UN COMMENCEMENT Le déliement du diadème Le voleur franchit les rouleaux de brouillard laiteux, avançant prudemment jusqu’à la base d’un mur dont la cime se perdait dans le vague ; sa combinaison caméléon imitait la brume opaline au point qu’il n’était plus qu’une ombre pâle dans l’obscurité. Il toucha sa ceinture, et un cercle lumineux naquit sous ses pieds. Un nouvel attouchement : telle une bulle de savon, il s’éleva silencieusement le long des champs de forces revêtant le mur, tandis que le plafond brumeux battait en retraite au-dessus de sa tête et se refermait sous ses pieds. Des sons étouffés, incertains et anonymes, glissèrent près de lui, trop naturels et arythmiques pour exciter ses nerfs tendus. Le mur s’arrêta soudain en faîte large et plat, mais il continua de monter jusqu’à ce que ses pieds se retrouvent à un empan au-dessus du rebord. Il caressa encore la ceinture et se mit à dériver latéralement, ouaté et silencieux dans son espace laiteux de brume… un mètre… deux… la ceinture… une longue descente en biais en direction du sol invisible. Il glisse au-dessus du sol détrempé qui s’effrite, les pieds à une main du point de contact, le corps tendu penché en avant… Le cercle lumineux clignote, vacille, et le souffle du voleur se fait rauque. Profitant du dernier instant de stabilité, il plonge en avant… La pierre noire crissa légèrement sous ses orteils. Une minute durant, il resta parfaitement immobile, les yeux fermés, forçant à l’obéissance son corps récalcitrant. Il ôta le gant de sa main droite, appuya contre le détecteur de la serrure une bague au pâle rougeoiement et attendit le coulissement de la porte massive. La noirceur solide vibra, oscillant tel un serpent dans les ténèbres, étrangement perçue. Sa silhouette obscure se vrilla lentement, tournant, revenant sur ses pas, la combinaison noire se mêlant au noir, les yeux bleu acier étrécis luisant froidement dans la non-lumière bizarre qui dégouttait à travers l’air épais et graisseux. Sur la main tâtonnante étendue devant lui, à l’index, la pierre de la bague scintillait d’un feu vert, innocente, trompeuse, pas un simple ornement, mais une clé et une carte, fil d’Ariane menant au labyrinthe RMoahl… une clé acquise au prix de deux années d’astuces et de cinq vies humaines. La bague bleuit. Le voleur se figea. Au bout d’une minute, il prit dans la bourse invisible qu’il portait à la ceinture quatre ventouses qu’il se fixa aux mains et aux pieds. D’un bond sinueux, il se jeta vers le haut d’un mur, aplatissant les ventouses sur la surface vitreuse. Tous les muscles tremblants, prudemment, il parcourut les quinze mètres de ce mur maudit. L’immense salle en dôme capta et amplifia les bruits ténus qu’il produisit en avançant nerveusement vers le dôme de cristal qui abritait le diadème. Le butin de mille soleils était entassé sur toute la surface de la vaste ellipse. Mais son regard demeurait braqué sur le dôme solitaire placé au centre. A l’intérieur, le diadème était lové, humble et délicat. Retenant son souffle, le voleur effectua les derniers mètres en courant presque. Il demeura alors un instant à considérer le cristal incurvé. Des fils d’or tissés en forme de fleurs qui enlacent des gemmes palpitantes rouges, vertes, bleues et orange foncé… Telle une guirlande de lis dorés, elles miroitaient en un éclat chaleureux et séduisant. Il souleva la cloche en verre avec un soin excessif et la déposa sur le sol. Le souffle de plus en plus rapide, à la limite de ses poumons, il prit le diadème en le touchant du bout des doigts, tout en sachant que dix mille années de légende attestaient l’invulnérabilité de ces fils arachnéens. Alors le diadème lui chanta une onde légère de notes pures et uniques. Sa main caressa les fleurs, et la beauté torturante des notes répondant à son attouchement encercla son esprit : à demi ensorcelé, il faillit poser l’objet sur sa propre tête. D’une secousse, il libéra son cerveau, plia hâtivement le demi-cercle souple et le fourra dans la bourse spécialement isolée, à sa ceinture… Les vents de lumière se lovaient et crachaient autour de lui, frappant sur toute sa longueur son minuscule vaisseau-aiguillon. Il reprit longuement son souffle et apaisa son corps, relâchant la tension qui le faisait rebondir contre la toile d’écrasement avec une force blessante. Derrière lui, la puanteur de l’ordinateur à l’ouvrage se mêlait aux petits craquements de métal surchargé… Devant, l’écran hurlait ses couleurs sauvages en tourbillons fantastiques et démoniaques, trois astres en orbite autour d’un centre de gravité commun transférant des fleuves hirsutes d’hydrogène doré, les champs de forces se combattant, se tordant et triturant la texture robuste de l’espace. Le nain noir dansait et palpitait, avançant, poussé aux limites de ses possibilités très particulières. La douleur était installée à la base de sa colonne vertébrale tel un tapis clouté. Les bruits lui martelaient le cerveau, faisant avorter le moindre effort pour remettre de l’ordre dans son esprit. Il s’accrochait à la conscience avec une détermination tirée de la moelle même de ses os, lâchant un long hurlement inaudible pour dominer le bruit et la douleur de son crâne gonflé. Homme et vaisseau oscillèrent de plus en plus vite. L’air s’épaississait sous la tension… la console argrav gémit et frémit… des pointes de feu bleu électrique dansèrent parmi les circuits… les forces affamées et furieuses en orbite autour des astres s’attaquaient à la robuste écharde. Le vaisseau eut soudain un sursaut latéral qui le lança dans une vrille brutale. La toile d’écrasement surmenée se détacha et sa mâchoire heurta la barre d’appui. Ses yeux devinrent vitreux et un filet de sang apparut à la commissure de sa bouche… Un long glissement satiné vers un étang de calme… le vaisseau-aiguillon adopta une vitesse de croisière ronronnante, craché comme un noyau de prune de la gueule du soleil vert bronze. De ses doigts maladroits, le voleur enclencha les barres de verrouillage et rangea la toile d’écrasement. Les mains sur les accoudoirs, il se dressa péniblement, la couchette modulable suivant les mouvements de son corps. Il se frotta les mains, souriant, couvert d’ecchymoses mais sain et sauf, bien que l’appareil eût de beaucoup dépassé ses extraordinaires possibilités. Devant lui, la console exhalait de puantes fumées bleues. Il fronça les sourcils et fit courir ses doigts sur le clavier, mais le vaisseau réagit mollement. Des courants d’air provoqués par une gravité mal équilibrée faisaient virevolter la fumée autour de son visage. Toussant et crachant, il frotta son nez qui coulait et écarquilla ses yeux douloureux. – Poupée ! – Oui, Stavver ? Le doux contralto de la voix de l’ordinateur semblait un brin éraillé. – Nettoie un peu l’air, tu veux ? Je n’y vois rien. – Stavver, je suis gravement endommagée. Je vais essayer… (Un cri strident lui perça le tympan.) Pardon, fit-elle à la hâte, les qualités humaines de la voix s’effaçant sous la tension des blessures. Stavver gloussa. Il songea : On peut faire confiance à Poupée pour la politesse ! Il scruta l’écran qui clignotait et montrait les trois soleils en train de battre en retraite. Penché en avant, il étudia l’image avec un soin inquiet. Les points irritants qui le suivaient à la trace depuis son départ du monde RMoahl deux jours auparavant avaient disparu tous les cinq. Avec un soupir, il se laissa aller en arrière : il ressentait encore plus les souffrances de son corps, maintenant que disparaissait la tension qui l’avait soutenu. – Ne te presse pas, Poupée. On les a perdus. L’air commença à s’éclaircir. Stavver regarda autour de lui et eut une grimace devant le triste état de sa passerelle. – Le restant de l’appareil ressemble à ça, Poupée ? – Il est pire. (La voix paraissait plus assurée.) Des saletés, de mauvaises odeurs partout. Un taudis. (La voix lointaine semblait lugubre et même plutôt pincée, comme celle d’une vieille femme dont le petit chien vient d’avoir un accident au beau milieu de son plus beau tapis.) Les génératrices sont dans un état lamentable. Pour la centième fois, il se demanda à quoi ressemblaient les fabricants inconnus qui avaient programmé cet ordinateur, et pourquoi ils lui avaient donné une personnalité aussi guindée et polie. Il éclata de rire. – Fais les vérifications voulues, Poupée, et communique-moi le plus grave. Je pense qu’on finira par trouver un endroit pour se reposer. – Stavver, si tu arrêtais de nous jeter dans de telles situations, je pourrais avoir des ponts toujours propres. Il eut un large sourire. – Allons, Poupée, si je prenais ma retraite, tu resterais à rouiller dans un champ ! Il eut presque l’impression d’entendre l’ordinateur renifler. Avec un soupir, il étira ses muscles ankylosés et frotta ses yeux chassieux et fatigués. – Stavver ! (La voix calme se mua en un cri.) Trois nous suivent ! – Qu’est-ce… (Avec effort, il braqua son regard sur l’écran où trois points noirs miroitaient sur le fond d’hydrogène rougeoyant.) Comment ? chuchota-t-il. Ils n’ont pas pu nous suivre. Pas à travers ce truc ! (Un nouveau coup d’œil.) Trois. On en a quand même semé deux. (Une minute après :) Deux d’entre eux… regarde, Poupée. Est-ce que je rêve, ou bien… – Deux se sont arrêtés. (L’ordinateur paraissait presque suffisant.) On en a semé quatre. – Brave fille, Poupée ! Maintenant, si on pouvait se débarrasser de celui-ci… Tu es sûre que c’est un RMoahl ? – Un limier RMoahl. – Comment diable y arrivent-ils… ? (Il hocha la tête puis essaya de réfléchir.) On a intérêt à filer d’ici en vitesse. Poupée ! – Oui, Stavver ? – On s’éclipse tout de suite. Dirige-toi vers… mmm… Drex. Je vais me perdre dans l’Exsahi et… Un silence douloureux. – Poupée ? – Stavver… La voix se craquela, bégaya, se transforma en sifflement strident. – Poupée ! – Alarme ! Alarme ! Alarme ! (La personnalité filtra de la voix chaude et finit par devenir un mince filet interrompu par des craquements et des claquements.) Dispersion ! – Combien de temps ? voulut-il savoir. – Données insuffisantes. La voix mourut, revint, disparut encore. – Drex ? – Trooooop loooiiin ! – Alors n’importe où. (Un coup d’œil sinistre à l’adresse du vaisseau RMoahl.) Tant que je pourrai en respirer l’air. Une espèce de petit soupir bizarre. Une petite secousse qui se transforme en poussée continue oscillante. Sur l’écran, le champ étoilé se centra sur une étoile double – naine bleue, géante rouge. Lentement, douloureusement, les astres grandirent… Le vaisseau eut alors un petit hoquet. La barre de verrouillage se libéra et la toile se détacha. Stavver fut projeté contre la surface dure de l’écran. Un nouveau hoquet le rejeta dans sa couchette. Un bruit cassant et sec se vrilla dans la brume de son cerveau comme le plancher montait, puis s’écartait. La toile d’écrasement revint alors se verrouiller. Il peina dans la mélasse de son crâne pour tenter de voir ce qui se passait au beau milieu des grondements des génératrices. L’air s’emplit à nouveau de fumée. Une minute interminable s’écoula. Le vaisseau vacilla, hésita une dramatique seconde, puis plongea encore plus vite… et l’estomac du voleur disparut. Un nouveau vacillement… une vrille… un virage dément qui aplatit son corps contre la couchette d’écrasement. Une lueur vert pourpre vint ramper en un tas irrégulier sur l’un des murs… et ouvrit un œil aux longs cils qui cligna à son adresse… Ses pieds n’étaient plus que des masses lointaines au bout de jambes réduites à l’état de fils… La lueur ferma son œil unique et explosa en un rouge douloureux qui assaillit ses sens comme du curry trop fort… redevint verte… crème glacée injectant un entrain frais dans de la glace à la menthe qui s’assombrit en éclair au café avec des pointes aiguës de soprano… Il se réveilla dans un silence noir et épais. Hébété, il se détacha et chercha à tâtons la console des commandes. Une par une, il actionna les manettes : rien… rien… rien… un léger scintillement lumineux défila sur l’écran. L’agrandissement au maximum lui permit de distinguer l’image de l’eau d’un lac, avec quelques poissons surpris qui nageaient mal à l’aise dans les flots trop chauds. – De l’eau, marmotta-t-il. (La caméra monta jusqu’à la surface.) Pas trop profond… Je pourrais nager jusqu’en haut. Mais d’abord le diadème… Douloureusement, il se redressa et se glissa hors de la couchette. Il tituba lourdement jusqu’au keuthos où était caché le bijou et enfonça les doigts pour composer le numéro sur la serrure à combinaison. Il s’empara de la bourse, qui tomba, et boucla la lanière par-dessus son épaule. L’eau était tiède et noire, le clair de lune une faible lueur au-dessus de sa tête. Lorsque sa tête fendit la surface, il aperçut une roche déchiquetée qui se découpait fantastiquement sur le ciel richement étoilé. Prudemment, veillant à ne pas produire d’éclaboussures, il nagea jusqu’à la rive et se glissa dans l’ombre du pic rocheux. Derrière lui, les joncs pointus s’agitaient en bruissant comme du papier sous la brise qui lui apportait l’odeur légère du bois brûlé qui contournait la roche. Rampant sur l’estomac le long de la pente légère menant vers le pic abrupt, il aperçut à travers les premières herbes un cercle de feux de camp éclairant des tentes basses rondes et la silhouette affairée d’humanoïdes trapus. PREMIERE PARTIE Le globe de feu 1 Une lumière rouge perça le double vitrage et consuma les confortables ténèbres de la chambre exiguë. – Madar ! Aleytys se dressa d’un bond et frissonna dans l’air glacé de la nuit. Le cœur battant, elle passa ses mains sur la chair de poule de ses bras et fixa les murs familiers que lui rendait étrangers l’éclat bizarre, blanchissant les ombres, accroissant l’importance des craquelures et des taches. Un bref instant, elle se crut revenue dans son cauchemar, où elle se réveillait à l’intérieur d’une cellule aux murs capitonnés de rose. Puis la lumière se mit à faiblir. A son côté, Twanit gémit et s’enfonça plus profondément sous la couette. Aleytys tendit la main et tapota la bosse frémissante. Puis elle se mit à genoux. Le lit craqua sous elle, mais elle s’avança quand même jusqu’au chevet et se hissa jusqu’à la fenêtre haute et allongée. Insérée dans le mur extérieur épais de un mètre, la fenêtre à deux vantaux et double vitrage à croisillons en plomb se trouvait en retrait par rapport à l’intérieur du mur, formant un appui poussiéreux où Aleytys posait son réveil et le chandelier en étain qui arborait actuellement quinze centimètres de bougie. Avec impatience, elle les balaya de l’appui et glissa son corps dans l’embrasure. Dehors, un feu incurvé presque aussi grand que Hesh descendait du ciel, absorbant la lueur des étoiles et teintant d’un rouge sanglant sinistre les glaciers de Dandan. Elle appuya son nez contre la vitre froide et contempla le ciel avec curiosité. Tandis que le globe de feu filait derrière les montagnes et que mourait la lueur rémanente, elle redescendit sur le matelas, frissonnant sous l’effet de l’air froid qui enveloppait son corps. – Leyta ? – Ouais, bébé ? (Aleytys se tourna et écarta des boucles d’elfe sur les yeux inquiets de sa petite cousine.) Qu’y a-t-il. Ti ? Avec un halètement, Twanit se leva précipitamment pour enlacer la taille d’Aleytys, nichant sa tête dans les plis de l’épaisse chemise de nuit. – Oh, Leyta, se lamenta-t-elle. Leyta… Sa voix se fit incohérente tandis que frémissait son corps fragile, au point que les os parurent sur le point de traverser sa chair translucide. Aleytys soupira et lui caressa l’épaule. – Chut, Ti. (Une main alla lisser les boucles noires tandis que continuait le murmure apaisant.) Sss, bébé. Mmm, non, ça ne te fera pas de mal… sss, c’est parti… fini… complètement fini… Regarde, il refait nuit… tout va bien… mmm… mmm… Je suis là, ma petite Ti, aziz-ni… sss. Sa voix s’affaiblit quand elle sentit le petit corps se détendre. Quand elle baissa les yeux, les yeux de sa cousine étaient clos et sa respiration lente et régulière. Elle s’était endormie avec la facilité qui suit habituellement les éclats d’hystérie. Avec une petite grimace, Aleytys la déposa sur son propre côté du lit. – Je voudrais bien que ce soit aussi aisé pour moi, marmonna-t-elle. (La bouche de Twanit s’ouvrit, et elle se mit à ronfler.) Duscht ! (Aleytys la redressa et la tourna sur le flanc.) Quelle nuit ! (Elle s’assit et se frotta de nouveau les bras.) Froide comme la pitié d’Aschla. Elle s’étendit sur le large lit et rabattit la couette sur elles deux, frissonnant au contact des draps refroidis. Drôle d’idée, quand même, de s’exciter ainsi pour une vulgaire lumière dans le ciel. Elle se tourna sur l’estomac et nicha sa tête plus loin sous la couette. Puis elle ferma les yeux, aspira une bonne goulée d’air et la laissa ressortir lentement pour sombrer à nouveau dans le sommeil. Mais, une minute plus tard, ses yeux se rouvraient brutalement. – Madar ! lâcha-t-elle à l’adresse de l’oreiller. Dans le couloir, quelque peu étouffés par les cloisons épaisses, elle entendait des voix surexcitées, des pas traînants, des portes qui claquaient. – Ma famille ! Ma maudite famille. Ils montrent enfin le bout de leur nez. (Elle se rassit et se mit en tailleur sur son oreiller.) Pas de sommeil pour moi, cette nuit. Du moins tant qu’ils ne fermeront pas leur caquet. (Elle pencha la tête en arrière et fixa l’énigmatique rectangle noir.) A moins que… Elle se coula encore dans l’embrasure et scruta le firmament avec avidité. Les étoiles clignotaient placidement tandis que la grosse sphère pâle d’Aab brillait en haut à droite juste au-dessus de la minuscule Zeb. La brise capricieuse faisait danser en tous sens les feuilles d’horan comme toutes les nuits estivales du mois de gavran dont elle avait le souvenir. – Par les yeux pourpres de Madar… ! (Aleytys chassa de devant ses yeux des mèches folles.) Je voudrais bien savoir… Elle se tortilla et descendit du lit. Twanit marmonna un son liquide qui se transforma en ronflement gargouillant. Il restait seulement trente centimètres de chaque côté du lit. En passant devant son placard, elle saisit un châle effrangé qu’elle jeta sur ses épaules. Prudemment, elle poussa la lourde porte. Les ombres des chandeliers dessinaient leur lacis sur l’enfilade de portes. Mais une flaque de lumière jaune s’étendait à l’angle. Des voix rebondissaient jusqu’à elle, tels des esprits désincarnés, l’écho brouillant les mots. Elle hésita. Si je reste dans l’obscurité pour qu’on ne me voie pas… Le courant d’air glacé passant sur les dalles peintes la fit trembler un peu, et elle s’avança doucement. Le secteur devant la porte de l’Azdar était empli d’une foule remuante qui lâchait des sifflements et des chuchotements tendus, tissant une toile sibilante de secret qui la maintenait à l’écart. Le timbre aigu de Qumri dominait tous les autres. –… bien obligé… (Le grondement mécontent de Mavas l’emporta un moment.) Aleytys recula vivement dans l’ombre. – Qu’est-ce qui est bien obligé, marmonna-t-elle. Salope. C’est elle qui devrait savoir quelque chose de cette boule de feu. Si ce n’était que d’elle, je ne saurais pas faire la différence entre alef et bayt. Elle se pencha en avant, tendue et curieuse. Le panneau pourpre dont le centre était orné d’un fin dragon d’argent s’ouvrit violemment, et l’Azdar en personne apparut dans le large rectangle. Aleytys se haussa sur les orteils pour regarder derrière lui. Elle ne put distinguer qu’une forme imprécise assise sur le lit. Elle retint un gloussement. Je me demande qui c’est, cette nuit. Mais Qumri est livide. Elle renifla et reporta son regard sur la silhouette massive à la porte. Ha ? Il a même pris le temps de se peigner et d’enfiler une chemise de nuit propre. Regardez-moi ce vieux bandit qui rentre son ventre ! Sa large bouche retroussée d’un air méprisant, ses sourcils broussailleux froncés en un renfrognement hideux, il bougeait la tête lentement comme un tars en chasse. Un silence soudain. Tous les yeux se braquèrent sur lui. Azdar resta coi, tirant du spectacle tout le côté théâtral possible. La révolte chatouillait insidieusement Aleytys. Elle avait envie de leur crier : – Ce vieux salaud n’est qu’un charlatan ! Ce fut Qumri qui brutalement rompit le silence. Elle fit deux pas en avant et se planta en face d’Azdar. Aleytys retint son souffle en devinant que la femme avait de la peine à retenir sa fureur. – Abru sar, le globe de feu. C’est elle ! Que vas-tu en faire ? (Cette dernière parole avait été crachée comme un venin de serpent.) – Elle ? répéta Aleytys, surprise. Elle déglutit rapidement en portant la main à la bouche, les yeux posés sur le dos des plus proches. Mais nul ne se retourna. Nul ne l’avait entendue. Azdar foudroya Qumri du regard jusqu’à ce qu’elle baisse la tête. Ses yeux brun jaune s’étrécirent alors, et il gronda à l’adresse de tous les autres : – Tas de mikmikhha dégonflés ! Une nouvelle fois, Aleytys retint un gloussement tandis que les moustaches touffues papillonnaient sous cet éclat. Il tapa sur le chambranle et continua : – La maison est encore solide. Ai-Jahann, bien plus solide que vous tous. Vous tremblez devant des fantômes, hein ? La sorcière est partie, espèces d’idiots ! Elle ne reviendra plus. Nous réunirons le mulaqat à ce sujet dès demain. En attendant, agissez en adultes et non en gamins geignards. Fichez le camp, maintenant ! Laissez-moi dormir. D’un geste large, il saisit le panneau de la porte, fit un grand pas et la referma derrière lui d’un air décidé. Pendant une minute, les Azdarha s’agitèrent comme des poulets énervés, caquetant en spasmes inaudibles, murmure inégal qui suivit Aleytys le long du couloir tandis qu’elle retournait jusqu’à sa chambre. Les larmes se mêlant aux gloussements, elle avait du mal à garder un sang-froid précaire. Lorsque