « Avez-vous parlé ? » Glotka ne put s’empêcher d’éclater de rire. Son gloussement aigu résonna étrangement dans la pièce sinistre. Ce genre de manifestation était peu fréquent en ces lieux. « Si j’ai parlé ? J’ai parlé jusqu’à en avoir la gorge irritée. Je leur ai dit tout ce qui me passait par la tête. J’ai hurlé tous les secrets que je connaissais. J’ai bavardé comme une pie. Quand je n’ai plus rien eu à leur raconter, j’ai inventé n’importe quoi. Je me suis pissé dessus et j’ai crié comme une fille. Comme tout le monde, en pareil cas. — Mais tout le monde ne réchappe pas à deux années passées dans les geôles de l’empereur. Personne n’a survécu aussi longtemps. Les médecins étaient certains que vous ne quitteriez jamais plus votre lit ; pourtant, un an plus tard, vous avez demandé à intégrer l’inquisition. » Nous le savons tous deux. Nous y étions ensemble. Que me veux-tu ? Pourquoi ne vas-tu pas droit au but ? Je suppose que certains hommes aiment à s’écouter parler. « On m’a dit que vous étiez infirme, estropié, que vous ne guéririez jamais, qu’on ne pourrait plus jamais vous faire confiance. Néanmoins, j’étais enclin à vous donner une chance. Un idiot quelconque remporte le Tournoi tous les ans, et les guerres produisent de nombreux soldats prometteurs, mais le fait que vous ayez survécu à ces deux années d’emprisonnement était unique. Voilà pourquoi on vous a envoyé dans le Nord et confié la charge d’une des mines. Qu’avez-vous pensé du pays des Angles ? » Que c’est un bourbier plein de violence et de corruption. Une prison dans laquelle, au nom de la liberté, on a réduit à l’esclavage innocents et coupables, sans distinction. Un trou puant où l’on envoie ceux que l’on hait, et ceux dont on a honte, mourir de faim, de maladie et d’un labeur trop pénible. « Que la région était froide, répondit Glotka. — Vous l’étiez aussi. Vous vous êtes fait peu d’amis là-bas. Vous avez sympathisé avec quelques personnes influentes de l’inquisition, mais avec aucun exilé. » Il s’empara d’une lettre chiffonnée parmi ses papiers et l’examina d’un œil critique. « Le Supérieur Goyle m’a confié que vous étiez froid comme un serpent et dépourvu de sentiments. Il pensait que vous n’arriveriez jamais à rien, que vous ne lui seriez d’aucune utilité. » Goyle. Ce salaud. Ce boucher. Je préfère être dépourvu de sentiments, plutôt que de cervelle. « Cependant, au bout de trois ans, la production avait progressé. Elle avait doublé, en réalité. Aussi vous a-t-on rapatrié à Adua pour travailler sous les ordres du Supérieur Kalyne. Je m’imaginais que vous parviendriez à apprendre la discipline avec lui, mais apparemment j’avais tort. Vous continuez à n’en faire qu’à votre tête. » L’Insigne Lecteur le regarda en fronçant les sourcils. « En toute franchise, je crois que Kalyne a peur de vous. Je pense que c’est général. Personne n’apprécie votre arrogance, ni vos méthodes, personne n’aime votre… perspicacité si particulière dans le travail. — Et vous, qu’en pensez-vous, Insigne Lecteur ? — Honnêtement ? Je ne suis pas sûr non plus d’aimer vos méthodes et je doute que votre arrogance soit entièrement justifiée. Mais j’apprécie vos résultats. Oui, beaucoup. » Il referma son dossier d’un geste sec, y posa nonchalamment une main et se pencha vers Glotka par-dessus la table. Exactement comme je le ferais avec mes prisonniers pour leur demander des aveux. « J’ai une tâche pour vous. Une tâche pour laquelle vos talents ne seraient pas gâchés dans la traque de petits fraudeurs. Une tâche qui vous permettrait de vous racheter auprès de l’inquisition. » L’Insigne Lecteur s’interrompit un long moment. « Je veux que vous arrêtiez Sepp dan Teufel. » Glotka fronça les sourcils. « Teufel ? Le Maître des Monnaies, Éminence ? — En personne. » Le Maître des Monnaies royales. Un homme influent, issu d’une famille influente. Un gros poisson à harponner dans mon petit vivier. Un poisson doté d’amis puissants. Il pourrait être dangereux d’arrêter un tel homme. Même fatal. « Puis-je demander pourquoi ? — Non. Laissez-moi m’inquiéter de ça. Concentrez-vous sur l’obtention de ses aveux. — Que doit-il confesser, Insigne Lecteur ? — Corruption et haute trahison, voyons ! Il semble que notre ami le Maître des Monnaies se soit montré fort imprudent en traitant certaines affaires personnelles. Il semble qu’il ait accepté des pots-de-vin et conspiré avec la guilde des merciers pour escroquer le roi. Il serait bien utile qu’un mercier de rang élevé dénonce l’une des malheureuses exactions de cet individu. Le fait que je détienne, en ce moment même, un mercier de rang élevé dans ma salle de torture ne peut pas être une simple coïncidence. Glotka haussa les épaules. « Une fois que les gens commencent à parler, les noms qu’ils se mettent à citer sont surprenants. — Bien. » L’Insigne Lecteur agita une main. « Vous pouvez vous en aller, Inquisiteur. Je viendrai chercher la confession de Teufel, demain à la même heure. Vous avez intérêt à l’avoir. » Glotka respirait avec lenteur en se traînant le long du couloir. Inspire. Expire. Du calme. Il n’avait pas pensé sortir vivant de la pièce. Et voilà que je me retrouve à évoluer dans de hautes sphères. L’Insigne Lecteur en personne m’a confié la tâche d’arracher des aveux de haute trahison à l’un des fonctionnaires les plus fiables de l’Union. Un membre de la caste la plus puissante, mais pour combien de temps encore ? Pourquoi moi ? À cause de mes résultats ? Ou parce qu’on ne me regrettera pas ? « Je suis désolé pour toutes ces interruptions, vraiment désolé. On se croirait dans un bordel avec toutes ces allées et venues. » Un petit sourire triste tordit les lèvres craquelées et enflées de Rews. Sourire dans un moment pareil, il est incroyable. Mais tout a une fin. « Regardons les choses en face, Rews. Personne ne va venir t’aider. Ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais. Tu vas avouer. Toi seul peux décider quand et dans quel état tu le feras. Différer tes aveux ne t’apportera rien. Hormis des souffrances. Et nous avons quantité d’artifices pour te faire souffrir. » Il était difficile de lire l’expression qu’affichait le visage ensanglanté de Rews, mais ses épaules s’affaissèrent. Il trempa la plume dans l’encrier d’une main tremblante, puis écrivit son nom, un peu de travers, au bas de la page de confession. Encore une victoire. Ai-je moins mal à la jambe pour autant ? Moins mal aux dents ? Cela m’aide-t-il de détruire cet homme que je considérais jadis comme un ami ? Alors, pourquoi agir ainsi ? Le grattement de la plume d’oie sur le parchemin fut la seule réponse. « Parfait », dit Glotka. Le Tourmenteur Frost retourna le document. « Est-ce là la liste de tes complices ? » Il parcourut les noms d’un œil paresseux. Une poignée de merciers subalternes, trois capitaines de bateau, un officier du guet de la cité, deux fonctionnaires mineurs des douanes. Sacrement insipide comme recette. Voyons si l'on peut y ajouter un peu de piment. Glotka fit pivoter le papier et le repoussa à l’autre bout de la table. « Ajoute le nom de Sepp dan Teufel à la liste, Rews. » Le gros homme parut perplexe. « Le Maître des Monnaies ? marmonna-t-il entre ses lèvres tuméfiées. — C’est cela même. — Mais je ne l’ai jamais rencontré. — Et alors ? aboya Glotka. Fais ce que je te dis. » Rews demeura immobile, la bouche entrouverte. « Écris, gros porc. » Le Tourmenteur Frost fit craquer ses phalanges. Rews s’humecta les lèvres. « Sepp… dan… Teufel, grommela-t-il entre ses dents tout en écrivant. — Parfait. » Glotka referma soigneusement le couvercle sur ses monstrueux et merveilleux instruments. « Je suis content, dans notre intérêt commun, de ne pas avoir besoin de les utiliser aujourd’hui. » Frost fit claquer des menottes sur les poignets du prisonnier et l’obligea à se relever, puis il le conduisit vers la porte située au fond de la pièce. « Et maintenant ? hurla Rews par-dessus son épaule. — Le pays des Angles, Rews, le pays des Angles. N’oublie pas d’emporter des vêtements chauds ! » La porte se referma sur lui bruyamment. Glotka examina la liste des noms inscrits sur sa feuille. Sepp dan Teufel se trouvait tout en bas. Un nom. À première vue, pareil aux autres. Teufel. Un nom de plus. Mais tellement dangereux. Severard attendait dans le couloir, souriant comme à son habitude. « Dois-je jeter le gros homme dans le canal ? — Non, Severard. Mets-le dans le prochain bateau en partance pour le pays des Angles. — Vous êtes d’humeur clémente, aujourd’hui, Inquisiteur. » Glotka renifla. « Si je l’étais, je le jetterais dans le canal. Ce porc ne tiendra pas six mois dans le Nord. Oublie-le. Nous devons arrêter Sepp dan Teufel, ce soir. » Severard arqua les sourcils. « Pas le Maître des Monnaies ? — Si, en personne. Sur ordre de son Éminence l’Insigne Lecteur. Il semble qu’il ait accepté de l’argent des merciers. — Oh, quelle honte ! — Nous partirons dès la tombée de la nuit. Dis à Frost de se tenir prêt. Le Tourmenteur filiforme acquiesça de la tête, faisant ondoyer sa longue chevelure. Glotka se retourna et se mit à remonter le couloir en clopinant. Sa canne résonnait sur les pavés crasseux, sa jambe gauche le martyrisait. Pourquoi agis-tu ainsi ? se demanda-t-il de nouveau. Pourquoi agis-tu ainsi ? Pas l’ombre d’un choix Logen se réveilla en sursaut sous l’effet d’une violente douleur. Il était allongé dans une position insolite, la tête tordue contre un objet dur, les genoux repliés contre la poitrine. Il entrouvrit ses yeux larmoyants. Il faisait sombre, mais un faible éclat lui parvenait : de la lumière filtrait à travers de la neige. Il connut un moment de panique en comprenant où il se trouvait. Il avait empilé de la neige à l’entrée d’une grotte minuscule pour essayer, autant que faire se pouvait, d’y conserver un peu de chaleur. La neige avait dû tomber pendant qu’il dormait ; Logen était désormais enseveli. Si les précipitations avaient été abondantes, la couche extérieure pouvait être épaisse, avec des congères bien plus hautes qu’un homme debout. Jamais il n’en sortirait. Et dire qu’il avait escaladé les escarpements des vallées supérieures pour venir mourir dans un trou trop étroit pour étendre ses jambes ! Logen se retourna comme il le put dans cet espace exigu et se mit à creuser la neige de ses mains engourdies. Il s’empêtrait dans la masse blanche et l’attaquait avec fureur pour s’y frayer un passage, en grommelant des jurons. Une lumière éblouissante envahit soudain la cavité. Écartant les dernières poignées de neige, il se faufila au-dehors. Dans le ciel d’un bleu éclatant, le soleil brillait. Il exposa son visage, ferma ses yeux irrités et laissa la lumière l’envelopper. L’air frais lui enflamma la gorge. Le froid était glacial. Dans sa bouche sèche, sa langue lui faisait l’effet d’un morceau de bois mal dégauchi. Il prit de la neige entre ses mains et l’enfourna dans sa bouche. Lorsqu’elle fondit, il l’avala. C’était si froid qu’il en eut mal à la tête. Une puanteur de charnier lui emplissait les narines. Rien à voir avec l’odeur aigre-douce de sa transpiration – même si celle-ci était épouvantable –, non, il s’agissait de la couverture qui commençait à pourrir. Autour de ses mains, deux bandes, fixées à ses poignets par de la ficelle, lui servaient de mitaines ; une autre, aux relents fétides, enveloppait sa tête à la manière d’un capuchon répugnant. Il en avait également fourré dans ses bottes, puis enroulé le reste plusieurs fois autour de son corps, avant d’enfiler son manteau. Malgré son odeur pestilentielle, elle lui avait sauvé la vie la nuit passée, ce qui lui parut être un bon compromis. Elle empesterait davantage avant qu’il puisse se permettre de s’en séparer. Logen se mit debout péniblement et observa les alentours. Trois grands sommets surplombaient une vallée étroite aux abruptes parois recouvertes de neige. Ces masses de roche gris foncé et la blancheur de la neige tranchaient sur le bleu du ciel. Il les connaissait. C’étaient de vieux amis à lui, en fait. Les seuls qui lui restaient. Il se trouvait sur les Hauts Plateaux. Le toit du monde. Il était à l’abri. « À l’abri », se dit-il avec un grognement sans joie. À l’abri de la chaleur. Et sûrement à des lieues de toute nourriture. Il n’aurait pas à s’en préoccuper ici. Sans doute avait-il échappé aux Shankas, mais cet endroit était le royaume des morts… et s’il y demeurait, il finirait par le rejoindre. Il se rendit compte qu’il était affamé. Son ventre, vaste gouffre douloureux, criait famine. Il fouilla son sac, à la recherche de son dernier morceau de viande : une vieille lanière marron, nerveuse, semblable à une branche morte. Elle ne comblerait certainement pas son estomac creux, mais c’était tout ce qu’il possédait. Bien qu’elle fût aussi dure qu’une botte de cuir usagé, il la déchira à belles dents et la fit descendre avec des bouchées de neige. Se protégeant les yeux d’une main, Logen regarda vers le bas de la vallée le chemin qu’il avait parcouru la veille. Le terrain descendait en pente douce. Neige et rochers cédaient la place aux collines tapissées de sapins de la haute vallée ; puis, succédant aux arbres, d’ondoyants pâturages prenaient le relais, détrônés à leur tour par la mer, strie lointaine étincelant à l’horizon. Chez lui. Cette pensée le rendit malade. Chez lui. C’était là que vivait sa famille. Son père – un homme bon, sage, robuste, un excellent chef pour son peuple. Sa femme, ses enfants. Ils formaient une gentille famille. Ils auraient mérité un meilleur fils, un meilleur mari, un meilleur père. Ses amis aussi étaient là-bas. Les anciens comme les nouveaux. Comme il serait bon de les revoir… sacrément bon… et de bavarder avec son père dans la longue salle. De jouer avec ses enfants. De s’asseoir au bord de la rivière avec sa femme. De parler de tactique avec Séquoia. De chasser avec Renifleur dans les hautes vallées. De parcourir la forêt, une lance au poing, en riant comme un fou. Logen ressentit soudain une amère nostalgie. Il faillit s’étrangler de douleur. Le problème… c’était que tous avaient péri. La longue salle n’était plus qu’un cercle de cendres noires, la rivière, un égout. Il n’oublierait jamais cette vision ; après être monté sur la colline, il avait découvert à ses pieds la vallée ravagée par le feu. Titubant parmi les décombres, il avait cherché désespérément des traces de survivants, tandis que Renifleur le tirait par l’épaule et lui conseillait d’abandonner. Rien que des cadavres… tellement décomposés qu’on ne pouvait les identifier. Il avait cessé ses recherches. Ils étaient aussi morts qu’on pouvait l’être après le passage des Shankas. Il cracha dans la neige, un crachat coloré de brun par la viande séchée. Morts, glacés et pourris, ou réduits en cendres. Retournés à la boue. Logen contracta sa mâchoire et serra ses poings sous les lambeaux de la couverture. Il pourrait retourner dans les ruines du village en bordure de mer, rien qu’une dernière fois. Il pourrait y descendre au pas de charge en poussant des cris de guerre, comme il l’avait fait à Carleon, où il avait perdu un doigt et s’était taillé une fameuse réputation. Il pourrait éliminer quelques Shankas de la surface de la terre. Les couper en deux, comme Shama Sans-Cœur, qu’il avait pourfendu des épaules à l’abdomen, faisant jaillir ses entrailles. Il pourrait venger son père, sa femme, ses enfants, ses amis. Ce serait une juste fin pour celui qu’on nommait le Sanguinaire. Mourir en tuant. Cela pourrait faire une chanson qui mériterait d’être chantée. Mais à Carleon, il était jeune, fort, secondé par ses amis. Désormais, il était faible, affamé, terriblement seul. Il avait tué Shama Sans-Cœur avec une longue épée acérée. Il baissa les yeux vers son couteau. Malgré sa terrible efficacité, celui-ci ne lui procurerait qu’une maigre vengeance. Et qui prendrait la peine de chanter sa chanson ? Même s’ils finissaient par reconnaître le mendiant puant, enveloppé dans cette couverture, après l’avoir transpercé de flèches, les Shankas possédaient des organes vocaux pitoyables et manquaient d’imagination. La vengeance pouvait peut-être attendre, du moins jusqu’à ce qu’il récupère une arme plus adéquate pour l’assouvir. Après tout, il faut savoir se montrer réaliste. Direction le Sud, alors ! Il deviendrait itinérant. Un homme de son talent trouverait toujours du travail. Un dur labeur, probablement, et mystérieux avec ça, mais un travail tout de même. Il devait reconnaître que cela avait son charme. Ne dépendre de personne d’autre que de soi-même. Ne pas s’inquiéter des décisions prises. Ne pas être responsable de la vie ni de la mort de quiconque. Il avait des ennemis dans le Sud, évidemment. Mais ce ne serait pas la première fois que le Sanguinaire aurait affaire à des ennemis. Il recracha par terre. Puisqu’il salivait de nouveau, autant en profiter ! C’était quasiment tout ce qui lui restait – de la salive, une vieille casserole et quelques morceaux de couverture fétides. Mort dans le Nord, ou vivant dans le Sud. Voilà la conclusion à laquelle il aboutissait… Cela n’avait rien d’un choix. Continue. C’est ce que tu as toujours fait. Qu’on mérite de vivre ou non, voilà en quoi consiste la survie. Fais de ton mieux pour te souvenir des morts. Prononce quelques mots en leur honneur et poursuis ta route, en espérant que tout ira bien. Logen inhala une grande goulée d’air frais et murmura en l’exhalant : « Adieu mes amis. Adieu. » Après avoir balancé son sac sur son épaule, il commença à patauger dans l’épaisse couche de neige afin de quitter les montagnes et d’amorcer la descente vers le Sud. Il pleuvait toujours : une petite pluie fine, qui recouvrait les environs d’une rosée froide, se déposait sur les branches, les feuilles, les aiguilles et s’écoulait en grosses gouttes, imprégnant les vêtements mouillés de Logen et le glaçant jusqu’aux os. Il s’immobilisa, s’accroupit en silence dans un fourré humide. De l’eau ruisselait sur son visage, la lame étincelante de son couteau luisait d’humidité. Il perçut l’immense agitation de la forêt et entendit ses petits bruits par milliers. Les innombrables fourmillements d’insectes, les taupes fouissant à l’aveuglette, les bruissements discrets des cerfs, les lentes pulsations de la sève dans les vieux troncs. Tous les êtres vivants de la forêt cherchaient de quoi se nourrir… et il était comme eux. Il se concentra sur un animal qui se déplaçait avec précaution dans les bois, sur sa droite. Délicieux. Hormis le clapotis des gouttes d’eau s’écoulant des branchages, le silence régnait de nouveau dans la forêt. Le monde se rétrécit autour de Logen, et de son proche repas. Quand il décida qu’il était suffisamment proche, il s’élança sur la bête et la cloua sur le sol détrempé. Un jeune cerf. Celui-ci eut beau se débattre, Logen, robuste et rapide, lui planta son couteau dans le cou, avant de lui trancher la gorge. Le sang chaud qui jaillit de la blessure lui éclaboussa les mains, puis imprégna la terre saturée d’eau. Il ramassa la carcasse et l’installa sur ses épaules. Agrémentée de quelques champignons, elle ferait un excellent ragoût. Une fois son estomac rempli, il demanderait aux esprits de le guider. Leurs conseils étaient inutiles, mais leur présence le réconforterait. Quand il rejoignit son campement, la nuit commençait à tomber. Son abri était digne d’un héros de la stature de Logen – deux solides poteaux soutenaient un tas de branchages humides au-dessus d’une cuvette fangeuse. Néanmoins, l’endroit était presque sec et la pluie avait cessé. Il aurait un feu ce soir. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas été aussi bien loti. Un feu, rien qu’à lui. Plus tard, rassasié et reposé, Logen bourra sa pipe d’un morceau de chagga. Il en avait trouvé quelques jours plus tôt au pied d’un arbre où leurs chapeaux jaune luisant poussaient en rangs serrés. Il en avait ramassé en quantité, mais ils n’avaient pas eu suffisamment de temps pour sécher avant ce jour-là. S’emparant d’une brindille incandescente dans le feu, il l’introduisit dans le culot et aspira à pleins poumons jusqu’à ce que le champignon prenne feu et commence à se consumer, dégageant sa douce et familière odeur de terre. Logen toussa, souffla un panache de fumée brunâtre et contempla les flammes dansantes. Son esprit se concentra sur d’autres temps et d’autres feux de camp. Renifleur était là, avec son sourire grimaçant, et la lumière éclairant ses dents pointues. Tul Duru, au rire tonitruant, était assis en face, aussi imposant qu’une montagne. Ainsi que Forley le Gringalet, toujours un peu effrayé, inspectant nerveusement des yeux les alentours. Et Rudd Séquoia. Et Harding le Sinistre, qui ne disait rien. Il ne disait jamais rien. Voilà pourquoi ils l’avaient surnommé le Sinistre. Tous étaient là. Et en même temps, tous étaient absents. Tous morts, retournés à la boue. Logen vida sa pipe au-dessus du feu, puis la rangea. Il n’en avait plus envie. Son père avait raison : il ne faut jamais fumer seul. Il retira le bouchon du flacon détérioré, but une gorgée et la recracha en une gerbe de minuscules gouttelettes. Une flamme s’éleva dans l’air frais. Logen s’essuya la bouche, en savourant le goût puissant et amer. Puis il s’adossa au tronc d’un pin noueux pour attendre. Ils mirent un moment à arriver. Ils étaient trois. Émergeant en silence entre les ombres vacillantes des arbres, ils s’approchèrent du feu avec lenteur et prirent forme peu à peu en se mouvant vers la lumière. « Neuf-Doigts, dit le premier. — Neuf-Doigts, dit le deuxième. — Neuf-Doigts », dit le troisième. Leurs voix résonnaient comme l’écho des milliers de bruits de la forêt. « Soyez les bienvenus autour de mon feu », déclara Logen. Les esprits s’accroupirent et le regardèrent d’un air impassible. « Vous n’êtes que trois, ce soir ? » Celui de droite prit la parole le premier. « Chaque année, nous nous réveillons du sommeil hibernal en nombre de plus en plus restreint. Nous sommes les derniers. Encore quelques hivers, et nous aussi continuerons à dormir. Il n’y aura plus aucun d’entre nous pour répondre à ton appel. » Logen hocha la tête tristement. « Des nouvelles de ce qui se passe dans le monde ? — Nous avons entendu dire qu’un homme est tombé d’une falaise, mais il est sorti de l’eau indemne et, au début du printemps, il a traversé les Hauts Plateaux, enveloppé dans une couverture pourrie ; toutefois, nous n’avons pas ajouté foi à ces rumeurs. — Très sage de votre part. — Bethod a fait la guerre, renchérit l’esprit du milieu. » Logen fronça les sourcils. « Bethod fait toujours la guerre. C’est tout ce qu’il fait, d’ailleurs. — Oui. Il a gagné tant de combats, grâce à toi, qu’il s’est coiffé d’or. — Maudit soit ce bâtard ! s’écria Logen en crachant dans le feu. Quoi d’autre ? — Dans le Nord, les Shankas parcourent les montagnes en brûlant tout sur leur passage. — Ils adorent le feu, déclara l’esprit du milieu. — C’est vrai, ajouta l’esprit de gauche, plus encore que les gens de ton espèce, Neuf-Doigts. Ils l’adorent et le craignent. » L’esprit se pencha. « Nous avons entendu dire qu’un homme te cherche sur la lande du Sud. — Un homme puissant, précisa celui du milieu. — Un Mage d’autrefois », reprit celui de gauche. Logen se rembrunit. Il avait entendu parler de ces Mages. Un jour, il avait rencontré un sorcier qu’il avait tué sans peine. Celui-ci ne possédait pas de pouvoirs particuliers ; du moins, Logen ne les avait-il pas remarqués. Mais un Mage, c’était autre chose. « Il paraît que les Mages sont sages et forts, avança l’esprit du centre, qu’ils peuvent conduire un homme très loin et lui montrer bon nombre de choses. Mais ils sont sournois et poursuivent leurs propres desseins. — Que me veut-il ? — Demande-le-lui. » Les esprits, généralement avares en détails, s’intéressaient peu aux affaires des hommes. Mais bon, c’était toujours mieux que leurs habituels discours sur les arbres. « Que vas-tu faire, Neuf-Doigts ? » Logen réfléchit quelques instants. « Je vais partir dans le Sud à la recherche de ce Mage pour lui demander ce qu’il me veut. » Les esprits acquiescèrent, sans montrer ce qu’ils pensaient de cette idée. Ils s’en moquaient bien. « Alors, au revoir, Neuf-Doigts, peut-être est-ce notre dernière rencontre, dit l’esprit de droite. — J’essaierai de continuer la lutte sans vous. » Il gâchait son intelligence avec eux. Ils se levèrent et s’éloignèrent du feu, se dissipant peu à peu dans les ténèbres où ils finirent par disparaître. Logen devait cependant reconnaître qu’ils lui avaient été plus utiles qu’il ne l’avait espéré : ils lui avaient fourni un but. Il prendrait la direction du Sud au petit matin, maintiendrait ce cap et trouverait le Mage. Qui sait ? Peut-être ferait-il un bon orateur. Il avait intérêt à en valoir la peine, vu les risques de se faire transpercer par des flèches que comportait l’expédition. Logen observa les flammes en hochant doucement la tête. Il se rappelait d’autres temps, d’autres feux de camp, quand il n’était pas seul. Jouer des couteaux Par cette belle journée printanière, à Adua, le soleil qui dardait d’agréables rayons à travers les branches d’un cèdre odorant dessinait des ombres sur les hommes installés à leur abri. Une douce brise parcourait les airs, si bien que les joueurs tenaient fermement leurs cartes en main ou les avaient protégées de leurs verres ou de quelques pièces de monnaie. Des oiseaux pépiaient dans les arbres, et les cliquetis des cisailles d’un jardinier qui s’affairait à l’extrémité de la pelouse se répercutaient en faibles échos mélodieux sur les hauts bâtiments blancs de la cour carrée. Selon les cartes dont ils disposaient, l’argent misé au centre de la table réjouissait ou non les intéressés. Le capitaine Jezal dan Luthar, lui, l’appréciait assurément. Il s’était découvert un étrange talent pour le jeu, depuis qu’il avait gagné des galons dans la garde royale, un talent qu’il avait utilisé pour soulager ses camarades de sommes faramineuses. Il n’avait pas vraiment besoin d’argent puisqu’il venait d’une famille aisée mais, alors qu’il dépensait sans compter, ces gains lui donnaient l’illusion d’épargner. Chaque fois que Jezal rentrait chez lui, son père rebattait les oreilles de son entourage en vantant ses placements judicieux et, six mois plus tôt, il l’avait récompensé en lui achetant son grade de capitaine. Ses frères, eux, n’en avaient pas été ravis. Oui, l’argent avait son utilité, et rien n’était plus amusant que d’humilier ses plus proches amis. À moitié assis, à moitié affalé, une jambe allongée sur son banc, Jezal laissait errer ses yeux sur ses partenaires. Le commandant West, qui avait basculé sa chaise sur ses pieds arrière, risquait à tout moment de perdre l’équilibre. Il tendait son verre vers le soleil et admirait la lumière filtrer à travers la liqueur ambrée, arborant un petit sourire mystérieux qui semblait signifier : je ne suis pas noble et je suis sans doute inférieur à vous, socialement parlant, mais j’ai remporté un des Tournois et gagné les bonnes grâces du roi sur les champs de bataille, ce qui fait de moi le meilleur ! Alors, les gamins, vous avez intérêt à faire ce que je vous ordonne. À ce moment précis, pourtant, il n’avait pas la main et, en tout état de cause, il était bien trop près de ses sous, d’après Jezal. Penché en avant, sourcils froncés, le lieutenant Kaspa caressait sa barbe blonde, étudiant ses cartes comme s’il s’agissait d’enjeux dépassant sa compréhension. Ce jeune homme, d’un caractère facile, était un joueur sacrément balourd, qui appréciait toujours que Jezal lui offre à boire avec son propre argent. Il pouvait toutefois s’offrir le luxe d’en perdre : son père était l’un des plus gros propriétaires terriens de l’Union. Jezal avait souvent remarqué que les gens les plus stupides agissaient encore plus stupidement en compagnie de personnes intelligentes. N’étant pas vraiment à la hauteur, ils s’évertuent à jouer les adorables idiots, restent à l’écart des discussions dans lesquelles ils ne seraient pas à la hauteur, et peuvent ainsi être les amis de tout le monde. Avec son attitude faussement concentrée, Kaspa semblait vouloir dire : je ne suis pas intelligent, mais honnête et aimable, ce qui est bien plus important. L’intelligence est surfaite. Oh !… et je suis aussi très riche, immensément riche, ce qui me permet d’être aimé de tous. « Je crois que je vais suivre », dit ce dernier en déposant sur la table un petit tas de pièces qui s’égaillèrent en joyeux tintements et étincelèrent au soleil. Jezal additionna silencieusement le montant d’un air absent. Un nouvel uniforme, peut-être ? Lorsqu’il avait du jeu, Kaspa était toujours pris d’un léger frisson ; là, il ne tremblait pas le moins du monde. Supposer qu’il bluffait aurait été lui accorder trop de subtilité ; disons plutôt qu’il en avait assez de ne pas participer. Jezal ne doutait pas une seconde qu’il se dégonflerait comme un ballon de mauvaise qualité dès le prochain tour de mises. Le lieutenant Jalenhorm se renfrogna et jeta ses cartes sur la table. « J’ai n’ai eu que de la merde, aujourd’hui ! » grommela-t-il. Il s’adossa à son siège et courba ses épaules musclées avec un froncement de sourcils laissant entendre : je suis fort et viril, et je m’emporte facilement, tout le monde devrait donc me traiter avec respect. Ce que Jezal ne lui manifestait jamais, quand il jouait aux cartes. Un mauvais caractère peut être utile lors d’un combat, mais cela devient un handicap quand il est question d’argent. Dommage que sa main n’ait pas été meilleure, auquel cas Jezal aurait pu lui soutirer la moitié de sa solde. Jalenhorm termina son verre et s’empara de la bouteille. Restait Brint, le plus jeune et le plus pauvre du groupe. Ce dernier s’humecta les lèvres, affichant une expression à la fois prudente et légèrement désespérée qui suggérait : je ne suis ni jeune ni pauvre. Je peux me permettre de perdre cet argent. Je suis aussi influent que chacun d’entre vous. Il disposait d’une belle somme, ce jour-là ; peut-être venait-il de toucher sa solde. Peut-être était-ce là tout ce qu’il possédait pour vivre pendant les prochains mois. Jezal avait bien l’intention de lui prendre cet argent et de le dépenser en femmes et en beuveries. Il s’obligea à ne pas ricaner à cette pensée. Il pourrait le faire une fois qu’il aurait gagné cette partie. Brint se recula pour réfléchir. Cela risquait de durer, aussi Jezal en profita-t-il pour récupérer sa pipe sur la table. Après l’avoir allumée à l’aide de la lampe installée à cet effet, il rejeta des ronds de fumée effilochés vers les branches du cèdre. Malheureusement, son habileté en ce domaine était loin d’égaler celle dont il faisait montre avec un jeu de cartes, aussi la plupart de ses cercles n’étaient-ils que d’affreux nuages de fumée brunâtre. Pour être tout à fait sincère, il n’avait jamais vraiment aimé fumer. Cela le rendait même un peu malade, mais c’était à la mode et hors de prix, et Jezal aurait préféré se faire pendre plutôt que d’aller à contre-courant d’une mode simplement parce qu’il n’aimait pas ça. En outre, son père lui avait acheté une magnifique pipe en ivoire, lors de son dernier passage en ville, et celle-ci lui conférait énormément d’allure. En y repensant, ses frères n’avaient pas non plus apprécié ce geste. « Je suis », annonça Brint. Jezal retira sa jambe du banc. « Je relance de cent marks. » Il poussa tout ce qui lui restait au centre de la table. West aspira de l’air entre ses dents serrées. Une pièce s’échappa de la pile, roula sur sa tranche le long du plateau de bois et finit par atterrir sur les pavés avec ce son particulier de petite monnaie qui tombe. De l’autre côté de la pelouse, le jardinier se redressa brusquement un bref instant, puis se remit à l’ouvrage. Kaspa se débarrassa de ses cartes, comme si elles lui brûlaient les doigts. Il secoua la tête. « Bon sang de bonsoir, quel piètre joueur je fais ! » se lamenta-t-il, en s’adossant contre le tronc rêche. Sans dévoiler ses pensées, Jezal fixa le lieutenant Brint, un petit sourire aux lèvres. « Il bluffe, ronchonna Jalenhorm, ne le laissez pas vous mener par le bout du nez, Brint. — Ne faites pas ça, lieutenant », conseilla West. Jezal savait qu’on ne leur obéirait pas. Brint se devait de faire croire qu’il pouvait s’offrir le luxe de perdre. Sans hésiter, il misa toutes ses pièces avec un geste de grand seigneur. « Voilà cent marks, environ. » Devant ses aînés officiers, Brint essayait de son mieux de donner l’impression de dominer la situation, mais dans sa voix transparut une légère pointe d’hystérie. « Parfait, nous sommes entre amis, dit Jezal. Qu’avez-vous à proposer, lieutenant ? — La terre. » Quand Brint montra ses cartes à ses compagnons, ses yeux luisirent d’un éclat quelque peu fébrile. Jezal savourait ce moment de tension. Se renfrognant, il haussa les épaules, releva les sourcils et se gratta la tête d’un air pensif. Il observait le changement d’expression du visage de Brint à mesure qu’il modifiait la sienne. Espoir, désespoir, espoir, désespoir. Il finit par étaler son jeu sur la table. « Oh, regardez ! J’ai à nouveau des soleils. » Le visage de Brint s’était figé. West soupira en secouant la tête. Jalenhorm fronça les sourcils. « J’étais sûr qu’il bluffait, s’exclama-t-il. — Comment fait-il ça ? s’interrogea Kaspa en relançant sur la table une pièce égarée. — Tout est dans le joueur, pas dans les cartes », répondit Jezal avec un haussement d’épaules. Puis, sous le regard de Brint qui, livide, serrait les mâchoires, il commença à empiler les pièces argentées. Celles-ci émirent un son plaisant en rejoignant sa bourse. Du moins pour lui. Une pièce s’échappa et échoua près de la botte de Brint. « Pourriez-vous me la ramasser, lieutenant ? » demanda Jezal avec un sourire onctueux. Dans sa précipitation à se lever, Brint heurta la table, ébranlant pièces et verres qui tanguèrent dangereusement. « J’ai des choses à faire », annonça-t-il d’une voix épaisse, en repoussant rudement Jezal d’un coup d’épaule contre le tronc du cèdre. Puis il traversa la cour à grands pas et, tête basse, disparut dans les quartiers des officiers. « Vous avez vu ça ? » À mesure que le temps passait, l’indignation de Jezal allait croissant. « Me bousculer de cette façon ! Quelle impolitesse ! Moi, son officier supérieur, qui plus est ! J’ai bien envie de faire un rapport ! » Un chœur de grognements désapprobateurs accueillit cette proposition. « Allons, il est mauvais perdant, voilà tout ! » Jalenhorm lui fit les gros yeux. « Vous ne devriez pas être aussi dur. Il n’est pas bien riche. Il ne peut se permettre de perdre. — S’il ne peut se permettre de perdre, il devrait s’abstenir de jouer ! » le rembarra Jezal, agacé. « Qui lui a affirmé que je bluffais ? À l’avenir, vous feriez mieux de tenir votre langue ! — Il est nouveau ici, plaida West, il veut juste se faire accepter. Ça a été votre cas aussi, non ? — Pour qui vous prenez-vous ? Mon père ? » Jezal se remémorait son intégration avec une clarté douloureuse, et ce souvenir le rendit quelque peu honteux. Kaspa agita une main apaisante. « Je lui prêterai de l’argent, ne vous en faites donc pas. — Il ne l’acceptera pas, certifia Jalenhorm. — Ça le regarde. » Kaspa ferma les yeux et exposa son visage au soleil. « Il fait chaud. L’hiver est bel et bien fini. Il ne doit pas être loin de midi. — Merde ! » s’écria Jezal qui se leva et commença à rassembler ses affaires. Le jardinier interrompit la taille de la pelouse pour les observer de loin. « Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, West ? — Pour qui me prenez-vous ? Votre père ? » rétorqua le commandant. Kaspa ricana tout bas. « Encore en retard, dit Jalenhorm en dégonflant ses joues remplies d’air. Le maréchal ne va pas être content ! » Jezal attrapa ses épées d’entraînement et se mit à courir vers l’extrémité de la pelouse. Le commandant West le suivit d’un pas tranquille. « Dépêchez-vous ! cria Jezal. — Je suis juste derrière vous, capitaine, répondit-il. Juste derrière vous. » « Attaquez, attaquez, Jezal, attaquez ! aboya le maréchal Varuz en lui assénant des coups de bâton sur le bras. — Aïe, geignit le capitaine en redressant la lourde barre métallique une fois de plus. — Je veux voir bouger ce bras droit, capitaine ! Je veux le voir s’élancer comme un serpent ! Je veux être aveuglé par la rapidité de ces mains ! » Jezal effectua une série de bottes maladroites avec le pesant morceau de fer. C’était de la torture pure et simple. Ses doigts, son poignet, son avant-bras, son épaule s’enflammaient sous l’effort. Il était trempé de sueur, elle ruisselait à grosses gouttes sur son visage. Le maréchal Varuz anéantit ses faibles tentatives. « Maintenant, taillez ! Taillez de la gauche ! » Jezal projeta de toutes ses forces l’énorme marteau de maréchal-ferrant vers la tête du vieil homme. Les bons jours, il pouvait à peine soulever ce satané outil. Le maréchal Varuz esquiva avec facilité, avant de le cogner en pleine figure avec son bâton. « Aïe ! » gémit Jezal. Il recula en titubant et lâcha le marteau qui retomba sur son pied. « Ouille ! » L’outil résonna sur le sol, tandis qu’il se penchait pour empoigner ses orteils écrasés. Quand Varuz le frappa sur les fesses d’une formidable claque qui retentit dans toute la cour, il ressentit une violente douleur et s’écroula face contre terre. « C’est pitoyable ! tonna Varuz. Vous me couvrez de honte devant le commandant West ! » Ce dernier, qui avait basculé sa chaise vers l’arrière, s’agitait d’un rire étouffé. Jezal fixa les bottes impeccablement cirées du maréchal sans ressentir le besoin urgent de se relever. « Debout, capitaine Luthar ! hurla Varuz. Mon temps est précieux ! — D’accord ! D’accord ! » Jezal se redressa péniblement et se mit à vaciller sous le soleil de plomb, haletant et dégoulinant de sueur. Varuz s’approcha de lui et renifla son haleine. « Auriez-vous déjà bu dès le matin ? » demanda-t-il, ses moustaches grises toutes hérissées. « Et la nuit dernière aussi, j’imagine ! » Jezal se tint coi. « Allez au diable ! Nous avons du travail, capitaine Luthar, et je ne peux pas l’accomplir seul ! Il ne reste que quatre mois avant le Tournoi, quatre mois pour faire de vous un épéiste confirmé ! » Varuz attendait une réponse. Jezal n’en trouvait aucune à lui fournir. Il se présentait à cette épreuve dans le seul but de satisfaire son père, mais il se doutait que le vieux soldat ne souhaitait pas entendre ce genre d’excuse… et il n’avait guère envie de recevoir de nouveaux coups. « Pfff ! » lui cracha Varuz, avant de se détourner en serrant son bâton à deux mains dans son dos. « Maréchal Var… » commença Jezal. Il ne put terminer sa phrase, le maréchal pivota et le frappa en plein estomac. « Ahh ! » balbutia Jezal en tombant à genoux. Varuz le toisa de toute sa hauteur. « Allez donc me faire un petit tour en courant, capitaine. — Ahhh ! — Vous partirez d’ici au pas de course jusqu’à la Tour des Chaînes et monterez, toujours en courant, jusqu’à son parapet. Nous saurons à quel moment vous y parviendrez, car le commandant West et moi en profiterons pour nous détendre en jouant au carré rouge sur le toit, expliqua-t-il en indiquant le bâtiment de six étages situé derrière lui. De là, nous aurons une vue plongeante sur la tour. Je pourrai vous surveiller avec ma lorgnette, il n’y aura donc pas de tricherie, cette fois ! conclut-il en frappant Jezal sur la tête. — Aïe, fit celui-ci en se frottant le crâne. — Après vous être montré sur le toit, vous reviendrez en courant. En courant aussi vite que possible… Je sais que vous n’y manquerez pas, car si vous n’êtes pas de retour avant la fin de notre partie, vous recommencerez. » Jezal fit la grimace. « Le commandant West excelle à ce jeu, il me faudra donc une bonne demi-heure pour le battre. Je vous suggère de partir immédiatement. Jezal se redressa maladroitement et se mit à courir à petites foulées vers l’arche située à l’extrémité de la cour, tout en jurant à voix basse. « Vous avez intérêt à accélérer, capitaine ! » cria Varuz de loin. Malgré ses jambes qui lui semblaient deux blocs de plomb, Jezal obtempéra. « Plus haut, les genoux ! » hurla le commandant West d’un ton jubilatoire. Jezal descendit l’allée en faisant claquer ses talons, passa devant un portier compassé assis près de l’entrée et s’engagea enfin dans la large avenue. Il longea les murs couverts de lierre de l’université, maudissant Varuz et West d’une voix haletante, puis atteignit la masse quasiment aveugle de la Maison des Questions, à la grille principale close. À cette heure de l’après-midi, l’Agriont était calme. Hormis quelques employés insipides se hâtant ici et là, Jezal ne croisa personne d’intéressant avant de pénétrer dans le parc. Trois élégantes jeunes filles étaient assises à l’ombre d’un saule majestueux en bordure du lac, en compagnie de leur chaperon plus âgé. Jezal accéléra aussitôt et troqua son expression torturée contre un sourire nonchalant. « Mesdemoiselles », les salua-t-il en passant vivement devant elles. Il les entendit glousser dans son dos et se félicita intérieurement, mais ralentit l’allure dès qu’il fut hors de vue. « Maudit soit Varuz, se dit-il en empruntant l’Allée du Roi, où il se remit à marcher. Il dut néanmoins accélérer de nouveau presque immédiatement : pérorant au milieu de sa suite de courtisans innombrables, aux habits colorés, le prince héritier Ladisla se trouvait à une vingtaine de pas de lui. « Capitaine Luthar ! s’écria Sa Grandeur, tandis que le soleil se reflétait sur les énormes boutons dorés de sa veste. Courez avec tout votre cœur ! J’ai parié mille marks que vous remporteriez le Tournoi ! » Jezal savait de source sûre que le prince avait assuré ses arrières en misant deux mille marks sur Bremer dan Gorst ; il s’inclina néanmoins aussi bas que le lui permettaient ses foulées. Les élégants qui entouraient le prince l’encouragèrent à grand renfort de cris forcés, tandis qu’il s’éloignait. « Pauvres idiots », siffla Jezal dans sa barbe ; il aurait cependant bien voulu être l’un d’entre eux. Sur sa droite se dressaient les effigies de pierre des Rois Suprêmes ayant régné depuis six siècles ; sur sa gauche, les statues légèrement plus petites de leurs loyaux courtisans. Il fit un signe de tête au grand Mage Bayaz, juste avant de tourner à l’angle de la Place des Maréchaux, mais le magicien lui offrit son regard toujours aussi réprobateur aux sourcils froncés, bien que l’admiration craintive qu’il provoquait fût quelque peu amoindrie par les fientes blanches de pigeon striant ses joues de pierre. Avec le Conseil Public en pleine session, la place était quasiment déserte. Jezal put se diriger rapidement vers la porte des Salles Martiales. Un sergent solidement charpenté le salua quand il la franchit ; Jezal se demanda s’il faisait partie de sa compagnie après tout, les soldats ordinaires se ressemblaient tous. Il ignora le salut de l’homme et continua à courir entre les imposants bâtiments blancs. « De mieux en mieux », marmonna Jezal en apercevant Jalenhorm et Kaspa, hilares, assis devant l’entrée de la Tour des Chaînes pour fumer leur pipe. Ces salauds devaient savoir qu’il emprunterait ce chemin. « Pour l’honneur et la gloire ! tonna Kaspa qui fit, chuinter son sabre en le dégainant, au moment où Jezal passait devant eux. Ne faites pas attendre le maréchal ! » tonitrua-t-il. Jezal l’entendit hurler de rire dans son dos. « Maudits idiots ! » haleta-t-il en poussant la lourde porte d’un coup d’épaule. Quand il commença à gravir l’abrupt escalier en colimaçon, son souffle se fit rauque. Cette tour était l’une des plus élevées de l’Agriont : elle possédait deux cent quatre-vingt-onze marches. Maudit escalier, jura-t-il en son for intérieur. Le temps d’atteindre la centième marche, il avait les jambes en feu et la poitrine palpitante. À la deux centième, il avait l’air d’une épave. Il décida de marcher jusqu’au sommet. Chacun de ses pas le mettait au supplice. Il finit par émerger sur le toit en sortant par une tourelle et s’accouda au parapet, plissant ses yeux dans la lumière vive. À ses pieds, la ville s’étendait vers le sud en un tapis infini de maisons blanches qui s’étiraient autour de la baie scintillante. De l’autre côté, la vue sur l’Agriont était encore plus saisissante. De magnifiques bâtiments s’empilaient les uns sur les autres en un amas confus, au milieu duquel s’immisçaient pelouses vertes et grands arbres. De larges douves le ceignaient, ainsi que des murailles où pointaient une centaine de hautes tours. L’Allée du Roi, une artère rectiligne, traversait le centre pour rejoindre l’Hémicycle des Lords dont le dôme de bronze miroitait sous le soleil. Les flèches élancées de l’université se trouvaient juste derrière ; au-delà se dressait la sinistre immensité de la Demeure du Créateur qui dominait cet ensemble, à l’image d’une sombre montagne projetant son ombre allongée sur les bâtiments en contrebas. Dans le lointain, Jezal crut apercevoir le soleil briller sur la lorgnette du maréchal Varuz. Jurant une fois de plus, il se dirigea vers l’escalier. À son arrivée sur le toit, Jezal fut soulagé de constater qu’il restait quelques pièces blanches sur le plateau de jeu. Le maréchal Varuz le regarda en fronçant les sourcils. « Vous avez beaucoup de chance. Le commandant m’a opposé une défense extrêmement efficace. » Un sourire éclaira le visage de West. « Vous avez dû, d’une façon ou d’une autre, gagner son respect, même si vous n’avez pas encore gagné le mien. » Penché en avant, mains sur les genoux, Jezal soufflait comme un bœuf ; sa sueur dégoulinait jusqu’au sol. Varuz s’empara de la longue mallette posée sur la table, s’approcha de Jezal et l’ouvrit d’un coup sec. « Montrez-nous les positions. » Jezal prit la courte épée de la main gauche, la longue de la droite. Après la lourde barre de fer, elles lui semblèrent légères comme des plumes. Le maréchal Varuz recula d’un pas. « Commencez. » Jezal se mit en prime, bras droit tendu, le gauche le long du corps. Étincelant dans le soleil de l’après-midi, les lames sifflèrent en fouettant l’air, tandis que Jezal enchaînait les parades avec souplesse et habileté. Il acheva bientôt la série demandée et laissa retomber les armes le long de son corps. Varuz hocha la tête. « Les mains du capitaine sont rapides, n’est-ce pas ? — Oui, c’est excellent, confirma le commandant West avec un large sourire. Il anticipe sacrément mieux que je ne l’ai jamais fait. » Le maréchal était nettement moins impressionné. « Vous fléchissez trop les genoux en tierce… Efforcez-vous de tendre davantage le bras gauche en quarte, à part cela… » Il s’interrompit. « C’est passable. » Jezal soupira de soulagement. Voilà qui s’appelait un immense compliment. « Han ! » s’écria le vieil homme en lui frappant les côtes avec l’extrémité de la boîte. Jezal se plia en deux, le souffle quasiment coupé. « Travaillez vos réflexes, cependant, capitaine. Vous devriez toujours être sur le qui-vive. Toujours. Quand vous portez des armes, gardez-les à la verticale, bon sang ! — Oui, Monsieur, croassa Jezal. — Et votre résistance physique est nulle, vous bâillez comme une carpe. Je sais que Bremer dan Gorst court trois lieues par jour et qu’il transpire à peine. » Le maréchal Varuz se pencha vers lui. « À partir de maintenant, vous ferez de même. Oh, oui ! Une course le long de la muraille de l’Agriont dès six heures du matin, suivie d’une heure d’entraînement avec le commandant West qui a eu la gentillesse d’accepter d’être votre adversaire. Je suis convaincu qu’il relèvera tous les points faibles de votre technique. » Jezal fit la grimace et frotta ses côtes douloureuses. « Quant aux beuveries, je veux que vous y mettiez un terme. Je ne suis pas contre le fait de se détendre, mais vous aurez tout le temps de faire la noce après le Tournoi, à condition d’avoir suffisamment travaillé pour gagner. Jusque-là, une vie saine, voilà tout ce qu’il vous faut. Vous m’avez bien compris, capitaine Luthar ? » Il s’inclina davantage, en articulant tous ses mots avec soin. « Une… vie… saine… capitaine. — Oui, maréchal Varuz », balbutia Jezal. Six heures plus tard, il était saoul comme une barrique ; la tête lui tournait. Riant comme un fou, il sortit en titubant dans la rue. L’air frais lui fouetta le visage. Les petits bâtiments minables s’agitaient et ondoyaient. La rue mal éclairée chavirait comme un bateau en train de sombrer. Jezal résista courageusement à son envie de vomir et, après quelques pas hésitants sur la chaussée, il se retourna pour faire face à la porte. Des éclairs de lumière vive, des éclats de rires tonitruants et des cris l’assaillirent aussitôt. Une silhouette déguenillée s’échappa de la taverne et le percuta en pleine poitrine. Jezal s’y accrocha avec désespoir, avant de tomber. Un craquement d’os se fit entendre quand il heurta le sol. Désorienté pendant quelques instants, il finit par se rendre compte que Kaspa venait de le projeter dans la boue et l’y écrasait. « Sapristi ! » marmonna-t-il, la langue misérablement collée au palais. Il repoussa du coude le lieutenant goguenard, roula sur lui-même et se redressa en vacillant, tandis que la rue entière tanguait autour de lui. Couché sur le dos dans la saleté, empestant l’alcool bon marché et la fumée âcre, Kaspa étouffait de rire. Jezal fit une piètre tentative pour brosser son uniforme souillé. Une large tache dégageant une odeur de bière s’étalait sur le devant de sa tunique. « Sapristi ! » répéta-t-il. Comment et quand cela s’était-il produit ? Il prit conscience de hurlements s’élevant sur le trottoir d’en face. Deux hommes se battaient sous un porche. Jezal cligna les paupières pour inspecter les ténèbres. Une énorme brute était aux prises avec un homme élégant. Après lui avoir apparemment attaché les mains dans le dos, le géant s’acharnait à lui enfiler une sorte de sac sur la tête. Incrédule, Jezal cilla ; même dans un quartier aussi mal fréquenté que celui-ci, cette scène lui paraissait incongrue. La porte de la taverne s’ouvrit violemment, laissant apparaître West et Jalenhorm plongés dans une conversation d’ivrognes à propos de la sœur de quelqu’un. Une lumière crue balaya la rue, dévoilant les deux hommes engagés dans un furieux corps au corps. Tout de noir vêtu, le plus grand portait un masque qui lui dissimulait le bas du visage ; il était doté de cheveux et de sourcils blancs, et d’une peau laiteuse. Jezal fixa le diable blanc sur le trottoir opposé ; celui-ci soutint son regard de ses petits yeux rouges rapprochés. « À l’aide ! cria d’une voix rendue aiguë par la terreur l’individu à la tête recouverte du sac. À l’aide, je suis… » Le géant blanc lui asséna alors un formidable coup au creux de l’estomac, et le prisonnier s’effondra avec un soupir. « Vous, là-bas ! » cria West. Jalenhorm traversait déjà la rue en courant. « Hein, quoi… ? » demanda Kaspa, toujours étendu à terre, en se redressant sur les coudes. Même s’il avait l’esprit embrumé, ses jambes semblaient suivre Jalenhorm. Aussi, surmontant ses nausées, Jezal continua-t-il d’avancer en chancelant. En un vif déplacement, le fantôme blanc vint se poster entre eux et son prisonnier. Un autre individu, grand, mince, tout de noir vêtu, également masqué et avec de longs cheveux gras, émergea soudain de l’ombre. Il leva une main gantée. « Messieurs, fit-il d’une voix geignarde de roturier, étouffée par son masque, Messieurs, je vous en prie, nous agissons au nom du roi ! — Le roi traite ses affaires de jour », grogna Jalenhorm. Le masque du nouveau venu se tordit légèrement quand il sourit. « Voilà pourquoi il a besoin de nous la nuit, hein, l’ami ? — Qui est cet homme ? » West indiquait l’homme à la tête enfouie sous le sac. Ce dernier tentait justement de se remettre debout. « Je suis Sepp dan… hompf ! » Le monstre blanc l’interrompit d’un coup de poing au visage qui le renvoya au sol. Jalenhorm posa une main sur le pommeau de son épée, mâchoires contractées. Rapide comme l’éclair, le fantôme blanc se précipita vers lui. De près, il était encore plus impressionnant, étrange et terrifiant. Jalenhorm ne put s’empêcher de reculer d’un pas ; trébuchant sur la surface inégale de la chaussée, il perdit l’équilibre et s’affala sur le dos. Le sang battait les tempes de Jezal. « En arrière ! tonna West. Son épée coulissa hors de son fourreau avec un faible cliquetis. — Fffff ! siffla le monstre dont les poings serrés ressemblaient à deux grosses pierres blanches. — Argh ! » s’étrangla l’élégant encapuchonné. Jezal avait le cœur au bord des lèvres. Il regarda l’individu filiforme qui lui sourit des yeux. Comment pouvait-on sourire en un moment pareil ? Jezal eut la surprise de voir qu’il tenait à la main un affreux couteau à longue lame. D’où sortait-il ? Il chercha à tirer son épée avec des tâtonnements d’ivrogne. « Commandant West ! » L’appel provenait du bas de la rue obscure. Indécis, Jezal s’immobilisa, sa lame à demi-sortie. Jalenhorm se remit debout péniblement, dévoilant ainsi le dos de son uniforme maculé de boue, et dégaina sa propre épée. Le monstre les observait, impassible, sans reculer d’un pouce. « Commandant West ! » répéta la voix, accompagnée désormais de raclements et de chuintements. West avait pâli. Une silhouette émergea de l’ombre. L’individu boitait terriblement et s’aidait d’une canne qui heurtait le sol crasseux avec régularité. Son chapeau à large bord dissimulait le haut de son visage, mais sa bouche était tordue par un étrange rictus. Jezal remarqua avec un haut-le-cœur qu’il lui manquait quatre de ses dents de devant. Le nouveau venu se traîna vers le groupe, ignorant avec superbe les épées tirées, et tendit sa main libre à West. Le commandant rangea son arme avec lenteur, prit la main offerte et la secoua mollement. « Colonel Glotka ? s’étonna-t-il d’une voix enrouée. — Votre humble serviteur, bien que je ne sois plus dans l’armée. Je fais partie de l’inquisition Royale, à présent. » Levant la main avec difficulté, il ôta son chapeau. Son visage blême, profondément ridé, était surmonté de cheveux ras, striés de fils gris. Ses yeux perçants, cerclés de cernes noirs, luisaient d’un éclat fiévreux ; le gauche, un peu plus étroit que le droit, bordé de rose, larmoyait. « Et voici mes assistants, les Tourmenteurs Frost et Severard. » Ce dernier, le grand dégingandé, s’inclina d’un air moqueur. Le monstre blanc redressa le prisonnier d’une main. « Attendez », dit Jalenhorm en s’avançant. L’Inquisiteur lui toucha alors le bras gentiment. « Cet homme est un prisonnier de l’inquisition de Sa Majesté, lieutenant Jalenhorm. » Surpris d’être appelé par son nom, celui-ci s’immobilisa. « Je suis certain que votre intervention part d’un bon sentiment, mais c’est un criminel, un traître. Je dois l’arrêter, j’ai là un mandat signé par l’Insigne Lecteur Sult. Il ne vaut pas la peine que vous l’aidiez, croyez-moi. Jalenhorm fronça les sourcils et fixa le Tourmenteur Frost d’un regard sinistre. Le pauvre diable semblait aussi terrifié qu’une pierre ! Il hissa le prisonnier sur son épaule sans effort apparent et se dirigea vers la rue. Celui qui répondait au nom de Severard sourit avec les yeux, rangea son couteau, s’inclina de nouveau, puis suivit son compagnon en flânant et en sifflotant un air discordant. La paupière gauche de l’inquisiteur se mit à frémir. Des larmes roulèrent sur sa joue pâle qu’il essuya soigneusement du dos de sa main. « Je vous prie de m’excuser. Vraiment ! C’est quelque chose quand on n’est même plus capable de contrôler ses propres yeux, hein ? Satanée gelée baveuse ! Parfois, je me dis que je devrais le faire retirer et m’accommoder d’un bandeau. » Jezal en eut l’estomac retourné. « Cela fait combien de temps, West ? Sept ans ? Huit ? » Le muscle temporal du commandant se contracta. « Neuf. — Tant que ça ! Neuf ans. Incroyable ! J’ai l’impression que c’était hier. Nous nous sommes séparés sur la crête, n’est-ce pas ? — Sur la crête, oui. — Ne vous inquiétez pas, West. Je ne vous en veux pas le moins du monde. » Glotka tapota le bras de West d’un geste affectueux. « Pas pour ça, en tout cas. Vous avez essayé de me dissuader d’y aller, je m’en souviens. J’ai eu le temps d’y repenser dans le Gurkhul. Largement le temps. Vous avez toujours été un ami pour moi. Et maintenant, voyez-vous ça, le jeune Collem West est un des commandants du roi ! » Jezal ne savait pas du tout de quoi ils parlaient. Il souhaitait simplement vomir, puis aller se coucher. L’Inquisiteur Glotka se tourna vers lui avec un sourire qui dévoila de nouveau le hideux espace béant entre ses dents. « Et voici sans doute le capitaine Luthar, sur qui chacun fonde ses espoirs pour le Tournoi imminent. Le maréchal Varuz est un maître exigeant, n’est-ce pas ? » Il agita faiblement sa canne vers Jezal. « Attaquez, attaquez, hein, capitaine ? Attaquez, attaquez. » Jezal sentit de la bile remonter dans sa gorge. Il toussa et regarda ses pieds, n’aspirant qu’à une chose : que le monde demeure immobile. L’Inquisiteur les examina tous tour à tour. West était pâle. Jalenhorm, crotté et renfrogné. Kaspa, toujours assis par terre. Aucun d’eux n’avait absolument rien à lui dire. Glotka s’éclaircit la gorge. « Bon, le devoir m’appelle. » Il s’inclina avec raideur. « Mais j’espère que je vous reverrai, tous. Très bientôt. » Jezal espéra intérieurement ne jamais plus le rencontrer. « Nous pourrions peut-être croiser le fer ensemble, un de ces jours ? » bredouilla le commandant West. Glotka éclata d’un rire plein de jovialité. « Oh, cela me plairait, West, mais je suis un peu rouillé, depuis quelque temps. Si vous cherchez à vous battre, je suis certain que le Tourmenteur Frost pourrait vous accorder ce plaisir… » Il regarda Jalenhorm en parlant. « Mais je vous préviens, il ne se bat pas comme un homme du monde. Je vous souhaite à tous une agréable soirée. » Remettant son chapeau sur la tête, il se retourna avec lenteur et descendit la rue sale en traînant la jambe. Plongés dans un profond et singulier silence, les trois officiers regardèrent l’éclopé s’éloigner. Kaspa finit par se relever en trébuchant. « Qu’est-ce que tout ça signifie ? demanda-t-il. — Rien, répondit West en serrant les dents. Nous ferions mieux d’oublier ce que nous avons vu. » Dents et doigts Le temps nous est compté. Nous devons travailler vite. Glotka fît un signe à Severard qui sourit et retira le sac de la tête de Sepp dan Teufel. Le visage du Maître des Monnaies, un homme solide et de belle prestance, commençait déjà à bleuir. « Que signifie cette mascarade ? rugit-il d’un air bravache. Savez-vous qui je suis ? » Glotka eut un reniflement de dédain. « Bien sûr que oui. Pensez-vous qu’il est dans nos habitudes de capturer des gens dans la rue, au hasard ? — Je suis le Maître des Monnaies Royales ! » vociféra le prisonnier en tirant sur ses liens. Le Tourmenteur Frost le regarda, stoïque, les bras croisés. Les fers rougissaient déjà dans le brasier. « Comment osez-vous… — Nous ne pouvons être constamment interrompus ! » cria Glotka. Frost frappa violemment le tibia de Teufel qui hurla de douleur. « Comment notre prisonnier pourrait-il signer sa confession avec les mains attachées ? libère-le s’il te plaît. » Tandis que l’albinos lui détachait les poignets, Teufel jeta un coup d’œil soupçonneux autour de lui. Il aperçut alors le fendoir. La lame fourbie étincelait comme un miroir sous la lumière crue de la lampe. Un véritable objet d’art. Tu aimerais en disposer, n’est-ce pas, Teufel ? Je parie que tu aimerais t’en servir pour me couper la tête. Glotka espérait presque qu’il allait tenter quelque chose ; sa main droite semblait vouloir se tendre pour l’attraper, mais le prisonnier s’en servit pour repousser le papier où figurait sa confession. « Ah ! dit Glotka. Le Maître des Monnaies est droitier. — Un droitier », susurra Severard à l’oreille du prisonnier. Les yeux plissés, Teufel regardait fixement par-dessus la table. « Je vous connais ! Glotka, c’est ça ? Celui qui a été capturé dans le Gurkhul, celui qu’ils ont torturé. Sand dan Glotka, je ne me trompe pas ? Eh bien, laissez-moi vous dire que cette fois vous êtes dans les ennuis jusqu’au cou ! Oui, jusqu’au cou ! Quand le Juge Suprême Marovia entendra parler de ça… Glotka se leva d’un bond, sa chaise racla les pavés. Son pied gauche le fit souffrir intensément, mais il n’en tint pas compte. « Regardez ça ! » siffla-t-il en ouvrant grand la bouche pour montrer ses dents au prisonnier horrifié. Ou du moins ce qu’il en restait. « Vous voyez ça ? Vous voyez bien ? Là, ils ont cassé les dents du haut et laissé celles du bas, et là, ils ont arraché celles du bas et laissé celles du haut, du devant jusqu’au fond. Vous les voyez ? » Glotka écarta ses joues avec les doigts, afin de donner un meilleur aperçu du désastre à Teufel. « Ils ont fait ça avec un petit ciseau. Par petits bouts, un peu chaque jour. Cela a pris des mois. » Glotka se rassit pesamment, puis lui adressa un large sourire. « De l’excellent travail, n’est-ce pas ? Et le fin du fin, c’était de me laisser la moitié des dents sans que je puisse en utiliser une seule ! Je mange de la soupe presque quotidiennement. » Le Maître des Monnaies déglutit avec difficulté. Glotka remarqua qu’un filet de sueur coulait le long de son front. « Et les dents n’étaient qu’un avant-goût. Je suis obligé de m’asseoir comme une femme pour pisser. Je n’ai que trente-cinq ans, et j’ai besoin d’aide pour sortir de mon lit. » Il s’adossa à son siège et étendit sa jambe en faisant la grimace. « Chaque jour est un véritable enfer pour moi. Chaque jour. Alors dites-moi, croyez-vous vraiment que vos menaces puissent me faire peur ? » Glotka prit le temps d’observer son prisonnier. Il n’est plus aussi sûr de lui. « Avouez, murmura-t-il. Ainsi nous pourrons vous envoyer au pays des Angles par bateau et grappiller quelques heures de sommeil cette nuit. » Le visage de Teufel était désormais presque aussi pâle que celui de Frost, il garda néanmoins le silence. L’Insigne Lecteur ne va pas tarder. Il doit même être déjà en route. S’il n’y a pas de confession à son arrivée… nous partirons tous au pays des Angles. Au mieux. Glotka s’empara de sa canne et se remit debout. « J’aime à me considérer comme un artiste, mais l’art requiert du temps et nous avons perdu la moitié de la soirée à vous chercher dans tous les bordels de la ville. Heureusement, le Tourmenteur Frost a un excellent sens de l’orientation et le nez fin. Il est capable de renifler un rat dans n’importe quelles chiottes. — Un rat dans n’importe quelles chiottes », répéta Severard. Ses yeux brillaient dans la lueur orangée du foyer. « Notre temps étant limité, permettez-moi d’être brutal. Vous allez vous confesser à moi dans les dix minutes qui suivent. » Avec un reniflement de mépris, Teufel croisa les bras. « Jamais. — Tenez-le. » Frost saisit le prisonnier par-derrière, en une prise vicieuse, lui maintenant le bras droit contre le flanc. Severard s’occupa de son poignet gauche et l’obligea à écarter les doigts sur la table éraflée. Glotka arrondit son poing autour du manche lisse du fendoir. La lame racla le bois quand il rapprocha lentement l’objet de lui, les yeux fixés sur la main de Teufel. Quels ongles bien soignés ! Comme ils sont longs et brillants ! On ne peut pas travailler dans une mine avec des ongles pareils. Glotka leva le fendoir bien haut. « Attendez ! » cria le prisonnier. Vlan ! La lourde lame s’enfonça profondément dans le plateau, manquant de peu l’ongle du majeur de Teufel. Ce dernier respirait par saccades ; la sueur perlait à son front. Maintenant, nous allons voir quel genre d’homme tu es réellement. « Je pense que vous avez compris où je voulais en venir, dit Glotka. Ils ont fait subir ce supplice à un caporal capturé en même temps que moi, à raison d’une entaille par jour. C’était un homme robuste, vraiment robuste. Ils avaient à peine dépassé son coude quand il est mort. » Glotka éleva de nouveau le fendoir. « Avouez. — Vous ne pouvez pas… » Vlan ! Le fendoir découpa l’extrémité du majeur de Teufel. Du sang se mit à s’écouler en bouillonnant sur la table. Dans la lumière de la lampe, les yeux de Severard souriaient. La mâchoire de Teufel s’affaissa. La douleur va bientôt suivre. « Avouez ! » tonna Glotka. Vlan ! Le fendoir découpa le bout de l’annulaire et un petit disque du majeur qui roula sur le plateau, avant de tomber par terre. « Avouez ! » Vlan ! L’extrémité de l’index fut projetée dans les airs, tandis qu’il ne restait plus qu’une phalange au majeur. Glotka interrompit sa besogne pour essuyer la sueur sur son front d’un revers de la main. Sa jambe gauche lui élançait sous l’effort. Du sang gouttait sur les pavés en un clapotis régulier. Teufel fixait ses doigts raccourcis, les yeux écarquillés. Severard secoua la tête. « Excellent travail, Inquisiteur. » D’une pichenette, il fit rouler l’un des morceaux sur la table. « Quelle précision ! Je suis admiratif. — Ahhh ! » hurla le Maître des Monnaies. Là, il a pris conscience de la douleur. Glotka éleva le fendoir une nouvelle fois. « Je vais avouer ! piailla Teufel. Je vais avouer ! — Parfait, dit Glotka, la mine réjouie. — Parfait, reprit Severard. — Parfait », répéta le Tourmenteur Frost. Le vaste Nord désertique Les Mages, dont la sagesse et la puissance dépassent l’entendement humain, font partie d’un ordre ancien et mystérieux, versé dans les secrets du monde et la pratique de la magie. Du moins le disait-on. Un tel personnage devait avoir des moyens bien à lui pour retrouver quelqu’un, même un homme isolé dans le vaste Nord désertique. Si c’était le cas, il prenait son temps. Logen caressa sa barbe emmêlée et se demanda ce qui retenait le grand Mage. Peut-être s’était-il perdu. Il s’interrogea de nouveau sur le bien-fondé de sa décision : peut-être aurait-il dû rester dans les bois, où la nourriture abondait. Mais les esprits lui avaient indiqué d’aller vers le sud. En suivant cette direction à partir des collines, on aboutissait immanquablement dans ces landes désolées. Aussi, malgré les intempéries, avait-il patienté un certain temps dans les buissons épineux et la boue. Principale conséquence : il était affamé. Ses bottes étant élimées, il avait fini par dresser un camp de fortune à proximité de la route, moyen le plus sûr de voir le magicien approcher. Depuis les guerres, le Nord regorgeait de dangereuses canailles : guerriers déserteurs devenus des bandits… paysans fuyant leurs terres dévastées… individus sans foi ni loi qui n’avaient plus rien à perdre… et ainsi de suite. Pourtant, Logen n’était pas inquiet. Personne n’avait la moindre raison de venir se perdre dans ce trou. Personne, en dehors de lui et du magicien. Il s’était donc assis et avait attendu. Puis il avait cherché vainement de quoi manger, s’était de nouveau assis et avait attendu derechef, encore et encore. À cette époque de l’année, la lande était souvent détrempée par de fortes averses ; la nuit, cependant, quand il le pouvait, il allumait de petits feux fumants, afin de préserver son courage vacillant et d’attirer d’éventuels magiciens. Il avait beaucoup plu ce soir-là, mais les trombes d’eau avaient cessé depuis peu et le sol était suffisamment sec pour allumer un feu. Ce que Logen avait fait. Sa marmite était désormais posée dessus, et un ragoût, composé des derniers morceaux de viande rapportés de la forêt, y mijotait. Il lui faudrait repartir dès le lendemain matin pour chercher de la nourriture. Le magicien pourrait le rattraper plus tard, s’il en avait toujours envie. Alors qu’il était occupé à remuer sa maigre pitance en se demandant s’il devait retourner vers le nord ou continuer vers le sud, il entendit soudain un bruit de sabots sur la route… un cheval, progressant au pas. Il s’assit sur son manteau pour attendre. Un hennissement retentit, suivi du cliquetis d’un harnais. Puis un cavalier apparut en haut de la côte. Le soleil aqueux et bas sur l’horizon empêchait Logen de le distinguer clairement ; il constata néanmoins qu’il se tenait bizarrement sur sa selle, avec une certaine rigidité, comme quelqu’un qui n’avait pas l’habitude de voyager. L’homme pressa délicatement sa monture en direction du feu et tira sur les rênes à bonne distance. « Bonsoir », dit-il. Il ne ressemblait pas du tout à ce que Logen avait imaginé. C’était un jeune homme décharné, au teint blême, presque maladif, aux yeux cerclés de cernes noirs, aux longs cheveux collés sur son crâne par la bruine et au sourire crispé. À première vue, il était davantage mouillé que sage et ne paraissait pas doté de pouvoirs dépassant l’entendement humain. Il avait surtout l’air affamé, frigorifié et souffrant. Il ressemblait à Logen, en quelque sorte. « Ne devrais-tu pas avoir un bâton ? » Le jeune homme parut surpris. « Je ne… enfin… euh… je ne suis pas un magicien. » Il s’interrompit et s’humecta les lèvres avec nervosité. « Les esprits m’ont dit d’attendre un magicien, mais ils se trompent souvent. — Oh… eh bien, je suis un apprenti. Mais mon maître, le grand Bayaz, expliqua-t-il en inclinant la tête avec respect, n’est autre que le Premier des Mages, expert en Grands Arts et nanti d’une profonde sagesse. Il m’a envoyé vous chercher… » Il parut soudain empli de doute. « … et m’a chargé de vous ramener… Vous êtes bien Logen Neuf-Doigts ? » Logen leva sa main gauche et regarda le pâle jeune homme à travers le trou où se trouvait jadis son majeur. « Ah, parfait ! » L’apprenti soupira de soulagement et se reprit aussitôt. « Enfin, je voulais dire… euh… je suis désolé pour votre doigt. » Logen éclata de rire pour la première fois depuis qu’il avait échappé à la rivière. Ce n’était pas très drôle, mais il rit haut et fort. Cela lui fit du bien. Le jeune homme sourit et descendit péniblement de monture. « Je m’appelle Malacus Quai. — Malacus comment ? — Quai, répéta-t-il en approchant du feu. — Quelle sorte de nom est-ce là ? — Je viens du Vieil Empire. » Logen n’avait jamais entendu parler de cet endroit. « D’un empire, hein ? — Du moins en était-ce un, autrefois. La nation la plus puissante du Cercle du Monde. » Le jeune homme s’accroupit avec raideur près du foyer. « Mais sa gloire passée est depuis longtemps révolue. Ce n’est plus guère qu’un vaste champ de bataille, aujourd’hui. » Logen hocha la tête. Il savait parfaitement à quoi pouvait ressembler ce genre d’endroit. « C’est très loin. Dans l’ouest », reprit l’apprenti en agitant la main vers le ciel. Logen s’esclaffa de nouveau. « Par là, c’est l’est. » Quai eut un petit sourire triste. « Je suis devin, bien qu’apparemment je ne sois pas très doué. Maître Bayaz m’a envoyé vous chercher ; cependant, les étoiles ne m’ont pas été favorables, et je me suis égaré dans le mauvais temps. » Il écarta une mèche de ses yeux et étendit ses mains d’un air déconfit. « J’avais une sacoche pleine de provisions, et un autre cheval pour vous, mais j’ai tout perdu dans la tempête. J’ai bien peur de ne pas être un homme de terrain. — Manifestement. » Quai retira une gourde de sa poche et se pencha vers Logen. Celui-ci s’en saisit, la déboucha et but une gorgée. En coulant dans sa gorge, la liqueur capiteuse le réchauffa jusqu’à la racine des cheveux. « Eh bien, Malacus Quai, tu as peut-être perdu les vivres, mais tu as conservé le principal ! Il est difficile de me faire rire ces temps-ci. Sois le bienvenu, assieds-toi près de mon feu. — Merci. » L’apprenti s’installa et offrit ses paumes aux maigres flammes. « Je n’ai pas mangé depuis deux jours. » Il secoua la tête ; ses cheveux s’agitèrent d’avant en arrière. « Ça a été… une période difficile. » Il s’humecta les lèvres en regardant la marmite. Logen lui tendit sa cuiller. Malacus Quai la regarda, les yeux ronds. « Vous avez déjà mangé ? » Logen acquiesça. C’était faux, mais le malheureux apprenti semblait vraiment affamé et il y avait à peine de quoi nourrir une personne. Il avala une nouvelle lampée de liqueur. Cela lui suffirait pour le moment. Quai attaqua le ragoût avec appétit. Quand il eut terminé, il gratta le fond du pot, lécha la cuiller, puis le bord de la marmite pour faire honneur à son bienfaiteur. Il finit par s’adosser contre un rocher. « Je vous serai éternellement redevable, Logen Neuf-Doigts, vous m’avez sauvé la vie. Je ne croyais pas que vous seriez un hôte aussi prévenant. — Tu ne corresponds pas non plus à ce que j’attendais, en vérité. » Logen sirota de nouveau à même le goulot et se lécha les babines. « Qui est ce Bayaz ? — Le Premier des Mages, expert en Grands Arts et empreint de sagesse. Je crains qu’il ne soit très fâché contre moi. — Est-il si redoutable ? — Eh bien, répondit l’apprenti d’une petite voix, il a un fichu caractère. » Logen reprit une gorgée de liqueur. La chaleur se diffusait dans tout son corps ; c’était la première fois qu’il avait chaud depuis des semaines. Un silence s’installa, puis : « Que me veut-il, Quai ? » Pour toute réponse, un doux ronflement lui parvint de l’autre côté du feu. Logen sourit et, s’enveloppant dans son manteau, s’allongea à son tour pour dormir. Une quinte de toux réveilla l’apprenti. Il était encore tôt. Un brouillard épais recouvrait les ternes environs. Il n’y avait rien à voir à la ronde, hormis des lieues et des lieues de roche, de boue et quelques misérables ajoncs brunâtres. Malgré la froide rosée tapissant les alentours, Logen avait réussi à allumer une petite langue de feu. Quai, les cheveux plaqués sur son visage livide, roula sur le côté et cracha du flegme sur le sol. « Beurk », croassa-t-il, avant de tousser et cracher de nouveau. Logen terminait d’attacher son maigre bagage sur la bête mécontente. « ’Jour, dit-il en regardant le ciel pâle, même s’il ne s’annonce pas bon. — Je vais mourir. Je vais mourir, comme ça je n’aurai plus à bouger. — Nous n’avons plus de vivres ; si nous restons là, tu mourras de toute façon et je pourrai te manger, puis retourner de l’autre côté des montagnes. » L’apprenti lui adressa un pauvre sourire. « Que décidons-nous ? » Que décider, en effet ? « Où pouvons-nous trouver ce Bayaz ? — À la Grande Bibliothèque Septentrionale. » Logen n’en avait jamais entendu parler, mais il ne s’était jamais vraiment intéressé aux livres non plus. « Qui se situe où ? — Au sud d’ici, à environ quatre jours de cheval, près d’un immense lac. — Tu connais le chemin ? » L’apprenti se releva en chancelant. Il vacilla légèrement, puis se mit à respirer rapidement d’un souffle rauque. Il était blanc comme un spectre, le visage couvert d’une pellicule de sueur. « Oui, je crois », murmura-t-il, malgré son expression dubitative. Même s’ils ne se perdaient pas en route, ni Quai ni son cheval ne pourraient tenir quatre jours sans nourriture. Celle-ci constituait la première priorité. Suivre la piste à travers les bois en direction du sud semblait la meilleure chose à faire, en dépit des nombreux dangers. Ils risquaient d’être occis par des bandits, mais le fourrage serait plus appétissant et, dans l’autre cas, la faim les tuerait tout aussi sûrement. « Tu ferais mieux de monter, dit Logen. — J’ai perdu votre cheval, c’est donc à moi de marcher. » Logen posa une main sur le front de Quai. Il était brûlant et moite. « Tu as de la fièvre. Tu ferais mieux de grimper. » L’apprenti cessa de discuter. Il jeta un coup d’œil sur les bottes en lambeaux de Logen. « Vous voulez les miennes ? » Logen secoua la tête. « Trop petites. » Il se pencha au-dessus des cendres fumantes et pinça les lèvres. « Que faites-vous ? — Les feux possèdent un esprit. Je vais garder celui-ci sous ma langue, nous pourrons ainsi l’utiliser pour en allumer un autre. » Quai était trop faible pour être surpris. Logen aspira l’esprit. La fumée le fit tousser, le mauvais goût, frissonner. « Tu es prêt à partir ? » L’apprenti leva les bras en un geste désespéré. « Tout ce que j’ai est sur moi. » Malacus Quai adorait parler. Il parla, tandis qu’ils traversaient la lande en direction du sud… continua, tandis que le soleil montait à l’assaut des cieux voilés, et poursuivit jusqu’au soir, alors même qu’ils pénétraient dans la forêt. Sa maladie ne l’empêchait pas de bavarder… et ses bavardages ne dérangeaient pas Logen. Cela faisait longtemps qu’on ne lui avait pas parlé, et cela l’aidait à ne pas penser à ses pieds. Il était certes affamé et épuisé, mais le vrai problème se situait plus bas. Ses bottes étaient réduites à des lambeaux de cuir usé, ses orteils, entaillés et meurtris, son mollet, encore cuisant de la morsure du Shanka. Chaque pas constituait une épreuve. Naguère, on le considérait comme l’homme le plus terrifiant du Nord. Là, il redoutait la moindre brindille, la moindre pierre sur la route. Cette situation aurait pu prêter à rire. Il grimaça lorsque son pied buta contre un caillou. « … j’ai donc passé sept ans à étudier avec Maître Zacharus. C’est un mage influent, un grand homme, le cinquième des douze apprentis de Juvens. » Tout ce qui avait trait aux mages semblait être important aux yeux de Quai. « Il a pensé que j’étais prêt à intégrer la Grande Bibliothèque Septentrionale, afin d’étudier avec Maître Bayaz et gagner mon bâton. Mais la vie a été bien difficile pour moi. Maître Bayaz est très exigeant et… » Le cheval s’arrêta, renâcla, fit un écart puis, hésitant, recolla d’un pas. Logen huma l’air et fronça les sourcils. Des hommes se trouvaient à proximité, des hommes très sales. Il aurait dû le remarquer plus tôt, mais il était resté concentré sur ses pieds. Quai le regarda du haut de son perchoir. « Qu’y a-t-il ? » Comme en réponse, un homme jaillit de derrière un tronc où il s’était tapi, à une dizaine de pas devant eux. Un peu plus loin sur la piste, un autre l’imita. Des canailles, sans que le moindre doute soit permis. Sales, barbus, vêtus de guenilles composées d’un mélange de pièces de fourrure et de cuir assemblées au petit bonheur. Tout compte fait, leur accoutrement ne différait guère de celui de Logen. Le plus mince, celui de gauche, tenait une lance à l’extrémité garnie de barbes. Le grand, à droite, possédait une lourde épée piquetée de rouille et portait un vieux casque cabossé orné d’une pointe. Ils avancèrent en grimaçant. Logen entendit un bruit derrière lui et regarda par-dessus son épaule. Son cœur se serra : un troisième compère, enlaidi par un énorme furoncle sur le visage, s’approchait d’eux avec précaution, serrant une énorme hache en bois entre ses mains. Les yeux agrandis par la peur, Quai se pencha sur la selle. « Seraient-ce des bandits ? — C’est toi le devin, bon sang ! » siffla Logen entre ses dents. Les coquins s’immobilisèrent à quelques pas. L’homme casqué semblait être le chef. « Jolie bête, grogna-t-il. Vous nous la prêteriez ? » Le porteur de lance grimaça un sourire et s’empara de la bride. La situation s’était bel et bien dégradée. Quelques instants auparavant, cela paraissait quasiment impossible, mais le destin en avait voulu autrement. Logen doutait de l’efficacité de Quai dans un combat. Il se retrouvait donc seul contre trois, peut-être plus… avec un couteau pour seule arme. S’il n’agissait pas, Malacus et lui seraient détroussés et, plus vraisemblablement, tués. Il faut se montrer réaliste en certaines circonstances. Il examina une nouvelle fois les gredins. Ils ne s’attendaient pas à une résistance, pas de la part de deux hommes désarmés – la lance était dirigée sur le côté, l’épée, pointée vers le sol. Il ignorait tout de la hache, mais devait se fier à la chance. C’est un fait établi que le premier à engager le combat est généralement le dernier à frapper, aussi Logen se tourna-t-il vers l’individu casqué et lui cracha-t-il l’esprit en pleine figure. Celui-ci s’enflamma au contact de l’air et fondit sur sa proie avec avidité. La barbe prit feu, l’épée vibra en tombant sur le sol. L’homme porta désespérément ses mains à son visage, si bien que ses bras furent également atteints par les flammes crépitantes. Il s’écarta, hurlant et tournoyant sur lui-même. Le cheval de Quai sursauta à la vue des flammes et se décala en hennissant. Le maigrichon, lui, recula en trébuchant avec un hoquet de surprise. Logen lui sauta dessus, s’empara du manche de la lance et le cogna au visage, écrasant son nez d’un coup de tête. Le maigrichon chancela ; du sang s’écoulait jusqu’à son menton. Logen le secoua avec la lance, puis, du bras, il décrivit un vaste cercle et lui asséna un crochet au cou. L’homme s’effondra avec force gargouillis. Logen lui arracha la lance des mains. Sentant un mouvement dans son dos, il se jeta au sol et roula sur sa gauche. La hache siffla dans les airs, juste au-dessus de sa tête, et découpa une longue estafilade dans le flanc du cheval. Des gouttes de sang éclaboussèrent le sol, et la boucle retenant la selle fut tranchée net. Emporté par sa hache, l’homme au furoncle tournoya avec elle. Logen se lança à sa poursuite, mais se tordit la cheville sur une pierre ; il se mit à sautiller comme un ivrogne en hurlant de douleur. Une flèche, en provenance des arbres proches, passa à deux doigts de son nez et alla se perdre dans les buissons, de l’autre côté du talus. Le cheval s’ébroua, donna des ruades, avant de filer comme un fou le long de la route. Au moment où la selle glissait du dos de l’animal, Malacus gémit en s’effondrant dans les taillis. Ce n’était pas le moment de s’occuper de lui. Logen chargea l’homme à la hache avec un cri de guerre, le visant droit au cœur. Ce dernier leva son arme à temps pour détourner la lance, mais pas suffisamment. La pointe qui se ficha dans son épaule le fit pivoter sur lui-même. Un sinistre craquement retentit quand le manche se brisa. Déséquilibré, Logen bascula vers l’avant, entraînant l’homme au furoncle dans sa chute. La pointe de la lance qui dépassait du dos de son adversaire entailla profondément le crâne de Logen lorsqu’il s’affala dessus. Saisissant alors les cheveux sales du boutonneux à deux mains, il tira sa tête vers l’arrière et lui écrasa le visage sur une pierre. Se remettant péniblement debout, pris de tournis, Logen essuya le sang qui lui coulait dans les yeux juste à temps pour voir une flèche émerger soudainement d’entre les arbres ; celle-ci vint s’enfoncer dans un tronc à quelques pas de lui. Il se précipita alors vers l’archer qu’il découvrit bientôt : un garçon de quatorze ans à peine, qui préparait déjà une autre flèche. Logen sortit son couteau. Tandis qu’il installait le projectile sur son arc, les yeux écarquillés de terreur, l’adolescent laissa échapper la corde et se transperça la main avec la flèche d’un air ébahi. Logen fonça sur lui. Le garçon lui jeta son arc à la figure. Logen l’évita et continua à courir en tenant son couteau à deux mains. Il le ficha sous le menton de l’adolescent qu’il décolla du sol ; la lame finit par déraper en s’enfonçant dans son cou. Comme le garçon retombait sur Logen, le tranchant dentelé du couteau lui ouvrit longuement le bras. Le sang jaillissait de partout… de la blessure à la tête de Logen, de la coupure de son bras et de la plaie béante à la gorge de l’adolescent. Repoussant le cadavre, il s’adossa contre un tronc et inspira avec fébrilité. Son cœur battait la chamade, son sang bouillonnait dans ses oreilles, son estomac était sens dessus dessous. « Je suis encore en vie, murmura-t-il. Je suis encore en vie. » Les entailles de son crâne et de son bras commençaient à lui élancer. Deux cicatrices supplémentaires ! C’aurait pu être pire. Il essuya le sang sur ses paupières, puis retourna vers la route en boitant. Livide, Malacus Quai, debout au milieu du chemin, fixait les trois bandits. Logen le prit par les épaules et l’examina de la tête aux pieds. « Tu es blessé ? » Quai se contenta de regarder les cadavres. « Ils sont morts ? » La dépouille du chef casqué fumait encore, répandant une odeur à la fois appétissante et nauséabonde. Il était chaussé d’une bonne paire de bottes, remarqua Logen, bien meilleure que la sienne. L’homme au furoncle avait le cou tordu en un angle bien trop bizarre pour être encore vivant ; en outre, la lance brisée lui transperçait le corps. Logen fit rouler le maigrichon du bout du pied. Son visage affichait encore une expression de surprise, les yeux tournés vers le ciel, la bouche ouverte. « J’ai dû lui écraser la trachée », marmonna Logen. Ses mains étaient couvertes de sang. Il les serra l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler. « Et celui qui était dans les arbres, il est mort aussi ? » Logen opina de la tête. « Qu’est-il arrivé au cheval ? — Il s’est enfui, chuchota Quai, découragé. Que faisons-nous ? — Nous allons les fouiller pour voir s’ils transportaient des vivres. » Logen indiqua le cadavre fumant. « Aide-moi à lui retirer ses bottes. » Entraînement d’escrime Harcelez-le, Jezal, harcelez-le ! Ne soyez pas timide ! » Jezal ne demandait qu’à faire plaisir. Il bondit en avant, allongeant une botte vers la droite. West, déjà déséquilibré, recula en trébuchant avec inélégance et réussit tout juste à parer l’attaque de sa courte épée. Ils utilisaient des lames semi-émoussées, ce jour-là, afin de pimenter leurs actions. On ne pouvait pas vraiment empaler quelqu’un avec ce type d’arme, mais en insistant un peu, on pouvait certainement lui causer de vilaines écorchures. Jezal avait la ferme intention d’infliger une ou deux égratignures au commandant pour se venger de son humiliation de la veille. « Voilà, c’est ça ! Faites-lui en baver ! Attaquez, attaquez, capitaine ! Pointez, pointez ! » West exécuta une taille maladroite que Jezal anticipa ; se fendant en avant, il l’écarta et frappa de toute sa puissance, puis ferrailla de la gauche à deux reprises. West para de son mieux, titubant jusqu’au mur. Jezal le tenait enfin ! Il ricana de joie en allongeant une nouvelle botte de sa longue épée. Son adversaire, toutefois, s’était subitement réveillé. West glissa de côté, déviant la lame avec une fermeté déroutante. Jezal trébucha avec un hoquet de surprise en voyant la pointe de son arme se ficher entre deux pierres ; coincée dans le mur, l’épée se mit à osciller, avant d’échapper à sa main engourdie. Se précipitant vers lui, West évita sa deuxième épée et lui donna un violent coup d’épaule. « Aïe ! » s’écria Jezal en reculant. Il tomba au sol, lâchant la courte épée qui fila sur les pavés, où elle fut habilement stoppée par le pied du maréchal Varuz. La pointe émoussée de l’arme de West menaçait dangereusement la gorge de Jezal. « Bon sang ! » jura celui-ci, tandis que le commandant souriant lui offrait sa main. « Oui, comme vous dites ! murmura Varuz en laissant échapper un profond soupir. Une démonstration encore plus lamentable que celle d’hier… si c’est possible ! Vous avez laissé le commandant West vous ridiculiser une nouvelle fois ! » Jezal repoussa la main tendue avec une moue et se releva. « Il n’a jamais perdu le contrôle de cet échange ! Vous vous êtes laissé attirer dans ses filets, et désarmer ! Désarmer ! Même mon petit-fils n’aurait pas commis cette erreur… et il n’a que huit ans ! » Varuz frappa le sol de son bâton. « Expliquez-moi, je vous prie, capitaine Luthar, comment vous allez remporter une épreuve d’escrime, couché par terre et sans épée ? » Jezal se renfrogna. Il se frotta l’arrière du crâne. « Vous en êtes incapable ? Alors, à l’avenir, si vous tombez d’une falaise avec vos épées, je veux vous voir écrasé à son pied, les tenant toujours bien serrées entre vos doigts morts, vous m’entendez ? — Oui, maréchal Varuz », marmonna un Jezal boudeur, souhaitant que ce vieux salaud tombe lui-même de la falaise. Ou pourquoi pas de la Tour des Chaînes ! Ce serait plus approprié. Peut-être que le commandant pourrait même l’accompagner ! « Une trop grande confiance en soi est une calamité pour un escrimeur ! Vous devez considérer chaque adversaire comme le dernier. Quant à votre jeu de jambes… » Varuz retroussa les lèvres d’un air dégoûté. « Très joli, très élégant quand il s’agit d’avancer, mais si on vous oblige à utiliser votre pied d’appui, là, il n’y a plus personne ! Le commandant n’a eu qu’à vous effleurer, pour que vous vous pâmiez comme une jeune fille effarouchée. » En face de lui, West grimaça un sourire. La scène semblait le ravir. Le ravir, bon sang de bonsoir ! « Il paraît que le pied d’appui de Bremer dan Gorst est aussi solide qu’un pilier d’acier. Un pilier d’acier ! La Demeure du Créateur serait plus facile à démolir que lui. » Le maréchal pointa un doigt en direction de la haute tour qui dominait les immeubles de la cour. « La Demeure du Créateur ! » hurla-t-il avec mépris. Jezal renifla et donna un coup de pied sur le sol. Pour la centième fois, il envisagea d’abandonner, de ne jamais plus tenir une épée. Mais que dirait-on ? Son père, bêtement fier de lui, vantait sans cesse son adresse à toute personne désireuse de l’entendre. Il avait à cœur de voir son fils se battre sur la Place des Maréchaux, sous les yeux d’une foule en délire. Si Jezal renonçait maintenant, son père serait mortifié, et lui pourrait dire adieu à ses revenus, sa solde, ses ambitions. Nul doute que ses frères s’en réjouiraient. « L’équilibre, voilà le secret, pérorait Varuz. La force vient des jambes ! À partir d’aujourd’hui, nous allons augmenter l’entraînement de une heure. Tous les jours ! » Jezal se sentit défaillir. « Alors, récapitulons : course à pied, exercices avec la barre de fer, les positions, une heure de boxe, de nouveau les positions, et une heure de poutre. » Le maréchal eut un hochement de tête appréciateur. « Cela suffira pour le moment. Je veux vous voir à six heures du matin, frais comme un gardon… et sobre. » Varuz fronça les sourcils. « Frais comme un gardon et sobre ! » « Je ne pourrai pas tenir ce rythme éternellement, vous savez, dit Jezal en se traînant avec raideur vers ses quartiers. Pendant combien de temps un homme peut-il endurer des horreurs pareilles ? » West fit la grimace. « Et encore ce n’est rien. Je n’ai jamais vu ce vieux salaud se montrer aussi tendre avec quiconque. Il doit vraiment bien vous aimer. Il n’a jamais fait preuve d’autant de gentillesse avec moi. » Jezal n’était pas certain de le croire. « Il pourrait être encore pire ? — Moi, je ne bénéficiais pas de vos appuis. Il m’a obligé à garder la barre de fer au-dessus de ma tête tout un après-midi ; elle a fini par me tomber dessus. » Le commandant esquissa une légère moue, comme si le simple souvenir en était douloureux. « Il m’a fait monter et descendre les marches de la Tour des Chaînes, revêtu d’une armure complète. Il m’a fait boxer tous les jours, quatre heures durant. — Comment avez-vous supporté ça ? — Je n’avais pas le choix. Je ne suis pas noble. L’escrime était le seul moyen de me faire remarquer. Mais cela a fini par payer. À votre connaissance, combien de gens du peuple ont-ils une charge dans la garde royale ? » Jezal haussa les épaules. « En y réfléchissant, très peu. » Étant lui-même un noble, il pensait qu’il ne devrait pas y en avoir du tout. « Mais vous, vous descendez d’une bonne famille, et vous êtes déjà capitaine. Si vous remportez le Tournoi, qui sait jusqu’où vous irez. Hoff – le grand chambellan –, Marovia – le Juge Suprême – et Varuz en personne ont tous été champions, en leur temps. Des champions de sang bleu obtiennent toujours de hautes fonctions. » Jezal eut un reniflement de mépris. « Comme votre ami Sand dan Glotka ? » Ce nom tomba comme un cheveu sur la soupe. « Eh bien… euh… presque toujours. — Commandant West ! » lança une grosse voix derrière eux. Un soldat de forte carrure, à la joue balafrée, courait à leur poursuite. « Sergent Forest, comment allez-vous ? » demanda West en lui donnant une tape amicale dans le dos. Il savait y faire avec les paysans, mais Jezal ne devait pas oublier que West était à peine plus qu’un paysan. Même s’il possédait une certaine éducation et était officier, sans parler du reste, West avait davantage de choses en commun avec le sergent qu’avec lui. Le visage du sergent s’éclaira. « Très bien, merci, Monsieur. » Il adressa à Jezal un signe de tête respectueux. « Bonjour, capitaine. » Ce dernier condescendit à lui répondre sèchement, avant de se détourner pour regarder dans l’avenue. Il ne voyait pas pourquoi un officier aurait envie de fraterniser avec de simples soldats. En outre, celui-ci était balafré et laid. Jezal n’avait que faire des gens laids. « Que puis-je pour vous ? demandait justement West. — Le maréchal Burr veut vous voir, Monsieur, pour une affaire urgente. Tous les officiers ont ordre de se rendre à cette réunion. » Le visage de West s’assombrit. « Je viendrai dès que possible. » Le sergent salua et prit congé. « De quoi s’agit-il ? » s’enquit Jezal avec indifférence, tout en observant un employé de bureau courir après un papier qu’il avait laissé échapper. « Du pays des Angles. De ce Bethod, le roi des peuplades du Nord. » West prononça son nom avec une mine maussade, comme s’il lui laissait un mauvais goût dans la bouche. « On dit qu’il a vaincu tous ses ennemis dans le Nord et qu’à présent il cherche querelle à l’Union. — Eh bien, s’il veut la guerre ! » lança Jezal avec désinvolture. Pour lui, les guerres avaient du bon, elles permettaient de récolter des lauriers et de bénéficier d’un avancement. Porté par une brise légère, le papier voleta jusqu’à ses pieds, suivi de près par l’employé haletant. Jezal ricana lorsque celui-ci, presque courbé en deux, s’efforçant maladroitement de récupérer son bien, s’empressa de le dépasser. Le commandant attrapa le document souillé et le lui tendit. « Merci, Monsieur », lui dit l’employé. Son visage pitoyable, luisant de sueur, affichait une expression d’immense gratitude. « Merci infiniment ! — C’est fort peu de chose », murmura West. L’employé exécuta une courbette empreinte de dévotion avant de s’éloigner rapidement. Jezal était déçu ; la course-poursuite le divertissait. « Une guerre pourrait bien avoir lieu, mais c’est le cadet de mes soucis, à l’heure actuelle. » West poussa un profond soupir. « Ma sœur se trouve à Adua. — J’ignorais que vous en aviez une. — C’est pourtant le cas, et elle est ici. — Et alors ? » Jezal n’avait pas particulièrement envie d’entendre parler de la sœur du commandant. West était peut-être parvenu à sortir de sa condition, mais le reste de sa famille n’intéressait vraiment pas Jezal ; lui ne se préoccupait de rencontrer de pauvres filles du peuple que pour en tirer avantage, et des filles riches de la noblesse, uniquement s’il pensait pouvoir les épouser. Entre ces deux catégories, rien n’avait d’importance. « Eh bien, ma sœur peut se montrer charmante, mais aussi un peu… non conformiste. Elle peut également donner du fil à retordre, quand elle est de mauvaise humeur. En vérité, je préférerais avoir à m’occuper d’une bande d’hommes du Nord plutôt que d’elle. — Voyons, West », intervint Jezal d’un air absent, sans prendre réellement garde à ce qu’il disait. « Je suis sûr qu’elle n’est pas si terrible que ça. » Le visage du commandant s’éclaira. « Ouf ! Cela me soulage de vous l’entendre dire. Elle a toujours voulu visiter l’Agriont ; depuis des années, je lui promets de l’emmener y faire un tour à l’occasion d’une de ses visites. Nous avions envisagé de le faire aujourd’hui, en fait. » Jezal se sentit défaillir. « Et avec cette réunion… — Mais je dispose de si peu de temps, en ce moment ! gémit Jezal. — Je lui ai juré que j’arrangerais ça avec vous. Retrouvons-nous à mes appartements dans une heure. — Attendez une seconde… » Mais West s’éloignait déjà à grands pas. Faites qu’elle ne soit pas trop laide, pria Jezal en s’approchant avec lenteur de l’appartement de West. Il leva la main à contrecœur pour frapper à la porte. Faites juste qu’elle ne soit pas trop laide. Ni trop bête non plus. Enfin… évitons de gâcher tout un après-midi avec une fille idiote ! Son poing était à mi-chemin, quand il entendit des voix juste derrière le battant. Il resta dans le couloir, puis, malgré un sentiment de culpabilité, tendit l’oreille et la colla presque contre le panneau de bois, espérant surprendre un compliment à son sujet. « … et qu’en est-il de ta femme de chambre ? » Dans la voix du commandant West, partiellement étouffée, transparaissait une immense contrariété. « J’ai dû la laisser à la maison… il y avait beaucoup de travail. Personne n’y était allé depuis des mois. » La sœur de West ! Le cœur de Jezal se serra. Une voix grave, évoquant une personne souffrant d’embonpoint. Jezal ne pouvait se permettre d’être aperçu dans l’Agriont avec une fille grassouillette pendue à son bras. Cela ruinerait sa réputation. « Mais tu ne peux pas te promener toute seule en ville ! — Je suis bien arrivée jusqu’ici, non ? Tu oublies qui nous sommes, Collem. Je peux parfaitement me débrouiller sans servante. De toute façon, pour la plupart des gens d’ici, je ne vaux pas mieux qu’une servante. En outre, ton ami le capitaine Luthar sera là pour veiller sur moi. — C’est encore pire, et tu le sais fichtrement bien ! — Quoi qu’il en soit, comment pouvais-je deviner que tu serais occupé ? Je pensais que tu consacrerais un peu de temps à ta propre sœur. » Elle ne semblait pas idiote, c’était déjà ça, mais grosse, et irritable de surcroît. « Ne serai-je pas en sécurité avec ton ami ? — Ce n’est pas un mauvais bougre… mais lui le sera-t-il avec toi ? » Jezal n’était pas certain de comprendre ce que le commandant entendait par là. « Sans parler du fait que tu déambuleras seule dans l’Agriont avec un homme que tu connais à peine ! Ne joue pas les imbéciles, je sais ce dont tu es capable. Qu’en penseront les gens ? — Ça, je m’en fous pas mal. » Jezal recula brusquement. Il n’avait pas l’habitude d’entendre des dames employer ce genre de langage. Grosse, irritable et vulgaire, nom d’un chien ! Cela pourrait être pire que ce qu’il craignait. Il inspecta le couloir, envisageant de s’enfuir à toutes jambes, préparant déjà une excuse. Manque de chance, quelqu’un montait les escaliers ! Plus question de filer discrètement. Il lui fallait frapper à la porte et s’acquitter de cette corvée. Grinçant des dents, plein de ressentiment, il cogna sur le bois. Les voix s’interrompirent aussitôt. Jezal afficha un sourire amical peu convaincant. Que la torture commence ! La porte s’ouvrit toute grande. Pour il ne savait quelle raison, il s’était imaginé une version plus petite et plus ronde du commandant West… en robe. Il s’était considérablement fourvoyé. Elle était sans doute un peu plus enveloppée que la mode ne l’exigeait, vu que les filles maigres faisaient fureur, mais on ne pouvait guère la qualifier de grasse, non, même pas du tout. Elle avait des cheveux noirs, un teint cuivré, un peu plus hâlé que ce que l’on considérait généralement comme le teint idéal. Jezal n’était pas sans savoir qu’une dame devait rester à l’écart du soleil le plus possible ; en l’examinant, il fut toutefois incapable de se rappeler l’explication. Ses yeux étaient très foncés, quasiment noirs… et les yeux bleus faisaient tourner les têtes cette année-là ! Mais dans la faible lumière de l’entrée, les siens luisaient d’un éclat presque ensorcelant. Elle lui sourit. Un sourire étrange : ses lèvres remontèrent plus d’un côté que de l’autre. Cela le mit légèrement mal à l’aise, comme si elle connaissait quelque chose de drôle qu’il ignorait. Ses dents, cependant, étaient parfaites, immaculées, brillantes. La colère de Jezal s’estompa peu à peu. Plus il la fixait, plus il appréciait son physique, plus sa tête se vidait de ses pensées profondes. « Bonjour », dit-elle. La bouche de Jezal s’entrouvrit par la force de l’habitude, mais rien ne vint. Son esprit était pareil à une page blanche. « Vous devez être le capitaine Luthar ! — Euh… — Je suis Ardee, la sœur de Collem. » Elle se frappa soudain le front. « Suis-je bête, Collem a dû vous parler de moi. Je sais que vous êtes de grands amis. » Jezal lança un regard étrange au commandant qui, sourcils froncés, le dévisageait d’un air quelque peu décontenancé. Avouer qu’il ignorait complètement son existence le matin même serait inconvenant. Il lutta pour trouver une réponse amusante. En vain. Le prenant alors par le bras, Ardee le conduisit au centre de la pièce, tout en lui parlant. « Je sais que vous êtes un escrimeur hors pair, mais on m’avait certifié que votre esprit était encore plus aiguisé que votre lame. À tel point qu’en présence de vos amis, vous n’utilisez que votre épée, car votre éloquence est bien trop dangereuse. » Elle attendit, emplie d’espoir. Silence. « Eh bien… marmonna-t-il, il m’arrive de croiser le fer. » Navrant. Carrément épouvantable. « Ai-je affaire à la bonne personne, ou seriez-vous le jardinier ? » Elle le regardait désormais avec une expression insolite, difficile à déchiffrer. Peut-être le genre de celle qu’aurait Jezal en évaluant un cheval qu’il songerait à acheter : prudente, pénétrante, absorbée, et imperceptiblement méprisante. « Il semblerait qu’ici même les jardiniers disposent de splendides uniformes. » Jezal était presque sûr qu’il s’agissait là d’une sorte d’insulte mais, trop occupé à essayer de trouver une réponse pertinente, il n’y prêta pas attention. Il savait que s’il ne prenait pas la parole immédiatement, il passerait la journée dans un silence embarrassant, aussi se décida-t-il, en comptant sur la chance. « Pardonnez-moi de paraître confondu, mais le commandant West étant un homme si peu séduisant, je ne m’attendais pas à ce qu’il ait une sœur aussi jolie ! » West s’esclaffa. Sa sœur haussa un sourcil et se mit à compter sur ses doigts. « Voilà un constat légèrement blessant pour mon frère, ce qui est une bonne chose. Avec un soupçon de drôlerie, ce qui n’est pas mal non plus. Ainsi qu’une certaine franchise, ce qui est rafraîchissant, et enfin très flatteur pour moi, ce qui est excellent. Cela arrive un peu tard, mais ça valait la peine d’attendre. » Elle fixa Jezal droit dans les yeux. « Tout compte fait, l’après-midi ne sera peut-être pas une perte de temps. » Jezal n’était pas certain d’apprécier cette dernière remarque, ni la façon dont elle l’observait, mais il adorait la contempler, aussi se sentait-il enclin à l’indulgence. Les femmes qu’il fréquentait tenaient rarement des propos intelligents, surtout lorsqu’elles étaient jolies. Il supposait qu’on les entraînait à sourire, hocher la tête et écouter, pendant que les hommes faisaient la conversation. Dans l’ensemble, il approuvait cette façon de procéder, l’intelligence seyait cependant à la sœur de West. En outre, elle avait éveillé sa curiosité au plus haut point. Grosse et irritable, ces qualificatifs n’étaient plus à l’ordre du jour, aucun doute là-dessus. Quant à vulgaire… eh bien… les jolies personnes ne sont jamais vulgaires, n’est-ce pas ? Restait… non conformiste. Il commençait à se dire que cet après-midi, comme elle l’avait elle-même affirmé, ne serait peut-être pas une perte de temps. West se dirigea vers la porte. « Je me vois dans l’obligation de vous abandonner à vos petites plaisanteries. Le maréchal Burr m’attend. Ne faites rien que je ne ferais, hein ? » À l’évidence, ce commentaire s’adressait à Jezal, même si West ne quittait pas sa sœur des yeux. « Ce qui équivaut pratiquement à tout se permettre », railla cette dernière, en croisant le regard de Jezal. Surpris de se sentir rougir comme une jeune fille, celui-ci toussota et fixa ses souliers. West leva les yeux au ciel. « Pitié ! s’écria-t-il en refermant la porte. — Vous voulez boire quelque chose ? » s’enquit Ardee, qui remplissait déjà un verre de vin. Seul, avec une magnifique jeune femme. Pas vraiment nouveau comme expérience, se dit Jezal… à qui, pourtant, son habituel aplomb faisait subitement défaut. « Oui, merci, c’est très gentil. » Oh, oui, un verre, un verre… exactement ce qu’il fallait pour se calmer. Elle le lui tendit et s’en servit un autre. Il se demanda s’il était convenable pour une dame de boire à pareille heure, mais en faire la remarque lui parut superflu. Après tout, elle n’était pas sa sœur. « Dites-moi, capitaine, quelles sont vos relations exactes avec mon frère ? — Eh bien… il est mon officier supérieur, et nous pratiquons l’escrime ensemble. » Son cerveau recommençait à fonctionner. « Mais… ça… vous le savez déjà. » Elle lui adressa un sourire grimaçant. « Bien sûr, mais ma gouvernante a toujours soutenu qu’il fallait encourager les jeunes hommes à s’exprimer. » Jezal s’étrangla en buvant et recracha une gorgée de vin sur sa veste. « Oh là là ! s’écria-t-il. — Tenez, gardez-moi ça une seconde », ordonna-t-elle en lui tendant son verre. Il le prit sans réfléchir et se rendit compte aussitôt qu’il avait les deux mains occupées. Quand elle se mit à lui tamponner la poitrine, il lui fut impossible de protester, bien que trouvant cette attitude des plus hardies. En vérité, si elle n’avait pas été aussi jolie, il ne s’en serait pas privé. Il se demanda si elle avait conscience de la vue plongeante dans son corsage qu’elle lui offrait… Bien sûr que non, comment aurait-elle pu s’en rendre compte ? Arrivée ici de fraîche date, elle ne connaissait rien au raffinement, elle se comportait comme une fille de la campagne. En tout cas, il ne pouvait nier la beauté du spectacle. « Voilà qui est mieux », déclara-t-elle, bien que son geste n’eût rien changé à l’affaire. Du moins, en ce qui concernait son uniforme. Elle lui reprit les verres, vida le sien rapidement avec une petite inclinaison experte de la tête et reposa les deux sur la table. « On y va ? — Oui, bien sûr. Oh ! » s’exclama-t-il en lui offrant son bras. Elle le guida dans le couloir et les escaliers sans cesser de bavarder. Il ne s’agissait que d’un enchaînement d’échanges verbaux mais, comme l’avait fait remarquer le maréchal Varuz un peu plus tôt, la défense de Jezal était faible. Tandis qu’ils traversaient la vaste Place des Maréchaux, il tentait de parer à sa verve avec l’énergie du désespoir, mais parvenait à peine à placer un mot. On avait l’impression qu’Ardee habitait la ville depuis des années et que Jezal était le lourdaud de province. « Les Salles Martiales sont là-bas derrière ? » Elle indiqua de la tête le mur imposant qui séparait le quartier général des armées de l’Union du reste de l’Agriont. « Oui, en effet. C’est là que se trouvent les bureaux des maréchaux, ainsi que les baraquements, les armureries et, euh… » Il laissa la suite en suspens, ne sachant quoi ajouter, mais Ardee vint à son secours. « Alors, mon frère doit être quelque part par là. Je suppose qu’on doit le considérer comme un soldat célèbre, non ? Le premier à avoir franchi la brèche à Ulrioch, sans parler du reste. — Eh bien, oui, le commandant West est très respecté, ici… — Ce qu’il peut être ennuyeux, tout de même ! Il adore tellement se faire passer pour quelqu’un de mystérieux, de tourmenté. » Elle afficha un mince sourire distant et se caressa le menton pensivement, comme aurait pu le faire son frère. Elle avait parfaitement saisi le personnage et Jezal ne put s’empêcher d’éclater de rire, tout en se demandant s’il était raisonnable qu’elle marchât si près de lui. Non pas qu’il le regrettât, bien sûr. Bien au contraire, mais les gens les regardaient. « Ardee… fit-il. — Et ça, ce doit être l’Allée du Roi. — Euh, oui. Ardee… » Elle contemplait la magnifique statue de Harod le Grand, dont le regard sévère était fixé vers le lointain. « Harod le Grand ? l’interrogea-t-elle. — Euh, oui. Dans le haut Moyen ge, avant l’Union, il a combattu pour réunir les trois royaumes. Il a été le premier Roi Suprême. » Triple idiot, pensa Jezal, elle le sait déjà, comme tout le monde. « Ardee, je crois que votre frère ne… — Et lui, c’est Bayaz, le Premier des Mages ? — Oui, il a été le plus loyal conseiller de Harod. Mais Ardee… — Est-il vrai qu’on lui a conservé son siège au Conseil Restreint ? » Jezal fut déconcerté par cette question. « J’ai entendu dire qu’un siège restait vide, mais je ne savais pas… — Ils ont tous l’air si sérieux, vous ne trouvez pas ? — Euh… je suppose que c’est dû à l’époque », proposa-t-il avec une pauvre grimace. Le soleil fît étinceler les ailes dorées du casque d’un héraut qui, dans un bruit de tonnerre, descendait l’avenue sur un gigantesque cheval écumant. Un groupe de secrétaires se dispersa pour le laisser passer ; Jezal essaya d’écarter Ardee de son chemin en douceur. À sa grande consternation, celle-ci refusa de bouger. Le cheval fila si près d’elle qu’un courant d’air ébouriffa ses cheveux, les envoyant balayer le visage de Jezal. Elle se tourna vers lui, les joues rosies par l’émotion, sans manifester la moindre inquiétude quant au danger auquel elle venait d’échapper. « Un héraut ? s’enquit-elle en lui reprenant le bras pour le guider vers l’Allée du Roi. — Oui, croassa Jezal qui tentait de son mieux de contrôler sa voix. Ces chevaliers sont investis de graves responsabilités. Ils délivrent les messages du roi dans toute l’Union. » Comme son cœur avait cessé de battre à tout rompre, il poursuivit : « Ils traversent même la mer Circulaire pour se rendre au pays des Angles, à Dagoska et à Westport. Ils ont pour mission de parler au nom du roi, au point qu’il leur est interdit de s’exprimer en dehors des affaires royales. — Fedor dan Haden était sur le même bateau que moi. Il appartient au corps de cavalerie des hérauts. Nous avons pourtant conversé pendant des heures. » Jezal essaya en vain de masquer son étonnement. « Nous avons parlé d’Adua, de l’Union, de sa famille. Votre nom a même été cité. » Jezal voulut encore prendre un air détaché… nouvel échec. « À propos du Tournoi imminent… » Ardee se rapprocha davantage. « Fedor pense que Bremer dan Gorst va vous mettre en pièces. » Jezal laissa échapper un hoquet étranglé, mais se rallia à cette opinion. « Malheureusement, cet avis semble être celui de la majorité des gens. — Mais ce n’est pas le vôtre, j’espère ? — Euh… » Elle s’arrêta, lui prit la main en le regardant droit dans les yeux et déclara d’un ton plein d’ardeur : « Je suis persuadée que vous vaincrez, peu importent les rumeurs. Mon frère vous tient en haute estime… et il est généralement avare de compliments. — Euh… balbutia Jezal. » Ses doigts lui fourmillaient agréablement. Les grands yeux sombres d’Ardee le fixaient toujours ; il se retrouva à court de mots. Elle avait une façon bien particulière de se mordre la lèvre inférieure qui lui vidait l’esprit. Une lèvre admirable, charnue. Cela ne le dérangerait pas d’y goûter lui aussi. — Eh bien, merci, grimaça-t-il avec gaucherie. — Et là, c’est le parc, reprit Ardee, en se détournant pour admirer la verdure. Il est encore plus beau que je ne l’imaginais. — Hum… oui. — C’est merveilleux d’être au cœur d’une telle ville ! J’ai passé tant de temps à l’écart du monde. Bon nombre de décisions importantes doivent être prises ici, et bon nombre de personnes influentes doivent s’y trouver ! » Ardee fit courir sa main sur les branches d’un saule, en bordure de l’allée. « Collem redoutait une guerre dans le Nord. Il craignait pour ma sécurité. Je pense que c’est la raison qui l’a poussé à me faire venir. Je crois qu’il se tracasse un peu trop. Qu’en pensez-vous, capitaine Luthar ? » Quelques heures plus tôt, il ignorait encore tout de la situation politique, mais une telle réponse ne la satisferait pas. « Eh bien… », commença-t-il en cherchant à se souvenir du nom. Puis, soulagé : « Ce Bethod mériterait qu’on le remette à sa place. — Le bruit court qu’il dispose de vingt mille hommes du Nord sous sa bannière. » Elle se pencha vers lui. « Des barbares, murmura-t-elle. Des sauvages. J’ai entendu dire qu’il écorche vifs ses prisonniers. » Jezal songea que cette conversation ne convenait décidément pas à une jeune fille. « Ardee… la pria-t-il. — Mais je suis sûre qu’avec des hommes comme vous et mon frère pour nous protéger, nous, pauvres femmes, n’avons rien à craindre. » Lui tournant alors le dos, elle s’éloigna sur le sentier. Jezal dut courir pour rester à sa hauteur. « Et ça, c’est la Demeure du Créateur ? » Ardee leva la tête vers la sinistre silhouette de la gigantesque tour. « Oui, effectivement. — Personne n’y pénètre jamais ? — Non, personne. En tout cas, pas à ma connaissance. La porte du pont est verrouillée. » Il fronça les sourcils en regardant la tour. Il lui paraissait étrange désormais de ne jamais avoir réfléchi à ça. À force d’habiter l’Agriont et de la voir tous les jours, on finissait par s’y habituer. « Cet endroit est scellé, je crois. — Scellé ? » Ardee s’inclina à le frôler. Jezal jeta un coup d’œil inquiet autour de lui, mais personne ne les regardait. « N’est-il pas étrange que personne n’y entre jamais ? N’est-ce pas là un véritable mystère ? » Il sentait presque son souffle sur son cou. « Enfin ! pourquoi ne démolit-on pas simplement la porte ? » Jezal éprouvait des difficultés terribles à se concentrer, à son contact. Il se demanda un instant – instant à la fois effrayant et excitant – si elle n’était pas en train de flirter avec lui. Non, non, bien sûr que non ! Elle n’avait pas l’habitude de la ville, voilà tout. Elle se comportait comme une campagnarde ingénue… Néanmoins, elle était vraiment très proche de lui. Si seulement elle était un peu moins attirante, un peu moins confiante. Si seulement elle était un peu moins… la sœur de West. Il toussota nerveusement et inspecta le sentier en espérant vainement être distrait. Quelques passants y déambulaient. Il ne reconnaissait cependant personne, à moins que… Le charme fut brusquement rompu. Jezal se pétrifia. Une silhouette bossue, bien trop couverte par cette journée ensoleillée, s’avançait vers eux ; elle boitait en s’appuyant fortement sur une canne. Penché en avant, l’homme grimaçait à chaque pas. Les promeneurs plus pressés décrivaient une large courbe pour l’éviter. Jezal tenta d’entraîner Ardee avant qu’il ne les aperçoive, mais elle lui résista avec grâce et se dirigea résolument vers l’inquisiteur claudicant. Comme ils allaient le croiser, il releva tout à coup la tête. Ses yeux s’éclairèrent en reconnaissant Jezal. Ce dernier crut que son cœur s’arrêtait de battre. Impossible de l’ignorer désormais. « Ça alors, capitaine Luthar ! » dit Glotka d’un ton chaleureux, en s’approchant un peu trop pour lui serrer la main. « C’est un plaisir ! Je suis surpris que le maréchal Varuz vous ait libéré aussi tôt. Le grand âge doit le ramollir. — Le maréchal est toujours aussi exigeant, rétorqua Jezal. — J’espère que mes Tourmenteurs ne vous ont pas dérangés, l’autre soir. » L’Inquisiteur secoua tristement la tête. « Ils n’ont aucune éducation. Aucun savoir-vivre. Mais ils accomplissent leur tâche à la perfection. Je vous jure que le roi n’a pas de meilleurs serviteurs que ces deux-là. — Je suppose que nous servons tous bien le roi, chacun à sa façon. » La voix de Jezal laissa transparaître plus d’hostilité qu’il ne l’aurait voulu. Si Glotka le remarqua, il le dissimula parfaitement. « Vous l’avez dit ! Mais je ne crois pas connaître votre amie. — Non. C’est… — En fait, nous nous sommes déjà rencontrés », intervint Ardee, à la grande surprise de Jezal, en tendant sa main à l’inquisiteur. « Ardee West. » Glotka haussa les sourcils. « Non ? ! » Il s’inclina avec raideur pour la lui baiser. Jezal vit sa bouche se tordre en un rictus douloureux au moment où il se redressa, mais le sourire édenté réapparut presque aussitôt. « La sœur de Collem West ! Vous avez tellement changé ! — En mieux, j’espère », s’esclaffa-t-elle. Jezal se sentit terriblement mal à l’aise. « Eh bien… oui, en effet, répondit Glotka. — Vous aussi vous avez beaucoup changé, Sand. » Ardee eut l’air soudain très triste. « Ma famille s’est terriblement inquiétée. Nous n’avons cessé d’espérer que vous reviendriez sain et sauf. Le visage de Glotka se crispa involontairement. « Puis, quand nous avons appris que vous étiez blessé… comment allez-vous ? » L’Inquisiteur jeta un bref regard à Jezal, ses yeux aussi froids que ceux d’un cadavre. Celui-ci se plongea dans la contemplation de ses bottes, la gorge nouée par la peur. Il n’avait rien à redouter d’un estropié, n’est-ce pas ? Il aurait pourtant préféré se trouver encore sur le terrain d’entraînement. Glotka fixa Ardee ; son œil gauche papillotait légèrement. Elle lui rendit son regard sans ciller, les yeux emplis d’une paisible sollicitude. « Je vais bien. Aussi bien qu’on pourrait l’espérer. » Il afficha une expression étrange. Jezal se sentit encore plus mal à l’aise. « Merci de me le demander. Vraiment. Personne ne prend jamais cette peine. » Un silence embarrassant s’installa. L’Inquisiteur étira son cou sur le côté ; un craquement sonore se fit entendre. « Ah, enfin débloqué ! lâcha-t-il. J’ai eu grand plaisir à vous rencontrer, tous les deux, mais le devoir m’appelle. » Il les gratifia d’un nouveau sourire tordu, puis partit en clopinant, son pied gauche raclant les graviers. Ardee fronça les sourcils en observant son dos voûté, tandis qu’il s’éloignait lentement. « C’est si triste, souffla-t-elle. — Pardon ? » grommela Jezal. Il repensait à l’énorme brute de la ruelle, à ses yeux rouges rapprochés, à ses cheveux blancs. Au prisonnier avec un sac sur la tête. Nous servons tous le roi à notre façon. Parfaitement. Il fut pris d’un frisson incontrôlable. « Lui et mon frère étaient assez proches. Il est venu chez nous un été. Ma famille était tellement fière de sa visite que c’en était gênant. Il avait l’habitude de croiser le fer avec mon frère tous les jours, et il gagnait toujours. Sa façon de bouger était un spectacle incroyable ! Sand dan Glotka… l’étoile la plus lumineuse des deux. » Elle lui adressa de nouveau un petit sourire déluré. « Et maintenant, c’est vous qui l’êtes, dit-on. — Euh… » balbutia Jezal, qui ne savait pas si elle le complimentait ou se moquait de lui. Il ne put s’empêcher de penser qu’il avait été battu à deux reprises ce jour-là, une fois par le frère, une autre par la sœur. Il préféra croire que c’était la jeune fille qui lui avait infligé la correction la plus sévère. Rituel matinal Par cette belle journée estivale, le parc regorgeait de promeneurs vêtus de couleurs vives. Le colonel Glotka s’efforçait de marcher d’un pas vaillant pour se rendre à une réunion importante. Les gens s’inclinaient, puis s’écartaient avec respect pour lui céder le passage. Ignorant la plupart d’entre eux, il ne gratifiait que les plus influents de son sourire lumineux. Ravis d’être remarqués, les visages des rares élus s’éclairaient en retour. « Je suppose que nous servons tous le roi à notre façon », gémit le capitaine Luthar en tendant la main vers son épée. Mais Glotka fut trop rapide pour lui ; tel l’éclair, il planta sa lame étincelante dans le cou de cet idiot ricaneur. Du sang éclaboussa le visage d’Ardee West. Elle battit des mains d’un air extasié, en regardant Glotka avec des yeux brillants. Luthar semblait surpris d’avoir été occis. « Ah, enfin ! » dit Glotka en souriant. Le capitaine tomba face contre terre ; du sang s’échappait à gros bouillons de sa gorge tranchée. La foule hurla d’enthousiasme. En remerciement, Glotka exécuta une élégante courbette. Les acclamations redoublèrent. « Oh, colonel, vous ne devriez pas », murmura Ardee, comme celui-ci léchait le sang répandu sur sa joue. « Je ne devrais pas quoi ? » grogna-t-il, en l’enlaçant pour l’embrasser avec voracité. La foule était en délire. Lorsqu’il la relâcha, Ardee, béate d’admiration, lèvres entrouvertes, le fixait de ses grands yeux noirs comme du charbon. « L’Infigne Letteur fous réclame, dit-elle avec un sourire avenant. — Comment ? » La foule, maudite soit-elle, était désormais silencieuse. Le flanc gauche de Glotka s’engourdissait. Ardee lui effleura la joue tendrement. « L’Infigne Letteur ! » hurla-t-elle. On frappait bruyamment à la porte. Glotka ouvrit les yeux. Où suis-je ? Qui suis-je ? Oh non. Oh si ! Il se rendit bientôt compte qu’il avait mal dormi : son corps était empêtré dans les couvertures, son visage, écrasé dans l’oreiller. Tout son côté gauche était ankylosé. Les coups sur la porte se firent plus violents. « L’Infigne Letteur ! » beugla Frost en zézayant. Lorsque Glotka essaya de relever la tête, une douleur fulgurante lui parcourut le cou. Ah ! rien de tel qu’un spasme au réveil pour s’éclaircir les idées. « Ça va ! maugréa-t-il. Une seconde, bon sang ! » Les pas lourds de l’albinos s’éloignèrent dans le couloir. Glotka demeura immobile un moment puis, le souffle rendu rauque par l’effort, il déplaça son bras droit avec précaution et tenta de se remettre sur le dos. Quand les premiers fourmillements se propagèrent dans sa jambe gauche, il serra son poing de toutes ses forces. Si seulement ce satané membre voulait bien rester engourdi ! Mais la souffrance arriva aussitôt. Il commença également à prendre conscience d’une odeur nauséabonde. Nom d’un chien, je me suis encore chié dessus. « Barnam ! » vociféra Glotka. Il patienta, haletant, tandis que son flanc gauche le martyrisait pour le punir. Que fait ce vieil idiot ? « Barnam ! s’époumona-t-il. — Vous allez bien, Monsieur ? » s’enquit son serviteur derrière la porte. Bien ? Bien ? Pauvre fou ! À quand remonte la dernière fois où je me suis senti bien, d’après toi ? « Non, sacrebleu ! J’ai souillé mon lit ! — J’ai fait bouillir de l’eau, Monsieur. Pouvez-vous vous lever ? » En une occasion, Frost avait dû briser la porte. Peut-être devrais-je la laisser ouverte toute la nuit… Mais dans ce cas, comment parviendrais-je à dormir ? « Je pense que oui », siffla Glotka, la langue collée sur ses gencives édentées. Ses bras tremblèrent quand il se hissa hors du lit pour se laisser retomber sur la chaise qui le flanquait. Échappant toujours à son contrôle, sa jambe gauche, grotesque et dépourvue d’orteils, s’agitait nerveusement. Baissant les yeux vers elle, il lui décocha un regard plein de haine. Satanée horreur ! Tas de chair inutile et répugnant ! Pourquoi ne t’ont-ils pas coupée purement et simplement ? Pourquoi ne le fais-je pas ? La raison, il la connaissait pertinemment : la présence de sa jambe lui permettait au moins de prétendre être un demi-homme. Il frappa sa cuisse atrophiée et le regretta aussitôt. Quel idiot ! La douleur, qui remontait le long de son dos avec plus de violence que précédemment, s’accentua à mesure que le temps passait. Allons, allons, ne nous fâchons pas ! Il commença à masser délicatement le membre amaigri. Nous sommes soudés l’un à l’autre, alors pourquoi me tourmentes-tu ? « Pouvez-vous vous approcher de la porte, Monsieur ? » Fronçant le nez à cause de l’odeur nauséabonde, Glotka s’empara de sa canne et, lentement, au supplice, se mit debout. Il traversa la pièce en boitillant, faillit tomber à mi-chemin, mais se redressa au prix d’une atroce souffrance. S’appuyant contre le mur pour garder l’équilibre, il tourna la clef dans la serrure et ouvrit péniblement la porte. De l’autre côté, Barnam l’attendait, bras tendus, prêt à le rattraper. Quelle ignominie ! Dire que moi, Sand dan Glotka, le meilleur épéiste que l’Union ait jamais compté, je dois être porté jusqu’à ma baignoire par un vieil homme, afin de pouvoir me débarrasser de mes propres excréments. S’ils se souviennent encore de moi, ils doivent bien rire, à l’heure qu’il est, tous ces imbéciles que j’ai battus. Je rirais aussi, si cela ne me causait pas un tel tourment. Il soulagea sa jambe gauche et mit un bras sur les épaules de Barnam, sans se plaindre. Après tout, que m’importe ? Autant qu’on me facilite la vie ! Du moins, dans la mesure du possible. Après une profonde inspiration, Glotka conseilla : « Avance doucement, ma jambe ne s’est pas encore réveillée. » Sautillant et chancelant, ils longèrent le couloir un peu trop étroit pour y marcher de front. La salle de bains semblait éloignée d’au moins une demi-lieue. Ou davantage. Je préférerais marcher pendant des centaines de lieues avec mon ancien corps, plutôt que d’aller à la salle de bains dans mon état. Mais ce n’est pas mon jour de chance, hein ? On ne peut revenir en arrière. Jamais. La vapeur parut délicieusement chaude sur la peau halitueuse de Glotka. Avec l’aide de Barnam qui le soutenait par les bras, il souleva lentement sa jambe droite et l’introduisit en douceur dans l’eau. Bon sang, c’est brûlant ! Le vieux serviteur l’aida à procéder de même avec l’autre jambe ; puis, le prenant sous les aisselles, il le porta comme un bébé pour l’immerger jusqu’au cou. « Ah ! » Glotka se fendit d’un sourire édenté. « Aussi chaud que la forge du Créateur, Barnam, exactement comme je l’aime. » La chaleur se diffusait désormais dans sa jambe, où la douleur s’estompait. Elle n’a pas encore disparu, cela n’arrive jamais. Mais ça va beaucoup mieux. Glotka commençait à avoir l’impression de pouvoir affronter une nouvelle journée. On doit apprendre à aimer les choses insignifiantes du quotidien, comme un bain par exemple. On doit apprendre à se contenter de peu, quand on ne peut rien avoir d’autre. Le Tourmenteur Frost l’attendait dans la minuscule salle à manger du rez-de-chaussée, affalé de tout son poids sur une chaise basse accolée au mur. Glotka s’effondra sur un autre siège. Il huma soudain un bol de porridge fumant d’où saillait une cuillère en bois sans toucher le bord. Son estomac se mit à gargouiller et sa bouche à saliver abondamment. En fait, les symptômes d’une terrible nausée. « Hourra ! s’écria Glotka. Encore du porridge ! » Il regarda le Tourmenteur immobile par-dessus son bol. « Porridge et miel sont bien mieux que l’argent, avec du porridge et du miel, tout devient marrant ! » Les yeux rouges ne cillèrent pas. « C’est une comptine que ma mère me chantait. Elle n’a jamais réussi toutefois à me faire manger de cette mixture. À présent, dit-il en y plongeant la cuillère, je n’en suis jamais rassasié. » Frost lui rendit son regard. « C’est bon pour la santé », insista Glotka qui s’obligea à en avaler une pleine cuillerée, avant d’en reprendre une autre. « Délicieux, ajouta-t-il en y replongeant sa cuillère, et le pompon », marmonna-t-il, manquant de s’étouffer avec la suivante, « c’est qu’on n’a pas besoin de mâcher. » Il repoussa le bol presque plein et se débarrassa de la cuillère. « Miam, miam ! musa-t-il. Un solide petit déjeuner est indispensable pour passer une bonne journée, tu n’es pas de mon avis ? » Il eut l’impression de contempler un mur blanchi à la chaux… l’émotion en moins. « Ainsi, l’Insigne Lecteur veut me voir, hein ? » L’albinos acquiesça. « Et que penses-tu que notre illustre supérieur attende de créatures comme nous ? » Un haussement d’épaules. « Hum ! » Glotka récupéra des grumeaux de porridge coincés dans ses gencives. « Sais-tu s’il est de bonne humeur ? » Nouveau haussement d’épaules. « Allons, allons, Tourmenteur Frost, ne sois pas aussi volubile, je ne pourrais jamais assimiler toute ton histoire ! » Silence. Barnam entra dans la salle et ramassa le bol. « Voulez-vous autre chose, Monsieur ? — Assurément. Un gros steak saignant et une pomme bien croquante. » Puis, lorgnant le Tourmenteur Frost. « J’adorais les pommes quand j’étais gamin. » Combien de fois ai-je déjà fait cette plaisanterie ? Impassible, Frost lui renvoya un regard sans joie. Glotka se tourna vers Barnam ; le vieil homme lui offrit un sourire las. « Oh, je sais ! soupira Glotka. Mais il faut bien que les hommes gardent quelque espoir, non ? — Bien sûr, Monsieur, murmura le serviteur en se dirigeant vers la porte. » Le peuvent-ils vraiment ? Le bureau de l’Insigne Lecteur se trouvait au dernier étage de la Maison des Questions ; l’ascension était longue. Les couloirs bondés constituaient son pire calvaire. Tourmenteurs, employés de bureau, inquisiteurs s’y pressaient, à l’image de fourmis sur un tas de fumier croulant. Chaque fois que Glotka sentait leurs yeux posés sur lui, il avançait en boitillant et souriait, tête haute. Dès qu’il était seul, il s’arrêtait et haletait, transpirait et jurait, massait et frappait sa jambe pour la ramener à la vie. Pourquoi est-ce si haut ? se demandait-il, en se traînant dans les sombres corridors et les escaliers en colimaçon de l’immeuble labyrinthique. Le temps de parvenir à l’antichambre, il était épuisé, soufflait comme un bœuf, et sa main gauche engourdie serrait le pommeau de sa canne. Derrière un bureau monumental qui encombrait la moitié de la pièce, le secrétaire de l’Insigne Lecteur l’examina d’un air soupçonneux. En face de lui se trouvaient quelques chaises, destinées à faire patienter des gens dont la nervosité était vouée à s’accroître. Deux Tourmenteurs colossaux flanquaient la double porte avec tant d’immobilité et de sévérité qu’ils semblaient faire partie du mobilier. « Êtes-vous attendu ? » demanda le secrétaire d’une voix aiguë. Tu sais qui je suis, petit merdeux prétentieux. « Évidemment », rétorqua Glotka, acerbe. « Vous vous imaginez que j’ai monté toutes ces marches pour admirer votre bureau ? » Le secrétaire fronça le nez en le regardant avec dédain. C’était un jeune homme pâle, doté d’une tignasse blonde. Sans doute le cinquième fils bouffi de quelque noble sans importance, aux reins ulcérés… et il s’imagine pouvoir me traiter de haut ? « Quel est votre nom ? » demanda-t-il en ricanant. L’ascension avait usé la patience de Glotka. Il abattit sa canne sur le dessus du bureau ; le secrétaire faillit tomber de sa chaise. « Et vous, qui êtes-vous ? Un sombre crétin ? Combien d’inquisiteurs estropiés connaissez-vous, ici ? — Euh… » fit le secrétaire, dont la bouche se tordit nerveusement. « Euh ? Euh ? Est-ce là le nombre ? Répondez ! — Eh bien, je… — Je suis Glotka, pauvre nigaud ! L’Inquisiteur Glotka ! — Oui, Monsieur, je… — Bougez votre gros cul de cette chaise, imbécile ! Ne me faites pas attendre ! » Le secrétaire se leva d’un bond, se précipita vers la double porte, ouvrit un battant et s’écarta avec respect. « Voilà qui est mieux », gronda Glotka en le rejoignant avec difficulté. Il jeta un coup d’œil aux Tourmenteurs lorsqu’il passa devant eux en clopinant. Il était presque certain d’avoir aperçu un léger sourire sur le visage de l’un d’eux. Depuis sa dernière visite, six ans auparavant, la pièce avait peu changé. Cet antre circulaire, au plafond voûté et décoré de gargouilles sculptées, disposait d’une immense fenêtre offrant une vue spectaculaire sur l’Agriont avec, dans le fond, la silhouette imposante de la Demeure du Créateur. Du sol au plafond, les murs étaient presque entièrement tapissés de rayonnages et de placards qui abondaient en dossiers et paperasses soigneusement rangés. Accrochés sur les rares espaces libres chaulés, quelques sombres portraits, dont celui du roi actuel de l’Union sous les traits d’un jeune homme sage et sévère, semblaient vous toiser de toute leur hauteur. Sans doute a-t-il été exécuté avant qu’il ne devienne un vieux bouffon. À l’heure actuelle, l’autorité lui fait défaut et il a tendance à radoter. Au centre de la pièce trônait une lourde table ronde sur laquelle était peinte avec une délicatesse minutieuse une carte de l’Union. Chaque ville où existait un département de l’inquisition était identifiée à l’aide d’une pierre précieuse ; une réplique en argent d’Adua se dressait au beau milieu du plateau. Assis dans un fauteuil ancien à dossier haut, l’Insigne Lecteur conversait avec un vieil homme décharné, quasiment chauve, à l’air revêche, tout de noir vêtu. Lorsque Glotka avança dans leur direction, le visage de Sult s’éclaira ; l’expression de son interlocuteur, elle, se modifia à peine. « Ah ! Inquisiteur Glotka, je suis ravi que vous ayez pu vous joindre à nous. Connaissez-vous le surveillant général Halleck ? — Je n’ai pas encore eu ce plaisir », répondit Glotka. Mais je doute que cela puisse en être un. Le vieux bureaucrate se leva et lui serra la main sans enthousiasme. « Voici l’un de mes Inquisiteurs, Sand dan Glotka. — Oui, c’est cela, murmura Halleck. Vous étiez dans l’armée, je crois. J’ai eu une fois l’occasion de vous voir escrimer. » Glotka tapota sa jambe de sa canne. « Cela doit faire pas mal de temps. — Oui, en effet. » Le silence s’installa. « Le surveillant général va bientôt bénéficier d’une promotion considérable, déclara Sult. Il va accéder au Conseil Restreint. » Au conseil restreint ? Tiens donc ! Sacrée promotion, en effet. Cependant, Halleck ne semblait pas s’en réjouir le moins du monde. « Je considérerai que ce sera chose faite lorsque Sa Majesté m’y aura invité, pas avant », précisa-t-il sèchement. Sult se déplaça avec habileté sur ce terrain périlleux. « Je suis sûr que le Conseil a conscience que vous êtes le seul candidat digne de recommandation, à présent que Sepp dan Teufel a été écarté. » Notre vieil ami Teufel ? Ecarté de quoi ? Halleck se renfrogna et secoua la tête. « Teufel. J’ai travaillé avec lui pendant dix ans. Je ne l’ai jamais aimé. » Comme tu ne dois aimer personne, m’est avis. « Mais je n’aurais jamais pensé qu’il puisse être un traître. » À son tour, Sult secoua tristement la tête. « Cette découverte nous a tous affectés, pourtant sa confession est là, noir sur blanc. » Sourcils froncés, l’air lugubre, il présenta un papier plié en deux. « Je crains que la corruption n’ait des racines très profondes. Qui le saurait mieux que moi, moi dont la triste tâche consiste à désherber le jardin ? — En effet, en effet, marmonna Halleck, acquiesçant avec gravité. Vous méritez tous nos remerciements pour cela. Vous aussi, Inquisiteur. — Oh non, pas moi », protesta Glotka humblement. Les trois hommes se regardèrent, feignant de se respecter mutuellement. Halleck repoussa son siège. « Bon, les impôts ne se perçoivent pas tous seuls. Je dois me remettre au travail. — Profitez bien de vos derniers jours à ce poste, intervint Sult. Je vous donne ma parole que le roi fera appel à vous très bientôt ! Halleck s’autorisa un petit sourire, puis s’inclina avec raideur pour prendre congé et quitta les lieux à grandes enjambées. Le secrétaire le fit sortir et referma la lourde porte. Le silence s’était fait. Mais sacrebleu, ce n’est pas moi qui le briserai ! « Je suppose que vous vous demandez à quoi rime tout cela, hein, Glotka ? — J’avoue que cette pensée m’a traversé l’esprit, Éminence. — Je n’en doute pas une seconde. » Sult se propulsa hors de son fauteuil et se dirigea rapidement vers la fenêtre, ses mains gantées de blanc croisées derrière le dos. « Le monde change, Glotka, le monde change. Le vieil ordre s’effrite. La loyauté, le devoir, la fierté, l’honneur… ces valeurs ne sont plus d’actualité. Qu’est-ce qui les a remplacées ? » Il regarda par-dessus son épaule quelques instants, lèvres pincées. « La convoitise ! Les merciers sont devenus la nouvelle puissance du pays. Tout comme les banquiers, les marchands, les commerçants. Ces petits hommes à l’esprit mesquin, aux ambitions réduites. Ces hommes dont la loyauté s’arrête à leur petite personne, dont le devoir se résume à leur propre bourse, dont la fierté consiste à duper ceux qui parient sur eux, dont l’honneur se mesure en pièces d’argent. » Inutile de se demander quel rang vous occupez dans la classe des marchands. Le visage de Sult s’assombrit en contemplant l’extérieur ; il se tourna de nouveau vers son bureau. « Il semble qu’à présent l’instruction soit à la portée de tous, de même que les affaires et la richesse. Les guildes des marchands, merciers, négociants d’épices et leurs semblables bénéficient régulièrement d’un accroissement de leurs bénéfices et de leur influence. Des parvenus et des pédants issus du peuple imposent leurs lois à ceux avec qui ils traitent. Leurs doigts boudinés et avides tirent les ficelles du pouvoir. C’en est trop ! » Il haussa les épaules et se mit à arpenter la pièce. « Laissez-moi vous parler franchement, Inquisiteur. » L’Insigne Lecteur agita une main gracieuse, comme si son honnêteté était un cadeau inestimable. « L’Union n’a jamais été aussi puissante, elle n’a jamais contrôlé autant de terres, mais derrière la façade, nous sommes faibles. Que le roi soit désormais incapable de prendre une décision n’est un secret pour personne. Le prince Ladisla, l’héritier de la couronne, n’est qu’un bellâtre entouré de flatteurs et d’idiots, uniquement intéressé par le jeu et les beaux vêtements. Le prince Raynault serait plus qualifié pour régner, mais il est le cadet. Le Conseil Restreint, dont la tâche devrait consister à gouverner ce vaisseau qui prend l’eau, regorge de fraudeurs et d’intrigants. Certains sont peut-être loyaux, d’autres, certainement pas ; chacun d’eux espère rallier le roi à son propre camp. » Comme cela doit être frustrant pour vous qui voudriez que tous essaient de le convaincre de se rallier au vôtre / « Pendant qu’ils se livrent à leurs petites combines, les ennemis en profitent pour cerner l’Union. Des dangers planent le long de nos frontières et à l’intérieur même du pays. Le nouvel et puissant empereur du Gurkhul prépare ses gens à la guerre. Les peuplades du Nord, également en pleine rébellion, rôdent en bordure du pays des Angles. Au Conseil Public, les nobles exigent le rétablissement des droits anciens, tandis que dans les villages, les paysans en réclament de nouveaux. » Il poussa un profond soupir. « Oui, le vieil ordre s’effrite, et personne n’a le cœur, ni l’estomac assez solide pour le soutenir. » Sult s’interrompit et admira l’un des tableaux : un homme robuste, chauve, tout de blanc vêtu. Glotka le reconnut. Zoller, le plus illustre des Insignes Lecteurs. Le champion infatigable de l’inquisition, le héros de la torture, le fléau des infidèles. Du haut de son perchoir, il dardait un regard funeste, comme si même du royaume des morts il pouvait enflammer les traîtres d’un coup d’œil. « Zoller, gronda Sult. Je peux vous dire qu’à son époque, les choses étaient différentes. En ce temps-là, il n’y avait pas de paysans geignards, aucun escroc chez les marchands, aucun noble mécontent. Si les hommes oubliaient leur place, on la leur rappelait au fer rouge, et tous les juges chicaniers qui se permettaient de s’en plaindre disparaissaient à jamais. L’Inquisition était une noble institution où œuvraient les meilleurs et les plus intelligents des hommes. Servir le roi et éradiquer l’infidélité constituaient leurs seuls désirs… et leurs seules récompenses. » Oh, les choses étaient grandioses à cette époque. L’Insigne Lecteur revint se glisser dans son fauteuil. Il se pencha par-dessus la table. « Maintenant, nous ne sommes plus qu’une instance où les troisièmes fils de nobles déchus peuvent se lester les poches de pots-de-vin, où le rebut de la société peut assouvir sa passion pour la torture. Notre influence auprès du roi a été progressivement érodée, notre budget régulièrement réduit. Jadis, nous étions craints et respectés, Glotka, mais aujourd’hui… » Nous ne sommes qu’une misérable mascarade. Sult s’assombrit. « Eh bien, ce n’est plus le cas. Intrigues et trahisons abondent, et j’ai bien peur que l’inquisition ne soit plus à la hauteur de sa tâche. Trop nombreux sont les Supérieurs à qui on ne peut plus se fier. Ils ne se sentent plus concernés par les intérêts du roi, ou de l’État, ou de n’importe qui ; ils ne voient que les leurs. » Les Supérieurs ? À qui on ne peut plus se fier ? Quel choc, je vais me trouver mal ! Sult se renfrogna davantage. « En outre, Feekt est mort. » Glotka releva la tête. En voilà une nouvelle ! « Le Grand Chancelier ? — Dès demain matin, son décès sera de notoriété publique. Il s’est éteint brutalement, il y a de cela quelques jours, pendant que vous vous occupiez de votre ami Rews. Quelques interrogations concernant son trépas subsistent… mais il n’avait pas loin de quatre-vingt-dix ans. Le plus surprenant est qu’il ait tenu aussi longtemps. On le surnommait le Chancelier d’or, le plus grand politicien de son époque. En ce moment même, on taille dans la pierre une statue à son image, afin de l’installer dans l’Allée du Roi. Le plus beau cadeau que nous puissions espérer », dit Sult avec un reniflement de dédain. Ses yeux bleus se réduisirent à deux fentes. « Si vous vous imaginiez naïvement que l’Union est gouvernée par son roi, ou par ces bavards idiots de sang bleu du Conseil Public, vous pouvez l’oublier. C’est le Conseil Restreint qui détient le pouvoir… D’autant plus depuis que le roi est souffrant. Douze hommes, siégeant sur douze grandes chaises inconfortables ! Et je suis l’un d’entre eux. Douze hommes, aux idées bien différentes, que Feekt est parvenu à stabiliser pendant les vingt années au cours desquelles guerres et paix ont alterné. Il a élevé l’inquisition contre les juges, les banquiers contre les militaires. Il était l’axe autour duquel le royaume tournait, la fondation sur laquelle il reposait. Sa mort laisse un vide. Et pas qu’un seul… des tas de gens s’empresseront de combler ces trous béants. J’ai comme l’impression que ce sale pleurnichard de Marovia, ce Juge Suprême dont le cœur saigne en permanence, ce champion autoproclamé du peuple, sera le premier de cette longue procession de rapaces. La situation est mouvante, et dangereuse. » L’Insigne Lecteur appuya fortement les poings sur la table. Nous devons nous assurer que les mauvaises gens n’en tireront pas avantage. » Glotka acquiesça de la tête. Je crois comprendre où vous voulez en venir, Insigne Lecteur. Nous devons nous assurer que nous serons les seuls à en tirer avantage. « Inutile de vous rappeler que le poste de Grand Chancelier est l’une des fonctions les plus hautes du royaume. Le recouvrement des impôts, le Trésor, les Monnaies Royales, tout cela se trouve sous sa responsabilité. L’argent, Glotka, l’argent. Je n’ai pas besoin de vous dire que l’argent régit le pouvoir. Un nouveau chancelier sera désigné demain. Le candidat pressenti était notre ancien Maître des Monnaies, Sepp dan Teufel. » Je vois. Mon petit doigt me dit qu’il n’est plus dans la course. Sult pinça les lèvres. « Teufel était étroitement lié à la guilde des marchands, en particulier à celle des merciers. » Sa grimace se mua en un sourire carnassier. « De plus, il était associé au Juge Suprême Marovia. Alors, vous comprenez qu’il aurait difficilement été le chancelier rêvé. » Oui, en effet. Il n’aurait guère convenu. « Le surveillant général, Halleck, me semble être un choix plus approprié. » Glotka jeta un coup d’œil vers la porte. « Lui ? Grand Chancelier ? » Sult se leva, sourire aux lèvres, et se dirigea vers un placard encastré dans le mur. « Il n’y a vraiment personne d’autre. Tout le monde le déteste, et il déteste tout le monde, moi excepté. En outre, c’est un conservateur intraitable qui méprise la classe des marchands et tout ce qu’elle prône. » Il ouvrit le meuble pour en sortir deux verres et une carafe ouvragée. « S’il n’est pas un personnage apprécié du Conseil, du moins sera-t-il bien disposé envers moi, et sacrément hostile à tous les autres. Je n’imagine pas candidat mieux adapté. » Glotka hocha la tête. « Il paraît honnête. » Mais pas suffisamment pour que je lui demande de m’aider à entrer dans ma baignoire. Et vous, Votre Éminence, le feriez-vous ? « Oui, il nous sera très utile, renchérit Sult en remplissant les deux verres d’un épais vin rouge. Et pour couronner le tout, j’ai réussi à dénicher un nouveau Maître des Monnaies fort sympathique. J’ai entendu dire que les merciers s’arrachent les cheveux de fureur. Marovia est très mécontent, lui aussi, ce salaud. » Sult eut un gloussement étouffé. « Que des bonnes nouvelles ! Et c’est vous que nous devons remercier. » Il tendit les verres. Du poison ? Vais-je mourir lentement en me tortillant et en vomissant sur les ravissantes mosaïques de l’Insigne Lecteur ? Ou simplement m’effondrer la tête la première sur son bureau ? Pourtant, il n’avait guère d’autre choix que de prendre le verre et d’en boire une lampée. Le vin lui était inconnu, mais délicieux. Il provient sûrement de quelque pays magnifique et lointain. Au moins si je meurs ici, n’aurai-je pas à redescendre toutes ces marches. Tout sucre tout miel, l’Insigne Lecteur but à son tour. Bon, après tout, je passerai peut-être l’après-midi. « Oui, nous avons fait un premier pas décisif. Nous vivons une époque dangereuse. Toutefois, danger et opportunisme vont souvent de pair. » Glotka sentit un étrange fourmillement remonter le long de sa colonne vertébrale. Est-ce de la peur, de l’ambition, ou les deux ? « J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à rétablir l’ordre. Quelqu’un qui ne craint ni les Supérieurs, ni les marchands, ni même le Conseil Restreint. Quelqu’un sur qui l’on peut compter pour agir avec subtilité, discrétion et cruauté. Quelqu’un dont la loyauté envers l’Union ne peut être mise en cause, mais qui ne possède aucun ami au gouvernement. » Quelqu’un que tout le monde déteste ? Quelqu’un qui endossera la faute si les choses tournent mal ? Quelqu’un dont peu de gens suivront le cercueil à ses funérailles ? « J’ai besoin d’un Inquisiteur indépendant, Glotka. Quelqu’un qui opérera en échappant au contrôle des Supérieurs, mais à qui je donnerai les pleins pouvoirs. Quelqu’un qui n’aura de comptes à rendre qu’à moi. » L’Insigne Lecteur arqua un sourcil, comme si l’idée venait juste de l’effleurer. « Il me vient subitement à l’esprit que vous correspondez en tous points à cette fonction. Qu’en dites-vous ? » Je pense que l’heureux élu sera entouré de bon nombre d’ennemis et n’aura qu’un seul ami. Glotka leva les yeux vers Sult. Et qu’il ne pourra pas vraiment se fier à cet ami. Je pense que l’heureux élu ne vivra pas longtemps. « Ai-je un peu de temps pour y réfléchir ? — Non. » Danger et opportunisme vont souvent de pair… « Alors, j’accepte. — Parfait. Je crois sincèrement que c’est le début d’une alliance durable et productive. » Sult lui sourit par-dessus son verre. « Vous savez, Glotka, de tous les marchands qui s’échinent là, dehors, ce sont les merciers que je trouve les plus désagréables. C’est surtout sur leur intervention que Westport a intégré l’Union, et c’est grâce à l’argent de Westport que nous avons gagné la guerre Gurkhienne. Le roi les a bien évidemment récompensés avec des droits de commerce inestimables, mais depuis, leur arrogance est insupportable. On aurait pu croire qu’ils avaient participé eux-mêmes aux batailles, vu l’attitude qu’ils affichaient… les libertés qu’ils prenaient. L’honorable guilde des merciers, ricana-t-il. Maintenant que votre ami Rews nous a fourni les moyens de les enfoncer davantage, ce serait dommage de les laisser frétiller librement, me semble-t-il. » Glotka était très surpris, bien que conscient de le dissimuler parfaitement. Aller plus loin ? Pourquoi ? Les merciers frétillent librement. Ils continuent de payer, et tout le monde est content. À l’heure qu’il est, ils ont peur et sont affaiblis – et se demandent qui Rews a bien pu dénoncer, qui sera le prochain sur la chaise. Si nous allons plus loin, nous risquons d’être touchés, ou même carrément éliminés. Eux cesseront de payer, et de nombreuses personnes seront mécontentes. Certaines d’entre elles à l’intérieur même de ce bâtiment. « Je peux facilement continuer mon enquête, Éminence, si vous le souhaitez. » Glotka but une nouvelle gorgée de vin. Qui était vraiment excellent. « Nous devons nous montrer prudents. Prudents et très minutieux. L’argent des merciers coule comme du lait. Ils ont de nombreux amis, même parmi les cercles les plus élevés de la noblesse. Brock, Heugen, Isher, et bien d’autres encore. Certains comptent même parmi les hommes les plus influents du pays. On sait que tous tètent le même pis, à un moment ou à un autre… et les nourrissons se mettent à pleurer, quand on leur retire leur lait. » Une cruelle grimace déforma le visage de Sult. « Pourtant, si l’on veut que les enfants apprennent la discipline, il faut parfois les faire pleurer… Qui ce ver de terre de Rews a-t-il dénoncé dans sa confession ? » Glotka se pencha péniblement en avant, faisant glisser le papier vers Sult. Celui-ci le déroula et parcourut la liste de noms du début à la fin. « Sepp dan Teufel. Nous le connaissons tous. — Oh ! nous le connaissons et l’apprécions, Inquisiteur », déclara Sult, rayonnant. « Mais je crois que nous pouvons le rayer de la liste en toute sécurité. Qui d’autre ? — Euh, voyons voir… » Glotka examina la feuille de loin, sans se presser. « Harod Polst, un mercier. » Un petit rien-du-tout. Sult eut un geste d’impatience. « Il est insignifiant. — Solimo Scandi, un mercier de Westport. » Un petit rien-du-tout lui aussi. « Non, non, Glotka, nous pouvons trouver mieux que Solimo machin-truc, n’est-ce pas ? Ces petits merciers ne présentent aucun intérêt. Arrachez les racines et les feuilles tomberont d’elles-mêmes. — Oui, bien sûr, Insigne Lecteur. Nous avons Villem dan Robb, un noble mineur, qui occupe un poste subalterne dans les douanes. » Sult parut pensif, puis secoua la tête. « Ensuite nous avons… — Attendez une seconde ! Villem dan Robb… » L’Insigne Lecteur claqua des doigts. « Son frère Kiral est l’un des gentilshommes de la reine. Il m’a rabroué lors d’une réception. » Sult sourit. « Oui, Villem dan Robb. Convoquez-le ! Ainsi donc, nous creusons plus profondément. « Je suis à votre service, Éminence. Devrons-nous mentionner un nom en particulier ? » Glotka reposa son verre vide. « Non. » L’Insigne Lecteur se détourna et agita de nouveau la main. « N’importe lequel… tous. Je m’en fiche ! » Le premier des mages Bordé de rochers abrupts et de verdure humide, le lac étalait à perte de vue sa surface grise, plate, piquetée par la pluie… si tant est que Logen pût voir quoi que ce fût par ce mauvais temps. La rive opposée ne devait se trouver qu’à une centaine de pas, mais les eaux paisibles semblaient profondes. Logen avait renoncé depuis longtemps à se préserver de la pluie qui ruisselait sur ses cheveux, son visage, et dégouttait de son nez, de son menton, de ses doigts. Être mouillé, fatigué, affamé, faisait désormais partie de son existence. Cela avait souvent été le cas, quand on y pensait. Fermant les yeux, il sentit les gouttes crépiter sur sa peau et entendit les vaguelettes s’échouer sur les galets. Il s’agenouilla sur la grève, déboucha sa gourde, la plongea sous la surface et regarda les bulles éclater à mesure qu’elle se remplissait. Malacus Quai émergea des fourrés en titubant, le souffle rauque, la respiration précipitée. Tombant à genoux, il rampa jusqu’au pied d’un arbre et cracha du flegme sur les cailloux. Sa toux avait empiré. Elle provenait directement de ses entrailles, semblait ébranler toute sa cage thoracique. Il était encore plus livide qu’à leur rencontre, et bien plus maigre. D’une certaine manière, Logen avait