Maeve - Série Diadème 4 - Jo Clayton Titre original : « Maeve », 1979 Traduction de E.C.L. Meistermann Couverture de Florence Magnin OPTA, coll. Galaxie-bis n° 133, nov 1985 ISBN : 2-7201-0243-6 Scanné par Evaness3 Livre I LA FORÊT 1 Gwynnor était accroupi près d’Amersit, son amant. Une haine intense bouillonnait dans ses entrailles tandis qu’il regardait les étrangers descendre le long du flanc du vaisseau et approcher du drieu Dylaw. D’autres les imitaient pour venir poser leurs pieds maudits sur le sein de Maève. — L’un est une femme, chuchota Amersit, les yeux violets luisants, tels des asters de printemps sur la Maes. (Il renifla, puis se tortilla d’excitation.) Elle sent… ha… bon ! Le visage plissé par une grimace de répugnance, Gwynnor fixait les contrebandiers. — Ils ne viendraient pas si Dylaw cessait de traiter avec eux. De la malice plein les yeux, Amersit lui tapota l’épaule. — Hé, mon petit, il ne pourrait plus avoir de fusils. Gwynnor se frotta la joue contre la main qui reposait sur son épaule. — En avons-nous tellement besoin ? (Il se redressa et tourna un regard troublé vers son amant de piste.) Ces fusils font-ils vraiment une différence lorsque nous affrontons les armes à énergie des astronautes ? Amersit caressa les douces boucles grises qui cerclaient la tête de Gwynnor. — Tu prends trop les choses à cœur, mon petit. Détends-toi. Tu sais que nous ne sommes pas encore assez soutenus par le peuple. Que les astronautes attaquent encore quelques villages, et ils se mettront alors à envahir la ville. En attendant, nous leurs faisons quand même payer leurs incursions. Le jour approche. Nous les enfermerons dans cette maudite ville et la brûlerons entièrement. — Un jour. Tout le temps un jour ! (Gwynnor refusait de se laisser arracher à la déprime par Amersit.) — Hé ! (Amersit fixait le groupe assis sur l’épais tissu noir du négoce.) La femme parle cathl maes. Dylaw paraît sur le point de la frapper sur la tête avec une gourde pourrie. — Ça ne me plaît guère. (Gwynnor s’éloigna en foudroyant d’un regard coléreux la femme rousse. Le soleil brillait et se reflétait sur la masse de ses cheveux, encadrant sa tête d’un halo doré. Il se pinça les narines pour fuir son odeur troublante.) Cela signifie qu’elle vient de la ville. Et si la ville l’avait envoyée en sachant que nous sommes ici ? Amersit abattit sa main sur la cuisse. — Ah, mannh, Gwynnor, tu as raison ! Je n’y avais pas pensé. Nous devrions avertir Dylaw. (Il fit mine de se lever, puis hésita.) Si nous interrompons le marchandage, il nous écorchera vifs avec un couteau émoussé. (Il passa la main sur son duvet gris, un sourire pitoyable déformant la commissure de ses lèvres allongées.) — Je vais le faire. Gwynnor se leva d’un bond et s’approcha des marchands d’un petit pas rapide. La femme finit de traduire les dernières paroles du drieu à l’astronaute et leva sur lui ses yeux bleu-vert brillant d’intérêt. Gwynnor enfonça ses dents dans la langue en s’agenouillant devant Dylaw, le corps en soumission de question. Le drieu fronça les sourcils et ses oreilles pointues s’agitèrent nerveusement. Gwynnor savait qu’il aurait par la suite beaucoup d’explications à donner. Il parla en s’efforçant d’éviter qu’elle entende ses paroles. — Cette femme parle le cathl maes. Il pourrait être important de découvrir où elle l’a appris. Il vit se durcir le visage de Dylaw tandis que celui-ci digérait ce qu’impliquait cette proposition. Gwynnor avala cette nouvelle indication de la bêtise de son chef. Il se débattit pour réprimer son impression croissante d’inutilité. Puis la main de Dylaw effectua le geste rituel de compréhension et de renvoi. Gwynnor se leva et s’éloigna lentement. Il regarda brièvement par-dessus son épaule, ses yeux vert foncé cherchant involontairement ceux de la femme… bleu-vert comme la mer par une belle journée… étranges pupilles rondes semblables à des cibles… si différents, si différents… Il libéra péniblement son regard et s’installa à côté d’Amersit, cuisse contre cuisse, un peu réconforté par ce contact. Le drieu Dylaw prit l’une des armes échantillons. Il la tourna dans ses mains et passa le bout des doigts sur le manche, puis le long des pièces métalliques bleu-noir. Lorsqu’il reposa l’arme, il demanda avec nonchalance, comme si seule la curiosité le faisait parler : — Comment se fait-il que tu parles le cathl maes ? Aleytys écarta les mains, les doigts longs et dorés à la lumière rousse du soleil orange. — Pas dans la ville. C’est la première fois que je pose le pied sur ce monde. (Elle se frotta le côté du nez.) Parles-tu une autre langue ? — Je connais quelques mots d’une autre langue. (Dylaw parlait lentement, prudemment.) Pourquoi ? — J’ai le don des langues, drieu Dylaw. (La commissure de ses lèvres s’agita devant son expression d’incrédulité.) Je puis le prouver. Cette langue que tu connais… quelqu’un d’autre la connaîtrait-il en ville ? — Pourquoi apprendre quelque chose d’inutile ? (Sa bouche se tordit en une désagréable grimace.) Rares sont ceux qui se donnent la peine d’apprendre assez de cathl maes pour souhaiter une bonne journée. Elle hocha la tête. — Cela étant, donne-moi quelques paroles de cette langue. Au bout d’un instant de silence songeur, Dylaw leva la tête et la regarda fixement. — Watiximiscisco. Ghinahwalathsa lugh quickiniky. Elle se couvrit les yeux des mains en grimaçant tandis que l’activité du traducteur faisait brièvement mais férocement souffrir sa tête. Lorsqu’elle releva les yeux, elle souriait. — Je parle avec colère. Je porte au sud le feu de ma colère. Il hocha la tête. — Laghi tighyet lamtsynixtighyet. — Le dernier rire est le meilleur de tous les rires. — Lukelixnewef hicqulicu. — Le chasseur est un homme fier. Dylaw resta silencieux, les yeux tournés vers le ciel bleu et froid où le soleil était un disque bronze orangé qui rampait vers le zénith. Puis son regard gris pâle aux pupilles fendues étroites parcourut son corps et se fixa sur son visage. — Remarquable, dit-il sèchement. — C’est ce que je fais pour le capitaine. — Et il en est d’autres parmi les peuples des étoiles qui savent faire cela ? — Je l’ignore. (Elle écarta les mains et haussa les épaules.) Je n’en ai jamais rencontré. Le drieu Dylaw reprit le fusil en rejetant ce talent sans intérêt puisqu’il ne pouvait en tirer profit. — Si nous achetions des armes à Caer Seramdum, nous ne paierions que cinquante oboloi. Le maranhedd d’une seule fiole devrait en acheter cinq cents. Lorsque Aleytys traduisit cela à Arel, son visage sombre et sardonique exprima surprise et mépris. Il parla brièvement et avec force, puis se leva d’un bond et attendit qu’elle donne sa réponse au drieu. — Le capitaine dit que, s’il en est ainsi, il emportera alors sa marchandise ailleurs. (Elle commença à se relever.) — Yst-yst, femme. Pourquoi tant de hâte ? (Il se tapota les cuisses et attendit qu’elle se rasseye.) Pourquoi ne pas voir si nous pouvons arriver à un accord plutôt que de partir en ayant perdu notre temps ? Il tira de l’intérieur de sa grossière tunique une bourse de cuir. Avec une lenteur délibérée, il défit le nœud, puis fourra ses gros doigts dedans et sortit une petite fiole en verre. — Un trom de maranhedd. Le capitaine se pencha en avant et parla brièvement. Aleytys hocha la tête. Elle dit à Dylaw : — Cinquante fusils. Cinq cents aiguilles. — Quatre cents fusils et quatre mille aiguilles. Arel renifla quand Aleytys traduisit. Il lança une réponse, avec sur le visage un air méprisant. Aleytys fit calmement : — Tu rêves, ergynnan na Maes. Cent fusils. Cinq cents aiguilles. Gwynnor tourna le dos au spectacle troublant de son chef en train de marchander aussi avidement qu’un colporteur sur la place du marché. — Je n’aime pas ça, marmonna-t-il. — Tu l’as déjà dit. (Amersit eut un large sourire, sa bouche arborant un éclair de dents qui ravissait habituellement Gwynnor.) Je me demande ce que la Synwedda penserait de cette sorcière rouge. — Tchah ! — Je doute qu’elle dise cela. (Il se mit à glousser.) Je suppose que tu n’as pas encore eu de femme, petit amour. Fais-moi confiance. C’est là une belle femme, qu’elle soit des étoiles ou non. (Il renifla puis mima une extase excessive.) — Je ne veux plus t’écouter. Gwynnor se leva d’un bond et courut jusqu’aux kaffan pour rester debout à côté de sa monture, passant posément les doigts dans sa fourrure épaisse, trouvant un certain calme dans la chaleur animale de la bête placide. Il feignit d’ignorer le bruit des voix derrière lui. Le drieu Dylaw grogna. — D’accord. Pour trois troms de maranhedd, cinq cents armes et dix mille aiguilles. Il cligna les yeux et son long nez crochu palpita lorsqu’il déposa le sac en cuir dans la main d’Aleytys. — Je présume que, comme de coutume, l’homme des étoiles examinera cela, ne se fiant pas à notre parole. Aleytys jeta un coup d’œil au capitaine puis hocha la tête. — Nous ne sommes pas compris au sein de ton peuple, ergynnan na Maes. Nul doute que ta parole soit valable parmi les tiens. As-tu confiance en nous, de ton côté ? La large bouche de Dylaw se referma ; les taches grises de duvet sur ses yeux ronds se rapprochèrent sous l’effet de l’irritation. — J’ai confiance en votre avidité pour le maranhedd, gwerei. Me voler maintenant viderait vos mains l’an prochain. — Exact. (En tendant le sac au capitaine, Aleytys changea de langue.) Il sait que tu veux l’examiner avant de lui donner les fusils. — Ouais. Il sortit les trois fioles du sac et commença à en ôter la cire. Puis il tira les bouchons en cuir roulé et versa quelques grains de la drogue de chaque fiole dans la paume de sa main libre. — On dirait bien de la poussière de rêve. (De l’index, il remua les cristaux améthystins, puis les reversa dans les récipients. Il tourna la tête.) Vannik, lança-t-il. L’homme pâle et allongé sortit de l’ombre de la queue du vaisseau, où il laissa Joran. Les yeux du petit tueur scrutaient le canyon, prenant la mesure de la bande d’indigènes, prêt à réagir en cas d’incident. Arel tendit le sac à son second. — Examine. — Parfait. (Vannik remonta l’échelle à toute allure et disparut dans le vaisseau.) Le drieu Dylaw croisa les bras sur sa maigre poitrine, baissa la tête et fixa le sol devant ses jambes en tailleur. Il laissa descendre ses paupières cornées jusqu’à ce que le gris argenté fût voilé, ne laissant qu’une fente étroite. Il parut alors sombrer dans une légère somnolence. Aleytys soupira et écarta ses cheveux de devant son visage. La brise capricieuse qui sinuait dans le canyon soulevait et laissait retomber des particules de terre ; de temps à autre, elle jouait avec sa chevelure dont elle envoyait les pointes lui chatouiller le visage. Elle toucha le bras d’Arel. — Tu as quelques armes à énergie en stock là-dedans. (Elle hocha la tête en direction du vaisseau.) Tu en tirerais encore plus. (Elle tendit la main et lui toucha le genou.) Pourquoi ? (Elle pinça légèrement la chair et lui sourit.) Bien qu’à mon avis tu aies arraché leurs dernières molaires à ces ignorantes créatures. Je sens en toi le chat qui lèche la crème sur ses moustaches. Mais ils feraient tout pour avoir des armes à énergie. Il leur en faut vraiment. — Tant pis. Si je leur donnais des fusils à énergie, j’aurais à mes trousses une mission de destruction des Compagnies. Non, merci. — Oh ! Elle examina le canyon. Des murailles sèches et nues. Une petite source dont l’eau était soigneusement conservée dans une citerne en blocs de pierre brute collés par un mortier jaune brun. Quelques herbes rachitiques, grises de poussière, qui s’accrochaient à la roche. Un petit lézard gris effectua une course zigzagante sur la muraille et disparut dans l’une des fissures. — C’est un coin rudement inhospitalier. Un sourcil se haussa, accentuant l’expression d’amusement sardonique peinte sur son visage. — Tu t’attendais à ce que j’atterrisse dans le champ d’un fermier ? — Je suppose que ça ne serait pas tellement recommandé. Mais ça ne m’arrange pas, sauf si l’un d’eux accepte de me servir de guide. — Possible. — En l’achetant, peut-être. (Aleytys se frotta le nez.) — Celui-ci vendrait sa grand-mère pour des fusils. — Ils nous haïssent. — Pourquoi t’imagines-tu qu’ils veulent des fusils, ma belle ? (Les pattes d’oie autour des yeux se creusèrent un instant.) Ils ne chassent pas le gibier que tu voudrais manger. — Ça ne te gêne pas, de vendre des fusils qui serviront à tuer des gens ? Il haussa les épaules. — Des gens des Compagnies. Si cela dépendait de moi, je les fourrerais tous dans un drone et les balancerais dans le soleil le plus proche. Un instant elle perçut sa haine, avec sa douleur, sa solitude et un sentiment de perte. Quelque chose de grave dans son passé, supposa-t-elle en sachant qu’elle ne découvrirait jamais de quoi il s’agissait puisqu’elle allait le quitter. — Je vais t’acheter des fusils, Arel. — Ne gaspille pas ton argent, Lee. Tu en auras besoin pour te payer le passage sur un vaisseau. Elle sourit largement. — Je n’allais pas te donner tous les joyaux. — Garde-les. Je te fournirai les fusils. Elle secoua la tête. — Non, Arel. Je sais combien ta marge est mince. Je te paierai ces fusils. — Tu n’aimes pas être l’obligée de quelqu’un, n’est-ce pas ? — Il m’est difficile d’accepter les cadeaux. Je… j’ai appris à mettre mon indépendance en priorité, Arel. (Elle se brossa la tête d’une main nerveuse.) Dorénavant, je paierai pour mes voyages. — Merde, Lee ! Tu as gagné… — Alors donne-moi de l’argent. Je pense que j’en aurai besoin pour mes frais une fois arrivée dans la Rue des Etoiles. — Et des conseils ? Tu es prête à en accepter ? — Pourquoi pas ? — Que personne ne sache rien des joyaux. Une fois en ville, utilise tout ce dont tu disposes pour trouver un homme en qui avoir confiance avant de laisser quiconque les contempler. — Un homme ? — La Compagnie Wei-Chu-Hsien croit à la suprématie masculine, Lee. Il est très probable que les seules femmes que tu trouveras en ville seront des péripatéticiennes ou des domestiques telles que des cuisinières et des femmes de ménage. — Phah ! (Elle renifla.) Ils ne savent pas ce qu’ils ratent. Il haussa les épaules puis sourit. — Quand tu marchanderas avec ces péquenots, laisse-moi commencer. Même avec ton empathie, tu ne sais pas marchander. Tu es trop généreuse. — Je n’ai sûrement pas l’intention de franchir tout ça à pied, fit-elle en désignant l’espace au-delà du vaisseau. — Je pense toujours que tu devrais venir avec nous. Ça semblait te plaire, fit-il en fronçant les sourcils. — Oui. (Elle lui caressa le bras.) Et vous trois aussi, vous me plaisez. (Elle hocha la tête et poussa un soupir.) J’ai un bébé quelque part. Il faut que je le retrouve, Arel. Il a davantage besoin de moi que vous. Et… et il y bien d’autres choses que vous ne savez pas de moi. Ça n’a rien de joli. — Je connais tes cauchemars. (Il lui caressa la joue.) Tu nous manqueras, Lee. Même à Joran. Au bout d’un moment, Vannik passa la tête par le sas. — Capitaine. Arel tourna les yeux, un sourcil se soulevant parmi l’entremêlement de noir qui lui descendait sur le front. — La marchandise est bonne. — Fais alors descendre l’élingue. (Il se retourna vers Aleytys.) Je n’aurais nullement confiance en ces bonshommes. (Il lui serra la main au point qu’il lui fit mal.) Ils te couperont probablement la gorge après notre départ. Elle se libéra doucement. — Non. Je sais me protéger. Tu devrais le savoir. Il resta un instant silencieux puis fit volte-face. — Vannik, sors encore une demi-douzaine de fusils et mille aiguilles. Les sourcils broussailleux de Vannik se haussèrent et il passa une main osseuse dans le chaume blanc qui lui recouvrait le crâne. Puis il remonta l’échelle, son corps d’aspect maladroit agile comme celui d’un singe. — Réveille ton petit fanatique poilu. (Le capitaine se retourna vers l’indigène.) La pesanteur moindre de la planète abusa encore Aleytys lorsqu’elle voulut suivre son exemple. Ses muscles trop robustes réagirent à l’excès et elle se rattrapa de justesse avant de s’affaler avec un manque total de dignité. — Drieu Dylaw. — Oui, femme ? — Les armes sont prêtes. Le capitaine est pressé de partir avant que les espions de la ville le trouvent. Je suppose que tu désires également quitter rapidement les lieux. (Comme le drieu commençait à se redresser, elle continua :) – Un autre petit détail. Mes services auprès du capitaine prennent fin ici et nous nous séparons. — Pourquoi m’en informer ? — Quel prix demandes-tu pour un kaffa et un guide qui me conduira jusqu’à la mer ? Une colère soudaine explosa de la silhouette du drieu. Il se retrouva debout et se tourna pour partir, incapable de rester encore en la présence de cette femme sans rompre la trêve du négoce. Dans l’ombre de la muraille, les yeux du jeune Gwynnor restèrent fixés sur elle avec une fascination croissante malgré la peur qui lui glaçait le corps. Le kaffa s’agita nerveusement. Le lézard gris passa la tête par la fissure et effectua un cercle rapide en regardant de tous côtés. Un instant plus tard, il replongeait dans sa cachette. Le vent chantait dans le canyon en une inquiétante note de lamentation, présage d’événements inévitables. — Un prix, drieu Dylaw. D’autres fusils, d’autres aiguilles pour les charger. (Sa voix chanta dans ses oreilles, chuchotant une tentation.) Un petit tourbillon de poussière s’écrasa sur les pieds du drieu, lançant sur ses jambes des feuilles desséchées et d’autres débris, troublant son humeur. Il frémit et se retourna vers elle, la haïssant d’autant plus qu’il savait ne pouvoir refuser. — Je ne t’emmènerai point. (Sa voix était dure, brutale.) — Je n’attendais pas cela de toi. Il te faut t’occuper des tiens. — Mais je le demanderai à ceux-ci. (Il désigna les personnages accroupis.) Si l’un d’eux accepte, nous pourrons traiter. Sinon… Aleytys scruta les visages refrognés par leur xénophobie innée. Puis elle braqua son regard sur un visage, un jeune visage tordu par l’expression la plus haineuse de toutes. Elle se tendit. Elle toucha le tourbillon qui bouillonnait en lui. Elle se retira rapidement. Elle était étourdie par l’impact. Le drieu la regarda fixement puis lui tourna le dos. — Si l’un de vous veut bien accompagner cette… cette personne jusqu’à la mer, notre cause en tirerait de grands bénéfices. Ils nous offrent d’autres fusils et aiguilles pour ce service. (Aleytys vit les longs muscles de sa nuque se bander puis se détendre.) Qui accepte ? Gwynnor passa le bout de la langue sur ses lèvres en combattant l’attraction de la sorcière des étoiles. Il… il… il devait… non ! Il faillit le crier mais pinça les lèvres, ravalant ses mots, effrayé de répondre, d’admettre son influence de quelque manière que ce fût. Mais la traction s’accentua. Elle chatouillait doucement ses nerfs en chuchotant viensviensviens… et, les pieds traînant lourdement sur la pierre couverte de sable, il s’avança. — Je… (Sa voix se brisa. Il s’éclaircit la gorge et cracha, regrettant de gaspiller ainsi l’eau de son corps dans ce désert.) J’accepte. (Il se força à affronter le regard incrédule de Dylaw, redressant ses épaules étroites en une parodie de fierté tandis que sa colère attaquait futilement des murailles invisibles.) Que les armes soient mon présent à notre cause. Les paroles aussi étaient fières, mais il se sentait creux, sachant que la femme avait jeté un sort sur son âme. — Qu’il en soit ainsi. Viens, Musicien, assieds-toi à mon côté en attendant de découvrir ce que nous apporte ton sacrifice. 2 Le vaisseau montait dans le ciel en gémissant et se fondit au bout de quelques instants dans l’azur stérile. Au sud-ouest, une ligne sombre sinueuse marquait l’avance lente de la caravane de Dylaw. Aleytys secoua la tête pour chasser les cheveux qui jouaient devant ses yeux et enfonça les talons dans les flancs du kaffa. L’animal avait une démarche bizarre, déconcertante, aux genoux mous, qui donnait presque le mal des caravanes à Aleytys. Lorsqu’elle jeta un dernier coup d’œil dans le canyon puis au ciel, le vaisseau avait disparu, lui coupant la retraite. Elle se sentit à fleur d’eau, désorientée et même un peu effrayée. Elle pinça les lèvres puis soupira. Devant elle, les épaules tombantes du gamin exprimaient de façon éloquente son dégoût pour cette expédition. Aleytys sentit des volutes de colère et de peur dériver jusqu’à elle comme autant de bribes de fumée emportées par des rafales de vent. Le silence était pesant entre eux, interrompu par les seuls gémissements du vent, le chloup-chloup des paturons des kaffan et le craquement de la selle en cuir. — Comment t’appelles-tu ? lança-t-elle au jeune homme. Il lui adressa un regard rapide, son visage rond renfrogné, puis fit pivoter la tête sans lui avoir répondu. Aleytys éperonna sa monture pour rejoindre le jeune cerdd. — Comment t’appelles-tu ? Ce n’est pas commode, de l’ignorer. À contrecœur, le jeune homme répondit Gwynnor, puis il dut le répéter car le vent avait emporté le mot. — Quelle colère, Gwynnor. Pourquoi ? Il la fixa d’un air maussade. — N’essaie pas de me dire que je me trompe. Tiens, je m’appelle Aleytys. (Le coin de sa bouche se releva.) Ça signifie Errant. Approprié, non ? — Et alors ? (Il haussa les épaules et lui tourna le dos.) Je ne veux pas parler. — Tu veux dire que tu ne désires pas me parler. — Oui. — Ne fais pas l’idiot. Tu ne peux feindre de m’ignorer. Je ne te laisserai pas faire. Je ne peux voyager en compagnie d’un bloc de pierre. — Duyffawd ! Elle haussa les sourcils. — Malpoli. — Tu ris ? Ah, Mannh ! Que désires-tu sur notre monde ? — Rien. (Elle soupira et chercha une position plus stable sur le dos mobile du kaffa.) Rien d’autre que de le quitter le plus rapidement possible. L’incrédulité faisait une brume autour de lui. — Tu es ici. — Une étape. C’est tout. Malgré lui, il répondit à ce ton calme et amical. — Pourquoi n’as-tu pas accompagné le contrebandier ? — Le capitaine ne va pas plus loin dans la direction qui m’intéresse. À Maève, il fait demi-tour. — Oh ! (Gwynnor fixa songeusement le cou de sa monture, qui montait et descendait.) Et comment vas-tu quitter Maève ? Elle haussa les épaules. — Je vais acheter une place sur un astronef, je suppose. Durant plusieurs minutes ils chevauchèrent en silence. Aleytys sentait que le jeune homme luttait pour assimiler ses paroles. Il la regarda à nouveau, ses yeux vert foncé grands ouverts, la pupille étrécie dans la lumière brillante de l’après-midi. — Tu vas donc en ville. — J’y suis obligée. (Elle saisit le parfum âcre du soupçon.) Ecoute, Gwynnor ! Si je disais aux gens de la Compagnie que je suis venue ici en vaisseau de contrebande, je mettrais la tête dans la gueule d’un requin. On me ramasserait à la petite cuillère. Non, je ne te trahirai pas. Je ne le pourrais, même si je le désirais. Que diable sais-je que je pourrais leur apprendre ? — Cet endroit. (Il dodelina de la tête en direction du canyon.) — Foutre, Gwynnor, le capitaine Arel est mon ami. Tu t’imagines que je veux le voir se faire tuer ? — Oh ! Aleytys bougea encore pour calmer la douleur dans ses cuisses. — Il y a rudement longtemps que je n’ai rien chevauché qui ait quatre pattes. Pourquoi haïr tous les astronautes ? Il tourna la tête et la considéra avec surprise. — Ils viennent, fit-il avec un renfrognement de colère sur son jeune visage. Ils prennent. Et prennent. Ils prennent et tuent des gens gentils… (Ses épaules s’affaissèrent soudain tandis qu’il sombrait dans des souvenirs pénibles.) — Vous voulez donc chasser la Compagnie ? — Oui. Elle sentit sa colère impuissante. Un instant la pitié s’agita en elle, puis elle la repoussa. Non, songea-t-elle, pas une nouvelle fois. Ça ne me regarde pas. Ils continuèrent d’avancer dans l’air ténu, assez frais pour la faire frissonner et l’amener à songer de détacher le poncho derrière sa selle, mais pas assez frais pour que cet effort en valût la peine. L’air lui brûlait les poumons et arrachait de l’humidité à ses narines et à ses lèvres. Quand elle passa la langue sur ses lèvres pour les humecter, elle perçut de minuscules gerçures qui les fendillaient. Au-dessus d’eux, le ciel était d’un bleu glacial, avec des nuages effilochés ou déchiquetés qui fuyaient tandis que le vent, au niveau du sol, fouettait de poussière la pierre balafrée. Derrière elle, le soleil descendait sur son arc occidental avec une lassitude paresseuse qui donnait envie de l’aiguillonner pour qu’il aille plus vite. Chaque fois qu’elle regardait derrière elle, son regard se portait trop haut dans le ciel. — Les gens de la Compagnie ! lâcha soudain Gwynnor. Fais-tu… — Hein ? — Fais-tu partie de la Compagnie ? — Non. Là où je suis née, nul n’a jamais entendu parler des Compagnies. Damnation ! Cela fait bien longtemps. (Elle frotta les doigts sur le poil élastique du dos du kaffa et contempla pardessus la tête qui dodelinait l’étendue désolée de pierre battue par le vent.) Très longtemps… — Pourquoi n’y es-tu pas restée ? (La désapprobation perçait dans sa voix de ténor.) — Tu parles ! (Un aboiement de rire triste jaillit brutalement de sa bouche.) Ils allaient me brûler comme sorcière. Sa monture fit un écart devant un petit reptile noueux qui lui fila entre les pattes, paniqué. Presque immédiatement, une ombre sombre tomba du ciel et repartit avec le reptile, se tortillant entre ses serres. Aleytys fronça les sourcils. Elle continua de regarder un moment puis ferma les yeux. L’oiseau disparut de ses sens : plus le moindre papillonnement de conscience, ainsi que toute vie proche en déclenchait habituellement la perception le long de ses nerfs, à moins qu’elle ne la stoppe. Lorsqu’elle releva les yeux, le forme noire et triangulaire montait sur un courant ascendant, trop haute pour permettre de distinguer le reptile. — Hé ! (Elle baissa les yeux.) Gwynnor ! (Il avançait, mollement plongé dans de sombres réflexions.) Gwynnor ! Il redressa ses épaules étroites et tourna la tête. — Est-ce qu’il y a un oiseau, là-haut, ou bien je rêve ? Ses yeux s’arrondirent. — Un eryr. Pourquoi ? — Quand je ferme les yeux, il disparaît. Pourquoi ne puis-je le sentir aussi bien que je le vois ? — Tu VOIS ? — Si c’est ainsi que tu appelles cela. Il fixa son regard sur l’eryr qui passait devant le soleil. — Sur Maève, les animaux de proie VOIENT. La plupart. Ainsi que certains des cerdd. Je… j’en étais jadis capable. Mais plus maintenant. (Il passa rapidement sur ces paroles puis ralentit son débit pour expliquer.) Comme ils mourraient de faim sans cela, certains prédateurs ont développé la capacité d’être invisibles à la VUE. (Il leva sur le ciel un regard brillant et nerveux.) J’oubliais. Il y a pis que l’eryr dans les cieux. — Pis ? — Un peithwyr. (Il frémit.) Six mètres d’ailes de cuir, des dents et un dard empoisonné au bout de la queue. (Il enfonça les talons dans les flancs du kaffa. Avec un renâclement de protestation, l’animal accéléra et l’oscillation de sa démarche s’accrut de façon inquiétante.) J’oubliais, fit-il par-dessus son épaule. Aleytys fit accélérer sa propre monture et alla se placer à côté de lui. — Je ne pourrais le sentir arriver ? — Non. (Il regarda alentour avec inquiétude.) Non, répéta-t-il au bout d’un moment. Si un peithwyr attaque, saute de ton kaffa. Eloigne-toi autant que possible lors de ton premier bond. Avec un peu de chance, il se mettra à déchiqueter le kaffa et te laissera disparaître derrière le premier rocher que tu trouveras. Tu auras alors peut-être une chance sur cinquante de t’en tirer. — Pourquoi ne pas l’abattre ? Tu es armé. — Douce Maève ! Non, Aleytys. (Son visage était un modèle de consternation.) Un peithwyr blessé ? Il ne s’arrêterait pas avant que le sol lui-même ait été réduit en morceaux. En petits morceaux. — Même si tu le tuais ? — Les peithwyr sont difficiles à tuer. Il faut de la chance. Il faut l’atteindre à l’œil. (Elle sentit la tension monter en lui.) Là où vole l’eryr habite le peithwyr. Aleytys frémit et, mal à l’aise, bougea sur sa selle. — J’ai déjà pu contrôler des prédateurs. — Ne perds pas ton temps. L’après-midi avançait. Aleytys sombra dans un état de demi-sommeil, bercée dans l’insouciance par le passage lent et monotone des heures. La surface plane de pierre s’étendait jusqu’à la ligne d’horizon, avec des plantes rabougries çà et là, d’un vert gris poussiéreux, difficiles à distinguer de la pierre. Des reptiles filaient de temps en temps sous les pattes des kaffan, mais nul eryr ne vint rompre le silence stérile du ciel. — Au sol ! Le cri de Gwynnor la fit se précipiter au bas de son kaffa, plonger vers un empilement de rochers sans tenir compte du soudain martèlement frénétique de la bête. Une puanteur fétide la souffleta sous un battement d’ailes gigantesques. Le noir l’envahit. Le kaffa hurla, puis le silence s’emplit de bruits de déchirement. Elle s’éloigna très vite. Une roche. Elle la heurta. Elle rampa de l’autre côté. Regarda précautionneusement derrière elle. Le kaffa était affalé en une masse molle, la gorge tranchée, le sang jaillissant en un flot qui se tarissait peu à peu. La puanteur à nouveau. Quelque chose heurta son épaule. Cela repartit. Un cri. Coupé net. Baissée, avançant avec une prudence craintive, elle regarda brièvement de l’autre côté du rocher. L’autre kaffa était à terre et perdait tout son sang. Le peithwyr battit l’air de ses grandes ailes de cuir pour faire remonter son énorme corps aux os creux. Il effectua un cercle au-dessus des animaux massacrés et fondit sur Aleytys, les serres en avant. Elle battit en retraite à la hâte et tira sur sa tunique pour atteindre son fusil. Le peithwyr tomba comme une bombe. Désespérément, elle s’écarta, tentant toujours de libérer son arme. Une douleur. Pas à la gorge. À l’épaule. Cela la projeta vers les ténèbres réconfortantes qui se rassemblaient sous la souffrance. Son épaule était en feu. L’incendie se répandait à partir du centre brûlant où une artère perforée crachait toute son énergie. À peine entrevues, les ailes battirent au-dessus d’elle puis s’en furent. Au moment où elle se pâmait, elle entendit un craquement d’os. Le peithwyr, sombre et sinistre, était accroupi sur le kaffa qu’il déchirait. La vue d’Aleytys devint floue. Les ténèbres étaient chaudes, la douleur distante, lointaine souffrance immense et torturante… sa vie s’enfuyait par l’artère coupée. Quelque chose la secoua. Des yeux d’ambre s’ouvrirent dans sa tête. — Aleytys ! (La voix de contralto était familière… elle ne désirait pas savoir…) Le souvenir fut un flot de souffrance. Elle voulait le repousser, mais n’en avait pas la force. — Harskari. (Ses lèvres parvinrent à prononcer le nom.) Pourquoi ? (Un cône de rouge qui la lèche. Tuer. Tuer mon amour. Pourquoi ?) Des yeux noirs s’ouvrirent. — Freyka ! Allez-vous-en. Je ne veux pas de vous. Je ne vous laisserai pas… Je ne veux pas vous reconnaître… je ne veux… Un tintement délicat retentit autour de sa tête, délicieuses notes de papillon chassant le bruit des mâchoires du peithwyr. Les yeux d’ambre se modifièrent. Un visage mince et basané se cadra dans une chevelure miroitante argentée. — Aleytys ! Guéris-toi. Allons, ma fille. Ensuite, tu pourras te reposer. — Non. Parole dure dans son esprit, bien que ses lèvres tremblantes n’eussent fait que la chuchoter. Elle tenta de rejeter cette présence, sentant une douleur la pénétrant bien plus profondément que la simple blessure physique de son épaule déchirée. Des yeux violets apparurent et un visage espiègle se matérialisa autour d’eux. L’auréole de boucles cuivrées de Shadith tremblait comme autant de minuscules ressorts. — Bouge ton cul, Lee ! Tu pourras geindre sur ton propre sort quand tu en auras le temps. Allez, laisse-nous t’aider. Appuie-toi sur nous. Tends-toi vers ton fleuve. Allez, sapristi ! Tends-toi ! Des yeux froids, ironiques, noirs et bridés s’installèrent dans un visage rugueux intensément masculin. Swardheld lui sourit largement. — Heureux de te revoir parmi nous, freyka. Allez ! (Il étrécit les yeux puis beugla :) – Bouge-toi, maintenant ! Harcelée par les images fantomatiques qui envahissaient son esprit, Aleytys braqua son esprit sur le fleuve noir qui alimentait ses talents. Ce faisant, elle sentit les bras fantomatiques bercer son corps, lui prêtant la force qui lui manquait. Elle frémit sous la douleur psychique infligée par le souvenir d’amour et de mort. Faiblement, elle essaya de repousser ce souvenir, rejetant les trois spectres dans sa tête. Un moment, les mains qui la soutenaient faiblirent et semblèrent battre en retraite. Non ! Le mot gronda à son adresse. Non. Ne nous chasse pas. Pas une nouvelle fois ! L’eau noire vint se déverser sur elle. Elle se tortilla et hurla… douleur… douleur… qui la déchirait… et pire… une insupportable démangeaison, comme la chair renaissait. Comme les cellules sanguines doublaient et redoublaient. Puis le tonnerre de l’eau devint chuchotement. — Aleytys. (Ce mot paisible vibra dans sa tête.) Rappelle-toi Irsud. Rappelle-toi ce monde infortuné. Rappelle-toi Burash, ton amant. Affronte ton angoisse. Ne t’enfuis plus devant elle. Tu es une femme, pas une enfant ! — Non… Le peithwyr remonta dans le ciel avec des battements d’ailes qui la fouettèrent. Puis il se laissa retomber, les serres tendues vers elle, hurlant, émettant un bruit qui chassa de sa tête toute pensée. Le diadème tinta et l’air se durcit. Aleytys frémit tandis que le visage des hommes défunts revenait à l’assaut, ramené à la conscience par ce bruit. Swardheld l’écarta, la détacha de son corps en criant : — Verdamm, freyka, bouge ! Il lança son corps jusqu’au rocher le plus proche, avec un mouvement coulant qui la déposa derrière l’oiseau en train de descendre. Le diadème tinta encore. Le peithwyr hurla de rage et pivota de son corps musclé. Swardheld jura et releva brutalement la tunique, arrachant le fusil à énergie de la bande qu’elle portait à la ceinture. Il dégagea la touche, envoya le mince rayon rouge dans la région de la poitrine, puis, avec sa précision et son calme habituels, le dirigea dans les yeux déments de la bête. Immédiatement, il fit bondir le corps en arrière et mit six bons mètres entre lui et l’oiseau à l’agonie, derrière l’empilement rocheux ; puis il attendit. Le peithwyr perdit le contrôle de ses ailes et déchira l’air de ses cris de douleur et de rage. Puis il tomba sur la roche et se tordit en mordant sa propre chair. Avec un sourire triomphant, Swardheld abandonna le contrôle de son corps. Aleytys tenta de se relever, maintenant que les hurlements faiblissaient derrière elle. Ses jambes étaient tellement molles qu’elle tomba et s’écorcha les genoux. Elle se sentit mal. Elle monta sur le rocher en tremblant, appuya ses jambes contre la pierre et se pencha en avant, les coudes contre les genoux, la tête dans les mains, respirant en grands halètements qui lui secouèrent le corps. Des mains douces, des mains immatérielles, la caressèrent et la réconfortèrent. Harskari se matérialisa dans sa tête. — Aleytys, occupe-toi du garçon. Il est peut-être encore en vie. — Ahai, Madar ! (Elle se hissa sur ses jambes hésitantes et rejoignit le second kaffa en titubant.) Le cerdd était recroquevillé près de sa monture, le sang coulant paresseusement sur la chair déchirée de son dos. Il était totalement immobile. Grimaçant d’écœurement, Aleytys s’agenouilla à côté de la mare de sang et le toucha. La vie battait faiblement sous ses doigts. Elle se pencha au-dessus du sang pour éviter de se tacher davantage, plaça les mains sur le dos du cerdd et laissa couler le flot guérisseur. Au bout d’un moment, le dos douloureux en raison de sa position peu naturelle, elle se redressa. La chair de Gwynnor était à nouveau intacte, le seul signe des sauvages blessures n’étant qu’un mince réseau rose sur l’épais duvet qui poussait sur la peau pâle de son corps. Il cligna les yeux et s’assit, la regarda d’un air béat et se concentra sur le sang coagulé répandu en mare autour de lui. Il tira sur sa tunique en haillons et jeta un bref coup d’œil aux hardes ensanglantées qui dissimulaient à peine le torse d’Aleytys. Mal à l’aise dans le silence, Aleytys fit brusquement : — Je guéris. — Je vois. (Il gloussa, soudain éclat de bonne humeur né de sa quasi-rencontre avec la mort.) Le peithwyr ? Aleytys se releva d’un bond et regarda par dessus la pierre. — Il agonise encore. S’accrochant à elle, Gwynnor se remit sur ses pieds et fixa la forme qui se tordait lentement. — Comment ? — Un fusil à énergie, répondit-elle en se touchant la taille. — Viens. (Il se hâta de détacher les sacs de selle du cadavre du kaffa.) — Pourquoi cette hâte ? — Sa compagne. Nous risquons de ne pas avoir autant de chance une seconde fois. Il défit les nœuds et fit passer les outres sur une épaule et les sacs sur l’autre. Aleytys l’imita rapidement. Elle jeta un regard nerveux vers le ciel tendis qu’ils empruntaient un sentier longeant le ravin qui commençait peu après les cadavres des kaffan et du peithwyr encore en train de se débattre. — Tu penses que la peithwyr ne nous verra pas par-là ? Gwynnor haussa les épaules puis avança le long de la courbe en appuyant le corps contre la muraille. Sa voix lui parvint enfin. — Sois prudente. La pierre s’effrite beaucoup, par ici. Après qu’ils eurent négocié la section dangereuse, Gwynnor déclara soudain : — L’envergure de leurs ailes est trop grande. Nous devrions être en sécurité tant que ce sentier va dans la bonne direction. (Puis il ajouta :) – Je le pense. Elle regarda le soleil, toujours haut à l’horizon occidental, bien visible des profondeurs mêmes du ravin. — Combien de temps encore avant le coucher de soleil ? — Quatre ou cinq heures. Pourquoi ? — Je commence à manquer d’énergie. Ma planète d’origine a des jours plus courts. Et le jour standard auquel je suis maintenant habituée est encore plus court. — Oh ! Un cri fracassant les fouetta. La compagne du peithwyr, les ailes pliées en arrière, se précipitait vers eux en un plongeon suicidaire. — Swardheld ! Aleytys lâcha prise sur son corps avant même d’être sûre qu’il l’avait entendue. Les yeux noirs flamboyants, il arracha le fusil à sa ceinture. Un coup en plein dans l’œil. Puis il se rabattit en arrière pour éviter le corps qui tombait. Haletant, Gwynnor et Aleytys tournèrent à un virage du ravin, les cris et les froissements de l’oiseau qui agonisait les suivant. Gwynnor considéra avec envie le fusil court et laid. — Si nous avions un de ces trucs au lieu de… (Il passa une main méprisante sur l’aiguilleur serré sous sa ceinture.) Aleytys frémit, écœurée par le contact de l’arme meurtrière. Elle le rangea et rabattit sa tunique. — Le capitaine ne peut vous en vendre, dit-elle tranquillement, d’un air absent. (Elle lança un bref merci à Swardheld, sentit son sourire lui répondre, puis s’écarta de la muraille et reprit sa route au fond du ravin.) Les gens de la Compagnie le pourchasseraient sans merci s’il faisait cela. Et vous aussi, avec tous vos compagnons. Il te faut te satisfaire de la situation telle qu’elle est. — Tchah ! Derrière eux, le peithwyr griffait la pierre et gémissait en luttant farouchement contre la mort. Le son faiblit et mourut tandis qu’ils s’enfonçaient davantage dans le ravin tortueux. — Atteindrons-nous bientôt le bord du plateau ? — Non. (Il trébucha, se rattrapa et remit en place outres et sacs.) Nous devons changer de plan. Nous n’avons pas assez d’eau pour aller là où tu le désirais. Et nous ne pouvons avancer aussi vite que les kaffan. Nous nous dirigeons donc plein est. Dans deux jours, nous devrions arriver au rebord. Sais-tu escalader ? Aleytys resta un instant silencieuse. Elle laissa Gwynnor prendre de l’avance, puis étrécit les yeux et les braqua dans le vague. — Harskari. Shadith. Swardheld. Trois visages apparurent. Harskari paraissait quelque peu impatient. — Qu’y a-t-il ? — Y a-t-il des alpinistes parmi vous ? Swardheld sourit largement. — Je suis né dans les montagnes, Leyta. Tu te rappelles ? Pas un foutu rocher que je sois incapable d’escalader. Une fois… — Mon Dieu, épargnez-nous une nouvelle histoire de ce vieux radoteur. (La voix de Shadith était légèrement moqueuse.) Harskari tourna ses yeux d’ambre froids sur ses compagnons et ils s’apaisèrent immédiatement. — Pourquoi, Aleytys ? — Bien que je sois née dans les montagnes moi aussi, je n’ai jamais rien escaladé. Les femmes raqsidani n’en avaient pas le droit. Il semblerait maintenant que je doive descendre à flanc de falaise. Gwynnor, qui continuait de marcher en attendant la réponse, se rendit compte que le silence se prolongeait. Il regarda derrière lui. La femme des étoiles était appuyée contre la paroi rocheuse, les yeux mi-clos, la bouche remuant sans bruit. Parlait-elle ? À quelqu’un ? À quelque chose ? Il frissonna, pris d’une peur superstitieuse. Il se rapprocha à contrecœur. Elle ouvrit les yeux et lui sourit. — Oui. (Sa voix était un contralto chaud qu’il trouva agréable à ses oreilles affamées de musique.) Je sais escalader. (Elle s’écarta de la muraille.) Je suis née dans les montagnes. Elle marchait à son côté d’un pas long et libre, celui de quelqu’un qui a l’habitude de la marche, pas comme ces faiblardes de la ville. Elle le troublait de plus en plus. Il n’arrivait pas à la situer dans le cadre de son expérience : ce n’était pas une ennemie et encore moins une amie. Comment pouvait-il se montrer neutre vis-à-vis d’elle ? Le vent soufflait sur elle et lui envoyait des effluves complexes, aigres-doux, qui troublaient… excitaient… Elle était plus grande que lui et arborait un air d’assurance, de savoir qui elle était, ce qu’elle était, de n’avoir besoin de personne, de rien. Il l’enviait et s’en méfiait. Il la désirait. Il désespérait. Elle paraissait mettre le doigt sur tout ce qui lui semblait imparfait en lui-même. Sombrant dans la mélancolie qui était la malédiction de son tempérament, il marchait lourdement et silencieusement à côté d’elle. — Y aura-t-il encore de ces démons ? Il la regarda, étonné de l’entendre rompre le silence. Il vit son sourire et la boule qu’il avait en lui commença à se dissoudre. Hésitant, il lui rendit son sourire. — Ils vivent dans une espèce de clan de nids. Plusieurs couples ensemble. Nous avons donc intérêt à rester sur nos gardes. Douce Maève soit louée, ils ne volent pas de nuit. — Quel soulagement ! (Elle leva les mains très haut au-dessus de sa tête pour détendre ses muscles crispés.) Ça ne me disait rien, de devoir frissonner sous ma couverture en attendant que ce grand bec me tombe dessus. (Une pensée soudaine dirigea son regard vers le sien.) À moins qu’il n’y ait dans la région des habitants tout aussi dangereux. Il lui sourit largement, obscurément heureux de cette preuve de sa mortalité. — Rien que des serpents. Ils aiment la chaleur de notre corps et viennent se glisser dans nos couvertures. — Mon Dieu ! Hochant la tête, la femme des étoiles raccourcit sa démarche pour suivre son rythme tandis qu’ils arpentaient le ravin de plus en plus profond qui se dirigeait vers la demeure du soleil levant. 3 Le feu maigre brûlait, rouge et or, dans les ténèbres. Aleytys en sentait la chaleur douce lui baigner le visage tandis qu’elle regardait le dessin sans cesse changeant de ténèbres et de lumière. — Inutile de monter la garde. Elle leva les yeux. Les yeux de Gwynnor brillaient, phosphorescents et verts, dans la lumière du feu. Elle sourit. — Votre nuit est trop longue pour moi. J’ai besoin de réfléchir un peu avant de m’endormir. Il s’allongea et tira la couverture sur sa tête, les pieds dirigés vers le feu. En l’espace de deux respirations, il fut endormi. Avec un soupir, elle s’enveloppa dans la couverture et enlaça ses genoux, fixant les flammes, hypnotisée par le vide mental ; mais elle finit par se secouer pour s’arracher à cette brume. — Harskari, chuchota-t-elle. Les yeux d’ambre s’ouvrirent et clignèrent, puis le mince visage intelligent lui sourit dans les ténèbres de son esprit. — Aleytys. — Je me rappelle. — Je sais. — Pourquoi aviez-vous tous cessé de me parler ? Le vent soufflait plus fort, chuchotant sur les charbons et projetant alternativement sur son visage des bouffées d’air chaud et froid. De petits fragments de terre heurtaient sa couverture. Harskari hocha la tête, sa crinière blanche bougeant comme de la soie. — Ce n’était pas nous. Tu étais tellement blessée par la mort du nayid que tu n’as pu l’affronter. Tu as transféré sur nous ton sentiment de culpabilité et t’es vengée de la seule manière possible : en refusant totalement notre existence. Tu nous as oubliés et tu nous as en même temps coupés de tout contact. Je ne pense pas que tu connaisses ta force, Aleytys. Celle-ci laissa tomber sa tête sur ses bras, enfouit son visage dans les plis de la couverture et pleura… de ne plus savoir pleurer. Mais trop de temps avait passé. Jadis, il y avait eu une chaleureuse affection partagée, puis un amour. Maintenant, ce n’était plus qu’un lointain souvenir, comme si tout cela fût arrivé à quelqu’un d’autre. Etait-ce là ce à quoi aboutissait l’amour ? Elle essaya de trouver en elle une trace de cette chaleur tumultueuse, mais il n’y avait rien. Trop de temps. Elle soupira, se passa la main sur le visage et fixa les charbons rougeoyants. — Quand j’ai frôlé la mort, vous ne pouviez donc rien pour moi si je ne vous avais pas laissé reparaître. — Oui. Tu avais besoin de nous. — Je viens à peine de mettre de l’ordre dans tout ce qui est arrivé depuis mon départ de Jaydugar. Et vous ? — Pour voir ton monde, nous regardons par tes yeux. Mais il existe d’autres mondes et d’autres manières de regarder. — Oh ! Aleytys jeta un bref coup d’œil à la forme endormie de Gwynnor, puis leva les yeux sur le ciel brillamment éclairé. À l’horizon occidental, une énorme lune pâle emplissait la moitié du ciel de sa lumière laiteuse. L’air était froid, mince, vif et revigorant, chassant la brume de son esprit. — Cela ne répond pas vraiment à ma question. Harskari gloussa. — Oui, petite Aleytys, nous savons ce que tu as fait. Soudain Aleytys se sentit très bien, son corps fonctionnant régulièrement telle une bonne montre. Elle éclata de rire et porta sa main à la bouche comme le rire se muait en bâillement. — Harskari ? — Qu’y a-t-il ? — Sur Jaydugar, nous avons bouleversé le clan de nomades. Sur Lamarchos, je me suis impliquée dans des histoires avec Loahn et la Horde, Kale et le reste, au point que ce foutu monde a été parsemé de cadavres. Sur Irsud, j’ai fourré mon nez dans le combat des hiiri contre les nayid, mais les nayid l’ont bien cherché. J’ai ainsi détruit une portion notable de la population nayid. Nous sommes maintenant sur Maève, en compagnie d’un cerdd qui participe à une guerre non déclarée. Cela pousse à la réflexion ! — Certes, certes, quand on considère tes réalisations passées, fit Harskari avec un gloussement doux et affectueux. — Fichtre ! (Aleytys bâilla encore.) Je vais probablement faire des cauchemars. 4 — Comment diable sommes-nous censés descendre cela ? marmonna Aleytys. L’estomac appuyé contre la roche, baissant les yeux vers les vertigineuses profondeurs de tapis vert qui marquaient la cime des arbres, elle était allongée, la tête dépassant le rebord de la falaise. Des courants ascendants chauds lui apportaient des cargaisons de senteurs qui glissaient sur son visage, mélange complexe de parfums qui lui chatouillaient le nez et intriguaient son esprit, la surprenant par leur ténacité à cette hauteur, si loin de la forêt. La façade rocheuse était inclinée, rugueuse et riche en points d’appui pour les mains et les pieds : elle ne paraissait pas particulièrement difficile à escalader, mais elle était très haute. Aleytys ferma les yeux. — Swardheld, ce n’était pas uniquement de la vantardise, j’espère. Tu as intérêt à réussir à nous sortir de ce mauvais pas. Le visage de Swardheld rit dans les ténèbres. — Ça ? Freyka, cette petite pente est presque plate comparée à ce que j’ai déjà escaladé. Regarde encore par-dessus le rebord. Aleytys rouvrit les yeux. Le sol en dessous paraissait plus bas chaque fois qu’elle regardait. — Douce Madar ! Les yeux noirs s’étrécirent pour apprécier la difficulté. — Pas le moindre problème, s’il te reste un peu de ressort dans les jambes, Leyta. — Oh, parfait ! (Elle se releva rapidement et affronta le regard intrigué de Gwynnor. Elle désigna la falaise d’un geste de la main.) Tu es sûr que c’est nécessaire ? Il laissa tomber la longueur de corde et lui tendit l’outre. — Bois. Elle recueillit sur la langue les dernières gouttes d’eau croupie. Elle remit le bouchon et lui rendit la peau molle. — Tu sais te faire comprendre. Il hocha brièvement la tête et ramassa la corde. — Connais-tu les nœuds d’escalade ? Gwynnor avait vu la femme des étoiles regarder dans la direction du lointain horizon occidental, les yeux dans le vague, le visage morne. Elle parlait encore à ses esprits, avait-il pensé avec un serrement de cœur. — Elle me fait peur, chuchota-t-il dans le vent qui emporta ses paroles. Quand il lui tendit la corde, elle redressa le corps et adopta une posture différente, un port de tête nouveau. Les sourcils bas sur les yeux vert-bleu étrécis, la bouche durcie, elle parla d’une voix plus grave que d’habitude. — Les nœuds ? Il la regarda utiliser ses doigts avec une assurance parfaite pour faire un nœud qui tenait bon mais pouvait être défait d’une secousse en cas de danger. Sa maîtrise le rassura. — Bien. Qui descend le premier ? — Moi. Une parole prononcée sèchement, avec le poids d’une autorité très différent de son style habituellement amical et décontracté. Comme si une autre personnalité eût habité la chair familière. Gwynnor sentit son estomac se nouer à cette idée terrifiante. Puis la femme reprit la parole. — Tu as déjà escaladé cette falaise ? — Non. Elle s’approcha vivement du rebord. — Alors nous descendrons par ici. On suivra cette faille jusque-là. (Elle indiqua un emplacement où la pierre se transformait en une surface profondément ravinée.) Quelle est la friabilité de la roche ? — Tu peux en juger aussi bien que moi. (Il haussa les épaules.) Elle hocha la tête vivement. — Je vois. (Elle noua la corde autour de sa taille et attendit d’être imitée par Gwynnor.) Ne me fais pas tomber des cailloux sur la tête. (Elle sourit devant son exclamation d’indignation.) Allons-y ! Aleytys tapa des pieds avec vigueur, réajustant son corps comme s’il s’agissait d’une paire de bottes trop serrées. Elle leva les yeux sur la falaise, plissa le nez et hocha la tête. Gwynnor enroula la corde entre sa main et son coude tandis que le bout libre se tortillait en bondissant. — Tu es descendue très vite. — Plus vite on a quitté le rocher, mieux cela vaut. Elle renifla devant la soupe d’odeurs qui clapotait à la lisière de la forêt. — Quelle puanteur ! fit-elle. Sous ses bottes, le sol était lourd et noir, assez humide pour qu’elle s’y enfonce de quelques centimètres. L’air humide avait un petit côté de mystérieuse attente, tant il était tranquille et silencieux autour d’elle. Pas un bruit, pas un son d’insecte, pas de chants d’oiseaux, pas même un bruissement de feuilles. Rien que cette senteur qui lui montait à la tête. Elle bougea les pieds en prenant garde de mettre de la boue sur ses vêtements. Le silence d’expectative irritait ses nerfs, lui rappelant qu’il lui restait à faire la paix avec les élémentaires de ce monde. — Y a-t-il de l’eau ici ? Le bout du long nez de Gwynnor remua tandis qu’il l’examinait. — J’ai vu de l’eau briller par là, fit-il en indiquant une direction. Le soleil roussâtre produisait des reflets orange sur le ruisseau étroit. Aleytys s’appuya contre un arbre et ôta ses bottes. L’odeur de l’arbre était accablante, doucereuse, écœurante, avec un soupçon de poussière, bien qu’Aleytys fût incapable d’avoir la moindre idée d’où pouvait provenir la poussière dans cette atmosphère saturée d’eau. Elle jeta un coup d’œil au cerdd silencieux, haussa les épaules et défit les agrafes magnétiques de son pantalon. Avec lassitude, elle se déshabilla et jeta ses vêtements sur une branche basse. Puis elle reprit ses bottes et les porta jusqu’à l’eau. Agenouillée sur une roche à demi enterrée, elle passa les mains sur le cuir taché de boue et le nettoya. Elle leva les yeux et rencontra le regard stupéfait de Gwynnor. Avec un sourire, elle hocha la tête. — Je n’ai pas perdu l’esprit. (Elle trempa les mains dans l’eau avec force éclaboussures.) Et je n’essaie pas de te séduire. Sois patient. J’aurai terminé dans quelques minutes. Elle s’agenouilla sur la terre humide et posa les mains sur les genoux. Elle ferma les yeux, qui devinrent des fentes qui laissaient passer la lumière mais l’empêchaient d’être distraite ; elle procéda aux exercices respiratoires qui ralentirent son corps et permirent à son esprit de se tendre au maximum pour toucher les lieux où reposaient les élémentaires de ce monde. — Gweledi dayar ! murmura-t-elle. Esprits du monde, je passe en paix, ne cherchant rien d’autre que le passage d’un lieu à l’autre. Elle perçut un frisson, un flot amorphe dans la terre sous elle. Elle se pencha en avant, plaça les mains sur le sol, les doigts écartés comme des étoiles à cinq branches toutes pâles. Des vrilles de chaleur lui remontèrent le long des veines en la chatouillant. Un instant, les senteurs qui l’entouraient s’amplifièrent mille fois, et elle faillit s’évanouir sous le fardeau que devaient supporter ses sens. À travers ce bombardement, elle sentit une curiosité paresseuse, un certain intérêt, une question, puis l’acceptation, tandis que se retiraient les vrilles. Elle se rassit sur les talons en soupirant et fit une grimace devant ses mains sales. Autour d’elle, la tension avait quitté l’air. De petits bruits suaves emplirent le silence béant, de telle sorte que le monde sous les arbres reprit vie. Gwynnor se tenait sur un rocher au milieu du ruisseau, où le soleil filtrait à travers les feuilles, car il se sentait plus à l’aise quand il apercevait des fragments de ciel. À intervalles réguliers, il regardait brièvement le corps pâle de la femme à quatre pattes sur la terre noire. Lorsque reprirent les bruits normaux de la forêt, il sursauta et faillit tomber du rocher. Il sentit la forêt les encercler et il frémit, se mordit la lèvre inférieure, luttant contre la peur qui le grignotait tel un rat affamé. En silence, elle revint au ruisseau et, s’agenouillant sur la pierre, lava la boue qui recouvrait son corps. Les odeurs lourdes le dérangeaient un peu. Il y avait trop de choses, trop de vie, ici. Il n’arrivait pas à sérier les complexes comme sur la maes. Pas encore, du moins. De la transpiration perlait de son cuir chevelu sous l’amas de boucles grises. Il n’aimait pas la forêt. Il voulait la quitter. Immédiatement. Ou aussi vite que possible. La femme des étoiles s’habilla rapidement. Elle écarta des boucles roux doré qui s’étaient échappées de ses nattes et formaient autour de son visage un halo fragile. Un visage détendu et souriant. Elle se tourna vers lui. — Où allons-nous, maintenant, Gwynnor ? Il regarda autour d’eux, mal à l’aise, car il n’aimait pas entendre prononcer son nom en ce lieu. Elle perçut son malaise et éclata de rire, son chaleureux qui se déversa comme du miel sur ses nerfs à vif. — Ton nom n’est pas toi-même, mon ami, dit-elle doucement. D’ailleurs, tu es en ma compagnie. Plus calme, il chercha dans son esprit une réponse logique à sa question. — Trois jours vers le nord… trois jours à dos de kaffa, veux-je dire… Je ne sais pas combien de temps il nous faudra là-dedans. (Sa main désigna la forêt.) Il y a un fleuve, c’est la route régulière du commerce à partir de la maes. Il mène à la mer, où tu voulais aller. (Il pointa le doigt vers le soleil puis sur le ruisseau.) Ce ruisseau semble se diriger vers le fleuve. Nous pourrions le suivre. D’un autre côté, la mer est plein est par rapport à ici. Mais je n’ai jamais foulé le sol qui nous sépare d’elle. — Hmm. (Elle s’étira et bâilla.) Le temps ne presse pas. Pas trop, du moins. Autant suivre ce ruisseau, tant qu’il nous mène où nous voulons. 