JOE ABERCROMBIE DÉRAISON ET SENTIMENTS La Première Loi, 2 roman Première Partie Aux quatre lecteurs qui se reconnaîtront. « Nous devons pardonner à nos ennemis, mais pas avant de les avoir pendus. » HEINRICH HEINE La grande niveleuse Maudit brouillard, qui se faufile sous vos paupières et vous empêche de voir à plus de trois pas. Qui s’insinue dans vos oreilles et vous plonge dans un tel silence que, lorsque vous finissez par percevoir un bruit, impossible d’en déterminer la provenance. Qui s’immisce dans vos narines pour vous priver de toute odeur, hormis l’humidité et la moiteur. Maudit brouillard ! Une calamité pour les éclaireurs. En quittant le Nord pour pénétrer dans le pays des Angles, ils avaient franchi la Tumultueuse quelques jours auparavant ; depuis, Renifleur était à cran. Aller en reconnaissance dans un pays étranger en guerre n’était pas leur spécialité. Tous ses compagnons restaient sur le qui-vive. Excepté Séquoia, aucun d’eux n’était jamais sorti du Nord. Sauf le Sinistre, peut-être. Le Sinistre, cependant, ne parlait jamais des endroits qu’il avait visités. Ils avaient dépassé quelques fermes dévastées par les flammes, un village déserté. Des bâtiments de l’Union, énormes et carrés. Ils avaient vu des traces de chevaux et d’hommes. De nombreuses traces, mais jamais d’hommes en chair et en os. Renifleur savait pourtant que Bethod n’était pas loin. Son armée, disséminée dans la région, cherchait des villes à brûler, des vivres à voler, des gens à tuer. Bref, à perpétrer toutes sortes de méfaits. Il avait envoyé des éclaireurs partout. S’ils tombaient sur Renifleur, ou n’importe lequel d’entre eux, ils le feraient retourner à la boue… en prenant leur temps. Ils le gratifieraient de la satanée croix, ficheraient sa tête sur une pique, sans parler du reste; Renifleur n’avait aucun doute là-dessus. Si l’Union les capturait, ils mourraient tout aussi sûrement. C’était la guerre, après tout, et les gens ne font pas de quartier, en période d’hostilité. Renifleur ne pouvait s’attendre à ce qu’ils perdent leur temps à décider quel homme du Nord était un allié ou un ennemi. La vie était bel et bien pavée de dangers. Cela suffisait à rendre tout le monde nerveux, et lui l’était déjà en temps normal. Il est donc facile d’imaginer à quel point le brouillard agissait comme du sel sur une coupure – en quelque sorte. Sa reptation dans la brume lui avait donné soif, aussi se fraya-t-il un chemin dans les fourrés poisseux, en direction de la rivière qu’il entendait clapoter. Il s’agenouilla au bord de l’onde. C’était glissant par là, avec toutes ces feuilles mortes pourrissantes, mais Renifleur se dit qu’un peu de vase ne changerait rien à son état : il était déjà sale comme un peigne. Il mit ses mains en coupe pour puiser de l’eau et but. Un petit vent en provenance des arbres soufflait sur la berge ; il rapprochait le brouillard un bref instant et l’éloignait aussitôt. Voilà comment Renifleur se rendit compte de sa présence. Allongé sur le ventre, les jambes dans la rivière, le haut du corps reposant sur la berge… Ils s’observèrent un bon moment, s’échangèrent le même regard intrigué. Un long bout de bois pointait entre les omoplates de l’étranger. Une lance brisée. Voilà comment Renifleur se rendit compte qu’il était mort. Il recracha sa gorgée et rampa vers la dépouille en surveillant attentivement les alentours, pour s’assurer que personne n’allait le poignarder dans le dos. Le cadavre était celui d’un homme aux cheveux blonds, âgé de deux douzaines d’années. Du sang marron maculait ses lèvres grises. Il portait une tunique matelassée gonflée d’eau, le genre de tenue qu’on enfilerait sous une cotte de mailles. Il s’agissait donc d’un guerrier. Un retardataire, peut-être, qui avait perdu son unité et s’était fait abattre. Un homme de l’Union, sans aucun doute. Il ne différait pas de Renifleur ni de personne d’autre, maintenant qu’il était mort. Tous les cadavres se ressemblent. « La Grande Niveleuse », murmura Renifleur, d’un ton pensif. Voilà comment la nommaient les gens des montagnes. La mort, évidemment. Elle nivelle toutes les différences. Les hommes qui portent un nom, comme ceux qui n’en ont pas… ceux du Sud, comme ceux du Nord. Elle finit par rattraper tout le monde, et traite tous les hommes de la même façon. Celui-ci ne semblait pas avoir trépassé depuis plus de deux jours. Cela signifiait que son assassin se trouvait peut-être encore dans les parages, ce qui inquiéta Renifleur. Le brouillard sembla soudainement regorger de bruits. Une centaine d’assaillants pouvaient fort bien se tapir dans l’ombre, aux aguets ; il pouvait aussi n’y avoir que la rivière clapotant sur ses berges. Renifleur abandonna le cadavre et s’éclipsa par bonds entre les arbres qui se dressaient au-dessus de la grisaille, se réfugiant à chaque fois derrière leur tronc. Il faillit trébucher sur un deuxième cadavre, à demi enterré sous un tas de feuilles, couché sur le dos, bras écartés. Il en enjamba un autre agenouillé, plusieurs flèches fichées dans son flanc, le visage dans la boue, les fesses en l’air. Il n’y a aucune dignité dans la mort, ça, c’est un fait. Impatient de retrouver les autres pour leur raconter ce qu’il avait vu, Renifleur commença à accélérer le pas. Il souhaitait s’éloigner de ces dépouilles au plus vite. Il en avait vu beaucoup, évidemment, plus que sa part, même, mais ne s’était jamais senti très à l’aise en leur présence. Il est facile de réduire un homme à l’état de carcasse ; il connaissait des milliers de façons de le faire. Mais une fois cet acte accompli, impossible de revenir en arrière. À un moment donné, on est un homme empli d’espoir, de pensées et de rêves. Un homme entouré d’amis, de sa famille, un homme originaire d’un lieu précis. Et l’instant d’après, on est retourné à la boue. Cela rappela à Renifleur tous les ennuis qu’il avait surmontés, toutes les batailles et les luttes auxquelles il avait pris part. Cela l’incita à penser à la chance qu’il avait d’être encore en vie. Sacrée chance ! Cela lui fit penser qu’elle risquait de ne pas durer. Il courait presque, désormais. Insouciant, il se précipitait à l’aveuglette dans le brouillard, à la manière d’un enfant inconscient. Sans prendre son temps, sans renifler l’air, sans rien écouter. Un homme avisé comme lui, un éclaireur qui avait sillonné le Nord dans son intégralité aurait dû se montrer plus prudent – on ne peut pourtant pas toujours faire preuve de discernement. Il ne vit rien arriver. Quelque chose le heurta de côté, l’envoyant au sol, la tête la première. Il essaya de se relever ; d’un coup de pied, on le refit tomber. Renifleur se débattit, mais ce salopard – quelle que fût son identité – était bigrement costaud. Avant de pouvoir réagir, il se retrouva couché sur le dos dans la terre. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même ! À lui-même, aux cadavres, au brouillard. Une main lui enserra le cou et commença à bloquer sa trachée. Il croassa un borborygme en tentant de repousser la main, croyant sa dernière heure venue. Se disant que tous ses espoirs allaient retourner à la boue. La Grande Niveleuse avait fini par venir le prendre… Les doigts se relâchèrent tout à coup. « Renifleur ? dit quelqu’un à son oreille. C’est toi ? — Argh… » La main lâcha sa gorge. Il aspira une goulée d’air et sentit qu’on le relevait en tirant sur son manteau. « Bordel de merde, Renifleur ! J’aurais pu t’tuer ! » À ce moment-là, il reconnut la voix. Dow le Sombre ! Quel salaud ! Renifleur était à la fois contrarié de s’être fait presque étrangler et simplement content d’être encore en vie. Il entendit Dow s’esclaffer. Avec un rire rauque, pareil au cri d’une corneille. « Ça va ? — J’ai connu des accueils plus chaleureux », grommela Renifleur, faisant son possible pour respirer normalement. « Estime-toi heureux, j’aurais pu t’accueillir encore plus fraîchement. Bien plus fraîchement. J’t’ai pris pour un des éclaireurs de Bethod. J’te croyais plus loin, là-haut, à l’entrée de la vallée. — Comme tu peux le voir, ce n’est pas le cas, murmura Renifleur. Où sont les autres ? — Sur une colline, au-dessus de ce maudit brouillard. Y jettent un coup d’œil sur les environs. — Il y a des cadavres là-bas. En quantité. » Renifleur indiqua de la tête l’endroit d’où il venait. « En quantité, hein ? » fit Dow, comme s’il pensait que son compagnon ne savait pas ce que des cadavres en quantité représentaient. « Ah, ah ! — Ouais, en tout cas, il y en a pas mal. Des hommes de l’Union, à mon avis. On dirait qu’on s’est battu, par ici. » Dow le Sombre rit de nouveau. « On s’est battu ? À ton avis ? » Renifleur ne sut quoi penser de cette remarque. « Merde », dit-il. Ils se tenaient tous les cinq au sommet de la colline. Le brouillard s’était dissipé ; Renifleur aurait cependant préféré qu’il fût encore présent. Il comprenait mieux ce que Dow avait voulu dire. La vallée tout entière était jonchée de cadavres. Éparpillés sur les pentes, coincés entre les rochers, étendus dans les ajoncs. Disséminés dans l’herbe qui tapissait la vallée, à l’image de clous échappés d’un sac. Tordus et disloqués sur la route brune de poussière. Entassés le long de la rivière, empilée sur les berges. Bras, jambes et matériel brisé pointaient au-dessus des ultimes lambeaux de brouillard. Il y en avait partout. Touchés par des flèches, tailladés par des épées, découpés par des haches. Des corbeaux s’interpellaient en sautillant d’un repas à l’autre. C’était une bonne journée pour eux ! Renifleur n’avait pas vu de véritable champ de bataille depuis longtemps ; cela déclencha chez lui des souvenirs amers. Terriblement amers. « Merde », répéta-t-il. Rien d’autre ne lui venait à l’esprit. « J’imagine que les gars de l’Union ont emprunté cette route. » Séquoia fronçait les sourcils. « Je suppose qu’ils étaient pressés. Pressés de prendre Bethod par surprise. — Apparemment, ils ont pas inspecté le coin assez attentivement, gronda Tul Duru. On dirait qu’c’est Bethod qui les a surpris. — Peut-être qu’il y avait du brouillard, comme aujourd’hui », suggéra Renifleur. Séquoia haussa les épaules. « Peut-être. C’est de saison. De toute façon, ils étaient sur la route, en colonne, épuisés par une longue journée de marche. Bethod leur est tombé dessus en venant d’ici, et de là-bas, sur la crête. Les archers, d’abord, pour les éparpiller. Puis les fantassins ont déferlé de ce sommet, hurlants et prêts à en découdre. J’imagine que les rangs de l’Union se sont vite brisés. — Très vite, ajouta Dow. — Après, ça a été un massacre. Dispersés sur la route. Bloqués par la rivière. Ils n’avaient aucun endroit où se réfugier. Des hommes ont essayé de retirer leur armure, d’autres, de traverser la rivière à la nage en la conservant. Ils s’y sont agglutinés, piétinant sans vergogne leurs camarades, sous une pluie de flèches. Certains ont dû parvenir jusqu’à ces bois, là, en bas, mais connaissant Bethod, il devait y avoir posté des cavaliers en réserve, prêts à lécher le plat. — Merde », lâcha Renifleur, qui se sentait de plus en plus mal. Il s’était déjà retrouvé du mauvais côté d’une déroute et cela ne lui laissait pas un bon souvenir. « De la belle ouvrage ! dit Séquoia. Force est de reconnaître que ce salaud de Bethod sait y faire ! Personne ne lui arrive à la cheville. — Alors, c’est fini, chef ? demanda Renifleur. Bethod a déjà remporté la victoire ? » Séquoia secoua lentement la tête. « Les hommes du Sud sont nombreux. Très nombreux. La plupart vivent de l’autre côté de la mer. Il paraît qu’il y en a tellement qu’on ne peut pas les compter. Ils sont plus nombreux que les arbres du Nord. Il leur faudra sûrement un peu de temps pour arriver ici, mais ils viendront. Ça ne fait que commencer. » Renifleur observa la vallée humide, parsemée de cadavres entassés pêle-mêle, étendus ou recroquevillés sur le sol, réduits à l’état de nourriture pour les corbeaux. « Pour eux, c’est la fin. » Dow replia sa langue et cracha bruyamment. « Parqués et massacrés comme un troupeau d’moutons ! Tu veux finir comme ça, Séquoia ? Hein ? Tu veux aller t’ranger aux côtés de leurs semblables ? Maudite Union ! Ces hommes connaissent rien à la guerre ! » Séquoia acquiesça. « Alors, je pense que nous devons la leur apprendre. » Une foule impressionnante se pressait à la grille. Femmes décharnées, à l’air affamé. Enfants sales, en guenilles. Vieillards et adolescents, ployant sous le poids de lourds fardeaux ou se raccrochant à divers attirails. Certains possédaient des mules ou poussaient des charrettes remplies de toutes sortes de choses inutiles : chaises en bois, pots en étain, outils agricoles. Nombreux étaient ceux qui étaient dépourvus de tout, hormis d’une grande misère. Renifleur se dit que de celle-ci, il y avait à foison. Ces gens, avec tout leur bric-à-brac, bloquaient entièrement la route, encombraient l’air de leurs suppliques et de leurs menaces. Renifleur percevait leur peur, aussi épaisse que de la panade. Tous fuyaient devant Bethod. Ils se pressaient les uns contre les autres. D’aucuns poussaient vers l’intérieur, d’autres se faisaient refouler vers l’extérieur. À vouloir se précipiter vers cette grille, comme si elle était le sein de leur mère, certains tombaient à terre de temps à autre. Cette foule, cependant, n’allait nulle part. Renifleur aperçut des scintillements de pointes de lance au-dessus de leurs têtes ; il entendit des voix dures vociférer. Des soldats, postés à l’avant, empêchaient quiconque d’entrer dans la cité. Renifleur se pencha vers Séquoia. « On dirait qu’ils ne veulent pas des leurs, chuchota-t-il. Tu penses qu’ils vont vouloir de nous, chef ? — Ils ont besoin de nous, et ça, c’est une réalité. Allons leur parler, nous verrons bien. À moins que tu n’aies une meilleure idée ? — Rentrer chez nous et rester en dehors de tout ça ! » marmonna Renifleur à part soi. Il suivit néanmoins Séquoia à travers la multitude. Lorsqu’ils commencèrent à fendre la cohue, les habitants du Sud en restèrent bouche bée. Parmi eux, une petite fille serrait un vieux chiffon contre sa poitrine ; elle fixa Renifleur avec de grands yeux quand il passa près d’elle. Renifleur essaya de sourire, mais, ayant eu affaire à des hommes rudes et à du métal résistant depuis une éternité, il ne parvint à esquisser qu’un vilain rictus. La fillette hurla avant de s’enfuir. Elle ne fut pas la seule à être effrayée ; les gens s’effaçaient devant Séquoia et Renifleur avec lassitude et en silence, bien que ces derniers aient confié leurs armes à leurs compagnons. Ils atteignirent la grille sans encombre ; il leur avait suffi de donner un coup d’épaule par-ci par-là pour écarter les gêneurs. Renifleur découvrit enfin les soldats – une douzaine environ –, alignés devant la porte, chacun d’eux semblable à son voisin. Il avait rarement vu des armures aussi lourdes. Formées de grandes plaques, elles les recouvraient de la tête aux pieds et brillaient d’un éclat aveuglant ; un heaume leur masquant le visage complétait leur équipement. Plantés là, ils restaient aussi immobiles que des piliers métalliques. Dans l’éventualité d’un affrontement, il doutait qu’on puisse lutter contre eux. Il ne voyait pas comment une flèche pourrait les atteindre, ni même une épée… à moins d’avoir la chance de trouver un point de jointure. « Il faudrait être équipé d’une pioche pour en venir à bout, ou d’autre chose. — Quoi ? souffla Séquoia. — Rien. » Ces gens de l’Union avaient vraiment de drôles d’idées sur la façon de se battre. Si les guerres étaient uniquement remportées par le camp le plus clinquant, ils étaient sûrs de détrôner Bethod, se dit Renifleur. Dommage que cela ne se passe pas ainsi. Assis au milieu de ses hommes, derrière une petite table encombrée de paperasses, leur chef était le plus surprenant de tous. Il arborait une veste rouge vif. Un accoutrement des plus insolites pour un meneur, songea Renifleur. Il constituait une cible assez facile pour une flèche et paraissait sacrément jeune pour sa fonction. Il n’avait pas vraiment encore de barbe ; malgré cela, il semblait plutôt fier de sa personne. Un gros gaillard vêtu d’un manteau crasseux discutait avec lui. Renifleur tendit l’oreille pour tenter de comprendre le langage de l’Union. « J’ai cinq enfants avec moi, disait le fermier, et rien pour les nourrir. Que me conseillez-vous de faire ? » Un vieil homme intervint alors : « Je suis un ami du gouverneur, j’exige que vous me laissiez aller le… » Le jeune homme coupa court à leurs récriminations. « Je me contrefiche de vos accointances et me moque que vous ayez une ribambelle d’enfants ! La ville d’Ostenhorm est comble. Le maréchal Burr a décrété que deux cents réfugiés seulement y seraient admis quotidiennement et nous avons déjà atteint nos quotas pour ce matin. Je vous suggère de revenir demain. De bonne heure ! » Les deux hommes en restèrent pétrifiés. « Vos quotas ? grommela le fermier. — Mais le gouverneur… — Allez au diable ! » vociféra le jeune homme en assénant un grand coup de poing sur la table. « Ne me poussez pas à bout ! Je pourrais vous laisser entrer pour de bon ! Et même vous traîner à l’intérieur et vous faire pendre pour trahison ! » Cette menace suffit à ces deux-là ; ils battirent rapidement en retraite. Renifleur commençait à se dire qu’il ferait mieux de les imiter, mais Séquoia s’approchait déjà de la table. Le garçon les regarda en plissant le nez, comme s’ils puaient davantage que deux étrons encore fumants. S’il ne s’était lavé pour l’occasion, Renifleur n’en aurait pas vraiment pris ombrage, mais il n’avait pas été aussi propre depuis des mois. « Que diable voulez-vous ? Nous n’avons besoin ni d’espions ni de mendiants. — Ça tombe bien, fit Séquoia d’une voix claire et patiente. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Je m’appelle Rudd Séquoia. Lui, c’est Renifleur. Nous sommes venus parler au responsable. Et offrir nos services à votre roi. — Offrir vos services ? » Le jeune homme esquissa un sourire – inamical au possible. « Renifleur, as-tu dit ? Quel nom intéressant. Je n’ose imaginer d’où il le tient. » Il ricana à son trait d’esprit ; Renifleur entendit les autres glousser. Une belle bande d’abrutis, se dit-il, bien moulés dans leurs habits voyants et leurs armures étincelantes. Une belle bande d’abrutis, mais il n’y avait rien à gagner à le leur dire. Heureusement qu’ils avaient laissé Dow là-bas ! Il aurait sûrement déjà étripé ce jeune idiot, les condamnant ainsi tous à une mort certaine. Le jeune homme se pencha et se mit parler très lentement, comme s’il s’adressait à des enfants : « Aucun homme du Nord n’est admis dans la cité, du moins pas sans autorisation spéciale. » Visiblement, le fait que Bethod ait franchi leurs frontières, anéanti leur armée, dévasté leurs terres n’était pas assez « spécial ». Séquoia insista, mais de l’avis de Renifleur, autant essayer de labourer un sol rocailleux. « Nous ne demandons pas grand-chose. Rien qu’un peu de nourriture et un endroit où dormir. Nous sommes cinq, tous des hommes renommés, et tous des vétérans. — Sa Majesté a suffisamment de soldats. Cependant, nous manquons de mules. Peut-être pourriez-vous porter nos provisions ? » La patience de Séquoia était légendaire ; elle avait pourtant des limites et Renifleur pensait qu’elles n’étaient pas loin d’être dépassées. Ce couillon ne savait pas sur quel terrain il s’aventurait. Rudd Séquoia n’était pas un homme à prendre à rebrousse-poil. Dans la région d’où ils venaient, son nom était célèbre. Il pouvait inspirer la peur ou le courage, tout dépendait de quel côté on se trouvait. Sa patience avait vraiment des limites, elles n’étaient toutefois pas encore atteintes. Heureusement pour tout le monde ! « Des mules, hein ? gronda Séquoia. Les mules sont parfaitement capables de ruer. Tu ferais bien de te protéger la tête contre un coup de sabot, mon garçon. » Et, tournant les talons, il s’éloigna à grandes enjambées en direction de la route qu’ils avaient empruntée peu de temps auparavant. Les gens effrayés s’écartaient de leur chemin, puis reprenaient leur place, criant tous en même temps, expliquant aux soldats qu’il fallait absolument les laisser entrer, eux et leurs familles, et laisser les autres piétiner dehors dans le froid. « Pas vraiment l’accueil que nous espérions », marmonna Renifleur. Séquoia garda le silence, se contentant d’avancer droit devant, tête baissée. « Et maintenant, chef ? » Son vieux compagnon jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. « Tu me connais. Tu crois que je vais me contenter de cette foutue réponse ? » Renifleur se dit que décidément, non, ce n’était pas son genre. Des plans mieux élaborés Il faisait froid dans la salle de réception du gouverneur du pays des Angles. Les murs hauts, grossièrement enduits, dégageaient une impression d’austérité, de même que le sol dallé en pierres brutes et l’âtre béant ne contenant qu’un reste de cendres. L’unique décoration consistait en une gigantesque tapisserie, tendue à une extrémité de la pièce, sur laquelle était brodé le soleil de l’Union avec, en son centre, les marteaux entrecroisés du pays des Angles. Avachi sur une chaise inconfortable, le gouverneur Meed, qui avait pris place devant une immense table vide, tenait d’une main flasque l’anse de son gobelet de vin. Il avait le visage pâle, les traits tirés ; sa toge d’apparat était froissée, tachée, ses fins cheveux blancs, décoiffés. Né et élevé au pays des Angles, le commandant West avait souvent entendu parler de Meed comme d’un meneur solide, doté de prestance et considéré comme le champion de sa province et de ses habitants. Là, ployant sous le poids de la lourde chaîne de sa fonction, il ressemblait plutôt à un squelette, à une coquille aussi vide et dépouillée que son âtre béant. Si la température était froide, l’atmosphère, elle, était glaciale. Debout au milieu de la pièce, les pieds bien écartés, le maréchal Burr crispait ses grandes mains si fort dans son dos que ses articulations blanchissaient. À ses côtés, le commandant West, raide comme un piquet, tête baissée, regrettait amèrement d’avoir ôté son manteau. Il faisait encore plus froid qu’à l’extérieur – où la température, bien qu’on ne fût qu’en automne, était basse au possible. « Prendrez-vous du vin, maréchal Burr ? » murmura Meed, sans même lever les yeux. Dans la vastitude des lieux, sa voix sembla aussi faible et fluette qu’un roseau. West eut l’impression d’apercevoir de la buée s’échapper de la bouche du vieillard. « Non, Votre Grâce. Pas pour moi. » Burr avait les sourcils froncés. D’après West, il avait adopté cette expression un mois ou deux plus tôt. En connaissait-il d’autres, d’ailleurs ? Il usait de cette mimique pour exprimer son espoir, sa satisfaction ou sa surprise… Cette fois-ci, elle dénotait la plus grande colère. Frigorifié, West se déplaça nerveusement d’un pied sur l’autre, afin de faire circuler son sang, souhaitant de tout cœur se trouver ailleurs qu’à cet endroit. « Et vous, commandant West ? chuchota le gouverneur. Prendrez-vous du vin ? » West ouvrit la bouche pour refuser son offre, mais Burr le devança. « Que s’est-il passé ? » grogna-t-il. Ses paroles pleines de dureté crissèrent sur les murs froids et se répercutèrent sur les solives glacées. « Que s’est-il passé ? » Le gouverneur Meed sortit de sa réserve et posa ses yeux caves sur Burr, le regardant comme s’il le voyait pour la première fois. « J’ai perdu mes fils. » Approchant alors son verre d’une main tremblante, il le vida entièrement. West vit les poings du maréchal se crisper plus fermement dans son dos. « Je compatis à la douleur causée par cette perte, Votre Grâce, mais je voulais parler de la situation, en général. Je faisais référence à Black Well. » À la simple évocation de ce nom, Meed manqua de défaillir. « Une bataille a eu lieu. — Un massacre, oui ! aboya Burr. Quelle est votre explication ? N’avez-vous pas reçu le message du roi vous ordonnant de lever le plus de soldats possible, de renforcer les défenses, d’attendre les renforts… et de n’engager, sous aucun prétexte, un combat avec Bethod ? — Les ordres du roi ? » Le gouverneur pinça les lèvres. « Dites plutôt ceux du Conseil Restreint ! Je les ai bien reçus. Je les ai lus. J’y ai réfléchi. — Et ? — Je les ai déchirés. » West entendit le maréchal respirer fortement par le nez. « Vous les avez… déchirés ? — Pendant cent ans, ma famille et moi avons gouverné le pays des Angles. À notre arrivée, il n’y avait rien. » Tout en parlant, Meed redressa fièrement le menton et bomba le torse. « Nous avons cultivé les terres en friche, éclairci les forêts, aménagé des routes, construit des fermes et des villes et exploité des mines qui ont enrichi l’Union tout entière ! » Les yeux du vieil homme s’étaient considérablement éclairés. Il semblait plus grand, plus hardi, plus fort. « Avant de regarder de l’autre côté de la mer, les gens d’ici se tournent d’abord vers moi pour que je les protège ! Devais-je laisser ces hommes du Nord, ces barbares, ces animaux, dévaster le pays en toute impunité ? Détruire l’œuvre de mes aïeux ? Piller, brûler, voler et tuer à leur guise ? Aurais-je dû rester à l’abri derrière mes murailles, tandis qu’ils passaient le pays des Angles au fil de l’épée ? Non, maréchal Burr ! Non, cela m’était impossible ! J’ai rassemblé tous les hommes valides ; après les avoir armés, je les ai envoyés affronter ces sauvages, avec mes trois fils à leur tête. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? — Obéir aux ordres, sacré bon sang ! » cria Burr à pleine gorge. West tressaillit de surprise. L’écho de cet éclat de voix bourdonnait encore à ses oreilles. Meed se crispa, puis afficha un air hébété. Ses lèvres se mirent à trembler. Des larmes embuèrent les yeux du vieillard et son corps s’affaissa de nouveau. « J’ai perdu mes fils. — Je déplore la disparition de vos fils et toutes ces autres vies gâchées, mais je ne ressens aucune pitié pour vous. Vous seul êtes responsable du malheur qui vous a frappé. » Burr grimaça, déglutit et se passa une main sur le ventre, avant de se diriger lentement vers la fenêtre d’où il contempla la ville froide et grise. « Vous avez sacrifié toutes vos forces et me voici obligé de déployer les miennes pour protéger vos villes et vos forteresses. Vous transférerez les quelques survivants de Black Well, ainsi que tous les hommes armés et en état de combattre, sous mes ordres. Nous avons besoin de tout un chacun. — Et moi ? murmura Meed. J’imagine que ces chiens du Conseil Restreint grondent et réclament ma peau ? — Qu’ils grondent ! J’ai besoin de vous ici. Des réfugiés arrivent en nombre du Sud ; ils tentent d’échapper à Bethod ou se sauvent, de peur. Avez-vous récemment regardé par la fenêtre ? Ostenhorm est remplie de fuyards qui se rassemblent par milliers sous ses remparts… et ce n’est qu’un début. Vous veillerez à leur bien-être et procéderez à leur évacuation vers le Midderland. La population compte sur votre protection depuis quarante ans. Elle a encore besoin de vous. » Burr fit de nouveau face à la pièce. « Vous remettrez au commandant West la liste des unités encore aptes au combat. Quant aux réfugiés, ils auront besoin de nourriture, de vêtements et d’abris. Les préparatifs en vue de leur évacuation doivent commencer sur-le-champ. — Sur-le-champ, murmura Meed. Sur-le-champ, bien sûr. » Burr jeta un coup d’œil à West par-dessous ses épais sourcils, prit une profonde inspiration et se dirigea à grands pas vers la porte. Après son départ, West se retourna vers Meed. Le gouverneur du pays des Angles, la tête entre les mains, était toujours affalé sur sa chaise dans sa salle de réception vide et glacée. « Le pays des Angles se trouve ici », indiqua West sur l’immense carte, avant de pivoter pour regarder les hommes rassemblés. Peu d’officiers montraient un quelconque intérêt à ses propos. Guère surprenant, mais difficile à digérer… Raide comme la justice, parfaitement immobile sur son siège, le général Kroy avait pris place du côté droit de la longue table. De haute stature, maigre, la mine sévère, Kroy avait des cheveux gris et courts, plaqués sur son crâne anguleux ; son uniforme noir, d’une simplicité extrême, était impeccable. Les membres de son état-major, rasés de près, affichaient le même air pincé ; tous étaient tirés à quatre épingles, et aussi austères qu’un cortège funèbre. De l’autre côté, sur la gauche, se trouvait le général Poulder. Le teint rubicond, le visage rond, barré d’une énorme moustache ; son large col, raidi par des fils d’or, effleurait ses grandes oreilles roses. Les gens de sa suite avaient enfourché leurs chaises à la manière de montures ; leurs uniformes pourpres, regorgeant de galons, étaient négligemment déboutonnés et les éclaboussures récoltées en chemin, exhibées comme des médailles. Dans le camp de Kroy, la guerre impliquait propreté, renoncement et stricte obéissance aux règles. Dans celui de Poulder, on préférait un style flamboyant et des cheveux savamment coiffés. Chacun regardait son vis-à-vis avec mépris et arrogance, comme si lui seul connaissait les secrets du métier de soldat, convaincu que son voisin d’en face, malgré toutes ses tentatives, ne serait jamais qu’un vulgaire obstacle. Ces deux groupes représentaient effectivement un sérieux obstacle pour West, mais bien moindre que le troisième, rassemblé en bout de table autour de son chef, qui n’était autre que l’héritier du trône, le prince Ladisla en personne. Ce qu’il avait sur le dos ressemblait davantage à un peignoir violet garni d’épaulettes qu’à un uniforme. Une tenue de nuit ornée d’un motif militaire. On aurait pu confectionner une nappe de bonnes dimensions avec la seule dentelle de ses manchettes. Et, en matière de fanfreluches, son entourage n’avait rien à lui envier. Une poignée des plus riches, des plus beaux, des plus élégants et des plus inutiles jeunes hommes de l’Union se vautraient sur leurs chaises autour du prince. Si la grandeur d’un homme se mesurait à la taille de son chapeau, alors ceux-ci devaient en avoir à revendre. La gorge désagréablement sèche, West se tourna de nouveau vers la carte. Il savait ce qu’il avait à dire, il lui suffisait de l’énoncer simplement, d’une façon aussi claire que possible, puis de se rasseoir. Quelle importance que certains des vétérans de l’armée soient assis derrière lui ! Sans parler de l’héritier du trône… West n’ignorait pas que ces hommes le méprisaient. Qu’ils le haïssaient même, à cause de sa position élevée et de sa basse naissance. Et aussi parce qu’il avait gagné ses galons, lui. « Le pays des Angles se trouve ici, répéta West d’un ton empreint de calme et d’autorité – du moins l’espérait-il. La rivière Cumnur sépare la province en deux. » La pointe de sa baguette suivit les méandres bleus du cours d’eau. « C’est dans la partie méridionale, de loin la plus petite, que se concentrent la majorité des habitants et presque toutes les villes importantes, y compris la capitale, Ostenhorm. Les routes sont en assez bon état et la région, somme toute, dégagée. D’après nos informations, les hommes du Nord n’ont pas encore franchi la rivière. » West entendit un bâillement sonore dans son dos, un bâillement parfaitement audible, même à l’autre extrémité de la table. Pris d’une fureur soudaine, il pivota. Le prince Ladisla, lui, au moins, semblait l’écouter avec attention. Le coupable faisait partie de son entourage : le jeune lord Smund, un homme à la lignée irréprochable, jouissant d’une fortune colossale, ayant à peine dépassé la vingtaine, mais possédant la maturité d’un enfant de dix ans. Affalé sur son siège, les yeux dans le vague, il avait la bouche grande ouverte. West se retint de bondir par-dessus la table pour le corriger avec sa baguette. « Vous ennuierais-je ? » siffla-t-il. Smund parut vraiment surpris d’être accusé et regarda d’abord à droite, puis à gauche, comme si West avait pu s’adresser à l’un de ses voisins. « Qui, moi ? Non, non, commandant West, pas le moins du monde. Vous, m’ennuyer ? Non ! La rivière Cumnur sépare la province en deux, etc. C’est passionnant ! Vraiment passionnant ! Je vous prie sincèrement de m’excuser. La nuit dernière a été courte, voyez-vous ! » West n’en doutait pas. Une nuit passée à boire et à s’afficher avec les autres parasites qui gravitaient autour du prince. Tout ça pour faire perdre leur temps aux gens présents à cette réunion, ce matin-là ! Les hommes de Kroy étaient peut-être pédants et ceux de Poulder, arrogants… mais, en tout cas, c’étaient des soldats. D’après ce que West constatait, l’entourage du prince n’avait aucun don, hormis celui de le pousser à bout, bien sûr. Et en cela, chacun de ses courtisans excellait. Lorsqu’il se concentra de nouveau sur la carte, sa frustration le fit presque grincer des dents. « La partie septentrionale est bien différente, bougonna-t-il. Vaste étendue inhospitalière abritant des forêts inextricables, des fondrières dépourvues de chemins, des collines accidentées et une population clairsemée. On y trouve des mines, des exploitations forestières et plusieurs colonies pénitentiaires gérées par l’inquisition, mais très disséminées. Il n’existe que deux routes, à peine praticables pour des troupes armées ou d’importants convois de vivres, surtout en ce moment, avec l’arrivée imminente de l’hiver. » Sa baguette se posa alternativement sur les deux lignes en pointillés qui reliaient le Nord au Sud en traversant des forêts. « La route occidentale longe les montagnes et dessert les exploitations minières. La route orientale suit plus ou moins la côte. Toutes deux se rejoignent à la forteresse de Dunbrec, construite au bord de la Tumultueuse, à la frontière septentrionale du pays des Angles. D’après nos sources, cette forteresse est déjà aux mains de l’ennemi. » West s’éloigna de la carte et alla s’asseoir, en s’efforçant de respirer avec calme et régularité, afin de dominer sa colère et chasser la migraine qui commençait à sourdre derrière ses yeux. « Merci, commandant West », dit Burr en se levant pour s’adresser à l’assemblée. On perçut alors dans la pièce les bruissements des hommes qui réagissaient enfin et s’agitaient sur leurs sièges. Le maréchal se dirigea à grandes enjambées vers la carte, devant laquelle il s’immobilisa quelques instants – histoire de mettre de l’ordre dans ses idées –, puis il tapota de sa baguette sur un point situé au nord de la Cumnur. « Voici le village de Black Well. Un hameau banal, à une dizaine de lieues de la route côtière. Ce n’est guère plus qu’un ramassis de maisons complètement désertées aujourd’hui. Il n’est même pas signalé sur la carte. Cet endroit n’aurait retenu l’attention de personne, sauf que, évidemment, c’est là qu’a eu lieu le massacre de nos troupes par les hommes du Nord. — Maudits idiots du pays des Angles, marmonna quelqu’un. — Ils auraient dû nous attendre », déclara Poulder, avec un sourire d’autosatisfaction. « Oui, en effet, rétorqua Burr d’un ton cassant. Mais ils étaient confiants. D’ailleurs, pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? Des milliers d’hommes, bien équipés, disposant d’une cavalerie. Des soldats éprouvés, pour bon nombre d’entre eux. Peut-être pas de la trempe de la Garde royale, mais bien entraînés et tout aussi décidés. On aurait pu penser qu’ils feraient le poids face à ces sauvages. — Ils se sont quand même bien battus, l’interrompit le prince Ladisla. Hein, maréchal Burr ? » Burr baissa les yeux vers la table qu’il fixa d’un œil noir. « Un beau combat est un combat que l’on gagne, Votre Grandeur. Ils se sont fait massacrer. Seuls les cavaliers très chanceux et montant de bons chevaux ont réussi à s’échapper. Nous n’avons pas seulement à déplorer la regrettable disparition de nombreux hommes, mais aussi la perte de matériel et de vivres. Et ce, en quantités phénoménales, définitivement tombées aux mains de nos ennemis. Le plus ennuyeux, c’est la panique causée par cette défaite au sein de la population. Les routes, vitales pour notre armée, sont encombrées de réfugiés convaincus que Bethod va fondre sur leurs fermes, leurs maisons et leurs villages d’un instant à l’autre. C’est un véritable désastre. Peut-être le pire qu’ait eu à subir l’Union, de mémoire récente. On peut néanmoins en tirer des leçons. » Appuyant ses grandes mains avec fermeté sur la table, le maréchal Burr se pencha en avant. « Ce Bethod est prudent, intelligent, impitoyable. Il ne manque ni de chevaux, ni de fantassins, ni d’archers, et il est suffisamment organisé pour les utiliser conjointement. Il dispose d’excellents éclaireurs et de troupes très mobiles, probablement même plus mobiles que les nôtres, surtout dans une région aussi ingrate que celle dans laquelle nous évoluerons au nord de la province. Il a tendu un piège aux Angles et ceux-ci y sont tombés à pieds joints. Nous devrons agir de même avec lui. » Le général Kroy eut un rire sans joie. « Nous devrions donc redouter ces barbares, maréchal ? Serait-ce là votre conseil ? — Qu’a écrit Stolicus, déjà, général Kroy ? Ne crains pas ton ennemi, mais respecte-le. Je suppose que ce serait mon conseil, si je devais en donner un. » Par-dessus la table, Burr le regarda d’un air sévère. « Toutefois, je ne prodigue pas de conseils. Je donne des ordres. » À cette réprimande, Kroy tressaillit de contrariété, mais du moins en eut-il le bec cloué. Enfin, momentanément, songea West. Il savait que le général ne resterait pas silencieux bien longtemps. Il en était incapable. « Nous devons nous montrer prudents », poursuivit Burr, en s’adressant à tous les hommes présents. « Pour l’instant, nous possédons encore l’avantage. Nous disposons de douze régiments de la Garde royale, d’au moins autant d’hommes fournis par la noblesse, et des quelques Angles ayant échappé au carnage de Black Well. D’après les rapports, nos ennemis sont cinq fois plus nombreux, si ce n’est davantage. Cependant, nous sommes mieux équipés et mieux organisés qu’eux, et nos tactiques sont meilleures. Apparemment, les hommes du Nord n’ont aucune compétence en ce domaine. Malgré leur victoire écrasante, ils restent cantonnés au nord de la Cumnur et se contentent de lancer des raids et de perpétrer des saccages. Ils ne semblent pas pressés de traverser la rivière pour nous affronter ouvertement. — On ne peut guère les en blâmer, ces sales lâches », gloussa Poulder, qui récolta des murmures d’approbation de son état-major. « Ils regrettent sans doute déjà d’avoir franchi la frontière ! — Peut-être, murmura Burr. En tout cas, puisqu’ils ne viennent pas à nous, nous devrons passer la rivière afin de les pourchasser. Pour ce faire, le corps principal de notre armée sera divisé en deux : le général Kroy prendra le commandement du flanc gauche, le général Poulder, celui du droit. » Les deux hommes s’observèrent par-dessus la table avec la plus grande hostilité. « Nous remonterons la route depuis nos camps, ici, à Ostenhorm, et nous déploierons au-delà de la Cumnur ; là, j’espère que nous repérerons l’armée de Bethod et l’obligerons à se lancer dans une bataille décisive. — Avec tout le respect que j’ai pour vous… » l’interrompit le général, d’un ton indiquant qu’il n’en avait pas une once, « ne vaudrait-il pas mieux envoyer la moitié de nos troupes sur la route occidentale ? — À part un peu de fer, métal dont les hommes du Nord sont déjà bien pourvus, l’Ouest ne recèle pas grand-chose. La route côtière offre de meilleurs avantages : elle est plus proche de leurs voies d’approvisionnement et de leurs chemins de retraite. En outre, je ne veux pas que nos forces soient trop éparpillées. Nous ne connaissons toujours pas les effectifs exacts de Bethod. Si nous parvenons à l’amener à un affrontement, je veux être en mesure de rassembler nos hommes rapidement pour l’écraser. — Mais, maréchal ! » Kroy donna l’impression de s’adresser à un vieillard gâteux, malheureusement toujours en charge des affaires. « La route occidentale ne peut assurément rester sans surveillance ! — J’y arrivais, grogna Burr en se retournant vers la carte. Un troisième détachement, sous le commandement du prince héritier Ladisla, établira un camp sur la rive opposée de la Cumnur, avec pour mission de protéger la route occidentale. Il devra s’assurer que les hommes du Nord ne nous contournent pas subrepticement pour nous prendre à revers. Il demeurera au sud de la rivière, pendant que le gros des troupes se scindera en deux, avant de fondre sur l’ennemi. — Entendu, maréchal. » Kroy se cala sur sa chaise avec un soupir exagéré, comme pour montrer qu’il n’espérait pas de meilleure réponse, mais se devait de faire une tentative pour le bien de tous ; de son côté, son état-major manifesta sa désapprobation du plan avec force gloussements. « Eh bien, moi, je trouve ce projet excellent », annonça le général Poulder avec chaleur, en adressant un sourire affecté à Kroy, assis en face de lui. « Je l’approuve totalement, maréchal. Je suis à votre entière disposition et ce, lorsque bon vous plaira. Je vais faire en sorte que mes hommes soient prêts à partir dans dix jours. » Les membres de son état-major hochèrent la tête ou acquiescèrent en marmonnant. « Cinq conviendraient mieux », rectifia Burr. Le visage rond de Poulder se crispa d’énervement, mais le général se contrôla aussitôt. « Va pour cinq jours, maréchal. » Ce fut au tour de Kroy d’afficher un air satisfait. Pendant cet échange, le prince héritier avait louché vers la carte ; une expression perplexe était peu à peu apparue sur sa face outrageusement poudrée. « Maréchal Burr… intervint Ladisla, mon détachement devra suivre la route occidentale jusqu’à la rivière, c’est bien cela ? — Parfaitement, Votre Grandeur. — Mais nous ne devrons pas la franchir ! — Non, en effet, Votre Grandeur. — Notre rôle sera donc purement défensif ? » demanda-t-il en levant les yeux vers Burr d’un air chagrin. — Exactement. Purement défensif. » Ladisla fronça les sourcils. « Cette mission me semble bien insignifiante. » Ses courtisans ridicules s’agitèrent sur leurs chaises, grommelant leur mécontentement pour cette affectation si négligeable, en regard de leurs talents. « Une mission insignifiante ? Pardonnez-moi, Votre Grandeur, mais c’est tout le contraire ! Le pays des Angles est un territoire vaste et impénétrable. Les hommes du Nord nous échapperont peut-être ; si le cas se présente, tous nos espoirs reposeront sur vous. Votre tâche consistera à empêcher les ennemis de traverser la rivière et de menacer nos voies de ravitaillement, ou pire, de marcher sur Ostenhorm. » Burr se pencha et regarda le prince droit dans les yeux, en brandissant son poing d’un geste impérieux. « Vous serez notre roc, Votre Grandeur, notre pilier, la base de nos fondations ! Vous serez le gond sur lequel la porte reposera, une porte qui se refermera sur les envahisseurs et les boutera hors du pays des Angles ! » West était impressionné. L’assignation du prince était effectivement insignifiante, mais le maréchal aurait réussi à transformer une corvée de chiottes en un travail noble. « Parfait ! » s’exclama Ladisla. La plume de son chapeau battit les airs d’avant en arrière. « Le gond, bien sûr ! Merveilleux ! — Bon, s’il n’y a pas d’autres questions, Messieurs, nous avons du pain sur la planche… » Burr jeta un coup d’œil au demi-cercle de visages boudeurs. Personne ne répondit. « Alors, rompez. » Les membres des états-majors de Kroy et de Poulder échangèrent des regards glaciaux et s’empressèrent de quitter leurs places, afin de sortir les premiers. Les généraux se bousculèrent pour passer le seuil – pourtant suffisamment large pour deux –, ni l’un ni l’autre ne voulant tourner le dos à son rival, ni s’abaisser à le suivre. Dès qu’ils furent dans le couloir, ils se toisèrent, à la manière de coqs aux plumes hérissées. « Général Kroy, grinça Poulder avec un signe de tête hautain. — Général Poulder », siffla Kroy, en lissant son uniforme impeccable. Ils s’éloignèrent alors dans des directions opposées. Au moment où les derniers courtisans du prince sortaient avec nonchalance, s’apostrophant pour déterminer lequel d’entre eux possédait l’armure la plus coûteuse, West se leva, prêt à quitter les lieux. Il avait mille choses à faire, et il ne servait à rien de les différer. Malheureusement, avant d’avoir atteint la porte, il fut interpellé par le maréchal. « Voilà donc notre armée, hein, West ? Je vous jure que j’ai parfois l’impression d’être le père d’une tribu de fils querelleurs, sans une épouse pour le seconder. Poulder, Kroy et Ladisla ! » Il secoua la tête. « Mes trois commandants ! Ces trois hommes, sans exception, semblent croire que le but de cette affaire est de se mettre en avant ! Impossible de trouver dans l’Union tout entière un individu plus imbu de sa personne que l’un de ces trois-là. C’est un miracle de pouvoir les réunir dans la même pièce. » Il éructa soudain. « Maudite indigestion ! » West se creusa les méninges pour faire une remarque positive. « Au moins, Monsieur, le général Poulder paraît-il obéissant. » Burr renifla de mépris. « Paraît, oui, mais je lui fais encore moins confiance qu’à Kroy, enfin… si c’est possible. Kroy est prévisible. On peut compter sur lui pour ne pas rater une occasion de me contrer ou de s’opposer à moi. Alors que Poulder n’est pas fiable en quoi que ce soit. Il fera des simagrées, accumulera les flatteries, obéira à la lettre, jusqu’au moment où il trouvera la combine pour tirer avantage de la situation. Il se retournera alors contre moi avec une férocité redoublée, vous verrez. Les satisfaire tous les deux est impossible. » Il déglutit en faisant la grimace et se frotta l’estomac. « Mais tant que nous les maintiendrons tous deux insatisfaits, il nous reste une chance. La seule chose dont nous pouvons nous réjouir, c’est que la haine qu’ils se vouent l’un l’autre est bien plus farouche que celle qu’ils éprouvent à mon égard. » Burr se rembrunit davantage. « Ils me devançaient tous deux largement dans la file des gens qui briguaient ma place. Le général Poulder est un vieil ami de l’Insigne Lecteur, vous savez. Kroy, lui, est le cousin du Juge Suprême Marovia. À la vacance du poste de maréchal, le Conseil Restreint a été incapable de les départager. Ils se sont résolus à me choisir par défaut, et à contrecœur. Un provincial lourdaud, hein, West ? Voilà ce que je représente à leurs yeux. Un lourdaud efficace, sur lequel on peut compter, mais un lourdaud tout de même. Je suppose que si Kroy ou Poulder venait à disparaître, je serais remplacé dès le lendemain par le survivant. Difficile d’imaginer une position plus grotesque pour un maréchal, sauf si on y ajoute le prince héritier, évidemment ! » West manqua de défaillir. Comment sortir de ce cauchemar ? « Le prince Ladisla est… enthousiaste ? avança-t-il. — Que serais-je sans vous et votre optimisme à toute épreuve ? » Burr laissa échapper un rire amer. « Enthousiaste ! Il vit dans un rêve ! Il s’y complaît. On l’a choyé et gâté sa vie durant ! Ce garçon et le monde sont complètement étrangers l’un à l’autre ! « Voilà donc notre armée, hein, West ? Je vous jure que j’ai parfois l’impression d’être le père d’une tribu de fils querelleurs, sans une épouse pour le seconder. Poulder, Kroy et Ladisla ! » Il secoua la tête. « Mes trois commandants ! Ces trois hommes, sans exception, semblent croire que le but de cette affaire est de se mettre en avant ! Impossible de trouver dans l’Union tout entière un individu plus imbu de sa personne que l’un de ces trois-là. C’est un miracle de pouvoir les réunir dans la même pièce. » Il éructa soudain. « Maudite indigestion ! » West se creusa les méninges pour faire une remarque positive. « Au moins, Monsieur, le général Poulder paraît-il obéissant. » Burr renifla de mépris. « Paraît, oui, mais je lui fais encore moins confiance qu’à Kroy, enfin… si c’est possible. Kroy est prévisible. On peut compter sur lui pour ne pas rater une occasion de me contrer ou de s’opposer à moi. Alors que Poulder n’est pas fiable en quoi que ce soit. Il fera des simagrées, accumulera les flatteries, obéira à la lettre, jusqu’au moment où il trouvera la combine pour tirer avantage de la situation. Il se retournera alors contre moi avec une férocité redoublée, vous verrez. Les satisfaire tous les deux est impossible. » Il déglutit en faisant la grimace et se frotta l’estomac. « Mais tant que nous les maintiendrons tous deux insatisfaits, il nous reste une chance. La seule chose dont nous pouvons nous réjouir, c’est que la haine qu’ils se vouent l’un l’autre est bien plus farouche que celle qu’ils éprouvent à mon égard. » Burr se rembrunit davantage. « Ils me devançaient tous deux largement dans la file des gens qui briguaient ma place. Le général Poulder est un vieil ami de l’Insigne Lecteur, vous savez. Kroy, lui, est le cousin du Juge Suprême Marovia. À la vacance du poste de maréchal, le Conseil Restreint a été incapable de les départager. Ils se sont résolus à me choisir par défaut, et à contrecœur. Un provincial lourdaud, hein, West ? Voilà ce que je représente à leurs yeux. Un lourdaud efficace, sur lequel on peut compter, mais un lourdaud tout de même. Je suppose que si Kroy ou Poulder venait à disparaître, je serais remplacé dès le lendemain par le survivant. Difficile d’imaginer une position plus grotesque pour un maréchal, sauf si on y ajoute le prince héritier, évidemment ! » West manqua de défaillir. Comment sortir de ce cauchemar ? « Le prince Ladisla est… enthousiaste ? avança-t-il. — Que serais-je sans vous et votre optimisme à toute épreuve ? » Burr laissa échapper un rire amer. « Enthousiaste ! Il vit dans un rêve ! Il s’y complaît. On l’a choyé et gâté sa vie durant ! Ce garçon et le monde sont complètement étrangers l’un à l’autre ! — Doit-on vraiment lui octroyer ce commandement, Monsieur ? » Le maréchal passa ses doigts boudinés sur ses yeux. « Oui, malheureusement. Les membres du Conseil Restreint se sont montrés inflexibles à ce sujet. Ils ont conscience de la santé précaire du roi et savent que ses sujets considèrent son héritier comme un parfait idiot, doublé d’un gaspilleur. Ils espèrent que nous remporterons une grande victoire et qu’ils pourront la porter au crédit du prince. Ils le rapatrieront alors à Adua, auréolé de l’éclat du champ de bataille, prêt à devenir le genre de souverain que les paysans adulent. » Marquant une courte pause, Burr se plongea dans la contemplation du sol. « J’ai fait de mon mieux pour tenir Ladisla à l’abri des ennuis. Je le place en un lieu où, je pense, les ennemis sont absents et où, avec un peu de chance, ils n’iront jamais. La guerre, toutefois, est imprévisible. Ladisla pourrait être amené à combattre. Voilà pourquoi j’ai besoin que quelqu’un veille sur lui. Quelqu’un d’expérimenté. Quelqu’un d’aussi tenace et dur au labeur que sa parodie d’état-major est molle et paresseuse. Quelqu’un qui pourrait empêcher le prince de faire un faux pas. » Il regarda West par-dessous ses sourcils broussailleux. Les entrailles de ce dernier se contractèrent cruellement. « Moi ? — J’en ai peur. Je préférerais de loin vous garder à mes côtés, mais le prince a exigé votre présence. — Ma présence, Monsieur ? Mais je n’ai rien d’un courtisan ! Je ne suis même pas noble ! » Burr eut un reniflement de mépris. « À part moi, Ladisla est sûrement le seul de toute cette armée à se moquer de vos origines. Il est l’héritier du trône ! Noble ou gueux, nous sommes tous à égalité en ce qui concerne notre condition, bien inférieure à la sienne ! — Pourquoi moi ? — Parce que vous êtes un guerrier. Vous avez été le premier à franchir la brèche d’Ulrioch, parmi d’autres exploits. Vous avez connu l’action, et plus qu’à votre tour… Vous avez une réputation de combattant, West, et le prince désire s’en forger une, lui aussi. Voilà pourquoi il vous a choisi. » Burr sortit une lettre de sa veste et la lui tendit. « Peut-être cela fera-t-il passer la pilule plus aisément ! » West brisa le sceau, déplia le papier épais et parcourut les quelques lignes rédigées d’une écriture régulière. Quand il eut achevé sa lecture, il recommença à les lire pour s’assurer d’avoir bien compris, puis releva la tête. « C’est une promotion. — Je sais de quoi il s’agit. J’en suis à l’origine. Peut-être vous prendront-ils plus au sérieux, avec une étoile supplémentaire sur votre uniforme ! ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, vous la méritez. — Merci, Monsieur, souffla West abasourdi. — Et pourquoi donc ? Le pire des postes de l’armée ? » Burr éclata de rire et lui donna une tape amicale sur l’épaule. « Vous me manquerez. Ça, c’est un fait. J’ai prévu d’aller inspecter le premier régiment. J’ai toujours pensé qu’il était bon pour un commandant de se montrer à ses troupes. Voulez-vous vous joindre à moi, colonel ? » Le temps que leurs montures franchissent les portes de la ville, la neige s’était mise à tomber. Le vent faisait voleter des flocons blancs qui fondaient dès qu’ils touchaient le sol, les arbres, le pelage du cheval de West et l’armure des soldats qui les suivaient. « La neige, marmonna Burr par-dessus son épaule. La neige tombe déjà. N’est-ce pas un peu tôt ? — Si, Monsieur, mais le temps s’est beaucoup rafraîchi. » West retint ses rênes d’une main et ajusta de l’autre le col de son manteau autour de son cou. « Il fait plus froid que d’habitude, pour une fin d’automne. — Il fera sacrément plus froid au nord de la Cumnur, j’imagine. — Oui, Monsieur, et la température ne risque pas de remonter de si tôt. — L’hiver pourrait être rude, hein, colonel ? — Sûrement, Monsieur. » Colonel ? Colonel West ? L’association de ces deux mots résonnait étrangement à ses oreilles. Qui aurait pu penser qu’un roturier irait aussi loin ? Pas lui, en tout cas. « Un hiver long et rude, rêvassait Burr. Nous devons rattraper Bethod rapidement. Le rattraper et l’anéantir, avant de tous mourir gelés. » Il fronça les sourcils en regardant les arbres défiler de chaque côté, conserva la même moue en contemplant les flocons qui tourbillonnaient autour d’eux et en jetant un rapide coup d’œil à West. « De mauvaises routes, un mauvais sol, du mauvais temps. Pas la situation idéale, hein, colonel ? — Non, Monsieur », dit West, maussade. Sa propre situation, cependant, l’inquiétait davantage. « Allons, ça pourrait être pire. Pensez que vous serez cantonné, bien au chaud, au sud de la rivière ! Vous n’apercevrez probablement pas un seul homme du Nord de tout l’hiver. J’ai entendu dire que le prince et sa suite mangeaient divinement. Ce sera nettement mieux que d’avancer à l’aveuglette dans la tourmente, en compagnie de Poulder et de Kroy. » Burr se retourna pour observer les gardes qui trottinaient derrière eux à distance respectable. « Vous savez, lorsque j’étais encore un jeune homme, avant qu’on ne me fasse l’honneur de diriger l’armée du roi, j’adorais monter à cheval. Je parcourais des lieues et des lieues au galop. Cela me donnait l’impression d’être… vivant. Ces derniers temps, je n’en ai pas vraiment le loisir. Donner des instructions, fournir des documents, m’asseoir à des tables pour discuter, constituent mes principales occupations, à présent. Parfois, on a juste envie de chevaucher, n’est-ce pas, West ? — Oui, évidemment, Monsieur, mais ne vaudrait-il pas mieux… — Hue ! » Le maréchal éperonna sa monture de toutes ses forces. L’animal se mit à filer sur la piste, projetant des gerbes de boue avec ses sabots. West le regarda détaler, bouche bée, avant de réagir. « Merde ! » maugréa-t-il. Ce vieil idiot entêté risquait de se faire désarçonner et de se rompre le cou. Qu’adviendrait-il d’eux, dans ce cas ? Le prince Ladisla serait obligé de prendre le commandement… West frissonna à cette idée et, d’un coup de talon, contraignit lui aussi son cheval à galoper. Que pouvait-il faire d’autre ? Il voyait fugitivement les arbres dressés de chaque côté de la route passer à toute vitesse. Les martèlements des sabots et les cliquetis du harnais lui emplissaient les oreilles. Le vent s’engouffrait dans sa bouche, irritait ses yeux. Les flocons de neige tombaient droit sur lui. West regarda brièvement par-dessus son épaule. Les gardes restaient à proximité l’un de l’autre ; leurs chevaux se frôlaient, au petit trot, loin derrière lui. Il s’efforça de ne pas se laisser distancer, tout en essayant de rester en selle. Il n’avait pas monté de cette façon depuis des années ; la dernière fois, c’était pour traverser une plaine aride, talonné par une horde de cavaliers gurkhiens. Il n’avait pas été plus effrayé qu’en ce moment précis. Ses mains agrippaient les rênes, au point d’en être douloureuses, son cœur battait à tout rompre, sous l’effet de la peur et de l’excitation. Il se rendit compte qu’il souriait. Burr avait raison. Cette chevauchée lui donnait l’impression d’être vivant. Le maréchal ayant ralenti, West obligea sa monture à l’imiter quand il parvint à sa hauteur. Il riait désormais et percevait les gloussements de Burr trottant à ses côtés. Il n’avait pas ri ainsi depuis des mois. Peut-être même des années… il ne s’en souvenait plus. Il remarqua tout à coup quelque chose du coin de l’œil. Il sentit alors une secousse des plus désagréables, suivie d’une douleur écrasante au niveau de la poitrine. Sa tête fut projetée en avant, ses rênes, arrachées de ses mains. Tout bascula. Son cheval disparut et West se mit à rouler indéfiniment sur le sol. Lorsqu’il essaya de se relever, le monde tanguait autour de lui. Il distinguait des arbres, un ciel blanc, un cheval qui agitait ses jambes avec frénésie, projetant des giclées de gadoue. Il trébucha avant de s’étaler à plat ventre ; une eau boueuse s’insinua dans sa bouche ouverte. Quelqu’un l’aida à se redresser, en le tirant sans ménagement par son manteau, et l’entraîna dans la forêt. « Non », haleta-t-il. Il suffoquait presque, tant la douleur dans sa poitrine était pénible. Il n’y avait aucune raison d’aller par là… Une ligne noire entre les arbres. Il tituba, se plia en deux, se prit les pieds dans les pans de son manteau et continua d’avancer dans le sous-bois, faisant crisser le givre. Une corde, installée en travers de la route, avait été tendue à leur passage. Quelqu’un le traînait et le portait à la fois. La tête lui tournait ; il avait perdu son sens de l’orientation. Un piège… West chercha son épée avec maladresse. Il mit un moment à comprendre que son fourreau était vide. Des hommes du Nord. West sentit son estomac se nouer. Des hommes du Nord les avaient capturés, Burr et lui. Des assassins envoyés par Bethod pour les tuer. Quelque part au-delà des arbres, un bruit de course lui parvint. Les gardes poursuivaient leur chemin. S’il arrivait à leur faire signe… « Par ici… » héla-t-il d’une voix rauque, pitoyable, avant qu’une main sale ne s’écrase sur sa bouche et que son propriétaire ne le tire à l’écart, dans la forêt humide. Il se débattit de son mieux, sans la moindre énergie. À travers les arbres, il vit passer les gardes, à une douzaine de pas de lui. Mais il était impuissant. Il mordit la main de toutes ses forces ; elle ne fit que le serrer davantage, comprimant sa mâchoire, écrasant ses lèvres. Il sentit le goût du sang. Le sien peut-être, ou celui de la main. Les bruits des chevaux des soldats s’estompèrent, puis disparurent. La peur lui serra de nouveau les entrailles. La main le relâcha et le poussa. Il s’affala sur le dos. Un visage flou se matérialisa peu à peu au-dessus de lui. Un visage dur, émacié, aux traits grossiers, aux cheveux noirs, coupés ras, aux yeux froids et fades, mais débordants de fureur, aux dents serrées en un rictus animal. Le visage se détourna et l’homme cracha par terre. Il lui manquait une oreille de ce côté-là. Seuls subsistaient un bourrelet rose et un trou. West n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi hideux. Tout, en lui, reflétait la violence. Il paraissait assez robuste pour le briser en deux… et plus que désireux de le faire. Du sang s’égouttait du bout de ses doigts sur le sol de la forêt. Dans son autre poing, il tenait une bonne longueur de bois poli. West la suivit des yeux, horrifié. À son extrémité était fichée une lourde lame courbe, rutilante. Une hache. Il s’agissait donc bien d’un homme du Nord ! Rien à voir avec les ivrognes qui roulaient dans les caniveaux d’Adua. Non, il ressemblait à ceux dont sa mère lui parlait pour l’effrayer, lorsqu’il était enfant. Un homme dont le travail, le passe-temps et le but étaient de tuer. Pétrifié d’horreur, West lorgna alternativement la lame imposante et les yeux durs de son agresseur. C’en était fini de lui. Il allait mourir dans cette forêt glaciale, mourir dans la boue, comme un chien. Pris d’une brusque envie de courir, il se releva en s’aidant d’une main et regarda derrière lui. Pas moyen de s’échapper par là : un autre homme se déplaçait entre les arbres et venait dans leur direction. Un homme gigantesque, à la barbe fournie, avec une épée dépassant de son dos. Il portait un enfant dans ses bras. West cligna des paupières pour tenter de recouvrer ses esprits et ramener l’inconnu à une échelle normale. C’était le plus grand homme qu’il eût jamais vu, et l’enfant n’était autre que… le maréchal Burr. Le géant déposa son fardeau, comme s’il s’était agi d’un vulgaire fagot. Burr leva les yeux vers lui et rota. West grinça des dents. Chevaucher ainsi ! À quoi avait pensé ce vieux fou ? Il allait réussir à les faire tuer tous les deux. Cela lui donnait-il encore l’impression d’être vivant ? Ni lui ni son compagnon ne survivraient une heure de plus. Il devait se battre. C’était peut-être sa dernière chance. Même s’il n’avait rien pour se défendre. Mieux valait mourir de cette façon qu’à genoux par terre. Il essaya de mobiliser sa colère. Habituellement, quand il voulait se maîtriser, rien ne pouvait l’empêcher de sortir de ses gonds. Là, il ne se passait rien. Il ne ressentait qu’un immense désespoir, une terrible impuissance, qui alourdissaient tous ses membres. Tu parles d’un héros ! D’un fier guerrier ! Il fit de son mieux pour ne pas pisser dans son froc. Ah ça, il était parfaitement capable de cogner sur une femme ! Capable de saisir sa sœur à la gorge, au risque de l’étrangler ! À ce souvenir, il faillit s’étouffer de honte et de dégoût, alors même qu’il sentait sa dernière heure venue. Il s’était imaginé qu’il ferait amende honorable plus tard. Sauf qu’il n’en aurait plus l’occasion. Sa fin était proche. Des larmes lui montèrent aux yeux. « Désolé, marmonna-t-il pour lui-même. Je suis désolé. » Il ferma les paupières et attendit le coup fatal. « Y a pas de quoi, l’ami, je pense qu’on l’a déjà mordu plus fort que ça ! » Un nouvel homme du Nord avait émergé d’entre les arbres. Il vint s’accroupir près de West. Maigre, avec des cheveux crasseux qui pendaient le long de son visage décharné. Des yeux vifs et noirs. Un regard intelligent. Il se fendit d’un sourire mauvais, qui n’eut rien de rassurant, dévoilant deux rangées de dents jaunes et pointues. « Assieds-toi, dit-il avec un accent si prononcé que West le comprit à peine. Assieds-toi et reste tranquille, ça vaut mieux. » Un quatrième larron se tenait debout, entre Burr et lui. Un homme de forte carrure, aux poignets aussi épais que les chevilles de West. Sa barbe et ses cheveux emmêlés étaient parsemés de fils gris. Leur chef, apparemment, vu comment les autres s’écartèrent pour lui faire de la place. Baissant les yeux vers West, il l’examina d’un air pensif, comme quelqu’un qui observerait une fourmi en se demandant s’il fallait ou non l’écraser sous le talon de sa botte. « Lequel est Burr, à votre avis ? baragouina-t-il dans sa langue maternelle. — C’est moi », répondit West. Il devait protéger le maréchal. Il devait le faire. Il se remit debout maladroitement, sans réfléchir. Encore étourdi par sa chute, il dut se raccrocher à une branche pour ne pas retomber. « C’est moi. » Le vieux guerrier l’examina longuement de la tête aux pieds. « Toi ? » s’exclama-t-il, avant d’éclater d’un rire grave, retentissant, aussi menaçant qu’une tempête dans le lointain. « Oh, ça me plaît ! Ça ma plaît bien ! » Il se tourna vers le plus hideux de ses compagnons. « Tu vois ? Je croyais t’avoir entendu dire que ces gens du Sud n’avaient pas de cran ! — J’ai dit qu’ils avaient pas de cervelle. » L’homme qui n’avait plus qu’une oreille gratifia West d’un regard féroce de chat affamé face à un oiseau. « Et va falloir qu’on m’prouve le contraire. — Moi, je pense qu’il s’agit de celui-ci. » Le chef fixait Burr. « C’est toi, Burr ? » s’enquit-il dans la langue commune. Le maréchal regarda d’abord West, puis les imposants hommes du Nord, avant de se redresser avec lenteur et de lisser son uniforme, tel un homme se préparant à mourir avec dignité. « Oui, c’est moi, et je n’ai pas l’intention de vous laisser vous amuser à nos dépens. Si vous voulez nous tuer, faites-le sans tarder. » West demeura à sa place. À quoi bon faire preuve de dignité, désormais ! Il avait déjà l’impression de sentir la froide morsure de la hache dans son crâne. L’homme du Nord, à la barbe émaillée de fils gris, se contenta cependant de sourire. « Je comprends votre méprise. Nous sommes navrés de vous avoir effrayés, mais nous ne sommes pas ici pour vous tuer. Nous voulons simplement vous aider. » West s’efforça de bien saisir le sens de ses paroles. Burr, également. « Nous aider ? — Pas mal de gens dans le Nord haïssent Bethod. Ceux qui se plient contre leur gré sont nombreux ; ceux qui s’y refusent aussi. On appartient à cette catégorie. Ça fait longtemps que le feu couve entre nous et ce salaud. Et on a décidé de mettre un terme à notre désaccord, ou de mourir en essayant. Il nous est impossible de le combattre seuls. Alors, quand on a entendu dire que vous vous opposiez à lui, on s’est dit qu’on pouvait se joindre à vous. — Vous joindre à nous ? — On a parcouru une sacrée distance dans ce but, et d’après ce qu’on a vu en chemin, vous avez bien besoin de nous. Pourtant, quand on s’est présentés à vos hommes, ils nous ont rembarrés. — Ils ont même été plutôt grossiers, renchérit le maigrichon accroupi près de West. — En effet, Renifleur, en effet. Mais on n’est pas du genre à se laisser effaroucher par un peu de grossièreté. Voilà comment j’ai eu l’idée de parler avec toi, de chef à chef, pourrait-on dire. » Burr regarda West avec incrédulité. « Ils veulent se battre à nos côtés », dit-il. West lui rendit son regard en clignant des paupières ; il s’efforçait encore d’intégrer le fait qu’il survivrait à cette journée. Celui qui répondait au nom de Renifleur lui tendit une épée par le pommeau. Il mit un moment à comprendre qu’il s’agissait de la sienne. « Merci, marmonna-t-il en s’en emparant avec maladresse. — On est cinq, reprit leur chef, tous des hommes renommés, tous des vétérans. On a combattu Bethod et on s’est aussi battus pour lui dans le Nord tout entier. Peu de gens connaissent son style mieux que nous. On sait observer et tendre des pièges, comme tu as pu le constater. On ne rechignera devant aucune tâche qui en vaut la peine et on accomplira toutes celles qui causeront du tort à Bethod. Alors, qu’en dis-tu ? — Eh bien… euh… » murmura Burr, en caressant son menton d’un doigt. « Vous êtes vraiment une bande… » Là, il s’interrompit pour passer en revue les visages durs, sales et balafrés qui l’entouraient. « … Une bande d’hommes indispensables. Comment pourrais-je résister à une offre aussi bien tournée ? — Bon, je ferais mieux de passer aux présentations. Voici Renifleur. — C’est moi », grogna le maigrichon aux dents pointues, affichant de nouveau son sourire inquiétant. « Ravi de te rencontrer. » Il attrapa la main de West et la serra jusqu’à en faire craquer ses articulations. Séquoia pointa son pouce vers le gaillard hideux, le possesseur de la hache, celui à qui il manquait une oreille. « Ce garçon sympathique, c’est Dow le Sombre. J’aimerais pouvoir dire qu’il se bonifie avec le temps, mais ce n’est pas le cas. » Dow se retourna et cracha de nouveau par terre. « Le grand, là, c’est Tul Duru. On l’appelle aussi Tête-de-Tonnerre. Et enfin, plus loin, sous les arbres, se trouve Harding le Sinistre. Il surveille vos chevaux. Mais qu’il soit ici ou pas ne change rien, il n’aurait pas grand-chose à dire. Et vous ? — Je suis Rudd Séquoia. Le chef de cette petite troupe, conformément à la volonté de notre ancien chef qui, lui, est retourné à la boue. — Retourné à la boue, oui, je vois. » Burr inspira profondément. « Bon, eh bien, à l’avenir, vous dépendrez du colonel West. Je suis sûr qu’il vous trouvera de quoi manger, un endroit où dormir et du travail. — Moi ? » fit West, dont l’épée oscillait toujours entre ses mains. « Parfaitement. » Le maréchal Burr esquissa un petit sourire. « Nos nouveaux alliés devraient trouver leur place au milieu de la cour du prince Ladisla ! » West hésita entre rire et larmes. Au moment où il commençait à penser que sa position ne pouvait se détériorer, il se retrouvait avec cinq sauvages sur les bras. Séquoia parut satisfait de cet arrangement. « Bon », dit-il en hochant lentement la tête, en signe d’acquiescement. « Alors, voilà une affaire réglée. — Entendu comme ça », approuva Renifleur, dont le rictus s’élargit. Celui qu’ils appelaient Dow le Sombre adressa un long regard froid à West. « Maudite Union », grommela-t-il. Interrogations À l’attention de Sand dan Glotka, Supérieur de Dagoska. Strictement confidentiel. Vous embarquerez immédiatement et prendrez le commandement de l’inquisition de la ville de Dagoska. Vous déterminerez ce qu’il est advenu de votre prédécesseur, le Supérieur Davoust. Vous enquêterez en suivant la piste de ses soupçons concernant une probable conspiration, peut-être au sein même du conseil municipal. Vous interrogerez les membres dudit conseil et mettrez au jour tout comportement déloyal. Punissez la trahison sans montrer une once de clémence, mais assurez-vous de disposer de preuves solides. Nous ne pouvons nous permettre de nouvelles bévues. Les soldats gurkhiens se ruent déjà vers la péninsule, prêts à profiter de la moindre faiblesse. Les régiments royaux étant tous mobilisés au pays des Angles, en cas d’attaque, vous ne pourrez compter sur aucune aide de leur part. Vous devrez donc vérifier que les fortifications de la ville sont solides et les provisions suffisantes pour tenir un siège. Vous me tiendrez informé de vos progrès par un courrier régulier. Par-dessus tout, vous ferez en sorte que Dagoska ne tombe pas aux mains clés Gurkhiens, et ce, sous aucun prétexte. Ne trahissez pas ma confiance. Sult Insigne Lecteur de l’inquisition de Sa Majesté. Après avoir soigneusement replié la missive, Glotka la glissa dans sa poche et s’assura, une fois de plus, que l’assignation royale y était toujours en sûreté, avec elle. Maudite paperasse. Cet imposant document avait pesé lourd dans son manteau depuis que l’Insigne Lecteur le lui avait remis. Il le sortit et le fit tourner entre ses doigts. La feuille d’or qui ornait le sceau royal carmin scintilla sous le soleil éclatant. Une simple feuille de papier qui vaut pourtant plus que de l’or. Qui n’a pas de prix. Grâce à elle, je parle au nom du roi. Je suis l’homme le plus puissant de Dagoska, j’ai même plus d’importance que le gouverneur lui-même. Tous devront m’écouter et m’obéir. Enfin, tant que je suis en vie ! Le voyage n’avait rien eu d’agréable. Un bateau de taille modeste sur une mer Circulaire agitée pendant toute la traversée. La cabine de Glotka était minuscule, hermétique, aussi étouffante qu’un four. Un four oscillant avec frénésie, jour et nuit. Quand il n’essayait pas de picorer du gruau dans un bol en perpétuel mouvement, il vomissait le peu de nourriture qu’il avait réussi à ingurgiter. Mais au moins, sous le pont, sa jambe perdue n’allait pas se dérober sous lui, au risque de l’envoyer par-dessus bord. Non, le voyage n’a rien eu d’agréable. Il était néanmoins terminé. L’embarcation se faufilait justement vers sa borne d’amarrage, au milieu des quais fourmillant d’activité. Les marins se débattirent avec l’ancre et lancèrent des cordes en direction du débarcadère. Enfin, la passerelle fut tirée jusqu’à la grève poussiéreuse. « Bon, je vais aller m’offrir un verre, annonça le Tourmenteur Severard. — Prends quelque chose de corsé, mais tâche de venir me rejoindre un peu plus tard. On a du travail, demain. Beaucoup de travail. » Quand le Tourmenteur hocha la tête, ses cheveux filasse balayèrent son visage mince. « Oh, n’ayez aucune inquiétude, je ne vis que pour servir. » J’en doute ! Severard s’éloigna avec nonchalance, en sifflotant une mélodie pleine de fausses notes, descendit la passerelle bruyamment et, une fois à terre, ne tarda pas à disparaître entre les bâtiments noirs de crasse du bord de mer. Glotka observa l’étroite planche de bois d’un œil circonspect, empoigna le pommeau de sa canne, passa sa langue sur ses gencives édentées et se prépara à affronter l’obstacle. Un acte véritable d’héroïsme et d’altruisme. Il se demanda brièvement s’il ne serait pas plus intelligent de ramper à plat ventre. Cela diminuerait mes chances de mourir noyé, mais ce ne serait pas franchement convenable, n’est-ce pas ? Le redoutable Supérieur de l’inquisition de la ville a glissé vers ses nouvelles fonctions… sur l’estomac ! « Vous voulez de l’aide ? » Accoudée au bastingage, le Tourmenteur Vitari lui jeta un regard en coin. Elle semblait avoir passé la journée à lézarder ; elle n’était visiblement pas dérangée par le roulis et savourait cette chaleur éprouvante autant que Glotka la détestait. Difficile de pouvoir juger de son expression derrière son masque noir. Mais je parie qu‘elle sourit. Je suis même sûr qu’ elle a déjà préparé son premier rapport pour l’Insigne Lecteur : l’estropié a passé presque tout le voyage sous le pont à vomir. À notre arrivée à Dagoska, on a dû le descendre à terre avec la cargaison. Il est déjà la risée de tous… « Sûrement pas ! » répliqua sèchement Glotka et, résolu, il clopina vers la planche. Quand il posa le pied droit dessus, celle-ci vacilla dangereusement ; avec un pincement au cœur, Glotka prit conscience de l’eau gris-vert qui clapotait sur les pierres vaseuses du quai, loin en dessous de lui. On a repêché un corps flottant près des docks… Il réussit néanmoins à la franchir sans encombre, tramant sa jambe impotente derrière lui. Lorsqu’il atteignit enfin les pavés poussiéreux de la terre ferme, il ressentit une bouffée de fierté. Quelle absurdité ! Comme si j’avais déjà battu les Gurkhiens et sauvé cette cité, alors que je n’ai fait que trois pas en boitant. Lui qui avait fini par s’habituer au tangage du bateau subit un nouvel affront : l’immobilité du sol lui donna le vertige et lui retourna l’estomac, et la puanteur des docks ajouta à son malaise. Après s’être obligé à avaler une gorgée de salive aigre, il ferma les yeux et offrit son visage au ciel sans nuages. Bon sang, ce qu’il fait chaud ! Glotka avait oublié à quel point le Sud pouvait être étouffant. Malgré l’approche de la fin de l’année, le soleil n’avait rien perdu de son ardeur. Glotka sentait la sueur ruisseler sous son long manteau noir. Les habits de l’inquisition sont peut-être efficaces pour inspirer la terreur aux suspects, mais ils s’avèrent complètement inadaptés aux climats chauds. Le Tourmenteur Frost souffrait encore plus. Le gigantesque albinos avait protégé la moindre parcelle de sa peau laiteuse : il n’avait pas hésité à enfiler des gants et à se coiffer d’un chapeau à large bord. Il jeta un coup d’œil au ciel éclatant ; aussitôt, ses yeux rouges se plissèrent de méfiance et de douleur. Sur son gros visage blanc, la sueur perlait autour de son masque noir. Vitari leur jeta un coup d’œil critique. « Vous devriez sortir plus souvent, tous les deux ! » grommela-t-elle. Engoncé dans les habits de l’inquisition, un homme les attendait à l’extrémité du ponton. Bien que protégé par l’ombre d’un mur délabré, il transpirait abondamment. De grande taille, il avait des yeux globuleux et un nez rouge qui pelait, à la suite d’un coup de soleil. Le comité d’accueil ? Vu son effectif réduit, j’ai dans l’idée que je ne suis pas le bienvenu. « Je m’appelle Harker, je suis l’inquisiteur en chef de la ville. — Jusqu’à mon arrivée, dit Glotka d’un ton sec. De combien d’hommes disposez-vous ? » L’Inquisiteur fronça les sourcils. « Quatre Inquisiteurs et une vingtaine de Tourmenteurs. — Bien peu, pour protéger une ville d’une telle ampleur contre d’éventuels traîtres. » La moue de Harker s’amplifia. « Nous nous sommes toujours débrouillés. » Oui, en effet ! Vous avez même réussi à égarer votre Supérieur. « C’est la première fois que vous venez à Dagoska ? — J’ai déjà séjourné dans le Sud. » Les meilleurs moments de ma vie, et les pires. « J’étais dans le Gurkhul pendant la guerre. Je suis allé à Ulrioch. » J’ai vu la ville en ruine, après que nos troupes l’ont incendiée. « Et je suis resté deux ans à Shaffa. » Si l’on tient compte de mon emprisonnement dans les geôles de l’empereur. Deux ans dans une chaleur étouffante et une obscurité permanente. Deux ans d’enfer. « Mais je n’étais encore jamais venu à Dagoska. — Hum », fit Harker, avec un reniflement qui traduisait son indifférence. « Vos appartements se trouvent dans la Citadelle. » Il indiqua de la tête l’immense piton rocheux qui surplombait la ville. Évidemment ! Et j’imagine qu’ils se situent au dernier étage du bâtiment le plus élevé ! « Je vais vous y conduire. Le gouverneur Vurms et le conseil municipal doivent être impatients de faire la connaissance de leur nouveau Supérieur. » Il se retourna, affichant une expression empreinte d’amertume. Tu penses que cette fonction aurait dû te revenir, n’est-ce pas ? Je suis ravi de te décevoir. Harker prit la direction de la ville avec empressement. Le Tourmenteur Frost le suivit avec peine ; son cou épais rentré dans ses larges épaules courbées, il s’ingéniait à rester à l’abri, dans l’ombre, comme si le soleil dardait sur lui de minuscules aiguillons. Vitari, elle, zigzaguait le long de la route poudreuse, comme une danseuse dans une salle de bal, et jetait des coups d’œil à travers les fenêtres ou inspectait les ruelles transversales. Glotka, tenace, se traînait derrière eux, sa jambe gauche commençant à lui cuire dans l’effort imposé. L’estropié n’a claudiqué que brièvement dans la cité, avant de tomber face contre terre. Il a dû être porté sur une civière pendant le reste du trajet, couinant comme un porc qu’on égorge et quémandant de l’eau sous les yeux ébahis des habitants qu’on l’avait envoyé terroriser… Retroussant les lèvres, Glotka enfonça les quelques dents qui lui restaient dans ses gencives nues et s’obligea à ne pas se laisser distancer. Le pommeau de sa canne lui entamait la main, sa colonne vertébrale cliquetait douloureusement à chacun de ses pas. « Voici la ville basse, grommela Harker par-dessus son épaule. Là ou vivent les indigènes. » Une concentration géante et étouffante de taudis insalubres et pestilentiels. Les habitations étaient minables et mal entretenues : vulgaires cabanes de plain-pied, tas branlants de briques en boue à moitié cuite. Les gens, pauvrement vêtus, avaient la peau sombre et semblaient affamés. Une femme squelettique les épia du seuil de sa porte. S’aidant de béquilles tordues, un vieil unijambiste les croisa, en cheminant cahin-caha. Dans une ruelle proche, des enfants en guenilles s’égaillèrent parmi des monceaux d’immondices. L’air était saturé d’une puanteur de pourriture et d’égout. Ou de manque d’égout. Des mouches bourdonnaient un peu partout. De grosses mouches agacées. Les seules créatures prospères en ces lieux. « Si j’avais su que cet endroit était aussi plaisant, je serais venu plus tôt, déclara Glotka. On dirait que les Dagoskiens ont bien fait de rejoindre l’Union, n’est-ce pas ? » Son trait d’ironie échappa à Harker. « Oui, en effet. Pendant la courte période durant laquelle ils ont contrôlé la ville, les Gurkhiens ont réduit de nombreux notables à l’esclavage. Aujourd’hui, grâce à l’Union, ceux-ci sont libres de vivre et de travailler à leur guise. — Libres, hein ? » Voilà donc à quoi ressemble la liberté ! Glotka observa un groupe d’indigènes maussades rassemblés autour d’une échoppe chichement achalandée de fruits blets et de rebuts tapissés d’œufs de mouches. « — Eh bien, oui, pour la plupart. » Harker se renfrogna. « À son arrivée, l’Inquisition a dû éliminer certains fauteurs de troubles. Puis, il y a trois ans, ces porcs ingrats ont fomenté une rébellion. » Alors que nous leur avons généreusement octroyé le droit de vivre comme des animaux dans leur propre cité ? Comme c’est choquant ! « Nous les avons matés, bien sûr, mais ils ont causé de nombreux dégâts. Après cela, on leur a interdit de porter des armes et refusé l’accès de la ville haute, où vivent la plupart des Blancs. Depuis, les choses se sont un peu calmées. C’est une belle démonstration de l’efficacité de la fermeté, indispensable quand on traite avec des sauvages. — Ils ont pourtant bâti des fortifications impressionnantes, pour des sauvages ! » Devant eux s’élevait un grand mur qui s’enfonçait dans la ville, projetant une ombre oblique sur les bâtiments sordides des taudis. À sa base, un vaste cratère, creusé de fraîche date, était entouré de pieux aux pointes acérées. Un pont étroit conduisait à une large entrée, flanquée de deux tours gigantesques. Bien que les lourdes portes fussent ouvertes, une douzaine d’hommes montaient la garde devant elles : des soldats de l’Union, transpirant sous leurs casques de fer et leurs manteaux de cuir garnis de clous, exposés à un soleil de plomb qui faisait étinceler leurs épées et leurs lances. « Une porte bien gardée, dit Vitari d’un ton rêveur. Sachant que l’on est à l’intérieur de la ville. » Harker fronça les sourcils. « Depuis la révolte, les indigènes ne sont admis dans la ville haute que sur autorisation spéciale. — Qui bénéficie de cette faveur ? demanda Glotka. — Quelques artisans et autres ouvriers spécialisés, employés par la guilde des marchands d’épices, mais surtout des serviteurs travaillant dans la ville haute ou dans la Citadelle. Bon nombre des citoyens de l’Union, qui habitent là, disposent de domestiques indigènes ; certains en ont même plusieurs. — Mais les indigènes sont également des citoyens de l’Union, non ? » Harker fit la moue. « Si vous le dites Supérieur. Cependant, une chose est sûre, on ne peut pas leur faire confiance. Ils ne nous portent pas dans leur cœur. — Ah, vraiment ? » Si ces gens sont capables de penser, ils valent bien mieux que ce sauvage qui nous sert de guide. « Ces moricauds sont tous des vauriens. Gurkhiens ou Dagoskiens, c’est du pareil au même. Des assassins et des voleurs, tous autant qu’ils sont. Le mieux, c’est de les rabaisser et de leur faire garder profil bas. » Harker jeta un regard morne aux taudis brûlants. « Si quelque chose a l’odeur et la couleur de la merde, il y a de fortes chances pour que ça en soit. » Il se retourna et s’engagea sur le pont à grandes enjambées. « Quel homme charmant, et si éclairé ! » murmura Vitari. Elle lit dans mes pensées. Le monde qui s’étendait au-delà des portes était radicalement différent. Dômes majestueux, tours élancées, mosaïques de verre coloré, piliers de marbre blanc, le tout scintillant sous le soleil. Rues larges et propres, habitations parfaitement entretenues. Quelques palmiers aussi, manquant d’eau, dans des jardins publics coquets. Ici, les gens aux habits élégants, à la peau claire, respiraient la santé. Bien à l’abri des coups de soleil. De rares personnes au teint bistre évoluaient parmi eux, se tenant bien à l’écart, les yeux rivés au sol. Ceux qui ont la chance de pouvoir servir ? Ils doivent se réjouir que dans l’Union nous ne tolérions pas l’esclavage. Par-dessus le brouhaha environnant, Glotka percevait un cliquetis évoquant le bruit d’une bataille lointaine. À mesure qu’il traînait sa jambe douloureuse à travers la ville haute, le vacarme devenait plus sonore ; il atteignit son paroxysme quand leur petit groupe émergea sur une immense place occupée par une foule déroutante : des natifs du Midderland, du Gurkhul, de Styrie, ainsi que des indigènes aux yeux bridés, originaires du Suljuk, des citoyens aux cheveux blonds du Vieil Empire et même des hommes du Nord barbus, exilés loin de chez eux. « Des marchands », grommela Harker. On dirait que tous les marchands du monde se sont donné rendez-vous ici. Les gens s’attroupaient autour d’étals garnis de produits variés, équipés de grandes balances destinées à les peser et de tableaux sur lesquels les noms et les prix des marchandises étaient écrits à la craie. Ils criaient dans maintes langues différentes, échangeaient ou vendaient, agitaient leurs mains en d’étranges gestes, se bousculaient, se poussaient et se montraient du doigt. Ils penchaient la tête vers des boîtes d’épices, reniflaient des bâtons d’encens, palpaient des pièces de tissu ou des bois précieux, tâtaient des fruits, mordaient dans des pièces de monnaie ou examinaient à la loupe des gemmes étincelantes. Çà et là, pliés en deux sous le poids de lourds fardeaux, des porteurs indigènes trébuchaient parmi la foule. « Les marchands d’épices prennent leur part du gâteau », marmonna Harker, en se frayant un chemin avec rudesse à travers la multitude bruyante. « Cela doit représenter un joli magot », souffla Vitari. Un très joli magot, j’imagine. De quoi faire baver les Gurkhiens. Et contribuer à asservir une ville tout entière. On n’hésiterait pas à tuer pour beaucoup moins. Glotka grimaça et entreprit de traverser la place, boitillant et sursautant de douleur chaque fois que son membre estropié entrait en contact avec le sol. Ce ne fut qu’après être sorti de la foule, à l’extrémité de la place encombrée, qu’il s’aperçut que leur petit groupe se trouvait au pied d’un énorme bâtiment de toute beauté d’où se dressaient, à une hauteur vertigineuse, arcades et dômes. Aux quatre coins de l’édifice, des flèches déliées, délicates et fragiles, s’élevaient dans les airs. « Magnifique », murmura Glotka, qui étira son dos courbaturé. Il leva les yeux vers les pierres blanches, presque aveuglantes sous la lumière de l’après-midi. « En voyant cela, on pourrait presque croire en Dieu. » À condition de manquer de perspicacité. « Oui, ricana Harker. Les indigènes avaient l’habitude de venir y prier en grand nombre. Ils empoisonnaient l’air, avec leurs satanés chants et leurs superstitions, du moins jusqu’à ce que la révolte soit domptée. — Et maintenant ? — Le Supérieur Davoust leur en a interdit l’accès. Tout comme celui de la ville haute. Les marchands d’épices l’utilisent à présent pour leurs transactions, un peu comme une extension de la place du marché. — Hum, hum. » Comme c’est commode ! Un temple dédié à l’argent. Notre propre petite religion. « Je crois qu’il sert aussi de succursale à une banque. — Une banque ? Laquelle ? — Ce sont les marchands d’épices qui gèrent ce type d’affaires, déclara sèchement Harker. Il me semble pourtant qu’il s’agit de Valint et quelque chose… — Balk. Valint et Balk. » Tiens, tiens, de vieilles connaissances m’ont devancé ! J’aurais dû m’en douter. Ces salauds sont partout. Partout où il y a de l’argent. Il jeta un coup d’œil sur la place noire de monde. Et l’argent coule à flots, ici. Quand ils entamèrent l’escalade du piton rocheux, le sentier devint plus abrupt. Les rues s’échelonnaient en terrasses, découpées dans le flanc de la colline aride. Penché sur sa canne, Glotka souffrait sous la chaleur suffocante. Mourant de soif, suant comme un bœuf, il se mordait les lèvres pour ne pas gémir à cause des élancements dans sa jambe. Il luttait pour se maintenir à la hauteur de Harker, mais celui-ci ne prit pas la peine de ralentir. Hors de question que je m’abaisse à le lui demander ! « Là, au-dessus de nous, c’est la Citadelle. » L’Inquisiteur agita un doigt en direction de l’amas de bâtiments, aux murs dressés à la verticale, dont les dômes et les tours s’accrochaient directement au sommet de roche brune, bien loin au-dessus de la ville. « C’était jadis le fief du roi indigène. Aujourd’hui, il sert de centre administratif à Dagoska et abrite certains des citoyens les plus en vue. Le siège de la guilde des marchands d’épices s’y trouve également, ainsi que la Maison des Questions. — Sacré panorama », chuchota Vitari. Glotka pivota et se protégea les yeux d’une main. À l’image d’une île, Dagoska s’étalait à leurs pieds. La ville haute s’étageait en rangées de maisons proprettes, coupées par de longues rues rectilignes et agrémentées de palmiers luxuriants et de vastes jardins. Derrière la muraille courbe s’amoncelait le fatras poussiéreux des bicoques brunâtres. Étincelant dans la brume lointaine, Glotka découvrit les remparts gigantesques qui obstruaient l’étroit goulot rocheux reliant la ville au continent, bordé d’un côté par la mer bleue, et de l’autre par le port, bleu lui aussi. Les fortifications les plus solides du monde, paraît-il. Je me demande si nous ne serons pas obligés de mettre ce bel ouvrage à l’épreuve d’ici peu. « Supérieur Glotka ? » Harker s’éclaircit la gorge. « Son Excellence, le gouverneur, et le conseil municipal vous attendent. — Ils devront attendre encore un peu. J’aimerais connaître vos progrès dans l’enquête sur la disparition du Supérieur Davoust. » Après tout, il serait malvenu que le nouveau Supérieur subisse le même sort. Harker fit la grimace. « Eh bien… nous avons quelque peu avancé. J’ai la conviction que les autochtones en sont responsables. Ils ne cessent de comploter. Malgré les mesures prises par Davoust après la rébellion, bon nombre d’entre eux refusent de rester à leur place. — Voilà qui m’étonne. — C’est la stricte vérité, croyez-moi. Trois domestiques dagoskiens se trouvaient dans les appartements du Supérieur au moment de sa disparition. Je les ai interrogés. — Et qu’avez-vous découvert ? — Rien encore, malheureusement. Ils se sont montrés particulièrement entêtés. — Alors, allons les interroger ensemble. — Ensemble ? » Harker se passa la langue sur les lèvres. « J’ignorais que vous voudriez les questionner en personne, Supérieur. — Maintenant, vous le savez. » On aurait pu penser qu’il ferait plus frais en plein cœur de la roche. Il y faisait aussi chaud que dans les rues torrides. Pas la moindre brise salvatrice. Le couloir était silencieux, morne, aussi mal ventilé qu’un tombeau. La torche de Vitari projetait des ombres vacillantes dans les recoins, puis l’obscurité reprenait rapidement ses droits derrière eux. Harker s’immobilisa près d’une porte cerclée de fer. Il épongea la sueur qui ruisselait sur son visage. « Je dois vous prévenir, Supérieur, que nous avons dû faire preuve d’une certaine… fermeté. Rien ne vaut une bonne poigne, vous savez. — Oh, il m’arrive aussi d’y avoir recours, en cas de besoin. Il en faut beaucoup pour me choquer. — Bon, bon. » La clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit. Une odeur nauséabonde se déversa dans le couloir. Cette infection me rappelle à la fois des latrines bouchées et un tas d’immondices en putréfaction. La cellule était minuscule, dépourvue de fenêtre ; son plafond, trop bas pour qu’on s’y tienne debout. Une chaleur accablante y régnait, doublée d’une puanteur insupportable. Une atmosphère qui remémora à Glotka une autre prison. Plus au Sud, à Shaffa. Sous le palais de l’empereur. Un cachot dans lequel j’ai étouffé pendant deux ans. Où je me suis égosillé dans le noir et écorché les ongles sur les parois. Où j’ai rampé dans mes propres excréments. Sa paupière se mit à cligner ; il la lissa soigneusement avec un doigt. Le corps recouvert d’hématomes, les deux jambes cassées, un prisonnier était étendu de tout son long, le visage tourné vers le mur. Un autre était suspendu par les poignets, le dos lardé de coups de fouet ; ses genoux effleuraient le sol, sa tête pendait mollement sur sa poitrine. Vitari se pencha et tâta l’un d’eux du bout des doigts. « Mort, lâcha-t-elle, avant de s’approcher du deuxième. Celui-ci aussi. Et depuis belle lurette. » La lumière tremblotante éclaira un troisième captif. Ce dernier était vivant. Enfin, si l’on peut dire. Il s’agissait d’une jeune fille ; ses pieds et ses poignets étaient entravés par des chaînes, son visage, creusé par la faim, ses lèvres, craquelées par le manque d’eau. Elle serrait contre elle des hardes répugnantes et maculées de sang. Ses talons raclèrent les pavés lorsqu’elle tenta de se réfugier dans le fond ; elle marmonnait faiblement en kantique, une main levée pour se protéger de la lumière. Je me souviens. Le pire, après les ténèbres, c’est la lumière, car les interrogatoires vont de pair avec elle. Glotka se renfrogna. Ses yeux irrités firent la navette entre les deux cadavres en piteux état et la fille apeurée, recroquevillée dans son coin. Après l’effort effectué sous la chaleur et dans la pestilence, la tête lui tournait. « Quel nid douillet ! Que vous ont-ils raconté ? » Harker se couvrit la bouche et le nez d’une main, avant de pénétrer à contrecœur dans la cellule. Frost le collait de près. « Rien encore, mais je… — Vous ne tirerez plus rien de ces deux-là, maintenant, ça c’est sûr. J’espère qu’ils ont signé des confessions. — Eh bien… pas vraiment. Le Supérieur Davoust n’a jamais été friand de confessions de la part de ces moricauds, nous ne faisions que… vous savez… — Vous n’avez même pas réussi à les garder en vie suffisamment longtemps pour qu’ils avouent ? » Harker afficha un air morose. Comme un enfant injustement puni par son maître d’école. « Il reste la fille », dit-il sèchement. Glotka baissa les yeux vers elle, léchant l’espace vide où se trouvaient autrefois ses incisives. Ils ne font preuve d’aucune méthode. Procèdent sans but apparent. N’usent de brutalité que par plaisir. Si j’avais réussi à avaler quelque chose aujourd’hui, j’en vomirais. « Quel âge a-t-elle ? — Environ quatorze ans, Supérieur, mais je ne vois pas le rapport. — Le rapport, Inquisiteur Harker, c’est que les conspirateurs sont rarement menés par des fillettes de quatorze ans. — J’ai jugé qu’il valait mieux être scrupuleux. — Scrupuleux ? Les avez-vous au moins questionnés ? — Eh bien, je… » La canne de Glotka atteignit sèchement Harker en pleine face. Ce brusque mouvement lui causa un terrible élancement dans le flanc ; il chancela sur sa jambe défaillante et dut se raccrocher au bras de Frost pour y prendre appui. L’Inquisiteur, lui, laissa échapper un cri de douleur et de surprise, puis s’effondra contre le mur, avant de s’étaler sur le sol répugnant de la cellule. « Vous n’êtes pas un Inquisiteur ! siffla Glotka. Mais un maudit boucher ! Admirez l’état de cet endroit ! En outre, vous avez tué deux de vos témoins ! En quoi pourraient-ils nous être utiles, à présent ? » Glotka se pencha en avant. « À moins que telle n’ait été votre intention ? Davoust a peut-être été éliminé par un subalterne jaloux. Un subalterne qui voulait réduire les témoins au silence, hein, Harker ? Peut-être devrais-je commencer mes investigations au sein même de l’inquisition ! » Quand Harker tenta de se relever, le Tourmenteur Frost le toisa de toute sa hauteur. Il se recroquevilla aussitôt contre le mur ; un filet de sang commençait à s’écouler de son nez. « Non, je vous en prie ! C’était un accident ! Je n’avais pas l’intention de les tuer ! Je voulais juste savoir ce qui s’était passé ! — Un accident ? Vous êtes un traître et un incompétent ; ni l’un ni l’autre ne me sont d’une quelconque utilité ! » Il se baissa davantage, ignorant les élancements qui irradiaient son dos, les lèvres retroussées sur son sourire édenté. « J’ai cru comprendre que la fermeté était de mise pour traiter avec les sauvages, Inquisiteur. Vous découvrirez qu’il n’y a pas plus ferme que ma poigne. Nulle part. Que ce vermisseau disparaisse de ma vue ! » Frost saisit Harker par un pan de son manteau et le traîna dans la saleté jusqu’à la porte. « Attendez ! geignit le malheureux en s’agrippant au chambranle. S’il vous plaît ! Vous ne pouvez pas faire ça ! » Ses plaintes décrûrent à mesure qu’on l’emportait dans le couloir. Les yeux de Vitari étaient étirés en un mince sourire, comme si la scène l’avait divertie. « Et pour ce merdier, qu’est-ce qu’on fait ? — Arrangez-vous pour que tout soit nettoyé ! » Glotka s’appuya contre le mur, le flanc toujours en proie à des douleurs lancinantes, et essuya son front moite d’une main tremblante. « Faites lessiver le cachot et brûler les dépouilles. » Vitari indiqua de la tête la survivante. « Et que fait-on d’elle ? — Qu’on lui donne un bain. Des vêtements. De la nourriture. Puis, libérez-la. — Il n’est pas vraiment utile de lui faire prendre un bain, si on la renvoie dans la ville basse. » Là, elle marque un point. « Effectivement ! Mais puisqu’elle était la servante de Davoust, elle peut devenir la mienne. Remettez-la au travail ! » cria-t-il par-dessus son épaule, en clopinant vers la porte. Il devait sortir. Il pouvait à peine respirer, en ces lieux. « Je suis désolé de vous décevoir, mais les remparts sont loin d’être imprenables, en tout cas, pas dans leur état actuel… » L’orateur s’interrompit quand Glotka pénétra dans la salle de réunion du conseil municipal de Dagoska en boitillant. Cette salle n’avait rien de commun avec la cellule souterraine. En fait, c’est la plus belle pièce que j’aie jamais vue. La moindre parcelle de mur ou de plafond était minutieusement sculptée : des dessins géométriques d’une complexité hallucinante encadraient des illustrations de légendes kantiques, grandeur nature, peintes dans des tons dorés, argentés, rouge vif et bleus. Le sol se composait de mosaïques d’une recherche surprenante. Au centre, la table était marquetée de copeaux de bois sombre et d’éclats d’ivoire, polis à l’extrême. Les hautes fenêtres offraient une vue spectaculaire sur l’étendue brunâtre de la ville et sa baie scintillante. La femme qui se leva pour accueillir Glotka à son entrée ne semblait pas déplacée dans cet environnement somptueux. Pas le moins du monde. « Je suis Carlot dans Eider », dit-elle avec un grand sourire. Elle lui tendit les mains, comme s’il était un ami de longue date. « Maître de la guilde des marchands d’épices. » Glotka devait reconnaître qu’il était impressionné. Rien que par son courage. Pas le moindre signe de répugnance. Elle m’accueille, comme si je n’étais pas une épave défigurée, difforme et bourrée de tics. Elle m’accueille, comme si je possédais sa prestance. La dame portait une robe longue, à la mode du Sud ; en soie bleue rehaussée d’argent, celle-ci chatoyait dans la brise rafraîchissante qui s’insinuait à travers les hautes fenêtres. Des joyaux, d’une valeur intimidante, étincelaient sur ses doigts, autour de ses poignets et de son cou. Quand elle s’approcha de lui, Glotka perçut un parfum étrange. Pareil à celui des épices qui l’ont autant enrichie. Parfum, auquel il ne resta pas indifférent. Après tout, je suis encore un homme. Simplement un peu plus diminué que par le passé. « Veuillez excuser mon accoutrement, mais les vêtements kan-tiques sont plus confortables, par cette chaleur. Au cours de mon séjour ici, j’ai fini par m’y habituer. — Ne m’en parlez pas ! » Glotka s’inclina aussi bas que possible, malgré la rigidité de sa jambe et ses terribles crampes dorsales. « Supérieur Glotka, pour vous servir. — Nous sommes ravis de vous avoir parmi nous. Nous avons tous été grandement touchés par la disparition de votre prédécesseur, le Supérieur Davoust. » J’imagine que certains d’entre vous l’ont été moins que d’autres. « J’espère clarifier cette affaire. — Nous espérons que vous y parviendrez. » Elle prit Glotka par le coude, d’un geste naturel et plein de hardiesse. « Permettez-moi de faire les présentations. » Glotka refusa de se laisser conduire. « Je vous remercie, Maître, mais je pense être capable de me débrouiller seul. » Il se déplaça péniblement, par sa seule volonté. « Vous devez être le général Vissbruck, responsable des défenses de la ville. » gé d’une quarantaine d’années, presque chauve, le général transpirait abondamment dans son uniforme raffiné, boutonné jusqu’au cou malgré la chaleur. Je me souviens de toi. Tu étais dans le Gurkhul, pendant la guerre. Un commandant de la Garde Royale, connu pour être un parfait idiot. Apparemment, tu as réussi, comme c’est souvent le cas avec les idiots. « Enchanté, dit Vissbruck, daignant à peine lever le nez de ses documents. — On l’est toujours, quand on retrouve une vieille connaissance. — Nous nous sommes déjà rencontrés ? — Nous avons combattu ensemble dans le Gurkhul. — Ah oui ? » Une expression de surprise passa sur le visage de Vissbruck. « Vous êtes ce Glotka… là ? — Oui, comme vous dites, ce Glotka-là. » Le général cilla. « Euh… bon, euh… comment allez-vous ? — Assez mal, merci quand même de vous en soucier. Je vois que vous, en revanche, vous avez fait du chemin ! Cela me procure un immense réconfort. » Vissbruck pâlit. Glotka, cependant, ne lui laissa pas le temps de rétorquer. « Et vous devez être le gouverneur Vurms. Je suis très honoré, Votre Grâce. » Ratatiné dans son ample habit de cérémonie, à l’image d’un pruneau à la peau flétrie, le vieillard était une caricature de la décrépitude. Ses mains tremblaient malgré la température élevée. Hormis quelques touffes blanches, son crâne dégarni luisait comme un sou neuf. Il posa sur Glotka des yeux chassieux, empreints de lassitude. « Que dit-il ? » Le gouverneur le dévisagea avec perplexité. « Qui est cet homme ? » Le général Vissbruck se pencha si près de lui que ses lèvres touchèrent presque les oreilles du vieillard. « Le Supérieur Glotka, Votre Grâce ! Le remplaçant de Davoust ! — Glotka ? Glotka ? Mais bon sang, où se trouve Davoust ? » Personne ne prit la peine de lui répondre. « Je suis Korsten dan Vurms. » Le fils du gouverneur prononça son nom à la manière d’une formule magique et tendit sa main à Glotka, comme s’il s’agissait d’un cadeau inestimable. Cet homme séduisant aux cheveux blonds était avachi sur sa chaise ; son teint hâlé dénotait une certaine vitalité et son corps souple et athlétique contrastait avec celui de son père, vieux et ridé. Je le méprise déjà. « J’ai cru comprendre que vous avez été un épéiste confirmé, autrefois. » Vurms examina Glotka de la tête aux pieds avec un sourire moqueur. « Je pratique l’escrime également, mais je ne trouve pas grand monde, ici, avec qui me mesurer. Nous pourrions peut-être confronter nos talents, à l’occasion ? » J’adorerais ça, sale petite vermine. Sans le handicap de ma jambe, j’aurais même pris un malin plaisir à te donner une bonne correction. « J’ai effectivement escrimé. Hélas, j’ai dû abandonner, en raison d’une santé fragile. » Glotka lui décocha un sourire édenté de sa composition. « En revanche, si vous souhaitez vous améliorer, je pourrais encore vous prodiguer quelques conseils précieux. » À ces mots, Vurms se renfrogna, mais Glotka enchaînait déjà : « Vous devez être Kahdia, le Haddish. » Le Haddish était un grand homme mince, doté d’un long cou et d’un regard fatigué. Il était drapé d’une simple toge blanche et sa tête, ceinte d’un long turban, blanc lui aussi. Il ne semble pas plus prospère que les autres indigènes de la ville basse, pourtant, il se dégage de lui une certaine dignité. « Je suis bien Kahdia et j’ai été choisi par le peuple de Dagoska pour être son porte-parole. Mais je ne me présente plus comme un Haddish. Un prêtre dépourvu de temple n’est plus un prêtre. — Sommes-nous obligés d’entendre encore parler de ce temple ? se plaignit Vurms. — J’en ai peur. Il en sera ainsi tant que je siégerai à ce conseil. » Il se tourna vers Glotka. « Voici donc le nouveau Supérieur de la ville ! Un nouveau démon. Un nouveau messager de la mort. Vos allées et venues ne m’intéressent en rien, tortionnaire. » Glotka sourit. Il avoue sa haine de l’inquisition, avant même d’avoir vu mes instruments. L’Union ne peut cependant pas s’attendre à être appréciée des gens de son peuple, guère mieux considérés que des esclaves dans leur propre cité. Pourrait-il être notre traître ? Ou lui ? Le général Vissbruck respirait la loyauté même ; il avait l’air d’un militaire au sens du devoir excessif et à l’imagination trop limitée pour les machinations. Toutefois, peu d’hommes se hissent au grade de général sans chercher à tirer leur épingle du jeu, sans lécher des bottes, sans détenir quelques secrets. Ou lui ? Korsten dan Vurms considérait Glotka avec l’air méprisant de quelqu’un qui va devoir utiliser des latrines malpropres. J’ai déjà eu affaire à des individus de ton acabit des milliers de fois, sale petit morveux. Oui, il pourrait s’agir du propre fils du gouverneur ; en tout cas, il est clair que ce garçon n’est loyal qu’envers lui-même. Ou elle ? Maître Eider, avenante et tout sourire, débordait de politesse, mais ses yeux affichaient la dureté des diamants. Elle m’évalue à la manière d’un marchand jaugeant un client ignorant. Ne pas se fier à ses bonnes manières, ni à son goût pour les vêtements exotiques ! Oh, que non ! Ou lui ? Même le vieux gouverneur lui paraissait suspect, désormais. Ses oreilles et ses yeux sont-ils aussi déficients qu ‘il le prétend ? Ou essaierait-il de m’abuser, avec ses clignements de paupières et ses questions naïves pour savoir ce qui se passe ? En sait-il déjà plus que tous les autres ? Glotka pivota et se dirigea en claudiquant vers une fenêtre. Après s’être appuyé contre un pilier artistiquement ciselé, il jeta un coup d’œil à la vue spectaculaire, exposant ainsi son visage aux rayons encore chauds du soleil. Il sentait déjà derrière lui l’agitation des membres du conseil municipal, impatients de se débarrasser de lui. Je me demande dans combien de temps ils vont chasser l’estropié de leur magnifique salle de réunion ! Je ne me fie à aucun d’entre eux. Aucun. Il ricana en son for intérieur. Comme il se doit. Korsten dan Vurms fut le premier à perdre patience. « Supérieur Glotka, dit-il sèchement. Nous apprécions la conscience professionnelle qui vous a poussé à vous présenter ici, mais je suis certain que des tâches urgentes vous attendent. Nous, en tout cas, n’en manquons pas. — Certainement. » Glotka revint vers la table, avec une lenteur exagérée, comme s’il s’apprêtait à quitter les lieux. Tirant alors un siège à lui, il y prit place et grimaça en sentant les tiraillements de sa jambe douloureuse. « Je vais m’efforcer d’être bref, du moins pour le moment. — Comment ? s’indigna Vissbruck. — Qui est cet individu ? » s’enquit le gouverneur, tendant le cou et plissant ses yeux usés. « Que se passe-t-il, ici ? » Son fils se montra plus direct. « Que diable faites-vous ? Vous êtes fou ? » Kahdia le Haddish se mit à glousser discrètement. Impossible de déterminer si son hilarité était provoquée par Glotka ou la colère des autres. « Allons, Messieurs, je vous en prie. » Maître Eider s’adressa à eux d’une voix douce, pleine de patience. « Le Supérieur vient d’arriver, et il ignore probablement comment se traitent les affaires à Dagoska. Vous devez comprendre que votre prédécesseur n’assistait pas à ces réunions. Nous dirigeons la ville avec succès depuis déjà plusieurs années et… — Le Conseil Restreint n’est pas de cet avis. » Glotka présenta l’assignation royale entre deux doigts. Il laissa tout le monde la regarder quelques instants, s’assurant qu’ils distinguaient bien l’imposant sceau rouge et or, puis la fit glisser sur la table. Les compagnons de Carlot dan Eider l’observèrent avec circonspection ramasser le document, le déplier et commencer à le lire. Elle se rembrunit et haussa un sourcil soigneusement épilé. « Il semblerait que nous soyons les ignorants de l’histoire. — Faites-moi voir ça ! » Korsten dan Vurms lui arracha le papier des mains et se mit à le lire à son tour. « C’est impossible, marmonna-t-il. Impossible ! — J’ai bien peur que non. » Glotka gratifia l’assemblée de son rictus édenté. « L’Insigne Lecteur Sult est très soucieux. Il m’a demandé non seulement d’enquêter sur la disparition du Supérieur Davoust, mais d’inspecter les remparts de la ville. De les examiner méticuleusement et de m’assurer que les Gurkhiens ne les franchiront pas. Il m’a aussi chargé de prendre toutes les mesures que je jugerais nécessaires. » Il marqua une pause significative. « Quelles qu’elles soient. — Qu’y a-t-il ? grommela le gouverneur. J’exige de savoir ce qui se passe ! » Vissbruck s’était emparé du document. « L’assignation royale… », souffla-t-il, en épongeant son front moite avec sa manche « … est signée par les douze membres du Conseil Restreint. Elle lui octroie les pleins pouvoirs ! » Il le reposa délicatement sur le plateau marqueté, comme s’il craignait de le voir s’enflammer subitement. « C’est… — Nous savons tous ce que c’est. » Maître Eider observait Glotka pensivement, caressant d’un doigt sa joue lisse. Comme un marchand prenant conscience que son pigeon l’a plumé, et non l’inverse. « Apparemment, le Supérieur Glotka va tout administrer. — Je n’irai peut-être pas jusque-là, mais j’assisterai à toutes les prochaines réunions du conseil municipal. Vous pouvez considérer cela comme la première de mes nombreuses charges. » Glotka poussa un soupir de contentement en s’enfonçant dans son siège douillet, puis étendit sa jambe douloureuse et soulagea son dos sensible en s’appuyant contre le dossier. Je me sentirais presque à l’aise… Il jeta un coup d’œil aux visages crispés des membres du conseil municipal.… si l’une de ces charmantes personnes n’était pas un dangereux traître. Un traître qui a déjà organisé l’élimination d’un Supérieur et qui pourrait fort bien songer à faire disparaître le second en ce moment même… Glotka s’éclaircit la gorge. « Bon, alors, général Vissbruck qu’étiez-vous en train de dire, quand je suis entré ? Vous parliez des murailles, non ? Les blessures du passé « Les erreurs des anciens, psalmodia Bayaz d’un ton emphatique, ne doivent être commises qu’une seule fois. Voilà pourquoi toute éducation qui se respecte doit se fonder sur une parfaite compréhension de l’Histoire. » Jezal laissa échapper un petit soupir. Pourquoi diable le vieil homme s’était-il mis en tête de l’éclairer sur des notions qui dépassaient son entendement ? L’égocentrisme démesuré de ce vieillard, un peu gâteux, en était sûrement responsable. De toute façon, Jezal demeurait inflexible et bien déterminé à ne rien apprendre. « Oui, l’Histoire, rêvassait le Mage. Calcis a un long passé historique… » Jezal jeta un coup d’œil alentour, pas le moins du monde impressionné. Si l’Histoire n’était qu’une question de vieilleries, alors Calcis, ancien port du Vieil Empire, en avait à revendre. En revanche, si l’Histoire impliquait davantage de choses – grandeur, gloire ou événements propres à déclencher les passions –, elle en était manifestement absente. Le plan de la ville avait sans doute été soigneusement pensé, avec de larges rues rectilignes, orientées de manière à offrir aux voyageurs une perspective extraordinaire. Mais ce qui avait dû faire jadis la fierté municipale s’était altéré au fil des siècles et n’offrait plus qu’un spectacle de désolation : maisons abandonnées, fenêtres vides et mornes seuils, donnant sur des jardins publics sillonnés d’ornières. Ils longèrent des contre-allées envahies par les mauvaises herbes, encombrées de détritus et de bois pourrissant. La moitié des ponts enjambant la rivière paresseuse s’étaient effondrés et n’avaient jamais été réparés ; la plupart des arbres des grandes avenues étaient morts, flétris ou étouffes par du lierre. Ici, rien de comparable avec l’animation qui régnait à Adua, de ses docks à l’Agriont lui-même, en passant par ses taudis. Si sa ville lui avait parfois semblé trop peuplée et grouillante de gens tapageurs, là, alors qu’il voyait les rares passants loqueteux de Calcis errer dans les vestiges d’une ville en décomposition, Jezal savait avec certitude quelle atmosphère il préférait. « … vous aurez maintes occasions de vous améliorer au cours de notre voyage, mon jeune ami, et je vous suggère d’en tirer bénéfice. Messire Neuf-Doigts, par exemple, est quelqu’un d’estimable. J’ai l’impression que vous pourriez apprendre beaucoup de lui… » L’incrédulité faillit lui couper le souffle. Jezal s’insurgea : « Ce singe ? — Ce singe, comme vous dites, est célèbre dans le Nord tout entier. Ils l’appellent le Sanguinaire. Un nom capable de distiller du courage ou d’inspirer la peur à des hommes robustes, selon le camp dans lequel ils se trouvent. Un guerrier et un tacticien, doté d’une immense finesse et d’une expérience incomparable. En outre, il a appris comment en dire beaucoup moins que ce qu’il sait. » Bayaz le regarda de travers. « Tout le contraire de certaines personnes… » Jezal se renfrogna et courba les épaules. Il ne voyait pas ce que Neuf-Doigts pourrait bien lui enseigner, à part peut-être la façon de manger avec ses doigts ou de ne pas se laver pendant des jours. « Le grand forum, murmura Bayaz, comme ils traversaient un vaste espace vide. Le cœur palpitant de la ville. » Même lui semblait déçu. « Ici, les citoyens de Calcis venaient vendre ou acheter, assistaient à des spectacles ou à des procès publics, philosophaient ou parlaient de politique. À une certaine époque, les gens s’y pressaient en une foule compacte, jusque tard dans la nuit. » Mais en ce moment, on ne s’y bousculait pas. L’immense place pavée aurait pu facilement accueillir cinquante fois plus de personnes que les quelques badauds miséreux égarés là. Les imposantes statues érigées sur le pourtour étaient sales, ébréchées et leurs piédestaux crasseux penchaient en tous sens. Au centre, les rares étals installés anarchiquement ressemblaient à des moutons, serrés les uns contre les autres pour se protéger du froid. « Rien que l’ombre de sa gloire d’antan. Toutefois, il subsiste, ici, les seuls occupants auxquels nous nous intéresserons aujourd’hui », dit Bayaz, en indiquant du doigt les statues abîmées. « Ah bon, et qui sont-ils ? — Des empereurs du lointain passé, mon garçon, chacun d’eux a une histoire à raconter. » Jezal gémit intérieurement. Il n’éprouvait déjà qu’un intérêt relatif pour l’histoire de son pays, alors celle d’un trou perdu, en pleine décrépitude à l’autre bout du monde, n’en parlons pas ! « Ils sont nombreux, marmonna-t-il. — Et ils sont loin d’être les seuls. L’histoire du Vieil Empire s’étend sur des siècles et des siècles. — Ce doit être pour ça qu’on le qualifie de vieux. — Ne jouez pas au plus fin avec moi, capitaine Luthar, vous n’en avez pas l’étoffe. Pendant que vos ancêtres de l’Union se promenaient nus, communiquaient par gestes et vénéraient la boue, Juvens, mon maître, faisait naître ici une nation puissante, une nation dont la taille, la richesse, la connaissance et la splendeur n’ont jamais été égalées. Adua, Talins, Shaffa ne sont que les pâles reflets des merveilleuses cités qui ont jadis prospéré dans la vallée du grand fleuve Aos. C’est ici que se trouve le berceau de la civilisation, mon jeune ami. » Jezal se tourna vers les statues miteuses, les arbres qui se décomposaient, les rues crasseuses, délaissées, éteintes. « Quel a été le problème ? — L’échec d’une puissance n’est jamais simple à expliquer. Là où succès et gloire existent, échec et honte sont présents aussi. Quand ces éléments sont réunis, les jalousies mijotent. L’envie et la fierté mal placée conduisent peu à peu à des brouilles, puis à des dissensions et, finalement, à des affrontements. Et, dans ce cas précis, à deux grandes guerres qui se sont soldées par un beau désastre. » Il s’approcha soudain de la première statue. « On peut néanmoins en tirer des leçons, mon garçon. » Jezal grimaça. Il avait autant envie de recevoir des leçons que d’attraper la vérole ; par ailleurs, il ne se considérait comme le garçon de personne. Son manque d’enthousiasme ne sembla cependant pas décourager le vieillard. « Un grand dirigeant doit se montrer impitoyable, déclama Bayaz. Quand il sent une menace peser sur sa personne ou sur son autorité, il doit réagir vivement, sans laisser place à d’éventuels regrets. Prenons comme exemple le cas de l’empereur Shilla. » Il leva les yeux vers la silhouette de marbre, aux traits érodés par les intempéries. « Lorsqu’il soupçonna son chambellan d’avoir des vues sur le trône, il le condamna à mort sur-le-champ, fit étrangler sa femme et ses enfants et réduire en miettes la vaste demeure qu’il possédait à Aulcus. » Bayaz haussa les épaules. « Tout cela, sans la moindre preuve. Une réaction exagérée et brutale, mais mieux vaut agir trop violemment que pas assez. Mieux vaut faire régner la terreur que susciter le mépris. Shilla ne l’ignorait pas. Il ne faut pas faire de sentiments en politique, voyez-vous ! » Je vois surtout que plus j’avance dans la vie, plus je suis entouré de maudits crétins séniles, désireux de me donner des leçons. Voilà ce que pensait Jezal, mais il se garda bien de le dire ; le souvenir du Tourmenteur de l’inquisition, pulvérisé sous ses yeux, était encore très présent à son esprit. Il se rappela les gargouillis de sa chair, la sensation de son sang lui éclaboussant le visage. Il déglutit et baissa le nez vers ses bottes. « Je vois », murmura-t-il. Bayaz continua à parler d’une voix monotone. « Évidemment, un grand roi n’a pas besoin d’être un tyran ! Gagner l’amour de son peuple devrait être le premier but d’un souverain, car on peut l’acquérir avec de petits gestes et le conserver sa vie durant. » Même si le vieillard était dangereux, Jezal ne pouvait laisser passer cela. À l’évidence, Bayaz n’avait aucune expérience pratique en matière de politique. « À quoi sert de gagner l’amour du peuple ? Ce sont les nobles qui possèdent la fortune, et les soldats, le pouvoir. » Bayaz leva les yeux au ciel. « Vous parlez comme un enfant, facilement abusé par des boniments et des mains habiles. D’où provient l’argent des nobles, si ce n’est des taxes payées par les paysans qui labourent ? Qui sont les soldats, sinon les fils et les maris des femmes du peuple ? Qui confère leur pouvoir aux nobles ? La soumission de leurs vassaux, rien d’autre. Quand les paysans commencent vraiment à se sentir insatisfaits, le pouvoir peut s’amoindrir à une vitesse folle. Prenons l’exemple de l’empereur Dantus. » Il pointa son index sur l’une des nombreuses statues ; un bras lui manquait, l’autre tendait une poignée de détritus que la mousse s’était appropriée avec avidité. À la place de son nez absent, un cratère sinistre donnait à l’empereur Dantus une expression de perpétuel étonnement et d’incrédulité, comme celle d’un homme surpris en train de déféquer. « Aucun souverain n’a été aimé plus que lui par son peuple, expliqua Bayaz. Il considérait chaque homme comme son égal, distribuait toujours la moitié de ses revenus aux pauvres. Mais les nobles conspiraient dans son dos ; ils ont choisi l’un des leurs pour le remplacer, ont jeté Dantus en prison, puis se sont emparés de la couronne. — Pas possible ! » grommela Jezal, en regardant la place presque déserte. « Le peuple, cependant, refusa d’abandonner son roi bien-aimé. Les gens ont quitté leurs maisons et se sont révoltés. Certains des conspirateurs ont été délogés de leurs palais et pendus dans les rues ; les autres, intimidés, ont préféré restituer son trône à Dantus. Vous comprenez donc, mon garçon, que l’amour du peuple est le bouclier le plus sûr pour protéger un souverain du danger. » Jezal soupira. « Rien de tel que l’appui de la noblesse ! — Ah ! Leur amour est coûteux, capricieux, sensible au moindre souffle de vent. N’avez-vous jamais pris place dans l’Hémicycle des Lords quand le Conseil Restreint tient séance, capitaine Luthar ? » Jezal se rembrunit. Après tout, les bavardages du vieillard recelaient peut-être une part de vérité. « Ah, ah ! Voilà à quoi ressemble l’amour des nobles. Le mieux à faire pour un dirigeant, c’est de les diviser et d’aiguiser leurs jalousies, de les obliger à rivaliser pour gagner de minuscules faveurs, de prendre leurs victoires à son crédit et, surtout, de s’assurer qu’aucun d’entre eux ne devienne trop puissant et ne se mette en tête de le défier. — Qui est celui-ci ? » Une statue dominait largement toutes les autres. Elle représentait un homme à l’air imposant, âgé d’une cinquantaine d’années, aux cheveux bouclés et à la barbe fleurie. Son beau visage affichait cependant un sourire grimaçant et ses fiers sourcils se fronçaient d’irritation. Sûrement un homme avec qui il ne fallait pas plaisanter. « Mon maître, Juvens. Pas un empereur, mais le premier et l’ultime conseiller de nombreux souverains. Il a bâti l’Empire, et l’a aussi conduit à sa ruine. Un grand homme, en de multiples domaines ; les grands hommes, néanmoins, ont aussi de grands défauts. » Bayaz tourna son bâton usé entre ses mains, d’un air songeur. « On devrait tirer des leçons de l’Histoire. Les erreurs du passé ne doivent être commises qu’une seule fois. » Il s’interrompit un instant. « À moins de ne pas avoir le choix. » Jezal se frotta les yeux et se perdit dans la contemplation du forum. Le prince héritier Ladisla aurait peut-être profité d’un tel cours, se dit-il, encore que… Était-ce pour cela qu’on l’avait arraché à ses amis, qu’on lui avait fait rater la chance d’accéder à une gloire durement méritée ou de bénéficier d’un avancement ? Pour écouter les rêveries poussiéreuses de ce singulier promeneur chauve ? Il plissa le front. Un groupe de soldats traversait la place. Au début, il les regarda distraitement. Puis il se rendit compte que les trois hommes avaient les yeux fixés sur Bayaz et lui, et qu’ils se dirigeaient droit sur eux. Il vit alors arriver d’autres coins du forum de nouveaux soldats, toujours par groupes de trois. Sa gorge se serra. Leurs armures et leurs armes, bien que démodées, semblaient assez efficaces et avoir été utilisées avec dextérité. Escrimer était une chose. Se battre pour de bon, avec le risque d’être sérieusement blessé ou de mourir, en était une autre. On ne pouvait qualifier de lâcheté le fait de se sentir inquiet, pas quand neuf hommes armés s’approchaient résolument de vous et qu’il n’y avait aucune échappatoire possible. Bayaz les avait également repérés. « Apparemment, on nous a prévu un comité d’accueil. » Le visage grave, les neuf soldats s’immobilisèrent devant eux, prêts à user de leurs armes. Jezal bomba le torse et fit de son mieux pour paraître redoutable, évitant toutefois de croiser leurs regards et tenant ses mains éloignées du pommeau de ses épées. Il ne voulait à aucun prix les énerver et risquer de se faire tuer bêtement. « Vous êtes Bayaz », dit leur chef, un homme de forte carrure, coiffé d’un casque d’où pendait une plume d’un rouge douteux. — C’est une question ? — Non. Notre maître, le légat impérial Salamo Narba, gouverneur de Calcis, vous accorde audience. — Vraiment ? » Bayaz passa en revue les soldats postés en cercle, puis haussa un sourcil en s’adressant à Jezal. « Je suppose qu’il serait impoli de refuser, étant donné que le légat a pris la peine de nous envoyer une garde d’honneur. Montrez-nous le chemin. » Une chose était sûre, Logen Neuf-Doigts souffrait. Il se traînait sur les cailloux concassés, grimaçant chaque fois qu’il faisait porter son poids sur sa cheville tordue, boitait, soufflait et agitait les bras pour garder l’équilibre. Devant ce spectacle affligeant, Frère Long-Pied lui adressa un sourire contrit par-dessus son épaule. « Comment sont vos blessures, mon ami ? — Douloureuses », grogna Logen entre ses dents. « Et pourtant, je subodore que vous avez connu pire. — Mmm. » Les blessures anciennes étaient nombreuses. Il avait passé presque toute sa vie à souffrir, se remettant trop lentement à son goût d’une bagarre à l’autre. Il se remémora sa première vraie blessure : une estafilade au visage, cadeau d’un Shanka. Il n’avait alors que quinze ans, la peau douce et la silhouette mince. Malgré cette balafre, toutes les filles du village avaient continué à l’admirer. Il palpa du pouce sa vieille cicatrice. Il se rappela son père, pressant un bandage sur sa joue, dans la grande salle enfumée, la brûlure qu’il lui avait occasionnée et l’envie de hurler qu’il avait réfrénée en se mordant les lèvres. Un homme se doit de garder le silence. Quand c’est possible ! Logen se souvint d’avoir été couché face contre terre, sous une tente où régnait une odeur pestilentielle. La pluie tambourinait sur la toile, tandis qu’il serrait entre ses dents un morceau de cuir pour s’empêcher de crier. Il avait fini par le recracher et hurlé tout son soûl, pendant qu’on fourrageait dans son dos, à la recherche d’une pointe de flèche qui n’était pas sortie avec son fût. Ils avaient mis toute une journée pour dénicher cette saleté de tête. À ce souvenir, Logen frissonna et fit rouler ses omoplates parcourues de picotements. Après s’être égosillé ainsi, il avait été incapable de parler pendant une semaine. Après son duel avec Séquoia, son mutisme avait également duré une semaine. Il n’avait pas pu marcher, ni manger, ni même voir distinctement. Avec une mâchoire cassée, une joue contusionnée, d’innombrables côtes brisées et des os écrasés, tout son corps n’était plus que douleur. Telle une loque pitoyable, il avait hurlé et geint comme un enfant, à chaque balancement de sa civière ; une fois à destination, il avait été rudement content d’être nourri à la cuillère par une vieille femme. Beaucoup d’autres souvenirs lui revenaient en mémoire ; ils se bousculaient dans sa tête et le chagrinaient. Le moignon enflammé, qui avait remplacé son majeur, après la bataille de Carleon, lui avait fait souffrir le martyre et l’avait rendu hystérique. Son réveil brutal dans le froid, là-haut, dans les montagnes, après une journée d’inconscience, conséquence d’un coup à la tête. Son urine rougeâtre, après avoir eu le ventre perforé par la lance de Harding le Sinistre. En ce moment précis, Logen sentait toutes ces cicatrices sur sa peau écorchée. Entourant de ses bras sa carcasse meurtrie, il se berça. Même si les blessures anciennes étaient légion, ça n’empêchait pas les nouvelles de lui faire mal ! Son épaule lacérée le tenaillait, lui cuisait, comme si on y appliquait un tison crépitant. Il avait vu un homme perdre un bras, à la suite d’une écorchure récoltée sur un champ de bataille. On avait dû lui couper la main dans un premier temps, puis l’avant-bras, et se résoudre à l’amputer jusqu’à l’épaule. Ensuite, ses forces avaient peu à peu décliné et il s’était mis à raconter des absurdités, avant de cesser de respirer. Logen ne voulait pas retourner à la boue de cette façon. Il sautilla jusqu’à un mur partiellement écroulé, contre lequel il se cala. Il ôta son manteau avec difficulté, se battit avec les boutons de sa chemise d’une main maladroite, retira l’épingle de son pansement et le souleva délicatement. « À quoi ça ressemble ? demanda-t-il. — À n’importe quelle croûte », marmonna Long-Pied, en y jetant un coup d’œil. — Ça sent quoi ? — Vous voulez que je vous renifle ? — Je veux juste que vous me disiez ce que ça sent. » Le Navigateur se pencha et flaira de loin l’épaule de Logen. « Il se dégage une forte odeur de transpiration, mais ça doit provenir de vos aisselles. J’ai peur que la médecine ne fasse pas partie de mes remarquables talents. Pour moi, toutes les plaies ont la même odeur », conclut-il en repiquant l’épingle dans le pansement. Logen enfila de nouveau sa chemise. « S’il y avait eu des traces de pourriture, croyez-moi, vous l’auriez senti. Ça pue autant que dans les vieilles tombes, et une fois que la putréfaction s’empare de vous, on ne peut s’en débarrasser qu’en utilisant une lame chauffée. Mourir de cette façon n’a rien d’agréable. » Il frissonna et appuya doucement sa paume sur son épaule lancinante. « Oui, bon… » fit Long-Pied, déjà reparti vers la rue quasiment déserte. « Heureusement pour vous que cette femme, cette Maljinn, nous accompagne. Sa conversation est très limitée, mais en matière de blessures, elle se pose là. J’ai assisté au déroulement des soins, et je ne vois pas ce qui m’empêcherait de vous le raconter. Elle sait recoudre la peau avec autant de calme et de régularité qu’un maître cordonnier raccommodant le cuir. Ah, ça oui ! Elle tire l’aiguille d’une main aussi alerte et habile qu’une couturière de reine. Un talent utile dans ces régions. Je ne serais pas surpris que nous en ayons encore besoin avant d’atteindre notre but. — Le voyage sera périlleux ? » demanda Logen qui s’évertuait à remettre son manteau. « Hem, hem ! Le Nord a toujours été une contrée sauvage, anarchique, en prise à des querelles sanglantes et à des brigands sans pitié. Tous les hommes se déplacent armés jusqu’aux dents, prêts à tuer à la moindre alerte. Au Gurkhul, les voyageurs étrangers jouissent de leur liberté selon les caprices du gouverneur local et risquent, à tout moment, de devenir ses esclaves. Si vous parvenez à franchir les portes des villes de Styrie sans vous faire détrousser par les autorités, étrangleurs et malandrins vous guettent alors à tous les coins de rues. Les eaux des Mille îles regorgent de pirates. On pourrait croire qu’il y en a un pour chaque marchand ! Et dans le lointain Suljuk, les étrangers sont craints et méprisés ; on peut aussi bien vous pendre par les pieds ou vous couper la gorge que vous indiquer votre chemin. Le Cercle du Monde est peuplé de dangers, mon ami aux neuf doigts, mais si cela ne vous suffit pas et que vous aspirez à des périls plus graves, je vous suggère de visiter le Vieil Empire. » Logen eut l’impression que Frère Long-Pied s’amusait comme un fou. « À ce point ? — C’est pire que tout, oh oui, bien pire ! Surtout si l’on décide de le traverser de long en large, au lieu d’y effectuer une simple visite. » Logen fit la grimace. « Et c’est ce qui est prévu ? — Oui, comme vous dites, c’est ce qui est prévu. Depuis la nuit des temps, le Vieil Empire est déchiré par des dissensions intestines. Cette nation unique, avec à sa tête un seul empereur et des lois que faisaient jadis respecter une puissante armée et une administration loyale, est devenue, au fil du temps, un chaudron bouillonnant où surnagent d’insignifiantes principautés, des républiques fantasques, des États-cités et de minuscules châtellenies, jusqu’au jour où une poignée de gens se reconnaîtront un chef qui ne constitue pas une menace pour eux. Les limites entre taxes et brigandage, guerres et meurtres sanglants, requêtes légitimes et fantaisies, se sont brouillées et ont disparu. Il ne se passe pas une année sans qu’un nouveau bandit, avide de pouvoir, ne se déclare roi du monde. J’ai cru comprendre qu’à une époque, il y a peut-être un demi-siècle de cela, il n’y avait pas moins de seize empereurs à la tête du pays. — Oh, oh ! Quinze de plus que nécessaire. — Seize de plus, pourrait-on dire, et tous inamicaux envers les étrangers. Quant à la façon de se faire occire, les victimes n’ont que l’embarras du choix dans le Vieil Empire. Toutefois, la main de l’homme n’est pas la seule cause de décès. — Ah non ? — Oh, mon Dieu, non ! La nature a placé des obstacles nombreux et terribles sur notre route, surtout avec l’arrivée imminente de l’hiver. À l’ouest de Calcis s’étend une vaste plaine, avec des pâturages à perte de vue. Autrefois, elle devait être en partie habitée, cultivée, équipée d’un réseau de routes bien droites, pavées de bonnes pierres et partant dans toutes les directions. Aujourd’hui, la plupart des villes sont en ruine, les terres, laissées à l’abandon et les routes, de simples pistes rocailleuses attirant les étourdis dans des marécages qui les engloutissent. — Des marécages… » murmura Logen, hochant la tête avec lenteur. « Et il y a pire. Le fleuve Aos, le plus important de tous les cours d’eau du Cercle du Monde, a creusé une profonde vallée sinueuse, au beau milieu de cette contrée ravagée. Nous devrons le franchir. Malheureusement, seuls deux ponts subsistent : l’un à Darmium, c’est là que nous avons les meilleures chances de passer, l’autre, à Aostum, à une cinquantaine de lieues plus à l’ouest. Il existe des gués, évidemment, mais les courants de l’Aos sont forts et rapides, et la vallée, encaissée et dangereuse. » Long-Pied fit claquer sa langue. « Du moins, jusqu’à ce que nous atteignions les Monts Brisés. — Ils sont hauts ? — Oh, que oui ! Hauts et très risqués. On les appelle ainsi à cause de leurs parois abruptes, leurs ravins dentelés et leurs imprévisibles dénivellations. Il paraît qu’il y a des cols, seulement, toutes les cartes, si elles ont jamais existé, sont perdues depuis longtemps. Une fois cette difficulté surmontée, nous prendrons le bateau… — Vous avez l’intention de transporter un bateau à travers les montagnes ? — Notre employeur m’a assuré qu’il en trouverait un de l’autre côté, bien que j’ignore comment, vu que cette région est inexplorée. Nous naviguerons vers l’ouest, jusqu’à l’île de Shabulyan qui, dit-on, se dresse hors de l’océan, à l’extrémité du Monde. — Dit-on ? — Des rumeurs… c’est tout ce qu’on sait à son sujet. Même parmi les navigateurs de notre illustre ordre, je n’ai jamais entendu personne se vanter d’y avoir posé le pied, et les frères de mon ordre sont réputés pour leurs histoires… disons… un peu tirées par les cheveux ! » Logen se frotta doucement le visage, regrettant de ne pas avoir demandé à Bayaz en quoi consistait son projet. « Ça me semble bien loin. — En fait, on pourrait difficilement concevoir une destination plus reculée. — Qu’y a-t-il là-bas ? » Long-Pied haussa les épaules. « Il va falloir poser la question à notre employeur. Je suis chargé de tracer des voies, pas de trouver des explications. Suivez-moi, s’il vous plaît, Messire Neuf-Doigts… et vous seriez bien aimable de ne pas lambiner. Nous avons du pain sur la planche, avant de pouvoir passer pour des marchands. — Des marchands ? — C’est le plan de Bayaz. Les marchands osent parfois faire le trajet entre Calcis et Darnium ; ils poussent même jusqu’à Aostum. Toutes trois sont restées de grandes villes, complètement coupées du monde extérieur. Les bénéfices qu’on peut tirer en leur fournissant des trésors étrangers – des épices du Gurkhul, de la soie du Suljuk, des chaggas du Nord – sont faramineux. On peut même tripler son investissement initial en un mois, à condition de survivre, bien sûr ! On a l’habitude d’y croiser de telles caravanes, bien armées et bien défendues, évidemment. — Et tous ces pillards et ces voleurs qui se baladent dans la plaine ? Ce ne sont pas justement les marchands qui les intéressent ? — Si, bien sûr… Notre déguisement serait donc destiné à nous protéger d’une autre menace ? D’un danger qui nous vise plus directement ? — Nous ? Une autre menace ? Nous n’en avons pas assez comme ça ? » Mais Long-Pied s’était déjà trop éloigné pour pouvoir l’entendre. Un endroit de Calcis, au moins, n’avait pas complètement perdu sa splendeur d’antan. La salle dans laquelle ils furent introduits par leur escorte, ou leurs ravisseurs, était somptueuse. Deux rangées de colonnes, aussi grandes que les arbres d’une futaie, toutes sculptées dans des pierres vertes polies, sillonnées de veines d’argent étincelantes, s’alignaient de chaque côté de cet espace empli d’échos. Très haut, au-dessus de leurs têtes, sur le plafond peint en bleu nuit, étaient représentées une galaxie d’étoiles scintillantes et des constellations rehaussées de lignes dorées. Face à la porte, un profond bassin empli d’eau sombre, parfaitement immobile, reflétait les lieux. Au-delà du seuil, une deuxième salle obscure. Et plus loin encore, un autre ciel nocturne. Allongé sur un divan placé sur une estrade, à l’extrémité de la pièce, le légat impérial était un homme imposant, au visage rond et charnu. Devant lui, sur une table basse, s’empilaient toutes sortes de friandises. De ses doigts chargés de bagues en or, il choisissait des mets qu’il enfournait dans sa bouche gourmande, sans jamais quitter des yeux, ne serait-ce qu’une seconde, ses deux invités – ou ses deux prisonniers. « Je suis Salamo Narba, légat impérial et gouverneur de la ville de Calcis. » Il mâchonna, puis recracha un noyau d’olive, qui atterrit dans une assiette. « Vous êtes celui qu’on appelle le Premier des Mages ? » Le Mage inclina sa tête chauve. Narba s’empara d’une timbale entre un index et un pouce boudinés, prit une gorgée de vin et, tout en les observant attentivement, le fit rouler dans sa bouche avant de l’avaler. « Bayaz. — Lui-même. — Hum… Je ne voulais pas vous offenser. » Le légat attrapa alors une minuscule fourchette et entreprit de décoller une huître de sa coquille. « Mais votre présence dans ma ville m’inquiète. La situation politique de l’Empire est… incertaine. » Il reprit sa timbale. « Encore plus que d’habitude. » Aspiration, gargarisme, déglutition. « La dernière chose dont j’ai besoin c’est de quelqu’un qui… fragiliserait cet équilibre. — Plus incertaine que d’habitude ? s’enquit Bayaz. J’ai cru comprendre que Sabarbus avait enfin calmé la situation. — Il l’a calmée pendant quelque temps, en utilisant la force. » Le légat détacha d’une grappe de raisin une poignée de grains noirs, se renfonça dans ses coussins et les lança un par un dans sa bouche grande ouverte. « Mais… Sabarbus est mort. On parle de poison. Ses fils, Scario… et Goltus… se sont disputé l’héritage… puis déclaré la guerre. Une guerre exceptionnellement sanglante, même pour ce pays exténué. » Il recracha des pépins sur la table. « Goltus défendait la ville de Darmium, située au milieu de la grande plaine. Scario avait engagé Cabrian, le meilleur général de son père, pour l’assiéger. Il n’y a pas très longtemps, après cinq mois de blocus, à cause d’un manque cruel de provisions, la ville a perdu l’espoir de voir des secours arriver et s’est rendue. » Narba mordit dans une prune bien mûre ; du jus lui dégoulina sur le menton. — Ainsi, Scario n’est pas loin d’une victoire totale ! — Hum, hum. » Le légat se tapota le visage du bout de l’auriculaire et jeta négligemment le fruit à moitié entamé sur la table. « Juste après avoir fait tomber la ville, Cabrian a pillé ses trésors, puis l’a laissée aux mains de ses soldats pour une mise à sac brutale. Et lui s’est aussitôt installé dans l’ancien palais, en se proclamant empereur. — Ah ! Cela ne semble pas vous émouvoir. — Mon cœur saigne, mais j’ai déjà vu ce genre de choses auparavant. Scario, Goltus, et maintenant Cabrian. Trois empereurs autoproclamés, enferrés dans une lutte à mort. Leurs soldats ravagent le pays, sous les yeux horrifiés des habitants des quelques villes ayant conservé leur indépendance, habitants qui s’efforcent de sortir indemnes de ce cauchemar. » Bayaz fronça les sourcils. « J’avais l’intention de me rendre dans l’ouest. Je dois franchir l’Aos… et le pont de Darmium est le plus proche. » Le légat secoua la tête. « On dit que Cabrian, qui a toujours été un excentrique, a complètement perdu la raison. Qu’il a tué sa femme et épousé ses trois filles. Qu’il se fait passer pour un dieu vivant. Les portes de la cité sont scellées et il fouille la ville, à la recherche des sorcières, des dénions et des traîtres. Chaque jour, de nouveaux cadavres sont exposés sur les gibets qu’il a fait dresser à tous les coins de rue. Personne n’est autorisé à quitter la ville, ni à y pénétrer. Telles sont les nouvelles de Darmium. » Jezal fiat plus que soulagé d’entendre Bayaz annoncer : « Alors, j’irai à Aostum. — Aucune âme ne pourra plus passer le fleuve à Aostum. Fuyant devant l’armée vengeresse de son frère, Scario a traversé le pont et ordonné à ses ingénieurs de le détruire derrière lui. — Il l’a fait détruire ? — Oui. Cette merveille des temps anciens qui avait résisté deux mille ans ! Rien n’en subsiste. Pour ajouter à vos malheurs, il a beaucoup plu et le fleuve est en crue. Les gués sont impraticables. J’ai bien peur que vous ne traversiez pas l’Aos, cette année. — Je le dois. — Mais vous ne le pourrez pas. Si je puis me permettre un conseil… à votre place, je quitterais l’Empire, en l’abandonnant à son triste sort, et je repartirais d’où je viens. Ici, à Calcis, nous avons toujours essayé de ne pas faire de vagues, de garder notre neutralité et de nous tenir à l’écart des plaies qui se sont abattues, les unes après les autres, sur le reste du pays. Ici, nous respectons toujours les voies tracées par nos ancêtres. » Il mit un doigt sur sa poitrine. « La cité est à présent gouvernée par un légat impérial, comme elle l’était jadis, et non par un vaurien, un chef insignifiant ou un empereur de pacotille. » Il agita une main molle pour désigner son environnement somptueux. « Ici, bon gré mal gré, nous avons réussi à conserver quelques vestiges de la gloire de nos aïeux, et je ne vais pas risquer de les perdre. Votre ami Zacharus m’a rendu visite, il y a moins d’un mois. — Il est venu ici ? — Il m’a informé que Goltus était l’empereur légitime et m’a demandé de lui apporter mon soutien. Je l’ai envoyé promener, avec les mêmes arguments que ceux que je vais vous exposer. Nous, qui vivons à Calcis, sommes heureux ainsi. Nous ne voulons pas être mêlés à vos petites machinations. Alors, cessez vos manigances et sortez d’ici, pauvre Mage. Je vous donne trois jours pour quitter la ville. » Après que l’écho des dernières paroles de Narba se fut dissipé, un long silence s’ensuivit. Une pause interminable, pendant laquelle le visage de Bayaz se durcit de plus en plus. La peur commençait à s’installer. « Me confondriez-vous avec quelqu’un d’autre ? » gronda Bayaz. Jezal ressentit un besoin urgent de s’éloigner de lui, de s’abriter derrière un des magnifiques piliers. « Je suis le Premier des Mages ! Le premier apprenti du grand Juvens en personne ! » Sa colère pesait comme une lourde pierre dans la poitrine de Jezal, comprimant l’air de ses poumons, aspirant toute son énergie. Bayaz brandit alors son poing charnu. « Voici la main qui a anéanti Kanedias ! Couronné Harod ! Vous osez me menacer ? Est-ce cela que vous appelez la gloire de vos aïeux ? Une ville réfugiée derrière des murs croulants, à l’image d’un vieux guerrier usé se blottissant dans l’armure trop grande de sa jeunesse ? » Narba se recroquevilla derrière son argenterie. Terrifié à l’idée que le légat pourrait exploser d’un moment à l’autre et éclabousser la pièce de son sang, Jezal frémit. « Je me contrefiche de votre ville réduite à l’état d’un pot de chambre fêlé ! tonna Bayaz. Vous m’accordez trois jours ? Je serai parti dès demain ! » Et, tournant les talons, il traversa à grandes enjambées le sol reluisant pour se diriger vers la sortie. Après son départ, ses paroles retentissantes égratignaient encore les murs étincelants et le plafond scintillant. Tremblant de tous ses membres, Jezal demeura un instant pétrifié. Puis, d’un air coupable, il s’éloigna pour suivre le Premier des Mages, passa devant le légat horrifié et les gardes ébahis et retrouva la lumière du jour. L’état des fortifications À l’attention de l’Insigne Lecteur Sult, chef de l’inquisition de Sa Majesté. Votre Éminence, J’ai averti les membres du conseil municipal de Dagoska de ma mission. Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’ils ne sont pas vraiment ravis de voir leur pouvoir brutalement limité. J’ai déjà commencé mon enquête sur la disparition du Supérieur Davoust et je suis convaincu que les résultats ne se feront pas attendre. Je procéderai au contrôle des fortifications de la ville dès que possible et prendrai toutes les mesures nécessaires pour rendre Dagoska invulnérable. Vous aurez bientôt de mes nouvelles. En attendant, je reste votre humble serviteur. Sand dan Glotka Supérieur de Dagoska. Le soleil cognait de toutes ses forces sur les remparts effrités. Dardait sournoisement ses rayons à travers le chapeau de Glotka pour lui dévorer la nuque. Chauffait le dos de son manteau noir et chatouillait ses épaules contractées, menaçant d’absorber toute l’eau contenue dans son corps, de pomper son énergie, de le faire tomber à genoux. Une fraîche matinée automnale dans la charmante ville de Dagoska ! Alors que le soleil l’attaquait par le haut, le vent marin l’assaillait de face. Il soufflait sur l’océan désert et la péninsule aride. Charriant dans ses courants d’air chaud des particules de poussière suffocante, il balayait les murailles de la cité, la saupoudrait au passage de grains de sable salé. Il cinglait la peau moite de Glotka, lui desséchait les lèvres, lui rongeait les yeux, à tel point qu’il ne pouvait empêcher quelques larmes brûlantes de s’en écouler. On dirait que même les éléments cherchent à se débarrasser de moi. À ses côtés, le Tourmenteur Vitari cheminait sur le parapet, bras écartés, comme un funambule sur sa corde. Les yeux levés vers la silhouette noire dégingandée qui se découpait sur le ciel flamboyant, Glotka la regardait d’un air renfrogné. Elle pourrait parfaitement utiliser le chemin de ronde et cesser de se donner en spectacle. Cela dit… en agissant ainsi, elle a de fortes chances de tomber ! Les remparts faisaient au moins dix toises de haut. À la pensée du Tourmenteur préféré de l’Insigne Lecteur dérapant, glissant et dégringolant du mur, cherchant en vain de ses doigts une prise où s’agripper, Glotka esquissa un mince sourire. Peut-être laissera-t-elle échapper un cri déchirant, lors de sa chute mortelle ! Mais elle ne tomba pas. La garce ! Sûrement à cause du rapport qu’elle doit prochainement remettre à Sult. « L’estropié frétille toujours comme un poisson échoué sur le rivage. Bien qu’il ait interrogé la moitié de la population, il n’a pas encore retrouvé la trace de Davoust, ni découvert le moindre traître. Pour l’instant, le seul homme qu’il ait mis sous les verrous est un membre de l’inquisition… » Se protégeant les yeux du soleil aveuglant, il loucha vers l’horizon. Bordée de chaque côté par l’océan miroitant, la bande rocheuse qui rattachait Dagoska au continent s’étirait au loin ; sa partie la plus étroite faisait à peine cinquante toises de large. Hormis quelques misérables oiseaux de mer qui décrivaient des cercles au-dessus de la digue avec force criaillements, aucun signe de vie. « Puis-je vous emprunter votre longue-vue, général ? » D’une chiquenaude, Vissbruck déploya la longue-vue et la plaqua avec sécheresse sur la paume offerte de Glotka. À l’évidence, il aurait mieux à faire que de m’accompagner pour cette inspection des remparts. Debout, au garde-à-vous dans son uniforme impeccable, le général respirait bruyamment ; son visage poupin luisait de sueur. Il fait de son mieux pour conserver un maintien militaire. C’est probablement la seule bribe de professionnalisme qui reste chez cet imbécile, mais comme dirait l’Insigne Lecteur, nous devons œuvrer avec les outils dont nous disposons. Glotka porta le tube de cuivre à son œil. Les Gurkhiens avaient construit une palissade. Une haute clôture de pieux ourlait les collines, coupant Dagoska de la terre ferme. Des tentes étaient éparpillées derrière elle, et de minces panaches de fumée s’élevaient çà et là d’un feu de camp. Glotka distinguait tout juste des silhouettes minuscules qui se déplaçaient et des éclats de métal poli renvoyés par le soleil aveuglant. Armes et armures… en quantité phénoménale. « Jusqu’à ces derniers temps, des caravanes venaient du continent, murmura Vissbruck. L’année dernière, elles se comptaient tous les jours par centaines. Puis, à l’arrivée des soldats de l’empereur, les marchands se sont faits rares. Ils ont achevé leur clôture, il y a quelques mois. Depuis, on n’a plus vu ne serait-ce que l’ombre d’un âne. Tout est acheminé par bateau, à présent. » Glotka survola la palissade pour inspecter les camps installés d’un bout à l’autre de l’isthme. Font-ils de l’esbroufe, avec ce déploiement de forces, ou sont-ils tout à fait sérieux ? Les Gurkhiens adorent se pavaner, cependant se lancer dans la bataille ne les a jamais rebutés – voilà comment ils ont conquis tout le Sud… enfin, plus ou moins. Il baissa la longue-vue. « Combien y a-t-il de Gurkhiens, d’après vous ? » Vissbruck haussa les épaules. « Impossible à dire. Au moins cinq mille, d’après moi, mais il pourrait y en avoir beaucoup plus, derrière ces collines. Il n’existe aucun moyen de le savoir. » Cinq mille. Au moins. Si c’est de l’esbroufe, ils n’ont pas lésiné. « Combien d’hommes avons-nous ? » Vissbruck prit son temps pour répondre. « J’ai environ six cents soldats de l’Union sous mes ordres. » Environ six cents ? Environ ? Pauvre crétin sans cervelle ! Quand j’étais militaire, je connaissais le nom de tous les hommes de mon régiment, et savais qui était le mieux qualifié pour telle tâche ou telle autre. « Six cents ? C’est tout ? — Il y a également des mercenaires dans la ville, mais on ne peut pas leur faire confiance ; ils causent souvent des problèmes. À mon avis, ils ne valent pas grand-chose. » Je t’ai demandé les chiffres, pas ton avis. « Combien de mercenaires ? — Un millier peut-être, ou un peu plus. — Qui est leur chef ? — Un Styrien. Un certain Cosca. — Nicomo Cosca ? » Du haut de son perchoir, Vitari les regardait, un sourcil roux haussé. « Vous le connaissez ? — On peut dire ça. Je le croyais mort, mais apparemment, il n’y a pas de justice, ici bas. » Elle a bien raison. Glotka s’adressa de nouveau à Vissbruck. « Ce Cosca dépend-il de vous ? — Pas vraiment. Il est payé par les marchands d’épices, il rend donc compte à Maître Eider. En théorie, il est censé obéir à mes ordres… — Mais il n’en fait qu’à sa tête, n’est-ce pas ? » Le visage du général prouva à Glotka qu’il avait vu juste. Des mercenaires. Une arme à double tranchant… alors, méfiance ! Zélés tant que vous alimentez leur bourse, et à condition de ne pas considérer la loyauté comme une priorité. « Cosca dispose du double de votre effectif. » Apparemment, je ne m’adresse pas à la bonne personne, pour ce qui est de la protection de la ville. Cependant, il va peut-être pouvoir éclairer ma lanterne sur un point. « Savez-vous ce qu’il est advenu de mon prédécesseur, le Supérieur Davoust ? » Le général Vissbruck se crispa, dévoilant ainsi son mécontentement. « Je n’en ai aucune idée. Les faits et gestes de cet homme ne m’intéressaient pas. — Hum, hum », fit Glotka d’un ton rêveur, avant d’enfoncer son chapeau sur son crâne, comme une nouvelle rafale de vent chargé de sable balayait les remparts. « La disparition du Supérieur de l’inquisition de la ville n’est pas l’une de vos préoccupations ? — Non, rétorqua sèchement le général. Nous n’avions guère l’occasion de nous parler. Davoust avait la réputation d’être corrosif. Quant à moi, je pense que l’inquisition a ses responsabilités et que j’ai les miennes. » Oh, oh ! Irascible, avec ça ! Mais depuis mon arrivée dans cette ville, tout le monde l’est un peu. On croirait presque qu’ils ne veulent pas de moi chez eux. « Vous avez vos responsabilités, hein ? » Glotka se traîna jusqu’aux créneaux, leva sa canne et l’introduisit dans un coin de maçonnerie friable, près du pied de Vitari. Un morceau de pierre se détacha et bascula dans le vide. Quelques instants plus tard, il l’entendit ricocher dans la douve, tout en bas. Il se retourna vers Vissbruck. « En tant que responsable des défenses de la ville, considérez-vous que l’entretien des fortifications fait partie de vos responsabilités ? » Vissbruck se rebiffa. « J’ai agi au mieux ! » Glotka énuméra les points négatifs, en les comptant sur les doigts de sa main libre. « Les remparts sont en piètre état. Les gardes qui les surveillent, trop peu nombreux. La douve en contrebas est tellement encombrée de détritus qu’elle est pratiquement inexistante. Les portes n’ont pas été remplacées depuis des lustres et tombent en miettes. Si les Gurkhiens décidaient de nous attaquer demain, je crois sincèrement que nous serions en mauvaise posture. — Pas par mauvaise volonté de ma part, je puis vous le garantir ! Avec la chaleur, le vent et le sel en provenance de la mer, bois et métaux pourrissent ou rouillent en un rien de temps, et la pierre ne résiste pas mieux ! Vous imaginez le travail ? » Le général engloba d’un geste l’immense étendue des remparts s’incurvant des deux côtés vers la mer. En outre, au sommet, le parapet était suffisamment large pour y faire circuler un chariot et, à la base, les murs s’épaississaient davantage. « Je ne dispose que de quelques maçons habiles et les matériaux sont limités . Les subventions allouées par le Conseil Restreint suffisent à peine à l’entretien de la Citadelle ! Et l’argent des marchands d’épices couvre tout juste les frais occasionnés par les murailles de la ville haute… » Triple idiot ! On pourrait presque croire qu’il n’a jamais eu l’intention de défendre cette ville. »Si le reste de Dagoska tombe aux mains des Gurkhiens, la Citadelle ne pourra pas être approvisionnée par bateau, n’est-ce pas ? » Vissbruck cligna les paupières. « Heu, non, mais… — Les murs de la ville haute suffisent peut-être à contenir les indigènes de l’autre coté, mais ils sont trop longs, trop bas et trop minces pour résister longtemps à une attaque concertée, vous n’êtes pas de mon avis ? — Si, je suppose que si, mais… — Alors, si l’on part du principe que la Citadelle, ou la ville haute est notre ligne principale de défense, on peut gagner du temps. Cela nous permettrait d’attendre une aide. Une aide qui risquerait de mettre un bon moment pour arriver jusqu’ici, avec les centaines de légions engagées par notre armée au pays des Angles. » Une aide qui n’arrivera peut-être jamais. « Si les remparts extérieurs sont pris, la ville sera perdue. » Glotka tapota les pavés avec le bout de sa canne. « C’est là que nous devons combattre les Gurkhiens, c’est là que nous devons leur résister. Tout autre endroit serait une absurdité. » — Une absurdité », chantonna Vitari, en bondissant d’un créneau à l’autre. Le général s’était rembruni. « Je ne peux agir que selon les instructions du gouverneur et du conseil municipal. La ville basse n’a jamais été considérée comme indispensable. Je ne suis pas responsable de l’enceinte extérieure… — Moi, si. » Glotka regarda Vissbruck dans les yeux un bon moment. « A partir de maintenant, tous les fonds seront investis dans la réparation et le renforcement de la première enceinte. Il faut ériger de nouveaux parapets, installer de nouvelles portes, remplacer tous les blocs de pierre cassés. Je ne veux plus voir une seule fissure par laquelle une fourmi pourrait se faufiler… alors, ne parlons pas de l’armée gurkhienne ! — Et qui accomplira le travail ? — Ce sont bien les indigènes qui ont construit ces fichues murailles, non ? Il doit y avoir des ouvriers qualifiés parmi eux. Trouvez-les et embauchez-les. Quant au fossé, je veux qu’il soit creusé jusqu’au-dessous du niveau de la mer. Si les Gurkhiens approchent, nous pourrons l’inonder et transformer la ville en île. — Mais cela prendra des mois ! — Vous aurez deux semaines. Peut-être moins. Enrôlez tous les hommes désœuvrés. S’ils sont capables de manier une pelle, réquisitionnez aussi femmes et enfants. » Vissbruck leva les yeux vers Vitari et fit la grimace. « Et pour ceux qui appartiennent à l’inquisition ? — Oh, ceux-là seront occupés à poser des questions, afin de découvrir ce qui est arrivé à votre précédent Supérieur. Ou à veiller sur moi, ainsi que sur mes appartements, et à monter la garde aux portes de la Citadelle, jour et nuit, pour essayer d’empêcher que votre nouveau Supérieur ne subisse le même sort. Ce serait dommage, hein, Vissbruck, que je disparaisse avant que les défenses ne soient prêtes ? — Évidemment, Supérieur », marmonna le général. Je n’ai pas l’impression qu’il déborde d’enthousiasme. « En revanche, tous les autres doivent prêter main-forte, y compris vos soldats. — Vous ne voulez tout de même pas que mes hommes… — Je veux que tout le monde fasse sa part de travail. Les hommes à qui ça déplaît sont libres de repartir à Adua, où ils iront expliquer leurs réticences à l’Insigne Lecteur. » Glotka gratifia le général de son sourire édenté. « Personne n’est irremplaçable, général, personne. » La sueur ruisselait à grosses gouttes sur le visage rose de Vissbruck. Des taches d’humidité commençaient à obscurcir le col empesé de son uniforme. « Bien sûr, chacun doit faire sa part de travail ! Le dégagement de la douve va démarrer sur-le-champ ! » Il tenta une piètre ébauche de sourire. « Je chercherai moi-même la main d’œuvre, mais j’aurai besoin d’argent, Supérieur. Il faudra payer les travailleurs, même les indigènes. Nous aurons besoin, par ailleurs, de matériel ; et tout doit être acheminé par la mer… — Empruntez ce qu’il vous faut pour commencer. Travaillez à crédit. Promettez tout ce que vous voulez, mais ne donnez rien, pour le moment. Son Éminence pourvoira au reste. » Il a intérêt. « Vous me ferez un rapport de la progression des travaux, tous les matins. — Tous les matins, oui. — Vous avez énormément de choses à faire, général. À votre place, je filerais. » Vissbruck demeura immobile un instant, se demandant s’il devait saluer ou non. Il finit par tourner les talons et s’éloigna à grands pas. Simple animosité de militaire de carrière recevant les ordres d’un civil… ou plus ? Serais-je en train de démolir des plans qu’il a soigneusement élaborés ? Des plans consistant à vendre la ville aux Gurkhiens, peut-être ? Vitari sauta du parapet sur le chemin de ronde. « Son Éminence pourvoira au reste ? Vous seriez verni. » Tandis qu’elle le quittait sans se presser, Glotka regarda son dos en faisant la moue, puis se tourna vers les collines du continent qu’il fixa avec la même grimace, grimace qu’il conserva pour contempler la Citadelle. Du danger de tous les côtés. Me voilà coincé entre l’Insigne Lecteur et les Gurkhiens, avec pour seule compagnie, un traître inconnu. Ce sera un miracle si je survis un jour de plus. Un observateur partial et optimiste aurait qualifié ce lieu de gargote. Mais il n’en mérite même pas le nom. C’était un bouge puant la pisse, avec des meubles dépareillés, maculés de vieilles taches de sueur et de plus récentes dues à des verres renversés. Une sorte de fosse à purin qu’on aurait commencé à vider ! Impossible de distinguer le personnel des clients, entre les ivrognes et les indigènes couverts de mouches et abrutis par la chaleur. Au beau milieu de cet antre de débauche, Nicomo Cosca, célèbre soldat de fortune, dormait profondément. Sa chaise en bois de récupération appuyée en équilibre contre le mur crasseux, il avait posé un de ses pieds chaussés de bottes sur la table, devant lui. Ornées d’une boucle et d’un éperon dorés, ces bottes en cuir noir de Styrie devaient avoir eu fière allure, jadis. Plus maintenant. Couvert d’éraflures grises, le dessus de celle qui était exposée se recourbait et son éperon était à moitié cassé ; la dorure de sa boucle qui s’écaillait laissait apparaître le métal, piqueté de rouille brunâtre. Un petit rond de peau rose décorée d’une belle ampoule profitait d’un trou dans la semelle pour regarder Glotka à la dérobée. Difficile de trouver propriétaire mieux assorti à une telle botte. La longue moustache de Cosca, censée, à l’origine, être cirée et tirebouchonnée à la manière des élégants styriens, pendait misérablement de chaque côté de sa bouche entrouverte. Son menton et ses joues arboraient une barbe de huit jours, véritable fouillis de poils ou de chaumes. Une éruption de boutons peu ragoûtants commençait à rosir sa peau le long du col de sa chemise. Ses cheveux gras, hirsutes, se dressaient sur sa tête, excepté sur le dessus, où la calvitie avait sévi ; là, son crâne chauve écarlate témoignait d’un méchant coup de soleil. La sueur faisait luire sa peau flasque et une mouche se promenait paresseusement sur son visage bouffi. Une bouteille vide gisait sur la table. Une autre, à moitié pleine, était blottie dans son giron. Avec une expression méprisante, parfaitement visible malgré son masque, Vitari observait le spectacle peu glorieux de cet ivrogne négligé. « Alors, c’est bien vrai, t’es encore en vie. » Si l’on veut. Cosca souleva une paupière cerclée de rouge, cilla, loucha en levant un œil et esquissa lentement un sourire. « Shylo Vitari, je parie. La vie me surprendra toujours. » Il fit bouger sa mâchoire, grimaça, baissa la tête et aperçut la bouteille sur ses genoux. Il la leva et but avec avidité. Avalant de grandes goulées, comme s’il était assoiffé et que la bouteille ne contenait que de l’eau. Un ivrogne invétéré, si le moindre doute subsistait. À première vue, pas le genre d’homme ci qui l’on confierait la tâche de défendre une ville. « Je ne pensais pas te revoir. Pourquoi ne retires-tu pas ton masque ? Que je profite de ta beauté ! — Économise ta salive pour tes putains, Cosca. J’ai pas envie de choper ce que tu te trimbales. » Le mercenaire laissa échapper un borborygme qui aurait pu passer pour un éclat de rire ou une quinte de toux. « Tu te comportes toujours comme une princesse », dit-il d’une voix sifflante. « Ce bouge serait donc un palais ? » Cosca haussa les épaules. « Tous les lieux se ressemblent, quand on est soûl. — Tu crois que tu y arriveras un jour ? — Non, mais ça vaut le coup d’essayer. » Comme pour appuyer son affirmation, il s’octroya une nouvelle lampée. Vitari s’installa sur un coin de table. « Bon, qu’est-ce qui t’amène ici ? Je croyais que tu t’efforçais de refiler ta vérole à toute la Styrie. — Ma popularité là-bas s’est quelque peu amoindrie. — Tu t’es retrouvé dans les deux camps opposés d’un champ de bataille une fois de trop, hein ? — Un truc dans le genre, ouais. — Mais les Dagoskiens t’ont accueilli à bras ouverts ? — J’aurais préféré être accueilli par toi, jambes écartées, mais on n’obtient pas toujours ce que l’on veut. Qui est ton ami ? » Du bout de son pied endolori, Glotka attira à lui une chaise branlante sur laquelle il prit place, espérant qu’elle supporterait son poids. M’affaler par terre sur des petits bouts de bois ne serait pas du meilleur effet, n’est-ce pas ? « Je suis Glotka. » Il détendit son cou un peu moite, en l’étirant d’un côté, puis de l’autre. « Le Supérieur Glotka. » Cosca le dévisagea un long moment. Ses yeux étaient bouffis, injectés de sang, profondément enfoncés dans ses orbites. Et pourtant, j’y vois comme une lueur calculatrice. Il ne doit pas être aussi ivre qu’il le prétend. « Pas celui qui a combattu dans le Gurkhul ? Ce fameux colonel, dompteur de chevaux ? » Glotka sentit sa paupière cligner nerveusement. On peut difficilement le considérer comme tel, aujourd’hui ; il est néanmoins surprenant qu’on se souvienne encore de lui. « J’ai abandonné l’armée depuis de nombreuses années. Je m’étonne que vous ayez entendu parler de moi. — Un guerrier se doit de connaître ses ennemis, et un mercenaire ne sait jamais qui sera le prochain. Mieux vaut connaître tout le monde dans les cercles militaires. Ça fait déjà un bail que j’ai entendu parler de vous, comme d’un homme avec qui il faut compter. Audacieux, intelligent, disait-on, mais imprudent. Ce sont les derniers mots que j’ai surpris. Et vous voilà devant moi, exerçant un tout autre métier. Vous posez des questions. — L’imprudence ne m’a pas si bien réussi que ça, en fin de compte. » Glotka accompagna ses paroles d’un geste désabusé. « Parfois, on est obligé de vivre avec son temps. — Bien sûr. J’ai pour principe de ne jamais mettre en doute le choix d’un homme. On ignore ses raisons. Vous êtes venu pour boire un verre, Supérieur ? Ils n’ont malheureusement rien d’autre que ce tord-boyaux. » Il agita sa bouteille. « Où aviez-vous des questions à me poser ? » Ça oui, à la pelle. « Avez-vous une quelconque expérience en matière de sièges ? — Une quelconque expérience ? bredouilla Cosca. De l’expérience, avez-vous dit ? Ah ! l’expérience est une chose dont je ne manque pas… — Non, murmura Vitari par-dessus son épaule. C’est juste la discipline et la loyauté qui te font défaut. — Oui, bon, eh bien… Tout dépend à qui on s’adresse. Mais j’étais bien présent à Étrina et à Mûris. Sacrés sièges que ces deux-là ! Et j’ai aussi campé devant Visserine, pendant quelques mois ; j’aurais fini par l’avoir, si cette diablesse de Mercatto ne m’avait pas pris au dépourvu. Elle nous est tombée dessus à l’aube avec sa cavalerie et nous a joué un sale tour en se pointant à contre-jour, la garce… — J’ai entendu dire que tu étais soûl comme une bourrique, à ce moment-là, grommela Vitari. — Oui, ben… À Borletta, j’ai quand même résisté pendant six mois aux assauts du grand-duc Orso… » Vitari eut un reniflement de mépris. « Jusqu’à ce qu’il te paie pour lui ouvrir les portes. » Cosca esquissa un sourire timide. « Ça représentait une sacrée somme ! Mais il n’a pas eu à se battre pour entrer. Tu peux bien m’accorder ça, hein, Shylo ? — Avec toi, personne n’a besoin de se battre, à condition d’avoir une bourse pleine. » Le mercenaire fit la grimace. « Je suis comme je suis, je n’ai jamais prétendu être autrement. — Ainsi donc, vous avez la réputation de trahir vos employeurs ? » demanda Glotka. Le Styrien, qui portait la bouteille à sa bouche, interrompit son geste. « Je suis profondément peiné, Supérieur. Nicomo Cosca est peut-être un mercenaire, mais il y a des règles qu’il respecte. Je ne laisserais tomber mon employeur qu’à une seule condition. — Laquelle ? » Cosma ricana. « Si on me faisait une meilleure offre. » Le fameux code des mercenaires. Certains hommes sont prêts à faire n’importe quoi pour de l’argent. La plupart d’entre eux feraient vraiment n’importe quoi pour une somme importante. Peut-être même feraient-ils disparaître un Supérieur de l’inquisition ! « Savez-vous ce qu’il est advenu de mon prédécesseur, le Supérieur Davoust ? — Ah ! l’énigme du tortionnaire disparu… » Cosca gratta pensivement sa barbe poisseuse, puis s’attaqua aux boutons sur son cou et examina les résidus récupérés sous ses ongles. « Qui le sait et qui se soucie de le savoir ? Cet homme était un porc. Je le connaissais à peine, mais ce que j’en savais ne me plaisait pas. Il était entouré d’ennemis et, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, cette ville abrite un véritable nid de serpents. Si vous me demandez lequel d’entre eux l’a mordu, eh bien… n’est-ce pas votre boulot ? Moi, j’étais occupé, ici. À boire. » Facile à croire. « Que pensez-vous de notre ami commun, le général Vissbruck ? » Cosca se voûta et s’affaissa légèrement sur sa chaise. « Cet homme est un gamin. Qui joue aux soldats. Rafistolant son petit château et sa petite muraille, alors que seuls les remparts extérieurs ont de l’importance. Si on les perd, la partie est terminée, voilà ce que je pense. — Je me suis fait la même réflexion. » Après tout, les fortifications ne seraient pas en de si mauvaises mains ! « La réfection de l’enceinte a déjà commencé, et on travaille aussi dans les douves. J’espère pouvoir les inonder. » Cosca arqua un sourcil. « Bravo. Inondez-les. Les Gurkhiens n’aiment pas beaucoup l’eau. Ce sont de piètres marins. Inondez-les. C’est très bien. » Il renversa la tête en arrière pour aspirer les dernières gouttes de sa bouteille, puis jeta celle-ci sur le sol encrassé, s’essuya la bouche d’une main sale, qu’il nettoya ensuite sur sa chemise maculée de sueur. « Il y en a au moins un qui sait ce qu’il fait. Quand les Gurkhiens nous attaqueront, nous serons peut-être en mesure de résister un peu plus longtemps que je ne l’imaginais, hein ? » À condition que l’on ne nous ait pas trahis au préalable. — On ne sait jamais, les Gurkhiens n’attaqueront peut-être pas. — Oh, j’espère bien qu’ils le feront ! » Cosca se pencha sous sa chaise, d’où il extirpa une nouvelle bouteille. Lorsqu’il retira le bouchon avec les dents et le recracha dans la pièce, une brève lueur éclaira ses yeux. « On me paie le double, dès que le combat est engagé. » La nuit tombait. Une brise bienfaisante balayait la salle d’audience. Appuyé contre le mur, près d’une fenêtre, Glotka contemplait les ombres qui commençaient à s’étendre sur la ville en contrebas. Le gouverneur le faisait attendre. Sûrement pour me faire comprendre que c’est toujours lui le responsable, quoi qu’en dise le Conseil Restreint. Souffler un peu ne dérangeait cependant pas Glotka, après sa journée épuisante. Il avait dû arpenter la cité par une chaleur insoutenable, inspecter les murailles et les portes, passer les troupes en revue, poser des questions… Questions auxquelles personne n’a fourni de réponses satisfaisantes. Sa jambe lui élançait, son dos le martyrisait, sa paume était écorchée à force d’agripper le pommeau de sa canne. Mais ce n’est pas pire que d’habitude. Je tiens encore debout. Une journée agréable, tout compte fait. Des voiles nuageux orangés masquaient le soleil couchant. Juste en dessous, le long ruban de l’océan se paraît de paillettes argentées dans les dernières lueurs du jour. Les remparts extérieurs avaient déjà plongé une partie des immeubles vétustes de la ville basse dans les ténèbres. L’ombre des hautes flèches du grand temple s’étalait sur les toits de la ville haute et se lançait à l’assaut des parois rocheuses du piton, où se dressait la Citadelle. Les collines du continent, vagues silhouettes sombres, se distinguaient à peine dans le lointain. Elles grouillent pourtant de soldats gurkhiens. Qui nous épient sans doute, comme nous le faisons. Ils nous regardent approfondir notre fossé, réparer nos remparts, consolider nos portes. Je me demande pendant combien de temps ils se contenteront de nous observer ! Dans combien de temps le soleil se couchera-t-il définitivement pour nous ? La porte s’ouvrit. Glotka tourna la tête et grimaça en sentant son cou craquer. Korsten dan Vurms, le fils du gouverneur, fit son entrée. Après avoir refermé derrière lui, il traversa la pièce d’un pas décidé, les fers de ses bottes cliquetant sur les mosaïques du sol. Ah ! la fine fleur de la jeune noblesse de l’Union. Le sens de l’honneur est presque palpable. À moins que quelqu’un n’ait pété ? « Supérieur Glotka ! J’espère ne pas vous avoir fait attendre. — Si fait », rétorqua Glotka en se traînant vers la table. « C’est ce qui se produit quand on arrive en retard à un rendez-vous. » Vurms se rembrunit légèrement. « Alors, acceptez mes excuses », dit-il d’un ton qui démentait ses paroles. « Comment trouvez-vous notre ville ? — Étouffante et remplie d’escaliers. » Glotka se laissa tomber dans un des élégants fauteuils. « Où est le gouverneur ? » Son interlocuteur se renfrogna davantage. « Mon père ne se sent pas très bien ; je crains qu’il ne puisse se déplacer. Vous comprendrez que c’est un vieil homme et qu’il a besoin de repos. Quoi qu’il en soit, je puis m’exprimer en son nom. — Ah oui ! Et qu’avez-vous tous deux à dire ? — Mon père s’inquiète beaucoup des travaux que vous avez entrepris sur les remparts. On m’a rapporté que les soldats du roi avaient été réquisitionnés pour creuser des trous dans la péninsule, au lieu d’assurer la défense des murailles de la ville haute. Vous vous rendez compte, je l’espère, que vous nous laissez à la merci des indigènes ! » Glotka eut un reniflement méprisant. « Bien qu’ils soient répugnants, les indigènes sont aussi des citoyens de l’Union. Croyez-moi, ils se montreront plus cléments que les Gurkhiens. » Et je suis bien placé pour le savoir… « Ce sont des primitifs ! ricana Vurms. En outre, ils deviennent dangereux quand on les corrige ! Vous n’êtes pas ici depuis assez longtemps pour comprendre la menace qu’ils représentent pour nous ! Vous devriez en toucher deux mots à Harker. En ce qui concerne les indigènes, il est plein de bonnes idées. — J’ai parlé avec Harker et ses idées me déplaisent. En fait, j’imagine qu’il a eu le temps de les réviser en bas, dans le noir. » J’imagine qu’il doit y réfléchir en ce moment même, et aussi rapidement que le lui permet le petit pois qu’il a dans la tête. « Quant aux inquiétudes de votre père, dites-lui qu’il n’a plus à se soucier de la défense de la ville. Vu son grand âge et son besoin de repos, je ne doute pas qu’il sera soulagé de me confier cette responsabilité. » Une grimace de colère déforma les traits harmonieux de Vurms. Il ouvrit la bouche, prêt à lancer une injure, mais se ravisa. C’est dans son intérêt. Il se carra dans son fauteuil, en se frottant pensivement le pouce contre l’index. Lorsqu’il reprit la parole, il le fit d’une voix douce, charmante, les lèvres étirées en un sourire amical. Maintenant, je vais avoir droit à ses cajoleries. « Supérieur Glotka, j’ai l’impression que vous et moi ne sommes pas partis du bon pied… — Je n’en ai qu’un qui fonctionne. » Le sourire de Vurms s’atténua légèrement ; il poursuivit néanmoins. « Il est clair que, pour le moment, vous avez les cartes en main, mais mon père a de nombreux amis, là-bas, dans le Midderland. Si cela me chantait, je pourrais vous mettre des bâtons dans les roues. Être un sérieux obstacle ou vous offrir une aide conséquente… — Je suis vraiment content que vous ayez choisi de coopérer. Commencez donc par me dire ce qu’il est advenu du Supérieur Davoust. » Le sourire s’effaça complètement. « Comment le saurais-je ? — Tout le monde sait quelque chose. » Et quelqu’un en sait même bien plus long que les autres. S’agirait-il de vous, Vurms ? Le fils du gouverneur prit le temps de réfléchir. Stupide ou coupable ? Chercherait-il comment m’aider ou comment effacer ses traces ? « Je sais que les indigènes le détestaient. Ils passaient leur temps à comploter contre nous, et Davoust était las de poursuivre ces infidèles. Je suis sûr qu’il a été victime d’une de leurs machinations. À votre place, j’irais poser des questions dans la ville basse. — Oh, je suis certain que les réponses se trouvent ici, dans la Citadelle. — En tout cas, je ne les ai pas », répliqua Vurms sèchement, en détaillant Glotka de la tête aux pieds. « Croyez-moi sur parole, je serais plus qu’heureux que Davoust soit encore parmi nous. » Peut-être, ou peut-être pas, mais nous n’obtiendrons pas de réponses aujourd’hui.