le lit eut fini de craquer sous son poids, elle posa la main sur sa bouche et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule ; mais la respiration de Twanit était restée régulière. Elle porta vaguement son regard sur les reflets lunaires luisant à la surface lisse de la porte, le dessin mouvant des ombres jouant en mesure sur les carrés pâles. Une lassitude agréable s’empara d’elle et elle s’étira en faisant craquer ses os. – Des poules qui caquettent ! chuchota-t-elle en fermant les yeux. Je me demande qui était dans le lit d’Azdar. Qumri l’a vue, j’en suis sûre. J’espère que je ne serai jamais obsédée ainsi par un homme. Mmm… je ferais bien de me cacher sous la couette avant d’être gelée. Elle entendit alors un pas solitaire arpentant le couloir. Qumri faisait sa ronde. Aleytys se raidit. – La garce ! Elle se redressa, ses mains étreignant la couette au point que les doigts lui firent mal. Les pas se rapprochaient. La bouche tordue en une grimace, elle libéra la couette et frotta sa main sur son front. J’ai cru qu’elle allait m’arracher la peau, la dernière fois qu’elle m’a battue… A l’extérieur, les pas ralentirent, hésitèrent. Aleytys resta assise sans bouger. Une main poussa la porte. Celle-ci produisit un bruit sourd quand le pêne heurta la gâche. Les pas repartirent alors. – Une fin parfaite à une journée parfaite… Avec un petit rire incertain, elle ôta le châle de ses épaules. Elle soupira et marmotta : – Je ferais bien de dormir un peu. Sinon, je me sentirai demain comme un veau qui a la diarrhée. Elle s’étira et bâilla, mais il y avait en elle un bloc d’énergie inépuisée qui lui faisait mal au ventre quand elle songeait à s’allonger. Elle se releva, remit le châle sur ses épaules et alla jusqu’à la porte. Le simple fait de toucher la poignée fit battre son cœur à grands coups, et sa poitrine se souleva spasmodiquement. Elle ouvrit et passa prudemment la tête dans l’ouverture. Les ombres s’épaississaient comme rétrécissaient les bougies, mais le couloir était nettement vide. Elle avança et descendit à tâtons l’escalier en sections courbes. Le bois de la porte du patio était froid et ferme sous ses doigts tremblants. Elle retint le panneau, qui avait la malencontreuse habitude de claquer en se refermant, ébranlant toute la maison. Les dalles brillantes lui brûlèrent la plante des pieds d’un feu glacial. – Ai-Jahann, si seulement ils n’avaient pas éteint les feux de vapeur ! marmonna-t-elle. La porte du vestibule était quant à elle verrouillée par deux barres doublées de fer. Aleytys les fit pivoter sur leurs gonds pour les relever. Elle prit appui sur les dalles pour pousser la porte qui s’ouvrit avec un bruit sourd dû au calfeutrage inférieur. Elle se hâta de sortir. Au milieu du patio, l’arbre domestique luisait au clair de lune, ses frondaisons gracieuses papillonnant en chuchotements séduisants. Elle foula l’herbe courte et épaisse et appuya les mains contre l’écorce soyeuse tandis que le parfum charmeur des feuilles l’enveloppait comme de l’encens. Elle rejeta la tête en arrière et contempla le ciel. Un instant, elle crut distinguer une pellicule de poussière jaune d’est en ouest, mais plus elle regarda moins elle fut sûre qu’elle se trouvait bien là. Avec un soupir, elle se laissa aller contre le tronc, et son pouls délicat lui caressa l’arrière de la tête, lui instillant une force croissante de haut en bas de la colonne vertébrale. Ronronnant de plaisir, elle se frotta contre l’écorce lisse d’été pendant une chaleureuse minute jusqu’à ce que la réalité finisse par s’émousser. Elle éternua alors, et le rêve s’écroula autour d’elle. Son corps tremblait. Ses dents claquaient. Ses yeux lui semblaient durs et gonflés. Elle éternua de nouveau, tapota l’arbre avec affection et de se dépêcha de rentrer. Préoccupée par le froid qui la faisait trembler à intervalles réguliers, elle ne remarqua pas l’épaisse ombre noire qui l’attendait en haut de l’escalier. – Tiiiieeens… Elle haleta et s’accrocha à la rampe tandis que son cœur lui martelait les côtes. Qumri ! Elle s’appuya contre la balustrade et essaya de recouvrer ses esprits, la terreur antique lui donnant la nausée. Tant d’années sous la coupe de cette femme… – Violeuse de coutumes ! (La voix de Qumri était un chuchotement chargé de haine. Aleytys se recroquevilla davantage contre la rampe.) Profanatrice. Fille de catin ! On eût dit que la rage étranglait la femme. Aleytys se mordit la lèvre et leva une main pesante. – Monte ici ! Titubant sur ses pieds gourds, elle grimpa les dernières marches. Une main nerveuse jaillit des ténèbres et lui heurta durement le visage, la projetant contre le pilier central. – Stupide animal ! Pour souligner ces syllabes haineuses, la main frappa de nouveau. Aleytys gémit et tenta de lui échapper. Qumri la redressa et la frappa plus fort encore, son haleine rauque sifflant à chaque coup. Quelque chose craqua en Aleytys. Au moment où la main se relevait une nouvelle fois, elle se libéra d’une secousse et s’enfuit. Juste hors de portée du bras, elle se redressa et rejeta la tête en arrière, la colère lui brûlant les veines. Elle éclata de rire. Qumri se figea, une expression surprise et ridicule déformant ses traits admirables. – Eh bien, la vieille, salkurdeh khatu… (La voix d’Aleytys se lit traînante, devenant en elle-même une insulte.) Tu n’arrives pas à amener Azdar à coucher avec toi ? C’est pour ça que tu rôdes dans les couloirs ? Qumri hurla et bondit vers elle, ses doigts transformés en griffes. Hoquetant d’un rire hystérique, Aleytys courut à l’autre bout du couloir, poursuivie par une Qumri vociférante. Elle atteignit sa chambre à coucher et franchit la porte juste avant la furie sur ses talons. Elle banda ses muscles et claqua le panneau au nez de Qumri, puis plaça la barre dans ses crochets. – Ahai ! Elle se retourna et aplatit son dos contre la porte, avec l’impression de n’être plus qu’une serpillière molle et essorée. – J’ai fichtrement intérêt à ne pas me trouver sur son chemin, demain ! Elle souleva ses bras pesants, accrocha le châle à sa patère, puis rampa jusque dans le lit. Tandis que se réchauffait son corps, elle trembla en regardant le noir. Le triomphe flamba en elle pendant une minute, puis se réduisit en cendres quand elle se rendit compte que rien n’avait changé. Absolument rien. 2 Le bleu acier de Hesh montait au-dessus de l’orient à un empan au nord du demi-cercle écrasé de Horli. Dans la vallée, il poussait une deuxième ombre aux horans tandis que la lumière rougeâtre se nuançait d’un éclat bleu clair. Sous les arbres épars, les gav trapus qui sommeillaient dans les pâturages renâclaient et tapaient du pied, reniflant l’air qui contenait une vivacité et une étincelle brûlant le sang dans les veines. La blessure de la Raqsidan sinuait par bonds argentés et verdoyants entre les maisons massives du clan, dont le cercle de fenêtres du premier étage passait du noir au jaune au fur et à mesure que le tarik réveillait les dormeurs. Comme sa cloche cessait de tinter dans le couloir, Aleytys culbuta hors du lit, ses pieds heurtant le sol avant même qu’elle eût ouvert les yeux. Elle s’étira, bâilla, se gratta la tête et s’appuya contre le mur en clignant ses paupières chassieuses. Quelque chose de dur cogna contre son pied. Le chandelier. Elle le ramassa, alluma la bougie et le déposa sur l’appui de la fenêtre. La bougie était brisée en son centre et la cire tombait sur la pierre en une flaque graisseuse. La porte pivota. Twanit se glissa par l’étroite ouverture et s’avança vers son côté de la chambre. Aleytys bâilla en mettant la main devant la bouche et se rappuya contre le mur. – Encore levée avant la cloche ? Twanit eut un sourire timide par-dessus l’épaule. – J’aime le matin, Leyta. Elle ouvrit son placard et d’un geste précis posa sa brosse sur l’étagère. Fredonnant doucement, elle prit un ruban bien plié sur une autre étagère et tressa ses boucles noires de ses doigts habiles et rapides. – Tu sais que je n’aime pas être bousculée. Elle referma le panneau coulissant, se dirigea vers la tête de lit et se mit à enlever draps et couette. Aleytys lâcha un soupir et se frotta très fort le visage. – Ouh ! Je ne vois pas comment tu peux y arriver. Je déteste me réveiller. Elle alla fouiller dans son propre placard, parmi les flacons et bouts de tissu qui l’encombraient, finit par en sortir une brosse et retourna s’affaler sur le matelas nu pour démêler ses fins cheveux roux. – Ai-Aschla ! Aïe ! Je vais couper tout ça ! Twanit pouffa tout en continuant de plier les draps. – Combien de fois as-tu déjà dit cela, Leyta ? (Aleytys eut un bref sourire et s’attaqua à un nouveau nœud.) Si tu les tressais comme moi… continua Twanit en fourrant le ballot sous un bras et en ouvrant la porte plus grand. Le problème, c’est que… Tu es trop orgueilleuse, voilà, acheva-t-elle avec un battement de cils généreux. La brosse alla rebondir contre la porte juste après qu’elle se fut glissée dans l’ouverture. Aleytys se dressa et adressa une grimace à la porte. Elle se tortilla pour sortir de sa chemise de nuit et chercha dans son placard une abba propre. Ses doigts la fermèrent automatiquement à l’épaule, à la poitrine et à la taille. – Twanit piquerait une crise, gloussa-t-elle après avoir ramassé sa brosse, arraché les cheveux coincés dedans et jeté l’instrument dans son placard. Elle lança la touffe de poils dans la poubelle et sortit dans le couloir. Zavar sortait d’une chambre d’enfants et foudroyait du regard ses occupants invisibles. – Hai ! Petits Mavashi ! Sortez de ces lits ! Et tout de suite ! (Elle écarta de devant son visage épuisé une touffe de cheveux bruns. Des éclats de rire aigus lui répondirent, et elle serra les dents.) Oh, attendez un peu ! – Vari ? – Leyta ! (Son visage s’éclaira.) Madar te bénisse. Jorchi et le Kur sont impossibles, ce matin. Donne-moi un coup de main, veux-tu ? Aleytys grimaça un sourire. – Bien sûr. Je leur casserai les dents pendant que tu tordras quelques bras. Elle marcha rapidement jusqu’à la porte et regarda à l’intérieur. Les deux petits garçons étaient perchés sur leurs lits étroits, riant aux éclats et enveloppés comme des vers dans des cocons de laine. Zavar pinça fortement les lèvres et pénétra dans la chambre. Quand elle saisit Jorchi, celui-ci se tortilla pour lui échapper en s’emmêlant davantage dans la couette : on ne voyait plus de lui que deux yeux moqueurs et une touffe de cheveux noirs hirsutes. – Oh, fash ! gémit-elle. Aleytys profita que Jorchi avait son attention fixée sur Zavar pour lui sauter dessus et s’emparer de quelques boucles. Elle l’arracha aux draps d’un mouvement précis tandis qu’il hurlait et la martelait de ses petits poings. – Jorchi ! Arrête d’agir comme un bébé d’un été. Tiens-toi debout et ferme-la, sinon je te réchauffe le derrière jusqu’à ce que tu ne puisses plus t’asseoir d’aabkiss à zebkiss. Il cria et lui griffa le bras, pris soudain d’une colère puérile. – Lâche-moi ! Je l’dirai, je l’dirai… Garce… garce rousse… Tu dois pas nous toucher !… Enlève tes sales mains de moi ! Aleytys broncha et le lâcha. Nauséeuse, elle se frotta la main contre le flanc en fixant hébétée le visage rouge et contorsionné du petit garçon. Zavar émit un halètement. Elle bondit du lit et gifla le gamin, sa main claquant très fort dans le silence soudain. – Que je ne t’entende plus jamais parler comme ça, tu as compris ? Il baissa les yeux, étonné par sa propre audace et stupéfait par la violente réaction de la douce Zavar. – Dis pardon. (Zavar le prit par la nuque et le secoua.) Tu m’entends ? Il frotta ses pieds nus sur la grossière descente de lit. – Alors, qu’est-ce que tu attends ? Il jeta un rapide coup d’œil à Aleytys et marmonna quelques paroles. – Plus fort ! – Je le demande pardon, sabbiya. (Sa voix était hésitante.) – Voilà qui est mieux. Habille-toi ! (Elle adressa à Kurrah, bouche bée, un regard brûlant.) Et toi ! Démêle-toi de là. Mets ta tunique. (Elle tapa doucement du pied.) Eh bien ? Kurrah se hâta d’obéir. Quand les deux garçons furent habillés et chaussés, Aleytys aida Zavar à défaire les lits. – Où est donc Kahruba ? demanda-t-elle, curieuse. Je croyais qu’elle était avec toi, ce mois-ci ? Zavar haussa les épaules. Elle sourit d’un air méprisant puis regarda alternativement Kurrah et Jorchi. – Tu connais bien Ruba, fit-elle, discrète. Aleytys l’examina un instant, brûlant de curiosité. Puis elle soupira. – Ouais. Je vais chercher les draps propres ? Zavar se mâchouilla la lèvre inférieure puis sourit. – Non. Ruba pourra faire les lits quand elle sortira du sien. Elle se retourna vivement et chassa les gamins de la chambre. Aleytys lâcha un reniflement, puis donna un coup de pied aux draps sales et la suivit. Une demi-heure plus tard, elles émergèrent du majlis : le vent emportait les derniers cantiques du matin adressés à Madar. Zavar secoua la tête et se brossa les cheveux avec les doigts. – C’est presque l’heure du petit déjeuner. Je pourrais manger un gav tout cru. Viens, Leyta ! Aleytys lui prit le bras et la fit se retourner. – Allons, Vari, arrête de me taquiner. Qu’a donc Ruba ? Zavar jeta un regard prudent d’une extrémité à l’autre du couloir. Puis elle fit face à Aleytys, les mains sur les hanches, la bouche fendue en un sourire qui allait d’une oreille à l’autre. – Vapeurs de vierge… (Le sourire se transforma en gloussement, et elle dut s’appuyer contre le mur pour se laisser aller à son rire.) Elle est furieuse au point d’en avoir les cheveux en feu, haleta-t-elle. Pouffant également, Aleytys s’appuya à son côté. Au bout d’une minute, elle essuya ses yeux trempés et écarta les cheveux vagabonds. – La punition est appropriée au crime. Et qui donc l’a ainsi irritée ? Avec une grimace de dérision, Zavar porta la main à son front en un semblant de shalikk et leva la tête pour regarder sa grande cousine. – Depuis quand notre royale sœur se donne-t-elle la peine d’adresser la parole aux bébés comme nous ? Mais je pense que c’est un Khug. Je l’ai vue près de la cascade traîner parmi les moulins à la débâcle. Et j’ai vu sans arrêt Nar Khugson dans le même coin. Tu sais à quoi il ressemble ? Aleytys plissa le nez. – Hmf ! Tu penses qu’elle va se marier ? – A un Khug ? Aucun espoir. (Zavar se redressa et secoua son abba.) Non, certainement pas. Tu sais fort bien qu’elle vise beaucoup plus haut. Tu ne l’as jamais vue choyer Vajd. Elle ferait n’importe quoi pour être consort. Ça suffit, pour avoir la nausée, de l’entendre lui parler comme elle le fait. Le rire quitta Aleytys. Son estomac se noua en un bloc froid et dur. – Et lui ? demanda-t-elle d’un air aussi décontracté que possible. Zavar lui prit la main et la serra chaleureusement. – Elle a à peu près autant de chances d’y arriver que Qumri à amener Azdar à coucher de nouveau avec elle. Vajd l’a percée à jour depuis des années. (Elle mâchouilla la lèvre inférieure et fixa Aleytys avec sérieux.) Sois prudente, Leyta, je t’en supplie. Si jamais elle venait à soupçonner… (Comme Aleytys restait coite, elle sourit et laissa tomber le sujet. Après s’être étirée en gémissant, elle reprit :) J’ai failli oublier. Descends sans moi. Il faut que j’aille secouer cette canaille pour lui apprendre qu’elle a douze lits à faire. Je vais lui faire plaisir… Avec un petit rire, elle partit dans le couloir. Sifflotant gaiement, Aleytys descendit bruyamment l’escalier. Les portes du patio étaient grandes ouvertes : l’air matinal entrait librement. Le couloir était encombré de personnages affairés. Deux asiri passèrent avec des ballots de linge sur la tête. Aleytys fronça le nez, écœurée. Le linge. Je déteste ces draps détrempés ! Elle releva sa capuche et sortit dans le patio. Elle caressa l’écorce de l’arbre domestique pour sentir son pouls revitalisant. Puis elle leva la tête vers la voûte bleu pourpre. Le bord écarlate de Horli commençait à dépasser le toit abrupt. Nul reste dans le ciel de l’éruption nocturne. Aleytys frotta ses pieds sur l’herbe et scruta le firmament secret, la curiosité brûlant légèrement son cœur. La cloche de nastha tinta, et elle rentra dans la maison. 3 Aleytys frappa de son battoir l’eau pleine de lessive. – Ai-Aschla, marmonna-t-elle en remuant avec vigueur les draps dans l’eau bouillante. L’humidité de la pièce basse avait transformé ses cheveux en longs fils détrempés qui se glissaient dans ses yeux et sa bouche. Elle s’appuya un instant sur son battoir pour regarder les asiri qui riaient et bavardaient. Sa bouche se fendit en un sourire amer devant le fossé qui la séparait de cette camaraderie joyeuse. Elle renifla et écarta de son visage ses cheveux humides. De l’autre côté de la pièce, Urdag lui jeta un regard furieux. Aleytys l’affronta tandis que la révolte montait en elle. Elle assena aux draps un coup de battoir féroce, puis déposa le bâton sur le sol, s’essuya le visage et les mains au torchon et sortit calmement de la pièce, feignant d’ignorer le cri de colère d’Urdag. Les radiations de Hesh lui heurtèrent le visage, et elle releva rapidement sa capuche. Puis elle alla s’appuyer contre l’arbre domestique. – Aziz… muklis… murmura-t-elle en fermant ses yeux épuisés. Un cri de colère la fit sursauter. Je ne vais pas attendre la suite, décida-t-elle. Après un dernier regard en direction du bruit croissant, elle s’enfuit sur l’herbe, vers l’entrée. Ayant dépassé les grosses portes de bois fermées uniquement en hiver au moment de la neige, elle s’arrêta pour respirer avec un certain soulagement. Elle se mit à fouler la poussière de la route bordée de deux rangées d’horans. Leurs feuilles projetaient des ombres rectangulaires, allongées comme celles de branches épaisses. Sur l’arche centrale qui franchissait le fleuve, elle s’arrêta à nouveau pour s’absorber dans les impressions de la nature. Elle ondula, coula, bondit, sentit la résistance des piliers vieillissants, la flexion des herbes aquatiques et l’intrusion chatouillante d’un banc de poissons. Aux limites des perceptions d’un être qui était Aleytys, elle se retrouva en train de fixer son regard sur un ver succulent qui rampait à l’ombre rayée de soleil. Elle flotta comme une bulle de savon, redevint elle-même… et sentit la brûlure du soleil sur sa nuque et sous ses mains le contact de la main courante. Elle palpa le poli du bois ancien. Réchauffée, satisfaite, momentanément en paix avec elle-même, elle reprit son avance et leva la tête avec un sourire en direction du Mari’fat, dont elle distinguait une portion au-dessus de son cercle d’arbres et des larges taches d’orange, de jaune, de rouge, de bleu et de violet qui poussaient dans la paisible clarté du matin. Elle éclata de rire et donna un coup de pied pour soulever le sable, en accord avec la joie qui battait dans ses veines. Un sentier bordé de marguerites heshiennes s’écartait de la route. Les arbres-cloches vibraient dans la brise, et leurs sonorités se mêlèrent à la riche harmonie d’un barbat. Aleytys leva les bras au ciel et descendit en dansant, son corps devenu une fontaine de joie si intense qu’il lui semblait qu’il allait exploser. Au bout de quelques pas, sa capuche se rabattit et chaque cheveu lui parut tinter avec vivacité. Elle contourna le dernier buisson de zardagul et aperçut le vieil horan majestueux. Vajd était assis sur une énorme racine, le dos niché dans la courbe du tronc. Aleytys lui adressa un sourire tandis qu’il continuait à tirer de son barbat une musique de danse. Il portait une abba bleu foncé et argent qui tombait en plis gracieux autour de son corps mince et robuste. Son barbat était son favori, un croissant excentrique de ballut huilé incrusté d’argent en dessins complexes de naizeh. Tandis que ses doigts erraient sur les cordes, son regard fixait rêveusement l’eau qui coulait à ses pieds. La brise douce flottant à la surface de l’eau jouait parmi les fins cheveux noirs rayés de gris qui encadraient en désordre son mince visage sensible. – Vajd. Il leva les yeux et l’aperçut. – Leyta. Un sourire chaleureux éclaira sa figure bronzée. Il tapota la surface de la grosse roche plate nichée contre la racine. – Viens t’asseoir. Je prépare une nouvelle chanson. – Tu ne travailles pas trop dur, je vois. Est-ce pour un rêve ? (Elle s’agenouilla à son côté.) – Ça vient, gloussa-t-il. Un rêve ? (Tout en fredonnant, il lui caressa le dos de la main du bout des doigts.). Non. Une bénédiction nuptiale. En souriant, elle frotta sa main contre sa propre joue. – Qui est-ce ? Je les connais ? – La fille cadette de Yara et Nilran Gavrinson. – Oh ! Elle fit passer ses pieds par-dessus le rebord de la roche pour regarder gigoter ses orteils poussiéreux. Elle baissa la tête et lui sourit de derrière le rideau de ses cheveux. – Ça c’est reproduit sur la route. Il déposa le barbat et lui toucha le front. – Aucune chaleur. Etrange… Quand j’ai commencé à rêver… j’étais plus jeune, bien entendu. Qu’as-tu vu ? – Eh bien… J’ai regardé le fleuve, et ç’a été comme si… je me fondais… je faisais partie de… de tout… des arbres, de l’herbe, de l’eau ; puis ça s’est brisé. – Tu as fait tes exercices ? (Il s’empara de son bras et appuya les doigts sur son pouls.) Tu es trop excitée, Leyta. Calme-toi. Peux-tu y arriver ? Aleytys inhala longuement, puis relâcha lentement son souffle, se concentrant sur le rythme apaisant de l’eau jusqu’à ce que son corps ralentisse, sa respiration s’allonge et se calme et qu’elle se sente tranquille. – Oui, dit-elle doucement. Chaque jour au commencement du khakutah. – Cela t’a-t-il aidée ? Aleytys haussa les épaules puis les laissa retomber. – Un peu, fit-elle lentement. Je crois. Ces… ces incidents se reproduisent plus fréquemment, mais je n’ai plus peur. Il écarta ses cheveux avec douceur et tourna son visage vers lui. – Tu as le don, Leyta. Je ne te promets ni la paix ni le bonheur. Mais ton horizon s’étendra au-delà des limites étroites de l’ordinaire. N’aie jamais peur d’utiliser ton don, Leyta. (Il fronça soudain les sourcils et estima la hauteur de Hesh.) Ce n’est pas encore khaladkar. Tu n’es pas censée te trouver à la blanchisserie, actuellement ? Tu m’as dit hier que… Il la maintint face à lui quand elle tenta de lui échapper. – Je suis partie. – Raconte-moi, fit-il, inflexible. – J’en ai simplement eu marre. (Une légère irritation s’agitant en elle, elle s’arracha à sa main.) C’est tout. Sa main retomba mollement sur son genou. – Leyta, Leyta ! fit-il avec lassitude. Tu sais que tu as tort. – Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me faire ? Me battre ? (Elle haussa les épaules.) Quoi de nouveau à cela ? Quoi que je fasse, Qumri se débrouille pour y trouver à redire, alors pourquoi ces efforts ? Il resta coi, le visage sinistrement troublé. – Dis-le-moi donc, mon amour. Si rien de ce que je fais ne peut plaire, pourquoi ces efforts ? – Leyta… ah, Madar ! C’est que tu n’arrives pas à comprendre. – Comprendre ? Comment le pourrais-je ? J’ignore… Je ne peux rien faire d’autre. Regarde. (Elle écarta les mains.) Je travaille plus dur que les asiri. Toutes les crèmes que je dois réclamer… réclamer ! Etre la fille de la maison et devoir réclamer de la crème pour les mains… je dois tout réclamer. Grâce à la gentillesse de certains… je peux les compter sur les doigts d’une seule main. Et ce matin, Jorchi… un bébé… il m’a maudite… il m’a traitée de sorcière rousse. Je sais que je ne suis que tolérée. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Dis-le-moi, Vajd. – Leyta. Je… Ne me le demande pas. Je n’ai pas le droit. Le shura… Elle s’agita avec impatience. – Même toi. Même toi ! – Leyta… Entêtée, elle feignit de l’ignorer et tapa les talons contre la roche. – Très bien, aziz. (Capitulant soudain, il écarta les mains et dit :) Le globe de feu ayant ravivé des haines et des peurs anciennes, il faut que tu saches ce que tu devras affronter. Elle lui adressa un regard de guingois. – Le globe de feu ? (Elle fronça les sourcils.) Cette nuit, Qumri m’a traitée de fille de catin. Vajd s’empara de ses épaules et la fit pivoter. – Pourquoi ? Qu’as-tu fait ? – Je suis sortit regarder le ciel. (Elle se tortilla sous son étreinte.) Tu me fais mal. – Réponds-moi. – Je voulais voir le globe de feu, ou du moins… (Elle repoussa sa main.) Vajd… Il ferma les yeux et lâcha son épaule. – Aleytys. – Je ne comprends pas. Je ne comprends rien à tout cela. – Ce n’est pas étonnant, aziza-mi. (Il lui sourit et lui toucha la joue.) C’est une longue histoire compliquée. – Vajd, arrête. Qu’y a-t-il de si grave pour que tu ne cesses d’hésiter à m’en parler ? (Elle se frappa la cuisse avec impatience.) Dis-le-moi ! Dis-moi pourquoi Qumri me déteste tant qu’elle devient furieuse chaque fois qu’elle me voit. Et pourquoi je suis la seule de la vallée à avoir les cheveux roux. Pourquoi le shura m’interdit l’amour au point que tu n’oses me toucher hors de l’ombre. Et Azdar… le seul moment où il accepte d’être dans la même pièce que moi, c’est au repas. Pourquoi ? Il caressa doucement ses cheveux luisants, faisant courir ses doigts dans la masse d’or roux. Des filaments épars s’installèrent autour de son poignet et formèrent un bracelet serré. Aleytys se détendit lentement et s’appuya contre son épaule. – Le temps nous manque maintenant, muklis. Quelqu’un risque de survenir et nous surprendre. – Et alors ? Elle ferma les yeux, son corps ronronnant de plaisir tandis qu’il continuait de la caresser. – Cette nuit. Autant prendre deux fois plus de précautions. Viens ici. A la trentième heure. Tu le pourras ? – Même s’il me faut sauter du toit. Il éclata de rire et pencha sa tête pour qu’elle fixe son visage. Avec un sourire affectueux qui lui illumina les yeux, il dit : – Béniras-tu la Madar avec moi cette nuit, muklis, mashuq ? Sans attendre sa réponse, sa bouche chaude fut contre la sienne, ses mains sur son dos. Puis il la remit sur ses pieds et se redressa. – Allez, Leyta. Partons d’ici. 4 Lorsqu’Aleytys arriva devant le tunnel noir de l’entrée, celui-ci paraissait vide. Rassurée, elle fonça dedans et courut aussi vite que possible vers le patio. Elle eut le souffle coupé lorsqu’elle heurta la résistance élastique d’un corps. Elle rebondit contre le mur. Quand ses yeux se furent éclaircis, les muscles de son estomac se tordirent douloureusement. – Qumri, chuchota-t-elle. – Chienne ! (Le mot siffla avec méchanceté.) Chienne en chaleur. Avec qui étais-tu aujourd’hui ? Je lui avais dit… (Elle avait le visage contorsionné par la fureur et son abba papillonnait comme un horan dans la bise.) Je lui avais dit que ça ne marcherait pas. J’aurais dû t’étrangler à la naissance. Rusvai… Haya… taklif paresseuse, fuyarde… Tu oses… tu… après cette nuit… Les paroles lourdes de venin sortaient en titubant de ses lèvres tordues avec des gouttes de postillons. Aleytys avait la nausée. Elle appuya les mains contre le mur, trouvant une espèce de réconfort dans la solidité froide et râpeuse de la pierre. – Je lui avais dit. Je lui avais dit… il ne pourrait pas te garder les jambes serrées… comme ta mère… aaahhh ! Elle hurla et bondit sur Aleytys. Figée une seconde de trop, Aleytys essaya de l’éviter, mais elle sentit les doigts s’enfoncer comme des griffes dans son épaule. Qumri la secoua jusqu’à ce que les larmes lui viennent aux yeux. – Comme ta mère… sorcière répugnante… A qui as-tu pris le mari… qui as-tu empoisonné pour qu’il ne me regarde plus… qu’il ne la regarde plus… comme ta mère… avec ces cheveux infernaux… Haya ! Aleytys s’échappa à cette haleine qui soufflait sur son visage. Sa paralysie se fracassa et elle se débattit pour se libérer. Passant sous les bras virevoltant de Qumri, elle s’enfuit dans le patio et s’arrêta près de l’arbre domestique. Le visage empourpré hideusement, Qumri apparut. Le regard fixé sur l’objet de sa haine, elle demanda encore : – Rusvai, qui est-ce ? (Chaque pas était rythmé par une nouvelle phrase.) Qui a réveillé la malédiction… qui brise notre demeure ? Maudite… sois-tu… soit ta chienne de mère… ! – Salkurdeh khatu ! La voix grave de l’homme s’immisça dans l’horrible scène, surprenant Aleytys au point qu’elle se cogna la tête contre le tronc de l’arbre en se retournant. – Ahai, Ziraki ! Elle cligna les yeux et secoua la tête pour éclaircir ses pensées. Puis elle regarda Qumri et lâcha un halètement. Le visage de la femme passa en un instant du rouge au blanc. Par contre, celui de Ziraki était devenu rouge comme si la couleur de Qumri se fût transférée sur lui. Des rides couraient en gradins du coin de ses yeux au nez, puis à la bouche et sous le menton pointu. – Viens ici, lui dit-il en tordant l’index vers soi. Intriguée et quelque peu inquiète, elle s’approcha de lui tout en regardant Qumri du coin de l’œil. – Toi, Qumri, tu as déjà trop parlé. (Elle baissa les yeux.) Taklif a besoin de toi. Azdar te demandera peut-être ensuite. D’un pas de vieux mundarik fatigué, Qumri foula l’herbe pour pénétrer dans la maison. Aleytys frotta l’extrémité de sa manche sur son visage en sueur. – Merci, Ziraki. – Suis-moi, fit-il d’une voix atone. (Il se retourna et franchit la porte la plus proche, puis s’arrêta près de la salle des dossiers). Entre et assieds-toi. Nerveusement, elle tira une chaise et s’assit lourdement. Elle posa ses mains tremblantes sur la table et les croisa. – Aleytys. Son nom avait été prononcé sèchement, comme s’il le trouvait gênant. – Oui ? (Elle garda les yeux sur ses mains.) – Le shura a convoqué un mulaqat au finjan Topaz. – Oui ? – Tu n’auras pas le droit de t’y rendre. Stupéfaite, elle virevolta et lui fit face. – Quoi ? – Sur l’ordre d’Azdar. Oublie le travail qui t’a été assigné. Monte dès maintenant dans ta chambre et ne te montre plus. Je t’enverrai un asiri avec le déjeuner. – Mais… (Elle sauta sur ses pieds.) J’en ai le droit ! Ziraki pinça les lèvres. – Aleytys, ne discute pas. Ce n’est pas le moment de faire valoir tes droits. Si tu essaies d’y aller… (Il haussa les épaules.) Tu as vu Qumri. Tu veux affronter cela multiplié par cent ? Aleytys déglutit. Elle considéra ses mains d’un air têtu. – Il devrait me l’annoncer lui-même. – Sabbiyya, dit-il brusquement, tu n’es pas idiote. – Hah ! (Un rire bref et hésitant.) Ziraki… – Je ne peux répondre à aucune question, Aleytys, alors ne m’en pose aucune. (Il se rapprocha et lui toucha doucement la tête.) Veille à rester dans ton coin pendant quelques jours. Par mesure de sécurité. (Il recula jusque dans le couloir.) Donne-nous simplement le temps de nous calmer. Après son départ, Aleytys se rassit. – Quelle journée ! soupira-t-elle. Elle s’appuya en arrière et laissa pendre ses bras fatigués. Quelque chose de doux lui caressa les chevilles, puis revint à la charge avec un petit miaou. – Mooli, fit-elle, ravie, ce à quoi lui répondit un autre miaou. Elle prit sur ses genoux le corps fourré vibrant. La gurb se tortilla entre ses mains et lécha de sa langue râpeuse les doigts d’Aleytys. – Mooli, Mooli, la berça-t-elle en passant la main sur l’épaisse fourrure rousse, allant et venant sans cesse pour chasser sa colère et sa tension. 5 Aleytys s’assit et se pencha sur Twanit. Elle respirait profondément et régulièrement et continuerait probablement ainsi jusqu’à l’aube. Tous les trois coups jaillissait un petit gargouillis, un demi-ronflement guère plus fort que celui d’une souris. Le sommier en lattis de cuir grinça quand elle passa les jambes par-dessus le bord du matelas. Elle plongea sur le sol et retint son souffle, le coin de la bouche agité par un tic nerveux. Twanit ne remua pas. La respiration demeura la même. Avec un soupir de soulagement, Aleytys fit passer la lourde chemise de nuit par-dessus sa tête. Elle la plia proprement sous son oreiller tout en frissonnant dans l’air froid de la chambre. Pieds nus, elle rejoignit son placard, enfila la première abba qui lui tomba sous la main et la ferma en tremblant. Puis elle rebattit des paupières et s’appuya contre le mur. – J’ai tout le temps… chuchota-t-elle. Tout le temps… Elle rejeta ses cheveux en arrière. – Du parfum… il faut que je me mette du parfum… Elle fouilla dans son placard et finit par trouver le flacon qu’elle désirait. Elle appliqua le parfum à tous les emplacements de son corps auxquels elle put penser. L’impression de ridicule s’affirma en elle quand elle reboucha le flacon. On pourrait me suivre à l’odeur. Idiote.’… Dans le couloir, les bougies étaient à moitié brûlées et projetaient des ombres monstrueuses. Elle déglutit nerveusement. Elle descendit l’escalier en courant sur ses pieds nus, dont le choc sourd sur les marches paraissait à ses oreilles autant de coups de gong. Dans le patio, elle s’arrêta un instant près de l’arbre domestique, qu’elle caressa. – Porte-moi bonheur, aziz ! chuchota-t-elle avant de filer dans le tunnel de l’entrée. Elle s’engagea sur la route après avoir repris son souffle. Le sable en était froid et collant après la pluie vespérale. Les branches d’horan lui chuchotaient des mots inaudibles qu’elle comprendrait peut-être si elle tendait un peu l’oreille. Les ombres lunaires dansaient comme des fantômes sur la terre, tandis que ses halètements troublaient le rythme régulier des bruits de la nuit. Sur le pont, ses pieds produisirent un tintamarre qu’elle jugea ignoble. Au milieu de l’arche, elle s’arrêta pour reprendre son souffle. Le murmure de l’eau montait jusqu’à elle, réconfortant comme toujours. Elle soupira, appuya un coude sur la balustrade et observa les flots. La nuit, le fleuve exerçait sur elle une étrange fascination… des formes et des sons s’adressaient à elle, apaisant tel un baume ses nerfs à vif. Il lui sembla qu’elle se dissolvait avec les rayons lunaires qui dansaient à la surface… Le temps s’étira… s’étira… et claqua ! Elle lâcha un halètement et fit volte-face pour scruter la masse noire de la maison. Elle se dressait, compacte et silencieuse sur le fond adamantin du ciel étoilé. Elle se glissa rapidement dans l’ombre des arbres qui chuchotaient le long de ses nerfs. Arrivée au vieil horan, elle posa la main sur le tronc noueux et lança doucement : – Vajd ! Le fleuve murmurait et la nuit l’encerclait de ses mille craquements et bruissements mystérieux. Aleytys enlaça l’arbre et ferma les yeux. – Vajd ! Nulle réponse. La peur devint un bloc froid et croissant dans la région de son estomac. S’il ne venait pas… – Leyta ? (Le chuchotement siffla près de son oreille.) Elle étreignit l’arbre ; s’appuyant contre l’écorce rugueuse. – Hai… (Il descendit à toute allure jusqu’à elle et la souleva dans ses bras.) Ma pauvre petite gurb ! Apaisée contre sa poitrine, elle tenta de répondre, mais ses dents claquaient si bruyamment qu’elle ne pouvait faire sortir la moindre parole. – Calme-toi, mon amour. Détends-toi… nous avons toute la nuit… Il la serra contre lui et passa une main douce dans sa chevelure et le long de son dos. Le froid finit par la quitter graduellement. Elle inspira longuement et lâcha lentement son souffle. Elle leva la tête de la poitrine de Vajd, lui toucha la joue du bout des doigts puis, soupirant avec une satisfaction intense, elle se lova contre son corps chaud et robuste. – Quelle journée infernale ! – Je sais, Leyta, je sais. Elle rejeta la tête en arrière. – Que s’est-il passé au malaqat ? Il ne répondit pas, mais son visage devint sinistre. – C’est si grave que ça ? – On ne peut trouver pire, répondit-il en embrassant légèrement la raie de ses cheveux. – Hum ! Tu ne ferais pas mieux de tout me dire ? (Ses doigts caressaient le dos de ses mains puissantes.) Vajd-mi ? Il branla du chef mais sembla hésiter. Elle entendit son cœur battre plus fort sous son oreille. – Eh bien ? (Elle se tortilla d’impatience.) Azdar m’a obligée à m’enfermer toute la journée. Twanit avait trop peur pour me dire quoi que ce soit et à son retour elle n’arrêtait pas de pleurer, la pauvre petite. Elle frissonna en sentant le froid remonter dans ses jambes. – Tu as froid, dit-il sèchement. Tes mains tremblent. Elle s’écarta et fronça les sourcils. – Vajd ! – Pas ici, mon amour. (Il éclata de rire.) Le finjan est sorti. Si nous allions rejoindre les chevaux ? – Mieux vaut les chevaux qu’un idiot trop curieux. – J’avais oublié que tu préfères les animaux aux humains. – Oui, ils sont en général plus gentils. Avec moi du moins. Ils se dirigèrent vers l’écurie, et elle lui serra la main un peu plus fort. Après avoir fait coulisser la porte, ils entendirent les chevaux qui s’agitaient dans leurs rêves. Malgré la lumière qui se glissait par les deux fenêtres pleines de poussière, elle ne distinguait que de vagues formes de chaque côté de l’allée centrale. L’air était riche en senteurs animales et réchauffé par les corps. Ses frissons commencèrent à s’apaiser. – Vajd… – Monte à l’échelle. (Il la poussa au creux des reins.) A tâtons, Aleytys arriva dans le grenier où une fenêtre éclairait quelques toiles d’araignée et la paille, sur laquelle elle s’affala avec un soupir. – Ça sent bon, ici. Vajd se glissa à son côté, et elle lui sourit. – Leyta… Ses yeux brillèrent au clair de lune quand il lui caressa le visage avec des paroles apaisantes. Il effleura des lèvres le creux sensible à la base de sa gorge. Elle sentait sous sa main les cheveux courts de sa nuque. Elle repoussa doucement sa tête pour regarder son visage. – Je n’ai pas pu voler de pilule, cette fois-ci… Il éclata de rire et posa la tête contre la sienne. – La prophétie commence donc ce soir… Aab se glissa devant la fenêtre, brillant suavement sur les deux silhouettes dorées, sa lueur opaline mettant en valeur les portions mouvantes des corps. Puis ils retombèrent en un tableau en clair-obscur. Après un long moment, Aleytys bougea. Vajd s’assit et lui toucha la joue du bout des doigts. – Leyta ? Elle posa la main sur sa bouche et en embrassa la paume. Puis elle s’étira langoureusement. – Mmm. Il éclata de rire et l’enveloppa de son abba. – Avant que tu ne gèles. Non, ne bouge pas ! Il ferma le vêtement et lissa le tissu sur son corps. Elle soupira de plaisir et le regarda enfiler la sienne. Puis il lui prit la main. – Heureuse, mon amour ? – Très… (Elle soupira encore et s’assit.) La prophétie… ? Il attira sa tête sur sa poitrine. Malgré toutes ses appréhensions au fin fond de son esprit, elle se sentait en sécurité tandis qu’il chuchotait dans ses cheveux : – Le sang et la violence. Je fais le même rêve chaque année… Le sang et la violence, où que je me tourne. Des gens qui tombent morts tout autour de toi. La Raqsidan violée par des étrangers. Pas maintenant… quand notre fils… (Il la sentit sursauter.) Le fils que nous avons fait cette nuit… quand notre fils aura grandi. Des hommes qui répandent le feu… un homme roux aux yeux verts furieux qui rit de cette destruction… (Sa main glissa de son sein à sa taille et elle ne sentit plus que son souffle chaud dans ses cheveux.) Alors une image étrange s’impose dans mon rêve. Une ténèbre semée d’étoiles qui s’étend, s’étend… au point qu’on dirait qu’elle va englober l’univers tout entier… et, tournoyant au milieu de tout cela, toi… ton corps brumeux, mille soleils emmêlés dans les filaments de ta chevelure éparse, mille soleils luisant à travers la fumée translucide de ton corps. J’éprouve en toi une immense tristesse, un pouvoir terrifiant… tu as voyagé si loin de façons que je ne pourrais saisir et tu as encore une longue et complexe route devant toi. – Haia ! (Elle resta une minute coite.) Tu as rêvé… Mais est-ce que tu as chanté cela au mulaqat ? – Les phases importantes. Leyta, je suis chanteur de rêves de la Raqsidan. Que pouvais-je faire ? – Je comprends. (Elle lâcha un soupir.) Cela ne va pas me faciliter la vie. – Tu es à une charnière de ta vie, Aleytys ; tu vas devoir prendre une décision. Il y en a trop dans la vallée qui sont comme Qumri. (Il se déplaça, son corps ondulant sous elle, et la paille bruit légèrement.) Je pense que tu vas devoir quitter la Raqsidan. Elle frissonna. – Vajd, j’ai peur. – Je sais. – Non ! (Elle s’écarta et s’assit brutalement.) Jamais ! Par les griffes sanglantes d’Aschla, que peuvent-ils donc me faire ? J’ai certains droits. La loi du clan… – Aleytys… (Il hocha la tête pour nier tout ce qu’elle essayait de dire, puis lui toucha la joue.) Même, si tu étais ma consort, tu ne serais pas en sécurité. Tu vois, Leyta, tu n’es pas vraiment considérée comme membre du clan. – Hein ? (Elle le fixa, stupéfaite.) – Ta mère ne faisait pas partie du clan. Je sens croître la haine et la colère. Et la peur. Le globe de feu a tout réveillé, comme le vent perturbe la vase au fond d’une mare. Bientôt, bien trop tôt, cela va exploser et te réduire en cendres si tu restes ici. Sa voix se fit persuasive pour tout lui expliquer. Mais l’esprit de Leyta ne cessait de revenir au mot consort, noyant tout le reste. Elle l’interrompit. – Tu veux de moi comme consort. II éclata de rire et l’enlaça. – Leyta, Leyta… L’excitation explosa en elle. – Alors… alors, voilà la réponse. Si nous étions mariés, personne ne pourrait me toucher. – Tu ne m’écoutais pas, Leyta, fit-il en branlant du chef. – Mais… (Elle lui tira le bras.) Je ne serais pas hors clan, à ce moment-là. Pas vrai, Vajd ? insista-t-elle en voyant son visage inexpressif. – Tu serais en sécurité. A un détail près, Leyta, et qui anéantit tout le reste. Ta mère. – Ma mère. (Elle s’arracha à ses bras et le considéra avec colère.) Je n’arrête pas d’entendre parler de ma mère. Toi. Qumri. Et Ziraki tremblait comme une feuille de peur que je l’interroge. – Je viole la loi rien qu’en parlant d’elle. – Tu l’as violée en m’aimant. Qu’est-ce qu’un serment ? De toute façon, tu m’as déjà dit que tu m’expliquerais tout. Il éclata de rire. – Les femmes voient toujours le côté pratique des choses. Il croisa les jambes en tailleur, posa les mains sur ses genoux ; son visage se figea et ses yeux se voilèrent quand il entra en transe de Mutrib. Sa voix se fit lointaine et paisible tandis qu’il entamait l’histoire de la malédiction. – C’était l’année de l’Azdar en yarazur, au moment de la grande débâcle, à l’époque où Horli cache Hesh. C’était l’heure du subsurud après la disparition du disque de Horli ; le ciel cracha une boule de feu. Elle siffla par-dessus la vallée et frôla les pics de Dandan, où elle se brisa en deux morceaux. Le plus gros disparut derrière les montagnes et le plus petit descendit au sud. « Nous nous tapîmes chez nous en chuchotant, trop effrayés pour parler à voix haute. La journée passa. La nuit passa. Le troisième matin, nous nous aventurâmes à l’extérieur, travaillant la tête levée en permanence. Badr, mon maître, essaya bien de rêver, mais les formes étaient tellement tordues qu’il ne put les décrypter. J’essayai aussi. Rien. Mais le Sha’ir des bergers vint radoter une histoire de mal et de fin du monde. Il l’avait lue dans la fumée. Il tenta de forcer le shura à tenir l’Atash nau-tavallud. Mais nous n’étions quand même pas assez effrayés pour ça. « Les jours s’écoulèrent et nos têtes se redressèrent ; même notre torticolis s’en fut comme rien ne se produisait. Puis, en gavran, la caravane arriva dans la vallée. « Cette nuit-là, Aab et Zeb se levèrent tôt en s’embrassant, et les nuages amassés autour de Dandan furent transformés en lambeaux par des vents secs et grondants, de telle sorte que les averses nocturnes avortèrent avant de naître. Dans le champ communal, le feu de joie rouge et or bondissait dans le ciel parsemé d’argent, rehaussant chaleureusement les échoppes voyantes, les femmes esclaves qui prenaient des poses et les marchands de bestiaux qui vendaient leur chair aux mardha curieux. « Azdar, brûlant d’une luxure toujours prête, se promenait entre