minci également. Quoi de plus normal, pendant cette période de vaches maigres ! Il se dirigea vers l’apprenti hagard devant lequel il s’accroupit. « Accordez-moi juste quelques instants, murmura Quai en fermant ses yeux caves et en rejetant la tête vers l’arrière. Juste quelques instants. » Sa bouche béait, les tendons de son cou décharné saillaient. Il avait déjà l’apparence d’un cadavre. « Ne te repose pas trop longtemps, sinon tu risques de ne pas te relever. » Logen lui tendit la gourde. Quai ne leva pas même le bras pour la prendre, aussi Logen l’approcha-t-il de ses lèvres en l’inclinant légèrement. L’apprenti en avala une gorgée avec une grimace, toussa, puis laissa retomber sa tête contre l’arbre à la manière d’une pierre. « Sais-tu où nous sommes ? » s’enquit Logen. Malacus regarda l’étendue d’eau en cillant, comme s’il venait de la remarquer. « Nous devons être à l’extrémité septentrionale du lac… il devrait y avoir un sentier. » Sa voix n’était plus qu’un murmure. « Au sud, il y a une route avec deux bornes. » Il fut soudain pris d’une violente quinte de toux et déglutit avec difficulté. « Suivez-la en traversant le pont, et vous serez arrivé », ajouta-t-il d’un ton caverneux. Logen observa les arbres aux branchages détrempés, au-delà du rivage. « À quelle distance se trouve-t-elle ? » Pas de réponse. Il saisit le moribond par l’épaule et le secoua. Quai battit des paupières puis, ouvrant ses yeux larmoyants, il essaya de faire le point. « À quelle distance ? — Une quinzaine de lieues. » Logen siffla entre ses dents. Quai ne parcourrait jamais quinze lieues à pied. Avec un peu de chance, il réussirait à peine à faire soixante pas. Il en avait conscience, cela se lisait dans ses yeux. Il ne va pas tarder à mourir, songea Logen… Quelques jours, tout au plus. Il avait vu des hommes bien plus solides succomber à une forte fièvre. Quinze lieues. Logen prit le temps d’y réfléchir, en se caressant le menton du pouce. Quinze lieues. « Merde ! » bougonna-t-il. Tirant le ballot à lui, il l’ouvrit. Il leur restait de la nourriture, en petite quantité, toutefois : quelques lambeaux de viande sèche et dure et un quignon de pain noir moisi. Il contempla le lac à l’apparence si paisible. Sortant sa lourde marmite du ballot, il la posa sur les galets. Elle l’avait longtemps accompagné, mais il ne restait plus rien à cuisiner. Il faut éviter de s’attacher aux objets, surtout maintenant, dans le désert. Il jeta aussi sa corde dans les buissons, puis fit passer le ballot allégé sur son épaule. Quai avait refermé les yeux ; il respirait à peine. Logen se souvenait encore de la première fois où il avait dû laisser quelqu’un derrière lui, il s’en souvenait comme si c’était la veille. Bizarre que le nom du garçon se soit complètement effacé de son esprit, alors que son visage demeurait bien présent ! Les Shankas lui avaient arraché un morceau de cuisse. Un gros morceau. Incapable de marcher, il avait gémi tout le long du chemin. Sa blessure s’infectait… il mourrait de toute façon. Ils avaient été obligés de l’abandonner. Personne n’en avait voulu à Logen pour ça. Le garçon, trop jeune, n’aurait jamais dû venir avec eux. La chance était contre lui ; cela aurait pu arriver à n’importe qui. Il les avait appelés en pleurant, tandis qu’ils descendaient la colline, tête basse, en un groupe silencieux et lugubre. Logen avait eu l’impression d’entendre ses cris, même après qu’ils s’étaient considérablement éloignés. Il les entendait toujours. La situation était différente en temps de guerre. Les hommes ne cessaient de tomber dans les colonnes, lors de leurs longues marches hivernales. D’abord, ils se laissaient dépasser, puis distancer, et finissaient par s’écrouler ; tous ceux qui souffraient du froid ou étaient malades, ou blessés… Logen frissonna et arrondit le dos. Au début, il avait tenté de les aider. Ensuite, se sentant reconnaissant de ne pas être l’un d’entre eux, il avait fini par enjamber les cadavres, sans presque y prêter attention. On apprend vite à savoir à quel moment quelqu’un ne va plus se relever. Il observa Malacus Quai. Un mort supplémentaire dans le désert n’avait rien de remarquable. Après tout, il fallait se montrer réaliste. Émergeant de sa torpeur intermittente, l’apprenti essaya de se redresser. Ses mains tremblaient. Il leva des yeux brillants vers Logen. « Je ne peux pas me lever, dit-il d’une voix éraillée. — Je sais. Je suis surpris que tu aies tenu aussi longtemps. » Cela importait peu désormais, Logen connaissait le chemin. S’il parvenait à trouver cette piste, il pourrait parcourir près de sept lieues par jour. « Si vous me laissez un peu de nourriture… peut-être qu’une fois que vous aurez atteint la bibliothèque… quelqu’un… — Non », le coupa Logen, mâchoire serrée. « J’ai besoin de cette nourriture. » Quai émit un son étrange : mi-quinte de toux, mi-sanglot. Se penchant vers lui, Logen appuya son épaule droite contre l’estomac de l’apprenti, dont il repoussa le bras en arrière. « Sans elle, je ne pourrai pas te porter sur quinze lieues. » Hissant le malade sur son dos, il se redressa et commença à longer le rivage. Il maintenait Quai par les pans de sa veste ; ses bottes crissaient sur les galets mouillés. L’apprenti demeurait immobile, suspendu à la manière d’un sac de haillons humides, ses bras mous battant l’arrière des cuisses de Logen. Au bout d’une trentaine de pas, ce dernier se retourna et regarda derrière lui. La marmite abandonnée près du lac se remplissait déjà d’eau de pluie. Lui et cette marmite avaient traversé pas mal d’épreuves. « Adieu, vieille branche. » Elle ne lui répondit pas. Logen déposa avec délicatesse son fardeau frissonnant au bord de la route, étira son dos douloureux, gratta le bandage souillé de son bras et but une gorgée d’eau de sa gourde. L’eau était la seule chose qui avait franchi ses lèvres meurtries, ce jour-là ; la faim lui tenaillait les entrailles. Au moins la pluie avait-elle cessé. Il faut savoir apprécier les plaisirs simples de la vie… comme le fait de posséder des bottes sèches. Il faut savoir apprécier les menus détails, quand on n’a rien d’autre. Logen cracha par terre et massa ses doigts gourds. Il ne se trompait pas, c’était bien là. Les deux bornes dominaient la route… anciennes, érodées, parsemées de mousse à la base et de lichen gris un peu plus haut, couvertes de sculptures presque effacées et de lignes d’une écriture qu’il ne parvenait pas à déchiffrer, qu’il ne reconnaissait même pas. Elles dégageaient une sensation désagréable, une mise en garde plutôt qu’un signe de bienvenue. « La Première Loi… — Hein ? » fit Logen. Depuis qu’ils s’étaient débarrassés de la marmite, deux jours auparavant, Quai n’avait cessé de flotter dans un état déplaisant, où alternaient plages de sommeil et de conscience. Durant cette période, la marmite aurait sans doute émis des sons plus intelligibles. Ce matin-là, au réveil, Logen avait découvert que l’apprenti respirait à peine. Il l’avait d’abord cru mort, mais le jeune homme s’accrochait encore faiblement à la vie. Il n’abandonnait pas facilement, il fallait lui reconnaître cette qualité. Logen s’agenouilla. Il essuya le visage mouillé de Quai, qui lui attrapa soudain le poignet et reprit la parole. « Il est interdit d’entrer en contact avec l’Au-delà », chuchota-t-il en regardant Logen, les yeux écarquillés. « Quoi ? — De communiquer avec les démons, chevrota Malacus en saisissant le manteau en guenilles de son compagnon. Les créatures du monde souterrain ne sont que mensonges ! Vous ne devez pas le faire ! — D’accord, marmonna Logen, en se demandant s’il saurait jamais de quoi l’apprenti pouvait bien parler. Je ne le ferai pas. Pour ce que ça vaut ! » Son serment ne valait pas grand-chose. Quai avait déjà replongé dans un demi-sommeil agité. Logen se mordilla les lèvres. Il espérait que l’apprenti se réveillerait de nouveau, sans y croire vraiment. Bon, ce Bayaz pourrait peut-être faire quelque chose ; après tout, il était le Premier des Mages, empreint d’une immense sagesse, et ainsi de suite. Voilà pourquoi, une fois de plus, Logen hissa Quai sur ses épaules et s’engagea péniblement entre les vieilles bornes. Pavée par endroits, taillée grossièrement dans le sol pierreux en d’autres, la route usée par les ans, creusée d’ornières, envahie de mauvaises herbes, s’enfonçait en pente raide entre les rochers surplombant le lac. Après une série de lacets, Logen se retrouva essoufflé, en sueur, les jambes brisées par l’effort. Il ralentit l’allure. En réalité, il commençait à fatiguer. Pas seulement à cause de l’ascension, ni des balancements répétés du poids mort qui lui rompait les reins, ni de ceux qu’il avait endurés toute la journée de la veille, ni même du combat dans la forêt… Non, il commençait à être las de tout. Des Shankas, des guerres, de son existence tout entière. « Je ne pourrai pas marcher indéfiniment, Malacus. Je ne pourrai pas lutter indéfiniment. Combien de saloperies un homme doit-il supporter… et pendant combien de temps ? J’ai besoin de m’asseoir quelques instants. Dans un vrai fauteuil, sacré bon sang ! Est-ce trop demander ? Hein ? » Ce fut dans cet état d’esprit, jurant et maugréant à chaque pas, la tête de Quai battant contre ses fesses, que Logen arriva au pont. Aussi vieux que la route, recouvert de plantes grimpantes, exigu et ordinaire, il s’arrondissait en une arche d’une vingtaine de mètres au-dessus d’une gorge étourdissante. Loin en bas, une rivière, dont le tumulte se répercutait dans les airs, précipitait ses eaux écumantes sur des rochers déchiquetés. À l’extrémité, construit entre de vertigineuses parois moussues, se dressait un haut mur. On l’avait érigé avec tant de minutie qu’il était impossible de dire où se terminait la falaise naturelle et où commençait l’ouvrage humain. Une seule porte, au panneau plaqué de cuivre verdi par les intempéries et les ans, y avait été découpée. Tout en se frayant un chemin avec précaution sur la roche glissante, Logen s’interrogeait, par la force de l’habitude, sur les moyens de détruire cet endroit. Impossible. Même avec un millier d’hommes d’élite ! Seule une corniche étroite bordait l’entrée ; l’espace était insuffisant pour y poser une échelle ou se servir d’un bélier. Le mur faisait au moins dix mètres de haut et la porte paraissait terriblement résistante. Et si les défenseurs des lieux s’avisaient de détruire le pont… Logen jeta un coup d’œil par-dessus bord et déglutit. Sacré gouffre ! Après une profonde inspiration, il frappa du poing sur le cuivre verdi et humide. Quatre coups fracassants. Voilà comment, après la bataille, il avait cogné aux portes de Carleon : ses habitants s’étaient empressés de rendre les armes. Là, personne ne se précipita pour faire quoi que ce soit. Il attendit. Recommença à frapper. Attendit encore. L’écume de la rivière l’imprégnait de plus en plus. Il grinça des dents, leva le bras pour cogner de nouveau. Un guichet minuscule s’ouvrit brutalement et une paire d’yeux chassieux l’examina avec froideur à travers une grille épaisse. « Qui est-ce encore ? gronda une voix bourrue. — Je m’appelle Logen Neuf-Doigts, je viens… — Jamais entendu parler de lui. » Pas vraiment l’accueil qu’il espérait. « Je viens voir Bayaz. » Pas de réponse. « Le Premier des… — Oui. Il est là. » La porte, cependant, demeura close. « Il ne reçoit aucun visiteur. Je l’ai déjà dit à l’autre messager. — Je ne suis pas un messager. Malacus Quai est avec moi. — Malacus qui ? — Quai, l’apprenti ! — L’apprenti ? — Il est gravement malade, articula Logen. Il risque de mourir. — Vous avez dit malade ? Et il risque de mourir, c’est ça ? — Oui. — Quel est votre nom déjà ? — Ouvrez cette fichue porte, bordel ! » Logen agita son poing vainement devant la trappe. « S’il vous plaît. — Nous ne laissons pas entrer n’importe qui… Une minute… montrez-moi vos mains. — Comment ? — Vos mains. » Logen les tendit. Les yeux purulents se déplacèrent lentement le long de ses doigts. « Il y en a neuf. Il en manque un, vous voyez ? » Il brandit le moignon en direction de l’ouverture. « Neuf, c’est ça. Vous auriez dû le dire ! » Des verrous furent tirés, la porte s’écarta doucement avec force craquements. Derrière, ployant sous le poids d’une armure démodée, un vieil homme l’étudia d’un air soupçonneux. Muni d’une longue épée bien trop lourde pour lui, dont la pointe brandillait dangereusement, il luttait pour la garder bien droite. Logen leva les bras. « Je me rends. » Le vieux portier ne parut pas apprécier sa plaisanterie. Lorsque Logen entra, il se contenta de grogner avec aigreur, referma difficilement le battant, s’évertua à pousser les verrous et finit par se retourner pour s’éloigner à pas lents sans un mot. Logen le suivit le long d’un vallon bordé d’étranges habitations délabrées, moussues, à demi enterrées sous des rochers escarpés, se fondant dans le paysage montagneux. Filant à son rouet sur un seuil, une femme au faciès austère fronça les sourcils en voyant passer l’étranger qui portait l’apprenti inconscient sur ses épaules. Logen lui sourit. Ce n’était pas une beauté, assurément, mais elle avait dû en être une par le passé. Laissant le rouet tourner tout seul, la femme se précipita à l’intérieur de sa maison en claquant la porte. Logen soupira. L’ancienne magie était encore présente ici. L’habitation suivante était une boulangerie avec une cheminée trapue d’où s’échappait de la fumée. L’odeur du pain en train de cuire fit gargouiller son ventre. Un peu plus loin, deux enfants aux cheveux foncés s’amusaient à se poursuivre en riant aux éclats autour d’un vieil arbre rabougri. Ils lui rappelèrent les siens. Ils n’avaient pourtant aucun point commun avec eux… mais Logen broyait du noir. Il dut admettre une légère déception. Il s’attendait à rencontrer des gens à l’air plus intelligent, à voir des barbes plus nombreuses. Ces habitants ne paraissaient même pas sages. Ils ne différaient pas des autres paysans. Un peu comme ceux de son village, avant l’arrivée des Shankas. Il se demanda s’il se trouvait au bon endroit. Ils dépassèrent alors un coude formé par la route. Trois immenses tours effilées, couvertes de lierre sombre, aux bases solidaires mais aux sommets écartés, avaient été bâties à même la roche. Elles semblaient encore plus anciennes que le pont et la route, aussi anciennes que la montagne elle-même. Un amas confus de bâtiments disséminés autour d’une vaste cour, dans laquelle des gens vaquaient à leurs occupations, s’entassait à leurs pieds. Sous un porche, une femme svelte barattait du petit-lait. Un maréchal-ferrant solidement charpenté s’échinait à ferrer une jument récalcitrante. Un vieux boucher chauve, protégé par un tablier taché, venait apparemment d’achever de découper un animal quelconque ; il lavait ses mains ensanglantées dans une auge. Devant la plus grande des tours, sur une volée de larges marches, était assis un vieillard majestueux, tout de blanc vêtu et doté d’une longue barbe, d’un nez crochu et d’une tignasse blanche qui jaillissait de dessous une calotte de la même couleur. Enfin, Logen était impressionné. L’aspect du Premier des Mages ne déparait pas sa fonction. Comme Logen s’approchait de lui en traînant la jambe, il quitta l’escalier pour se précipiter à sa rencontre, sa cape blanche flottant au vent. « Installez-le ici », grommela-t-il en indiquant un carré d’herbe près du puits. Logen s’agenouilla et déposa Quai aussi délicatement que le lui permettait son dos douloureux. Le vieil homme se pencha sur lui et palpa son front d’une main noueuse. « Je vous ai ramené votre apprenti, marmonna inutilement Logen. — Mon apprenti ? — N’êtes-vous pas Bayaz ? » Le vieillard éclata de rire. « Oh non, je suis Wells, le commis en charge de la bibliothèque. — C’est moi, Bayaz », dit une voix derrière Logen. S’essuyant les mains dans un chiffon, le boucher s’avançait vers eux avec lenteur. gé d’une soixantaine d’années, il paraissait néanmoins vigoureux. Un visage carré, creusé de rides profondes. Une barbe grise et rase. Le soleil de l’après-midi faisait briller la peau tannée de son crâne complètement chauve. Il n’était ni beau ni imposant, mais, à mesure qu’il approchait, il se dégageait quelque chose de lui. De l’assurance, une certaine autorité. Il avait l’air d’un homme habitué à donner des ordres et à se faire obéir. Le Premier des Mages prit la main gauche de Logen entre les siennes. Il la pressa avec chaleur, puis la retourna et examina le moignon du doigt manquant. « Vous êtes donc Logen Neuf-Doigts. Celui que l’on surnomme le Sanguinaire. J’ai entendu beaucoup d’histoires à votre sujet, même enfermé là-haut, dans ma bibliothèque. » Logen grimaça. Il imaginait trop bien ce que le vieil homme avait pu entendre. « Ce sont des histoires qui datent. — Bien sûr. Nous avons tous un passé, non ? Je ne porte pas de jugements sur des on-dit. » Bayaz sourit. Un large sourire éclatant qui éclaira son visage en y creusant des ridules bienveillantes ; ses yeux creux d’un vert chatoyant conservèrent, eux, leur dureté… une dureté de pierre. Logen lui rendit son sourire, en se disant qu’il n’aimerait pas l’avoir comme ennemi. « Vous avez ramené notre agneau égaré au bercail. » Bayaz fronça les sourcils en fixant Malacus Quai, immobile sur le sol. « Comment va-t-il ? — Je pense qu’il vivra, Monsieur, dit Wells, mais nous devrions le mettre au chaud. » Le Premier des Mages fit claquer ses doigts : l’écho de ce signal impératif se répercuta sur les murs des bâtiments. « Aide-le. » Le maréchal-ferrant arriva aussitôt et saisit Quai par les pieds. Lui et Wells franchirent la large porte de la bibliothèque pour y transporter l’apprenti. « Bon ! maintenant, à nous, Messire Neuf-Doigts. Je vous ai fait quérir et vous avez répondu à mon appel… Cela dénote de bonnes manières. Les bonnes manières sont peut-être démodées dans le Nord, mais sachez que je les apprécie. On devrait répondre à la courtoisie par la courtoisie, c’est ce que j’ai toujours pensé. Mais aujourd’hui, existe-t-elle encore ? » Le vieux portier essoufflé traversait la cour avec précipitation. « Deux visiteurs en un jour ! Qui sera le prochain ? — Maître Bayaz ! haleta le portier. Il y a des cavaliers devant la porte, équipés de bons chevaux et armés jusqu’aux dents. Ils prétendent avoir un message urgent du roi des peuplades du Nord. » Bethod ! Ce ne pouvait être que lui. Les esprits avaient dit qu’il s’était coiffé d’or… Qui d’autre que lui aurait osé s’approprier le titre de roi des peuplades du Nord ? Logen déglutit. Il avait quitté leur dernière réunion sain et sauf, mais dépouillé de tout… un sort bien meilleur que celui de la plupart des gens, bien meilleur. « Eh bien, maître ? demanda le gardien. Dois-je les renvoyer ? — Qui est à leur tête ? — Un jeune homme élégant avec un visage revêche. Il dit qu’il est le fils du roi ou je ne sais qui. — S’agit-il de Calder ou de Scale ? Tous deux ont un air revêche. — Du plus jeune, d’après moi. » Calder, donc ! C’était déjà ça. Les frères se valaient, mais Scale était le pire des deux. Avoir affaire à l’un ou à l’autre était une expérience à éviter de toute façon. Bayaz sembla réfléchir quelques instants. « Le prince Calder peut entrer. Ses hommes, toutefois, resteront de l’autre côté du pont. — Oui, Monsieur, de l’autre côté du pont. Le portier repartit en respirant péniblement. Calder allait adorer ça. Logen fut enchanté à l’idée du prétendu prince s’époumonant inutilement devant le guichet. « Le roi des peuplades du Nord, à présent… voyez-vous ça ! » Bayaz fixait l’extrémité du vallon d’un air absent. « J’ai connu Bethod avant qu’il ne devienne aussi présomptueux. Vous aussi, n’est-ce pas, Messire Neuf-Doigts ? » Logen se rembrunit. Il avait connu Bethod alors qu’il n’était rien, un simple petit chef parmi tant d’autres. Logen s’était proposé de l’aider à lutter contre les Shankas, moyennant finances. Bethod avait accepté. À cette époque, le prix ne lui avait pas paru élevé, et Logen le valait bien. Simplement pour combattre. Pour tuer quelques hommes. Logen avait toujours trouvé que tuer était facile. Et Bethod semblait être un homme qui valait la peine qu’on se batte pour lui – il était audacieux, fier, cruel et diablement ambitieux. Toutes les qualités que Logen admirait, en ce temps-là… toutes les qualités qu’il croyait posséder. Mais le temps les avait changés tous les deux, et le prix à payer avait augmenté. « C’était alors un homme estimable, dit Bayaz d’un ton songeur. Mais porter couronne ne sied pas à tout le monde. Vous connaissez ses fils ? — Un peu trop à mon goût. » Bayaz hocha la tête. « De véritables ordures, n’est-ce pas ? Et j’ai bien peur qu’ils ne se soient pas améliorés. Imaginez cette andouille de Scale en roi ! Beurk ! » Le magicien frissonna. « Cela donne presque envie de souhaiter une longue vie à son père. J’ai bien dit presque. » La petite fille que Logen avait vue jouer arriva en courant, une guirlande de fleurs dans les mains. Elle la tendit au vieux magicien. « Je l’ai tressée moi-même », dit-elle. Logen entendit un martèlement de sabots gravissant la route à toute allure. « Pour moi ? Comme c’est gentil. » Bayaz accepta les fleurs. « Excellent travail, ma chère. Le Maître Créateur lui-même n’aurait pas fait mieux. » Le cavalier pénétra dans la cour de manière ostentatoire, arrêta sa monture brutalement et sauta de sa selle. Calder ! Une chose était sûre : le temps avait été plus clément avec lui qu’avec Logen. Il portait de précieux habits noirs bordés de fourrure foncée. Un énorme joyau rouge scintillait à son doigt et le pommeau de son épée était serti d’or. Il avait grandi et s’était étoffé – même s’il ne faisait toujours que la moitié de la taille de son frère Scale, c’était malgré tout un homme grand. Avec ses lèvres minces tordues par un ricanement permanent, son visage pâle et fier restait presque identique au souvenir qu’en avait Logen. Jetant ses rênes à la femme qui barattait son petit-lait, il traversa la cour à rapides enjambées et inspecta les alentours d’un air mauvais, ses longs cheveux ébouriffés par la brise. Arrivé à une dizaine de pas de Logen, il l’aperçut. Sa mâchoire tomba. Atterré, il recula aussitôt d’un demi-pas et tendit la main vers son épée. Puis il lui décocha un sourire glacial. « Ainsi, vous êtes devenu gardien de chenil, hein, Bayaz ? Je me méfierais de cet animal-là. Il est connu pour mordre la main de son maître. » Ses lèvres se retroussèrent davantage. « Je peux vous en débarrasser, si vous le désirez. » Logen haussa les épaules. Les injures sont l’apanage des idiots ou des lâches. Calder était peut-être les deux, contrairement à lui. Quand on veut tuer, mieux vaut le faire tout de suite, plutôt qu’en parler. Les bavardages permettent uniquement à votre adversaire de se préparer, ce qui est la dernière chose à souhaiter. Aussi Logen garda-t-il le silence. Si Calder considérait cela comme de la faiblesse, libre à lui… et tant mieux ! Logen avait dû combattre plus souvent qu’à son tour, mais cela faisait belle lurette qu’il ne cherchait plus la bagarre. Le fils cadet de Bethod reporta son mépris sur Bayaz. « Mon père sera très contrarié, Bayaz ! Faire attendre mes hommes à l’extérieur est la preuve d’un manque de respect ! — J’en ai si peu, prince Calder, répondit le magicien avec calme. Mais je vous en prie, ne vous découragez pas pour autant. Votre dernier messager n’a même pas été autorisé à franchir le pont, il y a donc du progrès ! » Calder se renfrogna. « Pourquoi n’avez-vous pas répondu à la convocation de mon père ? — Je suis tellement demandé par les temps qui courent ! » Bayaz lui montra la couronne de fleurs. « Et tout cela ne se fait pas tout seul, vous savez. » Son humour ne fit pas rire le prince. « Mon père, tonna-t-il, Bethod, le roi des peuplades du Nord, vous ordonne de vous rendre à Carleon pour veiller sur lui ! » Il s’éclaircit la gorge. « Il ne… » Il se mit à toussoter. « Comment ? Parlez plus fort, mon enfant ! l’encouragea Bayaz. — Il ordonne… » Le prince toussa une nouvelle fois, postillonna, s’étouffa. Il porta une main à son cou. L’air parut s’être immobilisé. « Il ordonne, dites-vous ? » Bayaz fronça les sourcils. « Faites revenir le grand Juvens du royaume des morts, et lui pourra m’ordonner d’obéir. Lui seul. » Ses sourcils se froncèrent davantage. Logen dut lutter contre une étrange envie de battre en retraite. « Vous, non. Pas plus que votre père, quel que soit le nom qu’il se donne. » Calder s’effondra à genoux au ralenti, le visage congestionné, les yeux larmoyants. Bayaz le toisa de toute sa hauteur. « Quel accoutrement solennel ! Quelqu’un serait-il mort ? Tenez, dit-il en lui posant la couronne de fleurs sur la tête. Un peu de couleur améliorera peut-être votre humeur. Dites à votre père de venir lui-même. Je ne perds pas mon temps avec des idiots et des fils cadets. En cela, je suis un peu vieux jeu. Je préfère m’adresser à la tête du cheval, plutôt qu’à son arrière-train. Vous m’avez compris, mon garçon ? » Calder oscillait d’un côté à l’autre, les yeux rouges, exorbités. Le Premier des Mages agita une main. « Vous pouvez vous en aller. » Le prince inspira avec difficulté, toussa et se releva en chancelant ; puis il tituba jusqu’à son cheval, se hissa en selle avec beaucoup moins d’élégance qu’il n’en avait eu pour en descendre, lança un regard meurtrier par-dessus son épaule et se dirigea vers la sortie. Il n’avait plus la même autorité, avec son visage aussi rouge qu’un postérieur fessé ! Logen se rendit compte qu’il riait aux éclats. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas autant amusé. « Je crois savoir que vous communiquez avec les esprits. » Logen fut pris au dépourvu. « Hein ? — Communiquer avec les esprits est un don précieux de nos jours. » Bayaz secoua la tête. « Comment sont-ils ? — Qui ? les esprits ? — Oui. — En voie de disparition. — Bientôt ils hiberneront tous, n’est-ce pas ? La magie déserte le monde. C’est dans l’ordre établi des choses. Mes connaissances se sont élargies au fil des ans… pourtant, mon pouvoir a diminué. — Calder avait l’air impressionné. — Bah ! » Bayaz fit un geste de la main. « Ce n’est presque rien. Un petit tour facilement exécuté, n’utilisant que l’air et la chair. Non, croyez-moi, la magie se retire. C’est un fait. Une loi naturelle. Toutefois, il existe différentes façons de casser un œuf, hein, mon ami ? Si l’on n’y parvient pas avec un certain outil, il faut en essayer un autre. » Logen n’était plus certain de comprendre de quoi il retournait, mais il se sentait trop épuisé pour le demander. « Oui, en effet, murmura le Premier des Mages. Il y a différentes façons de casser un œuf. En parlant de ça… vous avez l’air affamé ! » À la seule mention de nourriture, la bouche de Logen s’emplit de salive. « Oui, marmonna-t-il. Oui… manger ne me ferait pas de mal. — Bien sûr. » Bayaz lui tapota l’épaule avec chaleur. « Et ensuite, un bain, peut-être ? Non pas que nous soyons gênés, évidemment, mais je trouve qu’il n’y a rien de plus relaxant que de l’eau chaude après une longue marche… et je vous soupçonne d’avoir marché longtemps, non ? Venez avec moi, Messire Neuf-Doigts, vous êtes en sûreté, ici. » De la nourriture ! Un bain ! La sécurité ! Logen dut lutter pour ne pas pleurer tandis qu’il suivait le vieil homme à l’intérieur de la bibliothèque. Un brave homme Dehors, il faisait très chaud. Les rayons étincelants du soleil traversaient les nombreux carreaux des fenêtres et se répandaient en dessins intriqués sur le plancher de la salle d’audience. On était en plein milieu de l’après-midi. La pièce surchauffée et embrumée évoquait une cuisine mal ventilée. Le visage de Fortis dan Hoff, le grand chambellan, était pourpre. Il suait à grosses gouttes dans ses habits officiels garnis de fourrure. Au fil de l’après-midi, son humeur massacrante avait empiré. Harlen Morrow, son sous-secrétaire aux audiences, avait l’air encore plus mal en point ; à sa décharge, précisons qu’il devait non seulement lutter contre la chaleur, mais aussi contre la terreur que lui inspirait Hoff. Les deux hommes semblaient grandement affligés, chacun à sa façon ; mais eux, au moins, avaient la chance d’être assis. Le commandant West transpirait sans discontinuer dans son uniforme d’apparat brodé. Cela faisait près de deux heures qu’il gardait la même position – debout, les mains dans le dos, mâchoires serrées –, pendant que le grand chambellan boudait, grommelait ou s’adressait en tonnant aux requérants ou à toute personne présente. West mourait d’envie – et ce n’était pas la première fois, cet après-midi-là – d’aller s’allonger sous un arbre du parc, une boisson fraîche à la main. Ou pourquoi pas de se retrouver prisonnier d’un glacier… En tout cas, n’importe où, mais pas ici. Monter la garde lors de ces horribles séances ne faisait pas partie de ses attributions préférées. Toutefois, ç’aurait pu être pire. Il eut une pensée émue pour les huit soldats en faction le long des murs, engoncés dans leur armure. West s’attendait à voir à tout moment – et au grand mécontentement du chambellan, pour ne pas dire plus – l’un d’entre eux s’évanouir et s’écraser au sol en un tintamarre évoquant celui d’un buffet rempli de casseroles. Jusque-là, pourtant, tous se tenaient bien droits. « Pourquoi la température est-elle toujours aussi exécrable dans cette maudite salle ? cherchait à savoir Hoff, comme si la chaleur était un outrage envers sa seule personne. Il y fait trop chaud la moitié de l’année, et trop froid l’autre moitié ! On manque d’air, ici, on manque d’air ! Pourquoi ces fenêtres ne s’ouvrent-elles pas ? Pourquoi ne nous attribue-t-on pas une salle plus vaste ? — Euh… bafouilla le sous-secrétaire harcelé en remontant ses lunettes sur son nez luisant. Les requêtes des audiences ont toujours eu lieu ici, Monsieur le grand chambellan. » Il s’interrompit devant le regard terrifiant de son supérieur. « Euh… c’est une… tradition. — Ça, je le sais, triple idiot ! » vociféra Hoff, le visage cramoisi par la chaleur et la fureur. « De toute façon, on ne vous demande pas votre stupide opinion. — Oui… c’est-à-dire… non, bredouilla Morrow. Enfin… vous avez raison, Monsieur le grand chambellan. » Fronçant les sourcils, Hoff secoua la tête. Il fit des yeux le tour de la pièce, à la recherche d’un autre détail déplaisant. « Pendant combien de temps allons-nous encore endurer ça ? — Euh… il reste encore quatre plaignants, Votre Grâce. — Sacrebleu ! » tonna le chambellan, qui s’agita sur son siège en écartant son col de fourrure pour laisser passer un peu d’air. « C’est intolérable ! » West acquiesça intérieurement. D’un geste brusque, Hoff s’empara d’une timbale d’argent posée sur la table et avala son vin à grands traits. Sa réputation de grand buveur était notoire ; et, en effet, il avait passé son après-midi à boire. Cela n’améliorait en rien son humeur. « Qui est le prochain idiot ? s’enquit-il. — Euh… » Morrow examina un document volumineux, en louchant à travers ses lunettes. D’un doigt taché d’encre, il suivit les pattes de mouche alignées sur la page. « Goodman Heath est le suivant, un fermier venu de… — Un fermier ? Un fermier, avez-vous dit ? Il nous faut donc rester assis dans cette chaleur insupportable pour écouter un maudit paysan raconter les conséquences des mauvaises saisons sur ses moutons ? — Eh bien, Votre Grâce, bégaya Morrow, il semblerait pourtant que… euh… Goodman Heath ait… euh… un grief légitime contre son… euh… propriétaire et… — Qu’ils aillent tous au diable ! J’en ai par-dessus la tête des griefs des uns et des autres ! » Le grand chambellan reprit une nouvelle gorgée de vin. « Qu’on fasse entrer cet imbécile ! » Les portes s’ouvrirent. Goodman Heath fut autorisé à se présenter devant eux. Pour souligner le poids du pouvoir, la table du grand chambellan était placée sur une estrade, si bien que, même debout, le pauvre bougre devait tendre le cou pour les regarder. Il avait un visage honnête, d’une incroyable maigreur, et tenait un chapeau cabossé entre ses mains tremblantes. West remua les épaules pour chasser le désagréable filet de sueur qui lui coulait dans le dos. « Vous êtes Goodman Heath, c’est exact ? — Oui, Votre Honneur, marmonna le paysan avec un accent prononcé. Je viens de… » Hoff l’interrompit cavalièrement. « Et vous vous présentez devant nous pour solliciter une audience auprès de Son auguste Majesté, le Roi Suprême de l’Union ! » Goodman Heath s’humecta les lèvres. West se demanda combien de lieues il avait parcourues pour se faire ridiculiser ainsi. Bon nombre, certainement ! « Ma famille a été chassée de ses terres. Le propriétaire prétend que nous n’avons pas payé notre loyer, mais… » Le grand chambellan agita une main. « En fait, cette histoire relève de la compétence de la Commission Agraire. Son auguste Majesté le Roi n’est concernée que par le bien-être de ses sujets, sans distinction de classe. » Devant un tel affront, West retint une grimace. « On ne peut lui imposer de prêter attention à n’importe quelle broutille. Son temps est précieux, tout comme le mien. Au revoir. » Fin de la discussion. Deux soldats ouvrirent les portes pour faire sortir Goodman Heath. Le paysan avait pâli, ses doigts étreignaient le bord de son chapeau. « Pour sûr, Votre Honneur, bégaya-t-il, j’ai déjà eu recours à la Commission… » Hoff releva brusquement la tête, obligeant ainsi le fermier à se taire. « J’ai dit, au revoir ! » Le paysan courba les épaules et jeta un dernier coup d’œil à la salle. Absorbé dans la contemplation du mur opposé, Morrow refusa de croiser son regard. Le grand chambellan le fixa avec colère, rageant contre cette impardonnable perte de temps. West se sentit mal à l’aise à l’idée de faire partie de cette mascarade. Heath leur tourna le dos et s’éloigna d’une démarche pesante, la tête basse. Les portes se refermèrent. Hoff abattit son poing sur la table. « Vous avez vu ça ? » Il jeta un regard circulaire sur l’assemblée en sueur. « Le culot de cet homme ! Vous avez vu ça, commandant West ? — Oui, Monsieur le grand chambellan, j’ai tout vu, répondit West avec raideur. Une véritable honte ! » Par chance, Hoff ne comprit pas le sous-entendu de sa remarque. « Une véritable honte, commandant West, vous avez parfaitement raison ! Pourquoi diable tous les jeunes gens prometteurs s’engagent-ils dans l’armée ? Je veux connaître le nom du responsable qui a permis à ces mendiants de se présenter ici ! » Il lança une œillade noire au sous-secrétaire qui déglutit en se plongeant dans l’examen de ses documents. « Qu’avons-nous ensuite ? « Hum… marmonna Morrow. Coster dan Kault, le grand Maître de la guilde des merciers. — Je sais qui il est, bon sang ! aboya Hoff en essuyant de nouvelles perles de transpiration sur son visage. Quand il ne s’agit pas de ces maudits paysans, ce sont ces maudits marchands ! » Puis, d’une voix suffisamment audible pour être entendu dans le couloir adjacent, il rugit à l’adresse des soldats postés près des portes. « Faites donc entrer ce vieil escroc indésirable ! » Maître Kault aurait pu difficilement offrir un contraste plus frappant avec le plaignant précédent. C’était un grand homme replet, au visage aussi doux que ses yeux étaient durs. La veste pourpre de sa charge, brodée de centaines de mètres de fils d’or, était si ostentatoire que l’empereur du Gurkhul lui-même se serait senti gêné de la porter. Deux doyens de la guilde l’accompagnaient, vêtus d’habits non moins luxueux. West se demanda si, même après dix ans de dur labeur, Goodman Heath pourrait jamais gagner assez pour s’acheter un tel costume. Il décida que non, même en faisant abstraction qu’il ait été chassé de ses terres. « Votre Honneur… Grand Chambellan », psalmodia Kault en exécutant une courbette compliquée. Un sourcil haussé, un rictus déformant imperceptiblement sa bouche, Hoff accueillit le responsable de la guilde des merciers avec aussi peu d’humanité que possible. Kault attendit le mot de bienvenue dévolu à ses fonctions, mais rien ne vint. Il s’éclaircit donc la gorge. « Je viens demander une audience auprès de Son auguste Majesté… » Le grand chambellan eut un reniflement de mépris. « L’objet de cette séance est précisément de déterminer qui sera digne de bénéficier de l’attention de Sa Majesté. Si vous sollicitez une audience auprès de lui, vous vous êtes trompé de salle. » Il était flagrant que cette entrevue n’avait pas plus de chances d’aboutir que la précédente. West supposa que c’était là une sorte de justice implacable. Petits et grands étaient traités de la même façon. Les yeux de maître Kault se réduisirent à deux fentes, mais il poursuivit. « L’honorable guilde des merciers dont je suis l’humble représentant… » Hoff se mit à boire bruyamment son vin ; Kault fut obligé de faire une pause. « … a été victime d’une attaque des plus malveillantes et des plus pernicieuses… — Remplissez ça, voulez-vous ? » hurla le grand chambellan en agitant sa timbale vide en direction de Morrow. Le sous-secrétaire jaillit de sa chaise et attrapa la carafe. Kault fut de nouveau obligé d’attendre en grinçant des dents, tandis que le vin était versé avec force glouglous. « Continuez ! l’invectiva Hoff d’un geste de la main. Nous n’allons pas y passer la journée ! — Une attaque des plus malveillantes et des plus sournoises… » Du haut de son estrade, le grand chambellan le regarda de travers. « Une attaque, dites-vous ? Les voies de fait ordinaires sont du ressort du guet ! » Maître Kault fit la grimace. Lui et ses compagnons commençaient à transpirer. « Il ne s’agit pas de ce genre d’attaque, Votre Honneur, mais d’une offensive insidieuse et sournoise, destinée à discréditer la brillante réputation de notre guilde et à porter atteinte à nos intérêts commerciaux dans les villes de Styrie et dans toute l’Union. Une attaque perpétrée par quelques membres fourbes de l’inquisition de Sa Majesté et… — J’en ai assez entendu ! » Le grand chambellan brandit une de ses mains démesurées pour lui intimer le silence. « S’il s’agit d’un problème d’échanges commerciaux, alors il doit être traité par la commission chargée du commerce de Sa Majesté. » Hoff s’exprimait avec lenteur et précision, à la manière d’un maître d’école s’adressant à son élève le plus ignorant. « Si c’est un problème législatif, alors il relève du département du Juge Suprême Marovia. S’il concerne le fonctionnement interne de l’inquisition de Sa Majesté, prenez rendez-vous avec l’Insigne Lecteur Sult. Dans tous les cas, cela ne mérite guère l’attention de son auguste Majesté. » Le représentant de la guilde des merciers ouvrit la bouche pour prendre la parole, mais le grand chambellan le devança d’une voix plus tonitruante que jamais. « Votre roi a nommé une commission, désigné un Juge Suprême, ainsi qu’un Insigne Lecteur pour ne pas avoir à traiter n’importe quelle broutille ! Entre parenthèses, c’est aussi la raison pour laquelle il attribue des permis à certaines guildes de négociants… » Ses lèvres se retroussèrent en un horrible rictus. « Ce n’est pas pour remplir les poches de la classe des marchands ! Sur ce, bien le bonjour ! » Et les portes se rouvrirent. La dernière remarque avait fait pâlir Kault. « Croyez bien, Votre Honneur, rétorqua-t-il avec froideur, que nous chercherons réparation ailleurs… et avec la plus grande persévérance. » Hoff le fixa pendant un long moment d’un œil noir. « Cherchez où bon vous plaira, grogna-t-il, avec toute la persévérance que vous voudrez. Mais pas ici. Adieu ! » Si l’on avait pu décapiter quelqu’un avec le mot Adieu, la tête du représentant de la guilde des merciers aurait roulé au sol. Kault cligna des paupières à plusieurs reprises, puis se détourna avec colère et sortit avec toute la dignité dont il pouvait faire preuve. Ses deux laquais lui emboîtèrent le pas, les pans de leurs somptueux vêtements flottant derrière eux. Les portes furent refermées. Hoff abattit de nouveau son poing sur la table. « Quel outrage ! cracha-t-il. De la part de ces porcs arrogants ! Croient-ils sérieusement pouvoir bafouer la loi royale, puis venir quérir l’aide du souverain quand les choses tournent mal ? — Eh bien… non, évidemment », dit Morrow. Le grand chambellan ignora son sous-secrétaire avec superbe et se tourna vers West en affichant un sourire sarcastique. « J’ai pourtant eu l’impression de voir des vautours planer au-dessus d’eux, malgré le plafond bas, hein, commandant West ? — En effet, Votre Honneur », marmonna West, gêné et plus désireux que jamais de voir cette torture cesser. Il pourrait alors rejoindre sa sœur. Son cœur se serra. Elle lui donnait encore plus de fil à retordre que dans son souvenir. D’accord, elle était intelligente, mais il s’inquiétait à l’idée qu’elle le soit un peu trop pour son propre bien. Si seulement elle épousait un gentil garçon et coulait des jours tranquilles en sa compagnie ! Sa position à lui était suffisamment précaire ici, sans qu’elle se donne en spectacle. « Des vautours, des vautours, ronchonnait Hoff entre ses dents. De hideux charognards, mais qui ont leur utilité. Qui est le prochain ? » En nage et encore plus inquiet qu’avant, le sous-secrétaire s’échina à trouver les mots justes. « Nous avons un groupe de… diplomates ! » Alors qu’il approchait la timbale de ses lèvres, le grand chambellan interrompit son geste. « Des diplomates ? Qui les envoie ? — Euh… Bethod, ce prétendu roi des peuplades du Nord. » Hoff éclata de rire. « Des diplomates ? caqueta-t-il en s’essuyant le visage de sa manche. Des sauvages, voulez-vous dire ! » Le sous-secrétaire émit un gloussement peu convaincant. « Ah oui, Votre Grâce, ah, ah ! Des sauvages, bien sûr ! — Dangereux toutefois, hein, Morrow ? » aboya le grand chambellan, dont la bonne humeur disparut instantanément. Les ricanements du sous-secrétaire s’éteignirent aussitôt. « Très dangereux. Nous devons nous montrer prudents. Introduisez-les ! » Quatre hommes se présentèrent. Les deux plus petits, deux barbus colossaux, au faciès cruel, couturé de cicatrices, portaient des armures cabossées. Même si on les avait désarmés à l’entrée de l’Agriont, ils dégageaient encore une sensation de danger. En outre, West avait l’intuition qu’ils avaient dû déposer bon nombre d’armes gigantesques et fortement usagées. Le même genre d’individus avides de sang que ceux qui étaient stationnés près des frontières du pays des Angles, non loin de sa demeure familiale. Un homme plus âgé les accompagnait. Engoncé lui aussi dans une armure rouillée, il avait de longs cheveux blancs, ainsi qu’une longue barbe de la même couleur. Une balafre blême lui barrait le visage jusqu’à un œil devenu aveugle et laiteux. Il affichait toutefois un large sourire. Son attitude avenante contrastait avec celle de ses deux austères compagnons et du quatrième homme qui fermait la marche. Ce dernier dut se baisser pour passer sous le linteau, situé pourtant à plus de deux mètres du sol. Il était enveloppé dans une cape brune en tissu grossier, dont il avait rabattu le capuchon sur son front, masquant ainsi entièrement ses traits. Quand il se redressa, il dominait tous les autres ; la pièce parut soudain absurdement réduite. Sa seule masse était intimidante. Mais il y avait également autre chose… quelque chose qui semblait émaner de lui par vagues écœurantes. Incommodés, les soldats postés le long des murs le ressentirent et s’agitèrent. Le sous-secrétaire aux audiences le perçut également : il transpira de plus belle, se crispa et consulta ses documents d’un air affairé. Le commandant West le discerna certainement. Malgré la chaleur, sa peau s’était refroidie, tous ses poils se hérissaient sous son uniforme moite. Seul Hoff semblait échapper au malaise général. Sourcils froncés, il examina les quatre hommes du Nord des pieds à la tête, sans paraître plus impressionné par le géant encapuchonné que par Goodman Heath. « Vous êtes donc des messagers de Bethod. » Il prit le temps de faire rouler les mots dans sa bouche avant de les recracher. « Le roi des peuplades du Nord. — C’est exact, répondit le vieillard affable en s’inclinant avec un profond respect. Je suis Hansul le Borgne. » Sa voix ronde, mélodieuse et agréable, était dépourvue d’accent… pas du tout ce à quoi West s’attendait. « Et tu es l’émissaire de Bethod ? » demanda Hoff négligemment en reprenant une gorgée de vin. Pour la première fois, West se réjouissait de la présence du grand chambellan dans la pièce. Pourtant, dès qu’il leva les yeux vers l’homme encapuchonné, son trouble refît surface. « Oh non, dit le Borgne, je ne suis que l’interprète. Voici l’émissaire du roi des peuplades du Nord. » Son œil indemne papillota avec nervosité quand il lorgna la sombre silhouette enveloppée dans la cape, comme si lui aussi était effrayé. « Fenrissss, dit-il en allongeant le s final et en le faisant siffler dans les airs. Fenris le Redoutable. » Un nom tout à fait approprié. Le commandant West repensa aux chansons entendues lors de son enfance, aux histoires de géants assoiffés de sang des montagnes du Nord lointain. Le silence régna quelques instants dans la salle. « Hum », fit le grand chambellan, impassible. « Vous sollicitez donc une audience auprès de son auguste Majesté, le Roi Suprême de l’Union ? — En effet, Votre Honneur, répondit le vieux guerrier. Notre maître, Bethod, déplore l’hostilité entre nos deux nations. Il souhaiterait améliorer les relations avec ses voisins du Sud. Nous sommes chargés de transmettre une proposition de paix de notre roi au vôtre, et d’offrir un présent en gage de notre bonne foi. Rien de plus. — Bien, bien. » Hoff se carra dans son fauteuil surélevé et afficha un large sourire. « Une requête gracieuse… et demandée avec grâce. Vous serez autorisés à voir le roi au Conseil Public de demain et pourrez présenter votre offre et votre cadeau devant les pairs les plus importants du royaume. » Le Borgne s’inclina respectueusement. « Vous êtes trop bon, Votre Honneur. » Se détournant alors, il se dirigea vers la sortie, suivi des deux guerriers austères. Le personnage à la cape s’attarda un moment, avant de se retourner à son tour avec lenteur. Il se baissa une deuxième fois pour franchir le seuil. West dut attendre la fermeture des portes pour recommencer à respirer normalement. Il secoua la tête, détendit ses épaules poisseuses. Des chansons à propos de géants… et puis quoi encore ! Ce n’était qu’un homme gigantesque, vêtu d’une longue cape. Mais en considérant de nouveau la porte, il se dit qu’elle était vraiment très haute… « Voilà, Messire Morrow, aussi simple que ça ! » Hoff paraissait très content de lui. « Pas vraiment les sauvages que laissaient présager vos insinuations ! J’ai le sentiment que la résolution de nos problèmes septentrionaux est proche, pas vous ? » Le sous-secrétaire n’avait pas du tout l’air convaincu. « Euh… oui, Excellence, bien sûr. — Oui, assurément. Beaucoup de bruit pour rien. Beaucoup d’idioties pessimistes et défaitistes sur l’agitation de nos villes du Nord, hein ? La guerre ? Bah ! » Hoff abattit son poing sur la table. Du vin jaillit de sa timbale et éclaboussa le plateau. « Ces peuplades du Nord n’oseraient pas ! Non, à la prochaine occasion, elles nous adresseront une demande pour intégrer l’Union ! Vous verrez si je n’ai pas raison, commandant West ! — Euh… — Bon, parfait ! Nous avons quand même accompli quelque chose, aujourd’hui ! Encore un, et nous pourrons nous échapper de cette fournaise ! Qui est le prochain, Morrow ? » Le sous-secrétaire fronça les sourcils. Il rajusta ses lunettes. « Euh… un certain Yoru Sulfur, dit-il en butant sur ce nom étranger. — Un certain qui ? — Euh… Sulfir… Sulfor, ou je ne sais quoi. — Jamais entendu parler ! grogna le grand chambellan. De qui peut-il s’agir ? Viendrait-il du Sud ? Pas un autre paysan, j’espère ! » Le sous-secrétaire examina ses notes et déglutit. « Un émissaire ! — Oui, oui, mais envoyé par qui ? » Morrow courba carrément l’échine, comme un enfant qui s’attend à être corrigé. « Par le Grand Ordre des Mages ! » lâcha-t-il. Un moment de stupéfaction générale. Les sourcils de West s’arquèrent, sa mâchoire tomba ; il supposa que les soldats avaient dû faire la même chose derrière leur visière. Il tressaillit involontairement, anticipant la réponse du grand chambellan. Hoff, cependant, surprit tout le monde en éclatant de rire. « Parfait ! Enfin un peu de distraction ! Cela fait des années que nous n’avons pas accueilli un mage, ici ! Faites entrer le sorcier ! Il ne faut pas le faire attendre ! » Yoru Sulfur fut source de déception. Il portait de modestes vêtements souillés par le voyage ; en réalité, il n’était pas mieux habillé que Goodman Heath. Son bâton n’était pas plaqué d’or… Aucune boule de cristal étincelante ne garnissait son extrémité… Aucune flamme mystérieuse ne luisait dans ses yeux. Il avait simplement l’apparence d’un homme ordinaire d’une trentaine d’années, légèrement fatigué, comme après un long périple. Il paraissait parfaitement à l’aise devant le grand chambellan. « Je vous souhaite bien le bonjour, Messieurs, claironna-t-il, en s’appuyant sur son bâton. » West eut du mal à déterminer d’où il venait. Pas de l’Union : sa peau était trop sombre. Pas du Gurkhul, plus au sud, car elle était trop claire. Pas du Nord non plus, ni de Styrie. De plus loin alors, mais d’où ? En l’examinant plus attentivement, il se rendit compte que ses yeux n’avaient pas la même couleur : l’un était bleu, l’autre vert. « Bien le bonjour à vous, Monsieur, répondit Hoff avec un sourire laissant croire à sa sincérité. Ma porte est toujours ouverte au Grand Ordre des Mages. Dites-moi, ai-je le plaisir de m’adresser au grand Bayaz en personne ? » Sulfur parut étonné. « Non ! Aurais-je été mal présenté ? Je suis Yoru Sulfur. Maître Bayaz est chauve. » Il passa une main dans ses boucles brunes. « Sa statue se trouve dans l’avenue, là-bas, dehors. J’ai eu l’honneur d’étudier avec lui pendant quelques années. C’est le plus puissant et le plus érudit des maîtres. — Bien sûr ! Bien sûr ! Qu’y a-t-il pour votre service ? » Yoru Sulfur s’éclaircit la gorge, comme avant de raconter une histoire. « À la mort du roi Harod le Grand, Bayaz, le Premier des Mages, a quitté l’Union. Il a fait le serment de revenir. — Oui, oui, c’est vrai, gloussa Hoff. Authentique ! N’importe quel écolier le sait. — Il a aussi précisé que lorsqu’il le ferait, son retour serait annoncé par quelqu’un d’autre. — C’est également vrai. — Eh bien, dit Sulfur en souriant de toutes ses dents, me voici ! » Le grand chambellan hurla de rire. « Vous voici ! » répéta-t-il, hilare, en frappant sur la table. Harlen Morrow se permit un petit gloussement qu’il réprima dès que le rire de Hoff s’estompa. « Depuis la prise de mes fonctions de grand chambellan, trois membres du Grand Ordre des Mages se sont présentés pour solliciter une audience auprès du roi. Deux d’entre eux étaient manifestement fous, le troisième, un escroc exceptionnellement courageux. » Il se pencha en avant, coudes sur la table, et étendit ses doigts devant lui. « Dites-moi, Messire Sulfur, quel genre de mage êtes-vous ? — Aucun de ceux-là. — Je vois. Alors, vous devez avoir des documents pour le prouver. — Évidemment. » Sulfur fouilla dans son manteau et en sortit une petite lettre cachetée d’un sceau blanc gravé d’un symbole simple et étrange. Il la déposa négligemment sur la table, devant le grand chambellan. Se renfrognant, celui-ci s’empara du document qu’il fit tourner entre ses doigts. Il examina le sceau attentivement, essuya son visage dans sa manche, puis brisa le cachet de cire, déplia le papier épais et commença à lire. Yoru Sulfur ne manifestait aucun signe de nervosité. La chaleur ne semblait pas non plus l’indisposer. Il se promena dans la salle et adressa un signe de tête aux gardes en armure, sans paraître vexé par leur mutisme. Il se tourna alors vers West. « Il fait terriblement chaud, ici, n’est-ce pas ? C’est un miracle que ces hommes ne s’évanouissent pas en tombant avec un bruit de buffet rempli de vaisselle. » West cilla. Il avait pensé exactement la même chose. Plus du tout amusé, le grand chambellan reposa avec précaution la missive sur la table. « Je pense que le Conseil Public n’est pas l’endroit approprié pour discuter de ce sujet. — Je suis d’accord avec vous. J’espérais bénéficier d’une audience privée avec le Grand Chancelier Feekt. — J’ai bien peur que cela ne soit impossible. » Hoff s’humecta les lèvres. « Lord Feekt est mort. » Sulfur se rembrunit. « C’est très regrettable. — En effet, en effet. Cette disparition nous affecte tous au plus haut point. Peut-être que d’autres membres du Conseil Restreint et moi-même pourrions vous aider. » Sulfur inclina la tête. « Je m’en remets à vous, Votre Honneur. — Je vais tâcher d’organiser une réunion pour ce soir. En attendant, nous vous trouverons un hébergement dans l’Agriont… un endroit convenant à votre rang. » Il fit un signe aux gardes et les portes s’ouvrirent. « Je vous remercie de tout cœur, lord Hoff. Messire Morrow. Commandant West. » Sulfur adressa à chacun d’eux un signe de tête courtois, puis tourna les talons et prit congé. Les portes se refermèrent une fois de plus, laissant West perplexe : comment cet homme connaissait-il son nom ? Hoff ordonna aussitôt à son sous-secrétaire aux audiences : « Allez immédiatement chez l’Insigne Lecteur Sult, dites-lui que nous devons nous rencontrer sur-le-champ. Ensuite, rendez-vous chez le Juge Suprême Marovia et le maréchal Varuz. Dites-leur qu’il s’agit d’une affaire de la plus haute importance. Hormis ces trois-là, pas un mot à quiconque. » Il agita un doigt devant le visage luisant de sueur de Morrow. « Pas un mot ! » Le sous-secrétaire le regarda, ses lunettes de guingois. « Et tout de suite ! » rugit Hoff. Morrow se leva d’un bond, s’emmêlant les pieds dans l’ourlet de sa robe. Puis il s’empressa de disparaître par une porte latérale. La bouche sèche, West s’efforça de déglutir. Hoff fixa longuement d’un œil sévère tous les hommes présents. « Quant à vous, pas un mot de tout ceci à qui que ce soit, ou vous en subirez de graves conséquences ! Maintenant, sortez ! Tout le monde dehors ! » Les soldats quittèrent la pièce dans un concert de cliquètements. N’ayant pas besoin d’être encouragé davantage, West les imita, laissant le grand chambellan ruminer dans son immense fauteuil. Il referma la porte derrière lui, l’esprit grouillant de pensées sombres et confuses : bribes de vieilles histoires à propos de mages… Craintes d’une guerre dans le Nord… Images d’un géant encapuchonné atteignant presque le plafond. Ce jour-là, l’hémicycle avait accueilli des visiteurs étranges, et d’autres, sinistres. Accablé par les soucis, le commandant tenta de les effacer, se persuadant qu’il ne s’agissait que de bêtises. Du coup, tout ce à quoi il put penser, ce fut à sa sœur cabriolant dans l’Agriont comme une folle. Il grogna intérieurement. Elle était sûrement avec Luthar, en ce moment même. Pourquoi diable les avait-il présentés l’un à l’autre ? Pour une raison quelconque, il s’était imaginé retrouver la curieuse jeune fille malingre à la langue acérée de ses lointains souvenirs. Il avait eu un choc en voyant cette jeune femme arriver dans ses appartements. Il l’avait à peine reconnue. Une femme, nul doute possible ! Belle, de surcroît. Luthar, quant à lui, était arrogant, riche, joli garçon et n’avait pas plus de retenue qu’un gamin de six ans. Il savait que ces deux-là s’étaient revus, et plus d’une fois. Comme des amis, bien entendu. Rien que des amis. Ardee n’en avait pas d’autres, ici. « Merde ! » jura-t-il. Autant placer un chat devant un bol de crème, en espérant qu’il n’y trempe pas la langue ! Pourquoi diable n’avait-il pas réfléchi plus longuement ? Quel arrangement désastreux ! Mais que pouvait-il y faire, à présent ? Il regarda l’extrémité du couloir d’un air misérable. Rien de tel que d’apercevoir un autre miséreux pour vous faire oublier vos problèmes… Et Goodman Heath était vraiment un spectacle affligeant : assis seul sur un long banc, le visage livide, les yeux dans le vague. Il avait dû rester là longtemps à attendre en vain, sans nulle part où aller, tandis que les merciers, les hommes du Nord et le mage entraient et sortaient. West inspecta les lieux : personne à proximité. Heath ne lui prêtait pas attention, la bouche ouverte, le regard vitreux, son chapeau cabossé, oublié sur les genoux. West ne pouvait pas le laisser comme ça, ce n’était pas dans sa nature. « Goodman Heath », dit-il en s’approchant. Surpris, le paysan leva la tête. Tripotant son chapeau, il commença à se lever en marmonnant des excuses. « Non, je vous en prie, restez assis. » West prit place à son tour sur le banc et se plongea dans la contemplation de ses pieds, car il ne pouvait se résoudre à regarder l’homme en face. Un silence étrange s’ensuivit. « J’ai un ami qui siège à la Commission Agraire. Il pourrait peut-être faire quelque chose pour vous… » Il s’interrompit embarrassé, louchant vers le couloir. Le fermier eut un pauvre sourire. « Je vous serai reconnaissant de tout ce que vous pourrez faire. — Oui, oui, bien sûr, je ferai de mon mieux. » Il n’en résulterait rien. Tous deux le savaient. West fit la grimace et se mordit les lèvres. « Vous feriez mieux de prendre ça. » Il déposa sa bourse dans les mains calleuses et molles du paysan. Heath le regarda, bouche entrouverte. West lui adressa un rapide sourire gêné et se leva, impatient de s’éloigner. « Monsieur ! » cria Goodman Heath dans son dos. Mais West, qui se dépêchait de longer le couloir, ne se retourna pas. Sur la liste Pourquoi ai-je accepté ce poste ? Les contours noirs de la demeure citadine de Villem dan Robb se découpaient sur le fond clair du ciel nocturne. C’était un immeuble banal de deux étages, entouré d’un muret et doté d’une grille à l’entrée, comme la centaine d’autres bâtiments de la rue. Notre vieil ami Rews vivait dans une imposante villa, près du marché. Robb aurait vraiment dû lui réclamer des pots-de-vin plus conséquents. Enfin… il ne l'a pas fait, tant mieux pour nous ! Partout ailleurs dans la cité, les avenues à la mode devaient être vivement éclairées et seraient bondées de noceurs ivres jusqu’à l’aube. Cette ruelle retirée, elle, se trouvait loin des lumières et des yeux indiscrets. Nous pourrons travailler sans être dérangés. Sur un côté du bâtiment, une lampe brillait au travers d’une étroite fenêtre du dernier étage. Bien. Notre ami est chez lui. Mais encore debout – nous devrons procéder en douceur. Il se tourna vers le Tourmenteur Frost et lui indiqua le côté de la maison. L’albinos répondit d’un signe de tête et traversa la venelle en silence. Glotka attendit qu’il atteigne le mur et disparaisse dans l’ombre de l’immeuble pour montrer à Severard la porte principale. Le Tourmenteur dégingandé lui sourit des yeux un instant puis, soigneusement courbé en deux, s’éloigna à pas rapides, escalada le muret et retomba sans bruit de l’autre côté. Parfait, pour le moment, mais je dois y aller. Glotka se demanda pourquoi il était venu. Frost et Severard étaient parfaitement capables de s’occuper de Robb ; il ne ferait que les ralentir. Je pourrais même tomber sur les fesses et signaler ainsi notre présence à cet idiot. Pourquoi suis-je venu ? Glotka le savait bien : la sensation d’excitation qui le prenait déjà à la gorge lui donnait presque le sentiment d’être vivant. Il avait pris la précaution d’emmitoufler sa canne dans un morceau de chiffon, ce qui lui permit de claudiquer jusqu’au muret avec discrétion. Le temps qu’il y parvienne, Severard avait ouvert la grille, recouvrant le gond d’une main gantée pour l’empêcher de grincer. Vite fait, bien fait. Ce petit mur aurait aussi bien pu faire cent pieds de haut… cela n’aurait pas changé grand-chose pour moi. Agenouillé sur les marches de la porte d’entrée, Severard crochetait la serrure, l’oreille collée au bois, les yeux plissés par la concentration. Ses mains gantées s’agitaient prestement. Le cœur de Glotka battait à tout rompre, la tension lui donnait la chair de poule. Ah, le frisson de la traque. Un faible cliquetis. Un deuxième. Severard fît alors disparaître ses outils scintillants dans sa poche, tendit la main et tourna délicatement la poignée. La porte s’ouvrit en silence. Quel garçon habile ! Sans lui et Frost, je ne suis qu’un handicapé. Ils sont mes mains, mes bras, mes jambes. Mais je suis leur cerveau. Severard se glissa à l’intérieur. Glotka le suivit en grimaçant de douleur chaque fois que sa jambe gauche supportait tout son poids. L’entrée était plongée dans l’obscurité. Toutefois, à travers la rampe, un rai de lumière en provenance de la cage d’escalier projetait des ombres déformées sur le plancher. Glotka y pointa un doigt ; Severard acquiesça et, longeant le mur, marcha dans cette direction sur la pointe des pieds. On avait l’impression qu’il lui faudrait des lustres pour l’atteindre. La troisième marche émit un faible craquement quand il y prit appui. Glotka fit la grimace. Severard se figea sur place. Immobiles comme des statues, ils attendirent. Aucun bruit ne leur parvint de l’étage. Glotka recommença à respirer ; Severard se remit à monter tout doucement. En arrivant en haut, il jeta un coup d’œil prudent à l’angle du palier, le dos à fleur de paroi, puis franchit la dernière marche et disparut sans faire le moindre bruit. Au rez-de-chaussée, le Tourmenteur Frost émergea des ténèbres, à l’extrémité du couloir. Glotka arqua un sourcil pour l’interroger du regard, mais celui-ci secoua la tête. Personne en bas. Se tournant vers la porte d’entrée, l’inquisiteur entreprit de la refermer le plus discrètement possible. Quand elle fut bien close, il relâcha la poignée lentement, afin que le pêne se remette en place en silence. « Vous devriez venir voir ça. » Cet appel soudain fit sursauter Glotka. Il pivota si rapidement qu’une vive douleur se diffusa dans tout son dos. À l’étage, Severard se tenait debout sur le palier, mains sur les hanches. L’Inquisiteur se résolut à le rejoindre et se dirigea vers la source de lumière. Frost lui emboîta le pas, puis se lança à l’assaut de l’escalier, faisant fi de toute discrétion. Pourquoi ne peut-on jamais rester au rez-de-chaussée ? Pourquoi faut-il toujours grimper ? Glotka se consola en se disant qu’il n’avait plus besoin de se déplacer en catimini. Il se hissa sur les marches, derrière ses subalternes, le pied droit provoquant des craquements, le gauche frottant sur les planches. D’une porte ouverte à l’extrémité du corridor de l’étage filtrait une vive lueur qui permit à Glotka de s’orienter. Le seuil franchi, il s’arrêta pour retrouver son souffle après cette pénible escalade. Oh, pauvre de moi ! Quel bazar ! Une grande bibliothèque avait été arrachée du mur ; tous ses livres étaient éparpillés sur le sol, certains ouverts, d’autres pas. Un verre de vin renversé sur le bureau avait imprégné de mauve les papiers chiffonnés qu’on avait jetés dessus pêle-mêle. Le lit était défait, les couvertures à moitié retirées ; les oreillers et le matelas crevés laissaient échapper leurs plumes. L’une des deux portes d’une armoire grande ouverte était sortie de ses gonds. Quelques habits déchirés pendaient encore à l’intérieur, mais la plupart gisaient en tas sur le sol. Sous la fenêtre, un beau jeune homme était couché à plat dos, les yeux fixés au plafond, le visage livide, la bouche béante. Dire qu’il avait la gorge tranchée aurait été un doux euphémisme. On s’était tellement acharné sur son cou que sa tête y tenait à peine. Il y avait du sang partout, sur les vêtements en lambeaux, sur le matelas éventré, ainsi que sur le cadavre entier. Quelques empreintes sanglantes de paumes maculaient le mur ; une mare de sang, pas encore coagulé, recouvrait presque tout le plancher. Il a été tué cette nuit. Il n’y a peut-être que quelques heures. Ou quelques minutes. « Quelque chose me dit qu’il ne répondra pas à vos questions, dit Severard. — Non. » Glotka survola des yeux le carnage. « Il doit être mort. Mais comment est-ce arrivé ? » Incurvant un sourcil blanc, Frost le regarda d’un œil rouge. « Du poivon ? » Un rire aigu secoua Severard sous son masque. Même Glotka s’autorisa un gloussement. « Sûrement. Mais comment le poison est-il entré ? — Fenêt’ouvert’ », marmonna Frost en pointant son doigt vers le rez-de-chaussée. Glotka pénétra dans la pièce en boitant ; il prit soin de ne toucher l’amalgame de sang et de plumes ni avec ses pieds ni avec sa canne. « Ainsi donc, le poison a aperçu la lampe allumée, exactement comme nous. Il est entré par la fenêtre du bas et a gravi les escaliers en silence. » Glotka retourna les mains du cadavre du bout de sa canne. Eclaboussées par quelques gouttes de sang provenant du cou. À part ça, articulations et doigts sont intacts. Il ne s’est pas défendu. Il a été pris par surprise. Se penchant en avant, il inspecta la plaie béante. « Une seule entaille profonde. Probablement faite par un couteau. — Qui a déclenché une sérieuse fuite chez Villem dan Robb ! ironisa Severard. — Et nous, nous n’avons plus d’informateur », dit Glotka d’un ton pensif. Aucune trace de sang dans le couloir. Notre homme s’est efforcé de ne pas se salir les pieds pendant qu’il fouillait la pièce en désordre. Il n’était ni en colère ni inquiet. Il n’accomplissait que son travail. « L’assassin est un professionnel, murmura Glotka. Il est venu ici dans le but de tuer. Il a ensuite voulu déguiser cela en cambriolage, qui sait ? De toute façon, l’Insigne Lecteur ne se contentera pas d’un cadavre. » Il leva les yeux vers ses deux Tourmenteurs. « Qui est le prochain sur la liste ? » Cette fois, il y avait eu lutte, aucun doute là-dessus. Même si elle a été inéquitable. Solimo Scandi était couché sur le flanc, face au mur, comme si le triste état de sa chemise de nuit déchirée et tachée lui faisait honte. De profondes coupures zébraient ses avant-bras. Preuve qu’il s’est vainement débattu pour dévier la lame. Il avait rampé sur le sol, laissant un sillage sanglant sur le bois ciré. Preuve qu’il a vainement essayé de s’échapper. Il avait échoué, les quatre coups de couteau dans son dos lui avaient été fatals. À la vue du corps ensanglanté, Glotka sentit son visage se contracter nerveusement. Un cadavre peut être une coïncidence. Deux, et on peut parler de conspiration. Sa paupière papillota. Celui qui a fait ça, quelle que soit son identité, savait que nous allions venir, il savait aussi à quel moment, et chez qui. Ils ont une longueur d’avance sur nous. J’irai même plus loin : notre liste de complices s’est déjà transformée en liste de cadavres. Un léger craquement retentit derrière lui ; sa tête pivota instantanément, provoquant des douleurs semblables à des piqûres d’aiguilles dans sa nuque raide. Il n’y avait rien, hormis la fenêtre ouverte oscillant au gré de la brise nocturne. Du calme. Allons, du calme. Réfléchis. « Il semblerait que l’honorable guilde des merciers ait fait un peu de ménage. — Comment pouvaient-ils savoir ? » murmura Severard. Comment, en effet ? « Ils ont dû voir la liste de Rews… ou bien, on leur a dit ce qu’elle contenait. » Ce qui signifie… Glotka passa sa langue sur ses gencives édentées. « Quelqu’un appartenant à l’inquisition a parlé. » Pour une fois, les yeux de Severard ne souriaient pas. « S’ils connaissent les noms de la liste, ils savent aussi qui les a écrits. Et qui nous sommes. » Peut-être encore trois noms supplémentaires sur la liste ? Vers la fin ? Glotka grimaça un sourire. Comme c’est excitant. « Tu as peur ? — Ça ne me plaît pas. » Le Tourmenteur indiqua le cadavre de la tête. « Me prendre un couteau entre les omoplates ne fait pas partie de mes plans. — Des miens non plus, Severard, crois-moi. » Non, vraiment pas. Si je mourais, je ne saurais jamais qui nous a trahis. Et je veux le savoir. Par ce jour printanier, lumineux, sans nuages, bon nombre de bellâtres et de désœuvrés de toute sorte se pressaient dans le parc. Immobile sur son banc, assis à l’ombre d’un grand arbre bienfaiteur, Glotka contemplait la végétation luxuriante, l’eau scintillante, les joyeux fêtards, ivres et hauts en couleur. Disséminés sur l’herbe, des couples ou de petits groupes buvaient, bavardaient et lézardaient au soleil. Autour du lac, des gens se serraient sur les bancs. Il ne semblait plus y avoir de place nulle part pour de nouveaux venus. Personne, toutefois, ne vint s’asseoir près de Glotka. De temps à autre, certains promeneurs se précipitaient vers lui, croyant difficilement à leur chance d’avoir enfin trouvé un emplacement. Mais en le voyant, leurs visages s’allongeaient ; ils tournaient aussitôt les talons ou passaient droit devant, feignant de n’avoir jamais eu l’intention de s’installer là. Je les écarte aussi sûrement que si j’avais la peste… c’est peut-être aussi bien. Je n’ai pas besoin de leur compagnie. Il observa quelques jeunes soldats canotant sur le lac. L’un d’entre eux, debout et chancelant, s’accrochait à sa bouteille, faisant tanguer dangereusement l’embarcation ; ses compagnons lui hurlaient de se rasseoir. Des éclats de rires joyeux, étouffés par la distance, parvenaient par vagues jusqu’au rivage. Des enfants. Comme ils ont l’air jeunes. Et innocents. Comme moi, il n’y a pas si longtemps. Il me semble pourtant que cela remonte à des siècles. Voire plus. J’ai même l’impression de vivre dans un autre monde. « Glotka. » Il releva la tête et abrita ses yeux d’une main. L’Insigne Lecteur était enfin arrivé. Sa grande silhouette assombrie se découpait sur le bleu du ciel. Quand il réussit à distinguer le visage de celui qui le fixait avec froideur, Glotka le trouva un peu fatigué, ridé, plus marqué que d’habitude. « Vos révélations ont intérêt à justifier cette convocation. » Sult fit voleter les pans de son long manteau blanc, avant de s’installer avec grâce sur le banc. « Des manants ont de nouveau pris les armes près de Keln. Un propriétaire idiot a pendu quelques paysans et c’est devenu notre problème ! Est-il si difficile de s’occuper d’un champ tout poussiéreux et de mater une poignée de fermiers ? Pas besoin de les traiter avec considération… tant qu’on ne commet pas l’erreur de les pendre ! » Il darda un regard noir sur la pelouse. Sa bouche se réduisit à une ligne rigide. « Vos révélations ont sacrément intérêt à justifier cette convocation. » Je vais donc tâcher de ne pas vous décevoir. « Villem dan Robb est mort. » Comme pour appuyer sa déclaration, le soldat ivre glissa et bascula par-dessus bord dans une gerbe d’éclaboussures. Les hurlements amusés de ses compagnons parvinrent aux oreilles de Glotka avec un léger décalage. « Il a été assassiné. — Hum. Cela arrive. Passez au suivant sur la liste. » Sult se leva, sourcils froncés. « Je ne pensais pas que vous auriez besoin de mon approbation pour des vétilles de ce genre. C’est dans ce but que je vous ai choisi pour accomplir ce travail. Faites-le, un point c’est tout ! » aboya-t-il en se détournant. Inutile de vous presser. Insigne Lecteur. Le problème, quand on possède de bonnes jambes, c’est qu’on a tendance à courir un peu trop, et pour rien. Par contre, lorsqu’on a des difficultés à se mouvoir, on ne bouge que s’il est urgent de le faire. « Le suivant sur la liste a également été victime d’un accident. » Sult se retourna, un sourcil légèrement incurvé. « Ah bon ? — Ils l’ont tous été. » L’Insigne Lecteur fit la moue et reprit place sur le banc. « Tous ? — Tous. — Hum, murmura Sult d’un ton rêveur. Intéressant. Les merciers sont donc en train de faire le ménage ! Je ne m’attendais guère à une telle cruauté. Les temps ont bien changé, oui, décidément bien changé… » Il s’interrompit en se renfrognant progressivement. « Vous pensez que quelqu’un leur a communiqué la liste de Rews, n’est-ce pas ? Vous pensez que l’un de nous a parlé ! C’est la raison pour laquelle vous m’avez fait venir ici, hein ? » Croyiez-vous que j’essayais seulement d’éviter les escaliers ? « Ils ont tous été assassinés. Tous ceux qui figuraient sur notre liste. Et ce, la nuit même de leur arrestation. Je ne crois pas beaucoup aux coïncidences. » Et vous, Insigne Lecteur ? Non, à l’évidence. Son visage affichait désormais une expression menaçante. « Qui a vu cette confession ? — Moi et mes deux Tourmenteurs, bien sûr. — Vous avez une absolue confiance en eux ? — Oui. » Un silence s’installa. La barque dérivait, tandis que les soldats se disputaient, rames levées, et que l’homme tombé à l’eau éclaboussait ses amis en giflant la surface. « La confession est restée quelque temps sur mon bureau, murmura l’Insigne Lecteur. Des membres de mon équipe auraient pu la voir. Auraient pu. — Vous avez une absolue confiance en eux, Votre Éminence ? Sult étudia Glotka longuement d’un air glacial. « Ils n’oseraient pas. Ils savent de quoi je suis capable. — Il ne reste donc plus que le Supérieur Kalyne », déclara Glotka d’une voix calme. En reprenant la parole, l’Insigne Lecteur bougea à peine ses lèvres. « Vous devez faire attention où vous posez les pieds, Inquisiteur, très attention. Le terrain où vous marchez n’est pas sûr. En dépit des apparences, les imbéciles ne deviennent pas des Supérieurs de l’inquisition. Kalyne a de nombreux amis, aussi bien dans la Maison des Questions qu’à l’extérieur. Des amis influents. Toute accusation portée contre lui doit s’appuyer sur des preuves solides. » Sult se tut brusquement pour laisser s’éloigner un groupe de jeunes femmes. « Des preuves des plus solides », siffla-t-il, dès qu’elles les eurent dépassés. « Trouvez-moi le meurtrier. » Plus facile à dire qu’à faire. « Bien sûr, Éminence, mais mon enquête est dans l’impasse, si j’ose dire. — Pas tout à fait. Il nous reste une carte à jouer. Rews lui-même. » Rews ? « Mais, Insigne Lecteur, il doit se trouver au pays des Angles, à l’heure qu’il est. » À suer au fond d’une mine, ou ailleurs. S’il est encore vivant. « Non, il est ici, dans l’Agriont, enfermé à double tour. J’ai pensé qu’il valait mieux le garder. » Glotka s’efforça de cacher sa surprise. Malin. Très malin. Les imbéciles ne deviennent pas non plus Insignes Lecteurs, à ce qu’il semble. « Rews vous servira d’appât. Je ferai délivrer un message à Kalyne par mon secrétaire, l’informant que je me suis radouci. Que je suis disposé à laisser aux merciers leur liberté d’action, tout en les soumettant à des contrôles plus fermes. Et que, pour preuve de ma bonne volonté, j’ai libéré Rews. Si Kalyne est à l’origine de la fuite, il est probable qu’il préviendra les merciers de la libération de Rews. Il est probable aussi qu’ils enverront cet assassin pour le punir d’avoir été trop bavard. Vous pourriez lui mettre la main dessus, quand il tentera de le faire. Si l’assassin ne se montre pas, il nous faudra chercher notre traître ailleurs, mais nous n’aurons rien perdu. — Un plan excellent, Éminence. » Sult lui décocha un regard glacial. « Évidemment ! Il vous faudra néanmoins agir dans un endroit éloigné de la Maison des Questions. Je vous allouerai les fonds nécessaires, j’ordonnerai à vos Tourmenteurs de délivrer Rews et vous ferai savoir à quel moment Kalyne aura eu l’information. Trouvez-moi ce meurtrier, Glotka, et écrasez-le ! Pressez-le comme un citron ! » Lorsque les soldats tentèrent de hisser leur compagnon trempé à bord, l’embarcation tangua dangereusement, puis se retourna : tous ses occupants furent projetés à l’eau. « Je veux des noms, siffla Sult en lançant une œillade noire aux soldats qui barbotaient. Je veux des noms, des preuves, des documents… et des gens qui se lèveront devant le Conseil Public pour en pointer d’autres du doigt. » Il quitta le banc avec élégance. « Tenez-moi informé. » Et il partit à grands pas vers la Maison des Questions, ses pieds crissant sur le gravier de l’allée. Glotka le regarda s’éloigner. Un plan excellent. Je suis content de vous avoir dans mon camp, Insigne Lecteur. C’est le cas, n’est-ce pas ? Les soldats avaient réussi à tirer la barque renversée jusqu’à la rive où, dégoulinants, ils s’invectivaient d’un ton désormais dépourvu de toute bonne humeur. Abandonnée sur l’eau, l’une des rames flottait toujours et se dirigeait vers l’endroit où la rivière s’échappait du lac. Elle n’allait pas tarder à passer sous le pont, puis serait emportée sous les murailles de l’Agriont jusque dans les douves. Glotka la voyait tournoyer lentement à la surface de l’onde. Grossière erreur ! Quelqu’un aurait dû s’occuper de ce menu détail. Il est facile de négliger ce genre d’accessoire, mais une embarcation sans rames est inutile. Il laissa son regard errer dans le parc vers d’autres visages de promeneurs. Ses yeux se posèrent sur un couple bien assorti, assis sur un banc en bordure du lac. Affichant une expression triste et grave, le jeune homme s’adressait avec calme à la demoiselle. Celle-ci se leva tout à coup et s’écarta de lui, en se couvrant le visage des mains. Ah, le chagrin de l’amante délaissée. Privation. Colère. Honte. Impression qu’on ne s’en remettra jamais. Quel poète a donc écrit qu’il n’y a pire chagrin que celui d’un cœur brisé ? Niaiseries sentimentales. Il aurait dû passer davantage de temps dans les geôles de l’empereur. Il sourit en ouvrant la bouche et lécha ses gencives nues, à l’endroit où s’étaient jadis trouvées ses incisives. Un cœur brisé finit par guérir ; des dents cassées, jamais. Glotka observa le jeune homme. Son visage arborait une expression légèrement amusée, tandis qu’il regardait la jeune fille en pleurs s’éloigner. Quel petit salaud ! Je me demande s’il a brisé autant de cœurs que moi dans ma jeunesse ? Cela semble difficilement croyable aujourd’hui. Il me faut une demi-heure pour rassembler mon courage et prendre la décision de me lever. Les seules femmes que j’ai fait pleurer dernièrement sont les épouses de ceux que j’ai exilés au pays des Angles… « Sand. » Glotka se retourna. « Maréchal Varuz, quel honneur ! — Oh non, non, dit le vieux soldat en s’asseyant sur le banc avec la rapidité et la précision d’un maître d’escrime. Vous avez l’air en forme », reprit-il sans vraiment le regarder. J’ai l’air estropié, vous voulez dire. « Comment allez-vous, mon vieil ami ? » Je suis estropié, espèce de vieux con pompeux. Ami, avez-vous dit ? Pendant toutes les années qui se sont écoulées depuis mon retour, pas une fois vous n’avez daigné prendre de mes nouvelles. Est-ce là votre conception de l’amitié ? « Assez bien, merci, Maréchal. » Varuz s’agita nerveusement. « Mon élève actuel, le capitaine Luthar… peut-être le connaissez-vous ? — Nous nous sommes rencontrés. — Vous devriez voir ses positions. » Varuz secoua la tête avec tristesse. « Il a du talent, ça c’est certain, mais il ne vous arrivera jamais à la cheville, Sand. » Je ne sais pas. J’espère juste qu’un jour il sera aussi mal en point que moi. « Il a beaucoup de talent, en tout cas suffisamment pour gagner. Simplement, il le gâche. » Oh, quelle tragédie ! Cela me contrarie tellement que j’aurais pu vomir… Enfin, si j’avais réussi à manger quelque chose ce matin ! « Il est paresseux, Sand, et têtu. Il manque de courage. De persévérance. Il n’a pas le cœur à l’ouvrage, et les jours passent. Je me demandais justement si vous auriez du temps… » Varuz regarda Glotka droit dans les yeux un court instant. « … pour lui parler. » J’en meurs d’impatience ! Faire la leçon à ce geignard idiot serait la réalisation de tous mes rêves. Espèce de sot prétentieux, comment osez-vous ? Vous avez bâti votre réputation grâce à mes victoires ; pourtant, quand j’ai eu besoin de votre aide, vous m’avez ignoré. Et maintenant, vous venez me trouver pour réclamer mon soutien ? Et vous me qualifiez d’ami ? « Bien sûr, maréchal Varuz, je serais heureux de lui parler. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour satisfaire un vieil ami. — Parfait, parfait ! Je suis certain que vos conseils feront toute la différence ! Je l’entraîne tous les matins dans la cour située près de la Demeure du Créateur, à l’endroit même où j’avais l’habitude de le faire avec vous… » Bizarrement, le vieux maréchal s’interrompit. « Je viendrai dès que mes obligations me le permettront. — Bien sûr, vos obligations… » Varuz se remettait déjà debout, visiblement impatient de prendre congé. Glotka tendit la main, obligeant ainsi le vieux soldat à s’arrêter un instant. Vous n’avez pas à vous inquiéter, Maréchal, je ne suis pas contagieux. Varuz lui donna une poignée de main molle, comme s’il craignait d’être mordu, puis marmonna des excuses et partit tête haute. Quelque peu gênés, les soldats aux uniformes détrempés s’inclinèrent pour le saluer au passage. Glotka étira sa jambe, en se demandant s’il devait se lever. Pour aller où ? Le monde ne va pas s’arrêter si je reste assis encore un moment. Rien ne presse. Rien ne presse. Une proposition et un présent « Et… en avant ! » tonna le maréchal Varuz. Jezal tituba vers lui, les orteils cramponnés sur le bord de la poutre, essayant désespérément de garder l’équilibre. Il exécuta une ou deux fentes maladroites pour donner l’impression d’y mettre du cœur. Ses quatre heures journalières d’entraînement commençaient à lui peser, il avait dépassé le stade de la simple fatigue. Varuz se rembrunit, écarta d’une chiquenaude le fer émoussé de Jezal et se déplaça sans effort, comme s’il progressait sur un sentier champêtre. « Et… en arrière ! » Jezal trébucha en retombant sur les talons ; son bras gauche s’agita d’une façon ridicule dans les airs quand il voulut éviter la chute. Tout ce qui se trouvait au-dessus de ses genoux souffrait terriblement sous la contrainte. En dessous, c’était encore pire. Varuz, lui, à plus de soixante ans, ne montrait aucun signe de fatigue. Il ne transpirait même pas et se déplaçait tel un danseur sur la poutre en faisant tournoyer ses épées. Incertain, Jezal haletait et s’efforçait de parer de la main gauche, tout en tâtonnant derrière lui de son pied droit pour retrouver la sécurité de la poutre. « Et… en avant ! » Ses mollets étaient au supplice, tandis qu’il vacillait pour changer de direction et porter un coup au vieillard exaspérant. Varuz ne battit pas en retraite. Au contraire, il se baissa pour éviter l’attaque maladroite et utilisa son coude pour faucher les pieds de Jezal. Lorsque la cour bascula à sa rencontre, ce dernier poussa un hurlement. Une de ses jambes heurta l’arête de la poutre et il s’écrasa face contre terre. Son menton rebondit sur l’herbe, ses dents s’entrechoquèrent. Après une brève roulade, il resta allongé sur le dos, pantelant comme un poisson soudain extrait de l’eau. La jambe qui avait cogné contre la poutre l’élançait douloureusement. Il compterait une vilaine ecchymose supplémentaire avant la fin de la matinée. « Catastrophique, Jezal, épouvantable ! cria le vieux soldat en sautant lestement sur l’herbe. Vous vous balancez sur la poutre comme si c’était une corde tendue dans les airs ! » Jezal roula de nouveau sur lui-même en jurant et se remit debout avec raideur. « C’est pourtant un solide morceau de chêne, et assez large pour qu’on s’y perde ! » Pour illustrer son propos, le maréchal frappa la poutre de sa courte épée, faisant voler des éclats de bois autour de lui. « J’ai cru que vous aviez dit en avant », gémit Jezal. Varuz haussa les sourcils avec sévérité. « Pensez-vous sérieusement, capitaine Luthar, que Bremer dan Gorst donnera des informations fiables sur ses intentions à ses adversaires ? » Bremer dan Gorst essaiera de remporter l’assaut, vieux tas de merde ! Vous êtes censé m’aider à le battre ! Voilà ce que pensa Jezal, mais il se garda de le dire à voix haute, se contentant d’un signe de dénégation. « Non ! Non, en effet, il ne fera pas ça ! Il s’efforcera de duper son adversaire et de le troubler, comme tous les grands escrimeurs doivent le faire ! » railla Varuz. Le maréchal arpentait la pelouse en secouant la tête. Jezal envisagea de nouveau de tout laisser tomber. Il en avait assez de s’effondrer sur son lit, tous les soirs, à une heure à laquelle il aurait seulement dû commencer à s’enivrer. Il en avait assez de se réveiller le matin, perclus de douleurs et meurtri, pour affronter quatre nouvelles heures interminables de course, de poutre, de barres et de positions. Il en avait assez d’être envoyé au sol par le commandant West. Mais par-dessus tout, il en avait assez d’être bousculé par ce vieux fou. « … Une démonstration décourageante, capitaine, vraiment décourageante. J’ai la nette impression que vous régressez… » Jezal ne remporterait jamais le Tournoi. Personne ne s’attendait à ce qu’il le gagne, lui moins que tout autre. Alors, pourquoi ne pas abandonner et retourner à ses cartes, à ses nuits de veille ? N’était-ce pas là ce à quoi il aspirait vraiment ? Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui le différencierait des milliers d’autres benjamins de la noblesse ? Il avait décidé depuis longtemps qu’il voulait être quelqu’un de spécial. Un maréchal, peut-être un grand chambellan. Quelqu’un d’influent, en tout cas. Il désirait obtenir un fauteuil au Conseil Restreint et prendre des décisions importantes. Il voulait que les gens rampent en souriant devant lui, qu’ils soient pendus à ses lèvres. Il voulait que les gens murmurent : « Tiens, voilà le seigneur Luthar ! » quand il passerait rapidement devant eux. Serait-il heureux de n’être éternellement qu’une version plus riche, plus intelligente et plus séduisante du lieutenant Brint ? Pff ! Mieux valait ne pas y penser. « … Il nous reste un long chemin à parcourir et peu de temps pour y arriver, à moins que vous ne changiez d’attitude. Vos assauts sont lamentables, votre résistance encore faible, quant à votre équilibre, moins on en dira à ce sujet, mieux cela vaudra… » Et que penseraient les autres s’il abandonnait ? Que ferait son père ? Que diraient ses frères ? Et les autres officiers ? Il passerait pour un lâche. Et puis… il y avait Ardee West. Elle avait rempli son esprit ces derniers jours. S’attacherait-elle à lui, s’il ne pratiquait plus l’escrime ? Lui parlerait-elle sur ce ton si doux ? Rirait-elle à ses plaisanteries ? Lèverait-elle vers lui ses grands yeux noirs ? Se pencherait-elle au point qu’il pourrait presque sentir son souffle sur son visage… « Vous m’écoutez, mon garçon ? » tonna Varuz. Jezal sentit alors le souffle du maréchal sur son visage, et même quelques postillons. « Oui, Monsieur ! Assauts lamentables, résistance faible… »Jezal déglutit avec nervosité. « Moins on en dira sur l’équilibre, mieux cela vaudra. — C’est exact ! Je commence à penser, bien que je puisse à peine le croire après tous les ennuis que vous m’avez causés, que vous n’avez pas le cœur à l’ouvrage. » Il regarda Jezal droit dans les yeux d’un air furibond. « Et vous, qu’en pensez-vous, commandant ? » Pas de réponse. Affalé sur sa chaise, bras croisés, West faisait la grimace, les yeux dans le vague. « Commandant West ? » aboya le maréchal. Celui-ci releva soudain la tête, comme s’il venait juste de remarquer leur présence. « Désolé, Monsieur, je me suis laissé distraire. — Je vois ça. » Varuz émit un bruit de succion. « On dirait que personne n’est concentré ce matin. » Quel soulagement pour Jezal de voir la colère du vieil homme se retourner contre quelqu’un d’autre ! Mais il fut de courte durée. « Très bien, grogna le vieux maréchal. Si c’est ce que vous voulez ! À partir de demain, nous débuterons chaque entraînement par des longueurs dans les douves. Deux ou trois kilomètres devraient suffire. » Jezal serra les dents pour s’empêcher de hurler. « L’eau froide est un excellent moyen d’aiguiser ses sens. Peut-être même commencerons-nous un peu plus tôt pour vous cueillir au meilleur moment de votre forme ; cela signifie que nous nous verrons à cinq heures. D’ici là, capitaine Luthar, je vous suggère de décider si vous êtes là pour remporter le Tournoi ou pour le simple plaisir de ma compagnie. » Tournant alors les talons, il s’éloigna à grandes enjambées. Jezal attendit que Varuz eût quitté la cour pour laisser exploser sa colère. Dès qu’il fut certain que le vieil homme ne pouvait plus l’entendre, il jeta violemment ses fers contre le mur. « Bordel de merde ! hurla-t-il au moment où ses épées atteignirent le sol dans une explosion de cliquetis. Merde ! Merde ! » Il chercha autour de lui où donner un coup de pied sans se faire trop de mal. Ses yeux atterrirent sur un des supports de la poutre. Il mésestima sa force et dut refréner son envie d’attraper son pied meurtri à deux mains et de sautiller sur place comme un idiot. « Merde ! Merde ! » ragea-t-il. À sa grande déception, West ne paraissait pas le moins du monde ébranlé par cette démonstration. Il se leva en fronçant les sourcils, prêt à suivre le maréchal Varuz. « Où allez-vous comme ça ? demanda Jezal. — Peu importe, répondit West par-dessus son épaule. J’en ai vu assez pour aujourd’hui. — Qu’entendez-vous par là ? » West s’arrêta et pivota pour lui faire face. « Si étrange que cela paraisse, il y a dans la vie des problèmes plus graves que celui-ci. » Jezal demeura bouche bée, tandis que West traversait la cour à pas pressés. « Pour qui vous prenez-vous ? » lui cria-t-il de loin, après s’être assuré qu’il avait disparu. « Merde et merde ! » Il envisagea de redonner un coup de pied dans la poutre, mais se ravisa. Sur le chemin qui le conduisait à ses appartements, Jezal ruminait son mécontentement. Il se tint donc à l’écart des quartiers animés de l’Agriont et choisit d’emprunter les sentiers plus calmes et les jardins bordant l’Allée du Roi. Il avançait en fixant ses pieds d’un air furieux, pour décourager d’éventuelles connaissances de l’aborder. Mais la chance n’était pas de son côté. « Jezal ! » Kaspa se promenait avec une jeune fille blonde aux vêtements somptueux. Une dame d’un certain âge, à la mine sévère, les accompagnait… sans doute la gouvernante de la fille, ou son chaperon. Le trio s’était arrêté pour admirer une sculpture dénuée d’intérêt dans un jardin peu fréquenté. « Jezal ! » cria de nouveau Kaspa en agitant son chapeau au-dessus de sa tête. Pas moyen de les éviter. Affichant un sourire peu convaincant, Jezal continua de marcher. À son approche, la pâle jeune fille lui sourit – si ce sourire était supposé le charmer, il le laissa complètement indifférent. « Vous vous êtes encore entraîné, Luthar ? » demanda Kaspa inutilement. Jezal suait à grosses gouttes et avait ses épées à la main. Il était de notoriété publique qu’il pratiquait l’escrime tous les matins. Pas besoin d’avoir l’esprit vif pour faire le rapprochement. Heureusement ! car Kaspa manquait vraiment de clairvoyance. « Oui. Comment avez-vous deviné ? » N’ayant pas eu l’intention de couper court à la discussion aussi durement, Jezal tenta de faire passer la pilule avec un ricanement qui sonna faux. Les deux dames retrouvèrent rapidement le sourire. « Ah, ah, ah ! » gloussa Kaspa, toujours désireux de servir de plastron à quelqu’un. « Jezal, puis-je vous présenter ma cousine, mademoiselle Ariss dan Kaspa ? Voici mon officier supérieur, le capitaine Luthar. » Il s’agissait donc de la fameuse cousine ! L’une des héritières les plus riches de l’Union, et issue d’une des meilleures familles. Kaspa avait toujours vanté sa beauté, mais Jezal la trouva fade, maigrichonne et d’apparence maladive. Elle lui adressa un petit sourire, en lui tendant une main molle et blanche. Il s’acquitta d’un baisemain de pure forme. « Enchanté, marmonna-t-il du bout des lèvres. Veuillez excuser ma tenue, je viens juste de terminer mon entraînement. — Oui », pépia-t-elle d’une voix aiguë, dès qu’elle fut certaine qu’il avait fini de parler. « J’ai entendu dire que vous êtes un grand escrimeur. » Il y eut un moment de silence, tandis qu’elle cherchait autre chose à dire. Son regard s’éclaira soudain. « Dites-moi, capitaine, l’escrime est-elle vraiment très dangereuse ? » Quel bavardage insipide ! « Oh non, mademoiselle, nous nous servons de fers émoussés dans notre cercle. » Il aurait pu développer, mais n’était pas d’humeur à faire des efforts. Il lui sourit sans conviction. Elle lui rendit son sourire. La conversation planait au-dessus d’un abîme. Au moment où Jezal s’apprêtait à prendre congé – ils avaient visiblement épuisé le sujet de l’escrime –, Ariss lui coupa l’herbe sous le pied en abordant un autre point. « Dites-moi, capitaine, la guerre va-t-elle réellement éclater dans le Nord ? » Sa voix se réduisit à un murmure en fin de phrase ; sa dame de compagnie, néanmoins, affichait un air approbateur, visiblement ravie de l’habileté verbale de sa protégée. Pauvres de nous ! « Eh bien, il me semble… » commença Jezal. Les pâles yeux bleus de mademoiselle Ariss, emplis d’espoir, étaient fixés sur lui. Les yeux bleus sont vraiment insipides, songea-t-il. Il se demanda sur lequel de ces deux sujets elle était la plus ignorante : l’escrime ou la politique ? « Et vous, qu’en pensez-vous ? » Le chaperon plissa légèrement le front. Mademoiselle Ariss parut quelque peu déconcertée ; elle rougit, cherchant ses mots. « Eh bien… euh… c’est-à-dire… Je suis sûre que tout ira… pour le mieux. » Remercions le ciel, nous voilà sauvés ! pensa Jezal. Il lui fallait à tout prix se tirer de ce mauvais pas. « Bien sûr, tout ira pour le mieux ! » Il s’obligea à sourire de nouveau. « J’ai été vraiment enchanté de faire votre connaissance, mais mon service reprend bientôt, je dois vous quitter. Lieutenant Kaspa, mademoiselle Ariss. » Il s’inclina avec une formalité guindée. Aussi amical qu’à son habitude, Kaspa lui donna une petite tape sur le bras. La pauvre cousine délaissée lui adressa un sourire hésitant. La gouvernante se renfrogna quand il passa devant elle. Jezal n’en eut cure. Il parvint à l’Hémicycle des Lords au moment où les membres du Conseil revenaient de leur déjeuner. Il salua les gardes postés dans le vestibule d’un bref signe de tête, puis franchit rapidement le seuil majestueux et descendit l’allée centrale, talonné, dans le plus grand désordre, par une file des plus prestigieux pairs du royaume. Tandis que Jezal se frayait un chemin le long du mur courbe pour rejoindre sa place derrière l’estrade, l’écho de leurs pas traînants, de leurs grognements et de leurs murmures se répercutait dans le vaste lieu. « Jezal, comment s’est passé votre entraînement ? s’enquit Jalenhorm qui pour une fois était en avance et saisissait l’occasion de lui parler avant l’arrivée du grand chambellan. — J’ai connu des jours meilleurs. Et vous ? — Oh, j’ai passé une matinée merveilleuse. J’ai rencontré la cousine de Kaspa, vous savez, mademoiselle… » Il chercha son nom. Jezal soupira. « Dame Ariss. — Oui, c’est ça ! Vous l’avez vue ? — J’ai eu la chance de la croiser juste avant d’arriver. — Oh là là ! s’exclama Jalenhorm en pinçant la bouche. Une véritable beauté ! — Mmm. » Mourant d’ennui, Jezal se détourna pour regarder les honorables dignitaires, aux tuniques bordées de fourrure, qui regagnaient lentement leurs sièges. Enfin, il observa un échantillon de leurs fils les moins privilégiés, ainsi que leurs représentants grassement rémunérés. Très peu de magnats se présentaient en personne au Conseil Public, ces temps derniers, sauf s’ils avaient matière à se plaindre. La plupart d’entre eux ne prenaient même pas la peine d’envoyer quelqu’un pour les représenter. « Je vous jure que c’est l’une des plus belles filles qu’il m’ait été donné de voir. Kaspa ne cesse de vanter ses charmes, mais il est très loin de la vérité. — Mmm. » Les conseillers avaient commencé à se disperser, chacun rejoignait sa place. L’Hémicycle des Lords avait la forme d’un théâtre : les nobles influents de l’Union siégeaient à l’emplacement du public, sur une rangée de bancs disposés en demi-cercle, séparés par l’allée centrale. Comme dans un théâtre, certaines places étaient mieux situées que d’autres. Les membres les moins importants étaient remisés sur des sièges du fond et, à mesure que l’on descendait, l’influence de leurs occupants allait croissant. Le premier rang était réservé aux chefs des grandes familles, ou aux personnes qui les représentaient. Des délégués du Sud, de Dagoska et de Westport se trouvaient sur la gauche, non loin de Jezal. À l’extrême droite, ceux du Nord, de l’Ouest, du pays des Angles et du Starik. Entre les deux, le gros des sièges accueillait la vieille noblesse du Midderland, le cœur de l’Union. L’Union tout court, d’après eux. Jezal partageait d’ailleurs leur avis. « Quel port de tête, quelle grâce ! déclamait Jalenhorm. Quels jolis cheveux blonds, quelle peau laiteuse, sans oublier ces magnifiques yeux bleus ! — Et tout cet argent ! — Euh, oui… ça aussi, fit son compagnon corpulent avec un sourire d’excuse. Kaspa affirme que son oncle est encore plus riche que son père. Vous imaginez ! Et il n’a que cette fille. Elle héritera de toute sa fortune. Toute sa fortune ! » Jalenhorm contenait difficilement son enthousiasme. « L’homme qui lui mettra le grappin dessus aura bien de la chance ! Comment avez-vous dit qu’elle s’appelait, déjà ? — Ariss », répondit Jezal d’un ton agacé. Les lords, ou leurs délégués, avaient tous rejoint leur place en grommelant et en traînant les pieds. Le public était peu nombreux, les bancs à moitié vides. Comme à l’accoutumée. Si l’hémicycle avait réellement été un théâtre, ses propriétaires se seraient mis à la recherche d’un nouveau spectacle avec désespoir. « Ariss. Ariss. » Jalenhorm fit claquer ses lèvres, comme si le nom y laissait un goût agréable. « L’homme qui l’épousera aura bien de la chance. — Oui, en effet. Beaucoup de chance. » À condition de préférer l’argent aux conversations, évidemment ! Jezal se dit qu’il aurait préféré épouser la gouvernante. Elle, au moins, semblait jouir d’une certaine énergie. Le grand chambellan venait de pénétrer dans la salle. Il se dirigeait vers la haute table – perchée sur l’estrade à l’emplacement exact de la scène, toujours si l’hémicycle avait été un théâtre –, suivi d’une troupe de secrétaires particuliers et d’employés, vêtus de longues robes noires, et aux bras chargés de livres épais et de tas de documents officiels. Avec son ample toge pourpre de cérémonie qui se gonflait derrière lui, Hoff ressemblait à un oiseau rare, au plumage luisant, pourchassé par un troupeau de vaches énervées. « Voilà le vieux pisse-vinaigre », murmura Jalenhorm en se coulant à sa place, de l’autre côté de la table. Jezal mit ses mains dans son dos et prit sa pose habituelle : pieds légèrement écartés, menton levé bien haut. Il jeta un coup d’œil aux soldats postés avec régularité le long du mur incurvé ; comme toujours, ces hommes étaient immobiles, au garde-à-vous, engoncés dans leur armure. Après une profonde inspiration, il se prépara à affronter ces heures interminables d’un ennui mortel. Le grand chambellan se laissa tomber dans son fauteuil et réclama du vin. Les secrétaires prirent place autour de lui, laissant un espace vide, au centre, destiné au roi qui, comme d’habitude, brillait par son absence. Des documents furent manipulés, de grands livres ouverts, des plumes taillées et trempées dans les encriers. L’appariteur avança jusqu’à l’extrémité de l’estrade, puis frappa le sol de son bâton pour réclamer le silence. Les murmures des nobles, de leurs délégués et des quelques visiteurs de la galerie accessible au public, au-dessus de leurs têtes, s’éteignirent peu à peu ; la vaste salle fut plongée dans un silence complet. L’appariteur bomba le torse. « Je demande à l’assemblée… » commença-t-il d’une voix posée et audible, comme s’il prononçait un éloge funèbre. « … du Conseil Public de l’Union… » Il marqua une pause parfaitement inutile, mais significative. Malgré le regard courroucé du grand chambellan, l’appariteur n’allait pas se laisser dépouiller de son bref moment de gloire. Il fit encore patienter l’assistance quelques instants, avant de conclure : « … de bien vouloir se taire ! — Merci, dit Hoff avec animosité. Je crois que nous devons entendre le gouverneur de Dagoska avant de nous interrompre pour la pause du déjeuner. » Les grattements des plumes sur le papier accompagnèrent son intervention, tandis que deux greffiers notaient ses moindres mots. Sous la vaste coupole, leurs faibles échos se mêlaient à ses paroles. Au premier rang, non loin de Jezal, un homme âgé se leva péniblement. Ses mains tremblantes serraient une liasse de papiers. « Le Conseil Public donne la parole à Rush dan Thuel, le mandataire légal de Sand dan Vurms, le gouverneur de Dagoska ! déclama l’appariteur aussi pompeusement qu’il l’osait. — Merci, Monsieur. » La voix chevrotante de Thuel était absurdement ténue dans cet espace immense. Jezal, qui n’était pourtant qu’à dix pas de lui, parvenait à peine à l’entendre. « Messieurs… commença-t-il. — Plus fort ! » cria quelqu’un dans le fond. Des éclats de rire retentirent. Le vieillard s’éclaircit la gorge et refit une tentative. « Messieurs, je me présente devant vous avec un message urgent de Son Excellence le gouverneur de Dagoska. » Sa voix, qui avait retrouvé son faible volume, était à peine audible sous les grattements incessants des greffiers qui retranscrivaient fidèlement son propos. « La menace que fait planer l’empereur du Gurkhul sur cette grande cité grandit chaque jour. » Contrairement à la plupart des conseillers qui affichaient simplement un air las, des murmures désapprobateurs commencèrent à s’élever à l’extrémité de la salle, où étaient assis les délégués du pays des Angles. « Les attaques répétées contre des convois de marchandises, les harcèlements dont sont victimes les négociants et les fréquentes émeutes sous nos murailles ont contraint le gouverneur à m’envoyer… — Quelle chance pour nous ! » lança quelqu’un. De nouveaux éclats de rire retentirent, un peu plus sonores cette fois. « Bâtie sur une étroite péninsule… » insista le vieillard, en tentant de se faire entendre dans le brouhaha croissant, « … la cité est reliée à des terres entièrement contrôlées par nos ennemis les plus tenaces, les Gurkhiens, et séparée du Midderland par de larges bandes d’eau salée. Nos défenses ne sont pas ce qu’elles devraient être ! Son Excellence le gouverneur a cruellement besoin de fonds… » La mention de ces fonds provoqua immédiatement un tollé. Les lèvres de Thuel remuaient toujours, mais il était désormais impossible de l’entendre. Le grand chambellan se renfrogna et but une gorgée de vin. Le greffier le plus éloigné de Jezal avait reposé sa plume et se frottait les yeux d’un pouce et d’un index tachés d’encre. Le plus proche terminait tout juste une ligne. Jezal tendit le cou pour lire ce qu’il avait écrit. À ce moment précis, quelques cris. L’appariteur frappa le dallage de son bâton, avec un air de profonde autosatisfaction. Comme le brouhaha perdait un peu de sa vigueur, Thuel fut pris d’une brusque quinte de toux. Il tenta vainement de reprendre la parole, finit par agiter une main et s’assit, le visage écarlate, tandis que son voisin lui tapotait le dos. « Puis-je, Grand Chambellan ? » cria un jeune homme élégant, en se levant aussitôt. Lui aussi se trouvait au premier rang, mais de l’autre côté de la salle. Les grattements de plume reprirent de plus belle. « Il me semble… — Le Conseil Public donne la parole à Hersel dan Meed, troisième fils et mandataire de Fedor dan Meed, gouverneur du pays des Angles ! l’interrompit l’appariteur. — Il me semble… » reprit le beau jeune homme, ne laissant paraître qu’une légère contrariété. « … que nos ennemis du Sud sont toujours dans l’expectative d’une attaque de grande envergure de la part de l’empereur ! » Des avis différents s’élevèrent parmi ses vis-à-vis dans la salle. « Une attaque qui n’a jamais lieu ! N’avons-nous pas vaincu les Gurkhiens il y a quelques années, ou ma mémoire me jouerait-elle des tours ? » Le vacarme augmenta de volume. « Ces nouvelles alarmistes entraînent une ponction inacceptable dans les ressources de l’Union ! hurla-t-il pour se faire entendre. Au pays des Angles, nous avons des lieues et des lieues de frontières à surveiller et trop peu de soldats, alors que la menace de Bethod et de ses peuplades du Nord, elle, est bien réelle ! Si quelqu’un a vraiment besoin de fonds… » Les protestations redoublèrent avec des « Écoutez ! Écoutez ! », « Balivernes ! », « C’est la vérité ! », « Mensonges ! » à peine compréhensibles dans ce tohu-bohu. Plusieurs mandataires s’étaient levés et vociféraient. Certains hochaient vigoureusement la tête, en signe d’approbation, d’autres, en signe de désaccord. D’autres encore bâillaient en regardant autour d’eux. Presque au fond du centre, Jezal aperçut un individu, vraisemblablement endormi, qui risquait de tomber à tout moment sur les genoux de son voisin. Il laissa errer ses yeux plus haut, vers les visages alignés au-dessus de la rambarde de la galerie réservée au public. Il ressentit soudain une certaine tension dans sa poitrine : Ardee West s’y trouvait et le fixait. Quand leurs regards se croisèrent, elle sourit et lui fit un signe de la main. Il lui rendit son sourire, le bras à moitié levé. Quand il se remémora l’endroit où il se trouvait, il le cacha aussitôt dans son dos et inspecta les alentours avec nervosité. À son grand soulagement, il constata qu’aucune personne influente n’avait remarqué son geste déplacé. Il eut, en revanche, beaucoup plus de mal à effacer son sourire béat. « Messieurs ! » tonna le grand chambellan en reposant bruyamment sa coupe vide sur la table. Il possédait la voix la plus tonitruante que Jezal ait jamais entendue. Même le maréchal aurait pu apprendre de Hoff une ou deux astuces sur la façon de se faire entendre. L’homme endormi dans le fond sursauta et renifla en clignant les paupières. Le bruit cessa presque immédiatement. Les mandataires placés à gauche jetèrent des œillades coupables autour d’eux, à l’image de polissons pris sur le fait, avant de se rasseoir les uns après les autres. Les murmures de la galerie publique s’évanouirent. L’ordre fut rétabli. « Messieurs ! Je puis vous assurer que la préoccupation principale de notre souverain est la sécurité de ses sujets, où qu’ils se trouvent ! L’Union condamne toute agression envers son peuple ou ses propriétés ! Hoff ponctuait ses commentaires de coups de poing sur la table. Qu’elle soit perpétrée par l’empereur du Gurkhul, par ces sauvages du Nord ou par n’importe qui ! » Il frappa le bois si violemment après cette dernière remarque que l’encre gicla d’un encrier et s’écoula jusqu’aux documents qu’un des greffiers avait soigneusement étalés devant lui. Des cris d’approbation et de soutien acclamèrent le discours patriotique du grand chambellan. « Quant aux nécessités spécifiques de Dagoska… » Le menton encore agité de tremblements, à cause de la toux qu’il retenait, Thuel leva des yeux pleins d’espoir. « Cette cité ne dispose-t-elle pas des défenses les plus efficaces et les plus étendues du monde ? N’a-t-elle pas résisté au siège des Gurkhiens pendant plus d’une année, il y a moins d’une décennie ? Que sont donc devenues ces murailles, Monsieur ? » La vaste salle demeura plongée dans le silence. Tous les présents tendaient l’oreille pour entendre la réponse. « Votre Excellence… » répondit Thuel d’une voix sifflante, presque étouffée par le craquement d’une page du gros livre que l’un des greffiers tourna avant de se remettre à griffonner, « … les fortifications ont besoin de réparations et nous manquons de soldats pour assurer leur entretien. L’empereur n’est pas sans le savoir, poursuivit-il en un murmure imperceptible. Je vous supplie… » Victime d’une nouvelle quinte de toux, il retomba sur son siège sous les quolibets de la délégation du pays des Angles. Hoff s’assombrit davantage. « J’avais cru comprendre que les fortifications de la cité seraient entretenues grâce au fruit des impôts locaux, et des contributions commerciales de l’honorable guilde des marchands d’épices, qui ont bénéficié à Dagoska d’une patente exclusive des plus profitables au cours de ces dernières années. S’il est impossible de trouver des fonds, ne serait-ce que pour entretenir des murailles… » Il parcourut l’assemblée d’un regard noir. « … alors, il est peut-être temps de mettre cette patente en adjudication. » Une salve de grognements mécontents retentit dans la galerie. « Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle, la couronne ne peut accorder de fonds supplémentaires ! » Du côté des représentants insatisfaits de Dagoska, il fut hué. Ceux du pays des Angles saluèrent sa déclaration. « Quant aux nécessités spécifiques du pays des Angles, tonitrua le grand chambellan en se tournant vers Meed, je crois que nous aurons bientôt de bonnes nouvelles… Vous pourrez alors les rapporter à votre père, Son Excellence le gouverneur. » Une vague de murmures enthousiastes s’envola vers la coupole dorée. L’élégant jeune homme eut l’air agréablement surpris, ce qui n’avait rien d’étonnant. Il était rare en effet que quiconque ressorte du Conseil Public porteur de bonnes nouvelles, ou de quelque nouvelle que ce soit ! Thuel, qui avait de nouveau repris le contrôle de ses bronches, ouvrit la bouche pour s’exprimer. Il fut aussitôt interrompu par des coups sourds frappés sur l’immense porte, derrière l’estrade. Étonnés et dans l’expectative, les conseillers tendirent le cou. À la manière d’un magicien qui vient de réussir un tour particulièrement difficile, le grand chambellan esquissa un sourire, puis fit un signe aux gardes. Les lourds verrous furent tirés et les gigantesques battants marquetés s’ouvrirent en un long grincement. Leurs visages dissimulés par de grands heaumes brillants, huit chevaliers de la garde royale, revêtus d’armures scintillantes et drapés de somptueuses capes pourpres dont le dos s’ornait d’un soleil d’or, descendirent les marches au pas, avant d’aller se placer de part et d’autre de la table surélevée. Quatre trompettes qui les suivaient de près s’installèrent promptement devant eux. Portant alors leurs instruments à la bouche, ils entonnèrent une fanfare propre à crever les tympans. Jezal serra les mâchoires, plissa les yeux. La musique assourdissante prit fin rapidement. L’air furieux, le grand chambellan se tourna vers l’appariteur qui fixait les nouveaux venus, bouche bée. « Eh bien ? » siffla Hoff. L’appariteur sortit brusquement de sa rêverie. « Ah… oui, bien sûr ! Mesdames et Messieurs, j’ai l’immense honneur de vous présenter… » Il s’interrompit pour inspirer profondément. « … Son impériale Grandeur, roi du pays des Angles, du Starikland et du Midderland, protecteur de Westport et de Dagoska, Son auguste Majesté, Guslav V, Roi Suprême de l’Union ! » Des bruissements firent le tour de la salle : toutes les femmes et tous les hommes présents venaient de quitter leurs sièges pour poser un genou à terre. Soutenu par les épaules de six chevaliers également casqués, le palanquin royal franchit le seuil avec lenteur. Assis sur une chaise dorée, adossé à de somptueux coussins, le roi oscillait en douceur, au rythme de leur pas. Il regardait autour de lui avec l’expression étonnée d’un homme qui, s’étant couché ivre mort, se réveille dans une chambre qu’il ne reconnaît pas. Le souverain avait une mine épouvantable. Terriblement gras, il ressemblait à une montagne vacillante, emmaillotée dans des fourrures et de la soie écarlate. Sous le poids de sa lourde couronne, sa tête s’enfonçait dans ses épaules. Ses yeux vitreux et globuleux étaient cernés de larges poches noires. La pointe de sa langue rose venait sans cesse lécher ses lèvres exsangues. Ses énormes bajoues pendaient lamentablement sur l’amas graisseux qui entourait son cou. En réalité, on avait l’impression que son visage tout entier avait fondu petit à petit et glissé le long de son crâne. Voilà à quoi ressemblait le Roi Suprême de l’Union ! Jezal inclina néanmoins la tête à l’approche du palanquin. « Oh ! balbutia son auguste Majesté comme s’il avait oublié quelque chose. Relevez-vous, je vous en prie. » Les bruissements emplirent de nouveau la salle, quand ses sujets reprirent leurs places. Le front barré de plis profonds, le roi se tourna vers Hoff. Jezal l’entendit s’enquérir : « Pourquoi suis-je ici ? — Les peuplades du Nord, Majesté. — Ah oui ! » Ses yeux s’éclairèrent. Il marqua une pause, puis : « Eh bien, qu’en est-il ? — Euh… » Le grand chambellan fut épargné de répondre : les portes latérales de la salle, celles-là mêmes par lesquelles Jezal était entré, venaient de s’ouvrir sur deux hommes singuliers qui commencèrent à descendre l’allée. L’un d’eux, un vieux guerrier grisonnant, marqué d’une cicatrice et borgne, portait une boîte en bois plate. Enveloppé dans une cape dont le capuchon remonté masquait ses traits, son compagnon était si grand que la salle tout entière paraissait disproportionnée. Les bancs, les tables, et même les gardes, donnaient l’impression d’être des réductions destinées à l’usage des enfants. À son passage, certains représentants proches de l’allée se recroquevillèrent sur leurs sièges, avec un mouvement de recul. Jezal fronça discrètement les sourcils. Quoi qu’en dise Hoff, ce géant encapuchonné ne laissait pas présager de bonnes nouvelles. Des marmonnements soupçonneux et contrariés se répercutèrent sous la coupole, lorsque les deux hommes du Nord prirent position sur le sol pavé, devant l’estrade. « Votre Majesté… dit l’appariteur en s’inclinant si bas qu’il dut prendre appui sur son bâton… le Conseil Public donne la parole à Fenris le Redoutable, envoyé de Bethod, roi des peuplades du Nord, et à son interprète, Hansul le Borgne ! » Occupé à contempler négligemment l’une des immenses fenêtres découpées dans le mur arrondi – peut-être même admirait-il la façon dont la lumière se reflétait à travers les magnifiques vitraux –, le roi, complètement inattentif, se retourna brusquement, bajoues tremblotantes, quand le vieux guerrier borgne s’adressa à lui. « Votre Majesté, je vous transmets les salutations fraternelles de mon seigneur et maître Bethod, le roi des peuplades du Nord. » L’hémicycle étant plongé dans un silence de mort, les grattements de plumes des greffiers parurent démesurément sonores. Le vieux guerrier adressa un signe de tête, et un sourire étrange, à la gigantesque silhouette masquée, debout à ses côtés. « Fenris le Redoutable a une offre à vous faire de la part de Bethod. De souverain à souverain. Du Nord à l’Union. Une offre, ainsi qu’un cadeau à vous remettre. » Et il présenta la boîte en bois. Le grand chambellan eut un petit sourire suffisant. « Commencez par votre offre. — C’est une proposition de paix. Une paix éternelle entre nos deux immenses nations. » Le Borgne s’inclina de nouveau. Jezal devait admettre qu’il se comportait de manière irréprochable. Pas du tout ce à quoi on aurait pu s’attendre de la part de sauvages venus du Nord lointain et glacial. Sans son compagnon encapuchonné, qui dominait la salle à l’instar d’une ombre menaçante, son discours impeccable aurait suffi à mettre l’assemblée à l’aise. À l’évocation de cette proposition de paix, le visage du roi se fendit pourtant d’un faible sourire. « Bien, marmonna-t-il. La paix. C’est capital. C’est bien. — En échange, il ne demande qu’une toute petite chose », ajouta le Borgne. L’expression du grand chambellan se modifia aussitôt en une grimace austère, mais il était trop tard pour changer les choses. Souriant toujours, le roi reprit : « Qu’il l’énonce ! » L’homme à la cape avança d’un pas. « Le pays des Angles », siffla-t-il. Un silence profond et bref dans l’hémicycle. Puis un incroyable brouhaha explosa sous la coupole, accompagné de violents éclats de rires incrédules en provenance de la galerie. Meed, debout, les joues cramoisies, hurlait sa fureur. Thuel se redressa en chancelant, avant de retomber sur son banc, pris d’une nouvelle quinte de toux. Aux beuglements de colère se mêlaient des sifflets moqueurs. Le roi observait les alentours avec la dignité d’un lapin effrayé. Jezal ne quittait pas le géant des yeux. Il vit une grosse main émerger d’une manche et détacher l’agrafe de la cape. La surprise lui fit plisser les paupières. La main était-elle bleue ? Ou n’était-ce qu’un effet de lumière à travers les vitraux ? La cape glissa au sol. Jezal déglutit. Son cœur battait à tout rompre dans ses oreilles. C’était comme en présence d’une terrible blessure : plus son dégoût grandissait, moins il pouvait détourner le regard. Les rires cessèrent. Les cris également. L’immense espace se retrouva une fois de plus plongé dans un silence total. Sans sa cape, Fenris le Redoutable semblait encore plus grand ; il dominait largement son obséquieux interprète. C’était vraiment l’homme le plus démesuré que Jezal ait jamais vu – s’il en était bien un ! Son visage ne cessait de s’agiter, de se tordre. Ses yeux globuleux se mouvaient en tous sens, tandis qu’il observait l’assemblée. Ses lèvres tantôt s’étiraient en un mince sourire, tantôt se retroussaient, mais ne demeuraient jamais immobiles. Pourtant, tout cela semblait bien banal, comparé à son étrange particularité. Tout son côté gauche était recouvert d’écritures. De la tête aux orteils. Des runes entortillées barbouillaient la moitié gauche de son crâne tondu ; elles s’étalaient sur sa paupière, ses lèvres, son oreille. Son énorme bras gauche était tatoué de pattes de mouche bleues du haut de l’épaule jusqu’au bout de ses longs doigts. Même son pied gauche dénudé était recouvert de lettres mystérieuses. Un gigantesque monstre inhumain, peinturluré, se tenait au cœur même du gouvernement de l’Union. Jezal en avait la mâchoire pendante. Quatorze chevaliers de la Garde, chacun d’eux de bonne naissance et parfaitement entraîné, entouraient l’estrade. Au moins quarante soldats de la compagnie de Jezal, tous des vétérans accomplis, étaient alignés le long des murs. Leur nombre surpassait ces deux hommes du Nord à plus de vingt contre un. Ils possédaient en outre les meilleures épées des armureries royales. Fenris le Redoutable, lui, n’était pas armé. En dépit de sa taille et de sa singularité, il n’aurait pas dû constituer une menace pour eux. Pourtant, Jezal n’était pas rassuré. Il avait l’impression d’être seul, faible, impuissant. Il se laissa gagner par la peur. Sa peau le démangeait, sa bouche était sèche. Il ressentit un besoin urgent de fuir, de se cacher à tout jamais. Et cette sensation bizarre ne se limitait pas à lui, ni même à ceux qui encerclaient la haute table. Les rires énervés se muèrent en gargouillis stupéfaits quand le monstre tatoué tourna lentement sur lui-même, au centre de l’hémicycle, battant des paupières et scrutant la foule. Meed se recroquevilla sur son banc, toute sa colère envolée. Quelques personnages éminents du premier rang enjambèrent leur banc pour se réfugier en deuxième ligne. D’autres regardèrent ailleurs ou se couvrirent le visage des mains. L’un des gardes laissa échapper sa lance, qui chut en un cliquetis sonore. Fenris le Redoutable fit de nouveau face à l’estrade. Les traits déformés par un rictus, il brandit son énorme poing tatoué et ouvrit sa bouche pareille à un gouffre pour hurler : « Le pays des Angles ! » d’une voix bien plus sonore que ne l’avait jamais été celle du grand chambellan. Son cri se répercuta dans la coupole dorée, rebondit sur les murs arrondis, se diffusa dans le vaste espace en échos lancinants. En reculant, l’un des chevaliers de la Garde trébucha et glissa ; sa jambe gainée de métal résonna contre le coin de l’estrade. Le roi sembla rétrécir. Il se voila le visage d’une main et jeta des coups d’œil apeurés entre ses doigts, sa couronne se balançant sur sa tête. La plume d’un des greffiers échappa à sa main tremblante. Par la force de l’habitude, son compagnon, interloqué, continua à écrire, mais en griffonnant les mots en travers des lignes supérieures, si parfaitement ordonnées. Le pays des Angles. Le visage du grand chambellan avait pris un teint cireux. S’emparant lentement de sa coupe, il la porta à ses lèvres. Vide. Il la reposa avec soin sur la table, mais, à cause de sa main hésitante, le pied racla le bois. Il attendit un moment en respirant fortement par le nez. « Cette proposition est tout à fait inacceptable, déclara-t-il enfin. — C’est bien dommage, dit le Borgne. Il reste donc le cadeau. » Tous les regards convergèrent vers lui. « Dans le Nord, nous avons une tradition. En cas de conflit entre deux clans, ou s’il y a un risque de guerre, un champion est désigné dans chaque camp afin de combattre pour son peuple, ce qui permet de sortir du mauvais pas… avec un seul mort. » Il souleva lentement le couvercle de la boîte et découvrit un long couteau à la lame miroitante. « Sa Majesté Bethod n’a pas envoyé Fenris le Redoutable uniquement comme mandataire du roi, mais également comme champion. Il se battra pour le pays des Angles contre toute personne ici présente qui osera l’affronter ; cela vous évitera une guerre que vous ne pouvez gagner. » Il tendit la boîte au monstre tatoué. « Voici le cadeau de mon maître, et il ne pourrait y en avoir de plus précieux : vos vies ! » Fenris tendit vivement sa main droite et s’empara du couteau. Il le brandit bien haut. Capturant la lumière filtrée par les vitraux, la lame la réfléchit alentour. Les chevaliers auraient dû se précipiter sur lui. Jezal aurait dû tirer son épée. Tout le monde aurait dû s’empresser de protéger le roi. Mais personne ne bougea. Tous étaient muets d’étonnement, leurs yeux rivés sur cette dent d’acier étincelante. La lame redescendit en un éclat chatoyant. Sa pointe pénétra facilement dans la peau et la chair. Le couteau s’y enfonça jusqu’à la garde, libérant un filet de sang, et réapparut de l’autre côté du bras gauche tatoué de Fenris. Son visage se tordit en une grimace à peine plus accentuée que ses rictus précédents. La lame frétilla de façon grotesque lorsqu’il étendit ses doigts et leva le bras pour permettre à l’assemblée de profiter du spectacle. Les gouttes de sang s’écoulaient en un petit crépitement régulier sur le sol de l’Hémicycle des Lords. « Qui va se battre contre moi ? » cria-t-il, faisant saillir d’effroyables tendons à la surface de son cou. Sa voix était presque douloureuse pour les oreilles. Silence complet. L’appariteur, qui était déjà agenouillé à proximité du Redoutable, s’évanouit et tomba face contre terre. Fenris posa ses yeux globuleux sur le plus grand des chevaliers debout devant l’estrade ; celui-ci mesurait pourtant une tête de moins que lui. « Toi ? » tonna-t-il. Regrettant de ne pas être un nain, le malheureux recula d’un pas avec un raclement métallique. À l’aplomb du coude de Fenris, une flaque de sang noir s’étalait sur le sol. « Toi ? » gronda-t-il à l’adresse de Fedor dan Meed. Le jeune homme prit une teinte légèrement grisâtre, ses dents s’entrechoquèrent : sans doute souhaitait-il être à cet instant le fils de quelqu’un d’autre. Les yeux du géant, affectés d’incessants papillotements, balayèrent les visages cendrés des personnalités qui trônaient sur l’estrade. Lorsque son regard croisa le sien, la gorge de Jezal se serra. « Toi ? — Eh bien, j’aurais volontiers accepté, mais j’ai un après-midi très chargé. Pourquoi pas demain ? » Cette voix ne ressemblait pas vraiment à la sienne. Il n’avait sûrement pas eu l’intention de dire une chose pareille. Mais à qui d’autre aurait-elle pu appartenir ? Ses mots s’envolèrent avec assurance et désinvolture vers la coupole dorée. Quelques rires épars éclatèrent, accompagnés d’un « Bravo ! ». Le Redoutable ne lâcha pas Jezal des yeux. Il attendit que les réactions se calment, puis sa bouche se convulsa. « Demain, alors », murmura-t-il. Son bas-ventre se contracta douloureusement. Cette grave situation pesait sur Jezal comme une tonne de pierres. Lui ? Se battre contre ça ? « Non. » Le grand chambellan venait de trancher. Il était encore pâle, mais sa voix avait retrouvé une partie de sa puissance. Jezal reprit confiance et s’efforça avec courage de contrôler ses intestins. « Non ! aboya de nouveau Hoff. Aucun duel n’aura lieu ici ! Il n’y a rien à décider ! Selon la loi ancestrale, le pays des Angles appartient à l’Union ! » Hansul le Borgne gloussa doucement. « La loi ancestrale ? Le pays des Angles fait partie du Nord. Il y a deux siècles, des hommes y vivaient librement. Vous convoitiez le fer, aussi avez-vous traversé la mer, les avez-vous massacrés et dépossédés de leurs terres ! Il doit donc s’agir d’une de ces lois vraiment très anciennes : les forts prennent aux faibles ce que bon leur semble. » Ses yeux se réduisirent à deux fentes. « Nous l’appliquons aussi ! » Fenris le Redoutable retira le couteau de son bras d’un geste brusque. Quelques gouttes de sang éclaboussèrent les pavés, mais ce fut tout. Sa chair tatouée ne comportait aucune blessure. Aucune marque. Le couteau tomba bruyamment sur le dallage, au milieu de la flaque de sang qui s’était formée aux pieds du géant. Celui-ci balaya une dernière fois l’assemblée de ses yeux globuleux en perpétuel mouvement, puis tourna les talons et remonta l’allée à grandes enjambées. Personnalités et délégués se recroquevillaient sur leurs bancs à son passage. Hansul le Borgne s’inclina bien bas. « Le jour viendra où vous regretterez de ne pas avoir accepté notre proposition… ou notre présent. Vous entendrez parler de nous », dit-il avec calme, en montrant trois doigts au grand chambellan. « Au moment opportun, nous vous enverrons trois signes. — Envoyez-en même cent, si bon vous chante, tonna Hoff, mais cette pantomime est terminée ! » Hansul le Borgne inclina la tête avec grâce. « Vous entendrez parler de nous. » Il pivota à son tour et sortit de l’hémicycle à la suite de Fenris le Redoutable. Les immenses portes se refermèrent. La plume du greffier le plus proche de Jezal se remit à gratter doucement le papier. Vous entendrez parler de nous. Mâchoires contractées, ses traits délicats déformés par la fureur, Fedor dan Meed s’adressa au grand chambellan d’une voix hystérique. « Sont-ce là les bonnes nouvelles que je devais rapporter à mon père ? » Le Conseil Public laissa aussitôt exploser sa colère : beuglements et insultes fusèrent de toutes parts. Le pire des chaos agita la salle. Hoff jaillit de son fauteuil qui bascula à terre. Sa bouche continuait à exprimer son mécontentement ; ses paroles, toutefois, se noyaient dans le tumulte général. Meed lui tourna le dos et se précipita vers la sortie. D’autres représentants, assis du côté réservé au pays des Angles, se levèrent avec raideur et imitèrent le fils de leur gouverneur et seigneur. Livide de rage, Hoff les regarda partir, ses lèvres bredouillant des imprécations muettes. Jezal observa le roi retirer lentement sa main de son visage et se pencher vers le grand chambellan. « Quand les peuplades du Nord vont-elles arriver ? » chuchota-t-il. Le roi des peuplades du Nord Logen inspira profondément. Il appréciait l’étrange caresse de la brise froide sur ses joues fraîchement rasées et la vue qui s’offrait à lui. Une journée sereine s’annonçait. La brume matinale s’était presque entièrement dissipée. Du balcon de sa chambre située en hauteur sur la façade de la bibliothèque, il pouvait admirer la nature à des lieues à la ronde. L’immense vallée qui s’étendait devant ses yeux se divisait en bandes bien distinctes, surplombées par un ciel émaillé de nuages cotonneux blancs et gris. D’abord la ligne déchiquetée des rochers noirs entourant le lac. Juste derrière, les vagues contours bruns de leurs pendants. Ensuite, le vert foncé des collines boisées, puis le mince ruban gris des galets de la plage. Le paysage se reflétait dans les calmes eaux miroitantes du lac – tel un deuxième monde opaque inversé s’étirant sous le sien. Logen baissa les yeux vers ses mains aux doigts écartés sur la pierre patinée de la balustrade. Plus de saleté sous ses ongles fendillés, plus la moindre trace de sang séché. Ils lui paraissaient pâles, doux, rosés, et singuliers. Même les meurtrissures et les écorchures sur ses articulations avaient quasiment guéri. Logen n’avait pas eu l’occasion de se laver depuis si longtemps qu’il avait oublié cette sensation de fraîcheur. Ses nouveaux habits étaient rêches sur sa peau dépourvue de son habituelle couche de crasse, de graisse et de sueur salée. Propre et rassasié, à contempler ainsi le lac paisible, il avait l’impression d’être un autre homme. Il se demanda brièvement ce qu’il adviendrait de ce nouveau Logen ; il aperçut alors la pierre nue du parapet à travers l’espace vide où se trouvait jadis son doigt manquant. Ça, ça ne guérirait jamais. Il était encore Neuf-Doigts le Sanguinaire, et le resterait à jamais… à moins de perdre d’autres doigts. Il fallait pourtant reconnaître que son odeur était plus agréable. « Vous avez bien dormi, Messire Neuf-Doigts ? » Debout sur le seuil, Wells jeta un coup d’œil sur le balcon. « Comme un bébé. » Logen n’eut pas le cœur d’avouer au vieux serviteur qu’il avait dormi dehors. La première nuit, il avait essayé le lit et passé son temps à s’y retourner, à s’y tortiller, sans réussir à s’habituer au confort insolite d’un matelas, ni à la chaleur oubliée des couvertures. Puis il avait tenté sa chance sur le sol. Les choses s’étaient un peu améliorées, mais l’espace lui avait toujours paru trop pesant, trop uniforme, trop confiné. Planant au-dessus de sa tête, le plafond menaçait de descendre encore plus bas pour l’écraser sous le poids de ses pierres. Il n’était parvenu à trouver le sommeil qu’une fois installé sur le dur dallage du balcon, protégé de son manteau, veillé par les nuages et les étoiles. Certaines habitudes sont difficiles à perdre. « Vous avez de la visite, dit Wells. — Moi ? » Le visage de Malacus Quai apparut au milieu du chambranle. Ses yeux étaient moins enfoncés dans leurs orbites, ses cernes un peu moins noirs. Ses joues avaient repris des couleurs ; son corps s’était légèrement remplumé. Il n’avait plus l’air aussi maladif, ni aussi cadavérique qu’à leur première rencontre. Logen supposa qu’en règle générale Quai ne devait pas jouir d’une santé meilleure qu’en ce moment précis. « Ah, ah ! s’esclaffa Logen. Tu as survécu ! » Emmailloté dans une épaisse couverture qui traînait par terre et l’empêchait de marcher convenablement, l’apprenti hocha plusieurs fois la tête. Il traversa la pièce d’un pas chancelant, franchit péniblement la porte donnant sur le balcon, puis se tint debout là, reniflant et cillant dans l’air frais matinal. Bien plus ravi de le voir qu’il ne s’y attendait, Logen lui donna une tape amicale dans le dos, avec un enthousiasme un peu trop débordant sans doute ; l’apprenti trébucha, les pieds emprisonnés dans la couverture. Il serait tombé si Logen ne l’avait pas rattrapé. « Mais pas encore assez en forme pour me battre, murmura Quai avec un faible sourire. — Tu as l’air bien mieux que la dernière fois que je t’ai vu. — Vous aussi. Vous vous êtes débarrassé de votre barbe, et de votre odeur. Avec quelques balafres en moins, vous paraîtriez presque civilisé. » Logen leva les bras au ciel. « Pitié, tout mais pas ça ! » Wells se baissa sous le linteau pour venir les rejoindre. La vive lumière extérieure dévoila le petit rouleau de tissu et le couteau qu’il tenait dans ses mains. « Pourrais-je jeter un coup d’œil à votre bras, Messire Neuf-Doigts ? » Logen en avait presque oublié sa blessure. Aucune nouvelle tache de sang ne souillait le pansement. Lorsqu’il le déroula, il ne découvrit qu’une longue croûte brun rouge courant de son poignet jusqu’à son coude, cernée de peau neuve et rose. Il ne souffrait plus… hormis quelques démangeaisons. La coupure croisait deux autres cicatrices plus anciennes. L’une d’elles, une boursouflure dentelée et grisâtre, résultait probablement de son duel avec Séquoia, des années auparavant. Le souvenir de l’avoinée qu’ils s’étaient mutuellement infligée le fit grimacer. Il n’était plus certain de la provenance de la deuxième, moins visible et située plus haut. Elle aurait pu avoir été causée n’importe où, et par n’importe qui. Wells se pencha pour palper la chair autour de l’entaille, sous l’œil curieux de Quai qui l’épiait par-dessus son épaule. « Elle se referme bien. Vous guérissez vite. — Question d’habitude. » Wells examina l’estafilade du front de Logen, désormais réduite à une imperceptible ligne rosée. « Je vois ça. Serait-il ridicule de vous conseiller de vous tenir à l’écart des objets tranchants, à l’avenir ? — Croyez-le ou non, s’esclaffa Logen, j’ai toujours fait de mon mieux pour les éviter, par le passé. Mais malgré mes efforts, ils me débusquent à chaque fois. — Eh bien, renchérit le vieux serviteur en découpant proprement un morceau de tissu pour panser l’avant-bras de Logen avec soin, j’espère que ce sera le dernier bandage dont vous aurez besoin. — Moi aussi, dit-il en pliant les doigts à plusieurs reprises. Moi aussi. » Il n’en pensait pas un mot. « Le petit-déjeuner sera bientôt prêt. » Après cela, Wells les laissa en tête à tête sur le balcon. Ils demeurèrent silencieux quelques instants. Un vent froid s’éleva soudain de la vallée. Quai se mit à frissonner et serra frileusement la couverture contre lui. « Là-bas, près du lac… Vous auriez pu m’abandonner. Moi, je l’aurais fait à votre place. » Logen se renfrogna. Il fut un temps où il aurait agi ainsi sans éprouver de remords, mais les choses évoluent. « J’ai abandonné beaucoup de gens au cours de mon existence. Quand j’y pense, cette idée me rend malade, à présent. » L’apprenti pinça les lèvres. Son regard se perdit dans le lointain, vers les forêts et les montagnes. « Je n’avais encore jamais vu un homme se faire tuer. — Tu as de la chance. — Vous avez donc vu beaucoup de morts ? » Logen fit la grimace. Dans sa jeunesse, il aurait adoré répondre à cette question. Il aurait pu se vanter, se faire valoir, énumérer les actions auxquelles il avait pris part et citer le nom des hommes qu’il avait éliminés. Il était désormais incapable de déterminer à quel moment cette fierté avait disparu. Cela s’était produit petit à petit. La faute aux guerres de plus en plus sanglantes, aux causes perdues qui devenaient des excuses, aux amis qui, l’un après l’autre, retournaient à la poussière. Logen se frotta l’oreille et ses doigts effleurèrent l’échancrure laissée par l’épée de Tul Duru, des années plus tôt. Il aurait pu choisir de se taire. Mais pour une raison qu’il ignorait, il ressentit le besoin d’être honnête. « J’ai participé à trois campagnes, commença-t-il. À sept batailles rangées. À d’innombrables raids et escarmouches. À des manœuvres de défense désespérées et des attaques en tous genres. Sous des tempêtes de neige, des bourrasques de vent, et même au beau milieu de la nuit. J’ai combattu ma vie durant tel ennemi ou tel autre, tel ami ou tel autre. À part cela, je n’ai pas connu grand-chose. J’ai vu des hommes se faire tuer pour un mot ou un regard de trop… ou pour rien du tout. Un jour, une femme a essayé de me poignarder parce que j’avais tué son mari ; je l’ai jetée dans un puit. Et ce n’est pas ce que j’ai fait de pire. En ce temps-là, la vie, pour moi, n’avait pas plus de valeur que de la boue. Même moins… « J’ai disputé dix combats singuliers et les ai tous gagnés. Mais je luttais dans le mauvais camp et pour de mauvaises causes. Je me suis montré impitoyable, brutal, lâche. J’ai frappé des gens dans le dos. Je les ai brûlés. Je les ai noyés, écrasés avec des pierres, assassinés pendant leur sommeil, alors qu’ils étaient désarmés ou qu’ils battaient en retraite. Je me suis moi-même enfui plus d’une fois. La peur m’a fait pisser dans mon froc. Je me suis abaissé à supplier pour qu’on me laisse la vie sauve. J’ai souvent été blessé, parfois gravement. J’ai hurlé aussi, et trépigné comme un bébé à qui la mère retire son sein. Je suis sûr que le monde aurait été meilleur, si j’avais été effacé de la surface du monde, mais cela ne s’est pas produit, j’en ignore les raisons. » Il fixa ses mains roses et propres sur la rambarde. « Peu d’hommes ont autant de sang que moi sur les mains. En tout cas, je n’en connais pas. Mes ennemis – et j’en ai beaucoup – m’appellent Neuf-Doigts le Sanguinaire. Leur nombre augmente, alors que celui de mes amis diminue. Le sang appelle le sang. Depuis, ce surnom me suit partout comme mon ombre, et comme elle, je ne pourrai jamais m’en défaire. Je n’en serai jamais délivré. Je l’ai bien cherché, l’ai gagné et mérité. Telle est ma punition. » Il n’y avait rien à ajouter. Logen prit une profonde inspiration, poussa un petit soupir et contempla le lac. Il ne pouvait se résoudre à regarder l’homme, debout à ses côtés. Il ne voulait pas découvrir l’expression de son visage. Qui a envie d’apprendre qu’il en est compagnie de Neuf-Doigts le Sanguinaire, d’un homme responsable de plus de morts que la peste, et qui, comme elle, n’en éprouve pas vraiment de regrets ? Avec tous ces cadavres gisant entre eux, Malacus et lui ne pourraient plus être amis désormais. Il sentit alors la main de Quai se poser sur son épaule. « Eh bien, c’est comme ça », dit ce dernier, qui se fendit d’un sourire jusqu’aux oreilles. « Mais tu m’as sauvé la vie et je t’en suis profondément reconnaissant ! — J’ai sauvé un homme cette année, et n’en ai tué que quatre ! Je renais. » Tous deux éclatèrent de rire ; cela leur fit du bien. « Ainsi, Malacus, te voici de retour parmi nous. » Ils se retournèrent de concert. Quai se prit les pieds dans sa couverture et blêmit. Le Premier des Mages se tenait sur le seuil. Avec sa longue chemise blanche aux manches retroussées jusqu’aux coudes, il ressemblait davantage à un boucher qu’à un sorcier, aux yeux de Logen. « Maître Bayaz… euh… j’allais justement venir vous voir, bredouilla Quai. — Ah, vraiment ? C’est donc une chance pour nous deux que je sois venu jusqu’à toi. » Le mage les rejoignit sur le balcon. « J’imagine qu’un homme capable de parler, de rire et de s’aventurer à l’extérieur, doit sûrement être apte à lire, à étudier et à élargir son esprit étriqué. Qu’as-tu à répondre à cela ? — Sûrement… — Sûrement ? Ça oui ! Et tes études, elles progressent ? » Le malheureux apprenti semblait gêné au plus haut point. « Elles ont été quelque peu… interrompues ! — Tu n’as donc pas avancé dans la lecture des Principes de l’art de Juvens, quand tu t’es égaré dans les collines à cause du mauvais temps ? — Euh… non… pas beaucoup. — Et ta connaissance de l’Histoire ? S’est-elle étoffée, pendant que messire Neuf-Doigts te ramenait à la bibliothèque sur son dos ? — Euh… je dois avouer que non. — Mais je suis certain que tu as fait tes exercices de méditation, durant ta perte de conscience de la semaine passée ! — Euh… euh… non, ma perte de conscience était… euh… — Alors, dis-moi, serais-tu en avance sur ton programme, si je puis m’exprimer ainsi ? Ou tes études auraient-elles pris du retard ? » Quai baissa le nez vers le sol. « J’en avais déjà avant mon départ. — Eh bien, tu vas peut-être pouvoir me dire où tu avais l’intention de passer la journée ? » Empli d’espoir, l’apprenti releva la tête. « À ma table de travail ? — Parfait ! » Bayaz lui adressa un large sourire. « J’allais te le suggérer, mais tu m’as devancé ! Ta soif de connaissance est tout à ton honneur ! » Quai hocha vigoureusement la tête et se précipita vers la porte, les bords de sa couverture tramant sur le dallage. « Bethod est en route, murmura alors Bayaz. Il doit arriver aujourd’hui. » Le sourire de Logen s’effaça, sa gorge se noua brusquement. Il se souvenait assez bien de leur dernière rencontre. Écroulé face contre terre dans la salle du trône de Carleon, après avoir été brisé, battu et enchaîné, Logen aspirait à une fin rapide, pendant que son sang imbibait la paille étalée sur le sol. Puis, sans lui donner de raison, on l’avait relâché et jeté à la porte, en compagnie de Renifleur, de Séquoia, du Gringalet et des autres, en lui ordonnant de ne jamais revenir. Jamais. C’était la première fois que Bethod faisait montre d’une once de clémence et, d’après lui, sûrement la dernière. « Aujourd’hui ? » s’enquit-il, essayant de garder un ton égal. « Oui, incessamment. Le roi des peuplades du Nord ! Peuh ! Quelle arrogance ! » Bayaz lui jeta un regard en biais. « Il vient me demander une faveur et j’aimerais que vous soyez là. — Ça ne va pas lui plaire. — Précisément. » Le vent lui parut soudain plus frais. Cette rencontre avec Bethod était trop prématurée pour Logen. On ne peut pourtant pas différer certaines corvées. Mieux vaut s’en débarrasser plutôt que de vivre dans la crainte qu’elles vous inspirent. C’est ce que son père aurait dit. Aussi, après une profonde inspiration, redressa-t-il les épaules. « Je vous assisterai. — Parfait. Il ne manque donc plus qu’une chose. — Laquelle ? » Bayaz sourit d’un air affecté. « Il vous faut une arme. » Il faisait sec dans les caves de la bibliothèque. Sec et sombre. Et ces lieux étaient très déroutants. Bayaz et Logen avaient monté, puis descendu des escaliers, tourné et viré, franchi des portes, pris tantôt à gauche, tantôt à droite. Cet endroit était un véritable labyrinthe. Logen avait intérêt à ne pas perdre de vue la torche vacillante du magicien, s’il ne voulait pas rester coincé sous la bibliothèque pour l’éternité. « Il fait sec, ici. Il fait bon et sec. » Bayaz parlait tout seul ; sa voix se répercutait dans le couloir et se mêlait à leurs claquements de talons. « Il n’y a rien de pire que l’humidité pour les livres ou pour les armes. » Il s’arrêta soudain devant une lourde porte qu’il poussa doucement ; elle s’ouvrit en silence. « Vous voyez ça ! Elle est restée fermée pendant des années, mais les charnières pivotent toujours aussi bien ! Ça glisse comme dans du beurre ! De la belle ouvrage ! Pourquoi personne ne s’intéresse plus à l’artisanat ? » Bayaz franchit le seuil sans attendre de réponse. Logen s’empressa de l’imiter. La torche du magicien éclaira une longue pièce basse de plafond, dont l’extrémité se perdait dans les ténèbres. Sur les murs, composés de blocs de pierre grossièrement taillés, s’alignaient casiers et étagères. Le sol était encombré de boîtes et de râteliers d’où débordait un amoncellement d’armes et armures de toutes sortes. À mesure que Bayaz trottinait sur les dalles de pierre, zigzaguant entre les armes et jetant des coups d’œil autour de lui, les épées, les lances et les surfaces de bois poli ou de métal capturaient la flamme tremblotante de sa torche. « Sacrée collection », marmonna Logen, qui suivait le mage à travers cette pagaille. « Il y a beaucoup de vieilleries, mais on devrait pouvoir trouver deux ou trois choses intéressantes. » Bayaz retira le heaume d’une vieille armure à lamelles et l’examina, sourcils froncés. « Que pensez-vous de ça ? — Je n’ai jamais été amateur d’armures. — Non, ce n’est pas votre style. C’est sans doute parfait quand on monte à cheval, mais sacrément encombrant pour la marche à pied ! » Il reposa le heaume à sa place et resta devant l’armure, comme perdu dans ses pensées. « En outre, une fois enfilée, comment fait-on pour pisser ? » Logen prit le temps de réfléchir. « Euh… » fit-il, mais Bayaz avançait déjà vers le fond de la pièce, emportant la lumière avec lui. « Vous avez dû utiliser plus d’une arme au cours de votre existence, Messire Neuf-Doigts. À laquelle va votre préférence ? — Aucune en particulier, répondit Logen en se baissant pour éviter une hallebarde qui dépassait d’un râtelier. Un champion ne sait jamais avec quoi il va devoir se battre. — Évidemment, évidemment. » Bayaz s’empara d’un long javelot à la pointe garnie de dangereux barbillons et l’agita devant lui. Logen recula avec prudence. « Assez inquiétant. On pourrait tenir un homme en respect avec ce genre d’objet. Mais un homme armé d’un javelot a besoin d’être entouré de nombreux amis qui, eux aussi, doivent être équipés de javelots. » Bayaz le rangea. Il poursuivit son chemin. « Celle-ci a l’air redoutable. » Le mage saisit la hampe tordue d’une énorme hache bipenne. « Mince, alors ! » s’exclama-t-il en la soulevant. Les veines de son cou gonflèrent sous l’effort. « Elle est sacrément lourde. » Il la laissa retomber avec un bruit sourd. Le râtelier en fut ébranlé. « On pourrait tuer un homme avec ça ! On pourrait le couper en deux proprement… à condition qu’il se tienne tranquille ! — Voilà qui est mieux », dit Logen, indiquant le fourreau de cuir brun usagé d’une simple épée, apparemment très solide. « Ah oui, en effet. Bien mieux. Cette lame est l’œuvre de Kandimas, le Maître Créateur en personne. » Bayaz tendit sa torche à Logen et retira l’épée du râtelier. « Vous êtes-vous jamais fait la réflexion, Messire Neuf-Doigts, que l’épée diffère des autres armes ? Haches, massues, et autre panoplie du même acabit, sont plutôt meurtrières, mais elles pendent aux ceinturons telles des brutes muettes. » Il étudia la froide poignée de métal pur, creusée de fines rainures pour une meilleure prise, qui scintillait à la lueur de la flamme. « Mais une épée !