« Très bien. Alors, parlez-moi des réserves de la ville. — Des réserves ? — Des provisions, Vurms, des vivres ! J’ai cru comprendre que depuis la fermeture des routes du continent par les Gurkhiens, tout est acheminé par voie maritime. Nourrir tous ces gens doit être la principale préoccupation du gouverneur, non ? — Mon père est très attentif aux besoins de son peuple, quelle que soit la situation ! cracha Vurms. Nous disposons de six mois de vivres ! — Six mois ? Pour tous les habitants ? — Évidemment ! » Beaucoup plus que ce à quoi je m’attendais. Parmi toutes les difficultés, voilà au moins un point dont je n’ai pas à me préoccuper. « Sauf si vous comptez les indigènes », ajouta Vurms, comme s’il s’agissait d’une broutille. Glotka marqua une pause. « Et que mangeront-ils, si les Gurkhiens assiègent la ville ? » Vurms haussa les épaules. « J’avoue ne pas avoir réfléchi à ça. — Ah, vraiment ? Que se passera-t-il, d’après vous, quand ils commenceront à être affamés ? — Euh… — Ce sera le chaos, voilà tout ! Nous ne tiendrons pas la ville avec les quatre cinquièmes de la population contre nous ! » Glotka claqua la langue d’un air dégoûté. « Vous irez trouver les marchands pour obtenir six mois de vivres ! Pour tout le monde ! Je veux six mois de vivres, même pour les rats qui vivent dans les taudis ! — Pour qui me prenez-vous ? siffla Vurms. Votre garçon de courses ? — Pour ce que bon me semble. » Plus aucune trace de bienveillance sur le visage de Vurms, désormais. « Je suis le fils du gouverneur ! Je refuse d’être traité de la sorte ! » Les pieds de son siège crissèrent sur le dallage quand il se leva d’un bond pour se diriger vers la porte. « Parfait, murmura Glotka. Le bateau pour Adua lève l’ancre quotidiennement. C’est un bateau rapide, qui décharge directement sa cargaison à la Maison des Questions. On vous traitera différemment là-bas, croyez-moi ! Je pourrais aisément vous y réserver une couchette. » Vurms s’arrêta net. « Vous n’oseriez pas ! » Glotka sourit. De son sourire édenté le plus répugnant, le plus méchant. « Il vous faudrait beaucoup de cran pour parier sur ce dont je suis capable. En avez-vous ne serait-ce qu’une once ? » Le jeune homme se lécha les lèvres ; il ne put soutenir le regard de Glotka très longtemps. C’est bien ce que je pensais. Il me rappelle mon ami, le capitaine Luthar. Tout feu tout flamme, mais dépourvu de la moelle indispensable. Un simple coup d’épingle, et il se dégonfle comme une baudruche. — Six mois de vivres. Six mois pour tout le monde. Et débrouillez-vous pour que ce soit fait rapidement. » Mon jeune garçon de courses. « Entendu, grogna Vurms, qui fixait toujours le sol d’un air maussade. — Après, nous pourrons nous occuper de l’eau. Les puits, les citernes, les pompes. Les gens auront besoin de se laver, après tous les efforts que vous leur aurez fait faire, hein ? Vous me rendrez compte de vos avancées tous les matins. » Vurms serrait et desserrait ses poings le long de ses flancs ; les muscles de ses mâchoires se contractaient de rage. « Bien sûr, parvint-il à articuler. — Bien sûr. Vous pouvez partir. » Glotka le regarda s’éloigner à grands pas. Et je n’en ai vu que deux sur quatre. Deux sur quatre, et je me suis déjà fait deux ennemis. Si je veux réussir, il va me falloir des alliés. Sans alliés, je ne survivrai pas longtemps, quels que soient les documents en ma possession. Sans alliés, je ne parviendrai pas à empêcher les Gurkhiens d’entrer, s’ils décident d’essayer. Et le pire, c’est que je n’ai toujours rien appris sur Davoust. Un Supérieur de l’inquisition disparaît comme par enchantement ! Espérons que l’Insigne Lecteur se montrera patient. Espoir. Patience… Insigne Lecteur. Glotka plissa le nez. Jamais ces deux concepts n’avaient été aussi mal assortis à quelqu’un. A propos de confiance La roue du chariot fit un tour et grinça. Elle refit un autre tour et grinça de nouveau. Ferro la regarda de travers. Maudite roue ! Maudite carriole ! Son regard maussade passa alors du chariot à son conducteur. Maudit apprenti ! Ferro ne lui faisait absolument pas confiance. Les yeux du garçon se posèrent sur elle et la fixèrent bien trop longtemps à son goût, puis s’empressèrent de se détourner. Comme s’il savait quelque chose sur elle qu’elle-même ignorait. Cette pensée la mit en colère. Elle cessa de l’observer pour s’intéresser au cheval de tête et à son cavalier. Maudit gamin de l’Union ! avec son dos bien raide, assis sur sa monture comme un roi sur son trône, comme si naître avec un visage agréable était un exploit dont on pouvait tirer une fierté éternelle. Il était séduisant, bien fait, aussi délicat qu’une princesse. Ferro ricana en son for intérieur. La petite princesse de l’Union, voilà ce qu’il était. Elle détestait les gens beaux, encore plus que les moches. On ne pouvait jamais faire confiance à la beauté. Il fallait chercher loin pour trouver quelqu’un de moins beau que ce grand bâtard aux neuf doigts. Vautré sur sa selle, comme un vulgaire sac de riz. Lent, toujours à se gratter quelque part, à renifler ou à mâchonner comme une grosse vache. Essayant de faire croire qu’il n’avait jamais tué, qu’il ne sortait jamais de ses gonds et n’était pas foncièrement mauvais. Mais Ferro n’était pas dupe. Il lui fit un signe de tête qu’elle lui rendit avec une grimace. C’était un démon dans une peau de vache, et elle ne s’y trompait pas. Enfin… il valait quand même mieux que ce maudit Navigateur ! Toujours à bavarder, à sourire, à s’esclaffer. Ferro détestait les bavardages, les sourires et les éclats de rire – et ce, dans un ordre croissant. Un petit homme stupide, avec des histoires stupides. Elle sentait bien que sous ses mensonges, il complotait, espionnait. Ne restait plus que le Premier des Mages. Elle lui faisait encore moins confiance qu’aux autres. Elle vit ses yeux glisser vers le chariot. Pour regarder le sac qu’il avait enfilé sur le coffret. Un coffret rudement lourd, carré, gris, sinistre. Il croyait que personne ne l’avait vu faire, mais elle, si. Bourré de secrets, cet homme-là ! Ce salaud de chauve, avec son cou épais et son long bâton, qui se comportait comme s’il n’avait rien à se reprocher, ni la moindre idée sur la façon de faire exploser quelqu’un en mille morceaux. « Maudits Blafards ! » marmonna-t-elle entre ses dents. Se penchant de côté, elle cracha sur la piste et jeta un regard mauvais aux cinq dos qui chevauchaient devant elle. Pourquoi s’était-elle laissé convaincre par Yulwei de participer à cette folle expédition ? Un voyage lointain dans l’Ouest glacial, où elle n’avait rien à faire. Elle aurait dû retourner dans le Sud se battre contre les Gurkhiens. Leur faire payer leur dette. Maudissant Yulwei intérieurement, elle suivit les autres en direction d’un pont. Il semblait vieux – avec ses pierres rongées, mouchetées de lichen, sa chaussée marquée de profonds sillons creusés par les roues des chariots. Des siècles de passages incessants. Sous son arche unique, le fleuve, au courant rapide, aux eaux grises et froides, s’écoulait en bouillonnant. Une hutte basse avait été construite à côté du pont ; au fil des ans, elle s’était enfoncée dans le sol et fondue dans le paysage. De la cheminée s’échappait de la fumée, que le vent cinglant dispersait en panaches, avant de l’effilocher au loin. Un soldat se tenait devant la hutte, seul. Sans doute le perdant d’un tirage à la courte paille. Emmitouflé dans un lourd manteau, les crins de son casque agités par les bourrasques, sa lance posée près de lui, il se pressait contre le mur. Bayaz tira sur ses rênes, juste avant le pont, qu’il lui indiqua d’un signe de tête. « Nous remontons vers la plaine, ensuite nous projetons de pousser vers Darmium. — Je vous le déconseille. C’est dangereux par là-bas. » Bayaz sourit. « Qui dit danger dit bénéfices. — Les bénéfices n’arrêtent pas les flèches, l’ami. » Le soldat les détailla de la tête aux pieds, à tour de rôle, et renifla. « Drôlement disparate, votre petit groupe, hein ? — Je m’entoure de bons guerriers, peu importe d’où ils viennent. — Bien sûr. » Il dévisagea Ferro, qui lui rendit son regard en faisant la moue. « Je ne doute pas de sa force, mais le fait est que les plaines sont dangereuses, et plus que jamais, en ce moment. Quelques marchands continuent à y monter, mais on ne les voit jamais revenir. Ce cinglé de Cabrian y laisse traîner des pillards avides de s’enrichir. Scario et Goltus aussi, et les leurs ne valent guère mieux. Nous réussissons à faire respecter un semblant de loi de ce côté du fleuve, mais une fois là-haut, vous serez tout seuls. Si vous vous faites capturer dans la plaine, personne ne viendra vous aider. » Il renifla de nouveau. « Non, personne ne viendra vous aider. » Bayaz hocha la tête d’un air morose. « Nous n’attendons pas d’aide. » Éperonnant son cheval, il commença à franchir le pont au petit trot et rejoignit la piste sur l’autre rive. Ses compagnons le suivirent : Long-Pied d’abord, puis Luthar et Neuf-Doigts. Quai agita les rênes ; le chariot s’ébranla. Ferro fermait la marche. « Aucune aide ! » lui cria le soldat, avant de se réfugier contre le mur rugueux de sa cabane. La grande plaine. Cette région aurait dû être un endroit agréable pour chevaucher, un endroit rassurant. Ferro aurait pu y apercevoir un ennemi à des lieues, mais elle n’en voyait aucun. Quelle que fût la direction vers laquelle elle se tournait, elle ne distinguait qu’un vaste tapis d’herbes hautes, fouettées et couchées par le vent, s’étirer jusqu’à l’horizon lointain. Seule la piste brisait cette monotonie ; sa bande d’herbe plus rase, plus sèche, s’émaillant de plaques de terre noire, coupait tout droit à travers la plaine, à l’instar d’une trajectoire de flèche. Ferro n’aimait pas cette immensité uniforme. Elle se renfrogna à mesure de leur progression, sans cesser de jeter des coups d’œil à droite et à gauche. Dans les Terres Arides du Kan ta, le sol inculte était accidenté – offrant aussi bien des boulders ébréchés que des vallées asséchées, où des arbres morts projetaient leurs ombres aux griffes acérées, ainsi que des plis de terrain baignant dans l’obscurité et des dunes arrondies étincelant sous la lumière. Dans les Terres Arides du Kanta, le ciel était vide, immobile, telle une immense coupe colorée, remplie la journée d’un soleil aveuglant, et la nuit, d’étoiles scintillantes. Ici, bizarrement, c’était tout le contraire. Si le terrain n’offrait aucune particularité, le ciel, lui, était en perpétuel mouvement, en pleine confusion. Des nuages furibonds se hâtaient au-dessus de la plaine ; ombre et lumière s’emmêlaient en gigantesques spirales tourbillonnantes qui, poussées par le vent violent, balayaient les pâturages, filaient, virevoltaient, se séparaient, puis s’enroulaient de nouveau pour déverser sur la terre intimidée des formes monstrueuses menaçant de fondre sur les six cavaliers minuscules et leur petit chariot en un déluge capable d’engloutir le monde entier. La colère de Dieu devenue réalité flottait au-dessus de Ferro qui courbait le dos. C’était vraiment une contrée étrange, un endroit où elle n’avait pas sa place. Il lui fallait des raisons pour y rester, et elles avaient intérêt à être bonnes. « Hé, Bayaz ! hurla-t-elle, avant de se porter à sa hauteur. Qu’est-ce qu’on fait ici ? — Hein ? » grommela-t-il. Il regarda les herbes agitées ; ses yeux firent la navette d’un côté à l’autre du néant. « Nous allons vers l’ouest. Nous traverserons la plaine, puis le grand fleuve Aos, afin d’atteindre les Montagnes Brisées. — Et après ? » Elle vit les petites rides autour de ses yeux et de ses narines se creuser davantage, remarqua que ses lèvres se serraient. Un signe d’agacement. Visiblement, il n’appréciait pas ses questions. « Après, nous continuerons. — Ça prendra combien de temps ? — Tout l’hiver, et sûrement une partie du printemps, aboya-t-il. Après, il nous faudra refaire le chemin inverse. » Il enfonça ses talons dans les flancs de sa monture et s’éloigna sur la piste en trottant pour rejoindre le reste du groupe. Ferro ne se laissait pas démonter facilement. Elle n’allait sûrement pas se laisser rabrouer par ce Blafard chauve et fuyant. Elle planta donc elle aussi ses talons dans les flancs de son cheval et s’empressa de le rattraper. « En quoi consiste la Première Loi ? » Bayaz la foudroya du regard. « Que sais-tu à son sujet ? — Pas assez de choses. Je vous ai entendu en parler avec Yulwei à travers la porte. — On a les oreilles qui traînent, hein ? — Vous parliez fort et j’ai l’ouïe fine. » Ferro haussa les épaules. « Je ne vais pas me plonger la tête dans une bassine pour éviter de surprendre vos secrets. Qu’est-ce que la Première Loi ? » Le front de Bayaz se plissa considérablement, les coins de sa bouche s’incurvèrent. Un signe de colère. « Une restriction imposée par Euz à ses fils, la première règle mise en place après le chaos des temps anciens. Il est interdit d’entrer en contact avec l’Au-delà. De communiquer avec le monde d’en dessous, de faire appel aux démons, d’ouvrir les portes de l’enfer. Voilà ce qu’est la première Loi, le principe directeur de toute magie. — Pfftt », fit Ferro. Cette explication ne signifiait rien pour elle. « Qui est Khalul ? » Les sourcils broussailleux de Bayaz se rapprochèrent, sa mine s’assombrit davantage, ses yeux se rétrécirent. « Ton interrogatoire va encore durer longtemps, ma fille ? » Ses questions l’exaspéraient. Bien, très bien. Cela signifiait qu’elle posait les bonnes. « Vous le saurez quand j’arrêterai de vous questionner. Qui est Khalul ? » — Khalul appartenait à l’ordre des Mages, grogna Bayaz. À mon ordre. C’était le second des douze apprentis de Juvens. Il a toujours envié ma place, toujours été avide de pouvoir. Il a bafoué la Seconde Loi pour y accéder. Il a mangé de la chair humaine et persuadé d’autres personnes de l’imiter. Il s’est décrété prophète et a dupé les Gurkhiens, afin qu’ils deviennent ses serviteurs. Voilà qui est Khalul. Ton ennemi, et le mien. — Qu’est-ce que la Graine ? » Un tremblement déforma fugitivement le visage du Mage. De la fureur avec, peut-être, un soupçon de peur. Puis ses traits s’adoucirent. « Ah, ça ! » Il lui sourit ; et ce sourire inquiéta plus Ferro que sa colère n’aurait pu le faire. Il se pencha vers elle, tous prés, pour empêcher les autres d’entendre. « C’est l’instrument de ta vengeance. De notre vengeance. Mais c’est dangereux. Ceux qui ont pour mission d’écouter sont toujours aux aguets. Il serait sage de cesser de poser des questions, avant que leur réponses ne nous dévorent de leurs flammes. » Éperonnant de nouveau sa monture, il dépassa la petite troupe et chevaucha seul en tête. Ferro resta derrière lui. Elle en avait assez appris pour le moment. Assez pour se méfier du Premier des Mages comme de la peste. Une dépression – un trou dans le sol d’une largeur d’à peine deux toises – bordée d’un petit talus de terre noire, humide et encombrée de racines enchevêtrées. Voilà l’endroit qu’ils avaient trouvé pour camper cette nuit-là… et encore, ils avaient eu de la chance ! C’était quasiment le seul accident de terrain que Ferro avait vu de toute la journée. Le feu allumé par Long-Pied flambait joyeusement. Les flammes vives, affamées, se ruaient à l’assaut du bois, crépitant, vacillant chaque fois que le vent s’aventurait dans le creux. Assis, les épaules voûtées, collés les uns aux autres pour se réchauffer, les cinq Blafards s’étaient regroupés autour du foyer, leurs visages hâves éclairés par sa lumière. Long-Pied était le seul qui parlait. Il passait son temps à vanter ses mérites. Racontant qu’il avait visité tel pays ou tel autre. Qu’il connaissait telle chose ou telle autre. Qu’il possédait un talent remarquable pour ceci ou cela. Ferro en avait plus qu’assez ; elle le lui avait déjà dit par deux fois. La première, elle croyait avoir été claire. La deuxième, elle s’en était assurée : il ne lui reparlerait jamais plus de ces voyages idiots. Les autres, cependant, souffraient encore en silence de ses bavardages. Il restait une place pour elle, en bas, près du feu, mais elle n’en voulait pas. Elle aimait mieux les dominer, assise au bord du trou, jambes croisées. Il faisait froid, en plein vent. Ferro resserra frileusement la couverture autour de ses épaules. Quelle chose étrange, inquiétante, que le froid ! Elle détestait ça. Elle préférait néanmoins le froid à la compagnie. Voilà pourquoi elle se tenait à l’écart, boudeuse, silencieuse, à regarder le ciel maussade, d’où la lumière se retirait peu à peu, et à scruter les ténèbres qui prenaient subrepticement possession des terres. Du soleil ne subsistait plus qu’une maigre lueur à l’horizon, une faible clarté dessinant les contours des lointains nuages. Le gros Blafard se leva et la regarda. « La nuit tombe, hein ? — Mmmm. — J’imagine que c’est ce qui se passe quand le soleil se couche, hein ? — Mmmm. » Il gratta la base de son énorme cou. « On doit organiser les gardes. Ça pourrait être dangereux, ici, la nuit. Nous ferons ça à tour de rôle. Je prendrai le premier quart, ensuite Luthar… « Je surveillerai, grommela-t-elle. — Ne t’inquiète pas. Dors. Je te réveillerai plus tard. — Je ne dors jamais. » Il la dévisagea, interloqué. « Quoi ? Jamais ? — Du moins… pas souvent. — Cela explique sans doute son humeur », murmura Long-Pied. Il avait voulu parler dans sa barbe, évidemment, mais Ferro l’entendit. « Mon humeur, c’est pas tes oignons, imbécile. » Le Navigateur ne répondit pas, préférant s’enrouler dans sa couverture et s’étendre près du feu. « Tu veux commencer ? dit Neuf-Doigts. D’accord, mais réveille-moi dans deux heures. Il n’y pas de raison que l’un de nous passe son tour. » Incapable de réfréner les légers tressaillements causés par sa détermination à rester la plus discrète possible, Ferro fouilla dans le chariot avec des gestes étudiés ; elle y vola de la viande séchée, du pain dur, une outre d’eau. De quoi tenir quelques jours. Et rangea son butin dans un sac de toile. Comme elle passait à proximité des chevaux, l’un d’eux renâcla et fit un écart ; elle lui décocha un regard noir. Elle montait correctement, mais ne voulait pas s’embarrasser d’un cheval. Ces maudites bêtes, bien trop hautes, sentaient mauvais. Les chevaux pouvaient, bien sûr, se déplacer rapidement, mais leur besoin en eau et en nourriture était trop important. De plus, on les entendait à des lieues à la ronde et ils laissaient des traces trop visibles derrière eux. Monter un cheval vous rendait vulnérable. À force de compter sur un cheval, lorsqu’il fallait se mettre à courir, on s’apercevait qu’on n’en était plus capable. Ferro avait appris à ne compter que sur elle. Elle fit glisser le sac sur une épaule, enfila son arc et son carquois sur l’autre, et jeta un dernier coup d’œil sur les formes noires de ses compagnons endormis autour du feu. Luthar avait remonté sa couverture jusqu’au menton et orienté son visage à la peau lisse, aux lèvres pleines, vers les braises rougeoyantes. Bayaz lui tournait le dos ; elle voyait son crâne chauve qui luisait dans la faible lumière, distinguait l’arrière d’une de ses oreilles et percevait le rythme lent de son souffle. Long-Pied avait enfoui sa tête sous sa couverture, mais ses pieds nus, fins et osseux, avec leurs tendons qui lui rappelaient les racines des arbres serpentant sur le sol, dépassaient à l’autre bout. Quai, lui, avait les yeux entrouverts ; la lumière vacillante faisait briller ses globes humides, réduits à deux fentes. Elle eut l’impression qu’il l’épiait. Mais sa poitrine qui se soulevait avec régularité et sa lèvre inférieure molle et pendante la rassurèrent : il dormait profondément… il devait même rêver. Ferro fronça soudain les sourcils. Quatre seulement ? Où était le gros Blafard ? Elle découvrit sa couverture abandonnée à l’écart ; à part quelques faux plis, elle n’abritait aucun corps. Elle entendit alors sa voix… « Déjà prête à partir ? » … derrière elle. Qu’il ait pu la suivre à son insu, alors qu’elle volait de la nourriture, la sidérait. Il paraissait trop gros, trop lent, trop bruyant pour surprendre qui que ce soit. Elle jura tout bas. Elle aurait dû savoir qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. Elle se retourna avec lenteur pour lui faire face et se dirigea vers les chevaux. Il lui emboîta le pas, conservant la même distance entre eux. Ferro voyait les flammes se refléter au coin de ses yeux, révélant aussi la courbe d’une joue grêlée et mal rasée. Elle distinguait vaguement son nez busqué, quelques mèches de cheveux gras, ébouriffées par la brise, un peu plus sombres que le paysage plongé dans les ténèbres. « Je n’ai pas envie de me battre contre toi, Blafard, je t’ai vu te battre. » Elle l’avait vu tuer cinq hommes en un rien de temps… même elle en avait été ébahie. Le souvenir de son rire résonnant sur les murs, de son visage grimaçant et affamé, de ses yeux fous, de sa bouche baveuse tordue en un rictus mi-humain mi-animal, de son corps couvert de sang, des cadavres désarticulés jetés sur les pavés comme de vulgaires chiffons, restait gravé dans son esprit. Non pas qu’elle eût peur, non, Ferro Maljinn ne connaissait pas la peur. Elle savait toutefois se montrer prudente. « Moi non plus, je n’ai pas envie de me battre contre toi, dit-il, mais quand Bayaz découvrira demain matin que tu es partie, il m’enverra à ta poursuite. Je t’ai vu courir, et je préférerais t’affronter en combat singulier plutôt qu’à la course. Au moins, là, j’aurais mes chances. » Il était plus fort qu’elle, elle le savait. Il était presque remis de ses blessures, désormais, et donc libre de ses mouvements. Elle regrettait d’avoir aidé à sa guérison. Aider les autres était toujours une erreur. Le combattre serait sacrément risqué. Même si elle était plus résistante que la moyenne, elle n’avait aucune envie de se retrouver avec un visage aussi ravagé que celui de cet affreux bonhomme, le Briseur-de-Pierres. Aucune envie d’être transpercée par une épée, ni d’avoir les genoux brisés et la tête à moitié arrachée. Tout cela n’avait rien d’attrayant. Pourtant, là, il était trop proche pour qu’elle puisse lui décocher une flèche. Si elle se mettait à courir, il ameuterait leurs compagnons, et eux avaient des chevaux. Un duel les réveillerait probablement aussi. En revanche, si elle parvenait à lui porter une botte rapide, elle pourrait peut-être profiter de la confusion pour s’enfuir. Pas vraiment l’idéal, mais avait-elle le choix ? Elle fît lentement passer son sac par-dessus son épaule et le laissa tomber par terre, puis continua avec son arc et son carquois. Elle posa alors la main sur le pommeau de son épée ; ses doigts caressaient la poignée dans le noir. Il l’imita. « Bon, d’accord, Blafard. Allons-y. — Il y a peut-être un autre moyen. » Elle le regarda d’un air soupçonneux, prête à déjouer ses ruses. « Lequel ? — Reste avec nous. Donne-toi quelques jours. Si tu ne changes pas d’avis, eh bien, je t’aiderai à partir. Tu peux me faire confiance. » Confiance, ce mot était juste bon pour les imbéciles. Les gens l’utilisaient quand ils avaient l’intention de vous trahir. S’il s’approchait ne serait-ce que d’un pouce, elle dégagerait son épée en un éclair et lui couperait la tête. Elle était fin prête. Mais il n’avança pas, ni ne recula. Il demeura là, dans l’obscurité, telle une ombre gigantesque et silencieuse. Elle fronça les sourcils, effleurant toujours du bout des doigts la poignée de son épée à lame courbe. « Pourquoi devrais-je te faire confiance ? » Le gros Blafard haussa ses solides épaules. « Pourquoi ne le ferais-tu pas ? Là-bas, en ville, je t’ai aidée et tu m’as rendu la pareille. Si on ne l’avait pas fait, on serait peut-être morts tous les deux. » C’est vrai, se dit-elle, il m’a aidée. Pas autant que je ne l’ai aidé, mais quand même. « Il arrive un moment où il faut se raccrocher à quelque chose, non ? C’est ce qui se passe avec la confiance. Un jour ou l’autre, on doit accorder sa confiance, sans qu’il y ait forcément de bonnes raisons. — Pourquoi ? — Pour éviter de finir comme nous. Qui aurait envie de finir comme ça, hein ? — Hum. — Je te propose un marché. Tu assures mes arrières, moi, les tiens. » Il se frappa lentement la poitrine de l’index. « Je ne te lâcherai pas. » Il pointa son doigt sur elle. « Toi non plus. Qu’en dis-tu ? » Ferro réfléchit à sa proposition. Courir lui avait procuré la liberté, mais pas grand-chose d’autre. Cela lui avait permis de traverser des années de souffrances et l’avait entraînée à l’autre bout du désert, où elle s’était retrouvée acculée, entourée d’ennemis. Elle avait couru pour fuir Yulwei, et les Dévoreurs avaient bien failli l’attraper. De toute façon, vers quoi courrait-elle maintenant ? Franchirait-elle la mer en courant pour rejoindre le Kanta ? Le gros Blafard avait peut-être raison. Il était peut-être temps d’arrêter de courir. Du moins, jusqu’à ce qu’elle puisse s’éclipser discrètement. Elle retira sa main du pommeau et croisa les bras sur sa poitrine. Il fit de même. Ils demeurèrent ainsi un long moment, à se regarder dans les ténèbres silencieuses. « D’accord, Blafard, grogna-t-elle. Je ne te lâcherai pas, comme tu dis, et nous verrons ce qui se passera. Mais je ne te promets rien, c’est bien compris ? — Je ne t’ai pas demandé de promettre quoi que ce soit. C’est mon tour de garde. Va te reposer. — Je n’ai pas besoin de repos, je te l’ai déjà dit. — Comme tu veux, mais moi, je m’assois. — Bon. » Le gros Blafard se baissa avec précaution vers le sol. Elle l’imita. Ils s’assirent, jambes croisées, à l’endroit où ils s’étaient tenus debout, quelques instants auparavant, face à face. Les braises rougeoyantes du feu de camp, qui projetaient une faible clarté sur les quatre dormeurs et le visage grêlé du Blafard, prodiguaient un peu de chaleur à Ferro. Ils veillèrent mutuellement l’un sur l’autre. Des alliés À l’attention de l’Insigne Lecteur Sult, responsable de l’inquisition de Sa Majesté. Votre Éminence, La réfection des fortifications de la ville est commencée. Les célèbres remparts extérieurs, bien que solides, sont dans un état déplorable. J’ai pris les mesures nécessaires pour les renforcer. J’ai également réclamé des provisions supplémentaires – nourriture, armes et armures –, indispensables si la ville devait soutenir un siège. Malheureusement, les fortifications s’étendent sur un périmètre important, et notre tâche est colossale. J’ai engagé la reconstruction en travaillant à crédit, mais cette situation ne saurait durer. Voilà pourquoi je prie humblement Votre Éminence de m’envoyer des fonds qui nous permettront de continuer à œuvrer. Sans argent, nous devrons cesser les travaux et dire adieu à Dagoska. Les forces de l’Union sont peu nombreuses, et le moral au plus bas. J’ai trouvé quelques mercenaires en ville et ordonné qu’on en recrute d’autres, mais leur loyauté est incertaine, voire inexistante s’ils ne sont pas payés. C’est pourquoi je vous demande de faire envoyer davantage de soldats de la Garde royale. Une seule compagnie pourrait faire la différence. Vous aurez bientôt de plus amples nouvelles. En attendant, je reste votre dévoué serviteur. Sand dan Glotka Supérieur de Dagoska. « C’est ici, dit Glotka. – Mmm », fit Frost. Ils se trouvaient devant une masure de plain-pied, à peine plus spacieuse qu’une remise à bois, montée à la va-vite avec des briques de boue. Des rais de lumière filtraient à travers la porte disjointe et les volets déboîtés de l’unique fenêtre. Elle ne différait pas des autres huttes de la rue… si l’on pouvait qualifier ça de rue. Elle n’avait vraiment rien de la demeure d’un membre du conseil municipal de Dagoska. Mais Kahdia est un homme étrange, à bien des égards. Le chef des indigènes. Le prêtre dépouillé de son temple. Peut-être celui qui a le moins à perdre ! La porte s’ouvrit avant que Glotka n’ait eu le temps de frapper. Grand et mince, vêtu de la même toge blanche, Kahdia se tenait sur le seuil. « Entrez donc ! » Le Haddish se retourna et se dirigea vers la seule chaise de son habitation, sur laquelle il prit place. « Attends ici, ordonna Glotka. — Mmm. » L’intérieur de l’habitation n’était pas plus florissant que l’extérieur. Propre, bien rangé, d’une modestie frisant la pauvreté. Le plafond était si bas que Glotka pouvait à peine se redresser ; le sol se composait de terre compactée. À l’extrémité de la pièce, une paillasse avait été installée sur des cageots vides ; un tabouret minuscule était posé juste à côté. Sous la fenêtre, un bahut trapu abritait quelques livres empilés et une bougie crachotante. Ce mobilier de fortune, ainsi qu’une bassine ébréchée, réservée à ses ablutions, constituaient les maigres possessions terrestres de Kahdia. Aucune trace de cadavre de Supérieur de l’Inquisition. Mais on ne sait jamais… on pourrait parfaitement en cacher un, si on le découpait en morceaux suffisamment petits ! « Vous devriez quitter ce taudis. » Glotka referma la porte, qui grinça sur ses gonds, boitilla jusqu’à la paillasse et s’y laissa tomber lourdement. « Les indigènes ne sont pas autorisés à vivre dans la ville haute, vous l’ignoriez ? — Je suis sûr que, dans votre cas, on pourrait faire une exception. Vous pourriez loger dans la Citadelle. Ce qui m’éviterait d’avoir à traîner la jambe jusqu’ici pour vous parler. — Loger dans la Citadelle ? Alors que mes concitoyens pourrissent dans les immondices ? Le moins qu’un chef puisse faire, c’est de partager le fardeau des siens. Je n’ai guère que ce réconfort à leur offrir. » Il faisait terriblement chaud dans la ville basse, mais Kahdia ne paraissait pas en souffrir. Son regard était serein ; ses yeux, fixés sur Glotka, étaient sombres et froids comme des eaux profondes. « Vous n’êtes pas de mon avis ? » Glotka massa son cou douloureux. « Si, tout à fait. Le martyre vous sied, mais vous me pardonnerez de ne pas vous suivre dans cette voie. » Il passa sa langue sur ses gencives édentées. « Je me suis déjà grandement sacrifié. — Pas encore assez, peut-être. Bon, interrogez-moi. » Droit au but, hein ? Il n’a rien à cacher ? Ni à perdre ? « Savez-vous ce qu’il est advenu de mon prédécesseur, le Supérieur Davoust ? — J’espère de tout cœur qu’il est mort dans de grandes souffrances. » Glotka arqua involontairement les sourcils. Ce à quoi je m’attendais le moins… une réponse honnête. Peut-être la première réponse honnête à cette question, mais elle ne suffit pas à le mettre à l’abri des soupçons. « Dans de grandes souffrances, avez-vous dit ? — D’infinies souffrances, devrais-je même dire. Et je ne verserais pas une larme, si vous subissiez le même sort. » Glotka sourit. « Je ne connais personne qui le ferait, mais pour l’instant, c’est à Davoust que je m’intéresse. Votre peuple est-il impliqué dans sa disparition ? — C’est possible. Davoust nous a fourni suffisamment de raisons. De nombreuses familles déplorent la perte d’un mari, d’un père, d’une fille, à cause de ses purges, de ses expériences visant à tester la loyauté, de son obsession à faire des exemples. Mes concitoyens se comptent par milliers, je ne peux pas tous les surveiller. La seule chose que je peux vous dire, c’est que je ne suis pour rien dans sa disparition. Quand un démon disparaît, un autre prend sa place, et ils vous ont envoyé. Mon peuple n’avait rien à y gagner. — À part réduire Davoust au silence. Peut-être avait-il découvert que vous aviez passé un accord avec les Gurkhiens ? Peut-être votre peuple n’est-il pas satisfait de ce qu’il a obtenu en rejoignant l’Union ? » Kahdia eut un reniflement de mépris. « Vous n’êtes qu’un pauvre ignare. Aucun Dagoskien ne conclurait un accord avec les Gurkhiens. — Pour un étranger, eux et vous semblez avoir beaucoup de points communs. — Pour un étranger ignorant, sûrement. Nous avons la même peau sombre et, comme eux, nous prions Dieu, mais là s’arrêtent nos similitudes. Nous, les Dagoskiens, n’avons jamais été un peuple guerrier. Nous sommes restés sur notre péninsule, confiants en la solidité de nos fortifications, pendant que l’Empire Gurkhien se répandait comme la peste sur le continent kantique. Nous avons toujours considéré que leurs conquêtes ne nous regardaient pas. Grave erreur ! Des émissaires sont venus frapper à nos portes, exigeant que nous nous prosternions devant leur empereur et nous annonçant que, désormais, le prophète Khalul était le porte-parole de Dieu. Nous n’avons pas voulu nous soumettre, ni suivre Khalul, et celui-ci a juré de nous détruire. Il semblerait qu’il soit sur le point de réussir. Ainsi, tout le Sud sera sous sa domination. » Et cela risque de déplaire fortement à l’Insigne Lecteur Sult. « Qui sait ? Dieu vous viendra peut-être en aide ! — Dieu avantage ceux qui résolvent leurs problèmes par eux-mêmes. — Nous pourrions peut-être y parvenir en nous associant. — Je n’ai aucune envie de vous aider. — Même si, ce faisant, vous veniez en aide aux vôtres ? J’ai l’intention de rendre un arrêt. Les portes de la ville haute seront rouvertes, votre peuple sera autorisé à aller et venir dans sa ville à sa guise. Les marchands d’épices seront chassés du temple, qui redeviendra votre terre sacrée. Les Dagoskiens auront le droit de porter des armes ; en fait, nous leur en fournirons, en les prenant directement dans notre armurerie. Les indigènes seront traités comme des citoyens de l’Union à part entière. Ils n’en méritent pas moins. — Oh, oh ! » Kahdia joignit les mains et se carra sur sa chaise branlante. « Ainsi, maintenant que les Gurkhiens sont à nos portes, vous arrivez en agitant votre petit parchemin, comme s’il s’agissait de la parole divine et décidez de vous comporter avec civilité ! Vous êtes différent des autres. Vous êtes un homme bon, juste. Vous espérez me faire croire ça ? — Honnêtement, je me contrefiche de ce que vous croyez et je me moque encore plus de me comporter avec civilité… tout dépend de la personne à qui l’on pose la question. Quant à être un homme bon… » Là, Glotka retroussa les lèvres. « Cela fait un certain temps que le navire de mes bons sentiments a pris la mer, et je n’étais même pas présent pour saluer son départ. Ce qui m’intéresse, c’est d’empêcher Dagoska de tomber. Ça, et rien d’autre. — Et vous ne pensez pas pouvoir le faire sans notre aide. — Vous et moi ne sommes pas des idiots, Kahdia. Ne m’offensez pas en vous comportant comme si vous en étiez un. Nous pouvons continuer à nous chamailler jusqu’à ce que le raz-de-marée gurkhien déferle sur les remparts extérieurs, ou nous pouvons agir en commun. On ne sait jamais, ensemble nous serions peut-être capables de les battre. Votre peuple nous aidera à creuser le fossé, à réparer les murailles, à remplacer les portes. Vous commencerez par nous fournir un millier d’hommes pour assurer la défense de la cité ; après, il nous en faudra davantage. — Je commencerai ? Je commencerai, hein ? Et si la ville résiste, grâce à nous, notre marché tiendra-t-il toujours ? » Dans ce cas, je partirai. J’imagine qu’après ça, Vurms et ses sbires reprendront le commandement, et notre marché tombera à l’eau. « Si la ville résiste, vous avez ma parole que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour les vôtres. — Tout ce qui est en votre pouvoir… Ce qui signifie, rien ! » Vous me comprenez à demi-mot. « J’ai besoin de votre aide, voilà pourquoi je vous offre tout ce que je peux. Je vous offrirais bien davantage, mais je n’ai rien d’autre. Vous pouvez rester ici, dans votre taudis, à bouder, avec pour seule compagnie celle des mouches, et attendre l’arrivée de l’empereur. Peut-être que le grand Uthman-ul-Dosht vous proposera un marché plus avantageux. » Un bref instant, Glotka le regarda droit dans les yeux. « Mais nous savons tous deux qu’il n’en fera rien. » Le prêtre se pinça les lèvres et caressa sa barbe. Enfin, il poussa un profond soupir. « On dit qu’un homme perdu dans le désert doit accepter l’eau qu’on lui donne, quelle que soit son origine. J’accepte votre marché. Une fois notre temple débarrassé, nous creuserons vos trous, poserons vos pierres et porterons vos épées. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Et, comme vous le dites, peut-être qu’ensemble nous parviendrons même à battre les Gurkhiens. Des miracles se produisent parfois. — Je l’ai entendu dire », acquiesça Glotka en s’appuyant sur sa canne pour se lever, sa chemise collée à son dos trempé. « Je l’ai entendu dire. » Mais je n’en ai jamais vu. Dans ses appartements, Glotka s’étendit sur les coussins moelleux, tête rejetée en arrière, bouche ouverte, afin de soulager son dos douloureux. Ces mêmes appartements, occupés autrefois par mon illustre prédécesseur, le Supérieur Davoust. Ceux-ci se composaient d’un ensemble de vastes pièces bien aérées, confortablement meublées. Avant que les indigènes ne soient remisés dans la ville basse poussiéreuse, ils appartenaient peut-être à un prince dagoskien, à un vizir intrigant ou à quelque obscure concubine. Bien mieux que mon nid à rats de l’Agriont… sauf que les Supérieurs de l’inquisition ont une fâcheuse tendance à disparaître de ces appartements. Une série de fenêtres, orientées au nord, offraient une vue plongeante sur le flanc le plus abrupt du piton rocheux et sur le lointain océan, les autres s’ouvraient sur la cité étouffante. Toutes étaient pourvues de solides volets. À l’extérieur, le mur de pierre plongeait à pic vers les rochers déchiquetés et les tumultueuses eaux salées. La porte, d’une épaisseur de six doigts, était bordée de fer et équipée d’un énorme loquet et de quatre gros verrous. Davoust était un homme prudent ; apparemment, il avait raison. Alors, comment les assassins sont-ils entrés ? Et comment, une fois sur place, ont-ils procédé pour se débarrasser du cadavre ? Ses lèvres esquissèrent un sourire. Comment sortiront-ils le mien, quand ils seront venus ? Le nombre de mes ennemis augmente – ce Vurms sarcastique, ce pinailleur de Vissbruck, les marchands dont je menace les bénéfices, les Tourmenteurs sous les ordres de Davoust et de Harker, les indigènes, qui ont de bonnes raisons de haïr tous ceux qui portent du noir et, bien sûr, mes vieux adversaires, les Gurkhiens… sans oublier Son Éminence qui pourrait se lasser d’une mission qui ne progresse pas et décider personnellement de me remplacer. Je me demande si quelqu’un prendra la peine de chercher mon cadavre d’estropié ! « Supérieur ! » Ouvrir les yeux et lever la tête représentèrent un effort surhumain. Le corps tout entier de Glotka souffrait de ce qu’il avait subi ces derniers jours. Son cou craquait comme une branche morte à chacun de ses mouvements, son dos était raide et fragile comme du verre et, dans sa jambe, les périodes de souffrance atroce alternaient avec des fourmillements qui la faisaient trembler. Shickel se tenait sur le seuil, tête baissée. Écorchures et meurtrissures diverses avaient guéri sur son visage tanné. Il ne restait plus aucun signe apparent des supplices qu’elle avait endurés dans les cachots. Pourtant, elle ne le regardait jamais dans les yeux, elle fixait constamment le sol. Certaines blessures mettent du temps à cicatriser, d’autres ne le font jamais. Je suis bien placé pour le savoir. « Qu’y a-t-il, Shickel ? — Maître Eider vous a envoyé une invitation à dîner. — Ah oui ? » L’adolescente hocha la tête. « Faites répondre que je serai ravi d’y aller. » Glotka l’observa sortir à pas feutrés, puis s’enfonça de nouveau dans ses coussins. Si je disparais demain, j’aurai au moins sauvé une vie. Cela signifie peut-être que la mienne n’a pas été une perte de temps complète. Sand dan Glotka, le protecteur des faibles. Il n’est donc jamais trop tard pour devenir… un homme bon ! « Pitié ! gémit Harker. Pitié ! Je ne sais rien ! » Ligoté sur une chaise, il ne pouvait quasiment pas bouger. Mais il compense avec les yeux. Ceux-ci ne cessaient d’inspecter les instruments de Glotka, disposés sur la table abîmée, étincelant sous la lumière vive de la lampe. Oh oui, tu comprends mieux que la plupart des gens à quoi ils servent. La connaissance est parfois un antidote contre la peur. Mais pas ici. Pas dans ces circonstances. « Je ne sais rien ! — C’est à moi d’en juger. » Glotka épongea la sueur de son front. La pièce était aussi chaude qu’une forge en pleine activité et les charbons ardents du brasero n’arrangeaient rien. « Si quelque chose a l’odeur et la couleur d’un menteur, il y a de fortes chances que ce soit un menteur, n’êtes-vous pas de mon avis ? — Je vous en prie ! Nous sommes dans le même camp ! » Ah bon ? Vraiment ? « Je ne vous ai dit que la vérité ! — Possible, mais pas tout ce que j’ai besoin de savoir. — Pitié ! Nous sommes entre amis, ici ! — Amis ? Pour moi, un ami est simplement une connaissance qui n’a pas encore trahi la confiance qu’on lui accorde. Est-ce ce votre cas, Harker ? — Non ! » Glotka se rembrunit. « Vous êtes donc notre ennemi ? — Quoi ? Non ! Je voulais juste… je voulais seulement savoir ce qui s’était passé ! C’est tout ! Je n’avais pas l’intention de… pitié ! » Pitié, pitié, pitié, j’en ai ma claque d’entendre ça. « Vous devez me croire ! — La seule chose que je dois faire, c’est obtenir des réponses. — Alors, je vous en supplie, Supérieur, posez-moi vos questions ! Donnez-moi seulement l’occasion de coopérer ! » Ah ! ah ! La fermeté ne semble plus être une si bonne idée, maintenant, hein ? « Posez vos questions, j’y répondrai du mieux possible ! — Bon. » Glotka s’assit sur un coin de la table, à côté du prisonnier attaché et le toisa de son perchoir. « Parfait. » Les mains bronzées et le visage brun foncé de Harker tranchaient sur le reste de son corps, aussi pâle qu’une limace blanche et parsemé de touffes de poils noirs. Pas vraiment une vision des plus attrayantes, mais ça pourrait être pire. « Alors, répondez à celle-ci : pourquoi les hommes ont-ils des mamelons ? » Harker cligna les paupières. Déglutit. Leva les yeux vers Frost, sans y trouver de réconfort. L’albinos lui rendit son regard sans ciller. Autour de son masque, la sueur perlait sur sa peau livide ; au-dessus, ses yeux avaient la dureté d’un rubis. « Je… je ne suis pas certain de comprendre, Supérieur. — La question est pourtant simple, non ? Des mamelons, Harker, sur des hommes. Dans quel but, pour quel usage ? Ne vous êtes-vous jamais interrogé à ce propos ? — Je… je… » Glotka soupira. « Ils s’irritent et deviennent douloureux, par temps humide. Il se dessèchent et font souffrir, quand il fait chaud. Certaines femmes, pour des raisons que je n’ai jamais comprises, s’évertuent à les titiller pendant l’acte d’amour, comme si nous éprouvions autre chose que de l’agacement, lorsqu’on s’y intéresse. » Tandis que Harker suivait tous ses mouvements du regard, Glotka se pencha vers la table et s’empara de ses tenailles avec délicatesse. Il les éleva pour mieux les examiner : leurs mâchoires acérées étincelèrent dans la vive clarté de la lampe. « Les mamelons masculins, murmura-t-il, ne sont qu’un fichu handicap. En avez-vous conscience ? Hormis leurs vilaines cicatrices qui me gâchent la vue, les miens ne me manquent pas du tout. » Il saisit le bout du mamelon de Harker et le tira rudement à lui. « Aïe ! » geignit l’ancien Inquisiteur, dont la chaise grinça lorsqu’il se tortilla désespérément pour se libérer. « Non ! — Vous trouvez ça douloureux ? Alors je doute que vous appréciiez la suite. » Glotka ouvrit les mors de l’instrument, les posa sur l’extrémité charnue et les referma vigoureusement. — Aïe, aïe ! Pitié, Supérieur, je vous en supplie ! — Vos supplications ne me font ni chaud ni froid. Je ne veux que des réponses. Qu’est-il advenu de Davoust ? — Je vous jure sur ma tête que je n’en sais rien ! — Insuffisant. » Glotka se mit à serrer davantage ; le métal mordit profondément la peau. Harker laissa échapper un affreux gémissement. « Attendez ! J’ai pris l’argent ! Je le reconnais ! J’ai pris l’argent ! — L’argent ? » Glotka relâcha imperceptiblement sa prise ; une goutte de sang gicla sur les tenailles et tomba sur la cuisse blanche et velue de Harker. « Quel argent ? — L’argent que Davoust avait extorqué aux indigènes ! Après la rébellion ! Il m’avait ordonné de rassembler tous ceux qui me semblaient fortunés, avant de les faire pendre avec les autres. Nous avons ensuite pris possession de leurs richesses et les avons partagées entre nous ! Il conservait sa part du butin dans un des coffres de ses appartements ; quand il a disparu… je l’ai pris ! — Où se trouve cet argent, à présent ? — Envolé ! Je l’ai dépensé ! Pour m’offrir des femmes… du vin, et tout un tas d’autres choses ! » Glotka fit claquer sa langue. « Tss, tss. » Cupidité et complot, injustice et trahison, vol et crime. Tous les ingrédients d’une histoire propre à émoustiller les foules. Culotté, mais pas vraiment pertinent. Ses doigts jouèrent avec les tenailles. « Je m’intéresse à la personne du Supérieur, pas à son argent. Je commence à me lasser de poser cette question, croyez-le bien. Qu’est-il arrivé à Davoust ? — Je… je… je ne sais pas ! » Peut-être vrai, mais pas la réponse dont j’ai besoin. « Il va vous falloir faire mieux. » Glotka replia ses doigts ; les mâchoires métalliques cisaillèrent proprement la chair et se refermèrent avec un petit claquement. Harker hurla, rugit de douleur, se contorsionna, tandis que le sang jaillissait en bouillonnant du cercle rouge où se trouvait son mamelon auparavant, puis s’écoulait vers son ventre blanc en filets écarlates. Sentant une crispation dans sa nuque, Glotka grimaça et étira son cou jusqu’à ce qu’il entendît un faible craquement. Bizarre comment, avec le temps, même les pires souffrances d’autrui finissent par devenir… ennuyeuses. « Tourmenteur Frost, l’inquisiteur saigne ! À vous de jouer ! — Défolé. » Le fer chauffé à blanc grésilla lorsque Frost le sortit du brasero. Glotka sentit la chaleur qu’il dégageait se propager jusqu’à lui. Ah, le fer chaud ! Il arrache les secrets, prévient les mensonges. « Non, non ! Je… » Les cris de Harker se muèrent en gargouillis dès que Frost appliqua le fer rouge sur la plaie. La pièce s’emplit lentement d’un arôme salé de viande en train de griller. Une fumet qui, au grand dam de Glotka, fit gronder son estomac. Depuis combien de temps n’ai-je pas mangé une belle tranche de viande ? De sa main libre, il épongea la transpiration qui inondait son visage et fit rouler ses épaules engourdies sous son manteau. Sale boulot que nous sommes amenés à exécuter. Alors pourquoi le faire ? La seule réponse qui lui parvint fut le faible crépitement du fer rouge quand Frost le remit soigneusement dans les braises, au milieu d’une gerbe d’étincelles orangées. Les yeux exorbités, Harker se tortillait, pleurnichait et tremblait, tandis qu’un ruban de fumée s’élevait encore de la chair calcinée sur sa poitrine. Sale affaire, vraiment ! Bien sûr, il mérite son sort, mais cela ne change rien. Il n’a probablement aucune idée de ce qui est arrivé à Davoust, et cela ne change rien non plus. Les questions doivent être posées, comme s’il connaissait les réponses. « Pourquoi vous obstinez-vous à me provoquer, Harker ? Serait-ce parce que… vous vous imaginez… qu’une fois que j’en aurai terminé avec vos mamelons, je serai à court d’idées ? C’est ce que vous pensez ? Que je m’arrêterai à vos mamelons ? » Harker le fixait avec effroi. Des bulles de salive se formaient et éclataient sur ses lèvres. Glotka se pencha vers lui. « Oh, que non ! Ce n’est que le début. C’est même le prélude du début. Nous avons plus de temps qu’il n’en faut. Des jours, des semaines, des mois, si nécessaire. Croyez-vous sérieusement que vous pourrez garder vos secrets aussi longtemps ? Vous êtes mon prisonnier, à présent. Mon prisonnier, et celui de cette pièce. Cela ne pourra cesser qu’une fois que j’aurai les informations dont j’ai besoin. » Il se pencha davantage et attrapa le deuxième mamelon de Harker entre le pouce et l’index, puis, reprenant ses tenailles, il écarta de nouveau leurs mâchoires ensanglantées. « Pourquoi est-ce si difficile à comprendre ? » La salle à manger de Maître Eider était un régal pour les yeux. Des voilages argentés et cramoisis, dorés et pourpres, verts, bleus et jaune vif, voletaient doucement dans la brise légère qui s’insinuait à travers les étroites fenêtres. Des panneaux de marbre coloré paraient les murs, des potiches de la taille d’un homme trônaient à chaque angle de la pièce. Des monceaux de coussins éclatants s’empilaient un peu partout, comme pour inviter les hôtes de passage à se vautrer avec volupté dans la décadence. Des bougies colorées brûlaient dans de gigantesques coupes de verre, diffusant une chaleureuse lumière dans le moindre recoin, parfumant l’air de senteurs sucrées. À l’extrémité de la salle, un bassin en forme d’étoile, sculpté dans le marbre du sol, recueillait l’eau d’une fontaine gazouillante. L’endroit était pour le moins spectaculaire. Digne d’un boudoir de reine dans la légende kantique. Maître Eider, chef de la guilde des marchands d’épices, en était la pièce maîtresse. La reine des marchands, en personne. Assise en bout de table, elle portait une robe de soie blanche, aux reflets irisés, avec juste ce qu’il fallait de transparence pour laisser deviner ce qui se cachait dessous. Des joyaux, valant une petite fortune, scintillaient sur la moindre parcelle dénudée de sa peau bronzée. De ses cheveux savamment remontés en chignon et retenus par des peignes d’ivoire s’échappaient quelques boucles qui venaient lui encadrer gracieusement le visage. Elle donnait l’impression d’avoir passé sa journée à s’apprêter. Et le résultat en vaut la peine. À l’autre extrémité de la table, légèrement voûté sur son siège, devant un bol de soupe fumante, Glotka avait l’impression de se retrouver malgré lui dans les pages d’un livre d’images. Une aventure romanesque, saupoudrée d’un soupçon de hardiesse, qui se déroulerait dans un Sud exotique, avec, pour héroïne, Maître Eider, et moi, l’estropié repoussant au cœur de pierre, dans le rôle du méchant. Je me demande comment cette histoire finira ! « J’aimerais savoir, Madame, ce qui me vaut cet honneur ? — J’ai cru comprendre que vous aviez parlé avec certains membres du conseil municipal. J’ai été surprise, et un peu peinée, de constater que vous n’aviez pas encore sollicité une audience auprès de moi. — Je vous prie de bien vouloir m’excuser de vous avoir donné cette impression. Je ne voulais pas vous mettre à l’écart. Il me semblait plus convenable de garder la personne la plus influente pour la fin. » Elle leva sur lui un regard empreint d’une innocence outragée. Et d’une maîtrise parfaitement jouée. « Influente ? Moi ? Vurms contrôle le budget et rend les arrêts. Vissbruck, lui, commande les troupes et défend les fortifications. Quant à Kahdia, il parle au nom de la majorité de la population. Je ne fais guère que de la figuration. — Allons, allons. » Glotka la gratifia de son sourire édenté. « Vous êtes éblouissante, bien sûr, mais pas au point de m’aveugler complètement. À côté de ce que brassent les marchands d’épices, le budget de Vurms est dérisoire. Le peuple de Kahdia, quant à lui, a quasiment été réduit à l’impuissance. Et grâce à Cosca, votre ivrogne d’ami, vous avez sous vos ordres le double des troupes commandées par Vissbruck. L’Union ne s’intéresse à ce rocher desséché qu’à cause des affaires juteuses de votre guilde. — Eh bien, je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter… » dit Maître Eider avec un haussement d’épaules manquant d’élégance « … mais il est vrai que, par le passé, j’ai eu quelque influence dans cette ville. Je vois que vous avez posé des questions. — C’est mon travail. » Glotka porta sa cuillère à sa bouche, s’efforçant d’éviter les bruits de succion qui pourraient s’échapper de ses gencives dégarnies. « Entre parenthèses, cette soupe est délicieuse. » Et pas mortelle, espérons-le. « J’ai pensé que ce mets vous plairait. J’ai posé des questions, moi aussi, voyez-vous. » L’eau murmurait de joyeux clapotis dans le bassin, les étoffes bruissaient le long des murs, l’argenterie tintait sur leurs bols en porcelaine fine. Là, je dirais que nous sommes à égalité. Carlot dan Eider rompit le silence la première. « Je suis consciente, bien sûr, de la mission que vous a confiée l’Insigne Lecteur. Une mission importante. Je me rends compte aussi que vous n’êtes pas homme à mâcher vos mots ; vous devriez néanmoins faire attention où vous mettez les pieds. — Je reconnais que ma démarche peut surprendre. Une vilaine blessure de guerre… et deux ans de tortures ne l’ont pas améliorée. Un vrai miracle que ma jambe soit encore là ! » Elle lui adressa un grand sourire, dévoilant deux rangées de dents parfaites. « Je suis complètement sous le charme, mais mes collègues vous ont trouvé beaucoup moins amusant. Vurms et Vissbruck vous détestent cordialement. Tyrannique, c’est le mot qu’ils ont employé, je crois… parmi d’autres que je m’abstiendrai de répéter. » Glotka haussa les épaules. « Je ne suis pas là pour me faire des amis. » Et il vida son verre de vin, excellent, comme il s’y attendait. « Pourtant, les amis peuvent se révéler utiles. À défaut d’autre chose, un ami est un ennemi de moins. Davoust s’évertuait à agacer tout le monde, et cela ne s’est pas franchement bien terminé pour lui. — Davoust ne bénéficiait pas du soutien du conseil municipal. — C’est juste. Mais un papier officiel ne met pas à l’abri d’un coup de couteau. — Est-ce une menace ? » Carlot dan Eider éclata de rire. Un rire franc, spontané, affable. Difficile de croire qu’une personne capable d’une manifestation si harmonieuse puisse être un traître, ou quelqu’un de dangereux, ou qui que ce soit d’autre qu’une simple hôtesse tout à fait charmante. Et pourtant, je ne suis pas totalement convaincu de son intégrité. « C’est un conseil. Le fruit d’une mauvaise expérience. Je préférerais que vous ne disparaissiez pas tout de suite. — Vraiment ? J’ignorais que j’étais un invité aussi attachant. — Vous êtes direct, un peu effrayant, et obligez à des restrictions dans le menu, mais le fait est que vous m’êtes plus utile ici que… » elle agita une main dans les airs « … que là où Davoust est allé, quel que soit cet endroit. Reprendrez-vous un peu de vin ? — Oui, merci. » Elle se leva pour se diriger vers lui à pas légers, ses pieds nus effleurant le marbre, à l’image de ceux d’une danseuse. Des pieds nus, selon la tradition kantique. Comme elle se penchait pour le servir, la brise agita l’étoffe soyeuse qui drapait son corps et souffla des effluves de son parfum vers Glotka. Exactement le genre de femme que ma mère aurait voulu me voir épouser – belle, intelligente et, ah ! tellement riche. Exactement le genre de femme que moi j’aurais voulu épouser, quand j’étais plus jeune. Quand j’étais un autre homme. La lumière vacillante de la bougie éclaira ses cheveux, fit étinceler les bijoux qui paraient son cou gracieux et scintilla à travers le liquide ambré s’écoulant de la carafe. Me ferait-elle du charme, uniquement parce que je tiens les rênes du conseil municipal ? Rien de mieux pour les affaires que d’être en bons termes avec ceux qui détiennent le pouvoir ! Où espère-t-elle me duper, me distraire, pour me détourner d’une vérité désagréable ? Leurs yeux se croisèrent. Elle lui fit un petit sourire entendu, puis reporta son attention sur le verre qu’elle remplissait. Vais-je me comporter avec elle comme un gamin des rues qui presse son nez sale sur la vitre du boulanger, en salivant devant les douceurs qu’il ne pourra jamais s’offrir ? Je ne le pense pas. « Où est allé Davoust ? » Maître Eider s’immobilisa un instant et reposa la carafe avec soin. Elle se glissa alors sur le siège le plus proche, mit ses coudes sur la table et le menton dans ses mains, soutint le regard de Glotka. « Je subodore qu’il a été tué dans la ville, par un traître. Probablement par quelqu’un à la solde des Gurkhiens. Au risque de répéter ce que vous savez peut-être déjà, sachez que Davoust soupçonnait une conspiration au sein même du conseil municipal. Il me l’a confié peu de temps avant de disparaître. » Ah, vraiment ? « Une conspiration au sein du conseil municipal ? » Glotka secoua la tête, feignant l’horreur. « Une telle chose serait-elle possible ? — Soyons honnêtes l’un envers l’autre, Supérieur. J’aspire au même but que vous. La guilde des marchands, que je dirige, a investi bien trop de temps et d’argent dans cette cité pour la voir tomber aux mains des Gurkhiens, et vous semblez offrir plus de garanties que ces idiots de Vurms et de Vissbruck pour empêcher cela. Si un traître se cache dans nos murs, je veux qu’on le retrouve. — Le… ou la. » Maître Eider arqua un de ses fins sourcils. « Vous ne pouvez pas ne pas avoir remarqué que je suis la seule femme à siéger au conseil. — Effectivement. » Glotka aspira le contenu de sa cuillère bruyamment. « Mais pardonnez-moi de ne pas vous avoir encore écartée de ma liste de suspects. Il faudra bien plus qu’un potage délicieux et une agréable conversation pour me convaincre de l’innocence de quelqu’un. » Même si vous m’offrez un spectacle bien plus attrayant que celui de vos confrères. Maître Eider sourit en prenant son verre. « Alors, comment pourrais-je vous convaincre ? — En toute franchise… j’ai besoin d’argent. — Ah ! l’argent. On y revient toujours. Soutirer de l’argent à ma guilde équivaut à essayer de puiser de l’eau dans le désert – c’est éreintant, salissant, et presque une perte de temps. » Comme lors qu’on interroge l’inquisiteur Harker. « À quelle somme pensiez-vous ? — Nous pourrions commencer, disons, par cent mille marks. » Maître Eider ne s’étrangla pas en buvant son vin, mais presque. Cela ressembla plus à un petit gargouillement. Après avoir reposé son verre avec prudence, elle s’éclaircit la gorge discrètement, tapota sa bouche avec un coin de sa serviette et le regarda en haussant les sourcils. « Vous savez parfaitement qu’il nous est impossible de vous verser un tel montant. — Pour l’instant, je me contenterai de ce que vous pourrez me donner. — Nous verrons. Ces cent mille marks sont-ils votre seule exigence, ou puis-je faire autre chose pour vous ? — En fait, oui. J’aurais besoin que les marchands quittent le temple. » Maître Eider se massa délicatement les tempes, comme si la demande de Glotka lui avait donné mal à la tête. « Il veut chasser les marchands ! murmura-t-elle. — Une promesse indispensable faite à Kahdia pour m’assurer de son soutien. Avec lui contre nous, la ville ne tiendrait pas longtemps. — Cela fait des années que je le répète à ces imbéciles arrogants… mais piétiner les indigènes est un passe-temps très couru. Bon, quand voulez-vous qu’ils aient quitté ce lieu ? — Demain. Au plus tard. — Et ils osent vous traiter de tyran ! » Elle hocha la tête. « Très bien. D’ici demain soir, si j’occupe encore mes fonctions, je serai sans doute la moins populaire des Maîtres de guilde de tous les temps. Je vais toutefois tâcher de vendre ça à la mienne. » Glotka gloussa. « Je suis sûr que vous vendriez n’importe quoi. — Vous êtes dur en affaires, Supérieur. Si vous vous lassez un jour d’interroger les gens, votre avenir est assuré dans le commerce, croyez-moi. — Moi, dans le commerce ? Oh, non, je ne suis pas assez impitoyable. » Glotka plaça sa cuillère dans le bol vide et inspecta ses gencives de la langue. « Je ne voudrais pas vous manquer de respect, mais comment une femme peut-elle diriger la guilde la plus puissante de l’Union ? » Eider prit son temps avant de s’expliquer, comme si elle se demandait si elle devait le faire ou non. Ou hésitait à répondre avec une totale franchise. Elle baissa les yeux vers son verre, dont elle fit tourner le pied pensivement. « Mon époux était Maître avant moi. Quand nous nous sommes mariés, j’avais vingt-deux ans, lui, près de soixante. Mon père lui devait beaucoup d’argent. Il lui a accordé ma main, en paiement de sa dette. » Ah ! nous avons donc tous nos souffrances. Sa lèvre inférieure se tordit en une petite moue. « Mon époux savait flairer une bonne affaire. Peu de temps après notre mariage, sa santé a commencé à décliner. Je me suis alors investie de plus en plus dans ses négociations, et celles de la guilde. Au moment de son décès, j’assurais pleinement ses fonctions, il ne m’en manquait que le titre ; mes collègues ont su se montrer suffisamment intelligents pour officialiser la chose. Les marchands d’épices ont toujours été plus intéressés par les bénéfices que par les convenances. » Elle cilla, puis leva les yeux vers Glotka. « Sans vouloir vous offenser, dites-moi comment un héros de guerre peut devenir un tortionnaire. » Ce fut à son tour de prendre son temps. Bonne question. Comment est-ce arrivé ? « Le choix des carrières accessibles aux estropiés est limité. » Eider hocha lentement la tête, sans jamais le quitter des yeux. « Cela a dû être dur. De rentrer chez vous, après cette période de confinement dans les ténèbres, et de constater que vos amis n’avaient plus besoin de vous. De ne lire sur les visages que culpabilité, pitié, dégoût. De vous trouver de nouveau isolé. » La paupière de Glotka clignait nerveusement ; il la frotta avec douceur. Il n’avait jamais abordé ce sujet avec personne. Et me voici en train d’en discuter avec une étrangère. « Il est certain que j’ai piètre allure. Avant, j’étais un diable d’homme ; aujourd’hui, je ne suis rien de plus qu’une vulgaire enveloppe vide. Préparez votre pioche. — Être traité de la sorte vous rend malade, j’imagine. Vous rend malade et vous met en colère. » Si seulement vous saviez. « Il semble néanmoins étrange que quelqu’un qui a été soumis à la torture prenne la décision de devenir tortionnaire. — Au contraire, rien n’est plus naturel. Je suis persuadé que les gens reproduisent ce qu’ils ont subi. Vous avez été vendue par votre père et achetée par votre époux, et pourtant vous avez choisi de faire du commerce. » Eider se rembrunit. Voilà sûrement de quoi la faire réfléchir ! « J’aurais pensé que le chagrin vous conférerait de l’empathie. — De l’empathie ? Qu’est-ce ? » Glotka grimaça en massant sa jambe ankylosée. « La triste réalité, c’est que la douleur n’engendre qu’un attendrissement sur soi-même. » Stratégies autour d’un feu de camp Incommodé, Logen s’agitait sur sa selle. Il louchait vers les oiseaux qui décrivaient des cercles au-dessus de la vaste et morne plaine. Bon sang, ce qu’il avait mal aux fesses ! Ses cuisses étaient à vif, son nez, saturé de relents de cheval. Il ne réussissait pas à trouver une position confortable pour ses bourses. Toujours comprimées, en dépit des nombreuses tentatives où, glissant sa main sous sa ceinture, il avait cherché à les libérer. Ce maudit voyage tournait au cauchemar, à tous égards. Chez lui, dans le Nord, il avait l’habitude de parler, en chemin. Quand il était gosse, il bavardait avec son père. Adulte, avec ses amis. Quand il avait suivi Bethod, il bavardait avec lui, ‘toute la journée ; ils étaient proches à cette époque, presque autant que deux frères. Parler empêche de penser à ses pieds couverts d’ampoules, à son ventre criant famine, au satané temps toujours froid, ou à ceux qui se sont fait tuer la veille. Logen riait en écoutant les histoires de Renifleur, tandis qu’ils peinaient dans la neige. Avec Séquoia, il élaborait différentes tactiques, tout en chevauchant dans la boue. Il se querellait avec Dow le Sombre, alors qu’ils pataugeaient dans les marais… et les sujets de dispute ne manquaient pas. Il lui était même arrivé d’échanger une ou deux plaisanteries avec Harding le Sinistre, ce dont peu de gens pouvaient se vanter. Il soupira. Un long soupir laborieux montant du fond de sa gorge. C’était le bon temps, sans doute, mais il était loin derrière lui, désormais, au fond des vallées ensoleillées du passé. Ces garçons étaient tous retournés à la boue. Tous réduits au silence, pour l’éternité. Le pire pour lui, c’était qu’ils l’aient abandonné au milieu de nulle part, avec cette bande-là. L’illustre Jezal dan Luthar ne s’intéressait pas aux histoires, en dehors des siennes. Assis bien droit, il faisait toujours bande à part, le menton relevé, affichant son arrogance, sa supériorité, son mépris pour l’humanité entière, à la manière d’un jeune homme exhibant sa première épée – juste avant d’apprendre qu’il n’y a pas de quoi en tirer de fierté. Bayaz, lui, ne s’intéressait pas aux tactiques. Quand il se décidait à s’exprimer, il aboyait, parlait par monosyllabes, à coups de oui ou de non, en regardant d’un air soucieux les pâturages infinis, comme quelqu’un qui s’est trompé de chemin et ne voit pas comment sortir de ce mauvais pas. Son apprenti, lui aussi, semblait avoir changé depuis leur départ d’Adua. Muet, fermé, continuellement sur le qui-vive. Frère Long-Pied les devançait sur la plaine, afin de surveiller la piste. Peut-être cela valait-il mieux ! Si aucun autre de ses compagnons n’était porté sur la conversation, Logen devait reconnaître que le Navigateur parlait beaucoup trop à son goût. Ferro chevauchait à l’écart de ce plaisant groupe, les épaules voûtées, les sourcils rapprochés en une éternelle grimace boudeuse. La longue cicatrice de sa joue, qu’elle plissait lorsqu’elle feignait de faire croire aux autres qu’ils étaient drôles, se colorait d’une vilaine teinte grise. Il aurait été bien plus amusant d’échanger des blagues avec la peste qu’avec elle, se disait Logen. Telle était leur bande de joyeux lurons. Ses épaules s’affaissèrent. « Dans combien de temps arriverons-nous au Bord du Monde ? » demanda-t-il à Bayaz, sans grand espoir. « Pas tout de suite », grogna le Mage, desserrant à peine les dents. Logen continua d’avancer, fatigué, courbaturé. Il s’ennuyait à mourir et rêvassait en contemplant les quelques oiseaux qui planaient au-dessus de la plaine infinie. De beaux oiseaux bien gras. Il se lécha les babines. « Un peu de viande ne nous ferait pas de mal », marmonna-t-il. Ils n’avaient pas mangé de viande fraîche depuis qu’ils avaient quitté Calcis. Logen se tâta l’estomac. Il sentait de nouveau ses muscles durs sous la couche de graisse molle -apparue lors de son séjour en ville – qui fondait à vue d’œil. « Un bon morceau de viande. » Ferro le regarda de travers, avant de lever la tête pour examiner les gros oiseaux avec son air sombre habituel. D’un mouvement d’épaule, elle dégagea son arc. « Ah ! ah ! gloussa Logen. Bonne chance ! » Il l’observa extraire une flèche en douceur de son carquois. Vaine décision. Même Harding le Sinistre raterait cette cible, et c’était le meilleur archer que Logen connaissait. Il vit Ferro placer son projectile sur le bois incurvé, ses iris jaunes fixés sur les formes évoluant bien loin au-dessus d’eux. « Tu n’arriverais jamais à en toucher un, même après des siècles d’entraînement. » Elle banda son arc. « Tu vas gâcher une flèche ! cria-t-il. Il faut parfois savoir se montrer réaliste ! » La flèche allait sans doute revenir et le frapper en pleine face. Ou elle se ficherait dans le cou de sa monture qui tomberait raide morte et l’écraserait sous son poids. Une fin adaptée à ce voyage cauchemardesque… Quelques secondes plus tard, un des oiseaux atterrit dans l’herbe, transpercé par la flèche de Ferro. « Non ! » murmura-t-il, bouche bée, comme elle s’apprêtait de nouveau à tirer. Une deuxième flèche fila dans la grisaille des deux. Un autre oiseau s’écrasa au sol, presque à côté du premier. Logen le fixa avec incrédulité. « Non ! — N’essayez pas de me faire croire que vous n’avez pas vu de choses plus étranges, dit Bayaz. Un homme comme vous, le guerrier le plus redouté du Nord, celui qui communique avec les esprits et voyage avec des Mages ! » Logen arrêta son cheval et descendit de selle. Il foula les hautes herbes, se baissa maladroitement, pour ménager ses jambes douloureuses, et ramassa un des oiseaux. La flèche était plantée en plein milieu de son poitrail. Même s’il l’avait touché en tirant d’une distance de moins de deux pieds, Logen n’aurait pas été aussi précis. « Ce n’est pas normal. » Bayaz ricana, les mains jointes sur le pommeau de sa selle. « Jadis, avant notre naissance, notre monde et l’Au-delà ne faisaient qu’un, selon la légende. Un seul monde. Un chaos inimaginable régnait. Les démons, libres d’agir à leur guise, s’y promenaient et se nourrissaient d’humains ; leur descendance était métissée. Mi-homme, mi-démon. Des démons de souche. Des monstres. L’un d’eux prit le nom d’Euz. Il délivra les humains de la tyrannie des démons. Puis, se servant de la force générée par son combat contre eux, il modela la terre, sépara le monde du dessus de celui d’en dessous et scella les portes qui y menaient. Pour empêcher qu’une telle horreur ne se reproduise, il édicta la Première Loi, interdisant d’entrer en contact avec l’Au-delà et de communiquer avec les démons. » Logen vit ses deux autres compagnons dévisager Ferro. Luthar et Quai plissaient le front devant cette démonstration inquiétante de tir à l’arc. Penchée en arrière sur sa selle, sa corde tendue à l’extrême, la pointe étincelante de sa nouvelle flèche parfaitement immobile, Ferro pouvait encore guider du talon son cheval vers la droite ou vers la gauche. Logen, qui parvenait tout juste à guider le sien en tenant les rênes à deux mains, ne voyait pas ce que l’histoire idiote racontée par Bayaz venait faire là. « Oui, bon, les démons, leur progéniture, la Première Loi… » Il fit un geste d’impatience. « Et alors ? — Dès le début, la Première Loi fourmilla de contradictions. La magie, dans son intégralité, provient de l’Au-delà ; elle arrive sur la terre comme la lumière que le soleil nous envoie. Euz était, en partie, un démon, de même que ses fils Juvens, Kanedias, Glus-trod… et d’autres encore. Si leur ascendance leur conférait des dons, elle les entourait également de malédictions. Ils détenaient néanmoins un certain pouvoir, bénéficiaient d’une vie longue, d’une force démesurée et d’une acuité visuelle qui dépassait largement celle du commun des mortels. Bien que leur sang fût de moins en moins pur, ils le transmirent à leurs enfants qui, à leur tour, le transmirent aux leurs, et ainsi de suite, pendant des siècles. Mais leurs dispositions si particulières finirent par sauter une génération, puis une autre, pour se faire de plus en plus rares. Les démons de souche devinrent des exceptions et s’éteignirent. Il est vraiment très rare de nos jours, vu l’éloignement de notre monde avec l’Au-delà, de voir ces talents chez des personnes en chair et en os. Nous en sommes des témoins privilégiés. » Logen arqua les sourcils. « Elle ? Une demi-démone ? — Beaucoup moins que ça, mon ami. » Bayaz gloussa. « Euz, lui-même, n’en était qu’un demi, et son pouvoir a érigé les montagnes et creusé les fonds marins. Un demi-démon pourrait vous terrasser de terreur ou vous donner envie de faire cesser les battements de votre cœur. En regarder un pourrait vous rendre aveugle. Non, même pas la moitié d’un. Une simple parcelle. Pourtant, il y a bien chez elle des traces de l’Au-delà. — De l’Au-delà, hein ? » Logen baissa les yeux vers ses paumes, où l’oiseau mort reposait. « Alors, si je la touchais, j’enfreindrais la Première Loi ? » Bayaz s’esclaffa. « Voilà une question difficile. Vous me surprendrez toujours, Messire Neuf-Doigts. Je me demande ce qu’Euz aurait répondu. » Le Mage pinça les lèvres. « Je pense que je trouverais en moi la force de vous pardonner. Elle, en revanche, vous trancherait sûrement la main », conclut-il, en indiquant Ferro de la tête. Couché sur le ventre dans les hautes herbes, Logen surveillait une vallée aux pentes douces, au fond de laquelle coulait un ruisseau peu profond. Sur le flanc le plus proche s’élevaient les bâtiments d’un hameau, ou plutôt des ossatures de bâtiments. Plus un seul toit. Rien que des murs écroulés, la plupart dépassant à peine sa ceinture, dont les pierres avaient roulé et fini par échouer parmi les herbes agitées. On aurait pu se croire dans le Nord. Depuis les guerres, de nombreux villages avaient été abandonnés et leurs habitants, chassés, emmenés de force ou brûlés vifs. Logen avait souvent eu l’occasion de voir de telles scènes. Il y avait même participé plus d’une fois. Il n’en était pas fier, mais, de toute façon, il n’était pas fier de grand-chose à l’époque. Depuis, non plus, à vrai dire. « Il ne reste pas beaucoup d’endroits où s’installer », chuchota Luthar. Ferro lui jeta un regard noir. « Il reste suffisamment de cachettes. » La nuit allait bientôt tomber ; le soleil se couchait à l’horizon, emplissant d’ombres le village détruit. À part le clapotis de l’eau et le sifflement du vent dans les herbes, le silence régnait. Aucun signe d’une présence quelconque. Toutefois, Ferro avait raison : l’absence de signes n’écartait pas les dangers. « Vous feriez mieux de descendre jeter un coup d’œil, murmura Long-Pied. — Qui, moi ? » Logen se tourna vers lui. « D’accord, mais vous ne bougez pas d’ici, hein ? — Je ne suis pas doué pour les bagarres. Vous le savez bien. — Hmm, marmonna Logen. Pas doué pour en sortir indemne, mais assez pour les provoquer. — Trouver des voies, voilà mes attributions. Je suis ici pour naviguer. — Peut-être pourriez-vous essayer de me trouver un repas digne de ce nom et un bon lit », persifla Luthar, avec son accent geignard de l’Union. Ferro émit un bruit de succion en signe de dégoût. « Quelqu’un doit y aller, gronda-t-elle en rampant sur le sommet de la colline. Je prends par le côté gauche. » Les autres restèrent à leur place. « On y va aussi », grogna Logen à Luthar. « C’est à moi que vous parlez ? — À votre avis ? Trois, c’est un bon chiffre. Allons-y et… de la discrétion ! » Assis dans l’herbe, Luthar jeta un coup d’œil dans la vallée, se passa la langue sur les lèvres et frotta ses mains l’une contre l’autre. Logen voyait bien qu’il était nerveux, nerveux et hautain à la fois, comme un novice avant une bataille, essayant de faire croire qu’il n’est pas effrayé à l’idée de montrer le bout de son nez. Logen n’était pas dupe. Il avait vu ce genre de comportement des centaines de fois. « C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? grommela-t-il. — Vous feriez mieux de vous concentrer sur vos propres défauts, l’homme du Nord, riposta Luthar en se contorsionnant sur le sol. Vous avez de quoi faire ! » Les molettes de ses gros éperons étincelants cliquetèrent lorsqu’il se hissa, avec maladresse et inexpérience, hors de son trou, fesses en l’air. Avant qu’il ait pu faire un pas, Logen l’attrapa par un pan de son manteau. « Vous n’allez pas garder ça ? — Quoi ? — Vos fichus éperons ! J’ai dit… de la discrétion ! Tant que vous y êtes, accrochez-vous une clochette au bout de la queue ! » Luthar afficha un air grognon en s’asseyant pour les retirer. « Restez baissé ! » souffla Logen qui, d’une bourrade, l’envoya rouler sur le dos. « Vous voulez nous faire tuer ? — Laissez-moi tranquille ! » cria-t-il en se redressant. Logen le fit de nouveau tomber. « Je ne veux pas mourir à cause d’une maudite paire d’éperons, ça non ! dit-il en lui enfonçant un doigt dans la poitrine pour se faire bien comprendre. Si vous êtes incapable de ne pas faire de bruit, restez avec le Navigateur. » Il foudroya ce dernier du regard. « À vous deux, vous trouverez peut-être le chemin, lorsque nous nous serons assurés qu’il n’y a pas de danger. » Puis, secouant la tête, il se faufila le long de la pente, sur les traces de Ferro. Une main agrippée au pommeau de son épée courbe, aussi rapide et silencieuse que le vent sur la plaine, celle-ci avait déjà parcouru la moitié de la distance menant au ruisseau, se coulant telle une ombre par-dessus les murets, pliée en deux pour franchir les espaces qui les séparaient. Impressionnant, certes. Personne, cependant, n’arrivait à la cheville de Logen, quand il s’agissait de se déplacer en catimini. Il était réputé pour ça, dans sa jeunesse. Impossible de compter le nombre de Shankas ou d’hommes qu’il avait pris par surprise. La première chose que vous entendez lorsque Neuf-Doigts vous a sauté dessus, c’est le sang qui jaillit à gros bouillons de votre gorge, voilà ce qu’on disait. Logen Neuf-Doigts n’avait pas son pareil pour assaillir quelqu’un sans se faire remarquer. Il s’approcha à pas de loup du premier mur. Aussi furtif qu’une souris, il passa une jambe de l’autre côté, puis commença à se hisser en souplesse et en silence, tout en s’aplatissant sur le bord. Son autre pied se coinça soudain entre deux pierres lâches, qu’il démantela en se dégageant. Logen tenta de stabiliser le reste à tâtons, mais ne réussit qu’à en déloger davantage avec son coude. Les pierres dégringolèrent bruyamment. Il chancela alors sur sa cheville blessée : celle-ci se tordit. Étouffant un cri de douleur, il bascula en arrière et atterrit sur une touffe de chardons. « Merde ! » maugréa-t-il. Il s’efforça de se relever, s’aidant d’une main, serrant l’autre sur la poignée de son épée empêtrée dans son manteau. Heureusement qu’il l’avait laissée dans son fourreau, sinon elle l’aurait transpercé ! C’était arrivé à l’un de ses amis. Tellement concentré à hurler ses cris de guerre, il avait buté dans une racine et s’était tranché une partie du crâne avec sa hache. Retourné à la boue en un temps record ! Logen s’accroupit parmi les pierres qui s’étaient détachées, s’attendant à se faire agresser d’un moment à l’autre. Personne ne se montra. Il percevait uniquement les sifflements du vent entre les brèches du muret et les clapotis du ruisseau en contrebas. Il rampa vers un tas de cailloux empilés, franchit un ancien seuil, enjamba un autre mur effondré et, haletant, claudiqua sur sa mauvaise cheville, sans plus faire aucun effort de discrétion. L’endroit était désert. Il l’avait su au moment de sa chute, car cet incident pénible n’aurait pas pu passer inaperçu. S’il était encore en vie, Renifleur en pleurerait sûrement de rire. Il fit un signe en direction de la crête ; presque aussitôt, Long-Pied se redressa et agita le bras pour lui répondre. « Il n’y a personne ici, grommela-t-il entre ses dents. — Encore heureux », répliqua Ferro à voix basse, à quelques pas de lui. « Belle innovation pour aller en reconnaissance, Blafard ! Faire le plus de bruit possible pour qu’on te tombe directement dessus ! — Manque de pratique, bougonna Logen. De toute façon, ce n’est pas grave. Il n’y a plus un chat, ici. — Il y a en eu. » Debout à l’intérieur d’une maison en ruine, elle regardait le sol, sourcils froncés. Un cercle d’herbe noircie, entouré de quelques cailloux. Un feu de camp. « Ça fait un jour ou deux qu’ils ont quitté les lieux », murmura Logen, en tâtant les cendres du doigt. Luthar les rejoignit et se posta derrière eux. « Il n’y a personne, finalement. » Aspirant ses joues, il affichait un air suffisant, comme si depuis le début il avait eu raison à propos de quelque chose. Logen ignorait quoi. « Heureusement pour vous, sinon on serait sans doute en train de rafistoler vos morceaux, à l’heure qu’il est ! — C’est moi qui serais en train de vous rafistoler tous les deux ! cracha Ferro. Je devrais coudre ensemble vos deux têtes de maudits Blafards ! Vous êtes aussi inutiles que des sacs de sable dans un désert ! Il y a des traces par ici. De chevaux et de chariots, et en nombre ! — Des marchands peut-être ? » suggéra Logen, d’un ton plein d’espoir. Ferro et lui se dévisagèrent un long moment. « On ferait mieux d’éviter la piste à partir de maintenant. — Une perte de temps. » Bayaz avait rejoint les décombres à son tour. Quai et Long-Pied étaient juste derrière lui, avec le chariot et leurs montures. « Une trop grosse perte de temps ! Nous resterons sur la piste. Ainsi, nous verrons les gens arriver de loin. De très loin. » Luthar n’avait pas l’air convaincu. « Si nous pouvons les voir, eux aussi nous verront. Si c’est le cas, que ferons-nous ? — Que ferons-nous ? » Bayaz arqua un sourcil. « Mais voyons, le célèbre capitaine Luthar nous protégera ! » Il jeta un regard circulaire sur le hameau en ruine. « De l’eau courante, un semblant d’abri. Voilà qui me paraît un bon endroit pour installer notre campement. — Mmm, pas trop mal », grommela Logen, qui fouillait déjà le chariot, à la recherche de bûches pour faire un feu. « J’ai faim. Où sont passés ces oiseaux ? » Assis par terre, Logen observait ses compagnons par-dessus le bord de son écuelle. À peine éclairée par la lumière des flammes, Ferro était accroupie un peu à l’écart, le dos voûté. Son visage sombre presque plongé dans son bol, elle ne cessait de lancer des coups d’œil autour d’elle, se hâtant d’enfourner la nourriture avec ses doigts, comme si elle craignait de se la faire voler à tout instant. Luthar semblait moins enthousiaste. Une aile à la main, il y mordait du bout des dents, sûrement de peur d’être empoisonné s’il la touchait de ses lèvres, et alignait soigneusement les déchets tout autour de son écuelle. Bayaz, lui, se régalait ; il mâchait si goulûment que sa barbe dégoulinait de sauce. « C’est bon », marmonna-t-il, la bouche pleine. « Vous pourriez envisager de faire carrière en tant que cuisinier, Messire Neuf-Doigts, si vous vous lassez un jour de faire… » Il agita sa cuillère « … ce que vous faites, enfin… quelle que soit votre activité. — Mmm », fit Logen. Dans le Nord, chacun faisait la cuisine à tour de rôle, et c’était considéré comme un honneur. Un bon cuistot était aussi estimé qu’un bon guerrier. Pas ici. Dès qu’il s’agissait de s’occuper des fourneaux, ses compagnons faisaient grise mine. Bayaz savait à peine faire bouillir l’eau pour son thé. Les bons jours, Quai réussissait à extraire un gâteau sec de sa boîte. Logen se demandait si Luthar saurait dans quel sens poser une casserole. Quant à Ferro, elle semblait mépriser jusqu’à l’idée de préparer un repas. Logen s’imaginait qu’elle devait avoir été habituée à manger cru. Peut-être même à manger des animaux encore vivants ! Dans le Nord, après une longue journée sur les pistes, lorsque les hommes se rassemblaient autour des feux pour souper, il existait une règle très stricte sur la place de chacun. Le chef s’installait en hauteur, entouré de ses fils et des hommes libres de son clan. Venaient ensuite les soldats, qui s’asseyaient selon leur degré de réputation. Les serfs, eux, avaient de la chance s’ils étaient autorisés à allumer leurs petits feux un peu plus loin. Les hommes conservaient toujours la même place ; ils n’en changeaient que si le chef le leur proposait, afin de les récompenser du grand service qu’ils lui avaient rendu ou d’un haut fait d’armes. Ne pas vous asseoir à votre place pouvait vous valoir une raclée, parfois même la mort. Votre place autour du feu était plus ou moins celle que vous occupiez dans la vie en général. Ici, dans la plaine, les choses étaient différentes. Néanmoins, Logen reconnaissait encore le schéma de ce protocole… et le plan de table n’était pas des plus heureux ! Bayaz et lui prenaient place tout près du feu, mais leurs compagnons n’avaient pas une position aussi confortable qu’ils l’auraient voulu. Obligés à la fois de rester groupés à cause du vent, du froid et de l’humidité nocturne, et de s’écarter le plus possible de leurs voisins. Il vit Luthar regarder son bol avec mépris, comme s’il contenait de l’urine. Aucun respect ! Il s’intéressa ensuite à Ferro qui le fixait avec ses yeux jaunes si étrécis qu’on aurait cru des lames de couteau. Aucune confiance ! Il secoua la tête tristement. Sans confiance ni respect, leur petit groupe se désagrégerait dès la première bataille, à l’image d’un mur sans mortier. Cependant, Logen ne désespérait pas ; il avait séduit des publics bien plus récalcitrants, par le passé. Séquoia, Tul Duru, Dow le Sombre, Harding le Sinistre… il les avait tous affrontés en combat singulier, et tous vaincus. En épargnant leur vie, il ne leur avait laissé d’autre choix que de le suivre. Même si chacun d’eux avait fait de son mieux pour l’éliminer – et les motifs ne manquaient pas –, Logen avait finalement réussi à gagner leur confiance, leur respect et même leur amitié. À coups de petits gestes répétés très souvent, voilà comment il avait réussi. « La patience est la première des vertus », avait coutume de dire son père, qui proclamait aussi : « On ne franchit pas une chaîne de montagnes en un jour. » Le temps jouait peut-être contre eux, mais il était inutile de se presser. Il faut parfois savoir se montrer réaliste… Logen décroisa les jambes, s’empara de l’outre d’eau et se leva pour se diriger lentement vers l’endroit où Ferro était assise. Elle le suivit du regard. Elle était vraiment bizarre, aucun doute là-dessus… et pas uniquement à cause de sa beauté, même si, par les morts ! celle-ci était des plus étranges. Elle paraissait dure, acerbe, aussi froide qu’une épée neuve, et plus cruelle que tous les hommes dont Logen se souvenait. Tout portait à croire qu’elle ne tendrait jamais un bâton à quelqu’un en train de se noyer… pourtant, elle avait fait bien plus que ça pour le sauver, et plus d’une fois. De tous ses compagnons, elle était la première à qui il accorderait sa confiance, et il irait certainement plus loin. Il s’accroupit donc près d’elle et lui offrit l’outre, dont l’ombre ventrue se profila sur le mur derrière elle. Elle la regarda d’un air maussade, regarda Logen de la même façon, puis la lui prit des mains avec brusquerie, avant de se replonger dans son écuelle, en lui tournant à moitié le dos. Pas un mot de remerciement, pas un geste non plus. Mais il n’en eut cure. Après tout, on ne franchit pas une chaîne de montagnes en un jour. Il repartit s’asseoir près du feu et contempla les ombres dansantes projetées par les flammes sur les visages moroses des autres membres du groupe. « Quelqu’un connaît-il des histoires ? » demanda-t-il, plein d’espoir. Quai émit un bruit de succion. Luthar retroussa les lèvres avec dédain et fixa Logen par-dessus les flammes. Ferro feignit de ne pas l’avoir entendu. Guère encourageant comme début. « Vraiment pas ? » Toujours pas de réponse. « Bon, très bien, je connais une chanson ou deux. Voyons si j’arrive à me souvenir des paroles… » Il s’éclaircit la gorge. « D’accord, d’accord ! » intervint Bayaz. « Si cela peut nous épargner une chanson, moi, je connais des centaines d’histoires. À quoi pensiez-vous ? À une histoire d’amour ? À une histoire drôle ? À une épopée où de braves guerriers défient le mauvais sort ? — Parlez-nous plutôt de cet endroit… du Vieil Empire, l’interrompit Luthar. Si c’était une si grande nation, comment a-t-elle pu être réduite à ça ? » Il rejeta la tête en arrière pour indiquer les murs écroulés et ce qui s’étendait derrière. Tous savaient à quoi il faisait référence : à des lieues et des lieues de néant. « À ce désert. » Bayaz soupira. « Je pourrais vous raconter son histoire, mais nous avons la chance d’avoir parmi nous un jeune homme natif du Vieil Empire qui est, de surcroît, un étudiant passionné d’histoire. « Messire Quai ? » L’apprenti cessa de contempler le feu et leva vers lui des yeux endormis. « Auriez-vous l’amabilité de nous éclairer sur ce sujet ? Comment l’Empire, qui fut jadis la clef de voûte du monde, un brillant centre d’affaires, en est-il arrivé là ? — C’est une longue histoire, murmura l’apprenti. Dois-je commencer par le début ? — Et par où croyez-vous donc qu’on commence ? » Quai haussa ses épaules osseuses et entama son récit. « Après avoir vaincu les démons et scellé les portes, le tout-puissant Euz, père de quatre fils, leur offrit un présent à chacun. Il dota Juvens, l’aîné, du talent du Grand Art, lui montra la façon de transformer le monde grâce à la magie, qu’il modéra par une connaissance élargie. Son second fils, Kanedias, reçut le don de la fabrication, l’habileté de modeler la pierre et le fer, à sa guise. Euz gratifia le troisième, Bedesh, de l’aptitude à parler aux esprits et à les faire obéir à ses ordres. » Là, Quai bâilla à se décrocher la mâchoire, fit claquer ses lèvres et cilla en regardant le feu. « Ainsi naquirent trois véritables disciples de la magie. — Je croyais qu’il avait quatre fils », maugréa Luthar. Les yeux de Quai s’éclairèrent brusquement. « En effet, et celui-ci est justement à l’origine de la destruction de l’Empire. Étant le benjamin de la famille, c’est à Glustrod qu’aurait dû revenir le pouvoir de communiquer avec les démons du monde d’en dessous et de leur faire exécuter ses quatre volontés. Mais de telles pratiques étant interdites par la Première Loi, Euz ne donna rien à son plus jeune fils, hormis sa bénédiction… et nous savons tous ce que vaut ce genre de chose ! Il partagea tous ses secrets avec les trois autres, puis les quitta, en leur recommandant de mettre de l’ordre dans le monde. — De l’ordre ! » Luthar se débarrassa de son écuelle en la jetant dans l’herbe et parcourut d’un œil méprisant les ruines environnantes. « Ils ne sont pas allés bien loin. — Au début, si. Juvens entreprit d’accomplir sa tâche avec une volonté obstinée. Il s’y consacra avec tout son pouvoir, toute sa sagesse. Trouvant un peuple à son goût sur les rives de l’Aos, il lui enseigna les sciences, instaura un ensemble de règles et mit en place un gouvernement. Il lui apprit comment conquérir les régions voisines et fit de son chef un empereur. Le fils succéda au père. Les années passèrent, et la nation s’agrandit, prospéra. Les terres de l’Empire s’étendaient jusqu’à Isparda, au sud, à Anconus, au nord, et à l’est, jusqu’au rivage de la mer Circulaire et même au-delà. Au fil du temps, on changea d’empereur, mais Juvens était toujours présent - guidant, conseillant, modelant selon ses grands desseins. Les gens étaient civilisés, vivaient en paix… bref, tous étaient contents. — Presque tous », grommela Bayaz, en attisant le feu avec un bâton. Quai grimaça. « J’ai oublié Glustrod, exactement comme l’avait fait son père. Le fils négligé. Le fils lésé. Le fils bafoué. Il supplia ses frères de partager leurs secrets avec lui, mais ils refusèrent, gardant jalousement leurs cadeaux. En voyant tout ce que Juvens avait accompli, son amertume n’en fut que plus exacerbée. Il se mit en quête d’endroits obscurs dans le monde, les découvrit et, en cachette, étudia les sciences interdites par la Première Loi. Il découvrit les endroits obscurs du monde et entra en contact avec l’Au-delà. Il découvrit les endroits obscurs et parla le langage des démons, et ceux-ci lui répondirent. » La voix de Quai ne fut plus qu’un murmure. « Leurs voix indiquèrent à Glustrod où creuser… — Très bien, Messire Quai », l’interrompit Bayaz d’un ton sévère. « Vous semblez bien maîtriser l’histoire. Cependant, ne nous attardons pas sur des détails. Gardons les fouilles de Glustrod pour une autre fois. — Certainement », susurra Quai, les yeux brillant dans la lueur du feu, le visage hâve, creusé d’ombres sinistres. « Vous êtes meilleur juge que moi, Maître. Glustrod établit des plans, surveilla le monde depuis ces lieux obscurs, engrangea les secrets. Il flatta, menaça, mentit. Il ne lui fallut pas longtemps pour dominer les faibles, car il était rusé, charmeur et agréable à regarder. Il entendait des voix constamment, désormais, des voix issues de l’Au-delà. Elles lui suggérèrent de semer la discorde, et il les écouta. Elles le pressèrent de manger de la chair humaine, de voler leur pouvoir aux hommes, et il obtempéra. Elles lui ordonnèrent de partir à la recherche des demi-démons repoussés, haïs, exilés, qui hantaient notre monde, et de s’en faire une armée, et il obéit. » Quelque chose effleura l’omoplate de Logen par-derrière ; il faillit se redresser d’un bond. Debout à ses côtés, Ferro tenait l’outre à bout de bras. « Merci », grommela-t-il. Il la lui prit des mains, affichant un air détaché pour dissimuler que son cœur battait à tout rompre. Il but rapidement une gorgée, remit le bouchon d’un claquement de paume et reposa l’outre près de lui. Quand il releva les yeux, Ferro n’avait pas bougé. Elle était là, les yeux rivés sur les flammes vacillantes. Logen se décala légèrement afin de lui faire de la place. Ferro se rembrunit, suçota ses lèvres, donna un coup de pied dans le sol, puis se baissa avec lenteur pour s’asseoir par terre, en prenant soin de laisser un grand espace libre entre eux. Elle tendit alors ses mains vers le feu et esquissa un rictus qui dévoila ses dents étincelantes. « Fait froid, là-haut. » Logen acquiesça de la tête. « Ces murs ne protègent pas beaucoup du vent. — Non. » Elle balaya le groupe des yeux et son regard s’immobilisa sur Quai. « Pas la peine de t’arrêter pour moi », aboya-t-elle. L’apprenti grimaça un sourire. « La troupe que recruta Glustrod était très étrange et des plus sinistres. Il attendit que Juvens quitte l’Empire pour s’introduire dans la capitale et mettre ses plans si bien établis à exécution. On eut l’impression qu’un vent de folie avait soufflé sur la ville. Les fils se battaient contre leurs pères, les femmes, contre leurs maris, les voisins, les uns contre les autres. L’empereur fut exécuté sur les marches de son palais par ses propres fils, puis, ivres de cupidité et de jalousie, ceux-ci s’entretuèrent. L’armée insolite de Glustrod, qui s’était faufilée dans les égouts de la ville, en émergea brusquement, transformant les rues en charniers et les jardins publics en enclos d’abattage. Certains de ces soldats pouvaient changer d’aspect en s’appropriant les visages des humains. » Bayaz secoua la tête. « Changer d’aspect. Un tour de passe-passe astucieux et redoutable. » Se remémorant la femme qui, dans les ténèbres glacées, s’était adressée à lui en empruntant la voix de son épouse défunte, Logen se rembrunit et courba le dos. « Un tour redoutable, en effet, renchérit Quai en élargissant sa grimace. Car, à qui pouviez-vous vous fier si vos propres yeux se trompaient ? Comment reconnaître un ami d’un ennemi ? Mais le pire était à venir. Glustrod fit appel aux démons de l’Au-delà, les força à lui obéir et les envoya anéantir ceux qui se mettraient en tête de lui résister. — Invoquer et dépêcher, siffla Bayaz. Des disciples maudits. Des risques terribles. De gigantesques accrocs à la Première Loi. — Mais, à l’exception de la sienne, Glustrod ne reconnaissait aucune loi. Il s’installa bientôt dans la salle du trône de l’empereur, jonchée de piles de crânes, pour s’y repaître de chair humaine, comme un bébé tétant le lait de sa mère, et jouir de son horrible victoire. L’Empire fut livré au chaos, au pire, à l’ancien, celui qui régnait avant l’arrivée d’Euz, quand notre monde et l’Au-delà ne faisaient qu’un. » Un courant d’air froid s’engouffra dans une des lézardes de l’édifice délabré, où ils avaient trouvé refuge. Logen frissonna et resserra frileusement sa couverture autour de lui. Cette histoire abracadabrante le rendait nerveux. Voler des visages, commander à des démons, manger de la chair humaine… Quai, cependant, poursuivit son récit. « Quand Juvens découvrit ce que Glustrod avait fait, il entra dans une rage folle et demanda à ses frères de l’aider. Kanedias refusa de venir. Enfermé dans sa demeure, occupé à fabriquer ses petits mécanismes, il se moquait bien de ce qui se produisait à l’extérieur. Juvens et Bedesh levèrent une armée, malgré tout, et entrèrent en guerre contre leur frère cadet. — Une guerre épouvantable, chuchota Bayaz, avec des armes effrayantes et causant d’innombrables victimes. — Le conflit s’étendit d’un bout à l’autre du continent, attisant la moindre rivalité, donnant naissance à une multitude d’inimitiés, provoquant crimes et vengeances, dont les conséquences empoisonnent encore le pays aujourd’hui. Juvens en sortit néanmoins vainqueur. Glustrod fut assiégé à Aulcus ; ses démons, voleurs de visages, furent démasqués et son armée, dispersée. Mais, au moment où tout s’effondrait pour lui, les voix de l’Au-delà lui soufflèrent un plan. Pratique une ouverture dans l’Au-delà, lui dirent-elles. Retire la serrure et brise les sceaux, puis ouvre grandes les portes que ton père a fabriquées. Enfreins la Première Loi, une dernière fois, ordonnèrent-elles. Laisse-nous entrer dans le monde, et tu ne seras plus jamais négligé, ni lésé, ni bafoué. » Le premier des Mages hocha doucement la tête, acquiesçant en son for intérieur. « Néanmoins, il fut abusé une fois de plus. — Le pauvre fou ! Les créatures de l’Au-delà ne sont que mensonge. Pactiser avec elles, c’est s’exposer aux périls les plus abominables. Glustrod prépara ses incantations. Dans sa hâte, il commit cependant une erreur ; un simple grain de sable dans les rouages, sans doute, mais le résultat fut atroce. Les grandes puissances rassemblées par lui, suffisamment efficaces pour provoquer une déchirure dans le tissu du monde, furent libérées sans avoir ni forme ni discernement. Glustrod se détruisit lui-même. Aulcus, la grandiose et magnifique capitale de l’Empire, fut ravagée, les terres alentour, rendues à jamais incultes. Personne ne s’aventure à proximité de la ville, désormais. Ce n’est qu’un champ de ruines, de bâtiments écroulés. Une relique idéale pour rappeler la folie et la fierté mal placée de Glustrod et de ses frères. » L’apprenti leva les yeux vers Bayaz. « J’énonce bien la vérité, Maître ? — Oui, c’est bien ça, murmura le Mage. Je le sais. Je l’ai vu. Un jeune fou, à la chevelure éclatante et fournie. » Il passa une main sur son crâne chauve. « Un jeune fou qui ignorait tout de la magie, de la sagesse et des caprices du pouvoir, comme vous aujourd’hui, Messire Quai. » L’apprend inclina la tête. « Je ne vis que pour apprendre. — Et en ce qui concerne vos études, vous avez fait beaucoup de progrès ! L’histoire vous a plu, Messire Neuf-Doigts ? » Logen gonfla ses joues. « J’avais espéré quelque chose de plus drôle, mais je suppose que je dois me contenter de ce qu’on m’offre. — Un ramassis de bêtises, si vous voulez mon avis, ricana Luthar. — Hum, hum, toussota Bayaz. Heureusement que nous ne vous le demandons pas ! Peut-être devriez-vous aller laver ces écuelles, avant qu’il ne fasse trop noir, capitaine ! — Moi ? — L’une de nous a fourni la nourriture, un autre l’a cuisinée. Un troisième a diverti notre groupe en narrant une histoire. Vous êtes le seul à n’avoir rien fait. — Avec vous. — Oh, je suis bien trop vieux pour aller patauger dans des ruisseaux, à cette heure de la nuit ! » Les traits de Bayaz se durcirent. « Un grand homme doit commencer par apprendre l’humilité. Les écuelles attendent… » Luthar, qui s’apprêtait à riposter, se ravisa, quitta sa place et jeta sa couverture par terre avec colère. « Maudites écuelles ! » jura-t-il, avant de se mettre à les ramasser autour du feu. Puis il s’éloigna à pas lourds vers le ruisseau. Ferro le regarda partir, avec une expression curieuse sur son visage qui aurait pu être sa version d’un sourire –, et se retourna vers le feu en se léchant les lèvres. Logen retira le bouchon de l’outre et la lui tendit. « Hmm », grogna-t-elle. Elle la lui arracha des mains et but rapidement une gorgée. Tandis qu’elle s’essuyait la bouche sur sa manche, elle lui lança un regard en biais et se rembrunit. « Quoi ? — Rien », dit-il, en présentant ses paumes. Il s’empressa de regarder ailleurs. « Rien du tout. » Mais il souriait intérieurement. De petits gestes et du temps. Voilà comment il y parviendrait ! Petits délits Il fait froid, hein, colonel West ? — Oui, Votre Grandeur, l’hiver s’est presque installé. » Il avait neigeoté pendant la nuit. Une sorte de grésil avait déposé sur le sol une fine couche de glace. Là, dans l’aube pâle, le paysage semblait à moitié gelé. Les sabots de leurs chevaux dérapaient sur une boue durcie, craquante. De l’eau dégouttait tristement des branches des arbres givrés. West n’y coupait pas non plus. Une buée blanche s’échappait de ses narines, son nez coulait. Ses lobes engourdis par le froid lui picotaient désagréablement. Le prince Ladisla se montrait insensible au froid ; il fallait dire que lui s’était enveloppé dans un épais manteau et avait complété sa tenue par un couvre-chef et des mitaines – l’ensemble, en fourrure noire lustrée, devait coûter une petite fortune. Il lui grimaça un sourire. « Malgré tout, les hommes ont l’air en forme et contents. » West eut du mal à en croire ses oreilles. C’était vrai pour les soldats du régiment de la Garde royale, placé sous le commandement de Ladisla ; eux paraissaient assez satisfaits de leur sort. Leurs vastes tentes avaient été montées en rangs bien ordonnés, au milieu du camp ; devant elles brûlaient des feux au-dessus desquels bouillonnaient des marmites. Quant à leurs chevaux, ils broutaient paisiblement, attachés non loin à des piquets. La situation des recrues enrôlées de force, représentant les trois quarts de leurs troupes, était bien différente. Bon nombre d’entre elles avaient été scandaleusement mal préparées. Ces hommes n’avaient reçu ni armes ni entraînement ; certains étaient visiblement trop malades ou trop vieux pour marcher – alors, aller au combat, n’en parlons pas ! La plupart ne possédaient que les vêtements qu’ils avaient sur le dos – et ceux-ci étaient dans un état déplorable. West avait même vu des hommes se serrer les uns contre les autres, sous des arbres, pour se tenir chaud, avec seulement une demi-couverture pour s’abriter de la pluie. Une véritable honte ! « Les gardes royaux ne sont pas à plaindre, mais je m’inquiète du sort de certaines recrues, Votre… — Oui », l’interrompit Ladisla, qui continua à soliloquer, comme si le colonel n’avait rien dit. « En forme et contents ! Ils piaffent d’impatience ! Ce feu qui brûle dans leur ventre doit leur procurer de la chaleur, hein, West ? Ils sont pressés d’affronter nos ennemis ! Dommage que nous devions attendre, ici, réduits à battre la semelle sur la rive de ce maudit fleuve ! » West se mordit les lèvres. L’incroyable propension du prince Ladisla à se plaindre de ses déceptions devenait, au fil des jours, de plus en plus agaçante. Sa Grandeur s’était mis en tête de devenir un grand général renommé, avec sous ses ordres une troupe d’incomparables guerriers. De remporter une victoire éclatante et d’être salué comme un héros, à son retour à Adua. Au lieu de faire un semblant d’effort pour concourir au succès de ses chimères, il se comportait comme si son rêve s’était déjà accompli, avec une parfaite indifférence vis-à-vis de la réalité. Il refusait de voir les désastres, les obstacles, et autres contrariétés, sur lesquels ses yeux avaient la malchance de tomber. Pendant ce temps-là, les élégants de son état-major, qui n’avaient même pas l’expérience d’un mois de métier, le félicitaient pour son jugement éclairé, approuvaient ses moindres mots, même s’ils étaient grotesques, et se congratulaient mutuellement à grands coups de claques dans le dos. Ne jamais avoir eu à attendre pour assouvir ses envies, ni à travailler pour ce faire, ne jamais avoir eu à montrer de toute son existence une once de maîtrise de soi devait donner à quelqu’un une vision bien étrange du monde, supposait West, et il en avait la preuve vivante à ses côtés : Ladisla chevauchait, sourire aux lèvres, comme si la responsabilité de dix mille hommes n’était qu’une broutille. Le prince héritier et le monde réel, comme l’avait souligné le maréchal Burr, étaient de parfaits étrangers l’un pour l’autre. « Il fait froid, murmura Ladisla. Pas autant que dans les déserts du Gurkhul, hein, colonel West ? — Non, Votre Grandeur. — Mais il y a des points communs, hein ? Je parle de la guerre, West ! De la guerre, en général ! C’est la même chose partout ! Courage ! Honneur ! Gloire ! Vous avez combattu aux côtés du colonel Glotka, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Grandeur, en effet. — J’adorais écouter le récit des exploits de cet homme ! C’était l’un des héros de mon enfance. Cerner l’ennemi à cheval, harceler ses lignes de communication, attaquer ses convois de vivres, et que sais-je encore ! » Le prince fit tournoyer sa cravache dans les airs, l’agita d’un air menaçant, puis en asséna un coup sur un convoi imaginaire devant lui. « Admirable ! Et je suppose que vous avez vu tout ça ? — En partie, Votre Grandeur. » Il avait surtout vu bon nombre de postérieurs douloureux, suite aux interminables journées en selle, de coups de soleil, de pillards, d’ivrognes et de fanfarons vaniteux. « Le colonel Glotka, ça alors ! Un soupçon d’impétuosité ne nous ferait pas de mal, ici ! Hein, West ? Un peu de son énergie ! De sa vigueur ! Dommage qu’il soit mort ! » West releva la tête. « Il ne l’est pas, Votre Grandeur. — Ah bon ? — Il a été capturé par les Gurkhiens, puis rendu à l’Union, à la fin de la guerre. Il… euh… il a rejoint l’inquisition. — L’Inquisition ? » Le prince parut horrifié. « Pourquoi diable un homme abandonnerait-il son métier de soldat pour ça ? » West chercha à fournir une explication, mais se ravisa. « Je n’en ai aucune idée, Votre Grandeur. — Entrer dans l’inquisition ! Moi, je ne pourrais jamais. » Ils chevauchèrent quelques instants en silence. Le sourire du prince réapparut petit à petit. « Nous parlions des honneurs de la guerre, non ? » West fit la grimace. « Oui, Votre Grandeur. — Vous avez été le premier à franchir la brèche à Ulrioch, non ? Le premier, ai-je entendu dire. Voilà qui a dû vous valoir les honneurs, hein ? La gloire ! Quelle expérience ça a dû être, hein, colonel ? Quelle aventure ! » Se frayer un chemin à travers un amas de pierres et de débris de bois, sur un sol jonché de cadavres recroquevillés. Aveuglé par la fumée, suffoquant dans la poussière, entouré de cris, de plaintes et de cliquetis métalliques, incapable presque de respirer tant sa frayeur était grande. Avec des hommes qui couraient en tous sens, geignaient, se poussaient en hurlant, des hommes couverts de sang et de sueur, noirs de suie et de saleté, aux visages tordus de douleur, de colère, à peine entrevus. Tels des démons de l’enfer. West se souvenait d’avoir crié : En avant ! De l’avoir répété jusqu’à en avoir la voix cassée, sans même savoir où l’avant se trouvait. Il se rappelait avoir frappé quelqu’un avec son épée… un ami ? un ennemi ? il l’ignorait alors, et ne le savait pas plus aujourd’hui. Il se remémorait sa chute contre un rocher et sa blessure à la tête, la déchirure dans sa veste qui s’était accrochée à une poutre effondrée. Des scènes banales de combat, comme celles d’une histoire qu’on lui aurait racontée. West resserra les pans de son manteau pour protéger ses épaules frigorifiées, en regrettant son manque d’épaisseur. « Oui, une sacrée expérience, Votre Grandeur. — Dommage que ce maudit Bethod ne vienne pas par ici ! » Irrité, le prince Ladisla fouetta les airs de sa cravache. « Pas plus glorifiant qu’un satané tour de garde ! Burr me prend pour un idiot, c’est ça, hein, West ? » Le colonel inspira profondément. « Je ne saurais le dire, Votre Grandeur. » Cependant, le prince versatile passait déjà à autre chose. « Et qu’en est-il de vos toutous ? Ces hommes du Nord ? Affublés de noms ridicules. Comment s’appelle cet individu répugnant, déjà ? Jappeur, c’est ça ? — Renifleur. — Renifleur, ah, oui ! Formidable ! » Le prince gloussa tout seul. « Et l’autre ? C’est le plus grand gaillard que j’aie jamais vu ! Prodigieux ! Où sont-ils passés ? — Je les ai envoyés en reconnaissance, au nord du fleuve, Votre Grandeur. » West aurait préféré se trouver là-bas, avec eux. « Les ennemis sont sûrement loin, mais dans le cas contraire, mieux vaut que nous le sachions. — Bien sûr. Excellente idée. Nous pourrons ainsi nous préparer à l’attaque ! » Battre en retraite au moment opportun et envoyer un messager rapide délivrer son rapport au maréchal Burr, voilà plutôt ce que West avait en tête – mais inutile de lui en parler ! L’idée que Ladisla se faisait de la guerre, c’était de lancer une charge offensive, couronnée de succès, puis d’aller tranquillement se coucher. Stratégie et retraite ne faisaient pas partie de son vocabulaire. « Oui. » Le prince marmonnait entre ses dents, les yeux rivés sur la rangée d’arbres qui se dressaient au-delà du fleuve. « Passer à l’attaque et les renvoyer manu militari de l’autre côté de la frontière… » La frontière se trouvait à des lieues de distance. West saisit l’occasion. « Votre Grandeur, si je puis me permettre… j’ai beaucoup à faire. » C’était la pure vérité. Le camp avait été organisé – ou inorganisé – en dépit du bon sens ; personne n’avait pensé aux commodités, ni prévu les défenses. Un dédale de tentes délabrées, installées dans la plus grande confusion au milieu d’une vaste clairière, en bordure du fleuve, où le sol trop mou n’allait pas tarder à se transformer en bourbier avec les passages répétés des chariots, voilà à quoi ressemblait leur campement. Au départ, on avait omis les latrines, puis on les avait creusées trop en surface, à une trop courte distance du camp et bien trop près de l’endroit où étaient stockés les vivres. Vivres qui, soit dit en passant, avaient été mal choisis, mal emballés et commençaient déjà à pourrir, attirant tous les rats du pays des Angles. Si la température n’avait pas été aussi basse, West était certain que le camp aurait déjà été en proie à toutes sortes de maladies. Le prince Ladisla agita distraitement une main. « Bien sûr, il y a beaucoup à faire. Vous pourrez me narrer d’autres histoires demain, hein, West ? Sur le colonel Glotka, et bien d’autres. C’est vraiment dommage qu’il soit mort ! » cria-t-il par-dessus son épaule, en se dirigeant au petit trot vers sa tente pourpre, dressée au sommet de la colline, loin de la puanteur et de l’agitation. Soulagé, West fit tourner sa monture et l’obligea à descendre rapidement la pente qui menait au camp. Il croisa des hommes pataugeant dans la fange gelée, frissonnant de froid, crachant de la buée, les mains emmitouflées dans des chiffons crasseux. Il dépassa des groupes angoissés, rassemblés devant leurs tentes rapiécées, assis aussi près que possible de leurs maigres foyers ; d’aucuns calaient des marmites, d’autres jouaient avec des cartes humides, d’autres encore buvaient ou regardaient devant eux, l’air hagard. Les recrues les mieux entraînées étaient parties débusquer l’ennemi avec Poulder et Kroy. Ladisla avait hérité du reste : les hommes trop faibles pour aller au combat, trop mal équipés pour se battre avec efficacité, trop exténués pour accomplir quoi que ce soit avec conviction. Des hommes qui n’avaient sûrement jamais quitté leur maison jusque-là, qu’on avait obligés à traverser la mer pour aller affronter, dans un pays dont ils ignoraient tout, des ennemis contre lesquels ils n’avaient pas de griefs, et ce, pour des raisons qui leur échappaient. Au départ, certains d’entre eux avaient peut-être été animés d’une pointe de ferveur patriotique, d’autres d’un soupçon de fierté. Mais au fil des jours, les longues marches épuisantes, la nourriture infecte et le froid avaient usé, tenaillé et glacé le peu d’enthousiasme qui les avait habités. Et le prince Ladisla n’était pas spécialement le chef inspiré pour le leur insuffler, si tant est qu’il eût essayé. Perché sur sa monture, West survola au passage ces visages sinistres, las, amaigris ; les hommes lui rendirent son regard, avec des mines de chiens battus. Ils ne souhaitaient qu’une chose : rentrer chez eux. West pouvait difficilement le leur reprocher, lui aussi n’aspirait qu’à ça. « Colonel West ! » Un grand gaillard barbu, vêtu d’un uniforme d’officier de la Garde royale, lui souriait. West sursauta en se rendant compte qu’il s’agissait de Jalenhorm. Il se laissa glisser de sa selle et emprisonna la main du vieux lascar entre les siennes. Le rencontrer lui procurait un réel plaisir. Il fut réconforté de voir un homme solide, honnête, digne de confiance. Cela lui rappela le passé, quand il n’évoluait pas encore parmi les grands de ce monde et que sa vie était bien plus simple. « Comment allez-vous, Jalenhorm ? — Bien, merci, Monsieur. Je faisais un petit tour du camp, histoire de visiter. » Il replia ses doigts vers ses paumes et souffla dessus, puis les frotta l’une contre l’autre. « J’essaie de me réchauffer un peu. — Voilà à quoi se résume la guerre, à mon humble avis. D’interminables périodes d’attente, dans les pires conditions. D’interminables périodes d’attente, ponctuées de moments d’ineffable terreur. » Jalenhorm éclata d’un rire sans joie. « Présentée comme ça, je brûle d’y participer ! Comment ça se passe avec l’état-major du prince ? » West secoua la tête. « C’est à qui sera le plus arrogant, le plus gaspilleur. Et pour vous ? Comment se passe la vie au camp ? — Nous ne sommes pas trop mal installés. Je suis surtout inquiet pour certaines des recrues. Ces gens ne sont pas faits pour se battre. J’ai entendu dire que quelques-uns des plus vieux sont morts de froid, cette nuit. — Cela arrive. Espérons qu’ils les enterrent assez profondément et suffisamment loin de nous. » West lut chez Jalenhorm que son manque de cœur le choquait, mais qu’y pouvait-il ? Au Gurkhul, peu de victimes avaient péri sur le champ de bataille. Accidents, maladies ou blessures bénignes mal soignées s’en étaient chargés. On finissait par s’y habituer. Vu l’équipement déplorable de certaines recrues, des hommes seraient enterrés quotidiennement, ici aussi. « Vous n’avez besoin de rien ? — Si, une toute petite chose… Mon cheval a perdu un fer dans cette bouillasse et je cherche désespérément quelqu’un pour lui en remettre un. » Jalenhorm tendit ses mains en un geste dépité. « Je peux me tromper, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas un seul maréchal-ferrant, et encore moins de forgeron, dans tout le camp. » West le regarda d’un air ébahi. « Pas un seul ? — En tout cas, moi, je n’en ai pas trouvé. J’ai vu des semblants d’ateliers avec des enclumes, des marteaux et autres outils… mais personne pour s’en servir. J’ai parlé à un des sergents, qui m’a appris que le général Poulder avait refusé de céder l’un de ses forgerons, et que le général Kroy avait réagi de la même façon. » Jalenhorm haussa les épaules. « J’ai donc peur que nous n’en ayons aucun. — Personne n’a pensé à vérifier ? — Qui l’aurait fait ? » West sentit son habituelle migraine sourdre à l’arrière de ses yeux. Sans pointes, les flèches ne valent rien ; les épées ont toujours besoin d’être affûtées ; les armures, les selles et les chariots transportant les vivres peuvent se détériorer et nécessiter des réparations… Une troupe sans forgeron équivaut à une troupe sans armes. Et ici, dans ce pays glacial, ils se trouvaient à des lieues de toute habitation. À moins que… « Nous sommes passés devant une colonie pénitentiaire, en venant. » Jalenhorm plissa le front, se concentrant pour se souvenir. « Oui, une fonderie, je crois. J’ai aperçu de la fumée au-dessus des arbres… — Ils doivent bien avoir quelques ouvriers capables de travailler le fer. » Les sourcils du grand gaillard s’arquèrent. « Des criminels forgerons ? — Il faut prendre ce que l’on trouve. Aujourd’hui, il manque un fer à votre cheval, demain, on risque d’aller au combat les mains vides ! Rassemblez une douzaine d’hommes et réquisitionnez un chariot, nous partons sur-le-champ ! » Sous la pluie glacée, l’enceinte de la prison se profilait indistinctement à travers les arbres : une palissade de gros troncs moussus, surmontée de pointes tordues et rouillées. Un endroit lugubre, au dessein lugubre. Alors que Jalenhorm et ses hommes tiraient encore sur leurs rênes, West avait sauté de sa selle, pataugé le long du chemin boueux menant à l’entrée et du pommeau de son épée, cognait déjà sur la porte en bois, délavée par les intempéries. Il se passa un certain temps avant qu’un petit panneau ne s’ouvrît avec un bruit sec. Deux yeux gris l’examinèrent à travers le guichet. Deux yeux gris, au-dessus d’un masque noir. Un Tourmenteur de l’inquisition. « Je suis le colonel West. » Les yeux le fixèrent avec froideur. « Et alors ? — Je suis au service du prince héritier Ladisla, j’aimerais parler au commandant de ce camp. — Pourquoi ? » West se rembrunit, s’efforçant d’avoir l’air coriace, malgré ses cheveux plaqués sur son crâne et l’eau qui lui dégoulinait sur le menton. « Nous sommes en guerre, je n’ai pas de temps à perdre en palabres ! Je dois parler au commandant, de toute urgence ! » Les yeux s’étrécirent. Ils scrutèrent West encore un bon moment, avant de se poser sur les douze soldats crottés, postés derrière lui. « D’accord, fit le tourmenteur. Vous pouvez entrer, mais seul. Les autres devront attendre dehors. » L’allée principale, simple piste de boue damée, s’étirait entre des cabanes penchées, dont les gouttières débordantes contribuaient à la rendre encore moins praticable. Deux hommes et une femme, trempés jusqu’aux os, s’évertuaient à pousser une charrette remplie de cailloux, enfoncée jusqu’aux moyeux dans la fange. Tous trois portaient de lourdes chaînes aux chevilles. Leurs visages ravagés, faméliques semblaient aussi dépourvus d’espoir que leurs estomacs l’étaient de nourriture. « Bougez-moi cette carriole ! » leur lança le Tourmenteur. Ils courbèrent aussitôt l’échine pour exécuter leur corvée peu enviable. West marcha tant bien que mal jusqu’à un bâtiment en pierres, situé à l’extrémité du camp, essayant de sautiller d’un carré de terrain sec à l’autre, sans grand succès. Un deuxième tourmenteur montait la garde sur le seuil ; de l’eau roulait sur la peau huilée constellée de taches qui lui recouvrait les épaules. Il suivit West de ses yeux durs, empreints d’un mélange de suspicion et d’indifférence. Ce dernier et son guide passèrent devant lui, sans un mot, et pénétrèrent dans un vestibule sombre, dans lequel résonnaient les tambourinements de la pluie. Le Tourmenteur frappa sur une porte disjointe. « Entrez. » Dans la pièce minuscule, froide, chargée d’humidité, un maigre feu brûlait dans l’âtre. Une étagère ployait sous le poids des piles de livres. Accroché à un mur, un portrait du roi de l’Union dardait sur eux son regard hautain. Un homme décharné, vêtu d’un manteau noir, était assis derrière un bureau minable. Il cessa d’écrire pour dévisager West, puis reposa avec soin son porte-plume et pinça l’arête de son nez entre un pouce et un index noirs d’encre. « Nous avons de la visite, grogna le Tourmenteur. — Je vois ça. Je suis l’inquisiteur Lorsen, le commandant de ce petit établissement. » West serra à la hâte la main osseuse qu’il lui tendit. « Colonel West. Je fais partie de l’armée du prince Ladisla. Nous bivouaquons à environ cinq lieues d’ici, un peu plus au nord. — Bien, bien. En quoi pourrais-je être utile à Sa Grandeur ? — Nous avons besoin de forgerons expérimentés. Vous dirigez bien une fonderie, n’est-ce pas ? — Une mine, une fonderie, ainsi qu’une forge spécialisée dans la fabrique d’outils de labour, mais je ne vois pas ce que… — Parfait. Je vais emmener une douzaine d’hommes avec moi, de préférence les plus habiles dont vous disposez. » Le commandant fronça les sourcils. « Hors de question. Les prisonniers enfermés ici sont coupables des crimes les plus atroces. Ils ne peuvent être libérés que sur ordre signé de la main de l’Insigne Lecteur, en personne. — Alors, nous voici confrontés à un sérieux problème, Inquisiteur Lorsen. J’ai dix mille hommes dont les armes ont grand besoin d’être affilées, les armures, réparées, et les chevaux, ferrés. Nous risquons de passer à l’action d’un moment à l’autre. Je ne peux pas attendre les ordres de l’Insigne Lecteur, ni de qui que ce soit, d’ailleurs. Je partirai d’ici avec des forgerons, un point c’est tout. — Mais vous devez comprendre que je ne peux pas autoriser… — Vous ne mesurez pas la gravité de la situation ! » hurla West, qui commençait à perdre son sang-froid. « Mais, je vous en prie, envoyez donc une missive à l’Insigne Lecteur ! Et moi j’enverrai un de mes hommes à notre camp pour réclamer toute une compagnie ! Nous verrons bien qui obtiendra de l’aide le premier ! » Le commandant réfléchit quelques instants. « Très bien », finit-il par répondre. « Suivez-moi. » Sur le seuil d’une des cabanes, deux enfants repoussants de saleté regardèrent West, bouche bée, sortir du bâtiment du commandant pour retrouver la bruine, qui n’avait pas cessé. « Il y a aussi des enfants ? — Nous recevons des familles entières, quand on a jugé qu’elles représentent un danger pour l’État. » Lorsen lui jeta un regard en coin. « Fort regrettable, mais prévenir l’émiettement de l’Union a toujours impliqué des mesures draconiennes. Votre silence me porte à croire que vous les désapprouvez. » West suivit des yeux l’un des malheureux gamins, sans doute condamné à passer le reste de sa vie dans ce sinistre endroit, en train de traverser l’étendue boueuse en boitant. « Je pense que c’est criminel. » Le commandant haussa les épaules. « Ne vous abusez pas vous-même ! Tout le monde est coupable de quelque chose ; un innocent peut lui aussi constituer une menace. Peut-être faut-il de petits délits pour prévenir les grands crimes, colonel West ! Mais il revient à des hommes plus influents que nous d’en décider. Je ne fais que m’assurer que ces gens travaillent dur, ne molestent pas leurs voisins et ne s’échappent pas. — Vous ne faites que votre travail, hein ? Un chemin tout tracé pour éviter toute responsabilité. — Qui de nous deux vit ici, parmi eux, dans ce trou perdu ? Qui de nous deux les surveille, les habille, les nourrit, les blanchit et mène une guerre sans fin, et sans résultats probants, contre leurs maudits poux ? Est-ce vous qui les empêchez de se battre, de s’entremet ou de se violer ? Vous êtes un officier de la Garde royale, hein, colonel West ? Et vous résidez à Adua ? Sûrement dans les beaux quartiers de l’Agriont, au milieu des riches et des nantis ? » West se rembrunit. Lorsen ricana, en se moquant de lui. « Lequel de nous deux a vraiment évité les responsabilités, comme vous l’avez si bien dit ? Je n’ai jamais eu la conscience plus tranquille. Haïssez-nous, si ça vous chante, nous en avons l’habitude ! Personne n’aime serrer la main de celui qui vide les latrines, et pourtant il faut bien quelqu’un pour le faire. Sinon la merde déborderait. Vous pouvez emmener vos douze forgerons, mais gardez-vous de me prendre de haut ! Ici, tout le monde est au même niveau. » Même si West n’appréciait pas cette sortie, il devait reconnaître que son interlocuteur avait bien résumé la situation. Il serra donc les mâchoires, garda le silence et baissa la tête. Ils continuèrent à patauger en direction d’un long hangar en pierres, aux murs aveugles. Des cheminées dressées aux quatre coins du bâtiment s’élevait une épaisse fumée, s’effilochant dans le ciel brumeux. Le Tourmenteur souleva le loquet de la lourde porte, puis s’arc-bouta pour la pousser. West les suivit, Lorsen et lui, dans la pénombre. Après le froid extérieur, la chaleur vous frappait en pleine face, comme une gifle. Une fumée aigre vous irritait les yeux et vous prenait à la gorge. Dans cet espace confiné, le vacarme était assourdissant. Les soufflets grinçaient avec force sifflements, les marteaux qui cognaient sur les enclumes projetaient des gerbes d’étincelles, le métal chauffé à blanc grésillait quand on le plongeait dans des tonneaux d’eau froide. L’atelier était bondé ; entassés les uns contre les autres, des ouvriers transpiraient à grosses gouttes, grognant et toussotant, leurs visages caves faiblement éclairés par la lueur orangée des forges. Des démons en enfer. « Cessez le travail ! rugit Lorsen. Arrêtez immédiatement et alignez-vous ! » Les hommes posèrent lentement leurs outils, et leur cortège vacillant, cliquetant, se mit à zigzaguer entre les obstacles pour aller former un rang, sous le regard attentif de quatre ou cinq Tourmenteurs debout dans l’ombre. Une rangée d’individus brisés, fourbus, misérables, courbant le dos. Certains de ces hommes avaient des fers aux poignets, en plus de ceux de leurs chevilles. Difficile d’imaginer qu’ils pourraient apporter une réponse à tous ses problèmes, mais West n’avait pas le choix. Il ne disposait que de ces hommes-là. « Nous avons un visiteur étranger. À vous la parole, colonel. — Je suis le colonel West, fit-il d’une voix que l’atmosphère enfumée enrouait. Dix mille soldats, sous les ordres du prince héritier Ladisla, campent à quelques lieues d’ici. Il nous faut des forgerons. » West s’éclaircit la gorge et essaya de parler plus fort sans cracher ses poumons. « Qui parmi vous sait travailler les métaux ? » Personne ne répondit. Les hommes fixaient le bout de leurs souliers usés jusqu’à la corde, ou leurs pieds nus, tout en surveillant du coin de l’œil les Tourmenteurs menaçants. « Vous n’avez aucune raison d’avoir peur. Qui sait travailler le métal ? — Moi, Monsieur. » Un homme avança d’un pas hors du rang, faisant tinter ses chaînes. Maigre, mais musclé, il se tenait légèrement voûté. Quand il arriva sous la lumière de la lampe, West tressaillit. De vilaines brûlures défiguraient le prisonnier. Tout un côté de son visage n’était plus qu’une masse de chair blême, sillonnée de cicatrices évoquant les ridules de la cire fondue. Il n’avait plus de sourcils, et son crâne dégarni découvrait par endroits des plaques de peau rose. L’autre profil ne valait guère mieux. L’homme n’avait plus vraiment de visage. « Je sais forger, et j’ai été soldat pendant quelque temps dans le Gurkhul. — Bien », murmura West, s’efforçant de dissimuler la répugnance que lui inspirait son apparence. « Quel est ton nom ? — Pike. — L’un de ceux-là saurait-il travailler le métal, Pike ? » L’homme défiguré se traîna bruyamment devant ses compagnons alignés, les tirant hors du rang par l’épaule, tandis que le commandant se renfrognait à vue d’œil. West humidifia ses lèvres sèches. Incroyable qu’en si peu de temps il fut passé d’un froid extrême à une température aussi élevée ; il ne pouvait cependant rien y faire et se sentait plus mal à l’aise que jamais. « Je vais avoir besoin de la clef de ces chaînes, Inquisiteur. — Il n’y en a pas. Les chaînes ont été soudées. On n’est pas censé les retirer, et je ne peux que vous conseiller fortement de vous en abstenir. Bon nombre de ces détenus sont extrêmement dangereux ; par ailleurs, je vous rappelle que vous devrez nous les ramener, dès que vous aurez trouvé un meilleur arrangement. L’Inquisition n’a pas pour habitude de relâcher ses prisonniers avant qu’ils n’aient accompli leur temps. » Il se dirigea à grands pas vers un des tourmenteurs pour lui parler en aparté. Pike se coula vers un autre prisonnier, qu’il saisit par le coude. « Excusez-moi, Monsieur, murmura-t-il tout bas, d’une voix éraillée. Vous serait-il possible aussi de trouver une place pour ma fille ? » Gêné, West eut un bref haussement d’épaules. Il aurait aimé emmener tout le monde et réduire cet endroit en cendres, mais il poussait déjà le bouchon un peu loin. « Je ne pense pas qu’emmener une femme au milieu de tous ces soldats soit une bonne idée. Non, ce n’est vraiment pas une bonne idée. — Ça vaut mieux que de rester ici, Monsieur. Je ne peux pas la laisser toute seule. Elle pourra m’aider à la forge. Elle sait manier le marteau, s’il n’y a que ça ! Elle est robuste. » Elle démentait ses propos : maigre, éreintée, un visage émacié, maculé de graisse et de suie. West aurait pu parfaitement la prendre pour un garçon. « Je suis désolé, Pike, la tâche qui nous attend n’aura rien d’une partie de plaisir. » Au moment où il pivotait pour partir, la fille l’attrapa par la manche. « Ici non plus, la vie n’est pas drôle. » West fut surpris par sa voix. Douce, agréable, cultivée. « Je m’appelle Cathil, et le travail ne me fait pas peur. » West la toisa de toute sa hauteur, prêt à libérer son bras, mais son attitude fit resurgir en lui un souvenir. Elle semblait insensible à la douleur, n’éprouvait aucune crainte et avait des yeux aussi vides et dénués d’expression que ceux d’un cadavre. Ardee… du sang coulait sur sa joue… West grimaça. Cette image le hantait, à l’instar d’une blessure qui refuse de guérir. La chaleur était insupportable, tout son corps lui démangeait, son uniforme râpait sa peau moite, comme du papier de verre. Il devait quitter ce maudit endroit, au plus vite. Il détourna le regard, les yeux larmoyants. « Elle aussi », aboya-t-il. Lorsen renifla de dédain. « Vous plaisantez, colonel ? — Croyez-moi, je ne suis pas d’humeur à ça. — Des hommes qualifiés, passe encore, je veux bien croire que vous en ayez besoin, mais je ne peux pas vous laisser embarquer n’importe quel prisonnier qui vous a tapé dans l’œil… » Sa patience ayant atteint ses limites, West lui fit face brusquement, lèvres retroussées. « J’ai dit, elle aussi ! » gronda-t-il. Si son comportement impressionna le commandant, ce dernier le cacha bien. Ils se fixèrent un long moment, avec dureté, tandis que le visage de West ruisselait de sueur, que son sang lui martelait les tempes. Lorsen finit par accepter. « Elle aussi. Très bien. Je ne peux pas vous en empêcher. » Il se pencha légèrement. « Mais l’Insigne Lecteur en entendra parler ! Il est loin ; cela prendra sans doute du temps pour arriver jusqu’à lui, mais croyez-moi, il entendra parler de ça ! » Se rapprochant davantage, il lui chuchota presque à l’oreille. « Peut-être qu’un jour vous reviendrez nous rendre visite… pour rester avec nous, cette fois ! D’ici là, vous devriez préparer un petit dossier sur les bons et les mauvais côtés des colonies pénitentiaires. Vous aurez tout le temps de le peaufiner… après ! » Lorsen tourna les talons. « À présent, embarquez mes prisonniers et déguerpissez ! Moi, j’ai une lettre à écrire ! » Il pleut Jezal avait toujours considéré une bonne averse comme un divertissement agréable. Un déluge s’abattant sur les rues de l’Agriont, cinglant ses murs et ses toits, sifflant dans ses caniveaux, constituait un spectacle qui prêtait à sourire, lorsqu’on était assis derrière la vitre d’une pièce bien chauffée, dans des appartements douillets. Un phénomène qui prenait les jeunes filles au dépourvu dans le parc, les faisait piailler, et collait de manière suggestive leurs vêtements à leurs corps. Un phénomène sous lequel on courait en riant avec ses amis, pour aller de taverne en taverne boire et s’amuser devant un feu ronflant, une tasse de vin chaud épicé à la main. Jezal aimait la pluie autant que le soleil. Du moins, jusqu’à ces derniers temps. Ici, dans la plaine, les averses étaient d’un tout autre acabit. Elles n’avaient rien à voir avec ces colères enfantines insignifiantes qui passaient presque aussitôt. Là, il subissait un déluge, glacial et meurtrier, rancunier et sans pitié, plein d’amertume et d’acharnement. Et le fait que la taverne et le toit les plus proches soient à des centaines de lieues faisait une belle différence. La pluie tombait à seaux, aspergeant de trombes glacées la plaine infinie et tout ce qui se trouvait dessus. Les grosses gouttes, qui lui frappaient le crâne avec la force de cailloux tirés par une fronde, lui mordaient aussi les mains, le dessus des oreilles et la nuque. L’eau imprégnant ses cheveux dégoulinait sur ses sourcils, continuait son chemin le long de ses joues et s’insinuait dans son col complètement imbibé. Le rideau aquatique brouillait les alentours et dissimulait tout ce qui se trouvait à plus de cent pas devant lui – bien qu’ici, évidemment, il n’y eût qu’une étendue désertique à des lieues à la ronde. Pris d’un frisson, Jezal rapprocha d’une main les bords de son col. Un geste inutile, puisqu’il était déjà trempé jusqu’aux os. À Adua, le maudit vendeur lui avait assuré que ce manteau était parfaitement imperméable. En tout cas, cette pelure, qui lui avait coûté une fortune, lui allait comme un gant dans la boutique, lui conférant même l’allure d’un rustre, habitué au grand air. Les coutures avaient toutefois commencé à laisser passer l’eau, dès les premières gouttes. Depuis quelques heures, il se sentait aussi mouillé que s’il avait pris un bain tout habillé, et avait bien plus froid. Ses bottes étaient remplies d’eau glacée, ses cuisses, mises à vif par son pantalon humide. Sa selle gorgée d’eau craquait mollement, au rythme des foulées de son cheval mécontent. Son nez coulait. Ses narines et ses lèvres étaient enflammées. Même le contact des rênes sur ses paumes moites était douloureux. Telles deux pointes de feu au milieu d’un océan de tourments, ses mamelons le martyrisaient singulièrement. Ce voyage était tout bonnement insoutenable. « Quand cela prendra-t-il fin ? » s’interrogea-t-il avec amertume. Rentrant le cou dans ses épaules, il jeta un regard suppliant vers le ciel obscur ; la pluie en profita pour lui cingler le visage et s’infiltrer dans ses yeux et sa bouche. En ce moment précis, le comble du bonheur serait de disposer d’une chemise sèche. « Vous ne pourriez pas faire quelque chose ? » grommela-t-il à Bayaz. « Comme quoi ? » rétorqua le Mage, le visage ruisselant, la barbe dégoulinante. « Vous croyez que ça me plaît, à mon âge, d’errer dans cette plaine immense sous ce maudit déluge ? Les deux n’accordent pas de traitements de faveur aux Mages, mon garçon, ils leur pissent dessus comme sur tout le monde ! Je vous suggère de vous y adapter et de garder vos jérémiades pour vous. Les grands chefs se doivent de partager les épreuves de leurs disciples, de leurs soldats ou de leurs sujets. Voilà comment ils forcent le respect. Les grands chefs ne se plaignent pas. Non, jamais. — Eh bien, qu’ils aillent au diable ! marmonna Jezal entre ses dents. Et cette pluie aussi ! — Vous appelez ça de la pluie ? » Neuf-Doigts le dépassa, un large sourire éclairant sa figure de gros mollasson. Peu de temps après que les gouttes s’étaient mises à tomber plus dru, Jezal avait eu la surprise de voir l’homme du Nord ôter son manteau usagé, retirer sa chemise, puis les rouler dans une peau huilée et chevaucher torse nu, indifférent à la pluie qui fouettait son dos couturé de cicatrices, aussi heureux qu’un pourceau se roulant dans la boue. Jezal avait tout d’abord considéré ce comportement comme une nouvelle démonstration impardonnable de sa sauvagerie, en remerciant le ciel que le primitif eût daigné conserver son pantalon. Par la suite, quand l’eau avait commencé à traverser son propre manteau, le doute s’était peu à peu insinué en lui. Il ne voyait pas comment il aurait pu avoir plus froid ou être plus mouillé sans ses vêtements ; en outre, les désagréables frottements du tissu rêche lui auraient été épargnés. Comme s’il lisait dans ses pensées, Neuf-Doigts conserva son sourire. « Ce n’est rien qu’un petit crachin. Le soleil ne peut pas briller en permanence. Il faut parfois se montrer réaliste ! » Jezal grinça des dents. Si Neuf-Doigts lui conseillait encore une fois de se montrer réaliste, il le transpercerait de sa courte épée. Sale brute à demi nue ! Il lui était déjà assez pénible de chevaucher, manger et dormir à quelques pas de cet homme des cavernes… alors, avoir en prime à écouter ses conseils débiles était presque une insulte à sa dignité, et plus qu’il ne pouvait endurer. « Maudit sauvage inutile ! maugréa-t-il à voix basse. — Si nous devons nous battre, je vous jure que vous serez content de l’avoir à vos côtés. » Ballotté d’avant en arrière sur le chariot, Quai le regardait de biais, ses longs cheveux plaqués sur ses joues creuses, le teint plus livide et maladif que jamais, le visage luisant d’une pellicule d’humidité. « Personne ne vous a demandé votre avis ! — Quelqu’un qui n’accepte d’autre avis que le sien devrait aussi savoir se taire. » L’apprenti indiqua de la tête le dos de Neuf-Doigts. « Lui, là, c’est le Sanguinaire, l’homme le plus redouté du Nord. Il a tué plus de gens que la peste. » Jezal plissa les yeux pour examiner l’homme du Nord avachi sur sa selle. Après avoir réfléchi quelques secondes, il ricana. « Il ne me fait pas peur », clama-t-il… mais pas trop fort, pour éviter d’être entendu de Logen. Quai renifla. « Je parie que vous n’avez jamais dégainé votre épée sous l’effet de la colère. — Ça pourrait arriver, et même tout de suite ! » fulmina Jezal, affichant une de ses grimaces les plus menaçantes. « Terrifiant, gloussa l’apprenti visiblement peu impressionné. Mais si on me demandait qui dans notre groupe est vraiment inutile, je sais bien ce que je répondrais. — Dites donc, vous… » Jezal sursauta sur sa selle : un éclair zébrait le ciel, suivi d’un autre, encore plus effrayant et plus proche. Des doigts lumineux se cramponnaient aux ventres arrondis des nuages et, tels des serpents, s’agitaient dans l’obscurité, au-dessus de leurs têtes. Pétaradant et crépitant à travers les bourrasques, le tonnerre se mit à gronder sur la plaine lugubre. Avant que son roulement n’ait eu le temps de se dissiper, le chariot avait continué sa route, privant Jezal d’une réplique bien sentie. « Maudit idiot d’apprenti ! » murmura-t-il, ne s’adressant qu’à la nuque de Quai. Au début, à chaque apparition d’un éclair, Jezal avait essayé de conserver son moral, imaginant que la foudre pourrait toucher l’un de ses compagnons. Bayaz réduit en cendres par un châtiment céleste, voilà qui aurait été parfaitement approprié ! Mais Jezal avait fini par renoncer au rêve de voir cette délivrance exaucée. La foudre ne tuerait sûrement qu’un seul d’entre eux par jour… et si l’un d’eux devait périr, il s’était pris à espérer peu à peu qu’il pourrait être l’heureux élu. Une seconde d’illumination intense, puis l’oubli tant désiré. Le moyen le plus efficace pour s’évader de ce cauchemar ! Jezal sentit un mince filet d’eau courir le long de son dos, lui chatouiller la peau. Il mourait d’envie de se gratter, mais savait que s’il le faisait, il risquait de déclencher des démangeaisons plus importantes qui se propageraient de ses omoplates à son cou, et jusqu’aux parties les plus inaccessibles, même pour un doigt replié. Il ferma les yeux, et sa tête ploya bientôt sous le poids d’un profond désespoir. Son menton mouillé s’affaissa sur sa poitrine, trempée elle aussi. Il pleuvait, la dernière fois qu’il l’avait vue. Il se remémorait la scène clairement : la meurtrissure sur sa joue, la couleur de ses yeux, le dessin de sa bouche curieusement remontée d’un côté. Rien que d’y penser, une boule lui obstrua la gorge. Cette boule coutumière qu’il s’obligeait à avaler plus de vingt fois par jour. Cela commençait dès le matin, au réveil, et ne prenait fin qu’à la nuit tombée, lorsqu’il s’allongeait sur le sol. Être avec Ardee, en ce moment même, à l’abri et au chaud, serait la réalisation de tous ses rêves. Il se demandait combien de temps elle patienterait, sans recevoir un mot de lui au fil des semaines. Continuerait-elle à lui écrire quotidiennement au pays des Angles des lettres qui ne lui parviendraient jamais ? Des lettres exprimant ses tendres sentiments. Des lettres cherchant désespérément à obtenir de ses nouvelles. Des lettres le suppliant de répondre. Désormais, les pires de ses hypothèses se confirmaient les unes après les autres. Elle devait le considérer comme un salaud, un hypocrite, un menteur qui l’avait complètement oubliée, alors que c’était loin d’être la vérité. La frustration et le chagrin le firent grincer des dents. Mais que pouvait-il faire ? Il était difficile d’envoyer des réponses depuis une contrée désertique, ravagée, anéantie – à supposer qu’il ait pu en rédiger une sous ce déluge surnaturel. Il maudit intérieurement Bayaz, Neuf-Doigts, Long-Pied et Quai. Il maudit également le Vieil Empire et la plaine infinie. Il maudit enfin cette folle expédition. C’était devenu son rituel quotidien. Jezal se rendait compte que jusque-là sa vie avait été plutôt facile. Il trouvait désormais étrange de s’être autant lamenté, et pour n’importe quel prétexte : parce qu’il devait se lever tôt pour escrimer, parce qu’il devait s’abaisser à jouer aux cartes avec le lieutenant Brint, ou encore parce que les saucisses de son petit-déjeuner étaient un tantinet trop cuites. Alors qu’il aurait simplement dû se réjouir, les yeux brillants et le cœur léger, de ne pas être dehors, sous la pluie. Il toussa, renifla et essuya d’une main meurtrie son nez irrité. Au moins, avec toute cette eau, personne ne le voyait pleurer. De leur petit groupe, la seule à apprécier encore moins ce temps que lui était Ferro. Les rares coups d’œil qu’elle décochait aux nuages pisseux lui faisaient plisser le front de haine et de rancœur. Ses cheveux, habituellement hérissés, étaient aplatis sur sa tête. Ses habits gorgés d’eau pendaient de ses épaules maigres. L’eau ruisselait sur son visage balafré, puis dégouttait de son nez et de son menton pointus. Elle avait l’air d’un vilain matou, tombé accidentellement dans une mare, dont le corps aurait soudain rétréci de moitié, lui faisant du même coup perdre de sa superbe. Jezal se dit qu’une voix de femme lui mettrait peut-être un peu de baume au cœur et, à des lieues à la ronde, Ferro était ce qui ressemblait le plus à une femme. Il éperonna sa monture pour arriver à sa hauteur et lui fit son plus beau sourire. Elle le gratifia de son éternel rictus. Jezal, mal à l’aise, remarqua que de près elle avait l’air vraiment dangereuse. Comment avait-il pu oublier ces yeux-là ? Des yeux jaunes, étranges, dérangeants, aiguisés comme des lames de couteau, aux pupilles pas plus grosses que des têtes d’épingles. Il regrettait de l’avoir approchée, mais il était trop tard pour ne pas lui parler. « Je parie qu’il ne pleut pas beaucoup dans votre pays ! — Tu vas fermer ta grande gueule tout seul, ou tu veux que je m’en occupe ? » Jezal s’éclaircit la gorge et, en douceur, incita son cheval à se laisser distancer. « Sale garce ! Complètement folle ! » chuchota-t-il. Eh bien, qu’elle aille au diable, elle et ses malheurs ! Il n’allait pas commencer à tomber dans la sensiblerie. Ce n’était pas dans ses habitudes. Quand ils parvinrent sur place, la pluie avait cessé. L’air, cependant, était toujours saturé d’humidité et le ciel, empli de couleurs singulières. Le soleil du soir perçait à travers les nuages tourbillonnants et dardait des rayons rose orangé, conférant à la plaine grise une mystérieuse lueur. Deux chariots vides, dressés à la verticale. Un autre, basculé sur le côté, avec une roue cassée. Couché dans l’herbe, un cheval mort y était encore attelé ; sa langue rose pendait de sa bouche ; dans son flanc ensanglanté, deux flèches brisées. Des cadavres disséminés un peu partout, à l’image de poupées délaissées par une enfant capricieuse. Certains d’entre eux présentaient des blessures profondes, d’autres, des membres cassés ou des corps criblés de flèches. Un homme avait un bras tranché, avec un fragment de clavicule qui pointait… un vrai travail d’équarrisseur. Des débris s’éparpillaient alentour. Des armes inutilisables. Des tas de bois brisé. Des pièces de tissu dépassant de coffres, ouverts à coups de hache, s’étaient déroulées sur le sol mouillé. Des tonneaux éventrés. Des caisses variées qu’on avait fouillées, pillées, puis réduites en miettes. « Des marchands, grommela Neuf-Doigts en regardant par terre. Comme ce que nous prétendons être. La vie ne vaut vraiment pas grand-chose, par ici. » Ferro retroussa ses lèvres. « Où vaut-elle plus ? » Le vent froid balayait la plaine, transperçant les vêtements mouillés de Jezal. Il n’avait encore jamais vu de cadavres ; là, il y en avait… combien ? Au moins une douzaine. Il commença à se sentir bizarre, à la moitié du comptage. Les autres ne paraissaient pas particulièrement affectés. Guère surprenant ! ces oiseaux-là avaient l’habitude de la violence. Ferro se faufilait entre les dépouilles ; elle les examinait, les tâtait, montrant aussi peu d’émotion qu’un croque-mort. Neuf-Doigts donnait l’impression d’avoir déjà connu pire – et fait bien pire –, ce dont Jezal ne doutait pas. Bayaz et Long-Pied semblaient tous deux un peu secoués, mais pas plus que s’ils venaient de trouver des empreintes de chevaux inconnus. Quai, lui, avait presque l’air indifférent. Jezal aurait aimé posséder ne serait-ce qu’une once de leur détachement. Il aurait refusé de l’admettre, bien sûr, mais il se sentait de plus en plus mal. D’abord, à cause de leur peau : flasque, figée, pâle comme de la cire, couverte de gouttes de pluie. Ensuite, à cause de leur aspect : habits déchirés, perforés, bottes et manteaux disparus, parfois même leurs chemises. Et surtout à cause de leurs blessures : lignes rouges dentelées, meurtrissures bleues et noires, écorchures, sillons, plaies béantes. Jezal pivota brusquement sur sa selle pour regarder ailleurs ; derrière, à gauche, à droite, partout il découvrit le même spectacle. Même s’il avait su où se trouvait le hameau le plus proche, il n’entrevoyait aucune échappatoire. Dans ce groupe de six personnes, il se sentit affreusement isolé. Dans cet immense espace, il se sentit soudain piégé. Un des cadavres fixait sur Jezal un regard déroutant. Ce jeune homme, guère plus âgé que lui, aux cheveux blonds, aux oreilles décollées, aurait bien eu besoin de se raser, sauf que, désormais, cela importait peu. Une large entaille écarlate lui barrait le ventre ; ses mains ensanglantées étaient posées de chaque côté, comme s’il avait voulu la refermer. À l’intérieur, ses boyaux luisaient d’un éclat violacé. Jezal eut un haut-le-cœur. Il avait déjà eu des nausées en mangeant sa maigre portion, ce matin-là. Quelques maudits gâteaux secs ! car il ne pouvait se résoudre à avaler les horreurs que les autres concoctaient. Tournant le dos à cette scène cauchemardesque, il garda les yeux rivés sur l’herbe, feignant de chercher des indices importants, tandis que son estomac se tordait, chavirait. Il s’agrippa à ses rênes de toutes ses forces, s’obligeant à déglutir la salive qui remontait de sa gorge. Il faisait partie de la fine fleur de l’Union, sacrebleu ! En outre, il était noble, fils d’une famille distinguée… et, pour couronner le tout, un officier courageux de la Garde royale et l’un des vainqueurs du Tournoi. Vomir à la vue d’un peu de sang équivaudrait à se couvrir de honte devant cette bande de fous et de sauvages. Il ne pouvait en aucun cas se le permettre. Il y allait de l’honneur de sa nation. Il fixa le sol détrempé avec obstination, serrant les dents, implorant son estomac de se tenir tranquille. Il réussit peu à peu à se contrôler, inspirant fortement par le nez. De l’air frais, humide, apaisant. Ayant enfin retrouvé une certaine sérénité, il se retourna vers les autres. Accroupie par terre, Ferro avait enfoncé presque jusqu’au poignet une main dans le corps d’une victime. « Froid », annonça-t-elle d’un ton sec à Neuf-Doigts. « Il est sûrement mort depuis ce matin. » Elle en ressortit une main rouge et poisseuse. Avant d’avoir eu le temps de mettre pied à terre, Jezal vomit la moitié de son petit-déjeuner sur le devant de son manteau. Il fit quelques pas en titubant, inhala une grande goulée d’air, et fut repris de nausées. Penché en avant, mains sur les genoux, les idées embrouillées, il se mit à cracher de la bile dans l’herbe. « Ça va ? » Levant les yeux, Jezal s’efforça d’afficher un visage affable, malgré le filet de salive qui dégoulinait sur son menton. « J’ai dû mal digérer », marmonna-t-il, essuyant son nez et sa bouche d’une main tremblante. Une excuse pitoyable, même à ses oreilles ! Pourtant, Neuf-Doigts se contenta d’acquiescer. « Sûrement la viande de ce matin. Moi non plus, je ne me sens pas très bien. » Puis, arborant un de ses affreux sourires, il lui tendit une outre d’eau. « Vaut mieux continuer à boire. Histoire de se rincer, hein ? » Jezal engloutit une gorgée d’eau qu’il fit rouler dans sa bouche, avant de la recracher, en regardant Neuf-Doigts retourner auprès des cadavres. Il se renfrogna. Étrange ! Venant de quelqu’un d’autre, ce geste aurait pu sembler généreux. Il reprit une gorgée d’eau, la but et se sentit presque mieux. Puis il se dirigea d’un pas chancelant vers son cheval et se hissa sur sa selle avec difficulté. « Ceux qui ont fait ça étaient bien armés, et nombreux, disait Ferro. L’herbe est bourrée d’empreintes. — Nous devrions nous montrer prudents », intervint Jezal, espérant participer à la conversation. Bayaz se retourna vivement pour le dévisager. « Nous devrions toujours être sur nos gardes ! Cela va de soi, inutile de le préciser ! Encore combien de lieues pour Darmium ? » Long-Pied regarda vers le ciel, puis reporta son attention sur la plaine. Il se lécha un doigt qu’il exposa au vent. « Même pour un homme aussi talentueux que moi, il est difficile d’être catégorique, sans l’aide des étoiles. Environ une vingtaine. — Nous devrons quitter la piste bientôt. — Nous ne traversons pas le fleuve à Darmium ? — La ville est plongée dans le chaos. Cabrian l’a conquise et ne laisse entrer personne. Nous ne pouvons pas courir ce risque. — Très bien. Va pour Aostum. Nous ferons un grand détour pour éviter Darmium et poursuivrons vers l’ouest. C’est un peu plus long, mais… — Non. — Non ? — Le pont d’Aostum est détruit. » Long-Pied se rembrunit. « Détruit ? Dieu adore mettre ses fidèles à l’épreuve. Alors, nous serons peut-être obligés de passer l’Aos à gué… — Non, dit Bayaz. Avec ces fortes pluies, le fleuve est en crue. Aucun gué n’est praticable. » Le Navigateur parut perplexe. « Vous êtes mon employeur, certes, et, en tant que membre de l’ordre des fiers Navigateurs, je dois toujours faire mon possible pour obéir, mais là, j’ai bien peur de ne pas voir d’issue. S’il nous est impossible