les chariots et regardait les esclaves danser dans le feu. Je me promenais également, mais étais trop timide pour me mêler aux réjouissances. Je finis par arriver à l’extrémité de l’un des chariots. Il était garé un peu à l’écart et avait éveillé ma curiosité. « Une femme vêtue de noir et de blanc était assise sur les marches de cette caravane. Sa chevelure était longue et raide, recourbée aux pointes seulement, brillant comme de la fibre d’avrishum à la lumière de la petite lanterne d’argent accrochée au-dessus de sa tête. Je la fixai, totalement sous le charme. « C’était une femme vermeil aux yeux d’émeraude scintillant de fièvre. Sa chevelure était plus rouge que le feu qui crépitait, rouge comme Horli. Ses os avaient la délicatesse d’un oiseau, mais ses courbes étaient abondantes. Et elle était belle… Il est une beauté qui te prend à la gorge, ébranle tout ton être de telle sorte que le moindre souffle fait battre ton cœur en réponse. « Elle était immobile, regardant dans le vague, ses longues mains fines reposant sur ses genoux. Je me rapprochai dans l’ombre ; mais, avant que j’aie pu trouver le courage de lui parler, Azdar arriva. Il la considéra, le bout pâle de sa langue passant et repassant sur ses lèvres. « Je me tapis près d’une autre caravane – je crois que c’était un chariot à foin – et les observai. J’avais atteint la puberté sept mois auparavant, et avais trouvé mes rêves. J’avais quitté la maison de mon père, rompu les liens avec mes frères et sœurs et étais venu m’asseoir aux pieds de Badr. C’était pour moi une période difficile et solitaire, et j’étais terriblement vulnérable. Azdar voyait ses cheveux et son corps et la désirait. Je voyais en elle autre chose, qui me liait à elle par des cordes plus fortes que la vie. « Azdar s’arrêta devant elle. Au même moment, je la vis chevauchant des flammes parmi les étoiles. Je vibrais encore sous l’impact de cette vision quand Azdar tendit la main et prit la tête de la femme dans sa grosse main. « – Quel est ton nom ? " C’était une voix de bête sauvage. Sans attendre la réponse, il continua : " Viens avec moi. Je paie bien. " « Elle semblait à peine le remarquer ; elle ne bougeait pas, le danger semblait planer autour de nous trois comme de la fumée plaquée au sol par une averse. « Il la tira par les cheveux pour la relever. Ses braj apparurent, entravés par une chaîne et un cadenas du genre que l’on utilise pour les tars. Cela surprit légèrement Azdar, mais le shavat lui avait tellement embrumé l’esprit qu’il la tira néanmoins vers lui. « Elle s’affala à ses pieds, et sa robe remonta au-dessus de ses genoux. Ses jambes étaient également entravées. Azdar grogna de fureur. « Un petit homme trapu apparut dans le cercle d’argent de la lanterne. Sa bouche était charnue et avide. Il eut un sourire. Si j’avais été Azdar, je l’eusse tué sur-le-champ pour ce seul sourire. Aveuglé par le shavat, Azdar feignit de l’ignorer et tira futilement sur les chaînes. « – La clé est en vente, si tu peux te le permettre. " La voix du vendeur était onctueuse et contente de soi. Azdar fit volte-face. La main posée sur le manche de son poignard, il foudroya l’homme du regard. Puis il se détendit. Quand il parla, sa voix était épaisse et rauque. « – Combien ? " « – Vingt chevaux et dix pièces complètes d’avrishum. " « Je faillis me trahir mais ravalai mon exclamation. Ce prix ridicule aurait pu acheter deux fois toute la caravane. « Azdar hésitait. « Le vendeur fit tinter deux clés attachées à un anneau de risman. La femme s’assit et lissa sa jupe. La lanterne éclairait son incomparable beauté. Elle ne bougea plus. « – Sait-elle parler ? Une muette ne me servirait à rien ! " « L’homme alla se placer devant l’esclave, tira de sa ceinture un sharag dont il agita les lanières devant le pâle visage féminin. « – Parle, femme. Dis ton nom à ce noble seigneur. " « L’indifférence peinte sur son visage se transforma en haine brûlante. Il devait être très brave – ou totalement dénué d’imagination – pour ne pas broncher sous un regard aussi meurtrier. C’était soudain devenu une créature vive et passionnée. Elle était magnifique. Azdar lâcha un gémissement, et le shavat fit perler de la sueur sur son front. « – Parle ", répéta l’individu, se penchant avec un sourire onctueux vers la déesse statuesque. « – Shareem Atennanthan di Vrithian ! " lui cracha-t-elle sur un ton enflammé, dont la moindre syllabe enchanta mes oreilles. Azdar s’avança aussitôt, souleva la femme et la prit sur son épaule. « – Conclu ! " dit-il d’une voix rauque. " Viens prendre ta marchandise dès demain. Parole d’Azdar. " « L’homme lança nonchalamment les clés dans la paume tendue d’Azdar. « – Un conseil, noble seigneur. Ne lui détache point les mains. Je risquerais d’avoir de la peine à encaisser son prix auprès de tes héritiers. " « Avec un grognement, Azdar pénétra dans les ténèbres. Le vendeur s’en fut d’un pas joyeux en sifflotant. Je rejoignis ma chambre lamentablement et passai la nuit à pleurer sur mon malheur. « Au matin, Azdar envoya étoffe et chevaux. « Ce matin-là, Shareem souffrit de la fièvre, tremblant de froid. Toutes les femmes avaient peur d’elle, mais plus encore d’Azdar, qui les força à s’occuper d’elle. Quant à Qumri, il ne la laissa pas s’en approcher, car elle risquait de l’empoisonner. On disait déjà qu’elle avait ensorcelé Azdar en l’amenant à coucher avec elle pour se libérer de la caravane. Bien que je n’eusse rien dit de ma vision, on l’associait déjà au globe de feu ; on la considérait comme démoniaque, un fléau pour la vallée. « Elle fut presque mourante pendant trois mois. En plein milieu de l’été, elle ouvrit enfin des yeux conscients et découvrit que la première nuit Azdar lui avait fait un enfant. Allongée dans son lit, elle n’était plus qu’os fragiles, cheveux roux cassants et peau blafarde. Azdar lui rendait chaque jour visite. Il tirait une chaise à son chevet, s’asseyait et la regardait fixement, les mains plantées sur ses genoux. Il bavardait d’une voix monocorde, caressait les maigres bras et jouait avec sa chevelure tandis qu’elle contemplait le mur en feignant de l’ignorer. « Elle ne cessa de se refuser à lui, invoquant sa fragilité. Mais la chair revint sur ses os, sa peau s’adoucit, ses cheveux recouvrèrent leur éclat, et il ne l’écouta plus. Il coucha avec elle et revint chaque nuit. Elle était une soif qui croissait chaque fois qu’il buvait. Elle attendait son heure et le retour total de ses forces. « Des heures durant, je me souviens, elle restait sur le pont à contempler la Raqsidan. Elle refusait toute conversation avec quiconque. « Les mois passaient et l’enfant grossissait. Mais Azdar ne lui laissait nulle trêve. Il semblait haïr son propre enfant, car l’instant viendrait trop vite où Shareem devrait entrer en tanha et ne lui serait plus accessible. « Je l’observais chaque fois que possible sur le pont. Par un beau matin frais et clair, j’étais assis près du vieil horan et laissais mes doigts jouer sur le barbat pour soulager mon besoin de création. Elle suivit ma musique. Sans un mot, elle s’installa sur la roche à mon côté et m’écouta. Je tremblais et me réjouissais. La félicité coulait entre mes doigts. « Au bout d’un moment, elle posa sa main sur la mienne, stoppant la musique pour que mes doigts pussent se reposer. Pour la première fois, je sentais monter en elle une résolution de conflits qui l’avaient tirée à hue et à dia en un tourbillon interminable. « Nous ne bougeâmes point jusqu’à ce que se fassent entendre des voix sur le sentier. Elle tendit encore la main et je l’aidai à se relever. Elle me sourit et me dit de sa voix veloutée : « – Mille grâces, mon ami. " « Au cours de l’été, elle prit l’habitude de venir me rejoindre et m’écouter, et nous finîmes par échanger des banalités. « Quand chang arriva, ce fut le moment du tanha. Tard dans la nuit, Azdar vint se glisser dans le Mari’fat. Je m’éveillai avec un frisson nerveux et suivis mon instinct, qui me conduisit jusqu’à la chambre d’Ikhtshar le docteur. J’entendis Azdar discuter, cajoler, menacer, et l’emporter. Le docteur accepta de faire avorter l’enfant. « Lorsque Shareem vint le lendemain au bord du fleuve, je la mis au courant. Elle s’écarta en contemplant les flots verts. Puis elle revint près de moi et me caressa doucement la joue avec un grand sourire affectueux ; j’avais de la peine à respirer. « – N’aie pas peur de moi, jeune ami. J’ai besoin de toi, je suis si seule ici… " fit-elle d’une voix traînante, et ses yeux sombrèrent dans la tristesse. « Je déglutis, tout bête, car les mots restaient coincés dans ma gorge. Mes mains maladroites se tendirent vers elle. Elle les toucha avec légèreté puis s’éloigna. Mon cerveau se remit enfin à fonctionner, et je lui courus après. « Azdar nous trouva dans le patio, assis paisiblement sur un banc sous l’arbre domestique. Le banc a été brûlé par Qumri. Il apprit à Shareem ce qu’il attendait d’elle. Elle ne bougea pas, ses mains étaient croisées sur ses genoux, son visage un masque tranquille. « Elle braqua sur Ikhtshar ses yeux d’émeraude, et il frémit. Puis ce fut au tour d’Azdar de pâlir. Les yeux toujours fixés sur lui, froids comme un matin d’hiver, elle lui demanda avec douceur : « – Et je n’ai rien à dire en la matière ? " « Avec un effort visible, Azdar se libéra de l’enchantement et hocha la tête sinistrement. Le docteur regardait ses orteils et restait coi. « Shareem se leva. Je me rappelle combien elle était gracieuse malgré le poids supplémentaire de l’enfant. « – Pour ton avidité et pour ta peur ", lança-t-elle méprisante au docteur. " Une avidité qui te fait renier tes croyances les plus chères. Pour ta lâcheté, voici ce don. " « Elle leva la main et pointa l’index sur l’homme frissonnant et figé. Une lueur semblable à du miel doré apparut autour de cette main. La bouche paralysée par ce sourire dédaigneux, elle claqua des doigts, et un arc scintillant alla se poser sur la face rigide d’Ikhtshar. Une maigre lamentation sortit au même instant de sa gorge et, avant que le bruit eût disparu, il s’était écrasé au sol et fracassé comme du verre. Il s’était dispersé en une centaine de petits morceaux déchiquetés. « Je déglutis et détournai le regard, incapable de contempler ces horribles fragments. « Shareem posa son regard vert sur Azdar. « – Donc, tu veux tuer mon bébé pour continuer d’user de mon corps fit-elle d’une voix glacialement douce. Le sourire quitta son visage. " Je n’ai pas voulu cet enfant. Mais il m’appartient ; personne ne peut me prendre ce qui m’appartient. Je suis Vryhh. " « Elle leva fièrement la tête. " Vryhh. Je te jure que, si tu ne fais que me caresser la main, tu ne seras plus un homme pour aucune femme ! " Elle tendit le bras en direction des restes sanglants à leurs pieds. " Je devrais t’envoyer le rejoindre. Pour l’amour de notre enfant, tu vivras. L’enfant que tu as voulu tuer, bénis-la, Azdar, car tu lui dois la vie. " Elle fit une coupe de ses mains qui s’emplirent de la même lueur de miel, laquelle s’envola dans l’air menaçant comme une simple fumée. « Le terrible sourire lui tordit à nouveau la bouche lorsqu’elle releva la tête. Puis ses lèvres remuèrent en lâchant des paroles muettes dans l’aube qui pointait lentement. « Lorsque le regard le quitta, Azdar essaya de bouger. Je le vis se tendre et vis la terreur affichée par son visage quand il découvrit qu’il en était incapable. Je détournai les yeux en évitant le tas de chair morte à trente centimètres de mes orteils. Qumri se tenait juste derrière Azdar, le visage formant un masque de terreur. Lentement, un par un, les asiri et tous les Azdar sortirent de la maison en titubant et se tinrent figés comme des statues dans le patio. « Shareem continuait de fixer la lumière dorée reposant dans ses mains. Je déglutis et déplaçai mes jambes remplies de crampes. Shareem tourna la tête vers moi, et un instant je vibrai de peur. Elle cligna un œil et sa bouche arbora un petit sourire de côté totalement différent de celui de tout à l’heure. Je pus me détendre et assister au reste du spectacle avec un intérêt intense et, je dois le confesser, une certaine satisfaction envers moi-même. « – Ecoutez ceci ", dit-elle d’une voix palpitant de puissance. " Je jette cette malédiction sur Azdar et la maison d’Azdar. Ma progéniture détruira cette maison. La progéniture d’Azdar l’abattra. Tant que l’enfant dans mon sein vivra heureuse dans la maison d’Azdar, celle-ci sera prospère et fructueuse. La vallée de la Raqsidan sera bénie. Mais j’accroche ceci comme un glaive de pouvoir au-dessus de vos têtes. Si mon enfant venait à trouver la douleur ou la mort, les cœurs et les esprits de la maison d’Azdar se réduiraient en miettes comme les pierres de la bâtisse. La maison ne tombera point tant qu’il restera une pierre sur une autre. Voici ce que j’accroche au-dessus de vos têtes. La progéniture de mon enfant anéantira cette maison. " Elle éclata de rire, une lamentation aiguë glaciale comme la bise d’un orage d’hiver. « Veillez, espèces de bouseux ! Veillez à l’apparition d’un homme roux aux yeux verts furieux. Tremblez dans vos sabots, mangeurs de terre rampants ! " « Aujourd’hui même je me rappelle combien je tremblai au son de sa voix et devant l’expression terrible peinte sur son visage. Je savais pourtant qu’elle se moquait d’eux pour une raison que je ne pouvais comprendre. « Shareem sépara les mains, et la boule de lumière se coupa en deux. Elle tendit une main, et le mur intérieur du patio s’écroula, révélant les majlis. « – Et pour que vous sachiez que je possède aussi le pouvoir de bénir… " La lueur quitta sa main gauche, vint se poser sur le tas de pierres, et le mur se reconstitua. Puis elle s’éloigna tranquillement. « Après cela, elle vécut au Mari’fat. La Raqsidan retrouva une paix malaisée, et elle entra en tanha. Au moment voulu, elle donna naissance à une fille, comme elle l’avait prévu. Elle appela l’enfant Aleytys, ce qui signifiait l’Errante, dit-elle. Ses douleurs furent longues et pénibles, mais sa force était grande. Azdar vint la voir, et elle lui rit au visage. Il se détourna et se pencha au-dessus du berceau de l’enfant. Quand il voulut la toucher, Shareem éclata de rire. Une faiblesse mortelle se répandit dans son corps et le mit à genoux. Il s’en fut rapidement et ne s’approcha plus jamais. « A l’automne, les récoltes furent une merveille. Les branches de vrisha ployaient sous le poids de leurs fruits. La plupart des gav eurent des jumeaux. Même les noyers produisirent des piles de fruits. Tandis que légumes, fruits et viandes s’entassaient dans la maison, une hilarité envahissait toute la vallée. Nous peinions dans les champs toute la journée pour danser la moitié de la nuit, nous enveloppant dans la paille et buvant des flots de vin d’hullu. « La petite Aleytys croissait comme une herbe. Elle avait les cheveux roux de sa mère, mais ses yeux étaient plus bleus que verts, brillant comme des joyaux dans son petit visage rond. C’était un bébé rieur qui possédait le don de pouvoir faire sortir les souris des murs. Déjà elle restait tout étonnée que presque tous repoussassent ses avances amicales. « Au Mari’fat, Shareem passait de longues heures en compagnie des livres et des archives. Comme il me fallait m’y rendre également pour apprendre les chants, nous étions souvent ensemble. Elle se remit à me parler mais ne m’avoua jamais ce qu’elle cherchait. Les mois se glissèrent devant le feu de la cheminée de la bibliothèque tandis que la neige s’empilait à l’extérieur. Au point qu’on put ouvrir la fenêtre du grenier et que les mardha glissèrent d’une maison à l’autre sur la croûte glacée. A l’intérieur, bien au chaud, la petite Aleytys allongée sur sa couette babillait et jouait avec ses orteils tandis que nous lisions et étudiions. « Malheureusement, l’hiver s’en fut et, à la débâcle bruyante, Shareem découvrit ce qu’elle cherchait. Tandis que je luttais avec les autres apprentis contre l’humidité des murs, elle s’approcha de moi et me montra un vieux livre relié en cuir. Les pages se détachaient et une moisissure verte perçait un trou malodorant dans la première partie. Elle l’ouvrit devant mon nez, et je bronchai sous l’effet de l’odeur. L’encre du manuscrit était tellement passée que je dus étrécir les yeux pour distinguer les mots. L’excitation luisait dans ses yeux tandis qu’elle agitait le débris puant sous mon nez ignorant. « – Garde ceci, Vajd-mi ", me dit-elle en un chuchotement nerveux, son regard surveillant les autres occupés à sécher le mur. Sa voix ténue me fit vibrer tout entier. " Montre ceci à Aleytys quand tu penseras que le temps sera venu. Il y a dedans une lettre à son intention. " « – Mais… " « Elle posa la main sur ma bouche : " Chut ! Promets-le-moi. " « – Mais comment saurai-je… " « – Promets ! " « – Je le jure ! Je donnerai le livre à Aleytys quand le temps sera venu. " Je pris le livre en réprimant mon dégoût. " Mais… " « – Ne t’inquiète pas. " Elle sourit et me tapota le bras. " J’ai confiance en ta compréhension. Tu le sauras. " « A contrecœur, je fourrai le livre sous mon abba, résolu à nettoyer celle-ci et ma personne aussi rapidement que possible. Je regardai son doux visage transpirant en essayant de trouver les mots qui exprimeraient tout mon trouble. " Pourquoi… " « – Pourquoi ne serai-je plus là ? " Elle posa encore la main sur la mienne. " Je serai retournée auprès des miens. " Elle eut un petit rire nerveux et rejeta en arrière des cheveux indisciplinés. " Ou bien je serai morte. « – Et Aleytys ? " « Elle hocha la tête. " Comprends-moi, Vajd-mi, mon ami. Mes chances sont ténues. Je ne puis emporter un bébé. " « Je regardai le foyer près duquel nous avions passé tant d’heures heureuses, le bébé jouant à nos pieds. Un chagrin glacial entra en moi tandis qu’un rêve mourait. « Elle sentit ce que j’éprouvais et branla du chef. " Demain je serai partie. Que je ne te déçoive pas trop, mon jeune ami. Je fais seulement ce que je dois. Ce n’est pas que je n’aime pas ce bébé. Je lui ai donné tout ce que je pouvais. Je suis sûre que tu n’as rien cru de toutes les bêtises que j’ai racontées dans le patio. Je l’ai fait pour la protéger. Je ne veux pas qu’elle épouse l’un de ces vers de terre. Dis-lui de venir me rejoindre. Quand elle sera assez âgée, dis-le-lui… non, s’il y a en elle une portion suffisante de moi-même, elle le sentira, elle comprendra. Je ne puis vivre ici, Vajd. J’en mourrais. J’ai besoin des vastes étendues de l’espace pour renouveler mes esprits, de la même manière qu’une plante a besoin d’eau pour vivre. " « Elle disparut ainsi. En l’espace d’un été, grâce à la peur et à la bigoterie de Qumri et du Sha’ir, la petite Aleytys perdit son rire. Elle grandit à part, interdite par la différence qu’elle sentait en elle. » Vajd cligna les yeux et regarda ses mains qu’il ouvrit et ferma à plusieurs reprises. Il s’étira et bâilla. – Eh bien, Leyta, voilà ! Tu sais tout, maintenant. Elle roula sur le côté et contempla le mur, se mordant la lèvre pour qu’il n’entende pas le sanglot dans sa respiration. – Leyta ? (Il lui toucha l’épaule.) Elle repoussa sa main. Les larmes lui piquaient les yeux, et une douleur lui perçait le cœur en faisant monter de grosses boules dans sa gorge. – Leyta ? (Il lui fit faire volte-face. Embarrassé et un peu en colère, il scruta le visage maussade et malheureux.) Qu’as-tu donc ? – C’est ma mère que tu désires depuis toujours, lui cracha-t-elle. Tu m’as eue, mais c’est ma mère que tu voulais. Elle le repoussa de toutes ses forces, l’envoyant heurter le mur à cause de la paille glissante. A tâtons, aveuglée par les larmes qui lui coulaient des yeux, elle foula la paille traîtresse en direction de l’échelle. Avec une exclamation de colère, Vajd bondit derrière elle ; sa main mince mais robuste se referma sur un bras. Plusieurs minutes ils se débattirent dans un silence haletant sur la paille instable. Elle lui mordit le bras, et il la gifla. Durant toute la lutte, elle ne cessa point de pleurer, sa souffrance interne presque impossible à supporter. Vajd finit par la plaquer grâce au poids de tout son corps, dans une position telle que son avant-bras mordu faisait couler dans le cou d’Aleytys des gouttes de sang. La colère donnait à son visage une expression de masque rigide. – Non, Vajd ! chuchota-t-elle enfin. Laisse-moi. Je t’en prie, laisse-moi ! Elle ferma les yeux, et son corps s’abandonna. Au bout d’une minute, elle sentit se détendre les muscles de Vajd. La pression de son bras disparut et elle sentit la main lui caresser doucement le visage, repoussant ses cheveux en arrière, lui touchant les yeux, les lèvres. – Tu te trompes, Leyta. (Sa voix était tendre et caressante.) Non. J’étais un enfant ébloui. C’est tout. Une nouvelle fois, elle sentit le bout de ses doigts marcher comme une araignée sur son visage, laissant derrière eux un sillage de chaleur. – Pas Shareem. Toi. Toujours. Ses mains se déplacèrent sur elle, et les désirs de son corps chassèrent tout le reste jusqu’aux limites de sa conscience. Ils restèrent longuement entrelacés. Aab plongea en dessous du rebord de la fenêtre. L’assombrissement soudain du grenier arracha Aleytys à sa langueur rêveuse. Elle tourna la tête pour regarder Vajd. Son visage était empli de paix, et il semblait plus jeune de plusieurs années, la lumière ténue masquant les rides joyeuses au coin de ses yeux et de sa bouche. Il avait les cheveux pleins de paille et des boucles folles étaient collées à son front par la transpiration. Un fleuve de tendresse l’envahit. – J’aimerais… » murmura-t-elle. « J’aimerais que nous puissions rester ainsi à tout jamais. Elle regarda la fenêtre sombre parsemée d’étoiles. Presque le coucher de la lune, songea-t-elle. Je suppose que je devrais rentrer. Elle s’agita, la paille crissa et craqua sous elle. Les yeux de Vajd s’ouvrirent. Il soupira et s’étira. – Leyta ? – Hmmm. Il contempla la fenêtre, puis s’assit rapidement. – Le coucher de la lune ! – Je sais. – Il faut que tu rentres. Si jamais Qumri te retrouvait… – Tant pis ! – Ne sous-estime pas cette haine, mon amour. Elle dure depuis ton enfance. Elle te ferait écorcher. Elle se frotta les bras de haut en bas, le rougeoiement qui avait illuminé son corps réduit en cendres. – Ai-Jahann. Comment faire ? Il me faudra quitter cette vallée. – Je le sais. Mieux que toi, Leyta. Je connais l’Atash nau-ta-vallud. (Il se glissa dans un recoin et fouilla sous la paille.) Tiens. C’est le livre de ta mère. Je te l’ai apporté. Elle prit le volume abîmé et l’examina avec curiosité. – Tu penses qu’elle avait prévu que tout ceci se produirait ? Il écarta les mains et hocha la tête. – Je n’ai jamais su ce qu’elle avait en tête. Elle fourra le livre dans sa manche, de telle sorte qu’il retombe dans l’espèce de bourse constituée par l’ourlet. Elle rejeta la tête en arrière, le dévisagea et gloussa. – Tu ressembles à un satyre épuisé, mon chéri, avec toute cette paille dans les cheveux. Attends, je vais te… Elle ôta les brins de paille de sa chevelure en s’émerveillant une nouvelle fois de l’élasticité de ses boucles. Il grimaça un sourire. – Il faudrait que tu te voies, muklis. Au rez-de-chaussée, un cheval renâcla et s’agita dans son box. – L’aube arrive, déclara lentement Aleytys. (Avec un soupir, elle se mit sur pieds en titubant.) Nous ferions bien d’y aller. 