5 Gwynnor s’agenouilla à côté du feu qui fumait et se déplaça automatiquement pour éviter les bouffées de fumée aromatisée qui montaient du bois humide. Il regarda la femme des étoiles gémir quand elle s’assit ; elle rejeta sa couverture et s’étira en bâillant, puis se passa les mains dans une chevelure emmêlée. Puis son visage devint flasque tandis qu’elle dirigeait son attention vers l’intérieur. — Debout, freyka ! (Les yeux noirs de Swardheld lancèrent l’ordre avec bonne humeur.) Aleytys réprima un nouveau bâillement. — Que diable… — Ton entraînement commence aujourd’hui. (Le visage qui flottait dans le noir fronça les sourcils.) C’est tout juste si on est arrivés en bas de cette montagne. Tu es molle comme une chique, Aleytys. Gémissant tandis que protestaient ses muscles douloureux, Aleytys se mit sur ses pieds en titubant et écarta la couverture d’un coup de pied. — Je sais que tu es sérieux quand tu utilises mon nom entier. Qu’est-ce que je fais ? — D’abord, tu t’échauffes. (Sa voix était une agréable ululation sourde dans sa tête.) Ensuite nous ferons quelques exercices. Il faut que tu améliores la force de tes bras et de tes jambes. Et ta souplesse. Et ton souffle, ma petite. Gwynnor la regarda se pencher, se tendre, sauter, se balancer, soumettre son corps à toute une série de pivotements qui lui firent couler de la sueur sur le visage et siffler la respiration entre les dents. Puis l’eau du cha se mit à bouillir. Il enleva la marmite du feu et versa l’eau fumante sur les feuilles de cha. Il continua de la regarder en se demandant pourquoi elle faisait cela. Elle était maintenant sur le dos, les bras en croix ; elle forma un V avec son corps, les doigts se tendant pour toucher les orteils, les fesses servant de pivot. Il en eut mal à l’abdomen rien que de la voir ainsi. Il hocha la tête et versa le cha dans deux bols. Aleytys s’approcha du feu en se frottant les bras. — Et maintenant il va falloir que je marche. (Elle prit le bol qu’il lui tendait et avala le liquide avec gratitude.) — Pourquoi donc le faire ? (Tandis qu’elle buvait encore du cha, il ôta l’enveloppe de toile cirée des miches de pain de voyage.) Pourquoi t’épuiser ainsi avant même le début d’une longue journée ? Elle se frotta le côté du nez. — Il faut que je remette mon corps en forme. Deux ou trois fois, sur la falaise, j’ai cru que je n’arriverais pas en bas. Un gros insecte aux ailes gris verdâtre passa sans inquiétude à côté de son épaule et atterrit sur un bouton ciré entouré d’un complexe cruciforme de feuilles. Il était presque à la hauteur de son épaule. Elle rompit un bout de pain et mâcha l’aliment élastique tout en observant l’insecte, en équilibre sur ses jambes de fil, butiner la fleur. Les ailes en étaient d’un vert foncé à la base et une poudre grise formait des volutes concentriques sur le dessus. Sur le côté de la tête globuleuse, elle aperçut deux trous profonds qu’elle prit au début pour des yeux. Mais il s’agissait de plaques sensorielles emplies de milliers de poils minuscules. Sous son regard, les mâchoires travaillant latéralement percèrent la fleur et déclenchèrent une senteur épicée. Elle se pencha plus près. — Gwynnor ? Il versa de l’eau sur les charbons puis jeta de la terre sur le feu, ramenant méticuleusement le sol de la forêt à son état naturel. Lorsqu’il eut terminé, il la rejoignit là où elle était penchée sur les ailes qui s’ouvraient et se refermaient, tandis que l’insecte aspirait avidement le fluide odorant de la fleur. — Nous devrions partir, dit-il d’une voix basse et contrariée. — Regarde, il n’a pas d’yeux. Il préféra regarder le solide dais de feuilles qui maintenait le sol de la forêt dans un état perpétuel de pénombre verdâtre, cachant la lumière propre et franche du soleil. — Qu’y a-t-il à voir ici ? — Ça. (Elle plaça la main au-dessus de l’insecte.) Qu’est-ce que c’est ? En posant la question, elle tourna la tête en se demandant ce qui avait provoqué son soudain accès de morosité. Elle le vit regarder avidement vers le haut. La maes, songea-t-elle, ce qui signifie les plaines. Je suppose que ce lieu lui procure une sensation de claustrophobie. Il se pencha enfin pour regarder l’insecte. Puis il se redressa et haussa les épaules. — Je vis dans la plaine, dit-il, faisant inconsciemment écho aux pensées d’Aleytys. (Il cassa la branche du buisson et la balança avec l’insecte dans l’obscurité, sous les arbres.) Ce n’est qu’un insecte. Quelle importance, ce qu’il peut être ? Aleytys retint la main qui avait failli l’arrêter. La colère flamboya en elle devant cette absurde destruction et jaillit comme une flamme. Gwynnor vit le visage de la femme des étoiles rougir puis pâlir, les yeux bleu-vert de glace scintiller, puis des flammes rouges et bleues vinrent l’attaquer, lui brûler le corps. Il hurla, battit frénétiquement des mains son visage et son corps. Rapidement, Aleytys pivota et lui tourna le dos jusqu’à ce qu’elle pût se contrôler. Lorsqu’elle se retourna, il avait encore le visage agité de tics de douleur. — Tu n’as rien, dit-elle froidement. Je suppose que je devrais m’excuser. — Ce n’était qu’un insecte. Elle soupira. — Peu importe. Mais ne recommence plus ! Ils suivirent le ruisseau. Au-dessus de l’eau, les feuilles étaient un peu plus minces, et l’avance était de ce fait plus facile parce que l’on voyait mieux où l’on posait les pieds. Aleytys s’arrêta soudain, posa les mains à plat sur le sol devant ses orteils et, se redressant, écarta violemment les bras, puis fit pivoter vigoureusement son corps à droite puis à gauche. Elle rencontra le regard étonné de Gwynnor et sourit. — Je ne suis pas folle. Rien qu’engourdie par la marche. Il haussa les épaules et resta coi en l’attendant. — Tu es silencieux, aujourd’hui. — Je n’ai rien à dire. Elle se laissa tomber sur une racine. — Tu ne dis donc rien. Quelle sagesse ! Arrêtons-nous un peu. (Elle s’appuya contre le tronc de l’arbre.) Vos jours sont trop longs pour moi. — Tu l’as déjà dit. À plusieurs reprises. (Gwynnor s’assit à une certaine distance, fixant l’eau qui coulait sans hâte, fraîche et verte, murmurant harmonieusement sur de petites marches.) Pourquoi as-tu dû venir ici ? Elle se gratta le poignet en regardant remuer ses orteils. — Ne t’es-tu jamais arrêté en un lieu où tu ne voulais pas rester, une halte, disons, pour passer d’un kaffa à un bateau ? — Si. — Le capitaine des contrebandiers m’a amenée aussi loin qu’il le pouvait. Maintenant il fait demi-tour et je continue. (Elle bougea paresseusement, ses épaules raclant l’écorce granuleuse.) Je te l’ai déjà dit. — Je sais. — On dirait que ma conversation te fascine. Il tourna rapidement la tête vers elle, puis reprit sa position première. — Tu te rends donc en ce lieu. — Hein ? — Caer Seramdum. La ville. — Je ne vois pas d’où je pourrais quitter la planète, autrement. — Tu as dit à Dylaw que tu voulais rejoindre la mer. Elle soupira. — Gwynnor, cela me semblait plus simple. Tu ne voudrais pas m’accompagner jusqu’à la ville, de toute façon. Pourquoi donc me demander cela ? (Elle se leva et se retrouva à côté de lui avant qu’il eût pu bouger.) Prends ma main. Il s’écarta d’elle en secouant la tête en signe rapide de refus. — Prends ma main. Aleytys soupira encore devant le mélange nauséeux de terreur et de répulsion qui se déversait sur elle. — Je ne mords pas. Et le contact de ma chair ne laissera aucune tache sur toi. Gwynnor trembla, effrayé et irrité contre lui-même de ne pas vouloir la toucher. Son parfum l’enveloppait au point qu’il eut l’impression qu’il allait se noyer dedans. Il la revoyait, nue, agenouillée dans la boue, les cheveux au vent comme une étoffe de soie légère. Et il la voyait, le visage flasque, en train de parler à ses démons, et il voyait le démon s’emparer de son corps. La main tremblante, se méprisant d’avoir peur de la toucher, il tendit le bras. Elle avait des doigts chauds et vivants, lisses et robustes, qui se refermèrent sur les siens en une ferme étreinte. Aleytys faillit lâcher la main mais tint bon et sentit le trouble douloureux diminuer enfin. Elle sentit autre chose. — Tu es sensitif ? — Quoi ? — Tu VOIS ? — Je le faisais, jadis. — Ce n’est pas quelque chose que l’on perd, comme les dents de lait. Il bougea la main mais ne se libéra pas. — Je l’ai perdu, dit-il, tendu. — Hai, Madar ! (Avec un soupir, elle rassembla ce qui lui restait de patience.) Ça ne marche pas. — Je te l’ai dit. — Non, non… Ce que je voulais dire, c’est qu’on ne peut renier ce que l’on est. Je l’ai essayé et je le sais. Peu importe. Gwynnor, je te jure que je ne dirai rien de toi, de ton peuple, du contrebandier, des armes, ni de rien qui puisse causer du tort. (Elle se concentra pour lui instiller cette conviction.) Cette fois-ci, il arracha sa main de la sienne. Il se leva d’un bond. — Ne fais pas ça. (Après avoir mis quelques mètres entre eux, il dit d’une voix rauque :) – T’es-tu suffisamment reposée ? — Juste assez pour être à nouveau toute raide. Ça ira mieux quand nous serons repartis. — Il y a encore deux heures avant midi. Il repartit nerveusement sans attendre sa réponse. Aleytys se frotta l’estomac. — Fichtre, je mangerais volontiers dès maintenant. Elle suivit Gwynnor le long du ruisseau, restant aussi près que possible de l’eau. L’avance était difficile, les racines jaillissant du sol à intervalles irréguliers, l’espace étroit entre les roches menaçant à chaque instant d’emprisonner un pied ou de briser une cheville. Lorsque la berge était plus large, il y avait de l’herbe et cela allait mieux. Lorsque la position du soleil indiqua qu’il était midi, Aleytys était trop épuisée pour s’inquiéter des réactions embarrassées de Gwynnor. Elle se laissa tomber sur une plaque d’herbe et ôta ses bottes. Comme elle massait ses orteils gourds, il s’arrêta et revint en arrière. — Peux-tu encore avancer ? — Accorde-moi un moment. Il faut que je réfléchisse. Il fronça les sourcils puis s’assit à une certaine distance, lui tournant le dos comme s’il ne voulait pas la regarder. Aleytys ferma les yeux. — Harskari ? Le visage pâle et étroit aux grands yeux d’ambre se développa dans les ténèbres. — Qu’y a-t-il, Aleytys ? — Je voulais seulement voir un visage sympathique. Un mince sourcil se haussa vers les boucles argentées. — Ton petit camarade ne t’apprécie donc pas ? Aleytys fronça les sourcils. — J’ai dû appuyer sur le mauvais bouton. Je voudrais bien savoir ce que j’ai dit. Ou fait. — Laisse-lui un peu de temps. Il se trouve dans un lieu étranger et se sent mal à l’aise. Aleytys se frotta songeusement le nez. — Et il n’aime pas les astronautes comme moi. (Elle gloussa.) Mon Dieu, Harskari, tu entends ce que je viens de dire ? — Vérité qu’il t’aura fallu longtemps pour admettre. (Harskari hésita ; les yeux d’ambre s’étrécirent.) Tu rêves encore de retrouver Vajd. Aleytys s’agita. — Je ne désire pas en parler. — Manifestement. Toutefois, tu devrais y réfléchir. (Le visage s’évanouit et elle se retrouva seule.) Aleytys étira ses membres douloureux et se rappuya contre l’arbre, laissant les eaux noires de son fleuve symbolique couler sur elle en vagues apaisantes, chassant les poisons de la fatigue, la débarrassant de ses douleurs musculaires. L’eau apaisante reflua et elle se leva d’un bond, puis bâilla et sourit devant le dos rebutant de Gwynnor. — Je meurs de faim. Il se leva et pénétra silencieusement dans la forêt, laissant Aleytys le suivre d’un regard surpris. Alors qu’elle s’efforçait de décider si elle devait lui emboîter le pas ou rester près de l’eau, il revint avec un gros fruit vert à l’écorce épaisse. Elle arbora un sourire hésitant, simple mouvement rapide des lèvres. — Il y a quelques minutes, tu ne pouvais plus bouger. Après avoir enlevé l’écorce du fruit, elle enfonça les dents dans la chair juteuse écarlate et rose. Elle sourit de délectation à son goût. — C’est bon, Gwynnor. — C’est un tchwetch. — Tiens, tu me parles à nouveau. (Elle essuya le jus qui lui coulait sur le menton, puis nettoya sa main sur une épaisse motte d’herbe, à ses pieds.) Viens ici : parle-moi de ta maes. Au bout d’une demi-heure de repos, ils repartirent. Paresseusement, le soleil descendait vers l’horizon occidental, dans une diminution de lumière verte et l’éclat des morceaux de ciel visibles au centre du ruisseau. Ils se parlaient rarement mais se trouvaient dans une espèce de disposition amicale hésitante qui rendait leur progression plus agréable. Aleytys brûlait de curiosité de savoir pourquoi il avait si brutalement changé, mais le résultat lui plaisait tellement qu’elle n’osait risquer une nouvelle modification de comportement. Elle regarda autour d’elle et crut trouver un sujet de conversation anodin. — Y a-t-il des gens qui vivent ici, ou bien les arbres sont-ils tout seuls ? — Le peuple de la forêt. Ils s’appellent cludair. Nous commerçons un peu avec eux. De l’étoffe et des objets métalliques contre des épices, des parfums, des bois odoriférants, des bijoux et des sculptures. — À quoi ressemblent-ils ? À toi ? — Non ! Avant qu’elle eût pu déceler la cause de son indignation, un craquement violent lui fit tourner la tête. Elle entendit un hurlement et saisit l’épaule de Gwynnor. — Qu’est-ce que c’était ? Elle sentit ses muscles se durcir sous son étreinte. — Ça ne nous regarde pas. Nous ne sommes ici que pour rejoindre le fleuve. — On dirait quelqu’un de blessé. (Devant eux et vers la droite, elle entendit une lamentation effrayée.) Un enfant ! (Elle se mit à courir vers les glapissements de douleur.) Gwynnor entendit bien le cri et la lamentation, mais les chassa de son esprit. Dans la forêt, il arrivait sans cesse des choses désagréables ; trop d’événements secrets, ici. Du moins aucun cerdd n’était-il blessé. Ce n’était pas comme la maes, où l’on se voyait à visage ouvert sous un soleil honnête. À contrecœur, il s’enfonça dans la forêt sur les talons de la femme des étoiles. Elle se mêle de tout, songea-t-il. Aucune discrimination. Une putain !… Non. Ce n’est pas exact. Je ne sais pas. Une branche basse le heurta à la tête et le tira de ses réflexions. Avançant plus prudemment, il suivit la direction des gémissements. Lorsqu’il la rejoignit, elle était penchée sur la silhouette maigre d’un enfant cludair dont la fourrure brun verdâtre était hirsute et ensanglantée, ses grands yeux brun roux vitreux et sans vie. La femme des étoiles avait une main posée sur une blessure profonde du bas de l’abdomen de l’enfant et l’autre autour de la tête d’où le sang coulait, lui tachant les doigts. Son visage était plongé dans la concentration. L’air fumait autour d’elle, frissonnant sous le pouvoir qui se déversait de son corps. Gwynnor sentit ce dernier trembler le long de ses nerfs, ouvrant dans son esprit des portes qu’il voulait garder fermées. Il détourna le regard. Le cadavre d’un félin à la fourrure verdâtre gisait à côté des deux personnages, les rosettes de taches d’un vert plus foncé le rendant difficile à distinguer. Il saisit l’arrière-train de la bête et la tira dans le sous-bois. Il n’y avait pas de sang, rien qu’un petit point brûlé dans la tête ronde. Une nouvelle fois il éprouva une frustration, qui frisait la colère, de ne pas avoir accès à ces puissantes armes à énergie. Il revint alors à la petite clairière. Sous les mains ensanglantées de la femme, les blessures hideuses guérissaient, la chair nouvelle emplissait nettement les cavités déchiquetées. Le petit corps tordu se redressait lentement, les muscles noués se détendaient tandis que s’évanouissait la douleur et que revenait la force. Aleytys releva les yeux en ôtant les mains de sur l’enfant. Gwynnor se tenait à côté d’elle, le fusil à aiguilles sorti, les yeux guettant l’obscurité sous les arbres. — Merci, mon ami. Au son de sa voix, il sursauta et se retourna pour la regarder. — Si tu as fini, nous ferions mieux de partir. (Sans regarder l’enfant, il ajouta :) – C’est guéri. Ça s’en tirera très bien tout seul, maintenant. — Il, le reprit-elle calmement. Il faut encore que je lui arrange la jambe. Elle est cassée. Aide-moi à le tenir pendant que je réduis la fracture. À contrecœur, Gwynnor fourra le fusil sous sa ceinture et s’agenouilla à côté de l’enfant, qui était éveillé et les fixait de ses grands yeux effrayés qui ne cillaient pas. Aleytys fronça les sourcils par dessus la tête bouclée de Gwynnor, inquiète maintenant de sa répulsion instinctive lorsqu’il toucha l’enfant cludair. Il déglutit de dégoût et fit ce qu’elle demandait, calmement et de manière compétente, redressant soigneusement et doucement la jambe, la maintenant fermement même lorsque l’enfant cria et tenta d’échapper à son étreinte. Aleytys posa les mains sur la fracture et fit entrer en action son pouvoir de guérison. Lorsqu’elle releva la tête, elle se retrouva en train de regarder un cercle de visages sévères couverts de poils fins tachetés brun verdâtre. L’homme le plus grand portait un pagne en cuir et tenait un arc court, la flèche prête à partir. Il s’avança face à elle. — Ineknikt nex-ni-ghenusoukseht ghalaghayi. Aleytys n’entendit qu’une kyrielle de syllabes absurdes, puis une douleur perçante lui traversa la tête et la signification se glissa comme des perles blanches sur un fil dans le noir de son esprit : Le peuple ne connaît pas ton odeur, sœur cadette du feu. Elle hocha tranquillement la tête. — Je passe à travers ton monde, père des hommes. — L’enfant. (Il désigna d’un long index mince la version réduite de sa personne toujours tapie au sol.) Il est mon fils. — J’ai entendu un cri et suis venue voir si mon aide était nécessaire. Un chat des bois avait attaqué l’enfant. Je suis guérisseuse. Je dois guérir. (Elle désigna l’enfant de la main.) Demande. Il se laissa tomber près de son fils avec une grâce naturelle. — Petit frère, que s’est-il passé ? — Père des hommes, les gasgas m’ont chanté la présence d’étrangers dans la forêt. Je suis venu voir. (Penaud, il creusa le sol de ses longs pouces à double articulation, son regard évitant le visage sévère de son père.) En venant… (Il hésita, les doigts s’agitant dans l’herbe éparse.) En venant, j’ai été imprudent et ai laissé le chat passer au-dessus de moi. La sœur du feu était penchée sur moi quand je me suis réveillé. J’avais mal. (Il se toucha l’estomac, là où la fourrure manquait, révélant l’argent rosé de la chair nue.) J’étais déchiré ici, mes entrailles sortaient par le trou. Et ici… (Il se toucha la tête) j’avais très mal. Par moments, je voyais tout en double. Et ma jambe était cassée sous le genou, l’os était un bout blanc qui dépassait de la chair. La sœur du feu a posé les mains sur moi. Le feu est venu et m’a brûlé, mais par sa brûlure il a chassé la douleur qui était en moi et a repoussé le serpent de la mort. Puis l’homme des plaines est arrivé et a saisi ma jambe. La sœur du feu a encore imposé ses mains. Et, vois, ma jambe est intacte. C’est un grand mystère, père des hommes. Les yeux noirs et ronds de l’homme se levèrent sur Aleytys. — Je suis guérisseuse, répéta-t-elle tranquillement. Là où il le faut, je dois guérir. Il la fixa un moment, les narines de son long nez palpitant rapidement, prenant la mesure de ses odeurs, examinant la vérité dans les senteurs émises par son corps. Au bout d’une minute, il baissa les yeux et inspecta l’estomac de l’enfant, puis sa tête, puis tâta la jambe, grogna quand l’os mince et robuste glissa sous ses doigts sans signe de fracture. Il se leva. — Rentre à la maison, petit doigt, et sois plus prudent, cette fois-ci. En quelques secondes, le jeune garçon eut disparu dans la piste entrelacée du haut des arbres. Aleytys regarda avec étonnement. Elle avait remarqué la présence du complexe de lianes mais avait cru qu’il s’agissait d’une formation naturelle. Maintenant, tandis que le garçon s’éloignait, silencieux et invisible, elle se rendait compte que la piste de lianes faisait partie d’un complexe de chemins parcourant les niveaux supérieurs de la forêt. Elle se retourna vers le cludair. Les yeux luisants, un visage intensément sérieux d’un brun roux sombre, presque sans menton, il la fixait gravement. — Sœur du feu, ma gratitude tu l’as gagnée. Ce que j’ai t’appartient sans mesure. Elle secoua la tête. — Tu ne me dois rien. Il baissa les yeux sur ses mains fermement serrées sur son arc court, manifestant une hésitation qui lui était nettement étrangère. Au bout de quelques instants d’un intense silence, il dit lentement : — Veux-tu venir avec moi, sœur du feu ? Seule la grande indigence de mon peuple peut justifier que je rompe la courtoisie envers quelqu’un de grand pouvoir et de grand cœur. La maison des cludair est en train d’être détruite et nous sommes impuissants. En tant que père des hommes, je dois profiter de tout ce qui peut nous aider. 6 Le bruit était assourdissant. Les arbres qui s’écrasaient, les scies qui hurlaient, le bois qui pleurait sous les tours… des arbres massacrés jugés inutiles, mâchés et rejetés à l’état d’allumettes derrière la vilaine machine trapue qui mangeait la forêt comme un monstrueux locuste. Une libellule planait au-dessus de l’orifice anal du locuste métallique, récupérant le produit de la digestion de la machine, accrochant en amas bulbeux sous son fond plat le bois œuvré. Sous leur regard, elle atteignit sa limite de charge, monta et fila vers le sud. La machine continuait sa lente avance sans prêter la moindre attention à cette visite. Tipylexné lui toucha l’épaule. Lorsqu’elle se retourna, il se pencha pour porter la bouche près de son oreille. — Tu vois, sœur du feu ? (C’était tout juste si elle l’entendit dans le vacarme.) Cette créature, continua-t-il, dévore la forêt depuis un an. (Son visage était pincé par la douleur, comme si la dévastation qui se déroulait devant eux eût été perpétrée contre son propre corps.) C’est la deuxième fois qu’elle passe en laissant des terres mortes de la mer à la pierre. Aleytys hocha la tête, se leva silencieusement et suivit le cludair sous les arbres. Lorsqu’ils s’éloignèrent de la clairière, la forêt coupa une partie du bruit, de telle sorte qu’il était possible de parler. Elle réfléchit à ce qu’elle venait de voir en suivant l’homme de la forêt silencieux et chagrin. Puis elle accéléra soudain et le rattrapa. — Je suppose que vous avez essayé de la chasser. — Trop nombreux sont ceux qui sont morts. Inutilement. (Elle entendit la douleur dans sa voix.) Nous n’avons pu la toucher. Aleytys fronça les sourcils devant la terre matelassée de feuilles qui assourdissait le bruit de ses pas. — Je vois. Tu veux savoir si je peux avoir un moyen de tuer la machine. (Elle se frotta la gorge et médita sur ce problème.) Je pense que oui. Mais ils la répareraient, tu sais. (Elle hocha la tête en le prenant vivement par le bras.) Ils répareront tout ce que je ferai. Et ils exerceront des représailles, chasseur. Es-tu prêt à affronter ce que cela signifierait pour ton peuple ? Son enthousiasme initial s’évanouit, remplacé par un optimisme songeur. — Cette forêt est grande. Et tu pourras casser à nouveau la machine. — Je ne connais pas cette Compagnie, Tipylexné. Ils peuvent réparer la machine pendant des mois et des mois. Je peux te donner un peu de mon temps, mais pas l’éternité. Tipylexné secoua vivement la tête. — Je comprends. Le conseil réfléchira. Gwynnor les regarda tous deux émerger de l’obscurité, marchant rapidement ensemble, unis par une camaraderie tranquille. Il serra les poings et ses phalanges lui firent mal ; il avait envie de les lancer sur ce visage exotique, il avait envie de frapper frapper frapper la femme des étoiles pour lui faire perdre cette certitude profonde qui la poussait impérieusement vers un but ; car cela lui conférait son pouvoir sur les hommes qui peinaient dans la douleur et la confusion, en quête de la petite connaissance de soi que la vie semblait prête à leur accorder. Inconsciemment, il tira son corps sur lui-même, enserrant ses genoux de ses bras, ouvrant les poings et se prenant les mollets, se détachant autant que possible des cludair silencieux qui se trouvaient à côté de lui. La légère odeur douce et huileuse de leur fourrure diaprée lui donnait la nausée. Il raidit les muscles de sa gorge plutôt que de s’humilier en vomissant devant eux. Il appuya son visage contre l’os dur de ses genoux et maudit le peithwyr dont l’attaque les avait forcés à quitter le plateau pour plonger dans cette saleté. Un spasme de frissons violents parcourut son corps accroupi et il fut saisi d’une furieuse envie de remonter sur la plaine découverte, la douce maes accueillante où le genêt jaune brillait comme du beurre parmi les ondulations herbeuses. Les hommes de la forêt s’avancèrent lentement et silencieusement comme des grains de poussière dans un rayon de lumière vers Aleytys et Tipylexné. Ils parlèrent brièvement, puis Aleytys les dépassa et vint se placer devant lui, le regard irrité, amusé, compréhensif. Il lui en voulut de cette compréhension, bien qu’il la désirât. L’ambivalence qu’elle engendrait le secouait de ci de là. Elle parla. — Tu peux retourner dans ton peuple, Gwynnor, si tu le veux. (Sa voix lui caressa les oreilles.) Une nouvelle fois… une nouvelle fois… le parfum aigre-doux de son corps faillit l’éveiller à un empressement sexuel. Totalement embarrassé, les larmes s’amassant dans ses yeux, il lutta pour atteindre une sorte d’équilibre. La laisser… la laisser… retourner à la vie simple et sans complications des plaines. Ou bien rester… et endurer le vertige continuel provoqué par le renversement répété de son monde… et souffrir… un déracinement perpétuel tandis que ses certitudes étaient minées. Partir ? Il se débattit avec cette idée jusqu’à ce qu’il sache n’exister aucun moyen pour se forcer à faire ce qu’il savait devoir faire. Aleytys plongea dans les yeux verts et plats, tout en surface, dépourvus de profondeur. Elle soupira, irritée de cette extrême aversion pour tous les êtres vivants autres que les cerdd comme lui. Même son sondage empathique qui lui faisait bouillonner l’estomac, vibrant dégoût dans les nerfs mêmes d’Aleytys, avec ses élans alternés de désir et de désespoir, ne lui permettait pas de vraiment comprendre ce qui créait la fureur du cerdd. Elle sentit sa tête se rejeter en arrière lorsqu’elle le toucha. Elle fit descendre ses doigts sur ses oreilles puis sa nuque en se demandant si elle devait essayer de le guérir de cette maladie. Puis elle plongea encore dans ses yeux. Il la regardait avec une expression d’embarras sur le visage, la brève réaction sexuelle mourant avec la colère qu’elle provoquait. Elle écarta la main, secouant la tête d’écœurement devant elle-même. Quel droit avait-elle de modifier sa personnalité sans son consentement ni sa compréhension ? Elle fit un pas en arrière et s’essuya les mains sur sa tunique. — Eh bien, si tu veux, accompagne-nous. (Elle dodelina de la tête en direction des cludair en attente.) Il y a un problème avec les astronautes de la ville. Je pense pouvoir les aider. Bon. Il faut que nous parlions des implications de mon ingérence. (Elle lui sourit.) Tu as fait tout ce qu’il fallait pour moi, mon ami. Je sais que cela ne te plaît pas d’être ici. — Tu veux que je parte ? Malgré son effort évident pour parler calmement, sa voix trembla. Elle dut barrer la route à l’explosion d’angoisse qui jaillissait soudain de lui. — Non. Bien sûr que non, dit-elle rapidement. (Elle se laissa tomber à genoux pour que ses yeux soient au même niveau que les siens.) Gwynnor, il me faut admettre que je ne comprends pas pourquoi tu veux rester puisque je ne te plais même pas et que tu trouves les cludair répugnants. (Elle regarda son visage insensible et hocha la tête.) Gwynnor, ce sont des gens. Comme toi et moi. Des gens. Pas des animaux. Il détourna le regard avec difficulté. — Ils sentent mauvais, marmonna-t-il. — Merde ! (Aleytys se laissa retomber sur les talons.) Que faire contre ça ? Il avait un odorat considérablement plus développé que le sien. Elle regarda par-dessus son épaule les cludair qui l’attendaient patiemment. Leur nez, quoique plus large et moins important que celui de Gwynnor, laissait entendre qu’ils dépendaient beaucoup, eux aussi, de l’odeur pour recueillir des informations. Elle soupira, reconnaissant son incapacité à comprendre un monde où le nez était aussi important que les yeux pour procéder à des jugements de valeur. — À toi de choisir, Gwynnor. Je regretterai ton départ ; mais, si tu ne peux supporter ces gens, il vaut mieux que tu partes en effet. Gwynnor serra ses genoux encore plus fort ; il se sentait pourchassé. Il ne pouvait lui expliquer qu’il voulait désespérément partir mais que des poignards se retournaient en lui chaque fois qu’il y songeait. Il se mordit la lèvre inférieure, tourna la tête et rencontra le regard de l’un des cludair. Il se leva d’un bond. — J’ai passé contrat pour t’emmener jusqu’à la mer, gwerei. C’est une question d’honneur. La femme des étoiles se dressa. — Je vois, dit-elle. Si tu penses pouvoir t’en tirer. Elle hocha la tête à l’adresse de Tipylexné. Il se retourna et s’engagea d’un air arrogant sur une piste presque invisible, suivi par une file de chasseurs. — Souviens-toi, mon ami, je suis une guérisseuse. Si tu te sens trop mal, je pourrai t’aider. Il frissonna et accéléra le pas. — Gwynnor. — Quoi ? (Il jeta ce mot par-dessus son épaule sans même ralentir. Il ne voulait pas l’écouter.) — L’odeur agit en dessous du niveau de la conscience ; aussi te sentiras-tu nauséeux pendant un certain temps. — Hein ? Distrait, il trébucha sur une racine et faillit tomber. Elle lui saisit le bras et l’aida à reprendre son équilibre. Embarrassé, il marchait à son côté, fixant la brume verte qui enveloppait tout ce qui se trouvait à plus de trois mètres. — Ce que je veux dire, c’est que tu t’habitueras rapidement à ces odeurs si tu ne t’énerves pas sans cesse. Détends-toi. Rappelle-toi que, même si tu es un étranger, les cludair t’ont accepté. — À cause de toi. — Et alors ? (Elle gloussa et ce bruit fut étonnamment fort sur le fond de bruissements incessants.) Tu devrais encourager les cludair, Gwynnor. Ils veulent autant que toi que les étrangers quittent Maève. Davantage peut-être. Il considéra songeusement le dos du cludair qui se trouvait juste devant lui, se sentant un peu le cerveau vide tandis qu’elle le forçait à réexaminer les croyances qui régissaient sa vie. Le silence s’installa lourdement le long de la file de marcheurs. 7 — Je les vois, Lee. Un peu de temps, s’il te plaît. Les yeux violets de Shadith s’étrécirent en un froncement songeur. Utilisant le don de pénétration visuelle d’Aleytys, elle sonda la machine qui dévorait lentement la forêt, crachant du bois et des débris. Les dents de scie tranchaient les glandes odorifères des arbres, émettant des senteurs qui rendaient la puanteur aussi insupportable que le bruit. Aleytys suivit l’exploration de Shadith, ne comprenant rien, éberluée et perdue dans le complexe de câbles et des forces que la chanteuse triait avec une satisfaction évidente. Le rire de Shadith se moqua gentiment d’elle. — Fais tout le travail sans chercher à comprendre, Lee. — Hum ! (Aleytys remua inconfortablement sur la branche noueuse, regarda brièvement le sol, frissonna et releva péniblement les yeux.) Eh bien ? — Sois une brave fille et écoute-moi. — Une brave fille ! Shadith redevint sérieuse. — Regarde. Là. Tu vois l’énergie qui coule comme de minces fils. Très proches mais qui ne se touchent pas. Tu n’as qu’à en obliger deux à se toucher. Ensuite, pouf ! Des bouts de machine qui pleuvent du ciel. Je repérerai les points intéressants. Mmmm. Deux au moins, je pense. Aleytys plissa le nez. — Cela semble si peu pour arrêter ce monstre ! Le rire de Shadith fut franc et chaud. — Lee, un court-circuit entre des lignes d’une telle tension ! Ce sera efficace, crois-moi. Tu ne seras pas déçue. — Si tu le dis. Aleytys recula prudemment sur la branche pour rejoindre le tronc, puis se laisser tomber jusqu’au sol. Qilasc manipulait les neuf boules abaques attachées à la grosse corde qui pendait entre ses seins hauts et ratatinés. Tipylexné, réservé et impassible, se tenait à son côté, les mains serrées sur son arc court mais puissant, signe de sa virilité. Derrière lui, six cludair anonymes étaient accroupis, calmes et prêts, chasseurs émérites, ne se souciant que de leur talent et nullement de la vie ou de la mort d’un peuple. Sur le côté, Gwynnor attendait, le dos appuyé contre un arbre, malheureux et tendu. Elle lui sourit et, par un effort de volonté, il produisit en guise de réponse une crispation des lèvres. Lentement, avec son aide et grâce à l’effet guérisseur de la fuite du temps et une familiarisation avec un peuple naturellement digne et ouvert, il se libérait de son aversion instinctive envers les cludair. Le fait d’enseigner au petit cludair Ghastay les premières étapes de la flûte accélérait la modification de son attitude. Le sourire d’Aleytys s’élargit quand elle le vit manipuler la flûte. Elle contempla songeusement l’instrument fabriqué avec soin et se rappela la rencontre dans la longue-maison… — Je ne peux encore en être sûre, fit Aleytys. Le visage calme et robuste de la vieille femme ne fut pas troublé par son incertitude. Qilasc hocha la tête. — Sœur du feu, dit-elle paisiblement, examinant une nouvelle fois le visage des autres femmes qui l’entouraient pour s’assurer de leur acquiescement, tu peux blesser la moissonneuse, je le sais. Et je sais que c’est là ce que nous désirons. — Il y a autre chose à prendre en compte. Avez-vous songé aux représailles ? Qilasc fronça les sourcils et sa main se porta automatiquement aux lourds grains en bois. — La forêt est grande. Que pourraient-ils faire ? Attaquer des femmes et des enfants ? — Les gens des Compagnies ont la moralité d’un loup affamé. Sinon pire. Si on les frappe assez fort, ils risquent de s’attaquer à la forêt avec leurs armes à énergie jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des cendres. — Quel choix nous offrent-ils ? (La vieille dodelina de la tête.) Mieux vaut mourir en combattant dans la liberté que de s’allonger pour se laisser ronger jusqu’à la mort. Elle parcourut lentement du regard le cercle silencieux. Chacun acquiesça de la tête à tour de rôle. — Père des hommes ? Tipylexné branla rapidement du chef sans gaspiller de salive. Un soupir jaillit brutalement d’Aleytys. Elle reposa doucement les mains sur les genoux. — Je ne peux rester longtemps avec vous. Je poursuis une quête. Une femme folle m’a volé mon bébé et je voyage à sa recherche. (Elle se tenait très droite, le visage sévère.) Gens de la forêt, vous voyez que je ne puis laisser quoi que ce soit me retenir. — Je comprends. (Les grains cliquetèrent à nouveau tandis que Qilasc s’installait pour écouter.) — Il vous faudra finir par conclure un marché avec les astronautes. En attendant, vous devez trouver quelque chose qui distraie les gens de la Compagnie pendant que je leur joue un tour avec leur machine. Une chose que j’ai apprise au cours de mes voyages… les astronautes sont terriblement superstitieux en ce qui concerne les rampants. Tout ce qui ressemble à de la magie indigène leur fiche une trouille incroyable dans la majeure partie des cas. Qilasc bougea. — La seule magie que nous connaissons est celle du nourriçage, la magie de la croissance des plantes. Aleytys eut un bref sourire. — C’était bien ce que je pensais. Les esprits de la terre de ce monde sont doux et paresseux. Mais les astronautes l’ignorent. (Elle renifla.) Quiconque ravage la forêt avec une création aussi hideuse doit avoir la sensibilité d’un… (Elle chercha une comparaison adaptée et arrêta son regard sur Gwynnor qui était tapi dans un coin de la maison éclairée par des torches.) D’un peithwyr. Je suggère donc que nous utilisions les peurs qu’ils ont déjà. Ils manipulent ce qui est physique avec une aisance méprisante. Comme vous l’avez déjà vu. Verrons-nous ce que peut leur faire la magie ? Qilasc fronça les sourcils. — Je ne comprends pas. — Je ne parle pas de vraie magie. Je veux dire des stratagèmes. Je créerai des ennuis à la machine et pendant ce temps-là vous me fournirez un alibi qui devrait convaincre les gens de la Compagnie que c’est vous qui en êtes responsables. — En quoi cela nous aidera-t-il ? Aleytys soupira. — D’après mon expérience, dit-elle patiemment, la seule chose que respectent certaines Compagnies, c’est le pouvoir. Si vous traitez en position de force, alors vous avez une chance d’obtenir ce que vous désirez. Sinon, il est probable qu’ils vous ignoreront totalement. Un sourire illumina soudain le visage tendu de Qilasc. — Comme pour affronter un weywuks en rut. On ne discute pas de qui a la priorité sur le chemin tant qu’on n’a pas d’épieu dans la catapulte. — Exact. (Elle fronça les sourcils.) Je ne trouve pas de mot dans votre langue pour… (Elle hésita puis reprit lentement :)… Pour les bruits agréables produits qui ressemblent à ceux des oiseaux quand ils parlent. — Des oiseaux qui parlent ? — Damnation ! C’est ce que je trouve de plus approchant… (Elle secoua la tête.) Bien qu’il soit difficile de dire que les oiseaux d’ici produisent des bruits agréables. — Je ne comprends pas ce que tu essaies de dire. — Et je m’explique mal. Peu importe. Mieux vaut vous le montrer. (Aleytys se tourna vers Gwynnor.) Tu portes une flûte. En joues-tu ? Il hocha la tête silencieusement. — Je le faisais, dit-il d’une voix à peine plus forte qu’un chuchotement. (Ses doigts manipulèrent la corde qui passait sur son épaule et firent apparaître son instrument. Tout en parlant, il caressa la flûte sur toute sa longueur.) J’ai maintenant cessé. Aleytys alla s’agenouiller à côté de lui. Une main lui toucha le visage. — J’ai besoin de toi, dit-elle doucement. Les cludair ne connaissent pas la musique et j’ai besoin de musique. J’ai besoin de toi. Sa bouche bougea nerveusement. Puis il bégaya : — Je ne peux pas, Aleytys. Ay-aïïïï… ne me le demande pas. — Tu as toujours la flûte. Tu ne l’as pas jetée. Je pense que tu te rappelles comment on en joue. Gwynnor, tu combattras des hommes que tu haïs, tu combattras des gens de la Compagnie. Joue quelques notes pour moi. Je t’en prie. Il s’humecta les lèvres. Mal à l’aise, il regarda autour de lui. Puis il leva la flûte. Au début, le son qui en sortit fut rauque, cassé. Qilasc fit la grimace et un geste d’impatience. Cela fit flamboyer la colère dans les yeux du jeune homme. Il s’humecta encore les lèvres et fixa d’un air morne le plafond incurvé de la longue maison. Lorsqu’il joua de nouveau, le son devint une petite mélodie douce qui ondoya dans la maison du conseil mal éclairée, et les conseillères émirent des grognements de plaisir. — Gwynnor. Le son de la voix d’Aleytys arrêta le cerdd, qui tourna les yeux en hésitant puis considéra ses mains tremblantes. — C’est là ce que les cerdd appellent musique. Le son que Gwynnor a produit avec ce tube en bois. Sur bien des mondes, on utilise la musique pour accompagner la magie, surtout la grande magie. Les astronautes s’y attendront, et cela cachera la réalité. Ce que je fais n’est pas de la magie, Qilasc ; du moins… je ne sais pas, je ne sais pas vraiment ce qu’on entend par magie, de toute façon… mais je sais une chose : s’ils soupçonnent ce qui se passe réellement, ils ont le moyen de me détecter. Bon. Même si vous n’avez pas de terme pour cela (elle agita la main en direction de la flûte), avez-vous quelqu’un qui sache produire des sons comme ceux-ci ? La vieille femme poussa un soupir. — Nous sommes un peuple silencieux, sœur du feu. Ceci est nouveau pour nous. Aleytys fronça les sourcils. — Ce son offense-t-il vos oreilles ou vos croyances ? — Non. (Qilasc paraissait vaguement désenchantée. Une nouvelle fois, elle considéra le cercle de femmes et observa le dodelinement de leurs têtes.) Il est agréable. Aleytys se retourna vers Gwynnor, se mâchouilla un instant la lèvre en regardant alternativement son visage et son instrument. — Penses-tu pouvoir apprendre une mélodie simple à l’un des cludair ? Gwynnor haussa les épaules. — Tout dépend des aptitudes. — Combien de temps faut-il pour apprendre ce que tu viens de jouer ? — Toute une vie. (Sa bouche se pinça en un petit sourire devant la stupéfaction qu’afficha le visage d’Aleytys.) Il existe des degrés moindres d’habileté, Aleytys. (La tristesse marqua son jeune visage.) J’étais apprenti d’un maître eleiwydd, un faiseur de chansons… après que mon don eut été découvert lors d’un Discernement. Mais… (les paroles sortirent péniblement d’entre ses lèvres) il fut tué il y a un an par les gens de la Compagnie. Ils cherchaient du maranhedd et ont attaqué la caravane avec laquelle nous voyagions. Il… il est tombé sur moi… il m’a protégé de son corps… il est mort sur moi… j’ai senti son corps frémir… Après, je… je n’ai pu rentrer chez moi… J’ai suivi Dylaw. Je n’ai plus joué… (Il sombra dans le silence.) Aleytys frotta le creux de son nez, à côté de sa narine, puis posa la main sur la sienne lorsqu’elle se décida. — Nous avons besoin de toi. Essaieras-tu ? Au bout d’un instant, il releva son regard triste. — Je ne veux pas. — Même si cela fait du mal au gens de la Compagnie ? Cela leur fait du mal là où ils le redoutent le plus, du point de vue de leurs bénéfices ? (Elle sentit la colère brûler en lui, dirigée en partie vers la Compagnie mais en partie vers elle, qui le forçait à cette décision douloureuse.) — Je vais essayer de leur apprendre à respecter les cludair et leur forêt. Je vais leur faire sentir la peur dans le dos chaque fois qu’ils entendront ta flûte. Je veux que tu éveilles en eux une terreur telle qu’ils tourneront bride et s’enfuiront ventre à terre. Veux-tu m’aider ? Son visage s’empourpra puis blêmit. Incapable de parler, il hocha la tête. Puis une nouvelle fois, avec une colère si intense qu’elle martela les sens d’Aleytys qui dut relever ses boucliers : — Bien. Combien de temps faut-il pour apprendre une simple mélodie à un cludair ? — Avec un jeune ayant un certain don et prêt à passer beaucoup de temps à des exercices fastidieux, environ une semaine. Qilasc s’agita impatiemment, tirant Aleytys de sa rêverie. Elle regarda encore rapidement autour d’elle. Ghastay était accroupi à côté de Gwynnor et caressait sa flûte toute neuve, ses doigts passant d’un trou à l’autre, s’exerçant silencieusement à la mélodie. Aleytys éprouva une satisfaction tranquille qui n’avait rien à voir avec le but de sa présence dans la forêt. Une semaine auparavant, pour rien au monde le garçon des plaines ne se serait approché du garçon de la forêt, qui avait pourtant à peu près le même âge que lui. Mais les relations de professeur à élève avaient sensiblement modifié les préjugés de Gwynnor. Il avait désormais vis-à-vis de Ghastay une attitude paternaliste qui donnait envie de sourire à Aleytys. Elle réprima son amusement pour lui conserver la dignité dont il avait besoin. — Vous êtes prêts ? Il toucha son fusil à aiguilles, sa flûte, puis arbora un sourire féroce qui révéla ses dents. — Quand tu voudras, Aleytys. — Souviens-toi : quand la machine s’arrêtera, continuez de jouer quelques minutes, pas davantage. Et quand vous partirez, faites vite. Tous les deux. — Tu penses qu’ils pénétreront dans la forêt ? — Je n’en sais rien. S’ils le font, les chasseurs les attendront. (Elle dodelina de la tête en direction des cludair accroupis.) Toi et Ghastay, filez vite. J’ai besoin de vous deux pour que ces salauds éprouvent une sainte frousse. Si vous vous faites tuer, notre plan sera fichu. Vous m’entendez ? Gwynnor lui sourit largement. — Entendu. — Ghastay ? Le garçon cludair plissa le nez et secoua les épaules, ses lèvres minces se relevant avec une joie évidente. — Entendu. Elle leva les yeux sur l’arbre et soupira. — Aide-moi à monter. (Elle grimpa sur le genou de Gwynnor, bondit et saisit une branche basse. Dès qu’elle fût à califourchon dessus, elle lança :) – Commencez à jouer dès que je sifflerai. — On le sait, Aleytys, on le sait. Tu as bien dû nous le répéter une douzaine de fois. — Peuh ! Elle remonta laborieusement le long du tronc, puis se hissa sur la branche familière à partir de laquelle elle apercevait le haut de la machine. Dès qu’elle se fut installée, elle émit un petit sifflement. En dessous, la musique troublante remonta parmi la couverture de feuilles et traversa le vacarme de la machine. Cela lui faisait mal à la tête. Mon Dieu ! songea-t-elle, Gwynnor avait raison. Il connaît sa musique. Elle redoubla d’impact en se faufilant dans le grondement de la machine locuste. Aleytys vit la moissonneuse ralentir et s’arrêter. Une tête sombre sortit de la cabine et regarda en tous sens. Elle vit le froncement de sourcils sur le visage grossier se transformer en une concentration d’écœurement. Puis des personnages en armure vinrent encercler la machine, les fusils à énergie reposant avec légèreté sur les bras scintillants, les yeux protégés par des visières scrutant avec la rapidité de l’habitude la lisière trompeusement paisible de la forêt. — Très bien, Shadith, chuchota-t-elle ; à nous, maintenant. Elles se tendirent ensemble, trouvèrent les points vulnérables. Un. Deux. Shadith bouillonnait de joie et en choisit même un troisième. Puis Aleytys ouvrit un circuit entre les fils. Un. Deux. Trois. En passant comme un fouet à la vitesse de la pensée. Les dégâts furent instantanés. Un spectaculaire craquement retentit derrière elle tandis qu’elle se laissait glisser le long du tronc. De petits fragments métalliques retombèrent parmi le dais de feuilles. L’un d’eux la toucha à l’épaule et la fit saigner. La musique troublante continua tandis qu’elle passait à côté des deux garçons, qu’elle foudroya du regard. La musique s’interrompit quand Gwynnor laissa tomber sa flûte en lui souriant. Aleytys soupira et s’en fut vers le village en trottinant. Presque silencieux sur le tapis de feuilles mortes, Gwynnor et Ghastay la rattrapèrent. Une nouvelle fois, Aleytys éprouva un petit sentiment de triomphe en notant les liens qui unissaient maintenant les deux garçons. Tipylexné les rejoignit alors, ses chasseurs silencieux et déçus derrière lui. — Ils n’ont pas bougé ? (Aleytys ralentit.) — Pas cette fois-ci. (Il eut un grognement de satisfaction.) La machine s’est arrêtée. Tu l’as tuée. Elle secoua la tête. — Non. Ils répareront ce que j’ai fait. — Tu l’arrêteras de nouveau ? — Je l’arrêterai de nouveau. — Ils commenceront à avoir peur. — Je le pense. Je ne sais pas. Cela dépend de leurs chefs. Mais les gens effrayés font souvent des bêtises. Il vous faudra prendre garde. — Du moins cette créature ne mangera-t-elle plus nos arbres. 8 Neuf jours plus tard, des volutes de fumée montaient lentement autour de la moissonneuse gisant dans ses propres débris, tel un insecte écrasé. Des hommes en armes jaillirent du tracteur et formèrent un cercle face au périmètre bien tracé de la forêt, les fusils à énergie prêts à tirer. Aleytys descendit jusqu’à la branche la plus proche et se pencha pour faire un signe de la tête à l’adresse de Gwynnor. Il sauta rapidement à terre, suivi de Ghastay. Quand ils furent invisibles et en sécurité, elle remonta vers son poste d’observation derrière les feuilles épaisses. Dès la fin de la mélodie, l’un des gardes avait lancé un ordre et les hommes s’étaient mis en marche. Cachée au-dessus d’eux, Aleytys les regarda avancer lourdement mais rapidement, puis continuer, deux par deux, leur chemin, une fois arrivés dans la pénombre. — Il est temps de partir d’ici, Lee. (Les yeux violets de Shadith flamboyaient d’excitation.) Ils ont des détecteurs à infrarouges sur leurs fusils. Dieu merci, ils ne pensent pas à regarder au-dessus de leur tête ! Aleytys se laissa à nouveau glisser le long du tronc. Puis elle toucha le sol et courut avec légèreté sur le sentier camouflé qui conduisait au village cludair. Perché dans une ramification de la route de lianes, Gwynnor la regarda jusqu’à ce que le dernier reflet de chevelure eût disparu. Ghastay le fit pivoter sur lui-même et agita un pouce à double articulation en direction des gardes à mine patibulaire. — Viens. Je veux regarder les chasseurs. Gwynnor hésita. — Aleytys nous a dit de rentrer au village. — On le fera, dit Ghastay avec impatience. (Il tira Gwynnor par le bras.) Viens, mon ami. Nous ratons le plus drôle. Mal à l’aise mais intrigué, le garçon des plaines suivit le garçon de la forêt et tous deux se glissèrent dans la pénombre, ombre mouchetée suivie par un fantôme argenté. Ils parcoururent le sous-bois et rejoignirent bientôt deux gardes. Les deux hommes se déplaçaient avec une légèreté inhumaine permise par les articulations mécaniques de leurs armures… hommes-machines parmi les arbres silencieux et distants. L’un avait son fusil posé sur le bras, prêt à tirer, tandis que l’autre consultait le cadran de son détecteur infrarouge en effectuant devant lui un large arc de cercle. Aucun des deux ne se donnait la peine de regarder plus haut que ses yeux. Brutalement, le filet tomba. Des fils durs et collants s’enroulèrent autour des bras et des jambes tandis que les gardes se débattaient contre les plis du filet. Des ombres brun verdâtre tombèrent alors, les paumes luisantes de graisse pour éviter d’être gênées par la substance collante. L’un des fusils à énergie tira. Un cludair gémit et porta la main à son flanc, là où le rayon avait tranché le cuir et mordu le muscle. Avant que le fusil ait pu tirer à nouveau, un autre chasseur, d’un coup de pied, l’avait arraché de la main du garde. Les quatre cludair encore debout prirent le filet et tirèrent dessus. En quelques instants, les personnages en armure se retrouvèrent prisonniers comme des mouches dans une toile d’araignée. Dès que le chef des chasseurs eut introduit un pieu dans la toile, les trois autres le soulevèrent et mirent l’épieu sur leur épaule. Le quatrième cludair aida le blessé à clopiner jusqu’au village. — Que vont-ils faire des gardes ? demanda Gwynnor. — Viens voir. (Avec un sourire fantomatique, Ghastay courut derrière les chasseurs et leur fardeau.) Cinq minutes plus tard, ils regardaient les chasseurs laisser tomber sans ménagement leur pesant colis. L’air inflexible, le chef des chasseurs recouvrit d’huile aromatique la lame de son couteau. Ignorant les sursauts frénétiques, seul mouvement que pouvaient réaliser les gardes impuissants, il libéra leur tête du filet et avec un raclement désagréable passa la lame sur les visières des casques pour les nettoyer. Puis le poignard farfouilla derrière les visières pour finir par les soulever. Les gardes inhalèrent de longues goulées d’air chaud et humide, puis foudroyèrent du regard le visage tacheté de l’indigène penché sur lui. Il recula et fit un petit geste. Un deuxième chasseur sortit une fiole en verre d’une bourse qu’il avait à la ceinture et en ôta le bouchon en cuir roulé. Il fourra un doigt tout au fond de la fiole verte et le ressortit couvert d’une substance visqueuse ambrée. D’un geste rapide, comme indifférent, il plaça le doigt sur le visage d’un garde, et il s’éleva une senteur douçâtre et collante. Il répéta son barbouillage sur le second. Dans les fourrés, Ghastay porta la main à sa bouche pour retenir un fou rire. — Pourquoi font-ils cela ? chuchota Gwynnor. Ghastay enleva sa main. — L’arbre mort contre lequel sont appuyés les hommes de la Compagnie. Tu le vois ? — Et alors ? — C’est un arbre à fourmis. Tu comprends ? Gwynnor réprima un hoquet et se fourra le poing dans la bouche. — Cwetch arteith ! marmonna-t-il dès qu’il put à nouveau parler. Les jeunes viennent juste de naître, si ce sont les mêmes que les nôtres. Ghastay hocha la tête et son jeune visage se fit cruel. — Les hommes de la Compagnie veulent dévorer la forêt. Eh bien, chacun son tour : la forêt les dévorera. Une seconde paire de gardes étaient suspendus, tournant sur eux-mêmes tandis que des centaines d’oiseaux-aiguilles leur fonçaient dessus. Les petits ballots de plumes bleues et écarlates faisaient effectuer des cercles irréguliers aux mécacorps pendus au bout de leur nœud coulant. Les oiseaux n’arrivaient pas à les atteindre, mais la couleur verte des visages derrière les visières ne devait rien à la lumière végétale traversant le dais de feuilles. Ghastay et Gwynnor avancèrent très prudemment pour ne pas déranger l’essaim autour du fruit étrange. Une fois hors de danger, Gwynnor écarta quelques feuilles pour regarder et son mouvement écrasa la gaze légère des végétaux, soulevant autour de sa tête un nuage étouffant de gouttelettes huileuses. Ghastay le tira avec impatience. — Si tu veux attirer un essaim d’oiseaux-aiguilles, moi je m’en vais. Il arracha une poignée de feuilles violettes à hauteur de cheville et les lui tendit. — Prends ça. Essuie toute cette huile. (Il tourna la tête avec appréhension.) Cette huile attire ces saletés d’oiseaux à des kilomètres à la ronde. Et ils laissent des marques de la taille du pouce. — Désolé. (Gwynnor s’essuya et fronça le nez devant la puanteur qui s’élevait autour de lui.) Est-ce mieux ? Ghastay eut un large sourire. — Si tu avais déjà été encerclé par un essaim d’oiseaux-aiguilles, tu préférerais te trouver derrière un weywuks qui a la diarrhée. Tandis qu’ils trottinaient pour intercepter la troisième paire de gardes et leurs attaquants, Gwynnor leva le pouce derrière lui en direction des oiseaux. — Arriveront-ils à pénétrer leur armure ? — Probablement pas, mais ces kiminixyé seront dans un triste état quand on viendra les détacher, répondit Ghastay en haussant les épaules mais sans s’arrêter. Des lianes churent autour des deux gardes nerveux. Des bras robustes tirèrent et projetèrent les deux hommes au centre d’une plante dont les feuilles étaient plus grandes qu’un être humain. Des tentacules plus épais et plus durs que du câble enserrèrent les astronautes en train de se débattre. Ils ne tardèrent pas à se trouver prisonniers. Mais, au moment où arrivaient Gwynnor et Ghastay, un rayon bleu trancha brièvement les feuilles et brûla une partie de la plante. Le sérum épais des feuilles étouffa les petites flammes qui avaient jailli dans une puanteur atroce tandis que les tentacules serraient davantage et arrachaient le long fusil de la main crispée du garde. Gwynnor considéra les feuilles restantes qui se repliaient avec une terrible inexorabilité sur les silhouettes métalliques. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Un kalskals. Mieux vaut ne jamais s’en approcher. Regarde. Il désigna les noueux fils blancs qui rayonnaient à partir de la base de la plante. Ils n’étaient visibles sur l’herbe veloutée que parce qu’ils remuaient follement tandis que la plante se débattait contre le métal recouvrant ses proies. Au repos, ils devaient être totalement cachés par l’herbe. — Chaque fois que tu vois ces feuilles veinées de rouge, baisse vite les yeux. Ces fausses racines ont assez de force pour t’assommer et tu te retrouverais à ton réveil à moitié digéré dans la gorge du kalskals. Gwynnor frémit. — Tu penses qu’il peut traverser cette armure ? — Il trouvera bien le moyen. Viens. Et regarde où tu poses les pieds. Le filet collant tomba et captura la dernière paire de gardes en un tas maladroit de bras et de jambes. Un adolescent souriant descendit le long d’une liane, ouvrant et fermant alternativement les mains pour contrôler sa chute, s’arrêta au bon moment et, d’un coup de pied, arracha le fusil de la main d’un garde avant que celui-ci eût pu l’utiliser. On serra le nœud, on enfila l’épieu et deux cludair soulevèrent le paquet tandis que les deux autres surveillaient leurs arrières. Gwynnor regardait. Comme Ghastay commençait à les suivre, il l’arrêta. — Où vont-ils avec ceux-ci ? Ghastay se libéra avec impatience. — Ils retournent à la machine. Dépêche-toi. Il faut que nous jouions encore notre petite musique quand ils les rejetteront comme des poissons immangeables. Près de la clairière où la machine lâchait encore de temps à autre des bouffées de fumée âcre et bleue, les cludair, avec efficacité et rapidité, nouèrent des cordes à la toile durcie et ôtèrent l’épieu. Sous le regard de Gwynnor, ils grimpèrent à toute allure dans l’arbre, les cordes traînant derrière eux. Le ballot contenant les deux malheureux gardes s’éleva rapidement tandis que les chasseurs tiraient sur les cordes. Il se mit alors à osciller en un arc croissant. Les cludair lâchèrent alors prise et le ballot s’envola dans la clairière pour atterrir à côté de la machine avec un lourd claquement métallique. Plusieurs outre-mondains surpris plongèrent derrière la masse des chenilles, puis, au bout d’un moment, émergèrent prudemment, grimaçant sous la musique bizarre qui irritait leurs nerfs déjà à vif. En découvrant les gardes derrière la toile vitreuse, ils émirent des exclamations qui percèrent le filet de musique. Les yeux rouge foncé de Ghastay surprirent ceux de Gwynnor. Ses sourcils broussailleux se haussèrent et redescendirent en guise d’appréciation de l’humour de la situation. Aleytys leva les mains et inspecta le flanc du cludair. La peau était d’un gris argenté là où elle apparaissait à l’endroit du poil brûlé. Elle tapota l’épaule du jeune homme puis leva les yeux pour voir Tipylexné qui l’observait. — C’est tout ? Il hocha rapidement la tête. — Il est le seul à avoir été blessé. — Vous avez pris tous les gardes ? — Oui. Je ne crois pas qu’ils les enverront encore à notre recherche. Aleytys fronça les sourcils. — Non. Mais ils savent maintenant que le danger vient des arbres. Nous avons perdu cet avantage. (Elle se frotta le côté nu nez.) Je n’en sais pas suffisamment. J’ignore comment ils réagiront à cela. Tipylexné haussa les épaules. — Tu nous auras fait gagner tu temps, sœur du feu. Elle se leva, titubant un peu quand ses genoux se coincèrent brièvement. — Le temps. Merde ! C’est savoir qu’il me faut. Le visage tordu en un renfrognement songeur, Tipylexné plia ses pouces à double articulation. — Nous en avons laissé deux en vie. Tu veux que nous te les amenions ? Avant qu’elle eût pu répondre, Gwynnor et Ghastay se glissèrent dans le cercle d’arbres-maisons. Les deux garçons furent immédiatement entourés par des enfants, hurlant qu’ils voulaient savoir ce qui s’était passé. Le petit groupe bruyant s’en fut hors de vue. — Nous avons apporté le changement. (Aleytys toucha l’épaule de Tipylexné, sentit la peluche de sa fourrure, la palpitation rapide de la vie sous sa peau.) Cela te dérange-t-il ? — Toute chose change, la fleur en graine puis en fleur. (Il posa sur la sienne sa main aux longs doigts. La température de son corps était plus élevée que la sienne et cette chaleur était réconfortante. Il continua, le regard posé sur la voûte où avaient disparu les gamins.) Les hybrides poussent et les mutations apparaissent comme ceux de la Terre jouent avec le destin des plantes. Si la mutation est robuste et procrée, elle survit. Sinon, elle meurt. Si ce changement est bon, il durera. Aleytys eut un sourire las. — Tu es un sage, mon ami. Merci. (Elle s’écarta de lui et passa les mains dans ses cheveux en bataille.) Je crois que j’aimerais prendre un bain. Il frémit. — Il y a de l’eau partout. Il suffit d’y penser. Hah ! Avec un gloussement, elle s’éloigna. — J’aime ça, Tipylexné. N’oublie pas que je n’ai pas de fourrure à peigner comme vous. — Tu ignores un grand plaisir tranquille, sœur du feu. Quand je suis assis le soir et que mes femmes me peignent, leurs doigts minces passant sur mon dos et ma tête, ahhh… (Il frissonna de plaisir.) Elle éclata de rire. — À chacun son plaisir. Le conseil se réunit-il ce soir ? — Oui. (Son vilain visage sympathique se rida.) Après ton bain. Elle éclata encore de rire. — Je te reverrai alors, mon ami. Toujours gloussant, elle disparut sous les arbres. 9 Quelque part au sud, un chat des bois feula de déconvenue et arracha Aleytys à son sommeil agité. Les ténèbres, à l’intérieur de la chambre d’hôte, étaient stygiennes, étouffantes, accélérant le besoin de sortir. Elle passa une tunique par dessus la tête et sortit de l’arbre en titubant. En bas, une faible étincelle rouge marquait les charbons du feu communal, assombrissant les ténèbres sous les arbres. Prudemment, elle longea la branche épaisse, enjamba le buisson-fil aux pointes venimeuses et descendit le long du tronc, ses pieds trouvant sans peine les boucles de la plante-échelle. Un filet de musique rompit le silence. Elle le suivit et découvrit Gwynnor assis sur une langue herbeuse qui s’avançait dans le ruisseau et le forçait à l’éviter. Ici, le ciel était presque entièrement visible avec ses étoiles. Il s’allongea sur le dos et écouta le chant de l’eau en fixant avidement la portion de ciel visible. La flûte reposait sur son estomac et il avait les mains croisées derrière la tête. Aleytys se laissa doucement tomber à côté de lui. Il posa brièvement son regard sur elle, puis le replongea dans le firmament. Le silence dérivait tranquillement, empli par la musique aquatique et les fruits de la nuit qui surgissaient des ténèbres sans origine précise. Gwynnor s’assit et prit sa flûte qui roulait sur sa poitrine. — Il me faut te remercier, Aleytys. — Pourquoi ? (Elle bâilla et enlaça ses genoux, la tête tournée vers lui.) — Il y a des heures que je suis assis ici. À réfléchir. À jouer de ceci. (Il toucha sa flûte.) À jouer vraiment. Je pense… je pense que je vais retourner à la maes et me trouver un nouveau maître. La douleur ici… (il se toucha la poitrine) n’est pas totalement partie. Mais je peux supporter les souvenirs, désormais. (Il leva la flûte à ses lèvres et se mit à jouer.) Aleytys s’allongea sur l’herbe et laissa la mélodie passer sur elle, se mêlant aux bruits de la nuit pour évoquer une atmosphère de magie, de suave bonheur. 10 Gwynnor entra en hésitant dans la maison du conseil. Qilasc leva les yeux et fronça les sourcils. — Le conseil se réunit, tkelix. — Une libellule de la ville. Qui nous survole. J’ai pensé que la sœur du feu devrait être avertie. Aleytys se leva d’un bond. — Il faut que j’aille voir. Vous n’avez plus besoin de moi. (Elle plissa le nez devant les gardes éberlués, bouche bée.) Vous savez que leur demander. — Tu penses que c’est en réaction à ce que nous avons fait à la machine ? — Je ne sais pas. (Elle haussa les épaules.) Vous pouvez ajouter cela à votre liste de questions. À l’extérieur, Aleytys jeta un coup d’œil songeur sur le dais de verdure. — Comment as-tu repéré la libellule ? — Le ruisseau. (Il continua de trottiner, suivi par Aleytys. À la limite de la clairière, il indiqua un arbre.) J’étais là-haut. Je regardais le soleil. — Je suppose qu’il me faut monter, fit Aleytys en levant les yeux. (Elle se frotta les mains sur les flancs puis s’empara de la branche la plus basse.) Quand ils atteignirent la fourche où les feuilles s’écartaient suffisamment pour révéler le ciel, une libellule passa au-dessus d’eux. À l’est, une autre avançait lentement juste au-dessus des arbres. Une troisième décrivait des cercles au sud. — À ton avis ? (Gwynnor fronça les sourcils devant ces libellules.) Ils n’attaquent pas, ils se contentent de survoler. — Je le vois bien, dit Aleytys d’un air absent. (Elle ferma les yeux.) Shadith, chuchota-t-elle. Le visage de fée, avec son auréole de boucles cuivrées, se matérialisa sur le fond noir de son esprit. — Des problèmes, Lee ? — Que font-ils ? (Aleytys ouvrit les yeux et les braqua sur la libellule qui approchait.) Penses-tu qu’ils soient dangereux ? Devrais-je essayer de les abattre ? Shadith se renfrogna. — On dirait qu’ils établissent une carte. Qu’en dis-tu, vieux grognon ? Le visage de Swardheld se développa dans les ténèbres. — De quoi ? — D’eux ? Ce fut comme s’il s’appuyait contre un mur, afin de lever les yeux et observer les libellules en train de tourner. — Ils cherchent quelque chose, à mon avis. Je dirai qu’ils ont à bord des localisateurs de personnel. La prochaine fois que nous attaquerons la machine, ils attaqueront les villages. Gwynnor regardait avec un frisson de peur. Elle était appuyée contre l’écorce, dans la fourche de l’arbre, la tête suivant les mouvements des libellules, les yeux dans le vague, les lèvres remuant en une silencieuse parodie de discours. Il distinguait presque le halo d’esprits entourer sa tête, émettant des étincelles semblables aux joyaux d’une couronne invisible. — Devrais-je faire quelque chose ? chuchota Aleytys. Shadith pinça les lèvres. — Cela ne me plaît pas, marmonna-t-elle. S’ils veulent repérer les villages cludair… ce ne serait pas une mauvaise idée de stopper maintenant. — Abattre les libellules ? demanda sèchement Aleytys. — Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu ne devrais peut-être plus démolir leur machine. — Je ne peux plus stopper, maintenant. — Ne t’attaque pas aux libellules, freyka. (La voix de basse de Swardheld les interrompit.) — Hein ? — Mauvaise idée. Provocation. — Ce qui n’est pas le cas de la démolition de la moissonneuse ? se moqua Shadith. — Je pense que Lee peut encore s’y attaquer une fois, fit Swardheld. Nous verrons ce que Qilasc aura pu tirer des gardes pour en être sûrs. — Et que doit faire Lee à propos de cette cartographie ? — Rien. (Il sourit devant l’écœurement se peignant sur le visage de Shadith.) Avertissons le conseil et laissons-les se débrouiller. La menace n’est pas si grave, que le ciel leur tombe sur la tête dès aujourd’hui. Aleytys branla du chef. — Je suis d’accord. Je casse donc encore la machine et je cherche une quelconque ouverture. — Tu risques d’être obligée de t’en créer une toi-même, Lee. (Swardheld fronça les sourcils.) Tu pourrais porter la bagarre en ville. Je ne les vois pas l’abandonner. Trop de pouvoir. Aleytys poussa un soupir. — Damnation ! Je me mets dans de ces histoires… Elle rouvrit les yeux. Souriant devant la question peinte sur le visage de Gwynnor, elle secoua la tête et se laissa tomber de l’arbre puis s’appuya contre le tronc en regardant l’eau couler à ses pieds. Gwynnor se retrouva à con côté. — Eh bien ? — Je pense qu’ils utilisent des localisateurs de personnel et cartographient l’emplacement des communautés cludair. Son visage s’empourpra, puis blêmit. Involontairement, ses mains se crispèrent sur sa flûte. — Plus jamais ! Elle lui prit une main et la porta à de son visage. — Non. Pas de mort tombant du ciel. J’anéantirai le moindre d’entre eux avant que cela se produise. (Une férocité soudaine rendit sa voix plus aiguë, puis se transforma en lassitude.) Mais on peut avertir les cludair de quitter leurs villages. (Elle considéra les fragments de bleu visibles entre les feuilles.) Ce n’est pas encore un raid. Par contre, la prudence s’imposera quand j’attaquerai le dévoreur d’arbres. (Elle remua nerveusement.) Ce coup-ci, je vais la réduire en miettes, cette machine. Gwynnor baissa les yeux sur ses mains. Il desserra les doigts et les ploya lentement. — C’est drôle, fit Gwynnor en s’installant confortablement à côté d’elle sur une racine. — Quoi ? — Il y a six semaines, j’étais très malheureux. — Veux-tu rester ici ? Tipylexné peut m’emmener jusqu’au fleuve. — Non. Ghastay et les autres me manqueront, mais… (Il posa la main sur son genou et lui sourit.) Grâce à toi, je vais rentrer chez moi. — Tu ne retourneras donc pas auprès de Dylaw. — Je commençais à en avoir assez avant ton arrivée. (Il éclata de rire.) J’ai redécouvert que je suis faiseur de chansons. Le temps passé auprès de Dylaw n’aura pas été très profitable, de quelque point de vue que ce soit. — Tu as changé. — Je suppose. (Il bâilla.) Tu ne vas pas laisser les gens de la Compagnie faire du mal aux cludair ? — Pas si je peux les en empêcher. — Je me rappelle t’avoir dit que tu sentais mauvais. (Il gloussa puis bâilla à nouveau.) Je me rappelle quand tu m’as brûlé lorsque j’ai jeté l’insecte. Je suppose que tu voulais me dire que toute vie est importante, même celle d’un astronaute. (Il lui sourit.) — Quel bond tu as accompli ! Il leva la flûte et produisit une petite mélodie rapide et joyeuse qui la fit rire malgré tous les problèmes encore en suspens. Lorsqu’il eut fini, elle secoua la tête. — Gwynnor, je regrette que les choses ne soient pas ainsi. Je suis heureuse que tu aies trouvé un nouveau centre d’intérêt à ta vie. Mais il y a cette froideur que je ressens… en relation avec la Compagnie… L’eau passait en susurrant sur les mini-cascades. Un mangeur d’insectes à la crête rouge volait à la surface des eaux pour dévorer des moucherons. Gwynnor joua une mélodie rêveuse qui se mêla au bruissement léger des feuilles et au bruit de l’eau. Aleytys s’agita, soudain irritée par la musique. — Tu as dit que ton maître avait été tué. Récemment ? — Pas tout à fait une année. Aleytys s’efforça de réorganiser ses pensées. — Un raid, as-tu dit. Pour du maranhedd. La Compagnie a-t-elle toujours fait cela ? Gwynnor fronça les sourcils. — Non. (Il serra les doigts sur sa flûte et contempla Aleytys d’un air morne.) Je n’y avais pas pensé. Non. Quand les premiers sont arrivés ici il y a une centaine d’années, ils ont institué un système de tribut. Du maranhedd livré à telle ou telle date ; et ils ont même payé pour cela. Il y a seulement un an qu’ils ont commencé à effectuer des incursions. Mon maître fut tué au cours de l’une des premières. — Tu es sûr qu’il s’agissait de gens de la Compagnie ? — Ils étaient à bord de libellules de la Compagnie et ils leur ressemblaient. Tu sais, comme ces gardes. — Quelque chose s’est donc produit qui a amené la Compagnie à changer de politique. Je me demande ce que c’est. (Elle tapota sur ses genoux puis haussa les épaules.) Je me demande si je le saurai jamais. (Elle s’appuya contre l’arbre.) Tu m’accompagnes donc. — Jusqu’à Caer Seramdun. C’est sur ma route. Je rentre chez moi. (Il sourit au ciel.) Là où je verrai le soleil dans sa totalité. — Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette ville, dit-elle soudain. (Elle se mit à arpenter l’herbe rase.) Que tout cela est compliqué ! Pourquoi ne puis-je simplement traverser un monde, trouver un vaisseau et le laisser intact ? Il éclata de rire. — Tu ne peux rien y faire. Regarde ce que tu m’as fait. Elle se mit à genoux à côté de lui. — Je sais. Quand j’ai des problèmes, je… eh bien, je réquisitionne de l’aide. Tu te rappelles, près du vaisseau ? Il hocha la tête et la regarda en étrécissant les yeux. — Je me suis porté volontaire pour te guider. — Volontaire ! (Elle se passa nerveusement la main dans les cheveux.) Je suis une sangsue. — Cela a très bien marché. J’étais un misérable petit rat, et regarde-moi maintenant. — Ah ! (Elle se leva d’un bond.) Il faut que je retourne au conseil. Tu viens ? Il manipula la flûte, puis hocha la tête. — Non. Je reste ici un moment. 11 Aleytys tira une mèche qui pendait sur une de ses épaules. — Tipylexné. Gwynnor. Ghastay. Enfer ! Il y a trop de variables. Tipylexné lui toucha l’épaule. — Le conseil s’est décidé, sœur du feu. Nous sommes prêts pour ce qui arrivera. — Vous l’espérez. (Elle poussa un soupir.) J’aimerais que vous retourniez tous au village. Tipylexné hocha la tête. Les autres imitèrent son refus muet. — Très bien ; vous jouez votre vie… Gwynnor ! Elle s’écarta de lui d’un bond et attrapa la branche, sur laquelle elle se hissa en grognant sous l’effort, la langue entre les dents ; puis elle alla prudemment s’installer derrière une branche secondaire. Son poids fit légèrement ployer la branche, ouvrant dans le feuillage un trou qui lui permettait de voir à travers. À côté de la moissonneuse, un homme se redressa et s’essuya les mains sur un chiffon rouge tout en grimaçant devant le complexe éventail de composants. Il fourra le chiffon dans sa poche arrière et remit le capot. Il recula encore, foudroya du regard la forêt puis disparut à l’intérieur de la machine. La moissonneuse crachota brièvement, puis recommença à émettre son grondement sifflant. Aleytys fronça les sourcils. Une espèce de papillonnement lui remonta le long de la colonne vertébrale et éclata dans sa poitrine. Elle haussa les épaules et siffla. Comme les premières notes de la flûte résonnaient en dessous d’elle, elle se tendit pour toucher les lignes d’énergie à l’intérieur de la machine. Cette fois-ci, la résistance était féroce. Il lui fallut plusieurs minutes pour passer au travers de l’écran de forces, mais, dès qu’elle eut pénétré à l’intérieur, il ne lui fallut qu’une seconde pour provoquer un court-circuit. Elle sourit et se mit à percer un deuxième trou dans l’écran. Il y eut un whouf ! bruyant et plusieurs bouffées de fumée bleue jaillirent du flanc de la machine. La moissonneuse cracha des fragments de métal. Aleytys sourit et se mit à farfouiller dans l’écran pour attaquer derechef. La dernière chose qu’elle entendit fut une explosion bruyante issue des bras à découper de la machine. 12 — Aleytys ! (Les yeux d’ambre brillaient furieusement.) Réveille-toi ! (La voix de contralto la secouait à travers sa brume mentale.) Tu as été assommée, continua Harskari plus calmement. Ils ne se sont pas donné la peine de vous repérer : ils ont simplement utilisé un étourdisseur à large champ d’action et ensuite ils n’ont plus eu qu’à venir vous chercher. — Nous… (La pensée dériva dans son esprit mais sa bouche ne remua pas. Seuls existaient les yeux de tigre de Harskari. Quelques instants de lente réflexion l’amenèrent au bord de la panique.) — Tout doux, Aleytys. Pas de bêtise ! Ton corps a été étourdi et il te reste plusieurs minutes avant que l’effet ait disparu. (Elle resta un instant silencieuse.) Examine-toi, Aleytys. Ton corps a été endommagé quand tu es tombée. — Tombée… je suis tombée ? — Oui, de l’arbre. Et tu as violemment heurté le sol. Aleytys chercha dans son souvenir mais ne découvrit que du brouillard. Elle sonda son corps. Mes entrailles sont en triste état. Un poumon perforé. Un bras cassé. Une épaule fracturée. Le bassin fendu. Double fracture de la jambe droite. Je me demande pourquoi ils ont jugé utile de me transporter. La réalité s’imposa en elle. — Me transporter ? Où suis-je ? — À l’intérieur de la machine. Aleytys, tes forces te quittent, sans que tu t’en rendes compte. Tu as intérêt à te guérir si tu ne veux pas nous rejoindre rapidement. — Hmmm. (Aleytys examina ses blessures.) Ma jambe et mon bras, je ne peux rien y faire tant qu’ils ne seront pas redressés. — Oui, Aleytys. — Je peux stopper le saignement… (Elle alla cherche paresseusement le fleuve noir et le laissa couler sur les organes endommagés, sur les côtes fêlées, le bassin fendu. Le bras et la jambe… elle referma les blessures mais sans réparer les fractures. Elle fit diminuer le flot et dériva doucement sur la pellicule restante.) — Aleytys ! Elle soupira mentalement et laissa se sublimer l’eau réconfortante. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je pense que tu serais intéressée par la conversation de l’ingénieur. — L’ingénieur… (Elle tourna son autre vision sur la source de vie, à l’autre bout de la pièce.) L’homme était grand et filiforme, vêtu avec une élégance maniérée qui accroissait la beauté de ses mains et de son visage d’érudit aux joues creuses. Ses yeux étaient très noirs et bridés. Ses cheveux étaient raides et noirs, longs, serrés sur la nuque par une broche en bronze ornementée. Sa peau était d’un ocre pâle avec des reflets vert olive. Aleytys s’arracha péniblement à son apparence et s’efforça d’écouter ce qu’il disait. Après l’habituelle douleur perçante, le traducteur fonctionna parfaitement. — Oui, oui. L’étourdisseur a fonctionné. Nous sommes arrivés à récupérer quatre individus. Un échantillonnage fort intéressant. — Oui ? — L’un d’eux est un cerdd. L’ordinateur l’a identifié comme appartenant à un groupe dissident qui essaie de provoquer des troubles en ville et sur la plaine. — Et ? — Il a une flûte autour du cou. L’ordinateur dit que la musique hideuse qui accompagnait chaque attaque était une musique de flûte. — Intéressant. Vous supposez donc un lien entre les sauvages de la forêt et les dissidents. — Il semblerait. Deux des autres étaient des sauvages de la forêt, un mâle adulte et un petit. Le petit a un instrument assez grossier qui ressemble à la flûte. Je suppose qu’il s’agit d’une espèce de fétiche. — Tu as dit quatre. — Le dernier est le plus curieux. Une femme rousse. Pas une indigène. L’ordinateur ne peut l’identifier, mais elle ressemble un peu à une McNeis. La Compagnie Scota essaie de s’infiltrer ici depuis des années. Le McNeis lui-même possède des cheveux qui, à mon avis, sont assez assortis à ceux de cette femme. Si les McNeis possèdent maintenant un nouveau système pour percer les écrans de défense… (Il haussa les épaules.) — Supposition sans fondement. La voix sèche et autoritaire coupa la parole trop rapide de l’ingénieur. Il essuya des gouttes de transpiration sur son visage et attendit. — Soignez vos prisonniers si nécessaire. Je vais vous envoyer un technicien avec une psychosonde. Les communautés indigènes ont-elles été repérées ? — Oui, illustre. — Rasez-les. Vous ne devez pas avoir besoin d’aide pour cela, n’est-ce pas ? — Non, illustre. (L’ingénieur se renfrogna face à la console et ses doigts se transformèrent en griffes.) — Bien. Apprenez le maximum du cerdd sur les dissidents. Si la rouquine est une espionne, elle sera bourrée d’anababil. Ainsi, elle présentera moins de problèmes. — Oui, illustre. — Obtenez le maximum de cette femme. — Oui, illustre. La voix fut brutalement remplacée par le souffle de l’onde porteuse. L’ingénieur se tourna sur son fauteuil pivotant et lâcha un petit juron. Il traversa la pièce d’un pas nerveux, alla fourrer un orteil dans le flanc de Tipylexné et remarqua son absence de réaction. — Hah ! Du pied, il écarta la jambe cassée d’Aleytys et regarda songeusement l’os qui sortait de l’amas de sang coagulé. Puis il sortit de la pièce. Tout en attendant la suite, Aleytys explora les corps de ses amis et les découvrit intacts. Poussant son cerveau récalcitrant à fonctionner, elle découvrit que c’était normal, puisqu’ils étaient au sol quand l’étourdisseur était entré en action. Elle ne sentait encore aucune relation avec son propre corps ; son esprit était un point en liberté avec une vision sans yeux. L’ingénieur revint en compagnie d’un autre homme. Il toucha Tipylexné du bout du pied. — Celui-ci d’abord. Vérifiez son état. Le docteur s’agenouilla à côté du corps et fit passer dessus un petit instrument qui bourdonna doucement. Il grogna et alla se pencher sur Gwynnor, puis Ghastay. — Ils n’ont rien. — Bien. Et la femme ? Le docteur alla examiner Aleytys. Tandis qu’il déplaçait l’instrument sur son corps, il fronça les sourcils. — Curieux, marmonna-t-il. — Quoi ? — Deux fractures à la jambe droite. Une fracture du bras droit. Et pas d’autre blessure. Pas une seule ! — Et alors ? Quelle importance ? Retapez-la pour qu’elle puisse être questionnée. De la sueur apparut sur le visage gras du docteur. Il déglutit, ses yeux globuleux sortant encore davantage de leurs orbites. — Questionnée ? Sa voix était rauque, avec un trémolo bizarre qui irrita les nerfs déjà tendus d’Aleytys. Il avait quelque chose de subtilement anormal. Quelque chose de mauvais qui semblait recouvrir une surface fondamentalement honnête. Elle regarda plus profondément et découvrit une prise métallique dans l’os derrière l’oreille. Elle eut la nausée. Un drogué au phorx ! La créature mi-végétal, mi-animal qui accordait à ses hôtes des embrasements de bonheur exquis. Et leur rongeait le cerveau. — Le directeur envoie une psychosonde, si cela vous intéresse. Qu’elle soit prête. (Il se retourna pour partir.) Les bajoues du docteur tressautèrent. Sa main tâtonna dans l’air d’une manière impuissante, puis il se mit debout en titubant et tira la manche de l’ingénieur. — Ce n’est pas illégal ? La Convention Singh-Castal-Manachay… L’ingénieur se libéra d’une secousse. Ses narines palpitèrent de colère et de mépris. — Vous devriez savoir que la triade Wei-Chu-Hsien n’a pas signé cette bêtise absurde ; sinon il y a belle lurette que vous seriez en réhabilitation. Nous, nous abritons votre petit favori. Le docteur broncha, et ses sourcils descendirent en une grimace de douleur. — La psychosonde détruit l’esprit tout en fonctionnant. Ils deviendront des légumes. (Il était couvert de sueur, et tremblait tellement qu’il avait de la peine à rester debout.) — Vous pensez que le directeur veut les garder en vie ? Au travail, docteur, pendant que vous en êtes encore capable ! Le phorx ne doit-il pas bientôt manger ? Voulez-vous qu’il ait faim ? Le docteur frémit et ouvrit sa mallette à côté d’Aleytys. 13 Chu Manhanu se passa le pouce sur la moustache en queue de rat qui formait des parenthèses soignées autour de la ligne mince de sa bouche. Les lèvres pincées en signe de dégoût, il examina brièvement les cludair, jeta un coup d’œil à Gwynnor, puis alla se placer près d’Aleytys. Ses yeux noirs glissèrent sur les plâtres qui lui plaquaient bras et jambes au sol. — Tu es la seule à être blessée. Incapable de bouger, car elle était prisonnière du filet de forces, Aleytys parvint néanmoins à hausser les épaules. — Je suis tombée d’un arbre. — Tu sais qui je suis ? — Non. (Son ton froid indiquait bien qu’elle s’en moquait.) — Je suis directeur de la Compagnie, femme. Ce qui t’arrivera dépend de moi. — C’est fou ce que je suis terrifiée. — Et pourquoi n’as-tu pas peur ? — De toi ? (Elle éclata de rire et il grimaça.) — Tes cheveux sont très rouges. — Un cadeau de ma mère. — McNeis ou McTany ? — Je n’ai pas la moindre idée de ce dont tu parles. Il se frotta doucement les mains. — Peu importe, la sonde répondra à ta place. (Il alla s’installer sur le fauteuil pivotant près de la console.) Docteur ! L’homme massif entra en hésitant, la sueur lui couvrant toujours la peau. — Oui, illustre ? (Sa voix était grasse et heurtée.) — Je m’attendais à trouver l’ingénieur dans cette pièce. — Je… je ne crois pas qu’il vous attendait, illustre. — Sans nul doute. Où est-il ? Les lèvres bougeant muettement, le docteur réfléchit à la question, puis marmonna : — Il est allé brûler les villages, comme vous lui en aviez donné l’ordre, illustre. — Hmmm ! La femme est-elle prête à être interrogée ? — Elle est tombée de vingt mètres sur des racines noueuses. — Je pense que vous exagérez. — D’au moins cinq fois sa taille, rectifia rapidement le docteur. — Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, docteur. (La voix de Chu Manhanu était douce, mais la sueur jaillit des pores du docteur et coula paresseusement sur ses bajoues agitées de tics.) — Elle est blessée uniquement au bras et à la jambe. — Délicieux. Très bien. Une réponse succincte et précise, docteur. Peut-être pourrez-vous continuer de répondre de façon aussi précise. Quel est le chef du groupe ? Le docteur hésita brièvement, puis indiqua Tipylexné. — Vous avez changé d’avis ; je me demande pourquoi. (Le directeur passa son pouce dans les poils de sa moustache.) — Changé d’avis ? Quel homme accepterait des ordres d’une femme ? — Qui essayez-vous de convaincre ? Le docteur se ratatina. — Ce doit être le mâle de la forêt. Les autres sont des gamins, mais la femme risque d’être dangereuse. Je ne sais pas. — Votre préférence sexuelle vous aveugle. Qui était dans l’arbre ? — La femme. — Qui était donc l’élément moteur ? — Vous voulez que je dise la femme. Mais le chef ne se serait-il pas trouvé à terre pour diriger les efforts des autres ? — Vous, vous seriez resté à terre, sans nul doute. Le pouvoir, docteur. L’information, docteur. Directe et immédiate. (Il posa la main calmement sur son genou puis la recouvrit avec l’autre.) Les indigènes vous ont-ils déjà causé des ennuis ? — Pourquoi me demander cela ? explosa le docteur en oubliant toute prudence. Vous connaissez la réponse. — De la mauvaise humeur, docteur ? (Il intervertit lentement l’ordre de ses mains et considéra un instant leur nouvelle position, bougeant un doigt puis l’autre pour obtenir la pose la plus gracieuse.) L’arbre a-t-il été fouillé ? Le docteur le regarda d’un air absent. — A-t-on fouillé l’arbre où se trouvait la femme pour y découvrir des instruments quelconques ? fit Manhanu avec une patience terrifiante. — Je… je pense. L’ingénieur Han… — N’est pas ici. Cette femme a-t-elle des blessures internes ? — Aucune. — Et vous ne trouvez pas cela bizarre ? — Il se produit parfois des choses bizarres, répondit-il en se caressant la gorge. Chu Manhanu leva les mains et en examina le dos avec satisfaction. — Otez les plâtres. Le docteur s’agenouilla lourdement à côté d’Aleytys, farfouilla dans sa mallette et en sortit les vibropinces. Il régla la lame sur un centimètre et traça des lignes dans le plastique dur. Puis il prit un petit maillet et tapa sèchement le long des perforations. Les plâtres s’enlevèrent parfaitement. — Enlevez cela. Le docteur défit les bandages sous les plâtres et considéra, incrédule, la peau rosâtre aux endroits où s’était trouvée de la peau déchirée. Il palpa la chair de ses mains tremblantes sans se soucier de faire mal à Aleytys. Puis il enfonça le pouce dans son bras. — Incroyable ! fit-il d’une voix stridente. Elle était blessée, je le jure ! Les narines du directeur palpitèrent de dégoût. — Calmez-vous, docteur. Bien sûr qu’elle était blessée. Tenez. (Il lança une petite boîte à l’homme ébahi.) Mettez-lui cela. — Une mutante psi, marmonna le docteur en ouvrant la boîte. Une foutue mutante psi. À l’intérieur de la boîte, il découvrit un collier en maille d’acier avec un verrou massif et un disque plat et noir portant le sigle de la Compagnie. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Mettez-le-lui. Au cou. Le docteur fixa le masque souriant du directeur et se dirigea rapidement vers la tête d’Aleytys. Ignorant son regard enflammé, il lui souleva le menton et jura tandis que le collier de métal glissait entre ses doigts maladroits. Il finit par resserrer le collier et le verrouiller. Aleytys haleta et commença à étouffer. — Pas si serré, imbécile ! Il faut qu’elle puisse parler. Son souffle sifflant péniblement entre les dents, le docteur s’exécuta et commença à se relever. — Pas encore. Restez là. Tenez. (Le directeur lui donna une barre hexagonale.) Portez l’extrémité rouge contre la serrure. Bien. Et maintenant, le caractère du disque. Ah ! À présent, rapportez-moi le barreau. (Le docteur obéit et Manhanu fourra l’objet dans l’une de ses larges manches.) Allez vous tenir près de la porte et gardez la bouche fermée. (Il leva une de ses mains élégantes en un geste gracieux, désignant le mur près de la porte.) Manhanu adressa un sourire moqueur à Aleytys. — Le bon docteur t’a traitée de mutante psi. Si je déplore le choix du terme, je crains qu’il n’ait raison. Il n’y avait aucun instrument dans votre arbre et la moissonneuse était parfaitement isolée ; pourtant tu n’as eu aucun mal à franchir l’écran. Remarquable ! Aleytys fronça les sourcils et, au prix d’un pénible effort, parvint à se mettre en position assise, le dos appuyé contre le mur. — Tu le savais avant de venir. — Et intelligente, avec ça. Le collier que tu portes, sache-le, contient un inhibiteur. Aleytys ne se donna pas la peine de lui répondre. Elle baissa le menton, palpa la maille et se rendit compte qu’il lui était impossible de la briser. Chu Manhanu eut un petit sourire de supériorité, prit dans sa manche le barreau et commença à passer le pouce sur la surface hexagonale. — Peu de chose. (Il le tint de telle manière qu’elle pût le distinguer nettement.) Tu auras peut-être remarqué la taille de la serrure. Peu esthétique, certes, mais si quelqu’un venait à la manipuler ta jolie tête exploserait. (Son sourire s’élargit tandis qu’il constatait l’étendue de la consternation d’Aleytys. Puis il se détourna.) Assez bavardé. Docteur ! L’ordre sec ramena l’homme tremblant au milieu de la pièce, un tic agitant ses lèvres. — Illustre ? — Amenez le technicien et la sonde. Le docteur resta un instant immobile, fixant le visage du directeur, dont le sourire se figea, puis il sortit de la pièce en titubant. Aleytys ferma les yeux. — Harskari ? Une légère lumière ambrée se manifesta, un sentiment d’effort, puis d’attente… Avec un soupir, elle rouvrit les yeux. — Que désires-tu ? — Dès que ce stupide docteur sera de retour, nous te soumettrons à la psychosonde. Nous apprendrons alors qui tu es et ce que tu es. Aleytys déglutit, une soudaine amertume envahissant sa gorge. Elle reprit son souffle et tenta de recouvrer son calme. — Le docteur a dit que la psychosonde détruit l’esprit. — Dommage. (Le regard parcourut son corps et reposa sur ses cheveux.) Han a fait quelques intéressantes suppositions à ton sujet. — J’ai entendu. Des bêtises. McNeis ? Compagnie Scota ? Je n’ai rencontré ni les uns ni les autres. — Tu veux me dire qui tu es ? — Non. Ça ne te regarde pas. (Elle ferma les yeux et détourna la tête.) Harskari, chuchota-t-elle. Vite. S’il te plaît. Tous. Je vous en prie. La toile la maintenait immobile. Sinon elle se serait laissé aller à une véritable panique se manifestant par des coups de pied et une gesticulation des bras. Elle avait un besoin fou de l’image maternelle de Harskari, telle une enfant terrifiée par un cauchemar devenu réalité. Un léger lumignon jaune et une sensation de lutte. Une pincée de violet sur fond noir. Ils se débattaient… Le directeur se pencha en arrière en la regardant bander les muscles sous l’étreinte de la toile ; il arborait un petit sourire de jouissance. Gwynnor tira sur ses mains, une colère brûlante alternant avec un désespoir glacé. Il s’était habitué à voir Aleytys affronter calmement toutes sortes de problèmes. Le peithwyr et la machine, et même sa propre douleur et sa colère. Il y avait en elle une assurance qui l’énervait et le réconfortait. Maintenant… maintenant, il la voyait chuchoter et gémir. Il avait honte pour elle. Un bruit de roulement attira son attention. Un homme muet en tunique verte poussa une machine qui bourdonnait sur son chariot. Sur un geste du directeur, il la conduisit à côté d’Aleytys et s’agenouilla à côté d’elle. Feignant d’ignorer les efforts d’Aleytys, il lui attacha des électrodes sur la tête et le cou, puis la coiffa d’un casque. Ensuite il se redressa et resta derrière la machine, abaissant son regard sur les cadrans. Gwynnor frissonna, percevant un grand danger. Il n’avait rien compris de ce qui s’était passé entre Aleytys et le directeur, mais il savait qu’Aleytys était terrifiée et que le directeur était mauvais. La fureur bouillonnait en lui. La haine pour les astronautes qui avaient dérobé sa dignité. Sans même songer au danger pour lui-même, il lança avec force : — Aleytys ! Elle réagit instantanément, les yeux s’ouvrirent, la tête se releva. Il vit l’intelligence revenir sur son visage. Après un bref silence, elle se détourna et referma les yeux, le visage déformé par la concentration. Il ignorait ce qu’elle essayait de faire, mais il l’observa impatiemment, feignant d’ignorer le triomphe nonchalant sur le faciès de Manhanu. Une légère musique tinta dans le silence épais. Un instant, elle pensa que c’était le diadème et commença à se détendre. Le technicien parla. — La sonde est prête, illustre. Aleytys se sentait malade et impuissante. Son esprit, dépourvu des habituels halos d’idées, était maintenu dans la camisole de force de la machine qui bourdonnait au-dessus d’elle. — Harskari ! cria-t-elle sans s’inquiéter qu’on l’entendît. Shadith ! Swardheld ! Aidez-moi… Feignant d’ignorer ce bruit, le directeur ordonna : — Demande-lui qui elle est. Les paroles s’imprimèrent dans son esprit, qui se raidit. Une douleur… Oh, mon Dieu… une douleur !… — Aleytys ! hurla-t-elle. Je m’appelle Aleytys. — Ensuite. — Raqsidani… de… de… Jaydugar… — Ça ne nous sert à rien. Quels sont ses ancêtres ? Son père, sa mère ? Est-elle parente du McNeis ? — Non… oh… oh… Mardha… Raqsidani… Azdar, mon père… Madar… mère… mère… non… mère… Vryhh… — Quoi ! (À travers la douleur brûlante, elle le vit se pencher sur elle, le regard étincelant.) Mère ! — Sh… Shareem… une… une Tennathan… de Vrithian… Shareem… Shareem… Shar… — Assez ! Où se trouve Vrithian ? — Non… non… je… je… ne… sais pas… je ne sais pas… Il se tourna vers le technicien. — Davantage d’intensité. Le technicien protesta. — Je ne le conseille pas, illustre. — Absurde ! Cette chienne peut le supporter. Fais ce que je te dis. L’homme haussa les épaules et manipula le rhéostat, faisant passer encore plus d’énergie entre les électrodes. Un léger tintement parcourut le bourdonnement de la machine. Sur la tête d’Aleytys, des fils de lumière apparurent et disparurent, puis se solidifièrent en un petit cercle de fleurs délicates incurvées tout autour du métal terne du casque. Le diadème retentit à nouveau, les notes suivant l’allumage et l’extinction des fleurs diaphanes. Aleytys sentit/entendit dans ses oreilles un grondement. Bien qu’il lui fût difficile de réfléchir, elle rassembla sa colère et la jeta dans la lutte, ressentant une rage croissante qui cherchait un exutoire. Des espèces de vers translucides s’enroulèrent autour de ses bras et ses jambes. La rage jaillit en flammes sanglantes qui lui léchèrent la chair et carbonisèrent les vers, les réduisant en poussière noire. Elle bougea les jambes et se sentit un peu mieux. Elle secoua son corps pour se débarrasser de la poussière, se leva et fixa le directeur. Derrière elle, la sonde en train de peiner émettait des petits crépitements, puis elle cessa son bourdonnement. De petits filets de fumée bleue et puante commencèrent à sortir de la carapace luisante. Le diadème tinta à nouveau et tout resta figé. Mais le souvenir revint à flots en Aleytys. Sa rage meurtrière disparut tandis qu’elle constatait son évasion à travers le bruit et la douleur dans sa tête. Elle rejeta casque et électrodes et les lança au sol. Le diadème se fondit dans ses cheveux roux, ayant traversé le métal du casque telle une couronne spectrale. Elle sentit ses trois amis lutter avec elle contre l’influence de l’inhibiteur, et sentit également qu’elle avait intérêt à se dépêcher, avertissement rendu doublement urgent par le flageolement de ses genoux. Elle vit les yeux du directeur s’agrandir lentement et sa bouche s’ouvrir paresseusement tandis qu’elle s’approchait pour fouiller dans sa manche. Le tissu était raide et résistant. Elle se sentait dangereusement faible. La main de Manhanu descendait lentement sur la sienne, qui se refermait sur le barreau hexagonal. Il lui sembla incroyablement massif. Le visage couvert de sueur, elle dut utiliser l’autre main pour retirer le barreau. Elle s’écarta péniblement du directeur en titubant et alla heurter le mur derrière elle. Elle releva les mains lentement, luttant contre la massive inertie du barreau métallique. Le diadème tinta, hésitant dans ses cinq notes. La raideur de l’air disparut et la respiration d’Aleytys se fit heurtée, son cœur grondant dans sa poitrine, le sang résonnant à ses oreilles. Dans un ultime et fabuleux effort, elle porta l’extrémité blanche du barreau contre le disque du collier. Elle tomba brutalement à genoux, les mains s’écartant soudain tandis que dans sa tête l’immense pression explosait en un vacarme immense. Bouche bée, les yeux lui sortant de la tête, Gwynnor s’écroula alors sur le plancher, le regard vitreux. Tipylexné et Ghastay se tordirent brièvement à terre puis demeurèrent immobiles. Le directeur ouvrit très grand la bouche en un cri silencieux puis tomba mollement, telle une poupée de son, contre la console, les yeux ronds comme des prunes fixant mornement l’autre coin de la pièce. La forme d’un garde s’affala en travers de la porte ouverte. Aleytys frotta la main sur ses yeux, s’efforçant de rassembler ses pensées, qui tournoyaient. — Aleytys. (Le contralto de Harskari était plus tremblant que ne l’avait jamais entendu Aleytys.) Aleytys s’aplatit contre le mur et laissa ses jambes se replier doucement, se laissant glisser à terre avec un bruit sourd. — Quoi ? — Fais le plein d’énergie. Vite ! Harskari ne se donna pas la peine d’ajouter que l’ingénieur pouvait revenir d’un moment à l’autre, ni que le contrôle qu’Aleytys exerçait précairement sur la situation pouvait fort bien lui échapper. — Dans une minute. (Elle regarda autour d’elle, cherchant le barreau qui lui avait glissé des mains.) — Aleytys ! — Parfait. Parfait. L’eau noire pénétrait comme la vie dans ses veines vides. Elle était une vieille outre de vin flasque et le vin nouveau la gonflait. Elle chassa des cheveux qui s’étaient aventurés sur son visage et se saisit du barreau. Lorsque le collier eut été arraché à son cou, elle le fixa, la fureur jaillissant à nouveau en elle devant son brutal retour à l’esclavage. Elle se tourna vers le directeur, qui portait maladroitement les mains à son visage. — Aleytys. (Le visage de Harskari se forma, sévère et plein de reproches.) Laisse-le tranquille. Ce qui est fait est fait. Tu as des responsabilités. Gwynnor. Les cludair. — Les cludair, fit songeusement Aleytys ; puis elle sourit. Swardheld, mon ami, nous avons maintenant un otage. Les yeux noirs s’ouvrirent et il lui rendit son sourire. 14 — Entre. Doucement. Et seul. L’ingénieur posa sur elle un regard glacial. Elle était assise, les jambes croisées, appuyée contre le dossier du fauteuil pivotant, les mains reposant légèrement sur ses genoux. Il la regarda, la bouche agitée d’un tic, la commissure des lèvres montant et descendant. Puis il franchit la porte et se tint face à elle, détendu mais sur le qui-vive. — Tu les as libérés. — Dois-je répondre à cela ? (Elle renifla. Apercevant dans l’ombre la forme de son compagnon, elle dit brusquement :) – Envoie ton ami chercher le docteur. Il est enfermé dans le dortoir. Il pourra t’apprendre tout ce que tu voudras. L’ingénieur regarda par-dessus son épaule. — Tu as entendu ? (La silhouette sombre bougea légèrement.) Bien. Amène-le. (Tandis que la forme s’éloignait, il se retourna lentement, son regard noir se braquant sur elle.) Pourquoi es-tu encore ici ? — Tu as eu un visiteur. Ses yeux s’étrécirent brièvement avant qu’il ait pu retenir sa réaction. — Le technicien avec la sonde ? — Avec quelqu’un d’autre. Il fronça les sourcils en réfléchissant. — Le directeur ? — Oui, et les cludair ont maintenant un hôte illustre. Ses narines se pincèrent et sa longue bouche se releva en une grimace qui n’était pas tout à fait un sourire. — Cela ne vous mènera nulle part. Elle gloussa et ce son fut un amusement pur dans la pièce métallique glaciale. — Les cludair ont eu une longue discussion avec les gardes que tu avais envoyés dans la forêt. (Elle se frotta le côté du nez.) Un fils de Chu a beaucoup plus de poids que bien des gens. Les gardes ont eu beaucoup à dire sur la force des liens familiaux. Sur le visage de l’ingénieur, le sourire remonta à ses joues. — Un otage ? — Oh, nullement. Un hôte qui reçoit tous les honneurs. (Elle gloussa encore.) Et un hôte honoré ne se suicidera sûrement pas ; ce serait peu séant. Sa bouche se redressa. — Les gardes. Quels gardes ? — Les cludair les ont ramenés. Le second couple. — Ah, ceux-là ! Ils ne portaient aucune marque. — Les cludair possèdent une magie verte très efficace. — De la magie ? Peuh ! — Ne nie point ce que tu ne peux comprendre. C’est bien de la magie verte, liée à une connaissance complète des effets des herbes locales. Derrière le vide de son visage expressif, elle perçut l’effort de son esprit subtil. — Des herbes. Maranhedd ? — Non. — Pourtant… (Un éclat rusé des yeux noirs en amande souligna le soudain sursaut d’avidité qui fit palpiter le diaphragme d’Aleytys.) Des drogues qui peuvent rompre le conditionnement… Les échangeraient-ils ? — Parfait. (Elle lui sourit.) Tu nous donnes un nouveau moyen de pression. — Oui ? — Tiens-tu vraiment à passer ta vie dans cet insecte errant ? Il ne répondit pas mais elle perçut son intérêt. Le docteur entra d’un pas pesant dans la pièce. Il paraissait mal en point, ses maigres cheveux graisseux pendant autour de son visage sale, des ombres olivâtres lui tachant les tempes, teignant ses bajoues tremblotantes et décolorant ses poches sous les yeux. Yeux qui allaient et venaient sans cesse, se refusant à se fixer sur d’autres. — Docteur ! (Le mot força l’homme anéanti à se tourner vers l’arrogant ingénieur. Le regard se fixa sur l’attache de son col.) Que s’est-il passé ici ? demanda sèchement Han. (Le mépris dans la voix de son maître passa inaperçu dans l’esprit engourdi du docteur.) Cherchant ses mots, le docteur raconta péniblement tout ce qu’il savait. À la fin du récit, la voix devint un murmure grossier. Les yeux vitreux et aveugles, il farfouilla dans sa manche et finit par en tirer un bout de papier taché de transpiration, plié et scellé. Il le tendit. La bouche pincée par l’écœurement, l’ingénieur prit la lettre du bout des doigts. Après l’avoir lâchée sur la console, il sortit un mouchoir de sa manche et frotta vigoureusement le papier malmené. Puis il laissa tomber le mouchoir au sol et examina le sceau. — Chu Manhanu. — Exact. Aleytys balança un peu son pied. Elle commençait à en avoir assez de tenir la pose alors qu’elle était nouée par une tension croissante. Trop de choses risquaient maintenant de tourner mal. — Je présume que tu sais ce qui se trouve là-dedans, fit-il. — Lis-le. (Elle quitta le fauteuil pivotant et passa à côté de lui pour gagner la porte.) Allons marcher. Cet endroit me met mal à l’aise. Il sourit en lissant du pouce un pli du papier. Son soudain éclat de triomphe avertit Aleytys qu’il préparait quelque chose, mais elle attendit paisiblement qu’il la rejoigne. D’un air absent, il fourra le papier dans sa manche et ressortit la main en arrivant près d’elle. À ce moment-là, elle sentit contre son flanc un objet dur. — Tes amis cludair voudront peut-être faire un échange. Après que nous t’aurons posé quelques questions. Elle haussa les épaules. — J’ai utilisé un fusil à énergie pour réduire la sonde à l’état d’une masse inerte. — Dommage. Avance ! Le diadème tinta doucement, retrouvant sa substance autour de sa tête. Calmement, elle s’écarta du pistolet réduit. — Merci, Harskari. (Les yeux jaunes parurent amusés mais impatients. Aleytys ôta rapidement le tube des doigts raides de l’ingénieur.) Voilà, mon amie, je l’ai. — Toujours à ton service, Aleytys. (Les yeux d’ambre scintillèrent.) On ne manque pas de travail, avec toi. — Navrée. Tenant le tube pesant, elle recula de quelques pas. Le diadème tinta de nouveau. Puis il disparut. L’ingénieur trébucha tandis que le corps contre lequel il s’était appuyé lui manquait cruellement. Il fixa Aleytys qui se tenait à un mètre de lui, le pistolet à la main. — Comment… — Autant expliquer les couleurs à un aveugle. (Elle secoua la tête en direction de la porte donnant sur l’extérieur.) Accompagne-moi jusqu’à la lisière de la forêt. L’ingénieur recula d’un pas, ses yeux noirs étrécis. — Ne fais pas l’idiot ! Au fait, je ne connais pas ton nom. — Han Lushan, dit-il d’un air absent, son regard cherchant de tous côtés un moyen de s’échapper. — Ne fais pas l’idiot, Lushan. Je n’ai pas besoin de t’attirer où que ce soit. Si je veux utiliser mon énergie, tu iras où je le veux. — Tu crois ? (La colère raidit les muscles de son visage. Il se redressa et la foudroya du regard.) — C’est donc ça que tu veux ? (Elle se pencha légèrement en avant, ses yeux bleu vert scintillant. Ses entrailles palpitèrent tandis qu’elle attendait de voir si son bluff était efficace.) Après une minute d’un silence tendu, il haussa les épaules. — Détends-toi, femme. Que se passe-t-il maintenant ? — Sors, dit-elle en reculant contre le mur. Il s’exécuta et la lourde porte claqua en s’ouvrant. Elle avança rapidement avant qu’il eût pu la lui refermer au nez. La chaleur et l’humidité la frappèrent brutalement. Elle soupira et s’essuya le front, soudain envahi par des perles de sueur. Il eut un sourire sinistre. — Je suis intrigué par la façon dont tes amis cludair vont s’y prendre. La maison de Chu va contre-attaquer brutalement, en présumant que Manhanu se sera suicidé, qu’il en ait eu ou non le désir. La forêt tout entière sera brûlée. — Tu sous-estimes les cludair. Et moi. — Ce sont des sauvages stupides. (Il regarda la forêt, dont ils s’étaient rapprochés.) Des épieux pour lutter contre des fusils. — Ça ne te plairait pas, de n’avoir ne serait-ce qu’un épieu ? (Elle s’arrêta et s’appuya contre un tronc énorme. Elle agita la main en direction de la moissonneuse détraquée et demanda :) – En parlant de stupidité, pourquoi un homme capable comme toi est-il coincé dans ce truc ? — Etre capable n’est pas toujours quelque chose que les autres admirent, surtout quand on a un tempérament fougueux. (Il défit la broche qui retenait ses cheveux sur la nuque et désigna l’insigne sur le flanc de la moissonneuse.) Chu. J’aurais de la chance si j’arrive à garder la tête sur les épaules. — Pourquoi ? — Ce fils de Chu, tu penses qu’il tolérera des témoins de cela s’il s’en tire vivant ? — Je n’y avais pas songé. (Elle laissa sa tête s’appuyer contre l’écorce rugueuse et fixa les lambeaux de nuages qui traversaient le ciel.) Combien de villages as-tu brûlés ? Il renifla. — J’ai bombardé un sacré nombre d’arbres. Les vitascopes n’ont pas réussi à repérer une seule concentration de corps. Quiconque aura été tué l’aura été par accident. Aleytys le considéra, stupéfaite par cette soudaine transformation de personnalité. — Hein ? Tu viens de te débarrasser d’un masque ou deux. Pourquoi ce changement ? — Pourquoi pas ? Pourquoi continuer à jouer au loyal Compagnon ? (Il s’étira et bâilla.) Quel soulagement ! Etre moi-même pendant un petit moment. — Mais tu remettras ton masque une fois rentré dans ce truc. — Bien entendu. Il faut bien survivre. (Il la regarda de la tête aux pieds, puis fixa son visage.) Qui es-tu ? — Personne. Rien. Une femme. — McNeis ? — Encore ça ? Non. (Elle plissa le nez.) Ma présence ici est un accident. Un hiatus dans mon errance, ingénieur de la maison de Chu. — Pas Chu. (Elle fronça les sourcils devant la colère qui se manifestait dans sa voix.) Pas Chu, répéta-t-il. Regarde. (Il lui tendit la broche et suivit du doigt le dessin.) Maison de Han. (Il plia la broche à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle casse, mit un bout dans sa manche et lui donna l’autre.) Ma maison est Han. (Sa bouche se tordit en un sourire sardonique.) J’ai dit que j’avais un tempérament fougueux. C’est une erreur d’arborer ce logo. — Pourquoi ? — Han est en disgrâce. Mais nous ne sommes pas encore effacés du Livre. Tu me dois une faveur, tu dois une faveur à la maison de Han pour ma vie. — Absurde. (Elle serra le bout de broche comme s’il eût été brûlant, puis le lâcha.) Il le ramassa et le lui rendit. — Je ne peux dire que je ne m’en tirerai pas. Garde cela, sorcière. Montre-le et tu seras la bienvenue dans la maison de mon père. — Voilà vraiment un chantage bizarre. Je ne te dois strictement rien. — Tu m’en veux pour avoir essayé de te l’imposer ? — Certainement pas… Très bien. (Elle referma les doigts sur le métal tendre.) Marche sur ta corde raide, ingénieur. J’espère que tu ne tomberas pas. — Je ne tomberai pas. Je suppose que je devrais te souhaiter bonne chance. Il soupira, puis l’homme détendu et souriant qui avait bavardé avec elle redevint le serviteur froid et amoral de la Compagnie. — La Compagnie te recherche, femme. Prends garde. 