de traverser à Darmium ou à Aostum, ni de passer le fleuve à gué, comment… — Il existe un autre pont. — Ah oui ? » Long-Pied demeura déconcerté un moment, puis écarquilla les yeux. « Vous ne parlez tout de même pas de… — Le pont d’Aulcus tient toujours. » Chacun d’eux lança un coup d’œil à son voisin, avant de plisser le front. « Je croyais que cet endroit n’était qu’une ruine, intervint Neuf-Doigts. — Un champ de ruines, ai-je entendu dire, murmura Ferro. — J’ai cru comprendre que personne ne s’aventurait dans les environs de la ville. — J’aurais préféré l’éviter, mais il n’y a pas d’autre choix. Nous rejoindrons le fleuve et longerons sa rive septentrionale jusqu’à Aulcus. » Personne ne bougea. Long-Pied, notamment, avait l’air frappé d’une stupeur horrifiée. « On part tout de suite ! aboya Bayaz. Rester ici est visiblement trop dangereux. » Sur ces mots, il éloigna sa monture des cadavres. Avec un haussement d’épaules, Quai secoua les rênes, et le chariot s’ébranla en couinant dans l’herbe, sur les traces du Premier des Mages. Long-Pied et Neuf-Doigts l’imitèrent, sourcils froncés, visages anxieux. Jezal fixait les dépouilles : toujours à l’endroit où ils les avaient trouvées, les yeux tournés vers les cieux, d’un air accusateur. « On ne devrait pas les enterrer ? — T’as qu’à le faire, si ça te chante », grommela Ferro, qui sauta en selle avec souplesse. « Tu pourrais peut-être même les enterrer dans du vomi ! » Sale engeance Chevaucher, voilà tout ce qu’ils faisaient. Et ce, depuis des jours. Ils chevauchaient et cherchaient Bethod, alors qu’arrivait l’hiver. À travers fondrières et forêts, collines et vallées. Sous la pluie et le grésil, dans le brouillard et la neige. À l’affût de traces indiquant qu’il venait bien par là, certains toutefois de n’en trouver aucune. Une perte de temps, songeait Renifleur, mais quand on a été assez fou pour réclamer du travail, mieux vaut accomplir la tâche qu’on vous a confiée. « Complètement débile comme boulot », gronda Dow, qui grimaçait et se tortillait, en se battant avec ses rênes. Il n’avait jamais été un inconditionnel de l’équitation. Il préférait avoir les pieds au sol pour faire face à ses ennemis. « Sacrée perte de temps, j’vous l’dis ! Comment tu peux supporter de faire c’boulot débile, Renifleur ? Reconnaître le terrain, pouah ! — Il faut bien que quelqu’un le fasse, non ? Au moins, là, j’ai un cheval. — Ben, j’suis bien content pour toi ! ricana-t-il. T’as un cheval, pfftt ! » Renifleur haussa les épaules. « Ça vaut mieux que de marcher. — Ça vaut mieux que d’marcher, hein ? railla Dow. On a encore plus les pieds et les poings liés, oui ! — Moi, j’ai eu une nouvelle paire de braies, en tout cas. Sans oublier la tunique de laine. Mes bourses souffrent moins des courants d’air. » Cela fit glousser Tul, mais Dow n’était apparemment pas d’humeur à rire. « Des courants d’air sur tes bourses ? Par les morts ! c’est quand même pas pour ça qu’on est venus ici, mon vieux ! T’as oublié qui tu es. T’étais le plus proche de Neuf-Doigts ! C’est toi qui as franchi le premier ces putains de montagnes avec lui ! T’es dans toutes les chansons qu’on a faites sur lui ! T’as été éclaireur des armées. Un millier d’hommes suivaient tes indications, tête baissée ! — Ça n’a pas spécialement bien réussi à certains », marmonna Renifleur. Mais Dow s’en prenait déjà à Tul. « Et toi, le costaud ? Tul Duru, Tête-de-Tonnerre, le type le plus fort de tout l’ Nord. J’ai même entendu dire que t’avais lutté contre des ours, et gagné. Que t’as tenu un col à toi tout seul, pendant qu’ton clan mettait les voiles. Un géant, comme ils disent, près d’trois mètres de haut, né pendant une tempête, avec un ventre rempli d’tonnerre. Qu’est-ce qu’il est devenu, hein, mon grand ? Le seul bruit d’tonnerre que j’t’ai entendu faire dernièrement, c’est quand tu vas aux chiottes ! — Et alors ? gronda Tul. Qu’est-ce que t’as de différent ? Les gens avaient l’habitude de murmurer ton nom, effrayés qu’ils étaient de le dire à voix haute. Ils s’agrippaient à leurs armes et restaient collés près du feu, s’ils pensaient que tu te trouvais à moins de dix lieues d’eux ! Dow le Sombre, qu’ils t’appelaient ! Discret, impitoyable et fourbe comme un loup ! Il a tué plus de monde que l’hiver, et il n’a pas sa clémence ! Qui s’en soucie, aujourd’hui, hein ? Les temps ont changé, et t’as dégringolé la pente, autant que nous ! » Dow se contenta de sourire. « C’est exactement là où j’voulais en venir, vieux. On était tous quelqu’un, avant. Des hommes avec un nom. Des hommes connus. Redoutés. J’me souviens que mon frère me disait qu’personne n’arrivait à la cheville de Harding le Sinistre avec un arc ou une épée, qu’il n’y avait pas meilleur que lui, dans l’ Nord. La main la plus ferme de tout l’ Cercle du Monde ! Qu’est-ce que t’en dis, le Sinistre ? — Hum », fut sa réponse. Dow hocha la tête. « C’est bien c’que j’dis. Maint’nant, regardez-nous. On n’a pas seulement dévalé la pente, on est carrément tombés d’une putain de falaise ! On fait les courses de ces gars du Sud ! De ces femmelettes qui portent des culottes ! De ces mangeurs de salade, avec leurs grands mots et leurs petites épées à lame fine ! » Embarrassé, Renifleur se tortilla sur sa selle. « Ce type, West, il connaît son affaire. — West ! railla Dow. Il fait à peine la différence entre son cul et sa bouche. Même s’il semble un peu plus dégourdi que l’ reste de la bande, il est mou comme du saindoux, et tu l’ sais. Il a rien dans l’ventre ! Les autres non plus ! J’parie c’que vous voulez qu’la plupart d’entre eux n’ont même jamais vu d’escarmouche. Et vous croyez qu’ils tiendront l’ choc contre les soldats de Bethod ? » Il éclata d’un rire rauque. « C’te bonne blague ! — On ne peut nier que c’est une bande d’avortons », marmonna Tul. Renifleur ne pouvait prétendre le contraire. « La moitié d’entre eux sont tellement affaiblis par la faim qu’ils ne pourraient pas soulever une arme, alors ne parlons pas de l’utiliser pendant un combat… du moins, s’ils ont réussi à comprendre comment s’en servir ! Tous les bons éléments sont partis vers le nord pour affronter Bethod. On nous a laissé que des fonds de gamelle. — Des fonds de pot de chambre, moi j’dis. Et toi, Séquoia ? l’interpella Dow. Le Roc d’Uffrith, hein ? T’as été comme un manche de lance enfoncé dans l’ cul de Bethod pendant six mois, un héros pour tous les hommes bien-pensants du Nord ! Rudd Séquoia ! Un homme taillé dans la pierre ! Un homme qui n’renonce jamais. Vous voulez savoir c’que c’est que l’honneur ? La dignité ? C’que doit être un homme ? Cherchez pas plus loin ! Et qu’est-ce que tu fais de tout ça, maint’nant, hein ? Des courses ! Tu fouilles ces marais pour trouver Bethod, alors qu’on sait tous qu’il est pas là ! Un boulot d’gamins ! Oh, mais j’reconnais qu’on a eu d’la chance de l’ dégoter. » Séquoia tira sur ses rênes et fit tourner son cheval lentement. Avachi sur sa selle, l’air épuisé, il regarda Dow un long moment. « Ouvre grandes tes oreilles et écoute, pour une fois, car je ne vais pas te le répéter toutes les deux minutes. Le monde n’est pas tel que je le voudrais, non, pas du tout. Neuf-Doigts est retourné à la boue. Bethod s’est proclamé roi des hommes du Nord. Les Shankas se préparent à franchir les montagnes pour tout envahir. J’ai marché et combattu trop longtemps, et j’ai entendu assez de conneries de ta part pour remplir toute une vie, et tout ça, à un âge où je devrais me reposer, les doigts de pieds en éventail, et laisser mes enfants s’occuper de moi. Alors, vois-tu, j’ai des problèmes bien plus importants que les tiens, et je me fiche que ta vie ne soit pas celle que tu espérais. Tu peux rabâcher les souvenirs du passé autant que ça te chante, Dow, comme une bonne femme qui se plaint parce que ses seins se sont affaissés, ou tu peux fermer ta grande gueule et m’aider à continuer ce qu’on a commencé. » Il regarda ses compagnons droit dans les yeux, à tour de rôle. Renifleur se sentit un peu honteux d’avoir douté de lui. « Quant à nos recherches dans un endroit où Bethod ne serait pas, eh bien, ce gars-là n’est jamais là où il est censé être. On nous a demandé d’aller en reconnaissance, et c’est bien ce que je compte faire. » Il se pencha en avant. « C’est comment déjà, cette maudite formule ? Ah oui, bouche cousue, yeux ouverts. » Il fit effectuer un demi-tour à sa monture et avança entre les arbres. Dow prit une profonde inspiration. « D’accord, chef, d’accord ! C’est dommage, voilà tout. J’voulais juste dire ça. C’est dommage. » « Ils sont trois, dit Renifleur. Des hommes du Nord, ça, c’est sûr. Mais de quel clan ? Mystère. Vu leur position, je suppose qu’ils sont à la solde de Bethod. — Y a des chances, approuva Tul. Ça doit être à la mode, en ce moment ! — Seulement trois ? s’enquit Séquoia. Il n’y a aucune raison que Bethod envoie trois gars aussi loin, et seuls. Il doit y en avoir d’autres. — Occupons-nous déjà d’ces trois-là, grogna Dow. Pour le reste, on verra plus tard. J’suis là pour me battre. — Tu es là parce que je t’y ai traîné, intervint sèchement Séquoia. Il y a moins d’une heure, tu voulais rebrousser chemin. — Mmm, fit le Sinistre. — On peut les contourner, si on veut. » Renifleur pointa un doigt vers les bois givrés. « Il y a un raidillon, par là, entre les arbres. On n’aura vraiment pas de mal à les contourner. » Séquoia observa le ciel rose et gris à travers les branchages et secoua la tête. « Non. Il ne va pas tarder à faire nuit, et je n’ai pas spécialement envie de les avoir derrière moi, quand il fera noir. Vu qu’on est là, et eux aussi, autant s’en occuper tout de suite. On va passer à l’attaque. » Il s’accroupit et se mit à parler d’une voix calme. « Voilà ce qu’on va faire. Renifleur, tu les contournes en grimpant cette pente, là-bas. À mon signal, tu règles son compte à celui de gauche. Tu as compris ? Celui de gauche. Et tu as intérêt à ne pas le rater. — Oui, dit Renifleur, celui de gauche. » Ne pas le rater allait de soi, inutile de le préciser. « Toi, Dow, tu te glisseras là-bas, en douceur, pour te charger de celui du milieu. — Celui du milieu, grogna Dow. C’est comme si c’était fait. — Il n’en reste plus qu’un pour toi, le Sinistre. » Ce dernier acquiesça de la tête, sans même lever les yeux de son arc, qu’il astiquait avec un chiffon. « Vite fait, bien fait, les gars ! Je n’ai pas envie d’enterrer l’un de vous à cause de ça. Alors, à vous de jouer ! » Renifleur repéra un bon poste d’observation au-dessus des trois éclaireurs de Bethod. Tapi derrière un arbre, il les épia, avec l’impression d’avoir déjà accompli ces gestes des centaines de fois. Il ne se sentait pas pour autant moins nerveux. C’était peut-être mieux ainsi. Quand un homme est trop calme, c’est là qu’il commet des erreurs. Concentré sur sa mission, Renifleur distingua à peine Dow dans la lumière faiblissante ; celui-ci se faufilait dans un fourré, les yeux rivés sur sa cible. Il s’en approchait, et même sacrément. Renifleur ajusta une flèche et la pointa sur l’homme de gauche, s’obligeant à respirer avec lenteur, afin d’empêcher ses mains de trembler. Ce fut à ce moment précis qu’il s’en rendit compte : maintenant qu’il était de l’autre côté, celui de gauche se retrouvait à sa droite. Sur lequel devait-il tirer ? Jurant tout bas, il s’efforça de se rappeler les paroles de Séquoia. Contourne-les et prends celui de gauche ! Le pire de tout aurait été de ne rien faire ; il visa donc celui de gauche, en espérant ne pas se tromper. Il entendit le signal de Séquoia, loin en contrebas, pareil à un sifflement d’oiseau. Dow se prépara à sauter. Renifleur décocha sa flèche. Elle se ficha dans le dos de l’homme, au moment où celle du Sinistre s’enfonçait dans son ventre ; Dow, lui, attrapa celui du milieu par-derrière et le poignarda. Il en restait donc encore un… indemne et complètement ébahi. « Merde, chuchota Renifleur. — Au secours ! » cria le dernier éclaireur, juste avant que Dow ne bondisse sur lui. Ils roulèrent dans les feuilles, grognant et se frappant. Le bras de Dow s’éleva et s’abattit – une, deux, trois fois –, puis Dow se redressa et inspecta le sous-bois, d’un air profondément contrarié. Comme Renifleur haussait les épaules, en signe d’apaisement, il entendit une voix crier juste dans son dos : « Que se passe-t-il ? » Il se pétrifia, glacé jusqu’aux os. Il y en avait un autre dans les buissons, à une dizaine de pas de lui. Il sortit une flèche, l’ajusta avec un calme olympien et se retourna lentement. Il en découvrit deux ; eux aussi l’aperçurent. Dans sa bouche, sa salive avait un goût aigre de bière éventée. Tous se dévisagèrent. Renifleur visa le plus grand des deux et tendit sa corde. « Non ! » hurla sa cible. La flèche se planta dans sa poitrine. L’homme gémit, tituba, puis tomba à genoux. Renifleur lâcha son arc et se prépara à attraper son couteau, mais l’autre l’attaqua avant qu’il n’ait eu le temps de le dégainer. Ils s’effondrèrent dans les broussailles et se mirent à rouler sur le sol. Lumière, obscurité… lumière, obscurité. Ils dévalèrent la pente en se battant farouchement, se bourrant de coups, se tirant par les cheveux. Sa tête heurta un obstacle, et Renifleur se retrouva sur le dos à lutter contre ce salaud. Ils s’invectivèrent mutuellement, non pas avec des mots, mais des grognements de chiens en plein combat. L’homme libéra soudain une de ses mains et sortit un couteau de nulle part ; Renifleur échappa de justesse à son coup meurtrier en lui saisissant le poignet. Les deux mains sur le manche de son arme, l’homme la poussait de tout son poids vers le bas. Les deux siennes agrippées aux poignets de son agresseur, Renifleur, lui, la refoulait vers le haut aussi fort qu’il le pouvait, mais cela ne suffisait pas. La lame descendait doucement, inexorablement, vers son visage. Il fixait du coin de l’œil cette dent métallique étincelante, à quelques pouces seulement de son nez. « Crève, salopard ! » La lame descendit encore d’un pouce. Renifleur ne sentait plus ses épaules, ni ses bras, ni ses mains ; ses muscles crispés, perdant de leur tonicité, lui cuisaient. Il scruta le visage de son assaillant. Un peu de barbe au menton, des crocs jaunâtres, des marques de vérole sur un nez busqué, des cheveux filasse en désordre. La pointe de la lame se rapprochait. Renifleur était un homme mort, et on ne pouvait rien y faire. Schlac ! La tête disparut. Du sang lui éclaboussa le visage, chaud, gluant, fétide. Le cadavre se ramollit. Renifleur se dégagea d’une secousse, du sang plein les yeux, les narines et la bouche. Il se redressa chancelant, suffoquant, toussant, crachant. « C’est bon, Renifleur, tu n’as rien. » Tul ! Il avait dû les rejoindre pendant leur corps à corps. « Encore en vie », murmura Renifleur, comme le faisait Neuf-Doigts après chaque bataille. « Encore en vie. » Mais, par les morts ! il s’en était fallu de peu. « En tout cas, ils voyagent léger », disait Dow, qui procédait à l’inventaire du campement. Une marmite sur le feu, quelques armes, mais pas de nourriture en grande quantité. Sûrement pas assez pour être seuls dans les bois. « Des éclaireurs, sans doute, avança Séquoia. Ou l’avant-garde d’une troupe plus importante ! — Ça s’pourrait », approuva Dow. Séquoia tapa légèrement sur l’épaule de Renifleur. « Ça va ? » Ce dernier s’essuyait encore le visage. « Oui, je crois. » Il tremblait un peu, mais cela s’arrangerait rapidement. « Rien que des écorchures. Je ne vais pas en mourir. — Bon, tant mieux, parce que j’ai encore besoin de toi. Remonte donc là-haut et jette un coup d’œil sur les environs, pendant que nous nettoyons ce merdier ! Tâche de découvrir pour qui travaillaient ces bâtards. — D’accord », dit Renifleur. Aspirant une grande goulée d’air, il l’exhala lentement par le nez. « D’accord. » « Un boulot débile, hein, Dow ? murmura Séquoia. Un boulot de gamins qu’on a eu de la chance de dégoter ! Qu’est-ce que tu en dis, maintenant ? — J’ai pu m’tromper. — Et grossièrement », précisa Renifleur. Sur les pentes plongées dans l’ombre brûlaient une centaine de feux, peut-être plus. Il y avait également des hommes – cela va sans dire. Des serfs, principalement, peu équipés, mais aussi beaucoup de soldats. Dans la lumière du jour déclinant, Renifleur voyait scintiller les pointes de leurs lances, leurs cottes de mailles astiquées, prêtes à servir, et les bords de leurs boucliers rassemblés autour de l’étendard de chaque chef de clan. Des étendards qui claquaient au vent, en grand nombre. À vue de nez, une vingtaine, ou même trente. Jusque-là, Renifleur n’avait jamais eu l’occasion d’en compter plus de dix à la fois. « C’est la plus grande armée à avoir jamais quitté le Nord, marmonna-t-il. — En effet, confirma Séquoia. Tous sous les ordres de Bethod, et à moins de cinq jours de cheval des hommes du Sud ! » Il montra l’un des étendards. « Dites-moi, ce ne serait pas la bannière de Petit-Os ? — Ouais, gronda Dow en crachant dans l’herbe. C’est bien la sienne. J’ai un vieux compte à régler avec ce salopard. — Il y a un maximum de vieux comptes à régler là, en bas, renchérit Séquoia. J’aperçois aussi la bannière de Blanc-de-Craie, et celle de Torse-Livide, et là, près de ces rochers, celle de Crendel le Farouche. Sacrée engeance que nous avons là ! Ils se sont presque tous ralliés à Bethod, dès le début. Ils en ont bien profité depuis, on dirait ! — Et ces drôles de signes, à qui appartiennent-ils ? » s’enquit Renifleur, en pointant du doigt un étendard qu’il ne reconnaissait pas – orné d’emblèmes inquiétants composés d’os et de cuir enchevêtrés. À première vue, il pouvait s’agir des attributs du clan des montagnards. « C’est quand même pas l’étendard de Crummock-i-Phail ? — Non ! Jamais il ne se serait soumis à Bethod, ni à personne d’autre d’ailleurs. Ce vieux fou vit toujours quelque part dans ses montagnes, vénérant la lune et tout le toutim ! — À moins que Bethod ne l’ait eu ! grommela Dow. — J’en doute. » Séquoia secoua la tête. « C’est un malin, ce bâtard de Crummock ! Il a résisté à Bethod pendant des années sur les Hauts Plateaux. Il en connaît tous les sentiers, paraît-il. — Alors, qui combat sous cet emblème ? demanda Renifleur. — Je ne sais pas. Peut-être des gars venus de l’Est, de l’autre rive de la Crinna. Il y a des gens étranges par là-bas. Tu reconnais une de ces bannières, le Sinistre ? — Ouais », dit le Sinistre, qui n’ajouta rien de plus. « Peu importe à qui il est, bougonna Dow. R’garde plutôt combien y en a. On dirait qu’la moitié du Nord s’est réunie ici. Et la mauvaise moitié », persifla Renifleur. Il contemplait la bannière de Bethod, trônant au milieu de la multitude d’étendards. Un cercle rouge barbouillé sur une peau noire démesurée, presque aussi grande qu’un pré, fixée sur le tronc d’un pin, et s’agitant furieusement dans le vent. Un truc énorme. « Je n’aimerais pas avoir à porter ça », murmura-t-il. Dow se rapprocha du groupe et chuchota : « On pourrait s’faufiler en bas, pendant la nuit. On pourrait s’faufiler jusqu’à Bethod et lui planter un couteau dans le cœur. » Tous échangèrent des coups d’œil. Drôlement risqué, mais Renifleur se disait que c’était peut-être l’occasion rêvée. Lequel d’entre eux n’avait jamais songé à renvoyer Bethod à la boue ? « Lui coller une lame dans le bide, à ce salaud ! » marmonna Tul, un petit sourire aux lèvres. « Ouais, grogna le Sinistre. — Ça vaut l’ coup d’essayer, susurra Dow. Ça, ce s’rait du vrai boulot ! » Renifleur hocha la tête en regardant les feux. « Pour sûr. » Un travail noble. Un travail d’hommes renommés, comme eux, ou du moins comme ce qu’ils étaient jadis. On écrirait des chansons racontant leur exploit, ça oui ! À cette idée, son sang se mit à bouillir dans ses veines, la peau de ses mains fut parcourue de fourmillements. Séquoia, cependant, n’accepterait jamais. « Non. Impossible de prendre ce risque ! Nous allons repartir prévenir les gars de l’Union qu’ils vont avoir de la compagnie. Des invités pas commodes, et nombreux. » Il tira sur sa barbe. Renifleur comprenait que battre en retraite ne lui plaisait pas. À aucun d’entre eux, d’ailleurs, mais tous savaient qu’il avait raison, même Dow. Les chances d’atteindre Bethod étaient bien minces… et s’ils y parvenaient, ils n’en réchapperaient pas. « Nous devons retourner là-bas, confirma Renifleur. — D’accord, accepta Dow. Nous y r’tournons. Mais c’est dommage. — Oui, conclut Séquoia. C’est dommage. » Une ombre écrasante « Par les morts ! » Ferro garda le silence et, pour la première fois depuis leur rencontre, Logen s’aperçut que sa moue avait disparu. Sur son visage détendu, sa bouche était légèrement ouverte. Luthar, lui, gloussait comme un dément. « Vous avez déjà vu un tel spectacle ? » cria-t-il pour dominer le vacarme. Il tendait une main tremblante devant lui. « Il n’a pas son pareil », affirma Bayaz. Logen devait admettre qu’il s’était demandé pourquoi ils en avaient fait tout un plat… il ne s’agissait, après tout, que de traverser un malheureux fleuve ! Certaines des plus grandes rivières du Nord pouvaient poser un problème, surtout pendant la mauvaise saison, et si on convoyait un équipement important. Quand il n’y avait pas de pont, il suffisait de chercher un gué, de porter ses armes au-dessus de sa tête et de patauger pour atteindre l’autre rive. Les bottes mettaient un certain temps à sécher… à part cet inconvénient, on n’avait pas grand-chose à redouter d’un fleuve ou d’une rivière. C’était l’endroit idéal pour remplir son outre. La remplir dans l’Aos aurait pu s’avérer périlleux, du moins si l’on ne disposait pas de plusieurs longueurs de corde. Jadis, du haut des falaises situées près d’Uffrith, Logen avait eu l’occasion de regarder les vagues se ruer à l’assaut des rochers en contrebas et de contempler la mer, vaste étendue grise et écumante s’étirant à perte de vue. Un endroit étourdissant, inquiétant, où l’on se sentait tout petit. Le sentiment qu’il éprouvait au bord de la gorge de ce fleuve gigantesque était à peu près identique, sauf qu’à cent cinquante toises de là, une autre falaise se dressait sur les flots : la rive opposée, si l’on pouvait utiliser ce mot pour une paroi rocheuse verticale. Il se hasarda au bord du gouffre, évaluant le sol mou du bout de ses bottes, et jeta un coup d’œil en bas. Pas vraiment une bonne idée ! Une avancée de terre rouge, retenue apparemment par un simple réseau de racines blanches, surplombait la roche déchiquetée, plongeant presque tout droit. L’eau bouillonnante se fracassait à la base, projetant panaches d’embruns et nuages de brume dans les airs. Logen eut l’impression qu’ils lui aspergeaient le visage. Des touffes d’herbes s’agrippaient aux crevasses, aux saillies, et des oiseaux s’amusaient à planer entre leurs longues tiges. Des centaines de petits oiseaux blancs. À travers le grondement assourdissant du fleuve, Logen distinguait à peine leurs appels joyeux. Il s’imagina tombant dans cette effrayante masse d’eau noire, aspiré, ballotté, charrié telle une vulgaire feuille dans une bourrasque. Il déglutit et recula prudemment, cherchant autour de lui quelque chose à quoi il pourrait se raccrocher en cas de nécessité. Il se sentait vulnérable, susceptible d’être emporté au moindre coup de vent. Il devinait presque l’eau s’infiltrant dans ses bottes, l’indomptable puissance de ses remous qui faisaient trembler même le sol. « Vous voyez pourquoi un pont ne serait pas inutile ! lui hurla Bayaz à l’oreille. — Je me demande comment on pourrait en construire un ! — À Aostum, le fleuve se divise en trois bras et la gorge est moins profonde. Les ingénieurs de l’empereur y ont créé des îles et bâti des ponts constitués de plusieurs petites arches. Même en procédant ainsi, il leur a fallu douze années pour les achever. Celui de Darmium est l’œuvre de Kanedias en personne, un cadeau qu’il a offert à son frère Juvens, à une époque où ils étaient encore en bons termes. Il enjambe le fleuve en une seule travée. Personne ne sait comment il s’y est pris. » Bayaz retourna près des chevaux. « Appelez les autres, nous devrions repartir ! » Ferro avait déjà fait demi-tour. « Toute cette pluie ! » Elle regarda par-dessus son épaule, plissa le front et secoua la tête. « Il n’y a pas de fleuves comme ça dans ton pays, hein ? — Dans les Terres Arides, l’eau est ce qu’il y a de plus précieux. Les hommes s’entretuent pour une simple gourde de ce liquide. — C’est là que tu es née ? Dans les Terres Arides ? » Drôle de nom pour un lieu, mais il correspondait plutôt bien à Ferro. « Il n’y a pas de naissances dans les Terres Arides, Blafard. Rien que des morts. — Une région inhospitalière, hein ? Alors, où es-tu née ? » Elle se renfrogna. « Qu’est-ce que ça peut te faire ? — Je voulais juste me montrer amical. — Amical ! » se gaussa-t-elle, en le bousculant pour rejoindre les chevaux. « Ben quoi ? Tu en as tant que ça, pour ne pas vouloir t’encombrer d’un ami de plus ? » Elle s’arrêta, puis le regarda en coin de ses yeux réduits à deux fentes. « Mes amis ne vivent pas longtemps, Blafard. — Les miens non plus, mais je suis prêt à prendre le risque, si tu l’acceptes aussi. — D’accord », lâcha-t-elle ; son visage n’avait pourtant rien d’amical. « Les Gurkhiens ont conquis mon village quand j’étais enfant et ont fait de moi une esclave. Ils ont emmené tous les enfants. — Une esclave ? — Oui, bougre d’idiot, une esclave ! Achetée et vendue, comme de la viande de boucherie ! Tu appartiens à quelqu’un qui fait de toi ce qu’il veut, comme avec une chèvre, un chien, ou les mauvaises herbes de son jardin ! C’est ce que tu voulais savoir, mon ami ? » Logen fît la moue. « Nous n’avons pas de telles coutumes dans le Nord. — Sssss » siffla-t-elle, les lèvres retroussées en un rictus. « Tant mieux pour vous ! » Des ruines gigantesques les entouraient. Une forêt de piliers détruits, un labyrinthe de murs écroulés. Provenant des bâtiments démantelés, des blocs de pierre de la taille d’un homme jonchaient le sol alentour. Fenêtres délabrées et seuils dépourvus de portes bâillaient, à l’image de plaies béantes. L’ensemble formait une ligne noire irrégulière, qui se détachait sur un fond de nuages pressés, comme une rangée de dents géantes cariées. « Comment s’appelait cette ville ? demanda Luthar. — Ce n’était pas une ville, répondit Bayaz. À l’apogée de l’ancien régime, du temps de la splendeur de l’empereur, quand sa puissance était grandissime, cela constituait son palais d’hiver. — Tout ça ? » Logen embrassa du regard l’étendue en ruine. « La maison d’un seul homme ? — Et encore ! pas pour toute l’année. La plupart du temps, la Cour résidait à Aulcus. L’hiver, dès que les tempêtes de neige commençaient à se déchaîner dans les montagnes, l’empereur emmenait sa suite ici. Une ribambelle de gardes, de domestiques, de cuisiniers, de bureaucrates, de princes, d’épouses et d’enfants traversaient la plaine avant l’arrivée des grands froids, pour s’installer pendant trois petits mois dans cet ancien palais aux salles immenses, aux chambres somptueuses et aux jardins luxuriants. » Bayaz secoua sa tête chauve. « Il y a très longtemps, avant la guerre, cet endroit étincelait, à l’instar de la mer au lever du soleil. » Luthar renifla. « Et j’imagine que Glustrod a tout démoli ? — Non. Ce n’est pas pendant cette guerre-là, mais au cours d’une autre, que ça s’est produit. Une guerre déclarée sur mes ordres, après la mort de Juvens, à son frère aîné. — Kanedias, murmura Quai. Le Maître Créateur. — Une guerre aussi atroce, brutale et impitoyable que la précédente. Et plus meurtrière. En bout de course, Juvens et Kanedias ont disparu tous les deux. — Pas une famille heureuse ! commenta Logen. — Non. » Bayaz regarda le désastre en plissant le front. « Avec le décès du Créateur, le dernier des quatre fils d’Euz, l’ancien régime prit fin. Il ne nous reste que ses ruines, ses tombeaux et ses mythes. Nous ne sommes que de petits hommes agenouillés dans l’ombre écrasante du passé. » Ferro se mit soudain debout sur ses étriers. « Des cavaliers ! » vociféra-t-elle, les yeux rivés sur l’horizon. « Une quarantaine, ou plus. — Où ça ? » s’enquit Bayaz d’un ton sec, s’abritant les yeux d’une main. « Je ne vois rien. » Logen, non plus. Il ne distinguait que les herbes ondoyantes et les nuages cotonneux. Long-Pied se rembrunit. « Je ne vois pas de cavaliers, je suis pourtant doté d’une vue excellente. D’ailleurs, on m’a souvent dit que… — Vous allez attendre de les voir, se fâcha Ferro, ou quitter la route avant qu’ils nous voient ? — Enfonçons-nous dans les ruines, intima Bayaz sèchement. Nous y resterons jusqu’à ce qu’ils soient passés. Malacus ! Fais virer le chariot ! » Les décombres du palais d’hiver étaient silencieux, emplis d’ombres et de détritus. Envahies par le lierre et la mousse, souillées par des déjections d’oiseaux et de chauves-souris, les imposantes carcasses des vieux bâtiments se dressaient autour d’eux. Réfugiés dans leurs nids, tout en haut des ouvrages de pierre encore debout, des dizaines d’oiseaux pépiaient gaiement. Entre des chambranles inclinés, des araignées avaient tendu leurs toiles scintillantes alourdies par les perles de rosée. De minuscules lézards, qui profitaient de la lumière en se prélassant çà et là sur des blocs détachés des murs, s’éparpillèrent à leur approche. Les grincements du chariot sur les pavés disjoints, le bruit des pas et des sabots se répercutaient sur les murs lépreux. Partout résonnaient des clapotis d’eau débordant de bassins invisibles. « Tiens ça, Blafard ! » Ferro colla d’un geste rude son épée dans les mains de Logen. « Où vas-tu ? — Attends-moi ici. Et ne te fais pas voir. » Elle rejeta la tête en arrière. « Je les surveillerai de là-haut. » Quand il était gamin, Logen était toujours fourré dans les arbres autour de son village. À l’adolescence, il passait des journées entières sur les Hauts Plateaux à s’entraîner à l’escalade. À Heonan, un hiver, le clan des montagnards avaient défendu le col. Même Bethod pensait que son franchissement était impossible, mais Logen avait trouvé une voie sur une falaise gelée et accompli un exploit. Là, pourtant, il ne voyait pas comment faire. Du moins, pas sans disposer d’une heure ou deux de battement. Ce n’étaient que blocs branlants, couverts de plantes grimpantes fanées, parois de maçonneries vacillantes, tapissées de mousse et inclinées, prêtes à basculer au survol précipité des nuages qui défilaient dans les deux. « Comment diable penses-tu monter… » Elle était déjà à mi-hauteur d’un des piliers. Elle ne l’escaladait pas, à vrai dire, mais s’y déplaçait à la manière d’un insecte, se servant de ses mains comme de ventouses. Elle s’immobilisa un moment au sommet, repéra un endroit adéquat où se poser et s’élança dans les airs, juste au-dessus de la tête de Logen, lui envoyant une pluie de fragments de mortier en plein visage. « Tâche simplement de ne pas faire trop de bruit ! » siffla-t-elle avant de disparaître. « Vous avez vu… » murmura Logen. Les autres s’étant déjà éloignés dans les ténèbres humides, il s’empressa de les rattraper, peu désireux de rester seul dans ce cimetière encombré de végétation. Quai avait arrêté le chariot et s’y était adossé, à proximité des chevaux agités. Agenouillé près de lui dans les herbes, le Premier des Mages frottait doucement de la paume un mur incrusté de lichen. « Regardez-moi ça ! s’exclama Bayaz au moment où Logen essayait de le dépasser discrètement. Regardez ces bas-reliefs ! Des pièces maîtresses de l’ancien monde ! Des histoires, des leçons, des mises en garde du temps passé ! » Ses doigts charnus caressaient la pierre gravée. « Nous sommes peut-être les premiers hommes à les contempler depuis des siècles ! — Heu…, marmonna Logen en gonflant ses joues. — Regardez celle-ci ! » Bayaz indiqua le mur d’un geste ample. « Euz offre ses présents à ses trois fils les plus âgés, sous les yeux de Glustrod, tapi dans l’ombre. C’est la naissance de trois purs disciples de la magie. Quelle dextérité, hein ? » Logen acquiesça distraitement. — Et là ! s’exclama Bayaz en arrachant quelques tiges et en se penchant sur le panneau suivant. Glustrod élabore son plan pour détruire le travail de son frère. » Il dut s’arc-bouter pour déplacer une branche de lierre morte accrochée au suivant. « Ici, il enfreint la Première Loi. Puis il entend les voix du monde d’en dessous, vous voyez ? Il convoque les démons et les dépêche vers ses ennemis. Et dans celui-ci… » Il marmonna en s’acharnant sur la liane marron. « Voyons voir… — Glustrod est en train de creuser, murmura Quai. Qui sait ? dans le prochain, il aura peut-être trouvé ce qu’il cherche. — Hum », fit le Premier des Mages en laissant le lierre retomber sur le mur. Il se redressa et foudroya son apprenti du regard. « Parfois, il vaut peut-être mieux ne pas dévoiler le passé. » Logen s’éclaircit la gorge, puis s’éloigna, avant de se baisser pour franchir rapidement une arcade de guingois. De l’autre côté, le vaste espace était planté de petits arbres bien alignés, mais laissés à l’abandon depuis longtemps. Herbes folles et orties brunâtres, pourrissant sur pied à la suite de trop fortes pluies, s’élevaient le long des murs moussus presque jusqu’à hauteur de poitrine. « Je ne devrais sans doute pas le dire… » entendit-il Long-Pied annoncer d’une voix joyeuse « … mais cela doit être dit ! Mon talent pour la navigation est incomparable. Il domine celui de tous les autres Navigateurs, comme une montagne surplombant une profonde vallée ! » Logen grimaça, mais il n’avait pas vraiment le choix : c’était soit Bayaz et ses colères, soit Long-Pied et ses vantardises. « Je nous ai conduits à travers l’immense plaine jusqu’aux rives du fleuve Aos, sans dévier ma route d’une demi-lieue ! » Le visage de Long-Pied s’éclaira d’un grand sourire. Le Navigateur se tourna alors vers Logen et Luthar, s’attendant sans doute à une avalanche de compliments. « Et sans faire une seule mauvaise rencontre, dans une région des plus dangereuses de la terre, dit-on ! » Il se rembrunit. « Nous avons accompli environ un quart de notre voyage, à présent. Je ne suis pas sûr que vous vous rendiez compte des difficultés que cela a impliquées. Traverser la plaine monotone, au moment où l’automne cède la place à l’hiver, sans même les étoiles pour me guider ! » Il secoua la tête. « Heu… Le couronnement de cet exploit se déroule en un lieu bien isolé ! » Tournant les talons, il se mit à errer entre les arbres. « Ces habitations ont connu des jours meilleurs, mais les arbres, eux au moins, produisent toujours des fruits. » Long-Pied cueillit une pomme verte sur une branche basse et entreprit de la frotter sur sa manche pour la lustrer. « Rien de tel qu’une bonne pomme… et venant du jardin d’un empereur, s’il vous plaît ! » Il ricana tout seul. « Bizarre, hein ? Comme les plantes survivent aux œuvres les plus grandioses des hommes. » Luthar s’assit sur une statue proche, tombée de son piédestal, fît glisser sa rapière hors de son fourreau et la posa sur ses genoux. Lorsqu’il l’inclina pour l’examiner, le métal étincela. Fronçant les sourcils, il humidifia un doigt et se mit à frotter une tache invisible. Puis il sortit sa pierre à aiguiser et commença à la passer avec soin sur le fil de la lame fine. Le métal chantait doucement à chaque passage de la pierre. Ce son était apaisant ; ce rituel familier transportait Logen dans le passé, lui rappelant les milliers de feux de camp autour desquels il avait pris place. « Franchement, êtes-vous obligé de faire ça ? demanda Frère Long-Pied. Affûter, polir, affûter, polir, matin et soir… cela me donne mal à la tête. Si au moins vous vous en étiez déjà servi ! Et d’ailleurs, le jour où vous en aurez vraiment besoin, vous vous rendrez peut-être compte qu’à force de l’aiguiser, il n’en reste plus rien, hi ! hi ! Que ferez-vous alors ? » Luthar ne daigna même pas lever les yeux. « Pourquoi ne restez-vous pas concentré sur votre mission qui est de nous amener sains et saufs de l’autre côté de cette maudite plaine ? lâcha-t-il. Laissez donc les épées à ceux qui s’y connaissent ! » Logen se réjouit intérieurement. Il trouvait qu’une dispute entre les deux hommes les plus arrogants qu’il ait rencontrés était un spectacle à ne pas manquer. « Peuh ! » fit Long-Pied avec un reniflement dédaigneux. « Indiquez-moi quelqu’un qui s’y connaît et je serai plus qu’heureux de ne jamais reparler d’épées. » Il porta la pomme à sa bouche. Avant qu’il pût mordre dedans, sa main était vide. Luthar avait agi si rapidement qu’il avait été presque impossible de suivre son geste. La pomme était empalée sur la pointe de son arme. « Rendez-moi ça ! » Luthar se leva. « Avec joie. » D’un mouvement expert du poignet, il dégagea le fruit de l’extrémité de sa lame. Avant que Long-Pied, mains tendues, ne parvienne à l’attraper, il avait dégainé sa courte épée et l’avait prestement agitée dans les airs. Le Navigateur se retrouva à jongler avec deux moitiés de pomme qui lui échappèrent presque aussitôt et atterrirent dans la poussière. « Allez au diable, vous et vos démonstrations prétentieuses ! dit-il d’un ton acariâtre. — Tout le monde n’a pas votre modestie », marmonna Luthar. Logen retint un gloussement lorsque Long-Pied repartit à grands pas vers le pommier, dont il examina les branches pour se choisir une nouvelle pomme. « Joli tour, grommela-t-il en foulant les herbes hautes pour rejoindre Luthar. Vous êtes rapide, avec ces aiguilles ! » Le jeune homme haussa les épaules en signe d’humilité. « On l’a déjà remarqué. — Mmm. » Transpercer une pomme et enfoncer sa lame dans un homme étaient deux choses différentes, mais la rapidité constituait un bon début. Logen baissa les yeux vers l’épée de Ferro, la tourna entre ses mains et finit par la tirer de son fourreau de bois. Il la trouvait singulière, avec sa poignée et sa lame légèrement recourbées ; en outre, elle s’épaississait de la garde vers l’extrémité, un seul de ses bords était aiguisé et elle n’avait quasiment pas de pointe. Il la brandit plusieurs fois devant lui. Curieusement, son poids était plus proche de celui d’une hache que d’une épée. « Quel drôle d’objet ! » murmura Luthar. Logen en tâta le fil de son pouce. Le bord émoussé lui écorcha légèrement la peau. « Affuté, malgré tout. — Vous n’affûtez jamais la vôtre ? » Logen plissa le front. En tout et pour tout, il devait avoir consacré des semaines de son existence à aiguiser les armes qu’il avait possédées. Lorsqu’ils étaient en campagne, après le repas du soir, les hommes avaient coutume de s’asseoir pour s’occuper de leur équipement ; ils frottaient les surfaces métalliques les unes contre les autres ou sur des pierres, les faisaient étinceler à la lueur du feu. Aiguiser, fourbir, polir, resserrer. Ses cheveux pouvaient être collés par la boue, sa peau raidie par la sueur, ses vêtements infestés de poux, ses armes brillaient toujours autant que la pleine lune. Il saisit la froide poignée et sortit de son fourreau l’épée que Bayaz lui avait offerte. Elle semblait encombrante, grossière, en comparaison de celles de Luthar… et de celle de Ferro aussi, tout compte fait. Sa lourde lame grise n’avait que peu d’éclat. Il la plaqua contre sa paume, puis la pencha. L’unique initiale argentée scintilla près de la poignée. La marque de fabrique de Kanedias. « Je ne sais pas pourquoi, mais elle n’a pas besoin d’être affûtée. Au début, j’ai essayé, et tout ce que j’ai réussi à faire, c’est d’user ma pierre. » Long-Pied était parvenu à se hisser sur un des arbres. Il rampait maladroitement sur une grosse branche pour tenter de s’emparer d’une pomme presque inaccessible, à l’extrémité d’un rameau. « À mon avis, marmonna le Navigateur, les armes correspondent parfaitement à leurs propriétaires. Celles du capitaine Luthar - flamboyantes et élégantes, mais jamais utilisées dans une bataille. Celle de cette fille, Maljinn – aiguisée, dangereuse et, dès le premier coup d’œil, inquiétante. Celle de Neuf-Doigts, l’homme du Nord – lourde, solide, paresseuse et simple. Ah ! ah ! gloussa-t-il en progressant le long de la branche. Une métaphore bien choisie ! Jouer avec les mots a toujours été l’un de mes remarquables talents… » Logen grogna en élevant son épée au-dessus de sa tête. L’arme mordit dans l’écorce et se fraya proprement un chemin jusqu’au cœur de la branche, la découpant presque entièrement. Du moins suffisamment pour que le poids de Long-Pied fasse le reste : branche et Navigateur s’écrasèrent sur les herbes qui poussaient au pied de l’arbre. « Est-ce assez paresseux et simple pour vous ? » Tout en continuant à affûter sa courte épée, Luthar éclata de rire ; Logen l’imita. Rire avec un homme était un grand pas en avant. D’abord on riait ensemble, puis venait le respect, et enfin s’installait la confiance. « Par le souffle divin ! hurla Long-Pied en s’extrayant avec difficulté du branchage. N’est-il vraiment pas possible de manger en paix ? — En tout cas, elle est suffisamment aiguisée », s’esclaffa Luthar. Après avoir soupesé son épée, Logen déclara : « Oui, ce Kanedias savait comment fabriquer une arme. — Fabriquer des armes, voilà effectivement ce qu’a fait Kanedias. » Bayaz avait franchi l’arche à demi écroulée et pénétrait dans le verger. « Après tout, il était le Maître Créateur. Celle que vous avez est l’une des dernières qu’il ait forgées pour l’utiliser dans une guerre contre ses frères. — Ah ! les frères ! » dit Luthar avec un reniflement de mépris. « Je sais exactement ce qu’il devait ressentir. Avec eux, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. D’ordinaire, une femme, enfin… dans mon cas. » Il passa une dernière fois sa pierre à aiguiser sur sa courte épée. « Et en matière de femmes, j’ai toujours l’avantage. — Ah oui ? dit Bayaz d’un ton ironique. En l’occurrence, une femme fut mêlée à cette histoire, mais pas au sens où vous l’entendez. » Luthar afficha un sourire écœurant. « Comment peut-on penser autrement aux femmes ? Si vous me posiez la question… Beurk ! » Une grosse fiente venait de s’écraser sur l’épaulette de son manteau, éclaboussant de projections grises et noires ses cheveux, son visage et ses épées récemment briquées. « Qu’est-ce que… ? »Il se redressa maladroitement pour regarder au-dessus de lui. Accroupie sur le faîte du mur, Ferro s’essuyait une main sur des feuilles de lierre. Difficile d’être catégorique avec le soleil dans les yeux, mais Logen eut l’impression de voir un léger sourire éclairer son visage. Luthar, lui, ne souriait pas du tout. « Espèce de sale garce ! » cria-t-il. Il racla la substance blanchâtre maculant son manteau et la jeta rageusement contre le mur. « Bande de sauvages ! » Tournant les talons, il s’éloigna à grands pas, puis disparut sous l’arche branlante. Le rire était une chose ; en revanche, le respect serait peut-être plus difficile à instaurer. « Au cas où ça vous intéresserait, les Blafards, les cavaliers sont partis. — Dans quelle direction ? demanda Bayaz. — Vers l’est, là d’où nous venons, et ils ne ménageaient pas leurs montures. — Seraient-ils à notre recherche ? — Qui sait ? Ils n’avaient pas d’emblèmes. Mais s’ils nous recherchent, ils trouveront sûrement nos traces. » Le visage du Mage s’assombrit. « Alors, tu ferais mieux de descendre de là ! Il nous faut partir ! » Après un instant de réflexion, il ajouta : « Et abstiens-toi d’envoyer de nouvelles fientes ! » Enfin riche À l’attention de Sand dan Glotka, Supérieur de Dagoska. Strictement confidentiel. Je suis profondément troublé d’apprendre que vous vous trouvez à court d’argent et en manque d’ejfectifi. En ce qui concerne les soldats, vous devrez vous débrouiller avec ceux que vous avez, ou que vous pourrez engager. Comme cela ne vous aura pas échappé, la plupart de nos forces sont engagées au pays des Angles. Malheureusement, une petite rébellion, au sein de la paysannerie du Midderland, mobilise celles qui nous restent. Quant aux fonds, je crains fort de ne pouvoir accéder à votre demande. Je vous conseille de solliciter les marchands d’épices, les indigènes et tous ceux qui sont à même de vous en donner. Empruntez et arrangez-vous, Glotka. Puisez dans les ressources qui ont fait votre réputation pendant la guerre kantique. J’espère que vous ne me décevrez pas. Sult Insigne Lecteur de l’inquisition de Sa Majesté. « Les choses avancent à grande vitesse, Monsieur le Supérieur, si je puis m’exprimer ainsi. Depuis que nous avons ouvert les portes de la ville haute, le nombre des travailleurs indigènes a triplé. Le fossé est déjà descendu sous le niveau de la mer tout autour de la péninsule, et on en gagne de jour en jour ! Seuls d’étroits barrages à chaque extrémité retiennent encore l’eau salée et, à votre signal, il suffira de les ouvrir pour tout inonder. » Vissbruck se carra dans son siège, un sourire joyeux éclairant son visage poupin. Comme s’il était à l’origine de ce dispositif ! À leurs pieds, dans la ville basse, les psalmodies matinales commençaient. Une plainte insolite, qui prenait naissance dans les flèches du Grand Temple, se propageait dans Dagoska tout entière et s’insinuait dans ses bâtiments, y compris la salle d’audience de la Citadelle. Kahdia convie son peuple à la prière. En l’entendant, Vurms retroussa les lèvres. « Il est déjà l’heure ? Ah ! ces indigènes et leurs satanées superstitions ! Nous n’aurions jamais dû les laisser récupérer leur temple ! Leurs maudites litanies me donnent mal à la tête ! » Rien que pour ça, nous avons eu raison de le leur rendre. Glotka eut un sourire moqueur. « Si cela peut satisfaire Kahdia, je pense pouvoir supporter votre migraine. Qu’on le veuille ou non, nous avons besoin d’eux, et les indigènes aiment chanter. Je vous conseille de vous y habituer. Ou alors, enroulez-vous la tête dans une couverture ! » Vissbruck s’adossa plus confortablement à son siège, tandis que Vurms boudait. « Je dois reconnaître que je trouve cette mélopée plutôt apaisante, et nous ne pouvons nier que les concessions faites par le Supérieur ont eu un certain effet sur les indigènes. Grâce à leur aide, les remparts sont réparés, les portes, remplacées et les échafaudages, presque tous démontés. Nous avons obtenu des pierres pour construire de nouveaux parapets, mais, c’est là que le bât blesse… les maçons refusent de travailler un jour de plus sans être payés. Mes soldats n’ont eu que le quart de leur solde, et leur moral est au plus bas. Nos dettes deviennent un problème, Monsieur le Supérieur. — Je ne peux que le confirmer, marmonna Vurms d’un ton hargneux. Les greniers sont quasiment pleins, et deux nouveaux puits ont été creusés dans la ville basse ; tout cela a occasionné trop de frais, mon épargne a complètement fondu. Les marchands de grains veulent ma peau ! » Moins dangereux que d’avoir tous les marchands de la ville à ses trousses, comme c’est le cas pour moi. « J’ose à peine me montrer, de peur de déclencher leur fureur. Ma réputation est compromise, Supérieur Glotka ! » Comme si je n’avais pas de soucis plus importants que la réputation de ce nigaud. « À combien s’élève notre dette ? » Vurms se rembrunit. « Pour la nourriture, l’eau et le petit matériel, à cent mille marks, au minimum. » Cent mille marks ? Les marchands d’épices aiment gagner de l’argent, mais détestent le dépenser. Eider ne réunira jamais la moitié de cette somme, sous réserve qu’elle accepte d’essayer. « Et vous, général ? — Le recrutement des mercenaires, l’approfondissement du fossé, la réparation des remparts, l’acquisition de nouvelles armures, armes et munitions… » Vissbruck gonfla ses joues. « Le tout se monte à presque quatre cent mille marks. » Glotka fit son possible pour ne pas s’étouffer avec sa langue. Un demi-million ? Une rançon qu’on pourrait exiger pour un roi, voire plus. Je doute que Sult ait pu nous fournir une telle somme… encore fallait-il qu’il l’ait envisagé, mais ce n’est pas du tout ce qu’il avait en tête ! Des gens meurent tous les jours à cause de dettes bien moins importantes. « Travaillez comme vous le pouvez. Promettez n’importe quoi. L’argent est en route, je vous l’assure. » Le général rassemblait déjà ses papiers. « Je fais tout ce que je peux, mais les gens commencent à douter d’être payés un jour. » Vurms se montra plus direct. « Personne ne nous fait plus confiance. Sans argent, nous ne pouvons rien faire. » « Rien ! » gronda Severard. Frost secoua lentement la tête. Glotka frotta ses yeux irrités. « Un Supérieur de l’inquisition disparaît sans laisser la moindre trace. Il se retire dans sa chambre pour la nuit. La porte est verrouillée. Le matin, il ne répond pas quand on l’appelle. On enfonce la porte et… » Rien. « On a dormi dans le lit, mais il n’y a plus personne. Pas la moindre trace de lutte non plus. — Rien, marmonna Severard. — Que savons-nous ? Que Davoust suspectait une conspiration au sein même de la ville, visant à livrer Dagoska aux Gurkhiens. Il pensait même qu’un membre du conseil municipal y était impliqué. Tout porte à croire qu’il a découvert l’identité de ce traître et qu’on l’a réduit au silence. — Mais qui ? » Nous devons aborder ce point autrement. « S’il nous est impossible de trouver ces traîtres, nous pourrions les amener à se démasquer. Si leur but est d’introduire les Gurkhiens, il nous suffit d’empêcher ceux-ci d’entrer. Tôt ou tard, ils se montreront. — Rifqué », bredouilla Frost. Risqué, en effet, surtout pour l’actuel Supérieur de l’inquisition, mais nous n’avons pas d’autre alternative. « Alors, nous attendons ? demanda Severard. — Nous attendons et nous surveillons nos murailles. Et nous devons également essayer de réunir de l’argent. Aurais-tu un peu de liquide, Severard ? — J’en avais un peu, mais je l’ai donné à une fille des taudis. — Ah ! dommage. — Pas vraiment ! elle baise comme une bête. Je vous la recommande chaudement, si ça vous intéresse. » Glotka grimaça en sentant son genou craquer. « Un véritable conte de fées, propre à réchauffer les cœurs, Severard ! Je ne te savais pas aussi romantique, et si je n’avais pas un tel besoin d’argent, je composerais une ballade. — Bon, je peux toujours me renseigner. De combien parlons-nous ? — Oh, d’une bagatelle ! Disons un demi-million de marks ! » Le Tourmenteur arqua brusquement les sourcils, plongea une main dans sa poche, y fouilla quelques secondes, la ressortit et la lui tendit. Quelques piécettes de cuivre brillaient dans sa paume. « Douze sous ! dit-il. Voici ma modeste contribution. » « Douze mille marks, c’est tout ce que j’ai pu réunir », s’excusa Maître Eider. Autant dire une goutte d’eau dans la mer. « Les membres de ma guilde sont frileux ; les affaires n’ont pas été bonnes, la plus grande partie de leurs valeurs est bloquée dans toutes sortes d’entreprises. Je dispose moi-même de peu de liquidités. » Je suppose que vous avez bien plus de douze mille marks en votre possession, mais quelle importance ! Cependant je doute fort que vous ayez réussi à mettre un demi-million de marks de côté. Il n’y a probablement pas une telle somme dans la ville tout entière. « On pourrait croire qu’ils ne m’apprécient guère. » Elle eut un reniflement discret. « Pour les avoir chassés du temple ? Armé les indigènes ? Puis réclamé de l’argent ? Il serait plus juste de dire que vous n’êtes pas la personne qu’ils préfèrent. — Serait-il juste de dire qu’ils veulent ma peau ? » Et pas qu’un peu, j’imagine ! « Peut-être, mais je crois les avoir convaincus de l’utilité de votre présence en ville… pour le moment, du moins. » Elle le regarda droit dans les yeux pendant quelques instants. « Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ? — Si empêcher les Gurkhiens d’y entrer est votre priorité, non. » Et c’est votre priorité, n’est-ce pas ? « Toutefois, un peu plus d’argent ne nous ferait pas de mal ! — Avoir plus d’argent ne fait jamais de mal, mais c’est tout le problème avec les marchands. Ils préfèrent de loin en gagner plutôt que de le dépenser, même si c’est dans leur propre intérêt. » Elle poussa un long soupir, tambourina des ongles sur la table, et contempla sa main. Elle parut réfléchir, puis commença à retirer les bagues de ses doigts, une par une. Quand elle eut terminé, elle les déposa dans le coffret contenant les pièces. Glotka plissa le front. « Un geste très généreux, Maître Eider, mais je ne peux pas… — J’insiste », dit-elle en détachant son lourd collier, qu’elle laissa tomber également dans le coffret. « Je pourrai en racheter d’autres, une fois que vous aurez sauvé notre ville. De toute façon, ils ne me serviront à rien quand les Gurkhiens les arracheront à mon cadavre, n’est-ce pas ? » Elle fit glisser de ses poignets ses somptueux bracelets en or jaune, incrustés de pierres vertes. Ils rejoignirent le reste avec un petit tintement. « Prenez ces bijoux avant que je ne change d’avis. Un homme perdu dans le désert se doit d’accepter l’eau… — Qui lui est offerte, sans se préoccuper de son origine. Kahdia m’a tenu les mêmes propos. — Kahdia est un homme intelligent. — En effet. Je vous remercie de votre générosité, Maître Eider. » Glotka referma le couvercle du coffret. « C’est le moins que je puisse faire. » Quittant son siège, elle se dirigea vers la porte, ses sandales bruissant sur le tapis. « Nous nous reverrons d’ici peu. » « Il affirme qu’il doit vous parler immédiatement. — Comment s’appelle-t-il, Shickel ? — Mauthis. C’est un banquier. » Un autre de nos créanciers venu réclamer son dû. Tôt ou tard, je les ferai arrêter tous autant qu’ils sont. C’en sera fini de mes achats dispendieux, mais voir l’expression de leurs visages compensera ce manque à gagner. Glotka haussa les épaules avec résignation. « Fais-le entrer. » De grande taille, âgé d’une cinquantaine d’années, l’homme avait les joues creuses, les yeux caves ; sa maigreur lui donnait presque un air maladif. Ses gestes étaient précis, sa démarche, rigide, et son regard fixe dénotait une certaine froideur. Comme s’il calculait la valeur de tout ce qui lui tombait sous les yeux en marks d’argent, moi y compris. « Je m’appelle Mauthis. — On m’en a informé. Cependant je crains de ne pas disposer de liquidités en ce moment. » Sauf si on tient compte des douze sous de Severard. « Quelle que soit la dette de la ville envers votre banque, il vous faudra attendre. Les fonds ne devraient plus tarder, je vous l’assure. » Il suffit simplement que la mer s’assèche, que le ciel s’effondre et que les démons viennent se promener sur terre. Mauthis sourit. Si l’on peut appeler ainsi une bouche qui s’incurve en une ligne nette, sans exprimer le moindre soupçon de joie. « Vous vous méprenez sur moi, Supérieur Glotka. Je ne suis pas là pour recouvrer une créance. Pendant sept ans, j’ai eu l’honneur d’exercer à Dagoska la fonction de représentant en chef de la banque Valint et Balk. » Glotka patienta quelques secondes, puis s’efforça de prendre un ton détaché. « Valint et Balk, dites-vous ? Il me semble que votre maison finançait la guilde des merciers. — Nous entretenions effectivement des rapports avec cette guilde avant son infortunée déchéance. » C’est le moins qu’on puisse dire. Tout était à vous, du sol au plafond… « Quel genre de rapports ? » Mauthis se tourna vers la porte et claqua des doigts. Deux indigènes solidement bâtis pénétrèrent dans la pièce, geignant, suant à grosses gouttes, le dos courbé sous le poids d’un énorme coffre en bois noir parfaitement poli, cerclé de bandes d’un métal brillant et fermé par un lourd cadenas. Ils le posèrent avec précaution sur le précieux tapis, s’épongèrent le front, avant de reprendre le chemin inverse, tandis que Glotka les fixait sourcils froncés. Qu’est-ce encore ? Tirant une clef de sa poche, Mauthis la fit tourner dans la serrure, se pencha pour soulever le couvercle du coffre, puis, impassible, s’en écarta pour permettre à Glotka de découvrir son contenu. « Cent cinquante mille marks, en pièces d’argent. » Glotka cligna les yeux. Effectivement. Les pièces étincelaient dans la lumière du soir. Des pièces rondes de cinq marks, en argent. Pas en vrac comme dans le butin cliquetant d’une horde de barbares, non… mais disposées en petits tas bien rangés, maintenus en place par des tourillons en bois. Aussi nets et précis que Mauthis en personne. Les deux porteurs revenaient déjà dans la pièce, haletants, chargés d’une deuxième caisse, légèrement plus petite que la première. Après l’avoir déposée à son tour, ils s’éclipsèrent sans même jeter un regard à la petite fortune scintillante qu’ils laissaient derrière eux. Mauthis ouvrit cette caisse à l’aide de la même clef, souleva également le couvercle et se poussa de côté. « Trois cent cinquante mille marks, en or. » Glotka n’ignorait pas que sa mâchoire pendait, mais il ne parvenait pas à refermer la bouche. De l’or véritable, d’un jaune brillant. À l’instar d’un feu de joie, toutes ces richesses semblaient presque diffuser de la chaleur. Elles l’attiraient, le pressaient d’avancer. Il amorça un pas hésitant, avant de se pétrifier. De grosses et belles pièces d’or de cinquante marks. En petits tas bien rangés, comme les précédentes. La plupart des gens n’auront pas l’occasion de voir de telles pièces de toute leur existence. En fait, peu d’hommes ont dû avoir l’occasion d’en voir autant. Mauthis passa une main sous son manteau et en retira une pochette en cuir assez plate. Il l’installa soigneusement sur la table et la déplia, une, deux, trois fois. « Un demi-million de marks en pierres précieuses. » Étalées sur le cuir noir et souple, là, sur la table en bois brun et dur, elles présentaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Au bas mot, deux grosses poignées de cailloux irisés. Glotka se contenta de les fixer, ébahi, en avalant sa salive. Les bijoux de Maître Eider me paraissent soudain surannés. « Au total, mes employeurs m’ont demandé de remettre en main propre à Sand dan Glotka, Supérieur de Dagoska, la somme de un million de marks. » Il déroula un épais parchemin. « Signez ceci, je vous prie. » Les yeux de Glotka firent la navette entre les deux coffres, sa paupière gauche agitée de petits tremblements. « Pour quelle raison ? — Pour certifier que vous avez bien reçu l’argent. » Glotka faillit s’esclaffer. « Non pas ça ! Pourquoi tout cet argent ? » D’un geste, il indiqua la table. « Et ça ? — Il semblerait que mes employeurs partagent vos inquiétudes et souhaitent éviter que Dagoska ne tombe aux mains des Gurkhiens. Je ne puis rien vous dire de plus. — Vous ne pouvez pas ou ne voulez pas ? — Je ne le peux pas et ne dirai rien. » Glotka regarda les pierres précieuses, l’or et l’argent, en fronçant les sourcils. Sa jambe lui élançait sourdement. Tout ce que je voulais, et même davantage. Mais les banques ne deviennent pas des banques en jetant l’argent par les fenêtres. « S’il s’agit d’un prêt, quel en est le taux d’intérêt ? » Mauthis le gratifia une nouvelle fois de son sourire glacial. « Mes employeurs préfèrent qualifier cela de contribution à la défense de la ville. Il y a toutefois une condition. — Laquelle ? — Dans un proche avenir, un représentant de l’établissement Valint et Balk pourrait être amené à solliciter… des faveurs de votre part. Mes employeurs espèrent de tout cœur que vous ne les décevrez pas, le moment venu. » Un million de marks, en échange de faveurs. Et je me lie à une organisation des plus suspectes. Une organisation dont je ne comprends pas du tout les motivations. Une organisation sur laquelle, encore très récemment, j’allais enquêter pour haute trahison. Mais ai-je vraiment le choix ? Sans argent, la ville est perdue, et moi, je suis un homme fini. Je réclamais un miracle, et le voici qui scintille sous mes yeux. Un homme égaré dans le désert doit accepter l’eau qu’on lui offre… Mauthis fit glisser le document sur la table. Plusieurs paragraphes d’une écriture soignée, suivis d’un espace pour un nom. Le mien. Cela ressemble un peu à un formulaire d’aveux. Et les prisonniers signent toujours leurs confessions. On ne le leur présente qu’une fois qu’ils n’ont plus d’autre alternative. Glotka s’empara du porte-plume, le trempa dans l’encre et inscrivit son nom dans l’espace ménagé à cet effet. « Voilà qui conclut notre arrangement. » Mauthis enroula le document avec délicatesse et méticulosité, puis le glissa dans son manteau. « Mes collègues et moi-même quittons Dagoska dès ce soir. » Une somme d’argent considérable pour servir la cause, mais une confiance plus que limitée quant au résultat. « Valint et Balk ferment leurs bureaux ici, mais nous nous reverrons sans doute à Adua, quand cette situation fâcheuse avec les Gurkhiens aura été résolue. » L’homme lui adressa son sourire mécanique une dernière fois. « Ne dépensez pas tout d’un coup. » Il tourna les talons et s’éloigna rapidement, abandonnant Glotka devant cette fortune colossale et inattendue. Le souffle rauque, il se traîna jusqu’à elle et la fixa, intrigué. Tout cet argent avait un côté obscène. Dégoûtant. Presque effrayant. Il ferma les deux couvercles d’un geste sec, les verrouilla d’une main tremblante et rangea la clef dans sa poche intérieure. Puis il caressa les bandes métalliques des coffres du bout des doigts. Ses paumes étaient moites de sueur. Je suis riche. Il ramassa une pierre taillée de la grosseur d’un gland, s’approcha de la fenêtre et, tenant le caillou clair entre le pouce et l’index, l’éleva devant lui. La faible lumière se refléta à travers les nombreuses facettes qui brillaient de mille feux – bleu, vert, rouge, blanc. Même s’il n’était pas un expert en pierres précieuses, Glotka était persuadé qu’il s’agissait d’un diamant. Je suis très riche. Il se tourna vers les autres merveilles miroitant sur la pochette de cuir. Certaines de taille modeste, d’autres pas. Un grand nombre d’entre elles étaient encore plus grosses que celle qu’il avait dans la main. Je suis immensément fabuleusement riche. Imaginez ce qu’on pourrait faire avec tout cet argent… ce qu’on pourrait contrôler ! Peut-être qu’avec tout cela, je serai à même de sauver la cité. Cela me permettra d’ériger davantage de murailles, d’acheter plus de provisions, d’engager de nouveaux mercenaires. De repousser les Gurkhiens et de les mettre en déroute. D’humilier l’empereur du Gurkhul. Qui aurait pu croire ça ? Sand dan Glotka, le héros, une fois de plus. Perdu dans ses pensées, il fît rouler les petits cailloux du bout des doigts. Mais dépenser autant d’argent en si peu de temps susciterait des questions. Cela éveillerait la curiosité de mon fidèle serviteur, le Tourmenteur Vitari qui s’empresserait d’aiguiser celle de l’Insigne Lecteur. La veille encore je pleurais misère, le lendemain je fais des folies, comme si l’argent me brûlait les doigts ! J’ai été contraint d’emprunter, Votre Éminence. Ah oui ! Combien ? La bagatelle de un million de marks. Vraiment ! Et qui vous a prêté une telle somme ? Mais voyons, Votre Éminence, nos vieux amis de la banque Valint et Balk, en échange de faveurs non spécifiées, et susceptibles d’être réclamées à tout moment ! Bien sûr, ma loyauté ne fait toujours aucun doute. Vous comprenez, n’est-ce pas ? Enfin, il ne s’agit que d’une broutille, d’une petite fortune en pierres précieuses. Un corps a été retrouvé flottant près des docks… D’un air distrait, il glissa une main sur les cailloux froids. Ceux-ci lui chatouillèrent agréablement la peau entre les doigts. Agréable, mais dangereux. Nous devons rester sur nos gardes. Être plus vigilants que jamais… Une belle frayeur La route était longue pour atteindre le bord du Monde, aucun doute là-dessus. Longue, solitaire et éprouvante pour les nerfs. L’épisode des cadavres dans la plaine les avait tous inquiétés. L’apparition des cavaliers avait aggravé les choses. Les inconvénients liés au voyage n’avaient pas décru. Jezal était constamment affamé, frigorifié, souvent trempé comme une soupe ; et son postérieur maltraité par la selle risquait de le faire souffrir jusqu’à la fin de ses jours. Toutes les nuits, une fois étendu sur le sol dur et bosselé, il somnolait, rêvant de chez lui, et se réveillait dans le pâle matin encore plus fatigué et courbaturé que la veille. Fourmillements, irritations et picotements, provoqués par une inhabituelle couche de crasse, lui parcouraient la peau ; force lui était de reconnaître qu’il commençait à sentir aussi mauvais que ses compagnons. Rien que ces désagréments auraient suffi à rendre fou n’importe quel homme civilisé ; et à tout cela s’ajoutait désormais l’impression permanente d’un danger imminent. De ce point de vue, Jezal n’était pas gâté : le terrain jouait en sa défaveur. Quelques jours plus tôt, Bayaz leur avait fait quitter la berge du fleuve pour cette ancienne piste qui serpentait dans des crevasses profondes, des ravins rocailleux et des gorges obscures, ou longeait à distance les torrents loquaces de vallées encaissées. Jezal commençait presque à regretter la monotonie plate et lugubre du paysage précédent. Au moins, là-bas, on ne passait pas son temps à surveiller les rochers, les fourrés ou les plis de terrain, en se demandant si une bande d’ennemis farouches n’était pas cachée derrière. Il avait rongé ses ongles jusqu’au sang. Au moindre bruit, il se mordait la langue, pivotait vivement sur sa selle pour repérer un assassin éventuel, les mains agrippées à la poignée de ses épées, et découvrait qu’il ne s’agissait que d’un oiseau perché sur un buisson. Pas par peur, bien sûr, se disait-il, car Jezal dan Luthar éclaterait de rire en présence du danger ! Une embuscade, une bataille ou une poursuite infernale à travers la plaine – incidents qu’il avait envisagés – ne lui auraient posé aucun problème, mais cette attente interminable, cette tension constante, ces heures qui s’égrenaient, lentes et inexorables, étaient plus qu’il ne pouvait supporter. Pouvoir confier son malaise à quelqu’un l’aurait sûrement aidé, mais ses relations avec ses compagnons avaient peu évolué. Assis dans le chariot qui cahotait sur la vieille piste, Quai s’était enfermé dans un mutisme décourageant. Bayaz n’ouvrait quasiment pas la bouche, excepté pour se lancer, de temps à autre, dans un exposé sur les qualités indispensables à un grand meneur – qualités totalement absentes chez lui ! Long-Pied partait en éclaireur sur la route et ne faisait que de brèves apparitions pour se vanter du talent avec lequel il accomplissait sa mission. Les mains jamais éloignées de ses armes, Ferro examinait tout sur son passage, sourcils froncés, comme si la moindre chose était son ennemi personnel ; Jezal avait même l’impression que ses regards noirs lui étaient principalement destinés. Elle parlait rarement ; et quand cela se produisait, son seul interlocuteur était Logen, à qui elle adressait de vagues grognements à propos d’embuscades, d’improbables poursuivants et de la nécessité de recouvrir leurs traces avec plus de soin. L’homme du Nord restait pour lui une énigme. À leur première rencontre, aux portes de l’Agriont, il lui avait paru plus bestial qu’un animal. Là, dans l’immensité sauvage, les règles étaient quelque peu différentes. Il était tout simplement impossible de tourner le dos à quelqu’un que l’on détestait, de tenter de l’éviter, de le rabaisser devant les autres, de l’insulter par-derrière. Là, on était contraints à cohabiter avec ses compagnons d’expédition. Et à force de vivre à ses côtés, Jezal avait fini par se rendre compte que Neuf-Doigts n’était finalement qu’un homme. Incontestablement stupide, violent et hideux au possible. En matière de vivacité d’esprit ou de culture, il se situait juste en dessous du paysan le plus inculte de tous les champs de l’Union, mais Jezal devait admettre que, de tout le groupe, l’homme du Nord était celui qu’il haïssait le moins. Il n’avait pas une once de la suffisance de Bayaz, ni de l’appréhension de Quai, ni de la vantardise de Long-Pied, ni de la nature vicieuse de Ferro. Jezal n’aurait éprouvé aucune honte à s’enquérir de l’état des récoltes auprès d’un fermier, ni à demander à un forgeron comment fabriquer une armure, qu’il fut repoussant de saleté, laid ou d’humble extraction. Alors pourquoi ne pas interroger un tueur expérimenté à propos de la violence ? « J’ai cru comprendre que vous aviez conduit des hommes au combat. » Voilà comment Jezal engagea la conversation. L’homme du Nord se tourna vers lui avec lenteur et le fixa de ses yeux noirs. « Plus d’une fois. — Et vous avez aussi participé à des duels. — Oui. » Logen gratta les cicatrices boursouflées de ses joues couvertes de chaume. « Je ne me suis pas fait cette tête-là en me rasant avec une lame mal affûtée. — Si votre main avait tremblé à ce point, vous vous seriez peut-être laissé pousser la barbe. » Neuf-Doigts gloussa. Jezal s’était presque habitué à cette vision d’horreur. Toujours aussi répugnante, en vérité, mais tenant plus de la grimace d’un singe jovial que du rictus d’un fou dangereux. « Oui, effectivement », approuva-t-il. Jezal prit le temps de réfléchir. Il ne voulait pas passer pour quelqu’un de faible ; s’il agissait avec naturel, il serait sans doute plus à même de gagner la confiance de cet homme simple. Puisque cela fonctionnait avec les chiens, pourquoi ne pas essayer avec les hommes du Nord ? Il se lança à l’eau. « Je n’ai moi-même jamais participé à une bataille sanglante. — Pas possible ? — Si, c’est vrai. En ce moment même, mes amis sont au pays des Angles, en train de se battre contre Bethod et ses sauvages… » Neuf-Doigts le regarda de travers. « Je veux dire que… euh… ils se battent contre Bethod. J’y serais moi aussi, si Bayaz ne m’avait demandé de me joindre à cette… aventure. — On y a gagné à vous rencontrer. » Jezal lui lança un coup d’œil en coin. Venant d’une personne plus subtile, cette remarque aurait fait figure de sarcasme. « Bethod a déclenché les hostilités, bien entendu. Un acte inqualifiable de sa part, et sans avoir été provoqué. — Ce n’est pas moi qui vous contredirai. Bethod a un don pour déclencher des guerres. Et il excelle dans la façon d’y mettre un terme. » Jezal s’esclaffa. « Vous ne pensez tout de même pas qu’il pourrait battre l’Union ? — Il a déjà battu des adversaires plus coriaces, mais vous êtes mieux renseigné que moi. Nous n’avons pas tous votre expérience. » Le rire de Jezal s’étrangla dans sa gorge. Il était presque sûr que ces propos étaient ironiques ; cela le fit réfléchir. Quel triple idiot il faisait ! Ce Neuf-Doigts qui se trouvait en face de lui, avec son visage balafré et sa démarche lourde, serait-il capable de penser ? Bayaz aurait-il raison ? Pourrait-il réellement apprendre quelque chose de cet homme du Nord ? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. « À quoi ressemble une bataille ? demanda-t-il. — Les batailles sont comme les hommes. Il n’y en a jamais deux pareilles. — Qu’entendez-vous par là ? — Imaginez que vous soyez réveillé une nuit par des cliquetis et des cris. Vous vous dépêchez de sortir de votre tente en rampant, trébuchez dans la neige, votre pantalon sur les chevilles, et découvrez que des hommes s’entretuent autour de vous. Seule la lune vous éclaire ; il vous est impossible de distinguer les amis des ennemis… et vous n’avez pas d’armes. — Il y a de quoi s’y perdre. — Sûrement. Imaginez aussi que vous vous traîniez dans la boue parmi des centaines de pieds chaussés de bottes. Vous espérez vous enfuir, mais ne savez où aller… avec une flèche plantée dans votre dos et votre postérieur tailladé par un coup d’épée… couinant comme un porc, redoutant qu’une lance ne vous transperce par derrière, une lance que vous ne verriez même pas arriver. — Ce doit être douloureux. — Très. Ou encore, imaginez-vous entouré de boucliers tenus par des hommes qui crient à gorge déployée, à dix pas de vous. Au milieu du cercle, vous êtes face à un homme qui a la réputation d’être le pire de tous les salauds du Nord, et vous savez que seul l’un de vous deux quittera les lieux vivant. — Hum, hum, murmura Jezal. — Comme vous dites. Alors, ça vous plairait ? » En voyant la tête de Jezal, Logen comprit que non. Il sourit. « C’est bien ce que je pensais et, honnêtement, je n’aimerais non plus ! Pourtant, je me suis retrouvé dans toutes sortes de batailles, d’escarmouches et de duels. La plupart de ces affrontements ont démarré dans le chaos et se sont terminés de la même façon. Mais pas une seule fois je n’ai été aussi près de chier dans mon froc qu’aujourd’hui. — Vous ? » Logen gloussa. « À mon avis, celui qui prétend ne pas avoir peur n’est qu’un fanfaron. Les seuls hommes qui ignorent la peur sont les morts, ou les agonisants. La peur vous apprend à être prudent, à respecter votre ennemi, et à éviter les objets tranchants maniés avec colère. Il ne faut rien laisser au hasard, croyez-moi. La peur vous permet de rester en vie, et c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux, à l’issue d’un combat. Tout homme un tant soit peu malin éprouve de la peur. C’est l’usage qu’on en fait qui importe. — Avoir peur. C’est ça votre conseil ? — Mon conseil serait de vous trouver une gentille femme et de rester à l’écart des ennuis ; c’est bien dommage que personne ne m’ait jamais dit ça, il y a vingt ans. » Il surveilla Jezal du coin de l’œil. « Mais disons que si vous vous trouviez au milieu de nulle part, sans pouvoir échapper au combat, par exemple sur une plaine immense, il y a trois règles à respecter. D’abord, faites votre possible pour avoir l’air d’un lâche, d’un faible, d’un idiot. Le silence est la meilleure armure d’un guerrier, les paroles s’envolent. Regards mauvais et mots durs n’ont encore jamais permis de gagner une bataille, ils en ont fait perdre plutôt un certain nombre. — Faire l’idiot, hein ? Je vois. » Jezal avait passé sa courte existence à essayer de paraître plus intelligent, plus fort et plus noble que tous les autres. Étrange idée pour un homme de vouloir se faire passer pour quelqu’un de moins bien que ce qu’il est ! « Ensuite, ne prenez jamais un ennemi à la légère, même s’il vous paraît lourdaud. Traitez tous les hommes comme s’ils étaient deux fois plus intelligents, deux fois plus forts et deux fois plus rapides que vous, vous n’en serez que plus agréablement surpris. Le respect ne coûte rien, alors qu’une confiance débordante coûtera sa vie rapidement à un homme. — Ne jamais sous-estimer un ennemi. Sage précaution. » Jezal se rendait compte peu à peu qu’il avait justement sous-estimé cet homme du Nord. Logen n’était pas la moitié de l’idiot qu’il voulait bien faire croire. « Enfin, surveillez votre adversaire de près, et écoutez les avis qu’on vous donne. Toutefois, dès que vous aurez décidé d’un plan, gardez-le bien en tête et ne laissez rien vous en détourner. Au moment venu, agissez sans regarder en arrière. Remettre quelque chose à plus tard est synonyme de désastre, avait coutume de me dire mon père. Et croyez-moi, j’en ai vu quelques-uns. — Ne pas regarder en arrière, murmura Jezal en hochant la tête d’un air entendu. Bien sûr. » Neuf-Doigts gonfla ses joues vérolées. « Il est impossible de revoir la scène, ni de la revivre, mais si vous appliquez tout ce que je viens de dire, vous aurez fait la moitié du chemin vers la victoire, je vous l’affirme. — La moitié ? Et l’autre moitié ? » L’homme du Nord haussa les épaules. « Celle-là dépend de votre chance. » « Je n’aime pas ça », gronda Ferro en inspectant les parois abruptes de la gorge. Jezal se demanda si un jour quelque chose trouverait grâce à ses yeux. « Tu penses que nous sommes suivis ? s’enquit Bayaz. Tu vois quelqu’un ? — Comment pourrais-je voir quelqu’un d’ici ? C’est tout le problème ! — L’endroit idéal pour une embuscade », marmonna Neuf-Doigts. Jezal regarda autour de lui avec fébrilité. Des rochers déchiquetés, des buissons épais, des branchages bien fournis, ce terrain foisonnait de cachettes. « Bon, en tout cas, c’est la route que Long-Pied nous a choisie, grommela Bayaz. Et je ne vois pas l’intérêt d’engager un domestique, si on doit nettoyer soi-même les latrines. Quoi qu’il en soit, je me demande où peut bien être ce maudit Navigateur ! Il n’est jamais là quand il faut ! Il ne revient que pour manger ou nous bassiner pendant des heures avec ses exploits ! Si vous saviez combien me coûte ce salopard !… — Bordel ! » Neuf-Doigts arrêta son cheval et descendit de selle avec raideur. Disposé en travers de la gorge, un tronc d’arbre, à l’écorce grise craquelée, entravait la voie. « Je n’aime pas ça. » D’un coup d’épaule, Ferro libéra son arc. « Moi non plus, marmonna Neuf Doigts qui s’approcha de l’arbre abattu. Mais il faut se montrer réal… — Halte-là ! N’allez pas plus loin ! » Une voix impétueuse, se répercutant sur les parois, résonna dans toute la vallée. Quai tira sur les rênes et immobilisa brutalement le chariot. Jezal examina le haut de la gorge, le cœur battant à tout rompre. Il aperçut enfin l’individu qui les avait apostrophés. Assis tranquillement au bord du précipice, un gros homme vêtu d’une vieille armure de cuir balançait négligemment une jambe dans le vide ; ses longs cheveux flottaient dans la brise légère. Un homme avenant, amical, autant que put en juger Jezal à cette distance, et affichant un grand sourire. « Je m’appelle Finnius, je suis l’humble serviteur de l’empereur Cabrian ! — Cabrian ? cria Bayaz. J’ai entendu dire qu’il avait perdu la raison ! — Il est vrai qu’il a des idées un peu particulières. » Finnius haussa les épaules. « Mais il ne nous a jamais déçus. Bon, laissez-moi mettre les choses au point… Vous êtes encerclés ! » Un homme à l’air décidé, porteur d’une épée et d’un bouclier, se redressa derrière l’arbre mort et le contourna. Deux larrons supplémentaires, suivis de trois autres, surgirent, qui des rochers, qui des buissons ; tous avaient le visage fermé et des armes inquiétantes. Jezal s’humecta les lèvres. Le danger était censé le faire rire, mais là, il n’avait plus rien d’amusant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. D’autres hommes, sûrement à l’affût derrière les rochers qu’ils venaient de dépasser, étaient sortis de leurs abris et bloquaient la deuxième issue. Neuf-Doigts croisa les bras. « J’aimerais prendre quelqu’un par surprise rien qu’une fois dans ma vie, maugréa-t-il. — J’en ai encore quelques autres avec moi, ici ! leur cria Finnius. Ils savent manier un arc, et leurs flèches sont prêtes. » Sur le ciel clair, Jezal distingua leurs silhouettes et les contours arrondis de leurs armes. « Vous comprenez donc que vous n’irez pas plus loin sur cette route ! » Bayaz tendit les mains. « Peut-être pouvons-nous trouver un arrangement. Donnez-moi votre prix et… — Votre argent ne nous est d’aucune utilité, vieillard, et votre méprise me blesse profondément ! Nous sommes des soldats, pas des voleurs ! On nous a ordonné de rechercher un groupe de voyageurs qui se promènent au milieu de nulle part, bien à l’écart des routes passantes. Un vieux bâtard chauve accompagné d’un garçon malingre, d’un de ces prétentieux idiots de l’Union, d’une putain balafrée et d’un homme du Nord ressemblant à un singe. Peut-être avez-vous rencontré des gens correspondant à cette description ? — Si c’est moi la putain, alors qui est l’homme du Nord ? » vociféra Neuf-Doigts. Jezal grimaça. Non, pas de blagues, s’il vous plaît, pas de blagues. Finnius, cependant, se contenta de glousser. « On ne m’avait pas prévenu que vous étiez drôles. Je considère ça comme une prime, du moins jusqu’à ce qu’on vous abatte. Où est l’autre, hein, le Navigateur ? — Aucune idée, gronda Bayaz. Malheureusement ! Si quelqu’un doit mourir, c’est bien lui. — Ne vous en faites pas ! On le retrouvera plus tard. » Finnius éclata de rire ; ses acolytes ricanèrent en tripotant leurs lames. « Alors, veuillez avoir la bonté de remettre vos armes aux garçons qui sont devant vous. Ensuite nous pourrons vous ligoter et repartir vers Darmium, avant la tombée de la nuit ! — Et une fois là-bas ? » Finnius haussa les épaules d’un air joyeux. « Ce ne seront plus mes affaires. Je ne pose pas de questions à l’empereur, alors ne m’en posez pas. Comme ça, personne ne se fera écorcher vif ! Vous me suivez, vieillard ? — Il serait difficile de ne pas comprendre, mais je crains fort que Darmium ne soit trop éloignée de notre route. — C’est quoi votre problème ? s’enquit Finnius. Un cerveau ramolli ? » Un de ses acolytes fit un pas en avant et saisit le cheval de Bayaz par la bride. « Ça suffit comme ça », gronda-t-il. Jezal sentit ses entrailles se contracter. Autour de Bayaz, l’air se mit à trembloter comme dans une forge surchauffée. L’homme le plus proche du Mage fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour s’apprêter à parler. Son visage parut soudain s’aplatir, puis sa tête s’ouvrit en deux. Il s’envola du sol, comme si un doigt géant invisible l’avait chassé d’une pichenette. Il n’avait même pas eu le temps de crier. Pas plus que ses quatre compagnons, debout derrière lui. Leurs corps disloqués, des éclats de bois arrachés au tronc gris, ainsi qu’une grande quantité de terre mêlée de cailloux, furent projetés dans les airs en un grondement de maison qui s’écroule et s’éparpillèrent à plus de cent pas de là, contre les parois de la gorge. Jezal, pétrifié, demeura bouche bée. Cela n’avait pris que quelques secondes. Cinq hommes se tenaient devant eux et, l’instant d’après, ils étaient réduits à l’état de viande hachée, mélangée à un monceau de débris. Quelque part hors de sa vue, la corde d’un arc siffla. Un cri bref. Et un corps tomba du sommet de la gorge, rebondit à plusieurs reprises sur les rochers, puis, tel un tas de chiffons, alla s’écraser la tête la première dans le torrent. « Au galop ! » rugit Bayaz. Mais Jezal ne pouvait pas bouger. Il restait immobile sur sa selle, le regard fixe. Autour du Mage, l’air frémissait encore, et même de plus en plus. Derrière lui, des rochers commencèrent à trépider, à ondoyer, à la manière de galets dans le lit d’une rivière. Le vieil homme se rembrunit, baissa les yeux vers ses mains qu’ils faisait tourner devant lui et murmura « Non ! » Les feuilles mortes tapissant le sol s’envolèrent, comme balayées par une bourrasque. « Non ! », répéta Bayaz, les yeux écarquillés. Son corps tout entier se mit à trembler. Jezal eut un hoquet de surprise quand les pierres amassées sur le sol s’élevèrent en planant jusqu’à une hauteur impensable. Des morceaux de branches se cassèrent avec des bruits secs, des touffes d’herbe se détachèrent d’elles-mêmes des parois, les pans de son manteau lui fouettèrent les cuisses, comme si une force invisible s’acharnait à tirer dessus. « Non ! » hurla Bayaz. Et ses épaules s’affaissèrent brusquement. À proximité, un arbre se fendit dans un craquement assourdissant ; des éclats de bois furent emportés au gré du vent cinglant. Quelqu’un criait, mais Jezal l’entendait à peine. Son cheval se cabra ; n’ayant pas eu la présence d’esprit de s’accrocher au pommeau de sa selle, il fut désarçonné et s’affala sur le dos, tandis qu’autour de lui la vallée tout entière s’emplissait de miroitements, de vacillements et de vibrations. La tête de Bayaz se renversa en arrière ; le Mage se rigidifia, une main levée, crispée par des spasmes. Une pierre aussi grosse que sa tête frôla le visage de Jezal et alla se désagréger sur un boulder. Il flottait dans l’air des déchets de toutes sortes : particules de terre, copeaux de bois, débris de roches et d’armes cassées. Dans les oreilles de Jezal résonnaient d’horribles craquements, des claquements, des mugissements. Il se retourna sur le ventre, bras sur la tête, et ferma les paupières. Il pensa à ses amis : West, Jalenhorm, Kaspa, et même au lieutenant Brint. Il pensa à sa famille, à son père, à ses frères, à sa demeure. Il pensa aussi à Ardee. S’il avait la chance de les revoir un jour, il se comporterait mieux. Il se le promit en silence, entre ses lèvres tremblantes, tandis qu’un vent surnaturel se déchaînait alentour. Il ne serait plus jamais égoïste, ni vaniteux, ni paresseux. S’il survivait à cela, il serait un bien meilleur ami, un meilleur fils, un meilleur amant. Si seulement il y survivait. Si seulement… Il perçut son propre souffle, saccadé, terrifié et sentit son sang cogner contre ses tempes. Le vacarme avait cessé. Jezal ouvrit les yeux et retira les mains de sa tête, répandant une pluie de brindilles et de terre autour de lui. La gorge jonchée de feuilles arrachées était embrumée par un nuage de poussière. Non loin, Neuf-Doigts marchait lentement, à la manière d’un crabe, un filet de sang écarlate s’écoulant d’une coupure à son front. Il avait tiré son épée ; elle ballottait contre sa jambe. Quelqu’un lui faisait face. Un de ceux qui avaient bloqué leur retraite, un individu de grande taille, doté d’une tignasse rousse. Les deux hommes se jaugeaient en décrivant des cercles. Agenouillé, Jezal les observait, bouche bée. Il avait vaguement l’impression qu’il lui fallait intervenir, mais sans avoir la moindre idée de la façon de procéder. Le rouquin se décida soudain à agir. Bondissant en avant, il fit tournoyer son épée au-dessus de sa tête. Malgré sa rapidité, Neuf-Doigts le surpassa : il se jeta vivement de côté, évitant de justesse la lame qui siffla près de son visage, revint aussitôt sur ses pas et, d’une taille, toucha son adversaire au ventre. Le gaillard gémit, tituba. La lourde épée de Neuf-Doigts chuinta et trancha l’arrière du crâne du malheureux qui s’emmêla les pieds et tomba face contre terre. Du sang jaillissait à gros bouillons de sa plaie béante. Jezal le regarda s’écouler sur le sol autour du cadavre, puis former lentement une flaque à laquelle s’amalgamaient grains de poussière et de terre. Pas de seconde touche ! Pas de vainqueur déclaré à la troisième ! Prenant brusquement conscience d’un bruit de lutte, d’un grognement, il leva les yeux. Neuf-Doigts était aux prises avec un nouvel adversaire, encore plus grand que le précédent. Tous deux grondaient en se montrant les dents, cherchant à s’emparer du même couteau. Jezal les dévisagea, bouche ouverte. À quel moment, cette bagarre avait-elle commencé ? « Tue-le ! hurla Neuf-Doigts sans lâcher son rival. Tire ton épée, nom de Dieu ! » Toujours agenouillé, Jezal se contenta de le regarder, une main serrée sur la poignée de son arme, comme si, alors qu’il était suspendu dans le vide, elle représentait la dernière touffe d’herbe à flanc de falaise à laquelle il s’était raccroché ; son autre main pendait mollement. Un bruit sourd. Le colosse émit un râle. Une flèche pointait hors de son flanc. Un nouveau claquement. Une deuxième flèche avait rejoint la première, suivie d’une troisième. Joli tir groupé ! L’homme se ramollit entre les bras de Neuf-Doigts, bascula à genoux, toussant et geignant. Il parvint à ramper en direction de Jezal, s’assit avec une grimace, puis, après avoir laissé échapper un vagissement insolite, s’effondra sur le dos. Les flèches qui lui sortaient du corps se dressèrent vers les cieux, à l’image de joncs sur le rivage d’un lac. Le géant avait cessé de bouger. « Qu’est devenu ce salaud de Finnius ? — Enfui. — Il va ramener des renforts ! — C’était lui ou l’autre, là-bas. — Je m’en occupais de celui-là ! — Ah oui ? Si tu avais pu le garder dans tes bras une année de plus, peut-être que Luthar aurait réussi à dégainer une de ses épées, hein ? » Quelles voix bizarres ! elles lui étaient complètement étrangères. Jezal se releva tant bien que mal, la bouche sèche, les oreilles bourdonnantes, les jambes flageolantes. À quelques pas de lui, Bayaz gisait sur la route, son apprenti agenouillé à ses côtés. Le Mage avait un œil clos, l’autre, entrouvert ; sa paupière qui clignait laissait apparaître un croissant de globe blanc. « Vous pouvez la lâcher, à présent. » Jezal baissa les yeux. Sa main aux jointures blanchies serrait toujours la poignée de son arme. Il obligea ses doigts à s’en détacher ; ils lui obéirent en se détendant peu à peu. Après cette pression intense, sa paume lui cuisait. Une main s’abattit alors sur son épaule. « Ça va ? » La voix de Neuf-Doigts. « Quoi ? — Vous êtes blessé ? » Jezal s’examina et fît bêtement tourner ses mains devant lui. « Je ne crois pas. — Bon ! Les chevaux sont partis. On ne peut pas leur en vouloir, hein ? Avec quatre jambes, moi, j’aurais déjà fait la moitié du chemin vers la mer. — Comment ? — Pourquoi n’iriez-vous pas les récupérer ? — Qui vous a désigné comme chef ? » Les sourcils broussailleux de Neuf-Doigts s’arquèrent légèrement. Jezal se rendit compte soudain qu’ils étaient vraiment proches l’un de l’autre et que la main de l’homme du Nord reposait encore sur son épaule. Cette main ne faisait que l’effleurer, pourtant il percevait sa force à travers le tissu de son manteau et sentait qu’elle devait être capable de lui arracher un bras. Maudissant sa langue trop pendue, qui lui avait déjà valu bon nombre d’ennuis, il attendit d’être frappé au visage ou de recevoir un coup mortel sur le crâne. Neuf-Doigts cependant se contenta de pincer la bouche, avant de reprendre la parole. « Vous et moi sommes très différents. À tout point de vue. Je constate que vous n’avez pas beaucoup de respect envers les gens de mon espèce, ni envers moi en particulier. Je ne peux pas vous en blâmer. Les morts connaissent mes défauts, et j’avoue volontiers en avoir certains. Vous vous considérez sûrement comme quelqu’un d’intelligent, et moi, vous me prenez pour quelqu’un de stupide ; vous n’avez pas tout à fait tort. Vous savez sans doute un tas de choses que j’ignore. Mais en matière de combats, j’ai le regret de vous dire que peu de gens ont une expérience plus grande que la mienne. Sans vouloir vous offenser, nous savons tous deux que ce n’est pas votre cas. Personne ne m’a désigné comme chef, mais il en faut un. » Il se rapprocha davantage, affermissant sa poigne sur l’épaule de Jezal en un geste paternel qui se voulait à la fois rassurant et menaçant. « Cela vous pose-t-il un problème ? » Jezal prit le temps de réfléchir. Il n’était pas à la hauteur, et les événements de ces dernières minutes l’avaient largement prouvé. Il examina l’homme que Neuf-Doigts venait de tuer, s’attardant sur la blessure béante de son crâne. Peut-être valait-il mieux faire ce qu’on lui avait ordonné, du moins pour le moment ! « Aucun, répondit-il. — Bien ! » Neuf-Doigts grimaça un sourire et le gratifia d’une tape dans le dos, avant de le libérer. « Il faut aller récupérer les chevaux, et je pense que vous êtes l’homme de la situation. » Jezal acquiesça sans rien dire, puis s’éloigna d’un pas chancelant pour commencer les recherches. Les Cent Verbes Il se tramait sûrement quelque chose d’insolite. Le colonel Glotka essaya de bouger son corps ; il en fut incapable. Un soleil aveuglant lui brûlait les yeux. « Avons-nous battu les Gurkhiens ? demanda-t-il. — Assurément », répondit Kahdia le Haddish qui, en se penchant, lui fit de l’ombre. « Avec l’aide de Dieu, nous les avons passés au fil de l’épée. Massacrés comme du vulgaire bétail. » Le vieil indigène recommença à grignoter la main tranchée qu’il tenait entre les siennes. Il avait déjà rongé un ou deux doigts. Glotka leva un bras pour s’en emparer, mais son membre, scié au niveau du poignet, ne disposait plus que d’un moignon ensanglanté. « Je jurerais que vous êtes en train de manger ma main », murmura le colonel. Kahdia sourit. « Et elle est délicieuse. Je vous en félicite. — Absolument délicieuse », marmonna le général Vissbruck, en la reprenant à Kahdia. Il se mit alors à sucer le lambeau de chair déchiquetée qui en pendait. « Ce doit être grâce à tous ces exercices d’escrime pratiqués dans votre jeunesse. » Son visage poupin souriant était barbouillé de sang. « L’escrime, bien sûr, dit Glotka. Je suis ravi que ma main vous plaise. » Pourtant, cette histoire lui semblait singulière. « Ça me plaît, à moi aussi ! » s’écria Vurms. Ce dernier mordillait délicatement les restes d’un pied de Glotka, à la manière d’une tranche de melon. « Nous nous régalons tous les quatre ! On dirait du cochon de lait grillé ! — Du délicieux fromage fondu ! hurla Vissbruck — Du miel doux ! roucoula Kahdia, en saupoudrant d’une pincée de sel les côtes de Glotka. — Oui, du miel doux », susurra la voix de Maître Eider, un peu plus lointaine. Glotka se hissa sur les coudes. « Que faites-vous si bas ? » Levant les yeux, elle lui grimaça un sourire. « Vous avez pris mes bijoux. Le moins que vous puissiez faire, c’est de me donner quelque chose en échange. » Telles de minuscules dagues, ses dents s’enfoncèrent profondément dans sa cuisse droite pour arracher une belle portion de chair crue. Elle aspira goulûment le sang de la blessure, passant de grands coups de langue sur sa peau. Le colonel Glotka haussa les sourcils. « Vous avez raison, bien sûr… oui, vous devez avoir raison. » Cela le faisait beaucoup moins souffrir qu’il ne l’aurait imaginé, mais rester à moitié redressé l’épuisait. Il se laissa retomber sur le sable, où il demeura immobile à contempler le ciel bleu. « Vous avez tous absolument raison. » Maître Eider s’attaquait désormais à sa hanche. « Hi ! hi ! gloussa le colonel, ça me chatouille ! » Quel plaisir d’être dévoré par une femme aussi belle ! pensa-t-il. « Un peu plus à gauche, chuchota-t-il en fermant les yeux. Un tout petit peu plus à gauche… » Pris d’une terrible angoisse, Glotka s’assit brusquement dans son lit, le dos cambré, tendu comme la corde d’un arc. Sous ses draps humides, sa jambe gauche tremblotait. Ses muscles atrophiés étaient noués par des crampes aussi atroces que si on le torturait au fer rouge. Il se mordit la lèvre avec ses rares dents pour ne pas crier, reniflant, expirant bruyamment par le nez, le visage déformé par ses efforts pour contrôler sa souffrance. Au moment où sa jambe parut sur le point de se déchirer, les muscles se décontractèrent subitement. Glotka s’affala de nouveau sur les draps humides, le souffle court. Ah ! ces maudits cauchemars ! Son corps n’était que douleur. Il se sentait faible et tremblait de tous ses membres, en proie à des sueurs froides. Il fronça les sourcils en scrutant les ténèbres. Un son étrange se propageait dans la chambre. Comme un chuintement, un sifflement étouffé. Qu’est-ce donc encore ? Lentement, prudemment, il roula sur lui-même pour sortir du lit, puis chancela jusqu’à la fenêtre et regarda dehors. Il eut l’impression que la ville entière avait disparu. Un vaste rideau gris avait été descendu, le coupant ainsi du monde. La pluie. Il pleuvait sur le rebord intérieur ; les grosses gouttes se transformaient en léger crachin qui, à son tour, envahissait la chambre en une petite bruine fraîche, mouillant au passage le tapis sous la fenêtre, les rideaux encadrant les croisées et la peau déjà moite de Glotka. La pluie. Il avait oublié qu’un tel phénomène existait. Un éclair alluma l’horizon. Les flèches du Grand Temple se dessinèrent brièvement à travers l’obscurité crépitante, avant d’être avalées de nouveau par les deux sombres, dans lesquels retentirent les premiers grondements du tonnerre. Tendant un bras à l’extérieur, Glotka sentit des perles d’eau froide lui picoter la peau. Une sensation curieuse, presque étrangère. « Ça alors ! chuchota-t-il. — Les premières pluies arrivent. » En pivotant sur ses talons, Glotka faillit s’étrangler. Il tituba et se rattrapa de justesse aux briques poisseuses en bordure de fenêtre. Il faisait noir comme dans un four ; impossible de deviner d’où provenait cette voix. L’ai-je simplement imaginée ? Serais-je encore en train de rêver ? « Un moment sublime. Le monde semble revivre. » Le cœur de Glotka cessa de battre. Une voix d’homme, grave et chaude. La voix de celui qui a enlevé Davoust ? Et qui m’emmènera bientôt ? Un nouvel éclair illumina la pièce, dévoilant l’intrus, assis jambes croisées, au milieu du tapis. Un vieillard à la peau noire, aux cheveux longs. Entre moi et la porte ! Impossible de passer… même si j’étais meilleur coureur que je ne le suis. La lumière disparut aussi vite qu’elle avait surgi, mais l’apparition persista un instant, gravée sur les pupilles de Glotka. Un roulement de tonnerre déchira les deux ; son écho se répercuta à travers la vaste chambre obscure. Même si je criais à l’aide – et si quelqu’un s’en souciait –, on ne m’entendrait pas. « Qui diable êtes-vous ? demanda Glotka d’une petite voix rendue aiguë par la surprise. — Je m’appelle Yulwei. Vous n’avez pas à vous inquiéter. — Pas à m’inquiéter ? Vous plaisantez, j’espère ! — Si j’avais voulu vous tuer, vous seriez mort dans votre sommeil. Mais dans ce cas, j’aurais laissé un cadavre derrière moi. — C’est rassurant ! » Glotka faisait travailler ses méninges à toute allure, passant en revue les objets à portée de main. J’atteindrais peut-être la théière décorative sur la table. Il retint un gloussement. Et après ? qu’est-ce que j’en ferais ? Devrais-je lui offrir une tasse de thé ? Même si j’étais un combattant bien plus efficace que je ne le suis, je n’ai vraiment rien pour me défendre. « Comment êtes-vous entré ? — Je dispose de moyens personnels. Les mêmes qui m’ont permis de traverser le désert infini, d’emprunter la route principale de Shaffa en secret, de franchir le campement des Gurkhiens et de pénétrer dans la ville. — Il vous aurait suffi de frapper ! — Frapper à une porte ne garantit pas que l’on obtiendra la permission d’entrer. » Glotka plissa les yeux pour tenter de percer les ténèbres ; à part les vagues contours gris des meubles et les grandes arches des autres fenêtres, il ne voyait rien. La pluie continuait à tambouriner sur la tablette derrière lui, à gazouiller sur les toits de la ville, en contrebas. Au moment où il crut s’être enfin réveillé, la voix reprit : « J’ai surveillé les Gurkhiens, comme je l’ai fait tout au long de ces dernières années. C’est la tâche qu’on m’a attribuée. En punition du rôle que j’ai joué dans le schisme de mon ordre. — Votre ordre ? — L’ordre des Mages. Je suis le quatrième des douze apprentis de Juvens. » Un Mage. J’aurais dû m’en douter. Comme ce vieil intrigant chauve de Bayaz, dont je n’ai rien réussi à tirer, excepté des propos confus. Comme si je n’avais pas assez de tracas avec la politique et les trahisons ! Maintenant, par-dessus le marché, il va falloir que je m’occupe de mythes et de superstitions. Ma seule consolation, c’est que je ne mourrai pas encore cette nuit. « Un Mage, hein ? Pardonnez-moi de ne pas me réjouir autant qu’il le faudrait. Les rapports que j’ai eus avec votre ordre se sont toujours soldés par une perte de temps. — Alors, peut-être puis-je racheter notre réputation. Je viens vous fournir des renseignements. — Gratuitement ? — Pour cette fois ! Les Gurkhiens sont en marche. Cinq de leurs étendards dorés viennent d’investir la péninsule, à la faveur du mauvais temps. Vingt mille lanciers, équipés d’engins de guerre. Cinq étendards supplémentaires patientent derrière les collines. Et ce n’est pas fini ! Les routes de Shaffa à Ul-Khatif, d’Ul-Khatif à Daleppa et de Daleppa à la mer, grouillent de soldats. L’empereur a déployé le gros de ses forces. Le Sud tout entier est en marche. Des recrues de Kadir et de Dawah, les fougueux cavaliers d’Yash-tavit, ainsi que les farouches sauvages des jungles du Shamir, cet endroit où hommes et femmes luttent côte à côte. Tous se dirigent vers le nord. Ils viennent ici se battre pour l’empereur. — Tout ce monde-là… rien que pour prendre Dagoska ? — Et il y en aura d’autres. L’empereur s’est construit une flotte. Une centaine d’énormes navires. — Les Gurkhiens ne sont pas des marins. L’Union a toujours contrôlé les voies maritimes. — Les temps changent, et vous devrez changer aussi, si vous ne voulez pas être balayés. Cette guerre ne ressemblera pas à la précédente. Khalul s’est enfin décidé à envoyer ses propres soldats. Une armée qu’il a mis des années à élaborer. Les portes du grand temple-forteresse de Sarkant sont en train de s’ouvrir, tout là-haut sur les montagnes pelées. Je les ai vus de mes yeux. Mamum est à leur tête, Mamum le-trois-fois-béni et le-trois-fois-maudit, le précieux-fruit-du-désert, le premier apprenti de Khalul. Ensemble ils ont enfreint la Deuxième Loi, ensemble ils ont mangé de la chair humaine. Les Cent Verbes les suivent, tous des Dévoreurs, des disciples du Prophète, engendrés pour combattre, gavés pendant toutes ces années, et experts en matière d’armes et de grand Art. Le monde n’a pas connu pareil péril depuis les temps anciens, quand Juvens a affronté Kanedias. Peut-être même avant, lorsque Glustrod a communiqué avec l’Au-delà et cherché à ouvrir les portes du monde souterrain. » Bla-bla-bla. Dommage ! Il tenait un discours presque cohérent pour un Mage ! « Vous souhaitiez me fournir des renseignements. Gardez vos histoires à dormir debout et dites-moi plutôt ce qui est arrivé à Davoust. — Un Dévoreur rôde ici. Je le sens. Un habitant de l’ombre. Avec pour mission d’éliminer tous ceux qui s’opposeront au Prophète. » Et je suis le premier de la liste ? « Votre prédécesseur n’a jamais quitté ces appartements. Le Dévoreur s’en est emparé pour protéger le traître qui opère dans la cité. » Oui. Là, nous parlons le même langage. « Qui est ce traître ? » Dans la voix de Glotka résonna une inflexion stridente, tranchante, avide, même à ses oreilles. « Je ne suis pas un diseur de bonne aventure, l’estropié, et si j’étais capable de vous donner une réponse, me croiriez-vous ? Chaque chose en son temps ! — Peuh ! railla Glotka. Vous êtes bien comme Bayaz. Vous parlez pour ne rien dire. Des Dévoreurs ? Et puis quoi encore ? Rien que des vieilles fables, des balivernes ! — Des fables ? Bayaz ne vous a-t-il pas emmené dans la Demeure du Créateur ? » Glotka déglutit, sa main tremblante serra le rebord humide de la fenêtre. « Pourtant vous doutez de moi ! Vous n’apprenez pas vite, l’estropié. Aurais-je pu les imaginer, ces esclaves enlevés par les Gurkhiens dans chacun des pays qu’ils ont conquis et traînés vers Sarkant ? N’aurais-je pas vu ces colonnes interminables qu’on conduit dans les montagnes ? Pour nourrir Khalul et ses disciples, pour leur permettre d’accroître leur pouvoir. C’est un crime envers Dieu ! Une violation de la Deuxième Loi écrite par Euz lui-même en lettres de feu ! Vous doutez de moi… c’est peut-être sage de votre part, mais avant l’aube les Gurkhiens seront là. Vous compterez cinq étendards et comprendrez que j’ai dit la vérité. — Qui est le traître ? insista Glotka. Dites-le-moi, au lieu de parler par énigmes, maudit vieillard ! » Hormis le tambourinement de la pluie, le gazouillis de l’eau dans les gouttières, le bruissement du vent agitant les rideaux, le silence régnait. Un violent éclair illumina soudain la chambre dans ses moindres recoins. Plus personne sur le tapis. Yulwei était parti. L’armée gurkhienne progressait avec lenteur. La formation composée de cinq énormes blocs, deux à l’avant, trois à l’arrière, couvrait presque entièrement la bande de terre entre les deux bras de mer. Un rang après l’autre, les soldats marchaient en un bel ensemble, au rythme des battements de gros tambours. Les martèlements de leurs lourdes bottes résonnaient au loin, à l’instar des grondements du tonnerre de la nuit précédente. Le soleil, qui avait déjà effacé toute trace de pluie, se réfléchissait sur les milliers de casques et de boucliers rutilants, sur les milliers d’épées, de pointes de flèches et de cottes de mailles. Une forêt de lances étincelantes avançait inexorablement. Une marée humaine impitoyable, infatigable, indomptable. Dispersés au sommet des remparts, accroupis derrière les créneaux, tripotant distraitement leurs arbalètes, les soldats de l’Union guettaient avec nervosité les mouvements de leurs ennemis. Leur peur est palpable. Qui pourrait les en blâmer ? À dix contre un, ils nous surpassent déjà. Là-haut, dans les courants d’air, aucun roulement de tambour, aucun ordre aboyé, aucun préparatif fébrile. Rien que le silence. « Les voilà qui arrivent… » dit Nicomo Cosca d’un ton rêveur, en contemplant la scène avec un petit sourire. Lui seul semblait ne pas éprouver de crainte. Soit il a des nerfs d’acier, soit il manque d’imagination. Apparemment, flemmarder et boire dans un bouge ou attendre la mort, c’est du pareil au même, pour lui. Un pied sur le parapet, les bras croisés sur son genou, il balançait négligemment la bouteille à demi pleine qu’il tenait à la main. La tenue de combat du mercenaire était, à un détail près, identique à celle qu’il portait pour s’enivrer. Mêmes bottes râpées, même pantalon usé jusqu’à la corde. Sa seule concession au danger était d’avoir revêtu un plastron noir, incrusté d’ornements en volutes dorées, qui avait connu des jours meilleurs. Le vernis s’écaillait entre les rivets piquetés de rouille. Ce devait être une véritable œuvre d’art, jadis. « Jolie pièce d’armure que vous avez là ! — Quoi ? Ça ? » Cosca baissa les yeux vers son plastron. « Autrefois, peut-être, mais il en a subi de belles, au fil du temps ! Il a reçu la pluie plus d’une fois. C’est un cadeau de la grande-duchesse Sefeline d’Ospria, en remerciement de mes bons et loyaux services, pour avoir vaincu l’armée de Sipani pendant la guerre de Cinq Mois. Elle me l’a remis, en me jurant une amitié éternelle. — C’est bon d’avoir des amis. — Pas vraiment. La même nuit, elle a tenté de m’éliminer. Mes victoires m’avaient rendu trop populaire auprès de ses sujets. Elle craignait que je m’empare du pouvoir. Du poison dans mon vin. » Cosca but une gorgée de sa bouteille. « Il a tué ma maîtresse préférée. J’ai été obligé de fuir avec trois fois rien, dont ce plastron, et de chercher du travail auprès du prince de Sipani. Ce vieux salaud ne payait pas aussi bien qu’elle, mais j’ai fini par obtenir le commandement de son armée pour attaquer la grande-duchesse et eu la satisfaction de la voir empoisonnée à son tour. » Il fronça les sourcils. « Son visage est devenu tout bleu. Bleu vif, oui, je vous jure. Mieux vaut éviter d’être trop populaire, croyez-moi ! » Glotka eut un petit reniflement moqueur. « La popularité, débordante ou non, n’est pas mon problème le plus urgent. » Visiblement agacé d’être ignoré, Vissbruck s’éclaircit la gorge, avant d’indiquer les rangs infinis des soldats qui envahissaient l’isthme. « Monsieur le Supérieur, les Gurkhiens approchent. » Ah bon ? Je n’avais pas remarqué ! « Ai-je votre permission d’inonder la douve ? » Oh oui, votre petit instant de gloire. « Allez-y. » Vissbruck parada derrière les créneaux, affichant un air plein de suffisance. Puis il leva lentement un bras et le baissa vivement, en un geste solennel. Quelque part en contrebas, des fouets invisibles claquèrent, des attelages de mules tirèrent sur des cordes. Les grincements plaintifs du bois subissant une forte traction montèrent jusqu’en haut des remparts, suivis de nombreux craquements à mesure que les barrages cédaient et des grondements furieux des flots d’eau salée se précipitant de chaque extrémité pour remplir le fossé. Les eaux se rejoignirent quasiment à leurs pieds, projetant des gerbes d’embruns qui dépassèrent les créneaux. Quelques instants plus tard, ce nouveau ruban d’eau de mer avait retrouvé sa placidité. Le fossé était devenu un canal, la cité, une île. « La douve est inondée ! annonça le général Vissbruck. — À l’évidence, railla Glotka. Félicitations. » Espérons que les rangs gurkhiens ne recèlent pas de bons nageurs. Sinon ils n’auront que l’embarras du choix. Au-dessus de la masse des soldats en marche brandillaient cinq mâts gigantesques, surmontés de symboles gurkhiens scintillants en or massif. Les symboles des batailles qu’ils ont menées et remportées. Les étendards de cinq légions étincelaient sous le soleil de plomb. Cinq légions. Exactement ce que le vieillard m’a dit. Et les navires, suivront-ils ? Glotka tourna la tête pour inspecter les environs de la ville basse. Encore encombrés de bateaux, les longs appontements s’étiraient dans la baie, à l’image des piquants d’un oursin. Des bateaux qui débarquent nos provisions et embarquent les quelques marchands retardataires et anxieux. À cet endroit, aucune muraille. Peu de défenses, d’aucune sorte. Nous ne pensions pas en avoir besoin. L’Union a toujours contrôlé les mers. Mais si des navires venaient… « Nous reste-t-il des réserves de bois et de pierres ? » Le général s’empressa de hocher vigoureusement la tête. Il s’est enfin adapté à la hiérarchie militaire, à ce que je vois. « En quantité, Monsieur le Supérieur, selon les ordres que vous aviez exprimés. — Je veux que vous construisiez un mur derrière les docks et le long du rivage. Aussi solide, aussi haut, et aussi rapidement que possible. Nos défenses sont faibles, là-bas. Tôt ou tard, les Gurkhiens seront tentés de les mettre à l’épreuve. » Sourcils froncés, le général observa l’armée grouillante des soldats qui déferlaient sur la péninsule, puis baissa les yeux vers les docks paisibles et reporta son attention sur Glotka. « Mais la menace du côté des terres est sûrement un peu plus… urgente ! Les Gurkhiens ne sont pas des marins et, en aucun cas, ne disposent d’une flotte digne de ce nom… — Les temps changent, général. Les temps changent. — Bien sûr. » Vissbruck s’éloigna pour aller s’entretenir avec ses aides de camp. Glotka longea le chemin de ronde en boitant et rejoignit Cosca. « À votre avis, combien peuvent-ils être ? » Le Styrien commença à gratter ses boutons purulents à la base du cou. « J’ai dénombré cinq étendards, appartenant à cinq légions de l’empereur, et il y en a beaucoup d’autres. Éclaireurs, ingénieurs, soldats irréguliers de régions encore plus méridionales. Combien peuvent-ils être ? » Il regarda le soleil en cillant, remua ses lèvres en silence, comme s’il additionnait mentalement des chiffres astronomiques. « Un sacré paquet ! » Renversant brusquement la tête, il sirota les dernières gouttes contenues dans sa bouteille, fit claquer ses lèvres, rejeta son bras en arrière et lança la bouteille vide en direction des Gurkhiens. Elle brilla quelques instants au soleil, avant d’éclater en mille morceaux sur le sol damé, de l’autre côté du récent canal. « Vous voyez ces chariots, très loin derrière ? » Glotka éleva sa longue-vue et y colla un œil. Derrière la multitude des soldats, il distingua effectivement une longue colonne de gros chariots, à peine visible dans la brume miroitante et les nuages de poussière soulevés par les bottes pesantes. Une armée a besoin de vivres, évidemment, mais une fois encore… Çà et là, de gigantesques poteaux, identiques à des pattes d’araignée, pointaient vers le ciel. . « Des engins de siège », murmura Glotka. Comme l’a affirmé Yulwei. « Ils ne plaisantent pas. — Oh, mais vous non plus ! » Cosca s’approcha du parapet et se débattit avec son ceinturon. Quelques secondes plus tard, Glotka entendit le crépitement de son urine qui ricochait à la base des remparts. Le mercenaire lui grimaça un sourire par-dessus son épaule. Ses cheveux fins flottaient dans la brise marine. « Tout le monde a des choses sérieuses à faire. Je dois aller dire deux mots à Maître Eider. Je crois que je ne vais pas tarder à toucher ma solde. — C’est aussi mon avis. » Glotka rangea sa longue-vue. « Et à la mériter ! » Si un sourd suivait un aveugle Le Premier des Mages était allongé sur le dos dans le chariot, le corps raidi, coincé entre un tonneau d’eau et un sac d’avoine pour les chevaux, la tête posée sur un rouleau de corde en guise d’oreiller. Jamais il n’avait paru aussi vieux, aussi maigre, ni aussi faible à Logen. Son souffle était rauque, son teint, pâle et brouillé, sa peau, distendue sur ses os saillants et luisante de sueur. De temps à autre, il se contractait vivement, puis se tortillait en murmurant des paroles incompréhensibles, les paupières frémissantes, comme celles d’un homme prisonnier d’un cauchemar. « Que s’est-il passé ? » Quai garda les yeux baissés. « Lorsqu’on utilise le grand Art, on devient redevable à l’Au-delà ; et ce qu’on a emprunté doit être remboursé. Il y a des risques, même pour un maître. Essayer de changer le monde par la pensée… quelle arrogance ! » Les commissures de ses lèvres remontèrent en un mince sourire. « À force d’emprunter trop souvent, peut-être qu’un jour on se retrouve dans le monde souterrain et qu’on y laisse une partie de soi… — On y laisse une partie de soi ? » bredouilla Logen, en jetant un coup d’œil sur le vieillard agité. La façon qu’avait Quai de s’exprimer ne lui plaisait guère. En outre, le fait d’errer au milieu de nulle part, sans avoir la moindre idée de sa destination, ne prêtait pas à sourire, du moins lui semblait-il. « Quand je pense, chuchota l’apprenti, que le Premier des Mages est aussi vulnérable qu’un nourrisson. » Il appuya doucement sa main sur la poitrine de Bayaz. « Sa vie ne tient qu’à un fil. Il suffirait que j’applique cette main délicate autour son cou… pour le tuer. » Logen plissa le front. « Pourquoi voudrais-tu faire ça ? » Quai releva la tête et lui adressa un sourire écœurant. « Pourquoi quelqu’un voudrait-il le tuer ? Juste une idée qui m’a traversé l’esprit. » Et il retira vivement sa main. « Pendant combien de temps va-t-il rester comme ça ? » Malacus s’assit plus confortablement dans le chariot et contempla le ciel. « Impossible à dire. Peut-être quelques heures. Peut-être à jamais. — À jamais ? » Logen serra les dents. « Où tout cela nous mène-t-il ? As-tu une idée de l’endroit où nous allons ? Sais-tu pourquoi nous y allons ? Ou ce que nous devrons faire, une fois arrivés ? Ne devrions-nous pas rebrousser chemin ? — Non. » Le visage de Quai était aussi froid que l’acier. Logen n’aurait jamais imaginé qu’il puisse faire preuve d’une telle froideur. « Des ennemis sont à nos trousses. Revenir en arrière maintenant serait plus dangereux que de continuer. Nous poursuivrons notre route. » Logen tressaillit et se frotta les yeux. Il se sentait épuisé, courbaturé, malade ; il regrettait de ne pas avoir interrogé Bayaz sur ses plans, quand il en avait eu l’occasion. Et, tant qu’à faire, il regrettait d’avoir quitté le Nord. Il aurait pu trouver un moyen de régler son compte à Bethod ou serait mort en un lieu qu’il connaissait, entre les mains d’hommes qu’au moins il comprenait. Logen n’avait aucune envie de commander. Il fut un temps où il ne rêvait que de célébrité, de gloire, de respect, mais ces privilèges avaient impliqué de nombreux sacrifices et, en définitive, ils n’étaient rien d’autre que des lauriers de pacotille. Des hommes lui avaient fait confiance, et il les avait conduits sur une route sanglante et douloureuse, directement à la boue. Il n’avait plus d’ambition désormais. Dès qu’il s’agissait de prendre une décision, il avait la poisse. Écartant les mains de ses paupières, il regarda autour de lui. Bayaz continuait de marmonner dans son sommeil tourmenté. Quai était toujours plongé dans une contemplation distraite du ciel. Tournant le dos à ses compagnons, Luthar observait la gorge. Assise sur un rocher, la mine renfrognée, Ferro nettoyait son arc avec un lambeau de chiffon. Comme il fallait s’y attendre, Long-Pied avait réapparu après la bataille ; non loin du groupe, il semblait content de lui. Logen fit la grimace, puis poussa un profond soupir. Il n’y avait vraiment rien à faire. Il était le seul à pouvoir accomplir cette tâche. « D’accord, va pour le pont d’Aulcus ; une fois là-bas, nous aviserons. — Ce n’est pas une bonne idée », intervint Long-Pied, d’un ton découragé ; flânant autour du chariot, il y jeta un coup d’œil. « Pas du tout une bonne idée. J’avais déjà prévenu notre employeur avant sa… mésaventure. La ville est déserte et en ruine. C’est un endroit déchu, saccagé, dangereux. Le pont tient toujours, mais d’après les rumeurs… — Il avait prévu de passer par Aulcus, et c’est ce que nous ferons. » Long-Pied poursuivit, comme si Logen n’avait rien dit. « Je pense que nous devrions retourner vers Calcis. Nous ne sommes qu’à mi-chemin de notre dernière destination et nous disposons de suffisamment de nourriture et d’eau pour le voyage de retour. Avec un peu de chance… — Vous avez été payé pour aller jusqu’au bout, non ? — Eh bien, euh… oui, mais… — Aulcus. » Le Navigateur cilla. « Bon, je vois que vous êtes décidé. Apparemment, résolution, hardiesse et vitalité font partie de vos talents, mais si je puis me permettre, la prudence, la sagesse et l’expérience sont au nombre des miens, et je reste persuadé que… — Aulcus », tonna Logen. Long-Pied s’interrompit, bouche ouverte. Il la referma brusquement. « Parfait. Nous reprendrons la route de la plaine jusqu’aux trois lacs. Aulcus se trouve juste avant. Le voyage n’en restera pas moins long et périlleux, surtout avec l’hiver qui arrive. Il devrait y avoir… — Bien. » Logen se détourna, sans laisser au Navigateur la possibilité d’ajouter quoi que ce soit. Il avait fait le plus facile. Suçotant ses lèvres, il se dirigea vers Ferro. « Bayaz est… » Il chercha le mot approprié « … évanoui. Nous ne savons pas pour combien de temps. » Elle hocha la tête. « Nous continuons ? — Euh… je pense… que ça fait partie du plan. — D’accord. » Elle quitta sa place sur le rocher et glissa son arc sur son épaule. « Alors, mieux vaut y aller. » Plus facile qu’il ne l’avait pensé ! Trop facile, peut-être. Il se demanda si elle projetait toujours de s’enfuir discrètement. À dire vrai, il y songeait aussi. « Je ne sais même pas où nous allons. » Elle renifla d’un air blasé. « Je n’ai jamais su où j’allais. Si tu veux mon avis, ça ira beaucoup mieux, maintenant que tu as pris les choses en main. » Elle s’éloigna en direction des chevaux. « Je n’ai jamais eu confiance en ce vieux salopard. » Ne restait plus que Luthar. Debout à l’écart, les épaules voûtées, l’air misérable, il leur tournait toujours le dos. Logen aperçut sa mâchoire se contracter nerveusement sur le côté de son visage, tandis qu’il fixait le sol. « Ça va ? » Luthar parut à peine l’entendre. « Je voulais me battre. Je le voulais vraiment… et je savais comment faire… et j’avais mes mains sur mes épées. » Il donna un coup de poing rageur sur la poignée de sa rapière. « J’ai été aussi inefficace qu’un nouveau-né, bon sang ! Pourquoi n’ai-je pas réussi à bouger ? — Ah, c’est ça ? Par les morts, mon garçon, ça arrive à certaines personnes, la première fois ! — C’est vrai ? — Plus souvent que vous ne le pensez. Vous, au moins, vous n’avez pas fait dans votre froc ! » Luthar arqua les sourcils. « Ça arrive ? — Plus souvent que vous ne le pensez. — Et vous, vous êtes-vous dégonflé, la première fois ? » Logen plissa le front. « Non. Tuer me vient trop facilement. Ç’a toujours été comme ça. Croyez-moi ! c’est vous qui avez de la chance. — Sauf si je me fais tuer pour n’avoir pas bougé ! — Oui, effectivement », fut obligé de reconnaître Logen. La tête de Luthar s’affaissa davantage. Logen lui tapota le bras. « Mais vous êtes encore là ! Allons, mon garçon, courage ! Vous êtes un veinard ! Vous êtes encore en vie, non ? » Luthar acquiesça d’un piètre signe de tête. L’entourant d’un bras, Logen le guida vers les chevaux. « Vous avez donc encore la chance de pouvoir faire mieux la prochaine fois. — La prochaine fois ? — Bien sûr. S’améliorer… voilà en quoi consiste la vie ! » Logen remonta en selle avec raideur, perclus de douleur, ankylosé par leurs longues chevauchées, meurtri par l’escarmouche dans le défilé, où il avait reçu un morceau de rocher sur le bas du dos et un fameux coup de poing sur le côté de la tête. Ç’aurait pu être pire ! Il se tourna vers ses compagnons. Tous étaient prêts et le regardaient. Ces quatre visages, opposés au possible, affichaient plus ou moins la même expression. Ils attendaient son signal. Pourquoi les gens croyaient-ils toujours qu’il avait les réponses ? Il déglutit, puis enfonça ses talons dans les flancs de sa monture. « Allons-y. » Le stratagème du prince Ladisla Vous devriez passer moins de temps ici, colonel West. » Pike reposa son marteau. La lueur de l’objet qu’il forgeait se reflétait dans ses yeux et donnait à son visage défiguré une nuance orangée. « On commence à jaser. » West esquissa un sourire contrit. « C’est le seul endroit chaud de ce maudit camp. » C’était exact, mais loin d’être la véritable raison de sa présence en ce lieu. En réalité, c’était le seul endroit où personne n’irait le chercher. Ni les hommes frigorifiés, affamés, ni ceux qui n’avaient ni eau, ni armes, ni la moindre idée de ce qu’ils faisaient là. Et encore moins ceux qui étaient morts de faim ou de froid, et qu’il fallait enterrer. Car même les morts ne pouvaient se débrouiller sans lui. Tout le monde avait besoin de West, jour et nuit. Tout le monde, sauf Pike, sa fille et le reste des condamnés. Ces derniers semblaient se suffire à eux-mêmes ; voilà pourquoi la forge était devenue son refuge. Un refuge bondé, enfumé, certes, mais pas moins plaisant pour autant. Il préférait, de loin, être là plutôt qu’avec le prince et sa suite. Là, parmi ces criminels, la situation lui paraissait moins… ambiguë. « Vous gênez, colonel. Comme d’habitude. » Cathil le bouscula au passage, avec dans sa main gantée une paire de pinces emprisonnant une lame de couteau rougeoyante. Elle la plongea dans l’eau, sourcils froncés, et la tourna dans un sens puis dans l’autre, noyée dans un nuage de vapeur sifflante. West observa ses gestes rapides et précis ; il remarqua les gouttes de transpiration sur son bras maigre, détailla sa nuque et ses cheveux noirs, collés par la sueur. Difficile de croire qu’il eût pu la prendre pour un garçon ! Elle maniait sûrement le métal aussi bien qu’un homme, mais la forme de son visage – sans oublier celle de sa poitrine, de sa taille et la chute de ses reins – était typiquement féminine… Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et surprit son regard. « Vous n’auriez pas une armée à diriger, par hasard ? — Elle survivra bien dix minutes de plus sans moi. » Retirant de l’eau la lame refroidie devenue sombre, elle l’envoya rejoindre bruyamment ses semblables, empilées près de l’affiloir. « Vous en êtes sûr ? » Là, elle n’avait peut-être pas tort. West prit une profonde inspiration, soupira, puis, à contrecœur, pivota pour rejoindre la sortie, franchit la porte de son abri et retrouva le camp. Après la chaleur de l’étuve, le vent hivernal lui pinça les joues. West remonta le col de son manteau et, bras croisés sur la poitrine, se courba pour affronter le raidillon de l’allée principale. Dès qu’il se fut éloigné de la forge bourdonnante d’activité, il constata que le silence régnait dans le camp. À tel point qu’il percevait les craquements du sol givré sous ses bottes et les jurons indistincts d’un lointain soldat qui s’approchait en grommelant dans l’obscurité. Dans le ciel parfaitement dégagé, les étoiles luisantes pailletaient les ténèbres d’un léger poudroiement argenté. « Magnifique, murmura-t-il. — On finit par s’y habituer. » Il aperçut Séquoia ; ce dernier se frayait un chemin entre les tentes, Renifleur sur ses talons. Quelques simples courbes pâles et d’autres plus foncées, à l’image des parois d’une montagne éclairée par la lune, se dessinaient sur son visage plongé dans l’ombre. Malgré cela, West y lut l’annonce de mauvaises nouvelles. En temps normal, il aurait déjà été difficile de considérer ce vieil homme comme un boute-en-train, mais là, il affichait une mine particulièrement sévère. « Quelle heureuse rencontre, dit West en langage du Nord. — Vous croyez ? Bethod se trouve à cinq jours de marche du camp. » Le vent froid transperça soudain le manteau de West. Il frissonna. « Cinq jours ? — S’il n’a pas bougé depuis que nous l’avons vu. Et ça, ça m’étonnerait ! Bethod n’a jamais su tenir en place. S’il se dirige bien vers le sud, il pourrait être ici en trois jours. Même un peu moins. « Combien sont-ils ? » Renifleur humidifia ses lèvres ; dans l’air frais, son souffle blanc flottait autour de son visage hâve. « Dix mille, à vue de nez, mais il pourrait y en avoir bien plus, à l’arrière. » West eut encore plus froid. « Dix mille ? Tant que ça ? — Oui, environ dix mille. Des serfs en majorité. — Des serfs ? Une infanterie légère ? — Légère, mais pas autant que les déchets que nous avons ici ! » Séquoia examina d’un air maussade les tentes délabrées, les feux de camps mal disposés, sur le point de s’étouffer. « Les serfs de Bethod ont beau être maigres, couverts du sang des batailles et durs comme du bois à force de marcher, ces salauds sont quand même capables de courir toute la journée, puis de se battre toute la nuit, s’il le faut. Des archers, des lanciers, tous parfaitement entraînés. — Il ne manque pas de fantassins non plus, ni de tout le reste, marmonna Renifleur. — Ça, c’est sûr. Ils ont de solides cottes de mailles, de bonnes lames et des chevaux en quantité. Il doit aussi y avoir des hommes comme nous. Bethod a choisi le dessus du panier, et parmi ces gens on trouve des meneurs expérimentés. Plus quelques peuplades étranges venues de l’est. Des sauvages vivant sur l’autre rive de la Crinna. Il a dû en disperser une partie plus au nord pour occuper vos copains, et emmener ses meilleurs guerriers avec lui dans le sud pour affronter les plus faibles d’entre vous. » Par-dessous ses sourcils broussailleux, Séquoia jeta un regard morose sur le camp négligé. « Sans vouloir vous offenser, je ne donne pas cher de votre peau en cas d’attaque. » Exactement ce qu’ils avaient voulu éviter. West prit le temps de déglutir. « À quelle rapidité une telle armée peut se déplacer ? — Très vite. Leurs éclaireurs devraient être ici après-demain. Le gros des troupes, un jour plus tard. Du moins s’ils viennent droit sur nous, ce qui est difficile à dire. Ça ne m’étonnerait pas de Bethod qu’il franchisse la rivière plus au sud pour nous prendre à revers. — À revers ? » Même en s’attendant à l’arrivée de l’ennemi, ils n’étaient pas franchement équipés pour cela. « Comment a-t-il pu savoir où nous étions ? — Bethod a toujours eu un don pour deviner les intentions de ses ennemis. Ce salopard est vraiment doué, et en plus sacrément chanceux. Il adore prendre des risques. En outre, dans une guerre, la part de chance est ce qu’il y a de plus important. » West inspecta les environs en clignant des paupières. Dix mille hommes du Nord aguerris se ruant sur leur camp de misère. Des hommes du Nord imprévisibles et chanceux. Il s’imagina en train commander à ses recrues indisciplinées de former les rangs, alors qu’elles pataugeraient dans la boue jusqu’aux genoux. Ce serait un massacre. Un deuxième Black Well. Du moins étaient-ils prévenus ! Il leur restait trois jours pour préparer leur défense, ou mieux encore, pour commencer leur retraite. « Nous devons en informer le prince immédiatement. » Lorsque West écarta l’un des pans de la toile, une musique douce s’échappa de la tente, un rai de lumière chaleureux éclaira brièvement la nuit glaciale. Surmontant sa répugnance, il se faufila à l’intérieur, suivi de près par les deux hommes du Nord. « Par les morts !… » bredouilla Renifleur ébahi, en regardant autour de lui. West avait oublié à quel point les quartiers du prince paraîtraient insolites à un nouveau venu, surtout si celui-ci n’était pas un habitué du luxe. L’endroit ressemblait davantage à une immense salle tendue de tissu pourpre, de cinq toises de long sur quatre de haut, qu’à une tente. On avait accroché des tapisseries styriennes sur les côtés et couvert le sol de tapis kantiques. Les meubles auraient mieux convenu à un palais qu’à un camp. D’énormes bahuts sculptés. Des coffres ornés de dorures contenant la fabuleuse garde-robe du prince – assez conséquente pour habiller une armée d’élégants. Le lit à baldaquin monumental faisait à lui seul le double de n’importe quelle tente du camp. Enfin, dans un coin, une grande table cirée ployait sous le poids des diverses gâteries empilées dans des plats d’or et d’argent qui scintillaient à la lueur des bougies. Comment imaginer qu’à dix pas de là des hommes affamés s’entassaient dans le froid ? Le prince Ladisla était avachi sur une chaise haute en bois noir, capitonnée de soie rouge… un trône, aurait-on pu dire. Un verre vide oscillait dans sa main gauche. De la droite, il battait la mesure pour le quatuor de musiciens professionnels qui pinçaient leurs cordes, tiraient l’archet ou soufflaient en douceur dans leurs instruments rutilants, dans le coin opposé au buffet. Autour de Sa Grandeur, quatre membres de son état-major impeccablement vêtus s’ennuyaient à mourir ; parmi eux se trouvait le jeune lord Smund – devenu, au fil des semaines, la personne que West détestait le plus au monde. « C’est tout à votre honneur, hurlait justement le jeune Smund au prince. Partager la vie rude d’un camp a toujours été le meilleur moyen de gagner le respect du commun des soldats… — Ah, colonel West ! gazouilla Ladisla. Et deux de ses éclaireurs du Nord ! C’est un véritable plaisir ! Vous devez absolument manger quelque chose ! » Il indiqua d’un geste maladroit d’ivrogne la table regorgeant de nourriture. « Je vous remercie, Votre Grandeur, mais j’ai déjà mangé. J’apporte des nouvelles de la plus haute… — Ou prendre du vin ! Vous devriez tous en boire, c’est une cuvée excellente ! Où donc est passée cette bouteille ? » Il fouilla sous sa chaise. Renifleur s’était déjà approché de la table. Penché dessus, il flairait les mets à la manière… d’un chien. De ses doigts sales, il s’empara d’une tranche de bœuf, la plia avec soin et l’enfourna tout entière dans sa bouche, tandis que Smund l’observait, les lèvres retroussées en une moue dédaigneuse. En d’autres circonstances, West aurait pu en être gêné, mais il avait des préoccupations bien plus importantes en tête. « Bethod ne se trouve qu’à cinq jours de marche du camp », annonça-t-il, presque en criant. « Et avec ses meilleurs hommes ! » Un des musiciens faillit lâcher son archet ; il le rattrapa de justesse en produisant une fausse note stridente. Ladisla releva brusquement la tête, manquant de tomber de son siège. Même Smund et ses compagnons furent tirés de leur somnolence. « Cinq jours ! murmura le prince d’une voix éraillée par l’exaltation. « Vous êtes sûr ? — Peut-être même seulement trois. — Combien sont-ils ? — Au moins dix mille, et des vétérans pour la… — Merveilleux ! » Ladisla frappa l’accoudoir de son fauteuil, comme s’il giflait la joue d’un homme du Nord. « Nous sommes donc à égalité ! » West avala sa salive. « Peut-être en termes de quantité, Votre Grandeur, mais pas en qualité. — Voyons, colonel West, dit Smund d’un ton monocorde. Un brave soldat de l’Union vaut bien dix individus de leur espèce. » Et il toisa Séquoia avec superbe. « Black Well est une preuve de l’absurdité d’une telle affirmation ; nos hommes étaient pourtant bien nourris, parfaitement entraînés et armés. À l’exception de la Garde royale, les autres ne sont rien de tout cela ! Il serait judicieux de préparer nos défenses et de nous tenir prêts à battre en retraite, si nécessaire. » Smund exprima son mépris pour cette suggestion par un reniflement sonore. « Il n’y a rien de plus dangereux, en temps de guerre, qu’une prudence excessive, déclara-t-il avec désinvolture. — Si ce n’est d’en manquer ! » gronda West, dont la fureur déclenchait en lui un début de migraine. Mais avant qu’il n’eût l’occasion de perdre son sang-froid, Ladisla intervint. « Messieurs, il suffit ! » Il quitta sa chaise d’un bond, les yeux brillants d’enthousiasme. « J’ai déjà décidé de ma stratégie ! Nous traverserons la rivière et arrêterons ces sauvages ! Ah ! ils croient nous avoir par surprise ! » Il fouetta l’air avec son verre de vin. « C’est nous qui allons leur faire une surprise qu’ils ne seront pas près d’oublier ! Nous les renverrons de l’autre côté de la frontière ! Exactement comme le maréchal Burr en avait l’intention ! — Mais, Votre Grandeur ! bégaya West, pris d’une soudaine nausée. Le maréchal nous a explicitement ordonné de ne pas franchir la rivière… » Ladisla agita vivement la tête, comme pour chasser une mouche. « Nous devons nous inspirer de ses ordres, pas les suivre à la lettre, colonel ! Il ne pourra pas s’en plaindre, si nous écrasons nos ennemis ! — Ces types sont complètement cinglés », gronda Séquoia – en langage du Nord, heureusement ! « Qu’a-t-il dit ? s’enquit le prince. — Euh… comme moi, il pense que nous devrions rester ici, Votre Grandeur, et envoyer un message au maréchal pour lui demander son aide. — Ah oui, c’est ce qu’il pense ? Et moi qui croyais que les hommes du Nord étaient tout feu tout flamme ! Eh bien, colonel, vous pouvez l’informer que j’ai décidé d’attaquer et que rien ne me fera changer d’avis ! Nous montrerons à ce prétendu roi du Nord qu’il ne détient pas le monopole de la victoire ! — Bien dit ! » hurla Smund, en tapant du pied sur l’épais tapis. « Parfait ! » Les autres membres de l’état-major princier apportèrent également leur soutien d’ignorants à Ladisla. « Oui, boutons-les hors de nos frontières ! — Donnons-leur une leçon ! — Excellent ! Sublime ! Reste-t-il encore du vin ? » West serra les poings de frustration et de colère. Il devait encore tenter quelque chose, même si cette démarche était, ô combien, humiliante et inutile. Posant un genou à terre, il joignit les mains et regarda le prince droit dans les yeux, en mobilisant tout son pouvoir de persuasion. « Votre Grandeur, je vous demande, je vous implore, je vous supplie de réfléchir encore. De votre décision dépend la vie de chaque homme de ce camp. » Ladisla grimaça un sourire. « Telle est la responsabilité d’un commandant, mon ami ! Je comprends le bien-fondé de vos motivations, mais je me rallie à lord Smund. La hardiesse est la meilleure politique, en temps de guerre ; la hardiesse sera donc ma stratégie ! C’est grâce à la hardiesse que Harod le Grand a fondé l’Union ! également grâce à sa seule hardiesse que le roi Casimir a conquis le pays des Angles ! Nous l’emporterons sur ces hommes du Nord, vous verrez. Faites passer mes ordres, colonel ! Nous nous mettrons en marche dès l’aube ! » West avait minutieusement étudié les campagnes de Casimir. La hardiesse ne représentait qu’un dixième de ce qui avait fait son succès ; le reste avait été planifié avec soin. Il avait veillé à la sécurité de ses hommes, tout pensé dans le moindre détail. Sans un minimum de finesse, la hardiesse ne conduisait qu’à la mort. Il comprit cependant qu’il était inutile de faire cette remarque ; elle ne ferait qu’attiser la colère du prince. Et il perdrait le peu d’influence qu’il avait sur lui. Il se sentit aussi abattu qu’un homme en train de regarder sa maison brûler. Engourdi, dégoûté, complètement impuissant. Il n’avait plus qu’à communiquer ces instructions et à s’assurer que tout serait exécuté du mieux possible. « À vos ordres, Votre Grandeur, parvint-il à articuler. — Évidemment ! » Le prince ricana. « Alors nous sommes tous d’accord ! Épatant ! Arrêtez cette musique ! hurla-t-il aux musiciens. Il nous faut un air plus entraînant ! Un air plus musclé, plus combatif ! » Le quatuor passa sans effort à une mélodie plus optimiste, plus martiale. West tourna les talons. Submergé par le désespoir, il quitta la tente d’un pas lourd et ressortit dans la nuit glaciale. Séquoia, qui le suivait de près, ne mâcha pas ses mots. « Par les morts ! je ne vous comprends pas, vous, les gars de l’Union ! Dans mon pays, un homme doit gagner le droit de commander ! Ses hommes le suivent parce qu’ils connaissent ses qualités, et le respectent parce qu’il partage les épreuves avec eux ! Même Bethod a dû gagner sa place ! » Il se mit à marcher de long en large devant la tente, agitant ses grosses mains. « Ici, on sélectionne ceux qui en savent le moins sur l’art de la guerre et on choisit le pire idiot du lot comme commandant ! » West ne savait quoi répondre, conscient qu’il n’avait pas complètement tort. « Ce couillon va tous vous conduire directement dans la tombe ! Et il retournera à la boue, en votre compagnie ! Mais, moi, bordel de Dieu, pas question que je vous suive, ni aucun de mes hommes, non plus ! Viens, Renifleur. Ce navire de cinglés peut bien couler sans nous ! » Et il s’éloigna dans l’obscurité. Renifleur haussa les épaules. « Tout ne va pas si mal ! » Il s’arrêta à proximité de West. Là, avec un air de conspirateur, il fouilla dans le fond de sa poche et en sortit quelque chose. Baissant les yeux, West découvrit un saumon poché entier, chapardé bien entendu sur la table du prince. L’homme du Nord esquissa un sourire d’excuse. « Je me suis dégoté un poisson ! » Il emboîta le pas de son chef, abandonnant West sur la colline venteuse et froide, lui laissant pour seule compagnie la musique martiale de Ladisla, qui flottait joyeusement derrière lui. Jusqu’au coucher du soleil « Hé ! » Une main secoua rudement Glotka par l’épaule et le tira du sommeil. Il tourna la tête avec précaution du côté opposé à celui sur lequel il dormait ; il serra les dents en sentant son cou craquer. La mort viendrait-elle de bonne heure, ce matin ? Il entrouvrit les yeux. Ah ! non, ce n’est pas encore elle ! Peut-être sera-t-elle là pour le déjeuner ! Vitari le regardait de toute sa hauteur ; ses cheveux hérissés se découpaient dans la lumière du soleil matinal entrant à flots par la fenêtre. « Bon, très bien, Tourmenteur Vitari, je vois que vous ne pouvez résister à mon charme ! Il vous faudra néanmoins me chevaucher, si ça ne vous dérange pas ! — Ah ! ah ! Très drôle ! Nous avons la visite d’un ambassadeur des Gurkhiens. — De qui ? — D’un émissaire. Envoyé par l’empereur en personne, ai-je entendu dire. » Glotka sentit son cœur s’emballer. « Où est-il ? — Dans la Citadelle. En grande discussion avec les membres du conseil municipal. — Et merde ! » gronda Glotka. Il bondit hors du lit et, sans se soucier des élancements dans sa jambe, posa son pied gauche impotent sur le sol. « Pourquoi ne m’ont-ils pas fait quérir ? » Vitari le gratifia d’une grimace. « Peut-être préfèrent-ils lui parler sans vous. Pensez-vous qu’il s’agisse de ça ? — Comment diable est-il arrivé ici ? — Par bateau, avec un drapeau blanc. Vissbruck a dit que son devoir l’obligeait à le faire entrer. — Son devoir ? Tu parles ! » railla Glotka, essayant d’enfiler sa jambe engourdie et tremblotante dans son pantalon. « Ce gros merdeux ! Depuis combien de temps est-il là ? — Assez longtemps pour que lui et le conseil aient pu préparer un mauvais coup, si telle est leur intention. — Merde ! » Glotka fit la grimace, en se tortillant dans sa chemise. De par sa prestance, l’émissaire gurkhien en imposait. Un nez busqué, proéminent. Des yeux luisants d’intelligence. Une longue barbe fine, bien entretenue. Des fils d’or ornaient sa tunique blanche et sa coiffe scintillait au soleil. Il se tenait majestueusement droit, le cou tendu, le menton relevé, donnant l’impression de toujours regarder de haut ce sur quoi il daignait poser les yeux. Démesurément grand, très mince, il semblait rabaisser le plafond de la pièce somptueuse, au point de lui conférer un aspect minable. Il pourrait passer pour un empereur. Lorsqu’il pénétra dans la salle d’audience, traînant sa carcasse en sueur, agitée de tics, Glotka avait parfaitement conscience de la singularité de sa démarche voûtée. Le misérable corbeau face au paon fier et altier. Toutefois, les batailles ne sont pas toujours remportées par les gens les plus beaux. Heureusement pour moi ! La longue table paraissait étrangement vide. Seuls Vissbruck, Eider et Korsten dan Vurms occupaient leurs places. L’arrivée de Glotka ne sembla pas les ravir. Et c’est bien normal, bande de salopards ! « Le gouverneur n’est pas là, aujourd’hui ? aboya-t-il. — Mon père ne se sent pas bien, marmonna Vurms. — Dommage que vous n’ayez pu rester à ses côtés pour le réconforter ! Et Kahdia ? » Personne ne répondit. « Vous avez pensé qu’il refuserait de le rencontrer, c’est ça ? » Il fit un signe de tête en direction de l’émissaire. « Quelle chance pour tout le monde que tous trois vous ayez l’estomac accroché ! Je suis le Supérieur Glotka et, quoi que vous ayez pu entendre, c’est moi qui ai la charge de cette ville. Je vous prie d’excuser mon arrivée tardive, mais on ne m’a pas prévenu de votre visite. » Il foudroya Vissbruck du regard ; le général évita de croiser ses yeux. Tu as bien raison, espèce de crétin bravache ! Je ne suis pas près de l’oublier. « Je m’appelle Shabbed al Islik Burai. » L’homme parlait couramment la langue commune, d’une voix aussi puissante, aussi autoritaire, aussi arrogante que son apparence. « Je suis là en tant qu’émissaire du souverain légitime du Sud, l’omnipotent empereur du puissant Gurkhul et de toutes les terres kantiques, Uthman-ul-Dosht, le plus redouté, le plus aimé et le plus prospère de tous les hommes du Cercle du Monde, sacré par le prophète Khalul en personne, lui-même agissant en tant que main droite de Dieu. — Tant mieux pour vous. Je m’inclinerais volontiers, mais je me suis fait un tour de reins en sortant de mon lit. » Islik se permit un ricanement discret. « Une blessure de guerrier, manifestement. Je suis venu accepter votre reddition. — Vous m’en direz tant ! » Glotka tira à lui le siège le plus proche et s’y affala. Plutôt me pendre que de rester debout une minute de plus pour cette asperge deux fois plus grande que moi. « Je croyais que la tradition voulait qu’on se rende à la fin des combats. — Si des combats ont vraiment lieu, ils ne sauraient durer. » L’émissaire marcha avec élégance sur les pavés et s’approcha de la fenêtre. « Je vois cinq légions déployées en ordre de bataille sur la péninsule. Vingt mille lanciers. Et ils ne représentent qu’une fraction de ceux qui vont arriver ! Le nombre des troupes de l’empereur surpasse celui des grains de sable du désert. Nous résister serait aussi futile que de lutter contre la marée. Vous le savez tous pertinemment. » Son regard condescendant balaya les visages honteux des membres du conseil, puis ses yeux se posèrent sur Glotka en affichant un mépris non dissimulé. Ceux d’un homme qui s’imagine avoir déjà gagné. Et comment le lui reprocher ? Peut-être est-ce le cas. « Seuls des idiots ou des fous choisiraient de s’opposer à des forces d’une supériorité écrasante. L’empereur vous offre la possibilité de quitter le Sud, en vie. Ouvrez-nous les portes et vous serez épargnés ! Vous pourrez embarquer sur vos bateaux ridicules et voguer jusqu’à votre petite île. On ne pourra pas accuser l’empereur de ne pas être généreux ! Dieu combat à nos côtés ! Votre cause est perdue d’avance ! — Oh, rien n’est moins sûr ! Nous avons fait nos preuves, lors de la dernière guerre. Je suis certain que tout le monde, ici, se souvient de la chute d’Ulrioch. Moi, je ne l’ai pas oubliée. On voyait brûler la ville de loin. Le temple, en particulier. » Glotka haussa les épaules. « Dieu devait être occupé ailleurs, ce jour-là ! — Ce jour-là, peut-être. Mais il y a eu d’autres batailles. Je suis sûr que vous vous rappelez aussi un certain engagement, sur un certain pont, au cours duquel un certain jeune officier est tombé entre nos mains. » L’émissaire sourit. « Dieu est partout ! » Glotka sentit sa paupière frémir. Il sait que je ne risque pas d’oublier. Il se remémora sa surprise quand une lance gurkhienne s’était enfoncée dans son corps. Sa surprise, sa déception… et une immense douleur. Pas invulnérable, après tout. Il se remémora son cheval qui s’était cabré et l’avait désarçonné. Sa douleur s’était amplifiée, sa surprise, muée en peur. Il avait rampé au milieu des cadavres sur le sol et des soldats encore debout, la respiration haletante, un goût amer de sang et de poussière dans la bouche. Il se remémora son martyre quand les lames lui avaient transpercé la jambe. Sa peur était devenue terreur. Il se remémora comment ils l’avaient traîné, hurlant et pleurant, le long de ce fameux pont. Cette nuit-là, ils ont commencé à poser leurs questions. « Nous avons gagné », déclara Glotka, mais il avait la bouche sèche, la voix enrouée. « Nous avons démontré notre supériorité. — C’est du passé. Les temps changent. Les complications que rencontre votre nation dans le Nord glacé vous désavantagent grandement. Vous avez fini par oublier la première règle de la guerre : ne jamais courir deux lièvres à la fois ! » Difficile de prendre son raisonnement en défaut. « Les murailles de Dagoska vous ont déjà défavorisés », reprit Glotka qui, le premier, ne se trouva pas très convaincant. Pas vraiment les propos d’un vainqueur. Il sentait les regards noirs de Vurms, de Vissbruck et d’Eider dans son dos, et sa peau lui démangeait. Ils essaient de déterminer qui de nous deux a la main. À leur place, je sais qui je choisirais. « Certains parmi vous ont peut-être une confiance plus limitée que d’autres en ses murailles. Je reviendrai au coucher du soleil, afin que vous me donniez votre réponse. La proposition de l’empereur n’est valable que pour cette journée et ne sera pas réitérée. Bien qu’étant d’une fabuleuse clémence, sa générosité a ses limites. Vous avez jusqu’au coucher du soleil pour prendre une décision. » Et il sortit de la pièce précipitamment, sans se départir de sa dignité. Glotka attendit que la porte se fût bien refermée, avant de tourner lentement sa chaise pour faire face aux autres. « Qu’est-ce que ça signifie, bordel ? » grogna-t-il à l’adresse de Vissbruck. « Euh… » Le général glissa un doigt entre le col de son uniforme et son cou moite. « Il m’incombait, en tant que soldat, d’autoriser un représentant ennemi sans armes à entrer et d’écouter ce qu’il avait à dire… — Sans m’en parler ? — Nous savions que vous ne voudriez rien entendre ! s’écria Vurms sèchement. Il dit pourtant la vérité ! Malgré notre dur labeur, nous sommes largement dépassés et ne pouvons espérer être secondés, aussi longtemps que la guerre se poursuit au pays des Angles. Nous ne sommes rien d’autre qu’une écharde dans le pied d’une nation gigantesque et hostile. Nous ferions mieux de négocier, pendant que nous sommes encore en position de le faire. Lorsque la ville sera tombée, vous pouvez être sûr que nous ne recevrons plus aucune proposition, excepté celle d’être massacrés ! » Ce n’est pas faux. Cependant je doute que l’Insigne Lecteur soit de cet avis. Négocier une reddition n’est pas vraiment la tâche qu’il m’a confiée. « Vous êtes bien silencieuse, Maître Eider, ce n’est pas dans vos habitudes. — Je ne suis guère qualifiée pour parler de l’aspect militaire d’une telle décision. Mais visiblement son offre est des plus généreuses. Une chose est sûre, si nous la refusons et si les Gurkhiens s’emparent de la cité, il en résultera un terrible carnage. » Elle releva la tête pour regarder Glotka. « Ils ne feront alors preuve d’aucune clémence. » Ce n’est que trop vrai. En matière de clémence gurkhienne, je suis un expert ! « Vous êtes donc tous trois d’accord pour capituler ? » Ses interlocuteurs se dévisagèrent mutuellement sans répondre. « Vous est-il venu à l’esprit qu’une fois que nous nous serons rendus, ils pourraient ne pas respecter notre petit accord ? — Nous l’avons envisagé, dit Vissbruck, mais ils se sont déjà tenus à de tels arrangements par le passé, et l’espoir… » Il baissa les yeux vers la table « … fait vivre. » Apparemment, vous avez plus confiance en vos ennemis qu’en moi. Ce n’est guère une surprise. Mon moral aussi pourrait être meilleur. Glotka essuya une goutte de sueur sous son œil. « Je vois. Alors j’imagine qu’il me faut réfléchir à son offre. Nous nous réunirons de nouveau quand notre ami gurkhien reviendra. Au coucher du soleil. » Il se renversa contre le dossier de son siège pour prendre son élan et se releva, sans pouvoir retenir une grimace. « Vous allez réfléchir à son offre ? » lui siffla Vitari à l’oreille, tandis qu’il se traînait dans le couloir. « Bon sang de bonsoir, vous allez y réfléchir ? — Exactement, trancha Glotka. C’est moi qui prends les décisions, ici. — Disons plutôt que vous laissez ces sales vermisseaux les prendre à votre place ! — À chacun son boulot ! Je ne vous dis pas comment rédiger vos petits rapports pour l’Insigne Lecteur. Ce que je fais avec ces vermisseaux, ce n’est pas votre affaire. — Ce n’est pas mon affaire ? » Vitari empoigna Glotka par le bras ; il vacilla sur sa jambe raide. Elle était plus forte qu’elle ne le paraissait, bien plus forte. « J’ai écrit à Sult que vous aviez la situation bien en main ! lui cracha-t-elle au visage. Si nous perdons cette ville sans même nous battre, nous y laisserons tous deux notre tête ! Et ce qui arrive à ma tête, ça c’est mon affaire, pauvre estropié ! — Ce n’est pas le moment de paniquer, tonna Glotka. Je n’ai pas plus envie que vous de finir en cadavre flottant dans les docks ; les choses étant ce qu’elles sont, il nous faut jouer finement. Laissons-les croire qu’ils ont obtenu gain de cause, ainsi personne ne fera de gestes inconsidérés. Du moins en attendant que je sois prêt. Prenez garde à ceci, Tourmenteur Vitari : c’est la première et la dernière fois que je vous rends des comptes. Maintenant, retirez votre sale patte de ma manche ! » Loin d’obtempérer, elle eut plutôt tendance à raffermir sa prise, serrant le bras de Glotka à la manière d’un étau. Ses yeux se réduisirent à deux lignes dures, au milieu de ses taches de rousseur. L’aurais-je mal jugée ? Serait-elle prête à me trancher la gorge ? Il faillit ricaner à cette pensée. Mais Severard choisit ce moment pour émerger de l’ombre, un peu plus loin dans le couloir obscur. « Regardez-vous ! » leur murmura-t-il, en venant à leur rencontre à pas feutrés. « Je suis toujours surpris que des amours puissent naître dans les endroits les plus improbables et entre les êtres les plus dissemblables. Telle la rose qui se fraie un chemin dans un sol rocailleux. » Il mit une main sur sa poitrine. « Cela me réchauffe le cœur. — L’avons-nous eu ? — Bien sûr. Dès qu’il est sorti de la salle d’audience. » La main de Vitari s’étant relâchée, Glotka s’en débarrassa comme d’un grain de poussière et prit péniblement la direction des cachots. « Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ? » lança-t-il par-dessus son épaule, avant d’être contraint de s’arrêter pour masser son bras endolori. « Vous pourrez inclure ça dans votre prochain rapport à Sult. » Assis, Shabbed al Islik Burai avait nettement moins de prestance. Surtout sur une chaise tachée et instable, dans l’une des minuscules cellules confinées dans les sous-sols de la Citadelle. « Alors, n’est-ce pas plus confortable quand on est sur un pied d’égalité ? Vous voir me regarder de haut m’a quelque peu déstabilisé, tout à l’heure. » Islik sourit et détourna les yeux, comme si parler avec Glotka était une tâche avilissante pour lui. Un homme florissant, ennuyé par des mendiants dans la rue, mais nous le guérirons bientôt de cette illusion. « Nous savons qu’un traître se cache dans nos murs. Au sein même du conseil municipal. C’est même sûrement l’un de ces notables auxquels vous avez récemment délivré votre petit ultimatum. Vous allez me dire de qui il s’agit. » Pas de réponse. « Bien qu’étant d’une fabuleuse clémence… » s’exclama Glotka, agitant une main avec désinvolture, comme Islik l’avait fait lui-même quelques instants auparavant « … ma générosité a des limites. Parlez. — J’ai été envoyé en mission par l’empereur en personne, sous la protection du drapeau blanc des pourparlers. Maltraiter un émissaire désarmé serait une atteinte aux accords de la guerre ! — Des pourparlers ? Des accords de guerre ? » Glotka gloussa. Severard l’imita. Vitari aussi. Frost demeura impassible. « Tout ça existe encore ? Laissez ces balivernes à des gamins comme Vissbruck, ce ne sont pas les règles du jeu appliquées par les adultes. Qui est le traître ? — Je vous plains, l’estropié ! Lorsque la ville tombera… » Gardez votre pitié. Vous en aurez besoin pour vous. Le poing de Frost ne fît quasiment aucun bruit en s’enfonçant dans l’estomac de l’émissaire. Ce dernier écarquilla les yeux, ouvrit la bouche, laissa échapper une petite toux, proche d’un haut-le-cœur, tenta de respirer et se remit à tousser. « Étrange, n’est-ce pas ? dit Glotka d’un ton rêveur en le regardant lutter pour recouvrer son souffle. Que les hommes soient grands ou petits, minces ou gros, intelligents ou idiots, tous réagissent de la même façon en recevant un coup de poing dans le ventre. On se croit l’homme le plus puissant au monde et, une seconde plus tard, on ne peut même plus respirer. Certains pouvoirs ne sont que des vues de l’esprit. Voilà ce que m’a enseigné votre peuple dans les cachots du palais de l’empereur. Il n’y avait pas de règles, ni d’accords de guerre là-bas, croyez-moi ! Vous savez tout sur certains engagements, sur certains ponts et sur certains jeunes officiers, vous savez donc aussi que j’ai occupé la place qui est la vôtre en ce moment. Il y a toutefois une différence. Moi j’étais impuissant, vous, par contre, pouvez mettre un terme à ce petit désagrément à tout instant. Il vous suffit de me fournir le nom du traître et vous serez épargné. » Islik avait retrouvé son souffle. Mais il a perdu une grande partie de son arrogance… et pour longtemps, je dirais. « Je ne suis pas au courant de l’existence d’un traître ! — Vraiment ? Votre maître, l’empereur, vous envoie négocier en omettant de vous exposer tous les faits ? Cela m’étonne. Mais si c’est vrai, vous ne m’êtes donc d’aucune utilité, n’est-ce pas ? » Islik déglutit. « Je ne sais rien au sujet de ce traître. — C’est ce que nous verrons. » Le gros poing de Frost l’atteignit à la tête. L’émissaire aurait basculé de côté si l’autre poing du Tourmenteur ne l’avait cueilli au visage juste avant sa chute ; il eut le nez écrasé et fut renvoyé instantanément contre le dossier de sa chaise. Frost et Severard le soulevèrent, redressèrent son siège où ils le laissèrent retomber, pantelant. Vitari avait observé la scène, bras croisés. « Tout cela est très douloureux, dit Glotka. Mais on peut faire abstraction de sa douleur, lorsqu’on sait qu’elle ne durera pas. Si elle ne dure que… disons jusqu’au coucher du soleil. Pour briser un homme rapidement, il faut le menacer de le priver de quelque chose. De lui causer une souffrance dont il ne guérira jamais. Je suis bien placé pour le savoir. » L’émissaire gémit en se tordant sur sa chaise. Severard essuya son couteau sur l’épaule de sa tunique blanche, puis jeta une oreille sur la table. Glotka fixa avec placidité le demi-cercle de chair rose sanguinolent, abandonné sur le plateau de bois. Dans une cellule étouffante identique à celle-ci, les serviteurs de l’empereur m’ont réduit, au fil des mois, à l’état de loque humaine, répugnante et disloquée. On aurait pu penser qu’avoir l’occasion d’infliger le même traitement à l’un des leurs, d’assouvir sa vengeance, d’appliquer la vieille loi du talion, procurerait un frisson de plaisir. Et pourtant il n’éprouvait rien. Rien, si ce n’est ma propre souffrance. Il grimaça en étendant sa jambe, sentit son genou craquer, puis expira en sifflant entre ses gencives édentées. Alors, pourquoi fais-tu ça ? Glotka soupira. « Après, on supprimera un orteil. Puis un doigt, un œil, une main, votre nez, et ainsi de suite, vous voyez ? Il se passera bien une heure avant qu’on ne s’aperçoive de votre disparition… et nous travaillons vite. » Glotka indiqua de la tête l’oreille tranchée. « Nous aurons déjà empilé une bonne partie de votre anatomie pendant ce laps de temps ! Je vous ferai découper jusqu’à ce qu’il ne reste plus de vous qu’une langue et un tas de boyaux… s’il faut en arriver là ! Mais je connaîtrai l’identité du traître, ça je vous le garantis. Eh bien ? Avez-vous quelque chose à nous dire, maintenant ? » L’émissaire le regarda d’un air hébété. Il soufflait comme un bœuf, un filet de sang dégouttait de son superbe nez, s’écoulait sur son menton, tandis qu’un autre ruisselait sur un côté de sa tête. Le choc l’aurait-il rendu muet ou prépare-t-il le coup suivant ? Cela importe peu. « Je commence à trouver le temps long. Frost, attaque-toi aux mains, veux-tu ? » Le Tourmenteur saisit l’un des poignets. « Attendez ! geignit Islik. Mon Dieu, aidez-moi ! C’est Vurms ! Korsten dan Vurms, le fils du gouverneur ! » Vurms. Presque trop évident. Mais, encore une fois, les réponses les plus évidentes sont parfois les bonnes. Ce petit salopard vendrait son propre père, s’il pensait pouvoir trouver preneur… « Et cette femme, Eider ! » Glotka se rembrunit. « Eider ? Vous êtes sûr ? — Elle a tout manigancé ! C’est elle qui a tout préparé ! » Glotka passa lentement sa langue sur ses gencives nues. Elles avaient un goût amer. À cause d’une terrible déception ? ou de la sensation de l’avoir su dès le départ ? Elle m’a toujours paru être la tête pensante, ou la seule à avoir suffisamment de cran ou de richesses pour trahir. Dommage ! Mais je ne suis pas assez naïf pour espérer à chaque fois un dénouement heureux. « Eider et Vurms, murmura Glotka. Eider et Vurms. Notre petit mystère sordide est sur le point d’être résolu. » Il leva les yeux vers Frost. « Tu sais ce que tu as à faire. » Des chances inégales La colline surgit parmi les herbes en un cône lisse, comme poli par la main de l’homme. Étrange spectacle que ce monticule, au milieu de la plaine infinie. Ferro s’en méfia aussitôt. Des pierres érodées, élevées en cercle au sommet ou éparpillées sur les pentes, certaines encore debout, d’autres, couchées sur le côté. La plus petite leur arrivait à peine aux genoux, la plus grande faisait au moins deux fois la taille d’un homme. Des pierres noires dressées là, comme pour défier le vent. De vieilles pierres froides, courroucées. Ferro les observa et fronça les sourcils. Elles lui donnèrent l’impression de la toiser de manière identique. « Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? » interrogea Neuf-Doigts. Quai haussa les épaules. « Cet endroit est ancien, voilà tout, très ancien. Plus ancien que l’empire lui-même. Il a dû être construit du temps d’Euz, quand les démons hantaient encore la terre. » Il ricana. « Et érigé par eux, d’après ce que je sais. Mais qui peut dire ce qu’il représente ? Un temple en hommage à des dieux oubliés ? Un tombeau quelconque ? — Notre tombeau, chuchota Ferro. — Quoi ? — C’est un bon endroit pour une halte, ajouta-t-elle à voix haute. Ça me permettra d’avoir une vue sur la plaine. » Logen leva les yeux vers la butte et se renfrogna. « D’accord ! Arrêtons-nous là. » Ferro se tenait debout sur l’une des pierres. Mains sur les hanches, paupières mi-closes, elle inspectait la plaine. Le vent soufflait sur les herbes, les faisant ondoyer, telles des vagues sur la mer. Il s’attaquait aux gros nuages, les tordait, les déchirait en morceaux qu’il effilochait à travers les deux. Il cinglait le visage de Ferro, lui piquait les yeux. Maudit vent ! incessant comme de coutume. À ses côtés, gêné par le soleil pâle, Neuf-Doigts plissait le nez. « Tu vois quelque chose ? — Nous sommes suivis. » Malgré la distance, elle distinguait leurs poursuivants. Des points minuscules dans le lointain. Des cavaliers minuscules se déplaçant sur un océan d’herbe. Neuf-Doigts fit la grimace. « Tu es sûre ? — Oui. Ça te surprend ? — Non. » Il cessa de scruter la plaine et se frotta les yeux. « Les mauvaises nouvelles ne sont jamais une surprise. Simplement une déception. — J’en ai compté treize. — Tu peux les compter ? Je ne les vois même pas. Ils viennent pour nous ? » Elle leva les bras. « Tu vois autre chose ici bas ? Peut-être que l’irrésistible Finnius s’est trouvé de nouveaux copains ! — Merde. » Il se détourna pour fixer le chariot immobilisé au pied de la colline. « On ne peut pas les distancer. — Non. » Elle retroussa les lèvres. « Tu pourrais demander leur avis aux esprits ! — Pour qu’ils nous disent quoi ? Que nous sommes foutus ? » Il garda le silence pendant quelques secondes. « Mieux vaut attendre et les affronter ici. Il faut monter le chariot. Au moins, nous disposons d’une colline et de quelques cailloux pour nous cacher. — C’est exactement ce à quoi je pensais. Ça nous laisse un peu de temps pour nous préparer à les recevoir. — Bon, alors, allons-y ! » L’extrémité de la pelle mordit dans le sol avec un raclement métallique. Un bruit bien trop familier. Creuser des tranchées ou des tombes, quelle différence ? Ferro avait creusé des tombes pour toutes sortes de gens. Pour des compagnons, ou du moins ceux qu’elle avait réussi à juger assez proches pour en être. Pour des amis, ou pour ceux qu’elle avait pu considérer comme tels. Pour un amant ou deux, si on pouvait les qualifier ainsi. Pour des vauriens, des assassins, des esclaves. Pour quiconque haïssait les Gurkhiens. Pour quiconque se cachait dans les Terres Arides, quelle qu’en fût la raison. La pelle montait, puis redescendait. Quand la bataille est terminée, on creuse, si on est encore en vie. On dispose les cadavres sur une rangée. On creuse les fosses en ligne. On creuse pour ses camarades morts au combat. Ses camarades tailladés, transpercés, hachés menu, démembrés. On creuse jusqu’à l’épuisement ; après, on les fait rouler dans le trou, puis on les recouvre de terre. C’est là qu’ils pourrissent, oubliés de tous. Ensuite on reprend la route, seul. Il en avait toujours été ainsi. Mais sur cette colline singulière, au milieu de cette région étrange, ils avaient du temps. Il restait encore à ses camarades une chance de survivre. Cela faisait une belle différence. Alors, malgré toutes ses grimaces et son air menaçant, elle s’accrochait à cette idée, comme elle s’accrochait à sa pelle de toutes ses forces. Bizarre qu’elle n’ait jamais perdu espoir ! « Tu te débrouilles bien », constata Neuf-Doigts. Elle leva les yeux vers lui ; il se tenait debout près du trou. « Question de pratique. » Après s’être