… L’épée possède une voix. — Hein ? — Dans son fourreau, elle a peu à dire, évidemment. Il suffit de l’empoigner pour qu’elle se mette à murmurer à l’oreille de votre ennemi. » Il en fît la démonstration en l’enserrant de ses doigts. « Une mise en garde susurrée. Un conseil de prudence. Vous l’entendez ? » Logen acquiesça. « À présent, chuchota Bayaz, comparez avec l’épée à demi sortie. » Une courte longueur de métal coulissa hors de la gaine avec un chuintement. Une initiale en argent brillait près du pommeau. La lame elle-même était terne, mais son tranchant renvoyait un éclat glacial. « Elle parle plus fort, non ? Elle siffle une terrible menace, une promesse implacable. L’entendez-vous ? » Logen acquiesça de nouveau, les yeux rivés sur le fil scintillant. « Maintenant, comparez avec l’épée entièrement retirée. » Bayaz dégagea d’un mouvement rapide la longue lame, qui retentit faiblement, et la brandit. Sa pointe se retrouva à quelques centimètres du visage de Logen. « Elle crie désormais, n’est-ce pas ? Elle hurle une sommation ! Elle lance un défi ! Vous l’entendez ? — Mmm », fit Logen, penché en arrière, en louchant sur la pointe aiguisée. Bayaz la laissa retomber, puis, au grand soulagement de Logen, la rengaina avec douceur. « Oui, l’épée possède une voix. Les armes lourdes peuvent causer de gros dégâts, mais l’épée est une arme subtile, qui convient à un homme subtil. À mon avis, Messire Neuf-Doigts, vous devez l’être bien plus que vous ne le laissez paraître. » Lorsqu’il la lui tendit, Logen fronça les sourcils. On lui avait prêté bien des qualificatifs au cours de son existence, mais jamais celui d’être subtil. « Considérez-la comme mon cadeau, en remerciement pour vos bonnes manières. » Logen y réfléchit quelques instants. Il ne possédait plus d’arme digne de ce nom depuis belle lurette, il n’en avait déjà plus avant de franchir les montagnes, et l’idée d’en porter une de nouveau ne l’enchantait guère. Mais Bethod n’allait pas tarder à arriver. Mieux valait en avoir une à contrecœur qu’en vouloir une à regrets. C’était bien mieux, et de loin. Il faut savoir se montrer réaliste en certaines occasions. « Merci… enfin, je crois ! » répondit-il en s’en saisissant. Puis il rendit sa torche à Bayaz. Un maigre feu crépitait dans le foyer et réchauffait la pièce, qu’il rendait accueillante, confortable. Logen ne se sentait pourtant pas à l’aise. Debout près de la fenêtre, il observait la cour en contrebas avec nervosité. Il était agité, terrorisé, comme jadis avant un combat. Bethod approchait. Il se trouvait quelque part, là, dehors. Sur la route forestière… dans le défilé… sur le pont… ou en train de franchir les portes. Le Premier des Mages, lui, semblait décontracté. Confortablement installé dans son fauteuil, il avait étendu ses jambes sur la table et posé ses pieds à proximité d’une longue pipe en bois. Un mince sourire aux lèvres, il feuilletait un petit livre entouré d’un liseré blanc. Personne n’aurait pu paraître plus calme, ce qui augmentait la sensation de malaise de Logen. « Intéressant ? demanda-t-il. — Quoi donc ? — Le livre. — Oh oui. C’est le meilleur qui existe. Il s’agit des Principes de l’art de Juvens, la pierre angulaire de mon ordre. » Bayaz agita sa main libre en direction des étagères courant sur deux des murs. Elles abritaient des centaines de livres identiques, alignés avec soin. « Ils sont tous pareils. Un seul et même ouvrage. — Un seul ? » Logen passa en revue les épais dos blancs. « C’est un livre sacrément long. Vous l’avez lu entièrement ? » Bayaz gloussa. « Oh oui, à de nombreuses reprises. Chaque membre de notre ordre doit le lire, et ensuite le recopier. » Il fit pivoter le livre pour permettre à Logen de le voir. Les pages étaient remplies de lignes de symboles soigneusement esquissés mais incompréhensibles. « Je me suis acquitté de cette tâche, il y a bien longtemps. Vous devriez le lire aussi. — Je ne suis pas un grand lecteur. — Ah non ? s’étonna Bayaz. Dommage ! » Tournant la page, il poursuivit sa lecture. « Et celui-ci ? » s’enquit Logen. Un autre ouvrage, volumineux, noir, défraîchi, abîmé, était posé à l’écart, tout en haut d’une des étagères. « Il a aussi été écrit par Juvens ? » Bayaz se renfrogna en regardant vers l’ouvrage. « Non. Par son frère. » Il se leva, se dressa sur la pointe des pieds et s’en saisit. « Il s’agit là d’un savoir différent. » Après avoir ouvert le tiroir de son bureau, il y glissa le livre et le referma d’un coup sec. « Mieux vaut ne pas y toucher », marmonna-t-il en regagnant son fauteuil pour se replonger dans Les Principes de l’art. Logen inspira profondément et pressa sa main gauche sur la poignée de l’épée. Il sentit la froide caresse du métal sous sa paume. Ce contact n’eut rien de rassurant. Il retourna se poster près de la fenêtre, plissant les yeux vers la cour. Son souffle s’étrangla dans sa gorge. « Bethod. Il est arrivé. — Bien, bien, grommela Bayaz d’un air absent. Qui l’accompagne ? » Logen examina les trois silhouettes en contrebas. « Scale, répondit-il d’un ton maussade. Et une femme. Je ne la connais pas. Ils descendent de monture. » Il humecta ses lèvres sèches. « Les voilà qui entrent. — Oui, oui, murmura Bayaz. C’est ainsi qu’on procède pour un rendez-vous. Essayez de vous calmer, mon ami. Respirez. » Logen s’appuya contre le mur chaulé, bras croisés, et aspira une grande goulée d’air. Cela ne changea rien. Le nœud qui compressait sa poitrine ne fît que se resserrer. Il entendit des pas lourds dans le couloir. Et la poignée de la porte tourna… Scale entra le premier. Le fils aîné de Bethod avait toujours été solidement bâti, même lorsqu’il était enfant, mais depuis leur dernière rencontre, Logen constata qu’il avait terriblement grossi. Sa tête carrée semblait avoir été rajoutée, après coup, sur cette masse graisseuse : son crâne était bien plus étroit que son cou. Il possédait une mâchoire impressionnante, un nez semblable à un chicot plat et de petits yeux globuleux en perpétuel mouvement, pleins d’arrogance. Sa bouche mince se tordait en un rictus constant, un peu comme celle de son jeune frère Calder ; il s’en dégageait cependant moins de ruse et davantage de violence. Un sabre pesant battait contre sa cuisse. Sa main potelée ne s’en éloignait pas, tandis qu’il fixait Logen d’un regard mauvais ; la méchanceté suintait de tous ses pores. La femme le suivait. Grande, svelte, d’une pâleur presque maladive, elle avait fardé ses étroits yeux bridés et froids – contrastant avec ceux de Scale, saillants et irrités – d’une telle couche de poudre noire qu’ils paraissaient encore plus étroits et plus froids. Des bagues en or ornaient ses longs doigts fins, des bracelets du même métal précieux ceignaient ses bras minces et des chaînes, en or elles aussi, entouraient sa gorge blanche. Elle balaya la pièce de son regard bleu acier. Tout ce sur quoi ses yeux se posaient semblait faire atteindre des sommets au mépris et au dégoût qu’elle affichait. D’abord, un survol des meubles, des livres, puis un regard appuyé sur Logen, et plus insistant sur Bayaz. Plus resplendissant que jamais dans ses vêtements colorés – un assemblage d’étoffes précieuses et d’une extraordinaire fourrure blanche –, le prétendu roi des peuplades du Nord fermait la marche. Une lourde chaîne d’or sanglait ses épaules ; un bandeau doré où brillait un diamant de la taille d’un œuf d’oiseau couronnait son front. Son visage souriant était plus ridé que dans le souvenir de Logen. Malgré sa barbe et ses cheveux parsemés de fils gris, il était resté grand, vigoureux, séduisant et semblait avoir gagné en autorité, en sagesse – peut-être même en majesté. Il avait tout d’un grand homme, d’un homme sage et juste. Il avait tout d’un roi. Mais Logen n’était pas dupe. « Bethod ! » s’exclama Bayaz avec chaleur, en refermant son livre d’un coup sec. « Mon vieil ami ! Vous ne pouvez imaginer la joie que me procure votre visite. » Il retira ses pieds de la table et pointa un doigt vers la chaîne en or et le diamant étincelant. « Et votre ascension spectaculaire me ravit ! Je me rappelle le temps où vous preniez plaisir à venir me voir seul. Mais je suppose que les grands hommes doivent être accompagnés, et je vois que vous avez amené quelques… autres personnes. Votre charmant fils, bien sûr. Je constate que vous avez enfin réussi à manger à votre faim, hein, Scale ? — Prince Scale ! » gronda le monstrueux rejeton de Bethod, les yeux encore plus exorbités. « Hum, fit Bayaz en haussant un sourcil. Je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer le deuxième membre de votre escorte. — Je m’appelle Caurib. » Logen cilla. La voix de cette femme était la plus mélodieuse qu’il avait jamais entendue. Douce, apaisante, enivrante. « Je suis une sorcière », chantonna-t-elle, en inclinant la tête avec un sourire malicieux. « Une sorcière de l’extrême Nord. » Logen se pétrifia, bouche entrouverte. Sa haine s’envola. Tous ici étaient des amis. Bien plus que des amis. Il était incapable de la quitter des yeux, il n’en avait pas non plus envie, d’ailleurs. Les autres s’étaient estompés. Il avait l’impression qu’elle ne s’adressait qu’à lui, et son vœu le plus cher était qu’elle ne s’arrête jamais… Bayaz, lui, se contenta de rire. « Une authentique sorcière ! Et dotée de la voix d’or ! C’est merveilleux ! Je n’en avais pas entendu depuis longtemps, mais vous n’en aurez aucune utilité en ces lieux. » Logen secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Sa haine, brûlante et rassurante, reprit aussitôt possession de lui. « Dites-moi, doit-on étudier pour devenir sorcière ? Ou n’est-ce qu’une simple question de bijoux et d’une bonne couche de peinture sur la figure ? » Les yeux de Caurib se réduisirent à deux fentes d’un bleu létal. Le Premier des Mages ne lui laissa pas le temps d’intervenir. « Originaire de l’extrême Nord, de plus ! Voyez-vous ça ! » Un léger frisson le parcourut. « Il doit faire froid, là-haut, à cette époque de l’année. Un froid à durcir les mamelons, hein ? Êtes-vous venue chez nous pour profiter de la belle saison, ou pour un autre motif ? — Je vais là où mon roi m’ordonne d’aller, rétorqua-t-elle d’un ton désagréable en redressant farouchement le menton. — Votre roi ? » s’exclama Bayaz, qui jeta un regard circulaire dans la pièce, comme si une autre personne se cachait dans un coin. « Mon père est le roi des peuplades du Nord, à présent ! » aboya Scale, avant d’adresser un sourire méprisant à Logen. « Tu devrais t’agenouiller devant lui, Neuf-Doigts le Sanguinaire ! » Agissant de même avec Bayaz, il cracha : « Toi aussi, l’ancêtre ! » Le Premier des Mages tendit les mains en un geste d’excuse. « Oh ! J’ai bien peur de ne plus pouvoir m’agenouiller désormais. Je suis trop vieux pour ça. J’ai des articulations trop raides. » Les bottes de Scale résonnèrent sur le sol quand il commença à avancer vers lui, un juron sur les lèvres. Son père lui posa une main sur le bras avec douceur. « Allons, allons, mon fils, inutile de se prosterner ici, déclara-t-il d’une voix aussi plate et glaciale que de la neige fraîchement tombée. Il serait inconvenant de nous quereller. Nos intérêts ne sont-ils pas les mêmes ? La paix ! La paix dans le Nord ! Je ne suis venu que dans le but de faire appel à votre sagesse, Bayaz, comme je le faisais autrefois. Est-ce si choquant de quérir l’aide d’un vieil ami ? » Personne n’aurait pu faire montre de plus de candeur, de raison, de sincérité. Toutefois Logen ne se laissa pas berner. « Mais la paix ne règne-t-elle pas déjà dans le Nord ? » Bayaz se carra dans son fauteuil, croisant ses mains devant lui. « Les dissensions n’ont-elles pas toutes pris fin ? N’en êtes-vous pas sorti vainqueur ? N’avez-vous pas tout ce que vous désiriez, et même plus ? Roi des peuplades du Nord, hein ? Quelle aide pourrais-je donc vous apporter ? — Je ne prends conseil qu’auprès de mes amis, Bayaz, même si vous ne vous êtes pas montré très amical envers moi, ces derniers temps. Vous avez renvoyé mes messagers, mon fils même... alors que vous accueillez mes ennemis jurés. » Il se rembrunit en regardant Logen et retroussa ses lèvres. « Savez-vous quelle sorte d’homme est ce Neuf-Doigts ? Un sanguinaire ! Un animal ! Un lâche ! Un parjure ! Est-ce là le genre de compagnie que vous affectionnez ? » Quand il se tourna de nouveau vers Bayaz, Bethod afficha un sourire cordial ; pourtant, une menace transparut dans ses paroles. « Je crains que le moment ne soit venu pour vous de décider si vous êtes avec ou contre moi. Il ne peut pas y avoir de neutralité dans cette affaire. Soit vous faites partie de mon avenir, soit vous êtes relégué au rang de vestige du passé. À vous de choisir, mon ami. » Logen l’avait déjà entendu proposer ce type de choix. Certains hommes avaient cédé. Tous les autres étaient retournés à la boue. Mais Bayaz, apparemment, ne supportait pas qu’on le presse. « Quel sera donc mon choix ? » Il se pencha en avant et récupéra sa pipe avec nonchalance. « L’avenir ou le passé ? » Il se dirigea vers l’âtre, s’accroupit devant le feu, en tournant le dos à ses trois invités, s’empara d’un tison, l’approcha du fourneau et commença à aspirer. Embraser son tabac parut lui prendre des heures. « Avec ou contre vous ? reprit-il en tardant à regagner son fauteuil. — Eh bien ? » insista Bethod. Bayaz contempla le plafond et recracha un panache de fumée jaune. Caurib examina le vieux mage de la tête aux pieds avec un total mépris. Scale trépignait d’impatience. Bethod attendait, les yeux légèrement plissés. Bayaz finit par pousser un profond soupir. « Très bien… je suis avec vous. » Bethod se fendit d’un large sourire. La cruelle déception de Logen se manifesta par un fulgurant pincement au cœur. Il espérait mieux de la part du Premier des Mages. Bougre d’idiot, quand allait-il renoncer à espérer ! « Bon ! murmura le roi des peuplades du Nord. Je savais qu’au bout du compte vous comprendriez mon point de vue. » Il se lécha tranquillement les lèvres, tel un affamé voyant un plat appétissant arriver devant lui. « J’ai l’intention d’envahir le pays des Angles. » Bayaz haussa un sourcil et se mit à glousser. Soudain, il abattit son poing sur la table. « Ah, quelle bonne idée ! Une fameuse idée ! Ainsi, Bethod, vous trouvez que la paix ne convient pas à votre royaume ? Les clans n’ont pas l’habitude de fraterniser, hein ? Ils se détestent les uns les autres et vous détestent aussi, n’ai-je pas raison ? — Eh bien, pouffa Bethod, ils se montrent quelque peu rétifs. — Ça, je veux bien le croire. Mais si on les envoie faire la guerre à l’Union, ils formeront une nation, n’est-ce pas ? Tous unis contre l’ennemi commun pour protéger leurs arrières. Si vous remportez la victoire, vous deviendrez l’homme qui a réussi l’impossible ! L’homme qui a chassé ces maudits méridionaux du Nord ! Vous serez adulé ou, en tout cas, encore plus redouté. Et si vous échouez… vous aurez gardé les clans occupés un moment et affaibli leurs forces par la même occasion. À présent, je me souviens pourquoi je vous appréciais autant ! Un excellent plan ! » Bethod arbora un air suffisant. « Évidemment. Mais nous ne perdrons pas. L’Union est molle, arrogante, mal préparée. Avec votre aide… — Mon aide ? l’interrompit Bayaz. Vous allez trop vite. — Mais vous… — Oh, ça ! » Le mage haussa les épaules. « Je suis un menteur. » Bayaz porta sa pipe à sa bouche. Après un bref silence causé par la stupéfaction générale, les yeux de Bethod s’étrécirent, ceux de Caurib s’écarquillèrent et les épais sourcils de Scale se froncèrent de perplexité. Logen, lui, retrouva lentement le sourire. « Un menteur ? siffla la sorcière. Et bien d’autres choses encore, je dirais ! » Dans sa voix subsistait une note chantante, mais sa mélodie résonnait différemment désormais – dure, aiguë, dangereusement affûtée. « Sale vermisseau ! Caché derrière vos murs, vos serviteurs et vos livres ! Vous avez fait votre temps, pauvre fou ! Vous n’êtes plus que mots et poussière ! » Le Premier des Mages retroussa les lèvres et recracha de la fumée. « Des mots et de la poussière, vieux vermisseau ! Eh bien, rira bien qui rira le dernier ! Nous reviendrons dans votre bibliothèque. » Le mage reposa soigneusement sa pipe sur la table. Une volute de fumée s’échappait encore du fourneau. « Nous reviendrons dans votre bibliothèque pour démolir vos murs, passer vos serviteurs par le fil de nos épées et brûler vos livres ! Brû… — La ferme. » Bayaz présentait un air revêche, bien plus que celui qu’il avait affiché lors de sa rencontre avec Calder, quelques jours plus tôt dans la cour. Logen eut de nouveau envie de reculer, une envie encore plus impérieuse. Il se surprit à explorer la pièce des yeux à la recherche d’un endroit où se cacher. La bouche de Caurib continuait de s’agiter, mais seul un croassement inintelligible en sortait. « Démolir mes murs, hein ? » murmura Bayaz. Ses sourcils gris se rapprochèrent, de profonds sillons se croisèrent sur l’arête de son nez. « Tuer mes serviteurs, hein ? » La pièce s’était brusquement rafraîchie malgré les bûches dans l'âtre. « Brûler mes livres, avez-vous dit ? tonna-t-il. Vous parlez trop, sorcière ! » Les genoux de Caurib fléchirent. Sa main exsangue agrippa le chambranle. Lorsqu’elle s’effondra contre le mur, ses chaînes et ses bracelets s’entrechoquèrent. « Je ne suis que mots et poussière, hein ? » Bayaz tendit quatre doigts. « Je vous avais fait don de quatre présents, Bethod : le soleil en hiver, une tempête en été et deux autres choses que vous n’auriez jamais connues sans mon Art. Que m’avez-vous donné en échange ? Ce lac et cette vallée qui m’appartenaient déjà, et rien d’autre. » Les yeux de Bethod firent la navette entre Logen et lui. « Vous m’êtes toujours redevable ! Pourtant, vous n’hésitez pas à m’envoyer des messagers et à me présenter des requêtes ! Vous allez même jusqu’à oser me commander ! Ce n’est pas là ma conception des bonnes manières. » Scale, qui avait enfin compris et dont les yeux menaçaient de jaillir de leurs orbites, s’avança lourdement vers la table. « Des bonnes manières ? Quel besoin un roi aurait-il de bonnes manières ? Un roi prend tout ce qu’il convoite ! » Certes, Scale était plutôt grand et cruel… En outre, il aurait été difficile de trouver quelqu’un de plus prompt à frapper un adversaire déjà à terre. Mais Logen n’était pas à terre, du moins, pas encore, et il en avait plus qu’assez d’écouter cet idiot bouffi d’orgueil. Posant sa main sur la poignée de son épée, il fit un pas en avant pour lui barrer le passage. « Ça suffit. » Le prince toisa Logen de ses yeux globuleux et brandit son poing potelé, le serrant si fort que ses articulations blanchirent. « Toi, pauvre minable, ne me tente pas ! Tu es dépassé, Neuf-Doigts ! Je pourrais t’écraser comme un œuf ! — Tu peux toujours essayer, mais je n’ai pas l’intention de te laisser faire. Tu sais de quoi je suis capable. Un pas de plus, et je me ferai un plaisir de t’en fournir la preuve, sale porc bouffi ! — Scale ! l’apostropha sèchement Bethod. Nous n’avons rien à faire ici. Ça, c’est une certitude. Partons. » Le lourdaud de prince contracta ses énormes mâchoires carrées. Ses mains s’ouvrirent et se fermèrent le long de ses flancs. Il jeta à Logen un regard empli de la haine la plus bestiale qu’on puisse imaginer, ricana et se mit à reculer avec lenteur. Bayaz se pencha. « Vous aviez affirmé que vous ramèneriez la paix dans le Nord, Bethod, et qu’avez-vous fait ? Vous avez accumulé les guerres ! Le pays est saigné à blanc par votre fierté et votre brutalité ! Le roi des peuplades du Nord ? Ah, ah ! Vous ne valez pas la peine qu’on vous aide ! Et dire que j’avais fondé tant d’espoirs en vous ! » Bethod se contenta d’une moue, les yeux aussi glacés que le diamant ornant son front. « Vous venez de vous faire un ennemi, Bayaz, et je suis un ennemi redoutable. Le pire. Vous regretterez votre attitude d’aujourd’hui. » Tournant alors son visage courroucé vers Logen : « Quant à toi, Neuf-Doigts, tu n’auras plus jamais droit à ma clémence ! À partir d’aujourd’hui, tous les hommes du Nord seront tes ennemis ! Tu seras haï, traqué, maudit, où que tu ailles ! J’y veillerai ! » Logen haussa les épaules. Cela n’avait rien d’une nouveauté. Bayaz délaissa son fauteuil. « Vous avez dit ce que vous aviez à dire ! Maintenant, emmenez votre sorcière avec vous et partez ! » Caurib, qui n’avait toujours pas retrouvé son souffle, sortit la première en titubant. Adressant à Logen un dernier regard menaçant, Scale se retourna et la suivit d’une démarche empruntée. Balayant la pièce d’un œil noir, le roi des peuplades du Nord fut le dernier à quitter les lieux, avec un petit hochement de tête. Quand le bruit de leurs pas eut diminué dans le couloir, Logen inspira profondément. Enfin détendu, il laissa retomber sa main de la poignée de son épée. « Bon, tout s’est bien passé ! » déclara Bayaz avec gaieté. Un chemin entre deux cabinets dentaires Minuit passé. Il faisait sombre sur la Voie du Milieu. Il faisait sombre et une odeur pestilentielle flottait sur les docks : relents d’eau salée croupie, de poisson pourri, de poix, de sueur, de crottin de cheval. Encore quelques heures et la rue s’emplirait de bruit et d’agitation fébrile : cris de marchands, travailleurs maudissant le poids de leurs fardeaux, colporteurs courant ci et là, charrettes et carrioles par centaines crissant sur les pavés souillés. Un flot infini de passagers débarquerait et embarquerait sur les navires… des gens venus du monde entier. Des mots hurlés dans différents langages résonneraient sous le soleil. Mais là, en pleine nuit, le calme régnait. Le calme et le silence. Un silence de tombeau, et une puanteur pire encore que celle qui s’en dégagerait. « C’est ici, dit Severard en se dirigeant à grands pas vers la bouche sombre d’une ruelle coincée entre deux énormes entrepôts. — Vous a-t-il donné du fil à retordre ? demanda Glotka en se tramant péniblement derrière lui. — Non, pas trop. » Le Tourmenteur rajusta son masque pour laisser pénétrer un peu d’air. Il doit faire sacrement humide là-dessous, avec toute cette respiration et toute cette sueur. Pas étonnant que les tourmenteurs aient tendance à avoir mauvais caractère ! « Quelques légers dommages. Il avait tailladé le matelas de Rews. Frost l’a assommé juste après. Le plus étrange, c’est qu’une fois que ce garçon a frappé quelqu’un sur la tête, toute son agressivité disparaît. — Et Rews ? — Toujours en vie. » La lampe de Severard éclaira un tas d’ordures en putréfaction. Glotka entendit des rats couiner dans les ténèbres avant de détaler. « Tu connais tous les meilleurs coins, n’est-ce pas, Severard ? — C’est pour ça que vous me payez, Inquisiteur. » Insouciant, il enfonçait ses bottes noires et sales dans la gadoue nauséabonde. Glotka, lui, la contournait avec précaution, tenant de sa main libre l’ourlet de son manteau. « J’ai grandi par ici, poursuivit le Tourmenteur. Les gens ne posent pas de questions. — Sauf nous. » Nous en posons toujours. « Vous l’avez dit ! » Severard étouffa un gloussement. « Nous sommes l’inquisition. » Sa lampe dévoila une porte en fer bosselée qui perçait un haut mur garni de pointes rouillées. « C’est ici. » Oh, oh, cet endroit a l’air propice ! De toute évidence, la porte ne servait pas souvent ; ses charnières protestèrent en grinçant quand le Tourmenteur la déverrouilla et la poussa pour l’ouvrir. Glotka enjamba maladroitement une flaque formée dans une ornière et jura en voyant le bas de son manteau effleurer l’eau croupie. Les charnières grincèrent de nouveau lorsque Severard s’évertua à refermer derrière eux, le front plissé par l’effort. Puis il retira la protection de sa lanterne pour éclairer plus efficacement une vaste cour d’agrément, où s’entassaient du bois cassé et des moellons envahis de mauvaises herbes. « Nous y voilà », annonça Severard. Jadis, ce bâtiment avait dû être magnifique, dans son genre. Combien ont pu coûter toutes ces fenêtres ? Et toute cette maçonnerie décorative ? Si les visiteurs restaient insensibles au bon goût de son propriétaire, ils devaient éprouver une admiration craintive pour sa fortune. Mais plus maintenant. Les fenêtres étaient condamnées avec des planches pourrissantes ; les volutes ornant les pierres, couvertes de mousse et de fientes. La fine couche de marbre vert des piliers se craquelait, s’écaillait, révélant leur plâtre abîmé. L’ensemble était en ruine. Des pans de façade effrités, éparpillés un peu partout, projetaient des ombres allongées sur les hauts murs de la cour. La moitié d’une tête brisée de chérubin fixa tristement Glotka, au moment où il la dépassa en traînant la jambe. Il s’était attendu à découvrir un entrepôt crasseux, une cave suintante à proximité de l’eau. « Quel est cet endroit ? s’enquit-il en levant les yeux vers le palais décati. — Un marchand a fait construire ça il y a longtemps. » Severard donna un coup de pied dans un morceau de sculpture pour l’écarter de son chemin ; le débris roula au loin en bringuebalant. « Un homme riche, très riche. Il désirait vivre près de ses entrepôts et de ses quais pour garder un œil sur ses affaires. » Il entreprit de gravir les marches fendillées et moussues conduisant à l’énorme porte d’entrée écaillée. « Il pensait que son idée en inciterait d’autres à faire comme lui, mais comment cela aurait-il pu être possible ? Qui aurait envie de vivre par ici, sauf à y être obligé ? Il a ensuite perdu tout son argent, comme cela arrive aux négociants. Ses créanciers ont eu du mal à trouver un acquéreur. » Glotka se perdit dans la contemplation d’une fontaine renversée et brisée, remplie partiellement d’eau croupie. « Guère surprenant. » La lampe de Severard suffit à peine à éclairer l’espace caverneux du hall d’entrée. Dans le fond, deux énormes escaliers tournants, effondrés, jaillirent de l’obscurité. Le long des murs du premier étage courait une large galerie dont une grande partie avait cédé et défoncé les planchers détrempés, si bien que, privé de son palier, un des escaliers se retrouvait suspendu dans les airs. Le sol mouillé était jonché de plâtras, d’ardoises détachées du toit, de poutres fracassées, de traînées de fientes grisâtres. Le ciel nocturne se faufilait à l’intérieur par les nombreuses brèches béantes de la toiture. Glotka perçut les faibles roucoulements des pigeons nichés sur les sinistres chevrons et, quelque part plus loin, le cliquetis de l’eau s’écoulant avec lenteur. Quel lieu étrange ! Glotka réprima un sourire. Il me fait penser à moi, d’une certaine façon. Nous avons tous deux été magnifiques jadis, et avons laissé nos jours meilleurs loin derrière nous. « Ça vous paraît assez grand ? » demanda Severard en se frayant un chemin parmi les décombres pour atteindre un passage sous l’escalier démoli. Sa lampe projetait d’étranges ombres inclinées à mesure de sa progression. « Oh, je pense. À moins de faire un millier de prisonniers en une seule rafle. » Glotka lui emboîta le pas avec raideur, s’appuyant lourdement sur sa canne, inquiet à l’idée d’arpenter ce sol visqueux. Je risque de glisser et de tomber sur le cul, en plein dans ces merdes d’oiseaux. Il ne manquerait plus que ça ! L’arche donnait sur un couloir ravagé dont le plâtre se détachait par lambeaux, dénudant les pierres humides des fondations. Ils passèrent devant des seuils ouvrant sur des ténèbres. Ce genre d’endroit rendrait n’importe qui nerveux… surtout si on est enclin à la nervosité. On pourrait imaginer toutes sortes de choses désagréables dans ces pièces situées hors de portée de la lumière de la lampe, d’horribles méfaits perpétrés dans l’ombre. Glotka leva les yeux vers Severard, qui avançait avec désinvolture en sifflant un air difficilement audible à travers son masque, et se renfrogna. Mais nous ne sommes pas enclins à la nervosité. Peut-être sommes-nous ces choses désagréables. Peut-être sommes-nous ceux qui commettent ces horribles méfaits. « Combien de pièces ce bâtiment comporte-t-il ? » interrogea Glotka, claudiquant. « Trente-cinq, sans compter les quartiers des domestiques. — Un véritable palais. Comment diable l’as-tu trouvé ? — Je venais m’y réfugier de temps en temps. Après le décès de ma mère. J’avais trouvé un moyen d’accès. À l’époque, le toit était en assez bon état, et on pouvait dormir au sec. Au sec, et en sécurité. Enfin, plus ou moins. » Ah ! quelle pénible existence tu as dû mener. Étrangleur et tortionnaire, c’est une sacrée promotion pour toi, n’est-ce pas ? Chaque homme a ses excuses, et plus il devient exécrable, plus son histoire se doit d’être touchante. Quelle est la mienne aujourd’hui ? Je me le demande. « Toujours plein de ressources, hein, Severard ? — Voilà pourquoi vous me payez, Inquisiteur. » Ils traversèrent un vaste espace ; une salle de réception, un bureau, et même une salle de bal. C’était plutôt grand. Des panneaux, autrefois magnifiques, mais désormais couverts de moisissures et de peinture dorée défraîchie, dépérissaient sur les murs. Severard s’approcha de l’un d’eux, encore correctement fixé, et le poussa fermement d’un côté. Un petit déclic se fit entendre et le panneau s’ouvrit sur un passage plongé dans l’obscurité. Une porte dissimulée ! Comme c’est exquis ! Sinistre, et très habile. « Cet endroit réserve des tas de surprises, comme toi, dit Glotka en clopinant vers le passage secret. — Si vous saviez combien je l’ai acheté, vous n’en reviendriez pas ! — Nous l’avons acheté ? — Oh, non. Moi, seulement. Avec l’argent de Rews. Et maintenant, je vous le loue. » Les yeux de Severard pétillèrent à la lueur de sa lanterne. « C’est une mine d’or ! — Ah ! ah ! s’esclaffa Glotka, en descendant les marches avec précaution. » En plus de tout le reste, il possède la bosse des affaires. Peut-être qu’un de ces jours je travaillerai pour l’Insigne Lecteur Severard ! Des choses bien plus étranges se sont déjà produites. L’ombre de Glotka se profilait devant lui, tandis qu’il peinait dans l’escalier ; il progressait comme un crabe, cherchant de la main droite entre les blocs de pierre rugueuse des failles susceptibles de lui servir d’appui. « Les caves s’étendent sur des lieues et des lieues, marmonna Severard dans son dos. On dispose d’un accès privé aux canaux, ainsi qu’aux égouts… si on est intéressé par les égouts. » Ils délaissèrent un sombre vestibule sur leur gauche, puis un autre sur leur droite, et s’enfoncèrent toujours plus profondément sous terre. « Frost m’a dit qu’on pouvait aller jusqu’à l’Agriont, sans avoir besoin de remonter une seule fois à la surface. — Cela pourrait se révéler utile. — C’est aussi ce que je pense… à condition de supporter l’odeur ! » La lanterne de Severard illumina une lourde porte munie d’un petit guichet équipé de barreaux. « Bienvenue dans ma demeure ! » dit-il en frappant rapidement sur le bois à quatre reprises. Quelques instants plus tard, le visage masqué du Tourmenteur Frost sortit brusquement de l’ombre et s’approcha de la minuscule ouverture. « Ce n’est que nous. » Aucune chaleur ne transparut dans les yeux de l’albinos, ni le moindre signe indiquant qu’il les avait reconnus. Mais bon, il en est toujours ainsi. De l’autre côté, de lourds verrous furent tirés et la porte s’ouvrit en douceur. La pièce disposait d’une table et d’une chaise. Des torches neuves étaient accrochées aux murs, mais on ne les avait pas allumées. Il devait faire noir comme dans un four, avant que notre lanterne ne parvienne jusqu’ici. Glotka examina l’albinos. « Tu es resté assis dans le noir ? » L’imposant Tourmenteur haussa les épaules ; Glotka, lui, secoua la tête. « Parfois, je m’inquiète à ton sujet, Tourmenteur Frost, je m’inquiète sérieusement. — Il est par là », dit Severard en se dirigeant vers le fond. Ses talons claquèrent sur le dallage de pierre. À l’origine, la pièce avait dû servir de cave à vin ; plusieurs alcôves voûtées, fermées par de solides grilles, s’alignaient de chaque côté. « Glotka ! » Les doigts de Salem Rews agrippaient fermement les barreaux. Son visage s’écrasait entre deux d’entre eux. Glotka s’immobilisa devant la cellule et laissa reposer sa jambe qui l’élançait. « Rews, comment vas-tu ? Je ne pensais pas te revoir si tôt. » Il avait maigri. Sa peau flasque et pâle portait encore des meurtrissures qui commençaient à s’effacer. Il n’a pas l’air bien, pas bien du tout. « Que se passe-t-il, Glotka ? S’il te plaît, dis-moi ce que je fais ici ! » Eh bien, quel mal pourrait-il y avoir à répondre ? « Il semble que l’Insigne Lecteur ait encore besoin de toi. » Glotka se pencha vers les barreaux. « Il veut que tu apportes une preuve devant le Conseil Public », murmura-t-il. Rews pâlit davantage. « Et après ? — Après on verra. » Le pays des Angles, Rews. Le pays des Angles. « Et si je refuse ? — Refuser d’obéir à l’Insigne Lecteur ? » Glotka gloussa. « Non, non, Rews. Tu ne vas pas faire une chose pareille. » Il se retourna et suivit Severard d’un pas traînant. « Par pitié ! Il fait noir, ici ! — Tu t’y habitueras ! » lui cria Glotka par-dessus son épaule. C’est incroyable tout ce à quoi on peut s’habituer. Leur plus récent prisonnier se trouvait dans la dernière cellule. Nu, enchaîné à un anneau scellé dans le mur, la tête enfermée dans un sac, bien sûr. Petit et râblé, il avait tendance à l’embonpoint. Ses genoux étaient marqués d’éraflures, causées sans doute par le fait d’avoir été jeté sans ménagement sur le sol rugueux de sa geôle. « Voici donc notre assassin ! » En entendant la voix de Glotka, l’homme roula sur les genoux et tenta de se pencher dans sa direction, en tirant sur ses chaînes. Un peu de sang avait imbibé le devant du sac, puis séché, laissant une tache brunâtre sur la toile de jute. « C’est un personnage des plus répugnants, déclara Severard. Il n’a pourtant pas l’air très dangereux, hein ? — Ils ne le paraissent jamais, une fois qu’on les a arrêtés. Où opérons-nous ? » Les yeux de Severard sourirent encore plus qu’à l’ordinaire. « Oh, vous allez adorer ça, Inquisiteur. » « Un peu théâtral, dit Glotka, mais ce n’est pas plus mal. » Le plafond voûté de l’immense salle circulaire était orné d’une fresque singulière se prolongeant sur les murs arrondis. Allongé dans l’herbe à l’orée d’une forêt, un homme, au corps lardé d’innombrables blessures, se vidait de son sang. Onze autres personnages représentés de profil, et dans des postures étranges, s’éloignaient de lui : six d’un côté, cinq de l’autre. Si l’on distinguait parfaitement leurs habits blancs, leurs traits restaient flous. Ils faisaient face à un autre homme, tout de noir vêtu, tendant les bras, avec, en arrière-plan, une mer barbouillée de couleurs flamboyantes. La lumière crue des six lampes allumées n’embellissait pas le tableau. Pas d’une très grande qualité, plutôt décoratif qu’artistique ! Il produit néanmoins un effet saisissant. « Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça peut représenter, dit Severard. — F’est le Maître Créateur, baragouina le Tourmenteur Frost. — C’est cela même », approuva Glotka, en levant les yeux vers la silhouette sombre, debout devant les ondes en feu. « Tu devrais réviser ton Histoire, Tourmenteur Severard. Il s’agit en effet du Maître Créateur, Kanedias. » Il se retourna et pointa le doigt vers le mourant, sur le mur opposé. « Et lui, c’est le grand Juvens, celui qu’il a tué. » Il balaya d’un geste les personnages en blanc. « Et voici les apprentis de Juvens, les mages, fondant sur son assassin pour le venger. » Des histoires de fantômes destinées à effrayer les enfants. « Quel genre d’homme paierait pour avoir une merde pareille sur les murs de sa cave ? demanda Severard en secouant la tête. — Oh, ce type d’ouvrage était prisé à une certaine époque. Il y a une peinture identique dans l’une des pièces du palais. Celle-ci est une copie de piètre qualité. » Glotka étudia le visage sombre de Kanedias, au regard noir dirigé sur la salle et sur le corps ensanglanté du mur opposé. « Il s’en dégage pourtant quelque chose de dérangeant, non ? » Du moins le serait-ce, si je m’en préoccupais. « Sang, feu, mort, vengeance. Je ne comprends pas pourquoi on voudrait mettre ça dans une cave. Peut-être notre marchand avait-il une face sombre et cachée ! — Les gens fortunés en ont toujours une, déclara Severard. Et qui sont ces deux-là ? » Glotka fronça les sourcils. En se penchant pour les examiner, il aperçut deux petits personnages, un sous chaque bras du Maître Créateur. « Qui sait ? Peut-être ses tourmenteurs ! » Severard s’esclaffa. Un souffle d’air ténu s’échappa même du masque de Frost ; ses yeux, cependant, ne laissèrent transparaître aucune lueur amusée. Ça alors, ma plaisanterie l'a décidément conquis ! Glotka avança péniblement vers la table installée au centre de la pièce. Deux sièges se faisaient face de part et d’autre du plateau verni. L’un d’eux était identique aux chaises ordinaires et dures, disposées dans la-Maison des Questions ; l’autre, plus impressionnant, évoquait presque un trône, avec son dossier haut tapissé de cuir marron et ses accoudoirs ramassés. Glotka appuya sa canne contre la table et se baissa avec prudence ; son dos le faisait terriblement souffrir. « Oh, ce fauteuil est remarquable », chuchota-t-il en s’enfonçant délicatement dans le cuir mou. Il étendit sa jambe percluse d’élancements, causés par la longue marche qu’il lui avait imposée pour arriver jusque-là. Butant contre un obstacle, il jeta un coup d’œil sous la table et découvrit un repose-pieds assorti. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire. « Oh, c’est merveilleux ! Vous n’auriez pas dû ! » Il y allongea son membre douloureux, avec un soupir de bien-être. « C’était le moins que nous puissions faire », répondit Severard en croisant les bras et en s’adossant contre le mur, non loin du corps sanglant de Juvens. « Nous nous sommes bien débrouillés avec votre ami Rews, très bien, même. Vous vous êtes toujours montré généreux envers nous, et nous ne l’oublions pas. — Mmm, fit Frost, avec un hochement de tête. — Vous me gâtez. » Glotka caressa le bois lisse de l’accoudoir. Mes garçons, où serais-je sans vous ? À la maison, alité, obligé de supporter ma mère qui s’affairerait autour de moi en se demandant, je suppose, comment elle pourrait bien me dénicher une gentille jeune fille à marier, vu mon triste état. Il jeta un coup d’œil sur les instruments disposés sur la table. Sa mallette était là, bien sûr, ainsi que quelques autres objets usés, mais encore efficaces. Une paire de longues tenailles attira tout particulièrement son attention. Il regarda Severard. « Les dents ? — Ça me semble un bon début. — Très bien ». Glotka passa sa langue sur ses gencives dégarnies, puis fit craquer ses articulations, une par une. « Nous commencerons donc par les dents. » Dès qu’on lui ôta son bâillon, le prisonnier se mit à hurler en styrien, à cracher, jurer et tirer inutilement sur ses chaînes. Glotka ne comprenait pas un mot de ce langage. Mais je pense en saisir le sens général. J’imagine qu’il s’agit de propos très outrageants. Envers nos mères, et tout le reste. Mais je ne m’offusque pas facilement. L’homme avait l’air d’une brute, avec son visage vérole de cicatrices d’acné et son nez complètement déformé par de nombreuses fractures. Comme c’est décevant. J’espérais que les merciers auraient fait un petit effort, au moins pour cette occasion, mais je reconnais bien là les marchands, toujours en quête des meilleures affaires. Le Tourmenteur Frost coupa court à ce chapelet d’insultes inintelligibles, en lui donnant un méchant coup de poing à l’estomac. Cela va lui couper le souffle pendant un moment. Assez longtemps pour que je puisse placer un mot. « Bon, dit Glotka, ici, ce genre d’idioties n’est pas admis. Nous savons que tu es un professionnel, que tu as été envoyé pour te fondre dans la masse et accomplir ton travail. Tu n’aurais pas réussi à passer inaperçu, si tu ne parlais pas un tant soit peu notre langue, n’est-ce pas ? » Le prisonnier avait retrouvé son souffle. « Allez vous faire foutre, bande d’enfoirés ! haleta-t-il. — Excellent ! Le langage ordurier conviendra parfaitement à notre petite conversation. J’ai l’impression que nous finirons même par prendre goût à ces bavardages. Y a-t-il quelque chose que tu désirerais savoir sur nous, avant que nous ne commencions ? Ou préfères-tu que nous allions droit au but ? » Le prisonnier leva des yeux soupçonneux vers la peinture représentant le Maître Créateur qui semblait planer au-dessus de la tête de Glotka. « Où suis-je ? — Nous sommes juste en dessous de la Voie du Milieu, à quelques pas de l’eau. » Glotka fit la grimace quand il sentit les muscles de sa jambe se contracter douloureusement. Il l’étendit avec précaution et attendit d’avoir entendu son genou craquer avant de poursuivre. « Tu sais, la Voie du Milieu est l’une des nombreuses artères de la cité ; elle passe en plein centre, à travers différents quartiers, et relie l’Agriont à la mer. Elle est bordée de toutes sortes de bâtiments remarquables. Quelques-unes des adresses les plus courues de la ville se situent juste en haut de cette avenue. Mais pour moi, elle ne constitue qu’un chemin entre deux cabinets dentaires. » Les yeux du prisonnier se plissèrent et survolèrent les instruments étincelants. Tiens, tiens, plus de jurons. On dirait que l’allusion à la dentisterie a attiré son attention. « À une extrémité… » Glotka indiqua négligemment le nord. « … dans l’un des quartiers les plus élégants de la ville, dans une magnifique maison blanche située en face des jardins publics et collée à l’Agriont, exerce messire Farrad. Tu en as peut-être entendu parler ? — Va te faire foutre ! » Glotka haussa les sourcils. Si seulement ! « On raconte que messire Farrad est le meilleur dentiste du monde. Je crois qu’il est originaire du Gurkhul, mais il a fui la tyrannie de l’empereur et rejoint l’Union pour bénéficier d’une vie plus agréable et épargner à nos concitoyens les plus aisés les affres d’une mauvaise denture. Quand je suis revenu de ma petite excursion dans le Sud, ma famille m’a envoyé chez lui pour voir s’il pouvait faire quelque chose pour moi. » Glotka adressa un large sourire à l’assassin, afin de lui montrer la nature de son problème. « Évidemment, c’était impossible. Les tortionnaires de l’empereur y avaient veillé. Mais aux dires de tous, c’est un fameux praticien. — Et alors ? » Le sourire de Glotka s’estompa. « À l’autre extrémité de la Voie du Milieu, à proximité de la mer, enfouie dans la saleté, les immondices et la vase des docks, se trouve mon officine. Les loyers sont meilleur marché, mais j’ai dans l’idée qu’après que nous aurons passé un peu de temps ensemble, tu ne me trouveras pas moins doué que le très estimé messire Farrad. Mes talents sont simplement orientés dans une direction différente. Le bon docteur atténue la douleur de ses patients, moi je suis un dentiste… » Glotka se pencha lentement en avant « … aux pratiques différentes. » Le prisonnier lui rit au nez. « Vous croyez m’effrayer en me collant un sac sur la tête, puis en m’imposant une peinture murale hideuse ? » Il regarda tour à tour Frost et Severard. « Pauvres monstres dégénérés ! — Si je crois que nous t’effrayons ? Nous trois ? » Glotka laissa échapper un petit ricanement. « Allons, tu es assis là, tout seul, désarmé, pieds et poings liés… À part nous, qui sait où tu te trouves ? Qui s’en soucie ? Tu ne peux espérer te faire délivrer, ni t’échapper. Nous sommes tous des professionnels. Je pense que tu as plus ou moins deviné ce qui va suivre. » Glotka afficha un horrible rictus. « Bien sûr que nous t’effrayons, ne joue pas les idiots. Je dois admettre que tu le caches bien, mais cela ne durera pas. Le moment viendra, et il ne saurait tarder, où tu nous supplieras de te remettre ton sac sur la tête. — Tu n’obtiendras rien de moi, grogna l’assassin en le regardant droit dans les yeux. Rien. » Un dur. Un vrai de vrai, mais il est facile de jouer les durs, tant que le travail n’a pas commencé. Je suis bien placé pour le savoir. Glotka se frotta délicatement la jambe. Son sang circulait mieux désormais. La douleur avait presque disparu. « Nous allons débuter simplement. Des noms, voilà tout ce que j’exige de toi pour l’instant. Rien que des noms. Pourquoi ne pas commencer par le tien ? Là, au moins, tu ne pourras pas prétendre ne pas connaître la réponse. » Ils attendirent. Severard et Frost fixaient le prisonnier : les yeux verts souriaient, les yeux rouges, non. Silence. Glotka soupira. « Bon, d’accord. » Frost plaça ses mains sur les mâchoires de l’assassin et fit pression pour l’obliger à desserrer les dents. Severard introduisit alors les tenailles et maintint la bouche grande ouverte – assez pour engendrer un certain inconfort. Les yeux du prisonnier s’écarquillèrent. Ça fait mal, hein ? Mais tu n’as encore rien vu, crois-moi. « Attention à sa langue, prévint Glotka, nous voulons qu’il parle. — Ne vous inquiétez pas », grommela Severard en regardant dans la bouche du supplicié. Il se recula précipitamment. « Beurk ! Il a une haleine épouvantable ! » Quelle honte ! Pourtant cela ne me surprend guère, la propreté est rarement une priorité chez les tueurs à gages. Glotka se leva avec lenteur et contourna la table en boitant. « Bon, voyons ça, musa-t-il en faisant voleter une main au-dessus des instruments. Par quoi vais-je commencer ? » Il choisit une aiguille monstrueuse, la prit d’une main et, se penchant en avant, agrippa le pommeau de sa canne de l’autre, puis sonda avec précaution les dents de l’assassin. Pas très joli tout ça. Je crois bien que je préfère ce qui reste des miennes à ses chicots. « Beurk ! elles sont en très mauvais état ! Pourries jusqu’à la racine. Voilà pourquoi ton haleine pue autant. Un homme de ton âge ! Allons, allons, tu n’as aucune excuse ! — Ahhh ! » glapit le prisonnier lorsque Glotka effleura un nerf. Il tenta de parler, mais les tenailles le rendaient aussi incompréhensible que le Tourmenteur Frost. « Chut ! Voyons, nous t’avons déjà donné l’occasion de t’exprimer. Tu auras peut-être une deuxième chance un peu plus tard, je ne l’ai pas encore décidé. » Glotka reposa l’aiguille sur la table et secoua tristement la tête. « Tes dents sont une véritable infamie. C’est répugnant. Je puis t’assurer qu’elles n’allaient pas tarder à tomber toutes seules. Vois-tu, je suis certain que tu ne te porteras que mieux sans elles », ajouta-t-il en s’emparant d’un martelet et d’un petit ciseau. Les Têtes-Plates Une aube grise s’étendait sur la forêt humide et froide. Assis tranquillement, Renifleur réfléchissait au passé, aux jours où la situation était bien meilleure. Il se contentait de surveiller la broche, qu’il faisait tourner de temps à autre, essayant d’échapper à cette longue attente angoissante. Tul Duru ne l’y aidait en rien ; celui-ci arpentait le carré d’herbe, contournait les pierres érodées, puis revenait sur ses pas, usant ses vieilles bottes et montrant aussi peu de patience qu’un loup en rut. Renifleur l’observait marcher lourdement – boum, boum, boum. Il savait depuis longtemps que les grands guerriers ne sont bons qu’à une chose : se battre. Pour tout le reste, l’attente en particulier, ils ne valent pas tripette. « Pourquoi ne t’assieds-tu pas, Tul ? marmonna Renifleur. Il y a suffisamment de pierres, tu n’as que l’embarras du choix. Il fait plus chaud ici, près du feu. Arrête un peu de t’agiter et de taper des pieds, ça me rend nerveux. — M’asseoir ? » grommela le géant en s’approchant de Renifleur, qu’il domina à l’image d’une bâtisse démesurément haute. « Comment tu veux que j’reste assis ? D’ailleurs, toi, comment t’y arrives ? » Il regarda par-dessus les ruines, en fronçant ses sourcils broussailleux, et inspecta les sous-bois. « T’es sûr qu’on est au bon endroit ? — Oui. » Renifleur embrassa d’un regard circulaire les rochers déchiquetés, espérant de tout son cœur ne pas se tromper. Il ne pouvait toutefois nier qu’il ne voyait encore aucun signe d’eux. « Ils vont arriver, ne t’en fais pas. » S’ils ne se sont pas fait descendre, pensa-t-il, mais il eut la bonne idée de ne pas l’exprimer. Il avait passé suffisamment de temps aux côtés de Tul Duru Tête-de-Tonnerre pour le savoir – mieux valait ne pas l’énerver. À moins, bien sûr, de vouloir se faire dérouiller proprement. « En tout cas, ils ont intérêt à s’dépêcher. » Tul crispa ses mains taillées en battoirs – une fois serrés, ses poings semblaient capables de réduire des cailloux en miettes. « J’ai pas vraiment envie d’rester assis là, l’cul en plein vent ! — Moi non plus, répondit Renifleur en tendant ses paumes d’un geste qu’il voulait apaisant. Te fais pas de bile, mon vieux ! Ils vont arriver, exactement comme nous l’avons planifié. Nous sommes au bon endroit. » Il jeta un coup d’œil au pourceau, d’où dégouttaient d’appétissantes gouttelettes de graisse sur le feu. Il se mit à saliver ; ses narines s’emplirent du délicieux fumet de viande grillée… et d’autre chose. Une légère exhalaison. Il releva aussitôt la tête pour humer l’air. « T’as senti que’qu’chose ? demanda Tul en inspectant les bois. — Oui, peut-être. » Renifleur se pencha et attrapa son arc. « Quoi donc ? Des Shankas ? — J’en suis pas sûr, mais ça se pourrait bien. » Il renifla de nouveau. Ça ressemblait à une odeur humaine, et drôlement aigre, de surcroît. « J’aurais pu vous tuer tous les deux, bon sang ! » Tout en s’acharnant à bander son arc, Renifleur pivota si brusquement qu’il manqua de perdre l’équilibre. Dow le Sombre n’était qu’à dix pas derrière lui ; la bouche déformée par un sourire mauvais, il rampait vers le feu, sous le vent. Collé à lui, le Sinistre affichait son visage de marbre habituel. « ’Foirés ! tonna Tul. J’ai failli chier dans mon froc ! C’est pas des façons, d’se faufiler comme ça. — Bien fait, ricana Dow. Ça t’ferait pas d’mal de perdre un peu d’lard. » Après une profonde inspiration, Renifleur reposa son arc, soulagé de savoir qu’ils se trouvaient au bon endroit. Il se serait néanmoins bien passé de cette frayeur : il était un peu nerveux, depuis qu’il avait vu Logen tomber de cette falaise. Ce dernier avait basculé dans le vide sans que personne puisse réagir. Mourir pouvait arriver à n’importe qui et n’importe quand, c’était un fait indéniable. Le Sombre enjamba le tas de pierres et s’assit sur l’une d’elles, près de Renifleur, qu’il salua d’un hochement de tête presque imperceptible. « D’la viande ? » aboya Dow, en bousculant Tul pour s’affaler près du feu. Il arracha alors une cuisse de la carcasse dans laquelle il mordit à belles dents. Et voilà à quoi se résumèrent leurs salutations, après plus d’un mois de séparation ! « Un homme entouré d’amis est un homme comblé, marmonna Renifleur dans sa barbe. — Qu’est-c’tu dis ? » demanda Dow en ouvrant de grands yeux, la bouche pleine de porc, les poils du menton luisants de graisse. Renifleur tendit les mains une nouvelle fois. « Rien d’offensant. » Il avait passé trop de temps aux côtés de Dow le Sombre pour savoir qu’il valait mieux se trancher la gorge soi-même que de fâcher ce diable d’homme. « Pas eu trop d’ennuis, depuis notre séparation ? » s’enquit-il, pour changer de sujet. Le Sinistre hocha la tête. « Quelques-uns. — Maudits Têtes-Plates ! » gronda Dow en postillonnant. Des miettes de viande atteignirent Renifleur en pleine figure. « Y sont partout, bordel ! » s’exclama-t-il en pointant sa cuisse de cochon vers le feu, à l’instar d’une épée. « J’en ai marre de ces conneries ! J’retourne dans l’Sud. Fait bien trop froid ici, et ces satanés Têtes-Plates sont partout ! Cette bande de salopards ! J’retourne dans l’Sud ! — T’as peur ? » demanda Tul. Dow se retourna et posa les yeux sur lui, un large sourire aux lèvres. Dans son coin, Renifleur frissonna. Quelle question idiote ! Dow le Sombre n’avait jamais eu peur de sa vie. Il ne savait même pas ce que cela signifiait. « Peur de quelques Shankas ? Moi ? » Il éclata d’un rire mauvais. « Pendant qu’tu ronflais, on s’est un peu amusés avec eux. On leur a fait des lits bien chauds pour dormir. Bien trop chauds, crois-moi. — On les a brûlés, murmura le Sinistre. » Pour lui, une telle remarque équivalait à une conversation d’une journée entière. « On en a fait flamber tout un tas », ricana Dow, comme si cette blague à propos de cadavres en feu était la meilleure qu’il ait jamais entendue. « Y m’font pas peur, mon gars, et toi non plus, mais j’ai pas l’intention d’rester ici à les attendre jusqu’à c’que Séquoia arrive à sortir son vieux cul flasque de son lit. J’vais dans l’Sud ! » Il reprit alors une énorme bouchée de viande. « Qui est-ce qui a un cul flasque ? » Renifleur se fendit d’un sourire en apercevant Séquoia se diriger à grands pas vers le feu. Il se leva promptement pour secouer la main de son vieux camarade. Forley le Gringalet l’accompagnait. Au passage, Renifleur gratifia le petit homme d’une tape amicale dans le dos. Il faillit le faire tomber, tant sa joie était grande de les revoir en bonne santé, de constater qu’ils avaient survécu un mois de plus. Avoir de la compagnie autour du feu ne faisait pas de mal non plus. Pour une fois, tout le monde avait l’air heureux, tous souriaient, se serraient la main, se congratulaient. Tous, sauf Dow, évidemment. Lui demeurait assis à contempler le feu, en suçant son os, le visage aussi avenant que du lait caillé. « C’est rudement bon de vous revoir, les gars… et tous en un seul morceau. » Séquoia ôta son lourd bouclier rond de ses épaules et l’appuya contre un pan de mur démoli. « Comment ça s’est passé pour vous ? — Il a fait sacrément froid », dit Dow, sans même relever la tête. « On r’part dans l’Sud. » Renifleur soupira. À peine réunis depuis une poignée de secondes, qu’ils se chicanaient déjà ! Contrôler cette bande d’agités, sans Logen pour calmer le jeu, n’allait pas être une mince affaire. Séquoia ne donnait pourtant pas l’impression de vouloir précipiter les choses. Il prit le temps de réfléchir, comme toujours. Celui-là alors ! Il adorait vraiment prendre son temps. Cette particularité le rendait très dangereux. « Le Sud, hein ? » dit Séquoia, après avoir ruminé l’information. « Et quand cela a-t-il été décidé ? — Rien n’a encore été décidé », temporisa Renifleur, qui présenta de nouveau ses paumes, en songeant qu’il allait devoir accomplir ce geste de plus en plus souvent. Tul Duru se renfrogna en fixant la nuque de Dow. « Rien du tout », gronda-t-il, sacrément contrarié que quelqu’un ait pu prendre une décision à sa place. « Alors, tout va bien, déclara Séquoia avec la lenteur et la rigidité de l’herbe qui pousse. Il me semblait bien qu’on n’avait pas mis ça au vote ! » Dow ne prit pas le temps de réfléchir à cette dernière remarque. Celui-là ne prenait jamais le temps de rien. Voilà ce qui le rendait dangereux, lui. Il bondit en avant, jeta son os par terre et se dressa devant Séquoia, l’air menaçant. « J’ai dit… le… Sud ! » grogna-t-il, les yeux exorbités, aussi ronds que des bulles à la surface d’un ragoût. Séquoia ne céda pas d’un pouce. Ce n’était pas dans ses habitudes. Il s’accorda un temps de réflexion, évidemment, puis avança d’un pas. Son nez touchait presque celui de Dow. « Pour avoir ton mot à dire, il aurait fallu que tu battes Neuf-Doigts, au lieu de perdre, comme nous tous », rappela-t-il. À ces mots, le visage de Dow le Sombre prit la couleur de la poix. Il n’aimait pas qu’on lui remémore ses défaites. « Le Sanguinaire est r’toumé à la boue ! grommela-t-il. Renifleur en a été témoin, non ? » Ce dernier ne put qu’acquiescer. « C’est vrai, marmonna-t-il. — Alors, l’sujet est clos ! On a aucune raison d’traîner ici, au nord des montagnes, avec tous ces Têtes-Plates à nos basques ! J’ai dit l’Sud ! — Neuf-Doigts est peut-être mort, lui cracha Séquoia en pleine face, mais ta dette demeure. Je ne comprendrai jamais pourquoi il a choisi d’épargner un type comme toi, mais ce qui est sûr, c’est qu’il m’a nommé second. » Il frappa sa large poitrine « Et ça signifie que c’est moi qui commande ! Moi, et personne d’autre ! » Prudent, Renifleur recula d’un pas. Ces deux-là n’allaient pas tarder à en découdre, et il n’avait aucune envie de se retrouver dans la mêlée, avec le nez en sang. Ce ne serait pas la première fois. Forley tenta de rétablir l’ordre. « Allons, allons, les gars, dit-il en prenant des gants, pas besoin de se chamailler. » Peut-être n’était-il pas très doué sur un champ de bataille, mais il n’avait pas son pareil pour empêcher des adversaires de s’entre-tuer. Renifleur lui souhaita bonne chance intérieurement. « Allons, pourquoi ne pas… — Toi, ferme ta grande gueule ! » gronda Dow, en lui enfonçant méchamment un doigt répugnant dans la joue. « De toute façon, qu’est-ce que vaut ta parole, le Gringalet ? — Fiche-lui la paix ! intervint Tul, qui plaça son énorme poing sous le menton de Dow. Sinon, j’vais t’fournir des raisons d’t’énerver ! » Renifleur n’osait même pas lever les yeux. Dow et Séquoia se cherchaient toujours des noises. Ils s’enflammaient en un quart de seconde, puis leur colère retombait aussitôt. Cependant, Tête-de-Tonnerre était aussi un drôle d’animal. Quand cette force de la nature s’échauffait, le calmer était impossible. Du moins pas sans l’aide d’une dizaine d’hommes équipés de solides cordes. Renifleur essaya de réfléchir à l’attitude qu’aurait adoptée Logen. S’il n’était pas mort, il aurait certainement su comment les empêcher de se battre. « Merde ! hurla Renifleur en s’écartant précipitamment du feu. Il y a des putains de Shankas un peu partout autour de nous ! Et si nous leur échappons, il faudra encore nous inquiéter de Bethod ! On est suffisamment dans la merde pour pas s’y enfoncer tout seuls ! Logen est mort et Séquoia est son second, voilà tout ce que je retiens ! » Il brandit un doigt menaçant à la ronde, sans le diriger sur quelqu’un en particulier, puis attendit, espérant que son petit tour allait fonctionner. « Oui », grommela le Sinistre. Forley agita la tête rapidement, à la manière d’un pivert. « Il a raison ! On a autant besoin de se battre entre nous que de choper la vérole ! Puisque Séquoia a été désigné comme second, c’est lui le chef, à présent. » Le silence régna un bon moment. Dow fixait Renifleur du regard froid, vide et meurtrier d’un chat qui retient une souris entre ses pattes. Renifleur déglutit. Bon nombre d’hommes, presque tous même, n’auraient osé affronter le regard de Dow le Sombre. Son nom lui venait de sa mauvaise réputation dans le Nord, réputation que lui avait value son aptitude à apparaître soudain au beau milieu de la nuit, puis à disparaître en laissant des villages noirs de fumée derrière lui. Telle était la rumeur. Tels étaient les faits. Renifleur dut faire appel à tout ce qu’il avait dans le ventre pour ne pas baisser les yeux vers ses bottes. Au moment où il allait céder, Dow détourna les siens pour fixer ses autres compagnons, l’un après l’autre. La plupart des hommes n’auraient osé croiser son regard, mais ils n’étaient pas comme la plupart des hommes. On ne pouvait imaginer trouver troupe plus sanguinaire que la leur. Pas un ne se défila, ni n’envisagea de le faire. À part Forley le Gringalet, évidemment, qui, lui, regardait déjà par terre avant même que son tour ne soit venu. Lorsque Dow constata qu’ils faisaient tous front contre lui, il se fendit d’un joyeux sourire, comme si de rien n’était. « Très bien », dit-il à Séquoia. Sa colère avait fondu instantanément. « Alors, qu’est-ce qu’on fait, chef ? » Séquoia contempla la cime des arbres, huma l’air, fit entendre un bruit de succion, se gratta la barbe et prit le temps de réfléchir, avant de passer ses compagnons en revue, d’un air songeur. « Nous retournons dans le Sud », déclara-t-il. Comme de coutume, il les sentit avant même de les voir. Il avait le nez fin, Renifleur ! Voilà d’où il tirait son surnom. Mais pour être honnête, il fallait reconnaître que n’importe qui en aurait été capable : ils puaient terriblement. Ils étaient douze dans la clairière, assis en cercle à manger ou à baragouiner dans leur affreux langage, la bouche hérissée de crocs jaunâtres, le corps recouvert de lambeaux immondes de fourrure, de peaux nauséabondes et de petits morceaux d’armures rouillées. Des Shankas. « Satanés Têtes-Plates », grommela Renifleur entre ses dents. Il entendit un sifflement derrière lui, pivota et aperçut le Sinistre caché dans un buisson, épiant la scène. Il tendit la main pour intimer une halte, se frappa le sommet du crâne pour décrire les Têtes-Plates, brandit un poing, puis deux doigts pour indiquer le nombre douze et enfin se tourna vers les autres en leur montrant la piste. Le Sinistre acquiesça et disparut dans les bois. Renifleur examina les Shankas une nouvelle fois, afin de s’assurer qu’aucun d’eux n’avait détecté leur présence. Parfait ! Il se laissa glisser au pied de l’arbre et rejoignit le reste du groupe. « Ils ont établi leur campement à l’écart de la route, j’en ai repéré douze, ils sont peut-être plus nombreux. — Ils sont à notre recherche ? demanda Séquoia. — Peut-être, mais ils n’ont pas l’air de chercher beaucoup. — Pouvons-nous les contourner ? » intervint Forley, toujours prompt à éviter le combat. Dow, toujours prompt, lui, à s’y lancer tête baissée, cracha par terre. « Douze, c’est rien ! On peut les abattre sans problème ! » Renifleur regarda Séquoia, tout en réfléchissant. Douze, effectivement, ce n’était pas grand-chose, tous le savaient, et mieux valait sans doute leur régler leur compte que les laisser libres et insouciants derrière eux. « Qu’est-ce qu’on fait, chef ? » demanda Tul. Séquoia contracta les mâchoires. « On s’occupe des armes. » Un combattant qui ne conserverait pas ses armes en bon état et à portée de main serait inconscient. Renifleur avait pris soin de la sienne moins d’une heure plus tôt. En outre, les vérifier n’a jamais tué personne, ne pas le faire, si. Il y eut des frottements de lames sur des bandes de cuir, des craquements de bois, des cliquetis de métal. Renifleur regarda le Sinistre, tandis que celui-ci testait la corde de son arc et inspectait l’empennage de ses flèches. Puis il observa Tul Dura glisser un doigt sur le fil de sa lourde épée, presque aussi grande que Forley, et claquer du bec comme une poule, en y découvrant une tache de rouille. Il s’intéressa ensuite à Dow le Sombre qui lustrait la tête de sa hache avec un morceau de tissu, en contemplant son tranchant avec des yeux énamourés… et enfin à Séquoia qui, après avoir tiré sur les lanières de son bouclier pour éprouver leur résistance, se mit à balayer les airs de son épée au métal étincelant. Renifleur soupira, resserra le bracelet qu’il portait au bras gauche, examina soigneusement le bois de son arc, à la recherche de fissures, et s’assura que tous ses couteaux se trouvaient là où ils devaient être. On n’a jamais assez de couteaux, lui avait dit Logen, un jour, et il avait toujours pris son conseil à cœur. Il vit Forley essayer sa courte épée avec maladresse, la bouche en perpétuel mouvement, les yeux dilatés par la peur. Cela le rendit nerveux. Il jeta un nouveau coup d’œil aux autres : balafrés, barbus, sales et maussades. Aucune trace de peur chez eux, pas le moindre signe ; il n’eut pas pour autant honte de la sienne. Chacun réagit différemment, lui avait expliqué jadis Logen, et il faut éprouver de la peur pour avoir du courage. Il avait également pris cette remarque à cœur. Il s’approcha de Forley et lui donna une petite claque sur l’épaule. « Il faut éprouver de la peur pour avoir du courage, lui déclara-t-il. — Ah bon ? — C’est ce qu’on dit, et c’est une bonne chose, parce que… » Renifleur s’inclina alors vers lui pour ne pas être entendu des autres. « … je me retiens de faire dans mon froc. » Il s’imaginait que Logen aurait agi ainsi, et vu que celui-ci était retourné à la boue, cette tâche lui incombait. Forley lui adressa un petit sourire, aussitôt remplacé par une expression encore plus effrayée. Parfois, on ne peut être d’aucune utilité. « Bon, les gars… commença Séquoia, dès que les équipements eurent tous été vérifiés et rangés. Voilà comment nous allons procéder. Le Sinistre et Renifleur, vous prendrez position de part et d’autre de leur camp, à l’abri des arbres. Attendez le signal, puis tirez vos flèches sur n’importe quel Tête-Plate. En cas d’échec, recommencez en choisissant la cible la plus proche de lui. — D’accord, chef », répondit Renifleur. Le Sinistre, lui, hocha la tête. « Tul, toi et moi attaquerons par-devant, mais tu attendras le signal, hein ? — Ouais, maugréa le géant. — Toi, Dow, par l’arrière avec Forley. Vous attaquerez au moment où vous nous verrez avancer. Et cette fois, attendez qu’on ait démarré ! » Séquoia martela ses propos en se tapant la paume d’un doigt boudiné. « Sûr, chef. » Dow haussa les épaules, comme s’il obéissait toujours aux ordres. « Bon, alors, c’est parti, reprit Séquoia. Tout est bien clair ? Pas de confusion dans vos petites cervelles ? » Renifleur marmonna, en secouant la tête. Tous l’imitèrent. « Parfait. Ah ! une dernière chose. » Leur vieux compagnon inclina le buste et les regarda l’un après l’autre droit dans les yeux. « Attendez… le putain… de signal ! » Ce ne fut qu’une fois dissimulé derrière un fourré, son arc dans une main, une flèche dans l’autre, que Renifleur se rendit compte du problème. Il n’avait aucune idée de ce qu’était le signal. Il observa les Shankas toujours assis dans la dépression, inconscients du danger, en train de grogner, de crier, de se houspiller. Sacré bon sang, il avait envie de pisser ! Il avait toujours envie de pisser avant un combat. Quelqu’un avait-il parlé du signal ? Il n’en avait aucun souvenir. « Merde ! » murmura-t-il. Au même moment, Dow jaillit d’entre les arbres, sa hache dans une main, son épée dans l’autre. « Maudits Têtes-Plates ! » vociféra-t-il en fendant la tête du plus proche. La clairière fut éclaboussée de sang. Pour autant qu’on puisse deviner ce à quoi des Shankas pouvaient bien penser, ceux-là avaient l’air de tomber des nues. Renifleur décida qu’il se contenterait de ce signal. Il décocha son projectile sur un Tête-Plate qui tentait de s’emparer d’un grand bâton et regarda sa flèche s’enfoncer sous l’aisselle du malheureux avec un bruit sourd réconfortant. « Ah ! ah ! » hurla-t-il. Il vit Dow en transpercer le dos d’un autre avec son épée, mais l’un de ses compagnons, un énorme individu, s’apprêtait à riposter avec sa lance. Une flèche fila soudain au-dessus des arbres, en un arrondi parfait, et se ficha dans son cou ; le gros Shanka s’écroula à la renverse avec un glapissement. Le Sinistre était vraiment un fameux archer ! Alors, poussant un terrible cri de guerre, Séquoia se précipita hors des taillis, à l’extrémité de la clairière, prenant les autres au dépourvu. Il asséna un coup de bouclier dans le dos d’un Tête-Plate, l’envoyant s’écraser la face dans le feu, puis en attaqua un autre avec son épée. Renifleur décocha une nouvelle flèche : un Shanka la reçut dans le ventre. Tombant à genoux, il fut décapité par un moulinet de Tul. Le combat était animé et bien orchestré – ici, un coup de hache… là, un grognement… un cliquetis à gauche… un moulinet à droite… Le sang giclait. Les armes voltigeaient. Et les cadavres s’entassaient si vite que Renifleur n’avait plus le temps de tirer. À eux trois, ses compagnons avaient cerné les rares survivants qui se lamentaient et hoquetaient. Tul Duru faisait tournoyer sa lourde épée, les tenant ainsi en respect. Séquoia leur fondit dessus, coupant les jambes de l’un d’entre eux, tandis que Dow en abattait un autre qui s’était retourné pour voir ce qui se passait. Le dernier Shanka laissa échapper un cri rauque et s’enfuit vers les arbres. Renifleur le visa mais, dans sa précipitation, le manqua. La flèche faillit atteindre Dow à la jambe… qui, heureusement, ne s’en rendit pas compte. Le Tête-Plate avait presque atteint les buissons, quand il poussa soudain un hurlement, avant de tomber en arrière. Caché dans les buissons, Forley l’avait poignardé. « J’en ai eu un ! » exulta-t-il. Le calme revint un bref instant. Renifleur commença à se frayer un chemin à travers la clairière, pendant que les autres inspectaient les environs pour vérifier qu’il ne restait plus personne à éliminer. Dow émit alors un long beuglement, en agitant ses armes ensanglantées au-dessus de sa tête. « On les a tous eus, bordel ! — On a tous failli se faire tuer à cause de toi, abruti ! vociféra Séquoia. — Hein ? — Et le putain de signal ? — J’ai cru t’entendre crier ! — Moi ? Jamais ! — Ah bon ? s’exclama Dow avec une authentique surprise. Au fait, c’était quoi le signal ? » Séquoia soupira et se prit la tête à deux mains. Forley, lui, avait toujours les yeux rivés sur son épée courte. « J’en ai eu un ! » répétait-il. Le combat désormais achevé, Renifleur n’avait plus de raison de se retenir ; il se retourna pour se soulager contre un arbre. « Nous les avons massacrés ! » hurla Tul, en le frappant dans le dos. « Putain ! » grogna Renifleur, en sentant son urine couler le long de sa jambe. Tous se moquèrent de lui. Même le Sinistre s’autorisa un petit gloussement. Tul secoua Séquoia par l’épaule. « On les a tués, chef ! — Ceux-là, oui, répondit-il avec aigreur, mais il en reste plein d’autres. Des milliers. Et qui ne se contenteront pas non plus de rester ici, de ce côté-ci des montagnes. Tôt ou tard, ils se dirigeront vers le Sud. Peut-être l’été prochain, quand le défilé sera praticable… peut-être après. Mais ils n’attendront sûrement pas longtemps. » Renifleur jeta un coup d’œil à ses compagnons ; après ce petit discours, tous étaient agités, inquiets. L’enthousiasme de leur victoire éclatante n’avait pas duré, comme toujours. Il passa ensuite en revue les dépouilles des Shankas allongés sur le sol, démembrés, sanguinolents, étalés ou recroquevillés. Leur victoire semblait bien futile. « Ne devrait-on pas essayer de leur dire, Séquoia ? demanda-t-il. Ne devrait-on pas essayer de prévenir quelqu’un ? — Si. » Séquoia eut un petit sourire triste. « Mais qui ? » Les voies tortueuses de l’amour Jezal cheminait laborieusement dans la grisaille de l’Agriont, ses fleurets à la main ; encore courbaturé par sa course interminable de la veille, il bâillait et grommelait en trébuchant. Alors qu’il se traînait à son rendez-vous quotidien pour subir les brutalités du maréchal Varuz, il ne rencontra quasiment personne. Hormis l’étrange pépiement d’un oiseau matinal perché sur un pignon et le raclement de ses pieds épuisés rechignant à avancer, tout était calme. À cette heure-là, personne n’était levé. Personne n’aurait dû y être obligé. Lui, encore moins que les autres. Il contraignit ses jambes douloureuses à dépasser l’arche et à remonter la pente du tunnel. Le soleil apparaissait à peine à l’horizon et la cour, au fond, était plongée dans l’ombre. Plissant les yeux pour fouiller les ténèbres, il aperçut Varuz qui l’attendait, assis à sa table habituelle. Bon sang ! il espérait être en avance pour une fois. Ce vieux salaud ne dormait donc jamais ? « Maréchal ! cria Jezal en se mettant à courir sans enthousiasme. — Non. Pas aujourd’hui ! » Un frisson parcourut la nuque de Jezal. Ce n’était pas la voix de son maître d’escrime ; il eut cependant la désagréable impression de la reconnaître vaguement. « Le maréchal Varuz est retenu par des affaires plus importantes, ce matin. » L’Inquisiteur Glotka, qui s’était installé à la table, sourit dans la pénombre, dévoilant son hideux rictus édenté. Pris d’une nausée soudaine, Jezal en eut la chair de poule. Pas vraiment l’idéal pour commencer la journée ! Il cessa de courir et avança à contrecœur jusqu’à la table devant laquelle il s’immobilisa. « Vous serez sans doute heureux d’apprendre qu’il n’y aura ni course à pied, ni natation, ni poutre, ni lourdes barres aujourd’hui, dit l’estropié. Vous n’aurez même pas besoin de ça. » Il agita sa canne en direction des épées de Jezal. « Nous ne ferons que bavarder. C’est tout. » L’idée de cinq heures de punition avec Varuz lui parut du coup attrayante, mais Jezal était bien résolu à ne pas montrer son malaise. Il déposa ses épées sur la table brutalement, puis s’affala sur la deuxième chaise sous les yeux attentifs de Glotka, presque entièrement dissimulé dans l’obscurité. Jezal avait l’intention de lui rendre son regard en y mettant une touche de soumission, mais sa tentative se solda par un échec. Après avoir observé quelques secondes ce visage ravagé, ce rictus vide et ces yeux brillants de fièvre, profondément enfoncés dans leurs orbites, il commença à trouver le plateau de bois bien plus intéressant. « Alors dites-moi, capitaine, pourquoi avez-vous choisi l’escrime ? » C’était donc un jeu. Une partie de cartes privée entre deux participants. Et leur échange verbal serait répété à Varuz dans son intégralité, bien sûr. Jezal allait devoir jouer serré, sans dévoiler son jeu ni ses finesses. « Pour mon honneur, celui de ma famille et celui de mon roi », répondit-il avec froideur. L’estropié n’avait qu’à essayer de trouver la faille dans cette réponse. « Ah ! c’est donc au bénéfice de votre nation que vous vous infligez tout ceci ! Quel bon citoyen vous devez être ! Quel altruisme ! Quel exemple pour nous tous ! » Glotka eut un reniflement de mépris. « Je vous en prie ! Si vous vous sentez obligé de mentir, trouvez au moins un mensonge qui vous rende crédible. Cette réponse nous fait injure à tous les deux. » Comment ce vieux ramolli édenté osait-il lui parler sur ce ton ? Jezal sentit ses jambes se contracter convulsivement. Il était prêt à se lever et à quitter les lieux sur-le-champ. Que Varuz et ce subalterne monstrueux aillent au diable ! Mais au moment où il posait les mains sur les accoudoirs pour se redresser, il surprit le regard de l’estropié. Glotka lui adressait une sorte de petit sourire moqueur. Partir alors équivalait à admettre sa défaite. Pourquoi donc avait-il choisi l’escrime ? « C’était le souhait de mon père. — Ah, nous y voilà ! Je compatis. Le fils loyal, retenu par son sens du devoir et obligé de satisfaire aux ambitions de son père ! Une histoire aussi usée que le vieux fauteuil confortable dans lequel on aime tant se lover. Racontons-leur ce qu’ils ont envie d’entendre, hein ? Il y a du progrès, mais nous sommes encore très loin de la vérité. — Alors, pourquoi ne pas l’énoncer vous-même ? s’emporta Jezal. Puisque vous semblez en savoir si long sur le sujet ! — D’accord, je vais m’y employer. Les hommes ne pratiquent pas l’escrime pour leur roi ou leur famille… ni même pour faire de l’exercice, au cas où vous auriez été tenté de me proposer cette réponse. Ils le font pour être reconnus, pour la gloire, pour leur propre avancement. Ils le font pour eux-mêmes. Je devrais le savoir ! — Vous devriez le savoir ? » Jezal ricana. « Cela ne semble pas avoir très bien fonctionné dans votre cas ! » Il regretta immédiatement son ironie. Satané bavard ! cela t’a déjà causé toutes sortes d’ennuis. Mais Glotka se contenta d’afficher son petit sourire abject. « Cela a plutôt bien fonctionné… jusqu’à ce que je trouve le chemin des prisons de l’empereur. Et vous, Monsieur le menteur, quelle est votre excuse ? » Jezal n’aimait pas du tout la tournure que prenait cette conversation. Il était habitué à des victoires faciles autour d’une table de jeu, face à de piètres joueurs. Son talent s’était émoussé. Mieux valait passer son tour pour prendre la mesure de ce nouvel adversaire. Il serra les mâchoires et garda le silence. « Évidemment, remporter un Tournoi exige beaucoup de travail. Vous auriez dû voir à l’œuvre notre ami commun, Collem West. Il a sué sang et eau pendant des mois et continué à courir sous nos quolibets. Un parvenu idiot, issu du peuple, en compétition avec les plus fines lames, voilà ce que nous pensions tous… qui enchaînait ses positions avec maladresse, trébuchait sur la poutre, se couvrait de ridicule, jour après jour. Mais regardez-le aujourd’hui ! » Glotka tapota le pommeau de sa canne. « Et regardez-moi ! On dirait qu’il a eu le dernier mot, n’est-ce pas, capitaine ? Ceci pour vous montrer ce que l’on peut accomplir avec un tant soit peu de volonté. Vous êtes deux fois plus talentueux qu’il ne l’était, et vous descendez de la lignée adéquate. Vous n’auriez pas à faire le dixième de ce qu’il a fait, mais vous refusez obstinément de travailler. » Jezal n’allait pas laisser passer cette dernière remarque. « Moi, je refuse de travailler ? Alors que je me soumets à cette torture quotidienne ! — Torture ? » l’interrompit Glotka. Jezal se rendit compte de sa maladresse. « Eh bien… bafouilla-t-il. Je voulais dire… — J’en connais un rayon tant dans le domaine de l’escrime que dans celui de la torture. Ce sont deux choses bien différentes, croyez-moi ! » Le sourire de l’inquisiteur s’élargit. « Euh… bredouilla Jezal, encore déstabilisé. — Vous avez de l’ambition… et les moyens d’arriver à vos fins. Un petit effort suffirait. Quelques mois de dur labeur, après quoi vous n’aurez sans doute plus besoin de vous astreindre à quoi que ce soit de toute votre vie, si c’est ce que vous désirez. Quelques petits mois, et le tour est joué. » Glotka passa la langue sur ses gencives lisses. « Sauf imprévu, bien sûr ! On vous a offert là une belle occasion de faire vos preuves. À votre place, je la saisirais… mais qui sait ? en plus d’être un menteur, peut-être êtes-vous aussi un parfait idiot ! — Je ne suis pas un idiot », rétorqua Jezal. Ce fut tout ce qu’il trouva à répondre. Glotka arqua un sourcil, puis fit la grimace en s’appuyant lourdement sur sa canne pour se relever. « Je vous en prie, abandonnez, si bon vous chante ! Restez assis pendant le restant de vos jours à boire et à bavasser avec vos camarades officiers. Bon nombre de gens seraient plus que satisfaits de jouir d’une telle existence. Bon nombre de gens qui n’ont pas eu votre chance. Abandonnez ! Le maréchal Varuz en sera désolé, ainsi que le commandant West, tout comme votre père et bien d’autres, mais croyez-moi quand je vous dis… » Il se pencha, affichant toujours son horrible rictus. « … que je m’en contrefiche. Bien le bonjour, capitaine Luthar. » Et Glotka s’éloigna en boitant vers le passage voûté. Après cet entretien des plus agréables, Jezal se retrouva avec quelques heures inattendues de liberté devant lui – cependant, vu son état d’esprit, il risquait de ne pas en profiter. Il déambula dans les rues désertes et les jardins publics de l’Agriont, réfléchissant avec gravité aux propos de l’estropié et le maudissant, sans pouvoir néanmoins mettre cette conversation de côté. Il rumina, décortiqua, retourna chaque phrase dans sa tête. Sans cesse, des objections tardives se présentaient à lui. Si seulement il y avait pensé sur le moment ! « Ah, capitaine Luthar ! » Jezal sursauta et releva la tête. Au pied d’un arbre, un homme, qu’il ne reconnut pas, était assis dans l’herbe humide de rosée. Il lui souriait, une pomme entamée dans une main. « Je trouve que cette heure matinale est parfaite pour une petite promenade. Tout est calme, gris, propre et désert. Rien à voir avec le rose clinquant des fins de journée, ni avec tout leur tapage et cette foule de gens qui vont et qui viennent. Comment peut-on réussir à réfléchir au milieu de toutes ces futilités ? Je suis ravi de constater que vous partagez mon avis. Comme c’est charmant ! » Croquant à belles dents dans sa pomme, il en arracha un gros morceau. « Je vous connais ? — Oh, non, non », répondit l’étranger, qui se leva et débarrassa le fond de son pantalon de quelque saleté invisible. « Pas encore. Je m’appelle Sulfur, Yoru Sulfur. — Sans blague ! Et qu’est-ce qui vous amène dans l’Agriont ? — Une mission diplomatique », pourrait-on dire. Jezal le détailla de la tête aux pieds pour essayer de déterminer d’où il était originaire. « Une mission… pour le compte de qui ? — De mon maître, bien sûr », précisa Sulfur. Cela n’aida guère Jezal. Il remarqua soudain que les yeux de son interlocuteur étaient de couleurs différentes. Une singularité déroutante et assez vilaine, somme toute, songea-t-il. « Et qui est votre maître ? — Un homme très sage et très puissant. » Après avoir grignoté son fruit jusqu’au trognon, il le jeta dans les fourrés, puis s’essuya les mains sur le devant de sa chemise. « Je vois que vous vous êtes entraîné à l’escrime. » Jezal baissa les yeux vers ses épées. « Oui », confirma-t-il. Et il se rendit compte aussitôt qu’il venait enfin d’arrêter sa décision. « Mais pour la dernière fois. J’abandonne cette activité. — Oh, mon Dieu, non ! » L’étrange personnage le prit par l’épaule. « Oh, mon Dieu, non, vous ne pouvez pas faire ça ! — Comment ? — Non, non. Mon maître serait horrifié s’il savait ça. Horrifié ! En abandonnant l’escrime, vous renoncez à beaucoup d’autres choses ! C’est ainsi qu’on parvient à se faire remarquer du public, vous savez ! C’est lui qui décide au bout du compte. Il n’y aurait pas de noblesse, sans les gens du peuple, pas de noblesse du tout ! Ce sont eux qui décident ! — Comment ? » Jezal jeta un coup d’œil dans le parc, afin de dénicher un gardien à qui il pourrait signaler la présence d’un fou dangereux en liberté dans l’Agriont. « Non, vous ne devez pas abandonner ! Je ne veux pas en entendre parler ! Certainement pas ! Je suis sûr que vous finirez par changer d’avis ! Vous le devez ! » Jezal repoussa la main de Sulfur de son épaule. « Qui êtes-vous ? — Sulfur, Yoru Sulfur, pour vous servir. À bientôt, capitaine, je vous reverrai au Tournoi, si nous ne nous croisons pas avant ! » Et il agita la main pour le saluer, en s’éloignant à grands pas. Jezal le regarda faire, stupéfait. « Nom de Dieu ! » s’écria-t-il, en jetant ses épées dans l’herbe. Tout le monde avait donc décidé de mettre son nez dans ses affaires, aujourd’hui… même les étrangers complètement fous qui traînaient dans le parc ! Dès que l’heure lui parut décente, Jezal se rendit chez le commandant West. On était toujours sûr de trouver en lui un auditeur compatissant. Jezal espérait pouvoir manipuler son ami et le convaincre de transmettre la mauvaise nouvelle au maréchal Varuz. Dans la mesure du possible, il préférait ne pas avoir à exécuter cette corvée lui-même. Il frappa à la porte et attendit, puis frappa à nouveau. La porte s’ouvrit. « Capitaine Luthar ! C’est trop d’honneur ! — Ardee », murmura Jezal, quelque peu surpris de la trouver là. « Quel plaisir de vous revoir ! » Pour une fois, il était sincère. Il considérait vraiment la jeune fille comme quelqu’un d’intéressant. S’intéresser à une femme qui avait effectivement des choses à dire était une nouveauté rafraîchissante pour lui. En outre, on ne pouvait nier qu’elle était fort jolie ; elle semblait même avoir embelli depuis leur dernière rencontre. Il ne pourrait jamais rien se passer entre eux, bien sûr, vu que West était son meilleur ami – sans parler du reste –, mais il n’y avait aucun mal à l’admirer, n’est-ce pas ? « Euh… votre frère serait-il dans les parages ? » Elle s’affala négligemment dans un sofa installé contre le mur, tendit une jambe et prit un air boudeur. « Il est sorti. Envolé ! Il est toujours très occupé… Bien trop pour me consacrer un peu de temps ! » Ardee avait décidément les joues très rouges. Les yeux de Jezal se posèrent sur une carafe. Le bouchon en avait été retiré et son contenu à moitié vidé. « Seriez-vous ivre ? — Un peu. » Elle loucha sur son verre de vin presque terminé, à proximité de son coude. « Mais je m’ennuie à mourir, surtout. — Il n’est même pas dix heures ! — Et alors, n’ai-je pas le droit de m’ennuyer avant dix heures ? — Vous avez parfaitement compris ce que je voulais dire. — Laissez ce côté moralisateur à mon frère, cela lui sied mieux qu’à vous… et servez-vous. » Elle indiqua la bouteille d’un geste de la main. « On dirait que vous en avez besoin. » Elle n’avait pas tout à fait tort. Après avoir accepté son offre, il prit place dans le fauteuil, en face d’elle. Ardee, qui l’observait sous ses paupières alourdies, attrapa son propre verre sur la table, où se trouvait également un livre épais, posé à l’envers. « C’est bien ? demanda Jezal. — Quoi ? La Chute du Maître Créateur en trois volumes ? Il paraît que c’est un des grands classiques de l’Histoire. Un ramassis de conneries, oui ! » Elle renifla d’un air moqueur. « Plein de sages magiciens, d’austères chevaliers armés d’épées imposantes et de dames dotées de poitrines encore plus imposantes. On y traite de magie, de violence et d’amour en parts égales. Une pure absurdité. » D’un revers de main, elle balaya l’ouvrage qui tomba sur le tapis avec un bruit sourd. « Il doit bien exister quelque chose qui pourrait vous intéresser ? — Ah oui ? Quoi donc ? — Mes cousines font beaucoup de broderie. — Allez vous faire foutre. — Mmm », fit Jezal en souriant. Ses jurons ne l’impressionnaient plus autant qu’à leur première rencontre. « À quoi occupiez-vous donc vos journées, chez vous, au pays des Angles ? — Ah ! chez moi… » Sa tête retomba contre le dossier du canapé. « Dire que je croyais m’y ennuyer. J’étais impatiente de venir ici, en plein cœur de ce prestigieux centre des affaires. Maintenant, je me languis de rentrer. D’épouser un fermier quelconque. D’avoir une douzaine de marmots. Comme ça, j’aurais au moins l’occasion de converser ! » Elle ferma les yeux et soupira. « Malheureusement Collem s’y refuse ! Depuis le décès de notre père, il se sent responsable de moi. Il pense que c’est trop dangereux. Il préférerait que je ne me fasse pas assassiner par les sauvages du Nord, mais son sens des responsabilités s’arrête là. Il ne daigne même pas trouver le temps de passer dix minutes en ma compagnie. Alors, on dirait bien que je suis coincée, ici, au milieu de votre bande de snobs arrogants. » Jezal s’agita nerveusement sur son siège. « Apparemment, lui s’en sort très bien. — Oh oui ! cracha-t-elle. Collem West est vraiment un type formidable ! Il a remporté un Tournoi, vous l’ignoriez ? Il a été le premier à se faufiler dans la brèche, à Ulrioch, voyons ! Il n’est pas de noble descendance, il ne fera jamais partie de notre cercle, mais c’est un homme remarquable pour quelqu’un du peuple ! Dommage qu’il ait une sœur aussi arrogante, et beaucoup trop futée ! En plus, il paraît qu’elle boit… » Sa voix se réduisit à un murmure. « Elle ne sait pas se tenir. Une véritable honte ! Mieux vaut tout bonnement l’ignorer. » Elle soupira. « Oui, plus vite je rentrerai, plus vite les gens seront contents. — Pas moi. » Non ! Avait-il dit ça à voix haute ? Ardee eut un gloussement sans joie. « C’est très noble de votre part… Mais, au fait, pourquoi n’êtes-vous pas en train de vous entraîner ? — Le maréchal Varuz avait d’autres obligations, aujourd’hui. » Il s’interrompit quelques instants. « En vérité, j’ai eu votre ami Sand dan Glotka comme maître d’armes, ce matin. — Vraiment ? Qu’avait-il donc à vous enseigner ? — Oh, il m’a parlé de choses diverses… Et m’a aussi traité d’idiot. — Allons bon ! » Jezal se rembrunit. « Eh oui… Figurez-vous que je suis aussi las de l’escrime que vous de votre livre. Voilà ce dont je voulais m’entretenir avec votre frère. Je pense abandonner. » Elle éclata de rire, s’étranglant presque. Elle hoquetait, le corps secoué de tremblements ; du vin déborda de son verre et éclaboussa le sol. « Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda-t-il. — Oh, c’est juste que… » Elle essuya une larme au coin de son œil. « … j’ai parié avec Collem. Il était sûr que vous alliez continuer. Et me voilà plus riche de dix marks. — Je ne suis pas sûr d’apprécier d’être l’enjeu de votre pari, déclara Jezal sèchement. — Et moi, je m’en soucie comme d’une guigne ! — C’est un sujet sérieux. — Oh, que non ! éructa-t-elle. Pour mon frère, c’était primordial, lui était obligé d’en passer par là ! Personne ne vous remarque, si votre nom n’est pas précédé d’un “dan”, je suis bien placée pour le savoir ! Vous êtes le seul à m’avoir consacré un peu de temps, depuis mon arrivée, et encore, uniquement parce que Collem vous y a obligé. Je ne possède qu’un tout petit pécule, je ne suis qu’une roturière, et pour vos semblables, cela équivaut à n’être qu’une rien du tout. Les hommes m’ignorent ; les femmes me tournent le dos. Je n’ai rien, ici… rien, ni personne, et vous pensez qu’on vous mène la vie dure ? Oh, de grâce ! Je pourrais peut-être me mettre à l’escrime ! dit-elle d’un ton acerbe. Demandez donc au maréchal Varuz s’il accepterait un nouvel élève, je vous prie ! Au moins, j’aurais quelqu’un à qui parler ! » Jezal cilla. Cette conversation n’avait rien de captivant. Ce n’était qu’une accumulation de grossièretés. « Une petite minute. Avez-vous idée de ce que représente… . — Oh ! cessez de pleurnicher ! Quel âge avez-vous ? Cinq ans ? Pourquoi ne retournez-vous pas téter votre mère, pauvre petit chou ? » Il en croyait à peine ses oreilles. Comment osait-elle le traiter ainsi ? « Ma mère est morte », lâcha-t-il. Ah ! ah ! elle allait se sentir coupable. Il pourrait lui soutirer des excuses… Il se trompait ! « Morte ? Elle a bien de la chance ! Ainsi, elle n’a pas à supporter vos satanées jérémiades ! Vous êtes tous pareils, vous, les gosses de riches trop gâtés ! Vous avez tout ce que vous désirez, mais vous piquez une colère dès qu’on exige de vous le moindre effort ! Vous êtes pitoyable ! Vous me rendez malade ! » Jezal avait les yeux qui lui sortaient de la tête, les joues en feu, comme si on l’avait giflé. Il aurait préféré recevoir une gifle. On ne lui avait encore jamais parlé de cette façon. Jamais ! C’était pire qu’avec Glotka. Bien pire, et encore plus inattendu. Il se rendit compte soudain que sa bouche était ouverte. Il la referma brutalement, grinça des dents, reposa violemment son verre sur la table et se leva pour prendre congé. Au moment où il se tournait vers la porte, celle-ci s’ouvrit et il se retrouva nez à nez avec le commandant West. « Jezal ! » s’exclama ce dernier – d’abord un peu surpris, puis, après un coup d’œil en direction de sa sœur affalée sur le divan, légèrement soupçonneux. « Que faites-vous ici ? — Euh… en réalité, c’est vous que je venais voir. — Ah oui ? — Oui, mais cela peut attendre. J’ai des choses à faire. » Et Jezal passa précipitamment devant son ami pour atteindre le couloir. « À quoi tout cela rime-t-il ? » entendit-il West demander, alors qu’il s’éloignait de ses appartements. « Serais-tu ivre ? » La fureur de Jezal croissait à chacun de ses pas, menaçant de le suffoquer. Il avait été victime d’une attaque en règle ! Un affront sauvage et injuste ! Il s’immobilisa dans l’entrée, tremblant de rage, le souffle aussi ronflant que s’il avait couru plus de quatre lieues, les poings si serrés qu’ils en étaient douloureux. Humilié par une femme ! Une femme ! Une maudite roturière, de surcroît ! Comment avait-elle osé ? Il lui avait consacré une partie de son temps, ri de ses plaisanteries, et l’avait même trouvée attirante ! Elle aurait dû se sentir flattée de ses attentions ! « Satanée garce ! » gronda-t-il entre ses dents. Il eut presque envie de retourner le lui dire en face. Mais à quoi bon ! Il était trop tard ! Il chercha autour de lui un objet sur lequel se défouler. Comment lui rendre la monnaie de sa pièce ? Une idée se fit alors jour dans son esprit. Il allait lui prouver qu’elle avait tort. Voilà ! Lui prouver qu’elle avait tort, ainsi qu’à ce bâtard estropié de Glotka ! Il leur montrerait à quel point il pouvait travailler dur. Il leur montrerait qu’il n’était pas un idiot, ni un menteur, ni un enfant gâté. Plus il y pensait, plus l’idée lui paraissait sensée. Il remporterait même ce satané Tournoi, s’il le fallait ! Voilà qui effacerait les sourires moqueurs de leurs visages ! Il se remit à marcher dans le couloir. Une sensation nouvelle avait pris naissance dans sa poitrine. Il avait un but. Peut-être même n’était-il pas trop tard pour aller courir. Comment on dresse les chiens Le Tourmenteur Frost se tenait debout près du mur, parfaitement immobile, parfaitement silencieux, quasiment invisible dans les ténèbres, comme s’il faisait partie intégrante du bâtiment. L’albinos n’avait pas bougé d’un pouce depuis plus d’une heure ; les yeux fixés sur la rue, il n’avait pas déplacé ses pieds, ni cillé, ni même respiré – autant que Glotka puisse en juger. Glotka, quant à lui, n’avait cessé de jurer, de se dandiner à cause de sa position inconfortable, de grimacer, de se gratter le nez ou de lécher ses gencives édentées. Que font-ils ? Encore quelques minutes, et je risque de m’endormir, de basculer dans ce canal nauséabond et de m’y noyer. Cela arrangerait tout le monde. Il fixa la surface huileuse de l’eau puante, couverte de vaguelettes. On a retrouvé un corps flottant près des docks, gonflé d’eau de mer, complètement méconnaissable… Frost lui effleura le bras dans le noir, en pointant un gros doigt blanc vers l’extrémité de la rue. Trois hommes s’approchaient sans se presser, avec cette démarche bancale, propre à ceux qui ont passé beaucoup de temps à bord d’un navire à essayer de garder leur équilibre sur le pont oscillant. Voilà une partie de nos invités. Mieux vaut tard que jamais ! Arrivés à mi-chemin du pont qui enjambait le canal, les trois marins firent halte et attendirent. Comme ils se trouvaient à moins de vingt pas de distance, Glotka percevait le propos général de leur conversation et leurs accents d’hommes du peuple, braillards et confiants. Il recula légèrement pour s’enfoncer davantage dans l’ombre et se fondre dans le bâtiment. Un bruit de pas retentit dans la direction opposée… un bruit de pas rapides. Deux hommes apparurent ; ils remontaient la rue à vive allure. L’un d’eux, un type grand et mince, vêtu d’un manteau de fourrure coûteux, jetait des coups d’œil furtifs et inquiets autour de lui.Il doit s’agir de Gofred Homlach, un mercier influent. Notre homme. Son compagnon portait une épée sur la hanche et s’échinait à maintenir en place une grosse malle sur son épaule. Un serviteur, ou un garde du corps, ou les deux. Aucun intérêt. Glotka sentit le duvet de sa nuque se hérisser quand ils atteignirent le pont. Homlach échangea rapidement quelques mots avec l’un des marins, un homme à longue barbe brune. « Prêt ? » murmura l’inquisiteur à Frost. Le tourmenteur acquiesça. « Halte ! cria Glotka à pleins poumons. Au nom de Sa Majesté ! » Le serviteur d’Homlach pivota pour lui faire face ; il lâcha la malle en bois, qui atterrit sur le pont avec un grand boum, et s’apprêta à tirer son épée. De l’autre côté de la rue, un sifflement se fît entendre. Affichant un air ébahi, le serviteur hoqueta et tomba face contre terre. Le Tourmenteur Frost émergea aussitôt des ténèbres, trottant à pas feutrés sur les pavés. Les yeux écarquillés, Homlach fixa le cadavre de son garde du corps, puis releva la tête pour regarder le gigantesque albinos. Il se tourna alors vers les marins. « À l’aide ! Arrêtez-le ! » leur cria-t-il. Leur chef lui adressa un sourire. « Non, certainement pas. » Sans la moindre précipitation, ses deux compagnons se déplacèrent pour barrer le passage au mercier, qui recula en titubant, avant d’effectuer, avec quelque hésitation, un pas de plus vers l’autre rive du canal, plongée dans le noir. Severard jaillit d’un porche et se posta devant lui, un arc en bandoulière. Si l’on remplaçait l’arc par un bouquet de fleurs, on pourrait presque s’imaginer qu’il se rend à un mariage. Jamais on ne croirait qu’il vient de tuer un homme. Cerné, Homlach ne put que regarder autour de lui en silence, les yeux écarquillés de terreur et de surprise, à mesure que les Tourmenteurs approchaient. Glotka les suivait en claudiquant. « Mais je vous ai payés ! » cria Homlach aux marins, d’un ton désespéré. « Vous avez payé pour une couchette, répondit leur capitaine. La loyauté, c’est en supplément ! » La grosse main blanche de Frost s’abattit sur l’épaule du mercier, l’obligeant à s’agenouiller. Severard marcha jusqu’au cadavre du serviteur, puis souleva le corps du bout d’une de ses bottes sales et le fit rouler. Le malheureux fixait le ciel nocturne avec des yeux vitreux. L’empennage de la flèche dépassait de son cou. Le sang agglutiné autour de sa bouche paraissait noir, sous le clair de lune. « Mort, grommela Severard inutilement. — Quoi de plus normal, avec une flèche dans le cou ! commenta Glotka. Veux-tu bien t’en débarrasser ? — Bien entendu. » Il l’attrapa par les pieds, les bascula par-dessus le parapet puis, avec un grognement, le saisit sous les aisselles et hissa le reste du corps de l’autre côté. Si doux, si efficace, si expérimenté ! On voit bien qu’il n’en est pas à son premier cadavre. Un plouf discret, et la dépouille fut engloutie par la vase. Pendant ce temps, Frost s’était occupé du prisonnier. Mains liées dans le dos, un sac sur la tête, celui-ci geignit sous la toile de jute quand le tourmenteur le remit debout. Glotka rejoignit les trois marins, traînant sa jambe engourdie à force d’avoir été trop longtemps immobilisée dans la ruelle. « Voilà pour vous ! » dit-il en sortant une lourde bourse de la poche intérieure de son manteau, qu’il agita au-dessus de la paume tendue du capitaine. « Dites-moi, que s’est-il passé ce soir ? » Le vieux loup de mer sourit. Son visage buriné se rida, à l’instar du cuir d’une botte. « Ma cargaison risquant de pourrir, nous devions appareiller avec la prochaine marée, voilà ce que je lui avais dit. Nous avons patienté la moitié de la nuit près de ce canal puant, mais le croiriez-vous ? Ce salaud n’est jamais venu. — Bravo. Si on me posait la question, c’est l’histoire que je raconterais à Westport. » Le capitaine eut l’air blessé. « C’est exactement ce qui s’est passé, Inquisiteur. Comment pourrait-on raconter autre chose ? » Glotka laissa tomber la bourse, qui émit des tintements assourdis. « Avec les compliments de Sa Majesté. » Le capitaine la soupesa. « Toujours ravi de faire plaisir à Sa Majesté ! » Lui et ses compagnons dévoilèrent leurs dents jaunes en un large sourire. Puis ils se retournèrent et se dirigèrent vers l’appontement. « Bon, maintenant, la suite ! » dit Glotka. « Où sont mes vêtements ? hurla Homlach en se contorsionnant sur sa chaise. — Oh, je vous fais toutes mes excuses. Je sais que c’est assez déplaisant, mais les vêtements peuvent dissimuler des choses. Laissez ses vêtements à un homme, et il conservera sa fierté, sa dignité, et toutes sortes de sottises qu’il vaut mieux ne pas avoir ici. Je n’interroge jamais les prisonniers tout habillés. Vous souvenez-vous de Salem Rews ? — Qui ? — Salem Rews. L’un des vôtres. Un mercier. Nous l’avons pris à détourner des taxes royales. Il a avoué et dénoncé quelques complices. Je souhaitais leur parler, mais ils ont tous disparu. » Les yeux du marchand se déplacèrent de gauche à droite. Il pense aux possibilités qui s’offrent à lui et tente de deviner ce que nous savons exactement. « Des gens disparaissent tous les jours. » Glotka fixa le tableau de Juvens derrière le prisonnier : le rouge vif de son corps ensanglanté recouvrait presque tout le mur. Des gens disparaissent tous les jours. « Évidemment, mais pas de façon aussi violente. J’ai l’impression qu’on voulait les éliminer, que quelqu’un a ordonné leur exécution. J’ai l’impression que vous en êtes responsable. — Vous ne possédez aucune preuve ! Aucune ! Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! — Les preuves ne sont rien, Homlach. Toutefois, je vais être indulgent envers vous. Rews a survécu. En fait, il est ici, un peu plus bas dans ce couloir, et ne cesse de bavasser, de citer tous les merciers auxquels il pense, ou, en l’occurrence, auxquels nous pensons. » Les yeux du prisonnier se rétrécirent, mais il se retint de tout commentaire. « Nous nous sommes servis de lui pour capturer Carpi. — Carpi ? fit le marchand, qui s’efforça de conserver une attitude décontractée. — Vous devez sûrement vous remémorer votre sbire ! Un Styrien un peu amorphe ! Avec des cicatrices d’acné. Et qui jure beaucoup ! Nous le retenons aussi. Il nous a raconté toute l’histoire. Comment vous l’avez engagé, combien vous l’avez payé, ce que vous lui avez demandé de faire. Toute l’histoire. » Glotka sourit. « Il a une mémoire excellente, pour un tueur… très fidèle. » À peine perceptible, sa peur transparaissait désormais, mais Homlach la surmonta. « C’est un affront envers ma guilde ! » s’époumona-t-il avec toute l’autorité dont il pouvait faire preuve, ainsi dénudé et ficelé sur une chaise. « Mon maître, Coster dan Kault, s’insurgera contre un tel comportement, et c’est un ami intime du Supérieur Kalyne ! — J’emmerde Kalyne, c’est un homme fini. En outre, Kault vous croit confortablement installé dans ce bateau qui vogue vers Westport, et donc, hors de notre portée. Je ne pense pas que votre disparition soit signalée avant quelques semaines. » Le visage du marchand s’était décomposé. « Bon nombre de choses peuvent se produire pendant ce laps de temps… bon nombre de choses. » Homlach se passa vivement la langue sur les lèvres, puis jeta un coup d’œil furtif à Frost et Severard et s’affaissa légèrement vers l’avant. Ah ! ah ! c’est là qu’il va marchander. « Inquisiteur, dit-il d’un ton cajoleur, s’il y a bien une chose que j’ai retenue au cours de mon existence, c’est que tous les hommes ont une envie secrète. Tout est monnayable, non ? Et nos poches sont profondes. Vous n’avez qu’à me confier la vôtre. Il vous suffit de me la faire connaître ! Que désirez-vous ? — Ce que je désire ? demanda Glotka en se penchant avec un air de conspirateur. — Oui. À quoi, rime tout ce cirque ? Que voulez-vous ? » Homlach arborait un petit sourire à la fois timide et complice. Original, mais ce n’est pas comme ça que tu sortiras d’ici. « Je veux qu’on me rende mes dents. » Le sourire du marchand commença à s’effacer. « Je veux qu’on me rende ma jambe. » Homlach déglutit. « Je veux qu’on me rende ma vie d’antan. » Homlach pâlit. « Impossible, n’est-ce pas ? Je vais donc devoir me contenter de votre tête en haut d’une pique. Malgré la profondeur de vos poches, vous ne possédez rien qui m’intéresse. Homlach s’était mis à trembler. Plus de fanfaronnades ? Plus de marchandages ? Alors, nous pouvons commencer. Glotka ramassa la feuille de papier posée devant lui et lut la première question. « Comment vous appelez-vous ? — Ecoutez, Inquisiteur, je… » Frost abattit son poing sur la table. Homlach se recroquevilla sur son siège. « Réponds à la question, bordel ! lui hurla Severard en pleine figure. — Gofred Homlach », geignit le marchand. Glotka hocha de la tête. « Bien. Vous êtes un membre influent de la guilde des merciers ? — Oui ! oui ! — Et même l’un des fondés de pouvoir de Maître Kault ? — Vous le savez bien ! — Avez-vous pris part à la conspiration de certains merciers visant à escroquer Sa Majesté le roi ? Avez-vous engagé un sbire dans l’intention de lui commander l’assassinat de dix sujets de Sa Majesté ? En avez-vous reçu l’ordre de Maître Coster dan Kault, le représentant en chef de la guilde des merciers ? — Non ! » cria Homlach, paniqué, d’une voix de fausset. Ce n’est pas la réponse que nous attendons. Glotka lança une œillade au Tourmenteur Frost. Aussitôt, le gros poing blanc de celui-ci s’enfonça dans l’estomac du marchand qui expulsa un gémissement, avant de s’effondrer sur le côté. « Ma mère élève des chiens, vous savez, déclara Glotka. — Des chiens ! siffla Severard à l’oreille du mercier pantelant en le remettant sur sa chaise. — Elle les adore. Et leur apprend toutes sortes de tours. » Glotka retroussa les lèvres. « Savez-vous comment on dresse les chiens ? » Le souffle toujours coupé, Homlach se balançait sur sa chaise, incapable d’aligner deux mots. Il est dans le même état qu’un poisson brusquement retiré de l’eau. La bouche s’ouvre et se referme, sans émettre le moindre son. « Il faut les solliciter sans cesse, dit Glotka. Inlassablement. On doit leur faire exécuter ces tours des centaines de fois, et recommencer de nouveau. Voilà le secret. Et si vous voulez que votre chien aboie à bon escient, vous ne devez pas avoir peur de manier le fouet. Vous allez aboyer pour moi, Homlach, devant le Conseil Public. — Vous êtes fou, cria le mercier en roulant les yeux. Vous êtes tous fous ! » Glotka eut un sourire distant. « Si cela vous chante. Si cela peut vous aider. » Il se plongea de nouveau dans la lecture de sa feuille. « Votre nom ? » Le prisonnier avala difficilement sa salive. « Gofred Homlach. » — Vous êtes un membre influent de la guilde des merciers ? » — Oui. — Et même l’un des fondés de pouvoir du Maître Kault ? — Oui. — Avez-vous pris part à la conspiration de certains merciers visant à escroquer Sa Majesté le roi ? Avez-vous engagé un sbire dans l’intention de lui commander l’assassinat de dix sujets de Sa Majesté ? En avez-vous reçu l’ordre de Maître Coster dan Kault, le représentant en chef de la guilde des merciers ? » Homlach regarda autour de lui d’un air désespéré. Frost soutint son regard. Severard aussi. « Eh bien ? » insista Glotka. Le marchand ferma les yeux. « Oui, pleurnicha-t-il. — Qu’avez-vous dit ? — Oui ! » Glotka sourit. « Parfait. Maintenant dites-moi, comment vous appelez-vous ? » Thé et vengeance Jolie région, n’est-ce pas ? » fit Bayaz en levant les yeux vers les montagnes accidentées qui longeaient la route. Dans leur lente progression, les sabots des chevaux résonnaient sur la piste, mais ce martèlement monotone ne suffisait pas à alléger la sensation de malaise de Logen. « Vous trouvez ? — Bon, d’accord, c’est une contrée rude pour ceux qui ne la connaissent pas. Une contrée rude et impitoyable. Il s’en dégage néanmoins une certaine noblesse. » Le Premier des Mages balaya le paysage d’un geste et aspira goulûment une bouffée d’air frais. « Ainsi qu’une indéniable pureté, une intégrité. Le meilleur acier n’est pas toujours celui qui possède l’éclat le plus brillant ! Vous devriez le savoir. » Il lui jeta un regard en coin, en se balançant légèrement sur sa selle. « Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis sensible à sa beauté. — Ah non ? Alors, qu’y percevez-vous ? » Logen promena les yeux sur les abruptes pentes herbeuses, émaillées de carrés de laîches, d’ajoncs bruns, et parsemées d’affleurements de roche grise et de bouquets d’arbres. « J’y vois un terrain idéal pour une bataille. À condition d’arriver le premier sur les lieux. — Vraiment ? Comment ça ? » Logen indiqua un sommet couvert de protubérances. « Des archers embusqués sur cet à-pic seraient invisibles depuis la route. On pourrait aussi cacher presque tous ses fantassins derrière ces rochers et disperser quelques hommes équipés d’armures plus légères sur les versants, pour attirer l’ennemi sur ces collines plus escarpées. » Il pointa le doigt vers les buissons d’épineux qui tapissaient la base des contreforts. « Il suffirait de laisser les adversaires avancer jusqu’à ce qu’ils soient obligés de se frayer un chemin parmi ces ajoncs, puis de les bombarder de flèches. Ce n’est vraiment pas agréable de recevoir des projectiles tirés d’une hauteur pareille. Plus ils viennent de loin, plus ils arrivent vite et plus ils s’enfoncent. Cela les disperserait. Le temps d’atteindre les rochers, ils seraient épuisés et en pleine débâcle. Le moment serait alors venu de charger. Une bande de rustres frais et dispos, hurlant comme de beaux diables, jaillissant de derrière ces cailloux pour les attaquer par le haut, voilà qui les briserait. » Logen plissa les yeux pour examiner le flanc du coteau. Il avait combattu dans les deux camps, lors d’attaques de ce type, et aucune de ces situations ne lui avait laissé de bons souvenirs. « Et s’ils avaient dans l’idée de résister, une poignée de cavaliers pourrait les achever. Quelques hommes triés sur le volet, quelques valeureux guerriers qui déboulent sur vous, quand vous ne les attendez pas, c’est prodigieusement terrifiant ! Cela provoquerait une débandade. Vu leur état de fatigue, ils ne courraient pas bien vite. Ce qui donnerait l’occasion de capturer des hommes, et la détention de prisonniers donne parfois lieu à des paiements de rançons, ou du moins, permet de se débarrasser de ses ennemis facilement. J’y vois donc un massacre, ou une victoire digne d’être chantée… Tout dépend du côté où l’on se place. Voilà ce que je vois, moi ! » Bayaz sourit. Sa tête dodelinait au rythme des pas de sa monture. « N’est-ce pas Stolicus qui a dit que le terrain devait être le meilleur ami d’un général, sinon il risquait de devenir son pire ennemi ? — Je n’ai jamais entendu parler de lui, mais il avait plutôt raison. Cet endroit est idéal pour une armée, à condition qu’elle arrive la première. Arriver le premier, voilà l’astuce ! — En effet. Quoi qu’il en soit, nous ne disposons pas d’une armée. — Ces arbres dissimuleraient une escouade de cavaliers plus efficacement que toute une troupe. » Logen jeta un regard en biais au magicien. Avachi sur sa selle, il savourait cette charmante chevauchée dans la campagne. « Je ne crois pas que Bethod ait apprécié vos conseils. Moi-même je l’ai offensé plus d’une fois. Il a été blessé dans ce qui lui tient le plus à cœur, son orgueil. Il voudra se venger. Cela le démangera salement. — Ah oui ! la vengeance… Un des passe-temps les plus répandus dans le Nord. Elle semble toujours susciter le même engouement. » Logen regarda avec attention autour de lui : arbres, rochers, plis dans les versants de la vallée, autant de cachettes propices. « Des hommes lancés à notre recherche parcourront bientôt ces collines. De petites bandes d’hommes aguerris, talentueux, armés jusqu’aux dents et équipés de bonnes montures, doués d’une parfaite connaissance de la région. Maintenant que Bethod a exterminé tous ses ennemis, il ne reste plus dans le Nord un seul endroit inaccessible pour lui. Ils pourraient très bien nous attendre là-bas. … » Il indiqua des rochers en bordure de la piste. « Ou dans ces arbres… ou dans ceux-là. » Malacus Quai, qui chevauchait en tête avec le cheval de bât, jeta des coups d’œil nerveux alentour. « Ils pourraient être n’importe où. — Ça vous fait peur ? demanda Bayaz. — Tout me fait peur ! Et heureusement ! La peur est une bonne compagne pour le malheureux qu’on traque ; elle m’a permis de rester en vie. Les morts ne ressentent plus la peur et je n’ai pas encore envie de me joindre à eux. Bethod va aussi envoyer ses mercenaires à la bibliothèque. — Ah oui ! pour brûler mes livres, et tout le reste. — Cela ne vous effraie pas ? — Pas tellement. Les pierres de l’entrée portent la parole de Juvens… et mieux vaut ne pas en faire abstraction, même de nos jours. Toute personne animée de mauvaises intentions ne peut s’en approcher. J’imagine que les hommes de Bethod erreront sous la pluie, autour du lac, jusqu’au moment où la nourriture leur fera défaut, en se disant pendant toute la durée de leur quête qu’il est étrange de ne pas réussir à trouver une bibliothèque aussi grande que celle-là. Non, je n’ai pas peur, dit le magicien d’un ton enjoué en se grattant la barbe. Je préfère me concentrer sur votre prédiction. Que se passera-t-il, à votre avis, s’ils nous capturent ? — Bethod nous tuera de la manière la plus barbare. À moins qu’il n’ait dans l’idée de se montrer clément et qu’il ne nous libère, après nous avoir mis en garde. — C’est peu probable. — C’est aussi ce que je pense. Le meilleur moyen de lui échapper, c’est d’atteindre la Tumultueuse et d’essayer de la traverser pour entrer au pays des Angles, en comptant sur la chance pour ne pas nous faire repérer. » Logen n’aimait pas compter sur la chance, le mot lui-même lui laissait un goût amer dans la bouche. Il leva le nez vers le ciel nuageux. « Un peu de mauvais temps ne nous ferait pas de mal. Une bonne vieille averse nous cacherait parfaitement. » Il avait plu des cordes pendant des semaines, et au moment où il en avait le plus besoin, pas une goutte d’eau ne tombait. Malacus Quai les regardait par-dessus son épaule, ouvrant des yeux ronds et inquiets. « Ne devrions-nous pas avancer plus vite ? — Peut-être, dit Logen, en flattant l’encolure de son cheval, mais cela fatiguerait nos bêtes… Et nous aurons peut-être besoin de les pousser au galop dans peu de temps. Nous pourrions nous cacher durant la journée et voyager la nuit, mais nous risquerions de nous égarer. Non, mieux vaut continuer ainsi ! Lentement, en espérant passer inaperçus. » Il fixa le sommet de la colline en fronçant les sourcils. « J’espère qu’on ne nous a pas déjà repérés. — Hum, fit Bayaz. Alors, je ferais peut-être mieux de vous mettre au courant : cette sorcière, cette Caurib, est loin d’être l’idiote pour laquelle je me suis évertué à la faire passer. » Logen se tassa sur sa selle. « Ah bon ? — Oui, malgré cette profusion de fard, d’or, et de fanfaronnades à propos de l’extrême Nord, elle connaît son affaire. On appelle ça avoir la vue longue. C’est une vieille astuce, mais efficace. Elle nous a gardés à l’œil. — Elle sait où nous sommes ? — Elle sait certainement quand nous sommes partis et quelle direction nous avons prise. — Cela ne joue pas en notre faveur. — En effet. — Merde. » Logen perçut alors un frémissement dans les arbres à leur gauche, il posa aussitôt la main sur la poignée de son épée. Quelques oiseaux s’envolèrent. Il attendit, angoissé. Rien. Il laissa retomber sa main. « Nous aurions dû les tuer, quand nous en avons eu l’occasion. Tous les trois. — Mais voilà, nous ne l’avons pas fait. » Bayaz se tourna vers Logen. « S’ils nous rattrapent, quel est votre plan ? — Courir. Et espérer que nos chevaux seront les plus rapides. » « Et cette autre ? » demanda Bayaz. Malgré le rideau d’arbres, un vent âpre soufflait dans la dépression, faisant vaciller les flammes de leur feu de camp. Malacus Quai arrondit le dos et resserra frileusement sa couverture autour de lui. Le front plissé par ses efforts de concentration, il jeta un regard en coin à la petite tige que Bayaz lui brandissait sous le nez. « Heu… » C’était la cinquième plante, et le malheureux apprenti n’en avait encore identifié aucune. « Serait-ce… euh… de l’ilyith ? — De l’ilyith ? » répéta le magicien dont le visage impassible ne dévoilait aucun indice sur la justesse de cette réponse. Il faisait preuve d’aussi peu de clémence envers son apprenti que Bethod à l’égard de quiconque. « À tout hasard ! — Pas vraiment. » L’apprenti ferma les yeux et soupira pour la cinquième fois de la soirée. Logen éprouvait de la peine pour lui, mais il ne pouvait rien faire. « En langue ancienne, c’est de l’ursilum, de la famille à feuilles rondes. — Oui, oui, bien sûr, de l’ursilum, je l’avais sur le bout de la langue. — Si le nom était sur le bout de ta langue, alors l’utilisation de cette plante ne doit pas être loin derrière, hein ? » Plissant les yeux, l’apprenti regarda vers le ciel nocturne d’un air plein d’espoir, comme si la réponse pouvait être écrite dans les étoiles. « On l’utilise… pour les douleurs articulaires ? — Non, certainement pas. Je crains fort que tes articulations ne continuent à te tourmenter encore un certain temps. » Bayaz fit tourner lentement la tige entre ses doigts. « L’ursilum ne sert à rien, du moins à ma connaissance. C’est juste une plante. » Et il la jeta dans les buissons. « Juste une plante », répéta Quai en secouant la tête. Logen soupira et frotta ses yeux fatigués. « Je vous demande pardon, Messire Neuf-Doigts, nous devons sûrement vous ennuyer ! — Qu’est-ce que ça peut bien faire ? dit Logen en tendant ses paumes. Quel est l’intérêt de connaître le nom d’une plante qui ne sert à rien ? » Bayaz sourit. « Un point pour vous. Dis-nous, Malacus, pourquoi est-ce important ? — Si un homme cherche à changer le monde, il doit d’abord le comprendre. » Visiblement soulagé d’être enfin interrogé sur un sujet dont il connaissait la réponse, l’apprenti débita son texte, comme s’il l’avait appris par cœur. « Le maréchal-ferrant doit apprendre les divers emplois du métal, et le charpentier ceux du bois, sinon leur travail ne vaudra pas grand-chose. La magie de base est impétueuse et dangereuse, car elle vient de l’Au-delà. L’attirer hors du monde souterrain à des conséquences funestes. Le Mage, lui, la maîtrise grâce à ses connaissances, et crée ainsi le Grand Art ; mais, à l’instar du maréchal-ferrant et du charpentier, il ne doit chercher à modifier que ce qu’il comprend. Son pouvoir croît à mesure que s’enrichit son savoir. Le Mage doit donc s’efforcer de tout apprendre, de comprendre le monde dans son intégralité. L’arbre puise sa force dans ses racines, et les connaissances sont les racines du pouvoir. — Laissez-moi deviner : Les Principes de l’art de Juvens ? — Si fait ! Ses toutes premières lignes, précisa Bayaz. — Pardonnez-moi de vous le dire, mais cela fait plus de trente ans que je vis dans ce monde et je n’ai pas encore compris le moindre de ses phénomènes. Comprendre le monde dans son intégralité ? Tout comprendre ? Voilà de quoi s’occuper ! » Le magicien gloussa. « C’est presque une tâche impossible. Connaître et comprendre vraiment tout, jusqu’au moindre brin d’herbe, représente le labeur de toute une vie, et le monde est en perpétuel changement. Voilà pourquoi nous tendons à nous spécialiser. — Et qu’avez-vous choisi ? — Le feu, dit Bayaz en regardant d’un air joyeux vers les flammes qui projetaient des lueurs vacillantes sur son crâne chauve. Le feu, la force et la volonté. Mais même dans ces domaines de prédilection, et en dépit des heures incalculables que j’ai passées à étudier, je reste un novice. Plus on apprend, plus on se rend compte de l’étendue de son ignorance. Néanmoins, le jeu en vaut la chandelle. Après tout, les connaissances sont les racines du pouvoir. — Ainsi donc, avec suffisamment de connaissances, vous, les mages, pouvez faire tout ce que vous voulez ? » Bayaz s’assombrit. « Il y a des limites. Et des règles. — Comme la Première Loi… ? » Maître et apprenti regardèrent Logen comme un seul homme. « Il est interdit de converser avec les démons, c’est cela ? » À l’évidence, Quai avait tout oublié de ses accès de fièvre ; il en était tout ébahi. Bayaz se contenta de plisser légèrement les paupières, en prenant un air quelque peu circonspect. « Eh bien, oui, confirma le Premier des Mages. Il est interdit d’entrer en contact direct avec l’Au-delà. La Première Loi s’applique à tout, sans exception. De même que la Seconde. — Qui dit quoi ? — Qu’il est interdit de manger de la chair humaine. » Logen haussa un sourcil. « Vous, les magiciens, en avez de bonnes ! » Bayaz sourit. « Oh ! et vous n’en connaissez pas le quart ! » Il se tourna vers son apprenti et lui présenta une racine brune de tubéreuse. « Et maintenant, Messire Quai aurait-il l’amabilité de me donner le nom de cette plante ? » Logen ne put s’empêcher de sourire en son for intérieur. Celui-là, il le connaissait. « Voyons, voyons, Messire Quai, nous n’allons pas y passer la nuit. » Logen fut incapable de supporter plus longtemps la détresse du jeune apprenti. Feignant d’attiser le feu avec un bâton, il se pencha vers lui, toussa pour couvrir ses paroles et lui souffla : « Patte de corneille ». Bayaz se trouvait à bonne distance, et le vent faisait bruisser les arbres. Impossible pour le mage d’avoir entendu quoi que ce soit. Quai joua habilement son rôle. Il continua à examiner la racine en réfléchissant, sourcils froncés. « Ne serait-ce pas de la patte de corneille ? » avança-t-il. Les sourcils de Bayaz s’arquèrent. « Mais oui, c’est ça. Très bien, Malacus. Et peux-tu me donner son usage ? » Logen toussota de nouveau. « Blessures », murmura-t-il, une main sur la bouche, en regardant les buissons d’un air distrait. Sa connaissance des plantes était sûrement limitée, mais en ce qui concernait les blessures, il avait une certaine expérience. « Je crois que ça sert à soigner les blessures, proposa Quai avec lenteur. — Excellent, Messire Quai ! C’est bien de la patte de corneille et on l’utilise sur les blessures. Je suis content de voir que nous finissons par progresser. » Il s’éclaircit la gorge. « Il me semble pointant curieux que tu aies employé ce nom. On ne l’appelle ainsi qu’au nord des montagnes. Je ne te l’ai certainement jamais présentée sous ce nom. Je me demande bien qui, dans tes connaissances, est originaire de cette région ? » Il jeta un coup d’œil à Logen. « Avez-vous jamais envisagé de faire carrière dans les arts de la magie, Messire Neuf-Doigts ? » Puis, plissant de nouveau les yeux à l’intention de Quai, il ajouta : « Je pourrais avoir une place pour un apprenti. » Malacus Quai baissa la tête. « Désolé, Maître Bayaz. — Il y a de quoi, en effet. Tu pourrais peut-être aller laver ces bols pour nous ? Cette tâche conviendra certainement mieux à tes talents. » Quai se débarrassa de sa couverture à contrecœur, ramassa la vaisselle sale et se fraya un chemin à travers les buissons pour rejoindre le ruisseau. Bayaz se pencha vers la marmite posée sur les bûches et saupoudra l’eau qui bouillait d’une poignée de feuilles séchées. Éclairant son visage par-dessous, la lumière vacillante des flammes dévoila les gouttelettes de vapeur qui auréolaient son crâne chauve. Tout compte fait, il correspondait bien à ce qu’il était. « Qu’est-ce que c’est ? l’interrogea Logen en prenant sa pipe. Un sortilège quelconque ? Une potion ? Une œuvre maîtresse du Grand Art ? — Du thé. — Hein ? — Des feuilles d’une plante particulière qu’on fait bouillir dans de l’eau. C’est considéré comme un vrai délice dans le Gurkhul. » Il versa un peu de son breuvage dans une tasse. « Vous voulez y goûter ? » Logen renifla la boisson avec méfiance. « Ça sent les pieds. — À votre guise. » Bayaz secoua la tête et se réinstalla confortablement près du feu, entourant à deux mains la tasse fumante. « Mais vous passez à côté d’un des plus beaux cadeaux que la nature ait faits aux hommes. » Il but une gorgée et fit claquer sa langue avec satisfaction. « Cette infusion calme l’esprit et tonifie le corps. Il existe peu de maux qu’une bonne tasse de thé ne guérisse pas. » Logen bourra sa pipe avec un morceau de chagga. « Même un coup de hache sur la tête ? — C’est l’une des exceptions, admit Bayaz en grimaçant un sourire. Dites-moi, Messire Neuf-Doigts, pourquoi existe-t-il un tel ressentiment entre Bethod et vous ? N’avez-vous pas combattu à ses côtés en maintes occasions ? Pourquoi vous haïssez-vous autant ? » Logen cessa de tirer sur sa pipe et recracha la fumée. « Pour diverses raisons », répliqua-t-il avec raideur. Les blessures datant de cette époque-là n’étant pas complètement refermées, il n’aimait pas qu’on vienne les chatouiller. « Ah ! diverses raisons… » Bayaz se plongea dans la contemplation de sa tasse de thé. « Et quelles sont les vôtres ? Cette inimitié n’est-elle pas à double tranchant ? — Si, peut-être. — Mais vous préférez attendre ? — J’y suis bien obligé. — Mmm… Vous êtes très patient pour un homme du Nord. » Logen songea à Bethod, à ses fils ignobles et au trop grand nombre de gens honnêtes qu’ils avaient tués pour assouvir leurs ambitions. À ceux que lui-même avait éliminés pour les satisfaire. Il songea aux Shankas et à sa famille, ainsi qu’au village du bord de mer, en ruine. Il songea à tous ses amis défunts. Il émit un bruit de succion et fixa le feu. « J’ai réglé quelques comptes, à une certaine époque, mais cela n’a fait qu’aggraver les choses et entraîné d’autres problèmes. C’est bien joli de vouloir se venger, mais c’est un luxe. Cela ne vous remplit pas le ventre, ni ne vous protège de la pluie. Pour combattre mes ennemis, j’ai besoin d’amis assurant mes arrières, et j’en suis dépourvu. Il faut se montrer réaliste. Il y a bien longtemps que j’ai troqué mes aspirations contre ma survie quotidienne. » Bayaz s’esclaffa, ses yeux pétillèrent à la lueur des flammes. « Qu’y a-t-il ? demanda Logen en lui tendant sa pipe. — Ne prenez pas ombrage ! Vous êtes simplement une source inépuisable de surprises. Pas du tout ce à quoi je m’attendais. Je dirais même que vous êtes une énigme. — Moi ? — Oh oui ! Le Sanguinaire… chuchota-t-il en écarquillant les yeux. Drôle de réputation que vous vous traînez là, mon ami ! Ces histoires qu’on raconte sur vous ! Un surnom pas facile à porter ! Des mères s’en servent même pour effrayer leurs enfants ! » Logen demeura coi. Il ne pouvait le nier. Bayaz tira longuement sur la pipe et rejeta un nuage de fumée. « J’ai repensé au jour où le prince Calder nous a rendu visite. » Logen renifla de mépris. « Moi, j’essaie de penser à lui le moins possible, afin d’éviter toute perte de temps. — Moi aussi, mais ce n’est pas son comportement qui m’a intéressé, c’est le vôtre. — Ah bon ? Je ne me souviens pas d’avoir fait quoi que ce soit… » Bayaz pointa le tuyau de la pipe vers Logen, par-dessus le foyer. « Ah ! ah ! voilà exactement ce à quoi je faisais référence. J’ai rencontré beaucoup de guerriers, de soldats, de généraux, de champions et que sais-je encore… Un grand guerrier doit agir avec rapidité et de manière décisive, soit avec son arme, soit avec sa troupe, car celui qui frappe le premier est souvent le dernier à le faire. Les combattants sont donc enclins à se fier à leur instinct, à toujours répondre avec violence, à devenir fiers et brutaux. » Bayaz lui rendit la pipe. « Vous, en dépit de tout ce qu’on raconte, vous n’êtes pas ainsi. — J’en connais beaucoup qui ne seraient pas de votre avis. — Peut-être, mais le fait est là : Calder vous a manqué de respect et vous n’avez pas bronché. Vous savez donc à quel moment réagir, et promptement, mais vous savez également vous retenir. Cela dénote une certaine réserve et un esprit astucieux. — Peut-être étais-je seulement effrayé. — Par lui ? Allons donc ! Vous n’avez pas semblé craindre Scale, qui est bien plus inquiétant. Et vous avez porté mon apprenti sur votre dos pendant plus de douze lieues, ce qui démontre un certain courage, ainsi que de la compassion. Une combinaison fort rare. Violence et retenue, astuce et compassion… et vous conversez également avec les esprits. » Logen haussa un sourcil. « Pas souvent, uniquement quand il n’y a personne d’autre à qui parler. Leur conversation est ennuyeuse, et nettement moins flatteuse que la vôtre. — Ah, ah, ah ! c’est bien vrai. Les esprits ont peu de choses à dire aux hommes, ai-je cru comprendre, bien que je ne me sois jamais entretenu avec eux. Je suis dépourvu de ce don. Peu le possèdent à l’heure actuelle. » Il but une nouvelle gorgée de son breuvage, épiant Logen par-dessus le bord de sa tasse. « À part vous, je n’en vois pas d’autres encore en vie. » Trébuchant et frissonnant, Malacus émergea d’entre les arbres et posa les bols mouillés sur le sol. Il attrapa sa couverture, l’enroula fermement autour de lui et jeta un coup d’œil plein d’espoir vers la marmite fumante. « C’est du thé ? » Bayaz l’ignora. « Dites-moi, Messire Neuf-Doigts… du temps a passé depuis votre arrivée dans ma bibliothèque, et pas une fois vous ne m’avez demandé pourquoi je vous avais fait quérir, ni pourquoi nous nous promenons en ce moment même dans le Nord, au péril de nos vies. Cela me paraît bizarre. — Il n’y a rien de bizarre, je ne veux tout simplement pas savoir. — Vous ne voulez pas ? — J’ai cherché pendant toute mon existence à apprendre des choses. Ce qu’il y a de l’autre côté des montagnes. Ce que pensent mes ennemis. Je me suis demandé quelles armes ils utiliseraient contre moi. Et à quels amis je pourrais me fier. » Logen haussa les épaules. « Les connaissances sont peut-être les racines du pouvoir, pourtant, chaque fois que j’ai appris quelque chose, ma situation n’a fait qu’empirer. » Il tira de nouveau sur sa pipe ; celle-ci s’était éteinte. Il en tapota le culot pour faire tomber les cendres par terre. « J’essaierai d’accomplir ce que vous me demanderez, mais jusque-là, je ne veux pas savoir de quoi il s’agit. J’en ai plus qu’assez de prendre des décisions tout seul, ce ne sont jamais les bonnes. Mon père avait coutume de dire que l’ignorance est le meilleur remède. Je ne veux pas savoir de quoi il retourne. » Bayaz le dévisagea. C’était la première fois que Logen voyait le mage déconcerté. Malacus Quai s’éclaircit la gorge. « Moi, j’aimerais bien savoir », dit-il d’une toute petite voix, en lorgnant vers son maître avec des yeux emplis d’espoir. « Oui, murmura Bayaz, mais on ne t’a pas autorisé à poser la question. » Tout se gâta vers midi. Juste au moment où Logen commençait à penser qu’ils parviendraient peut-être à la Tumultueuse et qu’ils survivraient même jusqu’à la fin de la semaine. Il eut l’impression de n’avoir été distrait qu’un bref instant… Malheureusement, au moment crucial. Il fallait néanmoins reconnaître leur compétence. Ils avaient soigneusement choisi leur endroit et enveloppé les sabots de leurs chevaux dans des chiffons, afin d’étouffer leurs pas. S’il les avait accompagnés, Séquoia les aurait peut-être vus venir, car en ce qui concernait le terrain, il avait l’œil. S’il avait été là, Renifleur les aurait peut-être sentis, car il avait un sacré flair pour ce genre de chose. Le problème, c’était qu’aucun des deux n’était présent. Les morts ne vous aident vraiment en rien. Trois cavaliers, armés jusqu’aux dents et revêtus d’armures, les attendaient au détour d’un virage sans visibilité. De la crasse maculait leurs visages, mais leur équipement reluisait. Tous trois étaient des hommes aguerris. Celui de droite, massif et robuste, n’avait quasiment pas de cou. Celui de gauche, grand et maigre, avait de petits yeux méchants. Tous deux portaient un casque rond, une cotte de mailles élimée et une longue lance à l’horizontale, prête à servir. Avachi sur sa monture comme un sac de navets, leur chef se tenait en selle avec la décontraction d’un cavalier confirmé. Il adressa un signe de tête à Logen. « Neuf-Doigts ! Le Brynnien ! Le Sanguinaire ! Quel plaisir de te revoir ! — Orteils-Noirs, marmonna Logen en se forçant à sourire amicalement. Ta vue me réchaufferait le cœur en d’autres circonstances. — Oui, mais la situation est ce qu’elle est. » Les yeux du vieux guerrier examinèrent Bayaz, Quai et Logen avec lenteur, évaluant leur gibier, étudiant leurs armes – ou plutôt leur armement succinct. Un adversaire moins rusé aurait compensé ce handicap, mais Orteils-Noirs était un affranchi, et loin d’être idiot. Son regard vint se poser sur la main que Logen déplaçait subrepticement vers la poignée de son épée. Il secoua la tête avec lenteur. « Épargne-nous tes astuces, le Sanguinaire. Tu vois bien que nous avons l’avantage. » Il indiqua alors d’un geste les arbres qui se dressaient derrière eux. Le cœur de Logen se serra davantage. Avançant au petit trot pour parfaire le piège, deux cavaliers supplémentaires apparurent. Les sabots de leurs montures, enveloppés eux aussi, n’émettaient qu’un bruit ténu sur le sol mou, en bordure de la route. Logen se mordilla les lèvres. Orteils-Noirs avait raison, maudit soit-il ! Les quatre cavaliers resserrèrent le cercle, tout en abaissant les pointes de leurs lances menaçantes ; leurs visages affichaient une froideur extrême, leurs esprits restaient concentrés sur leur tâche. Malacus Quai les fixait d’un air effrayé. Apeuré, son cheval recula. Bayaz souriait aimablement, comme s’ils étaient de vieux amis à lui. Logen aurait aimé bénéficier d’une once de l’attitude composée du magicien. Son propre cœur battait à se rompre, sa bouche avait un goût amer. Négligeant ses rênes, Orteils-Noirs fit avancer son cheval d’un coup de talon, une main serrée sur le manche de sa hache, l’autre nonchalamment posée sur son genou. C’était un cavalier hors pair, célèbre pour son habileté. Voilà ce qui arrive, quand un homme perd tous ses orteils à cause du froid. Chevaucher est plus rapide que marcher, il faut bien le reconnaître. Toutefois, lorsqu’il s’agissait de se battre, Logen préférait avoir les pieds bien campés sur le sol. « Vous feriez bien de nous accompagner, maintenant, dit le vieux guerrier, ça vaudrait mieux pour tout le monde. » Logen ne pouvait qu’acquiescer, la chance était contre lui. Une épée dispose peut-être d’une voix, comme Bayaz le prétendait, mais une lance est rudement efficace pour désarçonner un homme… et il y en avait quatre autour de lui. Il était fait comme un rat – ils le surpassaient en nombre, l’avaient pris par surprise, et il était dépourvu d’équipement approprié pour se défendre. Et cependant… il pouvait chercher à gagner du temps et espérer que la chance lui sourie. Il s’éclaircit la gorge, s’efforçant de ne pas laisser sa frayeur transparaître dans sa voix. « Je n’aurais jamais pensé que tu ferais la paix avec Bethod, Orteils-Noirs. Pas toi ! » Le vieux guerrier caressa sa longue barbe emmêlée. « En vérité} j’ai été l’un des derniers, mais j’ai fini par m’agenouiller, comme tous les autres. Ça ne m’a guère enchanté, mais c’est comme ça. Tu ferais mieux de me donner ta lame, Neuf-Doigts. — Qu’est-il advenu du vieux Hurleur ? Serais-tu en train de me dire qu’il s’est lui aussi incliné devant Bethod ? Ou as-tu tout simplement trouvé un maître qui te convient mieux ? » Orteils-Noirs ne sembla pas se formaliser de ses railleries, pas le moins du monde. Il eut seulement l’air triste, et las. « Le Hurleur est mort, comme si tu ne le savais pas ! Presque tous le sont. Bethod ne me convient pas du tout, en tant que maître, pas plus que ses fils. Personne n’aime lécher le gros cul de Scale, ni celui de ce maigrichon de Calder, tu le sais très bien. Maintenant, donne-moi ton épée ! On perd du temps et on a pas mal de chemin à parcourir. Tu pourras parler aussi bien sans arme. — Le Hurleur est mort ? — Oui, répondit Orteils-Noirs d’un ton dubitatif. Il a provoqué Bethod en duel. Tu n’en as pas entendu parler ? Le Redoutable l’a eu. — Le Redoutable ? — Où étais-tu ces derniers temps, dans une caverne ? — Plus ou moins. C’est qui ce Redoutable ? — Je ne sais pas trop ce que c’est. » Orteils-Noirs se pencha sur sa selle et cracha dans l’herbe. « J’ai entendu dire que ce n’était pas un homme. Il paraît que cette sorcière, Caurib, l’a déterré dans une colline. Qui sait ? En tout cas, c’est le nouveau champion de Bethod et, sans vouloir t’offenser, il est encore plus méchant que le précédent. — Je ne suis pas du tout offensé », déclara Logen. L’homme au cou massif s’était approché. Un peu trop sans doute. La pointe de sa lance se trouvait à une longueur de bras. Assez près pour permettre à Logen de l’attraper… Enfin, peut-être. « Le vieux Hurleur était costaud. — Oui. C’est la raison pour laquelle on le suivait. Mais cela ne lui a pas suffi. Le Redoutable n’en a fait qu’une bouchée. Il s’est acharné sur lui, comme si sa vie ne valait pas plus que celle d’un chien. Il l’a épargné, si on peut dire, pour que nous en prenions de la graine, mais il n’a pas survécu longtemps. C’est à ce moment-là que nous nous sommes presque tous rendus… du moins ceux qui avaient des femmes et des enfants. Remettre ça à plus tard ne servait à rien. Il en reste quelques-uns, là-haut dans les montagnes, qui ont refusé de se soumettre à Bethod. Comme cet illuminé de Crummock-i-Phail, un adorateur de la Lune, et ses hommes des collines, ainsi que certains autres. Mais pas beaucoup. Et pour ceux-là, Bethod a un plan. » Orteils-Noirs tendit une large main calleuse. « Allons, donne-moi ton épée maintenant, le Sanguinaire. De la main gauche, s’il te plaît, doucement, tout doucement, sans nous jouer un de tes vilains tours. Ça vaudra mieux pour tout le monde. » Voilà, c’était fini. Le délai était écoulé. Logen enveloppa la poignée de son épée avec trois doigts de sa main gauche ; le métal froid se pressa contre sa paume. La pointe de la lance du gros gaillard se rapprocha davantage. Le géant qui l’accompagnait s’était un peu détendu ; sûr de l’avoir coincé, il avait dirigé sa lance vers le ciel avec insouciance. Difficile de dire ce que les deux autres, à qui il tournait le dos, pouvaient bien faire. Logen eut du mal à refréner son envie de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule ; il s’efforça de regarder droit devant lui. « J’ai toujours éprouvé du respect pour toi, Neuf-Doigts, même si nous nous trouvions dans des camps opposés. Je n’ai rien contre toi. Mais Bethod réclame vengeance à cor et à cri et j’ai juré de le servir. » Orteils-Noirs le regarda tristement, droit dans les yeux. « Désolé que ce soit moi. Prends ça comme tu veux ! — Moi aussi, murmura Logen. Je suis désolé que ce soit toi. » Il fit glisser doucement la lame hors du fourreau. « Prends ça comme tu veux ! » Et il détendit son bras en lui assénant un coup de pommeau dans la bouche. Quand le métal lui heurta les dents, le vieux guerrier poussa un petit cri rauque et, basculant en arrière, fut désarçonné ; sa hache lui échappa, puis atterrit bruyamment sur la route. Logen saisit alors la hampe de son voisin, juste sous la lame. « Cours ! » hurla-t-il à Quai. L’apprenti, toutefois, se contenta de le dévisager en clignant les paupières. L’homme au cou massif tira si fort sur sa lance qu’il faillit éjecter Logen de sa selle. Ce dernier, cependant, ne lâcha pas prise : se dressant sur ses étriers, il brandit son épée au-dessus de sa tête. Les yeux écarquillés, Cou-massif enleva une main de sa hampe pour se protéger instinctivement ; Logen abattit son épée sur lui de toutes ses forces. La violence de sa frappe le surprit. La lame trancha le bras de l’homme au niveau du coude, puis s’enfonça dans l’épaule, se fraya un chemin sous la fourrure et la cotte de mailles et le découpa quasiment en deux jusqu’à l’estomac. Du sang aspergea la chaussée, éclaboussant la tête du cheval de Logen. Entraîné à être monté, mais pas au combat, l’animal recula, tourna sur lui-même en se cabrant ; pris de panique, il s’élança sur la piste. Logen se maintint avec peine sur le dos de l’animal épouvanté. Du coin de l’œil, il vit Bayaz frapper la croupe de la monture de Quai. Celle-ci partit au galop, ballottant le malheureux apprenti, entraînant le cheval de bât à sa suite. Le plus grand désordre régna alors : les bêtes renâclèrent et s’enfuirent au hasard, les armes s’entrechoquèrent, cris et jurons fusèrent de toutes parts. Une véritable bataille eut lieu. Même pour ces hommes rompus au combat, l’affrontement n’en fut pas moins effrayant. Quand son cheval se mit à faire le gros dos et à ruer, Logen s’accrocha à ses rênes de la main droite, et de la gauche effectua des moulinets effrénés autour de lui – plus pour effrayer ses ennemis que pour les blesser. Il s’attendait à tout moment à être touché par une lance, à ressentir une douleur fulgurante et être projeté au sol la tête la première. Il vit Quai et Bayaz s’éloigner au galop, talonnés par le grand gaillard, sa lance coincée sous le bras. Il vit Orteils-Noirs rouler sur lui-même pour se remettre debout, crachant du sang et s’évertuant à récupérer sa hache. Il vit les deux hommes, arrivés de l’arrière, lutter pour garder le contrôle de leurs montures affolées, tandis que leurs lances fouettaient les airs. Enfin, il vit l’homme qu’il venait d’abattre pendre mollement de sa selle ; son sang qui s’échappait à flots imbibait le sol boueux. Logen laissa échapper un cri en sentant la pointe d’une lance s’enfoncer sous son omoplate. Projeté en avant, il faillit passer par-dessus la tête de son cheval. Lorsqu’il se rendit compte que son visage se trouvait presque au ras du chemin et qu’il était encore en vie, il stimula du talon les flancs de l’animal qui s’élança au galop, soulevant des mottes de boue avec ses sabots, éclaboussant ses poursuivants. Logen fit maladroitement passer son épée dans sa main droite, au risque de perdre les rênes et de s’affaler sur la piste. Haussant les épaules pour tester la gravité de sa blessure, il constata qu’elle ne devait pas être trop profonde et qu’il pouvait encore bouger son bras. « Je suis en vie. Encore en vie. » Le chemin filait sous lui, le vent lui picotait les oreilles. Il gagnait du terrain sur le grand échalas – les chiffons entourant ses sabots le ralentissaient et glissaient dans la boue. Logen serra la poignée de son épée aussi fort qu’il le put et l’éleva. Son ennemi tourna brusquement la tête… trop tard ! Un choc sourd retentit quand le métal de la lame entra en contact avec celui du casque, qui se fendit. Le cavalier fut envoyé au sol ; sa tête rebondit sur la chaussée. Dès que son pied encore prisonnier de l'étrier s’en libéra, le malheureux roula sur le chemin à plusieurs reprises, bras et jambes secoués en tous sens. Sa monture continua à galoper et roula des yeux terrorisés lorsque Logen la dépassa. « Encore en vie. » Logen regarda par-dessus son épaule. Remonté en selle, Orteils-Noirs l’avait pris en chasse, sa hache brandie bien haut, ses cheveux emmêlés flottant au vent. Éperonnant leurs bêtes, les deux autres lanciers lui avaient emboîté le pas ; une certaine distance, cependant, les séparait encore de lui. Logen s’esclaffa. Peut-être allait-il s’en sortir, après tout ! Il agita son épée en direction d’Orteils-Noirs à l’endroit où la route pénétrait dans un bois, au fond de la vallée. « Je suis vivant ! » hurla-t-il à pleins poumons. Son cheval s’arrêta si violemment que Logen faillit passer par-dessus sa tête. Il ne parvint à rester sur son dos qu’en enroulant un bras autour de son cou. Dès qu’il retrouva son équilibre, il comprit le problème… et il était de taille. Plusieurs troncs avaient été tirés sur la chaussée, leurs branches taillées, leurs souches hérissées de méchantes piques pointant un peu partout. Deux autres manants équipés de cottes de mailles se tenaient devant l’obstacle, lances à l’horizontale. Même le cavalier le plus chevronné n’aurait pu sauter cette barrière, et Logen était loin d’en être un. Bayaz et son apprenti étaient arrivés à la même conclusion. Tous deux restaient pétrifiés sur leurs montures plantées devant cette barricade : le vieillard semblait perplexe, le jeune homme, clairement effrayé. Logen palpa la poignée de son épée, en jetant des coups d’œil fébriles autour de lui. Il inspecta les arbres, dans l’espoir de trouver une issue. Peine perdue. Un, deux, puis trois nouveaux guerriers se mirent à avancer de chaque côté de la piste, arcs bandés, prêts à tirer. Logen pivota sur sa selle : Orteils-Noirs et ses deux compagnons arrivaient au petit trot. Aucune échappatoire par là ! Ils tirèrent sur leurs rênes, à quelques pas de lui, restant hors de portée de son épée. Les épaules de Logen se voûtèrent. La chasse était terminée. Orteils-Noirs se pencha pour cracher un caillot. « Ça suffit, le Sanguinaire, tu n’iras pas plus loin. — Le plus drôle », marmonna Logen en baissant les yeux vers la longue lame grise, maculée de rouge, « c’est que j’ai toujours combattu pour Bethod contre toi et que, maintenant, c’est toi qui te bats pour lui contre moi. On dirait que nous ne serons jamais dans le même camp, et qu’il sera le seul grand vainqueur. C’est vraiment drôle. — Oui, grommela Orteils-Noirs entre ses lèvres tuméfiées. C’est drôle. » Mais personne ne rit. Orteils-Noirs et ses manants conservèrent un visage de marbre. Quai paraissait sur le point de fondre en larmes. Seul Bayaz, pour des raisons incompréhensibles, affichait son éternelle bonne humeur. « Allons, Neuf-Doigts, descends de ton cheval. Bethod te veut vivant, mais il acceptera ton cadavre, le cas échéant. Descends ! Tout de suite ! » Logen envisagea les différentes possibilités de fuite, une fois qu’il se serait rendu. Quand il les aurait capturés, Orteils-Noirs ne serait pas du genre à commettre d’erreur. Logen serait sûrement battu à mort, en représailles à la résistance qu’il leur avait déjà opposée… s’ils ne lui arrachaient pas les rotules d’abord ! Tous trois seraient bridés comme des volailles prêtes à être massacrées. Il se vit jeté sur les pavés, prisonnier d’une bonne longueur de chaînes, aux pieds d’un Bethod souriant sur son trône. Calder et Scale, hilares, s’amuseraient certainement à le taillader avec des instruments acérés. Il regarda alentour, observant les extrémités effilées des flèches, les pointes réfrigérantes des lances et les yeux froids des hommes qui les dirigeaient sur lui. Il n’avait aucune chance de s’évader de cet endroit. « D’accord, tu as le dernier mot. » Logen jeta son épée, pointe en avant. Il avait espéré qu’elle se ficherait dans le sol en oscillant d’avant en arrière, mais elle bascula et retomba bruyamment. Il y a des jours comme ça… Il fit passer lentement une jambe par-dessus sa selle et se laissa glisser à terre. « Voilà qui est mieux. À vous deux, maintenant. » Quai s’exécuta aussitôt et resta debout près de son animal, levant des yeux angoissés vers Bayaz. Le mage, lui, ne bougea pas d’un pouce. Fronçant les sourcils, Orteils-Noirs brandit sa hache. « Toi aussi, vieillard. — Je préfère chevaucher. » Logen grimaça. Ce n’était pas la bonne réponse. Orteils-Noirs risquait à tout moment de donner l’ordre de tirer. Les cordes des arcs siffleraient et, transpercé de flèches, le Premier des Mages s’effondrerait, son visage mort affichant toujours sans doute ce petit sourire agaçant. Mais il n’y eut aucun ordre. Aucune injonction péremptoire, aucune incantation singulière, aucun geste esquissé. À l’instar de ces scintillements qui flottent au-dessus du sol un jour de grosse chaleur, l’air sembla palpiter autour de Bayaz, et Logen ressentit un tiraillement étrange au niveau du ventre. Les arbres explosèrent soudain en un mur de flammes blanches, aveuglantes, brûlantes, suffocantes. Leurs troncs éclatèrent. Leurs branches se cassèrent avec des craquements assourdissants, des panaches flamboyants et des nuages de vapeur bouillante. Un carreau enflammé fila juste au-dessus de la tête de Logen, puis les archers disparurent, avalés par la fournaise. La panique et l’horreur firent reculer Logen qui, haletant et secoué de quintes de toux, se couvrit le visage pour se protéger du brasier. La barricade dardait vers le ciel de vertigineuses langues de feu et une multitude d’étincelles. Se débattant et roulant sur eux-mêmes, les deux hommes les plus proches furent attirés par les flammes avides, dont le formidable grondement étouffa presque les cris. Pris d’une terreur incontrôlable, les chevaux s’emballèrent et virevoltèrent en renâclant. Orteils-Noirs fut projeté à terre pour la seconde fois. Sa hache en feu lui échappa des mains, son cheval tituba et finit par tomber, l’écrasant en partie. L’un de ses compagnons eut moins de chance – il fut propulsé dans les flammes qui dévoraient les bords de la piste ; ses hurlements déchirants s’éteignirent rapidement. Un seul homme résistait encore : il avait eu la bonne idée de porter des gants. Par Dieu sait quel miracle, il était toujours accroché à la hampe de sa lance enflammée. Logen ne saurait jamais comment l’homme eut la présence d’esprit de charger dans cet univers en feu. Des choses très bizarres peuvent se produire, lors d’un combat. Choisissant Quai pour cible, il se rua sur lui en grognant, sa lance ardente pointée vers la poitrine du malheureux apprenti qui demeurait bêtement immobile, comme rivé au sol. Récupérant son épée, Logen se précipita vers Malacus et le poussa rudement de l’autre côté de la piste, bras au-dessus de la tête. Puis, sans réfléchir, il frappa les jambes du cheval, lorsque celui-ci passa près de lui. Son arme lui fut arrachée des mains et ricocha au loin. Un sabot heurta alors l’épaule blessée de Logen, lui faisant mordre la poussière. Le souffle coupé, il demeura inerte au milieu du brasier ronflant. Son coup porta pourtant ses fruits. Quelques foulées plus loin, les jambes antérieures du cheval fléchirent ; l’animal trébucha et, emporté par son élan, s’effondra dans les flammes, où il disparut avec son cavalier. Logen explora le sol pour retrouver son épée. Des feuilles grésillantes, balayées sur la piste, lui brûlèrent le visage et les mains. Tel un formidable poids qui le clouait au sol, l’intense chaleur le faisait transpirer à grosses gouttes. Après l’avoir longtemps cherchée à tâtons, il tomba sur la poignée ensanglantée de son arme. Il la saisit de ses doigts meurtris et se remit péniblement debout, puis avança à pas chancelants, en criant des menaces incompréhensibles ; toutefois, aucun combattant ne subsistait. Les flammes s’évanouirent aussi subitement qu’elles étaient apparues, laissant un Logen suffoquant et cillant dans les volutes de fumée. Après le terrible vacarme du brasier, le silence lui parut total, et la douce brise, glaciale. Un large cercle d’arbres avait été réduit en chicots fracassés et carbonisés, comme s’ils s’étaient consumés pendant des heures. La barricade ne présentait plus qu’un tas de cendres grises et de picots noirâtres. Deux cadavres humains recroquevillés gisaient à proximité, difficilement identifiables dans cet amas d’os calcinés. Les lames noircies de leurs lances traînaient au milieu de la piste, leurs hampes avaient disparu. Plus aucune trace des archers, hormis de la suie emportée par le vent. Couché par terre, mains sur la tête, Quai reposait immobile. Derrière lui, le cheval d’Orteils-Noirs, dont une seule jambe s’agitait encore convulsivement, était étalé sur un flanc. « Voilà ! » dit Bayaz. Sa voix étouffée fit sursauter Logen qui pensait ne plus jamais entendre le moindre son. Le Premier des Mages passa alors une jambe par-dessus l’arçon et glissa à bas de sa monture. Son cheval, calme et obéissant, resta à ses côtés sans bouger, comme il l’avait fait depuis le début des hostilités. « Alors, Messire Quai voit-il enfin ce que l’on peut réaliser avec une connaissance approfondie des plantes ? » Malgré son ton paisible, les mains de Bayaz tremblaient. Elles tremblaient même bigrement. Il avait l’air hagard, fiévreux et âgé, à l’image d’un homme qui aurait tiré une charrette pendant plus de quatre lieues. Ebahi, vacillant, silencieux, Logen le fixa longuement, son épée se balançant au bout de son bras. « C’est donc ça, votre Art ? » demanda-t-il d’une petite voix qui lui parut très lointaine. Bayaz épongea la sueur de son visage. « En quelque sorte. Pas très raffiné, mais… » Il retourna l’un des cadavres calcinés de l’extrémité de sa botte. « De toute façon, faire preuve de raffinement serait du gâchis avec ces hommes du Nord ! » Il grimaça un sourire, frotta ses yeux caves et inspecta la route. « Où diable sont donc partis les chevaux ? » Logen entendit un faible râle en provenance de la monture écroulée d’Orteils-Noirs. Il tituba dans cette direction, trébucha, tomba à genoux et se traîna jusque-là. Son épaule le mettait au supplice, son bras gauche était complètement engourdi, ses doigts, écorchés et sanglants. Mais l’état d’Orteils-Noirs était pire que le sien. Bien pire. Dressé sur les coudes, les jambes écrasées jusqu’aux hanches sous son cheval, les mains brûlées et recouvertes de cloques, son visage ensanglanté affichait une expression de parfaite surprise, tandis qu’il tentait vainement de s’extraire de ce piège. « Sacré bon Dieu, tu m’as eu, chuchota-t-il en regardant bouche bée le désastre qu’étaient ses mains. Je suis fini. Je ne pourrai jamais retourner là-bas, et même si j’y arrivais, qu’est-ce que j’y ferais ? » Il émit un gloussement amer. « Bethod est encore moins clément qu’avant, c’est tout dire ! Achève-moi avant que la douleur apparaisse. Ça vaudra mieux pour tout le monde. » Il se laissa retomber sur le côté et demeura allongé sur la piste. Logen leva les yeux vers Bayaz, mais il n’y avait aucune aide à attendre de lui. « Je ne suis pas versé dans l’art de la guérison, déclara sèchement le magicien en regardant le cercle de troncs carbonisés. Je vous ai dit que nous étions enclins à nous spécialiser. » Fermant les yeux, Bayaz se pencha en avant, mains sur les cuisses, et se mit à respirer à pleins poumons. Logen repensa au sol de la salle du trône de Bethod, et aux deux princes hilares, équipés d’instruments acérés. « D’accord », murmura-t-il. Il se releva et soupesa son épée. « D’accord. » Orteils-Noirs lui sourit. « Tu avais raison, Neuf-Doigts. Je n’aurais jamais dû m’agenouiller devant Bethod. Jamais. Je les emmerde, lui et son Redoutable. Il aurait mieux valu mourir là-haut, dans les montagnes, en le combattant jusqu’au bout. Il en serait peut-être sorti quelque chose de bien. J’en ai eu assez ! Tu comprends ça, n’est-ce pas ? — Je comprends, marmonna Logen. Moi aussi, j’en ai eu assez. — Quelque chose de bien, répéta Orteils-Noirs en regardant la grisaille du ciel. J’en ai eu plus qu’assez. J’imagine que je dois mériter ce qui m’arrive. Il faut être juste. » Il releva le menton. « Alors vas-y, mon garçon, qu’on en finisse ! » Logen brandit son épée. « Je suis content que ce soit toi, Neuf-Doigts, siffla Orteils-Noirs en grinçant des dents. Prends ça comme tu veux ! — Pas moi. » Et Logen abattit son arme. Malgré les volutes de fumée qui montaient encore des chicots noircis et s’enroulaient dans les airs, il faisait froid désormais. La bouche de Logen avait un goût salé, semblable à celui du sang. Peut-être s’était-il mordu la langue. Peut-être était-ce celui de quelqu’un d’autre. Il jeta son épée ; elle vibra en heurtant le sol et éclaboussa la boue de gouttes rouges. Quai regarda autour de lui quelques instants, la bouche grande ouverte, avant de se plier en deux et de se mettre à vomir. Logen contempla le cadavre d’Orteils-Noirs étendu à ses pieds. « C’était un brave homme. Bien meilleur que moi. — L’Histoire est jonchée de braves hommes défunts. » S’agenouillant avec raideur, Bayaz ramassa l’épée et essuya sa lame sur le manteau d’Orteils-Noirs. Puis, plissant les yeux, il inspecta la route à travers le rideau de fumée. « Nous devrions partir. D’autres sont sans doute déjà à nos trousses. » Logen fixait ses mains ensanglantées en les faisant tourner devant lui. Aucun doute, il s’agissait bien des siennes… avec là, le doigt manquant. « Rien n’a changé », marmonna-t-il dans sa barbe. Bayaz se redressa et épousseta ses genoux. « Quand en a-t-il jamais été autrement ? » Il tendit l’épée à Logen par sa poignée. « Je pense que vous en aurez encore besoin. » Logen garda les yeux rivés sur la lame un bon moment : propre, d’un gris terne, comme toujours. Contrairement à lui, elle n’avait pas même une éraflure, en dépit de son utilisation intensive ce jour-là. Il n’en voulait pas. Non, jamais ! Il l’accepta, pourtant. Deuxième partie « La vie – telle qu’elle se présente réellement – n’est pas un combat entre le bien et le mal, mais entre le mal et la perversité. » Joseph BRODSKY Les leurres de la liberté L’extrémité de la pelle mordit la terre avec un raclement métallique. Un son bien trop familier ! Malgré la vigueur déployée, l’outil ne s’enfonçait pas profondément, car le sol était dur comme de la pierre et cuit par le soleil. Mais elle n’allait pas se laisser décourager par un petit carré de terrain coriace. Elle en avait creusé des trous, et dans des sols bien plus récalcitrants que celui-ci ! Quand le combat est terminé, on creuse… si on est encore en vie. On creuse des tombes pour ses camarades morts. Une dernière marque de respect, qu’on en ait éprouvé ou pas pour eux. On creuse profondément, tant qu’on en a l’énergie, puis on les pousse à l’intérieur et on les recouvre. Ils y pourrissent alors et sont oubliés. Il en a toujours été ainsi. Avec un petit coup d’épaule, elle lança me pelletée de terre sablonneuse et suivit du regard les grains et les cailloux minuscules qui s’éparpillèrent dans les airs, avant de retomber sur le visage de l’un des soldats. Un œil la fixait avec réprobation. Dans l’autre était fichée l’une des flèches qu’elle avait décochées. Quelques mouches bourdonnaient avec paresse autour de la tête. Pour lui, pas de sépulture, les tombes étaient réservées aux siens. Lui et ses bâtards de copains pouvaient rester exposés au soleil, qui brillait sans merci. Après tout, les vautours devaient aussi se nourrir ! Le tranchant de l’outil fendit l’air de nouveau et vint heurter le sol. Une autre pelletée de poussière fut retirée. Elle se redressa pour essuyer la sueur qui ruisselait sur son front et loucha vers le ciel. Le soleil étincelait à son zénith, évaporant le peu d’humidité encore présente dans cette contrée aride, asséchant le sang répandu sur les rochers. Elle jeta un coup d’œil aux deux tombes voisines. Encore une. Dès qu’elle aurait fini celle-ci, elle jetterait de la terre sur ces trois imbéciles, se reposerait quelques instants, puis s’en irait. D’autres, partis à sa recherche, ne tarderaient pas à arriver. Après avoir planté la pelle dans le sol, elle saisit son outre et en retira le bouchon. Elle avala quelques gorgées d’eau tiède, s’offrit même le luxe d’en verser un filet dans sa main pour s’asperger le visage. La mort terrestre de ses camarades avait au moins mis fin aux querelles incessantes à propos de l’eau. Il y en aurait désormais à profusion. « À boire… » balbutia un soldat, près des rochers. Contre toute attente, il était encore en vie. Sa flèche avait manqué le cœur, mais l’avait tout de même condamné à une mort certaine – juste un peu moins rapide que ce qu’elle avait souhaité. Il avait réussi à se traîner jusqu’aux rochers, mais sa reptation s’était terminée là. Les pierres qui l’entouraient étaient couvertes de sang noir. La chaleur et son projectile auraient bientôt raison de lui, si robuste soit-il. Elle n’avait pas soif, mais disposait d’eau en abondance et serait incapable de tout porter. Elle reprit quelques gorgées supplémentaires, laissant dégouliner le trop-plein sur son menton et son cou. Une gâterie rare dans ces régions désertiques, le gaspillage de l’eau ! Des gouttes étincelantes éclaboussèrent la terre dure et l’obscurcirent. Elle s’aspergea une nouvelle fois le visage, se lécha les lèvres et regarda le soldat. « Pitié… » implora-t-il d’une voix enrouée, une main serrée sur sa poitrine d’où saillait la flèche, l’autre faiblement tendue vers elle. « Pitié ? Bah ! » Elle remit le bouchon en place, puis reposa son outre près de la tombe. « Ne sais-tu pas qui je suis ? » S’emparant du manche de la pelle, elle attaqua de nouveau le sol de son extrémité. « Ferro Maljinn ! fit une voix dans son dos. Je sais qui tu es ! » Un rebondissement des plus importuns… Elle poursuivit sa tâche en réfléchissant à toute allure. Son arc, abandonné près de la première tombe qu’elle avait creusée, était hors de portée de main. Elle pelleta un peu de terre ; la sueur coulait entre ses épaules, que cette présence invisible faisait frissonner. Elle jeta un coup d’œil au soldat agonisant. Il fixait un point derrière elle, ce qui lui donna une idée exacte de l’endroit où se tenait le nouveau venu. Elle enfonça de nouveau le bout de la pelle, puis la lâcha brusquement, sortit du trou d’un bond en roulant dans la poussière, attrapa son arc au passage, y ajusta une flèche et tendit la corde, enchaînant tous ses mouvements avec une extrême souplesse. Un vieillard était debout à une dizaine de pas. Il ne faisait pas mine d’avancer et ne portait pas d’armes. Il était simplement debout, là, et la regardait, un doux sourire aux lèvres. Elle laissa filer sa flèche. À l’arc, Ferro était d’une efficacité redoutable. S’ils en avaient été capables, les dix soldats morts en auraient témoigné. Six d’entre eux gisaient transpercés par ses flèches. Malgré une lutte inégale, elle avait fait mouche à chaque fois. Dans son souvenir, elle n’avait jamais raté sa cible à une distance si courte, quelle que fût la rapidité avec laquelle elle avait dû réagir… et elle avait déjà tué des hommes dix fois plus éloignés que ce maudit vieillard souriant ! C’est pourtant ce qui se produisit. Le projectile décrivit une courbe dans les airs. Peut-être à cause d’un empennage défectueux… de toute façon, ce n’était pas normal. Le vieil homme ne fléchit pas, pas un de ses cheveux ne bougea. Il resta simplement là à sourire. La flèche le manqua de peu, avant de disparaître au pied de la colline. Ce qui permit à tout le monde de réfléchir à la situation. Ce vieil homme était singulier. Sa peau très sombre, noire comme du charbon, indiquait qu’il venait de l’extrême Sud, d’une région située de l’autre côté de ce désert infini, dépourvu d’abris. Une traversée qu’on n’accomplissait pas à la légère. Ferro avait rarement eu l’occasion de rencontrer de tels personnages. Grand, mince, avec de longs bras musclés, il était enveloppé d’une simple toge. De curieux bracelets ceignaient ses poignets, si nombreux qu’ils couvraient la moitié de son avant-bras, faisant scintiller ombre et lumière sous le soleil de plomb. Sa chevelure, un enchevêtrement de torsades grises, dont certaines lui descendaient jusqu’à la taille, auréolait son visage ; un chaume gris tapissait sa mâchoire pointue et décharnée. Une grande outre lui barrait la poitrine et plusieurs bourses de cuir pendaient à sa ceinture. Rien d’autre. Aucune arme. Très étrange pour un homme errant dans ce désert ! Hormis les fuyards et leurs poursuivants, personne ne s’aventurait dans ce trou perdu. Et dans les deux cas, ils auraient été armés. Il ne s’agissait pas d’un soldat du Gurkhul, ni d’un salopard attiré par la récompense de sa tête mise à prix. Ni d’un bandit, ni d’un esclave en fuite. Alors qui était-il ? Que faisait-il là ? Il avait dû venir pour elle ! Il pourrait être l’un d’entre eux ! Un Dévoreur. Qui d’autre se promènerait dans ces régions désertiques, sans armes ? Elle prit alors conscience de leur immense désir de la capturer. Toujours immobile, le vieillard s’obstinait à lui sourire. Elle s’empara d’une autre flèche avec lenteur, sous le regard masculin, dénué de toute inquiétude. « Ce n’est vraiment pas utile », dit-il d’une voix grave et posée. Elle ajusta son trait. Le vieil homme ne bougea pas. Faisant jouer ses épaules, elle prit le temps de viser. Le vieillard, nullement perturbé, continua de sourire. Elle décocha son projectile… qui le manqua de nouveau de quelques centimètres – de l’autre côté, cette fois – et disparut à flanc de coteau. Rater une fois était acceptable, reconnut-elle, mais deux ! Là, il y avait un problème. Si Ferro savait faire une chose, rien qu’une seule, c’était tuer. Le vieux fou aurait dû être transpercé et se vider de son sang sur le sol rocailleux. Pourtant, il était toujours debout, avec son grand sourire qui semblait dire : Tu en sais moins que tu ne penses, j’en sais bien plus que toi. C’était très vexant. « Qui es-tu, vieux salopard ? — On m’appelle Yulwei. — Je préfère vieux salopard. » Elle jeta son arc par terre et laissa retomber ses bras le long de ses flancs, de sorte que sa main droite demeura dissimulée dans son dos. Pliant le poignet, elle fit glisser son couteau à lame courbe hors de sa manche, jusqu’à sa paume offerte. Il existe plusieurs façons de tuer quelqu’un ; si l’une échoue, il faut essayer les autres. Ferro n’avait jamais abandonné devant un écueil. Yulwei se mit à avancer nonchalamment vers elle ; ses pieds nus foulaient les cailloux avec discrétion, tandis que ses bracelets tintinnabulaient. S’il faisait du bruit dès qu’il marchait, comment avait-il réussi à se faufiler aussi près d’elle ? « Que veux-tu ? — T’aider. » Il continua de s’approcher, puis s’immobilisa à quelques pas et la regarda, sourire aux lèvres. Avec un couteau, Ferro était aussi rapide qu’un serpent, et deux fois plus dangereuse – comme les soldats en auraient témoigné s’ils l’avaient pu. Quand elle le lança vers lui de toutes ses forces et avec toute sa fureur, sa lame ne fut plus qu’un éclair éblouissant. S’il s’était tenu là où elle croyait, sa tête aurait dû pendre lamentablement. Mais il n’y était pas. Il se trouvait à un pas de là, vers la gauche. Elle se jeta sur lui en hurlant, la pointe de son arme dirigée vers son cœur. Il se retrouva là où Il se tenait un instant auparavant, toujours immobile et souriant. Étrange… Elle entreprit de tourner autour de lui avec prudence ; ses pieds chaussés de sandales soulevaient de la poussière, sa main gauche décrivait des cercles devant elle, la droite serrait fermement le manche de son couteau. Elle devait faire attention, il y avait de la magie dans l’air ! « Tu n’as aucune raison de te fâcher. Je suis là pour t’aider. — Va au diable, avec ton aide ! siffla-t-elle. — Mais tu en as besoin, et sacrément même ! Ils sont à tes trousses, Ferro. Il y a des soldats dans les collines, beaucoup de soldats. — Je les distancerai. — Ils sont trop nombreux. Tu ne pourras pas tous les distancer. » Elle jeta un coup d’œil sur les cadavres mutilés. « Alors, j’en ferai cadeau aux vautours. — Pas cette fois. Ils ne sont pas seuls. » Sa voix grave descendit encore d’un ton sur le mot « seuls ». Ferro se rembrunit. « Des prêtres ? — Oui, entre autres. » Il écarquilla les yeux. « Un Dévoreur les accompagne, chuchota-t-il. Ils veulent te capturer vivante. L’empereur veut faire de toi un exemple. Il a dans l’idée de t’exposer sur la place publique. » Elle renifla de mépris. « Que l’empereur aille se faire foutre ! — J’ai entendu dire que tu t’en étais déjà occupée. » Avec un grognement, elle brandit de nouveau son couteau, mais il ne s’agissait plus d’un couteau. Un serpent sifflant se tortillait dans sa main, un serpent mortel, gueule ouverte, prêt à mordre. « Aaahhh ! » Elle le lança par terre, écrasant sa tête du pied, sauf qu’elle piétinait désormais son couteau. La lame se cassa avec un sinistre craquement. « Ils te rattraperont, continua le vieillard. Après ça, dans le jardin public de la ville, ils te briseront les jambes avec des marteaux, pour que tu ne puisses plus jamais courir. Ils te promèneront dans Shaffa, complètement nue, la tête rasée, à califourchon sur un âne, dans le sens inverse de la marche, sous les injures des habitants amassés le long des rues. » Elle le fixa, sourcils froncés, mais Yulwei poursuivit : « Ils t’affameront dans une cage devant le palais, te feront cuire en plein soleil, pendant que les bonnes gens du Gurkhul se gausseront de toi, te cracheront dessus en te jetant des ordures à travers les barreaux. Peut-être consentiront-ils à te donner à boire… de la pisse. Les mouches, elles, te grignoteront petit à petit, et tous les autres esclaves verront à quoi ressemble la liberté, constatant que leur condition est de loin meilleure. » Il commençait à ennuyer sérieusement Ferro. Qu’ils viennent, ainsi que le Dévoreur ! Elle ne mourrait pas dans une cage. Avant d’en arriver là, elle se trancherait la gorge. Elle lui tourna le dos d’un air dédaigneux, reprit sa pelle et se remit à creuser férocement la dernière tombe. Celle-ci fut bientôt assez profonde. Assez profonde pour l’ordure qui y pourrirait. Inspectant les environs, elle vit Yulwei agenouillé près du soldat mourant ; il lui donnait à boire avec l’outre qu’il portait en bandoulière. « Merde ! » hurla-t-elle en se dirigeant vers eux à grands pas, les doigts agrippés au manche de l’outil. Le vieillard se redressa à son approche. « Pitié… bredouilla le soldat en tendant une main. — Je vais t’en donner, moi, de la pitié ! » Le tranchant de la pelle s’enfonça dans le crâne de l’agonisant. Son corps fut agité de quelques soubresauts, puis s’immobilisa. Elle se tourna alors vers le vieil homme avec un regard triomphant. Il lui rendit son regard avec tristesse. Quelque chose transparaissait dans ses yeux. De la compassion, peut-être. « Que cherches-tu, Ferro Maljinn ? — Comment ? — Pourquoi as-tu fait ça ? » Le vieillard indiquait le soldat mort. « Que veux-tu ? — Me venger, cracha-t-elle. — De tout le monde ? De la nation du Gurkhul tout entière ? De tous ses hommes, ses femmes et ses enfants ? — De tout le monde. » Le vieillard examina les cadavres qui les entouraient. « Alors, tu dois être satisfaite de ce que tu as accompli aujourd’hui ! — Oui. » Elle se força à sourire, d’un sourire indéfinissable, inhabituel, de guingois. Mais elle n’était pas très heureuse. Elle ne se souvenait même plus à quoi ressemblait le bonheur. « À chaque minute de chaque jour, tu ne penses donc qu’à la vengeance ? Est-ce là ton unique désir ? — Oui. — Les chasser ? Les tuer ? Les exterminer ? » Elle acquiesça encore. « Tu ne souhaites rien d’autre pour toi-même ? » Elle prit le temps de réfléchir. « Hein ? — Pour toi-même… que souhaites-tu ? » Elle le dévisagea d’un air soupçonneux, mais aucune réponse ne vint. Yulwei secoua la tête, découragé. « Il me semble, Ferro Maljinn, que tu es encore l’esclave que tu as toujours été. Et que tu resteras. » Il s’assit sur une pierre, jambes croisées. Elle le fixa un moment avec perplexité. Puis sa colère refit surface, brûlante, rassurante. « Si tu es venu pour me prêter main-forte, tu peux donc m’aider à les enterrer ! » Elle montra du doigt les trois corps alignés près des tombes. « Oh non ! Ça, c’est ton travail. » Elle s’éloigna du vieillard, en jurant entre ses dents, et se dirigea vers ses anciens compagnons. Après avoir saisi le cadavre de Speed sous les aisselles, elle le tira jusqu’à la première tombe, les talons du malheureux traçant deux petits sillons dans le sol. Parvenue au bord du trou, elle le fit rouler à l’intérieur. Alugai fut le suivant. Des coulées de terre sèche retombèrent sur lui quand elle le poussa au fond du deuxième trou. Elle se tourna alors vers la dépouille de Nasar. Il avait été tué d’un coup d’épée en travers du visage. Ferro songea ironiquement que cela améliorait quelque peu son apparence. « Celui-là a l’air d’un brave type, commenta Yulwei. — Nasar ? » Elle eut un rire sans joie. « Un violeur, un voleur et un lâche ! » Après s’être raclé la gorge, elle envoya un crachat sur le visage du mort. La salive s’écoula lentement sur son front. « De loin, le pire des trois. » Elle baissa les yeux vers les tombes. « C’étaient tous étaient de sacrés salopards. — Fameuse compagnie que tu avais là ! — Les fuyards ne peuvent pas s’offrir le luxe de choisir leurs compagnons. » Elle fixa le visage ensanglanté de Nasar. « On se contente de ce qu’on nous offre. — Si tu les détestais autant, pourquoi ne les abandonnes-tu pas aux vautours, comme les autres ? » Yulwei balaya d’un geste les soldats éparpillés sur le sol. « On enterre les siens. » D’un coup de pied, elle précipita Nasar dans le trou. Celui-ci y roula, les bras désarticulés, et s’y aplatit, face contre terre. « Il en a toujours été ainsi. » Reprenant la pelle, elle entreprit d’entasser de la terre caillouteuse sur le dos du mort. Elle travaillait en silence ; la sueur qui perlait à son front coulait le long de ses joues, puis s’égouttait vers le sol. Yulwei la regarda remplir les tombes. Trois tas de poussière supplémentaires dans le désert ! Elle finit par jeter la pelle, qui rebondit sur l’un des soldats, avant de retomber en cliquetant parmi les cailloux. Une petite nuée de mouches quitta le cadavre en un vol agacé et s’y reposa presque aussitôt. Ferro ramassa son arc et ses flèches et les enfila sur son épaule ; puis, saisissant son outre, elle la soupesa avec concentration et l’ajouta à son fardeau. Ensuite, elle passa en revue les cadavres des soldats. L’un d’entre eux, leur chef probablement, disposait d’un cimeterre. Il n’avait même pas eu l’occasion de le tirer : une de ses flèches lui avait transpercé la gorge avant. Ferro s’en empara et exécuta quelques moulinets dans les airs. Une arme d’excellente qualité, bien équilibrée, avec une longue lame courbe, affûtée à l’extrême ; sa poignée en métal brillant captura un rayon de soleil. L’homme avait également un couteau assorti. Elle le démunit des deux et les glissa dans sa ceinture. Elle s’attaqua aux autres dépouilles, qui ne lui offrirent pas grand-chose. Chaque fois qu’elle le pouvait, elle récupérait ses flèches fichées dans les corps. Elle trouva quelques pièces qu’elle jeta au loin. Celles-ci ne feraient que l’alourdir, et que pourrait-elle bien acheter ici, dans le désert ? De la poussière ? C’était tout ce qu’il pouvait offrir… et elle était gratuite ! Les soldats transportaient de la nourriture, mais en quantité vraiment négligeable ; pas même de quoi se nourrir une journée. Cela signifiait qu’il devait y en avoir d’autres dans les parages, en grand nombre, et pas très loin. Yulwei ne lui avait pas menti, mais cela ne changeait rien pour elle. Elle tourna le dos au charnier et se mit à descendre la colline vers le sud, vers l’immense désert, sans se préoccuper du vieil homme. « Mauvaise direction », observa ce dernier. Elle s’arrêta et le regarda en louchant, à cause de la forte luminosité. « Les soldats ne sont-ils pas en chemin ? » Les yeux de Yulwei pétillèrent. « Il y a différentes façons de passer inaperçu, même ici, dans cette région désertique. » Elle se tourna alors vers le nord, vers cette morne plaine en contrebas, vers le lointain Gurkhul. Pas une colline, pas un arbre, ni même un buisson sur des lieues à la ronde. Aucun endroit où se cacher. « Inaperçu ? Même aux yeux d’un Dévoreur ? » Le vieillard pouffa. « Surtout aux yeux de ces porcs arrogants. Ils ne sont pas aussi malins qu’ils le pensent. Comment crois-tu que je suis arrivé jusqu’ici ? Je suis passé au beau milieu de leurs rangs ou les ai contournés. Je vais où bon me semble, et j’emmène qui bon me semble. » Se protégeant les yeux d’une main, elle inspecta le sud. Le désert s’étendait à l’infini. Ici, dans cette contrée aride, Ferro pouvait tout juste survivre. Qu’en serait-il là-bas, dans la fournaise de ces dunes changeantes ? Le vieillard sembla lire dans ses pensées. « Le sable ne s’arrête jamais. Je l’ai déjà traversé. Certains peuvent le faire. Mais pas toi. » Il avait raison, bon sang ! Ferro était mince, et aussi résistante que la corde d’un arc, cela laissait présumer qu’elle marcherait en rond un peu plus longtemps, avant de tomber face contre terre. À tout prendre, le désert était un endroit préférable à une cage devant un palais pour y finir ses jours… et de loin. Elle aspirait à vivre. Elle avait encore des choses à faire. Le vieillard, assis jambes croisées, continuait de sourire. Qui était-il ? Ferro ne se fiait à personne ; toutefois, s’il avait eu l’intention de la livrer à l’empereur, il l’aurait assommée pendant qu’elle creusait, au lieu de lui annoncer son arrivée. Il possédait des dons de magicien, elle l’avait vu de ses yeux. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Mais qu’exigerait-il en échange ? On n’avait jamais rien donné à Ferro sans contrepartie ; elle ne s’attendait pas à ce qu’il en soit autrement. Elle plissa les paupières. « Qu’attends-tu de moi, Yulwei ? » Le vieillard s’esclaffa. Son rire commençait à devenir franchement agaçant. « Disons que je te fais une fleur. Plus tard, tu pourras me rendre la pareille. » La réponse manquait incontestablement de précisions, mais quand sa vie est en jeu, on ne fait pas le difficile. Bien que détestant être sous la coupe de quelqu’un, elle n’avait pas le choix. Du moins, pas si elle voulait voir la fin de la semaine. « Qu’est-ce qu’on fait ? — Nous attendons que la nuit tombe. » Yulwei jeta un coup d’œil aux corps éparpillés sur le sol et se pinça le nez. « Mais peut-être pas ici ! » Haussant les épaules, Ferro s’assit sur une des tombes. « On y sera très bien, dit-elle. J’ai envie d’assister au repas des vautours. » Des étoiles vives parsemaient un ciel nocturne d’une pureté absolue. L’air était devenu frais, froid même. En bas, dans la sombre plaine poudreuse, brûlaient des feux : une ligne courbe de foyers s’étendant jusqu’à la lisière du désert semblait les cerner. Ferro, Yulwei, les dix cadavres et les trois tombes étaient piégés sur la colline. Demain, aux premières lueurs de l’aube, les soldats quitteraient ce campement et se dirigeraient en catimini vers les collines. Si Ferro s’y trouvait encore à leur arrivée, elle serait sûrement abattue, ou pire encore, capturée. Elle ne pouvait pas en affronter un aussi grand nombre, même s’ils n’étaient pas guidés par un Dévoreur. Malgré sa répugnance à l’admettre, sa vie était désormais bel et bien entre les mains de Yulwei. Le vieillard jeta un regard en coin vers les deux. « Il est temps », annonça-t-il. Se frayant un chemin avec précaution entre les boulders et les étranges buissons rabougris, à moitié morts, ils descendirent la pente rocailleuse à l’aveuglette. En direction du Nord, du Gurkhul… Yulwei avançait à une allure stupéfiante. Les yeux rivés au sol pour se repérer parmi les rochers ingrats, Ferro était presque obligée de courir pour ne pas se laisser distancer. Quand, enfin, ils atteignirent le pied de la colline, elle s’aperçut que Yulwei la conduisait vers la gauche de la ligne lumineuse, là où les feux étaient les plus nombreux. « Une minute », chuchota-t-elle en le saisissant par l’épaule. Elle lui indiqua le côté droit. Les feux étant plus espacés à cet endroit, il serait plus aisé de se faufiler au travers. « Pourquoi pas par là ? » À la lueur des étoiles, elle ne distingua que les dents blanches de Yulwei qui souriait. « Oh non, Ferro Maljinn. C’est là que se trouvent les soldats… et notre autre… ami. » Il ne faisait aucun effort pour parler à voix basse ; cela la rendit nerveuse. « C’est par là qu’ils espéreraient te voir passer, si tu choisissais de prendre la direction du nord. Mais ils ne t’y attendent pas vraiment. Ils s’imaginent que tu iras au sud et que tu mourras dans le désert, comme tu l’aurais fait si je n’avais pas été là, plutôt que d’aller te jeter dans la gueule du loup. » Il lui tourna le dos et reprit la marche ; elle lui emboîta le pas, courbée en deux. À mesure qu’ils approchaient du campement, elle se rendit compte qu’il avait raison. Des silhouettes étaient assises autour de certains feux, mais en nombre restreint. Le vieillard avança avec assurance vers quatre feux allumés sur la gauche ; seul l’un d’eux accueillait des soldats. Yulwei ne chercha pas à se baisser, ni à empêcher ses bracelets de cliqueter et ses talons de marteler la terre aride. Ils étaient suffisamment proches pour voir les traits des trois hommes regroupés autour des flammes. Yulwei risquait d’être découvert d’un moment à l’autre. Elle siffla pour attirer son attention, convaincue que les autres l’entendraient aussi. Dans la faible lumière des flammes, elle distingua l’expression de perplexité affichée par Yulwei lorsqu’il pivota. « Qu’y a-t-il ? » Elle fit la grimace, s’attendant à voir les soldats bondir. Imperturbables, ces derniers continuèrent à bavarder. Yulwei leur lança un bref regard. « Ils ne nous verront pas, ni ne nous entendront, à moins que tu n’ailles leur crier dans les oreilles. Nous sommes en sécurité », précisa-t-il. Il se retourna de nouveau et poursuivit sa route en décrivant un large cercle pour les éviter. Ferro l’imita, toujours pliée en deux, et silencieuse – un comportement dicté par la seule force de l’habitude. En arrivant près d’eux, Ferro saisit des bribes de leur conversation. Elle ralentit, tendit l’oreille, puis changea de direction et se mit à progresser vers le feu. Yulwei jeta soudain un coup d’œil derrière lui. « Que fais-tu ? » demanda-t-il. Ferro observait les trois compères : un vétéran corpulent à l’air mauvais, un échalas à tête de fouine et un jeune homme au visage honnête, qui ne ressemblait pas du tout à un soldat. Leurs armes gisaient à terre, bien enveloppées dans des chiffons ou rangées dans leur fourreau… pas du tout prêtes à servir. Elle les contourna avec circonspection, tout en les écoutant. « Il paraît qu’elle n’a pas toute sa tête », murmurait le grand échalas au jeune homme, pour essayer de lui faire peur. « On dit qu’elle a tué une centaine d’hommes, sinon plus. Si tu es bien fait de ta personne, elle te coupe les bijoux, de ton vivant… » Il attrapa son entrecuisse à pleines mains. « Et les mange devant toi ! — Oh, ferme-la, intervint le vétéran. Elle ne nous approchera pas. » Il indiqua les feux épars et baissa la voix. « Si jamais elle vient par ici, elle ira vers lui. — Eh bien, j’espère qu’elle ne viendra pas, renchérit le jeune homme. Tout le monde a le droit de vivre, voilà ce que je pense. » Le grand échalas se renfrogna. « Et qu’en est-il de tous les braves gars qu’elle a tués ? Et les femmes ? Et les enfants ? N’auraient-ils pas mérité de rester en vie ? » Ferro grinça des dents. Elle n’avait jamais tué d’enfants, du moins pas qu’elle se souvienne. « Évidemment, c’est bien dommage pour eux ! Je ne dis pas qu’il faut qu’elle reste en liberté… précisa le jeune homme en regardant nerveusement autour de lui. Simplement, je préférerais que nous n’ayons pas à la capturer nous-mêmes. » À ces mots, le vétéran éclata de rire, mais le grand échalas n’eut pas l’air de trouver ça drôle. « Toi, un lâche ? — Non, rétorqua le jeune homme avec humeur, mais j’ai une femme et des enfants à charge, et je n’ai pas envie de mourir ici, voilà tout. » Il grimaça un sourire. « Nous attendons un heureux événement. Espérons que ce soit un garçon, cette fois ! » Le vétéran hocha la tête. « Mes fils sont déjà grands. Les enfants grandissent trop vite ! » Cette discussion à propos d’enfants, de familles et d’avenir ne fit qu’accroître la colère de Ferro. Un poids lui comprimait la poitrine. Pourquoi seraient-ils autorisés à avoir une vie ? alors qu’elle ne possédait rien, alors qu’eux et les leurs lui avaient tout pris. Elle fit coulisser le couteau à lame courbe hors de son étui. « Qu’est-ce que tu fais, Ferro ? » souffla Yulwei. Le jeune homme se retourna. « Vous avez entendu ? » Son aîné ricana. « Je crois que je t’ai entendu chier dans ton froc. » L’autre gloussa, et le jeune homme esquissa un sourire gêné. Ferro rampa derrière lui. Elle n’était plus qu’à un pas ou deux, éclairée vivement par le feu, pourtant aucun des soldats ne daigna jeter un coup d’œil vers elle. Elle brandit son couteau. « Ferro ! » hurla Yulwei. Le jeune homme se redressa d’un bond et, plissant le front et les yeux, scruta la plaine plongée dans l’ombre. Il se trouvait nez à nez avec Ferro, mais fixait un point derrière elle. Elle sentait son souffle sur son visage. Sa lame étincelait à quelques centimètres du torse velu. Maintenant ! Le moment était venu. Elle pouvait l’éliminer rapidement et neutraliser aussi les deux autres, avant que l’alerte ne soit donnée. Elle savait qu’elle pouvait le faire. Ils n’étaient pas prêts, elle, si. Le moment était venu. Mais sa main ne bougea pas. « Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda le vétéran. Y a rien par là. — J’aurais juré avoir entendu un bruit, dit le jeune homme, toujours face à Ferro. — Attention ! » hurla le grand échalas en se levant vivement, un doigt pointé devant lui. « Elle est là ! Juste devant toi ! » Ferro se pétrifia, les yeux fixés sur lui. Il éclata alors de rire, aussitôt imité par le vétéran. Leur jeune compagnon, l’air penaud, se détourna et se rassit. « J’ai cru entendre quelque chose, c’est tout. — Il n’y a personne là-bas ! » insista le vétéran. Ferro se mit à reculer en douceur. Elle se sentait mal, sa bouche s’emplissait d’une salive au goût amer, son sang battait contre ses tempes. Après avoir enfilé le couteau dans son étui, elle pivota et repartit d’un pas chancelant. Yulwei la suivit en silence. Quand les lumières des feux et le bruit des conversations se furent dissipés dans la nuit, elle s’arrêta et s’effondra sur le sol dur. Un vent froid soufflait sur la morne plaine. Des grains de poussière lui cinglaient le visage, mais elle n’en avait cure. En cet instant, haine et fureur avaient disparu, laissant un vide qu’elle ne savait comment combler. Croisant les bras sur sa poitrine, elle se berça doucement d’avant en arrière, paupières closes. L’obscurité ne lui procura aucun réconfort. La main du vieillard se posa sur son épaule. En temps normal, elle se serait retournée précipitamment, l’aurait repoussé et tué… à condition de le pouvoir. Toutes ses forces l’avaient abandonnée. Elle cligna des yeux et les leva vers lui. « Il ne reste plus rien de moi. Que suis-je ? » Elle pressa une main sur son cœur, sans même en avoir conscience. « J’ai l’impression d’être complètement vide. — C’est bizarre que tu dises ça ! » Yulwei sourit en regardant le ciel étoilé. « Je commençais tout juste à penser qu’il y avait peut-être en toi quelque chose qui valait la peine d’être sauvé. » La haute justice royale Dès qu’il eut atteint la Place des Maréchaux, Jezal se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond. Une réunion du Conseil Public n’attirait jamais autant de curieux. Jetant un coup d’œil aux groupes de gens somptueusement vêtus, il se dépêcha de passer : il était légèrement en retard et son long entraînement l’avait essoufflé. Tout le monde parlait à voix basse, le visage tendu, dans l’expectative. Il joua des coudes pour se frayer un chemin à travers la foule jusqu’à l’Hémicycle des Lords, lorgnant d’un air méfiant les gardes postés de chaque côté des portes marquetées. Eux, au moins, semblaient égaux à eux-mêmes et leurs lourdes visières ne laissaient rien paraître. Il traversa l’antichambre au pas de course, dont il fit ondoyer les tapisseries aux couleurs vives, franchit les portes intérieures et déboucha dans l’immense espace glacial. Dans sa hâte à descendre l’allée menant à la table surélevée, ses pas résonnèrent sous la coupole dorée. Debout sous l'une des hautes fenêtres, le visage éclaboussé par la lumière réfléchie par les vitraux, Jalenhorm examinait, en fronçant les sourcils, le banc muni d’une barre métallique fixée entre ses pieds, qu’on avait installé sur le côté, devant l’estrade. « Que se passe-t-il ? — Tu n’as pas entendu la nouvelle ? chuchota Jalenhorm d’une voix excitée. Hoff a fait savoir qu’on allait discuter d’un sujet important. — De quoi donc ? Du pays des Angles ? Des peuplades du Nord ? » Son compagnon solidement charpenté secoua la tête. « Aucune idée, mais on ne va pas tarder à le savoir. » Jezal fit la moue. « Je n’aime pas les surprises. » Ses yeux se posèrent sur le mystérieux banc. « À quoi va-t-il servir ? » Au même moment, les grandes portes s’ouvrirent et un flot de conseillers s’engouffra dans l’allée. L’habituelle cohorte, mais peut-être un peu plus pondérée, songea Jezal. Les benjamins, les représentants accrédités… Il retint son souffle. Un homme de grande taille, dont les habits, même au milieu de cette auguste assemblée, paraissaient luxueux, ouvrait la marche ; ses épaules étaient ceintes d’une lourde chaîne en or. Il arborait une expression empreinte de gravité. « Lord Brock, en personne, murmura Jezal. — Et voilà lord Isher. » Jalenhorm indiqua de la tête un vieil homme à l’attitude posée, juste derrière Brock. « Ainsi que Heugen… et Barezin. Ça doit être important ! Ça l’est même sûrement ! » Quand les quatre personnages les plus influents de l’Union s’assirent au premier rang, Jezal inspira profondément. Il n’avait jamais vu autant de beau monde assister à un Conseil Public. Sur les bancs en demi-cercle des conseillers, il ne restait quasiment plus une place inoccupée. Tout en haut, la galerie était pleine de gens collés les uns aux autres en un arc continu. Une nervosité certaine se lisait sur leurs visages. Hoff fit alors une entrée fracassante et se mit à descendre l’allée. Il n’était pas seul. À sa droite, un grand homme mince, de fière allure, doté d’une crinière blanche et drapé d’un long manteau immaculé : l’Insigne Lecteur Sult. À sa gauche, un autre homme à la longue barbe grise, légèrement voûté, s’appuyant lourdement sur une canne et revêtu d’une robe noire, brodée d’or : le Juge Suprême Marovia. Jezal n’en croyait pas ses yeux. Trois membres du Conseil Restreint, en ces lieux ! Jalenhorm se précipita à sa place, tandis que les greffiers déposaient livres massifs et dossiers épais sur la table cirée à la perfection. Le grand chambellan vint s’affaler entre eux et réclama immédiatement du vin. Un sourire discret aux lèvres, le chef de l’inquisition de Sa Majesté s’installa avec grâce dans un fauteuil à dossier haut, voisin du sien. Le Juge Suprême Marovia, lui, s’assit avec componction dans un autre, le front plissé. Dans la salle, le volume des murmures inquiets monta d’un cran ; au premier rang, les visages des personnalités étaient fermés, ombrageux. L’appariteur prit place sur l’estrade – il ne s’agissait pas de l’habituel imbécile aux habits bariolés, mais d’un sombre barbu, au large poitrail. Levant son sceptre bien haut, il frappa plusieurs coups énergiques sur les pavés. De quoi réveiller les morts ! « J’invite l’assemblée du Conseil Public de l’Union au silence ! » tonna-t-il. Le vacarme faiblit petit à petit. « Une seule question à l’ordre du jour, ce matin », annonça le grand chambellan, en regardant sévèrement la salle par-dessous ses sourcils broussailleux. « Une affaire de haute justice royale. » Des murmures épars se firent entendre. « Une affaire concernant la patente royale des commerçants de la ville de Westport. » Le bruit s’accrut : grommellements de colère, bruissements de nobles incommodés déplaçant leurs postérieurs sur les bancs, grattements familiers des plumes des greffiers. Jezal s’aperçut que les sourcils de lord Brock se touchaient presque et que les coins de la bouche de lord Heugen s’affaissaient. Ils ne semblaient guère goûter la nature du sujet invoqué. Le grand chambellan renifla sa coupe et but une gorgée de vin, en attendant que les esprits se calment. « Je ne suis pas le mieux qualifié pour parler de ça, néanmoins… — Non, en effet ! » l’interrompit sèchement lord Isher, qui s’agita sur son siège du premier rang en grimaçant. Hoff darda sur le vieil homme un regard en coin. « C’est pourquoi je cède la parole à quelqu’un de compétent en la matière : mon collègue du Conseil Restreint, l’Insigne Lecteur Sult. — Le Conseil Public donne la parole à l’Insigne Lecteur Sult ! » aboya l’appariteur, tandis que le chef de l’inquisition descendait avec élégance les marches de l’estrade pour aller prendre place sur le sol pavé, adressant un joli sourire à tous les visages courroucés fixés sur lui. « Messieurs », commença-t-il d’une voix mélodieuse, en détachant bien les syllabes et en les accompagnant de petits gestes de la main. « Au cours de ces sept dernières années, années consécutives à la glorieuse victoire qui a mis fin à notre guerre contre le Gurkhul, la patente royale exclusive des commerçants de la ville de Westport a été gérée par l’honorable guilde des merciers. — Qui en ont fait bon usage ! cria lord Heugen. — Ils nous ont aidés à gagner cette guerre ! gronda Barezin en abattant son énorme poing sur un banc. — Un très bon usage ! — En effet ! » reprirent en chœur certaines personnes de l’assistance. L’Insigne Lecteur hocha la tête et attendit que les gens se taisent. « Oui, en effet », reprit-il, en arpentant le sol à la manière d’un danseur. Ses mots étaient fidèlement retranscrits, et avec force grattements, dans les pages des grands livres. « Loin de moi l’idée de le nier ! Un très bon usage ! » Il pivota brusquement, le visage déformé par un rictus hideux ; les pans de son manteau blanc lui fouettèrent les jambes. « Un bon usage… consistant à escamoter les taxes royales ! » hurla-t-il. Il y eut un hoquet de surprise dans l’assemblée. « Un bon usage, consistant à bafouer la loi royale ! » Un deuxième hoquet, plus sonore cette fois. « Et même à commettre un crime de haute trahison ! » Cette remarque provoqua un déluge de protestations : des poings se levèrent, des papiers furent jetés par terre. De la galerie, des visages livides regardaient les faciès rubiconds des personnalités qui tempêtaient sur les bancs placés devant l’estrade. Jezal jeta un coup d’œil perplexe autour de lui : avait-il bien entendu ? « Comment osez-vous, Sult ? » vociféra Brock à l’Insigne Lecteur qui remontait les marches rapidement, son éternel petit sourire aux lèvres. « Nous exigeons des preuves ! tonna Heugen. Nous demandons réparation ! — La haute justice royale ! clamèrent des voix au fond de la salle. — Vous devez nous fournir des preuves ! » cria Isher, quand le tumulte commença à diminuer. L’Insigne Lecteur attrapa l’ourlet de sa robe blanche, en faisant ondoyer le magnifique tissu, et se baissa avec souplesse pour s’asseoir dans son fauteuil. « Oh, mais telle est notre intention, lord Isher ! » Le lourd verrou d’une petite porte latérale fut tiré, son écho se répercuta dans la pièce. Lords et représentants se retournèrent comme un seul homme ; certains se mirent debout et se tordirent le cou pour voir ce qui se passait. Le public de la galerie se pencha dangereusement par-dessus la rambarde, impatient de satisfaire sa curiosité. L’hémicycle replongea dans le silence. Jezal déglutit. Des raclements, suivis de claquements et de frottements, retentirent à travers l’ouverture sombre et béante, puis une étrange et sinistre procession émergea de l’obscurité. Sand dan Glotka entra le premier. Il boitait et s’appuyait lourdement sur sa canne, mais gardait la tête bien droite ; un sourire édenté tordait son visage émacié. Derrière lui, trois hommes attachés ensemble par des chaînes qui enserraient leurs mains et leurs pieds nus. Ils se dirigèrent vers l’estrade dans un concert de cliquetis. On leur avait rasé les cheveux et enfilé des chasubles de grosse toile brune. La tenue des pénitents… et des traîtres ayant avoué leurs crimes. Blême de peur, le prisonnier de tête se léchait les lèvres en regardant autour de lui d’un air affolé. Le second, plus petit et plus costaud, courbé en deux, la lippe pendante, avançait péniblement en traînant la jambe gauche. Un filet de bave rosée, dégoulinant de son menton, alla s’écraser sur les pavés. Ce détail n’échappa pas à Jezal. Le troisième homme, d’une maigreur presque maladive, affligé de grands cernes noirs et clignant sans cesse des paupières, fit lentement un tour de salle de ses yeux grands écarquillés, qui ne semblaient pourtant rien voir. Jezal reconnut immédiatement l’homme qui se tenait derrière les trois prisonniers : le gigantesque albinos de cette fameuse nuit dans la ruelle. Se balançant d’un pied sur l’autre, Jezal se sentit envahi par un brusque froid intérieur et un profond malaise. L’utilité du banc fut enfin évidente. Les trois détenus s’y affalèrent et l’albinos accrocha leurs menottes autour du rail qui courait à sa base. Dans l’hémicycle régnait un silence de mort. Tous les regards convergeaient vers l’inquisiteur estropié et ses trois prisonniers. « Notre enquête a commencé il y a déjà quelques mois, précisa l’Insigne Lecteur parfaitement satisfait de voir l’auditoire pendu à ses lèvres, par un simple problème de comptabilité erronée. Je ne vais pas vous ennuyer avec des vétilles de ce genre. » Il sourit à Brock, à Isher et à Barezin. « Je sais que vous êtes tous très occupés. Qui aurait pu penser, à cette époque, qu’une affaire aussi banale nous conduirait ici ? Qui aurait pu croire que les racines de la trahison étaient aussi profondément enfouies ? — En effet, commenta le grand chambellan avec impatience en regardant par-dessus sa timbale. Inquisiteur Glotka, c’est à vous ! » L’appariteur frappa de nouveau quelques coups de bâton sur les pavés. « Le Conseil Public donne la parole à Sand dan Glotka, Inquisiteur indépendant ! » Appuyé sur sa canne, visiblement insensible à l’importance de sa prestation, l’estropié attendit poliment au milieu du périmètre réservé que les greffiers aient terminé d’écrire. « Lève-toi pour faire face au Conseil Public », dit-il au premier prisonnier. L’homme terrifié obtempéra d’un bond qui fît tinter ses chaînes, puis, s’humectant les lèvres, il observa les lords assis au premier rang, en roulant des yeux hagards. « Ton nom ? demanda Glotka. — Salem Rews. » Jezal sentit une boule se former dans sa gorge. Salem Rews ? Il connaissait cet homme ! Son père avait traité des affaires avec lui, par le passé ; à une époque, il venait même régulièrement leur rendre visite dans leur propriété. Avec une horreur grandissante, Jezal observa le traître épouvanté, au crâne rasé. Il repensa au gros marchand bien habillé, toujours prêt à plaisanter. C’était lui, pas de doute. Leurs regards se croisèrent brièvement ; Jezal détourna aussitôt le sien avec angoisse. Son père avait parlé à cet homme dans le vestibule de leur maison, il lui avait serré la main ! Les accusations de trahison sont comme les maladies – on peut en être affecté rien qu’en se trouvant dans la même pièce ! Il fut de nouveau irrésistiblement attiré par ce visage inconnu, et pourtant si familier. Comment ce salopard osait-il être un traître ? « Tu es un membre de l’honorable guilde des merciers ? » poursuivit Glotka, en accentuant d’une note moqueuse le mot honorable. « Je l’étais, bredouilla Rews. — Quel était ton rôle au sein de la guilde ? » Le mercier au crâne rasé regarda autour de lui d’un air désespéré. « Ton rôle ? insista Glotka d’un ton plus dur. — J’ai participé à une conspiration visant à escroquer le roi », pleurnicha le marchand en se tordant les mains. Une onde de protestations scandalisées fît le tour de la salle. La salive de Jezal lui laissa un goût amer dans la bouche. Il vit Sult adresser un sourire compassé au Juge Suprême Marovia. Le visage du vieil homme était d’un blanc de craie, mais il serrait ses poings sur la table. « J’ai trahi ! Pour de l’argent ! Je suis coupable de contrebande, de subornation… et j’ai menti… nous sommes tous coupables ! — Tous coupables ! » Glotka lorgna l’assemblée. « Et si des doutes subsistent chez l’un de vous, nous avons des livres et des documents, en quantité. Une salle entière de la Maison des Questions en est remplie. Une salle pleine de secrets, de forfaits, de mensonges. » Il secoua la tête avec lenteur. « Triste lecture, croyez-moi ! — J’étais obligé d’agir ainsi ! hurla Rews. Ils m’y ont forcé ! Je n’avais pas le choix ! » L’Inquisiteur estropié fronça les sourcils en se tournant vers le public. « Bien sûr qu’ils t’y ont forcé ! Nous avons conscience que tu n’es qu’une brique de l’édifice de l’infamie. Tu as été victime d’une tentative d’assassinat récemment, non ? — Oui, ils ont essayé de me tuer ! — Qui ? — Cet homme ! » gémit Rews d’une voix chevrotante. Il pointa le doigt sur le prisonnier assis à ses côtés et s’en écarta aussi loin que la longueur de ses chaînes le lui permettait. Ses menottes cliquetèrent quand il agita le bras « Lui ! C’est lui ! » insista-t-il en postillonnant. Une autre vague de protestations s’éleva, plus forte cette fois. Jezal vit la tête du prisonnier du milieu s’affaisser ; le corps de l’homme s’effondra sur le côté, mais l’énorme albinos le rattrapa et le remit à la verticale. « On se réveille, Messire Carpi ! » hurla Glotka. La tête branlante se redressa mollement, dévoilant un visage inconnu, curieusement enflé et horriblement marqué de cicatrices d’acné. Jezal remarqua avec dégoût que ses quatre dents de devant manquaient, exactement comme chez Glotka. « Tu es de Talins, c’est ça, en Styrie ? » L’homme acquiesça machinalement d’un air hébété, à la manière de quelqu’un qui somnolerait. « Tu es payé pour assassiner des gens, n’est-ce pas ? » Nouvel acquiescement. « Et tu as été engagé pour exécuter dix sujets de Sa Majesté, parmi lesquels ce traître repentant, Salem Rews ? » Un filet de sang se mit à couler du nez du prisonnier, ses yeux se révulsèrent. L’albinos le saisit par l’épaule et le secoua. Reprenant conscience, il hocha la tête de façon saccadée. « Qu’est-il advenu des neuf autres ? » Silence. « Tu les as tués, n’est-ce pas ? » Nouveau hochement de tête, suivi d’un son étranglé, échappé de la gorge du prisonnier. Empreint d’un profond sérieux, Glotka jeta un regard circulaire aux membres captivés du Conseil. « Villem dan Robb, officier des douanes, gorge tranchée d’une oreille à l’autre. » Il fît glisser un doigt sur son cou ; une femme poussa un petit cri dans la galerie. « Solimo Scandi, mercier, quatre coups de couteau dans le dos. » Il brandit quatre doigts, puis les appuya sur son estomac, comme s’il avait envie de vomir. « Et la liste sanglante continue. Tous assassinés, et uniquement pour en tirer encore plus de bénéfices. Qui t’a engagé ? — Lui », couina le prisonnier, en dirigeant son visage tuméfié vers l’homme décharné, aux yeux vitreux, avachi sur le banc à ses côtés, insouciant de son entourage. Glotka se traîna jusqu’à lui. Sa canne résonna sur les pavés. « Quel est votre nom ? » Le prisonnier redressa vivement la tête et se concentra sur le visage ravagé de l’inquisiteur planté devant lui. « Gofred Homlach ! répondit-il aussitôt d’une voix aiguë. — Vous êtes un membre influent de la guilde des merciers ? — Oui, aboya-t-il en clignant les paupières pour regarder Glotka. — En réalité, vous êtes même l’un des fondés de pouvoir de Maître Kault. — Oui. — Avez-vous pris part à la conspiration visant à escroquer Sa Majesté le roi ? Avez-vous engagé un sbire pour éliminer dix sujets de Sa Majesté ? — Oui. Oui. — Pourquoi ? — Nous craignions qu’ils fassent des révélations… qu’ils disent… » Les yeux vides d’Homlach se posèrent sur l’une des fenêtres aux vitraux colorés. Ses lèvres cessèrent de remuer. « Qu’ils fassent des révélations ? lui rappela l’inquisiteur. — Sur les activités frauduleuses de la guilde ! lâcha le mercier. À propos de nos trahisons ! Des activités de la guilde. De ses activités… frauduleuses… » Glotka l’interrompit brutalement. « Agissiez-vous seul ? — Non. Non. » L’Inquisiteur avança bruyamment sa canne devant lui et s’appuya dessus. « Qui donnait les ordres ? siffla-t-il. — Maître Kault ! hurla Homlach sans hésiter. C’est lui qui donnait les ordres ! » L’assistance en eut le souffle coupé. Le sourire narquois de l’Insigne Lecteur Sult s’élargit. « C’était Maître Kault ! » Les plumes grattaient le papier sans relâche. « C’était Kault ! Il donnait les ordres ! Tous les ordres ! Maître Kault ! — Je vous remercie, Messire Homlach. — Maître Kault ! C’est lui qui donnait les ordres ! Maître Kault ! Kault ! Kault ! — Ça suffit ! » gronda Glotka. Son prisonnier se tut. Le silence régnait dans l’hémicycle. L’Insigne Lecteur Sult tendit un bras vers les trois prisonniers. « Voici mes preuves, Messieurs ! — C’est une comédie ! tonna lord Brock, en se levant d’un bond. C’est insultant ! » Quelques voix se joignirent à la sienne pour le soutenir avec, cependant, un manque d’enthousiasme certain. Plongé dans la contemplation de ses luxueuses bottes de cuir, lord Heugen se fît remarquer par son mutisme prudent. Barezin s’était recroquevillé sur son banc, il semblait avoir rétréci de moitié. Lord Isher fixait le mur en tripotant sa lourde chaîne en or, l’air de s’ennuyer ferme, comme si le sort de la guilde des merciers ne l’intéressait plus du tout. Brock fit appel au Juge Suprême en personne, assis immobile dans son fauteuil sur l’estrade. « Lord Marovia, je vous en supplie ! Vous êtes un homme raisonnable ! Ne cautionnez pas cette… mascarade ! » La salle retomba dans le silence, en attente de la réponse du vieil homme. Celui-ci fronça les sourcils, caressa sa longue barbe, jeta un coup d’œil à l’Insigne Lecteur toujours souriant, puis s’éclaircit la gorge. « Je comprends votre désarroi, lord Brock. Vraiment, je le comprends, mais il me semble que la situation n’est plus du ressort de la raison. Le Conseil Public a examiné l’affaire et se satisfait de son développement. J’ai les mains liées. » Brock rumina brièvement sa défaite. « Ceci n’a rien à voir avec la justice ! » s’écria-t-il. Et il se retourna pour s’adresser à ses pairs. « Ces hommes ont été torturés ! » L’Insigne Lecteur lui opposa une moue dédaigneuse. « Comment donc voudriez-vous que nous opérions avec des traîtres et des criminels ? s’offusqua ce dernier d’une voix puissante. En brandissant un bouclier, lord Brock, afin que les félons se réfugient derrière ? » Il frappa la table, comme si elle aussi pouvait être coupable de haute trahison. « Moi, je n’ai pas envie de voir notre grande nation céder à nos ennemis ! Qu’ils viennent de l’extérieur, ou de l’intérieur ! — À bas les merciers ! cria quelqu’un de la galerie. — Pas de cadeaux pour les traîtres ! — La haute justice royale ! » vociféra un gros homme dans le fond. Une vague de colère et d’approbation agita les gradins ; des cris réclamant des mesures draconiennes et des punitions exemplaires fusèrent. Brock se chercha en vain des alliés au premier rang. Il serra les poings. « Ce n’est pas ça, la justice ! hurla-t-il en indiquant les trois prisonniers. Ils ne constituent pas des preuves ! — Sa Majesté n’est pas d’accord ! tonitrua Hoff. Et elle n’a que faire de votre opinion ! » Il brandit un document volumineux. « Le présent acte déclare la dissolution de la guilde des merciers ! Leur patente est supprimée par décret royal ! Au cours des prochains mois, la commission des échanges commerciaux de Sa Majesté révisera les demandes de droits de négoce avec la ville de Westport. Jusque-là, et tant que des candidats convenables n’auront pas été trouvés, les rênes resteront entre de bonnes mains ; elles seront confiées à des mains loyales. Celles de l’inquisition de Sa Majesté. » L’Insigne Lecteur inclina la tête avec humilité, indifférent aussi bien aux cris furieux des représentants qu’à ceux des curieux de la galerie. « Inquisiteur Glotka ! poursuivit le grand chambellan, le Conseil Public vous remercie de votre diligence et vous demande de lui rendre un dernier service en la matière. » Hoff lui tendit un petit papier. « Voilà un mandat d’arrêt établi à l’encontre de Maître Kault et signé de la main du roi. Nous aimerions que vous vous en occupiez immédiatement. » Glotka se pencha avec raideur pour récupérer le papier présenté par le grand chambellan. « Vous ! dit Hoff en regardant Jalenhorm. — Lieutenant Jalenhorm, Monsieur ! hurla le solide officier en avançant promptement d’un pas. — Peu importe, rétorqua Hoff. Prenez vingt hommes de la garde royale et escortez l’Inquisiteur Glotka jusqu’au siège de la guilde. Assurez-vous que rien ne disparaisse, et que personne ne quitte les lieux sans son ordre ! — Tout de suite, Monsieur ! » Jalenhorm traversa la salle et remonta l’allée en courant vers la sortie, une main sur la poignée de son épée pour l’empêcher de rebondir sur sa cuisse. Le mandat d’arrêt à l’encontre de Maître Kault chiffonné dans son poing serré, Glotka le suivit en claudiquant, s’aidant de sa canne qui heurtait les marches avec régularité. Pendant ce temps-là, l’horrible albinos, qui avait obligé les prisonniers à se lever, les conduisit avec nonchalance jusqu’à la porte par laquelle ils étaient arrivés. « Monsieur le grand chambellan ! » cria Brock dans une ultime tentative. Jezal se demanda à combien se montaient les gains que lui avaient versés les merciers. Et combien il avait encore espéré pouvoir obtenir. Beaucoup, à l’évidence ! Mais Hoff demeura inflexible. « Ceci conclut notre séance d’aujourd’hui, Messieurs ! » Visiblement désireux de partir au plus vite, Marovia s’était levé avant la fin de la phrase. On referma les grands livres. Le destin de l’honorable guilde des merciers était scellé. Des bavardages excités retentirent de nouveau, de plus en plus sonores ; des bruissements et des claquements de talons les accompagnèrent bientôt : les conseillers désertaient leurs sièges, puis la salle. L’Insigne Lecteur Sult resta assis. Il observa ses adversaires battus libérer le premier rang à contrecœur, en marchant à la file. Jezal croisa une dernière fois le regard désespéré de Salem Rews, tandis qu’on le guidait vers la petite porte. Le Tourmenteur Frost tira alors sur sa chaîne, et Rews disparut dans l’obscurité. À l’extérieur, la place était plus bondée qu’auparavant. L’effervescence de la foule compacte croissait à mesure que la nouvelle de la dissolution de la guilde des merciers se répandait parmi ceux qui n’avaient pu pénétrer dans l’hémicycle. Des gens restaient pétrifiés ou, au contraire, couraient de-ci de-là, effrayés, étonnés, indécis. Un homme dévisagea Jezal, avant de regarder autour de lui, les mains tremblantes. Un mercier, peut-être, ou une de leurs connaissances – ou du moins quelqu’un d’assez proche pour être ruiné comme eux. Il y aurait beaucoup de personnes dans ce cas. Jezal eut un brusque pincement au cœur : Ardee West était négligemment appuyée contre un muret, un peu plus loin. Ils ne s’étaient plus rencontrés depuis un bon moment ; en fait, depuis sa diatribe sous l’emprise de l’alcool, et il fut étonné de constater à quel point il était ravi de la voir. Elle avait été punie assez longtemps, se dit-il. Tout le monde méritait d’avoir l’occasion de s’excuser. S’empressant d’aller la rejoindre, un large sourire aux lèvres, il se rendit compte qu’elle n’était pas seule. « Le petit salopard ! » marmonna-t-il entre ses dents. Dans son uniforme bon marché, le lieutenant Brint bavardait librement avec Ardee, et se penchait un peu trop vers elle à son goût, ponctuant ses propos fastidieux par de grands gestes. Ardee acquiesçait en souriant. Elle renversa soudain la tête en arrière et éclata de rire, en donnant une chiquenaude sur la poitrine du lieutenant d’un air enjoué. Brint s’esclaffa à son tour… la sale petite merde ! Ils riaient à l’unisson. Pour une raison quelconque, Jezal sentit monter en lui une violente bouffée de colère. « Jezal, comment allez-vous ? » s’écria Brint avec un gloussement. Jezal s’approcha. « Pour vous, ce sera capitaine Luthar ! cracha-t-il. Et que j’aille bien ou mal ne vous regarde pas ! N’avez-vous aucune corvée à accomplir ? » La bouche de Brint s’ouvrit toute grande. Puis il prit un air maussade en fronçant les sourcils. « Si, Monsieur », grommela-t-il en s’éloignant vivement. Jezal le regarda partir avec un rictus plus dédaigneux qu’à l’accoutumée. « Eh bien, comme c’est charmant ! déclara Ardee. Sont-ce là les manières dont on doit faire preuve devant une dame ? — Je ne saurais le dire. Pourquoi ? Une dame m’aurait-elle observé ? » Se tournant vers elle, il surprit son petit sourire suffisant. Une mimique plutôt déroutante, comme si sa saute d’humeur lui avait plu. Il se demanda sottement si elle avait pu sciemment organiser cette rencontre, si elle s’était installée avec cet imbécile à un endroit où il ne manquerait pas de les voir, espérant ainsi déclencher sa jalousie… Elle lui sourit alors, avant de s’esclaffer. Toute sa colère fondit. Il la trouva vraiment jolie sous le soleil, avec son teint hâlé et sa nature pleine d’entrain, riant haut et fort, sans se préoccuper de qui pouvait l’entendre. Très jolie. Plus que jamais, en réalité. Il s’agissait d’une rencontre fortuite, voilà tout ! Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle posa sur lui ses grands yeux de braise et ses soupçons s’évanouirent. « Était-il nécessaire de vous montrer aussi dur envers lui ? » Jezal contracta les mâchoires. « Ce parvenu ? Ce vermisseau arrogant qui n’est probablement que le bâtard d’un homme riche quelconque ? Il n’a aucune lignée, pas d’argent, pas de savoir-vivre… — En tout cas, plus que moi, et dans les trois domaines. » Jezal se maudit de n’avoir su tenir sa langue. Au lieu de lui soutirer des excuses, il allait désormais devoir lui en faire. Il chercha comment sortir de ce piège qu’il avait lui-même dressé. « Oh, mais ce n’est qu’un sombre crétin ! gémit-il. — Bon… » Jezal fut soulagé de voir la bouche d’Ardee se fendre d’un sourire. « Ça, je l’admets. À présent, où allons-nous ? » Elle glissa sa main sous son bras, sans lui laisser le temps de répondre, et l’entraîna vers l’Allée du Roi. Jezal se laissa guider à travers les groupes de gens effrayés, en colère ou troublés. « Alors, c’est vrai ? demanda-t-elle. — Qu’est-ce qui est vrai ? — Que les merciers sont des gens finis ! — Apparemment. Votre vieil ami Sand dan Glotka était en plein dans la mêlée. Il s’est plutôt bien débrouillé pour un estropié ! » Ardee piqua du nez, vers le sol. « Il serait préférable de ne pas le prendre à rebrousse-poil, estropié ou pas. — Effectivement. » Jezal repensa aux yeux terrifiés de Salem Rews, fixés sur lui jusqu’à ce qu’il passe le seuil et disparaisse dans l’obscurité. « Ce serait préférable ! » Comme ils descendaient l’avenue, le silence s’installa entre eux, un silence dénué de toute gêne. Jezal appréciait de se promener avec elle. Que l’un ou l’autre fasse des excuses ne lui semblait plus important. Après tout, elle n’avait peut-être pas eu complètement tort à propos de l’escrime. Ardee parut lire dans ses pensées. « Comment se passe votre entraînement ? l’interrogea-t-elle. — Pas trop mal. Et vos ivresses ? » Elle haussa un de ses sourcils noirs. « Très bien. Si seulement il existait un tournoi pour ça ! S’il avait lieu tous les ans, je deviendrais rapidement une attraction pour le public ! » Jezal pouffa en baissant les yeux vers elle ; elle lui rendit son sourire. Si intelligente, si fine, si intrépide… et prodigieusement jolie ! Jezal se demanda s’il avait jamais rencontré une telle femme dans sa vie. Si seulement elle était de noble lignée ! songea-t-il. Et si seulement elle avait de l’argent ! Beaucoup d’argent ! Échappatoires « Au nom de Sa Majesté, ouvrez cette porte ! » tonna le lieutenant Jalenhorm pour la troisième fois, en frappant sur le bois de son poing potelé. Quel gros balourd ! Pourquoi les hommes corpulents ont-ils tendance à avoir de si petits cerveaux ? Peut-être qu’ils s’occupent trop de leurs muscles et que leur esprit se racornit comme une prune au soleil. Le siège de la guilde des merciers était un bâtiment imposant, situé sur une place fréquentée, non loin de l’Agriont. Une foule importante de badauds s’était déjà rassemblée autour de Glotka et de son escorte armée ; des gens curieux, inquiets, fascinés, en nombre croissant. On dirait qu’ils sentent l’odeur du sang. La jambe de Glotka l’élançait, suite à son empressement à se rendre sur les lieux ; il doutait néanmoins de surprendre les merciers. Il jeta un coup d’œil agacé aux gardes en armure autour de lui, aux tourmenteurs masqués, au regard dur de Frost et au jeune officier qui tambourinait sur l’huis. « Ouvrez la p… » Cette comédie a assez duré ! « Je pense qu’ils vous ont entendu, lieutenant, coupa Glotka d’un ton tranchant, mais qu’ils choisissent de ne pas répondre. Pourriez-vous avoir l’amabilité d’enfoncer cette porte ? — Quoi ? » Jalenhorm le dévisagea, bouche bée, puis se tourna vers la lourde porte double solidement renforcée. « Comment vais-je… » Frost le bouscula pour passer. Un craquement assourdissant de bois fendu se fit entendre au moment il se précipita contre l’un des panneaux et qu’il le brisa d’un puissant coup d’épaule, le faisant sortir de ses gonds et l’envoyant valdinguer sur le sol de l’entrée. « Comme ça ! » marmonna Glotka en franchissant le seuil, alors que des éclats de bois continuaient de tomber. Jalenhorm le suivit, l’air hagard, talonné par une douzaine de soldats en armure. Un secrétaire outragé bloquait le couloir. « Vous ne pouvez pas… Aaahhh ! » geignit-il quand Frost l’écarta du passage en le propulsant la tête la première contre le mur. « Arrêtez cet homme ! » hurla Glotka, en agitant sa canne vers le secrétaire assommé. Un des soldats saisit l’homme avec rudesse de ses mains gantées et l’entraîna, chancelant, à l’extérieur. Des tourmenteurs armés de lourds bâtons, les yeux flamboyants au-dessus de leur masque, commencèrent à s’engouffrer par la brèche. « Arrêtez tout le monde ! » lança Glotka par-dessus son épaule, en boitillant aussi vite que possible le long du couloir pour ne pas perdre de vue le large dos de Frost qui s’enfonçait dans les entrailles du bâtiment. Par une porte ouverte, il aperçut un marchand en habits colorés, le visage recouvert d’une pellicule de sueur, qui entassait des documents dans un âtre où flamboyait un brasier. « Emparez-vous de lui ! » vociféra Glotka. Deux tourmenteurs bondirent dans la pièce et entreprirent de bastonner le pauvre homme. Celui-ci s’effondra avec un cri perçant, renversant une table dans sa chute et éparpillant une pile de gros livres de comptes. Feuilles volantes et morceaux de papier enflammés se mirent à voleter dans les airs, au rythme des coups qui pleuvaient sur le malheureux. Glotka poursuivit sa route au milieu du remue-ménage et des hurlements, signes d’une mise à sac en règle. Des odeurs de fumée et de sueur emplissaient la bâtisse. Un peu partout, la peur était palpable. Les portes sont toutes gardées, mais Kault pourrait disposer d’un passage dérobé. C’est une véritable anguille. Espérons que nous n’arriverons pas trop tard. Maudite soit cette jambe ! Pas trop tard… Glotka haletait et grimaçait de douleur en claudiquant, lorsque quelqu’un s’accrocha soudain à son manteau. « Aidez-moi ! gémit l’homme. Je suis innocent ! » Du sang maculait son visage grassouillet. Ses doigts agrippés à son ourlet menaçaient de le faire tomber. « Débarrassez-moi de ça ! » intima Glotka, qui lui asséna des coups de canne maladroits, en se collant contre le mur pour garder l’équilibre. L’un des tourmenteurs se précipita sur l’homme et le fustigea. « J’avoue ! » pleurnicha le marchand, comme le bâton s’élevait de nouveau. Le tourmenteur l’abattit sur sa tête, puis, saisissant le corps amorphe sous les aisselles, il l’emporta vers la sortie. Glotka se dépêcha d’avancer ; le lieutenant Jalenhorm, les yeux écarquillés, marchait à sa hauteur. Ils atteignirent un vaste escalier, que Glotka examina d’un œil haineux. Mes vieux ennemis ! Toujours à vous dresser devant moi ! Il entreprit de le gravir de son mieux ; de sa main libre, il fit signe à Frost de le devancer. Un marchand déconcerté, qu’on traînait vers le bas, ses talons rebondissant sur chaque marche, marmonna quelque chose à propos de ses droits. Glotka glissa et faillit s’étaler, mais quelqu’un le rattrapa par le coude et le maintint à la verticale. Jalenhorm ! Avec toujours cette expression médusée sur son large visage respirant l’honnêteté. Ainsi donc, les costauds ont leur utilité ! Le jeune officier l’aida à monter le reste de l’escalier. Glotka n’eut pas la force de le repousser. À quoi bon ? Un homme devrait connaître ses limites. Faire un vol plané n’a rien de glorieux. Je devrais le savoir. Ils finirent par aboutir dans une vaste antichambre, au sol recouvert d’un épais tapis et aux murs tendus de riches tapisseries. Les deux gardes vêtus de la livrée de la guilde des merciers, en faction devant une énorme porte, avaient tiré leurs épées. Campé devant eux, Frost serrait ses poings aux articulations blanchies. En arrivant sur le palier, Jalenhorm sortit également son épée et fit un pas en avant pour se placer aux côtés de l’albinos. Glotka ne put retenir un sourire. Le tortionnaire muet et la fine fleur de la chevalerie ! Une alliance invraisemblable ! « J’ai un mandat d’arrêt à l’encontre de Kault, signé par le roi en personne. » Glotka tendit le document devant lui, afin que les gardes puissent le voir. « La guilde des merciers est dissoute. Vous n’avez rien à gagner à vous mettre en travers de notre chemin. Lâchez vos épées ! Vous avez ma parole qu’il ne vous sera fait aucun mal ! » Indécis, les deux hommes échangèrent un coup d’œil. « Lâchez vos armes ! hurla Jalenhorm en se rapprochant. — D’accord ! » L’un d’eux se pencha et fit glisser son épée sur le plancher. Frost l’arrêta d’un pied. « Toi aussi ! cria Glotka au deuxième. Allez ! » Le garde obtempéra et jeta son arme par terre en levant les bras. Il fut aussitôt cueilli par Frost d’un direct au menton qui l’assomma et l’envoya heurter le mur. « Mais… » s’exclama son compagnon. Frost le saisit par sa veste et le fit basculer dans l’escalier ; le malheureux le dévala en roulant jusqu’en bas des marches, où il termina sa course, inconscient. Je sais ce qu’on ressent. Jalenhorm s’était pétrifié, épée brandie, les yeux exorbités. « Je croyais vous avoir entendu dire… — Peu importe. Frost a vu les choses autrement. — Pfff », fit l’albinos qui s’engagea dans le couloir en trottinant. Glotka lui laissa prendre de l’avance, puis se dirigea vers une porte et mit une main sur la poignée. À sa grande surprise, celle-ci tourna librement et le battant s’ouvrit. Aussi vaste qu’une grange, la pièce était l’opulence même : au plafond, des moulures dorées à l’or fin, des livres aux tranches serties de pierres précieuses, des meubles cossus, brillants comme la surface d’un miroir. Tout était démesuré, surchargé, dispendieux. Mais est-il nécessaire d’avoir bon goût quand on a de l’argent ? Plusieurs grandes fenêtres à meneaux de plomb, de conception nouvelle, offraient une vue splendide de la ville et de sa baie regorgeant de bateaux. Installé devant celle du milieu, un maître Kault souriant, vêtu de ses magnifiques habits officiels, trônait derrière un imposant bureau doré, en partie éclipsé par un énorme bahut, aux portes frappées des armoiries de l’honorable guilde des merciers. Il ne s’est donc pas enfui. Je le tiens. Je… Une corde était attachée à l’un des robustes pieds du bahut. Glotka suivit des yeux ses sinuosités sur le sol. L’autre extrémité était passée autour du cou de Kault. Ah ! il a, malgré tout, imaginé un moyen pour s’échapper. « Inquisiteur Glotka ! » Kault émit un petit rire étranglé et nerveux. « Quel plaisir de faire enfin votre connaissance ! J’ai tellement entendu parler de vos enquêtes ! » Ses doigts tâtaient le nœud coulant pour s’assurer de sa solidité. « Votre collier serait-il trop ajusté, Maître ? Peut-être devriez-vous l’ôter ! » Un autre gloussement amusé. « Oh non, je ne crois pas ! Je n’ai pas l’intention de répondre à vos questions. Non, sans façon ! » Du coin de l’œil, Glotka vit s’entrebâiller une porte latérale. Une grosse main blanche apparut, des doigts s’enroulèrent avec lenteur sur le chambranle. Frost ! Alors, il me reste un peu d’espoir de l’attraper. Je dois continuer à le faire parler. « Toutes les questions ont trouvé leur réponse. Nous savons tout. — Ah bon ? » s’esclaffa Kault. Dissimulé par la masse imposante du bahut, l’albinos se faufila silencieusement dans la pièce en rasant les murs. « Nous savons tout sur Kalyne. Et sur vos petits arrangements. — Imbécile ! Nous n’en avions aucun ! Il était trop honnête pour être acheté ! Il n’a jamais accepté un mark de ma part ! » Alors comment… Kault lui adressa un sourire dégoûté. « Le secrétaire de Sult, précisa-t-il avec un nouveau gloussement. À la barbe de son maître, et à la vôtre, pauvre estropié ! » Quel sombre idiot – le secrétaire transportait les messages, il a vu la confession, il était au courant de tout ! Je n’ai jamais aimé ce tas de merde mielleux. Ainsi donc, Kalyne était loyal ! Glotka haussa les épaules. « Tout le monde peut se tromper. » Kault eut un rictus méprisant. « Se tromper ? Vous avez passé votre temps à commettre des erreurs, grand nigaud ! La vie n’est pas telle que vous le croyez ! Vous ne savez même pas de quel côté vous vous trouvez ! Vous ignorez même quels sont les camps en présence ! — Je suis dans celui du roi, et vous pas. Voilà tout ce que j’ai besoin de savoir. » Parvenu au bahut, Frost s’y était collé. Ses yeux rouges, plissés par la concentration, tentaient de dépasser l’angle du meuble pour voir sans être vu. Encore un peu, rien qu’un peu. « Vous ne savez rien, maudit estropié ! Quelques petits détournements de taxes, quelques pots-de-vin, voilà tout ce dont nous sommes coupables ! — Et la bagatelle de neuf assassinats ! — Nous ne pouvions pas agir autrement ! hurla Kault. Nous n’avons jamais eu le choix ! Nous devions payer les banquiers ! Ils nous prêtaient de l’argent et nous devions le rembourser ! Nous le faisons depuis des années ! Valint et Balk, ces vampires ! Nous leur avons tout donné, mais ils en voulaient toujours plus ! » Valint et Balk ? Les banquiers ? Glotka jeta un coup d’œil au luxe ostentatoire et ridicule. « Vous avez réussi à garder la tête hors de l’eau, semble-t-il. — Ce n’est que du paraître ! De la poudre aux yeux ! Tout cela appartient aux banquiers ! Nous leur appartenons tous ! Nous leur devons des millions ! Des milliards ! » Kault ricana entre ses dents. « Mais j’imagine qu’ils ne récupéreront plus rien, à présent, n’est-ce pas ? — Non, j’imagine que non. » Kault se pencha sur son bureau ; la corde qui pendait à son cou balaya le sous-main en cuir. « Vous voulez des criminels, Glotka ? Vous voulez des traîtres ? Des ennemis du roi et de l’État ? Cherchez-les au sein du Conseil Public. Dans la Maison des Questions. À l’université. Dans les banques. » Kault aperçut alors Frost qui contournait le bahut, à moins de quatre enjambées de lui. Ses yeux s’agrandirent et il jaillit de son fauteuil. « Attrape-le ! » hurla Glotka. Frost bondit en avant, plongea sur le bureau et saisit au vol un pan de l’habit de Kault, au moment où ce dernier tournait sur lui-même et se précipitait vers la fenêtre. Nous le tenons ! Il y eut un sinistre déchirement : la robe céda et Frost se retrouva avec un lambeau de tissu dans son poing blanc. Kault parut s’immobiliser un instant dans les airs, après que les vitres onéreuses eurent explosé en mille morceaux autour de lui, puis disparut. La corde se tendit en un claquement. « Pfff ! siffla Frost en fixant la fenêtre brisée. — Il a sauté ! » balbutia Jalenhorm, bouche bée. « À l’évidence ! » ironisa Glotka, qui boitilla jusqu’au bureau et retira le lambeau de la main de Frost. De près, l’étoffe était vraiment magnifique avec ses couleurs vives, mais franchement mal tissée ! « Qui aurait pu penser ? murmura Glotka. Qualité médiocre ! » Il se traîna jusqu’à la fenêtre et passa la tête à travers l’ouverture. Le chef de l’honorable guilde des merciers se balançait dans le vide, à une vingtaine de pieds plus bas, sa robe brodée d’or voletant dans la brise. Des vêtements bon marché et des fenêtres hors de prix. Si le tissu avait été plus solide, nous l’aurions capturé ! Si la fenêtre avait comporté plus de plomb, nous l’aurions eu ! Dire que la vie repose sur ce genre de détails ! Dans la rue, en contrebas, une foule horrifiée s’était déjà amassée : des doigts pointaient vers le ciel, des badauds bavardaient en regardant le corps pendu. Une femme hurla. De peur ou d’émoi ? Impossible de faire la différence. « Lieutenant, auriez-vous l’amabilité de descendre et de disperser ces gens ? Ensuite, nous pourrons détacher notre ami et le ramener avec nous. » Jalenhorm le dévisagea d’un air confondu. « Mort ou vif… les ordres du roi doivent être exécutés ! — Oui, bien sûr. » L’officier corpulent essuya la sueur qui perlait sur son front et se dirigea d’un pas quelque peu chancelant vers la porte. Glotka se tourna de nouveau vers la fenêtre et observa le cadavre osciller avec lenteur. Les dernières paroles de maître Kault résonnaient dans sa tête. Cherchez-les au sein du Conseil Public. Dans la Maison des Questions. À l’université. Dans les banques, Glotka ! Trois signes West retomba sur les fesses, laissant échapper une de ses épées ; celle-ci atterrit tapageusement sur les graviers. « Voilà ce qu’on appelle une touche ! s’écria le maréchal Varuz. Une touche authentique ! Bel échange, Jezal, bel échange ! » West commençait à en avoir assez de perdre sans cesse. Il était plus fort que Jezal, plus grand, et bénéficiait d’une meilleure extension, mais ce petit salopard effronté était vif. Extrêmement vif… et il s’améliorait de jour en jour. Il connaissait désormais, plus ou moins, toutes les astuces de West et s’il continuait à progresser ainsi, il finirait par le battre régulièrement. Jezal en avait également conscience. Il arbora un sourire horripilant et plein de suffisance lorsqu’il tendit la main à West pour l’aider à se relever. « Nous obtenons enfin des résultats ! » Varuz abattit sa verge sur sa cuisse en un geste de satisfaction. « Nous nous sommes peut-être même trouvés un champion, hein, commandant ? — Très certainement, Monsieur », répondit West, en frottant son coude meurtri par sa chute ; puis il jeta un regard en coin à Jezal, qui jouissait des compliments chaleureux du maréchal. « Mais il ne faut pas que ça nous monte à la tête ! — Oh que non, Monsieur ! répliqua Jezal avec emphase. — Non, en effet, reprit Varuz. Le commandant West est un épéiste confirmé, bien sûr, et vous êtes privilégié de l’avoir comme partenaire, mais bon… » Il grimaça un sourire à West « … l’escrime est un sport réservé aux hommes jeunes, hein, commandant ? — Oui, évidemment, Monsieur, grommela ce dernier. Un sport réservé aux hommes jeunes. — Je crains que Bremer dan Gorst ne soit un adversaire d’une tout autre envergure, comme tous les participants du Tournoi de cette année. Ils ne possèdent sûrement pas la finesse des vétérans, mais disposent de la vigueur de la jeunesse, hein, West ? » À trente ans, ce dernier se sentait encore vigoureux, il ne voyait toutefois pas l’intérêt de se chamailler à ce sujet. Il savait qu’il n’avait jamais été le plus talentueux des escrimeurs. « Nous avons fait des progrès considérables, au cours du mois écoulé, considérables. Si vous parvenez à rester concentré, vous avez toutes vos chances. Toutes vos chances. Bien joué ! Je veux vous revoir tous les deux, demain matin. » Sur ces mots, le vieux maréchal quitta la cour en affichant un air important. West alla récupérer son épée gisant sur les cailloux, au pied du mur. Après cette culbute, son flanc le faisait encore souffrir : il se baissa avec maladresse pour la ramasser. « Je dois partir, moi aussi », grogna-t-il en se redressant. Il tentait de dissimuler au mieux sa douleur. « Une affaire importante ? — Le maréchal Burr a demandé à me voir. — C’est la guerre, alors ? — Peut-être. Je ne sais pas. » West examina Jezal de la tête aux pieds. Pour une raison quelconque, ce dernier évita de croiser son regard. « Et vous ? Qu’avez-vous l’intention de faire, aujourd’hui ? » Jezal jouait négligemment avec ses épées. « Euh… rien de bien précis… je n’ai rien planifié. » Il jeta un coup d’œil furtif à West. Pour un joueur de cartes aussi émérite, il faisait un bien piètre menteur. West ressentit une pointe d’inquiétude. « Ardee n’est pas incluse dans votre absence de programme, n’est-ce pas ? — Euh… » La pointe d’inquiétude se mua en un violent pincement au cœur. « J’attends ! — Peut-être, rétorqua Jezal avec humeur. Oh, et puis, oui ! » West vint se planter devant le jeune homme. « Jezal, s’entendit-il dire entre ses dents, j’espère que vous n’envisagez pas de séduire ma sœur. — Non, mais, attention à… » La coupe finit par déborder. West le saisit par les épaules. « Non, c’est à vous de faire attention ! menaça-t-il. Je ne veux pas qu’on se moque d’elle, est-ce clair ? Elle a déjà été blessée une fois, et je veillerai à ce qu’elle ne souffre pas de nouveau ! Ni à cause de vous, ni à cause de quelqu’un d’autre ! Je ne le supporterai pas ! Ne vous avisez pas de poser vos sales pattes sur elle, compris ? — D’accord ! » répondit Jezal, subitement livide. « D’accord ! Je n’ai aucune vue sur elle. Nous sommes simplement amis. Je l’aime bien. Elle ne connaît personne, ici, et… vous pouvez me faire confiance… nous ne faisons aucun mal. Bon, maintenant, lâchez-moi ! » West se rendit compte qu’il serrait le bras de Jezal de toutes ses forces. Comment avait-il pu en arriver là ? Il voulait simplement lui donner un conseil amical, mais il était allé trop loin. Déjà été blessée… bon sang ! Il n’aurait jamais dû dire ça ! Il relâcha brusquement sa prise, en ravalant sa colère. « Je vous interdis de la revoir, vous entendez ? — Minute, West, pour qui vous prenez-vous… » La fureur de West refit surface. « Jezal, gronda-t-il, je suis votre ami, voilà pourquoi je vous le demande. » Il fit un autre pas en avant, se rapprochant dangereusement. « Je suis aussi son frère, voilà pourquoi je vous mets en garde. Restez à l’écart ! Il ne pourrait rien en sortir de bon ! » Jezal se recroquevilla contre le mur. « D’accord… d’accord ! C’est votre sœur ! » West tourna les talons et s’éloigna vers l’arche en se massant la nuque. Le sang cognait contre ses tempes. Quand le commandant West entra dans le bureau de Burr, celui-ci y était assis et regardait par la fenêtre. Ce gros homme sinistre, à l’épaisse barbe brune, portait un uniforme d’une parfaite sobriété. West se demanda à quel point les nouvelles seraient mauvaises. Et si le visage du maréchal en était le reflet, elles devaient vraiment l’être. « Commandant West ! dit-il en l’observant par-dessous ses sourcils broussailleux. Merci d’être venu ! — C’est tout naturel, Monsieur. » West remarqua trois boîtes en bois grossièrement assemblées, posées sur une table près du mur. Burr surprit son regard. « Des cadeaux de Bethod, notre ami du Nord, expliqua-t-il d’un ton amer. — Des cadeaux ? — Pour le roi, apparemment. » Se renfrognant soudain, le maréchal émit un bruit de succion. « Pourquoi ne jetez-vous pas un coup d’œil à ce qu’il nous a envoyé, commandant ? » West se dirigea vers la table, tendit une main et souleva prudemment le couvercle d’une des boîtes. Une odeur désagréable s’en échappa, identique à celle d’une viande avariée ; il ne découvrit cependant qu’un petit tas de poussière brune. Il ouvrit la deuxième. L’odeur fut pire encore. Et toujours de la poussière brune, collée, cette fois, autour de la boîte, avec quelques cheveux… quelques mèches blondes. West déglutit et se tourna vers le maréchal en fronçant les sourcils. « C’est tout, Monsieur ? » Burr renifla avec mépris. « Nous avons dû enterrer le reste. — Enterrer ? » Le maréchal ramassa une feuille de papier sur son bureau. « Les capitaines Silber et Hoss, et le colonel Arinhorm. Ces noms vous disent-ils quelque chose ? » West se sentit nauséeux. Cette odeur !… elle lui rappela le Gurkhul, et le champ de bataille. « Je connais le colonel Arinhorm de réputation », marmonna-t-il, les yeux rivés sur les trois boîtes. « Il commande la garnison de Dunbrec. — Commandait, rectifia Burr, et les deux autres avaient la charge d’avant-postes voisins, de moindre importance, situés le long de la frontière. — La frontière ? » bredouilla West, devinant ce qui allait suivre. « Leurs têtes ! commandant. Les peuplades du Nord nous ont envoyé leurs têtes ! » West avala sa salive avec difficulté, fasciné par les cheveux blonds collés à l’intérieur de la boîte. « Trois signes, au moment opportun, avaient-ils dit ! » Burr quitta son siège et resta debout devant la fenêtre à regarder dehors. « Les avant-postes étaient insignifiants : des bâtiments de bois en grande partie, entourés d’une palissade et de fossés, et disposant d’effectifs réduits. Aucune importance stratégique. Dunbrec, c’est autre chose ! — Dunbrec protège les forts bordant la Tumultueuse, le moyen le plus efficace pour sortir du pays des Angles », précisa West, hébété. « Ou pour y entrer. Une position essentielle ! Nous avons investi énormément de temps, et des ressources considérables, pour y établir nos fortifications. Les techniques les plus modernes, mises au point par nos meilleurs architectes, ont été utilisées. Une garnison de trois cents hommes, avec des réserves de nourriture et de munitions pour supporter un siège de plus d’une année, y était cantonnée. On considérait ce lieu comme imprenable, comme le pivot de notre stratégie de défense frontalière. » Burr se rembrunit, de profonds sillons se creusèrent sur l’arête de son nez. « Tout est parti en fumée ! » West sentit sa migraine lui vriller de nouveau les tempes. « Quand est-ce arrivé, Monsieur ? — Là est la question. Il a dû falloir au moins deux semaines à ces cadeaux pour nous parvenir, répondit Burr avec amertume. On me targue de défaitiste, mais j’imagine que les peuplades du Nord sont lâchées et qu’à l’heure actuelle elles ont déjà envahi la moitié septentrionale du pays des Angles. Une ou deux concessions minières, quelques colonies pénitentiaires… pour l’instant rien de bien important, aucune ville majeure apparemment, mais elles sont en chemin, West, et progressent vite, vous pouvez en être sûr. On n’envoie pas des têtes tranchées à ses ennemis en attendant poliment une réponse. — Qu’est-ce qui a déjà été fait ? — Pas grand-chose ! Le pays des Angles est en effervescence, évidemment. Le gouverneur Meed incite tous les hommes à s’engager ; il est résolu à affronter Bethod tout seul et à le battre, cet idiot. Selon les rapports, les peuplades du Nord seraient à différents endroits, au nombre de un millier, ou de cent mille. Les ports débordent de civils cherchant désespérément à fuir. La rumeur court que de nombreux espions et des meurtriers en cavale sillonnent la région, et que des bandes débusquent les citoyens ayant du sang nordique pour les rouer de coups, les voler, ou pire. Disons simplement que c’est le chaos. Pendant ce temps, nous sommes assis là, sur nos gros postérieurs, à attendre. — Mais… n’avons-nous pas été prévenus ? Ne le savions-nous pas ? — Si, bien sûr ! » Burr leva une de ses énormes mains en signe d’impuissance. « Mais, le croiriez-vous ? Personne n’a pris cet avertissement au sérieux ! Ce satané sauvage tatoué se poignarde le bras devant le Conseil Public, nous lance un défi devant le roi, et rien n’est fait ! Avec un gouvernement qui dépend de commissions diverses, chacun n’en fait qu’à sa tête ! On est obligé d’agir dans l’urgence, on n’a jamais le temps de se préparer ! » Le maréchal fut pris d’une quinte de toux, puis rota et cracha par terre. « Beurk ! Bon sang ! Satanée indigestion ! » Il se rassit dans son fauteuil, en se frottant l’estomac d’un air malheureux. West ne savait trop quoi dire. « Que faisons-nous ? marmonna-t-il. — On nous a ordonné de nous rendre dans le Nord immédiatement… c’est-à-dire, dès qu’on voudra bien me fournir des hommes et des armes. Le roi, par l’intermédiaire de cet ivrogne de Hoff, m’a chargé de mater ces sauvages. Douze régiments de la garde royale – sept de fantassins et cinq de cavaliers – seront renforcés par des troupes réquisitionnées dans l’aristocratie, et par toutes celles que les Angles n’auront pas disloquées avant notre arrivée sur les lieux. » Mal à l’aise, West s’agita sur sa chaise. « Cela devrait constituer une force écrasante ! — Peuh ! grogna le maréchal. Ça vaudrait mieux ! C’est tout ce dont nous disposons, enfin… plus ou moins… voilà bien ce qui m’inquiète. » West fronça les sourcils. « Il reste Dagoska, commandant, reprit Burr. Nous ne pouvons pas combattre à la fois les Gurkhiens et les peuplades du Nord. — Mais, Monsieur, les Gurkhiens n’oseraient sûrement pas se lancer dans une autre guerre aussi rapidement ! Je pensais qu’il s’agissait là de conversations futiles ! — Je l’espère ! Je l’espère ! » Burr déplaça distraitement des papiers sur son bureau. « Mais ce nouvel empereur, Uthman, ne correspond pas à ce qu’on attendait. À l’annonce du décès de son père, bien qu’étant le benjamin de la famille, il a fait étrangler tous ses frères. Certains disent qu’il les a étranglés lui-même. Uth-man-ul-Dosht ainsi qu’ils le nomment ! Uthman l’impitoyable ! Il a déjà fait part de son intention de reprendre Dagoska. Des paroles en l’air, peut-être ! Mais peut-être pas ! » Burr pinça les lèvres. « Il paraît qu’il a des espions partout. Il pourrait même déjà connaître nos ennuis au pays des Angles et se préparer à tirer parti de nos faiblesses. Nous devons nous débarrasser rapidement de ces peuplades du Nord. Très rapidement. Douze régiments ! Et toutes les troupes de la noblesse ! En ce qui les concerne, le moment ne pourrait être plus mal choisi. — Pardon ? — Ce problème avec les merciers. Une très mauvaise affaire ! Certains nobles des plus influents ont été éclaboussés. Brock, Isher, Barezin et bien d’autres. Ils vont se faire tirer l’oreille pour verser leurs contributions. Qui sait ce qu’ils nous enverront, et quand ? Sûrement une bande de mendiants affamés et sans armes… en se servant de cette excuse pour débarrasser leur territoire de cette vermine ! Des bouches supplémentaires, une multitude de gens inutiles à nourrir, à habiller, à armer, alors que nous manquons terriblement de bons officiers. — J’en ai quelques-uns de valables dans mon bataillon. » Burr se crispa d’impatience. « Des hommes valables, oui ! Des hommes honnêtes, enthousiastes, mais sans expérience ! La plupart de ceux qui ont combattu dans le Sud ne s’y sont pas amusés. Ils ont quitté l’armée et n’ont pas l’intention de la réintégrer. Avez-vous remarqué le jeune âge des officiers, ces temps-ci ? C’en est bel et bien fini de notre institution ! Et maintenant, Sa Grandeur le prince a exprimé sa volonté d’en prendre les commandes ! Il ne sait même pas par quel bout tenir une épée, mais il rêve de gloire et je ne peux pas l’en empêcher ! — Le prince Raynault ? — Si seulement il s’agissait de lui ! hurla Burr. Raynault aurait pu être utile ! Non, je parle de Ladisla ! Lui, commander une division ! Un homme qui dépense mille marks par mois en vêtements ! Son manque de discipline est notoire. J’ai même entendu dire qu’il a abusé de plus d’une servante au palais, mais que l’Insigne Lecteur a réussi à faire taire ces pauvres filles. — Ce n’est pas possible », affirma West, bien qu’étant lui aussi au courant de cette rumeur. « L’héritier du trône mis en danger, alors que le roi est si malade ! Quelle situation grotesque ! » Burr se leva, rotant et grimaçant. « Maudit estomac ! » Il se posta devant la fenêtre et contempla l’Agriont d’un air morose. « Ils pensent que tout rentrera dans l’ordre facilement, reprit-il avec calme. Je parle du Conseil Restreint. Une petite balade au pays des Angles, menée à bien avant les premières neiges ! Et ce, malgré la catastrophe de Dunbrec ! Ils n’apprendront donc jamais rien ? Ils avaient dit la même chose à propos de notre guerre contre les Gurkhiens, et elle à bien failli nous achever ! Ces peuplades du Nord ne sont pas les primitifs qu’ils s’imaginent. J’ai combattu des mercenaires du Nord dans le Starikland : des hommes rudes, habitués à vivre à la dure, rompus à l’art de la guerre, intrépides et obstinés, aussi à l’aise dans les montagnes que dans les forêts, ou dans le froid. Ils ne suivent pas nos règles, ils ne les comprennent même pas ! Ils useront sur le champ de bataille d’une violence et d’une sauvagerie à faire rougir les Gurkhiens. » Burr délaissa la fenêtre pour se tourner vers West. « Vous êtes né au pays des Angles, n’est-ce pas, commandant ? — Oui, Monsieur, dans le sud, près d’Ostenhorm. La ferme familiale se trouvait là-bas, avant le décès de mon père… » La fin de sa phrase se perdit. « Vous y avez été élevé ? — Oui. — Alors, vous connaissez le terrain ! » West se rembrunit. « Je connais cette région, Monsieur, mais je n’y ai pas mis les pieds depuis… — Connaissez-vous ces peuplades du Nord ? — Certaines. Il y en a encore beaucoup qui vivent au pays des Angles. — Vous parlez leur langue ? — Oui, un peu, mais elles parlent de nombreux… — Bien. Je suis en train de constituer un état-major d’hommes compétents, dignes de confiance, à qui je transmettrai mes ordres et qui s’assureront que notre armée ne se démantibule pas, avant même d’avoir affronté l’ennemi. — Oui, Monsieur. » West se creusa la tête. « Le capitaine Luthar est un officier talentueux et intelligent, le lieutenant Jalenhorm… — Bah ! » s’écria Burr, balayant d’une main ces propositions. « Je connais ce Luthar, c’est un crétin ! Exactement le genre de gamin enthousiaste dont je parlais ! C’est vous dont j’ai besoin, West. — Moi ? — Oui, vous ! Le maréchal Varuz, rien de moins que le plus célèbre soldat de l’Union, m’a dit le plus grand bien de vous. Il vous décrit comme l’officier le plus engagé, le plus tenace et le plus travailleur. Toutes les qualités que je recherche ! Vous avez combattu dans le Gurkhul sous les ordres du colonel Glotka, en tant que lieutenant, non ? » West déglutit. « Euh… oui. — Et il est de notoriété publique que vous étiez le premier à franchir la brèche à Ulrioch. — Eh bien, parmi les premiers, j’étais… — Vous avez conduit des hommes sur le champ de bataille et votre courage ne peut être mis en doute ! Inutile de jouer les modestes, commandant, vous êtes l’homme qu’il me faut ! » Burr regagna son siège, sourire aux lèvres, certain de s’être fait comprendre. Il rota une nouvelle fois, en portant une main à sa bouche. « Toutes mes excuses… Maudite indigestion ! — Monsieur, puis-je me permettre d’être direct ? — Je ne suis pas un courtisan, West. Vous devez toujours être direct avec moi. Je l’exige ! — Une affectation à l’état-major d’un maréchal… Vous devez comprendre, Monsieur, que je ne suis que le fils d’un gentilhomme. Je viens du peuple. En tant que commandant de bataillon, je rencontre déjà des difficultés pour gagner le respect des jeunes officiers. Les hommes auxquels j’aurai à donner des ordres, si je faisais partie de votre état-major, Monsieur, seront des hommes mûrs, et de sang bleu… » Il s’interrompit, exaspéré. Le maréchal le regarda d’un air confondu. « Ils ne l’accepteront pas ! » ajouta West. Les sourcils de Burr se rejoignirent. « Ils ne l’accepteront pas ? — Leur fierté ne le supportera pas, Monsieur, leur… — Au diable leur fierté ! » Burr se pencha en avant, ses yeux noirs rivés sur West. « Écoutez-moi, maintenant ! Écoutez-moi bien ! Les temps changent. Je n’ai pas besoin d’hommes de sang bleu. J’ai besoin d’hommes capables de planifier, d’organiser, de donner des ordres… et de les suivre. Il n’y aura pas de place dans mon armée pour ceux qui ne peuvent pas faire ce qu’on leur dit, et je me fiche qu’ils soient nobles ! Comme membre de mon état-major, vous me représenterez, et personne n’ira à l’encontre de mes choix, ni ne me manquera d’égards ! » Il éructa soudain et abattit son poing sur la table. « Les temps changent ! Ils ne s’en rendent peut-être pas compte encore, mais ça ne va pas tarder ! » West le regarda sans mot dire. Burr reprit, avec un geste dédaigneux. « De toute façon, je ne vous demande pas votre avis, je vous informe. Voilà votre nouvelle affectation ! Votre souverain a besoin de vous, votre pays, également. La discussion est close. Vous avez cinq jours pour passer les consignes à votre bataillon. » Le maréchal se replongea alors dans l’examen de ses papiers. « Bien, Monsieur », murmura West. Il mit un certain temps à refermer la porte, tant ses doigts étaient gourds, puis parcourut le couloir avec lenteur, en fixant le sol. La guerre ! La guerre dans le Nord ! Dunbrec était tombée ! Les peuplades du Nord étaient lâchées dans le pays des Angles ! Des officiers se pressaient alentour. Quelqu’un le frôla au passage, mais il le remarqua à peine. Des gens couraient un danger, un danger mortel ! Des gens qu’il connaissait peut-être, des voisins à lui ! Des combats avaient lieu en ce moment même, à l’intérieur des frontières de l’Union ! Il se caressa la mâchoire. Cette guerre allait être terrible ! Pire que celle contre le Gurkhul, et il serait en plein cœur de l’action ! Avec un poste dans l’état-major du maréchal ! Lui, Collem West ! Un roturier ! Il pouvait à peine y croire. West ressentit une pointe insidieuse et coupable d’intense satisfaction. C’était pour un tel poste qu’il avait travaillé aussi dur, pendant toutes ces années. S’il se débrouillait bien, qui sait jusqu’où il pourrait aller ? Cette guerre était une chose terrible, vraiment terrible, à n’en pas douter. Il grimaça un sourire. Une chose terrible ! Mais elle pourrait lui permettre d’atteindre son but. Le costumier Le pont craquait et tanguait sous ses pieds. La voile claquait paresseusement. Les oiseaux de mer se rassemblaient et s’interpellaient dans l’air aux senteurs salées. « Jamais je n’aurais pensé voir une chose pareille », marmonna Logen. La ville était un immense croissant blanc qui s’étendait le long de la vaste baie bleue, s’étirait au-dessus de nombreux ponts, minuscules à cette distance, et se prolongeait sur les îlots rocheux hérissés sur la mer. Des carrés de verdure apparaissaient çà et là au milieu du fouillis des bâtiments, et le fin tracé des rivières et des canaux gris scintillait au soleil. Des murailles flanquées de tours bordaient les lointaines limites de la cité et jaillissaient effrontément au-dessus de l’enchevêtrement des habitations. La mâchoire de Logen pendait stupidement ; incapables de tout embrasser d’un seul regard, ses yeux erraient de-ci de-là. « Adua ! murmura Bayaz. Le centre du monde. Les poètes la nomment la ville aux tours blanches. Elle est magnifique, vue d’ici, non ? » Le mage se pencha vers Logen. « Pourtant, croyez-moi, elle pue, quand on s’en approche. » Une forteresse prodigieuse se dressait en son cœur ; ses murs blancs dominaient le tapis des bâtiments alentour, les rayons aveuglants du soleil se réfléchissaient sur ses dômes étincelants. Logen n’aurait jamais imaginé que les hommes puissent construire quelque chose d’aussi démesuré, d’aussi fier, d’aussi imposant. Une tour, en particulier, écrasait toutes les autres ; ses flèches formaient un bouquet de sombres piliers lisses semblant soutenir le ciel. « Et Bethod a l’intention de faire la guerre à ça ? chuchota-t-il. Il doit être fou ! — Peut-être. Pourtant, malgré son inculture et son orgueil, Bethod a bien cerné le fonctionnement de l’Union. » Bayaz indiqua la ville de la tête. « Tous ces gens se jalousent les uns les autres. Elle n’a d’Union que le nom ; tout le monde s’y bat avec acharnement. Les humbles s’empoignent pour des broutilles. Les puissants guerroient en secret pour le pouvoir et la richesse, mais ils n’en sont pas moins violents. Les victimes sont légion. » Le mage soupira. « Derrière ces murs, ils hurlent, se chamaillent et ne cessent de se mordre mutuellement. Les vieilles querelles ne sont jamais apaisées ; au contraire, elles se développent, se ramifient et, à mesure que les années passent, leurs racines s’enfoncent de plus en plus profondément. Il en a toujours été ainsi. Ils ne réagissent pas comme vous, Logen ! Ici, un homme peut vous sourire, se coucher devant vous et vous appeler son ami, tout comme il est capable de vous donner un présent d’une main et de vous poignarder de l’autre. Vous découvrirez combien cet endroit est étrange. » Logen trouvait déjà que c’était l’endroit le plus étrange qu’il ait jamais vu. Il semblait sans fin. Plus leur bateau avançait dans le golfe, plus la ville lui paraissait grande. Une forêt de bâtiments blancs, tachetés de fenêtres sombres, les encerclait, tapissant les collines de tours et de toits serrés les uns contre les autres ; leurs murs, collés les uns aux autres, se pressaient jusqu’à la grève. Bateaux et navires de toutes sortes rivalisaient dans le havre. Leurs voiles ondoyaient, leurs équipages s’égosillaient au milieu des embruns, couraient sur les ponts, se glissaient à travers les gréements. Certains étaient encore plus petits que leur propre embarcation ; d’autres, plus gros. Interloqué, Logen regarda approcher un énorme vaisseau dont la proue fendait l’onde en projetant des myriades de gouttelettes irisées. Une montagne de bois, flottant comme par magie sur la mer. Le navire les dépassa, puis les distança, les laissant osciller dans son sillage. Les plus nombreux étaient amarrés aux multiples appontements, le long du rivage. Une main en visière pour se protéger de la forte luminosité, Logen finit par distinguer des gens sur les docks tentaculaires. Il commença aussi à les entendre : un vacarme assourdi où se mêlaient cris, grincements des chariots bringuebalants et craquements des cargaisons qu’on déchargeait sur les quais. Des centaines de silhouettes minuscules grouillaient parmi bateaux et maisons, à l’image de fourmis noires. « Combien de gens vivent ici ? murmura-t-il. — Des milliers. » Bayaz haussa les épaules. « Des centaines de milliers ! Des gens originaires de chaque pays situé dans le Cercle du Monde. Aussi bien des hommes des peuplades du Nord que des Kantiques basanés du Gurkhul ou d’ailleurs. Des gens du Vieil Empire, là-bas à l’ouest, et des marchands des villes indépendantes de Styrie. D’autres encore, venus de plus loin – des Mille îles, de la distante Suljuk, et de Thond, là où on vénère le soleil. Des gens qu’il est impossible de dénombrer vivent, meurent, travaillent, enfantent et se marchent les uns sur les autres. Bienvenue dans la civilisation ! » dit Bayaz, ouvrant grand les bras pour englober la ville monstrueuse, magnifique et sans limites. Des centaines de milliers… Logen s’efforça de comprendre ce que cela signifiait. Des centaines… de milliers. Pouvait-il y avoir autant de gens dans le monde ? Il fixa la ville qui l’entourait de tous côtés, en réfléchissant et en frottant ses yeux irrités. Que pouvait bien représenter une centaine de milliers de gens ? Une heure plus tard, il le savait. Logen n’avait jamais été cerné, comprimé et piétiné ainsi par d’autres personnes, en dehors des champs de bataille. Et là, sur les docks, il s’agissait presque d’une bataille – ce n’étaient que cohue, cris, bousculade, peur et colère. Une bataille où n’existait aucune clémence, sans fin ni vainqueurs. Logen était habitué à avoir le ciel au-dessus de sa tête, à respirer l’air pur, et à son unique compagnie. En chemin, il s’était senti étouffé par la proximité de Bayaz et de Quai chevauchant à ses côtés. Ici, les gens étaient partout, poussant, vociférant, jouant des coudes. Par centaines, par milliers, par centaines de milliers ! Pouvaient-ils réellement être tous des humains ? Des gens comme lui, capables de penser, d’avoir des sautes d’humeur et des rêves ? Des visages le croisaient – maussades, inquiets, revêches –, puis disparaissaient en un tourbillon de couleurs. Logen déglutit et cligna des yeux. Il avait la gorge douloureusement sèche. La tête lui tournait. Il était sûrement en enfer. Il savait qu’il méritait d’y être, mais il ne se souvenait pas d’avoir trépassé. « Malacus ! » souffla-t-il misérablement. L’apprenti se retourna. « Arrêtons-nous un moment ! fit Logen en écartant son col. Je ne peux plus respirer ! » Quai ricana. « Ce doit être à cause de l’odeur. » Oui, certainement. Les docks dégageaient une puanteur abominable, pas de doute. Des remugles de poissons avariés, d’épices écœurantes, de fruits gâtés, de crottin fumant, de sueur de cheval, d’âne et d’homme, qui se mélangeaient sous un soleil de plomb et devenaient plus fétides que chacun des éléments pris séparément. « Dégage ! » Une épaule écarta rudement Logen, qui ne fit qu’entrevoir son propriétaire. Il dut s’appuyer contre un mur sale pour essuyer son visage moite. Bayaz souriait. « Rien de comparable avec le vaste Nord désertique, hein, Messire Neuf-Doigts ? — Non, en effet. » Logen observa les gens qui défilaient – avec des chevaux, des chariots – en un flot continu de visages. Un homme le regarda d’un air soupçonneux en passant près de lui. Un petit garçon le montra du doigt et cria quelque chose. Une femme portant un panier sur sa tête fit un grand détour pour l’éviter ; elle leva des yeux effrayés vers lui et s’empressa de s’éloigner. Disposant d’un peu de temps pour réfléchir, il constata que tous l’épiaient, le montraient du doigt, le dévisageaient, et que personne ne semblait heureux. Logen se pencha vers Malacus. « Je suis craint et détesté dans tout le Nord. Même si cela ne me plaît pas, j’en connais les raisons. » Quelques marins désabusés lui décochèrent des regards noirs, tout en échangeant des propos à voix basse. Il les examina avec perplexité jusqu’à ce qu’un chariot qui se déplaçait en grondant vienne les dissimuler à sa vue. « Mais ici, pourquoi me déteste-t-on ? — Bethod avance vite », grommela Bayaz en scrutant la foule, sourcils froncés. « Sa lutte contre l’Union a déjà commencé. J’ai bien peur que le Nord ne soit pas très populaire à Adua ! — Comment savent-ils d’où je viens ? » Malacus eut une grimace amusée. « Ça transparaît, pourrait-on dire. » Au moment où deux jeunes gens hilares passèrent devant lui en courant, Logen sursauta. « Ah bon ? Même au milieu de tous ces gens ? — Oh oui, comme un énorme tronc couvert d’éraflures et de crasse ! — Ah ! » Il se regarda de bas en haut. « Je vois. » Dès qu’on s’éloignait des docks, la foule devenait moins compacte, l’air se purifiait un peu, les bruits diminuaient. Les rues grouillaient encore, une odeur nauséabonde flottait toujours, mais là, au moins, Logen respirait mieux. Ils traversèrent de vastes places pavées, agrémentées de plantes et de statues. Au-dessus des portes se balançaient des enseignes en bois, décorées de poissons bleus, de cochons roses, de grappes de raisin violet ou de miches de pain brun. On y avait disposé des tables et des chaises au soleil, où des gens s’étaient installés pour manger dans des marmites plates et boire dans des coupes en verre. Ils se faufilèrent dans des ruelles étroites, où des immeubles en bois noueux et en plâtre semblaient se pencher vers eux jusqu’à se toucher, ne laissant place qu’à une mince bande de ciel bleu. Ils déambulèrent le long de rues plus larges, en cailloutis, noires de monde et bordées de bâtiments blancs colossaux. Logen clignait des yeux, abasourdi par tout ce qui l’entourait. Jamais il ne s’était senti aussi dérouté sur la lande, si brumeuse fût-elle… ni dans aucune forêt, même la plus inextricable. Il n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait leur bateau, alors qu’une demi-heure à peine s’était écoulée depuis leur débarquement. Le soleil se cachait derrière les bâtisses imposantes qui se ressemblaient toutes. Terrifié à l’idée de perdre la trace de Bayaz ou de Quai dans la foule, et d’être à jamais égaré, il s’empressa de suivre le crâne chauve du magicien. Ils débouchèrent sur un grand espace, une vaste avenue, bien plus large que toutes celles qu’ils avaient vues jusque-là, bordée de palais blancs protégés par de hauts murs ou des palissades, devant lesquels s’alignaient des arbres séculaires. Là, les gens différaient par leurs vêtements colorés, voyants, coupés dans un style dont l’utilité lui échappait. Les femmes, s’il pouvait les qualifier ainsi, étaient pâles, squelettiques, emmaillotées dans des étoffes brillantes ; d’autres pièces de tissu, tendues à l’extrémité d’un bâton, voltigeaient au-dessus d’elles, sous le soleil brûlant. « Où sommes-nous ? » hurla-t-il à Bayaz. Si le magicien lui avait répondu : « Sur la lune », Logen n’en aurait pas été surpris. « C’est la Voie du Milieu, l’une des artères principales de la ville. Elle traverse le cœur de la cité et rejoint directement l’Agriont ! — L’Agriont ? — La forteresse, le palais, les casernes, le siège du gouvernement. Une ville dans la ville. Le cœur de l’Union. C’est là que nous allons. — Ah oui ? » Un groupe de jeunes gens maussades regarda passer Logen d’un air craintif. « On nous laissera entrer ? — Oh oui, mais à contrecœur. » Logen luttait pour se frayer un chemin dans la foule. Partout, le soleil se reflétait sur les vitres des fenêtres qui se comptaient par centaines. Carleon, elle, ne disposait que de quelques fenêtres dotées de carreaux sur les façades de ses bâtiments les plus grands… du moins, avant le sac de la cité. Il fallait reconnaître qu’après, bien peu de verre subsistait. En réalité, il ne restait presque plus rien d’intact dans la ville. Renifleur adorait le bruit du verre qui se casse. Un large sourire aux lèvres, il avait foncé sur les fenêtres avec un javelot, ravi des craquements et des tintements qu’il déclenchait. Et le pire était venu ensuite. Bethod avait laissé la ville à ses manants pendant trois jours. C’était son habitude. Tous le vénéraient pour cette coutume. Logen avait perdu un doigt dans la bataille, le jour précédent ; on avait cautérisé sa blessure au fer rouge. Sa coupure l’élançait. Cette douleur le rendait fou furieux. Comme s’il avait eu besoin d’une excuse pour se montrer violent, en ce temps-là ! Il se remémora la puanteur du sang, les relents de transpiration et de fumée. Les hurlements, le fracas des objets brisés et les rires. « S’il vous plaît… » Logen trébucha et faillit tomber. Sa jambe était retenue prisonnière… par une femme assise par terre, près d’un mur. Ses vêtements étaient sales, de véritables loques ; son visage, livide ; ses joues, creusées par la faim. Elle tenait quelque chose dans ses bras. Un ballot de tissu en lambeaux. Un enfant. « S’il vous plaît… » Rien d’autre. Les gens s’esclaffaient, bavardaient et se hâtaient autour d’eux, comme s’ils avaient été des fantômes. « S’il vous plaît… — Je n’ai rien », marmonna-t-il. À moins de cinq pas de là, un homme coiffé d’un grand chapeau, assis à une table avec un ami, gloussait, tout en se servant dans un plat fumant de viande et de légumes. Logen loucha vers le plat, puis, plissant les yeux, regarda la femme affamée. « Logen ! Allons ! » Bayaz l’avait saisi par le coude et le tirait en avant. « Ne devrions-nous pas ?… — Vous n’avez pas remarqué ? Ils sont partout ! Le roi a besoin d’argent, aussi presse-t-il les nobles comme des citrons. Les nobles se vengent sur leurs métayers qui, à leur tour, font de même avec leurs serfs. Les vieux, les faibles, les fils et les filles en surnombre, eux se font avoir jusqu’au trognon. Trop de bouches à nourrir ! Les plus chanceux deviennent voleurs ou se prostituent, la plupart de ces malheureux mendient. — Mais… — Place ! Place ! » Logen tituba jusqu’au mur. Il s’y plaqua tout comme Malacus et Bayaz. La foule s’écartait pour laisser passer une longue colonne d’individus marchant d’un pas lourd, conduite par des gardes en armure. Certains étaient très jeunes, presque des garçonnets ; d’autres, très âgés. Tous étaient sales et en guenilles. Rares étaient ceux qui paraissaient en bonne santé. Quelques-uns boitaient et suivaient de leur mieux, en clopinant. L’un d’entre eux, presque en tête de la file, n’avait plus qu’un bras. Un promeneur, vêtu d’une somptueuse veste écarlate, couvrit son nez d’un carré de tissu quand les pauvres hères passèrent devant lui. « Qui sont-ils ? murmura Logen. Des hors-la-loi ? » Le magicien pouffa. « Des soldats. » Logen les regarda attentivement – répugnants de saleté, toussant et traînant la jambe, d’aucuns n’avaient même pas de souliers. « Ça ? Des soldats ? — Eh oui ! Ils vont combattre Bethod. » Logen se frotta les tempes. « Jadis, un clan a envoyé son guerrier le plus pauvre, un dénommé Forley le Gringalet, pour m’affronter en duel. Par ce geste, ses membres indiquaient qu’ils se soumettaient. Pourquoi l’Union envoie-t-elle ses hommes les plus faibles ? » Logen secoua tristement la tête. « Elle ne vaincra pas Bethod avec eux. — Elle en enverra d’autres. » Bayaz montra un deuxième groupe, moins important. « Eux aussi sont des soldats. — Eux ? » Il s’agissait d’une bande d’adolescents relativement grands, vêtus de costumes voyants rouges ou vert vif ; certains portaient un chapeau démesuré. Au moins possédaient-ils des épées… mais ils ne ressemblaient guère à des guerriers. Logen fit la grimace, en examinant tour à tour les deux groupes. D’un côté, les gueux crasseux, de l’autre, les jeunes m’as-tu-vu. Difficile pour lui de dire lesquels étaient les plus bizarres. Une clochette retentit lorsque la porte s’ouvrit. Logen suivit Bayaz sous la voûte basse de l’entrée, Malacus sur ses talons. Après la rue si vivement éclairée, la boutique paraissait sombre ; Logen mit un moment à s’accoutumer à la pénombre. Le long des murs s’alignaient des planches de bois, puérilement barbouillées de dessins de bâtiments, de forêts ou de montagnes. D’étranges accoutrements drapaient des valets disposés un peu partout : robes cuivrées, armures complètes, chapeaux et heaumes gigantesques, bagues et bijoux, et même une lourde couronne. Les armes, des épées et des lances richement décorées, occupaient un petit râtelier. Logen s’en approcha en fronçant les sourcils. Elles étaient fausses. Rien n’était réel. Des armes en bois peint, une couronne en étain écaillé, des bijoux en verre coloré. « Quel est cet endroit ? » Bayaz examinait des robes suspendues près du mur. « La boutique d’un costumier. — La quoi ? — Les gens de la ville adorent les spectacles. Comédies, drames… le théâtre sous toutes ses formes. Ce magasin fournit le matériel nécessaire pour monter des pièces. — Pour des histoires ? » Logen effleura une épée. « Il y en a qui ont du temps à perdre ! » Un petit homme rondouillard franchit une porte au fond de l’échoppe et toisa Bayaz, Malacus et Logen d’un œil soupçonneux. « Puis-je vous aider, Messieurs ? — Bien sûr. » Bayaz fit un pas en avant, employant aussitôt, et sans difficulté, le langage usité. « Nous montons un spectacle et avons besoin de quelques costumes. Nous avons cru comprendre que vous êtes le meilleur costumier d’Adua. » Le marchand sourit avec nervosité, détaillant leurs visages lugubres et leurs habits de voyage tachés. « C’est vrai, c’est vrai, mais… euh… la qualité est onéreuse, Messieurs. — L’argent n’est pas un problème. » Bayaz sortit une bourse ventrue et la jeta avec nonchalance sur le comptoir. Celle-ci s’ouvrit, libérant de lourdes pièces d’or qui s’éparpillèrent sur le bois. Les yeux du marchand s’allumèrent. « Évidemment ! Et qu’avez-vous exactement en tête ? — J’ai besoin d’une robe somptueuse, convenant à un magicien, ou à un grand sorcier, ou à quelqu’un comme ça. En tout cas, avec une touche de mystère. Ensuite, il nous faut quelque chose d’identique, mais en moins impressionnant… c’est pour un apprenti. Enfin, nous aurons besoin d’habiller un puissant guerrier, un prince du lointain Nord. Quelque chose avec de la fourrure, j’imagine. — Cela devrait pouvoir se trouver facilement. Je vais aller voir ce que nous avons. » Le marchand disparut par une porte située derrière le comptoir. « À quoi riment ces idioties ? » demanda Logen. Le magicien ricana. « Ici, tout le monde a une place désignée dès sa naissance. Les gens du peuple sont faits pour combattre, travailler la terre et s’acquitter des corvées. Les gentilshommes font du commerce, bâtissent et pensent. Les nobles possèdent les terres et commandent aux autres. Les rois… » Bayaz contempla la couronne en étain. « … j’ai oublié à quoi ils servent exactement. Dans le Nord, on peut s’élever aussi haut que l’on veut, grâce à son mérite. Il suffît de regarder notre ami commun, Bethod. Mais pas ici. Un homme né à une place désignée doit y rester. Nous devrons donc donner l’impression de bénéficier d’une position élevée, si nous voulons être pris au sérieux. Vêtus comme nous le sommes actuellement, nous ne franchirions pas les grilles de l’Agriont. » Le marchand l’interrompit en réapparaissant sur le seuil, les bras chargés de draperies colorées. « Une robe ésotérique, digne du plus puissant des magiciens ! Elle a été utilisée l’année dernière pour une représentation de La Fin de l’empire de Juvens, lors du festival printanier. C’est, si je puis me permettre, l’un de mes plus beaux ouvrages. » Bayaz approcha de la faible lumière le tissu cramoisi étincelant pour l’étudier avec admiration. Des figures mystérieuses, des inscriptions sibyllines et des symboles représentant le soleil, la lune et les étoiles scintillaient en broderies de fil d’argent. Malacus passa sa main sur le tissu chatoyant de son propre costume ridicule. « Je ne crois pas que tu aurais été aussi prompt à te moquer de moi si j’avais rejoint ton campement dans cette tenue, hein, Logen ? — Peut-être pas. » Logen grimaça. « Et là, nous avons une splendide pièce d’équipement barbare. » Le marchand posa sur le comptoir une tunique de cuir noir garnie de volutes de cuivre brillant et de bandes inutiles de fines cottes de mailles. Il montra du doigt la cape de fourrure assortie. « C’est du véritable poil de martre ! » Ce vêtement était un accessoire grotesque, inopérant contre la chaleur… et difficilement susceptible de protéger contre quoi que ce soit. Logen croisa les bras sur son vieux manteau. « Vous croyez que je vais porter ça ? » Le costumier déglutit avec nervosité. « Je vous prie d’excuser mon ami, intervint Bayaz. C’est un acteur de la nouvelle génération. Il ne conçoit le jeu qu’en s’identifiant complètement à son personnage. — Ah bon ? dit le marchand d’une voix plaintive en observant Logen de la tête aux pieds. Je suppose que les hommes du Nord sont… euh… d’actualité. — Absolument. Et je vous assure que messire Neuf-Doigts est le meilleur dans sa profession. » Le vieux magicien donna un coup de coude dans la poitrine de Logen. « Le meilleur ! Je l’ai vu à l’œuvre. — Si vous le dites. » Le marchand n’avait pas l’air convaincu. « Puis-je vous demander ce que vous allez présenter ? — Oh, il s’agit d’une nouvelle pièce. » Bayaz tapota son crâne chauve du bout d’un doigt. « Je travaille encore sur certains détails. — Vraiment ? — Oui. Sur une scène, en particulier… pas sur la pièce dans son intégralité ! » Il reporta son attention sur la robe, admirant les reflets de la lumière sur les symboles mystérieux. « Une scène dans laquelle Bayaz, le Premier des Mages, revient enfin occuper son siège au Conseil Restreint. — Ah ! » Le marchand hocha la tête d’un air entendu. « Une pièce politique ! Une satire mordante, peut-être ? Son ton sera-t-il comique ou dramatique ? » Bayaz jeta une œillade en biais à Logen. « Cela reste à déterminer. » Des barbares aux portes de la cité Sur le sentier qui longeait la douve, Jezal courait à vive allure. Ses pieds martelaient les pavés usés. Sur sa droite, le grand mur blanc, entrecoupé de tours, n’en finissait pas de défiler d’un bout à l’autre de son circuit journalier autour de l’Agriont. Depuis qu’il avait cessé de boire, sa forme physique s’était grandement améliorée. Il ne perdait quasiment plus jamais son souffle. À cette heure matinale, les rues de la ville étaient presque désertes. Les rares personnes déjà debout le regardaient passer avec curiosité. Elles lui criaient même des encouragements de temps à autre ; mais, les yeux fixés sur l’eau clapotante et miroitante, l’esprit ailleurs, Jezal les remarquait à peine. Ardee. Il ne pensait qu’à elle ! Après ce jour mémorable de la mise en garde de West, il avait supposé qu’en cessant de la voir, il s’intéresserait de nouveau à autre chose, à d’autres femmes. Il s’était appliqué à escrimer, avait tenté de s’investir dans ses devoirs d’officier, mais s’était vite rendu compte qu’il n’arrivait pas à se concentrer et que, désormais, les autres femmes lui semblaient fades, ennuyeuses. Les longues courses à pied, les exercices répétitifs, à la barre ou à la poutre, lui fournissaient autant d’occasions de réfléchir. La monotonie des tâches d’un soldat, en temps de paix, n’arrangeait rien : lecture de documents fastidieux, interminables heures de faction en des lieux ne nécessitant pas d’être gardés… Son esprit s’envolait donc aussitôt, et elle lui apparaissait. Ardee, en tenue complète de paysanne, rouge et en sueur, après les rudes labeurs des champs. Ardee, drapée de somptueux habits de princesse et couverte de bijoux scintillants. Ardee, se baignant dans un étang au milieu de la forêt, et lui qui l’épiait, dissimulé dans des buissons. Ardee, grave et naturelle, le regardant à travers ses longs cils. Ardee, se prostituant sur les docks et l’invitant d’un geste lascif à la rejoindre sous un porche lugubre. L’éventail de ses idées fantasques était considérable et leurs variantes multiples, mais tous ses rêves éveillés se terminaient toujours de la même façon… Une fois son tour de l’Agriont au pas de course achevé, il franchit le pont pesamment, en direction de la porte sud. Traitant au passage les sentinelles en faction avec son indifférence coutumière, Jezal s’engagea à petites foulées sous le tunnel, gravit la pente menant à la forteresse en conservant la même allure, puis obliqua vers la cour, où le maréchal Varuz l’attendait habituellement. Ardee occupa ses pensées tout au long du chemin du retour. Comme s’il n’avait pas d’autres sujets de préoccupation ! Le Tournoi approchait, et au galop… Il n’allait pas tarder à combattre devant une foule en délire, parmi laquelle se trouveraient sa famille et ses amis. Il pourrait se faire une solide réputation… ou au contraire, échouer. Il aurait dû passer ses nuits, éveillé et tendu, à transpirer et à s’inquiéter en permanence de la qualité de ses positions, de son entraînement, du maniement de ses épées. Bizarrement, ce n’était pas du tout ce à quoi il songeait dans son lit. Et puis, il y avait la guerre. Facile d’oublier, ici, dans les allées ensoleillées de l’Agriont, que le pays des Angles avait été envahi par des hordes de barbares enragés. Il serait bientôt envoyé dans le Nord pour conduire sa compagnie au combat. Là, il aurait de quoi s’occuper l’esprit. La guerre n’était-elle pas une affaire des plus sérieuses ? Il pouvait y être blessé, balafré ou même tué. Jezal essaya de se remémorer la figure tatouée de Fenris le Redoutable, tordue par son horrible rictus. Il imagina une multitude de sauvages déferlant en hurlant sur l’Agriont. Oui, c’était un sujet brûlant, une affaire dangereuse et effrayante ! Mmm. Ardee était originaire du pays des Angles. Que se passerait-il si, supposons, elle tombait aux mains des peuplades du Nord ? Jezal se précipiterait à son secours, bien sûr. Elle ne serait pas maltraitée. Du moins, pas trop. Au pire, ses vêtements pourraient être légèrement déchirés ! Mais elle serait sans aucun doute terrorisée et reconnaissante. Et il serait obligé de la réconforter ! Elle pourrait même s’évanouir, non ? Il devrait alors la porter, sa tête posée sur son épaule. Il serait peut-être même amené à l’étendre quelque part, à dégrafer son corsage pour lui permettre de respirer… Leurs lèvres se toucheraient, s’effleureraient, la bouche d’Ardee s’entrouvrirait et… Jezal vacilla sur la route. Un renflement agréable naissait au niveau de son entrejambe. Agréable… mais difficilement conciliable avec la pratique de la course de fond ! Il avait presque atteint la cour… son état ne lui permettrait pas un entraînement efficace. Il regarda autour de lui d’un air angoissé, cherchant une quelconque distraction. Il faillit se mordre la langue. Debout contre le mur, le commandant West, en tenue d’escrimeur, l’observait approcher avec une expression inhabituellement morose. Pendant un bref instant, Jezal se demanda si son ami avait deviné ses pensées. Il déglutit avec un sentiment de culpabilité. Le rouge lui monta aux joues. West ne pouvait pas savoir, non, impossible ! Cependant, quelque chose le perturbait. « Luthar, grogna-t-il. — West. » Jezal fixait le bout de ses bottes. Leurs relations s’étaient dégradées, depuis que West avait intégré l’état-major du maréchal Burr. Jezal essayait de se réjouir de la promotion de son ami, sans pouvoir s’empêcher de penser qu’il était plus qualifié pour ce poste. Après tout, même s’il n’avait aucune expérience sur un champ de bataille, il était de sang bleu. En outre, ses menaces inutiles et désagréables à propos d’Ardee continuaient à planer entre eux. Tout le monde savait que West avait été le premier à franchir la brèche à Ulrioch. Tout le monde savait qu’il avait un fichu caractère. Jezal avait toujours considéré cela comme stimulant, jusqu’à ce qu’il le prenne à rebrousse-poil. « Varuz attend. » West décroisa les bras et se dirigea à grandes enjambées vers le passage voûté. « Et il n’est pas seul. — Pas seul ? — Le maréchal estime que vous avez besoin de vous habituer à un public. » Jezal fit la moue. « Je m’étonne que quelqu’un se préoccupe de ce genre de détail en un moment pareil… je fais référence à la guerre, évidemment. — Vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Les combats, l’escrime et tous les arts martiaux sont très prisés. Personne ne se promène sans épée, ces temps-ci, même les gens qui n’en ont jamais tenu une de toute leur vie. Le Tournoi suscite un véritable engouement, croyez-moi ! » Jezal cligna les yeux en atteignant la cour brillamment éclairée. Des gradins provisoires avaient été installés à la hâte le long d’un mur. D’un bout à l’autre, des gens avaient pris place sur les bancs ; plus d’une soixantaine de personnes y étaient réunies. « Le voilà ! » s’écria le maréchal Varuz. Une salve d’applaudissements polis suivit ses paroles. Jezal grimaça – bon nombre de personnalités se trouvaient parmi la foule. Il aperçut Marovia, le Juge Suprême, qui caressait sa longue barbe. Non loin de lui, lord Isher semblait s’ennuyer ferme. Resplendissant dans une cotte de mailles arachnéenne, le prince héritier Ladisla en personne trônait au premier rang et battait des mains avec enthousiasme. Pour pouvoir profiter du spectacle, les gens assis derrière lui étaient obligés de se pencher, au rythme de l’énorme plume de son extravagant chapeau. Toujours aussi radieux, Varuz tendit ses épées à Jezal. « Ne vous avisez surtout pas de me ridiculiser ! » siffla-t-il. Jezal toussota avec nervosité, en levant les yeux vers les spectateurs impatients de le voir à l’œuvre. Son cœur parut soudain sombrer dans sa poitrine. Au milieu de la foule, l’inquisiteur Glotka le guettait, arborant un sourire mauvais qui dévoilait ses gencives édentées, et, dans le rang suivant, se trouvait… Ardee West. Ses traits affichaient une expression qu’il ne lui avait jamais vue pendant ses rêveries : un mélange de bouderie et de reproche, et une part de profond ennui. Il se détourna et concentra son attention sur le mur opposé, tout en maudissant intérieurement sa lâcheté. Il semblait incapable de croiser le regard de quelqu’un, ces derniers temps. « Cet assaut s’effectuera en trois manches avec des lames émoussées ! tonna le maréchal Varuz. Sera déclaré vainqueur le premier à comptabiliser deux touches. » West avait déjà dégainé ses armes et se préparait à entrer dans le cercle soigneusement délimité dans l’herbe par un trait de craie. Tandis qu’il tirait maladroitement ses épées de leurs fourreaux, parfaitement conscient de tous ces yeux rivés sur lui, le cœur de Jezal se mit à battre à tout rompre. Prenant position en face de West, il se campa avec précaution sur le gazon. West présenta ses armes ; Jezal l’imita. Ils se dévisagèrent un moment sans bouger. « En garde ! » hurla Varuz. Il se rendit compte très vite que West n’avait pas l’intention de plier devant lui. Celui-ci attaquait avec plus de férocité qu’à l’accoutumée, harassant Jezal d’une série de tailles appuyées. Leurs fers se croisaient avec rapidité et force cliquetis. Incommodé par le trop grand nombre de spectateurs attentifs, dont certains bigrement influents, Jezal commença par céder du terrain. Mais, à mesure que West le repoussait vers le bord du cercle, sa nervosité diminua. Son entraînement intensif lui permit de reprendre le contrôle. Il se dérobait, se ménageait de l’espace, parait les bottes qui pleuvaient de gauche et de droite, esquivant avec l’agilité d’un danseur et une célérité qui le rendait intouchable. Petit à petit, les personnes présentes s’estompèrent… même Ardee disparut. Les lames se mouvaient d’elles-mêmes, d’avant en arrière, de haut en bas. Il n’avait plus besoin de les regarder, préférant fixer son attention sur les yeux de West qui faisaient la navette entre leurs épées et ses pieds en perpétuel mouvement, afin d’anticiper ses actions. Il sentit le coup arriver de la droite, avant même qu’il ne fût amorcé. Feintant d’un côté, puis de l’autre, il se glissa en douceur derrière West, au moment où celui-ci se fendait maladroitement en avant. Le reste ne fut plus qu’une simple formalité : d’un coup de pied asséné sur le postérieur de son adversaire, il le propulsa hors du cercle. « Touché ! » cria le maréchal Varuz. Quand le commandant s’étala au sol, la tête la première, une vague de rires déferla dans l’assistance. « Touché au cul ! » s’esclaffa le prince héritier, dont l’hilarité agita la plume de son couvre-chef. « Un point en faveur du capitaine Luthar ! » ajouta-t-il. Avec son visage écrasé dans la poussière, West n’avait plus l’air aussi intimidant. Jezal s’inclina devant la foule et osa adresser un sourire timide à Ardee en se redressant. Il fut déçu de constater qu’elle ne le regardait pas ; un sourire mince et cruel aux lèvres, elle observait son frère qui s’efforçait de se remettre debout. West finit par se relever. « Sacrée touche », marmonna-t-il entre ses dents serrées, avant de réintégrer le cercle. Incapable de dissimuler son amusement, Jezal reprit sa place. « En garde ! » aboya Varuz. West engagea de nouveau avec énergie, mais Jezal était désormais échauffé. En fonction des qualités de sa prestation, le public se déchaînait ou se taisait. Il se mit à agrémenter ses mouvements d’une gestuelle très particulière : les spectateurs répondirent alors par des Oh ! et des Ah ! qui flottaient au-dessus de lui, alors même qu’il réduisait à néant tous les efforts de West. Jamais il n’avait ferraillé aussi bien, ni bougé avec autant de grâce. Plus corpulent, son partenaire commençait à se fatiguer, ses bottes perdaient de leur mordant. Leurs longues lames s’emmêlèrent bruyamment, puis se libérèrent en ripant. D’une torsion soudaine du poignet droit, Jezal désarma West et, se fendant en avant, le fouetta de son épée gauche. « Aïe ! » Le commandant grimaça et lâcha également sa courte épée, puis s’éloigna en sautillant, une main serrée sur son avant-bras. Quelques gouttes de sang éclaboussèrent le sol. « Deux à zéro ! » vociféra Varuz. Excité par la vue du sang, le prince héritier se redressa d’un bond qui fit trembler son chapeau. « Excellent ! couina-t-il. Admirable ! » D’autres l’imitèrent et applaudirent avec frénésie. Frétillant de bonheur, Jezal accueillit leurs vivats avec un large sourire. Il comprenait enfin la nécessité de son entraînement. « Bien joué, Jezal », grommela West, tandis qu’un filet rougeâtre dégoulinait sur son avant-bras. « Vous êtes devenu trop fort pour moi. — Désolé pour l’entaille », ricana Jezal, qui n’en pensait pas un mot. « Ce n’est rien. Une simple éraflure. » West s’écarta de lui à grands pas, se tenant toujours le poignet. Personne ne prêta vraiment attention à sa sortie, Jezal moins que quiconque. Les événements sportifs sont affaire de vainqueurs. Lord Marovia fut le premier à quitter son banc pour le féliciter. « Quel jeune homme prometteur ! dit-il en souriant de toutes ses dents. Mais pensez-vous qu’il puisse battre Bremer dan Gorst ? » Varuz gratifia Jezal d’une tape paternelle sur l’épaule. « Je suis sûr qu’il peut battre n’importe qui, au moment opportun. — Hum ! Avez-vous déjà vu Gorst escrimer ? — Non, mais j’ai entendu dire qu’il était très impressionnant. — Oui, en effet… C’est le diable en personne. » Le Juge Suprême haussa ses sourcils broussailleux. « J’ai hâte de les voir s’affronter. Avez-vous jamais envisagé de faire carrière dans le droit, capitaine Luthar ? » Pris au dépourvu, Jezal bredouilla. « Euh… non, Votre Excellence, vous savez… je suis un soldat. — Évidemment ! Mais les batailles, avec leur lot d’horreurs, peuvent s’avérer éprouvantes pour les nerfs. Si un jour vous changez d’avis, j’aurai peut-être un poste à vous offrir. J’ai toujours besoin d’hommes prometteurs. — Euh… merci. — Bon, nous nous reverrons au Tournoi. En attendant, bonne chance, capitaine », lança-t-il par-dessus son épaule, avant de s’éloigner d’un pas traînant, comme s’il sous-entendait que Jezal en aurait rudement besoin. Sa Grandeur le prince Ladisla fut plus optimiste. « Vous avez mon soutien, Luthar ! » s’exclama-t-il en fouettant l’air de son doigt, comme s’il se battait en duel. « Je vais doubler la mise que j’ai pariée sur vous ! » Jezal exécuta une courbette obséquieuse. « Votre Altesse est trop bonne. — Vous avez toute ma sympathie ! Vous êtes un soldat ! Et un escrimeur doit se battre pour son pays, hein, Varuz ? Pourquoi ce Gorst n’est-il pas dans l’armée ? — Je crois bien qu’il en fait partie, Votre Altesse, répondit le maréchal avec gentillesse. C’est un parent de lord Brock, il sert dans sa garde personnelle. — Ah ! » Après un bref moment de perplexité, le prince se reprit. « Mais je vous suis tout acquis ! » cria-t-il à Jezal, en simulant de nouveau un combat avec son doigt. La plume de son chapeau s’agita de plus belle. « Vous êtes mon homme ! » Il se dirigea alors vers le passage voûté, en faisant virevolter sa cotte de mailles de pacotille scintillante. « Confondant ! » Jezal pivota brusquement, puis fit un pas maladroit en arrière. Jusqu’alors hors de son champ de vision, Glotka le toisait d’un air narquois. Pour un estropié, il avait l’art de surprendre son monde ! « Quelle chance inestimable pour nous tous que vous ayez finalement renoncé à abandonner ! — Je n’en ai jamais eu l’intention », répliqua Jezal avec aigreur. Glotka se passa la langue sur les gencives. « Si vous le dites, capitaine. — Je maintiens. » Il espérait bien ne plus jamais avoir l’occasion de parler à ce type écœurant. Il lui tourna le dos avec impolitesse et se retrouva nez à nez avec Ardee West. « Qu’est-ce… bredouilla-t-il en reculant une nouvelle fois. — Jezal, cela fait si longtemps ! — Euh… » Il regarda autour de lui avec inquiétude. Glotka s’éloignait d’une démarche traînante. West était parti depuis un bon moment. Varuz pérorait devant lord Isher et les quelques retardataires encore présents dans la cour. Personne ne leur prêtait attention. Il devait lui parler. Il devait lui dire sur-le-champ qu’il ne pouvait plus la voir. Elle méritait au moins cela. « Euh… — Vous n’avez rien à me dire ? — Euh… » Tournant brusquement les talons, il la planta là. La honte qu’il éprouvait lui provoqua des picotements au niveau des épaules. Après toutes ces acclamations inattendues, Jezal accueillit l’indifférence des sentinelles en faction à la porte sud comme une bénédiction. Il avait presque hâte de se retrouver aux côtés du lieutenant Kaspa, à regarder béatement les gens entrer et sortir de l’Agriont, tout en écoutant ses bavardages insipides. Du moins, jusqu’à ce qu’il parvienne à destination… Kaspa et l’effectif habituel de soldats en armure étaient agglutinés près des grilles extérieures, à l’endroit où le vieux pont enjambant la douve passait entre les deux énormes tours chaulées du corps de garde. Comme Jezal approchait de la sortie de l’interminable tunnel, il s’aperçut qu’ils n’étaient pas seuls. Un petit individu à l’air exténué, et portant des lunettes, se trouvait parmi eux. Jezal eut l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Oui, Morrow ! Une vieille connaissance du grand chambellan. Il n’avait aucune raison d’être là. « Capitaine Luthar, quelle chance inespérée ! » Jezal sursauta. Il s’agissait du fou du parc, de ce Sulfur, qui, assis jambes croisées sur le sol, le dos appuyé contre le mur du corps de garde, venait de l’apostropher. « Que diable fait-il ici ? » s’enquit Jezal sèchement. Kaspa ouvrit la bouche pour répondre, mais Sulfur le devança. « Ne faites pas attention à moi, capitaine. J’attends simplement mon maître. — Votre maître ? » Il redoutait le pire : quel genre d’idiot un tel imbécile pouvait-il bien servir ? « Oui, il ne devrait pas tarder à arriver. » Sulfur fronça les sourcils en observant le soleil. « À dire vrai, il est déjà un peu en retard. — Ah, vraiment ? — Oui. » Le fou lui adressa de nouveau un sourire amical. « Mais il viendra, Jezal, vous pouvez y compter ! » Se faire appeler par son prénom était inacceptable. Il connaissait à peine cet homme, et le peu qu’il savait à son sujet lui déplaisait au plus haut point. Comme il s’apprêtait à lui dire ce qu’il pensait de cette familiarité déplacée, Sulfur se redressa subitement, saisit son bâton appuyé contre le mur et épousseta ses habits. « Les voici ! » dit-il en se tournant vers la douve. Jezal regarda dans la direction indiquée par le fou. Vêtu d’une somptueuse robe chatoyante, rouge et argent, ondoyant dans la brise, un vieillard majestueux traversait le pont avec détermination, son crâne chauve fièrement relevé. Un jeune homme à l’air maladif, la tête légèrement baissée, comme s’il vouait au vieil homme une admiration craintive, le suivait de près ; il portait sur ses paumes tendues un long bâton. Enveloppée dans une épaisse cape de fourrure, une énorme brute fermait la marche : l’homme dépassait ses compagnons d’une bonne demi-tête. « Que dia… » Jezal s’interrompit. Il lui sembla reconnaître le vieillard. Un lord quelconque… peut-être un membre du Conseil Public ? Un ambassadeur étranger ? Son appartenance à la noblesse ne faisait aucun doute. Tandis qu’ils approchaient, Jezal se creusa les méninges sans parvenir à retrouver où il avait pu le rencontrer. Impérial, le vieillard s’arrêta devant le corps de garde et promena ses yeux verts étincelants sur Jezal, Kaspa, Morrow et les gardes. « Yoru », dit-il. Sulfur fit un pas en avant. « Maître Bayaz », murmura-t-il d’un ton empreint du plus profond respect, en se prosternant. Et la lumière se fit. Voilà pourquoi Jezal avait cru le reconnaître ! Il avait un air de famille avec la statue de l’Allée du Roi. Cette statue de Bayaz devant laquelle Jezal était passé maintes fois. Un peu plus rond peut-être, mais cette expression sévère, sagace et naturellement autoritaire, était exactement la même. Jezal plissa le front. Mais de là à appeler le vieillard par ce nom… Il n’aimait pas ça. Il n’aimait pas non plus ce jeune homme dégingandé. Quant au dernier compagnon du vieillard, n’en parlons pas ! West lui avait souvent répété que les hommes du Nord qu’on rencontrait à Adua – généralement échevelés, paressant sur les docks ou ivres morts dans les caniveaux – n’étaient en aucune manière représentatifs de leur peuple. Ceux qui vivaient en toute liberté dans l’extrême Nord – combattant, se querellant, festoyant ou s’adonnant à toute autre occupation inhérente à leur nature – étaient bien différents. Jezal les avait toujours imaginés comme un peuple de grande taille, aux traits harmonieux, à fière allure, entouré d’une part de romanesque. Des gens forts, et en même temps gracieux. Farouches, mais nobles. À la fois sauvages et rusés. Des gens aux yeux fixés en permanence sur l’horizon lointain. Celui-là n’était pas l’un d’entre eux. Jezal n’avait encore jamais vu un homme à l’apparence aussi bestiale. Comparé à lui, Fenris le Redoutable passerait pour quelqu’un de civilisé. Le visage de la brute, barré de nombreuses cicatrices, ressemblait à un dos lardé de coups de fouet. Son nez tordu déviait d’un côté. Il manquait un morceau à une de ses oreilles, et une blessure, en forme de croissant, cernait son œil plus haut que l’autre. En réalité, toute sa tête était tuméfiée, abîmée, de guingois, comme celle d’un lutteur de concours ayant enchaîné moult reprises. Son expression était celle d’un ivrogne : il fixait le corps de garde, bouche bée, front plissé, et jetait des coups d’œil autour de lui, à la manière d’un animal stupide. Il portait une cape de fourrure sur une tunique de cuir cloutée d’or ; ce débordement de splendeur barbare contribuait à le rendre encore plus sauvage, et la longue et lourde épée accrochée à son ceinturon n’arrangeait rien. Sans cesser de contempler les hauts murs qui l’entouraient, l’homme du Nord se mit soudain à gratter une large cicatrice rose sur sa joue mal rasée ; Jezal remarqua alors qu’il lui manquait un doigt. Comme si une preuve supplémentaire de son existence pleine de violence et de sauvagerie avait été nécessaire ! Autoriser ce primitif balourd à pénétrer dans l’Agriont ? Et puis quoi encore ? Alors qu’ils étaient en guerre contre les peuplades du Nord ! Impensable ! Mais Morrow avançait déjà. « Le grand chambellan vous attend », s’empressa-t-il d’annoncer, en s’inclinant devant le vieillard vers lequel il s’était dirigé. « Si vous voulez bien me suivre… — Un instant. » Saisissant le sous-secrétaire par le coude, Jezal l’entraîna à l’écart. « Lui aussi ? » demanda-t-il, incrédule, en désignant d’un signe de tête le sauvage à la cape. « Nous sommes en guerre, vous savez ! — Lord Hoff a été formel ! » Morrow libéra son bras, geste qui fit étinceler ses lunettes. « Retenez-le ici, si bon vous semble, vous vous en expliquerez avec le grand chambellan ! » Jezal déglutit. Cette idée n’avait rien d’engageant. Il reporta son attention sur le vieillard, mais ne put le fixer très longtemps. Il avait un air mystérieux, l’air de savoir quelque chose que personne ne pouvait deviner… et c’était fort déstabilisant. « Vous devez… déposer vos armes… ici ! » cria-t-il, en s’exprimant lentement et le plus intelligiblement possible. « Avec joie ! » L’homme du Nord détacha l’épée de son ceinturon et la lui tendit. Jezal fut surpris par le poids de cette arme toute simple, d’apparence redoutable. Le barbare continua en lui remettant un long couteau. Puis, s’agenouillant, il en sortit un autre de sa botte, en récupéra un troisième dissimulé au creux de ses reins et retira enfin une fine dague de sa manche pour la déposer avec les autres dans les bras arrondis de Jezal, en lui adressant un large sourire. Quel spectacle hideux ! Ses cicatrices se tordirent et se plissèrent, déformant davantage son visage déjà de travers. « On n’a jamais trop de couteaux », grogna-t-il d’une voix grave et grinçante. Personne ne s’amusa de sa remarque ; il ne parut pas s’en offusquer. « Nous y allons ? s’enquit le vieillard. — Tout de suite », dit Morrow, impatient de partir. « Je vous accompagne, intervint Jezal en se débarrassant de son fardeau dans les bras de Kaspa. — C’est vraiment inutile, capitaine, geignit Morrow. — J’insiste. » Dès qu’il serait arrivé chez le grand chambellan, le barbare pourrait tuer qui bon lui semblerait… quelqu’un d’autre en porterait la responsabilité. Mais jusque-là, on pourrait lui reprocher n’importe lequel des méfaits perpétrés par cet homme. Jezal était fermement décidé à empêcher que cela ne se produise. Les gardes s’écartèrent pour laisser passer l’étrange procession. Morrow franchit les grilles le premier ; par-dessus son épaule, il murmurait des absurdités mielleuses au vieillard à la robe somptueuse. Le pâle jeune homme venait ensuite, talonné par Sulfur. Le barbare aux neuf doigts fermait la marche d’un pas traînant. Jezal les suivait, un pouce coincé dans sa ceinture, à côté de la poignée de son épée, prêt à la dégainer rapidement, un œil rivé sur le sauvage pour surveiller le moindre mouvement un peu trop brusque. Après l’avoir observé un bon moment, Jezal fut obligé d’admettre que l’homme ne donnait pas l’impression de vouloir commettre un meurtre. Il paraissait surtout curieux, stupéfait et, d’une certaine façon, gêné. Il ne cessait de ralentir, levant le nez vers les bâtiments environnants, secouant la tête, se grattant la joue et marmonnant entre ses dents. De temps à autre, il souriait à des passants qui le regardaient avec horreur, mais ne semblait pas plus dangereux que ça. Jezal finit par se détendre, du moins jusqu’à la Place des Maréchaux. Arrivé là, le barbare s’immobilisa soudain. Jezal chercha maladroitement son épée. Fausse alerte : les yeux du sauvage, fixés sur un point devant lui, se contentaient de contempler une fontaine. Il s’en approcha lentement, puis tendit avec prudence un de ses énormes doigts sous le jet scintillant. De l’eau lui éclaboussa le visage ; il recula précipitamment, manquant de renverser Jezal. « Une source ? interrogea-t-il. Comment est-ce possible ? » Miséricorde ! Cet homme n’était qu’un enfant. Un enfant de deux mètres, avec un faciès aussi large qu’un ais de boucher. « Il y a des tuyaux ! » Jezal frappa le sol du talon. « Sous… la… terre ! — Des tuyaux », répéta le primitif d’un ton calme, captivé par l’eau écumante. Les autres avaient pris de l’avance et allaient atteindre l’imposante bâtisse qui abritait les bureaux de Hoff. Jezal commença à s’éloigner de la fontaine, dans l’espoir d’attirer le faible d’esprit avec lui. À son grand soulagement, celui-ci le suivit, sans cesser de secouer la tête et de marmonner le mot « tuyaux ». Ils pénétrèrent dans l’antichambre du grand chambellan, plongée dans une pénombre délicieusement fraîche. Des gens étaient assis sur des bancs, le long des murs ; certains d’entre eux devaient patienter depuis un bon moment. Tous dévisagèrent Morrow quand ce dernier introduisit directement ce groupe singulier dans le bureau de Hoff. Le secrétaire à lunettes ouvrit la lourde porte double et s’effaça pour laisser entrer le vieillard chauve, l’apprenti au bâton, Sulfur, l’homme à l’esprit dérangé, et enfin le primitif aux neuf doigts. Jezal voulut les imiter, mais Morrow s’avança pour lui barrer le passage. « Merci de tout cœur pour votre aide, capitaine, dit-il avec un petit sourire. Vous pouvez retourner à l’entrée. » Jezal jeta un coup d’œil dans la pièce par-dessus l’épaule du sous-secrétaire. Il aperçut le grand chambellan derrière une longue table, sourcils froncés. À ses côtés, l’Insigne Lecteur Sult, grimaçant d’un air chafouin. Et le Juge Suprême Marovia au visage ridé, éclairé par un sourire. Trois des membres du Conseil Restreint. Morrow lui claqua alors la porte au nez. Au suivant « J’ai remarqué que vous aviez un nouveau secrétaire », dit Glotka d’un air détaché. L’Insigne Lecteur sourit. « Oui, le précédent ne me plaisait guère. Il avait la langue bien pendue, voyez-vous. » Glotka, qui approchait un verre de vin de ses lèvres, interrompit son geste. « Il transmettait nos secrets aux merciers », poursuivit Sult avec désinvolture, comme si ce fait était de notoriété publique. « Je m’en étais rendu compte depuis quelque temps. Ne vous inquiétez pas, il n’a jamais appris que ce que je voulais qu’il sache. » Alors… vous connaissiez l’identité du traître. Et cela, dès le début. Glotka repensa aux événements des dernières semaines. Il les décortiqua puis, tout en s’efforçant de masquer sa surprise, les considéra sous ce jour nouveau, essayant différents scénarios jusqu’à ce que les éléments s’emboîtent les uns dans les autres. Vous avez laissé traîner la confession de Rews à un endroit où vous étiez sûr que votre secrétaire la verrait. Vous n’ignoriez pas que les merciers finiraient par découvrir les noms figurant sur la liste et vous avez anticipé leur réaction, en sachant qu’elle jouerait en votre faveur et vous fournirait le bâton pour les battre. Pendant ce temps, vous avez orienté mes soupçons vers Kalyne, alors que vous saviez que la fuite venait de chez nous et que vous connaissiez le responsable. Et tout s’est déroulé selon vos plans. L’Insigne Lecteur le regardait avec un sourire entendu. Et je parie que vous devinez mes pensées, en ce moment même. Je n’ai été qu’un pion entre vos mains, comme ce morveux qui vous servait de secrétaire. Glotka étouffa un gloussement. Quelle chance pour vous que j’aie été du bon côté… le vôtre ! Je n’ai jamais rien soupçonné. « Il nous a trahis pour une somme ridicule, quelle déception ! » poursuivit Sult, pinçant les lèvres d’un air dégoûté. « Je suis presque certain que Kault lui en aurait donné dix fois plus, s’il avait osé réclamer. La jeune génération n’a vraiment aucune ambition ! Ils se croient bien plus malins qu’ils ne le sont en réalité. » Il étudia Glotka de ses yeux bleus inflexibles. Je fais, moi aussi, plus au moins partie de cette nouvelle génération. Cela lui permet de me rabaisser par la même occasion. « Votre secrétaire a-t-il été châtié ? » L’Insigne Lecteur reposa son verre si délicatement qu’on l’entendit à peine toucher le bois. « Oh, que oui ! Il a reçu une correction des plus sévères. Inutile de perdre notre temps à penser à lui. » Ça, j’imagine ! On a retrouvé un corps flottant à la dérive près des docks… « Je dois dire que j’ai été très surpris quand vous vous êtes mis à croire que le Supérieur était à l’origine de la fuite. Cet homme faisait partie de la vieille garde. Quelques faveurs l’aidaient à se montrer indulgent à l’égard de certaines vétilles, bien sûr, mais de là à trahir l’inquisition ! À vendre nos secrets aux merciers ! » Sult eut un reniflement méprisant. « Ça, jamais ! Vous avez laissé votre antipathie personnelle pour cet homme vous aveugler et fausser votre jugement. — Il me semblait le seul coupable possible », murmura Glotka, regrettant aussitôt ses paroles. Quelle idiotie ! La bévue est faite. À partir de maintenant mieux vaut tenir ta langue. « Semblait ? » L’Insigne Lecteur fît claquer sa langue en signe de désapprobation. « Non, non, Inquisiteur ! Semblait n’est pas suffisant pour nous. À l’avenir, nous nous concentrerons uniquement sur les faits, si vous voulez bien. Mais n’ayez aucun remords, je vous avais autorisé à suivre votre instinct et, vu ce qui s’est passé, votre erreur nous a octroyé une position bien plus forte. Kalyne a été déplacé… » On a retrouvé un corps flottant… « … et le Supérieur Goyle rentre du pays des Angles pour prendre la fonction de Supérieur d’Adua. » Goyle ? Il revient ici ? Ce salaud va devenir le Supérieur d’Adua ? Glotka ne put s’empêcher de grimacer. « On ne peut pas dire que vous soyez de grands amis, hein, Glotka ? — C’est un gardien de prison, pas un enquêteur. Culpabilité ou innocence ne l’intéressent pas. La vérité non plus. Il ne torture que pour le frisson que cela lui procure. — Allons, Glotka ! Voudriez-vous me faire croire que vous ne ressentez pas la même chose quand vos prisonniers déballent leurs secrets, quand ils citent des noms, quand ils signent leur confession ? — Je n’y prends aucun plaisir. Je ne prends plaisir à rien. — Et pourtant, vous faites ça si bien ! En tout cas, Goyle est sur le chemin du retour. Et, quoi que vous pensiez de lui, il est l’un des nôtres. Un homme très compétent, fiable, entièrement dévoué à la couronne et à l’État. Il a été l’un de mes élèves, autrefois, vous savez ! — Vraiment ? — Oui. Il occupait votre poste… Vous constaterez qu’après tout, c’est un poste d’avenir ! » L’Insigne Lecteur s’amusa de sa plaisanterie. Glotka se fendit d’un mince sourire. « Dans l’ensemble, tout s’est plutôt bien terminé, et je dois vous féliciter pour le rôle que vous avez joué. De l’excellent travail ! » Du moins, assez bien exécuté pour que je sois encore en vie. Sult leva son verre. Ils portèrent un toast sans joie, s’épiant d’un air suspicieux par-dessus le bord de leur coupe. Glotka s’éclaircit la gorge. « Maître Kault a mentionné un fait intéressant, avant son décès malheureux. — Continuez. — Les merciers n’agissaient pas seuls. Ils avaient un associé, peut-être même plus puissant qu’eux. Une banque. — Pfff. Dès que l’on creuse un peu le dossier d’un marchand, on y découvre toujours un banquier. Et alors ? — Je crois que les banquiers en question n’ignoraient rien de l’affaire. Ils savaient pour la contrebande, les fraudes et même les assassinats. Je crois qu’ils les ont encouragés, voire ordonnés, afin de récupérer leurs prêts plus facilement. Puis-je commencer mon enquête, Votre Éminence ? — De quelle banque s’agit-il ? — Valint et Balk. » L’Insigne Lecteur réfléchit quelques instants, ses yeux bleus et durs rivés sur Glotka. A-t-il déjà des informations sur ces banquiers ? En sait-il plus que moi ? Qu’a dit Kault, déjà ? « Vous voulez des traîtres, Glotka ? Cherchez dans la Maison des Questions… » « Non, trancha Sult. Ces banquiers ont des relations. Nous leur sommes trop redevables, et sans Kault, il sera difficile de prouver quoi que ce soit. Nous avons eu ce que nous voulions des merciers, j’ai une tâche plus urgente pour vous. » Glotka releva la tête brusquement. Une autre tâche ? « J'avais l’intention d’interroger les prisonniers que nous avons arrêtés au siège de la guilde, Votre Éminence. Il se pourrait que… — Non. » Sult balaya de sa main gantée les propos de Glotka. « Cela risque de durer des mois. Je chargerai Goyle de s’en occuper. » Il se rembrunit. « À moins que vous n’y voyiez une objection ? » Ainsi donc, j’ai défriché le terrain, semé les graines, arrosé les plantes, et c’est Goyle qui en récoltera les fruits ! C’est ça, la justice ? Il se contenta d’incliner la tête avec humilité. « Bien sûr que non, Éminence. — Bon. Vous savez peut-être que nous avons reçu des visiteurs inhabituels, hier ? » Des visiteurs ? Pendant la semaine écoulée, Glotka avait terriblement souffert du dos. La veille, il s’était fait violence pour s’extirper de son lit, afin d’aller voir ce crétin de Luthar escrimer. En dehors de ça, il était resté confiné dans sa chambre minuscule, littéralement incapable de bouger. « Non, je ne suis pas au courant, répondit-il simplement. — Bayaz, le Premier des Mages. » Glotka afficha de nouveau son mince sourire. L’Insigne Lecteur, lui, garda son sérieux. « Vous plaisantez ! — J’aimerais bien ! — Un charlatan, Éminence ? — Que voulez-vous que ce soit d’autre ? Ce qui ne l’empêche pas d’être extraordinaire. Lucide, raisonnable, et intelligent avec ça ! La duperie peaufinée à l’extrême. — Vous lui avez parlé ? — Oui. Il est très convaincant. Il sait des choses qu’il devrait ignorer. Le congédier purement et simplement n’est pas la solution. Quelle que soit son identité véritable, il possède de l’argent et de bonnes sources d’information. » L’Insigne Lecteur s’assombrit. « Il était accompagné d’une espèce de brute, originaire du Nord. » Glotka fronça les sourcils. « Un homme du Nord ? Voilà qui ne leur ressemble guère. J’avais le sentiment que ces gens étaient des plus directs. — Sentiment que je partage. — Alors, ce serait un espion de l’empereur ? Des Gurkhiens ? — Peut-être… Les Kantiques sont friands d’intrigues, mais ils ont tendance à rester dans l’ombre. Ces amateurs ne semblent pas se conformer à ces méthodes. Je crois que nous ne sommes pas loin de la réponse. — Les nobles, Éminence ? Brock ? Isher ? Heugen ? — Peut-être… murmura Sult d’un ton rêveur. Peut-être. Ils sont relativement contrariés. Il y a aussi notre vieil ami, le Juge Suprême. Il me paraît se réjouir un peu trop de la situation. Je puis vous affirmer qu’il trame quelque chose. » Les nobles, le Juge Suprême, les peuplades du Nord, les Gurkhiens – il pourrait s’agir de n’importe lequel d’entre eux, ou d’aucun –, mais dans quel but ? « Je ne comprends pas, Insigne Lecteur. S’ils n’étaient que de simples espions, pourquoi se donneraient-ils toute cette peine ? Il doit exister des moyens plus simples pour s’introduire dans l’Agriont ! — C’est là tout le problème. » Sult afficha le sourire le plus amer que Glotka ait jamais vu. « Il y a un siège vacant au Conseil Restreint, il en a toujours été ainsi. Une tradition inutile, une histoire d’étiquette, une chaise réservée à une figure mythique qui, de toute façon, est morte depuis des siècles. Personne n’a jamais imaginé que quelqu’un viendrait un jour la réclamer. — Lui l’a fait ? — Oui ! Il l’a réclamée ! » L’Insigne Lecteur se leva et se mit à marcher autour de son bureau. « Je sais ! C’est impensable ! Un espion, un menteur, venu d’on ne sait où, qui aurait connaissance des moindres détails concernant le fonctionnement de notre gouvernement ! Il a en sa possession des documents poussiéreux qui nous ont empêchés de le discréditer ! Vous imaginez ? » Glotka était sceptique. Mais il n’y a aucune raison de l’avouer. « J’ai demandé un délai afin de mener une enquête, poursuivit Sult, mais le Conseil Restreint ne peut être ajourné indéfiniment. Nous ne disposons que d’une semaine ou deux pour démasquer ce soi-disant mage. Pendant ce temps, lui et ses compagnons prendront leurs aises dans une suite somptueuse de la Tour des Chaînes… Nous ne pourrons rien faire pour les empêcher de déambuler dans l’Agriont et de commettre des méfaits à leur guise ! » Nous pourrions pourtant faire quelque chose… « La Tour des Chaînes est très haute. Si quelqu’un en tombait accidentellement… — Non, non, pas encore. Nous avons déjà poussé le bouchon un peu trop loin dans certains cercles. Nous devons agir avec prudence, du moins pour le moment. — Un interrogatoire reste envisageable. Si nous les arrêtions, je pourrais rapidement découvrir pour qui ils travaillent… — Il faut opérer avec prudence, ai-je dit ! Je veux que vous vous renseigniez sur ce mage et ses compagnons. Trouvez qui ils sont, d’où ils viennent, ce qu’ils cherchent. Mais surtout, trouvez qui se cache derrière, et pourquoi. Nous devons neutraliser ce prétendu Bayaz avant qu’il ne cause des ennuis. Après cela, vous pourrez agir comme bon vous semble. » Sult se retourna et se dirigea vers la fenêtre. Glotka quitta maladroitement, et dans la douleur, son siège. « Par quoi dois-je commencer ? — Par les suivre ! s’écria l’Insigne Lecteur avec impatience. Surveillez-les ! Voyez à qui ils parlent, ce qu’ils font. C’est vous l’inquisiteur, Glotka ! » lâcha-t-il d’un ton sec, sans même le regarder. « N’hésitez pas à poser des questions ! » Préférable à la mort Nous recherchons une femme, dit l’officier en les examinant avec méfiance. Une esclave en fuite, une meurtrière. Très dangereuse. — Une femme, Messire ? » demanda Yulwei, le front ridé de confusion. « Dangereuse, Messire ? — Oui, une femme ! » L’officier agita une main en signe d’impatience. « Grande, avec une cicatrice et des cheveux coupés en brosse. Et probablement armée d’un arc. » Grande, couturée de cicatrices, les cheveux courts, un arc passé sur une épaule, Ferro demeura immobile, les yeux rivés sur le sol poussiéreux. « Elle est recherchée par les plus hautes autorités ! C’est une voleuse et une meurtrière qui a plusieurs délits à son actif ! » Yulwei esquissa un sourire empli d’humilité et tendit ses paumes. « Nous n’avons vu personne correspondant à ce signalement, Messire. Comme vous le voyez, mon fils et moi ne sommes pas armés. » Ferro regarda d’un air gêné la lame courbe du cimeterre, fixé à son ceinturon, qui brillait sous le soleil de plomb. L’officier ne parut cependant rien remarquer. Il chassa une mouche, tandis que Yulwei continuait à débiter ses bêtises. « Aucun de nous deux ne saurait se servir d’un tel objet, je puis vous rassurer. Nous faisons confiance à Dieu pour nous protéger, Messire, et aux inimitables soldats de l’empereur. » L’officier eut un reniflement de mépris. « Voilà qui est sage, vieillard. Que fais-tu par ici ? — Je suis un marchand, en route pour Dagoska, afin d’y acheter des épices. » Puis, se prosternant : « Avec votre aimable permission. — Tu fais du commerce avec les Blafards, hein ? Maudite Union ! dit l’officier en crachant par terre. Enfin, je suppose que tout homme doit gagner sa vie, même honteusement ! Négocie tant que tu peux, ces Blafards vont bientôt disparaître, repoussés dans l’océan ! » Il bomba le torse avec fierté. « L’empereur Uthman-ul-Dosht en a fait le serment ! Que dis-tu de ça, vieillard ? — Oh, ce sera un grand jour, un grand jour ! répondit Yulwei en s’inclinant de nouveau bien bas. Fasse que Dieu nous l’accorde rapidement, Messire ! » L’officier examina Ferro de pied en cap. « Ton fils a l’air costaud. On pourrait peut-être en faire un soldat. » S’avançant d’un pas, il saisit un de ses bras nus. « Ça, c’est un bras solide ! À mon avis, il pourrait tirer à l’arc, si on lui apprenait. Qu’en dis-tu, mon garçon ? Un travail d’homme, à la gloire de Dieu et de ton empereur ! C’est mieux que de défricher le sol pour un maigre salaire ! » La peau de Ferro se couvrit de chair de poule à l’endroit où les doigts la serraient. Elle approcha sa main libre du couteau. « Hélas ! mon fils est simple d’esprit, s’empressa d’expliquer Yulwei. Il sait à peine parler. — Ah, quel dommage ! Un jour, on aura peut-être besoin de tous les hommes disponibles ! Ces Blafards sont peut-être des sauvages, mais ils savent se battre. » L’officier s’éloigna de Ferro, qui le regarda de travers. « Bon, vous pouvez partir ! » Il les congédia d’un geste. Ses soldats, en train de lézarder au bord de la route à l’ombre des palmiers, les suivirent des yeux lorsqu’ils passèrent devant eux, sans leur manifester toutefois un grand intérêt. Ferro tint sa langue jusqu’à ce que le campement ait disparu au loin, puis se tourna vers Yulwei. « Dagoska ? — Pour commencer ! dit le vieil homme en inspectant la plaine buissonneuse. Ensuite, nous irons vers le Nord. — Le Nord ? — En traversant la mer Circulaire jusqu’à Adua. » Traverser la mer ? Elle se pétrifia au milieu de la route. « Je ne vais sûrement pas aller là-bas ! — Es-tu vraiment obligée de toujours compliquer les choses, Ferro ? Es-tu heureuse ici, dans le Gurkhul ? — Les gens du Nord sont fous, c’est bien connu. Les Blafards, l’Union, peu importe le nom qu’on leur donne ! Ils sont fous ! Sans foi ni loi ! » Yulwei haussa un sourcil. « Je ne savais pas que tu t’intéressais autant à Dieu, Ferro. — Moi, au moins, je sais qu’il y en a un ! s’écria-t-elle en montrant le ciel. Ces Blafards ne pensent pas comme nous, pas comme de véritables personnes ! Nous n’avons rien à faire avec des gens de leur espèce ! Je préférerais encore rester parmi les Gurkhiens ! En plus, j’ai un compte à régler ici. — Ah oui, lequel ? Aller tuer Uthman ? » Elle se renfrogna. « Pourquoi pas. — Pfff ! » Yulwei lui tourna le dos et se remit en marche. « Ils sont à ta recherche, Ferro, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Tu ne feras pas dix pas sans mon aide. Souviens-toi de la cage qui t’attend ! Celle qui se trouve devant le palais. Ils ont hâte de la remplir. » Ferro grinça des dents. « Uthman est l’empereur, à présent. Ils l’appellent Ul-Dosht. Le puissant ! L’impitoyable ! On dit déjà que c’est le plus grand empereur depuis un siècle. Tuer l’empereur ! » Yulwei ricana doucement. « Tu es un drôle de phénomène, Ferro ! Un sacré phénomène ! » Elle conserva son air maussade, tout en suivant le vieil homme vers le sommet de la colline. Elle n’avait pas envie d’être traitée de phénomène. Yulwei était peut-être capable de faire voir à ces soldats ce que bon lui plaisait, et force lui était de reconnaître qu’il leur avait joué un bon tour, mais sacré bon sang, jamais elle n’irait dans le Nord. Qu’avait-elle à faire de ces mécréants de Blafards ? Yulwei gloussait encore quand elle le rejoignit. « Tuer l’empereur ! répéta-t-il en secouant la tête. Il lui faudra attendre ton retour. Tu m’es redevable, souviens-toi ! » Ferro s’empara de son bras noueux. « Je ne me souviens pas de t’avoir entendu dire quoi que ce soit à propos d’une traversée ! — Et moi, je ne me souviens pas de t’avoir entendue poser la question, Maljinn, et tu devrais être contente de ne pas l’avoir fait ! » Il détacha ses doigts avec douceur. « Tu pourrais être réduite à l’état de cadavre en train de se dessécher dans le désert, à l’heure actuelle. Au lieu de cela, tu es en parfaite santé à me casser les oreilles avec tes jérémiades… Réfléchis-y ! » Cette remarque lui cloua le bec. Elle s’enferma dans un mutisme boudeur qui se prolongea, tandis qu’elle continuait de marcher à ses côtés dans cette contrée désolée, faisant crisser ses sandales sur la piste poussiéreuse, jetant de temps à autre un regard en biais au vieil homme. Elle ne pouvait nier qu’il lui avait sauvé la vie, avec ses tours de passe-passe. Néanmoins, autant être pendue plutôt que d’aller dans le Nord ! La forteresse était dissimulée au fond d’une gorge. De là où ils étaient, couchés à plat ventre au sommet de l’à-pic, avec le soleil ardent derrière eux, Ferro parvenait à en distinguer les contours. Une haute muraille encerclait des rangées de bâtiments parfaitement alignés et en nombre suffisant pour constituer une petite ville. À proximité, construits sur pilotis, s’étiraient de longs appontements. Et, amarrés à ceux-ci, des bateaux. De gigantesques navires. Des tours de bois, des forteresses flottantes. Ferro n’avait jamais vu de bateaux de cette taille. Elle en compta dix à quai, juste en contrebas. Un peu plus loin, dans la baie, deux autres fendaient lentement les vagues, leurs immenses voiles ondoyant au vent. De minuscules silhouettes grouillaient sur leurs ponts ou grimpaient dans l’entrelacs de cordes suspendues au-dessus, à l’image d’araignées dans leurs toiles. « J’en compte douze, murmura Yulwei, mais tes yeux sont plus perçants que les miens. » Ferro laissa errer son regard au-dessus de l’eau. Une dizaine de lieues plus loin, le long du littoral incurvé, elle aperçut une deuxième place forte et son réseau d’appontements. « Il y en a davantage par là, dit-elle, huit ou neuf, et encore plus gros. — Plus gros que ceux-ci ? — Oui, bien plus. — Par le souffle divin ! marmonna Yulwei entre ses dents. Les Gurkhiens n’ont jamais construit de bateaux aussi imposants, ni en aussi grand nombre. Il n’y aurait pas eu assez de bois dans tout le Sud pour une telle flotte. Ils ont dû en rapporter du Nord, peut-être de Styrie. » Ferro se moquait des bateaux, du bois, et même du Nord. « Et alors ? — Avec une telle flotte, les Gurkhiens seront une véritable puissance, en mer. Ils pourront prendre Dagoska par la baie et même envahir Westport. » Rien que des noms insignifiants évoquant des endroits lointains. « Et alors ? — Tu ne comprends donc rien, Ferro. Je dois prévenir les autres. Nous devons nous dépêcher, à présent. » Après s’être relevé, il s’empressa de rejoindre la route. Ferro grogna. Elle continua à observer le ballet des curieuses embarcations dans l’anse pendant encore quelques instants, puis se redressa et suivit Yulwei. Petits ou grands, les bateaux ne signifiaient rien pour elle. Les Gurkhiens pouvaient bien faire de tous les Blafards du monde des esclaves, elle n’en avait cure. Du moment qu’ils laissaient les vrais gens vivre en paix ! « Dégagez le passage ! » Le soldat éperonna son cheval et fonça droit sur eux, en brandissant son fouet. « Mille pardons, Messire ! » geignit Yulwei. Il s’aplatit aussitôt devant lui, avant de filer dans l’herbe du talus, entraînant Ferro qu’il avait empoignée à contrecœur par le coude. Debout au milieu des broussailles, celle-ci regarda la colonne défiler à pas lourds. De minces silhouettes sales, hébétées, vêtues de hardes, aux mains attachées, aux yeux caves rivés au sol. Hommes, femmes de tous âges, et même des enfants. Une centaine, peut-être davantage. Confortablement assis sur leurs selles, six gardes chevauchaient à leurs côtés, leurs fouets enroulés autour des poignets. « Des esclaves. » Ferro humecta ses lèvres sèches. « Les habitants de Kadir se sont soulevés », précisa Yulwei, plissant le front devant cette misérable procession. « Ils n’avaient plus envie de faire partie de la glorieuse nation du Gurkhul et pensaient que la mort de l’empereur leur permettrait de s’échapper. Apparemment, ils se trompaient. Le nouveau souverain est encore plus dur que son prédécesseur, hein, Ferro ? Leur rébellion a déjà échoué. Il semblerait que notre ami Uthman en ait fait des esclaves pour les punir. » Ferro observa une fillette très maigre qui boitait ; elle avançait avec lenteur, traînant les pieds dans la poussière. Elle devait avoir dans les treize ans. Difficile d’en juger. Son visage était sale, indifférent. Une entaille croûteuse lui barrait le front, d’autres l’arrière de son bras. Des marques de fouet. Ferro déglutit en voyant l’adolescente peiner sur le chemin. Un vieil homme, qui marchait devant elle, trébucha et s’étala la tête la première, immobilisant toute la colonne. « Avance ! » aboya l’un des cavaliers, en éperonnant son cheval. « Debout ! » Le vieillard tenta de se relever. « Avance ! » Le fouet du soldat claqua, laissant une longue traînée rouge sur le dos décharné du vieillard. En entendant le sifflement des lanières de cuir, Ferro frissonna et fit la grimace ; son propre dos commença à lui démanger. Là où elle-même avait des cicatrices. C’était comme si on l’avait fouettée. Personne ne pouvait fouetter Ferro et rester en vie. Plus maintenant. Elle dégagea l’arc de son épaule. « Du calme, Ferro ! siffla Yulwei qui la saisit par le bras. Tu ne peux rien faire pour eux ! » La fillette se pencha pour aider le vieil esclave à se relever. Le fouet claqua de nouveau, les atteignant tous les deux. Un cri de douleur. Avait-il échappé à l’homme ou à l’adolescente ? Ou à Ferro ? Elle se débarrassa de la prise de Yulwei pour attraper une flèche. « Je peux tuer ce bâtard ! » grogna-t-elle. Le soldat tourna brusquement la tête vers eux et les fixa avec curiosité. Yulwei emprisonna la main de Ferro. « Et après ? souffla-t-il. Même si tu réussis à tuer les six, que se passera-t-il ensuite ? As-tu suffisamment de réserves d’eau et de vivres pour nourrir une centaine d’esclaves ? Hein ? Si c’est le cas, elles sont bien cachées ! Et quand la disparition de la colonne sera rapportée ? Quand on retrouvera leurs gardiens assassinés ? Que se passera-t-il, hein, la tueuse ? Comment dissimuleras-tu une centaine d’esclaves, ici ? Moi, j’en serai incapable ! » Ferro plongea son regard dans les yeux noirs de Yulwei, grinçant des dents, respirant vite et fort par le nez. Elle se demanda si elle devait de nouveau tenter de l’éliminer. Non. Il avait raison, bon sang ! Elle surmonta peu à peu sa colère, rangea sa flèche et reporta son attention sur la colonne de prisonniers. La fureur tiraillait son ventre, comme s’il criait famine. Elle regarda le vieil esclave marcher en chancelant, la fillette sur ses talons. « Vous, là-bas ! » les interpella le soldat, dirigeant son cheval droit sur eux. « Bravo, tu as gagné ! » chuchota Yulwei, avant de se prosterner devant le soldat avec un large sourire. « Toutes mes excuses, Messire, mon fils est… — Ferme-la, vieillard ! » Le soldat toisa Ferro du haut de sa monture. « Eh bien, mon garçon, elle te plaît ? — Comment ? demanda-t-elle entre ses dents serrées. — Fais pas ton timide, gloussa le soldat. Je t’ai vu la mater. » Se retournant alors vers la colonne, il ordonna : « Arrêtez-vous ! » Les esclaves obéirent aussitôt. Se penchant sur sa selle, il saisit la maigre fillette sous les aisselles et l’extirpa sans ménagement de la file. « C’est un bon élément, dit-il en la poussant vers Ferro. Un peu jeune, mais elle est prête. Après un sérieux nettoyage, elle fera l’affaire. Elle boite un peu, mais ça se guérit ; nous les avons traités un peu rudement. Elle à de bonnes dents… fais voir tes dents, garce ! » L’adolescente retroussa lentement ses lèvres craquelées. « Des dents saines. Qu’est-ce que t’en dis, mon garçon ? Dix pièces d’or ! Ça te paraît être un prix convenable ? » Ferro se contenta de dévisager la fillette qui lui rendit son regard, fixant sur elle de grands yeux vides. « Écoute, reprit le soldat en se penchant davantage. Elle vaut deux fois plus, et il n’y a aucun danger. Quand nous arriverons à Shaffa, je leur raconterai qu’elle est morte, ici, dans ce désert. Personne ne s’en étonnera, c’est monnaie courante ! Je gagne dix pièces, et tu en économises dix ! Tout le monde s’y retrouve ! » Tout le monde s’y retrouve ! Ferro leva les yeux vers le garde. Il souleva la visière de son casque, puis s’épongea le front d’un revers de la main. « Du calme, Ferro ! murmura Yulwei. — Bon d’accord, je descends à huit ! cria le soldat. Elle a un joli sourire ! Montre-lui ton sourire, sale chienne ! » Les commissures des lèvres de l’adolescente s’étirèrent légèrement. « Là, tu vois ? Huit, mais c’est du vol ! » Ferro serrait les poings, ses ongles lui entamaient les paumes. « Du calme, Ferro ! » répéta Yulwei. Dans sa voix transparut un avertissement. « De bonnes dents ! Comme tu es dur en affaires, mon garçon, j’irai jusqu’à sept ! C’est ma dernière offre. Sept, sacré bon sang ! » Le soldat agita son casque en signe de désespoir. « Ménage-la et, dans cinq ans, elle en vaudra beaucoup plus ! C’est un bon investissement ! » Le visage du soldat était si proche que Ferro distinguait les gouttes de sueur perlant sur son front, les poils de barbe parsemant ses joues, et la moindre imperfection, le moindre cratère, le moindre pore de sa peau. Elle sentait presque son odeur. Les gens qui meurent de soif sont prêts à boire de la pisse, de l’eau salée ou de l’huile, même si c’est mauvais pour eux, tant leur besoin de se désaltérer est grand. Ferro en avait été témoin en maintes occasions dans le désert. Voilà à quoi on pouvait comparer son irrésistible désir de tuer ce soldat. Elle aurait voulu l’écharper à mains nues, l’étrangler, lui arracher la figure avec les dents. Son envie était presque trop forte pour qu’elle puisse se contenir. « Du calme ! souffla Yulwei. — Je ne peux pas me l’offrir, s’entendit-elle répondre. — T’aurais pu le dire plus tôt, mon garçon, et m’éviter toute cette peine ! » Il recoiffa son casque. « Enfin… je ne peux guère te blâmer de regarder. Elle en vaut la peine ! » Il se baissa et, attrapant la fillette par le bras, l’obligea à rejoindre les autres. « Ils en tireront vingt pièces à Shaffa ! » lança-t-il par-dessus son épaule. La colonne se remit en marche. Ferro ne quitta pas l’adolescente des yeux jusqu’à ce que les esclaves, trébuchant et se traînant vers leur nouvel asservissement, finissent par disparaître derrière une butte. Elle avait froid désormais, elle avait froid et se sentait vide. Malgré les conséquences qu’aurait entraînées un tel acte, elle regrettait de ne pas avoir tué le soldat. L’éliminer aurait rempli ce vide, ne serait-ce qu’un instant ! Ainsi allaient les choses. « J’ai fait un jour partie d’une colonne comme celle-là », lâcha-t-elle avec lenteur. Yulwei poussa un profond soupir. « Je sais, Ferro, je sais, mais le destin a choisi de te sauver. Tu devrais être reconnaissante… enfin, si tu en es capable. — Tu aurais dû me laisser le tuer. — Pouah ! » Le vieil homme fit claquer sa langue en signe de dégoût. « Je crois bien que tu supprimerais le monde entier, si tu en avais la possibilité. Hormis ton désir de tuer, n’y a-t-il rien d’autre en toi, Ferro ? — Avant, si, marmonna-t-elle, mais ils me l’ont ôté à coups de fouet. Ils te fouettent jusqu’à ce qu’ils soient sûrs qu’il ne reste plus rien en toi. » Yulwei s’était immobilisé et la regardait avec une expression compatissante. Curieux ! cela ne la mettait plus en colère. « Je suis désolé, Ferro. Désolé pour toi, et pour eux. » Il retourna sur la route. « Mais c’est préférable à la mort ! » Elle demeura sur place un moment à contempler le lointain nuage de poussière soulevé par la colonne. « C’est pareil ! » murmura-t-elle à son seul bénéfice. Un peu trop voyant Appuyé sur la rambarde, Logen cilla dans la lumière matinale et admira la vue qui s’offrait à lui. Il avait fait de même depuis le balcon de sa chambre, à la bibliothèque ; une éternité s’était écoulée depuis lors, lui semblait-il. Ici, toutefois, le panorama était bien différent. D’un côté, un ardent soleil pointait son nez au-dessus de l’amoncellement dentelé des bâtiments, d’où lui parvenait une rumeur lointaine. De l’autre, la vallée brumeuse, froide, aux lignes douces, paraissait déserte et aussi silencieuse qu’un cimetière. Il se remémora ce matin ancien où il s’était senti un autre homme. En ces lieux, lui aussi se sentait différent, mais surtout idiot, petit, effrayé, hideux, dépaysé. « Logen ! » Malacus sortit le rejoindre sur le balcon, s’installa à ses côtés et offrit son visage souriant aux rayons bienfaisants, avant de se tourner vers la ville et sa baie scintillante où grouillaient déjà des bateaux. « C’est beau, n’est-ce pas ? — Si tu le dis !