6 – Leyta. Ay-mi. Leyta ! La voix excitée de Twanit rebondissait dans le brouillard qui engourdissait le cerveau d’Aleytys. Quand de petites mains robustes la secouèrent violemment, elle gémit et agita faiblement le bras dans l’air. – Réveille-toi, Leyta. Réveille-toi ! – Fich’le camp, marmonna Aleytys. Des vagues de fatigue lui encombraient la tête, et elle enroula la couette autour de son corps en feignant d’ignorer la petite voix aiguë qui lui taraudait les tympans. – Oh, Leyta ! Twanit arracha la couette et plongea les doigts dans la chevelure en désordre d’Aleytys. Elle poussa un petit halètement contrit et tira très fort. Quand la douleur explosa dans sa tête, Aleytys se dressa brutalement et fondit sur son bourreau. Twanit lâcha prise et battit en retraite, le visage pâle mais résolu. – Leyta. Habille-toi vite ! (Ses lèvres s’agitaient nerveusement.) Et lave-toi les pieds, lâcha-t-elle. Je… je ne dirai rien, mais Qumri ne… elle… elle ne va pas tarder à arriver si tu ne… Aleytys se frotta les yeux et essaya de chasser la crasse de son cerveau. – Merci, Ti, marmotta-t-elle. (Elle ravala un bâillement.) Quelle heure est-il ? – Presque sa’at human. Tu ne voulais pas te réveiller. – Ouais. Aleytys s’étira et se rendit compte qu’elle n’avait même pas sa chemise de nuit. Elle ferma les yeux et eut un long sourire satisfait tandis que lui revenaient les événements de la nuit. – L-lave-toi les pieds, Leyta. N’oublie pas. Avant que Qumri les voie… (Elle rougit et regarda le sol.) E-et… si tu ressors la nuit, je t’en prie, ne fais pas une boule de tes vêtements, Leyta. J-je les ai poussés dans ton placard. J’ai entendu le pas de Qumri et j’ai à peine eu le temps de me remettre au lit avant qu’elle pousse la porte ; à ce moment-là, j’ai poussé un cri, et elle a battu en retraite, mais elle a vu que… que tu étais toute nue… et elle faisait une mine terrible. Sois prudente, je t’en prie, soit prudente. Leyta. (Elle lâcha un petit couinement et s’enfuit de la chambre.) Quand Aleytys sortit dans le couloir, celui-ci était vide. Elle poussa un soupir de soulagement et se dirigea vers l’escalier. – Aleytys. Elle fit une grimace et se tourna vers la voix. Ziraki s’avançait dans le couloir, ses pas résonnant d’un air de mauvais augure. Elle agrippa le bouton sculpté en haut du poteau central, pas exactement effrayée (il s’était toujours montré amical), mais peu rassurée tout de même par son apparence sérieuse. – Aleytys, reste dans ta chambre aujourd’hui. (Son visage ridé et intelligent arbora un triste sourire.) Azdar m’a demandé de te le dire. – Toute la journée ? Encore ? – Oui. – Et Qumri ? Si je ne suis pas en train de frotter le plancher dans cinq minutes, elle va venir me chercher. Je ne crois pas que ce soit une excellente idée. – Azdar m’a dit qu’il se chargerait d’elle. – Ce sera bien la première fois. – Aleytys, fais ce qu’il a ordonné, veux-tu ? – Hai ! Elle est folle, tu sais. – Ce n’est que pour quelques jours, Aleytys. Je vais veiller à ce qu’on te monte à manger, je t’apporterai de la lecture. – Merci. Je… Tu tiendras Qumri à l’écart ? – C’est promis, Aleytys. Son index suivit les cannelures du bouton. – Je n’ai jamais eu la passion du nettoyage des planchers. – Merci, Aleytys. (Il posa un instant la main sur la sienne.) Je suis navré. (Elle le regarda s’éloigner. Au milieu du couloir, il se retourna.) Je regrette… (Il écarta les mains d’un air impuissant.) – Je sais. Et il s’en fut. De retour dans la petite chambre, elle se demanda s’il ne lui restait plus qu’à compter les fissures du mur. Elle s’allongea et ressentit alors toute sa fatigue. Lentement, irrégulièrement, son corps excité s’apaisa en une lourde léthargie. Elle passa les mains derrière la tête et fixa le plafond. – Je pourrais rattraper mon retard de sommeil. Ses yeux suivirent une fente du plafond qui lui rappelait depuis toujours le cours de la Raqsidan dans la vallée. Elle lâcha un soupir. – Mon fleuve me manquera. Et Vajd… Elle se glissa hors du lit et retourna le matelas. Le vieux livre en cuir paraissait écrasé mais pas davantage abîmé. Quand elle le prit, des particules de reliure lui restèrent dans les mains et tombèrent au sol. Elle rabattit le matelas et épousseta de son mieux le volume dépenaillé. Feuilletant les pages, elle fronça le nez sous l’odeur du trou de moisi et contempla l’écriture fanée à peine plus brune que le papier ; puis elle s’allongea sur le ventre et posa le livre sur son oreiller. Les dernières pages portaient une écriture plus foncée. La lettre, comprit-elle aussitôt. Un instant elle leva les yeux, consciente d’un pressentiment étrange qui la faisait hésiter. Avec résolution, elle serra les lèvres. Aleytys – Excellent départ, droit au cœur du sujet. Elle ferma les yeux et ravala pour la millième fois l’amertume de son abandon. Mon beau bébé… Pas si beau que ça, pour que tu m’aies abandonnée ! Oui, quand tu liras ceci, tu ne seras plus un bébé. Essaie de me comprendre, ma chérie. Je veux que tu soies avec moi. Vraiment. Tu es le seul enfant que j’aie jamais mis au monde, une partie de moi-même. Mais… Aleytys grinça des dents. Si je comptais un tant soit peu, tu m’aurais emportée. Quant à Vajd, qu’il ne s’imagine pas que je crois tout ce qu’il me raconte : il pense encore à toi. Il t’a davantage dans la peau qu’aucune autre femme passée ou à venir. Aleytys, je suis une égoïste. Quand je me cherche des excuses, je dis que c’est un trait racial, inné dans tous les Vrya. Malheureusement, ce n’est pas une excuse. C’est quelque chose qu’il te faudra affronter très probablement. C’est une caractéristique assez peu attrayante, je l’admets. Puisque tu lis ceci, tu dois savoir que j’ai quitté la Raqsidan pour rejoindre les miens… ou, plus exactement, le genre de vie que je suis habituée à mener. Si j’étais une mère digne de ce nom, je suppose que j’essaierais de revenir te chercher. Aleytys passa les doigts sur ces derniers mots. C’est bien moi, ça, c’est fou ce qu’on m’aime ! Eh bien, ma fille, je ne reviendrai pas. Je ne puis supporter l’idée de revoir cette vallée. Une fois loin de ce tas de boue, je vais oublier qu’il existe. Nous autres Vrya, nous sommes des vagabonds de l’espace. On est fier d’être un Vryhh de Vrithian, ma fille. Les étoiles sont nos balises, l’univers notre demeure. Rester coincée sur un seul monde… cette seule pensée fait trembler ma main. Il faut que je parte, Aleytys, je n’ai pas le choix. S’il y a quoi que ce soit de moi en toi, tu devrais déjà enrager de devoir supporter cette interminable agonie d’ennui. Avec tous ces rustauds aveugles et sourds qui t’étouffent. Aleytys posa les mains sur les pages et fixa le mur en se remémorant chaque fois où son âme était allée errer sur l’eau après avoir échappé à son corps. De ma mère, une partie… je me demande si, aussi… Elle cligna les yeux et lissa le papier ancien. Il suffit. Quand tu ne pourras vraiment plus supporter la vallée, viens me rejoindre… J’espère les avoir suffisamment terrorisés pour qu’ils ne t’aient pas donnée en pâture à quelque pou de terre… Viens me retrouver. Ce ne sera pas facile. Mais tu y arriveras, s’il y a en toi suffisamment de Vryhh. Tu sais, les métis de Vryhh qui restent des rampants sont plutôt rares. Nous sommes fiers de notre sang et prudents dans sa dispersion. Toutefois, voici à quoi tu dois t’attendre. Il y a de grandes chances que ta vie dure considérablement plus longtemps qu’il est normal parmi le peuple de ton père. Les Vrya… mais peu importe. Ecoute mon conseil. Même si tu décides de ne pas venir me chercher, si tu trouves que les ans passent à toute allure, ne reste pas trop longtemps au même endroit. Les gens ont désagréablement tendance à révéler l’aspect le plus mauvais de leur nature face à ceux dont ils envient les dons, les talents, la richesse – et spécialement, oh que oui ! la longue vie et la jeunesse qui ne passe pas. Le temps te révélera si tu as hérité cela de moi, ma chérie. Fais donc attention. Aleytys cligna les yeux. Hmmm, peut-être lui dois-je donc quelque chose, après tout. Je me demande quelles autres surprises elle me réserve encore. Une mémoire plus rapide que de normal ; une soif de connaissance qui devient une obsession ; un instinct pour tout ce qui est mécanique ; une capacité pour la traduction qui te permet d’apprendre une nouvelle langue en quelques minutes et non en plusieurs semaines ; une force corporelle extraordinaire, du moins par rapport aux gens de planètes comparables ; et de l’endurance. Je pourrais allonger cette liste, mais tu découvriras au fur et à mesure tout ce que tu as hérité de moi. Et du peuple de ton père. Vos chanteurs de rêves… ils ont des capacités parapsychologiques très développées. Je suis Shareem Atennanthan de Vrithian. Ce qui signifie, ma chérie, que je suis née dans le clan Ten-nanth sur la planète Vrithian, qui orbite autour d’un soleil que nous appelons Avennar. Je ne te dirai pas où il se trouve. Trop nombreux sont ceux qui désirent Le savoir. – Ai-Aschla ! Voilà à quel point elle veut réellement me voir arriver ! Les Vrya sont des errants. Je t’ai donné ton nom dans l’espoir que tu seras fidèle à ton sang, le sang que je t’ai donné. Je ne veux pas te voir si tu n’es pas Raqsidane. Tu n’aurais pas ta place sur Vrithian. Nous sommes une race claustrophobe ; les liens nous transforment en créatures vicieuses comme des rats enfermés. Un autre trait peu séduisant, mais il est inné et nous le supportons. Ma chérie, je crains que tu n’en hérites parce que c’est notre caractéristique dominante. J’en suis navrée. Il est difficile de s’accepter tel qu’on est : aucun lien. Aucune vie partagée. Nous avons la communion, de brefs contacts d’esprit à esprit, de corps à corps, mais nous ne pouvons endurer une proximité permanente. Le mariage, du moins tel que vous le connaissez dans la vallée, nous est impossible. J’ai essayé de te protéger de cela, ma chérie. Et ce que je ressens pour Vajd ? Je pourrais vivre avec lui. Mais, au tréfond d’elle-même, une incertitude gênante s’agita. Comment le savoir ? Elle frissonna et reprit sa lecture. Si tu ressens cela, viens me retrouver. Il se peut que tu me considères cruelle de te demander de traverser l’espace jusqu’à un lieu qui est peut-être le secret le mieux gardé de l’univers. Mais j’ai pour cela une excellente raison. Si tu n’y parviens pas, c’est que tu n’es pas une vraie Vryhh, et alors je ne voudrai pas te voir. Viens donc ! Je ne te promets ni amour ni affection. Comment le pourrais-je ? Je ne connais pas la personne que tu es devenue. C’est ma faute, je le sais. Mais je te promets compréhension et assistance. Avant tout, quitte Jaydugar. Je t’en reparlerai par la suite. En supposant que tu échappes à cette planète, il te faudra savoir autre chose. Je veux que tu mémorises ces chiffres : 89-060 Suhbe-Trall 64 Aurex Corvi 1007-47. A l’aide de ceci, n’importe quel astronaute pourra te conduire jusqu’à Ibex. Je ne puis te donner les coordonnées de Vrithian ; la seule pensée de ces chiffres traînant quelque part me glace les sangs. Une fois à Ibex, va voir un homme de la ville portuaire de Yastroo appelé Kenton Esgard. Raconte-lui ton histoire. Convainc-le. Je t’en laisse le soin. Si tu y arrives, il veillera à ce que le prochain Vryhh qui passera par là t’emmène jusqu’à Vrithian. Ibex est l’un de nos nodules de passage. Au fait, garde cela secret, ma chérie. Ce n’est pas le genre de renseignement que nous voulons voir répandu. J’aimerais bien savoir de quoi tu parles, Maman ! (Elle relut le dernier passage.) Peut-être que cela prendra un sens quand je serai en plein dedans. Elle haussa les épaules et reprit sa lecture. Bon. Comment quitter Jaydugar ? Plus ou moins de la même manière que moi… j’espère. A mon avis, toutes les formes de vie raisonnables de cette foutue boule de boue sont importées. Tu ne peux t’imaginer à quel point est improbable cette dispersion de gens différents à la surface de ce monde-piège. Le caravanier est originaire, je crois, de Callan-Sedir. Les nomades, de Kiraguz et Shanshan. Le peuple de ta vallée, de Parshta-Firush avant que l’étoile Ahazh se transforme en nova. Le peuple de la mer, de Yill. Il y a aussi les limiers du désert sur l’autre continent, et le merveilleux kaléidoscope d’êtres intelligents aux talents multiples dans les villes de la côte orientale. Fascinant. J’espère ne jamais revoir ces lieux. Je me suis écrasée sur Jaydugar sans moyen de pouvoir repartir. Je pense que c’est cela qui, plus que tout, a provoqué ma maladie. Tu dois te la rappeler, car c’est elle qui fut l’unique cause de ta conception, ma fille. Curieux, cet accident ! L’endroit m’a fait une drôle d’impression. Comme s’il avait fait dévier mon vaisseau. Une impression de volonté délibérée. Etrange. Mais, pour en revenir à ce que je disais, il y a dans les trois mille ans, mille de vos triples années, un vaisseau s’enfuit précairement devant un soleil qui explosait. Le livre sur lequel est écrite cette lettre est le journal de bord de ce vaisseau, un commerçant romanchi… une chance pour moi. Et pour toi. Le feu, l’eau, les ans… rien ne les détruit. Même après ces millénaires, la balise de secours devrait encore fonctionner. Aleytys cligna les yeux. Elle relut aussi ce passage et n’en tira pas grand-chose. Je ne dispose pas d’assez d’informations pour comprendre, songea-t-elle, et cela l’effraya. Si je ne comprends pas les mots, que se passera-t-il quand je me retrouverai en pleine action ? Elle repoussa cette pensée et tourna la page. Il me fallut du temps pour percer cette langue archaïque, mais grâce à mon talent je finis par découvrir où avait atterri le vaisseau. Ce foutu monde. Il me faut en parcourir la moitié pour y parvenir. Il semblerait que les clans nomades aient chassé ton peuple hors des montagnes occidentales et de l’autre côté de la plaine centrale. Mille bons stades de territoire hostile ! Tout en lisant ce livre, j’ai parlé avec les caravaniers. Dans quelques jours je partirai par la route des marchands en direction du sud jusqu’au vadi Massarat. J’y attendrai khatarnak, quand les caravaniers arrivent dans cette vallée. Puis je les accompagnerai dans les montagnes jusqu’à un col appelé le tangra Suzan. Du côté occidental se trouve un petit lac presque parfaitement rond. Il en coule un cours d’eau appelé le Mulukaneh Rud. Je le suivrai jusqu’au tijarat, qui est, ma chérie, la foire où se retrouvent nomades et marchands. Le seul lieu où ces douces gens – je veux parler des nomades – rencontrent des étrangers sans les massacrer sur place. Si tu suis le même chemin que moi, n’arrive pas au tijarat avant khatarnak, sinon tu risques de subir une pénible attente. Et si tu y arrives, même à la bonne époque, il te faudra persuader l’un des clans de nomades de te faire franchir les montagnes occidentales. Ne me demande pas de quelle manière. Je n’en ai pas la moindre idée. Je tirerai mes plans suivant les circonstances. Je t’avertis : ces nomades sont résolument hostiles envers les étrangers. Implacablement hostiles. Cela semble impossible à réaliser, n’est-ce pas ? Je sais seulement que j’y arriverai. Et toi aussi, ma chérie. Aleytys, il se peut que nous soyons déficients en ce qui concerne les émotions positives, mais nous possédons plus que notre dû d’astuce. L’astuce. Il semblerait que je vais en avoir besoin. Hmph, quel catalogue de vertus peu flatteur ! Elle bâilla et se frotta les yeux. L’air de la chambre devenait vicié. Elle s’étira et se retourna sur le dos pendant un moment, puis soupira tandis que ses muscles fatigués se détendaient dans cette nouvelle position. – Je me demande quelle heure il peut être… Au bout d’une minute, elle se remit sur l’estomac et lissa les pages du vieux bouquin. Une fois dans les montagnes occidentales, il me faudra trouver un endroit appelé le Bawe Neswet. Si les nomades m’ont acceptée, ils me conduiront peut-être jusque-là. Le lieu de feu, comme l’appellent les caravaniers. Ce doit être un secteur volcanique, avec des sources brûlantes, des cratères en flammes et un air empuanti. Si tu y parviens, tu n’auras aucune peine à distinguer le vaisseau. Il comportera une pointe au sommet – un objet métallique plus grand qu’un horan. A mi-chemin du flanc se trouve le sas – une porte – de forme ronde. Cherche donc une ouverture assez grande pour qu’un homme puisse s’y tenir debout. Monte à bord. A l’intérieur, à peu près au centre, tu découvriras une échelle métallique allant de la queue au sommet du vaisseau. Monte aussi haut que tu pourras. C’est un très vieil appareil. Quand il a été construit, on plaçait encore la passerelle dans le nez. L’escalade sera longue, je le crains, mais l’ascenseur ne doit plus marcher et de toute façon tu ne saurais pas le faire fonctionner. Tu reconnaîtras la passerelle grâce aux instruments… des tas de trucs qui ressemblent à des cadrans d’horloge. Toutes les taches sur cette page, ma chérie, seront dues aux gouttes de sueur qui me coulent du nez tandis que je m’escrime à expliquer une technologie transluminique avec des termes de cavaliers et de charretiers. Dans cette salle en question, tu trouveras la balise de secours. Un peu à la gauche de l’écran principal – un truc en verre qui ressemble à une grosse fenêtre – il y a un panneau carré peint en rouge. Ouvre-le. Dedans doit se trouver un bouton également peint en rouge. Appuie dessus. Cela mettra la balise en route. C’est tout. Après cela, il ne te restera plus qu’à attendre. Quelqu’un viendra répondre à ton appel… Aleytys se gratta le côté du nez. Elle relut à deux reprises la dernière page. – Eh bien, grogna-t-elle. Je saurai quand même appuyer sur un bouton. Elle tourna la page. Ce que tu feras quand il arrivera, à toi d’en décider. Persuade-le de t’emmener à Ibex. Sois parée. Il désirera un paiement de quelque sorte, il sera probablement aussi amoral qu’un tars en vadrouille, et aussi vicieux. Je ne me servirai pas de la balise. Je connais les instruments romanchi et je sais me servir de la sanchettia. J’appellerai l’un des miens et me retrouverai chez moi en un clin d’œil. Ce sera plus difficile pour toi, mon bébé. Trouve le chemin qui mène jusqu’à moi. C’est l’épreuve à laquelle je te soumets. Que la chance vryhh t’accompagne, mon Aleytys ! Au fait, je dois l’avertir : ne dis à personne que tu es en partie Vryhh. Tu le regretterais rapidement. Aleytys haussa un sourcil. – La chance, gémit-elle. Il me faudra un vrai troupeau de miracles, oui ! Ne dire à personne que je suis Vryhh ? Qui en a jamais entendu parler sur cette planète ? Elle eut un sourire et parcourut le dernier paragraphe de la longue lettre. Quand nous nous rencontrerons – si nous nous retrouvons – ce sera en étrangères. Une partie de toi est moi, mais… une partie de toi est lui. J’espère que je serai guérie de la maladie qu’il a réveillée en moi à ce moment-là. J’espère que je saurai t’accueillir, t’accepter en tant que toi-même, sans les déformations du souvenir… En tout cas, n’attends pas trop de moi. Sharem Aleytys referma le livre, s’assit et reposa le menton sur les genoux. – Très intéressant… (Elle s’étira et se tortilla pour faire disparaître la raideur de ses muscles.) Ouf ! Quelle chaleur. Un coup à la porte l’arracha à sa méditation. Elle sauta du lit et se hâta de cacher le livre sous le matelas. Puis elle arrangea la couette et lança : – Qui est-ce ? – Ziraki. Avec ton déjeuner. Ouvre la porte, Aleytys, avant que je laisse tomber quelque chose. Quand elle ouvrit la porte, il lui fourra le plateau entre les bras. – Attrape, Aleytys. Ces maudits bouquins… Elle éclata de rire. – La prochaine fois, prends un asiri. Où vais-je… ah ! (Elle posa le plateau sur le lit.) Qu’est-ce qui se passe ? – Pas grand-chose. Tout le monde est nerveux et n’arrête pas de chuchoter. J’espère qu’ils te plairont. – Merci. (Elle laissa tomber les livres sur le lit sans même y jeter un coup d’ail.) Ziraki… Il leva une main. – Non. Aleytys. Tu sais que je ne peux… – Du calme, mon ami. Comment Qumri prend-elle la chose ? – Bizarrement. Elle n’a pas dit un mot. J’ai vu Rubban chevaucher à travers champs en direction du pied des collines. – Rubban ! C’est le mouchard favori de Qumri ! Ziraki branla du chef et tordit sa bouche en une grimace de dégoût. – Les bergers. Je pense que c’est eux qu’il est allé voir. Le Sha’ir… un homme mauvais, encore plus dingue que Qumri. Aleytys, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. Mais si lui et Qumri se mettent ensemble… (Il hocha la tête d’un air malheureux.) – Je sais. – Haut les cœurs. Aleytys, tu as davantage d’amis que tu ne crois ! (Il lui prit la main.) Les guides sont pour toi. Tous ceux qui ne sont pas affolés par la peur et l’envie. Nous ne produisons pas beaucoup de bruit, mais nous sommes avec toi, Aleytys. Elle déglutit et ravala ses larmes. Sans mot dire, elle lui serra les doigts au point qu’il dut dégager sa main. Il lui mit le bras sur l’épaule et la tapota d’un air réconfortant. – Mange avant que ton repas ne gèle, Aleytys. Je vais suivre ton conseil, et un asiri viendra chercher le plateau. Tiens, je peux laisser la porte ouverte pour aérer un peu ta chambre. Personne ne risque de venir avant une demi-heure. – Bonne idée. Elle fila à côté de lui et se mit à danser dans le couloir, le courant d’air perpétuel soulevant son abba tandis qu’elle tournoyait. Ziraki lui adressa un grand sourire et se dirigea vers le palier. – Encore une chose, Aleytys. – Quoi donc ? (Elle s’approcha de lui en dansant.) – Twanit ne montera pas pour la khatutah, aujourd’hui. Suja l’a mise dans l’une des chambres d’amis. – Oh ? (Elle fronça les sourcils.) Et pourquoi ? – Suja l’a couchée il y a une heure. Elle n’arrêtait pas de trembler et de pleurer. Elle ne cessait pas de tout faire tomber et de pleurer encore plus fort à chaque fois. Mais tu connais Twanit. Elle ira mieux demain. Ce genre de choses ne dure jamais. Aleytys déglutit douloureusement, la colère et un sentiment de culpabilité se combinant pour anéantir sa bonne humeur. – Où est-elle ? Emmène-moi la voir. Je peux l’aider. Elle est toujours mieux avec moi. – Pas cette fois-ci, et elle dort. Mange, et… encore une chose, Aleytys… Evite les ennuis, veux-tu ? 