débarrassée de sa pelle, elle appliqua ses mains de chaque côté de la tranchée pour en sortir d’un bond et s’assit sur le bord, jambes ballantes. Sa chemise était trempée, son visage ruisselait de sueur. Elle essuya son front d’une main sale. Logen lui tendit l’outre d’eau. Elle l’accepta et retira le bouchon avec ses dents. « Il nous reste combien de temps ? » Elle prit une gorgée, se rinça la bouche et recracha. « Tout dépend de la vitesse à laquelle ils chevauchent. » Elle reprit une gorgée et, cette fois, l’avala. « Ils avancent vite, à présent. S’ils continuent à cette allure, ils pourraient nous rejoindre tard dans la soirée, ou peut-être demain, à l’aube. » Elle lui rendit l’outre. « Demain, à l’aube ! » Neuf-Doigts remit le bouchon avec lenteur. « Tu as bien dit treize ? — Oui. — Et nous sommes quatre. — Cinq, si le Navigateur nous file un coup de main. » Neuf-Doigts se gratta la joue. « Faut pas compter sur lui. — L’apprenti est-il d’une utilité quelconque dans une bagarre ? » Logen se voûta. « Pas vraiment. — Et Luthar ? — Je serais surpris qu’il ait jamais donné ne serait-ce qu’un coup de poing sous l’effet de la colère, alors… se servir d’une épée ! » Ferro hocha la tête. « Ça fait donc du treize contre deux. — Plutôt inégales comme chances ! — Sacrément même. » Il inspira profondément et se plongea dans la contemplation de la tranchée. « Si tu avais dans l’idée de t’enfuir, je ne t’en voudrais pas. — Pflff », souffla-t-elle. Bizarre, elle n’y avait même pas repensé. « Je reste. Juste pour voir comment ça se passera. — D’accord ! Très bien ! Je dois reconnaître que j’aurai besoin de toi. » Le vent bruissait dans les herbes, soupirait entre les pierres. Il devait sûrement y avoir des choses à dire, en pareil cas, songea Ferro, mais elle ignorait lesquelles. Elle n’avait jamais été une grande bavarde. « Ah ! une dernière chose. Si je meurs, enterre-moi. » Elle lui tendit sa main. « D’accord ? » Il arqua un sourcil. « D’accord ! » Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas touché quelqu’un d’autre, sans avoir l’intention de lui faire mal, depuis une éternité. La main de Logen emprisonnant la sienne, ses doigts se refermant sur les siens, sa paume pressée contre la sienne, lui procurèrent une sensation étrange. Une sensation de chaleur. Il lui fit un signe de tête. Elle l’imita. Et leurs mains se détachèrent. « Et si nous mourons tous les deux ? » dit-il. Elle haussa les épaules. « Alors les corbeaux se chargeront de nous picorer jusqu’à l’os. Après tout, quelle différence ? — Il n’y en a pas vraiment, marmonna-t-il en commençant à descendre la colline. Non, pas vraiment. » Sur le chemin de la victoire Immobile près d’un bosquet d’arbres rabougris, sur le sommet exposé au vent pénétrant de la butte qui dominait la Cumnur, West regardait la longue colonne avancer ou, plus exactement, faire du surplace. En tête de l’armée du prince Ladisla, les divisions bien rangées de la Garde royale se déplaçaient avec une certaine harmonie. Facilement reconnaissables grâce à leurs armures qui étincelaient sous l’unique rayon d’un singulier soleil pâle filtrant à travers les nuages aux contours déchiquetés, aux uniformes chatoyants de leurs officiers et aux étendards rouge et or qui flottaient à l’avant de chaque compagnie. Elles avaient déjà franchi la rivière en ordre serré et offraient un contraste saisissant avec l’anarchie qui régnait sur la rive opposée. Sans doute soulagées de quitter leur misérable camp, les recrues avaient démarré vaillamment dès l’aube. Mais au bout d’une heure à peine, certains hommes, plus âgés que les autres ou moins bien chaussés, avaient commencé çà et là à se laisser distancer ; la colonne s’était peu à peu disloquée. Les soldats dérapaient, trébuchaient dans la fange à moitié gelée, jurant, se cognant dans leurs voisins ou marchant sur les talons de ceux qui les précédaient. Les bataillons s’étaient alors incurvés et étirés. Leur bel ensemble était rapidement devenu une succession de petits paquets informes qui se mélangeaient aux unités du front et de l’arrière jusqu’à créer une énorme ondulation dans laquelle un groupe s’empressait d’avancer, tandis qu’un autre s’immobilisait, comme les segments géants d’un monstrueux lombric. Une fois le pont atteint, le semblant d’ordre initial avait tout bonnement disparu. Les compagnies des hommes en guenilles épuisés et de mauvaise humeur s’étaient agglutinées dans cet espace restreint où tous se bousculaient en grognant. Dans leur impatience de traverser pour jouir enfin d’un peu de repos, ceux qui attendaient derrière s’étaient mis à pousser de plus en plus ; cette pression avait eu pour conséquence de ralentir davantage la progression. Puis un chariot, qui en l’occurrence n’avait rien à faire là, avait perdu une roue au beau milieu du pont, réduisant le flot paresseux des hommes à un simple filet d’heureux privilégiés. Personne ne savait comment le déplacer, ni qui aller chercher pour réparer cet obstacle retardant des milliers d’hommes ; on se contentait de l’escalader ou de se glisser par-dessous. Une foule compacte se trouvait donc rassemblée sur cette berge de la rivière capricieuse. Les pointes des lances s’agitaient en tous sens. Pressés comme des sardines, cernés par un tas croissant de matériel abandonné, les hommes s’apostrophaient, houspillés par leurs officiers hurlants. Derrière eux, le gigantesque serpent humain se traînait, poursuivait sa route par reptations spasmodiques et venait alimenter sans interruption la cohue engorgée à l’entrée du pont. Apparemment, personne n’avait eu l’idée d’ordonner une halte, et si quelqu’un l’avait eue, rien ne prouve qu’il aurait réussi à se faire obéir. Et tout ceci s’était produit alors que les soldats marchaient en colonne, sans la moindre menace ennemie, sur une route à peu près praticable. West n’osait imaginer comment il procéderait pour les diriger en ordre de bataille, à travers des arbres ou sur un terrain accidenté ! Il ferma les paupières, frotta ses yeux fatigués et les rouvrit ; l’horrible et hilarant spectacle n’avait pas disparu. Le colonel ne savait plus s’il devait en rire ou en pleurer. Un martèlement de sabots sur la pente. Assis bien droit sur sa monture, le lieutenant Jalenhorm venait le rejoindre. Peut-être ce grand gaillard manquait-il d’imagination, mais c’était un excellent cavalier et un homme digne de confiance. Un choix judicieux pour la mission que West avait en tête. « Lieutenant Jalenhorm au rapport, colonel, fit-il en pivotant légèrement sur sa selle pour regarder la rivière en contrebas. On dirait qu’ils ont un problème du côté du pont. — Oui, n’est-ce pas ! Et j’ai bien peur que ce ne soit que le début de nos ennuis. » Jalenhorm grimaça un sourire. « J’ai cru comprendre que nous avions l’avantage du nombre, et de la surprise… — L’avantage du nombre, peut-être. Quant à la surprise… » West indiqua les hommes qui pullulaient autour du pont, d’où leur parvenaient faiblement les aboiements des officiers agacés. « Avec cette confusion ? Un aveugle nous entendrait arriver à des lieues de distance. Un aveugle et un sourd nous devineraient avant même que nous ne soyons en ordre de bataille. Il nous faudra la journée entière pour passer la rivière. Et ce ne sera probablement pas la pire de nos mésaventures. En matière de commandement, l’abîme qui existe entre nous et l’ennemi ne pourrait guère être plus conséquent, j’en ai peur. Le prince vit dans un rêve, son état-major, lui, ne vit que pour l’y maintenir et ce, à n’importe quel prix. — Mais il y a sûrement… — Nos vies pourraient être ce prix. » Jalenhorm se renfrogna. « Allons, West, je n’ai pas vraiment envie d’aller me battre avec une telle idée en tête… — Vous n’aurez pas à y aller. — Comment ça ? — Choisissez six des meilleurs hommes de votre compagnie et prévoyez des chevaux de rechange. Vous galoperez aussi vite que possible jusqu’à Ostenhorm, puis vers le nord, jusqu’au camp du maréchal Burr. » West plongea une main dans son manteau et en sortit une lettre. « Vous lui remettrez ceci. Vous l’informerez que Bethod l’a déjà contourné avec le plus gros de ses troupes et que le prince Ladisla a eu la mauvaise idée de franchir la Cumnur sans tenir compte de ses ordres. » West grinça des dents. « Bethod va nous repérer de loin. Nous sommes en train de laisser à l’ennemi le choix du terrain, afin que le prince puisse montrer sa hardiesse. La hardiesse étant, apparemment, la meilleure politique en temps de guerre. — West, ça ne va sûrement pas si mal ! — Quand vous aurez rejoint le maréchal Burr, dites-lui que le prince Ladisla a certainement déjà été battu, et même anéanti, et que la route d’Ostenhorm est ouverte. Il saura ce qu’il faut faire. » Jalenhorm regarda la missive et se pencha pour la récupérer. Il interrompit soudain son geste. « Colonel, je préférerais que vous envoyiez quelqu’un d’autre. Je devrais combattre… — Le fait que vous vous battiez ne changera pas le cours des événements, lieutenant, mais que vous transmettiez ce message, si. Croyez-moi, ça n’a rien d’une sanction. Je n’ai pas d’autre mission plus importante que celle-ci à confier, et vous êtes le seul en qui j’ai confiance pour la mener à bien. Avez-vous compris les ordres ? » Jalenhorm déglutit, prit la lettre, défit un bouton de son manteau et glissa la missive dans sa poche intérieure. « Oui, mon colonel. C’est pour moi un honneur d’accomplir cette mission. » Il entreprit de faire tourner son cheval. « Une chose encore… » West inspira profondément. « S’il m’arrivait d’être… tué, pourriez-vous aller délivrer un message à ma sœur, à la fin des hostilités ? — Voyons, ce n’est pas la peine de… — J’espère survivre, croyez-moi, mais nous sommes en guerre. Ce ne sera pas le cas de tout le monde. Si je ne revenais pas, dites simplement à Ardee… » Il réfléchit quelques instants. « Simplement que je m’excuse. C’est tout. — Bien sûr. Mais j’espère bien que vous le lui direz vous-même. — Moi aussi. Bonne chance. » West lui tendit la main. Jalenhorm se baissa et la prit dans la sienne. « À vous aussi. » Éperonnant sa monture, il descendit la pente et s’éloigna de la rivière. West l’observa quelques minutes puis, après avoir inspiré fortement, se dirigea dans la direction opposée… celle du pont. Il fallait bien que quelqu’un se dévoue pour faire avancer cette maudite colonne. Des maux indispensables Au-delà des remparts extérieurs, le soleil n’était qu’un demi-disque d’or chatoyant. Il déversait une lueur orangée dans le couloir emprunté par Glotka, que le Tourmenteur Frost talonnait et dominait largement de son imposante silhouette. Par les fenêtres devant lesquelles il se traînait péniblement, le Supérieur apercevait les bâtiments de la ville qui projetaient leurs ombres gigantesques sur le piton rocheux. Chaque fois qu’il en dépassait une, il constatait que ces ombres s’allongeaient, devenant moins distinctes, et que le soleil s’affaiblissait, tant en luminosité qu’en chaleur. Il n’allait pas tarder à disparaître. Il s’arrêta un moment devant les portes de la salle d’audience pour reprendre son souffle et laisser à la douleur de sa jambe le temps de s’apaiser, sans cesser de lécher ses gencives lisses. « Donne-moi le sac maintenant. » Frost le lui remit et posa une main blanche sur le battant. « Fous fêtes prêt ? » bredouilla-t-il. Autant que je ne pourrai jamais l’être. « Allons-y ! qu’on en finisse avec ça ! » Assis avec raideur dans son uniforme empesé, ses bajoues débordant légèrement sur son col, le général Vissbruck se tordait les mains avec fébrilité. Korsten dan Vurms faisait de son mieux pour paraître nonchalant, mais la langue qu’il pointait continuellement entre ses lèvres trahissait son anxiété. Maître Eider, la mine sévère, le buste bien droit, avait joint ses mains sur la table devant elle. Toujours aussi professionnelle. Un collier orné de gros rubis étincelait dans les derniers rayons ambrés du couchant. Il ne lui a pas fallu longtemps pour se procurer de nouveaux bijoux, à ce que je vois. Une autre personne participait à cette petite réunion ; celle-là ne montrait pas le moindre signe de nervosité. Adossé contre un mur, presque à l’extrémité de la pièce, Nicomo Cosca se tenait debout, derrière son employeur, bras croisés sur son plastron noir. Glotka remarqua qu’il portait une épée sur une hanche, et une longue dague sur l’autre. « Que fait-il ici ? — Toute la ville est concernée, répondit Eider d’un ton serein. Cette décision est trop importante pour que vous la preniez seul. — Il va donc s’assurer que vous pourrez vous exprimer librement, c’est ça ? » Cosca haussa les épaules et se plongea dans l’examen de ses ongles sales. « Et que faites-vous de la lettre d’affectation signée par le Conseil Restreint au grand complet ? — Ce document ne nous permettra pas d’échapper à la vengeance de l’empereur, si les Gurkhiens s’emparent de la ville. — Je vois. Vous avez donc décidé de me défier, de défier l’Insigne Lecteur et de défier le roi ! — J’ai décidé d’entendre l’émissaire gurkhien et d’étudier la situation. — Très bien », dit Glotka. Il s’avança en brandissant le sac. « Alors, écoutez-le ! » La tête d’Islik tomba sur la table avec un bruit sourd et spongieux. Elle n’exprimait pas grand-chose, à vrai dire, à part une horrible mollesse ; les yeux ouverts regardaient dans des directions opposées, la langue pendait légèrement. La tête roula de façon cahoteuse sur le magnifique plateau ciré, laissant une traînée de sang irrégulière sur le bois, avant de s’arrêter, nez en l’air, devant le général Vissbruck. Un peu théâtral, peut-être, mais tout à fait tragique. Tout le monde reconnaîtra mon talent pour la mise en scène. Personne ne doutera plus de mon engagement, ni de son degré. Vissbruck fixa la tête ensanglantée d’un air ébahi ; sa bouche s’ouvrit de plus en plus grand. Il bondit de sa chaise, la faisant basculer sur le dallage, recula d’un pas chancelant et pointa un doigt tremblant sur Glotka. « Vous êtes fou ! Vous êtes fou ! Personne ne sera épargné ! Pas un seul homme, pas une femme, pas un enfant dans toute la cité ! Si Dagoska tombe, il n’y a plus d’espoir de clémence pour aucun de nous ! » Glotka le gratifia de son sourire édenté. « Je suggère donc à chacun d’entre vous de s’employer de tout son cœur à éviter que cela ne se produise. » Il se tourna vers Korsten dan Vurms. « À moins qu’il ne soit déjà trop tard, hein ? À moins que vous n’ayez déjà cédé la ville aux Gurkhiens et qu’il vous soit impossible de reculer ! » Vurms jeta un coup d’œil nerveux vers la porte, puis son regard fit le tour de la pièce ; il se posa sur Cosca, sur le général Vissbruck horrifié, sur la silhouette menaçante de Frost, dans un coin à l’écart, et finit par s’immobiliser sur Maître Eider, qui avait conservé un calme olympien. Et voilà notre petit complot démasqué. « Il sait tout ! » hurla Vurms. Il repoussa sa chaise pour se diriger vers les fenêtres en trébuchant. « À l’évidence ! — Alors, faites quelque chose, bon dieu ! — J’y ai déjà veillé, répondit Eider. À l’heure qu’il est, les hommes de Cosca ont pris possession des remparts extérieurs, remblayé la douve et ouvert les portes aux Gurkhiens. Les docks, le Grand Temple et même la Citadelle sont entre leurs mains. » Un bruit étouffé leur parvint du couloir. « Je pense les entendre, en ce moment même, là, dehors. Je suis désolée, Supérieur Glotka, vraiment désolée. Vous avez fait tout ce que Son Éminence avait espéré, et bien plus, mais les Gurkhiens sont déjà en train de se ruer dans la ville. Vous vous rendez compte qu’il est donc inutile de résister. » Glotka regarda Cosca. « Puis-je répondre ? » Le Styrien lui adressa un petit sourire et s’inclina avec raideur. « Très aimable de votre part. Je regrette de vous décevoir, mais les portes sont sous le contrôle de Kahdia le Haddish et de plusieurs de ses prêtres les plus dévoués. Il a affirmé qu’il les ouvrirait aux Gurkhiens… comment a-t-il dit déjà ? ah ! oui : “Quand Dieu en personne le lui ordonnera.” Avez-vous prévu de recevoir une visite divine ? » Le visage de Maître Eider lui confirma que non. « Quant à la Citadelle, elle est sous la protection de l’inquisition, dans l’intérêt des loyaux sujets de Sa Majesté, évidemment. Ce que vous entendez là, ce sont mes Tourmenteurs. En ce qui concerne les mercenaires de messire Cosca… — Ils sont à leurs postes sur les murailles, Supérieur, selon vos ordres ! » Le Styrien claqua des talons et exécuta un salut magistral. « Prêts à repousser toute attaque gurkhienne. » Il grimaça un sourire à Eider. « Veuillez m’excuser d’être obligé de vous lâcher en un moment aussi crucial, Maître Eider, mais vous comprenez, on m’a fait une offre bien plus intéressante. » S’ensuivit un instant d’étonnement général. Vissbruck n’aurait pas paru plus sidéré si la foudre l’avait frappé. Les yeux exorbités, Vurms regardait autour de lui avec affolement. Il s’aventura à faire un pas de plus en arrière ; Frost en fit deux dans sa direction. Le visage de Maître Eider avait perdu ses couleurs. Et la poursuite se termine, les renards sont acculés ! « Cela ne doit guère vous surprendre. » Glotka se cala plus confortablement dans son siège. « La déloyauté de Nicomo Cosca est légendaire dans tout le Cercle du Monde. Il n’y a pas un pays où il n’ait trahi un de ses employeurs. » Le Styrien sourit et s’inclina de nouveau. « Ce sont vos richesses plus que sa déloyauté qui me surprennent, murmura Maître Eider. D’où proviennent-elles ? » Glotka grimaça. « Le monde est plein de surprises. — Pauvre idiote ! » tonna Vurms. Il avait déjà à moitié dégainé son épée, quand un direct de Frost l’atteignit à la mâchoire et le catapulta contre le mur. Assommé. Presque au même moment, les portes s’ouvrirent bruyamment et Vitari s’engouffra dans la pièce, suivie d’une douzaine de Tourmenteurs, armes aux poings. « Tout va bien ? s’enquit-elle. — En fait, nous venons tout juste de conclure. Peux-tu nous débarrasser de ce déchet, Frost ? » Les doigts de l’albinos s’enroulèrent autour de la cheville de Vurms. Il le traîna sans ménagement sur le sol jusqu’à la sortie. Maître Eider regarda la tête ballante de son complice glisser sur le dallage ; puis elle leva les yeux vers Glotka. « Et maintenant ? — Au cachot. — Et ensuite ? — Ensuite, nous verrons. » Il claqua des doigts pour interpeller les Tourmenteurs et de son pouce leur indiqua la porte. Deux d’entre eux firent le tour de la table, saisirent la reine des marchands par le coude et l’emportèrent sans cérémonie hors de la pièce. « Bon », fit Glotka en s’adressant à Vissbruck. « Quelqu’un d’autre souhaite-t-il accepter la proposition de l’émissaire et se rendre ? » Le général, qui était resté debout et avait assisté à la scène en silence, inspira profondément et se mit au garde-à-vous. « Je ne suis qu’un simple soldat. J’obéirai aux ordres de Sa Majesté, bien sûr, ou au représentant qu’elle aura choisi. Si les ordres sont de protéger Dagoska, je verserai jusqu’à la dernière goutte de mon sang et celui de tous mes hommes pour ce faire. Je vous assure que je ne savais rien de ce complot. J’ai sans doute agi inconsidérément, mais en toute honnêteté, et toujours en fonction de ce que je croyais être le mieux pour… » Glotka agita une main. « J’en suis convaincu. Lassé, mais convaincu. » J’ai déjà perdu la moitié du conseil municipal, aujourd’hui. En perdre davantage pourrait donner l’impression que je suis âpre au gain. « Les Gurkhiens nous attaqueront sûrement dès l’aube. Vous devriez aller surveiller nos défenses, général. » Vissbruck ferma les yeux, déglutit, essuya la sueur sur son front. « Vous ne regretterez pas de m’avoir accordé votre confiance, Monsieur le Supérieur. — J’espère bien. Rompez. » Le général s’empressa de quitter la salle d’audience, comme s’il redoutait que Glotka ne change d’avis. Les Tourmenteurs encore présents l’imitèrent. Vitari se pencha pour ramasser la chaise de Vurms et la repoussa soigneusement sous la table. « Joli travail. » Elle hocha la tête avec lenteur. « Très joli travail. Je suis ravie de constater que je ne m’étais pas trompée sur votre compte. » Glotka renifla avec dédain. « Je me soucie de votre approbation comme d’une guigne ! » Elle lui sourit des yeux par-dessus son masque. « Je n’ai pas dit que j’approuvais, simplement que c’était du joli travail. » Elle pivota, puis regagna le couloir avec nonchalance. Il ne restait plus que Cosca et lui. Appuyé contre le mur, les bras négligemment croisés sur son plastron, le mercenaire le regardait avec un petit sourire. Il n’avait pas bougé depuis le début. « Je pense que vous feriez merveille en Styrie. Parfaitement… impitoyable ? C’est le mot ? Quoi qu’il en soit… » Il eut un haussement d’épaules éloquent. « Je me réjouis de servir sous vos ordres. » Jusqu’au moment où on te fera une meilleure offre, n’est-ce pas, Cosca ? Le mercenaire montra du doigt la tête tranchée gisant sur la table. « Voulez-vous que je m’occupe de ça ? — Mettez-la sur les créneaux des remparts extérieurs, à un endroit où elle sera bien visible. Les Gurkhiens comprendront ainsi l’irrévocabilité de notre décision. » Cosca fit claquer sa langue. « Des têtes plantées sur des piques, hein ? » ironisa-t-il, en attrapant la tête coupée par sa longue barbe. « C’est toujours à la mode. » La porte se referma sur lui avec un cliquetis. Glotka se retrouva seul dans la salle d’audience. Il frotta sa nuque raide, étira sa jambe ankylosée sous la table ensanglantée. Une journée bien remplie, tout compte fait. Mais elle n’est pas encore finie. Par-delà les hautes fenêtres, il vit que le soleil s’était couché. Au-dessus de Dagoska, le ciel était sombre. Parmi les pierres Les premières lueurs de l’aube prenaient peu à peu possession de la vaste plaine. Une faible lumière surlignait le ventre des nuages amoncelés très haut dans le ciel, ainsi que les contours des vieilles pierres. Un flamboiement brouillé envahissait l’orient. Un spectacle rarement admiré par les hommes que la naissance de ces premiers brasillements gris ! En tout cas, Jezal, lui, avait rarement eu l’occasion d’y assister. S’il s’était trouvé chez lui à pareille heure, il aurait encore été couché, bien au chaud dans son lit. Aucun d’entre eux n’avait dormi, la nuit passée. Ils avaient veillé pendant ces longues heures froides, en silence, inspectant les ténèbres pour guetter l’arrivée de silhouettes sur la plaine. Et ils avaient attendu. Attendu la venue de l’aurore. Neuf-Doigts regarda le soleil se lever, en plissant les yeux. « C’est bientôt l’heure. Ils ne vont plus tarder. — Sûrement », marmonna Luthar d’une voix endormie. « Écoutez-moi bien, maintenant. Restez ici et surveillez le chariot. Ils seront nombreux et essaieront sûrement de nous prendre à revers. Voilà pourquoi vous devez rester ici. C’est compris ? » Jezal déglutit. L’inquiétude lui serrait la gorge. Il ne pensait qu’à une chose : tout cela était injuste. Qu’il dût mourir si jeune était la pire des injustices. « Bon. Elle et moi serons de l’autre côté de la butte, derrière les pierres dressées. La plupart d’entre eux passeront par là, j’imagine. Si vous avez des ennuis, criez, mais si on ne répond pas, eh bien… agissez comme vous le pourrez. Peut-être serons-nous trop occupés… ou bien morts ! — J’ai peur », dit Jezal. Il n’avait pas voulu l’avouer… mais à quoi bon le cacher désormais ! Neuf-Doigts se contenta de hocher la tête. « Moi aussi. Nous avons tous peur. » Sans se départir de son féroce sourire, Ferro resserra les lanières de son carquois autour de sa poitrine, avança d’un cran la boucle de son ceinturon où pendait son épée, enfila sa palette sur son poignet en faisant bouger ses doigts, tira et relâcha la corde de son arc, tout cela avec rapidité et précision, prête à se mesurer à n’importe quel type d’adversaire. En l’observant se préparer pour ce combat qui signerait sans doute leur arrêt de mort, Jezal eut l’impression qu’elle exécutait les même gestes que lui, du temps où il s’habillait avant d’aller courir de taverne en taverne toute la nuit dans l’Agriont. Ses yeux jaunes brillaient d’excitation dans la pénombre, comme si elle était impatiente d’en découdre. Il ne l’avait jamais vue aussi heureuse. « Elle n’a pas l’air effrayée », lâcha-t-il. Neuf-Doigts la regarda en fronçant les sourcils. « Bon, peut-être pas, mais ce n’est pas un exemple à suivre. » Il la fixa quelques instants. « Lorsqu’on côtoie trop longtemps le danger, le seul moment où on se sent vivant, c’est quand la mort plane au-dessus de soi. — Ah ! bien », murmura Jezal. La vue de la boucle de son propre ceinturon, de la garde de ses épées si bien astiquées, le rendit soudain malade. Il déglutit une nouvelle fois. Bon sang ! sa bouche n’avait jamais autant salivé. « Essayez de penser à autre chose. — Comme quoi ? — Tout ce qui pourra vous faire surmonter ça. Vous avez de la famille ? — Mon père, et deux frères. Je ne sais pas s’ils m’aiment beaucoup. — Qu’ils aillent au diable, alors ! Vous avez des enfants ? — Non. — Une femme ? — Non. » Jezal grimaça. À part jouer aux cartes et se foire des ennemis, il n’avait rien accompli dans sa vie. Il ne manquerait à personne. « Même pas une amoureuse ? Ne me dites pas qu’aucune fille ne vous attend quelque part ! — Eh bien, peut-être… » Il imaginait cependant qu’Ardee l’avait déjà remplacé. Elle ne semblait pas du genre très sentimental. Peut-être aurait-il dû lui proposer de l’épouser quand il en avait eu l’occasion. Quelqu’un au moins l’aurait pleuré. « Et vous ? bafouilla-t-il. — Quoi ? Si j’ai une famille ? » Logen se rembrunit, en caressant d’un air sinistre le moignon de son majeur manquant. « J’en ai eu une. Maintenant, j’en ai une autre. On ne choisit pas sa famille, on prend ce qu’on nous offre et on tâche d’en tirer le meilleur. » Il montra Ferro du doigt, puis Quai. « Vous les voyez… elle, lui, et vous ? » Il lui donna une tape sur l’épaule. « Voilà ma famille à présent, et je n’ai pas l’intention de perdre un frère, aujourd’hui, compris ? » Jezal acquiesça avec lenteur. On ne choisit pas sa famille. On tire le meilleur de ce qu’on nous offre. Des idiots hideux, étranges ou nauséabonds… Cela ne lui semblait plus important. Neuf-Doigts lui tendit la main ; Jezal la prit dans la sienne et la serra de toutes ses forces. L’homme du Nord lui adressa un sourire en coin. « Alors, bonne chance, Jezal. — À vous aussi. » Ferro était agenouillée près d’une des pierres érodées, son arc à la main, une flèche prête à être tirée. Le vent dessinait des vagues dans les hautes herbes de la plaine, fouettait l’herbe plus rase sur le flanc de la colline, faisait voleter les empennages des sept flèches qu’elle avait plantées en ligne dans la terre devant elle. Sept flèches, voilà tout ce qu’il lui restait. Pas assez, en vérité. Elle les observa arriver au galop jusqu’au pied de la butte. Les regarda descendre de monture et lever les yeux. Les vit resserrer les boucles de leurs armures de cuir éraflées, vérifier leurs armes. Lances, épées, boucliers, et un ou deux arcs. Elle compta les cavaliers. Treize. Elle ne s’était pas trompée. Tu parles d’un réconfort ! Elle reconnut Finnius ; il riait en indiquant les pierres du doigt. Le salaud ! Si elle en avait l’occasion, elle le descendrait le premier. Mais pas question de tirer à une distance pareille, au risque de gâcher un projectile. Ils ne tarderaient pas à être à découvert en escaladant la pente. Elle pourrait les avoir à ce moment-là. Les nouveaux venus se séparèrent pour entamer leur ascension, lorgnant les pierres par-dessus leurs boucliers, leurs bottes bruissant dans les herbes. Ils ne l’avaient pas encore repérée. L’homme de tête ne possédait pas de bouclier et gravissait lourdement la colline, un sourire mauvais sur les lèvres, une épée dans chaque main. Sans se presser, elle tira sur la corde, savoura brièvement sa caresse rassurante sur son menton. La flèche l’atteignit en pleine poitrine, traversant sans difficulté son plastron de cuir. Il tomba à genoux, grimaçant, haletant. S’appuyant sur une épée, il fit un pas chancelant en avant. La deuxième flèche alla se coller à la première ; il retomba à genoux, cracha du sang dans les herbes, avant de s’écrouler sur le dos. Mais il en restait beaucoup d’autres. Tassé derrière un énorme bouclier, essayant de protéger la moindre parcelle de son corps, le plus proche continuait sa progression. La flèche ricocha sur l’épais bord en bois. « Ssss », siffla-t-elle, en arrachant une autre flèche du sol. Elle tendit de nouveau sa corde, prenant soin de mieux viser. « Aïe ! » s’écria-t-il lorsque le projectile se ficha dans sa cheville exposée. Le bouclier tremblota, s’écarta légèrement. Après avoir décrit une courbe parfaite, la flèche suivante se planta proprement dans son cou, au ras du bouclier. Du sang bouillonna sur son menton, ses yeux s’écarquillèrent, l’homme bascula en arrière. Le bouclier avec la flèche perdue dévala la pente derrière lui. Ce deuxième lascar avait été trop long à tuer, et coûté bien trop de projectiles. Les autres étaient presque à mi-chemin du sommet. Ils zigzaguaient entre les pierres. Elle récupéra les deux dernières flèches piquées dans la terre et se glissa dans les herbes, vers le haut de la colline. C’était tout ce qu’elle pouvait faire, pour l’instant. Neuf-Doigts devrait surveiller ses arrières tout seul. Aplati contre une pierre dressée, Logen patientait, s’évertuant à respirer discrètement. Il vit Ferro ramper vers le haut : elle s’éloignait de lui. « Merde ! » grommela-t-il. Débordés par le nombre et dans le pétrin, comme d’habitude. Dès qu’il avait pris le commandement, il savait que cela se produirait. Ça se passait toujours ainsi. Bon… Il s’était toujours tiré d’embarras par le passé, il trouverait bien le moyen d’en réchapper de nouveau. Une chose était sûre, Logen Neuf-Doigts savait se battre. Il entendit des pas dans les herbes, accompagnés de grognements étouffés. Un homme grimpait péniblement la pente, à gauche de la pierre où il s’était abrité. Logen colla son épée contre son flanc droit, agrippa fermement le métal froid de la poignée et serra les dents. Il aperçut d’abord la pointe de sa lance, puis son bouclier. Il bondit alors de sa cachette en poussant un cri de guerre et fit tournoyer son épée avec fureur. La lame taillada l’épaule de l’homme, lui cisailla le torse, libérant des flots de sang, le souleva de terre et l’envoya rouler cul par-dessus tête le long de la butte. « Encore en vie ! » pantela Logen, en se hâtant de remonter. Une lance passa près de lui en sifflant. Elle termina sa course dans l’herbe au moment où il se réfugiait derrière une pierre voisine. Piètre tentative, mais il y en aurait d’autres. S’étant rapproché du bord de la pierre, il épia ses adversaires et surprit plusieurs silhouettes qui progressaient par bonds d’un bloc à l’autre. Il se lécha les lèvres, soupesa l’épée du Créateur. Du sang maculait sa lame sombre, ainsi que l’initiale d’argent près de la poignée. Il lui restait encore beaucoup à faire. L’homme qui escaladait la colline se dirigeait droit vers elle, jetant des coups d’œil par-dessus son bouclier pour arrêter une flèche éventuelle. Impossible de le toucher de l’endroit où elle se trouvait ; il était bien trop vigilant. Elle se baissa derrière la pierre, se glissa dans la petite tranchée qu’elle avait creusée, puis se mit à ramper. Elle en ressortit à l’autre bout, juste derrière un énorme rocher. Après l’avoir contourné, elle inspecta les environs. Elle distingua son adversaire de profil qui s’approchait en catimini de la pierre qu’elle venait de quitter. Apparemment, Dieu était d’humeur généreuse, ce jour-là. Envers elle, pas envers cet homme ! Le projectile s’insinua dans son flanc, juste au-dessus de l’aine. Il trébucha, baissa les yeux, hébété. Saisissant sa dernière flèche, Ferro l’arma et tira. Il tentait encore d’arracher la première, lorsque la seconde l’atteignit à la poitrine. En plein cœur, se dit-elle, vu la façon dont il était tombé au sol. Comme elle avait épuisé son stock, elle jeta son arc et dégaina son épée gurkhienne. Le temps du corps à corps était venu. En faisant le tour d’une pierre, Logen se retrouva face à face avec lui, si près qu’il sentait presque son souffle sur sa joue. Un visage jeune. Plutôt agréable, avec une peau lisse, un nez aquilin, de grands yeux bruns écarquillés. Logen lui mit un coup de tête. L’adolescent tituba, permettant ainsi à Logen de tirer le couteau de sa ceinture avec sa main gauche. Lâchant son épée, il empoigna le bouclier du malheureux et le lui arracha. La tête aux yeux bruns finit par se redresser ; un filet de sang s’écoulait du nez cassé. L’adolescent montra les dents et arrondit son bras pour porter un coup d’épée à Logen. Avec un grognement, ce dernier enfonça son couteau dans le corps du jeune homme – à une, deux, trois reprises. Il assénait ses coups de bas en haut, des coups puissants, rapides, le décollant du sol à chaque fois. Le sang qui s’échappait de ses blessures au ventre englua les mains de Logen. L’adolescent geignit, laissa tomber son épée et se mit à glisser vers la pierre, ses jambes se dérobant sous lui. Logen le regarda agoniser. Devoir choisir entre tuer et être tué ne peut être considéré comme un choix. Il faut parfois savoir se montrer réaliste avec ces choses-là ! Assis dans l’herbe, il se tenait l’estomac. Il leva les yeux vers Logen. « Quoi ? » Pas de réponse. Les yeux bruns étaient vitreux. « Allez ! hurla Ferro. Du nerf, sale fils de pute ! » Elle s’accroupit dans l’herbe et se prépara à bondir. Il ne parlait pas son langage, mais comprit le sens du message. Sa lance dessina un arc, en tournoyant dans les airs. Pas mauvais comme tir ! Elle esquiva ; la lance cliqueta sur les pierres. Elle éclata de rire. Il se rua sur elle – un gros homme chauve, chargeant tel un taureau. Lorsqu’il fut à quinze pas, elle distingua le grain du manche de sa hache. À douze, elle aperçut les plis de son visage grimaçant, les rides autour de ses yeux et de ses narines. À huit, les éraflures de son plastron en cuir. À cinq, il brandit sa hache. Il couina au moment où le carré d’herbe qui le séparait d’elle s’effondra sous son poids ; son arme lui échappa. Elle se précipita vers lui, balançant son épée au petit bonheur. Quand la lame mordit avec férocité dans son épaule, il hurla, bredouilla, bégaya, essayant de s’écarter, d’escalader la terre friable du piège qu’elle avait creusé. L’épée trancha net le dessus de son crâne ; pris de tremblements, il émit des gargouillis en glissant au fond du trou. De la tombe. De sa tombe. Il ne la méritait pas, mais ce n’était pas grave, elle pourrait toujours l’en ressortir plus tard et le laisser pourrir sur la colline. Celui qui s’approchait était un sacré gaillard. Un diable d’homme, grand et gras, d’au moins une demi-tête de plus que Logen. Il portait un énorme gourdin, aussi gros qu’un tronc de jeune bouleau, qu’il manipulait cependant avec habileté, hurlant et rugissant comme un fou, ses petits yeux roulant de fureur dans son visage rond. En voulant l’éviter, Logen trébucha entre les pierres. Pas facile de garder un œil sur le sol derrière lui et l’autre sur cette branche monstrueuse qui fouettait les airs ! Vraiment pas facile ! Il n’allait pas tarder à tomber sur un os. Logen buta contre un obstacle… La botte de l’adolescent aux yeux bruns qu’il venait de tuer. Ce n’était que justice ! Il se rattrapa juste à temps pour voir le poing du mastodonte arriver sur sa bouche. Il se dandina, étourdi, crachant du sang. Apercevant le gourdin osciller dans sa direction, il sauta alors en arrière. Pas assez loin ! L’extrémité de la lourde massue lui heurta la cuisse brutalement. Le coup faillit le décoller du sol. Logen tituba jusqu’à l’une des pierres, geignant, pissant le sang, grimaçant de douleur. Il s’acharna à dégainer son épée, manqua de peu de se blesser en la sortant, trébucha de nouveau et s’étala sur le dos. Au même moment, la massue fit éclater la roche à côté de lui. Dans un mugissement féroce, le géant éleva son gourdin au-dessus de sa tête. Un geste sans doute redoutable, mais pas très malin. Logen redressa prestement le torse et l’atteignit au ventre : sa lame sombre s’enfonça en biais, presque jusqu’à la garde, et ressortit dans le dos du colosse. Ce dernier laissa tomber son gourdin bruyamment sur le sol, puis, dans un ultime effort, se pencha en avant, saisit la chemise de Logen à pleine main, l’attira à lui, grognant et montrant ses dents ensanglantées, et dressa son poing démesuré. Tirant le couteau dissimulé dans sa botte, Logen le poignarda dans le cou. L’homme parut surpris pendant une seconde. Du sang s’écoulait de sa bouche vers son menton. Il relâcha Logen, se mit à tituber, à tourner lentement sur lui-même, percuta l’un des blocs derrière lui et s’effondra face contre terre. « Mon père avait bien raison : on n’a jamais assez de couteaux sur soi ! » Ferro entendit le claquement de la corde… mais beaucoup trop tard. Elle sentit la flèche se ficher sous son omoplate. Baissant les yeux, elle constata que la pointe avait traversé le devant de sa tunique et que son bras s’engourdissait déjà. Du sang presque marron imprégnait le tissu crasseux. Elle jura entre ses dents et plongea derrière une pierre. Heureusement qu’il lui restait encore son épée, et un bras valide ! Elle se faufila le long de son abri, s’écorchant le dos sur la surface rugueuse, puis s’immobilisa et tendit l’oreille. Elle perçut dans l’herbe sèche les crissements des pas de l’archer qui la cherchait, suivis du léger bruissement de l’épée qu’il tirait de son fourreau. Elle le vit soudain de dos regarder à droite et à gauche. Elle sauta sur lui, épée au clair, mais il pivota juste à temps pour la contrer avec la sienne. Tous deux basculèrent sur le sol où ils roulèrent, entremêlant leurs membres avec férocité. Le gaillard se releva tant bien que mal, hurlant, se démenant, une main pressée sur son visage ensanglanté. La flèche qui ressortait de la poitrine de Ferro lui avait crevé l’œil lors de leur violent corps à corps. Une chance pour elle. Elle se rua en avant et, de son épée gurkhienne, lui sectionna un pied. Il hurla de plus belle. Déséquilibré, il finit par s’écrouler de côté, sa jambe amputée s’agitant convulsivement. Il commençait tout juste à se redresser, quand la lame courbe lui trancha le cou à moitié. Ferro s’éloigna du cadavre à quatre pattes ; son bras gauche inutile pendait mollement, son poing droit se crispait sur la poignée de l’épée. Prête à se remettre à l’ouvrage. Finnius sautillait avec souplesse de-ci de-là à la manière d’un danseur, brandissant de sa main gauche un large bouclier carré, de la droite, une courte épée à lame épaisse. Cheveux au vent, sourire aux lèvres, il faisait tournoyer cette dernière en se déplaçant. Le soleil aqueux se réfléchissait sur son bord tranchant. L’épée du Créateur oscillant le long de sa jambe, Logen s’efforçait de récupérer son souffle, trop épuisé pour bouger. « Qu’est-il donc arrivé à votre sorcier ? ricana Finnius. Pas de tour de magie, aujourd’hui ? — Non. — Eh bien, vous nous avez donné du fil à retordre, ça je vous l’accorde, mais on a fini par y arriver. — Où ça ? » Logen regarda brièvement le cadavre de l’adolescent aux yeux bruns, adossé à une pierre près de lui. « Si c’est à ça que vous vouliez arriver, vous auriez pu vous entretuer il y a quelques jours, ça m’aurait évité une corvée. » Finnius se renfrogna. « Tu vas vite te rendre compte que je ne suis pas fait du même bois que ces imbéciles, l’homme du Nord ! — Nous sommes tous identiques. Je n’ai pas besoin de charcuter un corps supplémentaire pour le savoir. » Logen étira son cou et soupesa l’épée du Créateur. « Mais si tu as envie de me montrer tes entrailles, libre à toi. — Alors, allons-y ! » Finnius se mit à avancer vers Logen. « Puisque tu es si pressé de rôtir en enfer ! » Il se déplaça rapidement, l’air menaçant. Le bouclier toujours brandi devant lui, il obligea Logen à reculer vers les pierres, tout en exécutant des moulinets avec son épée. Essoufflé, Logen se laissait guider, cherchant en vain une ouverture. Le bouclier vint lui frapper la poitrine, lui coupant le souffle, le repoussant encore plus loin. Il essaya d’esquiver, mais vacilla sur sa jambe blessée ; l’épée meurtrière lui entailla l’avant-bras. Bredouillant un juron, il chancela contre un bloc, éclaboussant l’herbe de son sang. « Une touche pour moi ! » gloussa Finnius qui virevoltait en agitant son épée. Logen ne le quittait pas des yeux. Il respirait bruyamment. Le bouclier était solide, et ce salaud ricaneur le maniait avec dextérité. Cela lui conférait un certain avantage. En outre, il était rapide. Plus rapide que Logen avec sa jambe abîmée, son bras entaillé et sa tête encore bourdonnante du coup de poing reçu sur la bouche. Où se trouvait le Sanguinaire quand on avait besoin de lui ? Logen cracha par terre. Il allait devoir gagner ce combat tout seul. Presque plié en deux, haletant bien plus que nécessaire, il recula, cillant, grimaçant, et laissa pendre son bras, comme s’il lui était parfaitement inutile ; du sang dégouttait de ses doigts gourds. Il dépassa les pierres afin de trouver un endroit plus spacieux. Un endroit qui lui permettrait de faire tournoyer son épée. Finnius le suivit, levant son bouclier bien haut. « C’est tout ? railla-t-il en se rapprochant. Déjà fatigué ? Je dois avouer que je suis un peu déçu, j’avais espéré un… » Logen bondit soudain en rugissant, son épée brandie à deux mains au-dessus de sa tête. Finnius se hâta de reculer, mais un peu tard. La lame grise découpa un angle du bouclier carré, puis alla ricocher sur une pierre avec un formidable cliquetis, projetant une pluie de fragments de roche. Le choc faillit la lui arracher des mains et le déporta sur le côté. Finnius geignait. Un filet de sang s’écoulait de son épaule. La pointe de l’épée avait traversé le plastron de cuir et pénétré légèrement dans la chair. Pas assez profondément pour le tuer, malheureusement, mais suffisamment pour lui river son clou. Ce fut au tour de Logen de railler. « C’est tout ? » Ils réagirent en même temps. Leurs deux lames ferraillèrent. Toutefois, celle de Logen fut la plus forte ; avec un chuintement, l’épée de Finnius lui échappa et disparut vers le bas de la pente. Bouche bée, il porta une main à sa ceinture pour en tirer une dague, mais avant qu’il ait pu l’attraper, Logen s’était jeté sur lui. Grognant, grommelant, il s’attaquait au bouclier avec sauvagerie, lardant le bois de profondes encoches, faisant voler des copeaux, obligeant Finnius à reculer à pas hésitants. Il asséna un coup encore plus violent que les autres : Finnius vacilla sous sa puissance, buta contre une pierre enfouie dans les herbes et s’écroula sur le dos. Grinçant des dents, Logen prit son élan pour abattre violemment sur lui l’épée du Créateur. Incisant proprement le protège-tibia de Finnius, celle-ci lui sectionna le pied juste au-dessus de la cheville, faisant jaillir des gerbes de sang. Finnius se traîna sur le flanc et parvint tant bien que mal à se relever. Avec un gémissement, il essaya de basculer tout son poids sur sa jambe amputée ; surpris, il ne trouva que son moignon et s’effondra de nouveau sur le dos, grognant et toussant. « Mon pied ! se plaignit-il. — Tu ferais mieux de l’oublier », gronda Logen, qui l’écarta de son chemin d’un coup de botte. Et il fonça sur l’homme à terre. « Attends ! » bredouilla Finnius. Il s’aida de sa jambe indemne pour ramper vers l’une des pierres levées, laissant dans son sillage une trace sanglante. « Quoi donc ? — Rien… accorde-moi juste une seconde ! » Prenant appui sur la pierre, il se redressa et se mit à sautiller à cloche-pied, l’air poltron. « Attends ! » hurla-t-il. Avec des gestes précis, Logen enfila la pointe de son épée sous le bouclier, trancha les lanières qui le retenaient au bras ballant de Finnius et l’envoya sur la pente, où il rebondit sur son angle découpé. Finnius sortit un couteau et, poussant un cri désespéré, se positionna sur sa jambe indemne, prêt à allonger une botte. Logen lui taillada la poitrine. Du sang jaillit, éclaboussant son plastron. Les yeux de Finnius lui sortirent de la tête. De sa bouche grande ouverte seul s’échappa un maigre sifflement. Ses doigts lâchèrent la dague qui se coucha gentiment sur le sol. Finnius s’affaissa peu à peu et finit par tomber face contre terre. Bel et bien retourné à la boue ! Logen se redressa, prit une profonde inspiration en clignant des paupières. La coupure de son bras commençait à lui cuire, sa jambe à lui élancer. Il respira par saccades. « Encore en vie ! murmura-t-il. Encore en vie ! » Il ferma les yeux quelques instants. « Merde ! » grommela-t-il. Les autres ! Il entreprit de remonter vers le sommet en boitillant. La flèche dans son épaule l’avait ralentie. Sa chemise était imbibée de sang. Et Ferro avait de plus en plus soif. Elle se sentait de plus en plus roide, somnolente. Surgissant de derrière un bloc, il bondit sur elle sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Impossible d’utiliser son épée dans un espace aussi réduit, elle s’en débarrassa. Elle voulut s’emparer de son couteau, mais il lui saisit le poignet. Il était robuste. Il la poussa contre une pierre, lui cogna si fort la tête contre la roche qu’elle en fut à demi assommée. Elle pouvait voir un nerf frétiller sous l’œil de son agresseur, les points noirs sur son nez, les muscles saillants de son cou. Elle lutta en se tortillant sous cette masse qui l’écrasait. Elle gronda, cracha. Toute Ferro qu’elle fût, elle n’était pas invulnérable. Ses bras tremblèrent, ses coudes fléchirent. La main de l’homme trouva sa gorge et se mit à serrer. Marmonnant entre ses dents, il commença à l’étrangler. Elle ne pouvait plus respirer, ses forces l’abandonnaient… Alors, entre ses paupières mi-closes, elle aperçut une main se glisser sous le menton de son assaillant. Une grande main pâle, maculée de sang séché, avec quatre doigts. Un grand avant-bras pâle suivit, un deuxième le rejoignit par l’autre côté ; tous deux emprisonnèrent la tête fermement. L’homme se débattit tant et plus, sans succès. Les muscles épais roulaient sous la peau. Les doigts clairs s’enfonçaient dans le visage, entraînant la tête toujours plus en arrière. L’homme libéra Ferro. Elle s’adossa à la pierre, essayant de respirer calmement. Son agresseur s’obstina vainement à griffer les bras blancs. Au moment où sa tête accomplit un tour presque complet, il émit un long soupir. Crac. Les bras le relâchèrent. Il s’effondra en tas sur le sol, tête inclinée. Neuf-Doigts se tenait juste derrière. Du sang lui maculait le visage et les mains, imprégnait ses habits déchirés. Son visage livide se contractait nerveusement ; la sueur qui ruisselait sur ses joues laissait de fines traînées dans la crasse. « Tu te sens bien ? — Pas mieux que toi, croassa-t-elle. Il en reste ? » Posant une main près d’elle sur la pierre, il se pencha pour cracher. « Je ne sais pas. Peut-être un ou deux encore. » Elle lorgna le sommet de la colline. « Là-haut ? — Sûrement. » Ferro se baissa, ramassa son épée incurvée et entreprit de gravir la pente en claudiquant, se servant de son arme comme d’une béquille. Elle entendit Logen lui emboiter le pas laborieusement. Depuis quelques minutes, Jezal entendait des cris, des hurlements et des cliquetis. À travers les rafales du vent, ces bruits lui parvenaient indistincts, comme étouffés. Il n’avait aucune idée de ce qui se déroulait au-delà du cercle de pierres du sommet de la colline, et il n’était pas sûr de vouloir le savoir. Il marchait de long en large, serrant et desserrant les poings, tandis que Quai, assis dans le chariot, regardait Bayaz, immobile et d’un calme exaspérant. Ce fut à ce moment précis qu’il l’aperçut. Une tête d’homme dépassant de la butte, entre deux gigantesques pierres. Puis les épaules, suivies d’un torse. Un autre individu émergea, non loin. Un deuxième homme. Deux tueurs gravissaient la pente dans sa direction ! L’un deux avait des yeux porcins et une forte mâchoire. L’autre, plus mince, était doté d’une tignasse blonde hirsute. Ils progressèrent avec circonspection le long de la montée. Une fois parvenus au centre du cercle, ils examinèrent Jezal, Quai et le chariot, en prenant tout leur temps. Jezal n’avait jamais encore affronté deux adversaires à la fois. Il ne s’était d’ailleurs jamais battu à mort, non plus. Il essaya de ne pas y penser. Préférant se convaincre qu’il s’agissait d’une simple compétition d’escrime. La routine ! Il déglutit et dégaina ses épées. Le métal émit un son rassurant en glissant hors des fourreaux ; leur poids au creux de ses paumes le réconforta quelque peu. Les deux hommes le dévisagèrent. Jezal soutint leurs regards, en tentant de se rappeler les paroles de Neuf-Doigts. Tâcher de paraître faible. Ça, au moins, ça ne présentait aucune difficulté. Il ne doutait pas d’avoir l’air terrorisé. Il fit de son mieux pour ne pas tourner les talons et s’enfuir en courant. Il commença à reculer lentement vers le chariot, se léchant les lèvres avec une nervosité qu’il n’avait pas à feindre. Ne jamais sous-estimer un ennemi. Il étudia ces deux-là de la tête aux pieds. Ils semblaient rudement forts et bien armés. Tous deux portaient une armure en cuir rigide et des boucliers carrés. L’un avait une courte épée, l’autre une hache munie d’une lame impressionnante. Des armes meurtrières… et usées. Ne pas les sous-estimer ne constituait pas un problème. Les deux acolytes se séparèrent et se mirent à tourner en sens contraire pour le prendre à revers ; il les observa faire. Au moment d’agir, attaquer sans regarder en arrière. Celui de gauche avança vers JezaI le premier. Il le vit grimacer, hésiter, reculer d’un air emprunté pour frapper. Il lui aurait suffi de s’écarter et l’épée de son assaillant n’aurait rencontré que de l’herbe. Mais son instinct l’incita à utiliser lui aussi sa courte épée. Il l’enfonça dans le corps de son ennemi jusqu’à la garde, entre le plastron et le protège-dos, juste sous sa dernière côte. Au moment même où Jezal retirait sa lame, il esquiva la hache de son deuxième adversaire et fouetta l’air de sa rapière à hauteur de son cou. Après un pas chassé tout en souplesse entre les deux hommes, il pivota brusquement et présenta ses deux épées dans l’attente du signal de l’arbitre. Celui qu’il avait touché en premier fit quelques pas trébuchants, la respiration sifflante, un poing appuyé contre son flanc. L’autre resta debout à vaciller, ses yeux porcins lui sortant de la tête, une main serrée autour de son cou. Du sang commença à s’écouler sur ses doigts de sa gorge tranchée. Tous deux tombèrent presque en même temps, face contre terre, l’un à côté de l’autre. À la vue du sang sur sa rapière, Jezal se rembrunit. Il regarda les hommes qu’il avait réduits à l’état de cadavres, sourcils froncés. Sans vraiment réfléchir, il venait de tuer deux hommes. Il aurait dû se sentir coupable… il se sentait seulement engourdi. Non ! Il se sentait fier. Émoustillé. Il leva les yeux vers Quai qui le dévisageait avec calme du haut de son chariot. « J’ai réussi ! » murmura-t-il. L’apprenti approuva lentement de la tête. « J’ai réussi ! » hurla-t-il, en brandissant sa courte épée ensanglantée dans les airs. Quai se pétrifia soudain ; ses yeux s’agrandirent. « Derrière vous ! » cria-t-il, prêt à sauter de son siège. Jezal se retourna, ses épées levées. Du coin de l’œil, il aperçut quelque chose bouger. Un formidable crac. Et sa tête lui parut exploser. Il vit des milliers d’étoiles. Et les ténèbres l’engloutirent. Là où mène la hardiesse Les hommes du Nord se tenaient au sommet de la colline, mince rangée de silhouettes sombres se détachant sur le ciel laiteux. À cette heure matinale, le soleil n’était encore qu’une tache claire au milieu des nuages cotonneux. Quelques plaques de neige sale, à moitié fondue, subsistaient dans les anfractuosités des parois et une fine nappe de brouillard stagnait encore au fond de la vallée. West examina cette ligne d’hommes aux formes noires et se renfrogna. Il n’aimait pas ça du tout. Trop nombreux pour des éclaireurs ou une bande de pillards… pas assez pour lancer un défi, pourtant ils restaient immobiles sur la hauteur, observant avec placidité l’armée de Ladisla qui continuait à se déployer maladroitement, en contrebas. La suite du prince et un petit détachement de sa garde personnelle avaient établi leurs quartiers sur un tertre herbeux, juste en face de la butte des hommes du Nord. Quand les éclaireurs l’avaient découvert, tôt ce matin-là, l’endroit leur avait semblé convenable, sec ; légèrement en dessous de celui des ennemis, certes, mais suffisamment élevé pour avoir une vue acceptable sur la vallée. Depuis, des milliers de bottes l’avaient piétiné, des sabots, écrasé, des roues de chariots, labouré, pétrissant la terre humide en une gadoue noire et collante. Les bottes de West et celles des hommes qui l’entouraient étaient crottées, leurs uniformes, souillés. Même la tenue princière d’un blanc immaculé avait écopé de quelques éclaboussures. À une centaine de pas, un peu plus bas, se trouvait l’avant-garde des troupes de l’Union, en ordre de combat. Quatre bataillons de l’infanterie royale en constituaient l’épine dorsale ; chacun d’eux formait un bloc net de tissu rouge vif et de métal sinistre qui, à cette distance, donnait l’impression d’avoir été positionné là à l’aide d’une règle géante. Devant eux, quelques rangs dégarnis d’archers en justaucorps de cuir et coiffés de casques d’acier. À l’arrière, les cavaliers, qui avaient mis pied à terre, paraissaient complètement déroutés, ainsi engoncés dans leur armure complète. Sur chaque aile, les bataillons informes des recrues, avec leur équipement disparate, s’étiraient au petit bonheur. À l’image de chiens de berger aboyant autour d’un troupeau de moutons indociles, leurs officiers s’époumonaient en agitant les bras pour tenter de réduire les écarts ou de redresser les rangs obliques. Environ dix mille hommes, au total. Chacun d’eux observait l’éventail restreint d’hommes du Nord avec, sans doute, le même mélange d’inquiétude, d’excitation, de curiosité et de colère, que celui qu’éprouvait West en découvrant leurs ennemis. Au bout de sa longue-vue, ils ne lui paraissaient pas si redoutables. De vulgaires hommes ébouriffés, enveloppés dans des peaux et des fourrures miteuses, équipés d’armes à l’aspect primitif. Exactement ce à quoi avaient dû s’attendre les moins imaginatifs des membres de l’état-major princier ! Ces brutes ne semblaient pas vraiment pouvoir faire partie de l’armée décrite par Séquoia, et West n’aimait pas ça. Il n’avait aucun moyen de savoir ce que dissimulait cette colline et ne voyait aucune raison à la présence de ces hommes à cet endroit, si ce n’était pour les distraire ou les y attirer. Tout le monde, cependant, ne partageait pas ses doutes. « Ils nous narguent ! déclara sèchement Smund en les examinant avec sa propre longue-vue. Nous devrions leur faire goûter aux lances de l’Union ! D’une charge rapide, nos cavaliers balaieraient cette racaille et s’empareraient de cette colline ! » Selon lui, la prise de cette colline conclurait rapidement leur campagne, leur apportant la gloire convoitée – hormis le fait que les hommes du Nord occupaient ce lieu, le reste n’était que pure divagation de sa part ! West ne pouvait que serrer les dents et secouer la tête en signe d’impuissance, comme il l’avait déjà fait une bonne centaine de fois. « Ils ont le bénéfice de la hauteur », expliqua-t-il. Il prenait soin de parler avec lenteur et d’un ton patient. « Le terrain n’est pas adapté à une charge, et ils pourraient bénéficier de renforts. Pour ce que nous en savons, le gros des troupes de Bethod doit se cacher derrière la crête. — Ils ont plutôt l’air d’éclaireurs, marmonna Ladisla. — Les apparences sont parfois trompeuses, et cette colline n’a aucune valeur stratégique. En outre, le temps joue en notre faveur. Le maréchal Burr va bientôt arriver pour nous prêter main-forte, alors que Bethod ne peut compter sur aucune aide. Nous n’avons aucune raison de chercher le conflit, pour l’instant. » Smund eut un reniflement méprisant. « Sauf que c’est la guerre, et que les ennemis piétinent sous nos yeux le sol de l’Union ! Vous ne cessez d’épiloguer sur le moral de nos hommes, colonel ! » Il agita un doigt en direction de la colline. « Qu’y a-t-il de plus dérangeant pour leurs esprits que de rester bras croisés, face à l’ennemi ? — Pourquoi donc nous priver de leur offrir une défaite cuisante et inutile ? » grommela West. Par malchance pour lui, ce fut le moment que choisit l’un des hommes du Nord pour tirer une flèche dans la vallée. Un minuscule trait noir traversa le ciel. Décoché selon toute vraisemblance par un arc court. Malgré l’avantage de la hauteur, la flèche se planta dans le sol sans causer de dégâts, à une centaine de pas de leurs premières lignes. Un geste singulièrement insignifiant, qui eut cependant un effet immédiat sur Ladisla. Quittant d’un bond sa chaise de campagne pliante, il se mit à marcher de long en large, en brandissant le poing. « Maudits soient-ils ! jura le prince. Ordonnez à la cavalerie de se rassembler pour une charge immédiate ! — Votre Grandeur, je vous supplie de réfléchir… — Sacrebleu, West ! » L’héritier du trône lança rageusement son chapeau dans la boue. « Vous passez votre temps à me tenir tête ! Votre ami Glotka aurait-il hésité, lui, devant les ennemis ? » West déglutit. « Le colonel Glotka a été capturé par les Gurkhiens et sa fougue a conduit à la mort tous les hommes dont il avait la charge. » Il se baissa lentement, ramassa le chapeau et le tendit avec respect au prince, se demandant tout en accomplissant ce geste s’il venait de mettre fin brutalement à sa carrière. Respirant fort par le nez, Ladisla grinça des dents et lui arracha son couvre-chef des mains. « Ma décision est prise ! Je suis le seul à porter le fardeau du commandement ! Le seul, vous entendez ? » Et il se tourna vers la vallée. « Sonnez la charge ! » West se sentit soudain terriblement las. Il eut l’impression qu’il n’aurait pas la force de rester debout pendant que le clairon confiant retentissait dans l’air vif, que les cavaliers enfourchaient leurs montures, puis traversaient au pas les formations d’infanterie, avant de descendre la pente douce au trot, leurs lances à la verticale. Dès qu’ils eurent atteint le fond de la combe tapissé de brouillard, ils adoptèrent une allure plus soutenue ; les martèlements de sabots résonnèrent dans toute la vallée. Les flèches éparses qui tombèrent parmi eux ricochèrent sur leurs lourdes armures sans causer de dommage, ni ralentir leur galop. En attaquant la montée, ils perdirent un peu de leur vitesse. Leur formation impeccable se disloqua pour franchir les bosquets de genêts, s’éparpillant sur le terrain accidenté. Toutefois, le spectacle de cette formidable masse métallique et de la puissance de la musculature chevaline eut le résultat escompté sur les hommes du Nord. La rangée de gueux commença à onduler légèrement, puis se brisa. Tournant les talons, ils prirent la fuite ; certains d’entre eux jetèrent même leurs armes avant de disparaître derrière la crête. « Voilà la bonne méthode ! hurla lord Smund. Chassez-les, bon Dieu ! Chassez-les ! — Piétinez-les ! » s’esclaffa le prince, en retirant son chapeau pour l’agiter dans les airs. Des vivats s’élevèrent des rangs des recrues, dominant le fracas des lointains sabots. « Chassez-les, je vous en prie ! » bafouilla West en serrant les poings. Les cavaliers, qui avaient rejoint la crête, la dépassèrent et sortirent peu à peu de leur champ de vision. Le silence retomba dans la vallée. Un long silence singulier, inattendu, ponctué des croassements de rares corbeaux qui voletaient en cercle au-dessus de leurs têtes en s’interpellant. La tension devint presque intolérable. West arpentait nerveusement le sol pendant que les minutes s’égrenaient, sans que rien ne se produisît. « Ils prennent leur temps, hein ? » Pike se tenait à ses côtés ; sa fille était juste derrière lui. Avec un tressaillement, West détourna les yeux. Il éprouvait encore une sensation de gêne à regarder sa figure ravagée, surtout quand elle lui apparaissait par surprise. « Que faites-vous ici ? » Le prisonnier haussa les épaules. « Le travail ne manque pas à un forgeron avant une bataille. Moins encore, après. Mais pendant les combats, il n’est pas trop débordé. » Il grimaça un sourire ; les plaques de peau brûlée se plissèrent comme du cuir, sur un côté de son visage. « Je me suis dit que je pourrais venir jeter un coup d’œil aux gros bras de l’Union en pleine action. Et quel endroit pourrait être plus sûr que le quartier général du prince ? — Ne faites pas attention à nous », bredouilla Cathil, un sourire timide aux lèvres. « Nous éviterons de gêner le passage. » West se rembrunit. S’il s’agissait d’une allusion moqueuse au fait qu’il était constamment dans leurs jambes à la forge, il n’était vraiment pas d’humeur à apprécier la plaisanterie. Toujours aucun signe de la cavalerie. « Où diable sont-ils ? s’agaça Smund. Le prince cessa momentanément de se ronger les ongles. « Laissez-leur le temps, lord Smund ! Laissez-leur le temps ! — Pourquoi ce brouillard ne se dissipe-t-il pas ? » murmura West. Le soleil brillait désormais suffisamment pour traverser les nuages, pourtant le brouillard ne faisait que s’épaissir, montant peu à peu dans la vallée jusqu’aux rangs des archers. « Maudit brouillard, il se ligue contre nous ! — Les voilà ! » cria l’un des courtisans du prince d’une voix aiguë et fébrile, un doigt pointé en direction de la crête opposée. Haletant, West éleva sa longue-vue et survola rapidement la ligne verte de l’horizon. Il aperçut les pointes des lances, droites, stables, émerger lentement au-dessus de la butte. Il ressentit une bouffée de soulagement. Il avait rarement été aussi content de s’être trompé. « C’est eux ! hurla Smund avec un grand sourire. Ils sont revenus ! Je vous l’avais bien dit ! Ils sont… » Des casques étaient apparus sous les pointes des lances, puis des épaules revêtues de cottes de mailles. Le soulagement de West s’effaça, aussitôt remplacé par l’horreur ; une boule se forma dans sa gorge. Un corps d’armée composé d’hommes parfaitement organisés, munis de boucliers ronds ornés de peintures diverses, visages humains, animaux, arbres, et une centaine d’autres motifs, tous différents les uns des autres. Au sommet de la colline, de nouvelles silhouettes vinrent les encadrer. Des hommes en armure encore plus nombreux. Les fantassins de Bethod. Ils s’arrêtèrent juste en dessous du point culminant de la butte. Une poignée d’hommes quitta les rangs parfaitement alignés et avança d’un pas dans l’herbe rase, avant de poser un genou à terre. Ladisla baissa sa longue-vue. « Est-ce que ce sont… ? — Des arbalètes », murmura West. Les premiers carreaux furent décochés, presque en douceur ; une nuée de traits gris prit son essor, telle une volée d’oiseaux bien dressés. Ils arrivèrent tout d’abord en silence, puis West perçut les échos des claquements furieux des cordes. Les projectiles commencèrent à tomber sur les rangs de l’Union. Certains atteignirent les soldats de la Garde royale, en cliquetant sur leurs épais boucliers et leurs solides armures. Des cris s’élevèrent. Des vides apparurent dans leurs rangs. Au quartier général, les attitudes évoluèrent en l’espace d’une minute : on passa d’une impudente confiance à une surprise muette et, enfin, à une consternation ébahie. « Ils ont des arbalètes ! » bredouilla quelqu’un. À travers sa longue-vue, West observa les arbalétriers retendre leurs cordes, sortir des carreaux de leurs carquois et s’apprêter à tirer de nouveau. La portée avait été bien évaluée. Non seulement ils disposaient d’arbalètes, mais savaient s’en servir. West s’empressa de rejoindre le prince Ladisla pantelant qui regardait un soldat blessé en train d’être évacué, tête pendante, des rangs mêmes de la Garde royale. « Votre Grandeur, nous devons avancer et réduire la distance pour permettre à nos archers de riposter, ou nous retirer plus en hauteur ! » Ladisla se contenta de le dévisager ; impossible de savoir s’il l’avait entendu, et encore moins, compris. Après une courbe impeccable, une deuxième pluie de projectiles s’abattit sur l’infanterie. Cette fois, elle atterrit parmi les recrues, sur une unité dépourvue d’armures et de boucliers. Des trous se formèrent dans la formation décimée, comblés aussitôt par le brouillard insidieux. Le bataillon tout entier parut grogner et trembloter. Un homme touché grièvement se mit à geindre en un interminable cri d’animal. « Votre Grandeur, avançons-nous ou battons-nous en retraite ? — Je… nous… » Hébété, Ladisla se tourna vers le jeune Smund qui, pour une fois, était à court de mots. Il avait l’air encore plus stupéfié que le prince, pour autant que ce fut concevable. La lèvre de Ladisla fut prise de frémissements. « Comment… je… Colonel West, qu’en pensez-vous ? » Malgré la tentation irrésistible de rappeler au prince héritier que lui seul avait la charge du commandement, West se mordit la langue. Sans quelqu’un pour lui donner des ordres, cette armée de bric et de broc risquait de se disloquer rapidement. Mieux valait se tromper plutôt que de ne rien faire. Il s’adressa au clairon le plus proche. « Sonnez la retraite ! » rugit-il. Et les clairons d’émettre aussitôt des appels criards et discordants. Difficile de croire que ces mêmes instruments avaient lancé la charge si effrontément, quelques instants auparavant ! Les bataillons s’écartèrent peu à peu avec lenteur. Les recrues ne cessaient d’essuyer de nouvelles volées de flèches. Les hommes des formations en capilotade se hâtaient de courir vers l’arrière, afin d’échapper aux traits meurtriers, n’hésitant pas à se marcher les uns sur les autres. Leurs rangs se muaient en une foule confuse ; dans l’air montaient hurlements et plaintes aiguës. Les bataillons de l’Union ne furent bientôt plus qu’une masse de lances ballotées, de heaumes immatériels, flottant au-dessus d’un nuage grisâtre. Même en hauteur, au milieu des convois de vivres, le brouillard enroulait peu à peu ses volutes autour des chevilles de West. Sur la colline voisine, les soldats à pied de Bethod commencèrent à s’agiter. Brandissant leurs armes et leurs boucliers colorés au-dessus de leurs têtes, ils entreprirent de les entrechoquer. À la place des rugissements que West attendait, seul un hululement insolite, inquiétant, se propagea dans la vallée, une mélopée curieusement perçante. Dominant les cliquetis et les raclements métalliques, elle s’insinua dans les oreilles de tous les malheureux, prisonniers de la combe. Un chant primitif, à la fois insouciant et furieux. Un chant inhumain produit par des monstres. Le prince Ladisla et son état-major se dévisagèrent bouche bée, bredouillèrent, puis assistèrent pétrifiés au déferlement des fantassins. Ils entamèrent la descente de la colline par colonnes entières, se dirigeant vers le fond de plus en plus brumeux de la vallée, d’où les troupes de l’Union tentaient vainement de s’échapper. West se fraya un chemin jusqu’à un clairon, parmi les officiers pétrifiés. « Formation de combat ! » L’adolescent détourna ses yeux effarés du flot des sauvages pour fixer West du même air ahuri ; ses doigts mous retenaient à peine son instrument. « Les rangs ! rugit une voix derrière eux. Formez les rangs ! » Celle de Pike, vociférant suffisamment fort pour être confondu avec n’importe quel sergent instructeur. L’adolescent appliqua son clairon contre ses lèvres et y souffla les quelques notes dont il se souvenait encore. D’autres prirent la relève dans le brouillard, lui répondant d’un peu partout. Sonneries en sourdine, ordres étouffés. « Halte ! Formez les rangs ! » « Maintenant, en rang, les gars ! » « Préparez-vous ! » « Fixe ! » Une série de chocs divers filtra à travers la couche cotonneuse. Sur des directives données d’une unité à l’autre, des soldats en armure se déplaçaient, des lances étaient relevées, des épées, tirées des fourreaux. Ce tintamarre fut soudain couvert par le hululement surnaturel des hommes du Nord qui s’amplifia au moment où ceux-ci chargèrent en dévalant la colline pour plonger dans la vallée. Malgré le terrain d’une largeur de cinquante toises et les quelques milliers d’hommes armés qui le séparaient de l’ennemi, West fut parcouru d’un frisson. Il imaginait fort bien la terreur éprouvée par les lignes du front, en voyant émerger de la brume cette horde de combattants qui hurlaient leurs cris de guerre et agitaient leurs armes avec frénésie. Il n’y eut aucun bruit significatif indiquant le moment exact de la rencontre. Les cliquetis redoublèrent d’intensité. Aux hurlements et aux hululements s’ajoutèrent des cris plus aigus. Des plaintes de douleur ou de rage de plus en plus fréquentes se mêlèrent au terrifiant tumulte. Au quartier général, tout le monde se taisait. Chaque homme – West y compris – scrutait le brouillard, mobilisant tous ses sens pour avoir une idée de ce qui se passait à ses pieds. « Là ! » tonna quelqu’un. Une masse indistincte avançait dans la brume. Tous les yeux étaient rivés sur la silhouette qui prenait progressivement forme devant eux. Un jeune lieutenant, à bout de souffle, couvert de boue, complètement désorienté. « Où se trouve ce maudit quartier général ? » cria-t-il, en trébuchant pour monter jusqu’à eux. « Vous y êtes. » L’homme adressa à West un superbe salut. « Votre Grandeur… — Je suis Ladisla », intervint le prince d’un ton sec. Ahuri, l’homme pivota pour effectuer son salut une deuxième fois. « Quel est votre message ? Allons, parlez ! — Oui, Monsieur, euh, Votre Grandeur… le commandant Bodzin m’envoie vous prévenir que son bataillon est dans une situation critique et qu’il… » Le malheureux cherchait encore à recouvrer son souffle « … a besoin de renforts. » Ladisla dévisagea le jeune homme, comme s’il s’était exprimé en une langue étrangère, puis se tourna vers West. « Qui est ce Bodzin ? — Le commandant du premier bataillon de recrues de Stariska, Votre Grandeur, sur notre aile gauche. — L’aile gauche, oui, je vois. Euh… » Des officiers d’état-major en uniformes clairs s’étaient figés en demi-cercle autour du lieutenant pantelant. « Dites au commandant de tenir ! » cria l’un d’eux. « Oui ! renchérit Ladisla. Dites à votre commandant de tenir et… euh… de repousser l’ennemi. Oui, c’est cela ! » Il commençait à se familiariser avec son rôle. « De les repousser et de se battre jusqu’au dernier ! Dites au commandant Clodzin que les renforts ne vont pas tarder. Oui, certainement… ils ne vont pas tarder ! » Et le prince s’éloigna hardiment. Le jeune lieutenant se retourna pour inspecter le brouillard. « De quel côté se trouve mon unité ? » marmonna-t-il. De nouvelles silhouettes se profilaient peu à peu. Des gens couraient, pataugeaient dans la boue, haletaient. Des recrues coupées du gros de leurs unités en déroute, au moment de l’engagement entre les deux camps, comprit aussitôt West. Comme s’il leur avait été possible de résister très longtemps ! « Sales chiens ! Bande de poltrons ! » jura Smund en toisant le dos des fuyards. « Revenez ici ! » Autant s’adresser au brouillard ! Tout le monde courait : déserteurs, adjudants, messagers ; tous cherchaient de l’aide, leur chemin ou des renforts. Les premiers blessés arrivaient aussi. Certains parvenaient à se traîner en boitant par la seule force de leur volonté ou en se servant de lances brisées comme de béquilles ; d’autres étaient soutenus par des camarades. Pike s’avança pour porter secours à un garçon livide dont l’épaule était transpercée par un carreau d’arbalète. Couchée sur une civière, une autre victime passa près d’eux ; le pauvre homme parlait tout seul. De son bras gauche, tranché au niveau du coude, enveloppé dans un garrot crasseux, du sang s’écoulait, laissant une traînée rougeâtre derrière lui et ses brancardiers. Le visage luisant de Ladisla avait viré au gris. « J’ai mal à la tête. Je dois absolument m’asseoir. Qu’est devenu mon siège de campagne ? » West se mordilla la lèvre. Il n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Burr l’avait laissé avec Ladisla à cause de son expérience, mais il était aussi peu inspiré que le prince. Les plans n’étaient efficaces que si l’on pouvait voir l’ennemi, ou au moins ses propres positions. Il demeura là, statufié, aussi inutile et frustré qu’un aveugle dans un pugilat. « Que se passe-t-il, sapristi ? » La voix stridente du prince domina le vacarme. « D’où vient ce satané brouillard ? J’exige de savoir ce qui se passe ! Colonel West ! Où est le colonel West ? Que se passe-t-il ici ? » Si seulement West avait été capable de lui fournir une réponse… Des hommes traversaient le quartier général, titubant, courant, au pas de charge, sans savoir apparemment où ils allaient. Des visages surgissaient du brouillard pour s’évanouir aussitôt. Des visages empreints de terreur, de perplexité, de détermination : estafettes portant des messages ou des ordres tronqués, soldats avec des plaies béantes, ou désarmés. Des voix désincarnées flottaient dans le vent froid, se mêlant les unes aux autres. Des voix anxieuses, pressantes, paniquées, déprimées. « … Notre régiment a engagé le combat avec l’ennemi, et il se replie… ou se repliait… du moins je crois… » « Mon genou, Bon Dieu, mon genou ! » « … Sa Grandeur le prince ? J’ai un message urgent de… » « … les soldats de la Garde royale sont dans un sale pétrin ! Ils sollicitent la permission d’évacuer le… » « Qu’est-il advenu de la cavalerie ? Où est la cavalerie ? « … des démons, pas des hommes ! Le capitaine est mort et… » « Nous nous replions ! » « … de lutter furieusement sur l’aile droite et ont désespérément besoin d’aide ! Ils ont désespérément besoin d’aide… » « À l’aide ! S’il vous plaît, aidez-moi ! » « … et ils ont riposté ! Nous attaquions sur tous les… » « Silence ! » West avait entendu un bruit en provenance de la brumasse grise. Des cliquetis de harnais. La densité du brouillard l’empêchait de voir à plus de trente pas, mais le bruit de chevaux s’approchant au petit trot était parfaitement reconnaissable. Sa main serra la poignée de son épée. « La cavalerie ! Elle est de retour ! » Lord Smund se précipita en avant. « Attendez ! » souffla West inutilement. Ses yeux tentèrent de percer la grisaille. Il aperçut des silhouettes de cavaliers chevauchant avec aisance dans la brume. La forme de leurs armures, de leurs selles, de leurs heaumes, correspondait à celle des soldats de la Garde royale, pourtant quelque chose dans leur façon de monter – avachis et décontractés – le perturbait. West tira son épée. « Protéger le prince », marmonna-t-il pour soi-même en se dirigeant vers Ladisla. « Vous, là-bas ! cria lord Smund au cavalier le plus proche. Préparez vos hommes pour une autre… » L’épée du cavalier s’enfonça dans son crâne avec un bruit sourd. Du sang jaillit, noir sur la brume blanche, et les hommes à cheval lancèrent la charge en s’époumonant. Des beuglements terrifiants, surnaturels, inhumains. Le corps flaccide de Smund fut écarté du chemin par le cheval de tête, puis piétiné par les sabots de son voisin. Les hommes du Nord, désormais reconnaissables, devinrent de plus en plus distincts quand ils fendirent le brouillard. Le premier d’entre eux, à la barbe épaisse, aux longs cheveux s’échappant d’un heaume de l’Union mal ajusté, affichait un rictus qui découvrait ses dents jaunes ; l’homme et son animal roulaient des yeux exorbités par la rage. Sa lourde épée s’abattit avec un éclat métallique et faucha d’un coup entre les omoplates l’un des gardes du prince, au moment où celui-ci jetait sa lance pour s’enfuir à toutes jambes. « Protégez le prince ! » hurla West. Ce fut alors infernal. Des chevaux passaient en trombe de tous côtés. Leurs cavaliers vociféraient, fouettant les airs de leurs haches et de leurs épées. Des hommes affolés couraient en tous sens, glissaient, chutaient, se faisaient renverser et écraser à l’endroit même où ils étaient tombés. Avec les passages répétés de ces cavaliers fous qui projetaient des giclées de boue, l’atmosphère déjà irrespirable s’emplissait de cris paniqués, incohérents. West plongea pour éviter des sabots meurtriers et s’affala la tête la première dans la gadoue, essayant vainement de cingler le cheval au galop avec son épée. Pris dans un tourbillon, il roula sur lui-même, pantelant, complètement désorienté par les bruits qui se ressemblaient tous et par le paysage qui avait de tous côtés la même apparence. « Protégez le prince ! » hurla-t-il une fois encore inutilement, d’une voix enrouée et assourdie par le tumulte ambiant. « Foncez à gauche ! cria quelqu’un. Formez une ligne ! » Il n’y avait pas de lignes. Il n’y avait plus rien. West trébucha sur un corps ; une main agrippa sa cheville, il la trancha de son épée. « Ah ! » Il était retombé. Une atroce migraine le taraudait. Où était-il ? Peut-être à un entraînement d’escrime ? Luthar l’avait-il de nouveau fait chuter ? Ce garçon devenait vraiment trop fort pour lui ! Il tendit le bras pour saisir la poignée de son épée à demi ensevelie dans la boue. Une main se glissa à travers les herbes, des doigts s’étirèrent. Il entendait son propre souffle résonner dans ses oreilles et son sang battre contre ses tempes. Les environs étaient brouillés, mouvants ; le brouillard flottait devant ses yeux, pénétrait dans ses orbites. Trop tard ! Impossible d’attraper son épée ! La migraine lui martelait la tête. Il avait la bouche pleine de terre. Il roula sur le dos, respirant fortement, puis se redressa sur les coudes. Il vit arriver un homme. Un homme du Nord, d’après sa chevelure hirsute. Bien sûr ! Il y avait une bataille ! West le regarda approcher avec lenteur. Il tenait à la main un objet sombre. Une arme. Une épée, une massue ou une lance, quelle importance ! L’homme fit un autre pas en avant sans se presser, posa un pied sur la veste de West et enfonça son corps mou dans la boue. Tous deux gardèrent le silence. Pas de derniers mots. Pas de phrases lapidaires. Aucune expression de colère, de remords, de victoire ou de défaite. L’homme du Nord brandit son arme… Il tressauta soudain, tituba en avant, cligna des paupières en oscillant et se tourna à moitié, l’air hébété. Sa tête eut un nouveau sursaut. « J’ai reçu quelque chose sur… » Ses lèvres bredouillèrent quelques mots. De sa main libre, il se palpa la nuque. « Où est mon… » Puis il pivota en perdant l’équilibre, un genou replié, et s’effondra sur le flanc dans la boue. Quelqu’un se tenait debout derrière lui. On s’approcha. On se pencha. Un visage féminin. Il lui parut étrangement familier. « Vous êtes vivant ? » Cette question lui remit les idées en place. Il inspira profondément, toussa, roula de nouveau sur le côté et parvint à saisir son épée. Des hommes du Nord ! Des hommes du Nord avaient franchi leurs lignes ! Il se releva tant bien que mal, essuya le sang qui lui brouillait la vue. On s’était joué d’eux ! Sur le point d’exploser, sa tête lui tournait. La cavalerie de Bethod… déguisée ! Le quartier général envahi ! Il avança par à-coups, les yeux écarquillés, dérapant sur le sol glissant, scruta le brouillard à la recherche d’ennemis, mais n’en vit aucun. Il était seul avec Cathil. Les martèlements de sabots s’étaient atténués. Les cavaliers s’étaient éloignés, du moins pour le moment. Il examina son épée. La lame s’était rompue au niveau de la garde, la rendant inutilisable. Il s’en débarrassa. Puis, malgré de constants vertiges, il s’acharna sur les doigts de l’homme du Nord à terre pour lui faire lâcher prise et s’empara de la sienne. Une arme lourde, à la lame ébréchée, mais elle lui rendrait encore service. Il fixa le cadavre allongé sur le flanc. L’homme qui avait failli le tuer. Son crâne défoncé n’était plus qu’une bouillie rougeâtre parsemée d’éclats d’os. Cathil tenait entre ses mains un marteau de forgeron. Sur la tête métallique poisseuse étaient agglutinées des mèches de cheveux. « Vous l’avez tué. » Elle lui avait sauvé la vie. Tous deux le savaient ; inutile donc de le mentionner. « Que fait-on, maintenant ? » On rejoint le front. Voilà ce qu’aurait dit le jeune officier fougueux des histoires que lisait West dans son enfance. On se dirige vers les bruits de bataille. On rassemble les traînards pour les conduire dans la bagarre et on change l’issue du combat au moment critique. Ensuite, on rentre juste à temps pour le dîner et la remise des médailles. En survolant les environs ravagés et les corps désarticulés que les cavaliers avaient abandonnés derrière eux, West comprit l’absurdité de cette idée et faillit s’esclaffer. L’heure n’était plus aux actions d’éclat ; il le savait pertinemment. Ils l’avaient dépassée depuis belle lurette. Le sort des victimes tombées dans la vallée avait été fixé depuis longtemps. Au moment où Ladisla avait voulu franchir la rivière. Au moment où Burr avait élaboré ses plans. Au moment où le Conseil Restreint avait décidé d’envoyer le prince héritier se forger une réputation dans le Nord. Au moment où les nobles de l’Union avaient choisi de fournir des mendiants, et non des soldats, pour aller se battre pour leur roi. Une centaine de facteurs différents, accumulés jour après jour, semaine après semaine, peut-être depuis des mois, avaient fusionné ici, dans cette étendue boueuse sans valeur. Des facteurs que ni Burr, ni Ladisla, ni même West, n’auraient pu prédire et encore moins éviter. Il ne pouvait plus rien y changer, ni lui, ni personne. La défaite était totale. « Il faut protéger le prince, chuchota-t-il. — Quoi ? » West commença à explorer le sol, à fouiller dans les débris éparpillés, à retourner les dépouilles avec ses mains crasseuses. Un messager leva les yeux vers lui ; un côté de son visage était ouvert en deux, un lambeau de la chair sanguinolente en pendait. Pris d’un haut-le-cœur, West se couvrit la bouche et se précipita à quatre pattes vers le cadavre suivant. Un membre de l’état-major princier affichant encore un air surpris. Après avoir lacéré les galons dorés de son uniforme, une épée lui avait tailladé le ventre. « Bordel, que faites-vous ? » La voix bourrue de Pike. « On n’a pas le temps ! » Le prisonnier s’était procuré une hache. Une hache du Nord solide, ensanglantée. Sûrement pas une bonne idée de laisser une telle arme entre les mains d’un criminel, mais West avait d’autres soucis. « Nous devons retrouver le prince Ladisla ! — Qu’il aille au diable ! siffla Cathil, partons ! » West se libéra de sa poigne pour se traîner jusqu’à un tas de caisses éventrées. Il essuya de nouveau le sang qui lui coulait dans les yeux. Quelque part par ici… Ladisla devait se tenir debout, quelque part par ici… « Non, je vous en prie, non ! » couina quelqu’un. L’héritier du trône de l’Union était allongé dans un pli de terrain boueux, dissimulé sous le cadavre recroquevillé d’un de ses gardes. Les paupières serrées, les bras croisés sur son visage, son uniforme blanc, taché de rouge et maculé de brun. « On vous paiera une rançon ! geignit-il. Une rançon ! Bien plus importante que tout ce que vous pouvez imaginer ! » Un œil s’aventura entre deux doigts. Ladisla saisit alors la main de West. « Colonel West ! C’est bien vous ? Vous êtes vivant ! » Ce n’était pas le moment de plaisanter. « Votre Grandeur, nous devons partir ! — Partir ? » bredouilla Ladisla, le visage strié de traces de larmes. « Mais vous ne voulez sûrement pas dire… Avons-nous gagné ? » West manqua de se couper le bout de la langue avec les dents. Aussi étrange que fût sa tâche, il se devait de sauver le prince. Cet idiot prétentieux, inutile, ne le méritait pas, mais cela ne changeait rien. West devait agir ainsi dans son propre intérêt, et non pour Ladisla. En tant que sujet, il était de son devoir de sauver son futur roi ; en tant que soldat, de secourir son général ; en tant qu’homme… Il n’y avait rien d’autre à faire, pour le moment. « Vous êtes l’héritier du trône, nous ne pouvons pas nous passer de vous. » West se pencha pour saisir le prince par le coude. D’une main maladroite, Ladisla tâta son ceinturon. « J’ai perdu mon épée quelque part… — On n’a pas le temps de la chercher ! » West le remit sur ses pieds, prêt à le porter au besoin, avant de s’enfoncer avec lui dans le brouillard, les deux prisonniers sur leurs talons. « Vous êtes certain que c’est la bonne route ? gronda Pike. — Oui. » Rien n’était moins sûr, mais il n’avait pas envie de discuter, dans ce brouillard plus épais que jamais. Les battements dans sa tête et le sang qui s’écoulait de son arcade l’empêchaient de se concentrer. Les bruits de bataille semblaient provenir de tous côtés : cliquetis et frottements métalliques, plaintes, grognements et hurlements de rage. Dans cette purée de pois, tout résonnait ; parfois dans le lointain, parfois à deux pas. Des formes se dressaient un peu partout, vagues, mouvantes, de simples contours effrayants, des ombres passagères aussitôt perdues de vue. Un cavalier sembla surgir tout à coup de la brume. West sursauta et tira son épée. Les nuages se dissipèrent fugitivement. Ce n’était qu’un chariot de vivres, chargé de tonneaux ; sa mule encore attelée se tenait immobile, son conducteur était affaissé sur son siège, une lance brisée dans le dos. « Par ici », souffla West, en filant au ras du sol vers le chariot. Une trouvaille intéressante. Qui disait chariot, disait eau, nourriture et remèdes. Cela signifiait aussi qu’ils sortaient bien de la vallée, qu’ils s’éloignaient du front – s’il y en avait encore un. West prit le temps de réfléchir. Pas si bonne que ça comme trouvaille ! Les chariots attiraient les pilleurs. Les hommes de Nord s’y précipiteraient comme des mouches sur du miel, avides de s’emparer du butin. Il changea de direction, replongea dans le brouillard pour s’éloigner au plus vite des chariots, des tonneaux éventrés, des caisses renversées. Les autres le suivirent dans un silence ponctué des bruissements de leurs pas sur le sol spongieux et de leurs souffles rauques. Ils marchèrent péniblement à découvert, parmi des touffes d’herbe humide, avant d’amorcer une montée en pente douce. Les autres le dépassèrent, un par un ; il leur fit signe de continuer. Leur seule chance était d’avancer, d’aller le plus loin possible, même si chaque enjambée paraissait plus pénible que la précédente. L’entaille sur son crâne avait imbibé ses cheveux de sang qui lui dégoulinait le long du visage. Sa migraine empirait. Il se sentait faible, terriblement étourdi, vaseux. Plié en deux, il luttait pour rester debout, s’accrochant à la poignée de la lourde épée, comme si elle lui permettait de tenir. « Ça va ? lui demanda Cathil. — Continuez de marcher ! » parvint-il à articuler. Il entendait des martèlements de sabots, ou pensait en entendre. Seule la peur le faisait avancer. Il voyait les autres peiner devant lui. Le prince Ladisla, loin devant, puis Pike, et enfin Cathil, le regardant par-dessus son épaule. Il distingua un bosquet à travers le brouillard qui commençait à se dissiper et se concentra sur sa forme fantomatique pour se diriger, s’acharnant à grimper, son souffle lui raclant la gorge. « Non ! » Il entendit la voix de Cathil et se retourna. Quand il aperçut la silhouette d’un cavalier, un peu plus bas sur la pente, son estomac se noua. « Courez jusqu’aux arbres ! » haleta-t-il. Elle ne bougea pas. Il l’attrapa par le bras pour la pousser, et tomba. Après une culbute, il se releva en trébuchant, recommença à marcher en titubant. Pour s’écarter d’elle et de l’abri des arbres, il se mit à couper en diagonale à travers la butte. À mesure qu’il escaladait la pente, l’homme du Nord sortait peu à peu du brouillard. Lui aussi repéra West et, obligeant sa monture à trotter, il prépara sa lance. West continua à se traîner comme un crabe, les jambes et les bronches en feu, mobilisant le peu de forces qui lui restaient pour attirer le cavalier dans sa direction. Ladisla avait déjà atteint le bosquet. Pike se faufilait dans les buissons. Après un dernier coup d’œil en arrière, Cathil y disparut à son tour. West ne pouvait plus avancer. Il s’arrêta, s’accroupit dans les herbes, trop épuisé pour rester debout – encore moins pour combattre – et regarda l’homme du Nord venir à lui. Le soleil, qui avait enfin réussi à percer les nuages, éclaira la pointe de la lance. West ignorait ce qu’il ferait lorsque l’homme l’aurait rejoint. Mis à part mourir. L’homme du Nord se redressa soudain sur sa selle en se tenant le flanc. Des plumes en sortaient. Des plumes grises, frémissant dans la brise. Il laissa échapper un cri, aussitôt interrompu, et dévisagea West. Un empennage de flèche dépassait de son cou. Lâchant sa lance, il bascula lentement de sa selle. Son cheval continua de trotter. Après avoir décrit une courbe sur la pente, il se mit au pas et finit par s’arrêter. West demeura un instant recroquevillé sur le sol détrempé, incapable de comprendre comment il avait réchappé de la mort. Puis il repartit cahin-caha vers les arbres ; chaque pas lui coûtait, ses articulations lui semblaient aussi lâches que celles d’un pantin. Ses jambes se dérobant sous lui, il s’affala dans les fourrés. Des doigts robustes palpèrent la coupure sur son crâne ; quelqu’un marmonnait en langage du Nord. « Aie ! » glapit West, entrouvrant ses paupières. « Cessez de geindre. » Renifleur ne le quittait pas des yeux. « C’est juste une égratignure. Vous vous en tirez à bon compte. Moi aussi, je m’en suis bien sorti, mais vous êtes quand même un sacré veinard. J’ai la réputation de ne pas savoir tirer. — Veinard… » murmura West, avant de se tourner vers les fougères humides pour contempler la vallée qu’il apercevait entre les troncs d’arbres. Le brouillard se dissipait enfin, dévoilant peu à peu la file de chariots disloqués, le matériel brisé, les cadavres déchiquetés. Les terribles vestiges d’une formidable défaite. Ou d’une formidable victoire, si on se trouvait dans le camp de Bethod. À une centaine de pas de là, un homme courait désespérément vers un autre bouquet d’arbres. Un cuisinier, peut-être, vu sa tenue. Un cavalier le talonnait, une lance reposant sur son bras. Il le rata au premier passage, mais le toucha au retour, l’envoyant au sol. West aurait dû éprouver de l’horreur en voyant le malheureux se faire achever d’un coup de lance par le cavalier revenu au petit trot ; il ne ressentit qu’une joie coupable. Il était simplement content de ne pas être là-bas, à sa place. D’autres silhouettes, d’autres cavaliers se déplaçaient sur les pentes de la vallée. D’autres petits drames sanglants se jouaient. Mais West n’avait plus le courage de les regarder. Il se détourna pour se glisser de nouveau à l’abri des fourrés accueillants. Renifleur gloussait doucement et parlait tout seul. « Quand il verra ce que je me suis dégoté, Séquoia en chiera dans son froc ! » Il pointa le doigt vers le curieux groupe, détaillant un par un ses compagnons épuisés et crottés. « Un colonel West à moitié mort, une fille avec un marteau plein de sang, un type au visage qui ressemble à un cul de marmite et celui-là, si je ne me trompe pas, c’est le garçon responsable de ce maudit désastre. Par les morts ! le destin vous joue parfois de drôles de tours ! » Il secoua lentement la tête, souriant à West qui, étalé sur le dos, haletait tel un poisson échoué sur une plage. « Séquoia en chiera dans son froc ! » On se met à table À l’attention de l’Insigne Lecteur Sult, responsable de l’inquisition de Sa Majesté. Votre Éminence, J’ai de bonnes nouvelles. La conspiration a été démasquée et entièrement démantelée. Korsten dan Vurms, le fils du gouverneur, et Carlot dan Eider, la responsable de la guilde des marchands d’épices, en étaient les principaux instigateurs. Ils seront interrogés, puis punis de sorte que notre peuple comprendra le prix à payer pour une trahison. Apparemment, le Supérieur Davoust a été la victime d’un agent gurkhien, infiltré de longue date dans la ville. L’assassin court toujours, mais vu que ses complices sont entre nos mains, plus pour longtemps, à mon avis. Le gouverneur Vurms est sous bonne garde ; la trahison du fils rend le père peu digne de confiance. En outre, il a toujours été pour cette cité une entrave à son administration. Je vous le renverrai par le prochain bateau en partance, afin que vous et vos collègues du Conseil Restreint décidiez de son sort. Il sera accompagné de l’inquisiteur Harker, responsable de la mort de deux prisonniers qui auraient pu nous fournir des informations complémentaires. Après l’avoir soumis à la question, je suis convaincu qu’il n’est aucunement impliqué dans le complot ; il n’en reste pas moins coupable d’incompétence, ce qui équivaut malgré tout à une haute trahison. Je vous laisse le choix de sa punition. L’attaque gurkhienne a eu lieu à l’aube. Des troupes triées sur le volet se sont précipitées à découvert, équipées de ponts articulés et de grandes échelles. Elles ont été accueillies par des volées de flèches, tirées par cinq cents archers postés sur nos remparts. Une tentative courageuse, mais inconsidérée et refoulée, se soldant par une hécatombe dans leur camp. Seules deux divisions audacieuses ont réussi à atteindre notre détroit artificiel, où ponts, échelles et hommes ont été rapidement engloutis par le fort courant arrivant de la mer vers la baie à certaines heures de la journée. Un coup de main inopiné, mais heureux, de dame Nature ! Les cadavres gurkhiens jonchent maintenant l’étendue aride qui sépare notre canal de leurs lignes ; j’ai ordonné à nos hommes de tirer sur quiconque essaiera de porter secours aux blessés. Les gémissements des agonisants et la vue des dépouilles des leurs pourrissant au soleil ne pourra qu’affecter leur moral. Bien que nous ayons remporté une petite victoire, nous avons conscience que cet assaut n’était qu’une intimidation destinée à tester nos défenses. Le commandant gurkhien n’a fait que tremper le bout de son orteil dans l’eau pour en vérifier la température. Sa prochaine attaque, je n’en doute pas, sera d’une tout autre dimension. Trois puissantes catapultes, assemblées sous nos yeux à quatre cents pas de nos murailles, et certainement aptes à envoyer d’énormes pierres jusque dans la ville basse, ont été laissées là, en attente. Peut-être espèrent-ils prendre Dagoska sans dommages ! Mais si nous nous obstinons à résister, ils n’hésiteront pas à les utiliser. Ils ne manquent visiblement pas d’hommes. Chaque jour, de nouveaux soldats gurkhiens déferlent sur la péninsule. Les étendards de huit légions flottent à présent au-dessus de la multitude, et nous avons également repéré des détachements de sauvages venus de tous les coins du continent kantique. Une imposante armée de cinquante mille hommes ou plus est cantonnée non loin de nos remparts. L’empereur gurkhien, Uthman-ul-Dosht, concentre toutes ses forces pour abattre nos fortifications, mais nous relèverons le défi. Vous aurez bientôt de plus amples nouvelles. En attendant, je reste votre humble serviteur. Sand dan Glotka, Supérieur de Dagoska. Assise sur une chaise, mains sur les genoux, Maître Carlot dan Eider, responsable de la guilde des marchands d’épices, faisait de son mieux pour conserver un air digne. Elle avait le teint pâle, la peau moite et de grands cernes noirs sous les yeux. Sa robe blanche portait les traces de son séjour au cachot. Ses cheveux avaient perdu de leur éclat et pendaient en mèches grasses autour de son visage. Sans maquillage ni bijoux, elle paraissait plus vieille ; toutefois, elle était toujours aussi belle. Plus que jamais, d’une certaine façon. Comme la beauté de la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. « Vous avez l’air fatigué », dit-elle. Glotka arqua les sourcils. « Ces derniers jours ont été un peu pénibles. En premier lieu, il a fallu procéder à l’interrogatoire de votre complice Vurms, ensuite, régler le malheureux assaut de l’armée gurkhienne cantonnée sous nos murailles. Vous-même semblez assez éprouvée. — Le sol de ma cellule n’est pas très confortable. En outre, j’ai mes propres soucis. » Elle leva les yeux vers Severard et Vitari, adossés contre le mur face à elle, bras croisés, affichant un regard implacable au-dessus de leurs masques. « Vais-je mourir dans cette pièce ? » Sans aucun doute. « Cela reste à voir. Vurms nous a déjà appris presque tout ce que nous voulions savoir. Que vous l’avez contacté et lui avez offert de l’argent pour imiter la signature de son père sur certains documents, donner des ordres au nom de son père à certaines sentinelles… bref, pour trahir la ville de Dagoska, en la livrant aux ennemis de l’Union. Il a donné le nom de tous les gens impliqués dans votre complot. Signé des aveux. Sa tête, au cas où vous vous poseriez la question, décore l’autre côté de la grille où était déjà fichée celle de votre ami Islik, l’émissaire de l’empereur. — Tous les deux sur la grille, chantonna Severard. — Il n’y a que trois choses qu’il a été incapable de m’expliquer. Vos mobiles, votre modus operandi et l’identité de l’espion gurkhien qui a assassiné le Supérieur Davoust. Je suis disposé à écouter ces trois explications. Maintenant. » Maître Eider s’éclaircit la gorge, lissa le devant de sa robe avec soin, et se redressa avec toute la fierté dont elle pouvait faire preuve. « Je ne crois pas que vous me torturerez. Vous n’êtes pas Davoust. Vous avez une conscience. » Le coin de la bouche de Glotka frémit légèrement. Bel effort. Je m’incline bien bas pour vous applaudir. Cependant, quelle grossière erreur de penser cela ! « J’ai une conscience, mais elle s’est réduite à un voile mince et flétri qui ne vous protégerait pas d’une forte brise… ni vous ni quiconque d’ailleurs. » Glotka poussa un long et profond soupir. La pièce était trop chaude, trop lumineuse. Ses yeux irrités lui brûlaient ; il les essuya avec flegme, tout en reprenant la parole. « Vous ne pouvez imaginer les actes que j’ai commis. Odieux, démoniaques, immondes, le simple fait de les entendre vous ferait vomir. » Il haussa les épaules. « Ils viennent me hanter de temps en temps, mais je me dis que j’avais des motifs valables. Les années passant, l’inimaginable devient notre lot quotidien, l’effroyable devient ennuyeux, l’insupportable, une routine. Je les remise au tréfonds de mon esprit. C’est fou la place qu’il y a là-dedans ! Étonnant ce avec quoi on peut vivre ! » Glotka regarda brièvement les yeux de Severard et ceux de Vitari ; ils brillaient d’un éclat dur, impitoyable. « Mais même en supposant que vous ayez raison, pouvez-vous sérieusement croire que mes Tourmenteurs seraient habités par de tels remords ? Hein, Severard ? — De tels quoi ? » Glotka eut un sourire triste. « Vous voyez. Il ne sait même pas ce que c’est. » Il s’affaissa un peu plus sur sa chaise. Fatigué. Terriblement fatigué. Il n’avait même plus l’énergie de lever ses mains. « Je vous ai déjà accordé toutes sortes de privilèges. Les félons ne sont généralement pas traités aussi gentiment. Vous auriez dû voir la raclée infligée par Frost à votre cher ami Vurms, alors que nous savons tous qu’il n’était qu’un subalterne ! Il a pissé le sang pendant les dernières heures de sa misérable existence. Personne n’a encore levé la main sur vous. Je vous ai autorisée à conserver vos vêtements, votre dignité, votre humanité. Je vous donne l’occasion de signer vos aveux et de répondre à mes questions. L’occasion de me satisfaire complètement, totalement. Je n’irai pas plus loin, c’est là que s’arrête ma conscience. » Glotka se pencha en avant et tapota la table d’un doigt. « L’unique occasion. Ensuite, nous vous déshabillerons et commencerons à trancher dans le vif. » Maître Eider sembla rétrécir subitement. Ses épaules se voûtèrent, sa tête se baissa, ses lèvres se mirent à trembler. « Posez vos questions », chevrota-t-elle. Une femme brisée. Toutes mes félicitations, Supérieur Glotka ! Mais les questions ont toujours besoin de réponses. « Vurms nous a dit qui avait été acheté, et combien. Quelques gardes. Quelques fonctionnaires de l’administration de son père. Lui aussi, bien sûr. Et il a touché une somme rondelette. Un nom était bizarrement absent de la liste. Le vôtre. Vous, et vous seule, n’avez rien réclamé. La reine des marchands d’épices en personne refusant sa part du butin ! J’en reste confondu. Que vous ont-ils offert ? Pourquoi avez-vous trahi votre roi et votre pays ? — Pourquoi ? répéta Severard. — Réponds-lui, garce ! » hurla Vitari. Eider se recroquevilla sur elle-même. « En premier lieu, l’Union n’avait rien à faire ici ! lâcha-t-elle. Tout cela n’est qu’une histoire de cupidité ! De la cupidité pure et simple ! Les marchands d’épices se trouvaient à Dagoska avant la guerre, lorsqu’elle était libre. Tous ont fait fortune, malgré les taxes qu’ils devaient verser aux indigènes. Oh ! bien sûr, ils se faisaient tirer l’oreille et marchandaient ! Ils se sont dit qu’il vaudrait bien mieux pour eux posséder la ville et imposer leurs propres règles. Ah ! comme ils allaient s’enrichir… Quand l’occasion s’est présentée, ils l’ont saisie au vol, et mon époux était le premier de ces gloutons. — Voilà donc comment les marchands d’épices en sont arrivés à gouverner la ville ! J’attends toujours votre mobile, Maître Eider. — Ce fut une belle pagaille ! Si les marchands ne montraient aucun intérêt à gouverner une ville, ils n’en possédaient pas non plus les capacités. Les administrateurs de l’Union, Vurms et ses semblables, étaient la lie du tonneau. Des hommes uniquement désireux de se remplir les poches. Nous aurions pu travailler avec les indigènes. Nous avons toutefois choisi de les exploiter et, quand ils se sont rebiffés, nous avons fait appel à l’inquisition. Vous, vous les avez battus, torturés ; vous avez pendu leurs meneurs sur les places de la ville haute, si bien qu’ils vous ont bientôt haïs autant que les Gurkhiens. Nous sommes restés ici sept ans et nous n’avons fait que du mal, rien d’autre que du mal ! Une débauche de corruption, une brutalité sans limites ! Un beau gâchis ! » Ça c’est vrai. Je l’ai vu de mes propres yeux. « Et, ironie du sort, nous n’en avons tiré aucun bénéfice. Au début, nous gagnions moins qu’avant la guerre ! Entretenir les fortifications et engager des mercenaires sans l’aide des indigènes… cela nous coûtait une fortune ! » Eider se mit à rire, un rire désespéré, entrecoupé de pleurs. « La guilde est presque en faillite, et ces idiots de marchands en sont les seuls responsables ! De la cupidité pure et simple ! — C’est alors que les Gurkhiens vous ont contactée. » Eider acquiesça de la tête ; ses cheveux pendaient lamentablement. « J’ai de nombreuses relations au Gurkhul. Des marchands avec qui je travaille depuis des années. Ils m’ont confié que les premiers mots prononcés par Uthman, devenu empereur, consistaient en un serment : prendre Dagoska, afin de laver l’affront que son père avait occasionné à sa nation. Il a juré qu’il ne trouverait le repos qu’une fois son vœu exaucé. Ils m’ont révélé que des espions gurkhiens rôdaient déjà dans la cité et connaissaient nos faiblesses. Ils m’ont dit que le carnage pourrait être évité, si Dagoska se rendait sans résister. — Alors pourquoi avez-vous attendu ? Vous contrôliez Cosca et ses mercenaires avant que le peuple de Kahdia ne soit armé, avant que les remparts ne soient consolidés, avant même que je n’arrive. Vous auriez pu vous emparer de la ville quand vous le vouliez. Pourquoi aviez-vous besoin de ce benêt de Vurms ? » Carlot Eider garda les yeux rivés au sol. « Tant que les soldats de l’Union surveillaient la Citadelle et les portes de la ville, forcer ces dernières aurait provoqué un bain de sang. Vurms pouvait m’offrir la ville sans qu’il y ait le moindre combat. Mon seul but, croyez-le ou non, le seul but que vous m’avez si habilement empêchée d’atteindre, était d’éviter un massacre. » Je le crois volontiers. Mais cela ne veut plus rien dire, à présent. « Poursuivez. — Je savais qu’on pouvait soudoyer Vurms. Les jours de son père étaient comptés… et le poste n’est pas héréditaire. Le fils avait peut-être là une dernière occasion de profiter de la position de son père. Nous sommes convenus d’un prix. Nous avons commencé les préparatifs. Et Davoust nous a découverts. — Il a menacé d’en référer à l’Insigne Lecteur. » Eider eut un rire sans joie. « Il n’était pas aussi engagé que vous dans la cause. Il voulait la même chose que tous les autres. De l’argent… bien plus que je ne pouvais en réunir ! J’ai informé les Gurkhiens que notre projet tombait à l’eau. Je leur ai expliqué pourquoi. Le lendemain, Davoust avait… disparu. » Elle prit une profonde inspiration. « Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Nous étions prêts à passer à l’action, peu après votre arrivée. Tout était arrangé. Et… » Elle s’interrompit. — Et ? — Dès que vous avez commencé à consolider les remparts, Vurms est devenu plus gourmand. Il a senti que la position de la cité s’était considérablement améliorée. Il a demandé plus d’argent et menacé de vous révéler mes plans. J’ai dû en réclamer aux Gurkhiens. Cela a pris du temps. Quand enfin nous étions prêts à bouger, il était trop tard. L’occasion était passée. » Elle releva la tête. « Juste une histoire de cupidité. Sans la cupidité de mon mari, nous ne serions jamais venus à Dagoska. Sans la cupidité des marchands d’épices, nous n’aurions jamais fait fortune, ici. Sans celle de Vurms, nous aurions peut-être réussi, sans qu’une goutte de sang ne soit versée pour ce rocher sans valeur. » Elle renifla discrètement, regarda de nouveau le sol en baissant la voix. « Mais la cupidité est partout. — Vous avez donc accepté de vendre la ville. Vous avez accepté de nous trahir. — Trahir qui ? Il n’y aurait pas eu de perdants ! Les marchands se seraient retirés tranquillement. Les indigènes n’auraient pas souffert davantage sous la tyrannie des Gurkhiens que sous la vôtre. L’Union n’aurait rien perdu, si ce n’est une parcelle de dignité. Et que vaut une parcelle de dignité en comparaison de milliers de vies humaines ? » Eider étira ses bras sur la table, sa voix s’érailla, ses yeux s’écarquillèrent et se remplirent de larmes. « Que va-t-il se produire, maintenant ? Dites-le-moi ! Ce sera un massacre ! Une hécatombe ! Même si vous parvenez à sauver la ville, quel en sera le prix ? Et vous n’y arriverez pas. L’empereur a juré de la prendre et rien ne l’en empêchera. Hommes, femmes, enfants, tous paieront de leur vie à Dagoska ! Pour quoi ? Pour que l’Insigne Lecteur et ses sbires puissent poser un doigt sur une carte et dire : ce point-ci ou celui-là est à nous ? Combien de morts faudra-t-il pour le satisfaire ? Quel était mon mobile ? Quel est le vôtre ? Pourquoi faites-vous ça ? Pourquoi ? » L’œil gauche de Glotka clignait ; il pressa la main sur sa paupière et observa la femme assise en face de lui avec le droit. Une larme roula sur sa joue pâle, avant de couler sur la table. Pourquoi agis-tu ainsi ? Il haussa les épaules. « Qu’y a-t-il d’autre à faire ? » Severard attrapa le parchemin de la confession et le poussa vers elle. « Signez ! aboya-t-il. — Signe ! siffla Vitari. Signe, salope ! » Carlot dan Eider tendit une main tremblante vers la plume. Celle-ci crissa au fond de l’encrier, puis laissa échapper quelques gouttes noires sur la table et finit par gratter le papier. Aucune trace d’ivresse triomphante. De toute façon, il n’y en a jamais. Cependant, il nous reste encore un point à élucider. « Où puis-je trouver l’agent gurkhien ? » Le ton de Glotka fut aussi tranchant qu’un couperet. « Je l’ignore. Je l’ai toujours ignoré. Quelle que soit son identité, il va s’en prendre à vous, maintenant, comme il l’a fait avec Davoust. Cette nuit, peut-être… — Pourquoi ont-ils attendu aussi longtemps ? — Je leur ai dit que vous n’étiez pas une menace. Que Sult se contenterait d’envoyer quelqu’un d’autre. Je leur ai dit… que je pouvais me charger de vous. » Et c’est ce que vous auriez fait, je n’en doute pas, sans la générosité inattendue de Messires Valint et Balk. Glotka se pencha en avant. « Qui est l’espion gurkhien ? » La lèvre inférieure d’Eider tremblait tellement que ses dents s’entrechoquaient. « Je ne sais pas », murmura-t-elle. Vitari tapa du poing sur la table. « Qui c’est ? Qui c’est, sale garce ? Dis-le ! — Je ne sais pas ! — Menteuse ! » La chaîne de Vitari effleura le sommet du crâne d’Eider et s’enroula en cliquetant autour de sa gorge. L’ancienne reine des marchands fut hissée au-dessus du dossier de sa chaise ; ses jambes s’agitaient en tous sens, ses doigts s’efforçaient de crocheter les maillons qui s’incrustaient dans la peau de son cou. Puis elle fut projetée au sol, la tête la première. « Menteuse ! » Le nez de Vitari se plissait de rage, ses sourcils roux s’étaient froncés sous l’effort, ses yeux furieux, réduits à deux fentes. Sa botte s’abattit alors sur la nuque d’Eider, son dos se courba, ses poings serrés blanchirent sous la chaîne. Un sourire au coin des yeux, Severard observait cette scène brutale en sifflotant un petit air faux à peine audible, à cause de tous les toussotements, sifflements et gargouillis d’Eider qui s’étouffait. Caressant de la langue ses gencives nues, Glotka la regardait se débattre sur le sol de la cellule. Elle doit mourir. Il n’y a pas d’autres solutions. Son Éminence exige des punitions édifiantes. Son Éminence exige qu’on fasse des exemples. Son Éminence refuse toute forme de clémence. La paupière de Glotka recommença à cligner, son visage lui démangeait. La pièce manquait d’air ; une chaleur d’étuve y régnait. Il dégoulinait de sueur, mourait de soif, pouvait à peine respirer. Il avait l’impression d’être celui qu’on étranglait. Et le comble, c’est qu’elle a raison ! Ma victoire sera dommageable à chacun des habitants de Dagoska, d’une façon ou d’une autre. Les premiers fruits de mon labeur exhalent déjà leurs derniers râles sur le terrain neutre, devant les portes de la cité. On ne pourra plus arrêter le carnage, à présent. Les cadavres des Gurkhiens, des Dagoskiens ou des hommes de l’Union, s’entasseront jusqu’à ce que nous soyons tous ensevelis sous leurs corps. Et tout cela est mon œuvre. Il aurait mieux valu que son projet aboutisse. Il aurait mieux valu que je meure dans les prisons de l’empereur. Ç’aurait été bien mieux pour la guilde des marchands d’épices, le peuple de Dagoska, les Gurkhiens, Korsten dan Vurms, Carlot dan Eider. Et même pour moi. Eider avait presque cessé de se débattre. Encore un méfait à archiver dans un recoin sombre. Encore un souvenir qui viendra me hanter dans mes moments de solitude. Elle doit mourir, à tort ou à raison. Elle doit mourir. Sa respiration n’était plus qu’un ronronnement étouffé. Qui se mua bientôt en un faible susurrement. C’est presque fini, maintenant. Presque fini. « Arrêtez ! » aboya Glotka. Pardon ? Severard redressa brusquement la tête. « Quoi ? » Vitari ne semblait pas avoir entendu. La chaîne était plus tendue que jamais. « J’ai dit d’arrêter ! — Pourquoi ? » siffla-t-elle. Pourquoi, en effet ? « Je vous donne des ordres, je n’ai pas à m’expliquer ! » tonna-t-il. Manifestant son dégoût par un ricanement, Vitari relâcha la chaîne et retira son pied de la nuque d’Eider. Celle-ci ne bougeait pas. Elle émettait un souffle guttural, un bruissement à peine audible. Mais elle respire. L’Insigne Lecteur exigera une explication, et une bonne ! Je me demande comment je me justifierai… « Ramenez-la au cachot, dit-il en s’appuyant sur sa canne pour se lever péniblement de sa chaise. « Elle nous sera peut-être encore utile. » Debout près de la fenêtre, Glotka observait le ciel nocturne avec inquiétude ; il regardait la colère divine s’abattre sur Dagoska. Les trois énormes catapultes, hors d’atteinte des archers postés sur les murailles, étaient entrées en action au début de l’après-midi. Il fallait environ une heure pour charger chaque engin. Glotka avait suivi le déroulement des opérations à travers sa longue-vue. On avait d’abord aligné les machines, puis estimé la portée. Un groupe d’ingénieurs barbus en robes blanches avait longuement palabré, s’apostrophant, jetant des coups d’œil dans leurs longues-vues, élevant des fils à plomb oscillants, tripotant des compas et des bouliers, farfouillant dans des papiers, parachevant des réglages minutieux sur les gigantesques boulons qui maintenaient les catapultes en place. Une fois les savants satisfaits de leurs préparatifs, le grand bras était ramené en tension vers l’arrière. Il fallait le concours d’un attelage d’une vingtaine de chevaux écumants, dirigés à coups de fouet, pour soulever le monstrueux contrepoids – un bloc de fer noir représentant un visage de gurkhien à l’expression menaçante. Puis le projectile, un tonneau d’au moins trois pieds de diamètre, était installé avec peine dans le logement prévu, grâce à un système de poulies et une équipe d’ouvriers transpirants, qui ronchonnaient et faisaient de grands signes. Leur tâche accomplie, les hommes s’écartaient craintivement. On envoyait alors un esclave muni d’un long bâton garni d’un tampon enflammé mettre le feu au tonneau. Des flammes jaillissaient aussitôt. Quelque part, un levier était abaissé. L’énorme contrepoids retombait et le grand bras, aussi long qu’un tronc de pin, fouettait les airs en propulsant sa cartouche allumée vers les nuages. Depuis des heures, les projectiles ne cessaient de voler avant de piquer vers le sol en rugissant, tandis qu’à l’ouest le soleil disparaissait peu à peu, que les cieux s’obscurcissaient et que les collines du continent ne formaient plus qu’une ligne noire à l’horizon. Glotka suivait justement l’un des tonneaux, véritable boule de feu contrastant avec les ténèbres. Sa trajectoire incandescente lui brûla les yeux. Il parut planer au-dessus de la ville pendant une éternité, monta aussi haut que la Citadelle, exécuta une pirouette avec des crépitations dignes d’un météore et, après avoir laissé dans son sillage une traînée de feu orangée, alla s’écraser au beau milieu de la ville basse. Des flammes fluides s’élevèrent aussitôt, crachant des étincelles et fondant avec avidité sur les minuscules silhouettes des habitants des huttes misérables. Quelques instants plus tard, le bruit de tonnerre de la détonation parvint aux oreilles de Glotka. Penché à sa fenêtre, il tressaillit. De la poudre explosive ! Comment aurais-je pu croire, en la voyant pétiller sur la paillasse de l’Expert en chimie, qu’elle deviendrait une arme aussi terrifiante ? Il visualisa mentalement les formes microscopiques qui se hâtaient çà et là pour essayer d’extraire les blessés de l’incendie ravageur ou de sortir leurs maigres possessions de leurs habitations en ruine… des chaînes d’indigènes, noircis par les cendres, qui se passaient des seaux d’eau et tentaient vainement d’empêcher le brasier de se propager. Dans une guerre, les plus pauvres sont toujours les perdants. Des feux brûlaient un peu partout dans la ville basse, désormais. Scintillant, vacillant, tremblotant dans les rafales du vent marin, ils se reflétaient dans des tons orangés, jaunes et rouge vif sur les eaux sombres. Même là, en hauteur, l’air était alourdi par une fumée suffocante et huileuse. En bas, ce doit être pire qu’en enfer ! Une fois de plus, je vous félicite, Supérieur Glotka. Il prit soudain conscience d’une présence sur le seuil et se retourna. La silhouette mince de Shickel se découpait dans la lumière de la lampe. « Je vais bien », murmura-t-il, avant de reporter son attention sur le spectacle à la fois majestueux, sinistre et atroce, qui se déroulait sous ses yeux. Après tout, on ne voit pas tous les jours une ville en feu. Mais sa servante refusa de partir. Elle fit même un pas dans la pièce. « Tu devrais t’en aller, Shickel. J’attends un visiteur d’un genre particulier, et il pourrait y avoir du grabuge. — Un visiteur, hein ? » Glotka releva les yeux. Sa voix lui avait paru différente. Plus grave, plus dure. Son visage avait changé également. Son profil, éclairé par les lueurs orangées des foyers qui s’insinuaient par la fenêtre, avait une expression insolite. Ses yeux fixés sur Glotka brillaient d’une intensité avide, tandis qu’elle avançait vers lui à pas feutrés, les dents à moitié serrées. Une expression presque terrifiante. Si j’étais sujet à la peur… La lumière se fit alors dans son esprit. « Toi ? souffla-t-il. — Moi. » Toi ? Glotka ne put se contrôler. Il éclata involontairement de rire. « Harker t’avait arrêtée ! Cet idiot est tombé sur toi par hasard… moi, je t’ai laissée filer ! Et je me suis pris pour un héros ! » Il ne pouvait plus s’arrêter de rire. « Voilà une leçon que tu devrais retenir, hein ? Ne jamais rendre service ! — Je n’ai pas de leçons à recevoir de toi, pauvre estropié. » Elle fit encore un pas en avant. Plus que trois et elle serait sur lui. « Une seconde ! » Il leva une main. « Dis-moi juste une chose ! » Elle obtempéra, un sourcil arqué, tout en s’interrogeant intérieurement. Ne bouge pas de là. « Qu’est-il arrivé à Davoust ? » Shickel sourit. Des dents propres, pointues. « Il n’a jamais quitté sa chambre. » Elle se caressa doucement l’estomac. « Il est là. » Glotka s’obligea à ne pas regarder la longue chaîne qui descendait du plafond. « Et maintenant, tu vas pouvoir aller le rejoindre. » Elle avait à peine amorcé un pas que la chaîne la cueillait sous le menton et, d’une brusque secousse, la soulevait du sol ; sifflant et crachant, elle se tortilla comme un beau diable. Severard bondit de sa cachette sous la table et essaya d’attraper les jambes que Shickel agitait avec fureur. Il glapit quand un pied nu le frappa au visage, l’envoyant rouler sur le tapis. « Merde ! » haleta Vitari. Sa prisonnière était parvenue à glisser une main sous la chaîne et s’évertuait à la déloger des solives. « Merde ! » Toutes deux s’affalèrent sur le sol. Il y eut une courte lutte au terme de laquelle Vitari s’envola dans les airs, vague silhouette noire qui fila dans l’obscurité. Elle gémit en se cognant contre une table à l’autre bout de la pièce et s’effondra sans connaissance. Severard, lui, grognait toujours ; il roula lentement sur le dos, les mains agrippées à son masque. Glotka et Shickel se retrouvèrent de nouveau face à face. Ma Dévoreuse et moi. C’est fâcheux. Voyant la fille se préparer à lui sauter dessus, il se plaqua contre le mur. Elle allait s’élancer quand Frost, déboulant à toute vitesse, la percuta et l’entraîna par terre. Tous deux restèrent allongés sur le tapis un moment, puis Shickel s’agenouilla, tentant désespérément de se relever sous le poids du gigantesque Tourmenteur qui s’efforçait de la clouer au sol. Elle parvint néanmoins à se diriger lentement vers Glotka. Mobilisant chaque muscle pour la tirer en arrière, l’albinos lui entourait fermement la taille de ses bras. Mais elle continuait d’avancer doucement, toutes dents dehors, l’un de ses bras maigres emprisonné le long de son corps fluet, l’autre agitant sa main libre, dont les doigts crochus se tendaient vers le cou de Glotka. Frost soufflait fort, tandis qu’il bandait tous les muscles de ses gros avant-bras, le visage tordu par l’effort, ses yeux rouges lui sortant de la tête. Cela ne suffisait toujours pas. Aplati contre le mur, Glotka assistait, fasciné, à la progression de la main qui s’approchait obstinément de sa gorge. C’est vraiment très fâcheux. « Va te faire foutre ! » hurla Severard. Son épais bâton siffla en s’abattant sur le bras maigre qu’il brisa net. Glotka aperçut des os pointer hors de la chair déchirée ; pourtant les doigts bougeaient encore et s’acharnaient à l’atteindre. Le bâton la cogna cette fois au visage ; sa tête se renversa violemment en arrière. Du sang ruissela de son nez et de sa joue profondément entamée. Et toujours elle avançait. Frost pantelant s’efforçait de lui bloquer les bras, tandis qu’elle se traînait en grinçant des dents, prête à mordre Glotka à la gorge. Lâchant son bâton, Severard la saisit par le cou pour la ramener à lui, avec force grognements, des veines saillant sur son front. Une vision étrange que celle de ces deux hommes, dont un était aussi gros et fort qu’un taureau, luttant contre une fille qui se tortillait comme une anguille ! Les deux Tourmenteurs finirent par l’écarter lentement de Glotka. Severard réussit même à lui décoller un pied du sol. Alors, avec un formidable rugissement, Frost la souleva de terre et, dans un dernier sursaut d’énergie, la projeta contre le mur. Elle se mit presque aussitôt à marcher à quatre pattes, s’accrochant au tapis d’une main, son bras cassé ballottant contre son flanc. Debout dans son coin, Vitari émit un grognement au moment où elle lança une des lourdes chaises du Supérieur Davoust qu’elle tenait au-dessus de sa tête. Son projectile explosa avec un bruit fracassant juste au-dessus de Shickel. Et, telle une meute fonçant sur un renard, les trois Tourmenteurs se précipitèrent sur elle en grondant de rage pour la rouer de coups. « Ça suffit ! » dit Glotka d’un ton sévère. « Nous avons encore des questions ! » Il rejoignit à pas lents ses Tourmenteurs essoufflés et baissa les yeux vers Shickel, recroquevillée en un tas informe, immobile. Un tas de chiffons… et encore, pas très volumineux. Un peu comme le jour où je l’ai découverte. Comment une fille pareille a-t-elle pu donner autant de fil à retordre à trois Tourmenteurs comme ceux-ci ? Son bras cassé gisait mollement sur le tapis, la main inerte et ensanglantée. On peut considérer qu’elle ne sera plus une menace pour personne, à présent. Et le bras commença soudain à bouger. L’os s’inséra de nouveau dans la chair ; émettant un bruit répugnant de succion, il retrouva sa place initiale. Les doigts se plièrent, se tordirent, s’accrochèrent au sol et entreprirent de glisser vers la cheville de Glotka. « Qu’est-ce que… ? haleta Severard en la regardant. Apportez les fers, leur intima Glotka avant de s’écarter avec prudence. Pressons ! » Frost trama un grand sac. Bougonnant sous l’effort, il en sortit deux jeux de gros fers cliquetants. Ces bracelets de métal noir, aussi épais que le tronc d’un jeune plant, aussi lourds qu’une enclume, étaient réservés aux prisonniers les plus dangereux. La première paire lui lia les chevilles, la deuxième, les poignets ; les entraves se mirent en place avec un bruit rassurant. Pendant que Frost s’affairait, Vitari avait fouillé dans le sac. Secondée par Severard qui maintenait leur prisonnière en position assise, elle enroulait une bonne longueur de chaîne autour du corps ramolli de Shickel, vérifiant la tension à chaque nouveau tour. Deux énormes cadenas mirent un point final à leur besogne. Ils claquèrent leurs serrures juste à temps. Shickel, qui venait de se réveiller, commençait à se démener sur le sol, montrant les dents à Glotka et tirant sur ses chaînes. Son nez était déjà guéri, l’entaille de sa joue, invisible. Comme si elle n’avait jamais été blessée. Yulwei avait donc dit vrai ! Elle donna un brusque coup de menton en direction de Glotka, faisant tinter ses chaînes ; celui-ci recula en titubant. « Drôlement coriace, cette petite bête ! marmonna Vitari en la repoussant contre le mur du bout de sa botte. Il faut bien le reconnaître ! — Bande de fous ! explosa Shickel. Vous serez incapables de résister a ce qui est en route ! La main droite de Dieu va s’abattre sur la ville ! Rien ne pourra la sauver ! Vos morts sont déjà toutes programmées ! » Une déflagration particulièrement sonore retentit dans le ciel, suivie d’un éclair qui teinta d’une lueur orangée les masques des Tourmenteurs. Une seconde plus tard, son écho résonna dans la pièce. Shickel fut secouée de gloussements éraillés, hystériques. « Les Cent Verbes sont en chemin ! Aucune chaîne ne les retiendra, aucune porte ne les empêchera d’entrer ! Ils arrivent ! Peut-être. » Glotka haussa les épaules. « Mais ils arriveront trop tard pour toi. — Je suis déjà morte ! Mon corps n’est que poussière ! Il appartient au Prophète ! Vous pouvez faire tout ce qu’il vous plaira, vous n’obtiendrez rien de moi ! » Glotka sourit. Il sentait presque sur son visage la chaleur des flammes, là, tout en bas, dans les cachots. « Ça ressemble à un défi ! » L’un des leurs Ardee lui souriait. Jezal lui rendit son sourire. Sans pouvoir s’en empêcher, il grimaçait comme un idiot. Il se réjouissait d’être revenu dans un endroit où les choses avaient un sens. Désormais, ils ne seraient plus jamais séparés. Il voulait seulement lui dire à quel point il l’aimait. Combien elle lui avait manqué. Au moment où il ouvrit la bouche, elle pressa ses lèvres sur les siennes. Avec fermeté. « Chut. » Elle l’embrassa. Gentiment, au début, puis de plus en plus durement. « Euh ! » fit-il. Les dents d’Ardee lui mordillèrent la lèvre. En s’amusant, pour commencer. « Oh ! » Elle le mordit plus fort. De plus en plus fort. « Ouille ! » Elle aspirait son visage, ses dents lui écorchaient la peau, raclaient ses os. Il tenta de crier, mais n’émit aucun son. Il faisait noir, la tête lui tournait. On lui tirait atrocement sur la lèvre, c’était absolument insupportable. « Je l’ai eu », dit une voix. L’horrible tension se relâcha. « C’est comment ? — Pas aussi grave qu’il y paraît. — C’est pourtant vraiment moche. — Tais-toi et lève un peu la torche. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Ca, quoi ? — Ce truc qui dépasse ? — Son maxillaire, idiot, que crois-tu que ce soit ! — Je crois que je vais vomir. Soigner ne fait pas partie de mes innombrables… — Ta gueule ! Lève la torche ! Il va falloir le remettre en place ! » Jezal sentit une terrible pression sur son visage. Il entendit un grand crac, et une douleur lancinante se propagea dans sa joue jusqu’à son cou. Il n’avais jamais autant souffert de sa vie. Il perdit de nouveau connaissance. « Je la tiens, ne bouge pas ! — Et ça, c’est quoi ? — Ne lui arrache pas cette dent ! — Elle est venue toute seule ! — Maudit imbécile de Blafard ! — Que se passe-t-il ? » demanda Jezal. Seul un gargouillis émana de sa bouche. Son sang battait contre ses tempes, sa tête était sur le point d’exploser. « Il commence à se réveiller ! Alors, recouds ! moi, je le tiens. » Il sentit une pression au niveau de ses épaules et de sa poitrine ; quelqu’un le tenait fermement. Il avait mal au bras. Terriblement mal. Il voulut donner un coup de pied, mais sa jambe lui cuisait, refusant de bouger. « Tu le tiens ? — Oui, je le tiens ! Dépêche-toi de recoudre ! » Quelque chose lui transperça la joue. Il pensait avoir atteint l’acmé de la souffrance. Il se trompait. « Lâchez-moi ! » rugit-il, mais il ne perçut qu’un schlurp. Il se tortilla pour se libérer. Vaine tentative. Il se fit encore plus mal au bras, tant on le maintenait solidement. La douleur sur son visage empirait. Dans sa lèvre supérieure, sa lèvre inférieure, son menton, sa joue. Il hurla, hurla, hurla, sans rien entendre. Sinon un faible sifflement. Quand il crut que sa tête allait vraiment exploser, la douleur s’estompa brusquement. « Fini. » On le relâcha ; il demeura sur le dos, aussi mou qu’un vieux chiffon, et aussi impuissant. On lui tourna la tête. « Joli boulot ! Ça, c’est de la couture ! Dommage que tu n’aies pas été avec moi quand j’ai récolté celles-là ! J’aurais sûrement encore tout mon charme. — De quoi tu parles, Blafard ? — Euh… Vaut peut-être mieux s’attaquer à son bras, parce qu’après il va y avoir la jambe, et tout le reste. — Où as-tu posé ce fichu bouclier ? — Non, geignit Jezal. Je vous en prie… » Rien qu’un petit bruit de gorge. Il apercevait enfin quelque chose. Des formes vagues dans la pénombre. Un visage penché au-dessus de lui, un visage hideux. Un nez crochu, cassé, une peau vérolée, écorchée. Un visage noir se tenait juste derrière, un visage avec une longue balafre livide, courant du sourcil au menton. Il ferma les yeux. Même la lumière lui était pénible. « Jolis points. » Une main lui tapota le côté de la figure. « Tu es l’un des nôtres, à présent, mon garçon. » Jezal, qui n’était que souffrance, resta allongé par terre. Et l’horreur commença à ramper doucement dans chacun de ses membres jusqu’à son cerveau. « L’un des nôtres. » Deuxième partie « Celui qui, sous les coups d’un ennemi, n’a jamais vu couler son propre sang, ni entendu craquer ses dents, ni senti le poids d’un adversaire sur son corps, celui-là n’est pas fait pour le combat. » ROGER DE HOWDEN Cap au Nord Allongé sur le ventre, trempé jusqu’aux os, Renifleur luttait contre la congélation sur place, en observant à travers le bosquet la vallée où les troupes de Bethod cheminaient. De son poste d’observation, il ne voyait pas grand-chose. Un simple tronçon de route le long d’une crête, qui lui suffisait cependant à repérer la progression des fantassins, avec leurs boucliers colorés sur le dos, leurs cottes de mailles étincelantes pailletées de neige fondue, leurs lances bien droites entre les troncs d’arbre. Un rang derrière l’autre, ils marchaient avec résolution. Malgré la distance qui le séparait d’eux, il courait un grand risque à les surveiller d’aussi près. Bethod se montrait aussi prudent qu’à l’accoutumée. Il avait posté des hommes un peu partout, sur les crêtes, les points culminants, bref, à tous les endroits où il pensait que quelqu’un pourrait découvrir ce qu’il manigançait. Il avait envoyé quelques éclaireurs au sud et à l’est, espérant berner un éventuel observateur, mais Renifleur ne s’était pas laissé duper. Pas cette fois… Bethod avait fait demi-tour et repris le chemin inverse, pour se diriger de nouveau vers le Nord. Renifleur inspira profondément, puis poussa un long soupir en regardant les minuscules silhouettes défiler, à travers les branches des pins. Il avait passé des années en tant qu’éclaireur pour le compte de Bethod à tenir à l’œil des armées comme celle-ci, l’avait aidé à remporter des batailles et à devenir roi, même si à l’époque il n’y pensait pas encore. Par certains côtés, tout avait changé. Par d’autres, tout était resté comme autrefois. Il était toujours couché dans la gadoue, le cou raidi par des heures de guet. Dix ans plus vieux, mais pas mieux nanti. Il se souvenait à peine de ses ambitions d’antan. Il était toutefois sûr d’une chose : ce boulot n’en faisait pas partie. Comment pourrait-on avoir envie de toutes ces bourrasques de vent, ces chutes de neige, ces trombes d’eau qui vous tombaient sur la tête… de toutes ces batailles, ces longues marches épuisantes, ce gâchis ? Logen était mort, Forley aussi, et la bougie de sa fine équipe de compagnons se consumait à toute vitesse. Le Sinistre rampa jusqu’à lui dans les fourrés givrés, se redressa sur les coudes et scruta la route empruntée par les soldats. « Hum ! grogna-t-il. Bethod se déplace vers le Nord », chuchota Renifleur. Le Sinistre acquiesça de la tête. « Il a des éclaireurs un peu partout, mais il n’y a pas de doute, il a mis le cap au Nord. Nous ferions mieux d’aller prévenir Séquoia. » Un nouveau hochement. Renifleur resta couché sur le sol mouillé. « Je commence à fatiguer. » Le Sinistre leva les yeux, un sourcil arqué. « Tous ces efforts, tout ça pour quoi ? C’est toujours pareil. Dans quel camp on est, déjà ? » Renifleur agita la main en direction des hommes qui remontaient la route d’un pas lourd. « On est supposé se battre contre ces gens-là ? Quand donc allons-nous nous reposer ? » Le Sinistre haussa les épaules et serra les lèvres, comme pour y réfléchir. « Quand on s’ra morts ? » N’était-ce pas là la cruelle vérité ? Renifleur mit un certain temps à retrouver les autres. Ils n’étaient pas encore à l’endroit où ils auraient dû être. En vérité, ils n’étaient pas loin de celui où il les avait quittés. Assis sur une énorme pierre, affichant son éternelle grimace et penché au-dessus d’un ravin, Dow fut le premier qu’il aperçut. Renifleur s’approcha de lui et vit aussitôt ce qu’il regardait. Leurs quatre compagnons du Sud se traînaient sur les éboulis, avec la lenteur et la maladresse de veaux à peine nés. Tul et Séquoia les attendaient dans le fond, visiblement à bout de patience. « Bethod se dirige vers le Nord, annonça Renifleur. — Grand bien lui fasse ! — Ça ne te surprend pas ? » Dow se passa la langue sur les dents et cracha. « Il a vaincu tous les clans qui ont osé s’mesurer à lui, s’est couronné roi dans un pays où y en avait jamais eu, avant d’partir en guerre contre l’Union, à qui il flanque une déculottée. Il a mis l’mond’sens d’ssus d’ssous, ce salaud ! Rien de c’qu’y fait me surprend plus. — Hem. » Renifleur devait admettre qu’il n’avait pas tort. « Vous n’avez pas beaucoup avancé. — Non, c’est sûr. Sacrés bagages que tu nous as collés su’ l’ dos, ça on peut l’ dire. » Il observa les quatre individus en question se frayer péniblement un chemin dans le ravin, en secouant la tête pour indiquer qu’il n’avait jamais vu de tels boulets. « Et foutrement encombrants ! — Si tu essaies de me faire comprendre que je devrais me sentir honteux d’avoir sauvé des vies ce jour-là, eh bien, c’est raté ! Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? se fâcha Renifleur. Les laisser mourir ? — C’est une idée. On aurait progressé deux fois plus vite sans eux et mangé beaucoup mieux, sans parler du reste. » Il le gratifia d’un sourire mauvais. « Y a qu’une personne à qui j’trouverais une utilité. » Renifleur ne demanda pas laquelle. La jeune fille était à l’arrière. Il parvenait tout juste à distinguer des formes féminines chez elle, emmitouflée contre le froid comme elle l’était, mais il imaginait ce qu’il y avait dessous, et cela le rendait nerveux. Bizarre d’avoir une femme avec eux ! Depuis qu’ils avaient franchi les montagnes en piquant vers le nord, bien des mois auparavant, les femmes étaient d’une rareté désolante. Rien que d’en voir une vous procurait une sorte de plaisir coupable. Renifleur l’examina escalader les rochers, son visage sale à demi tourné vers eux. Une fille pas commode, songea-t-il. Il avait l’impression qu’elle avait eu sa part de malheurs. « J’suis sûr qu’elle s’défendrait, marmonna Dow entre ses dents. « J’suis sûr qu’elle s’débattrait. — Bon, ça suffit, Dow ! lui intima Renifleur. T’as intérêt à te calmer, tombeur. Tu sais ce que Séquoia pense de ce genre de discours. Tu sais ce qui est arrivé à sa fille. Il te couperait les bourses, s’il t’entendait parler comme ça ! — Quoi ? » Dow ne fut qu’innocence. « J’faisais qu’parler, non ? Tu peux pas m’en vouloir d’y penser ! À quand r’monte la dernière fois qu’on a eu une femme ? » Renifleur se rembrunit. Il s’en souvenait avec précision. Sans doute la dernière fois où il avait eu chaud. Roulé en boule avec Shari devant le feu, un sourire aussi grand que la mer sur son visage. Juste avant que Bethod ne les congédie, Logen, lui et tous les autres, et ne les condamne à l’exil. Il se souvenait aussi de sa dernière vision d’elle, bouche ouverte de stupeur et de peur, lorsqu’ils l’avaient tiré hors des couvertures, nu et à moitié assoupi, rouscaillant comme un coq qui sent qu’on ne va pas tarder à lui tordre le cou. Il avait souffert d’être séparé d’elle ! Certainement pas autant qu’au moment où Scale lui avait donné un coup de pied dans les bourses. Une nuit pénible, tout compte fait, une nuit à laquelle il ne pensait pas survivre. Avec le temps, la morsure des coups avait fini par s’effacer. Par contre, la douleur de l’avoir perdue, elle, ne s’était jamais vraiment atténuée. Renifleur se rappelait le parfum de ses cheveux, son rire joyeux, la sensation de son dos chaud et doux, pressé contre son ventre, quand elle dormait avec lui. Ces souvenirs ressassés, triés avec soin, étaient aussi usés que la tunique à laquelle va notre préférence. Il se les remémorait comme s’ils dataient de la veille. Il fallait cesser d’y penser. « Je ne savais pas que ma mémoire allait aussi loin, grogna-t-il. — Moi non plus, j’parle de la mienne, bien sûr ! renchérit Dow. T’en as pas marre de t’branler ? » Il jeta un coup d’œil vers le bas de la pente, en faisant claquer ses lèvres. La lueur dans ses yeux ne dit rien qui vaille à Renifleur. « C’est marrant que ça t’manqu’pas jusqu à c’que tu l’aies just’sous le nez. Un peu comme si on tendait d’la viande à un affamé tout près de lui, pour qu’y sente l’odeur. M’raconte pas que tu pensais pas la même chose ! » Renifleur fronça les sourcils. « Je ne crois pas que je pense exactement à la même chose que toi. Si tu ne peux pas faire autrement, t’as qu’ à tremper ta queue dans la neige, ça devrait suffire à te rafraîchir les idées », conseilla-t-il. Dow ricana. « Laisse-moi t’dire qu’y va bien falloir que j’la trempe quelque part, et rapidement. » Une plainte s’éleva du ravin. Renifleur prépara son arc et scruta les alentours pour voir si un des éclaireurs de Bethod les avait repérés. Il ne s’agissait que du prince qui venait de glisser et de tomber sur les fesses. Dow le regarda rouler sur le dos, le visage empreint de dédain. « Ç’ui-là, c’est un foutu poids mort, hein ? Y fait rien qu’à ralentir de moitié le chemin qu’on devrait abattre, et y couine plus fort qu’une truie en train d’mettre bas, y mange plus que sa part et y chie cinq fois par jour. » West, qui l’avait aidé à se relever, débarrassait son manteau de quelques brins de saleté. Enfin… non, le sien… le manteau que West lui avait donné ! Renifleur ne comprenait pas comment un homme intelligent pouvait avoir commis une telle imprudence. Surtout maintenant, avec le froid qu’il faisait et l’hiver imminent ! « Pourquoi diable voudrait-on suivre un pareil trou du cul ? » demanda Dow en secouant la tête. « Il paraît que son père est le roi de l’Union. — Qu’est-ce que ça peut faire de qui on est l’ fils, si on vaut pas plus qu’un étron ? J’lui pisserais même pas dessus, si ce salaud prenait feu. » Renifleur ne put qu’acquiescer d’un signe de tête. Lui non plus ! Ils étaient tous assis en cercle autour de l’endroit où le feu aurait dû se trouver – si Séquoia les avait laissé en faire un. Malgré les supplications des quatre du Sud, il n’avait pas cédé. Pas avec tous ces éclaireurs de Bethod qui rôdaient dans les environs ! Hurler à pleine gorge n’aurait pas été pire ! Renifleur et ses compagnons avaient pris place d’un côté : Séquoia, Dow, Tul et le Sinistre, appuyé sur un coude, comme s’il n’avait rien à voir avec tout cela. Ceux de l’Union étaient en face. Pike et la fille parvenaient à faire bonne figure, malgré le froid, la fatigue et la faim qu’ils ressentaient. Quelque chose en eux suggérait à Renifleur qu’ils en étaient coutumiers. West donnait l’impression d’être au bout du rouleau : il soufflait dans ses mains jointes en coupe, comme si elles risquaient de noircir et de tomber. Renifleur se disait qu’il aurait mieux fait de conserver son manteau, au lieu de l’offrir au dernier de la bande. Assis au milieu, menton relevé, le prince feignait de n’être ni abattu, ni sale comme un peigne, ni à l’origine d’une odeur presque aussi pestilentielle que la leur. Il tentait de faire croire qu’il pourrait encore donner des ordres que quelqu’un écouterait certainement. Renifleur se disait que, sur ce point, il se trompait grossièrement. Une équipe comme la sienne choisissait son chef pour ses actions, et non en fonction de l’identité de son père. Ils élisaient un chef qui avait du cran et, à la limite, ils auraient plus facilement obéi à la fille qu’à ce jeune couillon. « Il est grand temps de discuter d’un plan, geignait-il justement. Certains d’entre nous sont tenus dans l’ignorance. » Renifleur constata que Séquoia se renfrognait déjà. Traîner cet idiot derrière eux lui déplaisait souverainement. Alors, son opinion, il s’en moquait complètement et ne s’en cachait pas. Le fait de ne pas se comprendre n’arrangeait rien à l’affaire. Parmi ceux de l’Union, seul West parlait le langage du Nord. Des hommes du Nord, seuls Renifleur et Séquoia s’exprimaient en langue commune. Tul devait plus ou moins saisir le sens de ce qui se disait. Dow ne comprenait même pas ça. Quant au Sinistre… eh bien, le silence est significatif dans toutes les langues ! « Qu’est-ce qu’y dit, encore ? grommela Dow. Un truc à propos de plans, je crois bien », lui répondit Tul. Dow renifla. « Un trou du cul comprend que dalle à tout ça. » Renifleur surprit West à déglutir. Il comprenait assez bien leur langage pour se rendre compte que certains d’entre eux commençaient à perdre patience. Le prince, lui, n’avait pas sa finesse. « Il serait utile de savoir combien de jours, à votre avis, il nous faudrait pour atteindre Ostenhorm… On ne va pas vers le Sud », répliqua Séquoia dans sa langue, sans laisser au prince le loisir de terminer sa phrase. West cessa brusquement de souffler dans ses mains. « Nous n’y allons pas ? — Pas depuis que nous sommes repartis. — Pourquoi ? — Parce que Bethod retourne dans le Nord. — C’est une réalité, intervint Renifleur. Je l’ai vu ce matin. — Pourquoi retournerait-il en arrière ? s’enquit West. Alors qu’Ostenhorm est sans défense ! » Renifleur soupira. « Je ne me suis pas attardé pour le lui demander. Bethod et moi, on n’est pas en bons termes. Moi, j’vais vous l’dire, ricana Dow. Bethod s’intéresse pas à votre ville. Pas pour l’instant, en tout cas. — Ce qui l’intéresse, c’est de vous mettre en pièces… assez petites pour les avaler ! » ironisa Tul. Renifleur hocha la tête. « Comme la troupe avec laquelle vous étiez, et dont il vient juste de terminer de recracher les os. Pardonnez-moi, les coupa sèchement le prince qui n’avait aucune idée de ce qui se disait. Mais il me serait plus facile de suivre si vous utilisiez la langue commune… » Séquoia l’ignora et poursuivit dans la sienne. « Il va réduire votre armée en miettes et les écrabouiller une par une. Vous pensez qu’il va vers le Sud, et lui espère que votre maréchal Burr y enverra quelques hommes. Bethod les surprendra pendant leur sommeil sur son chemin vers le Nord et, s’ils sont assez nombreux, il les découpera en morceaux, comme il l’a fait avec les autres, là-bas. Ensuite, marmonna Tul, quand tous vos jolis soldats seront retournés a la boue, ou auront retraversé la rivière en courant… — Y prendra son temps pour ouvrir vos villes comme de vulgaires coquilles de noix qu’on craque en hiver, et ses guerriers pourront disposer d’leur contenu. » Dow se suçota les dents, en fixant la fille. Il la dévorait des yeux, à la manière d’un chien famélique devant une tranche de jambon. Elle soutint son regard – ce qui est tout à son honneur, pensa Renifleur. À sa place, il n’en aurait peut-être pas eu le courage. « Bethod a mis le cap au Nord, et on va le suivre. » Séquoia énonça cela d’un ton indiquant clairement que toute discussion était inutile. « On va le tenir à l’œil. J’espère progresser assez vite et prendre de l’avance ; comme ça, si votre ami Burr avait la mauvaise idée de passer par ces bois, on pourrait le prévenir que Bethod s’y trouve, avant qu’il ne tombe sur lui comme un aveugle dans un putain de puits. » Le prince tapa rageusement du pied par terre. « J’exige de savoir ce qui se dit ! — Bethod fait route vers le Nord avec toute son armée ! siffla West entre ses dents. Et ils ont l’intention de le suivre. — C’est intolérable ! dit l’idiot d’un ton hautain en tirant sur ses manchettes crasseuses. Ce genre d’attitude nous met tous en danger ! Je vous prie de les informer que nous obliquerons vers le Sud sans délai ! — Alors, la question est réglée ! » Tous se retournèrent pour voir qui venait de parler, et tous en furent médusés. Le Sinistre parlait la langue de l’Union aussi bien que le prince lui-même. « Vous, vous allez au Sud. Nous, au Nord. Bon, il faut que j’aille pisser. » Se levant aussitôt, il s’éloigna dans la nuit. Renifleur le regarda partir bouche bée. Pourquoi avait-il eu besoin d’apprendre une langue étrangère, lui qui ne disait jamais plus de deux mots dans la sienne ? « Très bien ! maugréa le prince d’une voix criarde et affolée. Je ne m’attendais pas à mieux ! — Votre Grandeur ! grinça West. Nous avons besoin d’eux ! Nous ne rejoindrons pas Ostenhorm, ni aucune autre ville d’ailleurs, sans leur aide ! » La fille, à son tour, lui jeta un regard en biais. « Est-ce qu’au moins vous savez de quel côté se trouve le Sud ? » Renifleur réprima un gloussement, mais le prince n’était pas d’humeur à rire. « Nous devrions nous diriger vers le Sud ! » gronda-t-il, sa figure sale tordue par la rage. Séquoia ricana. « Les bagages n’ont pas voix au chapitre, mon garçon, à supposer qu’on soit du genre à discuter, ce qui n’est pas le cas. » Il s’était enfin décidé à utiliser la langue commune, mais, de l’avis de Renifleur, le prince ne serait pas très content de savoir ce qu’il lui disait. « Vous avez eu l’occasion de donner des ordres, et voyez où ça vous a mené ! Sans parler de ces malheureux qui ont été assez fous pour les suivre ! Vous n’ajouterez pas nos noms à cette liste, c’est moi qui vous le dis ! Et si vous voulez nous accompagner, vous avez intérêt à apprendre à ne pas lambiner. Si vous voulez continuer à donner des ordres, eh bien… — Le Sud est par là ! indiqua Renifleur en agitant le pouce vers la forêt. Bonne chance ! » Une légère touche de clémence À l’attention de l’Insigne Lecteur Sult, chef de l’inquisition de Sa Majesté. Votre Éminence, Le siège de Dagoska se poursuit. Les Gurkhiens ont lancé des assauts contre nos fortifications trois jours durant, faisant preuve à chaque tentative d’une détermination plus farouche et déployant des forces de plus en plus nombreuses. Ils s’évertuent à remblayer notre canal avec des rochers ou à le franchir avec leurs ponts articulés, à escalader nos murailles avec des échelles et à enfoncer nos portes à coups de bélier. Par trois fois déjà ils nous ont attaqués, et par trois fois nous les avons repoussés. Leurs pertes ont été importantes, mais ils peuvent se le permettre ; les soldats de l’empereur grouillent comme des fourmis sur toute la péninsule. Pourtant nos hommes restent valeureux, nos défenses, solides, notre résolution, inébranlable, et les vaisseaux de l’Union sillonnent toujours la baie pour nous ravitailler. Soyez assuré que Dagoska ne se rendra pas. Passons à un sujet de moindre importance… Vous serez sans doute satisfait de savoir que le sort de Maître Eider a été définitivement réglé. J’avais suspendu sa sentence afin d’étudier la possibilité d’utiliser ses relations avec les Gurkhiens pour retourner la situation contre eux. Malheureusement pour elle, ces manœuvres subtiles n’ont pas porté leurs fruits et ont dû être abandonnées. Elle a ainsi perdu toute utilité pour nous. La vue d’une tête féminine, exhibée sur les remparts, aurait été préjudiciable au moral de nos troupes. Après tout, nous appartenons au camp des civilisés ! J’ai donc pris sur moi de traiter l’ancienne reine des marchands avec plus de tact, mais, je vous l’assure, autant d’efficacité. Aucun de nous n’aura plus à se soucier d’elle, ni de son complot avorté. Comme toujours, Votre Éminence, je reste votre fidèle serviteur. Sand dan Glotka Supérieur de Dagoska. Au bord de l’eau, le silence régnait. Tout était silencieux, sombre, paisible. Des vaguelettes venaient lécher les piliers de l’appontement. Les coques des bateaux faisaient entendre de légers craquements. Une brise fraîche soufflait de la baie. Et sous la voûte étoilée, la mer étale miroitait dans le clair de lune. Impossible d’imaginer qu’il y a quelques heures à peine des hommes mouraient par centaines, à moins d’un quart de lieue d’ici. Que l’air était saturé de cris de douleur et de rage. Que les carcasses de deux gigantesques engins de siège fument encore à proximité des remparts exteneurs. Que des cadavres sont éparpillés là-bas comme des feuilles mortes à l’automne… « Ffff. » Glotka sentit son cou craquer quand il pivota brutalement pour inspecter les ténèbres. Le Tourmenteur Frost émergea de l’ombre entre deux bâtiments, scruta les alentours avec précaution, puis poussa un prisonnier devant lui… quelqu’un de beaucoup plus petit, bossu, les mains liées dans le dos, drapé d’une cape au capuchon relevé. Les deux silhouettes traversèrent le quai poussiéreux et longèrent le môle. Glotka entendit le bruit mat de leurs pas sur les planches de bois. « Bon, Frost… dit-il quand l’albinos hissa le prisonnier jusqu’à lui. Je pense que nous n’aurons plus besoin de ça. » Et la main blanche rabattit le capuchon. Sous la pâle clarté de la lune apparut le visage de Carlot dan Eider, émacié, ravagé, anguleux, ses joues creuses marquées de quelques écorchures noires. On lui avait rasé la tête, comme le voulait la coutume pour les traîtres. Sans sa masse de cheveux, son crâne donnait l’impression étrange d’être réduit, presque enfantin ; son cou semblait ridiculement long et fragile, en particulier à cause d’un chapelet de vilaines meurtrissures, stigmates tragiques des maillons de la chaîne de Vitari. Il ne subsistait quasiment plus rien de la magnifique jeune femme impérieuse qui l’avait pris par la main dans la salle d’audience du gouverneur, il y avait de cela des lustres. Quelques semaines dans l’obscurité à dormir sur le sol immonde d’un cachot étouffant, sans savoir si l’on survivra une heure de plus, peuvent altérer la beauté. Je suis bien placé pour le savoir. Elle releva le menton pour le regarder, les narines dilatées, les yeux étincelant dans les ténèbres. Ce mélange de peur et de provocation qu’affichent les gens, lorsqu’ils sentent leur dernière heure approcher. « Supérieur Glotka, je ne pensais plus vous revoir. » Malgré la désinvolture de ses propos, elle échoua à masquer la pointe de crainte contenue dans sa voix. « Et maintenant, quelle est la suite ? Des chevilles lestées avec quelques pierres et un plongeon dans la baie ? N’est-ce pas un peu mélodramatique ? — Si fait, mais telle n’est pas mon intention. » Il fixa Frost et lui adressa un imperceptible signe de tête. Eider tressaillit, ferma les yeux, se mordit les lèvres et rentra la tête dans les épaules en sentant l’imposant Tourmenteur avancer dans son dos. Dans l’attente du coup fatal à l’arrière du crâne ? De celui du poignard entre les omoplates ? De la corde asphyxiante autour du cou ? Quelle terrible appréhension ! Laquelle de ces solutions lui aura-t-on réservée ? Frost leva une main. Un éclat métallique fugitif dans la pénombre. Puis le faible cliquetis d’une clef introduite en douceur dans les fers d’Eider afin de les déverrouiller. Elle ouvrit lentement les yeux et, tout aussi lentement, ramena ses mains devant elle pour les regarder en cillant, comme si elle ne les avait jamais vues. « Qu’est-ce que ça signifie ? — Rien de plus que ce que voyez. » Il indiqua l’appontement de la tête. « Un bateau pour Westport lèvera l’ancre à la prochaine marée. Y avez-vous des relations ? » Quand elle déglutit, les tendons de sa gorge frémirent. « J’ai des relations un peu partout. — Bon ! Eh bien, je vous rends votre liberté. » Un long silence s’ensuivit. « Je suis libre ? » Elle posa une main sur son crâne duveteux qu’elle caressa d’un air distrait et dévisagea Glotka pendant un instant qui lui sembla durer une éternité. Elle ne sait pas si elle doit y croire ! Comment l’en blâmer ? Je ne suis pas sûr qu’à sa place j’en aurais été capable. « Son Éminence a dû s’adoucir au point d’être devenu méconnaissable. » Glotka eut un petit ricanement. « Pas vraiment. Sult ignore tout de cet arrangement. S’il l’apprenait, je pense que nous finirions tous deux au fond de la baie, des pierres attachées à nos chevilles. » Ses yeux s’étrécirent. La reine des marchands évalue le marché. « Quel est donc le prix à payer ? — Vous êtes morte. Oubliée. Il vous faut effacer Dagoska de votre mémoire, votre tâche y est terminée. Trouvez-vous d’autres gens à sauver. Le prix à payer est que vous quittiez l’Union pour ne jamais y revenir. Ja… mais. — C’est tout ? — C’est tout. — Pourquoi ? » Ah ! ma question préférée. Pourquoi agis-tu ainsi ? Il haussa les épaules. « Quelle importance ? Une femme perdue dans le désert… — Doit accepter l’eau qui lui est offerte, quelle qu’en soit la source. Ne vous inquiétez pas ! Je ne vais pas refuser. » Elle tendit si brusquement la main que Glotka recula en sursautant ; elle se contenta, cependant, de lui effleurer la joue du bout des doigts. Elle les y laissa un petit moment. Il sentit sa peau frémir, sa paupière cligner, son cou lui élancer. « Peut-être que… si les choses avaient été différentes… murmura-t-elle. — Si je n’étais pas un estropié et vous, une traîtresse ? Les choses sont ce qu’elles sont. » Elle retira sa main et sourit à moitié. « Évidemment. J’aurais pu dire que je vous reverrais… — Je préférerais que vous vous en absteniez. » Elle hocha lentement la tête. « Alors, adieu. » Elle remonta son capuchon, dissimulant de nouveau son visage dans l’ombre, puis passa rapidement près de Glotka et se dirigea à pas vifs vers l’extrémité de l’appontement. S’appuyant sur sa canne, il la suivit des yeux, frottant pensivement sa joue à l’endroit où ses doigts s’étaient posés. Ainsi donc, pour qu’une femme vous touche, il suffit de l’épargner. Je devrais essayer plus souvent. Il se retourna pour gravir péniblement les marches menant au quai poussiéreux, un œil fixé sur les immeubles sombres qui se dressaient un peu plus loin. Je me demande si Vitari y est tapie quelque part ? Je me demande si ce petit épisode sera consigné dans le prochain rapport qu’elle enverra à l’Insigne Lecteur ? Des sueurs froides ruisselèrent le long de son dos douloureux. Une chose est sûre, il ne figurera pas dans le mien, mais cela a-t-il vraiment une importance ? Le vent changea. Il perçut cette odeur qui semblait désormais s’insinuer dans le moindre recoin de la ville. Une odeur âcre de brûlé. De fumée. De cendres. De mort. Sans un miracle, aucun d’entre nous ne quittera vivant cet endroit. Il regarda derrière lui. Carlot dan Eider franchissait déjà la passerelle. Bon, la chance sourira peut-être à l’un d’entre nous… pourquoi pas à elle ! « Ça se passe plutôt bien », déclara Cosca avec son accent styrien grasseyant et chantant. Appuyé sur un créneau, il contemplait les ravages au-delà des remparts, avec un sourire narquois. « La journée d’hier a été bien remplie, tout compte fait. » Une journée bien remplie ! À leurs pieds, de l’autre côté de la douve, sur le sol ingrat, scarifié, calciné, bruissaient les empennages des flèches perdues des archers ; elles pointaient hors de terre à la manière du chaume brun d’un menton mal rasé. Un peu partout, des engins de siège détruits encombraient l’étendue aride. Échelles brisées, brouettes abandonnées à côté de leurs chargements de cailloux renversés, paravents en osier fracassés, (piétinés dans la fange durcie. La carcasse d’une des énormes tours de siège tenait encore à moitié debout ; son cadre de rondins noircis, tordus, émergeait d’un tas de cendres et des lambeaux de cuir effilochés, carbonisés, flottaient au vent. « Nous avons donné à ces salopards de Gurkhiens une leçon qu’ils ne sont pas près d’oublier, hein, Supérieur ? — Quelle leçon ? » maugréa Severard. En effet, quelle leçon ? Les morts n’apprennent rien. Les cadavres éparpillés devant la ligne de front gurkhienne, à environ cent toises de l’enceinte extérieure, gisaient parmi des monceaux d’armes et d’armures brisées. Ils étaient tombés en si grand nombre qu’on aurait pu traverser la péninsule d’un bras de mer à l’autre sans poser une seule fois le pied au sol. En certains endroits, ils se rassemblaient en groupes compacts. Là où les blessés sont allés se réfugier derrière les morts, avant de succomber à leur tour. Glotka n’avait jamais vu un tel carnage. Pas même après le siège d’Ulrioch, quand la brèche avait été comblée par les corps des soldats de l’Union tombés au combat, quand les prisonniers gurkhiens avaient été abattus sans pitié et le temple incendié avec ses centaines de fidèles à l’intérieur. Il avait sous les yeux des cadavres fléchis ou étendus mollement, d’aucuns roussis par le feu, d’autres agenouillés pour une dernière prière, d’autres encore allongés avec indolence, le crâne écrasé par les cailloux jetés des remparts. Certains avaient des vêtements lacérés. Ils ont eux-mêmes arraché leurs chemises pour évaluer leurs blessures, espérant qu’elles ne leur seraient pas fatales. Tous ont dû être terriblement déçus. Des mouches bourdonnaient par milliers autour des dépouilles. Des oiseaux de dizaines d’espèces différentes sautillaient, battaient des ailes et picoraient ce festin inattendu. Même là-haut, malgré les rafales cinglantes, l’odeur pestilentielle commençait à se propager. Comme dans les cauchemars. Comme dans les miens qui, cette fois, me hanteront sûrement quelques mois. Enfin… si je suis encore en vie d’ici là ! Sa paupière se mit à cligner ; il expira longuement et fit craquer son cou. Bon. Nous devons continuer à nous battre. Il est un peu tard pour réfléchir. Il se pencha avec précaution au-dessus du parapet pour inspecter les douves, sa main libre fermement agrippée à la pierre rongée pour garder l’équilibre. « Ils ont presque remblayé le canal, là, en contrebas, et à proximité des portes. — C’est vrai », acquiesça Cosca d’un ton joyeux. « Ils traînent leurs caisses de cailloux, puis essaient de les vider, ce qui nous permet de les tuer encore plus vite ! — Ce canal est notre meilleure défense. — C’est encore vrai. C’était une bonne idée. Mais tout a une fin. — Sans lui, plus rien n’empêchera les Gurkhiens de dresser leurs échelles, de rouler leurs béliers, ni même de creuser sous nos fondations. Il sera peut-être nécessaire d’organiser une sortie pour aller le dégager. » Les yeux noirs de Cosca se déplacèrent latéralement. « En descendant le long du mur avec des cordes, pour aller trimer dans le noir, à quelques pas des lignes gurkhienne ? C’est ça votre idée ? — Oui, quelque chose comme ça. — Eh bien, je vous souhaite bonne chance ! » Glotka eut un reniflement dédaigneux. « J’aurais volontiers proposé mes services… » Il tapota sa jambe de sa canne « … mais je crains fort que le temps de mes actions héroïques ne soit révolu. — Vous êtes un drôle de veinard ! — Croyez-vous ? Nous devrions aussi ériger une barricade derrière les portes. C’est là que se situe notre point faible. Je pense qu’un demi-cercle dressé à quelques toises d’elles offrirait un terrain de chasse approprié. S’ils parvenaient à s’infiltrer, nous pourrions les y contenir assez longtemps avant de les repousser. » Pourrions… « Ah ! Les repousser… » Cosca se mit à gratter les boutons à la base de son cou. « Je suis sûr que dès qu’on en entendra parler, les volontaires se bousculeront pour accomplir cette mission ! Je vais néanmoins tâcher de m’occuper de ça. — On ne peut que les admirer… » Vêtu d’un uniforme impeccablement repassé, le général Vissbruck les rejoignait à grandes enjambées, mains croisées dans le dos. Vu la situation, je suis surpris qu’il trouve le temps de faire des efforts de toilette. Mais bon, chacun se raccroche à ce qu’il peut. Secouant la tête, il jeta un coup d’œil sur les cadavres. « Il faut un certain courage pour se précipiter sur nous de cette façon et réitérer les tentatives contre des murailles aussi solides et aussi bien protégées. J’ai rarement vu des hommes aussi prêts à sacrifier leur vie. — C’est parce qu’ils possèdent la plus étrange et la plus dangereuse des convictions, dit Cosca. Ils s’imaginent être dans leur bon droit. » Vissbruck fixa sur lui un regard sévère par-dessous ses sourcils. « C’est nous qui sommes dans notre bon droit ! — Si ça peut vous faire plaisir ! » Le mercenaire adressa un sourire en coin à Glotka. « Mais je pense qu’à part vous, nous tous ici avons abandonné depuis longtemps l’idée qu’une telle chose existait. Les courageux Gurkhiens s’aventurent avec leurs brouettes, et mon boulot, c’est de les tirer comme des lapins ! » Il éclata d’un rire gras. « Je ne trouve pas cela amusant, rétorqua sèchement Vissbruck. Un adversaire tombé au combat devrait être traité avec respect. — Pourquoi ? — Parce que n’importe lequel d’entre nous pourrait être là-bas, en train de pourrir au soleil, et que notre tour viendra sans doute plus tôt qu’on le croit. » Cosca se contenta de rire encore plus fort et d’asséner une tape sur le bras de Vissbruck. « Je vois que vous commencez à comprendre ! S’il y a bien une chose que j’ai retenue, après vingt ans de guerres, c’est de prendre tout ça à la rigolade ! » Glotka observa le Styrien qui gloussait devant le champ de bataille. Est-il en train de réfléchir à la raclée qu’il pourrait infliger aux Gurkhiens, juste avant qu’ils ne lui fassent une meilleure offre que la mienne ? Cette brebis galeuse ne fait pas dans la dentelle… mais, pour le moment, impossible de nous passer de ce lascar ! Il reporta son attention sur le général Vissbruck, parti bouder un peu plus loin, sur le chemin de ronde. Notre ami rondouillard ne possède ni l’intelligence ni le courage nécessaire pour tenir ce siège une semaine de plus. Sentant une main sur son épaule, il se retourna vers Cosca. « Quoi ? aboya-t-il. — Hum. » bredouilla le mercenaire, en montrant le ciel bleu. Glotka suivit la direction de son doigt et découvrit, presque à la verticale au-dessus d’eux, un gros point noir en pleine ascension. Qu’est-ce que c’est que ça ? Un oiseau ? Après avoir pivoté, ce dernier amorça sa descente. Et la révélation se fit. Une pierre ! Une pierre de catapulte. Elle grossissait au fur et à mesure de sa chute, tournoyant sur elle-même, semblant se déplacer au ralenti, comme si elle évoluait dans l’eau. Le fait qu’elle fut totalement silencieuse ajoutait encore au sentiment d’irréalité. Glotka la regardait tomber, bouche grande ouverte. Tous faisaient de même. Sur les remparts, la tension provoquée par cette terrible attente était palpable. Impossible de déterminer où finirait sa course. Des hommes se hâtèrent d’un bout à l’autre du chemin de ronde ; à grands renforts de raclements de talons, de glissades, de halètements ou de petits cris, la plupart d’entre eux se débarrassaient de leurs armes. « Merde ! » murmura Severard en s’aplatissant sur le sol. Glotka resta là où il était, les yeux rivés sur le point sombre au milieu du ciel clair. Vient-il vers moi ? Ce caillou de plusieurs tonnes va-t-il disperser mes restes dans toute la ville ? Quelle façon ridicule et aléatoire de mourir ! Il sentit sa bouche se tordre en un mince sourire. Un craquement assourdissant retentit au moment où une portion de parapet explosa dans un nuage de poussière et de morceaux de pierre. Des éclats de roche fusèrent de toutes parts. À moins de dix pas de lui, un soldat eut la tête arrachée par la projection d’un bloc. Le corps décapité vacilla un instant sur ses jambes, puis ses genoux flanchèrent et le cadavre bascula vers l’arrière, le long de la muraille. Le projectile atterrit dans la ville basse, où il roula maladroitement, écrasant les bicoques, propulsant dans les airs des brassées de pièces de charpente comme de vulgaires allumettes, ne laissant que des ruines dans son sillage. Glotka cilla, avala sa salive. Malgré ses oreilles encore bourdonnantes, il entendit quelqu’un hurler. Une voix caractéristique. À l’accent styrien. Cosca. « C’est tout ce dont vous êtes capables, bande de salopards ? Je suis toujours là ! — Les Gurkhiens nous bombardent ! » couinait inutilement Vissbruck, accroupi derrière le muret, mains sur la tête ; une couche de poussière recouvrait les épaulettes de son uniforme. « Un boulet plein, tiré de leurs catapultes ! — Pas possible ! » marmonna Glotka. Un autre craquement. Un deuxième projectile toucha les remparts, un peu plus bas ; le caillou déclencha une pluie de débris et de pierres de la taille d’un crâne, avant de s’enfoncer dans l’eau de la douve. La force de l’impact fit trembler le chemin de ronde jusque sous les pieds de Glotka. « Ils reviennent ! hurla Cosca à pleins poumons. Protégez les murs ! Tous aux murs ! » Des hommes se mirent à passer en courant : indigènes, mercenaires, soldats de l’Union ; côte à côte, tous se tendaient des flèches, criaient, s’interpellaient en une cacophonie de langages divers. Cosca se déplaçait parmi eux, leur assénant des claques sur le dos, agitant le poing, grondant ou riant sans montrer le moindre signe de frayeur. Un chef des plus stimulants, pour un ivrogne à moitié fou ! « Saloperie de guerre ! siffla Severard à l’oreille de Glotka. Je ne suis pas un de ces maudits soldats ! — Moi non plus, à présent, mais je suis encore capable de savourer le spectacle. » Il boita jusqu’au parapet et se redressa pour jeter un coup d’œil par-dessus. Cette fois, il assista au déclenchement du grand bras de la catapulte dans la brume distante. La portée ayant été mal jugée, le projectile passa très haut au-dessus de leurs têtes. Glotka tressaillit en entendant son cou craquer, tandis qu’il suivait sa trajectoire du regard. Il le vit s’écraser à proximité des murailles de la ville haute et projeter de nombreux blocs de pierre sur les huttes des taudis. Une corne gigantesque résonna alors derrière les lignes gurkhienne en un long vrombissement, relayée aussitôt par des tambours, marquant la cadence, comme des martèlements de pieds monstrueux. « Les voilà ! rugit Cosca. Préparez vos tirs ! » Glotka entendit son ordre se répercuter sur les murs. Une seconde plus tard, les remparts des tours bruissaient des déclics d’arbalètes qu’on chargeait. Les pointes des carreaux scintillèrent fugitivement sous le soleil de plomb. Les énormes paravents d’osier qui délimitaient les lignes gurkhienne s’ébranlèrent. Avançant avec régularité, ils se dirigèrent vers eux à travers l’étendue désertique. Là-dessous, les soldats gurkhiens doivent grouiller comme des fourmis. Se cramponnant au parapet à en avoir mal à la main, Glotka observa leur progression. Son cœur battait presque aussi fort que les tambours ennemis. De peur ou d’excitation ? Y a-t-il une différence ? À quand remonte mon dernier frisson ? Quand j’ai pris la parole devant le Conseil Public ? conduit la charge de la cavalerie royale ? escrimé lors du Tournoi devant une foule en délire ? Le long de la péninsule, les paravents géants se rapprochaient de plus en plus en une rangée encore bien ordonnée. Ils ne sont plus qu’à cinquante toises… quarante… trente… Il jeta un coup d’œil vers Cosca qui grimaçait toujours, tel un dément. Quand va-t-il donner l’ordre de tirer ? Vingt… dix… « C’est le moment ! rugit le Styrien. Tirez ! » Un formidable sifflement se diffusa sur les remparts, quand les arbalètes lâchèrent leur volée de traits. Ceux-ci atterrirent aussi bien sur les paravents que sur le sol, les cadavres et tous les Gurkhiens assez malchanceux pour avoir laissé dépasser une partie de leur anatomie. Derrière le parapet, les hommes s’agenouillèrent pour recharger, insérant des carreaux, tournant des manivelles, transpirant et peinant. Les roulements de tambours s’accélérèrent, se faisant plus pressants. Les paravents passèrent sans difficulté sur les cadavres dispersés. Pas franchement agréable pour les types cachés dessous de marcher sur les cadavres, en se demandant dans combien de temps ils iront les rejoindre. « L’huile ! » vociféra Cosca. Un flacon obturé avec une mèche allumée fut lancé d’une tour, sur la gauche. Il tournoya avant d’exploser sur l’un des paravents d’osier. Des flammes jaillirent et se propagèrent avec avidité sur sa surface qui vira au brun, puis au noir. Le bouclier géant se mit à trembloter, s’inclina peu à peu et bascula. Un soldat en sortit en hurlant, étreignant son bras, d’où s’échappaient des tourbillons de flammes colorées. Le paravent en feu finit par tomber au sol, dévoilant un essaim de Gurkhiens ; certains poussaient des brouettes remplies de cailloux, d’autres transportaient de longues échelles, d’autres encore étaient équipés de simples arcs, de cottes de mailles et de lances. Ils chargèrent aussitôt en hurlant leurs cris de guerre. Boucliers brandis au-dessus de leurs têtes, zigzaguant entre les cadavres, ils décochaient des flèches en direction des murailles. D’aucuns, criblés de carreaux, tombaient face contre terre. Des hommes braillaient en empoignant leurs blessures. Des hommes rampaient, glapissaient, juraient, imploraient ou lançaient des défis. Des hommes couraient vers l’arrière pour se mettre à l’abri et se faisaient abattre dans le dos. Sur les remparts, les archers conservaient leur cadence infernale. De nouveaux flacons remplis d’huile étaient régulièrement allumés et jetés. Des hommes vociféraient, crachaient des insultes, proféraient des jurons, accroupis derrière le parapet afin d’éviter les flèches venues d’en bas, qui ricochaient sur les blocs de pierre, sifflaient au-dessus des têtes et, de temps à autre, se fichaient dans leurs chairs. Un pied vissé entre deux créneaux, totalement insouciant, Cosca se penchait avec imprudence pour agiter une épée dentelée et vociférer. Au milieu des cris et des hurlements s’élevant des deux camps, Glotka ne parvenait pas à saisir ses paroles. La bataille. Le chaos. Je m’en souviens, maintenant. Comment ai-je pu un jour apprécier cela ? Un nouveau paravent en feu dégageait une épaisse fumée noire suffocante. À l’image d’abeilles s’envolant de leur ruche détruite, des soldats gurkhiens le fuirent à toutes jambes pour aller s’agglutiner à l’extrémité de la douve et tenter de trouver un endroit où caler leurs échelles. Un peu plus en avant, sur les remparts, des défenseurs les bombardèrent de débris de maçonnerie. Ratant sa cible, un autre projectile de catapulte provoqua une brèche dans une de ses divisions, éparpillant hommes et corps démembrés. Un soldat fut évacué, une flèche plantée dans son œil. « C’est grave ? geignait-il. C’est grave ? » Quelques instants plus tard, un homme qui se tenait près de Glotka laissa échapper un cri enroué et tournoya sur lui-même : une flèche lui avait transpercé la poitrine. Le malheureux déclencha involontairement son arbalète ; le carreau libéré s’enfonça jusqu’à l’empennage dans le cou de son voisin. Inondant de leur sang le chemin de ronde, tous deux s’effondrèrent en même temps aux pieds du Supérieur. À la base des remparts, un flacon enflammé explosa au milieu d’un groupe d’assaillants qui s’acharnaient à dresser une échelle. Un vague fumet de viande grillée se mêla aux relents de pourriture et de bois calciné. Des hommes prenaient feu, se bousculaient en criant, déguerpissaient affolés ou plongeaient dans la douve en armure. Mourir brûlé ou noyé… tu parles d’un choix ! « Vous en avez vu suffisamment comme ça ? lui souffla Severard à l’oreille. — Oui. » Plus qu’assez. Abandonnant Cosca qui s’époumonait en styrien, Glotka se fraya un passage parmi les mercenaires massés près des escaliers ; puis, essoufflé, il suivit une civière qu’on descendait. Il grimaçait à chaque marche et s’efforçait de ne pas se laisser distancer en croisant le flot continu des soldats qui montaient. Jamais je n’aurais pensé être aussi content de descendre un escalier. Son bonheur fut de courte durée. Le temps de parvenir en bas, sa jambe gauche se contracta douloureusement, avec ce mélange familier de douleurs atroces et d’engourdissements. « Bonté divine ! maugréa-t-il en sautillant jusqu’à un mur. Il y a des victimes plus agiles que moi ! » Il regarda des blessés couverts de pansements sanguinolents passer devant lui en boitant. « Ce n’est pas juste, siffla Severard. Nous avons accompli notre part de boulot. Démasqué les traîtres. Que diable faisons-nous encore ici ? — Combattre pour la cause royale est avilissant pour toi ? — Dites plutôt mourir ! » Glotka eut un reniflement de mépris. « Tu crois vraiment qu’il y en a qui s’amusent dans cette maudite ville ? » Il eut alors l’impression d’entendre les insultes vociférées par Cosca flotter faiblement au-dessus du tumulte. « En dehors de ce fou de Styrien, bien sûr ! Surveille-le, Severard ! Il a trahi Eider, il nous trahira également.