… moi, je n’en suis pas sûr. Tous ces gens… » Malgré la chaleur, Logen ne put réprimer un frisson. « Ce n’est pas normal. Ça me fait peur. — Tu as peur ? Toi ? — En permanence. » Depuis leur arrivée, il n’avait quasiment pas dormi. Il ne faisait jamais vraiment nuit, ici, et le silence n’était jamais complet. L’air trop chaud et confiné empestait. Les ennemis sont souvent effrayants, mais on peut les combattre et les exterminer. Logen était capable de comprendre la haine qu’on éprouvait envers eux. Impossible pourtant de lutter contre une ville anonyme, indifférente, grondante, qui haïssait tout. « Cet endroit n’est pas pour moi. Je serai content de le quitter. — Nous allons peut-être devoir y rester quelque temps. — Je sais. » Logen prit une profonde inspiration. « Voilà pourquoi je vais descendre jeter un coup d’œil à cet Agriont et voir ce que je peux y découvrir. On est parfois obligé d’agir. Mieux vaut le faire que de vivre dans la crainte. En tout cas, c’est ce que me disait mon père. — Judicieux conseil ! Je t’accompagne. — Certainement pas. » Debout sur le pas de la porte, Bayaz fusilla du regard son apprenti. « Tes progrès ont été désastreux, ces dernières semaines, tu devrais avoir honte. » Il les rejoignit à son tour. « Puisque nous dépendons de la bonne volonté de Sa Majesté, je suggère que tu profites de notre oisiveté forcée pour étudier. Une telle occasion ne se représentera peut-être pas de si tôt. » Malacus s’empressa de rentrer sans regarder en arrière. Il savait qu’il valait mieux éviter de musarder quand son maître était dans cet état. Depuis qu’ils avaient atteint l’Agriont, ce dernier avait perdu sa bonne humeur – et il ne donnait pas l’impression d’être près de la retrouver. Logen ne pouvait guère lui en vouloir : on les considérait davantage comme des prisonniers que comme des hôtes. Il ne connaissait pas grand-chose aux civilités, mais devinait la signification des œillades pleines de dureté que leur lançaient la majorité des gens… en particulier les gardes en faction devant leur porte. « Vous ne pouvez imaginer combien elle s’est développée ! » grogna Bayaz, sourcils froncés, en balayant la cité des yeux. « Je me souviens de l’époque où Adua n’était encore qu’un entassement de huttes agglutinées autour de la Demeure du Créateur, à l’image de mouches sur une bouse fumante. Bien avant l’apparition de L’Agriont ! Avant même celle de l’Union ! Ils n’étaient pas aussi fiers en ce temps-là, croyez-moi ! Ils vénéraient le Créateur comme un dieu. » Il expectora bruyamment des mucosités et se débarrassa de son crachat dans les airs. Logen le vit disparaître entre les bâtiments blancs en contrebas, puis atterrir dans la douve. « C’est moi qui leur ai donné tout ça », siffla Bayaz. La sensation désagréable qui accompagnait habituellement les contrariétés du vieux magicien s’insinua petit à petit dans l’esprit de Logen. « Je leur ai offert la liberté ! Et voilà comment ils me remercient ! Quelques secrétaires méprisants ! Et de vieux garçons de course vaniteux ! » Logen songea qu’une escapade dans le monde hystérique et suspicieux qui s’étendait à ses pieds serait une délivrance. Il se dirigea vers la porte menant à l’intérieur. S’ils étaient bien prisonniers ici, Logen devait admettre qu’il avait connu des cellules beaucoup moins confortables. Avec ses lourdes chaises en bois sombre délicatement sculpté et ses épaisses tapisseries accrochées aux murs, où figuraient des forêts ou des scènes de chasse, leur salon circulaire était digne de celui d’un roi, du moins à ses yeux. Bethod se serait sûrement senti chez lui dans un pareil décor ! Logen, lui, avait l’impression d’être un gros balourd et se déplaçait avec mille précautions, de peur de casser quelque chose. Une énorme jarre, au ventre émaillé de fleurs peintes dans des tons vifs, trônait sur une table, au centre de la pièce. Logen lui lança un coup d’œil en biais, avant de se diriger vers l’interminable escalier conduisant à l’Agriont. « Logen ! » Bayaz se tenait dans l’embrasure, plus taciturne que jamais. « Soyez prudent. Cet endroit est peut-être étrange, mais ses habitants le sont plus encore. » L’eau bouillonnante jaillissait en gargouillant d’un tube métallique en forme de gueule de poisson, puis retombait en une gerbe d’éclaboussures dans un large bassin en pierre. Une fontaine, avait dit le jeune homme hautain. Avec des tuyaux sous la terre, avait-il précisé. Logen visualisa des rivières souterraines courant sous ses pieds et venant lécher les fondations mêmes de la ville. Cette pensée lui donna le tournis. L’esplanade était grandiose – un pavement de pierres plates, bordé de bâtisses blanches aux parois semblables à de véritables falaises. Des falaises creuses, ornées de piliers et de sculptures, trouées d’immenses fenêtres scintillantes, grouillantes de monde. Un événement curieux s’y déroulait ce jour-là. Sur tout le pourtour de la place carrée, on assemblait des poutres pour construire une gigantesque structure inclinée. Une armée d’ouvriers s’affairait à coups de hache ou de marteau : ils enfonçaient des chevilles ou fixaient des charnières, s’interpellant avec force cris rageurs. Autour d’eux s’amoncelaient planches et troncs, tonneaux de clous, outils de toutes sortes… visiblement, de quoi bâtir dix énormes salles, ou même plus. À certains endroits, la structure s’élevait déjà bien haut au-dessus du sol ; ses montants, de la même taille que les bâtiments environnants, se dressaient vers le ciel, à l’instar des mâts d’un navire. Poings sur les hanches, Logen fixait, bouche bée, l’énorme squelette de bois dont l’utilité restait encore pour lui un mystère. Il s’approcha d’un petit homme musclé, protégé par un tablier en cuir, qui sciait une planche avec acharnement. « Qu’est-ce que c’est que ça ? — Hein ? » L’homme garda le nez sur son ouvrage. « Ça, là, à quoi ça va servir ? » La scie mordit dans le bois et la chute découpée tomba à terre. Le charpentier déposa avec soin le morceau restant sur une pile de planches voisine. Il se retourna et dévisagea Logen d’un air déconcerté, en épongeant son front luisant de sueur. « Des tribunes. Des sièges. » Logen lui rendit son regard, sans paraître comprendre. Comment cette chose pouvait-elle tenir debout et, en même temps, servir de chaise ? « C’est pour le Tournoi ! » lui cria le charpentier en pleine figure. Logen recula lentement. Du charabia ! Des sottises ! Il rebroussa chemin et, prenant garde de rester à l’écart des formidables structures en bois et des hommes qui les escaladaient, s’empressa de quitter le chantier. Il déboucha dans une vaste artère, une gorge profonde qui s’enfonçait entre d’imposantes bâtisses blanches. De chaque côté, des statues, dépassant largement la grandeur nature, se faisaient face et, du haut de leurs socles, toisaient avec des mines sévères la multitude de passants qui allaient et venaient fébrilement à leurs pieds. La plus proche de ces sculptures lui parut singulièrement familière ; Logen se dirigea donc droit sur elle pour l’examiner. Il esquissa un sourire. Le Premier des Mages avait pris de l’embonpoint depuis l’exécution de sa reproduction. Sans doute avait-il trop abusé des bonnes choses à la bibliothèque ! Logen se tourna vers un petit homme coiffé d’un chapeau noir, qui passait par là, un gros livre coincé sous son bras. « Bayaz, dit-il en indiquant la statue. Un ami à moi. » L’homme le dévisagea, puis regarda la statue, avant de reporter son attention sur Logen et de s’enfuir à toutes jambes. La série de sculptures continuait tout le long de l’avenue. Des rois de l’Union, supposa Logen, étaient alignés sur la gauche. Certains portaient une épée, d’autres, des parchemins enroulés ou des bateaux en miniature. L’un deux avait un chien couché à ses pieds, un autre serrait une gerbe de blé. À part ces détails, rien ne les distinguait vraiment les uns des autres : tous arboraient la même couronne démesurée et la même moue boudeuse. Difficile d’imaginer, en les regardant, qu’ils aient pu dire ou faire une bêtise, un jour… ou déféquer au moins une fois dans leur existence ! Percevant un bruit de pas rapides derrière lui, Logen pivota juste à temps pour apercevoir le jeune homme hautain de la grille. Il filait dans l’avenue au pas de course, sa chemise trempée de sueur. Où pouvait-il se rendre avec tant d’empressement ? Logen n’allait sûrement pas lui courir après pour le rattraper, avec la chaleur qui régnait. Il lui restait bien trop d’autres énigmes à résoudre. L’avenue aboutissait à un vaste espace vert, sans doute arraché à la campagne par des mains de géant et déposé au milieu des immeubles. Aucune ressemblance, toutefois, avec le paysage rural que Logen connaissait. L’herbe coupée ras s’étalait en une douce carpette uniforme d’un vert éclatant. Il y avait bien des fleurs, mais elles poussaient en rangs, en cercles ou en lignes de couleurs vives rigoureusement droites. Il y avait également de luxuriants buissons, ainsi que des arbres serrés les uns contre les autres, protégés par des barrières et taillés dans des formes saugrenues. Et de l’eau… des ruisseaux s’écoulant sur des escaliers en pierre. Et un grand étang, entouré d’arbres effleurant tristement ses bords de leurs branches basses. Ses bottes crissant sur les minuscules cailloux gris qui parsemaient le sentier, Logen se promena à travers cette verdure délimitée par des angles droits. Faisant fi de la promiscuité, bon nombre de gens s’y étaient rassemblés, afin de profiter du soleil. D’aucuns avaient pris place dans des barques sur le petit lac et ramaient paresseusement, sans but précis, en décrivant des cercles. D’autres lézardaient sur les pelouses, mangeaient, buvaient et bavardaient. En montrant Logen du doigt, certains se mettaient à crier, à chuchoter ou à déguerpir à toute allure. Cette foule était singulière, surtout les femmes. Pâles, spectrales, drapées dans des robes compliquées. Leurs cheveux, tirés vers le haut, puis entortillés et fixés à l’aide d’épingles et de peignes, étaient émaillés de grandes plumes bizarres ou agrémentés de petits chapeaux inutiles. Elles lui rappelaient l’énorme jarre de la pièce circulaire – trop fine et trop délicate pour être d’une quelconque utilité, et gâchée par un débordement de décorations. Mais il n’en avait pas approché depuis belle lurette ; il leur sourit joyeusement… juste au cas où. Quelques-unes prirent un air outragé ; d’autres, horrifiées, grimacèrent. Logen soupira. La vieille cabale sévissait toujours, ici ! Plus loin, sur une autre grande place, il s’arrêta pour observer des soldats à l’exercice. Cette fois, il ne s’agissait pas de mendiants, ni de jeunes hommes efféminés, mais de solides gaillards en armure, équipés de plastrons, de jambières brillantes comme des miroirs et de lourdes lances. Tous identiques, debout, en rangs serrés, ces individus formaient quatre carrés d’une cinquantaine d’hommes aussi immobiles que les statues de l’avenue. Au cri d’un petit homme en veste rouge – indubitablement leur chef –, la troupe entière se retourna, lances à la verticale, et se mit à traverser la place, en un martèlement de bottes synchrone. Chaque homme était pareil à son voisin, il disposait des mêmes armes, se déplaçait de la même façon. Un spectacle peu commun que celui de ces carrés de métal scintillant, aux pointes de lances étincelantes, qui, à l’image d’un monstrueux hérisson doté de deux cents paires de pattes, se mouvaient à allure régulière. D’un effet plutôt impressionnant sur un vaste espace plat, face à une armée d’ennemis imaginaires. Logen avait toutefois quelques doutes quant au comportement de cette formation entre des rochers déchiquetés, sous une pluie battante ou dans une forêt inextricable. Avec leur attirail d’armures pesantes, ces hommes se fatigueraient vite. Et si l’on parvenait à rompre les carrés, comment réagiraient-ils ? Que feraient ces hommes habitués à être épaulés en permanence par leurs voisins ? Pourraient-ils se battre individuellement ? Il poursuivit son chemin à travers de grandes cours et des jardins coquets, passa devant des fontaines gazouillantes et de fières statues, longea des allées bien tenues et de larges avenues. Il monta et descendit en flânant d’étroits escaliers, franchit des ponts qui enjambaient des rivières, des routes et d’autres ponts. Il aperçut des douzaines de gardes, vêtus de splendides livrées toutes différentes les unes des autres, en faction devant des centaines de portes, de murs et de grilles ; tous le regardèrent avec les mêmes yeux méfiants. Le soleil atteignit son zénith. Les bâtiments blancs défilèrent jusqu’au moment où Logen, le cou douloureux d’avoir gardé le nez en l’air, commença à souffrir des pieds et à se sentir égaré. Le seul élément immuable du paysage était la formidable tour qui dominait tout le reste, à côté de laquelle même les bâtiments les plus hauts semblaient ridicules. On la devinait du coin de l’œil, toujours là à vous épier par-dessus les lointaines toitures. Les pas de Logen l’amenèrent peu à peu jusqu’à elle ; il finit par atteindre un coin négligé de la citadelle, plongé dans l’ombre de la tour. Un vieux banc était installé près d’une pelouse mal entretenue, au pied d’un immeuble en ruine recouvert de mousse et de lierre, au toit pentu qui ployait en son centre, là où manquaient des tuiles. Il s’affala dessus, gonfla les joues et fronça les sourcils en regardant l’immense silhouette qui se découpait sur le ciel bleu, derrière les murs effondrés, telle une montagne érigée par la main de l’homme avec des pierres sèches, lisses et ternes. Aucune plante ne rampait le long de cette sinistre masse, aucune touffe de mousse ne s’y accrochait, pas même dans les fissures entre les énormes blocs. La Demeure du Créateur, comme l’avait appelée Bayaz, ne ressemblait à aucune des maisons que Logen avait pu voir. Elle était dépourvue de toit. Aucune porte ni aucune fenêtre ne perçait ses murs dépouillés. Elle se composait d’un enchevêtrement de formidables piliers aux arêtes vives. À quoi servait d’avoir construit un édifice aussi grand ? Et qui était donc ce Créateur ? N’avait-il réalisé que cet unique ouvrage ? Cette grande maison inutile ? « Ça vous dérange si je m’assois ? » Debout devant lui, une femme l’observait… au moins, cette nouvelle venue ressemblait plus à une femme que toutes ces étranges créatures livides qu’il avait croisées dans le parc. Il s’agissait d’une jolie jeune fille avec une robe blanche et des cheveux noirs encadrant son visage. « Si ça me dérange ? Non ! C’est drôle, mais les autres gens n’ont aucune envie de s’asseoir à côté de moi. » Elle s’effondra à l’extrémité du banc, les coudes sur les genoux, le menton posé dans ses mains, et se plongea dans une contemplation détachée de l’immense tour. « Peut-être ont-ils peur de vous ! » Logen regarda un homme passer rapidement, une liasse de papiers sous un bras ; celui-ci le fixa avec des yeux écarquillés. « C’est ce que je commence à croire ! — Il est vrai que vous avez l’air un peu dangereux. — Hideux est un mot qui conviendrait mieux ! — Je n’ai pas l’habitude d’employer un mot pour un autre… j’ai dit dangereux. — Eh bien, les apparences sont parfois trompeuses. » Elle haussa un sourcil et l’examina lentement de haut en bas. « Alors, vous devez être un homme paisible. — Euh… pas tout à fait. » Ils s’étudièrent mutuellement du coin de l’œil. Elle ne semblait pas effrayée, ni méprisante, encore moins curieuse. « Pourquoi n’avez-vous pas peur ? — Je viens du pays des Angles, je connais votre peuple. En outre… » Elle se laissa retomber contre le dossier du banc. « … personne ne veut me parler. Je suis désespérée. » Logen fixa le moignon de son majeur manquant, puis l’agita d’avant en arrière aussi loin qu’il le pouvait. « Je veux bien le croire ! Je suis Logen. — Tant mieux pour vous. Moi, je ne suis personne. — Tout le monde est quelqu’un. — Pas moi. Je ne suis rien. Je suis invisible. » Logen l’observa en fronçant les sourcils : à demi tournée vers lui, affalée sur le banc en plein soleil, elle tendait son long cou mince devant elle, tandis que sa poitrine se soulevait doucement, avec régularité. « Moi, je vous vois. » Elle pivota pour lui faire face. « Vous êtes… bien élevé. » Logen s’étrangla de rire. On l’avait traité de toutes sortes de choses, au cours de sa vie, mais jamais de garçon bien élevé ! La jeune femme ne partagea pas son amusement. « Je n’ai rien à faire ici, murmura-t-elle. — Moi non plus. — Non. Mais ici, c’est chez moi, dit-elle en se levant. Au revoir, Logen. — Adieu, Personne. » Il la regarda s’éloigner avec lenteur et secoua la tête. Bayaz avait raison. Cet endroit était étrange, mais ses habitants l’étaient davantage. Logen se réveilla en sursaut, cilla et jeta des coups d’œil paniqués autour de lui. Il faisait noir. Pas complètement, bien sûr, les lueurs de la ville subsistaient. Il avait cru entendre quelque chose, mais le silence régnait désormais. Il faisait chaud. Chaud et étouffant, malgré le courant d’air moite qui s’insinuait par la fenêtre ouverte. Il grogna, repoussa les couvertures humides jusqu’en haut de ses cuisses, se passa une main sur la poitrine, puis se débarrassa de la sueur en l’essuyant sur le mur derrière lui. La lumière lui chatouillait les paupières. Mais ce n’était pas là le pire des problèmes. Logen Neuf-Doigts avait surtout une terrible envie de pisser. Malheureusement, ici, on ne pouvait pas simplement pisser dans un pot ! Il y avait un truc spécial, une sorte d’étagère en bois, munie d’un trou et installée dans un réduit. À leur arrivée, il avait lorgné dans ce trou, en se demandant à quoi cela servait. Il avait eu l’impression que ça descendait drôlement bas. En plus, ça puait. Malacus lui en avait fourni l’explication. Une invention inutile et barbare ! Il fallait s’asseoir sur le bois dur et supporter le courant d’air désagréable qui soufflait sur vos bourses. Mais c’était la civilisation, pour autant qu’il puisse en juger ! Les gens n’avaient donc rien de mieux à faire que d’imaginer des solutions pour rendre compliquées les choses simples ? Logen réussit à s’extraire de son lit. Puis, penché en avant, bras tendus pour chercher son chemin, il marcha jusqu’à l’endroit où il avait cru repérer une porte. Quelle plaie : trop clair pour dormir et trop noir pour distinguer quoi que ce soit ! « Maudite civilisation ! » grommela-t-il en s’acharnant à tourner la poignée. Enfin, il se glissa avec précaution dans l’immense pièce circulaire située au milieu de leurs appartements. Il y faisait froid, très froid même. Après la chaleur humide de sa chambre, l'air frais lui fit du bien. Pourquoi ne dormait-il pas ici, au lieu de rester dans la fournaise d’à côté ? Il scruta les murs plongés dans l’ombre, le visage chiffonné, tout engourdi de sommeil, essayant de déterminer quelle porte aux contours flous ouvrait sur le réduit dans lequel on pissait. Avec sa chance, il allait sans doute atterrir dans la chambre de Bayaz et se soulager accidentellement sur le Premier des Mages endormi… Cela n’arrangerait sûrement pas son humeur. Il avança encore d’un pas. Un bruit sourd, suivi d’un raclement : sa jambe venait de percuter le coin de la table. Il jura, se prit le tibia à deux mains… et se remémora soudain la jarre. Plongeant en avant, il la rattrapa de justesse par le bord. Ses yeux commençant à s’habituer à la pénombre, il distinguait les fleurs peintes sur la douce surface brillante. Au moment de la reposer sur la table, il lui vint une idée. Pourquoi aller plus loin, alors qu’il avait le pot idéal entre les mains ? Après un coup d’œil furtif dans la pièce, il inclina la jarre dans la bonne position et… se pétrifia. Il n’était pas seul. Une grande silhouette mince se dessinait vaguement dans la faible lueur. Il parvenait tout juste à discerner de longs cheveux ondoyant dans la brise qui soufflait par une fenêtre ouverte. Il eut beau plisser les paupières, il ne réussit pas à voir clairement le visage. « Logen… » Une voix de femme, douce et grave. Elle lui déplut souverainement. Il faisait froid dans la pièce, vraiment très froid. Il s’accrocha à la jarre. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il, troublé. Dans le silence environnant, sa voix résonna avec force. Rêvait-il ? Il secoua la tête et serra la jarre contre lui. Elle lui sembla bien réelle. Terriblement réelle. « Logen… » La femme s’approcha de lui avec lenteur. Un rai de lumière en provenance de la fenêtre éclaira un côté de son visage. Une joue blême, un œil cerné de noir, un coin de bouche. Les ténèbres l’avalèrent de nouveau. Elle lui avait pourtant semblé familière… Sans quitter la silhouette floue des yeux, Logen se creusa les méninges, tout en reculant derrière la table. « Que voulez-vous ? » Une sensation de froid lui serra la poitrine, un mauvais pressentiment. Il savait qu’il aurait dû appeler à l’aide, obliger les autres à se lever, mais il ignorait encore à qui il avait affaire. Il lui fallait d’abord le découvrir. L’air était désormais glacial ; Logen voyait de la buée sortir de sa bouche. Sa femme était morte, ça, il le savait, morte et enterrée depuis longtemps, et très loin de là. Il avait vu leur village en cendres jonché de cadavres. Sa femme était morte… et pourtant… « Thelfi ? chuchota-t-il. — Logen… » Sa voix ! C’était sa voix ! Il en fut hébété. Elle tendit un bras vers lui à travers la lumière de la fenêtre. Une main blanche, des doigts blancs, des ongles blancs. La pièce était froide, glaciale. « Logen ! — Tu es morte ! » Il brandit la jarre, prêt à la fracasser sur sa tête. La main essaya de s’emparer de lui, les doigts bien écartés. La pièce fut soudain aussi éclairée qu’en plein jour. Même plus. Une lumière brasillante l’envahit. Les contours obscurs des portes et des meubles se transformèrent en angles aigus blancs et en ombres noires. Logen serra les paupières, se protégea d’un bras et s’adossa contre le mur. Un bruit assourdissant retentit alors, un bruit de glissement de terrain, suivi d’un déchirement, d’un craquement d’arbre abattu ; puis une odeur de bois brûlé envahit la pièce. Logen entrouvrit les yeux et regarda à travers ses doigts. Les lieux étaient singulièrement modifiés. Il faisait sombre de nouveau, mais moins que précédemment. De la lumière filtrait par une énorme brèche aux contours dentelés à l’emplacement de la fenêtre. Deux des chaises avaient disparu ; une troisième se balançait sur trois pieds, ses bords cassés luisant faiblement, comme les bûches d’un feu qui couve. La table, qui se trouvait à côté de lui quelques secondes plus tôt, s’était envolée à l’autre bout de la pièce, coupée en deux. Une partie du plafond avait été arrachée des solives. Le sol était jonché de débris de pierre et de plâtre, de planches de bois et d’éclats de verre. Plus aucune trace de l’étrange femme. Se frayant un chemin à travers les décombres, Bayaz se dirigea d’un pas incertain vers le trou béant, sa chemise de nuit claquant autour de ses robustes mollets, et inspecta l’obscurité extérieure. « Il est parti. — Il ? » Logen fixa le trou fumant d’un air hébété. « Elle connaissait mon nom… » Le magicien tituba jusqu’à la seule chaise encore intacte et s’y affala, tel un homme ordinaire épuisé. « Un Dévoreur, peut-être. Envoyé par Khalul. — Un quoi ? » demanda Logen, déconcerté. « Envoyé par qui ? » Bayaz s’épongea le visage. « Vous ne vouliez rien savoir ! — C’est vrai. » Logen ne pouvait le nier. Les yeux rivés sur un coin déchiqueté de ciel nocturne, il se frotta le menton, se demandant si le moment n’était pas venu de changer d’avis. Trop tard pour prendre la décision : des coups vigoureux frappés à la porte interrompirent le cours de ses pensées. « Occupez-vous de ça, voulez-vous ? » Logen se déplaça avec maladresse parmi les tas de gravats et tira le verrou. Un garde à la mine agacée le repoussa d’un coup d’épaule pour entrer ; il tenait une lampe d’une main et brandissait une épée de l’autre. « Il y a eu du bruit ! » La lumière de sa lampe balaya la pièce dévastée, éclairant le bord ébréché du plafond, les pierres émiettées et le vide ouvert sur la nuit. « Merde, murmura-t-il. — Nous avons eu un visiteur indésirable, marmonna Logen. — Euh… je dois le signaler… à quelqu’un. » Le garde semblait profondément perplexe. Il recula vers la porte et faillit tomber en butant contre une poutre. Ses bottes ferrées ne tardèrent pas à résonner dans les escaliers. « Qu’est-ce qu’un Dévoreur ? » Pas de réponse. Le magicien s’était assoupi, le front encore barré d’un pli ; sa poitrine se soulevait lentement. Baissant les yeux, Logen fut surpris de constater que sa main droite serrait toujours la jarre magnifique et fragile. Il fit de la place sur le sol, dégagea un espace au milieu des débris et y déposa le précieux objet. L’une des portes s’ouvrit brusquement ; le cœur de Logen fit un bond. Malacus apparut, les yeux exorbités, les cheveux ébouriffés. « Qu’est-ce que… » Il rejoignit le trou béant d’un pas vacillant et y passa la tête avec précaution pour regarder dehors. « Merde ! — Malacus, qu’est-ce qu’un Dévoreur ? » Ce dernier tourna vivement la tête vers Logen, le visage pétri d’horreur. « Il est interdit de manger de la chair humaine… » chuchota-t-il. Questions Dans l’espoir de pouvoir ingurgiter la moitié du repas avant d’être pris de nausées, Glotka enfournait son porridge aussi rapidement que possible ; il se forçait à avaler chaque bouchée, s’étranglant à moitié, toussotant. Il finit par repousser le bol, comme si sa seule présence le scandalisait. Ce qui, en fait, est le cas. « Tu as intérêt à ce que ce soit important, Severard ! » grommela-t-il. D’une main, le tourmenteur rejeta ses cheveux gras en arrière. « Tout dépend de ce que vous appelez important. C’est au sujet de nos amis magiciens. — Ah, le Premier des Mages et ses audacieux compagnons ! Eh bien, qu’en est-il ? — Il y a eu du grabuge dans leurs appartements, hier soir. Ils prétendent que quelqu’un s’est introduit chez eux. Il en a résulté une sorte de bagarre. Il semblerait qu’il y ait des dégâts. — Quelqu’un ? Une sorte de bagarre ? Des dégâts ? » Glotka eut un hochement de tête désapprobateur. « Il semblerait ? Il semblerait n’est pas suffisant pour nous, Severard. — Eh bien, cette fois, on s’en contentera. Le garde ne m’a pas donné beaucoup de détails. Il avait l’air sacrément inquiet, si vous voulez mon avis. » Severard s’enfonça plus profondément dans son siège, ses épaules frôlèrent ses oreilles. « Quelqu’un doit se rendre sur place pour jeter un œil. Autant que ce soit nous ! Vous pourriez les étudier de plus près. Peut-être même poser quelques questions. — Où logent-ils ? — Vous allez adorer ça. À la Tour des Chaînes ! » Glotka grimaça et entreprit de retirer du bout de sa langue des miettes de porridge coincées dans ses gencives. Évidemment. Et je parie qu’ils sont au sommet « Quoi d’autre ? — L’homme du Nord est allé se promener hier, il a arpenté la moitié de l’Agriont. Nous l’avons surveillé, bien sûr. » Le tourmenteur renifla et rajusta son masque. « Ce bâtard monstrueux ! — Ah, l’infâme homme du Nord ! A-t-il commis des outrages ? violé, tué, mis le feu à des bâtiments… enfin ce genre de choses… — Non, pas vraiment, en vérité. La matinée a été plutôt ennuyeuse pour tout le monde. Il a déambulé en admirant tout ce qui l’entourait, bouche bée, et a parlé à deux ou trois individus. — En connaissons-nous certains ? — Plus ou moins. Mais personne d’important. Il a bavardé avec l’un des charpentiers qui construisent les tribunes du Tournoi, puis avec un employé de bureau sur l’Allée du Roi. Et enfin avec une fille, près de l’université. Avec elle, ça a duré plus longtemps. — Une fille ? » Les yeux de Severard se plissèrent. « Exact ! Et plutôt jolie ! Comment s’appelle-t-elle, déjà ? » Il claqua des doigts. « Je m’étais pointant renseigné. Son frère fait partie des troupes royales… West, West quelque chose… — Ardee. — C’est ça ! Vous la connaissez ? — Mmm. » Glotka lécha ses gencives édentées. Elle m’a demandé comment j’allais. Je m’en souviens. « Qu’avaient-ils donc à se dire ? » Le tourmenteur arqua les sourcils. « Probablement rien. Mais elle vient du pays des Angles ; ça ne fait pas longtemps qu’elle est arrivée en ville. Il pourrait y avoir un rapport. Vous voulez que je la ramène ici ? Il nous faudrait peu de temps pour le découvrir. — Non ! aboya Glotka. Non, pas la peine. Son frère était un de mes amis. — Était… — Personne ne doit s’en prendre à elle, Severard, tu entends ? » Le tourmenteur haussa les épaules. « Si vous le dites, Inquisiteur, si vous le dites. — Je te le dis. » Après un moment de silence, Severard, une note de regret dans la voix, s’enquit : « Ainsi donc, nous en avons fini avec les merciers ? — Apparemment. Ils sont anéantis. Il n’y a plus qu’à faire un peu de ménage. — Un peu de ménage… lucratif, sans doute ! — Sans doute, répliqua Glotka avec aigreur. Mais Son Éminence considère que nos talents seront plus utiles ailleurs. » Notamment pour surveiller de prétendus magiciens. « J’espère que tu as conservé ta petite propriété près des docks. » Severard haussa de nouveau les épaules. « J’ai dans l’idée que vous aurez bientôt besoin d’un endroit à l’abri des regards indiscrets. Ma propriété est à votre disposition. Et à un prix d’ami. Je trouve, cependant, qu’il est dommage de ne pas achever notre travail ! » C’est vrai. Glotka prit le temps de réfléchir. L’Insigne Lecteur m’a conseillé de ne pas aller plus loin. Il serait très dangereux de désobéir, et pourtant, je flaire autre chose. Quoi qu’en dise Son Éminence, rester désœuvré m’ennuie. « Il pourrait y avoir encore quelque chose. — Vraiment ? — Oui, mais il va falloir faire preuve de subtilité. Connais-tu quoi que ce soit aux banques ? — Ce sont de grands bâtiments où on prête de l’argent. » Glotka se fendit d’un mince sourire. « Je ne savais pas que tu étais un tel expert ! L’une d’entre elles m’intéresse particulièrement. L’établissement Valint et Balk. — Jamais entendu parler, mais je peux me renseigner. — D’accord, mais avec discrétion, Severard, c’est bien compris ? Personne ne doit le savoir. J’insiste là-dessus. — La discrétion est mon fort, Inquisiteur. Demandez autour de vous. Discret ! C’est tout moi. Je suis connu pour ça. — Tu as intérêt, Severard. Tu as intérêt. » Sinon, nous risquons tous deux d’y perdre la tête. Glotka s’assit dans l’embrasure de la fenêtre, le dos appuyé contre la pierre, sa jambe gauche étendue devant lui – en proie à de constants élancements, comme si on y appliquait un fer rouge. Il s’attendait à ressentir de la douleur, certes, à chaque minute de chaque jour. Mais, là, c’est un peu spécial. Chacune de ses expirations produisait un geignement rauque à travers ses mâchoires serrées. Le moindre mouvement représentait une tâche insurmontable. Il se remémorait la façon dont le major Varuz lui faisait monter et descendre ces escaliers lorsqu’il s’entraînait pour le Tournoi, des années auparavant. Je les enchaînais quatre à quatre à cette époque, de bas en haut et de haut en bas, sans même y penser. À présent, regardez-moi. Qui aurait pu imaginer que je serais réduit à ça ? Son corps tremblant ruisselait de sueur, ses yeux irrités larmoyaient, de la morve claire dégoulinait de son nez. J’ai le corps gorgé d’eau, et pourtant je meurs de soif. Où est la logique ? À ‘quoi tout cela sert-il ? Et si quelqu’un passait et me voyait ainsi ? Moi., le terrible Fléau de l’inquisition, affalé sur le rebord d’une fenêtre, à peine capable de bouger ! Dois-je afficher un sourire nonchalant sur mon perpétuel masque de douleur ? Dois-je prétendre que tout va bien ? Que je viens souvent ici, afin de m’étendre près des marches ? Ou vais-je pleurer, crier et supplier qu’on m’aide ? Mais personne ne passa. Il demeura coincé dans ce minuscule espace, aux trois quarts du sommet de la Tour des Chaînes, sa nuque reposant sur les blocs froids, un genou tremblotant remonté vers le menton. Sand dan Glotka, un épéiste confirmé, un fringant officier de la cavalerie, promis à un brillant avenir ! Il fut un temps où je pouvais courir des heures durant. Courir, courir sans jamais être fatigué. Il sentit un filet de sueur couler le long de son dos. Pourquoi faire ce travail ? Bon sang, pourquoi quiconque ferait-il ça ? Je pourrais arrêter aujourd’hui. Retourner chez Mère. Mais après ? Que se passerait-il ? « Inquisiteur, je suis content que vous soyez arrivé. » Tu as de la chance, mon salaud, moi, je ne le suis pas. S’appuyant contre le mur, en haut de l’escalier, Glotka fit crisser le peu de dents qui lui restaient. « Ils sont à l’intérieur. C’est un vrai désastre… » La main de Glotka tremblait si fort que sa canne racla les pavés. La tête lui tournait. À travers ses paupières qui papillonnaient, le garde lui paraissait flou. « Vous allez bien ? » L’homme se pencha vers lui, un bras tendu. Glotka leva les yeux. « Contente-toi d’ouvrir la porte, espèce d’idiot ! » Le soldat s’empressa de reculer et d’ouvrir la porte. Le corps de Glotka n’aspirait qu’à abandonner la lutte et à tomber, mais il se contrôla et redressa le buste. S’obligeant à avancer un pied après l’autre, à respirer avec calme, à garder les épaules en arrière et la tête haute, il passa devant le garde avec superbe, alors que tout son être hurlait de douleur. Ce qu’il aperçut de l’autre côté de la porte faillit néanmoins avoir raison de son altitude composée. Hier, c’était l’un des plus beaux appartements de l’Agriont. On le réservait aux invités les plus prestigieux, aux dignitaires étrangers les plus importants. Hier ! À l’endroit où aurait dû se trouver une fenêtre, un énorme trou béant laissait apparaître un carré de ciel aveuglant, après l’obscurité de la cage d’escalier. Une partie du plafond s’était effondrée ; des poutres cassées et des morceaux de plâtre pendaient dans la pièce. Le sol était jonché de débris de pierre, d’éclats de verre et de lambeaux d’étoffe colorée. Les meubles anciens avaient été brisés et disséminés, leurs contours noircis, comme brûlés par des flammes. Seules une chaise, une moitié de table et une grande jarre décorative, bizarrement intacte parmi l’amas confus éparpillé sur le sol, avaient échappé à la destruction. Au milieu de ces précieux objets ravagés se tenait un jeune homme à l’air perplexe et maladif. Il regarda Glotka se frayer un chemin parmi les détritus qui encombraient le seuil ; visiblement à cran, celui-ci se passait nerveusement la langue sur les lèvres. Son imposture se voit comme le nez au milieu de la figure ! « Euh… bonjour ! » Le jeune homme tirait fébrilement sur sa robe en tissu épais, orné de mystérieux symboles. Et comme il semble gêné là-dedans ! Si cet homme est un apprenti magicien, je suis l’empereur du Gurkhül ! « Je m’appelle Glotka. Je fais partie de l’inquisition de Sa Majesté. J’ai été envoyé pour enquêter sur ce… malheureux incident. Je m’attendais à rencontrer quelqu’un de plus âgé. — Oh, oui, excusez-moi, je suis Malacus Quai, bégaya le jeune homme. L’apprenti du grand Bayaz, le Premier des Mages, expert en Grands Arts et doté d’une profonde… » Agenouille-toi, agenouille-toi devant moi ! Je suis le puissant empereur du Gurkhul ! Glotka l’interrompit avec impolitesse. « Malacus Quai… Seriez-vous originaire du Vieil Empire ? — Mais oui. » Son visage s’éclaira légèrement à ces mots. « Connaissez-vous mon… — Non. Pas du tout. » Les traits du pâle jeune homme s’affaissèrent. « Etiez-vous présent la nuit dernière ? — Euh… oui. Je dormais, juste à côté. Je crains malheureusement de n’avoir rien vu… » Glotka le fixa attentivement sans ciller. L’apprenti toussota et regarda le sol, comme s’il se demandait par où commencer le déblaiement. L’Insigne Lecteur a-t-il vraiment des raisons de s’inquiéter ? Ce n’est qu’un piètre acteur. Son attitude tout entière pue la supercherie à plein nez. « Quelqu’un a pourtant vu quelque chose, non ? — Eh bien, euh… Messire Neuf-Doigts, je suppose… — Neuf-Doigts ? — Oui, notre compagnon venu du Nord. » Le jeune homme s’anima. « Un guerrier de renom, un champion, un prince parmi ses… — Vous, originaire du Vieil Empire. Lui, du Nord. Quelle équipe cosmopolite vous composez ! — Ah, ça oui ! Comme vous dites ! J’imagine que… — Où se trouve Neuf-Doigts en ce moment ? — Je pense qu’il dort. Je pourrais peut-être le réveiller… — Ce serait très aimable à vous ! » Glotka frappa le sol de sa canne. « Monter jusqu’ici n’est pas une mince affaire et je préférerais ne pas avoir à revenir plus tard. — Non, euh… bien sûr… excusez-moi. » Quai se précipita vers la porte. Glotka se détourna et feignit d’examiner le trou béant du mur, tandis que, souffrant le martyre, il grimaçait et se mordait la lèvre pour s’empêcher de geindre comme un enfant malade. Agrippant de sa main libre l’une des pierres brisées au bord de la brèche, il la serra de toutes ses forces. Une fois la douleur passée, il commença à s’intéresser plus sérieusement aux dégâts causés. Même à cette hauteur, le mur faisait un mètre d’épaisseur. Solidement construit avec des moellons soudés par du mortier, il était doublé d’une rangée de blocs de pierre taillée. Il aurait fallu un rocher projeté par une puissante catapulte pour provoquer une ouverture pareille, ou une équipe d’ouvriers robustes travaillant jour et nuit pendant une semaine. Un engin de siège géant ou un groupe de travailleurs aurait sûrement attiré l’attention des gardes. Alors, comment cela s’est-il produit ? Glotka tâta les pierres ébréchées. Il avait jadis entendu parler d’une sorte de poudre explosive fabriquée dans l’extrême Sud. Est-ce qu’une petite quantité de poudre aurait pu causer ça ? La porte s’ouvrit. Glotka pivota et vit une force de la nature se baisser pour passer sous le linteau. Ses mains comme des battoirs boutonnaient sa chemise avec lenteur. Une lenteur étudiée. Comme s’il pouvait agir très vite, mais n’en voyait pas l’utilité. Ses cheveux étaient emmêlés, son visage grêlé, couvert de cicatrices. Le majeur de sa main gauche manquait. D’où le sobriquet. Quelle imagination débordante ! « On a fait une grasse matinée ? » L’homme du Nord acquiesça. « Votre ville est trop chaude pour moi… elle me tient éveillé la nuit et me rend somnolent le jour. » Glotka avait des élancements dans la jambe, le dos en compote et le cou aussi raide qu’une branche morte. Ces manifestations étaient le seul moyen que son corps avait trouvé pour dissimuler sa souffrance. Il aurait donné cher pour pouvoir s’effondrer sur la seule chaise intacte et hurler à pleins poumons. Mais je dois rester debout et converser avec ces charlatans. « Pourriez-vous m’expliquer ce qui s’est passé, ici ? » Neuf-Doigts haussa les épaules. « Pris d’une envie de pisser pendant la nuit, je me suis levé et j’ai aperçu quelqu’un dans la pièce. » Il ne semblait avoir aucune difficulté avec la langue en usage, même si ces propos frôlaient la vulgarité. « Avez-vous identifié cette personne ? — Non. C’était une femme, voilà tout ce que j’ai pu voir. » Visiblement incommodé, le sauvage fit rouler ses épaules. « Une femme, vraiment ? » Cette histoire devient de plus en plus ridicule. « Rien d’autre ? Pourriez-vous nous donner plus de précisions, de façon que nous ne soyons pas obligés de suspecter la moitié de la population ? — Il faisait froid. Très froid. » Froid ? Bien sûr, pourquoi pas ? L’une des nuits les plus chaudes de l’année ! Glotka fixa l’homme du Nord droit dans les yeux un long moment ; celui-ci lui rendit son regard. Il avait des yeux d’un bleu glacé, profondément enfoncés dans leurs orbites. Pas les yeux d’un idiot ! Il ressemble peut-être à un singe, mais ne s’exprime pas comme eux ! Il réfléchit avant de parler, et n’en dit pas plus qu’il ne faut. Cet homme est dangereux. « Que venez-vous faire en ville, Messire Neuf-Doigts ? — J’accompagne Bayaz. Si vous voulez savoir ce qu’il est venu faire, ici, demandez-le-lui. Moi, je n’en sais vraiment rien. — Il vous rémunère donc ? — Non. — Vous le suivez par loyauté ? — Pas tout à fait. — Mais vous êtes son serviteur ? — Non, pas vraiment. » L’homme du Nord gratta pensivement sa joue râpeuse. « Je ne sais pas ce que je suis. » Un grand menteur hideux, voilà ce que tu es ! Mais comment le prouver ? Glotka agita sa canne en direction de la pièce ravagée. « Comment votre intruse a-t-elle pu causer autant de dégâts ? — C’est l’œuvre de Bayaz. — Ah oui ? Comment a-t-il procédé ? — Il appelle ça de l’Art. — De l’Art ? — La magie de base est indomptable et dangereuse… » entonna l’apprenti pompeusement, comme s’il énonçait quelque chose d’une importance primordiale « … car elle vient de l’Au-delà. Et toucher au monde du dessous entraîne des conséquences funestes. Les mages tempèrent la magie grâce à leurs connaissances, et pratiquent ainsi le Grand Art. Mais à l’instar du maréchal-ferrant ou du… — L’Au-delà ? » s’enquit sèchement Glotka, en interrompant le flot de sottises du jeune idiot. « Le monde du dessous ? Vous voulez parler de l’enfer ? De la magie ? Connaissez-vous quoi que ce soit à la magie, Messire Neuf-Doigts ? — Moi ? » L’homme du Nord gloussa. « Non. » Il réfléchit à la question un bref instant, puis ajouta, comme s’il venait soudain de s’en souvenir : « Mais je suis capable de communiquer avec les esprits. — Ah oui, avec les esprits ! » De grâce, épargnez-moi ! « Peut-être pourraient-ils nous dire qui était l’intrus ? — J’ai bien peur que non. » Neuf-Doigts secoua tristement la tête : soit il n’avait pas saisi le sarcasme de Glotka, soit il avait choisi de l’ignorer. « Il n’y en a plus un seul de réveillé. Ils sont tous endormis, ici. Et cela, depuis longtemps. — Ah, bien sûr. » Pour les esprits, l’heure d’aller se coucher est passée depuis belle lurette. Je suis las de ces idioties. « Vous venez de chez Bethod ? — En quelque sorte. » C’était au tour de Glotka d’être surpris. Il avait espéré, au mieux, une profonde inspiration, un effort précipité de dissimulation… pas un aveu direct. Neuf-Doigts n’avait même pas cillé. « J’ai jadis été son champion. — Son champion ? — J’ai combattu dans dix duels pour lui. » Glotka chercha ses mots. « Vous avez gagné ? — J’ai eu de la chance. — Vous savez, évidemment, que Bethod a envahi l’Union ? — Oui. » Neuf-Doigts soupira. « J’aurais dû tuer ce salaud il y a longtemps, mais j’étais jeune alors, et idiot. À présent, je crains de ne plus en avoir l’occasion, mais ainsi vont les choses. Il faut se montrer… comment dit-on déjà ? — Réaliste », intervint Quai. Glotka se rembrunit. Pendant un moment, il avait été sur le point de trouver un sens à ces inepties, mais la solution lui avait échappé. Et tout ce charabia était encore plus confus. Il regarda attentivement Neuf-Doigts ; son visage balafré n’offrit aucune réponse, simplement davantage de questions. Communiquer avec les esprits ? Le champion de Bethod, mais son ennemi ? Attaqué par une femme étrange en pleine nuit ? Et il ne sait même pas pourquoi il est ici ? Un menteur intelligent raconte autant de vérités qu’il le peut, mais celui-ci débite tellement de mensonges que j’ignore par où commencer. « Ah, nous avons un invité ! » Un vieil homme entra dans la pièce : solidement bâti, arborant une courte barbe grise. Il essuyait vigoureusement son crâne chauve avec une serviette. Voici donc Bayaz ! Se déplaçant sans la grâce que l’on aurait été en droit d’attendre de la part d’un personnage historique de cette importance, il alla s’affaler sur la seule chaise encore intacte. « Je dois vous prier de m’excuser. Je profite de la salle de bains. Elle est très agréable. Depuis notre arrivée dans l’Agriont, j’ai pris un bain chaque jour. J’ai été si souillé par la poussière du chemin pendant le voyage que je ne rate jamais une occasion de me laver. » Le vieillard caressa sa tête dépourvue de cheveux, en émettant un faible sifflement. Glotka compara ses traits avec ceux de la statue de Bayaz sur l’Allée du Roi. Leur ressemblance n’a presque rien de mystérieux. Il ne possède pas la moitié de son autorité et est beaucoup plus petit. En une heure, je me fais fort de trouver cinq vieillards plus convaincants. Et si j’emportais un rasoir chez l’Insigne Lecteur, le résultat serait encore plus probant. Glotka observa le crâne luisant. Je me demande s’il se rase tous les matins pour obtenir ça ! « Et vous êtes ? demanda le prétendu Bayaz. — L’Inquisiteur Glotka. — Ah, l’un des inquisiteurs de Sa Majesté. Nous en sommes honorés ! — Oh non, c’est moi qui le suis. Après tout, vous êtes le légendaire Bayaz, le Premier des Mages. » Le vieil homme lui rendit son examen, le fixant de ses yeux verts à la dureté dérangeante. « Légendaire est peut-être de trop, mais je suis bien Bayaz. — Votre compagnon, messire Neuf-Doigts, me décrivait justement les événements de la nuit. Une fable haute en couleur. Il prétend que… vous êtes responsable de tout cela. » Le vieillard eut un reniflement de mépris. « Il n’est pas dans mes habitudes de réserver un accueil chaleureux aux invités importuns. — Je m’en rends compte. — Hélas, les appartements ont subi quelques dégâts ! Je sais par expérience qu’il vaut mieux agir avec rapidité et détermination. Après, on a toujours la possibilité de ramasser les morceaux. — Bien sûr. Pardonnez mon ignorance, Maître Bayaz, mais comment, précisément, les dommages ont-ils été causés ? » Le vieil homme sourit. « Vous comprendrez certainement que nous ne dévoilons les secrets de notre ordre à personne, et j’ai bien peur de disposer déjà d’un apprenti. » Il indiqua le jeune homme, aussi peu convaincant que lui. « Nous avons fait connaissance. Alors, expliquez-moi cela en termes simples que je pourrai peut-être comprendre ! — Vous qualifieriez ça de magie. — De magie. Je vois… — Vraiment ? Après tout, c’est ce qui fait notre réputation à nous, les mages. — Mmm. J’imagine que vous n’auriez pas l’amabilité de me faire une démonstration ! — Oh non ! » Le soi-disant magicien éclata d’un rire franc. « Je n’accomplis pas de tours. » Ce vieux fou est aussi difficile à sonder que l’homme du Nord. L’un parie à peine, l'autre bavarde sans rien révéler. « Je dois avouer être un peu perdu quant à la façon dont cet intrus s’est introduit. » Glotka fit des yeux le tour de la pièce, étudiant tous les moyens possibles d’y pénétrer. « Le garde n’a rien vu, ce qui nous laisse la fenêtre. » Il se traîna avec précaution jusqu’à l’ouverture béante et regarda à l’extérieur. Il y avait eu un petit balcon, mais il n’en subsistait plus que quelques morceaux de pierres tronquées. À part cela, le mur était lisse et descendait tout droit jusqu’à l’eau scintillante, loin en contrebas. « Voilà qui représente une sacrée escalade, surtout en robe. Une chose presque impossible, non ? Comment pensez-vous que cette femme ait procédé ? » Le vieillard renifla. « Vous voulez que je vous mâche le travail ? Peut-être est-elle montée par les conduites des latrines ? » En entendant cette suggestion, l’homme du Nord parut profondément perturbé. « Pourquoi ne la capturez-vous pas pour le lui demander ? N’est-ce pas la raison de votre présence ici ? » Quel acteur confirmé ! Et susceptible, en outre ! Avec son petit air d’innocent blessé si convaincant, il réussirait presque à me faire gober ces balivernes. Presque, mais pas tout à fait… « C’est là tout le problème. Il n’y a aucune trace de votre mystérieuse intruse. Aucun corps n’a été retrouvé. Seuls quelques débris de bois, de meubles et de pierres du mur étaient éparpillés dans les rues avoisinantes. Mais aucun intrus, de quelque sexe que ce soit. » Le vieillard soutint son regard ; son front commença à se plisser fortement. « Peut-être le cadavre a-t-il été réduit en cendres. Peut-être a-t-il été réduit en morceaux trop petits pour être vus. Peut-être s’est-il dissipé dans les airs. La magie n’est pas toujours fiable, ni prévisible, même entre les mains d’un maître. De telles choses peuvent se produire. Et facilement. Surtout quand je m’énerve. — Je me vois pourtant dans l’obligation de courir le risque de vous énerver. J’ai dans l’idée qu’en fait… vous pourriez ne pas être Bayaz, le Premier des Mages. — Ah, vraiment ? » Les sourcils broussailleux du vieillard se touchèrent. « Je dois au moins envisager la possibilité… » Une tension palpable flotta dans la pièce. « … que vous soyez un imposteur. — Un charlatan ? » cracha le prétendu mage. Le jeune homme baissa la tête et recula lentement vers le mur. Glotka se sentit soudain très seul, au milieu de ce cercle de décombres disséminés, seul et de moins en moins sûr de lui ; il conserva néanmoins son sang-froid. « L’idée m’est venue que l’événement de cette nuit a été monté de toutes pièces. Comme une démonstration bien pratique de vos pouvoirs magiques. — Pratique ? siffla le vieux chauve d’une voix qui résonna étrangement fort. Pratique, avez-vous dit ? Pratique, si j’avais pu bénéficier d’une nuit de sommeil ininterrompue ! Pratique, si je siégeais à présent dans mon vieux fauteuil du Conseil Restreint ! Pratique, si ma parole avait valeur de loi, comme par le passé, et que l’on ne venait pas me poser un tas de questions idiotes ! » La ressemblance avec la statue de l’Allée du Roi s’accrut soudain. Le froncement de sourcils autoritaire, le sourire de mépris, la menace d’une terrible colère apparurent alors. Les mots du vieillard pesaient sur Glotka à l’instar d’un poids accablant, aspirant son souffle, menaçant de le faire tomber à genoux, s’insérant dans son crâne pour y instiller le doute. Il leva les yeux vers le trou béant dans la paroi. De la poudre ? Des catapultes ? Des ouvriers ? N’y avait-il pas une explication plus simple ? Le monde semblait se déplacer autour de lui, comme quelques jours plus tôt dans le bureau de l’Insigne Lecteur. Son cerveau retournait les éléments, les séparait puis les assemblait de nouveau. Et s’ils disaient simplement la vérité ? Et si… Non ! Glotka écarta cette idée. Redressant la tête, il adressa au vieillard un sourire méprisant sur lequel celui-ci pourrait méditer. Ce n’est qu’un acteur vieillissant, au crâne rasé et aux manières enjôleuses. Rien de plus. « Si vous êtes bien celui que vous prétendez être, vous n’avez rien à craindre de mes questions, ni de vos réponses. » Le vieil homme se fendit d’un sourire et la singulière oppression disparut aussitôt. « Votre candeur est pour le moins rafraîchissante, Inquisiteur. Vous ferez sans doute de votre mieux pour prouver votre théorie. Je vous souhaite bonne chance. Je n’ai, comme vous l’avez souligné, rien à craindre. Je vous demanderai simplement d’apporter la preuve de cette supercherie, avant de revenir nous ennuyer. » Glotka inclina le buste avec raideur. « Je n’y manquerai pas, dit-il en se dirigeant vers la porte. — Ah ! Encore une chose ! » Le vieillard contemplait l’ouverture béante dans le mur. « Serait-il possible de nous trouver de nouveaux appartements ? Le vent qui souffle à travers ce trou est plutôt frais. — Je vais m’en occuper. — Bon. Si possible un endroit avec moins de marches ! Ces satanés escaliers sont une calamité pour mes genoux, depuis quelque temps. » Vraiment ? Voici enfin une chose sur laquelle nous sommes d’accord. Glotka examina une dernière fois le trio. Le vieux chauve lui rendit son regard, le visage aussi inexpressif qu’un mur. Le jeune homme dégingandé leva des yeux inquiets, qu’il détourna rapidement. L’homme du Nord fixait toujours la porte des latrines avec étonnement. Des charlatans, des imposteurs, des espions. Mais comment le prouver ? « Passez une bonne journée, Messieurs. » Il boitilla en direction de l’escalier, avec toute la dignité dont il pouvait faire preuve. La noblesse Jezal élimina les derniers poils blonds de sa joue, puis rinça le rasoir dans la bassine, l’essuya avec la serviette, le referma et le posa délicatement sur la table, captivé par les reflets du soleil sur le manche nacré. Après s’être séché le visage, il se contempla dans la glace – son moment préféré de la journée. Le miroir de bonne qualité, récemment importé de Visserine, était un cadeau de son père ; de forme ovale, il se composait d’une surface lumineuse d’une finition irréprochable, encadrée d’un bois sombre somptueusement sculpté. Une bordure appropriée pour un bel homme tel que celui qui lui renvoyait joyeusement son regard. En vérité, ce qualificatif ne lui rendait pas suffisamment justice. « Tu es plutôt la beauté personnifiée, non ? » se lança Jezal, en faisant courir ses doigts sur la peau douce de sa mâchoire. Et quelle mâchoire ! On lui avait souvent dit que c’était ce qu’il avait de mieux… non pas qu’il y eût quoi que ce soit à redire du reste de sa personne ! Il se tourna vers la droite, puis vers la gauche, afin de mieux admirer son magnifique menton. Pas trop épais, ni trop carré, mais pas trop fin non plus, ni féminin, ni fuyant. Une mâchoire masculine, sans le moindre doute, avec un menton doté d’une légère fossette qui dénotait force et autorité, mais également sensibilité et prévenance. Avait-on jamais vu pareille mâchoire ? Hormis un lointain roi, ou quelque héros légendaire, personne ne devait en avoir eu de semblable. C’était vraiment une mâchoire de noble. Aucun roturier ne posséderait jamais un menton aussi superbe. Jezal supposait qu’il s’agissait là d’un héritage maternel. Le menton de son père était plutôt fuyant. En y réfléchissant, ceux de ses frères aussi. Les pauvres ! Lui seul bénéficiait des meilleurs atours de la beauté familiale. « Et également de la plupart de ses talents », susurra-t-il gaiement pour lui-même. Se détournant à contrecœur du miroir, il se rendit dans son salon, tout en enfilant sa chemise et en la boutonnant. Il lui fallait être sur son trente et un pour cette occasion. Cette pensée lui procura un petit frisson nerveux qui prit naissance au creux de son estomac, remonta dans sa trachée et lui noua la gorge. À cette heure-là, les portes devaient être ouvertes. Un flot régulier de spectateurs s’étirait certainement en direction de l’Agriont, pour aller s’installer sur les immenses gradins de la Place des Maréchaux. Des milliers de gens devaient s’y presser. De nombreuses personnalités… et plus encore qui n’en étaient pas. Tous se rassemblaient déjà : ils criaient, s’agitaient et, fébriles, n’attendaient que lui. Jezal toussota et tenta d’écarter cette pensée qui l’avait maintenu éveillé une bonne partie de la nuit. S’approchant de la table où le petit-déjeuner avait été servi, il s’empara d’une saucisse d’un air absent, en coupa l’extrémité du bout des dents et la mâchonna sans grand appétit. Avec une moue, il la reposa dans son assiette. Il n’avait pas faim ce matin. Comme il s’essuyait les doigts dans sa serviette, il remarqua un carré de papier glissé sous la porte. Il se pencha pour le ramasser et le déplia. Une seule phrase rédigée dans une écriture soignée. Retrouvez-moi, ce soir, près de la statue de Harod le Grand, à proximité des Quatre Coins. A. « Merde ! » chuchota-t-il, incrédule, en relisant la phrase à plusieurs reprises. Il replia la feuille de papier en jetant des coups d’œil inquiets autour de lui. Une seule personne avec l’initiale « A » lui venait à l’esprit. Il l’avait chassée de ses pensées au cours des derniers jours, en consacrant tous ses moments de liberté à son entraînement. Ce petit mot remettait tout en question, pas de doute. « Merde ! » Il déplia la feuille une nouvelle fois et la relut. Retrouvez-moi, ce soir ? Il ne put refréner une légère pointe de satisfaction qui se transforma peu à peu en une bouffée de plaisir évident. Un rendez-vous secret dans l’obscurité ? Sa bouche se retroussa en une grimace pleine de mollesse. Cette perspective lui donna la chair de poule. Mais les secrets ont une fâcheuse tendance à être découverts… et si son frère apprenait la chose ? Cette pensée fit rejaillir sa nervosité. Il prit le morceau de papier à deux mains pour le déchirer ; se ravisant au dernier moment, il le glissa dans sa poche. Tandis qu’il longeait le tunnel, Jezal percevait la présence de la foule. Un curieux bourdonnement se répercutait sur les parois, qui semblait émaner des pierres elles-mêmes. Il l’avait déjà entendu l’année précédente, bien sûr, en tant que spectateur du Tournoi, et à l’époque, cela ne l’avait pas fait transpirer ni ne lui avait tordu les tripes. Être spectateur et participer au spectacle étaient deux situations diamétralement opposées. Il ralentit l’allure, s’arrêta, ferma les yeux et s’appuya contre le mur. Les oreilles remplies du bruit de la foule, il tenta de respirer avec calme pour se donner bonne contenance. « Ne soyez pas inquiet, je sais exactement ce que vous ressentez. » La main réconfortante de West vint se poser sur son épaule. « La première fois, j’ai failli tourner les talons et m’enfuir en courant, mais, croyez-moi, l’envie vous passe dès que les épées sont sorties. — Oui, bredouilla Jezal, bien sûr. » Il doutait cependant que West comprenne vraiment ce qu’il ressentait. Ce dernier avait beau avoir participé à plusieurs tournois, Jezal était persuadé qu’il n’aurait pas songé à aller à un rendez-vous clandestin avec la sœur de son meilleur ami, juste après sa prestation. Il se demandait également si West serait aussi prévenant s’il connaissait le contenu de la lettre qu’il avait en poche. Sûrement pas ! « Nous ferions mieux d’y aller. Nous ne voudrions pas qu’ils commencent sans nous. — Non. » Jezal inspira profondément une dernière fois, ouvrit les yeux et expulsa vivement l’air de ses poumons. S’écartant alors du mur, il traversa le tunnel à rapides enjambées. Il fut pris d’une soudaine panique – où étaient ses épées ? Il regarda désespérément autour de lui, puis poussa un long soupir. Dans sa main. À l’extrémité de la salle, une foule importante s’était rassemblée : entraîneurs, témoins, amis, parents et parasites habituels. On devinait aisément qui étaient les participants : les quinze jeunes gens tenant fermement leurs épées. Leur peur était palpable, et contagieuse. Partout où le regard de Jezal se posait, il ne voyait que visages livides et anxieux, fronts constellés de sueur, yeux inquiets en perpétuel mouvement. Le brouhaha de la foule, qui enflait et diminuait telle une mer déchaînée, n’arrangeait rien. Un seul homme ne semblait pas s’en soucier : un pied calé contre le plâtre du mur, la tête penchée en arrière, il observait l’assistance entre ses paupières mi-closes. La plupart des concurrents étaient souples, filiformes, athlétiques. Lui n’était rien de tout cela. C’était un homme solidement bâti, avec des cheveux noirs coupés ras, un cou de taureau et une mâchoire énorme – une mâchoire de roturier, se dit Jezal, mais de roturier robuste, très grand, avec une touche de médiocrité. S’il n’avait pas eu ses épées à la main, Jezal aurait pu le prendre pour un serviteur. « Gorst, lui murmura West à l’oreille. — Hum ! Il ressemble plus à un ouvrier qu’à un épéiste. — Peut-être, mais les apparences sont parfois trompeuses. » Le brouhaha du public s’atténua petit à petit ; à l’intérieur de la salle, les bavardages animés moururent à leur tour. West haussa les sourcils. « L’allocution officielle, chuchota-t-il. — Chers amis ! Chers concitoyens ! Chers membres de l’Union ! » Une voix sonore s’était élevée ; elle leur parvenait à travers les lourdes portes closes. « Hoff, annonça West avec une pointe de mépris. Même ici, il s’octroie la place du roi. Pourquoi ne revêt-il pas sa couronne ? Qu’on en finisse avec tout ce cirque ! » « Cela fait un mois aujourd’hui, retentit le lointain rugissement du grand chambellan, que mes compagnons du Conseil Restreint ont soulevé cette question : devons-nous annuler le Tournoi, cette année ? » Huées et cris de franche désapprobation fusèrent dans la foule. « Une question pertinente ! hurla Hoff. Car nous sommes en guerre ! Il s’agit d’une lutte meurtrière dans le Nord ! Pour ces libertés que nous chérissons, pour ces libertés que le monde entier nous envie, pour notre mode vie lui-même qui est menacé par les sauvages ! » Un secrétaire se fraya un chemin dans la pièce, afin de séparer les concurrents de leur famille, de leurs entraîneurs et de leurs amis. « Bonne chance, dit West en tapotant l’épaule de Jezal. Je vous reverrai là-bas. » La bouche sèche, Jezal ne put qu’acquiescer de la tête. « Et ceux qui se sont posé la question sont des hommes courageux ! Des hommes sages ! retentit la voix de Hoff au-delà des portes. Tous des patriotes ! Et mes vaillants confrères du Conseil Restreint ! J’ai compris, malgré tout, pourquoi ils envisageaient que le Tournoi n’ait pas lieu cette année ! » Un long silence s’ensuivit. « Mais je leur ai répondu par la négative ! » Une vague d’acclamations frénétiques. « Non, non ! » scandait le public. Jezal fut poussé dans la file, en compagnie des autres concurrents. En rang par deux, les seize hommes s’ébranlèrent. Alors que le grand chambellan continuait son discours, Jezal s’intéressa à ses épées, déjà vérifiées bon nombre de fois. « Non, leur ai-je dit ! Allons-nous laisser ces barbares, ces animaux du Nord, nous dicter notre conduite ? Allons-nous laisser s’éteindre notre tour de lumière dans ce monde de ténèbres ? Non, leur ai-je dit ! Notre liberté n’est pas à vendre… à aucun prix ! Chers amis, chers compatriotes, chers citoyens de l’Union, vous pouvez être sûrs d’une chose… nous sortirons vainqueurs de cette guerre ! » Une nouvelle vague d’approbations. Jezal déglutit et jeta des coups d’œil nerveux alentour. Bremer dan Gorst se tenait à ses côtés. Le monstrueux bâtard eut le culot de lui adresser un clin d’œil et de grimacer un sourire, comme s’il se moquait de tout. « Maudit idiot ! » murmura Jezal, qui prit soin de ne pas remuer les lèvres. « Existe-t-il un moment plus propice pour célébrer l’habileté, la force et la vaillance de certains des fils les plus courageux de notre nation que celui où le danger nous guette, mes amis ? tonna Hoff en conclusion. Mes chers compatriotes, mes chers concitoyens de l’Union, je vous laisse à présent découvrir nos concurrents ! » Les portes s’ouvrirent brusquement. Le tumulte de la foule s’engouffra soudain dans la pièce avec une telle intensité que ses solives en vibrèrent. Les deux hommes de tête sortirent rapidement dans la vive lumière, suivis de la deuxième paire de concurrents, puis de la troisième. Jezal était sûr qu’il serait incapable de bouger, qu’il serait effrayé, pétrifié, à l’image d’un lapin pourchassé. Mais quand son tour arriva, il emboîta vaillamment le pas à Gorst, faisant résonner les talons de ses bottes reluisantes sur les pavés, et franchit le seuil sans encombre. La Place des Maréchaux avait été complètement modifiée. Sur son pourtour, des bancs s’étageaient aussi bien vers l’arrière que très haut vers le ciel et accueillaient une multitude en ébullition. Les concurrents descendirent la profonde trouée qui s’enfonçait entre les immenses gradins pour rejoindre le centre de cette gigantesque arène, bordée de chaque côté d’une épaisse forêt de poutres, d’étais et de troncs d’arbres. Devant eux, la piste où ils allaient s’affronter – un cercle d’herbe jaunâtre au milieu d’une marée de visages – paraissait dérisoire à cette distance. Tout en bas, Jezal aperçut les silhouettes des nobles et des riches. Parés de leurs plus beaux atours, protégeant leurs yeux du soleil étincelant, la plupart se désintéressaient du spectacle qui s’offrait à leur vue. Un peu plus haut, le public était moins distinct, les vêtements moins luxueux. La majorité des gens n’étaient que de simples taches de couleurs agglutinées à la périphérie de cette cuvette vertigineuse. Toutefois, le petit peuple compensait son éloignement en manifestant un enthousiasme débordant : debout sur la pointe des pieds, il criait, applaudissait, gesticulait abondamment. Derrière lui pointaient les sommets des bâtiments les plus hauts ; avec leurs murs et leurs toits dressés à l’instar d’îlots sur l’océan, leurs balcons et leurs fenêtres où se massaient de minuscules spectateurs, eux aussi donnaient l’impression de vouloir profiter du spectacle. Devant l’étalage de cette marée humaine, Jezal cligna les yeux. Vaguement conscient de sa bouche grande ouverte, il ne trouvait pas la force de la refermer. Il avait mal au cœur. Il savait qu’il aurait dû manger quelque chose ; il était trop tard désormais. Et s’il se mettait à vomir devant tout le monde ? Il ressentit une nouvelle bouffée de pure panique. Où avait-il laissé ses épées ? Où se trouvaient-elles ? Dans ses mains. Dans ses mains ! La foule rugit, soupira et geignit en une myriade de voix aux timbres variés. Les concurrents commencèrent à sortir du cercle. Tous ne combattraient pas ce jour-là, la majorité se contenteraient de regarder. Comme s’il était nécessaire d’avoir des spectateurs supplémentaires ! Ils se dirigèrent vers les premiers rangs, mais Jezal ne les accompagna pas. Pour son plus grand malheur, lui devait se rendre dans l’enceinte où les concurrents se prépareraient pour le combat. Il se laissa tomber lourdement à côté de West, ferma les yeux et essuya son front baigné de sueur, tandis que la foule continuait d’acclamer. Tout était trop lumineux, trop bruyant, trop écrasant. Le maréchal Varuz, non loin, penché par-dessus la clôture de l’enceinte, hurlait dans l’oreille d’un quidam. Laissant errer son regard de l’autre côté de l’arène, Jezal s’arrêta sur les occupants de la loge royale, dans le vain espoir de trouver sujet à distraction. « Sa Majesté le roi semble apprécier les préparations, lui murmura West. — Mmm. » En vérité, sa couronne de guingois, le roi dormait déjà comme un sonneur. Jezal se demanda distraitement ce qui se passerait si elle tombait. Le prince héritier Ladisla était présent, lui aussi. Somptueusement vêtu, comme à son habitude, il passait les gradins en revue, sourire aux lèvres, comme si tous ces gens n’étaient venus que pour lui. Le prince Raynault, son frère cadet, aurait pu difficilement être plus différent : simple et réservé, il observait sans complaisance son père assoupi. Assise avec eux, bien droite, le menton relevé, leur mère s’efforçait de faire croire que son royal époux était parfaitement réveillé et que sa couronne ne menaçait pas de tomber brusquement – et douloureusement – sur ses genoux. L’œil de Jezal fut soudain attiré par une jeune femme – très jolie –, placée entre la reine et lord Hoff. Encore plus luxueusement vêtue que Ladisla, si cela était possible, elle portait un collier d’énormes diamants qui étincelaient au soleil. « Qui est cette femme ? s’enquit Jezal. — Ah ! La princesse Terez, murmura West. La fille du grand-duc Orso, le seigneur de Talins. C’est une beauté assez célèbre… pour une fois, la rumeur est fondée. — Je croyais qu’il n’émanait jamais rien de bien de Talins. — C’était aussi ce que je croyais, mais je pense qu’elle pourrait être l’exception à la règle, pas vous ? » Jezal n’était pas entièrement convaincu. Impressionnante, certes, mais ses yeux irradiaient une fierté réfrigérante. « J’imagine que la reine a dans l’idée de la marier au prince Ladisla ! » Jezal vit alors ce dernier se pencher par-dessus sa mère pour partager avec la princesse une de ses railleries idiotes, puis exploser de rire à sa propre plaisanterie, en se frappant les genoux en signe de gaieté. Elle se fendit d’un maigre sourire glacial qui, même à cette distance, refléta son total mépris. Ladisla ne sembla pourtant rien remarquer et Jezal reporta son attention ailleurs. Un homme de grande taille, vêtu du traditionnel manteau rouge, se dirigea lourdement vers l’arène. L’arbitre. « C’est l’heure », chuchota West. L’arbitre leva un bras en un geste théâtral, puis, tendant deux doigts, tourna lentement sur lui-même et attendit que le brouhaha ambiant diminue. « Aujourd’hui, vous aurez le plaisir d’assister à deux assauts ! » vociféra-t-il, avant de brandir trois doigts de son autre main, sous des tonnerres d’applaudissements. « De trois touches chacun ! » Il leva alors les deux bras. « Quatre hommes se mesureront devant vous ! Deux d’entre eux repartiront… les mains vides. » L’arbitre laissa retomber un bras et secoua tristement la tête. La foule poussa un long soupir. « Les deux autres pourront continuer et participer au deuxième tour ! » La foule hurla son approbation. « Prêt ? » demanda le maréchal Varuz, en effleurant l’épaule de Jezal. Quelle question idiote ! Et s’il ne l’était pas, que se passerait-il ? S’il laissait tout tomber ? Désolé tout le monde, je ne suis pas prêt ! À l’année prochaine ! Mais Jezal ne put émettre qu’un « Mmm. » « Il est temps de commencer le premier assaut ! » cria l’arbitre, en faisant lentement le tour de l’arène. « Veste ! aboya Varuz. — Euh… » Jezal se battit avec ses boutons et finit par retirer sa veste, puis roula machinalement ses manches de chemise. Jetant un coup d’œil sur le côté, il vit que son adversaire en faisait autant. Il s’agissait d’un grand jeune homme mince, affublé de longs bras et de pauvres yeux légèrement humides. Pas vraiment le plus intimidant des adversaires. Jezal s’aperçut que ses mains tremblotaient lorsqu’il accepta les épées que lui tendait son témoin. « Entraîné par Sepp dan Vissen et venu tout droit de Rostod dans le Starikland… » L’arbitre fit une pause pour ménager ses effets. « … voici Kurtis dan Broya ! » Des applaudissements enthousiastes retentirent. Jezal renifla de dédain. Ces bouffons applaudiraient n’importe qui. Le grand jeune homme se leva et marcha d’un air décidé vers le cercle ; ses épées étincelèrent sous la lumière crue. « Broya ! » répéta l’arbitre, tandis que l’imbécile dégingandé prenait ses marques. West retira les épées de Jezal de leurs fourreaux. Le cliquetis métallique des lames lui donna de nouveau envie de vomir. L’arbitre tendit la main vers l’enceinte des concurrents. « Et son adversaire du jour ! Un officier de la garde royale, entraîné par le maréchal Varuz en personne ! » Il y eut quelques applaudissements épars et le visage du vieux soldat s’éclaira. « Venu de Luthar dans le Midderland, mais résidant ici même dans l’Agriont… le capitaine Jezal dan Luthar ! » Une nouvelle vague d’acclamations, bien plus forte que celle dont avait bénéficié Broya. Des chiffres furent aboyés. Des cotes proposées. Alors qu’il se mettait péniblement debout, Jezal se sentit repris de nausées. « Bonne chance, lui dit West en lui remettant ses épées par la poignée. — Il n’en a pas besoin ! intervint Varuz d’un ton sec. Ce Broya n’est personne ! Il n’a qu’à surveiller ses extensions ! Harcelez-le, Jezal, harcelez-le ! » Rejoindre ce petit cercle d’herbe rase et sèche parut lui prendre une éternité. Il tournait et retournait les poignées de ses armes entre ses paumes moites, sous les hurlements de la foule qui résonnaient à ses oreilles, sans toutefois éclipser les battements de son propre cœur. « Luthar ! » répéta l’arbitre, qui souriait de toutes ses dents en le regardant approcher. Des questions mutiles et hors de propos se bousculèrent dans sa tête. Ardee l’observait-elle parmi la foule ? Se demandait-elle s’il viendrait au rendez-vous qu’elle lui avait fixé ? Serait-il tué pendant la guerre ? Comment s’y étaient-ils pris pour faire pousser l’herbe du cercle réservé aux assauts sur la Place des Maréchaux ? Il leva les yeux vers Broya. Était-il dans le même état que lui ? La foule était désormais silencieuse, bien trop silencieuse. Le poids du silence pesa lourdement sur Jezal, alors qu’il prenait place dans le cercle, campant fermement ses pieds sur le sol aride. Il avait envie de pisser. Il avait une envie urgente de pisser. Et s’il se pissait dessus, là, maintenant ? Et si une énorme tache maculait son pantalon ? L’homme qui s’est pissé dessus lors du Tournoi ! Voilà ce qu’on retiendrait de lui. Il ne pourrait l’oublier, même s’il vivait encore un siècle. « Allez ! » tonna l’arbitre. Mais rien ne se produisit. Les deux hommes continuèrent de se faire face, épée à la main. Les paupières de Jezal lui démangeaient. Il voulait se gratter, mais comment faire ? Son adversaire s’humecta les lèvres, puis fit un pas prudent sur la gauche. Jezal l’imita. Ils se contournèrent avec circonspection ; leurs bottes, qui aplatissaient l’herbe sèche avec douceur, se rapprochèrent peu à peu. Et comme ils se touchaient presque, le monde de Jezal se réduisit à l’espace compris entre les pointes de leurs longues épées. Un pas seulement les séparait. Un pied. Quelques centimètres. Jezal restait concentré sur ces deux pointes étincelantes. Cinq centimètres. Broya projeta faiblement son arme en avant ; Jezal l’écarta sans même réfléchir. Les lames cliquetèrent mollement ; puis, comme s’il s’agissait d’un signal arrangé à l’avance avec toutes les personnes présentes autour de l’arène, les acclamations reprirent. Au commencement, ce ne furent que des cris disséminés : « Tue-le, Luthar ! », « Oui ! », « Attaque ! Attaque ! » – cris qui s’estompèrent bientôt en un tapage coléreux, rythmé par les mouvements des épéistes. Plus Jezal cernait cet idiot efflanqué, moins il se sentait découragé. Sa nervosité s’estompait. Broya attaqua avec maladresse ; Jezal se déplaça à peine. Broya tailla sans conviction ; Jezal para sans effort. Broya se fendit alors en avant de façon absurde et se retrouva déséquilibré et en extension démesurée. Jezal fit un pas de côté et atteignit son adversaire dans les côtes de la pointe émoussée de sa longue épée. C’était vraiment trop facile. « Une touche pour Luthar ! » cria l’arbitre. Des vivats s’élevèrent tout autour des gradins. Jezal sourit intérieurement, se rengorgeant des encouragements de la foule. Varuz avait dit vrai, il n’avait rien à redouter de ce crétin. Une autre touche et il serait qualifié pour le tour suivant. Il retourna à sa place. Broya fit de même, tout en se frottant les côtes d’une main et en jetant un regard lugubre à Jezal par-dessous ses sourcils. Ce dernier ne se laissa pas impressionner. Les regards méchants ne servent à rien quand on est un piètre combattant. « Allez ! » Ils se rapprochèrent plus rapidement, cette fois, et échangèrent une taille ou deux. Jezal avait peine à croire à la lenteur de son adversaire. C’était comme si ses épées pesaient une tonne chacune. Broya balayait les airs de sa longue lame, tentant d’utiliser son extension pour atteindre Jezal. Il ne s’était encore quasiment pas servi de sa courte épée. Quant à coordonner l’emploi des deux, n’en parlons pas ! Et bien pire, il commençait à manquer de souffle, après deux minutes à peine d’affrontement. Ce lourdaud s’était-il seulement entraîné ? Ou avait-on simplement inventé des cotes et chargé un serviteur de les colporter dans les rues ? Jezal s’écarta d’un bond et se mit à danser autour de Broya, qui le poursuivit en moulinant avec une parfaite inefficacité. La situation commençait à devenir gênante ! Personne n’aime assister à une lutte inégale et la maladresse de ce crétin empêchait Jezal de briller. « Oh, du nerf ! » cria-t-il. Des rires fusèrent dans les gradins. Broya serra les dents et se précipita sur lui avec toute l’énergie dont il pouvait faire – et il n’était pas capable d’en déployer beaucoup. Jezal anéantit ses piètres tentatives, les esquiva et évolua avec aisance dans le cercle, tandis que son malheureux adversaire se traînait derrière lui avec trois pas de retard. Leur prestation manquait de précision, de rapidité et de réflexion. Quelques minutes plus tôt, Jezal avait été terrifié à l’idée de se battre contre ce grand escogriffe. Là, il s’ennuyait presque. « Bouh ! » hurla-t-il en changeant brusquement de tactique. Il attaqua par surprise son partenaire et le déséquilibra avec une taille violente, le faisant reculer et trébucher. La foule se réveilla et l’encouragea avec force. Jezal pointa sans discontinuer. Broya parait obstinément mais, toujours déséquilibré, il perdait du terrain. Il fit une dernière tentative infructueuse pour bloquer l’attaque et bascula en arrière. Ses bras fouettèrent l’air. Sa courte épée lui échappa et le malheureux atterrit sur les fesses, à l’extérieur du cercle. Une salve de rires accompagna sa chute. Jezal, lui non plus, ne put s’empêcher de laisser éclater son hilarité. Ainsi effondré sur le dos, les jambes à la verticale, le pauvre diable ressemblait à une tortue étrange et vraiment comique. « Le capitaine Luthar est déclaré vainqueur ! brailla l’arbitre. Deux à zéro ! » Les rires se muèrent en moqueries quand Broya roula sur lui-même. Cet idiot était sur le point de fondre en larmes. Jezal s’approcha et lui tendit la main, mais il se rendit compte qu’il était incapable d’effacer le sourire goguenard qui déformait ses traits. Son adversaire, battu, ignora superbement son aide et se releva maladroitement, en lui adressant un regard mi-haineux, mi-blessé. Jezal haussa les épaules avec désinvolture. « Ce n’est pas de ma faute si vous êtes une vraie merde ! » « Un peu plus ? » demanda Kaspa qui tendit la bouteille d’une main hésitante, les yeux dans le vague, conséquence d’une trop forte consommation d’alcool. « Non, merci. » Jezal repoussa doucement la bouteille, avant que Kaspa n’eût le temps de le servir. Ce dernier eut un bref moment d’étonnement, puis se tourna vers Jalenhorm. « Encore ? — J’suis toujours partant. » Le gros homme fit glisser son verre sur le dessus rugueux de la table, l’air de dire : « Je ne suis pas saoul », alors qu’il l’était bel et bien. Kaspa inclina la bouteille, louchant vers le verre, comme s’il se trouvait très loin. Jezal observa le col de la bouteille s’agiter dangereusement, avant de cogner le bord du verre. L’inévitable était si prévisible qu’en être témoin fut presque douloureux. Le vin déborda, éclaboussant les genoux de Jalenhorm. « Vous êtes saoul ! » se plaignit celui-ci, en se mettant péniblement debout pour frotter son pantalon de ses grosses mains d’ivrogne ; ce faisant, il fit tomber son tabouret. Quelques clients jetèrent des œillades pleines de dédain en direction de leur table. « Comme touzours ! » gloussa Kaspa. West leva brièvement les yeux. « Vous êtes tous les deux ivres. — C’est pas d’not’faute. » Jalenhorm se baissa pour ramasser son siège. « C’est lui, l’responsable ! » Il pointa un doigt tremblotant sur Jezal. « Il a gagné ! bredouilla Kaspa. Z’avez gagné, non ? Alors, i’faut fêter ça ! » Jezal aurait préféré qu’ils n’aient pas autant fêté sa victoire. La situation devenait embarrassante. « Ma cousine Ariss était là… l’a tout vu. L’a été très impressionnée. » Kaspa entoura Jezal d’un bras. « J’crois qu’elle a l’béguin pour vous. L’béguin, ça oui. » Il remuait ses lèvres humides sous le nez de Jezal, en s’efforçant d’articuler. « L’est très riche, vous savez, vraiment très riche. Et éprise de vous. » Jezal plissa le nez. Il ne s’intéressait pas le moins du monde à sa cousine niaise et squelettique ; peu lui importait le montant de sa fortune. En outre, Kaspa avait mauvaise haleine. « Bon… tant mieux. » Se libérant de l’étreinte du lieutenant, il le repoussa sans ménagement. « Au fait, quand allons-nous commencer à nous occuper de ces peuplades du Nord ? » demanda Brint d’une voix haletante, comme s’il lui tardait de se mettre en route. « Bientôt, j’espère ! Ainsi nous serons à la maison avant l’hiver, hein, commandant ? — Euh ! grogna West en se renfrognant. Au train où vont les choses, nous aurons de la chance si nous partons d’ici avant l’hiver. » Brint parut quelque peu déconcerté. « Eh bien, je suis sûr que dès que nous serons là-bas, nous donnerons une bonne raclée à ces sauvages ! — Une bonne raclée ! renchérit Kaspa. — Ça oui », acquiesça Jalenhorm. West n’était pas d’humeur à approuver. « Je ne serais pas aussi catégorique. Avez-vous vu l’état de certaines de ces troupes ? Les hommes tiennent à peine débout, alors se battre… C’est vraiment une honte. » Jalenhorm écarta ces propos défaitistes d’un geste hargneux de la main. « Ce sont rien qu’des maudits sauvages, tous autant qu’i’sont ! Nous les aplatirons comme des crêpes, comme Jezal avec cet imbécile aujourd’hui, hein Jezal ? Nous s’rons rentrés avant l’hiver, tout l’monde l’affirme ! — Connaissez-vous cette région ? demanda West en se penchant sur la table. Rien que des forêts, des montagnes, des rivières, à l’infini. Très peu d’espaces dégagés pour se battre, et bien trop peu de routes praticables pour se déplacer. Il faudrait d’abord les attraper, pour que la correction puisse commencer. De retour avant l’hiver ? Le prochain peut-être, à condition de revenir un jour ! » Les yeux exorbités, Brint affichait une expression horrifiée. « Vous ne parlez pas sérieusement ! — Non, non, vous avez raison. » West soupira et se reprit. « Je suis sûr que tout se passera bien. Tout le monde récoltera gloire et promotion. Nous rentrerons avant l’hiver. Mais à votre place, j’emporterais un manteau, juste au cas où ! » Un silence pesant s’abattit sur le petit groupe. West avait ce pli amer qui lui barrait parfois le front, signe qu’on ne pourrait plus le dérider ce soir-là. Brint et Jalenhorm semblaient soucieux, maussades. Seul Kaspa conservait sa bonne humeur ; il reprit place sur son tabouret en chancelant, les paupières mi-closes, sans avoir vraiment conscience de son entourage. Sacrée fête ! Jezal se sentait las, contrarié et inquiet. Inquiet à propos du Tournoi, de la guerre, et surtout… à cause d’Ardee. Le petit papier était toujours là, soigneusement plié dans sa poche. Il jeta un regard en biais à West et se détourna aussitôt. Bon sang, comme il se sentait coupable ! Il n’avait jamais vraiment éprouvé ce sentiment auparavant ; cette nouveauté ne lui plaisait guère. S’il n’allait pas au rendez-vous, il se sentirait coupable de l’avoir laissée seule. Et s’il y allait, il se sentirait coupable de manquer à sa parole envers West. Quel dilemme ! Jezal se mordit l’ongle du pouce. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond dans cette fichue famille ? « Eh bien, je dois y aller, annonça West d’un ton sec. Je commence tôt demain matin. — Mmm, marmonna Brint. — Bon », dit Jalenhorm. West regarda Jezal droit dans les yeux. « Pourrais-je vous parler ? » Il avait l’air sérieux, grave, en colère même. Le cœur de Jezal fit un bond dans sa poitrine. Et si West avait eu vent du petit mot ? Si Ardee lui en avait parlé ? Le commandant prit congé et s’éloigna vers un coin discret. Jezal jeta un coup d’œil anxieux autour de lui, à la recherche d’un moyen pour se sortir de ce mauvais pas. « Jezal ! appela West. — Oui, oui. » Il se leva à contrecœur et suivit son ami, affichant un sourire manifestement innocent, du moins l’espérait-il. Peut-être s’agissait-il d’autre chose ! Cela n’avait sûrement aucun rapport avec Ardee ! Pitié, faites qu’il s’agisse d’autre chose ! « Je ne veux mettre personne d’autre dans la confidence… » West inspecta les environs pour s’assurer que personne ne les épiait. Jezal déglutit. Il allait prendre son poing en pleine figure, d’un moment à l’autre. Ce serait bien la première fois. On ne l’avait jamais frappé au visage, du moins pas vraiment. Une fille lui avait asséné une bonne gifle, en une occasion, mais cela n’avait rien à voir. Il se prépara de son mieux, serrant les dents, le corps agité d’un léger tressaillement. « Burr a fixé la date. Il nous reste quatre semaines… » Jezal le dévisagea. « Comment ? — … avant d’embarquer. — D’embarquer ? — Pour le pays des Angles, Jezal ! — Ah oui… le pays des Angles, oui, bien sûr ! Quatre semaines avez-vous dit ? — J’ai pensé qu’il fallait que vous le sachiez. Comme vous êtes très pris par le Tournoi, cela vous laissera le temps de vous préparer. Néanmoins, gardez ça pour vous ! — Oui, évidemment. » Jezal épongea son front moite. « Vous vous sentez bien ? Vous êtes tout pâle. — Ça va, ça va. » Il inspira profondément. « Avec toute cette pression, vous savez, les combats et… le reste. — Ne vous inquiétez pas, vous vous êtes bien débrouillé aujourd’hui. » West lui donna une tape sur l’épaule. « Mais il reste beaucoup à faire. Encore trois tours avant de pouvoir vous déclarer champion… votre résistance va de plus en plus être mise à l’épreuve. Ne vous reposez pas sur vos lauriers, Jezal… Et ne buvez pas trop ! » lança-t-il par-dessus son épaule, en se dirigeant vers la porte. Jezal poussa un long soupir de soulagement et retourna à la table où les autres l’attendaient. Son nez était encore intact. Dès qu’il comprit que West ne reviendrait pas, Brint commença à se plaindre. « À quoi rimait ce cirque ? » demanda-t-il, sourcils froncés, pointant son pouce vers la porte. « Je veux dire, eh bien… je sais qu’il est censé être un grand héros et tout ça, mais, euh, je veux dire… » Jezal le toisa. « Que voulez-vous dire ? — Eh bien, ce genre de discours ! C’est… c’est défaitiste au possible ! » Encouragé par l’alcool, il se jeta à l’eau. « C’est… euh, je veux dire… c’est un discours de lâche, voilà ce que c’est ! — Dites donc, Brint, intervint sèchement Jezal. Il a combattu dans trois batailles rangées, et a été le premier à franchir la brèche d’Ulrioch ! Il n’est peut-être pas noble, mais c’est un type rudement courageux ! En outre, il connaît le métier de soldat, il connaît le maréchal Burr, et il connaît le pays des Angles ! Et vous, Brint, que connaissez-vous ? » Jezal pinça les lèvres. « À part comment perdre aux cartes ou vider une bouteille de vin ! — C’est tout c’qu’un homme doit savoir d’après mon règlement à moi », ricana Jalenhorm avec nervosité, qui faisait son possible pour calmer le jeu. « Qu’on nous apport’du vin ! » tonna-t-il à la cantonade. Jezal se laissa tomber sur son siège. Si ses compagnons avaient été moroses en présence de West, c’était encore pire après son départ. Brint boudait. Jalenhorm tanguait sur son tabouret. Avachi sur la table mouillée, Kaspa dormait profondément, laissant échapper de petits crachotements. Jezal vida son verre et observa les visages peu glorieux qui l’entouraient. Diable, qu’il s’ennuyait ! En fait, il commençait seulement à se rendre compte qu’une conversation entre ivrognes n’est intéressante que pour eux. Quelques verres de vin suffisent pour faire passer quelqu’un du stade de compagnon hilarant à celui de crétin insupportable. Il se demanda s’il était lui-même aussi pénible que Kaspa, Jalenhorm ou Brint, quand il était ivre. Jezal esquissa un petit sourire à la vue de cet idiot qui boudait. Si j’étais roi, songea-t-il, je condamnerais à la peine de mort les individus manquant de conversation, ou du moins à la prison à vie. Il quitta sa chaise. Jalenhorm leva les yeux vers lui. « Où qu’vous allez ? — Je ferais mieux de rentrer me reposer, répondit Jezal d’un ton cassant, je dois m’entraîner demain matin. » C’était tout ce qu’il avait trouvé de mieux à dire pour éviter de s’enfuir en courant. « Mais vous avez gagné ! Z’avez pas envie d’fêter ça ? — Le premier tour ! Il me reste encore trois hommes à battre, et ils seront tous bien meilleurs que le sombre idiot d’aujourd’hui. » Jezal reprit son manteau sur le dossier de son siège et le posa sur ses épaules. « À vot’guise », répondit Jalenhorm, en buvant une gorgée de vin avec un grand slurp. Kaspa redressa la tête un instant, les cheveux plaqués sur le côté de son crâne par le vin renversé sur la table. « Vous partez d’jà ? — Mmm », fit Jezal, avant de tourner les talons et de quitter la salle à pas rapides. Dans le vent froid qui balayait la rue, il se sentit encore plus sobre qu’auparavant. Parfaitement sobre. Il avait cruellement besoin de la compagnie d’une personne intelligente, mais où pourrait-il en trouver une à cette heure indue ? Un seul endroit lui vint à l’esprit. Il sortit le papier de sa poche et, à la faible lueur qui filtrait par les fenêtres de la taverne, se mit à le relire. Rien qu’une fois. S’il se dépêchait, il pourrait peut-être arriver à temps. Il commença à marcher d’un pas indécis vers les Quatre Coins. Juste pour lui parler, rien de plus. Il avait besoin de parler à quelqu’un… Non. Il s’obligea à s’arrêter. Pouvait-il sincèrement prétendre vouloir d’elle comme amie ? On qualifie d’amicale une relation entre un homme et une femme dans laquelle l’un poursuit l’autre de ses assiduités pendant longtemps sans jamais rien obtenir. Ce genre de concession ne l’intéressait pas. Alors quoi ? Le mariage ? Avec une fille sans une goutte de sang bleu et dépourvue de dot ? Impensable. Il s’imagina emmenant Ardee chez lui pour la présenter à sa famille. Voici mon épouse, père ! Votre épouse ? Et qui sont ses parents ? Il frissonna à cette idée. Mais s’ils aboutissaient à un autre arrangement, à une relation intermédiaire dans laquelle chacun trouverait son compte… Ses pieds se remirent d’eux-mêmes à avancer. Pas une relation amicale, ni maritale, mais quelque chose de plus flou. Il parcourut à grandes enjambées l’allée qui menait aux Quatre Coins. Ils pourraient se rencontrer discrètement, parler, rire… peut-être même dans un endroit pourvu d’un lit… Non. Non. Il s’immobilisa de nouveau et se frappa la tête, sous l’emprise d’un intense agacement. Il ne pouvait laisser une telle chose se produire, à supposer qu’elle y consente. West n’était pas le seul problème – bien qu’il fut de taille. Que se passerait-il si d’autres personnes avaient vent de l’affaire ? Cela ne ruinerait pas sa réputation, évidemment, mais celle d’Ardee le serait à jamais. Ruinée. Il en eut la chair de poule. Elle ne méritait sûrement pas ça. Il ne suffisait pas de penser que cela ne concernait qu’elle. Non, vraiment pas. Et ce, uniquement pour que lui prenne du bon temps ? Quel égoïsme ! Il fut surpris de ne jamais y avoir songé. Comme il l’avait déjà fait au moins vingt fois au cours de la journée, il se raisonna : rien de bon ne sortirait de cette rencontre. De toute façon, la guerre n’allait pas tarder à éclater, elle mettrait fin à ces tergiversations ridicules. Alors, autant aller se coucher et s’entraîner toute la journée du lendemain. S’entraîner… continuer à s’entraîner jusqu’à ce que le maréchal Varuz finisse par écarter Ardee de ses pensées. Il prit une profonde inspiration, redressa les épaules, pivota et se dirigea vers l’Agriont. Trônant sur son piédestal de marbre presque aussi haut que Jezal, la statue de Harod le Grand jaillit de l’obscurité. Elle semblait bien trop grande, bien trop imposante pour le calme jardinet jouxtant les Quatre Coins. Pendant toute la durée du trajet, il n’avait cessé de sursauter en voyant des ombres et fait de son mieux pour éviter de croiser des gens et passer inaperçu. Il n’y avait pourtant pas foule. Il était tard. Ardee avait dû renoncer à l’attendre depuis belle lurette… à supposer qu’elle ait pris la peine de venir. Il contourna nerveusement la statue en scrutant les ténèbres : un comportement de parfait idiot ! Il avait parcouru cette place bon nombre de fois sans jamais se poser la moindre question. Après tout, n’était-ce pas un lieu public ? Il avait autant le droit d’être là que n’importe qui, mais, étrangement, l’impression d’être un voleur préparant un mauvais coup persistait. La place était déserte. C’était une bonne chose. Tout allait pour le mieux. Il n’y avait rien à gagner, et tout à perdre, ici. Alors pourquoi se sentait-il aussi anéanti ? Il leva les yeux vers le visage d’Harod, figé dans cette expression sévère que les sculpteurs réservaient aux grands hommes véritables. Harod avait vraiment une belle mâchoire carrée, presque identique à la sienne. « Réveillez-vous ! » lui susurra une voix à l’oreille. Jezal laissa échapper un cri de fillette et recula en trébuchant ; il ne parvint à garder l’équilibre qu’en s’agrippant à l’énorme pied du roi Harod. Une silhouette sombre se tenait derrière lui, la tête dissimulée sous un capuchon. Un éclat de rire. « Pas la peine de pisser dans votre froc ! » Ardee ! Elle repoussa le capuchon. Un rayon de lumière oblique, provenant d’une fenêtre, éclaira le bas de son visage et dévoila son sourire en coin. « Ce n’est que moi. — Je ne vous avais pas vue », marmonna-t-il inutilement. Se rendant compte qu’il s’accrochait fermement à l’énorme pied de pierre, il s’efforça de paraître décontracté. Il devait reconnaître que cela commençait mal. Il n’avait aucun don pour les aventures de cape et d’épée. Ardee, cependant, semblait à son aise. Ce qui l’amena à s’interroger : était-ce la première fois qu’elle agissait ainsi ? « Vous-même avez été difficile à voir, ces derniers temps, fit-elle remarquer. — Eh bien, euh… » bredouilla-t-il, la surprise faisant encore battre son cœur à tout rompre. « J’ai été très occupé par le Tournoi et tous ces… — Ah, ce fameux Tournoi ! Je vous ai vu combattre aujourd’hui. — Ah oui ? — Très impressionnant. — Euh, merci, je… — Mon frère vous a dit quelque chose, hein ? — Comment ? Au sujet de l’escrime ? — Non, nigaud. À mon sujet. » Jezal garda le silence, essayant de trouver la meilleure réponse à cette question. « Eh bien, il… — Avez-vous peur de lui ? — Non. » Une pause. « Oui, bon, peut-être un peu. — Mais vous êtes quand même venu. Je suppose que je devrais me sentir flattée. » Elle tourna autour de lui, l’examinant des pieds à la tête et de la tête aux pieds. « Vous avez néanmoins pris tout votre temps. Il est tard. Je vais devoir bientôt rentrer. » Quelque chose dans sa façon de le regarder n’aidait pas son cœur à retrouver son calme. Au contraire. Il fallait lui dire qu’il ne pouvait plus la voir. Que c’était mal agir. Pour eux deux. Que rien de bon n’en sortirait… rien de bon… Il respirait vite. Il se sentait tendu, excité, incapable de détacher le regard de son visage indistinct. Il devait le lui dire sur-le-champ. N’était-ce pas la raison de sa venue ? Il ouvrit la bouche pour parler, mais tous ses arguments lui semblèrent désormais lointains, immatériels, superficiels, uniquement valables pour d’autres personnes en d’autres circonstances. « Ardee… tenta-t-il. — Mmm ? » Elle fît un pas vers lui, la tête penchée de côté. Jezal essaya de reculer, mais la statue lui bloquait le passage. Elle s’approcha davantage, lèvres entrouvertes, les yeux rivés sur sa bouche. Après tout, qu’y avait-il de mal à ça ? Quand elle fut tout près, elle tourna son visage vers le sien. Il percevait son odeur – sa tête en était pleine. Il sentait son souffle chaud sur sa joue. Qu’y avait-il de mal à ça ? Les doigts qui effleurèrent sa joue étaient froids ; ils suivirent la courbe de sa mâchoire, enroulèrent une mèche de cheveux et l’attirèrent à elle. Ses lèvres douces et tièdes caressèrent sa joue, puis s’attaquèrent à son cou et vinrent se poser sur les siennes pour les aspirer délicatement. Se dressant sur la pointe des pieds, elle se pressa contre lui et glissa une main dans son dos. Elle lui lécha les gencives, les dents, la langue, émettant de petits bruits de gorge. Il fit de même… enfin, peut-être… il n’était plus sûr de rien. Tout son corps fourmillait ; il avait à la fois froid et chaud. Son esprit restait concentré sur sa bouche. Il avait l’impression de n’avoir jamais embrassé de filles. Quel mal pouvait-il y avoir à faire ça ? Les lèvres d’Ardee pinçaient les siennes presque cruellement. Essoufflé, tremblant, les genoux flageolants, il souleva les paupières : elle avait les yeux fixés sur lui. Il les voyait briller dans l’obscurité ; elle le regardait attentivement, l’examinait soigneusement. « Ardee… — Qu’y a-t-il ? — Quand pourrai-je vous revoir ? » Il avait la gorge sèche, la voix rauque. Elle fixa le sol avec un petit sourire. Un sourire inflexible, comme si elle avait deviné son jeu et raflé sa mise. Il n’en avait cure. « Quand ? — Oh, je vous le ferai savoir. » Il devait l’embrasser encore une fois. Au diable les conséquences ! Au diable West ! Au diable tout le reste ! Il se pencha vers elle, ferma les yeux… « Non, non, non. » Elle le repoussa. « Vous auriez dû venir plus tôt. » S’écartant de lui, elle lui tourna le dos, son éternel sourire aux lèvres, et s’éloigna tranquillement. Pétrifié, il la regarda partir en silence, appuyé contre le froid piédestal de la statue. Il n’avait jamais ressenti cela auparavant. Jamais. Elle lui jeta un dernier coup d’œil, comme pour vérifier qu’il la regardait. En la voyant lui rendre son regard, sa poitrine se comprima presque douloureusement. Dépassant alors l’angle de la rue, elle disparut. Il demeura un moment immobile, les yeux écarquillés, simplement à respirer. Une bourrasque glacée traversa soudain la place et Jezal reprit conscience du monde qui l’entourait. L’escrime, la guerre, son ami West, ses obligations. Un baiser, voilà tout. Un baiser ! et toutes ses bonnes résolutions avaient disparu comme de l’urine s’écoulant d’un pot de chambre fendu. Il regarda autour de lui, à la fois confus, honteux, effrayé. Qu’avait-il fait là ? « Merde », maugréa-t-il. Sale boulot Toute chose qui brûle dégage une odeur caractéristique. Un arbre vivant, plein de force et de sève, répandra une odeur différente de celle d’un tronc mort et desséché. Pour un porc et un homme qui flambent, elle sera à peu près identique, mais c’est une autre histoire. L’émanation que sentait Renifleur à ce moment précis provenait d’une maison. Il en était sûr et certain. Il connaissait mieux cette odeur qu’il ne l’aurait souhaité. Les maisons s’enflamment rarement toutes seules. En général, leur destruction implique un acte de violence délibéré. Cela signifiait que des hommes se trouvaient dans les parages, des hommes prêts à se battre… Il se mit donc à ramper entre les arbres et glissa sur le ventre jusqu’à l’orée du bois pour jeter un coup d’œil à travers les broussailles. Il découvrit aussitôt la scène. Une colonne de fumée noire s’élevait d’un endroit situé à proximité de la rivière. Une petite habitation continuait de se consumer, alors que seules ses fondations en pierre tenaient encore debout. La maison devait également avoir possédé une grange attenante, mais, hormis un tas de bois noirci et de la poussière grise, celle-ci n’existait plus. Excepté de rares arbres et un carré de sol pavé. Survivre ici, dans l’extrême Nord, même en temps de paix, était difficile. Il faisait trop froid pour faire pousser ou élever quoi que ce soit – quelques racines, peut-être, et un petit troupeau de moutons. Un cochon, ou deux, avec un peu de chance. Renifleur secoua la tête. Qui s’en prendrait à des gens aussi pauvres ? Qui voudrait s’approprier cette parcelle de terre ingrate ? Il admit que certains hommes aimaient mettre le feu. S’aventurant un peu plus en dehors des fourrés, il regarda à droite et à gauche pour essayer de trouver la trace de ceux qui avaient commis ce méfait, mais il ne vit bouger qu’une poignée de moutons filiformes, éparpillés sur les flancs de la vallée. Il se faufila de nouveau à l’intérieur des buissons. Sur le chemin du retour vers le campement, son cœur se serra. Des voix s’en élevaient, emplies de hargne, comme toujours. Il s’interrogea brièvement : ces prises de bec constantes le rendaient malade ; devait-il faire un détour et continuer sa route ? Il finit par décider que non. Il n’est pas dans les habitudes des éclaireurs d’abandonner les leurs. « Pourquoi tu fermes pas ta grande gueule, Dow ? gronda Tul Dura. T’as voulu aller dans le Sud, et quand on y est allés, t’as passé ton temps à t’plaindre à cause des montagnes ! Maintenant qu’on en est sortis, tu t’lamentes jour et nuit pa’ce que t’as l’ventre vide ! J’en ai ma claque d’tes jérémiades, sale pleurnichard ! » Dow le Sombre prit la relève d’un ton mauvais. « Pourquoi est-ce que t’aurais toujours droit à deux rations, juste parce que t’es un gros porc ? — Espèce de bouffon, j’vais t’écraser comme une pauv’larve ! — Et moi, j’te trancherai la gorge pendant ton sommeil, tas de graisse ambulant ! Comme ça, on aura tous de quoi bouffer, et pas qu’un peu ! Et au moins, on s’ra débarrassés de tes maudits ronflements ! Je comprends maint’nant pourquoi on t’a surnommé Tête-de-Tonnerre, espèce de scie grinçante ! — Fermez vos gueules tous les deux ! » entendit tonner Renifleur. Séquoia venait de hurler suffisamment fort pour réveiller un mort. « J’en ai vraiment marre de vos querelles ! » Il les aperçut enfin tous les cinq. Tul Dura et Dow le Sombre remontés l’un contre l’autre ; entre eux, Séquoia, les deux mains levées ; Forley, assis, les contemplait d’un air triste et, dans son coin, le Sinistre, lui, les ignorait et fourbissait ses flèches. « Ho ! » les interpella Renifleur. Tous se tournèrent dans sa direction. « C’est Renifleur », dit le Sinistre, sans même relever le nez de son ouvrage. Difficile de cerner ce larron ! Il était capable de garder le silence des jours d’affilée, et quand il ouvrait la bouche, c’était pour énoncer une évidence. Forley, toujours prêt à distraire ses compagnons – à tel point qu’on pouvait se demander combien de temps ils auraient résisté sans lui avant de s’entretuer –, s’enquit : « Qu’est-ce que t’as trouvé, Renifleur ? — À ton avis ? J’ai trouvé cinq maudits idiots perdus dans les bois ! maugréa-t-il en émergeant des taillis. On les entend à des lieues à la ronde ! Dire qu’ils sont censés être civilisés ! Le croirais-tu ? Ce sont des hommes qui devraient savoir qu’il y a mieux à faire que de se battre entre eux ! Cinq maudits idiots… » Séquoia tendit une main. « C’est bon, Renifleur. Tu as raison. » Et il lança un regard noir à Tul et à Dow. Ces derniers se fixèrent de la même façon, mais se tinrent cois. « Qu’as-tu découvert ? — On se bat dans le coin, ou du moins, ça y ressemble. J’ai vu une ferme brûler. — Brûler, tu dis ? l’interrogea Tul. — Ouais. » Séquoia se rembrunit. « Alors, conduis-nous jusque-là. » Renifleur n’avait pas vu ça de là-haut, dans la forêt. Il n’avait pas pu. Il y avait trop de fumée et il se trouvait à une distance trop grande pour le voir. Mais là, à proximité, il le voyait bel et bien ; il eut envie de vomir. « C’est vraiment du sale boulot ! déclara Forley en levant la tête vers l’arbre. Du sale boulot. — Ouais », marmonna Renifleur. Il ne trouvait rien d’autre à dire. La branche craquait à chaque balancement du vieillard : pendu au bout de la corde, ses pieds nus oscillaient au ras du sol. Il avait dû vouloir se défendre ; deux flèches étaient fichées dans son corps. La femme était trop jeune pour être son épouse. Sa fille, peut-être. Renifleur se dit que les deux gamins étaient ses petits-enfants. « Qui s’amuserait à pendre un gamin ? grommela-t-il. — J’en connais certains qui seraient assez cinglés pour le faire », avança Tul. Dow cracha dans l’herbe. « Tu parles de moi ? » grogna-t-il. Et c’était reparti pour un tour entre ces deux-là. « J’ai brûlé quelques fermes, un village ou deux, mais il y avait des raisons, c’était la guerre. J’ai laissé les enfants en vie. — C’est pas c’qu’on m’a raconté », dit Tul. Renifleur ferma les yeux et soupira. « Si tu crois qu’j’en ai quelque chose à foutre de c’qu’on t’a raconté ! aboya Dow. P’t-êt’qu’on m’a plus noirci que j’le mérite, gros tas de merde ! — Je sais c’que tu mérites, espèce de connard ! — Ça suffit comme ça ! » gronda Séquoia en regardant l’arbre, sourcils froncés. « Vous n’avez donc aucun respect ? Renifleur à raison. Nous sommes sortis des montagnes et les ennuis ne sont pas loin. Je ne veux plus de ces chamailleries ! C’est fini ! À partir de maintenant, je veux que vous soyez aussi paisibles qu’une journée d’hiver. Nous sommes des gens civilisés et nous allons agir comme tels ! » Renifleur acquiesça, satisfait d’entendre enfin des paroles sensées. « Il doit y avoir des combats dans les environs, intervint-il. Je ne vois aucune autre explication. — Mouais ! » dit le Sinistre. Il était néanmoins difficile de deviner ce à quoi il acquiesçait. Séquoia avait les yeux fixés sur les cadavres oscillants. « Tu as raison. Nous devons nous concentrer là-dessus. Et ne penser à rien d’autre. Nous allons suivre ceux qui ont fait ça et découvrir pourquoi ils se battent. Tant que nous ne saurons pas qui se bat et contre qui, nous ne serons guère avancés. — Ceux qu’ont faits ça sont dans l’camp de Bethod, affirma Dow. Il suffit d’le voir pour le comprendre. — Nous verrons bien. Tul et Dow, détachez ces malheureux et enterrez-les ! Cette tâche vous remettra peut-être un peu de plomb dans la cervelle. » Les deux hommes s’observèrent d’un air boudeur, mais Séquoia les ignora. « Renifleur, toi, tu vas suivre ces salopards à la trace. Tu les repères pour que nous leur rendions une petite visite dès ce soir. Une visite digne de celle qu’ils ont rendue à ces pauvres gens. — D’accord », dit Renifleur, pressé de s’en aller et de les retrouver. « Nous leur rendrons une petite visite ! » Renifleur ne parvenait pas à comprendre. Si ces lascars étaient en guerre, et s’ils craignaient de se faire prendre par l’ennemi, eh bien, ils ne faisaient pas beaucoup d’efforts pour camoufler leurs traces. Il les suivit sans problème ; il en dénombra cinq. Ils avaient dû s’éloigner tranquillement de la ferme qu’ils avaient brûlée, longer la rivière dans la vallée, avant de s’enfoncer dans les bois. Leurs empreintes étaient si visibles que cela l’inquiétait un peu. Il se disait qu’ils se moquaient sûrement de lui, qu’ils l’épiaient, cachés derrière les arbres, pour le pendre à une branche. Apparemment, ce n’était pas le cas, car il tomba sur eux juste avant la nuit. Il huma d’abord un fumet de viande – du mouton rôti. Puis, il perçut leurs voix – ils bavardaient, criaient, riaient, sans faire preuve de la moindre discrétion : on les entendait malgré les clapotis de la rivière voisine. Enfin, il les aperçut, assis dans une clairière, autour d’un grand feu au-dessus duquel ils avaient embroché une carcasse de mouton, sans doute volé à ces pauvres fermiers. Renifleur s’accroupit dans les buissons, silencieux et discret comme auraient dû l’être les hommes qu’il espionnait. Il en compta cinq, ou plutôt quatre, plus un adolescent d’une quinzaine d’années. Tous assis là, insouciants. Personne ne montait la garde, personne ne surveillait les environs. Renifleur avait vraiment du mal à comprendre. « Ils sont tranquillement assis là-bas », murmura-t-il, dès qu’il eut rejoint les autres. « Tranquillement assis. Sans garde, ni quoi que ce soit. — Juste assis ? demanda Forley. — Oui. Tous les cinq. Assis, en train de rigoler. Ça ne me plaît pas. — À moi non plus, intervint Séquoia. Mais ce que j’ai vu à la ferme me plaît encore moins. — On doit prendre les armes, souffla Dow. Il le faut. » Pour une fois, Tul fut d’accord avec lui. « Ouais, chef, donnons-leur une bonne leçon. » Cette fois-là, Forley n’essaya pas de les convaincre d’éviter la bagarre. Séquoia, qui n’aimait pas être bousculé, prit quand même le temps de réfléchir avant de hocher la tête. « Nous prendrons donc les armes. » Impossible de repérer Dow le Sombre dans l’obscurité, en tout cas, pas s’il avait décidé de rester invisible. Impossible de l’entendre, non plus. Mais Renifleur savait qu’il était là, au moment même où il rampait entre les arbres. Quand on combat aux côtés d’un homme pendant assez longtemps, on finit par le comprendre. On apprend à bien le connaître et à calquer son comportement sur le sien. Dow était bien là. Renifleur avait sa propre tâche à mener à bien. Il distinguait la silhouette d’un des hommes à l’extrême droite ; la masse noire de son dos masquait la lueur du feu. Renifleur ne s’intéressa pas aux autres. Il resta concentré sur sa cible. Une fois qu’on a décidé d’agir, ou que le chef l’a ordonné, il faut aller jusqu’au bout, sans regarder en arrière, jusqu’à ce que le travail soit accompli. Le temps passé à réfléchir risque d’être celui au cours duquel on se fait descendre. Un enseignement de Logen, que Renifleur prenait toujours à cœur. Voilà comment il faut agir. Renifleur se rapprocha davantage, tant et si bien qu’il finit par sentir la chaleur des flammes sur son visage ; il percevait aussi le froid contact métallique du couteau dans sa paume. Par les morts, il avait une irrésistible envie de pisser… comme d’habitude. Sa cible ne se trouvait plus qu’à trois pas désormais. L’adolescent lui faisait face – en levant les yeux assez vite, il aurait vu Renifleur arriver, mais il était trop occupé à dévorer son morceau de viande. « Argh ! » cria l’un de ses complices. Cela signifiait que Dow l’avait eu. Cela signifiait qu’il était mort. Renifleur bondit en avant et planta sa lame dans le cou du brigand qu’il visait. Celui-ci se redressa vivement, agrippant sa gorge béante, fit un pas en chancelant et s’effondra sur le sol. L’un de ses voisins sursauta, laissant échapper sa cuisse de mouton à moitié entamée au moment où une flèche s’empalait dans sa poitrine. Le Sinistre, au bord de la rivière ! L’homme eut une seconde de surprise, puis tomba à genoux, le visage tordu de douleur. Il n’en restait plus que deux, dont l’adolescent qui fixait Renifleur, bouche ouverte, un morceau de viande pendant entre ses lèvres. Le dernier homme, lui, s’était mis debout ; la respiration saccadée, il brandissait un long couteau. Il devait s’en servir pour manger. « Lâche ton arme ! » tonna Séquoia. Renifleur distinguait mieux son aîné ; il avançait vers eux à grandes enjambées, la lumière des flammes accentuait le contour métallique de son énorme bouclier rond. Le rescapé se mordit la lèvre ; ses yeux faisaient la navette entre Dow et lui, tandis qu’ils venaient lentement l’encadrer. Il aperçut également Tête-de-Tonnerre jaillir de la futaie plongée dans les ténèbres ; avec sa gigantesque épée scintillant sur son épaule, cet individu semblait bien trop grand pour être humain. C’en fut trop ! Il lâcha son couteau qui atterrit dans la poussière. Dow se jeta sur lui, le saisit par les poignets, qu’il attacha fermement dans son dos, et l’obligea à s’agenouiller près du foyer. Dents serrées, sans prononcer le moindre mot, Renifleur procéda de la même façon avec le garçon. L’action ne dura qu’un instant et fut exécutée dans le calme réclamé par Séquoia. Renifleur avait du sang sur les mains, mais cela faisait partie du métier, on ne pouvait rien y faire. Les autres vinrent les rejoindre. Après avoir glissé son arc sur son épaule, le Sinistre pataugea dans la rivière ; puis, passant près de l’homme qu’il avait abattu, il lui donna un coup de pied ; le corps ne bougea pas. « Mort », dit-il. Forley, en retrait, examinait les deux prisonniers. Dow ne quittait pas des yeux celui qu’il venait d’attacher, le fixant même avec insistance. « J’connais c’gaillard, lança-t-il d’un ton presque joyeux. T’es Groa la Glu, non ? Quelle chance ! Ça fait un certain temps que j’pense à toi. » La Glu se contenta de regarder le sol. Il a l’air mauvais, songea Renifleur, du genre à pendre des fermiers, si ce genre d’homme existe. « Ouais, c’est mon nom. Pas besoin d’vous demander les vôtres ! Quand on s’apercevra qu’vous avez tué des collecteurs d’impôts royaux, vous s’rez tous des hommes morts ! — On m’appelle Dow le Sombre. » La Glu releva brusquement la tête, médusé. « Oh, sacré bordel ! » murmura-t-il. L’adolescent agenouillé à ses côtés regarda autour de lui, les yeux exorbités. « Dow le Sombre ? C’est ça ? Pas l’Dow qui a… oh, merde ! » Dow acquiesça avec lenteur, affichant son méchant petit sourire, son sourire meurtrier. « Groa la Glu. T’as un tas de dettes à régler. J’avais gardé ton nom dans un coin d’ma tête et maintenant te voilà devant moi, en chair et en os ! » Il lui tapota la joue. « Et même tout près d’moi. Quelle veine ! » La Glu détourna le visage autant qu’il lui fut possible, ficelé comme il l’était. « J’croyais que tu pourrissais en enfer, Dow le Sombre ! Sale bâtard ! — Moi aussi, mais j’me trouvais simplement au nord des montagnes. On a des questions à t’poser, la Glu, avant d’te régler ton compte. De quel roi tu parles ? Qu’est-ce que tu collectes pour lui ? — J’vous emmerde, toi et tes questions ! » Séquoia le frappa sur le côté du crâne, là d’où il ne pouvait voir le coup arriver. Quand il pivota pour lui faire face, Dow le frappa de l’autre côté. Sa tête accomplit une série d’allers et retours, jusqu’à ce qu’il soit suffisamment ramolli pour se mettre à table. « Pourquoi vous battez-vous ? — On s’bat pas ! cracha la Glu entre ses dents brisées. Vaudrait mieux pour vous qu’vous soyez tous morts, bande d’enfoirés ! Vous savez pas c’qui s’est passé, hein ? » Renifleur fronça les sourcils. Il n’aimait pas ça. Il eut l’impression que les choses avaient changé pendant leur absence, et il n’avait jamais vu aucun changement apporter une quelconque amélioration. « C’est moi qui pose les questions, dit Séquoia. Contente-toi d’y répondre, p’tite tête ! Qui est encore en lutte ? Qui refuse de se soumettre à Bethod ? » La Glu éclata de rire, même ainsi ligoté. « Personne ! La lutte est finie ! Bethod est roi, maintenant ! Roi du Nord tout entier ! Tout l’monde se prosterne devant lui… — Pas nous, gronda Tul Dura en se penchant. Qu’est-il advenu du vieux Hurleur ? — Mort ! — Et le Bavard ? Et la Crécelle ? — Morts aussi, triples idiots ! On se bat plus que dans l’Sud, aujourd’hui ! Bethod a déclaré la guerre à l’Union ! Ouais ! Et nous allons la battre à plate couture ! » Renifleur ne savait s’il devait le croire. Il n’y avait jamais eu de roi dans le Nord auparavant. Le besoin ne s’était jamais fait sentir, et Bethod était la dernière personne qu’il aurait choisie. Quant à déclarer la guerre à l’Union ? Cela relevait purement de la folie. Le Sud avait toujours été plus peuplé. « S’il n’y a pas de combats dans le coin, pourquoi tuez-vous des gens ? demanda Renifleur. — Va t’faire foutre ! » Tul Dura le frappa violemment au visage et l’homme s’affala sur le dos. Dow lui asséna un autre coup, puis tous deux l’obligèrent à se redresser. « Alors, pourquoi vous les avez tués ? interrogea Tul. — À cause des impôts ! » cria la Glu. Du sang lui dégoulinait du nez. « Des impôts ? » répéta Renifleur. Un mot étrange, assurément, dont il ne connaissait pas vraiment la signification. « Ils refusaient de payer ! — Des impôts pour qui ? demanda Dow. — Pour Bethod ! Qui d’autre, à ton avis ? Il s’est emparé de toute cette terre et a dissous les clans. À présent, c’est lui qui empoche ! Les gens lui sont redevables ! Et nous, on vient encaisser ! — Les impôts, hein ? Y a pas à dire, c’est vraiment une saloperie de coutume du Sud ! Et s’ils ne peuvent pas payer ? » insista Renifleur, sentant ses entrailles se tordre. « Vous les pendez, c’est ça ? — S’ils ne peuvent pas payer, on fait d’eux ce que bon nous semble ! — C’que bon vous semble ? » Tul l’attrapa par le cou et le serra dans son énorme paluche, jusqu’à ce que les yeux de la Glu lui sortent de la tête. « Comme bon vous semble ? Ça vous excite de les pendre ? — Tout doux, Tête-de-Tonnerre ! » dit Dow, qui détacha ses gros doigts et le repoussa avec délicatesse. « Tout doux, mon gars ! Tuer un homme ligoté, ça n’te ressemble pas », ajouta-t-il en lui tapotant la poitrine et en tirant sa hache. « Ce genre de travail est pour moi ; c’est pour ça que vous vous encombrez d’un type comme moi. » Après cette tentative de strangulation, la Glu avait plus ou moins retrouvé son souffle. « Tête-de-Tonnerre ? toussota-t-il en les passant tous en revue. Vous êtes donc là au grand complet, hein ? Toi, t’es Séquoia, toi, le Sinistre, et toi, le Gringalet ! Ainsi, vous refusez d’vous soumettre, hein ? À votre guise, bordel ! Mais où est Neuf-Doigts ? railla la Glu. Où se trouve le Sanguinaire ? » Dow se détourna et passa le doigt sur le tranchant de sa hache. « Il est retourné à la boue, et tu vas l’y rejoindre. Nous en avons assez entendu. — Laissez-moi me rel’ver, bande de salauds ! hurla la Glu en tirant sur ses liens. T’es pas meilleur que moi, Dow le Sombre ! T’as tué plus de monde que la peste ! Détachez-moi et donnez-moi une épée ! Allez ! T’as peur de t’battre contre moi, espèce de lâche ? Peur de m’donner ma chance ? — T’ose me traiter de lâche ? gronda Dow. Toi qu’as tué des enfants pour t’amuser ? T’avais une arme, mais tu l’as laissé tomber. T’as eu ta chance, t’avais qu’à la saisir. Les gens de ton espèce méritent pas qu’on leur en accorde une deuxième. Si t’as quelque chose d’intéressant à dire, c’est l’moment ou jamais. — J’t’emmerde ! vociféra la Glu. J’vous emmerde tous, tas d’… » La hache de Dow s’abattit proprement entre ses deux yeux et le projeta sur le sol à plat dos. Aucun d’entre eux ne versa une larme pour ce bâtard – Forley lui-même ne tressaillit que légèrement quand la lame s’enfonça dans le crâne du prisonnier. Dow se pencha sur le cadavre et lui cracha dessus ; Renifleur ne le lui reprocha pas. L’adolescent, lui, était un problème plus important. Il fixa la dépouille avec de grands yeux effarouchés, puis les posa sur eux. « C’est bien vous, hein ? dit-il. Vous êtes bien la bande à Neuf-Doigts ? — Ouais, mon garçon, répondit Tête-de-Tonnerre. C’est bien nous. — J’ai entendu des histoires à vot’sujet. Qu’est-c’que vous allez faire de moi ? — C’est là toute la question ! » marmonna Renifleur entre ses dents. Il connaissait déjà la réponse, malheureusement. « Il ne peut pas rester avec nous, déclara Séquoia. On ne peut pas se charger d’un tel fardeau, on ne peut pas courir un tel risque. — C’n’est qu’un gamin, plaida Forley. On pourrait l’laisser filer. » Une idée généreuse, mais qui ne tenait pas la route ; tous en avaient conscience. Le garçon les regardait, plein d’espoir ; Tul y mit rapidement un terme. « On n’peut pas lui faire confiance. Pas ici. Il ira raconter qu’nous sommes de retour, et nous s’rons pris en chasse. Impensable ! En plus, il a participé à la tuerie d’la ferme ! — Qu’est-c’que j’aurais pu faire d’autre ? geignit l’adolescent. Qu’est-c’que j’aurais bien pu faire, hein ? J’voulais aller dans l’Sud ! Aller dans l’Sud, me battre contre l’Union et m’faire un nom, mais on m’a envoyé ici pour récupérer des impôts. Quand mon chef m’ordonne que’qu’chose, j’dois obéir, non ? — Oui, bien sûr, acquiesça Séquoia. Personne ne dit le contraire. — J’voulais pas y participer ! J’leur ai dit d’épargner les gamins ! Vous d’vez me croire ! » Forley se plongea dans la contemplation de ses bottes. « Nous te croyons. — Mais vous allez quand même me tuer, hein ? » Renifleur se mordit les lèvres. « On peut pas t’emmener, ni te laisser derrière nous. — J’voulais pas y participer. » L’adolescent baissa la tête. « C’est pas juste. — En effet, admit Séquoia. C’est pas juste, mais c’est comme ça. » La hache de Dow atteignit l’adolescent à l’arrière du crâne ; celui-ci s’effondra à plat ventre. Renifleur frissonna et détourna les yeux. Il savait que Dow avait agi ainsi pour qu’ils n’aient pas à regarder le visage du garçon. Plutôt une bonne idée… du moins espérait-il qu’elle aiderait ses compagnons ! Mais pour lui, voir son visage ou pas, c’était du pareil au même… il se sentait presque aussi mal que devant la ferme. Ce n’était pas la pire journée de sa vie, loin de là ! Mais ça n’en était vraiment pas une bonne. De son perchoir dans les arbres, à l’abri des regards, Renifleur les observait avancer en file indienne sur la route. Il s’était assuré aussi d’être sous le vent car, en toute franchise, il puait sacrément. Drôle de procession qu’il avait sous les yeux ! D’une part, ils avaient l’air de guerriers, prêts à en découdre et à livrer bataille. De l’autre, ils ne ressemblaient à rien. Ils portaient de vieilles armes pour la plupart, et étaient équipés d’éléments d’armures rafistolés tant bien que mal. Ils partaient à la guerre, mais en ordre dispersé et vêtus de guenilles. La majorité d’entre eux, cheveux blancs et crânes chauves, étaient trop vieux pour être des combattants efficaces, quant au reste, des adolescents encore trop jeunes pour avoir de la barbe. Renifleur eut l’impression que tout le monde avait perdu la tête dans le Nord. Il songea à ce que la Glu leur avait raconté, avant que Dow ne le tue. Le Nord était en guerre contre l’Union. Ces types-là allaient-ils au combat ? Si tel était le cas, Bethod avait dû faire les fonds de tiroir. « Qu’est-ce qu’il y a, Renifleur ? » demanda Forley, à son retour au camp. « Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? — J’ai vu des hommes. Armés, mais pas très bien. Une centaine ou un peu plus. Beaucoup de jeunes, mais surtout des vieux, qui se dirigeaient vers le sud et l’ouest. » Renifleur indiqua la route en contrebas. Séquoia acquiesça. « Vers le pays des Angles. C’est donc Bethod. Il fait bel et bien la guerre à l’Union. Il n’est jamais rassasié de sang, celui-là ! Il a dû enrôler tous les hommes capables de tenir une lance. » Ce n’était pas vraiment une surprise. Bethod n’avait jamais fait preuve de mesure. Avec lui, c’était tout ou rien, et peu lui importait le nombre de cadavres qu’il laissait en chemin. « Tous les hommes… marmonna Séquoia pour lui-même. Si les Shankas se mettent en tête de franchir les montagnes… » Renifleur regarda autour de lui. Rien que des visages tendus, inquiets, sales. Il comprenait ce que Séquoia voulait dire ; tous l’avaient compris. Si les Shankas décidaient de se montrer, sans personne dans le Nord pour les repousser, la tuerie de la ferme serait une broutille à côté de ce dont ils étaient capables. « On doit prévenir quelqu’un ! s’écria Forley. On doit le faire ! » Séquoia secoua la tête. « Tu as entendu la Glu. Le Hurleur est mort, ainsi que la Crécelle et le Bavard. Morts et enterrés, retournés à la boue ; Bethod est roi, à présent, roi des peuplades du Nord. » Dow le Sombre se renfrogna et cracha par terre. « Crache tant que tu veux, Dow, mais la réalité est là. Il n’y a personne à prévenir. — Personne, à part Bethod », grommela Renifleur d’un ton misérable, regrettant d’avoir à l’admettre. « Alors, on doit le lui dire. » Forley observa ses compagnons, l’un après l’autre, d’un air abattu. « C’est peut-être qu’une brute sans cœur, mais c’est quand même un homme ! Il vaut mieux qu’les Têtes-Plates, non ? On doit l’dire à quelqu’un ! — Ah, ah, ah ! railla Dow. Tu t’imagines qu’il va nous écouter ? T’as oublié c’qu’il nous a dit ? À nous et à Neuf-Doigts ? Ne revenez jamais ! T’as oublié qu’il a failli nous tuer ? T’as oublié à quel point il hait chacun d’entre nous ? — Il nous craint, déclara le Sinistre. — Il nous hait et nous craint, grommela Séquoia, et il a bien raison. Car nous sommes forts. Nous sommes des hommes civilisés. Le genre d’hommes que d’autres suivraient. » Tul secoua son énorme tête. « Ouais, j’pense qu’on sera pas accueillis triomphalement à Carleon. Plutôt au bout d’une pique. — Je suis pas fort ! cria Forley. J’suis le Gringalet, tout l’monde le sait. Bethod n’a aucune raison de m’craindre, ni de me haïr. J’irai ! » Renifleur le dévisagea avec étonnement. Les autres également. « Toi ? fit Dow. — Ouais, moi ! J’suis peut-être pas un guerrier, mais j’suis pas un lâche ! J’irai lui parler. Peut-être qu’il m’écoutera. » Renifleur le fixa, les yeux écarquillés. Il y avait si longtemps qu’aucun d’entre eux n’avait essayé de les tirer d’un mauvais pas, en faisant cavalier seul, que cette possibilité lui était sortie de l’esprit. « Il pourrait t’écouter, en effet, grommela Séquoia. — Il le pourrait, intervint Tul. Comme il pourrait tout aussi bien te tuer, le Gringalet ! » Renifleur hocha la tête. « C’est fort probable. — Sûrement ! Ça vaut pourtant la peine d’essayer, non ? » Tous s’examinèrent mutuellement avec inquiétude. Forley faisait preuve d’un drôle de courage, pas de doute là-dessus ! Renifleur, toutefois, n’aimait pas particulièrement ce plan. Leurs espoirs ne tenaient qu’à un fil et Bethod était imprévisible. Bien trop imprévisible ! Mais, comme l’avait souligné Séquoia, il ne restait personne d’autre. Paroles et poussière Ses longs cheveux blonds flottant sur ses épaules, Kurster se pavanait autour du cercle, adressant des signes de la main à la foule, envoyant des baisers aux jeunes filles. Le public l’acclamait, beuglait et s’agitait, tandis que l’agile jeune homme accomplissait ses tours de piste en fanfaronnant. C’était un officier de la garde royale, originaire d’Adua. Un garçon du coin… populaire en diable. Accoudé à la barrière, Bremer dan Gorst regardait son adversaire évoluer avec grâce, entre ses paupières mi-closes. Ses épées semblaient exceptionnellement massives, encombrantes, abîmées, usées, et peut-être un peu trop lourdes pour être rapides. En vérité, Gorst lui-même paraissait trop lourd pour être rapide ; avec son cou de taureau, il ressemblait davantage à un lutteur qu’à un épéiste. La majorité de la foule semblait le considérer comme le perdant de cette manche. Mais moi, je ne suis pas dupe. À proximité de Glotka, un preneur de paris annonçait les cotes en hurlant, acceptant l’argent des gens qui bavardaient autour de lui. Presque tous pariaient sur Kurster. Sans quitter son banc, Glotka se pencha en avant. « Quelle est la cote de Gorst, actuellement ? — De Gorst ? demanda le responsable des paris. Égalité ! — Je mise deux cents marks. — Désolé, l’ami, je ne peux pas couvrir une telle somme. — Alors, cent, à cinq contre quatre. » L’homme prit le temps de réfléchir, avec un regard en coin, tandis qu’il additionnait les chiffres. « Topez-là. » Glotka se radossa, au moment même où l’arbitre présentait les bretteurs. Il observa Gorst retrousser ses manches de chemise. Ses avant-bras étaient aussi gros que des troncs d’arbre ; quand il fit jouer ses doigts charnus, des mètres de muscles noueux se tordirent. Après avoir étiré son cou épais à droite et à gauche, il s’empara des épées que lui tendait son témoin et exécuta une série de bottes d’entraînement. Dans le public, peu de gens s’attardèrent sur lui. Tous étaient occupés à acclamer Kurster, qui prenait position. Mais Glotka le vit faire. Plus rapide qu’il n’en a l’air. Bien plus rapide. Ces épées démesurées ne semblent plus aussi difficiles à manier. « Bremer dan Gorst ! » cria l’arbitre, comme le géant avançait d’un pas lourd jusqu’à sa place. Les applaudissements furent vraiment peu nombreux. Ce taureau massif ne correspondait pas à l’image qu’on avait d’un escrimeur. « En garde ! Allez ! » L’épreuve manqua d’élégance. Dès le début de l’engagement, tel un maître bûcheron débitant des rondins, Gorst fit effectuer à la plus longue de ses armes de grands moulinets insouciants, accompagnant chacun de ses coups de grognements de gorge. Un spectacle des plus singuliers. L’un des deux concurrents participait à un assaut d’escrime, l’autre semblait croire qu’il se battait à mort. Il te suffit de le toucher, mon garçon, pas de le couper en deux ! Mais à mesure de l’échange, Glotka se rendit compte que les puissantes bottes n’avaient rien de maladroit. Elles étaient parfaitement réglées, et extrêmement précises. Après la première attaque, Kurster éclata de rire et s’éloigna avec agilité. Il sourit en esquivant la troisième, mais après la cinquième, son sourire avait disparu. Et m’est avis qu’il n’est pas près de revenir. Pas joli joli. Mais sa puissance est indéniable. Kurster plongea de côté pour esquiver une taille particulièrement féroce. Celle-ci était suffisamment rude pour lui trancher la tête, lame émoussée ou pas ! Le favori du public faisait de son mieux pour prendre l’avantage, ripostant de toutes ses forces, mais Gorst le dominait. Celui-ci grogna en détournant ses attaques de sa courte lame, puis gronda de nouveau en faisant tournoyer et siffler sa longue épée. Glotka tressaillit quand elle heurta celle de Kurster avec un cliquetis fracassant, retournant le poignet du malheureux et manquant de lui arracher son arme. La violence du choc le fit reculer en trébuchant et grimacer de douleur. Maintenant je comprends pourquoi les lames de Gorst semblent aussi usées. Kurster entreprit de longer le cercle pour échapper à son assaillant ; cependant, ce dernier était trop rapide. Bien trop rapide. Gorst, qui avait désormais pris la mesure de son adversaire, anticipait ses mouvements et le pourchassait, faisant pleuvoir sur lui une volée de bottes. Il n’y avait aucune échappatoire. Deux formidables passes acculèrent l’infortuné officier en bordure de piste, puis une taille lui fit sauter sa longue épée des mains et l’envoya se planter dans l’herbe, où elle oscilla d’avant en arrière. Sa main vide prise de tremblements, le malheureux chancela quelques instants, les yeux exorbités. Avec un rugissement, Gorst se précipita alors sur lui, heurtant violemment ses côtes non protégées d’un coup d’épaule. Glotka s’étrangla de rire. Je n’avais encore jamais vu d’épéiste volant. En exécutant un saut périlleux, Kurster tournoya dans les airs avec des cris de vierge effarouchée, puis bascula la tête la première et s’affala sur le sol, battant des bras et des jambes. Sa glissade fut arrêtée par le sable, à l’extérieur du cercle, à trois bons mètres de l’endroit où Gorst l’avait percuté ; il demeura étendu là, geignant faiblement. Encore sous le choc, le public garda le silence, si bien que les gloussements de Glotka durent s’entendre jusqu’au dernier rang. L’entraîneur de Kurster s’empressa de quitter l’enceinte pour venir s’occuper de son élève blessé avec maintes précautions. Le jeune homme lui donna de petits coups de pied et pleurnicha en se tenant les côtes. Impassible, Gorst observa la scène un moment, avant de hausser les épaules et de retourner à sa place à grandes enjambées. L’entraîneur de Kurster s’adressa alors à l’arbitre. « Je suis désolé, mon élève n’est pas en état de poursuivre. » Incapable de se contrôler, le corps agité de spasmes, Glotka dut presser une main sur sa bouche pour masquer son hilarité. Chacun de ses gloussements provoquait une contraction douloureuse dans son cou, mais il n’en avait cure. Apparemment, la majorité du public n’avait pas trouvé ce spectacle aussi amusant. Des murmures de colère s’élevèrent autour de lui. Lorsque Kurster, soutenu par son entraîneur et son témoin, fut emmené hors de la piste, les marmonnements se muèrent en huées, puis en un chœur de cris agacés. Gorst balaya paresseusement l’assemblée du regard entre ses paupières mi-closes et, après un nouveau haussement d’épaules, se dirigea avec lenteur vers son enceinte. Glotka ricanait encore en se traînant hors de l’arène, sa bourse un peu plus lourde qu’à son arrivée. Il ne s’était pas autant diverti depuis des lustres. L’université se situait dans un quartier délaissé de l’Agriont, à proximité de la Demeure du Créateur, dans un endroit où même les oiseaux semblaient âgés et fourbus. L’architecture de cet immense édifice délabré, couvert de lierre à moitié fané, était représentative des siècles passés. On disait que ce bâtiment était l’un des plus anciens de la ville. Et son aspect ne dément pas la rumeur. La toiture s’affaissait en son centre et certaines parties menaçaient de s’effondrer complètement. L’enduit des murs était