7 Un cri strident suivi de sanglots hystériques perça la rêverie d’Aleytys au moment où elle gravissait lourdement l’escalier après son repas solitaire dans la salle de couture. – Twanit ! Qu’y a-t-il encore ? Elle saisit l’ourlet de son abba et grimpa quatre à quatre les marches restantes. Twanit était tapie devant la porte de leur chambre et sanglotait follement, les mains s’agitant dans ses boucles brunes. Quand Aleytys essaya de la relever, la panique la fit la frapper. Aleytys saisit fermement mais calmement les bras de l’enfant, puis la gifla sèchement. Twanit déglutit et recula, le visage baigné de larmes. – Que s’est-il passé, Ti ? Non, ma petite, ne t’en fais pas. Je ne le laisserai pas te faire de mal. Raconte-moi. Twanit nicha sa tête dans l’épaule d’Aleytys et la serra nerveusement. – Là-dedans… Leyta… C’est… c’est horrible. Tout ce sang… et… l’odeur… oh… Elle tremblait tellement que ses genoux la trahirent et qu’elle s’écroula sur le sol. Aleytys lui caressa le dos pour essayer de la calmer. – Chut, Ti, chut ! Tu ne le verras plus… oublie-le. Sss… ce n’est qu’un mauvais rêve. Réfléchis. C’est un rêve. Rien qu’un rêve. Oublie-le. Rien qu’un mauvais rêve. Sss, mon bébé. (Par-dessus l’épaule de Twanit, elle aperçut le visage anxieux de Zavar.) Vari, occupe-toi de Twanit pendant que je vais voir ce qui l’a terrorisée. (Elle passa encore la main sur la colonne vertébrale de Twanit jusqu’à ce que ses tremblements s’apaisent.) Ti, regarde. C’est Vari, ta sœur. Va avec elle pendant que je me charge de ce qu’il y a dans la chambre. Sss… Aleytys se libéra et confia l’enfant à Zavar. Comme elle se retournait, elle aperçut la silhouette d’un fantôme impressionnant à l’autre bout du couloir. Qumri. Un sourire triomphant se peignait sur son beau visage. La colère s’empara d’Aleytys et elle fit un pas en avant. A cet instant, Suja pénétra majestueusement dans le couloir, faisant battre en retrait Qumri. Suja posa son regard calme et interrogateur sur le cercle de jeunes, qui se dispersa aussitôt. Avec un sourire de défi, Aleytys s’écarta pour laisser passer Qumri qui s’effaçait. Suja était plus jeune qu’elle et possédait théoriquement moins d’abru, mais elle était aussi femme d’héritier et mère d’un héritier présomptif. De plus, c’était une femme qui possédait une force de caractère considérable. Qumri n’osait pas provoquer sa colère, et Aleytys le savait. La mauvaise femme disparut donc. Aleytys se redressa promptement et effectua un shalikk respectueux. Suja la salua de la tête. Sans un mot, Suja passa à côté d’elle et alla regarder dans la chambre. Elle se raidit et se retourna rapidement. – Sais-tu ce qui se trouve là-dedans ? (Sa voix était marquée par l’écœurement.) – Non. Je mangeais en bas. Tu devrais le savoir. Quand l’asiri a emporté mon plateau hier soir, elle m’a dit que je pourrais désormais manger dans la salle de couture, selon tes ordres. Tu pourras le demander à Kerde. (Elle fronça les sourcils.) Je n’ai strictement rien fait. Les sanglots de Twanit s’étaient apaisés. Elle se retourna dans les bras de sa sœur. – Abruya Madar, commença-t-elle d’une voix hésitante. Suja vint la prendre contre elle et regarda Aleytys. – Je ne t’ai envoyé aucun message. Aleytys. – Qumri ! (Aleytys se figea en regardant la direction où elle avait disparu.) – Les bakra Shams et Auh viendront chercher les affaires de ma fille. Permets-tu qu’elles pénètrent dans ta chambre ? Aleytys se courba légèrement, puis se redressa et regarda fièrement Suja dans les yeux. – Bien entendu, salkurdeh khatu. Elles sont les bienvenues. (Elle toucha son front et ses lèvres en un shalikk poli). Suja hésitait. A contrecœur, elle déclara : – Tu as été une excellente amie pour ma fille, Aleytys, et je… (Elle ferma un instant les yeux. Son visage arbora une expression déterminée.) Je sais que tu n’es nullement responsable de cette horreur, mais je crains qu’il ne se produise des événements encore plus graves. Je suis honteuse de ne pouvoir rien faire pour t’aider. (Elle caressa les cheveux de Twanit d’un air absent.) J’ai fait connaître ma désapprobation au clan et à… (Elle se reprit, puis son visage se détendit, fatigué.) C’était inutile, comme tu peux t’en douter. Mais tu es forte, Aleytys. Ce qui t’écœure et t’irrite risquerait de faire beaucoup de mal à ma fille. Nous n’étions pas amies. Je ne me lie pas facilement, comme tu le sais, et toi et moi avons peu de choses en commun. Je voudrais cependant que tu n’ailles jamais imaginer que j’ai pris part à une telle… à un acte aussi morbide que ce que tu trouveras là-dedans. Aleytys poussa un soupir. Elle éprouvait beaucoup d’admiration pour cette femme, mais elle ne savait trop comment lui exprimer sa reconnaissance. – Je comprends, abruya Suja. J’honore ton courage. Suja hocha la tête avec raideur et s’en fut en poussant devant elle une Twanit interdite. Zavar était encore dans le couloir. – Toujours là, Vari ? Tu ferais peut-être mieux de partir, tu risques de souffrir par quelque chose qui ne t’est pas destiné. Les larmes montèrent aux yeux de Zavar et elle se précipita pour enlacer Aleytys, leur coupant le souffle par sa vivacité. – Leyta. Twanit peut prendre mon lit, et j’emménagerai avec toi. Qu’est-ce qu’on s’amusera ! Mishai est une telle idiote ! Aleytys sourit malgré elle, mais hocha la tête. – Ta mère piquerait une douzaine de crises, Vari. – Mama ? (Zavar pouffa à l’idée de la digne Suja en train de piquer une colère.) Tu ne veux pas de moi, Leyta ? Aleytys caressa la joue de la jeune fille. – Vari, chuchik, j’adorerais t’avoir avec moi, mais… (Un soupir.) Il vaut mieux que tu restes où tu es. Et… Tu sais qu’il vaut mieux que je baisse la tête pour éviter qu’on ne me la coupe. Donne-moi donc un peu de temps. Elle se détourna et s’avança jusqu’à la porte en se demandant quelle abomination l’attendait. Quand elle eut regardé à l’intérieur, elle resta paralysée. – Mais c’est à vous rendre malade ! Du sang. Barbouillé partout dans la chambre. Une odeur douceâtre écœurante. Son regard se reporta sur… et s’écarta… revint sur… sur le petit cadavre… Mooli. Ah, Madar ! Mooli. Et du sang répandu en un cercle croisé sur le blanc immaculé de son oreiller. Mooli. Maudite soit cette… foutue chienne jalouse ! La gurb était écartelée au centre de l’abominable mandata, le ventre ouvert, la gorge déchirée comme si quelque chose l’avait mâchouillée… Et autour d’elle, cinq bébés inachevés arrachés à son sein disposés en une couronne morbide… Mooli… Aleytys s’appuya contre le chambranle. – Outch ! (Zavar s’approcha du lit et toucha le corps mutilé.) Qui a pu… ? (Elle frémit en retroussant son petit nez.) – Mooli, chuchota Aleytys, et ce nom sembla lâcher en elle quelque chose de dur et froid. Ma pauvre petite gurb ! J’aurais encore préféré que ce fût moi, dit-elle amèrement. 8 Elle se précipita à l’intérieur de l’écurie mal éclairée. Au bout de la longue salle étroite, Azdar examinait un étalon qui trépignait d’un air ombrageux. Il discutait avec Chalak, Mavas, Yurrish et trois o’amalehha des champs. – Azdar ! Il fit volte-face au son de sa voix. Elle vit son visage blêmir et affronta son regard stupéfait. Chalak s’avança vers elle. Aleytys rejeta ses cheveux en arrière et foudroya son père. – Laisse-moi, cracha-t-elle à Chalak en tendant la main pour le repousser. Je ne vais pas contaminer ce cher vieux maimum. Chalak soupira et secoua la tête. – Aleytys… Elle feignit de l’ignorer. – Azdar ! Son père ne répondit pas ; il lui sembla se ratatiner. Avec un grognement sourd, il tourna le dos. Les trois o’amalehha vinrent s’interposer, protégeant Azdar de sa fille. C’étaient des hommes robustes au regard brun jaune de fanatiques, leur moustache embroussaillée leur couvrant la bouche. Des fibres de bast entrelacées cerclaient leur turban taché de sueur. Leur abba était en tissu grossier. Ils la considéraient du coin de l’œil – empli d’un mélange de luxure et de peur qui échauffa encore plus la rage qui bouillonnait en elle. Elle fit un nouveau pas en avant, furieusement consciente d’avoir déjà perdu son élan. – Aleytys, rentre à la maison. (La voix de Chalak semblait lasse.) Elle tourna la tête. II était sombre, renfrogné… mais pas hostile. Pas hostile, pensa-t-elle avec un éclair de plaisir. – Non, dit-elle paisiblement. Pas cette fois-ci. Mavas et Yurrish s’avançaient vers elle, menaçants. Chalak les retint du bras. Yurrish eut un regard incertain et inquisiteur en direction d’Azdar. Mavas fixait Aleytys, le visage rouge, ses petits yeux emplis d’une haine née de la crainte. Aleytys lâcha un rire strident qui fendit le silence à couper au couteau. Elle rit autant de sa propre stupidité que de la leur. Mais seul Chalak le comprit. Mavas était sur le point d’exploser. Aleytys se gaussa de lui. – Touche-moi, espèce d’af’iha, et tu le regretteras ! – Aleytys… (La voix de Chalak contenait un avertissement dont elle ne tint pas compte.) – Mavas, fit soudain Azdar. Faites-la sortir d’ici. – Non, hurla-t-elle. Non ! Je veux te parler, c’est tout. Qumri est en train… Ils écartèrent Chalak et s’emparèrent des bras d’Aleytys. Comme ils la repoussaient vers la porte, elle cria : – Azdar ! Espèce de kamdil ! Tu m’as engendrée. Af’i ! Que cette salope me foute la paix ! Je te ferai regretter… oohhh… Les deux hommes la traînèrent sans se soucier du mal qu’ils lui causaient. En bas de la pente, elle parvint à se redresser. – Muttahid, muttahid, allons, lâchez-moi. Je ne vous ennuierai plus. Ce n’est pas la peine… Soyez raisonnables. Mais ils ne lui lâchaient pas les bras. Et, comme les doigts de Mavas lui pénétraient dans l’épaule, elle réussit à faire volte-face et à se libérer. Elle tomba assise sur l’herbe, en perdant le souffle. Mavas tendit la main et la saisit par les cheveux. Puis il tira et la secoua jusqu’à ce que ses bras ballottent comme ceux d’une poupée. Il éclata de rire. Avec un hurlement d’outrage et de douleur, Aleytys se remit sur pieds. La colère en elle était comme un torrent si féroce qu’il en était presque tangible. Elle sentait le flot brûlant lui couler jusqu’au bout des doigts. Sans réfléchir, elle lança les mains en avant et gifla le visage de ses bourreaux. La rage jaillit sous ses paumes. Mavas gronda de douleur et s’écarta en titubant. Au même moment, Yurrish émit un juron et recula en portant ses mains tremblantes à son visage brûlé. Stupéfaite, Aleytys resta paralysée, bouche bée, regardant stupidement les deux mâles massifs qui l’avaient si brutalement malmenée s’enfuir devant elle comme des mikhmiks terrifiés. Elle leva ses mains et en examina les paumes. Aucun changement. Elles devraient être noires, carbonisées, songea-t-elle. Ses mains la piquaient comme au début d’une matinée d’hiver. C’était tout. Elle s’humecta les lèvres, fixa les deux hommes en fuite, puis, avec un léger halètement effrayé, elle fit demi-tour et fila dans la maison. 9 Des ombres allongées dansaient sur le terrain communal… des ombres d’hommes et de bêtes étrangers, traversant et retraversant l’herbe aplatie. La caravane était là. Aleytys appuyait le nez contre l’épais vitrage double. Aucun bruit ne filtrait à travers, mais elle, imaginait facilement la mosaïque de cris de joie, de sons d’animaux, de marteaux et de roues qui grinçaient. Tout ce qu’elle se rappelait, se produisant comme cela le faisait depuis toujours. Elle se tortilla nerveusement et s’appuya contre la tête de lit en faisant une boule de sa lourde chevelure chaude. – Ai-Jahann, dans une minute je vais me mettre à grimper aux murs. Elle laissa retomber ses cheveux et descendit du lit. L’horloge disait qu’il était sa’at nudham vingt. Elle s’étira et foudroya du regard la porte. – Non ! Qu’ils rognent les orteils d’Aschla, j’en ai ras le bol de devoir tenir compte de leurs délicats sentiments. Elle ouvrit brutalement la porte et sortit dans le couloir. Quelques minutes plus tard, après avoir croisé des asiri qui détournaient la tête et faisaient le signe du diable pour chasser le mauvais sort qui l’accompagnait, elle se glissait à travers les buissons à l’extrémité du charidan et arrivait sur le sentier du fleuve. Dès qu’elle fut dans l’ombre, elle rejeta sa capuche en arrière et laissa la brise humide jouer dans ses cheveux pleins de transpiration. Des papillons dansaient dans l’air autour d’elle et l’air frais glissait comme de la soie le long de son corps. Lentement, le nœud dur de ressentiment brûlant en son centre dut se dissoudre sous l’influence apaisante de la beauté et de la paix de cet après-midi. Elle se promena sur le sentier en appréciant les senteurs et les sons portés par la brise. Une roche qui s’avançait dans l’eau forçait celle-ci à tourbillonner avec force écume. Elle s’agenouilla sur le granit frais pour que le bout de ses doigts repose à quelques centimètres de l’eau glacée. Un bref instant, une tristesse presque insupportable emplit ses yeux de larmes. La pensée de quitter cette vallée, cette planète, lui déchirait le cœur. Elle plongea les doigts dans l’eau et lança quelques gouttes dans les airs. – Merde, je ne vais tout de même pas pleurer ! Elle recueillit de l’eau dans ses mains et s’en aspergea le visage. Elle sauta sur ses pieds et reprit le sentier, plongée dans des pensées misérables. Elle se sentait nerveuse, mal à l’aise, son corps étant l’axe d’un tourbillon d’émotions participant du regret et de l’impatience devant l’avenir, de colère et d’excitation. Mais, par-dessus tout, une douleur croissante la taraudait chaque fois qu’elle songeait à son chanteur de rêves doux, chaleureux et si sage. Un mur de pierre renforçait une section érodée de la rive. Aleytys se mit à genoux et reposa sa tête douloureuse sur les mains, les coudes appuyés sur le mur. Un vieil horan projetait une ombre épaisse, la douce musique de l’eau apaisait son esprit et calmait son cœur palpitant, et son corps finit par devenir détendu et réceptif. Elle se pencha un peu plus jusqu’à être allongée sur la roche et pouvoir plonger les yeux dans le fleuve. L’eau : les ombres vertes qui se transforment, l’écume blanche comme les nuages, des éclairs enflammés et fugitifs de Horli qui passent en haut, les profondeurs froides et vertes qui filent en pointes de bleu saphir. Plus bas. Plus bas. Esprit… âme… qui se dissolvent… qui flottent… sortent… sortent… comme la brume pour englober… chérir… moi/non-moi… on/Non-on… pas le même… on… on… le temps… le temps qui s’étire jusqu’à perdre sa signification… je dérive… je monte… comme une feuille sur les ailes des airs… j’étais/n’étais pas… Aleytys… poisson… perche… ma-vufiq… yehma… mikhmikh… insectanimalpoissonplantc… tout… conscience… qui descend sur les ailes des airs… moi-vers-Aleytys… Et elle prit conscience des riches dessins de la tapisserie vivante autour et en dessous d’elle. Elle regarda avec ses propres yeux, mais cette fois-ci le lien ne se rompit point. Aleytys se dressa très prudemment, embrasée d’un émerveillement haletant. Lentement, très lentement, elle tourna la tête, une félicité bouillonnant en elle en direction de la vitalité palpitante qui constituait la vaste toile de vie tissée du sol jusqu’au ciel. Puis elle toucha quelque chose d’étranger à cette toile. Telle une langue de feu bondissante, cela luisait en un pâle œil de chat jaune parmi les rubis sauvages et les froides émeraudes des autres vies. Une chaleur jaillit d’elle pour aller encercler tout cela. Elle releva son abba et fila sur le sentier. Juste en dessous de la cascade, elle l’aperçut : un homme de la caravane assis sur le banc, les yeux clos, la tête en arrière reposant contre l’écorce douce d’un jeune horan. Ses yeux s’ouvrirent… ronds, noirs, rêveurs. Il lui sourit. Elle l’examina avec curiosité. Que des yeux noirs paraissent étranges ! Et quelle drôle de peau, si pâle… Elle jeta un coup d’œil sur l’or chaleureux de sa propre peau. C’est vraiment étrange. Laid. Elle cligna les yeux quand le visage changea d’expression. Est-ce qu’il lit mes pensées ? Madar ! j’espère que non. Son sourire disparut et ses yeux se vidèrent tandis que sa bouche tombait aux commissures et tremblait légèrement. Il releva les pieds et les enveloppa de ses bras. Mystérieusement, ils devinrent une barricade entre lui et elle. – Takhiyyeh, caravanier, dit-elle. (Un souffle d’air rabattit une mèche sur ses yeux, et elle la remit en place avec un sourire.) As-tu vu beaucoup de fleuves aussi jolis que notre Raqsidan ? Elle branla du chef en direction de la cascade où un arc-en-ciel voltigeait dans la brume. – Takhiyyeh, zaujeha. Il est effectivement bien joli. Veux-tu t’asseoir ? Avec un gloussement amusé, Aleytys s’assit. – Je suppose qu’un marchand doit se montrer plein de tact. (Elle tendit la main et toucha ses vêtements.) Il y a une chose que j’ai toujours voulu savoir. – Quoi ? – Comment pouvez-vous porter ces vêtements serrés ? Vous ne mourez pas de chaleur ? Il éclata de rire, sa prudence prise en défaut. – N’as-tu jamais pensé ce que cela peut donner, de chevaucher avec des vêtements flottants ? Elle réfléchit. – Mais les bergers sont toujours à cheval. – Parmi les herbes, pas dans des bois touffus. Une image se forma dans son esprit, le rire monta en elle et se répandit. – En lambeaux ! Et de plus cela effraierait terriblement la pauvre bête. – Je pense que c’est bien compris. (Il toucha ses bottes et son pantalon épais.) Mais ceci protège aussi le cavalier. Autrement lui aussi serait réduit en lambeaux. – Ah ! Elle sentit s’élever la barrière entre eux. Aussi resta-t-elle plusieurs minutes à lisser les plis légers de son abba verte et or. Lentement, imperceptiblement, au point qu’elle crut au début que ce n’était que son imagination, elle sentit quelque chose faire intrusion dans son esprit. Ce n’était pas comme avant, où elle avait absorbé toute la vie qui l’entourait. Cette fois-ci, c’était une pulsion aussi sexuelle que mentale. Je devrais partir d’ici, pensa-t-elle vaguement. Il se pencha en avant, les yeux immobiles dans son visage, ronds et grandissant, grandissant… des lacs noirs pour se noyer… se noyer… se noyer… tirant… promettant… Elle se pencha graduellement vers lui jusqu’à ce qu’une portion réduite de son être émette des vagues croissantes de protestation… Comme un poing noir dans son esprit, cela frappa l’intrus… et fut étouffé dans un nuage de douceur poisseuse… et elle se retrouva noyée dans le brouillard chaud… noyée… Dans un reste de conscience, elle sentit son corps réagir à cette subtile intrusion, de la même manière qu’à la pénétration de son amant. Ses seins durcirent et une chaleur familière apparut dans ses reins. Une répugnance profonde aviva encore sa résistance en une flamme brûlante. Avec un cri, elle bondit sur ses pieds et recula devant lui, emplie d’une horreur qui frisait la nausée. – Non ! haleta-t-elle. Non ! La pression cessa brutalement, et l’homme se tapit contre l’horan, tendant ses mains tremblantes pour repousser… quelque chose, elle ignorait quoi… comme si sa colère et son refus eussent possédé une force solide qui le punissait. Il gémissait doucement. La respiration lourde, elle se passa les deux mains dans les cheveux et lissa son abba. – Par les griffes glaciales d’Aschla ! Qu’est-ce que tu pensais faire ? – Pas de ça. (Des larmes jaillissaient de ses yeux implorants.) – Hein ? – Ne te mets pas en colère. Je t’en prie. Je suis navré. J’ai eu tort. Navré. S’il te plaît, ne me fais pas de mal. Tu me fais mal. Surprise, elle retomba sur le banc, incapable de parler. Dans cette posture accablée, il ne ressemblait plus qu’à un misérable petit mikhmikh empli d’une souffrance presque entièrement masochiste. Cela la troubla. Elle secoua la tête, s’efforçant d’éclaircir son cerveau tourbillonnant. – Qu’est-ce que tu essayais de faire ? répéta-t-elle plus calmement. Il sembla se ratatiner à l’intérieur de sa peau. Ses yeux noirs la