15 Aleytys tourna le dos à la trouée carbonisée dans la verdure de la forêt. — Aucun cludair n’a donc été touché. Les oreilles pointues de Tipylexné s’agitèrent. Ses lèvres se retroussèrent pour exposer des canines démesurées. — Notre Xalpsalp a rêvé l’avertissement à l’adresse de la veuve de tous les cercles et les gens se sont dispersés, comme tu l’avais dit. Les maisons ont été détruites, mais la vie continue. D’autres cercles attendent le peuple. Ils marchèrent un moment en silence et ne tardèrent pas à entendre devant eux des bruits étouffés de construction et des voix aiguës de cludair. — Vous avez eu de la chance de trouver un cercle aussi proche de chez vous. Tipylexné gloussa puis redevint un peu triste. — La graine fut plantée à l’époque de mon père. Le clan Khaghliclighmay croissait et mon Père des Hommes prépara le temps de la séparation. Une graine suffit pour créer un cercle. Mais le temps est long pour que les arbres se développent en étendant leurs racines qui nettoient le sol de toute autre végétation et en se répandant dans le ciel avec toutes leurs lianes. Il faut trente années pour que la graine arrive à maturité. Lorsque notre clan devra se séparer, l’an prochain, il n’aura pas de cercle à proximité. Je ne sais pas où iront les autres. Aussi, bien des clans seront sans foyer très bientôt à cause des astronautes. Une jeune fille en train de planter un buisson-grillage dans la fourche d’un arbre les aperçut et les salua. — Hey-aa, Père des Hommes, sœur du feu. — Hey-aa, petit criquet. Comment va la plantation ? — Le buisson-grillage est têtu. Il se met en colère parce qu’on l’a déraciné et il menace de mourir de dépit. (Elle éclata de rire et retourna à sa tâche, qui consistait à convaincre la plante têtue à accepter son nouvel emplacement.) — Elle semble très douée. Tipylexné hocha la tête. — Si Inkatay atteint la maturité, elle sera Xalpsalp, comme Qilasc actuellement. Elle a le don. Aleytys se rendit alors compte à quel point elle était ignorante de la vie quotidienne des cludair et elle se sentit un instant déprimée. Mais elle rejeta cette morosité lorsqu’elle vit Qilasc entrer dans la clairière. Derrière elle arrivaient plusieurs hommes chargés d’écorce et de lianes, qui déchargèrent le tout au centre de la clairière, à côté d’un énorme tas de matériaux. Comme ils faisaient demi-tour pour aller encore chercher d’autres végétaux, Chu Manhanu entra fièrement dans la clairière bourdonnante d’activité, le visage renfrogné. Derrière, sa garde d’adolescents marchait d’un pas fier. Les deux cortèges se rencontrèrent. Qilasc recula d’un pas, son corps musculeux feignant un geste d’humilité, et Manhanu hocha brièvement la tête devant cette aménité qui lui rendait une partie de son honneur perdu depuis sa capture. Aleytys recula pour que le corps de Tipylexné la cache en partie au regard du directeur. Quand les jeunes cludair eurent disparu derrière l’homme dont ils avaient la charge, elle dit paisiblement : — Il semble accepter sa détention beaucoup mieux que je ne m’y attendais. Les canines de Tipylexné brillèrent à la commissure de ses lèvres tandis qu’il regardait dans la direction qu’avait prise le directeur. — Il évite soigneusement toute situation où nous risquons de devoir manifester la différence entre un hôte et un prisonnier. — Oh ! Je suppose que c’est bon signe. — Nous le saurons quand le conseil se réunira et que débutera le marchandage. — Avez-vous décidé ce que vous attendez de lui ? — Oui. Rien. Son absence et le droit de mener notre vie à notre manière. Un groupe d’enfants qui bavardaient passa à côté d’eux. Le bout du nez remuant, Tipylexné les regarda se rassembler autour de Ghastay qui avançait en faisant des gammes sur sa flûte. — Des changements. (Aleytys lui toucha le bras.) Nous nous sommes immiscés dans votre vie, Gwynnor et moi. — Si le silence a une valeur, il reviendra rétablir l’équilibre. — Quand je serai partie. (Elle vit la petite foule accueillir Gwynnor avec enthousiasme, puis disparaître avec lui dans la forêt.) Quand nous serons partis tous les deux. Il branla du chef. La longue journée s’écoulait dans un abominable ennui. Qilasc et Tipylexné étaient trop occupés pour bavarder longuement avec elle et elle errait dans la clairière. Elle se retira lorsque l’un des cludair l’eut percutée pour la troisième fois et se fut courtoisement excusé. Elle se passa les doigts dans les cheveux et se dirigea vers le ruisseau. Gwynnor et ses élèves travaillaient leur doigté. Il leva brièvement les yeux, lui sourit puis retourna à son important travail de professeur. Aleytys s’éloigna paisiblement, se laissant tomber sur un épais matelas d’herbes au bord de l’eau et bercer par les notes aquatiques mêlées à celles des flûtes, qui lui rappelaient bien des choses qui s’étaient fondues dans les rêves. — Aleytys. (Une main la secoua légèrement.) Elle sortit des profondeurs de son sommeil et cligna les yeux pour regarder le visage de Tipylexné. Avec un gémissement, elle s’assit en portant la main à sa tempe douloureuse. — Madar, grogna-t-elle. Quelle erreur ! — Une erreur ? — De dormir. (Elle se sentait lourde, maladroite, l’esprit paresseux.) Quelle heure est-il ? — Premier feu. Ma femme demande que tu partages notre repas du soir avant l’assemblée du conseil. — Comment avance la construction ? — Terminée. — Déjà ? Il parut amusé. — Oui, sœur du feu. La forêt est généreuse avec ceux qui savent lui parler. (Il se laissa tomber à côté d’elle, ses narines palpitant tandis qu’il scrutait son visage.) Tu n’es pas en paix. Sa proximité lui mit les nerfs à vif. Doucement, en signe de respect et d’amitié, elle lui toucha la joue. Puis elle remua légèrement pour adopter une position plus confortable. Le mouvement lui fit toucher sa jambe et ce contact lui fit prendre conscience de sa virilité. Devant le débordement de sexualité d’Aleytys, accompagné d’une intensification de son odeur féminine, Tipylexné recula soudain, des ondes d’embarras venant heurter les nerfs sensibles d’Aleytys. Luttant contre son propre embarras, se frottant les genoux, elle déclara : — Il est difficile de savoir que dire. Puis-je parler de choses de femmes à un chasseur ? Il recula dans les ténèbres et les ondes amicales vinrent l’envahir, empêchant presque Aleytys d’aligner deux pensées consécutives. Haletante, elle releva ses barrières, se sentant bizarrement blessée par ce besoin de se couper de lui. Prenant son silence pour un acquiescement, elle dit lentement : — L’époque de mon sang est proche, Tipylexné. Cela me fait… hum… comment dire ?… me fait réagir exagérément en présence d’un homme. (Elle eut un petit rire.) Cela est-il exprimé assez délicatement ? (Elle écarta les mains en un geste d’impuissance.) Et je te trouve très viril. La fourrure qui lui couvrait la poitrine ondula légèrement. Lorsqu’il répondit, sa voix était rauque, comme s’il avait la gorge serrée. — Tu ne devrais pas me parler de ce genre de choses. Qilasc… — N’est pas ici. (Impatiemment, elle se leva d’un bond et l’affronta.) Puisque je suis aussi répugnante, je m’en vais. — Ce n’est pas que je refuse, expliqua-t-il. Sœur du feu, je… le… tu… ne sens pas ce qu’il faut. (Devant son expression, il écarta les mains.) Pas mauvais. Le… le réflexe est déclenché en moi par le… le parfum de ma femme quand elle est prise de désir et nous dansons alors la danse de la bête à deux dos. Ta chair est lisse, sa texture ne va pas. J’ai senti ton désir, mais l’odeur ne va pas. Comprends-tu ? — Oui, dit-elle avec un soupir. (Elle passa les mains dans ses cheveux et chassa le reste d’engourdissement dû à un sommeil trop profond.) Je commence à avoir faim. Tipylexné sortit de l’ombre, le soulagement jaillissant de lui. Ils se dirigèrent vers la communauté. — Comment va le directeur ? — Il se pavane dans le camp comme un weywuks, en exigeant sans cesse des honneurs. (Tipylexné renifla, la bouche tordue en une grimace de mépris.) Cet homme est creux. Deux petits se sont moqués de lui et Tatto, mon frère, a dû les réprimander. Il a feint de ne rien remarquer. — Ce n’est pas un idiot. — Un homme sans honneur. — Il est d’autant plus dangereux. Elle sentit ses épaules secouées d’une espèce de petit rire. — Tu connais le weheyq ? — La liane étrangleuse qui pousse à toute allure ? J’ai failli tomber dedans mais ton fils m’a avertie à temps. Elle sentit l’éclat de fierté de Tipylexné et sourit tandis qu’il continuait : — Inkatay en a chanté un cercle autour de la maison d’hôte et Tatto lui a donné quelques écureuils en feignant d’honorer grandement notre invité. Je ne pense pas qu’il s’aventure seul dans les ténèbres. Elle éclata de rire. De son côté, il ajouta d’une voix vibrante d’amusement : — Les jeunes qui le gardent ont très très respectueusement exhibé un certain nombre d’intéressants trophées en se vantant de leurs talents de chasseurs. Il y avait des dents et des griffes d’un chat des arbres… que Vieux Grand-Père, le père de mon père, avait capturé jadis au cours d’un très rude hiver. Et la peau de serpent de feu accrochée dans la longue maison qui sert d’esprit gardien. Aleytys pouffa. — J’en ai eu des cauchemars pendant une semaine. — Ils ont peut-être un peu exagéré les dangers qui rôdent sous les arbres, fit-il avec un petit rire. C’est un trait commun des jeunes hommes. — Parfait ; mais ce que je voulais dire, c’est qu’on ne risque pas de pouvoir d’accorder grande confiance à ce serpent une fois qu’il sera hors de la forêt. Tipylexné resta un moment silencieux. Elle sentit qu’il essayait de comprendre exactement ce qu’elle disait. — Tu penses qu’il ne tiendra pas sa parole ? (Il se sentait très mal à l’aise.) — Uniquement s’il peut en tirer profit. Tu l’as dit toi-même, c’est un homme creux. Une promesse ne vaut pour lui que tant que nous pouvons le forcer à la tenir. — Il faudra que j’y réfléchisse. Devant eux, le feu projetait dans les ténèbres son faible rougeoiement. — Le conseil se réunit demain ? — Oui. Sœur du feu… — Je ferais mieux de ne pas y venir. — Qilasc devait te parler de ceci, mais… (Son épaule frôla la sienne et le poil soyeux réveilla en elle le pâle écho de son désir.) Ce serait gentil de ne pas venir, ajouta-t-il rapidement. — Pour que je ne fourre pas mon nez dans les affaires des cludair. Il émit un bref bruit de gorge en guise d’excuse. — Nous… nous te savons énormément gré de ton aide, sœur du feu. — Mais je ne sens pas comme il faut et je trouble votre paix d’esprit. — Préférerais-tu que je mente ? — Non. (Elle soupira puis lui tapota légèrement le bras.) Ne t’inquiète pas, mon ami. Je ne suis pas offensée. Ils pénétrèrent lentement dans la clairière en devisant paisiblement et se dirigèrent vers l’arbre familial de Tipylexné, un espace confortable séparant les deux corps, conflit et embarras enfouis sous une amitié paisible. 16 Aleytys gémit dans son sommeil et roula sur le ventre ; des serpents sifflaient et s’enroulaient autour d’elle, leurs écailles luisantes et humides, les grosses têtes rouges triangulaires fondant sur elle. Elle frémit, son corps embrasé, aux prises avec le cauchemar. Un chat des bois miaula dans le lointain. Le bruit l’arracha à ses troublantes images. Elle se remit sur le dos et resta à haleter et à trembler sur le matelas de joncs. Elle se passa les mains sur le visage puis s’assit, respirant avec peine tandis que sa tête palpitait sous une douleur pesante et sourde. Sa peau était collante de sueur ; sa tunique la serrait tellement qu’elle était saisie d’une impression de claustrophobie qui lui donnait envie de sortir. Elle épongea la sueur qui coulait entre ses seins puis rampa précautionneusement hors de la maison d’hôte. Le buisson-grillage lui colla aux chevilles lorsqu’elle s’engagea sur la liane-échelle. Elle jura devant l’absurdité de l’emplacement de cette plante, puis se souvint que le désagrément qu’il lui procurait n’était rien comparé à la barrière qu’elle constituait pour les serpents. Elle demeura contre l’écorce qui sentait la cannelle, se rappelant toutes les erreurs qu’elle avait pu commettre du fait de son ignorance, erreurs qui auraient pu lui être fatales sans la constante présence d’un jeune cludair à ses côtés. Il était totalement stupide de se lancer dans la forêt quand on avait la tête pleine de nuages ! Arrivée au sol, elle entendit près du ruisseau le son de la flûte de Gwynnor. Elle se demanda si une compagnie lui serait supportable ou nécessaire. La lune perçait le couvert des feuilles ; la nuit n’était venue que depuis deux heures. Elle se frotta les bras et s’engagea sur le nouveau sentier qui menait jusqu’au ruisseau. Gwynnor était assis dans la courbure du tronc et tirait nonchalamment des notes de sa flûte. Oh mon Dieu ! songea-t-elle, si c’était Vajd et que je sois revenue là-bas… si c’était Vajd… oh, Madar ! Elle recula en titubant et s’appuya contre un arbre, aux prises avec une douleur qui paraissait incapable de s’atténuer. Elle se tourna, le visage contre l’écorce qui s’effritait, luttant contre les souvenirs envahissants, s’efforçant de les ranger dans un placard bien clos. — Aleytys ? (Gwynnor lui toucha l’épaule. Il y avait de l’inquiétude dans sa voix. Et de l’hésitation.) Qu’est-ce qui ne va pas ? Elle appuya plus fermement le visage contre l’écorce. — Des souvenirs. Sa voix contre l’arbre était rauque et étouffée. L’écorce avait un goût vif et musqué. Il passa les mains sur ses épaules, écartant les cheveux pour masser les muscles noués de sa nuque. Au contact de ses doigts, elle frémit tandis que son corps réagissait en chassant la douleur du souvenir. Elle s’écarta brutalement de lui et se précipita sur l’herbe de la berge, s’agenouilla et fixa la face crevassée de la lune en frottant la pointe sensible de ses seins. Gwynnor s’installa tranquillement à son côté et la regarda de ses yeux de chat, qui s’arrondirent. Les segments étroits de l’iris étaient légèrement phosphorescents. D’un air absent, sans la quitter du regard, il prit sa flûte et la tint mollement entre les doigts. Aleytys soupira, son corps rigide se détendant. Elle se laissa aller en arrière, assise et non plus agenouillée. Ses orteils s’enfoncèrent dans l’herbe. Elle passa une jambe sur l’autre, puis changea de position. Elle bâilla. Elle ne trouvait pas de position confortable, et bouger ne la soulageait pas davantage. Son corps souffrait d’une énergie vivace qui la rongeait, tressautant comme des fourmis qui lui remontaient sur les bras, le dos et les jambes. Gwynnor porta sa flûte à ses lèvres et en tira une mélodie rêveuse qui aurait dû calmer la nervosité d’Aleytys. Mais, pour la première fois, la magie de l’eau et la musique de la flûte ne parvenaient pas à apaiser ses esprits douloureux. Trop de souvenirs. Trop de douleur. Son corps la trahissait trop. Gwynnor laissa mourir sa musique. La femme des étoiles était accroupie près de lui et frissonnait de douleur. Sa réceptivité sexuelle était un bâton qui frappait ses sens. Il déposa sa flûte tandis que son corps répondait à la troublante odeur épicée qui émanait d’Aleytys. — C’est presque fini, ici, dit-elle soudain. — Le regrettes-tu ? (Il s’efforça de conserver une voix posée.) La chevelure rousse s’envola lorsqu’elle secoua la tête. Il avait envie de la toucher, de tenir la courbe douce de ses cheveux dans celle de sa main. — Je les aime bien, répondit-elle. — Je sais. (Il détourna les yeux, malheureux de la jalousie qu’il éprouvait à l’égard de Tipylexné.) — Et toi ? Tu m’accompagnes toujours en ville ? — Oui. (Ses doigts caressèrent la flûte sur toute sa longueur.) La femme se redressa, s’appuya contre le tronc, les dents fichées dans sa lèvre inférieure, les sourcils froncés. — Tu m’as dit que l’un des membres de la bande de Dylaw était ton amant. — Oui. (Il se tortilla, mal à l’aise, regrettant qu’elle eût choisi de parler de cela.) C’est du passé. — Voilà qui paraît froid. — Tu ne comprends pas. — Probablement pas. (Sa voix était étouffée. Il vit qu’elle avait relevé les genoux et que son visage était caché derrière. La cordelette qui maintenait la masse de ses cheveux s’était défaite et ceux-ci lui tombaient sur les bras. (Il passa une main sur le sol puis caressa du bout des doigts les cheveux épars.) — Je suppose que vous n’avez pas les mêmes coutumes, là où tu as été élevée. Elle tourna la tête. Il vit se poser sur son visage ses yeux brillants et troublés. — Au cours de mes voyages, j’ai rencontré des hommes qui aimaient les hommes. Mais je ne sais si je peux le comprendre. Pourquoi… — L’affection. La solitude. Le besoin de toucher et d’éprouver quelque chose. — Oh ! — Les hommes sont amants. Pour un temps. Mais les femmes sont épouses. Pour la vie. (Discrètement, il se toucha, se sentit dur et poussa un soupir.) C’est quelque chose de bref, murmura-t-il. Un orage de printemps. Le reste dure toujours, flux et reflux au cours des saisons. Les enfants arrivent, grandissent et quittent la maison en un schéma aussi ancien que les ténèbres et la lumière. L’homme et la femme vieillissent en un partage fort, chaud et bon. (Il se sentait vidé ; il avait envie de la voir s’en aller afin de le laisser seul avec ses problèmes.) Elle se leva d’un bond et rejeta ses cheveux en arrière d’un rapide mouvement de tête. — Les épouses ne désirent-elles pas aussi une part de cet orage printanier ? — Les bébés naissent sans répit. (Il leva les yeux sur elle.) Oh, va te coucher, Aleytys, tu me rends nerveux ! — Toi alors ! (Elle leva les bras au-dessus de sa tête et ploya le dos.) Il ne manquait plus que cette conversation ! — C’est toi qui l’as amorcée. (Il déglutit.) Va-t’en, femme. — Gwynnor ? (Il y eut soudain une compréhension dans son visage tandis qu’elle s’arrachait à ses propres problèmes et le regardait droit dans les yeux. Elle tomba à genoux.) Je suis une idiote. Tu viens de dire que ton ami, c’était le passé. Je ne dégage pas une odeur anormale, n’est-ce pas ? — Douce Maève ! Son corps était aussi dur et brûlant qu’une corde en train de flamber. Avant d’avoir perdu son courage, il lâcha : — Veux-tu partager mon orage, Aleytys ? 17 Se déplaçant délicatement pour ne pas le réveiller, Aleytys se leva. Le cerdd était allongé sur le ventre, la bouche ouverte, ronflant légèrement, l’air totalement repu. Elle sourit et éprouva pour lui une chaleureuse affection qui n’avait pour l’instant pas grand-chose de sexuel. Fredonnant doucement, elle s’avança dans l’eau jusqu’aux seins, puis se lava avec le sable du fond. Elle s’étira, bâilla, puis alla s’asseoir sur la berge pour que la brise la sèche, donne à sa peau une sensation de fraîcheur et de douceur. Un chat sylvestre s’avança près de l’eau et l’observa. Aleytys s’appuya contre le tronc d’arbre, croisa les doigts derrière sa tête et regarda la bête avec curiosité. Elle sonda doucement l’âme du prédateur, le laissa boire, puis le chassa avec un soupir au souvenir de son ancien compagnon, le terrifiant tars noir, Démon. Elle se demanda si le gros félin était encore en vie dans ses montagnes de Jaydugar, où l’homme lui-même n’osait mettre son bien-être en péril. Elle ne voulut pas trop réfléchir au passé, bâilla et s’étira. Quelque chose claqua près d’elle. Elle baissa les yeux. C’était la flûte de Gwynnor. Elle la ramassa et l’examina soigneusement ; aucune fente, aucune fêlure. Parfait. Elle gloussa devant la forme de la flûte et la façon dont elle l’examinait… qui lui rappelait son activité précédente. Une lumière violette se gonfla puis se rétracta dans sa tête. Puis resta à palpiter dans sa tête avec un vague air d’excuse. — Shadith ? Les yeux violets s’ouvrirent en hésitant. — Lee… — Qu’est-ce qui ne va pas ? (Elle regarda autour d’elle avec inquiétude.) — Rien. Je… je voulais simplement te parler. — Tu n’as jamais hésité, auparavant. — Les circonstances étaient différentes. — Comment cela ? — Tu avais besoin de nous. Aleytys se détendit et s’appuya contre le tronc parfumé, un sourire amusé naissant sur ses lèvres. — Et alors ? Shadith semblait embarrassée. Elle n’arrêtait pas de s’étreindre. — Ce corps t’appartient. — Je me le demande parfois. — Lee ! — Je plaisantais. Cesse de tergiverser, Shadith. Que veux-tu ? — De la musique ! (Le mot jaillit avec une aspiration presque désespérée.) Je suis une chanteuse, Lee, et une faiseuse de chansons. Combien de temps depuis que… — Tu veux que je réveille Gwynnor ? — NON ! (Les yeux violets de Shadith s’enflammèrent.) Non, Lee. Je veux… je veux ton corps. Un petit moment. — Pourquoi te donner la peine de me le demander ? (Aleytys fronça les sourcils.) Tu ne l’as jamais fait auparavant. — Si j’essayais sans ton consentement, Harskari m’écorcherait vive. Elle souffre d’une moralité rigide, celle-là. — Je suppose qu’elle est en train d’écouter. — Mon Dieu, j’espère que non. Elle et Swardheld sont partis… Enfin, c’est difficile à expliquer. — Qu’êtes-vous donc ? (Aleytys passa lentement les mains sur l’herbe froissée, près de ses cuisses.) Je suis quand même intéressée au premier chef, dit-elle sèchement. Shadith gloussa. — Un point pour toi, Lee. (Les minces sourcils se haussèrent dans la chevelure aux boucles exubérantes.) Comment diable le saurais-je ? (Elle hocha la tête et les boucles dansèrent follement.) Tout ce que je sais, c’est que je suis consciente. Je sens que je suis la même personne qu’avant d’avoir été emprisonnée par le diadème. Je pense. Je sens… du moins quand le diadème est sur une personne vivante. Je me souviens. J’apprends. Que suis-je ? Dieu seul le sait. Mais pas moi, c’est sûr. Peut-être Harskari, mais elle n’en parle pas. Aleytys fronça les sourcils. — Mais c’est toi qui es experte en technologie complexe. Shadith secoua la tête. — Tu te fais une idée exagérée de ma science, Lee. Bon, je sais me débrouiller avec des machines un peu plus sophistiquées qu’un marteau. Peuh ! (Elle devint songeuse.) Je suppose que, comme tu es issue d’une culture agro-pastorale, le contexte machine-grande ville te semble difficile à concevoir, ce qui me rend beaucoup plus intelligente que je ne le suis à tes yeux. — Rigolo. — Quoi ? — C’est la première fois que je parle vraiment avec l’un de vous. Nous partageons le même corps et pourtant nous sommes des étrangers. — Voilà qui nous ramène à notre point de départ. Je suis assoiffée de musique, Lee. Cela fait une véritable éternité que je n’ai entendu un vrai son agréable. S’il te plaît ! Aleytys éprouva une douloureuse répugnance à laisser une autre intelligence la déplacer, mais elle chassa ce bref dégoût. — Vas-y, Shadith. (Avec un petit rire gêné, elle passa ses mains sur les courbes de son corps.) Il est tout à toi. Puis elle alla s’installer dans un recoin de son cerveau, néanmoins un peu désorientée. Shadith prit la flûte et l’examina, touchant avec révérence le bois poli. Puis elle porta l’instrument à ses lèvres et en explora les possibilités. Les notes hésitantes s’affirmèrent, s’harmonisèrent et se fondirent en une musique complexe et passionnante qui dépassait tout ce que connaissait Aleytys. Elle pénétra son corps jusqu’à la moelle des os, allant bien au-delà de l’agréable et de l’harmonieux. Une musique exigeante. Troublante. Exigeante. Irritante, Exigeante. Belle. Terrible. Tout cela à la fois et successivement. Gwynnor se réveilla. Il s’assit et prit conscience de sa nudité. À demi abruti par la musique qui se déversait autour de lui, il récupéra sa tunique et l’enfila, se retournant pour voir la femme des étoiles assise en tailleur à côté de lui, appuyée contre l’arbre afin que ses poumons puissent s’emplir au maximum. Elle tenait la flûte et en jouait… c’était extraordinaire… il ne pouvait juger la musique mais seulement le talent… extraordinaire. Il eut honte. Cela le mit en colère et il se leva d’un bond. Elle feignit de l’ignorer. Il lui arracha la flûte avec férocité. — Pourquoi ne m’avoir rien dit ? Tu m’as laissé me vanter de mon talent alors que… — Gwynnor ! Ses paroles furent immédiatement arrêtées. Ce n’était pas la voix d’Aleytys. Le timbre, l’accent, tout était différent. L’un des démons la tenait. Il déglutit et recula d’un pas. — Tu… vous n’êtes pas… — Je m’appelle Shadith. II tourna la tête en cherchant quelque chose, impuissant. — Où est-elle ? Laissez-la. — Ici. (Shadith eut un petit rire, une trille argentée bien différente du gloussement de contralto d’Aleytys.) Reviens t’asseoir, Gwynnor. Aleytys m’a un moment donné son corps. — Je ne comprends pas, fit-il en secouant la tête. Elle eut un petit sourire mutin tandis que ses yeux bleu-vert dansaient malicieusement. — Gwynnor, tu n’as pas honte ? Tu as deviné notre existence il y a bien longtemps. — Démon ! — Ne sois pas stupide ! Demande à Lee quand elle sera revenue. Nous sommes plutôt des anges gardiens, encore que je ne puisse prétendre être très angélique. Mais je suis navrée que cela te trouble autant. Diable, Harskari va sûrement m’écorcher vive ! C’est que j’avais tellement soif de musique. — Aleytys est ici ? (Il la regarda fixement.) Où ? Shadith soupira. Elle fixa d’un regard plein de vagues regrets la flûte qu’il tenait entre ses doigts. — Très bien. Va un peu marcher dans la forêt, s’il te plaît. À ton retour, Aleytys sera là. Quand il ressortit des ténèbres quelques minutes plus tard, il alla scruter son visage. — C’est moi, Gwynnor. Shadith est partie. Il porta des doigts tremblants à sa joue, puis sa main s’incurva autour de son visage. — Comment cela peut-il se faire ? — Je ne puis te l’expliquer, Gwynnor. — Tu veux dire que tu ne veux pas. — Oui. C’est vrai. (Elle chercha à tâtons sa tunique après avoir échappé à ses mains.) C’est quelque chose d’intime. — Comment peux-tu… (Il s’agenouilla à côté d’elle et lui caressa le visage et les cheveux.) Comment peux-tu accepter un tel viol ? Elle secoua la tête et s’écarta pour enfiler sa tunique. — Je peux laisser un homme pénétrer mon corps sans qu’il y ait viol. Tu devrais le savoir. — C’est différent. — Non. Ce qui est donné librement et avec affection ne peut être volé. Ce sont mes amis et mes compagnons. La lune avait presque quitté la clairière. Aleytys se leva et alla se tenir près du ruisseau, laissant entrer en elle la caresse douce de l’eau et la magie éternelle, le chant élémentaire apporter un certain calme, une paix réelle, dans son esprit troublé. À genoux, Gwynnor la regarda s’éloigner de lui. Il avait envie de courir jusqu’à elle et de la serrer contre lui, ne plus la laisser repartir. Douce Maève… Il appuya ses mains sur les yeux. Nous sommes trop différents, songea-t-il. J’ai ma vie. Elle a la sienne. Il se leva d’un bond et la laissa debout au bord du ruisseau, absorbée dans ses pensées au point qu’elle ne remarqua même pas son départ. 18 Ghastay sourit largement à Aleytys. — Le même vieil arbre. Elle leva les yeux sur l’épais feuillage. — Le même arbre. Tu rentres avertir Tipylexné que nous sommes en place et surveillons tout ce qui se passe. Il hocha vivement la tête et s’en fut au pas de course. Aleytys se tourna vers Gwynnor. — On devrait monter, maintenant. Il opina du chef, mit un genou à terre pour qu’elle puisse utiliser l’autre en guise d’escabeau. Elle le regarda et soupira. — Gwynnor… Il la regarda, une expression sévère sur le visage. — Ce matin, tu m’as bien fait comprendre que nos deux vies étaient séparées. — Diantre, nous étions amis. — Je le pensais. Avant. — Tu savais depuis le début que je ne resterais pas. T’ai-je jamais menti à ce sujet ? — Pas verbalement. (Il se leva et la foudroya du regard.) — Ni d’aucune autre manière, insista-t-elle. (Elle voulut lui toucher le bras. Il s’écarta.) Très bien, je n’aurais pas dû coucher avec toi. (Elle haussa les épaules.) Je ne prétends pas être parfaite. — Tu agis comme si tu pensais l’être. — Ay-mi, on dirait deux gosses qui se querellent. Allons, détends-toi ! (Elle se mâchouilla la lèvre.) Tu sembles croire que je suis une espèce de… je ne sais pas. Je suis un être humain faillible, tout comme toi ; mais ne pouvons-nous nous rapprocher d’une attitude plus mûre ? — Tu veux beaucoup de choses, fit-il en reprenant longuement son souffle. Il s’agenouilla de nouveau et gémit brièvement quand elle bondit vers la branche. Quand elle fut montée et eut descendu la corde, il grimpa pour la rejoindre. Le directeur sortit de la forêt à grands pas, accompagné de Qilasc, Tipylexné et plusieurs gardes au visage de pierre, tandis qu’une double rangée de filles impubères marquait lourdement le rythme sur de grosses coquilles : tout cela avait une apparence d’immense dignité. Mais, du haut de son perchoir, Aleytys ne put s’empêcher de sourire devant l’absurdité de la scène. La porte de la moissonneuse s’ouvrit. En sortirent alors deux gardes en armure, puis l’ingénieur. Han scruta toute la clairière, puis se tourna vers la procession. Chu Manhanu leva la main et tous s’arrêtèrent. Il attendit alors solennellement que s’approche l’ingénieur. Lushan salua très bas, affichant le respect approprié. Aleytys se rendit alors compte qu’il se demandait comment elle allait s’en tirer. Elle sourit à nouveau. Il allait voir ! Manhanu hocha la tête et remercia l’ingénieur. Puis il se fit plus brutal. — Han Lushan, tu as gaspillé du temps et des vies. Plus grave, cette activité s’est révélée déficitaire. Han Lushan continua d’arborer un masque obséquieux, derrière lequel Aleytys perçut son amertume croissante. Apparemment, il était le bouc émissaire idéal. Elle se mâchouilla la lèvre, répugnant à cette idée. Gwynnor lui toucha le bras. — Tu ne peux pas materner un monde tout entier. Elle plissa le nez. — Je sais, lui répondit-elle dans un chuchotement. Dans la clairière, le directeur était en train d’expliquer de quelle manière, par son sens aigu de la diplomatie, il avait convaincu le peuple de la forêt de verser un tribut bisannuel en bois et produits dérivés, sans qu’il en coûte un sou à la Compagnie. La moissonneuse allait donc devenir inutile et être transportée sur le monde de Hagen où, espérait-il (cela dit non sans sarcasme), le prochain responsable aurait pour tâche d’éviter qu’elle soit détruite sous ses yeux. Aleytys sentit l’appréciation de Lushan dissimulée sous le visage de la Compagnie. Le directeur paraissait convaincu d’avoir conclu un excellent traité. Malgré tout, chaque fois qu’elle le sondait, elle éprouvait quelque chose de bizarre, un peu comme chez le docteur. Colère… satisfaction… une double aura… comme si Manhanu lui-même possédait deux esprits… une lueur inoffensive et mourante recouverte d’un éclat froid et sauvage… On eût dit qu’une seconde vie était cachée en lui, impossible à discerner. À un moment donné, le directeur leva les yeux et tourna le visage dans sa direction. Comme s’il pouvait l’apercevoir. Comme s’il savait qu’elle était là. Elle frissonna. Il sourit et se détourna. Qilasc salua profondément Manhanu. Elle fit un signe aux jeunes filles, qui reprirent leur musique. Elle salua encore deux fois ; puis, Tipylexné silencieux à son côté, elle se retourna et quitta lentement la clairière au rythme des coquilles. Tandis qu’elle disparaissait sous les arbres, le directeur pénétra dans la moissonneuse, l’ingénieur sur ses talons. Gwynnor bougea. — Que se passe-t-il maintenant ? — Nous attendons ce qu’il va faire. — Tiendra-t-il parole ? — Je l’ignore. (Elle scruta la clairière, visuellement et mentalement.) Il n’essaie pas de faire démarrer la moissonneuse. C’est déjà quelque chose. — Il t’a regardée. — Hum ! Cet homme a quelque chose de vraiment bizarre. Attendons qu’il ait emmené la machine. S’il fait cela… — Combien de temps cela prendra-t-il ? — S’il est sérieux, je pense que ce sera fait avant la fin de la journée. Il est encore tôt et avec ces longues journées… La chaleur humide s’accentua. À un moment donné, un garde sans armure sortit de la moissonneuse et alla se soulager contre un arbre, puis il regagna l’engin. Un peu plus tard, une libellule arriva du sud et se posa à côté de la moissonneuse. Le directeur, accompagné de l’ingénieur, sortit en parlant à voix basse. Aleytys, malgré ses efforts, ne put rien surprendre. Puis Lushan rentra dans la machine et Manhanu grimpa dans la libellule. Un instant plus tard, elle s’éleva, plana un peu au niveau du sommet des arbres et s’éloigna à toute allure. Nouvelle attente. — Je vais m’endormir, dit Gwynnor en se carrant contre le tronc. Si ça continue, je vais tomber de ce foutu arbre. S’accrochant à une branche secondaire, Aleytys s’approcha de lui. — Il me faut m’assurer que la moissonneuse s’en va. Pourquoi ne rentrerais-tu pas au village pour voir si tu peux procéder à des préparatifs afin que nous ayons des vivres et un moyen de transport pour descendre le fleuve et rejoindre la ville ? — Prends garde ! dit-il en hochant la tête. — Je n’y manquerai pas, fit-elle en braquant son regard sur la clairière. 19 Une brise fraîche glissait le long de l’eau, lui caressant les cheveux et faisant claquer la voile carguée contre la bôme. Aleytys détacha son regard des cludair silencieux et immobiles pour considérer le fleuve. Il avait plusieurs mètres de large, davantage que tout ce qu’elle connaissait, sauf peut-être ce fleuve près duquel avait atterri le capitaine Arel, il y avait de cela six mondes… Mais elle ne se rappelait plus son nom. On entendait vers l’ouest un bruit de chute d’eau. Elle se rapprocha de l’eau et se pencha pour apercevoir le rebord du plateau qui se découpait nettement sur le bleu du ciel. Elle crut voir une traînée blanche. La chute d’eau ? Silencieux comme des fantômes verts, Qilasc et Tipylexné attendaient qu’elle monte à bord de la barque. Gwynnor était déjà à bord, à l’avant, maintenant l’embarcation près de la berge grâce à une rame enfoncée entre les racines d’un vieil arbre penché au-dessus de l’eau. Un jour ou l’autre, il ne tarderait pas à tomber et à s’en aller en flottant jusqu’à la mer. Comme nous, songea-t-elle. — Aleytys, as-tu l’intention de rester ici pendant encore une heure ? Mon bras est sur le point de céder. Elle contempla tristement le petit esquif qui tanguait. — Je suis censée monter dans ce truc ? — À moins que tu ne désires marcher. (Gwynnor lui sourit.) Il faut simplement que tu te déplaces lentement et prudemment. Si tu fais des bonds, on se retrouvera tous les deux dans l’eau. Cette barque est quelque peu délicate à manœuvrer. — Je ne vais pas traverser le fond avec mon pied ? — Non, Aleytys, ce n’est pas ce que je voulais dire. Viens, avant que mon bras casse pour de bon. Aleytys regarda pour la dernière fois la forêt et adressa un adieu muet au peuple qui l’habitait. Puis elle serra les dents et posa un pied sur le bateau. Il oscilla sous son poids et elle se raccrocha désespérément au mât, heurtant durement la bôme, qui tourna et faillit décapiter Gwynnor. La barque tangua dans l’autre sens et Aleytys se cogna la tête contre le mât. Gwynnor évita la bôme qui revenait sur lui et libéra la rame, de telle sorte que la barque put suivre le courant. Il saisit la barre et dirigea l’embarcation vers le centre du fleuve. Aleytys s’accrocha au mât et recouvra petit à petit son courage. Une corniche étroite courait le long du bord de la barque. Sans réfléchir, elle commença à se tasser sur ce siège. L’inclinaison du bateau fut plus qu’inquiétante. Gwynnor se jeta vers le côté opposé pour rétablir l’équilibre tandis qu’Aleytys restait figée, à demi accroupie. — Aleytys ! — Q… quoi ? — Merde, quand tu te déplaces, n’oublie pas de contrebalancer ton poids, sinon nous chavirerons. Elle hocha la tête, trop effrayée pour faire autre chose. Elle se cramponna au mât et s’assit contre lui, exactement au centre de la barque. S’empara d’elle une vaste désolation, où rien ne servait de pleurer. Elle releva les genoux et enfouit son visage entre les bras, s’abandonnant à la violente tempête émotionnelle qui menaçait de la détruire. Gwynnor se détendit en voyant que le fleuve s’affairait à les conduire paisiblement. Inutile de hisser la voile. Ils allaient assez vite. Il regarda par dessus son épaule. Les adieux sont toujours difficiles, songea-t-il. Il se redressa et cligna les yeux sous le soleil bas qui brillait dans son regard. Il fronça les sourcils. Aleytys était pliée en deux, la tête sur les genoux, secouée par de longs sanglots rauques. — Aleytys ! Elle ne parut pas l’entendre. Ses sanglots continuèrent à secouer le bateau lui-même, sans cesse et sans répit. Il s’accrocha à la barre en considérant d’un air morose les plumets d’eau blanche qui devant la proue rompaient le jade de l’eau. Malheureux lui aussi, incapable d’aller la réconforter, il ne lui restait plus qu’à attendre la fin de sa tempête. Cela lui rappelait douloureusement qu’il s’agissait là d’une personne d’une espèce différente, dont les pensées et les émotions étaient parfois incompréhensibles. Aleytys leva la tête, les remous qui l’agitaient étant maintenant épuisés, transformés en une sourde tristesse. Elle tourna la tête et aperçut le visage inquiet de Gwynnor, l’eau vert jade, le ciel pâle interrompu par les nuages effilochés, les hautes falaises de grès rouge. Elle soupira et se lova sur le plancher. En quelques instants, elle s’endormit. Lorsqu’elle se réveilla, le soleil était bas sur le ciel et transformait la tête et les épaules de Gwynnor en un buste noir sur l’écarlate éclatant. Elle releva son corps raide avec une prudence excessive. Sentant remuer la barque, Gwynnor hocha brièvement la tête pour noter son retour à la conscience, puis se remit à scruter les deux rives. — Gwynnor ? — Qu’est-ce qu’il y a ? — Tu penses que tu pourrais lancer l’outre là où je pourrais la prendre ? Il prit le récipient qu’il portait sur l’épaule et le balança par sa lanière jusque devant Aleytys. — Merci. Elle but quelques gouttes de liquide tiède, les laissa couler dans sa gorge sèche, puis but encore pour en taire disparaître la sensation cotonneuse. Elle replaça le bouchon et déposa l’outre à ses pieds. Les falaises rouges avaient disparu et le fleuve était devenu deux fois plus large qu’auparavant. De part et d’autre, l’eau passait sous de grands arbres. Ils avaient un petit air maladif, comme si l’eau noire avait fini par leur sucer quelque substance vitale. Même l’air qui arrivait jusqu’à la barque avait des relents de décomposition. Des touffes de joncs de plus en plus nombreuses entouraient le squelette blanchâtre des arbres morts. Gwynnor fronçait les sourcils, inquiet, tout en continuant à tourner la tête de droite et de gauche, examinant les arbres morts avec un soin particulier. — Y a-t-il quelque chose de dangereux là-dedans ? — Pas pour nous. — Pourquoi essaies-tu d’attraper le torticolis ? — La nuit sera sans lune. Je n’ai pas envie de nous faire couler en heurtant un objet quelconque ou de nous perdre en nous écartant du cours principal. Il est censé y avoir un endroit où s’arrêter par ici. — Passer la nuit là-dedans ? (Aleytys frémit.) — Non, bien sûr. Il s’agit d’une plate-forme dans l’un de ces arbres morts. Elle plissa le nez. — Es-tu déjà venu par ici ? — Non. — Oh, magnifique ! — Ne t’en fais pas. J’ai écouté les histoires du fleuve que racontent les commerçants. Tant que nous demeurerons dans le cours principal, pas de danger. Mais si par hasard nous manquions notre plate-forme, nous nous retrouverions dans le delta en pleines ténèbres. — Je n’ai pas la moindre idée de ce dont tu veux parler. Pour moi, tout ça ne ressemble même plus à de l’eau. Et qu’est-ce qu’un delta, au fait ? — C’est là où… hé ! La voilà ! Il plongea la pagaie dans l’eau et se mit à pousser la barque vers la rive. — Je peux t’aider ? Il lui répondit en gémissant sous l’effort. — Reste assise sans bouger. Ils finirent par se diriger vers la droite et, dès qu’ils eurent quitté le cours principal, il eut moins de peine à pousser l’embarcation vers l’endroit souhaité. Les odeurs de pourriture prirent de l’ampleur au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du géant mort jaillissant d’un fourré de joncs. La puanteur devint réellement insupportable. Aleytys mit la main sur le nez et respira aussi doucement que possible, répugnant à parler, de peur d’ouvrir la bouche et heureuse d’avoir l’estomac vide. Bientôt se manifesta une nouvelle incommodité : des nuées d’insectes vinrent se précipiter sur le moindre morceau de peau à découvert. Plusieurs oiseaux s’envolèrent en croassant, protestant devant cette invasion de leur domaine. Aleytys aperçut vaguement des serpents d’eau qui s’éloignaient dans le fluide immonde, ainsi que d’autres créatures qu’elle ne put reconnaître mais qu’elle classa instinctivement comme devant être évitées. Gwynnor finit par amener la barque contre l’arbre géant. Une liane-échelle jaunie par l’âge grimpait jusqu’à la plate-forme, à une vingtaine de mètres au-dessus. — Allons-nous devoir rester là-haut ? demanda Aleytys en se débattant contre les insectes. — L’air doit être plus pur sur la plate-forme. Et peut-être plus frais. Prends les paquets pendant que je nous amarre. — Oui, maître. Il leva rapidement le regard et la vit sourire. Il amarra alors la barque à un trou, dans une énorme racine. Aleytys tira les paquets et les plaça près d’elle à côté du mât. — J’ai peur de bouger. — Tu veux passer la nuit ici ? Avec les serpents et le reste ? (Il testa le nœud en tirant sur l’amarre.) N’oublie pas l’outre. Puis, tout en ajustant sur le front la lanière de son paquet, il lui expliqua qu’elle devrait se saisir de la liane et y porter le maximum de son poids avant de bouger. — Facile à dire. Elle s’exécuta prudemment et leurs deux mains furent bientôt côte à côte sur le mât. — Voilà ; je sais maintenant ce que signifie la prudence sur un bateau. — Rien de tel que l’expérience. Bon, tu me passeras ton paquet dès que j’aurai monté le mien. Ça t’évitera d’être déséquilibrée. — Merci. Elle ferma les yeux et la barque tangua quand il grimpa à la liane. — Aleytys ! Elle se força à ouvrir les yeux et le vit qui lui tendait la main. Elle se saisit du paquet à ses pieds et, une main toujours accrochée au mât, le lui passa. Il disparut puis revint. — Vas-y doucement, maintenant. N’essaie surtout pas de sauter, sinon tu te retrouveras à patauger dans la vase. Elle passa du bateau à l’échelle avec une aisance qui la surprit. — Hé ! Tu crois que je m’y habitue ? — Allons, monte. L’air est bien meilleur là-haut. La plate-forme devait faire dix mètres carrés, et une hutte en écorce s’élevait au centre. Les paquets et l’outre étaient empilés à côté de la porte en cannage. Aleytys reprit longuement son souffle pour la première fois depuis plusieurs minutes. Une brise relativement fraîche et pure soufflait sur la plate-forme, remuant les débris divers qui la jonchaient, des bouts d’os, des feuilles mortes, des déjections d’oiseaux. Et d’autres fragments impossibles à identifier. Elle donna un coup de pied à tout cela puis s’étira et soupira. Gwynnor ressortit de la hutte à reculons, un vieux balai à la main. Il épousseta sa fourrure couverte de toiles d’araignée et désigna la plateforme puis la hutte. — Tu veux nettoyer ça ou ça ? — Les hauteurs ne me plaisent pas tellement. (Elle considéra la hutte, puis le ciel où commençaient à s’accumuler des nuages.) Tu penses que la hutte est bien étanche ? — Elle est vieille. Il est temps que les commerçants en construisent une nouvelle. — Autrement dit, autant nous préparer à une nuit humide. Le soleil était encore haut lorsqu’ils eurent fini de nettoyer leur abri. Tandis que Gwynnor se soulageait par-dessus le rebord de la plate-forme, son urine formant un large arc de cercle, Aleytys fouilla dans son sac et en sortit le pot à feu et le gril. Il revint alors qu’elle était en train d’empiler des brindilles dans le creux, en s’assurant que le fond n’était pas en contact avec les joncs très combustibles. — Tu te sens mieux ? Il sourit. — Cela donne une impression de fierté. — Grand bien te fasse ! (Elle gratta une allumette sur le métal et le feu prit rapidement.) Quand tu te seras lavé, peut-être pourras-tu sortir le pain et la viande séchée. Elle ajouta petit à petit des brindilles et finit par obtenir un feu respectable qui crépitait. Elle installa le gril puis plaça la marmite dessus. Gwynnor revint silencieusement derrière elle. Il tendit le bras par-dessus son épaule et lui donna le pain et la viande. — Merci. (Elle prit les aliments et regarda le ciel de plus en plus bas.) Combien de temps avant qu’il ne pleuve ? — Elle tombera quand elle voudra. — Excellent renseignement ! — Quelle différence cela fait-il ? (Il prit une bouchée de pain et se mit à le mâcher.) Aleytys bâilla, se sentant confortablement fatiguée, même après son long sommeil. — Tu as raison. Pourquoi s’inquiéter de ce qu’on ne peut changer ? Ils mangèrent dans un silence agréable, la chaleur du feu jouant sur leur visage. Lorsqu’ils eurent fini, l’eau bouillait et Aleytys jeta dans la marmite les feuilles de cha, qu’elle touilla vigoureusement. Puis elle versa dans leurs bols le liquide fumant. Ils s’installèrent sur le bord ouest de la plateforme pour siroter leur cha tout en observant le spectaculaire coucher de soleil. Les nuages sombres se dorèrent, puis rougirent, devinrent violets et enfin s’assombrirent tandis que disparaissait totalement le soleil rouillé. — Aleytys. — Mmmh ? — Ce matin, qu’est-ce qui n’allait pas ? Elle fit tourner le reste de cha dans son bol et observa les feuilles qui faisaient le tour, au fond. — Un moment de lamentation, dit-elle lentement. Les cludair étaient tellement soulagés, quand je suis partie. Je n’ai pu m’empêcher de me rappeler que je n’ai pas de foyer. Aucun endroit qui puisse réellement m’accueillir. Ils me plaisaient bien, tu sais. — Je sais. — Je pensais que je leur plaisais aussi. Il lui toucha le bras. — C’était le cas, Aleytys. Ils étaient tous tes amis. — Pourtant… ils étaient contents quand je suis partie. Cela m’a fait mal. (Elle redevint silencieuse, le regard fixé sur le bol coincé entre ses mains.) Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut lentement, les syllabes se traînant sous le poids pesant de sa désolation. — Il y a deux années que je n’ai pleuré ainsi. J’ai pleuré un peu dans mes cauchemars, mais ai gardé les yeux secs dans la journée. Je pensais pleurer mon innocence perdue, les amis de mon enfance que je ne reverrais jamais, les trois hommes que j’avais aimés et utilisés jusqu’à les détruire. (Elle posa son bol et commença à frotter ses mains sur les cuisses.) Vajd… père de mon bébé… mon premier amant, mon professeur et ma conscience. Tout ce que j’ai de bon en moi, c’est à lui que je le dois. On lui a enlevé la vue à cause de moi. J’ai ensuite eu Miks Stavver, mon voleur stellaire. Un solitaire, un homme habile. Je l’ai utilisé. Je l’ai menacé de folie s’il ne partait pas en quête de mon bébé qui m’avait été volé. Il ne voulait pas le faire. Je me demande où il se trouve maintenant, s’il a trouvé mon Sharl, mon bébé. Je suis ensuite passée aux doux nayid Burash. Il… je… je l’ai vu brûler à quelques pas de moi. Réduit en cendres alors qu’il voulait m’avertir. Madar, à deux pas ! (Elle baissa les yeux sur la main de Gwynnor posée sur son bras.) Tu vois ce qui arrive aux hommes qui veulent m’aider. (Elle rejeta sa main et passa la sienne sur le visage.) Voilà. Toutes les terreurs et les misères qui m’ont amenée en ce lieu me sont tombées dessus ce matin ! Il hocha la tête. — Je sais ce que c’est que perdre des amis. Et des amants. — Ton maître. — Oui. (Il tint sa main entre les siennes, sa température plus élevée la réconfortant nettement.) Tu continues toujours ? — Que faire d’autre ? Je dois retrouver mon bébé. — Combien de temps passeras-tu en ville ? — Cela dépendra du temps nécessaire pour trouver un vaisseau qui puisse me transporter. Un jour. Une semaine. Un mois. (Elle haussa les épaules.) Il est difficile de faire des plans sans données. Et toi ? — Il me faut faire la paix avec ma famille, que je voie ce qui s’est passé près de chez moi. Que je réfléchisse un peu. (Quelques grosses et larges gouttes frappèrent son dos.) La pluie est arrivée. Elle eut un petit rire hésitant. — Elle s’annonce elle-même. Ils éteignirent les dernières braises et poussèrent tous leurs biens dans la hutte, ne laissant dehors que la petite marmite et les bols pour qu’ils se remplissent d’eau. Livre II LA VILLE 1 Gwynnor tourna la barre pour diriger la barque vers le quai grossier. Quand l’embarcation glissa le long de celui-ci, Aleytys sauta prestement à terre pour attacher l’amarre à une bitte. Gwynnor la regarda se redresser et rejeter la tête en arrière, laissant la braise jouer dans sa chevelure éclatante. Il sourit devant l’aisance avec laquelle elle affrontait le problème des mouvements sur une embarcation peu stable. Deux semaines de navigation lui avaient suffi. Il se pencha en avant et lança son paquetage sur les lourdes planches. — Nous sommes arrivés au bout. (Elle avait la voix rauque. Elle le considéra tristement). — Tu te rappelles ce que je t’ai dit ? (Il répugnait soudain à la laisser partir). Elle opina du bonnet. — Je remonte l’escalier. Je traverse le marché et la ville cerdd. J’atteins le monorail. La route bifurque alors vers le port et la Rue des Etoiles. Le reste de la ville est dangereux pour moi. Il me faudra rester à l’écart. Il baissa les yeux sur ses doigts qui jouaient avec la barre franche et le filin. Puis il releva la tête. — Largue l’amarre, Aleytys ! (Puis, lorsque la barque s’éloigna du quai :) – Bon voyage, Aleytys. Tandis que l’embarcation rejoignait toute seule le centre du chenal, il regarda sans cesse en arrière. Elle devint une silhouette de plus en plus petite et, lorsqu’elle arriva en haut du dernier palier, elle lui fit signe et sa chevelure rousse disparut. Gwynnor se frotta le visage puis se mit en devoir de profiter du vent arrière. Il était très tôt ; le soleil était un ongle à l’horizon derrière lui. Le vent qui soufflait vers l’ouest le poussait dans la bonne direction, mais il lui fallait prendre garde aux bancs de sable et aux objets affleurants toujours présents, malgré le dragage régulier effectué par la Compagnie. Il gloussa. Moins d’un mois auparavant, il n’avait vu que mal dans ce dragage, une destruction de ce qui avait toujours existé. Il se sentait immensément plus âgé, plus sage, ce qui ne manqua pas de le faire légèrement sourire. Mais il avait changé, et ce changement était une amélioration. La matinée s’écoula agréablement et rapidement. Peu avant midi, il atteignit le débarcadère de Derwyn Grawh, son village natal. Il s’amarra à l’ombre des chênes antiques qui donnaient leur nom au village. Il prit son paquetage en bandoulière et emprunta la route couverte de sable fauve. Elle serpentait de long des cyforedd qui protégeaient le village des démons des eaux. L’odeur âpre de leurs aiguilles et de leur écorce semblable à du papier le précipita dans de nombreux souvenirs intenses et douloureux. Il toucha l’arbre le plus proche de la route pour qu’il lui porte bonheur. Oui, trop de vilaines paroles avaient été prononcées lors de son départ pour que l’on pût les dédire. Mais le temps avait passé et il haussa les épaules, remonta son paquet sur l’épaule, reprit son souffle et revint au milieu de la route. Au premier virage se trouvait la maison de Rhisiart. Gwynnor fronça les sourcils. L’iorweg grimpant sur le mur de pierre avait été arrachée et était fanée. Le mur lui-même était démoli à un endroit. Quelques pierres avaient même roulé sur la route et étaient couvertes d’un vert lichen. Le portail pendait sur une unique paumelle. Le bois en était brûlé. Des mauvaises herbes poussaient entre les dalles de l’allée menant à la maison. De mauvaises herbes ? Dans la cour de Rhisiart ? Modlen n’accepterait jamais… Modlen ? Il reprit sa route à toute allure, courant presque, une boule de glace dans l’estomac. Il scruta vaguement la place du village puis s’engagea dans la ruelle de Blodeuyn pour rejoindre la ferme familiale. La ferme de Gwilym. Il lâcha un souffle qu’il avait retenu sans s’en rendre compte. Le mur était intact, l’iorweg verte et abondante. Mais le portail était fermé. En plein milieu du jour ? Et régnait là un silence inhabituel. Le silence était tel que c’est d’une main tremblante qu’il tira sur la corde de la cloche, comme s’il avait eu peur de la casser. Une voix masculine très grave lui demanda son identité. — Treforis ? — Qui… — Gwynnor. — Seul ? — Oui ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Où est Père ? (Le portail s’ouvrit. Treforis passa la tête dans l’entrebâillement et regarda en tous sens.) Je t’ai dit que j’étais seul. Treforis examina le ciel puis sourit à son frère cadet. — Entre vite, mon garçon. Il rabattit alors deux barres dans les crochets pour fermer le portail. Puis Gwynnor le suivit à côté du cyforedd solitaire qui servait de gardien à la maison, dans le labyrinthe cérémonial, puis, plus lentement, dans l’intérieur silencieux et obscur de la vieille demeure. — Esyllt, lança Treforis. Apporte du vin. Mon frère est revenu. Il toucha l’épaule de son frère comme pour se rassurer. Le visage de la femme apparut dans l’entrée puis disparut tandis qu’elle allait chercher le vin dans l’appartement des femmes. — Tu nous pardonnes, Gwynn ? (Treforis secoua sa tête massive). Ce n’est pas un accueil extraordinaire. Mais nous pourrons nous asseoir près du feu et échanger des mensonges. (Il enlaça soudain chaleureusement Gwynnor puis le repoussa en le jaugeant.) Tu parais plus vieux. Et plus grand. Peut-être atteindras-tu la taille d’un homme, petit frère. Viens ! Telle une rafale de vent, il propulsa son frère dans l’appartement familier des hommes, le poussa dans un fauteuil crapaud et s’assit en face de lui, séparé par un petit feu qui crépitait entre eux dans le cheminée. Esyllt entra avec un plateau, une cruche de vin et deux verres. — Bienvenue chez toi, mon frère ! dit-elle, avec dans les yeux une expression de joie. (Elle posa le plateau sur une petite table et les laissa bavarder.) Gwynnor sirota le vin doré, trouvant autant de plaisir dans les souvenirs qu’il évoquait que dans son goût. — Je m’attendais à un accueil beaucoup plus froid. Treforis poussa un soupir. — Père t’aimait beaucoup, et cela le fit d’autant plus souffrir quand tu renonças à lui. — Je ne suis pas un enfant ! dit sèchement Gwynnor. Cesse de me traiter comme tel. — Très bien, très bien, pourtant… Gwynnor se détendit et regarda le verre qu’il tenait entre ses deux paumes. — Je ne comprends pas la façon qu’il avait de me rabrouer. (Il laissa de côté pour l’instant ce qu’impliquait l’absence de leur père.) — Il était ainsi. — Etait ? — Il y a deux mois, les gens de la Compagnie sont venus envahir le sanctuaire pour chercher du maranhedd. Père était là comme d’habitude, après une bonne journée au marché. Trop têtu pour laisser ces salauds détruire un lieu sacré. Ils l’ont réduit en cendres. Comme tous ceux qui se trouvaient là. Gwynnor ferma les yeux, blessé bien davantage qu’il ne l’eût cru possible. Son frère resta muet, manifestant une sensibilité qu’il dissimulait habituellement derrière une apparence un peu brusque. — Combien y a-t-il eu de raids depuis ? — Nous n’en tenons pas le compte. Au début, ils en avaient après le maranhedd. Ils s’attaquaient aux caravanes des marchands. Comme lorsqu’ils ont failli te tuer. Les marchands ont alors cessé de venir. Ils ont détruit le sanctuaire. Et, après ça, ils ont commencé à pénétrer dans les maisons pour en chercher. — Breudwedda ? — Tuée dans le sanctuaire. Brûlée sur place avec tous les autres. Impossible de les distinguer, après. Ils ont même tué la petite Eveh, la plus jeune dysqwera. Elle courait tout le temps derrière toi et athro Micangl. Tu te rappelles. — Je me rappelle. Douce Maève, Treforis… Le grand frère haussa les épaules. — Il n’y avait désormais plus de maranhedd sur la maes. Il n’y avait plus non plus de Breudwedda pour rêver dans les villages. Nous avons cru pouvoir relever la tête ; puisque nous pension que les gens de la Compagnie en avaient fini avec nous. — Pensions ? — Ay ! Nous nous trompions. Nous avions à peine remis un peu d’ordre quand ils sont revenus, un mois après. — Pour prendre quoi ? demandant-il avec une intense curiosité. — Des gens. Des garçons et des filles. Vivants. — Pourquoi ? — Oui sait ? Impossible de le demander à Breudwedda. Elle n’est plus que cendres. Je pensais que tu en saurais davantage, vu que tu étais avec Dylaw et que tu as dû voir pas mal d’astronautes. Gwynnor fronça les sourcils et fit tourner le vin dans son verre. — Je ne sais pas… (Il inclina la tête et fixa le plafond sans le voir.) Si elle a raison… ciel… elle a dit quelque chose… il y a quelque chose… d’anormal… chez le directeur… les astronautes ont changé au cours de cette année… elle a dit… — Elle ? (Treforis eut un sourire.) Je croyais que tu t’étais collé avec cet Amersit. Tu es revenu aux femmes, alors ? Gwynnor rabaissa la tête et lui rendit son sourire. — J’ai connu un orage de printemps comme tu n’en as jamais vu, Tref. C’était une sorcière des étoiles aux cheveux couleur de feu. Elle te grillerait les oreilles, mon frère. — Une sorcière des étoiles ? (Il se renfrogna.) Une sorcière des étoiles ? — N’y pense plus. C’est terminé. Et Catlin ? — Notre sœur s’est mise avec Meurig Thisiartson. Ils tentent de faire redémarrer la forge en travaillant de nuit, un petit peu à la fois. — Que s’est-il passé là-bas ? — L’un des premiers enlèvements. Les hommes de la Compagnie ont essayé de prendre la fille de Thisiart. Tu te souviens de Sioned ? Gwynnor hocha la tête en se rappelant le petit visage passionné de la fille qui refusait les rôles féminins et obtenait ce qu’elle désirait par l’intensité de sa persévérance. Rhisiart avait même commencé à lui apprendre le travail du métal. — Ils l’ont prise ? — Non. Tu sais quel taureau était le vieux Rhisiart. Il leur a foncé dessus et, pendant qu’ils s’occupaient de lui, elle a pu prendre la clé des champs. Il a eu le temps d’en assommer deux ou trois avant qu’ils le transforment en viande grillée. Modlen avait découpé en morceaux celui qui l’avait tué mais, quand nous sommes arrivés, il était mourant. Les gens de la Compagnie étaient repartis en abandonnant sur place leurs morts. — Et Sioned ? — Elle se cache quelque part, nous ne demandons pas où. Tout le monde la nourrit, l’habille ; elle vient parfois la huit dans la taverne de Morgha pour boire une cruche de vin et écouter parler les affranchis. Nous ne sortons pas de la maison pendant le jour. Avec des armes si possible. Cela fait une semaine qu’ils ne sont pas revenus. La dernière fois, ils sont rentrés la queue entre les jambes. Ha ! — Ils ne viennent pas de nuit. — Pas jusqu’à présent. (Il remua dans son fauteuil, vida son verre et le posa bruyamment sur le plateau.) C’est un triste accueil, mon garçon. Ils vidèrent la cruche et contemplèrent en silence les charbons rougeoyants et bleus. Le vin chassa la lassitude et le déprime de Gwynnor. — Et la ferme ? — Les mauvaises herbes l’envahissent. Pas moyen de travailler de nuit la terre. (Il hocha tristement la tête.) Il examina son frère. Une chaleureuse affection l’envahit. — Le point de non-retour ? — Hum ! Nous pourrons sauver quelque chose si nous pouvons nous y mettre avant la fin du mois. Sinon, l’hiver sera très, très rude… (Il agita la main avec impatience.) — Et le conseil du village ? — Ils ne font que bavarder de futilités, c’est-à-dire des choses habituelles… disputes sur les limites de terrains, les pedigrees des kaffan. Voilà tout ce à quoi ils sont bons. — Et à part ça ? Treforis secoua sa grosse tête en reposant les mains sur ses cuisses. — Je t’ai dit qu’un tas d’affranchis se réunissent à la taverne pour discuter des exploits qu’ils accompliraient s’ils en avaient l’occasion. Moi, je ne quitte pas souvent la maison, car ça ne me dit rien de laisser Esyllt seule avec les enfants. (Il gloussa devant le regard interrogateur de Gwynnor.) Il y en a cinq, et un sixième arrivera au printemps. (Il assena une solide claque sur ses cuisses.) Foutre, Gwynn, si je ne travaille pas aux champs, combien y en aura-t-il en vie quand viendra le printemps ? Gwynnor posa son verre à côté du fauteuil, trop déprimé pour continuer d’apprécier le vin. — Et l’on ne fait que bavarder ? Treforis secoua impatiemment les épaules. — Personne n’arrive à savoir que faire. Assez de bêtises. Qu’as-tu fait de ta vie depuis que nous avons parlé pour la dernière fois ? 