défraîchi, encrassé et, par endroits, des plaques entières s’étaient détachées, dévoilant les pierres nues et le mortier effrité. Dans un coin, une énorme tache brune, formée par l’écoulement d’eau d’une gouttière cassée, luisait sur la paroi. Il fut un temps où l’étude des sciences avait attiré les plus grands personnages de l’Union ; le bâtiment avait été alors le plus important de la ville. Dire que Sult pense que l’inquisition est démodée ! Deux statues flanquaient une porte en ruine. Elles représentaient deux vieillards, l’un muni d’une lampe, l’autre, le doigt pointé sur la page d’un livre. Sans doute une référence à la sagesse, au progrès ou à quelque fadaise du même genre. Celui qui tenait le livre avait perdu son nez au cours du siècle passé ; l’autre, penché de côté, tendait vainement sa lampe devant lui, comme pour chercher un appui. Glotka leva un poing et cogna aux vieux battants. Ceux-ci bougèrent notablement avec de formidables grincements, laissant présager que leurs gonds risquaient de céder à tout moment. Glotka patienta un certain temps. Enfin, des cliquetis de verrou. L’un des vantaux s’écarta. Un visage parcheminé, éclairé par la maigre bougie qu’agrippait une main flétrie, se glissa dans l’entrebâillement et l’examina en louchant. Des yeux larmoyants et usés le considérèrent de haut en bas. « Oui ? — Inquisiteur Glotka. — Ah ! L’envoyé de l’Insigne Lecteur ? » Surpris, Glotka fronça les sourcils. « Oui, c’est exact. » Ils ne doivent pas être autant coupés du monde qu’il n’y paraît. Il semble savoir qui je suis. À l’intérieur régnait une obscurité angoissante. De chaque côté de la porte, deux gigantesques candélabres en cuivre, dépourvus de chandelles et ternis par une négligence prolongée, scintillèrent lugubrement à la faible lueur de la bougie du portier. « Par ici, Monsieur », dit le vieillard d’une voix éraillée, avant de s’éloigner d’un pas traînant, presque courbé en deux. Même Glotka n’avait aucun mal à suivre ce guide qui cheminait péniblement à travers les ténèbres. Ils avancèrent au même rythme le long du vestibule plongé dans le noir. Sur un côté s’alignaient d’antiques fenêtres, dont les minuscules carreaux étaient si sales qu’ils ne devaient pas laisser passer beaucoup de lumière, même par de belles journées ensoleillées. Là, en cette triste soirée, ils n’en laissaient entrer aucune. La flamme vacillante de la bougie dansa sur les tableaux poussiéreux, accrochés sur le mur opposé : des portraits de vieillards livides, vêtus de robes noires ou grises. Du haut de leurs cadres écaillés, ils fixaient sur eux des yeux écarquillés et tenaient dans leurs mains ridées qui une bouteille, qui une roue dentée, qui un compas. « Où allons-nous ? demanda Glotka après plusieurs minutes de marche. — Les Experts sont en train de dîner », haleta le portier en levant vers lui un visage extrêmement las. Le réfectoire de l’université évoquait une caverne où, grâce à quelques bougies crachotantes, l’obscurité ne régnait pas totalement. Un petit feu, qui flambait dans un âtre démesuré, projetait des ombres dansantes sur les solives du plafond. Une longue table, patinée par de nombreuses années d’utilisation et entourée de chaises branlantes, occupait presque toute la largeur de la pièce. Elle aurait pu facilement accueillir quatre-vingts personnes, mais seuls cinq hommes étaient installés à une extrémité, serrés les uns contre les autres, près de la cheminée. En entendant la canne de Glotka, ils relevèrent la tête et, délaissant leur repas, l’examinèrent avec grand intérêt. L’homme qui présidait se mit debout, puis s’approcha vivement, tenant d’une main le bas de sa chasuble noire. « Un visiteur », annonça le portier d’un souffle rauque, en agitant sa bougie en direction de Glotka. « Ah, l’envoyé de l’Insigne Lecteur ! Je suis Silber, l’économe de l’université ! » Il serra la main de Glotka avec enthousiasme. Pendant ce temps-là, ses compagnons s’étaient également levés en chancelant, comme si un invité d’honneur venait d’arriver. « Inquisiteur Glotka. » Il jeta un regard circulaire aux vieillards curieux. Je dois reconnaître que j’ai droit à plus de déférence que je n’en attendais. Mais il faut bien avouer que le nom de l’Insigne Lecteur représente un sésame qui ouvre bien des portes. « Glotka, Glotka, marmonna l’un des vieillards, je crois vaguement me souvenir d’un certain Glotka. — Tu te souviens toujours vaguement de quelque chose, mais jamais avec précision, railla l’économe avec un gloussement timide. Permettez-moi de faire les présentations. » Il nomma les quatre scientifiques vêtus de noir à tour de rôle. « Sarazin, notre Expert en chimie. » Un solide gaillard échevelé, à la barbe parsemée de miettes de nourriture et à la robe piquetée de brûlures et de taches sur le devant. « Denka, notre Expert en métaux. » Le plus jeune des quatre, et de loin, mais pas non plus de la première jeunesse, affichait un rictus arrogant. « Chayle, notre Expert en mécanique. » Glotka n’avait jamais vu de tête aussi grosse, ni de visage aussi réduit. Ses oreilles, en particulier, étaient immenses et hérissées de poils gris. « Et enfin, Kandelau, notre Expert en physiologie. » Un vieil individu décharné, au long cou d’oiseau, avec des lunettes perchées sur son nez crochu. « Je vous en prie, Inquisiteur, asseyez-vous avec nous. » L’économe lui désigna une chaise vide entre deux Experts. « Un verre de vin, peut-être ? » minauda Chayle, un sourire pincé déformant sa bouche minuscule. Il inclina une carafe et s’empressa de remplir un verre. « Parfait. — Nous discutions justement de la valeur relative de nos différents champs d’activités », murmura Kandelau, qui examina Glotka à travers ses lunettes miroitantes. « Comme toujours, se lamenta l’économe. — Le corps humain est assurément le seul domaine qui réclame une exploration minutieuse, continua l’Expert en physiologie. On doit se pencher sur ses mystères intérieurs, avant de se tourner vers le monde qui l’entoure. Nous possédons tous un corps, Inquisiteur. Les moyens de le soigner, et de le blesser, sont d’un intérêt primordial pour nous tous. Je me suis spécialisé dans l’étude du corps humain. — Le corps humain, le corps humain ! » se plaignit Chayle, retroussant ses lèvres minces et éparpillant de la nourriture dans son assiette avec sa fourchette. « Nous sommes en train d’essayer de manger ! — En effet ! Et tu mets l’inquisiteur mal à l’aise avec tes bavardages macabres ! — Oh, je ne me laisse pas déstabiliser aussi facilement. » Glotka regarda de l’autre côté de la table, offrant ainsi à l’Expert en métaux une meilleure vue de sa bouche édentée. « Mon travail au sein de l’inquisition exige une connaissance approfondie de l’anatomie. » Un silence gêné s’établit, puis Saurizin saisit le plat de viande et lui en proposa. Glotka examina les tranches rouge vif un moment et passa sa langue sur ces gencives nues. « Non, merci. — Est-il vrai que de nouveaux fonds vont être débloqués ? » demanda l’Expert en chimie à voix basse, en jetant un coup d’œil par-dessus le plat de viande. « Je veux dire, maintenant que cette affaire concernant les merciers est réglée. » Glotka se rembrunit. Les cinq hommes le dévisageaient ; tous attendaient sa réponse. Prêt à porter sa fourchette à sa bouche, l’un des vieux Experts interrompit son geste à mi-chemin. Voilà donc de quoi il s’agit. D’argent ! Mais pourquoi attendraient-ils de l’argent de l’Insigne Lecteur ? Le lourd plat de viande commença à tanguer. Eh bien… si cela les incite à écouter. « En fonction des résultats, bien sûr, de l’argent pourrait être débloqué. » Des murmures étouffés firent le tour de la table. L’Expert en chimie reposa soigneusement le plat d’une main tremblante. « J’ai récemment fait quelques avancées fructueuses dans l’étude des acides… — Ah, ah, ah ! ironisa l’Expert en métaux. Des résultats ! L’Inquisiteur a demandé des résultats ! Mes nouveaux alliages seront plus résistants que le fer, quand je les aurai achevés ! — Les alliages, encore et toujours ! soupira Chayle en levant ses petits yeux vers le plafond. Personne ne mesure l’importance de la saine pensée mécanique ! » Les trois autres Experts lui lancèrent des œillades noires, mais l’économe intervint avec rapidité. « Allons, Messieurs ! L’Inquisiteur n’a que faire de nos petites dissensions ! Chacun aura le temps de discuter de ses derniers travaux et d’en souligner les mérites. Il ne s’agit pas d’une compétition, n’est-ce pas, Inquisiteur ? » Tous les regards convergèrent vers Glotka, qui se contenta d’étudier, avec lenteur et sans mot dire, leurs visages attentifs. « J’ai mis au point une machine destinée à… — Mes acides… — Mes alliages… — Les mystères du corps humain… » Glotka les interrompit. « En réalité, en ce moment, je m’intéresse plus particulièrement à… je suppose que vous appelleriez ça des substances explosives. … » L’Expert en chimie bondit de sa chaise. « Cela fait partie de mon domaine ! s’écria-t-il en toisant ses collègues d’un air triomphal. J’ai des échantillons ! J’ai des exemples ! Suivez-moi, je vous prie, Inquisiteur ! » Et, après avoir reposé ses couverts dans son assiette, il se dirigea vers la porte. Le laboratoire de Saurizin correspondait, presque dans les moindres détails, à ce à quoi l’on pouvait s’attendre. L’Expert disposait d’une longue pièce au plafond voûté, noirci par endroits de cercles et de taches de suie. Les rayonnages, qui recouvraient quasiment tous les murs, débordaient de pots, de flacons et de bocaux, chacun contenant son lot de poudres, de liquides ou de bâtonnets de métaux indéfinissables. Les divers récipients, sans étiquette pour la plupart, n’étaient apparemment pas rangés selon un ordre établi. L’organisation ne semble pas être sa priorité. Les paillasses, installées au milieu de la pièce, offraient un tableau encore plus chaotique, avec des amoncellements de verre et de vieux cuivre brun, où tubes à essai, carafes et vaisselle côtoyaient des lampes – dont une à mèche nue, allumée. Ce fatras risquait de s’effondrer à tout moment, exposant le malheureux qui se trouverait dans les parages à des éclaboussures de poisons bouillonnants et mortels. L’Expert en chimie fouilla dans ce capharnaûm, à la manière d’une taupe se faufilant dans sa galerie. « Voyons… marmonna-t-il en tirant sur sa barbe souillée. Les poudres explosives doivent être quelque part par là… » Glotka le suivit dans le laboratoire d’un pas traînant, surveillant d’un œil suspicieux l’enchevêtrement des tubes qui recouvraient la totalité de la surface. Il fronça le nez. Une odeur âcre et écœurante flottait dans l’air. « Le voilà ! » s’exclama l’Expert en brandissant un pot poussiéreux à demi rempli de fins granules noirs. Balayant de son avant-bras charnu verres et métaux, il ménagea un espace sur une des paillasses. « Ce produit est extrêmement rare, vous savez, Inquisiteur, extrêmement rare ! » Après avoir retiré le couvercle, il versa sur le plateau de bois une petite quantité de poudre noire, en une ligne droite presque parfaite. « Peu de gens ont eu la chance de voir ce produit agir ! Vraiment très peu ! Et vous n’allez pas tarder à devenir l’un de ces privilégiés ! » Le trou béant dans le mur de la Tour des Chaînes encore bien présent à l’esprit, Glotka recula prudemment d’un pas. « Il n’y a rien à craindre à cette distance, j’espère ! — Absolument rien », chuchota Saurizin, approchant de l’extrémité de la ligne de poudre la bougie allumée, qu’il tenait avec délicatesse, bras tendu. « Il n’y a vraiment aucun danger… » Une explosion. Une gerbe d’étincelles éblouissantes. Manquant de renverser Glotka, l’Expert en chimie fit un bond en arrière et lâcha sa bougie. Une nouvelle explosion plus sonore, dégageant davantage d’étincelles. Une fumée nauséabonde se propagea dans le laboratoire. Un violent éclair, suivi d’un bang assourdissant, puis d’un faible grésillement. Et ce fut tout. Saurizin agita la manche de sa robe noire devant son visage pour tenter de dissiper l’épais nuage de fumée qui avait plongé la pièce tout entière dans l’obscurité. « Impressionnant, n’est-ce pas, Inquisiteur ? » fit-il, avant d’être secoué par une quinte de toux. Pas vraiment. Glotka écrasa de sa botte la bougie qui brûlait encore, se dirigea à tâtons vers la paillasse et écarta du plat de la main la couche de cendres grises, révélant ainsi une longue brûlure noire sur le dessus en bois, mais rien de plus. La fumée pestilentielle qui le prenait à la gorge était, elle, du plus bel effet. « Cela dégage assurément pas mal de fumée, dit-il d’une voix enrouée. — Ah, ça oui ! admit avec fierté l’Expert qui ne cessait de tousser. Et ça pue drôlement ! » Glotka examina la trace noire. « Si on disposait d’une plus grande quantité de ce produit, pourrait-on l’utiliser pour… disons… faire une brèche dans un mur ? — C’est possible… si on en amassait en quantité suffisante, qui sait ce que l’on pourrait faire ! À ma connaissance, personne n’a jamais essayé. — Un mur… d’un mètre d’épaisseur ? » L’Expert s’assombrit. « Peut-être, mais il faudrait des tonneaux de produit ! Il n’y en a pas une telle quantité dans toute l’Union. Et même si on en trouvait, le coût serait colossal ! Vous devez savoir, Inquisiteur, que les composants sont importés du sud de la lointaine Kanta et que, même là-bas, ils sont une rareté. Je serais bien évidemment ravi d’effectuer des tests, mais pour cela, il me faudrait des fonds considérables… — Merci encore de m’avoir consacré du temps », le coupa Glotka en lui tournant le dos pour se diriger vers la sortie, à travers la fumée qui se dissipait peu à peu. « J’ai fait récemment des progrès significatifs dans le domaine des acides ! insista l’Expert d’une voix chevrotante. Vous devriez aussi jeter un coup d’œil à ça ! » Il inspira avec difficulté. « Dites-le à l’Insigne Lecteur… des progrès significatifs ! » Il fut pris d’une nouvelle quinte de toux et Glotka lui ferma résolument la porte au nez. Quelle perte de temps ! Notre Bayaz n’aurait jamais pu transporter discrètement des tonneaux dans cet appartement. Et même si ça avait été le cas, quelle quantité de fumée et quelle odeur pestilentielle cette explosion aurait produit ! Que de temps j’ai perdu ! Silber rôdait dans le couloir. « Pouvons-nous vous montrer autre chose, Inquisiteur ? » Glotka s’immobilisa. « L’un d’entre vous connaît-il quelque chose à la magie ? » L’économe serra les mâchoires. « C’est une plaisanterie ? Peut-être que… — J’ai bien dit magie. » Silber plissa les yeux. « Vous devez comprendre que nous appartenons à une institution de scientifiques. La pratique de la magie, en tant que telle, serait… malvenue. » Glotka le regarda d’un air renfrogné. Je ne te demande pas de sortir ta baguette, espèce de vieux fou ! « Du point de vue historique, précisa-t-il d’un ton sec. Les mages et leurs semblables… Bayaz… — Ah, du point de vue historique, je vois ! » Le visage crispé de Silber se décontracta légèrement. « Notre bibliothèque contient un grand éventail de textes anciens, certains datant même de l’époque où la magie était considérée comme… plus passe-partout. — Qui serait susceptible de m’aider ? » L’économe arqua ses sourcils. « Je crains fort que l’Expert en histoire ne soit lui-même, euh… une relique. — J’ai besoin de lui parler, pas de croiser le fer avec lui ! — Bien sûr, Inquisiteur, bien sûr. Par ici. » Glotka mit la main sur la poignée d’une porte ancienne, émaillée de têtes-de-clou noires, et commença à la tourner. Silber lui attrapa le bras. « Non ! dit-il sèchement en guidant Glotka vers un couloir voisin. Les archives sont en bas. » L’Expert en histoire donnait vraiment l’impression d’appartenir au passé. La peau flasque de son visage, presque transparente et couverte de rides, ressemblait à un masque. Des cheveux blancs comme neige hérissaient son crâne décoiffé. Bien que très épars, ils étaient quatre fois plus longs que la normale ; il en était de même avec ses sourcils très fins, mais d’une longueur impressionnante et pointant dans toutes les directions, à l’image des moustaches d’un chat. Sa bouche édentée pendait mollement. Ses mains évoquaient une paire de gants flétris, de deux tailles trop grands. Seuls ses yeux, qui observaient Glotka et l’économe approcher, montraient des signes de vie. « Quoi ? Des visiteurs ? » lança le vieillard d’une voix éraillée, en s’adressant visiblement au gros corbeau perché sur son bureau. « Voici l’inquisiteur Glotka ! » hurla l’économe, en se penchant vers l’oreille du vieil homme. « Glotka ? — Un envoyé de l’Insigne Lecteur ! — Ah oui ? » L’Expert en histoire plissa ses yeux visés par les ans. « Il est un peu sourd, murmura Silber, mais personne ne connaît ces ouvrages mieux que lui. » Il réfléchit quelques instants à ce qu’il venait de dire, en examinant les rayonnages qui s’étiraient autour d’eux à l’infini. « En réalité, personne d’autre ne les connaît. — Je vous remercie », dit Glotka. L’économe hocha la tête et s’éloigna vers l’escalier. Lorsque Glotka fit un pas vers le vieillard, le corbeau s’élança dans les airs en perdant quelques plumes, puis se mit à battre frénétiquement des ailes en décrivant des cercles au ras du plafond. Glotka recula en boitillant. J’aurais pourtant juré que ce volatile était empaillé ! Glotka l’observa avec méfiance. L’oiseau finit par se réfugier au sommet d’une étagère, où il demeura immobile, le fixant de ses yeux jaunes percés en vrille. Glotka tira une chaise à lui et s’y affala. « J’ai besoin que vous me parliez de Bayaz. — Bayaz, marmonna le vieil Expert. La première lettre de l’alphabet de l’ancienne langue, évidemment. — Je l’ignorais. — Le monde regorge de détails que vous ignorez, jeune homme. » Le corbeau poussa soudain un croassement qui résonna avec force dans le silence feutré de la bibliothèque poussiéreuse. « Il en regorge. — Alors, commençons par parfaire mon éducation. C’est ce Bayaz qui m’intéresse. Le Premier des Mages. — Bayaz, c’est le nom donné par le grand Juvens à son premier apprenti. Une lettre, un nom. Premier apprenti, première lettre de l’alphabet, vous comprenez ? — Je crois que oui. A-t-il vraiment existé ? » Le vieil Expert fit la moue. « Indubitablement. N’avez-vous pas eu de précepteur quand vous étiez adolescent ? — Si, malheureusement. — Ne vous a-t-il pas enseigné l’histoire ? — Il a essayé, mais j’étais obnubilé par l’escrime et les filles. — Ah ! J’ai cessé de m’intéresser à ces choses depuis fort longtemps. — Moi aussi. Revenons à Bayaz ! » Le vieillard soupira. « Jadis, bien avant la naissance de l’Union, le Midderland était composé d’une multitude de petits royaumes qui guerroyaient souvent entre eux, causant ainsi des fluctuations géographiques. L’un de ces royaumes était gouverné par un dénommé Harod ; c’est lui qui devint plus tard Harod le Grand. Je suppose que vous en avez entendu parler ? — Bien sûr. — Un jour, Bayaz se rendit dans la salle du trône de Harod et lui promit de faire de lui le roi de tout le Midderland, s’il lui obéissait. Jeune et obstiné, Harod refusa de le croire ; Bayaz brisa alors sa longue table en faisant appel à son Art. — La magie, hein ? — C’est ce qu’on dit. Harod fut bouleversé… — Ce qui se comprend. — … et accepta de suivre les conseils du mage… — Qui consistaient en quoi ? — À établir sa capitale, ici, à Adua. À faire la paix avec certains de ses voisins et la guerre avec certains autres, selon ses directives. » Le vieillard lança tout à coup un regard en biais à Glotka. « C’est vous qui racontez l’histoire, ou c’est moi ? — C’est vous. » Et vous prenez tout votre temps ! « Bayaz tint parole. Après l’unification du Midderland, Harod en devint le premier Roi Suprême. L’Union était née. — Et après ? — Bayaz fut le conseiller en chef de Harod. Nos lois et nos statuts, notre structure gouvernementale elle-même, tout cela est son œuvre. Peu de choses ont changé depuis lors. Il a instauré les Conseils, Restreint et Public, formé l’inquisition. À la mort de Harod, il a quitté l’Union, en promettant d’y revenir un jour. — Je vois. À votre avis, quelle est la part de vérité dans cette histoire ? — Difficile à dire. Mage ? Magicien ? Ou enchanteur ? » Le vieil homme se plongea dans la contemplation de la flamme vacillante de la bougie. « Pour un sauvage, cette bougie pourrait paraître magique. L’écart entre magie et supercherie est mince, non ? Mais dans sa jeunesse, ce Bayaz était vif d’esprit et habile, ça, c’est un fait. » Cette démarche est complètement inutile. « Et que s’est-il passé avant ? — Avant quoi ? — Avant l’Union. Avant Harod. » Le vieillard haussa les épaules. « Les comptes rendus n’étaient pas une priorité dans le haut Moyen ge. Le chaos régnait partout, après l’affrontement entre Juvens et son frère Kanedias… — Kanedias ? Le Maître Créateur ? — Oui, oui. » Kanedias. Celui qui observe tout, du haut de son tableau accroché sur le mur de la petite pièce située dans les caves de la charmante maison que Severard a achetée en ville. Le cadavre de Juvens, les onze apprentis, les mages prêts à aller le venger. Je connais cette fable. « Kanedias ! » murmura Glotka. L’image de ce sombre personnage, debout devant les flammes, était bien ancrée dans son esprit. « Le Maître Créateur ! A-t-il vraiment existé ? — Difficile à dire. J’imagine qu’il se situe à mi-chemin entre mythe et fait historique. Il y a sans doute une parcelle de vérité. Quelqu’un a bien dû construire cette maudite tour, non ? — Cette tour ? — La Demeure du Créateur ! » Le vieil homme fit un geste ample pour désigner la pièce dans laquelle ils se trouvaient. « Et on dit qu’il a aussi construit ça. — Quoi, cette bibliothèque ? » Le vieillard s’esclaffa. « L’Agriont tout entier, ou du moins le promontoire qui lui sert de base. L’université, également. Après l’avoir bâtie, il a engagé les premiers Experts, en fonction de leurs compétences, pour l’aider dans ses travaux et explorer la nature des choses. Nous sommes les disciples du Créateur, mais oui ! Bien que je doute qu’on le sache là-haut. Il a disparu, mais le travail continue, hein ? — D’une certaine façon. Où est-il allé ? — Ah ! Il est mort. Votre ami Bayaz l’a tué. » Glotka haussa un sourcil. « Vraiment ? — C’est ce qu’on raconte. Vous n’avez pas lu La Chute du Maître Créateur ? — Ce recueil d’inepties ? Je croyais que c’était une pure invention. — C’est bien le cas. Beaucoup de boniments, mais il est fondé sur des écrits de l’époque. — Des écrits ? De telles choses subsistent ? » Le vieillard plissa son front. « Quelques-unes. — Quelques-unes ? Vous en avez ici ? — Une, en particulier. » Glotka regarda le vieil homme droit dans les yeux. « Montrez-la-moi. » Le vieux papier craqua lorsque l’Expert en histoire le déroula pour l’étaler sur la table. Le parchemin jauni, froissé, aux bords abîmés par le temps, était couvert de pattes de mouche : d’étranges caractères, complètement incompréhensibles pour Glotka. « En quoi est-ce rédigé ? — En langue ancienne. Peu de gens savent encore la déchiffrer aujourd’hui. » Le vieil homme indiqua la première ligne. « Un extrait de la chute de Kanedias. Le troisième des trois, est-il précisé. — Le troisième des trois ? — De ces parchemins, je présume ! — Où sont les deux autres ? — Perdus. — Ah ! » Glotka inspecta les ténèbres sans fin des archives. C’est un miracle qu’on retrouve quoi que ce soit, ici. « De quoi parle celui-ci ? » Le vieux bibliothécaire se pencha sur le parchemin énigmatique et suivit d’un index tremblant le texte chichement éclairé par la bougie vacillante. « Grande était leur fureur. — Comment ? — C’est ainsi qu’il commence. Grande était leur fureur. » Il se mit à lire avec lenteur. « Les mages traquèrent Kanedias, refoulant ses fidèles devant eux. Ils pénétrèrent dans sa forteresse, abattirent ses murs et tuèrent ses serviteurs. Le Créateur, lui-même grièvement blessé au cours de la bataille contre son frère Juvens, se réfugia dans sa Demeure. » Le vieillard déroula un peu plus le parchemin. « Pendant douze jours et douze nuits, les mages laissèrent exploser leur colère et essayèrent vainement de briser les portes. Bayaz trouva alors le moyen d’entrer… » En proie à une profonde frustration, l’Expert passa rageusement une main sur le parchemin. L’humidité, ou une malédiction quelconque, avait effacé les caractères du paragraphe suivant. « Je ne parviens pas à déchiffrer la suite… il y est peut-être question de la fille du Créateur. — Vous êtes sûr ? — Non, rétorqua aigrement le vieillard. Il en manque une partie ! — Eh bien, sautez-la ! Qu’arrivez-vous à lire distinctement après ? — Voyons… Bayaz le suivit sur le toit et le poussa dans le vide. » Le vieil homme s’éclaircit la gorge bruyamment. « Le Créateur s’enflamma dans sa chute et s’écrasa sur le pont en contrebas. Les mages cherchèrent la Graine du haut en bas de l’édifice sans la trouver. — La Graine ? » demanda Glotka, confondu. « C’est ce qui est écrit. — Que diable cela signifie-t-il ? » Le vieil homme s’installa plus confortablement dans son siège, visiblement ravi d’avoir l’occasion, trop rare, de disserter sur son sujet de prédilection. « La fin de l’ère du mythe, le commencement de la raison. Bayaz et les mages représentent l’ordre. Le Créateur est un personnage divin, figurant la superstition, l’ignorance ou que sais-je encore ! Il doit exister une part de vérité en lui. Après tout, quelqu’un a construit cette maudite tour ! » Il partit d’un éclat de rire étouffé. Glotka ne prit pas la peine de faire remarquer à l’Expert qu’il avait déjà fait la même plaisanterie quelques instants plus tôt. Et elle n’était déjà pas drôle. Le radotage… fléau de la vieillesse ! « Qu’en est-il de la Graine ? — Magie, secrets, pouvoir ? Ce n’est qu’une métaphore. » Je ne risque pas de satisfaire l’Insigne Lecteur avec des métaphores. Surtout si elles sont mauvaises. « N’y a-t-il rien de plus ? — Si, le texte continue un peu. Voyons voir… » Il se replongea dans l’étude des inscriptions. « Il s’écrasa sur le pont. Ils cherchèrent la Graine… — Oui, oui ! — Un peu de patience, Inquisiteur. » Ses doigts déformés suivirent les étranges caractères. « Ils scellèrent la Demeure du Créateur. Ils enterrèrent les morts, au nombre desquels figuraient Kanedias et sa fille. C’est tout. » Il examina la page, son index se promenant toujours au-dessus des dernières lettres. « Bayaz emporta la clef. C’est fini. » Glotka haussa les sourcils. « Quoi ? Qu’avez-vous dit en dernier ? — Ils scellèrent les portes, enterrèrent les morts, et Bayaz emporta la clef. — La clef ? La clef de la Demeure du Créateur ? » L’Expert en histoire loucha de nouveau vers le parchemin. « C’est bien ce qui est écrit. » Il n’y a pas de clef. Cette tour est restée fermée depuis des siècles, tout le monde le sait. Notre imposteur n’a sûrement pas de clef. La bouche de Glotka s’étira lentement en un petit sourire. C’est bien mince, très mince même, mais avec une bonne présentation, une bonne mise en relief, cela pourrait suffire. L’Insigne Lecteur sera satisfait. « Je l’emporte », décréta Glotka en s’emparant du vieux parchemin, qu’il entreprit d’enrouler. « Comment ? » Les yeux de l’Expert s’écarquillèrent d’horreur. « Vous ne pouvez pas faire ça ! » Il se releva en chancelant, avec une expression encore plus douloureuse que celle que Glotka aurait pu afficher. Son corbeau s’agita en même temps que lui et se mit à voleter en rasant le plafond avec de terribles croassements. Glotka ignora l’oiseau et son maître. « Vous ne pouvez pas l’emporter ! Il est irremplaçable ! » geignit le vieillard en tentant vainement de lui reprendre le parchemin. Glotka étendit le bras. « Essayez de m’en empêcher ! Pourquoi ne le faites-vous pas ? J’aimerais voir ça ! Vous imaginez la scène ? Deux estropiés se poursuivant au milieu des archives pour s’arracher mutuellement ce vieux bout de papier, avec un oiseau qui les asperge de ses fientes ! » Il gloussa tout seul. « Cela manquerait de dignité, non ? » L’Expert en histoire, épuisé par ses malheureux efforts, rejoignit péniblement son siège où il s’effondra, pantelant. « Personne ne se soucie plus du passé, haleta-t-il. Personne ne comprend qu’il ne peut y avoir de futur sans passé. » Comme c’est profond. Glotka glissa le rouleau de parchemin dans son manteau et s’apprêta à quitter les lieux. « Qui veillera sur le passé après ma mort ? — Quelle importance ? rétorqua Glotka en se dirigeant vers l’escalier. Du moment que ce n’est pas moi ! » Les inestimables talents de Frère Long-Pied Depuis une semaine, les acclamations réveillaient Logen tous les matins. Très tôt, des clameurs le tiraient brutalement de son sommeil. Elles résonnaient avec intensité, comme si une bataille faisait rage dans les environs. La première fois, il avait vraiment cru à des combats ; il savait désormais qu’il ne s’agissait que de leur jeu stupide. Fermer la fenêtre lui apportait un soulagement relatif, mais la chaleur devenait vite insupportable. Il devait choisir entre dormir un peu ou pas du tout. Il avait donc décidé de laisser la fenêtre ouverte. Logen se frotta les yeux en jurant, puis se traîna hors de son lit. Un nouveau jour torride et éprouvant se levait sur la ville aux tours blanches. Dans le désert, dès qu’il ouvrait les yeux, il était prêt à agir, mais là, les choses étaient différentes. L’ennui et la canicule le rendaient paresseux et long à la détente. Il franchit le seuil de la salle à manger d’un pas chancelant, se frottant la joue et bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Il s’immobilisa aussitôt. Il y avait quelqu’un dans la pièce… un étranger. Nimbé par la lumière du soleil matinal, il se tenait près de la fenêtre, les mains croisées dans le dos. Un petit homme mince, aux cheveux ras sur un crâne bosselé. Son accoutrement singulier, usé par de trop nombreux périples, se composait d’un tissu délavé et lâche, enroulé plusieurs fois autour de son corps. Logen n’eut pas le temps de parler. Déjà le visiteur se tournait vers lui et le rejoignait d’un bond agile. « Vous êtes ? » demanda-t-il. Son visage souriant, aussi buriné et tanné que le cuir d’une paire de bottes quotidiennement portée, rendait son âge indéterminable. Entre vingt-cinq et cinquante ans… « Neuf-Doigts », marmonna Logen, reculant d’un pas avec prudence. « Neuf-Doigts, oui ! » Le petit homme s’approcha davantage, saisit la main de Logen entre les siennes et la serra avec effusion. « C’est un honneur et un immense privilège de faire votre connaissance, dit-il en fermant les yeux et en inclinant la tête. — Vous avez entendu parler de moi ? — Hélas, non ! Mais toutes les créatures de Dieu sont dignes du plus grand respect. » Nouvelle inclinaison de tête. « Je suis Frère Long-Pied, un voyageur de l’ordre illustre des Navigateurs. Rares sont les sols des pays de cette terre que je n’ai pas foulés. » Il indiqua ses bottes défraîchies, avant de déployer ses bras. « Des montagnes de Thond aux déserts de Shamir, des plaines du Vieil Empire aux eaux argentées des Mille îles, le monde entier est ma maison ! Je vous l’assure ! » Il maîtrisait parfaitement la langue du Nord, peut-être même mieux que Logen. « Le Nord, aussi ? — Une brève visite, pendant ma jeunesse. J’ai trouvé le climat un peu trop rude. — Vous parlez pourtant bien notre langue. — Il y a peu de langues que moi, Frère Long-Pied, je ne sache parler. Le don des langues fait partie de mes nombreux talents. » Son visage s’éclaira. « Dieu s’est montré vraiment généreux avec moi », ajouta-t-il. Logen se demanda s’il s’agissait là d’une plaisanterie élaborée avec minutie. « Qu’est-ce qui vous amène ici ? — On m’a prié de venir ! » Ses yeux noirs étincelèrent. « Prié de venir ? — C’est cela même ! Bayaz, le Premier des Mages ! Il a fait appel à moi, et me voici ! Voilà comment je fonctionne ! En échange de mes inestimables talents, une contribution des plus généreuses a été offerte à mon ordre, mais je serais venu sans cette contrepartie. Oui. Sans cette contrepartie ! — Vraiment ? — Vraiment ! » Le petit homme s’écarta de lui et se mit à arpenter la pièce à toute allure, en se frottant les mains. « Cette mission est un défi, aussi bien pour la fierté de notre ordre que pour son ambition légendaire ! Et c’est moi, parmi tous les Navigateurs du Cercle du Monde, qui ai été choisi pour cette tâche ! Moi, Frère Long-Pied ! Moi, et personne d’autre ! Comment quelqu’un de ma condition, avec ma réputation, aurait pu résister à un tel défi ? » Il s’arrêta devant Logen et leva des yeux pleins d’espoir, comme s’il attendait une réponse à sa question. « Euh… — Impossible ! s’écria Long-Pied en reprenant ses rondes autour de la pièce. Je n’ai pas résisté ! Pourquoi l’aurais-je fait ? Cela ne m’aurait guère ressemblé ! Accomplir un voyage jusqu’au bord du monde ! Quelle histoire ça fera ! Quelle source d’inspiration pour les autres ! Quelle… — Le bord du monde ? s’enquit Logen d’un ton méfiant. — Je sais ! » L’étrange bonhomme lui tapota le bras. « Cela vous exalte autant que moi ! — Vous devez être notre Navigateur ! » Bayaz venait d’entrer dans la pièce. « En effet. Frère Long-Pied, pour vous servir. Et vous êtes, je présume, nul autre que mon illustre employeur, Bayaz, le Premier des Mages. — Oui, c’est bien moi. — C’est un honneur et un immense privilège de faire votre connaissance ! se récria Long-Pied en bondissant vers Bayaz pour lui serrer la main. — C’est réciproque. J’espère que vous avez fait bon voyage ! — Les voyages sont toujours bons pour moi ! Toujours ! Ce qui me fatigue le plus, c’est la période de transition. Si, si, je vous le jure ! » Bayaz regarda Logen en fronçant les sourcils, mais celui-ci se contenta de hausser les épaules. « Puis-je vous demander dans combien de temps nous allons partir ? Je suis impatient d’embarquer ! — Bientôt, j’espère. Le dernier membre de notre expédition ne va pas tarder. Il nous faudra affréter un bateau. — Bien sûr ! Je me ferai un plaisir de m’en occuper ! Que dois-je dire au capitaine, au sujet de notre traversée ? — Que nous franchirons la mer Circulaire vers l’ouest, puis cap sur Calcis, dans le Vieil Empire. » Le petit homme sourit et s’inclina bien bas. « Cela vous agrée-t-il ? — Absolument, mais les bateaux passent rarement par Calcis de nos jours. Les guerres perpétuelles du Vieil Empire ont rendu les eaux dangereuses dans ces parages. La piraterie y sévit, hélas ! Il sera peut-être difficile de dénicher un capitaine acceptant de faire voile vers cette destination. — Ceci devrait l’y aider. » Bayaz laissa tomber sa bourse éternellement pleine sur la table. « Oui, en effet. — Assurez-vous que le bateau est rapide. Une fois que nous serons prêts, je ne veux pas perdre de temps. — Vous pouvez compter sur moi, dit le Navigateur en s’emparant de la bourse ventrue. Naviguer dans des bateaux poussifs n’est pas dans mes habitudes ! Non ! Je vous trouverai le plus rapide des vaisseaux d’Adua ! Oui ! Il volera à la vitesse du souffle de Dieu ! Il glissera au-dessus des vagues comme… — Un simple bateau rapide fera l’affaire ! » Le petit homme baissa la tête. « À quand le départ ? — Dans moins d’un mois. » Bayaz s’adressa alors à Logen. « Pourquoi ne l’accompagneriez-vous pas ? — Euh… — Oh oui ! s’exclama le Navigateur. Allons-y ensemble ! » Agrippant Logen par le bras, il se mit à le tirer vers la porte. « J’espère récupérer un peu de monnaie, Frère Long-Pied ! » cria Bayaz de loin. Arrivé sur le seuil, le Navigateur se retourna. « Il y en aura, comptez sur moi ! Un œil de lynx pour évaluer, un nez fin pour troquer, une main de fer pour négocier ! Voilà trois de mes inestimables talents ! » affirma-t-il avec un grand sourire. « Adua est vraiment un endroit fabuleux ! Vraiment ! Peu de villes lui arrivent à la cheville ! Shaffa est certes plus grande, mais bien trop poussiéreuse. Personne ne niera que Westport et Dagoska possèdent un certain charme. D’aucuns disent qu’Ospria, accrochée au flanc de la montagne, est la plus belle ville du monde, mais le cœur de Frère Long-Pied appartient, il faut l’avouer, à la grandiose Talins. Y êtes-vous déjà allé, Messire Neuf-Doigts ? Avez-vous déjà vu cette incomparable colonie ? — Euh… » Logen s’efforçait de rester à la hauteur du petit homme qui se faufilait à travers le flot constant de badauds. Long-Pied s’arrêta si brutalement que Logen faillit lui rentrer dedans. Le Navigateur lui fit face, les mains levées, les yeux dans le vague. « Ah ! Talins aperçue de l’océan au coucher du soleil ! J’ai eu l’occasion de voir maintes merveilles, mais je vous assure que c’est le spectacle le plus enchanteur au monde. Cette façon qu’a le soleil de scintiller sur le réseau de ses multiples canaux, sur les dômes étincelants de la citadelle du grand-duc, sur les splendides palais des princes marchands ! Impossible de dire où s’arrête vraiment la mer brasillante et où commence la ville chatoyante ! Ah, Talins ! » Il se retourna et repartit au pas de course. Logen s’empressa de l’imiter. « Adua est vraiment une jolie ville, et elle s’agrandit d’année en année. Depuis mon dernier séjour, les choses ont bien changé, oui, bien changé. Autrefois, on n’y trouvait que des nobles et des roturiers. Les nobles possédaient les terres, avaient de l’argent, et le pouvoir, du même coup. Ah ! C’était simple, voyez-vous ? — Eh bien… » Logen avait du mal à voir autre chose que le dos de Long-Pied. « Maintenant, on y fait aussi du commerce… et à grande échelle. Il y a des marchands, des banquiers et tout le reste. Partout. En grand nombre. Aujourd’hui, les roturiers peuvent devenir riches, comprenez-vous ? Et un roturier riche a de l’influence. Est-il encore roturier, ou bien noble ? Ou appartient-il à une autre catégorie ? Tout se complique, non ? — Euh… — Il y a tant de richesses ! Tant d’argent ! Mais aussi tant de pauvreté, hein ? Tant de mendiants, tant d’indigents ! Ce n’est pas très sain, toute cette pauvreté qui côtoie ces richesses, mais c’est quand même un endroit agréable, et en perpétuelle expansion. — Je le trouve trop bondé ! » grommela Logen, en se faisant bousculer par un coup d’épaule. « Et trop chaud ! — Bah ! Trop bondé ? Vous appelez cela bondé ? Que diriez-vous en voyant le grand temple de Shaffa durant la prière matinale ? Ou la vaste place du palais impérial, quand les nouveaux esclaves sont vendus aux enchères ? Et trop chaud, avez-vous dit ? Vous appelez ça chaud ? À Ul-Saffayn, à l’extrême sud du Gurkhul, il fait si chaud durant les mois d’été qu’on pourrait faire frire un œuf sur le seuil de sa porte ! C’est la vérité ! Par ici ! » Il obliqua vers une ruelle transversale en fendant la foule. « C’est un raccourci ! » Logen l’attrapa par le bras. « Par là ? » Il inspecta la pénombre. « Vous êtes sûr ? — En douteriez-vous ? » demanda Long-Pied, soudain horrifié. « Se pourrait-il que vous en doutiez ? Parmi mes inestimables talents, celui qui prime est mon sens infaillible de l’orientation ! C’est ce don qui, par-dessus tout, a incité le Premier des Mages à remplir aussi généreusement les coffres de mon ordre ! Se pourrait-il que vous… non, attendez ! » Retrouvant le sourire, il leva une main, puis tapota de l’index la poitrine de Logen. « Il est vrai que vous ne connaissez pas Frère Long-Pied. Pas encore. Vous êtes donc attentif et prudent, je le vois bien, ce sont des qualités en soi. Je ne peux espérer que vous ayez une confiance absolue en mes capacités. Non ! Ce ne serait pas juste. L’injustice n’est pas une qualité digne d’admiration. Non ! Il n’est pas dans mes habitudes de me montrer injuste. — Je voulais simplement… — Je saurai vous convaincre ! s’écria Long-Pied. Oui, certainement ! Vous finirez par avoir davantage confiance en moi qu’en vous-même ! Oui ! Ce chemin est le plus court ! » Et il recommença à marcher si rapidement dans la ruelle obscure que Logen, malgré ses jambes bien plus longues que les siennes, dut presque se mettre à courir pour ne pas se laisser distancer. « Ah, les bas quartiers ! » lança le Navigateur par-dessus son épaule, comme ils traversaient des venelles sombres et lugubres, où les bâtiments menaçaient de les écraser. « Les bas quartiers ! » Les venelles se rétrécissaient à mesure de leur progression ; elles devenaient de plus en plus sombres et crasseuses. Le petit homme ne cessait de virer à gauche et à droite, sans jamais ralentir pour chercher son chemin. « Sentez-vous ça ? Vous sentez, Messire Neuf-Doigts ? Ça sent le… » Il frotta son pouce contre son index, tout en marchant, à la recherche du mot. « … le mystère ! L’aventure ! » Logen trouvait plutôt que le coin puait. Devant eux, un homme était allongé dans le caniveau, ivre mort, ou peut-être mort tout simplement. Ils croisèrent des individus hagards, traînant la jambe ; d’autres, à la mine patibulaire, attroupés sur des pas-de-porte, faisaient circuler des bouteilles de main en main. Il y avait également des femmes. « Pour quatre marks, je t’emmène au septième ciel, l’homme du Nord ! » lança l’une d’elles à Logen, au passage. « Au septième ciel ! Tu ne m’oublieras pas de si tôt ! Trois, alors ? — Des prostituées, chuchota Long-Pied en secouant la tête. Et. bon marché, avec ça ! Vous aimez les femmes ? — Euh… — Vous devriez aller à Ul-Nahb, l’ami ! Ul-Nahb, sur les rivages de la mer du Sud. Vous pourriez vous y acheter une esclave sexuelle. Oui, oui, c’est possible ! Elles coûtent une fortune, mais on les éduque pendant des années ! — On peut acheter des filles ? » interrogea Logen, intrigué. « Des garçons aussi, si vous êtes porté sur ce genre de chose. — Quoi ? — Leur formation dure des années. C’est une véritable industrie, là-bas. Vous cherchez des gens qualifiés, hein ? Vous n’imaginez pas à quel point ces filles sont douées ! Ou alors, allez à Sipani ! Il y a des coins dans cette ville où… pfuittt ! Les femmes y sont toutes magnifiques ! Je vous le jure ! De vraies princesses ! Et propres », murmura-t-il en jetant un regard en coin à l’une des femmes négligées de la ruelle. La crasse n’avait jamais rebuté Logen. En revanche, douées et magnifiques étaient synonymes de complications, pour lui. Comme ils poursuivaient leur route, une fille adossée sous un porche, un bras en l’air, retint son attention. Elle les regarda passer, en leur souriant timidement. Logen la trouva jolie, à sa façon, avec son air mélancolique. Plus jolie que lui, en tout cas, qui ne se considérait plus comme séduisant depuis fort longtemps. Il faut parfois savoir se montrer réaliste. Logen s’immobilisa. « Bayaz a réclamé de la monnaie, non ? marmonna-t-il. — Exact. Il s’est montré extrêmement pointilleux à ce sujet. — Il va donc rester de l’argent ? » Long-Pied arqua un sourcil. « Eh bien, peut-être, laissez-moi voir… » Il sortit la bourse d’un grand geste, l’ouvrit et se mit à explorer son contenu. Les pièces émirent de joyeux tintements. « Vous croyez que c’est une bonne idée ? » Logen inspecta la ruelle d’un bout à l’autre avec nervosité. Plusieurs visages s’étaient tournés vers eux. « Quoi ? » demanda le Navigateur, qui fouillait toujours dans la bourse. Après en avoir extrait quelques pièces, il les éleva vers la lumière pour les examiner, puis les déposa dans la paume de Logen. « La discrétion ne fait pas partie de vos talents, n’est-ce pas ? » Quelques-uns des loqueteux commencèrent à remonter lentement la ruelle dans leur direction, deux de front et un derrière. « Non, en effet ! gloussa Long-Pied. Non, en effet ! Je n’y vais jamais par quatre chemins ! Non, jamais ! Je suis un… » Il avait enfin remarqué les silhouettes sombres qui arrivaient vers eux. « Ah ! Comme c’est fâcheux ! Oh, mon Dieu ! » Logen interpella la jeune fille. « Ça vous ennuierait si nous… » Elle lui claqua la porte au nez. D’autres portes se fermèrent à leur tour dans la rue. « Merde ! Que valez-vous comme combattant ? — Dieu m’a gratifié de nombreux dons et de talents inestimables, mais pas de celui-là », bredouilla le Navigateur. L’un des larrons était affublé d’un méchant strabisme. « Voilà une bourse bien grande pour un si petit homme ! dit-il en s’avançant. — Eh bien, euh… » balbutia Long-Pied, qui se réfugia derrière Logen. « Un drôle de fardeau à porter pour un si petit homme ! railla un de ses compagnons. — Pourquoi ne pas nous laisser vous aider ? » Aucun d’eux n’avait sorti son arme, mais aux mouvements de leurs mains, Logen comprit que celles-ci n’étaient pas loin. Logen sentit le troisième homme s’approcher furtivement derrière lui. Il était proche. Bien plus proche que les deux autres. S’il réussissait à le maîtriser en premier, il avait des chances de s’en sortir à bon compte. Mais il ne pouvait prendre le risque de se retourner, cela gâcherait l’effet de surprise. Il n’avait plus qu’à espérer que sa ruse fonctionnerait. Comme toujours ! Grinçant des dents, Logen projeta violemment son coude vers l’arrière et atteignit l’homme en pleine mâchoire ; de l’autre main, il lui saisit le poignet… une chance, car son assaillant avait un couteau ne demandant qu’à être utilisé ! Il lui envoya de nouveau son coude sur la bouche et n’eut que le temps d’arracher le manche de ses doigts relâchés, avant que l’homme ne s’écroule la tête la première sur les pavés sales. Logen tournoya sur lui-même, quasiment sûr qu’on le frapperait dans le dos, mais les deux autres lascars avaient été surpris par la rapidité de l’action. Cependant, ils avaient tiré leur couteau et l’un des deux avait même fait un demi-pas dans sa direction. En découvrant Logen, l’arme au poing, et prêt à en découdre, il se pétrifia. Si l’on pouvait qualifier d’arme quelques centimètres de fer rouillé dépourvu de garde, mais c’était mieux que rien. Bien mieux. Logen l’agita devant lui pour s’assurer que tout le monde l’avait vu. Ce geste le réconforta. Sa cote avait nettement remonté. « Bon, alors ? lança-t-il. À qui le tour ? » Les deux larrons se séparèrent et prirent position de part et d’autre de Logen, tout en soupesant leurs couteaux dans leur paume ; ils ne semblaient pourtant pas pressés de l’attaquer. « On peut le battre ! » murmura celui qui louchait. Son compagnon, lui, ne paraissait pas aussi convaincu. « Ou vous pouvez prendre ça. » Logen desserra le poing, montrant les pièces que Long-Pied lui avait données. « Et nous laisser tranquilles. C’est tout ce dont je peux disposer. » Il exécuta quelques moulinets supplémentaires avec le couteau, histoire d’appuyer sa proposition. « Voilà ce que vous valez à mes yeux… ça, et pas plus ! Alors, que décidez-vous ? » L’homme affligé d’un strabisme cracha par terre. « On peut l’avoir ! répéta-t-il à voix basse. À toi d’attaquer le premier ! — Non, toi d’abord, bordel ! hurla l’autre. — Prenez donc ce que je vous offre, conseilla Logen, de cette façon personne n’aura à attaquer. » Celui qu’il avait assommé du coude geignit et roula sur lui-même. Le rappel de son triste sort décida ses compagnons. « D’accord, maudit bâtard du Nord, d’accord, on accepte ! » Logen grimaça un sourire. Il envisagea de lancer les pièces à celui qui louchait, puis de le poignarder pendant ce moment d’inattention. Voilà comment il aurait agi dans sa jeunesse. Là, il se ravisa. Pourquoi se donner tout ce mal ? Il écarta donc ses doigts et sema l’argent dans la rue, en se dirigeant vers le mur le plus proche. Lui et les deux voleurs le contournèrent avec précaution ; chacun de leurs pas les rapprochait, eux, de leur butin, lui, de la liberté. Ils eurent tôt fait d’échanger leurs places, et Logen s’éloigna dans la rue, brandissant toujours le couteau devant lui. Quand il fut à dix pas d’eux, les deux hommes s’accroupirent pour ramasser les pièces éparpillées sur le sol. « Je suis encore en vie », marmonna Logen entre ses dents, accélérant l’allure. Il avait eu de la chance, il le savait. Seul un fou s’imagine qu’il ne sera pas abattu dans une simple rixe, quelle que soit sa force. Il avait eu de la chance de cueillir le premier aussi facilement… et que ses deux compagnons aient été aussi lents ! Mais bon, il avait toujours eu de la chance au combat. La chance de sortir vivant de toutes les mésaventures dans lesquelles la malchance l’avait attiré. N’empêche ! il était satisfait de sa journée. Et surtout content de n’avoir tué personne. Une main le frappa dans le dos. Logen pivota, prêt à user de son couteau. « Ce n’est que moi ! » Frère Long-Pied leva les deux bras. Logen en avait presque oublié sa présence. Le Navigateur avait dû rester parfaitement silencieux derrière lui, pendant l’échange verbal. « Bien joué, Messire Neuf-Doigts ! Bien joué ! Sincèrement ! Je vois que vous possédez aussi certains talents ! J’ai hâte de voyager avec vous, oui, vraiment ! Les docks sont de ce côté ! » cria-t-il, en repartant devant lui. Logen jeta un dernier coup d’œil aux deux hommes. Comme ceux-ci étaient toujours occupés à glaner leur récolte, il se débarrassa du couteau et se dépêcha de rejoindre Long-Pied. « Les Navigateurs ne se battent donc jamais ? — Certains de nous le font, si, à mains nues, ou avec toutes sortes d’armes. Quelques-uns sont même très dangereux, mais pas moi. Non, je n’agis pas ainsi. — Jamais ? — Jamais. J’ai d’autres talents. — J’aurais pensé que voyager exposait à des tas de périls. — C’est le cas, dit Long-Pied gaiement. C’est bien le cas. Voilà pourquoi mon habileté à me cacher est si utile ! » Prête à combattre n’importe qui La nuit. Le froid. Au sommet de la colline, le vent salé aiguillonnait Ferro à travers ses vêtements en lambeaux bien trop fins. Serrant les bras sur sa poitrine, elle arrondit les épaules et regarda vers la mer d’un air maussade. Au loin, un halo de lumières, guère plus grosses que des têtes d’épingle, flottait au-dessus de Dagoska, blottie sur les rochers abrupts, entre la vaste baie incurvée et l’océan miroitant. Elle distinguait à peine les contours des murs et des tours, minuscules silhouettes noires se détachant sur le ciel sombre, et l’étroite bande de sol aride qui reluit la ville à la terre. Une île, ou presque. Entre eux et Dagoska brûlaient des feux. Des camps installés le long des routes. Une multitude de camps. « Dagoska », chuchota Yulwei, perché sur un rocher à côté d’elle. « Une écharde de l’Union, plantée dans le Gurkhul à la manière d’une épine. Une épine cuisante pour la fierté de l’empereur. — Pfffff, grogna Ferro qui arrondit davantage ses épaules. — La cité est bien gardée. Il y a beaucoup de soldats. Bien plus que d’habitude. Il sera sans doute difficile d’en duper autant. — On devrait peut-être repartir », murmura-t-elle, avec une note d’espoir. Le vieil homme l’ignora. « Ils sont là aussi. Et il n’y en a pas qu’un. — Les Dévoreurs ? — Je dois me rapprocher. Trouver un moyen d’entrer. Attends-moi ici. » Il marqua une pause, afin de la laisser répondre. « Tu m’attendras ? — Oui, c’est bon ! siffla-t-elle. J’attendrai ! » Yulwei quitta son perchoir et commença à descendre la pente, trottant à pas sourds sur sa surface molle, presque invisible dans la nuit d’encre. Quand le tintement de ses bracelets eut fondu dans les ténèbres, Ferro tourna le dos à la ville, inspira profondément et s’empressa de dévaler le versant en direction du sud, pour retourner vers le Gurkhul. Désormais, elle pouvait courir tout son saoul. Aussi vive que le vent, des heures durant. Elle y était entraînée. Dès qu’elle atteignit le bas de la colline, elle se mit à courir ; ses pieds effleurant à peine le sol, elle respirait avec rapidité, à pleins poumons. Percevant un gazouillis d’eau en contrebas, elle rejoignit la berge et s’enfonça dans une rivière peu profonde, au cours paresseux. De l’eau à hauteur des genoux, elle pataugea dans l’onde glacée. Que ce vieil idiot essaie de me suivre, après ça ! songea-t-elle. Au bout de quelque temps, elle fit un ballot de ses armes et le maintint d’un bras au-dessus de sa tête, tout en agitant l’autre à contre-courant pour traverser à la nage. Parvenue à destination, elle se hissa sur la rive opposée et se remit à courir le long du talus, essuyant son visage mouillé d’un revers de main. Le temps s’écoulait. La lumière prenait lentement possession du ciel. L’aube se levait. La rivière continuait à clapoter à ses côtés, tandis que ses sandales piétinaient l’herbe rase à vive allure. Elle finit par abandonner la berge et s’engagea dans la morne campagne, où le noir cédait la place au gris. Un bosquet d’arbres rabougris se dressa devant elle. Elle se faufila parmi les troncs et zigzagua entre les fourrés, le souffle voilé, le cœur battant la chamade, le corps frissonnant dans la pénombre. Au-delà des arbres, le silence régnait. Parfait ! Glissant une main sous ses vêtements, elle en sortit un morceau de pain et une lanière de viande – un peu humides après leur bain forcé, mais encore mangeables. Elle sourit. Ces derniers jours, elle avait économisé la moitié des vivres que Yulwei lui avait donnés. « Pauvre vieux fou, gloussa-t-elle entre deux bouchées. Il croyait avoir raison de Ferro Maljinn, hein ? » Bon sang, ce qu’elle avait soif ! Pour l’instant, impossible d’y remédier, elle trouverait de l’eau plus tard. Elle était lasse, vraiment très lasse. Même Ferro se fatiguait. Elle pouvait se reposer ici un instant, rien qu’un instant. Récupérer des forces dans les jambes, puis continuer jusqu’à… Elle se crispa, agacée. Elle était incapable de penser à un endroit précis. Peu importait où, du moment qu’elle assouvissait sa vengeance. Oui. Elle rampa à travers les taillis et s’assit, adossée à un tronc. Ses paupières se fermèrent doucement d’elles-mêmes. Rien qu’une petite pause. Après, elle s’occuperait de sa vengeance. « Pauvre vieux fou », marmonna-t-elle. Sa tête retomba sur le côté. « Frère ! » Réveillée en sursaut, Ferro se cogna le crâne contre l’arbre. La lumière était vive, bien trop vive. Une autre journée chaude et radieuse avait commencé. Combien de temps avait-elle dormi ? « Frère ! » Une voix de femme, toute proche. « Où es-tu ? — Ici ! » Ferro resta clouée sur place, tous ses muscles contractés. Une voix d’homme, basse, forte. À quelques pas. Des piétinements de sabots : des chevaux, plusieurs chevaux, avançaient lentement, se rapprochaient d’elle… « Que fais-tu, mon frère ? — Elle n’est pas loin ! » cria l’homme. La gorge de Ferro se noua. « Je la sens ! » Ferro fouilla les fourrés pour reprendre ses armes. Elle glissa son épée et un couteau dans sa ceinture, enfila le deuxième dans sa manche déchirée. « Je flaire son odeur, ma sœur ! Elle n’est vraiment pas loin ! — Mais où ? » La voix de la femme paraissait plus proche. « Crois-tu qu’elle nous entende ? — Peut-être bien ! s’esclaffa l’homme. Où es-tu, Maljinn ? » Elle passa son carquois en bandoulière et attrapa son arc. « Nous t’attendons… » chantonna-t-il en se rapprochant. Il était juste derrière les arbres. « Montre-toi, Maljinn, montre-toi et viens nous saluer… » Ferro prit la poudre d’escampette, écrasant les broussailles, puis fila à toute allure dès qu’elle atteignit la rase campagne. « Là voilà ! hurla la femme. Regarde-la déguerpir ! — Attrape-la donc ! » vociféra l’homme. Les pâturages plats s’étendaient devant elle à perte de vue. Nul endroit où se cacher. Elle pivota rageusement, tout en ajustant une flèche à son arc. Quatre cavaliers éperonnaient leurs montures dans sa direction. Des soldats gurkhiens. Le soleil fit étinceler leurs casques démesurément hauts et les piques acérées de leurs lances. En retrait derrière eux, deux autres cavaliers : un homme et une femme. « Arrête-toi, au nom de l’empereur ! cria l’un des soldats. — J’emmerde l’empereur ! » Sa flèche atteignit le premier au cou. Il tomba de sa selle par l’arrière avec un grognement surpris ; sa lance lui échappa des mains. « Joli tir ! » la complimenta la femme. Le deuxième cavalier fut touché en pleine poitrine. Même si son plastron amortit sa pénétration, la flèche s’enfonça suffisamment pour être mortelle. Le Gurkhien hurla, laissa tomber son épée dans l’herbe et s’agrippa à l’empennage en se contorsionnant. Le troisième n’eut pas le temps d’émettre un son. Elle lui décocha un projectile dans la bouche, à moins de dix pas de distance. La pointe traversa le crâne, arrachant le casque au passage. Mais le quatrième fonça droit sur elle. Se débarrassant de son arc, elle roula au sol au moment où le soldat tentait de la transpercer de sa lance, puis dégagea son épée de sa ceinture et cracha dans l’herbe. « Vivante ! s’époumona la femme qui guidait son cheval d’un air décontracté. Il nous la faut… vivante ! » Le soldat fit volter sa monture rétive et l’obligea à s’approcher de Ferro avec prudence. L’homme était grand, elle aperçut même le chaume noir qui couvrait ses joues mal rasées. « J’espère que tu es en paix avec Dieu, ma fille, lui dit-il. — J’emmerde ton Dieu ! » Elle s’écarta d’un bond rapide et continua sa course en restant à ras de terre. Le soldat la titilla de sa lance pour la maintenir à distance, tandis que son cheval martelait le sol, lui projetant de la poussière en pleine face. « Chatouille-lui les côtes ! ordonna la femme. — Oui, c’est ça ! approuva son frère avec un gloussement. Mais pas trop fort ! Nous la voulons vivante ! » Le soldat montra les dents et éperonna sa monture. Ferro plongea de côté pour éviter les ruades. La pointe de la lance la blessa au bras, entamant sa peau en une longue estafilade. Elle fit alors tournoyer son épée de toutes ses forces. La lame courbe s’insinua dans un interstice entre les plaques de l’armure, trancha la jambe du cavalier au niveau du genou et ouvrit une profonde entaille dans le flanc de l’animal. Homme et bête s’effondrèrent dans un même cri. Du sang noir bouillonnant éclaboussa la terre sèche. « Elle l’a eu ! » La femme semblait quelque peu déçue. « Debout, mon gars ! ricana son frère. Allons, debout, empare-toi d’elle ! Tu as encore une chance ! » Comme le malheureux rampait sur le sol, Ferro abattit son épée et lui taillada le visage, mettant brutalement fin à ses hurlements. Le deuxième soldat, toujours en selle, le visage tordu de douleur, les mains serrées autour de sa flèche, agonisait à quelques mètres de là. Son cheval baissa la tête et se mit à brouter l’herbe jaunâtre autour de ses sabots. « Il n’en reste plus un seul, constata la femme. — Je sais. » Son frère poussa un profond soupir. « Il faut donc toujours tout faire par soi-même ! » Ferro leva les yeux vers eux, en enfilant son épée dans sa ceinture. Assis sur leurs chevaux, impassibles, le dos exposé aux rayons du soleil, ils l’observaient de loin. Un sourire cruel déformait leurs beaux visages. Vêtus comme des princes, la soie de leurs habits voletant dans la brise, ils portaient de lourds bijoux, mais aucune arme. Ferro s’empressa de saisir son arc. « Sois prudent, mon frère ! dit la femme en examinant ses ongles. Elle se bat bien ! — Un vrai démon ! Mais elle n’est pas de taille à lutter avec moi, ma sœur, ne crains rien. » Il sauta agilement de sa monture. « Alors, Maljinn, pouvons-nous… » La flèche se ficha profondément dans son torse avec un bruit mat. « … commencer ? » La flèche vibrait ; sa pointe, sèche et dépourvue de sang, brillait dans son dos. Il se mit à marcher vers Ferro. Le projectile suivant transperça son épaule, sans entraver la rapide progression de l’homme ; bien au contraire, il finit par accélérer, puis par courir à grandes foulées. Elle lâcha son arc, essayant de libérer son épée avec des gestes maladroits, et bien trop lents. Brandissant un bras devant lui, son assaillant lui asséna un terrible coup dans la poitrine qui l’envoya droit au sol. « Oh, bien joué, mon frère ! » La femme l’applaudit d’un air ravi. « Bien joué ! » Ferro roula sur elle-même, toussant et crachant dans la poussière. L’homme l’observait, tandis qu’elle essayait de se relever, agrippant son épée à deux mains. Après lui avoir fait effectuer une courbe gigantesque au-dessus de sa tête, elle la projeta vers lui. L’arme se planta dans le sol. Il avait réussi, elle ignorait comment, à l’éviter d’un bond. Venu de nulle part, un pied s’enfonça soudain dans son estomac. Impuissante, le souffle coupé, les doigts gourds, elle se plia en deux, les genoux tremblants ; l’épée, elle, resta chevillée dans la terre. « Et maintenant… » Quelque chose lui broya le nez. Ses jambes cédèrent et le sol la frappa durement dans le dos. Dans un état second, elle parvint à s’agenouiller avec la sensation qu’autour d’elle le monde chavirait. Son visage était en sang. Clignant des paupières, elle secoua la tête pour enrayer son vertige. L’homme avançait dans sa direction, en une masse floue et bancale. Arrachant la flèche de son poitrail, il la jeta au loin. Aucune trace de sang, rien qu’un peu de poussière. Un peu de poussière qui disparut en volutes dans les airs. Un Dévoreur. Un Dévoreur, sans nul doute. Ferro se remit debout en chancelant, s’empara du couteau passé dans sa ceinture et le frappa. Elle le manqua, recommença, le manqua de nouveau. Le vertige la taraudait. Elle hurla et lui porta un coup de couteau de toutes ses forces. Il la saisit par le poignet. Leurs visages se touchaient presque. Sa peau parfaitement lisse ressemblait à du verre de couleur sombre. Il avait l’air jeune, aussi jeune qu’un enfant, mais ses yeux durs étaient ceux d’un vieillard. Il l’examinait – avec une expression curieuse, amusée, comme celle d’un garçon ayant trouvé un insecte intéressant. « Elle ne renonce pas facilement, hein, ma sœur ? — C’est une vraie sauvage ! Le Prophète va l’adorer ! » Après avoir flairé Ferro, l’homme fronça le nez. « Beurk ! Il vaudrait mieux la laver d’abord. » Projetant sa tête en arrière, elle le cogna du front. Il se contenta de glousser, de la prendre à la gorge d’une main, puis de la tenir à bout de bras. Elle essaya de le griffer au visage, mais la longueur du bras qui la retenait prisonnière l’en empêcha. De son côté, il s’employait de sa main libre à détacher ses doigts du manche du couteau ; de l’autre, il lui enserrait le cou à la manière d’un étau. Elle ne pouvait plus respirer. Serrant les dents, elle se débattit comme un beau diable, se tortilla, se contorsionna. En vain ! « Vivante, mon frère ! Il nous la faut vivante ! — Vivante, murmura l’interpellé, mais pas forcément intacte. » La femme s’esclaffa. Les pieds de Ferro décollèrent du sol, ses jambes s’agitèrent en tous sens. Elle sentit un de ses doigts craquer ; le couteau tomba dans l’herbe. De ses ongles cassés, elle griffa la main qui resserrait sa prise autour de son cou. Sans aucun succès. Le paysage lumineux commença à s’assombrir. Elle entendit la femme ricaner dans le lointain. Un visage émergea des ténèbres, une main caressa sa joue. Les doigts étaient doux, chauds, pleins de tendresse. « Du calme, mon enfant », susurra la femme. Elle avait des yeux d’un noir profond. Ferro sentait son souffle brûlant, parfumé, sur sa joue. « Tu es blessée, tu dois te reposer. Calme-toi maintenant… dors. » Les jambes de Ferro étaient lourdes comme du plomb. Elle les agita une dernière fois, puis tout son corps se ramollit. Son cœur se mit à battre plus lentement… « Repose-toi maintenant. » Ses paupières se fermèrent peu à peu. Le beau visage féminin s’estompa. « Dors. » Ferro se mordit la langue. Sa bouche s’emplit d’un goût salé. « Reste tranquille. » Ferro lui cracha un jet de sang au visage. « Pouah ! » s’écria-t-elle d’un air dégoûté, en s’essuyant les yeux. « Elle me résiste. — Les gens de son espèce sont toujours prêts à combattre n’importe qui, dit la voix de l’homme à son oreille. — Écoute-moi bien, putain ! » siffla la femme, qui la saisit par la mâchoire d’une main de fer et lui secoua violemment la tête. « Tu vas venir avec nous ! Avec nous ! D’une façon ou d’une autre ! Tu m’entends ? — Elle n’ira nulle part. » Une autre voix… basse, onctueuse, familière… Ferro cilla, inclina la tête, l’esprit embrumé. La femme, elle, s’était retournée. Un vieillard était apparu non loin d’eux. Yulwei… Quand ce dernier foula l’herbe à petits pas, ses bracelets tintinnabulèrent. « Tu es encore en vie, Ferro ? — Galoup », bredouilla-t-elle. La femme s’adressa à Yulwei d’un ton moqueur. « Qui es-tu, vieil idiot ? » Yulwei soupira. « Un vieil idiot. — Tire-toi d’ici, sale chien ! hurla l’homme. Nous sommes envoyés par le Prophète. Par Khalul en personne ! — Et elle vient avec nous ! » Yulwei afficha un air triste. « Ne pourrais-je pas vous faire changer d’avis ? » Tous deux éclatèrent de rire. « Vieux fou ! lança l’homme. Nous ne changeons jamais d’avis ! » Saisissant un des bras de Ferro, il fit un pas prudent en avant, en la traînant derrière lui. « Dommage ! dit Yulwei en secouant la tête. Je vous aurais chargés de présenter mes respects à Khalul. — Le Prophète n’a que faire des mendiants de ton espèce ! — Je vais peut-être vous surprendre, mais je l’ai connu, il y a bien longtemps. — Alors, je transmettrai tes respects à notre maître, railla la femme. En même temps que je lui annoncerai ta mort ! » Ferro plia son poignet et sentit le couteau glisser dans sa paume. « Oh, Khalul adorerait recevoir cette nouvelle, mais elle ne lui parviendra pas de si tôt. Vous vous êtes tous deux fourvoyés. Vous avez bafoué la Deuxième Loi. Vous avez mangé de la chair humaine et une expiation s’impose. — Vieux fou ! répéta la femme d’un ton sarcastique. Vos lois ne s’appliquent pas à nous ! » Yulwei hocha la tête avec lenteur. « La parole d’Euz est valable pour tous. Il ne peut y avoir d’exception. Aucun de vous ne quittera cet endroit vivant. » Autour du vieillard, l’air se mit à scintiller, à palpiter et à s’opacifier. La femme émit un borborygme, avant de s’effondrer brutalement ; cela n’eut rien de comparable à une chute – elle parut fondre, s’affaler comme une masse. La soie noire de ses vêtements claquait et voletait autour de son corps aplati. « Ma sœur ! » L’homme lâcha Ferro pour se jeter sur Yulwei, bras tendus. Il ne fit guère plus d’un pas. Poussant soudain un cri aigu, il tomba à genoux en se tenant la tête. Ferro obligea ses pieds ankylosés à avancer jusqu’à lui, le saisit par les cheveux de sa main broyée et, de l’autre, lui planta son couteau dans le cou. Le vent emporta de la poussière. Un jet de poussière. Des flammes jaillirent de la bouche de l’homme, noircissant ses lèvres, brûlant les doigts de Ferro. Pesant sur lui de tout son poids, elle le cloua au sol et, suffoquant, reniflant, lui ouvrit l’estomac d’un coup de lame ; dans son élan, le couteau dérapa sur les côtes et vint se casser dans la poitrine de l’homme. Du feu s’en échappa. Du feu et de la poussière. Longtemps après que le corps eut cessé de bouger, elle continua à le frapper, avec indifférence, de sa lame brisée. Une main se posa sur son épaule. « Il est mort, Ferro. Ils sont morts tous les deux. » Elle vit qu’il disait vrai. Étendu sur le dos, les yeux fixant le ciel, l’homme avait la figure brûlée autour du nez et de la bouche ; de la poussière s’envolait de ses multiples plaies béantes. « Je l’ai tué, souffla-t-elle d’une voix qui se brisa dans sa gorge. — Non, Ferro, c’est mon œuvre. Ce n’étaient que des jeunes Dévoreurs, faibles et écervelés. Tu as eu de la chance… ils voulaient seulement te capturer. — J’ai eu de la chance », marmonna-t-elle. Un filet de sang dégouttait de sa bouche sur le cadavre du Dévoreur. Elle lâcha son couteau inutile, s’éloigna à quatre pattes et s’approcha de la dépouille de la femme – si l’on pouvait qualifier ainsi cette masse informe. Elle aperçut de longs cheveux, un œil, des lèvres… « Qu’as-tu fait ? articula-t-elle entre ses lèvres tuméfiées. — J’ai liquéfié ses os. Lui, je l’ai brûlé de l’intérieur. De l’eau pour l’une, du feu pour l’autre. Enfin… ce qui est adapté à ceux de leur espèce. » Ferro roula dans l’herbe et contempla le ciel lumineux. Levant une main, elle l’agita devant son visage ; un doigt disloqué pendillait d’avant en arrière. La tête de Yulwei apparut au-dessus d’elle. « Est-ce douloureux ? — Non, murmura-t-elle en laissant retomber son bras. Je ne souffre jamais. » Elle cligna les paupières pour le regarder. « Pourquoi je ne ressens jamais la douleur ? » Le vieil homme fronça les sourcils. « Ils n’arrêteront pas leur poursuite, Ferro. Comprends-tu, à présent, pourquoi tu dois m’accompagner ? » Elle acquiesça à grand-peine. L’effort lui parut colossal. « Je comprends, chuchota-t-elle.Je comprends… » Le monde s’assombrit de nouveau. Elle ne m’aime pas « Aïe ! » s’écria Jezal, quand la pointe de l’épée de Filio percuta rudement son épaule. Il recula en trébuchant, grimaçant et jurant. Le Styrien lui sourit et brandit ses deux épées. « Une touche pour Messire Filio ! tonna l’arbitre. Deux partout ! » Il y eut quelques applaudissements épars lorsque Filio, un sourire agaçant aux lèvres, rejoignit en se pavanant l’enceinte réservée aux concurrents. « Pauvre bâtard visqueux ! » grommela Jezal entre ses dents, avant de le suivre. Il aurait dû voir cette botte arriver. Quelle négligence de sa part ! « Deux partout ? » siffla Varuz, comme Jezal, pantelant, s’effondrait sur sa chaise. « Deux partout ? Contre ce moins que rien ? Il n’appartient même pas à l’Union ! » Jezal se garda de souligner que Westport était censée faire partie de l’Union désormais. Il comprenait la remarque de Varuz ; c’était aussi ce que tout le monde pensait dans l’arène. Aux yeux du public, son adversaire restait un étranger. Jezal s’empara de la serviette que lui tendait West et essuya son visage moite. Cinq touches, c’était bien long pour une épreuve ! Filio, lui, ne semblait pas fatigué. Il faisait des exercices d’assouplissement sur la pointe des pieds et hochait la tête à chaque conseil vociféré en styrien par son entraîneur, sous l’œil observateur de Jezal. « Vous pouvez le battre ! murmura West en lui passant une bouteille d’eau. Vous pouvez le battre, et aller en finale. » La finale… Cela impliquait d’affronter Gorst. Jezal n’était pas tout à fait sûr d’en avoir envie. Varuz ne se posait pas cette question. « Battez-le, nom d’un chien ! » tonna le maréchal, tandis que Jezal prenait une gorgée d’eau pour se rincer la bouche. « Battez-le, un point, c’est tout ! » Jezal recracha une partie de sa gorgée dans un seau et avala le reste. Battez-le, un point, c’est tout. Facile à dire, mais ce Styrien était sacrément retors. « Vous pouvez le faire ! répéta West en lui massant les épaules. Vous êtes parvenu au deuxième tour ! — Achevez-le ! Achevez-le ! » Le maréchal le regarda droit dans les yeux. « Seriez-vous un moins que rien, capitaine Luthar ? Aurais-je perdu mon temps avec vous ? Ou êtes-vous quelqu’un, hein ? Le moment est venu de prendre la décision ! — Messieurs, s’il vous plaît ! » L’arbitre les rappelait. « La touche décisive ! » Jezal expira longuement, prit les épées des mains de West et se leva. Il entendait encore les conseils criés par l’entraîneur de Filio, malgré le brouhaha qui s’amplifiait dans les rangs des spectateurs. « Contentez-vous de l’achever ! » cria Varuz une dernière fois, au moment où Jezal s’apprêtait à pénétrer dans l’arène. La touche décisive. La belle. À bien des égards ! Elle permettrait à Jezal d’aller en finale ou pas. D’être quelqu’un ou pas. Il se sentait pourtant las, terriblement las. Il avait escrimé sans mollir pendant près d’une demi-heure, en pleine chaleur, et c’était épuisant. Il recommençait déjà à transpirer. Il sentait la sueur ruisseler à grosses gouttes sur son visage. Il rejoignit sa place. Une petite marque à la craie sur l’herbe sèche. Filio l’y attendait, souriant toujours, anticipant sa victoire. Quel petit merdeux ! Si Gorst pouvait assommer les autres concurrents, Jezal était sûrement capable de faire mordre la poussière à ce crétin ! Il resserra sa prise sur la poignée de ses épées et se concentra sur ce petit sourire écœurant. Un bref instant, il souhaita que les lames ne fussent pas émoussées, mais se rendit compte aussitôt de sa bêtise : il pourrait être le blessé. « Allez ! » Jezal triait ses cartes et ne cessait de les classer dans un sens, puis dans un autre, sans vraiment prendre garde aux symboles, ni se soucier de ne pas les exposer à la vue des autres joueurs. « Je relance de dix », annonça Kaspa en glissant des pièces sur la table avec un regard qui signifiait… sûrement quelque chose, mais Jezal n’en avait cure, il n’était pas franchement concentré. Le silence dura un certain temps. « À vous de miser, Jezal, maugréa Jalenhorm. — Ah bon ? Oh, euh… » Il passa en revue les symboles dénués de signification, incapable de prendre son jeu au sérieux. « … euh… Je passe », dit-il en reposant ses cartes. Il n’était pas en forme ce jour-là, pas en forme du tout ; il ne se souvenait même plus depuis combien de temps il ne s’était pas senti aussi à plat. Probablement jamais, jusque-là. Toutes ses pensées étaient tournées vers Ardee ; il se demandait comment coucher avec elle, sans qu’aucun des deux en souffre, et surtout sans se faire tuer par West. Malheureusement, il était loin d’avoir trouvé la réponse. Kaspa rafla les pièces, un sourire jusqu’aux oreilles, devant cette victoire imprévue. « Dites donc, vous vous êtes bien battu, aujourd’hui, Jezal ! Il s’en est fallu de peu, mais vous avez réussi, hein ? — Mmm, acquiesça-t-il en prenant sa pipe. — J’ai bien cru un instant qu’il vous avait possédé et… » Kaspa fit claquer ses doigts sous le nez de Brint. « … en deux temps trois mouvements, vous l’avez retourné comme une crêpe ! Le public a adoré ! J’ai ri tellement fort que j’ai failli en pisser dans mon froc ! Si, si, je vous jure ! — Pensez-vous pouvoir battre Gorst ? s’enquit Jalenhorm. — Euh… » Jezal haussa les épaules, alluma sa pipe et se carra dans son siège, puis leva les yeux vers le ciel gris, tout en tirant une bouffée. « Vous avez l’air de prendre les choses avec sérénité, osa Brint. — Euh… » Devant son manque d’enthousiasme pour le sujet abordé, les trois officiers échangèrent un regard déçu. Kaspa changea de conversation. « Dites, les gars, l’un de vous a-t-il déjà vu la princesse Terez ? » Brint et Jalenhorm soupirèrent béatement, puis tous trois se lancèrent dans des commentaires stupides pour décrire l’admiration qu’ils nourrissaient à l’égard de la jeune fille. « Si je l’ai vue ? Et comment ! — On la surnomme le joyau de Talins ! — Pour une fois, la rumeur est fondée ! — J’ai entendu dire que son mariage avec le prince Ladisla a été décidé. — Quel veinard, ce salaud ! » Et ainsi de suite… Jezal ne participa pas au débat, se contentant de recracher sa fumée vers le ciel. Le peu qu’il avait vu de Terez ne l’avait pas convaincu. De loin, elle était belle, assurément, mais il imaginait qu’au toucher, son visage devait ressembler à du verre : froid, dur et cassant. Rien à voir avec Ardee… « Tout de même… pérorait Jalenhorm. Je dois avouer, Kaspa, que mon cœur bat toujours pour votre cousine Ariss. Présentez-moi une fille de l’Union, je n’hésiterai pas une seconde entre elle et ces étrangères ! — Surtout si elle est fortunée ! » murmura Jezal, la tête toujours renversée. « Non ! se plaignit son compagnon corpulent. C’est la femme idéale ! Douce, réservée, bien élevée. Ah ! » Jezal sourit intérieurement. Si Terez avait la froideur du verre, Ariss, elle, était un poisson mort. L’embrasser équivaudrait à embrasser un vieux chiffon, mou et rebutant, se dit-il. Elle n’embrassait certainement pas comme Ardee. Personne n’en était capable… « Eh bien, toutes deux sont de véritables beautés, ça, c’est sûr, renchérit Brint, de jolies jeunes filles dont on peut rêver, si c’est là ce que vous recherchez… » Il se pencha avec des airs de conspirateur et se trémoussa comme s’il avait un secret alléchant à révéler. Les deux autres rapprochèrent leurs chaises, mais Jezal ne bougea pas d’un pouce. Savoir avec qui cet idiot couchait ne l’intéressait pas le moins du monde. « Avez-vous déjà rencontré la sœur de West ? » chuchota Brint. Tous les muscles de Jezal se contractèrent. « Elle n’arrive pas à la cheville des deux autres, bien évidemment, mais d’une certaine manière, si on aime les filles ordinaires, elle est assez jolie. Je crois aussi qu’elle est du genre complaisant. … » Brint se lécha les babines en donnant une chiquenaude dans les côtes de Jalenhorm. Tel un écolier à qui l’on raconte une blague cochonne, le gros homme eut un sourire coupable. « Oh oui, c’est aussi mon sentiment. » Kaspa gloussa niaisement. Lorsque Brint se tourna vers lui, la bouche déformée par un rictus complice, Jezal sentit une de ses paupières papilloter. « Et vous, Jezal, qu’en pensez-vous ? Vous l’avez rencontrée, non ? — À votre avis ? » Tandis qu’il observait tour à tour leurs visages grimaçants, il eut l’impression de parler avec une voix d’outre-tombe. « Je pense que vous devriez la fermer, espèce de fils de pute. » Il se leva d’un bond, les dents si fortement serrées qu’elles risquaient de se fêler à tout moment. Les trois sourires devinrent hésitants, puis s’effacèrent. Kaspa lui posa une main sur le bras. « Allons, il voulait seulement… » Jezal dégagea son bras, attrapa un coin de la table et la renversa. Pièces, cartes, verres et bouteilles s’envolèrent et atterrirent dans l’herbe. Son épée – encore dans son fourreau, par chance – se trouvait déjà dans son autre main, quand il se baissa vers Brint. « Maintenant, écoutez-moi bien, espèce de petit connard arrogant ! lui cracha-t-il au visage. Si je vous entends encore une fois tenir ce genre de propos ou d’autres, quels qu’ils soient, ce n’est pas à West que vous aurez affaire ! gronda-t-il en appuyant le pommeau de son arme sur la poitrine de Brint. Je vous découperai comme un vulgaire poulet ! » Hagards, les trois hommes le fixaient, bouche ouverte, aussi étonnés que lui par son soudain accès de violence. « Mais… fit Jalenhorm. — Quoi ? » hurla Jezal, qui saisit le gros homme par un pan de sa veste et le tira à moitié de son siège. « Qu’avez-vous à ajouter ? — Rien, geignit ce dernier en levant les mains. Rien. » Jezal le relâcha. Sa fureur retomba rapidement. Il était à deux doigts de s’excuser mais, devant le visage cendreux de Brint, la seule chose qui lui vint à l’esprit fut : « Elle me semble du genre complaisant. » « Comme… un… vulgaire… poulet ! » gronda-t-il de nouveau, avant de tourner les talons et de s’éloigner. À mi-chemin du passage voûté, il s’aperçut qu’il avait oublié son manteau. Il ne pouvait pas décemment aller le récupérer, ce n’était pas le moment ! Il s’engagea dans le tunnel obscur, fit quelques pas et s’affala contre la paroi, haletant, tremblotant, comme s’il avait parcouru une distance de cinq lieues à toutes jambes. Il comprenait désormais ce que perdre son sang-froid signifiait. Jusqu’alors, il n’avait même pas eu conscience d’en être doté. Là, impossible d’en douter ! « À quoi rimait tout ce cirque ? » La voix choquée de Brint résonna faiblement dans le tunnel ; elle était à peine audible tant le cœur de Jezal battait fort. Il dut retenir sa respiration afin de les entendre. « Ça, je n’en sais fichtre rien. » Jalenhorm semblait plus dérouté que jamais. Raclements et cliquetis retentirent lorsqu’ils redressèrent la table. « J’ignorais qu’il avait aussi mauvais caractère. — J’imagine qu’il a beaucoup trop de choses en tête, avança Kaspa d’un ton incertain, avec le Tournoi et tout ce qui s’ensuit… — Ce n’est pas une excuse, l’interrompit Brint. — Eh bien… lui et West sont proches, non ? À force d’escrimer ensemble, et tout le reste, peut-être qu’il a fait la connaissance de sa sœur… Enfin… je ne sais pas ! — Il y a peut-être une autre explication. » Jezal entendit Brint faire cette déclaration d’un ton empreint de tension, comme s’il s’apprêtait à envoyer une pique. « Il est peut-être amoureux d’elle ! » Tous trois éclatèrent de rire. Quelle bonne blague ! Le capitaine Jezal dan Luthar amoureux d’une fille d’une condition bien inférieure à la sienne ! Quelle idée saugrenue ! Quelle idiotie ! Quelle plaisanterie ! « Oh, merde ! » Jezal se prit la tête à deux mains. Il n’avait pas du tout envie de rire. Comment diable avait-elle pu lui faire ça ? Comment ? Qu’avait-elle de plus que les autres ? Bien sûr, elle était jolie à regarder, intelligente, drôle, et… mais ce n’était pas une raison. « Je ne dois pas la revoir, murmura-t-il entre ses dents. Je ne la reverrai pas ! » Il ponctua sa résolution en abattant son poing sur la paroi. Sa décision était irrévocable. Comme toujours ! Jusqu’à ce petit mot glissé sous sa porte. Il grogna et se frappa le crâne. Pourquoi se sentait-il ainsi ? Pourquoi l’… – il n’arrivait même pas à le formuler – pourquoi l’aimait-il autant ? Il eut alors une révélation. Il le savait bien. Elle ne l’aimait pas. Tous ces petits sourires moqueurs. Ces regards en coin qu’il surprenait parfois. Ces plaisanteries toujours un peu trop proches de la vérité. Sans parler du mépris parfois affiché ouvertement… Peut-être était-elle attirée par son argent. Elle appréciait sûrement sa position dans la société. Elle aimait son physique, aucun doute là-dessus. Mais, plus que tout, cette femme le méprisait. Il n’avait jamais connu un tel sentiment auparavant. Il avait toujours supposé que tout le monde l’aimait ; il n’avait jamais vraiment eu de raisons de douter qu’il était charmant et digne du plus grand respect. Mais Ardee ne l’aimait pas, il s’en rendait compte enfin. Cela le fit réfléchir. Hormis son physique, son argent et ses vêtements, que pouvait-on aimer chez lui ? Elle le traitait avec le dédain qu’il méritait, il le savait. Mais il n’en était jamais rassasié. « C’est bien là le plus étrange », marmonna Jezal, en s’affolant contre la paroi du tunnel comme un pauvre malheureux. « Oui, le plus étrange. » Cela lui donna envie de la faire changer d’avis. La Graine « Comment vas-tu, Sand ? » Le colonel Glotka ouvrit les yeux. La chambre était plongée dans l’ombre. Bon sang, il était en retard ! « Nom d’un chien ! cria-t-il en repoussant les couvertures pour sauter de son lit. Je suis en retard ! » Il attrapa son pantalon d’uniforme, y enfila les jambes, puis se battit avec la boucle de sa ceinture. « Ne t’inquiète pas pour ça, Sand ! » La voix de sa mère, mi-apaisante, mi-impatiente. « Où se trouve la Graine ? » Glotka se rembrunit en insérant sa chemise dans son pantalon. « Je n’ai pas de temps à consacrer à ces inepties, Mère ! Pourquoi croyez-vous toujours savoir ce qui est bien pour moi ? » Il chercha autour de lui son épée, sans la voir nulle part. « Nous sommes en guerre, vous savez ! — Effectivement. » Surpris, le colonel releva la tête. C’était la voix de l’Insigne Lecteur. « Nous menons deux guerres de front. La première, avec des armes, sur le terrain ; la seconde, souterraine… une lutte ancienne qui a demandé de longues années de préparation. » Glotka fronça les sourcils. Comment avait-il pu confondre ce vieux bavard avec sa mère ? En outre, que faisait-il dans ses appartements, assis sur la chaise, au pied du lit, à disserter sur la guerre ? « Que diable faites-vous dans ma chambre ? grogna le colonel Glotka. Et qu’avez-vous fait de mon épée ? — Où se trouve la Graine ? » Une voix de femme. Mais pas celle de sa mère… celle de quelqu’un d’autre. Il ne la reconnut pas. Scrutant les ténèbres, il essaya de voir qui avait pris place sur la chaise. Il ne distingua qu’une vague silhouette ; l’obscurité ne permettait pas d’en discerner davantage. « Qui êtes-vous ? demanda Glotka d’un ton sec. — Qui étais-je ? Ou qui suis-je ? » La silhouette quitta la chaise en douceur. « J’étais une femme très patiente. Aujourd’hui, je ne suis plus une femme, et une longue période éprouvante a eu raison de ma patience. — Que voulez-vous ? » s’enquit Glotka d’une voix ténue et chevrotante, tout en reculant. La silhouette se déplaça et traversa le rayon de lune qui s’infiltrait par la fenêtre. Il aperçut alors une femme mince, gracieuse, dont le visage demeura caché dans l’ombre. Une peur soudaine l’envahit ; il chancela jusqu’au mur, un bras levé pour se protéger de l’intruse. « Je veux la Graine. » Une main pâle se tendit et vint se poser sur son bras. Un contact léger, mais froid. Froid comme de la pierre. Glotka frissonna, se mit à haleter et ferma les yeux en crispant ses paupières. « J’en ai besoin. Vous ne pouvez imaginer à quel point j’en ai besoin. Où est-elle ? » Des doigts fébriles et habiles attrapèrent ses vêtements et entreprirent de les fouiller, s’introduisant dans ses poches, palpant sa chemise, effleurant sa peau. Froids. Froids comme du verre. « La Graine ? » bredouilla Glotka, paralysé par la peur. « Vous savez parfaitement de quoi je parle, pauvre estropié. Où est-elle ? — Le Créateur est tombé… » murmura-t-il. Les mots jaillissaient de sa bouche, venant il ne savait d’où. « Ça, je le sais. — … il brûlait, brûlait… — Je l’ai vu. » Le visage était si près que son souffle lui glaçait la peau. Froid. Aussi froid que le givre. « Il s’est écrasé sur le pont, en contrebas… — Je m’en souviens. — Ils ont cherché la Graine… — Oui… chuchota la voix insistante au creux de son oreille. Où est-elle ? » Quelque chose frôla son visage, sa joue, sa paupière, quelque chose de mou et de gluant. Une langue. Froide. Aussi froide que la glace. Il en eut la chair de poule. « Je l’ignore ! Ils n’ont pas réussi à la retrouver ! — Pas réussi ? » Des doigts implacables s’enroulèrent autour de son cou, le serrant, l’étouffant. Froids. Aussi froids que le métal… et aussi résistants. « Tu crois connaître la souffrance, pauvre estropié ! Tu ne connais rien ! » Le souffle glacial s’insinua dans son oreille, les doigts gelés resserrèrent leur emprise. « Si tu veux, je peux t’en faire une démonstration… t’en donner un aperçu ! » Glotka hurla, se débattit, lutta. Il finit par se redresser, étourdi, demeura debout un instant, puis sa jambe se déroba sous lui. Il plongea dans le vide. La chambre obscure se mit à tournoyer. Il s’écrasa sur le plancher avec un craquement inquiétant, les bras croisés sur la poitrine, et se cogna le front violemment. Au prix de grands efforts, il se releva, s’agrippant au pied du lit, s’arc-boutant contre la cloison et, pantelant, jeta des regards effrayés vers la chaise sans vraiment oser y poser les yeux tant sa peur était grande. Un rayon de lune se coula à travers la fenêtre et vint éclairer les draps froissés et le bois poli de la chaise. Vide. S’habituant peu à peu à l’obscurité, Glotka examina le reste de la pièce ; il en inspecta le moindre recoin. Rien. Vide. Un rêve. Quand les battements désordonnés de son cœur commencèrent à s’apaiser, sa respiration rauque à s’assourdir, les douleurs se manifestèrent. Sa tête se mit à résonner, sa jambe à lui élancer, son bras à palpiter sourdement. Un goût de sang se répandit dans sa bouche, ses yeux larmoyants lui picotèrent, son estomac, pris de haut-le-cœur, se souleva. Il gémit, exécuta un petit bond éreintant vers le lit, puis, épuisé et trempé de sueur, s’effondra sur le matelas éclairé par la lune. Des coups insistants furent frappés à la porte. « Monsieur ? Vous allez bien ? » La voix de Barnam. On frappa de nouveau. Ça ne sert à rien. C’est fermé à clef. C’est toujours fermé à clef mais je ne vais pas bouger. Frost devra enfoncer la porte. Celle-ci s’ouvrit pourtant, et Glotka dut se protéger les yeux de la vive lueur rouge de la lampe de son vieux serviteur. « Vous n’avez rien ? — Je suis tombé, marmonna Glotka. Mon bras… » Le vieil homme grimpa sur le lit, lui prit gentiment le bras et retroussa la manche de sa chemise de nuit. Glotka tressaillit, Barnam fit claquer sa langue. Son avant-bras portait une gosse marque rose qui commençait déjà à enfler et à rougir. « Je ne crois pas qu’il soit cassé, dit le serviteur, mais je vais aller chercher le médecin… juste au cas où. — Oui, oui. » Il agita sa main valide pour l’y encourager. « Va le chercher. » Glotka suivit des yeux le serviteur voûté qui s’empressait de franchir le seuil. Il entendit ses souliers craquer quand il longea le couloir, avant de descendre l’étroit escalier. Quelques instants plus tard, la porte d’entrée se referma bruyamment. Le silence se fit de nouveau. Il regarda vers son secrétaire. Le parchemin qu’il avait emprunté à l’Expert en histoire s’y trouvait toujours, parfaitement enroulé, dans l’attente d’être remis à l’Insigne Lecteur. Le Créateur s’est embrasé en tombant. Il s’est écrasé sur le pont en contrebas. Etonnant comment des bribes du monde éveillé s’égarent dans nos rêves ! Ce maudit homme du Nord et son intruse. Une femme… glaciale de surcroît. Voilà ce qui a déclenché mon cauchemar ! Glotka se frotta délicatement le bras, appuyant le bout de ses doigts sur l’endroit endolori. Rien. Juste un rêve. Toutefois, quelque chose le tracassait. Il observa la porte. La clef était toujours dans la serrure ; la lumière de la lampe la colorait de reflets orangés. Toujours dans la même position, pourtant j’ai bien dû la fermer. C’est même sûr ! Je ne manque jamais de le faire. Glotka reporta son attention sur la chaise vide. Qu’a donc dit cet idiot d’apprenti ? La magie provient de l’Au-delà. Du monde d’en dessous. De l’Enfer. Étrangement, après ce rêve, y croire devenait facile. Et depuis qu’il était seul, une peur insidieuse reprenait possession de lui. Il tendit sa main valide vers la chaise. Il lui fallut un temps fou pour y parvenir, tant il tremblait. Ses doigts effleurèrent le bois. Frais, mais pas froid. Pas froid. Il n’y a rien, ici. Il retira lentement sa main, berça son bras douloureux. Rien. Vide. Un rêve. « Que diable vous est-il arrivé ? » Glotka lécha ses gencives avec amertume. « Je suis tombé de mon lit. » Il gratta distraitement son poignet à travers le pansement. Quelques instants plus tôt, il souffrait le martyre, mais ce qu’il avait sous les yeux remisa la douleur au tréfonds de son esprit. Mon état pourrait être pire. Bien pire. « Ce n’est pas joli à voir, hein. Pas joli du tout. — Ça, vous pouvez le dire ! » Severard avait l’air dégoûté au plus haut point… du moins, d’après la moitié de son visage non dissimulée. « J’ai failli vomir la première fois que je l’ai vu. Moi ! Vous imaginez ? » Sourcils froncés, Glotka regardait la masse sanglante entortillée à ses pieds. Puis, s’appuyant d’une main contre un tronc d’arbre, il écarta les fougères du bout de sa canne, pour avoir un meilleur aperçu de la scène du crime. « Pouvons-nous même être certains d’avoir affaire à un homme ? — Ça pourrait en effet être une femme ! En tout cas, il s’agit bien d’un être humain. Voilà un pied. — Ah, vraiment ? Comment l’a-t-on trouvé ? — C’est lui qui l’a découvert. » Severard indiqua de la tête un jardinier livide, hagard, assis par terre, près d’une petite flaque de vomi. « Caché dans les buissons, au milieu du bosquet. On dirait que son assassin a essayé de dissimuler le cadavre, et ce, récemment. Il n’est pas encore putréfié. » Effectivement… il n’y a presque pas d’odeur, et seulement quelques mouches. Peut-être n’est-ce arrivé que la nuit dernière. « Il aurait pu rester là pendant des jours, si on ne lui avait pas demandé d’élaguer un de ces arbres. Vous avez déjà vu un truc pareil ? » Glotka haussa les épaules. « Une fois, au pays des Angles, avant ton arrivée. Un des détenus a tenté de s’échapper. Il a réussi à parcourir quelques lieues, avant de mourir de froid. Un ours s’est généreusement repu de son cadavre. Un véritable carnage, mais pas aussi horrible que celui-ci. — Impossible qu’on ait pu mourir de froid la nuit dernière, il a fait une chaleur infernale ! — Mmm », fit Glotka. Si tant est qu’il fasse chaud en Enfer ! J’ai toujours pensé qu’il pourrait y faire froid. Un froid glacial. « Quoiqu’il en soit, les ours sont rares dans l’Agriont ! Avons-nous la moindre idée de la façon dont nous pourrions identifier ce… » Il agita sa canne en direction de la dépouille. « Cette personne ? — Non, aucune. — Est-on sans nouvelles de quelqu’un ? A-t-on signalé une disparition ? — Pas à ma connaissance. — Nous ne savons donc absolument pas qui pourrait être la victime ! Pourquoi diable nous y intéressons-nous ? Ne devions-nous pas surveiller un faux mage et ses acolytes ? — Si. Leurs nouveaux logements se trouvent de ce côté. » Severard pointa son doigt ganté vers un bâtiment situé à une vingtaine de mètres. « J’étais justement en train de les surveiller, quand on a fait cette découverte. » Glotka arqua un sourcil. « Je vois. Et tu soupçonnes un rapport, c’est ça ? » Le tourmenteur haussa les épaules. « De mystérieux intrus surgissant au beau milieu de la nuit… d’odieux assassins sévissant à deux pas de leur porte ! On dirait que nos visiteurs attirent les ennuis, comme la merde les mouches. — Ouais », approuva Severard, en chassant une mouche de sa main gantée. « J’ai quand même eu le temps de m’occuper de l’autre mission que vous m’aviez confiée. De vos banquiers, Valint et Balk. » Glotka leva les yeux vers lui. « Ah oui ? Et ? — Pas grand-chose. Vieil établissement. Très ancien et très respecté. Leurs billets à ordre sont aussi appréciés des marchands que de l’or. Ils ont des bureaux un peu partout dans le Midderland, le pays des Angles, le Starikland, ainsi qu’à Westport et à Dagoska. Et même en dehors de l’Union. Des gens influents, aux dires de tout le monde. Toutes sortes de gens leur doivent de l’argent. Mais le plus étrange, c’est que personne ne semble avoir jamais rencontré un Valint ou un Balk. Avec les banquiers, il ne faut s’étonner de rien, n’est-ce pas ? Ils adorent les secrets. Vous voulez que je continue à creuser cette piste ? » Cela pourrait s’avérer dangereux. Très dangereux. Si nous allons trop loin, nous risquons de creuser nos propres tombes. « Non. Mieux vaut en rester là pour le moment. Mais continue d’ouvrir bien grand tes oreilles. — Elles le sont toujours, chef. Au fait, dites-moi, qui va remporter le Tournoi, d’après vous ? » Glotka lui lança un regard en coin. « Comment peux-tu penser à ça, devant un tel spectacle ? » Le tourmenteur haussa une nouvelle fois les épaules. « Ça ne doit pas trop le déranger, non ? » Glotka reporta son attention sur le corps lacéré. Non, je suppose que non. « Allez, répondez ! Vous devez bien le savoir ! Luthar ou Gorst ? — Gorst. » J’espère qu’il va tailler en pièces ce petit salopard. « Vraiment ? On dit que ce n’est qu’un gros bœuf maladroit. Juste très chanceux. — Eh bien, moi je pense que c’est un génie. D’ici à quelques années, tout le monde escrimera comme lui… enfin, si on peut appeler ça de l’escrime ! Souviens-toi de ce que je te dis ! — Gorst, hein ? Alors, je vais peut-être parier une petite somme sur lui. — Oui, n’hésite pas. Mais avant, tu ferais bien de nettoyer ce fourbi et d’emporter tout ça à l’université. Demande à Frost de te donner un coup de main, il a l’estomac solide. — À l’université ? — On ne peut quand même pas le laisser ici. Une élégante de passage pourrait avoir une attaque, en se promenant dans le parc ! » Severard gloussa. « Je connais quelqu’un qui pourrait éclairer notre lanterne à propos de ce mystère. » « Vous avez fait là une découverte plutôt intéressante, Inquisiteur. » L’Expert en physiologie interrompit son travail et posa sur Glotka un œil grossi par la loupe qu’il utilisait. « Une découverte assez fascinante ! » marmonna-t-il. Il se tourna vers le cadavre avec ses instruments pour soulever par-ci, tâter par-là, en louchant sur la chair luisante, tête inclinée de côté. Glotka en profita pour examiner le laboratoire, la lèvre retroussée de dégoût. Des pots de toutes tailles, remplis de morceaux de viande marinée, s’alignaient sur deux des quatre murs. Il reconnut des parties de corps humain dans certaines de ces choses immergées, sans pouvoir toutes les identifier. Même lui se sentait mal à l’aise parmi cet étalage macabre. Je me demande comment Kandelau les a récupérées. Tous ses visiteurs finissent-ils démembrés, puis plongés dans des pots divers et variés ? Peut-être ferais-je un spécimen intéressant ! « Fascinant ! » L’Expert desserra l’élastique de sa loupe, la fit glisser sur le haut de son front, puis frotta doucement le cercle rose qu’elle avait laissé autour de son œil. « Que pouvez-vous m’en dire ? » Glotka se renfrogna. « Je suis venu ici pour que vous m’en disiez quelque chose. — Oui, bien sûr, bien sûr. » Kandelau fit la moue. « Eh bien, euh… quant au sexe de notre malheureux ami, euh… » Sa voix se perdit. « Oui ? — Hi, hi, eh bien, euh… les organes qui auraient pu permettre de le déterminer sont malheureusement… » Il gesticula en direction du tas de chair étalé sur la table, crûment éclairé par la lumière des lampes. « … absents. — Voilà donc à quoi aboutissent vos recherches minutieuses ! — Eh bien, il existe d’autres moyens de parvenir à un résultat… Le majeur de l’homme, par exemple, est toujours plus grand que son index, ce qui n’est pas obligatoirement le cas chez la femme, mais euh… notre cadavre n’a plus les doigts nécessaires pour que l’on puisse être catégorique là-dessus. C’est pourquoi, sans les doigts, je suis plutôt indécis quant au sexe ! » Il gloussa nerveusement à sa plaisanterie. Glotka resta de marbre. « Vieux ou jeune ? — Eh bien, euh… là encore, je crains que cela ne soit difficile à dire. Les, euh… » L’Expert tapota sur le cadavre avec ses pinces. « Les dents sont saines et, euh… la peau qui subsiste nous porte à croire qu’il s’agit d’un sujet jeune, mais, euh… ce n’est qu’un… hi, hi… — Bon, alors, que pouvez-vous m’apprendre sur la victime ? — Eh bien, euh… rien. » Il esquissa un sourire d’excuse. « Mais j’ai fait d’intéressantes découvertes sur ce qui a causé la mort. — Vraiment ? — Oh oui ! Regardez ça ! » Je préférerais m’abstenir ! Glotka s’approcha en boitant jusqu’à la paillasse et jeta un coup d’œil prudent sur le point que le vieillard indiquait. « Vous voyez, là ? La forme de la blessure ! » L’Expert effleura un morceau de cartilage. « Non, je ne vois pas. » Pour moi, tout cela n’est qu’une seule et énorme blessure. Ouvrant de grands yeux, le vieillard se pencha vers Glotka. « Humain ! annonça-t-il. — Nous savons qu’il s’agit d’un humain, puisque c’est un pied ! — Non, non ! Je parle de ces marques de dents… là ! Ce sont des morsures humaines ! » Glotka fronça les sourcils. « Des morsures humaines ? — Absolument ! » Le sourire éclatant de Kandelau détonnait en ces lieux. Je trouve cette hilarité fort déplacée, vu l’affaire que nous traitons. « Cet individu a été mordu à mort par une autre personne et, hi, hi, hi ! selon toute probabilité… » Il montra d’un geste triomphal le gâchis encombrant sa paillasse. « … si l’on tient compte de la disparition de certains organes… en partie dévoré ! » Glotka dévisagea le vieillard un long moment. Dévoré ? Dévoré ? Pourquoi chaque découverte soulève-t-elle dix autres questions ? « C’est ce que vous vous voudriez que je rapporte à l’Insigne Lecteur ? » L’Expert ricana avec nervosité. « Eh bien, hi, hi, hi ! En tout cas, voilà comment je vois les faits ! — Un individu, non identifié, un homme… ou peut-être une femme… jeune… ou peut-être vieux, a été attaqué dans le parc par un inconnu, puis mordu à mort et en partie… dévoré, à deux cents mètres du palais royal ? — Euh… » Kandelau jeta un coup d’œil inquiet vers l’entrée. Glotka se retourna pour regarder dans cette direction et se rembrunit. Un nouveau venu, qu’il n’avait pas entendu arriver, se trouvait dans la pièce. Une femme, bras croisés, se tenait dans l’ombre, en bordure du halo étincelant de la lampe. Une femme grande, aux cheveux roux et courts, hérissés sur sa tête, au visage dissimulé par un masque noir, fixait Glotka et l’Expert entre ses paupières mi-closes. Un tourmenteur. Que je ne connais pas. Les femmes sont pourtant rares au sein de l’inquisition. J’aurais pensé que… « Bonjour, bonjour ! » Un homme franchit prestement le seuil. Décharné, le crâne dégarni, il portait un long manteau noir et arborait un petit sourire pincé. Un homme désagréablement familier. Goyle, maudit soit-il ! Le nouveau Supérieur d’Adua est enfin arrivé. Quelle merveilleuse nouvelle ! « Inquisiteur Glotka, ronronna-t-il, quel immense plaisir de vous revoir ! — Il est partagé, Supérieur Goyle. » Sale bâtard. Deux autres personnages entrèrent à la suite du Supérieur souriant ; la petite salle parut soudain quelque peu bondée. L’un d’eux, un Kantique massif, à la peau basanée, avec un anneau d’or à l’oreille ; l’autre, un homme du Nord monstrueux, au visage de marbre. Ce dernier dut se baisser pour passer sous le linteau. Tous deux étaient masqués et vêtus de pied en cap de l’habit noir des tourmenteurs. « Je vous présente le Tourmenteur Vitari », gloussa Goyle, en indiquant la femme aux cheveux roux qui s’était approchée des flacons et les passait en revue, tapotant sur le verre, faisant ondoyer leur contenu. « Et voici les Tourmenteurs Halim et Byre. » Le premier, originaire du Sud, se glissa devant Goyle pour inspecter les lieux de ses petits yeux fureteurs ; le second, qui atteignait presque le plafond, toisa Glotka de toute sa hauteur. « Dans son pays, reprit Goyle, Byre est surnommé le Briseur-de-Pierres, le croiriez-vous ? Mais je ne pense pas que ce serait bien accueilli, ici, hein, Glotka ? Le Tourmenteur Briseur-de-Pierres, vous imaginez ? » Il ricana entre ses dents en secouant la tête. Et cela fait partie de l’inquisition ! Je ne savais pas qu’un cirque s’était installé en ville. Je me demande s’ils font un numéro d’équilibristes… ou s’ils sautent au travers de cerceaux enflammés. « Une sélection des plus diversifiées, railla Glotka. — Oh oui ! s’esclaffa Goyle. Je les ai recrutés au hasard de mes voyages, hein, mes amis ? » La femme haussa les épaules, tout en continuant à rôder autour des pots. Le tourmenteur basané inclina la tête. Le colosse du Nord n’eut aucune réaction. « Au hasard de mes voyages ! » répéta Goyle sans cesser de rire, comme si tous les autres avaient apprécié sa plaisanterie. « Et j’en ai encore d’autres en réserve ! Je dois dire que ça a été une sacrée époque ! » Il essuya une larme de gaieté, puis se dirigea vers la table, au centre de la pièce. Apparemment, tout ce que renfermait le laboratoire était source d’amusement pour lui… même le tas informe étalé sur la paillasse ! « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Un corps, si je ne m’abuse ? » Les yeux brillants, Goyle releva la tête. « Un cadavre ? Il y a eu un mort dans la cité ? En tant que Supérieur d’Adua, cela dépend sûrement de ma juridiction ! » Glotka inclina le buste. « Sans aucun doute. Je ne savais pas que vous aviez déjà pris vos fonctions, Supérieur Goyle. En outre, j’ai cru, étant donné les circonstances inhabituelles de ce… — Inhabituelles ? Je ne vois rien d’inhabituel à ça. » Glotka attendit. À quoi joue cet imbécile hilare ? « Vous reconnaîtrez toutefois que cette violence est pour le moins… exceptionnelle ! » Goyle haussa les épaules avec emphase. « Des chiens. — Des chiens ? » Glotka ne pouvait laisser passer une telle ineptie. « Des animaux domestiques, pris d’une crise de folie, à votre avis… ou des bêtes sauvages ayant escaladé les murailles ? » Le Supérieur se contenta de sourire. « Ce que bon vous semblera, Inquisiteur ! Ce que bon vous semblera ! — Je crains fort qu’il ne puisse s’agir de chiens, commença à expliquer pompeusement l’Expert en physiologie. Je faisais justement remarquer à l’inquisiteur Glotka que ces traces – là, et ici, sur la peau, vous voyez ? – sont indubitablement des morsures humaines… » La femme s’éloigna des pots avec nonchalance pour se rapprocher de plus en plus de Kandelau. Son masque se retrouva à quelques centimètres du nez aquilin du vieillard qui recula aussitôt. « Des chiens », murmura-t-elle. Et elle lui aboya en pleine face. L’Expert fit un bond en arrière. « Eh bien, je suppose que j’ai pu me tromper… évidemment… » Il buta contre l’énorme poitrail de l’homme du Nord qui s’était déplacé avec une rapidité surprenante pour venir se placer juste derrière lui. Kandelau s’éloigna timidement et regarda autour de lui, les yeux exorbités. « Des chiens, psalmodia le géant. — Des chiens, des chiens, des chiens ! chantonna l’homme du Sud avec un fort accent. — Bien sûr, geignit Kandelau, des chiens, bien sûr ! Quel idiot je fais ! — Des chiens ! » s’écria Goyle d’un ton réjoui, en levant les bras. « Le mystère est résolu ! » Au grand étonnement de Glotka, deux des tourmenteurs se mirent à applaudir poliment. La femme, elle, demeura immobile. Je n’aurais jamais pensé regretter le Supérieur Kalyne. Je me sens soudain plein de nostalgie. Goyle se retourna avec une lenteur étudiée et s’inclina bien bas. « C’est mon premier jour ici, et je suis déjà parfaitement opérationnel ! Vous pouvez enterrer ça ! » Il fit un grand geste vers le cadavre et adressa un large sourire à l’Expert servile. « Mieux vaut être enterré, non ? Retourner à la boue, comme on dit chez toi ! » ajouta-t-il en regardant l’homme du Nord. L’énorme tourmenteur avait-il entendu les paroles de Goyle ? Il n’en montra aucun signe. Le Kantique, lui, continua à jouer avec l’anneau pendu à son oreille. La femme, penchée sur la paillasse, flairait la dépouille à travers son masque. Dégoulinant de sueur, l’Expert en physiologie se réfugia près de ses flacons. J’en ai assez de cette mascarade. J’ai du travail, moi ! « Eh bien, dit Glotka avec raideur en boitant vers la porte, le mystère est résolu. Vous n’avez donc plus besoin de moi. » Le Supérieur Goyle pivota brusquement pour lui faire face. Sa bonne humeur avait complètement disparu. « Non ! » siffla-t-il avec fureur, les yeux lui sortant presque de la tête. « Nous n’avons plus besoin… de vous ! » Ne jamais parier avec un mage Assis sur son banc, le dos rond, Logen transpirait à grosses gouttes sous le soleil de plomb. Ses vêtements ridicules n’arrangeaient en rien ce débordement de sueur… ni le reste, d’ailleurs. La tunique n’avait pas été conçue pour permettre de s’asseoir confortablement et, à chacun de ses mouvements, le cuir rigide s’enfonçait douloureusement dans ses bourses. « Saloperie ! » gronda-t-il en tirant dessus pour la centième fois. Quai n’avait pas l’air mieux dans son accoutrement de magicien – l’or et l’argent des mystérieux symboles ne contribuaient qu’à intensifier la pâleur de son visage, rendant ses yeux encore plus globuleux et aggravant ses clignements de paupières. Il n’avait quasiment pas ouvert la bouche de la matinée. Bayaz semblait le seul à se divertir, offrant à la foule massée sur les gradins un sourire épanoui et son crâne bronzé qui luisait sous la vive lumière. À l’instar de poires blettes dans une corbeille de fruits dorés, tous trois tranchaient avec le public agité, et semblaient aussi peu appréciés qu’elles. Les bancs avaient beau être pleins à craquer, leur petit groupe restait isolé au milieu d’un espace vide, comme si leur seule présence incommodait les gens. Le brouhaha était plus dérangeant encore que la chaleur et la foule. Logen, dont les oreilles bourdonnaient, se retenait de les couvrir de ses mains et de s’abriter sous le banc. Bayaz se pencha soudain vers lui. « Vos duels ressemblaient-ils à cela ? » Il fut obligé de crier pour se faire entendre. Logen ne se trouvait pourtant qu’à trois centimètres de lui. « Hein ? Quoi ? » demanda-t-il. Même lorsqu’il s’était mesuré à Rudd Séquoia, son public n’avait pas dépassé la moitié de la multitude qui l’entourait – ni été aussi bruyant qu’elle ; pourtant, presque toute l’armée de Bethod, criant, hurlant et frappant sur les boucliers, s’était rassemblée en demi-cercle pour les regarder se battre, tandis que de nombreux curieux se perchaient sur les murailles d’Uffrith. Le jour où il avait tué Shama Sans-Cœur, en le saignant comme un porc, une trentaine d’hommes seulement en avaient été témoins… À ce souvenir, Logen grimaça, tressaillit et arrondit davantage les épaules. Après l’avoir taillé en pièces, il s’était léché les doigts sous les yeux horrifiés de Renifleur et les acclamations joyeuses d’un Bethod goguenard. Il sentait encore le goût salé du sang dans sa bouche. Pris d’un frisson, il essuya ses lèvres d’une main. Il n’y avait jamais eu autant de monde, malgré des enjeux bien plus importants qu’ici ; d’une part, parce que les adversaires risquaient leur vie, de l’autre, parce que de l’issue du combat dépendaient le partage des terres, des villages, des villes, ainsi que l’avenir de tous les clans. Quand il avait combattu contre Tul Dura, guère plus de cent hommes avaient assisté au spectacle. Pourtant, pendant cette petite demi-heure de barbarie s’était joué le destin du Nord tout entier. S’il avait perdu à l’époque, si Tul Dura l’avait achevé, les choses auraient-elles été différentes ? Si Dow le Sombre, ou le Sinistre, ou n’importe quel autre l’avaient renvoyé à la boue, Bethod porterait-il une chaîne en or ? Se targuerait-il d’être un roi ? L’Union serait-elle en guerre contre le Nord ? Ces pensées aggravèrent son mal de tête. « Vous allez bien ? demanda Bayaz. — Mmm », marmonna Logen qui grelottait malgré la chaleur. Qu’étaient venus faire ici tous ces gens ? Simplement se divertir. À l’exception de Bethod, peu de spectateurs avaient trouvé les affrontements de Logen amusants. Vraiment très peu. « Ça n’a rien à voir avec mes combats, grommela-t-il entre ses dents. — Comment ? l’interrogea Bayaz. — Non, rien. — Ah ! » Le vieillard regarda la foule avec un sourire épanoui. Il caressa sa courte barbe grise. « Qui va gagner, à votre avis ? » Logen s’en moquait éperdument, mais être distrait de ses sombres pensées le soulagea. Il jeta un coup d’œil vers les enceintes, où les deux concurrents se préparaient, non loin de l’endroit où lui-même était assis. Le beau jeune homme hautain, qu’ils avaient rencontré à l’entrée de l’Agriont, se trouvait dans l’une d’elles. Dans l’autre, un type solidement bâti, doté d’un cou de taureau, semblait presque s’ennuyer. Il haussa les épaules. « Je ne connais rien à ce genre de choses. — Comment ? Vous, le Sanguinaire ? Un champion qui a relevé et gagné dix défis ? L’homme le plus redouté du Nord ? Vous n’avez pas d’opinion ? Pourtant, tous les duels sont sûrement semblables, quel que soit le lieu où ils se déroulent ! » Logen tressaillit et s’humecta les lèvres. Le Sanguinaire. Ce surnom faisait partie de son passé, même si, à son avis, il refaisait trop souvent surface. Logen avait encore un goût métallique dans la bouche, un goût salé, un goût de sang. Toucher un homme de la pointe de son épée ou l’éventrer étaient deux choses bien différentes ! Il observa néanmoins plus longuement les deux épéistes. Après avoir retroussé ses manches de chemise, le jeune homme hautain exécuta quelques exercices d’assouplissement. Jambes tendues, il toucha ses orteils du bout des doigts. Puis il fit pivoter son torse à droite et à gauche et effectua des moulinets avec ses bras, sous le regard attentif et sévère d’un vieux soldat vêtu d’un uniforme rouge, irréprochable. Un homme à l’air inquiet lui tendit alors deux épées fines, dont l’une était plus courte que l’autre ; il en fouetta l'air à une rapidité impressionnante, faisant étinceler leurs lames. Adossé contre le panneau de bois de son enceinte, son adversaire se contentait d’étirer son cou de taureau d’un côté, puis de l’autre, sans se presser, en regardant paresseusement autour de lui. « Qui est qui ? demanda Logen. — Le petit pédant de l’entrée s’appelle Luthar. Celui qui semble à moitié endormi, c’est Gorst. » On devinait aisément le préféré du public. On entendait souvent prononcer le nom de Luthar, malgré le vacarme ; des cris d’encouragement et des applaudissements ponctuaient chaque mouvement de ses fines épées. Il paraissait rapide, habile et intelligent. En revanche, il se dégageait du grand costaud avachi une impression troublante ; sous ses lourdes paupières, ses yeux luisaient d’un éclat mortel. Logen aurait préféré affronter Luthar, en dépit de son agilité. « Je pense que Gorst vaincra. — Gorst ? Vraiment ? » Les yeux de Bayaz pétillèrent. « Que diriez-vous d’un petit pari ? » Logen entendit Quai inspirer profondément. « Ne parie jamais avec un mage », souffla l’apprenti. Cela ne changeait rien pour Logen. « Comment diable pourrais-je parier ? Mes poches sont vides ! » Bayaz haussa les épaules. « Eh bien, parions juste pour l’honneur ! — Si vous voulez. » Logen n’avait jamais vraiment eu le sens de l’honneur… Perdre le peu qu’il en avait ne le dérangeait pas plus que ça. « Bremer dan Gorst ! » Quand le type balèze se dirigea nonchalamment vers sa place, paupières mi-closes, tête penchée en avant, ses lourdes épées se balançant entre ses mains comme des battoirs, les rares applaudissements furent noyés sous une vague de sifflets et de huées. Entre sa nuque coupée ras et le col de sa chemise, à l’endroit où aurait dû se trouver son cou, n’apparaissait qu’un énorme pli musculeux. « Immonde salopard ! » murmura Jezal à part soi, en le regardant partir. « Tu n’es qu’un maudit idiot et un immonde salopard ! » Mais ses insultes manquaient de conviction, même à son oreille. Il avait vu cet homme disputer trois assauts et démolir trois adversaires chevronnés. Une semaine plus tard, l’un d’entre eux devait encore garder le lit. Ces jours derniers, lors de ses entraînements, Jezal s’était appliqué à contrer le style fracassant de Gorst ; West et Varuz l’attaquaient à coups d’énormes manches à balai, tandis qu’il esquivait en plongeant tantôt à droite, tantôt à gauche. Ces deux instructeurs avaient fait mouche plus d’une fois ! Jezal se ressentait encore de ses meurtrissures. « Gorst ! » proposa plaintivement l’arbitre. Il fit de son mieux pour soutirer quelques applaudissements à l’assistance, mais celle-ci se moqua de ses manières enjôleuses. Les huées s’amplifièrent. Railleries et commentaires désagréables accompagnèrent Gorst, tandis qu’il prenait position. « Espèce de bœuf empoté ! — Retourne dans ta ferme ! Va tirer ta charrue ! — Bremer la Brute ! » Et ainsi de suite… Les gens se pressaient jusqu’en haut des gradins, finissant par ne plus former qu’une sombre masse compacte. Il ne manquait personne. On aurait pu croire que le monde entier s’était donné rendez-vous là. Les roturiers de la ville occupaient les emplacements les plus éloignés de l’arène. Les gentilshommes, artisans ou commerçants, les bancs du centre. La noblesse de l’Agriont – du cinquième fils d’un petit rien du tout de haute lignée aux dignitaires des Conseils Restreint ou Public –, les premiers rangs. La loge royale était pleine à craquer : le roi, son épouse, les deux princes, lord Hoff et la princesse Terez. Le souverain avait même l’air réveillé, pour une fois ! Un véritable honneur de le voir poser ses gros yeux désabusés sur la foule ! Quelque part dans cette cohue se trouvaient le père et les frères de Jezal, ses amis et ses compagnons d’armes ; enfin, presque toutes ses connaissances. Ardee aussi, espérait-il, le guettait. Bref, un public nombreux. « Jezal dan Luthar ! » tonna l’arbitre. Le brouhaha inintelligible se mua en une tempête de vivats, en une formidable vague de marques de sympathie. Les cris et les hurlements qui déferlèrent des tribunes résonnèrent dans la tête de Jezal, manquant de lui percer les tympans. « Vas-y, Luthar ! — Luthar ! Luthar ! — Achève ce salopard ! » Et ainsi de suite… « C’est à vous, Jezal ! » lui chuchota le maréchal Varuz. Après une tape amicale dans le dos, il le poussa avec bienveillance vers la piste. « Bonne chance ! » Jezal avança comme dans un brouillard. Le bruit de la foule s’insinuait dans ses oreilles, au risque de lui faire éclater la tête. L’entraînement des mois écoulés défila dans sa mémoire. Courir, nager, soulever les lourdes barres. La boxe, la poutre, l’enchaînement des positions. Les punitions, l’apprentissage avec son lot de suées et de douleurs. Simplement pour qu’il puisse tenir ici. Sept touches. Le premier parvenu à quatre. Tout ça pour ça ! Il prit place en face de Gorst et fixa ses yeux aux paupières bouffies. Ceux-ci lui rendirent son regard avec calme et froideur, semblant le traverser, comme s’il n’était pas présent. Cette indifférence l’aiguillonna. Vidant son esprit, il redressa fièrement son auguste menton. Il n’allait pas, ne pouvait pas, laisser ce lourdaud avoir raison de lui. Il montrerait à tous ces gens ce qu’il valait, il déploierait habileté et courage. Il était Jezal dan Luthar. Il gagnerait. C’était un fait incontestable. Il le savait. « Allez ! » La première taille le fit tournoyer, ébranlant sa confiance, le déséquilibrant, lui brisant presque le poignet. Il avait, bien évidemment, regardé Gorst escrimer, si tant est que l’on puisse appeler cela de l’escrime, et savait donc que celui-ci commencerait fort, mais rien ne l’avait préparé à ce premier contact fracassant. Quand il recula en titubant, la foule hoqueta avec lui. Tous ses plans soigneusement établis, tous les conseils soigneusement distillés par Varuz s’envolèrent en fumée. Il tressaillit de surprise et de douleur. Son bras vibrait encore sous la violence du choc ; l’énorme vacarme produit faisait bourdonner ses oreilles. Il avait la lippe pendante et les genoux flageolants. Un début guère prometteur ! L’attaque suivante survint immédiatement avec une force décuplée. Jezal sauta de côté pour l’esquiver, essayant de se ménager de l’espace, de gagner du temps. Il allait falloir mettre au point une tactique quelconque, trouver une astuce pour endiguer les impitoyables volées de coups qui pleuvaient sur lui. Mais Gorst était fermement décidé à ne lui accorder aucun répit. Après un nouveau grognement de gorge, il amorçait déjà un autre moulinet avec la plus longue de ses redoutables épées. Jezal s’écarta comme il le put, tenta une parade impossible, ses poignets souffrant déjà de ces estocades incessantes. Il s’était d’abord imaginé que Gorst se fatiguerait. Personne ne pouvait asséner des coups aussi puissants pendant très longtemps. Ce gaillard ne tarderait pas à payer la cadence infernale qu’il s’infligeait… Il serait amené à ralentir, puis déclinerait et ses armes pesantes perdraient de leur mordant. Jezal en profiterait alors pour riposter en finesse et, rendant son adversaire fou de rage, il finirait par gagner. L’Agriont se fissurerait sous les vivats de la foule en délire. Une histoire classique de victoire défiant le hasard. Mais Gorst ne faiblissait pas. Cet homme était une véritable machine. Au bout de quelques minutes, ses yeux aux paupières bouffies ne montraient aucun signe de fatigue. Chaque fois qu’il osait détourner son attention des lames implacables, Jezal n’y distinguait pas la moindre émotion. La longue épée tournoyait en cercles d’une formidable brutalité ; la courte, toujours prête à contrecarrer ses piètres tentatives de résistance, ne fléchissait jamais, ne cédait pas d’un pouce. La puissance des bottes de Gorst ne décroissait pas ; ses grognements attestaient de la même vigueur. La foule, qui n’avait rien à acclamer, se contentait de marmonner une sourde colère. Jezal avait les jambes en coton ; la sueur perlait sur son front et sa prise sur les poignées se relâchait. Il vit le coup arriver à une lieue de distance, sans pouvoir rien y faire. Il recula tant et si bien qu’il faillit sortir du cercle. Il bloqua, para jusqu’à ne plus sentir ses mains. Puis, lorsqu’il brandit son bras endolori, leurs lames s’entrechoquèrent avec force cliquetis ; son pied d’appui dérapa alors et il chancela avec un gémissement. Éjecté de la piste, il tomba sur le flanc ; sa courte épée échappa à ses doigts gourds. Son visage s’écrasa sur le sol, du sable lui emplit la bouche. Ce fut douloureux et gênant, mais il était bien trop las, bien trop abattu pour se sentir déçu. Voir la punition prendre fin, ne serait-ce qu’un bref instant, fût presque un soulagement. « Une touche en faveur de Gorst ! » cria l’arbitre. Les timides applaudissements auxquels Gorst eut droit furent noyés sous des huées pleines de mépris. Toutefois, le géant, déjà concentré sur l’assaut suivant et occupé à réintégrer sa place, ne parut pas le remarquer. Jezal se mit péniblement à quatre pattes, assouplit ses poignets raidis et prit tout son temps pour se relever. Il avait besoin de quelques instants de répit pour retrouver son souffle, se préparer, réfléchir à un semblant de stratégie. Gorst l’attendit patiemment, imposante silhouette immobile et silencieuse. Jezal brossa sa chemise pour la débarrasser des grains de sable, en se creusant les méninges. Comment le battre ? Oui, comment ? Il retourna sur le terrain avec prudence et présenta ses épées. « Allez ! » Cette fois, Gorst engagea encore plus vivement, avec davantage de hargne, taillant à tout-va, comme s’il fauchait du blé, obligeant Jezal à virevolter autour de la piste. Une de ses bottes passa si près de son flanc gauche qu’il sentit jusque sur sa joue le courant d’air. La suivante manqua d’un cheveu son flanc droit. Gorst enchaîna avec un moulinet en direction de sa tête ; Jezal vit alors une ouverture. Se faufilant par-dessous, certain que la lame lui arracherait des cheveux au sommet de son crâne, il réduisit la distance. À ce moment-là, la longue et lourde épée qui achevait son arc manqua, dans son élan, de blesser l’arbitre au visage et laissa le flanc droit de Gorst sans défense. Jezal se fendit en avant, persuadé de pouvoir atteindre le gigantesque idiot et d’égaliser le score. Mais Gorst arrêta l’attaque de sa courte épée, puis l’écarta loin de lui ; les gardes des deux épées ripèrent l’une contre l’autre, avant de se verrouiller mutuellement. De sa courte lame, Jezal exécuta une taille vicieuse que Gorst para également de la sienne puis, brandissant sa rapière juste à temps, il intercepta la deuxième lame de Jezal et la maintint à quelques centimètres de son torse. Pendant quelques secondes, leurs quatre épées furent soudées les unes aux autres, leurs visages, séparés par quelques centimètres à peine. Jezal grondait comme un chien, dents serrées, tous ses muscles faciaux aussi rigides qu’un masque. Les traits grossiers de Gorst ne laissaient paraître aucune trace d’effort. Il avait l’air d’un homme en train d’uriner, absorbé par un besoin naturel qu’il se devait de soulager, malgré une légère réticence, le plus rapidement possible. Durant ces quelques secondes Jezal fit appel à toutes ses forces, bandant le moindre de ses muscles durement entraînés : ses jambes tendues obligeaient ses pieds à ne pas perdre de terrain… Son ventre s’épuisait à faire bouger ses bras, qui eux s’efforçaient de faire obéir ses mains, qui elles se cramponnaient avec acharnement aux poignées de ses armes. Chaque muscle, chaque nerf, chaque tendon travaillait. Il savait qu’il avait la meilleure position, le gros balourd était déséquilibré ; si seulement il parvenait à le repousser d’un pas… de cinq centimètres… Leurs fers demeurèrent soudés les uns aux autres. Tout à coup, Gorst inclina une épaule, grogna et projeta Jezal en arrière, à la manière d’un enfant se débarrassant d’un jouet ennuyeux. Ce dernier trébucha, bouche bée, les yeux écarquillés de surprise, les pieds soulevant la poussière ; sa seule préoccupation était de rester debout. Il entendit Gorst pousser un nouveau grognement et fut atterré de le voir déjà faire tournoyer sa lourde rapière dans les airs et la diriger vers lui. Impossible pour lui d’esquiver ; de toute façon, le temps lui manquait. Il leva son bras gauche d’instinct, mais l’épaisse lame émoussée fit s’envoler sa courte épée comme une plume au vent, avant de s’enfoncer dans ses côtes avec une force qui lui coupa le souffle ; son gémissement de douleur résonna en boucle dans l’arène plongée dans un silence de mort. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’effondra dans l’herbe, battant des membres, soupirant tel un soufflet fendu. Cette fois, pas un applaudissement ne retentit. La foule rugit de colère, huant et sifflant Gorst de toute sa hargne, pendant qu’il regagnait tranquillement son enceinte. « Maudit sois-tu, Gorst ! Sale brute ! — Debout, Luthar ! Allons, debout, défends-toi ! — Rentre chez toi, espèce de sauvage ! — Maudit barbare ! » Lorsque Jezal se redressa enfin, les cris se transformèrent en timides acclamations. Tout son flanc gauche l’élançait. S’il lui était resté un peu de souffle, il aurait hurlé sa douleur. Malgré tous ses efforts, malgré son entraînement, il était surclassé et le savait. L’idée de devoir recommencer l’année suivante lui donna envie de vomir. Il fit de son mieux pour paraître impavide sur le chemin du retour jusqu’à son enceinte, mais ne put s’empêcher de s’affaler sur sa chaise dès son arrivée. Laissant tomber ses épées entamées sur les pavés, il se mit à respirer en haletant. West se pencha sur lui et écarta sa chemise pour constater les dégâts. Jezal jeta un coup d’œil prudent vers son torse, s’attendant à découvrir un grand trou. Seule une affreuse marque rouge lui zébrait les côtes ; un hématome commençait déjà à enfler. « Rien de cassé ? » demanda le maréchal Varuz en regardant par-dessus l’épaule de West. Quand le commandant lui palpa les côtes, Jezal retint ses larmes. « Je ne crois pas, mais bon sang, vous appelez ça du sport ? » West en jeta sa serviette de dégoût. « Un sport d’aristocrate, ça ? N’y a-t-il aucune règle pour interdire ces lourdes épées ? » Varuz eut un hochement de tête sinistre. « Toutes doivent avoir la même longueur, mais il n’y a pas de règle concernant leur poids. De toute façon, qui voudrait s’encombrer d’épées trop lourdes ? — À présent, nous le savons, n’est-ce pas ? rétorqua West d’un ton sec. Êtes-vous sûr qu’il ne vaudrait pas mieux arrêter ça, avant que ce salopard ne lui arrache la tête ? » Varuz l’ignora. « Bon, écoutez-moi bien ! » dit le vieux maréchal en se baissant pour parler à Jezal, face à face. « Il s’agit d’être le meilleur en sept touches ! Le premier arrivé à quatre ! Vous avez encore le temps ! » Le temps de quoi ? De se faire couper en deux, malgré les lames émoussées ? « Il est trop fort ! pantela Jezal. — Trop fort ? Personne n’est trop fort pour vous ! » Pourtant, même Varuz semblait dubitatif. « Vous avez encore le temps ! Vous pouvez le battre ! » Le vieux maréchal tripota sa moustache. « Vous pouvez le battre ! » Mais Jezal constata qu’il ne suggérait pas comment. Glotka craignait à la longue de s’étouffer, tant son rire était nerveux. Il essaya de penser à autre chose qu’à ce Jezal dan Luthar en train de se faire rosser sur une piste d’escrime. Sans succès. Le jeune homme tressaillit, en parvenant tout juste à parer une taille fulgurante. Il ne s’était quasiment pas servi de son bras gauche, depuis le coup qu’il avait reçu. Glotka pouvait presque sentir sa souffrance. Sapristi, quel bonheur de sentir la douleur d’un autre, pour une fois ! Maussade, silencieuse, la foule broyait du noir, tandis que Gorst, frappant d’estoc et de taille, harcelait brutalement son favori et que Glotka se retenait de glousser en serrant les gencives. Luthar était rapide, clinquant et se déplaçait en souplesse, dès qu’il voyait les fers arriver. Un épéiste habile. Sans doute assez doué pour remporter un Tournoi lors d’une année médiocre ! Ses pieds et ses mains sont efficaces, mais son esprit pas aussi affûté qu’il devrait l’être. Du moins, pour ce genre d’épreuve ! Il est trop prévisible. Gorst était tout le contraire. Il semblait mouliner sans même y penser. Cependant, Glotka n’était pas dupe. Il a une façon toute nouvelle de procéder. De mon temps, il fallait se contenter de piquer. Au Tournoi de l’année prochaine, ils s’acharneront tous à hacher menu avec ces mêmes lourdes épées. Glotka se demanda distraitement si lui aurait pu battre Gorst, lorsqu’il était au mieux de sa forme. Notre assaut aurait valu la peine d’être vu… un spectacle bien meilleur que cette lutte inégale ! Gorst effectua une série de passes manquant d’énergie. Glotka tressaillit et la foule siffla, en voyant Luthar parvenir à peine à contrer une nouvelle taille de boucher, dont la puissance faillit le faire décoller du sol. Retranché comme il l’était en bordure du cercle, il n’eut pas les ressources nécessaires pour éviter la suivante et fut réduit à sauter dans le sable. « Trois à zéro ! » hurla l’arbitre. Glotka fut pris d’une crise d’hilarité quand Luthar se mit à taillader le sol en signe de frustration, envoyant des gerbes de sable alentour, avec une expression d’auto-apitoiement. Pauvre capitaine Luthar ! Bientôt, on annoncera quatre à rien ! Une défaite totale ! Une véritable honte ! Peut-être qu’après ça, ce merdeux pleurnichard aura appris ce que le mot « humilité » signifie ! Certains hommes s’améliorent après une bonne correction. Il suffit de me regarder ! « Allez ! » Le quatrième assaut commença exactement comme le troisième s’était achevé. Avec un Luthar recevant une raclée… Glotka se rendait compte que le malheureux était à court d’idées. Son bras se déplaçait avec mollesse et trahissait une profonde souffrance ; ses pieds semblaient peser des tonnes. Un nouveau coup assourdissant vint frapper sa rapière et l’envoya à la limite du cercle, déséquilibré et pantelant. Gorst n’avait plus qu’à appuyer son attaque. Et mon petit doigt me dit qu’il n’est pas du genre à renoncer, quand il mène. Glotka saisit sa canne pour se mettre debout. Tout le monde voyait que la partie était jouée ; il n’avait nulle envie de se faire piétiner par la foule déçue qui essaierait de quitter les lieux dans un même élan. La rapière de Gorst étincela dans les airs. Sûrement le coup final. Luthar ne pouvait que tenter de parer, avant d’être éjecté de la piste. Ou de se faire éclater la tête. L’espoir fait vivre ! Glotka sourit et s’apprêta à partir. Mais, du coin de l’œil, il vit que la botte avait raté sa cible. Gorst cligna les paupières quand sa rapière se ficha dans l’herbe sèche, puis grogna lorsque Luthar l’atteignit à la jambe en taillant de la main gauche. Ce fut le seul moment de la journée où il montra une émotion quelconque. « Une touche pour Luthar ! » hurla l’arbitre après un instant d’hésitation, avec dans la voix une pointe de surprise qu’il ne put dissimuler. « Non », murmura Glotka en son for intérieur, comme le public en liesse applaudissait avec fièvre. Non. Il avait participé à des centaines d’assauts dans sa jeunesse, en avait vu des milliers… jamais il n’avait été témoin d’une chose pareille, ni vu quelqu’un réagir avec autant de promptitude. Luthar était un bon épéiste, ça il le savait. Mais personne n’est aussi bon que ça. Il fronça les sourcils en regardant les deux concurrents revenir de leur pause et prendre position. « Allez ! » Luthar était transformé. Il harcelait Gorst de bottes furieuses et fulgurantes, sans lui laisser le temps de se mettre en train. C’était désormais le géant qui semblait avoir atteint ses limites : parant, plongeant, essayant de rester hors de portée… Comme si l’on avait subtilisé l’ancien Luthar pendant l’interruption pour le remplacer par un homme totalement différent : un jumeau bien plus fort, plus rapide et plus confiant. La foule, que l’on avait empêchée de se réjouir pendant une trop longue période, se déchaîna, hurlant à gorge déployée. Glotka ne partageait pas son enthousiasme. Quelque chose ne tourne pas rond, ici. Quelque chose ne tourne pas rond. Il observa les visages les plus proches ; personne n’avait détecté une quelconque anomalie. Les gens ne voyaient que ce qu’ils voulaient voir : Luthar infligeant à l’horrible brute une correction spectaculaire, et bien méritée. Glotka fit des yeux le tour des bancs, sans vraiment savoir ce qu’il cherchait. Le prétendu Bayaz. Assis près du premier rang, penché en avant, il fixait les deux combattants avec une intense concentration, encadré par son « apprenti » et le balafré du Nord. Hormis Glotka, personne n’avait rien remarqué, tous étaient bien trop absorbés par les deux épéistes évoluant sur la piste. Il se frotta les yeux et l’observa de nouveau avec attention. Il y a quelque chose d’anormal. « Ça, on peut dire que le Premier des Mages est un satané tricheur ! » maugréa Logen. Un sourire en coin, Bayaz essuya son front couvert de sueur. « Qui a jamais prétendu le contraire ? » Luthar avait de nouveau des ennuis. De graves ennuis. Chaque fois qu’il bloquait un des moulinets fulgurants de Gorst, ses épées étaient renvoyées plus loin en arrière et avec plus de force, fragilisant sa prise sur leurs poignées. Chaque fois qu’il esquivait, il se retrouvait acculé de plus en plus près des limites du cercle d’herbe jaune. Soudain, au moment où la fin semblait inéluctable, Logen vit du coin de l’œil l’air se mettre à scintiller au-dessus des épaules de Bayaz, exactement comme sur la route, lorsque ces arbres avaient brûlé, et il ressentit la même contraction étrange dans ses entrailles. Luthar parut retrouver une nouvelle vigueur. Il intercepta une autre botte puissante avec la garde de sa courte épée. Quelques secondes plus tôt, ce coup lui aurait facilement arraché son arme des mains. Là, il emprisonna la lame brièvement, la repoussa avec un cri de rage, déséquilibrant son adversaire, puis bondit en avant pour attaquer. « Si vous étiez pris à tricher lors d’un duel dans le Nord, grogna Logen en secouant la tête, on vous ouvrirait le ventre, en y découpant les deux branches de cette maudite croix, avant d’en sortir vos boyaux. — Heureusement pour moi, murmura Bayaz entre ses dents sans quitter des yeux les concurrents, nous ne sommes plus dans le Nord ! » La sueur, qui inondait de nouveau son crâne chauve, dégoulinait déjà à grosses gouttes sur son visage. Il serrait ses poings si fort qu’ils tremblaient. Luthar frappait avec fureur, sans discontinuer ; ses épées ressemblaient à des taches scintillantes. Gorst grognait, grommelait en détournant ses bottes, mais Luthar était désormais trop rapide pour lui, et bien trop fort. Il le promenait à travers l’arène, comme un chien fou l’aurait fait avec une vache. « Maudit tricheur ! » maugréa Logen une nouvelle fois, quand la lame étincelante de Luthar laissa une estafilade rouge sur la joue de Gorst. Quelques gouttes de sang éclaboussèrent des gens assis à la gauche de Logen ; ceux-ci laissèrent exploser leur joie avec des hurlements frénétiques. Pendant un court instant, cette démonstration exubérante fut le vague reflet de ses propres combats. On entendit à peine l’arbitre annoncer l’égalité à trois partout. Gorst se rembrunit quelque peu, puis effleura son visage d’une main. Dans ce tapage, Logen perçut tout juste le chuchotement de Quai : « Ne jamais parier contre un Mage… » Jezal connaissait sa valeur, mais il n’aurait jamais pensé être aussi doué. Il avait l’agilité d’un chat, la légèreté d’une mouche et la force d’un ours. Ses côtes ne le faisaient plus souffrir, sa fatigue avait disparu. Dans son esprit ne subsistait plus l’ombre d’un doute. Il se sentait intrépide, inimitable, imparable. Des applaudissements tumultueux éclataient autour de lui ; pourtant, il saisissait le moindre mot d’encouragement, visualisait le moindre visage dans la foule. Au lieu de refouler du sang, son cœur envoyait un flux incandescent dans ses veines ; ses poumons allaient s’approvisionner en air au beau milieu des nuages. Dans son impatience à retourner sur la piste, il ne prenait plus la peine de s’asseoir lors des pauses. La chaise était comme un affront à son énergie. Il n’écoutait plus ce que Varuz et West lui disaient. Ils n’étaient rien. Rien que des petites gens, bien en dessous de lui. Eux le fixaient, empourprés, subjugués… Comme de juste ! Il était le plus grand épéiste que la terre eût jamais porté. Cet estropié de Glotka ignorait à quel point il avait raison : il suffisait que Jezal désire quelque chose pour l’obtenir. Il gloussa en retournant à sa place avec élégance. S’esclaffa en entendant les acclamations du public. Sourit à Gorst en pénétrant dans le cercle. Tout se déroulait exactement comme il se devait. Ces yeux aux paupières bouffies affichaient toujours la même expression paresseuse au-dessus de la fine estafilade infligée par Jezal, mais il y lisait désormais quelque chose de plus : une trace de surprise, de lassitude, de respect… Comme de juste ! Pour Jezal, rien d’impossible. Il était invincible. Il était imparable. Il était… « Allez ! » … complètement perdu ! Une douleur fulgurante lui étreignit le flanc, lui coupant le souffle. Il fut soudain pris de panique, se sentit épuisé, de nouveau faible. Avec des grognements, Gorst se remit à faire pleuvoir ses bottes cruelles, ébranlant les épées de Jezal, le faisant trembler comme un lapin effarouché. La maîtrise de ce dernier avait disparu. Envolé, son aplomb ! Les attaques de Gorst étaient plus féroces que jamais. Jezal ressentit une pointe de désespoir quand sa rapière fût arrachée à ses doigts gourds et projetée à travers les airs avant de heurter une barrière avec un craquement sinistre. Jezal tomba à genoux. La foule eut un hoquet de surprise. Tout était fini… … Non, ce n’était pas fini ! La lame ennemie décrivit un arc dans sa direction pour asséner le coup final. D’une façon inexplicable, celle-ci dévia soudain. Et descendit lentement, tout en douceur, comme si on la plongeait dans un pot de miel. Jezal sourit. Il ne lui restait plus qu’à l’écarter de sa courte épée. Il recouvra ses forces, se redressa d’un bond, poussa Gorst de sa main libre, exécuta un moulinet, puis un second – son épée effectuant le travail de deux armes en deux fois moins de temps. Hormis les cliquetis du métal, un silence de mort planait sur l’arène. À droite, à gauche… à droite, à gauche… sa courte lame était partout à la fois. Elle se déplaçait si vite qu’on ne pouvait la suivre des yeux… elle agissait plus rapidement que les ordres transmis par son cerveau… elle donnait l’impression de mener la danse, de l’entraîner dans son sillage. Un raclement de métal… Elle cueillit la rapière de Gorst, la lui faisant sauter des mains. Un autre suivit, quand elle procéda de même avec sa courte épée. Pendant un instant, le calme régna. Les pieds mordant la ligne en bordure de piste, le géant interloqué, désarmé, regardait Jezal. L’assistance ne broncha pas. Celui-ci leva alors sa courte épée avec lenteur, comme si elle pesait soudain une tonne… et toucha délicatement les côtes de Gorst. « Ouais », dit tranquillement le géant, en arquant les sourcils. La foule laissa libre cours à sa joie. Les applaudissements éclatèrent. Le tumulte se prolongea, s’amplifiant encore et toujours, submergeant Jezal par vagues. À présent que tout était terminé, il se sentait lessivé. Chancelant, il ferma les yeux ; sa main défaillante laissa échapper sa courte épée. Il tomba à genoux. Il avait dépassé le stade de l’exténuation. Comme s’il avait brûlé une semaine d’énergie en quelques secondes. Le fait même de rester à genoux exigeait un effort qu’il ne pourrait fournir très longtemps ; il avait l’impression qu’il ne pourrait plus jamais se redresser. Il sentit alors des mains puissantes se glisser sous ses aisselles et le soulever de terre. Les clameurs du public s’accentuèrent quand il fut hissé dans les airs. Il ouvrit les yeux – des taches de couleurs floues défilèrent devant lui : on le faisait tourner ! Le vacarme résonnait dans sa tête… Quelqu’un le portait sur ses épaules… Un crâne rasé ! Gorst ! Le géant qui l’avait soulevé, comme un père l’aurait fait avec son enfant, le montrait fièrement à la foule et le regardait en grimaçant son horrible sourire. Jezal le lui rendit malgré lui. Quelle étrange expérience… « Luthar a gagné ! cria inutilement l’arbitre. Luthar a gagné ! » Les débordements s’étaient calmés. La foule ne scandait plus désormais que le nom du vainqueur, faisant vibrer les gradins, tourner la tête de Jezal, comme s’il était ivre. Ivre de victoire. Ivre de sa personne. Au moment où les acclamations commencèrent à s’estomper, Gorst le fit redescendre sur la piste. « Vous m’avez battu… » dit-il avec un large sourire. Sa voix, étrangement douce et aiguë, évoquait celle d’une femme. « … à la loyale ! J’aimerais être le premier à vous féliciter. » Il hocha son énorme caboche et sourit de nouveau sans la moindre amertume, tout en frottant l’estafilade sur sa joue. « Vous le méritiez, ajouta-t-il en tendant la main. — Merci. » Avec une petite moue, Jezal serra la paluche du géant à la hâte et regagna son enceinte. Bien sûr qu’il le méritait ! Et il n’allait tout de même pas laisser ce maudit idiot jouir de sa gloire plus longtemps. « Excellent, mon garçon, excellent ! » cria un Varuz exultant, en lui donnant une tape sur l’épaule, tandis qu’il se dirigeait vers sa chaise, les jambes flageolantes. « Je savais que vous pouviez le faire ! » West sourit en lui présentant une serviette. « On va en parler pendant des années ! » D’autres admirateurs s’agglutinèrent devant la barrière pour le congratuler. Un tourbillon de figures souriantes avec, parmi elles, celle de son père débordant de fierté. « Je t’en savais capable, Jezal ! Je n’en ai jamais douté ! Pas une seconde ! Tu fais honneur à notre famille ! » Jezal remarqua que son frère aîné ne semblait pas s’en réjouir autant. Même le jour de sa victoire, il arborait son habituelle expression accablée et envieuse. Ce maudit lourdaud ! Cet éternel jaloux ! Ne pourrait-il pas se sentir heureux pour son frère, rien qu’une fois ? « Puis-je féliciter le vainqueur ? » dit une voix derrière lui. Il s’agissait du vieil imbécile de la grille, celui que Sulfur avait appelé Maître. Celui qui se servait du nom de Bayaz. Son crâne chauve luisait de sueur. Son visage était livide, ses yeux, creux. Presque autant que s’il avait participé aux sept assauts contre Gorst. « Bravo, mon jeune ami, encore bravo ! Votre exploit relève presque de… la magie ! — Merci », marmonna Jezal. Il ne savait pas vraiment qui était ce vieillard, ni ce qu’il voulait, mais il n’avait aucune confiance en lui. « Excusez-moi, je dois… — Bien sûr. Nous aurons l’occasion de nous parler plus tard. » L’aplomb avec lequel il s’exprima laissait entendre que leur entrevue était déjà arrangée. Tournant alors les talons, il disparut dans la foule. Le père de Jezal le regarda s’éloigner le visage couleur de cendre ; on aurait cru qu’il venait d’apercevoir un fantôme. « Vous connaissez cet homme, Père ? — Je… — Jezal ! » Varuz lui saisit le bras avec enthousiasme. « Venez ! Le roi désire vous féliciter ! » L’arrachant aussitôt à sa famille, il l’entraîna vers l’arène. Quelques applaudissements fusèrent de nouveau quand ils traversèrent le cercle d’herbe jaunâtre, la scène sur laquelle il avait remporté sa victoire. Le vieux maréchal l’entoura d’un bras paternel et sourit à la foule, comme si ses manifestations lui étaient destinées. Apparemment, tout le monde voulait s’approprier une partie de sa gloire ! Jezal parvint néanmoins à se débarrasser du bras du vieux soldat pour monter les marches de la loge royale. Le prince Raynault, le benjamin du souverain, était le premier sur les rangs. Vêtu avec simplicité, le visage honnête, pensif, il semblait à peine faire partie de la famille royale. « Bravo ! » Il criait pour couvrir les rugissements de l’assistance. Sa voix dénotait un plaisir sincère pour la victoire de Jezal. « Encore bravo ! » Son frère se montra plus exubérant. « Incroyable ! » hurla le prince Ladisla, dont les boutons dorés de sa veste blanche étincelaient au soleil. « Admirable ! Étonnant ! Spectaculaire ! Je n’ai jamais rien vu de pareil ! » Jezal grimaça, en inclinant modestement le buste devant lui. Lorsque le prince héritier lui asséna une claque un peu trop sentie entre les omoplates, il courba le dos. « J’ai toujours su que vous réussiriez ! Vous avez eu mon soutien dès le début ! » La princesse Terez, fille unique du grand-duc Orso de Talins, le regarda passer, un petit sourire dédaigneux sur les lèvres, et tapota sa paume de deux doigts, en une pâle imitation d’applaudissement. Elle relevait le menton d’un air affecté, comme si le simple fait de poser les yeux sur lui était un honneur qu’il n’apprécierait jamais à sa juste valeur – et ne méritait sûrement pas. Il finit par atteindre le trône de Gustav V, Roi Suprême de l’Union. Écrasée par sa couronne scintillante, sa tête penchait de côté. Ses doigts pâles qui tripotaient la soie pourpre de sa cape évoquaient des limaces blanchâtres. Ses yeux étaient clos. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait doucement, au rythme des petits postillons crachotés par sa lippe molle ; ceux-ci formaient un filet de bave qui dégoulinait sur son menton et rejoignait la sueur s’écoulant de ses énormes bajoues, pour aller imprégner le tissu de sa fraise, l’obscurcissant d’une tache de plus en plus large. Jezal était vraiment parmi les plus grands de ce monde ! « Votre Majesté », murmura lord Hoff. Le chef de l’État ne répondit pas. Son épouse, la reine, regardait droit devant elle avec rigidité, un sourire figé et dépourvu de chaleur plaqué comme un emplâtre sur son visage outrageusement poudré. Ne sachant où poser les yeux, Jezal se plongea dans la contemplation de ses bottes poussiéreuses. Le grand chambellan toussa de manière sonore. Un muscle tremblota sous la graisse de la joue moite du souverain, mais il ne se réveilla pas pour autant. Hoff fit la moue, puis, après un coup d’œil circulaire pour s’assurer que personne ne l’observait, enfonça un doigt dans la cage thoracique royale. Le roi sursauta, ses paupières se soulevèrent, ses grosses bajoues tremblotèrent. Il fixa Jezal de ses yeux ronds, injectés de sang et bordés de rouge. « Votre Majesté, voici le capitaine… — Raynault ! s’exclama le souverain. Mon fils ! » Jezal déglutit avec nervosité, faisant de son mieux pour conserver son sourire crispé. Le vieux fou sénile le prenait pour son jeune fils. Le pire, c’était que le prince en personne ne se trouvait qu’à quatre pas de lui. Le visage de marbre de la reine se tordit légèrement. Les lèvres parfaitement ourlées de la princesse Terez furent déformées par un rictus condescendant. Le grand chambellan émit un hoquet étranglé. « Euh, non, Votre Majesté, c’est le… » Trop tard ! Sans prévenir, le monarque se leva d’un bond et enlaça Jezal avec enthousiasme. Sa lourde couronne glissa sur le côté de son crâne et l’une des branches incrustées de joyaux faillit crever l’œil du malheureux capitaine. Lord Hoff en resta bouche bée. Les yeux des deux princes leur sortaient de la tête. Jezal retint difficilement un gloussement. « Mon fils ! » pleurnicha le roi, la gorge nouée par l’émotion. « Raynault, je suis si content que tu sois rentré ! À ma mort, Ladisla aura besoin de ton aide. Il est si faible, et la couronne, si pesante ! Tu as toujours été le plus apte à la porter ! C’est un tel poids ! » larmoya-t-il sur l’épaule de Jezal. Un véritable cauchemar ! Ladisla et Raynault échangèrent une œillade hébétée, puis se tournèrent vers leur père ; tous deux avaient l’air indisposés. Terez ricanait en son for intérieur, toisant son futur beau-père avec un mépris non dissimulé. De mal en pis ! Comment diable avait-il fait pour se mettre dans une telle situation ? Ne pourrait-on pas inventer un nouveau cérémonial pour y échapper ? Jezal tapota maladroitement le large dos royal. Que pouvait-il faire d’autre ? Repousser le vieux fou, au risque de le faire basculer cul par-dessus tête, sous les yeux de la moitié de ses sujets ? Il fut presque tenté d’agir ainsi. Que la foule considère l’étreinte du souverain comme une approbation chaleureuse envers son talent et noie ses paroles sous une nouvelle vague d’applaudissements fut pour lui une maigre consolation. Au-delà de la loge officielle, personne ne comprit ce qu’avait dit le vieillard. Le public ne prit donc pas la mesure exacte de ce qui fut pour Jezal le pire moment de sa vie. Le public idéal Debout devant l’immense fenêtre de son bureau, l’Insigne Lecteur Sult, impérial comme à l’accoutumée dans son manteau d’un blanc immaculé, admirait les flèches de l’université, située près de la Demeure du Créateur. La brise agréable, qui soufflait dans la vaste pièce circulaire, agitait la masse de ses cheveux blancs et faisait voleter et bruire les nombreux papiers encombrant son étonnante table de travail. Il se retourna au moment où Glotka pénétra dans la pièce en traînant la jambe. « Inquisiteur », dit-il simplement, en lui tendant sa main gantée de blanc. Capturant les ardents rayons du soleil qui entrait à flots par la fenêtre ouverte, l’énorme pierre violette de sa bague, emblème de sa fonction, étincela. « Pour vous servir et vous obéir, Éminence. » Glotka prit la main dans la sienne et s’inclina en grimaçant pour baiser l’anneau ; dans son effort pour garder l’équilibre, il fit trembler sa canne. Je suis sûr qu’à chacune de nos rencontres, ce maudit salaud s'emploie à présenter sa main un peu plus bas, pour le seul plaisir de me voir transpirer ! Sult s’installa dans son fauteuil avec une lenteur étudiée, posa ses coudes sur le dessus du bureau et joignit ses paumes devant lui. Glotka dut rester debout et attendre son invitation à s’asseoir, alors que sa jambe commençait à lui faire souffrir le martyre, après la traditionnelle ascension de la Maison des Questions, et que la sueur perlant sur son crâne lui démangeait atrocement. « Asseyez-vous, je vous en prie », murmura l’Insigne Lecteur. Il patienta tandis que Glotka se dirigeait péniblement vers l’un des petits sièges qui flanquaient la table ronde. « Bon, dites-moi, votre enquête a-t-elle porté ses fruits ? s’enquit-il. — Un peu. Il y a quelque temps, les appartements de nos hôtes ont été chamboulés pendant la nuit. Ils prétendent que… — Une tentative manifeste pour ajouter foi à cette histoire abracadabrante de magie ! le coupa Sult avec un reniflement de dédain. Avez-vous découvert comment la brèche dans le mur a réellement été faite ? » Un tour de magie, peut-être ? « J’ai bien peur que non, Insigne Lecteur. — C’est fort regrettable. Une preuve nous éclairant sur la réalisation de ce tour singulier aurait été bien utile. Mais bon, on ne peut pas tout avoir. » Sult soupira, comme s’il n’avait guère espéré mieux de la part de son subalterne. « Avez-vous parlé à ces… gens ? — Oui. Bayaz, si je puis le nommer ainsi, est un beau parleur. Sans l’aide d’instruments persuasifs pour appuyer mes questions, je n’ai rien pu en tirer. Son ami du Nord mérite aussi qu’on s’intéresse à lui. » Un pli se creusa sur le front lisse de Sult. « Vous le soupçonnez d’être en relation avec ce sauvage de Bethod ? — C’est possible. — C’est possible ? » répéta l’Insigne Lecteur d’un ton aigre, comme si le mot lui-même était vénéneux. « Quoi d’autre ? — Quelqu’un est venu compléter cette bande de joyeux lurons. — Je sais. Le Navigateur. » Pourquoi me donner tant de mal ? « Oui, Éminence, un Navigateur. — Grand bien leur fasse. Ces grippe-sous, diseurs de bonne aventure, causent plus d’ennuis qu’ils n’apportent de solutions. Toujours à implorer Dieu en pleurnichant, sans parler du reste ! Ce ne sont que des sauvages cupides. — Absolument. Ils ne causent peut-être que des ennuis, Insigne Lecteur, mais il serait quand même intéressant de savoir pourquoi nos lascars ont fait appel à lui. — Ah oui ? Et pourquoi d’après vous ? » Glotka ne répondit pas aussitôt. « Je l’ignore. — Pfffff, renifla Sult. Qu’avons-nous d’autre ? — Après l’épisode de l’intrusion nocturne, nos amis ont été relogés dans une suite, près du parc. Or, il y a de cela quelques nuits, un assassinat effroyable a été perpétré à une vingtaine de mètres de leurs appartements. — Le Supérieur Goyle me l’a rapporté. Il m’a certifié que cet incident ne me concernait en rien et qu’il n’avait aucune corrélation avec nos visiteurs. Je l’ai donc laissé s’en occuper. » Il regarda Glotka en fronçant les sourcils. « Aurais-je eu tort ? » Pauvre de moi, mieux vaut ne pas réfléchir trop longtemps à cette question ! « Absolument pas, Insigne Lecteur. » Il inclina la tête en signe de profond respect. « Si le Supérieur est satisfait, je le suis également. — Hum ! Donc, en gros, vous êtes en train de me dire que nous sommes bredouilles. » Pas tout à fait. « J’ai trouvé ça. » Glotka fouilla dans la poche de son manteau et en retira le vieux parchemin. Sult afficha un air passablement intrigué en s’emparant du rouleau. Il l’aplatit sur la table et examina les symboles incompréhensibles. « Qu’est-ce que c’est ? » Ah ! ah ! Vous ne savez donc pas tout ! « J’imagine qu’on pourrait qualifier ceci de pièce historique. C’est un compte rendu de la façon dont Bayaz a vaincu le Maître Créateur. — Une pièce historique ! » Sult tapota d’un air rêveur le dessus de la table. « En quoi va-t-elle nous aider ? » En quoi va-t-elle vous aider, vous voulez dire ! « D’après ce document, notre ami Bayaz aurait scellé, en personne, la Demeure du Créateur. » Glotka indiqua de la tête l’inquiétante silhouette qui se dressait devant la fenêtre. « Après l’avoir fermée, il a emporté la clef. — La clef ? Cette tour a toujours été fermée ! Toujours ! Et à ma connaissance, il n’y a même pas de trou de serrure. — Voilà exactement ce à quoi je pensais, Éminence. — Hum ! » Sult se fendit d’un petit sourire. « Tout est dans l’art de raconter une histoire, hein ? Je dois admettre que notre ami Bayaz se débrouille assez bien. Si on le laissait faire, il retournerait nos propres histoires contre nous, mais les jeux sont inversés. J’apprécie l’ironie de la chose. » Il reprit le parchemin pour l’examiner. « Est-il authentique ? — Est-ce important ? — Bien sûr que non. » Sult quitta son fauteuil avec grâce pour se diriger vers la fenêtre d’une démarche mesurée, tout en tapotant le rouleau de parchemin du bout des doigts. Il passa un certain temps à regarder dehors. Quand il se retourna, il arborait une mine fort satisfaite. « Je viens de me souvenir qu’un dîner aura lieu, demain soir, en l’honneur de notre nouveau champion, le capitaine Luthar. * Ce ver de terre microscopique et tricheur. « Toute la noblesse sera réunie : la reine, les deux princes, le Conseil Restreint, presque au complet, et quelques-uns des aristocrates dirigeants. » Sans oublier le roi. Où allons-nous ? Maintenant, on ne prend même plus la peine de mentionner sa présence à un dîner ! « Le public idéal pour abattre les masques, non ? Qu’en pensez-vous ? » Glotka inclina la tête avec prudence. « Évidemment, Insigne Lecteur. Le public idéal. » A condition que cela fonctionne. Il serait très gênant d’échouer devant cette prestigieuse assemblée ! Mais Sult anticipait déjà son triomphe. « C’est l’occasion idéale, et nous avons juste le temps de prendre les dispositions nécessaires. Envoyez un message à notre ami, le Premier des Mages… Faites-lui savoir que lui et ses compagnons sont cordialement invités au dîner de demain. J’espère que vous y assisterez également. » Moi ? Glotka inclina de nouveau la tête. « Je ne manquerais cette réjouissance pour rien au monde, Éminence. — Bien. Venez avec vos tourmenteurs. Nos amis pourraient se montrer violents, quand ils comprendront que la partie est terminée. Qui sait de quoi sont capables des barbares de cet acabit ! » D’un geste imperceptible de sa main gantée, l’Insigne Lecteur lui signifia que l’entrevue était achevée. Tous ces escaliers !