… surtout si la situation devient préoccupante. » Le Tourmenteur le dévisagea sans la moindre trace de sourire autour de ses yeux, pour une fois. « La situation est-elle préoccupante ? — Tu étais là-haut. » Glotka tressaillit en étendant sa jambe. « On a déjà connu mieux. » La longue salle obscure avait jadis été un temple. Dès le début des assauts gurkhiens, on y avait transporté les blessés qui devaient y être soignés par les prêtres et les femmes. Un endroit facile d’accès – puisque situé dans la ville basse, à proximité de l’enceinte extérieure. Par ailleurs, cette partie des taudis n’abritait quasiment plus de civils. Les risques d’incendie ou les chutes de pierres peuvent rendre rapidement un quartier impopulaire. Comme la lutte avait continué, les blessés légers étaient repartis sur les murailles, afin de laisser leurs places aux victimes plus gravement touchées. Des gens amputés, entaillés de coupures profondes, souffrant de terribles brûlures ou criblés de flèches, étaient couchés sur des civières ensanglantées, disséminées sous les arcades ombreuses. Jour après jour, leur nombre avait tellement augmenté qu’ils occupaient la moindre parcelle du sol. Les plus valides se faisaient désormais soigner dehors, la salle étant réservée aux cas désespérés, aux mutilés. Aux mourants. Chaque homme avait un langage différent pour exprimer sa souffrance. Certains criaient pour avoir de l’aide ou de l’eau, d’autres réclamaient de la gentillesse ou appelaient leur mère. D’aucuns toussaient, s’étranglaient, crachaient du sang. D’autres respiraient en sifflant ou exhalaient leurs derniers râles. Seuls les morts sont complètement silencieux. Et les morts étaient légion. De temps en temps, on en tirait quelques-uns à l’extérieur, bras pendants, prêts à être emballés dans des linceuls de fortune, puis empilés le long du mur, à l’arrière du bâtiment. Glotka savait que tous les jours des équipes d’hommes moroses creusaient des tombes pour les indigènes. Selon leurs croyances solidement ancrées. De grandes fosses, au milieu des ruines des taudis, pouvant accueillir une douzaine de cadavres. Toutes les nuits, ces mêmes hommes s’affairaient à brûler les corps des soldats de l’Union. Selon notre manque de croyance en quoi que ce soit. Au sommet des falaises. Là où la fumée poisseuse sera emportée vers la baie. Reste à espérer que les Gurkhiens, de l’autre côté, la reçoivent en pleine figure ! Comme une dernière insulte de la part de nos hommes. S’épongeant sans cesse le front, Glotka survolait des yeux les blessés allongés, alors qu’il traversait péniblement la salle où résonnait l’écho de leurs souffrances. Dagoskiens à la peau mate, mercenaires styriens, hommes de l’Union au teint livide… toutes origines confondues. Des gens de tous pays, de toutes couleurs, de toutes sortes, unis contre les Gurkhiens, et mourant à présent côte à côte, tous égaux. Cela devrait me faire chaud au cœur. Encore faudrait-il que j’en aie un ! Dans la pénombre, il avait vaguement conscience de la présence du Tourmenteur Frost qui longeait le mur voisin et scrutait les lieux avec minutie. Mon ombre fidèle, vigilante. Toujours là pour s’assurer que personne ne récompensera les efforts que j’ai fournis au nom de l’Insigne Lecteur, en m’assénant un coup mortel. À l’extrémité du temple, un petit coin affecté aux soins chirurgicaux avait été isolé par des rideaux. Du moins autant que faire se peut dans un endroit pareil ! On tronçonne, on coupe avec une scie ou un couteau… une jambe sous le genou… un bras au niveau de l’épaule. Les cris les plus perçants de la salle provenaient de derrière ces rideaux d’une saleté repoussante. Des plaintes désespérées, pleines de sanglots. On n’est guère moins brutal ici que de l’autre côté des remparts. À travers une fente entre les rideaux, Glotka aperçut Kahdia à l’œuvre. Sa robe blanche, éclaboussée de sang, virait à un brun douteux. Il se concentrait sur un morceau de chair luisante, qu’il charcutait avec une lame. Le moignon d’une jambe, peut-être ? Les hurlements se muèrent en gargouillis, avant de s’interrompre subitement. « Il est mort », dit le Haddish simplement. Il reposa son couteau sur la table, puis essuya ses mains maculées de rouge avec un chiffon crasseux. « Amenez le suivant. » Soulevant alors le rideau, il sortit et découvrit Glotka. « Ah ! Le responsable de nos malheurs ! Seriez-vous venu entretenir votre culpabilité, Supérieur ? — Non, juste vérifier que j’en ressentais. — Et alors ? » Bonne question. Te sens-tu coupable ? Il reporta son attention sur un jeune homme gisant sur une paillasse répugnante, coincé entre deux autres personnes. Le visage aussi pâle que de la cire, les yeux vitreux. Ses lèvres marmonnaient des mots incompréhensibles, destinés à lui seul. On lui avait coupé la jambe au-dessus du genou et emmailloté le moignon dans un pansement, désormais imbibé de sang, maintenu en place par une ceinture serrée autour de la cuisse. Ses chances de survie ? De faibles à nulles. Quelques misérables heures à souffrir le martyre, en écoutant les grognements de ses camarades. Une jeune existence fauchée bien avant l’âge. Blablabla… Glotka arqua un sourcil. Hormis un léger dégoût, pas plus prononcé que si l’homme avait été un tas de détritus, il n’éprouvait rien. « Non », répondit-il. Kahdia baissa le regard vers ses mains ensanglantées. « Dieu s’est vraiment montré généreux envers vous, murmura-t-il. Peu de gens ont votre estomac. — Qui sait ? En tout cas, votre peuple s’est bien battu. — À bien succombé, vous voulez dire ! » Le rire de Glotka fusa dans l’air alourdi, aussi tranchant qu’une lame. « Allons, un peu de sérieux, les belles morts n’existent pas. » Il jeta un coup d’œil circulaire sur les innombrables blessés. « J’aurais cru que vous, au moins, vous l’auriez appris. » Kahdia n’était pas d’humeur à rire. « Combien de temps encore croyez-vous que nous pourrons supporter ça ? — On perd courage, le Haddish ? À l’instar de beaucoup d’autres choses, résister avec héroïsme est toujours plus séduisant en concept qu’en réalité. » Le jeune et fringant colonel Glotka aurait pu nous expliquer que sa vision du monde s’était radicalement modifiée le jour où on l’avait traîné sans ménagement loin du pont, avec une jambe qui ne tenait plus à son corps que par un fil. « Votre sollicitude me touche, Supérieur, mais j’ai l’habitude d’être déçu. Croyez-moi, je surmonterai cette déception. Ma question demeure, cependant. Combien de temps encore pourrons-nous tenir ? — Si les voies maritimes restent ouvertes pour qu’on puisse nous ravitailler par bateau, si les Gurkhiens ne trouvent pas le moyen de s’introduire en se faufilant sous les murailles et si nous parvenons à garder une certaine unité, et la tête sur les épaules, nous pouvons encore tenir pendant des semaines. — Tenir, oui, mais dans quel but ? » Glotka marqua une pause. Dans quel but, en effet ? « Les Gurkhiens n’auront peut-être plus autant le cœur à l’ouvrage ! — Bah ! railla Kahdia. Les Gurkhiens n’ont pas de cœur ! Ils n’ont pas pris de demi-mesures pour assujettir le Kanta. Ça, non. L’empereur a prêté serment et ne souffrira aucune contradiction. Alors, nous n’avons plus qu’à espérer que la guerre se termine rapidement dans le Nord et que les forces de l’Union viennent nous porter secours. » Un espoir complètement futile. Il faudra des mois avant de régler quoi que ce soit au pays des Angles. Et même lorsque ce sera fait, l’armée ne sera plus en état de se battre. Nous sommes vraiment seuls. « Quand pouvons-nous compter sur cette aide ? » Quand les étoiles auront disparu ? Quand le ciel nous tombera dessus ? Quand je courrai une demi lieue, sourire aux lèvres ? « Si j’avais toutes les réponses, je n’aurais certainement pas rejoint l’inquisition ! rétorqua Glotka sèchement. Peut-être devriez-vous prier et implorer une intervention divine ! Une déferlante qui engloutirait tous les Gurkhiens serait la bienvenue. Qui donc m’a rappelé que les miracles existent ? » Kahdia hocha doucement la tête. « Peut-être devrions-nous tous deux prier. J’ai comme l’impression que mon Dieu sera plus secourable que vos maîtres. » Une nouvelle civière transportant un Styrien gémissant, avec une flèche dans l’estomac, fut apportée. « Je dois y aller. » Kahdia se retira. Le rideau retomba derrière lui. Glotka fixa le tissu crasseux, sourcils froncés. Ainsi le doute s’installe ! Les Gurkhiens commencent à resserrer leur étau autour de la ville. Notre fin est imminente, et tout le monde s’en rend compte. Étrange chose que la mort ! De loin, on peut en rire, mais dès qu’elle s’approche, elle devient de plus en plus hideuse. Et quand elle vous frôle, plus personne ne rit. Les habitants de Dagoska sont emplis de crainte ; le doute ne fera qu’augmenter. Tôt ou tard, quelqu’un essaiera de vendre la ville aux Gurkhiens, ne serait-ce que pour sauver sa peau, ou la vie de ceux qu’il aime. On pourrait fort bien commencer par éliminer ce Supérieur gênant qui est à l’origine de cette folie… Il sentit tout à coup qu’on lui effleurait l’épaule. Retenant son souffle, il pivota sur ses talons. Son genou se bloqua, le faisant tituber jusqu’à un pilier ; il faillit piétiner un indigène au visage bandé. La mine renfrognée, Vitari se tenait derrière lui. « Bordel ! » Glotka se mordit la lèvre avec ce qu’il lui restait de dents, pour lutter contre une crampe lancinante dans sa jambe. « On ne vous a jamais appris à ne pas arriver en catimini derrière les gens ? — On m’a enseigné tout le contraire. Il faut que je vous parle. — Eh bien, faites ! La prochaine fois, évitez simplement de me toucher. » Elle indiqua les blessés d’un coup d’œil. « Pas ici. En privé. — Oh, voyons ! Qu’avez-vous donc à me dire de si important que vous ne puissiez parler devant des héros agonisants ? — Vous le saurez, une fois dehors. » Pour que tu puisses me passer une chaîne autour du cou, avec la gracieuse permission de Son Éminence ? Ou seulement pour bavarder de la pluie et du beau temps ? Glotka ne put réprimer un petit sourire. J’ai hâte de le découvrir ! Il fit un signe de la main à Frost et l’albinos s’évanouit dans les ténèbres. Glotka suivit laborieusement Vitari qui se fraya un chemin parmi les victimes gémissantes, puis poussa une porte à l’arrière du bâtiment et sortit à l’air libre. Les relents de sueur furent remplacés par une odeur âcre de fumée, mêlée d’une autre puanteur… Des formes oblongues, debout contre le mur du temple, étaient emmaillotées dans une grossière étoffe grise, certaines d’entre elles constellées de taches de sang marron. Il y en avait toute une rangée. Des cadavres attendant patiemment d’être brûlés. La récolte de ce matin. Quel endroit merveilleusement macabre pour une petite conversation agréable ! Je n’aurais pas choisi mieux ! « Alors, comment trouvez-vous notre lutte ? Un peu bruyante, pour ma part, mais votre ami Cosca semble s’amuser… — Où est Eider ? — Pardon ? » fit sèchement Glotka, cherchant à gagner du temps afin de trouver une réponse convenable. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle le découvre si tôt. « Eider, vous vous souvenez ? Habillée comme une putain de luxe. Celle qui servait d’ornement au Conseil municipal, et qui a essayé de nous vendre aux Gurkhiens ! Sa cellule est vide. Pour quelle raison ? — Oh, elle ! À la mer. » Vrai. « Avec dix bonnes toises de chaînes enroulées autour du corps. » Faux. « Elle doit décorer les fonds marins, à l’heure actuelle. » Les sourcils roux de Vitari se rapprochèrent en un froncement suspicieux. « Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? — J’ai mieux à faire que de vous tenir informée. Nous avons une guerre à perdre, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué ! » Glotka lui tourna le dos, mais elle tendit une main qu’elle plaqua sur le mur ; son long bras lui barrait le passage. « Me tenir informée implique la réciproque vis-à-vis de Sult. Si nous nous mettons à lui raconter des histoires différentes… — Où donc avez-vous passé ces dernières semaines ? » Il gloussa, en indiquant la rangée de linceuls à proximité. « C’est drôle ! Plus les Gurkhiens menacent de nous envahir et d’exterminer toutes les âmes de Dagoska, moins je me préoccupe de Son Éminence. Maudit soit Sult ! Dites-lui ce que bon vous plaira. Vous m’ennuyez. » Il essaya de repousser son bras, sans succès. « Et si je lui rapportais plutôt ce qu’il vous plairait que je lui dise ? » chuchota-t-elle. Glotka se rembrunit. Ça commence à devenir intéressant. Le Tourmenteur préféré de Sult, envoyé pour s’assurer que je ne quitte pas le droit chemin, en train de m’offrir un marché ! Me jouerait-elle un mauvais tour ? Serait-ce un piège ? Leurs visages se touchaient presque. Il la regarda droit dans les yeux, essayant de lire dans ses pensées. Y aurait-il une légère trace de désespoir ? Son attitude ne serait-elle pas tout bonnement dictée par son instinct de conservation ? Quand, on l’a soi-même perdu, il est difficile de se souvenir à quel point il peut être important chez les autres. Ses lèvres esquissèrent un sourire. Oui, je le vois, à présent. « Vous pensiez être rappelée, une fois les traîtres démasqués, c’est ça ? Vous pensiez que Sult vous enverrait un joli bateau pour vous rapatrier ! Mais il n’y a plus de bateau pour personne, maintenant… et vous craignez que votre gentil tonton ne vous ait oubliée, qu’il ne vous jette aux Gurkhiens, avec le reste de ces pauvres malheureux tout juste bons à nourrir les chiens ! » Les yeux de Vitari se réduisirent à deux fentes. « Permettez-moi de vous confier un secret. Pas plus que vous je n’ai choisi de venir ici ; mais j’ai appris, il y a de cela bien longtemps, que lorsque Sult vous ordonne de faire quelque chose, mieux vaut feindre d’en être ravi. Tout ce qui m’importe, c’est de sortir d’ici… vivante ! » Elle se rapprocha davantage. « Pouvons-nous nous aider mutuellement ? » Le pouvons-nous ? Je m’interroge… « D’accord. Je pense pouvoir trouver une petite place à un nouvel ami dans le tourbillon social de ma vie. Je verrai ce que je peux faire pour vous. — Vous verrez ce que vous pouvez faire ? — C’est ce que vous obtiendrez de mieux de ma part. Le fait est que je ne suis pas très doué pour aider les gens. Je manque de pratique, vous savez ! » Il la gratifia de son sourire édenté, écarta du bout de sa canne le bras qu’elle avait relâché, puis dépassa en claudiquant les cadavres et se dirigea vers la porte du temple. « Que dois-je dire à Sult à propos d’Eider ? — La vérité, lui lança Glotka par-dessus son épaule. Dites-lui qu’elle est morte ! » Dites-lui que nous le sommes tous ! Voilà donc à quoi ressemble la douleur « Où suis-je ? » demanda Jezal… mais sa mâchoire refusait de bouger. Les essieux du chariot grinçaient à chaque tour de roue. Son environnement était brouillé ; bruits et lumière s’étaient ligués pour marteler son crâne douloureux. Il essaya d’avaler sa salive… sans y parvenir. Tenta de redresser la tête… une pointe de feu irradia dans son cou et son estomac chavira. « À l’aide ! » gémit-il… seul un croassement pâteux s’échappa de sa bouche. Qu’était-il arrivé ? Au-dessus de lui, un ciel navrant ; en dessous, des planches inconfortables. Il était allongé dans un chariot bringuebalant, la tête appuyée sur un sac de toile rêche. Une bagarre avait eu lieu, il s’en souvenait. Une bagarre parmi les pierres. Quelqu’un avait crié. Un craquement, une lueur vive… puis seule la douleur. Même penser le faisait souffrir. Il leva un bras pour toucher son visage et se rendit compte qu’il ne pouvait pas. Il voulut bouger les jambes pour s’asseoir… il n’en fut pas plus capable. Il remua les lèvres, grognant, marmonnant. Sa langue lui parut insolite, d’une taille trois fois plus grosse que la normale, comme si on lui avait enfoncé une épaisse tranche de viande sanguinolente entre les mâchoires ; elle occupait tout l’espace, l’empêchait de respirer. Le côté droit de son visage était un masque de souffrance. À chaque cahot du chariot, ses dents s’entrechoquaient, déclenchant des élancements aigus qui se diffusaient dans ses orbites et dans sa nuque, jusqu’aux racines de ses cheveux. Des bandages lui recouvraient la bouche, l’obligeant à inspirer du côté gauche… mais le simple passage de l’air dans sa gorge l’irritait. Il fut bientôt saisi de frayeur. Chaque partie de son corps hurlait. Un de ses bras était fermement ligoté sur sa poitrine. De l’autre, il s’accrochait avec apathie au montant du chariot, histoire de faire quelque chose, les yeux dilatés, le cœur battant à tout rompre, un souffle ronronnant dans les narines. D’autres grognements. Plus il s’efforçait de parler, plus il souffrait. Et la douleur s’amplifiait au point que son visage ne tarderait pas à s’ouvrir en deux, que son crâne exploserait, que… « Du calme. » Un visage couturé de cicatrices plana vaguement au-dessus de lui. Neuf-Doigts. Jezal tendit une main vers lui en un geste désespéré ; l’homme du Nord l’attrapa entre ses paluches et la serra. « Calme-toi, tout doux… Écoute-moi. Ça fait mal, je sais. Tu as l’impression que tu ne pourras pas supporter ça plus longtemps, mais ce n’est pas vrai. Tu crois que tu vas mourir, mais c’est faux. Écoute-moi, parce que je suis déjà passé par là. Ça s’améliore à chaque minute de chaque heure de chaque jour. » Il sentit sur son épaule l’autre main de Neuf-Doigts qui le repoussait doucement dans le fond du chariot. « Tout ce que tu as à faire, c’est de rester couché, et ça ira beaucoup mieux. Tu comprends ? Tu as hérité du boulot le plus facile, sacré veinard ! » Jezal décontracta ses membres. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de rester couché. Il pressa la grosse main, qui le lui rendit. Sa douleur sembla s’alléger quelque peu. Il souffrait toujours autant, mais se contrôlait. Sa respiration ralentit. Ses yeux se fermèrent. Le vent froid cinglait la morne plaine, fouettant l’herbe rase, agitant le manteau de Jezal et ses pansements sales, ébouriffant ses cheveux gras, mais il n’en avait cure. Comment lutter contre le vent ? Ou contre quoi que ce soit, d’ailleurs ? Assis contre la roue du chariot, il regardait sa jambe, les yeux écarquillés. Fixés de chaque côté, deux morceaux d’une lance brisée étaient maintenus bien serrés par plusieurs tours de bandes de tissu déchiré. Son bras avait subi le même traitement, mais entre deux morceaux de bouclier fermement attachés sur sa poitrine ; sa main blanche aux doigts gourds, aussi inutiles que des saucisses, pendait mollement. Jezal ne voyait pas comment ces soins improvisés avec les moyens du bord pourraient le guérir. Si le malheureux patient avait été quelqu’un d’autre, il aurait pu trouver cela amusant. Il ne s’en sortirait sûrement jamais. Il était un homme fini, brisé, ravagé. Deviendrait-il l’un de ces estropiés qu’il s’empressait d’éviter, au coin des rues de l’Agriont ? Ces blessés de guerre, en guenilles et crasseux, qui brandissaient leurs moignons sous le nez des passants, tendaient leurs paumes sales pour mendier quelques pièces ! Ces fâcheux qui vous rappelaient que le métier de soldat avait une facette obscure à laquelle personne ne préférait penser ! Serait-il lui aussi un estropié comme… un froid soudain s’empara de lui… comme Sand dan Glotka ? Il essaya de déplacer sa jambe et grogna de douleur. Serait-il obligé de marcher avec une canne pour le restant de ses jours ? Serait-il un phénomène de foire dégingandé à fuir et à éviter ? Un exemple profitable qu’on montrerait du doigt à grand renfort de messes basses ? Tiens, voilà Jezal dan Luthar ! C’était un beau jeune homme autrefois… promis à un brillant avenir… il a remporté un Tournoi et a été le chouchou des foules ! Comment le croire, hein ? Quel gâchis, quel dommage ! Attention, le voilà, passons plutôt par là ! Et tout cela, avant même d’avoir pensé à son visage ! En essayant de bouger la langue, il eut l’impression de recevoir un coup de poignard… il tressaillit. Il se rendit compte des terribles changements survenus dans sa bouche. Elle semblait tordue, inclinée. Rien n’était plus à l’endroit habituel. Il découvrit un trou entre ses dents qui lui parut mesurer au moins une toise. Sous les pansements, ses lèvres lui démangeaient. Déchirées, gercées, fendues. Il était devenu un monstre. Une ombre lui masqua le soleil ; il leva les yeux en clignant des paupières. Debout près du lui, Neuf-Doigts lui tendait une outre. « C’est de l’eau », grommela-t-il. Jezal secoua la tête ; l’homme du Nord s’accroupit néanmoins, retira le bouchon et le força à la prendre. « Il faut boire. Ça va nettoyer tout ça. » Jezal l’attrapa d’un geste bourru, l’approcha avec précaution du côté le moins atteint de sa bouche. L’outre ventrue, trop flasque, se déroba. Il s’obstina un moment avant d’admettre qu’il lui était impossible de boire avec une seule main. Il se laissa aller en arrière, ferma les yeux, respirant fort par le nez, faillit grincer des dents de frustration, mais se ravisa juste à temps. « Là… » Il sentit une main se glisser sous sa nuque, puis lui redresser la tête. Il gronda, pris d’une furieuse envie de résister. Il finit par se résigner, se détendit et se soumit à l’humiliation de devoir être traité comme un bébé. Après tout, à quoi bon vouloir prétendre être autre chose qu’un misérable propre-à-rien ! De l’eau aigre, tiède, s’infiltra dans sa bouche. Tentant de l’avaler, il eut l’impression d’ingurgiter du verre pilé. Il toussa, cracha… du moins essaya-t-il, car la douleur était trop grande. Il dut se pencher en avant, laisser l’eau s’écouler sur son menton, dégouliner le long de son cou, jusque dans le col immonde de sa chemise. Il s’adossa de nouveau en geignant et repoussa l’outre de sa main valide. Neuf-Doigts haussa les épaules. « D’accord, mais il faudra refaire une tentative plus tard ! Tu dois boire. Tu te souviens de ce qui s’est passé ? » Jezal hocha la tête. « On s’est battus. Moi et Joie-de-Vivre, là-bas. » Il fit un signe en direction de Ferro, qui le gratifia de son éternelle grimace. « On s’est occupés de la plupart d’entre eux, sauf que trois lascars nous ont contournés. Tu en as affronté deux, et tu t’es bien débrouillé, mais tu en as raté un… celui-là t’a frappé avec une massue. » Il lui montra du doigt son visage bandé. « Il a cogné très fort. Tu connais le résultat. Alors tu es tombé et je suppose qu’il a continué à te frapper quand tu étais à terre : voilà pourquoi tu te retrouves avec une jambe et un bras cassés. Ç’aurait pu être pire. À ta place, je remercierais les morts que Quai ait été là. » Jezal cilla en regardant l’apprenti. Qu’avait-il à voir dans cette histoire ? Neuf-Doigts, cependant, répondait déjà à sa question. « Il est arrivé par-derrière et l’a assommé avec une poêle. Enfin… quand je dis assommé, je ferais mieux de préciser qu’il lui a réduit le crâne en bouillie. C’est bien ce que tu as fait, non ? » Il grimaça un sourire à Quai, plongé dans la contemplation de la plaine. « Il cogne dur pour quelqu’un d’aussi mince, notre gringalet, hein ? N’empêche que c’est bien dommage pour la poêle ! » Quai eut un léger mouvement d’épaules – à croire qu’il défonçait des crânes tous les matins ! Jezal se dit qu’il devrait remercier cet idiot malingre de lui avoir sauvé la vie, mais il ne considérait pas s’être tiré d’affaire si bien que ça. Voilà pourquoi il articula de son mieux, sans prendre le risque d’aggraver son mal. « C’est comment ? chuchota-t-il. — J’ai connu pire. » Piètre consolation. « Tu en réchapperas. Tu es jeune. Ton bras et ta jambe vont vite guérir. » Ce qui signifiait, en déduisit Jezal, que ce ne serait pas le cas de son visage. « C’est toujours dur d’être blessé, surtout la première fois. J’ai crié comme un bébé à chacune de mes blessures. » Là, Neuf-Doigts agita une main vers son visage défiguré. « Presque tout le monde crie. Ça, c’est une réalité. Si ça peut te consoler. » Pas vraiment ! « C’est gave ? » Neuf-Doigts gratta le chaume qui dévorait ses joues. « Tu as la mâchoire cassée, tu as perdu quelques dents, ta bouche a été déchirée, mais on l’a bien recousue. » Jezal déglutit, l’esprit à moitié engourdi. Ses pires craintes semblaient se confirmer. « Sale blessure que tu as eue là ! Et un sale endroit pour la récolter ! Quand ça touche la bouche, tu ne peux plus manger, ni boire, ni même parler, sans souffrir. Tu ne peux pas embrasser non plus, mais ici, ça ne devrait pas poser de problème, hein ? » L’homme du Nord sourit ; Jezal, cependant, n’était pas d’humeur à l’imiter. « Une sale blessure, pas de doute ! Une blessure à surnom, comme on dit chez moi ! — Une quo ? » murmura Jezal, regrettant aussitôt sa réaction, tant la douleur dans sa mâchoire fut vive. « Une blessure à surnom, tu sais bien ! » Et Neuf-Doigts agita le moignon de son majeur. « Une blessure grâce à laquelle on peut te surnommer. On t’appellera sûrement Gueule-Cassée, Tronche-Tordue, l’Édenté, ou va savoir quoi ! » Il sourit de nouveau, mais Jezal avait oublié son sens de l’humour, en même temps que ses dents, au beau milieu des pierres de la colline. Des larmes lui piquèrent les yeux. Il avait envie de pleurer ; cela lui étirait la bouche et, sous les bandages, les fils traversant ses lèvres gonflées menaçaient de céder. Neuf-Doigts fît une dernière tentative. « Prends le bon côté des choses. Dis-toi que ça ne va sans doute pas te tuer. Si la pourriture avait dû s’installer, ce serait déjà fait. » Jezal haleta, horrifié, écarquillant les yeux de plus en plus, à mesure qu’il assimilait les implications de cette dernière remarque. Si elle n’avait pas été rafistolée aussi bien à son visage, sa mâchoire serait sûrement tombée. Ça n’allait sans doute pas le tuer ! La possibilité d’une surinfection de ses blessures ne lui avait pas traversé l’esprit. Quant à la pourriture… Dans sa bouche ? « Je ne te suis pas d’une grande aide, hein ? » bredouilla Logen. Jezal se couvrit les yeux de sa main valide et essaya de pleurer sans se faire souffrir, les épaules secouées de sanglots silencieux. Ils avaient fait halte sur le rivage d’un lac immense. Ses eaux grises clapotaient sous un ciel sombre chargé de nuages moutonneux. Une eau sinistre, un ciel maussade… un paysage recelant des secrets, et des dangers. Des vaguelettes boudeuses s’échouaient tristement sur les galets. Des oiseaux broyaient du noir au-dessus de la surface étale, se lançant d’incessantes criailleries gutturales. Jezal avait l’impression que la morne plaine palpitait inlassablement dans la moindre parcelle de son corps. Ferro s’accroupit devant lui, la mine sévère comme à l’accoutumée, et entreprit de découper ses bandages, sous l’œil attentif de Bayaz. Apparemment, le Premier des Mages était sorti de sa torpeur. Il n’avait fourni aucune explication sur les causes de celle-ci, ni sur son miraculeux rétablissement, mais semblait toujours aussi patraque. Plus âgé même, et bien plus maigre. Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Sa peau, elle aussi, paraissait plus fine, livide, presque transparente. Jezal ne ressentait aucune sympathie envers l’architecte de ce désastre. « Où sommes-nous ? » murmura-t-il entre deux élancements. Il lui était moins douloureux de parler désormais, même s’il devait encore s’exprimer avec précaution et lenteur, et que ses propos ressemblaient au charabia d’un idiot de village. Bayaz indiqua de la tête la grande étendue d’eau grise. « C’est le premier des trois lacs. Nous sommes bien sur le chemin d’Aulcus. Nous avons accompli plus de la moitié de notre périple. » Jezal déglutit avec difficulté. La moitié du voyage n’était pas le réconfort qu’il avait espéré. « Combien… — Je ne peux pas travailler si tu bouges tout le temps les lèvres, bougre d’idiot, rouspéta Ferro. Je les laisse comme ça, ou tu la boucles ? » Jezal se tut. Elle finit de retirer soigneusement le pansement de son visage, inspecta le sang brun séché sur le tissu, le flaira et plissa le nez avant de le jeter, puis elle observa sa bouche un long moment avec colère. Il avala sa salive, étudiant son visage foncé, à la recherche du moindre signe qui dévoilerait ses pensées. S’il avait encore possédé une denture complète, il aurait volontiers donné quelques dents en échange d’un miroir. « Est-ce vraiment affreux ? » bafouilla-t-il, en sentant un goût de sang sur sa langue. Elle le fusilla du regard. « Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre, quelqu’un qui se soucierait de toi. » Un sanglot s’étrangla dans sa gorge. Des larmes lui brûlèrent les yeux. Il dut se détourner et cligner des paupières pour éviter de pleurer. Quel exemple pitoyable ! Comment lui, un valeureux fils de l’Union, un officier téméraire de la Garde royale, un vainqueur du Tournoi, qui plus est, ne pouvait-il s’empêcher de pleurnicher ? « Tiens ça ! ordonna la voix de Ferro. — Mmm », bredouilla-t-il, tentant d’étouffer les hoquets qui montaient de sa poitrine et lui enrouaient la voix. Il pressa l’extrémité du nouveau bandage contre son visage, pendant qu’elle l’enroulait autour de sa tête et le faisait passer sous son menton jusqu’à lui bloquer presque entièrement la bouche. « Tu vivras. — C’est censé me réconforter ? » bafouilla-t-il. Elle lui tourna le dos, haussa les épaules. « Beaucoup de gens n’ont pas eu ta chance. » Jezal les envia presque. Il la regarda s’éloigner à grands pas dans les herbes agitées. Comme il aurait aimé qu’Ardee fut à ses côtés ! Il se rappelait leur dernière rencontre sous la pluie : elle avait levé les yeux vers lui, en affichant son petit sourire de guingois. Elle ne l’aurait jamais laissé comme ça, impotent, en proie à la souffrance. Elle lui aurait parlé doucement, aurait effleuré son visage, posé sur lui ses yeux noirs, embrassé gentiment et… Voilà qu’il devenait bêtement sentimental ! Elle devait avoir trouvé un autre idiot à taquiner, à déstabiliser, à rendre malheureux, sans plus aucune pensée pour lui. Il se tortura, l’imaginant en train de rire aux plaisanteries d’un autre homme, de sourire à un autre visage masculin, d’embrasser la bouche d’un autre. Elle ne voudrait plus jamais de lui, à l’évidence. Personne ne voudrait de lui. Il sentit sa lèvre trembler de nouveau, ses yeux lui picoter. « Vous savez, tous les grands héros du passé – les grands rois, les grands généraux – ont dû, un jour ou l’autre, faire face à l’adversité. » Jezal releva la tête. Il avait failli oublier la présence de Bayaz. « La souffrance procure sa force à un homme, mon garçon ! Exactement comme pour l’acier : plus il est martelé, plus il durcit. » Le vieil homme fit la grimace en s’accroupissant près de lui. « Tout le monde peut affronter avec confiance une vie facile et le succès. Mais c’est notre façon d’aborder les ennuis et le malheur qui détermine notre nature. L’apitoiement sur soi-même va de pair avec l’égoïsme ; il n’y a rien de plus déplorable chez un chef. L’égoïsme est affaire de gamins, d’idiots. Un grand meneur fait toujours passer les autres avant lui. Vous seriez surpris de constater à quel point cette attitude aide à supporter ses propres tracas. Pour pouvoir agir comme un roi, on doit traiter autrui comme s’il en était un. » Il posa sa main sur l’épaule de Jezal. Ce geste, censé être paternel et rassurant, permit à Jezal de sentir la main tremblotante de Bayaz à travers sa chemise. Le vieillard l’y laissa un moment, comme s’il n’avait plus la force de la retirer, puis se redressa tant bien que mal, étira ses jambes et le quitta en marchant avec difficulté. Les yeux dans le vague, Jezal le regarda partir d’un air distrait. Quelques semaines plus tôt, un tel sermon l’aurait rendu furieux. Là, il se contenta de l’assimiler avec humilité. Il ne savait plus vraiment qui il était. Difficile de conserver un quelconque sentiment de supériorité, quand on en est réduit à dépendre totalement des autres… de ces gens dont il avait une si piètre opinion jusque très récemment ! Il avait désormais perdu toutes ses illusions. Sans la médecine barbare de Ferro et les soins maladroits de Neuf-Doigts, il serait sûrement déjà décédé. L’homme du Nord revenait justement, ses bottes crissaient sur les galets. Il était temps de remonter dans le chariot. De se faire secouer au son de ses grincements agaçants. De souffrir davantage. Jezal poussa un soupir à fendre l’âme, en s’apitoyant sur son sort. Il s’interrompit brutalement. L’apitoiement sur soi-même était réservé aux enfants et aux idiots. « Bon, tu sais ce qu’il faut faire ! » Jezal se pencha en avant pour permettre à Neuf-Doigts de passer un bras derrière son dos, l’autre sous ses genoux, de le soulever et de l’emmener de l’autre côté du chariot. Il ne paraissait même pas essoufflé quand il le déposa sans délicatesse au milieu du chargement. Au moment où il s’écarta, Jezal lui saisit la main. L’homme du Nord se retourna, arquant un sourcil broussailleux. Jezal déglutit. « Merci, murmura-t-il. — Quoi ? Pour ça ? — Pour tout. » Neuf-Doigts le dévisagea longuement, puis haussa les épaules. « Inutile de me remercier ! Traite les gens comme tu aimerais être traité et tu éviteras pas mal d’erreurs ! Voilà ce que me disait mon père. Pendant longtemps, j’ai oublié ce conseil et fait des choses que je ne pourrai jamais réparer. » À son tour, il poussa un long soupir. « N’empêche que ça ne coûte rien d’essayer ! À mon avis, tu reçois ce que tu donnes, en bout de course. » Jezal cilla en contemplant le large dos de Neuf-Doigts qui rejoignait son cheval. Traite les gens comme tu aimerais être traité ! Jezal pouvait-il honnêtement prétendre avoir déjà agi ainsi ? Tandis que le chariot s’ébranlait sur ses essieux grinçants, il y réfléchit, d’abord avec détachement, puis avec une inquiétude croissante. Il avait malmené ses cadets, bassement encouragé ses aînés. Avait extorqué de l’argent à des amis qui ne pouvaient se permettre d’en perdre, profité de jeunes filles qu’il avait ensuite envoyées sur les roses. N’avait jamais remercié son ami West pour son aide et aurait volontiers couché avec sa sœur, dans son dos, si elle s’était offerte à lui. Il se rendit compte, avec une horreur grandissante, qu’aucune situation où il n’aurait agi sans une pointe d’égoïsme ne lui venait à l’esprit. Mal à l’aise, il changea de position contre les sacs de fourrage. En bout de course, tu reçois ce que tu donnes… avoir de bonnes manières n’a jamais rien coûté ! À l’avenir, il penserait d’abord aux autres. Il traiterait tout le monde en égal. Mais plus tard, bien sûr. Il aurait tout le temps de s’améliorer, après avoir recommencé à se nourrir ! Il toucha les bandages de son visage, les gratta avec distraction et s’arrêta brusquement. Bayaz chevauchait derrière le chariot, les yeux fixés au-delà des eaux du lac. « Vous l’avez vu ? lui murmura Jezal. — Vu quoi ? — Ça. » Il tapota son visage du doigt. « Ah, ça ! Oui, je l’ai vu. — Comment est-ce ? » Bayaz pencha la tête de côté. « Vous savez quoi ? Je crois que tout compte fait, je le préfère ainsi. — Vous le préférez ainsi ? — Peut-être pas pour l’instant, mais bientôt il n’y aura plus de fils, le gonflement diminuera, les contusions s’effaceront, les croûtes finiront par tomber. J’imagine que votre mâchoire ne retrouvera pas sa forme initiale et que vos dents, évidemment, ne repousseront pas, mais ce que vous aurez perdu en charme enfantin, vous le gagnerez en maturité, je n’en doute pas, grâce à une apparence menaçante, perspicace, mystérieuse et bourrue. Les gens respectent les hommes qui ont côtoyé l’action, et vos traits seront loin d’être ravagés. Je dirais même que les filles continueront à se pâmer devant vous, si vous agissez en conséquence. » Il hocha la tête, songeur. « Oui, tout compte fait, je pense que votre nouveau faciès vous sera utile. — Utile ? » bredouilla Jezal, une main pressée sur ses pansements. « Utile à quoi ? » Entre-temps, Bayaz s’était déjà replongé dans ses rêveries. « Harod le Grand avait une balafre sur la joue, vous savez, et cela ne l’a jamais desservi. On ne la voit pas sur les statues, bien sûr ; toutefois, de son vivant, les gens ne l’en respectaient que plus. Harod était assurément un grand homme. Il avait la réputation d’être juste, digne de foi, et c’était souvent justifié. Pourtant, quand la situation l’exigeait, il savait se montrer intraitable. » Le Mage se mit à glousser. « Vous ai-je raconté le jour où il a invité chez lui ses deux plus féroces ennemis pour des négociations ? Avant la fin de l’entrevue, il avait réussi à les monter l’un contre l’autre ; un peu plus tard, lorsqu’ils se sont affrontés et ont mutuellement anéanti leurs armées, il a pu se déclarer vainqueur de leurs deux camps, sans coup férir. Il savait aussi, voyez-vous, qu’Ardlic avait épousé une très jolie femme… » Jezal se cala plus confortablement dans le chariot. En fait, Bayaz lui avait déjà narré cette histoire, mais il ne voyait pas l’intérêt de le lui rappeler, car il prenait plaisir à l’écouter une seconde fois. De toute façon, qu’avait-il de mieux à faire ? Le bourdonnement monotone de la voix de Bayaz avait un effet apaisant, surtout depuis que le soleil avait réussi à percer la couche des nuages. Et s’il restait tranquille, sa bouche ne le faisait presque plus souffrir. Jezal s’installa donc contre le sac de fourrage, la tête tournée sur le côté. Bercé doucement par les cahots du chariot, il se perdit dans la contemplation du paysage qui défilait, regarda le vent caresser les herbes, le soleil scintiller sur l’eau… Pas à pas West serra les dents en se hissant sur la pente gelée. Ses doigts gourds, crispés, tremblaient à force de s’accrocher aux herbes, aux racines glacées et de chercher des appuis dans la neige. Il avait les lèvres gercées, le bord des narines à vif, son nez coulait constamment. L’air lui brûlait la gorge, mordait ses poumons et ressortait par sa bouche en panaches blancs, accompagnés de chuintements agaçants. Donner son manteau à Ladisla ! n’était-ce pas la pire décision de son existence ? s’interrogeait-il. Il en était convaincu. Sans parler du fait d’avoir sauvé la vie de ce salaud d’égoïste, en premier lieu ! Même lorsqu’il s’entraînait cinq heures par jour pour le Tournoi, jamais il n’avait imaginé qu’on pouvait être aussi las. Comparativement à Séquoia, le maréchal Varuz était un dispensateur de corvées ridiculement amorphe. Tous les matins, West se faisait réveiller en sursaut aux aurores, sans avoir la possibilité de se reposer avant les dernières lueurs du jour. Ces hommes du Nord, sans aucune exception, étaient des machines. Des individus taillés dans le roc, jamais fatigués, ignorant la douleur. Tous les muscles de West se ressentaient de cette cadence infernale. Il était couvert d’écorchures, d’ecchymoses, à la suite de ses innombrables chutes ou escalades à quatre pattes. Dans ses bottes trempées, les ampoules abondaient sur ses pieds écorchés. Ses pulsations familières ne quittaient plus sa tête ; elles se calaient sur le rythme des battements de son cœur laborieux, se mélangeaient désagréablement aux picotements de l’entaille sur son crâne. Le froid, la douleur, l’épuisement auraient été supportables, n’eût été ce sentiment accablant de honte, de culpabilité et d’échec qui s’abattait sur lui à chacun de ses pas. On lui avait ordonné de rester avec Ladisla pour le préserver d’éventuels ennuis. Cela s’était soldé par un désastre dont l’ampleur était presque incompréhensible : le massacre d’une division tout entière. À cause de lui, combien d’enfants se retrouvaient sans père ? De femmes sans mari ? De parents sans enfants ? Si seulement j’avais agi différemment ! se répéta-t-il pour la millième fois, en serrant ses poings ankylosés. S’il avait pu convaincre le prince de ne pas traverser la rivière, ces hommes ne seraient peut-être pas morts ! Il y en avait eu tellement ! Il ne savait s’il devait les plaindre ou les envier. Un pas à la fois ! se dit-il en gravissant la pente. C’était le seul moyen d’y parvenir. En serrant les dents suffisamment fort et en marchant avec ténacité, on arrivait à tout. Un pas à la fois !… même si on souffrait, si on était las, frigorifié et qu’on se sentait coupable. Que pouvait-on faire d’autre ? À peine eurent-ils atteint le sommet de la butte que le prince Ladisla s’affala contre le tronc d’un arbre, comme il le faisait au moins une fois par heure. « Colonel West, je vous en prie ! » Il haletait ; son souffle blanc enveloppait son visage rond. Deux traînées de morve scintillaient au-dessus de sa lèvre supérieure, comme chez les gamins. « Je suis incapable d’aller plus loin ! Dites-leur… dites-leur de faire une halte, par pitié ! » West jura tout bas. Les hommes du Nord étaient déjà assez énervés sans cela – et ils faisaient de moins en moins d’efforts pour le cacher. Mais, bon gré mal gré, Ladisla était encore son commandant ; sans compter qu’il était aussi l’héritier du trône. West pouvait donc difficilement lui ordonner de se remettre debout. « Séquoia ! » appela-t-il d’une voix stridente. Le vieux guerrier le lorgna par-dessus son épaule d’un air renfrogné. « Vous feriez mieux de ne pas me demander d’arrêter, mon gars. — Il le faut. — Par les morts ! Encore ? Vous les Méridionaux, vous n’êtes que des chiffes molles ! Pas étonnant que Bethod vous ait mis une telle pâtée ! Si vous n’apprenez pas à suivre la cadence, mes gaillards, il va encore vous donner une bonne correction, je vous le garantis ! — S’il vous plaît ! Rien qu’un instant. » Séquoia jeta un regard noir au prince effondré, puis, dégoûté, il secoua la tête. « Bon, d’accord. Vous avez le droit de vous asseoir une minute, si ça peut vous faire avancer plus vite après, mais que ça ne devienne pas une habitude, compris ? Nous n’avons pas fait la moitié du chemin prévu aujourd’hui pour garder notre avance sur Bethod. » Et il s’éloigna en hurlant quelque chose à Renifleur. West se laissa tomber sur le derrière, agita ses orteils tétanisés, mit ses mains en coupe et souffla dessus. Il avait envie de s’étaler, à l’instar de Ladisla, mais savait par expérience que s’il arrêtait de bouger, se relever lui serait encore plus pénible. Debout, un peu en surplomb, Pike et sa fille ne paraissaient même pas essoufflés. Preuve évidente, s’il en fallait, que travailler le métal dans une colonie pénitentiaire préparait mieux à la traversée d’un pays rude qu’une vie de repos continu. Ladisla dut deviner ses pensées. « Vous n’imaginez pas à quel point tout ceci est atroce pour moi ! lâcha-t-il. — Non, c’est sûr ! » rétorqua sèchement West, dont la patience était usée jusqu’à la corde. « En plus, vous avez le poids de mon manteau à porter ! » Le prince cilla, puis baissa les yeux vers le sol, en contractant ses muscles maxillaires. « Vous avez raison. Excusez-moi. Je me rends bien compte que je vous dois la vie. Je ne suis pas habitué à ce genre de choses, voyez-vous. Pas habitué du tout. » Il joua avec les revers défraîchis et repoussants de saleté du manteau et laissa échapper un gloussement contrit. « Ma mère m’a toujours dit qu’un homme devait être présentable, quelles que soient les circonstances. Je me demande comment elle réagirait en voyant cela. » West remarqua qu’il ne lui proposait pas pour autant de le lui rendre. Ladisla rentra le cou dans les épaules. « Je suppose que je dois endosser la responsabilité de cette malheureuse affaire, du moins en partie. » En partie ? West aurait aimé lui faire tâter de sa botte, du moins en partie – et de préférence l’extrémité ! « J’aurais dû vous écouter, colonel. Je l’ai su dès le départ. La prudence est la meilleure politique, en temps de guerre, n’est-ce pas ? Telle était ma devise. Comment ai-je pu me laisser entraîner dans cette aventure hasardeuse par ce jeune fou de Smund ? Ce garçon a toujours été un crétin ! — Lord Smund y a laissé sa vie, murmura West. — Dommage qu’il ne se soit pas sacrifié la veille, cela nous aurait évité cette situation embarrassante ! » Les lèvres du prince tremblotèrent. « Que pensez-vous qu’ils en diront chez nous, West ? Que pensez-vous qu’ils disent de moi, en ce moment même ? — Je n’en ai pas la moindre idée, Votre Grandeur. » Cela pouvait difficilement être pire que ce qui se disait déjà. West s’efforça de maîtriser sa colère et de se mettre à la place de Ladisla. Le prince n’était absolument pas préparé à la rude épreuve de cette marche forcée ; il manquait totalement de ressources, ce qui le rendait dépendant des autres. Cet homme, qui n’avait jamais eu à prendre de décision plus importante que celle du choix d’un chapeau, se retrouvait avec la mort de milliers de soldats sur la conscience. Pas étonnant qu’il ne sache plus comment se comporter ! « Si seulement ils n’avaient pas fui ! » Ladisla serra le poing et frappa le tronc avec irritation. « Pourquoi ne sont-ils pas restés pour se battre, ces bâtards de pleutres ? Pourquoi ne se sont-ils pas battus ? » West ferma les yeux. Il fit de son mieux pour ignorer le froid, la faim, la douleur, et surtout pour étouffer la fureur qui bouillonnait dans sa poitrine. Cela se passait toujours ainsi. Au moment où Ladisla réussissait à éveiller un peu de sympathie, il débitait quelque remarque scabreuse qui faisait ressurgir l’aversion que West éprouvait envers lui. « Je ne saurais le dire, Votre Grandeur, parvint-il à articuler entre ses dents. — Bon, grommela Séquoia, c’est reparti ! Allez, debout, et cette fois, pas d’excuses ! — Il ne faut pas déjà se relever, n’est-ce pas, colonel ? — Je crains que si. » Le prince soupira et se remit debout en chancelant. « J’ignore comment ils font pour tenir ce rythme, West. — Un pas à la fois, Votre Grandeur. — Bien sûr », murmura le prince, qui commença à se traîner entre les arbres, derrière les deux prisonniers. « Un pas à la fois. » West fit jouer ses chevilles rouillées pendant quelques instants, puis se pencha en avant pour le suivre. Une ombre se profila sur lui. Levant les yeux, il aperçut Dow le Sombre qui lui barrait le chemin d’une épaule ; son visage grimaçait tout près du sien. Il indiqua d’un signe de tête le prince qui s’éloignait lentement. « Vous voulez que j’le tue ? » gronda-t-il dans sa langue. « Si vous touchez à l’un d’entre eux ! » West avait craché ces mots avant de savoir comment finir sa phrase. « Je… — Oui ? — Je vous tuerai. » Que pouvait-il dire d’autre ? Il eut l’impression d’être un gamin proférant des menaces ridicules dans une cour d’école. Une cour d’école extrêmement froide et dangereuse… et à un garçon de deux fois sa taille. Dow se contenta de ricaner. « Sacré caractère qu’vous avez là, pour un type aussi maigre ! On parle beaucoup d’mort tout à coup. Z’êtes sûr d’avoir assez de cran pour ça ? » West essaya de se grandir de son mieux, ce qui n’était guère facile sur une pente, avec un dos courbé par la fatigue. Pour calmer le jeu en cas de situation critique, il ne faut pas montrer sa peur, quel que soit son sentiment. « Pourquoi ne pas me prendre au mot ? » Sa voix résonna de façon pitoyable, même à son oreille. « Pourquoi pas. — Alors, n’oubliez pas de me donner l’heure du rendez-vous. Je n’aimerais pas être en retard. — Oh ! pour ça, vous inquiétez pas ! lui chuchota Dow qui tourna la tête pour cracher par terre. Vous l’ saurez quand vous vous réveillerez avec la gorge tranchée. » Et il se mit à gravir la pente boueuse avec nonchalance, pour bien montrer qu’il n’était pas effrayé. West aurait voulu pouvoir en dire autant. Quand il s’engagea à son tour entre les arbres, son cœur cognait fort dans sa poitrine. Il dépassa péniblement Ladisla en faisant un détour pour l’éviter, puis rattrapa Cathil et resta à sa hauteur. « Ça va ? demanda-t-il. — J’ai connu pire. » Elle le détailla de la tête aux pieds. « Et vous ? » West prit soudain conscience du pauvre spectacle qu’il devait offrir. Un vieux sac recouvrait son uniforme crasseux ; il y avait découpé des trous pour les bras et le maintenait en place grâce à son ceinturon, dans lequel il avait enfilé sa lourde épée qui battait contre sa jambe. Un début de barbe irritante lui mangeait la mâchoire, dont il n’arrivait pas à maîtriser les claquements. Son visage était sûrement d’un gris cadavérique, avec des joues rouges de colère. Il glissa ses mains sous ses aisselles et lui adressa un sourire confus. « J’ai froid. — Ça se voit. Vous auriez dû garder votre manteau. » Il ne put qu’acquiescer de la tête. Entre les branches des pins, il observa Dow marchant un peu plus loin et s’éclaircit la gorge. « Aucun d’eux ne… ne vous a ennuyée, j’espère ? — Ennuyée ? — Eh bien, vous savez… expliqua-t-il maladroitement. Une femme au milieu de tous ces hommes, ils n’en ont pas tellement l’habitude. J’ai vu comment Dow vous dévisageait. Je… — C’est très noble de votre part, colonel, mais à votre place, je ne me soucierais pas d’eux. Je doute qu’ils fassent autre chose que regarder ; j’ai déjà eu affaire à pire que ça. — À pire que lui ? — Dans mon premier camp, le commandant me trouvait à son goût. Je suppose que ma peau avait encore cet éclat que confère la liberté. Il m’a affamée pour obtenir ce qu’il voulait. Cinq jours sans nourriture ! » West tressaillit. « Ça a suffi à le faire renoncer ? — Ils ne renoncent jamais. Cinq jours, c’est tout ce que j’ai supporté. On doit faire ce qu’on nous oblige à faire. — Vous voulez dire… — Ce qu’on nous oblige à faire. » Elle haussa les épaules. « Je n’en suis pas fière, mais je n’en ai pas honte non plus. Fierté, honte, ce n’est pas ce qui vous nourrit. La seule chose que je regrette, ce sont ces cinq jours de privation, cinq jours pendant lesquels j’aurais pu manger à ma faim. On doit faire ce qu’on nous oblige à faire. Peu importe qui on est. Quand on commence à mourir de faim… » Elle haussa de nouveau les épaules. « Qu’en a-t-il été de votre père ? — Pike ? » Elle leva les yeux vers le visage défiguré du prisonnier, qui marchait devant eux. « C’est un homme bon, mais nous ne sommes pas parents. Je ne sais absolument pas ce qu’il est advenu de ma vraie famille. Elle est probablement dispersée dans le pays des Angles, enfin… si mes parents sont encore en vie. — Ainsi, il n’est pas… — Parfois, quand vous laissez croire à un lien de parenté, les gens se comportent différemment. Nous nous sommes aidés mutuellement. Si Pike n’avait pas été là, j’imagine que je serais encore en train de marteler du métal dans ce camp. — Au lieu de quoi, vous jouissez de cette merveilleuse promenade. — Hum ! Il faut se contenter de ce qu’on nous donne. » Baissant la tête, elle pressa le pas entre les arbres. West la regarda s’éloigner. Elle a du cran ! auraient dit les hommes du Nord. Ladisla aurait pu en prendre de la graine et s’inspirer de son attitude courageuse. West se tourna à moitié vers le prince qui posait délicatement les pieds dans la boue, le front plissé de contrariété. Il soupira, exhalant une bouffée blanche devant lui. Il était bien trop tard pour que Ladisla apprenne quoi que ce soit. Leur misérable repas s’était composé d’un quignon de pain dur et d’un bol de ragoût froid. Malgré les supplications de Ladisla, Séquoia leur avait interdit d’allumer un feu. Trop de risques de se faire repérer. Ils s’étaient donc assis un peu à l’écart des hommes du Nord, pour parler à voix basse dans la pénombre envahissante. Parler faisait du bien, ne serait-ce que pour détourner ses pensées du froid, des douleurs et de l’inconfort. Ne serait-ce que pour empêcher ses dents de claquer. « Vous avez bien dit que vous vous étiez battu dans le Kanta, Pike ? Pendant la guerre ? — Oui. J’étais sergent. » Pike hocha doucement la tête ; ses yeux luisaient dans le fouillis rose de son visage. « Difficile de croire que nous avions toujours trop chaud là-bas, hein ? » West laissa échapper un gargouillis sans joie – ce qui se rapprochait le plus du rire chez lui, en cette période. « Dans quelle unité ? — Je faisais partie du premier régiment de cavalerie de la Garde royale, sous les ordres du colonel Glotka. — Mais, c’était mon régiment ! — Je sais. — Je ne me souviens pas de vous. » La peau brûlée de Pike se rida en une grimace que West interpréta comme un sourire. « Je n’avais pas cette tête-là, à l’époque ! Moi, je me souviens de vous. Le lieutenant West. Les gars vous aimaient bien. Le type à aller voir pour exposer son problème. » West déglutit. Il ne résolvait plus vraiment les problèmes, désormais. Il avait même plutôt tendance à les provoquer. « Alors comment avez-vous pu atterrir dans ce camp ? » Pike et Cathil échangèrent un regard. « En général, on ne se pose pas ce genre de question entre prisonniers. — Oh ! » West baissa les yeux en se pétrissant les mains. « Je suis désolé. Je ne voulais pas vous offenser. — Il n’y a pas de mal. » Pike renifla et caressa l’arête de son nez aplati. « J’ai commis des erreurs. Restons-en là. Vous avez une famille qui vous attend ? » West fit la moue et croisa les bras sur sa poitrine. « J’ai une sœur à Adua. Elle est d’une nature… compliquée. Et vous ? — J’avais une femme. Quand j’ai été envoyé ici, elle a choisi de rester chez nous. Je lui en ai longtemps voulu, mais vous savez quoi ? Je ne suis pas certain que je n’aurais pas fait la même chose à sa place. » Ladisla sortit du bois, en s’essuyant les mains sur les pans du manteau de West. « Ça va mieux ! Ce doit être la maudite viande de ce matin. » Il s’assit entre West et Cathil, qui plissa le nez, comme si quelqu’un venait de déverser une pelletée de merde à côté d’elle. On ne pouvait pas dire que ces deux-là s’appréciaient. « De quoi parliez-vous ? » West hésita. « Pike nous parlait de sa femme… — Oh ! Vous savez tous, bien sûr, que je suis fiancé à la princesse Terez, la fille du grand-duc Orso de Talins ! C’est une célèbre beauté… » La voix de Ladisla se perdit. Il regarda soudain les arbres en fronçant les sourcils, comme s’il se rendait compte vaguement de la singularité de ses propos dans cette région sauvage du pays des Angles. « Bien que je commence à la soupçonner de ne pas être enchantée de cet arrangement. — On se demande bien pourquoi ! » murmura Cathil. C’était au moins son dixième quolibet de la soirée. « Je suis l’héritier du trône ! rétorqua vertement Ladisla. Et, un jour, je serai votre roi ! Cela ne ferait de mal à personne, si vous faisiez preuve d’un peu de respect envers moi ! » Elle lui éclata de rire au nez. « Je n’ai pas de pays, ni de roi, et encore moins de respect pour vous ! » Ladisla s’étrangla d’indignation. « Je ne permettrai pas qu’on me parle de cette… » Dow le Sombre apparut tout à coup derrière eux, tel un fantôme. « Faites-lui fermer sa grande gueule ! » gronda-t-il dans sa langue, en brandissant un doigt menaçant devant lui. « Bethod a p’t-être des oreilles qui écoutent quelque part ! Dites-lui de t’nir sa langue, sinon j’la lui coupe ! » Et il fut de nouveau avalé par les ténèbres. « Il aimerait que nous soyons plus silencieux, Votre Grandeur », traduisit West en un chuchotement. Le prince déglutit. « C’est ce que j’ai cru comprendre. » Cathil et lui courbèrent les épaules, en se fusillant du regard. Couché sur le dos à même le sol, la toile crissant au-dessus de son visage, West contemplait la neige qui tombait silencieusement derrière la pointe noire de ses bottes. D’un côté, Cathil se pressait contre lui, de l’autre, Renifleur. Le reste de la bande s’agglutinait autour d’eux, tous enfouis sous une vaste couverture nauséabonde. Tous, sauf Dow, resté dehors pour assurer son tour de garde. Un tel froid rapprochait singulièrement les êtres. Un formidable ronflement s’élevait à l’extrémité du groupe. Probablement Séquoia, ou Tul. Renifleur, lui, avait tendance à s’agiter pendant son sommeil, se tortillant, s’étirant, baragouinant des paroles incompréhensibles. Sur la droite, Ladisla respirait en ronronnant, symptôme d’une certaine fragilité des bronches. En général, tous s’endormaient, plus ou moins, dès qu’ils posaient leur tête par terre. Mais West ne trouvait pas le sommeil. Trop occupé à ressasser les privations, les défaites, et les terribles dangers qu’ils encouraient. Ils n’étaient pas les seuls concernés, d’ailleurs ! Le maréchal Burr devait sûrement se trouver non loin de là, dans les forêts du pays des Angles, en train de se diriger rapidement vers le Sud pour leur apporter son soutien, sans savoir qu’il se précipitait dans un piège. Sans savoir que Bethod l’attendait. La situation était désastreuse, certes ; pourtant, bien que cela dépassât son entendement, West avait le cœur léger. En fait, ici, les choses étaient simples. Au quotidien, on ne participait à aucune bataille, on n’avait aucun préjudice à surmonter, ni rien à prévoir au-delà de l’heure suivante. Il se sentait libre, pour la première fois depuis des mois. Il grimaça, étira ses jambes douloureuses. Cathil changea de position dans son sommeil et se tourna vers lui ; sa tête retomba contre son épaule, sa joue se colla sur son uniforme répugnant. Son souffle léger lui caressa la joue, la chaleur de son corps se diffusa à travers ses vêtements. Une chaleur agréable. Son effet était un peu gâché, toutefois, par une odeur de sueur et d’humus et les gémissements divers que, de l’autre côté, Renifleur murmurait à son oreille. West ferma les yeux, un petit sourire aux lèvres. Peut-être les choses s’arrangeraient-elles ! Peut-être avait-il encore une chance d’être un héros ! Il lui suffisait de ramener Ladisla sain et sauf au maréchal Burr. Mieux vaut économiser sa salive Tout en chevauchant, Ferro surveillait les environs. Ils continuaient à longer les eaux sombres. Le vent froid pénétrait toujours ses vêtements, le ciel demeurait menaçant. Pourtant, le paysage se modifiait. Ce qui, jusque-là, n’avait été qu’une étendue aussi plate qu’un dessus de table présentait désormais quelques buttes et des combes bien dissimulées. Le paysage idéal pour se cacher ! Cette idée déplaisait à Ferro. Non qu’elle eût peur ! Ferro Maljinn ne redoutait aucun homme. Mais cela l’obligeait à tendre l’oreille davantage et à scruter les lieux plus attentivement pour détecter les signes de passages éventuels ou la présence d’individus aux aguets. Simple question de bon sens. L’herbe avait changé, elle aussi. Ferro s’était habituée à voir des brins relativement hauts, agités par le vent ; ici, elle ne découvrait qu’un tapis ras, desséché, flétri, aussi décoloré que de la paille. Plus ils avançaient, plus l’herbe raccourcissait. Ce jour-là, il y avait même de grandes plaques nues, disséminées alentour. De la terre brute où rien ne poussait. De la terre nue, semblable à la poussière des Terres Arides. De la terre morte. Morte pour une raison qui lui échappait. Son regard glissa sur la plaine ondulée vers de lointaines collines, vague ligne dentelée sur l’horizon. Elle se rembrunit. Dans cet immense espace, rien ne bougeait. Eux exceptés, et les nuages pressés. Ainsi qu’un oiseau solitaire, planant très haut dans le ciel, presque immobile. Les longues plumes des pointes de ses ailes noires voletaient dans les airs. « C’est le premier oiseau que j’aperçois depuis deux jours », grommela Logen, en décochant au volatile un regard soupçonneux. « Mmm, grogna-t-elle. Les oiseaux sont plus malins que nous. Qu’est-ce qu’on fout ici ? — On n’a pas de meilleur endroit où aller. » Ferro n’était pas d’accord, elle serait bien mieux là où il y avait des Gurkhiens à tuer. « Parle pour toi ! — Comment ? Tu as donc tout un tas d’amis dans les Terres Arides qui s’inquiètent de toi ? Où est passée Ferro ? Depuis son départ, il n’y a plus d’ambiance ! » Il ricana, comme s’il avait dit quelque chose de drôle. Ferro ne voyait pas quoi. « Tout le monde ne peut pas être aussi apprécié que toi, Blafard. » Elle ricana à son tour. « Je suis sûre qu’on ne manquera pas de fêter ton retour dans le Nord. — Ça sûrement ! Juste après qu’on m’aura pendu ! » Elle réfléchit à sa réponse quelques instants, en l’observant du coin de l’œil, sans bouger la tête. Si jamais il la regardait, elle n’aurait qu’à détourner les yeux et feindre l’indifférence. Elle devait reconnaître que depuis qu’elle s’était habituée à lui, le grand Blafard ne lui semblait pas si mal que ça. Ils s’étaient battus côte à côte plus d’une fois, et il avait toujours participé pleinement à l’action. Ils avaient convenu de s’enterrer, le cas échéant, et elle savait qu’il tiendrait parole. Certes, il avait une allure bizarre, s’exprimait tout aussi étrangement, mais jusque-là il avait toujours tenu ses engagements, ce qui faisait de lui l’un des meilleurs hommes qu’elle eût rencontré. Évidemment, mieux valait s’abstenir de le lui confier ou de trahir ses pensées. Sinon, ce serait sûrement le moment qu’il choisirait pour la laisser tomber. « Alors, tu n’as personne ? demanda-t-elle. — Non, à part des ennemis. — Pourquoi ne les combats-tu pas ? — Les combattre ? C’est ce qui m’a conduit ici. » Il tendit ses grandes mains. « C’est-à-dire nulle part, accompagné d’une sale réputation et pourchassé par un sacré paquet de types qui ont une féroce envie de me tuer. Combattre ? Ah ! ah ! Mieux tu te bats, plus tu te sens mal. J’ai déjà réglé quelques vieux comptes… de ceux qui te donnent l’impression d’en sortir grandi, mais cela ne dure jamais bien longtemps. La vengeance ne te tient pas chaud la nuit, ça, c’est une réalité ! Croire qu’elle te comblera est un leurre. On a besoin d’autre chose. » Ferro secoua la tête. « Tu attends trop de la vie, Blafard. » Il grimaça un sourire. « Et moi qui me disais que toi tu n’en attendais pas assez. — Qui n’attend rien ne risque pas d’être déçu. — Qui n’attend rien n’obtient rien. » Ferro fit la moue. Voilà où menaient les bavardages ! Ils l’entraînaient toujours sur des sujets qu’elle ne voulait pas aborder. Manque de pratique, peut-être ! Elle agita ses rênes et, d’un coup de talon, incita son cheval à s’éloigner de Neuf-Doigts et des autres. Elle voulait s’isoler… Dans le silence. Le silence était sans doute ennuyeux, mais au moins était-il sincère. Le front plissé, elle regarda Luthar, assis dans le chariot ; comme un idiot, il lui offrit un sourire aussi grand que le lui permettaient les bandages qui lui recouvraient la moitié du visage. Il semblait différent désormais, et elle n’aimait pas ça. La dernière fois qu’elle lui avait refait ses pansements, il l’avait remerciée ; un comportement curieux. Ferro n’aimait pas les remerciements. Généralement, ça cachait quelque chose. Avoir accompli quelque chose qui méritait des remerciements la tourmentait. Aider les autres tissait des liens d’amitié. Au mieux, l’amitié occasionnait des déceptions. Au pire, des trahisons. Luthar parlait justement à Neuf-Doigts ; il s’adressait à lui depuis le chariot. L’homme du Nord renversa la tête en arrière et s’esclaffa bêtement ; son rire tonitruant alarma son cheval qui faillit le désarçonner. En voyant Neuf-Doigts s’emmêler les mains dans ses rênes, Bayaz oscilla sur sa selle avec contentement ; des plis de joie se creusèrent autour de ses yeux. Ferro se replongea dans une contemplation morose de la plaine. Elle préférait nettement l’époque où dans leur groupe personne ne pouvait se souffrir. C’était plus facile, plus familier. Le genre de relations qu’elle comprenait. Confiance, camaraderie et bonne humeur étaient pour elle des sentiments si éloignés dans le temps qu’ils lui étaient presque inconnus. Et qui apprécie l’inconnu ? Ferro avait déjà vu beaucoup d’hommes morts. Elle en avait aussi tué plus que sa part. Et en avait enseveli quelques-uns de ses propres mains. La mort faisait partie de son travail et de ses divertissements. Mais Ferro n’avait jamais vu autant de cadavres à la fois. L’herbe pouilleuse en était jonchée. Elle se laissa glisser à bas de monture, puis se mit à marcher entre les corps. Impossible de différencier les adversaires des deux camps ! Tous les morts se ressemblent. Surtout quand on les a dépouillés – de leurs armures, de leurs armes, de la moitié de leurs vêtements. À un endroit, les dépouilles étaient empilées pêle-mêle, près d’un énorme pilier brisé. Un fut ancien, fendillé, ébréché, dont la pierre effritée était mangée par les mauvaises herbes et le lichen. Un gros oiseau noir y trônait, les ailes repliées ; de ses yeux figés, percés en vrille, il regarda Ferro approcher. Le cadavre d’un homme gigantesque était à demi appuyé contre la pierre rongée ; sa main inerte, maculée de sang bruni, aux ongles incrustés de terre, agrippait encore un manche cassé. Sans doute la hampe d’un étendard, songea Ferro. Les soldats semblaient très attachés aux drapeaux. Elle n’avait jamais compris pourquoi. On n’avait pas le droit de tuer son porteur. On ne pouvait pas non plus se servir d’un drapeau pour se protéger. Pourtant, des hommes donnaient leur vie pour eux. « Quelle sottise ! » maugréa-t-elle, avec un regard courroucé vers l’oiseau perché sur le pilier. « Un massacre ! » commenta Neuf-Doigts. Bayaz grogna en se frottant le menton. « Mais de qui, et par qui ? » Ferro aperçut le visage gonflé de Luthar qui observait la scène par-dessus le montant du chariot, les yeux écarquillés de crainte. Assis devant lui, sur le siège, Quai retenait mollement les rênes et examinait les cadavres sans manifester la moindre émotion. Ferro retourna l’un des corps pour le flairer. La peau pâle, les lèvres bleuies, il ne dégageait pas encore d’odeur particulière. « C’est arrivé récemment. Il y a deux jours, peut-être. — Et aucune mouche ? » Neuf-Doigts fixa les dépouilles d’un air soucieux. Quelques oiseaux, aux aguets, s’y étaient posés. « Simplement des oiseaux ! Et ils ne mangent même pas. C’est bizarre ! — Pas vraiment, l’ami ! » Ferro releva brusquement la tête. Un homme traversait à la hâte le champ de bataille et se dirigeait vers eux : un grand Blafard, doté d’une tignasse grasse échevelée, d’une barbe emmêlée, et vêtu d’un manteau en guenilles. Il avançait en s’appuyant sur un long bâton noueux. Sur son visage creusé de profondes rides, ses yeux globuleux luisaient d’un éclat féroce. Ferro le détailla en se demandant comment il avait pu s’approcher sans qu’elle l’eût remarqué. Au son de sa voix, les oiseaux délaissèrent les cadavres, sans s’égailler pour autant. Au contraire, ils voletèrent à sa rencontre. Certains se perchèrent sur ses épaules, quelques autres battirent des ailes autour de sa tête ou décrivirent de larges cercles autour de lui. S’emparant de son arc, Ferro l’arma d’une flèche. Bayaz leva un bras. « Non. — Vous avez vu ça ? » Le grand Blafard indiqua le pilier brisé ; le gros oiseau l’abandonna aussitôt pour aller se poser sur son doigt tendu. « La borne des cinquante lieues ! À cinquante lieues d’Aulcus ! » Il baissa le bras ; l’oiseau sautilla jusqu’à son épaule, où il demeura attentif, silencieux, à côté de ses congénères. « Vous vous trouvez précisément à la frontière du pays mort ! Aucun animal ne s’y aventure, à moins d’être fait pour vivre ici ! — Comment vas-tu, mon frère ? » cria Bayaz. Ferro rangea sa flèche avec amertume. Un autre Mage ! Elle aurait dû le deviner. Dès que deux de ces vieux fous se rencontraient, on pouvait être sûr qu’ils débiteraient bon nombre de discours. Ce qui impliquait également beaucoup de mensonges. « Le Grand Bayaz ! vociféra le nouveau venu en les rejoignant. Le Premier des Mages ! J’ai été prévenu de ton arrivée par les oiseaux de l’ air, les poissons de l’onde, les bêtes de la terre et je te vois à présent de mes propres yeux ! J’ai pourtant du mal à le croire ! Est-il possible que ces pieds bénis foulent ce sol ensanglanté ? » Il y planta son bâton. Au même moment, le gros oiseau noir quitta son épaule et, emprisonnant l’extrémité du bâton de ses serres, il battit des ailes jusqu’à y trouver l’équilibre. Ferro recula prudemment d’un pas, une main posée sur son couteau. Elle n’avait pas l’intention de se faire chier dessus par l’un de ces volatiles. « Zacharus ! » s’exclama Bayaz, qui descendit péniblement de sa monture. Ferro eut cependant l’impression qu’il avait prononcé ce nom avec bien peu de joie. « Tu as l’air en bonne santé, mon frère. — Non, j’ai l’air fatigué. Fatigué, sale et en colère, voilà ce que je suis vraiment. Tu n’es pas facile à dénicher, Bayaz. J’ai parcouru la plaine dans les deux sens pour te retrouver. — Nous avons voyagé avec discrétion. Des alliés de Khalul sont aussi à notre recherche. » Bayaz cligna des paupières en survolant le carnage. « Est-ce ton œuvre ? — Non, c’est celle du garçon dont j’ai la charge, le jeune Goltus. Il est aussi féroce qu’un lion, c’est moi qui te le dis ; il fera un aussi bon empereur que les grands hommes d’antan ! Il a capturé son ennemi juré, son frère Scario, et lui a accordé sa clémence. » Zacharus renifla. « Contrairement à mon conseil ! Mais les jeunes ont des méthodes bien à eux. Ces gens-là étaient les derniers soldats de Scario. Ceux qui ont refusé de se soumettre. » Il fît un geste désinvolte en direction des cadavres et les oiseaux perchés sur son épaule l’approuvèrent en battant des ailes. « La clémence a ses limites, fit remarquer Bayaz. — Comme ils ne voulaient pas s’aventurer dans le pays mort, ils ont résisté ici, et c’est ici qu’ils ont péri, à l’ombre de la borne des cinquante lieues. Goltus leur a ravi l’étendard de la troisième légion. Celui-là même sous lequel Stolicus conduisait les batailles. Une relique du temps passé ! Comme nous le sommes, toi et moi, mon frère ! » Bayaz ne sembla pas s’émouvoir. « Un vieux bout de tissu ! Il n’aura pas été d’une grande utilité à ces malheureux. Exhiber un morceau d’étoffe mangée aux mites ne transforme pas un homme en Stolicus. — Non, peut-être pas. À dire vrai, il était sacrément usé. Ses pierres précieuses avaient été arrachées depuis belle lurette et vendues pour acheter des armes. — Les pierres précieuses sont un luxe de nos jours, mais tout le monde a besoin d’armes. Où se trouve donc ton jeune empereur, à présent ? — Déjà sur le chemin du retour, sans même avoir pris le temps de brûler les morts. Il se dirige vers l’est, vers Darmium, pour assiéger la ville et pendre ce fou de Cabrian sur les murailles. Peut-être qu’après nous aurons la paix ! » Bayaz eut un rire sans joie. « Te souviens-tu encore de ce qu’est la paix ? — Tu serais surpris par mes souvenirs ! » Les yeux globuleux de Zacharus examinèrent Bayaz. « Mais dis-moi plutôt… que se passe-t-il dans le vaste monde ? Comment va Yulwei ? — Il surveille, comme à l’accoutumée. — Et qu’en est-il de notre autre frère, la honte de notre famille, le grand Prophète Khalul ? » Les traits de Bayaz se durcirent. « Sa puissance grandit. Il commence à bouger. Il sent que son heure a sonné. — Et tu as l’intention de le contrer, bien sûr ? — Comment pourrais-je agir autrement ? — Hum ! La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, Khalul se trouvait dans le Sud, et pourtant tu voyages vers l’ouest. Te serais-tu égaré, mon frère ? À part les ruines du passé, il n’y a rien, ici. — Le passé recèle un certain pouvoir. — Un pouvoir ? Ha ! ha ! Tu n’as pas changé. Drôle de compagnie que tu as avec toi, Bayaz ! Je connais le jeune Malacus Quai, évidemment. Comment vas-tu, conteur d’histoires ? demanda-t-il à l’apprenti. Comment vas-tu, grand bavard ? Comment mon frère te traite-t-il ? » Quai se voûta sur son siège. « Assez bien. — Assez bien, c’est tout ? Aurais-tu enfin appris à tenir ta langue ? Comment lui as-tu enseigné cela, Bayaz ? C’est une chose que je n’ai jamais réussie à faire. » Bayaz regarda Quai en plissant le front. « Je n’en ai pas vraiment eu besoin. — Ah bon ! Que disait Juvens, déjà ? On apprend tout seul les meilleures leçons. » Les yeux saillants de Zacharus se posèrent ensuite sur Ferro ; ceux de ses oiseaux les imitèrent aussitôt. « Voici une personne bien singulière. — Le sang coule dans ses veines. — Il te faudra quand même quelqu’un qui sache communiquer avec les esprits. — Lui le peut. » Bayaz indiqua Neuf-Doigts d’un signe de tête. Le gros Blafard qui tripotait sa selle le dévisagea d’un air ahuri. « Lui ? » Zacharus s’assombrit. Ferro vit chez lui beaucoup de colère, mais aussi de la tristesse et de la peur. Les oiseaux juchés sur ses épaules, sa tête, son bâton s’étirèrent, puis étendirent leurs ailes et se mirent à les battre en criaillant. « Écoute-moi, mon frère, avant qu’il ne soit trop tard. Abandonne cette folie. Je combattrai Khalul à tes côtés. Je l’affronterai avec toi et Yulwei. Tous trois ensemble, comme au bon vieux temps, comme nous l’avons fait contre le Créateur. Les Mages unis. Je t’aiderai. » Un long silence. Des rides profondes durcirent le visage de Bayaz. « Tu m’aideras ? Si seulement tu m’avais offert ton aide quand je t’ai supplié de le faire, il y a des années, après la chute du Créateur ! Nous aurions pu anéantir Khalul, avant que sa démence ne s’enracine. À présent, le Sud tout entier grouille de Dévoreurs. Ils font du monde leur terrain de jeux et méprisent ouvertement la parole solennelle de notre maître. Je ne pense pas qu’à trois nous fassions le poids. Alors quoi ? Détourneras-tu Cawneil de ses livres ? Iras-tu fouiller le vaste Cercle du Monde pour découvrir sous quelle pierre Leru s’est cachée en rampant ? Feras-tu traverser à Karnault l’immensité de l’océan ? Ramèneras-tu Anselmi et Dents-Cassées du pays des morts ? Les Mages unis, hein ? » Bayaz retroussa les lèvres en un rictus moqueur. « Ce temps est révolu, mon frère. Il y a bien longtemps que ce bateau a levé l’ancre, et nous n’étions pas à son bord ! — Je vois ! » siffla Zacharus ; ses yeux striés de rouge saillaient plus que jamais. « Et si tu trouves ce que tu cherches, que se passera-t-il ? Crois-tu vraiment que tu pourras la contrôler ? Oses-tu imaginer que tu réussiras là où Glustrod, Kanedias et Juvens lui-même ont échoué ? — Leurs erreurs ne m’ont rendu que plus sage. — Je ne le pense pas, non ! Tu vas commettre un crime encore pire que celui que tu veux punir ! » Les lèvres minces et les joues creuses de Bayaz se durcirent davantage. Chez lui, aucune trace de tristesse, ni de peur, mais beaucoup de colère. « Ce n’est pas moi qui ai déclaré cette guerre, mon frère ! Ai-je enfreint la Deuxième Loi ? Ai-je réduit la moitié du Sud à l’esclavage pour satisfaire ma vanité ? — Non ! mais nous avons tous joué un rôle dans cette histoire… toi, plus que les autres. Il est étrange de voir les choses que je me rappelle et que tu laisses de côté… Ta querelle avec Khalul. La décision de Juvens de se séparer de toi. L’obstination dont tu as fait preuve pour persuader le Créateur de partager ses secrets avec toi. » Zacharus laissa échapper un ricanement rauque ; ses oiseaux croassèrent et piaillèrent avec lui. « J’ose même affirmer qu’il n’a jamais eu l’intention de partager sa fille avec toi, hein, Bayaz ? La fille du Créateur. Tolomei. Y a-t-il une place pour elle dans ta mémoire ? » Les yeux de Bayaz brillèrent d’un éclat glacé. « Peut-être ai-je eu tort, murmura-t-il. La réparation sera mienne, elle aussi… — Crois-tu qu’Euz ait établi la Première Loi par pur caprice ? Que Juvens ait caché cette chose au fin fond du Monde pour la protéger ? C’est le… c’est le mal incarné ! — Le mal ? » Bayaz eut un reniflement de mépris. « Voilà un mot destiné aux enfants ! Un mot qu’utilisent les ignorants pour contrer ceux qui s’opposent à eux. Je croyais que nous en avions fini avec ces notions depuis des siècles. — Mais les risques… — Je suis résolu à les prendre. » La voix de Bayaz était aussi dure que l’acier d’une lame, aussi acérée. « J’y ai réfléchi pendant de nombreuses années. Tu as dit ce que tu avais à dire, Zacharus, sans me proposer d’autres choix. Essaie de m’empêcher d’agir, si tel est ton désir ! Sinon, écarte-toi de mon chemin ! — Rien n’a donc changé. » Le vieillard se tourna vers Ferro, son visage ridé agité de tics ; les yeux de ses volatiles suivirent les siens. « Qu’en est-il de toi demi-démone ? Sais-tu ce qu’il va te faire toucher ? Comprends-tu ce que tu auras à porter ? Te doutes-tu des dangers ? » Un petit oiseau perché sur son épaule prit son envol et alla tourner autour de la tête de Ferro en gazouillant. « Tu ferais mieux de courir, sans jamais t’arrêter ! Vous autres aussi ! » Ferro retroussa les lèvres et frappa l’oiseau pour le faire tomber. Une fois qu’il eut touché terre, il se mit à sautiller au milieu des cadavres en piaillant. Ses congénères exprimèrent leur colère en une dissonance de sifflements, de criailleries et de gloussements. Elle les ignora. « Tu ne me connais pas, vieux fou de Blafard à la barbe sale ! Alors, ne prétends pas me comprendre, ni savoir ce que je sais, ni ce qu’on m’a offert ! Pourquoi croirais-je un vieux menteur plutôt qu’un autre ? Emmène tes oiseaux et ne fourre pas ton nez dans nos affaires, ainsi nous n’aurons pas à nous disputer. Économise ta salive ! » Zacharus et ses oiseaux cillèrent. Le vieillard se renfrogna, ouvrit la bouche, puis la referma sans mot dire, tandis que Ferro sautait en selle et faisait tourner son cheval en direction de l’ouest. Elle entendit les autres se mettre en route, d’abord les martèlements des sabots, puis le claquement des rênes de Quai, et enfin la voix de Bayaz. « Continue d’écouter les oiseaux de l’air, les poissons de l’onde et les bêtes de la terre ! Bientôt tu entendras dire que Khalul a été anéanti, que ses Dévoreurs sont devenus poussière et que les erreurs du passé ont été enterrées, comme elles auraient dû l’être, il y a longtemps. — Je l’espère, mais je crains fort que les nouvelles ne soient pas si bonnes. » Ferro jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit les deux vieillards échanger un dernier regard noir. « Les erreurs du passé ne s’enterrent pas si facilement. J’espère sincèrement que tu échoueras. — Regarde autour de toi, mon vieil ami. » Le Premier des Mages afficha un petit sourire, en remontant laborieusement sur sa selle. « Aucun de tes espoirs n’a jamais abouti. » Et ils quittèrent en silence le champ de cadavres, dépassèrent la borne des cinquante lieues et pénétrèrent dans le pays mort. Vers les ruines du passé. Vers Aulcus. Sous un ciel qui s’obscurcissait. Une question de temps À l’Insigne Lecteur Sult, chef de l’inquisition de Sa Majesté. Votre Éminence, Cela fait maintenant six semaines que nous résistons aux Gurkhiens. Ils bravent chaque matin nos tirs meurtriers pour venir déverser cailloux et terre dans notre fossé ; chaque nuit, nous descendons des hommes le long des parois pour qu’ils essaient de le dégager. Malgré tous nos efforts, l’ennemi a réussi à combler le canal en deux endroits. Désormais, des groupes expérimentés quittent quotidiennement les lignes gurkhienne pour se ruer à l’assaut de nos murailles avec leurs échelles ; ils parviennent parfois à les escalader et sont aussitôt repoussés dans un bain de sang. Pendant ce temps, les bombardements des catapultes se poursuivent et plusieurs tronçons de remparts ont été sérieusement endommagés. Nous les avons bien sûr étayés, mais il ne faudra certainement pas longtemps aux Gurkhiens pour y ouvrir une brèche. Une barricade a été érigée à l’intérieur de l’enceinte afin de les y contenir, au cas où ils s’introduiraient dans la ville basse. Nos fortifications sont considérablement éprouvées, pourtant aucun homme n’envisage une seconde de se rendre. Nous continuerons la lutte. Comme toujours, Votre Éminence, je reste votre dévoué serviteur. Sand dan Glotka Supérieur de Dagoska Glotka retenait son souffle. Passant la langue sur ses gencives, il regardait à travers sa longue-vue les nuages de poussière saupoudrer d’une couche ocre jaune les toits des taudis. Le fracas des ultimes chutes de pierres s’estompait et, pour le moment, Dagoska était étrangement silencieuse. Le monde retient son souffle lui aussi. Répercuté par le mur de la Citadelle, bien au-dessus de la ville, un hurlement lointain parvint soudain jusqu’à son balcon. Un cri qu’il se remémorait parfaitement avoir entendu sur les champs de bataille des années auparavant, et plus récemment. Et ce souvenir n’a rien d’agréable. Le cri de guerre des Gurkhiens. Les ennemis arrivent. Il savait qu’en ce moment précis ils traversaient au pas de charge le terrain à découvert devant les fortifications, comme ils l’avaient fait si souvent au cours des dernières semaines. Mais cette fois, ils ont ouvert une brèche. Il observa les silhouettes minuscules s’affairer de chaque côté de la percée, sur les tours et les murs recouverts d’un fin manteau ocre. Il baissa sa longue-vue pour survoler la barricade en demi-cercle et la triple rangée d’hommes accroupis derrière elle qui guettaient la venue des Gurkhiens. Glotka se rembrunit, en bougeant son pied gauche engourdi dans sa botte. Une bien maigre défense, à première vue. Mais c’est tout ce dont nous disposons. Les soldats ennemis commencèrent à s’engouffrer dans le trou béant, à la manière de fourmis grouillant autour de leur fourmilière ; une multitude d’hommes pressés, de métal scintillant, d’étendards voltigeants, émergea des nuages de poussière brunâtre, descendit tant bien que mal l’énorme tas de décombres du mur écroulé et fonça aveuglément sous les redoutables volées de carreaux d’arbalètes. Premier à franchir la brèche. Une position peu enviable. Les rangs de tête étaient fauchés dès leur entrée ; de petites formes tombaient, dévalaient le monticule de gravats adossé aux murs. Bon nombre de soldats étaient abattus, mais il en arrivait toujours d’autres qui se hâtaient d’enjamber les cadavres de leurs camarades, de piétiner les monceaux de pierres détachées et de planches cassées, pour pénétrer dans la ville. Un nouveau cri retentit alors. Glotka vit les défenseurs contourner la barricade et fondre sur leurs adversaires. Soldats de l’Union, mercenaires, Dagoskiens, tous se ruèrent vers le passage. À cette distance, la scène semblait extraordinairement lente. Un fleuve d’huile coulant vers un torrent d’eau écumante. Lorsqu’ils entrèrent en contact, il devint impossible de distinguer un camp de l’autre. Cette masse fluctuante, où apparaissaient çà et là des éclats métalliques ou quelques bannières colorées flottant faiblement, ondoyait et se soulevait, à l’instar d’une mer agitée. Cris et hurlements emportés par la brise résonnaient au-dessus de la ville. Houle lointaine où se mêlaient rage et douleur, vacarme et cliquetis du combat, évoquant à certains moments une tempête reculée, presque indistincte, et à d’autres, laissant échapper un cri ou un mot qui parvenait aux oreilles de Glotka avec une clarté surprenante. Cela lui rappela les vivats de la foule, lors des Tournois. Sauf qu’ici, les lames ne sont pas émoussées. Et que les deux camps se battent pour de vrai. Je me demande combien d’hommes sont déjà morts, ce matin. Il se tourna vers le général Vissbruck qui transpirait dans son uniforme immaculé. « Avez-vous déjà combattu dans une mêlée comme celle-ci, général ? Une lutte sans merci, un corps à corps à portée de pique, comme on dit ! » Sans cesser de regarder à travers sa longue-vue avec fébrilité, Vissbruck avoua : « Non, jamais. — Je ne saurais vous le conseiller. Je n’y ai participé qu’une fois, et je ne tiens pas à renouveler l’expérience. » Il déplaça le pommeau de sa canne sous sa paume moite. Ce qui m’est impossible aujourd’hui, évidemment. « J’ai eu de nombreuses occasions de me battre à cheval. Il s’agissait de charger de petits groupes d’infanterie, de briser leurs rangs et de les poursuivre. Faucher des hommes en fuite avec son épée est une tâche noble qui m’a valu toutes sortes de louanges. J’ai vite compris qu’une bataille à pied était une tout autre affaire. L’engagement est si violent qu’on peut à peine respirer… alors ne parlons pas de jouer les héros ! Les héros sont ceux qui ont suffisamment de chance pour en réchapper. » Il eut un rire sans joie. « Je me souviens avoir été poussé si près d’un officier gurkhien qu’on aurait pu nous prendre pour des amants ; aucun de nous ne pouvait toucher l’autre de son épée, ni faire quoi que ce soit, sinon grogner en montrant les dents. Les pointes des lances s’enfonçaient n’importe où, au hasard. Des hommes bousculés allaient s’empaler sur les armes de leurs camarades ou se faisaient piétiner. Les accidents provoquaient plus de morts que tout le reste. » Toute cette histoire n’est qu’un gigantesque accident. « Une sale affaire, murmura Vissbruck, mais il faut bien que ça se fasse ! — Oui, bien sûr. » Glotka aperçut un étendard gurkhien flotter au-dessus de la multitude bouillonnante, un morceau de soie déchirée, tachée, claquant au vent. Des pierres jetées depuis les murs brisés tombaient parmi ces hommes réduits à l’impuissance, serrés les uns contre les autres, incapables de bouger. Une énorme cuve d’eau bouillante se déversa sur eux. Dès qu’ils avaient franchi la brèche, les soldats gurkhiens perdaient tout sens de la discipline. Leur masse informe se mit à onduler. Les défenseurs les attaquaient de tous côtés. Inflexibles, ils déboulaient avec lances et boucliers et taillaient sans faire de quartier à coups d’épées ou de haches, écrasant sans pitié de leurs bottes les hommes à terre. « Nous sommes en train de les repousser ! s’exclama Vissbruck. — Oui », murmura Glotka, qui scrutait les combattants désespérés à travers sa longue-vue. « Il semblerait, en effet. » Et je déborde de joie. L’assaut gurkhien avait été maîtrisé ; les hommes tombaient comme des mouches en essayant de rebrousser chemin sur le monticule de gravats pour atteindre l’ouverture. Petit à petit, les survivants furent chassés de l’autre côté. Ils s’éparpillèrent sur le terrain vague devant les murailles, où les tirs d’arbalètes décimaient les fuyards à mesure qu’ils tentaient de le traverser, répandant panique et mort. Réverbérées par les murs de la forteresse, les acclamations étouffées des défenseurs montèrent jusqu’à eux. Encore une attaque qui se solde par une défaite. Des dizaines de Gurkhiens ont péri, mais il en vient toujours plus. S’ils arrivent à passer la barricade et à pénétrer dans la ville basse, nous sommes fichus. Ils peuvent revenir aussi souvent qu’ils le désirent. Il suffit que nous perdions une fois pour que le sort en soit jeté. « Il semble que la victoire soit à nous. Du moins celle-ci ! » Glotka rejoignit l’angle du balcon en boitant et, à travers sa longue-vue, inspecta la baie, au sud, et la mer Méridionale, juste derrière. Rien que des eaux placides scintillant à perte de vue. « Toujours pas le moindre signe de bateaux gurkhiens… » Vissbruck s’éclaircit la gorge. « Avec tout le respect que je vous dois… » Ce qui veut dire aucun, j’imagine ! « les Gurkhiens n’ont jamais été des marins. Y a-t-il une raison quelconque de supposer qu’ils disposent de bateaux, aujourd’hui ? » En dehors de l’apparition dans ma chambre, au beau milieu de la nuit, d’un vieux magicien noir qui m’a dit de les surveiller, non, pas vraiment. « Ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas qu’ils n’existent pas ! L’empereur nous soumet bel et bien à la torture. Peut-être garde-t-il sa flotte en réserve, refusant ainsi d’abattre son jeu tant qu’il ne le juge pas nécessaire. — Mais avec des bateaux, il pourrait nous bloquer, nous affamer, contourner nos fortifications ! Il n’aurait pas à gaspiller tous ces soldats… — S’il y a bien une chose que l’empereur du Gurkhul possède en abondance, général, ce sont des soldats. Ils ont pratiqué une brèche exploitable. » Glotka inspecta les défenses jusqu’à leur deuxième point faible. Il distinguait dans la maçonnerie les fissures qu’on avait étayées avec des poutres solides et des remblais de gravats ; malgré cela, elle fléchissait de plus en plus vers l’intérieur. « Et ils ne vont pas tarder à en ouvrir une autre. Ils ont comblé la douve en quatre endroits. Pendant ce temps, nos effectifs s’affaiblissent, notre moral aussi. Ils n’ont pas besoin de bateaux. — Mais nous, nous en possédons. » Glotka constata avec stupeur que le général s’était approché de lui pour lui parler d’une voix basse, pressante, en le regardant dans les yeux avec anxiété. Comme un homme qui ferait sa demande en mariage. Ou suggérerait une trahison. À laquelle de ces deux propositions vais-je avoir droit ? « Nous avons encore le temps, chuchota Vissbruck qui lançait des coups d’œil nerveux vers la porte. Nous contrôlons la baie. Et tant que nous tenons la ville basse, les appontements sont à nous. Nous pouvons sauver les forces de l’Union. Au moins les civils. Il reste également quelques femmes et enfants d’officiers dans la Citadelle, ainsi qu’une poignée de marchands et d’ouvriers qui, s’étant établis dans la ville haute, ont rechigné à partir. Nous pourrions agir rapidement. » Glotka plissa le front. C’est peut-être vrai. Cependant les ordres de l’Insigne Lecteur sont tout autres. Si les civils peuvent agir à leur guise, les troupes de l’Union n’iront nulle part. Hormis sur leurs bûchers funéraires, évidemment. Vissbruck prit son silence pour un encouragement. « Si vous m’en donniez l’ordre, tout pourrait être terminé pour ce soir, et nous serions loin avant… — Et qu’adviendra-t-il de nous, général, quand nous poserons le pied sur le sol de l’Union ? Pensez-vous que nous serons accueillis dans l’Agriont par nos maîtres émus ? Certains d’entre nous ne tarderaient pas à regrettez amèrement de ne pas être restés ici, croyez-moi. Ou pensez-vous que nous devrions embarquer et voguer vers le distant Suljuk pour y vivre jusqu’à la fin de nos jours dans l’opulence et la quiétude ? » Glotka secoua lentement la tête. « Une vision enchanteresse qui restera à l’état de rêve ! Nous avons ordre de tenir la ville. Il n’est pas question de se rendre, ni de renoncer. Encore moins de retour par bateau. — Pas de retour par bateau, répéta Vissbruck avec amertume. Et pendant ce temps, les Gurkhiens avancent un peu plus chaque jour, nos pertes augmentent… le moindre mendiant de la ville est capable de comprendre que nous ne pourrons plus protéger les remparts extérieurs bien longtemps ! Mes hommes sont au bord de la mutinerie, les mercenaires deviennent de moins en moins fiables. Que voulez-vous que je leur dise ? Que les ordres du Conseil Restreint ne prévoient pas de retraite ? — Dites-leur que les renforts seront bientôt là. — Cela fait des semaines que je leur raconte ça ! — Alors, quelques jours supplémentaires ne feront pas une grande différence. » Vissbruck cligna des paupières. « Puis-je savoir quand les renforts seront effectivement là ? — D’un moment à l’autre. » Les yeux de Glotka se plissèrent. « En attendant leur arrivée, nous résisterons. — Mais dans quel but ? » La voix de Vissbruck était aussi aiguë que celle d’une jeune fille. « Pourquoi ? Cette tâche est impossible ! Quel gâchis ! Pourquoi, bon sang ? » Pourquoi ! Toujours pourquoi ! J’en ai plus qu’assez de me poser la question. « Si vous croyez que je sais comment fonctionne le cerveau de l’Insigne Lecteur, vous êtes encore plus idiot que je ne le pensais. » Glotka suçota pensivement ses gencives. « Néanmoins, vous avez raison sur un point. Les remparts extérieurs peuvent céder d’un moment à l’autre. Nous devons donc commencer l’évacuation vers la ville haute. — Mais… si nous abandonnons la ville basse et renonçons aux docks, on ne pourra plus nous approvisionner ! Et s’ils arrivent un jour, les renforts ne pourront pas accoster ! Qu’en est-il donc du beau discours de notre première rencontre, Supérieur ? Ne m’aviez-vous pas fait remarquer que les fortifications étaient bien trop longues et pas assez solides ? que si les remparts extérieurs tombaient, la ville était condamnée ? C’est là que nous devons les battre et nulle part ailleurs ! m’aviez-vous dit. Si nous perdons les docks… il n’y aura plus aucune échappatoire ! » Mon cher poupon de général, vous n’avez toujours pas compris ? L’évasion n’a jamais été une option. Glotka grimaça un sourire, dévoilant à Vissbruck les trous laissés par ses dents manquantes. « Si un plan échoue, il faut en essayer un autre. La situation, comme vous l’avez si justement souligné, est désespérée. Croyez-moi, j’aurais préféré que l’empereur abandonne et rentre chez lui, mais je ne pense pas que nous puissions compter là-dessus, vous si ? Faites suivre mes instructions à Cosca et Kahdia : tous les civils devront quitter la ville basse cette nuit. Il nous faudra peut-être battre en retraite très rapidement. » Au moins n’aurais-je pas à traîner la jambe sur une distance trop longue pour rejoindre le front ! « La ville haute ne pourra jamais accueillir autant de monde ! Les gens vont se masser dans les rues ! » C’est mieux que dans une fosse commune. « Ils seront obligés de dormir dans les jardins publics ! » C’est préférable à la terre battue. « Ils sont des milliers à vivre dans ces taudis ! — Plus tôt vous commencerez, mieux ce sera. » Glotka se baissa pour passer sous le linteau. À l’intérieur, la chaleur était presque insupportable, les relents de sueur et de chair grillée lui piquèrent désagréablement la gorge. Il essuya ses yeux déjà larmoyants d’une main tremblante et fouilla les ténèbres. Rassemblés autour du brasero, les trois Tourmenteurs prirent peu à peu forme dans l’obscurité. Éclairés par les lueurs orange vif des tisons ardents, qui accentuaient les contours clairs et les creux plus foncés de leurs traits, leurs visages masqués se détachèrent de l’ombre. Des démons en enfer. La chemise de Vitari, imbibée de sueur, lui collait aux épaules ; des rides de fureur lui sillonnaient le front. Torse nu, Severard avait une respiration saccadée, à demi étouffée par son masque ; ses cheveux filasse pendaient en mèches poisseuses le long de ses joues. Aussi mouillé que s’il avait été surpris par une averse, Frost transpirait à grosses gouttes ; il serrait si fort les mâchoires que ses muscles saillaient sur sa peau pâle. La seule à ne montrer aucun signe d’inconfort était Shickel. L’adolescente arborait un sourire extatique, tandis que Vitari enfonçait un fer rouge grésillant dans sa poitrine. Comme si c’était le plus beau jour de sa vie ! Glotka déglutit devant ce spectacle qui lui rappelait que lui aussi avait jadis été soumis à la torture. Il se souvenait avoir pleurniché, supplié, imploré pitié. Il se remémorait l’horrible sensation du métal incandescent sur sa peau. Si brûlant qu‘il paraît presque froid. L’intensité de ses hurlements insensés. La puanteur de sa chair calcinée. Il sentait la même odeur nauséabonde dans cette pièce. On souffre d’abord soi-même, puis on inflige cette souffrance aux autres et on finit par ordonner à des subalternes de s’acquitter de la corvée. Ainsi va la vie. Il fit rouler ses épaules douloureuses et avança en claudiquant dans la pièce. « Ça progresse ? » croassa-t-il. Severard se redressa, s’étira en grognant, puis s’essuya le front d’une main, avant de la secouer en éclaboussant de sueur le mur visqueux. « Pour elle, je ne sais pas, mais moi je suis sur le point de m’effondrer. — On n’avance pas du tout ! » déclara Vitari d’un ton sec. Enfouissant rageusement le fer rouge dans les braises, elle fit jaillir une gerbe d’étincelles. « Nous avons essayé les lames, les marteaux, l’eau, le feu. Elle refuse de parler. Cette saleté de garce est aussi dure que la pierre ! — Plus tendre que la pierre, siffla Severard. Elle est différente de nous. » Il s’empara d’un couteau posé sur la table. La lame brilla d’un fugace éclat orangé quand il se pencha pour pratiquer une longue entaille sur le mince avant-bras de Shickel. Le visage de cette dernière se crispa à peine pendant qu’il exécutait sa besogne. La peau s’ouvrit, découvrant une chair rouge luisante. Severard introduisit un doigt dans la plaie qu’il se mit à charcuter. Shickel ne montra aucun signe de douleur. Il ressortit son doigt, l’éleva et le frotta contre son pouce. « Même pas mouillé. C’est comme si on découpait un cadavre vieux d’une semaine. » Sentant ses jambes se dérober sous lui, Glotka tressaillit et s’empressa de se glisser sur le siège libre. « Manifestement, ce n’est pas normal. — F’est bien en deffou de la vérité, bafouilla Frost. — Mais elle ne cicatrise plus comme avant. » Aucune des blessures sur sa peau ne se refermait. Sa chair pend comme de la viande morte et sèche dans une boucherie. Les brûlures ne s’estompaient pas non plus. Elle est pleine de striures noires, comme celles d’une viande passée au gril. « Elle se contente de rester assise et de nous regarder sans mot dire », insista Severard. Glotka se rembrunit. Est-ce vraiment ce que j’avais en tête, lorsque j’ai rejoint l’inquisition ? Torturer des adolescentes ? Il épongea l’humidité qui perlait sous ses yeux larmoyants. Mais là, nous sommes devant quelque chose qui n’est plus vraiment une fille. Elle serait même plutôt inhumaine. Nous ne devons pas reproduire les erreurs commises avec le Premier des Mages. « Nous devons avoir l’esprit ouvert, murmura-t-il. — Vous savez ce que mon père aurait dit de ça ? » La voix qui leur parvint était celle d’un vieillard, rauque, profonde, grinçante, complètement déplacée dans la bouche de ce jeune visage à la peau lisse. Glotka sentit son œil gauche cligner et la transpiration ruisseler sous son manteau. « Ton père ? » Shickel lui sourit ; ses yeux étincelaient dans la pénombre. Il eut l’impression que toutes les entailles de sa chair souriaient avec elle. « Mon père. Le Prophète. Le Grand Khalul. Il aurait répondu qu’un esprit ouvert est pareil à une plaie béante. Exposé au poison. Susceptible de s’infecter. Uniquement capable de faire souffrir celui qu’il habite. — Tu as décidé de parler ? — Je choisis de le faire avec vous. — Pourquoi ? — Pourquoi pas ? Maintenant que vous savez que cette décision est la mienne et non la vôtre, posez vos questions, l’estropié ! Vous devriez saisir l’occasion de vous instruire quand elle se présente. Dieu sait ce que vous pourriez en faire. Un homme égaré dans le désert… — Je connais la suite. » Glotka s’interrompit. Il y en a tant ! Laquelle formuler devant une telle créature ? « Tu es un Dévoreur ? — Nous nous donnons d’autres noms, mais oui. » Elle inclina lentement la tête, sans le quitter des yeux. « Quand ils m’ont trouvée, les prêtres m’ont ordonné de commencer par manger ma mère. C’était ça ou la mort et, à l’époque, mon désir de vivre était très fort. J’ai pleuré après coup, cependant ça s’est produit il y a très longtemps, aujourd’hui je n’ai plus de larmes. Je me dégoûte, bien sûr. Parfois, j’ai besoin de tuer, parfois, envie de mourir. Je le mérite. Ça, je n’en doute pas. C’est même ma seule certitude. » J’aurais dû me douter que je n’obtiendrais pas de réponses directes. On pourrait presque plaindre les merciers. Au moins, je comprenais leurs crimes. Cela dit, une réponse vaut mieux que le silence. « Pourquoi manges-tu ? — Parce que l’oiseau mange des vers. L’araignée, des mouches. Parce que Khalul le désire et que nous sommes les enfants du Prophète. Juvens a été trahi et Khalul a juré de le venger. Mais il s’est dressé contre une foule trop importante. Il s’est donc sacrifié, a enfreint la Deuxième Loi et, au fil des ans, de plus en plus de justes l’ont rejoint. Certains volontairement, d’autres pas. Toutefois personne ne l’a repoussé. Mes frères et sœurs sont nombreux, à présent, et chacun de nous doit se sacrifier. » Glotka indiqua le brasero. « Tu ne ressens pas la douleur ? — Non, simplement beaucoup de remords. — Bizarre. C’est tout le contraire pour moi. — Je pense que vous avez de la chance. » Il renifla de dédain. « Facile à dire tant qu’on n’est pas obligé de se retenir de hurler en pissant ! — Je me rappelle à peine à quoi ressemble la douleur. Il y a si longtemps ! Les dons sont différents pour chacun d’entre nous. Force, rapidité, endurance dépassant largement les limites humaines. Certains d’entre nous peuvent prendre d’autres formes, tromper les yeux, ou même utiliser le grand Art, celui que Juvens enseignait à ses apprentis. Les dons diffèrent pour chacun d’entre nous, mais la malédiction reste inchangée. » Elle fixa Glotka, tête penchée sur le côté. Laisse-moi deviner. « Vous ne pouvez cesser de manger. — Exactement. Voilà pourquoi l’appétit des Gurkhiens pour les esclaves n’est jamais rassasié. On ne peut pas résister au Prophète, à notre Père Khalul le Grand. Je le sais. » Elle roula des yeux empreints de vénération vers le plafond. « Archiprêtre du Temple de Sarkant. Les pieds les plus saints qui aient foulé notre terre. C’est le plus humble des orgueilleux, le redresseur des torts, l’énonceur de vérités. Il irradie la lumière, à l’instar des étoiles. C’est le porte-parole de Dieu. Quand il… — Et je parie qu’il chie des étrons d’or ! Tu crois vraiment à toutes ces foutaises ? — Qu’importe ce que je crois ! Je ne choisis pas. Quand votre maître vous confie une tâche, vous vous appliquez à l’accomplir du mieux possible. Même si elle est mauvaise. » Voilà le genre de propos que je peux comprendre. « Il incombe à certains d’entre nous d’accomplir les basses besognes. Dès lors qu’on a choisi son maître… » Le rire croassant de Shickel, assise en face de lui, retentit avec sécheresse. « Bien peu de gens ont eu le choix. Nous faisons ce qu’on nous ordonne de faire. Rester debout ou tomber avec ceux qui sont nés à nos côtés, avec ceux qui nous ressemblent, qui emploient les mêmes mots… et pendant tout ce temps, pas plus que la poussière à laquelle nous retournons, nous ne connaissons les raisons de nos agissements. » Sa tête ploya vers son épaule et l’entaille qui la barrait s’ouvrit à la manière d’une bouche. « Croyez-vous que j’aime ce que je suis devenue ? Pensez-vous que je ne rêve pas d’être comme tout le monde ? Malheureusement, une fois que la métamorphose a eu lieu, il n’y a plus de retour en arrière possible. Vous comprenez ? » Oh, oui ! Peu de gens le comprennent aussi bien que moi. « Pourquoi as-tu été envoyée ici ? — Le travail des justes n’est jamais terminé. Je suis venue veiller à ce que Dagoska rentre au bercail. À ce que son peuple vénère Dieu selon l’enseignement du Prophète. À ce que mes frères et mes sœurs soient nourris. — Il semblerait que tu aies échoué. — D’autres viendront. Il est impossible de résister au Prophète. Vous êtes condamnés. » Ça, je le sais. Essayons une autre piste. « Que sais-tu de… Bayaz ? — Ah ! Bayaz… C’était un frère du Prophète. Il est à l’origine de tout cela et en sera la fin. » Sa voix ne fut plus qu’un souffle. « Un menteur et un traître. Il a tué son maître. Il a assassiné Juvens. » Glotka fronça les sourcils. « Ce n’est pas la version que j’ai entendue. — Chacun raconte les histoires à sa façon, pauvre petit homme brisé. Ne l’as-tu pas encore appris ? » Ses lèvres se retroussèrent. « Tu ne sais rien de la guerre que tu mènes, ni des armes, de ses victimes, de ses victoires ou de ses défaites quotidiennes. Tu ignores ses à-côtés, ses causes, ses motifs. Les champs de bataille sont partout. Je te plains. Tu n’es qu’un chien qui essaie de comprendre les querelles des érudits et n’entend que des aboiements. Les justes sont en chemin. Khalul balaiera le mensonge sur terre et instaurera un ordre nouveau. Juvens sera vengé. Cela a été prédit. Ordonné. Promis. — Je doute que tu puisses le voir. » Elle lui grimaça un sourire. « Je doute que tu le puisses aussi. Mon père aurait préféré prendre cette ville sans combattre, mais il a dû s’y résoudre. Quand il le fera, ce sera sans montrer la moindre pitié, et soutenu par la colère divine. Voilà le premier pas sur le chemin qu’il a choisi. Sur le chemin qu’il a tracé pour nous tous. — Quel est son prochain objectif ? — Crois-tu que mes maîtres me transmettent leurs plans ? Les tiens le font-ils ? Je ne suis qu’un ver. Je ne suis rien. Et pourtant, je te suis supérieure. — Qu’arrivera-t-il ensuite ? » siffla Glotka. Seul le silence lui répondit. « Réponds-lui ! » gronda Vitari. Frost sortit un fer chauffé à blanc du brasero. Il enfonça l’extrémité orangée dans l’épaule dénudée de Shickel. Un grésillement. Une vapeur nauséabonde. Des gouttes de graisse bouillonnèrent. La fille resta muette. Ses yeux indolents regardaient sa propre chair brûler avec impassibilité. Il n’y aura pas de réponses avec elle. Simplement davantage de questions. Toujours plus de questions. « J’en ai assez ! » aboya Glotka. Il saisit sa canne et se releva avec difficulté, puis se contorsionna dans un effort douloureux pour décoller sa chemise de son dos. D’un geste, Vitari indiqua Shickel : ses yeux brillants fixaient Glotka sous ses paupières tombantes, ses lèvres s’étiraient en un mince sourire. « Que doit-on en faire ? » De l’agent irrécupérable d’un maître négligent, envoyé contre son gré dans un endroit lointain se battre et tuer pour des raisons qu’elle comprend à peine ? Cela réveille des souvenirs, non ? Glotka fit la grimace en tournant son dos ankylosé à la pièce fétide. « Brûlez-moi ça », dit-il. Debout sur un balcon exposé au vent pénétrant du crépuscule, Glotka observait la ville basse, sourcils froncés. Il faisait froid, là-haut, sur le rocher. La brise marine, qui soufflait de la baie obscure, fouettait son visage et ses doigts agrippés à la balustrade rugueuse et plaquait les pans de son manteau sur ses jambes. Ce qui se rapproche le plus de l’hiver, dans ce maudit creuset. Les flammes des torches accrochées près de la porte vacillaient dans leurs cages métalliques, deux sources de lumière dans la pénombre naissante. Elles étaient plus nombreuses dans le lointain, en contrebas. Sur les gréements des bateaux de l’Union amarrés au port brillaient des fanaux, dont les reflets miroitants se fracturaient sur l’onde. Au pied de la forteresse, des lanternes éclairaient les fenêtres des sombres palais et les sommets des flèches altières du Grand Temple. Au milieu des taudis flamboyaient des milliers de falots. Des rivières de points lumineux s’écoulaient entre les bâtisses, remontaient les rues vers les portes de la ville haute. Les réfugiés quittent leurs maisons – si on peut les qualifier ainsi –, en quête d’abris – si on peut dire ! Je me demande pendant combien de temps nous pourrons les protéger, une fois que les remparts extérieurs auront cédé. Il connaissait déjà la réponse. Pas longtemps. « Supérieur ! — Ah, Messire Cosca ! Je suis ravi que vous ayez pu me rendre visite. — Évidemment ! Rien de tel qu’une petite promenade à la fraîche, après une escarmouche ! » Le mercenaire le rejoignit en bombant le torse. Il marchait d’un pas sautillant, les yeux pétillants, les cheveux parfaitement coiffés, la moustache raidie par de la cire. Il paraît tout à coup avoir gagné un pouce ou deux et rajeuni de dix ans. Cosca se pavana jusqu’à la rambarde, ferma les paupières et inspira profondément par son nez aquilin. « Vous m’avez l’air dans une forme éblouissante pour quelqu’un qui vient de participer à une bataille. » Le Styrien lui sourit. « Disons plutôt que je me suis tenu à l’arrière. J’ai toujours trouvé que le front n’était pas le meilleur endroit pour combattre. Personne ne vous entend parmi tout le fracas. Non seulement ça, mais les risques de vous faire tuer y sont aussi bien plus grands. — Sans doute. Comment nous en sommes-nous tirés ? — Les Gurkhiens sont toujours dehors… alors je dirais qu’en ce qui concerne la bataille, ça s’est bien passé. Je crains que les morts ne soient pas de mon avis, mais qui se soucie de leur maudite opinion ! » Il se gratta le cou avec satisfaction. « Nous avons bien travaillé, aujourd’hui. Mais demain et après-demain, qui sait ? Toujours pas de nouvelles des renforts ? » Glotka secoua la tête. Le Styrien inspira de nouveau une grande goulée d’air. « Cela ne change rien pour moi, bien sûr, mais vous pourriez envisager une retraite, tant que nous contrôlons encore la baie. » Tout le monde aimerait battre en retraite. Même moi. Glotka eut un reniflement amer. « Le Conseil Restreint me tient en laisse, ses membres ne veulent pas en entendre parler. Il y va de l’honneur du roi, m’ont-ils informé. Et, apparemment, son honneur vaut bien plus que nos vies. » Cosca arqua les sourcils. « L’honneur, hein ? Que diable est-ce donc ? Personne ne lui donne la même signification. On ne peut pas le boire. Ni le baiser. Plus on en a, moins il porte chance, et si on n’en a pas du tout, ça ne manque à personne. » Il secoua la tête. « Certains hommes, cependant, pensent que c’est la meilleure chose au monde. — Mmm », marmonna Glotka, en léchant ses gencives édentées. L’honneur ne remplace pas des jambes, ni des dents. Je l’ai appris à mes dépens. Il jeta un coup d’œil sur la ligne sombre des remparts extérieurs où brûlaient des feux de joie. On percevait encore de vagues bruits de combat. Une flèche enflammée isolée traversa les deux pour aller s’écraser au milieu des masures calcinées. Même à cette heure-ci, ce fichu bazar continue. Il prit une profonde inspiration. « Quelles sont nos chances de tenir une semaine de plus ? » Cosca retroussa les lèvres. « Convenables. — Deux ? — Déjà moins bonnes. — Ce qui veut dire qu’un mois serait une cause désespérée. — Désespérée est le mot qui convient. — Vous semblez presque vous réjouir de la situation. — Moi ? Je me suis spécialisé dans les causes désespérées. » Il sourit à Glotka. « Ces temps-ci, ce sont les seules qui veulent de moi. » Je connais ce sentiment. « Défendez les remparts extérieurs aussi longtemps que vous le pourrez, puis retirez-vous. Les murailles de la ville haute seront notre prochaine ligne de défense. » Dans l’obscurité, Cosca souriait. On distinguait à peine ses dents brillantes. « Tenir aussi longtemps que possible et battre en retraite ! J’ai du mal à contenir mon impatience ! — Alors, peut-être pourrions-nous préparer quelques surprises à nos invités gurkhiens, en prévision de leur entrée dans nos murs ! Vous savez… » Glotka eut un geste désinvolte de la main. « Des fils tendus, des trappes cachées, des pointes enduites d’excréments, enfin… ce genre de choses. J’imagine que vous ne manquez pas d’expérience en matière de techniques guerrières ! — Ça non ! Je dirais même que je suis spécialisé un peu dans tout. » Cosca claqua des talons et se lança dans un salut élaboré. « Pointes et excréments ! Et voilà pour l’honneur ! » C’est la guerre. La gagner est le seul honneur qui importe. « En parlant d’honneur, vous feriez bien d’indiquer les endroits où vous disposerez vos surprises à notre ami le général Vissbruck. Ce serait dommage qu’il s’empale accidentellement ! — Évidemment, Supérieur. Ce serait vraiment dommage ! » Glotka sentit son poing se crisper sur la rambarde. « Nous devons faire payer aux Gurkhiens chaque pas qu’ils feront sur ce sol. » Nous les ferons payer pour ma jambe fichue. « Pour chaque parcelle de boue. » Pour mes dents perdues. « Pour chaque pauvre hutte, chaque taudis, chaque pouce de ce terrain poussiéreux sans valeur. » Pour mon œil qui coule, mon dos tordu et mon existence de misérable larve. Il passa sa langue sur ses gencives. « Faisons-leur payer ! — Magnifique ! Un bon Gurkhien est un Gurkhien mort ! » Le mercenaire pivota et, faisant cliqueter ses éperons, franchit la porte qui menait à la Citadelle. Il laissa Glotka sur la terrasse. Une semaine ? oui. Deux semaines ? peut-être. Plus ? sans espoir. Il n’y a peut-être pas de bateaux, mais ce vieux bavard de Yulwei avait raison. De même qu’Eider. Nous n’avions pas l’ombre d’une chance. Malgré tous nos efforts, tous nos sacrifices, Dagoska tombera sûrement. Ce n’est plus qu’une question de temps. Il contempla la cité obscure. Difficile de déterminer la limite entre terre et mer dans ces ténèbres, de distinguer les lumières des bateaux de celles des bâtiments, de différencier les fanaux des gréements des falots des taudis. Il voyait surtout un amas de points lumineux qui convergeaient les uns vers les autres et semblaient désincarnés dans le vide. Une seule certitude émanait de tout cela. Nous sommes perdus. Nous ne périrons pas cette nuit, mais très bientôt. Nous sommes cernés et le filet va se resserrer. Ce n’est qu’une question de temps. Cicatrices Ferro retirait les fils un par un. Elle les coupait proprement de la pointe de son couteau, les faisait sortir en douceur de la peau de Luthar. Ses doigts noirs travaillaient avec efficacité et fermeté ; ses yeux jaunes étaient plissés de concentration. Logen la regardait s’activer, hochant la tête pour saluer sa dextérité. Même s’il avait eu souvent l’occasion d’assister à ce genre d’opération, jamais il ne l’avait vue exécutée aussi habilement. Luthar paraissait ne presque pas souffrir – et pourtant, ces derniers temps, il donnait toujours cette impression. « A-t-on besoin d’un nouveau pansement là-dessus ? — Non, on va laisser ça respirer. » Le dernier fil rougeâtre fut extrait et Ferro le jeta avec les autres. Elle bascula alors son poids sur ses fesses pour admirer le résultat. « C’est beau », dit Logen à voix basse. Jamais, il n’aurait pensé que ce serait aussi bien. À la lueur du feu, le maxillaire de Luthar semblait un peu oblique, comme s’il mordait de côté. L’encoche dentelée qui fendait sa lèvre et se prolongeait en fourche jusqu’à son menton était encore bordée de part et d’autre de petits points rouges, vestiges des sutures autour desquelles la peau se fripait ou se tendait. Mais rien de plus, à part un léger gonflement qui ne tarderait pas à disparaître. « Ça, c’est vraiment du joli boulot de couture ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi réussi. Où as-tu appris à soigner les gens ? — Un homme du nom d’Aruf me l’a enseigné. — Pour ça, il a bien travaillé ! C’est un don précieux que tu as là. Et nous avons de la chance qu’il t’ait enseigné ses techniques. — J’ai dû baiser avec lui, d’abord. — Ah ! » Cela jetait un éclairage différent sur la chose. Ferro haussa les épaules. « Ça ne m’a pas dérangée. C’était un brave homme, enfin… plus ou moins. En prime, il m’a aussi appris à tuer. J’ai baisé avec des hommes bien pires que lui, et pour beaucoup moins que ça ! » Elle étudia la mâchoire de Jezal en fronçant les sourcils, y appuya les pouces, palpa la chair autour de la plaie. « Beaucoup moins que ça ! — Bon », marmonna Logen. Il échangea un regard inquiet avec Luthar. Cette conversation n’avait pas du tout pris le tour qu’il espérait. Peut-être aurait-il dû s’y attendre avec Ferro ! Il passait la moitié de son temps à essayer de la faire parler, et quand enfin elle se confiait à lui, il n’avait pas la moindre idée de la façon d’utiliser ses informations. « C’est consolidé », grogna-t-elle, après avoir tâté le visage de Luthar en silence pendant quelques instants. « Merci. » Il lui attrapa la main au moment où elle s’écartait. « Sincèrement. Je ne sais pas ce que j’aurais… » Elle grimaça, comme s’il l’avait frappée, et retira brusquement ses doigts. « D’accord ! Mais la prochaine fois que tu te fais casser la figure, tu n’auras qu’a la recoudre toi-même. » Elle se redressa et se dirigea à grands pas vers le coin sombre de la ruine, où elle s’assit aussi loin que possible des autres. Elle ne semblait pas plus apprécier les remerciements que les bavardages ; Luthar, lui, était content de ne plus avoir à se soucier de ses pansements. « À quoi ça ressemble ? » demanda-t-il, en louchant vers son menton. Il tressaillit quand il l’effleura d’un doigt. « C’est bien, affirma Logen. Tu as de la chance. Tu ne seras peut-être plus le joli garçon d’autrefois, mais en tout cas, tu es encore plus beau que moi. — Sûr », fit Jezal, avec un demi-sourire, en passant la langue sur le cran de sa lèvre. « C’est toujours mieux que de se faire trancher la tête ! » Logen sourit en s’agenouillant près de la marmite pour remuer son contenu. Il s’entendait bien avec Luthar, désormais. Ce garçon avait subi une dure leçon, mais être défiguré lui avait fait beaucoup de bien. Cela lui avait appris le respect… et plus rapidement que tous les grands discours. Cela lui avait aussi appris à être réaliste… et ça, c’était une bonne chose. De petits gestes et du temps… Logen avait rarement échoué à gagner le cœur des gens avec ça. Lançant un coup d’œil à Ferro qui le dévisageait, sourcils froncés, il sentit son sourire s’effacer. Avec certaines personnes, il fallait plus de temps qu’avec d’autres ; et parfois, avec quelques rares individus, on n’arrivait jamais à rien. Dow le Sombre faisait partie de cette dernière catégorie. Destiné à marcher seul, aurait dit son père. Il reporta son attention sur la marmite, qui n’avait rien d’engageant. De simples flocons d’avoine avec une poignée de lambeaux de lard et des morceaux de racines hachées. Il n’y avait rien à chasser dans ce trou. Le nom de pays mort lui allait comme un gant. La prairie avait fait place à une terre grise, poudreuse, parsemée de touffes d’herbe brunâtre. Il jeta un regard circulaire sur la carcasse délabrée de la maison où ils avaient établi leur camp. Les flammes se réfléchissaient sur les pierres brisées, l’enduit émietté, les vieux bouts de bois éclaté. Aucun pied de fougère ne se faufilait hors des lézardes, aucun jeune plant ne jaillissait du sol ingrat. Pas même un brin de mousse dans les joints désagrégés. Logen avait l’impression que personne, eux exceptés, ne s’était aventuré dans les environs depuis des siècles. Peut-être était-ce le cas ! Tout était calme. Il n’y avait pas beaucoup de vent, ce soir-là. Seuls les crépitements du feu et les marmonnements monocordes de Bayaz, qui dispensait un cours quelconque à son apprenti, ponctuaient le silence. Logen était rudement content que le Premier des Mages fut enfin sorti de sa torpeur, même s’il paraissait plus vieux et plus morose que jamais. Au moins n’avait-il plus à prendre de décisions. Toujours calamiteuses de toute façon. « Enfin une nuit claire ! » chantonna Frère Long-Pied en se coulant sous le linteau. Il pointa un doigt au-dessus de sa tête, en un geste plein de suffisance. « Un ciel idéal pour la Navigation ! Les étoiles sont parfaitement visibles, pour la première fois depuis dix jours. Laissez-moi vous dire que nous n’avons pas dévié d’un pouce du chemin choisi ! Pas d’un pouce ! J’ai toujours suivi la bonne voie, mes amis ! Oui ! C’est dans mes habitudes ! Nous sommes à une vingtaine de lieues d’Aulcus. Exactement comme je vous l’avais annoncé ! » Aucun compliment ne lui fut adressé. Bayaz et Quai restaient plongés dans leur discussion animée. Luthar inclinait la lame de sa courte épée, essayant de trouver le meilleur angle pour y voir son visage. Ferro boudait dans son coin. Long-Pied soupira et s’accroupit près du feu. « Encore des flocons d’avoine, hein ? » grommela-t-il, en plissant le nez après un rapide coup d’œil dans la marmite. « J’en ai bien peur. — Oh, bon ! L’habituel calvaire des expéditions, n’est-ce pas, mon ami ? Il n’y aurait aucune gloire à voyager sans épreuves. — Hum », fit Logen. Il se serait volontiers passé de gloire en échange d’un dîner décent. Il plongea d’un air maussade une cuillère dans la mixture bouillonnante. Long-Pied se pencha vers lui pour chuchoter : « Il semblerait que notre illustre employeur ait de nouveaux ennuis avec son apprenti. » Le sermon de Bayaz prenait un ton de plus en plus réprobateur et devenait de plus en plus audible. « … c’est bien beau de savoir se servir d’une poêle, mais la pratique de la magie reste ta vocation première. J’ai remarqué un sérieux changement dans ton attitude, dernièrement. Une certaine réticence, doublée de désobéissance. Je commence à soupçonner que tu seras un élève décevant. — Et vous, avez-vous toujours été un élève modèle ? » Le sourire de Quai recelait une part de moquerie. « Votre propre maître n’a-t-il jamais été déçu ? — Si, et les conséquences se sont avérées désastreuses. Nous commettons tous des erreurs. Le rôle d’un maître est d’essayer d’empêcher ses élèves de les reproduire. — Alors peut-être devriez-vous me raconter les vôtres. J’apprendrais ainsi à devenir un élève plus studieux ! » Maître et apprenti se jetèrent un regard noir par-dessus les flammes. Logen n’aimait pas du tout l’expression affichée par Bayaz. Il avait déjà vu ce genre de moue chez le Premier des Mages, et l’issue n’avait pas été franchement une réussite. Il ne comprenait pas pourquoi l’obéissance servile de Quai s’était transformée en opposition bornée, en l’espace de quelques semaines. Cela ne facilitait la vie à personne. Logen feignit de s’intéresser à la marmite, s’attendant presque à entendre le ronflement assourdissant et soudain d’un feu gigantesque. Pourtant, le seul son qui lui parvint fut la voix de Bayaz, douce, posée. « Très bien, Messire Quai, ta requête a du sens, pour une fois. Nous parlerons donc de mes erreurs. Vaste sujet, s’il en est. Par où commencer ? — Par le commencement ? hasarda l’apprenti. Par où pourrait-on commencer ? » Le Mage laissa échapper un grognement amer. « Bon, il y a très longtemps, dans les temps anciens… » Il s’interrompit pour contempler les flammes ; leur lumière dessina des ombres sur son visage hâve. « J’étais alors le premier apprenti de Juvens. Peu après avoir commencé mon éducation, mon maître en prit un second. Un garçon du Sud. Du nom de Khalul. » Toujours assise à l’écart, Ferro leva brusquement les yeux. « Dès le départ, nous ne parvînmes pas à nous entendre. Nous étions tous deux trop fiers, trop jaloux de nos talents respectifs et envieux de la moindre marque de favoritisme manifestée par notre maître envers l’autre. Notre rivalité perdura au fil des années. Juvens s’entoura de nouveaux apprentis, douze en tout. Au début, cela nous incita à être de meilleurs élèves, plus appliqués, plus dévoués. Mais après la guerre contre Glustrod, de nombreuses choses changèrent. » Logen rassembla les bols, puis les remplit de bouillie fumante, en tendant l’oreille pour écouter Bayaz. « Notre rivalité se mua en conflit… notre conflit, en haine. Nous nous battîmes, d’abord avec des mots, puis nous en vînmes aux mains, avant d’avoir enfin recours à la magie. Peut-être que si nous avions été livrés à nous-mêmes, nous nous serions entretués ! Le monde serait sans doute meilleur, si nous l’avions fait, mais Juvens s’interposa. Il nous envoya, moi, dans le lointain Nord, et Khalul, dans le Sud… dans deux des immenses bibliothèques qu’il avait bâties des années auparavant. Il nous y envoya étudier séparément, dans la solitude, jusqu’à ce que nos humeurs se calment. Il pensait que les hautes montagnes et la mer immense, ainsi que toute la vastitude du Cercle du Monde entre nous, mettraient fin à nos querelles. En cela, il se trompait. Ce fut tout le contraire. Nous enragions chacun de notre côté, rendant l’autre responsable de cet exil, ressassant les moyens de nous venger. » Logen partagea le semblant de nourriture, tandis que Bayaz fixait Quai avec dureté par-dessous ses sourcils broussailleux. « Si seulement j’avais eu l’intelligence d’écouter mon maître, en ce temps-là ! Mais j’étais jeune, têtu et empreint d’une fierté mal placée. Je brûlais de devenir plus puissant que Khalul. Je décidai, pauvre fou que j’étais ! que si Juvens ne voulait pas m’enseigner son art… je devais me trouver un autre maître. — Encore de la bouillie, hein, Blafard ? » maugréa Ferro en arrachant son bol des mains de Logen. « Inutile de me remercier ! » Il lui lança une cuillère qu’elle attrapa au vol. Logen tendit un bol au Premier des Mages. « Un autre maître ? Quel autre maître pouviez-vous trouver ? — Le seul, murmura Bayaz. Kanedias. Le Maître Créateur. » Il se mit à tourner la cuillère entre ses doigts, d’un air songeur. « Je suis allé à sa Demeure, me suis agenouillé devant lui et l’ai supplié de m’instruire. Au début, il refusa, bien sûr, comme il le faisait avec tout le monde… Mais je m’obstinai. Il finit par se laisser fléchir et accepta de m’initier. — Voilà comment vous avez vécu dans la Demeure du Créateur ! » chuchota Quai. Logen frissonna, en se penchant sur son bol. Sa brève visite en ce lieu le faisait encore cauchemarder. « En effet, confirma Bayaz, et j’ai appris ses méthodes. Mon habileté à manier le Grand Art me rendait très utile pour mon nouveau maître. Kanedias, cependant, était encore plus jaloux de ses secrets que Juvens des siens. Il me fit travailler dans ses forges, comme un esclave, ne me donnant que les bribes dont j’avais besoin pour le servir. Mon amertume grandit. Aussi, lorsque le Créateur quitta la maison afin d’aller chercher des matériaux pour ses œuvres, ma curiosité, mon ambition et ma soif de connaissances me poussèrent à rôder dans les endroits de sa Demeure qui m’étaient interdits. C’est là que j’ai découvert son secret le mieux gardé. » Il marqua une pause. « Qu’est-ce que c’était ? » intervint Long-Pied, en laissant sa cuillère planer devant sa bouche. « Sa fille. — Tolomei », souffla Quai d’une voix à peine audible. Bayaz acquiesça ; un coin de sa bouche remonta, comme s’il se remémorait un souvenir agréable. « Elle était à nulle autre pareille. Elle n’avait jamais quitté la Demeure du Créateur, ni parlé à personne, en dehors de son père. Elle manipulait… certains matériaux… que seul quelqu’un du propre sang du Créateur pouvait toucher. Je crois que c’est la raison qui avait décidé ce dernier à engendrer cet enfant. Elle était d’une incomparable beauté. » Le visage de Bayaz se crispa ; il regarda le sol, un sourire amer sur les lèvres. « Ou du moins l’est-elle dans ma mémoire. — C’était bon », dit Luthar en se léchant les doigts, avant de reposer son bol vide. Il était devenu moins délicat quant à la nourriture, ces derniers temps. Logen supposait que tout le monde aurait la même réaction après quelques semaines sans pouvoir mastiquer. « Il en reste ? » demanda-t-il, plein d’espoir. « Prenez le mien », siffla Quai en poussant son bol vers lui. Si ses traits conservaient une certaine froideur, les yeux qu’il dardait sur son maître étaient deux points étincelants dans la pénombre. « Poursuivez. » Bayaz releva la tête. « Tolomei me fascinait, tout comme je la fascinais. Cela peut paraître étrange, mais j’étais jeune à l’époque et possédais une chevelure aussi fournie que celle du capitaine Luthar. » Il passa sa paume sur son crâne chauve en un bruissement léger, puis haussa les épaules. « Nous sommes tombés amoureux. » Ses yeux firent le tour du petit groupe, les défiant de s’esclaffer. Logen était bien trop occupé à récupérer des flocons d’avoine entre ses dents et les autres n’esquissèrent même pas l’ombre d’un sourire. « Elle me parla des tâches que son père lui confiait et je commençai vaguement à comprendre. Kanedias avait rassemblé tout un échantillonnage de fragments de substances provenant du monde d’en dessous, abandonnées sur notre terre lorsque les démons la hantaient encore. Il essayait de percer le pouvoir de ces éléments, pour les incorporer à ses machines. Il jonglait avec ces forces interdites par la Première Loi et avait déjà connu quelques succès. » Mal à l’aise, Logen se tortilla sur le sol ; il se souvenait de l’objet étrange et fascinant, qu’il avait aperçu dans la Demeure du Créateur, émergeant de l’eau d’une vasque de pierre blanche. La Semeuse de Zizanie, l’avait appelée Bayaz. Deux tranchants – un ici, le deuxième dans l’Au-delà. L’appétit soudain coupé, il déposa son bol presque plein près du feu. « J’étais horrifié, continua Bayaz. J’avais vu le malheur que Glus-trod avait répandu sur le monde. Je décidai donc d’aller tout raconter à Juvens. Mais il me coûtait de laisser Tolomei, et elle refusait de quitter le seul lieu qu’elle connaissait. Je remis mon départ à plus tard. Revenu à l’improviste, Kanedias nous surprit ensemble. Sa fureur fut… » Bayaz tressaillit, comme si le simple souvenir en était douloureux « … indescriptible. Sa Demeure en trembla, ses murs la répercutèrent en écumant. J’eus la chance d’en réchapper sain et sauf et courus me réfugier chez mon ancien maître. » Ferro renifla avec mépris. « Il était du genre à pardonner, donc ! — Heureusement pour moi ! Malgré ma trahison, Juvens ne me chassa pas. Surtout quand je lui racontai que son frère essayait d’enfreindre la Première Loi. Le Créateur, en proie à une terrible colère, vint le trouver ; il réclamait justice pour le viol de sa fille et le pillage de ses secrets. Juvens refusa d’accéder à sa requête. Il ordonna à Kanedias de lui parler des expériences qu’il avait entreprises. Les frères se sont alors affrontés et je me suis sauvé. La violence de leur combat a illuminé les deux. À mon retour, mon maître était mort, son frère, en fuite. J’ai juré de le venger. J’ai réuni les Mages dispersés dans le monde et ensemble nous avons déclaré la guerre au Créateur. Nous tous, sauf un. Khalul. — Pourquoi pas lui ? grommela Ferro. — Il a répondu qu’on ne pouvait pas me faire confiance. Que ma folie avait déclenché cette guerre. — La stricte vérité, non ? murmura Quai. — En partie peut-être. Mais il a proféré des accusations encore pires à mon encontre. Lui, et son maudit apprenti, Mamun. Des mensonges ! » s’indigna-t-il en s’adressant au feu. « Rien que des mensonges ! Les autres Mages ne se sont pas laissé abuser. Khalul a donc quitté notre ordre. Il est reparti dans le Sud pour y chercher d’autres puissances… qu’il a fini par trouver. En agissant comme Glustrod avant lui et en se damnant ! Il a mangé de la chair humaine, enfreignant la Deuxième Loi ! Onze d’entre nous sont allés combattre Kanedias. Neuf en sont revenus. » Bayaz prit une profonde inspiration, avant de pousser un long soupir. « Voilà, Messire Quai, j’ai exposé l’histoire de mes erreurs. On pourrait dire qu’elles ont causé la mort de mon maître et le schisme de notre ordre. On pourrait également dire que c’est pour cela que nous nous dirigeons vers l’ouest, vers les ruines du passé. On pourrait dire enfin que c’est à cause d’elles que le capitaine Luthar a eu la mâchoire brisée. — Les erreurs du passé portent les fruits du présent, murmura Logen pour lui-même. — Et c’est le cas, confirma Bayaz. C’est le cas. Des fruits acides, qui plus est ! Tireras-tu les leçons de mes erreurs, Messire Quai, comme je l’ai fait depuis ? Prêteras-tu une oreille attentive à ton maître ? — Bien sûr », répondit l’apprenti. Logen se demanda toutefois si sa voix ne contenait pas une pointe d’ironie. « J’obéirai en tous points. — Ce serait sage de ta part ! Si j’avais obéi à Juvens, je n’aurais peut-être pas ceci. » Bayaz défit les deux premiers boutons de sa chemise et écarta son col. La lumière des flammes dévoila une cicatrice presque effacée, partant de la base du cou du vieillard et se prolongeant vers son épaule. « C’est le Créateur en personne qui m’a fait ça. Un demi-pouce de plus, et j’étais mort ! » Il la frotta avec aigreur. « Il y a de cela bien longtemps, pourtant elle continue à me tourmenter par intermittence. Quand je pense à la douleur qu’elle m’a occasionnée au fil de ces interminables années ! Alors, vous voyez, Messire Luthar, même s’il vous en reste des traces, ça pourrait être pire. » Long-Pied s’éclaircit la gorge. « C’est certainement une blessure importante, mais je crois pouvoir faire mieux. » Attrapant l’ourlet de son pantalon répugnant, il le retroussa sur sa jambe jusqu’à l’aine et tourna sa cuisse fuselée vers le feu. Un amas gris de chairs plissées la recouvrait presque entièrement. Logen lui-même en fut impressionné. « Qu’est-ce qui vous a fait ça ? » demanda Luthar, au bord de la nausée. Long-Pied sourit. « Il y a de nombreuses années, j’étais encore un jeune homme, j’ai été pris dans une tempête. J’ai fait naufrage le long de la côte du Suljuk. Dieu m’a envoyé, à neuf reprises, tâter de l’eau froide de son océan par mauvais temps. Heureusement, j’ai la chance d’être un bon nageur ! Cette fois-là, malheureusement, un gros poisson a voulu me mettre au menu. — Un poisson ? bredouilla Ferro. — En effet ! Le plus énorme et le plus agressif des poissons… avec une gueule de la taille d’un huis et des dents longues comme des couteaux. Par bonheur, un méchant coup sur le nez… » Il cisailla l’air de sa main « … l’a obligé à me relâcher et un courant fortuit m’a ramené vers le rivage. La chance m’a souri une deuxième fois au milieu d’un groupe d’indigènes, en la personne d’une jeune femme fort sympathique. Elle m’a autorisé à passer ma convalescence dans sa demeure. En général, les habitants du Suljuk sont très suspicieux à l’égard des étrangers. » Il soupira de plaisir. « Voilà comment j’ai appris leur langage. Un peuple très raffiné. Dieu m’a accordé une grande faveur, en vérité ! » Un silence s’établit. « Je parie que tu peux faire mieux ! » Luthar adressa un grand sourire à Logen. « J’ai déjà été mordu par un mouton hargneux, mais ça n’a pas vraiment laissé de traces. — Qu’est-il arrivé à ton doigt ? — Celui-là ? » Il fixa son moignon et l’agita d’avant en arrière. « Eh bien, quoi ? — Comment l’as-tu perdu ? » Logen se rembrunit. Il n’était pas sûr d’aimer le tour que prenait cette conversation. Entendre parler des erreurs de Bayaz était une chose, mais il n’avait pas très envie d’exhumer les siennes. Par les morts, il en avait quelques-unes à son actif, et non des moindres ! Il lui fallait pourtant dire quelque chose. « Je l’ai perdu lors d’une bataille. Devant une ville appelée Carleon. J’étais jeune à l’époque, et d’un tempérament fougueux. J’avais la mauvaise habitude de foncer au beau milieu des combats. Cette fois-là, quand j’en suis sorti, j’avais perdu ce doigt. — Le feu de l’action, hein ? s’enquit Bayaz. — Si on veut. » Il plissa le front et massa gentiment son moignon. « Le plus étrange, c’est que bien longtemps après sa disparition, je le sentais encore me chatouiller jusqu’à son extrémité. Ça me rendait fou. Comment voulez-vous gratter un doigt qui n’est plus là ? — Ça t’a fait mal ? demanda Luthar. — Un mal de chien, au début, mais pas autant que certaines autres de mes blessures. — Lesquelles ? » Cela exigeait une certaine réflexion. Logen se frotta le visage et fit défiler les heures, les journées, les semaines qu’il avait passées à saigner, à hurler à pleins poumons. À boiter ou à essayer de couper de la viande avec ses mains entourées de bandages. « J’ai eu le visage bien tailladé, une fois », dit-il, en tâtant l’encoche que Tul Duru lui avait faite à l’oreille. « Je pissais le sang. J’ai aussi failli être éborgné par une flèche. » Il caressa la cicatrice en forme de croissant sous son sourcil. « Il a fallu des heures pour retirer les échardes. Plus tard, pendant le siège d’Uffrith, on m’a jeté un maudit bloc de pierre du haut des remparts. Le premier jour, en plus ! » Il porta la main à l’arrière de sa tête et palpa les bosses sous ses cheveux. « J’ai eu le crâne ouvert et l’épaule cassée. — Ça, c’est mauvais ! dit Bayaz. — Et entièrement de ma faute ! Voilà ce qui arrive quand on essaie de défoncer des murailles à mains nues ! » Luthar le regarda bouche bée. Logen haussa les épaules. « Je n’ai pas réussi. Comme je vous l’ai dit, j’étais un peu exalté, dans ma jeunesse. — Moi, ce qui me surprend, c’est que tu n’aies pas essayé de mordre dedans. — Je l’aurais probablement fait ! C’est aussi bien qu’ils m’aient balancé ce rocher. Au moins, il me reste mes dents ! Je suis resté allongé deux mois à gémir, pendant que les autres assiégeaient la cité. J’ai récupéré juste à temps pour me battre contre Séquoia. Et je me suis de nouveau esquinté le dos, sans parler du reste… » Logen grimaça à ce souvenir ; il plia et déplia les doigts de sa main droite, en se remémorant les douleurs de son corps complètement écrabouillé. « Bon, j’ai vraiment dérouillé, mais pas autant que pour ça… » Plongeant une main sous son ceinturon, il releva sa chemise. Tous plissèrent les yeux pour voir ce qu’il leur montrait. Une cicatrice minuscule sous sa dernière côte, dans le creux proche de l’estomac. « Ça ne semble pas bien méchant », déclara Luthar. Logen pivota pour exposer son dos. « Voici la suite », dit-il en agitant son pouce vers un endroit où il savait qu’une marque plus importante ourlait sa colonne vertébrale. Un long silence s’ensuivit. Tous digéraient cette découverte. « C’est passé de part en part ? murmura Long-Pied. — Exactement ! Une lance… dans un duel avec un type nommé Harding le Sinistre. J’ai eu de la chance d’en sortir vivant, ça c’est sûr ! — S’il s’agissait d’un duel, comment se fait-il que vous soyez encore en vie ? » intervint Bayaz d’une voix douce. Logen humecta ses lèvres. Sa salive avait un goût amer. « Je l’ai battu. — Avec une lance dans le corps ? — Je ne l’ai su qu’après. » Long-Pied et Luthar échangèrent un regard perplexe. « C’est un détail qui passe difficilement inaperçu, commenta le Navigateur. — On pourrait le croire. » Logen hésita, cherchant la meilleure façon de présenter la chose ; il ne trouva aucune solution. « Eh bien… parfois… euh… je ne sais pas vraiment ce que je fais. » Une longue interruption. « Que voulez-vous dire ? » l’interrogea Bayaz. Logen fit la grimace. Toute la confiance fragile qu’il avait instaurée au cours de ces dernières semaines menaçait de s’écrouler comme un château de cartes, mais il n’avait pas le choix. Il n’avait jamais su mentir. « À l’âge de quatorze ans, je crois, je me suis querellé avec un ami. Impossible de me rappeler à quel propos. Je me souviens que je me suis mis en colère. Je me souviens aussi qu’il m’a frappé. Plus tard, je me suis retrouvé à regarder mes mains. » Et il baissa les yeux vers elles, très pâles dans la lueur du feu. « Je l’avais étranglé. Il était raide mort. Je n’avais aucun souvenir de l’avoir fait, mais j’étais seul avec lui, son sang incrusté sous mes ongles. Je l’ai tiré jusqu’à des rochers, puis l’ai poussé en bas la tête la première. J’ai raconté qu’il était mort en tombant d’un arbre, tout le monde m’a cru. Sa mère a pleuré et pleuré, mais que pouvais-je y faire ? C’était la première fois que ça se produisait. » Logen sentit les yeux de tous ses compagnons fixés sur lui. « Quelques années plus tard, j’ai failli tuer mon père. Je l’ai poignardé pendant un repas. J’ignore pourquoi. Je ne sais vraiment pas. Il a guéri, heureusement ! » Il vit Long-Pied s’écarter de lui avec nervosité ; il ne pouvait guère lui en vouloir. « C’est alors que les Shankas ont commencé à venir plus souvent. Mon père m’a donc envoyé plus au sud, de l’autre côté des montagnes, pour y chercher de l’aide. J’ai trouvé Bethod. Il a offert de m’aider si je me battais pour lui. J’ai été bien trop content de m’exécuter, sombre idiot que j’étais, mais les combats ne cessaient jamais. Si vous saviez ce que j’ai fait pendant cette période… Je suivais les ordres. » Il prit une profonde inspiration. « J’ai tué des amis. Vous auriez dû voir comment je traitais mes ennemis ! Au début, ça m’a plu. J’adorais m’asseoir en hauteur, près du feu, et observer les hommes, voir leur peur et constater qu’aucun d’eux n’osait croiser mon regard. Puis ça s’est dégradé. Au cours d’un hiver, j’ai commencé à ne plus savoir qui j’étais, ni ce que je faisais. Parfois je sentais ça arriver, sans pouvoir rien contrôler. Tout le monde ignorait qui serait ma prochaine victime. Ils en chiaient dans leur froc, même Bethod, et je me craignais moi-même bien plus que les autres. » Tous restèrent assis dans un silence ébahi. Le bâtiment en ruine qui leur avait paru réconfortant, après tous ces morts et l’immensité de la plaine, ne l’était plus. Les fenêtres vides ressemblaient à des plaies béantes, les chambranles sans portes, à des tombeaux. Le silence s’éternisa. Long-Pied finit par s’éclaircir la gorge. « Alors, à titre d’exemple… pensez-vous possible que, sans le vouloir, vous puissiez tuer l’un d’entre nous ? — Je pense plutôt que je vous tuerais tous d’un seul coup. » Bayaz affichait un air soucieux. « Pardonnez-moi de ne pas me sentir plus rassuré pour autant. — Moi j’aurais préféré que vous nous le disiez avant ! s’énerva Long-Pied. C’est le genre d’information qu’un compagnon de voyage devrait partager ! Je ne pense pas que… — Fichez-lui la paix ! gronda Ferro. — Mais nous devons savoir… — Ferme-la, espèce de cinglé ! Vous êtes loin d’être parfaits, tous autant que vous êtes ! » Elle regarda Long-Pied de travers. « Certains d’entre vous ont la langue bien pendue, mais quand il y a du grabuge, on ne les voit plus. » Elle fronça les sourcils en direction de Luthar. « Certains d’entre vous sont moins utiles qu’ils ne le croient. » Elle fusilla Bayaz des yeux. « Certains d’entre vous cachent des secrets, puis s’endorment au pire moment et nous laissent en plan au milieu de nulle part. C’est un tueur, et alors ? Ça ne vous a pas trop dérangés, quand tuer a été nécessaire. — Je voulais juste… — Ferme-la, que je t’ai dit ! » Long-Pied cilla quelques instants, avant d’obtempérer. Stupéfait, Logen dévisageait Ferro par-dessus le feu. Il n’aurait jamais pensé qu’elle prendrait sa défense. Elle était la seule du groupe à avoir vu le phénomène se produire. Elle seule savait ce qu’il avait voulu dire. Et pourtant, elle s’était exprimée en sa faveur. Elle s’aperçut qu’il la regardait et se renfrogna dans son coin, mais cela ne changeait rien pour lui. Il sentit un sourire étirer sa bouche. « Et qu’en est-il de toi ? » Bayaz s’adressait à Ferro, un doigt posé sur sa lèvre, comme s’il réfléchissait. « Quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ? — Tu as déclaré ne pas aimer les secrets. Nous avons tous parlé de nos cicatrices. J’ai ennuyé le groupe avec mes vieilles histoires et le Sanguinaire nous a fait frissonner avec les siennes. » Le Mage tapota son visage osseux, creusé de lignes dures dans la lueur des flammes. « Comment as-tu hérité des tiennes ? » Une pause. « Je parie que celui ou celle qui t’a fait ça a dû souffrir, hein ? » avança Luthar, un soupçon de gaieté dans la voix. Long-Pied se mit à glousser. « Oh, sûrement ! Je dirais même qu’il a dû connaître une fin brutale ! Je n’ose imaginer ce… — J’ai fait ça toute seule », dit Ferro. Les quelques rires qui avaient fusé s’éteignirent aussitôt, les sourires s’effacèrent ; tous assimilaient son aveu. « Hein ? bredouilla Logen. — Qu’est-ce qu’il y a, gros Blafard ? T’es sourd ou quoi ? Je me suis fait ça toute seule. — Pourquoi ? — Ha ! ha ! hurla-t-elle en lui jetant un regard noir. Tu ignores ce que c’est que d’appartenir à quelqu’un ! À l’âge de douze ans, j’ai été vendue à un homme nommé Susman. » Elle cracha par terre, puis gronda des mots incompréhensibles dans sa propre langue. Logen comprit qu’il ne devait pas s’agir d’un compliment. « Il était propriétaire d’un endroit où on dressait les filles, avant de les vendre avec un bon bénéfice. — Dressées à faire quoi ? demanda Luthar. — Qu’est-ce que tu crois, pauvre idiot ? À baiser. — Ah ! » piailla-t-il, avalant sa salive et baissant aussitôt les yeux vers le sol. « J’y suis restée deux ans. Deux ans, avant de pouvoir voler un couteau. À l’époque, je ne savais pas encore tuer. Alors, je me suis blessée du mieux que j’ai pu. Je me suis tailladée jusqu’à l’os. Le temps qu’ils m’arrachent mon arme, mon prix avait sacrément baissé. » Le visage tourné vers les flammes, elle ricana d’un air mauvais, comme si ce jour-là avait été le plus beau de sa vie. « Vous auriez dû entendre ce salaud glapir ! » Logen avait les yeux exorbités, Long-Pied, la bouche ouverte. Même le Premier des Mages semblait estomaqué. « Tu t’es balafrée, toi-même ? — Et alors ? » Le silence s’installa de nouveau. Le vent se leva. Il tourbillonna autour des ruines, siffla dans les lézardes, fit vaciller et danser les flammes. Après une telle révélation, personne n’avait grand-chose à dire. L’enragé La neige tombait. Des flocons blancs voltigeaient dans le vide, au-delà du bord de la falaise, transformant les sapins verts, les rochers noirs et la rivière marron, loin en contrebas, en spectres gris. West pouvait à peine croire que, dans son enfance, il attendait son arrivée avec impatience tous les hivers. Qu’il se réjouissait à l’idée de se lever et de découvrir un monde recouvert d’un blanc manteau. Que ce phénomène ait pu receler un mystère, susciter son émerveillement et sa joie. Là, la vue des flocons se posant sur les cheveux de Cathil, le manteau de Ladisla et son propre pantalon crasseux, le remplissait d’horreur. Elle impliquait davantage de froid mordant, de contacts avec des vêtements humides et d’efforts pour se déplacer. Il frotta ses mains pâles l’une contre l’autre, renifla en regardant le ciel et souhaita de tout cœur de ne pas sombrer dans la détresse. « Il faut voir le bon côté des choses », chuchota-t-il. Ses paroles râpèrent sa gorge irritée, son souffle se répandit dans l’air en un épais panache de buée. « Il le faut. » Il songea aux étés chauds de l’Agriont. Aux bourgeons à peine éclos sur les arbres des jardins publics. Aux oiseaux qui gazouillaient sur les épaules des statues souriantes. Au soleil qui dardait ses rayons à travers les branches feuillues du parc. Cela ne l’aida en rien. Il renifla de nouveau pour empêcher son nez de couler, essaya de remonter ses mains en les tortillant dans les manches de son uniforme, mais celles-ci manquaient de longueur. De ses doigts livides, il agrippa les bords effilochés des poignets. Aurait-il un jour de nouveau chaud ? Il sentit la main de Pike sur son épaule. « Quelque chose se prépare », murmura le prisonnier, avant d’indiquer le groupe des hommes du Nord accroupis en rond qui marmonnaient entre eux d’une voix pressante. West les observa d’un air las. Il avait presque réussi à trouver une position confortable, et il lui était difficile de s’intéresser à autre chose qu’à ses propres tourments. Il déplia lentement ses jambes engourdies, entendit ses genoux glacés émettre un claquement mat quand il se remit debout, et s’obligea à bouger pour chasser la torpeur qui avait envahi son corps tout entier. Plié en deux tel un vieillard, il commença à se traîner vers les hommes du Nord, s’entourant de ses bras pour se protéger de la froidure. La réunion se termina avant son arrivée. Une nouvelle décision avait été prise sans lui demander son avis. Visiblement indifférent à la neige qui tourbillonnait, Séquoia se dirigea vers lui. « Renifleur a repéré des éclaireurs de Bethod, grogna-t-il en montrant un point entre les arbres. De l’autre côté de cette butte, en bordure du torrent, près des chutes d’èau. Heureusement qu’il les a surpris ! Ça aurait pu être l’inverse. Nous serions sûrement tous morts, à l’heure qu’il est ! — Combien sont-ils ? — Une douzaine, d’après lui. Les contourner risque d’être dangereux. » West s’assombrit. Il se balançait d’un pied sur l’autre pour stimuler la circulation de son sang. « Mais les combattre serait tout aussi dangereux, non ? — Peut-être… ou pas. Si nous pouvions leur tomber dessus à l’improviste, nous aurions des chances de nous en tirer. Ils ont de la nourriture, des armes… » Il détailla West de la tête aux pieds « … et des vêtements. Toutes sortes de choses qui pourraient nous servir. Nous venons tout juste d’entrer dans l’hiver, et vu que nous continuons vers le nord, le temps ne va pas se réchauffer. C’est décidé, nous allons nous battre. Une douzaine, ça fait beaucoup, nous aurons donc besoin de tout le monde. Votre copain, Pike, a l’air de savoir manier une hache sans trop s’inquiéter du résultat. Vous feriez mieux de le mettre au parfum, ainsi que les autres. » Il fit un signe de tête vers Ladisla, recroquevillé par terre. « La fille devrait rester à l’écart, mais… — Le prince aussi. C’est trop dangereux. » Les yeux de Séquoia se contractèrent. « Vous avez sacrément raison, c’est dangereux. Voilà pourquoi tous les hommes devraient participer. » West se pencha vers lui. Malgré ses lèvres gercées, aussi rigides et gonflées que des saucisses trop cuites, il fit de son mieux pour se montrer persuasif. « Il ne contribuerait qu’à augmenter les risques. Vous et moi le savons. » Le prince leur jeta un coup d’œil soupçonneux, essayant de deviner de quoi ils pouvaient parler. « Il serait aussi utile dans une bagarre qu’un sac enfilé sur nos têtes. » L’homme du Nord eut un reniflement dédaigneux. « Là, vous n’avez pas tort. » Il inspira profondément, sourcils froncés, et prit le temps de réfléchir. « D’accord, ce n’est pas dans nos habitudes, mais c’est d’accord ! Il reste avec la fille. Nous autres, on va se battre, ce qui veut dire que vous aussi vous venez. » West acquiesça. Chacun doit accomplir sa part, même s’il ne goûte pas beaucoup cette perspective. « Ça me paraît justifié. Nous allons nous battre. » Il rebroussa chemin péniblement pour aller prévenir ses compagnons. Dans les jardins luxuriants de l’Agriont, personne n’aurait reconnu le prince héritier. Les élégants, les courtisans et les parasites, qui buvaient habituellement ses paroles, l’auraient plus probablement enjambé en se pinçant le nez. Le manteau, dont West lui avait fait cadeau, se déchirait aux coutures ; ses coudes étaient râpés, et l’ensemble, maculé de boue. En dessous, son uniforme d’un blanc immaculé avait petit à petit adopté la couleur marron de la crasse. Quelques lambeaux de galons dorés pendaient encore, à la manière d’un joli bouquet de fleurs qui aurait fané jusqu’à l’extrémité de ses tiges pâteuses. Ses cheveux n’étaient plus qu’une tignasse emmêlée, son menton et ses joues s’ornaient d’une barbe rousse éparse, et la touffe de poils qui poussait entre ses sourcils indiquait qu’en des jours plus heureux il avait passé un certain temps à s’épiler. À des lieues à la ronde, le seul homme dans un état plus piteux que le sien était West lui-même. « Qu’y a-t-il ? marmonna le prince lorsqu’il vint s’accroupir près de lui. — Des éclaireurs de Bethod campent près du torrent, Votre Grandeur. Nous devons nous battre. » Le prince hocha la tête. « Il me faudra une arme quelcon… — Je me vois dans l’obligation de vous demander de rester à l’écart. — Colonel West, je pense qu’il serait… — Vous avoir avec nous serait un avantage précieux, Votre Grandeur. Je crains toutefois que ce ne soit hors de question. Vous êtes l’héritier du trône. Nous ne pouvons nous permettre de vous exposer au danger. » Ladisla s’efforça de prendre un air chagriné, mais West remarqua à quel point il était soulagé. « Bon, très bien, si vous le jugez nécessaire ! — Plus que nécessaire ! » West se tourna vers Cathil. « Vous devrez rester tous deux ici. Nous ne tarderons pas à revenir. Avec un peu de chance… » Ses dernières paroles manquèrent de le faire tressaillir. La chance n’avait pas été franchement de son côté, dernièrement. « Tâchez de ne pas vous montrer et d’être discrets. » Elle lui grimaça un sourire. « Ne vous inquiétez pas. Je m’assurerai qu’il ne se blesse pas. » Ladisla la foudroya du regard, en serrant les poings de rage. Apparemment, il supportait de plus en plus difficilement ses railleries continuelles. Être flatté et obéi sa vie durant ne préparait pas à être ridiculisé à tout bout de champ, et dans les pires conditions. West se demanda s’il ne commettait pas une erreur en les laissant là, tous les deux, mais il n’avait pas vraiment le choix. Leur position sur cette hauteur devrait leur procurer une certaine sécurité. En tout cas, plus qu’à lui. Tous assis sur leur postérieur, ils offraient un cercle de visages sales, égratignés, à l’expression farouche, surmontés de chevelures négligées. Séquoia, le visage taillé à coups de serpe et sillonné de rides profondes. Dow le Sombre, avec son oreille en moins et son horrible rictus. Tul Duru, avec ses sourcils broussailleux rapprochés. Le Sinistre, aussi impassible qu’une pierre. Renifleur, avec ses yeux clairs plissés et de la vapeur s’échappant de son nez busqué. Pike, au froncement s’étalant sur les rares