fixaient tristement par-dessus ses genoux. – Eh bien… ? – Je… commença-t-il. (Elle vit les yeux se fermer.) Cela a marché l’an dernier. Elles m’ont laissé… Elle fronça les sourcils et il détourna rapidement le regard qu’il avait osé lui couler. – Je sens ce que ressentent les autres. Heureux, tristes, blessés, forts. Tout. Je peux aussi changer ce qu’ils ressentent. Les animaux… c’est facile. Je les contrôle. Je les guéris quand ils ont mal ou quand ils sont blessés. Plus dur pour les gens. Ils sont plus dangereux. Les femmes de la vallée moins dangereuses. Je pensais que toi… tu es comme les autres. Aleytys se frotta les mains tout en songeant aux nouvelles possibilités que cela lui ouvrait. Je n’y avais jamais pensé. Je peux le faire… je suis sûre que j’en serai capable… Elle leva la tête et lui fit face, les yeux étincelants. – Apprends-moi. – Comment ? Il recula, elle vit un tic nerveux sur sa joue ; il était prêt à s’enfuir. – Non ! Elle l’attrapa par le bras. Il se recroquevilla, haletant, les yeux pincés. – Je t’en prie, geignit-il. Aleytys lui secoua le bras avec impatience. – Ne sois pas une telle serpillière ! – Je n’arrive pas à te chasser de ma tête. (Il se tortilla sur le banc, et ses pieds se posèrent sur l’herbe.) Je ne peux chasser personne. Tout le temps. Tout. Tu sais ce que ça veut dire ? Tout le temps. Heure après heure. Jour après jour. Jamais débarrassé des passions des autres hommes, même pas de leur plus petite envie. Ça se mélange dans ma tête comme un nœud de vers de terre, et je ne sais pas… je n’arrive pas à savoir ce qui est à moi ou non. Ses mains frottaient de haut en bas son vêtement grossier. Aleytys frissonna. Puis elle redressa les épaules et dit sèchement : – Ecoute, caravanier, reprends-toi. Tu as dit que tu peux contrôler les animaux. Et les femmes. Eh bien, par les griffes sanglantes d’Aschla, contrôle ton propre esprit. – Je ne peux pas. – Absurde. Je parie que tu n’as jamais essayé. – Zaujeha… – Par la Madar, caravanier, tu as failli l’emporter sur moi, tout à l’heure. Et tu essaies de me dire que tu n’arrives pas à te protéger ? Hihdag ! Reprends un peu du poil de la bête ! – Haaah ! (Son visage s’empourpra et sa respiration siffla entre ses dents serrées.) – Continue. (Elle renifla avec impatience.) Agis sur toi-même. Quand ils t’envahissent, trouve… ah… fais ce qu’il faut dans ta tête et repousse-les. Essaie ! Il la regarda, ses yeux noirs emplis de déplaisir. Puis il haussa les épaules. – J’essaierai. Plus tard. Aleytys poussa un soupir. – C’est ton travail, caravanier. Nul autre ne peut t’aider. Maintenant, montre-moi comment contrôler les animaux, fit-elle après lui avoir adressé un regard froid. – Comme faire ? Je suis né comme ça. – Montre-moi. Il haussa encore les épaules, ses yeux se détournant avec leur ressentiment profond. Il tendit la main. – Là. Cet arbre. Un mikhmikh à mi-hauteur. – Où ? (Elle scruta l’horan mais ne distingua rien.) – Touche-moi. Avec l’esprit, si tu peux. Sinon nous n’irons nulle part. Elle se mordit la lèvre. – Hmmm… attends… je vais… Elle se glissa du banc et se laissa tomber sur l’herbe au bord de l’eau, le dos tourné vers le fleuve qui murmurait. Le menton appuyé sur les mains, elle fit entrer en elle le bruit de l’eau. Une nouvelle fois, les fils la quittèrent. Elle toucha la flamme jaune pâle et écouta rêveusement le caravanier. – Tu sens ce que je fais. (Un coup d’œil sceptique, et elle réagit par un sourire distant.) Je fais un doigt avec l’esprit. Tu vois ? – Mmmm. – Je le touche. Vois. On dirait un tremblement dans l’air. Je le touche encore et il se calme. Comme un doigt qui lui caresse la fourrure. Il y a un endroit en lui autour duquel tournent les frissons, et c’est là que tu touches. Comme ça. Et il fait tout ce que tu veux. Au début, ce fut très vague et troublant. Elle regarda, ne vit rien et sentit la déconvenue monter en elle, menaçant de rompre le lien. Puis quelque chose produisit un déclic en son esprit. Comme les soleils fendant d’épais nuages d’orage. Elle écouta avec une impatience croissante tandis qu’il parlait sans s’arrêter. – Regarde. Regarde l’arbre avec les yeux de ton corps. Vois. Le voici qui arrive. Il descend du tronc. Là, juste sous cette masse de feuilles. Tu vois ? Le petit animal dont la fourrure mimétique arborait l’argent de l’écorce d’horan décampait en bas de l’arbre. Ses petites pattes agrippaient le bois, ses yeux noirs allaient et venaient prudemment. Il sauta à terre et trotta jusque vers eux, passant de l’argent au vert, puis au sable, puis de nouveau au vert. Aleytys eut un petit sourire de tendresse quand l’animal posa délicatement ses petites pattes de devant sur son ventre tacheté. Le caravanier abaissa la main, et le mikhmikh se nicha dans la main comme une boule de fourrure, qui devint aussitôt de la même couleur que la peau. La queue s’enroula calmement autour du poignet. Au bout d’une minute, l’homme reposa l’animal au sol et le relâcha. La bête timide se hâta de traverser le sentier. Aleytys se tendit et apaisa le mikhmikh effrayé. Elle l’incita à revenir dans sa propre main. Les petites pattes nerveuses lui chatouillèrent la paume, et elle caressa du bout des doigts le corps tremblant. Le petit cœur palpita moins fort et elle reposa alors l’animal sur le sol. Il s’enfuit. Elle se leva. – Tu t’en vas. – Je ferais mieux. Je… je suppose que je dois t’avertir. Il vaut mieux que tu ne parles pas de moi… si tu ne veux pas t’attirer d’ennuis. – Je pensais… (Un vague embarras transparaissait dans sa voix rauque.) La dernière fois que je suis venu ici, j’ai couché avec une femme de la vallée. Dans les autres vallées, pareil. Vos hommes se moquent que vous alliez avec d’autres. Aleytys eut un rire dur et amer. – C’était probablement Kahruba. Elle vénère pieusement la Madar. Elle ne rate jamais une occasion. Moi, je suis différente. (Elle eut une grimace misérable.) Foutrement différente. (Elle l’examina avec curiosité.) Je suppose que les tiens sont également différents. Nous honorons la Madar, mais vous ne comprenez pas vraiment, n’est-ce pas ? Je suppose qu’il en existe d’autres telles que Kahruba, mais la plupart partagent leur joie avec ceux pour qui elles éprouvent de l’affection. Cela fait partie de nos croyances. Plus la joie est grande, plus prospèrent nos animaux et nos champs, plus la Madar est contente de nous. (Elle haussa les épaules.) Nous honorons la Madar, vous tranchez la gorge des femmes qui vagabondent. Je crois préférer nos coutumes. – Vos hommes n’ont aucune fierté en laissant d’autres prendre ce qui leur appartient. – Leur appartient ? Personne ne possède quiconque. Il baissa les yeux. Elle nota la raideur de ses muscles. – Personne, répéta-t-elle fermement. Tu ne crois pas cela ? – Et ceux que vous appelez les asiri ? – Nous ne les possédons pas. Ils font partie du clan. Tout comme… j’allais dire comme moi. Mais ce serait faux. Plus que moi. Il resta coi, mais son incrédulité était presque palpable. – Quelle importance, de toute façon ? Comme je te l’ai dit, ne parle… Avant qu’elle ait pu terminer sa phrase, un caillou arriva du sentier et vint heurter l’épaule du caravanier. Il bondit sur ses pieds. Un petit garçon – à peu près de l’âge de Kur, estima Aleytys – surgit du buisson de zardagul proche du virage et se mit à rire. Une fronde pendait au bout d’une main et un sac de pierres de l’autre. Aleytys fut stupéfaite et révoltée par la cruauté malsaine peinte sur le jeune visage. – Gryman a l’gurrul, Gryman a l’gurrul… répéta-t-il en une litanie ponctuée par l’envoi de nouveaux cailloux. Aleytys attendit que le caravanier agît et saisît le gamin pour lui donner une correction. Mais il baissa la tête et sembla se ratatiner sous son regard. – Ai-Aschla, caravanier ! (Elle le considéra avec écœurement.) Tu vas le laisser s’en tirer comme ça ? Il fixait silencieusement le sol. Une autre pierre rebondit sur sa joue, laissant une tache rosâtre sur sa pâleur. Aleytys secoua la tête. Le gamin manqua alors sa cible, et l’un des cailloux érafla la joue d’Aleytys. Elle bondit vers lui. L’affolement remplaça la moquerie sur le visage, et le gamin se précipita vers son buisson, mais Aleytys fut plus rapide. Sa main se referma sur la mince épaule et ramena le gosse au milieu du sentier. Il hurla avec colère, se débattit pour se dégager, se tortilla, griffa, mordit, jura vicieusement. Aleytys mit un genou à terre et le renversa sur l’autre. Elle se mit en devoir de lui réchauffer le derrière par une fessée en règle, feignant d’ignorer une nouvelle bordée de jurons. Puis elle le remit sur ses pieds en le tenant par le poignet. – Tu n’as pas besoin de ça, petit rat. Elle balança la fronde et les pierres dans le fleuve. Le gamin se tordit le cou et lui cracha au visage. Elle le gifla très fort. – Surveille tes façons, petit rat. (Elle s’essuya avec sa manche.) – Je le dirai à mon père et il te tuera. – Tu as fini ? lui demanda-t-elle froidement. Il la foudroya du regard. – Alors, ferme-la. (Elle serra son étreinte sur son poignet et ajouta d’une voix douce et menaçante :) Tu as les manières d’un maimum demeuré. Tant que tu n’auras pas l’âge de te défendre de tes actes odieux, apprends à contrôler tes impulsions les plus basses. Tu peux raconter tout ce que tu veux à ton père. (Elle eut un petit rire qu’elle espéra féroce.) Mais rappelle-toi ceci… (Elle se pencha et lui souffla ces paroles au visage :) Je suis une sorcière, et je vais te jeter un sort : tout le reste de ta misérable vie tu te tordras le cou à regarder par-dessus ton épaule. – Une sorcière ? Je ne te crois pas. Aleytys sentit un qush voler au-dessus d’eux. Elle se tendit et toucha le minuscule cerveau. Elle l’amena à descendre dans sa main. – Regarde. Si je le lui ordonne, il te crèvera les yeux. Elle agita la main, et l’oiseau bondit en écartant les ailes, faisant sursauter le gamin. Puis il monta se percher sur une branche. – Chaque fois que tu verras un qush effectuer des cercles au-dessus de toi, rappelle-toi, jeune rat, que je peux regarder par ses yeux. Il déglutit. – Eh bien ? (Elle leva la main.) – N-non. Non ! Pas ça ! Il s’arracha à son étreinte relâchée et se glissa vers les buissons. – Aie un peu plus de respect envers tes aînés. Sinon tu risques d’avoir d’autres surprises désagréables. D’un geste, elle fit monter le qush dans le ciel. – Ou-oui, zaujeha. Ils purent l’entendre traverser frénétiquement les buissons. – Là. (Elle posa la main sur le bras du caravanier.) Au fait, je ne te l’ai pas demandé. Quel est ton nom ? – Tarnsian. – Tu vois, Tarnsian ? Tu n’es pas seul. Use de ton don, et ne le laisse pas user de toi. Tu as des alliés partout. Lutte, caravanier ! Les paillassons sont parfaits pour s’essuyer les pieds, mais tu es un homme ! Il recula pour s’éloigner d’elle et s’assit sur le banc, le visage figé en un sourire suave. Aleytys fit passer ses doigts dans ses cheveux et glapit de déconvenue : – Ai-Aschla ! j’abandonne. 10 Sifflotant et frottant ses cheveux humides, Aleytys avançait dans le couloir. En arrivant près de la chambre d’Azdar, elle entendit des voix qui se querellaient. Elle ralentit et écouta. Qumri et Azdar. En pleine discussion. Elle s’arrêta et laissa retomber la serviette sur ses épaules. Peut-être que, si je me rapproche un peu plus… –… purger la vallée, débarrasse-toi d’elle ! Qumri, dans son obsession, oubliait toute prudence. Aleytys n’attendit pas davantage : elle alla rapidement se poster dans un coin et pinça la mèche de la bougie la plus proche. Puis elle s’accroupit et écouta avidement. –… la malédiction. Pas une pierre dans la maison d’Azdar. Si jamais tu la touches… La peur transparaissait dans sa voix. Mon père, peuh ! – Le Sha’ir dit qu’il y a un moyen. – Ghair fi’i ! Pourquoi ce serpent vient-il ramper autour de ma maison ? – Ecoute. Azdar, je l’ai fait venir. Non. Non. (Elle semblait tenter de le calmer. Aleytys enrageait de ne pas voir à l’intérieur. Elle pouvait imaginer la consternation peinte sur son visage.) Ecoute. Il y a un système. L’Atash nau-tavallud. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – Tu le sais. Ne fais pas le malin avec moi, Azdar. La dernière fois que la vallée a fait appel à Aschla dans l’Atash, c’était il y a deux cent trente-trois ans. C’est du moins ce que prétend le Sha’ir. Tu connais les bergers : ils sont plus proches d’Aschla que les maisons. La voix de Qumri devint basse, douce, persuasive. Pendant une minute, ce ne fut que silence, et Aleytys s’agita avec impatience. Une crampe lui monta dans le mollet. – L’Atash ? La brûler ? Elle est, hors clan, je sais, mais elle est quand même de mon sang. Que penseraient les maisons ? Comment affronter le mard ? – Ne présente pas les choses ainsi. Tu veux te débarrasser d’elle. Elle est une vraie bombe chez toi. Le mard ne te condamnera pas, il te bénira de nous avoir débarrassés du danger potentiel qu’elle représente. Aie confiance en Aschla. – Chalak… – Qu’est-il ? Tu l’as dit cent fois toi-même. Rien ! – C’est mon fils. Une main se referma sur l’épaule d’Aleytys. Elle ravala un cri et se leva lentement. Le cœur battant la chamade, elle se tourna pour faire face à l’homme à son côté. – Chalak, haleta-t-elle. Il posa un doigt sur ses lèvres, puis désigna le couloir. Elle l’y suivit. Il s’arrêta près de la porte de la chambre d’Aleytys. – Puis-je entrer, sabbiyya ? – Sois le bienvenu, abru sar. Elle passa devant lui et alla s’asseoir au bout du lit. Il entra à son tour et referma la porte. – Eh bien. Leyta ? Elle haussa les épaules. – Eh bien, mon frère ? – Ceux qui écoutent aux portes entendent rarement de bonnes nouvelles. – Oui, mais ils apprennent des choses utiles. – Peut-être. Que feras-tu de ce que tu as entendu ? – Sais-tu ce que j’ai entendu ? – En partie. – Dis-moi. – Quoi ? (Il croisa les bras sur sa poitrine et la considéra avec un sourire grave.) M’écouteras-tu, ensuite ? – Oui. (Elle se mit à plier la couette en petites crêtes. Les yeux fixés sur son ouvrage, elle demanda :) Qu’est-ce que l’Atash nau-tavallud ? Un bruit de souffle brutal lui fit relever la tête. Il avait un air sinistre. – J’ai raté cela. J’espérais… Tu es sûre qu’il a dit cela ? – Elle l’a dit. Qumri. Atashi : c’est un mot ancien qui signifie feu. – Aschla est la fille des ténèbres, prononça-t-il lentement. (Son visage froid et réservé s’emplit soudain de douleur.) Leyta… – Non, fit-elle rapidement. Dis-moi tout. – C’est un rite ancien, né des terreurs humaines, utilisé quand la peur est plus forte que la raison, que l’humanité. L’isan dana déclenche le rituel. Il s’assemble et demande à Aschla la permission de tenir l’Atash nau-tavallud et de purger le vadi du rhu kharab, le démon qui l’infecte. Il réunit le Sha’ir, le Khohin et le shura. Le shura montant la garde, ils procèdent à des cérémonies secrètes sur le corps d’un étalon abattu. Après cela, le résultat de ces cérémonies est qu’une personne est choisie parmi les gens de la vallée. Sa voix se fit rauque. Il s’éclaircit la gorge et regarda par-dessus la tête d’Aleytys en direction de la fenêtre. – Termine, je t’en prie. – Puis-je m’asseoir ? – Assieds-toi, abru sar. Je te demande pardon d’avoir omis ce signe de politesse. Veux-tu continuer, maintenant, mon frère ? Il éclata de rire et lui tapota la main. – Leyta, tu as toujours été impatiente. C’est maintenant que tu veux tout, pas après. Je crois que maintenant fut ton premier mot. – Maintenant est un mot parfait. Ils choisissent donc une personne. Que se passe-t-il alors ? fit-elle en frémissant. Tu comprends j’éprouve pour cela un intérêt personnel. Avec un soupir las, il répondit : – C’est très dur pour moi, Leyta. Je ne puis parler contre la Madar, mais je trouve le rite de l’Atash… difficile à accepter. (Sa voix fut brutalement plus dure.) Et je n’y participerai pas. Elle le fixa, surprise. Il se leva et se mit à arpenter la pièce en lui marchant presque sur les pieds. – Après le choix de la personne, le Khohin et le Sha’ir érigent de leurs propres mains un’asa dans le Finjan Topaz qu’ils entourent de ballots de chub, de hizum et de himeh surmontés de trois poignées de qua. En présence de toute la population du vadi – même les moribonds et les femmes en train d’accoucher doivent y assister – l’élu est conduit jusqu’à l’asa où il est attaché. On allume et alimente le feu jusqu’à ce que… tout soit consumé et réduit en cendres. Les cendres sont alors soigneusement rassemblées et divisées en cinq parties égales. La première est portée aux portes de la Raqsidan et enterrée au croisement des deux routes. Les quatre autres sont emportées à l’est, à l’ouest, au nord et au sud, et dispersées aux quatre coins dans un accompagnement de cantiques adressés à Aschla. Cela est censé purger la Raqsidan du ruh kharab… Voilà, maintenant du sais. Aleytys frémit. – Cette fois-ci, elle me tient. Il hocha la tête. – Si le Sha’ir et Azdar l’appuient, le Khohin devra s’incliner. – Ziraki dit que la guilde me soutiendra. – Cela ne suffit pas. Tu le sais. – Que vais-je faire ? – Ce que tu as déjà décidé, Leyta. Surprise, elle leva les yeux vers lui. – Que… – Ce n’est plus le moment de faire joujou. (Il eut un sourire.) Ne me prends pas pour un idiot, ma sœur. J’ai dit que je ne voulais pas y participer, et c’est vrai. Mais… (Il tourna la tête en direction de la chambre d’Azdar.) Il est encore l’Azdar tant qu’il vivra, et je dispose de fort peu d’autorité directe. – Chalak, j’ai peur ! (Elle tendit sa main tremblante, et il la prit dans la sienne.) Je ne connais rien de ce qui se trouve en dehors de la vallée. (Elle libéra sa main et serra les poings.) Je ne veux pas partir, marmonna-t-elle d’un ton malheureux. – As-tu le choix ? (Il se laissa tomber à son côté sur le lit.) Il faudrait que tu essaies d’atteindre les villes de la côte. Mais ne me dis pas où tu vas. Je mettrai de la nourriture et d’autres affaires dans l’écurie. Demain… (Il soupira et lui toucha le sommet du crâne du bout des doigts.) Demain soir, il faudra que tu partes. – Non. (Ses phalanges blanchirent sous la pression.) – Leyta. – Non ! Il eut un froncement de sourcils impatient. – Leyta, tu fais la bête. Tu n’as plus le temps de te montrer têtue. – Je ne suis jamais sortie de la vallée, Chalak. (Elle se tortilla sur le lit pour lui faire face.) Comment agir ? Que faire ? Que dire ? Ses doigts se refermèrent sur les siens en une étreinte qui se voulait réconfortante. – Lorsqu’il existe une alternative entre une mort certaine et douloureuse et une chance de survie, toute mince qu’elle soit, ma sœur… – Je n’ai aucune alternative. (Un soupir.) Tu as raison, merde ! – Tu choisis la vie. – A tous les coups. – Longue vie, ma sœur. Et heureuse, j’espère. Ailleurs… (Il libéra doucement sa main et se leva.) Je te donnerai aussi des rouleaux d’avrishum pour te permettre de vivre en ville. – Merci, mon frère. Il se pencha sur elle et lui toucha de nouveau les cheveux. – Madar te bénisse, ma sœur. Un sourire hésitant sur le visage, elle hocha la tête. – Madar te bénisse, mon frère. La petite lune était un œuf au bord du monde tandis que la grande était un melon cuivré, le lièvre debout sur la tête coincé dans un angle de l’ovale presque complet. Le voleur était assis dans l’ombre de la tente et regardait le cercle de sorcières en train d’accomplir un rituel incompréhensible mais précis. Leur voix lui parvenait musicalement, clairement, dans l’air tranquille de la nuit. Au centre du groupe tournant, le diadème captait la lumière des deux lunes. Le visage sévère et pâle, Khateyat chuchota : – La danseuse de la lune. Nous allons appeler Mowat. (Elle plongea son regard dans les yeux impressionnés de N’frat.) Nous allons envelopper te fardeau qui nous est échu dans le ger hanat, afin que Myawo ne puisse trouver la moindre faille pour passer. (Elle reprit son souffle.) Amenez l’homme. Il est lié au fardeau et doit recevoir le sortilège. Raqat… La plus âgée des jeunes nomades rejoignit le voleur en balançant les hanche, confiante. Il leva les yeux sur elle. – Viens avec moi. Elle tendit la main et l’aida à se lever puis le conduisit vers les autres, les chaînes qui l’entravaient tintant lugubrement. Il se retrouva debout à côté de Khateyat, tous deux encerclés par les Shemqya se tenant à une longueur de bras l’une de l’autre. – Deux fois dans ma vie, j’ai déjà appelé Mowat, déclara Khateyat. L’une de vous sera danseuse de la lune. Mais que vos âmes restent fermes. Autrement vous serez consumées. (Elle cligna les yeux, puis lui appuya sur l’épaule.) Toi, voleur, assieds-toi et reste immobile. Là. (Elle désigna le diadème.) Reste à côté en silence. Comprends-tu ? Il haussa les épaules et obéit. Le silence tomba sur le groupe, Khateyat prit longuement son souffle et le relâcha lentement. – Yaqakh-n-sarat… (La voix un peu hésitante au début se transforma rapidement en une paisible mélopée.) Tade-tat-b-ptam, Mowat. Viens. Le silence blanc. Viens. Danse pour nous dans les blancs silences de la nuit. Viens. Viens. Viens… Elle ferma les yeux et se mit à tourner, lentement, puis de plus en plus vite. Les autres, toujours silencieuses, le visage tendu, levèrent des bras pesants. Les mains de Khateyat voltigèrent et retombèrent sur une paire de poignets. Les yeux fermés, elle souffla : – Chabyat. Raqat lui fit écho : – Chabyat. Le visage impassible, Raqat posa ses paumes sur les poignets de Khateyat. Le cercle se disloqua. N’frat s’agenouilla à côté du hon et en souleva le couvercle. Elle sortit une à une les huiles parfumées. Kheprat tomba à genoux et se mit à taper sur ses cuisses en un rythme lent et insistant. Les deux autres filles s’approchèrent de Raqat. Shanat dénoua les liens qui tenaient les tresses nocturnes de la danseuse de la lune et répandirent sur ses épaules sa longue chevelure pesante. R’prat défit les