… Pour ça ? Sult demeura penché sur le parchemin, jusqu’à ce que Glotka atteigne la porte. « Le public idéal », l’entendit-il murmurer, au moment où les lourdes portes se refermaient. Dans le Nord, les serfs d’un chef de clan dînaient avec lui tous les soirs dans sa salle à manger. Les femmes apportaient la nourriture dans des bols en bois. On se servait dans les plats en piquant un couteau dans la viande, que l’on découpait ensuite avec lui, avant d’enfourner les morceaux dans sa bouche avec les doigts. Si l’on trouvait un os ou du cartilage, on le jetait sur la paille, pour les chiens. La table, quand il y en avait une, se composait de quelques planches mal dégrossies, tachées, gauchies et criblées par les trous des couteaux qu’on y avait plantés. Les serfs prenaient place sur de longs bancs ; les vilains, eux, disposaient parfois d’une chaise ou deux. La salle était généralement sombre, surtout pendant les mois d’hiver, et saturée de la fumée des pipes bourrées de chagga. On y chantait souvent ; on se lançait aussi des insultes bon enfant qui, de temps à autre, dégénéraient en hurlements. Et il y avait toujours à boire. La seule règle à respecter, c’était d’attendre le chef, avant de commencer. Logen n’avait aucune idée des règles appliquées, ici, mais il supposa qu’elles étaient nombreuses. Les invités, une soixantaine environ, étaient répartis autour de trois grandes tables en fer à cheval, chacun sur sa propre chaise. Le bois noir des plateaux était si bien ciré que Logen y distinguait les contours de son visage éclairé par les centaines de bougies dispersées sur les murs ou brûlant sur les tables. Chaque convive disposait d’au moins trois couteaux à lame émoussée, et d’une quantité d’autres objets dont Logen ignorait l’utilité, en particulier un grand disque de métal plat et brillant. On n’entendait aucun hurlement, et encore moins de chansons, juste un faible murmure, rappelant celui d’une ruche, quand les gens s’entretenaient à voix basse, penchés vers leur voisin, comme pour lui confier un secret. Les vêtements lui parurent des plus bizarres. Malgré la chaleur, certains vieillards portaient d’épaisses robes noires, rouges et dorées, agrémentées de fourrure lustrée. Les plus jeunes, eux, étaient engoncés dans des vestes cintrées et voyantes : écarlates, vertes ou bleues, festonnées de cordelettes, de petits nœuds dorés et de fils d’argent. Croulant sous des chaînes pesantes, leurs doigts chargés de bagues en or ornées de joyaux étincelants, les femmes arboraient d’étranges toilettes coupées dans des étoffes aux couleurs vives qui, par endroits, pendaient de manière ridicule ou gonflaient comme des ballons, et qui, en d’autres, paraissaient dangereusement étriquées, mais laissaient toujours une partie de peau complètement dénudée, propre à vous faire tourner la tête. Même les serviteurs, qui rôdaient autour des tables et s’inclinaient en silence pour remplir les verres d’un vin doux et léger, étaient habillés comme des princes. Comme Logen avait déjà consommé quantité de ce breuvage, la pièce illuminée lui semblait parée de plaisantes lueurs feutrées. Le seul problème était qu’il ne voyait aucune nourriture. N’ayant rien avalé depuis le matin, son estomac commençait à gargouiller. Logen ne cessait de jeter des œillades sur les vases placés sur les tables ; les fleurs qu’ils contenaient étaient splendides, mais ne semblaient pas comestibles, encore que dans ce pays… on mangeait parfois d’étranges mets ! Pourquoi ne les essaierait-il pas ? Il détacha une de ces choses : une longue tige verte, terminée par une fleur jaune. Il croqua l’extrémité de la queue pour en arracher une partie. Insipide et spongieuse, mais croquante. Il en reprit une plus grosse bouchée qu’il mâchonna sans plaisir. « Je ne crois pas qu’elles soient là pour être mangées. » Surpris d’entendre le langage du Nord en ces lieux, et encore plus surpris que quelqu’un s’adresse à lui, Logen pivota. Son voisin, un grand type maigre au visage anguleux et ridé, s’était rapproché et lui souriait d’un air gêné. Logen finit par le reconnaître. Il avait assisté au jeu… il s’occupait des épées du garçon de la grille. « Ah ! » marmonna Logen, la bouche pleine. À mesure qu’il mâchait, le goût de la plante empirait. « Désolé ! » dit-il, après s’être forcé à l’avaler. « Je ne connais pas grand-chose à tout ça. — En vérité, moi non plus. C’était comment ? — Épouvantable ! » Logen, qui tenait la fleur à moitié mâchouillée, hésita. Le sol était rutilant de propreté. Il ne semblait pas convenable de la jeter sous la table. De toute façon, il n’y avait aucun chien et, à son humble avis, s’il y en avait eu, il ne l’aurait pas mangée. Un chien aurait sûrement fait preuve de plus de bon sens que lui. Il la posa donc sur le disque en métal et s’essuya les doigts dans sa chemise, en espérant que personne ne le remarquerait. « Je m’appelle West, dit l’homme en lui tendant la main. Je viens du pays des Angles. » Logen lui offrit la sienne à serrer. « Neuf-Doigts. Je suis un Brynnien de l’extrême Nord. — Neuf-Doigts ? » Logen agita son moignon sous son nez, et l’homme acquiesça. « Ah ! je vois. » Il sourit soudain, comme s’il se remémorait une anecdote amusante. « J’ai jadis entendu, au pays des Angles, une chanson à propos d’un homme qui n’avait que neuf doigts. Comment le surnommait-on, déjà ? Ah, oui ! Le Sanguinaire ! » Le sourire de Logen s’effaça. « Une de ces chansons du Nord regorgeant de violence, vous savez ! Ce fameux Sanguinaire coupait des têtes à foison, brûlait des villes et buvait un mélange de sang et de bière, et que sais-je encore ! Rien à voir avec vous, n’est-ce pas ? » Son interlocuteur plaisantait sûrement ! Troublé, Logen crut bon d’éclater de rire. « Non, non, jamais entendu parler de lui ! » Heureusement pour lui, West enchaînait déjà sur un autre sujet. « Dites-moi, vous m’avez l’air d’un homme qui a dû pas mal se battre à une époque. — Cela m’est arrivé, en effet. » Inutile de le nier. « Connaissez-vous celui qu’on appelle le roi des Peuplades du Nord… un certain Bethod ? » Logen lui jeta un regard en coin. « Oui, je le connais. — Vous avez combattu contre lui, lors des guerres ? » Logen fît la grimace. Le goût amer de la plante s’éternisait dans sa bouche. Attrapant son gobelet de vin, il en but une gorgée. « Pire, lâcha-t-il en le reposant. Je me suis battu pour lui. » Cet aveu attisa la curiosité de son voisin. « Alors, vous devez connaître sa tactique et ses troupes ! Sa façon d’opérer ! » Logen hocha la tête. « Que pouvez-vous m’en dire ? — Que c’est un adversaire rusé, brutal, sans pitié ni scrupule. Attention, ne vous y trompez pas, je déteste cet homme, mais aucun chef de guerre ne lui arrive à la cheville… en tout cas, pas depuis Skarling Sans-Coiffe ! Ce qui fait de lui quelqu’un que les hommes respectent, craignent ou, du moins, à qui ils obéissent. Il mène ses guerriers rudement, de façon à être le premier sur les lieux pour repérer le terrain, mais ceux-ci ne rechignent pas, car il les conduit à la victoire. Il sait se montrer prudent quand c’est nécessaire, mais aussi intrépide. Et il ne néglige aucun détail. Il aime beaucoup les finesses de la guerre, comme tendre des embuscades, monter de fausses attaques, placer des leurres, fondre brutalement sur les imprudents. Cherchez-le là où vous l’attendez le moins… et attendez-vous à un déploiement de force lorsque vous le croyez affaibli. Méfiez-vous de lui quand il semble sur le point de s’enfuir. La plupart des gens le redoutent… et ils n’ont pas tort ! » Logen récupéra la fleur abandonnée dans son assiette et se mit à la découper. « Ses troupes sont regroupées autour des chefs de clan, dont certains sont de légitimes et vaillants meneurs. Presque tous ses guerriers sont des serfs, des paysans enrôlés de force, simplement armés de lances ou d’arcs, qui se déplacent rapidement en petits détachements. Autrefois, ils étaient bien entraînés et on ne les enlevait à leur ferme que pour une courte période, mais les guerres durent depuis si longtemps que bon nombre d’entre eux sont devenus de rudes combattants et font rarement preuve de clémence. » Il commença à disposer les morceaux dans l’assiette, comme s’ils étaient des soldats prenant place sur une colline. « Chaque chef de clan est entouré de manants et de ses propres gardes armés jusqu’aux dents, caparaçonnés, habiles au maniement de la hache ou de l’épée, parfaitement disciplinés. Certains possèdent des chevaux ; ceux-là, Bethod les cache jusqu’au dernier moment, puis les utilise pour charger ou poursuivre l’ennemi. » Il continua sa démonstration en effeuillant la fleur, dont les pétales jaunes devinrent les cavaliers dissimulés sur les flancs. « Enfin, il y a les affranchis, ces hommes qui ont un nom… Ces guerriers ont gagné son respect au cours des batailles. Ils peuvent aussi bien mener une troupe de manants que servir d’éclaireurs et participer à des raids, parfois très loin derrière les lignes ennemies. » Se rendant compte soudain que le disque était couvert de débris de plante, il s’empressa de les balayer sur la table. « Voilà comment on fait la guerre dans le Nord ! Mais Bethod a toujours aimé les idées nouvelles. Il a lu des livres, étudié d’autres façons de combattre et souvent envisagé d’acheter à des marchands du Sud des arcs droits, des armures plus solides et des destriers puissants, afin de former une armée redoutée dans le monde entier. » Logen prit conscience qu’il avait bavardé un certain temps, sans discontinuer. Il n’avait jamais aligné autant de phrases d’un coup, de toute son existence. West l’écoutait et le regardait d’un air captivé. « Vous parlez comme quelqu’un qui connaît son affaire, déclara ce dernier. — Eh bien, disons que vous avez abordé un sujet dans lequel j’avoue avoir quelque expérience. — Quel conseil donneriez-vous à un homme qui va devoir affronter Bethod ? » Logen se rembrunit. « D’être prudent et de surveiller ses arrières. » Jezal ne s’amusait pas du tout. L’idée lui avait d’abord paru charmante, exactement ce dont il avait toujours rêvé : une fête en son honneur, à laquelle assisteraient de nombreuses personnalités de l’Union. Sûrement le début d’une nouvelle vie merveilleuse, en qualité de champion du Tournoi ! Toutes les grandes choses qu’on lui avait prédites – ou plutôt, promises – se réaliseraient bientôt, tombant dans ses bras à l’instar de fruits mûrs. Promotion et gloire ne tarderaient pas. Peut-être même le nommerait-on commandant dès ce soir ! Ainsi, il participerait à la guerre au pays des Angles, à la tête d’un bataillon tout entier… Mais, bizarrement, la plupart des invités ne s’intéressaient qu’à leurs propres affaires. Ils s’entretenaient de problèmes gouvernementaux, d’histoires de marchands, de répartition de terres ou de titres, ou encore de politique. Et des sujets tels que l’escrime et son remarquable talent dans ce sport n’étaient quasiment pas abordés. Aucune promotion éminente ne semblait à l’ordre du jour. Il devait se contenter de rester assis à sourire et d’accepter les félicitations étonnamment tièdes d’étrangers vêtus d’habits somptueux qui le regardaient à peine. Une effigie de cire aurait tout aussi bien convenu. Force lui était d’admettre que l’adulation du public dans l’arène avait été bien plus gratifiante. Du moins avait-elle eu le mérite de paraître sincère ! Jezal se consolait en se disant que c’était là l’occasion de pénétrer à l’intérieur du palais, véritable forteresse dans la forteresse de l’Agriont, dans laquelle peu d’élus étaient autorisés à entrer, et d’être assis à la table d’honneur de la salle à manger royale – même si, à son avis, Sa Majesté prenait la plupart de ses repas dans son lit et, qui sait, se faisait même carrément nourrir à la petite cuillère par ses serviteurs ! Une estrade avait été installée contre un des murs, à l’autre bout de la pièce. Jezal avait entendu dire que jongleurs et bouffons s’y produisaient à chaque repas d’Ostus, le roi enfant. Morlic le Fou exigeait que les exécutions capitales y aient lieu pendant son souper. D’après la rumeur, le roi Casamir, lui, demandait à des sosies de ses pires ennemis de venir l’insulter sur la scène, pendant son petit-déjeuner, afin de conserver intacte la haine qu’il nourrissait à leur égard. Toutefois, en ce moment précis, les rideaux étaient fermés. Jezal devrait chercher ailleurs d’autres distractions et, de ce point de vue, les possibilités étaient bien minces. Le maréchal Varuz ne cessait de pérorer pour son seul bénéfice. Lui, au moins, s’intéressait encore à l’escrime. Malheureusement, c’était son seul sujet de conversation. « Je n’ai jamais rien connu de pareil. Toute la ville en parle. C’est le meilleur assaut qu’on ait jamais vu ! Je vous assure que vous escrimez mieux que Sand dan Glotka dans sa jeunesse, et pourtant je ne pensais pas voir un jour quelqu’un l’égaler ! Jamais je n’aurais cru que vous vous battriez de cette façon, Jezal ! Je ne l’ai même jamais soupçonné ! — Mmm », marmonna celui-ci. À l’extrémité de la table, juste à côté du roi somnolent, le prince héritier Ladisla et sa future épouse, Terez de Talins, formaient un couple éblouissant. Ils semblaient totalement indifférents à ce qui les entourait, mais pas comme on aurait pu l’espérer de la part de deux jeunes gens amoureux. Ils se disputaient férocement, sans même prendre la peine de baisser la voix, tandis que leurs voisins feignaient de ne pas les écouter – alors qu’ils n’en perdaient pas une miette. « Eh bien, je serai parti d’ici peu à la guerre, au pays des Angles. Vous n’aurez donc pas à me supporter très longtemps ! se plaignait Ladisla. Je pourrais me faire tuer ! Peut-être que ma mort rendrait Votre Grandeur heureuse ! — De grâce, ne mourez pas à cause de moi ! » rétorqua Terez, qui crachait son venin avec une pointe d’accent styrien. « Mais si vous devez mourir, alors, tant pis ! Je suppose que j’apprendrai à vivre avec mon chagrin… » Non loin de Jezal, quelqu’un détourna son attention en frappant du poing sur la table. « Maudits soient ces roturiers ! Cette satanée paysannerie a pris les armes dans le Starikland ! Ces chiens paresseux refusent carrément de travailler ! — La faute aux impôts ! grommela son voisin. Ces levées les ont agités. Avez-vous entendu parler de ce personnage qu’ils surnomment le Tanneur ? Un paysan détestable prêchant la révolution, et au grand jour, s’il vous plaît ! J’ai aussi appris qu’un des collecteurs royaux avait été pris à partie par la populace, à moins d’une lieue des remparts de Keln. Un collecteur royal, vous vous rendez compte ! Corrigé par la populace ! À moins d’une lieue de la ville… — Nous l’avons sacrément bien cherché ! » Le visage de cet intervenant n’était pas dans son champ de vision, mais Jezal aperçut les manchettes brodées d’or de sa robe… Marovia, le Juge Suprême ! « Quand on traite les gens comme des chiens, ils finissent par mordre, c’est un fait avéré. Notre rôle, en tant que gouverneurs et gentilshommes, consiste à respecter et protéger les manants, plutôt qu’à les oppresser et les mépriser, non ? — Je ne parlais pas de mépris, lord Marovia, ni d’oppression, je soulignais simplement le fait qu’ils devraient payer leur dû à leurs propriétaires et, par conséquent, à leurs supérieurs… » Pendant qu’ils s’expliquaient, le maréchal Varuz poursuivait sur son thème de prédilection. « C’était quelque chose, hein ? Ça alors, comment vous l’avez possédé… et avec une seule épée, en plus ! » Le vieux soldat agita les mains dans les airs. « Toute la ville en parle ! N’oubliez pas ce que je vous dis, mon garçon, vous êtes promis à un brillant avenir. Un brillant avenir ! Ma main à couper qu’on vous offrira un siège au Conseil Restreint, un jour ou l’autre ! » Cela dépassait les bornes. Jezal supportait le maréchal depuis des mois. Il s’était plus ou moins imaginé qu’en remportant le Tournoi, il en aurait terminé avec lui ; apparemment, il allait au-devant d’une déception, suivie sans doute de beaucoup d’autres. Comment jusqu’alors n’avait-il pas remarqué à quel point ce vieil imbécile pouvait être ennuyeux ? Une méprise réparée, désormais… Il y avait pire. Si Jezal avait eu le choix, il n’aurait sûrement pas invité plusieurs des personnes assises, autour des tables. Il consentait, cependant, à faire une exception pour Sult, l’Insigne Lecteur de l’Inquisition, qui siégeait au Conseil Restreint et était certainement un personnage influent ; par contre, il ne comprenait absolument pas pourquoi il avait amené avec lui ce salaud de Glotka. Avec ses yeux caves, pleins de tics et cernés, l’estropié avait l’air encore plus mal fichu qu’à l’accoutumée. En outre, pour une raison inconnue, il jetait de temps à autre des regards noirs et suspicieux vers Jezal, comme s’il le soupçonnait de quelque crime. Sachant que cette fête était donnée en son honneur, il faisait preuve d’un sacré toupet ! Le comble, c’était la présence, à l’autre bout de la salle, de ce vieux chauve, celui qui se faisait appeler Bayaz. Jezal n’avait toujours pas saisi le sens de ses étranges paroles de félicitations après le Tournoi… et il avait encore moins compris la réaction de son père devant ce singulier individu. Pour couronner le tout, le vieillard était accompagné de son hideux compagnon, le barbare à neuf doigts. Le commandant West avait la malchance de se retrouver placé à côté du sauvage, mais il faisait contre mauvaise fortune bon cœur, et tous deux étaient en grande conversation. L’homme du Nord éclatait parfois d’un rire tonitruant et frappait si fort du poing sur la table que les verres en tremblaient. Ces deux-là, au moins, profitent de la soirée ! songea Jezal avec amertume, regrettant presque de ne pas être assis avec eux. Il n’en oubliait pas pour autant son désir d’être un jour un personnage important, qui porterait des habits ornés de précieuse fourrure et la chaîne en or inhérente à sa fonction, et devant qui les gens s’inclineraient, s’aplatiraient et ramperaient. Sa décision était prise depuis longtemps ; cette idée lui plaisait encore beaucoup. Malheureusement, vu de l’intérieur, tout cela paraissait terriblement mensonger et ennuyeux au possible. Il aurait préféré, de loin, être seul avec Ardee – qu’il avait pourtant rencontrée la veille. Rien chez elle ne l’ennuyait… « … ces sauvages cernent Ostenhorm, ai-je entendu dire ! vociféra quelqu’un sur sa gauche. Le gouverneur Meed est en train de lever une armée. Il a juré de les bouter hors du pays des Angles ! — Ah, ah, ah ! Meed ? Ce vieux fou prétentieux ne saurait même pas démouler une tourte ! — Il est quand même assez futé pour battre ces animaux du Nord, non ? Un brave de l’Union en vaut bien dix de leur espèce. … » Jezal entendit soudain la voix aiguë de la princesse Terez ! celle-ci parlait suffisamment fort pour dominer la confusion générale et être comprise à l’extrémité de la pièce. « … bien sûr que j’épouserai celui que mon père m’a choisi, mais je ne suis pas obligée d’adhérer à cette décision ! » Elle s’exprimait avec tant de hargne que Jezal n’aurait pas été surpris de la voir frapper le prince héritier au visage avec sa fourchette. L’idée de ne pas être le seul à rencontrer quelques difficultés avec la gent féminine le réconforta. « … oh, oui, une prestation admirable ! Tout le monde en parle. » Varuz n’en finissait pas de se répéter. Jezal se tortilla sur sa chaise. Combien de temps encore allait durer ce maudit repas ? Il avait l’impression d’étouffer. Passant une nouvelle fois en revue l’ensemble des invités, il croisa les yeux de Glotka ; ce dernier le fixait avec une expression méfiante qui déformait son visage ravagé. Jezal ne put soutenir ce regard très longtemps, que cette fête fut la sienne ou pas. Que diable avait donc à lui reprocher l’estropié ? Le petit salopard. Il a triché. Peu importe comment ! Je le sens. En inventoriant les convives de la table voisine, Glotka finit par tomber sur Bayaz. Le vieil imposteur paraissait aussi à l’aise que s’il était chez lui. Et celui-là aussi est mêlé à l’affaire. Ils ont triché ensemble. D’une manière ou d’une autre. « Mesdames et Messieurs ! » Lorsque le grand chambellan se leva pour s’adresser à l’assemblée, les bavardages régressèrent. « Au nom de Sa Majesté, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à cette humble réunion. » Le roi lui-même eut un bref moment de lucidité. Après avoir regardé autour de lui d’un air absent, il cilla, puis referma les paupières. « Nous sommes rassemblés, bien évidemment, en l’honneur du capitaine Jezal dan Luthar, qui a récemment ajouté son nom à la liste prestigieuse des épéistes ayant remporté le Tournoi estival. » Des verres furent levés. Quelques murmures approbateurs, bien que manquant de chaleur, lui répondirent. « Je reconnais plusieurs autres vainqueurs parmi les invités de ce soir. Bon nombre d’entre eux occupent à présent de hautes fonctions : le maréchal en chef Varuz, Valdis, le commandant en chef du corps de cavalerie des hérauts et, bien sûr, le commandant West, qui fait désormais partie de l’état-major du maréchal Burr. J’ai moi-même été l’un de ces heureux élus, dans ma jeunesse ! » Il sourit en baissant les yeux vers son ventre rebondi. « Cela fait déjà un bail ! » Une vague de rires polis fit le tour de la salle. Et moi, on ne me cite pas ? Les vainqueurs n’ont pas tous un sort enviable, hein ? « Sortir vainqueur du Tournoi, poursuivit le grand chambellan, a parfois conduit à des destins remarquables. J’espère… nous l’espérons tous, que ce sera le cas de notre jeune ami, le capitaine Luthar. » Moi, j’espère qu’il connaîtra une mort lente et douloureuse au pays des Angles, ce sale bâtard de tricheur ! Pourtant, Glotka imita les autres et porta un toast à cet âne bâté arrogant, tandis que Luthar demeurait assis – jouissant visiblement de ce moment de gloire. Dire que j’ai moi aussi occupé cette place, que j’ai été applaudi, envié et félicité avec de grandes claques dans le dos, après ma victoire au Tournoi ! Certes, les hommes dans leurs beaux habits étaient différents, de même que les visages transpirant sous le soleil, mais rien d’autre n’a vraiment changé. Mon sourire était-il moins suffisant ? Bien sûr que non ! Il était sans doute pire. Mais moi, au moins, j’avais mérité de gagner ! L’enthousiasme de lord Hoff était tel qu’il n’arrêta pas de boire à la santé de l’intéressé avant d’avoir vidé son verre. Il le reposa enfin sur la table et se passa la langue sur les lèvres. « Une dernière chose… Avant qu’on nous serve le dîner, nous aurons droit à une petite surprise que mon collègue, l’Insigne Lecteur Sult, a concoctée en l’honneur d’un autre de nos invités. J’espère qu’elle vous divertira tous. » Le grand chambellan se laissa retomber lourdement sur sa chaise et tendit aussitôt son verre pour se faire resservir. Glotka jeta un coup d’œil à Sult. Une surprise… concoctée par l’Insigne Lecteur ? Elle sera forcément mauvaise pour quelqu’un ! Les lourds rideaux rouges de la scène, lentement tirés sur les côtés, dévoilèrent un vieil homme, à la robe blanche amplement tachée de sang, allongé sur les planches. Derrière lui, une vaste toile représentait une forêt sous un ciel étoilé. Ce décor rappela désagréablement à Glotka le tableau de la salle circulaire, située dans le sous-sol de l’édifice délabré de Severard, près des docks. Un deuxième vieillard se précipita hors des coulisses : un grand homme mince, aux traits délicats bien que marqués. Il s’était rasé le crâne et laissé pousser une courte barbe blanche, mais Glotka le reconnut aussitôt. Iosiv Lestek, l’un des acteurs les plus adulés de la ville. Celui-ci tressaillit de manière étudiée en découvrant le cadavre. « Ohhhh ! » gémit-il, en écartant les bras pour mimer étonnement et désespoir, selon sa conception d’homme de théâtre. Il possédait une voix suffisamment forte pour ébranler les solives du plafond. Certain d’avoir captivé l’attention de tout son public, Lestek se mit à déclamer ses vers avec de grands gestes, affichant une émotion exagérée à outrance. Voilà donc l’endroit où repose Juvens, mon maître. Avec sa mort, tout espoir de paix disparaît, La trahison de Kanedias a tout détruit. Son trépas sonne le glas d’une époque. Le vieil acteur renversa alors la tête ; Glotka aperçut des larmes dans ses yeux. Pleurer sur commande, comme c’est commode ! Une perle isolée roula même sur sa joue. Le public fut définitivement sous le charme. Il se pencha de nouveau vers le corps immobile. Voilà un frère tué par son frère. De tout temps, Pareil crime n’a été perpétré. Je m’attends presque à voir les étoiles s’éteindre. Pourquoi le sol ne s’ouvre-t-il pas Pour laisser jaillir les flammes déchaînées ? Il se laissa tomber à genoux et se frappa la poitrine. Oh, destin cruel ! je serais plus qu’heureux De rejoindre mon maître sur-le-champ. Mais c’est impossible ! Lorsqu’un grand homme meurt, Ceux qui lui survivent doivent surmonter leur chagrin Et continuer la lutte, même dans un monde soudain rétréci. Lestek se tourna avec lenteur vers l’assistance et se remit debout tout aussi lentement. L’expression de son visage passa du désespoir à une détermination farouche. Et même si la Demeure du Créateur est scellée, Creusée dans la roche et dans le fer modelée, Et si prodigieusement défendue, Même si je dois attendre que ce fer soit rouillé Ou être obligé de réduire la roche en poussière à mains nues, J’aurai ma vengeance ! Les yeux de l’acteur lancèrent des éclairs. Puis, faisant virevolter sa robe, il quitta la scène à grands pas, sous un tonnerre d’applaudissements. C’était là une version condensée d’une pièce souvent jouée. Mais rarement aussi bien interprétée. Glotka fut étonné de s’être lui-même laissé aller à applaudir. Jusque-là, il tient son rôle avec brio. Tout y est : la grandeur d’âme, la passion, l’autorité. Il est bien plus convaincant qu’un certain autre faux Bayaz, pour ne pas le citer ! S’adossant plus confortablement dans son siège, il allongea sa jambe gauche sous la table et se prépara à savourer la suite de la représentation. Logen regarda le spectacle, le visage empreint d’indécision. Il supposait qu’il s’agissait d’une de ces pièces dont Bayaz lui avait parlé, mais sa connaissance limitée de la langue l’empêchait d’en comprendre toutes les subtilités. Dans leurs costumes chatoyants, ces gens se déplaçaient constamment sur l’estrade avec force soupirs et gestes amples et s’exprimaient plus ou moins en chantonnant. Deux d’entre eux étaient censés avoir la peau sombre ; il voyait bien, cependant, que leurs pâles visages étaient simplement maquillés avec de la peinture noire. Dans une autre scène, l’homme qui interprétait Bayaz parla à voix basse à une femme cachée derrière une porte, la suppliant vraisemblablement de lui ouvrir… sauf que la porte n’était qu’un panneau de bois peint, posé à la verticale au milieu des planches, et que la femme était un garçon vêtu d’une robe. Logen songea qu’il aurait été bien plus simple de contourner le morceau de bois et de s’adresser à lui, ou elle, directement. Toutefois, il était sûr d’une chose : le vrai Bayaz paraissait profondément contrarié. Il constata également que son mécontentement s’aggravait au fil de la représentation. Il atteignit son paroxysme, lorsque le méchant de l’histoire, un gros homme avec un seul gant et un bandeau sur l’œil, poussa le garçon à la robe par-dessus des créneaux en bois. À l’évidence, il, ou elle, devait faire une chute vertigineuse, même si Logen l’entendit tomber sur une surface molle dissimulée par l’estrade. « Sapristi, comment osent-ils ? » gronda le véritable Bayaz entre ses dents. S’il avait pu, Logen se serait enfui à l’autre bout de la salle. Il dut pourtant se contenter de rapprocher sa chaise de celle de West, afin de s’écarter le plus loin possible du vieux mage. Sur la scène, l’autre Bayaz se battait avec l’homme au gant et au bandeau – si on pouvait qualifier de combat leurs petites rondes et leurs vociférations ! Après que son adversaire eut réussi à lui arracher une énorme clef en or, le méchant finit par rejoindre le garçon derrière l’estrade. « Tout ceci foisonne de détails absents dans l’histoire originale », marmonna le vrai Bayaz, au moment où son double brandissait la clef en déclamant de nouveaux vers. Logen était un peu perdu, à la fin de la pièce. Il parvint, néanmoins, à saisir les dernières paroles que l’acteur prononça avant d’exécuter une révérence. Au moment de prendre congé, Nous implorons votre indulgence, Notre but, en toute humilité, N’étant pas d’offenser qui que ce soit. « Mon œil ! » siffla Bayaz, mâchoires serrées, tandis qu’il s’efforçait de sourire avec un air pincé et d’applaudir avec enthousiasme. Glotka regarda Lestek s’incliner bien bas à plusieurs reprises. Puis les rideaux se refermèrent. Quand les acclamations commencèrent à diminuer, l’Insigne Lecteur quitta son siège. « Je suis ravi que notre petit divertissement vous ait plu, dit-il en souriant au public emballé. Je me doute que bon nombre d’entre vous avaient déjà eu l’occasion de voir cette pièce, mais elle prend une signification toute particulière, aujourd’hui. Le capitaine Luthar n’est pas la seule personne à qui nous rendons hommage, ce soir ; nous avons un deuxième hôte d’honneur parmi nous. Nul autre que le personnage principal de notre pièce… Bayaz lui-même, le Premier des Mages ! » Sult sourit de nouveau et tendit le bras vers le vieil imposteur, assis de l’autre côté de la salle. Quelques bruissements se firent entendre : tous les invités se détournèrent de l’Insigne Lecteur pour regarder dans la direction indiquée. Bayaz lui rendit son sourire. « Bonsoir », fit-il. Croyant sans doute à une prolongation de la représentation, certains dignitaires s’esclaffèrent, mais, Sult restant de marbre, leur amusement fut de courte durée. Un silence gêné envahit la salle. Un silence de mort, oserais-je même dire. « Le Premier des Mages vit à nos côtés, dans l’Agriont, depuis déjà plusieurs semaines. Lui et une poignée de ses… compagnons. » Sult jeta un bref regard à l’homme du Nord balafré, le détaillant de la tête aux pieds, puis reporta son attention sur le prétendu mage. « Baaayazzz ! » Il garda le mot en bouche quelques instants pour permettre à ses auditeurs de bien l’assimiler. « La première lettre de l’alphabet de l’ancienne langue. Premier apprenti de Juvens… première lettre de l’alphabet, n’est-ce pas, Maître Bayaz ? — Mais, dites-moi, Insigne Lecteur, auriez-vous par hasard enquêté à mon sujet ? » demanda le vieil homme, avec le même sourire affecté. Impressionnant. Même maintenant, alors qu’il sent sûrement que la partie est terminée, il s’en tient à son rôle. Pourtant, Sult ne s’en laissa pas conter. « Il est de mon devoir de faire des recherches sur toute personne susceptible de représenter une menace pour mon roi ou mon pays, psalmodia-t-il avec raideur. — Comme c’est patriotique de votre part ! Votre enquête a sans doute révélé que, même si mon siège n’est pas occupé à l’heure actuelle, je suis toujours un membre du Conseil Restreint. Je crois que lord Bayaz serait le terme convenable, quand vous vous adressez à moi. » Sult ne se départit pas une seconde de son sourire glacial. « Et à quand remonte votre dernier séjour chez nous, lord Bayaz ? Quelqu’un aussi impliqué que vous dans l’histoire de notre pays s’en serait davantage préoccupé, pendant toutes ces années, me semble-t-il ! Puis-je vous demander pourquoi, au cours des siècles consécutifs à la naissance de l’Union et au règne de Harod le Grand, vous n’êtes pas venu nous rendre visite ? » Excellente question. J’aurais aimé y avoir songé moi-même. « Oh, mais je l’ai fait ! Pendant le règne de Morlic le Fou, et la guerre civile qui a suivi, j’ai été le tuteur d’un jeune homme nommé Amault. Plus tard, après l’assassinat de Morlic et l’intronisation d’Amault par le Conseil Restreint, j’ai servi celui-ci en qualité de grand chambellan. Je me faisais appeler Bialoveld, à cette époque. Je suis également revenu sous le règne de Casamir. Lui m’appelait Zoller, et j’exerçais votre fonction, Insigne Lecteur ! » Retenant avec difficulté un hoquet d’indignation, Glotka perçut celui que ses voisins immédiats laissèrent échapper. Il n’a honte de rien, je dois le reconnaître ! Bialoveld et Zoller, deux des serviteurs les plus respectés de l’Union. Comment ose-t-il ? Et pourtant… Il se remémora le portrait de Zoller dans le bureau de Sult et la statue de Bialoveld sur l’Allée du Roi. Tous deux chauves, tous deux barbus, tous deux sévères… mais que vais-je chercher là ? Le crâne du commandant West commence à se dégarnir. Est-ce que ça fait de lui un magicien légendaire ? Je crois plutôt que ce charlatan a choisi les deux premiers personnages chauves qui lui sont venus à l’esprit. Sult changea de tactique. « Alors, Bayaz, revenons un peu en arrière… Il est de notoriété publique que Harod lui-même a douté de vous, lorsque vous vous êtes présenté dans sa salle du trône, il y a de cela bien longtemps, et que pour prouver vos pouvoirs magiques, vous avez brisé sa longue table en deux. Comme il pourrait y avoir quelques sceptiques dans nos rangs, accepteriez-vous de recommencer cette démonstration pour nous, dès maintenant ? » Plus le ton de Sult devenait cassant, moins le vieil imposteur paraissait s’inquiéter. Il écarta cette ultime requête d’un geste nonchalant de la main. « Ce à quoi vous faites référence n’a rien d’un tour de passe-passe, Insigne Lecteur, ni d’une performance d’acteur. Cela peut s’avérer dangereux, et le prix à payer est élevé. En outre, ne pensez-vous pas qu’il serait dommage de gâcher la fête du capitaine Luthar, simplement pour me mettre en valeur ? Sans parler de la détérioration inutile de jolis meubles anciens ! Contrairement à bon nombre de gens, aujourd’hui, j’ai un profond respect pour le passé. » Devant le spectacle de ces deux vieillards qui s’affrontaient verbalement, certains convives, suspectant sans doute une plaisanterie raffinée, affichaient un sourire indécis. D’autres, à qui on ne la faisait pas, essayaient, sourcils froncés, de comprendre ce qui se passait et lequel des deux avait l’avantage. Glotka remarqua que Marovia, le Juge Suprême, avait l’air de s’amuser énormément. Comme s’il en savait plus long que nous. Mal à l’aise, Glotka se contorsionna sur sa chaise, sans quitter des yeux le vieillard chauve. Les choses ne se déroulent pas comme elles le devraient. Quand va-t-il se mettre à transpirer ? Quand ? Quelqu’un déposa un bol de soupe fumante devant Logen. C’était sans doute destiné à être mangé, mais il avait perdu l’appétit. Sans être un courtisan, il savait détecter les gens qui se préparaient à laisser exploser leur violence quand il en voyait. À mesure de leur échange, les deux vieillards perdaient leur sourire, leur voix durcissait, la salle semblait rapetisser et devenait oppressante. Tous les invités avaient l’air inquiet, désormais – West, le jeune homme hautain qui avait remporté ce jeu d’épées grâce à la tricherie de Bayaz, l’estropié fébrile qui avait posé tant de questions, et les autres… Logen sentit le duvet de sa nuque se hérisser… Deux silhouettes étaient tapies sur le seuil de la porte la plus proche. Deux personnes, tout en noir, masquées. Il inspecta les autres entrées. À chacune d’elles étaient postés des individus masqués – au moins deux par porte ; il se doutait qu’ils ne venaient pas débarrasser les tables. Ils étaient là pour lui. Pour lui… et pour Bayaz, il le sentait. Un homme ne s’affuble pas d’un masque s’il n’a pas de mauvaises idées derrière la tête. Logen savait qu’il ne pourrait pas résister à un tel déploiement de force ; il fît néanmoins glisser un des couteaux le long de son assiette et le cacha sous son bras. S’ils essayaient de s’emparer de lui, il se défendrait. Pas besoin d’y réfléchir à deux fois ! La colère commençait à sourdre dans la voix de Bayaz. « Je vous ai fourni toutes les preuves que vous me réclamiez, Insigne Lecteur ! » L’homme de grande taille, appelé Sult, eut un reniflement dédaigneux. « Des preuves ! Vous ne m’avez offert que des mots et présenté des parchemins poussiéreux qui ressemblent plus aux paperasses d’un secrétaire larmoyant qu’à des documents légendaires ! D’aucuns soutiendraient qu’un Mage dépourvu de pouvoir magique n’est qu’un vieillard manipulateur ! Nous sommes en guerre et ne pouvons courir aucun risque ! Vous avez parlé de l’Insigne Lecteur Zoller. Sa diligence à rechercher la vérité était bien connue. Vous comprendrez donc la mienne, j’en suis sûr ! » Il se pencha en avant et appuya fermement ses poings sur la table. « Montrez-nous un tour de magie, Bayaz, ou montrez-nous la clef ! » Logen déglutit. Il n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation, mais il fallait admettre qu’il ne comprenait pas non plus toutes les règles de ce jeu. Pour une raison quelconque, il avait accordé sa confiance à Bayaz et n’allait pas la lui retirer. Il était un peu tard pour changer de camp. « N’avez-vous plus rien à dire ? » demanda Sult en s’asseyant avec lenteur. Il avait retrouvé le sourire. Ses yeux se dirigèrent vers les portes voûtées et Logen eut l’impression de voir les silhouettes masquées, impatientes d’être lâchées, bouger légèrement. « Auriez-vous perdu la langue ? Ou êtes-vous à court d’artifices ? — Il m’en reste encore un. » Bayaz passa une main dans son encolure, s’empara de quelque chose qu’il entreprit de tirer… une chaîne longue et fine. Croyant à une arme, l’une des silhouettes masquées avait fait un pas en avant ; Logen serra le manche du couteau. Lorsque la chaîne apparut complètement, tout le monde put voir que seul un petit cylindre de métal noir se balançait à son extrémité. « La clef, précisa Bayaz en l’approchant de la flamme d’une bougie. Peut-être moins clinquante que celle de votre pièce, mais authentique, je vous le garantis. Kanedias n’a jamais travaillé l’or. Il ne raffolait pas des belles choses. Il préférait les objets qui fonctionnent. » Les lèvres de l’Insigne Lecteur se retroussèrent. « Espérez-vous que nous allons vous croire sur parole ? — Bien sûr que non. Votre métier vous oblige à considérer tout le monde comme suspect, et je dois dire que vous y excellez ! Cependant, il commence à se faire tard, aussi attendrai-je demain matin pour ouvrir la Demeure du Créateur. » Le couvert d’un des convives atterrit sur les pavés avec fracas. « Évidemment, il faudra des témoins pour s’assurer que je n’accomplis aucun tour de passe-passe. Alors, que diriez-vous de… » Les yeux verts de Bayaz firent un tour de table avec froideur. « L’Inquisiteur Glotka et… de notre nouveau champion escrimeur, le capitaine Luthar ? » À l’annonce de son nom, l’estropié s’assombrit. Luthar, lui, eut simplement l’air ahuri. Quant à l’Insigne Lecteur… son rictus dédaigneux laissa place à une parfaite impassibilité. Ses yeux allèrent du visage souriant de Bayaz au morceau de métal noir qui oscillait doucement, puis revinrent se poser sur le magicien. Il regarda ensuite vers l’une des entrées et fit un petit signe de tête. Les silhouettes sombres replongèrent aussitôt dans les ténèbres. Logen desserra ses mâchoires crispées et remit rapidement le couteau à sa place. Bayaz grimaça. « Bon sang, Maître Sult, vous êtes vraiment un homme difficile à satisfaire ! — Je crois que Votre Éminence serait un terme plus approprié, persifla l’Insigne Lecteur. — Oui, sûrement. J’ai l’impression que tant que je n’aurai pas brisé quelques meubles, vous ne serez pas content ! Et comme renverser la soupe d’un convive m’ennuierait beaucoup, je… » Avec un craquement soudain, la chaise de Sult bascula en arrière. Se sentant tomber, il s’accrocha d’une main à la nappe, ce qui ne l’empêcha pas de s’étaler en grognant sur le tas de petit bois de son siège brisé. Le roi se réveilla en sursaut ; ses invités subjugués clignèrent des paupières et regardèrent la scène avec des yeux écarquillés. Bayaz les ignora. « Cette soupe est vraiment délicieuse », dit-il en suçant bruyamment sa cuillère. La Demeure du Créateur La journée était à l’orage. La sinistre Demeure du Créateur dressait sa prodigieuse masse vers le ciel encombré de nuages effilochés. Un vent froid et cinglant se faufilait entre les bâtiments, traversait les places de l’Agriont, faisant voleter les pans du manteau noir de Glotka qui, la jambe raide, s’efforçait de suivre le capitaine Luthar, le prétendu mage et l’homme du Nord balafré. Il savait qu’on les surveillait. Tout au long du chemin. Derrière les fenêtres, sous les porches et sur les toits. Les tourmenteurs étaient partout, il sentait leurs yeux les épier. Glotka avait supposé et presque espéré que Bayaz et ses compagnons disparaîtraient à la faveur de la nuit, mais au matin ils étaient toujours là. Le vieux chauve semblait aussi détendu que s’il avait entrepris d’aller ouvrir un cellier à fruits… Sa désinvolture déplaisait fortement à Glotka. Quand cette supercherie va-t-elle prendre fin ? Quand va-t-il tendre les bras pour annoncer que tout n’était qu’un jeu ? Lorsque nous atteindrons l’université ? Lorsque nous franchirons le pont ? Lorsque nous serons devant la porte de la Demeure du Créateur et que sa clef ne fonctionnera pas ? D’autres possibilités, pourtant, s’obstinaient à lui venir à l’esprit. Et si la plaisanterie ne s’arrête pas ? Si la porte s’ouvre ? S’il est vraiment celui qu'il prétend ? Tandis qu’ils cheminaient dans une cour déserte en direction de l’université, Bayaz bavardait avec Luthar. Aussi à l’aise qu’un grand-père se promenant avec son petit-fils préféré, et tout aussi ennuyeux… « Bien sûr, la ville est beaucoup plus grande qu’à ma dernière visite. Ce quartier grouillant d’activité que vous appelez Les Trois Fermes… eh bien, je me souviens qu’à une époque, tout le secteur n’abritait effectivement que trois fermes ! Si, si, je vous le jure ! Et il était bien loin des remparts de la ville ! — Euh… bredouilla Luthar. — Quant au nouveau siège de la guilde des marchands d’épices, je dois admettre que je n’ai jamais vu un immeuble aussi ostentatoire… » Tout en boitant derrière eux, Glotka réfléchissait avec fébrilité, cherchant à découvrir le sens caché de ce long verbiage, tentant de mettre de l’ordre dans le fatras de ses interrogations. Pourquoi m’avoir choisi comme témoin ? Pourquoi ne pas avoir pris l’Insigne Lecteur en personne ? Ce Bayaz s’imagine-t-il pouvoir me berner plus facilement ? Et pourquoi a-t-il exigé la présence de Luthar ? Parce qu’il a remporté le Tournoi ? D’ailleurs, comment a-t-il réussi cet exploit ? Fait-il, lui aussi, partie de la supercherie ? Si Luthar était complice de cette sinistre mascarade, il le cachait bien. Glotka n’avait encore pas découvert le moindre indice concernant Jezal : il se comportait exactement comme le jeune fou imbu de lui-même qu’il semblait être. Passons à l’énigme suivante. Glotka jeta un regard en biais au gigantesque sauvage du Nord. Son visage n’offrait aucun signe d’une quelconque intention de nuire ; du reste, il ne laissait rien paraître de ce qui se tramait. Est-il vraiment idiot, ou sacrément futé ? Doit-on l’écarter ou, au contraire, le redouter ? Est-il le serviteur ou le maître ? Il n’entrevoyait aucune réponse. Du moins, pas encore. « Cet endroit n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été », déclara Bayaz, en haussant un sourcil vers les statues inclinées et crasseuses qui flanquaient la porte de l’université, lorsqu’ils y firent halte. Il frappa sèchement sur le bois usé. La porte oscilla sur ses gonds. À la grande surprise de Glotka, elle s’ouvrit presque immédiatement. « Vous êtes attendus », dit un vieux portier d’une voix cassée. Une fois entrés dans le sombre bâtiment, ils prirent place derrière le vieillard qui s’arc-boutait pour refermer le battant grinçant. « Je vais vous montrer le… — Inutile », l’interrompit Bayaz. S’engageant aussitôt dans le vestibule poussiéreux, il lança par-dessus son épaule : « Je connais le chemin ! » Malgré le froid mordant, Glotka transpirait et souffrait le martyre à cause de sa jambe. Tenir la cadence pour ne pas se laisser distancer représentait un tel effort qu’il trouvait à peine l’énergie de s’interroger sur les raisons de la parfaite connaissance des lieux du vieux chauve. Cet endroit lui est bien familier ! Il filait dans les couloirs, comme s’il y avait passé toute sa vie, et continuait à discourir, ponctuant ses phrases de claquements de langue pour exprimer son dégoût devant le mauvais état des lieux. « … jamais vu autant de poussière, hein, capitaine Luthar ? Je ne serais pas surpris d’apprendre que cet endroit n’a pas été nettoyé depuis ma dernière visite ! Comment peut-on penser correctement dans de telles conditions ? Je n’en ai pas la moindre idée… » Du haut de leurs tableaux, des centaines d’Experts, morts et oubliés, leur lançaient des regards austères, comme si tout ce tapage les dérangeait. Les couloirs de l’université défilaient, déroulant leurs méandres dans ce lieu vétuste, presque à l’abandon, qui ne renfermait que vieilles peintures et ouvrages moisis. Jezal n’avait aucun penchant pour les livres. Il en avait lu quelques-uns sur l’escrime et l’équitation, ainsi qu’un ou deux autres rapportant de célèbres campagnes militaires ; une fois, il avait même feuilleté La Grande Histoire de l’Union, dénichée dans le bureau de son père, dont il s’était lassé au bout de trois pages. Bayaz jacassait toujours. « Ici, nous nous sommes battus contre les serviteurs du Créateur. Je m’en, souviens parfaitement. Ils appelaient Kanedias à leur aide, mais il a refusé de descendre. Ce jour-là, ces salles se remplirent de sang et de fumée ; de terribles cris se répercutèrent sur leurs murs. » Jezal ignorait pourquoi le vieux fou avait décidé de lui raconter ces histoires invraisemblables ; il savait encore moins quoi lui répondre. « Ça a dû être plutôt… violent. » Bayaz acquiesça. « Oui, en effet. Et je n’en suis pas fier. Mais les hommes bons sont parfois obligés, eux aussi, de commettre des actes de violence. — Ouais ! » intervint brusquement le sauvage. Jezal ne s’était même pas rendu compte qu’il les écoutait. « En outre, c’était une autre époque. Une période cruelle. Seuls les habitants du Vieil Empire avaient dépassé l’ère primitive. Le Midderland, le cœur de l’Union, était un taudis, croyez-le ou non ! Une région inculte où guerroyaient des tribus barbares. Les plus chanceux de ses habitants avaient été engagés au service du Créateur. Les autres n’étaient que des sauvages aux visages peinturlurés ; ils ne possédaient pas l’écriture, ne connaissaient rien à la science… quasiment rien ne les distinguait des animaux. » Jezal jeta un regard furtif vers Neuf-Doigts. En voyant cette grande brute, se représenter une nation barbare n’était pas difficile, mais supposer que son magnifique pays ait pu être jadis une région inculte et que lui-même puisse descendre de primitifs était parfaitement ridicule. Ce vieux chauve affabulait, ou alors était fou… pourtant, certains personnages influents semblaient le prendre au sérieux. Et Jezal avait toujours pensé qu’il valait mieux se ranger à l’avis des sommités. Logen suivit les autres dans un jardin délabré, entouré sur trois côtés des bâtiments de l’université qui tombaient en ruine ; le quatrième, lui, constituait la face interne de la muraille de l’Agriont. Tous étaient envahis de mousse brunâtre, de lierre vigoureux et de ronciers fanés. Assis sur une chaise branlante, au milieu des mauvaises herbes, un homme les regardait approcher. « Je vous attendais, dit-il en se levant avec peine. Maudits genoux ! Ah, j’ai perdu ma souplesse d’antan ! » Cet homme banal, la cinquantaine passée, portait une chemise au plastron maculé de taches. Bayaz l’observa avec une moue. « Vous êtes le surveillant en chef ? — Oui. — Où sont les autres gardiens ? — Ma femme prépare le petit-déjeuner. À part elle, eh bien, je suis tout seul. Il y aura des œufs ! » dit-il d’un ton joyeux, en se frottant le ventre. « Comment ? — Au petit-déjeuner. J’adore les œufs. — Grand bien vous fasse », marmonna Bayaz, quelque peu déconcerté. « Sous le règne de Casamir, cinquante des hommes les plus courageux de sa garde personnelle étaient désignés comme surveillants de la Demeure, afin de garder cette porte. On considérait cela comme un grand honneur. — C’était il y a bien longtemps », dit le seul et unique surveillant, en tripotant sa chemise sale. « Quand j’étais jeune, nous étions neuf ; plus tard, on a assigné d’autres fonctions à mes huit compagnons, et certains sont morts sans jamais être remplacés. Je ne sais pas qui prendra la suite après la mienne. Les candidats se font rares. — Vous m’étonnez ! » Bayaz s’éclaircit la gorge. « Ah, au fait, surveillant en chef ! reprit-il. Moi, Bayaz, le Premier des Mages, je vous demande de nous autoriser à emprunter l’escalier de la cinquième porte. Après quoi, nous poursuivrons jusqu’au pont et le traverserons pour rejoindre la porte de la Demeure du Créateur. » Le surveillant en chef le regarda en louchant. « Vous êtes sûr ? » Bayaz s’impatienta. « Oui, pourquoi ? — Je me souviens du dernier homme qui a essayé, quand je n’étais encore qu’un gamin. Quelqu’un d’important, je suppose, un penseur ! Il a monté ces marches en compagnie de dix ouvriers robustes, armés de ciseaux, de marteaux, de pioches et Dieu sait quoi, en nous disant qu’il allait ouvrir la Demeure et rapporter tous les trésors qu’elle contenait. Cinq minutes après, ils étaient de retour, muets comme des carpes, aussi apeurés que s’ils avaient croisé des morts. — Que s’était-il passé ? murmura Luthar. — Aucune idée. Une chose est certaine : ils ne rapportaient aucun trésor, ça je vous le garantis ! — Une histoire troublante à n’en pas douter, mais nous irons quand même. — Ça vous regarde… moi, ce que j’en dis ! » Et le vieil homme se retourna pour traverser la cour avec lourdeur. Ils gravirent un escalier étroit aux marches usées en leur centre, passèrent sous un tunnel creusé dans les remparts de l’Agriont et arrivèrent devant une porte en fer, au beau milieu des ténèbres. Lorsque les verrous furent tirés, Logen, vaguement soucieux, se raidit d’instinct, puis haussa les épaules pour chasser sa mauvaise impression ; le surveillant lui adressa un sourire de connivence. « Vous le sentez déjà, hein ? — Quoi donc ? — Le souffle du Créateur, comme ils l’appellent. » Il poussa à peine la porte. Les battants s’ouvrirent, laissant pénétrer une vive lumière. « Le souffle du Créateur. » Les dents douloureusement serrées sur ses gencives, conscient de l’abîme sous ses pieds, Glotka vacillait sur le pont. Composé d’une arche déliée, celui-ci enjambait la muraille de l’Agriont pour aboutir à la porte de la Demeure du Créateur. Il l’avait souvent admiré d’en bas. Assis au bord du lac, il s’était même demandé comment cette véritable œuvre d’art avait pu tenir pendant toutes ces années. Il me paraît beaucoup moins beau, à présent. À peine plus large qu’un homme allongé, trop étroit pour être rassurant, il offrait une vue plongeante sur l’eau, en contrebas. Le pire, c’était l’absence de parapet. Il n’y avait pas même une rampe en bois. Et la brise est assez tempétueuse, aujourd’hui ! Luthar et Neuf-Doigts semblaient préoccupés, eux aussi. Ils ont pourtant l’usage de leurs deux jambes et ne souffrent pas à longueur de journée ! Affichant la confiance d’un promeneur sur un chemin vicinal, Bayaz était le seul à ne manifester aucune inquiétude. Tout le trajet s’effectuait dans l’ombre de la Demeure du Créateur. Plus ils s’en approchaient, plus sa masse devenait imposante ; son rempart le plus modeste dominait largement ceux de l’Agriont. Telle une montagne noire, cette construction d’un autre âge, bâtie selon une échelle mystérieuse, se dressait à la verticale du lac en occultant le soleil. Glotka jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction d’une grille. Avait-il aperçu quelque chose entre les créneaux du mur en surplomb ? Des tourmenteurs à l’affût ? Après avoir vu le vieillard échouer à ouvrir la porte, ces derniers l’attendraient sur le chemin du retour pour procéder à son arrestation. Mais jusque-là, je suis impuissant. Cette pensée ne le rassura en rien. Et il avait un besoin crucial de réconfort. Tandis qu’il poursuivait sa route, une peur insidieuse prit possession de son esprit. Rien à voir avec l’altitude, ni avec ses étranges compagnons ou avec la tour imposante aperçue au-dessus de leurs têtes. Non, il s’agissait d’une peur primaire et incontrôlée. De la terreur animale d’un cauchemar. Son sentiment d’insécurité augmentait à chacun de ses pas hésitants. Il finit par distinguer la porte : un carré de métal noir, serti dans les pierres lisses de la tour. Des lettres étaient gravées en son centre. Pour une raison inconnue, elles lui donnèrent la nausée. Il s’en approcha néanmoins et découvrit deux cercles : l’un composé de grands caractères, l’autre, de plus petits ; le tout rédigé en pattes de mouche, dans une écriture qu’il ne put déchiffrer. Son ventre se contracta. Il y avait de nombreux cercles, ainsi que des lettres et des lignes à foison. Tout se mit à danser sous ses yeux larmoyants. Glotka fut incapable d’aller plus loin. S’appuyant sur sa canne, il s’immobilisa et refréna sa terrible envie de s’agenouiller, de faire demi-tour et de s’enfuir en rampant. Neuf-Doigts n’avançait guère plus facilement, respirant fort par le nez, le visage déformé par une expression mi-dégoûtée, mi-horrifiée. Luthar devait souffrir davantage : blême, mâchoires crispées, il semblait comme paralysé. Haletant, il mit lentement un genou à terre et laissa Glotka le dépasser. Bayaz, lui, ne donnait pas l’impression d’avoir peur. Il se dirigea droit vers la porte et fit courir ses doigts sur les plus grands des symboles. « Onze gardes d’un côté et onze de l’autre. » Il continua sur le cercle en petits caractères… « Onze fois onze. » … puis effleura la ligne fine qui les entourait. Cette ligne comporterait-elle aussi des lettres ? « Qui peut dire combien il y en a de centaines ? Ce charme est vraiment très puissant ! » Leur admiration mêlée de crainte fut à peine ébranlée par les gargouillements de Luthar, qui se pencha brusquement dans le vide pour vomir. « Qu’est-ce que ça dit ? » bredouilla Glotka, en ravalant une gorgée de bile. Le vieil homme lui sourit. « Ne le sentez-vous pas, Inquisiteur ? On nous conseille de tourner les talons, de rentrer chez nous. J’y lis : “Personne… ne passera.” Mais ce message ne nous est pas destiné. » Après avoir glissé une main dans son col, il en retira le cylindre de métal. Un métal identique à celui de la porte. « On ne devrait pas se trouver là, grogna Neuf-Doigts. Cet endroit est lugubre. On ferait mieux de partir. » Bayaz ne parut pas l’entendre. « La magie s’est échappée du monde, l’entendit murmurer Glotka. Et les œuvres de Juvens ont été anéanties. » Après avoir soupesé la clef, il l’éleva avec lenteur. « Mais les travaux du Créateur sont toujours debout, plus solides que jamais. Le Temps ne les a pas détruits… jamais il ne le pourra. » Malgré l’absence de trou, la clef s’enfonça progressivement dans la porte. En douceur, tout en douceur, juste au centre des cercles. Glotka retint son souffle. Click. Rien ne se produisit. La porte demeura close. Et voilà ! La partie est terminée. En se retournant vers l’Agriont, prêt à lever la main pour faire un signe aux tourmenteurs cachés sur le mur opposé, il ressentit un immense soulagement. Je n’ai plus besoin d’avancer. Non, plus besoin. Un écho lointain lui parvint des profondeurs intérieures. Clicks. À ce bruit, le visage de Glotka se tordit. Serait-ce mon imagination ? Il l’espérait de tout cœur. Click. Encore un. Cette fois, pas d’erreur. Devant l’inquisiteur incrédule, les cercles de la porte se mirent alors à tourner. Ébahi, il fît un pas en arrière et sa canne ripa sur les pierres du pont. Click, click. La porte métallique lui donnait l’impression d’être d’un seul tenant. Sa surface ne présentait pas de fissure, aucune rainure, ni la marque d’un quelconque mécanisme… pourtant, chacun des cercles pivotait à sa propre cadence. Click, click, click… Plus vite, de plus en plus vite. Glotka se sentait étourdi. Le cercle le plus proche du centre, celui qui possédait les lettres les plus grandes, continuait à tourner lentement. Le plus éloigné, aux caractères plus fins, évoluait beaucoup trop vite pour que ses yeux puissent le suivre. … click, click, click, click, click… Quand les symboles se croisaient, des formes se dessinaient : lignes, carrés, triangles. Ces figures, incroyablement enchevêtrées, sautillaient devant ses yeux, avant de se modifier au rythme des tours… Click. Les cercles s’immobilisèrent enfin ; un nouveau schéma avait été constitué. Bayaz leva le bras pour retirer la clef. Un sifflement à peine audible, pareil à un bruissement d’eau lointain, se fit entendre et une longue fente apparut sur la porte. Les deux parties commencèrent à se désolidariser avec indolence. L’écart se creusa de plus en plus. Click. Les panneaux coulissèrent enfin dans le mur, affleurant à peine les contours du chambranle carré. La porte était ouverte. « Ça, c’est de la belle ouvrage », commenta Bayaz à voix basse. Aucun vent porteur d’odeur fétide, aucun relent de pourriture ni de moisi, pas la moindre trace d’un manque d’aération séculaire, rien de tout cela n’agressa leurs narines… Seulement un petit filet d’air frais. J’ai pourtant l’impression d’avoir assisté à l’ouverture d’un cercueil. Honnis la brise qui s’insinuait entre les vieilles pierres, le clapotis de l’eau en contrebas et sa respiration sifflante dans sa gorge sèche, le silence régnait. Sa terreur surnaturelle avait disparu. En scrutant l’obscurité devant lui, Glotka ne ressentit qu’un vague malaise. Mais pas pire que celui que j’éprouve quand j’attends d’être reçu, devant le bureau de l’Insigne Lecteur. Bayaz se retourna alors, sourire aux lèvres. « Bon nombre d’années se sont écoulées depuis que j’ai scellé cet endroit. Et pendant cette longue période, personne n’a franchi ce seuil. Vous bénéficiez tous trois d’une immense faveur. » Glotka n’avait pas cette impression. Il était nauséeux. « Cependant, à l’intérieur, des dangers nous guettent. Ne touchez à rien. Contentez-vous de me suivre. Restez bien collés à moi, car les chemins varient en permanence. — Les chemins varient ? demanda Glotka. Comment est-ce possible ? » Le vieillard haussa les épaules. « Je ne suis que le portier », répondit-il en glissant la chaîne, où pendait la clef, sous sa chemise. « Pas l’architecte. » Et il s’enfonça dans les ténèbres. Jezal n’allait pas bien, pas bien du tout. Il ne s’agissait plus de l’ignoble dégoût provoqué par les lettres gravées sur la porte, non, c’était beaucoup plus grave. Il éprouvait une répulsion pareille à celle qui succède à la désagréable surprise de constater, juste après avoir saisi une coupe et bu ce qu’on croyait être de l’eau, qu’on a ingurgité autre chose. Dans ce cas précis, de l’urine, peut-être. Son étonnement s’accompagna d’un haut-le-cœur. Sauf que celui-ci persista pendant plusieurs minutes… des heures, même, eut-il l’impression. Toutes ces choses qu’il avait rejetées, en les considérant comme des inepties ou des fables de bonne femme, se transformaient en réalité sous ses yeux. Le monde devenait soudain un endroit différent de celui qu’il avait connu la veille, un endroit étrange, déstabilisant. Il en préférait de loin la version précédente. Il ne comprenait pas pourquoi on avait exigé sa présence. En matière d’Histoire, Jezal était un ignare. Kanedias, Juvens, et même Bayaz, n’étaient que des noms figurant dans des ouvrages poussiéreux, des noms entendus lors de son enfance, et qui, déjà à l’époque, ne présentaient aucun intérêt pour lui. Quelle malchance, quelle satanée malchance ! Il avait remporté le Tournoi, et voilà à quoi il était réduit : à se promener dans une vieille tour bizarre ! Et elle n’était rien d’autre. Rien d’autre qu’une vieille tour bizarre. « Soyez les bienvenus dans la Demeure du Créateur », déclara Bayaz. Jezal releva le nez et resta bouche bée. Le mot « demeure » ne rendait pas justice à l’immensité du sombre espace où il se trouvait. On aurait pu y introduire, sans problème, l’Hémicycle des Lords, le bâtiment tout entier… et il y serait resté de la place. Les murs, des blocs de pierre grossiers, mal taillés, empilés sans liant, au petit bonheur, se dressaient devant lui en parois vertigineuses. Au centre de la salle, un objet était accroché en hauteur. Un objet énorme et fascinant. Il lui rappelait un instrument de navigation, réalisé à grande échelle. Un ensemble d’anneaux métalliques démesurés, imbriqués les uns dans les autres, luisait dans la pénombre. Des anneaux plus petits s’intercalaient entre leurs pendants plus volumineux, s’y enroulaient en chaînettes ou se balançaient à l’intérieur de leurs cœurs évidés. Ils se comptaient par centaines. Tous, sans exception, comportaient des marques : des écrits quelconques… ou peut-être des éraflures dépourvues de signification. Une grosse boule noire était suspendue en plein milieu. Bayaz se dirigeait déjà vers le centre de la pièce au dallage foncé, incrusté d’un enchevêtrement de lignes en métal brillant ; l’écho de ses pas se répercutait tout là-haut. Jezal se faufila aussitôt derrière lui. Se déplacer dans un espace aussi grand avait quelque chose d’effrayant, d’étourdissant. « Voici le Midderland, dit Bayaz. — Comment ? » Le vieil homme indiqua le sol. Les fils de métal sinueux prirent enfin un sens. Des littoraux, des montagnes, des rivières… mer et terre. Bien présent dans l’esprit de Jezal grâce à l’étude de dizaines de cartes, le tracé du Midderland s’étalait sous ses pieds. « Le Cercle du Monde dans son intégralité. » Bayaz balaya les pavés d’un grand geste. « De ce côté, le pays des Angles ; au-delà, le Nord. Le Gurkhul se trouve par ici. Là-bas, le Starikland et le Vieil Empire ; un peu plus loin, les principautés de Styrie, avec, juste derrière, Suljuk et la distante Thond. Kanedias avait remarqué que les terres du Monde exploré formaient un cercle dont le centre se situait ici, dans sa Demeure ; son bord extérieur traversait l’île de Shabulyan, à l’extrême ouest, bien au-delà du Vieil Empire. — Le bord du Monde », marmonna l’homme du Nord, avec un hochement de tête discret. « Il faut avoir un certain toupet pour s’imaginer que sa maison est le centre de tout, lança Glotka d’un ton méprisant. — Mmm… oui. » Bayaz évalua du regard l’immensité de la salle. « Le Créateur n’en manquait pas. Ses frères non plus. » Jezal eut un petit tressaillement. La hauteur de la pièce dépassait largement son volume visible ; son plafond, s’il y en avait un, se perdait dans l’obscurité. À une trentaine de mètres du sol, un rail de fer courait sur les pierres brutes des murs… sans doute une passerelle. Il en aperçut un deuxième, un troisième, encore un autre, plus flous dans le faible éclairage. Et au-dessus de tout cela oscillait le singulier assemblage. Jezal sursauta de nouveau. L’assemblage bougeait ! Il bougeait ! Les anneaux se mouvaient en silence et pivotaient les uns autour des autres avec paresse. Il n’avait aucune idée de ce qui les animait. Peut-être qu’en tournant la clef dans la serrure, Bayaz avait déclenché le processus… à moins qu’il n’ait jamais cessé de fonctionner pendant toutes ces années. Il fut pris de vertiges. Le mécanisme tout entier semblait en rotation. Il tournait désormais de plus en plus vite, même les passerelles se déplaçaient dans des directions opposées. Regarder vers le haut n’arrangea rien et ne fit que le désorienter davantage. Pour soulager ses yeux irrités, il choisit de regarder la carte du Midderland sur laquelle il marchait. Il manqua de défaillir. C’était encore pire ! Le sol, lui aussi, paraissait tourner ! La salle tout entière évoluait autour de lui ! Les portes cintrées ouvrant sur l’extérieur étaient toutes identiques. Il en dénombra au moins une douzaine ; impossible de deviner laquelle ils avaient empruntée pour entrer. Une terrible panique le submergea. Seule la mystérieuse sphère du centre demeurait immobile. Les yeux larmoyants, il s’obligea à la fixer et à respirer lentement. Son malaise se dissipa peu à peu. La salle retrouva presque sa tranquillité. Les anneaux bougeaient toujours, mais n’avançaient plus qu’imperceptiblement. Il avala sa salive, fléchit les épaules et, la tête toujours baissée, courut derrière les autres. « Pas par là ! » rugit soudain Bayaz. Sa voix résonna dans le silence, se répercuta dans la caverne infinie et lui revint aux oreilles en milliers d’échos. « Pas par là ! — Pas par là ! » Jezal recula d’un bond. Le passage voûté et la pièce sombre sur laquelle il donnait ressemblaient à tous ceux qu’ils avaient déjà traversés. Il se rendit compte alors que ses compagnons se trouvaient sur sa droite. Il avait dû se tromper quelque part. « N’allez que là où je vais, vous ai-je dit ! se fâcha le vieillard. — Pas par là ! — Pas par là ! — Excusez-moi, bégaya Jezal d’une voix qui parut ridiculement ténue dans cette vastitude. J’ai cru… enfin, j’ai cru que c’était le bon chemin ! » Bayaz lui posa une main réconfortante sur l’épaule et le tira gentiment en arrière. « Je ne voulais pas vous effrayer, mon ami, mais il serait dommage que quelqu’un d’aussi prometteur que vous nous soit enlevé aussi jeune. » Jezal déglutit avec difficulté, avant de scruter le couloir plongé dans l’ombre, en se demandant ce qui aurait pu lui arriver s’il y était entré. Son imagination lui offrit diverses possibilités. Comme il s’en détournait, l’écho continua de lui murmurer : « Pas par là… Pas par là… Pas par là… » Logen détestait cet endroit. Les pierres étaient froides, comme mortes, l’air immobile, mort lui aussi ; même les bruits qu’ils faisaient en se déplaçant semblaient étouffés et sans vie. Il ne faisait ni froid ni chaud. Pourtant, son dos dégoulinait de sueur ; une peur irraisonnée lui picotait la nuque. Aiguillonné par la pensée qu’ils étaient surveillés, il se retournait brusquement tous les trois ou quatre pas, sans jamais voir personne. À part ce garçon, Luthar, et Glotka l’estropié, qui avaient l’air aussi inquiets et déroutés que lui. « Nous l’avons pourchassé dans ces mêmes salles, murmura Bayaz d’un ton calme. Nous étions onze. Tous les Mages, réunis pour la dernière fois. Tous, sauf Khalul. Zacharus et Cawneil, se sont battus contre le Créateur, ici. Tous deux ont été malmenés, mais en ont réchappé. Anselmi et Dent-Cassée n’ont pas eu cette chance. Kanedias les a tués. J’ai perdu deux bons amis, ce jour-là, deux frères. » Ils longèrent un balcon étroit, éclairé par un rai de lumière. D’un côté, les pierres lisses formaient une pente aplanie, de l’autre, elles descendaient à la verticale et se perdaient dans l’obscurité en un gouffre noir, empli d’ombres, sans délimitation, ni en largeur, ni en hauteur, ni en profondeur. Malgré son immensité, il n’y avait pas d’écho. Pas un souffle. Pas la moindre brise. L’air y était confiné et vicié comme dans un tombeau. « Il doit sûrement y avoir de l’eau, là, en bas », marmonna Glotka qui, sourcils froncés, se pencha par-dessus la rambarde. « Il doit bien y avoir quelque chose, non ? insista-t-il en lorgnant vers le haut. Où est le plafond ? — Cet endroit sent mauvais », se plaignit Luthar en se pinçant le nez d’une main. Pour une fois, Logen était de son avis. Il connaissait bien cette odeur. À ce souvenir, ses lèvres se retroussèrent. « Ça pue autant que ces maudits Têtes-Plates. — Ah oui ! dit Bayaz. Eux aussi sont l’œuvre du Créateur. — Son œuvre ? — Parfaitement. Il s’est servi d’argile, de métal et de chair en surplus pour les façonner. » Logen le dévisagea. « C’est lui qui les a faits ? — Afin qu’ils participent à sa lutte. Qu’ils se battent contre nous. Contre les Mages. Contre son frère Juvens. Il a élevé les premiers Shankas, ici, avant de les lâcher dans la nature pour qu’ils y grandissent, se reproduisent et sèment la terreur. Tel était l’usage qu’il leur réservait. Après la mort de Kanedias, nous les avons chassés pendant des années, sans pouvoir tous les capturer. Nous les avons repoussés dans les coins les plus reculés, les plus sombres du monde. Ils y ont grandi, se sont reproduits et, à présent, ils les quittent et élargissent leur territoire, dans le but de continuer à se multiplier, détruisant tout sur leur passage, comme le veut leur fonction d’origine. » Logen le regarda bouche bée. « Des Shankas ! » Luthar s’esclaffa en secouant la tête. Les Têtes-Plates n’étant pas matière à rire, Logen pivota d’un seul mouvement ; sa carrure bloqua entièrement le balcon étroit. Il se pencha alors vers Jezal, dans la pénombre. « Il y a quelque chose de drôle ? — Eh bien, je… enfin, tout le monde sait que ces choses-là n’existent pas. — Je les ai combattus de mes propres mains, toute ma vie, gronda Logen. Ils ont tué ma femme, mes enfants, mes amis. Le Nord grouille de ces satanés Têtes-Plates. » Il se baissa davantage. « Alors ne me dites pas qu’ils n’existent pas ! » Luthar avait pâli. Il chercha un soutien du côté de Glotka. Mais, adossé à la paroi, lèvres pincées, l’inquisiteur se massait la jambe, son visage ravagé ruisselant de sueur. « Vos histoires ne m’intéressent pas ! aboya-t-il. — Le monde regorge de Shankas », siffla Logen, presque nez à nez avec Luthar. « Vous en rencontrerez peut-être, un jour. » Puis, n’ayant aucune envie d’être abandonné dans ce sinistre endroit, il s’écarta de lui pour suivre Bayaz, qui avait disparu sous une arche, à l’extrémité du balcon. Et une de plus ! Une salle spacieuse, bordée sur un côté d’une forêt de colonnes et peuplée d’une multitude d’ombres. Pénétrant à longs traits par le haut, la lumière dessinait d’étranges motifs sur le sol de pierre, des formes claires et sombres, des lignes blanches et noires. Un peu comme des écrits. Y aurait-il un message, ici ? Pour moi ? Glotka grelottait. Avec une étude plus approfondie, peut-être pourrais-je comprendre… Luthar le dépassa alors. Sa silhouette lui dissimula le sol, brisant les lignes, brouillant sa vision. Glotka se gourmanda. Ce maudit endroit me fait perdre la tête. Je dois réfléchir avec froideur. Rien que les faits, Glotka, uniquement les faits ! « D’où vient la lumière ? » s’enquit-il. Bayaz agita une main. « De là-haut. — Il y a des fenêtres ? — Peut-être. » Sa canne tapotait tantôt des zones éclairées, tantôt des zones sombres, entraînant son pied gauche dans son sillage. « À part ces vestibules, il n’y a rien d’autre ? À quoi peuvent-ils bien servir ? — Qui oserait se targuer de connaître les pensées du Créateur ? déclama Bayaz pompeusement. Ou de pénétrer ses formidables desseins ? » Visiblement, ne jamais fournir de réponse faisait sa fierté. Pour Glotka, la construction de la demeure tout entière n’était qu’une perte de temps et d’énergie. « Combien de personnes y habitaient ? — Jadis, en des jours plus heureux qu’aujourd’hui, elles se comptaient par centaines. Toutes sortes de gens servaient Kanedias et l’aidaient dans son travail. Mais le Créateur, d’un naturel méfiant, gardait ses secrets jalousement. Petit à petit, il a évincé ses partisans, les plaçant dans l’Agriont, à l’université. Vers la fin, ceux qui vivaient ici étaient peu nombreux. Kanedias, son assistant Jaremias… » Bayaz s’interrompit un instant. « … et sa fille Tolomei. — La fille du Créateur ? — Et alors, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? aboya le vieillard. — Rien, rien du tout. » Là, pourtant, le vernis vient de craquer, ne serait-ce qu’en surface ! C’est quand même étrange qu’il connaisse cette maison aussi bien. « Quand avez-vous vécu ici ? » Bayaz se renfrogna. « La curiosité est un vilain défaut. » Glotka le regarda s’éloigner. Sult avait tort. L’Insigne Lecteur n’est pas infaillible ! Il a sous-estimé ce Bayaz et risque de le payer cher. Qui est donc ce chauve, ce fou irritable, capable de ridiculiser l’un des hommes les plus influents de l’Union ? Dans les entrailles de cet endroit surnaturel, la réponse ne lui semblait plus aussi étrange. Le Premier des Mages. « Nous y voilà. — Où ça ? » interrogea Logen. Le vestibule s’étirait en tous sens. Les parois de blocs de pierre s’incurvaient en douceur, puis se fondaient dans les ténèbres sans offrir un quelconque passage. Bayaz ne répondit pas. Il caressait les pierres, comme s’il cherchait quelque chose. « Oui, c’est ici. » Il extirpa la clef cachée sous sa chemise. « Vous devriez peut-être vous préparer. — À quoi ? » Le Mage introduisit la clef dans un trou invisible. L’un des blocs constituant le mur se détacha soudainement, avant de s’envoler vers le plafond en un bruit de tonnerre. Logen, chancelant, secoua la tête. Il vit Luthar se pencher et presser ses mains sur ses oreilles. Des craquements assourdissants résonnèrent partout dans la pièce. « Attendez là », dit Bayaz. Logen l’entendit à peine, tant sa tête carillonnait. « Ne touchez à rien. N’allez nulle part. » Abandonnant la clef dans le mur, le vieillard se glissa dans la brèche. Logen scruta l’ouverture. Un rai de lumière éclairait un passage étroit. À l’intérieur se propageait un chuintement évoquant le grondement d’une rivière impétueuse. Logen se sentit tenaillé par une irrésistible curiosité. Après avoir jeté un coup d’œil aux deux autres hommes, il se dit que l’injonction de Bayaz ne s’adressait peut-être qu’à eux, et se faufila dans le goulot. Il déboucha dans une pièce circulaire, fortement éclairée, où régnait une fraîcheur moite. Après l’obscurité dans laquelle ils avaient progressé, la lumière qui entrait à flots par le haut lui parut aveuglante. Les murs ne présentaient aucune aspérité ; des filets d’eau ruisselaient sur ces parois de pierre blanche, avant d’être collectés dans un bassin rond. Le passage qu’il avait emprunté donnait sur une passerelle, dont les marches aboutissaient à un énorme pilier, blanc lui aussi, jaillissant du bassin. Debout au sommet de l’escalier, Bayaz fixait un point, en contrebas. Le souffle rauque, Logen se coula derrière le Mage et aperçut un bloc de pierre blanche. De l’eau s’égouttait en un flic flac régulier au centre du bloc, en un endroit lisse et résistant. Deux objets reposaient dans la faible nappe liquide. Le premier, une caisse carrée en métal foncé, aurait pu contenir une tête humaine. L’autre était bien plus singulier. Une arme, une hache peut-être. Munie d’un long manche composé de minuscules tubes métalliques, entortillés les uns aux autres, à l’image d’un cep de vigne. L’une de ses extrémités comportait une poignée éraflée ; l’autre, une plaque de métal percée de petits trous, dans l’un desquels avait été glissé un crochet fin. En jouant sur ces nombreuses surfaces noires, la lumière faisait scintiller des perles de moisissure. Curieux, magnifique, fascinant. Sur la poignée, une lettre argentée se découpait sur le métal sombre. Logen s’aperçut qu’elle était identique à celle de son épée. La marque de Kanedias. L’œuvre du Maître Créateur. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il en tendant la main. « N’y touchez pas ! » cria Bayaz, qui l’écarta sans ménagement. « Ne vous avais-je pas ordonné d’attendre ? » Logen fit un pas chancelant en arrière. Il n’avait jamais vu le Mage aussi anxieux. Cependant, il ne pouvait se résoudre à détacher les yeux du singulier objet qui gisait sur le bloc. « C’est une arme ? » Bayaz expira longuement. « Une arme des plus dangereuses, mon ami. Ni l’acier, ni la pierre, ni la magie ne pourraient vous en protéger. Prenez garde, ne vous en approchez pas. Les périls sont nombreux. Kanedias l’appelait la Semeuse de Zizanie. Il s’en est servi pour tuer son frère Juvens, mon maître. Il m’a confié jadis qu’elle avait deux tranchants. Un, ici, le deuxième dans l’Au-delà. — Bon sang, qu’est-ce que ça signifie ? » grommela Logen. Il ne voyait même pas le premier ! Bayaz haussa les épaules. « Si je le savais, je serais sûrement le Maître Créateur, pas le Premier des Mages ! » Il se pencha en avant pour soulever la caissette et grimaça sous l’effort. « Pourriez-vous m’aider ? » Logen glissa les deux mains sous la boîte et émit un hoquet de surprise. Une enclume aurait fait le même poids. « C’est lourd, grogna-t-il. — Kanedias l’a forgée pour qu’elle soit solide. Aussi solide que le lui a permis sa grande habileté. Non pas pour préserver son contenu de la convoitise… » Il s’approcha en baissant la voix. « … mais pour protéger l’humanité de son contenu. » Logen se rembrunit. « Que contient-elle ? — Rien, murmura Bayaz. Du moins, rien encore. » Jezal essayait de déterminer qui étaient les trois hommes qu’il haïssait le plus au monde. Brint ? Rien qu’un fat prétentieux. Gorst ? Il n’avait fait que son possible pour le battre dans un tournoi d’escrime. Varuz ? Ce n’était qu’un vieil imbécile pompeux. Non. Ces trois autres étaient finalement les premiers sur sa liste. L’arrogant vieillard, avec ses discours idiots, qui se donnait de grands airs pour paraître mystérieux. Le sauvage balourd, avec ses cicatrices hideuses et son expression menaçante. Et l’estropié condescendant, avec ses petits commentaires suffisants et sa prétention à connaître tout de la vie. Eux trois, ajoutés à l’air confiné et à la pénombre perpétuelle de cet horrible endroit, lui donnaient envie de vomir de nouveau. À choisir, en ce moment précis, ne pas avoir de compagnie était ce qu’il pouvait imaginer de pire. Scrutant les ténèbres alentour, il frissonna à cette pensée. Après qu’ils eurent contourné l’angle d’un mur, il reprit confiance ; il venait d’apercevoir un petit carré de lumière au-dessus de leurs têtes. Salivant déjà à l’idée de revoir le ciel, il se précipita tout droit pour dépasser Glotka qui se traînait, malgré sa canne. En débouchant à l’extérieur, Jezal ferma les yeux de ravissement. Il se moquait bien du vent froid qui lui cinglait les joues et aspirait à pleins poumons. Il éprouvait un soulagement incroyable, comme s’il était resté prisonnier dans l’obscurité pendant des semaines ou que les mains gigantesques qui l’étranglaient avaient enfin libéré son cou. Il s’engagea dans une vaste cour, pavée de tristes pierres plates. Devant lui, Neuf-Doigts et Bayaz se tenaient debout, côte à côte, penchés sur un parapet leur arrivant à la taille… et devant eux… tout en bas… … s’étendait l’Agriont. Un assemblage de murs blancs, de toits gris, de fenêtres étincelantes, de jardins luxuriants. Même s’ils ne se trouvaient pas au sommet de la Demeure du Créateur, mais sur l’une des terrasses les plus basses surplombant l’entrée, la vue n’en restait pas moins impressionnante. Jezal reconnut les bâtiments croulants de l’université, le dôme scintillant de l’Hémicycle des Lords, la silhouette trapue de la Maison des Questions. Il aperçut la Place des Maréchaux, simple coupelle garnie de sièges en bois au milieu des immeubles, et juste au centre, il distingua même la minuscule tache jaune de la piste d’escrime. Derrière la citadelle entourée de ses murailles blanches et de sa douve miroitante, la ville étalait sa masse sombre sous un ciel grisâtre, étirant ses quartiers tentaculaires jusqu’en bordure de mer. Incrédule et ravi, Jezal éclata de rire. À côté de ça, la Tour des Chaînes faisait figure d’escabeau ! Jezal dominait le monde à une telle hauteur que tout lui semblait immobile, comme figé dans le temps. Il avait l’impression d’être un roi. Aucun homme n’avait vu ce panorama depuis des siècles. Il se sentait majestueux, bien plus important que ces minuscules figurines obligées de vivre et de travailler dans ces petits bâtiments, là, en dessous. Il se tourna vers Glotka, mais l’estropié n’avait pas l’air joyeux. Encore plus pâle qu’à l’accoutumée, il observait la cité miniature d’un air critique, son œil gauche papillonnant d’inquiétude. « On souffre du vertige ? » railla Jezal. Glotka lui fît face, exposant son visage couleur de cendre. « Il n’y a pas eu d’escaliers. Nous n’avons gravi aucune marche pour arriver jusqu’ici ! » Le sourire de Jezal commença à s’effacer. « Pas d’escaliers, vous comprenez ? Comment est-ce possible ? Hein ? Dites-le-moi ! » Après avoir réfléchi au chemin qu’ils avaient emprunté, Jezal déglutit. L’estropié avait raison. Pas d’escaliers, pas de rampes ! Ils n’étaient ni montés, ni descendus. Pourtant, ils étaient largement au-dessus de la plus haute flèche de tout l’Agriont. Il eut un nouveau haut-le-cœur. La vue lui semblait désormais étourdissante, dégoûtante, obscène. Il s’écarta avec prudence du parapet. Il n’avait plus qu’une envie : rentrer chez lui. « Je l’ai suivi dans les ténèbres, seul. C’est ici que je l’ai affronté. Kanedias. Le Maître Créateur. C’est ici que nous nous sommes battus. Par le feu, par le fer, par la chair. C’est ici que nous nous sommes tenus. D’ici qu’il a fait tomber Tolomei du toit. J’ai vu la scène se produire sous mes yeux, sans pouvoir l’en empêcher. Sa propre fille. Vous imaginez ? Elle, moins que tout autre, ne méritait ce sort. Jamais une telle innocence n’a existé. » Logen plissa le front. Il ne savait quoi dire. « C’est ici que nous avons lutté », murmura Bayaz, serrant les poings sur le rebord du parapet. « Je l’ai attaqué par le feu, par l’acier et meurtri dans ses chairs ; il a fait de même avec moi. Je l’ai alors poussé. Il s’est enflammé pendant sa chute, puis s’est écrasé sur le pont, là, en bas. Voilà comment le dernier des fils d’Euz a disparu de la surface de la Terre. Voilà comment bon nombre des secrets de leur famille se sont perdus à jamais. Ils se sont détruits les uns les autres. Tous les quatre. Quel gâchis ! » Bayaz jeta un coup d’œil à Logen. « Mais c’était il y a une éternité, hein, mon ami ? Une éternité ! » Avec un soupir, il se tassa sur lui-même. « Quittons cet endroit qui ressemble à un tombeau. C’en est un, d’ailleurs. Nous allons le sceller une nouvelle fois, en y enfermant tous les vieux souvenirs. Tout cela fait partie du passé. — Ouais, fit Logen. Mon père avait coutume de dire que les graines du passé renferment les fruits du présent. — C’est la vérité. » Bayaz se baissa et effleura le métal froid et sombre de la caissette que portait Logen. « C’est la vérité. Votre père était un sage. » La jambe de Glotka le torturait. Il avait l’impression que sa colonne vertébrale déformée était un torrent de lave s’écoulant de sa nuque à ses fesses. Sa bouche sèche avait un goût de sciure de bois, son visage poisseux lui démangeait. Il respirait en soufflant par le nez. Il pressait néanmoins le pas dans l’obscurité, pour s’éloigner au plus vite de cette énorme salle, avec sa sphère noire et son invention bizarre, en se dirigeant vers la porte ouverte. Vers la lumière. Il s’immobilisa sur le pont étroit menant à la petite porte métallique, tête renversée en arrière, sa main tremblant sur le pommeau de sa canne. Il cligna des yeux, se frotta les paupières et aspira l’air goulûment, savourant la caresse du vent frais sur ses joues. Qui aurait pu croire que ce vent serait aussi agréable ? C’est peut-être aussi bien qu’il n’y ait pas eu d’escaliers. Dans le cas contraire, je n’aurais sans doute jamais réussi à ressortir. Luthar avait déjà franchi la moitié du pont ; on aurait pu croire que le diable était à ses trousses, tant sa hâte était grande. Neuf-Doigts, qui le talonnait en pantelant, ne cessait de grommeler dans sa langue. « Encore en vie ! » crut comprendre Glotka. Ses grosses pognes férocement agrippées à la caissette métallique, les tendons saillants, comme si elle pesait aussi lourd qu’une enclume. Cette expédition n’a pas été entreprise simplement pour prouver leur bonne foi. Qu’en rapportent-ils donc ? Et pourquoi la caissette est-elle aussi lourde ? Jetant un dernier regard par-dessus son épaule, il frissonna à la vue des ténèbres. Il n’était pas certain d’avoir envie de le savoir. L’air plus satisfait que jamais, Bayaz sortit du tunnel avec nonchalance. « Alors, Inquisiteur, lança-t-il avec jovialité. Comment avez-vous trouvé notre petite escapade dans la Demeure du Créateur ? » Un véritable cauchemar ! J’aurais presque préféré séjourner quelques heures dans les geôles de l’empereur. « Comme un bon moyen de passer la matinée, rétorqua-t-il d’un ton sec. — Content que ça vous ait plu ! » gloussa Bayaz, en sortant le cylindre métallique de sa chemise. « Dites-moi, me prenez-vous toujours pour un menteur ? Ou suis-je enfin à l’abri de vos soupçons ? » Glotka se rembrunit en regardant la clef. Il reporta son attention sur le vieillard, puis examina l’écrasante Demeure du Créateur avec morosité. À mesure que le temps passe, mes soupçons ne font qu’augmenter. Une fois éveillés, ils ne sont jamais écartés, ils ne font que se modifier. « Franchement, je ne sais quoi penser ! — Bon ! Reconnaître son ignorance est un premier pas vers la solution. Si je puis me permettre un conseil, à votre place je tâcherais de fournir une autre explication à l’Insigne Lecteur ! » La paupière de Glotka se mit à frémir. « À présent, vous feriez mieux de traverser, hein, Inquisiteur ! Pendant que je referme… » La vue plongeante sur l’eau, en contrebas, ne lui parut plus aussi angoissante. Si je tombais, au moins mourrais-je au grand jour ! Quand il entendit les portes de la Demeure du Créateur se refermer discrètement, Glotka se retourna et vit les cercles coulisser jusqu’à leur place initiale. Au même endroit qu’à notre arrivée. Le dos parcouru de fourmillements, jurant et traînant la jambe, il se résigna à franchir le pont, sans cesser de serrer les gencives pour lutter contre des vagues de nausée. À l’autre extrémité, Luthar cognait désespérément aux vieilles portes. « Laissez-nous entrer », sanglotait-il presque, au moment où Glotka le rejoignait. « Laissez-nous entrer ! » répétait-il d’une voix au bord de la panique. Un battant s’ouvrit enfin, dévoilant un surveillant en chef à moitié choqué. Quelle honte ! J’ai bien cru que le capitaine Luthar allait fondre en larmes. Lui, le fier vainqueur du Tournoi, l’un des plus valeureux fils de l’Union, la fine fleur de l’humanité, pleurnichant à genoux. Ce spectacle me consolerait presque d’avoir accompli ce déplacement. Luthar s’engouffra dans l’ouverture ; Neuf-Doigts le suivit, la mine sévère, tenant toujours dans ses bras la précieuse caissette. Lorsque Glotka parvint à sa hauteur, le surveillant lui fit un clin d’œil. « Déjà de retour ? » Pauvre vieux nigaud. « Qu’entendez-vous par là ? — Je n’ai même pas fini de manger mes œufs. Ça fait une demi-heure à peine que vous êtes partis. » Glotka éclata d’un rire sans joie. « Dites plutôt une demi-journée ! » Arrivé dans la cour, il se renfrogna. Les ombres n’avaient pas bougé. La matinée ne fait que commencer, comment est-ce possible ? « Le Créateur m’a dit un jour que le temps n’existait que dans les esprits. » Glotka grimaça tout en pivotant. Derrière lui, Bayaz frappait de deux doigts un côté de sa tête. « Cela pourrait être pire, je vous assure. C’est quand on ressort avant l’heure à laquelle on est entré qu’on commence vraiment à se poser des questions. » Il sourit. Ses yeux scintillèrent dans la lumière qui jaillissait du porche. Joue-t-il les idiots ? Ou se moquerait-il de moi ? Quelle que soit la réponse, ce petit jeu commence à me fatiguer. « Assez de devinettes, ricana Glotka. Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous voulez exactement ? » Le sourire du Premier des Mages – s’il en était un – s’élargit davantage. « Je vous aime bien, Inquisiteur, oui, vraiment. Je ne serais pas surpris d’apprendre que vous êtes le dernier homme intègre de ce maudit pays. Nous devrions, vous et moi, avoir une petite conversation, un de ces jours. Nous parlerions de ce que moi, je veux, et de ce que vous, vous recherchez. » Son sourire s’effaça. « Mais pas aujourd’hui. » Il franchit alors le seuil, laissant Glotka à ses réflexions. Le chien de personne « Pourquoi moi ? » marmonna West entre ses dents, en empruntant le pont de la porte sud. Ces absurdités à régler près des docks lui avaient pris plus de temps qu’elles n’auraient dû… bien trop de temps, mais n’était-ce pas le cas pour tout, dernièrement ? Il avait parfois l’impression d’être le seul de toute l’Union à se préparer sérieusement à la guerre. En outre, toutes les corvées semblaient lui incomber. Il devait même compter le nombre de clous qu’on utiliserait pour ferrer les chevaux. Il était déjà en retard à son rendez-vous quotidien avec le maréchal Burr et savait qu’il aurait encore à accomplir une centaine de tâches impossibles, avant la fin de la journée. Comme d’habitude ! Se retrouver embarqué dans une histoire d’agression insignifiante, à l’entrée même de l’Agriont ! C’était bien la dernière chose dont il avait besoin. « Pourquoi diable a-t-il fallu que ça tombe sur moi ? » Sa migraine reprenait. La douleur lancinante à l’arrière de ses yeux devenait chronique, surgissant de plus en plus tôt, s’aggravant de jour en jour. En raison de la canicule qui sévissait depuis une semaine, les sentinelles avaient été autorisées à ne porter qu’une partie de leur armure. West se dit qu’au moins deux d’entre elles devaient le regretter ce matin-là. Il entendit de loin l’un des gardes qui se lamentait, recroquevillé sur le sol près de l’entrée, les mains jointes entre ses jambes. Debout près de lui, son sergent saignait du nez et éclaboussait de gouttes rouge sombre les pavés du pont. Les deux autres hommes de leur détachement pointaient leurs lances sur un adolescent à la peau mate. Un autre méridional se tenait à proximité : un vieil homme, aux longs cheveux blancs. Appuyé contre la rambarde, celui-ci observait la scène, le visage empreint d’une profonde résignation. L’adolescent lança un regard furtif par-dessus son épaule. West tressaillit alors de surprise : une jeune femme ! Ses cheveux noirs se hérissaient en mèches graisseuses sur son crâne. Une de ses manches, déchirée au niveau de l’épaule, laissait dépasser un long bras maigre et brun. Au bout, un poing crispé sur le manche d’un couteau. La lame courbe, aussi brillante qu’un miroir et affûtée à l’extrême, étincelait. À première vue, la fille ne possédait rien d’autre de propre ! Une mince cicatrice grisâtre lui barrait tout un côté du visage, traversant un sourcil noir et descendant jusqu’aux lèvres boudeuses. West fut surtout surpris par ses yeux : légèrement bridés, étrécis par une hostilité manifeste, emplis de méfiance… et jaunes. Il avait déjà eu l’occasion de croiser bon nombre de Kantiques, lors de ses campagnes dans le Gurkhul, mais il n’avait jamais vu d’yeux semblables aux siens. Des yeux profonds, magnifiques, d’un jaune doré comme… De l’urine. Voilà ce qu’il sentit en se rapprochant. Une odeur d’urine et de crasse, à laquelle se mêlaient des relents de sueur aigre. Il se remémorait parfaitement cette puanteur ; la même émanait des hommes qui ne s’étaient pas lavés depuis longtemps, pendant la guerre. Tandis qu’il avançait, West se retint de plisser le nez et de respirer par la bouche ; il n’osa pas non plus décrire un large cercle, afin de se tenir à distance raisonnable de la lame menaçante. Face à une situation dangereuse, si l’on veut ramener le calme, mieux vaut éviter de montrer sa peur. Son expérience lui avait appris qu’en donnant l’impression d’être maître de soi, on était sur la voie de la réussite. « Que diable se passe-t-il, ici ? » gronda-t-il en s’adressant au sergent ensanglanté. Il n’eut pas à feindre la contrariété ; son retard à son rendez-vous ne faisait qu’accroître sa colère. « Ces mendiants puants ont voulu entrer dans l’Agriont, Monsieur ! J’ai essayé de les en empêcher, bien sûr, mais ils ont des lettres ! — Des lettres ? » L’étrange vieillard tapota l’épaule de West, puis lui tendit une feuille de papier aux bords écornés. Le commandant en prit rapidement connaissance. Sa contrariété s’accentua. « C’est un laissez-passer signé de Hoff en personne. Vous devez les autoriser à entrer. — Mais pas avec leurs armes, Monsieur ! Je leur ai dit qu’ils ne pouvaient pas les garder ! » Le sergent lui montra le grand arc bizarre en bois sombre qu’il tenait dans une main, et le cimeterre typiquement gurkhien qu’il avait dans l’autre. « Ça n’a déjà pas été une partie de plaisir de lui faire lâcher celles-ci, mais quand j’ai voulu la fouiller… cette chienne de Gurkhienne a… » La femme siffla et avança vivement d’un pas. Le sergent et les deux gardes se collèrent les uns contre les autres, en reculant avec nervosité. « Du calme, Ferro », soupira le vieillard, en adoptant le langage kantique. « Pour l’amour de Dieu, calme-toi. » La jeune femme envoya un crachat sur les pierres du parapet. Puis, après avoir proféré un juron que West ne comprit pas, elle se mit à agiter son couteau pour indiquer qu’elle savait s’en servir et en mourait d’envie. « Pourquoi moi ? » marmonna West entre ses dents. À l’évidence, tant qu’il n’aurait pas résolu ce problème, il ne pourrait aller nulle part. Comme s’il n’avait pas suffisamment de soucis comme ça ! Il prit une profonde inspiration et essaya de se mettre dans la peau de cette femme à l’odeur répugnante, de cette étrangère cernée par des gens singuliers qui s’exprimaient dans une langue incompréhensible, la menaçaient de leurs lances et avaient même tenté de la fouiller. Peut-être se disait-elle aussi que West puait sacrément ! Elle devait être plus désorientée et effrayée que dangereuse. Et pourtant, elle avait l’air dangereuse et pas effrayée le moins du monde. Son compagnon lui paraissant plus raisonnable, West s’adressa à lui. « Êtes-vous tous deux originaires du Gurkhul ? » demanda-t-il dans un kantique approximatif. Les petits yeux du vieillard se posèrent sur lui. « Non. Il existe des gens qui vivent plus au sud que les Gurkhiens. — Seriez-vous du Kadir ? Du Taurish ? — Vous connaissez le Sud ? — Un peu. J’y ai combattu pendant la guerre. » Le vieillard indiqua de la tête la jeune femme qui, paupières mi-closes sur ses yeux jaunes bridés, les observait avec méfiance. « Elle vient d’un endroit appelé Muntaz. — Je n’en ai jamais entendu parler. — Comment l’auriez-vous pu ? » Le vieil homme haussa ses maigres épaules. « C’est un petit pays en bordure de mer, bien plus à l’est que Shaffa, derrière les montagnes. Les Gurkhiens l’ont conquis il y a des années, et son peuple a été éparpillé ou réduit à l’esclavage. Apparemment, elle n’a pas décoléré depuis cette époque. » La femme leur jeta un bref regard maussade, tout en gardant à l’œil les soldats. « Et vous ? — Oh, je viens de bien plus loin au sud, de l’autre côté du Kanta, bien au-delà du désert, d’une région en dehors du Cercle du Monde. Le pays où je suis né ne figure pas sur vos cartes, l’ami. Je m’appelle Yulwei. » Il tendit une longue main noire. « Collem West. » Quand ils se serrèrent la main, la femme les observa avec circonspection. « Celui-ci se nomme West, Ferro. Il a combattu contre les Gurkhiens ! Cela va-t-il te décider à lui accorder ta confiance ? » Yulwei ne semblait pas très convaincu et il n’avait pas tort. La jeune femme conserva le dos rond ; sa main se crispa davantage sur le manche de son couteau. Un des soldats choisit malencontreusement ce moment pour avancer, en fouettant les airs de sa lance ; la jeune femme gronda, puis cracha de nouveau en leur criant des insultes inintelligibles. « Ça suffit ! rugit West au garde. Redressez vos satanées lances ! » Abasourdis, les hommes clignèrent des paupières. Leur supérieur se contint et tenta de retrouver son timbre habituel. « Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une véritable invasion, vous n’êtes pas de mon avis ? Reposez vos armes ! » Les pointes des lances s’écartèrent à contrecœur de l’étrangère. West se dirigea aussitôt vers elle d’une démarche déterminée, en la fixant droit dans les yeux, avec toute l’autorité dont il était capable. Ne montre pas ta peur, se sermonna-t-il, alors que son cœur battait à tout rompre. Quand il se fut approché au point de la toucher, il présenta sa paume bien à plat. « Le couteau », dit-il d’un ton sec, dans son mauvais kantique. « S’il vous plaît. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous en donne ma parole. » Les yeux jaunes bridés restèrent rivés sur lui un long moment, puis ils examinèrent les porteurs de lance, avant de revenir sur lui. Elle avait tout son temps – et le prit. Obligeant West à demeurer immobile sous le soleil brûlant, la bouche sèche. La migraine lui vrillait les tempes. Son retard s’accroissait. La sueur imbibait son uniforme. Il s’efforçait malgré tout d’oublier l’odeur nauséabonde dégagée par la jeune femme. Plusieurs minutes s’écoulèrent. « Par les dents de Dieu, Ferro ! aboya soudain le vieillard. Aie pitié de mon grand âge ! Il ne me reste peut-être plus que quelques années à vivre ! Donne ton couteau à cet homme avant que je meure ! — Ssss », siffla-t-elle en retroussant les lèvres. Le couteau qu’elle brandissait décrivit un arc à une vitesse fulgurante – instant irréel qui lui parut durer une éternité – et le manche vint se poser sans ménagement sur sa paume. West, soulagé, s’autorisa à déglutir. Jusqu’au dernier moment, il avait cru qu’elle lui tendrait la lame aiguisée. « Merci », déclara-t-il avec un calme qu’il était loin d’éprouver, avant de le remettre au sergent. « Rangez ces armes et escortez nos invités à travers l’Agriont. S’il arrivait malheur à l’un d’eux, à elle en particulier, je vous en tiendrais personnellement pour responsable, compris ? » Il lança un dernier regard noir au sergent, franchit la porte et s’engagea dans le tunnel. Il était pressé de s’éloigner, avant que quelque chose ne tourne mal, et impatient de mettre de la distance entre le vieillard et la femme à l’odeur dérangeante. Sa tête le faisait souffrir encore plus qu’à son arrivée. Nom d’un chien, il était vraiment très en retard ! « Pourquoi diable a-t-il fallu que ça tombe sur moi ? » « Je crains fort que l’armurerie ne soit fermée pour la journée », lui annonça le commandant Vallimir d’un ton méprisant, en le toisant, comme s’il était un mendiant venu quémander quelques pièces. « Nos objectifs ont été atteints, avec même une certaine avance. Nous ne rallumerons donc pas les forges, cette semaine. Peut-être que si vous étiez arrivé à l’heure… » La tête de West était sur le point d’éclater. Il s’obligea à respirer avec calme, à s’exprimer d’une voix égale. On n’obtenait rien en perdant son sang-froid. Ce genre de comportement ne menait jamais nulle part. « Je comprends, mon commandant, dit-il patiemment, mais nous sommes en guerre. La plupart des renforts qu’on nous a envoyés sont à peine armés, et le maréchal Burr à demandé que les forges soient allumées, pour que nous puissions leur fournir un équipement décent. » Ce n’était pas tout à fait vrai ; depuis qu’il avait intégré l’état-major du maréchal, West avait plus ou moins renoncé à dire la vérité. La franchise n’ayant abouti à rien, il adoptait désormais une tout autre attitude – employant aussi bien flatterie que rodomontades, mensonges éhontés, assortis d’humbles prières ou de menaces voilées. Il était presque devenu un expert dans l’art de juger laquelle de ces tactiques serait la plus efficace sur son interlocuteur. Malheureusement, il lui restait encore à trouver la corde sensible chez le commandant Vallimir, le Maître des Armureries royales. Le fait qu’ils aient le même grade rendait les choses plus difficiles : il ne s’en sortirait pas en rudoyant cet homme, mais ne pouvait pas non plus se résoudre à l’implorer. En outre, en matière de classe sociale, ils n’étaient pas du tout sur un pied d’égalité. Issu d’une famille influente de la vieille noblesse, Vallimir était arrogant au possible… à côté de lui, Jezal dan Luthar passait pour un altruiste d’origine modeste ! Son manque d’expérience sur les champs de bataille n’arrangeait rien à la situation ; pour compenser cette lacune, il avait tendance à se comporter comme un parfait idiot. Recevoir des instructions de la part de West, même si elles émanaient du maréchal Burr en personne, était aussi mal accueilli par Vallimir que si elles venaient d’un porcher puant. Ce jour-là ne faisait pas exception à la règle. « Les objectifs du mois ayant été remplis, commandant West, les armureries sont fermées. Voilà tout. » Vallimir avait réussi à donner à son nom une consonance méprisante. « C’est vraiment ce que vous voulez que je réponde au maréchal Burr ? — L’armement des renforts échoit aux gentilshommes qui les ont envoyés, débita-t-il d’un ton collet monté. S’ils sont incapables de s’acquitter de leurs obligations, on ne peut tout de même pas me le reprocher. Ce n’est pas notre problème, commandant West, et vous pouvez le répéter mot pour mot au maréchal Burr. » Cela se passait toujours ainsi. Des allées et venues permanentes : il courait du bureau de Burr aux différents services d’intendance… passait voir les commandants de compagnie, de bataillon, de régiment, ainsi que les réserves éparpillées dans l’Agriont, et même dans la ville entière… enchaînait avec les armureries, les casernes, les étables et les docks, où soldats et équipements ne tarderaient pas être embarqués… puis terminait par tous les autres départements. Son tour complet achevé, il se retrouvait à son point de départ, en ayant parcouru des lieues et des lieues, sans obtenir le moindre résultat. Le soir venu, il s’effondrait sur son lit comme une masse et ne bénéficiait que de quelques heures de repos, avant de recommencer tout de zéro. Quand il commandait un bataillon, sa tâche consistait à affronter l’ennemi, l’épée à la main. En tant qu’officier d’état-major, il devait se battre contre son propre camp à coups de paperasses, un rôle évoquant plus celui d’un secrétaire que celui d’un soldat. Il avait l’impression d’être un homme à qui l’on demande de faire rouler un énorme rocher jusqu’au sommet d’une colline. Beaucoup d’efforts pour rien, car il faut continuer à pousser pour éviter que le rocher ne vous écrase malencontreusement en redescendant. Et pendant ce temps-là, des salauds arrogants, courant les mêmes dangers que lui, se prélassaient sur la pente, en lui disant : « Débrouillez-vous, ce rocher ne nous appartient pas ! » Il comprenait enfin pourquoi, pendant la guerre dans le Gurkhul, les hommes avaient parfois manqué de nourriture ou de vêtements, pourquoi il n’y avait pas eu assez de chariots pour transporter les vivres, ni assez de chevaux pour tirer les chariots, ni assez de toutes sortes de choses indispensables et facilement prévisibles. West s’était juré de ne pas laisser de telles erreurs se reproduire à cause d’une négligence de sa part. Il n’allait certainement pas laisser des hommes se faire tuer à cause d’une pénurie d’armes ! Il essaya de se raisonner. Mais plus il s’efforçait de se calmer, plus sa migraine lui martelait le crâne, plus sa voix chevrotait. « Et que se passera-t-il si nous nous retrouvons embourbés en plein pays des Angles, avec des troupes d’hommes à demi nus et une poignée de paysans désarmés pour assurer notre défense, hein, commandant Vallimir ? Ce sera le problème de qui ? Pas le vôtre, évidemment ! Vous serez tranquillement assis, ici, avec vos forges en guise de compagnie ! » Sa diatribe à peine achevée, il se rendit compte qu’il était allé trop loin. Son vis-à-vis explosa. « Comment osez-vous, Monsieur ? Mettriez-vous mon honneur en question ? Ma famille fait partie de la Garde royale depuis neuf générations ! » Ne sachant pas s’il devait rire ou pleurer, West se frotta les yeux. « Je ne doute pas de votre courage, je vous l’assure ! Telle n’était pas mon intention. » Il essaya de se mettre à la place de Vallimir. Il ignorait les pressions que cet homme subissait ; il aurait sans doute préféré avoir la charge de soldats au lieu de diriger une équipe de maréchaux-ferrants… Il n’y avait rien à faire. Ce type était un imbécile. West le détestait. « Votre honneur n’est pas en cause, mon commandant, ni celui de votre famille. Toute la question est d’être prêt pour la guerre ! » Vallimir lui décocha un regard glacial. « À qui croyez-vous donc parler, sale petit manant ? Vous ne devez votre position qu’à Burr, et lui, qu’est-il sinon un lourdaud de province parvenu à son poste grâce à sa fortune ! » West cilla. Il avait toujours supposé que c’était ce qu’on racontait dans son dos, mais se l’entendre dire en face était une autre paire de manches. « Lorsque Burr ne sera plus là, qu’adviendra-t-il de vous, hein ? Que ferez-vous quand vous ne pourrez plus vous réfugier dans son giron ? Vous n’avez pas une goutte de sang bleu, ni aucune famille ! » La bouche de Vallimir se tordit en un horrible rictus. « À part votre fameuse sœur, bien sûr… et d’après ce que je sais… » West se surprit à avancer vivement vers lui. « Comment ? gronda-t-il. Qu’avez-vous dit ? » Son expression devait être menaçante ; il vit le visage de Vallimir pâlir instantanément. « Je… je… — Vous croyez que j’ai besoin de Burr pour me battre, espèce de pauvre larve ! » Il avança de nouveau, sans même s’en rendre compte. Vallimir recula jusqu’au mur et, chancelant, leva un bras pour se protéger d’un coup éventuel. Ce geste fit reprendre ses esprits à West ; il se retint de saisir ce petit morpion à deux mains pour le secouer comme un prunier. Une douleur lancinante lui martelait les tempes. Il avait l’impression que ses yeux ne tarderaient pas à jaillir de leurs orbites. Il s’obligea à inspirer longuement par le nez, serrant les poings jusqu’à ce que ses articulations blanchissent. Sa colère s’estompa peu à peu, il retrouva la maîtrise qu’il avait failli perdre si brutalement. Seule une crispation oppressante subsista au niveau de sa poitrine. « Si vous avez quelque chose à dire au sujet de ma sœur, murmura-t-il avec froideur, alors parlez ! Et sans attendre. » Il laissa glisser sa main gauche, avec nonchalance, jusqu’à la poignée de son épée. « Ensuite nous pourrons régler cette histoire devant les remparts de la ville. » Le commandant Vallimir se recroquevilla sur lui-même. « Je ne sais rien, chuchota-t-il. Rien du tout. — Rien du tout ? » West examina son visage blême un long moment, puis s’écarta d’un pas. « Bon, à présent, auriez-vous l’amabilité de remettre les forges en marche pour moi ? Nous avons encore beaucoup de travail à accomplir. » Vallimir cligna les yeux à plusieurs reprises avant d’acquiescer. « Bien sûr. Je vais les faire rallumer sur-le-champ. » West tourna alors les talons et se dirigea rapidement vers la sortie. Conscient d’avoir envenimé une nouvelle fois une situation déjà bien mauvaise, il sentit les yeux du commandant lui lancer des éclairs dans son dos. Un ennemi de haute naissance de plus parmi tant d’autres. Le plus rageant, c’était que Vallimir avait raison. Sans Burr, il n’était rien du tout. Il n’avait aucune famille, hormis sa fameuse sœur. Sapristi, ce qu’il avait mal à la tête. « Pourquoi moi ? siffla-t-il entre ses dents. Pourquoi ? » Il lui restait encore beaucoup de choses à faire avant le soir, de quoi l’occuper encore au moins une journée entière, mais West déclara forfait. Sa tête le faisait souffrir à tel point que sa vision se troublait. Il lui fallait s’allonger dans le noir, un tissu mouillé sur le front, ne serait-ce qu’une heure… une minute… Serrant les dents, il fouilla sa poche d’une main pour y chercher sa clef, tandis qu’il pressait l’autre sur ses yeux larmoyants. Il perçut soudain un bruit de l’autre côté de la porte. Un faible tintement de verre. Ardee. Non, se dit-il intérieurement. Non, pas maintenant. Pourquoi diable lui avait-il confié sa clef ? Jurant à voix basse, il leva le bras, prêt à frapper. Frapper à sa propre porte, voilà à quoi il était réduit ! Son poing s’arrêta avant de toucher le battant. Une image des plus désagréables commença à se dessiner dans son esprit : Ardee et Luthar, nus, en sueur, gémissant sur le tapis… Il tourna rapidement la clef dans la serrure et ouvrit la porte. Elle était debout près de la fenêtre, seule et, il fut soulagé de le constater, habillée. La voir remplir un verre à ras bord le contraria cependant. Comme elle le regardait, un sourcil arqué, il s’empressa d’entrer. « Ah, c’est toi ! — Qui diable veux-tu que ce soit ? rétorqua West d’un ton sec. C’est mon appartement, non ? — Je vois qu’on n’est pas de bonne humeur, ce matin ! » Un peu de vin déborda et coula sur la table. Elle l’essuya de la main, se lécha les doigts, puis porta le verre à ses lèvres et but une longue gorgée, comme pour le narguer. Tous les gestes de sa sœur ne firent qu’augmenter son mécontentement. Affichant un sourire mauvais, West referma derrière lui. « Es-tu obligée de boire autant ? — J’ai cru comprendre qu’il était salutaire pour une jeune fille d’avoir un passe-temps. » Elle avait parlé sans réfléchir, comme à son habitude ; pourtant, malgré sa migraine, West sentit qu’il se tramait quelque chose. Elle ne cessait de jeter des coups d’œil vers le bureau. Elle finit par s’en approcher. La devançant, il s’empara d’une feuille de papier qui ne contenait qu’une seule ligne. « Qu’est-ce que c’est ? — Rien. Rends-la-moi ! » Retenant sa sœur à distance d’un bras, il lut la missive. Demain soir, à l’endroit habituel… A. West frémit d’horreur. « Rien ? Rien ? » Il agita le papier sous le nez d’Ardee. Elle se détourna sans un mot, secoua la tête comme pour chasser une mouche et se mit à siroter son vin bruyamment. West grinça des dents. « Il s’agit de Luthar, n’est-ce pas ? — Je n’ai pas dit ça. — Inutile de mentir. » La missive fut bientôt réduite en une boule de papier froissé dans sa main aux articulations blanchies. Se tournant à demi vers la porte, il banda ses muscles ; tout son corps se crispa, avant d’être pris de tremblements. C’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour ne pas se précipiter immédiatement chez ce petit merdeux afin de le corriger. Il s’octroya un temps de réflexion. Ce sale ingrat de Jezal l’avait trahi. Mais pourquoi s’en étonner… ce garçon était idiot. Si l’on conserve son vin dans un sac en papier, il ne faut pas être surpris de découvrir des fuites. En outre, Jezal n’était pas l’auteur de cette lettre. À quoi servirait-il de lui tordre le cou ? Cela n’empêcherait pas le monde de regorger de jeunes gens sans cervelle. « Dis-moi simplement où ça te mène, Ardee ? » Elle alla s’asseoir sur le divan et le fixa avec froideur par-dessus son verre. « Ça quoi, cher frère ? — Tu le sais parfaitement ! — Ne sommes-nous pas parents ? Ne pouvons-nous pas faire preuve de franchise l’un envers l’autre ? Si tu as quelque chose à dire, dis-le ! Où crois-tu que ça me mène ? — Droit dans le mur, si tu veux mon avis ! » Il éprouva les pires difficultés à baisser d’un ton. « Cette relation avec Luthar est allée trop loin. Des mots doux ? Des mots doux ? Je l’avais pourtant prévenu, mais apparemment, le problème ne vient pas de lui ! À quoi penses-tu ? Si tu penses ! Il faut que cela cesse avant que les gens ne se mettent à jaser ! » Une sensation d’étouffement prit naissance au niveau de sa poitrine. Il inspira profondément, sans pouvoir empêcher sa colère d’éclater. « Ils le font déjà, nom d’un chien ! Cela doit cesser immédiatement ! Tu m’entends ? — Je t’entends, répondit-elle avec indifférence. Mais qui se soucie des ragots ? — Moi ! » Il hurlait presque. « Sais-tu combien j’ai travaillé dur ? Me prends-tu pour un idiot ? Tu sais très bien où tu vas, Ardee ! » Sa sœur s’assombrit. Il n’en eut cure. « Ce n’est pas comme si c’était la première fois ! Dois-je te rappeler que tu n’as pas vraiment de chance avec les hommes ? — En particulier, avec ceux de ma propre famille, n’est-ce pas ? » Livide de colère, les traits tendus, elle se tenait assise bien droite, désormais. « Que sais-tu de ma chance ? Nous nous sommes à peine parlé en dix ans ! — C’est pourtant ce que nous faisons en ce moment ! vociféra West, en lançant la boule de papier à l’autre bout de la pièce. As-tu réfléchi aux conséquences de ta conduite ? Que se passera-t-il, si tu parviens à l’épouser ? Tu y as réfléchi ? Crois-tu que sa famille accueillera à bras ouverts la jeune mariée rougissante ? Au mieux, on ne t’adressera pas la parole ! Au pire, on vous coupera les vivres ! » Il pointa un doigt tremblant en direction de la porte. « N’as-tu pas remarqué combien ce porc est vaniteux et arrogant ? Ils le sont tous ! À ton avis, comment se débrouillerait-il pour vivre sans sa rente ? Sans ses amis haut placés ? Il ne saurait même pas par où commencer ! Comment pourriez-vous être heureux ? » Il sentait que sa tête risquait de se fendre en deux d’un instant à l’autre. Cependant, il continua à déclamer. « Et que se passera-t-il s’il ne t’épouse pas, ce qui semble le plus probable ? Hein ? Tu seras une fille perdue ! Tu y as pensé ? Cela a déjà failli t’arriver ! Dire que tu es censée être intelligente ! Tu seras la risée de tous ! » Il s’étrangla de rage. « Nous le serons tous les deux ! » Ardee laissa échapper un hoquet outragé. « Ah, nous y voilà ! cria-t-elle presque. Monsieur se contrefiche de moi. Mais dès lors que sa réputation est en jeu… — Maudite garce stupide ! » La carafe vola à travers la pièce et s’écrasa sur le mur, à proximité de la tête d’Ardee. Des éclats de verre s’éparpillèrent au sol et du vin dégoulina sur le plâtre ; cela ne fit qu’aggraver sa fureur. « Pourquoi n’es-tu pas capable d’écouter, sacré bon sang ! » Il traversa la pièce en un éclair. Le visage d’Ardee afficha une brève expression de surprise, puis un craquement retentit… le poing de West l’avait atteinte en pleine face, au moment où elle se levait. Elle n’eut pas le temps de s’effondrer à terre ; il la saisit à deux mains, la redressa sans ménagement, avant de la repousser violemment contre le mur. « Tu seras notre ruine ! » La tête d’Ardee fut cognée contre la paroi à plusieurs reprises. Une main lui agrippa le cou. Il lui montra les dents, avant de la projeter une nouvelle fois contre le mur. Lorsque ses doigts commencèrent à serrer, elle émit un grognement de gorge. « Sale débauchée égoïste et inutile ! » Ses cheveux emmêlés lui masquaient le visage. Elle ne sentait pas la douleur, elle était vide, flasque, aussi inerte qu’un cadavre. Il serrait. Elle geignit. Il serra encore… … et encore. Reprenant soudain ses esprits, West eut un haut-le-cœur. Il relâcha sa prise et retira sa main vivement. Sa sœur était debout contre le mur. Il l’entendait respirer par à-coups. Ou était-ce son propre souffle ? Sa tête commençait véritablement à se fissurer. Un œil le fixait toujours intensément. Il avait dû rêver. Il ne pouvait en être autrement. Il n’allait pas tarder à se réveiller, et ce cauchemar prendrait fin. Rien qu’un mauvais rêve. Ardee dégagea alors une mèche de cheveux. Son visage était d’un blanc cireux, pâteux. Le filet de sang qui s’écoulait de son nez semblait presque noir sur sa peau blême. Des marques rose vif marbraient son cou. Les empreintes de ses doigts. Ses doigts. C’était donc bien réel. West en eut l’estomac retourné. Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit. Voyant le sang qui maculait les lèvres de sa sœur, il crut qu’il allait se trouver mal. « Ardee… » Son écœurement était tel qu’il faillit vomir en prononçant son prénom. Il se força à ravaler sa bile. « Je suis désolé… je suis désolé… Ça va ? bredouilla-t-il. — J’ai connu pire. » Elle leva lentement une main et palpa ses lèvres du bout des doigts, ne faisant qu’étaler son sang. « Ardee… » Il tendit un bras vers elle, mais interrompit son geste par crainte de ce qu’il pourrait faire. « Je suis désolé… — Il l’était toujours, tu te souviens ? Il nous prenait dans ses bras et pleurait, après coup. Il s’excusait toujours. Cela ne l’a jamais empêché de recommencer. Aurais-tu oublié ? » West eut un nouveau haut-le-cœur. Il déglutit. Si elle avait fondu en larmes, s’était rebiffée, lui avait martelé la poitrine de ses poings, il aurait supporté la scène plus facilement. Tout, mais pas ça ! Il s’efforçait de ne jamais y penser, pourtant il n’avait rien oublié. « Non, murmura-t-il. Je m’en souviens. — Crois-tu qu’il ait arrêté après ton départ ? Non, ça n’a fait qu’empirer. Seulement, à ce moment-là, j’étais seule pour me cacher. Je me réfugiais dans mes rêves, j’imaginais que tu reviendrais… que tu reviendrais et me sauverais. Mais tu es resté absent si longtemps… Quand tu es enfin rentré, ce n’était plus pareil entre nous, et tu n’as rien fait. — Ardee… j’ignorais que… — Tu le savais, mais tu as fui. Il était plus simple de fermer les yeux. De prétendre que tout allait bien. Je comprends et, vois-tu, je ne t’en veux même pas. À l’époque, savoir que tu avais réussi à partir me procurait un peu de réconfort. Sa mort a été le plus beau jour de ma vie. — C’était notre père… — Oh oui ! Mon fardeau. Mon fardeau avec les hommes. J’ai pleuré sur sa tombe comme une fille dévouée. Pleuré tant et si bien que les gens du cortège ont craint que je n’aie perdu la raison. Cette nuit-là, je me suis allongée sur mon lit, j’ai attendu que tout le monde dorme, puis j’ai quitté la maison en silence. Je suis retournée sur sa tombe, l’ai regardée un moment… et j’ai pissé dessus ! J’ai remonté ma robe, me suis accroupie et j’ai pissé sur lui, sacré bon sang ! Et pendant que je me soulageais, je n’arrêtais pas de penser… tu ne seras plus jamais le chien de personne ! » Elle essuya son nez sanguinolent d’un revers de main. « Tu aurais dû voir comme j’étais contente, le jour où tu m’as proposé de te rejoindre ! J’ai relu ta lettre des dizaines de fois ! Mes petits rêves attendrissants se réalisaient ! L’espoir, hein ? Une calamité, oui ! J’allais enfin vivre auprès de mon frère ! Mon protecteur ! Il veillerait sur moi et m’aiderait. J’allais peut-être enfin pouvoir vivre ! Mais tu n’es plus celui que j’ai connu. Tu as vieilli. D’abord, tu m’ignores, ensuite tu me frappes, et maintenant tu t’excuses ! Tu es le digne fils de ton père ! » Il poussa un gémissement. Il avait l’impression qu’elle lui enfonçait une longue aiguille dans le crâne. Il méritait pire. Elle avait raison. Il l’avait trahie. Depuis longtemps. Pendant qu’il faisait joujou avec une épée et rampait devant des gens qui le méprisaient, elle, esseulée, souffrait. Il lui aurait suffi d’un tout petit effort, mais il avait été incapable de le faire. Le temps passé auprès d’elle ne faisait que raviver sa culpabilité ; un poids lui écrasait l’estomac, l’attirant vers le bas. C’était insupportable. Elle se décolla du mur. « Je vais aller rendre visite à Jezal. C’est peut-être le pire des idiots de la ville, mais je pense qu’il ne lèvera jamais la main sur moi, hein, et toi, qu’en penses-tu ? » Elle l’écarta de son chemin pour se diriger vers la porte. « Ardee ! » Il l’attrapa par le bras. « Je t’en prie… Ardee… Excuse-moi. » Elle tira la langue, la recourba rapidement en arrière et lui cracha à la figure. Un caillot de salive mêlée de sang s’écrasa mollement sur le devant de son uniforme. « Voilà pour tes excuses, connard ! » lança-t-elle en lui claquant la porte au nez. Chacun idolâtre sa propre image Les yeux plissés, Ferro observait le gros Blafard, qui lui rendait son regard sans se démonter. Ce manège durait un bon moment. Ils ne se dévisageaient pas en permanence, mais à intervalles réguliers. Parmi tous ces individus mous, blancs, et vraiment moches, celui-ci battait les records. Il était hideux. Elle se savait elle-même couturée de cicatrices, tannée par le vent et le soleil, usée par des années de vie au grand air, mais la peau pâle du visage de celui-ci ressemblait à un bouclier ayant trop servi – un bouclier bosselé, écorché, ravagé. Surprenant que des yeux brillent encore autant au milieu d’un visage aussi esquinté ! Pourtant ils brillaient, et la fixaient. Elle le considérait comme un être dangereux. Pas simplement grand et fort. Mais brutal. Il devait bien peser deux fois plus lourd qu’elle ; son cou épais était tout en nerfs. Elle sentait la force qui émanait de lui. Elle n’aurait pas été surprise qu’il puisse la soulever d’une seule main ; toutefois, cela ne l’inquiétait pas outre mesure. Encore fallait-il qu’il l’attrape ! La taille et le poids peuvent ralentir un homme. Lenteur et efficacité ne font pas bon ménage. Ses cicatrices ne la tourmentaient pas non plus. Elles signifiaient simplement qu’il avait participé à de nombreux combats, sans pour autant révéler s’il les avait gagnés ou perdus. D’autres singularités la troublaient davantage. Sa façon de s’asseoir… parfaitement immobile, sans être vraiment détendu. Prêt à agir. Patient. Sa façon de bouger les yeux… Rusés, méfiants, ceux-ci s’arrêtaient sur elle, puis inspectaient la pièce, avant de revenir au point initial. Noirs, attentifs, pensifs, ils la jaugeaient. De grosses veines sillonnaient le dos de ses mains dotées de longs doigts souples aux ongles sales. D’ailleurs, il lui en manquait un. À sa place, un moignon blanchâtre. Elle n’aimait pas ça du tout. Cela laissait présager un danger. Elle n’avait aucune envie d’affronter ce sale type sans ses armes. Mais comment faire autrement ? Elle avait remis son couteau à ce poupon rose, sur le pont. Son intention première avait été de le poignarder, puis elle s’était ravisée. Quelque chose dans son regard lui avait rappelé Aruf, avant que les Gurkhiens ne plantent sa tête sur une lance. Triste et déterminé, comme s’il l’avait comprise. Comme si elle était un être humain, et non un objet. Alors, malgré elle, Ferro lui avait donné son arme, au dernier moment. Et s’était laissé conduire ici. Quelle idiote ! Elle le regrettait amèrement. Cependant, s’il le fallait, elle se battrait comme elle avait appris à le faire. La plupart des gens ne se rendent pas compte de la variété d’armes qui existent dans le monde. Des objets à lancer ou sur lesquels propulser ses ennemis. Des instruments à casser ou à utiliser comme des bâtons. Des morceaux de tissu à entortiller pour étrangler un adversaire. De la boue à projeter au visage. À défaut, elle pouvait toujours le mordre à la gorge. Retroussant les lèvres, elle montra les dents pour lui en faire la démonstration ; il n’y prit pas garde. Il resta assis bien tranquillement à regarder autour de lui. Silencieux, impassible, hideux, et dangereux. « Maudits Blafards ! » siffla-t-elle en son for intérieur. Le jeune malingre, lui, offrait un contraste étonnant : pas inquiétant pour deux sous, il avait un teint maladif et de longs cheveux de femme. Maladroit, plein de tics, il passait son temps à s’humecter les lèvres. Quand il osait un regard dans sa direction, il se détournait dès qu’elle se mettait à gronder, puis déglutissait avec difficulté, sa pomme d’Adam montant et descendant avec fébrilité le long de son cou. Il ne représentait pas une menace. Il paraissait juste effrayé. Pourtant, Ferro le gardait à l’œil, sans pour autant interrompre la surveillance de l’autre lascar. Mieux valait ne courir aucun risque. Elle savait que la vie réservait des surprises. Ne restait donc plus que le vieil homme ! Si elle ne se fiait à aucun de ces Blafards, elle se méfiait de celui-là comme de la peste. De nombreuses rides striaient son visage, surtout autour des yeux et du nez. De vilaines rides… Les os de sa mâchoire saillaient. Le dessus de ses grosses mains se hérissait de poils blancs. Malgré le danger que représentait le grand lourdaud, si elle était amenée à devoir tuer ces trois hommes, elle commencerait par le chauve. Il l’examinait avec le regard froid d’un marchand d’esclaves, la détaillant de la tête aux pieds, comme pour l’évaluer. Quel vieux salopard ! Yulwei l’avait appelé Bayaz, et tous deux semblaient bien se connaître. « Alors, mon frère… » disait justement le vieux chauve en kantique, bien qu’à l’évidence ils ne faisaient pas partie de la même famille ! « Comment ça se passe dans le grand empire du Gurkhul ? » Yulwei soupira. « Uthman ne s’est emparé de la couronne que depuis un an, mais il a déjà réussi à briser les dernières rébellions et à mettre au pas tous les gouverneurs. Le jeune empereur est encore plus redouté que son père. Ses soldats l’appellent Uthman-ul-Dosht. Ils en sont fiers. Il a assujetti presque tout le Kanta, règne en maître autour de la mer du Sud… — Sauf à Dagoska. — C’est vrai. Néanmoins, il la surveille de près. Ses troupes fourmillent aux environs de la péninsule et, derrière les hautes murailles de la ville, ses espions sont très occupés. À présent que le Nord est en guerre, il ne va pas tarder à se dire que le moment est venu de l’assiéger. Quand il se décidera, je doute qu’elle lui résiste très longtemps. — Tu es sûr ? L’Union a encore le contrôle des mers. » Yulwei fit la moue. « Nous avons vu des bateaux, mon frère. Bon nombre de gros bateaux. Les Gurkhiens se sont monté une flotte. En secret. Puissante, avec ça ! Ils ont dû commencer à construire des vaisseaux, il y a des années, pendant la dernière guerre. J’ai bien peur que d’ici peu l’Union ne perde le contrôle maritime. — Une flotte ? J’avais espéré bénéficier de quelques années supplémentaires pour me préparer. » Le chauve avait un ton lugubre. « Il devient donc urgent de mettre mes plans à exécution. » Leurs bavardages ennuyaient Ferro. Elle avait pris l’habitude d’être sur le qui-vive en permanence, de toujours avoir une longueur d’avance. Elle détestait l’immobilité. Rester trop longtemps au même endroit vous exposait à tomber entre les mains des Gurkhiens. En outre, être un objet de contemplation pour ces Blafards ne constituait pas sa priorité. Tandis que les deux vieillards poursuivaient leur conversation, elle déambulait dans la pièce avec morosité. Aspirant entre ses dents, elle se mit à brasser l’air de ses bras, à donner des coups de pied dans les lattes du plancher, à tirer sur les tentures accrochées aux murs pour regarder derrière, puis à suivre les angles des meubles du bout d’un doigt, en faisant claquer sa langue ou en grinçant des dents… Elle rendait tout le monde nerveux. Sa main faillit effleurer la peau grêlée du gros lourdaud hideux, quand elle passa tout près de lui. Cela, simplement pour lui faire comprendre que sa taille ne l’impressionnait pas, ses cicatrices encore moins ! Elle se pavana ensuite à proximité du garçon nerveux. Le maigrichon pâlot aux cheveux longs. À son approche, celui-ci déglutit d’un air angoissé. « Ssss. », siffla-t-elle. Marmonnant alors des paroles incompréhensibles, il s’éloigna d’un pas traînant. Elle lui chipa sa place devant la fenêtre et, tournant le dos à la pièce, se pencha au-dehors. Juste pour montrer à ces maudits Blafards qu’elle se souciait d’eux comme d’une guigne. Des jardins s’étendaient sous la fenêtre. Arbres, plantes fleuries et larges bandes de pelouse parfaitement entretenues. Des groupes d’hommes adipeux et de femmes livides paressaient au soleil ; assis sur l’herbe rase, le visage poisseux, ils s’empiffraient de nourritures diverses et buvaient avec avidité. Elle fronça les sourcils en les regardant. De gros Blafards moches, paresseux et sans Dieu, et qui mangeaient avec indolence. « Des jardins ! » se gaussa-t-elle. Le palais d’Uthman disposait également de jardins. Elle les contemplait depuis la lucarne de sa chambre. De sa cellule… Bien avant qu’il ne devienne Uthman-ul-Dosht. Quand il n’était encore que le benjamin de l’empereur. Quand elle faisait partie de ses nombreux esclaves. Quand elle était sa prisonnière. Ferro se pencha davantage et cracha. Elle détestait les jardins. Elle détestait aussi les villes. Ces lieux de servitude, de terreur, d’avilissement. Leurs murailles équivalaient aux murs d’une prison. Plus vite elle serait sortie de ce maudit endroit, plus grand serait son bonheur. Ou, disons, moins profond serait son malheur. Se désintéressant alors du spectacle extérieur, elle se retourna et se rembrunit aussitôt. Tous les yeux étaient rivés sur elle. Le dénommé Bayaz prit la parole. « Tu as fait là une découverte vraiment étonnante, mon frère. Impossible de la rater, même au milieu de la foule, hein ? Tu es sûr qu’elle correspond bien à ce que je recherche ? » Yulwei la fixa brièvement. « Aussi sûr qu’on peut l’être. — Je suis là », gronda-t-elle. Le chauve à la peau rose continua toutefois de parler, comme si elle était sourde. « Ressent-elle la douleur ? — Très peu. En chemin, elle s’est battue contre un Dévoreur. — Ah oui ? » Bayaz gloussa discrètement. « L’a-t-il blessée gravement ? — Oui, assez, mais en deux jours elle était sur pied, et une semaine plus tard, complètement guérie. Il ne lui reste pas même une égratignure. Ce n’est pas normal. — À une certaine époque, nous avons été témoins de beaucoup de choses qui ne l’étaient pas non plus. Nous devons nous en assurer. » Le chauve mit une main dans sa poche. Ferro le regarda avec suspicion ; il la ressortit, poing serré, et la posa sur la table. Lorsqu’il la retira, Ferro découvrit deux cailloux lisses, parfaitement polis. Le vieux chauve s’inclina. « Dis-moi, Ferro, laquelle de ces deux pierres est bleue ? » Elle le dévisagea avec dureté, puis jeta un coup d’œil sur les cailloux. Elle ne vit aucune différence. Tous les regards avaient convergé vers elle, tous l’observaient encore plus intensément qu’auparavant. Elle grinça des dents. « Celle-ci. » Elle indiqua le caillou de gauche. Bayaz sourit. « Exactement la réponse que j’espérais ! » Ferro haussa les épaules. J’ai eu de la chance de trouver la bonne, songea-t-elle. Elle remarqua alors l’expression qu’affichait le visage du gros lourdaud. Sourcils froncés, il contemplait les deux cailloux, comme s’il ne comprenait pas. « Elles sont toutes deux rouges, précisa Bayaz. Tu ne distingues pas les couleurs, n’est-ce pas, Ferro ? » Ainsi le vieux chauve lui avait joué un vilain tour ! Elle ignorait comment il l’avait percée à jour, mais cela ne lui plaisait guère. Personne ne pouvait se moquer impunément de Ferro Maljinn. Elle se mit à rire. Un gloussement rauque que le manque de pratique rendit discordant. Puis elle bondit par-dessus la table. La surprise commençait juste à se peindre sur la figure du chauve, quand son poing le cueillit en plein nez. Poussant un petit grognement, il bascula avec sa chaise et s’étala sur le sol. Comme elle rampait autour de la table pour se jeter sur lui, Yulwei la saisit par le bras et la tira en arrière. « Du calme ! » cria-t-il. Pour sa peine, il reçut un coup de coude au visage et chancela vers le mur, entraînant Ferro dans sa chute. Elle fut debout la première, prête à s’élancer sur le vieillard chauve. Le lourdaud avait néanmoins eu le temps de se lever ; sans la quitter des yeux, il se dirigeait vers elle. Elle lui sourit, poings serrés contre ses flancs. Elle n’allait pas tarder à apprendre à quel point il était dangereux. Comme celui-ci amorçait un nouveau pas, Bayaz tendit un bras pour l’arrêter. De son autre main appuyée sur son nez, il essayait d’endiguer l’hémorragie. « Bravo ! » s’esclaffa-t-il, avant d’être pris d’une quinte de toux. « Impétueuse et sacrément rapide avec ça ! Il ne fait aucun doute que tu es celle que je recherche ! Je te prie d’accepter mes excuses, Ferro. — Quoi ? — Pour mes mauvaises manières. » Il essuya du sang sur sa lèvre supérieure. « Je l’ai bien mérité, mais je devais vérifier. Je suis désolé. Suis-je pardonné ? » Il semblait subitement différent. Pourtant, rien n’avait changé ! Amical, attentionné, honnête. Désolé ! Il en fallait davantage pour gagner sa confiance. Bien plus. « Nous verrons, maugréa-t-elle. — C’est tout ce que je demande. Oh ! J’aimerais aussi que tu nous accordes à Yulwei et à moi quelques instants pour discuter… d’affaires… dont il vaut mieux parler en privé. — Tout va bien, Ferro, intervint Yulwei. Ce sont des amis. » Elle savait fichtrement bien qu’ils n’étaient pas les siens, mais accepta de se laisser conduire jusqu’à la porte avec les deux Blafards. « Tâche simplement de ne tuer personne. » La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était semblable à la précédente. Ces gens à la peau rose devaient être riches, même s’ils ne donnaient pas cette impression. Elle aperçut une grande cheminée en pierres veinées de noir, des coussins disséminés un peu partout. Un rideau en tissu fluide, brodé à petits points avec des dessins de fleurs et d’oiseaux, entourait la fenêtre. Il y avait même un portrait sur un mur : un homme à l’allure sévère, une couronne sur la tête, la fixait d’un œil noir. Elle lui rendit la pareille. Quel étalage de luxe ! Ferro détestait le luxe, plus encore que les jardins. Le luxe condamnait à un enfermement plus efficace que les barreaux d’une cage. Des fauteuils moelleux annonçaient un péril bien plus menaçant que des armes. Un sol dur et un temps sec, voilà tout ce dont elle avait besoin. Le bien-être causait un ramollissement, et elle ne voulait surtout pas baisser sa garde. Un nouveau venu patientait dans la pièce ; il marchait en rond, les mains dans le dos, comme s’il ne supportait pas de rester debout à ne rien faire. Pas un Blafard ! La couleur de sa peau tannée était d’une teinte curieuse, un mélange de la leur et de la sienne. Il avait la tonsure d’un prêtre. Ferro détestait les prêtres plus que tout. Quand il la vit arriver, son visage s’éclaira. Malgré sa mine renfrognée, ce drôle de petit bonhomme, aux vêtements usés par de nombreux voyages, et dont le haut du crâne arrivait à peine à la hauteur de sa bouche, se précipita vers elle. « Je suis Frère Long-Pied, du grand ordre des Navigateurs, dit-il en battant des mains. — Quelle chance vous avez ! » Ferro lui tourna le dos et tendit l’oreille pour écouter ce que les deux vieillards se racontaient dans l’autre pièce. Long-Pied ne se découragea pas pour autant. « C’est me chance, en effet ! Oui, oui, une sacrée chance ! Dieu s’est vraiment montré généreux envers moi ! Jamais, dans toute l’Histoire, un homme n’a été autant en harmonie avec sa profession, ou inversement, que moi, Frère Long-Pied, avec la noble science de la navigation, vous pouvez me croire ! Des montagnes tapissées de neige du Septentrion aux sables baignés de soleil de l’extrême Sud, le monde est ma maison, oui, assurément ! » Il lui décocha un sourire d’une suffisance révoltante. Ferro l’ignora. Les deux Blafards, le lourdaud et le maigrichon, bavardaient à l’autre bout de la pièce, employant un langage qu’elle ne comprenait pas. On aurait dit des porcs en train de grogner. Sans doute parlaient-ils d’elle, mais elle s’en moquait. Ils finirent par sortir par une autre porte, la laissant seule avec le prêtre qui jacassait toujours. « Rares sont les nations du Cercle du Monde qui me considèrent, moi, Frère Long-pied, comme un étranger. Pourtant, je dois avouer mon ignorance, je ne parviens pas à déterminer d’où vous êtes originaire. » Il attendit, plein d’espoir. Ferro ne répondit pas. « Vous voulez peut-être que je devine ? C’est une véritable énigme… Voyons voir… vos yeux ont la forme de ceux des habitants du lointain Suljuk, où les montagnes noires jaillissent de la mer à la verticale, si, si, je vous jure… néanmoins votre peau… — Ferme-la, connard ! » L’homme s’interrompit au milieu de sa phrase, toussota, puis battit en retraite. Ferro put enfin écouter ce qui se disait derrière la porte close. Elle sourit intérieurement. Le bois était épais, les voix, étouffées, mais les vieillards avaient sous-estimé l’acuité de son ouïe. Ils s’exprimaient toujours en kantique. Maintenant que cet idiot de navigateur se tenait coi, elle pouvait enfin entendre chaque mot prononcé par Yulwei. « … Khalul ayant bafoué la Deuxième Loi, tu vas enfreindre la Première ? Je n’aime pas ça, Bayaz ! Juvens ne l’aurait jamais autorisé ! » Ferro se rembrunit. Le ton de Yulwei avait une inflexion bizarre. La peur y transparaissait. La Deuxième Loi ! Il en avait parlé aux Dévoreurs. Elle se remémora ses paroles : « Manger de la chair humaine est interdit. » Le chauve intervint. « La Première Loi est un paradoxe. Toute la magie vient de l’Au-delà, même la nôtre. Chaque fois que tu modifies quelque chose, tu déranges le monde d’en dessous, chaque fois que tu bâtis quelque chose, tu l’empruntes à l’Au-delà ; en contrepartie, il y a toujours un prix à payer. — Et celui-ci risque d’être très élevé ! Cette Graine est damnée, c’est un objet maudit ! Elle n’engendre que le chaos ! Par différents moyens, elle a causé la perte des fils d’Euz, de tous ses fils, cela, malgré leur grande sagesse et leur pouvoir. Serais-tu plus sage que Juvens, Bayaz ? Serais-tu plus rusé que Kanedias ? Plus fort que Glustrod ? — Je ne suis rien de tout cela, mon frère ! Dis-moi, combien de Dévoreurs Kanedias a-t-il façonnés ? » Un long silence s’ensuivit. « Je n’en suis pas sûr. — Combien ? » Nouveau silence. « Deux cents, peut-être. Ou plus. Les prêtres sillonnent le Sud, à la recherche de gens prometteurs. Il les fabrique de plus en plus vite, mais la plupart sont jeunes et faibles. — Deux cents ou plus… et leur nombre augmente, dis-tu. Et la plupart sont faibles, mais il y en aura peut-être quelques-uns parmi eux, capables de nous anéantir toi ou moi. Par exemple, les anciens apprentis de Khalul à son apogée… celui que l’on appelait Vent d’Est, et ces satanées jumelles assoiffées de sang. — Maudites soient ces garces ! — Sans parler de Mamun, dont les mensonges ont déclenché ce chaos. — Le malheur était déjà bien enraciné avant sa naissance, tu le sais, Bayaz. Pourtant, Mamun se trouvait sur les Terres Arides. Je l’ai senti. Il était proche et sa force a terriblement augmenté. — Tu sais que j’ai raison. Pendant ce temps, le nombre des nôtres stagne. — Je croyais que ce Quai était prometteur ? — Il ne nous reste plus qu’à en trouver une centaine d’autres comme lui ! Et à disposer d’une vingtaine d’années pour les entraîner ! Alors, seulement, serons-nous avec de la chance sur un pied d’égalité ! Non, mon frère, non. Il nous faut combattre le feu par le feu. — Même s’il te consume et réduit toute la création en cendres ? Laisse-moi aller à Sarkant. Khalul écoutera peut-être la voix de la raison… » Un éclat de rire. « Il a déjà asservi la moitié du monde ! Quand finiras-tu par ouvrir les yeux, Yulwei ? Quand il dominera l’autre moitié ? Je ne peux pas me permettre de te perdre, mon frère ! — Rappelle-toi, Bayaz, qu’il existe des choses pires que Khalul. Et de loin ! » Sa voix se réduisit à un murmure. Ferro peina à l’entendre. « Les Diseurs de Secrets sont toujours à l’affut… — Ça suffit, Yulwei ! Mieux vaut ne pas y penser ! » Ferro plissa le front. À quoi rimaient ces bêtises ? Des Diseurs de Secrets ? Quels secrets ? « Rappelle-toi ce que Juvens t’a dit, Bayaz. Prends garde à ton orgueil. Tu as utilisé le Grand Art, je le sais. Je vois comme une ombre sur toi. — Va au diable avec tes ombres ! Je fais ce que je dois faire ! Rappelle-toi ce que Juvens t’a dit à toi, Yulwei ! On ne peut pas veiller éternellement. Le temps nous est compté, et je ne vais pas continuer à en perdre. Je suis le Premier. C’est à moi de prendre la décision. — Ne t’ai-je pas toujours suivi là où tu m’as guidé ? Toujours ? Même quand ma conscience me conseillait le contraire ? — Et moi, me suis-je fourvoyé ? — Cela reste à déterminer. Tu es le Premier, Bayaz, mais tu n’es pas Juvens. Il est de mon devoir de douter, et c’est aussi le rôle de Zacharus. Tout cela lui plaira encore moins qu’à moi. Beaucoup moins. — Il faut agir. — D’autres que toi en paieront le prix, comme toujours. Cet homme du Nord, ce Neuf-Doigts, il communique avec les esprits, n’est-ce pas ? — Oui. » Ferro s’interrogea. Les esprits ? Le Blafard aux neuf doigts lui donnait l’impression d’être à peine capable de communiquer avec des êtres humains. « Et si tu trouves la Graine », entendit-elle dire Yulwei, de l’autre côté de la porte, « tu as l’intention de la faire porter par Ferro ? — Elle a du cran, et il faut bien que quelqu’un le fasse. — Alors, sois prudent, Bayaz. Je te connais, ne l’oublie pas ! Encore une chose… jure-moi que tu veilleras sur elle, même après qu’elle aura servi tes desseins. — Je veillerai sur elle plus que si elle était mon propre enfant. — Protège-la mieux que tu n’as protégé la fille du Créateur, et je serai satisfait. » Un nouveau silence s’ensuivit. Tout en réfléchissant à ce qu’elle venait d’entendre, Ferro faisait jouer ses mâchoires. Juvens, Kanedias, Zacharus – ces noms étranges n’avaient aucune signification pour elle. Quelle sorte de graine pourrait réduire toute la création en cendres ? Elle était sûre d’une chose : elle ne voulait pas être mêlée à ça. Sa place était dans le Sud, à se battre contre les Gurkhiens, avec des armes dont elle comprenait le fonctionnement. La porte s’ouvrit et les deux hommes entrèrent. Ils auraient difficilement pu être plus différents. L’un était grand et maigre, avec la peau sombre et une longue chevelure ; l’autre, solidement bâti, le teint clair, et chauve. Elle les fixa d’un air méfiant. Le chauve prit la parole le premier. « Ferro, j’ai une proposition à te faire… — Je n’irai nulle part avec vous, vieux Blafard dérangé. » Un soupçon de contrariété passa sur son visage, mais il se maîtrisa rapidement. « Pourquoi ? Qu’as-tu de si urgent à faire ? » Là, Ferro n’eut pas à réfléchir. « Me venger. » Son mot préféré. « Ah, je vois. Tu détestes les Gurkhiens ? — Oui. — Ils ont une dette envers toi à cause de ce qu’ils t’ont fait ? — Oui. — Parce qu’ils t’ont pris ta famille, ton peuple, ton pays ? — Oui. — Parce qu’ils ont fait de toi une esclave ? » chuchota-t-il. Elle lui décocha une œillade noire, se demandant comment il pouvait être aussi bien renseigné sur elle et si elle devait à nouveau l’attaquer. « Ils t’ont dépouillée, Ferro, dépouillée de tout. Ils t’ont volé ta vie. À ta place… si j’avais souffert autant que toi, il n’y aurait pas assez de sang dans le Sud tout entier pour assouvir ma vengeance. Il me faudrait voir tous les soldats gurkhiens réduits à l’état de cadavres, avant d’obtenir satisfaction. Il me faudrait voir toutes les villes Gurkhienne brûlées, avant d’être repu. Il me faudrait voir leur empereur pourrir dans une cage, devant son propre palais, avant de me considérer comme satisfait ! — Oui ! » approuva-t-elle avec un sourire farouche. Il parlait enfin son langage. Yulwei ne s’était jamais exprimé ainsi… Ce vieux Blafard n’était peut-être pas aussi mauvais qu’elle l’avait pensé. « Vous comprenez ? Voilà pourquoi je dois aller dans le Sud ! — Non, Ferro. » Ce fut au tour du vieillard de sourire. « Tu ne te rends pas compte de la chance que je t’offre. L’empereur ne gouverne pas vraiment le Kanta. Bien qu’il paraisse tout-puissant, c’est un autre qui tire les ficelles dans l’ombre. Il se nomme Khalul. — Le Prophète ? » Bayaz acquiesça. « Si on te poignardait, détesterais-tu le couteau ou celui qui le manie ? L’empereur et les Gurkhiens ne sont que les outils de Khalul, Ferro. Les empereurs vont et viennent, mais le Prophète, lui, est toujours là, derrière eux. À chuchoter, suggérer, ordonner. C’est lui qui a une dette envers toi. — Khalul… oui. » Les Dévoreurs avaient prononcé ce nom ! Khalul. Le Prophète. Le palais de l’empereur regorgeait de prêtres, tout le monde le savait. Celui du gouverneur également. Les prêtres étaient partout, grouillant comme des insectes. Dans les villes, les villages, parmi les soldats, débitant sans cesse leurs mensonges. Chuchotant, suggérant, ordonnant. Mécontent, Yulwei fronça les sourcils, mais Ferro savait que le vieux Blafard disait vrai. « Oui, je comprends ! — Aide-moi et je te fournirai ta vengeance, Ferro. Une vraie vengeance. Pas seulement la mort d’un soldat, ni de dix, mais de milliers. De dizaines de milliers ! Qui sait, peut-être même celle de l’empereur ! » Haussant les épaules, il lui tourna à moitié le dos. « Évidemment, je ne peux pas t’obliger à me suivre. Retourne dans les Terres Arides, si tel est ton souhait… Cache-toi et cours, rampe sur le sol comme un rat, si cela te convient. Si cela te suffit comme vengeance. Les Dévoreurs sont à ta recherche. Les enfants de Khalul. Sans nous, ils te trouveront, et très rapidement. Néanmoins, tu es libre de ton choix. » Ferro se renfrogna. Toutes ces années passées dans cette région désolée, à se battre avec acharnement, à fuir sans arrêt, n’avaient abouti à rien. À aucune vengeance digne de ce nom. Si Yulwei n’était pas intervenu, elle serait morte aujourd’hui. Ses os blanchiraient dans le désert. Sa chair aurait rempli les ventres des Dévoreurs. Ou elle se balancerait dans une cage, devant le palais de l’empereur. En train de pourrir. Elle savait qu’elle ne pouvait refuser, mais cela ne lui plaisait guère. Ce vieillard avait su exactement ce qu’il fallait lui faire miroiter. Elle ne supportait pas d’être manipulée. « Je vais y réfléchir. » Un soupçon de colère, aussitôt effacé, apparut de nouveau sur les traits du Blafard chauve. « D’accord, réfléchis, mais pas trop longtemps. Les soldats de l’empereur se rassemblent. Le temps presse. » Il quitta la pièce en compagnie du Navigateur, la laissant seule avec Yulwei. « Je n’aime pas ces Blafards », dit-elle suffisamment fort pour être entendue par le vieux chauve qui longeait le couloir, puis elle demanda en baissant la voix : « Sommes-nous obligés de les accompagner ? — Toi, oui. Moi, je retourne dans le Sud. — Quoi ? — Il faut bien que quelqu’un surveille les Gurkhiens. — Non ! » Yulwei se mit à rire. « Tu as essayé de me tuer par deux fois. Tu m’as même faussé compagnie en une occasion, et maintenant que je dois partir, tu voudrais que je reste ? Il est difficile de te comprendre, Ferro. » Elle se rembrunit. « Ce vieux chauve a dit qu’il pouvait m’aider à me venger. Mentirait-il ? — Non. — Alors, je dois l’accompagner. — Je sais. C’est la raison pour laquelle je t’ai amenée ici. » Ne trouvant rien à répondre, elle regarda vers le sol. Le brusque mouvement en avant de Yulwei la prit au dépourvu. Elle leva un bras pour parer un coup, mais il se contenta de la prendre dans ses bras et de l’étreindre. Quelle sensation étrange d’être aussi près de quelqu’un ! Il s’en dégageait une certaine chaleur. Puis Yulwei se recula, lui posant simplement une main sur l’épaule. « Suis les voies de Dieu, Ferro Maljinn. — Mouais. Mais ils n’en ont pas, ici. — Disons plutôt qu’ils en ont plusieurs. — Plusieurs ? — Tu n’as