parties de son visage brûlé encore capables de se rétracter. Six des hommes les plus durs du monde… et West. Ce dernier déglutit. Chaque homme doit accomplir sa part. Séquoia entreprit d’ébaucher avec un bâton une carte grossière sur le sol durci. « Bon, les gars ! Ils se sont installés là, en bas, au bord du torrent. Il y en a une douzaine, peut-être plus. Voilà comment nous allons procéder. Le Sinistre, tu montes vers la gauche. Renifleur, à droite, selon le déploiement habituel. — Entendu, chef », dit Renifleur. Le Sinistre hocha la tête. « Tul, Pike et moi les prendrons au corps à corps, de ce côté. J’espère qu’on les surprendra. Ne tirez pas sur nous, hein, les gars ? » Renifleur ricana. « Si vous restez à l’écart de nos flèches, y aura pas de problème ! — Je garderai ça à l’esprit. Dow et West, vous couperez à travers le torrent et attendrez ici, près des chutes. » Le bâton dessina une rainure sur la terre gelée. West sentit une boule se former dans sa gorge ; son inquiétude grandit. « Le bruit de l’eau devrait vous couvrir. Vous attaquerez dès que vous me verrez jeter une pierre dans l’eau, vous entendez ? La pierre qui tombe, ce sera le signal. — D’accord, chef », maugréa Dow. West se rendit compte soudain que Séquoia le fixait durement. « Entendu, mon garçon ? — Euh, oui, bien sûr », marmonna-t-il, la langue engourdie par le froid, sa terreur croissante. « Quand la pierre est lancée, nous attaquons… chef. — Bien. Et vous avez tous intérêt à garder les yeux ouverts. Il pourrait y en avoir d’autres dans le coin. Bethod a des éclaireurs dans tout le pays. Quelqu’un se pose-t-il encore des questions sur ce qu’il a à faire ? » Tous secouèrent la tête. « Bon. Alors ne rejetez pas la faute sur moi si vous vous faites descendre ! » Séquoia se leva, les autres l’imitèrent. Ils achevèrent en hâte leurs derniers préparatifs : dégager les lames des fourreaux, tendre les cordes des arcs, resserrer les boucles. West n’avait pas grand-chose à préparer. Une lourde épée volée à enfiler dans un ceinturon usagé… voilà tout. Il se sentait comme un parfait idiot, au milieu de cette bande singulière. Il se demanda combien de gens ils avaient tués, tous autant qu’ils étaient. Il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’ils avaient décimé toute une ville, et pourquoi pas, un ou deux autres villages. Pike, lui aussi, semblait plus que prêt à commettre des meurtres de sang-froid. West se souvint qu’il n’avait pas la moindre idée de la raison qui avait conduit le prisonnier dans une colonie pénitencière. En le regardant passer un doigt pensivement sur le fil de sa hache, en voyant ses yeux durs sur son visage mort de grand brûlé, il ne lui fut pas difficile de l’imaginer. West contempla ses mains ; elles tremblaient, mais pas uniquement de froid. Il les joignit et les serra convulsivement. Quand il redressa la tête, il vit que Renifleur le fixait avec un sourire grimaçant. « Il faut éprouver de la peur, pour avoir du courage », dit-il, avant de lui tourner le dos pour suivre Séquoia et les autres entre les arbres. La voix bourrue de Dow le Sombre retentit soudain derrière lui. « Z’êtes avec moi, le tueur. Alors, tâchez de suivre ! » Il cracha sur le sol gelé, pivota et se dirigea vers le torrent. West se retourna une dernière fois vers leurs deux compagnons qui restaient. Cathil lui adressa un signe de tête, auquel il répondit de la même façon. Puis, leur tournant le dos, il emboîta le pas à Dow et se faufila en silence parmi les arbres décorés de guirlandes de glace, tandis que le crépitement de la cascade devenait de plus en plus audible. À mesure de la progression, le plan de Séquoia lui sembla manquer de détails. « Une fois le torrent franchi et le signal donné, que faisons-nous ? — On tue », gronda Dow par-dessus son épaule. Cette réponse, bien qu’inutile, provoqua un début de panique chez West ; ses entrailles se tordirent. « Dois-je aller à gauche ou à droite ? — Où vous voulez, du moment que c’est pas en travers d’mon chemin. — De quel côté irez-vous ? — Là où on tue. » West regrettait d’avoir posé la question, tout en marchant avec prudence sur la berge. Entre les troncs foncés des arbres, il aperçut alors les chutes en amont : un grand mur de roche noire du haut duquel se précipitaient des eaux blanches qui projetaient un brouillard glacé dans les airs en un bruit de tonnerre. Le torrent ne dépassait pas les deux toises en largeur, pourtant son courant était fort et ses eaux écumaient autour des rochers qui bordaient ses rives. Tenant son épée et sa hache au-dessus de sa tête, Dow s’y engagea résolument. Arrivé au milieu, il avait de l’eau jusqu’à la taille. Il continua néanmoins et se hissa sur la berge opposée, prenant soin d’aplatir son corps dégoulinant sur les rochers. Lorsqu’il se retourna et aperçut West aussi loin derrière lui, il lui fit signe de le suivre d’un geste agacé, accompagné d’une moue significative. West se débattit avec sa propre épée, la souleva, puis, retenant son souffle, pénétra à son tour dans le torrent. L’eau s’insinua dans ses bottes, autour de ses mollets. Il eut soudain l’impression que sa jambe était emprisonnée dans de la glace. Il avança d’un pas, et son autre jambe disparut jusqu’à la cuisse. Les yeux exorbités, il pantela, sachant que tout retour en arrière était impossible, et fit un pas de plus. Sa botte glissa sur les galets moussus du lit du torrent, où il s’enfonça jusqu’aux aisselles. Si l’eau glacée ne lui avait pas coupé le souffle, il aurait sans doute hurlé. Il barbota tant bien que mal, essayant de nager, quand il ne trébuchait pas. L’angoisse le faisait grincer des dents. Il finit par atteindre l’autre rive ; sa respiration sifflante s’échappait par saccades, en halètements rauques. Il remonta le talus et, chancelant, s’appuya contre les rochers derrière Dow, la peau engourdie et parcourue de fourmillements. L’homme du Nord, goguenard, lui lança : « Vous avez l’air d’avoir froid. — Je vais bien », bafouilla West qui claquait des dents. Il n’avait jamais eu aussi froid de sa vie. « Je ferai ma pa… pa… part… — Vous f’rez quoi ? Ça, pas question, p’tit glaçon, on risqu’rait de s’faire tuer tous les deux. — Ne vous inquiétez pas… » Du plat de la main, Dow le frappa violemment au visage. La surprise l’emportant sur la douleur, West en resta bouche bée et laissa tomber son épée dans la boue. Sa main s’approcha machinalement de sa joue cuisante. « Qu’est-ce… — Utilisez-la ! lui souffla l’homme du Nord. Elle est à vous ! » Au moment où West allait riposter, Dow l’envoya cogner contre les rochers, de son autre main. Du sang s’écoulait de ses lèvres, sa tête bourdonnait. « Elle est à vous. Méritez-la ! — Espèce de sale… » La suite ne fut qu’un grognement inintelligible. West s’était précipité sur Dow, mains tendues. Il le saisit par le cou et serra, grondant tel un animal, montrant les dents, comme s’il avait l’esprit dérangé. Son sang bouillonnait. La faim, la douleur et la frustration causées par cette pénible marche ininterrompue avaient fait déborder le vase. Dow le Sombre était néanmoins deux fois plus fort que lui, malgré l’intensité de sa colère. « Utilisez-la ! » tonna-t-il en détachant les mains de West, qu’il repoussa une nouvelle fois contre les rochers. « Ça y est, z’êtes réchauffé ? » Quelque chose passa soudain au-dessus de leur tête et disparut dans l’eau. D’une dernière bourrade en guise d’adieu, Dow l’écarta, puis bondit à l’assaut de la berge en rugissant. Après avoir ramassé sa lourde épée crottée, West la brandit et s’empressa de l’imiter. Le sang battant contre ses tempes, il hurlait des mots sans suite à pleins poumons. Le sol boueux défila sous ses pieds. Il se fraya un chemin à travers fourrés et branches en putréfaction, déboucha dans une petite clairière, vit Dow abattre l’un de ses compatriotes ébahi, d’un coup de hache. Du sang jaillit dans les airs ; les gouttes sombres tranchaient sur les feuillages emmêlés et le ciel clair. Arbres, rochers, hommes hirsutes tressautaient, vacillaient, tandis que son propre souffle mugissait dans ses oreilles comme des bourrasques. Quelqu’un se dressa devant lui. Il fit tournoyer son épée, la sentit mordre dans des chairs. Du sang lui éclaboussa le visage. Il recula, crachant, clignant des yeux, glissa sur le flanc, se releva aussitôt, la tête pleine de gémissements, de cris, de cliquetis métalliques et de craquements d’os brisés. Quelqu’un passa près de lui en titubant, les mains agrippées à une flèche fichée dans sa poitrine. L’épée de West lui fendit le crâne jusqu’à la mâchoire. Agité de soubresauts, le moribond lui arracha son arme. West trébucha dans la gadoue, faillit tomber en balançant le poing vers une ombre qui courait devant lui. Quelque chose s’écrasa contre lui, l’envoya percuter un arbre ; ses poumons se vidèrent avec un léger sifflement. Quelqu’un le tenait fermement à bras le corps, le clouait au sol pour essayer de lui ôter la vie en l’écrabouillant. West tendit le cou, mordit à pleines dents les lèvres de son assaillant. L’homme hurla, le roua de coups ; il les sentit à peine. Recrachant un lambeau de chair, il le cogna au visage. Le malheureux se tortilla, glapit ; du sang dégoulinait de sa bouche meurtrie. West s’acharna alors sur son nez, grognant tel un chien enragé. Mordre. Mordre. Mordre. Sa propre bouche s’emplit de sang. Il entendait des cris, mais tout ce qui lui importait, c’était de serrer les mâchoires, encore et encore ; il finit par tourner la tête. L’homme bascula en arrière, les mains sur le visage. Arrivant de nulle part, une flèche vint se planter dans ses côtes avec un bruit mat ; l’homme tomba à genoux. West plongea sur lui, attrapa sa crinière échevelée à deux mains et se mit à lui cogner la tête sur le sol avec frénésie. « Mission accomplie. » Les mains de West lâchèrent prise brusquement. Des mèches de cheveux arrachés s’agglutinaient sur ses doigts crochus, maculés de sang. Il se redressa, le souffle court, les yeux fous. Le calme régnait. Le monde avait cessé de tourbillonner. Des flocons de neige papillonnaient dans la clairière, se déposaient en minuscules taches blanches sur la terre mouillée, les armes éparpillées, les hommes allongés et ceux encore debout. Non loin de lui, Tul l’observait. Son épée à la main, Séquoia se trouvait juste derrière. La masse rosée du visage de Pike affichait un semblant de grimace ; d’une main ensanglantée, il tenait l’officier par le bras. Tous avaient les yeux fixés sur West. Tous le regardaient. Dow pointa un doigt sur lui. Et, renversant la tête, il éclata de rire. « Tu l’as mordu ! Tu lui as arraché l’ nez avec tes putains d’dents ! J’savais bien que t’étais complètement fou ! » West se contenta de les dévisager. Les bourdonnements commençaient à diminuer dans sa tête. « Quoi ? » bredouilla-t-il. Il était couvert de sang. Il essuya sa bouche. Salée. Il porta son attention sur le cadavre le plus proche, face contre terre. Le sang, qui avait formé une flaque sous sa tête, s’écoulait en un mince filet jusqu’à la botte de West. Il se rappela quelque chose… Pris de crampes, il cracha une bile rougeâtre. Son estomac vide était tout retourné. « Un enragé ! hurla Dow. Voilà c’que t’es ! » Après avoir émergé des taillis, son arc en bandoulière, le Sinistre vint s’agenouiller près d’un cadavre pour le dépouiller de sa fourrure ensanglantée. « Beau manteau », marmonna-t-il. Plié en deux, lessivé, West les regarda dévaliser le campement. Il entendit Dow s’esclaffer. « L’Enragé ! caqueta celui-ci d’une voix rauque. Voilà comment j’vais t’appeler ! — Ils ont des flèches, par ici. » Renifleur sortit un objet d’un des sacs empilés sur le sol et ricana. « Et du fromage ! Un peu poussiéreux… » Il déchira un morceau de pâte jaune avec ses doigts crasseux, y goûta et sourit « … mais encore mangeable. — Ils ont pas mal de bonnes choses », acquiesça Séquoia, qui se mit à rire tout seul. « Et nous tenons tous encore debout… enfin plus ou moins. C’est du bon boulot, les gars ! » Il donna une claque dans le dos de Tul. « Nous ferions mieux de repartir rapidement vers le nord, avant qu’on ne signale leur disparition. Ramassons tout ça vite fait et passons récupérer les deux autres. » West reprenait peu à peu ses esprits. « Les autres ! — Bon, concéda Séquoia, Dow et toi, allez voir ce qu’ils deviennent ! D’accord, l’Enragé ? » Et il se retourna, un petit sourire aux lèvres. West refit en courant le chemin inverse, trébuchant et glissant dans sa hâte ; son sang bouillonnait de nouveau. « Protéger le prince », se dit-il. Il pataugea à travers le torrent sans même sentir le froid, remonta péniblement la berge opposée, enchaîna avec la butte pour se dépêcher de rejoindre la hauteur où ils avaient laissé leurs compagnons. Un cri de femme, aussitôt étouffé, puis un grognement d’homme. L’horreur s’empara de lui. Les hommes de Bethod les avaient découverts. Il était peut-être déjà trop tard. Il obligea ses jambes fourbues à gravir la pente, dérapa dans la boue. Il devait protéger le prince. L’air lui brûlait la gorge. Il se força à persévérer à la même allure ; ses doigts crochetaient l’écorce des arbres, s’agrippaient aux brindilles, dispersaient les aiguilles de pin qui émaillaient la terre gelée. Il finit par atteindre le terrain dégagé à côté de la falaise, haletant, son poing engourdi serré fermement sur son épée rougie. Deux silhouettes se tortillaient sur le sol. Cathil se trouvait dessous ; allongée sur le dos, elle battait des jambes et griffait l’homme couché sur elle. Celui-ci avait réussi à lui baisser son pantalon jusqu’aux genoux. Là, il s’efforça » de défaire son propre ceinturon d’une main, tandis que de l’autre, il lui bâillonnait la bouche. West fit un pas en avant, son épée brandie ; l’homme tourna vivement la tête. West cilla. Le violeur n’était autre que le prince héritier. En voyant West, ce dernier se redressa maladroitement et recula. Son visage montrait une expression penaude, proche du sourire grimaçant d’un gamin surpris en train de dérober une part de tarte dans les cuisines. « Je suis désolé, dit-il, je croyais que votre absence durerait plus longtemps. » Peinant à comprendre la scène qui s’était déroulée sous ses yeux, West le fixait d’un air hébété. « Plus longtemps ? — Espèce de salaud ! » cria Cathil, qui se relevait en remontant son pantalon. « Je vais te tuer, salopard ! » Ladisla effleura ses lèvres. « Elle m’a mordu ! Regardez ! » Il tendit le bout de son doigt ensanglanté, comme preuve d’un outrage perpétré sur lui. West se sentit avancer. Le prince dut lire sa détermination sur son visage, car il recula encore d’un pas, une main levée, l’autre toujours accrochée à son pantalon. « Voyons, West, attendez une… » Il n’y eut ni rage incontrôlée, ni aveuglement fugitif, ni membres agissant de leur propre chef, ni la moindre trace de migraine. Il n’éprouvait aucune colère. West ne s’était jamais senti aussi calme de sa vie, aussi modéré, aussi sûr de lui. Il choisit froidement d’agir. Son bras droit se tendit. Sa paume se posa sur la poitrine de Ladisla. Il poussa. Le prince héritier laissa échapper un léger hoquet et trébucha brutalement en arrière. Sa cheville gauche se tordit sur le sol glissant. Il voulut rétablir son équilibre en cherchant un appui de son pied droit, mais ne rencontra que le vide. Ses sourcils s’arquèrent, sa bouche et ses yeux s’ouvrirent de surprise. L’héritier du trône de l’Union tomba en agitant vainement les mains. Il chuta en tournoyant dans les airs… et disparut. Un cri bref. Un choc assourdi. Un bruit de pierres qui roulaient. Puis le silence. West resta cloué sur place, les yeux papillotants. Il finit par se tourner vers Cathil. Pétrifiée, les yeux écarquillés, à deux pas de lui. « Vous… Vous… — Je sais. » Il reconnut à peine sa voix. S’approchant du bord, il jeta un coup d’œil au pied de la falaise. Le cadavre de Ladisla gisait à plat ventre sur des rochers en contrebas. Le manteau déchiré de West s’étalait autour de lui, son pantalon était roulé sur ses chevilles, un de ses genoux, tordu dans le sens contraire. Un large cercle de sang commençait à se répandre sur les pierres autour de son crâne brisé. Personne n’aurait pu avoir l’air plus mort. West déglutit. C’était son œuvre. Il avait assassiné l’héritier du trône. Il l’avait tué de sang-froid. Il était devenu un meurtrier. Un traître. Un monstre. Il faillit éclater de rire. L’Agriont ensoleillé, où loyauté et respect prévalaient naturellement, où les gens du peuple obéissaient à leurs maîtres, où tuer d’autres gens n’était pas une chose à faire… cet Agriont était bien loin de lui. Peut-être était-il un monstre, mais ici, dans l’immensité glacée du pays des Angles, les règles étaient différentes. Et les monstres, pléthore. Il sentit une main s’abattre sur son épaule. Levant les yeux, il aperçut le profil sans oreille de Dow le Sombre qui scrutait le ravin. L’homme du Nord siffla doucement entre ses lèvres retroussées. « Eh bien, c’en est fini de lui, comme qui dirait ! Tu sais quoi, l’Enragé ? » Il lui adressa un sourire en coin. « Tu commences à m’plaire. » Jusqu’au dernier À Sand dan Glotka, Supérieur de l’inquisition. Strictement confidentiel. Il est clair que, malgré vos efforts, Dagoska ne restera plus aux mains de l’Union pendant très longtemps. Voilà pourquoi je vous ordonne de quitter la ville immédiatement, pour venir me faire votre rapport en personne. Les docks ne sont peut-être plus sous votre contrôle, mais je suis certain qu’il ne vous sera pas difficile de vous éclipser sur une petite embarcation, à la faveur de la nuit. Un bateau vous attendra à proximité des côtes. Vous confierez le commandement de la ville au général Vissbruck, le seul citoyen de l’Union, siégeant au conseil municipal de Dagoska, encore en vie. Il me paraît inutile de vous rappeler que les ordres du Conseil Restreint demeurent inchangés en ce qui concerne les défenseurs de la ville. Ils doivent combattre jusqu’au dernier. Sult Insigne Lecteur de l’inquisition de Sa Majesté Mâchoires serrées, le général Vissbruck baissa lentement la missive. « Devons-nous comprendre, Monsieur le Supérieur, que vous allez nous quitter ? » Sa voix chevrotait légèrement. Panique ? Peur ? Colère ? Qui pourrait lui en vouloir de ressentir l’une des trois ! La pièce n’avait pas changé depuis l’arrivée de Glotka dans la ville. Les superbes mosaïques, les sculptures époustouflantes et la table au plateau reluisant resplendissaient sous les rayons du soleil matinal, qui s’engouffraient par les hautes fenêtres. Le conseil municipal, en revanche, s’est tristement amoindri. Les seuls qui restaient étaient Vissbruck, aux bajoues débordant sur le col empesé de sa veste brodée, et Kahdia le Haddish, avachi avec lassitude dans son fauteuil. Debout à l’écart, près d’une fenêtre, négligemment appuyé contre le mur, Nicomo Cosca se curait les ongles. Glotka prit une profonde inspiration. « L’Insigne Lecteur veut que j’aille… m’expliquer. » Vissbruck laissa échapper un rire étranglé. « Pour une raison quelconque, l’image de rats fuyant une maison en flammes m’est soudain venue à l’esprit. » Heureuse métaphore. Surtout si les rats fuient une maison en flammes pour se jeter dans un hachoir à viande. « Allons, général ! » Un mince sourire sur les lèvres, Cosca renversa sa tête et la fit rouler sur le mur. « Le Supérieur n’était pas obligé de nous montrer cette lettre. Il aurait pu se sauver durant la nuit, et nous ne serions pas plus avancés. Moi, en tout cas, c’est ce que j’aurais fait. — Permettez-moi de ne pas vraiment m’intéresser à ce que vous auriez fait, ricana Vissbruck. Notre situation est critique. Les remparts extérieurs sont perdus et, avec eux, nos chances de résister bien longtemps s’évanouissent elles aussi. Les taudis grouillent de soldats gurkhiens. Nous opérons des sorties toutes les nuits par les portes de la ville haute pour aller brûler un malheureux bélier ou tuer quelques sentinelles endormies, mais au matin, de nouveaux équipements réapparaissent. Qui sait ? peut-être vont-ils aménager un espace au milieu des masures, afin d’y assembler leurs énormes catapultes ! Après ça, on peut supposer que la ville haute sera rapidement la proie des tirs soutenus de ces incendiaires ! » Il indiqua du bras l’une des fenêtres. « De là, ils pourraient sans doute atteindre la Citadelle ! Et cette pièce pourrait bientôt exhiber un boulder en guise de chandelier ! — J’ai bien conscience de la précarité de notre position », déclara Glotka d’un ton sec. L’odeur pestilentielle de la panique de ces derniers jours s’est tellement amplifiée que même les morts pourraient la humer. « Mais les ordres de l’Insigne Lecteur sont des plus explicites. Combattre jusqu’au dernier. Pas de reddition. » Les épaules de Vissbruck s’affaissèrent. « De toute façon, une reddition ne nous servirait en rien. » Il se leva, fit une timide tentative pour lisser son uniforme, puis repoussa lentement sa chaise sous la table. À ce moment précis, Glotka eut presque pitié de lui. Il la mériterait sans doute, mais j’ai épuisé toute ma compassion avec Carlot dan Eider qui, elle, ne la méritait sûrement pas. « Permettez-moi de vous donner un petit conseil, en tant qu’ancien prisonnier des geôles gurkhienne. Si la ville venait à tomber, je vous recommande de vous supprimer, plutôt que de vous laisser capturer. » Le général Vissbruck écarquilla les yeux brièvement. Il les baissa aussitôt vers les magnifiques mosaïques et déglutit. Lorsqu’il se redressa, Glotka fut surpris de voir un sourire amer étirer sa bouche. « Ce n’est pas du tout ce que j’avais en tête en m’engageant dans l’armée. » Glotka tapota sa jambe infirme de sa canne et lui grimaça un sourire de sa composition. « Je pourrais dire la même chose. Qu’a écrit Stolicus ? « Le sergent recruteur vend des rêves, mais distribue des cauchemars. » — C’est parfaitement de circonstance. — Si cela peut vous consoler, je doute que mon sort soit beaucoup plus enviable que le vôtre. — Piètre consolation ! » Et Vissbruck claqua les talons de ses bottes impeccablement cirées pour se mettre au garde-à-vous. Oscillant quelque peu, il demeura ainsi un moment, avant de se diriger vers la porte sans un mot. Les cliquetis de ses semelles cloutées résonnèrent sur le sol, puis s’estompèrent à mesure qu’il s’éloigna dans le couloir. Glotka reporta son attention sur Kahdia. « Malgré les propos que j’ai tenus au général Vissbruck, je vous encourage vivement à vous rendre, à la première occasion. » Les yeux las de Kahdia se posèrent brusquement sur lui. « Après tout ça ? Nous rendre maintenant ? » Surtout maintenant. « L’empereur fera peut-être preuve de clémence. En tout cas, je ne vois pas quel intérêt vous auriez à continuer de vous battre. Vu la situation, un marché est encore possible. Vous pourriez certainement trouver un arrangement. — Est-ce là tout le soulagement que vous avez à nous proposer ? La clémence de l’empereur ? — C’est tout ce que j’ai à vous offrir. Que m’avez-vous dit déjà sur cet homme égaré dans le désert ? » Kahdia hocha la tête avec lenteur. « Quelle que soit l’issue, j’aimerais vous remercier. » Me remercier ? Pauvre fou ! « De quoi ? D’avoir détruit votre ville et de vous livrer à la clémence de l’empereur ? — De nous avoir témoigné un certain respect. » Glotka eut un reniflement de mépris. « Du respect ? Je vous ai simplement dit ce que vous vouliez entendre pour parvenir à mes fins. — Sans doute. Mais les remerciements sont gratuits. Dieu soit avec vous ! — Dieu ne me suivra pas, là où je vais », marmonna Glotka, alors que Kahdia quittait discrètement la pièce. Cosca fronça son long nez et ricana. « Bon retour à Adua, hein, Supérieur ? — Bon retour à Adua, comme vous dites ! » Bon retour à la Maison des Questions. Et dans le bureau de l’Insigne Lecteur ! Cette idée n’était pas franchement réjouissante. « Peut-être vous y reverrai-je ! — Vous croyez ? » Je pense plutôt que vous vous ferez massacrer comme tous les autres, quand la ville tombera. Ainsi vous n’aurez pas l’occasion de me voir pendu. « S’il est bien une chose que j’ai retenue au cours de mon existence, c’est qu’il y a toujours de l’espoir. » Cosca sourit en s’écartant du mur pour traverser la salle à pas mesurés, une main posée avec désinvolture sur le pommeau de son épée. « Je n’aime pas être privé d’un bon employeur. — Et moi je n’aime pas priver le monde de ma personne. Préparez-vous néanmoins à subir une déception. La vie en est pleine. » Et la façon dont elle vous tire sa révérence est souvent la plus grande de toutes. « Bon, eh bien ! Même si l’un de nous doit être déçu… ce fut un honneur pour moi ! » Cosca s’inclina sur le seuil de la porte en un geste théâtral. Les dorures écaillées de son plastron jadis somptueux étincelèrent dans la lumière radieuse de cette heure matinale. Assis sur le lit, Glotka massait sa jambe parcourue de douleurs lancinantes, tout en passant sa langue sur ses gencives édentées. Il jeta un regard circulaire à ses appartements. Ou plutôt ceux de Davoust. C’est ici qu’un vieux magicien m’a terrorisé au milieu de la nuit. D’ici que j’ai regardé la ville brûler. Ici que j’ai failli être dévoré par une adolescente de quatorze ans. Ah, quels joyeux souvenirs… Il se releva en faisant la grimace et se traîna jusqu’à l’une des caisses qu’il avait apportées avec lui. Et c’est ici que j’ai signé le reçu pour le million de marks avancé par l’agence de la banque Valint et Balk. Il sortit de son manteau la pochette de cuir plate que Mauthis lui avait remise. Un demi-million de marks en pierres précieuses… presque pas entamé. Il fut de nouveau pris par l’irrésistible envie de l’ouvrir, d’y plonger la main pour sentir la froide et rude caresse de cette fortune crisser entre ses doigts. Il résista à la tentation au prix d’un terrible effort, se pencha au prix d’un effort encore plus grand pour écarter d’une main quelques vêtements soigneusement pliés et, de l’autre, enfouir la pochette dans le fond. Du noir, du noir, et encore du noir. Je devrais songer à varier ma garde-robe… « On allait partir sans dire au revoir ? » Glotka se redressa si brusquement qu’une douleur fulgurante lui transperça le dos ; il fut à deux doigts de vomir. Tendant alors un bras, il fit claquer le couvercle du coffre et n’eut que le temps de s’effondrer dessus, avant que sa jambe ne se bloque. Debout sur le seuil, Vitari le regardait d’un air mauvais. « Bordel ! » siffla-t-il, en postillonnant à chaque bouffée d’air expiré entre les espaces de ses dents manquantes. Sa jambe gauche était aussi insensible qu’un morceau de bois, la droite le martyrisait. Vitari avança dans la pièce à pas de velours, inspectant les lieux avec fébrilité de ses yeux étrécis. Pour vérifier qu’il n’y a personne d’autre ici. Une petite visite privée, donc ? Lorsqu’elle verrouilla la porte doucement, le cœur de Glotka commença à s’emballer… et pas uniquement à cause des crampes dans sa jambe. La clef cliqueta dans la serrure. Rien que nous deux. Comme c’est excitant ! Elle marcha avec souplesse sur le tapis, sa longue silhouette noire étirant son ombre vers lui. « Je croyais que nous avions passé un accord », souffla-t-elle à travers son masque. « Moi aussi, rétorqua Glotka d’un ton sec en essayant de trouver une position plus confortable. Mais depuis, j’ai reçu une petit note de Sult. Il veut que je rentre… je pense que nous en connaissons tous deux la raison. — Sûrement pas à cause de ce que j’ai pu lui confier. — C’est vous qui le dites. » Ses yeux se contractèrent davantage, ses pieds se rapprochèrent. « Nous avions conclu un marché. Je l’ai respecté. — Tant mieux pour vous ! Cette pensée vous consolera, quand je flotterai près des docks d’Adua et que vous serez coincée ici à attendre que les Gurkhiens démolissent les… Ouf ! » Elle avait bondi sur lui, écrasant de tout son poids son dos déformé sur le coffre, le vidant de son souffle en un chuintement étouffé. Un bref éclat métallique. Un cliquetis de chaînes. Et ses doigts s’enroulèrent autour de son cou. « Sale vermisseau d’estropié ! Je devrais trancher votre putain de gorge sur-le-champ ! » Elle lui asséna un coup de genou à l’estomac. Un métal glacé lui chatouilla la peau du cou. Elle ne cessait de battre des paupières, ses yeux bleus fixés sur lui. Ils brillaient d’un éclat aussi dur que celui des diamants dissimulés dans le coffre qu’il sentait sous son dos. Je peux mourir d’un moment à l’autre. Quoi de plus facile pour elle ! Il se souvint de la façon dont elle avait commencé à étrangler Eider. Avec aussi peu d’émotion que moi, lorsque j’écrase une fourmi… et là, le pauvre estropié que je suis est aussi vulnérable qu’un insecte. Peut-être aurait-il dû s’expliquer en bafouillant de peur, mais tout ce qui lui vint à l’esprit fut : depuis combien de temps une femme ne s’est-elle pas assise à califourchon sur moi ? Il éclata d’un rire éraillé. « Vous ne savez pas encore qui je suis ? » bredouilla-t-il, entre le rire et les pleurs, les yeux mouillés par un mélange de douleur et d’amusement. « Je suis le Supérieur Glotka ! Ravi de vous rencontrer ! Je me contrefiche de vos agissements et vous le savez parfaitement. Des menaces ? Il vous faudra trouver nettement mieux que ça, sale putain rousse ! » Les yeux débordants de rage de Vitari lui sortaient de la tête. Abaissant une épaule, elle remonta son coude pour se préparer à exercer une pression aussi forte que possible. Suffisante pour me cisailler le cou et la colonne vertébrale, je n’en doute pas. Il sentit ses lèvres se retrousser en un rictus hideux et baveux. Maintenant. Perçut le souffle légèrement ronflant de Vitari derrière son masque. Vas-y. Sentit une lame acérée se poser sur sa gorge en un frôlement glacé. Je suis prêt. Puis, avec un profond soupir, elle leva la lame bien haut et la planta brutalement dans le bois, à côté de sa tête. Se redressant d’un saut, elle s’écarta de lui. Glotka ferma les paupières et s’obligea à respirer lentement quelques instants. Encore en vie. Une sensation curieuse le prit à la gorge. Soulagement ou dépit ? Difficile de faire la différence ! « Je vous en prie. » Ces mots furent prononcés si faiblement qu’il se demanda si son imagination ne lui jouait pas des tours. Vitari lui tournait le dos, tête basse, les poings serrés et tremblants. « Comment ? — Je vous en prie. » C’est bien ce qu’elle avait dit. Et on voit combien cette demande lui coûte. « Je vous en prie, hein ? Croyez-vous qu’il y ait de la place ici pour des prières ? Pourquoi diable devrais-je vous sauver ? Vous êtes venue à Dagoska espionner pour le compte de Sult. Depuis votre arrivée, vous avez passé votre temps à vous mettre en travers de mon chemin ! Personne ne m’inspire aussi peu de confiance que vous, et ma confiance envers quiconque est plus que limitée ! » Elle se retourna pour lui faire face, passa ses mains derrière sa tête et défit les cordons de son masque. En dessous apparut la délimitation de son bronzage : autour de ses yeux, sur son front et son cou, la peau était hâlée ; autour de sa bouche, toute blanche, et une marque rose striait son nez. Son visage lui parut bien plus agréable, bien plus jeune et beaucoup plus ordinaire qu’il ne s’y attendait. Elle ne semblait plus redoutable, mais effrayée, désespérée. Glotka fut soudain pris d’une sensation insolite, comme s’il avait fait irruption dans une chambre et surpris son occupant dénudé. Quand elle s’agenouilla pour se mettre à son niveau, il eut presque envie de se détourner. « Je vous en prie. » Ses yeux s’embuèrent, ses lèvres frémirent ; elle lui donna l’impression d’être sur le point de fondre en larmes. Un aperçu de ses jardins secrets cachés sous sa carapace de sadique ? Ou simplement une excellente comédienne ? La paupière de Glotka se mit à cligner. « Ce n’est pas une simple demande égoïste, murmura-t-elle. Je vous en prie. Je vous en supplie. » Il porta la main à son cou d’un air songeur. Lorsqu’il la retira, du sang souillait le bout de son doigt. Une petite tache brune. Une coupure. Une simple éraflure. Il s’en est fallu d’un cheveu que je saigne comme un porc sur ce joli tapis. D’un cheveu. La vie dépend de ce genre d’aléa. Pourquoi la sauverais-je ? Il le savait cependant. Parce que ça m’arrive trop peu souvent. Il pivota maladroitement sur le coffre pour lui tourner le dos, puis se mit à pétrir la chair morte de sa jambe gauche. Il inspira profondément. « D’accord », lâcha-t-il sèchement. « Vous ne le regretterez pas. — Je le regrette déjà. Bon sang, je me laisse toujours attendrir par les femmes qui pleurent ! Mais ne comptez pas sur moi pour porter vos maudits bagages ! » Il regarda derrière lui, en levant un doigt ; Vitari avait déjà remis son masque. Ses yeux étaient secs, étrécis, déterminés. Des yeux certainement incapables de verser une larme, quelles que soient les circonstances ! « Ne vous inquiétez pas ! » Secouant la chaîne qui entourait son poignet, elle dégagea adroitement du coffre la lame en forme de croix ; celle-ci vint se plaquer aussitôt dans sa paume offerte. « Je voyage léger. » Glotka contemplait les flammes qui se réfléchissaient sur la surface paisible de la baie. Longs rubans instables, rouges ou jaunes, irisés de reflets blancs, flottant sur les eaux noires. Son visage pâle dépourvu d’expression, à demi éclairé par les feux vacillants de la ville, Frost tirait sur les rames en douceur et avec régularité. Derrière lui, les épaules voûtées, Severard surveillait l’horizon. Vitari avait pris place à la proue ; on ne voyait de sa tête que des contours hérissés. Les rames brassaient l’eau sans faire de bruit. On n’avait quasiment pas l’impression que la barque avançait, mais que la masse sombre de la péninsule glissait lentement dans les ténèbres. Qu’ai-je fait ? Livré une ville à l’ennemi, condamné tous ses habitants à l’esclavage ou à la mort, et pour quoi ? Pour l’honneur du roi ? Un idiot sénile, à peine capable de contrôler ses boyaux, alors ne parlons pas d’un pays ! Pour flatter ma fierté ? Bah ! ça fait belle lurette que je m’en suis débarrassé ; elle a disparu en même temps que mes dents. Pour satisfaire Sult ? Ma récompense risque de se résumer à une corde autour du cou et un plongeon interminable. Il parvenait tout juste à distinguer le tracé noir du rocher, qui tranchait sur le ciel nocturne, et la forme anguleuse de la Citadelle perchée à son sommet. Peut-être aussi les silhouettes minces des flèches du Grand Temple. Et tout cela s’évanouissait peu à peu vers le passé. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Me joindre à la clique d’Eider ? Abandonner la ville aux Gurkhiens sans livrer bataille ? Cela aurait-il changé quoi que ce soit ? Glotka lécha ses gencives nues avec amertume. L’empereur aurait procédé à ses purges de la même façon. Sult m’aurait demandé de rentrer, exactement comme il l’a fait. De si légères différences qu’il n’est pas utile d’en parler. Que m’a dit Shickel, déjà ? Peu de gens ont le droit de choisir. Une brise fraîche se leva soudain. Glotka resserra frileusement son manteau, croisa les bras sur sa poitrine et s’efforça, le visage déformé par une grimace, de bouger son pied engourdi pour essayer de faire circuler son sang. Dans le lointain, la ville n’était plus qu’une poignée de vagues lumières pareilles à des têtes d’épingles. En fait, comme le disait Eider… tout cela pour que l’Insigne Lecteur et ses pairs puissent poser le doigt sur une carte en disant : « Ce point-là est à nous, celui-ci, également ». Sa bouche se tordit en un pauvre sourire. Et après tous ces efforts, tous ces sacrifices, tous ces complots, toutes ces manigances, tous ces morts, nous n’avons même pas été fichus de conserver la ville. À quoi rime toute cette souffrance ? Il n’obtint pas de réponse, évidemment. Il ne percevait que les clapotis de l’onde sur la coque, les faibles grincements des tolets, les doux bruissements des rames. Il aurait voulu ressentir du dégoût pour lui-même. De la culpabilité à cause de ses actes. De la pitié pour tous ceux qu’ils avaient laissé à la merci des Gurkhiens. Des sentiments qu’éprouveraient les autres. Des sentiments que j’aurais pu éprouver autrefois. Mais il lui était difficile de ressentir quoi que ce fût, hormis une lassitude accablante et des douleurs lancinantes dans sa jambe, son dos et son cou. Il fit la moue en se calant de son mieux sur le banc de bois, en cherchant comme toujours une position moins pénible. Après tout, à quoi bon me punir ! Sa punition viendrait bien assez tôt. La ville-joyau Au moins Jezal pouvait-il remonter en selle ! On lui avait retiré ses attelles le matin même. Sa jambe endolorie battait désagréablement contre le flanc de son cheval qui trottait. Sa main ankylosée serrait maladroitement les rênes, son bras affaibli lui cuisait un peu sans ses bandages. La douleur irradiait dans ses dents à chaque martèlement des sabots sur la piste défoncée. Mais il n’avait plus à voyager dans le chariot, c’était déjà un soulagement. Ces derniers temps, les choses les plus simples suffisaient à le combler. Les autres formaient un groupe morose et silencieux, arborant des mines aussi lugubres que celles des gens endeuillés d’un cortège funèbre ; Jezal pouvait difficilement les en blâmer. Ce lieu était plutôt sinistre. Une vaste plaine poussiéreuse, dépourvue de vie, mélange de sable, de pierres et de roche nue sillonnée de crevasses. Au-dessus de leurs têtes, le ciel n’était qu’une immense chape blanche immobile, lourde comme du plomb et prometteuse d’une pluie qui ne tombait jamais. Tous chevauchaient autour du chariot, comme pour rechercher un peu de chaleur ; à des lieues à la ronde, ils étaient les seuls êtres à sang chaud dans ce désert glacé, les seuls éléments à se déplacer dans cette contrée pétrifiée dans le temps, les seuls éléments vivants de ce pays mort. La large route ne présentait que des pavés fêlés et disjoints. À certains endroits, de longs tronçons s’étaient désagrégés ; en d’autres, ils disparaissaient entièrement sous des flaques de boue. Des souches d’arbres morts saillaient de la terre sauvage, de chaque côté de la chaussée. Bayaz surprit Jezal en train de les observer. « Jadis, une avenue de chênes altiers bordait cette route sur vingt lieues depuis les portes de la ville. En été, leurs feuillages scintillants bruissaient dans le vent de la plaine. Juvens les avait plantés de ses propres mains, aux balbutiements de l’Empire, bien avant ma naissance. » Les troncs secs mutilés avaient une teinte grise, leurs souches éclatées portaient encore des traces de scie. « On dirait qu’ils ont été coupés il y a quelques mois. — Ils sont ainsi depuis de nombreuses années, mon garçon. Lorsque Glustrod s’est emparé de la ville, il les a fait abattre pour approvisionner ses fours. — Alors, pourquoi n’ont-ils pas pourri ? — La pourriture est elle aussi une forme de vie. Et il n’y en a aucune ici. » Jezal avala sa salive et courba les épaules, en regardant défiler les longs chicots de bois mort, pareils à un alignement de pierres tombales. « Je n’aime pas ça, souffla-t-il. — Vous croyez que ça me plaît ? » Bayaz lui jeta un coup d’œil maussade. « Vous croyez que ça plaît à l’un d’entre nous ? Pour laisser un souvenir derrière eux, les hommes sont parfois obligés de faire des choses qui leur déplaisent. C’est par la lutte, et non l’indolence, que se gagnent la célébrité et l’honneur. Par les conflits, et non par la paix, que s’obtiennent richesses et pouvoir. Ce genre de vétilles ne vous intéressent donc plus ? — Si, bredouilla Jezal. Je suppose que si. » Mais il était loin d’en être sûr. Il survola cette mer de poussière. Guère de traces d’honneur ici, sans parler de richesses… et il lui semblait difficile d’espérer en tirer une quelconque célébrité. Être connu des cinq personnes avec qui il voyageait dans ce vaste désert lui suffisait presque. En outre, il commençait à s’interroger : vivre longtemps dans la pauvreté, ignoré de tous, serait-ce si affreux ? Peut-être qu’une fois rentré chez lui, il demanderait à Ardee de l’épouser. Il se divertit en imaginant son sourire, quand il lui ferait sa proposition. Elle le mettrait sans doute au supplice, avant de lui donner sa réponse. Elle le ferait mijoter. Elle accepterait certainement. Après tout, que pourrait-il lui arriver ? Que son père se fâche ? Qu’ils soient obligés de vivre avec sa seule solde d’officier ? Que ses amis superficiels et ses idiots de frères se moquent de lui dans son dos, lorsqu’ils constateraient que sa position avait considérablement baissé ? Il faillit éclater de rire en se souvenant combien ces éventualités lui avaient paru dramatiques, quelque temps auparavant. Il envisagea une vie de dur labeur, aux côtés de la femme qu’il aimait. Une maison louée dans un des quartiers les moins courus de la ville, meublée pauvrement, mais dotée d’un âtre chaleureux. Ni célébrité, ni gloire, ni richesse… seul un bon lit douillet dans lequel Ardee l’attendrait. Depuis qu’il avait vu la mort de près, qu’il survivait jour après jour avec une simple portion de bouillie – et bien trop heureux de s’en contenter –, qu’il dormait à la dure, sous la pluie et dans le vent, ce sort ne lui semblait plus aussi terrible. Son sourire s’élargit ; et la sensation de sa peau meurtrie, étirée sur sa mâchoire, devint presque agréable. Cette existence ne lui paraissait plus si affreuse que ça. De gigantesques remparts se dressaient vers les deux. Couronnés de créneaux ébréchés, boursouflés de tours branlantes, balafrés de lézardes noires, luisants d’humidité. Sous la bruine grise, cette paroi de pierre sombre s’incurvait légèrement à perte de vue. À sa base, des flaques d’eau marron et des blocs détachés, aussi grands que des cercueils, parsemaient la terre ingrate. « Aulcus », gronda Bayaz, mâchoires crispées. « La ville-joyau. — Elle ne me paraît pas briller beaucoup », maugréa Ferro. Logen partageait son opinion. La route fangeuse s’éclipsait sous un porche croulant, une ouverture béante emplie d’ombre, dépourvue de portes depuis longtemps. Il eut une impression curieuse en regardant l’entrée obscure. Une sensation de malaise. Comme celle qu’il avait éprouvée devant la porte de la Demeure du Créateur, le jour où Bayaz l’avait déverrouillée. Comme s’il scrutait l’intérieur d’une tombe… peut-être la sienne. Il fut pris d’une envie de tourner les talons pour ne jamais revenir. Son cheval hennit doucement, recula d’un pas ; son souffle laissa un panache blanc dans le crachin brumeux. Les centaines de lieues du périlleux chemin inverse jusqu’à la mer lui parurent être soudain un périple bien plus facile à accomplir que les quelques toises à parcourir jusqu’à cette entrée. « Vous êtes sûr de vous ? chuchota-t-il à Bayaz. — Si je suis sûr ? Non, évidemment ! Je nous ai entraînés sur la plaine pendant des lieues et des lieues par pur caprice ! J’ai passé des années à organiser ce voyage, à rassembler ce petit groupe de gens éparpillés dans le Cercle du Monde, simplement pour m’amuser ! Alors, pourquoi ne pas repartir tranquillement pour Calcis maintenant ? Si je suis sûr ? » Il secoua la tête et, du talon, obligea son cheval à s’engager sous le passage béant. Logen haussa les épaules. « Simple question ! » L’arche s’élargit de plus en plus et finit par tous les avaler. Le bruit des sabots résonnait dans le long tunnel obscur, se répercutait sur les parois autour d’eux. La pierre semblait si dense qu’il devenait difficile de respirer. Logen baissa la tête et se renfrogna en fixant l’extrémité du goulot, où un rond lumineux croissait à mesure de leur progression. Jetant un coup d’œil de côté, il vit que Luthar, les cheveux collés à son crâne, s’humectait les lèvres en scrutant nerveusement les ténèbres. Ils débouchèrent enfin à l’air libre. « Sapristi, souffla Long-Pied. Ça, par exemple… » Des bâtiments d’une taille démesurée entouraient une place immense. Des formes fantomatiques de piliers élancés, de toits infinis, de colonnes impressionnantes et de hautes murailles apparurent au milieu du voile brumeux ; un ensemble sûrement érigé pour des géants. Logen en resta bouche bée ; les autres réagirent comme lui. Tous se regroupèrent dans cet espace monumental, à l’instar de moutons terrorisés, attendant la venue des loups dans une vallée désertique. Loin au-dessus de leurs têtes, la pluie cinglait la pierre ; des gouttes éclaboussaient la surface lisse des pavés, de l’eau ruisselait le long des murs, gargouillait dans les ornières de la chaussée. Le martèlement des sabots semblait comme amorti. Les roues grinçantes du chariot couinaient en sourdine. Aucun autre bruit. Aucun signe de cohue, de tapage, de bavardages. Aucun chant d’oiseau, aucun aboiement, aucune confusion évoquant des transactions commerciales. Aucune vie. Aucune animation. Rien qu’un train de bâtiments noirs, s’étirant au loin sous la bruine, et des nuages effilochés, amoncelés dans le ciel assombri. Ils dépassèrent lentement les ruines d’un temple réduit à un enchevêtrement de plaques et de blocs dégoulinants. Des morceaux de ses énormes colonnes écroulées gisaient sur le dallage émietté et des débris du toit arraché se trouvaient toujours à l’endroit même où ils avaient chuté. En dehors d’une tache rose sur le menton, le visage trempé que Luthar leva pour constater l’ampleur du désastre était blanc comme de la craie. « Bordel de merde ! marmonna-t-il. — C’est en effet un spectacle impressionnant, murmura Long-Pied. — Les palais de défunts prospères, expliqua Bayaz. Les temples où ils vénéraient des dieux courroucés. Les marchés où ils vendaient et achetaient des denrées, des animaux et des esclaves. Où ils se vendaient et s’achetaient les uns les autres. Les théâtres, les thermes et les maisons closes, où ils s’adonnaient à leurs passions, avant l’arrivée de Glustrod. » Il indiqua la place et la large rue couverte d’éboulis, juste derrière. « Voici la voie Câline. La plus grande avenue de la ville, là où les citoyens influents avaient leurs résidences. Elle la traverse presque entièrement de la porte du Nord à celle du Sud. Maintenant, écoutez-moi », dit-il. Il se retourna en faisant crisser sa selle. « À un peu plus d’une lieue, au sud de la ville, s’élève une grande colline. Un temple a été bâti à son sommet. On l’appelait autrefois la Roche Saturline. Si par malheur nous étions séparés, c’est là que nous nous retrouverions. — Pourquoi nous séparerions-nous ? » demanda Luthar, les yeux écarquillés. « Le sous-sol de la ville est… instable… sujet à des tremblements de terre. Les édifices sont anciens et fragiles. J’espère que nous passerons sans incident, mais il serait téméraire de se reposer uniquement sur l’espoir. Si quoi que ce soit se produit, dirigez-vous vers le sud. Vers la Roche Saturline. En attendant, restez groupés. » Inutile de le préciser ! Comme ils pénétraient dans le cœur de la ville, Logen observa Ferro ; son visage d’ébène, moite d’humidité, affichait une moue suspicieuse, tandis qu’elle contemplait les prodigieux bâtiments qui les surplombaient. « Si quelque chose arrivait, lui chuchota-t-il, tu m’aiderais, hein ? » Elle soutint son regard un moment, avant de hocher la tête. « Si je peux, Blafard. — C’est déjà ça. » Ce qu’il y a de pire qu’une ville populeuse, c’est une ville complètement déserte. Son arc dans une main, les rênes dans l’autre, Ferro inspectait les alentours et scrutait les rues transversales, les fenêtres dépourvues de vitres, les seuils vides. Elle se concentrait pour essayer d’apercevoir quelque chose dans les recoins et derrière les murs effondrés, sans vraiment savoir ce qu’elle recherchait. Mais elle était prête à réagir. À l’évidence, ses compagnons partageaient son sentiment. Elle voyait les muscles maxillaires de Neuf-Doigts se tendre et se relâcher continûment, tandis qu’il examinait les ruines avec inquiétude, une main proche du pommeau de son épée au métal éraflé miroitant sous une pellicule de buée. Luthar, lui, sursautait au moindre bruit… un craquement de caillou sous les roues du chariot, une goutte d’eau tombant dans un bassin, un renâclement de cheval… et il tournait la tête de tous côtés, sans cesser de titiller du bout de la langue l’encoche de sa lèvre. Assis sur le siège du chariot, Quai se penchait en avant, ses lèvres minces pincées en une ligne revêche, ses cheveux filasse voletant autour de son visage hâve. Ferro le regarda manier les rênes : il les serrait si fort que ses tendons boursouflaient le dos de ses mains fines. Long-Pied évaluait les dégâts environnants, les yeux mi-clos, la lippe légèrement pendante ; des filets d’eau sinuaient par intermittence sur son crâne rasé, couvert de bosses. Pour une fois, il n’avait rien à dire – seul avantage de cet endroit délaissé de Dieu ! Bayaz essayait de se donner un air confiant, mais Ferro n’était pas dupe. Elle avait remarqué que sa main tremblait, quand il lâchait ses rênes pour essuyer ses sourcils broussailleux. Qu’il ronchonnait tout seul, chaque fois qu’ils s’arrêtaient à un croisement. Elle l’avait épié quand il plissait les yeux à travers le rideau de pluie pour tenter de retrouver le bon chemin, et lu son inquiétude, ses doutes, dans chacun de ses gestes. Il savait aussi bien qu’elle que cet endroit n’était pas sûr. Clanc-clonc. Le bruit lui parvint faiblement à travers la bruine, comme celui d’un marteau sur une enclume lointaine. Ou celui d’armes qu’on prépare. Elle se mit brusquement debout sur ses étriers, tendit l’oreille. « T’as entendu ça ? » demanda-t-elle sèchement à Neuf-Doigts. Arrêtant son cheval, il scruta les environs. Rien. Il dressa l’oreille. Clanc-clonc. Il hocha lentement la tête. « Je l’entends. » Son épée glissa hors de son fourreau. « Qu’y a-t-il ? » Luthar jeta des coups d’œil effarouchés autour de lui, en s’emparant de sa rapière avec nervosité. « Il n’y a rien par là-bas », grommela Bayaz. Levant sa paume pour leur faire signe de s’arrêter, Ferro sauta à bas de monture et, tout en bandant son arc, se faufila jusqu’à l’angle du bâtiment le plus proche ; son dos rasait la surface rugueuse des énormes blocs de pierre. Clanc-clonc. Elle sentit la présence rassurante de Neuf-Doigts qui la suivait en se déplaçant avec prudence. L’angle atteint, elle posa un genou à terre et se pencha légèrement pour embrasser d’un rapide regard une place vide, parsemée de flaques et jonchée de détritus. À l’extrémité, elle découvrit une tour penchée avec, à son sommet, des fenêtres grandes ouvertes sous un dôme terni. Quelque chose bougeait là-haut. Quelque chose de sombre se balançait d’avant en arrière. Avoir une cible sur laquelle pointer sa flèche lui amena presque un sourire aux lèvres. Avoir un ennemi lui procurait toujours une agréable sensation. Elle entendit alors un martèlement des sabots. Bayaz passa devant elle et fila sur la place démolie. « Psst ! » siffla-t-elle. Il l’ignora. « Vous pouvez ranger vos armes, leur cria-t-il par-dessus son épaule. Ce n’est qu’une vieille cloche agitée par le vent. La ville en était pleine. Vous auriez dû les entendre carillonner à la naissance d’un empereur, à son couronnement ou à son mariage, ou encore pour saluer son retour de campagnes victorieuses. » Il leva les bras et haussa le ton pour déclamer. « L’air résonnait de leurs joyeux carillons et les oiseaux prenaient leur essor, quittant toutes les places, les rues et les toits de la cité pour sillonner le ciel. » Il criait désormais, débitait son discours en tonnant. « Et les gens s’alignaient le long des trottoirs. Se penchaient aux fenêtres. Jetaient des poignées de pétales de fleurs à leur bien-aimé souverain. Et l’acclamaient jusqu’à ne plus avoir de voix. » Il se mit à rire et laissa retomber ses bras. Au-dessus de lui, la cloche fêlée oscillait au rythme du vent : clanc-clonc, clanc-clonc. « Cela se passait il y a très longtemps. Allons, venez ! » Quai fit claquer les rênes et le chariot s’ébranla en cahotant derrière le Mage. Neuf-Doigts haussa les épaules, puis rengaina son épée. Ferro demeura là, un moment, à fixer avec suspicion la silhouette rigide de la tour penchée et les nuages noirs qui se hâtaient au-dessus d’elle. Clanc-clonc. Elle se décida à suivre les autres. Les statues émergèrent de la pluie battante, deux par deux, tels des couples de géants pétrifiés. Leurs visages érodés au fil des siècles étaient méconnaissables, presque identiques. De l’eau éclaboussait le marbre lisse, dégouttait de leurs longues barbes, des jupes de leurs armures, de leurs bras tendus en signe de menace ou de bénédiction, amputés depuis longtemps au poignet, au coude ou à l’épaule. Certaines s’ornaient de bronze : heaumes démesurés, épées, sceptres, couronnes de lauriers à la couleur passée, virant au vert grisâtre et laissant de fines traînées sales sur la pierre luisante. Les statues émergèrent de la pluie battante et, un par un, les couples de géants s’évanouirent derrière son rideau gris, relégués dans les brumes de l’Histoire. « Des empereurs, précisa Bayaz. Des générations d’empereurs. » Le cou douloureux à force d’être étiré, le visage fouetté par l’averse, Jezal regardait défiler les souverains menaçants de l’Antiquité qui veillaient sur la route défoncée. Ces sculptures étaient deux fois plus grandes que celles de l’Agriont, mais leurs similitudes, suffisantes pour lui donner le mal du pays. « Comme sur l’Allée du Roi, à Adua. — Hum ! grogna Bayaz. D’où croyez-vous que m’est venue l’idée ? » Jezal assimilait à peine ce commentaire curieux, lorsqu’il remarqua que les statues dont ils s’approchaient étaient les deux dernières, et que l’une d’elles avait basculé dans une position singulière. « Arrête le chariot ! » cria Bayaz, en levant une main, tandis que de l’autre, il guidait son cheval avec précaution. Non seulement il n’y avait plus d’empereurs devant eux, mais plus de route non plus. Un fossé vertigineux s’ouvrait dans la terre, une fissure abyssale dans le soubassement même de la ville. Jezal distinguait à peine le côté opposé, une falaise de roche brisée et de boue amalgamée. Au-delà, des vestiges de murs et de piliers et les bords de la large avenue apparaissaient, puis se fondaient dans la bruine, au gré des bourrasques de vent. Long-Pied s’éclaircit la gorge. « J’imagine que nous ne continuerons pas par là. » Jezal descendit prudemment de monture pour aller jeter un coup d’œil. Loin en bas, des eaux brunes bouillonnantes, écumantes, se lançaient à l’assaut du sol saccagé des fondations de la ville et, au milieu de cette mer souterraine, pointaient des pans de murs ravagés, des tours abattues et les coquilles de bâtiments colossaux, proprement ouverts en deux. Sur son socle qui menaçait de s’écrouler subsistait une statue, celle d’un héros quelconque, mort depuis longtemps. Sa main devait se lever de manière triomphante, autrefois. Là, il la tendait en un geste désespéré, comme s’il suppliait qu’on daigne l’extraire de cet enfer aqueux. Pris de vertiges, Jezal dut s’asseoir. « Nous ne continuerons pas par là », parvint-il à articuler d’une voix d’outre-tombe. Bayaz se rembrunit devant les eaux tumultueuses. « Il nous faut donc trouver un autre chemin, et très rapidement. La ville est remplie de crevasses comme celle-ci. Même en suivant un axe rectiligne, il nous reste bon nombre de lieues à faire et un pont à traverser. » Long-Pied plissa le nez. « À condition qu’il soit encore là ! — Il y sera ! Kanedias érigeait des constructions solides. » Le premier des Mages leva les yeux vers le ciel encombré de nuages hostiles, qui paraissaient déployer sur leurs têtes toute leur masse écrasante. « Nous ne pouvons nous permettre de lambiner. Du train où vont les choses, nous n’aurons pas quitté la ville avant la tombée de la nuit. » Jezal, horrifié, releva la tête. « Nous allons passer la nuit ici ? — Apparemment », rétorqua Bayaz d’un ton sec, en éloignant son cheval du bord du précipice. Dès qu’ils laissèrent la voie Câline derrière eux pour revenir dans le centre de la ville, les édifices resserrèrent leur étreinte autour d’eux. Jezal surveillait ces ombres inquiétantes surgissant des ténèbres. Rester prisonnier de cette cité pendant la nuit lui semblait pire que de l’être en plein jour. Il aurait encore préféré dormir en enfer. Mais quelle aurait été la différence ? Le fleuve courait à leurs pieds, entre les parois d’une gorge creusée par la main de l’homme – des berges de roche lisse et humide. Cloîtré dans cet espace réduit, le puissant Aos écumait. Il laissait déborder sa colère, mordait dans la pierre polie et recrachait de formidables gerbes de minuscules gouttelettes dans les airs. Ferro ne pouvait comprendre comment une construction avait pu résister à tant d’impétuosité, mais Bayaz avait dit vrai. Le pont du Créateur était toujours là. « Je n’ai jamais vu pareille merveille dans aucune ville, aucun pays existant sous notre soleil bienfaisant, au cours de mes nombreux et lointains voyages ! » Long-Pied secoua posément sa tête rasée. « Comment peut-on bâtir un pont avec du métal ? » C’était pourtant bien de cela qu’il s’agissait. Sombre, lisse, mat, émaillé de perles d’eau, il enjambait élégamment le gouffre vertigineux en une arche unique d’une délicatesse exquise. Une toile d’araignée, composée de fins cylindres entrecroisés dans le vide, accueillait une chaussée parfaitement plate, faite de larges plaques rainurées, qui invitait à la traversée. Chaque angle était net, chaque courbe, d’une précision extrême… la moindre surface, impeccablement propre. Un ouvrage à l’état neuf, au beau milieu de cette lente destruction. « Comme s’il avait été achevé hier ! murmura Quai. Alors que c’est peut-être la plus vieille construction de la ville. » Bayaz indiqua les ruines derrière eux. « Toutes les réalisations de Juvens ont été détruites. Brisées, tombées, oubliées, comme si elles n’avaient jamais existé. Les œuvres du Maître Créateur, cependant, sont intactes. Et elles n’en brillent que davantage, enfouies dans ce monde obscurci. » Il souffla bruyamment ; de la buée s’échappa de ses narines. « Qui sait ? Peut-être resteront-elles inchangées et entières jusqu’à la fin des temps, bien longtemps après que nous aurons été ensevelis dans nos tombes ? » Luthar jeta un coup d’œil nerveux sur les eaux retentissantes ; il se demandait sans doute si sa tombe se trouvait là. « Vous êtes sûr qu’il supportera notre poids ? — Il a supporté celui de milliers de personnes quotidiennement. Des processions interminables de chevaux, de chariots, de citoyens et d’esclaves s’écoulaient dans les deux sens, jour et nuit. Il supportera le nôtre. » Ferro regarda les sabots du cheval de Bayaz marteler le métal. « Ce Créateur était un homme… aux talents vraiment remarquables », murmura le Navigateur, qui obligea son cheval à en faire autant. Quai fit claquer ses rênes. « En effet, un homme remarquable. Une grande perte pour le monde. » Neuf-Doigts lui emboîta le pas. Luthar suivit à contrecœur. Ferro resta assise sous la pluie crépitante, sourcils froncés, à observer le pont, le chariot, les quatre chevaux et leurs cavaliers. Elle n’aimait pas ça. Ni le fleuve, ni le pont, ni la ville. À chaque nouveau pas, elle avait eu l’impression qu’un piège se refermait sur elle ; là, c’était une certitude. Elle n’aurait pas dû écouter Yulwei. Pas dû quitter le Sud. Elle n’avait rien à faire dans ce pays froid, humide, inhabité, avec cette bande de Blafards sans Dieu. « Je ne passerai pas là-dessus », annonça-t-elle. Bayaz se retourna. « Aurais-tu l’intention de traverser en volant ? Ou simplement de rester sur ta rive ? » Se carrant en arrière, elle croisa les mains sur le pommeau de sa selle. « Peut-être bien. — Il serait préférable de discuter de ce genre de choses, une fois que nous aurons traversé la ville », suggéra Long-Pied à voix basse, en lançant un regard inquiet vers les rues vides. « Il a raison, approuva Luthar. Un vent maléfique souffle sur cet endroit… — J’emmerde le vent qui souffle ici, gronda Ferro. Et je vous emmerde aussi tous autant que vous êtes. Pourquoi devrais-je le franchir ? Qu’y a-t-il exactement de si important de l’autre côté ? Tu m’avais promis une vengeance, vieux Blafard, et tu ne m’as servi que des mensonges, de la pluie et une nourriture exécrable. Pourquoi devrais-je continuer à te suivre ? Dis-le-moi ! » Bayaz se rembrunit. « Mon frère Yulwei t’a aidée dans le désert. Sans lui, tu aurais été tuée. Tu lui as donné ta parole… — Ma parole ? Bah ! Un mot est une chaîne facile à briser, vieillard. » Et elle secoua ses poignets. « Voilà, j’en suis libérée. Je n’ai pas promis de devenir une esclave ! » Avec un long soupir, le Mage se pencha lourdement en avant sur sa selle. « Comme si la vie n’était pas déjà assez pénible comme ça ! Pourquoi faut-il toujours que tu compliques les choses, alors que tout pourrait être si simple, hein, Ferro ? — Dieu avait peut-être un but bien précis en me faisant ainsi, mais j’ignore lequel. Qu’est-ce que la Graine ? » Directement dans le vif du sujet ! Quand elle prononça ce mot, les yeux du Blafard semblèrent ciller brusquement. « La Graine ? » bredouilla Luthar, confondu. Devant les visages perplexes des autres, Bayaz afficha une expression contrariée. « Mieux vaut ne pas le savoir. — Ça ne me suffit pas ! Si tu te rendors pendant une semaine, je veux savoir ce que nous faisons, et pourquoi. — Je vais tout à fait bien, à présent », répliqua sèchement Bayaz. Mais Ferro savait qu’il mentait. Son corps paraissait avoir rétréci, vieilli, perdu encore de sa vigueur. Bien qu’éveillé et capable de s’exprimer, il était loin d’avoir recouvré la santé. Il faudrait à Ferro bien plus que des paroles rassurantes et mielleuses pour la duper ! « Cela ne se reproduira plus, tu peux en être sûre… — Je te renouvelle ma demande et, cette fois, j’espère obtenir une réponse simple. Qu’est-ce que la Graine ? » Bayaz la fixa un bon moment ; elle soutint son regard. « Parfait. Nous allons donc rester sous la pluie et en discuter. » Du talon, il invita son cheval à repasser le pont et l’arrêta à trois pas de Ferro. « La Graine est le nom de la chose que Glustrod a cherché en creusant profondément dans le sol. C’est la chose qui est à l’origine de tout cela. — Cela ? grommela Neuf-Doigts. — Oui, tout ceci. » D’un geste ample, le Mage engloba les ruines qui les entouraient. « La Graine a réduit en miettes la plus grande ville du monde et sapé la terre de ses environs pour l’éternité. — Alors, c’est une arme ? murmura Ferro. — C’est une pierre », intervint soudain Quai, voûté sur son siège, les yeux dans le vague. « Une pierre du monde d’en dessous. Abandonnée, enterrée, à l’époque où Euz a chassé les démons de notre monde. C’est l’Au-delà devenu chair. La source de la magie. — En effet ! chuchota Bayaz. Félicitations, Messire Quai ! Enfin un sujet sur lequel tu n’es pas totalement ignorant ! Eh bien, cela répond-il suffisamment à ta question, Ferro ? — Une pierre a causé tout ça ? » Neuf-Doigts semblait contrarié. « Que diable avons-nous à voir avec tout cette histoire ? — Je pense que certains parmi nous peuvent le deviner. » Bayaz regardait Ferro droit dans les yeux, un sourire mauvais sur ses lèvres, comme s’il savait exactement ce qu’elle pensait. Peut-être était-ce le cas… Ce n’était un secret pour personne. Les histoires de démons, de fouilles et de vieilles ruines mouillées la laissaient indifférente. Ferro était bien trop occupée à imaginer l’empire du Gurkhul transformé en une terre inculte. Sa population, exterminée. Son empereur, oublié. Ses villes, réduites en poussière. Sa puissance, rien qu’un vague souvenir. Son esprit bouillonnait d’images de mort et de vengeance. Elle finit par sourire. « Bon, dit-elle. Mais pourquoi avez-vous besoin de moi ? — Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin de toi ? » Elle eut un reniflement dédaigneux. « Je doute que vous m’ayez supportée aussi longtemps si ce n’était pas le cas. — Bien vu. — Alors ?… Pourquoi ? — Parce qu’on ne peut pas toucher la Graine. Un simple regard sur elle provoque une terrible souffrance. Après la chute de Glustrod, nous sommes venus dans la cité détruite avec l’armée de l’empereur, afin d’y rechercher des survivants. Nous n’en avons trouvé aucun. Nous n’avons vu que désolation, et cadavres. Trop nombreux pour être comptés. Nous en avons enterré des milliers et des milliers dans toute la ville, en les jetant par cent à la fois dans des fosses. Ce fut un travail de longue haleine. Pendant que nous l’effectuions, une compagnie de soldats a trouvé un objet singulier dans les ruines. Leur capitaine l’a enveloppé dans son manteau et apporté à Juvens. Au crépuscule, l’officier s’était complètement rabougri. Et il a trépassé. Sa compagnie n’a pas été épargnée ; ses hommes ont perdu leurs cheveux, leurs corps se sont ratatinés. En moins d’une semaine, ces cent soldats étaient devenus des cadavres. Juvens, toutefois, ne fut pas contaminé. » D’un signe de tête, il montra le chariot. « Voilà pourquoi Kanedias a construit cette caisse, et c’est la raison pour laquelle nous la transportons aujourd’hui. Pour nous protéger. Aucun d’entre nous n’est en sûreté. Toi exceptée. — Moi ? Pourquoi ? — Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi tu différais des autres ? Pourquoi tu ne distinguais pas les couleurs ? Pourquoi tu ne ressentais pas la douleur ? Tu es comme Juvens et Kanedias. Tu es comme Glustrod. Et même comme Euz, en réalité ! — Une Démone-de-Souche, murmura Quai. Bénie et maudite. » Ferro lui décocha un regard noir. « Que veux-tu dire ? — Que tu descends des démons. » Un coin de la bouche de l’apprenti remonta en un sourire entendu. « Ça date de la nuit des temps, et peut-être même d’avant, mais n’empêche… tu n’es pas entièrement humaine ! Tu es une survivante. Une des dernières traces du sang de l’Au-delà. » Ferro ouvrit la bouche pour l’insulter, mais Bayaz lui coupa l’herbe sous le pied. « Impossible de le nier, Ferro. Je ne t’aurais pas emmenée, s’il y avait eu le moindre doute. Ne cherche pas à la rejeter. Au contraire, adhère à cette idée. C’est un don précieux. Tu peux toucher la Graine. Tu es sans doute la seule de tout le Cercle du Monde à pouvoir le faire. Toi seule peux la toucher, toi seule peux la porter pour déclencher la guerre. » Il se pencha vers elle pour lui chuchoter : « Mais je suis le seul à pouvoir l’enflammer. Le seul à pouvoir lui donner assez de puissance pour faire du Gurkhul tout entier un désert, pour réduire en cendres Khalul et ses serviteurs. Pour te procurer une vengeance dont même toi seras plus que satisfaite. Bon, vas-tu venir, maintenant ? » Et, d’un claquement de langue, il fit tourner sa monture et retraversa le pont. Sourcils froncés, Ferro fixa le dos du vieux Blafard qui avançait devant elle et se mordit cruellement la lèvre. Quand elle la lécha, elle eut un goût de sang sur la langue, mais n’éprouva aucune douleur. Malgré une réticence à croire à toutes les explications du Mage, elle ne pouvait nier sa différence. Elle se rappela avoir mordu Aruf en une occasion ; ce dernier lui avait dit alors que sa mère devait être un serpent. Pourquoi pas un démon ? Elle contempla les eaux furieuses, loin en contrebas, à travers les croisillons métalliques, et se renfrogna davantage en songeant à sa vengeance. « Peu importe le sang qui coule dans tes veines. » Neuf-Doigts chevauchait à ses côtés. Il montait aussi mal que d’habitude, regardait ailleurs et parlait d’une voix douce. « Mon père avait coutume de dire que les hommes font leurs propres choix. J’imagine que pour les femmes, c’est pareil ! » Elle ne répondit pas. Tirant sur ses rênes, elle laissa les autres prendre de l’avance. Femme, démon ou serpent, cela ne faisait aucune différence. Sa principale préoccupation était de nuire aux Gurkhiens. Sa haine était forte, profondément ancrée, chaude, familière. C’était sa plus vieille amie. Ferro ne pouvait se fier à rien d’autre. Elle quitta le pont la dernière. Comme ils s’engageaient dans la ville croulante, elle jeta un dernier regard sur les ruines qu’ils venaient de traverser ; sur l’autre rive, un voile de crachin les dissimulait à moitié. « Ssss ! » Secouant ses rênes, elle survola des yeux le fleuve tumultueux et inspecta les centaines de fenêtres vides, de seuils béants, de crevasses, de lézardes et de fissures dans les murs branlants. « Qu’as-tu vu ? demanda Neuf-Doigts d’un ton anxieux. — Quelque chose. » Elle ne voyait cependant plus rien sur les berges incertaines et parmi les nombreuses carcasses de bâtiments dépourvus d’habitants. « Il ne reste rien de vivant ici, intervint Bayaz. La nuit ne va pas tarder, et moi j’aimerais bien avoir un toit au-dessus de ma tête ce soir, pour protéger mes vieux os de la pluie. Tes yeux te jouent des tours. » Ferro prit une moue boudeuse. Ses yeux ne lui jouaient jamais de tours… qu’ils soient démoniaques ou pas ! Il y avait quelque chose, là-bas dans la ville. Elle le sentait. Elle sentait qu’on les surveillait. Quelle chance ! « Allez, debout, Luthar ! » Jezal ouvrit brusquement les yeux. La luminosité intense l’empêcha presque de distinguer où il se trouvait. Il grogna et cligna des paupières, en s’abritant derrière une main. Quelqu’un venait de le secouer par l’épaule. Neuf-Doigts. « Il faut qu’on se remette en route. » Jezal s’assit. Le soleil, qui lui tombait directement sur le visage, entrait à flots dans la pièce étroite, y faisant scintiller des particules de poussière. « Où sont les autres ? » demanda-t-il d’une voix épaisse, engourdie par le sommeil. De sa tête aux cheveux emmêlés, l’homme du Nord indiqua la haute fenêtre. Jezal n’y aperçut que Long-Pied. Debout, mains derrière le dos, celui-ci regardait au loin. « Notre Navigateur admire la vue. Le reste de la bande est dehors, en train de préparer les chevaux et d’établir l’itinéraire. J’ai pensé que tu apprécierais quelques minutes supplémentaires sous ta couverture. — Merci. » Il aurait carrément préféré y passer encore quelques heures. Jezal inspecta sa bouche à la salive amère, léchant les cavités douloureuses de ses dents manquantes, la plaie sensible de sa lèvre, pour essayer de déterminer le degré de ses douleurs, ce matin-là. Le gonflement diminuait de jour en jour. Il commençait presque à s’y habituer. « Attrape ! » Levant les yeux, Jezal vit que Neuf-Doigts lui lançait un gâteau sec. Il essaya de le saisir au vol, mais sa main blessée, encore raide, le rata ; le biscuit tomba par terre. L’homme du Nord haussa les épaules. « Un peu de poussière ne va pas te tuer. — -J’imagine que non. » Jezal ramassa le biscuit, l’épousseta du dos de la main et mordit dedans, s’assurant d’abord qu’il se servait du bon côté de sa bouche. Puis il repoussa sa couverture, roula sur lui-même et se releva maladroitement. Logen le regarda effectuer quelques pénibles enjambées, bras écartés pour garder l’équilibre, son gâteau coincé dans une main. « Comment va ta jambe ? — J’ai connu pire. » Il avait aussi connu mieux. Il claudiquait de façon ridicule. Sa jambe meurtrie restait complètement droite, et chaque fois qu’ils devaient supporter son poids, son genou et sa cheville lui cuisaient. Mais il pouvait enfin marcher ; son état s’améliorait au fil des jours. Quand il atteignit le mur de pierre, il ferma les yeux et inspira profondément. La joie de tenir à nouveau debout sans qu’on l’aide lui procurait une subite envie de rire et de pleurer. « À partir d’aujourd’hui, je serai reconnaissant du moindre pas que je pourrai faire. » Neuf-Doigts ricana. « Tes bons sentiments ne dureront qu’un jour ou deux, après tu recommenceras à te plaindre de la nourriture. — Certainement pas, affirma Jezal. — D’accord. Alors, disons une semaine ! » En se dirigeant vers la fenêtre située à l’extrémité de la pièce, Logen projeta une large ombre oblique sur le sol poussiéreux. « En attendant, tu devrais venir jeter un coup d’œil à ça. — À quoi ? » Jezal sautilla pour rejoindre Frère Long-Pied et, pantelant, s’appuya aussitôt contre une colonne rongée, en secouant sa jambe douloureuse. Lorsqu’il put enfin se redresser, il demeura bouche bée. Ils devaient se trouver à une hauteur impressionnante. Peut-être au sommet de la colline la plus abrupte de la ville. Le soleil, qui venait à peine de se lever, se trouvait au niveau de ses yeux et baignait les environs d’une teinte jaune, diluée dans la brume matinale. Juste au-dessus, quelques grappes de nuages blancs, quasiment immobiles, flottaient dans le ciel clair. Bien qu’en ruines, Aulcus offrait encore un panorama époustouflant, malgré les siècles écoulés depuis sa chute. Des toits éventrés s’étiraient à perte de vue, ainsi que des murs démantelés, violemment éclairés ou noyés dans l’ombre. Dômes majestueux, tours oscillantes, arcades élégantes et fières colonnes se dressaient au-dessus du fouillis. Jezal distinguait les espaces vides des immenses places, des larges avenues et, sur sa droite, la déchirure découpée par le fleuve, dont le cours sinueux miroitait à travers cette vaste forêt minérale. Partout où se portait le regard de Jezal, les pierres humides étincelaient sous le soleil matinal. « Voilà pourquoi j’adore voyager, souffla Long-Pied. Tout à coup, en une seconde, ce périple justifie le déplacement. A-t-on déjà vu pareil spectacle ? Combien d’hommes encore en vie ont-ils pu le contempler ? Nous nous trouvons tous trois devant une fenêtre ouverte sur l’Histoire, un seuil donnant sur le lointain passé. Je ne rêverai plus jamais de la splendide Talins se réfléchissant sur la mer par une matinée rougeoyante, ni de la lumineuse Ul-Nahb sous la voûte d’azur en plein midi, ni d’Ospria, perchée sur le sommet de sa montagne, exhibant au crépuscule les lumières de ses foyers à l’image d’étoiles. À partir de ce jour, mon cœur appartient à Aulcus à tout jamais. C’est vraiment un joyau. Sublime au-delà des mots, même dans la mort… Comment imaginer sa splendeur lorsqu’elle vivait encore ? Comment ne pas rester sans voix, devant la magnificence de cette vision ? Comment ne pas être frappé d’admiration par ce… — Un ramassis de vieux bâtiments, grommela soudain Ferro dans son dos. Et il est plus que temps d’en partir. Rangez vos affaires ! » Sur ce, elle tourna les talons et se dirigea à grands pas vers la sortie. Jezal plissa les yeux pour contempler une dernière fois l’étendue incroyable des sombres ruines s’étirant à l’horizon. On ne pouvait nier leur beauté et, en même temps, elles dégageaient une certaine menace. Les somptueux édifices d’Adua, les puissantes murailles et les tours de l’Agriont… tout ce que jusque-là Jezal avait considéré comme des splendeurs lui paraissait désormais de pâles et minables copies. Il eut l’impression d’être un gamin ignorant, originaire d’un petit pays de barbares vivant à une époque dérisoire. Il était content de s’en aller, d’abandonner cette ville-joyau à ce passé auquel elle appartenait. Lui ne rêverait pas d’Aulcus. Il risquait plutôt d’en faire des cauchemars. La matinée était bien avancée quand ils parvinrent sur la seule place encore peuplée de la ville. Un prodigieux espace où, d’un bout à l’autre, se pressait une foule nombreuse. Une multitude silencieuse, immobile. Sculptée dans la pierre. Des statues de toutes tailles, figées dans diverses positions, façonnées dans toutes sortes de matériaux. Basalte noir, marbre blanc, albâtre vert, porphyre rouge, granité gris, et des centaines d’autres roches dont Jezal ignorait le nom. Si leur variété semblait insolite, toutes avaient néanmoins un point commun, ce qui, en vérité, l’inquiéta énormément. Plus aucune n’avait de visage. Les traits de ces colosses avaient été piquetés ; ils n’offraient plus qu’une masse informe de pierre vérolée. Certains des moins grands, saccagés au burin, ne présentaient plus que des cratères dentelés dans la roche rugueuse. D’horribles messages dans une écriture inconnue de Jezal avaient été ciselés sur les poitrails de marbre, sur les bras, les cous ou les fronts. Apparemment, à Aulcus, tout avait été pensé et effectué à grande échelle, y compris les actes de vandalisme. L’allée miraculeusement dégagée qui se faufilait au milieu de ce sinistre carnage était suffisamment large pour permettre le passage du chariot. Jezal prit donc la tête du groupe pour franchir cette futaie de silhouettes sans visage, alignées de part et d’autre, à l’instar d’une foule assistant à un défilé militaire. « Que s’est-il passé, ici ? » murmura-t-il. Bayaz leva une mine contrite vers une tête qui se dressait au moins à cinq toises au-dessus de lui. Elle serrait encore ses lèvres en une moue bougonne, mais n’avait plus de nez ni d’yeux et ses joues creusées d’encoches présentaient les mêmes messages indéchiffrables. « Quand Glustrod s’est emparé de la ville, il a accordé une journée à son armée maudite pour la débarrasser de ses habitants. Une journée pour donner libre cours à sa fureur et assouvir son appétit pour les pillages, les viols, les meurtres. Comme si cela avait pu suffire à la rassasier ! » Mal à l’aise, Neuf-Doigts toussota et se trémoussa sur sa selle. « Puis il lui a ordonné de détruire toutes les statues de Juvens dans la ville. De les éliminer de tous les toits, de tous les atriums, de tous les temples, et d’effacer son image sur la moindre fresque. Les représentations de mon maître ne manquaient pas à Aulcus, étant donné qu’il avait lui-même érigé cette ville. Mais Glustrod était quelqu’un de minutieux. Il les fit toutes rechercher, les rassembla ici, afin de les défigurer et d’y graver de terribles malédictions. — Une famille pas très unie ! » Jezal n’avait jamais été proche de ses frères, mais cette réaction lui paraissait excessive. Il écarta sa monture des doigts d’une main géante qui terminait un poignet tranché, posé à la verticale sur le sol ; sa paume s’ornait de symboles rageusement ciselés. « Que disent-ils ? » Bayaz se rembrunit. « Croyez-moi, mieux vaut que vous ne le sachiez pas ! » Un bâtiment démesuré, même selon les critères de ce cimetière éléphantesque, s’élevait à côté de l’armée de sculptures. Les marches de son escalier étaient aussi hautes que les remparts d’une cité, les colonnes de sa façade, aussi grosses que des tours, et son formidable fronton, intaillé de décorations presque effacées. Bayaz tira sur ses rênes en arrivant devant lui et leva les yeux. Jezal l’imita, puis se tourna vers les autres avec anxiété. « Continuons d’avancer. » Neuf-Doigts se gratta le visage en jetant nerveusement des coups d’œil autour de lui. « Quittons cet endroit aussi vite que possible, sans jamais y revenir. » Bayaz gloussa. « Le Sanguinaire aurait-il peur de quelques malheureuses ombres ? Je n’aurais pas cru ça possible ! Chaque ombre est la projection de quelque chose », grommela l’homme du Nord, mais le Premier des Mages ne sembla pas s’en alarmer. « Nous avons largement le temps de faire une halte, dit-il en descendant de monture. Nous approchons de la lisière de la ville, maintenant. Dans une heure, tout au plus, nous l’aurons dépassée et serons de nouveau sur la route. Ceci pourrait vous intéresser, capitaine Luthar ! Comme tous ceux qui daigneront me suivre. » Neuf-Doigts jura tout bas dans sa langue. « Bon, d’accord ! Je préfère marcher que d’attendre. Vous avez éveillé ma curiosité, dit Frère Long-Pied en mettant pied à terre. Je dois avouer que, sous cette lumière, cette ville est moins intimidante que sous la pluie d’hier. Il est même difficile de comprendre pourquoi elle a aussi mauvaise réputation. Il n’y a pas dans tout le Cercle du Monde un endroit qui dispose d’une telle collection de reliques aussi fascinantes, et, bien que honteux de l’admettre, je suis d’un naturel curieux. Oui, en effet, j’ai toujours été un… On sait tous ce que tu es, siffla Ferro. Moi, j’attendrai ici. Fais ce que tu veux. » Bayaz récupéra son bâton attaché sur sa selle. « Comme d’habitude. Pendant notre absence, Messire Quai et toi pourrez mutuellement vous distraire avec des histoires drôles. Je vais presque regretter de rater votre badinage. » Ferro et l’apprenti échangèrent un regard noir, tandis que les autres se frayaient un chemin entre les statues abattues, puis gravissaient le majestueux escalier. Jezal fermait la marche, boitant et grimaçant à chaque pas. Ils franchirent le seuil, de la taille d’une maison, et pénétrèrent dans un espace obscur, frais et silencieux. Qui rappela à Jezal l’Hémicycle des Lords d’Adua… en dix fois plus grand. Une vaste pièce circulaire semblable à une coupe monstrueuse, munie de gradins taillés dans des pierres de différentes couleurs, avec des parties entières réduites en miettes. Le centre était rempli de débris, sans doute les gravats de son toit effondré. « Ah ! Le grand dôme est à terre. » Le Mage plissa les yeux pour regarder le ciel lumineux par l’ouverture déchiquetée. « Une métaphore appropriée. » Il soupira et se dirigea avec lenteur vers l’aile courbe, en zigzaguant entre les sièges de marbre. Jezal leva la tête et se rembrunit à l’idée qu’un morceau de pierre puisse se détacher et venir l’écraser. Il se doutait que Ferro ne raccommoderait pas ces dégâts. Il ignorait pourquoi Bayaz avait insisté pour l’emmener en ce lieu, mais dans ce cas, il pouvait se poser la même question à propos du voyage – ce qu’il avait déjà fait plus d’une fois. Aussi, après une profonde inspiration, se traîna-t-il derrière le Mage, Neuf-Doigts sur ses talons. L’écho de leurs pas résonna dans cette vastitude vide. Avançant parmi les gradins démolis, Long-Pied observa avec intérêt le plafond effondré. « À quoi servait cet endroit ? » demanda-t-il. L’écho de sa voix se réverbéra sur les parois arrondies. « Était-ce un théâtre ? — En quelque sorte, répondit Bayaz. C’était la salle où se réunissait le Sénat impérial. C’est ici que l’empereur trônait pour écouter les débats des citoyens les plus sages d’Aulcus. Ici qu’ont été prises des décisions sans doute déterminantes pour le cours de l’Histoire. » Il gravit un échelon, avant de s’immobiliser pour indiquer le sol avec fébrilité. « C’est ici exactement, je m’en souviens, que Calice s’est tenu pour s’adresser aux membres du Sénat, les pressant de faire preuve de prudence dans l’extension occidentale de l’empire. C’est ici que Juvens lui a répondu qu’au contraire il fallait montrer de l’audace, obtenant ainsi l’approbation générale. Moi, âgé de vingt ans, le souffle coupé par l’excitation, je les regardais, fasciné. Je me rappelle encore leurs querelles en détail. Les mots, mes amis ! Les mots peuvent receler davantage de puissance que tout l’acier du Cercle du Monde. — Un coup d’épée sur l’oreille te fait plus de mal qu’un mot, je te le garantis ! » chuchota Logen. Jezal éclata de rire, mais Bayaz ne sembla pas le remarquer, occupé qu’il était à passer d’un banc de pierre à l’autre. « C’est ici que Scrapies les a exhortés à prendre garde aux dangers de la décadence, à s’intéresser à la signification véritable de la citoyenneté. Les sénateurs l’écoutaient, extasiés. Sa voix avait des accents de… de… » Bayaz crocheta l’air de la main, comme s’il espérait y saisir le mot juste. « Bah ! Qu’est-ce que ça peut bien faire, aujourd’hui ! Il n’y a plus aucune certitude dans le monde. C’était une époque où de grands hommes agissaient avec droiture. » Il se rembrunit en fixant le sol encombré de détritus. « Maintenant, nous vivons une ère où de petits hommes font ce qu’ils ont à faire. De petits hommes, avec de petits rêves, marchant à pas de géants. Vous pouvez, malgré tout, voir à quel point ce bâtiment a été grandiose, autrefois. — Euh, oui… » souffla Jezal, qui s’éloigna des autres en boitant pour aller examiner des fresques sculptées sur un mur, tout au fond de l’amphithéâtre. Des guerriers à moitié nus, dans des poses étranges, se repoussaient avec des lances. Tout cela était sûrement magnifique, mais il flottait dans ces lieux une odeur désagréable. Celle de la pourriture, de l’humidité ou d’animaux en sueur. Des remugles d’étables négligées. Il inspecta les ténèbres en plissant le nez. « D’où vient cette puanteur ? » Neuf-Doigts huma l’air ; il blêmit aussitôt, les yeux ronds. « Par les… » Dégainant son épée, il avança d’un pas. Jezal se retourna, tout en cherchant maladroitement à empoigner ses deux armes, la poitrine subitement oppressée par la peur… Jezal prit d’abord cette silhouette noire pour une espèce de mendiant ; emmaillotée dans des loques, elle se tenait à quatre pattes dans l’obscurité, à environ deux toises de lui. Puis il aperçut les mains… déformées, agrippées comme des serres à la pierre rongée. Il découvrit enfin le visage gris, si on pouvait le nommer ainsi : un front bas dépourvu de sourcils, une mâchoire carrée débordant de dents démesurées, un groin plat de cochon et de minuscules yeux noirs étincelants de colère qui soutenaient son regard. Une créature entre homme et bête, bien plus hideuse que chacune des deux espèces. Sa bouche se mit à pendre mollement, tout son corps se figea. Il lui sembla parfaitement inutile de dire à Neuf-Doigts qu’il le croyait désormais. Les Shankas existaient bel et bien. « Attrape-le ! » rugit Logen. Il remonta les gradins à toute allure, en brandissant son épée. « Tue-le ! » Jezal, hésitant, tituba vers le monstre, mais sa jambe encore fragile l’empêcha de prendre de vitesse cette créature aussi vive qu’un renard. Avant qu’il eût pu faire trois pas, le Shanka pivota et détala sur le dallage glacé vers une fissure dans le mur, où il se glissa avec l’agilité d’un chat franchissant une clôture. « Il a disparu ! » Bayaz se dirigeait déjà vers la sortie de l’immense salle, faisant claquer son bâton sur le marbre. « Nous le voyons bien, Messire Luthar. Nous l’avons tous constaté ! — Il y en aura d’autres, siffla Logen. Il y en a toujours d’autres ! Nous devons partir ! » Quelle malchance ! songeait Jezal, en redescendant péniblement les gradins ; il grimaçait de douleur à chaque élancement dans son genou. La malchance avait voulu que Bayaz insistât pour s’arrêter. Ensuite, sa jambe cassée l’avait empêché de poursuivre cette chose répugnante… un autre coup du sort ! Et enfin, au lieu de pouvoir traverser le fleuve à des lieues en aval, ils avaient été obligés de venir à Aulcus. « Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ? hurla Logen à Bayaz. — Je ne le devine que trop bien », bougonna le Mage, haletant, les traits crispés. « Après la mort du Créateur, nous les avons chassés. Nous les avons acculés dans les recoins les plus obscurs du monde. — Il y en a peu de plus obscurs que celui-ci ! » Long-Pied les dépassa en courant et descendit les marches deux par deux, Jezal boitillant derrière lui. « Qu’y a-t-il ? cria Ferro en retirant son arc de son épaule. — Des Têtes-Plates ! » rugit Neuf-Doigts. Comme elle le regardait d’un air hébété, l’homme du Nord agita sa main libre dans sa direction. « Contente-toi de galoper ! » Sacrée malchance ! C’était à cause d’elle que Jezal avait battu Bremer dan Gort et que Bayaz l’avait choisi pour ce voyage infernal. Toujours à cause d’elle qu’il avait décidé un jour d’escrimer. Que son père l’avait incité à s’engager dans l’armée, au lieu d’être un oisif, comme ses deux frères. Étrange idée que d’avoir toujours considéré cela comme de la chance ! Il était parfois difficile de faire la différence. Jezal tituba jusqu’à son cheval, s’accrocha au pommeau de la selle et se hissa tant bien que mal sur l’animal. Long-Pied et Neuf-Doigts avaient déjà enfourché le leur. Bayaz, lui, remettait seulement son bâton à sa place d’une main tremblante. Quelque part derrière eux, une cloche se mit à sonner dans la ville. « Oh là là ! » gémit Long-Pied, en fixant avec des yeux exorbités la multitude des statues. « Oh là ! — Simple malchance ! » murmura Jezal. Ferro le regarda brusquement. « Quoi ? — Rien. » Grinçant des dents, il éperonna sa monture. La chance n’existait pas. Le mot chance était utilisé par des idiots pour expliquer les conséquences de leur témérité, de leur égoïsme et de leur bêtise. Le plus souvent, la malchance était synonyme de mauvais plans. Et là, ils en avaient la preuve. Ferro avait prévenu Bayaz qu’il existait dans la ville une autre présence que la sienne et celle de ces cinq Blafards stupides. Elle l’avait mis en garde, mais il ne l’avait pas écoutée. Les gens ne croient que ce qu’ils veulent. Du moins les idiots. Elle observait les autres tout en chevauchant. Sur le siège du chariot cahotant, Quai fixait la route devant lui, ses yeux réduits à deux fentes. Bien calé sur sa selle, les lèvres retroussées, Luthar avait adopté la position du cavalier expérimenté. Mâchoires serrées, le visage pâle, les traits tirés et l’air sinistre, Bayaz s’efforçait de ne pas se laisser distancer. Les prunelles dilatées par l’effroi, Long-Pied ne cessait de jeter des regards anxieux par-dessus son épaule. Ballotté sur son cheval, le souffle rauque, Neuf-Doigts passait plus de temps à vérifier ses rênes que le chemin à suivre. Cinq idiots, et elle. Elle entendit un grondement et vit une créature accroupie sur le toit d’un bâtiment bas. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait : un singe courbé en avant, au dos tordu et aux membres trop longs. Toutefois, les singes ne maniaient pas les lances ! Ses yeux suivirent l’arc décrit par le projectile, qui alla se planter dans le flanc du chariot, où il resta à osciller. Ils finirent par dépasser le petit édifice et continuèrent à chevaucher bruyamment sur la chaussée défoncée. Certes, cette créature les avait manqués, mais il y en avait d’autres dans les ruines, devant eux. Ferro les voyait bouger dans les bâtisses plongées dans l’ombre. Elles détalaient sur les toits, se tapissaient derrière les fenêtres branlantes ou sur les seuils dépourvus de portes. Elle avait bien envie d’en descendre une, mais quel intérêt ? Il y en avait bien trop. Des centaines, à première vue. Étant donné qu’ils les auraient bientôt toutes distancées, en tuer une ne servirait à rien. Simplement à gaspiller une flèche… Un gros caillou vint tout à coup s’écraser à proximité. Ferro sentit l’un des fragments émiettés ricocher sur le dos de sa main, lui laissant une entaille sanglante sur la peau. Elle se rembrunit, rentra la tête dans les épaules et s’efforça de s’aplatir sur l’encolure de son cheval. Une chose telle que la chance n’existait pas. Et il n’y avait aucune raison de leur offrir une cible trop facile. Logen pensait avoir laissé les Shankas loin derrière lui ; toutefois, passé le premier choc d’en revoir un, cela ne le surprenait guère. Il aurait dû le savoir, depuis le temps ! On laisse seulement ses amis derrière soi. Les ennemis restent toujours accrochés à nos basques. Le son des cloches retentissait un peu partout dans les ruines. Logen en avait le crâne farci ; leurs tintements dominaient martèlements de sabots, grincements de roues, sifflements de l’air. Elles résonnaient dans le lointain ou juste à côté d’eux, aussi bien devant que derrière. Les bâtiments, aux carcasses grises emplies de mille périls, défilaient. Il vit un objet scintiller à proximité, puis rebondir sur les pavés en tournoyant. Une lance. Il en entendit une autre tomber avec fracas un peu plus loin sur la route. Il déglutit et plissa les yeux pour se protéger du vent qui lui cinglait le visage, en essayant de ne pas s’imaginer le dos transpercé par l’une d’elles. Ce n’était pas trop difficile ; se maintenir en selle requérait toute sa concentration. Ferro se retourna pour lui crier quelque chose ; ses mots se perdirent dans le vacarme. Il secoua la tête pour le lui faire comprendre ; elle agita furieusement un bras en indiquant un point sur la chaussée. Il comprit soudain… une crevasse s’ouvrait devant eux sur la route, se précipitant à leur rencontre à une vitesse folle. La bouche de Logen parut s’ouvrir autant qu’elle ; il étouffa un gémissement horrifié. Il tira si brutalement sur ses rênes que son cheval glissa sur les vieux cailloux et se déporta vers la droite. Logen s’accrocha à sa selle, que ce brusque mouvement avait décalée. Il voyait les pavés défiler sous lui en une masse grise confuse, le bord de l’énorme gouffre passer à quelques pas à peine sur sa gauche, la chaussée se craqueler de fissures secondaires. Il sentait la présence de ses compagnons, percevait des voix qui criaient, sans toutefois saisir le sens de leurs paroles, trop occupé à lutter contre les douloureuses secousses. Il souhaitait de tout cœur ne pas se faire désarçonner et se murmurait sans relâche : « Encore en vie, encore en vie… » Un temple apparut bientôt. Ses piliers grandioses, encore intacts, enjambaient la route et supportaient toujours un monstrueux triangle de pierre semblant peser des tonnes. Le chariot fila entre deux d’entre eux dans un bruit de tonnerre. Le cheval de Logen, lui, se fraya un chemin entre deux autres, happé fugacement par l’ombre, avant de retrouver aussitôt la clarté du jour. Tous débouchèrent alors dans une immense salle à ciel ouvert. La crevasse avait avalé le mur de gauche, et si un toit recouvrait jadis le tout, il avait disparu depuis longtemps. Ballotté au rythme de sa monture, Logen continua de galoper droit devant lui, les yeux rivés sur une grande arcade, un carré de lumière dans la pierre noire. Là-bas, nous serons en sécurité, se disait-il. S’ils parvenaient à franchir cette voûte, ils seraient sortis d’affaire. Si seulement ils parvenaient jusque-là… Il ne vit pas la lance arriver, et même s’il l’avait vue, il n’aurait rien pu faire. Par chance, elle manqua sa jambe et s’enfonça profondément dans le flanc de sa monture. Ça, c’était nettement moins heureux ! Logen entendit l’animal renâcler quand il perdit le contrôle de ses membres. Il fut désarçonné. Bouche ouverte en un cri muet, il constata avec impuissance que le dallage de la salle se rapprochait. La pierre dure lui heurta la poitrine de plein fouet, lui coupant le souffle ; sa mâchoire alla cogner rudement le sol. Il vit trente-six chandelles, rebondit et se mit à rouler indéfiniment, tandis qu’autour de lui la pièce pleine de bruits étranges et le ciel aveuglant tournoyaient. Il finit par s’arrêter brutalement, allongé sur le côté. Hébété, il demeura ainsi quelques instants. La tête lui tournait, ses oreilles bourdonnaient ; il ne savait plus où, ni qui il était. Il recouvra peu à peu ses esprits. Et redressa vivement la tête. La crevasse se trouvait à un pas à peine. Il perçut le grondement de l’eau, loin en contrebas. Roulant de nouveau sur lui-même, il s’écarta de son cheval ; autour de la bête, des filets de sang noir s’écoulaient sur les joints des pavés. Puis il aperçut Ferro ; un genou à terre, elle décochait flèche après flèche en direction des piliers qu’ils venaient de dépasser. Il y avait des Shankas juste derrière… et en grand nombre. « Merde ! » grommela Logen. Il se remit debout péniblement, les talons de ses bottes crissant sur les pavés poussiéreux. « Par ici ! hurla Luthar qui s’était laissé glisser à bas de monture et avançait en claudiquant. Viens donc ! » Une énorme hache à la main, un Tête-Plate fonçait sur eux en poussant un cri perçant. Foudroyé en pleine course, il bascula en arrière, une flèche de Ferro fichée dans le visage. Mais il y en avait d’autres. Beaucoup d’autres qui s’insinuaient entre les piliers, lance à la main. « Ils sont trop nombreux ! » vociféra Bayaz. Contractant ses muscles maxillaires, le vieillard soucieux inspecta les piliers et la masse compacte qu’ils supportaient. L’air commença aussitôt à trembloter autour de lui. « Merde ! » Complètement déséquilibré, Logen se dirigea vers Ferro d’une démarche d’ivrogne. La salle tanguait devant ses yeux, son sang puisait dans ses oreilles. Il perçut néanmoins un bruit sec : une fissure sur l’un des piliers, un nuage de poussière et les pierres se mirent à bouger en craquant. Deux Shankas relevèrent la tête. Ils baragouinaient encore, un doigt pointé vers le haut, lorsqu’une pluie de cailloux s’abattit sur eux. Logen réussit à saisir le poignet de Ferro qui essayait de placer une flèche sur son arc. « Bordel ! » maugréa-t-elle, tandis que, titubant, il la tirait en arrière pour la mettre à l’abri. Une lance siffla près d’eux. Elle ricocha bruyamment sur les pavés, fila vers le bord de la crevasse et termina sa course dans le vide. Il entendait les Shankas envahir la salle ; ils pullulaient entre les piliers, communiquaient entre eux par grognements. « Venez, venez ! » répétait Luthar qui continuait d’avancer en boitant et en gesticulant. Les lèvres pincées, les yeux exorbités, toujours debout au même endroit, Bayaz était entouré de tourbillons scintillants. À ses pieds, la poussière du sol se soulevait doucement pour s’enrouler en volutes autour de ses bottes. Une formidable déflagration retentit. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Logen vit un énorme morceau de pierre sculptée tomber à la verticale et atterrir avec une telle violence que le sol en trembla. Il écrasa un Shanka malchanceux, qui n’eut pas même le temps de crier, projetant au loin son épée cassée et des éclaboussures de sang noir, seules preuves que le malheureux ait jamais existé. Armes au poing, d’autres silhouettes sombres continuaient cependant d’avancer, au milieu des nuages de poussière. Un des piliers se brisa en deux. Il oscilla avec une lenteur singulière ; des éclats de pierres s’éparpillèrent dans toute la salle. Le fronton qui s’appuyait dessus commença à se fissurer à son tour, avant de s’effondrer en morceaux aussi gros que des maisons. Logen pivota et se jeta à plat ventre, entraînant Ferro à sa suite. Il ferma les yeux et se protégea la tête de ses bras. Il y eut alors un vacarme épouvantable ; Logen n’avait jamais rien entendu de semblable. Un mugissement, un grondement de terre déchirée, comme si le monde se repliait sur lui-même. Peut-être était-ce le cas ! Le sol fit le gros dos et trembla sous leurs corps. Un autre craquement assourdissant retentit, un long crépitement, suivi d’un grattement, d’un faible déclic, puis un silence relatif s’installa. Logen desserra sa mâchoire douloureuse et ouvrit les yeux. Malgré l’air saturé de poussière, il eut l’impression d’être sur une sorte de pente. Il toussota, essaya de bouger, entendit un grincement étrange sous sa poitrine… la dalle sur laquelle il reposait bascula peu à peu, la pente s’accentua. Avec un hoquet de stupeur, il se pressa contre la surface, s’y agrippant du bout des doigts, une main serrée autour du bras de Ferro. Il sentit soudain la jeune femme exercer une forte pression sur son poignet. Tournant la tête avec précaution pour regarder autour de lui, il se pétrifia d’horreur. Les piliers avaient disparu. La salle aussi. Le sol également. L’immense faille les avait engloutis et béait à leurs pieds. Logen pouvait à peine en croire ses yeux. Il était allongé sur une grande plaque qui, quelques instants plus tôt, faisait partie du dallage et qui, désormais inclinée en un angle prononcé, se trouvait en équilibre au bord d’une impressionnante paroi plongeant dans le vide. Les doigts noirs de Ferro s’accrochaient à son poignet ; sa manche déchirée était remontée jusqu’au coude, les muscles de son avant-bras saillaient sous l’effort. Il suivit du regard la courbe de son épaule, puis descendit jusqu’à son visage figé. Le reste de son corps était invisible… Caché par le rebord de la plaque, il se balançait au-dessus du gouffre. « Ssss », siffla-t-elle, ses yeux jaunes écarquillés, ses doigts griffant désespérément la pierre lisse pour y trouver une prise. Un coin se détacha brusquement de la plaque ébréchée. Logen l’entendit tomber et rebondir le long de la faille. « Merde ! » bougonna-t-il. Il osait à peine respirer. Bordel ! Quelles étaient ses chances de se tirer de ce mauvais pas ? Force lui était de reconnaître que Logen Neuf-Doigts n’avait jamais été un veinard ! Il glissa prudemment sa main libre sur la plaque, à la recherche d’une petite arête où s’agripper, et remonta petit à petit vers le haut du bloc. Puis, pliant l’autre bras, il entreprit d’y hisser Ferro à son tour. Avec un horrible grincement et une secousse violente, le bloc commença soudain à s’incliner dans le sens inverse. Logen geignit en s’aplatissant sur sa surface, dans l’espoir de stopper le mouvement. Une nouvelle secousse encore plus violente, et la plaque rebascula lentement dans l’autre sens. Logen demeura ainsi, pantelant. Pas moyen de descendre, ni de monter ! « Psst ! » Des yeux, Ferro lui indiqua leurs mains soudées et rejeta légèrement la tête vers le bord de la plaque, puis vers la faille en contrebas. « Faut se montrer réaliste », chuchota-t-elle en relâchant ses doigts pour le libérer. Logen se revit alors suspendu le long d’un édifice, au-dessus d’un cercle de pelouse jaunâtre. Il se souvint d’avoir glissé inexorablement, en murmurant des appels à l’aide. Il se souvint aussi de la main de Ferro qui saisissait la sienne pour le ramener au sommet. Il secoua lentement la tête et resserra sa prise sur son poignet. Elle lui fit les gros yeux. « Satané idiot de Blafard ! » Jezal toussa, se tourna de côté, recracha de la poussière. Clignant des paupières, il se mit à regarder autour de lui. Il eut l’impression qu’il faisait plus clair et que le bord de la faille était beaucoup plus proche qu’avant. En réalité, bien trop proche ! « Euh », bredouilla-t-il, soudain à court de mots. La moitié du bâtiment s’était écroulée. Seuls subsistaient le mur du fond et l’un des piliers, lui-même cisaillé à mi-hauteur. Tout le reste avait disparu, englouti par le gouffre géant. Il se releva en titubant, fit la grimace quand son poids porta sur sa jambe blessée et aperçut Bayaz, à moitié allongé contre le mur voisin. Des filets de sueur striaient le visage fripé du vieux Mage. Il avait les traits tirés, les yeux brillants, cernés de noir ; ses os semblaient prêts à lui transpercer la peau. On aurait dit un cadavre datant d’une semaine. Jezal fut presque surpris de le voir lever une main crispée pour la tendre vers la crevasse. « Allez-les chercher », croassa-t-il. Les autres ! « Par ici ! » La voix de Neuf-Doigts lui parvint de la faille, comme étouffée. Du moins était-il encore en vie ! Le coin d’un énorme bloc pointait au-dessus du bord ; Jezal s’y traîna avec prudence, angoissé à l’idée que le sol pût se dérober entièrement sous lui. Il jeta un coup d’œil dans le gouffre. Allongé sur le ventre, l’homme du Nord tenait de la main gauche l’extrémité supérieure du bloc incliné ; de la droite, il serrait fermement le poignet de Ferro, dont on ne distinguait que le visage balafré du côté opposé. Tous deux affichaient la même expression horrifiée. Plusieurs tonnes de pierre en équilibre instable oscillaient imperceptiblement, risquant à tout moment de glisser dans l’abîme. « Fais… quelque chose… » chuchota Ferro, en se gardant d’élever le ton. Jezal constata qu’elle ne lui suggérait pas non plus comment procéder. Il passa la langue sur sa lèvre crantée. Peut-être que s’il appuyait sur le bord, la plaque se redresserait… ils n’auraient plus qu’à ramper jusqu’à lui ! Devait-il agir aussi simplement ? Il tendit une main et frotta nerveusement ses pouces sur le bout de ses doigts, soudain très faibles et moites, avant de la poser avec délicatesse sur le contour dentelé. Attentifs, Neuf-Doigts et Ferro retenaient leur souffle. Une légère pression, et la plaque s’infléchit. Il pesa un peu plus sur le bloc… un raclement furieux… et celui-ci s’agita en un mouvement terrifiant. « Ne pousse pas, bordel ! » hurla Neuf-Doigts, en râpant ses ongles sur la surface trop lisse. « Que dois-je faire ? couina Jezal. - Trouve quelque chose ! - N’importe quoi ! » renchérit Ferro. Jezal jeta des coups d’œil fébriles autour de lui. Il ne vit personne susceptible de l’aider. Aucun signe de Long-Pied, ni de Quai. Soit ils étaient morts au fond de ces abysses, soit ils avaient profité de cette catastrophe pour reprendre leur liberté. Aucune de ces deux solutions ne l’aurait surpris. S’il devait sauver quelqu’un, Jezal effectuerait donc la manœuvre tout seul. Il se contorsionna pour ôter son manteau, le torsada en une sorte de corde et le soupesa en secouant la tête. Cela ne fonctionnerait jamais, mais quelles autres possibilités avait-il ? Il étira sa corde improvisée au maximum, puis en lança une des extrémités. Celle-ci rebondit sur la pierre, bien trop loin des doigts de Logen, en éparpillant une poignée de gravillons. « C’est pas grave, recommence ! » Penché autant qu’il l’osait vers le gouffre, Jezal remonta son manteau aussi haut que possible et le relança. Une des manches s’écarta suffisamment pour permettre à Logen de s’en saisir. « Oui ! » Il l’enroula autour de son poignet. Et l’étoffe épousa parfaitement la bordure du bloc. « C’est ça ! Maintenant, tire-lait vers toi ! » Serrant les dents, Jezal s’arc-bouta, ses bottes dérapant dans la poussière, son bras et sa jambe meurtris lui cuisant sous l’effort. Le manteau revint petit à petit, en glissant progressivement sur la pierre. « Oui ! gronda Neuf-Doigts qui repoussait le bloc des épaules. - Tire ! » l’encouragea Ferro, en se tortillant pour faire passer ses hanches sur le rebord, puis sur la plaque. Paupières mi-closes, Jezal mobilisait toutes ses forces en soufflant entre ses dents. Une lance atterrit en cliquetant près de lui. Il ouvrit brusquement les yeux ; une vingtaine de Shankas, rassemblés à l’autre bout de la gigantesque crevasse, agitaient leurs bras biscornus. Il déglutit et regarda ailleurs. Il ne pouvait se permettre de penser à ce danger en un moment pareil. Tout ce qui importait, c’était de tirer. De tirer et surtout, quelle que fût sa douleur, de ne pas lâcher prise. Et cela fonctionnait ! Petit à petit, ses compagnons remontaient. Jezal dan Luthar était enfin un héros ! Il allait enfin gagner sa place dans ce maudit périple. Un bruit sonore de déchirure. « Merde ! geignit Logen. Merde ! » La manche se détachait lentement du manteau, les coutures s’effilochaient, les fils se cassaient les uns après les autres. Jezal poussa un petit cri affolé. Sa main lui brûlait. Devait-il encore tirer ou pas ? Un autre fil cassa net. Quelle pression exercer ? Un autre fil céda à nouveau. « Que dois-je faire ? gémit-il. - Tire, bougre d’idiot ! » Jezal obtempéra. Il remorqua le manteau avec énergie, tous ses muscles en feu. Ferro, qui avait réussi à atteindre le bloc, en griffait la surface de ses ongles. La main de Logen, elle, touchait presque le bord de la faille ; trois de ses doigts s’étiraient, s’allongeaient. Jezal continua à tracter ses deux compagnons… Et retomba en arrière avec, dans la main, un lambeau de tissu. Le bloc frissonna, gronda, bascula. Un formidable crac, et Logen se mit à glisser, la manche arrachée pendant inutilement dans sa main. Il n’y eut pas un seul cri. Simplement quelques crissements, des roulements de pierres, puis, plus rien. Tous deux étaient passés par-dessus bord. L’énorme bloc reprit sa position initiale et resta là, en bordure de faille, plat et vide. Jezal le fixa bouche bée, son manteau sans manche oscillant dans sa main tremblante. « Non », murmura-t-il. Ça ne se passait jamais ainsi dans ses récits d’aventures. Sous les ruines « T’ es en vie, Blafard ? » Logen émit une plainte en se déplaçant. L’horreur le saisit quand il sentit les pierres bouger. Il se rendit soudain compte qu’il était allongé sur un tas de gravats et que l’angle d’un bloc aiguillonnait rudement un point sensible de son dos. Il aperçut un mur flou, une simple ligne délimitant la zone d’ombre de celle de la lumière. Il cilla, puis grimaça lorsque la douleur se diffusa le long du bras qu’il levait pour essuyer la poussière sur ses yeux. Ferro était agenouillée à ses côtés ; du sang s’écoulait d’une coupure au front le long de son visage sombre, une poussière brunâtre parsemait ses cheveux noirs. Derrière elle, une immense salle voûtée s’étirait dans les ténèbres. Tout là-haut, le plafond effondré découvrait un coin de ciel bleu. Déconcerté, Logen tourna doucement la tête. À moins d’un pas de lui, la plaque sur laquelle il gisait était carrément coupée et débordait dans le vide. Beaucoup plus loin, il apercevait même l’extrémité de la faille, vaste paroi de roche effritée et de terre ; au-dessus se dressaient les silhouettes de bâtiments à demi écroulés. Il commença à comprendre. Ils se trouvaient sous le temple. En s’ouvrant, la crevasse avait ravagé le sol, ne laissant qu’une corniche étroite, où ils avaient atterri. Eux, et un monceau de cailloux. Ils n’avaient pas dû chuter bien bas. Il eut l’impression qu’un sourire lui étirait les lèvres. Il était encore en vie. « Qu’est-il arri… » Son nez presque collé au sien, Ferro lui écrasa la bouche de sa main. « Chut ! » souffla-t-elle, en roulant ses yeux jaunes vers le haut, un doigt pointé vers le plafond cintré. Logen eut brusquement la chair de poule. Il les entendit. Des Shankas. Se bousculant, s’agitant bruyamment au-dessus de leurs têtes, baragouinant et couinant. Il acquiesça en silence ; Ferro retira sa main sale. Engourdi, il essaya péniblement de trouver une position plus confortable sur les éboulis, le visage déformé à force de vouloir rester discret. Son manteau dégagea un nuage de poussière quand il se mit debout. Logen contrôla le bon fonctionnement de ses membres, un par un, guettant la douleur insupportable qui l’avertirait qu’il avait une clavicule ou une jambe cassée, ou le crâne défoncé. Son manteau était déchiré, son coude déchiqueté lui élançait et du sang maculait ses avant-bras jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Comme il portait sa main à ses tempes bourdonnantes, il y découvrit encore du sang, ainsi que sous son maxillaire, à l’endroit qui avait heurté le sol. Sa bouche aussi avait son goût salé caractéristique. Il avait dû se mordre la langue, une fois de plus. Un miracle que ce maudit truc soit toujours attaché ! Un de ses genoux était atrocement sensible, son cou, ankylosé, sa cage thoracique, contusionnée, mais avec un peu d’efforts il pourrait les faire bouger. Quelque chose était enroulé autour de son poignet. La manche déchirée du manteau de Luthar. Il la secoua et la laissa tomber sur les détritus. Elle ne lui était plus d’aucune utilité, désormais. Elle n’avait pas plus servi avant, d’ailleurs ! Ferro, qui s’était rendue au bout de la pièce, inspectait un passage voûté. Logen la rejoignit en se traînant, s’évertuant à rester silencieux. « Et les autres ? » murmura-t-il. Ferro haussa les épaules. « Ils s’en sont peut-être sortis ! » avança-t-il, plein d’espoir. Elle le foudroya du regard, un sourcil arqué. Avec un tressaillement, Logen berça son bras meurtri. Elle avait raison. Pour le moment, ils étaient les deux seuls survivants. C’était leur seule certitude, et ils risquaient d’attendre longtemps avant de pouvoir espérer mieux. « Par ici », chuchota Ferro en lui indiquant les ténèbres. Il plissa les yeux pour observer le passage obscur. Sa gorge se serra. Il détestait les souterrains, il ne supportait pas cette masse de roche et de terre qui risquait de s’effondrer à tout moment. En outre, ils ne possédaient pas même une torche. Et il faisait noir comme dans un four, sans parler du manque d’air ! Ils n’avaient aucune idée de la distance à parcourir, ni de la direction à prendre. Il jeta un coup d’œil soupçonneux sur l’arche de pierre qui le surplombait et déglutit. Les tunnels étaient des endroits réservés aux Shankas et aux morts. Lui n’appartenait à aucune de ces catégories et n’avait pas très envie d’en croiser, surtout ici. « Tu es sûre ? ‘ - Quoi ? T’as peur du noir ? - À choisir, je préférerais y voir. - Parce que tu crois qu’on a le choix ? railla Ferro. Reste, si tu veux. Avec un peu de chance, une autre bande de cinglés viendra se balader dans le coin, d’ici un siècle ou deux ! Tu t’intégreras parfaitement dans le tableau ! » Logen hocha la tête, en léchant sombrement ses gencives ensanglantées. Il avait l’impression que tous deux ne s’étaient pas trouvés dans une telle galère depuis une éternité, en tout cas, pas depuis leur course folle sur les toits glissants de l’Agriont, avec des hommes masqués à leurs trousses. Cela lui semblait loin… pourtant rien n’avait changé. Malgré leurs cavalcades, les repas partagés et leurs confrontations avec la mort, Ferro était la même fichue emmerdeuse, pleine d’amertume et de colère, qu’à leur première rencontre. Il avait bien essayé de se montrer patient, mais cela finissait par devenir lassant. « T’es vraiment obligée ? marmonna-t-il en regardant droit dans ses yeux jaunes. - Obligée de quoi ? - De te comporter comme une sale conne. Hein, t’es obligée ? » Elle le fixa quelques secondes d’un air renfrogné, ouvrit la bouche, se ravisa et haussa les épaules. « T’aurais mieux fait de me laisser tomber. « Quoi ? » Il s’attendait à une insulte ou, au moins, à un doigt enfoncé dans la poitrine et même, pourquoi pas, à un coup de couteau. Dans sa réponse perçait presque une pointe de regret. Si toutefois elle en avait ressenti, ce sentiment ne dura pas. « Tu aurais dû me laisser tomber, comme ça, je serais seule ici, au lieu de t’avoir dans mes pattes ! » Logen eut un reniflement dégoûté. Il ne servait à rien d’aider certaines personnes. « Te laisser tomber ? T’inquiète pas, la prochaine fois, c’est ce que je ferai ! - Parfait ! » cracha Ferro qui avança dans le tunnel. Elle fut rapidement avalée par l’obscurité et Logen se sentit pris de panique à l’idée de rester seul. « Attends ! » souffla-t-il en se précipitant à sa suite. Devant eux, le goulet s’inclinait. Ferro marchait sans bruit ; Logen, lui, raclait ses bottes dans la poussière, tandis que les derniers lambeaux de lumière s’accrochaient aux pierres humides. Du bout des doigts de sa main gauche, il rasait le mur, se retenant de gémir à chaque pas, à cause de ses côtes sûrement fêlées, de son coude écorché et de sa mâchoire meurtrie. Il faisait de plus en plus sombre. Les parois et le sol n’étaient plus que de vagues suggestions, qui finirent à leur tour par n’être plus rien du tout. Tel un fantôme grisâtre, la chemise sale de Ferro semblait flotter dans cet endroit asphyxiant. Logen fit encore quelques pas hésitants, mais elle avait disparu. Il agita une main devant son visage ; il n’en vit aucune trace. Rien que de profondes ténèbres chuintantes. Il était enterré. Enterré dans le noir, tout seul. « Ferro, attends ! - Quoi ? » Il trébucha contre elle, sentit quelque chose le pousser au niveau de la poitrine et faillit tomber en arrière. Il se rattrapa de justesse au mur poisseux. « Que diable veux-… - Je ne vois rien ! lâcha-t-il d’une voix complètement paniquée. Je ne… où es-tu ? » Il tendit ses mains ouvertes, balayant les airs à tâtons ; il avait perdu tout sens de l’orientation. Une migraine lui martelait la tête, son estomac chavirait. Et si cette maudite garce l’abandonnait, ici ? Et si… « Là ! » Il sentit sa main fraîche, rassurante, saisir la sienne. Il entendit sa voix au creux de son oreille. « Tu crois que tu vas pouvoir me suivre sans te casser la figure, triple idiot ? - Je… je crois. - Alors, tâche de ne pas faire de bruit ! » Et elle s’éloigna en le remorquant avec impatience. Ah ! si sa fine équipe le voyait en ce moment ! Logen Neuf-Doigts, l’homme le plus redouté du Nord, mort de trouille dans le noir, s’accrochant désespérément à la main d’une femme qui le haïssait, comme un nourrisson au sein de sa mère. S’il n’avait craint d’être entendu des Shankas, il aurait éclaté de rire. L’énorme main de Neuf-Doigts était chaude, moite de frayeur. Une sensation désagréable qui la rendait presque malade. Ferro s’efforça néanmoins d’aller de l’avant. Dans cet espace confiné, elle entendait sa respiration hachée et ses pas maladroits, tandis qu’il titubait derrière elle. Elle avait l’impression que tous deux s’étaient trouvés dans ce genre de pétrin la veille seulement, lorsque, poursuivis par des hommes masqués, ils étaient passés en trombe dans les rues de l’Agriont, glissant entre des bâtiments sombres. Elle avait l’impression que cela datait de la veille, et pourtant, tout avait changé. À cette époque, elle le considérait comme une menace. Un Blafard de plus à tenir à l’œil. Hideux, singulier, idiot, dangereux. À cette époque, c’était le dernier homme à qui elle se serait fiée. Depuis, il était sans doute le seul. Il ne l’avait pas laissée tomber, même si elle le lui avait ordonné. Il avait choisi de chuter avec elle plutôt que de la lâcher. Là-bas, dans la plaine, il lui avait dit qu’il la soutiendrait, si elle restait. Là, il l’avait prouvé. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle vit son visage pâle haletant dans l’obscurité, ses yeux écarquillés, mais aveugles, sa main libre tendue, frôlant le mur. Elle aurait peut-être dû le remercier de ne pas l’avoir laissée tomber, mais cela l’aurait amenée à admettre qu’elle avait besoin d’aide. La dépendance est l’apanage des faibles, et les faibles meurent ou deviennent des esclaves. Quand on n’attend aucune aide, on n’est pas déçu le jour où l’on n’en obtient pas. Et Ferro avait connu de nombreuses déceptions. Alors, au lieu de le remercier, elle le tenait par la main et le traînait derrière elle, au risque de le faire tomber. Un rai de lumière glacée commença à apparaître au bout du tunnel, un faible éclat qui scintillait sur les contours des blocs de pierre nus. « Tu vois quelque chose, à présent ? lui souffla-t-elle. - Oui. » Elle perçut son soulagement. « Eh bien, lâche-moi donc », intima-t-elle avec rudesse, en retirant sa main. Elle l’essuya sur le devant de sa chemise et se hâta d’avancer dans la pénombre, en faisant bouger ses doigts qu’elle regarda, sourcils froncés. Curieuse sensation ! Maintenant que la main de Logen n’était plus dans la sienne, elle lui manquait presque. La lueur devenait de plus en plus distincte, elle s’insinuait dans le goulet par une arche étroite, un peu plus loin. Ferro se dirigea vers elle en marchant sur la pointe des pieds. Arrivée sur place, elle se pencha avec prudence pour jeter un coup d’œil. Une vaste caverne s’ouvrait en dessous d’eux ; ses parois, constituées d’énormes blocs taillés et de roche naturelle, s’élevaient en présentant d’étranges saillies de concrétions agglomérées. Le plafond se perdait dans les ténèbres. Un trait de lumière, qui en descendait, projetait une immense tache claire sur le sol poussiéreux. Assis en rond, trois Shankas marmonnaient, en y ramassant des objets. Le long des murs alentour, des dizaines de milliers d’os s’empilaient en tas de la taille d’un homme, parfois même plus hauts. « Merde ! » pantela Logen, qui venait de la rejoindre. Dans un coin de l’arche, un crâne les regardait avec froideur. Des os humains, à coup sûr ! « Ils mangent les morts, murmura-t-elle. - Ils… quoi ? Mais… - Rien ne pourrit. » Bayaz leur avait dit que la ville était remplie de tombes. De cadavres innombrables, entassés à raison d’une centaine par fosse. Ceux-ci avaient dû rester enlacés en une étreinte glacée pendant des années. Jusqu’à l’arrivée des Shankas qui les avaient déterrés. « Il faut les contourner », murmura Logen. Ferro inspecta les ténèbres, à la recherche d’une solution pour traverser la caverne. Impossible de franchir cette montagne d’os sans faire de bruit. D’un coup d’épaule, elle dégagea son arc. « T’es sûre de ça ? » demanda Neuf-Doigts en lui effleurant le coude. Elle le repoussa sans ménagement. « Fais-moi de la place, Blafard. » Elle devait agir rapidement. Après avoir essuyé un filet de sang sur son arcade sourcilière, elle glissa trois flèches entre les doigts de sa main droite ; elle pourrait ainsi s’en saisir facilement. Elle en garda une quatrième dans la gauche, puis tendit sa corde et visa le Tête-Plate le plus proche. Quand son projectile se planta dans sa cible, Ferro tirait déjà sur son voisin. Touché à l’épaule, celui-ci s’affala avec un couinement, au moment où le dernier de ses compagnons se retournait. Sa flèche le cueillit dans le cou, avant qu’il n’ait eu le temps de terminer son geste ; il tomba face contre terre. Ferro prépara son ultime projectile et attendit. Le deuxième Shanka, qu’elle avait blessé, tenta de se redresser, mais à peine eut-il fait un pas, qu’elle lui transperça le dos, l’envoyant de nouveau au sol. Baissant son arc, elle regarda les Shankas d’un air renfrogné. « Merde ! souffla Logen. Bayaz a raison. Tu es un démon. - Avait raison », corrigea Ferro en grognant. II y avait de fortes chances que ces créatures aient capturé le vieillard, et il était parfaitement clair qu’ils se repaissaient de chair humaine. Luthar, Long-Pied et Quai ne devaient pas leur avoir échappé non plus, se dit-elle. Dommage ! Mais pas une si grosse perte que ça ! Elle remit son arc en bandoulière et se faufila avec prudence dans la caverne, prenant soin de courber le dos pour descendre le monceau de squelettes ; ses bottes les écrasaient bruyamment au passage. Elle continua d’avancer en hésitant, bras écartés afin de garder l’équilibre, pataugeant par moments dans les os jusqu’aux genoux, tandis qu’ils craquaient et se cassaient autour de ses jambes. Parvenue en bas, elle s’agenouilla sur le sol et inspecta les environs en se léchant les lèvres. Rien ne bougeait. Toujours immobiles, les trois Shankas baignaient dans des flaques de sang qui s’étaient formées sur les pierres du sol. « Aïe ! » Neuf-Doigts dévala la pente en faisant la culbute, projetant des éclats blancs en toutes directions, et plongea la tête la première dans une couche d’os broyés, dont il s’écarta maladroitement. « Merde ! C’est dégueulasse ! » Secouant le bras pour s’en débarrasser, il expédia au loin une cage thoracique poussiéreuse. « Fais moins de bruit, idiot ! » lui ordonna Ferro, en l’attirant près elle. Elle parcourut la caverne des yeux, s’attendant presque à voir débouler d’une arche creusée dans la paroi opposée des hordes de créatures, avides d’ajouter leurs os aux piles déjà présentes. Mais rien ne se produisit. Après avoir lancé un regard noir à Logen qui l’ignora, trop occupé à examiner ses meurtrissures, elle le laissa pour s’approcher des trois cadavres. Les Têtes-Plates s’étaient affairés sur une jambe. Vu l’absence de poils, une jambe féminine, en déduisit Ferro. Un morceau d’os émergeait de la chair flétrie et sèche de la cuisse tranchée, que l’un d’eux avait attaquée au couteau. Celui-ci gisait à côté de son propriétaire et sa lame étincelait dans l’unique rayon lumineux de la salle. Neuf-Doigts se baissa pour le ramasser. « On n’a jamais assez de couteaux. - Ah non ? Et si tu venais à tomber dans une rivière et que le poids de tout ce métal t’empêchait de nager ? » Il demeura perplexe un instant, puis haussa les épaules et reposa avec soin le couteau par terre. « Très juste. » Elle sortit le sien de son ceinturon. « Un seul suffit, quand on sait s’en servir ! » Elle enfonça sa lame dans le dos d’un des Shankas et entreprit d’en extraire sa flèche. « Dis-moi plutôt d’où viennent ces choses ? » Sa flèche intacte récupérée, elle fit rouler le Tête-Plate d’un coup de pied. Ce dernier fixa sur elle des yeux noirs porcins, aveugles, profondément enfoncés sous un front bas. Dans sa gueule aux lèvres retroussées s’alignaient une multitude de dents ensanglantées. « Ils sont encore plus moches que toi, Blafard. - Merci ! Ce sont des Shankas. Des Têtes-Plates. C’est Kanedias qui les a faits. - Qui les a faits ? » Lorsqu’elle essaya de la tirer en la tournant, la flèche suivante se brisa. « C’est ce que m’a dit Bayaz. Il voulait les utiliser comme armes, en cas de guerre. - Je croyais qu’il était mort. - Apparemment, ces armes lui ont survécu. » La créature qu’elle avait touchée au cou s’était effondrée sur le projectile, le cassant net au ras de la pointe. Inutilisable désormais. « Comment un homme pourrait-il fabriquer une de ces choses ? Tu crois que je connais toutes les réponses ? À la fonte des neiges, ils traversaient la mer et nous donnaient du fil à retordre tous les étés. Les repousser n’était pas une mince affaire. » Elle sortit d’un geste précis sa dernière flèche, sanguinolente, mais entière. « Pendant mon adolescence, ils se sont mis à débarquer plus souvent. Mon père m’a alors demandé de franchir les montagnes et d’aller chercher de l’aide dans le Sud pour les combattre… » Sa voix se perdit au loin. « Euh… c’est une longue histoire. À présent, les Têtes-Plates grouillent dans les Hautes Vallées. - C’est pas très grave… » grommela-t-elle en se relevant, avant de ranger soigneusement ses deux flèches intactes dans son carquois. « Du moment qu’ils meurent. - Oh ! pour ça, ils meurent ! Le problème, c’est qu’il y en a toujours autant à tuer. » Il regarda les trois cadavres à ses pieds, sourcils froncés, les yeux brillant d’un éclat de plus en plus dur. « Il ne reste plus rien dans les montagnes, maintenant. Plus rien, et plus personne. » Ferro ne sembla pas s’en émouvoir. « Il faut qu’on bouge. - Ils sont tous retournés à la boue », maugréa-t-il, comme si elle n’avait rien dit ; son front se plissa davantage. Elle se planta devant lui. « T’as entendu ? J’ai dit qu’il fallait qu’on bouge. - Hein ? » Il la dévisagea brièvement en cillant, puis se rembrunit. Les muscles de ses mâchoires se contractèrent, ses cicatrices s’étirèrent sur sa peau. Il baissa la tête et ses yeux disparurent dans l’ombre. « D’accord, allons-y ! » Ferro se figea à la vue du filet de sang sourdant de ses cheveux, puis s’écoulant sur son visage mal rasé. Il ne ressemblait plus à quelqu’un à qui elle accorderait sa confiance. « T’as pas l’intention de faire n’importe quoi, hein, Blafard ? J’ai besoin que tu gardes ton sang-froid. - T’inquiète pas pour ça », chuchota-t-il. Logen avait chaud. Sa peau lui démangeait sous ses vêtements crasseux. Il se sentait bizarre, étourdi, le nez empli de l’odeur nauséabonde des Shankas. Cette puanteur l’empêchait de respirer. Le passage semblait se mouvoir sous ses pieds, ondoyer devant ses yeux. Il tressaillit, arrondit le dos ; la sueur ruisselant sur son visage dégoutta peu à peu sur la roche pentue. Ferro lui murmura quelque chose ; il fut incapable de comprendre ses paroles – les mots se répercutèrent sur les parois, résonnèrent à ses oreilles, mais refusèrent d’y pénétrer. Il hocha la tête et lui fit un signe de la main, en continuant à la suivre. La chaleur s’accroissait dans le goulet, la roche floue se teintait d’orangé. Il se cogna dans le dos de Ferro, tomba à genoux et se mit à ramper en respirant bruyamment. Une caverne énorme apparut alors. En son centre, quatre colonnes fuselées s’élançaient vers des ténèbres insondables en perpétuel mouvement. À leur base brûlaient des feux. Un grand nombre de foyers qui imprimaient des images blanches sur les rétines irritées de Logen. Des charbons grésillants crachaient de la fumée. Des étincelles jaillissaient en gerbes suffocantes. Des gouttelettes de vapeur sifflante se dispersaient par milliers. Du métal en fusion se déversait des creusets, éclaboussant le sol rocheux de tisons incandescents, puis ces coulées bouillonnantes se ruaient dans des goulottes, traçant au passage des lignes rouges, jaunes et argentées sur la roche noire. Ce formidable espace fourmillait de Shankas ; leurs vagues silhouettes insolites se démenaient dans cette étuve envahie par les ombres. Comme n’importe quel groupe d’êtres humains, une vingtaine d’entre eux, peut-être plus, s’activaient autour des feux, des soufflets ou des creusets, dans un terrible vacarme. Des marteaux s’abattaient violemment sur des enclumes, le métal cliquetait, les Têtes-Plates s’invectivaient en poussant des cris perçants. Installés contre le mur le plus éloigné, des râteliers regorgeaient d’armes étincelantes, dont l’acier réfléchissait les diverses teintes des feux en furie. Logen les observa en clignant des paupières ; il pouvait à peine en croire ses yeux. Sa tête résonnait. Son bras lui élançait. La chaleur lui brûlait le visage. Peut-être avaient-ils échoué dans les forges de l’enfer ! Après tout, Glustrod avait peut-être réussi à ouvrir une porte sous la cité ! Une porte communiquant avec l’Au-delà, qu’ils avaient franchie sans s’en rendre compte. Il respirait vite, incapable de réguler son souffle rauque. Et à chaque inspiration, il s’imprégnait davantage des relents de fumée et de la puanteur des Shankas. Les yeux lui sortaient de la tête, sa gorge lui piquait, au point de ne plus pouvoir déglutir. Il ne se souvenait plus exactement quand il avait dégainé l’épée du Créateur, mais des lueurs orange vacillantes éclairant le métal triste lui dévoilèrent sa lame nue, ainsi que son poing douloureusement crispé sur la poignée. Il ne parvenait pas à relâcher ses doigts couverts de reflets ocrés et noirs et parcourus de pulsations, comme s’ils étaient en feu. Il fixa ses veines et ses tendons qui tressautaient sous sa peau tendue, ses articulations qui blanchissaient sous la pression exercée. Ce n’était pas sa main. « Nous devrions faire demi-tour, disait Ferro en le tirant par le bras. Trouver un autre chemin. - Non. » Cette voix, qui claqua comme un marteau sur une enclume, qui émit une note chuintante de meule en train de tourner, lui donna l’impression qu’une lame tranchait sa gorge. Ce n’était pas sa voix. « Reste derrière moi », réussit-il à bredouiller, en saisissant Ferro par les épaules pour l’écarter du passage. Pas question de faire demi-tour maintenant… … il devinait leur odeur pestilentielle. Renversant la tête, il inspira de l’air chaud par le nez. Il avait la tête farcie de leur fétidité et adorait ça. La haine est une arme redoutable quand elle est mise entre de bonnes mains. Et Neuf-Doigts le Sanguinaire haïssait tout ; mais son aversion la plus ancienne, la plus profondément ancrée et la plus brûlante était celle qu’il éprouvait pour les Shankas. Il se faufila dans la caverne, passant en catimini entre les foyers. Autour de lui retentissaient les échos agacés du métal martelé. Une mélodie magnifique, familière. Il s’y plongea, s’en délecta, s’en abreuva. Il sentait la lourde épée dans sa main ; le pouvoir de l’acier glacé courait dans sa chair embrasée, puis allait se refondre dans l’acier glacé, s’enflant, se répandant par vagues, au rythme de son souffle qui s’accélérait. Les Têtes-Plates ne l’avaient pas encore repéré. Ils travaillaient. Occupés à leurs tâches insignifiantes, ils ne s’attendaient pas à ce qu’un bras vengeur découvre leur antre, la tanière où ils vivaient, respiraient, s’épuisaient… ils n’allaient pas tarder à recevoir une bonne leçon. Neuf-Doigts le Sanguinaire se glissa derrière l’un d’eux et brandit l’épée du Créateur. Il sourit en regardant l’ombre gigantesque se profiler sur le crâne chauve – une promesse serait bientôt tenue. La longue lame murmura son secret et trancha net le Shanka ; il s’ouvrit en deux à l’image d’une fleur en train d’éclore. Son sang chaud, rassurant, éclaboussa l’enclume, le sol et Neuf-Doigts de petits cadeaux mouillés. Un de ses compagnons l’aperçut enfin. Le Sanguinaire fonça sur lui avec encore plus de rapidité et de colère qu’un jet de vapeur bouillante. La créature leva un bras en reculant peureusement. Pas assez loin. L’épée du Créateur cisailla le membre au niveau du coude ; l’avant-bras sectionné s’envola en tournoyant dans les airs. Avant même que le Shanka n’eût touché terre, le Sanguinaire lui avait tranché la tête d’un revers. Le sang crépita au contact du métal en fusion, nappant de lueurs orangées l’acier terne de la lame, la peau pâle de sa main, la roche sombre à ses pieds. Il en appela d’autres avec de grands gestes. « Venez ! » susurrait-il. Tous étaient les bienvenus. Les Shankas se précipitèrent vers les râteliers pour s’emparer d’épées acérées, de haches tranchantes ; le Sanguinaire éclata de rire en les voyant faire. Armés ou pas, leur mort était déjà programmée. Inscrite sur les parois de la caverne en lettres de feu et en arabesques noires. Il l’écrirait désormais en lettres de sang. Ils n’étaient que des animaux, même moins que ça. Leurs armes s’attaquèrent à lui, taillant, hachant en tous sens. Toutefois le Sanguinaire, qui semblait composé de flammes et d’ombres, esquivait leur pluie de coups ; il se baissait sous leurs lances maladroites, se dérobait à leur fureur inutile et à leurs cris vils. Il aurait été plus facile pour eux d’atteindre les flammes vacillantes. Plus facile de découper les ombres mouvantes. Leur faiblesse était une insulte à sa force. « Crevez ! » rugissait-il, tout en moulinant. Sa lame décrivait des arcs parfaits et destructeurs, l’initiale d’argent rougeoyait sur l’acier, laissant dans son sillage des traînées chatoyantes. Et là où les cercles se dessinaient, leur compte était réglé. Les Shankas hurlaient, baragouinaient, des morceaux de corps s’éparpillaient. Ils étaient découpés aussi proprement que la viande du boucher sur son étal, que la pâte du boulanger sur sa table de travail, que le chaume de blé laissé par la faux du fermier dans les champs ; tous débités selon un schéma impeccable. Le Sanguinaire sourit en découvrant ses dents ; il se réjouissait à l’idée d’être libre et de voir son œuvre aussi bien orchestrée. II aperçut du coin de l’œil l’éclat d’une lame, recula vivement, mais la sentit lui donner un baiser prolongé sur le flanc. Faisant sauter la lame affûtée de la main du Shanka, il le saisit par la nuque et lui plongea le visage dans une goulotte, où s’étirait un ruban doré de métal en fusion ; de la tête grésillante s’échappèrent des tourbillons de vapeur écœurante. « Brûlez ! » s’esclaffa le Sanguinaire ; les cadavres déchiquetés, aux plaies béantes, leurs armes abandonnées et le métal chauffé à blanc se joignirent à son hilarité. Seuls les Shankas vivants ne riaient pas. Ils savaient que leur dernière heure était arrivée. Le Sanguinaire en vit un sauter par-dessus une enclume, un gourdin à la main, prêt à l’assommer. Avant qu’il n’ait pu le tuer avec son épée, une flèche pénétra dans la bouche de son assaillant qui bascula en arrière, raide mort. Le Sanguinaire se renfrogna. Il distingua d’autres flèches parmi les cadavres. Quelqu’un lui gâchait son travail. Il le corrigerait plus tard. Pour l’instant, il devait s’occuper de cette chose qui se dirigeait vers lui entre les colonnes. Engoncée dans une armure brillante, scellée par d’épais rivets, un casque rond vissé sur le haut de son crâne, ses yeux luisant derrière une mince fente, la créature grognait et renâclait, poussant des mugissements aussi sonores que ceux d’un taureau. Ses pieds bottés, caparaçonnés de métal, martelaient la pierre : elle fonçait sur lui, brandissant une énorme hache dans son poing ganté d’acier. Un géant au milieu des Shankas. Ou une nouvelle création, une association de fer et de chair façonnée dans ces sous-sols obscurs. Sa hache étincelante décrivit une courbe. Le Sanguinaire l’évita d’une roulade. La lourde cognée s’abattit sur le sol, projetant une gerbe de gravats. La chose rugit une fois encore et se précipita sur lui, gueule ouverte sous l’ouverture de sa visière, un filet de salive bavant de sa lippe pendante. Le Sanguinaire recula de nouveau avec la souplesse d’un danseur, semblant entraîner à sa suite ombres mouvantes et flammes vacillantes. Il ne cessait d’esquiver les coups qui pleuvaient sur lui ; ceux-ci le manquaient à droite comme à gauche, lui passaient au-dessus de la tête ou entre les pieds. Il les laissait rebondir sur le métal, sur la pierre. La caverne se remplit de plus en plus de nuages courroucés de poussière et de débris. Il recula jusqu’à ce que la créature commence à se fatiguer sous le poids de tout ce métal. Le Sanguinaire la vit chanceler. Sentant que le moment d’agir était venu, il bondit en avant. Levant son épée bien haut, il ouvrit grande la bouche pour pousser un cri terrifiant, qui anima son bras, sa main et sa lame, et même les murs de la caverne. Afin de parer cet assaut, le gigantesque Shanka exposa le manche de sa hache à deux mains, faisant scintiller ce bel acier forgé dans les nombreux brasiers avec toute la dextérité, toute la force dont étaient capables les Têtes-Plates. Mais le travail du Créateur ne souffrait pas la comparaison. La formidable lame fendit le manche en un vagissement identique au hurlement d’un enfant, puis cisailla l’armure du Shanka du cou jusqu’à l’aine, y creusant une entaille de la largeur d’une main. Du sang jaillit du métal, éclaboussant la roche sombre. Avec un éclat de rire, le Sanguinaire enfouit son poing dans la blessure et arracha à pleine main les entrailles du Shanka, tandis que ce dernier s’effondrait sur le dos et que les deux parties tronçonnées de sa hache échappaient à ses griffes gantées d’acier. Il se retourna vers les autres, sourire aux lèvres. Bien qu’armés jusqu’aux dents, trois d’entre eux, tapis non loin, refusèrent de s’approcher. Ils avaient beau se cacher dans l’ombre, celle-ci n’était pas leur amie. Elle appartenait au Sanguinaire, et à lui seul. Ce dernier fit un pas en avant, puis un autre, son épée dans une main, dans l’autre, les intestins sanguinolents qui se déroulaient lentement du cadavre du Tête-Plate qu’il venait de massacrer. Les créatures battirent en retraite, en s’adressant de faibles couinements ; le Sanguinaire leur rit au nez. Malgré leur folie meurtrière, les Shankas ne pouvaient s’empêcher de le craindre. Tout le monde le craignait. Même les morts, insensibles à la douleur. Même la pierre froide, incapable de rêver. Le métal en fusion lui aussi redoutait le Sanguinaire. De même que les ténèbres. Il se rua sur eux, en se débarrassant de sa poignée de boyaux. La pointe de son épée ratissa le torse d’un Shanka, qui tournoya sur lui-même avec un gémissement. Un instant plus tard, la lame s’enfonça dans son épaule et l’ouvrit jusqu’au sternum. Les deux derniers pivotèrent pour s’enfuir, dérapant sur la roche visqueuse… mais se battre ou s’enfuir, où était la différence ? Une nouvelle flèche se planta dans l’un d’eux avant qu’il n’eût fait trois pas ; il s’affala sur le ventre. Le Sanguinaire plongea. Ses doigts saisirent la cheville du survivant, l’enserrant comme dans un étau ; il tira jusqu’à lui le malheureux qui crochetait de ses griffes la pierre encrassée. Alors, le poing du Sanguinaire devint marteau, le sol, enclume ; il s’acharna sur la tête du Shanka comme sur du métal à travailler. Son premier coup lui éclata le nez et lui brisa des dents. Le deuxième lui défonça la pommette. Le troisième fit éclater le maxillaire sous ses jointures. Son poing était aussi dur que la pierre, l’acier ou le bronze. Aussi lourd qu’une montagne qui s’écroule. Les coups qui s’enchaînaient réduisirent la tête du Shanka en une bouillie infâme. « Tête… Plate », souffla le Sanguinaire. Et il gloussa. Soulevant le corps méconnaissable, il le projeta dans les airs, où il virevolta avant de s’écraser sur les râteliers déjà réduits en miettes. Puis il se mit à arpenter la caverne ; l’épée du Créateur se balançait au bout de son bras, déclenchant des gerbes d’étincelles sur la roche derrière lui. Il inspecta les ténèbres d’un air furibond, sans cesser de tourner sur lui-même, mais seuls les feux et les ombres se mouvaient. La caverne était vide. « Non, gronda-t-il. Où êtes-vous ? » Ses jambes affaiblies refusaient presque de le porter. « Où êtes-vous, bande de salopards ? » Il trébucha et, pantelant, tomba à genoux sur la pierre brûlante. Il devait sûrement lui rester quelque besogne à effectuer. Le Sanguinaire n’était jamais rassasié. Toutefois ses forces volatiles commençaient à l’abandonner. Quelque chose bougea. Il cligna des paupières. Une tache noire se glissait en silence entre les brasiers ronronnants et les cadavres empilés. Il ne s’agissait pas d’un Shanka… c’était un ennemi d’un autre genre. Plus subtil, et bien plus dangereux. À la peau noire comme du charbon. Un ennemi qui se faufilait dans l’ombre entre les flaques de sang disséminées, fruits de son travail. Avec un arc à la corde à moitié tendue. Une pointe de flèche acérée étincela. Deux yeux jaunes, brillants comme du métal ou de l’or en fusion, le narguaient. « Ça va, Blafard ? » La voix retentit et murmura à la fois dans son crâne saturé de tumulte. « Je n’ai aucune envie de te tuer, mais je n’hésiterais pas à le faire. » Des menaces ? « Pauvre conne ! » lui lança-t-il. Ses lèvres engourdies ne laissèrent cependant échapper qu’un filet de salive. Il vacilla et, s’appuyant sur son épée, s’efforça de se relever ; la fureur lui tenaillait les entrailles. Elle allait voir ce qu’elle allait voir ! Le Sanguinaire lui donnerait une correction qui la dispenserait à jamais d’en recevoir une autre. Il la taillerait en pièces, qu’il écraserait ensuite du talon. Si seulement il parvenait à se redresser… Il chancela en cillant, la respiration sifflante, saccadée. Les flammes s’obscurcirent, s’estompèrent, les ombres s’étirèrent et se troublèrent, l’avalant peu à peu, le repoussant vers le sol. Rien qu’un ennemi de plus. Juste un dernier… Mais son heure avait sonné… … Logen toussa, frissonna ; il se sentait terriblement faible. Il commença à distinguer ses mains dans l’obscurité, crispées sur la roche sale, aussi ensanglantées que celles d’un bourreau négligent. Devinant ce qui avait dû se produire, il grogna. Des larmes lui embuèrent les yeux. Dans ces ténèbres étouffantes, le visage balafré de Ferro se penchait vers lui. Bon, en tout cas, il ne l’avait pas tuée ! « T’es blessé ? » Il fut incapable de répondre. Il l’ignorait. Il avait l’impression d’avoir reçu une coup d’épée dans le flanc, mais la quantité de sang était si importante qu’il lui était difficile de l’affirmer. Il essaya de se relever, chavira contre une enclume, faillit poser la main dans un foyer. Les genoux tremblants, il cligna des paupières, cracha. Des flammes aveuglantes dansaient devant ses yeux. Un peu partout sur le sol gluant, des cadavres étaient éparpillés dans des postures diverses. Hébété, il regarda autour de lui, à la recherche de quelque chose pour s’essuyer les mains, mais les environs baignaient dans le sang. Son estomac se souleva. Une main rougeâtre pressée sur sa bouche, il tituba sur ses jambes flageolantes et zigzagua entre les forges jusqu’à une arche découpée dans le mur opposé. Il s’appuya contre la roche chaude ; sa salive sanguinolente tombait goutte à goutte sur le sol, d’effroyables douleurs irradiaient dans son flanc, son visage et ses jointures éclatées. S’il avait espéré un peu de pitié, il n’avait pas choisi le bon compagnon. « Filons ! dit sèchement Ferro. Allons, Blafard, du nerf ! » Il ignora combien de temps il se traîna dans les ténèbres, haletant derrière Ferro, son souffle résonnant dans son crâne. Ils cheminèrent péniblement dans le ventre de la terre. Traversèrent d’anciennes salles envahies d’ombres et de poussière, aux murs criblés de fissures. Enchaînèrent les passages voûtés qui s’ouvraient sur des tunnels sinueux, aux plafonds faits de boue retenus par des étais branlants. Comme ils parvenaient à un nouvel embranchement, Ferro le repoussa contre la paroi. Tous deux retinrent leur respiration : des silhouettes en guenilles empruntaient à pas feutrés le passage perpendiculaire au leur. Us poursuivirent alors leur chemin ; couloirs, cavernes et antres se succédèrent. Logen se contentait de suivre Ferro, en sachant qu’il risquait à tout moment de s’effondrer d’épuisement. Il était persuadé que jamais plus il ne reverrait la lumière du jour… « Attends ! » chuchota Ferro. Elle posa sa main si rudement sur son torse qu’elle faillit déséquilibrer Logen. Une rivière paresseuse rejoignait le couloir ; ses eaux nonchalantes ondulaient en clapotant dans l’obscurité. Ferro s’agenouilla sur la berge pour inspecter le sombre goulet d’où elle émergeait. « Si elle rejoint le fleuve, elle doit venir de l’extérieur de la ville. » Logen fut pris de doutes. « Et si… elle venait d’en bas… des souterrains ? - Dans ce cas, nous trouverons un autre chemin. Ou nous mourrons noyés. » Après avoir passé son arc en bandoulière, elle se glissa dans la rivière et s’y enfonça jusqu’à la poitrine, ses lèvres minces pincées. Il la regarda patauger, bras levés au-dessus de l’onde noire. N’était-elle jamais fatiguée ? Lui se sentait tellement meurtri et las qu’il ne rêvait que d’une chose : s’allonger et ne plus avoir à se relever. Il envisagea fugitivement de le faire. Ferro se retourna soudain. En le voyant encore accroupi sur la rive, elle lui intima : « Allez, viens, Blafard ! » Logen soupira. Elle ne changerait jamais. Il souleva à contrecœur une jambe flageolante pour la plonger dans l’eau glacée. « J’arrive, marmonna-t-il. J’arrive. » Incompréhension reciproque Ferro remontait à grand peine le courant, claquant des dents, enfoncée dans l’eau impétueuse jusqu’à la taille. Neuf-Doigts pantelait en barbotant dans son sillage. À travers une arche lointaine, elle distinguait une faible lumière qui faisait miroiter la rivière. L’ouverture était bloquée par une grille de fer. Arrivée sur place, elle constata que les maigres barreaux rouillés se désagrégeaient ; juste derrière, le cours d’eau courait à sa rencontre entre des berges de boue et de pierres. Au-dessus, dans le ciel nocturne, scintillaient quelques étoiles. Liberté. Ferro commença à s’attaquer au métal froid avec ses doigts ankylosés, maladroits, soufflant très fort entre ses dents. Neuf-Doigts la rejoignit enfin et appliqua ses mains près des siennes – quatre mains alignées, deux pâles et deux foncées, accrochées aux barreaux pour tirer dessus. Dans cet espace réduit, leurs corps se touchaient ; elle l’entendait ahaner et percevait sa propre respiration saccadée. Elle sentit le métal se tordre en grinçant faiblement. Les barreaux s’écartèrent suffisamment pour qu’elle puisse s’y faufiler. Elle fit d’abord passer son arc, son carquois et son épée, les maintenant d’une main en hauteur. Après avoir introduit sa tête entre deux barreaux, elle se tourna de profil, rentra le ventre, retint son souffle, puis se contorsionna pour glisser peu à peu ses épaules, sa poitrine et ses hanches dans l’interstice ; le métal lui écorcha la peau à travers ses vêtements. Une fois de l’autre côté, elle jeta ses armes sur la berge et cala ses épaules contre la paroi de l’arche, puis, plantant ses pieds bottés sur le barreau voisin, elle mobilisa toutes ses forces pour tirer ; en face d’elle, Neuf-Doigts s’évertua à faire la même chose. Le barreau céda brusquement ; il se cassa en deux avec un claquement, projetant des écailles de rouille dans la rivière. Déséquilibrée, Ferro bascula en arrière dans l’eau glacée. Le visage tordu par l’effort, Neuf-Doigts entreprit de se hisser à travers le passage. Ferro refit surface en grelottant et parvint à le saisir sous les bras pour le dégager, tandis qu’il s’agrippait à son dos. Elle lutta, s’obstina en grognant, mais finit par obtenir gain de cause. Et tous deux s’affalèrent sur la rive, où ils restèrent allongés côte à côte. Le souffle court, Ferro écoutait Neuf-Doigts respirer aussi fort qu’elle. Puis elle inspecta les murs croulants de la ville en ruine, dressés à la verticale au-dessus d’elle dans le crépuscule gris. Elle n’avait pas pensé pouvoir sortir vivante de cet endroit. Ils n’étaient toutefois pas encore tirés d’affaire. Elle roula sur elle-même et se redressa. Dans ses vêtements complètement trempés, elle essayait désespérément de maîtriser ses frissons, en se demandant si elle avait jamais eu aussi froid de sa vie. « Ça suffît ! entendit-elle Neuf-Doigts bougonner. Par les morts, ça suffit comme ça ! Je suis crevé. Je refuse de faire un pas de plus. » Ferro secoua la tête. « Nous devrions faire un bout de chemin tant qu’il reste un peu de lumière. » Elle ramassa ses armes posées dans la boue. « T’appelles ça de la lumière ? Tu ne serais pas un peu givrée ? - Tu le sais bien ! Allons-y, Blafard ! » Elle lui appuya sa botte mouillée sur les côtes pour le secouer. « Tout doux, bon sang ! Je viens ! » Il se releva bon gré mal gré en chancelant, pendant qu’elle commençait à grimper le long de la berge, en s’éloignant des murs. « Qu’est-ce que j’ai fait ? » Elle pivota aussitôt et regarda Logen debout dans la pénombre, les cheveux collés à son visage. « Qu’est-ce que j’ai fait, là-bas ? - Tu nous as permis de passer. - Je voulais dire… - Tu nous as permis de passer. Un point, c’est tout. » Elle peinait pour escalader la pente ; au bout de quelques instants, elle entendit Neuf-Doigts l’imiter. Il faisait si noir et Logen était si fatigué qu’il ne vit la ruine qu’une fois parvenu devant. Il se dit qu’il devait s’agir d’un ancien moulin construit en bordure de la rivière. Sa roue avait sans doute disparu depuis des siècles. « Nous ferons halte ici », décréta Ferro en se baissant pour franchir le seuil. Bien trop épuisé pour faire autre chose qu’acquiescer, Logen la suivit. La lune, qui éclairait faiblement l’intérieur de cette coquille vide, surlignait les contours des pierres, les cadres des vieilles fenêtres et le sol recouvert d’une couche de terre compactée. Il tituba vers le mur le plus proche, s’y affala et se laissa glisser lentement jusqu’à sentir le sol sous ses fesses. Encore vivant, se dit-il en son for intérieur, avec un petit sourire. Une centaine de coupures, meurtrissures et écorchures se rappelèrent à son bon souvenir. Mais il était encore vivant. Assis immobile, mouillé, courbaturé, exténué, il ferma les yeux pour savourer le fait de ne plus avoir à bouger. Et se rembrunit soudain. À travers le clapotis de l’eau, il percevait un bruit insolite dans les ténèbres. Un bruit mat semblable à des coups frappés discrètement. Il mit un moment à comprendre son origine. Les dents de Ferro ! Il retira son manteau, en faisant la grimace au moment où la manche râpa son coude à vif, et le lui tendit dans le noir. « Qu’est-ce que c’est que ça ? - Un manteau. - Ça, je le vois ! Pour quoi faire ? » Bordel, ce qu’elle pouvait être butée ! Logen faillit éclater de rire. « Je n’ai peut-être pas d’aussi bons yeux que toi, mais j’arrive quand même à entendre tes dents claquer. » Il lui proposa de nouveau son manteau. « J’aurais aimé pouvoir faire plus, mais c’est tout ce que je possède. Tu en as plus besoin que moi… alors, le voilà ! Y a pas de honte à ça. Prends-le ! » Un silence. Il sentit qu’elle le lui retirait des mains et s’en enveloppait. « Merci », grommela-t-elle. Il arqua les sourcils, se demandant s’il avait bien entendu. Apparemment, il y avait un début à tout ! « De rien. Pareillement. - Hein ? - Pour ton aide. Sous la ville, et au milieu des pierres sur la colline, et aussi sur les toits, et pour tout le reste. » Il demeura pensif un instant. « Ça fait beaucoup. Sûrement plus que je ne le mérite, mais bon, je suis encore entier, et reconnaissant. » Il attendit qu’elle dise quelque chose, mais rien ne vint. Hormis le clapotis de la rivière qui s’écoulait sous les murs, le sifflement du vent à travers les fenêtres aux vitres brisées et le ronronnement de ses bronches encombrées. « T’es une fille bien, dit-il. Voilà ce que je voulais dire. Même si tu essaies de faire croire le contraire, t’es une fille bien. » Son silence se prolongea. Il voyait sa silhouette se découper dans le clair de lune ; elle était assise près du mur, ses épaules drapées du manteau, ses cheveux mouillés hérissés sur son crâne, avec peut-être un vague éclat dans ses yeux jaunes fixés sur lui. Il jura dans sa barbe. Il n’était pas doué pour les discours, ne l’avait jamais été. De toute façon, tout ce qu’il lui avait dit ne signifiait certainement rien pour elle. Il avait quand même essayé, c’était déjà ça. « Tu veux baiser ? » Il releva la tête d’un seul coup, mâchoire pendante, pas vraiment sûr d’avoir bien compris. « Comment ? — Ben quoi, Blafard, t’es devenu sourd ? — Je suis devenu quoi ? — D’accord ! Oublie ce que j’ai dit ! » Elle lui tourna le dos et resserra rageusement le manteau sur ses épaules voûtées. « Attends un peu ! » Il commençait à comprendre. « Je veux dire… euh… je ne m’attendais pas à ce que tu me demandes ça, voilà tout. Je ne dis pas non… enfin… puisque tu le proposes… » La bouche sèche, il tenta de déglutir. « Tu me l’as bien proposé ? » Elle lui fit face de nouveau. « Tu ne dis pas non ou tu dis oui ? — Eh bien… euh… » Il gonfla ses joues dans le noir, cherchant à faire fonctionner ses méninges. Il ne pensait pas qu’un jour on lui reposerait la question, surtout pas elle. Maintenant qu’elle l’avait fait, il avait peur de répondre. Il ne pouvait nier que cette perspective l’intimidait, mais mieux valait s’exécuter que de vivre dans la crainte. Oui, c’était bien mieux. « Oui, je crois. Enfin… bien sûr, j’en suis sûr. Pourquoi ne le voudrais-je pas ? C’est oui. — Hum ! » Il aperçut son visage de profil ; elle regardait le sol d’un air assombri, serrant les lèvres, comme si elle avait espéré une réponse différente et ne savait que faire de celle qu’il lui avait fournie. Lui non plus, d’ailleurs, en fin de compte. « Comment veux-tu qu’on procède ? » À la vérité, elle lui donna l’impression de parler d’une tâche ardue à accomplir, un arbre à abattre ou une tranchée à creuser, par exemple. « Euh… bon, il faudrait que tu te rapproches un peu, du moins je pense. Enfin… euh… j’espère que tu n’es pas trop déçue que ma queue n’arrive pas d’ici jusqu’à toi ! » Il sourit à moitié, puis jura de nouveau tout bas, en voyant que cela ne la déridait pas. Il savait qu’elle n’appréciait pas beaucoup les plaisanteries. « D’accord. » Elle le rejoignit si rapidement, avec une expression si sévère, qu’il recula légèrement. Ferro se troubla. « Excuse-moi, dit-il. Ça fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé. — Mmm. » Elle s’accroupit à ses côtés, tendit un bras et s’interrompit, comme si elle se demandait quoi en faire. « À moi non plus. » Il sentit ses doigts sur le dos de sa main – délicats, prudents. Leur caresse était si discrète qu’elle le chatouillait presque. Son pouce vint frotter le moignon de son majeur ; il la regarda faire… Vagues silhouettes grises se mouvant dans la pénombre, on aurait pu croire en observant ce couple singulier que ces deux-là n’avaient jamais touché quelqu’un d’autre de toute leur vie. Avoir une femme si près éveilla en lui une sensation étrange et fit ressurgir toutes sortes de souvenirs. Logen leva une main avec une certaine retenue et, comme s’il s’apprêtait à la poser sur un brasier, lui toucha le visage. Il ne se brûla pas. Sa peau était aussi douce et fraîche que celle de n’importe qui. Il fit glisser la main dans ses cheveux ; ceux-ci lui picotèrent la peau entre les doigts. Du bout du pouce il suivit la cicatrice de son front le long de sa joue jusqu’au coin de sa bouche, puis joua avec ses lèvres. Sa peau rêche râpait celle de Ferro. Elle arborait une expression insolite, qu’il devinait même dans le noir. Une expression inhabituelle chez elle, mais sur laquelle il ne pouvait se tromper. Les muscles se contractaient sous ses doigts, le clair de lune éclairait les tendons saillants de son cou décharné. Elle mourait de peur. Elle était capable de rire en rouant un homme de coups, de garder le sourire à la vue de blessures ou en recevant des raclées, de supporter une flèche dans ses chairs comme si de rien n’était, mais, apparemment, une simple caresse suffisait à la terroriser. Logen aurait pu trouver cela bizarre s’il n’avait pas été dans le même état. À la fois, effrayé et excité. Ils commencèrent à se retirer mutuellement leurs vêtements, comme si quelqu’un avait donné le signal de la charge et que tous deux avaient hâte de se débarrasser de cette corvée. Il se battit avec les boutons de la chemise fine, les mains tremblantes, se mordillant la lèvre, aussi maladroit que s’il portait des gants. Elle avait déjà réussi à déboutonner la sienne. « Merde ! » jura-t-il. D’une chiquenaude, elle lui écarta les mains, défit elle-même ses boutons et ôta sa chemise. Il ne distinguait pas grand-chose dans l’obscurité, à part ses yeux brillants, les sombres contours de ses épaules osseuses et de sa taille mince, quelques taches de lumière entre ses côtes, un creux sous un sein et, peut-être, un cercle de peau fripée autour d’un mamelon. Il sentit qu’elle détachait son ceinturon, puis ses doigts se faufilèrent dans son pantalon, et… « Oh ! Merde ! Doucement ! — Hum… là, c’est mieux ? — Ah ! » Il s’acharna sur sa ceinture à elle, parvint à l’ouvrir et à glisser une main. Sans doute pas très délicat ! mais Logen n’avait pas la réputation de l’être. Du bout des doigts il réussit à atteindre ses poils, avant de se retrouver coincé au niveau du poignet. Il eut beau forcer, il ne pouvait pas descendre plus bas. « Merde ! » grommela-t-il, tandis que Ferro inspirait entre ses dents, puis se décalait pour saisir son pantalon de sa main libre et le baisser sous ses fesses. Il fit remonter sa main sur sa cuisse dénudée. Une chance qu’il lui restât un majeur, ça pouvait toujours servir… Ils demeurèrent ainsi un moment, agenouillés dans la poussière. Rien ne bougeait à part leurs deux mains qui s’activaient d’avant en arrière, de haut en bas, à l’intérieur, à l’extérieur, doucement, gentiment, au début, puis accélérant le mouvement dans un silence ponctué de la respiration sifflante de Ferro, du souffle rauque de Logen, des légers bruits de succion et des gargouillis de leurs peaux moites. Elle se redressa légèrement contre lui, se tortilla pour se dégager de son pantalon, puis repoussa Logen vers le mur. Il éclaircit sa gorge brusquement enrouée. « Est-ce que je devrais… — Ssss ! » Elle se releva et, gardant un genou à terre pour s’accroupir au-dessus de lui, jambes écartées, cracha dans sa paume avant de s’emparer de nouveau de son sexe. Elle marmonna quelque chose, bascula son poids sur le côté et vint s’empaler sur lui en douceur, en émettant un faible grognement. Il tendit les bras pour l’attirer encore plus près. Une main pétrit l’arrière de sa cuisse, dont les muscles se contractaient et tressaillaient à chacune de ses ondulations ; l’autre, prisonnière de sa tignasse graisseuse, obligea sa tête à s’approcher de son visage. Son pantalon étant emmêlé autour de ses chevilles, il tenta de s’en débarrasser en agitant les jambes ; le seul résultat fut qu’il se tirebouchonna davantage. Mais Logen aurait préféré se pendre plutôt que de demander une pause à Ferro, afin de le retirer. Elle ronronna à son oreille, bouche ouverte. Ses lèvres humides lui chauffaient la joue, son souffle aigre paraissait brûlant dans sa bouche, sa peau se frottait à lui, s’y collait pour s’en détacher aussitôt. Il lui répondit en grognant, tandis qu’elle balançait sans discontinuer ses hanches d’avant en arrière, d’arrière en avant. Elle lui plaqua une main sur la mâchoire, introduisant le pouce dans sa bouche. De l’autre, glissée entre ses cuisses, elle ne cessait de s’affairer ; ses doigts humides s’enroulaient autour de ses bourses, lui procurant un mélange indicible de plaisir et de douleur. « Ah ! — Rrr. — Ah ! — Rrr. — Ahhh ! — Quoi ? — Euh… — Tu plaisantes ? — Eh bien… — Je commençais juste à y prendre goût ! — Je t’ai dit que ça faisait longtemps que… — Ça doit faire des années, oui ! » Se dégageant de son sexe qui se ramollissait, elle essuya le sien d’une main, la nettoya rageusement sur le mur, et s’allongea aussitôt sur le côté en lui tournant le dos, puis attrapa son manteau dans lequel elle s’enroula. Une situation quelque peu gênante, assurément. Logen jura intérieurement. Après cette longue période d’abstinence, il n’avait pas été foutu de retenir sa semence ! Il gratta tristement le chaume qui recouvrait ses joues. Ah ! Logen Neuf-Doigts… tu parles d’un amant ! Regardant Ferro du coin de l’œil, il examina sa silhouette presque indistincte dans la pénombre : sa chevelure hérissée, son cou mince étiré, ses épaules pointues, son long bras pressé contre son flanc. Malgré le manteau, il voyait le renflement de sa hanche et devinait ses formes en dessous. Il contempla sa peau noire, n’ignorant plus rien de sa douceur, de sa fraîcheur, ni de son grain lisse. Il l’entendait respirer lentement. Son souffle était discret, chaud… Une seconde ! Ça recommençait à s’agiter là, en bas ! Toujours un peu engourdi, mais pas de doute, en train de durcir ! Le seul avantage de l’abstinence, c’était que les bourses se remplissaient rapidement. Logen se lécha les lèvres. Ce serait dommage de laisser passer l’occasion, pour n’avoir pas su se jeter à l’eau. Il se glissa à côté d’elle, se trémoussa pour se rapprocher et toussota. « Quoi encore ? » Malgré la rudesse de son ton, il y sentit un certain consentement. « Eh bien… vois-tu, si tu m’accordais une minute, peut-être que… » Il souleva le manteau et fit courir une main sur sa hanche. Sa peau crissait imperceptiblement sous sa paume ; il la caressait avec délicatesse, lui laissant amplement le temps de le repousser. Si elle s’était retournée pour lui donner un coup de genou dans le bas-ventre, il n’en aurait pas été surpris. Cela n’arriva pas. Au contraire, une jambe relevée, elle se pelotonna contre lui, pressant ses fesses contre son estomac. « Pourquoi devrais-je t’accorder une seconde chance ? Je ne sais pas… » murmura-t-il en esquissant un sourire. Il frôla sa poitrine, son ventre, puis glissa sa main entre ses cuisses. « Pour la même raison qui t’a fait m’accorder la première ? » Ferro se réveilla en sursaut, ignorant où elle se trouvait, avec pour seule certitude d’être prisonnière. Elle grogna, se débattit et se libéra d’un coup de coude, puis rampa plus loin en montrant les dents, poings serrés, prête à se battre. Mais il n’y avait pas d’ennemis… Rien qu’un sol de pierre poussiéreux dans le matin gris pâle. Et le grand Blafard ! Neuf-Doigts se redressa vivement. Il grommela, cracha, jeta