2 Aleytys regarda la voile se gonfler tandis que la petite barque remontait le fleuve. Elle fit un ultime signe, puis s’écarta du bastingage. Une brise ardente remuait la terre sur la pierre et faisait craquer les poulies dans les tours. Aleytys fronça les sourcils en notant le silence qui régnait sur la place du marché aux tables vides et aux stands déserts. À sa droite, la colline sculptée s’élevait, d’un vert et blanc brillant sur le bleu pâle du ciel. Des haies, des arbres, des plaques de gazon, des cercles de maisons silencieuses, stériles. Un visage blême de cerdd apparut à une fenêtre béante. De plus en plus troublée, Aleytys s’engagea sur la route principale pour contourner la colline. Les maisons en terrasses, petites, propres, sur leur carré de gazon, ne se différenciaient que par des détails minimes, comme ces légères variations que les frictions de la vie imposent à de vrais jumeaux. Des personnes enrégimentées menant une vie enrégimentée dans des demeures enrégimentées. C’était bien ce qu’avait dit Arel… Elle frissonna en y songeant. Un instant elle se demanda comment allait le capitaine des contrebandiers ; elle éprouva une petite nostalgie de se retrouver avec eux trois, sautant d’un monde à l’autre, rivalisant d’ingéniosité pour gagner le maximum avec telle ou telle cargaison pour un monde qui en avait besoin, suffisamment du moins pour payer l’entretien du vaisseau et des nuits agréables à terre. Sur la troisième terrasse habitaient les techniciens, les ingénieurs, les docteurs et les fonctionnaires moyens qui permettaient à la ville de tourner dans sa répétition de journées éternelle. Ainsi que les comptables, les chimistes, les courtisanes et les amuseurs qui s’imaginaient être plus libres que les domestiques et regardaient de haut les niveaux inférieurs. En surface, leurs maisons paraissaient plus individualisées, mais elles avaient quelque chose en commun qui révélait la servitude de tous leurs propriétaires. Ce niveau mettait Aleytys mal à l’aise. La quatrième terrasse manifestait au contraire une hétérogénéité exacerbée qui frisait le grotesque, attitude qui rejoignait par son contraste l’état d’esprit que l’on trouvait en dessous. Elle aperçut des tours d’ivoire aux détails dont la complication était visible de l’endroit où elle se trouvait. Là vivaient ceux dont la naissance et la fortune étaient assez grandes pour leur permettre les sensations de rêve uniques du maranhedd. Et, tout en haut de la falaise orientale, dominant la mer, s’élevait la citadelle du directeur, une tourelle aux murs de verre dominant le voile verdoyant. Sur le côté, elle aperçut les tours jumelles du monorail. Le monorail : il remontait la pente à vingt mètres au-dessus du sol. Une rame de trois voitures passa à toute allure, s’arrêta brièvement au niveau des technocrates et finit sa course au palais. Sous ses yeux, trois personnages sortirent de la première voiture, s’effritèrent dans le lointain et disparurent rapidement. Elle suivit du regard le rail jusqu’à son autre extrémité, qui se perdait parmi les bâtisses à sa gauche, près des nez brillants de plusieurs vaisseaux spatiaux. L’excitation monta en elle ; elle ferma les yeux et murmura : — Hé, vous trois ! Voilà où il faut qu’on aille. Vous pensez qu’on y arrivera ? Les trois paires d’yeux s’ouvrirent. Les trois visages apparurent dans sa tête. Harskari renifla et se yeux d’ambre s’étrécirent. — On a besoin d’encouragements, petite Aleytys ? Cesse de parler. Agis. Alors nous pourrons t’admirer. — Ne fais pas attention à elles, fit Swardheld en gloussant. Elles sont de mauvaise humeur parce que notre chanteuse a reçu un savon de Harskari pour avoir trop parlé au cerdd. — Vraiment ? (Aleytys se frotta le nez.) Heureusement qu’elles n’ont pas fait trop de bruit. Madar ! Si vous trois commenciez à vous enguirlander dans ma pauvre tête… (Elle poussa un soupir.) Enfin, Rue des Etoiles, me voilà. Je me demande si cette innocente enclave est prête à nous accueillir. Devant elle, la route passait sous une arche pointue en partie obscurcie par la pellicule scintillante d’un champ de force. Aleytys poussa l’écran du doigt, l’invisibilité résista à cette intrusion puis céda pour laisser passer le doigt. — Un iris à sens unique. Une fois à l’intérieur, je serai coincée. Elle regarda par-dessus son épaule la plaine bleuâtre dans le lointain. La maes bien-aimée de Gwynnor. Elle distinguait la ligne mince du fleuve qui sinuait en direction du soleil levant, Gwynnor… il devait se trouver par-là… une vie simple liée à la terre et aux saisons… une vie agréable… un instant elle fut tentée de faire demi-tour, de laisser tomber les fils complexes de sa vie. La brise marine lui apportait le parfum piquant de l’océan et l’odeur verte des arbres et des pelouses tondues récemment. Le sable sous ses bottes craquait. Le soleil rouquin qui venait de se détacher de la ligne d’horizon brillait sur sa peau avec une chaleur croissante. Une vie agréable… La rame du monorail passa alors en hurlant, glissant vers l’astroport, soulevant un nuage de sable qui l’arracha à sa rêverie. Ce n’était qu’un rêve, en effet. Il n’y avait pas de place pour elle ici. Elle redressa les épaules et franchit la membrane. L’enclave était close par des murailles de grès. À gauche, la falaise se dressait précairement au-dessus de la rue et son ombre s’étalait glacialement sur le trottoir. Une couronne verte la dominait, unique végétation visible dans la Rue des Etoiles. À droite, un mur tout aussi massif s’élevait au-dessus des bâtiments sordides. Elle regarda autour d’elle en s’avançant avec hésitation. Contre la falaise, des bâtisses en plastibéton projeté étaient collées à la pierre, couvertes de couleurs criardes. De lourds rideaux en acier descendaient jusqu’au sol devant les vitrines. Les portes étaient verrouillées dans ce lieu qui commençait à ne s’éveiller qu’au coucher du soleil. La brise marine projetait de vieux papiers contre les murs et une eau croupie stagnait dans le ruisseau. Du côté du mur, des ruelles obscures s’enfonçaient dans les ténèbres puantes, failles à peine plus larges qu’une épaule entre les édifices longeant la rue, conduisant aux autres maisons démentes poussant comme des nids d’étourneaux collés à la muraille extérieure. Elle enjamba la main tendue d’un ivrogne endormi sur le trottoir. Plus loin dans la rue, un homme sortit d’une maison, bâilla, se frotta l’estomac puis traversa la chaussée et s’engagea dans l’une des ruelles sombres. Elle éprouva un léger soulagement, et le matin vide et sinistre prit soudain un petit air humain. Les enseignes voyantes étaient d’un gris glacial sur les bâtiments qui avaient accumulé une impressionnante quantité de crasse, surtout au niveau des épaules, là où des mains tâtonnantes s’étaient posées pour rétablir des équilibres instables. Elle frissonna, déprimée par la sordidité trop visible de la rue à la lumière du jour. Elle continua d’avancer dans la rue revêtue de plastibéton, le sable encore collé aux bottes. Un homme sortit en repliant les barres de son magasin et en bâillant tira derrière lui un tuyau. Il en manipula le collier tout en continuant de bâiller et déversa un flot d’eau en face de son magasin, vidant le ruisseau de son accumulation de saletés. Aleytys fit un écart pour éviter les éclaboussures sur ses bottes ; elles avaient des taches de boue, mais c’était une boue propre. Elle frémit en songeant aux liquides qui se répandaient dans les flaques. — Attention à ce que tu fais, lui lança Aleytys. Il leva la tête, les sourcils froncés, et elle se rendit compte qu’elle avait parlé en cathl maes. — Non, rien ! reprit-elle en interlingua. Les boutiques commençaient à s’ouvrir, les groupes à se former et se fragmenter, les remarques à fuser derrière elle. Au passage, elle jeta un coup d’œil aux vitrines. Toutes sortes de trucs destinés aux voyageurs. Du bois sculpté et des broderies des villages des plaines. De la dentelle. Des rubans. Des médicaments. Des dépilatoires. Des aliments en boîte. Des poignards. Du fil et des aiguilles. Des nécessaires de bricolage. Des outils. Des armes. De la pornographie. Des livres. Des bijoux. Une boutique d’herboriste, l’enseigne constituée d’une boîte d’aiguilles d’acupuncteur dans du plastique phosphorescent pendue au-dessus de la porte poussiéreuse, avec, dans la vitrine, des racines de ginseng conservées dans un fluide ambré anonyme avec divers feuilles et poudres. Elle scruta l’intérieur et fut fascinée par les étranges de cartes tachées de chiures de mouches. La brise lui apporta alors une odeur de nourriture en train de cuire. Elle sentit soudain son estomac crier famine. Elle suivit les fumets, ses pieds marchant de plus en plus vite, ignorant boutiques et êtres humains, dans sa faim pressante. Une enseigne luisait tristement dans la lumière éclatante du soleil. Chez Bran. Le rideau métallique était remonté, masqué par un alignement de graines polies. Le rideau de perles tinta bruyamment lorsqu’elle entra dans la salle chaude et odorante. — Une minute, mon petit. La vieille Bran fait frire ses tourtes. Aleytys s’installa sur un tabouret devant le comptoir large d’un empan et doté d’une partie articulée qui permettait à Bran de passer dans la salle elle-même. Les tables, le comptoir, le plancher, tout était ciré de frais. Bran était une femme massive, grande plus que grasse, la peau tendue sur des muscles solides. Elle tournait le dos à la salle et jetait dans de l’huile bouillante de petits bouts de pâte, des tourtes qui paraissaient petites dans ses grandes et belles mains. Sa chevelure était d’un blanc argenté, épaisse et raide, tissée en deux nattes proprement enroulées au-dessus des oreilles. De longues boucles compliquées pendaient de chaque côté de son cou épais et oscillaient avec une délicatesse contrastant absurdement avec l’aura d’impressionnante force qui se dégageait de la vieille femme. En ayant terminé avec les tourtes, elle versa de l’eau bouillante sur des feuilles de cha, ajoutant un parfum tentateur à tous ceux qui hantaient les lieux. Il y avait plusieurs semaines qu’Aleytys ne mangeait plus que du pain dur et de la viande de plus en plus sèche. Elle éclata de rire. — Si je ne mange pas immédiatement, je vais te sauter dessus, despina. La vieille pouffa. — Je suis trop coriace pour des dents comme les tiennes, mon petit. Que prendras-tu ? — Cela dépend du tarif, fit Aleytys, sortant une poignée de pièces de monnaie et les triant de l’index. Une tasse de cha pour commencer. Bran alla chercher un pot sous le comptoir et l’emplit du liquide fumant ambré. — Un demi-drach. — Ah, et ces petits pains ? (C’étaient des petits pains aux noix qui sentaient bon.) — Un demi-drach les trois. — Trois, alors. (Elle renifla d’un air ravi les tourtes qui grésillaient dans l’huile.) Et ça ? — Un drach l’une. — J’en prendrai deux quand elles seront prêtes. (Elle compta les pièces et rangea le reste dans sa poche.) Bran mit les petits pains devant elle, retourna à ses tourtes, puis se versa du cha et considéra Aleytys avec intérêt. — C’est bon ? Aleytys avala la nourriture et engloutit une gorgée de cha. — Très. C’est toi qui les fais ? — J’ai toujours eu le coup pour la pâtisserie. Les tourtes seront prêtes dans une minute. (Elle les sortit de leur huile et les laissa égoutter.) Tu es nouvelle, ici. Tu travailles sur un vaisseau ou sur le trottoir ? — Ni l’un ni l’autre pour l’instant. Bran prit sa tasse et but en continuant de jauger Aleytys. Dans son visage large mais encore attirant, les yeux révélaient un esprit vif. Les ridules qui marquaient la peau autour des yeux, aux tempes et au menton étaient le seul signe de son âge. — Tu n’es pas assez en chair pour aller sur le trottoir, mon chou ! Tu as l’air trop intelligente. Mais je suis sûre que tu serais à ta place dans une maison de grande classe. Seulement tu n’en trouveras pas dans la Rue des Etoiles. Tu as l’intention de monter sur la colline ? (Elle dodelina de la tête en direction de la falaise qui dominait la boutique.) — Non ! — Très bien, heureuse de l’apprendre. Il n’y a pas beaucoup de vaisseaux qui viennent ici avec des équipages féminins. Aleytys haussa les épaules. — Tu as fichu le camp de ton vaisseau ? Eh bien, tu as mal choisi ton monde pour ça. La Compagnie n’engage pas de femmes, sauf pour les bordels. Enfin, je suppose que tu sais ce que tu fais. Mais je vais te donner un petit conseil, mon lapin. Reste dans la Rue des Etoiles. Peu importe ce que te promet l’un de ces salauds de la colline, ne le crois pas. Je sais ce que je raconte. Les murailles qui nous entourent, elles, n’empêchent pas l’air de circuler. Si tu ne me crois pas, monte un peu là-haut. — Oh, je te crois, despina ! — Appelle-moi Bran. Quand je pense qu’étant jeune il a fallu que j’écoute l’un de ces serpents ! Fais donc attention à ces serpents quand ils descendent de leurs palaces pour se livrer à quelque débauche non réglementée. Aleytys gloussa. — Merci. (Elle hésita et, devant la gentillesse de la vieille femme, décida de lui faire confiance.) Ce n’est pas quelque chose que je voudrais voir diffusé à tous les vents, mais si tu entends parler d’un moyen de quitter la planète… — Un endroit en particulier ? fit Bran en sirotant son cha. — Vers le centre. C’est tout. — Je garderai l’oreille ouverte. Combien de tourtes, déjà ? — Deux. Une fois l’estomac plein, Aleytys se sentit nettement mieux et se pencha sur le comptoir pour boire lentement son cha. — Si je reste ici, il me faudra trouver une chambre où dormir. Raisonnablement propre, pas trop chère. — Et avec une bonne serrure. Avec les infâmes qui peuvent te loger, mieux vaut se méfier. Aleytys gloussa. — Je sais me défendre, bien que je préfère l’éviter. — Une petite créature comme toi ? Je pourrais te casser en deux. — Tu risquerais d’avoir une surprise. — Hmph ! Une chambre, voyons un peu. Blue est complète en ce moment et elle n’aime pas héberger de femmes. Daywel ? Il est tellement paresseux qu’il te faudrait une année pour nettoyer ta chambre. Kathet ? Il a des chambres libres assez bon marché. L’ennui, c’est le nombre de fumeurs de scrot, qui sont parfois bizarres. Moi, je n’y mettrais pas les pieds la nuit, même, si tu me payais pour y aller. Firetop, lui, a une maison très bien ; seulement les espions de la Compagnie y sont nombreux… mais il leur fermerait les yeux si je lui demandais. (Elle pinça les lèvres et scruta sa paume.) Et il y a Tintin. — Qu’est-ce qui ne va pas, chez lui ? — Ma foi, ce n’est pas gratuit, parce qu’il ne supporte pas les gens de rien. Il héberge surtout les techs supérieurs des vaisseaux. Des tas de capitaines y couchent quand ils ne sont pas dans leur bâtiment ou sur la colline. Des voyageurs, aussi. L’ennui, c’est que les espions de la Compagnie surveillent attentivement les lieux. Il ne faut pas qu’ils te repèrent. — Ça fait deux fois que tu parles des espions de la Compagnie. — Ouais. Et deux de trop. Ils rôdent partout et surveillent les entrées et sorties de devises. Nous payons des impôts pour avoir le privilège de nous tapir ici, et ces salauds cherchent à nous arracher jusqu’au dernier drach ! — Comment peux-tu être sûre que je ne suis pas l’un d’eux ? Bran éclata d’un rire tonitruant. Quand elle eut récupéré son souffle, elle expliqua : — Pas de bonnes femmes parmi eux. Tu penses qu’ils feraient confiance à une fille ? — Ils ne savent pas ce qu’ils perdent. (Elle tapota sur le comptoir.) Les capitaines de vaisseaux vont donc chez Tintin ? Bran hocha la tête. — Oui. Mais méfie-toi, mon petit. Si tu choisis celui qu’il ne faut pas, tu te retrouveras sur la colline. Aleytys branla du chef, puis se retourna pour considérer la devanture. — Il me faudra du travail si je dois rester ici un certain temps. Un homme passa alors en titubant dans la rue, le visage figé dans un renfrognement dément. Bran ouvrit brutalement son comptoir, traversa la salle et écarta le rideau de perles. Elle suivit l’homme du regard puis revint à son poste en marmonnant, le visage empourpré de rage. Aleytys se frotta le côté du nez. — Qu’est-ce qu’il a ? — Tu n’as encore jamais vu de fumeur de scrot ? Foutre, k’Ruffin mériterait une bonne correction pour laisser Henner sortir dans la rue dans cet état. Ce que tu viens de voir, c’est un futur meurtrier. Ou suicidé, s’il rencontre quelqu’un d’assez solide. (Elle abattit son poing sur le comptoir et fit résonner celui-ci.) C’est la troisième fois qu’il s’oublie. Il est censé enfermer ses clients quand ils sont dans les vaps. Merde, il a dû absorber sa propre marchandise ! (Elle soupira puis se calma.) Si c’est le cas, il n’en a plus pour longtemps. Lovax n’attend que ça pour prendre sa place. Ce jeune fruff est une vraie anguille, du genre qu’or a envie d’écraser tout en regrettant d’avoir à le toucher. Ce qui me fait penser qu’il vaut mieux que tu l’évites. Aleytys frémit et posa le coude sur le comptoir. Elle sirota ce qui restait de cha dans sa tasse et se plongea dans une calme satisfaction, absurde dans sa situation, mais dû à cette halte dans sa folle course. Il lui restait toute une journée et une nuit pour réfléchir à un moyen de quitter la planète. Elle posa un demi-drach sur le bois et accepta une nouvelle tasse de cha. — À quoi ressemble ce fruff ? — Cheveux noirs, yeux noirs. Grand. Mince. Il fait peut-être une bonne impression, d’abord. Pendant cinq minutes environ. Aleytys gloussa, flaira le cha et en but. — Je vois. J’ai connu une femme comme ça. Petite, belle, une vraie poupée de porcelaine. Avec la personnalité d’une vipère. Comment trouverai-je l’hôtel de Tintin ? — Par-là, répondit la femme en dodelinant de la tête vers la droite. Quand tu arrives à la place centrale qui permet de conduire à l’astroport, côté est, tu trouves la Taverne de Dryknolte. Le Repos de l’Astronaute se trouve de l’autre côté, juste à côté de Minik le bijoutier. Mais tout le monde l’appelle simplement Chez Tintin. — Et pour le travail ? — Que peux-tu… Un fracas de perles, et Henner jaillit en plein milieu de la salle, la bouche émettant des obscénités incohérentes, un poignard sanglant dans chaque main. Ses yeux injectés de sang se posèrent sur Bran, sur Aleytys, de nouveau sur Bran. Ses marmonnements se firent vociférations. Prudemment, le visage impavide, Bran dirigea une main vers le rebord du comptoir. Avec un cri de folie, Henner se redressa soudain, lança son poignard de droite, puis s’accroupit à nouveau, marmonnant et se balançant de droite à gauche, menaçant des êtres invisibles de son poignard restant. Bran étreignait le haut de son bras droit, la main serrée autour du manche encore vibrant du poignard, du sang coulant entre ses doigts. Intérieurement, la fureur bouillonnait, mais une froide prudence la retenait. Aleytys frissonna sous le brouet d’émotions emplissant la salle qui menaçait de faire céder ses sens. Elle érigea rapidement ses écrans et inspira un souffle tremblotant. Ce bruit attira l’attention de Henner, qui virevolta pour lui faire face et plongea sur elle, la pointe du poignard en avant, hurlant sa haine. Le diadème tinta. Aleytys sentit l’air se raidir tandis que Swardheld prenait le contrôle de son corps. Il se glissa du tabouret, prit la main de Henner et retourna le poignard. Le diadème tinta de nouveau et le bond interrompu de Henner poussa son corps sur le poignard, lui enfonçant la lame dans la gorge. — Eh bien, quelle rapidité ! lâcha Bran, la stupéfaction faisant mollement retomber ses lourdes bajoues. Swardheld se retourna, hocha la tête puis remonta sur le tabouret et rendit son corps à Aleytys. — Je regrette que tu aies fait cela, chuchota-t-elle, et elle entendit dans son crâne un grommellement indistinct. (Elle poussa un soupir en reconnaissant là un futile effort de sa part.) Bran était lourdement appuyée sur le comptoir. Aleytys la toucha en hésitant. — Y a-t-il un docteur que je puisse… — Un docteur ? Peuh ! Il est affalé dans la tanière de k’Ruffin et dans un état pire que celui de Henner. Si tu veux m’aider… prends ce chiffon… là… (Elle désigna une rangée de torchons destinés à essuyer le comptoir ou les verres et les tasses. Ses paroles jaillissaient par à-coups.) Sors… sors… le poignard… Aleytys soupira. — Je ne voulais pas… je suis guérisseuse, Bran. Détends-toi. Tu iras très bien dans… Sa voix se transformant en chuchotement, elle se glissa du tabouret et posa les mains sur le comptoir. Puis elle arracha le poignard, le laissa tomber et étreignit la plaie béante et ensanglantée. Elle fit couler le fleuve noir dans ce trou, forçant les cellules à croître à toute allure, jouant avec les cellules sanguines dans un bourdonnement mélodieux, et le sang perdu fut alors totalement remplacé. Puis, envahie par la fatigue, elle se redressa, cligna lentement les yeux, ses mains tachées de sang serrant le bras de la vieille femme. Aleytys soupira à nouveau, ouvrit ses doigts et se rassit sur le tabouret en touchant avec dégoût le sang coagulé sur ses mains et ses poignets. Bran inspectait son bras. Sous son regard, la blessure, mince ligne rose, reprenait sa couleur ocre habituelle. — Voilà un truc bien pratique, mon lapin. Elle plongea le coin d’un torchon dans de l’eau et enleva le sang qu’elle avait sur le bras, hochant la tête et gloussant comme une vieille poule. Puis elle se tourna vers Aleytys. — Donne-moi tes mains. Avec soin et douceur, elle lava puis essuya le sang sur les mains qui paraissaient enfantines à côté des siennes. Aleytys ploya les doigts. — Je préférerais que tu ne parles pas de ce qui s’est passé. — Pourquoi ? Tu ferais une fortune, ainsi. — En tant que mutante psi. — Je vois. (Bran laissa tomber le torchon dans la corbeille à linge.) — Et lui ? fit Aleytys en désignant Henner du pouce. Je ne veux pas avoir d’ennuis. — Hum. Attends ici, mon petit. (Elle souleva le guichet du comptoir et entra dans la salle, puis se dirigea rapidement vers le rideau de perles.) C’est k’Ruffin qui est responsable de cela et il peut très bien y mettre bon ordre. Aleytys se versa une nouvelle tasse de cha et attendit. Dix minutes plus tard, Bran revenait avec sur les talons un petit être insectoïde verdâtre plié sous le barrage d’attaque verbale auquel le soumettait Bran. Il était suivi d’un grand humanoïde bleu qui baissa sa tête en ogive sous le linteau et vint se tenir, le visage impassible, à côté de k’Ruffin, ployant ses muscles immenses qui ondulaient comme les vagues de la mer sous son épaisse peau bleue. Il était totalement imberbe et ne possédait même pas de sourcils. Ses oreilles pointues s’agitaient avec impatience, ses yeux étaient ronds et jaunes, étrécis dans la lumière matinale, car il vivait manifestement davantage la nuit que les autres occupants de la pièce. Sa bouche était minuscule par rapport à sa taille, dépourvue de lèvres et serrée comme un sphincter. Aleytys frissonna en le regardant. Il exsudait une indifférence totale vis-à-vis des autres formes de vie et paraissait pressé de retourner à son activité habituelle. Aleytys se refusa à réfléchir à ce dont il pouvait s’agir. — Tu as intérêt à surveiller un peu mieux tes camés, k’Ruffin. Cet excité aurait pu me tuer ! Et Lovax est sur ton dos. Tu ne vaux peut-être pas grand-chose, mais je te préfère quand même à ce débile. Alors tu vas me nettoyer la salle. Je ne veux pas que les espions de la Compagnie tombent sur ce macchabée. K’Ruffin frémit. Ses antennes courtes pendaient tristement. Par quelques paroles brèves, il ordonna à l’autre créature de prendre le corps de Henner et de le suivre. Puis ce couple bizarrement assorti sortit de la taverne d’un pas pesant. Bran frotta la tache de sang de l’orteil. — C’est entré dans le bois et ce ne sera pas facile à enlever. (Elle haussa les épaules et repassa derrière son comptoir.) — Qui c’était ? — K’Ruffin ? Je t’en ai déjà parlé. — Non. L’autre. — Le grand. Un Hasheen. Autre est un terme parfaitement adapté. — Il me donne la chair de poule. — Tu as bon goût. Un vaisseau chiffonnier l’a largué ici, et pour qu’un chiffonnier largue quelqu’un… K’Ruffin l’a engagé parce que ce petit insecte est avide comme tout mais il a peur de son ombre. Nul n’ayant assez de bon sens pour aligner deux pensées à la suite ne risque de s’attaquer à lui si le Hasheen est dans le coin. (Elle inclina la marmite de cha.) Vide. Tu veux que je t’offre encore une tasse ? Il est assez fort pour faire flotter un astronef. Aleytys poussa sa tasse vers la vieille. Le silence régna plusieurs minutes dans la salle tandis que toutes deux sirotaient avec plaisir le liquide chaud et amer. Les perles cliquetèrent derrière Aleytys, qui se retourna. Un petit homme gris se dirigea à pas feutrés à l’autre bout du comptoir, se hissa sur un tabouret, regarda les deux femmes et tapota impatiemment sur le bois avec une pièce qu’il tenait entre deux doigts. Le visage de Bran se figea. Aleytys sentit la colère monter en elle, braquée sur ce petit bonhomme d’apparence inoffensive. D’apparence… elle le toucha mentalement… et perçut un amusement cynique irradiant de cet homme, une nature cruelle de félin sous l’extérieur banal. Et… elle frémit pour retenir sa stupéfaction : un vif intérêt pour elle. — Du kavass ! Il avait une voix aiguë d’adolescent, plutôt comique venant d’un visage aussi ratatiné ; mais aucune des deux femmes ne manifesta le moindre désir de rire. Sans piper mot, Bran ouvrit la bouteille de kavass et la déposa devant lui. De sous le bar, elle sortit un verre et plusieurs glaçons qu’elle posa à côté du verre. Il fit glisser la pièce sur le comptoir en souriant méchamment à la vieille femme, qui paraissait répugner à la toucher. — Garde la monnaie, despina. Elle fourra la pièce dans sa caisse et commença à s’occuper de son poêle. Elle posa une nouvelle bouilloire sur le feu, versa les feuilles de cha dans le vide-ordures, puis nettoya le pot, qu’elle essuya soigneusement. Lorsqu’elle eut terminé son travail, le petit homme avait vidé son verre et fixé son regard sur Aleytys pendant une minute. Il se glissa du tabouret et sortit furtivement. Bran prit entre le pouce et l’index le verre qu’il avait utilisé et le lâcha directement dans le vide-ordures. — Ce verre n’a rien, fit Aleytys. — Va voir s’il est bien parti. Aleytys alla écarter le rideau de perles et regarda au-dehors. Elle aperçut le petit personnage gris trancher la foule, qui s’écartait muettement autour de lui. Nul ne s’approchait à moins de un mètre de lui. Elle hocha la tête et rentra. — Il descend dans la rue. Il marche lentement mais il ne s’arrête pas. — Parfait. (Elle était en train de frotter vigoureusement le comptoir là où il avait posé les mains.) Aleytys ramassa son paquet et le posa sur le tabouret à côté d’elle. — Qui est-ce ? — Un pou de la Compagnie. Un espion. (Elle lâcha le torchon et se tourna vers le feu pour le baisser. Elle versa des feuilles de cha dans le pot et dit lentement :) – Tu ferais mieux d’aller chez Tintin ; dis-lui que c’est moi qui t’envoie. Reviens ici au coucher du soleil. J’aurai alors trouvé des idées de travail pour toi. — Merci. Au revoir. (Aleytys prit son paquet et sortit.) 3 Gwynnor poussa la porte et entra dans la pièce enfumée éclairée par une lanterne. Plusieurs jeunes cerdd étaient assis autour de la cheminée et discutaient avec véhémence, les voix des individus perdues dans le vacarme. Comme ses yeux s’adaptaient à la lumière, il reconnut Siarl debout le dos contre la brique, tandis que Tue, Huw, Ofydd, Twm et Iwan étaient assis en demi-cercle sur les bancs couverts de coussins. Il hésita un instant puis s’approcha d’eux. Siarl le vit le premier. — Gwynnor ? — Lui-même. Annerch, Siarl. — Annerch, vieil ami. (Sous le regard fixe des autres, le jeune cerdd franchit le cercle de bancs pour aller serrer la main de Gwynnor. Siarl attira le nouveau venu parmi les autres.) Eh, maintenant, nous allons avoir de vraies nouvelles. Gwynnor secoua la tête. — Cela fait longtemps que je ne suis plus au courant de rien. Les seules nouvelles que j’aie, je les tiens de Treforis. Ofydd se pencha en avant, son long visage déformé par un rictus. — Tu accompagnais Dylaw. — Oui, qu’a fait Dylaw, Gwyn ? Gwynnor s’assit à côté de Twm. — Dylaw a acheté des aiguilleurs à un contrebandier. Il a l’intention de tirer de temps en temps discrètement sur la ville et de faire une incursion contre l’astroport. Du plat de la main, Iwan frappa sa cuisse. — Je vous l’avais dit. Pas vrai que je vous l’avais dit ? (Il foudroya du regard les visages dans l’ombre.) Du moins Dylaw, lui, ne reste-t-il pas uniquement à jouer avec des paroles. Ofydd eut un sourire amer. — C’est pour ça que tu l’as quitté, Gwynnor ? Siarl eut un mouvement d’impatience. — Ferme-la, Ofydd ! Dis-nous tout, Gwynn. Penses-tu que Dylaw les incommode vraiment ? Gwynnor haussa les épaules. — Ce ne sont que des piqûres d’insectes. S’il venait à les gêner réellement, ils l’écraseraient comme une mouche. Vous pensez à une action particulière ? Tue se pencha vivement en avant. — Je pense qu’on devrait faire venir tous les cerdd de la maes pour les attaquer dans cette foutue ville avant qu’on soit morts de faim. Son regard passant tristement d’un visage à l’autre, Gwynnor hocha la tête. — Excellente idée pour éviter de mourir de faim. Vous ne serez plus que cendres flottant au gré du vent d’hiver. Vous avez vu leurs armes, quand ils ont attaqué les villages. — Je dis quand même… — On t’a entendu, douce Maève, on t’a tous entendu. La voix froide et sarcastique avait tranché l’air enfumé et bouillonnant. Le cœur battant d’une excitation inattendue, Gwynnor se leva. — Syfarch, Sioned. — Annerch, Gwynnor. (La fille se tenait au beau milieu de la salle, les mains sur les hanches, les considérant avec mépris.) Venu écouter les braves raconter leur guerre verbale ? — Treforis m’a dit ce qui est arrivé à Rhisiart. Je suis navré. — Viens prendre une bière avec moi et dis-moi ce qui t’est arrivé. (Elle le jaugea.) Tu sembles avoir vieilli, cerdd. Gwynnor surprit le regard jaloux d’Ofydd et sourit en lui-même quand il laissa les cerdd à leur discussion. — Je me sens plus vieux. Il s’assit sur le tabouret pivotant et reçut de la silencieux Margha une chope mousseuse. Sioned lui sourit. Ses cheveux étaient une orgie de boucles noires. Elle portait une tunique sombre et grossière qui n’arrivait pas à dissimuler la maturité de son jeune corps. — Tu as l’air en pleine forme, Sioned. — Une chance que la lumière soit faible, ici. Elle sirota sa bière, léchant la mousse d’un bout de langue pointu. Gwynnor sentit la tension monter en lui. Ses narines se dilatèrent tandis que le bout de langue rose faisait à nouveau le tour de la bouche. Puis elle s’agita impatiemment sur le tabouret. — Eh bien, Gwynn, qu’as-tu donc fait ? — Dylaw est un idiot. J’en avais assez lorsque le contrebandier a atterri. L’une des astronautes a quitté le vaisseau et avait besoin de quelqu’un pour l’accompagner jusqu’à la ville. — Toi ? Je pensais que tu ne pouvais pas les supporter ? — Moi aussi. (Il plongea un doigt dans les gouttes de bière qui avaient coulé sur le comptoir et traça un cercle. Il mit deux points en haut pour faire les yeux et tira un trait pour dessiner la bouche.) Comme tu l’as dit, j’ai vieilli. — Au fait, il s’agissait d’une femme ? — Mmm. Nous avons eu affaire à un peithwyr et nous en sommes tirés vivants parce qu’elle avait un fusil à énergie. Nous sommes ensuite entrés en contact avec le peuple de la forêt, avons eu des problèmes avec les hommes de la Compagnie et leur avons joué un petit tour. — Les hommes de la Compagnie ? — Ouais. (Il trempa encore le doigt dans une goutte de bière et dessina des lignes ondulées de chaque côté du visage schématique.) — Ah, Mannh ! Tu les as battus ! — Pas moi. (Il passa la main sur le visage et l’effaça.) La sorcière des étoiles. Elle fut… remarquable. Sioned tambourina sur le comptoir. — As-tu couché avec elle ? — Oui. — Et elle t’a laissé. Il serra les doigts autour de la chope en céramique, se rappelant trop clairement les hauts et les bas de ses relations avec Aleytys. Il songea à donner des explications, puis déclara simplement : — Ouais. Elle m’a laissé. — Nous aiderait-elle ? Si tu le lui demandais ? — Je l’ignore. Elle est peut-être déjà partie. (Il fronça les sourcils devant la bière qui était en train de tiédir.) Au fait. Sioned, quelqu’un a-t-il pensé à demander de l’aide à la Synwedda ? — Comment ? Nul ne s’aventure désormais sur le fleuve. — Et la nuit ? Treforis prétend qu’ils n’attaquent pas de nuit. — Qui oserait se fier à ces salauds ? D’ailleurs, il se peut que Synwedda ne désire pas de compagnie. Elle n’en a pas réclamé. — Pourtant… il faudrait que quelqu’un y aille. Elle renifla. — Tu penses pouvoir en faire sortir un seul de son trou de souris ? — Je ne parlais pas d’eux. — Toi ? (Elle vida sa chope et la posa bruyamment.) Je t’accompagnerai. J’aimerais bien rencontrer ta sorcière des étoiles. — Croise les doigts pour qu’elle se trouve encore sur Maève. Mais… (Il déposa sa chope à côté de celle de Sioned de sorte qu’elle la heurta avec un cliquetis.) Synwedda d’abord. Sioned… — Quoi, Gwynn ? Il plaça ses doigts sur le dos de sa main. — Couche avec moi cette nuit. — Moi ? (Sa voix trembla légèrement. Surpris, il vit ses lèvres frissonner légèrement puis se durcir.) Le seul fait de penser à elle t’excite au point que tu coucherais avec n’importe qui, même moi ? Il branla du chef, étourdi par ce soudain changement d’attitude. — Qu’est-ce qui te fait croire… — Eux. (Elle avait l’amertume marquée au fer dans la moelle de ses os. Il la sentit en lui-même comme une douleur intense et triste. Il regarda les cerdd par-dessus son épaule et les vit qui les observaient subrepticement.) — Qu’est-ce que c’est ? Elle détendit soudain son corps bandé. — Ils se comportent comme si j’étais une espèce de mutante, à demi fascinés, à demi écœurés. Ofydd est le pire. Il meurt d’envie de me baiser et pourtant il me déteste plus que tout. (Elle secoua la tête.) — Sortons d’ici. Les yeux d’Ofydd lui brûlant le dos, Gwynnor escorta Sioned à l’extérieur. Les nuages s’amassaient et passaient en lambeaux dans le ciel. La lune commençait à se lever et projetait de longues ombres floues autour de leurs pieds. Ils marchèrent lentement en direction de la Ruelle de Blodeuyn. — Ofydd a l’air de penser que tu ne devrais pas sortir avec moi. — Ce que veut Ofydd et ce que je veux sont deux choses différentes. (Elle haussa les épaules. Au clair de lune, loin des cerdd, elle paraissait plus douce.) Tu me désires vraiment ? — Certainement. (Ses doigts caressèrent doucement la jonction entre la nuque et les épaules et il considéra la lumière jaune des fenêtres de la taverne derrière eux.) A-t-il tenté de te faire du mal ? — Oui. Il a reçu un coup de pied dans un endroit sensible et est reparti. — J’en suis heureux. — Je sais. C’était une vraie brute quand vous étiez gosses. Il n’a pas changé. Je suis heureuse que tu sois revenu, Gwynn. Il la serra contre lui. — Je ne m’en tirais pas très bien, dans le temps. Il me filait de ces raclées ! — Ce sera différent cette fois-ci et il le sait. — Tu m’en parais bien convaincue. — Oui. Et lui aussi. Je ne pense pas que tu te rendes compte des changements que ces quelques mois ont produits sur toi, Gwynn. — Apparemment. (Il la fit s’arrêter au début de la ruelle.) Je ne veux pas encore rentrer. Je veux te parler. Viens voir ma barque. — Pourquoi pas ? Il est encore tôt. Ils marchèrent dans un silence agréable, sentant la chaleur monter entre eux. Gwynnor découvrit qu’il préférait ce plaisir tranquille à l’orage de feu qu’Aleytys avait éveillé en lui. Ils parlaient paisiblement de choses sans importance, de souvenirs du temps d’avant la terreur, son bras sur les épaules de Sioned, la tenant contre lui. Lorsqu’ils atteignirent le débarcadère, il la fit asseoir à son côté sur les planches grossièrement équarries et usées par le temps, l’ombre du vieux chêne faisant sur eux une tache secrète. — La voilà. Fabriquée par des cludair, avec des voiles de Lliain tissées ici sur la maes. C’est une bonne embarcation. Demain soir, nous partirons avec, si tu veux toujours m’accompagner. — Je viendrai. Je veux voir cette sorcière. (Elle pouffa devant son grognement de malaise.) Combien durera le voyage ? — Pour remonter, ça m’a pris… qu’est-ce que c’est que ça ? — Maève ! Les pillards. (Le bourdonnement sourd des libellules flottait jusqu’à eux sur le vent, de plus en plus fort.) Dans le fleuve, lança-t-elle. Doucement. Elle agrippa le rebord du débarcadère et se glissa dans le fleuve jusqu’à ce que seule sa tête apparaisse. Intrigué, Gwynnor suivit son exemple et ils pataugèrent ensemble le long de la rive jusqu’à l’endroit où les joncs poussaient en bouquets. Sioned se fraya un chemin dans l’un de ceux-ci, suivie de Gwynnor. — Aide-moi, souffla-t-elle, et en silence. Elle se mit à creuser dans la vase, écartant les joncs sans les arracher pour laisser juste la place pour son corps. Elle s’installa dans cet espace et rabattit les joncs sur elle pour être pratiquement invisible. Rapidement, quoique plus maladroitement, il suivit son exemple et s’enfouit dans la boue. Au bout de quelques instants, l’eau froide avait ôté toute chaleur à son corps. Frissonnant, mal à l’aise, il parvint tout de même à émettre un petit rire. Dans un chuchotement hâtif, il déclara : — Ce n’est pas ainsi que j’avais prévu de passer la nuit ensemble. — Idiot ! Il perçut de l’amusement dans sa voix. Une petite main boueuse rampa parmi les joncs et se referma sur la sienne. Derrière eux, ils entendaient des cris et des explosions dans le village. Gwynnor s’agita. — Non, chuchota Sioned. Tu ne peux rien y faire. — Ils sont venus à cause de moi. — Douce Maève, quelle suffisance ! (Ses paroles se moquèrent de lui mais la main serra la sienne plus fort.) Tu n’en sais strictement rien. — Ils attaquent la première nuit où je suis de retour ? Après que j’ai participé à la déconfiture de Chu Manhanu ? — Ce pourrait être une coïncidence. Chut ! Les libellules survolaient le fleuve à basse altitude, les projecteurs se répandant en longues lignes liquides en tous sens sur les rives et les eaux. — Plonge, haleta Sioned. Aussi longtemps que tu pourras. Ils possèdent un moyen de repérer les gens, mais l’eau nous dissimulera. Gwynnor prit longuement son souffle puis enfonça la tête sous l’eau. Il resta ainsi jusqu’à ce que ses poumons peinent, bourdonnent, que le sang palpite dans sa tête, que ses oreilles tintent et que le froid… le froid… Il laissa dépasser son nez à la surface pour lâcher l’air vicié et aspirer une goulée fraîche. Une lumière brillante aspergea son visage, fragmentée par les roseaux. Surpris, il replongea sous l’eau tandis que l’éclat de lumière se transformait en rayon de feu qui réduisit les joncs en cendres à quelques centimètres de son visage. L’eau siffla sous la chaleur et il crut qu’il allait être bouilli. Une nouvelle fois, la lumière joua à la surface de l’eau puis se retira. Gwynnor bougea faiblement, mais avant qu’il ait pu remonter à la surface pour remplir ses poumons douloureux, la main de Sioned demeura appuyée sur son épaule. La lumière revint, se stabilisa, puis disparut. La pression sur son épaule se relâcha et il sortit la tête de l’eau à toute allure, aspirant l’air en sanglots qui lui raclèrent la gorge. Lorsque la douleur eut abandonné sa poitrine, il commença à se lever. — Non. (Elle lui saisit le bras). Pas encore. — C’est ainsi que tu vis ? (Il sentit monter et descendre contre lui son épaule tandis qu’elle la haussait. Le blanc de ses yeux brilla dans le clair de lune instable.) — Oui, répondit-elle paisiblement. Bien qu’ils ne nous inquiètent pas la nuit, d’habitude, comme je te l’avais dit. Dans la lumière chiche, il vit son visage se décomposer, puis elle frémit, l’eau frissonnant sous le mouvement. Ne sachant trop que faire, il se mâchouilla la lèvre et frotta d’un air absent la vase accrochée à la fourrure de son bras. Au bout d’une minute, elle leva la tête, son visage ayant recouvré son calme habituel. — Nous pouvons rentrer, maintenant. Il regarda dans la direction de l’ouest, où les nuages obscurcissaient l’horizon. — Reviendront-ils ? — Qui sait ? Elle passa à côté de lui et pataugea jusqu’au débarcadère. Nageant derrière elle, Gwynnor découvrit que ces mouvements le réchauffaient. Il se sentait néanmoins très faible lorsqu’il se hissa sur les planches à côté de Sioned. Il épongea l’eau de sa fourrure et se tourna vers elle. — Il nous faut un bain chaud et un lit confortable. — Toi, oui. — Si tu t’imagines que je vais te laisser à frissonner comme ça sur la maes, tu as de l’eau qui t’est entrée dans le cerveau, mon petit. — Tu n’anticipes pas un peu trop ? — Non. (Il plaça l’index sous le menton de Sioned et souleva son visage de telle sorte que la lune brilla dans ses yeux.) Qu’en penses-tu ? Ses dents éclatèrent en un sourire. — Non. — Viens, belle enfant. (Il l’attira à lui. Bras dessus, bras dessous, ils évitèrent les cyforedd.) Nous allons arracher Treforis à son lit et nous faire amener de l’eau très chaude à toute allure. — Il faudra que tu me frottes le dos. Il lui passa la main sur la colonne vertébrale, appréciant la sensation des muscles souples sous le tissu détrempé. — Hmmm, murmura-t-il. Tout le plaisir sera pour moi. 4 Le petit restaurant était empli de bruits joyeux, Bran lançant des remarques à longue distance à ses habitués. Un flot constant de personnes en transit entraient et sortaient avec à la main des gobelets en plastique remplis de cha et des tourtes à la viande, se dirigeant vers les bars de la rue, dégustant ce qu’ils venaient d’acheter. La rue grouillait d’humains, d’humanoïdes et d’autres. Elle grouillait de couleur. Elle grouillait de bruit. Un bourdonnement persistant et sourd de voix entrecoupé de musique tonitruante jaillissait des bars. Des curieux de hauts quartiers escortés par d’importantes forces de police de la Compagnie. Des marchands et des équipages de vaisseaux. Quelques voyageurs qui flânaient en attendant que les commerçants avec qui ils sautaient d’une étoile à l’autre aient terminé leurs affaires et soient prêts à repartir. Aleytys se glissa à l’intérieur et s’aplatit contre le mur pour éviter d’être écrasée par un couple d’ursinoïdes dont le tempérament susceptible et la taille impressionnante étaient générateurs de tolérance à leur égard. Trois garnements couraient du bar aux tables, évitant avec de larges sourires les coups de Bran, ramassant l’argent, transmettant les commandes, échangeant des insultes joyeuses avec les hommes et les femmes assis. Se frayant prudemment un passage dans la salle surpeuplée, Aleytys arriva jusqu’au comptoir et s’installa dans un petit espace près du mur. Le regard noir et brillant de Bran se posa sur elle. Elle lui passa une tasse de cha et refusa d’un geste la pièce d’un demi-drach que lui tendait Aleytys. — Une seconde, mon petit. (Elle secoua le bras d’un homme aux cheveux gris et au visage ensommeillé qui rêvassait sur la lie déposée dans sa tasse.) Hé, Blink, beugla-t-elle, bouge ta graisse, que la despina puisse s’asseoir. Il leva lentement son regard, cligna plusieurs fois les yeux, puis libéra le tabouret et sortit en silence de la salle. Aleytys hocha la tête, s’installa sur le tabouret et sirota la boisson brûlante. Bran alla remplir des pots de cha, ôta quelques tourtes de leur huile et en mit d’autres à frire tandis que les premières s’égouttaient. Puis elle s’essuya les mains à un torchon et regarda tout autour d’elle, ses yeux noirs scrutant la foule. — Lapinos ! hurla-t-elle. L’un des gamins arriva au pas de course. — Prends ma place un moment. J’ai besoin de respirer. Attention, ne touche pas aux beignets et ne te brûle pas aux pots de cha. — Bien sûr, M’man. — Ne m’appelle pas M’man, toi. — Mémé. — Ha ! (Elle agita le bras mais rata sa tête d’une bonne cinquantaine de centimètres.) Un peu de respect si tu ne veux pas que je te l’apprenne par la manière forte, Lapinos ! Il lui adressa un large sourire et se mit à remplir de cha les gobelets jetables. Bran revint à l’autre bout du comptoir en hochant la tête. — Plus aucun respect, de nos jours. Quand j’étais jeune… — Tu avais probablement la langue encore mieux pendue. Bran gloussa. — Exactement, mon petit. (Elle installa son postérieur sur un tabouret de l’autre côté du comptoir, près du mur.) Bon, ma fille, j’ai bavardé avec deux ou trois gars de la Rue des Etoiles. Ça ne me ferait rien de t’héberger personnellement, mais… (Elle parut mal à l’aise.) Le travail retient ces morpions hors de la rue et à l’écart des mauvaises habitudes qu’ils risqueraient de contracter. Tu comprends ? — Oui. (Aleytys sirota son cha.) Ils ont de la veine. — Ce sont des garnements. (Elle rayonna une fierté farouche.) Mais ils ne sont pas très malins. Tu n’es pas là pour ça. Hum, Ulrick le bijoutier a besoin d’un commis. C’est un sacré radin. Tiens, il n’avait pas d’emploi disponible avant que je lui donne une description de toi et la moitié de ton travail consisterait à réchauffer son lit. À moins que tu ne sois vraiment fauchée, ne pense plus à cette solution. — À quelle point est-il honnête ? (Elle réfléchit un instant.) En tant que bijoutier, c’est-à-dire ? — À l’achat, il serrerait une obole jusqu’à ce qu’elle hurle, mais donnerait un prix assez raisonnable si tu restais ferme sur ta position. (Les yeux noirs de Bran pivotèrent rapidement d’un air suspicieux, puis elle se pencha plus près, sa voix devenue presque inaudible.) Si tu as quelque chose à vendre, il gardera le silence et t’en donnera un bon prix. Mais ne m’en parle pas. N’en parle à personne. Ce genre de choses s’apprend vite. Tu risquerais de te retrouver sur la liste de Lovax. — Je m’en souviendrai. Autre chose ? Bran se redressa en grognant sous l’effort. — Blue n’aime pas beaucoup les femmes, mais elle pourrait te donner une chance en tant que videur pour la débarrasser des ivrognes et des mauvais joueurs. Elle a une salle de jeux au second, loue des chambres au troisième et habite au-dessus de tout ça. Ça peut barder pas mal. Tu mériterais ton salaire. — Je ne peux pas dire que ça me paraisse passionnant. — J’ai conservé le meilleur pour la fin. Dryknolte. Le meilleur et le plus grand bar de la Rue des Etoiles. Il a besoin d’une hôtesse. (Elle appuya son dos contre le mur et fixa mornement la salle bruyante.) La dernière qu’il a eue a rencontré un dingue et a fini la gorge tranchée dans une ruelle sombre. Il ne l’a pas encore remplacée et ses affaires en souffrent. Aleytys fit tourner sa tasse sur le comptoir. — Il y a des tas de femmes dans la Rue des Etoiles. Quel est son problème ? — Il ne veut pas de putains. Il lui faut une femme très spéciale. Il aime à penser que sa boîte est raffinée. Il faut que ses clients se sentent bien, que la fille écoute leurs problèmes, leur sourie, leur donne l’impression qu’ils sont fascinants. Il suffit d’écouter et de sourire beaucoup. Tu devras t’asseoir à leur table. Ils t’achèteront à boire. Tu danseras avec, peut-être, quand leur forme sera suffisante. Tu n’auras pas besoin de travailler couchée si tu ne le désires pas. Sinon, la maison reçoit un pourcentage. Ne l’oublie pas. — Je ne bois pas beaucoup. (Elle se renfrogna devant la tasse et tapa de l’ongle contre le rebord.) Ça ne me semble pas être un vrai boulot. Quel salaire ? — Tu négocieras ça avec Dryknolte. (Bran lui sourit largement.) Mon lapin, ne t’en fais pas pour ce qui est de boire. Il ne te donnera que du cha coloré ou de l’eau. Quant à ce que paient les clients, c’est une autre chose. Ne fais pas d’histoires, continua-t-elle comme Aleytys fronçait les sourcils, car ce qu’ils paient, c’est le temps qu’ils passent avec toi. Et tu penses que ce n’est pas un vrai boulot ? Reviens me voir demain et tu me diras ce que tu en penses. Aleytys sirota son cha. — Peut-être ne m’engagera-t-il pas ? — Tu ne le sauras pas si tu ne tentes pas ta chance. Il t’attend. Aleytys releva brutalement la tête et fixa Bran. — Tu prends beaucoup de choses comme allant d’elles-mêmes. Bran considéra ses mains. — C’est le meilleur des boulots. Alors… — Merci pour ton aide. Le large visage de Bran se rida en un sourire joyeux. — N’oublie pas. Reviens me dire demain ce que tu penses de ton petit boulot peinard. — Bien sûr. Aleytys repoussa sa tasse et se glissa du tabouret. Elle se fraya un chemin à travers la foule bruyante et franchit le rideau de perles dansantes. La taverne de Dryknolte était une grosse bâtisse à la façade en bois d’apparence fort austère. Même l’enseigne avait un air réservé. Un seul mot. Dryknolte. Chastement sculpté dans le bois. Illuminé par une lampe invisible. Aleytys considéra sa tunique usée et lissa d’une main nerveuse le tissu grossier sur son corps. Appuyée contre la maison, elle essuya ses bottes derrière son pantalon. Elle rejeta en arrière les mèches de cheveux qui lui tombaient sur le visage, redressa les épaules et poussa la porte. Elle pénétra dans le hall étroit, puis passa dans une salle mal éclairée au plafond élevé. Des box sombres et discrets longeaient les murs et des tables étaient éparpillées dans la grande pièce. Quelques groupes étaient assis à celles-ci et bavardaient tranquillement. Elle hésita un instant. Derrière le bar, un bloc rocheux qui était un homme, image de charbon caramélisé, leva les yeux, la remarqua et lui fit signe. En traversant la salle, elle l’étudia et sa nervosité augmenta. Son visage était un robuste triangle, large aux tempes, se rétrécissant sur les pommettes jusqu’à un menton trop étroit. Le nez était un second triangle en saillie sur le premier, avec des narines pincées mais mobiles. La cicatrice d’un coup de couteau descendait d’un œil jusqu’à une lèvre, tordant sa bouche dans un sourire permanent. Ses yeux clairs la jaugeaient tandis qu’il faisait briller un verre tenu délicatement dans sa grosse main ; il le posa doucement et en prit un autre en continuant de l’examiner avec une expression féline qui lui fit redresser le dos et éveilla en elle un désir de contradiction farouche. Elle se hissa sur le tabouret et attendit qu’il parle. — C’est toi que m’envoie Bran ? — Oui. — Elle t’a expliqué le travail ? — Oui. (Elle écarta une mèche de cheveux.) Qu’en penses-tu ? Je ferai l’affaire ? Il l’inspecta avec une froide insolence. — Apparemment. Elle a dit que tu sais te défendre. — Si nécessaire. Ses lèvres minces se fendirent soudain en un large sourire. — Ne prends pas l’habitude de tuer mes clients. Ce n’est pas bon pour les affaires. — Humph ! Tu me donnes la place ? — Tu feras l’affaire. (Il dodelina de la tête en direction d’une porte derrière le bar.) Fais le tour et franchis cette porte. (Ses narines frissonnèrent quand son regard passa sur ses vêtements.) Tu ne peux pas travailler habillée comme ça. Erd l’Eclair te trouvera quelque chose à porter. Dès que tu seras prête, reviens ici et je t’expliquerai ce que j’attends de toi. — Un détail. Bran a dit que je ne suis pas obligée de travailler couchée. Il haussa les épaules. — C’est à toi de voir. Ça ne fait pas partie du travail, mais si tu veux te faire de petits à-côtés tu me verses un pourcentage. — Bran me l’a déjà dit. Quinze minutes plus tard, elle revenait, les cheveux coiffés en un rideau d’or roux, portant une robe translucide bleu-vert assortie à ses yeux et flottant brumeusement sur elle en en dissimulant suffisamment pour faire rêver tout homme normalement constitué. Les yeux jaunes de Dryknolte scintillèrent. Aleytys monta sur le tabouret en réprimant l’antagonisme instinctif qu’il éveillait en elle. — Je me sens bizarre. — Tu es parfaite. Elle se frotta nerveusement les mains. — C’est l’œuvre d’Erd. Il m’a également coiffée. Mais je ne crois pas que je lui plaise. — Il n’aime pas les femmes. Mais il connaît son boulot. — Peu m’importent les goûts d’autrui, tant que ça n’interfère pas avec ma vie. (Elle se passa nerveusement les mains sur les cheveux.) Je voudrais un verre de vin. Retiens-le sur mon salaire. — C’est la tournée de la maison. (Il lui versa le vin et la regarda le siroter.) — À propos de salaire. Tu me donneras combien ? — Vingt oboloi par semaine. Elle soupira et repoussa le verre. — Je ne suis pas à sec à ce point. Désolée de t’avoir fait perdre ton temps. Comme elle tendait une jambe vers le plancher, il leva une main aux longs doigts. — Combien veux-tu ? — Plutôt vingt oboloi par nuit, payables à chaque fois. — Trois. — Quinze. — Cinq. (Sa bouche se referma en une ligne mince qui la transforma plus que jamais en un rictus.) — Dix et je ne travaille pas après minuit. — Cinq et tu ne travailles pas après minuit. — Cinq. Je ne travaille pas après minuit. Et j’ai droit à une heure de repos à mi-chemin, plus un endroit où je peux m’isoler. Il la considéra songeusement, la lumière rapace scintillant dans ses yeux. Elle lui rendit son regard fixe avec un air de défi. Les yeux