pas remarqué ? Ici, tout le monde idolâtre sa propre image ! » Elle hocha la tête. C’était proche de la vérité. « Sois prudente, Ferro. Obéis à Bayaz ! Il est le Premier de mon ordre. Peu d’hommes possèdent sa sagesse. — Je n’ai pas confiance en lui. » Yulwei se pencha vers elle. « Je ne t’ai pas dit de lui faire confiance. » Un dernier sourire et il lui tourna le dos. Elle le regarda franchir le seuil à pas lents et s’éloigner dans le couloir. Elle entendit ses pieds nus résonner faiblement sur les pavés et ses bracelets cliqueter doucement. Il l’abandonnait au milieu du luxe, des jardins et des Blafards. De vieux amis On frappa à grands coups sur la porte. Glotka tourna vivement la tête ; son œil gauche se mit aussitôt à cligner. Qui diable peut frapper chez moi à une heure pareille ? Frost ? Severard ? Ou quelqu’un d’autre ? Le Supérieur Goyle vient peut-être me rendre une petite visite, en compagnie de ses monstres de foire ! L’Insigne Lecteur se serait-il déjà lassé de son estropié ? La fête ne s’est pas tout à fait déroulée selon le plan prévu et Son Éminence n’est pas homme à pardonner. Un corps a été retrouvé flottant à la dérive près des docks… On frappa de nouveau. D’un poing vigoureux, décidé. Du genre… qui exige qu’on ouvre la porte avant qu’elle ne soit défoncée ! « J’arrive ! » cria-t-il d’une voix presque chevrotante, tandis qu’il s’efforçait de quitter son bureau, les jambes flageolantes. « J’arrive ! Une seconde ! » Saisissant sa canne, il boitilla jusqu’à l’entrée, inspira profondément et se battit contre le loquet. Il ne s’agissait ni de Frost, ni de Severard. Encore moins de Goyle ou de l’un de ses monstrueux tourmenteurs. Mais d’un visiteur des plus inattendus. Glotka arqua un sourcil, puis s’appuya contre le chambranle. « Commandant West, quelle surprise ! » Parfois, lorsque de vieux amis se rencontrent, ils sont replongés instantanément des années en arrière et renouent des liens, comme si leur relation amicale n’avait subi aucune interruption. Parfois, mais pas dans le cas présent. « Inquisiteur Glotka », bredouilla West d’un ton hésitant, insolite, gêné. « Je suis désolé de vous déranger à une heure si tardive. — Je vous en prie, ne vous excusez pas », répondit Glotka avec une froideur guindée. Le commandant se crispa légèrement. « Puis-je entrer ? — Bien sûr. » Glotka referma la porte et se traîna derrière West jusqu’à la salle à manger. Le commandant se glissa dans l’un des fauteuils, Glotka dans un autre. Ils restèrent assis face à face, un long moment, sans parler. Que diable me veut-il à cette heure ? Ou même, tout court ! Glotka étudia le visage de son ancien ami à la lueur des flammes du foyer et de l’unique bougie allumée. Comme il le distinguait un peu mieux, il put constater que West avait changé. Il a l’air vieux. Ses tempes se dégarnissaient et, autour de ses oreilles, ses cheveux blanchissaient. Son visage était blême, ses traits, à la fois tirés et creux. Il semble soucieux. Abattu. Au bout du rouleau. Les yeux de West firent le tour de la modeste pièce, avec son maigre feu et ses meubles bon marché, puis se posèrent prudemment sur Glotka, avant de se baisser aussitôt vers le sol. Un regard nerveux, comme si quelque chose le tourmentait. Il paraît vraiment mal à l’aise. Il y a de quoi ! Comme West ne semblait pas décidé à prendre la parole, Glotka finit par rompre le silence. « Alors, ça fait combien de temps ? À part cette fameuse nuit où nous nous sommes croisés en ville, et que nous ne pouvons décemment pas compter, n’est-ce pas ? » Le souvenir de cette infortunée rencontre plana au-dessus de leurs têtes quelque temps, à la manière d’un pet échappé malencontreusement. West finit par s’éclaircir la gorge. « Neuf ans. — Voyez-vous ça ! Neuf ans ! Depuis ce jour où, comme deux vieux amis, nous avons contemplé la rivière du haut de la crête pour observer le pont et cette multitude de Gurkhiens rassemblés sur l’autre rive. On dirait qu’une éternité s’est écoulée, non ? Neuf ans ! Je vous revois encore me supplier de ne pas y descendre, mais je n’ai rien voulu entendre. Quel fou j’ai été, hein ? Je me croyais notre seul espoir. Je me croyais invincible. — Vous nous avez tous sauvés, ce jour-là ! Vous avez épargné une armée entière ! — Vraiment ? Magnifique ! Dire que si j’étais mort sur le pont, on verrait aujourd’hui des statues à mon effigie, un peu partout ! Dommage que ça n’ait pas été le cas ! Oui, vraiment dommage pour tout le monde ! » West tressaillit et se tortilla dans son siège ; il paraissait de plus en plus mal à l’aise. « Je suis allé à votre recherche, un peu plus tard… » marmonna-t-il. Tu es allé à ma recherche ? Quelle attitude noble et généreuse ! Quel véritable ami tu faisais ! Ça ne m’a pas servi à grand-chose ! Ça ne les a pas empêchés de me traîner loin de là, alors que je souffrais le martyre à cause de ma jambe réduite à l’état de chair à saucisse. Et ce n’était qu’un début ! « Vous n’êtes pas venu discuter du bon vieux temps, West, n’est-ce pas ? — Non… non, en effet. Je suis venu pour ma sœur. » Glotka réfléchit, avant de reprendre la parole. Il ne s’attendait vraiment pas à cette réponse. « Ardee ? — Ardee, oui. Je pars bientôt pour le pays des Angles et… j’espérais que vous pourriez la surveiller, pendant mon absence. » West battit nerveusement des paupières. « Vous avez toujours su y faire avec les femmes… Sand. » En entendant son prénom, Glotka fit la grimace. Personne ne l’appelait plus ainsi. Hormis ma mère. « Vous avez toujours su comment leur parler. Vous vous souvenez de ces trois sœurs ? Comment s’appelaient-elles, déjà ? Elles vous mangeaient dans la main. » West sourit ; Glotka en fut incapable. Il n’avait pas perdu la mémoire, mais ses souvenirs étaient ternes, désormais ; ils s’estompaient. Il s’agit de ceux d’un autre homme. D’un mort. Ma vie a commencé dans le Gurkhul, dans les prisons de l’empereur. À partir de là, mes souvenirs sont bien plus vivaces. Je me revois étendu sur mon lit, à l’instar d’un cadavre, attendant vainement la visite de mes amis. Il reporta son attention sur West, conscient de son regard terriblement glacial. Tu crois que tu vas m’attendrir avec ton visage honnête et tes beaux discours à propos du passé ? Comme un bon vieux chien cavaleur enfin rentré au bercail ? On ne me la fait pas ! Tu empestes, West. Ton attitude pue la trahison. Au moins, ce souvenir-là m’appartient-il en propre. Glotka se carra lentement dans son fauteuil. « Sand dan Glotka », murmura-t-il, comme s’il se remémorait le nom de quelqu’un qu’il avait connu autrefois. « Qu’a-t-il bien pu devenir, hein, West ? Vous savez, ce vieil ami à vous, ce fringant jeune homme, fier, beau, et intrépide ? Qui savait s’y prendre avec les femmes ! Ce garçon aimé et respecté de tous, promis à un brillant avenir ! Où donc est-il allé ? » West lui rendit son regard ; confus, déstabilisé, il se tint coi. Glotka se pencha vers lui, mains étalées sur la table, ses lèvres retroussées dévoilant sa bouche édentée. « Mort ! Il est mort sur le pont ! Et qu’en reste-t-il ? Une épave qui porte son nom ! Un estropié, rien qu’une ombre furtive ! Un fantôme boiteux qui se raccroche à la vie, comme l’odeur de l’urine se cramponne au mendiant. Ce maudit survivant répugnant n’a aucun ami, et il n’en veut pas ! Partez, maintenant, West ! Allez rejoindre Varuz, Luthar et le reste de ces salauds insipides ! Il n’y a personne que vous connaissiez dans cette maison ! » Les lèvres de Glotka tremblaient et son amertume le faisait postillonner. Il n’était pas sûr de celui qui le dégoûtait le plus… West ou lui ? Le commandant cilla, les muscles de sa mâchoire se contractèrent. Il se mit debout en tremblant. « Je suis désolé, lâcha-t-il par-dessus son épaule. — Dites-moi », hurla Glotka, l’arrêtant net à la porte. « Les autres, eux, sont restés pendus à mes basques tant que j’ai été utile, tant que je me trouvais sur le chemin vers la gloire… je n’en ai jamais été dupe ! Qu’ils ne se manifestent pas à mon retour ne m’a donc pas vraiment surpris. Mais vous, West ! j’ai toujours pensé que vous valiez mieux que ça, que vous étiez un véritable ami, un homme sincère. J’ai toujours pensé que vous… et vous seul… viendriez au moins me rendre visite. » Il haussa les épaules. « J’avais tort, j’imagine ! » Et il lui tourna le dos pour se plonger dans la contemplation du feu, s’attendant à entendre la porte d’entrée se refermer d’un moment à l’autre. « Elle ne vous l’a pas dit ? » Glotka pivota brusquement. « Qui ? — Votre mère. » Il eut un reniflement dédaigneux. « Ma mère ? Me dire quoi ? — Que j’étais venu. Par deux fois. Dès que j’ai appris votre retour, je suis allé chez vous. Votre mère m’a éconduit devant les grilles de votre domaine, prétextant que vous étiez trop souffrant pour recevoir des visites. Elle m’a précisé que, de toute façon, vous ne souhaitiez pas avoir de contact avec l’armée, et surtout pas avec moi. Je suis revenu quelques mois plus tard. Je lui dois bien ça ! ai-je pensé. Cette fois-là, c’est un domestique qu’on a chargé de se débarrasser de moi. Plus tard, j’ai entendu dire que vous aviez intégré l’inquisition, que vous étiez parti au pays des Angles. Je vous ai alors chassé de mon esprit, jusqu’à notre rencontre… cette nuit-là, dans la ruelle… » La voix de West se perdit dans le lointain. Glotka mit un certain temps à assimiler ce qu’il venait d’entendre. Quand les mots eurent enfin atteint leur cible, il se rendit compte que sa bouche béait. C’est si simple. Pas le moindre complot. Pas l’ombre d’une trahison. Il faillit éclater de rire en découvrant sa stupidité. Ma mère l’a éconduit à la grille, et le doute ne m’a jamais effleuré que quelqu’un ait pu venir. Elle a toujours détesté West. Un ami des moins convenables pour son précieux rejeton, bien en dessous de sa condition ! Elle l’a même sûrement tenu pour responsable de ce qui m’était arrivé. J’aurais dû deviner, mais j’étais trop occupé à ruminer ma douleur et ma peine. Trop occupé à m’apitoyer sur mon triste sort. Il déglutit. « Vous êtes venu ? » West haussa les épaules. « Pour ce que ça change ! » Eh bien… peut-être pourrions-nous essayer de rattraper le temps perdu ? Glotka battit des paupières et prit une profonde inspiration. « Je… euh… je suis désolé. Oubliez ce que j’ai dit… enfin, si vous le pouvez ! Je vous en prie, rasseyez-vous. Vous vouliez me parler de votre sœur. — Oui, oui. Ma sœur… » West se dirigea vers son siège à pas hésitants, les yeux baissés vers le sol, le visage de nouveau mi-inquiet, mi-coupable. « Nous allons bientôt partir pour le pays des Angles et je ne sais pas quand je rentrerai… ou si je le pourrai. Elle va rester ici, toute seule, sans aucun ami et… euh… je crois que vous l’avez rencontrée, autrefois, lors de votre visite chez nous. — Bien sûr, et plus récemment, d’ailleurs. — Ah oui ? — Oui. Avec notre ami commun, le capitaine Luthar. » West blêmit. Cette démarche ne se limite pas à cela, il me cache des choses. Mais Glotka ne souhaitait pas gâcher cette amitié – la seule et unique qu’il avait – en mettant les pieds dans le plat, du moins pas déjà… Ils venaient à peine de renouer les liens ! Il garda donc le silence. Au bout de quelques instants, le commandant poursuivit. « La vie a été… difficile pour elle. J’aurais pu agir. J’aurais dû faire quelque chose. » Il fixa la table d’un air malheureux. Un horrible rictus déforma son visage. Celui-là, je le connais bien. C’est un de mes préférés. Le dégoût de soi. « Mais je me suis laissé accaparer par d’autres problèmes. J’ai donc fait de mon mieux pour oublier, prétendant que tout allait bien. Elle a souffert par ma faute. » Il toussa, puis avala sa salive de façon bizarre ; ses lèvres se mirent à trembler. Il se couvrit le visage des mains. « Par ma faute… si quelque chose lui arrivait… » Ses épaules s’agitèrent en silence. Glotka arqua les sourcils. Il avait évidemment l’habitude de voir des hommes pleurer devant lui. Pour en arriver là, avec eux, je dois d’abord leur montrer mes instruments. « Allons, Collem, cela ne vous ressemble pas. » Il tendit une main par-dessus la table, interrompit à moitié son geste, puis se décida à tapoter l’épaule de son ami qui sanglotait. « Vous avez commis des erreurs, mais n’est-ce pas le cas pour tout le monde ? Elles font partie du passé. On ne peut rien y faire, si ce n’est essayer de s’améliorer, hein ? » Comment ? Est-ce bien moi qui parle ? L’Inquisiteur Glotka qui se met à réconforter les âmes en peine ! West parut rassuré. Il releva la tête, essuya son nez et regarda Glotka, les yeux mouillés et emplis d’espoir. « Vous avez raison, vous avez raison. Il faut que je me corrige. Je dois y arriver ! M’aiderez-vous, Sand ? Prendrez-vous soin d’elle, quand je serai parti ? — Je veillerai sur elle de mon mieux, Collem, vous pouvez compter sur moi. J’ai jadis été fier de vous avoir pour ami et… je le serai à nouveau. » Étrangement, il eut l’impression de sentir ses yeux se remplir de larmes. Moi ? Est-ce possible ? L’Inquisiteur Glotka devenant le protecteur des jeunes filles vulnérables ? L’Inquisiteur Glotka, un ami dévoué ? Cette pensée faillit le faire s’esclaffer, pourtant c’était bien ce qui lui arrivait. Il n’aurait jamais cru pouvoir un jour en éprouver le besoin, mais avoir de nouveau un ami lui faisait du bien. « Hollit ! dit Glotka. — Pardon ? — Les trois sœurs, elles s’appelaient Hollit. » Il gloussa intérieurement, à mesure que le souvenir lui revenait en mémoire. « Elles avaient une passion pour l’escrime. Elles adoraient ça. Peut-être à cause de la sueur ! — Je pense que c’est aussi ce qui m’a donné l’envie de m’y mettre. » West éclata de rire, puis son visage se plissa. Il tenta de se remémorer autre chose. « Comment s’appelait notre maître de timonerie, déjà ? Il avait un penchant pour la plus jeune et se rendait malade de jalousie. Sapristi, quel était son nom ? Un type plutôt corpulent… » Glotka n’eut aucun mal à s’en souvenir. « Rews. Salem Rews. — Rews, c’est bien ça ! Je l’avais complètement oublié. Rews ! Il savait raconter les histoires comme personne, ce gars-là. Nous restions assis toute la nuit à l’écouter et nous étions tous morts de rire ! Je me demande ce qu’il a pu devenir ! » Glotka ne répondit pas aussitôt, puis… « Je crois qu’il a quitté l’armée… pour se lancer dans le commerce. » Il fit un geste de la main pour chasser ce souvenir. « J’ai entendu dire qu’il avait déménagé dans le Nord. » Retourné à la boue Carleon n’était pas du tout comme dans le souvenir de Renifleur ; toutefois, il devait reconnaître qu’il se rappelait surtout son incendie. Un souvenir comme celui-là restait gravé à jamais dans votre mémoire. Des toits qui s’écroulaient, des fenêtres brisées, une foule de gens se battant un peu partout… tous ivres de douleur, de conquête, et aussi, bien sûr, de boisson – pillant, tuant, allumant des feux, perpétrant toutes sortes de méfaits. Des femmes criaient, des hommes hurlaient, leurs vêtements imprégnés de l’odeur de fumée, la peur exsudant de leurs pores. Bref, une mise à sac en règle, avec Logen et lui en plein cœur de l’action. Bethod avait réussi à maîtriser les incendies et pris possession de la ville. Après s’y être installé, il avait commencé les travaux de reconstruction. Ceux-ci n’étaient pas très avancés quand il avait chassé Logen, Renifleur et le reste de leur bande, les condamnant à un exil éternel. Depuis lors, les ouvriers avaient apparemment travaillé, jour et nuit. La ville faisait deux fois sa taille initiale – celle qu’elle avait avant d’être brûlée. Elle recouvrait toute la colline, ainsi que la pente descendant jusqu’au fleuve. Elle était plus grande qu’Uffrith. Plus grande que toutes les cités que Renifleur connaissait. De son perchoir dans les arbres, de l’autre côté de la vallée, impossible de distinguer le moindre habitant, mais ils y étaient sans doute nombreux. Trois nouvelles routes accédaient aux portes. Deux énormes ponts avaient été bâtis. Des bâtiments colossaux se dressaient un peu partout, à l’emplacement des masures d’antan, plus petites. En pierre, principalement, et agrémentés de toits d’ardoise ; certains disposaient même de fenêtres munies de vitres. « Ils n’ont pas chômé, dit Séquoia. — Il y a de nouvelles murailles, ajouta le Sinistre. — Et pas qu’un peu », marmonna Renifleur. Il y avait des fortifications un peu partout. Une enceinte dotée d’élégantes tourelles entourait la cité et, juste derrière, un profond fossé avait été creusé. Un rempart encore plus élevé couronnait le sommet de la colline, à l’endroit exact de l’ancien palais de Skarling. Un truc vraiment énorme ! Renifleur se demandait où ils avaient pu trouver autant de pierres pour l’ériger. « C’est la plus grande muraille que j’aie jamais vue. » Séquoia secoua la tête. « Je n’aime pas ça. Si Forley s’y faisait emprisonner, on ne pourrait jamais l’en sortir. — Si Forley s’y faisait emprisonner, nous serions encore cinq, chef, et ils se mettraient illico à notre recherche. Forley n’est une menace pour personne, nous si ! Le sortir de là serait le moindre de nos soucis. Il saurait se tirer d’affaire, comme toujours. J’ai parfois l’impression qu’il nous enterrera tous. — Oui, ça ne me surprendrait pas, marmonna Séquoia. Nous sommes sur la corde raide. » Ils se faufilèrent alors à travers les fourrés pour regagner le campement. Dow le Sombre s’y trouvait déjà, de plus mauvaise humeur encore qu’à l’accoutumée. Tul Duru était là, également, occupé à raccommoder un accroc dans son manteau ; ses gros doigts malhabiles se battaient avec la petite écharde métallique qui lui servait d’aiguille. Forley avait pris place auprès de lui et regardait le ciel à travers les branchages. « Comment tu te sens, Forley ? demanda Renifleur. — Mal, mais il faut éprouver de la peur pour faire preuve de courage. » Renifleur lui sourit. « C’est ce qu’on dit. Alors, nous sommes tous les deux des héros, non ? — Sûrement », répondit-il en lui rendant son sourire. Soucieux, Séquoia n’avait pas le cœur à plaisanter. « Tu es bien décidé, Forley ? Tu es sûr de vouloir aller là-bas ? Une fois entré, tu n’auras peut-être jamais plus l’occasion d’en sortir, tout beau parleur sois-tu ! — J’en suis sûr, chef. Je vais peut-être chier dans mon froc, mais j’irai. Je serai plus utile là-bas qu’ici. Quelqu’un doit les prévenir de l’arrivée des Shankas. Tu le sais ! Qui d’autre il y a, à part moi ? » Son vieux compagnon acquiesça intérieurement, avec la placidité du soleil qui se lève. Il prenait son temps, comme à son habitude. « Ouais. D’accord. Dis-leur que je les attendrai, ici, près de l’ancien pont. Dis-leur que je suis seul. Juste au cas où Bethod déciderait que tu n’es pas le bienvenu, tu comprends ? — J’ai compris. Tu es tout seul… Séquoia et moi sommes les seuls rescapés à avoir franchi les montagnes. » Tous s’étaient rassemblés autour de lui. Avec un sourire, Forley lança à la cantonade : « Bon, les gars, ça a été quelque chose, hein ? — Ferme-la, le Gringalet, gronda Dow. Bethod n’a rien contre toi. Tu reviendras. — Mais au cas où je pourrais pas, je voulais quand même vous dire que ça a été vraiment bien. » Renifleur lui adressa un petit signe de tête maladroit. Ils avaient tous les mêmes visages sales et balafrés, mais avec une expression plus lugubre que jamais. Aucun d’entre eux ne supportait d’avoir à laisser un des leurs risquer sa vie ; Forley avait cependant raison. Il fallait bien que quelqu’un y aille, et il était le plus apte à le faire. Parfois la faiblesse est un bouclier plus efficace que la force, estima Renifleur. Bethod avait beau être un fichu salopard, il n’en était pas moins intelligent. Les Shankas n’allaient pas tarder et il fallait le prévenir. Restait à espérer qu’il en serait reconnaissant. Ils accompagnèrent Forley jusqu’en lisière de forêt, puis observèrent la route en contrebas. Après avoir emprunté le vieux pont, elle serpentait dans la vallée et, de là, continuait jusqu’aux portes de Carleon. Jusqu’à la forteresse de Bethod. Forley inspira profondément ; Renifleur lui donna une tape sur l’épaule. « Bonne chance, Forley, bonne chance. — À toi aussi. » Il garda un moment la main de Renifleur dans la sienne. « À vous tous, hein, les gars ! » Et, leur tournant le dos, il se dirigea vers le pont, tête haute. « Bonne chance, Forley ! » cria Dow le Sombre, les faisant tous sursauter. Le Gringalet se retourna, s’immobilisa un instant sur le pont pour leur sourire, puis s’éloigna et disparut. Séquoia finit par réagir. « Préparez vos armes, juste au cas où Bethod refuserait d’écouter la voix de la raison. Et attendez le signal, hein ! » Il eut l’impression de surveiller ces nouvelles murailles pendant une éternité. Couché à plat ventre, immobile et silencieux, tout là-haut, dans son arbre, son arc à portée de main, Renifleur aux aguets se demandait comment Forley se débrouillait à l’intérieur de l’enceinte. L’attente fut longue, pénible. Il les aperçut soudain. Des cavaliers surgirent de la porte la plus proche, franchirent l’un des nouveaux ponts et traversèrent le fleuve. Une charrette les suivait. Renifleur n’en voyait pas l’utilité ; cette idée ne lui plaisait guère. Aucune trace de Forley ; il ignorait si c’était bon ou mauvais signe. Les cavaliers avançaient vite. Ils éperonnèrent leurs montures pour remonter un versant de la vallée, leur firent gravir au galop la pente raide menant vers la forêt et la rivière, puis emprunter à la même allure le vieux pont qui l’enjambait. Ils se dirigeaient droit sur lui. Renifleur percevait les piétinements des sabots sur le sol poussiéreux. Ils étaient désormais suffisamment proches pour être comptés et étudiés en détail. Il inventoria leur équipement : lances, boucliers et armures solides, ainsi que heaumes et cottes de mailles. Il dénombra dix cavaliers et deux soldats, qui avaient pris place de chaque côté du charretier ; ces derniers portaient de drôles d’objets ressemblant à de petits arcs, fixés sur des morceaux de bois. Il ne comprenait pas ce qui se tramait ; l’ignorer le perturbait. Il était censé créer la surprise, non l’inverse. Il recula en se tortillant entre les branches, descendit de l’arbre, passa la rivière à gué et rejoignit, à la hâte, l’autre rive et sa futaie, d’où il aurait une meilleure vue du pont. Séquoia, Tul et Dow étaient debout en contrebas ; il leur fit de grands gestes. Aucune trace du Sinistre. Il devait se cacher un peu plus loin derrière les arbres. Il utilisa le signe désignant des cavaliers, puis tendit un poing pour leur indiquer le chiffre dix, et posa enfin une main sur sa poitrine pour les informer de la présence d’armures. Après avoir saisi son épée et sa hache, Dow courut jusqu’aux éboulis qui surplombaient le pont, prenant soin de rester courbé en deux et de se déplacer en silence. Tul, lui, se laissa glisser le long de la berge jusque dans la rivière, heureusement peu profonde à cet endroit. De l’eau jusqu’aux genoux, le géant alla se plaquer contre l’un des piliers de l’arche, maintenant sa gigantesque épée au-dessus de sa tête. Distinguer Tul aussi clairement depuis son poste d’observation inquiéta Renifleur. Il se rassura, en se disant que les cavaliers ne le verraient pas s’ils arrivaient par la piste. En outre, comme ils s’attendaient à ne trouver qu’un seul homme, Renifleur espérait qu’ils ne se montreraient pas trop méfiants. Il l’espérait de tout cœur, car s’ils prenaient le temps de vérifier, ce serait un fichu désastre ! Il regarda Séquoia attacher la courroie de son bouclier sur son bras, dégainer son épée, étirer son cou, puis s’immobiliser pour attendre, donnant l’impression qu’il était seul au monde ; son énorme carrure bloquait un des accès du pont. Renifleur entendit plus distinctement les martèlements de sabots, de même que les crissements des roues du chariot émergeant d’entre les arbres. Il sortit quelques flèches qu’il planta dans la terre, tête en bas, à un endroit où il pourrait s’en saisir rapidement, puis fit de son mieux pour maîtriser son angoisse. Ses doigts ne cessaient de trembler, mais cela n’avait aucune importance. Il savait qu’au moment voulu, ils lui obéiraient et exécuteraient leur tâche. « Attends le signal, se chuchota-t-il. Attends le signal. » Après avoir encoché une flèche sur son arc et légèrement tendu la corde, il visa un point situé près du pont. Bon sang, qu’il avait envie de pisser ! La première pointe de lance apparut alors au sommet de la colline ; d’autres suivirent. Vinrent ensuite les heaumes bringuebalants, les poitrails protégés par des cottes de mailles et les naseaux des chevaux… Petit à petit, les cavaliers se dirigeaient vers le pont. Tirée par un percheron à poils longs, la charrette cahotait derrière eux, transportant le conducteur et ses deux étranges passagers. Le cavalier de tête aperçut enfin Séquoia, qui les attendait sur l’arrondi du pont, et éperonna sa monture. En constatant que ses camarades continuaient à trotter lourdement en un groupe serré, malgré leur impatience, Renifleur respira avec plus de facilité. Forley avait dû leur raconter l’histoire convenue – ils n’attendaient qu’un seul homme. Renifleur vit Tul jeter un coup d’œil par-dessus l’arche moussue, quand les cavaliers cheminèrent à l’aplomb de sa cachette. Par les morts, comme ses mains tremblaient ! Il craignait de lâcher son projectile trop tôt et de tout gâcher. La charrette s’arrêta sur l’autre rive. Les deux passagers se levèrent et pointèrent leurs arcs inconnus sur Séquoia. Renifleur prit le temps de viser l’un des deux, puis banda son arc. Le gros de la troupe avait rejoint le pont ; les bêtes, énervées par l’étroitesse du lieu, renâclaient, s’agitaient. Le meneur tira sur ses rênes devant Séquoia et inclina sa lance. Leur vieux compagnon ne recula pas pour autant. Non, pas lui. Il se contenta de le regarder d’un air maussade, sans laisser aux autres la moindre chance de l’encercler, les condamnant à rester coincés à mi-pont. « Eh bien, eh bien ! » entendit railler Renifleur. Leur chef s’adressait au sien. « Rudd Séquoia. On te croyait mort depuis belle lurette, mon vieux ! » Il connaissait cette voix. Elle appartenait à un brigand qui servait Bethod depuis longtemps… le Hargneux ! « Apparemment, j’ai encore de beaux restes », rétorqua Séquoia qui ne cédait toujours pas de terrain. Assez malin pour se rendre compte de la précarité de sa position, mais pas plus prudent pour autant, le Hargneux inspecta les environs et loucha vers les arbres. « Où sont les autres ? Où se trouve ce connard de Dow ? » Séquoia haussa les épaules. « Il n’y a plus que moi. — Retourné à la boue, hein ? » Renifleur imagina le sourire du Hargneux sous son casque. « Dommage ! J’espérais bien être celui qui supprimerait ce sale bâtard ! » Renifleur grimaça. Il craignait de voir Dow débouler, d’un instant à l’autre, de derrière les rochers. Mais il n’en fit rien. Pour une fois, il attendait le signal. « Où est Bethod ? demanda Séquoia. — Le roi ne se déplace pas pour des types comme toi ! En plus, il est au pays des Angles, en train de botter le cul des idiots de l’Union ! Le prince Calder a la charge des affaires pendant son absence. » Séquoia renifla de dédain. « Ah, c’est un prince, maintenant ! Je me souviens de lui quand il tétait encore sa mère. À l’époque, il avait déjà du mal à trouver son sein, alors les affaires… — Ça a changé, mon vieux. Beaucoup de choses ont changé. » Par les morts, Renifleur souhaitait qu’ils en finissent d’une façon ou d’une autre ! Il lui était de plus en plus difficile de se retenir de pisser. Attends le signal, se répétait-il, dans le but d’empêcher ses mains de bouger. « Les Têtes-Plates sont partout, disait Séquoia. Ils seront dans le Sud d’ici à l’été prochain, peut-être même avant. Il faut faire quelque chose. — Eh bien, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous ? Tu pourrais prévenir Calder toi-même ! Nous avons apporté une charrette pour te permettre de voyager plus confortablement. Les hommes de ton âge ne devraient pas avoir à marcher ! » Quelques cavaliers s’esclaffèrent ; Séquoia ne se joignit pas à eux. « Où est Forley, gronda-t-il. Où est le Gringalet ? » Les cavaliers ricanèrent de plus belle. « Oh, il n’est pas loin ! Pourquoi ne montes-tu pas dans la charrette, nous te conduirons jusqu’à lui. Après, on pourra tous s’asseoir autour d’un feu et discuter des Têtes-Plates, en toute tranquillité. » Renifleur n’aimait pas ça. Non, pas du tout. Il avait un mauvais pressentiment. « Tu dois me prendre pour une nouvelle espèce de crétin, reprit Séquoia. Je ne vais nulle part avant d’avoir vu Forley. » À ces mots, le Hargneux se rembrunit. « Tu n’es pas en mesure de décider de ce que tu vas faire ou pas. Tu as peut-être été un grand homme, autrefois, mais tu es moins que rien, à présent, et ça, c’est une réalité. Maintenant, donne-moi ton épée et grimpe dans cette maudite charrette, comme je te l’ai ordonné, avant que je ne perde patience. » Il essaya à nouveau de le déloger, en faisant avancer sa monture, mais Séquoia ne plia pas. « Où est Forley ? grogna-t-il. T’as intérêt à me répondre clairement, si tu ne veux pas que je t’étripe ! » Le Hargneux adressa une grimace à ses sbires par-dessus son épaule, à laquelle tous répondirent. « D’accord, le vieux, à ta guise. Calder nous avait demandé d’attendre, mais je suis impatient de voir la tronche que tu vas faire. Le Gringalet est dans la charrette, du moins ce qu’il en reste. » Avec un sourire narquois, il détacha un objet de sa selle et le laissa tomber. Un sac en toile de jute, contenant quelque chose… Il atterrit juste aux pieds de Séquoia ; son contenu s’échappa en roulant sur le sol. Devant l’expression affichée par son vieux compagnon, Renifleur comprit qu’il avait deviné juste. Il s’agissait bien de la tête de Forley. Évidemment, cela dépassait les bornes. Au diable le signal ! La première flèche de Renifleur atteignit l’un des passagers en pleine poitrine. Il s’effondra à l’arrière avec un hurlement, entraînant le charretier dans sa chute. Joli coup ! Mais Renifleur ne prit pas le temps de s’extasier, trop occupé qu’il était à encocher un nouveau projectile et à tirer. Il ne savait même pas ce qu’il criait… il s’entendit juste le faire. Le Sinistre avait dû l’imiter, car l’un des manants sur le pont poussa un beuglement avant de basculer de sa selle et de plonger dans la rivière avec force éclaboussures. Accroupi derrière son bouclier, Séquoia commença à battre en retraite sous la menace de la lance du Hargneux, qui dirigea son cheval hors du pont, à grands coups de talons, en le repoussant vers la route. Derrière eux, un cavalier, pressé lui aussi de quitter les lieux, fît volter sa monture et se rapprocha avec insouciance des éboulis. « Maudits bâtards ! » cria Dow en sautant par-dessus les cailloux pour fondre sur lui. Les deux hommes s’écrasèrent au sol, en un amas de membres et de métal ; Renifleur constata, cependant, que Dow avait le dessus. La hache de ce dernier s’abattit alors plusieurs fois avec férocité. Encore un dont ils n’auraient plus à s’inquiéter. Le deuxième projectile de Renifleur, distrait par ses propres cris, rata largement sa cible et se ficha dans la croupe d’un cheval. Pas si mal après tout ! L’animal donna des ruades, se cabra et déclencha la panique chez ses congénères ; ceux-ci se mirent à tourner en hennissant, tandis que leurs cavaliers juraient, se trémoussaient et agitaient leurs lances en tous sens. Une belle pagaille ! Le cavalier de queue fut soudain coupé en deux, aspergeant de sang presque tous ses camarades. Après avoir escaladé la berge, Tête-de-Tonnerre l’avait attaqué par-derrière. Aucune armure n’aurait pu arrêter un coup d’une telle force. Avec un rugissement, le géant fît de nouveau tournoyer son arme ensanglantée dans les airs. Le suivant sur les rangs n’eut que le temps de brandir son bouclier… il aurait pu s’épargner cette peine : la lame acérée en trancha une bonne partie, avant de s’enfoncer dans son crâne et de l’éjecter de sa selle. Le choc fut si violent qu’il assomma à moitié le cheval. Un des soldats avait quand même réussi à contrôler sa monture ; après un demi-tour, il s’apprêtait à plonger sa lance dans le flanc de Tul. Avant d’avoir pu achever son geste, il se contorsionna en grognant et cambra le dos. Renifleur vit alors l’empennage qui saillait de ses côtes. Le Sinistre ne l’avait pas raté. L’homme s’affala de côté, un pied prisonnier de son étrier, et resta suspendu à se balancer. Geignant et pleurnichant, il tenta de se redresser. Imitant les autres, son animal partit au galop. Le malheureux fut bringuebalé comme un pantin, sa tête cognée contre le muret du pont. Il se débarrassa de sa lance pour essayer de se remettre en selle, mais son cheval lui donna une brusque ruade à l’épaule, le libérant de son étrier et l’envoyant du même coup rouler sous ses sabots meurtriers ; Renifleur se désintéressa de lui. Toujours assis dans la charrette, le deuxième archer, qui se remettait de sa surprise, se décida à pointer son arc singulier sur Séquoia, toujours protégé par son bouclier. Renifleur lui décocha une flèche. Sa précipitation et ses cris ébranlant sa précision, son projectile alla se ficher dans l’épaule du charretier qui venait de se relever ; celui-ci retomba aussitôt à l’arrière. Le curieux arc vibra. Séquoia sursauta derrière son abri. Renifleur connut une seconde d’inquiétude, puis se rendit compte que le carreau avait simplement fendu le bois en deux, avant de le transpercer et de s’arrêter à quelques centimètres du visage de son compagnon. Il demeura là, ses plumes dépassant d’un côté, sa pointe, de l’autre. Un petit arc sacrément dangereux ! songea Renifleur. Il entendit Tul rugir de nouveau et vit un deuxième cavalier propulsé dans la rivière. Un autre soldat reçut une flèche du Sinistre dans le dos. Se retournant brusquement, Dow trancha les jambes antérieures de l’animal du Hargneux ; la bête trébucha et s’effondra avec son cavalier. Les rares rescapés étaient piégés. Dow et Séquoia tenaient une extrémité du pont, Tul, lui, barrait la seconde. Tous trois leur interdisaient de faire marche arrière – ou tout autre chose –, afin d’éviter les chevaux effrayés et dépourvus de cavaliers, les laissant ainsi à la merci du Sinistre dissimulé dans la forêt. Visiblement, celui-ci n’était pas d’humeur clémente… Il ne tarda pas à les abattre, un par un. L’homme armé de son curieux arc essaya malgré tout de s’échapper. Après avoir jeté son morceau de bois, il sauta de la charrette. Cette fois, Renifleur prit le temps d’ajuster son tir ; sa flèche terrassa le soldat, le touchant entre les omoplates, alors qu’il avait à peine esquissé trois pas. Il commença à ramper sur le sol, mais ne put aller bien loin. Le charretier montra de nouveau sa figure ; il grognait et tentait d’extraire la flèche plantée dans son épaule. Renifleur n’avait pas pour habitude de tuer un homme à terre, il fit pourtant exception, ce jour-là. Sa flèche pénétra dans la bouche du conducteur, lui réglant son compte pour de bon. Il aperçut soudain un des cavaliers qui s’enfuyait en boitant, une des flèches du Sinistre fichée dans sa jambe. Il le visa soigneusement avec son dernier projectile. Séquoia, toutefois, le devança et frappa le malheureux dans le dos avec sa terrible épée. Il en restait encore un… celui-là essayait désespérément de se relever. Renifleur le prit pour cible ; avant même qu’il ait relâché sa corde, Dow marcha droit sur lui et lui trancha la tête. Il y avait du sang partout. Les chevaux continuaient à s’agiter sur le pont, hennissant et glissant sur les pavés poisseux. Renifleur repéra enfin le Hargneux, seul survivant de la troupe. Il avait dû perdre son heaume en tombant de sa monture. À quatre pattes dans la rivière, alourdi par le poids de sa cotte de mailles, il s’échinait à s’en extirper. Il lâcha son bouclier et sa lance, afin de s’alléger pour courir plus vite, sans se rendre compte qu’il fonçait directement sur Renifleur. « Attrape-le ! Je le veux vivant ! » vociféra Séquoia. Tul voulut s’approcher de la berge, mais dérapa sur la boue projetée par les roues de la charrette, qui ralentit sa progression. « Prenez-le vivant ! » Dow, lui aussi, se mit à le poursuivre, pataugeant et jurant dans le cours d’eau. Le Hargneux perdait son avance. Renifleur entendait ses gémissements angoissés, tandis qu’il s’efforçait de remonter le courant. « Aaah ! » hurla-t-il quand la flèche de Renifleur pénétra dans sa jambe, juste sous sa genouillère métallique. Il s’affala en bas du talus, son sang s’écoulant dans la vase et la boue, puis se mit à se traîner sur l’herbe mouillée. « Parfait, Renifleur ! cria Séquoia. Vivant ! » Émergeant d’entre les arbres, Renifleur se laissa glisser le long de la berge et sortit son couteau. Non loin de là, Tul et Dow s’efforçaient de le rejoindre. Le Hargneux se roula dans la fange, le visage déformé par la douleur, les bras tendus. « D’accord, d’accord, je me… Arrghh ! — Tu te quoi ? demanda Renifleur en se baissant vers lui. — Arrghh… » répéta-t-il, d’un air hébété, une main agrippée à son cou. Du sang jaillit à gros bouillons entre ses doigts, puis dégoulina sur sa cotte de mailles détrempée. Dow arriva enfin à leur hauteur et regarda le mourant. « Eh ben, c’est fini pour lui, déclara-t-il. — Pourquoi as-tu fait ça ? tonna Séquoia en se précipitant à son tour. — Hein, quoi ? » demanda Renifleur. Il fixa alors son arme ensanglantée. « Oh !… » Et comprit soudain qu’il venait de trancher la gorge du Hargneux. « On aurait pu le questionner ! s’époumona Séquoia. Il aurait pu rapporter un message à Calder, lui dire qui a fait ça et pourquoi ! — Allons, chef ! Ouvre les yeux ! » marmonna Tul, qui fourbissait déjà son épée. « Tout le monde se moque des anciennes pratiques ! D’ailleurs, ils ne vont pas tarder à nous rechercher. Pas la peine de leur en apprendre plus que nécessaire. » Dow frappa légèrement Renifleur sur l’épaule. « T’as eu raison de faire ça. La tête de ce salaud suffira bien comme message ! » Renifleur n’était pas certain d’avoir envie d’entendre ses approbations, mais il était un peu tard pour les éviter. Il ne fallut à Dow que deux coups de hache pour séparer la tête du Hargneux de son corps. La saisissant par les cheveux, il emporta ce trophée oscillant, sans lui prêter plus d’attention que s’il s’agissait d’une botte de navets. Sur le chemin du retour, il ramassa une des lances échouées dans la rivière et se mit en quête d’un endroit approprié. « Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient », grommelait Séquoia, en suivant la rive pour se diriger vers le pont où le Sinistre détroussait déjà les cadavres. Renifleur lui emboîta le pas, tout en observant Dow. Après avoir piqué la tête du Hargneux sur la pointe de la lance, le Sombre planta la hampe dans le sol, recula d’un pas et, mains sur les hanches, admira son œuvre. Ensuite, il inclina légèrement le manche vers la droite, rectifia sa position sur la gauche jusqu’à obtenir le bon résultat, puis se tourna vers Renifleur, un grand sourire aux lèvres. « C’est parfait, s’enorgueillit-il. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant, chef ? demanda Tul. Hein, qu’est-ce qu’on fait ? » Courbé en deux près de l’onde, Séquoia se lavait les mains. « Qu’est-ce qu’on fait ? » s’enquit Dow à son tour. Leur vieux compagnon se redressa avec lenteur, essuya ses mains sur son manteau et prit le temps de réfléchir. « On va dans le Sud. On enterrera Forley en chemin. On prend aussi ces chevaux, vu qu’ils nous suivraient de toute façon, et on va vers le Sud. Tul, tu ferais mieux de détacher l’animal de la charrette, c’est le seul à pouvoir te porter. — Le Sud ? » répéta Tête-de-Tonnerre, qui paraissait surpris. « Le Sud ? Mais où exactement ? — Le pays des Angles. — Le pays des Angles ? » s’interrogea Renifleur. Il se rendit compte que tous pensaient la même chose que lui. « Pour y faire quoi ? Ils ne seraient pas en guerre, là-bas, des fois ? — Bien sûr que si ! Voilà pourquoi je veux y aller. » Dow fronça les sourcils. « Mais nous ? Qu’est-ce qu’on a contre l’Union ? — Rien, idiot ! rétorqua Séquoia. J’ai dans l’idée de combattre pour elle. — Aux côtés de l’Union ? demanda Tul en retroussant les lèvres. Avec ces maudites femmelettes ? Ça n’est pas notre lutte, chef ! — À partir d’aujourd’hui, j’adhère à toutes les luttes contre Bethod. J’ai l’intention d’assister à sa mort. » En y réfléchissant bien, Renifleur se dit qu’il n’avait jamais vu Séquoia changer d’avis. Pas une seule fois. « Qui vient avec moi ? » s’enquit ce dernier. Tous acquiescèrent. Bien évidemment ! Il pleuvait. La pluie détrempait le sol. Aussi douce qu’un baiser de pucelle, comme on disait, sauf que Renifleur ne se souvenait plus très bien à quoi cela ressemblait. La pluie… Elle était de circonstance. Dow, qui venait d’achever de tasser la terre, s’essuya le nez d’un revers de main, puis planta la pelle à côté de la tombe. Ils s’étaient écartés de la route, n’ayant aucune envie qu’on retrouve Forley, ni qu’on le déterre. Tous les cinq se regroupèrent alors autour de lui. Ils n’avaient pas enseveli un des leurs depuis bien longtemps. Les Shankas avaient déjà tué Logen, bien sûr, et récemment, mais ses compagnons n’avaient pas récupéré son cadavre. Leur petite bande avait encore perdu un de ses membres. Renifleur avait cependant l’impression qu’il en manquait beaucoup plus que ces deux-là. Séquoia s’assombrit, prenant le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire. Heureusement qu’il était le chef et qu’il lui incombait de prononcer l’oraison, car Renifleur aurait été incapable d’aligner deux phrases. Au bout d’une minute ou deux, Séquoia se lança, débitant son discours avec la lenteur de la lumière qui disparaît au coucher du soleil. « Il n’était pas très costaud. C’était même un gringalet et, comble de l’ironie, c’était aussi le nom qu’il portait ! Drôle d’idée d’appeler quelqu’un comme ça, non ? Sûrement le pire combattant qu’ils aient pu trouver pour affronter Neuf-Doigts ! Un piètre guerrier, c’est un fait, mais un homme au grand cœur. — Ouais ! renchérit le Sinistre. — Un homme au grand cœur, ajouta Tul Duru. — Le plus généreux », bredouilla Renifleur. À dire vrai, il avait une boule dans la gorge. Séquoia acquiesça silencieusement avant de reprendre : « Il faut du cran pour affronter la mort comme il l’a fait. Pour s’y jeter tête baissée sans se plaindre. Pour la réclamer. Pas pour son bien, mais pour sauver des gens qu’il ne connaissait même pas. » Séquoia serra les mâchoires et s’interrompit un moment, en fixant le sol. Tous l’imitèrent. « Voilà tout ce que j’avais à dire. Tu es retourné à la boue, Forley. Nous sommes privés de ta présence, mais le sol, lui, s’en enrichit. » Dow s’agenouilla et posa la main sur la terre meuble. « Retourné à la boue », souffla-t-il. Renifleur crut voir une larme couler sur son nez… non, ce n’était que la pluie ! Dow le Sombre n’était pas du genre à pleurer. Il finit par se redresser et s’éloigna, tête basse. Les autres le suivirent, un par un, pour rejoindre les chevaux. « Adieu, Forley ! dit Renifleur. Tu n’auras plus jamais peur. » Il devait bien admettre qu’il était désormais le seul lâche de la bande. Détresse Jezal se rembrunit. Ardee prenait son temps. Elle n’avait encore jamais agi ainsi. Elle était toujours là quand il arrivait, quel que fut l’endroit de leur rendez-vous. Il n’aimait pas avoir à l’attendre, ne serait-ce qu’un instant. Il était déjà obligé de le faire pour ses petits mots, et cela l’ulcérait au plus haut point. Il jeta un coup d’œil maussade sur la grisaille du ciel. Quelques gouttes de pluie tombaient, comme pour souligner sa mauvaise humeur. De temps à autre, l’une d’elles lui picotait le visage. Il en voyait certaines former des ronds sur la surface triste du lac, la striant de fines rayures pâles qui contrastaient avec le vert des arbres et le gris des immeubles. Sous ce crachin, la sombre Demeure du Créateur n’était plus qu’une masse floue. Il regarda le bâtiment et se renfrogna davantage. Il ne savait plus trop quoi penser, désormais. Toute cette histoire avait ressemblé à un cauchemar malsain et, à l’instar de ses cauchemars, il avait décidé de l’oublier, de prétendre que leur expédition n’avait jamais eu lieu. Il y serait parvenu, si cette maudite bâtisse n’avait cessé de surgir dans son champ de vision, chaque fois qu’il mettait le nez dehors, lui rappelant que le monde pullulait de mystères insaisissables qu’il ne comprenait pas. « Va au diable, lui lança-t-il. Et que ce fou de Bayaz t’accompagne ! » Il jeta le même regard noir sur les pelouses détrempées. La pluie avait chassé les gens hors du parc ; il ne l’avait pas vu aussi désert depuis bien longtemps. Quelques hommes apathiques avaient pris place sur des bancs, sans doute pour soigner quelque tragédie personnelle, et de rares promeneurs se hâtaient dans les allées, quittant un endroit pour se rendre à un autre. Il repéra un individu enveloppé dans une longue cape, qui se dirigeait droit vers lui. La mine boudeuse de Jezal s’évanouit aussitôt. Ce ne pouvait être qu’elle ! Même si la journée était glaciale, son capuchon presque baissé jusqu’au menton lui parut un peu mélodramatique. Il n’aurait jamais cru que quelques gouttes de pluie la rebuteraient. Néanmoins, il était ravi de la voir. Ridiculement heureux. Il se précipita à sa rencontre, sourire aux lèvres. Alors que trois ou quatre pas à peine les séparaient, elle rejeta brusquement son capuchon en arrière. L’horreur pétrifia Jezal. Un énorme hématome violet s’étalait sur la joue d’Ardee, entourant un œil et le coin de sa bouche. Soudain changé en statue, il demeura immobile un instant et se prit à souhaiter bêtement d’être blessé à sa place ; la douleur aurait été moins grande. Les yeux écarquillés, il se rendit compte qu’il pressait une main sur ses lèvres, telle une fillette devant une araignée égarée dans la salle de bains, sans pour autant pouvoir réprimer son geste. Avec une moue, Ardee lui demanda d’un ton agressif : « Qu’y a-t-il ? Vous n’avez jamais vu d’œil au beurre noir ? — Si, bien sûr, mais… euh, vous allez bien ? — Évidemment ! » Après l’avoir contourné, elle se mit à marcher à grandes enjambées le long du sentier. Il dut courir pour la rattraper. « Ce n’est rien. Je suis tombée. Je ne suis qu’une affreuse maladroite. Je l’ai toujours été. Toute ma vie. » Il lui sembla détecter une certaine amertume dans ses propos. « Puis-je faire quelque chose pour vous ? — Quoi donc ? Mieux m’embrasser ? » S’ils avaient été seuls, essayer sur-le-champ ne l’aurait pas dérangé, mais sa mine boudeuse lui indiqua ce qu’elle pensait de cette idée. Bizarre, quand même… Ces contusions auraient dû le dégoûter, mais non ! Pas du tout. Au contraire, il se sentait pris d’une irrépressible envie de l’enlacer, de lui caresser les cheveux, en murmurant des paroles réconfortantes. Pitoyable ! S’il essayait, elle le giflerait probablement. Il le mériterait sûrement. Elle n’avait pas besoin de son aide. En outre, il ne pouvait pas la toucher. Pas devant tous ces gens, maudits soient-ils ! Malgré leur nombre réduit, les témoins étaient encore trop nombreux. On ne savait jamais qui pouvait vous épier. Cette pensée ne fit qu’augmenter sa nervosité. « Ardee… ne sommes-nous pas en train de prendre des risques ? Enfin, je… si votre frère apprenait… » Elle eut un reniflement dédaigneux. « Oubliez-le ! Il ne fera rien. Je lui ai conseillé de ne pas mettre son nez dans mes affaires. » Jezal ne put retenir un sourire. Il imaginait la cocasserie de la scène. « En plus, j’ai entendu dire que vous partiez tous pour le pays des Angles avec la prochaine marée. Je pouvais difficilement vous laisser partir sans un adieu, n’est-ce pas ? — Je n’aurais pas agi ainsi ! » s’écria-t-il, de nouveau horrifié. Il souffrait rien que d’entendre le mot adieu. « Du moins, je veux dire que je les aurais laissés prendre la mer sans moi, plutôt que de faire ça ! — Mmm. » Ils continuèrent d’avancer en silence pendant un moment, les yeux baissés sur les graviers du sentier, en bordure du lac. Jusque-là, leur rencontre ne ressemblait pas aux adieux aigres-doux qu’il avait imaginés. Il n’y voyait qu’une immense amertume. Ils se faufilèrent sous des saules pleureurs dont les branches souples se laissaient porter par l’onde, en contrebas. Un endroit isolé, à l’abri des regards indiscrets… Jezal se dit qu’il n’en trouverait pas de meilleur pour ce qu’il avait à lui dire. Après lui avoir lancé une œillade en biais et inspiré profondément, il se jeta à l’eau. « Ardee, euh… j’ignore pendant combien de temps nous resterons absents. Enfin, je suppose que cela pourrait durer des mois… » Il mordilla sa lèvre supérieure. Il ne s’exprimait pas comme il l’avait espéré. Il avait pourtant répété son discours des dizaines de fois devant son miroir, jusqu’à ce que son visage affiche l’expression adéquate : sérieuse, confiante, légèrement enjôleuse. À présent qu’il était devant elle, les mots s’échappaient de sa bouche en une avalanche de bredouillements ridicules. « J’espère que… enfin, je veux dire que… peut-être, pourriez-vous m’attendre ? — Il est fort probable que je serai encore ici à votre retour. Je n’ai rien d’autre à faire. Mais ne vous inquiétez pas, vous aurez l’esprit occupé par bon nombre de choses au pays des Angles : la guerre, l’honneur, la gloire, ou que sais-je encore… Vous m’oublierez rapidement. — Non ! s’écria-t-il en la saisissant par le bras. Non, certainement pas ! » Il retira vivement sa main, de peur qu’on ne le voie. Au moins avait-il réussi à attirer son attention : elle le dévisageait, quelque peu surprise par la véhémence de son ton… Elle n’était, cependant, pas aussi stupéfaite que lui. Jezal la fixa en cillant. Une jolie fille, sans aucun doute, bien qu’un peu trop bronzée, aux cheveux bien trop noirs, à l’intelligence bien trop grande… une jolie fille vêtue avec simplicité, sans le moindre bijou, et défigurée par un vilain hématome sur la joue… Elle n’aurait pas vraiment déclenché de commentaires enthousiastes au mess des officiers. Comment se faisait-il qu’à ses yeux elle fut la plus belle femme au monde ? Comparée à elle, la princesse Terez faisait figure de chien crotté. Les mots adéquats lui vinrent alors machinalement à l’esprit ; il les prononça sans réfléchir, en la regardant droit dans les yeux. Voilà peut-être ce à quoi ressemblait l’honnêteté. « Écoutez, Ardee, je sais que vous me considérez comme un sombre idiot et je dois reconnaître que j’en suis probablement un, mais je n’ai pas l’intention de le rester pour toujours. Je ne sais même pas pourquoi vous vous intéressez à moi et, bien que n’ayant pas l’habitude de ce genre de choses, je… euh… je pense à vous sans arrêt. Je ne pense quasiment plus à rien d’autre. » Il inspira de nouveau profondément. « Je crois… » Il jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne les épiait. « … je crois que je vous aime ! » Elle éclata de rire. « Vous êtes vraiment un sombre idiot ! » Le désespoir s’empara de lui. Il fut complètement abattu. Sa déception l’empêcha presque de respirer. Son visage se tordit. Baissant la tête, il regarda le sol. Des larmes lui montèrent aux yeux. De vraies larmes. Quelle pitié ! « Mais j’attendrai. » Oh joie ! Celle-ci lui emplit le cœur, éclatant sous forme d’un petit sanglot étouffé, pareil à celui d’une jeune fille. Il se sentait impuissant. Le pouvoir qu’Ardee exerçait sur lui en devenait ridicule. Elle seule pouvait décider de sa détresse ou de son bonheur. Elle s’esclaffa de nouveau. « Regardez-vous ! Quel idiot ! » Elle lui effleura la joue, essuya la larme qui y roulait et répéta avec son petit sourire singulier : « J’ai dit que j’attendrai. » Les promeneurs avaient disparu. Envolés le parc, la ville, l’univers entier ! Jezal la contempla pendant un long moment – le temps s’estompa, lui aussi – pour essayer de mémoriser le moindre détail de son visage. Il avait le sentiment que le souvenir de son singulier sourire l’aiderait à surmonter tous ses tracas à venir. Les docks bourdonnaient d’une activité plus fébrile qu’à l’accoutumée. Les quais regorgeaient de monde. L’air résonnait de cris et de craquements. Des soldats partiellement armés défilaient inlassablement le long des passerelles, afin de prendre place à bord des navires. Des caisses étaient soulevées, des tonneaux roulés, des centaines de chevaux hissés ou forcés à monter sans ménagement, les yeux fous, la bouche baveuse. Des hommes grognaient en tirant sur des cordes mouillées. D’aucuns s’échinaient à grimper sur des mâts glissants, suant et s’interpellant sous la pluie battante ; d’autres dérapaient sur les ponts visqueux, courant çà et là dans le plus grand désordre. Un peu partout, des gens s’étreignaient, s’embrassaient ou agitaient la main. Des femmes disaient au revoir à leur mari, des mères à leurs fils, des enfants à leur père ; tous, crottés de la tête aux pieds. Quelques personnes affichaient une expression courageuse, mais beaucoup pleuraient et se lamentaient. D’autres encore ne semblaient rien éprouver, simples spectateurs venus là pour assister à la folie du départ. Ce spectacle laissait Jezal, accoudé au bastingage détrempé du bateau qui allait le conduire au pays des Angles, complètement indifférent. Affligé d’une mélancolie sans bornes, il avait la goutte au nez, les cheveux collés sur le crâne. Ardee n’était pas là, et pourtant elle était présente partout. Il l’entendait crier son nom par-dessus le vacarme, la voyait du coin de l’œil le regarder et en avait le souffle coupé. Il souriait alors, levait un bras à demi pour lui faire signe, puis se rendait compte de sa méprise : une femme quelconque, avec la même chevelure noire, souriait à un autre soldat. Et ses épaules s’affaissaient de nouveau. Chaque fois, sa déception se faisait plus vive. Il comprenait désormais qu’il avait commis une grossière erreur. Pourquoi diable lui avoir demandé de l’attendre ? Attendre quoi ? Il ne pouvait pas l’épouser ; ce fait était incontestable, et leur union impossible. Mais l’idée qu’elle puisse ne serait-ce que regarder un autre homme le rendait malade. Il était malheureux comme les pierres. L’amour… Il répugnait à l’admettre, mais c’était bien de cela qu’il s’agissait. Il avait toujours considéré ce sentiment avec mépris. Un mot stupide. Un mot que de piètres poètes rabâchaient à longueur de temps, que des écervelées se répétaient à loisir. Une notion émaillant les histoires enfantines, mais sans aucun rapport avec le monde réel, où les relations entre hommes et femmes n’étaient basées que sur l’argent et le sexe. Et voilà qu’il s’était embourbé dans cette horrible tourbière, où se mêlaient frayeur et culpabilité, luxure et désarroi, langueur et affliction. L’amour. Quelle malédiction ! « J’aimerais voir Ardee », murmura Kaspa avec regret. Jezal pivota brusquement. « Comment ? Qu’avez-vous dit ? — Ce serait simplement une vision agréable », répondit le lieutenant en tendant ses paumes. Depuis la fameuse partie de cartes, son entourage se montrait prudent, comme si sa colère risquait d’exploser à tout moment. Morose, Jezal se replongea dans la contemplation de la foule. Une certaine agitation régnait sur le quai. Un cavalier se frayait un chemin parmi la cohue. Il éperonnait son cheval écumant et exhortait les gens à le laisser passer à grands coups de : « Place ! Place ! » La pluie n’empêchait pas son casque ailé d’étinceler ; un héraut royal. « Quelqu’un va recevoir une mauvaise nouvelle ! » souffla Kaspa. Jezal hocha la tête. « Nous, on dirait. » Effectivement, le cavalier fonçait droit sur leur bateau, laissant dans son sillage une file de soldats et d’ouvriers mi-stupéfaits, mi-agacés. Il finit par sauter de sa monture, remonta la passerelle vivement et, le visage fermé, se dirigea vers eux d’un air décidé. Sa brillante armure maculée de saleté cliquetait à chacun de ses pas. « Capitaine Luthar ? s’enquit-il. — Oui, dit Jezal. Je vais aller chercher le colonel. — Inutile. Ce message est pour vous. — Ah bon ? — Le Juge Suprême Marovia réclame votre présence dans ses bureaux. Immédiatement. Vous feriez mieux d’emprunter mon cheval. » Jezal plissa le front. Il n’aimait pas ça du tout. Il n’y avait aucune raison qu’un héraut royal se déplace pour lui remettre un message… hormis le fait qu’il ait pénétré dans la Demeure du Créateur. Il ne voulait plus entendre parler de cette histoire. Il souhaitait la reléguer aux oubliettes, en compagnie de Bayaz, de son homme du Nord et de cet estropié repoussant. « Le Juge Suprême vous attend, mon capitaine. — Oui, bien sûr. » Apparemment, il n’avait d’autre solution que d’obéir. « Ah, capitaine Luthar ! Quel honneur de vous revoir ! » Jezal fut à peine surpris de tomber nez à nez avec le fou répondant au nom de Sulfur devant le bâtiment abritant les bureaux du Juge Suprême. Il ne lui semblait plus aussi fou d’ailleurs, il faisait simplement partie d’un monde devenu complètement dément. « Un véritable honneur ! répéta celui-ci d’un air extasié. — C’est réciproque, répondit Jezal sans entrain. — Quelle chance de vous rencontrer au moment où nous sommes tous deux sur le départ ! Mon maître m’a confié toutes sortes de courses ! » Il poussa un profond soupir. « Pas une minute de repos, hein ? — Non, en effet, je vois ce que vous voulez dire. — N’empêche que c’est un véritable honneur de vous revoir, surtout après votre victoire au Tournoi ! J’ai tout vu, vous savez ! Ce fut un rare privilège d’en être témoin. » Il se fendit d’un large sourire et ses yeux vairons pétillèrent. « Quand je pense que vous étiez décidé à abandonner ! Bah… Mais vous vous êtes accroché, comme je l’avais prédit ! Oui, en effet ! Et depuis, vous récoltez les lauriers ! Le bord du Monde ! » chuchota-t-il, comme si prononcer ces mots à voix haute risquait de provoquer un désastre. « Le bord du Monde ! Vous imaginez ? Je vous envie ! Oui, vraiment, je vous envie ! » Jezal cligna les paupières. « Comment ? — Comment ! Ah, ah, ah ! Comment, dit-il ! Vous êtes impayable, Monsieur ! Un véritable intrépide ! » Sulfur le quitta alors pour traverser la Place des Maréchaux à grandes enjambées, sans cesser de pouffer. Jezal était si abasourdi qu’il ne pensa pas à le traiter d’idiot, même une fois assuré qu’il ne pouvait plus l’entendre. Un des nombreux secrétaires de Marovia le fit passer par un vestibule désert, où se répercutait l’écho de leurs pas, pour le conduire vers une double porte devant laquelle il s’arrêta avant de frapper. À la réponse qu’on lui cria, il tourna la poignée, poussa l’un des battants et s’effaça avec politesse. « Vous pouvez entrer », annonça-t-il d’un ton calme, en voyant que Jezal ne bougeait pas. « Oui, oui, bien sûr. » La pièce qui s’ouvrait devant lui évoquait une caverne silencieuse, empreinte de mystère. Dans ce vaste espace, revêtu de boiseries, les meubles étrangement épars semblaient disproportionnés, comme s’ils étaient destinés à des gens beaucoup plus massifs que Jezal. Cela lui donna la curieuse impression de se présenter à son propre procès. Assis derrière un bureau imposant à la surface miroitante, le Juge Suprême Marovia lui adressa un regard bienveillant, où transparaissait toutefois un soupçon de pitié. À sa gauche, le maréchal Varuz contemplait d’un air coupable l’image floue que lui renvoyait le plateau brillant. Jezal n’aurait jamais cru pouvoir ressentir une détresse plus profonde que celle qui l’habitait, mais en découvrant le troisième membre de leur groupe, il se rendit compte qu’il se trompait. Bayaz le gratifia de son habituel sourire suffisant. Quand la porte se referma derrière Jezal, un frisson le parcourut ; le cliquetis du loquet résonna comme le lourd verrou d’une cellule de prison. Bayaz quitta son siège et contourna le bureau. « Capitaine Luthar, je suis si content que vous ayez pu vous joindre à nous ! » Le vieillard saisit sa main moite et, la serrant entre les siennes, l’obligea à avancer dans la pièce. « Merci d’être venu. Sincèrement, merci ! — Euh, de rien. » Comme s’il avait eu le choix ! « Bon ! vous devez certainement vous demander la raison de cette convocation. » Bayaz recula et posa une fesse sur un coin du bureau, avec l’aisance d’un vieil oncle conversant avec son neveu. « Je suis sur le point d’entreprendre avec quelques courageux compagnons – des gens triés sur le volet, des gens de grande qualité – un très long périple ! Un voyage épique ! Une aventure extraordinaire ! Si notre expédition est couronnée de succès, je ne doute pas qu’on ne parlera que de ça dans les années futures. Et même pendant très longtemps ! » Son front se plissa lorsqu’il haussa ses sourcils blancs. « Eh bien, qu’en pensez-vous ? — Euh… » Jezal se tourna vers Marovia et Varuz avec nervosité ; ceux-ci ne lui fournirent aucun indice sur ce qui se tramait. « Puis-je savoir de quoi vous parlez ? — Bien sûr, Jezal – si je puis vous appeler ainsi ? — Oui, euh… je suppose que oui. Euh… voilà… je me demande en quoi cela me concerne ! » Bayaz sourit. « Il nous manquait un participant. » Un silence pesant s’ensuivit. Une goutte de sueur coula sur le crâne de Jezal, descendit le long d’une mèche de cheveux, courut sur son nez et alla s’écraser sur le dallage, juste à ses pieds. L’angoisse le saisit ; prenant naissance dans ses entrailles, elle se propagea jusqu’à l’extrémité de ses doigts. « Moi ? demanda-t-il d’une voix chevrotante. — La route sera longue, difficile, sûrement semée d’embûches. Vous et moi avons des ennemis, là, dehors. Plus nombreux encore que vous ne le pensez. Qui pourrait mieux convenir qu’un bretteur confirmé tel que vous ? Le vainqueur du Tournoi, qui plus est ! » Jezal déglutit. « Votre proposition me touche, croyez-le, mais j’ai bien peur d’être obligé de la refuser. Ma place est au sein de l’armée, vous comprenez. » Il recula d’un pas hésitant vers la porte. « Je dois aller dans le Nord. Mon bateau ne va pas tarder à appareiller et… — Je crains fort qu’il n’ait déjà mis les voiles, capitaine », intervint Marovia. Sa voix chaude stoppa Jezal dans son élan. « Vous n’avez plus à vous préoccuper de cela. Vous n’irez pas au pays des Angles. — Mais, Votre Grandeur, ma compagnie… — … se verra attribuer un autre capitaine », ajouta le Juge Suprême avec un sourire compréhensif, plein de sympathie, mais résolument ferme. « J’apprécie vos réticences, oui, vraiment ; cependant, nous devons parer à des choses plus urgentes. Il est primordial que l’Union soit représentée dans cette affaire. — Oui, primordial », murmura Varuz, blasé. Jezal regarda les trois vieillards en cillant. Il n’avait aucun moyen de s’échapper. C’était donc là sa récompense, en tant que vainqueur du Tournoi ? Un voyage insensé pour une destination inconnue, en compagnie de ce vieillard dérangé et de sa bande de sauvages ? Comme il regrettait d’avoir choisi de pratiquer l’escrime… d’avoir jamais posé les yeux sur une épée ! Mais ses regrets étaient inutiles. Il ne pouvait faire machine arrière. « Je me dois de servir mon pays… » marmonna-t-il. Bayaz pouffa. « Il existe d’autres façons de servir son pays, mon garçon, qu’en risquant sa vie pour finir sur une pile de cadavres, là-bas, dans le Nord glacé ! Nous partons demain. — Demain ? Mais tous mes bagages sont… — Ne vous inquiétez pas, capitaine ! » Le vieil homme glissa du bureau et vint lui tapoter l’épaule avec enthousiasme. Tout est arrangé. Vos malles ont été débarquées du navire avant votre départ. Vous aurez la soirée pour trier vos affaires et préparer ce dont vous aurez besoin, mais nous devrons voyager léger ! Emportez des armes, bien évidemment, et des vêtements résistants, pratiques. N’oubliez pas non plus de prévoir une bonne paire de bottes ! En revanche, aucun uniforme ! Je crains que la présence d’uniformes n’attire l’attention dans le mauvais sens, là où nous nous rendons ! — Oui, bien sûr, répondit Jezal d’une petite voix. Puis-je vous demander… où nous allons ? — Au bord du Monde, mon garçon, au bord du Monde ! » Les yeux de Bayaz se mirent à scintiller. « Ensuite, nous reviendrons ici… du moins, je l’espère. » Le Sanguinaire Logen Neuf-Doigts était vraiment content. Ils allaient enfin partir. Hormis quelques discussions à propos du Vieil Empire et du bord du Monde, il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se rendaient et s’en moquait bien. N’importe où, pourvu qu’il quitte cette maudite cité ! Et le plus tôt serait le mieux. Le dernier membre du groupe ne semblait pas partager sa bonne humeur. Luthar, le jeune homme hautain de la grille. Celui qui avait remporté le duel, grâce à la tricherie de Bayaz. Depuis son arrivée, il avait à peine prononcé deux mots. Le visage tendu, blanc comme de la craie, il restait devant la fenêtre à regarder dehors, aussi raide que si on lui avait enfoncé une lance dans le derrière. Logen le rejoignit tranquillement. Quand on doit voyager avec quelqu’un, peut-être même se battre à ses côtés, mieux vaut parler… et plaisanter, si possible ! Voilà comment on parvient à se comprendre et, plus tard, peut-être même à instaurer une certaine confiance. La confiance est le liant d’une bande ; là-bas, dans l’immensité désertique, cela peut faire une sacrée différence et décider de la vie ou de la mort de quelqu’un. Bâtir ce genre de relation demande du temps, des efforts. Logen se dit qu’il avait intérêt à commencer rapidement. Comme il avait de la bonne humeur à revendre, ce jour-là, il alla se poster près de Luthar et se mit à inspecter le parc, afin de trouver un terrain d’entente où jeter les bases d’une amitié improbable. « Magnifique, chez vous ! » Il n’en pensait pas un mot, mais était à court d’idées. Luthar tourna le dos à la fenêtre et toisa Logen de la tête aux pieds. « Qu’en savez-vous ? — Je suis d’avis que les pensées d’un homme valent bien celles d’un autre. — Pfff, ricana le jeune homme avec froideur. C’est donc là que nous différons, j’imagine ! » Et il se replongea dans sa contemplation. Logen inspira profondément. Il lui faudrait sans doute du temps avant d’établir une relation de confiance avec ce Luthar. Abandonnant la partie avec lui, il décida de tenter sa chance auprès de Quai, même si, vautré dans un fauteuil, la mine maussade, les yeux dans le vague, l’apprenti n’était guère plus engageant. Logen s’assit près de lui. « N’es-tu pas impatient de rentrer chez toi ? — Chez moi ? bredouilla Malacus avec nonchalance. — Oui, chez toi, dans le Vieil Empire… ou ailleurs ! — Tu ne sais pas comment c’est, là-bas. — Tu pourrais me le dire », proposa Logen, espérant entendre parler de vallées paisibles, de villes, de rivières et de bien d’autres choses. « Sanglant. C’est sanglant là-bas. Une pagaille sans nom. Et la vie n’a pas plus de valeur que des guenilles crasseuses. » Sanglant. Une pagaille sans nom. Tout cela avait un arrière-goût désagréablement familier. « Il n’y a pas d’empereur, ou quelqu’un comme ça ? — Il y en a des tas, toujours à guerroyer les uns contre les autres, à créer des alliances qui ne résistent qu’une semaine, un jour ou une heure, avant de se disputer pour être le premier à poignarder son rival dans le dos. Quand un empereur disparaît, un autre le remplace, puis un autre encore, et ainsi de suite… Pendant ce temps, les désespérés et les spoliés pillent, saccagent et tuent dans les faubourgs. Les villes s’affaiblissent, les œuvres d’art du passé tombent en ruine, les récoltes ne sont pas engrangées et les gens souffrent de famine. Carnages et trahisons sont notre lot depuis des siècles et des siècles. Les inimitiés sont devenues si abstraites, si compliquées, que rares sont ceux à savoir qui déteste qui. Et le pire c’est que tout le monde en ignore les raisons. Elles sont désormais inutiles, d’ailleurs ! » Logen fit une dernière tentative. « On ne sait jamais, ça s’est peut-être arrangé ! — Pourquoi ? marmonna l’apprenti. Comment ? » Logen cherchait encore vainement une réponse, lorsqu’une des portes s’ouvrit brusquement. Bayaz inspecta la pièce en fronçant les sourcils. « Où se trouve Maljinn ? » Quai déglutit. « Elle est partie. — Ça, je le vois bien ! Je croyais t’avoir dit de la garder ici ! — Vous ne m’avez pas indiqué comment faire », bafouilla l’apprenti. Son maître l’ignora. « Où diable a bien pu aller cette maudite fille ? Nous devons avoir quitté les lieux à midi ! Je ne la connais que depuis trois jours et elle a déjà épuisé ma patience ! » Il serra les dents et inspira profondément. « S’il vous plaît, Logen, partez à sa recherche ! Retrouvez-la et ramenez-la ! — Et si elle ne veut pas revenir ? — Eh bien, portez-la dans vos bras, ou que sais-je encore ! Vous pouvez même lui botter le train jusqu’ici, si ça vous chante. Je m’en moque ! » Facile à dire ! Mais Logen n’avait aucune envie d’essayer. Pourtant, si c’était le seul moyen pour eux de lever l’ancre, mieux valait s’y mettre sur-le-champ. Il soupira, se leva de son siège et se dirigea vers la sortie. Logen s’aplatit contre le mur et, tapi dans l’ombre, observa la scène. « Merde, maugréa-t-il en lui-même. Il faut que ça arrive maintenant, au moment où nous devons partir ! » À une vingtaine de pas de là, Ferro se tenait debout, bien droite, son visage brun affichant une moue encore plus maussade qu’à l’accoutumée. Trois hommes l’encerclaient. Des hommes masqués, tout en noir. Même s’ils avaient plus ou moins dissimulé leurs longs bâtons contre leurs jambes ou derrière leurs dos, Logen se doutait de ce qu’ils avaient en tête. Il entendit l’un d’eux chuchoter, à travers son masque, quelque chose au sujet d’une approche en douceur. Il fit la grimace. Ce genre d’attitude n’était pas dans le style de Ferro. Il se demanda s’il devait s’éclipser discrètement pour prévenir les autres. Il ne pouvait prétendre apprécier beaucoup cette femme… en tout cas, pas assez pour risquer de se faire défoncer le crâne pour elle ! Mais s’il les laissait s’en prendre à elle, à trois contre un, malgré sa résistance remarquable Ferro avait de fortes chances d’être réduite en bouillie avant son retour, puis emmenée Dieu sait où. Si cela se produisait, jamais il ne sortirait de cette satanée ville. Il commença par calculer la distance, réfléchissant au meilleur moyen de les attaquer, évaluant ses chances. Son inaction durait depuis si longtemps que son cerveau fonctionnait au ralenti. Il était encore en train de peser le pour et le contre, quand Ferro bondit soudain sur l’un des hommes. Hurlant à gorge déployée, elle le fît tomber sur le dos. Avant que les deux autres n’aient pu l’attraper et la tirer en arrière, elle lui avait décoché de méchants coups de poing au visage. « Merde », siffla Logen. La femme et les deux hommes continuèrent à lutter ; ils titubaient dans la ruelle, se poussaient contre les murs, grognaient, juraient et se donnaient coups de pied et de poing, enchevêtrant bras et jambes. Apparemment, le temps de l’approche en douceur n’était plus de mise. Mâchoires crispées, Logen se rua dans la mêlée. L’homme tombé à terre s’était remis debout en chancelant ; il secouait la tête pour chasser sa sensation de vertige, tandis que ses compagnons s’évertuaient à maîtriser Ferro. Au moment où il leva son bâton bien haut, dos cambré, prêt à la frapper sur le crâne, Logen poussa un rugissement. L’homme masqué pivota aussitôt, l’air ébahi. « Hein ? » L’épaule de Logen l’atteignit dans les côtes, le souleva du sol et l’envoya s’étaler un peu plus loin. Du coin de l’œil, il aperçut alors quelqu’un agiter un bâton dans sa direction ; l’effet de surprise avait néanmoins empêché son assaillant de mobiliser toutes ses forces. Logen le saisit par le bras, le lui fit ployer et lui asséna une série de directs musclés en plein masque. Sur le point de s’effondrer, il recula en battant des bras ; Logen l’attrapa de justesse par les pans de son manteau, le hissa dans les airs, avant de le projeter contre un mur, cul par-dessus tête. L’homme rebondit en laissant échapper un gargouillis, puis s’affala sur les pavés. Logen se retourna vivement, poings serrés, mais le dernier assaillant était déjà couché à plat ventre. Installée à califourchon sur le malheureux, un genou appliqué au creux de ses reins, Ferro l’empoignait par les cheveux et s’acharnait à lui cogner la figure contre le sol, tout en lui criant des insultes incompréhensibles. « Qu’est-ce que t’as foutu ? » hurla Logen, qui lui prit le coude pour la tirer en arrière. Elle se libéra d’une secousse pour l’affronter, les poings pressés contre ses flancs. Du sang s’écoulait de son nez. « Rien », gronda-t-elle. Logen recula prudemment d’un pas. « Rien ? Alors, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » Détachant soigneusement ses mots, elle lui cracha avec son horrible accent : « Je… ne… sais… pas… » Au moment où elle essuyait d’un revers de main sa bouche ensanglantée, elle se pétrifia. Logen jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. De l’autre bout de la ruelle, trois nouveaux hommes masqués se précipitaient vers eux. « Merde ! — Bouge tes fesses, le Blafard ! » Se retournant aussitôt, Ferro se mit à courir ; Logen la suivit. Que pouvait-il faire d’autre ? Il courut avec le souffle rauque des pourchassés, le dos fourmillant dans l’attente d’un mauvais coup, haletant, tandis que le bruit des pas précipités de leurs poursuivants résonnait à ses oreilles. D’immenses bâtiments blancs défilèrent de chaque côté ; fenêtres, portes, statues et jardins s’enchaînèrent les uns à la suite des autres. Des gens criaient en s’écartant de leur chemin ou s’aplatissaient contre les murs. Logen n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient, ni de celui vers lequel ils allaient. Un homme émergea d’un porche juste devant lui, les bras chargés de papiers. Ils se percutèrent, s’effondrèrent ensemble sur le sol et continuèrent à rouler dans le caniveau sous une pluie de feuilles blanches. Logen essaya de se redresser, mais il avait les jambes en feu. En outre, il ne voyait plus rien ! Un morceau de papier s’était collé sur son visage. Il l’arracha brutalement et sentit qu’une main se glissait sous son aisselle pour le soulever. « Debout, le Blafard ! Dépêche-toi ! » Ferro. Pas même essoufflée ! Il s’efforçait de rester à sa hauteur, avec cette impression que ses poumons allaient exploser ; elle, de son côté, continuait à filer, tête baissée, ses pieds touchant à peine le sol. Elle fonça sous une arche ; Logen lui emboîta le pas. Ses bottes dérapèrent au moment où il dépassait l’angle de la ruelle pour déboucher dans un vaste espace sombre où, telle une étrange forêt d’arbres aux troncs carrés, des poutres se dressaient vers le ciel. Bon sang, où avaient-ils atterri ? Il aperçut une vive lumière. Il s’y précipita en clignant les paupières. Juste devant lui, Ferro, qui respirait bruyamment, se mit à tourner lentement sur elle-même, au milieu d’un cercle d’herbe jaunâtre… un petit cercle. Il comprit alors où ils se trouvaient. Dans l’arène où, assis parmi la foule, il avait assisté aux jeux d’épée. Ils étaient entourés de gradins. Des charpentiers, affairés à scier et à donner des coups de marteau, rampaient parmi les bancs. Ils avaient déjà démonté quelques tribunes du fond ; seule leur structure subsistait, les faisant ressembler à une cage thoracique de géant. Plié en deux, mains sur les genoux, jambes flageolantes, Logen souffla longuement. « Et maintenant ? — Par là ! » Il se redressa péniblement, résigné à la suivre. Elle avait déjà fait demi-tour. « Non, pas par là ! » Logen les aperçut alors. De nouvelles silhouettes masquées. Le meneur était une grande femme à la tignasse rousse, hérissée en pointes sur la tête. Elle se dirigeait vers le cercle à pas feutrés, agitant un bras dans son dos pour indiquer à ses compagnons de se déployer sur les côtés pour le prendre par les flancs et l’encercler. Logen inspecta les environs, cherchant une arme quelconque. Il n’y avait rien – rien que des bancs vides, cernés de hauts murs blancs. À dix pas de là, Ferro revenait vers lui ; elle reculait devant deux autres hommes masqués, armés de dangereux bâtons, qui sortaient furtivement des enceintes des concurrents. Cinq. Cinq en tout. « Merde », dit Logen. « Qu’est-ce qui peut bien les retenir ? » gronda Bayaz en faisant les cent pas. Jezal n’avait jamais vu le vieillard aussi contrarié ; cela le rendit nerveux. Chaque fois que le mage l’approchait, Jezal avait envie de disparaître. « Bon sang de bonsoir, je vais prendre un bain ! Il se passera peut-être des mois avant que je puisse prendre le prochain. Des mois ! » Bayaz quitta la pièce à grandes enjambées et claqua la porte de la salle de bains derrière lui, laissant Jezal seul avec l’apprenti. Hormis leur âge, ils n’avaient rien en commun – pour autant que Jezal puisse en juger. Il lui jeta un bref regard sans dissimuler son mépris. Ce type était du genre maladif, souffreteux, insignifiant, studieux. Avec sa mine boudeuse et son air mélancolique, il faisait vraiment pitié. Son attitude aussi était grossière. Même très grossière. Jezal fulmina intérieurement. Pour qui se prenait-il, ce freluquet arrogant ? De quoi diable avait-il à se plaindre ? Lui n’avait sûrement pas été arraché à un brillant avenir ! Il se consola en songeant : quitte à être abandonné en compagnie de l’un d’eux, mieux vaut que ce soit avec celui-là ! Il aurait pu se retrouver avec le crétin du Nord, à l’élocution laborieuse, à la conversation hésitante et dénuée d’intérêt. Ou avec cette sorcière gurkhienne qui l’aurait fixé de ses yeux jaunes démoniaques. L’idée le fit frissonner. Des gens de qualité, avait dit Bayaz. S’il n’avait pas été aussi près de fondre en larmes, Jezal en aurait ricané. Il alla s’installer dans un grand fauteuil rembourré, mais n’y trouva pas le réconfort désiré. À l’heure qu’il était, ses amis, voguant vers le pays des Angles, lui manquaient déjà. West, Kaspa, Jalenhorm. Même ce maudit Brint. Ils étaient en route vers la gloire, la célébrité. Le temps qu’il revienne de ce trou perdu où voulait le conduire le vieillard – s’il en revenait jamais ! –, la campagne serait sûrement terminée depuis un bon moment. Qui sait quand la guerre suivante aurait lieu ? À quand sa prochaine heure de gloire ? Comme il regrettait de ne pas pouvoir aller combattre les peuplades du Nord ! Comme il regrettait de ne pas être aux côtés d’Ardee ! Il lui semblait qu’il n’avait pas été heureux depuis des siècles. Quelle existence épouvantable ! Épouvantable… Il se carra contre le dossier avec apathie, en se demandant si sa situation pouvait empirer. « Arrghh ! » grogna Logen, quand le bâton le frappa sur le bras, puis sur l’épaule et dans les côtes. Il recula en chancelant, tomba presque à genoux et se défendit de son mieux. Il entendait Ferro hurler derrière lui… Impossible de dire si elle criait de fureur ou de douleur, occupé qu’il était à se faire bastonner. Quelqu’un abattit soudain quelque chose sur sa tête, avec suffisamment de puissance pour l’envoyer rouler dans les gradins. Il bascula sur le banc du premier rang, le reçut en pleine poitrine, en eut le souffle coupé. Du sang s’écoula de son crâne, jaillit sur ses mains, lui emplit la bouche. Le coup pris sur le nez le faisait larmoyer ; ses articulations écorchées, sanguinolentes, étaient presque en aussi mauvais état que ses vêtements. Il resta allongé quelques instants, essayant de recouvrer un peu de forces. Un gros morceau de bois gisait par terre, derrière le banc. Il en agrippa l’extrémité. Ne rencontrant aucune résistance, il le tira jusqu’à lui. Son contact dans sa paume lui fit du bien. Son poids aussi. Aspirant l’air à grandes goulées au prix d’un terrible effort, il commença à bouger légèrement jambes et bras. Rien de cassé – à part son nez peut-être, mais ce ne serait pas la première fois. Il perçut alors des pas furtifs en surplomb. Quelqu’un avançait vers lui sans se presser. Il se releva avec lenteur, feignit d’être encore à moitié assommé, avant de pousser un rugissement et de se retourner brusquement en faisant tournoyer son gourdin au-dessus de sa tête. Celui-ci se brisa en deux sur l’épaule d’un homme masqué, avec un craquement assourdissant ; la partie cassée s’envola dans l’herbe, où elle rebondit plusieurs fois. L’homme s’effondra avec un gémissement étouffé, paupières serrées, une main cramponnée à son cou ; l’autre, qui pendait mollement, lâcha le bâton. Brandissant son gourdin réduit, Logen le frappa au visage. La violence du choc propulsa son adversaire en arrière. Il s’étala dans l’herbe ; par son masque à demi arraché, du sang s’échappait à gros bouillons. Logen vit soudain trente-six chandelles ; impuissant et vacillant, il tomba à genoux. Quelqu’un venait de lui faire exploser le crâne. Il oscilla quelques instants, essayant de ne pas s’écraser au sol la tête la première, et finit par récupérer la vue peu à peu. La rouquine se penchait vers lui, brandissant de nouveau bien haut son bâton. Les oreilles bourdonnantes, il se redressa. Il se jeta sur elle, et la saisit par le bras pour l’attirer à lui. À moitié couché sur elle, tant sa tête lui tournait, ils titubèrent un moment, se disputant le bâton à la manière de deux ivrognes accrochés à la même bouteille, sans cesser d’aller et venir dans le cercle d’herbe. Logen la sentait lui marteler les côtes de sa main libre, à coups répétés et puissants. « Aïe ! » grommela-t-il. Il avait désormais les idées plus claires… et elle pesait deux fois moins que lui. Il lui tordit le bras armé du bâton dans le dos. Elle le cogna de plus belle… cette fois au visage. Sa vision s’obscurcit momentanément. Il réussit malgré tout à s’emparer de son autre poignet et à lui immobiliser le bras, puis la fit ployer en arrière, en l’appuyant contre son genou. Les yeux réduits à deux fentes, elle se débattit et se tortilla. Logen ne céda pas. Libérant sa main droite du désordre de leurs membres, il leva le poing pour la cogner à l’estomac. Avec un sifflement de ballon qui se dégonfle, elle s’alanguit entre ses bras, les yeux saillant de leurs orbites. Il la repoussa rudement. Elle rampa sur quelques centimètres, baissa son masque et se mit à vomir. Étourdi, Logen secoua la tête, crachant sur l’herbe des caillots de sang mêlés de poussière. Non loin de la femme avachie, quatre hommes en noir, dispersés, étaient prostrés dans le cercle. L’un d’eux gémissait plaintivement : Ferro le bourrait de coups, sourire aux lèvres, le visage barbouillé de rouge. « Je suis encore en vie, murmura Logen. Je suis encore… » De nouveaux venus émergèrent du passage voûté. Il pivota et faillit retomber. Quatre silhouettes de plus arrivèrent par le côté opposé. Ils étaient pris au piège. « Cours, le Blafard ! » lui intima Ferro qui, passant à toute allure, se rua sur le premier banc, s’élança sur le second, puis sur le troisième… Quelle folie ! Où comptait-elle aller ? La rouquine, qui avait cessé de vomir, se tramait vers son bâton abandonné. En effectif croissant, ses acolytes se rapprochaient rapidement. Ferro, elle, avait déjà parcouru un quart de la hauteur et, sans ralentir ni montrer le moindre signe de fatigue, enchaînait des bonds ébranlant les tribunes. « Merde. » Logen se résigna à l’imiter. Au bout d’une douzaine de rangées, ses jambes pouvaient à peine le porter. Renonçant à sauter d’un obstacle à l’autre, il se contenta de grimper comme il le pouvait. Chaque fois qu’il enjambait un dossier, il apercevait les hommes masqués à ses trousses – ils le suivaient, tout en s’interpellant pour signaler sa présence, pointaient un doigt dans sa direction et s’éparpillaient entre les sièges. Logen fléchissait ; chaque degré lui semblait une montagne. L’homme masqué le plus proche n’était plus qu’à quelques rangées derrière lui. Il s’obstina à monter toujours plus haut. Ses mains ensanglantées agrippaient le bois, ses genoux égratignés se cognaient sur les arêtes vives, sa tête résonnait de son propre souffle, sa peau lui fourmillait sous l’effet de la sueur et de la peur. Devant lui s’étendit soudain un grand vide. Il s’arrêta, hors d’haleine, bras ballants, et se balança en limite du gouffre vertigineux. Il n’était pas très loin des toits culminants des immeubles qui entouraient l’arène. La plupart des derniers bancs ayant déjà été retirés, seuls subsistaient leurs supports – de gigantesques piliers isolés, reliés entre eux par des poutres étroites entre lesquelles s’intercalaient de vastes espaces béants. Il regarda Ferro sauter d’un poteau à l’autre, puis courir sur une planche branlante, sans faire cas de l’abîme sous ses pieds. Elle prit son élan pour atteindre un toit plat en surplomb. La distance lui parut insurmontable. « Merde. » Logen s’engagea sur la poutre voisine, bras écartés pour garder l’équilibre, faisant glisser ses pieds à la manière d’un vieillard fourbu. Son cœur battait aussi fort que le marteau d’un maréchal-ferrant sur l’enclume ; après sa pénible escalade, ses jambes tremblotaient. Essayant de faire abstraction des cris de ses poursuivants et des vibrations de la poutre, il se concentra sur la surface noueuse, sans pouvoir s’empêcher d’entrevoir le lacis de bois, identique à une gigantesque toile d’araignée et, loin en dessous de lui, les minuscules pavés de la place sur laquelle il reposait. Que c’était bas ! Il zigzagua dans une travée encore intacte, la remonta jusqu’à son extrémité, puis se hissa sur une poutre suspendue au-dessus de sa tête en y enroulant ses jambes. Il parvint enfin à s’y asseoir en chuchotant inlassablement : « Je suis encore en vie. » Son poursuivant avait déjà atteint la petite allée. Il venait vers lui en courant. La poutre se terminait sur le faîte d’un des étais verticaux. Simple carré de bois de quelques centimètres de côté. Autour, rien. Deux bonnes enjambées à franchir au-dessus du vide, avant de rejoindre un autre carré au sommet d’un mât démesuré, puis la surface du toit plat. Appuyée contre un muret, Ferro le fixait avec intensité. « Saute ! hurla-t-elle. Saute, maudit Blafard ! » Il obéit. Il sentit le vent lui fouetter les oreilles. Son pied gauche se posa sur le morceau de bois, sans s’y arrêter ; le droit heurta la planche. Sa cheville se tordit. Son genou se bloqua… et tout bascula. Son pied gauche commença à riper – les orteils accrochés à la planche, le talon dans le vide –, puis céda. Logen se retrouva dans les airs, battant frénétiquement des bras. Une éternité, lui sembla-t-il. « Ouille ! » Le muret lui broya le torse. Ses mains tentèrent de s’y cramponner. Manquant de souffle, il commença à glisser doucement, centimètre par centimètre, toujours plus bas. D’abord, il aperçut le toit, puis ses mains… ensuite, face à son visage, il ne vit que des pierres. « À l’aide ! » murmura-t-il. Mais aucune aide ne vint. Il savait que la hauteur était considérable et qu’en bas il n’y aurait pas d’eau, cette fois. Rien qu’un dallage dur, plat et meurtrier. Il entendit un frottement. Derrière lui, l’homme masqué progressait sur la planche. Quelqu’un cria, mais cela ne lui importait guère. Il redescendit encore un peu, ses doigts crochetant le mortier qui s’effritait. « À l’aide ! » fit-il d’une voix chevrotante. Personne n’était là pour l’aider, hormis Ferro et les silhouettes masquées. Et aucune d’elles ne paraissait encline à secourir quiconque ! Un craquement, suivi d’un cri déchirant. Ferro avait brisé la planche à coups de pied et déséquilibré l’homme. Le hurlement s’éternisa tout au long de la chute, puis s’interrompit avec un bruit sourd et lointain. L’homme masqué venait de s’écraser sur le sol, pauvre tas de chair sanguinolent. Logen savait qu’il n’allait pas tarder à le rejoindre. Il faut parfois se montrer réaliste ! Cette fois, pas de baignade, ni de toilette au bord d’une rivière. Le bout de ses doigts glissait inexorablement ; le mortier s’émiettait. Le combat, la course, l’ascension, tout cela lui avait ôté son énergie ; il ne lui restait plus rien. Il se demanda quel bruit il produirait lors de son plongeon dans le vide. « À l’aide ! » souffla-t-il. Des doigts solides s’enroulèrent soudain autour de son poignet. Des doigts sales et foncés. Il entendit grogner, sentit son bras tiré avec force. Il geignit. L’arête du mur réapparut sous son nez. Enfin, il aperçut Ferro, mâchoires crispées, yeux mi-clos, les veines de son cou saillant sous l’effort ; la cicatrice de son visage presque blanche contrastait avec sa peau tannée. Il agrippa le rebord de sa main libre, réussit à s’y accouder, à y passer un genou. Elle ne le lâcha pas pour autant et le traîna de l’autre côté, où il roula sur le dos, suffoquant comme un poisson hors de l’eau, fixant le ciel. « Je suis encore en vie », murmura-t-il au bout de quelques secondes, osant à peine y croire. Il n’aurait pas été autrement surpris si Ferro lui avait marché sur les mains pour provoquer sa chute. Elle se pencha sur lui, les lèvres retroussées en un vilain rictus ; ses yeux jaunes étincelaient. « Espèce de gros imbécile de Blafard ! » Se redressant aussitôt, elle secoua la tête et se dirigea vers un autre mur qu’elle entreprit de grimper, en se hissant rapidement jusqu’au toit en pente douce qui le surplombait. Elle ne se fatiguait donc jamais ? Les bras de Logen étaient couverts d’écorchures, ses jambes lui élançaient, son nez avait recommencé à saigner. Tout son corps n’était que douleur. Il se retourna pour regarder en bas. À une vingtaine de pas, un homme masqué, debout à l’extrémité des gradins, avait les yeux levés vers lui. Quelques-uns de ses compagnons se hâtaient juste en dessous, cherchant un accès pour monter. Encore plus bas, dans le cercle d’herbe jaunâtre, il distingua une silhouette mince, couronnée de cheveux roux ; celle-ci pointa un doigt autour d’elle avant de le diriger sur lui, en aboyant des ordres. Tôt ou tard, ils finiraient par trouver une solution. Ferro était perchée sur le faîte du toit au-dessus de lui, forme sombre en guenilles tranchant sur le ciel clair. « Reste là si tu veux ! » lança-t-elle d’un ton sec, avant de s’éloigner et de disparaître. Logen grogna en se remettant debout, continua à grogner en rejoignant le mur et soupira en commençant à chercher un appui. « Où sont-ils donc tous passés ? demanda messire Long-Pied. Où se trouve mon illustre employeur ? Et messire Neuf-Doigts ? Et la charmante demoiselle Maljinn ? » Jezal regarda autour de lui. L’apprenti malingre était plongé trop profondément dans une morosité égocentrique pour pouvoir lui répondre. « Je ne sais pas où sont les deux autres, mais Bayaz prend un bain. — Par exemple ! Je n’avais encore jamais vu un homme aussi féru de bains. J’espère que les autres ne vont pas tarder. Tout est prêt, vous savez ! Le bateau nous attend ! Les provisions ont été embarquées. Il n’est pas dans mes habitudes de prendre du retard. Non, vraiment pas ! Nous devons partir avec la marée, sinon nous serons coincés ici jusqu’à… » Le petit bonhomme interrompit son monologue pour observer Jezal avec une soudaine sollicitude. « Vous me semblez contrarié, mon jeune ami. Chagriné même. Y a-t-il quelque chose que moi, frère Long-Pied, je puisse faire pour vous ? » Jezal faillit lui conseiller de se mêler de ses affaires, mais il se contenta d’une dénégation irritée. « Non, non ! — Je parie qu’il s’agit d’une dame ! N’aurais-je pas raison ? » Jezal releva brusquement la tête, se demandant comment il avait pu deviner. « Votre épouse, peut-être ? — Non ! Je ne suis pas marié ! Cela n’a rien à voir avec ça. C’est, euh… » Il chercha vainement les mots pour décrire son état. « Cela n’a rien à voir avec ça, un point c’est tout ! — Ah ! fit le Navigateur avec un sourire entendu. Ah, il s’agit donc d’un amour interdit ? Un amour secret, c’est ça ? » Embarrassé au plus haut point, Jezal rougit. « Je vois que j’ai raison ! Il n’y a pas de fruit plus alléchant que celui auquel on ne peut goûter, n’est-ce pas, mon jeune ami ? Hein ? Hein ? » Il agita ses sourcils avec une mimique que Jezal trouva fort déplacée. « Je me demande ce que font les deux autres ? » Jezal s’en moquait éperdument, mais souhaitait changer de sujet de conversation au plus vite. « Maljinn et Neuf-Doigts ? Ah, ah ! ricana Long-Pied en se rapprochant. Peut-être qu’eux aussi se sont lancés dans une relation secrète comme la vôtre ! Peut-être se sont-ils éclipsés dans quelque endroit discret pour assouvir un appétit naturel ! » Il donna une chiquenaude dans les côtes de Jezal. « Vous imaginez ces deux-là ? Ce serait vraiment quelque chose, hein ? » Jezal fît la grimace. Il considérait déjà le sauvage du Nord comme un animal, et le peu qu’il avait vu de cette fille démoniaque l’avait convaincu qu’elle pourrait être encore pire. Tout ce qu’il pouvait imaginer de leurs appétits naturels, c’étaient des actes de violence. L’idée lui parut parfaitement dégoûtante. Il se sentit malade rien que d’y penser. Les toits étaient apparemment sans fin. Dès qu’ils en avaient escaladé un, ils devaient en descendre un autre. Marcher sur les faîtes, pieds écartés, se glisser le long de corniches, enjamber des parois à demi écroulées. De temps en temps, Logen levait les yeux ; par-delà la masse des ardoises humides, des tuiles rongées, des vieux revêtements de plomb, il admirait la lointaine muraille de l’Agriont, parfois même l’entière cité s’étendant juste derrière. Sans la présence de Ferro – qui se déplaçait à vive allure, avait le pied sûr et l’insulte facile, ne cessait de le presser sans lui laisser le loisir de penser au panorama, aux à-pics qu’ils contournaient ou aux silhouettes noires sûrement encore à leur recherche, là, en bas –, il aurait presque pu se sentir en paix. Une des manches de Ferro, sûrement décousue au cours de l’escarmouche, pendait autour de son poignet et s’accrochait aux aspérités chaque fois qu’ils grimpaient. Avec un grognement, elle l’arracha jusqu’en haut de l’épaule. Logen sourit en son for intérieur, se remémorant les efforts déployés par Bayaz pour la convaincre de troquer ses loques puantes contre de nouveaux habits. Elle était encore plus crasseuse qu’avant, avec sa chemise imbibée de sueur, maculée de sang, tachée de toutes les saletés récoltées sur les toits. Jetant un coup d’œil derrière elle, Ferro s’aperçut qu’il l’observait. « Avance, le Blafard, siffla-t-elle. — Tu ne vois pas les couleurs, hein ? » Elle poursuivit l’escalade sans s’occuper de lui, se coula avec agilité autour d’une cheminée, glissa sur le ventre le long des ardoises noircies, puis se laissa tomber en souplesse sur une étroite corniche entre deux toits. Logen se faufila derrière elle. « Aucune couleur, hein ? — Et alors ? lâcha-t-elle par-dessus son épaule. — Alors, pourquoi m’appelles-tu le Blafard ? » Elle se retourna brusquement. « Tu es blanc ? » Logen examina ses avant-bras. En dehors d’hématomes verdâtres, d’écorchures rougeâtres et de veines bleuâtres, on pouvait dire qu’ils étaient blancs. Il se renfrogna. « C’est bien ce que je pensais. » Elle s’empressa de longer la corniche jusqu’à l’angle du bâtiment, puis regarda dans le vide. Logen la suivit et se pencha timidement par-dessus bord. Une poignée de gens traversaient la ruelle, en contrebas. Très loin en bas ! Aucun moyen d’y descendre. Ils n’avaient plus qu’à rebrousser chemin. Ferro avait déjà commencé à reculer. Le pied de Ferro prit appui sur l’arête du toit. Un courant d’air fouetta les joues de Logen, et elle décolla… il en resta bouche bée. Il la regarda voler, dos cambré, bras et jambes s’agitant en cadence. Elle atterrit sur un autre toit plat recouvert de plomb strié de mousse verte, exécuta une roulade et se rétablit en douceur sur ses deux pieds. Logen humecta ses lèvres, pointant un doigt sur sa poitrine. Elle acquiesça de la tête. Le toit n’était peut-être que trois mètres plus bas, mais il y avait au moins le double en largeur, entre lui et Logen… et la hauteur était impressionnante. Il recula lentement pour prendre son élan, inspira deux ou trois fois et ferma les yeux un moment. S’il tombait, ce serait parfait – d’une certaine façon… Pas de chansons, pas d’histoires. Rien qu’une tache rouge sur une chaussée, quelque part. Il commença à courir. Ses pieds martelèrent la pierre. Le vent siffla dans sa bouche, s’engouffra dans ses vêtements déchirés… et le toit plat s’élança à sa rencontre. Il s’y écroula avec un bruit mat, roula une fois sur lui-même, se releva et se retrouva aux côtés de Ferro. Encore en vie. « Ah, ah, ah ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que tu penses de ça ? » Un violent grincement, suivi d’un craquement, lui répondirent ; le toit cédait sous ses pieds. S’accrochant à Ferro avec l’énergie du désespoir, il l’entraîna dans sa chute. Il tournoya un moment en battant des bras, ses mains étreignant inutilement le vide, et finit par s’effondrer sur le dos. À moitié étouffé sous une couche de poussière, Logen toussota, secoua la tête, puis essaya prudemment de bouger. Après la luminosité extérieure, la pièce où il se trouvait lui parut sombre. Des particules de poussière étincelant dans un rai de lumière continuaient à pleuvoir par le trou inégal découpé dans la toiture. Il sentit une surface molle sous son corps. Un lit. Presque entièrement démoli, penché d’un côté, ses couvertures partiellement ensevelies sous des monceaux de plâtre. Il y avait quelque chose en travers de ses jambes… Ferro. Il eut un petit gloussement étranglé. Enfin au lit avec une femme, après tout ce temps ! Malheureusement, ce n’était guère conforme à ses espérances. « Quel abruti ! » gronda-t-elle en s’éloignant à quatre pattes pour se diriger vers la porte, le dos couvert de morceaux de bois et de plâtre qui tombaient sur le sol à chacun de ses mouvements. Elle se hissa jusqu’à la poignée qu’elle tourna. « Fermée ! C’est… » Logen l’écarta brutalement, enfonça la porte en l’arrachant de ses gonds, avant de s’étaler dans le couloir. Ferro s’y précipita à sa suite. « Allez, debout, le Blafard ! » Une bonne longueur de bois piquetée de clous était restée suspendue au chambranle. Logen l’agrippa et, après l’avoir détachée, l’utilisa pour se relever. Il la garda à la main, fit quelques pas chancelants le long du couloir aboutissant à un croisement. De chaque côté s’étirait un vestibule plongé dans l’ombre. Des lucarnes dispensaient quelques flaques de lumière sur le sol obscur. Impossible de connaître la direction empruntée par Ferro. Il choisit d’obliquer à droite, vers une volée de marches. À l’autre bout du couloir, une silhouette avançait vers lui avec prudence. Longue et fine comme un faucheux, elle semblait danser sur la pointe des pieds dans le noir. Un filet de lumière éclaira une mèche de cheveux roux. « Encore toi ! s’exclama Logen en soupesant son morceau de bois. — Eh oui ! Moi ! » Un cliquetis. Un reflet métallique dans l’obscurité. Son morceau de bois lui fut arraché des mains. Logen le vit s’envoler par-dessus l’épaule de la femme et l’entendit retomber au loin dans le couloir. De nouveau désarmé ! Ne lui laissant pas le temps de s’en inquiéter, elle lança soudain un objet qui lui rappela vaguement un couteau. Logen feinta. L’arme passa en sifflant près de son oreille. La femme agita alors son bras gauche… et quelque chose lui égratigna le visage, juste sous l’œil. Il tituba vers le mur, essayant de comprendre à quelle sorte de magie il était confronté. Ce qu’elle avait en main ressemblait à une croix métallique à trois lames courbes, dont l’une munie d’un crochet à l’extrémité. Sur la poignée, une chaîne pendue à un anneau disparaissait sous sa manche. L’étrange instrument fila de nouveau droit sur lui, rata sa joue de deux centimètres quand Logen plongea de côté, et produisit quelques étincelles en ripant sur le mur, avant de retourner se poser en douceur dans la main féminine. Elle le laissa retomber. Il oscilla au bout de sa chaîne, raclant le sol, sautillant et tournoyant dans sa direction, à mesure qu’elle s’approchait. D’un geste brusque du poignet, elle envoya de nouveau son projectile. Logen tenta en vain de l’esquiver : il lui déchira la poitrine, aspergeant le mur de gouttes de sang. Il bondit aussitôt sur elle, mais ses bras tendus ne saisirent que du vide. Un raclement supplémentaire… son pied fut brutalement aspiré. Au moment où son assaillante se baissait, sa cheville emprisonnée par la chaîne se tordit douloureusement. Tandis qu’affalé sur le sol il essayait de se redresser, la chaîne s’enroula autour de son cou. Logen n’eut que le temps d’y glisser une main, avant que la rouquine ne commence à serrer, un genou fermement appuyé contre son dos. Il percevait sa respiration sifflante sous son masque, comme elle s’échinait à l’étrangler. La chaîne se tendait de plus en plus, entamant sa paume. Logen grogna, parvint à s’agenouiller, puis à se remettre debout tant bien que mal. La femme s’accrochait à son dos, pesant de tout son poids pour le faire fléchir, tirant sur la chaîne de toutes ses forces. Il tâtonna derrière lui de sa main libre, sans réussir à l’attraper. Il ne pouvait même pas s’en débarrasser – tel un crampon, elle se collait à lui, refusant de lâcher prise. Il commençait à avoir des difficultés à respirer. Après quelques pas hésitants, il bascula en arrière. « Oufff ! » souffla la femme, lorsqu’il s’effondra sur elle de tout son long. La chaîne se relâcha suffisamment pour lui permettre de la tirer et de s’en dégager. Libre ! Roulant sur le ventre, il saisit la femme par le cou avec sa main gauche et se mit à serrer. Elle le repoussa d’un genou, le bourra de coups de poing, mais le poids de Logen l’empêchait d’être efficace. Grondant et haletant, ils s’affrontèrent comme des animaux sauvages, leurs visages se touchant presque. Les gouttes de sang qui s’écoulaient de la joue de Logen éclaboussaient le masque. La tigresse tendit une main et commença à s’attaquer à sa blessure, l’obligeant à renverser la tête. Un de ses doigts s’inséra brusquement dans une narine. « Aïe ! » hurla-t-il. La douleur se propagea jusque dans son crâne. Il relâcha la femme, se redressa en chancelant, une main pressée sur le visage. Toussant et crachant, elle s’éloigna avant de lui envoyer son pied dans les côtes. Logen se plia en deux ; puis, toujours agrippé à la chaîne, il la secoua fortement. Le bras de son adversaire se tendit ; avec un glapissement, la femme fut violemment attirée vers lui. Il la cueillit d’un coup de genou dans le flanc, lui coupant le souffle. Saisissant alors le dos de sa chemise, Logen la souleva et la projeta dans la cage d’escalier. Elle tournoya, roula sur elle-même, rebondit sur les marches, s’arrêtant juste avant le palier, où elle resta allongée de guingois. Il fut tenté d’aller la rejoindre pour achever le travail, mais le temps lui manquait. D’autres silhouettes masquées ne tarderaient pas à arriver. Il se retourna donc pour prendre la direction opposée à celle d’où elle avait surgi et s’éloigna en boitillant, maudissant sa cheville blessée. Des bruits impossibles à localiser retentissaient un peu partout dans le couloir. Craquements lointains, frottements… hurlements, plaintes. Logen continua à se traîner, une main rasant le mur pour garder l’équilibre. Comme il se penchait pour scruter les ténèbres et vérifier que personne n’était caché dans l’angle, il sentit un objet froid sur son cou. Un couteau. « Encore en vie ? lui murmura une voix à l’oreille. Tu ne meurs pas facilement, hein ? » Ferro. Il lui repoussa doucement le bras. « Où as-tu trouvé ce couteau ? » Il regrettait amèrement de ne pas en avoir un. « C’est lui qui me l’a donné. » Il distingua une forme recroquevillée dans un coin. Tout autour, le tapis était imbibé de sang. « Par ici. » Ferro le guida dans le couloir obscur, en prenant soin de marcher courbée. Logen percevait toujours le brouhaha qui régnait sous leurs pieds, au-dessus de leurs têtes et sur les côtés. Ils descendirent en silence me volée de marches et débouchèrent dans une entrée lambrissée de bois sombre. Ferro se déplaçait d’une zone d’ombre à une autre avec rapidité. Logen devait se contenter de clopiner derrière elle, se retenant de gémir chaque fois qu’il prenait appui sur sa cheville tordue. « Là ! Ce sont eux ! » Des silhouettes apparurent dans un couloir adjacent. Logen pivota, prêt à fuir, mais Ferro tendit un bras. D’autres, aussi nombreuses, arrivaient par l’autre bout. Il repéra une porte entrouverte sur sa gauche. « Par ici ! » Il s’y faufila. Ferro se coula derrière lui. Un meuble imposant se trouvait près de l’entrée, une sorte de grand buffet aux étagères remplies de vaisselle. Logen prit position d’un côté pour le repousser contre la porte, provoquant la chute de quelques assiettes qui se brisèrent sur le sol. Essoufflé, il s’y appuya. Cela devrait suffire pour le moment. Ils avaient pénétré dans une vaste pièce au plafond voûté. Deux fenêtres occupaient presque tout un mur lambrissé. Une énorme cheminée en pierre leur faisait face. Une longue table, installée au milieu et flanquée de dix chaises de chaque côté, avait été préparée en vue d’un repas. Rien n’y manquait. Ni les couverts ni les bougeoirs. Une salle à manger colossale… ne disposant que d’une entrée ! Logen entendit des cris étouffés derrière Tunique issue. Dans son dos, le buffet se mit à trembler. Une autre assiette dégringola d’une étagère, rebondit sur son épaule, avant de heurter les pavés et d’éclater en mille morceaux. « Bravo, quel plan génial ! » maugréa Ferro. Les pieds de Logen commencèrent à patiner, tandis qu’il s’arc-boutait pour maintenir le meuble en place. Ferro se précipita vers la fenêtre la plus proche et tâta les montants métalliques qui entouraient les petits carreaux, en y pressant ses ongles… Aucune sortie par là. L’attention de Logen fut soudain attirée par un objet. Une gigantesque épée ancienne, accrochée au-dessus de la cheminée en guise d’ornement. Une arme. Après un dernier coup d’épaule dans le buffet, il s’élança à travers la salle, attrapa la longue poignée à deux mains et l’arracha de son support. La lourde lame, aussi émoussée que le soc d’une charrue, était piquetée de rouille, mais encore solide. Sûrement inefficace pour couper un homme en deux, du moins l’assommerait-elle. Logen se retourna au moment précis où le buffet se renversait, dispersant son contenu sur le dallage de pierre. Des hommes en noir masqués s’engouffrèrent dans la pièce. Le premier brandissait une hache à l’aspect inquiétant, le deuxième une courte épée. Juste derrière, un acolyte à la peau sombre, portant des anneaux d’or aux oreilles, tenait une dague incurvée dans chaque main. Ces armes n’étaient pas vraiment destinées à frapper un homme sur la tête – à moins de vouloir lui réduire le crâne en bouillie. Apparemment, ils avaient renoncé à faire des prisonniers. Ces armes servaient à tuer. Eh bien, tant mieux ! songea Logen. Si l’on pouvait reconnaître quelque chose à Logen Neuf-Doigts, c’était bien d’être un tueur. Il surveilla les hommes masqués qui enjambaient les débris de vaisselle pour se déployer avec prudence en direction du mur opposé, puis jeta un coup d’œil à Ferro, lèvres retroussées, couteau bien en main, ses yeux jaunes étincelants. Il palpa la poignée de l’épée qu’il venait d’emprunter – lourde et rude. Pour une fois, l’outil idéal pour le travail qu’il devait accomplir. Il fondit sur l’homme masqué le plus proche, avec un cri de guerre, faisant tournoyer la vieille épée au-dessus de sa tête. L’homme tenta d’esquiver, mais la pointe de la lame l’atteignit à l’épaule, l’obligeant à reculer en chancelant. Son voisin bondit en avant, fouetta l’air de sa hache et l’abattit sur Logen, qui dut basculer tout son poids sur sa cheville blessée, en laissant échapper une faible plainte. Se reprenant aussitôt, il agita la lourde épée en tous sens. Ses adversaires étaient bien trop nombreux. L’un d’eux grimpa sur la table et vint se poster entre Ferro et lui. On frappa soudain Logen dans le dos ; il trébucha, pivota prestement, dérapa, se rétablit, brandit son arme sans même y penser et la sentit s’enfoncer dans quelque chose de mou. Quelqu’un hurla. Logen n’eut pas le temps de se réjouir… l’homme à la hache revenait déjà vers lui. Ce ne fut plus qu’un amas confus de silhouettes noires et d’acier, où se mêlaient cliquetis et raclements, jurons et cris, ponctués de respirations haletantes. Malgré sa fatigue et sa souffrance, Logen ne cessait de mouliner. L’épée était lourde et chaque coup porté ne faisait qu’augmenter son poids. L’homme masqué disparut alors de son champ de vision ; la lame rouillée ricocha sur le mur, découpa une encoche dans le panneau de bois et mordit dans la sous-couche de plâtre. La violence du choc faillit arracher son arme à Logen. « Oufff ! » souffla-t-il en recevant le genou de l’homme dans l’estomac. Puis on le frappa à la jambe et il manqua de tomber. Il entendait des cris assourdis derrière lui, comme s’ils lui parvenaient d’une lointaine distance. Sa poitrine lui cuisait, sa salive avait un goût amer. Il était couvert de sang, pouvait à peine respirer. Son adversaire masqué avança d’un pas, sourire aux lèvres, puis d’un autre, souriant toujours, certain de sa victoire. Logen obliqua vers la cheminée, glissa et s’affala sur un genou. Tout a une fin. Il était incapable de lever la vieille épée. Il n’en avait plus la force. Plus du tout. La pièce commença à se brouiller. Tout a une fin, mais il subsiste parfois des ressources oubliées… Une sensation de froid prit naissance au niveau de son estomac, une sensation qui ne s’était pas manifestée depuis longtemps. « Non, chuchota Logen. Je me suis libéré de ton emprise. » Il était trop tard, cependant. Trop tard… … Il avait du sang sur lui, mais cela lui faisait du bien. Il y avait toujours eu du sang. Il était agenouillé… ça, c’était nettement moins bien ! Le Sanguinaire ne s’agenouillait devant personne. Ses doigts cherchèrent des fissures entre les pierres de la cheminée, s’y insinuèrent à la manière des racines d’un vieil arbre et le tirèrent vers le haut. Sa jambe l’élançait, il gardait néanmoins le sourire. La douleur est le combustible qui permet au feu de brûler. Quelque chose se déplaçait devant lui. Des hommes masqués. Des ennemis. Des cadavres, bientôt. « Tu es blessé, l’homme du Nord ! » Les yeux du plus proche pétillaient au-dessus de son masque ; le tranchant étincelant de sa hache dansait dans les airs. « Tu veux déjà abandonner ? — Blessé ? » Le Sanguinaire rejeta la tête en arrière. Il éclata de rire. « Je vais te montrer ce que c’est d’être blessé, enfoiré ! » Il avança en titubant puis, tel un poisson dans l’eau, se coula sous la hache et fit décrire à sa pesante lame un large cercle au ras du sol. Celle-ci broya un des genoux de l’homme, le faisant fléchir dans le sens contraire, avant de faucher la deuxième jambe, la lui sectionnant à moitié. Avec un cri étouffé, l’homme percuta un angle de la cheminée, tournoya plusieurs fois sur lui-même et s’effondra lourdement quand ses jambes brisées se dérobèrent sous lui. Quelque chose s’enfonça dans le dos du Sanguinaire ; il ne ressentit pourtant aucune douleur. C’était un signe. Un message prononcé en un langage secret qu’il était le seul à comprendre. On l’informait de l’endroit où se trouvait sa prochaine victime. Il effectua une rotation, entraînant l’épée dans un arc magnifique, d’une violence inouïe. Celle-ci atteignit le ventre de quelqu’un, qui se plia en deux, avant d’être envoyé au loin. L’homme buta contre le mur de la cheminée et se recroquevilla au sol, sous une pluie de plâtre. Un couteau tournoya en sifflant dans les airs et vint se ficher dans l’épaule du Sanguinaire avec un son mat. De l’autre côté de la table, visiblement ravi de son lancer, le grand Noir aux oreilles garnies d’anneaux souriait. Terrible erreur ! Le Sanguinaire le chargea. Tandis qu’un autre couteau filait près de lui, puis terminait sa course dans le mur, il sauta sur la table sans lâcher son épée. Anneaux d’or évita sa première taille, ainsi que la suivante. La troisième lui entama le flanc. Un coup oblique. Une simple morsure qui lui écrabouilla les côtes et le fit s’agenouiller en hurlant. La dernière fut bien meilleure : un tourbillon de fer agrandit sa bouche et lui trancha la moitié de la tête, aspergeant de gerbes rouges la plupart des murs. Le sang continua de s’écouler de son cou, imprégnant sa chemise d’une large tache d’un adorable rouge vif. L’homme s’affaissa et, telle une feuille qui tombe d’un arbre, s’éteignit en roulant sur le sol. Un de ses compagnons se jeta en avant, fendant de sa courte épée l’espace où il s’était tenu quelques secondes auparavant. Il n’eut pas le temps de se retourner que déjà la main gauche du Sanguinaire lui saisissait les poignets. Il se débattit en vain comme un beau diable. L’étreinte du Sanguinaire était aussi solide que la base d’une montagne, aussi inflexible qu’une déferlante. « C’est tout ce qu’ils ont trouvé pour m’affronter ? » Il projeta le malheureux contre le mur puis, pressant sur les mains de l’homme agrippées à la poignée, il inclina la courte épée pour l’orienter vers sa poitrine. « C’est une véritable insulte ! » rugit-il, en empalant sa victime sur son arme. Derrière son masque, l’homme hurla sans discontinuer, tandis que le Sanguinaire riait en tournant la lame. Logen aurait pu avoir pitié de lui, mais il était loin ; le Sanguinaire, lui, était aussi dépourvu de clémence que l’hiver le plus rude. Il le lacéra en souriant, le lardant de coups jusqu’à ce que les cris de l’agonisant finissent par s’étrangler et s’interrompre. Laissant alors le cadavre retomber sur les froides dalles du sol, il essuya ses doigts poisseux sur les vêtements du mort, sur ses bras, et même sur son visage – comme l’exigeait la coutume. La victime précédente, assise mollement près de la cheminée, la tête en arrière, ses yeux vitreux fixés vers le plafond, avait également rendu l’âme. Le Sanguinaire lui ouvrit la tête en deux avec son épée, juste pour s’en assurer. Mieux valait ne pas laisser planer le doute. Leur compagnon, armé d’une hache, tentait de regagner la porte en rampant, le souffle rauque, saccadé, ses jambes brisées frottant sur les pavés. « Chut ! » La lourde lame s’abattit à l’arrière de son crâne, faisant gicler son cerveau sur le dallage. « Encore ! » murmura le Sanguinaire, avant de pivoter et d’inspecter la pièce en quête de nouvelles cibles. « Encore ! » tonna-t-il en éclatant de rire. L’écho de ses gloussements se répercuta sur les murs et sur les cadavres, donnant l’impression que tous riaient avec lui. « Où sont les autres ? » Il aperçut une femme à la peau sombre, au visage zébré par une coupure, armée d’un couteau. Bien que très différente des autres, elle ferait l’affaire. Il sourit et se dirigea vers elle, brandissant son épée à deux mains. Elle s’écarta, dardant sur lui des yeux jaunes et durs comme ceux d’une louve, puis se protégea derrière la table. Une petite voix intérieure lui souffla qu’elle était dans son camp. Dommage ! « Un gars du Nord, hein ? » demanda un individu massif, planté sur le seuil. « Ouais, qui l’demande ? — Le Briseur-de-Pierres. » Le nouveau venu, grand, très grand même, et costaud, avait l’air méchant. Le Sanguinaire le devina à sa façon de déplacer le buffet d’un seul coup de botte et de marcher sur les morceaux de planches cassées, sans paraître les remarquer. Peu lui importait – il était fait pour terrasser de tels hommes. Tul Duru avait été bien plus grand, Rudd Séquoia bien plus costaud et Dow le Sombre deux fois plus méchant. Le Sanguinaire les avait vaincus, eux, et bien d’autres encore. Plus ils étaient grands, costauds ou méchants, pire était leur défaite. « Le Briseur-de-Pierres, ah, ah, ah ! railla le Sanguinaire. Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Tu s’ras juste le prochain à mourir, rien de plus ! » Il leva sa main gauche maculée de sang, ses doigts écartés dévoilant l’espace où se trouvait jadis son majeur. « On m’appelle le Sanguinaire. — Pffuu ! » Le Briseur-de-Pierres arracha son masque et le jeta à terre. « Menteur ! Le Nord est rempli de gens qui ont perdu un doigt. Et tous ne sont pas Neuf-Doigts ! — Non. J’suis unique ! » L’énorme visage de l’arrivant se contracta de fureur. « T’es qu’un sale menteur ! Tu crois pouvoir faire peur au Briseur-de-Pierres avec un nom qui n’est pas le tien ? Je vais te tailler un nouveau trou dans le cul, pauvre larve ! Je vais te dessiner une satanée croix sur le torse, sale lâche ! Je vais te faire retourner à la boue, espèce de menteur ! — Tu veux m’tuer ? » Le Sanguinaire explosa d’un rire encore plus tonitruant. « C’est moi qui tue, pauvre con ! » La discussion était close. Le Briseur-de-Pierres se rua sur lui, une hache dans une main, une massue dans l’autre. Des armes lourdes, imposantes, qu’il maniait cependant avec beaucoup de rapidité. La massue causa un énorme trou dans l’une des fenêtres, tandis que la hache fracassa un des montants de la table, faisant voler les assiettes, renversant les bougeoirs. Le Sanguinaire recula à petits bonds de grenouille, attendant son heure. Comme il exécutait une roulade en travers de la table, la massue rata de peu son épaule. Elle retomba sur une dalle, la fendit en plein milieu, éparpillant des miettes de pierre. Avec un rugissement, le Briseur-de-Pierres moulina des deux bras, démolit une chaise au passage, détacha une brique dans la cheminée, avant de creuser une entaille dans un mur. Sa hache demeura prisonnière du bois un bref instant ; l’épée du Sanguinaire étincela et en cassa net le manche. Le Briseur-de-Pierres, étonné, regarda le morceau resté dans sa paume, s’en débarrassa aussitôt, brandit sa massue et chargea de plus belle, en la faisant tournoyer avec force beuglements furieux. Au moment où il l’abattait sur lui, le Sanguinaire la cueillit juste sous la cognée et la lui arracha. L’arme partit en vrille, puis retomba dans un coin en cliquetant. Refusant de s’avouer vaincu, le Briseur-de-Pierres se jeta sur lui, mains grandes ouvertes. Il était bien trop près pour laisser au Sanguinaire l’occasion d’utiliser son épée. Avec un sourire mauvais, il l’entoura de ses bras formidables, le serra fort, le pressa contre lui. « J’t’ai eu ! » vociféra-t-il, en l’étreignant davantage. Grossière erreur ! Il aurait mieux valu pour lui qu’il étreigne un bûcher enflammé. Crac ! Le front du Sanguinaire lui cogna la bouche. Les bras du Briseur-de-Pierres se relâchèrent un peu. Le Sanguinaire se tortilla pour se ménager de la place, à l’instar d’une taupe creusant son trou. Il recula alors sa tête le plus loin possible et, d’une charge de bouc, lui écrasa le nez. Le Briseur-de-Pierres grogna ; ses gros bras s’affaissèrent un peu plus. Le troisième coup de boutoir lui fracassa la mâchoire. Ses bras retombèrent. Désormais, les rôles étaient inversés : le Sanguinaire le tenait en souriant et continuait à lui porter de violents coups de tête au visage. Tel un pivert picorant l’écorce d’un arbre. Cinq. Six. Sept. Huit… Le bruit des os qui craquaient en rythme apportait au Sanguinaire une certaine satisfaction. Neuf. Il laissa le Briseur-de-Pierres s’affaisser, puis s’effondrer au sol en un tas avachi ; son visage n’était plus qu’une masse de chair sanguinolente. « Qu’est-c’que tu dis d’ça ? » railla le Sanguinaire, en essuyant le sang qui coulait sur ses yeux, avant de donner quelques coups inutiles au corps inanimé. La pièce tanguait autour de lui ; elle dansait et tournait, en riant. « Qu’est-c’que tu dis d’ça, maudit… » Il tituba en clignant les paupières, aussi somnolent que devant un feu de camp. « Non… non, pas encore… » Il tomba à genoux. « Pas encore. » Il avait encore à faire, beaucoup à faire. « Non, pas déjà », grommela-t-il, mais son temps était écoulé… … Logen hurla. Il tomba. Il avait mal partout. Aux jambes, à l’épaule, à la tête. Il gémit jusqu’à ce qu’un flot de sang envahisse sa gorge, roula sur le côté, cracha par terre et se mit à tousser en griffant le sol. Autour de lui, il ne distinguait qu’une énorme tache floue. Pris d’un nouveau haut-le-cœur, il recracha du sang en quantité suffisante pour recommencer à gémir. Une main s’écrasa sur sa bouche. « Arrête de pleurnicher, le Blafard ! Tout de suite ! Tu m’entends ? » Une voix pressante murmurait à son oreille. Une voix inflexible, étrange. « Arrête de geindre ou je t’abandonne ici, t’as compris ? Tu n’auras droit qu’à une chance ! » La main se retira. De l’air s’échappa entre ses dents serrées en une longue plainte aiguë mais assourdie. Une main lui saisit le poignet, lui tira le bras. Il eut un hoquet quand son épaule heurta violemment une surface dure. Il souffrait le martyre. « Debout, espèce de bâtard ! Je ne peux pas te porter ! Allez, debout ! C’est ta dernière chance, compris ? » On le souleva lentement ; il essaya de pousser de son mieux sur ses jambes. Sa respiration sifflait dans sa gorge, à la manière d’un soufflet de forge, mais il parvint à se redresser. Pied gauche, pied droit. Facile ! Son genou se bloqua ; il ressentit une douleur fulgurante dans la jambe. Il hurla de nouveau et s’effondra en se recroquevillant sur le sol. Mieux valait rester couché. Ses yeux se fermèrent. Quelque chose lui gifla la joue, une fois, une deuxième. Il grogna. Quelque chose se glissa sous son aisselle et se remit à le tirer. « Debout, le Blafard ! Debout ou je te laisse là ! Ta dernière chance, t’entends ? » Inspirer… Expirer… Pied gauche… Pied droit… Long-Pied se tracassait, s’agitait. Il tapotait sur les accoudoirs de son fauteuil, puis comptait sur ses doigts, en secouant la tête, et baragouinait à propos de marées. Jezal gardait le silence, espérant sans y croire que les deux sauvages s’étaient noyés dans la douve et que, par conséquent, toute l’expédition serait abandonnée. Il aurait encore le temps de rejoindre le pays des Angles. Peut-être tout n’était-il pas perdu… Il entendit la porte s’ouvrir derrière lui ; ses rêves s’évanouirent aussitôt. La détresse le submergea de nouveau, rapidement remplacée par un ébahissement horrifié lorsqu’il se retourna. Deux silhouettes en guenilles, couvertes de sang et de saleté, se tenaient sur le seuil. Sûrement des démons surgis d’une porte quelconque de l’enfer. La Gurkhienne jura en pénétrant dans la pièce. Neuf-Doigts, tête baissée, avait passé un bras autour de ses épaules ; l’autre pendait mollement et du sang s’égouttait du bout de ses doigts. Ils firent un ou deux pas chancelants. Le pied hésitant du sauvage buta alors dans une chaise. Tous deux s’affalèrent sur le sol. La femme grogna, se débarrassa d’une secousse du bras qui l’entourait et se remit debout. Neuf-Doigts roula lentement sur lui-même en geignant ; la profonde entaille qu’il avait à l’épaule se rouvrit brusquement, laissant échapper un flot de sang sur le tapis. L’intérieur de la coupure était rouge vif, comme de la viande fraîche sur l’étal d’un boucher. À la fois fasciné et dégoûté, Jezal déglutit. « Par le souffle divin ! — Ils sont venus pour nous. — Quoi ? — Qui ? » Une femme en noir, portant un masque, apparut sur le pas de la porte ; sa tête rousse dépassa prudemment le chambranle. Un tourmenteur, supposa le cerveau embrumé de Jezal, qui ne réussissait toutefois pas à comprendre pourquoi elle avait autant d’hématomes, ni pourquoi elle marchait en boitant. Une autre figure vint se placer derrière elle : un homme armé d’une lourde épée. « Vous allez nous suivre, dit la femme. — Essayez de m’y obliger ! » lui cracha Maljinn. Jezal fut choqué de voir qu’elle brandissait un couteau… taché de sang, qui plus est ! Elle n’avait pas le droit d’être armée ! Pas ici ! Il se rendit compte, alors, que lui-même portait une épée. Bien sûr, quel idiot ! Après s’être battu avec la poignée, il finit par la dégainer, avec la vague intention d’assommer la Gurkhienne d’un coup à plat sur la tête, afin de l’empêcher de causer davantage d’ennuis. Si l’inquisition la voulait, elle pouvait bien la prendre, et les autres aussi, parbleu ! Malheureusement, les tourmenteurs se méprirent sur son geste. « Lâchez ça ! » lui intima la femme aux cheveux roux, en le foudroyant du regard entre ses paupières mi-closes. « Certainement pas ! » répliqua Jezal, terriblement offensé qu’elle l’ait soupçonné d’être du côté de ces gredins. « Hum… fit Quai. — Aaargh », grogna Neuf-Doigts, qui s’agrippait au tapis ensanglanté et se tramait vers lui, en ébranlant la table. Un troisième tourmenteur venait de franchir le seuil. Il contourna la rousse, une lourde massue serrée dans son poing ganté. Une arme des plus détestables. Jezal ne put s’empêcher de penser aux dégâts qu’elle causerait à sa tête, si on la manipulait avec colère. Il joua avec la poignée de son épée, d’un air incertain, souhaitant que quelqu’un lui dise quoi faire. « Vous nous accompagnez », répéta la femme, tandis que ses deux compagnons avançaient lentement dans la pièce. « Oh, mon Dieu ! » murmura Long-Pied en se réfugiant derrière la table. La porte de la salle de bains s’ouvrit si brutalement qu’elle battit contre le mur. Bayaz apparut, complètement nu, dégoulinant d’eau savonneuse. Il détailla tranquillement les gens présents. Ses yeux se posèrent d’abord sur Ferro, la mine boudeuse, un couteau à la main, puis sur Long-Pied, caché derrière la table, sur Jezal avec son épée sortie de son fourreau, sur Quai, bouche ouverte, sur Neuf-Doigts, étalé comme une loque sanglante, et enfin sur les trois personnages en noir, aux armes prêtes à servir. Une pause fertile en cogitation s’ensuivit, puis… « Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? » rugit-il, en marchant à grandes enjambées vers le centre de la pièce. De l’eau s’écoulait de sa barbe, ruisselait sur les poils gris de son torse, s’égouttait de ses bourses agitées. Un spectacle des plus étranges que ce vieillard nu affrontant trois tourmenteurs de l’inquisition armés jusqu’aux dents. Presque ridicule, pourtant personne ne riait. Même ainsi dénudé et trempé de la tête aux pieds, il émanait de lui une impression singulièrement terrifiante. Les tourmenteurs choisirent de reculer petit à petit, avec indécision, voire avec crainte. « Vous venez avec nous », insista la femme, un soupçon de doute dans la voix. L’un de ses sbires osa même un pas prudent en direction de Bayaz. Jezal ressentit une curieuse contraction au creux de l’estomac. Un pincement, un serrement, un vide, un picotement fort désagréable. Comme s’il se retrouvait sur le pont étroit menant à la Demeure du Créateur. Sauf que c’était encore pire. Le visage du magicien arborait une expression terriblement dure. « Ma patience est à bout. » À l’instar d’une bouteille lâchée d’une hauteur vertigineuse, le tourmenteur explosa. Sans coup de tonnerre, simplement un petit gargouillis. Encore intact quelques secondes plus tôt, il se déplaçait, épée au clair, vers le vieillard. Là, seuls subsistaient de lui quelques fragments épars. Des morceaux indéterminés de son corps vinrent s’écraser avec un bruit sourd sur le plâtre, juste à côté de Jezal. Il en laissa retomber son épée dont la pointe cliqueta sur le plancher. « Vous disiez ? » gronda le Premier des Mages. Jezal avait les jambes flageolantes, la bouche ouverte. Il se sentait affaibli, nauséeux, incroyablement vidé. Des gouttes de sang lui avaient éclaboussé le visage, mais il se garda de les essuyer. Il fixait le vieillard sans en croire ses yeux. Il avait l’impression d’avoir vu un vieux bouffon bien intentionné se muer brutalement en un assassin odieux, et ce, sans la moindre hésitation. La femme rousse, maculée de sang, de lambeaux de chair et de débris d’os, resta immobile un moment, les yeux ronds comme des soucoupes, puis battit prudemment en retraite. Son compère l’imita, piétinant presque Neuf-Doigts dans sa hâte à fuir. Tous les autres demeurèrent pétrifiés. Jezal entendit des bruits de pas précipités dans le couloir : les tourmenteurs couraient pour sauver leur peau. Il les envia presque. Au moins, eux, en avaient-ils réchappé. Lui était prisonnier d’un cauchemar. « Nous devons partir immédiatement ! aboya Bayaz avec une grimace de souffrance. Enfin… dès que j’aurai enfilé mon pantalon ! Aidez-le, Long-Pied ! » hurla-t-il par-dessus son épaule. Pour une fois, le Navigateur fut à court de paroles. Il cligna les paupières, puis émergea de derrière la table et se pencha vers l’homme du Nord inconscient. Après avoir déchiré un morceau de sa chemise pour en faire un bandage, il s’interrompit, ignorant manifestement par où commencer. Jezal inspira. Il tenait toujours son épée à la main. Il n’avait pas la force de la ranger dans son fourreau. Des bribes de l’infortuné tourmenteur étaient éparpillées dans toute la pièce, collées aux murs, au plafond, sur les gens. Il n’avait encore jamais vu quelqu’un se faire tuer… et surtout pas d’une façon aussi surnaturelle. Il aurait dû se sentir horrifié. Pourtant, il n’éprouvait qu’un soulagement incroyable. Il considérait désormais ses soucis comme de vulgaires broutilles. Lui, au moins, était encore en vie. Les outils dont nous disposons Appuyé sur sa canne, Glotka attendait dans l’étroit vestibule. Derrière la double porte, il entendait des gens hausser le ton. « J’ai dit, pas de visiteurs ! » Il soupira. Il avait beaucoup mieux à faire que de rester debout sur sa jambe douloureuse, mais il avait donné sa parole et avait l’intention de la tenir. Un vestibule exigu dans une maison exiguë, parmi des centaines d’autres identiques. Tout le quartier récemment construit se composait de rangées de maisons d’un style nouveau : trois étages de colombages, à peine suffisants pour abriter une famille et un couple de domestiques. Des centaines de maisons toutes semblables. Des maisons de bourgeois. De nouveaux riches. De roturiers parvenus, aurait sûrement dit Sult. Banquiers, marchands, artisans, gérants ou employés de bureau. Peut-être même l’étrange logis citadin d’un gentleman-farmer, comme celui qui vivait là, désormais. Les voix s’étaient tues. Glotka perçut des bruits, quelques cliquetis de verre, puis la porte s’entrebâilla sur une servante. Un laideron aux gros yeux larmoyants. Elle avait l’air effrayé et coupable. Mais bon, j’ai l’habitude. Tout le monde semble effrayé et coupable, devant un représentant de l’inquisition. « Elle va vous recevoir, maintenant », bredouilla la fille. Glotka acquiesça et passa laborieusement devant elle pour pénétrer dans la pièce qu’elle venait d’ouvrir. Il lui restait de vagues souvenirs de son séjour estival d’une semaine dans la famille de West, là-bas, au pays des Angles, une douzaine d’années auparavant, même s’il lui semblait que des siècles s’étaient écoulés depuis lors. Il se remémorait avoir escrimé quotidiennement avec West dans la cour de leur ferme, sous le regard attentif d’une fillette aux cheveux noirs et au visage grave. Il se rappelait la jeune femme croisée dans le parc, quelques jours plus tôt, celle qui lui avait demandé comment il se sentait. Au cours de ladite période, il souffrait terriblement, tenait à peine sur ses jambes et n’avait pas vraiment mémorisé son visage. Glotka ne savait donc pas trop à quoi il devait s’attendre, mais il n’était pas non plus préparé à des contusions. Il fut légèrement choqué sur le coup. Même si je le dissimule plutôt bien. Une tache brune, violet foncé et jaune s’étalait sous l’œil gauche. La paupière inférieure, elle, était enflée ; un des coins de la bouche, également, et la lèvre fendue commençait à cicatriser. Glotka en connaissait un rayon sur les meurtrissures ; peu d’hommes en savaient plus que lui. Et je ne pense pas que ce soit dû à un accident. Elle a été frappée au visage par quelqu’un qui savait ce qu’il faisait. Devant ces horribles marques, il songea à son vieil ami, Collem West, pleurant dans sa salle à manger, quémandant son aide, et eut une petite idée des causes de son malheur. Intéressant. Pendant son bref examen, elle demeura assise, le regardant droit dans les yeux, le menton relevé, exposant le côté le plus abîmé de son visage, comme si elle le mettait au défi de faire une remarque. Elle n’a pas grand-chose en commun avec son frère. Même rien du tout. Je ne crois pas qu’elle fondrait en larmes dans ma salle à manger, ni ailleurs. « Que puis-je faire pour vous, Inquisiteur ? » demanda-t-elle avec froideur. Il remarqua son léger zézaiement quand elle prononça le mot inquisiteur. Elle a bu… même si elle le dissimule plutôt bien. Mais en quantité insuffisante pour la rendre sotte. Glotka pinça les lèvres. Il sentait qu’il allait devoir prendre des pincettes. « Je ne suis pas là à titre professionnel. Votre frère m’a demandé de… » Elle l’interrompit avec impolitesse. « Ah oui ! Vraiment ! Vous êtes là pour vous assurer que je ne baise pas avec n’importe qui, c’est ça ? » Glotka patienta un moment afin de digérer ce qu’il venait d’entendre, puis se mit à glousser discrètement. Oh, ça c’est fort ! Je commence vraiment à apprécier cette demoiselle ! « J’ai dit quelque chose de drôle ? — Excusez-moi, dit Glotka en essuyant son œil larmoyant du bout du doigt. J’ai passé deux ans dans les prisons de l’empereur. Je dois vous avouer que si j’avais su que mon séjour se prolongerait autant, je me serais efforcé de me tuer au tout début. Environ sept cents jours, dans le noir. Un véritable enfer, si tant est qu’un homme puisse en revenir vivant ! Tout ça pour vous dire qu’un langage grossier ne suffira pas à me choquer. » Glotka la gratifia alors de son sourire édenté le plus repoussant et le plus affolant possible. Peu de gens auraient eu le cran de le supporter très longtemps, mais elle ne détourna pas les yeux. En réalité, elle lui rendit bientôt son sourire. Un sourire de guingois, bien à elle, qu’il trouva étrangement désarmant. Une nouvelle tactique peut-être ! « Le fait est que votre frère m’a prié de veiller sur vous, pendant son absence. En ce qui me concerne, vous pouvez baiser avec qui bon vous semble, bien que, d’après mon expérience, moins les jeunes filles baisent, mieux se porte leur réputation. L’inverse est vrai pour les garçons, évidemment. C’est injuste, je vous le concède, mais la vie n’est qu’injustices, et celle-ci ne mérite pas qu’on s’y attarde. — Hum. Vous avez raison sur ce point. — Bon, reprit Glotka. Je vois que nous nous comprenons. Je vois aussi que vous vous êtes blessée au visage. » Elle haussa les épaules. « Je suis tombée. Je suis une idiote maladroite. — Je sais ce que vous ressentez. Je suis si maladroit que j’ai réussi à me casser la moitié des dents et à réduire ma jambe à l’état de chair à saucisse. Regardez-moi, à présent, un estropié ! C’est surprenant jusqu’où peut conduire une petite maladresse, si on ne la réprime pas ! Nous devrions nous associer, non ? » Elle le regarda pensivement quelques instants, en caressant l’hématome de sa joue. « Oui. Je pense que nous le devrions. » Vitari, le Tourmenteur de Goyle, était affalée sur une chaise en face de Glotka, devant les grandes portes du bureau de l’Insigne Lecteur. Elle y était carrément vautrée, avachie, étalée à l’instar d’une pièce de tissu mouillé, la tête appuyée contre le dossier, les bras ballants. De temps en temps, ses yeux faisaient paresseusement le tour de la pièce en clignant ; ils se posaient parfois sur Glotka et y demeuraient pendant une durée presque insultante. Elle ne tournait pourtant jamais la tête, ni ne bougeait un seul muscle, comme si le moindre effort était douloureux. Ce qui, très certainement, est le cas. Visiblement, elle avait été mêlée à une altercation violente, à un corps-à-corps. Juste au-dessus de son col noir, son cou comportait une multitude de marques colorées. Il y en avait davantage autour de son masque… bien plus… et une longue estafilade lui barrait le front. Une de ses mains pendantes était enveloppée dans un énorme bandage ; les articulations de l’autre, couvertes d’égratignures et de croûtes. Elle a reçu plus d’un coup. Elle s’est défendue de son mieux contre quelqu’un qui voulait sa peau. Une clochette tinta. « Inquisiteur Glotka, dit le secrétaire en s’empressant de contourner son bureau pour lui ouvrir la porte. Son Éminence va vous recevoir. » Glotka soupira, grogna et s’aida de sa canne pour se mettre debout. « Bonne chance », lui dit la femme, lorsqu’il passa devant elle en boitant. « Pardon ? » Elle fit un signe imperceptible en direction du bureau de l’Insigne Lecteur. « Il est d’une humeur exécrable, aujourd’hui. » Au moment où le battant s’entrebâilla, la voix de Sult résonna dans l’antichambre. Son murmure, indistinct jusque-là, se transforma en vociférations pleines de fureur. Le secrétaire recula d’un bond sur le seuil, comme si on l’avait giflé. « Vingt tourmenteurs ! hurlait l’Insigne Lecteur à l’intérieur de la pièce. Vingt ! Au lieu d’être ici à panser nos blessures, nous devrions être en train d’interroger cette chienne ! Combien de tourmenteurs ? — Vingt, Insigne Lec… — Vingt ! Sapristi ! » Après une profonde inspiration, Glotka se faufila entre la porte et le chambranle. « Et combien de morts ? » L’Insigne Lecteur arpentait le sol dallé de son vaste bureau avec nervosité, agitant les bras en tous sens. Tout de blanc vêtu, immaculé comme à son habitude. Bien que j’aperçoive un cheveu déplacé, peut-être même deux ! Il doit vraiment être furieux. « Combien ? — Sept », bredouilla le Supérieur Goyle, affaissé dans son siège. « Un tiers d’entre eux ! Un tiers !… Combien de blessés ? — Huit ! — Presque tout le reste ! Et combien d’assaillants ? — En tout, au moins six… — Vraiment ? » L’Insigne Lecteur frappa du poing sur la table, en se penchant vers le Supérieur tassé sur lui-même. « J’ai entendu parler de deux individus, s’époumona-t-il, en se remettant à faire les cent pas. Et tous deux des sauvages ! Un blanc et un noir, le noir étant une femme ! Une femme ! » Il donna un méchant coup de pied dans la chaise voisine de Goyle ; celle-ci oscilla d’avant en arrière. « Et le pire, c’est qu’il y a eu de nombreux témoins de cette déplorable affaire ! Ne vous avais-je pas recommandé la discrétion ? Quelle partie du mot discrétion vous est incompréhensible, Goyle ? — Mais, Insigne Lecteur, les circonstances ne peuvent… — Ne peuvent ? » La voix de Sult monta d’une octave dans les aigus. « Ne peuvent ? Comment osez-vous m’opposer un “ne peuvent”, Goyle ? J’ai demandé de la discrétion et vous m’avez offert un carnage à travers l’Agriont ; en outre, vous avez échoué dans votre mission ! Et pour couronner le tout, nous passons pour des idiots ! Mes ennemis du Conseil Restreint ne vont pas attendre pour tourner cette farce à leur avantage ! Marovia, ce vieux bavard, a déjà commencé à semer le trouble en se plaignant d’atteinte à la liberté, de vis trop serrées, et que sais-je encore ! Maudits hommes de loi ! Ils ont agi selon leur bon vouloir, et rien n’a été fait ! Et vous, Goyle, vous contribuez à tout envenimer ! Je cherche à gagner du temps et me voilà obligé de m’excuser, alors que j’essaie de bien présenter les choses, mais un étron reste un étron, peu importe comment on le présente ! Avez-vous la moindre idée des dégâts que vous avez provoqués ? Des mois de dur labeur que vous avez anéantis ? — Mais, Insigne Lecteur, n’ont-ils pas enfin quitté… — Ils reviendront, espèce de crétin ! Il ne s’est pas donné toute cette peine juste pour partir, sombre idiot ! Oui, ils sont partis, imbécile, mais en emportant les réponses avec eux ! Qui sont-ils, que veulent-ils, qui se cache derrière eux ? Partis ! Partis ! Allez au diable, Goyle ! — Je suis confus, Éminence. — Vous pouvez l’être, misérable loque ! — Je ne peux que m’excuser. — Vous avez de la chance de ne pas avoir à le faire sur un bûcher ! » Sult eut un reniflement méprisant. « Maintenant, hors de ma vue ! » Quand il se dirigea vers la sortie, en courbant l’échine, Goyle jeta un coup d’œil haineux à Glotka. Au revoir, Supérieur Goyle, au revoir. L’Insigne Lecteur n’aurait pu laisser exploser sa colère sur un candidat plus méritant que vous ! Glotka ne put retenir un petit sourire en le regardant s’éloigner. « Quelque chose vous amuse ? » demanda Sult d’une voix glaciale, en lui tendant sa main gantée de blanc, ornée de l’améthyste étincelante sur un doigt. Glotka se baissa pour baiser l’anneau. « Bien sûr que non, Éminence. — Bon, parce que vous non plus n’avez pas de quoi vous réjouir, croyez-moi ! Des clefs ? railla-t-il. Des fables ? Des parchemins ? Qu’est-ce qui m’a pris d’écouter vos bêtises ? — Je sais, Insigne Lecteur, je vous présente mes excuses. » Glotka se dirigea avec humilité vers la chaise que Goyle venait de libérer. « Vous me faites des excuses, hein ? Tout le monde ne cesse de s’excuser, aujourd’hui ! Pour ce que ça m’apporte ! Moins d’excuses et davantage de résultats, voilà ce dont j’ai besoin ! Quand je pense à tous les espoirs que j’avais placés en vous ! Mais bon, je suppose que nous devons travailler avec les outils dont nous disposons. » Ce qui signifie ? Glotka garda cependant le silence. « Nous avons des problèmes. De sérieux problèmes, dans le Sud. — Le Sud, Insigne Lecteur ? — Oui, à Dagoska. L’heure est grave. Des troupes gurkhiennes se rassemblent en masse autour de la péninsule. Elles sont déjà dix fois plus nombreuses que notre garnison stationnée là-bas, et toutes nos forces sont engagées dans le Nord. Trois régiments de la Garde royale sont encore basés ici, à Adua, mais avec les émeutes paysannes agitant la moitié du Midderland, il est impossible d’en disposer. Le Supérieur Davoust me tenait informé de la situation par des missives hebdomadaires. Il y était mes yeux, Glotka, vous comprenez ? Il soupçonnait une conspiration à l’intérieur même de la ville. Un complot visant à offrir Dagoska aux Gurkhiens. Il y a trois semaines que je n’ai plus de nouvelles. Et hier j’ai appris que Davoust avait disparu. Disparu ! Un Supérieur de l’inquisition ! Envolé, purement et simplement ! Je suis aveugle, Glotka. Je me débats dans le noir au moment crucial ! J’ai besoin de quelqu’un de confiance là-bas, vous comprenez ? » Le cœur de Glotka battait à tout rompre. « Moi ? — Oh, mais vous avez retenu la leçon ! ironisa Sult. Vous êtes désormais le nouveau Supérieur de Dagoska. — Moi ? — Toutes mes félicitations… Pardonnez-moi, mais je me vois dans l’obligation de remettre à plus tard la célébration de cette promotion ! Vous, Glotka, oui, vous ! » L’Insigne Lecteur se pencha vers lui. « Allez à Dagoska et creusez. Trouvez ce qui est arrivé à Davoust. Défrichez le terrain ! Déterrez toutes les trahisons ! Les trahisons… et les traîtres ! Allumez un feu sous leurs pieds ! Je dois savoir ce qui se passe. S’il le faut, n’hésitez pas à mettre le gouverneur sur le gril jusqu’à ce que sa graisse fonde ! » Glotka déglutit. « Mettre le gouverneur sur le gril ? — Y aurait-il un écho dans cette pièce ? » s’enquit Sult d’un ton grinçant, en se penchant davantage. « Trouvez les racines et coupez-les ! Hachez-les menu ! Brûlez-les ! Prenez en charge la direction des défenses de la ville vous-même, au besoin ! Vous êtes un soldat ! » Il tendit une main et poussa un parchemin sur le dessus du bureau. « Voici une assignation royale, signée par les douze membres du Conseil Restreint. La majorité absolue. J’ai sué sang et eau pour l’obtenir. Une fois dans la cité de Dagoska, vous aurez les pleins pouvoirs. » Glotka fixa le document. Une simple feuille de papier couleur crème, couverte de lignes noires, avec un énorme sceau rouge dans le bas. Nous, soussignés, conférons au fidèle serviteur de Sa Majesté, le Supérieur Sand dan Glotka, les pleins pouvoirs et toute autorité pour… Plusieurs paragraphes d’une écriture soignée, suivis de colonnes de noms. De grosses taches, des enjolivures déliées, des gribouillis presque illisibles. Hoff, Sult, Marovia, Varuz, Halleck, Burr, Torlichorm, et tous les autres. Des noms empreints de puissance. Glotka se sentit défaillir en saisissant le document entre ses mains tremblantes. Il paraissait lourd. « Que ça ne vous monte pas à la tête ! Vous devrez continuer à agir avec prudence. Nous ne pouvons nous exposer à de nouveaux tracas, mais les Gurkhiens doivent être tenus à l’écart de nos côtes, du moins jusqu’à ce que l’affaire soit réglée au pays des Angles ! De toutes les côtes, c’est bien compris ? » J’ai compris. Un poste dans une ville cernée par l’ennemi, bondée de traîtres, où un Supérieur a déjà mystérieusement disparu. Cela ressemble plus à un coup de couteau dans le dos qu’à une promotion, mais nous devons travailler avec les outils dont nous disposons. « Je comprends, Insigne Lecteur. — Bien. Tenez-moi informé. Je veux crouler sous vos lettres. — Entendu. — Vous opérez avec deux tourmenteurs de confiance, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Éminence, Frost et Severard, tous deux sont… — Pas encore assez ! Vous ne pourrez vous fier à personne, là-bas, pas même à l’inquisition. » Sult parut réfléchir brièvement. « Surtout pas à l’inquisition ! J’en ai choisi une demi-douzaine d’autres qui ont fait leurs preuves, y compris le Tourmenteur Vitari. » Je vais avoir cette femme sur le dos en permanence ? « Mais, Insigne Lecteur… — Pas de mais avec moi, Glotka ! siffla Sult. Ne vous y risquez pas, en particulier aujourd’hui ! Vous n’êtes pas aussi estropié que vous pourriez l’être ! Ça pourrait être pire, vous m’entendez ? » Glotka inclina la tête. « Je vous prie de m’excuser. — Vous réfléchissez, hein ? Je vois vos méninges en train de fonctionner ! Vous vous dites que vous ne voulez pas d’un des sbires de Goyle dans vos pattes ? Eh bien, avant de travailler pour lui, elle le faisait pour moi. C’est une Styrienne, de Sipano. Aussi froids que la neige, ces gens-là… et c’est la plus froide de tous, croyez-moi ! Vous n’avez dons pas à vous inquiéter. Pas à propos de Goyle, en tout cas ! » Non, seulement de vous, ce qui est pire. « Je serai honoré de l’avoir à mes côtés. » Et je serai doublement prudent. « Soyez honoré si ça vous chante, mais ne me laissez pas tomber ! Ratez votre mission et il vous faudra plus que cette feuille de papier pour sauver votre peau ! Un navire prêt à appareiller vous attend. Embarquez ! Immédiatement ! — À votre guise, Votre Éminence. » Sult se retourna et alla se planter devant la fenêtre. Glotka se leva avec lenteur, glissa sa chaise en douceur sous le bureau, puis quitta la pièce, tout aussi discrètement. L’Insigne Lecteur demeura immobile, mains derrière le dos, même lorsque Glotka ouvrit prudemment la porte. Ce ne fut qu’après l’avoir refermée qu’il se rendit compte qu’il retenait son souffle. « Comment ça s’est passé ? » Glotka pivota vivement ; son cou émit un craquement douloureux. Bon sang, je n’apprendrai donc jamais à ne pas faire ça ! Le Tourmenteur Vitari, toujours avachie sur son siège, posait sur lui un regard las. Elle ne semblait pas avoir bougé depuis le début de son entretien. Comment ça s’est passé ? Il fît courir sa langue sur ses gencives édentées, tout en réfléchissant. Cela reste à voir. « C’était intéressant, finit-il par répondre. Je pars pour Dagoska. — C’est ce que j’ai entendu dire. » En y repensant, il se dit qu’elle avait un accent. Une petite bouffée d’air, en provenance des principautés. « J’ai cru comprendre que vous m’accompagnerez. — Oui, moi aussi. » Elle ne fit pourtant pas mine de bouger. « Apparemment, nous devons nous presser. — Je sais. » Elle lui tendit une main. « Pourriez-vous m’aider à me lever ? » Glotka arqua les sourcils. Je me demande depuis quand on ne m’a pas posé cette question. Il faillit répondre par la négative, mais se décida à lui tendre sa main, juste pour voir. Elle enroula ses doigts autour de sa paume et commença à tirer, les yeux étrécis, le souffle court, puis se hissa lentement hors du siège. Se faire tirer ainsi sur le bras le fit souffrir jusque dans le dos. Mais elle souffre encore plus que moi. Il était sûr que derrière son masque, la douleur la faisait grincer des dents. Elle déplaça ses jambes, l’une après l’autre, avec précaution, incertaine des mouvements qui provoqueraient la douleur et, surtout, ignorante de son intensité. Glotka ne put retenir un sourire. C’est mon lot quotidien. Et c’est plutôt réconfortant de voir quelqu’un d’autre agir ainsi. Elle finit par se tenir debout, sa main bandée posée contre ses côtes. « Vous pouvez marcher ? demanda Glotka. — Je ne vais pas tarder à me dégourdir. — Que s’est-il passé ? Des chiens ? » Elle laissa échapper un rire rauque. « Non. Un géant du Nord m’a fichu une raclée. » Glotka gloussa. Du moins est-elle franche ! « On y va ? » Elle baissa les yeux vers sa canne. « J’imagine que vous n’en avez pas une à me prêter, hein ? — J’ai bien peur que non. Je n’ai que celle-ci et suis incapable de me déplacer sans elle. — Je sais ce que vous ressentez. » Pas tout à fait. Glotka fit demi-tour et s’éloigna du bureau de l’Insigne Lecteur en boitant. Pas tout à fait. Il entendait la femme se traîner derrière lui. Étrangement réconfortant de voir quelqu’un essayer de rester à ma hauteur. Il accéléra l’allure et cela le fit souffrir. Mais elle souffre davantage. Ainsi donc, je retourne dans le Sud. Il suça l’intérieur de ses joues. Pas vraiment un endroit où j’ai de bons souvenirs. Aller de nouveau combattre les Gurkhiens, après ce que ça m’a coûté la dernière fois. Déraciner les trahisons dans une ville où l’on ne peut se fier à personne, en particulier pas à ceux qui sont censés m’aider. Lutter dans la chaleur et la poussière pour une tâche ingrate, sans doute vouée à l’échec. Et dont l’échec signera probablement mon arrêt de mort. Il sentit sa mâchoire trembler, son œil clignoter. Vais-je tomber entre les mains des Gurkhiens ? Ou celles des gens qui complotent contre la couronne ? Celles de Son Éminence ou de ses agents ? Ou simplement disparaître comme mon prédécesseur ? Quelqu’un a-t-il jamais eu un éventail de fins aussi large ? Le coin de sa bouche se tordit. Je suis impatient de me mettre en route. La même question récurrente lui vint à l’esprit. Il n’avait toujours pas la réponse. Pourquoi faire ce travail ? Pourquoi ? Remerciements Aux quatre personnes sans qui… À Bren Abercrombie, dont les yeux larmoient à force de m’avoir trop lu. À Nick Abercrombie, dont les oreilles tintent à force d’en avoir trop entendu parler. À Rob Abercrombie, dont les doigts sont gourds à force d’avoir trop tourné les pages. À Lou Abercrombie, dont les bras sont fatigués à force de trop m’avoir soutenu. Et aussi… À Matthew Amos, pour ses conseils précieux, lors d’une phase de découragement. À Gilian Redfeam, pour avoir dépassé le début de cet ouvrage et m’avoir obligé à le modifier. À Simon Spanton, qui l’a acheté avant même d’en avoir eu la fin.