des coups d’œil inquiets autour de lui. Quand il vit qu’aucun Tête-Plate ne s’apprêtait à le tuer, il pivota lentement pour faire face à Ferro, les yeux encore gonflés de sommeil. « Oh ! » Avec une grimace, il effleura d’un doigt sa bouche meurtrie. Ils se dévisagèrent quelques instants, muets et nus dans la froide coquille du moulin en ruine ; le manteau sur lequel ils avaient dormi était chiffonné entre eux, sur la terre humide. À ce moment précis, Ferro se rendit compte qu’elle avait commis trois erreurs grossières. D’abord, elle s’était assoupie… rien de bon n’avait jamais découlé de ce genre de laisser-aller. Puis elle avait asséné un coup de coude à Neuf-Doigts en pleine figure. Et, le pire de tout, le plus stupide, ce qui faillit lui arracher un rictus de dégoût… elle avait baisé avec lui au cours de la nuit. En le voyant dans la lumière crue du jour, avec ses cheveux plaqués sur un côté de son visage balafré et sanguinolent et cette grosse tache de saleté étalée sur le flanc sur lequel il s’était allongé, elle ne savait plus trop pourquoi elle avait succombé. Pour une raison quelconque, souffrant de la fraîcheur de la nuit et d’une immense lassitude, elle avait dû vouloir toucher quelqu’un pour se réchauffer un moment, puis s’était abandonnée en se disant qu’après tout il n’y avait pas de mal à ça et qu’il pouvait faire l’affaire. Une belle connerie ! À l’évidence, tous deux se sentaient mal à l’aise. Alors que les choses avaient été simples, elles lui semblaient désormais particulièrement compliquées. Alors qu’ils étaient parvenus à trouver plus ou moins un terrain d’entente, la confusion régnait désormais. Ferro était perplexe ; Logen, lui, avait l’air peiné et irrité. Quoi de plus normal ? Personne n’aime recevoir un coup de coude pendant son sommeil ! Elle ouvrit la bouche pour s’excuser et se rendit compte soudain qu’elle ignorait le mot. Elle ne put le prononcer qu’en kantique – et avec tant de colère qu’elle le grogna comme une insulte. En tout cas, il le prit ainsi. Ses yeux s’étrécirent ; il lui répondit sèchement dans sa propre langue, attrapa son pantalon et y enfila une jambe, tout en maugréant dans sa barbe. « Maudit Blafard ! » lui siffla-t-elle. Envahie par une nouvelle bouffée de colère, elle resserra les poings puis, s’emparant de sa chemise déchirée, elle lui tourna le dos. Celle-ci avait dû tomber dans une flaque. Quand elle la glissa sur elle en tirant dessus, elle eut la déplaisante sensation que sa peau se couvrait d’une couche de boue glacée. Maudite chemise ! Maudit Blafard ! Grinçant des dents de frustration, elle boucla sa ceinture. Maudite ceinture ! Si seulement elle ne l’avait pas dégrafée ! C’était toujours la même chose. Rien n’était simple avec les gens, et on pouvait toujours compter sur elle pour se compliquer la vie. Elle s’immobilisa quelques instants, tête baissée, avant de se tourner à moitié vers lui. Elle allait tenter de lui expliquer qu’elle n’avait pas voulu le frapper sur la bouche, mais que rien de bon n’arrivait quand elle s’endormait. Elle allait tenter de lui dire qu’elle avait commis une erreur, qu’elle avait simplement voulu se réchauffer. Elle allait lui demander d’attendre. Mais il franchissait déjà le seuil délabré, le reste de ses vêtements froissés dans une main. « Qu’il aille se faire foutre ! » gronda-t-elle en s’asseyant pour mettre ses bottes. Assis sur les marches croulantes du temple, Jezal tirait tristement sur les coutures effilochées de l’épaule de son manteau, en fixant les ruines d’Aulcus au-delà de l’interminable étendue boueuse, sans rien y chercher de particulier. Dans le chariot, Bayaz s’était redressé sur les coudes. Son visage creusé avait pris un teint crayeux, des veines saillaient autour de ses yeux caves, un pli amer barrait sa bouche exsangue. « Combien de temps allons-nous attendre ? » demanda Jezal pour la énième fois. « Le temps qu’il faudra, rétorqua le Mage sans même le regarder. Nous avons besoin d’eux. » Jezal vit le coup d’œil anxieux que lui lança frère Long-Pied, debout, bras croisés, un peu plus haut sur les marches. « Vous êtes mon employeur, bien sûr, et il ne me revient pas de contester votre… Alors, abstenez-vous de le faire ! gronda Bayaz. Mais Neuf-Doigts et cette Maljinn sont très certainement morts, insista le Navigateur. Messire Luthar est formel, il les a vus tomber dans le gouffre. Un gouffre d’une profondeur insondable. Mon chagrin est immense, et je suis un homme patient, ce qui fait d’ailleurs partie de mes nombreux et admirables talents, mais… euh… même si nous attendions jusqu’à la fin des temps, je crains que cela ne fasse aucune… Aussi longtemps qu’il le faudra », l’interrompit le Premier des Mages d’un ton menaçant. — Jezal inspira profondément et, bravant le vent avec une grimace, scruta la ville distante. Du sommet de la colline, ses yeux survolèrent le vaste terrain plat, aride, émaillé de petites crevasses où couraient des ruisseaux, puis le ruban gris de la route défoncée qui s’étirait vers eux depuis les lointaines murailles, en passant entre les silhouettes de bâtiments ravagés : tavernes, fermes, villages, tous depuis longtemps écroulés. « Ils sont là, en bas », annonça Quai d’une voix monocorde. Jezal se leva, bascula son poids sur sa jambe indemne, puis se protégea les yeux d’une main pour regarder dans la direction indiquée par l’apprenti. Il vit aussitôt les deux minuscules points, presque au pied de la butte, au beau milieu du terrain vague brunâtre. « Qu’est-ce que je vous avais dit ? » jubila Bayaz d’une voix cassée. Médusé, Long-Pied secoua la tête. « Par le ciel ! comment ont-ils pu survivre ? Ces deux-là sont pleins de ressources. » Jezal retrouva le sourire. Un mois plus tôt, il n’aurait jamais pensé se réjouir en revoyant Logen – Ferro, encore moins –, mais ce jour-là, il souriait d’une oreille à l’autre, en constatant qu’ils étaient vivants. D’une certaine façon, un lien s’était tissé entre eux dans cette vastitude, où ils affrontaient ensemble l’adversité et la mort. Un lien qui s’était rapidement renforcé, en dépit de leurs différences considérables. Un lien qui, en comparaison, faisait de ses anciennes amitiés des relations insignifiantes, dépourvues de véritable attachement. Jezal surveilla l’approche des deux rescapés, tandis qu’ils cheminaient péniblement sur la piste caillouteuse serpentant jusqu’au temple entre des parois rocheuses. Ils marchaient en laissant un grand espace entre eux, comme s’ils ne voyageaient pas ensemble. Quand il les distingua un peu mieux, il eut l’impression qu’ils sortaient des enfers. Leurs vêtements étaient complètement lacérés, repoussants de saleté, et leurs visages crasseux, aussi durs que la pierre. Ferro avait une entaille croûteuse sur le front. La mâchoire de Logen était constellée d’écorchures et, autour de ses yeux, sa peau tuméfiée avait foncé. Jezal se précipita à leur rencontre en boitillant. « Que s’est-il passé ? Comment avez-vous… — Il ne s’est rien passé, aboya Ferro. — Rien du tout », gronda Neuf-Doigts. Tous deux se jetèrent aussitôt un regard mauvais. Visiblement, ils avaient dû subir une terrible épreuve, dont ils n’avaient aucune envie de parler. Sans saluer personne, Ferro se dirigea tout droit vers le chariot et se mit à fouiller à l’arrière. Mains sur les hanches, Logen l’observa s’affairer, avec une mine renfrognée. « Alors… » bredouilla Jezal, qui ne savait plus trop quoi dire. « Tu vas bien ? » Les yeux de Logen se tournèrent pour fixer les siens. « Oh ! je suis en pleine forme ! ironisa-t-il. Je ne me suis jamais senti aussi bien ! Comment diable avez-vous réussi à ramener le chariot jusqu’ici ? » L’apprenti haussa les épaules. « Les chevaux l’ont tiré. — Messire Quai a le chic pour les litotes, gloussa Long-Pied avec nervosité. Ç’a été la chevauchée la plus émoustillante depuis la porte Sud de la ville… — Vous avez dû vous battre, c’est ça ? — Euh… non, bien sûr que non… combattre ne fait pas partie de… — C’est bien ce que je pensais », l’interrompit Logen, amer, en se penchant pour cracher dans la boue. « Nous devrions cependant nous montrer reconnaissants », intervint Bayaz d’une voix éraillée ; à chaque parole prononcée, son souffle sifflait dans sa gorge. « Il y a tant de choses dont nous devrions être reconnaissants. En premier lieu, d’être encore tous vivants ! Vous êtes sûr ? s’enquit sèchement Ferro. Vous n’en avez pas l’air. » Jezal ne put qu’acquiescer en son for intérieur. Le Mage n’aurait pas eu plus mauvaise mine, s’il était mort à Aulcus. Mort, et déjà en train de se décomposer. Après avoir arraché sa chemise en lambeaux, elle la jeta sauvagement sur le sol, ses muscles lombaires se contractant sous la peau de son dos décharné. « Qu’est-ce que tu regardes, bordel ? » grogna-t-elle à Jezal. « Rien », bafouilla-t-il en baissant les yeux. Quand il osa les relever, elle terminait de boutonner une chemise propre. Enfin… pas vraiment propre. Il l’avait déjà portée lui-même quelques jours auparavant. « Hé, c’est l’une des miennes… » Devant le regard foudroyant de Ferro, il recula d’un pas hésitant. « Mais, tu peux me l’emprunter, bien sûr… — Ssss », siffla-t-elle, en faisant passer les pans derrière sa ceinture avec des gestes violents. Elle conserva son air mauvais, comme si elle poignardait quelqu’un. Lui, certainement ! Tout compte fait, ces retrouvailles n’avaient rien à voir avec la réunion attendrissante qu’il avait espérée, même si l’attitude de Ferro lui donnait presque envie de pleurer. « J’espère ne jamais revenir dans cet endroit, murmura-t-il d’un ton triste. — Je suis d’accord avec toi, approuva Logen. Pas aussi désert qu’on le croyait, hein ? Envisagez-vous de prendre un chemin différent pour le retour ? » Bayaz se rembrunit. « Cela me semble plus prudent. Nous retournerons à Calcis en longeant le fleuve. Cette berge-ci est boisée en aval. Si nous attachons quelques troncs d’arbres ensemble, l’Aos nous emmènera directement à la mer. — Ou dans une tombe liquide. » Jezal se souvenait précisément des eaux tumultueuses du grand fleuve bouillonnant dans la gorge. « Espérons que non ! De toute façon, il nous reste encore de nombreuses lieues à couvrir vers l’ouest, avant de songer au retour. » Long-Pied hocha la tête. « C’est vrai, y compris un col à passer dans la plus sinistre des chaînes montagneuses. — Fabuleux, dit Logen. Je meurs d’impatience ! — Moi aussi ! Hélas, tous les chevaux n’ont pas résisté ! » Le Navigateur arqua un sourcil. « Il nous en reste deux pour tirer le chariot, deux à monter… ce qui fait qu’il nous en manque deux. — Je déteste ces sales bêtes, alors… » Logen rejoignit le chariot à grandes enjambées et y grimpa pour s’asseoir en face de Bayaz. Un long silence s’ensuivit. Chacun étudiait la situation. Deux chevaux, trois cavaliers. Un choix jamais facile. Long-Pied fut le premier à réagir. « Je serai amené à partir en reconnaissance quand nous approcherons des montagnes. Les reconnaissances sont, hélas, essentielles pour le succès de tout voyage. Ce qui implique, malheureusement, que j’aurai besoin d’un cheval… — Il vaudrait sans doute mieux que je monte, avec ma jambe encore… » bredouilla Jezal, gêné, en se balançant d’un pied sur l’autre. Ferro regarda le chariot. Jezal la surprit en train de croiser les yeux de Logen, instant fugace, mais d’une hostilité extrême. « Je vais donc marcher ! » aboya-t-elle. L’accueil du héros Il pleuvait quand le Supérieur Glotka pénétra en boitillant dans Adua. Apporté par un vent marin, un désagréable petit crachin rendait la passerelle en bois pentue, les planches grinçantes de l’appontement et les pavés vaseux du quai, aussi hasardeux que des menteurs professionnels. Il passa sa langue sur ses gencives irritées, frotta sa cuisse endolorie et balaya d’un regard grimaçant le rivage gris. Deux soldats de la Garde, à l’air revêche, étaient appuyés contre un hangar délabré, à une dizaine de pas. Un peu plus loin, quelques débardeurs se disputaient âprement un tas de cageots. Un mendiant frissonnant fit deux pas en direction de Glotka et se ravisa, préférant s’éclipser. Pas de foule de bourgeois en liesse ? Pas de pluie de pétales sur mon passage ? Pas même un essaim de jeunes filles en pâmoison ? Guère surprenant ! Il n’y avait rien eu de tel non plus à son retour du Sud. Les gens acclament rarement les vaincus… même s’ils se sont battus vaillamment, que les chances ont été complètement inégales et leurs sacrifices, colossaux. Les jeunes filles mouilleront peut-être leur petite culotte pour des victoires faciles et insignifiantes, mais un « j’ai fait de mon mieux » ne les fera pas rougir. Et je crains fort que l’Insigne Lecteur n’ait la même attitude. Une vague particulièrement vicieuse vint fouetter la digue, éclaboussant d’embruns le dos de Glotka. L’eau dégouttait de ses mains froides. Il trébucha, glissa, faillit tomber, se rattrapa de justesse et traversa le quai en vacillant pour aller s’agripper au mur suintant d’un abri en ruine, sur le côté opposé. Levant les yeux, il vit que les gardes l’observaient. « Quelque chose ne va pas ? » grommela-t-il. Ceux-ci lui tournèrent le dos en maugréant et ajustèrent leur col autour du cou pour se protéger du mauvais temps. Resserrant frileusement son manteau autour de lui, Glotka sentit les pans mouillés se coller à ses jambes déjà trempées. Quelques mois au soleil, et on a l’impression qu’on n’aura plus jamais froid ! Comme on oublie vite ! Il inspecta de nouveau les quais déserts. Comme nous oublions tous vite ! « Enfin fez nous ! » Frost semblait content de descendre la passerelle, le coffre de Glotka sous un bras. « Tu n’aimes pas vraiment les climats chauds, n’est-ce pas ? » Le Tourmenteur hocha sa grosse tête, esquissant un sourire à la bruine hivernale, ses cheveux blancs hérissés par l’humidité. Severard le suivait de près, plissant les yeux vers les nuages gris. Il s’arrêta un instant au bout de la passerelle, puis posa le pied sur les pavés visqueux du quai. « C’est bon de rentrer chez soi », dit-il. J’aimerais avoir ton optimisme, mais je n’arrive pas encore à me détendre. « Son Éminence m’a fait quérir et, vu la situation dans laquelle nous avons laissé Dagoska, je pense que cette entrevue a des chances de ne pas très bien se passer. » Quel euphémisme désopilant ! « Tu ferais mieux de ne pas te montrer pendant quelques jours. — Ne pas me montrer ? Je n’ai pas l’intention de voir l’extérieur d’une maison close avant une semaine. — Sage décision. Au fait, Severard… au cas où nous ne nous reverrions pas… bonne chance ! » Les yeux du Tourmenteur s’éclairèrent. « Comme toujours ! » Glotka le regarda s’éloigner en flânant vers les quartiers les plus miteux de la ville. Juste une nouvelle journée qui commence pour le Tourmenteur Severard ! Ne jamais rien prévoir plus d’une heure à l’avance, quelle faculté inestimable ! « Maudits soient votre misérable pays et son sale temps ! » grommela Vitari avec son accent chantant. « Je dois vous quitter pour aller voir Sult. — Tiens donc, moi aussi ! s’écria Glotka d’un ton exagérément gai. Quelle charmante coïncidence ! » Il lui offrit son bras. « Pourquoi n’irions-nous pas chez Son Éminence bras dessus bras dessous ? » Elle le fixa une seconde avant d’acquiescer. « Pourquoi pas ? » Mais vous devrez tous deux attendre encore une heure, avant de me trancher la tête. « Je dois d’abord rendre une petite visite à quelqu’un. » Il frappa sur la porte du bout de sa canne. Pas de réponse. Bon sang ! Son dos lui faisait un mal de chien ; il avait absolument besoin de s’asseoir. Glotka frappa de nouveau, plus fort cette fois. Les charnières grincèrent, la porte s’entrouvrit. Pas fermée à clef… Il se rembrunit en la repoussant complètement. À l’intérieur, le chambranle était fissuré, la serrure cassée. Elle a été fracturée. Il franchit le seuil en boitant et pénétra dans le vestibule. Vide, glacial. Pas le moindre meuble en vue. Comme si elle avait déménagé. Mais pour quelle raison ? Sa paupière se mit à cligner. Durant son séjour dans le Sud, il n’avait pas pensé une seule fois à Ardee. D’autres affaires me semblaient plus urgentes. Mon seul ami ne m’a confié que cette simple mission. Si jamais il lui est arrivé malheur… Glotka indiqua l’escalier du doigt. Vitari hocha la tête, se pencha rapidement pour sortir un couteau étincelant de sa botte et commença à gravir les marches en silence. Il montra ensuite l’extrémité du couloir et Frost s’y dirigea à pas de velours, en rasant le mur. La porte du salon était entrebâillée. Glotka avança jusque-là et l’ouvrit entièrement. Assise devant la fenêtre, Ardee lui tournait le dos : une robe blanche, des cheveux noirs… telle que dans son souvenir. Sa tête bougea imperceptiblement quand les gonds gémirent. Elle est donc vivante. La pièce toutefois était singulièrement transformée. Et, à part la chaise occupée par Ardee, complètement vide. Des murs nus, blanchis à la chaux, un plancher dépourvu de tapis, des fenêtres sans rideaux. « Il ne reste plus rien, bordel ! » aboya-t-elle d’une voix de gorge éraillée. À l’évidence ! Glotka se renfrogna et entra dans la pièce. « Rien du tout ! » Elle se leva, toujours sans se retourner. « À moins que vous n’ayez finalement décidé de prendre aussi la chaise ? » Pivotant tout à coup, elle l’attrapa par son dossier, la souleva et la lança sur lui, avec un cri perçant. La chaise se fracassa contre le mur, à proximité de la porte, projetant éclats de bois et morceaux de plâtre à travers la pièce. Un des pieds rebondit et passa en sifflant près du visage de Glotka, avant d’atterrir bruyamment dans un coin ; le reste du siège s’éparpilla sur le sol en un nuage de poussière et de débris de bois. « Très aimable, mais je préfère rester debout, murmura Glotka. — Vous ! » Ses yeux s’écarquillèrent de surprise sous la masse de ses cheveux emmêlés. Son visage avait une minceur et une pâleur qu’il ne lui connaissait pas. Sa robe était chiffonnée, et bien trop fine pour le froid qui régnait dans la pièce. Elle essaya de la lisser de ses mains tremblantes et tenta de faire vainement la même chose avec ses cheveux gras. Elle laissa échapper un semblant de gloussement. « J’ai bien peur de ne pas être très présentable pour recevoir une visite ! » Glotka entendit Frost traverser lourdement le vestibule, puis vit son imposante silhouette apparaître dans l’encadrement de la porte, poings serrés. Il leva une main. « Tout va bien. Attends dehors. » L’albinos s’évanouit-dans l’ombre. Glotka avança en claudiquant sur le parquet grinçant du salon vide. « Que s’est-il passé ? » La bouche d’Ardee se tordit. « Il semblerait que mon père n’ait pas été aussi riche qu’on le pensait. Il était criblé de dettes. Dès que mon frère est parti pour le pays des Angles, les créanciers sont venus réclamer leur dû. — De qui s’agit-il ? — Un certain Fallow. Il a pris tout mon argent, mais cela ne lui a pas suffi. Il a fait emporter la vaisselle et les bijoux de ma mère, du moins le peu qu’il en restait. On m’a donné six semaines pour trouver le complément. J’ai dû renvoyer ma servante, vendre tout ce que je possédais ; malgré cela, ils en voulaient toujours plus. Ils sont revenus il y a trois jours pour tout prendre. Fallow m’a dit de m’estimer heureuse qu’il me laisse la robe que je portais. — Je vois. » Elle prit une profonde inspiration en frissonnant. « Depuis, je suis restée assise ici, à me dire combien une jeune femme manque d’amis dès qu’il est question d’argent. » Elle le regarda droit dans les yeux. « Je n’ai trouvé qu’une seule solution pour me sortir de ce mauvais pas. J’ose même avouer que si j’en avais eu le courage, je l’aurais déjà choisie. » Glotka se lécha les gencives. « Heureusement pour nous deux que vous êtes lâche ! » Il dégagea une épaule de son manteau, puis se tortilla pour en extraire son bras. Cette étape accomplie, il dut se battre avec sa canne qu’il changea de main, pour réussir à s’en dépêtrer entièrement. Sapristi ! Je ne suis même pas capable de faire un geste généreux avec grâce. Il finit par le lui tendre, vacillant sur sa jambe infirme. « Vous êtes sûr de ne pas en avoir besoin plus que moi ? — Prenez-le ! Au moins n’aurai-je pas à enfiler de nouveau ce satané vêtement ! » Sa remarque lui arracha un mince sourire. « Merci, souffla-t-elle en le passant sur ses épaules. J’ai essayé de vous retrouver, mais je ne savais pas… où vous étiez… — Vous m’en voyez désolé. Je suis là, à présent, ne vous inquiétez plus de rien. Vous pouvez venir chez moi pour cette nuit. Mes appartements ne sont pas très spacieux, mais nous nous arrangerons. » La place ne manquera pas, une fois que je flotterai près des docks ! « Et ensuite ? — Ensuite, vous reviendrez ici. Dès demain, cette maison sera exactement telle qu’elle était avant. » Elle le dévisagea, les yeux ronds. « Comment ? — Oh ! j’y veillerai. Mais d’abord, allons vous mettre au chaud. » Le Supérieur Glotka, l’ami des laissés-pour-compte ! Elle avait fermé les yeux pendant qu’il parlait et s’était mise à respirer fortement par le nez. Elle tanguait légèrement, comme si elle n’avait quasiment plus la force de rester debout. Bizarre, notre aptitude à affronter les épreuves, qu’elles durent ou non ! Mais dès que la crise est passée, toutes nos forces s’évaporent en une fraction de seconde. Au moment où Glotka s’avança, prêt à la retenir par un coude, elle rouvrit les yeux et se ressaisit ; il retira sa main. Le Supérieur Glotka, le sauveur des jeunes femmes en détresse ! Il la conduisit dans le vestibule pour la raccompagner jusqu’à la porte qui avait été forcée. « Si vous le permettez, j’aimerais m’entretenir quelques instants avec mes Tourmenteurs. — Faites donc. » Ardee leva sur lui ses grands yeux noirs, aux paupières rougies par les tracas. « Et merci. Quoi que les gens disent, vous êtes un homme bon. » Glotka étouffa une soudaine envie de rire. Un homme bon ? Je doute que Salem Reivs soit de cet avis. Ou Gofred Homlach, Maître Kault, Korsten dan Vurms, le général Vissbruck, l’émissaire Islik, l’inquisiteur Harker, ou n‘importe lequel de ces centaines d’autres, dispersés dans les colonies pénitentiaires du pays des Angles ou cloîtrés dans Dagoska, en attendant la mort. Pourtant Ardee West me considère comme un homme bon ! Un sentiment étrange l’envahit… loin d’être désagréable. J’ai presque l’impression d’être de nouveau humain. Dommage que cela arrive si tard ! Il fit un signe à Frost, tandis qu’Ardee quittait la maison, enveloppée dans son manteau noir. « J’ai une mission pour toi, mon vieil ami. La dernière. » Glotka pressa l’épaule robuste de l’albinos d’un geste amical. « Connais-tu un usurier du nom de Fallow ? » Frost hocha lentement la tête. « Va le trouver et fais-lui passer un mauvais quart d’heure ! Ensuite, ramène-le ici et explique-lui qui il a offensé. Tout doit être remis en place ; précise-lui que tout devra être même mieux qu’avant. Donne-lui une journée pour s’exécuter. Une journée ! Dis-lui qu’après ça, où qu’il se cache, tu le débusqueras pour le débiter en morceaux. C’est compris ? Rends-moi ce petit service ! » Frost hocha de nouveau la tête. Ses yeux rouges brillaient dans le vestibule obscur. « Sult doit nous attendre », marmonna Vitari, en les regardant du haut de l’escalier, bras croisés, une main gantée posée avec nonchalance sur la rampe. « Évidemment ! » Glotka s’approcha du seuil en traînant la jambe. Et nous ne voudrions surtout pas faire attendre Son Éminence ! Clac… tac… aïe… Tel était le rythme des pas de Glotka. Le claquement assuré de son talon droit, le bruit sec de sa canne sur le dallage de l’entrée, puis le glissement interminable de son pied gauche, accompagné de l’élancement douloureux habituel dans son genou, qui se propageait dans son postérieur pour revenir au genou. Clac… tac… aïe… Il avait marché depuis les docks jusque chez Ardee et continué dans l’Agriont jusqu’à la Maison des Questions, avant d’entreprendre cette montée. En clopinant. Tout seul. Comme un grand ! Désormais chaque marche lui était un calvaire. Il grimaçait à chaque pas. Grognait, transpirait, jurait. Mais plutôt me pendre que de ralentir. « Vous n’aimez pas vous simplifier la vie, hein ? murmura Vitari. — Pourquoi le devrais-je ? aboya-t-il. On peut se consoler en se disant que cette entrevue sera sûrement la dernière. — Alors pourquoi y aller ? Pourquoi ne pas fuir ? » Glotka renifla de mépris. « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis un piètre coureur ! En outre, je suis curieux. » Curieux de savoir pourquoi Son Éminence ne m’a pas laissé pourrir là-bas avec tous les autres. « Votre curiosité signera peut-être votre arrêt de mort. — Si l’Insigne Lecteur a décidé de me tuer, claudiquer dans la direction opposée à son bureau ne me servira à rien. Je préfère l’affironter debout. » Il tressaillit quand sa jambe se contracta convulsivement. « Ou assis, peut-être ! En tout cas, face à face, les yeux bien ouverts. — Cette décision dépend de vous. — Oui. » Ma dernière. Ils atteignirent l’antichambre de Sult. Il devait admettre sa surprise d’avoir réussi à parvenir jusque-là. En passant devant les Tourmenteurs masqués, postés dans le bâtiment, il s’était attendu à se faire arrêter. Il avait même envisagé qu’un Inquisiteur le montrerait du doigt en criant qu’il fallait l’emprisonner. Pourtant me voilà de nouveau en ce lieu ! L’imposant bureau, les lourdes chaises, les deux immenses Tourmenteurs flanquant les lourdes portes n’avaient pas changé. « Je suis… — Le Supérieur Glotka, bien sûr. » Le secrétaire de l’Insigne Lecteur inclina la tête avec respect. « Vous pouvez entrer directement. Son Éminence vous attend. » Une forte lumière se déversa du bureau de l’Insigne Lecteur dans la pièce étroite. « Je vous attends ici ! » Vitari s’affala sur une chaise, posant négligemment ses bottes mouillées sur une autre. « Ne prenez pas la peine de patienter trop longtemps. » Mes dernières paroles, peut-être ? Glotka jura intérieurement, en se dirigeant péniblement vers la porte. J’aurais pu trouver quelque chose de plus mémorable ! Il s’immobilisa un instant sur le seuil pour inspirer profondément, puis avança. La même pièce circulaire, bien aérée. Le même mobilier foncé, les mêmes tableaux sinistres sur les murs clairs, la même fenêtre immense, avec la même vue sur l’université et, plus loin, sur la Demeure du Créateur. Aucun égorgeur caché sous la table, aucun tueur armé d’une hache, tapi derrière la porte. Assis à son bureau, Sult était seul. Il tenait une plume, dont la pointe grattait avec calme et régularité des papiers étalés devant lui. « Supérieur Glotka ! » Sult se leva aussitôt pour l’accueillir. Il marchait avec élégance sur le sol reluisant, les pans de son manteau blanc lui battant les mollets. « Je suis si content que vous soyez revenu sain et sauf ! » L’Insigne Lecteur semblait visiblement ravi de le voir ; Glotka s’interrogea en plissant le front. Il s’était préparé à tout, sauf à ça. Sult lui tendit la main ; la pierre de sa bague officielle brillait de mille feux pourpres. Glotka fit la grimace quand il se pencha pour la baiser. « Pour vous servir et vous obéir, Votre Éminence. » Il se redressa avec difficulté. Pas de couteau sur ma nuque ? Sult se précipitait déjà vers un buffet, un large sourire aux lèvres. « Asseyez-vous, je vous en prie, asseyez-vous ! Inutile d’attendre que je vous y invite ! » Et depuis quand ? Glotka alla s’installer en grognant dans un fauteuil – il prit toutefois le temps de jeter un coup d’œil sur le siège, afin de vérifier qu’il n’était pas garni de pointes empoisonnées. Pendant qu’il prenait place, l’Insigne Lecteur avait ouvert son buffet et fouillait à l’intérieur. En sortira-t-il une arbalète équipée d’un carreau qu’il me plantera dans le cou ? Seuls apparurent deux verres. « Il semblerait que des félicitations soient de circonstance ! » lança Sult sans tourner la tête. Glotka cilla. « Pardon ? — Toutes mes félicitations ! Joli travail ! » Sult lui sourit en revenant avec les verres et une carafe. Il fît glisser le tout délicatement sur la table ronde avant de retirer le bouchon avec un tintement. Que puis-je répondre ? Que dire ? « Votre Éminence… Dagoska… Je dois être bien naïf. La ville était sur le point de tomber, à mon départ. Dans peu de temps, elle sera envahie… — Évidemment ! » Sult balaya sa tentative d’explication d’un geste gracieux de sa main gantée de blanc. « Il n’y a jamais eu la moindre chance qu’elle résiste. Le mieux que j’espérais était que vous fassiez payer les Gurkhiens ! Et c’est ce que vous avez fait, hein Glotka ? Et comment ! — Alors… vous êtes… satisfait ? » Il osa à peine prononcer le mot. « Je suis enchanté ! Si j’avais écrit ce récit moi-même, sa fin n’en aurait pas été meilleure ! L’incompétence du gouverneur Vurms, la perfidie de son fils ont montré qu’on ne peut absolument pas faire confiance aux autorités en place, en cas de crise. La trahison d’Eider a mis au jour la duplicité des marchands, leurs relations douteuses, leur corruption et leur manque de moralité. La guilde des marchands d’épices a été dissoute, comme celle des merciers ; leurs droits commerciaux sont désormais entre nos mains. Ces deux corporations seront reléguées dans les latrines de l’Histoire, leur pouvoir, anéanti. Seule l’inquisition de Sa Majesté est restée inébranlable face à l’ennemi le plus implacable de l’Union. Vous auriez dû voir la tête de Marovia lorsque j’ai présenté les confessions au Conseil Restreint ! » Sult remplit le verre de Glotka à ras bord. « Je vous remercie, Votre Éminence », murmura-t-il, avant d’en prendre une gorgée. Un vin excellent, comme d’habitude. « Il s’est levé en pleine séance du Conseil – et devant le roi, vous imaginez ? – pour déclarer que vous ne tiendriez pas même une semaine si les Gurkhiens attaquaient ! » L’Insigne Lecteur éclata de rire. « J’aurais voulu que vous soyez là ! J’ai répondu que je ne doutais pas que vous feriez mieux que ça. Oui, bien mieux que ça ! » Une affirmation péremptoire, en effet. Sult abattit sa main gantée sur la table. « Deux mois, Glotka ! Deux mois ! Chaque jour qui passait le ridiculisait davantage et faisait de moi un héros… enfin, de nous, corrigea-t-il. Nous étions des héros, et il me suffisait de sourire ! On pouvait les voir au fil des séances écarter leurs chaises de celle de Marovia pour se rapprocher de moi ! La semaine dernière, ils ont voté un élargissement des pouvoirs de l’inquisition. À neuf voix contre trois. Neuf contre trois ! La semaine prochaine, nous irons encore plus loin ! Comment diable avez-vous réussi ce coup de maître ? » Il fixa Glotka avec avidité. J’ai vendu mon âme à la banque qui finançait les merciers, puis utilisé la somme récupérée pour corrompre le mercenaire le plus déloyal au monde. Ensuite, j’ai assassiné un émissaire sans défense, porteur du drapeau blanc des pourparlers, et torturé une jeune servante, jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’un tas de viande hachée. Oh ! et j’ai aussi libéré le plus grand traître du lot. Ce qui était, sans doute, un geste héroïque. Comment j’ai réussi ? « En me levant très tôt », marmonna-t-il. Les paupières de Sult clignèrent. Glotka le remarqua. Une légère trace d’agacement ? De méfiance ? Mais le doute s’évanouit aussitôt. « En vous levant tôt ! Bien sûr ! » Il trinqua. « La deuxième des grandes qualités. Elle vient juste après la cruauté. J’aime votre style, Glotka, je l’ai toujours proclamé. » Ah oui ? Vraiment ? Toutefois, ce dernier inclina simplement la tête avec humilité. « Les missives du Tourmenteur Vitari étaient élogieuses. J’ai particulièrement apprécié la façon dont vous avez traité avec l’émissaire gurkhien. Cela a dû effacer le sourire de l’empereur, ce porc arrogant, ne serait-ce qu’un instant ! » Elle a donc respecté son engagement jusqu’au bout ? Intéressant ! « Oui, les choses progressent doucement. Excepté avec ces maudits paysans et tous les troubles qu’ils causent, et, bien sûr, avec le pays des Angles. Dommage pour Ladisla ! — Dommage pour Ladisla ? » s’enquit Glotka, déconcerté. Sult afficha un air morose. « Vous n’êtes pas au courant ? Encore une des brillantes propositions du Juge Suprême Marovia ! Il avait dans l’idée de rehausser la popularité du prince héritier en lui confiant un commandement dans le Nord. Une position écartée, un endroit où il ne serait pas en danger, pour qu’à son retour nous puissions l’auréoler de gloire. Son plan n’était pas si mauvais, sauf qu’il s’est retrouvé en première ligne et jeté tout droit dans la gueule du loup. — Avec toute son armée ? — Quelques milliers d’hommes… principalement les misérables recrues que les nobles avaient envoyées. Une racaille sans importance ! Ostenhorm est toujours sous notre contrôle. L’idée ne venait pas de moi… alors, au bout du compte, les choses ne vont pas si mal que ça ! Soit dit entre nous, c’est sûrement mieux ainsi, Ladisla était insupportable. J’ai dû lui éviter de tremper dans des scandales plus d’une fois. Ce satané idiot était incapable de garder son pantalon. Raynault paraît bien différent. C’est un homme sensé, intelligent. Qui fait ce qu’on lui dit. Bien mieux, à tous points de vue ! À condition qu’il n’aille pas se faire tuer, lui aussi, évidemment ! Là, nous serions dans de beaux draps ! » Sult but une nouvelle gorgée de vin, qu’il fit rouler dans sa bouche avant de l’avaler d’un air appréciateur. Glotka s’éclaircit la voix. Profitons-en tant qu’il est de bonne humeur… « Il y a un sujet dont j’aimerais discuter avec vous, Votre Éminence. L’agent gurkhien que nous avons démasqué dans la ville. C’était… » Comment la décrire, sans passer pour un fou ? Mais une fois de plus, Sult le devança. « Je sais. Un Dévoreur. » Vous savez ? Ça aussi ? L’Insigne Lecteur se carra dans son siège et secoua la tête. « Une abomination occulte ! Une fable sortie tout droit d’un livre de contes. Manger de la chair humaine ! Apparemment, cette pratique est courante chez ces barbares du Sud. Ne vous inquiétez pas de cela. J’ai déjà pris conseil. — Qui donc peut donner des conseils à propos de tels phénomènes ? » L’Insigne Lecteur se contenta de lui adresser son sourire onctueux. « Vous devez être fatigué. Le climat peut être si harassant, là-bas. Avec toute cette chaleur et cette poussière, même en hiver ! Allez vous reposer. Vous le méritez. Je vous ferai prévenir si quoi que ce soit se produit. » Et, reprenant sa plume, Sult se replongea dans ses papiers, ne laissant à Glotka d’autre choix que de se traîner vers la porte, une expression de profonde perplexité sur le visage. « À vous voir, on pourrait presque croire que vous êtes encore vivant », murmura Vitari, quand il émergea dans l’antichambre. Vrai… ou du moins, aussi vivant que mon état me le permet. « Sult était… enchanté. » Il ne parvenait pas encore à le croire. Ces mots mis bout à bout résonnaient étrangement. « Il avait plutôt intérêt, après toutes les louanges que je lui ai chantées sur vous ! — Hum ! » Glotka se rembrunit. « Il semblerait que je vous doive des excuses. — Gardez-les ! Je me contrefiche de vos excuses. La prochaine fois, faites-moi simplement confiance ! — Une requête justifiée », concéda-t-il, en lui jetant un regard en coin. Mais vous plaisantez ! La pièce était pleine de jolis meubles. Presque pleine à craquer. Chaises capitonnées somptueuses, table ancienne, buffet ciré, bref, un mobilier bien trop abondant pour un si petit salon. Un vieux tableau surdimensionné, qui représentait les seigneurs de l’Union rendant hommage à Harod le Grand, occupait tout un pan de mur. Un épais tapis kantique, presque trop large pour la pièce, avait été déroulé sur le plancher. Un feu joyeux ronflait dans l’âtre flanqué de deux vases antiques, dotant le salon d’une atmosphère chaleureuse et agréable de nid douillet. C’est fou comme quelques aménagements peuvent tout changer ! « Bien, dit Glotka en jetant un regard circulaire. Très bien. — Évidemment… » bredouilla Fallow. La tête inclinée en signe de respect, il écrabouillait son chapeau entre ses mains. « Évidemment, Monsieur le Supérieur, j’y ai veillé. J’avais déjà vendu… presque la totalité des meubles… je les ai donc remplacés par les plus belles pièces que j’ai pu trouver. Le reste de la maison est exactement pareil. J’espère que… j’espère que cela convient ! — Je l’espère aussi. Cela convient-il ? » Ardee toisa Fallow. « Ça ira. — Parfait ! » répondit l’usurier nerveux, qui lança un coup d’œil vers Frost, avant de s’absorber dans la contemplation de ses bottes. « Parfait ! Veuillez, je vous prie, accepter mes plus humbles excuses ! J’ignorais, bien sûr, j’ignorais, Supérieur Glotka, que vous étiez personnellement impliqué dans cette affaire. Sinon, je n’aurais jamais… je suis sincèrement désolé. — Ce n’est pas auprès de moi que vous devriez vous excuser, non ? — Non, non, bien sûr. » Il se tourna vers Ardee avec lenteur. « Madame, je vous prie d’accepter mes plus humbles excuses. » Ardee le foudroya du regard, lèvres retroussées, sans prendre la peine de répondre. « Peut-être que si vous suppliiez… à genoux, cela faciliterait les choses », suggéra Glotka. Fallow se prosterna sans hésiter une seconde, en se tordant les mains. « Madame, s’il vous plaît… — Plus bas, dit Glotka. — Tout de Sulte, bafouilla-t-il en se mettant à quatre pattes. Excusez-moi, Madame. Mes plus humbles excuses. Je vous supplie d’avoir la bonté de… » Il tendit timidement une main pour toucher l’ourlet de sa robe. Ardee recula d’un bond, puis, levant un pied, elle lui asséna un violent coup de bottine en pleine figure. L’usurier couina et roula sur le côté. Du sang jaillit à gros bouillons de son nez et dégoutta sur le nouveau tapis. Glotka sentit ses sourcils s’arquer malgré lui. Très inattendu ! « Voilà pour toi, salaud ! » Le coup de pied suivant l’atteignit à la bouche et propulsa sa tête en arrière ; du sang fut projeté jusque sur le mur le plus éloigné. La bottine d’Ardee lui percuta alors le ventre. Le pauvre homme se recroquevilla sur lui-même. « Espèce de… gronda-t-elle. Espèce de… » Elle le roua de coups. Fallow tressaillit, geignit, soupira, se mit en boule. Se décalant du mur, Frost avança d’un pas. Glotka leva un doigt. « Tout va pour le mieux, chuchota-t-il. Je pense qu’elle a la situation bien en main. » La fréquence des coups commença à diminuer. Glotka percevait la respiration haletante d’Ardee. Son talon s’enfonça dans les côtes de Fallow, puis la pointe de la bottine le frappa une nouvelle fois, lui éclatant le nez. Si un jour elle s’ennuie, son avenir est assuré chez les Tourmenteurs ! Après avoir aspiré l’intérieur de ses joues, elle se pencha pour lui cracher au visage. Elle le cogna une fois encore, plus mollement, recula pour s’appuyer contre le bois poli du buffet et se plia en deux pour reprendre son souffle. « Satisfaite ? » demanda Glotka. Elle le regarda à travers une mèche de cheveux emmêlés. « Pas vraiment. — Le frapper encore un peu vous rendrait-il plus heureuse ? » Elle fronça les sourcils, les yeux fixés sur Fallow qui gémissait,couché sur le flanc. Elle fit un pas en avant, mobilisa toutes ses forces et lui décocha un dernier coup de pied dans la poitrine ; puis, se laissant retomber sur ses talons, elle essuya d’un revers de main de la morve sous son nez et repoussa ses cheveux en arrière. « J’ai fini. — Bon. Sors ! siffla Glotka. Dehors, misérable ver ! — Bien sûr » articula Fallow, en bavant entre ses lèvres ensanglantées. Il rampa vers la porte, suivi par un Frost menaçant. « Bien sûr ! Merci ! Merci beaucoup à vous tous ! » La porte d’entrée se referma sur lui en claquant. Ardee s’affala dans un des fauteuils, posa ses coudes sur les genoux, son front dans ses paumes. Glotka vit ses mains trembloter. Faire mal à quelqu’un peut vite devenir épuisant. J’en sais quelque chose ! Surtout quand on n’en a pas l’habitude. « À votre place, je ne me soucierais pas trop de lui, dit-il. Je suis sûr qu’il le méritait. » Quand elle releva la tête, ses yeux étaient durs. « Je ne m’en soucie pas. Il méritait pire. » Encore plus inattendu ! « Voulez-vous qu’il soit châtié plus durement ? » Elle déglutit et s’adossa lentement à son siège. « Non. — Ça vous regarde ! » Mais il est agréable d’avoir le choix. « Vous souhaitez sans doute vous changer ? » Elle passa en revue sa toilette. « Oh ! » Des taches de sang la maculaient jusqu’aux genoux. « Je n’ai rien à… — Il y a toute une armoire de nouvelles robes, à l’étage. J’y ai personnellement veillé. J’ai aussi engagé des domestiques dignes de confiance. — Je n’en ai pas besoin. — Oh, que si ! Je ne veux pas que vous restiez seule. » Elle haussa les épaules en signe d’impuissance. « Je n’ai pas de quoi les payer. — Ne vous inquiétez pas pour ça. Je m’en occupe. » Avec les compliments de la très généreuse banque Valint et Balk ! « Ne vous inquiétez de rien. J’ai fait une promesse à votre frère et j’ai l’intention de tenir ma parole. Je suis désolé que les choses aient déjà été aussi loin. J’ai eu beaucoup à faire… dans le Sud. Au fait, avez-vous eu de ses nouvelles ? » Ardee le dévisagea soudain, les lèvres entrouvertes. « Vous ne savez pas ? — Je ne sais pas quoi ? » Elle avala difficilement sa salive et baissa les yeux vers le sol. « Collem était avec le prince Ladisla, lors de cette bataille dont tout le monde parle. Quelques soldats ont été faits prisonniers, puis relâchés contre le paiement d’une rançon… Il n’était pas parmi eux. On suppose qu’il a été… » Elle s’interrompit un instant, en regardant les taches de sang sur sa robe. « Qu’il a été tué. — Tué ? » Les paupières de Glotka se mirent à cligner, ses genoux flageolèrent. Il fit un pas hésitant en arrière, puis s’effondra dans un fauteuil. Ses mains tremblaient aussi désormais ; il les joignit fermement. La mort. C’est une réalité quotidienne. J’ai causé des milliers de morts, il n’y a pas si longtemps, sans même y réfléchir. J’ai haussé les épaules en voyant des cadavres empilés. Pourquoi cette disparition est-elle si difficile à supporter ? Elle l’était pourtant bel et bien. « Tué ? » répéta-t-il en chuchotant. Ardee hocha lentement la tête, avant de se cacher le visage dans les mains. Un maigre confort Dissimulé dans les buissons, West observait entre les flocons de neige voltigeants le poste de surveillance de l’Union, installé au pied de la butte, sur la rive opposée de la rivière. Assises en cercle, des sentinelles se penchaient au-dessus d’une marmite fumante, sous laquelle brûlait un misérable feu. Vêtus d’épais manteaux, les hommes, dont le souffle s’échappait en panaches blancs, avaient presque oublié leurs armes disséminées dans la neige autour d’eux. West savait bien ce qu’ils ressentaient. Bethod pouvait arriver dans la semaine, comme au cours de la suivante ; en attendant, ils devaient combattre le froid à chaque instant de la journée. « Bon, alors… murmura Séquoia. Tu ferais mieux de descendre tout seul. Ça pourrait ne pas leur plaire de me voir dévaler la pente avec les gars, en surgissant de derrière ces arbres. » Renifleur se fendit d’un rictus. « Ils pourraient même abattre un ou deux d’entre nous. — Et ce s’rait foutrement dommage, après tout l’ chemin qu’on a fait ! ajouta Dow. — Préviens-nous quand ils seront prêts à accueillir pacifiquement une bande d’hommes du Nord égarés dans les bois, hein ? — Je n’y manquerai pas », répondit West. Il dégagea sa lourde épée de son ceinturon et la tendit à Séquoia. « Tu ferais mieux de garder ça pour moi. — Bonne chance, dit Renifleur. — Bonne chance, l’Enragé », lâcha Dow en retroussant ses lèvres pour esquisser son sourire féroce. West se faufila hors du bosquet. Les bottes qu’il avait volées crissaient dans la neige. Il commença à descendre lentement la pente en direction de la rivière, les mains levées au-dessus de la tête pour montrer qu’il était désarmé. Malgré cette précaution, il aurait très bien compris que les sentinelles lui tirent dessus à vue. En ce moment même, personne ne ressemblait plus à un dangereux sauvage que lui, et il le savait. Les vestiges de son uniforme étaient cachés sous une couche de fourrures et de morceaux de tissu déchirés, attachés par des bouts de ficelle ; un manteau taché, dérobé sur le cadavre d’un homme du Nord, complétait sa tenue. Depuis quelques semaines, son visage galeux arborait une barbe clairsemée ; ses yeux irrités larmoyaient, profondément enfoncés dans ses orbites par la faim et la fatigue. Il avait l’air d’un homme désespéré et était parfaitement conscient d’en être un. Doublé en outre d’un assassin. Le meurtrier du prince héritier Ladisla. Le pire des traîtres. Levant les yeux, un des gardes l’aperçut et quitta précipitamment sa place pour aller récupérer sa lance dans la neige ; dans sa hâte, il bouscula la marmite, dont le contenu se renversa sur le feu qui se mit à grésiller. « Halte-là ! » hurla le garde dans un langage du Nord approximatif. Ses compagnons s’empressèrent à leur tour d’aller ramasser leurs armes. Gêné par ses mitaines, l’un d’eux se débattit avec la corde de son arbalète. West s’immobilisa. Les flocons de neige recouvrirent peu à peu ses cheveux emmêlés et ses épaules. « Ne vous inquiétez pas ! » leur cria-t-il dans la langue commune. « Je suis de votre côté. » Ils l’examinèrent quelques instants. « C’est ce qu’on verra ! vociféra quelqu’un. Tu peux traverser, mais attention, vas-y doucement ! » Il obéit en progressant à petits pas sur le sol gelé de la butte, puis entra prudemment dans la rivière. Quand l’eau glacée atteignit le haut de ses cuisses, il serra les dents et pataugea jusqu’à la berge opposée qu’il escalada laborieusement. Les quatre sentinelles s’approchèrent avec nervosité, armes brandies, et formèrent un demi-cercle autour de lui. « Surveillez-le ! — Ça pourrait être un piège ! — Ce n’est pas un piège », expliqua West patiemment. Les yeux rivés sur les diverses lames oscillantes, il s’obligeait à conserver son calme. « Je suis l’un d’entre vous. — D’où diable sors-tu ? — Je faisais partie de la division du prince Ladisla. — Du prince Ladisla ? Tu as marché jusqu’ici ? » West hocha la tête. « J’ai marché jusqu’ici. » Les gardes se détendirent quelque peu. Disposés à le croire, ils écartèrent les pointes de leurs lances vacillantes, qu’ils remirent à la verticale. Après tout, il parlait la langue commune aussi bien qu’eux et semblait vraiment avoir parcouru une centaine de lieues à travers la campagne. « Alors, quel est ton nom ? demanda l’arbalétrier. — Je suis le colonel West », répondit-il d’une voix éraillée. Même si c’était vrai, il eut l’impression de mentir. Il n’était plus le même homme que celui qu’on avait envoyé au pays des Angles. Les sentinelles échangèrent des regards anxieux. « Je croyais qu’il était mort », marmonna un des porteurs de lance. « Pas tout à fait, mon gars, souffla West. Pas tout à fait. » Quand West écarta un pan de la toile pour pénétrer sous la tente du maréchal Burr, ce dernier était penché sur une table recouverte de cartes chiffonnées. Apparemment, sa charge de commandant avait pesé lourd sur ses épaules. Il avait l’air affaibli, plus vieux, plus pâle, sa barbe négligée et ses cheveux étaient beaucoup moins fournis. Il avait également perdu du poids ; son uniforme trop large flottait lâchement autour de son corps. Il l’accueillit malgré tout avec sa vigueur habituelle. « Colonel West ! ça, par exemple ! Je pensais ne jamais vous revoir ! » Il s’empara de sa main et la serra de toutes ses forces. « Je suis bien content que vous en ayez réchappé ! Sacrément content ! Je n’ai pas honte d’avouer que votre flegme nous a beaucoup manqué, ici ! » Il l’examina avec attention. « Vous me paraissez cependant épuisé, mon ami. » Impossible de le nier. Même si West savait qu’il n’avait jamais été le plus bel homme de l’Agriont, il avait toujours mis un point d’honneur à surveiller son apparence, soucieux de présenter une figure agréable, amicale, honnête. Après avoir pris un bain, le premier depuis des lustres, et enfilé un uniforme emprunté, il s’était à peine reconnu dans le miroir pendant qu’il se rasait. Son visage avait changé, perdu ses couleurs, durci. Ses pommettes hautes étaient devenues anguleuses. Ses cheveux et ses sourcils clairsemés s’émaillaient de fils gris, sa mâchoire décharnée pointait en avant, à l’image d’un museau de loup. De vilaines rides sillonnaient ses joues livides, s’étirant de la base de son nez aquilin jusqu’aux coins de ses yeux. Et, le plus choquant, c’était justement ses yeux… Étrécis, avides, d’un gris glacé, comme si le froid mordant les avait obligés à se réfugier dans son crâne, où ils s’obstinaient à se cacher malgré la chaleur retrouvée. Il avait essayé de se remémorer les jours anciens, tenté de sourire, de rire ou d’afficher des expressions cou-tumières… il n’en avait été que plus ridicule avec ce faciès aussi aimable qu’une porte de prison. L’homme inflexible, qui l’avait regardé dans la glace, était resté présent. « Cette marche a été pénible, Monsieur. » Burr acquiesça. « Oui, bien sûr ! Un sale voyage… et pendant la pire période de l’année ! Vu comment ça s’est passé, c’est une bonne chose que je vous aie laissé ces hommes du Nord, hein ? — Une très bonne chose en effet, Monsieur. Une équipe des plus courageuses et pleine de ressources. Ces gaillards m’ont sauvé la vie plus d’une fois. » Il jeta un coup d’œil en biais vers Pike, qui se tenait derrière lui à une distance respectueuse. « La vie de nous tous. » Burr regarda le prisonnier défiguré. « Qui est celui-ci ? — Pike, monsieur, un sergent des recrues de Stariksa. Il a été séparé de sa compagnie lors de la bataille. » Les mensonges coulaient de sa bouche avec une facilité étonnante. « Lui et une jeune femme, la fille d’un cuisinier qui faisait partie du convoi de vivres, nous ont rejoints sur la route du Nord. Un homme très utile quand on est dans une mauvaise passe. Je n’aurais pas réussi sans son aide. — Parfait ! » s’exclama le maréchal, en se dirigeant vers le prisonnier pour lui serrer la main. « Bien joué ! Votre régiment n’existe plus, Pike. Il n’y a pas beaucoup de survivants, pardonnez-moi de vous le dire. En vérité, peu d’hommes en ont réchappé, sacrebleu ! Mais je trouve toujours de la place pour les soldats loyaux dans mon état-major. Surtout pour ceux qui gardent leur sang-froid en cas de coup dur ! » Il poussa un long soupir. « J’en ai trop peu des comme ça. J’espère que vous accepterez de rester avec nous ! » Le prisonnier déglutit. « Bien sûr, Monsieur, ce sera pour moi un honneur. — Qu’en est-il du prince Ladisla ? demanda Burr. Que s’est-il produit ? » West prit une profonde inspiration et baissa les yeux vers le sol. « Le prince Ladisla… » Sa voix se perdit ; il secoua lentement la tête. « Des cavaliers nous ont surpris et ont envahi le quartier général. C’est arrivé si vite… je l’ai recherché après l’incursion, mais… — Je vois. Eh bien, on n’y peut rien ! On n’aurait jamais dû lui confier une telle responsabilité, mais qu’y pouvais-je ? Je ne fais que commander cette maudite armée ! » Il posa une main paternelle sur l’épaule de West. « Vous n’avez rien à vous reprocher. Je sais que vous avez agi au mieux. » West n’osa pas le regarder. Il se demandait ce que dirait Burr s’il savait ce qui s’était réellement passé, là-bas, dans l’immensité glacée. « Y a-t-il eu d’autres rescapés ? s’enquit-il. — Une poignée ! Très peu, j’en ai peur, et pas bien valides, avec ça ! » Burr laissa échapper un rot, grimaça et se frotta l’estomac. « Veuillez m’excuser. Cette maudite indigestion ne veut pas passer. Avec la nourriture dont nous disposons, et tout le reste… » Il rota de nouveau. « Pardonnez-moi, Monsieur, mais quelle est notre situation ? — Droit au but, hein, West ? C’est ce qui m’a toujours plu chez vous. Droit au but ! Bon, je vais tâcher de fournir une réponse honnête. Dès que j’ai reçu votre missive, nous avons planifié de retourner vers le sud pour protéger Ostenhorm, mais un temps désastreux nous a empêchés de bouger. En outre, les hommes du Nord semblaient grouiller partout ! Si Bethod avait dépêché le gros de ses troupes près de la Cumnur, il en avait gardé suffisamment dans le coin pour nous compliquer la vie ! Nos voies de ravitaillement ont subi des attaques successives, des escarmouches aussi inutiles que sanglantes, ainsi qu’un assaut nocturne qui a causé une sacrée panique dans la division de Kroy. » Poulder et Kroy… De pénibles souvenirs refirent surface dans son esprit ; West songea que les vulgaires désagréments de son périple étaient bien futiles en comparaison. « Comment vont les généraux ? » Sous ses sourcils broussailleux, les yeux de Burr étincelèrent. « Me croiriez-vous si je vous disais qu’ils sont pires que jamais ? Impossible de les laisser dans la même pièce, sans qu’ils se mettent à se chamailler. J’ai dû organiser des réunions séparées, et décalées d’une journée, pour éviter des échanges de coups de poing dans mon quartier général ! Une situation parfaitement grotesque ! » Croisant les mains dans le dos, il entreprit de tourner sous la tente avec morosité. « Mais les soucis que me causent ces deux-là sont des broutilles à côté du froid. Les hommes tombent comme des mouches, qui d’engelures, qui de fièvre, qui du scorbut ; les tentes abritant les malades sont combles. Pour chaque soldat tué par l’ennemi, l’hiver nous en décime vingt, et ceux qui sont encore debout n’ont plus assez de cran pour se battre. Quant à partir en reconnaissance… ha ! ha ! laissez-moi rire ! Mieux vaut ne pas me lancer sur ce sujet ! » Il revint vers la table et abattit rageusement le poing sur les cartes étalées. « Toutes les topographies des alentours sont des œuvres fantaisistes ! Inutilisables ! Et nous ne disposons d’aucun éclaireur digne de ce nom ! Il y a du brouillard et de la neige tous les jours. On ne voit même pas l’autre bout du camp ! En vérité, West, nous n’avons pas la moindre idée de la position du gros des troupes de Bethod… — Il se dirige vers le sud, Monsieur. Il se trouve à une ou deux journées de marche derrière nous. » Les sourcils de Burr s’arquèrent. « Ah oui ? — Oui. Séquoia et ses compagnons l’ont tenu à l’œil pendant notre progression et ont même aménagé quelques désagréables surprises pour ses éclaireurs. — Comme celle qu’ils ont utilisée pour nous, hein, West ? Une corde tendue en travers de la route, des trucs comme ça ? » Il gloussa tout seul. « À deux jours de marche d’ici, avez-vous dit ? Voilà une information fort intéressante ! Sacrément intéressante ! » Comme il se penchait sur la table pour se saisir d’une règle, Burr grimaça en se tenant le ventre, et commença à mesurer des distances. « Deux jours de marche. Ce qui le mettrait à peu près ici. Vous êtes sûr de vous ? — Sûr et certain, Maréchal. — S’il a décidé de rallier Dunbrec, il passera à proximité de l’endroit où est cantonné le général Poulder. Nous pourrions alors l’obliger à combattre avant qu’il ne nous ait contournés, et même lui donner une leçon qu’il ne serait pas près d’oublier ! Bien joué, West, bien joué ! » Il reposa sa règle. « À présent, vous devriez aller vous reposer. — Je préférerais me remettre tout de suite au travail, Monsieur… — Je sais, et j’aurais bien besoin de vous, mais soufflez quand même un jour ou deux, juste au cas où ! Le monde ne va pas pour autant s’arrêter de tourner ! Vous venez de traverser une période difficile. » West avala sa salive. Il se sentait tout à coup en proie à une immense lassitude. « Évidemment. Je devrais également écrire une lettre… à ma sœur. » Le simple fait de prononcer ce mot lui parut insolite. Il n’avait pas pensé à elle depuis des semaines. « Je devrais lui faire savoir que je suis… en vie. — Excellente idée ! Quand j’aurai besoin de vous, colonel West, j’enverrai quelqu’un vous prévenir. » Burr se détourna pour se replonger dans l’examen de ses cartes. « Je n’oublierai jamais votre geste », murmura Pike à l’oreille de West, au moment où ce dernier ressortait dans le froid vif. « Ce n’est rien. Ni vous, ni elle, ne manquerez à quiconque à la colonie pénitentiaire. Vous voici de nouveau sergent, Pike, il n’y a rien à ajouter. Laissez donc vos erreurs derrière vous ! — Je n’oublierai jamais, répéta-t-il. Quoi qu’il arrive maintenant, je suis votre homme, colonel ! » West approuva de la tête et se mit à marcher dans la neige en faisant la moue. Si les guerres éliminaient bon nombre de gens, elles donnaient aussi une seconde chance à certains. West s’arrêta sur le seuil. Il entendait des voix à l’intérieur… des rires fusaient. Des voix connues, aux intonations familières. Cela aurait dû le rassurer, le réchauffer, lui donner l’impression d’être le bienvenu… ce n’était pas le cas. Cela l’inquiétait. L’effrayait même. Eux le démasqueraient sûrement. Ils le montreraient du doigt en s’écriant : « Assassin ! Traître ! Scélérat ! » Il se retourna vers le camp gelé. La neige s’y déposait avec une lente obstination. Les tentes les plus proches étaient encore noires sur le sol blanc, celles de derrière, déjà grises. Les plus éloignées n’étaient plus que de pâles fantômes et, au-delà, de vagues contours suggérés à travers le rideau de minuscules flocons. Rien ne bougeait. Le calme régnait. Il prit une profonde inspiration et se décida à écarter un des rabats. Les trois officiers étaient assis autour d’une table pliante fragile, installée tout près d’un brasero rougeoyant. La barbe de Jalenhorm avait poussé généreusement et s’élargissait en forme de pelle. Kaspa, lui, avait la tête enveloppée dans une écharpe rouge. Emmitouflé dans un grand manteau sombre, Brint distribuait des cartes aux deux autres. « Fermez ce maudit rabat ! Il gèle dehors ! » La bouche de Jalenhorm s’ouvrit toute grande. « Non ! Pas possible ! Colonel West ! » Brint sursauta, comme si on lui avait mordu le derrière. « Merde ! — Je vous l’avais bien dit ! » hurla Kaspa en jetant ses cartes, un sourire jusqu’aux oreilles. « Je vous avais dit qu’il reviendrait ! » Ils l’encerclèrent et, à grands coups de claques dans le dos, de mains serrées, l’invitèrent sous leur tente. Pas de menottes, pas d’épées brandies, pas d’accusation de haute trahison. Jalenhorm le conduisit vers la meilleure chaise – celle qui risquait le moins de s’écrouler –, tandis que Kaspa, après avoir soufflé dans un verre, l’essuyait d’un doigt et que Brint débouchait une bouteille avec un gentil plop ! « Quand êtes-vous arrivé ? — Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? — Étiez-vous avec Ladisla ? — Avez-vous participé à la bataille ? — Holà ! intervint Jalenhorm. Laissez-lui le temps de respirer ! » West lui fit signe que tout allait bien. « Je suis arrivé ce matin. Je serais volontiers venu vous voir tout de suite si je n’avais pas eu un rendez-vous crucial avec un baquet et un rasoir, suivi d’un autre avec le maréchal Burr ! Oui, j’étais avec Ladisla au cours de la bataille. Et, enfin, je suis arrivé jusqu’ici en marchant à travers la campagne, grâce au soutien de cinq hommes du Nord, d’une fille et d’un homme sans visage. » Il prit le verre qu’on lui tendait, le vida d’un trait, fit la grimace et se suçota les dents quand l’alcool qui lui avait brûlé la gorge atteignit son estomac. Il commençait déjà à se réjouir de s’être décidé à entrer. « Ne soyez pas timide, lança-t-il en présentant son verre. — Marcher à travers la campagne », marmonna Brint, qui secoua la tête tout en s’exécutant. « Avec cinq hommes du Nord.Et une fille, avez-vous dit ? — Exact. » West se rembrunit ; il se demandait ce que Cathil faisait en ce moment précis. Avait-elle besoin d’aide ? Quelle sottise ! Elle s’en sortait très bien toute seule. « Alors, vous avez pu transmettre ma lettre, lieutenant ? » lança-t-il à Jalenhorm. « J’ai passé quelques nuits glaciales et angoissantes sur la route, mais j’y suis arrivé, grimaça le grand gaillard. — Sauf que maintenant c’est… capitaine, ajouta Brint en se carrant sur sa chaise. — Ah oui ? » Jalenhorm haussa les épaules avec modestie. « Grâce à vous, en réalité. À mon retour, le maréchal Burr m’a assigné à son état-major. — Le capitaine Jalenhorm trouve néanmoins un peu de temps à consacrer à des petites gens comme nous, Dieu merci ! » Brint humecta ses doigts et entreprit de distribuer quatre tas de cartes. « Je n’ai hélas aucune liquidité », grommela West. Kaspa ricana. « Ne vous inquiétez pas, colonel, nous ne jouons plus pour de l’argent. Sans Luthar pour nous plumer, cela n’en vaut plus la peine. — Vous ne l’avez jamais revu ? Ils sont simplement venus jusqu’au bateau et l’en ont débarqué. Hoff l’avait envoyé chercher. Depuis, nous n’en avons plus entendu parler. — Il a sûrement des amis haut placés, déclara Brint d’un ton amer. À l’heure actuelle, il doit se pavaner dans Adua à la tête d’un petit détachement, ou lutiner des femmes, pendant que nous nous gelons le cul. — Mais soyons honnêtes, rectifia Jalenhorm, il a toujours pris du bon temps avec les femmes, même quand nous étions là-bas. » West se renfrogna. Ce n’était malheureusement que trop vrai. Kaspa ramassa son tas de cartes. « Bon, toujours est-il que nous jouons désormais pour l’honneur. — Bien qu’on n’en trouve pas vraiment beaucoup par ici ! » railla Brint. Les deux autres éclatèrent de rire ; Kaspa fit couler de l’alcool sur sa barbe. West arqua les sourcils. Ils étaient soûls, à l’évidence. Plus vite il serait dans le même état, mieux ça vaudrait ! Il avala d’une lampée son deuxième verre et attrapa la bouteille. « Eh bien, laissez-moi vous dire une bonne chose… énonça Jalenhorm en commençant à trier ses cartes avec des doigts tremblants. Je suis drôlement content de ne pas avoir eu à aller trouver votre sœur pour lui apprendre quoi que ce soit à votre sujet. Chercher la meilleure façon de lui présenter la chose m’a empêché de dormir pendant des semaines ; aujourd’hui encore, je n’en ai toujours, pas la moindre idée. — De toute façon, les idées n’ont jamais été votre fort ! » ironisa Brint ; les deux autres s’esclaffèrent de nouveau. Cette remarque arracha même un sourire, vite effacé, à West. « Comment s’est déroulée la bataille ? » s’enquit Jalenhorm. West fixa son verre un long moment. « Ce fut atroce. Les hommes du Nord ont tendu un piège à Ladisla ; il y est tombé à pieds joints, en sacrifiant sa cavalerie. Puis le brouillard s’est levé brusquement. Il était impossible de distinguer le bout de son nez. Et avant même de comprendre ce qui nous arrivait, leurs chevaux ont déboulé. J’ai dû recevoir un coup sur la tête. Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être retrouvé allongé dans la boue et, au-dessus de moi, d’un homme du Nord prêt à me frapper. Avec ça. » Il tira la lourde épée de sa ceinture et la posa sur la table. Les trois officiers la regardèrent, fascinés. « Bordel de merde ! » bredouilla Kaspa. Brint avait les yeux écarquillés. « Comment avez-vous réussi à le dominer ? — Je n’y suis pour rien. Cette fille dont je vous ai parlé… — Oui ? — Elle lui a fracassé le crâne avec un marteau. Elle m’a sauvé la vie. — Bordel de merde ! » répéta Kaspa. Brint s’appuya lourdement contre le dossier de sa chaise et poussa un sifflement admiratif. « Ce doit être une sacrée femme ! » Sourcils froncés, West fixait toujours son verre. « Si on peut dire ! » Il se remémora la sensation qu’il avait éprouvée lorsque Cathil dormait à côté de lui, la caresse de son souffle sur sa joue. Une sacrée femme, en effet ! « Oui, on peut dire ça. » Il vida son verre, se leva et rengaina l’épée de l’homme du Nord sous sa ceinture. « Vous partez déjà ? demanda Brint. — Je dois aller m’assurer de quelque chose. » Jalenhorm se leva pour le saluer. « Permettez-moi de vous remercier, colonel. Pour m’avoir envoyé remettre votre missive. Apparemment, vous aviez raison. Je n’aurais rien pu faire. » La nuit était paisible, glaciale. Les bottes de West glissaient sur la boue à moitié gelée. Dans les ténèbres, des feux brûlaient çà et là. Leurs visages hâves faiblement éclairés par des lueurs jaunes vacillantes, des hommes s’y étaient rassemblés, emmaillotés dans tous les vêtements qu’ils possédaient. Sur une butte qui dominait le camp, un foyer flamboyait plus que les autres. West prit sa direction, tanguant à cause de la quantité d’alcool ingurgité. Il aperçut deux silhouettes assises près des flammes. Au fil de son ascension, elles lui apparurent plus distinctement. Dow le Sombre fumait la pipe. La fumée de chagga s’échappait en volutes de sa bouche grimaçante. Entre ses jambes croisées, il avait coincé une bouteille débouchée ; quelques autres flacons vides étaient dispersés autour de lui dans la neige. Quelque part sur la droite, West entendait quelqu’un chanter, dans l’obscurité, en langage du Nord. Une voix grave, tonitruante… et qui chantait faux. « Il le trancha jusqu’à l’oooos ! Non ! Jusqu’aux ooooos ! Jusqu’aux… C’est pas ça ! — Ça va ? » demanda West en tendant ses mains gantées vers les flammes crépitantes. Séquoia leva les yeux et lui sourit gaiement ; il oscillait légèrement d’avant en arrière. C’était la première fois que West voyait le vieux guerrier sourire. Ce dernier pointa un doigt vers le bas de la colline. « Tul est en train de pisser. Et de chanter ! Je suis rond comme une queue de pelle ! » Il tomba lentement à la renverse, bras et jambes étalés dans la neige. « Et j’ai fumé. Je suis complètement fait. Et aussi trempé que cette maudite Crinna. Où on est, Dow ? » Dow lorgna par-dessus le feu, bouche grande ouverte, comme s’il contemplait quelque chose au loin. « Au milieu de nulle part, bordel ! » dit-il en agitant sa pipe en tous sens. Se mettant alors à glousser, il saisit la botte de Séquoia qu’il secoua vigoureusement. « Où veux-tu qu’on soit ? Tu veux un peu d’ça, l’Enragé ? » Il lança sa pipe à West. « Pourquoi pas ? » Celui-ci tira sur le tuyau et sentit la fumée lui brûler les poumons. Il recracha une bouffée de fumée brunâtre dans l’air glacé, puis recommença à aspirer. « Donne-moi ça ! » dit Séquoia en la lui arrachant des mains. La voix caverneuse de Tul se remit à tonner dans le noir, chantant toujours aussi horriblement faux. « Il maniait sa hache comme… Quoi déjà ? Il maniait sa hache comme… merde ! Non. Voyons voir… — L’un de vous sait-il où se trouve Cathil ? » demanda West. Dow le fixa d’un œil polisson. « Oh ! elle est dans le coin. » Il leva un bras pour indiquer un groupe de tentes plantées un peu plus haut sur la butte. « Par là, je dirais. — Dans le coin, répéta Séquoia en gloussant doucement. Dans le coin ! — C’était… Neuf-Doigts… le Sanguinaireuhhh ! » Dans les bois, Tul continuait son refrain. Suivant les traces de pas jusqu’au sommet de la colline, West se dirigea vers les tentes. Les champignons faisaient déjà leur effet. Sa tête lui semblait légère, ses pieds se déplaçaient avec facilité. Il n’avait plus froid au nez, simplement des petits picotements plutôt agréables. Il entendit le rire discret d’une femme. Il sourit et fit quelques pas supplémentaires dans la neige crissante. Un rai de lumière s’échappait par une mince fente dans la toile d’une des tentes. Le rire devint plus sonore. West fronça les sourcils. Cela ne ressemblait plus à un rire. Il s’approcha encore un peu, s’efforçant d’avancer avec discrétion. Un autre bruit s’insinua petit à petit dans son esprit embrumé. Un grognement irrégulier, lui rappelant celui d’un animal. Il fit de nouveau un pas ou deux et se pencha vers le trou, afin d’y jeter un coup d’œil. Il osait à peine respirer. Il aperçut alors le dos nu d’une femme se tordant de haut en bas. Un dos si mince qu’il distinguait ses muscles jouer à chacun de ses mouvements et les bosses de sa colonne vertébrale qui ondulait sous la peau. Un dernier pas, et il vit parfaitement ses cheveux bruns emmêlés. Cathil ! Deux jambes maigres dépassaient sous son corps ; l’un des pieds masculins, dont les orteils se tortillaient, était si près de lui que West aurait pu le toucher. Une main se glissa sous l’aisselle de Cathil, une autre s’insinua dans le creux de son genou. Il y eut un long grognement, puis les amants – si on pouvait les appeler ainsi – basculèrent en douceur ; elle se retrouva sous l’homme. West resta bouche bée en découvrant son profil. Il le fixa, ébahi. Impossible de confondre cette mâchoire carrée mal rasée ! Renifleur ! Son postérieur remuait d’avant en arrière, presque sous son nez. Attrapant à pleine main une des fesses poilues, Cathil la pressait, au rythme des coups de boutoir de son partenaire. Les yeux exorbités, West se couvrit la bouche d’une paume, à la fois horrifié et singulièrement émoustillé. Il était pris entre l’irrésistible envie de les regarder et celle de s’enfuir à toutes jambes. Il opta pour la deuxième solution et, sans réfléchir, recula d’un pas. Son pied buta contre un piquet de la tente ; il s’étala en étouffant un cri. « Bon sang, qu’est-ce que… ? » entendit-il de l’autre côté. Il se releva maladroitement et tourna les talons. Il entamait à peine la descente, en pataugeant dans la neige à l’aveuglette, quand le rabat s’écarta derrière lui. « C’est lequel d’entre vous, bande de salopards ? » lui parvint la voix de Renifleur, qui vociférait en langage du Nord. « C’est toi, Dow ? Je te tuerai, sale bâtard ! » Les Hauts Plateaux « Les Monts Brisés, souffla frère Long-Pied d’une voix assourdie par une admiration craintive. C’est vraiment une vision splendide. — Je crois que je l’apprécierais bien plus si je n’avais pas à escalader ces hauteurs ! » maugréa Logen. Jezal n’était pas du tout de son avis. La région, qu’ils avaient traversée à cheval, n’avait cessé de changer, passant jour après jour de pâturages en pente douce à des plaines ondoyantes ou à des collines trapues, émaillées de rochers et de bouquets d’arbres chétifs. Dans le lointain, les contours gris des sommets montagneux, toujours présents, s’étaient précisés à mesure de leur approche, jusqu’au moment où ils avaient semblé crever la couche des nuages maussades. Le petit groupe était assis au pied même de la chaîne. La longue vallée, dont ils avaient suivi le fleuve sinueux bordé d’arbres agités, se terminait en un dédale de murailles écroulées. Juste derrière, un raidillon abrupt s’enfonçait dans des contreforts accidentés et, au-delà, se dressaient les silhouettes rigides des premiers massifs montagneux, magnifiques, altiers, couronnés d’un chapeau neigeux. La représentation vertigineuse de ce que devrait être une montagne pour un enfant. Bayaz balaya les fondations en ruine de ses féroces yeux verts. « Il y avait une solide forteresse, jadis. Elle marquait les limites occidentales de l’Empire, avant que les pionniers ne passent le col pour s’installer dans des vallées plus éloignées. » L’endroit était désormais le refuge d’herbes épineuses et de ronces urticantes. Le Mage descendit du chariot, puis, avec force grimaces, s’accroupit pour étirer son dos et dégourdir ses jambes. Il avait l’air toujours aussi vieux, aussi souffrant, mais depuis qu’ils avaient quitté Aulcus, son visage avait recouvré des couleurs. Il s’était remplumé. « C’est ici que se termine ma cure de repos, soupira-t-il. Ce chariot nous a bien servis, les chevaux aussi ; mais le col sera trop escarpé pour eux. » Jezal aperçut la piste qui montait à l’assaut de la paroi en décrivant des méandres, vague ruban entre des touffes d’herbes sauvages et des à-pics rocheux, avant de se perdre derrière une crête tout là-haut. « Le chemin paraît long. » Bayaz renifla dédaigneusement. « Ce sera pourtant la première des nombreuses ascensions que nous effectuerons aujourd’hui, et il y en aura encore beaucoup d’autres, après. Si tout va bien, nous passerons au moins une semaine dans ces montagnes, mon garçon. » Jezal n’osa pas demander ce qu’il adviendrait si tout allait mal. « Il nous faudra voyager léger. Nous devrons emprunter une route longue et raide. Nous emporterons de l’eau et toute la nourriture qu’il nous reste. Ainsi que des vêtements, car le froid sera encore plus mordant sur les sommets. — Le début du printemps n’est peut-être pas la meilleure saison pour franchir une chaîne de montagnes », fit remarquer Long-Pied à voix basse. Bayaz le regarda aussitôt de travers. « Certains diraient que le meilleur moment pour franchir un obstacle, c’est quand on se retrouve du mauvais côté dudit obstacle ! À moins que vous ne nous suggériez d’attendre jusqu’à l’été ? » Le Navigateur préféra ne pas répondre. Sage décision, pensa Jezal. « En général, le col est bien abrité ; le climat ne devrait pas constituer notre souci le plus sérieux. Il nous faudra des cordes, toutefois. Bien qu’étroite, la piste était convenable autrefois, mais il y a longtemps de cela. Elle pourrait avoir été emportée par endroits ou s’être éboulée en de profondes crevasses, qui sait ? Nous risquons de rencontrer des passages difficiles. — Je brûle d’impatience d’y aller ! » marmonna Jezal. — En outre, il reste ce léger problème… » Le Mage ouvrit un des sacs de fourrage à moitié vide et écarta la paille de ses mains décharnées. La caissette métallique qu’ils avaient sortie de la Demeure du Créateur reposait tout au fond, bloc sombre au milieu de l’herbe pâle et sèche. « Qui va se coltiner ce maudit fardeau ? » Logen les observa par-dessous ses sourcils. « Si on tirait au sort, hein ? » Personne ne répondit. L’homme du Nord grommela en glissant ses mains sous la caissette qu’il extirpa du chariot en faisant crisser ses arêtes sur le bois. « Bon ! alors j’imagine que ça me revient ! » conclut-il. Lorsqu’il hissa la caisse pesante sur une couverture, les veines de son cou se gonflèrent. Jezal n’avait aucune envie de voir cet objet qui lui rappelait par trop les couloirs étouffants de la Demeure du Créateur, les sinistres histoires de Bayaz à propos de magie, de démons et d’Au-delà… et le fait que ce voyage avait un but qu’il ne comprenait pas, mais dont l’idée même le mettait mal à l’aise. Dès que Logen l’eut enveloppée dans des couvertures et rangée dans un sac, il respira. Enfin hors de sa vue, sinon de son esprit ! Ils seraient somme toute bien chargés. Jezal prit ses épées, évidemment, dont il accrocha les fourreaux à son ceinturon. Ainsi que ses vêtements habituels : ses dernières possessions, tachées, déchirées, nauséabondes, complétées par son manteau à la manche arrachée. Il avait mis dans son sac une seule chemise de rechange et, par-dessus, un rouleau de corde et leurs rations de nourriture. Il aurait presque souhaité que ces dernières fussent plus lourdes ; il ne leur restait plus qu’une boîte de gâteaux secs, un demi-sac de flocons d’avoine et un paquet de poisson fumé qui rebutait tout le monde, Quai excepté. Après avoir roulé deux couvertures, il les sangla sur le haut de son fourre-tout, puis suspendit une gourde pleine à sa taille et fut fin prêt pour l’aventure. Du moins aussi prêt que possible dans ces circonstances ! Quai détela les chevaux du chariot, tandis que Jezal s’occupait d’enlever selles et harnais aux deux autres. Les abandonner au milieu de nulle part, après qu’ils les avaient portés sur leur dos depuis Calcis, ne semblait pas très juste. En y réfléchissant, Jezal eut l’impression que leur départ de cette ville remontait à des siècles. L’homme qui avait quitté ce lieu pour traverser la plaine différait complètement de celui qu’il était devenu. Il grimaça en se remémorant son ancienne arrogance et son égoïsme. « Allons ! Ouste ! » hurla-t-il. Son cheval le regarda tristement sans bouger et, baissant la tête, se mit à brouter. Jezal lui caressa la croupe d’un geste affectueux. « Eh bien ! je suppose qu’ils finiront par se décider et retrouveront leur chemin. — Ou pas ! gronda Ferro en dégainant son épée. — Que comptes-tu… » La lame courbe entailla la moitié du cou du cheval de Jezal, éclaboussant son visage stupéfait de tièdes gouttelettes rouges. Les membres antérieurs de l’animal se dérobèrent ; il glissa lentement vers le sol, puis se coucha sur le flanc, son sang s’écoulant à gros bouillons dans l’herbe. L’attrapant par un sabot, Ferro l’attira à elle d’une main, tandis que de l’autre, elle séparait à grands coups précis la jambe de la carcasse. Elle décocha un regard noir à Jezal, ébahi. « Je ne vais sûrement pas laisser cette viande aux oiseaux. Même si la réserve ne dure pas longtemps, on mangera à notre faim, au moins ce soir. Passe-moi ce sac ! » Logen lui lança un des sacs de fourrage vides et haussa les épaules. « Il ne faut pas t’attacher aux choses, Jezal. En tout cas, pas ici, pas dans cette immensité désertique. » Lorsqu’ils entamèrent l’ascension, personne ne parla. Le dos courbé, tous se concentraient sur la piste caillouteuse qui s’effritait sous leurs pieds. Sur le sentier alternaient raidillons et lacets. Très vite, les jambes de Jezal le firent souffrir ; ses épaules étaient meurtries, son visage ruisselait de sueur. Un pas à la fois ! Voilà ce que West avait l’habitude de lui dire quand il commençait à ralentir, au cours de ses longs entraînements autour de l’Agriont. Un pas à la fois… comme il avait raison ! D’abord le pied gauche, puis le droit, ainsi progressaient-ils sur la pente. Après avoir répété ces efforts un nombre incalculable de fois, Jezal s’arrêta pour regarder en bas ; il s’émerveilla du chemin qu’ils avaient parcouru en si peu de temps. Il aperçut les fondations de la forteresse démolie, dentelures grises parmi l’herbe verte qui poussait à la base du col. Et, plus loin, la piste sillonnée d’ornières conduisant aux collines ratatinées, en direction d’Aulcus. Jezal haussa soudain les épaules et se retourna vers les montagnes. Mieux valait laisser tout cela derrière lui ! Logen gravissait le sentier abrupt à pas lourds ; ses bottes usées dérapaient, crissaient sur les graviers et la poussière. La caissette métallique, véritable poids mort dans son sac, lui voûtait les épaules, pénétrait dans sa peau à la manière d’un sac de clous malgré son emballage de couvertures ; elle paraissait encore plus lourde à chaque enjambée. Logen toutefois ne s’en s’inquiétait guère, occupé qu’il était à contempler les fesses de Ferro qui marchait devant lui ; au rythme de ses pas, ses muscles minces s’allongeaient sous le tissu souillé de son pantalon. Son comportement l’étonnait. Avant leurs ébats, jamais il n’avait pensé à elle en ce sens. L’empêcher de s’enfuir, de lui décocher une flèche ou de poignarder l’un de leurs compagnons avait réclamé toute son attention. Il s’était tellement concentré sur sa mine renfrognée et sur la surveillance de ses mains qu’il n’avait pas remarqué le reste : désormais, il ne pensait plus à rien d’autre. Chacun de ses mouvements le fascinait. Il se surprenait à l’observer en permanence. Quand ils chevauchaient. Quand ils étaient assis. Quand elle mangeait, buvait, parlait, crachait. Quand elle enfilait ses bottes, le matin, ou les retirait, le soir venu. Et le pire était que son sexe se mettait à durcir dès qu’il la regardait, ne serait-ce que du coin de l’œil, ou qu’il l’imaginait nue. Cette manifestation commençait à devenir embarrassante. « Qu’est-ce que tu reluques ? » Logen s’arrêta et releva la tête. Debout, à contre-jour, Ferro le dévisageait d’un air sinistre. Il se redressa et déplaça la charge sur son dos, massa ses épaules endolories, puis essuya d’un revers de main la sueur sur son front. Il aurait pu aisément inventer un mensonge, dire qu’il contemplait les magnifiques sommets… qu’il regardait où il posait les pieds… qu’il prenait garde à la position de sa charge… Mais à quoi bon ? Tous deux savaient parfaitement de quoi il s’agissait, et leurs compagnons, qui avaient continué à avancer, ne pouvaient les entendre. « Je regardais ton cul, dit-il en haussant les épaules. Excuse-moi, mais il est plutôt plaisant. Y a pas de mal à regarder, non ? » Elle ouvrit la bouche en une moue courroucée, mais il la dépassa en peinant, les pouces glissés sous les courroies de son fardeau, sans lui laisser le temps de rétorquer. Après une dizaine de pas, il se retourna. Elle était toujours à la même place, mains sur les hanches, les yeux rivés sur lui, le front plissé. Il lui grimaça un sourire. « Qu’est-ce que tu reluques ? » railla-t-il. Ils firent halte sur une plateforme surplombant une vallée profonde, afin de remplir leurs outres. Entre des arbres qui poussaient de chaque côté de la roche escarpée et dont les branches ployaient sous le poids d’une multitude de baies rouges, Jezal distingua une source d’eau limpide effervescente. À l’horizon, des strates de pierre grise s’élevaient en parois vertigineuses, presque à la verticale, et s’élançaient vers le ciel clair, où des oiseaux bavards, aux plumages foncés, évoluaient sous les tourbillons des nuages blancs. Une vue spectaculaire, quoiqu’un peu troublante. « C’est magnifique ! » murmura Jezal, en prenant soin de rester loin du bord. Logen approuva. « Cela me rappelle mon pays. Quand j’étais gamin, je passais des semaines sur les Hauts Plateaux pour me préparer à me mesurer aux montagnes. » Il but une gorgée d’eau, tendit la gourde à Jezal et plissa les yeux pour détailler les sombres sommets. « Pourtant, ce sont toujours elles les gagnantes. L’Empire est né, puis a disparu et elles sont encore debout à observer tout ça. Elles feront de même, après notre retour à la boue. Elles dominaient mon pays. » Il renifla bruyamment et cracha du flegme dans la vallée. « Maintenant, elles ne dominent que le néant. » Jezal se désaltéra à son tour. « Retourneras-tu dans le Nord, après tout ça ? — Peut-être. J’ai quelques comptes à régler. De vieilles querelles, et compliquées avec ça ! » Logen haussa les épaules. « Pourtant, si je les laissais en plan, j’imagine que personne ne s’en porterait plus mal. Je présume que tout le monde me croit mort et que tous en sont soulagés. — Tu n’as rien d’autre à faire, quelque chose vers quoi te tourner ? » Logen tressaillit. « Non, rien, à part faire couler davantage de sang ! Ma famille a disparu et pourri depuis longtemps. Et les amis que je n’ai pas agressés ou tués moi-même, je les ai perdus à cause de ma fierté ou de ma stupidité. Voilà pour mes exploits ! Mais toi, tu as encore le temps, hein, Jezal ? Tu as la possibilité de vivre une existence paisible et agréable. Que feras-tu ? — Eh bien… j’ai réfléchi… » Il s’éclaircit la gorge, tout à coup nerveux à l’idée d’exposer ses projets, comme si le fait d’en parler allait les rendre plus réalisables qu’ils ne l’étaient. « Je connais une jeune fille, au pays… enfin, une femme, je suppose. En fait, c’est la sœur de mon meilleur ami… elle s’appelle Ardee. Je crois bien que je l’aime… » Il lui semblait étrange de confier ses pensées les plus intimes à un homme qu’il avait considéré comme un sauvage. À un homme qui ne pouvait comprendre les règles délicates en usage dans l’Union, ni les sacrifices que cela impliquerait pour lui. Et pourtant, il était assez facile de lui en parler. « J’ai pensé que… euh… si elle voulait de moi… peut-être nous pourrions nous marier. — Ça me paraît un excellent projet ! » Logen sourit en hochant la tête. « Épouse-la et sème quelques graines. » Jezal arqua les sourcils. « Je ne connais pas grand-chose à l’agriculture. » L’homme du Nord éclata d’un rire tonitruant. « Pas ce genre de graines, mon garçon ! » Il lui tapota le bras. « Un conseil, toutefois… enfin, si tu l’acceptes d’un type comme moi… trouve-toi une occupation qui n’implique pas de tuer. » Il se pencha pour reprendre son sac, passa les bras sous les courroies. « Laisse les combats à ceux qui sont moins sensés que toi. » Et, tournant les talons, il reprit péniblement l’escalade. Jezal acquiesça en son for intérieur. Il effleura d’une main la cicatrice sur son menton ; sa langue, elle, s’inséra dans le trou entre ses dents. Logen avait raison. Il n’était pas fait pour se battre et avait déjà trop de cicatrices. Il faisait un temps magnifique. C’était la première fois depuis une éternité que Ferro avait chaud. Le soleil de plomb qui lui brûlait le visage, les avant-bras et le dos des mains la réjouissait. Les ombres des rochers et des branchages s’étiraient sur le sol caillouteux. Les embruns du torrent qui longeait la vieille piste scintillaient en jaillissant dans les airs. Les autres s’étaient laissé distancer. Long-Pied prenait son temps ; il délirait sur la beauté du paysage en affichant un sourire béat. Plié en deux sous le poids de son bagage, Quai persévérait, envers et contre tout. Bayaz grimaçait, transpirait et soufflait si fort qu’on aurait pu croire qu’il allait s’écrouler raide mort d’un instant à l’autre. Luthar se plaignait de ses ampoules à qui voulait bien l’écouter… c’est-à-dire personne ! Seuls Logen et elle avaient pris de l’avance et marchaient dans un silence complet. Ce qui la satisfaisait pleinement. Elle escalada un monceau d’éboulis et découvrit un bassin à ses pieds. Avant d’y terminer sa course, la chute d’eau éclaboussait des rochers couverts de mousse et formait des vaguelettes qui venaient lécher des pierres plates disposées en demi-lune. Quelques arbres tordus déployaient leurs rameaux au-dessus de l’onde ; leurs jeunes feuilles vertes étincelaient et bruissaient dans la brise. Le soleil Élisait miroiter la surface, où des insectes sautillaient paresseusement sur les ridules. Un endroit plutôt enchanteur, si on était sensible à un tel panorama. Ce qui n’était pas le cas de Ferro. « Y a du poisson là-dedans ! » chuchota-t-elle en se léchant les babines. Embroché sur une petite baguette au-dessus d’un feu, un poisson serait le bienvenu. Il ne restait plus rien des morceaux de cheval qu’ils avaient emportés, et elle avait faim. En se baissant pour remplir sa gourde, elle observa les formes sombres se faufiler sous la surface scintillante. Il y en avait beaucoup. Neuf-Doigts se débarrassa de son sac pesant, puis s’assit sur les rochers pour retirer ses bottes et rouler son pantalon jusqu’aux genoux. « Qu’est-ce que tu mijotes, Blafard ? » Il lui sourit. « Je vais taquiner le poisson et en faire sortir quelques-uns de ce bassin. — Avec tes mains ? T’aurais donc des doigts assez malins pour faire ça ? — Tu devrais déjà le savoir, non ? » Elle le foudroya du regard. Logen ne se départit pas de son sourire ; sa peau se plissait jusque sous ses yeux. « Regarde et instruis-toi, femme ! » Et il avança, dos voûté, lèvres serrées, l’air concentré, glissant ses mains dans l’eau pour la tâter gentiment. « Que fait-il ? » Luthar laissa tomber son bagage à côté de celui de Ferro, avant d’essuyer son visage ruisselant avec le dos d’une main. « Cet idiot s’imagine qu’il va attraper un poisson. — Comment ? Avec les mains ? — Regarde et instruis-toi, mon garçon, marmonna Neuf-Doigts. Ahhh… » Un sourire éclaira de nouveau son visage. « En voilà un ! » Les muscles de son avant-bras se contractèrent, tandis qu’il faisait jouer ses doigts sous la surface. « Je l’ai eu ! » Il ressortit la main en une gerbe de gouttelettes. Quelque chose brilla dans le soleil ; il lança sa prise sur la berge, presque à leurs pieds, éclaboussant les galets de taches sombres. Un poisson frétillant et sautillant. « Oh ! oh ! s’écria Long-Pied qui venait d’arriver. Il attrape des poissons dans le bassin ! C’est un don remarquable et très impressionnant ! Un jour, j’ai rencontré un homme dans les Mille îles, reconnu pour être le meilleur pêcheur du Cercle du Monde. Il lui suffisait de s’asseoir sur le rivage et de chanter, pour que les poissons lui sautent sur les genoux. Oui, oui, je vous jure que c’est vrai ! Ils sautaient ! » Voyant que personne n’appréciait son histoire, il se renfrogna. Bayaz se traîna alors jusqu’à eux, presque obligé de grimper à quatre pattes, son apprenti sur ses talons. Celui-ci affichait un visage de marbre. S’appuyant lourdement sur son bâton, le Premier des Mages descendit à petits pas, avant de se laisser tomber contre un rocher. « Peut-être… devrions-nous camper ici. » Il haletait, la sueur ruisselait sur ses joues creuses. « On ne croirait jamais que j’ai passé ce col en courant, autrefois. Je n’ai mis que deux jours à le franchir. » Son bâton, qui s’échappa de sa main tremblante, roula bruyamment sur un tas de bois flotté grisâtre, échoué sur la berge. « Il y a de cela bien longtemps… — J’ai réfléchi… » bredouilla Luthar. Bayaz lui jeta un regard en coin de ses yeux las, comme si le simple fait de tourner la tête avait été trop éprouvant. « Vous avez réfléchi tout en marchant ? Je vous en supplie, capitaine Luthar, ne vous fatiguez pas trop ! — Pourquoi le bord du Monde ? » Bayaz se rembrunit. « Pas pour faire de l’exercice, je vous l’assure. Ce que nous recherchons se trouve là-bas. — Oui, mais pourquoi le bord du Monde ? — Hum, grogna Ferro en signe d’approbation. Bonne question ! » Bayaz inspira profondément et gonfla ses joues. « Jamais un moment de répit ! Après la destruction d’Aulcus et l’élimination de Glustrod, les trois derniers fils d’Euz se réunirent. Juvens, Bedesh et Kanedias. Ils discutèrent de ce qu’il fallait faire de la Graine. — Qu’est-ce que vous dites de ça ? » hurla Neuf-Doigts, qui sortit un nouveau poisson de l’eau et le lança sur les galets, à côté de l’autre. Bayaz regarda avec indifférence l’animal se tortiller, ouvrir la bouche et activer ses ouïes frénétiquement pour lutter contre l’asphyxie. « Kanedias souhaitait l’étudier. Il proclama qu’il pouvait s’en servir à des fins utiles. Juvens redoutait la pierre, mais ignorait comment la détruire, aussi la confia-t-il à son frère. Au fil des ans, comme les maux de l’Empire ne guérissaient pas, il se mit à regretter sa décision. Il craignait que Kanedias, avide de pouvoir, n’enfreigne la Première Loi, à l’exemple de Glustrod. Il exigea que la pierre soit mise hors d’état de nuire. Au début, le Créateur refusa, et la confiance entre les deux frères s’amenuisa. Je le sais car j’étais leur messager. J’ai appris, depuis, qu’à l’époque tous deux façonnaient des armes qu’ils avaient l’intention d’utiliser l’un contre l’autre. Juvens supplia, implora puis menaça. Et Kanedias finit par se laisser fléchir. Voilà comment les trois frères entreprirent un voyage jusqu’à Shabulyan. — Il n’y a pas d’endroit plus isolé dans tout le Cercle du Monde, grommela Long-Pied. — C’est la raison pour laquelle ils l’avaient choisi. Ils confièrent la Graine aux esprits de l’île, en leur demandant de la conserver à l’abri jusqu’à la fin des temps. — Ils ordonnèrent aux esprits de ne jamais s’en séparer, précisa Quai. — Mon apprenti fait encore une fois étalage de son ignorance », rétorqua Bayaz en le fusillant du regard sous ses sourcils broussailleux. « Jamais est de trop, Messire Quai. Juvens était suffisamment sage pour savoir qu’il ne pouvait envisager tous les dénouements. Il se rendait compte qu’une période de malheurs pourrait fort bien survenir dans un avenir lointain et que le pouvoir de… cette chose se révélerait indispensable. Bedesh leur ordonna donc de ne la remettre qu’au détenteur du bâton de Juvens. » Logen plissa le front. « Et ce bâton, où est-il ? » Bayaz indiqua le morceau de bois dont il se servait comme canne ; usé, dépourvu d’ornements, celui-ci gisait à proximité. « C’est ça ? » bredouilla Luthar, l’air un peu déçu. « À quoi vous attendiez-vous, capitaine ? » Bayaz lui adressa un sourire en coin. « À deux toises d’or incrustées de runes en cristal et coiffées d’un diamant aussi gros que votre tête ? » Le Mage ricana. « Même moi, je n’ai jamais vu une pierre précieuse de cette taille ! Un simple bâton suffisait à mon maître. Il ne désirait rien de plus. Une grande longueur de bois ne rend pas un homme plus sage, plus noble ou plus puissant, pas plus que ne le fait la longueur de l’acier ! La puissance vient de la chair, mon garçon, du cœur, et aussi de l’esprit ! Surtout de l’esprit ! — J’adore ce bassin ! caqueta Logen en lançant un nouveau poisson sur le sol. — Juvens et ses frères étaient dotés d’un pouvoir dépassant l’imagination, situé entre celui des hommes et celui des dieux, murmura Long-Pied. Pourtant, même eux redoutaient cette chose. Ils se sont donné beaucoup de mal pour l’empêcher de nuire. Ne devrions-nous pas la redouter autant qu’eux ? » Les yeux brillants, Bayaz fixa Ferro, qui lui rendit son regard. Malgré les filets de sueur qui coulaient sur sa peau ridée et assombrissaient les poils de sa barbe, le visage du Mage était aussi impassible qu’une porte close. « Les armes sont dangereuses pour ceux qui ne les connaissent pas. Avec l’arc de Ferro Maljinn, je me tirerais certainement une flèche dans le pied, si je ne savais pas comment m’en servir. Avec l’épée du capitaine Luthar, je pourrais blesser un allié, si je n’étais pas habile. Plus les armes sont puissantes, plus leur pouvoir est grand. J’éprouve un profond respect pour cette chose, croyez-moi, mais pour combattre nos ennemis, nous avons besoin d’une arme très puissante. » Ferro fit la moue. Il aurait déjà fallu la convaincre que ses ennemis et ceux de Bayaz étaient les mêmes ; toutefois, pour l’instant, elle n’allait pas soulever cette question. Elle était allée trop loin et s’était bien trop approchée du but pour ne pas assister à la fin de cette aventure. Jetant un coup d’œil à Logen, elle s’aperçut qu’il la dévorait des yeux. Il les détourna aussitôt vers le bassin. Elle se renfrogna davantage. Il passait son temps à la regarder, dernièrement. À la regarder, à sourire, à faire des plaisanteries douteuses. De son côté, elle le regardait aussi, bien plus que nécessaire. Des taches de lumière reflétées par l’eau dansaient sur le visage de Logen, qui leva de nouveau les yeux. Leurs regards se croisèrent ; il lui sourit fugitivement. La grimace de Ferro s’accentua. Tirant son couteau, elle s’empara d’un poisson, lui coupa la tête, puis lui ouvrit le ventre et le vida, avant de jeter ses entrailles dans le bassin, près de la jambe de Logen. Tomber dans ses bras avait été une erreur, bien sûr, mais, tout compte fait, les choses ne s’étaient pas si mal passées. « Ah ! » Neuf-Doigts provoqua une nouvelle gerbe d’éclaboussures, trébucha en agitant vainement les bras dans les airs. « Ah ! » Vif comme l’éclair, un poisson argenté lui échappa des mains, et l’homme du Nord tomba dans l’eau la tête la première. Il se redressa en crachant, secoua la tête, les cheveux plaqués sur son crâne. « Petit salopard ! — Quelque part dans le monde, tout homme a un adversaire plus malin que lui ! » Bayaz étendit ses jambes. « Se pourrait-il, Messire Neuf-Doigts, que vous ayez rencontré le vôtre ? » Jezal se réveilla en sursaut au beau milieu de la nuit. Hébété, il lui fallut un moment pour se souvenir de l’endroit où il se trouvait, car il avait rêvé du pays, de l’Agriont, de ses journées ensoleillées et de ses folles soirées. D’Ardee, ou de quelqu’un qui lui ressemblait, lui souriant de guingois dans son salon douillet. Des étoiles éparses scintillaient dans le ciel noir, diffusant une lumière crue. L’air frais des hauteurs lui mordillait les lèvres, les narines et le bout des oreilles. Il était toujours sur les Monts Brisés, à une distance incommensurable d’Adua… Il eut un petit serrement au cœur et se sentit quelque peu perdu. Du moins avait-il le ventre plein ! Poisson et gâteaux secs… son premier vrai repas depuis l’épuisement de leur stock de viande de cheval. Les dernières braises lui réchauffaient un côté du visage ; il se retourna pour contempler les tisons rougeoyants et remonta sa couverture sous son menton. Rien de tel pour être heureux que du poisson frais et une bonne flambée ! Il se rembrunit. Non loin de lui, là où Logen s’était allongé pour dormir, les couvertures remuaient. Au début, il crut que l’homme du Nord s’agitait dans son sommeil, mais les mouvements ne s’interrompaient pas. Au contraire ! Ils se poursuivaient en une lente ondulation régulière, accompagnée – Jezal s’en rendit compte soudain – d’un faible grognement, qu’il avait d’abord pris pour les ronflements de Bayaz ; il comprenait désormais qu’il n’en était rien. Plissant les yeux, il scruta les ténèbres et aperçut l’épaule et le bras de Neuf-Doigts. Il vit aussi ses muscles épais se contracter et, sous son bras, une main à la peau noire lui agripper le flanc. Jezal en resta bouche bée. Logen et Ferro ! D’après les bruits, il ne faisait aucun doute qu’ils s’accouplaient ! Qui plus est, juste à côté de sa tête ! Ébahi, il regarda les couvertures se soulever dans la pâle lueur du feu. Quand avaient-ils… Pourquoi étaient-ils… Comment avaient-ils… Ils abusaient sacrément, voilà tout ! L’ancien dégoût qu’ils lui inspiraient refit surface et ses lèvres se retroussèrent. Deux sauvages en rut, assouvissant leur désir devant tout le monde ! Il eut presque envie de se lever pour leur donner un coup de pied, comme on le fait avec un chien qui, devant les invités gênés, couvre inopinément une femelle dans le jardin où se déroule la réception. « Merde ! » chuchota une voix. Jezal se pétrifia, en se demandant s’il avait été repéré. « Attends ! » Une pause brève. « Ah ! Oui, c’est ça !… » Et les mouvements reprirent de plus belle. Les couvertures ondulèrent d’arrière en avant, en douceur pour commencer, puis de plus en plus vite. Comment avaient-ils pu penser qu’il pourrait dormir avec ce raffut ? L’air boudeur, il roula sur lui-même, se couvrit la tête de sa couverture et resta allongé dans l’obscurité à écouter les grondements de gorge de Neuf-Doigts et les halètements sifflants de Ferro qui s’accéléraient. Il serra fortement les paupières, des larmes brûlantes lui embuèrent les yeux. Bon sang de bonsoir, ce qu’il se sentait seul ! La traversée La route en provenance de l’ouest s’incurvait entre deux longues crêtes couvertes de pins sombres, puis descendait dans la vallée blanche, où elle rejoignait la rivière à un gué. Avec la fonte des neiges, la Tumultueuse écumante, en crue, se précipitait sur les rochers. Elle méritait bien son nom. « Bon, nous y voilà », marmonna Tul. Allongé sur le ventre, il regardait à travers les taillis. « J’imagine que oui, approuva Renifleur. À moins qu’il n’y ait une autre forteresse aussi importante, ailleurs sur cette rivière. » Du haut de la crête, il distinguait parfaitement la forme de ses gigantesques murailles hexagonales de blocs noirs, dressées à la verticale jusqu’à une hauteur de douze toises, flanquées à chaque coin d’une énorme tour circulaire ; au centre, des bâtiments aux toits d’ardoise grise entouraient une vaste cour. Entre les deux courait un autre mur, hexagonal lui aussi, mais plus bas, de six toises environ, couronné d’une douzaine de tourelles. Un des côtés surplombait la rivière, les cinq autres étaient cernés d’une large douve, si bien que l’ensemble ressemblait à une île de pierre inexpugnable. Un pont permettait l’accès, un seul pont qui s’étirait jusqu’à un corps de garde de la taille d’une colline. « Bordel de merde ! gronda Dow. Z’avez d’jà vu des murs pareils ? Comment ce diable de Bethod a-t-il pu entrer ? » Renifleur secoua la tête. « Ça n’a plus d’importance maintenant. Jamais il ne pourra y caser toute son armée ! — Il n’en a pas l’intention, intervint Séquoia. Bethod n’est pas comme ça. Il préférera rester à l’extérieur, là où il peut se déplacer et guetter l’occasion de les prendre par surprise. « Hum, maugréa le Sinistre en signe d’acquiescement. — Maudite Union ! jura Dow. Ces imbéciles sont jamais sur leurs gardes ! Depuis l’temps qu’on suit Bethod, ils l’ont laissé traverser tout l’Sud sans s’ battre ! Maint’nant, il est dans ces murs, avec c’ qui faut d’nourriture et d’eau, bien au chaud et content, en train d’nous attendre ! » Séquoia fît claquer sa langue. « C’est pas le moment de chialer pour ça ! Bethod t’a déjà roulé plus d’une fois, non ? — Bah ! Ce bâtard a l’don de s’ pointer là où on l’attend pas. » Renifleur regarda la forteresse, puis reporta son attention sur la rivière, sur la vallée interminable et le versant boisé opposé. « Il doit avoir posté des hommes sur la crête en face et aussi, j’imagine, dans ces bois, là, en bas, le long de la douve. — T’as pensé à tout, hein ? fit Dow en lui jetant un coup d’œil en biais. Y a quand même une chose qu’on voudrait bien savoir… Est-ce qu’elle t’a sucé ? — Quoi ? » bafouilla Renifleur, ne sachant que répondre. Tul éclata de rire. Séquoia se mit à glousser. Même le Sinistre laissa échapper un drôle de bruit, une sorte de halètement, mais beaucoup plus sonore. « La question est pourtant simple, non ? insista Dow. Elle t’a d’jà sucé, oui ou non ? » Renifleur se rembrunit et se tassa sur lui-même. « Tu m’emmerdes avec ça ! » Tul ne parvenait pas à contrôler son fou rire. « Qu’est-ce qu’elle t’a fait ? Elle t’a chié dessus ? T’avais raison, Dow, y font pas les mêmes choses que nous, ces gens de l’Union ! » Désormais, tous se tordaient de rire, sauf Renifleur, évidemment. « J’ vous emmerde tous, grogna-t-il. Vous devriez peut-être vous sucer les uns les autres ! Au moins, ça vous obligerait à la fermer ! » Dow lui tapa sur l’épaule. « J’crois pas. Tu sais bien que Tul a l’habitude de parler la bouche pleine ! » Tul se plaqua une main sur le visage en hoquetant ; de la morve lui coula du nez, tellement il riait. Renifleur le gratifia d’un regard capable – il l’espérait – de stopper la chute d’un rocher. Il échoua. « Bon, ça suffit, vaudrait mieux qu’on se calme ! » bougonna Séquoia, encore souriant. « L’un de nous devrait aller jeter un coup d’œil à ça. Histoire de voir si on peut repérer les gars de Bethod, avant que les soldats de l’Union ne déboulent sur cette route comme une bande de couillons ! » Le cœur de Renifleur cessa de battre. « L’un de nous ? Qui de votre groupe de salopards va s’y coller, hein ? » Dow le Sombre ricana en lui donnant une nouvelle tape sur l’épaule. « À mon avis, ç’ui qu’a eu la chance de fourrer sa brindille dans l’feu, la nuit dernière, devrait affronter l’ froid ce matin, hein, les gars ? » Renifleur rampait entre les arbres, son arc à la main ; il y avait encoché une flèche, mais sur la corde détendue, de peur de la relâcher accidentellement et de se blesser à la jambe, ou ailleurs. Ayant déjà vu ce genre d’incident se produire, il n’avait aucune envie de revenir au camp en boitant, puis tenter d’expliquer aux autres qu’il s’était tiré dans le pied. Cette histoire risquerait de le poursuivre jusqu’à la fin de ses jours. Il s’agenouilla, regarda entre les buissons, inspecta minutieusement le sol… de la terre brune parsemée d’un peu de neige, de petits tas d’aiguilles de pin mouillées et… Il retint son souffle. Là, près de lui, une empreinte de pas ! À moitié incrustée dans la boue et la neige. La neige fondait, tombait de nouveau, en cycles réguliers. Une empreinte n’aurait pas tenu longtemps. Ce qui signifiait qu’elle était récente. Renifleur huma l’air. Les odeurs étaient peu nombreuses : il est plus difficile de flairer quoi que ce soit par temps froid, car le nez s’engourdit, rosit et coule. Il se tortilla dans la direction indiquée par la pointe du pied, en examinant les alentours avec attention. Il vit une deuxième trace, puis une autre encore. Quelqu’un venait assurément de passer par là… depuis peu. « T’es Renifleur, pas vrai ? » Il se figea. Son cœur cognait aussi fort dans sa poitrine que des bottes martelant un plancher de bois. Il se retourna pour situer la provenance de la voix. Assis sur un tronc abattu, mains derrière la tête, un homme était adossé à une branche épaisse, étalé de tout de son long, comme s’il se préparait à dormir. Sa chevelure noire masquait en partie son visage, ne dévoilant qu’un œil fixé sur Renifleur. Il se redressa avec lenteur. « Bon, j’ai laissé ça là… » expliqua-t-il en montrant une lourde hache à demi enfouie dans le tronc pourri, ainsi qu’un bouclier rond, posé juste à côté. « … pour que tu comprennes que je veux uniquement te parler. Maintenant, je vais venir te rejoindre, qu’est-ce que t’en dis ? » Renifleur leva son arc et le banda. « Viens par ici si tu veux, mais si tu tentes de faire autre chose que me parler, je n’hésiterai pas à te tirer cette flèche dans le cou. — Ça me paraît raisonnable ! » Cheveux-Noirs bascula avec souplesse vers l’avant, quitta son siège improvisé, en laissant ses armes derrière lui, et avança entre les arbres. Même avec sa tête baissée, sa taille restait impressionnante. Les mains en l’air, il marchait en présentant ses paumes. Malgré son apparence pacifique, Renifleur demeura vigilant. Avoir l’air pacifique et l’être sont deux choses différentes. « Je te ferais remarquer, dit l’homme en s’approchant, histoire d’établir un début de confiance, que tu ne m’avais pas repéré. Si j’avais eu un arc, j’aurais déjà pu te tuer. » Un bon point pour lui. Toutefois, cela ne suffit pas à convaincre Renifleur. « T’en as un ? — Non, en fait, je n’en ai pas ! — Grave erreur de ta part, répliqua-t-il sèchement. Tu peux t’arrêter là. — Je crois que c’est ce que je vais faire », répondit le gaillard, en s’immobilisant à quelques pas de lui. « Bon, puisque tu sais que je suis Renifleur, dis-moi à qui j’ai l’honneur de m’adresser ? — Tu te souviens de la Crécelle ? — Bien sûr, mais tu n’es pas la Crécelle. — Non. Je suis son fils. » Renifleur se renfrogna et tendit sa corde davantage. « T’as intérêt à me fournir une meilleure réponse que ça. Neuf-Doigts a tué le fils de la Crécelle. — C’est vrai. Je suis son deuxième fils. — Mais, c’était juste un gamin… » Renifleur s’interrompit pour compter mentalement les hivers écoulés. « Merde, ça fait si longtemps ? — Eh oui ! — T’as drôlement grandi ! — C’est ce que font les gamins. — T’as un nom maintenant ? — On m’appelle Frisson. — Comment ça se fait ? » Le géant grimaça un sourire. « Parce que mes ennemis frissonnent de trouille en m’affrontant. — Ah oui ? — Enfin… pas seulement ! » Il soupira. « Autant que tu l’apprennes tout de suite. La première fois que je suis parti en expédition, je me suis soûlé et suis tombé dans la rivière où je pissais. Le courant a gonflé mon pantalon et m’a entraîné un quart de lieue plus loin. Je suis rentré au camp en frissonnant de la tête aux pieds, les bourses remontées jusque dans mon ventre, je te passe les autres détails ! » Il se gratta le visage. « C’était sacrément gênant ! Ça m’a pourtant servi dans les combats ! — Vraiment ? — Depuis, j’ai un peu fait mes preuves. C’est rien par rapport à toi, j’imagine, mais ça a suffi pour que des gars me suivent. — Ah oui ? Et vous êtes combien ? — Environ deux vingtaines de soldats à pied. Ils ne sont pas loin, mais tu n’as aucune raison de t’inquiéter ! Certains parmi eux accompagnaient déjà mon père, et il y a quelques nouveaux. Ce sont tous des guerriers confirmés. — Eh bien, tu as de la chance d’avoir une telle équipe. Vous avez combattu dans le camp de Bethod, c’est ça ? — Un homme est toujours obligé d’avoir un travail ! Ce qui ne veut pas dire qu’on n’accepterait pas mieux, si ça se présentait. Je peux baisser les mains, maintenant ? — Non, ça me plaît de les voir là-haut. Et que fais-tu donc dans les bois, tout seul ? » Songeur, Frisson pinça la bouche. « Ne me prends pas pour un fou… j’ai entendu dire que Séquoia était dans le coin. — C’est la vérité. — Ah oui ? — Il y a aussi Tul Duru Tête-de-Tonnerre, Harding le Sinistre et Dow le Sombre. » Sourcils arqués, Frisson s’appuya contre un arbre, les mains toujours en l’air, sous le regard attentif de Renifleur. « Eh bien ! sacrée bande que vous avez là ! À vous cinq, vous avez plus de sang sur les mains que mes deux vingtaines de gars. Vous êtes des types dont la renommée n’est plus à faire ! Des célébrités que mes compagnons pourraient vouloir suivre ! — Tu cherches un nouveau patron ? — Pourquoi pas ? — Et tes gars aussi ? — Eux aussi. » Renifleur devait admettre que c’était tentant. Deux vingtaines de soldats qui, en outre, savaient ce que tramait Bethod ou connaissaient ses plans. Cela lui éviterait la corvée d’arpenter les bois en catimini. Il commençait d’ailleurs à se lasser des arbres froids et mouillés. Mais de là à accorder une totale confiance à ce grand gaillard, il y avait une marge ! Il le ramènerait d’abord au camp et Séquoia prendrait une décision. « Bon, dit-il, on verra. Pourquoi ne commencerais-tu pas par grimper cette colline, je te suivrai à quelques pas. — D’accord, dit Frisson qui se retourna pour escalader la pente en gardant les mains en l’air. Mais gare à ta flèche, hein ? Je n’ai pas envie de la recevoir quelque part, juste parce que tu aurais oublié de regarder où tu mets les pieds ! — T’inquiète pas pour ça, mon grand, Renifleur n’a jamais raté une… Glups ! » Son pied se prit dans une racine ; il trébucha et lâcha sa corde. Le projectile rasa le crâne de Frisson et alla se ficher dans un tronc. Renifleur atterrit à genoux dans la boue et, une main serrée fébrilement sur son arc, releva la tête vers le grand gaillard qui le dominait de toute sa hauteur. « Bordel ! » grommela-t-il. Si l’homme avait voulu, il aurait pu lui asséner un coup de poing propre à lui dévisser la tête. Aucun doute là-dessus. « Heureusement que tu m’as raté ! dit Frisson. Je peux baisser les bras, maintenant ? » Dow entama son couplet dès leur retour au camp. « Qui diable est ce bâtard ? » gronda-t-il, en s’approchant aussitôt de l’inconnu qu’il dévisagea d’un air hérissé, une main crispée sur sa hache. Dow faisant une tête de moins que Frisson, la situation aurait pu paraître comique ; ce dernier, cependant, ne semblait pas s’amuser. Et il avait raison ! « C’est… bredouilla Renifleur, qui ne put rien ajouter de plus. — Drôlement costaud, hein ? intervint Dow. J’ parlerai pas à un gaillard comme lui, s’y reste debout ! Assieds-toi, mon grand ! » Et, levant un bras, il le fit tomber sur le derrière. Renifleur se dit que Frisson prenait la chose plutôt bien. En touchant le sol, il geignit un peu, battit des paupières, puis s’allongea sur les coudes pour les regarder en souriant. « Après tout, je suis aussi bien là ! Mais n’en profite pas, hein ? Je n’ai pas plus choisi d’être grand que toi d’être un trou du cul ! » À ces mots, Renifleur fit la grimace ; il s’attendait à ce que le nouveau venu reçoive un coup de pied dans les bourses, en punition de sa réflexion. Toutefois, Dow se contenta de sourire. « Choisir d’être un trou du cul ! Ça, ça m’ plaît ! Y m’ plaît bien, c garçon ! Qui c’est ? — Il s’appelle Frisson, répondit Renifleur. C’est le fils de la Crécelle. » — Dow plissa le front. « Neuf-Doigts l’a pas… — Son autre fils. — Mais c’était encore qu’un… — Fais le compte ! » Dow se rembrunit davantage, puis secoua la tête. « Merde ! Ça fait si longtemps, hein ? — Y r’ssemble à la Crécelle. » La voix de Tul leur parvint au moment même où son ombre se profilait sur eux. « Bordel de merde ! s’exclama Frisson. Je croyais que vous n’aimiez pas les grands ! Vous êtes deux, l’un sur l’autre, c’est ça ? — Non, y a que moi ! » Tul se pencha et le releva d’un seul bras, comme s’il s’agissait d’un enfant qui aurait fait une chute. « Désolé pour cet accueil, mon ami. Les visiteurs qu’on r’çoit, on finit en général par les tuer ! — J’espère faire partie des exceptions ! » répliqua Frisson, toujours bouche bée devant Tul. « Alors, lui, ça doit être Harding le Sinistre. — Mmm », fit le Sinistre sans relever la tête, occupé à vérifier ses flèches. « Et tu es Séquoia ? — Oui, c’est moi », répondit leur vieux compagnon, mains sur les hanches. « Eh bien, marmonna Frisson en se frottant la nuque, j’ai l’impression de m’être mis dans un fichu pétrin ! Tul Duru, Dow le Sombre et… foutre ! Tu es vraiment Séquoia ? — Oui, c’est bien moi. — Ben merde, alors ! Mon père a toujours dit que tu étais le meilleur homme de tout le Nord. Que si jamais il devait choisir quelqu’un à suivre, ce serait toi ! Jusqu’à ce que tu te lies avec le Sanguinaire, évidemment, mais parfois on n’a pas trop le choix ! Rudd Séquoia… là devant moi ! — Pourquoi es-tu venu ici, mon garçon ? » Frisson semblait avoir avalé sa langue, aussi Renifleur prit-il la parole à sa place. « Il dit qu’il est à la tête de deux vingtaines de combattants, tous désireux de nous rejoindre. » Séquoia regarda Frisson droit dans les yeux un long moment. « C’est vrai ? » Frisson hocha la tête. « Tu connaissais mon père. Il pensait comme toi et je suis fait du même bois. Servir Bethod me reste en travers de la gorge. — Peut-être que moi, je pense qu’un homme devrait choisir son chef et lui rester fidèle jusqu’au bout. — C’est ce que j’ai toujours pensé aussi, dit Frisson. Mais ça va dans les deux sens, non ? Un chef devrait toujours veiller sur ses hommes, non ? » Renifleur approuva intérieurement. Encore un bon point pour le gamin. « Bethod n’en a plus rien à foutre de nous… si un jour on l’a intéressé ! Il n’écoute personne, à part sa sorcière ! — Sa sorcière ? demanda Tul. — Ouais, cette sorcière, cette Caurib, ou quelque chose comme ça ! La sorcière, celle qui fabrique le brouillard. Bethod s’est acoquiné avec une sacrée bande ! Et cette guerre n’a aucune raison d’être. Se battre pour le pays des Angles ? De toute façon, qui en veut ? On a déjà bien assez de terres comme ça. Il va nous envoyer tout droit à la boue ! Tant qu’il n’y avait personne d’autre à suivre, on est restés, mais dès qu’on a su que Rudd Séquoia était peut-être encore en vie, et du côté de l’Union, eh bien… — Vous avez décidé de venir voir ça, hein ? — On en a eu assez. Bethod est accompagné de drôles de types. Ces Orientaux vêtus de peaux de bêtes, originaires de l’autre rive de la Crinna, tu vois… d’ailleurs, on ne sait même pas si ce sont vraiment des hommes ! Ils n’ont pas de règles, aucune pitié et ne parlent même pas notre langue. Ce ne sont que de maudits sauvages ! Bethod en a fait entrer quelques-uns dans la forteresse. Ils ont pendu des cadavres le long des murailles, après leur avoir tracé cette maudite croix sur le ventre, et sorti leurs boyaux ; puis ils les ont laissés là, à pourrir. Ce n’est pas juste. Calder et Scale sont là, eux aussi… toujours à donner des ordres, alors qu’ils ne sont même pas capables de faire la différence entre un tas de merde et un bol de bouillie… toujours à se comporter comme s’ils s’étaient taillé une réputation, autre que celle de leur père ! — Maudit Calder ! maugréa Tul en secouant la tête. — Maudit Scale ! siffla le Sinistre en crachant sur le sol mouillé. — Il n’y a pas pire que ces deux-là dans tout le Nord, confirma Frisson. J’ai entendu dire que Bethod avait conclu un marché. — Quel genre de marché ? » interrogea Séquoia. Frisson se retourna pour cracher par-dessus son épaule. « Un marché avec ces enfoirés de Shankas ! » Renifleur le dévisagea. Ses compagnons en firent autant. Il s’agissait là d’une rumeur alarmante. « Avec les Shankas ? Comment ? — Qui sait ? Peut-être que sa sorcière a trouvé le moyen de communiquer avec eux. Les temps changent, et drôlement vite ! Tout ça n’est pas juste. Beaucoup de types sont en colère. Et ne parlons pas du Redoutable ! » Dow fronça les sourcils. « Le Redoutable ? Jamais entendu causer. — Où étiez-vous donc ces derniers temps ? Prisonniers des glaces ? » Ils échangèrent des coups d’œil. « Plus ou moins, lâcha Renifleur. Plus ou moins. A ce prix-là, c’est donné Vous avez un visiteur, Monsieur », murmura Barnam. Pour une raison inconnue, son visage était livide. « À l’évidence ! rétorqua sèchement Glotka. J’imagine que c’est lui qui tambourinait à la porte. » Il laissa retomber sa cuillère dans son bol de soupe presque intact et se lécha les lèvres avec contrariété. Une excuse particulièrement minable pour sauter le repas de ce soir ! La cuisine de Shickel me manque, malgré ses tentatives pour m’éliminer. « Eh bien, qui est-ce, mon brave ? — C’est… euh… c’est… » Afin d’éviter de décoiffer son impeccable chevelure blanche en frôlant le chambranle, l’Insigne Lecteur Sult se baissa pour passer sous le linteau. Ah ! je vois. Il balaya du regard la salle à manger étriquée et fit la grimace, lèvres pincées, comme s’il avait atterri dans un égout à ciel ouvert. « Restez assis ! » cracha-t-il à Glotka. Telle était mon intention ! Barnam déglutit. « Puis-je apporter à Son Éminence un… — Dehors ! » gronda Sult. Dans sa hâte à quitter la pièce, le vieux serviteur faillit tomber. L’Insigne Lecteur le regarda sortir avec une moue désapprobatrice. La bonne humeur de notre dernière entrevue ressemble à un rêve presque oublié. « Maudits paysans ! siffla-t-il en prenant place à l’étroite table. Un nouveau soulèvement a eu lieu près de Keln, et ce bâtard de Tanneur en est encore à l’origine. Une expulsion impopulaire a viré à l’émeute. Le seigneur Finster a complètement sous-estimé l’ampleur de cette affaire. Trois de ses gardes ont été tués et lui-même est assiégé dans son manoir par une foule en colère. Quel idiot ! Ils n’ont pas réussi à entrer, heureusement ! Aussi se sont-ils contentés de brûler la moitié du village ! » Il renifla avec mépris. « Leur propre village, bon Dieu ! Voilà comment se comportent les imbéciles quand ils ne sont pas contents ! Ils détruisent tout ce qui se trouve sur leur passage, y compris leur propre toit ! Le Conseil Public réclame des têtes, bien sûr ! Des têtes de paysans, et en quantité ! Et maintenant il nous faut y envoyer l’inquisition pour débusquer quelques agitateurs, ou quelques pauvres hères que nous pourrons faire passer pour tels. Nous devrions pendre ce butor de Finster, mais c’est évidemment impossible ! » Glotka s’éclaircit la gorge. « Je vais de ce pas préparer mes affaires pour partir à Keln. » Aller asticoter le paysan ! Pas vraiment ma tasse de thé, mais… « Non ! J’ai besoin de vous pour autre chose. Dagoska est tombée. » Glotka arqua un sourcil. Pas vraiment une grosse surprise. Pourtant, si on y réfléchit, ce n’est guère suffisant pour amener un personnage de l’envergure de Son Éminence dans mes misérables quartiers… « Les Gurkhiens ont pu entrer grâce à un arrangement préalable, semblerait-il. Une trahison, bien sûr. Pas surprenant, en un moment pareil ! Les forces de l’Union ont été massacrées… enfin, ce qu’il en restait ! Toutefois, de nombreux mercenaires ont été emmenés comme esclaves et les indigènes, dans l’ensemble, épargnés. » Qui aurait pu penser que les Gurkhiens feraient preuve de clémence ? Les miracles se produisent donc parfois ! Sult débarrassa rageusement son gant immaculé d’un grain de poussière. « J’ai entendu dire que lorsque les Gurkhiens ont envahi la Citadelle, le général Vissbruck a préféré le suicide à la capture. » Ça, par exemple ! Je ne l’en aurais jamais cru capable. « Il a demandé à être brûlé, afin de ne pas laisser à l’ennemi un corps à souiller, puis il s’est tranché la gorge. Un homme courageux ! Un acte de bravoure ! Il sera honoré par le Conseil Public, dès demain. » Je m’en réjouis pour lui ! Une mort atroce avec les honneurs vaut bien mieux qu ‘une longue existence passée dans l’ombre ! « Certainement, dit Glotka d’un ton calme. Un homme courageux ! — Ce n’est pas tout. Un envoyé est arrivé juste après la réception de ces nouvelles. Un envoyé de l’empereur du Gurkhul. — Un envoyé ? — En effet. Apparemment pour proposer la… paix. » L’Insigne Lecteur prononça ce mot avec un dédain non dissimulé. « La paix ? — Cette pièce me semble bien réduite pour produire un écho ! — Oui, Votre Éminence, mais… — Après tout, pourquoi pas ? Ils ont eu ce qu’ils voulaient. Ils ont pris Dagoska et ne peuvent pas aller plus loin. — Non, Insigne Lecteur. » Sauf, peut-être, en traversant la mer… « La paix ! Cela me reste en travers de la gorge d’avoir eu à leur céder quoi que ce soit, mais Dagoska ne nous était pas franchement utile. Elle nous coûtait d’ailleurs beaucoup plus qu’elle nous rapportait. Simple trophée pour le roi ! J’ose même dire que nous nous porterons bien mieux sans ce rocher dépourvu de valeur. » Glotka inclina la tête. « Certes, Votre Éminence. » Dans ce cas, on peut se demander pourquoi on s’est battus pour le défendre. « Malheureusement, sa perte fait de vous le Supérieur de nulle part. » L’Insigne Lecteur parut presque s’en amuser. On rétrograde donc au bon vieux titre d’inquisiteur, hein ? Je présume que je ne serai plus le bienvenu dans les soirées les plus huppées de la ville… « J’ai néanmoins décidé de vous laisser ce titre. Et ce, en tant que Supérieur d’Adua. » Glotka prit le temps de digérer l’information. Une promotion considérable, sauf que… « Allons, Votre Éminence, cette fonction revient sûrement à Goyle. — Oui. Et il continuera de l’exercer. — Alors… — Vous vous partagerez les responsabilités. Goyle, plus expérimenté, restera le chef et dirigera toujours ce département. En ce qui vous concerne, je trouverai des tâches qui conviendront parfaitement à vos talents si particuliers. J’espère que cette compétition salutaire vous obligera tous deux à vous surpasser. » Elle se terminera plus vraisemblablement par la mort de l’un de nous, et personne n’ignore l’identité du grand favori ! Sult se fendit d’un mince sourire, comme s’il devinait les pensées de Glotka. « Ou peut-être aura-t-elle le mérite de démontrer qui de vous deux est supérieur à l’autre ! » Il éclata d’un rire sans joie à sa plaisanterie douteuse ; Glotka s’attacha à lui offrir une insipide grimace édentée de sa composition. « En attendant, j’ai besoin que vous traitiez avec cet envoyé. Vous semblez avoir l’art et la manière pour négocier avec ces Kantiques… en revanche, cette fois, évitez de le décapiter ! » L’Insigne Lecteur s’autorisa un deuxième petit sourire. « S’il veut autre chose que la paix, j’aimerais que vous le démasquiez. Et si nous pouvons tirer autre chose de lui que la paix, j’aimerais que vous le découvriez également. Cela ne nous ferait pas de mal de ne pas donner l’impression d’avoir été battus à plates coutures ! » Il s’extirpa de la table avec maladresse, puis se redressa en fronçant les sourcils, comme si l’étroitesse de la pièce était un affront personnel à sa dignité. « Et je vous en prie, Glotka, trouvez-vous des appartements un peu plus spacieux ! Un Supérieur d’Adua dans un logement pareil ! Quelle honte ! » Glotka baissa la tête avec humilité, mouvement qui provoqua une douleur irradiante jusqu’à son coccyx. « Bien sûr, Votre Éminence. » L’envoyé de l’empereur était un homme de forte carrure, à la barbe noire fournie. Il portait une calotte blanche et une tunique, blanche elle aussi, rebrodée de fils d’or. Quand Glotka franchit le seuil en boitillant, il se leva pour s’incliner humblement. Aussi pragmatique et modeste que mon dernier émissaire était désinvolte et arrogant. Un type d’homme différent pour une mission différente ! « Ah ! Supérieur Glotka, j’aurais dû m’en douter ! » Sa voix était chaude, profonde, sa maîtrise de la langue, excellente, comme de bien entendu. « Beaucoup de gens de l’autre côté de l’isthme ont été déçus de ne pas trouver votre cadavre parmi ceux qui jonchaient la Citadelle de Dagoska. J’espère que vous leur transmettrez mes excuses les plus sincères. Je n’y manquerai pas. Je m’appelle Tulkis. Je suis un des conseillers d’Uthman-uI-Dosht, l’empereur du Gurkhul. » L’envoyé grimaça un sourire qui découvrit une rangée de dents blanches au milieu de sa barbe noire. « J’espère connaître une fin meilleure que l’émissaire précédent, délégué par mon peuple. » Glotka attendit avant de répondre. Un trait d’humour ? Voilà qui est inattendu. « Disons que cela dépendra du ton que vous emploierez. — Bien sûr. Shabbed al Islik Burai a toujours été un peu… provocateur. En outre, il était d’une loyauté… équivoque. » Le sourire de Tulkis s’élargit. « C’était un croyant passionné. Un homme pieux à l’excès. Peut-être même plus proche de l’Église que de l’État ! Je vénère Dieu, évidemment… » Et il effleura son front du bout des doigts. « Je vénère aussi le grand Prophète Khalul. » Il se toucha de nouveau la tête. « Mais je ne sers… » Il fixa Glotka droit dans les yeux. « … que l’empereur. » Intéressant ! « Je croyais que dans votre pays Église et État parlaient d’une même voix. — C’est souvent le cas, mais parmi nous, certains pensent que les prêtres devraient se concentrer sur leurs prières et laisser à l’empereur et à ses conseillers le soin de gouverner. — Je vois. Et de quoi l’empereur souhaite-t-il nous entretenir ? — Les difficultés rencontrées à Dagoska ont choqué le peuple. Les prêtres avaient convaincu les habitants de notre nation de la facilité de cette campagne car, disaient-ils : Dieu est de notre côté, notre cause est juste, et ainsi de suite. On ne peut nier la grandeur de Dieu… » Là, il regarda le plafond « … mais il ne peut remplacer une bonne organisation. L’empereur souhaite faire la paix. » Glotka conserva le silence quelques instants. « Le grand Uthman-ul-Dosht ? Le Puissant ? L’Impitoyable ? Il désire la paix ? » L’envoyé ne prit pas ombrage. « Vous comprendrez, je le sais, qu’une réputation de cruauté offre des avantages. Un grand souverain, surtout quand il règne sur un pays aussi vaste que le Gurkhul, doit être craint. Il désirerait aussi être aimé, mais ça, c’est un luxe. La peur qu’on inspire est primordiale. Quoi que vous ayez pu entendre, l’empereur n’est ni un homme de paix, ni un guerrier. C’est un homme… comment diriez-vous ? déterminé. Un homme disposant des bons outils, au moment propice. — Un homme prudent. — Maintenant, venons-en à la paix, à la clémence, aux compromis… Voilà des outils qui servent ses desseins, même s’ils desservent… ceux des autres. » Il posa derechef ses doigts sur son front. « Aussi m’a-t-il envoyé, afin de découvrir s’ils pourraient vous servir également. — Bien, bien. Le puissant Uthman-ul-Dosht se montre clément et offre la paix ! Nous vivons une drôle d’époque, hein, Tulkis ? Les Gurkhiens auraient-ils appris à aimer leurs ennemis ? Ou simplement à les craindre ? — Inutile d’aimer son ennemi, ni de le craindre, pour vouloir la paix. Il suffit de s’aimer soi-même. — Tiens donc ! — Eh oui ! J’ai perdu deux fils dans les conflits entre nos peuples. L’un d’eux à Ulrioch, lors de la dernière guerre. C’était un prêtre, il a brûlé dans le temple. L’autre est mort depuis peu… pendant le siège de Dagoska. Il conduisait la charge, après l’ouverture de la brèche. » Glotka se rembrunit et étira son cou. Une volée de carreaux d’arbalètes. De minuscules silhouettes s’effondrant au milieu des gravats. « Ce fut une charge courageuse. — La guerre se montre plus dure envers les braves. — C’est vrai. Je suis désolé pour vos deuils. » Bien que je n’éprouve pas vraiment de chagrin. « Je vous remercie pour vos condoléances sincères. Dieu a choisi de m’épargner en me laissant encore trois fils, mais le vide créé par l’absence de ces deux enfants ne sera jamais comblé. On a l’impression de perdre sa propre chair. Voilà pourquoi je crois comprendre ce que vous avez ressenti au moment où vous avez perdu certaines choses, au cours de ces mêmes guerres. Je suis moi aussi sincèrement désolé pour les pertes que vous avez subies. — Très aimable de votre part. — Nous sommes des meneurs. La guerre se produit quand nous échouons. Ou quand nous sommes réduits à l’échec par des étourdis ou des fous. Une victoire vaut mieux qu’une défaite, mais… pas tant que ça. Voilà pourquoi l’empereur vous propose la paix, dans l’espoir de mettre un terme définitif aux hostilités entre nos deux grandes nations. Nous ne tenons pas spécialement à traverser les mers pour faire la guerre, et vous, vous n’avez aucun intérêt à conserver des prises précaires sur le continent kantique. Voilà pourquoi nous vous offrons la paix ! — Est-ce là tout ce que vous offrez ? — Tout ? — Que pensera notre peuple si nous vous rendons Dagoska, si chèrement gagnée, lors de la dernière guerre ? — Soyons réalistes ! Les complications que vous rencontrez dans le Nord vous désavantagent considérablement. Dagoska est perdue, faites-en votre deuil. » Tulkis parut réfléchir un instant. « Quoi qu’il en soit, je pourrais faire livrer à votre roi une douzaine de coffres, en guise de réparation, de la part de notre empereur. Des coffres en ébène odorante, travaillés à la feuille d’or, portés par des esclaves soumis, précédés par des membres effacés du gouvernement de l’empereur. — Et que contiendraient ces coffres ? — Rien. » Ils s’observèrent mutuellement, à distance. « Si ce n’est de la fierté. À vous de leur faire contenir ce qu’il vous plaira. Une fortune en or gurkhien, en joyaux kantiques, en encens précieux provenant de régions situées au-delà du désert. Bien plus, en tout cas, que la valeur réelle de Dagoska. Cela apaisera peut-être votre peuple ! » Glotka inspira profondément et expira avec lenteur. « La paix. Et quelques boîtes vides. » Il fit la grimace pour déplacer sa jambe gauche engourdie sous la table, puis souffla entre ses gencives, tout en se dégageant de son siège. « Je vais transmettre votre offre à mes supérieurs. » Au moment où il sortait, Tulkis lui tendit une main. Glotka l’examina un moment. Quel mal y a-t-il à faire ça ? Et se rapprocha pour la serrer dans la sienne. « J’espère que vous réussirez à les convaincre », dit l’envoyé gurkhien. Moi aussi. Le bord du monde Au matin de leur neuvième jour dans les montagnes, Logen aperçut la mer. Après s’être péniblement hissé jusqu’au sommet d’un dernier raidillon, il la vit enfin. Le sentier descendait en pente raide vers une région plate, où une ligne d’eau scintillante marquait l’horizon. Chaque fois qu’il inspirait, il sentait presque sa saveur salée sur sa langue. Si celle-ci ne lui avait pas autant rappelé son pays, il aurait pu se fendre d’un sourire. « La mer, murmura-t-il. — L’océan, précisa Bayaz. — Nous avons traversé le continent occidental d’un rivage à l’autre », annonça Long-Pied, avec un large sourire. « Nous ne sommes plus très loin, maintenant. » Dans l’après-midi, ils approchèrent encore plus de leur but. Le sentier, qui s’était élargi en un chemin boueux, longeait des champs séparés par des haies mal entretenues. La plupart d’entre eux n’étaient que des carrés de terre brunâtre ; certains cependant étaient tapissés d’herbe verte, d’autres, parsemés de jeunes pousses de légumes dont quelques variétés, ayant atteint une hauteur suffisante pour se mouvoir dans le vent, ne promettaient pourtant qu’une maigre récolte hivernale. Logen ne connaissait rien à l’agriculture ; il était toutefois évident que quelqu’un avait travaillé ces terrains… et récemment. « Quelle sorte de gens peuvent bien vivre dans ce coin ? murmura Luthar qui examinait avec méfiance les champs retournés. — Les descendants des anciens pionniers. À la chute de l’Empire, on les a laissés ici, dans l’isolement le plus total. Mais ils ont fini par prospérer… si l’on peut dire ! — T’entends ? » siffla Ferro. Les yeux plissés, elle sortait déjà une flèche de son carquois. Logen releva la tête et tendit l’oreille. Des coups mats résonnaient dans le lointain, ainsi qu’une voix assourdie par les mugissements du vent. Posant une main sur la poignée de son épée, il s’accroupit, puis se mit à ramper jusqu’à la lisière des taillis et jeta un coup d’œil par-dessus. Ferro se coula à ses côtés. Au milieu d’une parcelle labourée, deux hommes s’échinaient sur une souche ; l’un l’attaquait à la hache, tandis que l’autre le regardait, mains sur les hanches. Mal à l’aise, Logen déglutit. Ils ne semblaient pas représenter de menace, mais les apparences étaient parfois trompeuses. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas rencontré d’ennemis – humains ou non – qui n’avaient pas cherché à les tuer ! « Du calme, marmonna Bayaz. Il n’y aucun danger. » Ferro lui fît face, sourcils froncés. « Ce n’est pas la première fois que vous le dites ! — N’abattez personne avant que je vous le dise ! » cracha le Mage, qui s’exprima ensuite à voix haute, dans une langue que Logen ignorait, en agitant un bras en guise de salut. Les deux hommes pivotèrent aussitôt, bouche grande ouverte. Bayaz leur cria de nouvelles explications. Les paysans échangèrent un regard, posèrent leurs outils et se mirent à marcher lentement vers eux. Ils s’arrêtèrent à quelques pas du petit groupe. Deux individus hideux – même aux yeux de Logen –, aux traits grossiers, petits, râblés, vêtus d’habits de travail décolorés, rapiécés et tachés. Ils observèrent avec nervosité les six étrangers, et surtout leurs armes, comme s’ils n’avaient jamais vu de tels spécimens, ni de tels objets, auparavant. Tout sourire, Bayaz leur parla d’un ton enjoué, accompagnant ses paroles de grands gestes, et leur indiqua l’océan. L’un d’eux hocha la tête, répondit en haussant les épaules et montra la piste du doigt. Puis il sortit du champ à travers une brèche dans la haie pour rejoindre la route – ou du moins, il quitta une boue molle pour se retrouver sur une boue plus compacte. Il leur fit alors signe de le suivre, pendant que de l’autre côté des taillis son compagnon les étudiait d’un air suspicieux. « Il va nous conduire chez Cawneil, dit Bayaz. — Chez qui ? » grommela Logen. Mais le Mage ne répondit pas. Il se dirigeait déjà vers l’ouest, talonnant le paysan. Sous le ciel maussade, une épaisse obscurité avait enveloppé le village désert qu’ils traversèrent derrière leur guide morose. Un type singulièrement laid, pensait Jezal, bien que, d’après ses constatations, les paysans n’aient jamais été des beautés ! Il en déduisit que ce devait être un de leurs traits caractéristiques, à n’importe quel endroit du monde. Les rues étaient poudreuses, vides, envahies de mauvaises herbes, jonchées de détritus. De nombreuses maisons, couvertes de mousse et d’un fouillis de plantes grimpantes, semblaient à l’abandon. Et, dans l’ensemble, les quelques habitations visiblement occupées étaient en piètre état. « On dirait que la gloire passée a disparu depuis longtemps, ici aussi », constata Long-Pied, une note de déception dans la voix. « Si elle a un jour existé ! » Bayaz acquiesça. « La gloire est une denrée rare, ces derniers temps. » Ils débouchèrent sur une vaste place entourée de masures négligées. Un jardinier, tombé dans l’oubli depuis belle lurette, avait dû jadis aménager des jardins ornementaux sur le pourtour. Là, les pelouses n’étaient plus que de l’herbe rase jaunie, les parterres de fleurs, un vulgaire enchevêtrement de ronces, et les arbres rabougris étiraient à la manière de serres leurs rameaux flétris. Derrière ces vestiges se dressait un bâtiment impressionnant, ou plutôt un assemblage de bâtisses de formes et de styles variés. Au centre jaillissaient trois grandes tours fuselées dont la base commune se divisait à une certaine hauteur. L’une d’elles, brisée en deux juste sous le sommet et dépourvue de toit depuis des lustres, dévoilait des solives nues. « Une bibliothèque… » souffla Logen. — Cela n’y ressemblait en rien, de l’avis de Jezal. « Vraiment ? Voici la Grande Bibliothèque Occidentale », déclara Bayaz, tandis qu’ils traversaient la place décatie, plongée dans l’ombre des trois tours branlantes. « C’est là que j’ai fait mes premiers pas hésitants sur le chemin de l’Art. Là que mon maître m’a enseigné la Première Loi. Me l’a serinée jusqu’à ce que je sois capable de la réciter parfaitement dans tous les langages connus. C’était un endroit magnifique pour étudier et s’émerveiller. » Logen émit un bruit de succion. « Le temps ne lui a pas fait de cadeaux. — Le temps n’en fait jamais. » Leur guide prononça quelques mots, en indiquant une immense porte à la peinture verte écaillée, puis recula et les dévisagea d’un air soupçonneux. « Décidément, on ne trouve plus de personnel dévoué », dit le Premier des Mages, en regardant le paysan qui se hâtait de prendre congé. Levant alors son bâton, il frappa vigoureusement la porte à trois reprises. Un long silence s’ensuivit. Jezal entendit Ferro demander : « Une bibliothèque ? » ; indubitablement, elle ignorait la signification de ce mot. « Ça sert à ranger des livres, lui répondit Logen. — Des livres ! renifla-t-elle. Fichue perte de temps ! » De faibles bruits leur parvinrent de l’intérieur ; quelqu’un approchait, déversant quantité de grognements agacés. Des serrures cliquetèrent et la vieille porte abîmée s’ouvrit en grinçant. Un homme d’un âge avancé, au dos considérablement voûté, les détailla, étonné, un juron inintelligible au coin des lèvres et, dans une main, une bougie filée qui voilait d’une lueur diffuse un côté de son visage ridé. « Je suis Bayaz, le Premier des Mages. Je dois m’entretenir avec Cawneil. » Le domestique conserva son air ahuri. Jezal s’attendait presque à voir un filet de bave s’écouler de sa bouche édentée, toujours grande ouverte, à la lippe pendante. Manifestement, ils ne devaient pas recevoir de nombreux visiteurs. L’unique bougie filée était ridiculement faible pour éclairer la salle gigantesque au plafond élevé qu’on apercevait derrière lui. Des tables robustes ployaient sous le poids des livres empilés dessus. Des étagères, dont on ne distinguait pas le haut dans ces ténèbres aux relents de moisi, couraient le long des murs. Des ombres se déplaçaient sur le dos des reliures en cuir de toutes tailles et de toutes les couleurs, sur les monceaux de feuilles éparses, sur les parchemins roulés et entassés sans soin en pyramides inclinées. La lumière vacillante de la flamme scintillait sur les liserés dorés ou argentés et les lourdes pierres précieuses serties dans les couvertures de volumes d’une épaisseur démesurée. Au milieu de cette accumulation de savoir, un escalier majestueux, à la rampe polie par les frottements répétés d’innombrables mains, déroulait avec grâce ses marches usées par les passages incessants de multiples pieds. La poussière s’était installée en couche épaisse sur la moindre surface. Une toile d’araignée particulièrement immonde s’accrocha dans les cheveux de Jezal quand il franchit le seuil ; il s’en débarrassa d’un revers de main avec une grimace de dégoût. « La gardienne de ces lieux est déjà couchée, annonça le serviteur d’une voix asthmatique à l’accent étranger. — Alors, réveillez-la ! lui intima Bayaz. L’heure tourne et je suis pressé. Nous n’avons pas le temps de… — Eh bien, eh bien ! » Une femme apparut en haut de l’escalier. « L’heure tourne en effet ! Si maintenant les anciens amants se mettent à venir frapper à ma porte ! » Une voix grave, douce comme du sirop. Elle commença à descendre avec une lenteur exagérée, faisant crisser ses ongles longs sur la rampe incurvée. Impossible de lui donner un âge… élancée, gracieuse ; un rideau de cheveux noirs lui couvrait la moitié du visage. « Ma sœur, nous devons discuter d’affaires pressantes. — Ah oui ? Vraiment ? » Le seul œil que Jezal pouvait voir était grand, sombre, bordé de cils épais, entouré d’une ligne rose légèrement enflammée. Langoureux, ensommeillé, il survola leur groupe presque avec paresse. « C’est atrocement ennuyeux ! — Je suis las, Cawneil. Tes simagrées ne m’amusent plus. — Nous sommes tous las, Bayaz. Nous sommes tous terriblement las. » Elle poussa un soupir théâtral, en glissant enfin son pied sur la dernière marche, puis se dirigea vers eux sur le sol inégal. « Il fut un temps où tu aimais jouer. Je me souviens que tu te prêtais à mes caprices pendant des journées entières ! — Ça remonte à des siècles ! Les choses changent. » Le visage de Cawneil se tordit soudain en une grimace de colère inquiétante. « Elles pourrissent, tu veux dire ! Mais, bon… » Sa voix enrouée redevint un murmure. « Nous, les derniers survivants du grand ordre des Mages, devrions au moins essayer de rester courtois. Allons, allons, mon frère, mon ami, mon trésor ! Inutile de faire preuve d’une hâte exagérée ! Il se fait tard, mais vous avez sûrement le temps de vous débarrasser de la poussière du voyage, de retirer ces guenilles puantes et de vous habiller pour le dîner. Nous pourrons alors discuter devant un bon repas, comme c’est la tradition entre gens civilisés. Je n’ai pas souvent d’hôtes à régaler. » Elle passa avec souplesse près de Logen, le détaillant de la tête aux pieds d’un air admiratif. « Et tu m’as amené des invités si vigoureux ! » Son regard s’attarda sur Ferro. « Si exotiques ! » Puis, levant une main, elle caressa de ses ongles longs la joue de Jezal. « Si avenants ! » Dérouté, Jezal se figea, ne sachant comment réagir devant cette familiarité. De près, ses cheveux laissaient voir des racines grises ; aucun doute, elle les teignait ! Sa peau lisse lui sembla fripée, jaunâtre, et sûrement poudrée. Sa robe blanche avait une encolure souillée, ainsi qu’une tache bien visible sur une manche. Elle lui donna l’impression d’être aussi vieille que Bayaz, et même plus. Regardant brusquement dans le coin où se tenait Quai, elle se rembrunit. « Quant à celui-là, je suis indécise… mais vous êtes malgré tout les bienvenus dans la Grande Bibliothèque Occidentale. Vous êtes tous les bienvenus… » Un rasoir dans sa main inerte, Jezal battit des paupières devant le miroir. Quelques instants auparavant, il avait réfléchi à ce voyage qui se terminait et s’était félicité de ce qu’il avait appris. Tolérance, discernement, courage, don de soi. Il s’était réjoui d’être devenu un homme, d’avoir autant changé. Désormais, les félicitations ne semblaient plus de mise. Le miroir avait beau être ancien, lui renvoyer un reflet sombre et déformé, son visage n’en restait pas moins ravagé. Sa symétrie séduisante avait définitivement disparu. Sa mâchoire si parfaite obliquait résolument vers la gauche et était plus charnue d’un côté que de l’autre ; son noble menton se tordait en un angle grotesque. Au départ de sa lèvre supérieure, la cicatrice, fine ligne quasi invisible, se séparait en deux et se creusait brutalement sous sa lèvre inférieure, la tirant vers le bas, lui donnant l’impression d’afficher un rictus permanent et de guingois. Aucun effort de sa part n’y pouvait rien changer. Sourire aggravait encore plus les choses et dévoilait les vides affreux entre ses dents. Ce faciès aurait mieux convenu à un boxeur professionnel ou à un bandit de grand chemin qu’à un officier de la Garde royale. Il se consolait en se disant qu’il mourrait certainement sur le chemin du retour, ainsi, aucune de ses vieilles connaissances ne verrait son visage défiguré. Une bien maigre consolation ! Une larme isolée ricocha dans la bassine posée devant lui. Il déglutit, inspira en tressaillant et essuya sa joue mouillée sur son avant-bras ; puis, redressant sa mâchoire de son mieux, malgré son nouveau modelé insolite, il serra fermement ses doigts autour du rasoir. Le mal était fait, impossible de revenir en arrière ! Sans doute était-il un homme hideux, mais bien meilleur qu’avant et, au moins, comme l’avait dit Logen, encore en vie ! D’un geste souple du poignet, il entreprit d’enlever les poils disséminés sur ses joues, près de ses oreilles et sur son cou. Il laissa ceux qui poussaient autour de sa bouche et sur son menton. Tout en rinçant et en égouttant son rasoir, il se convainquit que la barbe lui allait plutôt bien. Ou du moins cachait en partie son enlaidissement. Il enfila les vêtements qu’on lui avait préparés. Une chemise, qui sentait le moisi, et un vieux pantalon à la coupe démodée. Une fois prêt à descendre dîner, il faillit éclater de rire en voyant son reflet distordu. Les citoyens insouciants de l’Agriont l’auraient à peine reconnu. Lui y parvenait tout juste. Le souper fut loin d’être ce que Jezal avait espéré en prenant place à la table d’un personnage historique si important. L’argenterie avait terni à l’extrême, la vaisselle était usée et ébréchée, la table, elle-même, tellement inclinée qu’il s’attendait à tout moment à voir les plats glisser et tomber bruyamment sur le sol crasseux. Les mets étaient servis par le domestique voûté, à la même cadence que celle qu’il avait adoptée pour leur ouvrir la porte ; chaque plat nouveau était plus froid et plus figé que le précédent. On leur offrit d’abord une soupe épaisse, insipide, puis un morceau de poisson, si peu cuit qu’on l’aurait cru encore vivant. Bayaz et Cawneil mangeaient dans un silence de mort, en se regardant par-dessus cette table d’une longueur propre à mettre tout le monde mal à l’aise. Quai se contentait de picorer, ses yeux faisant constamment la navette entre les vieux Mages. Long-Pied goûtait à tout et se délectait, adressant des sourires béats à la ronde, comme si tous s’amusaient autant que lui. Sourcils froncés, Logen tenait sa fourchette dans son poing et la piquait dans son assiette, comme si celle-ci représentait un fâcheux Shanka ; les manches ballon de son pourpoint étriqué baignaient occasionnellement dans la sauce. Jezal soupçonnait Ferro de savoir se servir de couverts avec dextérité, mais elle avait décidé de manger avec ses doigts et jetait des regards noirs à tous ceux qui croisaient le sien, les mettant au défi de lui faire la moindre réflexion. Elle portait les mêmes vêtements salis par le voyage depuis une semaine ; Jezal se demanda si on lui avait proposé une robe et manqua de s’étouffer avec sa bouchée, à cette idée. Il n’aurait pas choisi spontanément ce repas, ni cette compagnie, ni cet environnement, mais la triste réalité était qu’ils avaient épuisé leurs réserves de nourriture quelques jours auparavant. Pendant cette période, les rations s’étaient limitées à une poignée de racines terreuses, extraites du flanc de la montagne par Logen, à six œufs minuscules, chipés dans un nid par Ferro, et à quelques baies terriblement amères, cueillies dans un arbre, apparemment choisi au hasard, par Frère Long-Pied. Jezal aurait presque préféré manger son assiette plutôt que son contenu. Avec une grimace significative, il découpa l’horrible morceau de chair, en se demandant si le contenant n’aurait pas meilleur goût. « Le bateau est-il toujours en état de prendre la mer ? » grogna Bayaz. Tous relevèrent la tête. C’étaient les premiers mots depuis un bon moment. Les yeux noirs de Cawneil l’examinèrent avec froideur. « Tu veux parler du bateau sur lequel Juvens et ses frères ont navigué jusqu’à Shabulyan ? — Tu en vois un autre ? — Dans ce cas, la réponse est non. Il a pourri le long de son vieil appontement. Mais n’aie pas peur, on en a construit un autre ! Quand celui-ci a pourri à son tour, on a recommencé. Le dernier se balance au rythme des marées ; il est amarré au rivage, couvert d’algues et d’anatifes, mais toujours doté d’un équipage et bien approvisionné. Je n’ai pas oublié la promesse faite à notre maître. Je respecte mes obligations, moi ! » Les sourcils de Bayaz s’arquèrent de colère. « Ce qui voudrait dire que ce n’est pas mon cas ? — Je n’ai pas dit ça. Si tu prends ma remarque comme un reproche, c’est peut-être que tu es aiguillonné par ta culpabilité, et non par mes accusations. Je ne prends pas parti, tu le sais. Je ne l’ai jamais fait. — Tu t’exprimes comme si l’oisiveté était la plus grande des qualités, grommela le Premier des Mages. — Elle l’est parfois… si agir implique d’être entraîné dans des altercations avec toi. Tu oublies, Bayaz, que j’ai déjà été témoin de tout cela plus d’une fois et je trouve cette rengaine lassante. L’histoire se répète. Les frères se battent entre eux. Comme Juvens l’a fait contre Glustrod, et Kanedias contre Juvens, toi tu luttes contre Khalul. Cette rivalité prendra-t-elle fin un jour, comme chez les autres ? Ou ne fera-t-elle qu’empirer ? » Bayaz renifla. « N’essaie pas de faire croire que cela te tient à cœur ou, si c’était le cas, que cela te sortirait de ton lit ! — J’admets volontiers que cette situation m’indiffère. Je n’ai jamais été comme toi ou Khalul, ni même comme Zacharus ou Yulwei. Il n’y a en moi aucune ambition démesurée, aucune arrogance incommensurable ! — Non, ça, c’est sûr ! » Bayaz se cura les dents de façon répugnante et reposa brutalement sa fourchette dans son assiette. « Tu es simplement d’une vanité colossale et d’une paresse indécrottable. — Je n’ai à déplorer que de petits défauts, même si mes qualités ne sont pas bien grandes. Remodeler le monde selon mes propres desseins n’a jamais été ma préoccupation. Je me suis toujours contentée de ce qu’il était, voilà pourquoi je ne suis qu’une naine au milieu de géants. » Ses yeux bordés de cils épais s’attardèrent sur chacun des invités. « Et les nains ne piétinent personne. » Quand son regard inquisiteur s’arrêta sur lui, Jezal toussota et reporta toute son attention sur le contenu coriace de son assiette. « Longue est la liste de ceux que tu as écrasés pour assouvir tes ambitions, n’est-ce pas, mon chéri ? » Le mécontentement de Bayaz commençait à peser aussi lourd qu’une pierre sur la poitrine de Jezal. « Inutile de parler par énigmes, ma sœur, j’aimerais connaître le fond de ta pensée ! tonna le vieillard. Oh ! j’oubliais ! Tu aimes parler franchement et ne souffres pas la moindre contrariété. C’est ce que tu m’as dit, après m’avoir juré que tu ne me quitterais jamais… juste avant de me laisser choir pour une autre ! — Je n’ai rien décidé, Cawneil. C’est toi qui m’as fait du tort. — Je t’ai fait du tort ? » siffla-t-elle. Sa hargne pesa encore plus sur Jezal. « Et comment, cher frère ? N’est-ce pas toi qui m’as quittée ? N’en as-tu pas trouvé une autre ? N’as-tu pas dérobé au Créateur ses secrets, d’abord, puis sa fille ? » Jezal se tortilla et rentra le cou dans ses épaules, se sentant comme une noix prise dans un étau. « Tolomei, tu te souviens d’elle ? » Le visage de Bayaz afficha une froideur de marbre. « J’ai commis des erreurs, que je paie aujourd’hui encore. Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle. — Quelle noblesse immodérée de ta part ! railla Cawneil. Je suis sûre qu’elle se pâmerait de gratitude si elle t’entendait ! Moi aussi je pense à cette journée, de temps à autre. À cette journée au cours de laquelle l’Ancien Temps a pris fin. À la façon dont nous nous sommes rassemblés, ivres de vengeance, devant la Demeure du Créateur. À la façon dont nous avons mobilisé tout notre Art et toute notre colère, sans pouvoir ne serait-ce qu’en égratigner la porte. À la façon dont tu chuchotais dans l’obscurité, suppliant Tolomei de nous laisser entrer. » Elle pressa ses mains ridées sur son cœur. « Ah ! que de mots tendres tu as utilisés ! Des mots dont je ne soupçonnais même pas que tu les connaisses ! Même une vieille femme cynique comme moi en a été ébranlée. Alors comment cette pauvre innocente de Tolomei aurait-elle pu refuser de t’ouvrir la maison de son père, ou ses propres cuisses ? Et quelle a été sa récompense pour tous ses sacrifices, hein, mon frère ? Pour t’avoir aidé, fait confiance et aimé ? La scène où vous vous êtes retrouvés tous trois sur le toit a dû être sacrément dramatique ! Une jeune écervelée, son père jaloux et son amant secret ! » Elle laissa échapper un rire amer. « Ce n’est jamais la configuration idéale, mais cela se termine rarement aussi mal ! Avec la disparition du père et de la fille ! Une longue chute jusqu’au pont ! — Kanedias était dépourvu de mansuétude, gronda Bayaz, même envers sa propre fille. Il l’a précipitée dans le vide, sous mes yeux. Je l’ai enSulte affronté et, après l’avoir enflammé, j’ai réussi à le faire tomber. Ainsi notre maître était-il vengé. — Oh ! Joli travail ! » Cawneil applaudit en un geste moqueur. « Tout le monde aime les fins heureuses ! Mais, encore une chose… comment se fait-il que tu aies pleuré Tolomei si longtemps, toi qui étais incapable de verser une larme ? Aurais-tu une préférence pour les jeunes filles pures, mon frère ? » Elle battit des cils en une mimique ironique, plutôt déplacée sur ce visage âgé. « Pour l’innocence ? La plus fugace et la plus inutile des vertus ! Une de celles que je n’ai jamais prétendu avoir. — Alors, chère sœur, c’est peut-être l’unique qualité que tu n’aies pas feint d’avoir de toute ta vie. — Oh ! très bien, mon vieil amant, de mieux en mieux ! Ton esprit de repartie est ce qui m’a toujours le plus emballée chez toi. Khalul était un amant plus habile, bien sûr, mais il n’a jamais eu ta passion, ni ton audace ! » Elle planta rageusement sa fourchette dans son assiette. « Pour voyager jusqu’au bord du Monde, à ton âge, et voler cette chose que notre maître a proscrite, il faut vraiment du courage ! » Bayaz manifesta son mépris par un reniflement et fixa la table. « Que connais-tu du courage ? Toi qui, au cours de ces longues années, n’as aimé personne d’autre que toi ! Qui n’as pris aucun risque, n’as rien donné ni rien accompli ! Toi qui as laissé pourrir tous les présents que notre maître t’a donnés ! Conserve donc tes histoires sous leur couche de poussière, ma sœur ! Personne ne s’en soucie, moi moins que quiconque ! » Les deux Mages échangèrent des regards noirs dans un silence glacial, dans une atmosphère alourdie par leur fureur bouillonnante. Les pieds de la chaise de Logen émirent un faible grincement lorsqu’il l’éloigna prudemment de la table. Assise en face de lui, Ferro arborait une mine empreinte à la fois de scepticisme et de grande méfiance. Malacus Quai serrait les dents, ses yeux farouches rivés sur son maître. Jezal se contentait de rester assis, retenant son souffle et espérant que cette querelle incompréhensible ne s’achève pas par la combustion de quelqu’un. Surtout pas la sienne. « Eh bien, s’enhardit Long-Pied, pour ma part, je souhaiterais remercier notre hôtesse pour cet excellent dîner… » Les deux Mages le foudroyèrent aussitôt du regard. « À présent que nous nous approchons de notre destination finale… euh… » Le Navigateur avala sa salive avec difficulté et piqua du nez vers son assiette. « Aucune importance… » Assise nue, une jambe repliée contre sa poitrine, Ferro tripotait une croûte sur son genou, sourcils froncés. Elle observait avec morosité les murs massifs de la chambre, en pensant au poids monstrueux de toutes ces vieilles pierres qui l’entouraient. Elle se souvenait avoir eu la même sensation dans sa cellule du palais d’Uthman, lorsqu’elle se hissait à la force des bras pour regarder par la minuscule fenêtre et sentir le soleil sur son visage, en rêvant de liberté. Elle se remémorait le frottement des fers sur ses chevilles et leur longue chaîne fine, bien plus solide qu’en apparence. Elle se rappelait avoir lutté pour se détacher, n’hésitant pas à la mordre ou à tirer sur son pied jusqu’à faire couler du sang de sa peau écorchée. Elle détestait les murs. Pour elle, ils n’avaient jamais été que les mâchoires d’un piège. Ferro jeta un coup d’œil furieux vers le lit. Elle détestait les lits, les divans, les coussins. Le bien-être était cause de ramollissement, et elle n’avait pas besoin de ça. Elle se souvenait avoir été allongée dans l’obscurité, juste après son emprisonnement comme esclave, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant vulnérable. Allongée dans l’obscurité, elle avait pleuré et supplié qu’on la laisse seule. Ferro enfonça brutalement ses ongles dans la cicatrice et sentit le sang commencer à y affluer. Elle détestait cette enfant idiote qui s’était fait piéger. Elle méprisait jusqu’à son souvenir. Mais ce qui l’agaçait plus que tout, c’était Logen. Couché sur le dos dans les couvertures froissées, il dormait comme un nourrisson, la tête légèrement renversée, la bouche ouverte, les yeux fermés, ronflant doucement par le nez, un de ses bras pâles étiré en une position des plus inconfortables. Pourquoi lui avait-elle cédé ? Pourquoi continuait-elle à le faire ? Elle n’aurait jamais dû le toucher. Elle n’aurait jamais dû lui parler. Elle n’avait pas besoin de ce grand Blafard hideux. Elle n’avait besoin de personne. Ferro se disait qu’elle exécrait toutes ces choses, que jamais sa haine ne faiblirait. Pourtant, elle avait beau retrousser les lèvres, froncer les sourcils, arracher ses croûtes, il lui était difficile de ressentir la même chose qu’avant. Elle contempla le lit, le bois foncé sur lequel se réfléchissaient les dernières braises de l’âtre, les taches sombres qui se mouvaient sur les draps chiffonnés. Cela ne dérangerait personne qu’elle s’allonge là plutôt que sur le grand matelas froid de sa propre chambre ! Ce lit n’était pas son ennemi. Elle quitta donc sa chaise, traversa la chambre à pas de loup et s’y glissa, présentant son dos à Neuf-Doigts et prenant soin de ne pas le réveiller. Pas pour ménager le dormeur, bien sûr ! Elle n’avait toutefois aucune envie d’analyser son comportement. Avec une contorsion des épaules, elle se rapprocha de lui pour profiter de sa chaleur. Elle l’entendit grogner et rouler sur lui-même dans son sommeil. Bandant tous ses muscles, elle retint sa respiration et se prépara à sauter du lit. Le bras de Logen vint alors lui entourer la taille. Il lui marmonna à l’oreille des paroles incompréhensibles d’une voix endormie, en lui soufflant son haleine chaude sur le cou. Lorsqu’il se colla davantage contre ses reins, elle n’eut pas l’impression d’être piégée par son corps viril. Sa main qui reposait gentiment sur ses côtes et son bras puissant passé autour d’elle lui procuraient presque une sensation de… bien-être. Elle se renfrogna aussitôt. Les bonnes choses ne durent jamais longtemps. Aussi faufila-t-elle sa main sur celle de Logen pour jouer avec ses doigts. Elle caressa le moignon de celui qui manquait, inséra les siens entre ceux du dormeur et fit semblant d’être en sécurité. Quel mal y avait-il à cela ? S’accrochant fermement à cette main, elle la pressa sur sa poitrine. Parce qu’elle savait que cela ne durerait pas longtemps. Avant la tempête « Messieurs, soyez les bienvenus ! Général Poulder ! Général Kroy ! Bethod s’est retiré sur les rives de la Tumultueuse ; il semble difficile de trouver un terrain plus favorable pour l’affrontement. » Burr inspira profondément et balaya l’assemblée d’un regard grave. « Je pense qu’il vaudrait mieux engager la bataille dès demain. — Bravo ! s’écria Poulder en abattant son poing sur la table avec beaucoup d’aplomb. — Mes hommes sont prêts », murmura Kroy en relevant le menton d’un pouce, sans dépasser la hauteur réglementaire. Les deux généraux et les nombreux membres de leurs états-majors respectifs se toisèrent d’un bout à l’autre de la vaste tente du maréchal Burr ; chacun d’eux essayait de surpasser l’enthousiasme débordant de son vis-à-vis. Devant leur comportement puéril, West sentit ses lèvres se retrousser. Deux bandes d’enfants rivales dans une cour d’école n’auraient pas fait preuve d’un tel manque de maturité. Burr haussa les sourcils et se tourna vers ses cartes. « Heureusement pour nous, les architectes qui ont bâti la forteresse de Dunbrec ont aussi étudié les environs dans les moindres détails ! Nous avons donc la chance de disposer de cartes précises. En outre, un groupe d’hommes du Nord, des déserteurs récemment ralliés à notre cause, nous ont fourni d’amples informations sur les forces de Bethod, leurs positions et leurs intentions. — Pourquoi devrions-nous croire une horde de chiens du Nord qui ne sont même pas loyaux envers leur propre roi ? persifla le général Kroy. — Si le prince Ladisla les avait écoutés, il serait peut-être encore parmi nous, de même que sa division ! » psalmodia West. Le général Poulder se mit à rire de bon cœur, imité par son état-major. Comme de juste, Kroy ne s’en amusa pas. Il foudroya West du regard ; de l’extrémité de la tente, celui-ci le lui rendit avec froideur. Burr s’éclaircit la gorge avant de poursuivre. « Bethod a pris possession de la forteresse de Dunbrec. » Le bout de sa baguette tapota l’hexagone noir. « Ouvrage construit dans le but de surveiller la seule voie importante en provenance du pays des Angles, à l’endroit où celle-ci enjambe la Tumultueuse, la rivière qui constitue notre frontière avec le Nord. La route arrive à la forteresse par l’ouest et emprunte vers l’est une large vallée encadrée par deux crêtes boisées. Le gros de l’armée de Bethod a établi son campement aux abords de la forteresse, mais il prévoit d’attaquer la route plus à l’est, dès que nous nous en approcherons. » La baguette de Burr racla l’épais papier quand il cingla la ligne noire. « La vallée traversée par la route est dépouillée. Ce ne sont que de simples prés émaillés d’ajoncs et d’affleurements rocheux ; de ce fait, elle lui fournira la place pour manœuvrer. » Il se retourna vers les officiers rassemblés. Tenant sa baguette fermement entre ses deux poings, il appuya ceux-ci avec résolution sur la table. « J’ai l’intention de tomber dans son piège. Ou du moins… de lui en donner l’impression. Général Kroy ? » Cessant aussitôt de fixer West d’un œil furibond, le général s’enquit d’un ton boudeur. « Oui, quoi, maréchal ? — Votre division se déploiera de chaque côté de la route et continuera vers l’est, en direction de la forteresse, afin d’inciter Bethod à lancer son attaque. Vous avancerez avec lenteur, régularité et sans actions d’éclat ! Pendant ce temps, la division du général Poulder se sera frayé un chemin entre les arbres du sommet de la crête septentrionale, ici. » Sa baguette tapota les carrés verts des bois en surplomb. « Juste à l’avant de la position du général Kroy. — Juste à l’avant de la position du général Kroy ! » ricana Poulder, comme si on lui accordait une faveur. Kroy grimaça de dégoût. « Oui, juste à l’avant, reprit Burr. Quand les forces de Bethod occuperont entièrement la vallée, il vous incombera de les attaquer par le haut, en les prenant par le flanc. Il est impératif que vous attendiez que les hommes du Nord soient bien engagés, général Poulder, pour que nous puissions les encercler, les déborder et espérer abattre la majorité d’entre eux. S’ils parvenaient à se retirer jusqu’aux gués, la forteresse protégerait leur retraite et nous serions dans l’impossibilité de les poursuivre. Faire tomber Dunbrec nous prendrait des mois ! — Bien sûr, maréchal ! s’exclama Poulder, ma division attendra jusqu’au dernier moment, vous pouvez compter sur moi ! » Kroy renifla avec dédain. « Cela ne devrait présenter aucune difficulté ! Arriver en retard est votre spécialité, ai-je cru comprendre. Cette bataille n’aurait aucune raison d’avoir lieu si vous aviez intercepté les hommes du Nord, la semaine dernière, au lieu de les laisser vous contourner ! » Poulder se hérissa. « Facile à dire pour vous qui êtes resté sur l’aile droite sans rien faire ! Heureusement qu’ils ne se déplaçaient pas de nuit ! Sinon vous auriez pu prendre leur retraite pour une attaque et vous enfuir avec toute votre division ! — Messieurs, je vous en prie ! » rugit Burr, en assénant un violent coup de baguette sur la table. « Il y aura assez à faire pour chaque homme de cette armée, je vous le promets, et si chacun accomplit sa part, il y aura aussi assez d’honneurs à se partager ! Nous devons travailler main dans la main, si nous voulons que ce plan porte ses fruits ! » Il rota, grimaça et s’humecta les lèvres avec amertume, pendant que les deux généraux et leurs états-majors se fusillaient du regard. West aurait pu en rire, si la vie de nombreux hommes n’avait pas été en jeu, la sienne y comprise. « Général Kroy », reprit Burr, avec le ton d’un adulte s’adressant à un enfant indocile. « Je voudrais m’assurer que vous avez bien compris mes directives. — Je dois déployer ma division de chaque côté de la route, grinça Kroy, et avancer vers l’est de la vallée, en direction de la forteresse, lentement et en bon ordre, afin d’entraîner Bethod dans un engagement. — Exactement ! Général Poulder ? — Dissimuler ma division dans les arbres, juste devant les troupes du général Kroy pour, au dernier moment, descendre à la charge sur ces rebuts d’hommes du Nord et les prendre par le flanc. » Burr se força à sourire. « Parfait. — C’est un plan excellent, maréchal, si je puis me permettre ! » Poulder tira sur ses moustaches d’un air satisfait. « Vous pouvez compter sur moi pour que mon cheval les mette en pièces. En pièces ! — J’ai bien peur que vous ne disposiez pas de votre cavalerie, général, intervint West d’une voix égale. Les bois sont impénétrables et vos chevaux vous seraient inutiles. Ils pourraient même avertir les hommes du Nord de votre présence. Un risque que nous ne pouvons courir. — Mais… ma cavalerie… bredouilla Poulder accablé. Mes meilleurs régiments… — Resteront ici, Monsieur, précisa West d’un ton monocorde. À proximité du quartier général du maréchal Burr, et sous son commandement direct, en tant que réserve. Ils ne se déploieront qu’en cas de nécessité absolue. » À son tour, Poulder ne cacha pas sa fureur et le regarda avec la froideur d’un mur de pierre, tandis que les visages de Kroy et de son état-major se fendaient de larges sourires sans joie. « Je ne crois pas… » siffla Poulder. Burr l’interrompit. « Telle est ma décision ! Il y a un dernier point que vous devez tous conserver en mémoire. Plusieurs rapports nous ont appris que Bethod attend des renforts. Des espèces de têtes brûlées, des sauvages originaires des montagnes septentrionales. Alors, gardez les yeux ouverts et protégez vos flancs ! Vous recevrez mes ordres demain ; je vous préciserai à quel moment bouger, sûrement juste avant l’aube. Voilà ! c’est tout ! — Pouvons-nous vraiment espérer qu’ils feront ce qu’on leur a demandé ? » bougonna West, en surveillant les deux groupes maussades qui quittaient la tente à la file. « Avons-nous le choix ? » Le maréchal se laissa tomber sur une chaise avec une grimace, puis posa ses mains sur son ventre en regardant l’immense carte, le front plissé. « À votre place, je ne m’inquiéterais pas outre mesure. Kroy n’aura d’autre possibilité que de s’enfoncer dans la colline et de se battre. — Et Poulder ? Je ne serais pas surpris qu’il s’invente une excuse pour rester à l’abri dans les bois ! » Le maréchal sourit en secouant la tête. « Et laisser Kroy effectuer tout le travail ? Au risque de le voir battre les hommes du Nord et d’en tirer toute la gloire ? Non ! Poulder n’oserait pas aller jusque-là. Ce plan ne leur laisse d’autre choix que de lutter ensemble. » Il marqua une pause et leva les yeux vers West. « Vous devriez faire preuve d’un peu plus de respect envers ces deux-là. — Pensez-vous qu’ils le méritent, Monsieur ? — Bien sûr que non ! Mais si, par exemple, nous perdions le combat demain, l’un d’eux obtiendrait certainement mon poste. Qu’adviendrait-il de vous, dans ce cas ? — Je serais un homme fini, Monsieur, concéda West avec un rictus. Que je sois poli n’y changera rien. Ils me détestent pour ce que je suis, non pour ce que je dis. Autant m’exprimer librement, tant que je le peux. — Oui, je suppose que oui. Ce sont de véritables fléaux, mais leurs bévues sont prévisibles. Bethod m’inquiète davantage. Agira-t-il comme nous le voulons ? » Burr rota, déglutit, rota de nouveau. « Maudite indigestion ! » Séquoia et Renifleur étaient avachis sur un banc, devant la tente. Drôle de paire, au milieu d’une foule d’officiers et de gardes empesés. « Ça sent la bataille, à mon avis ! déclara Séquoia quand West s’approcha d’eux à grands pas. — En effet. » West montra du doigt les uniformes noirs de l’état-major de Kroy. « La moitié de l’armée va descendre dans la vallée demain matin, dans l’espoir d’amener Bethod à combattre. » Il indiqua ensuite l’entourage de Poulder, revêtu de cramoisi. « L’autre moitié ira se cacher dans les arbres pour essayer de surprendre ses hommes, avant qu’ils ne parviennent à s’enfuir. » Séquoia hocha lentement la tête pour lui-même. « Ça a l’air d’un bon plan ! — Bon et simple », approuva Renifleur. West fît la moue. Il supportait à peine de regarder ce dernier. « Nous n’en aurions aucun si vous ne nous aviez pas transmis ces informations, s’efforça-t-il de répondre entre ses dents serrées. Vous êtes certains que nous pouvons nous y fier ? — Sûr et certain », confirma Séquoia. Renifleur sourit. « Frisson est un gars bien et, d’après ce que j’ai vu en reconnaissance, j’imagine qu’il dit vrai. Sans pouvoir le jurer, évidemment ! — Évidemment ! Vous méritez de vous reposer. — C’est pas de refus. — Je me suis arrangé pour vous placer à l’extrême gauche des lignes, en queue de la division de Poulder, là-haut, dans les arbres, sur la crête. Vous devriez être à l’écart de l’action. J’ose croire que ce sera l’endroit le plus sûr, demain. Installez-vous dans le sous-bois, autour d’un feu. Si tout va bien, quand nous nous reparlerons, Bethod ne sera plus qu’un cadavre. » Il tendit la main. Séquoia lui sourit en la serrant dans la sienne. « Ça, c’est un langage qu’on comprend, l’Enragé. Fais attention à toi, hein ? » Et, s’éloignant avec Renifleur, il grimpa la colline, en direction de la rangée d’arbres. « Colonel West ? » Il sut qui l’appelait avant même de se retourner. Il n’y avait pas beaucoup de femmes ayant quelque chose à lui dire, dans le camp. Debout dans la neige fondue, Cathil était emmitouflée dans un manteau emprunté. Elle avait un air à la fois sournois et un peu honteux ; pourtant, sa simple apparition fit resurgir sa colère et son embarras. Parfaitement injuste, il le savait. Il n’avait aucun droit sur elle. Injuste, assurément, mais cela ne fit qu’envenimer la situation. Il était incapable de penser à autre chose qu’au profil de Renifleur et aux gémissements de Cathil. Tout cela était si horrible, si surprenant. Si décevant. « Vous feriez mieux de les accompagner », lui dit West avec une raideur glaçante. Il pouvait à peine lui parler. « C’est l’endroit le plus sûr. » Comme il se retournait pour prendre congé, elle lui posa franchement la question. « C’était vous devant la tente, n’est-ce pas… l’autre nuit ? — Oui, j’en ai peur. Je venais simplement voir si vous aviez besoin de quelque chose, mentit-il. J’étais loin d’imaginer que vous ne seriez pas… seule. — Il n’était pas dans mes intentions de vous… — Renifleur ? » grommela-t-il, le visage soudain tordu par l’incompréhension. « Lui ? Je veux dire… Pourquoi ? » Pourquoi lui et pas moi ? voilà ce qu’il aurait voulu demander. Il se retint juste à temps. « Je sais… je sais que vous devez penser que… — Inutile de vous justifier ! » cracha-t-il, alors qu’il avait conscience de l’avoir poussée à le faire. « Qui se soucie de ce que je pense ? » Il prononça ces mots en y instillant plus de venin qu’il n’en avait l’intention. Son manque de sang-froid ne fit qu’aggraver sa colère, il perdit patience. « Je me contrefiche des partenaires que vous choisissez pour baiser ! » Elle tressaillit et fixa le sol entre ses pieds. « Je ne voulais pas… eh bien… je vous dois beaucoup, je le sais. C’est juste que… que… vous êtes quelqu’un de trop agressif pour moi. Voilà tout. » Abasourdi, West la suivit des yeux pendant qu’elle escaladait la colline, à la Saulte des hommes du Nord. Il n’en croyait pas ses oreilles : elle était heureuse de coucher avec un sauvage répugnant… mais lui était quelqu’un de trop agressif ! Cela lui parut si injuste qu’il faillit étouffer de rage. Questions Le colonel Glotka entra en trombe dans sa salle à manger ; il se débattait vaillamment avec la boucle de son ceinturon. « Bon sang ! » fulmina-t-il. Ce qu’il pouvait être maladroit ! Il ne réussissait pas à la fermer. « Zut, et zut ! — Vous avez besoin d’aide ? » demanda Shickel, coincée sur une chaise, derrière la table ; des brûlures noires zébraient ses épaules, des coupures béantes révélaient une chair aussi sèche que la viande d’un étal de boucherie. « Non, je n’ai pas besoin d’aide, sapristi ! » cria-t-il d’une voix perçante, en jetant son ceinturon sur le sol. « J’aimerais simplement que quelqu’un m’explique ce qui se passe ici ? C’est une honte ! Je ne permettrai pas que les recrues de mon régiment s’attablent nues ! Surtout avec des blessures aussi désagréables à regarder ! Où est votre uniforme, jeune fille ? — Je pensais que le Prophète vous inquiéterait plus que ma tenue ! — Lui, je m’en moque ! » rétorqua Glotka sèchement. Il se tortilla pour prendre place sur le banc, face à elle. « Qu’en est-il de Bayaz, le Premier des Mages ? Qui est-il ? Que cherche réellement ce vieux bâtard ? » Shickel lui adressa un gentil sourire. « Oh ! ça ! Je croyais que tout le monde le savait. Il cherche… — Oui ? » bredouilla le colonel, la bouche sèche, avec l’avidité d’un écolier. « Il cherche ? » Elle éclata de rire en frappant le banc à côté d’elle. Boum-boum-boum. « Il cherche… » Il cherche… Boum-boum-boum. Les yeux de Glotka s’ouvrirent tout à coup. Il faisait encore à moitié sombre dehors. Seule une faible lueur filtrait à travers les rideaux. Qui peut venir tambouriner à ma porte, à pareille heure ? En général, les bonnes nouvelles attendent le lever du jour. Boum-boum-boum. « Oui, oui ! cria-t-il. Je suis estropié, pas sourd ! J’ai entendu, bon sang ! — Alors, ouvrez cette maudite porte ! » Bien qu’atténuée, la voix en provenance du couloir avait une pointe d’accent styrien. Vitari, la garce ! Juste ce dont on a besoin en pleine nuit ! En libérant ses membres engourdis de la couverture imbibée de sueur, Glotka fit de son mieux pour étouffer ses grognements ; il tourna doucement la tête d’un côté, de l’autre, à plusieurs reprises, pour tenter de décontracter son cou. Sans succès. Boum-boum. Je me demande à quand remonte la dernière fois qu’une femme a frappé à ma porte ! Il récupéra sa canne appuyée contre le matelas, à l’endroit habituel ; puis, se mordant les lèvres avec les quelques dents qui lui restaient, geignant intérieurement, il se contorsionna tant bien que mal sur le lit, afin de laisser pendre une jambe vers le plancher. Fermant les yeux sous l’assaut des terribles élancements dans son dos, il prit son élan et réussit à s’asseoir, pantelant, comme s’il avait couru sur une distance de trois lieues. Craignez-moi, craignez-moi, craignez-moi tous ! Enfin… si je parviens à sortir de ce lit ! Boum. « J’arrive, bon sang ! » Plantant sa canne sur le sol, il s’en servit pour se propulser en position verticale. Va doucement. Sois prudent. Les muscles de sa jambe mutilée étaient en proie à de tels tressaillements que son pied ne cessait de se tordre et de retomber lourdement, comme un poisson mort. Maudit soit ce hideux appendice ! S’il ne me faisait pas autant souffrir, on pourrait croire qu’il appartient à quelqu’un d’autre ! Mais du calme, du calme, il faut se montrer patient ! « Chut ! » souffla-t-il, à l’image d’un parent essayant d’apaiser un enfant en pleurs. Il malaxait avec douceur sa chair ravagée, s’efforçait de contrôler sa respiration. « Chut ! » Les spasmes s’estompèrent peu à peu, se muèrent en tremblotements plus tolérables. J’ai bien peur que nous n’obtenions guère mieux. Il parvint à défroisser sommairement sa chemise de nuit, se traîna vers la porte, tourna d’une chiquenaude agacée la clef dans la serrure et tira le battant. Debout dans le couloir, la silhouette de Vitari, toute drapée de noir, se profilait dans l’obscurité. « Vous ! gronda-t-il en sautillant vers la chaise. Vous êtes incapable d’attendre, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui peut bien vous fasciner à ce point dans ma chambre ? » Elle franchit nonchalamment le seuil et inspecta la pièce misérable avec dédain. « Peut-être que j’aime simplement vous voir souffrir ! » Glotka renifla en frottant délicatement son genou en feu. « Alors, vous devez déjà mouiller votre petite culotte ! — Au risque de vous décevoir, pas encore ! Vous avez l’air d’un cadavre. — Pour ne pas changer ! Êtes-vous venue pour vous moquer de mon apparence ou pour des raisons professionnelles ? » Vitari croisa ses longs bras sur sa poitrine et s’appuya contre le mur. « Vous devriez vous habiller. — Une excuse supplémentaire pour me voir nu ? — Sult vous réclame. — Maintenant ? » Elle fit rouler ses yeux. « Oh, non ! Nous avons tout notre temps ! Vous connaissez sa patience ! » « Où allons-nous ? — Vous le saurez bien assez tôt. » Et Vitari allongea le pas, le faisant grimacer, haleter, à travers le dédale des rues sombres, des allées opaques et des cours grises de l’Agriont, terne dans le petit matin blême. Ses godillots crissèrent, dérapèrent sur le gravier du parc. L’herbe était couverte de rosée glacée, l’air, encore saturé d’une brume maussade. Des arbres dénudés se dressèrent soudain devant eux, simples griffes noires s’étirant dans les ténèbres. Puis un mur écrasant. Elle le guida vers une grille haute, flanquée de deux gardes, aux lourdes armures rehaussées d’or ; leurs hallebardes l’étaient également et leurs surcots arboraient le soleil de l’Union. Des chevaliers de la Garde. La Garde personnelle du roi. « Le palais ? murmura Glotka. — Non, un taudis, petit génie ! — Halte ! » L’un des gardes leva une main gantée. Sa voix assourdie leur parvint à travers la fente de son heaume gigantesque. « Déclinez votre identité et le but de votre visite ! — Supérieur Glotka. » Il boitilla jusqu’au mur et s’adossa contre les pierres froides, écrasant sa langue sur ses gencives édentées afin de lutter contre une douleur lancinante dans sa jambe. « Quant au but de notre visite, adressez-vous à elle ! Je peux vous garantir que ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de venir ici ! — Tourmenteur Vitari. L’Insigne Lecteur nous attend. Tu le sais déjà, pauvre idiot, je te l’ai dit en partant ! » S’il est possible à un homme engoncé dans une armure complète de paraître blessé, celui-ci en donnait bel et bien l’impression. « Je ne fais qu’appliquer le protocole qui exige… — Faites ouvrir cette grille ! Un point, c’est tout ! aboya Glotka en pressant son poing tremblant contre sa cuisse. Tant que je peux encore entrer sur mes deux jambes ! » L’homme frappa avec colère sur ladite grille et une petite porte s’ouvrit. Vitari se baissa pour passer ; Glotka lui emboîta le pas en claudiquant. Ils s’engagèrent sur une allée, aux pavés soigneusement découpés, qui sinuait à travers un jardin obscur. Des gouttelettes froides s’attardaient sur les bourgeons et s’écoulaient lentement des immenses statues. Le croassement sonore d’un corbeau invisible déchira incongrûment le silence matinal. L’imposant palais apparut bientôt devant eux ; un enchevêtrement de toits, de tours, de sculptures et d’ouvrages en pierres travaillées se découpa dans les premières lueurs de l’aurore. « Que faisons-nous ici ? souffla Glotka. — Vous verrez bien. » Il gravit une marche entre deux colonnes démesurées et deux autres chevaliers de la Garde, aussi immobiles et discrets que s’il s’était agi d’armures vides. Sa canne claqua sur le sol de marbre étincelant de l’ample vestibule, à demi éclairé par des bougies vacillantes. Les murs entièrement ciselés présentaient des scènes de victoires oubliées ; les uns après les autres, les souverains brandissaient qui un bras, qui une arme, ou lisaient des proclamations en bombant le torse avec fierté. Glotka s’échina à franchir une volée de marches dans une pièce aux murs et au plafond décorés de somptueux bouquets de fleurs dorées qui scintillaient dans la lumière des chandeliers, tandis que Vitari s’impatientait en haut de l’escalier. Le fait qu’il soit d’une valeur inestimable ne le rend pas plus facile à monter, sapristi ! « Par ici », lui marmonna-t-elle. Un petit groupe perclus d’inquiétude était rassemblé devant une porte, à une vingtaine de pas de là. Avachi sur une chaise, son heaume posé sur le sol, un chevalier de la Garde se tenait la tête dans les mains, ses doigts enfouis dans sa chevelure bouclée. Serrés les uns contre les autres, trois autres hommes chuchotaient d’une voix empressée ; l’écho de leur échange verbal rebondissait sur les murs et résonnait jusqu’au couloir. « Vous ne venez pas ? » Vitari secoua la tête. « Il ne me l’a pas demandé. » Les trois hommes relevèrent la tête pour regarder Glotka se traîner vers eux. Surprenant de voir un tel groupe dans un couloir du palais, à une heure aussi matinale ! Hoff, le grand Chambellan, avait dû enfiler rapidement une robe de chambre sur sa chemise de nuit ; son visage semblait comme hébété par un récent cauchemar. Une des pointes du col de la chemise froissée du maréchal Varuz rebiquait et ses cheveux gris se dressaient en tous sens sur son crâne. Les joues du Juge Suprême Marovia étaient creuses, ses yeux, cernés de rouge. La main qu’il brandit pour indiquer la porte tremblait légèrement. « C’est là ! murmura-t-il. Un drame ! Un terrible drame ! Qu’allons-nous faire ? » Plissant le front, Glotka dépassa le garde en pleurs et franchit le seuil en boitillant. Celui d’une chambre à coucher. Et magnifique, avec ça ! Après tout, nous sommes dans un palais / Sur les murs tendus de soie colorée étaient accrochés de sombres tableaux, encadrés de dorures anciennes. Une cheminée massive, taillée dans de la pierre rouge et ocre, représentait un temple kantique en miniature. Les rideaux de l’énorme lit à baldaquin devaient dissimuler un espace bien plus grand que la propre chambre de Glotka. Les couvertures toutes chiffonnées étaient repoussées. Mais aucun signe du récent occupant. Une haute fenêtre, entrouverte sur la grisaille extérieure, laissait entrer une brise fraîche qui faisait danser et frémir les flammes des bougies. Debout au centre de la pièce, l’air renfrogné, l’Insigne Lecteur fixait le sol, de l’autre côté du lit. Si Glotka s’était attendu à le trouver aussi échevelé que ses collègues derrière la porte, il aurait été déçu. Sa tunique blanche était immaculée, ses cheveux blancs, parfaitement peignés, ses mains, gantées de blanc elles aussi, croisées avec soin sur son ventre. « Votre Éminence… » dit Glotka, en s’apprêtant à le rejoindre. Il remarqua soudain quelque chose sur le sol. Un liquide foncé, luisant d’un reflet noir sous l’éclairage des bougies. Du sang. Très surprenant ! Il avança encore un peu. Le cadavre gisait sur le dos, à bonne distance du lit. Du sang avait éclaboussé les draps blancs, le plancher, le mur à l’arrière, et commencé également à imbiber l’ourlet des tentures opulentes qui garnissaient la fenêtre. La chemise de nuit déchirée du mort en était, elle aussi, toute trempée. Une main était recroquevillée, l’autre manquait à partir du pouce. Une plaie béante s’ouvrait dans un bras, là où un gros morceau de chair manquait. Comme si on l’avait arrachée avec les dents. D’une jambe cassée, curieusement repliée en un angle obtus, un os blanc pointait au milieu des chairs ravagées. La gorge avait été si sauvagement malmenée que la tête tenait à peine au corps, mais le visage, aux lèvres retroussées en un rictus ignoble, aux yeux exorbités qui semblaient regarder, étonnés, les somptueuses moulures du plafond, était reconnaissable. « Le prince héritier Raynault a été assassiné », bredouilla Glotka. L’Insigne Lecteur leva ses mains gantées et frappa doucement sa paume de deux doigts pour l’applaudir. « Oh ! bravo ! C’est justement pour votre perspicacité que je vous ai fait venir. Oui, le prince Raynault a été assassiné. Une tragédie ! Un véritable outrage ! Un crime affreux qui touche le cœur même de notre nation et son peuple dans son ensemble. Mais ce n’est pas le pire. » L’Insigne Lecteur prit une profonde inspiration. « Le roi n’a aucun parent, Glotka, comprenez-vous ? Maintenant, il n’a plus d’héritier. Si le roi meurt, d’où viendra notre prochain illustre souverain, à votre avis ? » Glotka déglutit. Je vois. C’est extrêmement embarrassant ! « Du Conseil Public. — Une élection, railla Sult. Le Conseil Public votera pour élire notre prochain roi. Quelques centaines d’idiots, attentifs uniquement à eux-mêmes et incapables de commander ne serait-ce que leur propre repas, sans qu’on leur tienne la main ! » Glotka déglutit à nouveau. L’inquiétude de Son Éminence me réjouirait presque, si ma tête ne risquait pas de se retrouver sur le billot, à côté du sien. « Nous ne sommes pas très populaires, au sein du Conseil Public ! — Ils nous couvrent d’injures. Certains vont même plus loin. À cause de nos actions contre les merciers, les marchands d’épices, le gouverneur Vurms et tant d’autres… les nobles ne nous font pas confiance. » Alors, si le roi meurt… « Comment se porte Sa Majesté ? — Pas très bien. » Sult se rembrunit en regardant la dépouille ensanglantée. « Tout notre travail pourrait être anéanti par ce seul drame. À moins que nous ne parvenions à nous faire des amis parmi les membres du Conseil Public, tant que le roi est encore en vie ! À moins que nous ne réussissions à nous insinuer dans les bonnes grâces de celui qu’ils choisiront comme successeur ou, en tout cas, à influencer leur choix. » Il posa sur Glotka ses yeux bleus qui étincelaient dans la lumière des bougies. « Les électeurs devront être achetés, cajolés, menacés, soumis à des chantages. Vous pouvez être certain que les trois vieux bâtards qui attendent dehors sont en train de penser la même chose… Comment puis-je rester au pouvoir ? Quel candidat pourrais-je moi-même proposer ? Sur quels votes puis-je compter ? Quand le crime sera dévoilé, nous devrons affirmer au Conseil Public que nous tenons le coupable. Ensuite, il faudra rendre justice rapidement, brutalement. Si les votes nous sont défavorables, qui sait avec qui nous pourrions finir ? Imaginez Brock, Isher ou Heugen sur le trône ! » Sult eut un haussement d’épaules horrifié. « Au mieux, nous n’aurions plus d’emploi. Au pire… » On a retrouvé plusieurs corps flottant près des docks… « Voilà pourquoi il faut que vous découvriez le meurtrier du prince pour moi. Maintenant ! » Glotka se pencha sur le cadavre. Ou ce qu’il en reste. Il tapota du bout de sa canne la plaie du bras de Raynault. On a déjà constaté des blessures semblables sur un cadavre dans le parc, il y a quelques mois. C’est l’œuvre d’un Dévoreur, ou du moins c’est ce qu’on veut nous faire croire. Poussée par un brusque courant d’air, la fenêtre claqua contre le chambranle. Un Dévoreur serait donc entré par cette fenêtre ? Il n ‘‘est pas dans les habitudes des âmes damnées du Prophète de laisser de telles preuves derrière elles. Pourquoi ne pas l’avoir simplement fait disparaître comme Davoust ? Devons-nous supposer qu’il s’agit dune perte soudaine d’appétit ? « Avez-vous parlé au garde ? » Sult agita une main pour rejeter la question. « Il affirme être resté devant la porte toute la nuit, comme à l’accoutumée. Entendant du bruit, il est entré dans la chambre et a trouvé le prince dans la position où vous le voyez, se vidant de son sang ; la fenêtre était ouverte. Il a fait prévenir Hoff immédiatement. Hoff m’a envoyé un messager et j’ai agi de même avec vous. Le garde devrait néanmoins être interrogé dans les règles… » Glotka jeta un coup d’œil sur la main crispée de Raynault. Elle tenait quelque chose. Il se baissa avec difficulté, faisant trembler sa canne sous son poids, et réussit à saisir entre deux doigts sa trouvaille. Intéressant. Un lambeau de tissu. Blanc, à l’origine, partiellement taché de rouge foncé. Il l’aplatit, puis l’éleva au-dessus de lui. Un fil d’or scintilla dans la faible lueur de la bougie. J’ai déjà vu ce genre d’étoffe. « Qu’est-ce que c’est ? s’enquit sèchement Sult. Avez-vous trouvé quelque chose ? » Glotka garda le silence. Peut-être, mais c’était facile. Presque trop ! Glotka adressa un signe de tête à Frost. L’albinos se pencha pour retirer le sac qui encapuchonnait la tête de l’envoyé de l’empereur. Aveuglé par la lumière crue, Tulkis cilla, prit une profonde inspiration et examina la pièce en clignant des paupières. Un cube d’un blanc crasseux, trop fortement éclairé. Il aperçut la silhouette imposante de Frost, debout près de lui, puis Glotka, assis en face. Il détailla les chaises branlantes, la table tachée et le coffret luisant posé dessus. Il ne parut pas remarquer le petit trou noir dans le mur opposé, juste derrière la tête de Glotka. Il n’était pas supposé le voir. C’était le trou par lequel l’Insigne Lecteur surveillait les interrogatoires. Celui qui lui permet d’entendre tout ce qui se dit. Glotka étudia l’envoyé avec attention. C’est souvent à ce moment précis que les hommes se trahissent et dévoilent leur culpabilité. Je me demande quels seront ses premiers mots ! Un innocent chercherait à savoir de quel crime on l’accuse… « De quel crime m’accuse-t-on ? » demanda Tulkis. Glotka sentit sa paupière frémir. Un coupable intelligent poserait aussi la question, évidemment ! « De l’assassinat de Raynault, le prince héritier. » L’envoyé cilla de nouveau et s’affaissa sur sa chaise. « Mes plus sincères condoléances à la famille royale et à tous les peuples de l’Union, en cette journée tragique. Mais tout ceci est-il vraiment nécessaire ? » Il indiqua du menton les longueurs de chaînes enroulées autour de son corps dénudé. « Oui. Si vous êtes ce que nous vous soupçonnons d’être. — Je vois. Puis-je vous demander si le fait de ne pas avoir pris part à ce crime odieux changera quoi que ce soit pour moi ? » J’en doute ! Même si c’est le cas. Glotka lança le lambeau d’étoffe blanche maculée de sang. « On a trouvé ceci dans la main du prince. » Perplexe, Tulkis plissa le front. Exactement comme s’il ne l’avait jamais vu. « Il correspond parfaitement au morceau manquant sur l’un de vos vêtements trouvé dans vos appartements. Un vêtement copieusement imbibé de sang. » Tulkis leva des yeux écarquillés vers Glotka. Exactement comme s’il ignorait comment il avait pu arriver jusque-là. « Auriez-vous une explication à cela ? » L’envoyé se pencha vers la table, aussi près que le lui permettaient ses chaînes, et parla d’une voix basse et précipitée. « Je vous en prie, Supérieur, protégez-moi ! Si les agents du Prophète ont découvert ma mission… et ils finissent par tout découvrir, tôt ou tard… ils ne reculeront devant rien pour la faire échouer. Vous savez de quoi ils sont capables. Si vous me condamnez pour ce crime, vous insulterez personnellement l’empereur. Ce serait comme si vous frappiez sa main amicale, cela équivaudrait même à un camouflet en plein visage. Il jurera de se venger… et quand Uthman-ul-Dosht a juré quelque chose… Ma vie ne signifie rien, mais ma mission ne peut échouer. Les conséquences… pour nos deux nations… je vous en supplie, Supérieur, je vous implore… Je sais que vous êtes un homme à l’esprit ouvert… — Un esprit ouvert est comme une plaie béante, gronda Glotka. Exposé au poison. Susceptible de s’infecter. Uniquement capable de faire souffrir celui qu’il habite. » Il hocha la tête en direction de Frost. Posant avec soin un formulaire de confession sur la table, l’albinos le fit glisser vers Tulkis de ses doigts cireux, puis approcha une bouteille d’encre, dévissa son bouchon de cuivre et plaça une plume à côté. Avec la précision et la rigueur exigées par un adjudant. « Voici votre confession. » Glotka agita une main vers la feuille. « Au cas où vous n’auriez pas compris. — Je ne suis pas coupable », bafouilla Tulkis d’une voix réduite à un murmure. Le visage de Glotka se tordit d’agacement. « Avez-vous déjà été torturé ? — Non. — Avez-vous déjà assisté à une séance de torture ? » L’envoyé déglutit. « Oui. — Vous avez donc une idée de ce qui vous attend. » Frost souleva le couvercle du coffret de Glotka. À l’intérieur, les nombreux tiroirs s’écartèrent en éventail, à l’image d’un papillon sublime qui ouvre ses ailes pour la première fois, exposant les outils de Glotka dans toute leur splendeur, aussi bien hypnotique que répulsive. Les yeux de Tulkis s’emplirent de crainte et de fascination. « Je suis le meilleur dans mon domaine. » Avec un long soupir, Glotka croisa ses mains devant lui. « Cela n’a rien à voir avec une fanfaronnade, c’est une simple constatation. Vous ne seriez pas là, devant moi, s’il en était autrement. Je vous le dis pour qu’aucun doute ne subsiste dans votre esprit. Afin que vous puissiez répondre à mes prochaines questions sans vous faire d’illusions. Regardez-moi ! » Il attendit que les yeux sombres de Tulkis croisent les siens. « Avouez-vous ? » Un silence. « Je suis innocent, chuchota l’envoyé. — Là n’était pas ma question. Je vous la repose. Avouez-vous ? — Je ne peux pas. » Ils se dévisagèrent un long moment ; les doutes de Glotka s’évanouirent. Il est innocent. S’il avait pu escalader le mur du palais furtivement et entrer par la fenêtre du prince sans être repéré, il aurait sûrement réussi à s’échapper de l’Agriont, et nous ne serions pas plus avancés ! Pourquoi rester là à dormir, en laissant un vêtement couvert de sang dans son armoire, et attendre que nous le découvrions ? Ces accumulations de preuves sont si flagrantes que même un aveugle aurait pu les repérer. On veut nous duper, et avec un manque certain de subtilité ! Punir un homme étranger cl l’affaire est une chose, mais me faire ridiculiser en est une autre ! « Excusez-moi un instant », marmonna Glotka. Il quitta péniblement sa chaise pour se diriger vers la porte, qu’il prit soin de bien refermer derrière lui, puis gravit d’un pas traînant la volée de marches menant à la pièce adjacente, dans laquelle il pénétra. « Que diable venez-vous faire ici ? » grogna l’Insigne Lecteur. Glotka garda la tête baissée en signe de profond respect. « J’essaie d’établir la vérité, Votre Éminence… — Vous essayez d’établir quoi ? Le Conseil Restreint attend une confession et vous venez me débiter des âneries ? » Glotka soutint le regard noir de l’Insigne Lecteur. « Et s’il ne mentait pas ? Et si l’empereur souhaitait vraiment la paix ? Et si cet homme était innocent ? » Sult continua à le fixer d’un air furibond, ses yeux d’un bleu glacé grands ouverts d’incrédulité. « Est-ce bien vos dents que vous avez perdues dans le Gurkhul ou votre maudit esprit ? Nous nous moquons de son innocence comme d’une guigne ! Nous devons nous concentrer sur ce qui doit être fait ! Notre seule préoccupation est qu’il y ait de l’encre sur ce papier, espèce de… de… » Sa bouche écumait presque, il ne cessait de serrer et de desserrer ses poings « … pauvre loque humaine estropiée ! Faites-lui signer sa confession ! Quand nous en aurons terminé avec ça, nous pourrons aller lécher quelques culs au Conseil Public ! » Glotka inclina la tête en silence. « Bien sûr, Votre Éminence. — Bon ! Votre obsession désobligeante de la vérité va-t-elle me causer d’autres soucis, cette nuit ? Je préférerais utiliser la manière douce plutôt que la manière forte, mais j’obtiendrai les aveux de ce bâtard, coûte que coûte ! Dois-je envoyer chercher Goyle ? — Bien sûr que non, Votre Éminence. — Alors, retournez-y, sacré bon Dieu… et faites-le signer ! » Glotka sortit de la pièce en traînant la jambe. Il grogna, étira son cou à droite, puis à gauche, frotta doucement ses paumes meurtries, fit rouler ses épaules engourdies et craquer ses articulations. Un interrogatoire difficile. Assis sur le sol, jambes croisées, Severard était adossé contre le mur crasseux du couloir. « Il a signé ? — Évidemment. — Parfait ! Encore un mystère d’élucidé, hein, chef ? — J’en doute. Ce n’est pas un Dévoreur. En tout cas, rien à voir avec Shickel. Il ressent la douleur, crois-moi. » Severard haussa les épaules. « Elle a dit qu’ils n’avaient pas tous les mêmes dons. — Oui, c’est vrai. Elle l’a dit. » Mais quand même ! Glotka essuya son œil larmoyant, l’air songeur. Quelqu’un a assassiné le prince. Quelqu’un à qui sa mort profitera. J’aimerais savoir de qui il s’agit, même si tout le monde s’en moque. « Il me reste quelques questions à poser. Le garde en faction devant la chambre du prince, hier soir… je veux lui parler. » Le Tourmenteur arqua les sourcils. « Pourquoi ? Nous avons notre papier, non ? — Ramène-le ici, un point, c’est tout ! » Severard décroisa les jambes et se releva d’un bond agile. « D’accord, c’est vous le patron. » S’écartant du mur crasseux, il s’éloigna dans le couloir d’un pas nonchalant. « Et un chevalier de la Garde, un ! C’est parti ! » Tenir bon « Vous avez réussi à dormir ? » demanda Pike, en grattant le côté le moins ravagé de son visage. « Non, et vous ? » Le prisonnier, promu sergent, secoua la tête. « Et ça fait des jours que ça dure », murmura Jalenhorm, plein de regrets. Se protégeant les yeux d’une main, il inspecta la crête septentrionale ; une ligne inégale d’arbres se découpait sur le ciel gris acier. « La division de Poulder est-elle déjà partie se poster dans les bois ? — Oui, juste avant l’aube, précisa West. Nous ne devrions pas tarder à avoir un message nous informant qu’ils sont en place. Kroy se prépare apparemment à en faire autant. On ne peut que saluer sa ponctualité. » En dessous du quartier général de Burr, plus bas dans la vallée, la division du général Kroy s’ébranlait en ordre de bataille. Trois régiments de fantassins de la Garde royale formaient le centre ; sur chaque aile, un régiment de recrues se tenait un peu plus en hauteur. La cavalerie se trouvait à l’arrière. Un spectacle complètement différent des manœuvres fantaisistes de l’armée de fortune de Ladisla. Les bataillons s’écoulaient avec fluidité, en colonnes bien ordonnées, piétinant la boue, les herbes hautes ou les plaques de neige persistante dans les creux du terrain. Parvenus aux positions qui leur avaient été assignées, ils commencèrent à se déployer en rangées parfaitement alignées ; cette toile d’araignée humaine s’étirait dans toute la vallée. L’écho de leurs pas lointains, des roulements de tambours et des ordres secs de leurs commandants résonnait dans le matin frais. Tout s’effectuait de façon nette et précise, selon la procédure. Écartant d’un geste vif un pan de sa tente, le maréchal Burr sortit. Il répondit aux saluts des divers gardes et officiers éparpillés dans les environs en agitant brièvement la main. « Colonel », gronda-t-il en regardant le ciel, sourcils froncés. « Il ne neige donc toujours pas ! » À l’horizon, le soleil n’était encore qu’une vague tache noyée dans la brume. De longs rubans gris parsemaient l’immensité blanche et des nuages plus sombres planaient au-dessus de la crête septentrionale. « Pas pour l’instant, Monsieur, fit West. — Des nouvelles de Poulder et de ses hommes ? — Non, Monsieur. Mais leur progression doit s’avérer difficile parmi ces arbres enchevêtrés. » Qui ne doivent pas l’être autant que l’esprit de Poulder ! pensa West. En faire la remarque ne lui parut pas cependant très professionnel. « Avez-vous déjà pris votre petit-déjeuner ? — Oui, Monsieur, merci. » West n’avait pas mangé depuis la veille au soir, et encore, il s’était contenté de grignoter ! Il se sentait incommodé rien qu’à l’évocation de nourriture. « Eh bien, l’un de nous deux au moins a le ventre plein ! » Burr posa avec amertume une main sur son estomac. « Maudite indigestion, je ne peux rien avaler ! » Il grimaça et rota. « Excusez-moi. Les voilà qui partent. » Le général Kroy devait s’être enfin déclaré satisfait de la position de chaque homme de sa division, car les soldats commencèrent à s’éloigner dans la vallée. La brise fraîche qui venait de se lever fit claquer les étendards des régiments, les drapeaux des bataillons et les bannières des compagnies. Le soleil pâle se refléta sur les lames acérées et les armures polies, éclaira galons dorés, bois ciré et boucles de harnais. Tous avançaient en cadence, avec la fierté de tout déploiement militaire qui se respecte. Devant eux, à l’est de la vallée, une tour immense se dressait au-dessus des arbres : la tour la plus proche de la forteresse de Dunbrec. « Un spectacle saisissant, murmura Burr. Quinze mille guerriers, au bas mot, et presque autant, tout là-haut sur la crête. » Il indiqua de la tête les deux régiments de cavaliers en réserve qui, impatients, arpentaient le sol en contrebas du poste de commandement. « Et nous en avons encore deux mille, ici, attendant les ordres. » Il jeta un coup d’œil sur l’étendue du camp : véritable ville de toile installée dans la vallée enneigée, où s’entassaient chariots, piles de caisses et de tonneaux, autour desquels s’affairaient de minuscules silhouettes noires. « Et je ne compte pas les milliers d’hommes occupés là-bas… cuisiniers et palefreniers, forgerons et cochers, aides de camp et chirurgiens. » Il secoua la tête. « Sacrée responsabilité que tout cela, hein ? Vous ne voudriez pas être le fou qui en a la charge, n’est-ce pas ? » West esquissa un petit sourire. « Non, Monsieur. On dirait… » bredouilla Jalenhorm. Une main en visière, il plissa les yeux en parcourant la vallée. « Ne seraient-ce pas… Longue-vue ! » aboya Burr. Un officier lui en tendit une aussitôt en un geste affecté. Burr l’ouvrit d’un bref claquement. « Eh bien, eh bien… Qui voilà ? » Une question de pure forme, sans aucun doute. Il ne pouvait s’agir que d’eux. « Les hommes de Bethod », lui répondit Jalenhorm, toujours prompt à énoncer l’évidence. À travers le cercle vacillant de sa propre longue-vue, West les observa se précipiter à découvert. Émergeant d’entre les arbres, en bordure de rivière, à l’extrémité de la vallée, ils se répandirent sur le terrain à la manière d’un flux sombre jaillissant d’un poignet sectionné. Des masses grises et marron se figèrent sur les ailes : des serfs, pauvrement armés. Au centre, on distinguait des rangs mieux organisés dont le métal sinistre, les cottes de mailles et les lames étincelaient : l’infanterie de Bethod. « Aucun signe de chevaux. » Cette constatation rendit West encore plus nerveux. Il avait déjà eu affaire à la cavalerie de Bethod et cette rencontre avait failli lui être fatale. Il n’avait aucune envie de renouveler l’expérience. « Bon, ça fait quand même du bien de voir l’ennemi ! » s’exclama Burr, formulant l’opposé de ce que pensait West. « Il faut reconnaître qu’ils se placent avec intelligence. » Sa bouche remonta en un semblant de sourire. « Mais ils vont exactement là où nous voulons qu’ils aillent. Le piège est tendu, et prêt à se refermer, hein, capitaine ? » Il passa la longue-vue à Jalenhorm, qui s’empressa de regarder au travers. À son tour, ce dernier afficha un petit sourire. « Exactement là où nous voulons qu’ils aillent », répéta-t-il. West était nettement moins confiant. Il se rappelait avec clarté le mince cordon d’hommes du Nord sur la crête où Ladisla pensait les avoir attirés. Les soldats de Kroy s’immobilisèrent et les unités reprirent leurs positions avec un calme digne d’une parade : des lignes formées de quatre colonnes avec, juste derrière, les compagnies de réserve en rang serré et, enfin, à l’avant, une fine chaîne d’arbalétriers. West perçut à peine l’ordre de tirer. Aussitôt, une première nuée de carreaux s’éleva des unités de Kroy et s’abattit sur leurs adversaires. Il sentit ses ongles s’enfoncer douloureusement dans sa paume, tandis qu’il les regardait, le poing serré, souhaitant de toutes ses forces voir les ennemis s’effondrer. Au lieu de quoi, ceux-ci ripostèrent en renvoyant une volée de flèches parfaitement orchestrée. Et se ruèrent en avant. Leur cri de guerre, ce hurlement aigu et inhumain, flotta dans l’air froid et parvint jusqu’aux oreilles des officiers debout devant la tente. West se mordit les lèvres ; il se souvenait de la première fois qu’il l’avait entendu résonner dans le brouillard. Difficile de croire que seules quelques semaines s’étaient écoulées depuis cet épisode. Il éprouva la même joie coupable à l’idée de se trouver à l’abri derrière les lignes, suivie d’un frisson, quand il se rappela que cela ne lui avait pas vraiment réussi en cette dernière occasion. « Bordel de merde ! » s’exclama Jalenhorm. Tous les autres gardèrent le silence. Grinçant des dents, le cœur battant à tout rompre, West essayait désespérément de stabiliser sa longue-vue pendant qu’il observait la charge énergique des hommes du Nord dans la vallée. Les arbalétriers de Kroy lâchèrent une deuxième volée de carreaux, avant de se retirer entre les espaces prévus avec soin dans les rangs toujours parfaitement formés et de se redéployer derrière leurs compagnons. Des lances furent baissées, des boucliers, brandis ; dans un silence relatif, les forces de l’Union s’apprêtèrent au choc de la rencontre avec les hommes du Nord hurlants. « Le sort en est jeté », grommela le maréchal Burr. Les rangs de l’Union semblèrent onduler quelque peu. Le soleil étincela plus vivement sur la masse des hommes en mouvement. Les cliquetis se répercutèrent jusqu’à la hauteur, où tout le monde se taisait. Au poste de commandement, chacun avait l’œil vissé à sa longue-vue ou cherchait à voir quelque chose dans les rayons du soleil. Osant à peine respirer, tous tendaient le cou, dans l’espoir de distinguer ce qui se passait dans la vallée. Après ce qui parut durer un siècle, Burr abaissa sa longue-vue. « Bon. Ils tiennent. Il semblerait que ces hommes du Nord aient dit vrai, West, nous avons l’avantage du nombre, même sans Poulder. Quand il s’engagera à son tour, ce sera la débandade… — Regardez là-haut ! s’écria West. Sur la crête, au sud ! » Quelque chose brilla dans les arbres. Un nouveau scintillement se produisit. « Je parie ce que vous voulez qu’il s’agit de leur cavalerie, Monsieur. On dirait que Bethod a eu la même idée que nous, mais sur l’autre flanc ! — Sacrebleu ! jura Burr. Faites savoir au général Kroy que l’ennemi a posté des chevaux sur la crête méridionale ! Dites-lui de refuser sa gauche et de se préparer à attaquer par la droite ! » Un des officiers adjoints sauta prestement en selle et partit au galop en direction du quartier général de Kroy, les sabots de sa monture soulevant moult paquets de boue. « Encore un de ses vilains tours, et sans doute pas le dernier ! » Burr referma sa longue-vue d’un geste sec et se mit à la frapper sur sa paume. « Nous ne pouvons nous permettre d’échouer, colonel West. Rien ne doit se mettre en travers de notre chemin. Ni l’arrogance de Poulder, ni la fierté de Kroy, ni la fourberie de l’ennemi ! Il nous faut remporter une victoire aujourd’hui ! Pas question pour nous d’échouer ! — Bien sûr, Monsieur. » Toutefois, West ne voyait pas très bien ce qu’il pouvait faire pour empêcher cela. Les soldats de l’Union essayaient de rester discrets, ce qui en clair signifiait qu’ils faisaient autant de tapage qu’un énorme troupeau de moutons poussés sans ménagement dans une grange afin d’y être tondus. Une cacophonie de plaintes et de grognements, de glissades sur le sol mouillé, de cliquetis d’armures et de raclements d’armes sur les branches… Renifleur secoua la tête en les observant. « Encore heureux qu’y ait personne dans l’ coin, sinon ça fait longtemps qu’on aurait été repérés ! maugréa Dow. Ces maudits idiots s’raient même capables de réveiller un mort ! — Alors, pas la peine de t’y mettre aussi ! » rétorqua d’un ton acerbe Séquoia qui les précédait. Il leur fit signe d’avancer. Se déplacer avec une telle équipe procurait un sentiment étrange. Deux douzaines des soldats de Frisson les accompagnaient. Quel drôle d’assortiment ils formaient ! Des hommes de petite taille et quelques géants, des vieux, des plus jeunes, tous équipés d’armes et d’armures variées, mais dans le même état d’usure, de l’avis de Renifleur qui les avait détaillées. « Halte ! » Les soldats de l’Union s’arrêtèrent bruyamment en maugréant, puis entreprirent de s’écarter pour former une colonne qui s’étira jusqu’au sommet de la crête. Une colonne sacrément longue ! songea Renifleur en observant les nombreux hommes s’enfoncer dans les bois, alors que lui et sa bande se trouvaient en queue de peloton. Il scruta les arbres dénudés sur leur gauche et fronça les sourcils. Un endroit bien isolé qu’une queue de peloton ! « Mais l’endroit le plus sûr, murmura-t-il pour lui-même. — Que dis-tu ? demanda Cathil en s’asseyant sur un gros tronc d’arbre abattu. — On est en sécurité, ici », traduisit-il dans sa langue, en lui grimaçant un sourire. Il ne savait toujours pas comment se comporter avec elle. De jour, un abîme les séparait, un sacré fossé qu’avait creusé leur différence de race, d’âge et de langue. Il ignorait s’il parviendrait jamais à le combler. Bizarre la façon dont il s’amenuisait pendant la nuit ! Ils se comprenaient assez bien dans l’obscurité. Avec le temps, ils finiraient peut-être par arriver à quelque chose, ou pas… et tant pis ! N’empêche qu’il était bien content qu’elle soit là ! Sa présence lui donnait le sentiment d’être de nouveau un homme et non un simple animal en train de rôder furtivement dans les bois pour essayer de se frayer un chemin entre deux pagailles. Il vit un officier quitter les rangs et venir vers eux. Arrivé devant Séquoia, il bomba le torse, un singulier bout de bois lustré coincé sous un bras. « Le général Poulder vous ordonne de rester ici, sur l’aile gauche, afin d’assurer la sécurité du flanc le plus éloigné. » Il s’exprimait avec lenteur, d’une voix forte, comme s’il espérait ainsi se faire comprendre de ces gens qui ne parlaient peut-être pas son langage. « D’accord, répondit Séquoia. — La division se déploiera sur la hauteur située à votre droite ! » Il agita son mince bâton vers les arbres où ses hommes se dirigeaient bruyamment, sans se presser. « Nous attendrons là jusqu’à ce que les troupes de Bethod soient engagées contre la division du général Kroy, puis nous attaquerons et les bouterons hors de ce champ de bataille ! » Séquoia hocha la tête. « Vous avez besoin de notre aide pour ça ? — Franchement, j’en doute, mais nous vous en informerons au besoin. » Et il repartit, en se rengorgeant, rejoindre ses hommes ; à quelques pas de là, il glissa et faillit tomber dans la boue sur les fesses. « Il est confiant », dit Renifleur. Séquoia arqua un sourcil. « Un peu trop, à mon avis, mais si cela nous permet de rester en dehors du coup, je m’en fiche ! Bon, au boulot ! » cria-t-il aux hommes qui l’entouraient. « Allez me chercher ce tronc et tirez-le jusqu’au sommet de la colline ! — Pourquoi ? » s’enquit l’un d’eux d’un air boudeur. Assis par terre, il se grattait une jambe. « Pour avoir que’que chose où t’ cacher si Bethod se pointe ! aboya Dow. Fais c’ qu’on te dit, imbécile ! » Les soldats posèrent leurs armes et se mirent au travail en rechignant. Apparemment, faire équipe avec le légendaire Rudd Séquoia était moins amusant qu’ils ne l’auraient cru. Renifleur ne put retenir un sourire. Ils auraient dû s’en douter. Les chefs ne deviennent pas des légendes en ne faisant exécuter que de petites tâches ! Comme il s’approchait de son vieux compagnon, celui-ci fixa la forêt avec suspicion. « T’es inquiet, grand chef ? — C’est un bon endroit pour dissimuler des hommes. Un bon endroit pour attendre le début des combats et s’y précipiter en dévalant la pente ! — C’est vrai, ricana Renifleur. Voilà pourquoi on est là ! — Et alors ? Tu crois que Bethod n’y aura pas pensé ? » Le sourire de Renifleur s’effaça. « S’il a des hommes en trop, il s’est peut-être dit qu’il pouvait les disposer ici, en attendant le moment propice, exactement comme nous ! Il pourrait bien les envoyer depuis ces arbres, là-bas, et leur commander de grimper cette colline jusqu’à l’endroit où on est assis ! Et que se passerait-il à ce moment-là, d’après toi ? — On commencerait à s’entretuer, j’imagine. Seulement, d’après Frisson et ses copains, Bethod n’a pas d’hommes en trop. En vérité, on disposerait même de plus du double de ses effectifs. — Peut-être… mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il aime concocter des surprises. — D’accord », concéda Renifleur en regardant les autres traîner leur tronc vers le haut de la butte pour en bloquer le sommet. « D’accord ! Alors, installons ce tronc et croisons les doigts ! — Croiser les doigts ? grommela Séquoia. Quand as-tu déjà vu un truc pareil fonctionner ? » Et, partant à grands pas, il alla marmonner quelques mots au Sinistre. Renifleur haussa les épaules. Évidemment, si quelques centaines de serfs apparaissaient subitement, ils seraient dans un fichu pétrin, mais il ne pouvait pas y faire grand-chose pour l’instant ! Il s’assit donc près de son paquetage, d’où il sortit son silex et quelques brindilles sèches. Après les avoir soigneusement empilées, il commença à frotter sa pierre afin de produire des étincelles. Frisson vint s’accroupir près de lui, les mains posées sur le manche de sa hache. « Qu’est-ce que tu fais ? — À ton avis ? » Renifleur souffla sur le petit bois en regardant les flammes s’y répandre. « Je me prépare un feu. — On ne serait pas en train d’attendre le commencement d’une bataille ? » Renifleur recula légèrement pour observer les rameaux secs s’enflammer. « Si ! On attend ! Voilà pourquoi c’est le moment idéal pour faire un feu. La guerre n’est qu’attente, mon garçon. Si tu marches avec nous, ça risque même de t’occuper pendant des semaines. Tu peux choisir de passer tout ce temps à te geler les miches ou essayer de trouver un peu de réconfort. » Il dégagea sa poêle de son sac et la glissa sur le feu. Une nouvelle poêle – solide, avec ça ! – qu’il avait chipée aux cuisiniers de l’Union. Il défît le paquet posé au fond de l’ustensile, dévoilant cinq œufs encore intacts. De jolis œufs tachetés de brun. Il en cassa un sur le rebord de sa poêle, l’y laissa couler et l’écouta grésiller, un large sourire aux lèvres. Tout ne se passait pas si mal ! Il n’avait pas mangé depuis un bail. Au moment de casser le dernier, il flaira soudain quelque chose dans le vent qui venait de tourner. Il ne s’agissait pas uniquement d’un fumet d’œufs en train de cuire… Il redressa la tête brusquement, sourcils froncés. « Qu’y a-t-il ? demanda Cathil. — Rien sûrement. » Mieux valait pourtant ne pas courir de risques. « Attends-moi ici, veux-tu, et surveille-les pour moi, hein ? — D’accord. » Renifleur rampa par-dessus le tronc jusqu’à un arbre proche. Il s’y adossa en restant accroupi et examina la pente. Il ne sentait plus rien. Il ne voyait rien non plus – à part de l’herbe mouillée parsemée de neige, des branches de pins dégoulinantes et leurs ombres immobiles. Rien du tout. Avec toutes ces histoires de surprises, Séquoia lui avait porté sur les nerfs. Il allait repartir, quand il perçut de nouveau une faible odeur. Il se redressa, descendit un peu le long de la colline, afin de s’écarter de son feu et du tronc abattu, et inspecta le sous-bois. Un bras passé dans son bouclier, l’autre tenant fermement son épée dégainée, Séquoia arriva près de lui. « Qu’y a-t-il Renifleur, t’as senti quelque chose ? — Peut-être. » Il recommença à flairer. Inhalant une bonne bouffée d’air par le nez, il l’analysa en la humant longuement. « Rien, sans doute ! — Pas de ça avec moi, Renifleur ! Ton nez nous a tirés d’embarras plus d’une fois. Qu’est-ce que tu sens ? » La brise changea de direction et lui emplit les narines de la fameuse odeur. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas sentie, mais impossible de se tromper. « Merde ! souffla-t-il. Des Shankas ! — Ohé ! » Renifleur pivota, bouche ouverte. Cathil enjambait le tronc d’arbre, la poêle à la main. « Les œufs sont cuits », lança-t-elle en leur souriant. Séquoia agita son bras dans sa direction et hurla à pleins poumons. « Tout le monde derrière le… » Des buissons leur parvint la vibration d’une corde d’arc relâchée. Renifleur entendit la flèche et la sentit filer non loin. Les Shankas n’étant pas de très bons archers, le projectile le manqua d’une ou deux coudées. Par malchance, il trouva une autre cible. Elle cligna des paupières en regardant la flèche fichée dans son flanc. Et tomba tout à coup, en lâchant la poêle. Renifleur remonta la pente en courant et se précipita vers elle ; son souffle froid lui râpait la gorge. Alors qu’il s’empressait de la prendre par les bras, il vit Séquoia lui attraper les genoux. Heureusement qu’elle n’était pas lourde ! Pas lourde du tout ! Quelques flèches passèrent près d’eux. L’une d’elles se planta dans le tronc en oscillant. Les deux hommes firent basculer la blessée à l’abri, derrière le tronc, et s’empressèrent de l’y rejoindre. « Il y a des Shankas, là, en bas ! hurla Séquoia. Ils ont eu la fille ! — L’endroit l’plus sûr d’la bataille, hein ? », grogna Dow, en s’aplatissant contre le tronc. Il fit tournoyer sa hache. « Maudits bâtards ! — Des Shankas ? Si loin, au sud ? » demanda quelqu’un. Renifleur passa ses bras sous les aisselles de Cathil et, malgré les plaintes de la jeune fille, la traîna jusqu’à l’anfractuosité où il avait fait son feu, faisant rebondir ses talons sur la boue durcie. « Ils m’ont tiré dessus », marmonnait-elle en fixant la flèche, tandis que son sang imprégnait sa tunique. Elle toussa et leva des yeux écart-quillés vers Renifleur. « Ils arrivent ! tonna Frisson. Tenez-vous prêts, les gars ! » Les hommes brandirent leurs armes, resserrèrent ceinturons et lanières de boucliers et, avec force grincements de dents et claques dans le dos, ils se préparèrent à combattre. Aussi calme qu’à l’accoutumée, debout derrière le tronc, Dow décochait des flèches vers le bas de la colline. « Il va falloir que j’y aille, dit Renifleur en pressant la main de Cathil. Mais je vais revenir, d’accord ? Reste assise ici, tu entends ? Je vais revenir. — Quoi ? Non ! » Il dut détacher ses doigts un par un pour se libérer. Cela lui déplaisait, mais avait-il le choix ? « Non ! » implora-t’elle d’une voix enrouée, alors qu’il rampait vers le tronc et la mince rangée de manants réfugiés derrière ; une poignée d’entre eux étaient agenouillés, arcs bandés. Une lance acérée vint se planter dans le sol, juste à ses pieds. Renifleur la regarda, ébahi, puis se coula à genoux à proximité du Sinistre pour scruter la pente. « Bordel de merde ! » Alentour, les arbres grouillaient de Shankas, en bas, à gauche, à droite. Des silhouettes sombres se déplaçaient, des ombres mouvantes se ruaient à l’assaut de la colline. Par centaines, apparemment ! Plus loin, sur leur droite, les soldats de l’Union, perplexes, vociféraient, faisant cliqueter lances et armures. D’un peu partout, des flèches fusaient des bois avec des sifflements agressifs, avant de filer droit sur eux. « Bordel de merde ! — On pourrait p’t-être riposter, hein ? » Le Sinistre décocha son projectile et en sortit aussitôt un autre de son carquois. Renifleur fit de même, mais les cibles étaient si nombreuses qu’il avait du mal à se décider ; il finit par tirer bien trop haut, sans cesser de jurer. Les Shankas se rapprochaient, au point qu’il distinguait leurs visages, si l’on pouvait nommer ainsi ces mâchoires pendantes qui grognaient en découvrant une multitude de dents avec, juste au-dessus, des petits yeux pleins de haine. Ils portaient des armes insolites – gourdins hérissés de clous, cognées taillées dans la pierre, épées rouillées, volées sans doute à des morts – et continuaient de monter entre les arbres, véloces comme des loups. Il en toucha un à la poitrine et le vit s’effondrer. Il en atteignit un deuxième à la jambe ; les autres ne mollirent pas pour autant. Il entendit Séquoia rugir : « Prêts ! » Autour de Renifleur, des hommes se levèrent, brandissant épées, lances ou boucliers, pour affronter la charge. Il se demanda comment on pouvait se préparer à ça. Avec un cri d’animal, un Tête-Plate sauta par-dessus le tronc, gueule grande ouverte. Renifleur eut à peine le temps d’apercevoir sa forme noire dans les airs qu’un mugissement lui creva les tympans : l’épée de Tul le faucha en plein vol et l’envoya rebondir de l’autre côté ; son sang jaillit à l’instar du liquide d’une bouteille qui éclate. Un autre arriva en catimini. Séquoia lui trancha le bras de sa lame, puis, d’un coup de bouclier, le propulsa vers le bas de la pente. Il en surgissait toujours plus, et tous s’obstinaient à vouloir franchir en masse leur barrière de bois. Renifleur en blessa un au visage, à moins d’un pas de distance. Tirant prestement son couteau, il acheva le travail en le poignardant dans le ventre, avec des cris de damné, tandis que du sang chaud ruisselait le long de son bras. Au moment où le Shanka tomba, il lui arracha son gourdin pour le lancer sur un autre adversaire, qu’il manqua, et recula en chancelant. Partout, des hommes hurlaient, tailladaient, hachaient menu. Il vit Frisson coincer la tête d’un Shanka contre un arbre avec sa botte, avant de lever son bouclier bien haut et de lui enfoncer la bordure métallique en pleine figure. Simultanément, il en assomma un autre d’un coup de hache, éclaboussant de sang les yeux de Renifleur, et en attrapa un troisième qui se précipitait au-dessus du tronc. Tous deux retombèrent sur le sol boueux. Quand leur roulade s’interrompit, le Shanka était à califourchon sur Frisson. Renifleur le frappa dans le dos avec son gourdin à deux ou trois reprises, ce qui permit à son compagnon de le repousser. Se remettant aussitôt debout, ce dernier asséna un coup violent sur la nuque du Shanka et repartit à la charge. Il terrassa un Tête-Plate qui venait de transpercer avec sa lance le flanc d’un soldat gémissant. Renifleur cilla et tenta d’essuyer le sang qui l’aveuglait avec sa manche. Il aperçut alors le Sinistre qui, brandissant son couteau, l’enfonça dans le crâne d’un Shanka ; sa lame ressortit par la bouche et le cloua proprement sur un tronc. Il vit ensuite Tul écraser son gros poing sur le visage d’un autre Shanka ; il ne s’arrêta de cogner qu’après l’avoir réduit en une bouillie rougeâtre. Un Tête-Plate prit soudain appui sur le tronc, juste à côté de lui, le menaçant de sa lance, mais avant que Renifleur n’ait pu le toucher, Dow bondit et lui coupa les jambes. Le malheureux s’affala en hurlant. Renifleur vit un Shanka, assis sur un homme, lui arracher un gros morceau de chair dans le cou. S’emparant d’une lance qui gisait derrière lui, il la projeta directement dans le dos de l’assaillant. Celui-ci bascula avec quantité de couinements, se griffant les épaules pour essayer de la retirer ; le projectile était toutefois bien trop profondément enfoncé. Un autre soldat se débattait contre un agresseur qui lui avait planté ses dents dans le bras ; il rugissait, tout en le rouant de coups de sa main libre. Renifleur s’avança pour lui porter secours, mais en fut empêché par un Shanka armé d’une lance. Il esquiva de justesse et, au passage, fouetta les airs avec son couteau au niveau de ses yeux, avant de lui asséner d’un revers un coup de gourdin à l’arrière du crâne ; il le sentit craquer comme une coquille d’œuf. Il se retourna à temps pour en affronter un autre. Bigrement costaud, celui-là ! Il ouvrait la gueule, grognait et lui montrait les dents, un filet de bave lui coulait sur le menton ; il serrait ses griffes autour du manche d’une formidable hache. « Viens donc ! » lui cria Renifleur, agitant couteau et gourdin. Avant que le Tête-Plate ne pût bouger, Séquoia, qui s’était approché par-derrière, le fendit en deux de l’épaule à la poitrine. Des gerbes de sang giclèrent. Il s’effondra dans la boue. Alors qu’il parvenait à se redresser tant bien que mal, Renifleur le frappa au visage d’un coup de couteau. Les Shankas commencèrent à battre en retraite. Les hommes en profitèrent pour hacher menu les fuyards en hurlant. Le dernier rescapé tenta de franchir le tronc en poussant un cri rauque. Quand l’épée de Dow s’abattit dans son dos, provoquant une large entaille où se mêlaient débris d’os et viande rougeâtre, il couina et s’emmêla dans une branche, où il tressauta quelques instants, avant de s’immobiliser, les jambes toujours agitées de tremblements involontaires. « Ils sont partis ! » mugit Frisson, le visage éclaboussé de sang, sous ses longs cheveux. « On les a eus ! » Ses soldats l’acclamèrent en entrechoquant leurs armes. Du moins, la plupart d’entre eux. Un ou deux, allongés par terre, ne bougeaient plus ; quelques autres, blessés, étendus de tout leur long, geignaient entre leurs dents serrées. Renifleur eut l’impression qu’ils n’avaient pas vraiment envie de se réjouir. Pas plus que Séquoia. « Fermez-la, bande d’idiots ! Ils sont partis pour le moment, mais il y en aura d’autres. L’inconvénient avec les Shankas, c’est qu’il en vient toujours plus ! Dégagez leurs cadavres du passage ! Récupérez le plus de flèches possible ! Nous en aurons besoin avant la fin du jour ! » Renifleur se dirigea vers le feu qui couvait. Cathil était allongée là où il l’avait laissée. Une main crispée sur la flèche fichée dans sa poitrine, la respiration rapide et sifflante, elle le regarda approcher avec de grands yeux mouillés, sans rien dire. Il se tut également. Qu’aurait-il pu lui dire ? Avec son couteau, il découpa sa tunique à partir du projectile jusqu’à l’ourlet, puis l’écarta de son corps pour dégager la flèche. Celle-ci pointait entre deux côtes, dans son flanc droit, juste sous le sein. Pas l’endroit idéal pour se faire blesser, si tant est qu’il en existe un. « Est-ce que ça ira ? » bredouilla-t-elle en claquant des dents. Son visage était blanc comme neige, ses yeux brillaient de fièvre. « Est-ce que ça ira ? — Oui, ça ira, répondit-il en essuyant du pouce la boue qui lui souillait la joue. Ne t’inquiète pas, hein ? Nous allons arranger ça. » Tout en prononçant ces mots, il ne cessait de se répéter : tu n’es qu’un fichu menteur, Renifleur, un maudit lâche. Elle a une flèche dans la poitrine. Séquoia vint s’accroupir près d’eux. « Il va falloir la faire sortir », dit-il, la mine sombre. « Je vais la tenir, pendant que tu tireras. — Pendant que je fais quoi ? — Qu’est-ce qu’il raconte ? » souffla Cathil, les lèvres maculées de sang. « Qu’est-ce qu’il… » Renifleur attrapa le fut à deux mains, tandis que Séquoia tenait la jeune femme par les poignets. « Que faites… » Renifleur tira. Sans succès. Il tira encore. Du sang jaillit de la plaie, contourna le fut et s’écoula en deux lignes sombres sur la peau livide. Il tira de nouveau. Cathil se contorsionna, battant des jambes et hurlant, comme s’il la tuait. Il tira. Mais la flèche ne bougea pas. « Tire ! siffla Séquoia. — Ça ne veut pas venir, bordel ! lui gronda Renifleur en pleine face. — D’accord ! D’accord ! » Renifleur relâcha la flèche. Cathil se mit à tousser en émettant des gargouillis. Elle tremblait de tous ses membres, inspirait en haletant et crachait une salive rosâtre. Séquoia se frotta la joue, y laissant une traînée ensanglantée. « Si tu ne peux pas la tirer, il faut que tu la repousses de l’autre côté. — Quoi ? — Que… dit-il ? » bafouilla Cathil, qui claquait toujours des dents. Renifleur déglutit. « Nous allons devoir la pousser. — Non ! » bégaya-t-elle, les yeux exorbités. « Non ! — Il le faut. » Elle s’étrangla lorsqu’il brisa le fût à mi-hauteur et posa les mains sur le bout restant. « Non ! implora-t-elle. — Tiens bon, fillette, murmura Séquoia dans la langue commune en lui reprenant les poignets. Tiens le coup ! Maintenant, à toi, Renifleur ! — Non… » Serrant les dents, Renifleur appuya de toutes ses forces sur la flèche brisée. Cathil sursauta, laissa échapper une sorte de râle, puis ses yeux se révulsèrent. Elle s’évanouit. Renifleur fit rouler légèrement son corps aussi ramolli qu’un chiffon et aperçut la pointe qui dépassait dans son dos. « Bon, marmonna-t-il. Bon, elle est passée… » La saisissant juste dessous, il la tourna en douceur et la fit sortir avec une giclée de sang – en moins grande quantité qu’il aurait cru. « Ça, c’est bien, très bien ! dit Séquoia. Ça signifie que le poumon n’est pas touché. » Renifleur se mordilla la lèvre. « Bien, bien. » Il attrapa un rouleau de tissu, appliqua une extrémité sur le trou sanguinolent dans son dos, puis ramena le tissu vers sa poitrine. À mesure qu’il faisait ses tours, Séquoia l’aidait en soulevant Cathil. « C’est bien, c’est bien », ne cessait de se répéter Renifleur, en enroulant le bandage aussi vite et aussi serré que le lui permettaient ses doigts gourds. Ses mains étaient ensanglantées, le pansement aussi ; l’estomac et le dos de Cathil portaient les traces roses de ses doigts, auxquelles se mêlaient des traînées de sang et de saleté. Après avoir rabaissé sa tunique, il la reposa avec délicatesse sur le dos. Il effleura son visage – chaud. Elle avait les yeux clos. Sa poitrine se soulevait doucement, son souffle laissait une buée blanche autour de sa bouche. « Faut que je trouve une couverture. » Il se leva pour fouiller dans son sac ; il en tira sa propre couverture, éparpillant ses affaires autour du feu, puis il la porta vers Cathil et la défroissa avant de la poser sur elle. « On va te garder au chaud, hein ? Bien au chaud ! » Il la coinça soigneusement sous son corps, sans oublier de lui couvrir les pieds, afin de la préserver du froid. « Là… reste au chaud. — Renifleur… » Penché sur elle, Séquoia essayait d’écouter sa respiration. Il se redressa et secoua lentement la tête. « Elle est morte. — Quoi ? » Des flocons se mirent à tomber sur eux. Il recommençait à neiger. « Où diable est passé Poulder ? » gronda le maréchal Burr en inspectant la vallée. Il serrait et desserrait ses poings en signe de contrariété. « Je lui ai dit d’attendre que le combat soit engagé, pas que nous soyons complètement débordés, sapristi ! » West ne sut quoi lui répondre. En effet, ou donc se trouvait Poulder ? Les flocons s’épaississaient désormais, tombant en volutes et en tourbillons ; un vaste rideau gris, descendu sur le champ de bataille, conférait au paysage un aspect irréel. Les bruits leur parvenaient de très loin en un écho étouffé. Des estafettes ne cessaient de faire la navette entre les lignes, minuscules points noirs qui se précipitaient sur le sol blanc pour délivrer des messages urgents de demandes de renforts. Le nombre des blessés croissait. On les ramenait gémissants sur des civières ou haletants dans des chariots. Certains, ensanglantés, réussissaient à se traîner en silence le long de la route, en contrebas du quartier général. Malgré la neige, il semblait évident que l’ennemi talonnait les soldats de Kroy. Leurs rangs si soigneusement organisés se déformaient au centre ; les unités s’étaient mélangées entre elles dans le chaos et la confusion des affrontements, et amalgamées en une masse compacte. West avait perdu le compte du nombre d’officiers que le général Kroy avait envoyés au poste de commandement pour réclamer de l’aide ou l’autorisation de se retirer. Tous étaient repartis avec les mêmes instructions : tenir, et attendre. En revanche, du côté de Poulder, aucune nouvelle, seul un silence inquiétant, inattendu. « Où diable est-il ? » Burr marcha lourdement vers sa tente, semant des empreintes de pas sombres sur la récente croûte blanche. « Vous ! » hurla-t-il à un adjudant, avec un geste impatient. West le suivit à distance respectueuse, puis écarta le pan de toile, Jalenhorm sur ses talons. Le maréchal Burr se pencha sur sa table et retira une plume d’un encrier, émaillant le bois de gouttes noires. « Allez dans ces bois et trouvez-moi le général Poulder ! Voyez ce qu’il fabrique et revenez me faire votre rapport aussitôt ! — Oui, Monsieur ! » couina le gradé en exécutant un salut enthousiaste. La plume du maréchal Burr griffonna sur le papier. « Informez-le qu’il a ordre d’attaquer immédiatement ! » Il apposa sa signature d’un mouvement agacé du poignet et tendit son message au sous-officier. « Tout de suite, Monsieur ! » Le jeune homme quitta la tente d’un air décidé. Burr se replongea dans l’examen de ses cartes avec une grimace, une main caressant sa barbe, l’autre crispée sur son ventre. « Où diable se trouve Poulder ? — Peut-être a-t-il lui-même subi une attaque, Mons… » Burr rota bruyamment, fit la grimace, rota une nouvelle fois et abattit son poing sur la table, faisant trembler l’encrier. « Maudite soit cette indigestion ! » Il frappa la carte d’un doigt boudiné. « Si Poulder n’arrive pas bientôt, nous devrons engager la réserve. Vous m’entendez, West ? Engager la cavalerie ! — Oui, Monsieur, bien sûr. — Nous ne pouvons nous permettre d’échouer. » Le maréchal se rembrunit, déglutit. West eut l’impression qu’il avait soudain pâli. « Nous ne… nous ne… » Il chancela légèrement, cligna des paupières. « Monsieur, vous allez… » Le maréchal se plia en deux et vomit sur la table un liquide sombre qui éclaboussa les cartes et imbiba le papier de carmin. West se figea, sa bouche s’ouvrant peu à peu. Burr émit des borborygmes, poings serrés en appui sur la table, le corps agité de spasmes, puis se pencha de nouveau en avant et recommença à se vider. Il recula en titubant ; un filet de bave rose pendait de sa lèvre, ses yeux tressaillaient sur son visage livide. Il laissa échapper un grognement étranglé et bascula vers l’arrière, en entraînant une carte souillée de sang avec lui. West comprit juste à temps ce qui se passait. Bondissant vers Burr, il rattrapa son corps flaccide avant sa chute complète et traversa la tente tant bien que mal, en s’efforçant de le soutenir. « Merde ! hoqueta Jalenhorm. — Aidez-moi, bon sang ! » gronda West. Le grand gaillard le rejoignit et agrippa Burr par l’autre bras. Traînant et soulevant à moitié le maréchal, tous deux le transportèrent jusqu’à son lit. West défit alors le premier bouton de son uniforme, afin d’en écarter le col. « Un problème d’estomac, marmonna-t-il entre ses dents. Ça fait des semaines qu’il s’en plaint… — Je cours chercher le médecin ! » lança Jalenhorm d’une voix stridente. « Non ! » Avant qu’il eût fait un pas, West l’avait empoigné par le bras. Le gaillard le regarda, ébahi. « Comment ? — Si on apprend qu’il est malade, ce sera la panique. Poulder et Kroy n’en feront qu’à leur tête. L’armée risque même la déroute. Personne ne doit rien savoir avant la fin des combats. — Mais… » West se redressa et posa une main sur l’épaule de Jalenhorm, qu’il fixa droit dans les yeux. Il savait exactement ce qu’il devait faire. Il ne revivrait pas un nouveau désastre en simple spectateur. « Écoutez-moi. Il nous faut respecter le plan. Il le faut ! — Nous, qui ? » Jalenhorm jetait des regards effrayés dans la tente. « Vous et moi ? Nous seuls ? — Oui, au besoin. — Mais il s’agit de la vie d’un homme ! — Il y va de la vie de milliers d’hommes ! siffla West. Nous ne pouvons nous permettre d’échouer, vous l’avez entendu le répéter comme moi. » Jalenhorm était presque aussi livide que Burr. « Je ne crois pas qu’il voulait que… — N’oubliez pas que vous m’êtes redevable. » West se rapprocha davantage. « Sans moi, vous seriez en train de pourrir lentement sur un tas de cadavres, au nord de la Cumnur. » Il détestait avoir à agir ainsi, mais y était obligé. L’heure n’était plus aux gentillesses. « Nous comprenons-nous, capitaine ? » — Jalenhorm avala sa salive. « Oui, Monsieur. — Bon ! Surveillez le maréchal, moi, je m’occupe de l’extérieur. » West se dirigea vers l’entrée de la tente. « Et s’il… — Improvisez ! » cria-t-il par-dessus son épaule. Il avait des sujets d’inquiétude bien plus importants que celui de ce seul homme. Il se baissa pour sortir dans le froid. Une vingtaine d’officiers et de gardes piétinaient aux abords du quartier général ; ils montraient la vallée du doigt, ou avaient l’œil vissé à des longues-vues, et marmonnaient entre eux. « Sergent Pike ! » West fit un signe au prisonnier, qui se dirigea vers lui sous les flocons de neige. « J’ai besoin que vous restiez debout, ici, vous comprenez ? — Bien sûr, Monsieur. — Je veux que vous restiez là et que vous ne laissiez entrer personne, en dehors de moi et du capitaine Jalenhorm. Personne. » Il baissa la voix. « Sous aucun prétexte. » Pike acquiesça. Ses yeux luisaient dans la masse rosée de son visage. « Je comprends. » Et il se colla presque avec nonchalance contre le rabat de toile, en glissant ses pouces sous son ceinturon. Quelques instants plus tard, un cheval descendit la pente au galop et s’arrêta devant le poste de commandement, les naseaux écumants. Son cavalier sauta à bas de monture et accomplit quelques pas chancelants, avant que West ne lui barre le chemin. « Un message urgent pour le maréchal Burr de la part du général Poulder ! » débita l’homme d’une seule traite. Il essaya d’aller vers la tente, mais West resta immobile. « Le maréchal Burr est occupé. Vous pouvez vous confier à moi. — On m’a expressément… — Délivrez-moi votre message, capitaine ! » Ce dernier cilla. « La division du général Poulder livre bataille dans les bois, Monsieur. — Dans les bois ? — Oui, Monsieur. Notre aile gauche a subi de nombreuses attaques et nous avons du mal à contenir l’ennemi. Le général Poulder demande la permission de se retirer pour reformer les rangs, Monsieur, car nous sommes tous dispersés ! » West déglutit. Le plan commençait déjà à présenter des failles et risquait de péricliter d’un moment à l’autre. « Se retirer ? Non ! Impossible ! S’il agit ainsi, la division de Kroy sera trop exposée. Dites au général Poulder de tenir ses positions et d’enrayer l’attaque le plus vite possible. Dites-lui bien qu’il ne doit en aucun cas battre en retraite ! Chaque homme doit accomplir sa part de besogne ! — Mais, Monsieur, je devr… — Partez sur-le-champ ! » tonna West. L’homme salua et se remit en selle. Il venait juste d’éperonner son cheval pour remonter la pente, qu’un autre visiteur stoppait sa monture devant la tente. West jura tout bas. Il s’agissait du colonel Felnigg, le chef d’état-major de Kroy. Il ne se laisserait pas aussi facilement rembarrer. « Colonel West, dit-il sèchement en sautant de sa selle. Notre division est fortement engagée de tous côtés et, maintenant, la cavalerie ennemie menace notre aile droite ! Une charge de cavalerie contre un régiment de recrues ! » Il se dirigea résolument vers la tente, en retirant ses gants. « Sans l’aide de renforts, ils ne tiendront pas bien longtemps, et s’ils cèdent, notre flanc sera entièrement découvert ! Ce sera fini ! Où diable se cache Poulder ? » West essaya vainement de retenir Felnigg. « Le général Poulder est lui aussi attaqué. Quoi qu’il en soit, je vais donner l’ordre à nos réserves de partir immédiatement et… — Ça ne suffira pas ! » grogna Felnigg, en le contournant pour atteindre le rabat de toile. « Je dois parler au maréchal Burr immé… » Pike se plaça devant lui, une main négligemment posée sur le pommeau de son épée. « Le maréchal est… occupé », chuchota-t-il. Ses yeux étincelaient d’un éclat si menaçant dans son visage ravagé que West se sentit lui aussi dérouté. Un silence tendu s’établit, pendant que l’officier supérieur et le prisonnier défiguré se jaugeaient. Felnigg recula enfin d’un pas hésitant, cillant et humectant nerveusement ses lèvres. « Occupé… je vois ! Eh bien !… » Il refit un autre pas en arrière. « Les réserves seront envoyées tout de suite, avez-vous dit ? — Oui, c’est bien cela. — Bon… eh bien… je dirai au général Kroy que les renforts sont en route. » Felnigg glissa le bout de sa botte dans un étrier. « Même si cela va à l’encontre du règlement. » Il jeta un coup d’œil morose à la tente, puis à Pike et à West. « Une procédure totalement anormale. » Éperonnant aussitôt sa monture, il repartit au galop vers la vallée. West le suivit des yeux, en se disant que Felnigg ignorait à quel point tout cela était anormal. Il se tourna vers un sous-officier. « Le maréchal Burr ordonne aux compagnies de réserve d’engager le combat sur l’aile droite. Elles devront donner la charge à la cavalerie de Bethod et l’éloigner. Si ce flanc s’affaiblit, nous courons au désastre. Avez-vous compris ? — Il me faudrait des ordres écrits par le maréchal… — Nous n’avons pas de temps à perdre avec des ordres écrits ! rugit West. Foncez là-bas et accomplissez votre devoir ! » L’adjudant se hâta d’obéir ; il courut dans la neige vers les deux régiments de cavaliers qui patientaient en bas de la pente. West le regarda s’éloigner en agitant fébrilement ses doigts. Les hommes commencèrent alors à monter à cheval et partirent au trot prendre leurs positions. West pivota et se mordit les lèvres : les officiers et les gardes de l’état-major de Burr avaient les yeux rivés sur lui ; leurs visages affichaient des expressions allant de la simple curiosité à la franche suspicion. Il fit un signe de tête à certains hommes, en revenant vers eux, comme pour leur signifier qu’il ne s’agissait là que de la simple routine. Il se demandait combien de temps s’écoulerait avant que quelqu’un se mette à douter de sa parole, avant que quelqu’un ne force le passage pour entrer dans la tente et ne découvre que le maréchal Burr était entre la vie et la mort, et ce depuis déjà un bon moment. Il se demandait si cela se produirait avant que les troupes n’abandonnent la vallée et que les Gurkhiens n’envahissent le poste de commandement. Il supposait que si cela arrivait après, cela n’aurait guère d’importance. Pike le regardait avec un rictus qui aurait pu passer pour un sourire. West aurait aimé lui répondre, mais il en était incapable. Renifleur s’assit pour recouvrer son souffle. Adossé au tronc, il tenait son arc d’une main lâche. Une épée était fichée dans le sol, à côté de lui. Il l’avait prise à un soldat mort et plantée là, en attendant de l’utiliser. Il se disait qu’elle lui servirait certainement avant la fin de la journée. Il était couvert de sang – il en avait sur les mains, sur ses habits, bref, partout. Au sien se mêlait celui de Cathil et de quelques Shankas. Il décréta que l’essuyer n’en valait pas la peine – il y en aurait davantage dans peu de temps. Les Shankas les avaient déjà attaqués par trois fois, et par trois fois, ils les avaient repoussés vers le bas de la colline, chaque assaut ayant été plus terrible que le précédent. Renifleur se demandait s’ils auraient la force de lutter, s’ils montaient de nouveau. Il ne doutait pas de leur retour. Pas une seconde. À quel moment et combien seraient-ils ? voilà les questions qui l’inquiétaient. À travers les arbres, il percevait les cris perçants ou rauques des blessés de l’Union. Et ils étaient légion. Au dernier assaut des Têtes-Plates, un des hommes de Frisson avait perdu une main. Il avait hurlé, sur le coup ; il était désormais silencieux et exhalait d’une respiration lente et sifflante. On avait enveloppé son moignon dans un chiffon, maintenu par une ceinture. Il le fixait avec cet air hébété qu’ont parfois les amputés : de grands yeux blancs dilatés, rivés sur son poignet tranché, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Comme si sa surprise était permanente. Renifleur se redressa avec prudence pour jeter un coup d’œil par-dessus le tronc. Il aperçut des Shankas dans les bois en contrebas. Assis dans la pénombre, ils attendaient. Les savoir en train de rôder là-bas lui déplaisait. En général, les Shankas s’en prennent à vous pour vous tuer, ou-alors, ils se sauvent. « Qu’est-ce qu’ils attendent ? maugréa-t-il. Depuis quand les Shankas ont-ils appris à attendre ? — Depuis quand ont-ils appris à se battre pour Bethod ? gronda Tul en nettoyant son épée. Il y a eu beaucoup de changements, mais aucune amélioration. — Tu peux m’dire quand les changements ont apporté que’qu’ chose de bon ? » aboya Dow, installé plus loin, derrière le tronc. Renifleur se rembrunit. Une nouvelle odeur s’insinuait dans ses narines, une odeur de moisi. Il aperçut une tache pâle entre les arbres, une tache qui pâlissait à mesure qu’il la fixait. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Du brouillard ? — Du brouillard ? À cett’ hauteur ? » Dow éclata d’un rire semblable à un croassement. « À c’tt’ heure-ci ? Bah ! Mais, attends !… » Tous le voyaient désormais – une nappe blanche s’accrochant à la pente humide. Renifleur avala avec difficulté. Il avait la bouche sèche. Il se sentait mal à l’aise tout à coup, et pas uniquement à cause des Shankas qui patientaient plus bas. Il y avait autre chose. Le brouillard s’insérait entre les arbres, s’enroulait autour des troncs, approchait peu à peu vers eux. Les Têtes-Plates se mirent à bouger ; des formes vagues se mouvaient dans la grisaille opaque. « J’aime pas ça, entendit-il Dow déclarer. C’est pas normal. — Du calme, les gars ! » La voix grave de Séquoia. « Allons, du calme ! » À ces mots, Renifleur reprit courage, mais pas pour longtemps. Pris d’une nausée, il se balança d’avant en arrière. « Non ! Non ! » murmura Frisson, roulant des yeux en tous sens, comme s’il cherchait un endroit où s’enfuir. Renifleur sentit les poils de ses bras se hérisser ; sa peau lui picotait, sa gorge se serrait. Une peur sans nom s’emparait de lui ; elle flottait sur la colline avec le brouillard, rampait dans la forêt, se lovait autour des arbres, se glissait sous le tronc où ils avaient trouvé refuge. « C’est lui », chuchota Frisson, les yeux ronds comme des soucoupes ; il s’aplatit comme s’il craignait d’être entendu. « C’est lui ! — Qui ? » demanda Renifleur d’une voix enrouée. Frisson se contenta de secouer la tête et de s’allonger sur la terre gelée. Renifleur ressentit le besoin pressant d’en faire autant, mais s’obligea à se redresser pour jeter un nouveau coup d’œil par-dessus le tronc. Un homme de sa réputation… effrayé comme un enfant dans le noir… sans savoir pourquoi ! Mieux valait affronter sa peur, songea-t-il. Grossière erreur ! Une silhouette se déplaçait dans le brouillard, trop grande et trop droite pour appartenir à un Shanka. Celle d’un homme gigantesque, d’un homme aussi grand que Tul. Même plus ! Un géant ! Renifleur frotta ses yeux fatigués, en songeant qu’il s’agissait peut-être d’une illusion dans cette purée de pois. Mais non. Il avançait… du moins cette ombre prenait forme peu à peu… et plus elle prenait forme, plus sa peur s’accentuait. Renifleur avait voyagé loin et longtemps, dans tout le Nord, jamais pourtant il n’avait vu quelque chose d’aussi surnaturel que ce géant. Une moitié était entièrement recouverte d’une armure à lamelles noires au métal clouté, boulonné, martelé, bosselé, travaillé, usé et gondolé. L’autre moitié, bardée des lanières, ceintures et boucles retenant ladite armure, laissait apparaître un pied, un bras et un torse nus où roulaient d’immondes muscles gonflés. Le mastodonte portait un masque sur son visage, un masque de fer noir strié. Il continua sa progression et finit par émerger du brouillard. Renifleur se rendit compte alors que sa peau était peinte, barbouillée de minuscules lettres bleues. Quoique dépourvu d’armes, il demeurait impressionnant. Et même terrifiant ! vu qu’il dédaignait tout équipement, y compris sur un champ de bataille ! « Par les morts ! » souffla Renifleur, la lippe pendante devant cette vision horrible. « Du calme, les gars ! répéta Séquoia. Du calme ! » La voix de son vieux compagnon l’empêcha de s’enfuir à toutes jambes. « C’est lui ! geignit l’un des hommes d’une voix aiguë de fillette. C’est le Redoutable ! — Ferme ta grande gueule ! tonna Frisson. On le sait tous ! — Bandez les arcs ! » hurla Séquoia. Quand Renifleur visa le géant, ses mains tremblaient sur la corde. Difficile de le prendre pour cible, même à cette distance ! Il dut obliger ses doigts à lâcher prise ; sa flèche ricocha sur l’armure sans causer de dommage et disparut dans les bois. Le tir du Sinistre fut nettement meilleur. Son projectile s’enfonça profondément dans la peau tatouée du flanc du géant qui ne parut pas le remarquer. D’autres flèches furent décochées par les soldats. L’une d’elles l’atteignit à l’épaule, une autre se ficha dans le gras de son énorme mollet. Le géant n’émit pas le moindre son. Il avançait toujours, aussi impassible que l’herbe qui pousse… Le brouillard, les Têtes-Plates et la peur avançaient avec lui. « Bordel ! grommela le Sinistre. — C’est un démon ! s’exclama un des gars de Frisson en poussant un cri perçant. Un démon de l’enfer ! » Renifleur commençait à se dire la même chose. Il sentit la peur croître autour de lui, les hommes trembler. Lui-même recula légèrement, sans même y penser. « Bon, ça suffit ! » tonna Séquoia d’une voix grave et égale, comme s’il n’était pas le moins du monde effrayé. « Je vais compter jusqu’à trois ! À trois, on charge ! » Renifleur le dévisagea, en se demandant si leur vieux chef avait perdu la raison. Là, au moins, ils disposaient d’un arbre pour se cacher. Il entendit deux soldats ronchonner ; ils devaient être de son avis. Personne ne semblait approuver ce plan qui consistait à descendre en courant une colline où grouillaient des Shankas, accompagnés d’un étrange géant ! « T’es sûr de ton coup ? » souffla Renifleur. Séquoia négligea de le regarder. « Quand un homme a peur, le mieux qu’il ait à faire, c’est de charger ! Fais monter ta colère, transforme ta peur en rage ! On a l’avantage du terrain, on ne va sûrement pas les attendre ici ! — T’es vraiment sûr ? — On y va, répondit Séquoia en lui tournant le dos. — On y va », gronda Dow en jetant des coups d’œil aux autres pour leur signifier qu’ils n’avaient pas intérêt à se déballonner. « À trois ! tonitrua Tête-de-Tonnerre. — Hum ! » fit le Sinistre. Renifleur déglutit, ignorant toujours s’il suivrait ou pas. La bouche réduite à une ligne mince, Séquoia se redressa pour évaluer les silhouettes dans le brouillard et le géant, au beau milieu de cette multitude. Il avait étendu la main, paume vers le bas, pour leur indiquer d’attendre. D’attendre la bonne distance. Et le moment propice. « Est-ce que je dois partir à trois ? chuchota Frisson. Ou après ? » Renifleur secoua la tête. « Aucune importance, tant que tu y vas ! » Lui-même avait l’impression d’avoir deux grosses pierres à la place des pieds. « Un ! » Un ! Déjà ? En regardant derrière lui, Renifleur vit le corps de Cathil allongé sous sa couverture, près du feu éteint. Au lieu de l’irriter, cette vision ne fit qu’augmenter sa terreur. En vérité, il n’avait aucune envie de finir comme elle. Avalant sa salive avec difficulté, il se retourna, une main agrippée au manche de son couteau, l’autre à la poignée de l’épée empruntée à un mort. Le métal ne connaissait pas la peur. Il possédait là de bonnes armes, prêtes à accomplir de sales besognes. Il aurait aimé se sentir aussi prêt qu’elles, mais il savait par expérience qu’on ne l’était jamais. D’ailleurs, c’est inutile. Il suffit de foncer. « Deux ! » Le moment était presque venu. Il sentit ses yeux s’écarquiller, ses narines inspirer de l’air frais, sa peau fourmiller sous l’effet du froid. Il huma l’odeur des hommes et des pins, celle des Shankas et du brouillard glacé. Perçut des respirations saccadées derrière lui et, devant, des bruits de pas nonchalants, des cris, le long des lignes du front, ainsi que son propre sang qui affluait dans ses veines. Il voyait la scène se dérouler au ralenti, à l’image d’un filet de miel s’écoulant de son pot. Les hommes bougèrent à ses côtés. Des hommes rudes, aux visages durs, qui se dandinaient d’un pied sur l’autre, se penchaient en avant pour surmonter leur peur et le brouillard, et se préparer à l’affrontement. Ils allaient suivre, il n’en doutait plus. Ils allaient tous suivre. Les muscles de ses jambes se contractèrent, comme pour l’inciter à se lever. « Trois ! » Séquoia franchit le tronc le premier. Renifleur, juste derrière ; autour de lui, tous les hommes chargèrent. L’air s’emplit de leurs cris, de leur rage, de leur peur. Et Renifleur courut, hurla, martela le sol de ses pieds en faisant craquer ses os ; son souffle se mêlait au vent. Les arbres noirs et le ciel clair défilaient en ondulant, le brouillard se portait à sa rencontre. Et, à l’affut dans le brouillard, de sombres silhouettes patientaient. Il fit tournoyer son épée et rugit en dépassant l’une d’elles ; sa lame taillada le Shanka qui recula. Renifleur pivota à moitié sous la violence du choc, mais poursuivit sa route, hurlant toujours et trébuchant. Sa lame s’enfonça dans la jambe d’un autre Tête-Plate et le déséquilibra ; celui-ci entraîna Renifleur dans sa chute. Il dévala la pente, dérapa sur la neige fondue et essaya désespérément de se redresser. Alentour, les bruits de la bataille résonnaient étrangement, comme étouffés. Les hommes criaient des insultes. Les Shankas grognaient. Cliquetis et raclements de métal entrechoqué, ou pénétrant dans les chairs, étaient légion. Il continua à glisser entre les arbres, sans savoir d’où déboucherait le prochain Shanka, ni s’il recevrait une lance dans le dos, et à quel moment. Apercevant une forme dans la pénombre, il se précipita sur elle, rugissant à pleins poumons. Devant lui, le brouillard se dissipa soudain. Tétanisé, il s’arrêta net. Son cri s’étrangla dans sa gorge. Dans sa hâte à rebrousser chemin, il faillit basculer en arrière. Le Redoutable ne se trouvait qu’à cinq pas de lui, plus grand, plus terrible que jamais ; sa peau tatouée était hérissée de flèches brisées. Et le fait qu’il tienne un homme par le cou, à bout de bras, ajoutait à l’horreur. Les muscles de ses avant-bras peinturlurés se tordaient, se gonflaient, et ses gros doigts serraient le malheureux qui gesticulait, les yeux exorbités, la bouche ouverte en un cri muet. Un crac sonore, et le géant se débarrassa du cadavre comme d’une poupée de chiffon ; celui-ci roula dans la neige et la boue un long moment, la tête ballottant, puis finit par s’immobiliser. Enveloppé de volutes de brouillard, le Redoutable toisa Renifleur de toute sa hauteur, derrière son masque noir ; sur le point de se pisser dessus, Renifleur lui rendit son regard. Certaines choses doivent parfois être faites ; et mieux vaut les faire que de vivre dans la crainte. Voilà ce qu’aurait dit Logen. Renifleur hurla aussi fort qu’il le put et chargea en accomplissant une série de moulinets au-dessus de sa tête avec son épée d’emprunt. Levant son gigantesque bras caparaçonné, le géant para le coup. La lame résonna sur le métal, l’onde de choc fit claquer les dents de Renifleur, lui arracha son arme, l’envoyant tournoyer dans les airs. Aussitôt, il frappa le géant de son couteau, l’atteignant sous l’aisselle, et le fit pénétrer jusqu’à la garde dans le torse tatoué. « Ah ! ah ! » vociféra Renifleur qui, malheureusement, n’eut pas le loisir de se réjouir très longtemps. Surgissant du brouillard, l’énorme bras du Redoutable lui asséna un revers à la poitrine. Il fut projeté au loin. La forêt bascula. Arrivant de nulle part, un arbre le percuta dans le dos ; Renifleur s’effondra face contre terre. Il essaya d’inspirer… sans succès. Tenta de rouler sur lui-même… en vain. Une terrible douleur lui broyait les côtes, comme si un rocher pesait sur sa poitrine. Il leva les yeux, ses mains pétrissant la boue, le souffle coupé, incapable du moindre gémissement. Le Redoutable vint vers lui sans se presser. Il prit même le temps de retirer le couteau, qui ressemblait à un jouet entre son pouce et son index… à un cure-dent. D’une chiquenaude, il le lança entre les arbres, tapissant de sang les alentours. Puis il remonta un genou pour s’apprêter à poser son pied chaussé d’acier sur la tête de Renifleur et lui écraser le crâne comme une vulgaire noix. Le pauvre Renifleur se contenta de rester allongé, impuissant, effrayé, souffrant le martyre, tandis que cette ombre colossale planait au-dessus de son visage. « Espèce de salopard ! » Séquoia bondit entre des branches et, d’un coup de bouclier sur la hanche du géant, le déstabilisa. L’immense botte métallique s’enfonça dans le sol spongieux, à deux doigts de la tête de Renifleur, lui éclaboussant la figure de boue. Son vieux compagnon continua de harasser le Redoutable, qui n’avait pas encore retrouvé son équilibre. Séquoia taillada son flanc nu, avec moult grognements et insultes, sous les yeux d’un Renifleur pantelant tout juste capable de se tortiller pour s’adosser contre un arbre. Le géant détendit alors son poing ganté de métal avec une force qui aurait pu démolir une maison, mais Séquoia esquiva en l’écartant de son bouclier et abattit son épée sur le masque noir, en le défonçant profondément. La puissance du coup renvoya la tête du géant en arrière et le fit chanceler ; du sang s’échappait à gros bouillons par la fente de la bouche. Séquoia fondit de nouveau sur lui pour s’attaquer aux plaques qui protégeaient sa poitrine ; sa lame fit jaillir des étincelles sur le métal noir, creusa une large entaille dans la peau bleue. Un coup mortel, assurément ! pourtant, il n’y eut aucune blessure ; seules quelques gouttes de sang salirent l’épée virevoltante. Le géant avait récupéré. Poussant un mugissement qui fit trembler Renifleur, il prit appui sur son énorme pied, leva son bras monstrueux et le propulsa en avant. Celui-ci s’écrasa sur le bouclier de Séquoia, arrachant au passage un morceau de la bordure en une pluie d’éclats de bois, percuta le vieux chef dans l’épaule et le fit tomber sur le dos. Le Redoutable se précipita aussitôt sur lui, son gros bras bleu levé bien haut. Avec un grognement, Séquoia planta son épée jusqu’à la garde dans la cuisse tatouée ; Renifleur en aperçut la pointe empourprée à l’arrière de la jambe. Cet assaut ne ralentit pas pour autant le géant, dont la main démesurée atteignit violemment Séquoia dans les côtes, les faisant craquer comme des branches sèches. Renifleur gémissait en griffant vainement la boue ; la poitrine en feu, incapable de se relever, il ne pouvait que regarder la scène. Le Redoutable brandit son autre poing d’acier, avec lenteur et application, le maintint un instant dans les airs, puis, avec un sifflement, l’abattit sur l’autre flanc de Séquoia. Ce dernier s’effondra dans la boue, ses poumons se vidèrent en un long soupir. Le grand bras continua à le rouer de coups ; du sang écarlate maculait les jointures bleues de sa formidable pogne. Sortant soudain du brouillard, une silhouette noire vint frapper le Redoutable sous l’aisselle, le faisant basculer de côté. C’était Frisson. Armé d’une lance, il hurlait, s’acharnait sur le géant, l’obligeant à reculer sur la pente. Le Redoutable roula sur lui-même, glissa en arrière et se redressa ; puis, d’une main aussi rapide qu’un serpent, comme s’il chassait une mouche, il gifla Frisson qui disparut en criant dans le brouillard. Avant que le géant pût se lancer à sa poursuite, un grondement de tonnerre retentit. Et l’épée de Tul de marteler son épaule protégée par l’armure, le forçant à mettre un genou à terre. Déboulant à son tour de la brume, Dow débita un gros morceau de chair à l’arrière de sa jambe. Frisson lui aussi revint. Grondant, fouettant l’air de sa lance. À eux trois, ils semblaient avoir enfermé le géant dans un cercle. Tout costaud qu’il fût, il aurait déjà dû avoir succombé. Avec les blessures que lui avaient infligées Séquoia, Frisson et Dow, il aurait déjà dû être retourné à la boue. Toutefois, il se releva, avec six flèches et l’épée de Séquoia dans le corps. Il poussa un rugissement qui, malgré son masque, fit trembler Renifleur de la tête aux pieds. Blanc comme un linge, Frisson en tomba sur les fesses. Tul cligna des paupières et, hésitant, relâcha son épée. Même Dow recula d’un pas. Baissant une main, le Redoutable l’enroula sur la poignée de l’épée de Séquoia, l’arracha de sa jambe et la jeta à ses pieds. Elle n’avait laissé aucune trace dans ses chairs. Aucune plaie. Effectuant un brusque demi-tour, il fonça vers la forêt. Le brouillard se referma sur lui. Renifleur entendit le bruit de ses pas décroître entre les arbres ; jamais de sa vie il ne s’était senti plus heureux de voir quelqu’un tourner ainsi les talons. « Reviens ici ! » hurla Dow, prêt à le poursuivre en dévastant tout sur son chemin. D’une main, Tul lui bloqua le passage. « Tu n’iras nulle part ! Nous ne savons pas combien de Shankas sont cachés en bas. Nous pourrons tuer cette chose à une autre occasion. — Écarte-toi d’mon chemin, mon grand ! — Non. » Renifleur réussit à se pencher avec force grimaces ; la douleur dans sa poitrine était insoutenable. Il se mit à ramper vers le haut de la pente. Le brouillard se dissipait rapidement, chassé par un vent frais. Son arc bandé et muni d’une flèche, le Sinistre arrivait de l’autre côté. De nombreux cadavres jonchaient la neige et la boue. Des Shankas pour la plupart, et quelques soldats de Frisson. Renifleur eut l’impression de mettre une éternité pour rejoindre Séquoia. Étendu dans la boue, leur vieux compagnon avait encore son bouclier attaché à son bras inerte. De l’air s’échappait de son nez par petits ronflements, des bulles rougeâtres éclataient sur sa bouche. Il roula des yeux lorsqu’il vit Renifleur se traîner jusqu’à lui. Tendant une main, il s’agrippa à sa chemise pour le tirer près de lui et lui souffler à l’oreille entre ses dents serrées : « Écoute-moi bien, Renifleur ! Écoute-moi ! — Qu’est-ce qu’il y a, chef ? » demanda Renifleur d’une voix cassée, à peine capable de parler tant sa poitrine le faisait souffrir. Il attendit, écouta. Mais rien ne vint. Les yeux grands ouverts de Séquoia fixaient la cime des arbres. Une goutte d’eau atterrit sur sa joue et coula dans sa barbe ensanglantée. Rien de plus ne se produisit. « Il est retourné à la boue », dit le Sinistre, la peau de son visage avachie comme une vieille toile d’araignée. West se rongeait les ongles en regardant le général Kroy chevaucher sur la route, en compagnie de son état-major : un groupe d’hommes aux habits sombres, aussi solennels que des ordonnateurs des pompes funèbres. La neige avait cessé de tomber depuis peu, mais le ciel était encombré, et la lumière, si faible qu’on se serait cru le soir. Le vent glacial qui soufflait sur le poste de commandement faisait claquer la toile de la tente. La période pendant laquelle West avait officié en toute liberté était presque écoulée. Il ressentit soudain le besoin urgent de tourner les talons et de s’enfuir. Une impulsion si ridicule qu’il en eut aussitôt une autre, tout aussi inconcevable : une soudaine envie d’éclater de rire. Heureusement, il parvint à se contrôler ! Au moins avait-il réussi à ne pas s’esclaffer ! Ce n’était guère le moment. À mesure que les martèlements de sabots se rapprochaient, il en vint à se demander si l’idée d’une fuite était si folle que ça. Kroy obligea brutalement son destrier noir à s’arrêter, sauta à bas de monture, lissa son uniforme foncé, redressa son ceinturon, se retourna vivement et se dirigea vers la tente. West se porta à sa rencontre, dans l’espoir de lui dire quelques mots pour gagner du temps. « Bravo, général Kroy ! Votre division s’est battue avec une formidable ténacité ! — Évidemment, colonel West. » Kroy prononça son nom et son grade comme s’il s’agissait d’une insulte mortelle ; son état-major se rassemblait déjà autour de lui en un demi-cercle menaçant. « Puis-je vous demander quelle est notre situation ? — Notre situation ? gronda le général. Notre situation, c’est que les hommes du Nord ont été repoussés, et non mis en fuite. Nous avons fini par leur faire passer un sale quart d’heure, mais mes unités, qui ont dû lutter jusqu’au bout, étaient trop épuisées pour se lancer dans une poursuite. L’ennemi a pu se retirer et passer les gués grâce à la lâcheté de Poulder ! J’ai l’intention de le destituer de ses fonctions ! Je veux qu’il soit pendu pour trahison ! Je jure sur mon honneur que je ferai tout pour ça ! » Il jetait des regards furieux vers le poste de commandement, tandis que ses hommes en colère marmonnaient entre eux. « Où se trouve le maréchal Burr ? J’exige de voir le maréchal Burr immédiatement ! — Bien sûr, accordez-moi juste une… » Les paroles de West furent noyées dans un fracassant grondement de chevaux approchant au galop. Un deuxième groupe de cavaliers vint s’attrouper à côté de la tente du maréchal. Le général Poulder en personne et son état-major, évidemment ! Un chariot s’arrêta à son tour à proximité du poste de commandement, dans l’espace réduit où se pressaient déjà hommes et montures. Poulder sauta de sa selle et se hâta de traverser l’étendue boueuse. Les cheveux décoiffés, la mâchoire serrée, une longue estafilade sur la joue. Son entourage, vêtu de cramoisi, le suivit de près ; leurs épées cliquetaient, leurs galons dorés voletaient, leurs visages étaient rouges. « Poulder ! siffla Kroy. Vous avez un certain culot de vous présenter ainsi devant moi ! Un sacré culot ! Votre seule preuve de courage de la journée ! — Comment osez-vous ? rétorqua Poulder d’un ton criard. J’exige des excuses ! Excusez-vous sur-le-champ ! — Des excuses ? Que moi je m’excuse ? Ah ! ah ! C’est vous qui allez le faire, j’y veillerai ! Le plan stipulait que vous deviez couvrir l’aile gauche ! Nous avons été laminés pendant près de deux heures ! — Presque trois ! » intervint inutilement un membre de l’état-major de Kroy. « Trois heures, bon sang ! Si ce n’est pas de la lâcheté, alors dites-moi ce que c’est ! — De la lâcheté ? » s’indigna Poulder d’une voix aiguë. Quelques-uns de ses hommes allèrent même jusqu’à poser une main sur le pommeau de leur épée. « Vous allez me présenter des excuses immédiatement ! Ma division a subi une attaque soutenue et sévère sur le flanc qu’on nous avait assigné ! J’ai été contraint à conduire la charge moi-même ! À pied ! » Avançant la tête, il exposa sa joue et indiqua son égratignure d’un doigt ganté de blanc. « C’est nous qui avons tout fait ! Nous qui avons obtenu la victoire, aujourd’hui ! — Soyez maudit Poulder ! Vous n’avez absolument rien fait ! La victoire revient uniquement à mes hommes ! Une attaque ? Une attaque de quoi ? D’animaux de la forêt ? — Ah ! ah ! ah ! Exactement ! Montrez-le-lui ! » Un des officiers de Poulder souleva d’un geste sec une peau huilée à l’arrière du chariot, dévoilant ce qui semblait être, à première vue, un tas de vieux chiffons. Fronçant le nez, il le tira vers lui et le fit tomber au sol où il roula sur lui-même. La chose, ainsi exposée, avait des yeux noirs proéminents, tournés vers le ciel. Sa mâchoire difforme, qui pendait mollement, découvrait de longues dents pointues, hérissées en tous sens. Sa peau, d’un marron grisâtre, était rêche, calleuse ; son nez, un simple chicot ratatiné ; son crâne, plat et chauve ; une ligne épaisse de sourcils broussailleux barrait un petit front fuyant. Un de ses bras était court et musclé, l’autre, bien plus long et légèrement arqué ; tous deux se terminaient par des sortes de mains griffues. La créature semblait pataude, torse, primitive. West la regarda bouche bée. À l’évidence, elle n’avait rien d’humain. « Et voilà ! s’exclama Poulder d’un air triomphant. Maintenant, osez dire que ma division ne s’est pas battue ! Il y avait des centaines de… créatures comme celle-ci, là-bas ! Des milliers, et elles luttaient comme des animaux féroces ! Nous avons tout juste réussi à les contrer. Heureusement pour vous ! J’exige… » Il écumait. « J’exige… » Il déclama. « J’exige… » cria-t-il, le visage violacé. « Des excuses ! » L’incompréhension, la rage et la frustration faisaient cligner les paupières de Kroy. Ses lèvres se tordirent, sa mâchoire se crispa, ses poings se serrèrent. Visiblement, une telle situation n’était pas répertoriée dans le manuel des règlements. Il s’en prit à West. « J’exige de voir le maréchal Burr ! gronda-t-il. — Moi aussi ! » glapit Poulder, de peur d’être mis à l’écart. « Le maréchal est… » La bouche de West continua de s’agiter silencieusement. Il était à court d’idées. Plus de stratégie, plus de ruses, ni de plans. « Il est… » Pas question pour lui de battre en retraite en passant un gué ! Sa carrière était terminée. Il allait sûrement finir ses jours dans une colonie pénitentiaire. « Il est… — Je suis là. » À la grande stupeur de West, Burr apparut sur le seuil de sa tente. Même dans cette pénombre, impossible de ne pas remarquer qu’il était gravement malade. Son visage était livide, une pellicule de sueur luisait sur son front. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient cernés de noir. Ses lèvres frémissaient, ses jambes flageolaient. Il devait s’accrocher au poteau de la tente pour rester debout. West distingua une tache sombre sur le devant de son uniforme… Aucun doute, une tache de sang ! « Je crains d’avoir été quelque peu… patraque durant la bataille, croassa-t-il. Sans doute quelque chose que je n’ai pas digéré… » Sa main trembla sur le poteau. Jalenhorm se précipita à ses côtés pour le rattraper si par malheur il tombait. Mais, grâce à un effort surhumain, le maréchal parvint à se stabiliser. West jeta un coup d’œil anxieux sur l’assemblée d’hommes contrariés ; il se demandait comment ils allaient réagir devant ce cadavre ambulant. Cependant, les deux généraux, trop occupés par leur querelle, n’y prêtèrent aucune attention. « Maréchal, j’ai à me plaindre du général Poulder et… — Monsieur, j’exige que le général Kroy me fasse des excuses… » West songea que le meilleur moyen de défense était l’attaque. « La tradition voudrait, les interrompit-il d’une voix puissante, que nous soyons les premiers à féliciter notre commandant pour sa victoire ! » Il commença à applaudir avec une lenteur délibérée. Pike et Jalenhorm l’imitèrent aussitôt. Après avoir échangé un regard glacial, Poulder et Kroy tendirent tous deux une main. « Puis-je être le premier à… — Le tout premier à vous féliciter, maréchal ! » Leurs états-majors respectifs se joignirent à eux, ainsi que d’autres soldats présents aux abords de la tente. Puis les acclamations se propagèrent de plus en plus loin. « Hourra pour le maréchal Burr ! — Vive le maréchal ! — Victoire ! » Burr frissonnait. Sa main comprimait son estomac. Un masque d’angoisse recouvrait son visage. West s’éclipsa loin de cette foule, de cette gloire. Il s’en désintéressait complètement. Il savait qu’il s’en était fallu d’un cheveu, d’un tout petit cheveu. Ses mains se mirent à trembler, sa bouche s’emplit de bile, sa vision devint floue. Il entendit vaguement Poulder et Kroy se chamailler de nouveau, comme deux canards furieux en train de caqueter. « Nous devons faire route immédiatement vers Dunbrec, lancer un assaut, pendant qu’ils ne sont pas sur leurs gardes et… — Pouah ! Quelle sottise ! Leurs défenses sont bien trop solides. Nous devons encercler les remparts et nous préparer à un interminable… — Balivernes ! Nous devons nous installer et creuser des tranchées ! Je suis un spécialiste des sièges ! » Et ainsi de suite… West se boucha les oreilles pour faire obstacle à leurs voix et avança d’un pas chancelant dans la boue piétinée. À quelque distance de là, il contourna un affleurement rocheux, s’y adossa et se laissa lentement glisser jusqu’au sol. Il finit par s’accroupir dans la neige et entoura ses genoux de ses bras, comme il avait coutume de le faire dans son enfance, quand son père se mettait en colère. Plus bas, dans la vallée, il aperçut des hommes qui se mouvaient sur le champ de bataille plongé dans une semi pénombre. On commençait déjà à creuser les tombes. Une punition adéquate La pluie avait cessé de tomber depuis peu. Les pavés de la Place des Maréchaux commençaient à sécher, le pourtour des dalles était clair, leur centre, plus foncé. Le soleil pâle, qui avait fini par percer à travers les nuages, faisait scintiller le métal des chaînes qui pendaient de la potence, ainsi que les lames, les crochets et les mâchoires des instruments rangés sur le râtelier. Une belle journée pour ce genre de chose, j’imagine. Un véritable événement en perspective. À moins de s’appeler Tulkis, bien sûr ! dans son cas, on s’en passerait volontiers. La foule, elle, se préparait au grand frisson. Sur l’immense place bondée, les bavardages, alliant excitation et colère, joie et haine, allaient bon train. Le public se pressait déjà au coude à coude, et il en arrivait toujours plus. Il restait cependant de l’espace dans l’enceinte réservée aux membres du gouvernement, qu’on avait installée devant l’estrade, entourée de barrières, et bien gardée. Après tout, les puissants et les justes peuvent bien avoir les meilleures places ! Par-dessus les épaules des gens alignés devant lui, il apercevait les chaises où s’était assis le Conseil Restreint. En se dressant sur la pointe des pieds, opération qu’il n’osait répéter trop souvent, il parvenait à distinguer la crinière blanche de l’Insigne Lecteur, qui ondulait avec grâce dans la brise légère. Il jeta un coup d’œil en biais vers Ardee. Elle fixait la potence d’un air sinistre, en se mordillant la lèvre. Et dire qu’il fut un temps où j’emmenais des jeunes femmes dans les meilleurs établissements de la ville, dans les somptueux jardins de la colline, à des concerts dans la Salle des Murmures, ou directement dans mes appartements, quand je réussissais à les en persuader, bien sûr ! Maintenant, je les escorte à des exécutions ! Il sentit sa bouche s’étirer en un mince sourire. Eh bien, les temps changent ! « Comment vont-ils procéder ? lui demanda-t-elle. — Il sera pendu et éviscéré. — Pardon ? — On va le hisser à l’aide de chaînes enroulées autour de ses poignets et de son cou, en prenant garde de ne pas l’étrangler. Puis on lui ouvrira le ventre pour le vider de ses entrailles, qui seront au fur et à mesure distribuées à la foule. » — Elle déglutit. « Il sera encore vivant ? — Possible, mais difficile à affirmer. Cela dépendra des bourreaux et de leur façon d’opérer. Quoi qu’il en soit, il ne survivra pas longtemps. » Pas sans ses boyaux. — Cela semble… exagéré. — C’est censé l’être. C’est la plus sauvage des punitions que nos féroces aïeux aient imaginée. Elle était réservée à ceux qui avaient attenté à la vie d’une personne de sang royal. D’après ce que j’ai compris, elle n’a pas été infligée depuis quatre-vingts ans. — D’où la foule ! » Glotka haussa les épaules. « C’est une curiosité, évidemment ; toutefois, une exécution récolte toujours un immense succès. Les gens adorent voir la mort de près. Cela leur rappelle combien leurs vies sont futiles et horribles… du moins, quand ils en ont une ! » On lui tapota l’épaule. Il se retourna douloureusement et vit le visage masqué de Severard penché vers lui. « Je me suis occupé de cette histoire. À propos de Vitari. — Hum, hum ! Et ?… » Severard lança un regard suspicieux vers Ardee, puis se pencha davantage pour chuchoter à l’oreille de Glotka. « Je l’ai suivie jusque chez elle. Elle habite en dessous de l’épicerie de Galt, tout près du marché. — Je connais. Et ? — J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. » Glotka arqua un sourcil. « Tu te délectes, pas vrai ? Bon, alors, qu’y as-tu vu ? — Des enfants. — Des enfants ? bredouilla Glotka. — Trois petits mômes. Deux filles et un garçon. Et devinez la couleur de leurs cheveux ? » Non, pas possible ! « Ne seraient-ils pas par hasard d’un roux flamboyant ? — Si, exactement comme ceux de leur mère. — Ainsi donc, elle a des enfants ! » Glotka s’humecta pensivement les lèvres. « Qui aurait pu le croire ? — Je sais ! Moi aussi je pensais que cette garce avait un bloc de glace à la place de la chatte ! » Voilà qui explique pourquoi elle désirait tellement revenir du Sud. Pendant tout ce temps, ses trois petits l’attendaient. Ah ! l’instinct maternel ! Comme c’est touchant ! Il essuya une goutte de sueur sous son œil gauche irrité. « Bien joué, Severard, cela pourrait s’avérer utile. Et l’autre mission ? Le garde du prince ? » Severard souleva brièvement son masque pour se gratter. Ses yeux regardèrent nerveusement autour de lui. « Là, c’est très bizarre. J’ai essayé, mais… il semble avoir disparu. — Disparu ? — J’ai parlé avec sa famille. Personne ne l’a vu depuis la veille de la mort du prince. » Glotka se rembrunit. « La veille ? » Mais il était là-bas… je l’ai vu de mes propres yeux. « Trouve Frost, et Vitari. Dressez-moi une liste des gens présents au palais, cette fameuse nuit. Qu’ils soient nobles, domestiques ou soldats. Je sens que j’approche de la vérité. » Je l’obtiendrai d’une façon ou d’une autre. « C’est Sult qui vous a demandé de faire ça ? » Glotka inspecta vivement les environs. « Il ne me l’a pas interdit. Fais simplement ce que je te demande. » Severard bougonna quelque chose ; ses paroles, toutefois, se perdirent dans le tumulte soudain de la foule. Une vague de huées vengeresses s’éleva de la multitude rassemblée sur la place. On conduisait Tullois à la potence. Il s’y traînait en faisant cliqueter les fers de ses chevilles. Il ne pleurait pas, ne gémissait pas, ne hurlait aucune malédiction. Il donnait seulement l’impression d’être épuisé, triste, et de souffrir. De légères meurtrissures parsemaient son visage. Ses bras, sa poitrine et ses jambes portaient de vilaines marques rouges. Impossible d’utiliser des lames chauffées à blanc sans laisser de traces, mais il a l’air bien, quand on y pense. À part un morceau d’étoffe qui lui ceignait les reins, il était nu. Pour éviter de froisser la sensibilité des dames présentes. Regarder un homme se faire éviscérer est un spectacle divertissant, mais voir son sexe serait obscène. Un huissier s’approcha du gibet. Il se mit à débiter le nom du prisonnier, la nature de ses crimes, la teneur de ses aveux et sa sentence. Malgré la courte distance, on ne put l’entendre à cause des murmures lugubres de la foule, ponctués de furieux hurlements épars. Glotka grimaça et balança doucement sa jambe d’avant en arrière, afin de résorber les crampes de ses muscles noués. Les bourreaux masqués avancèrent et s’emparèrent du prisonnier avec une habileté prudente. Après avoir enfilé un sac noir sur la tête de l’envoyé, ils firent claquer des bracelets autour de son cou, de ses poignets et de ses chevilles. Glotka voyait la toile de jute trembloter au niveau de la bouche. Ses dernières inspirations désespérées. Prie-t-il en ce moment ? Jure-t-il ? Enrage-t-il ? Qui peut le savoir et qu’est-ce que ça peut faire ? Ils l’élevèrent sur la potence, jambes et bras écartés. Ses bras supportaient presque tout son poids, poids qui tirait également sur le collier fixé autour de son cou, mais pas assez pour le tuer. Il se débattit quelque peu, évidemment. Quoi de plus naturel ? Simple instinct animal qui incite à se contorsionner pour pouvoir respirer librement. Un instinct irrépressible. Un des bourreaux se dirigea vers le râtelier d’où il ôta une lourde épée. Il la présenta à l’assemblée en un geste théâtral. Le faible soleil éclaira fugitivement sa lame étincelante. Puis, tournant le dos au public, il commença à trancher dans les chairs. Le silence se fit dans la foule. Hormis un étrange chuintement étouffé, il régnait presque un silence de mort. Ce châtiment ne souffrait pas de cris. Ce châtiment exigeait un silence frappé d’une profonde terreur. Ce châtiment ne pouvait avoir d’autres réponses que des yeux fixes, à la fois horrifiés et fascinés. Tel est son but ! Il n’y avait donc que le silence et, peut-être, les gargouillis étranglés du prisonnier. Vu que le collier de fer empêche tout hurlement. « Un châtiment adéquat, je suppose, murmura Ardee en regardant les viscères luisants du prisonnier glisser hors de son corps, pour le meurtrier du prince. » Glotka baissa la tête pour lui chuchoter à l’oreille. « Je suis quasiment certain qu’il n’a tué personne. Je le soupçonne de n’être qu’un homme courageux, venu nous parler honnêtement et nous proposer la paix. » Les yeux de sa compagne s’agrandirent. « Alors, pourquoi le pend-on ? — Parce que le prince héritier a été assassiné. Et que quelqu’un doit être pendu. — Mais… qui a vraiment tué le prince Raynault ? — Quelqu’un qui refuse que l’Union et le Gurkhul fassent la paix. Quelqu’un qui souhaite que la guerre entre nous s’envenime, qu’elle se propage et surtout qu’elle ne se termine jamais. — Qui voudrait une telle chose ? » Glotka ne répondit pas. Qui, en effet ? On n’est pas obligé d’admirer ce Fallow, mais il faut bien reconnaître qu’il sait choisir un fauteuil. Avec un soupir de contentement, Glotka s’appuya au dossier bien rembourré puis, tendant ses pieds vers le feu, il fit tourner en petits cercles prudents ses chevilles endolories qui ne cessaient de craquer. Ardee ne semblait pas aussi à l’aise que lui. Comment pourrait-il en être autrement ? La distraction de ce matin n’a pas été un spectacle réconfortant. Debout devant la fenêtre, elle contemplait la vue d’un air pensif, le front plissé, et jouait avec une mèche de cheveux. « J’ai besoin d’un verre. » Elle se dirigea vers le bahut qu’elle ouvrit pour en sortir une bouteille et un verre. Marquant une pause, elle jeta des coups d’œil alentour. « Vous ne me faites pas remarquer qu’il est un peu tôt pour ça ? » Glotka haussa les épaules. « Vous savez parfaitement l’heure qu’il est. — J’en ai besoin, après ce… — Alors, servez-vous ! Vous n’avez pas à vous justifier. Je ne suis pas votre frère. » Elle tourna brusquement la tête et lui décocha un regard appuyé, ouvrit la bouche comme pour s’apprêter à rétorquer, puis rangea bouteille et verre d’un geste agacé et referma le bahut d’un coup sec. « Voilà, vous êtes content ? » Il haussa de nouveau les épaules. « Autant que je ne pourrai jamais l’être, si vous voulez vraiment le savoir. » Ardee se laissa tomber dans le fauteuil en face du sien. Elle se mit à fixer l’une de ses chaussures avec amertume. « Et maintenant, que va-t-il se passer ? Maintenant ? Eh bien, nous allons nous distraire mutuellement en faisant des observations amusantes et en paressant pendant une petite heure. Ensuite… une promenade en ville vous tenterait-elle ? » Il grimaça. « En prenant notre temps, évidemment. Et après, que diriez-vous d’un déjeuner tardif ? Je pensais justement à… — Je voulais parler de la succession. — Oh ! Ça !… » marmonna Glotka. Il pivota légèrement pour arranger un coussin dans son dos et reprit sa position initiale avec un grognement satisfait. On pourrait presque prétendre, assis là dans une pièce douillette et chaude, en si agréable compagnie, qu ‘on a encore un semblant de vie ! Il faillit sourire en reprenant : « Un vote aura lieu au sein du Conseil Public. Je ne doute pas qu’il y aura une débauche de chantages, de pots-de-vin, de corruptions et de trahisons. On s’agitera pour passer des marchés, briser des alliances, comploter et assassiner. Ce sera une valse joyeuse d’arrangements, de manœuvres en tous genres, de menaces et de promesses. Cela durera jusqu’au trépas du roi. Après quoi, le Conseil Public votera. » Ardee le gratifia de son sourire en coin. « Même chez les filles de roturiers, on prédit que le roi n’en a plus pour très longtemps. — Bien !… bien !… » Glotka arqua les sourcils. « Quand les filles de roturiers commencent à colporter des ragots, on peut être sûr de leur véracité. — Qui sont les favoris ? — Pourquoi ne me le dites-vous pas ? — D’accord, je vais le faire. » Elle se carra au fond de son fauteuil et se caressa la joue d’un air absorbé. « Brock, évidemment. — Évidemment. — Ensuite, Barezin, puis Heugen et Isher, je suppose. » Glotka hocha la tête. Elle est loin d’être idiote. « Ce sont les quatre préférés. Qui d’autre avons-nous ? — J’imagine que Meek a raté le coche en perdant contre les hommes du Nord. Que pensez-vous de Skald, le gouverneur du Starikland ? — Bravo ! Il est très coté, mais serait sur la liste de… — Et si les candidats du Midderland se partageaient les voix ? — Alors, qui sait ce qui se produirait ? » Ils se regardèrent un long moment en souriant. « À ce stade, n’importe qui pourrait l’emporter, ajouta-t-il. Et dans ce cas, n’importe quel fils illégitime du roi pourrait envisager de… — Des bâtards ? Parce qu’il y en a ? » Glotka plissa le front. « Je crois pouvoir vous en citer un ou deux. » Elle s’esclaffa, et il s’en félicita. « Il existe des rumeurs, bien sûr, comme toujours. Avez-vous entendu parler de Carmee dan Roth ? Une courtisane d’une exceptionnelle beauté, paraît-il. Il y de cela des années, elle a été la favorite du roi. Elle a disparu brutalement… on a raconté qu’elle était morte, peut-être en couches… mais comment l’affirmer ? Les gens adorent les commérages et il arrive que de jeunes et jolies femmes trépassent, sans pour autant qu’il soit question de bâtards royaux. — Oh, ce n’est que trop vrai ! » Ardee battit des paupières et feignit de défaillir. « Nous faisons sûrement partie de cette catégorie souffreteuse. — Vous, éventuellement, ma chère ! La beauté est une malédiction. Je remercie le ciel tous les jours qu’on se soit occupé de la mienne. » Il la gratifia de son sourire édenté. « Les membres du Conseil Public arrivent en ville par centaines, et je parie que parmi eux certains n’ont encore jamais mis les pieds dans l’Hémicycle. Ils ont senti l’odeur du pouvoir et viennent réclamer leur part. Tant qu’il y a quelque chose à grappiller, ils veulent en tirer profit. C’est probablement la première fois depuis dix générations que les nobles vont avoir la possibilité de prendre une véritable décision. — Et quelle décision ! fit Ardee. — En effet. La course risque d’être longue et, au premier rang, la compétition sera féroce. » Sinon mortelle ! « Je n’écarterais pas non plus la possibilité d’un étranger se présentant à la dernière minute. Quelqu’un dépourvu d’ennemis. Quelqu’un de malléable. — Qu’en est-il du Conseil Restreint ? — Ils n’ont pas voix au chapitre, bien sûr, pour respecter l’impartialité. » Il ricana. « L’impartialité ! Leur souhait le plus cher est d’introniser un individu insignifiant de notre pays. Quelqu’un qu’ils pourront dominer et manipuler, afin de poursuivre leurs querelles intestines. — Existe-t-il un tel candidat ? — Toute personne ayant droit à la parole… si bien qu’en théorie cela en représente des centaines ; mais, bien sûr, le Conseil Restreint n’est pas fichu d’en choisir une seule. C’est pourquoi ses membres se bousculent sans la moindre dignité derrière les candidats les plus forts, n’hésitant pas à changer de camp d’un jour à l’autre, dans l’espoir d’assurer leur avenir, et font de leur mieux pour conserver leurs postes. Le pouvoir est passé si vite de leurs mains à celles des nobles qu’ils en ont tous la tête à l’envers. Et certains d’entre eux la perdront certainement d’une façon ou d’une autre, croyez-moi ! — Pensez-vous que la vôtre tombera ? » demanda Ardee, en l’observant par-dessous ses sourcils noirs. — Glotka se lécha pensivement les gencives. « Si celle de Sult est tranchée, la mienne sera sans doute la suivante. — J’espère que cela n’arrivera pas. Vous avez fait preuve de bonté envers moi. Vous m’avez témoigné bien plus de bonté que tous les autres. Bien plus que je n’en mérite. » Même s’il lui connaissait déjà cette franchise spontanée, il la trouvait toujours aussi désarmante. « Balivernes ! » bafouilla Glotka. Il se tortilla sur son siège, soudain empli d’un sentiment curieux. Bonté, honnêteté, petits salons douillets… Le colonel Glotka aurait su quoi répondre, mais pour moi, tout ça est une nouveauté. Il cherchait encore une réponse, quand des coups sonores furent frappés à la porte d’entrée. « Vous attendez quelqu’un ? — Qui voulez-vous que j’attende ! Tous les gens que je connais sont réunis dans cette pièce. » Glotka tendit l’oreille pour écouter ce qui se passait ; il ne perçut que de vagues murmures. La poignée de la porte du salon fut tournée et la servante passa la tête dans l’entrebâillement. « J’ vous demande pardon, il y a un visiteur pour le Supérieur. — Qui est-ce ? » s’enquit sèchement Glotka. Severard qui m’apporte des nouvelles du garde du prince Raynault ? Vitari, avec un message de l’Insigne Lecteur ? Une nouvelle énigme à résoudre ? Un interrogatoire de plus à mener ? « Il dit s’appeler Mauthis. » Un frisson parcourut le côté gauche de son visage. Mauthis ? Il n’avait pas pensé à lui depuis quelque temps. L’image du banquier dégingandé, précis, ordonné, tendant le reçu qu’il devait signer, lui vint pourtant aussitôt à l’esprit. Un reçu pour un cadeau de un million de marks. Il est probable que dans un proche avenir, un représentant de la banque Valint et Balk vienne vous demander des… faveurs. Ardee le regardait d’un air soucieux. « Quelque chose ne va pas ? — Non, non », fit-il d’une voix enrouée, en s’efforçant de parler d’un ton égal. « Un vieil associé. Pourriez-vous me prêter votre salon quelques instants ? Je dois m’entretenir en privé avec ce monsieur. — Bien sûr ! » Elle se leva pour se diriger vers la porte dans un froufrou d’étoffe, s’arrêta à mi-chemin sur le tapis moelleux et le fixa par-dessus son épaule, en se mordillant la lèvre. Retournant vers le bahut, elle l’ouvrit et en sortit une bouteille et un verre. « J’ai besoin d’un remontant. — N’est-ce pas le cas de tout le monde ? » murmura Glotka au moment où elle quittait la pièce. Mauthis fit son apparition quelques secondes plus tard. Même visage anguleux, mêmes yeux froids profondément enfoncés dans leurs orbites. Quelque chose dans son attitude avait cependant changé. Une certaine nervosité ? Une pointe d’anxiété, peut-être ? « Ça, par exemple, Messire Mauthis, quel immense honneur de vous… — Vous pouvez vous abstenir de plaisanter, Supérieur. » Sa voix criarde était aussi grinçante que des charnières rouillées. « Je n’ai pas d’ego à froisser et préfère vous parler sans détour. — Très bien, alors que puis-je… — Mes employeurs de l’établissement Valint et Balk ne sont pas satisfaits de l’orientation prise par votre enquête. » Glotka réfléchit à toute allure. « De quelle enquête s’agit-il ? — Celle qui concerne le meurtre du prince héritier Raynault. — Cette enquête est terminée. Je vous assure que je… — En vérité, Supérieur, ils savent. Il serait plus simple pour vous de partir du principe qu’ils savent tout. C’est ce qui se produit en général. Le meurtre a été élucidé avec une rapidité et une compétence impressionnantes, si je puis me permettre. Mes employeurs sont ravis du résultat. Le coupable a été traduit en justice. Si vous vous intéressiez encore à cette malheureuse affaire et creusiez davantage, personne n’en tirerait de bénéfice. » Voilà ce qui s’appelle parler sans détour ! Mais en quoi mes questions dérangeraient-elles Valint et Balk ? Ils m’ont donné de l’argent pour contrer les Gurkhiens et, à présent, ils refusent que je démasque un complot gurkhien. Cela n’a aucun sens… à moins que l’assassin ne soit pas originaire du Sud… À moins que les meurtriers du prince Raynault ne soient tout proches… « Certaines zones d’ombre nécessitent d’être éclaircies, parvint à bredouiller Glotka. Vos employeurs n’ont aucune raison de se fâcher… » Mauthis fit un pas en avant. Bien que la température du salon ne fut pas élevée, il avait le front couvert de sueur. « Ils ne sont pas fâchés, Supérieur. Vous ne pouviez pas savoir que votre démarche les contrarierait. Maintenant, vous le savez. Si vous deviez poursuivre votre enquête, en pleine connaissance de leur mécontentement... là, ils se mettraient vraiment en colère. » Il se pencha vers lui et murmura presque. « Permettez-moi de vous confier, Supérieur, en tant que pion de l’échiquier s’adressant à une autre pion, que nous préférerions éviter qu’ils se fâchent. » Glotka détecta une note singulière dans son ton. Il ne me menace pas. Il me supplie. « Me donneriez-vous à entendre qu’ils informeraient l’Insigne Lecteur de leur petit présent, en faveur de la défense de Dagoska ? » chuchota Glotka, sans remuer les lèvres, ou presque. « C’est la dernière chose qu’ils feraient. » L’expression affichée par Mauthis était parfaitement reconnaissable. De la peur. De la peur sur ce visage aussi peu expressif qu’un masque. Cela lui laissa un goût amer sur la langue, lui fit froid dans le dos et lui serra la gorge. C’était un sentiment dont il se souvenait vaguement. Il n’avait jamais été aussi près de l’éprouver lui-même, depuis bien longtemps. Ils me tiennent. Je suis pieds et poings liés. Je le savais en signant. C’était le prix à payer, et je l’ai accepté. Il déglutit. « Vous pouvez dire à vos employeurs que je ne pousserai pas plus loin mon enquête. » Mauthis ferma les yeux un bref instant et souffla avec un soulagement visible. « Je serai ravi de leur délivrer ce message. Bonne journée. » Tournant les talons, il laissa Glotka seul dans le salon d’Ardee. Hébété, celui-ci fixait la porte en se demandant ce qui venait de se passer. Que des pierres La proue de la barque aborda rudement la grève rocailleuse, faisant rouler et crisser des cailloux sous sa coque. Deux rameurs sautèrent dans les flots écumants pour tirer l’embarcation sur la plage. Une fois celle-ci bien calée, ils s’empressèrent d’y remonter, comme si l’eau leur provoquait des douleurs insupportables. Jezal comprenait leur réticence. L’île du bord du Monde, la destination finale de leur périple, cet endroit appelé Shabulyan, semblait inhospitalière au possible. Vaste ensemble de roche nue, austère, où les vagues venaient s’échouer en lacérant des promontoires morcelés et en labourant des rivages désertiques. Falaises déchiquetées et monticules d’éboulis instables se dressaient à la verticale en une montagne menaçante, dont la silhouette noire s’esquissait sur le ciel assombri. « Souhaitez-vous nous accompagner à terre ? » demanda Bayaz aux marins. Les quatre rameurs ne firent pas l’ombre d’un mouvement, leur capitaine secoua la tête. « Nous avons entendu les pires choses à propos de cette île », grogna-t-il dans la langue commune, avec un accent quasiment incompréhensible. « On raconte qu’elle est maudite. Nous vous attendrons ici. — Notre expédition risque de durer longtemps. — Nous attendrons. » Bayaz haussa les épaules. « Eh bien, attendez donc ! » Il descendit du bateau et, de l’eau jusqu’aux genoux, commença à patauger dans les déferlantes. Avec lenteur et à contrecœur, le reste de la troupe le suivit dans la mer glaciale pour rejoindre la grève. Cet endroit morne et désolé convenait uniquement à des pierres et à des flots glacés. Les vagues écumantes remontaient la plage avec avidité, puis s’empressaient de la quitter, aspirant furieusement les galets au passage. Un vent impitoyable cinglait cette étendue déserte, pénétrait le pantalon mouillé de Jezal, balayait ses cheveux dans ses yeux, le frigorifiait jusqu’à la moelle et absorbait jusqu’à la dernière goutte du peu d’excitation qu’il avait ressentie en voyant la fin de leur voyage arriver. Trouvant des fentes et des trous dans les boulders, il les faisait chanter, soupirer, gémir en un chœur lugubre. La végétation était presque inexistante. Quelques touffes d’herbe incolore, rongée par le sel, ainsi que des buissons épineux plus morts que vifs. Un peu plus haut sur la pente, de rares bosquets d’arbres rabougris s’agrippaient à la roche inflexible, s’inclinant dans le sens du vent, comme s’ils risquaient d’en être arrachés d’un moment à l’autre. Jezal percevait leur souffrance. « Quel endroit charmant ! » hurla-t-il. À peine prononcées, ses paroles s’envolèrent dans les bourrasques. « Si on est amateur de rochers ! — Où un homme intelligent cacherait-il une pierre ? » lui répondit Bayaz, en hurlant, lui aussi. « Parmi des milliers et même des millions d’autres pierres ! » Celles-ci ne manquaient vraiment pas, ici. Boulders, rochers, galets et caillasse y abondaient. Ce qui rendait les lieux singulièrement déplaisants c’était justement l’absence de toute autre chose. Pris d’une panique subite à l’idée que les quatre rameurs pourraient remorquer la barque jusqu’à la mer et les abandonner là, Jezal jeta un bref coup d’œil derrière lui. Mais ces derniers étaient toujours à leur place. Leur esquif oscillait doucement en bordure de plage. Au-delà, sur l’océan bouillonnant, le rafiot de Cawneil avait jeté l’ancre ; on avait ramené les voiles et son mât, longue tige noire sur le ciel encombré, s’agitait au rythme des vagues capricieuses. « Il nous faut trouver un endroit protégé du vent ! rugit Logen. — En existe-t-il un quelque part, sur cette île maudite ? lui cria Jezal. — Espérons-le ! Nous aurons besoin de faire du feu ! » Long-Pied indiqua les falaises. « Nous découvrirons peut-être là-haut une grotte ou un coin abrité. Je vais vous guider ! » Ils franchirent la grève tant bien que mal, se frayant d’abord un chemin sur les galets visqueux, puis sautant d’un rocher branlant à l’autre. Comme destination finale, le bord du Monde ne semblait pas valoir tous ces efforts. Ils auraient pu trouver la même quantité de cailloux et d’eau froide, sans quitter le Nord. Ce lieu désertique inspirait un mauvais pressentiment à Logen, mais il ne voyait pas l’intérêt de le formuler à voix haute ; cela faisait des années qu’il éprouvait de telles appréhensions. Il allait invoquer cet esprit, déterrer cette Graine et repartir rapidement. Oui, mais après ça ? Retournerait-il dans le Nord ? Vers Bethod et ses fils, vers des râteliers couverts de vilaines éraflures et des rivières pleines de sang impur ? Logen frissonna. Cela n’avait rien de séduisant. Mieux vaut le faire que de vivre dans la crainte ! aurait dit son père. Mais son père parlait beaucoup et souvent inutilement. Il regarda du côté de Ferro ; elle lui rendit son regard. Sans se renfrogner, ni sourire. Il n’avait jamais très bien compris les femmes, ni personne d’autre d’ailleurs ; Ferro constituait cependant une énigme d’un genre nouveau. De jour, elle agissait avec sa froideur et sa colère habituelles, et trouvait néanmoins le moyen de venir se glisser sous sa couverture presque toutes les nuits, désormais. Il ne comprenait pas pourquoi et n’osait le lui demander. En vérité, elle était ce qu’il avait connu de mieux depuis des lustres. Gonflant les joues, il se gratta la tête. En y réfléchissant, cela en disait long sur sa vie ! Ils découvrirent une sorte de grotte au pied des falaises. En réalité, il s’agissait plutôt d’une dépression entre deux énormes boulders, où le vent soufflait avec moins de vigueur. Pas l’endroit idéal pour converser, mais l’île étant une terre inculte, Logen ne voyait pas comment ils pouvaient trouver mieux. Après tout, il faut savoir se montrer réaliste. Ferro s’approcha d’un arbre rabougri, épée à la main. Bientôt ils disposèrent d’un tas de petites branches suffisant pour essayer de produire des flammes. Logen se baissa et, de ses doigts gourds, fouilla dans sa boîte d’amadou. Malgré les courants d’air qui se faufilaient entre les rochers, et l’humidité du bois, il finit par allumer un feu digne de ce nom, après bon nombre de jurons et de frottements de silex. Tous vinrent se regrouper autour du maigre foyer. « Apportez-moi la caisse », ordonna Bayaz. Logen la retira péniblement de son sac, puis la posa près de Ferro en grognant. Bayaz en suivit les contours du bout des doigts et déclencha un mécanisme secret : le couvercle s’ouvrit silencieusement. À l’intérieur, une série de tiges métalliques, pointant dans toutes les directions, ménageaient un espace juste assez large pour accueillir le poing de Logen. « À quoi servent-elles ? demanda-t-il. — À garder le contenu en place et à bien le caler. — Il a besoin d’être calé ? — C’est ce que croyait Kanedias. » Cette réponse ne réconforta nullement Logen. « Tu la mettras dedans aussi vite que possible », dit le Mage en se tournant vers Ferro. « Inutile de rester exposés plus longtemps que nécessaire. Mieux vaut que vous preniez vos distances. » Il fit signe aux autres de reculer. Dans leur hâte à s’éloigner, Luthar et Long-Pied se bousculèrent ; Quai cependant, les yeux rivés sur les préparatifs qui s’opéraient, bougea à peine. Assis jambes croisées devant le feu, Logen sentait l’inquiétude peser de plus en plus lourdement sur son estomac. Il commençait à regretter de s’être laissé entraîner dans cette histoire, mais il était un peu tard pour y penser. « Leur offrir quelque chose pourrait nous aider », déclara-t-il en regardant autour de lui. Bayaz lui tendit presque aussitôt une flasque métallique. Logen dévissa le bouchon et huma le flacon. Un parfum d’alcool fort lui chatouilla les narines, à la manière d’un souvenir d’amour regretté. « Vous aviez ça dans votre poche depuis le début ? » Bayaz acquiesça. « Précisément pour cette occasion. — J’aurais bien aimé le savoir. J’en aurais eu l’utilité plus d’une fois. — Eh bien, utilisez-le à bon escient, maintenant ! — Ce n’est pas tout à fait pareil. » Logen inclina le flacon pour en prendre une gorgée et, résistant à la terrible envie de l’avaler, la recracha sur les flammes en une giclée de gouttelettes qui provoquèrent un brusque embrasement. « Et maintenant ? s’enquit Bayaz. — On attend. On attend jusqu’à ce que… — Je suis là, Neuf-Doigts. » Une voix semblable au vent s’insinuant entre des rochers, aux cailloux dégringolant des falaises, à la mer léchant les galets. L’esprit flotta parmi les pierres de l’étroite dépression, sorte de tas de roches grises empilées les unes sur les autres jusqu’à atteindre deux fois la taille d’un homme, sans toutefois projeter d’ombre. Logen arqua les sourcils. Quand les esprits prenaient la peine de répondre, jamais ils ne s’exécutaient aussi promptement. « Ç’a été rapide ! — Je vous attendais. — Depuis longtemps, j’imagine ! » L’esprit acquiesça. « Bon, euh… nous sommes venus pour… — Pour cette chose que les fils d’Euz m’ont confiée. La situation dans le monde des humains doit vraiment être désespérée pour que vous soyez venus la chercher. » Logen déglutit. « Où ne l’est-elle pas ? — Vous voyez quelque chose ? » chuchota Luthar dans son dos. « Non, rien, répondit Long-Pied. C’est proprement un remarquable… — Taisez-vous ! » leur grogna Bayaz. L’esprit se déplaça dans sa direction. « Est-ce là le Premier des Mages ? — Oui », répondit Logen, qui ne voulait pas dévier du sujet. « Il est plus petit que Juvens. Il ne me plaît pas. — Que raconte-t-il ? » s’impatienta Bayaz en fouillant les airs du regard, bien plus à gauche de l’endroit où évoluait l’esprit. Logen se gratta la joue. « Il dit que Juvens était grand. — Et alors ? Quel est le rapport ? Tâchez de récupérer ce que nous sommes venus chercher, afin que nous filions d’ici au plus vite ! — Il s’impatiente ! subodora l’esprit. — Nous avons parcouru un long chemin. Il possède le bâton de Juvens. » L’esprit approuva. « Cette branche morte m’est effectivement familière. J’en suis content. J’ai conservé cette chose durant de nombreux hivers… Sacré fardeau à porter ! Je vais enfin pouvoir dormir. — Bonne idée ! Si seulement vous pouviez… — Je vais la donner à la femme. » L’esprit plongea une main dans son estomac. Logen s’écarta prudemment. Il la ressortit en serrant un objet. Logen tressaillit à sa vue. « Tends la main », murmura-t-il à Ferro. Jezal laissa échapper un hoquet, puis recula en titubant quand l’objet tomba dans la paume offerte de Ferro. Il leva un bras pour se cacher le visage, bouche grande ouverte. Bayaz observa la scène, les yeux écarquillés. Quai se pencha en avant avec curiosité. Logen grimaça en faisant un pas en arrière. Long-Pied trébucha et s’empressa de se poster à l’entrée de l’abri. Pendant un long moment, tous les six regardèrent l’objet foncé que Ferro tenait dans sa main. Personne ne bougea, ni ne parla. Hormis les rafales de vent, le silence régnait. Voilà ! elle était sous leurs yeux. Cette chose pour laquelle ils avaient voyagé si loin et bravé tant de dangers. Cette chose que Glustrod avait sortie de terre des années auparavant. Cette chose qui avait anéanti la plus grande ville du monde. La Graine. L’Au-delà fait chair. L’essence de la magie. Ferro commença à se renfrogner peu à peu. « C’est ça ? » demanda-t-elle d’un ton dubitatif. « C’est ce truc qui va réduire Shaffa en poussière ? » Le choc de cette soudaine apparition surmonté, Jezal avait lui aussi l’impression qu’elle ne différait pas des autres pierres. Il ne s’agissait que d’un caillou gris, pas plus gros qu’un poing. Aucune sensation de danger surnaturel n’en émanait, aucun pouvoir ni rayon meurtriers, aucun éclair lumineux. En réalité, c’était un caillou quelconque. Bayaz cilla. Il s’approcha à quatre pattes pour étudier l’objet dans la paume de Ferro, s’humecta les lèvres, puis leva une main avec une lenteur infinie, tandis que Jezal le regardait, son sang puisant à ses oreilles. Bayaz effleura la pierre de son auriculaire et recula prestement. Il ne se mit pas à flétrir sur pied, ni ne trépassa. Il la toucha une nouvelle fois d’un doigt. Aucune déflagration tonitruante. Il y posa sa paume, l’emprisonna entre ses doigts boudinés et le souleva. L’objet continua à ressembler à n’importe quelle pierre. Le Premier des Mages détailla l’objet dans sa main avec un étonnement grandissant. « Ce n’est pas la bonne, chuchota-t-il entre ses lèvres tremblotantes. Ce n’est qu’une vulgaire pierre ! » Un silence de mort s’ensuivit. Jezal regarda Logen ; l’homme du Nord lui rendit son regard, son visage couturé de cicatrices ramolli par la perplexité. Jezal regarda Long-Pied ; le Navigateur se contenta de hausser ses maigres épaules. Jezal regarda Ferro dont la figure s’allongeait de plus en plus. « Rien qu’une pierre ? marmonna-t-elle. — Ce n’est pas la bonne ? siffla Quai. — Alors… » La déclaration de Bayaz prit progressivement un sens dans l’esprit de Jezal. « J’ai fait tout ce chemin… pour rien ? » Un courant d’air soudain agita leur maigre feu, éparpillant des escarbilles qui vinrent lui piquer le visage. « Il s’agit peut-être d’une erreur, avança Long-Pied. Il y a peut-être un autre esprit, une autre… — Il n’y a pas d’erreur, l’interrompit Logen en secouant la tête. — Mais… » Les yeux de Quai saillaient dans son visage couleur de cendres. « Mais… comment ? » Contractant ses maxillaires, Bayaz l’ignora. « Kanedias. C’est lui tout craché ! Il a dû trouver un moyen pour duper ses frères, échanger ce caillou contre la Graine et conserver celle-ci pour lui. Même mort, le Créateur me met des bâtons dans les roues ! — Une simple pierre ? gronda Ferro. — J’ai laissé passer l’occasion de me battre pour mon pays », bredouilla Jezal, que l’indignation commençait à oppresser. « J’ai peiné pendant des centaines de lieues dans le désert. J’ai été frappé, brisé, balafré… pour rien ? — La Graine. » Les lèvres pâles de Quai se retroussèrent, un souffle rauque s’échappa de son nez. « Où est-elle ? Où donc est-elle ? — Si je le savais, crois-tu que je vous aurais entraînés sur cette île oubliée pour bavasser avec des esprits à propos d’un morceau de roche sans valeur ? » aboya son maître en jetant furieusement le caillou sur le sol. Celui-ci éclata en mille morceaux, qui ricochèrent un peu partout et se fondirent parmi les milliers, les millions de leurs congénères. « Elle n’est pas ici. » Logen secoua tristement la tête. Ça, on peut dire que… — Rien qu’une pierre ? » grogna Ferro, dont les yeux faisaient la navette entre les fragments éparpillés et Bayaz. « Vous m’aviez promis une vengeance ! » Bayaz se tourna vers elle, le visage déformé par la rage. « Tu penses que je n’ai pas de soucis plus importants que ta vengeance ? rugit-il en postillonnant. Ou que ta déception ? » hurla-t-il à Quai, les veines du cou gonflées. « Ou que votre maudite apparence ? » Jezal avala sa salive et recula vers le fond de l’abri en se recroquevillant sur lui-même, sa propre colère éteinte par la rage démesurée de Bayaz, comme leur misérable feu l’avait été par une rafale violente quelques instants auparavant. « Trompé ! » tonna le Premier des Mages, sans cesser de serrer et desserrer ses poings de fureur. « Avec quoi vais-je pouvoir lutter contre Khalul à présent ? » Jezal tressaillit et se fit tout petit, persuadé que l’un des membres de leur groupe allait exploser d’un instant à l’autre ou serait propulsé dans les airs, puis contre la roche, ou encore consumé par des flammes scintillantes… qu’il pourrait même être la victime. Frère Long-Pied choisit ce moment précis pour intervenir et calmer le jeu. « Nous ne devrions pas nous sentir découragés, camarades ! Ce voyage à lui seul est notre récompense… — Répétez ça encore une fois, pauvre idiot au crâne rasé ! souffla Bayaz. Rien qu’une fois, et je vous réduis en cendres ! » Le Navigateur recula en tremblant. Le Mage reprit son bâton et se mit à marcher à grandes enjambées vers la plage, son long manteau agité par le vent violent. Devant l’intensité de sa fureur, l’idée de rester sur cette île parut brièvement meilleure que d’embarquer sur le bateau en sa compagnie. Jezal supposa que cette violente explosion de colère marquait la conclusion et l’échec total de leur quête. « Eh bien… » marmonna Logen, alors que tous étaient restés assis, exposés aux bourrasques. « J’imagine que c’est fini. » Il referma le couvercle de la caisse vide du Créateur. « Inutile de se lamenter sur ce sujet. Il faut savoir se montrer… — Ta gueule, triple idiot ! gronda Ferro. Ne me dis pas ce que je dois penser ! » Filant hors de l’abri, elle se dirigea vers la mer hurlante. Avec une grimace, Logen rangea la caisse dans son sac, puis soupira en l’installant sur son épaule. « Réaliste », grommela-t-il en lui emboîtant le pas. Long-Pied et Quai l’imitèrent, l’un, morose et fâché, l’autre, muet et déçu. Jezal ferma la marche, passant d’un caillou irrégulier à l’autre. Les paupières mi-closes pour se protéger du vent, il réfléchit rapidement à cette malheureuse affaire. Son humeur aurait dû être terriblement assombrie, mais, à sa grande surprise, il s’aperçut qu’il était incapable de réfréner un sourire tout en avançant vers le bateau. Après tout, le succès ou l’échec de cette folle aventure n’avait jamais eu beaucoup d’importance pour lui. Tout ce qui comptait, c’était qu’il allait bientôt rentrer à la maison. L’eau assaillait la proue avec force éclaboussures. Les voiles se gonflaient, claquaient ; mât et cordes grinçaient. Les yeux étrécis, Ferro ignorait le vent qui lui fouettait le visage. Dans son emportement, Bayaz avait directement quitté le pont. Et les autres, un par un, délaissant le froid, étaient allés le rejoindre en bas. Seuls Logen et elle étaient restés face à la mer. « Que vas-tu faire, à présent ? lui demanda-t-il. — J’irai là où je pourrai tuer des Gurkhiens. » Elle répondit sèchement, sans réfléchir. « Je trouverai d’autres armes et les combattrai à la moindre occasion. » Elle ne savait même pas si elle disait la vérité. Il lui était désormais difficile d’éprouver sa haine d’antan. Laisser les Gurkhiens vaquer à leurs affaires, pendant qu’elle s’occupait des siennes, ne lui semblait plus aussi aberrant, mais ses doutes et sa déconvenue la firent rétorquer férocement. « Rien n’a changé. J’ai encore besoin de me venger. » Un silence. Regardant de côté, elle s’aperçut que Logen, sourcils froncés, contemplait l’écume pâle flottant sur les eaux sombres, comme si sa réponse n’avait pas été celle qu’il espérait. Il aurait été facile de la changer. Elle aurait pu dire : j’irai là où tu iras… qui s’en serait plaint ? Personne. Sûrement pas elle. Mais Ferro n’était pas du genre à dépendre de quelqu’un. Pas même de lui. Un mur invisible venait de se dresser entre eux. Un mur impossible à franchir. Il y en avait toujours eu un. Tout ce qui lui vint à l’esprit fut : « Et toi ? » Il parut y réfléchir quelques secondes, l’air contrarié, en se mordillant la lèvre. « Je ferais bien de retourner dans le Nord. » Il énonça cela d’un ton mécontent, sans la regarder. « J’ai du travail à accomplir là-bas, des tâches que je n’aurais pas dû laisser en plan. Du sale boulot, mais qui doit être fait. Voilà où j’irai, je suppose. Dans le Nord. J’y réglerai quelques vieux comptes. » Elle se rembrunit. De vieux comptes ? Qui donc lui avait affirmé qu’il fallait ressentir autre chose que des envies de vengeance ? Et maintenant, tout ce qu’il désirait était de régler de vieux comptes ? Quel sale menteur ! « De vieux comptes ! grommela-t-elle. Bien. » Le mot lui laissa un goût amer sur la langue. Il la fixa droit dans les yeux un long moment. Ouvrit la bouche comme pour parler et demeura ainsi, ses lèvres figées sur un mot, une main à demi levée vers elle. Il sembla brusquement s’effondrer, se ressaisit, lui tourna le dos et s’appuya au bastingage. « Bien. » Voilà comment leur histoire se termina, tout simplement. Ferro se retourna elle aussi, serra les poings et sentit ses ongles s’enfoncer rudement dans ses paumes. Elle jura intérieurement, emplie d’amertume. Pourquoi n’avait-elle pas dit autre chose ? Un peu de salive, un coin de bouche remonté auraient pu tout changer. Cela aurait été si facile ! Sauf qu’il n’était pas dans sa nature d’agir ainsi. Et Ferro savait que jamais elle ne pourrait le faire. Il y avait longtemps que les Gurkhiens avaient tué sa sensibilité, ne laissant qu’un cadavre à l’intérieur de son corps. Elle avait été folle d’espérer. Elle le savait depuis le début, au tréfonds de son cœur. L’espoir était réservé aux faibles. Retourné à la boue Renifleur, Dow, Tul, le Sinistre, West et Pike. Debout en cercle, les six hommes entouraient deux monticules de terre glacée. En bas, dans la vallée, Renifleur avait constaté que les gens de l’Union enterraient également leurs morts par centaines. À raison d’une douzaine par fosse. Au bout du compte, c’était une mauvaise journée pour les hommes, mais une bonne pour le terrain. C’était toujours le cas, après une. bataille. Seul le terrain l’emportait. Un peu plus loin entre les arbres, Frisson et ses soldats, têtes inclinées, s’occupaient des leurs. Ils en avaient déjà mis douze en terre. Trois autres, sérieusement blessés, risquaient de suivre le même chemin avant la fin de la semaine ; et celui qui avait perdu sa main vivrait ou mourrait… tout dépendait de sa chance. La chance ne leur avait pas beaucoup souri dernièrement. Presque la moitié de leur groupe avait péri en une seule journée de combat. Des hommes vaillants, qui plus est ! Renifleur entendit les derniers hommages qu’on leur rendait. Avec des mots pleins de tristesse et de fierté envers les disparus. On vantait leur bonté, leur courage, le manque que provoquerait leur disparition, et ainsi de suite. Cela se passait toujours ainsi après une bataille. On prononçait toujours quelques mots en hommage aux morts. Renifleur déglutit et se concentra de nouveau sur le tas de terre fraîchement retournée à ses pieds. Creuser dans le sol gelé avait été particulièrement difficile. Pourtant, mieux valait creuser que de se faire enterrer, aurait dit Logen ; Renifleur était de son avis. Il venait juste d’ensevelir deux camarades, et avait aussi enseveli deux parties de lui-même avec eux. Au fond de son trou, sous cet amas de poussière, son corps froid et livide étiré de tout son long, Cathil ne connaîtrait plus jamais la chaleur. À côté d’elle se trouvait Séquoia, son bouclier brisé posé sur ses jambes, son épée dans une main. Renifleur avait rendu à la boue deux catégories d’espoirs – un espoir d’avenir, un espoir du passé. Tout était fini, désormais. Rien ne se concrétiserait. Cela lui laissait un trou douloureux dans le corps. Il en était toujours ainsi après une bataille. Les espoirs retournaient à la boue. « Enterrés là où ils sont morts, dit Tul à voix basse. C’est normal, c’est bien. — Bien ? aboya Dow en foudroyant West du regard. Bien, hein ? L’endroit l’ plus sûr de tout l’champ d’bataille, hein ? Le plus sûr, vous aviez dit ? » West avala sa salive avec difficulté, baissant les yeux d’un air coupable. « Du calme, Dow, intervint Tul. Tu sais bien que ça sert à rien de rejeter la faute sur lui, ni sur quelqu’un d’autre. Dans une bataille, des gens meurent. Séquoia le savait mieux que quiconque. — On aurait pu s’trouver ailleurs, gronda Dow. — On aurait pu, mais ça ne s’est pas fait, voilà tout ! ajouta Renifleur. On ne peut rien y changer ! Séquoia est mort, la fille aussi. C’est déjà assez dur pour tout le monde, on n’a pas besoin que tu en rajoutes ! » Dow crispa les poings, prit une profonde inspiration, comme pour s’apprêter à crier, puis expira avec lenteur, voûta les épaules et baissa la tête. « T’as raison. On peut plus rien y faire. » Renifleur effleura le bras de Pike. « Tu veux dire quelque chose pour elle ? » L’homme au visage ravagé le regarda et fit un signe de dénégation. Renifleur savait que parler n’était pas son fort ; il ne lui en tint pas rigueur. West ne semblait pas non plus désireux de s’exprimer. Renifleur s’éclaircit donc la gorge et, après une grimace due à la douleur qui lui irradia les côtes, se lança à l’eau. Il fallait bien que quelqu’un le fasse. « Cette fille que nous venons d’enterrer s’appelait Cathil. Je ne peux pas dire que je la connaissais depuis longtemps, mais je l’aimais bien… pour ce que ça vaut ! Pas grand-chose, j’imagine. Pas grand-chose. En tout cas, elle avait du cran, ça, nous avons tous pu le constater en chemin. Elle a supporté le froid, la faim et tout le reste, sans jamais se plaindre. J’aurais aimé la connaître mieux. C’est ce que j’espérais, mais bon… on n’obtient pas souvent ce qu’on espère ! Ce n’était pas l’une d’entre nous, mais elle est morte parmi nous, alors je suppose que nous sommes fiers quelle soit enterrée au même endroit que les nôtres. — Ouais, renchérit Dow. Fiers de l’avoir parmi nous. — Pour sûr, dit Tul. La terre accepte tout le monde. » Hochant le tête, Renifleur se mit à respirer avec prudence, avant de s’enquérir : « Quelqu’un veut-il parler pour Séquoia ? » Dow tressaillit et se plongea dans la contemplation de ses bottes, qu’il déplaça nerveusement sur le sol. Tul regarda le ciel en clignant des paupières, comme s’il avait les yeux embués. En réalité, Renifleur retenait ses larmes, lui aussi. S’il avait dû prononcer un mot de plus, il se serait mis à brailler comme un gamin. Séquoia aurait su quoi dire, lui… le seul problème, c’est qu’il n’était plus là ! Apparemment, tout le monde était à court de mots. Le Sinistre fit soudain un pas en avant. « Rudd Séquoia, commença-t-il en les examinant les uns après les autres. Le roc d’Uffrith qu’on l’appelait ! Il n’y avait pas de nom plus respecté dans tout le Nord. C’était un grand guerrier. Un grand chef. Un ami formidable. Il a passé sa vie à se battre. Il a affronté le Sanguinaire, avant de travailler avec lui, main dans la main. Il n’a jamais emprunté un chemin qu’il savait être mauvais. N’a jamais reculé devant une bataille, s’il pensait qu’il fallait se battre. J’ai été à ses côtés, j’ai marché avec lui, lutté avec lui dans tout le Nord, pendant dix ans. » Son visage se fendit d’un sourire. « Je n’ai pas à m’en plaindre. — Bien dit ! le Sinistre, déclara Dow en fixant la terre gelée. Bien dit ! — Y en aura jamais d’autres comme Séquoia », marmonna Tul en s’essuyant un œil, comme pour se débarrasser d’une poussière. « Ouais », conclut Renifleur. Il ne put rien ajouter de plus. Sans un mot, West tourna les talons et chemina lourdement entre les arbres, les épaules fléchies. Renifleur s’aperçut qu’il avait les mâchoires contractés. Il devait sûrement se sentir responsable. De par son expérience, Renifleur savait que bon nombre d’hommes se plaisaient à réagir ainsi… West devait faire partie de cette catégorie. Pike le suivit. Tous deux croisèrent Frisson qui remontait la pente dans leur direction. Celui-ci s’arrêta devant les tombes, pencha la tête d’un air renfrogné, ses cheveux lui balayant le visage. Puis il se redressa pour leur faire face. « Je ne voudrais pas leur manquer de respect. Non, pas du tout. Mais on a besoin d’un nouveau chef. — La terre vient juste de se refermer sur le nôtre », siffla Dow en lui décochant un regard noir. Frisson tendit les mains. « Alors, c’est le moment d’en discuter, à mon avis. Pour éviter les tracas. À vrai dire, mes gars sont un peu nerveux. Ils ont perdu des amis, ainsi que Séquoia. Ils ont besoin de quelqu’un à qui obéir, ça c’est une réalité. Qui va-t-on choisir ? » Renifleur se caressa la joue. Il n’avait pas encore songé à ça, et maintenant qu’il y était obligé, il ne savait trop quoi penser. Tul Duru et Dow le Sombre étaient deux grands noms. Tous deux avaient déjà conduit des hommes, et avec une certaine efficacité. Renifleur les observa se dévisager mutuellement, sourcils froncés. « Peu m’importe lequel de vous deux s’en chargera, annonça-t-il. Je suivrai l’un comme l’autre. Mais il faut que ce soit l’un de vous deux, c’est une évidence. » Tul fixa Dow avec des yeux étincelants. Dow fit de même. « Je ne peux pas le suivre, grommela Tul. Et il ne voudra pas me suivre. — C’est la vérité, grinça Dow. On en a discuté aujourd’hui. Ça march’ra jamais ! » Tul secoua la tête. « Voilà pourquoi ça ne peut pas être l’un de nous deux. — Non, confirma Dow. Pas l’un d’nous deux. » Il aspira ses joues, se racla la gorge et cracha par terre. « Voilà pourquoi y faut qu’ ce soit toi, Renifleur. — Voilà pourquoi quoi ? » bafouilla Renifleur en écarquillant les yeux. Tul approuva. « T’es le chef. On est tous d’accord là-dessus. — Mmm, fit le Sinistre, sans même lever les yeux. — Neuf-Doigts est mort, Séquoia aussi, y reste plus qu’ toi », expliqua Dow. Renifleur se raidit. Il s’attendait à ce que Frisson s’exclame : « Quoi, lui ? Chef ? » Il attendait que tous éclatent de rire et lui disent qu’il s’agissait d’une blague. Dow le Sombre, Tul Duru Tête-de-Tonnerre et Harding le Sinistre, sans parler des deux douzaines de types, un peu plus loin, qui guettaient sa réponse. C’était la proposition la plus idiote qu’il eût jamais entendue. Frisson cependant ne s’esclaffa pas. « C’est un bon choix, d’après moi. Je parle aussi au nom de mes gars, et c’est exactement ce que je vous aurais suggéré. Je vais aller les prévenir. » Prenant congé, il s’éloigna entre les arbres. Renifleur le regarda partir, bouche bée. « Mais… et les autres ? » souffla-t-il, dès que Frisson fut assez loin pour ne pas l’entendre. Cet effort lui fit mal aux côtes. Il grimaça. « Il y a là-bas une bonne vingtaine de soldats, et nerveux avec ça ! Us ont besoin d’un homme réputé à suivre ! Et alors ? T’en es un ! répondit Tul. T’as traversé les montagnes avec Neuf-Doigts et combattu des années avec Bethod. Il ne reste presque plus personne avec un nom aussi respecté que le tien. Tu as vu plus de batailles que n’importe lequel d’entre nous. — Vu, peut-être, mais… — T’es ç’ui qu’y nous faut, un point, c’est tout ! insista Dow. Et même si t’es pas un aussi grand tueur que Skarling, quelle importance ? T’as suffisamment de sang sur les mains pour que j’te suive et j’ connais pas d’meilleur éclaireur. Tu sais comment guider et t’as vu les meilleurs le faire. Neuf-Doigts, Bethod, Séquoia, tu les as tous observés, et de près ! — Mais je ne peux pas… enfin je… je ne pourrais pas lancer une attaque… en tout cas, pas comme celles de Séquoia… — Personne ne pourrait, confirma Tul en fixant le sol. Mais je suis désolé de te rappeler que Séquoia ne fait plus partie de nos choix. T’es le chef, à présent, et nous serons tous derrière toi. Ceux qui ne sont pas contents n’auront qu’à venir nous en parler. — Et ce s’ra une putain de conversation qu’on aura, gronda Dow. — C’est toi le chef. » Tul tourna les talons et s’enfonça sous les arbres. « C’est décidé. » Dow le Sombre l’imita. « Hmm, fit le Sinistre, avant de hausser les épaules et de suivre les autres. — Mais… marmonna Renifleur. Une seconde ! » Comme ils étaient tous partis, il conclut que cela faisait de lui le chef. Il resta là quelques instants, clignant des paupières, ignorant quoi penser. Il n’avait jamais été un meneur. Il ne se sentait pas différent. Son esprit ne fourmillait pas brusquement d’idées. Il ne savait pas ce qu’il faudrait ordonner aux hommes. Il avait l’impression d’être un idiot. Encore plus que d’habitude. Il s’agenouilla entre les tombes, enfouit sa main dans la terre humide et froide. « Désolé, ma fille, murmura-t-il. Tu ne méritais pas ça. » Il en prit une poignée et la pressa entre ses doigts. « Adieu, Séquoia. J’essaierai d’agir comme toi, mon vieux. Toi, qui es retourné à la boue. » Après s’être relevé, il essuya sa paume sur sa chemise et rebroussa chemin pour aller retrouver les vivants. Abandonnant ces deux-là derrière lui, dans la terre. Remerciements Aux quatre personnes sans qui… À Bren Abercrombie, dont les yeux larmoient à force de m’avoir trop lu. À Nick Abercrombie, dont les oreilles tintent à force d’en avoir trop entendu parler. À Rob Abercrombie, dont les doigts sont gourds à force d’avoir trop tourné les pages. À Lou Abercrombie, dont les bras sont fatigués de trop m’avoir soutenu. Et aussi… À Jon Weir, qui m’a permis de m’exprimer. À Simon Spanton, qui n’a pas envenimé la situation. Et comment oublier… Gillian Redfearn qui, non seulement, a permis de le réaliser, mais l’a aussi amélioré.