bleu-vert et dorés se croisèrent comme des dagues. Au bout d’un instant, il branla du chef. — Entendu. Elle se détendit et allongea les doigts vers le vin. — Très chouette, ton local. — Il me plaît aussi. Une partie du mur, derrière le bar, était un énorme miroir qui reflétait la salle paisible derrière elle. Apparemment, elle était la seule femme présente. — Tes clients amènent-ils leurs femmes ? Son visage se figea en un masque glacial et sauvage. — Non. — Et les équipages féminins ? — Ce n’est pas un bar mixte. — Qu’est-ce que c’est que ça ? (Elle désigna une petite harpe de ménestrel accrochée à côté du miroir, presque perdue dans le mélange de colifichets et de souvenirs en provenance de tous les mondes du cosmos.) Il tourna la tête et suivit la direction du doigt. — Cette harpe ? C’est un bûcheron au noir qui me l’a laissée il y a deux ans en échange de deux cruches d’eau-de-chish, quand il s’est trouvé à court d’argent. Aleytys sirota son verre et ferma les yeux. — Shadith, chuchota-t-elle. Les yeux violets s’ouvrirent, brillants. — Si je peux en jouer ? Tu parles ? Merci, Lee. Aleytys reposa doucement le verre et leva les yeux sur Dryknolte. — Puis-je la voir ? Il tendit la main et plaça la harpe devant elle. Elle passa le doigt sur l’épaisse poussière qui recouvrait la caisse. — Tu aurais un chiffon ? Délicatement, rêveusement, elle essuya le bois et les cordes, ôta l’accumulation de poussière de deux années tandis que Dryknolte la regardait, un renfrognement ténébreux transformant son visage d’ébène en masque d’horreur. Lorsqu’elle eut terminé, il prit le chiffon sale entre le pouce et l’index et le lâcha derrière le bar, puis frotta vigoureusement la traînée de poussière qui était retombée derrière lui. Tenant la harpe sur ses genoux, Aleytys termina son verre de vin. — Eh bien, dis-moi ce que je suis censée faire. — Tu vas jouer de ce truc ? — Peut-être. Continue. — Tu travailles de midi à minuit. (Devant son regard de défi, il ajouta doucement :) – Avec ton heure de repos, bien entendu. Elle hocha la tête et attendit la suite. — Tu fais le tour des tables. Ne passe pas trop de temps avec qui que ce soit. Tu n’es pas payée pour bavasser. Tu écoutes, tu souris, tu leur fais voir la vie en rose. Fais-les boire, mais pas trop ouvertement. Chaque table doit t’offrir au moins un verre. Ce qui t’oblige à rester avec eux au moins quinze minutes. Après ça, soit ils t’offrent un nouveau verre, soit tu passes à une autre table. Deux verres par table. Pas davantage. Pigé ? Elle opina du chef. — Tu sais que ce qu’ils paient ne correspond pas à ce que tu bois. — Bran m’en a parlé. C’est aussi bien. Je ne bois pas beaucoup. Il grogna, l’air satisfait, ce qui la surprit quelque peu. — Comme je l’ai dit, ris quand ils plaisantent et écoute leurs histoires, tristes ou gaies. Ne bronche pas si la conversation s’égare un peu. Fais-leur comprendre que tu ne trouves pas ça drôle. Aie de la classe. Tu sais y faire. Comment t’appelles-tu ? Elle regarda songeusement l’image dans le miroir. — Je ne veux pas utiliser mon vrai nom ici. Choisis-m’en un. Il passa un long doigt sur l’avant-bras d’Aleytys. — Ambre, dit-il brutalement. Nous t’appellerons Ambre. (Il lui prit la main et la berça dans sa grosse patte couleur de mélasse.) D’après la couleur de ta peau. — Pas mal. (Elle se dégagea doucement.) Bon, autre chose, maintenant. Ecoute-moi une minute et, si ce que tu entends te plaît, nous verrons si tu peux ajouter une obole à mon salaire. Pour mes chansons. Il abaissa le regard sur la harpe nichée sur ses genoux. — Bien. Montre-moi ce que tu sais faire. Elle ferma les yeux. — Shadith, à toi de jouer. (Elle sentit la chanteuse se répandre dans tout son corps et lui lâcha les commandes pour s’installer à l’écart, attendant joyeusement de voir ce qu’allait faire Shadith.) La chanteuse passa les mains sur la harpe. — Elle est belle, murmura-t-elle. Dryknolte se raidit, son regard plongea dans le sien tandis qu’il remarquait la différence d’inflexion et de maintien. Puis il recula pour s’appuyer contre les rayons derrière le bar tout en continuant de l’observer. Shadith toucha les cordes avec douceur, les testant pour vérifier que les années n’avaient pas affecté leur robustesse. Une fois satisfaite, elle leva les yeux, sourit aux visages tournés vers elle et fixa sa propre image dans le miroir. Elle se mit alors à chanter l’une de ses chansons, les premiers vers dans sa propre langue, qu’elle traduisit ensuite en interlingua. Sa voix tomba dans le silence neuf comme des gouttes d’eau des montagnes, claire, pure, fraîche. Lorsque la chanteuse eut terminé, Aleytys lui chuchota : — Adorable. Tu me fais frissonner de plaisir. Chante encore. Shadith éclata de rire. Elle se lança dans une petite chanson tourbillonnante et gaie sur un astronaute maladroit comme un ours mais doté d’une chance incroyable qui faisait que tous les désastres qu’il provoquait lui mettaient de l’or entre les mains. Puis elle déposa la harpe sur le bar et battit en retraite. Dryknolte fixait Aleytys. — Qu’est-ce que tu fous dans la Rue des Étoiles ? — J’aurai donc mon obole supplémentaire ? Il écarta cette question. — Oui, bien entendu. Qui es-tu, femme ? — Personne. (Aleytys toucha la harpe d’un doigt hésitant, appréciant la texture soyeuse du bois verni.) Bran a raison, tu sais. Il existe davantage de liberté dans la Rue des Étoiles que ce que peuvent connaître les gens de la colline. Je déteste être enfermée. — As-tu la moindre idée de l’argent que tu pourrais gagner ? — Davantage que je n’en ai besoin ou envie. (Elle haussa les épaules.) Je fais ce que je dois faire. Sans me laisser limiter par des bornes. Bon, pour une obole de plus, je chante pour toi une fois par nuit. Dryknolte jeta un coup d’œil à ses clients. Plusieurs des humanoïdes avaient repoussé leur chaise et s’approchaient du bar. Sous l’impact du regard jaune, ils s’arrêtèrent et reculèrent, en équilibre d’un pied sur l’autre, fixant la femme assise sur le tabouret, la harpe reposant près de ses doigts. Dryknolte émit un grognement. — Il est l’heure de commencer ton travail, Ambre. L’Acteur ! Un grand gaillard à la longue barbe dorée s’avança calmement, sans se presser. Dryknolte se pencha sur une main et, de l’autre, fit un geste souple. — Ambre, cette touffe de poils est l’Acteur. Bien plus brave qu’il ne paraît. (La barbe se fendit en un sourire qui révéla des dents luisantes.) Il prendra tes commandes, t’apportera tes boissons… et cassera la tête du premier pince-fesses. Il connaît bien son travail. Écoute ses conseils, mais n’essaie pas de le séduire. — Enchantée. (Aleytys tendit la main.) Pourquoi ne dois-je pas essayer de le séduire ? — Il a suffisamment de femmes à satisfaire. Une de plus le tuerait. Aleytys éclate de rire. — Le pauvre ! L’Acteur s’inclina galamment, sa grosse main engloutissant celle d’Aleytys. — Ne le crois pas. Il est simplement jaloux. Dryknolte grogna ; soudain cela ne l’amusait plus. — Ambre, choisis une table et mets-toi au boulot. — Bien sûr. Merde, mes genoux flageolent, et regardez-moi ça. (Elle tendit une main tremblotante.) L’acteur lui tapota l’épaule. — En route, ma fille. Tu es payée à partir de maintenant et notre estimable employeur est connu pour ses retenues sur salaire pour temps perdu. Il y a pire : il s’attaquerait même à mon misérable traitement. (La barbe se fendit à nouveau en une grimace tragique et les yeux du géant arborèrent la tristesse d’un chiot abandonné.) Accrochée à son bras, déglutissant pour réprimer sa nervosité, elle se glissa de son tabouret et regarda autour d’elle. — Laquelle ? L’Acteur dodelina de la tête en direction d’une table où étaient assis trois hommes d’un certain âge, les rides dures de l’autorité sur le visage. — Des capitaines d’astronefs. Ils ne sont que trois et n’essaieront pas de t’entreprendre. D’ailleurs il est encore tôt. Mais attends-toi à un tas d’histoires fumeuses. Chacun essaiera de renchérir sur les autres. — Je peux tenir le coup. Allons-y. 5 Treforis posa la main sur l’épaule de Gwynnor. — Tu peux rester. Tu le sais. — Oui. Nous en avons déjà longuement parlé. (Il toucha la main de son frère, puis s’écarta et s’installa dans la barque à côté de Sioned.) Tes enfants, la ferme. Je ne veux pas les mettre en péril, mon frère. (Il leva les yeux et sourit face au visage embarrassé de Treforis.) D’ailleurs, il faut que quelqu’un aille voir ce que la Synwedda peut faire pour nous. Treforis libéra l’amarre et la passa à Sioned. — Doux voyage, mon frère. Gwynnor lui fit signe, puis s’appuya sur la barre et dirigea le bateau vers le centre du fleuve. Accroupie près de lui, Sioned laissa les voiles glisser entre ses doigts pour se gonfler au vent nocturne qui soufflait de la plaine vers la mer. L’écoute faisant un tour de sa main, elle s’appuya contre ses genoux, regardant avec appréhension le ciel de plus en plus bas. La couverture nuageuse était lourde et noire, projetant un linceul sur les terres. La brise soufflait irrégulièrement et les poussait férocement un moment pour retomber ensuite et les laisser à la merci du seul courant. — Il ne tardera pas à pleuvoir. Gwynnor lui toucha la tête d’une main apaisante. — Une nouvelle nuit humide. — Mais moins dangereuse. — Probablement. Sioned soupira et se frotta la tête contre ses doigts. La barque s’agita sur le fleuve tandis qu’une saute de vent s’élevait pour mourir aussitôt. Les ténèbres augmentaient, interrompues par un éclair de temps à autre. L’un d’eux tomba si près qu’ils en sentirent l’odeur et entendirent l’eau grésiller. Sioned se pelotonna contre Gwynnor. Il caressa les boucles élastiques de sa tête, percevant sa terreur. La pluie se mit alors à tomber dru, poussée par des rafales de vent qui né leur permettaient pas de s’abriter. Après s’être débattu avec la barre pendant un petit moment, Gwynnor hissa Sioned sur le siège, lui fourra le bout de bois entre les mains et alla carguer la voile en pataugeant dans dix centimètres d’eau. Les vents projetaient des vagues à l’intérieur et les nuages se vidaient, la pluie tombant si fort qu’on eût dit une main appuyant sur leur dos. Il se débattit avec la voile pour l’enrouler autour de la bôme et la fixer par des nœuds plats maladroits. Puis il se mit à genoux et commença à écoper. Il lui fut bientôt possible de s’arrêter, car le vent se calma quelque peu et la pluie tomba moins violemment. Il put enfin lâcher le seau et, les doigts tremblants et douloureux, il défit les nœuds gonflés par la pluie et hissa de nouveau la voile. Puis il s’installa sur le siège à côté de Sioned. — Ça va ? (Il lui prit la barre et la regarda plier ses doigts pleins de crampes.) — Je suis en vie. (Sioned essuya l’eau qu’elle avait sur le visage et secoua les mains pour les sécher.) — Tu parais surprise. — Je le suis. (Elle jeta un coup d’œil en amont et broncha sous les éclairs qui sillonnaient les terres sur leurs jambes cahoteuses.) Je préférerais me trouver sous un toit, dans l’orage. Il gloussa. — Et au lit, ma chérie. — Ha ! Tu ris maintenant, mais tu n’étais pas aussi faraud tout à l’heure. Ecœurée, elle tira sur la tunique détrempée et se débarrassa par quelques chiquenaudes des gouttes d’humidité qui lui aplatissaient la fourrure des bras. — Regarde. Là. (Il désigna une masse sombre qui s’élevait sur un petit fond d’étoiles, là où s’écartaient les nuages.) Sioned laissa tomber ses mains sur les jambes. — Caer Seramdun ? Il hocha la tête. — La redoute des astronautes. — Elle se trouve là-haut. Gwynnor regarda un peu plus attentivement la masse qui se rapprochait. — Je l’ignore. Sioned resta silencieux, son regard méditatif fixé sur le bloc bien net tandis que le fleuve les poussait vers lui. — Je vois le débarcadère, dit-elle soudain. Vas-tu t’arrêter ? — Non. Je te l’ai déjà dit. — Je pensais que tu changerais peut-être d’avis, maintenant que nous y sommes. Il poussa un soupir. — Tu veux dire que je ne pourrais rester loin d’elle ? Sioned, fit-il avec lassitude, ne sois pas bête. Il y a des choses plus importantes auxquelles il me faut songer que l’état de mes pulsions. — Idiot ! (Elle s’agita avec impatience, faisant dangereusement tanguer la frêle embarcation.) — Tu vas nous faire chavirer si tu ne te tiens pas tranquille, lâcha-t-il. Ne bouge plus ! Devant eux, ils entendirent le martèlement du ressac. Au bout de quelques minutes, ils glissaient devant les falaises de grès. La barque commença à bouger tandis que l’effet de l’estuaire se faisait sentir sur le courant. Gwynnor prit la main de Sioned et serra ses doigts sur la barre. — Fais en sorte que nous allions tout droit. Je vais baisser la voile puis nous piloter jusqu’au bout. Gwynnor resta à l’avant pour guider la barque dans le chenal principal pénétrant dans la baie. Il remonta alors la voile et ils se dirigèrent vers l’île, visible sous la forme d’un nuage noir très bas sur la ligne d’horizon. 6 Shadith posa la harpe sur le bar et recula. Aleytys s’étira et se réinstalla dans son corps. Elle s’appuya sur ses coudes et scruta la salle. Davantage de tables étaient occupées, ce soir. Dryknolte se leva, les bras croisés sur sa large poitrine, l’air satisfait. Aleytys se sentit elle aussi satisfaite devant cette preuve de son succès. Puis le plaisir se gela dans sa poitrine. Le petit homme gris sortit du hall et se dirigea vers un banc étroit dans un coin sombre. Il ne se donna pas la peine de la regarder. Cela n’était pas utile. Il apparaissait partout. Dans le petit restaurant, une heure auparavant, alors qu’elle bavardait avec Bran. Devant chez Tintin, le matin. Chu Manhanu. Ce devait être lui. Mais pourquoi ? Elle frissonna. Que voulait-il ? Et pourquoi attendait-il ? C’était absurde. Elle s’écarta du bar et se dirigea au hasard vers la table la plus proche. Un homme maigre aux cheveux noirs, avec un visage intelligent et souriant. Assis seul. — Veux-tu t’asseoir à ma table ? (Sa voix était grave et agréable.) Elle hésita. Il correspondait un peu trop à la description de Lovax. Quelques heures auparavant, Bran l’avait de nouveau mise en garde contre cet homme en lui apprenant qu’il était en train de fouiner pour en savoir plus sur elle. Elle jeta un coup d’œil à Dryknolte. Il était en train d’astiquer placidement le comptoir et parlait avec un homme mince portant une touffe de cheveux gris blanc. Rassurée, elle s’assit. — Il faut que tu me paies à boire. — Je connais le règlement. (Il hocha la tête à l’adresse de l’Acteur.) Apporte ce qu’elle veut à la despina. (Tandis que s’éloignait le géant blond, il reporta son regard sur Aleytys.) On t’appelle Ambre. Aleytys hocha la tête. — Et toi ? — Legris. Il souleva son verre et sirota le vin tandis que l’Acteur déposait à boire à côté d’Aleytys et se payait à partir de la pile de pièces posée au centre de la table. Lorsque le géant s’en fut retourné au bar, Legris reprit la parole. — Tes chansons m’intéressent. — Oh ? (Il y avait en cet homme une curiosité qui faisait rage et qu’il réprimait difficilement. Il mourait d’envie de savoir qui elle était et ce qu’elle était.) — J’ai une sœur. Un peu plus âgée que moi. — Une faiseuse de chansons ? — Non. Une érudite. Spécialisée dans les langues antiques. — Et alors ? — En quelle langue chantais-tu ? — Pourquoi ? — On répond à une question par une question ? — Pourquoi poser la première question ? Cela ne te regarde pas. — Simple curiosité, Ambre. Sur la façon dont tu as appris cette langue dans laquelle tu as chanté. (Il haussa un sourcil, la bouche étirée en un sourire sardonique.) Il existe un cycle de poèmes d’Avant le Temps, enregistrés dans un langage presque oublié. Ma sœur est tombée dessus au cours de ses études. Intéressant. Les produits d’une poétesse errante, une rouquine qui dérivait d’un monde à l’autre, trop instable pour s’installer où que ce soit, d’origine obscure. — Et alors ? — Ce cycle a plusieurs milliers d’années. À ma connaissance, elle est la seule à avoir entendu et traduit ces poèmes. — Intéressant. — Tu n’en diras pas davantage ? — Une chanson. Deux compositeurs ne peuvent-ils avoir la même source d’inspiration ? — Les mêmes termes ? La même langue ? Et il ne s’agit pas d’une seule chanson, c’est toutes celles que tu chantes. Elles appartiennent toutes à ce cycle. La dernière fois que nous nous sommes vus, Marishe m’a fait asseoir pour écouter ses enregistrements. Du premier jusqu’au dernier. Tout en déblatérant à leur sujet. (Il se carra dans sa chaise et leva son verre en guise de salut moqueur.) Même langue, même musique et mêmes paroles que dans ces enregistrements. Fascinant. — Et tu voudrais une explication. (Avec un petit rire grave, elle se leva.) Que ta vie serait terne si tu comprenais tout ! Elle quitta la table pour se diriger vers une autre, autour de laquelle trois humanoïdes l’accueillirent avec des signes manifestes d’appréciation. La soirée passa assez calmement. Parfois, elle levait les yeux et rencontrait le regard las de Legris. Et chaque fois elle se détournait avec dans l’estomac un sentiment de vide. Blue Halvean ! L’Acteur dut escorter à l’extérieur deux ursinoïdes, deux voyageurs ivres au sexe indéterminé qui lui firent une proposition à la complexité surprenante. Un capitaine qui était chargé d’un yacht spatial particulier. Un félin de Sesshu… Elle hocha la tête en souriant à l’homme-chat couvert de fourrure. Parlant dans sa propre langue, elle murmura : — Tu m’honores, Sslassa, mais mon honneur personnel ne me le permet point. Nombreuses sont celles dans la Rue qui peuvent répondre à tes besoins. Toujours souriante, mais se forçant à le faire, elle se leva, et s’éloigna paisiblement tandis que le félinoïde la suivait d’un regard injecté de sang. Il se leva à demi, mais l’Acteur était là, montagne blonde de chair le dépassant de plus de cinquante centimètres, ses blanches dents carrées luisant entre moustache et barbe en un sourire aimable qui atteignait presque ses yeux marron et froids. Grommelant dans un souffle, l’homme-chat sortit de la taverne en claquant la porte. Aleytys s’appuya au bar, les jambes en coton. L’Acteur la rejoignit. — Merci. — C’est mon travail. Les trois là-bas, près de la porte. Ils sont entrés il y a quinze minutes. Ils m’ont donné un bon pourboire pour que je te conduise à eux. Tu veux y aller ? Elle les chercha dans le miroir. — Mon Dieu, ils sont hideux ! On dirait des araignées géantes… (Un soupçon se glissa dans son esprit et dansa dans son cerveau. Des RMoahl ?) L’Acteur était à son côté et regardait aussi dans le miroir. — Ça peut te changer un peu des excités que tu as tirés cette dernière heure. Au moins ces oïdes n’essaieront-ils pas de coucher avec toi. Aleytys serra les poings. — Tu en as déjà vus comme eux ? — Non. Quelque chose qui ne va pas ? (Il lui toucha l’épaule.) Tu veux que je les expulse ? Un instant cela la tenta, puis elle hocha la tête. — Voilà qui plairait à Dryknolte ! Il t’arracherait la barbe poil après poil si tu te mettais à chasser des clients qui paient. Non. Va leur dire que je les rejoins dans un instant. Après le départ de l’Acteur, elle consulta encore le miroir. — Des RMoahl, chuchota-t-elle. Les limiers sur ma piste. (Elle déplaça son regard et tomba sur le visage ratatiné du petit homme en gris.) Merde, voilà que tout s’accumule ! (Elle fit signe à Dryknolte.) J’ai besoin de m’isoler une minute. — Tu as déjà disposé de ton heure. — Tu veux que je m’écroule au beau milieu de la pièce ? Il dodelina de la tête en direction de la porte derrière le bar. — Mon bureau. — Merci. Il la suivit et resta sur le seuil tandis qu’elle s’affalait dans l’un des fauteuils. — Quelque chose qui ne vas pas ? Elle sentit s’épanouir l’antagonisme qu’il avait éveillé en elle. Elle se demanda s’il le percevait également. — Rien qu’un peu de paix et de tranquillité ne puisse réparer. Les yeux jaunes scintillèrent. — Tu fais du bon boulot, si c’est cela qui t’inquiète. — Non. (Elle se frotta le visage.) Je le sais. — Cet espion de la Compagnie ? — Tu l’as vu ? — Ne sois pas bête ! — Je m’en occuperai quand ce sera nécessaire. (Elle baissa les yeux et vit ses poings serrés. Prudemment, elle les décrispa.) Je ne peux pas t’expliquer. Laisse-moi un peu, veux-tu ? Offensé, il recula et referma la porte avec un sang-froid irrité, évitant juste de la claquer, geste encore plus menaçant que s’il l’avait fait. Aleytys poussa un soupir. Elle laissa sa tête retomber en arrière et ferma les yeux. — Harskari ? Les yeux dorés s’ouvrirent et le visage mince et intelligent se forma autour d’eux. — Tu avais raison, Aleytys. Ce sont des RMoahl. — Merde ! Pourquoi ne les ai-je pas sentis plus tôt ? — Quand nous les avons perdus sur Lamarchos, nous les avons oubliés. C’est stupide. Aleytys croisa les bras sur ses seins. — Ça n’a aucune importance, maintenant. Ils sont ici. Que dois-je faire à leur sujet ? Harskari resta silencieuse, les yeux braqués sur le lointain. — Eh bien ? — Ils veulent récupérer le diadème. — Et alors ? Tu sais que je ne peux l’ôter. — J’imagine qu’ils prévoient de t’enlever avec le diadème. Pour te mettre dans le trou où nous sommes restés pendant quatre cents interminables années. — Peuvent-ils le faire ? (Elle se leva d’un bond et se mit à arpenter la petite pièce.) Comment ont-ils eu le diadème, d’abord ? — Ils l’ont trouvé là où les os de Swardheld s’étaient transformés en poussière. — Hmm ! Je n’ai pas envie de rester coincée dans un foutu musée en attendant que mes os pourrissent. Harskari hocha la tête. Un sourire illumina soudain son visage. — Selon ta mère, cela risque de durer en effet très très longtemps. Aleytys se jeta dans le fauteuil. — Il n’y a pas grand-chose que vous ignoriez à mon sujet, n’est-ce pas ? (Elle se frappa les tempes, soudain en colère.) Mon Dieu, tout ! — Plus que nous ne désirons en savoir, petite Aleytys. Les choses sont ainsi et aucun de nous ne peut rien y changer. — Ay-mi, Harskari, que vais-je faire ? — Réfléchir. Les RMoahl sont assis tranquillement à leur table. Et ils n’ont encore manifesté aucune hostilité à ton égard. — Tu penses que je devrais aller leur parler ? — Oui. Toute information est toujours utile. Nous verrons. Avec des mouvements vifs et irrités, Aleytys s’arracha au fauteuil et s’avança vers la porte en marmonnant : — Regarder, toujours regarder. Comme si je ne le savais pas ? Je sais… Dryknolte lui adressa un bref regard puis se détourna. — Les choses les plus importantes d’abord, marmotta-t-elle en se dirigeant vers lui. Il la considéra d’un air renfrogné. — Eh bien ? — Un type de ta taille a l’air idiot quand il boude. (Elle lui sourit comme il commençait à protester.) Ecoute, tu as voulu m’aider. Merci. Mais tu ne pouvais rien y faire. C’était un petit problème féminin. Il se détendit et lui tapota l’épaule. — Ça va, maintenant ? — Ouais. Elle aperçut une lueur dans ses yeux et fut soudain heureuse de ne pas avoir l’intention de rester très longtemps dans les parages. Elle marmonna une excuse, passa à côté de lui, hésita au bout du bar, puis traversa la salle et se campa, souriant d’un air professionnel, devant les trois RMoahl. — Veux-tu te joindre à nous, femme ? Elle hocha la tête à l’adresse de l’Acteur et s’assit sur la chaise qu’il plaça de l’autre côté de la table en face du plus grand des RMoahl. — Si vous voulez bien m’offrir à boire, despoites. Lorsque l’Acteur lui eut donné son verre et se fut éloigné, elle sirota le cha froid et les regarda brièvement. — Si nous commencions par échanger nos noms. Je m’appelle Ambre. Les antennes sensorielles qui formaient des pompons orange de chaque côté de la tête du plus grand des RMoahl ondulèrent doucement tandis que la large bouche s’étirait en un gros sourire d’appréciation. — Je suis kœiyi Sensayii. (Il fit cliqueter une pince en direction du RMoahl assis à sa droite.) Le second est Mok’tekii. L’autre est Chiisayii. Qui nous sommes et ce que nous sommes, tu le sais. Et quant à la raison de notre présence ici, tu la connais également. Aleytys réprima une palpitation nauséeuse dans l’estomac et conserva un visage impassible en hochant la tête. — Vous ne perdez pas de temps. — Nous voulons ce qui nous appartient. — Vous devez savoir que je ne puis vous le donner. Il s’est développé en moi. — Nous t’emmènerons avec lui. — Navrée, je ne vois pas les choses de la même manière. (Elle s’appuya contre le dossier de sa chaise, sirota son cha et leur adressa son sourire professionnel sans signification.) — Il nous faudra donc te forcer à nous suivre. Nous aurions préféré l’éviter. — Sans nul doute. (Elle tapota le verre de ses ongles.) Comment comptez-vous réaliser cela ? Me braquer une arme dessus et me donner l’ordre de rejoindre votre vaisseau ? — Cela serait inefficace. — Tu as foutrement raison. Jusqu’où iriez-vous ? (De la main, elle désigna la salle.) Certains en ce lieu risqueraient de s’y opposer. Elle regarda vers la porte. L’homme gris avait récupéré un compagnon, un grand maigre aux cheveux noirs et à la peau sombre et luisante. Il était vêtu d’une tunique noire froissée noir mat et d’un pantalon qui pochait : on eût dit un manche à balai enveloppé dans un linceul. Legris passa à côté d’elle sans un regard et sortit. L’espion maigre le suivit. Elle fronça les sourcils. — Ta vie sera beaucoup plus facile si tu nous accompagnes. — Quoi ? Oh ! (Elle secoua la tête.) Non. — Notre vaisseau attend. Décide-toi, Ambre. Nous t’aurons, d’une manière ou d’une autre. — Non. J’ai des choses à faire. Et je n’ai pas l’intention de passer ma vie au fond d’un trou poussiéreux. — Le diadème nous appartient. — Mais enfin, je ne l’ai pas volé ! Pourquoi diable devrais-je souffrir à cause de votre manque de vigilance ? — Tu t’es mise sur sa route et il te faut donc accepter les conséquences de ton acte. Le diadème appartient aux RMoahl. — Il appartient à qui le porte. Avez-vous la moindre idée de ce qu’il est réellement ? Sensayii fit claquer ses pinces avec impatience. — Quelle importance ? Nous ne laisserons jamais ce qui nous appartient. — Tu révèles votre ignorance. Le diadème n’est pas un simple objet… (Elle l’examina par-dessus le rebord de son verre.) Non, je me trompe. Vous en savez bien plus que vous ne voulez le dire. Les antennes de Sensayii se tordirent frénétiquement et les poils de ses pompons orange ondulèrent comme l’herbe sous le vent. Les deux autres étaient visiblement agités et remuaient sur les bancs rembourrés que leur avait fournis Dryknolte pour s’adapter à leur anatomie non humaine. Face à ce silence persistant, Aleytys continua : — Comme vous le savez, le diadème n’est pas un simple bijou. Vous avez emprisonné trois âmes dans votre fichue salle du trésor. Pouvez-vous réfuter ces quatre cents années d’ennui absolu ? — Trois cents ans ! Aleytys haussa les épaules et but. Elle regarda vers la porte. Le petit homme était assis dans l’ombre, discret. Elle plissa le nez et ramena son attention sur les RMoahl. — Ils sont farouchement opposés à un retour dans cet ennui. Nous vous avons déjà combattus et avons gagné. — Vous aviez de l’aide. — J’aurai toujours de l’aide. Je peux appeler à l’aide les pierres mêmes qui se trouvent sous vos pieds. Vous vous rappelez Lamarchos ? (Son sourire mourut.) Je ne puis toujours contrôler ceux que j’appelle, RMoahl. Poussez-moi un peu trop loin et des hommes mourront malgré ma volonté d’éviter cela. — Accompagne-nous donc. — Non. (Elle se leva.) Bonsoir, despoites. Dryknolte espère que vous avez apprécié votre séjour chez lui. Elle s’éloigna, la tête haute, les épaules droites, bien que ses genoux tremblassent et qu’elle eût peur de trébucher. Elle se glissa sur le tabouret et posa les mains à plat sur le bar. Dryknolte s’approcha. — Il me faut un verre de vin, dit-elle rapidement. Il lui versa ce qu’elle avait demandé. — Ils t’ont ennuyée ? — Non. — Tu as les mains qui tremblent. — Je n’aime pas les araignées. — Il ne faudrait pas que tu sois forcée de regarder ce qui est laid. (Sa voix était radoucie et il tendit la main pour caresser la peau douce sur le dos de celle d’Aleytys.) Elle haussa les épaules et bougea le bras. — Je survivrai. (Elle avala le reste du vin et fit signe à l’Acteur.) Qui, maintenant ? — Les deux là-bas. L’un est capitaine de vaisseau. L’autre est toubib. Elle gloussa. — Je devrais exiger que nous partagions les pourboires, l’Acteur. (Elle pivota sur le tabouret, qu’elle quitta.) Allons-y. Le restant de la soirée se passa sans incident. Les RMoahl restèrent assis sans bouger et l’observèrent continuellement. Le petit homme gris assis sur son banc près de la porte demeura ignoré de tous. Les yeux jaunes de Dryknolte la suivaient partout. Vers minuit, Aleytys avait le vertige à force de sentir toutes ces pressions qui l’attaquaient de toutes parts. Elle eut envie de sauter sur une table pour les présenter les uns aux autres avant de s’écrouler en une crise de hurlements. Lorsque les aiguilles se rejoignirent en haut du cadran, elle passa avec soulagement de l’autre côté du bar, franchit la porte et dissimula un bâillement derrière la main. Elle hocha la tête à l’adresse d’Erd l’Eclair et rejoignit le salon d’habillage, pièce étroite barrée par un rideau mal accroché. Avec un soupir de lassitude, elle passa l’ongle du pouce sur les fermetures et émergea du costume diaphane. Comme elle glissait le cintre sous la bretelle, elle sentit qu’on l’observait. Elle fit volte-face. Dryknolte la regardait par-dessus le rideau. Elle plaqua le costume devant elle et le foudroya du regard. — Fous le camp d’ici. Il continua de la regarder pendant une bonne minute, puis se retourna et s’en fut. — Madar ! (Elle plaça le cintre sur son crochet et enfila à la hâte sa vieille tunique grise.) Le monde est bourré de dingues ! (Elle s’assit et enfila pantalon et bottes.) Ils fondent tous sur moi. Comment diable vais-je me tirer de ce pétrin ? Feignant d’ignorer Dryknolte, elle traversa rapidement la salle encombrée et sortit dans la nuit fraîche. Le ciel se couvrait et la pluie menaçait ; l’air était épais et humide. La Rue des Étoiles était encore pleine de fêtards, bien que leurs cris eussent tendance à sonner creux dans la tension qui précédait l’orage imminent. Elle tourna à gauche et prit un raccourci pour aller chez Tintin. Une ombre grande et mince sortit des ténèbres et se rapprocha d’elle. Une main lui tomba sur le bras. Elle perçut une aura de méchanceté et leva le regard sur un visage doux et pâle aux grands yeux rêveurs. — Qui es-tu ? — Lovax. — J’ai déjà entendu ce nom. — Ne crois pas tout ce qu’on te dit. Nous devrions bavarder. — Je ne pense pas. Les RMoahl sortirent de chez Dryknolte pour la suivre, trois ombres noires ressemblant à d’énormes démons. Elle sentit un frisson de terreur parcourir Lovax. Il regarda derrière eux. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Des RMoahl. Des limiers RMoahl. Ils s’imaginent qu’ils me possèdent. Mais j’ai encore des compagnons. Regarde. Le petit espion de la Compagnie avait traversé la rue et l’observait alors qu’elle conversait avec Lovax. Lovax hocha la tête. — Je le connais. On a envie de toi en haut de la colline. Je pourrais te protéger. — Hah ! Je ne suis pas bête à ce point, Lovax. Tu ne pourrais protéger une bouse de vache de Chu Manhanu. Il plongea ses doigts dans son bras et elle gémit de douleur. — Bouse de Vache, allons-y ! (Sa voix était douce et sans expression. Il ôta ses mains et elle sentit contre son flanc la pointe d’un poignard.) Sinon, je tranche ta talentueuse gorge sur-le-champ et je cours le risque. Aleytys frémit. Les yeux noirs de Swardheld s’ouvrirent mais ne tentèrent pas de contrôler son corps. — Accompagne-le, grogna-t-il. Échappons à ce beau monde. Ensuite, je m’occuperai de lui. Elle trembla encore plus et se laissa guider par Lovax dans la ruelle ténébreuse, derrière la taverne de Dryknolte. Il l’entraîna presque au pas de course, passant entre les bâtisses tapies les unes contre les autres. Ils finirent par franchir une porte, monter un escalier moquetté et se retrouvèrent dans le couloir noir comme un four du deuxième étage d’un édifice anonyme. Il fourra une clé dans une porte et se glissa dans l’ouverture en tirant Aleytys derrière lui. Moins prudent maintenant qu’il se trouvait en sécurité dans sa tanière, il lui lâcha le bras et désigna une couche basse. Aleytys hocha la tête. — Non. J’en suis désolée, Lovax. En fait, tu es encore pire que me l’avait dit Bran. Je le sais : je suis une mutante psi, une empathe, Lovax. Je te connais, désormais. (Elle hocha la tête et parla tranquillement sans se donner la peine de chuchoter.) Swardheld, il me donne envie de vomir. Que faisons-nous ? Lovax se renfrogna. — Quelle est cette… (Le poignard au poing, il lui bondit dessus.) Swardheld prit le contrôle. Il pivota de côté, le poignard le manqua d’un cheveu et, avant que Lovax eût pu se reprendre, il enfonça son coude dans la gorge de l’homme pâle, lui écrasant le larynx. Lovax s’écroula mollement, frémit une fois ou deux, puis s’affala totalement, la bouche ouverte en un cri muet, les yeux écarquillés, terrifié, fixant avec horreur le plafond. Swardheld le considéra. — D’une certaine manière, ce n’est pas juste, Lee. Ton apparence les abuse toujours. (Il fouilla dans les poches pour trouver la clé et Aleytys fut heureuse qu’il garde le contrôle, car elle sentait qu’elle aurait vomi. Swardheld hocha la tête.) J’espère que tu ne t’habitueras jamais à ça, freyka. (Il alla ouvrir la porte et sortit dans les ténèbres stygiennes du couloir.) En refermant la porte, il murmura : — Mais il te faudra admettre que nous sommes en train de nettoyer la Rue des Etoiles. Il descendit l’escalier à tâtons et sortit dans la rue. — Je garde les commandes jusque chez Tintin, ces ruelles sont traîtresses. Il s’avança rapidement et jeta la clé dans un tas d’ordures après avoir tourné à plusieurs reprises, Aleytys se sentait mal à l’aise. Les ruelles tortueuses l’embrouillaient. — Tu sais où il faut aller ? chuchota-t-elle avec inquiétude. — Verdammt, freyka, tu crois que je suis aveugle ? J’ai regardé la route qu’il a prise pour venir ici. Elle fut soulagée lorsqu’il émergea enfin sur la rue latérale qui menait à l’astroport. Swardheld s’appuya contre le mur et lui laissa le contrôle de son corps. Pour la première fois, Aleytys eut de la peine à se rétablir. Le corps tomba mollement à genoux et faillit s’écrouler face contre terre dans un amas de papiers et de débris alimentaires avant qu’elle n’arrive à reprendre sa place. Elle se frotta nerveusement les avant-bras et traversa la rue en courant presque pour atteindre la porte à deux battants de la demeure de Tintin. Elle s’arrêta un instant pour remettre de l’ordre dans son apparence et reprendre son souffle, puis elle entra. Tintin leva les yeux. — Un homme m’a posé des questions à ton sujet il y a un moment. Si tu veux gagner ta vie couchée, trouve-toi un autre endroit où loger. Je n’accepte pas ça. Aleytys renifla. — Inutile de t’énerver. Je ne fais pas commerce de mes charmes. Elle tourna le dos au visage amer et commença à monter l’escalier. Derrière elle, les portes s’ouvrirent et les trois RMoahl entrèrent. Avec un cri outragé, Tintin bondit et se planta dans le hall, protestant avec volubilité. Aleytys gloussa en se réjouissant pour la première fois des préjugés du vieil homme. Sa chambre était au second et Tintin ne croyait pas utile de dépenser son argent dans un ascenseur. Elle soupira de soulagement lorsqu’elle atteignit le palier pour s’engager dans le couloir. Un bon bain chaud pour son corps douloureux, puis au lit et au dodo ! Un bon grand lit confortable avec plein de place pour se retourner si nécessaire. Et le monde entier, avec tous ses problèmes, à l’extérieur de la solide porte pour un petit moment. Le couloir étroit était mal éclairé. Tintin ne croyait pas utile de dépenser également trop d’argent en éclairage. Elle ne faisait guère attention à l’endroit où elle posait les pieds, aussi trébucha-t-elle et faillit-elle tomber sur un objet mou mais résistant allongé au beau milieu du tapis usé. Un corps. Oh, Madar, quoi encore ? Quelle journée ! Elle haleta et se mit à genoux pour toucher l’homme. Elle perçut une étincelle de vie. Elle se pencha plus près. Du sang sortait paresseusement de grandes blessures béantes à la poitrine et à l’estomac. Plus de temps à perdre. Elle ploya les doigts et appela toute sa volonté pour forcer son esprit fatigué à se concentrer sur le grondement du fleuve symbolique de pouvoir. Tandis que le flot noir rugissait le long de ses bras, elle appuya les mains sur les blessures en priant pour qu’il ne fût pas trop tard. La faible étincelle brilla plus fort et flamba soudain. L’homme, quel qu’il fût, avait une terrible volonté de vivre. Il aurait déjà dû être mort, sous le choc des terribles blessures, mais… Le flot diminua, transformant les cellules sanguines pour qu’elles se reproduisent et remplacent celles qui avaient disparu. Puis, dans un dernier effort, il parcourut son corps pour le nettoyer de son épuisement. L’homme ouvrit les yeux. — Qu’est… — Ça va, maintenant. Il s’assit et considéra ses vêtements déchirés, les mains ensanglantées d’Aleytys, suivit du bout des doigts les cicatrices en train de s’effacer. — Une femme aux talents multiples. — Chut ! (Elle entendit des pas dans l’escalier et un murmure courroucé.) Vite. Debout ! (Elle fronça les sourcils en réalisant qui il était.) Qui es-tu… Peu importe… pas le temps… je ne veux pas que Tintin nous trouve ici. Il est déjà assez en colère contre moi. (Elle se leva d’un bond, tituba tandis que ses genoux s’enclenchaient, puis courut sur la pointe des pieds jusqu’à sa chambre, mit la clé contre la serrure et poussa la porte.) Entre. Legris se glissa dans la chambre. Aleytys referma doucement la porte, lâcha la clé sur sa coiffeuse, se débarrassa de sa tunique et de ses bottes, feignit d’ignorer l’exclamation de l’homme, ôta son pantalon d’un coup de pied et glissa les bras dans une robe de chambre légère qu’elle prit à une patère près de la porte. Elle se précipita vers sa commode, en sortit une serviette et un pain de savon, puis retourna à la porte au petit trot. La main sur la poignée, elle se retourna. — Écoute, je vais prendre mon bain. Le vieux Tintin vient se plaindre de quelque chose. Je vais le voir dans le couloir. Garde la bouche fermée et n’ouvre la porte à personne d’autre que moi. — Ne prends-tu pas un risque énorme ? Que sais-tu de moi ? — Tu m’as dit que tu étais curieux. Eh bien moi aussi. D’ailleurs je suis empathe. Tu ne peux pas me mentir. — Surprise, surprise ! Tiens. (Il lui lança la clé.) Mieux vaut que tu la gardes. Ainsi, je n’aurai pas à deviner qui est devant la porte. — Ouais. Tu as raison. Merci. (Elle fourra la clé dans une poche et sortit.) Tintin arrivait dans le couloir en haletant et ils se rejoignirent juste devant l’énorme tache de sang. — Dis à tes copains araignées de ne pas venir chez moi, femme. Je n’en veux pas ici. Ils ne me plaisent pas, ils ne m’ont jamais plu. — Parles-en à Dryknolte. Je ne les ai pas invités. Ses yeux chassieux s’étrécirent de colère. — Je n’ai pas besoin de toi. Il y a des tas d’autres endroits où tu pourras loger. — Ça me plaît, ici. — Des emmerdeuses, voilà ce que vous êtes toutes. (Mais il n’osa pas vraiment lui ordonner de quitter son hôtel, avec Bran et Dryknolte qui la protégeaient.) Tu as intérêt à les empêcher d’entrer ici, tu entends ? Aleytys haussa les épaules. — Je suis fatiguée et je veux prendre un bain. Tu as terminé ? — Les femmes. Toutes des emmerdeuses. Le petit personnage voûté s’en fut vers l’escalier, traînant les pieds et continuant de se plaindre. Avec un petit rire las, Aleytys se dirigea vers la salle de bain, à l’autre bout du couloir. 7 L’horizon oriental arborait des rayures écarlates lorsque Gwynnor fit longer le débarcadère à la barque. Au-dessus d’eux, le grès rouge descendait en pente abrupte en une surface à terrasse inégales. Un escalier en bois zigzaguait paresseusement vers le haut. Sioned considéra le ciel avec appréhension. — Les astronautes nous suivraient-ils jusqu’ici ? Gwynnor hocha la tête avec impatience. — Comment le saurais-je ? Viens. Ils commencèrent à monter. Les marches étaient fixées de telle manière que chaque pas déclenchait dans la roche un grondement de tonnerre. Sioned tendit la main pour prendre celle de Gwynnor, car le silence et les échos provoquaient chez elle une exacerbation de l’énervement déjà dû à une nuit sans sommeil, à la querelle au sujet d’Aleytys et au résidu de terreur devant l’orage. Gwynnor la serra contre lui, heureux de sa présence et ne prenant pas son irritation au sérieux. Ils soufflaient lorsqu’ils arrivèrent en haut. Les cèdres sculptés par le vent étaient précairement accrochés au rebord de la pente abrupte. Derrière eux apparaissait une haie de buis, broussailleuse de leur côté mais bien taillée de l’autre. La roche rouge avait été écrasée et remplacée par une couche d’humus couverte de pelouses verdoyantes entourant en fer à cheval l’édifice gracieux en pierre qui s’élevait devant eux. Une allée de gravier rouge bien ratissée, dont les bords étaient nets comme une lame de rasoir, coupait en ligne droite le fer à cheval pour rejoindre le portique du temple. Sioned s’arrêta et força Gwynnor à l’imiter. — Je ne crois pas que nous soyons censés marcher là-dessus. — Et comment parvenir au temple autrement ? Ne sois pas idiote. Viens ! À contrecœur, Sioned s’avança sur le gravier et frissonna en l’entendant crisser sous ses pieds. Elle regarda derrière elle et grimaça devant le désordre créé par ses pas. Gwynnor la tira et elle accéléra, toujours mal à l’aise dans ce paysage rigoureusement discipliné qui semblait l’antithèse de toute présence humaine. — Ça ne nous aime pas, marmotta-t-elle. Gwynnor hocha la tête : il ne ressentait nullement son énervement. — Tu laisses ton imagination t’emporter, Sioned. Tu n’as pas eu la vie facile depuis deux mois et tu es épuisée. Au bout de l’allée, deux lourdes colonnes soutenaient un linteau auquel était accroché un gong en cuivre vert-de-grisé plus large que Gwynnor n’était grand. Un rondin dont une extrémité était emmitouflée était suspendu devant le gong. Gwynnor regarda Sioned, une main reposant sur le rondin. — Très bien, si c’est nécessaire. (Elle recula et leva les mains pour se boucher les oreilles.) — Nous sommes venus voir Synwedda. Il pesa de tout son poids contre le rondin, le repoussa, puis, utilisant l’élan ainsi acquis, assena sur le gong un coup puissant avec le bout rembourré ; une note vibrante et grave monta pardessus les montagnes. Comme l’immense note exigeante mourait dans un silence bourdonnant, il alla se poster au côté de Sioned et attendit devant la grande arche ténébreuse et silencieuse qui donnait accès à l’édifice. Un personnage inquiétant vêtu d’un habit blanc à capuche aux longues manches dissimulant les mains sortit silencieusement des ténèbres et s’arrêta, tel un formidable point d’interrogation dans l’arcade. Gwynnor leva la tête et s’avança face à l’acolyte. — Les cerdd vivent dans la terreur sur la maes. Les Breudwyddas sont mortes. On nous prend jusqu’au dernier grain de maranhedd. On nous enlève maintenant les jeunes cerdd. Nous sommes venus voir ce que la Synwedda propose de faire à ce sujet. Après quelques secondes silencieuses, une main fine sortit de sa manche et fit un signe. Puis l’acolyte se tourna et se mit à marcher vivement sans un bruit vers l’intérieur. Sioned restait en arrière. — Je peux attendre ici. — Non. Accompagne-moi. J’ai besoin de toi. Elle se rapprocha de lui. — Merci, Gwynn. Ils suivirent la silhouette silencieuse qui glissa jusque dans le cœur du temple, une salle étrange semblable à un cylindre verni percé verticalement dans la pierre et ouvert sur le ciel. Un cercle de terre ratissée de façon impeccable était entouré de carrelage. Un arbre poussait dans cette terre, les branches montant du tronc en spirales, leurs pointes cannelées caressant les parois du cylindre. Des bouquets de fleurs gris-vert en train de se transformer en fruits embaumaient d’un parfum lourd et trop doux l’air circulant sans cesse ; on eût dit l’odeur d’abricots en train de pourrir : elle faisait tourner la tête et ralentissait le métabolisme. Gwynnor et Sioned demeurèrent immobiles un moment, hésitants, captivés par l’air drogué et des tintements sourds et bruissants. Sioned fut alors prise de colère. Elle se redressa, les yeux brûlant férocement, furieuse de cette manipulation de son esprit et de son corps. Elle avait passé toute sa vie à se rebeller contre les exigences de sa culture pour la soumission des femmes et ne supportait pas cette tentative pour la faire mettre à genoux. Elle gifla Gwynnor, d’abord une joue puis l’autre, l’arrachant à sa fixité. Son regard l’évita. La Synwedda se tenait sous la voûte de l’autre côté du cylindre, étroite silhouette blanche, chevelure blanc argenté jaillissant sur la petite tête, encadrée par la branche retombante de l’étrange arbre. Sous le regard de Gwynnor, le personnage devint plus net, la clarté de son pouvoir rendant floue la réalité de tout ce qui l’entourait. Le pouvoir surnaturel le perçait de frissons répétés. Il fût tombé à genoux sans Sioned, toujours bien droite et aussi irritée, à son côté, qu’il se sentait obligé de soutenir. — Des clochettes, souffla-t-elle. De stupides drogues parfumées. Idiot ! (Elle se planta en face de la Synwedda.) Est-ce là ce que tu fais ? Est-ce là tout ce que tu sais faire ? La vieille femme parut surprise, puis son visage s’empourpra de colère et la brillance surnaturelle qui l’entourait s’affaiblit. Mais Sioned ne lui laissa pas le temps d’exprimer sa désapprobation. — Les gens de la Compagnie ont attaqué les caravanes et volé le maranhedd. Qu’as-tu fait pour protéger tes dons ? Rien ! Ils ont attaqué les villages. Que fais-tu pour protéger les tiens ? Rien ! Les sanctuaires des villages sont détruits. Que fais-tu ? Rien ! Les Breuwyddas, tes sœurs, sont réduites en cendres. Que fais-tu ? Explique-le-moi. Comment réagis-tu ? Je ne vois aucune flamme sur Caer Seramdun. Je ne vois nulle libellule tombant du ciel, les entrailles emplies d’éclairs. Je ne vois aucune concentration orageuse au-dessus de la ville des astronautes, se déversant continuellement sur ce furoncle à la surface du sein de Maève pour en chasser enfin la pestilence. Je ne vois pas la terre s’ouvrir sous la ville pour engloutir le mal. Et maintenant, les libellules viennent enlever les enfants de Maève. Mon père est mort ! Ma mère est morte ! Je suis forcée de vivre dans les champs comme une llydogen fawr si je ne veux pas me retrouver dans leur chenil. (Elle agita la main vers Gwynnor.) Son père est mort et les hommes de la ville le pourchassent. Que doit-il encore se passer avant que tu agisses ? C’est cela que nous sommes venus te demander. Qu’as-tu fait ? Que vas-tu faire ? La farouche colère de Sioned était tombée. Elle s’appuya en arrière contre Gwynnor mais ses yeux clairs verts comme des feuilles ne quittèrent pas le visage de la Synwedda. Celle-ci demeura muette. Les yeux couleur d’ambre ancien passèrent lentement de Sioned sur Gwynnor. Gwynnor tenait Sioned et refusa de céder, refusa de trahir l’intégrité et l’outrage de sa compagne. Sous ses yeux, les bords de la silhouette reprirent leur clarté surnaturelle. Sioned émit un petit bruit de détresse. La clarté mystérieuse s’évanouit alors, ne laissant plus qu’une vieille femme paisiblement debout devant lui. Toujours muette, elle leur fit signe puis se tourna et disparut dans le couloir derrière elle. Gwynnor et Sioned se regardèrent puis la suivirent, tous deux trop las pour protester davantage. 8 Aleytys pénétra dans la chambre et jeta la clé sur le lit. Elle plaça la serviette humide sur le bouton intérieur de la porte en refermant celle-ci. — Legris ? — Ici. (Il se leva de derrière le lit.) Je voulais être sûr que c’était bien toi. Elle s’approcha de la fenêtre et écarta le lourd rideau. À une douzaine de mètres, le mur s’élevait en un panneau sombre parsemé çà et là de taches orange, là où les fenêtres allumées peignaient leur forme sur le grès brut. Le fragment de ciel visible était d’un noir velouté, sans aucune étoile. Une tempête arrivait dans la baie. — Il ne va pas tarder à pleuvoir. (Elle laissa retomber le rideau et croisa les bras sur les seins.) Tu as interrogé Tintin à mon sujet et tu as grimpé ici. — Ce n’est sûrement pas la première fois qu’un homme te suit. Il s’affala sur le lit et étendit les jambes, le dos reposant contre le mur. — Peuh ! Tu t’imagines me flatter, mais tu te trompes. (Elle s’approcha de la coiffeuse et commença à se brosser les cheveux.) Je ne suis pas assez bête pour tomber dans ce panneau. Comme il ne répondait rien, elle resta un instant silencieuse en continuant de brosser sa chevelure. Dessous, de haut en bas, dessus, de haut en bas, et les fils roux doré finirent par former une masse lisse sans le moindre nœud. Elle laissa tomber sa brosse sur la table et pivota, passa les mains une dernière fois sur sa tête, rejetant d’ultimes cheveux de devant son visage. — Est-ce à cause des chansons ? Il lança en l’air un disque métallique, le rattrapa, le rejeta en un arc haut et en spirale, le rattrapa encore. — Attrape ! Et il le lui lança au visage. Instinctivement, elle leva la main et l’attrapa, sentant un pincement lorsqu’il heurta sa paume. Elle rouvrit les doigts et fixa le disque qui passa tour à tour d’un clair turquoise à un or brillant. — Qu’est… — Un test. Approche-toi. Elle rejeta la main en arrière et allait lui dire de… mais le disque se réchauffa dans sa main et elle se découvrit en train de marcher vers le lit. Furieuse, elle libéra son esprit et rejeta avec mépris le disque sans se soucier de l’endroit où il atterrissait. — Je crois que tu ferais mieux de sortir d’ici. Il la regarda fixement, surpris par sa réaction. — Donne-moi une chance de m’expliquer. Aleytys s’assit à ses pieds en le surveillant prudemment. — Eh bien ? Sa large bouche se releva en un sourire lugubre. — J’ignore ce que tu croiras de ce que je vais te dire. — Ne t’en fais pas, dit-elle sèchement. Tu ne peux me mentir. — Empathe. Je me rappelle. Tu me l’as dit. — Oui. Il se frotta à côté de la bouche. — Je t’ai déjà parlé de ma sœur. — Et alors ? — Là où les étoiles se font plus rares existe un monde nommé Université. Le savoir est son objet. Sur tous les plans. Ma sœur y est érudite. Elle s’est rendue avec un groupe de recherche dans un système du Voile. De curieuses ruines avaient été découvertes sur un monde qui aurait dû posséder un spectre très large de formes de vie. Avait dû, devrais-je dire. Il y avait des ruines, des villes qui avaient jadis été des centres de population dense. Maintenant, il ne reste même plus de plantes. Comme si un fléau général avait touché la planète, tuant toute vie plus complexe que l’amibe. — Comment sais-tu cela ? Legris sourit. — Ne me le demande pas. Je ne suis pas un violeur de tombeaux qui farfouille dans la terre. Je te rapporte ce que m’a dit ma sœur. Naturellement, les gens d’Université ont procédé avec une prudence extrême, mais dès qu’ils surent qu’il n’y avait aucun danger, ils se lancèrent dans une série d’excavations sur les sites principaux des villes. (Il se pinça le bout du nez.) Naturellement, Université maintient secret l’emplacement de ce monde du Voile. — Et alors ? — Plusieurs choses se sont produites durant la seconde année de leur présence. (Il bâilla et regarda son visage tandis qu’elle bouillonnait d’impatience en attendant la suite de son histoire. Elle s’empara de sa cheville et lui secoua le pied.) Arrête, lui dit-il. Aleytys se mit à rire et lui enleva ses bottes. — Ne mets pas tes chaussures sur le lit. Voilà… (Elle jeta les bottes sur le plancher.) Maintenant, continue, sinon je t’arrache les orteils, fit-elle en tirant sur le plus gros. Il recula rapidement son pied. — Parfait. La deuxième année, ils étaient donc sur cette planète et un groupe de fouilleurs tomba sur une spore enkystée qui manifestait des traces de vie. Au fait, ils découvrirent tes chansons au même endroit. Et un vaisseau de la Compagnie Wei-Chu-Hsien atterrit alors pour jeter un coup d’œil. — Oh, je commence à voir ! — Oui. Lorsque le vaisseau repartit, il avait avec lui un choix complet de matériaux vendables. La spore enkystée disparut à peu près au même moment, et la conclusion est inévitable. Aleytys s’agita, mal à l’aise. — Je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec ta présence ici. — J’ai mentionné que la spore s’était révélée être endormie quoique vivante. — Je me rappelle. Et alors ? — Peu après le départ de ce vaisseau de la Compagnie, le groupe de ma sœur produisit un essai de traduction d’une plaque gravée dans un métal incorruptible… un rapport de ce qui s’était produit sur ce monde. Plus ils vérifiaient cette traduction, plus ils prirent peur. Il semblerait que ce monde ait été envahi par une forme de vie parasite qui finissait par détruire son hôte. Elle se reproduisait par sporulation en présence d’hôtes potentiels, processus tuant l’hôte habité par l’adulte. Et les spores semblaient être des répliques parfaites de l’adulte, de telle sorte que ses connaissances et ses intentions étaient connues de ses descendants. Au bout de quelques années, la spore s’était répandue dans le monde entier. Quelques hommes étaient arrivés à rester libres et à développer une puissante épidémie. Ils la lâchèrent alors sur la planète et moururent dans le même temps. Lorsque s’éteignit l’épidémie, il ne restait sur cette planète rien de plus complexe que quelques champignons vivants. Aleytys frissonna. — Draconien. — Mais nécessaire. D’ailleurs ils ne tuaient pas des gens mais des animaux servant d’hôtes à une espèce de gélatine qui abhorre la variété et la différence et annihile l’individualisme dans les limites de ses considérables pouvoirs. Voilà ce qui attend ce monde-ci. (Son visage n’était plus souriant. Il désigna le plafond.) Si je… si nous ne pouvons découvrir le parasite avant sa sporulation, ce vaisseau brûlera toute vie à la surface de la planète. — Non. (Ses doigts s’agitaient d’eux-mêmes.) Non. Je ne te laisserai pas faire. — Moi ? Ne sois pas bête ! Il n’existe pour moi aucun moyen de quitter la planète tant que la spore n’aura pas été découverte. Si ce monde brûle, je brûle avec. Elle passa ses mains sur ses cuisses. — Oui es-tu, Legris ? Qu’es-tu donc ? — Chasseur. (Il l’examina attentivement et fronça légèrement les sourcils quand elle ne réagit pas.) Chasseur Legris, de Chasseurs & Associés, sur Wolff. En raison de ma parenté avec ma sœur. Université nous a fait pourchasser le vaisseau WCH. Nous sommes cinq équipes à travailler là-dessus. La nôtre a réussi à repérer le vaisseau qui avait atterri sur ce monde et à le suivre jusqu’ici. Les autres nous ont rejoints. Ils sont tous à bord du vaisseau d’Université. En attente. — Tu es le seul à la surface ? — Non. — Je vois. Tu ne veux pas parler des autres. — Non. — Mais… — Je n’ai pas à me soucier de ce qui est bien ou mal, Ambre. (Il croisa les mains sur l’estomac.) Je dois seulement retrouver le parasite. Elle hocha la tête. — Je ne te comprends pas. — Que dirais-tu si ton esprit et ta personnalité étaient détruits par un parasite qui t’aurait envahie ? Qui ensemencerait alors ton corps pour produire des hôtes à l’intention de ses spores ? Qui finirait par posséder le corps de tout ton peuple ? Elle porta la main à la bouche et ferma les yeux devant cette horrible vision. Il se redressa brutalement, se pencha en avant et la fixa attentivement. — Si cette créature s’emparait d’un esprit comme le tien ? Elle fit volte-face. — Non. Je n’abrite aucun monstre. — Je le sais. — Ce truc ? (Elle chercha des yeux le disque mais ne put l’apercevoir.) — Tes talents psioniques sont grands mais purs. (Il se laissa retomber en arrière et recroisa les doigts sur son estomac plat.) Le disque fonctionne quand il est en contact avec la chair du sujet. — Et tu peux détruire le parasite ? — Qui peut en être sûr ? Si l’hôte est réduit en cendres, nous pensons que le parasite sera détruit. — On peut y échapper s’il ne sporule pas. — Il nous faut donc agir avant cela. — Comment le parasite choisit-il… (Elle s’humecta les lèvres et fixa ses doigts, qui recommençaient à trembler.) Comment choisit-il ses nouveaux hôtes ? Est-ce n’importe qui, venant à passer par-là au moment critique ? — Pourquoi ? — Réponds-moi. — Marishe m’a dit qu’il cherche les plus sains et les plus intelligents de l’espèce hôtesse. Il les congèle en attendant le moment. — Cela explique… Elle se mâchouilla la lèvre inférieure et aplatit les mains sur ses cuisses. — Tu sais quelque chose. — Je pense qu’il n’est pas loin de sporuler. Elle se hissa sur ses pieds et commença à arpenter la pièce, puis retourna à la fenêtre. Elle écarta le rideau et fixa aveuglément la pluie qui tombait dru. Derrière elle, elle entendit craquer le lit. — Laisse-moi un instant réfléchir, Legris. Sois patient. Il faut que je prenne en compte… Elle ne termina pas. Le lit craqua de nouveau quand il se rallongea. — Shadith, murmura-t-elle. (Les yeux violets s’ouvrirent, le visage pointu de la chanteuse se matérialisa autour d’eux.) Tu as entendu. Ils ont découvert tes chansons là-bas. Es-tu au courant de quelque chose à ce sujet ? Le halo de boucles brillantes trembla follement tandis que Shadith secouait la tête. — Mes chansons peuvent se trouver sur des centaines de mondes, Lee. Je n’ai jamais entendu parler de cette monstruosité. C’est Chu Manhanu, n’est-ce pas ? — Je pense. — Hum. C’est un sacré problème ! Il se trouve sur la colline et il ne va sûrement pas s’approcher de toi tant qu’il ne sera pas prêt à sporuler. Le visage de Swardheld se forma autour de ses yeux noirs. — Va le trouver. Plus tu tarderas, plus il aura de temps pour élaborer ses défenses. Aleytys fronça les sourcils. — Comment cela ? — Fonce et attaque. Nous pouvons y arriver. (La voix grave de Swardheld était impatiente.) Qui peut nous arrêter ? Tu sais fort bien ce que peut faire Harskari. Toi et Shadith pouvez vous charger des écrans et des serrures. Et je peux m’occuper des combats. Que te faut-il d’autre ? — Des informations. (La voix froide de Harskari rompit l’excitation. Son visage mince était irrité.) Swardheld, tu as tendance à trop foncer. Cela marche parfois, quand nulle surprise ne nous attend. Dans le cas présent, ce serait un désastre ! — Merde, ma vieille, de combien de temps penses-tu que nous disposions ? Tu as encore envie de passer quelques millénaires dans les cendres d’un monde carbonisé ? Moi pas ! — On n’est pas obligés d’en arriver là. Aleytys, j’ai l’impression que tu peux faire sortir le directeur de sa redoute. Il a besoin de toi et il est toujours sûr de lui, malgré ce qui lui est arrivé dans la forêt. — Et il ne sait pas que je suis au courant de l’existence du parasite. (Aleytys sentit la bile envahir sa gorge à la pensée de l’invasion possible.) Très bien. J’ai du pain sur la planche. Il faut que j’en parle avec Legris. Elle se retourna et rencontra son regard inquisiteur. — Ne me pose pas de questions, dit-elle tranquillement. (La bouche fermement pincée, elle se rapprocha du lit et s’assit à côté de lui.) Je suis raisonnablement sûre de connaître l’hôte. — Qui ? — Chu Manhanu. Directeur de la Compagnie pour ce monde. — Tu es sûre ? — Tu as vu l’espion qui me suit partout ? Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il se donnait tout ce mal. Manhanu, je veux dire. S’il m’en voulait tout simplement, il lui suffirait d’ordonner de me supprimer. Pourquoi me faire suivre ? — C’est tout ? — Non. Il possède une double aura, comme si deux esprits habitaient le même esprit. L’un qui devient de plus en plus faible, l’autre qui fait penser à un bélier de siège. — Empathe. (Il s’étira sur le lit et s’aplatit totalement en lui souriant.) Je n’y avais pas pensé. — Menteur ! Tu as calculé que tu pouvais utiliser mes talents depuis que je suis partie prendre mon bain. Il gloussa. — Empathe. Tu marques un point. — Manhanu me fait filer par ce connard pour suivre à la trace ce morceau de viande de choix. (Elle se tapa sur la cuisse.) — Du premier choix. — Idiot ! (Elle changea de position pour pouvoir le foudroyer du regard.) Il sait pourquoi tu es ici. Je ne sais pas ce qu’il en est pour les autres comme toi. Mais, pour toi, il est au courant. Ce soir, chez Dryknolte, un grand type maigre a bavardé avec mon espion. Quand tu es sorti, il t’a suivi. — Osseux, vêtu salement de noir ? — Ouais. — Il m’a trouvé. Dans le couloir, ici. (Il se passa la langue sur les dents en regardant le plafond. Puis il eut un large sourire.) Mais je suis mort, maintenant. — Jusqu’à ce que quelqu’un te regarde. — Merde alors ! (Il se retourna sur le ventre et reposa la tête sur ses bras croisés.) Aleytys se passa les mains dans les cheveux, puis joua avec le tissu léger de sa chemise. — Tu as un vaisseau, ici ? Il tourna la tête pour voir son visage. — Le vaisseau d’Université m’enverra une chaloupe si nous dénichons la spore. Pourquoi ? — Il y aura de la place pour moi ? — Pourquoi ? — J’ai un problème. Tu as vu les RMoahl ? Il considéra attentivement son visage. — Je les ai vus et ai été surpris. Une triade de limiers ne s’aventure habituellement pas aussi loin de chez soi. — Ils sont à mes trousses. — Pourquoi ? Elle bâilla. — Madar ! Que je suis fatiguée. La journée a été vraiment abominable. (Elle s’appuya contre le mur et rabattit la robe sur ses jambes lorsqu’elle fut confortablement installée.) Ça ne te regarde pas. — Intéressant. Une triade de limiers à tes trousses. — Ce que je veux savoir, c’est si tu acceptes de me faire quitter Maève. — Pour que les RMoahl en aient après moi ? — Ils se fichent complètement de toi. Une fois que tu m’auras débarquée… (Elle décrivit de la main un arc de cercle.) Fini le problème. Il attrapa la main en l’air et la plaqua sur le lit. — Accompagne-moi sur Wolff. — Pourquoi ? Elle laissa sa main reposer sous la sienne en commençant à sentir une chaleur dans ses reins. — Pour te recruter. Tu ferais une excellente chasseresse. — Je ne sais pas. Si cela signifie raser des planètes, je peux te dire d’ores et déjà que j’en suis incapable. Les doigts caressant le dos de sa main, il fixa songeusement le mur devant son visage. — C’est Université qui va le brûler, pas les Chasseurs. Je suppose que nous en partageons la responsabilité puisque nous avons accepté la mission. Je ne peux promettre que tu ne rencontreras jamais de problèmes de ce genre. Que cela arrive une fois augmente la probabilité de les voir se reproduire. Chasseurs & Associés, Ambre. Associés, Ambre. Pas une Compagnie. Tu n’aurais pas à faire quoi que ce soit qui heurte ton sens moral. (Il se tordit le cou pour la regarder.) Avec une bonne formation, tu obtiendras un vaisseau à toi. Et tu mèneras une vie foutrement intéressante. Bien entendu, tu risqueras toujours de te faire tuer. — La perfection n’existe pas. (Elle se sentit plus légère… et avide. Un vaisseau à elle… un vaisseau… elle libéra sa main et s’étira avec exagération.) Etre libre, chanta-t-elle. Pas attachée à un monde quelconque. Pourvoir aller où je voudrai chaque fois que je le voudrai sans… — Hé, pas si vite, Ambre ! Associés, souviens-toi. Tu travaillerais pour eux. Tu ferais le travail qu’on te confierait. Tu ne monterais pas comme ça dans un vaisseau pour fiche le camp. Il y a des petits trucs à payer comme l’entretien et le carburant, sans parler du prix du vaisseau lui-même. Une fois Chasseresse, tu serais seule et libre, mais tu aurais néanmoins des responsabilités vis-à-vis du conseil d’administration. Elle laissa retomber ses mains à ses côtés et soupira. — C’est tout de même mieux que ce que j’ai connu jusqu’à présent. J’irai avec toi. — Parfait. (Il bâilla.) Tu as une idée pour parvenir jusqu’à Chu Manhanu ? — Humm. Je pense. Peut-être. Avec un grognement grave, il se remit sur le dos et la regarda. — Qu’y a-t-il ? Encore les limiers ? — Non. (Elle s’appuya sur le coude, le visage au-dessus du sien.) Te faut-il rentrer tout droit sur Wolff ? — Pourquoi ? — Il y a un endroit que j’aimerais… auquel il faut que je rende visite. Très peu de temps. Quelques heures. (Ses doigts se formèrent en poings.) Un monde appelé Jaydugar. — Je n’en ai jamais entendu parler. Où est-ce ? — Je ne sais plus vraiment. Il possède un soleil double. Horli est gros et rouge, il remplit la moitié du ciel. Hesh est beaucoup plus petit. Un soleil bleu aux radiations malsaines. Le rouge occulte le bleu tous les vingt jours et quelque. Il faudrait que je trouve un moyen de convertir ça en jours standard, je suppose. Un voile d’hydrogène les relie. Cela suffirait-il pour localiser le système ? — Il faut entrer ça dans l’ordinateur. Tu n’en connais pas les coordonnées ? — Je ne pensais pas à des coordonnées quand je suis partie. En fait, je n’avais nullement l’intention d’y retourner. Enfin… ce n’est peut-être pas vrai… mais je ne pensais pas pouvoir revenir. (Elle soupira.) Les miens allaient me brûler comme mauvais esprit. — Et tu veux y retourner ? — Il le faut. Il y a un certain temps, j’ai mis un fils au monde. Je veux le voir. (Comme il haussait les sourcils, elle soupira encore.) C’est une longue histoire compliquée. J’ai été vendue comme esclave par une femme qui a emporté mon enfant. Un homme qui avait été mon amant est parti à sa poursuite. (Elle eut un sourire triste.) Il devait ramener mon fils à son père, puisque que les chances étaient ténues qu’il puisse me retrouver dès lors qu’il aurait récupéré l’enfant. S’il y parvenait. — Je suppose que nous pourrions faire un petit détour. Si ton monde n’est pas trop éloigné de notre trajectoire. J’en parlerai à notre capitaine. — Merci. — Bien. Revenons au monstre sur la colline. Aleytys se frotta les yeux. — Je suis fatiguée ! Damnation ! Si je pouvais trouver un sanctuaire, il viendrait m’y chercher. S’il a vraiment besoin de mon corps et de mes talents. S’il est si près que je le pense de la sporulation. — Il lui suffit d’envoyer ses sbires te chercher. — C’est pour cela que je parle de sanctuaire. Il y a une île dans la baie. Si je pouvais y aller… — À quoi bon ? Il y a des libellules, tu sais. Elle gloussa. — Et il y a la télékinésie, Legris. Qu’arrive-t-il à un moteur de libellule si quelques pièces essentielles disparaissent soudain ? (Elle leva la main et la fit tourner comme s’il se fût agi d’une libellule.) Pouf ! À la flotte ! (Elle abattit sa main sur le lit, si fort qu’elle rebondit.) — Empathe. Guérisseuse. Télékinésiste. Quoi d’autre ? — Linguiste. Un traducteur automatique dans la tête. Cela fait terriblement mal quand ça se met en marche. — Mon Dieu… — Mutante psi, tu veux dire… — Non, fichtre ! (Il se leva d’un bond, se pencha sur elle et apposa les mains de chaque côté de la tête d’Aleytys.) Je suis peut-être un peu jaloux de tes talents, mais ce n’est pas mon genre de… (Sa bouche remua comme s’il allait cracher quelque chose.) Je déteste ça. Cela me donne la nausée. (Il se laissa tomber sur le coude et lui caressa le visage en lui souriant.) Cela fait un petit moment que j’ai envie de te faire l’amour. Si cette idée te déplaît… (Il se servit de sa main libre pour rejeter en arrière les cheveux qui tombaient sur le visage d’Aleytys. Puis ses doigts lui caressèrent la joue jusqu’à ce qu’elle eût le souffle court.) J’étais terrifié de t’en parler. (Son sourire s’élargit.) Si tu ne veux pas, ne produis pas de court-circuit dans mon système nerveux. Un simple non suffira. Avec un petit soupir de bonheur, Aleytys lui prit la main et la porta à sa bouche, embrassant la paume de ses lèvres tremblantes. 9 Le corridor sinueux et obscur se termina brutalement dans une lumière éclatante. Un instant, la silhouette blanche et glissante de la Synwedda s’encadra dans la voûte, puis ils aperçurent une portion de ce qui semblait être un jardin brillamment éclairé. C’était un grand patio au centre du temple. Une pelouse réchauffée par le soleil. Des vignes vierges couvertes de fruits violets grimpaient en boucles gracieuses sur l’un des murs. Des pêchers en espalier étaient tapis contre un autre. Des fleurs sauvages de la plaine oscillaient dans l’air qui circulait lentement et, dans un coin, un chêne poussait en évitant que ses branches viennent apporter trop d’ombre aux autres végétaux dans cet espace réduit. Il ajoutait au patio un parfum vif et une dignité sévère. Deux bancs en bois étaient installés près du tronc rugueux. La Synwedda se tenait près des bancs et lesattendait. Gwynnor traversa la pelouse ovale, Sioned à son côté, silencieuse et encore un peu en colère. Ils s’assirent. La Synwedda s’installa sur l’autre banc et arrangea soigneusement sa robe sur ses genoux. — Je sais ce que vous êtres venus me dire. Sioned saisit le bras de Gwynnor, ses ongles s’enfonçant dans sa chair. — Pourquoi… — Il est des limites à ce que nous pouvons accomplir ici, des limites que je dois respecter. Le mal n’a pas encore atteint sa maturité pour que l’on puisse le cueillir. Votre présence ici… (Elle regarda Gwynnor puis Sioned.) Votre présence prouve que la maturité est proche. (Elle braqua sur Gwynnor ses yeux marron doré.) L’arrivée de la sorcière des étoiles a déclenché une série d’événements. Votre voyage ensemble était nécessaire, comme l’arrivée du Chasseur. (Elle secoua la tête.) Ne m’interroge pas à son sujet. Tu apprendras très rapidement qui il est. Votre arrivée est donc la preuve que les derniers jours du mal ne sont plus loin. Gwynnor s’agita, énervé. — Je ne comprends pas. — Cela est-il important ? (La voix acerbe de la Synwedda fit naître un ressentiment chez la jeune cerdd. Elle soupira et s’appuya en arrière, soudain fatiguée.) Réjouis-toi, Gwynnor. J’ai appelé tes amis cludair, Qilasc et Tipylexné. Ils seront ici à la tombée de la nuit. — C’est un voyage qui demande plus de deux semaines. Aleytys et moi… — Une semaine. Ils ont pris un chemin plus rapide. — Tu savais que je viendrais… que nous viendrions ? — Je savais que je t’aurais appelé, si nécessaire. — Ah ! (Il se frotta de l’index la lèvre supérieure). Et Aleytys ? — Puis-je l’appeler ? Non. Elle a fait la paix avec ceux qui sont la source du pouvoir de Synwedda. Mais elle viendra. Je veux demander son aide ce soir. Toi et cette enfant prendrez votre barque pour aller chercher à terre la sorcière des étoiles et son compagnon. — Son compagnon ? — Le Chasseur. Gwynnor se frotta la lèvre. Puis il se tourna vers la Synwedda. — Comment traverserons-nous cette étendue d’eau ? (Du pouce il désigna l’ouest.) Nous y sommes arrivés cette nuit grâce à la tempête qui a retenu les libellules à terre. Nous n’aurons peut-être pas le même bonheur ce soir. La Synwedda renifla. — Bonheur ! (Elle posa les mains sur les cuisses.) La tempête vous avait été envoyée et il y en aura une autre ce soir à l’heure voulue. (Elle se leva et lissa les plis de sa robe.) Vous avez tous deux passé une nuit difficile et allez en affronter une tout aussi éprouvante. Des chambres et de la nourriture vous sont préparées. Reposez-vous. Vous serez appelés quand sera venu le moment de partir. Si vous désirez visiter l’île, vous pouvez franchir toutes les portes qui s’ouvriront devant vous. 10 Elle prit vaguement conscience d’une présence se déplaçant dans la chambre. Toujours verrouillée à l’intérieur des reliefs d’un sommeil très profond, elle sentit une vague de peur descendre lentement et puissamment le long de ses jambes, rebondissant sur la plante des pieds en un fabuleux raz de marée de terreur qui l’arracha à sa paralysie. Elle bondit du lit, atterrit sur le plancher et s’empêtra désespérément dans les couvertures. Legris éclata de rire. Aleytys fut d’abord furieuse puis se mit à rire avec lui. — J’aurais dû m’en douter. Aide-moi. — Je n’avais pas l’intention de te réveiller. Elle bâilla et regagna le lit en titubant. — Je regrette que tu l’aies fait. Il posa sa combinaison sur la chaise et se glissa dans le lit à côté d’elle, la lovant contre lui, bien au chaud, sa tête sur son épaule. — J’ai pris contact avec le vaisseau et les autres Chasseurs. — Hmmm. Elle ferma les yeux et sombra lentement dans le sommeil, sa voix étant comme un bourdonnement au fond de son esprit. — Ils sont au courant pour le directeur… ils vont attendre… ils espèrent… Lorsqu’elle se réveilla, il était allongé sur le ventre à côté d’elle, respirant pesamment par la bouche, ses cheveux noirs mal peignés lui tombant sur les yeux. Doucement, elle repoussa la chevelure en arrière avec un sourire de tendresse lorsqu’il émit un marmonnement indistinct dans son sommeil. Veillant à ne pas le réveiller, elle sortit précautionneusement du lit. Les clients n’étaient pas nombreux dans le restaurant de Bran, car c’était le milieu de la matinée. Aleytys se glissa sur le tabouret et étouffa un bâillement. Bran versa une tasse de cha et la posa devant elle. — Une nuit difficile ? — Si tu te doutais… (Elle sirota le cha en appréciant le goût revigorant du liquide brûlant.) Je pense que je vais retourner manger dans ma chambre. Tu peux m’envelopper ces tourtes… hmmm… disons cinq. Je me sens vide. Et est-ce que tu aurais un récipient d’environ un litre pour y mettre du cha ? — Tu es sérieuse ? Aleytys hocha la tête. — Je suis un peu fatiguée de voir des gens, j’ai un peu envie d’être seule. Bran hocha la tête. Elle ne cessa de regarder Aleytys par-dessus son épaule tout en enveloppant rapidement de papier plastifié les tourtes. En silence elle posa le paquet devant Aleytys, puis se retourna pour remplir le broc d’un litre de cha bouillant. Le petit homme gris laissa tomber une pièce sur le comptoir et sortit furtivement du restaurant. Aleytys se frotta le visage puis chercha de l’argent dans sa poche. Tandis que Bran, de ses belles et longues mains, balayait les pièces sur le comptoir. Aleytys regarda derrière elle. L’espion passa devant la fenêtre et descendit la rue. Elle se détendit. — Lovax ne t’ennuiera plus. — Pourquoi ? — Il m’a accostée hier soir. Il m’a emmenée jusque dans son repaire. Il s’y trouve toujours. Mort. (Elle eut un petit rire saccadé.) Encore quelques jours et il commencera à puer. Tout le monde alors sera au courant. — Je vois. Comme Henner. — Exactement comme Henner. (Elle prit la nourriture et se glissa du tabouret.) Une nuit dingue. Je n’aime pas tuer. (Elle traversa la salle et s’arrêta près du rideau de perles, regardant tristement Bran.) Je n’aime vraiment pas tuer. Legris se trouvait à la fenêtre et regardait à l’extérieur lorsqu’Aleytys ouvrit la porte et entra. Elle tendit son paquet. — Viens t’asseoir. Je t’ai aussi apporté à manger. — Damnation, Ambre ! fit-il en s’arrachant à la fenêtre. Qui diable es-tu censée nourrir ? — Moi. (Aleytys déposa son fardeau sur la coiffeuse.) Apporte la tasse qui est sur le chevet. — Tout ça ? — J’ai dit que j’avais faim. (Elle prit la tasse, puis la remplit de cha.) Tiens. (Elle arracha le papier qui enveloppait les tourtes et lui en tendit trois avec une serviette en papier.) J’ai eu une nuit bien remplie. Elle mordit dans une tourte et en savoura le goût, riche en viande. Legris s’assit au bout du lit et sirota le cha. Les tourtes à la viande reposaient sur le couvre-lit froissé, enveloppées dans le napperon en papier. Sa main descendit et le fond chaud de la tasse fut sur sa cuisse. — Tu en as fait état ? Elle avala et but du cha dans le gobelet en plastique. — Trop vaniteux, Legris. Tu n’es pas le centre de mon monde. Il semble que j’aie dû… tuer un personnage notoire de la Rue des Étoiles, la nuit dernière. Avant même d’arriver ici. Ses sourcils se haussèrent. Legris prit une tourte et la consomma rapidement et proprement. Il lécha les miettes sur ses doigts. — Qui ? — Lovax. Il s’imaginait des choses pour me forcer à le servir. — Et tu l’as tué. Elle hocha la tête et baissa la tête, se sentant mal à l’aise devant ce souvenir. À la hâte, pour chasser le goût amer qu’elle avait dans la bouche, elle engloutit le cha et vida le gobelet. Elle le remplit à nouveau avant de parler. — Il a paniqué et s’est précipité sur moi avec un poignard. Je n’ai pas envie d’en parler. Il consulta l’omnichron qu’il portait au poignet. — Tu vas être en retard pour travailler. — J’irai quand je m’en sentirai capable. Dryknolte s’impatiente. Il peut ronchonner contre lui-même. À quoi ressemble Wolff ? — Froid. Et deux fois plus lourd que ce monde. Elle s’étira et bâilla. — Ça paraît chouette. La première fois que j’ai posé le pied sur cette boule de boue, j’ai failli me casser le nez. Il est difficile de s’y tenir debout. Je n’arrête pas de trébucher. (Elle flaira le cha et soupira de plaisir puis en avala une goutte.) Ce que tu dis de Wolff me rappelle mon monde natal. En hiver, la plupart du temps, nous avions de la neige plus haut que le toit d’une maison de deux étages. Et la pression sur les muscles était normale. Pas comme sur cette boule de duvet. Il hocha brièvement la tête, le visage tendu par l’intérêt. — Wolff te plaira. Nos hivers peuvent se comparer sans peine aux tiens. Les tempêtes arrivent en balayant la plaine comme un mur de glace meurtrier, congelant tout au passage. Nous nous enfouissons et les laissons passer. C’est une période agréable. (Il sourit en mangeant la dernière tourte, se rappelant la chaleureuse promiscuité de l’hiver.) Ensuite il faut se frayer un chemin à travers la glace et nous nous amusons comme des fous à nous rendre en traîneau d’une maison à l’autre. Fichtre, c’est une période rudement agréable. — Et à quoi ressemblent vos étés ? (Aleytys se tamponna la bouche avec une serviette et sirota ce qui restait de cha.) Les miens étaient longs d’une année standard et assez chauds pour te brûler les cheveux sur la tête. (Sa bouche se releva en un sourire triste.) J’ai beau avoir connu bien des mondes depuis mon départ, je suis toujours un peu mal à l’aise de me trouver sous un ciel doté d’un seul soleil. — Une année d’été. (Il hocha la tête.) Excessif, Ambre. Nous, sur Wolff, nous abordons l’été en connaisseurs. (Il lui sourit et essuya ses mains graisseuses sur le napperon.) Ils sont courts. Et intenses. On voit les choses pousser, on peut même voir les fruits mûrir. Beaucoup de travail très dur. Beaucoup de jeux très durs. On ne se couche pas beaucoup, en été. Tu verras. (Il regarda le mur en face de lui.) Un monde rude et un monde pauvre. Il nous fallait beaucoup de choses pour rendre la vie tout juste supportable. Mais nous n’avions rien pour payer ce qu’il nous fallait. Aucun métal lourd. Aucune industrie. Rien que ce que nous pouvions fabriquer et faire pousser. Certaines années, il y en avait assez pour tout le monde. Certaines années, des familles entières mouraient de faim. La seule véritable ressource que nous possédions, c’était nous-mêmes. (Ses yeux se focalisèrent sur elle, s’étrécissant d’amusement.) Nous sommes tous de sales têtes de mules. Avec le don de la survie et une obsession pour les énigmes. Montre-moi une énigme… (Il examina Aleytys avec curiosité.) Et je me casserai le derrière pour la résoudre. Feignant d’ignorer l’allusion, Aleytys jeta le gobelet dans le broc et y fourra également ses serviettes. — Tu as fini ? demanda-t-elle en désignant les couverts de Legris. Mets-les ici, fit-elle devant son hochement de tête. Je suppose que Chasseurs & Associés est votre réponse à la famine. — Exact, dit-il en lui jetant les couverts réduits en boule. Il y a environ trois générations, nous avons souffert d’un cycle de famine et bien des braves gens sont morts. Un jeune homme nommé Elro Rohin s’est débrouillé pour arriver sur Université selon des méthodes dont il n’a jamais beaucoup parlé par la suite. Au bout de plusieurs années, il a eu l’idée de Chasseurs & Associés et a fini par utiliser ses contacts pour obtenir une petite bourse. Il a envoyé deux amis pourchasser quelques rebelles sur le monde d’une Compagnie. Avec succès. Puis ce fut une expédition exploratoire sur un monde nouveau. Il ramena un rapport complet là où tout le monde s’était fait tuer. Cela continua ainsi pendant un certain temps et prit de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que croissait sa réputation. Ce n’était pas un homme admirable, mais nous lui devons beaucoup. (Il se pencha en avant en souriant.) Fin de la conférence. Navrée de me l’avoir demandée ? Elle perçut sa fierté sous son badinage. Qu’elle transparût ainsi était la preuve même de son engagement vis-à-vis de Chasseurs & Associés. Elle fut réchauffée par sa confiance en l’invitant à se joindre à eux, véritable compliment. Puis elle revint rapidement sur terre. — Si je continue à rester ici, je vais me faire vider. Damnation ! Comment refuser avec tact de coucher avec son patron ? Allongé de tout son long sur le lit, les mains croisées derrière la tête, Legris lui sourit. — Je n’ai jamais eu ce problème. — J’espère que ça t’arrivera un jour, espèce d’idiot ! (Elle fourra la clé dans sa poche et sortit.) Dryknolte l’attendait, les sourcils froncés. — Tu es en retard. — J’avais faim. J’ai déjeuné dans ma chambre. — Tu aurais pu manger ici. — Je ne m’en sentais pas le courage. (Elle passa à côté de lui et franchit la porte derrière le bar.) La journée passa à peu près comme la première, hormis le fait que les clients étaient plus nombreux, et elle fut bientôt gonflée de cha froid. Le regard de Dryknolte ne cessait de la suivre et, mystérieusement, il se trouvait près d’elle chaque fois qu’elle se retournait. Cela commença à lui taper sur les nerfs, mais elle s’entêtait à feindre l’incompréhension à l’égard de ses intentions, sachant qu’il ne tarderait pas à exprimer beaucoup plus explicitement ses désirs. Il ne lui restait plus qu’à retarder le plus possible la crise. Trois heures environ avant la fin de sa journée de travail, elle était en train de terminer une dernière chanson lorsqu’entrèrent les RMoahl. Elle déposa la harpe sur le bar et se glissa du tabouret. Dryknolte était à son côté et sa grosse main atterrit lourdement sur son épaule. — Laisse-les s’asseoir. Tu n’as pas besoin de partir. Aleytys figea un sourire sur son visage et se déplaça nonchalamment sous son étreinte. Sans regarder en arrière, elle se fraya un chemin parmi les tables occupées, la bouche relevée en un sourire professionnel, la tête froidement hochée tandis qu’elle lançait quelques mots, oscillant savamment pour éviter les mains baladeuses, murmurant : plus tard, plus tard… Elle s’arrêta près de la table des RMoahl. — Offrez-moi un verre, despoites. Sensayii fit cliqueter ses pinces en guise d’acquiescement et attendit que l’Acteur apporte le verre. Lorsque le grand homme blond se fut éloigné, elle s’assit, prit le verre et but lentement le cha. — Eh bien, limiers ? — T’es-tu décidée à nous accompagner, femme ? — Certainement pas. — Nous t’y forcerons. — Il semble que nous ayons déjà eu cette conversation. Ecoutez, pour rien au monde je ne vous accompagnerai. Vous ne pouvez avoir le diadème sans me tuer. Est-ce là ce que vous prévoyez ? Allez-vous me tuer ? Des ondes de choc jaillirent des trois créatures. Les antennes de Sensayii se tordirent frénétiquement et les pompons orange palpitèrent comme si une rafale de vent en parcourait les fibres raides. — N… n… non ! bégaya-t-il. Non ! (Il prit une longue respiration et ses narines d’un noir mat palpitèrent largement.) Nous ne sommes pas des assassins. Nous n’aurions pas tué le voleur si nous l’avions attrapé. Elle hocha la tête puis reposa le verre sur la table. Elle croisa les jambes et posa les mains sur ses cuisses. — Il ne vous reste donc plus qu’à attendre de me voir mourir pour une autre raison. Je vous le dis franchement, limiers, je ne vais pas passer sur Roal le reste d’une vie que j’espère longue. Ne pouvons-nous parvenir à une sorte de compromis ? Sensayii tapota des pinces sur la table. — Nous ne sommes que des limiers, despina. Si tu acceptais de nous accompagner, nous pourrions poser cette question aux Hoahlmoahl. Seuls les Neuf ont le droit de prendre une telle décision. Aleytys soupira. — Inutile de continuer ainsi. (Elle repoussa la chaise et se leva.) Je suggère que vous rentriez et parliez à vos… comment les appelez-vous ?… Hoahlmoahl. Elle les laissa muets et un peu tristes, les poils noirs et raides de leurs corps ronds pendant lugubrement, et se dirigea vers une série de mécanos de plusieurs vaisseaux qui lui souriaient et lui faisaient signe. Elle resta à l’écart du bar tout le restant de la soirée, tellement occupée par les clients, riant et repoussant les mains baladeuses, écoutant les histoires tristes, les vieilles plaisanteries et les folles exagérations, qu’elle parvint à éviter l’encerclement croissant de Dryknolte. Quelques minutes après minuit, elle sortit de la pièce de derrière, toujours têtue de sa tunique usée et de son confortable pantalon. L’Acteur l’escorta à travers la salle tandis que les derniers buveurs lui lançaient des au-revoir bruyants. Dryknolte se tenait à côté de la porte. Il était tellement possessif que ce sentiment exsudait de ses pores comme de la sueur, la convainquant qu’elle ne pourrait plus longtemps continuer à éluder ce problème. Lorsqu’elle poussa la porte, elle aperçut le petit homme gris debout de l’autre côté de la rue, en train de l’observer. Derrière elle, elle perçut un remue-ménage tandis que Dryknolte empêchait les RMoahl de la suivre. Elle ne put distinguer les paroles, mais elle était sûre que le grand bonhomme affirmait ses droits et exigeait de savoir ce qu’ils attendaient d’elle. Elle espéra qu’ils ne lui répondraient pas. Elle traversa rapidement la rue, courant presque lorsqu’elle descendit du trottoir. Tintin leva les yeux quand elle entra. — Pas de visiteurs. (Il semblait presque content.) Aleytys hocha la tête, se précipita dans l’escalier et entra en trombe dans sa chambre. — Legris ? — Ici. Qu’est-ce qui ne va pas ? (Il s’écarta du mur et alluma.) Tu as l’air épuisée. — Merci. (Elle s’étira et gémit, puis appuya son dos contre le placard.) Je vais prendre mon bain. Va regarder un moment par la fenêtre. — Soudain chaste ? (Il s’approcha de la fenêtre mais ne se donna pas la peine de tirer le rideau.) Aleytys ouvrit le placard et fouilla parmi les paquets. Immédiatement, elle se rendit compte que quelqu’un avait touché à ses affaires. Tout était exactement comme elle l’avait laissé, mais elle sentait que des mains étrangères étaient passées par-là. Elle ouvrit le mouchoir renfermant ses bijoux enlevés aux nayid. Tout était là. Simple curiosité, donc. Elle sortit le fusil à énergie puis rabattit le tissu et le renoua. Elle referma la porte et la verrouilla. — Très bien. Tu peux te retourner. Il s’exécuta, et soudain haussa les sourcils devant l’arme. — C’est pour quoi ? — Tu as eu une journée bien remplie. Il examina son visage puis haussa les épaules. — Je m’ennuyais. Comment le sais-tu ? Je puis éviter de laisser des signes de mon passage. Elle hocha la tête. — En effet. (Elle jeta l’arme sur le lit et s’assit devant la coiffeuse.) J’ai senti tes empreintes digitales. Il hocha la tête et s’assit sur le lit. — Un talent supplémentaire. (Devant son regard interrogateur, il ajouta :) – La psychométrie. La capacité de sentir des choses sur les objets. (Il regarda le fusil.) Pour quoi faire, donc ? — Pour toi. Pendant que je vais prendre mon bain. Il y a un tas… non, plusieurs tas de maniaques qui pourraient trouver génial de pénétrer ici pour m’attendre. Tintin sait parfaitement se défendre verbalement, mais en l’abondant adroitement on pourra l’amener à donner son passe sans qu’il ait le moindre scrupule. De toute façon, je ne lui plais pas. — Tu veux que j’abatte quiconque viendrait à entrer ? — Exact. Ce pourrait être Dryknolte. J’ai feint de ne pas comprendre tout ce qu’il raconte muettement et il se peut qu’il en ait assez. Il n’est pas du genre patient. Les RMoahl ont menacé de m’embarquer de force sur leur vaisseau. Ils se méfient un peu de moi ; ils ne se sont pas très bien tirés de nos rencontres précédentes. Il y ensuite Chu Manhanu. Si le parasite décide qu’il veut mon corps sans délai… (Elle prit le pain de savon et installa la serviette sur son épaule.) Les événements se précipitent un peu. Legris éclata de rire et se mit sur le lit, le dos contre le mur, le fusil reposant sur ses genoux. — Baigne-toi bien, Ambre. Et je chasserai toute la vermine dans la maison. Elle revint le corps adouci par l’eau chaude, le cerveau détendu et doucement fatiguée. Elle n’avait plus aucune envie de rester sur le qui-vive. Si fatiguée… Elle soupira et s’arrêta devant sa porte. Elle ne perçut aucun problème dans la chambre. Elle appliqua la clé et entra. Legris s’écarta du mur. — Pas de visiteurs. Elle exhala un long souffle. — Madar, que je suis lasse ! — Allonge-toi, je vais te masser le dos. Elle s’allongea sur le ventre et ôta sa chemise. Les longues mains étroites de Legris étaient chaudes et robustes pour chasser toute douleur du corps d’Aleytys. Lorsqu’il la retourna et s’allongea à côté d’elle, elle était prête. Ses mains se déplacèrent sur elle, la caressant, l’excitant, au point qu’elle le désira avec une faim qui occultait tout le reste. — Sorcière des étoiles ! Les mots grondèrent dans la pièce comme les notes d’un énorme gong de bronze. Legris bondit, la main refermée sur le fusil. Il atterrit accroupi à côté du lit, l’arme braquée sur l’apparition qui flottait au centre de la pièce. La colère et la frustration explosèrent en Aleytys. Elle se mit à genoux sur le lit. — Sors d’ici ! L’image se fragmenta sous l’impact de sa colère. Elle leva une main pour protester. — Je suis Synwedda. (C’était un grognement et une voix heurtée, difficile à comprendre.) Viens sur l’île, sorcière des étoiles. Nous avons besoin de toi. Non… (Tandis qu’Aleytys fronçait les sourcils et ouvrait la bouche pour protester, l’image vibrante leva encore la main.) Ne m’interromps point. Écoute-moi. Le cerdd Gwynnor attend dans une barque au débarcadère où il t’a laissée. Amène le Chasseur et rejoins-moi. (Comme de la vapeur se sublimant dans l’air, l’image disparut.) — Ton amie a mal calculé son heure. (Legris se redressa, sans s’inquiéter de sa nudité, le fusil contre la cuisse.) De quoi parlait-elle ? — Tu ne comprends donc pas le cathl maes ? — Je n’ai pas comme toi un traducteur automatique dans la tête. — Tu ferais mieux de t’habiller. Nous allons sur cette île dont je t’ai parlé. (Elle se glissa hors du lit.) C’est notre meilleure chance de rejoindre Manhanu. Elle frotta ses seins douloureux au toucher, regagna la chaise et enfila la tunique grise par-dessus sa tête. Lorsqu’elle fut habillée, elle déverrouilla le placard et fourra ses quelques affaires dans le paquet, débarrassa la coiffeuse et referma le sac. Quand elle se redressa, Legris était à son côté. — Il faut que j’entre en contact avec les autres. — Parfait. Nous ne pouvons pas sortir d’ici ensemble. Il hocha la tête et tendit le fusil. Elle secoua la tête. — Je n’en ai pas besoin. (Elle lui passa le paquet.) Il vaut mieux que je ne me promène pas avec ça, sinon Tintin attrapera une crise. Il s’imaginerait que je pars sans payer. Cela me rappelle… (Elle fouilla dans sa poche et sortit une poignée de pièces. Elle compta une semaine de location, qu’elle laissa sur la table.) Voilà qui devrait lui calmer les nerfs. Legris endossa le sac en haussant les sourcils. — Ces bijoux ont une sacrée valeur. Tu me les confies ? Elle se toucha la tête en souriant. — Tu te rappelles ? L’argent n’est pas ta faiblesse. Écoute, je vais distraire Tintin, et pendant que je l’occuperai tu pourras te glisser dehors. Elle descendit, l’ombre de Legris derrière elle. Dans le hall, Dryknolte était en train de discuter avec Tintin. Aleytys hésita, fit une grimace puis dodelina de la tête à l’adresse de Legris. Il marcha tranquillement jusqu’à la porte tandis qu’Aleytys s’approchait du couple en train de se quereller. — Je vais me promener… Et elle jeta la clé sur le comptoir. Tintin renifla. — Encore des ennuis ! Tu devrais aller te promener et ne jamais revenir, grommela-t-il. Aleytys gloussa, amusée par la plainte du petit homme. Puis elle regarda Dryknolte. Il la dévorait des yeux. — Tu ne devrais pas sortir seule. C’est dangereux. Aleytys lui tourna le dos. Legris avait disparu par la porte sans se faire remarquer. — Je ne veux pas être accompagnée. Dryknolte la suivit jusqu’à la porte, juste à temps pour apercevoir l’homme en gris émerger de l’ombre et la filer. La bouche pincée en une ligne colérique, il rentra. Aleytys fut brièvement heureuse de la présence de l’espion. Tout en avançant tranquillement, regardant autour d’elle avec décontraction, elle songea : Dryknolte m’attendra dans ma chambre. Elle sourit largement devant cette image. J’espère que l’attente l’amusera. — Al… allez, mon chou, viens avé moi. (Un ivrogne lui tripota le bras. Elle s’écarta, écœurée.) Allez… v… viens. J… j… j’ai une chambre. L’espion se rapprocha un peu et la regarda se débattre contre l’humanoïde collant et puant. Il ne me manquait plus que ça ! songea-t-elle. Elle lui lança un coup de pied dans l’entrejambe. Il l’évita en gloussant, solide comme un chamois. — Freyka. Le visage buriné de Swardheld apparut dans son esprit avec une soudaineté qui la déséquilibra et la fit tomber contre l’ivrogne, qui la saisit dans une étouffante étreinte et se mit en devoir de l’attirer dans une allée ténébreuse qui n’était guère plus qu’une fente répugnante entre deux bars. — Laisse-le, continua la voix de basse. Pour que l’espion te suive. — Je ne supporte pas ça, Swardheld, marmonna-t-elle. Y suis-je forcée ? — Il faut que nous nous débarrassions de l’espion. À moins que tu n’aies l’intention de le conserver comme animal favori. — Je suppose que tu as raison. (Elle se laissa aller contre la masse de muscles gonflés.) Mais il faudrait que tu prennes le contrôle avant que j’aie un malaise. Madar, cette créature empeste ! Swardheld s’exécuta tandis qu’ils s’enfonçaient davantage dans la fente sordide. Le petit homme passa prudemment la tête pour regarder dans la ruelle, irradiant l’embarras devant ce qu’il devait faire. Il n’était pas là pour l’empêcher de se faire violer mais pour suivre à la trace son corps à l’intention de son maître. L’ivrogne l’attira sous la porte et chercha sa clé. Swardheld attaqua à cet instant-là, profitant de la concentration du gros humanoïde sur le déverrouillage de la porte. Il se libéra brutalement et lança le pouce contre l’épaisse veine qui palpitait derrière une oreille poilue en chou-fleur. Au bout de quelques secondes, l’énorme corps était affalé contre la porte, inconscient. Le petit homme en gris se rapprocha encore, les yeux cherchant Aleytys dans les ténèbres. Swardheld était déjà passé à l’attaque et avait assené une manchette au cou décharné. L’espion tenta de se servir de son arme, mais il fut trop lent et s’écroula mollement dans la fange. Swardheld le souleva par le col et le fond du pantalon pour le balancer sous la porte, par-dessus l’ivrogne en train de ronfler. Puis il fourra la petite arme dans une poche de la tunique et revint rapidement dans la rue principale. La main sur le mur, immobile dans l’ombre de la ruelle, il murmura : — Travail terminé, freyka. Et je n’ai pas tué ton petit camarade. Je ne sais d’ailleurs ce qui m’a retenu, car il le mériterait cent fois. — Merci. Aleytys se réinstalla dans son corps avec un sentiment de soulagement, car cela lui fut plus facile cette fois-ci. Elle repartit dans la rue avec décontraction. Legris l’attendait au portail. — Et maintenant ? — On passe par-là. Je ne connais aucune autre issue. Tu as vu nos amis ? — Oui. (Il regarda en arrière.) Je vois que tu as largué ton ombre. — J’ai trouvé qu’il ne ferait pas un bon animal favori. (Elle se frotta vigoureusement l’arête du nez.) Attends, je vais réfléchir un instant. Elle se détourna et carra une épaule contre le mur, de telle sorte que son visage lui était caché par l’autre épaule et le dos. — Shadith, comment traverse-t-on l’iris ? — Facile, Lee. Il doit exister une espèce d’interrupteur dans la tour de garde. Tu peux l’ouvrir une seconde, traverser, puis le refermer. Facile. Et aucune sirène n’attirera l’attention. — Parfait. — Que ton ami soit prêt à agir. Il ne faut pas que les gardes se montrent trop curieux. Aleytys rouvrit les yeux et se tourna. Elle rencontra le regard intrigué de Legris et hocha la tête. — Ne me questionne pas. (Elle sentit croître son obsession pour les énigmes.) Ça ne te regarde pas, Legris. Écoute. Le champ de forces va s’interrompre pendant quelques secondes. Sois prêt à foncer dès que je te le dirai. — Télékinésie. — Exact. — Pratique. Guidée par Shadith, elle trouva l’interrupteur et en abaissa la manette. Ils se précipitèrent tous deux à travers l’iris ouvert, puis elle remit le champ en marche. Tandis qu’ils cheminaient le long de la route sombre et silencieuse, quelques gouttes de pluie froides se mirent à tomber. — Un orage approche. Legris leva les yeux. — C’est toi ? — Non. Beaucoup de choses arrivent quand même, qui ne sont pas mon fait. Tu ne crois pas qu’il est naturel ? — C’est un peu trop commode. — C’est donc l’œuvre de la Synwedda. Un cerdd m’a dit qu’elle possède un certain pouvoir sur les forces naturelles. Trempés jusqu’aux os, ils descendirent prudemment les marches en bois qui zigzaguaient contre la roche abrupte. La pluie rendait traîtres les planches usées. Lorsqu’ils arrivèrent en bas, ils étaient tous deux épuisés. La barque était cachée sous l’embarcadère. Gwynnor les aida en silence à monter à bord. Lorsqu’ils furent installés, il les dirigea aussi vite que possible vers le courant principal. L’orage grondait au-dessus d’eux et rendait toute conversation impossible ; ils restèrent donc tous quatre muets, mal à l’aise. Gwynnor hissa la voile dès qu’ils furent en pleine mer et un vent fort leur fit traverser la baie à une vitesse surprenante. Aleytys était tapie sur le plancher contre Legris, de plus en plus en colère devant la jalousie irradiée par Gwynnor et le ressentiment flamboyant de la jeune cerdd. Lorsque la barque glissa le long de la jetée, Aleytys était sur le point de hurler. Avec des mouvements inutilement heurtés, elle sauta de l’embarcation et faillit tomber dans l’eau tandis que l’esquif glissait sous elle. Elle gravit l’échelle et attendit Legris, qui aperçut son visage furieux dans le clair de lune laiteux et humide. Sioned apparut alors. Dès que sa tête fut au niveau du débarcadère, elle regarda Aleytys. Avec une prudence animale, elle l’évita, la fine fourrure de ses oreilles pointues ondulant nerveusement. Gwynnor monta sur la pierre. — À quoi diable t’imagines-tu jouer ? (Aleytys se planta face à lui, ses yeux lançant des flammes.) Quel droit as-tu de me dévisager sombrement comme ça, comme un gosse qu’on vient de corriger ? Surpris, il recula. — Aleytys… — Ambre. (La voix calme de Legris s’immisça dans cet affrontement.) Fais preuve de davantage de bon sens. Viens. Il monta les marches, étonné par la sonorité de ses pas. Aleytys soupira, sa colère s’enfuyant, la laissant fatiguée et déprimée. Elle suivit Legris, Gwynnor et Sioned derrière elle. 11 Sioned leva les yeux lorsque l’acolyte amena Aleytys et Legris dans le patio. Aleytys hocha froidement la tête à l’adresse de la jeune cerdd qui paraissait ce matin assagie, ses oreilles retombant aux extrémités, ses abondantes boucles noires aplaties. Legris demeurant silencieux et prudent derrière elle, Aleytys alla jusqu’aux bancs et s’assit. — Indigène ? (Legris s’installa à côté d’elle en considérant avec plaisir l’agréable jardin ensoleillé.) — Une cerdd. (Elle tapota ses cuisses.) Combien de temps allons-nous encore devoir attendre ? Legris posa des yeux ironiques sur le personnage affalé. — Ton amie me paraît morose. (Il prit sa main qui tambourinait.) Calme-toi, Ambre. — Je m’appelle Aleytys. (Elle libéra sa main). Pas de paternalisme. Je m’énerve si ça me chante ! Il éclata de rire, puis s’apaisa et regarda en direction de l’arcade vide. — Tu as raison, je le crains. Le temps va manquer. — Combien de temps avant que ce truc ne sporule ? — Tu en sais autant que moi à ce sujet. — Combien de temps avant les bombes ? — Non. — Je ne vois pas… Tipylexné ! Elle se leva d’un bond et courut sur l’herbe pour accueillir le cludair. Derrière lui, Qilasc lui sourit. Gwynnor apparut lentement derrière le cludair. Feignant d’ignorer le bref bavardage d’Aleytys avec les gens de la forêt, il rejoignit Sioned et s’assit à son côté sur l’herbe. Elle tendit la main et le toucha de ses doigts hésitants. Il s’écarta. — Navré à propos d’hier soir, marmonna-t-il. — Je fus inutile. — Non ! (Il secoua la tête.) Elle me trouble encore. Je suis désolé, Sioned, mais c’est la vérité. — Ça te passera. (Elle referma ses doigts sur les siens. Et, cette fois-ci, elle ne le laissa pas se libérer.) — Bien obligé, non ? (Il regarda derrière eux l’homme assis sous l’arbre, détendu mais vigilant.) Il est de sa race, marmonna-t-il. (Une douleur sombre le brûla sous le cœur.) Le Chasseur Legris était un homme de haute taille, de cinquante centimètres plus grand que Gwynnor. Sa peau était cuivrée, tel du bois verni. Ses cheveux étaient noirs et raides, voletant par touffes autour d’un visage robuste aux larges pommettes hautes, au nez en bec d’aigle étroit et à la large bouche aux lèvres minces. Il était détendu mais on le sentait demeurer sur le qui-vive, dans sa combinaison noire usée. Il paraissait dur et compétent. Gwynnor se sentit faible et manquant de confiance en soi, dominé par l’insignifiance. Il se força à se rappeler la maturité acquise au cours de son voyage en compagnie d’Aleytys, et le respect que lui avait manifesté son frère aîné. Mais, lorsqu’il rouvrit les yeux, la force tranquille de l’astronaute le réduisit à rien. Sioned se tortilla pour se serrer contre lui. — Il me fait frissonner, chuchota-t-elle. Il ne me plaît pas. Je regrette que la Synwedda lui ait demandé de venir ici. Et à elle. (Elle foudroya Aleytys du regard.) Gwynnor s’agita et reporta sur elle sa colère. — Tu ne sais pas de quoi tu parles. La Synwedda apparut alors dans l’arcade. Elle s’arrêta et attendit que tous les regards soient braqués sur elle. — Aleytys. Gwynnor se leva d’un bond et regarda la femme des étoiles parler paisiblement à la Synwedda. Après une courte conversation inaudible, elle revint vers le Chasseur. Gwynnor hésita, puis rejoignit la vieille femme. Posant une main sur son bras, elle l’attira au centre de la pelouse ovale. — Assieds-toi ici, ménestrel. En contact avec la terre. Elle fit s’asseoir Sioned à son côté et plaça rapidement les autres en un cercle approximatif : Synwedda. Qilasc, Tipylexné, Legris, Aleytys, Gwynnor, Sioned, Synwedda refermant le cercle… cercle d’être divers qui se sentaient un peu mal à l’aise les uns avec les autres. Gwynnor sentait au creux de l’estomac un frémissement glacial. Aleytys lui sourit et lui toucha le genou. Il s’écarta, haussa les épaules et se tourna vers la Synwedda en disant : — Sais-tu ce qui a déterminé le changement d’attitude des gens de la Compagnie envers les cerdd ? — Je sais seulement qu’elle a changé. — Le Chasseur Legris en connaît la raison. La Synwedda hocha la tête mais demeura muette. Gwynnor se tourna pour regarder le Chasseur avec curiosité. Chasseur ! Cela lui convenait. Les autres le fixèrent également, mais le barrage de regards n’apporta aucune transformation dans son calme. Comme il ne savait ni la langue des cludair ni le cathl maes, il continua de rester tranquillement assis, en observateur détaché. — Le directeur de la Compagnie, Chu Manhanu, qui contrôle totalement les activités des hommes de la Compagnie, a été envahi par un parasite intelligent et inamical. Ce parasite ne va pas tarder à lâcher ses spores. Si cela peut se produire, il possédera un jour le corps de tous les hommes, femmes et enfants de Maève, et partira de Maève vers d’autres mondes. Il est amoral et prêt à tout pour assurer sa propagation physique. — Et le maranhedd ? — Le maranhedd signifie le pouvoir et la richesse, tous deux utiles à la survie. — Un certain nombre de jeunes cerdd ont été volés de leur foyer. Aleytys regarda brièvement Legris, puis parla rapidement et lui traduisit cette nouvelle information. Il fronça les sourcils et hocha la tête. Elle se retourna vers la Synwedda. — Je… nous l’ignorions. C’est une preuve supplémentaire que le parasite est prêt à sporuler. Les cerdd ont été volés pour leur corps. Ils serviront d’hôtes aux spores. Gwynnor frémit, effaré par ce qu’il venait d’entendre. Il perçut le même malaise chez Sioned et lui prit la main, réconforté par sa chair fraîche et propre. — Il y a autre chose. La voix paisible de la Synwedda ramena l’attention de Gwynnor sur Aleytys. Elle hocha la tête et ses cheveux roux se déplacèrent. — Je l’arrêterais si je le pouvais. (Elle marqua une pause, regarda le Chasseur puis fixa ses mains.) Si le parasite diffuse ses spores avant que nous puissions le détruire, il est un vaisseau… (Elle inclina la tête et leva sombrement les yeux vers le ciel d’un bleu éclatant.) Là-haut. Un vaisseau de guerre. Prêt à carboniser toute vie sur ce monde si nous échouons. Gwynnor prit son souffle dans un sifflement et contempla l’azur. À côté de lui, Sioned luttait pour ravaler son horreur. Ses doigts se refermèrent sur les siens avec une force douloureuse. Il la sentit trembler et se demanda si elle percevait s’agiter ses propres os. En même temps, la menace paraissait étrangement irréelle. La Synwedda hocha paisiblement la tête. — Je comprends. Gwynnor fut choqué. Il ouvrit la bouche pour protester, rencontra le regard sévère de la Synwedda et s’arrêta. Il se retourna vers Aleytys. Elle fixait à nouveau ses mains, silencieuse et triste. Le Chasseur lui toucha l’épaule et lui parla doucement. Pour la première fois, Gwynnor fut enfin forcé de comprendre que, malgré toute sa gentillesse, Aleytys n’avait aucune place dans sa vie. Un peu surpris, il la considéra comme totalement étrangère. Bien qu’il éprouvât une douleur intense au cœur chaque fois qu’il la regardait, il savait devoir être absolument malheureux à son côté. Elle était trop forte pour lui. Il sentit la main de Sioned bouger dans la sienne et lui sourit, se laissant aller en arrière, enfin satisfait d’être qui il était, là où il était. Il scruta Legris avec une curiosité tranquille, se demandant si le Chasseur était assez fort pour éviter d’être absorbé. Parce qu’il n’enviait plus l’astronaute, il pouvait le regarder sans le voile déformant de la jalousie. La Synwedda s’éclaircit la gorge et parcourut du regard le petit cercle pour requérir leur attention. — Le problème est donné d’amener Manhanu. Une fois ici, il suffira de détruire l’homme et les spores. (Elle marqua une courte pause, puis parla lentement et avec force). Avec votre aide, avec votre force que j’emprunterai, je vais tenter de l’appeler. Aleytys leva légèrement une main et la Synwedda la laissa parler. — Dis-lui qui l’attend ici. — Tu penses que cela le fera venir ? La bouche tordue en un sourire moqueur qui s’adressait à elle-même, Aleytys hocha la tête. — En quel autre endroit pourrait-il trouver un groupe aussi important d’hôtes parfaits ? Ou de créatures concentrant autant de pouvoir ? La Synwedda pinça les lèvres, le dégoût apparaissant sur son visage d’ascète. — Je suis d’accord. Dis au Chasseur ce qu’on attend de lui. Gwynnor regarda Aleytys se pencher vers l’homme, au point que la tête claire et la tête sombre se touchaient pratiquement. Le Chasseur écouta un instant, puis il parla. Aleytys secoua la tête. Il protesta. Elle se tourna vers la Synwedda. — Le Chasseur Legris désire avoir ses armes sur place. La Synwedda hocha la tête. — Pas dans le cercle. — Je comprends, mais… (Elle passa les mains dans ses cheveux d’un air distrait.) Je pense qu’il devrait être armé avant l’arrivée de Chu Manhanu. — Ces objets sont troublants. — Manhanu sera armé. (Aleytys écarta les mains.) S’il vient de son plein gré, alors le Chasseur pourra être dispensé du cercle. Peux-tu être sûre que le parasite ne sera pas plus fort que nous tous ? — Je ne le puis, répondit la Synwedda à contrecœur. — Il nous faudra donc quelqu’un qui nous seconde. Son fusil ne sera peut-être pas nécessaire, mais nous serions insensés de courir ce risque. La Synwedda demeura tête baissée. Les deux cludair et les deux cerdd se serrèrent l’un contre l’autre dans leur besoin de se rassurer. Legris paraissait énervé. Finalement, la vieille femme releva brutalement la tête. — Entendu, lâcha-t-elle. Aleytys sourit, puis expliqua la situation à Legris. Il se redressa et hocha sévèrement la tête à l’adresse de la Synwedda. — Il accepte ces stipulations en reconnaissant qu’il s’agit d’une situation dont il sait peu de chose. La Synwedda tendit la main avec impatience vers celle de Qilasc à sa gauche et celle de Sioned à sa droite. — Prenez-vous tous la main. Lorsque le cercle fut fermé, Aleytys leva la tête. — Avant que nous commencions, dis à Chu Manhanu d’amener avec lui quelqu’un d’autre. Il s’appelle Han Lushan. Ne me demande pas maintenant pour quelle raison. Tu le verras plus tard. Les yeux marron doré de la Synwedda sondèrent son visage. — Très bien. (Elle les parcourut du regard.) Prêtez-moi votre volonté. Vous sentirez le pouvoir monter à travers votre corps. Vous le dirigerez vers moi. Dis cela au Chasseur, Aleytys. Tandis que la Synwedda entamait une incantation, Gwynnor sentit sur son corps le duvet se mettre à grésiller. Puis, comme le flux de pouvoir augmentait, il sentit une odeur de brûlé, le bout des poils de sa tête et de son corps se ratatinant tandis que le pouvoir le parcourait sans cesse et sans cesse. Il sentit croître le flux, passer de lui en Sioned et d’Aleytys en lui. Faisant tout le tour du cercle à plusieurs reprises, de plus en plus rapidement. Croissant… Et… Et… … la septuple entité se tint soudain dans le bureau de Chu Manhanu, une pièce aux murs de verre dans la tour la plus haute de la citadelle du directeur. Manhanu regarda fixement l’intrus, puis voulut déclencher une alarme. Et resta figé, incapable de bouger, comme l’être septuple se dirigeait vers lui, les doigts lui touchant doucement le bras. — Que veux-tu ? — Nous t’attendons sur l’île. — Qui ? — Synwedda. Le cerdd Gwynnor. La cerdd Sioned. La cludair Qilasc. Le cludair Tipylexné. Le Chasseur Legris. La sorcière des étoiles Aleytys. Chu Manhanu se détendit et se carra dans son fauteuil, qui bourdonna musicalement et s’ajusta à cette modification de son centre de gravité. — Intéressant. Pourquoi devrais-je me précipiter dans un piège ? — Pourquoi pas ? (L’entité septuple s’écarta doucement de l’homme.) Ne sommes-nous pas ce que tu désires ? Apporte les armes que tu voudras. Nous ne pouvons t’empêcher d’être armé. — Tu confesses ta faiblesse ? — Tu peux considérer cela comme une faiblesse. — Oui. Je viendrai. Armé. — Lorsque tu viendras, amène quelqu’un d’autre avec toi. Han Lushan, sinon tu ne pourras atterrir. La sorcière des étoiles y veillera. — Quelle garantie ai-je qu’elle ne fera pas sauter la libellule avec moi dedans ? — Notre parole. — Pourquoi devrais-je te faire confiance ? — Tu ergotes. Tu nous fais confiance. Et nous ne sommes pas forcés de te faire confiance. — À quoi bon des armes contre la sorcière ? — C’est à toi de le dire. Elle n’est pas toute-puissante. — Quel homme as-tu dit ? — Han Lushan. Chu Manhanu étrécit ses petits yeux en amande, puis hocha la tête. — Viens. Aujourd’hui même. Il fit pivoter son fauteuil et toucha un bouton. L’image holographique d’un jeune homme apparut au-dessus du bureau. La tête s’inclina obséquieusement puis se redressa. — Va chercher Han Lushan et amène-le-moi. 12 L’acolyte sortit de l’arcade, toujours anonyme dans sa robe blanche au capuchon tombant sur son visage et aux manches trop longues. Elle entra en un glissement silencieux sur la pelouse et s’inclina devant la silhouette fière de la vieille cerdd. La Synwedda fit un petit signe de tête tandis que ses yeux dorés observaient les deux astronautes qui cillaient sous l’éclairage vif du jardin. Feignant d’ignorer l’acolyte lorsqu’elle passa à côté de lui pour disparaître dans le bâtiment, laissant Han Lushan hésitant dans l’arcade, Manhanu foula la pelouse dans leur direction. Il s’arrêta devant Aleytys et leva un étourdisseur qu’il pointa sur elle. — Cela a déjà marché sur toi. Elle plissa les yeux. — As-tu l’intention de t’en servir ? — Cela sera-t-il nécessaire ? — C’est à toi d’en décider. La Synwedda leva une main et attira sur elle son regard sombre et froid. — Nous savons qui tu es. — Je vois. Il considéra Legris, assis à l’ombre du chêne, sur les genoux, le fusil à énergie court et sombre. Une main était serrée sur la crosse, un index tout près de la détente. — Tu es censé être mort. Legris se leva légèrement du banc. — Je ne le suis pas. — Je trouve difficile la compréhension de ton état de vie actuel. Deux blessures prétendues fatales, au cœur et à l’estomac, a dit mon agent. Je suppose qu’il a menti. — Non. — Ah. (Son regard se porta sur Aleytys.) Guérisseuse ? — Tu le sais déjà. Mutante psi. Comme l’a dit le médecin… La Synwedda se déplaça avec impatience et lança : — Formez le cercle. Aleytys, mets-toi en place. Vite. Nous perdons du temps. La commissure des lèvres de Chu Manhanu se releva en un sourire sardonique lorsqu’il les vit se laisser tomber sur l’herbe et se prendre la main pour refermer le cercle autour d’Aleytys seule au milieu. Il scruta les personnages au visage sévère. — Le petit cerdd. Mes hommes sont allés au village, te chercher. Comment t’ont-ils manqué ? (Gwynnor le foudroya du regard sans mot dire.) Peu importe. Ceci doit être la femme qui s’était enfuie. Mmmm. (Il sourit à Sioned, se délectant manifestement de sa nervosité.) Que d’efforts gaspillés ! (Son regard passa à Qilasc.) Je me souviens de toi. (Son sourire s’élargit d’exultation.) Je te dois certaine humiliation, bête poilue. Qilasc garda ses grands yeux rougeâtres fixés sur son visage, ignorant ses pointes verbales. — Et Celui-qui-parle-pour-les-Hommes. Les hommes ! (Il se moqua de Tipylexné.) Vous êtes quand même des bêtes en bonne santé et possédez un certain pouvoir parmi les vôtres. Lorsque les spores s’empareront de vous, vous gravirez quelques échelons sur l’échelle de l’évolution. Malheureusement, vous ne pourrez en avoir conscience. Tipylexné allait parler, mais Qilasc le tira par la main. Il se contenta donc de regarder le directeur avec un air de froide colère derrière ses yeux bruns. Lorsque Manhanu fixa sur elle son regard de reptile, Aleytys trembla de peur et d’excitation. Elle passa ses mains tremblantes sur tout son corps. — Harskari, chuchota-t-elle, tu as promis ! Gwynnor vit Aleytys commencer à trembler, puis elle vacilla et faillit tomber. Avant qu’il eût pu dire quoi que ce soit, elle se redressa et sembla grandir, son visage s’allongeant en un masque sévère. Tandis que la Synwedda entamait une lente incantation, il sentit des attouchements hésitants d’énergie monter de la terre dans son corps et couler par ses bras en Sioned, un flot doux et calme qui n’avait rien à voir avec le brutal torrent de la veille. Puis le flux passa de Tipylexné dans sa main. Le circuit était fermé. Manhanu regardait avec mépris et amusement. Gwynnor le vit faire signe à Lushan tandis qu’Aleytys commençait à entonner elle aussi une incantation qui se déplaçait autour des syllabes prononcées par la Synwedda. Lushan sortit de l’ombre à contrecœur. Quand il fut à un bras de lui, Manhanu leva l’étourdisseur et l’abattit. L’ingénieur écroulé à un mètre de ses pieds, il tourna l’étourdisseur sur Aleytys. Legris leva la main et transforma l’étourdisseur en un amas de métal rougeoyant. Manhanu le lâcha instantanément. — Tu aurais dû me tuer, dit-il doucement. — J’en avais envie, mais une promesse a été faite. Legris visa l’abdomen de Manhanu, puis reposa l’arme sur ses genoux. Secouant ses doigts brûlés, Manhanu leva sa main intacte et un minuscule pistolet apparut dans son poing. Il claqua, flamboya, et Legris se ratatina, le fusil à énergie roulant au sol tandis que son corps glissait lentement du banc. Avant que le directeur aux babines retroussées eût pu tourner son arme sur Aleytys, Tipylexné arracha ses mains du cercle et se mit sur ses pieds. D’un bond de félin, il fondit sur Manhanu, lui arracha le petit tube argenté et le projeta contre le mur, où il cracha ses éléments. La Synwedda cria lorsque le cercle se rompit et libéra ses mains avec une hâte brutale. — Rompez ! dit-elle d’une voix rauque. Rompez ! Gwynnor sentit la chaleur augmenter avec une rapidité terrifiante. Il arracha brutalement sa main de celle de Sioned, imita la Synwedda et leva les deux mains pour permettre au pouvoir de se dissiper dans l’air au-dessus de sa tête. Il se tourna et vit que Sioned avait également levé les bras. La Synwedda foudroya Tipylexné du regard. — Ne refais pas cela, cludair ! Tu pourrais tous nous tuer. Tipylexné haussa les épaules. Sans se donner la peine de répondre, il enjamba le corps inconscient de Han Lushan et rejoignit calmement l’arcade, où il se posta devant l’unique sortie du jardin, croisant les bras sur la poitrine et fixant son regard sur Manhanu. La Synwedda soupira et tendit les mains : le cercle se reforma. Elle jeta un coup d’œil à la silhouette oscillante et chantante au centre du cercle et reprit l’incantation qui devait alimenter de son propre pouvoir celui déjà accumulé par la sorcière des étoiles. Manhanu ricana. — Quel mélo inutile ! (Il recula. Un instant son regard affronta celui de Gwynnor. Il éclata de rire.) Pauvre petit cerdd ! Tu t’imagines que toutes ces absurdités feront une différence ? Riant toujours, il fit un pas en direction du corps écroulé de Legris. Gwynnor étouffa un cri en se rendant compte que le fusil du Chasseur était la cible du directeur. Mais il n’osa rompre le cercle. Tipylexné passa à toute vitesse à côté de l’astronaute, ramassa le fusil à un centimètre de la main du Chasseur et fut de retour devant l’arcade avant que le directeur se fût remis de sa surprise. Satisfait mais en colère, Gwynnor se concentra sur le pouvoir qui montait à travers ses membres douloureux, jetant discrètement de temps à autre un regard vers Aleytys. Elle ignorait toute l’agitation autour d’elle. Debout, les bras levés, elle chantait avec sérénité. Puis l’incantation changea et ses mains commencèrent à bouger, captant les rayons de soleil qu’elle enroulait en fils ténus retombant en spirales à ses pieds tandis qu’elle y introduisait des paillettes d’or. Il retenait son souffle chaque fois qu’il la regardait. Belle. Terrible. Le flux de pouvoir qui le traversait était une pâle imitation de la lueur féroce qui entourait Aleytys. Ce pouvoir sans nom et surnaturel le captura, l’emprisonna ; et il ne put supporter de la regarder, il ne put détacher d’elle ses yeux asservis. Il perçut que le tourbillon dont il faisait partie les quittait tous et allait renforcer l’éclat qui encerclait Aleytys sur plus de un mètre. Au bout d’un moment, au bout d’un moment interminable et infini, elle cessa de tournoyer ; le fil pâle et fin gisait à ses pieds. L’incantation se transforma encore. Ralentit. Se fit plus grave. Elle tira sur le fil qui tombait de ses doigts et en lança devant elle une longueur qui resta suspendue dans l’espace miroitant. Elle répéta ce mouvement jusqu’à ce que toute une série de lignes verticales dorées forment un véritable rideau opaque. Puis elle changea d’incantation et cette fois-ci elle fabriqua des lignes horizontales croisant les verticales. Il y eut bientôt ainsi un filet de un mètre de haut sur deux de long. Le directeur lâcha soudain un juron et s’arracha à la transe que l’incantation avait instillée en lui. En eux tous. Six pas très rapides et très longs. Sans se faire remarquer. Oublié. Il arracha le fusil à Tipylexné et s’écarta à toute allure, bien qu’aucune hâte ne fût nécessaire. Le cludair était envoûté et n’avait guère conscience de ce qui se passait autour de lui. Manhanu ouvrit le diaphragme au maximum et posa le doigt sur le senseur. La lumière meurtrière jaillit. Se mêla à la lumière dorée. La rendit plus brillante encore. L’alimenta. S’intégra à la force qui constituait l’aura. Ne fit absolument aucun mal à la femme debout, dont seules les mains remuaient dans la lumière vibrante. Manhanu poussa un hurlement. Ses yeux se révulsèrent et il s’écroula à peu de distance de la silhouette de Lushan, qui commençait à bouger, la bouche grande ouverte, le corps remuant avec des à-coups de marionnette dont les ficelles ont été tirées par un enfant espiègle. Une masse d’un gris terne tacheté d’orange s’écoula de la bouche béante, obscurcissant graduellement l’étroit visage. Vers le haut de cette masse, un certain nombre de petits points noirs s’agitaient nerveusement. Petit à petit, la gelée informe entourant de ces points se figea en une bulle transparente et cornée qui commença à gonfler et mincir. Terminé, le filet ressemblait à une toile d’or fin. L’incantation monta en une note vibrante et possessive. Aleytys prit un côté du filet qui commençait à tomber et le jeta sur le corps du directeur, le bord libre manquant de peu Lushan, qui eut la présence d’esprit nécessaire pour s’écarter de la chose hideuse, à ses pieds. Tandis que le filet se collait sur le corps ratatiné, Gwynnor entendit comme un craquement de bois lorsqu’éclata la bulle cornée. Les spores jaillirent et furent emprisonnées par le filet, contre lequel elles se débattirent. Il vit le filet de lumière ruer sous l’assaut des spores. Puis il serra encore plus le cadavre et refoula les spores dans la chair. Un fil de fumée gris pâle passa à travers le filet. Puis Chu Manhanu brûla. Dans un feu silencieux, sans flamme et sans chaleur, le corps se consuma et il n’en resta plus bientôt qu’une poussière fine. La terrible tension se dissipa. Gwynnor se sentait vidé. Ses mains retombèrent de celles de Qilasc et Sioned, qui s’affalèrent contre lui, aussi vidées que lui, épuisées, trop lasses pour parler, maintenant que leur esprit et leur corps s’étaient libérés de l’envoûtement. Au bout d’un instant, Gwynnor leva la tête et regarda Aleytys. La sorcière des étoiles avait laissé retomber ses bras. Les longs cheveux roux n’étaient plus que des plaques humides collées à ses tempes, cernant un visage épuisé. L’éclatante aura se fondit comme de la fumée dans l’air vif. La femme prononça un dernier mot… — Fini… Et elle tituba et faillit tomber. Puis elle se redressa. Elle passa ses mains tremblantes dans sa chevelure, passa à côté de Qilasc et donna un coup de pied dans le tas de poussière, sur l’herbe rabougrie. Puis elle marcha lourdement jusqu’au banc et s’affala à côté de Legris. Le Chasseur lui prit les mains et les tint entre les siennes. — Tu as raison. Tu n’as pas besoin de fusil. — Tu as vu ? — Je suis revenu à moi à peu près au milieu de l’action, quand le parasite t’a tiré dessus. — Il a fait cela ? (Sa tête s’appuya contre son épaule.) J’ai mal partout. J’ai même mal aux cheveux. Il éclata de rire, davantage pour l’encourager que parce qu’il avait envie de rire, et lui caressa la joue, la tenant tout contre lui tandis qu’elle recouvrait une partie de ses forces. Assis sur l’herbe, Gwynnor les regardait et sentit que toute jalousie avait brûlé en lui. Il tira Sioned contre lui et sentit son haleine chaude contre sa joue. — Tu vas bien ? — Je suis pour l’instant trop fatiguée pour le savoir. J’ai encore des pieds ? — Étends tes jambes. Je vais t’aider. Elle gémit pour rendre à la vie ses jambes ankylosées puis s’appuya contre son épaule, confortablement nichée entre son bras et son flanc. — Ah, Mannh, Gwynnor. Fasse la douce Maève que je ne me retrouve plus mêlée à un truc pareil ! — Je sais. Ça te dirait, de t’installer auprès d’un ménestrel sans terre pour élever une meute de jeunots ? — Ça me paraît… parfait. Parfait ! (Elle lui prit la main et la serra très fort.) Je ne suis pas faite pour les hauts faits. Rien que les petites actions ordinaires et confortables. (Elle tourna la tête contre son épaule pour regarder Aleytys.) J’ai cessé d’être jalouse. D’une certaine manière, j’ai presque pitié d’elle. — Tu penses que tu peux te lever ? — Je suis bien comme ça. Il faut vraiment qu’on bouge ? Il rejeta la tête en arrière et fut surpris de constater que le soleil se trouvait toujours dans la moitié matinale du ciel. — Si nous partons rapidement, nous pourrons être chez nous avant la nuit. — Je le suppose. (Elle replia ses jambes sous elle et se mit en devoir de se lever.) La Synwedda sortit de l’arcade, suivie d’un vol d’acolytes qui portaient tout ce qu’il fallait pour le déjeuner. Une table et des chaises. Des marmites couvertes qui fumaient copieusement et émettaient des parfums séduisants. Aleytys renifla. Elle fit pivoter ses jambes et se leva. — Je meurs de faim. — Tu parais surprise. (Legris se leva également et étira son corps tel un chat paresseux. Il posa les mains sur les épaules d’Aleytys et massa les muscles crispés.) Détends-toi. C’est terminé. La Synwedda leur fit signe d’approcher. Toute la compagnie, Han Lushan y compris, mangea avec une attention soutenue pendant plusieurs minutes. Lorsque le tranchant de sa faim eut été émoussé, Aleytys se tourna vers Lushan. — Manhanu t’a désigné comme son successeur ? Lushan leva jusqu’à ses lèvres le verre en cristal et sirota l’eau glacée, son regard scrutant le visage des convives. La bouche cachée derrière le verre, il parla doucement. — Tu t’y attendais ? — Je savais que le parasite avait l’intention de sporuler ici. Et que la sporulation tuerait le corps de Manhanu. Je soupçonnais le parasite d’origine de vouloir un autre hôte à sa disposition. Prêt à prendre le relais. Il fallait naturellement qu’il soit doté des mêmes pouvoirs que Manhanu. — Et tu as pensé à moi. (Il reposa le verre sur la table.) Merci. Du bout de la cuillère, Aleytys fit tourner un morceau de viande dans son assiette. — Personnellement, Lushan, dit-elle lentement, le regard posé sur le bout de viande, je pense que la meilleure solution serait que la Compagnie quitte totalement Maève. Mais je sais que cela ne peut se faire, dit-elle en levant les yeux et en souriant. La Compagnie est trop importante, elle a trop de ressources. Sans la pression d’opinions externes, qui sait ce qui se passerait sur les mondes des Compagnies ? Qui s’en soucierait ? (Elle haussa les épaules.) J’ai cherché partout une solution optimale. J’ai songé à toi. Quand nous avons parlé dans la forêt, je t’ai trouvé prêt à parler, avec un certain respect, avec les créatures différentes de toi. J’ai également décelé ton amoralité, ton ambition, ton intelligence et tes défauts. (Elle leva les mains en un geste d’excuse.) Et, d’une certaine manière, je te dois une faveur. — Tes descriptions ne sont pas tristes. (Il la considéra sans aménité.) — Mais la maison de Han peut revenir de son exil, si tu es assez malin. Et si tu te rappelles avoir besoin de l’aide du peuple de Maève. — Je vois. (Ses yeux scintillèrent.) Une faveur un peu douteuse. Ce n’en est pas moins une faveur. (Il se frotta les mains.) Han te remercie. Tout ce que nous possédons t’appartient. — Ne promets pas ce que tu ne peux tenir. La gratitude n’est qu’une ombre. (Elle leva la main pour étendre une ombre sur la table.) Essaie de saisir ceci : elle te fuira toujours. — Quelle profondeur ! (Sa bouche se tordit en un sourire moqueur.) — Peuh, je suis sérieuse, idiot ! — Oui, mais lourdement. — Lourde ou non, tu devrais m’écouter. Vous avez une emprise précaire sur Maève. N’essayez pas de la conserver en pressant la planète comme un citron. Il se carra contre le dossier de sa chaise. — Ce ne devrait pas être difficile d’améliorer ce qu’a fait Manhanu. Elle soupira. — J’ignore tout des manœuvres qui se déroulent en coulisse. Je soupçonne que ta nomination demeurera précaire malgré tous les efforts du parasite pour consolider ta position. Bonne chance, donc, sur ta corde raide. — Les cludair respecteront-ils le marché passé avec Chu ? Qilasc aplatit ses puissantes petites mains sur la table. — Si les astronautes restent à l’écart de la forêt. Les cludair désirent mener une existence sans perturbation. Le bois sera fourni pour sauvegarder notre intimité. Lushan gloussa. — Puisque nous obtiendrons un produit sans dépenser d’argent pour l’avoir, nous avons intérêt à respecter l’accord. (Il se frotta près de la bouche.) Tant que nous tirerons de gros bénéfices du bois que vous nous fournirez. Gwynnor se pencha en avant, tendu. — Le maranhedd volé ? Han jeta un coup d’œil à la Synwedda. — Que se passera-t-il si je le garde ? — Apprécies-tu les orages ? — Pas particulièrement. (Les yeux étrécis, il jeta un regard en direction du ciel vide puis de ce visage mince.) Habituellement, il ne pleut pas en cette saison. — Et, durant ces derniers jours, il y a eu deux gros orages. — Toi ? — Voici une démonstration. La Synwedda fit un geste et un nuage miniature, petit, noir et de la taille de deux poings, se forma au-dessus de la tête de Lushan. Un minuscule éclair grésilla devant son nez, puis le nuage s’ouvrit et déversa de la pluie sur sa tête sans défense. Il crachota, repoussa sa chaise et battit des mains contre le nuage qui continua de suivre sa tête. — Très bien. (Il se servit des deux mains pour s’essuyer le visage, geste futile puisque le minuscule nuage continuait de chasser toute l’eau qu’il contenait.) J’ai pigé ! La Synwedda baissa la main et le nuage s’évapora. Lushan s’essuya encore la tête, puis les épaules, tira sa chaise et se rassit. — Le maranhedd qui fut volé sera rendu. (Il fronça les sourcils.) Où ? — Ici, répondit vivement la Synwedda. Je veillerai à ce qu’il soit redistribué. Il s’appuya contre le dossier. — Chaque mois, une cargaison de maranhedd était envoyée en ville. Cela ne peut être renégocié. La Synwedda pinça les lèvres. — Le maranhedd est sacré pour les cerdd. Han Lushan hocha lentement la tête. — Tu connais l’alternative, Synwedda. Toi et tes prédécesseurs avez depuis longtemps accepté cette nécessité. Nul ne pourrait renier cet accord. C’est la politique de la Compagnie. Si tu essaies, je n’aurai pas le choix. Je suis sûr que tu n’as aucun désir d’une épreuve de force. Mets-moi dans une boîte et j’en sortirai malgré tout. La vieille femme regarda Aleytys. Aleytys hocha la tête. — Si tu ne veux pas de combat à l’échelle planétaire, il te faut respecter ce pacte. Toutefois, je ne me permettrai pas de te donner de conseils. Tu connais ta force et les besoins de ce monde. La Synwedda, sans mot dire, joignit le bout des doigts. — Les envois continueront. Sioned s’humecta les lèvres, puis abattit la main sur la table. — Vous oubliez tous quelque chose. Mon père a été tué ! Ma mère a été tuée ! Gwynnor, comment peux-tu écouter cela ? Ton père aussi, ils l’ont tué ! Ils ont volé les cerdd. Où sont les nôtres ? Gwynnor la regarda avec surprise, puis opina du bonnet. Elle posa la main sur son bras. Il la sentit trembler de douleur et de colère. Lushan hocha la tête, le regard dur. — Tu ne peux mettre cela sur le dos de la Compagnie. Manhanu les a pris lorsqu’il était sous l’emprise du parasite. La Synwedda posa fermement la main sur le bras de Sioned. — Les enfants de Maève nous seront rendus. Les morts doivent rester dans la terre. Qu’ils reposent en paix ! (Elle leva le doigt sur Gwynnor.) Ta vie devrait se dérouler et non se replier sur le passé. N’empoisonne pas vos enfants par cette colère. (Elle se retourna vers Han Lushan.) Tu retrouveras et rendras les cerdd enlevés. Il était détendu et souriant, mais son regard était glacial. — Je ne vois aucun profit à les conserver. (Il tapota sur la table.) En échange de mes efforts, j’aimerais voir les cerdd retourner dans le village et rouvrir le marché. Synwedda hocha la tête. — J’en donnerai l’ordre. (Elle se tourna vers Sioned et Gwynnor.) J’espère également votre coopération dans ce domaine, dit-elle fermement. Gwynnor hocha la tête, bien qu’il sentît les doigts de Sioned s’enfoncer dans son bras. — Il y autre chose. Le drieu Dylaw. (Il fixa ses yeux vert foncé sur le visage de Lushan.) Nous n’avons rien à dire sur ses actes. Lushan haussa les épaules. — Nous nous en occuperons. Toute maison est habitée par des animaux nuisibles. Les deux cludair se levèrent. Qilasc inclina sa tête argentée. — Nous n’avons aucune raison de rester plus longtemps. Ce que nous étions venus faire a été fait. La forêt nous appelle. Tipylexné fit le tour de la table et toucha l’épaule d’Aleytys. — Que tes jours soient bénis, Lawilwit, toi qui es sage. Et puisses-tu trouver ce que tu cherches ! Elle toucha la main appuyée sur son épaule. — Je me demande parfois si je sais vraiment ce que c’est. — Tu le sauras un jour. Il se retourna et sortit dignement du jardin, à un pas derrière Qilasc. Gwynnor se leva. — Il est temps pour nous de partir si nous voulons arriver chez nous avant la nuit. (Il salua discrètement Lushan.) Il n’y a guère, je t’aurais combattu sans merci. Vous n’avez rien à faire ici. Je n’ai pas changé d’avis à ce sujet. Mais j’ai appris à accepter la réalité du pouvoir. Tu possèdes le pouvoir. (Il haussa les épaules.) Si la coopération avec toi peut faciliter la vie des cerdd, tu as la mienne. (Il attira Sioned contre lui, percevant son ressentiment et sa résistance devant l’immunité dont jouissait Lushan.) Je suis sûr que tu en as conscience : il faudra un certain temps aux cerdd pour se fier à tes intentions. — Intentions ? C’est une question commerciale ! Gwynnor sentit se raidir Sioned. — Ferme-la, chérie ! marmonna-t-il. (Il l’attira à l’écart de la table et commença à se diriger vers l’arcade. Arrivés à celle-ci, il se retourna.) Entendu, Lushan. Un cerdd connaît la valeur de ses marchandises. Nous savons commercer. Il fixa Aleytys un long instant, puis lui fit signe et attira derrière lui Sioned dans le couloir. Aleytys bâilla et se tortilla sur sa chaise. Passant à l’interlingua, elle rapporta paresseusement à Legris ce qui s’était passé. — Un nouveau chapitre se termine. Je pense qu’il est également temps pour nous de partir. Lushan s’approcha d’eux. — Chasseurs & Associés ? — Oui. Tu as une libellule, dehors ? (Il hocha la tête en direction de l’ouest, où se trouvait la sortie du bâtiment.) — Sur la jetée. Tu veux que je t’emmène ? — Oui. — Et elle ? — Elle m’accompagne. Lushan jeta un coup d’œil à Aleytys. — Je regrette de l’avoir ignorée auparavant. (Il toucha ses cheveux, qui tombaient sur les épaules.) Chasseresse. Fantastique. McNeis, après tout ? — Madar, tu n’abandonnes donc jamais ! Non, Lushan. Je ne suis pas McNeis. Non. J’espère que tu m’auras entendue, cette fois-ci. (Elle s’écarta de lui.) Legris, il faudra que je fasse un petit tour par la Rue des Étoiles quelques minutes, le temps de régler de petits détails. Legris gloussa. — Tu veux faire la bise à Dryknolte avant de partir ? — Hah ! (Elle se tourna et s’inclina devant la Synwedda. Parlant en cathl maes, elle demanda :) – Désires-tu autre chose de moi ? — Non. Puissant tes jours et ta route être bénis. Aleytys ! Aleytys la salua de nouveau et foudroya du regard les deux hommes jusqu’à ce qu’ils l’imitent. Une acolyte attendait dans le couloir pour les escorter au-dehors. Tandis qu’ils suivaient le personnage, Aleytys se tourna vers Lushan. — La gratitude dont tu as parlé s’est-elle évaporée ? — Non. (Elle perçut un recul prudent.) Elle se retourna vers le Chasseur. — Legris ? — Quoi ? — Combien de vaisseaux toi et les tiens avez-vous dans l’astroport ? — Aucun. Il viendra seulement une chaloupe. Si je peux convaincre les gens d’Université que le parasite est vraiment détruit. — Tu penses que ce sera difficile ? Il haussa les épaules. — Cela prendra du temps. — Toujours de la place pour moi ? — Oui. — Han Lushan. — Tes désirs sont des ordres ! — Admirable. Je veux que tu empêches le décollage de tous les autres appareils en attendant que les Chasseurs soient partis. — Et toi ? — Moi, je pars avec eux. J’ai un petit problème que je préférerais laisser derrière moi. Loin en arrière. — Je n’aimerais pas voir ce qui peut te fiche la frousse. — Rien qui puisse t’inquiéter. Acceptes-tu ? — Combien de temps veux-tu avant que je soulève le couvercle ? — Sept heures standard. À peu près à partir du moment où nous serons retournés dans la Rue des Étoiles. — Entendu. Elle gloussa. — Et tu dormiras beaucoup plus tranquillement quand nous serons ailleurs. Devant le temple, l’acolyte se retourna. Dans ses mains dissimulées, elle présenta son sac à Aleytys. Aleytys le prit et l’endossa, suivant les autres sur le sentier en grès concassé. Ils dérangèrent le ratissage parfait du gravier et s’arrêtèrent un instant en haut de l’escalier. La libellule se trouvait sur la jetée en dessous d’eux, mais la descente était dangereuse et ils étaient tous fatigués. Aleytys regarda de l’autre côté de la baie. Une voile triangulaire se rapprochait de l’embouchure du fleuve, fragment éclatant de blanc sur le bleu scintillant de la mer. Gwynnor et Sioned. À mi-chemin de chez eux, Aleytys éprouva un petit pincement bref proche de la jalousie. Chez eux. Une vie ordonnée et logique. Elle détourna le regard pour porter son regard vers le nord. Une deuxième voile était sur le point de sombrer derrière la ligne d’horizon. Les cludair qui retournaient dans la forêt. Chez eux. Le regard de Lushan était braqué à l’ouest, sur la tache sombre qui marquait la position de la ville. Il se tourna avec impatience. — Si vous voulez m’accompagner, dépêchez-vous. Aleytys sursauta. Elle se passa les mains sur le visage, puis s’étira avec un long gémissement. — C’est drôle ; c’est la première fois que je quitte une planète sans y avoir provoqué un massacre quelconque. Voilà qui me plaît. (Elle toucha le bras de Legris.) Je pense que ça me plaira d’être Chasseur, après tout. Han regarda Legris d’un air accusateur. — Tu as laissé entendre qu’elle était déjà Chasseur. — Elle le sera. (Il dodelina de la tête en direction des marches sonores.) Où est la différence ? Comme Aleytys commençait à le suivre, Lushan lui saisit le bras. — Reste ici. Je renchéris sur toutes les offres qu’il pourra te faire. Aleytys le considéra par-dessus son épaule. — Changé d’avis ? — Maintenant que je sais que tu n’es pas l’une d’entre eux. — Tu utiliserais mes talents avec intelligence, Han Lushan. Je le vois bien. (Il la tira par le bras, mais elle se libéra d’une secousse.) Je suppose que je pourrais vivre en paix ici. (Elle secoua la tête et descendit une marche, puis leva les yeux sur son visage renfrogné.) Legris m’offre la liberté. Et toi un piège très vaste. Sans attendre sa réponse, elle se mit à descendre en courant les marches sonores. 13 Bien que ce fût seulement le milieu de l’après-midi, la Rue des Étoiles était vide ; la plupart des magasins et des bars étaient fermés. Apparemment, les habitants de l’enclave, comme les visiteurs et les équipages, gardaient la tête baissée après les événements de la veille. Le petit restaurant était ouvert. Aleytys franchit le rideau de perles et gagna le comptoir. Bran était occupée à laver les tasses et les verres, les posant à égoutter à côté de l’évier. Il n’y avait personne d’autre dans la salle. Aleytys se glissa sur le tabouret et tapa sur le comptoir avec une pièce d’un demi-drach. — Une tasse de cha. Bran fit volte-face et faillit lâcher le verre glissant de sa main. Elle sourit largement et se rasséréna. — Tu as fait un beau remue-ménage, mon chou. Tu as intérêt à être prudente. — Je suis simplement venue te dire adieu. Je ne pouvais quitter Maève sans te remercier. Bran secoua la tête. — Tu es folle d’être revenue. Les araignées ont miaulé dans tous les coins en menaçant de raser les lieux s’ils ne pouvaient te retrouver. Dryknolte paraissait prêt à tuer toute personne qui aurait mauvaise haleine. Tintin a failli avoir une crise cardiaque quand il a cru que tu l’avais arnaqué. Et le couvercle a sauté quand on a retrouvé ton animal favori refroidi dans une porte cochère. Tu aurais dû le tuer. Il a fait une sacrée provision de haine à ton égard. — On dirait que ça a bardé un moment, dans la Rue des Étoiles. — Après, ça a grouillé de poux de la Compagnie. On s’est tout mis à l’abri. La nuit et le matin les plus mortels que j’aie vus depuis des années. — Mmm. Tu m’en veux beaucoup ? — Moi, non. — Bon, je me suis débrouillée pour pouvoir quitter la planète ; alors les choses vont se calmer rapidement. (Elle mit la main dans sa poche et en sortit un petit paquet, un objet enveloppé dans une serviette en papier.) Je voulais te donner ça. Personne ne les recherche, alors tu pourras les porter en toute tranquillité. Lorsque Bran défit le petit paquet, une paire de boucles d’oreilles tombèrent sur le comptoir. Destinées à des lobes percés, elles étaient en forme de fleurs stylisées avec un centre en goutte de feu, délicats fils d’or pur. Le fil de l’une était légèrement tordu et Bran le redressa avec le plat de l’ongle du pouce. Les deux pierres à feu étaient grosses et dépourvues de rayures noires, comme presque toutes. Elle toucha les pierres et les vit briller, le feu commençant à s’allumer en leur cœur écarlate. — Elles ne peuvent être réelles. — Je ne sais pas. (Aleytys sauta du tabouret et se tint à côté du comptoir.) La créature qui les possédait n’était pas du genre à se procurer des imitations. (Comme Bran levait les yeux d’un air interrogateur, elle reprit à la hâte :) – Et elle n’est plus en état de se soucier de bijoux. Bran caressa les pierres rougeoyantes. À contrecœur, elle déclara : — Elles sont trop précieuses pour que tu m’en fasses cadeau. — Pas de mon point de vue. Ce que tu m’as donné avait bien plus de valeur. (Elle alla jusqu’au rideau tandis que Bran continuait de fixer les boucles.) Pense à moi de temps en temps, tu veux ? La journée était chaude et ensoleillée et une petite brise jouait avec les gobelets en plastique et les bouts de papier. Mais la rue était toujours déserte. Aleytys jeta un bref coup d’œil à la taverne de Dryknolte, regrettant de ne pouvoir récupérer la harpe à l’intention de Shadith. Arrivée au portail latéral, elle utilisa son talent pour ouvrir l’iris et le franchir sans déranger la garde. Le Chasseur Legris attendait dans une poussiéreuse petite voiture de sol. — Terminées, tes affaires ? — Ouais. Et toi ? Tu as convaincu les gens d’Université de nous envoyer une chaloupe ? Il eut une grimace. — Environ une demi-heure de salive gaspillée. Ils nous testeront quand même un par un avant de nous laisser monter à bord. — Où sont les autres ? — Ils nous attendent près de la chaloupe. (Il fit démarrer la voiture.) Au fait, nous pouvons faire étape sur ton monde. — Jaydugar ? — L’ordinateur l’a repéré. Il nous a fourni une référence pour ce nom avec une description qui correspond à ce que tu m’as dit. Pas trop loin de notre route. Tokeel est d’accord pour une petite halte. (Il fit glisser la voiture à travers le portail de l’astroport.) Nous pourrons rejoindre le vaisseau chasseur après que les Universitaires nous auront contrôlés. — Merci. (Elle se pencha en avant et regarda autour d’eux tandis qu’il manœuvrait la voiture jusqu’au quai de débarquement où attendait la chaloupe.) Legris. — Qu’y a-t-il ? — J’aime ça. Ce saut dans l’inconnu. C’est une vraie drogue. Il gloussa. — Tu y as pris goût. Je le savais. Au fait, Han a agi. Le couvercle est rabattu. Tes amis araignées sont très mécontents. — Parfait ! — Vindicative salope ! (Sa voix était aimable et révélait sa satisfaction d’avoir obtenu ce qu’il voulait.) — Leurs plans à mon égard ne me plaisent guère. Il gloussa complaisamment, arrêta la voiture près de la chaloupe et l’escorta à l’intérieur. L’homme assis près du pilote silencieux se retourna et sourit. Elle se rappela l’avoir vu chez Dryknolte, l’air grave et digne, de beaux cheveux gris, l’image du commandant d’astronef serein. Le gris avait disparu et la sévérité était partie ailleurs. Son large sourire et ses yeux pétillants lui souhaitèrent la bienvenue tandis qu’il se présentait. — Chasseur Ticutt. De l’autre côté de la pièce, dans un siège mural, une fille la regardait de ses yeux froids et évaluateurs. — Chasseur Sybille, dit-elle d’une voix indolente. À son côté, un homme dodelina de la tête à l’adresse d’Aleytys. — Chasseur Taggert. (Il avait toujours du chaume sur le menton et des poches sous les yeux, vestiges de son rôle de clochard décrépit. Mais ses mains étaient propres et son corps avachi révélait une compétence féline.) Prêt, Legris ? — Dans une minute. (Le Chasseur Legris conduisit Aleytys jusqu’à un siège auxiliaire, la sangla puis alla s’asseoir.) Tous prêts. Taggert grogna. — Vire-nous d’ici. Le pilote hocha brièvement la tête et commença à passer les mains sur la console. 14 Aleytys frissonna. L’air était froid, en cette matinée d’automne. Les soleils étaient bas sur la ligne d’horizon déchiquetée, alors que la totalité du bleu Hesh était visible tel un furoncle sur le flanc de Horli. L’automne ne faisait que commencer. Les horans et les autres arbres près du fleuve Kard étaient encore parés de la majorité de leur feuillage, bien que les feuilles fussent une palette allant du jaune au rouge. Comme l’angle d’une des maisons apparaissait derrière un bouquet de buissons, elle s’arrêta et regarda, mal à l’aise, passant inconsciemment à plusieurs reprises les mains sur sa tunique mate. La route était déserte. C’était l’heure où les femmes préparaient le dîner et où les hommes rentraient les animaux ou ramenaient des champs les derniers chargements. Aleytys fronça les sourcils, irritée d’avoir oublié combien la vie aux vadis exigeait de travail et de temps pour que tout soit exécuté. Dans la brise dérivant du fleuve, elle sentait le parfum aigre-doux des fruits de hullu presque mûrs. Son renfrognement fondit tandis qu’elle se rappelait la fête du hullu, quand les premiers fruits étaient pressés et le jus laissé à fermenter. Tout le vin vieux était alors fini dans de folles réjouissances. Bientôt, songea-t-elle. Puis elle soupira. Elle ne serait pas là. Ne souhaitant pas supporter l’excitation et l’exigeante curiosité que provoquerait son arrivée, elle quitta la grand-route et se glissa entre les arbres par le sentier qu’elle s’attendait à trouver le long du fleuve. Des buissons de zardagul la dissimulaient à la vue de la route et leurs clochettes ambrées la bercèrent de leur musique. Elle marchait lentement, savourant les bruits et les odeurs familiers au point que la tête lui tourna presque. Elle s’agenouilla près du fleuve. Fleuve des montagnes. Clair. Froid. Chantant. Riant et pleurant tout à la fois, elle s’éclaboussa le visage, puis se pencha encore et but. Un goût froid de feuilles. Il trancha le voile de souvenirs et elle se rappela pour quelle raison elle était ici. Elle se leva d’un bond et reprit sa marche. Le son du barbat la fit stopper, le cœur battant dans sa gorge. Elle se rappelait même cet air. Oh, Madar, songea-t-elle, combien de fois l’ai-je entendu jouer cela ? Combien de fois… La solitude était une douleur qui palpitait. Ses os en tremblaient. Ils tremblaient sous l’impression d’avoir perdu quelque chose. Ses racines. Son foyer. Sa famille. Sa culture. Son amant. Son enfant. Elle se tenait debout, les pieds dans des bottes étrangères, le corps serré dans des vêtements étrangers trop étroits. Elle se considéra. Même sa chair semblait changée. Elle revenait, sachant trop de choses, ayant connu trop de choses. Et ce qu’elle avait perdu était… incalculable. Le barbat chantait. La musique devint une vaguelette, son se fondant presque avec celui du fleuve. Aleytys se redressa et repartit. Les regrets étaient vains. Elle ne pouvait défaire ce qu’elle avait vu et vécu. Elle ne pouvait se remettre de force dans le moule de la petite indigène ignorante qui avait fui le bûcher. Elle suivit la petite musique et vit Vajd assis sous l’antique horan, à côté du fleuve, sur un banc qui encerclait le tronc. Elle éprouva un désir violent en le voyant passer ainsi les doigts sur les cordes, et ce désir se transforma rapidement en une profonde affection. Il a vieilli, songea-t-elle avant de rire intérieurement de sa bêtise. Son image n’avait pas changé dans son esprit, et elle s’imaginait que lui non plus n’aurait pas changé. Il y avait bien davantage de blanc dans ses cheveux doux en bataille et son visage portait de vilaines cicatrices autour des yeux. Elle éprouva à nouveau une terrible sensation de culpabilité. Aveuglé. À cause d’elle. Elle prit péniblement un souffle sifflant. Il l’entendit. — Qui est là ? (Le visage aveugle se tourna en essayant de repérer l’origine du bruit.) — Moi, dit-elle paisiblement. Comment vas-tu, Vajd ? — Aleytys. — Je me demandais si tu te souviendrais de moi. — J’attendais. Elle s’assit sur le banc à côté de lui, s’efforçant de garder le contrôle de ses émotions qui tourbillonnaient. — J’avais oublié tes rêves. — Tu as oublié beaucoup de choses. Il y a un trois-an que je t’attends. Elle serra de ses cuisses les bords du banc. — Stavver l’a donc bien amené ici. — Mon fils. (La note glaciale dans la voix de Vajd lui fit relever brutalement la tête pour lire sur son visage une colère réprimée et un dégoût implacable.) Tu l’as abandonné. — Tu ne comprends pas. (Elle se frotta le visage, atterrée.) Stavver ne t’a pas dit ce qui s’est passé ? — Il est arrivé en pleine nuit. Je ne parvenais pas à dormir ; la puanteur de l’attente me rendait nerveux. Il m’a demandé mon nom, je le lui ai dit et il a mis le bébé à côté de moi, m’a pris la main et l’a posée sur lui. Le gamin a bronché et s’est mis à pleurer, non pas de colère mais comme un animal blessé. Il m’a dit : « Ceci est ton fils. » Il m’a expliqué qu’une sale sorcière nommée Aleytys l’avait forcé à poursuivre l’enfant et à me l’apporter. Il m’a dit qu’il en avait fini avec toi, avec moi et toute notre foutue tribu. Puis il est parti. (Vajd tourna vers elle son visage couturé et accusateur.) A-t-il menti ? — Non… mais… il a oublié le principal. Vajd, je n’aurais pu abandonner mon bébé. Madar ! C’est impossible. Non. Une folle me l’avait volé. Et elle m’avait vendu à des esclavagistes. Je ne pouvais les poursuivre, Vajd. Je lui ai donc jeté un geas pour y aller à ma place. Je… il… il était impossible de savoir où je me retrouverais. Cela dépendait de qui m’achèterait. Je lui ai donc dit de t’apporter Sharl. Que pouvais-je faire d’autre ? Les mains de Vajd se déplaçaient nerveusement sur le bois du barbat. Lorsqu’il répondit, sa voix était plus calme. — Il paraissait tourmenté. Aleytys soupira et appuya la tête contre le horan en appréciant son odeur, bien que son attention fût surtout captée par l’atmosphère voilée d’émotions. — Miks Stavver était un voleur, Vajd. Un solitaire. Habitué à agir selon ses propres caprices. Même lorsque nous étions ensemble, il était toujours prêt à m’abandonner. Cela a dû être un enfer, pour lui, d’être ainsi lancé sur une route sans pouvoir la quitter. Je suppose qu’il a plus d’une fois lutté contre cette contrainte. (Elle lui toucha la main. Doucement, il l’écarta.) J’ai changé, n’est-ce pas ? — La fille dont j’ai le souvenir n’aurait pu faire ce que tu as fait. — La fille dont tu as le souvenir. Je commence à croire qu’elle n’a jamais existé. Elle éprouvait un sentiment de douloureux arrachement. Ce qu’elle éprouvait pour lui n’avait pas changé. Elle avait envie de toucher les boucles folâtres autour de son visage ridé et fatigué. Elle avait envie de sentir son corps contre le sien, de retrouver la griserie chaude et exploratoire de ces nuits dans le vadi Raqsidan. À cette minute, elle sut que Vajd était la raison de son retour, et non pas Sharl. Et, au même instant, elle en reconnut la futilité. Son empathie lui permettait de sentir que sa passion pour elle s’était transformée en une profonde aversion. Ce qui se tendait en elle pour piéger les hommes l’avait à nouveau trahie. Vajd n’avait été que la première de ses victimes ; l’amour dont elle se souvenait n’était qu’illusion. Elle faillit ne pouvoir supporter la douleur de cette soudaine prise de conscience. Elle attendit un long moment avant de parler, craignant que sa voix ne révèle son angoisse. Il ne lui restait plus que sa fierté, et elle ne pouvait se permettre de la perdre. — Comment va Zavar ? — Bien. Elle est au tanha. Nous attendons un deuxième enfant pour la fin du mois. — Oh ! (Elle se leva.) Je veux voir mon fils. — C’est ton droit. Il passa le bras dans la lanière du barbat, prit la canne appuyée contre l’arbre et se leva avec raideur. Il descendit à tâtons le sentier menant au Kardi Mari’fat, où il habitait avec Zavar. Il lui tint la porte ouverte puis gravit l’escalier jusqu’au premier. Aleytys frissonna. Elle avait l’impression de rentrer dans une vie précédente. La bougie de nuit projetait sur les murs du couloir des ombres démoniaques. Il poussa une porte de chambre d’enfant et s’écarta. Aleytys passa à côté de lui sur la pointe des pieds, tendue. Elle aperçut deux petites formes dans les lits, mais il faisait trop sombre pour en voir davantage. Sur le rebord de l’embrasure, elle trouva un bout de chandelle qu’elle alla allumer à la bougie de nuit dans le couloir. Le garçon dans le lit de gauche possédait les boucles noires de Vajd et l’apparence rêveuse et vulnérable de Zavar. Il murmura quand elle lui toucha l’épaule, mais ne se réveilla point. Elle se tourna vers l’autre lit. À la lumière de la bougie, les cheveux du petit garçon rougeoyaient comme un feu. — Mon fils, murmura-t-elle. Trois années standard… un trois-an depuis que je t’ai vu depuis la dernière fois. Madar, songea-t-elle, je ne peux pas… si je le voyais courir avec d’autres gosses, je ne le reconnaîtrais même pas, à part ses cheveux… Elle se pencha plus près. Il avait les sourcils froncés et dormait avec une concentration dramatique. Elle tendit la main mais s’arrêta à un cheveu du petit corps. Elle le caressa ainsi sans le toucher. Elle commença à trembler. Sur le point de perdre bruyamment son sang-froid, elle souffla rapidement le bout de chandelle, le reposa sur l’embrasure et sortit de la chambre en courant. Vajd tira la porte derrière elle et attendit qu’elle parle. Elle s’appuya contre le mur en serrant ses bras contre le corps, forçant au calme sa respiration heurtée, discipline que lui avait apprise Vajd lui-même, il y avait bien longtemps. Avant que… — Il faut que nous parlions. Ici, au-dehors ? (Comme il ne répondait pas, elle se rapprocha pour lui toucher le bras.) Eh bien ? Il s’écarta doucement. — La salle des archives. Nul ne doit être en train de l’utiliser. Tandis qu’ils se dirigeaient vers l’escalier, elle entendit le gong annonçant le début du dîner. — On ne s’étonnera pas de ton absence ? — Je mange rarement en compagnie. (Il paraissait impatient.) — Oh ! Seuls, sans être remarqués par les retardataires qui pénétraient dans la salle à manger, ils descendirent l’escalier et traversèrent le hall. — Là. Il y a un feu pour que les livres restent secs. De part et d’autre de la cheminée, de grands fauteuils à dos droit en bois sculpté se tenaient avec une dignité impressionnante. Aleytys s’installa confortablement sur les coussins aux couleurs éclatantes. Vajd s’assit juste en face d’elle. La chaleur du feu et son apaisant crépitement étouffèrent son agitation, tandis que s’attardait le silence qui les séparait. — Pourquoi es-tu revenue ? demanda-t-il soudain. Elle tourna la tête pour le regarder, si fatiguée qu’il lui était soudain difficile de trier ses pensées. Le harcèlement de ses émotions l’avait fait basculer dans une léthargie plus profonde que toutes les fatigues physiques. Elle cligna les yeux. — Je suis venue dès que j’ai pu trouver un moyen de transport. Ce qui n’a rien de facile. (Sa voix était tout embrouillée, les syllabes de sa langue natale se mêlant les unes aux autres.) Pour mon fils. Pour quelle autre raison pourrais-je être ici ? — Mon fils. Elle cligna les yeux. Ses mains s’agitèrent. — Quoi ? — Sharl est mon fils. (Il se pencha en avant, tendu, son visage couvert de cicatrices, inflexible dans la lumière vacillante du feu.) Je ne te laisserai pas me le prendre. — Tu me pourras m’en empêcher. — Peut-être pas. Que feras-tu quand il se réveillera en hurlant pour avoir sa mère ? — Je suis sa mère. — Zavar est sa mère. Kadin est son frère. Tu es une étrangère terrifiante. — Il se souviendra de moi. Sinon, il finira par me connaître. C’est mon bébé, Vajd. — Ton animal favori ? Une poupée ? Voilà ce qu’il était quand cet homme l’a amené ici, un animal impuissant et brisé. Quelqu’un l’avait torturé, Aleytys. Torturé un bébé sans défense. (Devant l’exclamation d’Aleytys, il hocha la tête.) Il a fallu à Zavar un trois-an entier pour arrêter ses cauchemars. Il pleurait la nuit et ne s’arrêtait que lorsqu’il était épuisé. Tu as entraîné mon fils dans le danger, puis tu l’as perdu. Ne me dis pas que tu ignorais ce qu’était cette femme. Oh, oui, j’accepte ta triste histoire. Trompée. Vendue. Le bébé volé. Tu n’avais pas à conduire un bébé dans de tels dangers. — Je n’ai pas eu le choix… commença-t-elle avec lassitude. Il renifla. — On a toujours le choix. Peux-tu lui donner une vie meilleure que celle qu’il connaît ici ? — Je… (Elle s’humecta les lèvres puis appuya les mains sur ses yeux.) J’ai une position stable, maintenant. Je peux m’occuper de lui, lui donner un foyer. — Pour Sharl, Zavar est sa mère. Il l’aime. — Ah ! (Aleytys se pencha sous ce choc et se serra le ventre.) Quelle bassesse, Vajd ! chuchota-t-elle. — C’est la vérité. Si tu perturbes maintenant sa vie, combien de temps te faudra-t-il pour faire cesser ses cris ? Je ne puis être objectif à cet égard, Aleytys. Il est mon fils et j’ai eu un trois-an pour comprendre combien il a souffert. — Tu me demandes de l’abandonner. — Non, Aleytys. — Appeler cela différemment ne le changera absolument pas. Sa large bouche se releva en un triste sourire. — Installe-toi ici dans le Kard. Les gens ont oublié. Tu n’aurais pas d’ennuis. (Il hocha la tête.) Tu n’y avais même pas songé. Aleytys aspira l’air en un sifflement. Il avait raison. Elle pouvait revenir. Non ! La négation fut immédiate, instinctive. — Non, dit-elle. Je ne peux pas rester. — C’est bien ce que je pensais. Tu ressembles trop à ta mère. Aleytys frémit. Elle se leva d’un bond et se mit à aller et venir devant la cheminée. — Je ne peux pas abandonner mon bébé. Quel être serais-je si je faisais cela ? Je l’aime. J’ai besoin de lui. Je ne veux pas lutter contre toi. Madar, je ne veux pas de ça ! — Tu dis que tu l’aimes. Si tel est le cas, si tu ne penses pas uniquement aux apparences, fais donc ce qui est préférable pour lui. Elle s’écroula dans le fauteuil, la tête enfouie entre les mains. — Je ne sais pas ce qui vaut le mieux. La voix de Vajd fut douce. — Ici, Sharl est entouré d’amour. Il possède la stabilité dont il a besoin, ainsi qu’une place assurée dans la vie. Lorsque son corps ou son esprit le fait souffrir, il a quelqu’un d’immédiatement disponible pour le réconforter. Des amis. Un frère. Un père. Une mère. Seras-tu derrière lui jour et nuit comme l’a fait Zavar ? Lorsqu’il se fera mal, seras-tu là ? Ou seras-tu partie effectuer le travail pour lequel on t’aura payée ? Lui enseigneras-tu ce que c’est que d’être un homme ? Lui trouveras-tu un père pour me remplacer ? — Je vois. (Elle poussa un soupir.) Inutile que je réponde à ces questions, n’est-ce pas ? Zavar a déjà pris ma place. (Elle ferma les yeux et rejeta la tête en arrière.) Mais que ressentira-t-il lorsqu’il apprendra que sa mère l’a abandonné, comme l’a fait la mienne avec moi ? — Les deux cas sont différents, Aleytys. (Elle sentit percer un début de triomphe en lui. Elle était battue et il le savait.) Il ne sentira rien parce qu’il ne saura jamais que tu as existé. Aleytys grimaça et pinça les lèvres sur une protestation. Elle savait que son fils serait mieux ici, et cela minait toutes ses résolutions. Elle ouvrit les yeux en une mince fente et regarda Vajd assis paisiblement, ses belles mains délicatement posées sur ses genoux. Il avait toujours eu une préférence pour les larges rayures pour ses abbas, songe-t-elle en utilisant une banalité pour éviter de songer un instant à la déchirante décision qu’elle devait prendre. Le lourd avrishum avec ses bandes bleu foncé et argentées rougeoyait souplement et soyeusement à la lueur du feu. — Je n’aurais pas dû revenir, dit-elle brutalement, puis elle se leva. C’est la deuxième fois que tu me fais grandir, Vajd. J’ai préféré la première, et de loin. J’étais… je suis venue ici avec un rêve d’amour et de joie, telle une enfant accrochée à la manche de sa mère. Tu as opéré habilement. Tu m’as coupée de toutes mes racines, tu m’as dépouillée de mes ultimes illusions. Tu as gagné sur tous les tableaux. Je ne peux pas t’enlever Sharl. Et je ne reviendrai pas t’ennuyer. Elle se rapprocha de lui, tendit la main pour lui toucher le visage, puis sortit de la pièce en courant, titubant dans le hall puis à l’extérieur. Sur le sentier au bord du fleuve, elle tomba à genoux et serra les bras très fort sur ses seins, tremblant au point qu’elle perdit l’équilibre et s’écroula sur le sable. Elle voulait que les larmes expulsent une partie de sa souffrance, mais ses yeux restèrent obstinément secs. Durant plusieurs minutes elle demeura ainsi allongée, à trembler spasmodiquement, puis elle se remit péniblement à genoux. Elle rampa jusqu’à l’eau et s’aspergea le visage. Puis elle se mit sur le ventre pour boire jusqu’à ce que le goût vivifiant de l’eau lui fasse vigoureusement mais douloureusement prendre conscience qu’elle était encore en vie et avait l’intention de le rester. Elle se releva et s’épousseta. Puis elle suivit le sentier jusqu’à l’intersection, au début de la vallée, où Legris l’attendait avec une libellule. Il lui ouvrit la portière et eut le tact de ne faire aucun commentaire en voyant qu’elle revenait seule. Tandis que l’appareil montait rejoindre le vaisseau principal, elle se débattit pour maîtriser le flot d’émotions qui se déchaînaient sous son calme apparent. Ses éclats de rage alternaient avec de sombres déprimes au point que sa tête menaçait d’exploser. À un moment donné, elle éclata de rire lorsqu’elle se vit soudain sous forme d’un ballon que l’on gonfle et est sur le point s’éclater. Legris lui jeta un bref regard puis reporta son attention sur la manipulation des commandes. Lorsqu’ils furent amarrés, Legris hésita. — Tu veux aller directement à la cabine ? Elle frissonna, se frottant les bras de bas en haut. — Je ne sais pas. Non. Je ne sais pas. Hochant la tête, Legris la conduisit par plusieurs niveaux dans le salon des passagers, où étaient assis les autres Chasseurs, bavardant nonchalamment. Laissant Aleytys à la porte, immobile et hésitante, il alla au communicateur et appuya sur une touche. — Capitaine Tokeel. Le visage calme et chocolaté du capitaine apparut sur le petit écran. — Je vois que tu es de retour. Mission terminée ? — Oui. L’écran s’éteignit et Legris se retourna pour découvrir une nouvelle situation. Sybille était allongée en une pose gracieuse sur l’un des canapés, le moindre cheveu blond en place, le moindre pli de sa robe élégante placé à la perfection. Ses longues mains délicates caressant avec une intense sensualité son torse et ses cuisses, elle examinait Aleytys de ses yeux d’un bleu laiteux, et son léger sourire était une provocation délibérée. Aleytys paraissait vidée et le savait. Ses cheveux roux pendaient dans son dos en enchevêtrements ébouriffés. Un bout de feuille était resté collé au-dessus de son oreille gauche. Sa tunique était usée et vieille, avec de vilaines taches humides d’eau et de boue. Sans mot dire, Sybille la rendait maladroite et ridicule. Ses yeux bleu-vert commençaient à scintiller. Le sourire de Sybille s’élargit à peine. — N’avons-nous pas fait un détour pour prendre ton fils, sorcière ? Montre-le-nous, ce petit génie. Aleytys parut s’enfler. Les cheveux raides et emmêlés s’agitèrent sur sa tête comme sous une rafale de vent. Même l’air autour d’elle vibra visiblement, agité par la rage terrible qui monta au point d’être incontrôlable. Legris traversa rapidement la salle et lui prit le bras. — Aleytys ! fit-il sèchement. Entendant son nom, elle arrache le regard au visage moqueur de Sybille et le tourna sur lui. La fureur qu’elle avait en elle le frappa physiquement. Elle était sur le point d’exploser et il songea avec un serrement d’estomac à ce qu’elle risquait de faire. Il se plaça entre elle et Sybille. — Aleytys, répéta-t-il, mais plus doucement, nous sommes tes amis. Ne fais pas attention à Sybille. C’est une garce en acier inoxydable, mais c’est un bon Chasseur à sa manière. Tu pourras rire d’elle quand tu te sentiras mieux. Allez, viens. Un bon bain pendant que je vais te chercher à manger. Un pot de cha. Puis beaucoup de repos. Je veux que tu sois reposée et repue quand tu verras Wolff. Elle se détendit soudain et s’écroula contre lui, les larmes s’amassant dans ses yeux et coulant en silence sur son visage maculé. Legris lui tapota le dos et foudroya Sybille du regard, la mettant au défi d’ouvrir la bouche. Aleytys se réveilla et s’étira prudemment, ne voulant pas réveiller Legris qui reposait sur le ventre, profondément endormi à côté d’elle. Mystérieusement, la douleur de la perte de Sharl et de la prise de conscience du fait que Vajd n’avait jamais vraiment été à elle était atténuée par le temps et la distance. Elle commençait à éprouver une excitation croissante en songeant qu’elle allait voir un monde nouveau. Elle avait encore quelques doutes sur son désir à devenir Chasseur, mais cela aussi était excitant. — Wolff, chuchota-t-elle dans les ténèbres, savourant la sensation sèche et rude de ce mot. Je me demande à quoi il va ressembler.