nœuds qui fermaient la tunique de Raqat et tira vers le bas le cuir souple. – Hananam senva. La douce voix aiguë de N’frat suivait le rythme des mains de Kheprat. Shanat prit des gouttes d’huile précieuse et les frotta dans les cheveux de Raqat. – Nahanam nyebak. R’prat prit le pot et en répandit le contenu sur les épaules et les seins de Raqat. Une fois que l’huile eut été frottée sur tout le corps de la danseuse de la lune, elles se mirent à battre la mesure en compagnie de Kheprat. Khateyat laissa enfin retomber ses bras, se pencha et ramassa la tunique de Raqat. Puis elle s’écarta en silence. Le voleur contemplait la statue de bronze luisante, sur les seins et les hanches de laquelle se reflétaient les lunes. – Ger-n-Mowat shanyef. La voix chaleureuse de Khateyat rompit le rythme sourd des mains. Raqat prit son souffle en un soupir frémissant ; elle se mit à osciller ; les flammes se mirent à scintiller sur son corps. Des mains qui tapent sur les cuisses, des incantations que l’on souffle, des langues qui claquent, les pieds qui produisent des bruits sourds en traînant sur la terre battue, qui montent et redescendent en un schéma précis ; une voix d’or liquide, des reflets qui glissent sur des courbes mouvantes dorées, et en fond sonore les mains qui tapent sur les cuisses, le souffle qui siffle entre les dents, la voix dorée qui tisse des mots dans la toile lunaire argentée. Les mains tapent de plus en plus vite, de plus en plus vite ; les pieds qui tournent en un schéma net sur l’herbe malmenée, de plus en plus vite ; la mélopée haletante qui se fait pressante, pressante… exigeante ! La voix de la chanteuse s’élève en une réclamation qui se répète sans cesse, en syllabes saccadées… Le silence appelé… Le silence se lamente autour du voleur assis, du diadème luisant… Qu’il en soit ainsi. Qu’il en soit ainsi. Qu’il en soit ainsi ! La chanteuse virevolte, les yeux vides, les pieds touchant le sol en un dessin régulier, traçant une toile légère et solide autour et par-dessus, dans et à travers le rythme insistent des sons inarticulés et des mains qui tapent. Yatfedaraya : Qu’il en soit ainsi ! … Le bruit cessa avec l’ultime « II en est ainsi ! ». Le voleur lâcha son souffle de ses poumons épuisés et sentit un chatouillis féroce sur sa peau à l’air, un cercle serré autour de sa tête. Il baissa les yeux sur le diadème dont le rougeoiement était bizarrement adouci. Il voulut le toucher, mais ses mains furent écartées. Impressionné, il considéra le cercle de sorcières. Raqat était affalée, brûlante, sur le sol froid. Haletant trop fort pour pouvoir parler, elle écarta des cheveux épars. N’frat prit le cuir enroulé et alla le poser sur les épaules de la danseuse. – Mets ça. Il ne faut pas que tu tombes malade. Raqat lui adressa un sourire las. – Merci, N’fri. Khateyat les examina toutes. – Cela est fait, fit-elle d’une voix rauque. Allons nous coucher et dormons un peu avant le matin. (Elle toucha le voleur du bout du pied.) Toi, rentre dans ton chon, tu auras du travail dans la matinée. Le voleur haussa les épaules et se mit sur ses pieds en titubant, se sentant curieusement vidé de toutes ses forces. Il jeta un coup d’œil au diadème presque oublié au clair de lunes qui faiblissait. – Pourquoi ? demanda-t-il. Elle le fixa pensivement. – Mieux vaut que tu l’ignores, esclave. Accepte cela comme une protection. Tu es en vie et le resteras. N’en demande pas trop à ta chance. DEUXIEME PARTIE La graine de dragon éprouve ses ailes 1 Aleytys poussa un soupir et bougea ses épaules douloureuses. Le pas traînant des sabots sur la piste creusée d’ornières, le craquement du cuir et le souffle régulier des chevaux formaient un contrepoint morne au cercle désagréable qu’accomplissaient ses pensées dans l’air froid qui lui glaçait le corps et lui abaissait le moral. Comme ses jambes avaient à fournir un effort inhabituel, elle se tortillait et déplaçait son poids d’une hanche à l’autre. Puis d’en avant en arrière. Et la souffrance se répandait dans la totalité de la partie inférieure de son corps. Elle finit par libérer de l’étrier son pied gauche et vint le coincer autour du pommeau, évitant de justesse de tomber de la selle. – Ça va un peu mieux, Pari, ma belle jument. Si je ne glisse pas… (La jument trébucha, et Aleytys saisit promptement la crinière.) Haah ! Mi-muklis, si jamais nous nous séparons… je n’arriverai plus jamais à remonter, fit-elle avec un petit rire. Dès qu’elle eut retrouvé son équilibre, elle leva les yeux vers les lunes. Zeb une petite bosse sur son flanc, Aab commençait sa longue glissade en bas des pics montagneux déchiquetés. – Encore six heures avant l’aube. Je me demande jusqu’où nous sommes parvenus. Elle regarda autour d’elle. A sa droite, le flanc de la montagne grimpait en une masse solide en direction du ciel, le clair de lune se reflétant sur un empilement de granit. A sa gauche, le sol descendait si brutalement que la cime plumeuse des hauts acacias dépassait à peine sa tête. – Aucun moyen de savoir. Après cinq heures d’avance. Vajd m’a dit que le vadi Kard est à deux semaines vers le sud. Du côté de son nombril, un creux froid croissait, douleur plus difficile à supporter que la douleur physique de ses muscles épuisés. – Ahai, Pari… (Elle caressa le cou de la jument.) Il me manque déjà terriblement, et nous avons quitté la vallée cette nuit seulement. Vajd… chuchota-t-elle en fermant les yeux. Ses paroles se perdirent dans les rafales de vent glacé qui s’engouffraient sous sa jupe et lui faisaient regretter de ne pas posséder les fameux vêtements serrés et les bottes des caravaniers. D’une secousse, elle changea de jambe sur le pommeau. – Aïe, ça brûle ! souffla-t-elle lorsque la cuisse gauche toucha de nouveau le cuir. Allons, Pari, ma petite mayal, bouge tes pieds. Mieux vaut nous trouver un endroit à l’écart de la route. Quand ils commenceront à nous chercher, ils prendront certainement cette route. Mais le chemin était étroit et rendait tout détour impossible. Elle dut ralentir l’avance un peu trop rapide de sa monture, qui risquait de broncher dangereusement. L’étalon qui portait les paquets les suivait docilement. Puis, quand le terrain s’adoucit quelque peu, la broussaille épaisse ne lui donna guère envie de s’y aventurer en pleine nuit. Aab reposait sur la cime d’un pic élevé lorsque la montagne inhospitalière se transforma et lui présenta un coteau herbeux agréable parsemé de cercles de sinaubar. Elle arrêta sa jument, et l’étalon vint la pousser par-derrière pour l’inciter à continuer. Aleytys tendit son esprit et l’apaisa. – Désolée, mi-Mulak. Je suppose que vous êtes tous deux épuisés et affamés. (Elle lâcha un soupir.) Venez, azizhya-mi. La jument avança vers le bas en se dirigeant plus ou moins au sud-est parmi les roches et les acacias majestueux. Lorsque Aab ne fut plus qu’un mince fil laiteux sur une chaîne montagneuse, Pari passa la tête à travers des buissons épars et s’avança sur une langue sableuse au bord d’un ruisseau. Aleytys regarda fixement cette eau sans réagir. Boire, pensa-t-elle. Comme si ce mot avait rompu quelque inhibition, Mulak les écarta pour enfouir son museau dans l’eau claire. Pari alla aussitôt l’imiter. Comme les chevaux s’avançaient davantage dans le cours d’eau, Aleytys, accrochée à son pommeau, se mit à réfléchir. Les bergers, qui me traquent. Elle ferma les yeux et se força à les rouvrir quand une chaude couverture noire descendit sur son esprit. Une poursuite… Effacer les traces… Cette pensée dériva brumeusement dans son esprit. Effacer… Elle se retourna sur sa selle. La soudaine douleur dans ses cuisses la fit haleter et sursauter. Il faut s’arrêter ; les larmes lui brouillèrent la vision. Ici… Non, pas d’abri… c’est trop tôt… trop tôt… s’ils m’attrapent… Un frisson glacé lui parcourut le corps. Elle tira sur les rênes et força la jument à lever la tête puis à descendre dans le lit du ruisseau. L’étalon la suivit fidèlement. A travers les nuages de lassitude qui ouataient son esprit, Aleytys éprouva un étonnement émerveillé devant l’efficacité automatique qu’elle découvrait en elle. Elle connaissait bien les chevaux, et un étalon n’aurait jamais accepté un tel fardeau insultant. Des pensées et des images apparurent et alternèrent en spasmes rythmiques sans aucune progression logique. Au bout d’un moment, les pentes montagneuses se firent plus abruptes et le fond du torrent passa du sable au gravier, voire à des cailloux glissants, et le pas inégal de la jument provoqua des chocs brutaux dans sa colonne vertébrale. L’esprit d’Aleytys se mit à clignoter follement, et il lui arriva de se retrouver le visage enfoui dans la crinière de sa monture. La nuit s’assombrit quand Aab disparut derrière les montagnes. Mais en même temps une rougeur légère apparut à l’orient. Les traces, songea Aleytys. Le sud… à gauche… mieux vaut quitter le torrent ici… trop vers l’est… si je me perds… Cette dernière pensée la réveilla pour de bon et elle dirigea l’animal hors de l’eau sur des roches plates qui rejoignaient une prairie humide. Alors que l’orient rosissait, ils s’introduisirent dans un épais bouquet d’acacias encore plongés dans les ténèbres. Quand ils en sortirent, Horli bouillonnait à l’est sur la plaine, qui ressemblait maintenant à une grande assiette bleue. Des ombres allongées s’entrecroisaient parmi les collines ondulantes jusqu’à la plaine. Elle se redressa et s’étira. L’air frais du matin s’agitait le long de ses flancs, la faisant frissonner. Elle s’enveloppa dans sa cape et regarda autour d’elle. Des cercles de sinaubar rompaient la monotonie du tapis d’herbe pourpre. C’étaient des arbres bizarres poussant tous à partir d’une racine commune, sans branches sur deux ou trois mètres, puis les rameaux inférieurs montant en spirale pour constituer une espèce de gros buisson en forme de cône. Aleytys, sous l’effet de la fatigue, eut l’impression de considérer une peinture apaisante à partir d’une certaine distance. Elle déglutit et se rendit brutalement compte que sa bouche était sèche. Elle se pencha précautionneusement en avant et tenta de décrocher sa gourde en peau, mais ses doigts engourdis refusaient de fonctionner convenablement. Elle ouvrit et referma la main à plusieurs reprises et vit qu’ils reprenaient vie quand ils rosirent. Elle ôta le bouchon en os et fit couler un flot d’eau glacée dans sa bouche et sur son visage jusqu’à ce qu’elle soit vraiment réveillée. Elle se sentit revivre, et fit redémarrer les chevaux d’un claquement de langue. Tandis que Horli décollait de la ligne d’horizon, le terrain se remit à changer, les acacias reprenant la place des sinaubar. La jument ne tarda pas à se frayer un chemin à travers un fourré de raushani et s’arrêta sur une berge qui descendait en pente abrupte vers un ruisseau. Aleytys examina songeusement l’eau qui dansait, remarquant la descente presque verticale du ravin. Elle poussa la jument en avant en grognant quand l’inclinaison du dos de l’animal lui déchira encore les cuisses. Elle arrêta les deux chevaux au milieu du cours d’eau. Apparemment, il s’enfonçait dans le ravin sur cinq cents mètres pour donner ensuite sur une prairie. – Voilà qui paraît intéressant, mi-muklis maya !. Je parie qu’un peu de repos et de nourriture ne seraient pas pour vous déplaire. Un coup de talons dans les flancs de la jument fit avancer celle-ci dans le torrent, suivie calmement par l’étalon. Au bout d’environ une demi-heure, le lit redevint plus horizontal, et Aleytys poussa un soupir de soulagement. Elle se redressa sur sa selle et regarda autour d’elle avec un intérêt très vif. Le tapis de la petite vallée était décoré d’une abondance d’herbe de khira luxuriante, vert clair dans la lumière éclatante du matin. A sa droite, à l’autre extrémité de la prairie, s’élevait un bosquet de ballut et de bydarrakh. Pas un seul horan. Pas un seul horan ! Elle soupira. L’absence de ces arbres brillants éveilla en elle un sentiment d’abandon bizarrement plus fort que la perte de Vajd. Pour la première fois, elle ressentait vivement la perte de son foyer. La moelle de ses os semblait savoir qu’elle passerait le restant de ses jours sur un sol étranger, qu’elle ne trouverait plus jamais d’endroit où vivre sereinement sans tension. Elle haussa les épaules et tourna le dos aux arbres. Le côté gauche de la vallée était une falaise escarpée – la muraille du ravin s’élevait à quelque cinquante mètres. Son intérêt s’éveilla quand elle avisa une espèce de creux près de la base, à demi caché derrière une jupe d’épineux et de quelques rares acacias. Elle fit avancer sa jument et évita prudemment les pointes des buissons. Près de la falaise, elle découvrit une rampe sur laquelle elles s’engagèrent pour arriver dans le creux. On se serait cru à l’intérieur d’une bulle en pierre d’environ trois mètres de haut et de large, et de six de profondeur. Le sol était relativement de niveau, couvert de feuilles pourries et de divers débris. Elle se pencha en avant et gratta la crinière de sa jument. – Pas terrible, hein, Pari ? Mais ce sera mieux que de passer la nuit dans l’orage. (Elle redressa encore une fois sa tête lasse.) Aziz-mi, comment vais-je descendre là en bas ? Mes jambes ont l’air de ne plus vouloir fonctionner ! Elle bascula de sa selle en se tenant au pommeau et s’affala au beau milieu d’une pile d’épineux qui ne manquèrent pas de lui rentrer dans les mains et les genoux. Elle rampa maladroitement et se redressa en s’agrippant aux étriers, maigrement soutenue par des jambes qui n’arrêtaient pas de ployer au genou. Quelques flexions des jambes et tortillements d’orteils lui permirent de leur redonner vie. Elle lâcha la selle et s’approcha en titubant de l’étalon. Après avoir péniblement défait les paquets, elle le débarrassa de son harnachement et lui gratta affectueusement le chanfrein. L’étalon lui accorda un coup de nez mutin dans la poitrine. – Ah, muklis, attention !… Il ne me reste plus de force dans les jambes. Après une dernière caresse, elle l’envoya dans la prairie. Puis elle dénuda la jument et lui rendit la liberté. Traînant les pieds, elle s’approcha de l’entrée de la caverne. Là, elle regarda, par-dessus le buisson d’épineux, les chevaux gambader, ruant et se cabrant, hennissant avec exubérance. Elle soupira et revint à son tas d’affaires. Marchant les jambes arquées pour que les cuisses ne se touchent pas, Aleytys traîna son paquetage jusqu’au fond de la caverne, balayant au passage épines, feuilles et déjections diverses. Après avoir mis un peu d’ordre, elle sortit la bouteille de crème que lui avait donnée Vajd et revint à l’entrée. Des oiseaux matinaux dont elle ignorait le nom gazouillaient joyeusement autour d’elle. Elle évita le buisson d’épineux et s’avança en titubant jusqu’à l’eau dansante du ruisseau. Assise sur un rocher à la lumière des deux soleils qui s’élevaient au-dessus des arbres, elle ôta son abba froissée et tachée, demeurant nue dans la chaleur croissante du matin. Elle regarda ses jambes et en eut le souffle coupé. Elles étaient tachées de sang du genou à l’entrejambe. – Qudda Madar ! (Elle plongea la main dans l’eau.) Ahai ! De la glace ! glapit-elle. Elle laissa sa chair s’habituer lentement au froid, puis plongea les pieds dans le torrent et se dressa. Avec un gémissement, elle se pencha et projeta des poignées d’eau glacée sur sa peau déchirée, grimaçant et couinant chaque fois. Lorsqu’elle eut lavé tout le sang, elle remonta sur son rocher et appliqua une couche épaisse de crème lénifiante. Avec force grognements et gémissements, elle s’allongea sur une large pierre et installa son abba sous sa tête. La pommade pénétra et produisit son effet apaisant tandis que la chaleur des soleils calmait son corps froid et douloureux. Lentement, la fatigue revint, et elle dériva dans un demi-sommeil vague. Mais les Jaydugari sont conditionnés dès la naissance pour éviter de dormir sous les rayons de Hesh. C’est pourquoi, à contrecœur, elle se releva et s’allongea sur le ventre pour boire l’eau du ruisseau, qui avait un petit goût astringent de feuilles vertes qui lui était nouveau. Clignant les yeux sans cesse, Aleytys retourna à l’abri de sa caverne. Elle étala l’un des draps de tufan dont elle avait enveloppé son paquetage et plaça dessus une couverture. Le contact de l’épais pashmi lui rappela les couvertures des chevaux. Lorsqu’elle les prit, leur odeur lui fit plisser le nez : elles avaient besoin d’être aérées tout autant qu’elle-même avait besoin de dormir. Elle les accrocha aux épineux, où les soleils ne manqueraient pas de leur enlever cette puanteur. Elle n’avait pas encore posé la tête sur son oreiller et ramené la couverture sur ses épaules qu’elle sombrait dans les insondables profondeurs du sommeil. 2 Aleytys soupirait et sanglotait. Dans l’abîme de son sommeil, des images se formaient… Le traqueur s’agenouilla et médita sur les empreintes. – Deux ici, dit-il en relevant les yeux sur Azdar qui faisait grise mine. Une femme. Un homme. Deux chevaux. – Un homme ! (Azdar bondit de sa monture et fixa le sable foulé.) Tu es sûr ? Qui ? Le traqueur branla du chef. Il tâta le sable d’un index noueux. – Trop sec ici. Un homme. Tu vois ? Une marque de sandale. L’un des nôtres l’a aidée. Il a tourné ici. (Cassé en deux, il suivit la trace le long du sable.) Il est retourné au vadi. Il se releva lentement en époussetant le sable qui collait à ses jambes. Les yeux mornes, aussi froids que ceux d’un serpent, il regarda la piste qu’il venait de suivre et se retourna vers Azdar. – La femme, elle est partie seule, par-là. Il indiqua le sud, la route des chariots sillonnée d’ornières. Aleytys fronça les sourcils dans son sommeil et émit un vague son de protestation. Azdar remonta sur son cheval et en fit pivoter la tête. Puis il se retourna pour considérer de ses yeux injectés de sang tous les hommes qui l’accompagnaient. – Un cheval à chacun si nous la rattrapons avant la nuit, gronda-t-il, le visage tordu par un renfrognement vengeur. Il enfonça ses talons dans les flancs de son hongre et plongea vers la route tortueuse. Les autres s’entreregardèrent, coulant sans répit un coup d’œil furtif à Chalak. Hochant la tête à l’adresse du traqueur, il dit calmement : – En route !… Ayant grimpé sur sa monture, il démarra lentement, suivi par la file des autres hommes. Aleytys soupira et se retourna sur l’estomac, ses lèvres prononçant inaudiblement le nom de son frère. Chalak… Chal… Chal… Le rêve changea. Le traqueur grogna et leva la main. Il glissa de son cheval, s’accroupit sur la route et examina le sol rocailleux. – Ratée ! grommela-t-il. L’arrière-plan était vague, brumeux, mais ce qu’en distinguait la rêveuse était étrange. Le traqueur se releva et regarda dans la direction d’où ils venaient. – Elle a quitté la route il y a un moment. (Il posa les yeux sur le visage rouge et impatient d’Azdar, puis sur la figure impassible de Chalak.) Nous sommes allés trop vite. Azdar se renfrogna. – Et alors ? – J’ai une idée. Elle n’a jamais monté auparavant. Si elle voulait tourner, elle a dû prendre par le premier terrain dégagé. (Il cracha songeusement et regarda la salive grésiller brièvement sur la roche.) Il lui faudra bientôt s’abriter. De la canicule. Du coin du turban, il essuya la transpiration sur son visage abricot et ridé, plus replaça les liens en bast qui le maintenaient. Sous son capuchon, Azdar fixa les soleils. Horli, énorme et rouge, abritant contre son sein le petit Hesh, montait vers le zénith. De déconvenue, il se rongea l’ongle du pouce. – Combien de temps avant d’atteindre l’endroit où tu penses qu’elle a bifurqué ? – Inutile de risquer de la rater encore. Nous sommes allés trop vite. Ce serait une perte de temps de commettre la même erreur. (Le berger frotta pensivement ses pieds sur le sol dur.) Cette fois-ci, j’irai à pied. Combien de temps ? (Il haussa les épaules.) Chalak hocha la tête. – Parfait, dit-il doucement. Nous pourrons nous installer pendant la canicule auprès du ruisseau que nous avons dépassé il y a quelques lieues. Le traqueur cracha encore et se remit en route en tenant son cheval par la longe, le visage desséché se tournant lentement d’un côté puis de l’autre. A l’intérieur du creux, l’air commença à chauffer tandis que Hesh et Horli approchaient du zénith. Aleytys grommela dans son sommeil et, d’un mouvement gauche, rejeta la couverture. Ronflant légèrement, elle se lova sur le côté et plongea plus profondément dans le sommeil. La poursuite avançait lentement, Chalak en butte aux sarcasmes lourds de son père. La rêveuse eut un sourire devant leur lente progression. La scène du rêve changea encore. Sous les nuages menaçants bleu pourpre, le groupe d’hommes descendait à flanc de montagne, se frayant un chemin à travers les acacias. – Attendez. La traqueur s’enfonça dans les épineux et déboucha sur la plage de sable pénétrant dans le ruisseau. La rêveuse sursauta de peur en reconnaissant cet endroit. – Elle est restée dans l’eau, annonça-t-il après avoir étudié diverses traces. (Il engagea son cheval dans le ruisseau.) – Une minute, fit brutalement Chalak en faisant naître un sourire chez la rêveuse. (Le traqueur se retourna.) Comment sais-tu dans quelle direction elle est allée ? Ne devrions-nous pas regarder aussi par-là ? demanda-t-il en indiquant la route. Le traqueur le considéra, impassible. – Non, répondit-il au bout d’un moment. Aleytys s’agita et se déplaça sur le tufan vers un coin qui ne fût pas encore trempé de la sueur de son corps. Dans son sommeil, elle souriait, reconnaissant les efforts de Chalak pour ralentir ceux qui la traquaient. Ses lèvres remuèrent. – Chalak… Chala… Cha… Le ciel s’assombrissait tandis que le rideau nuageux venait s’épaissir sur la face rougeaude de Horli. Le traqueur pataugeait dans l’eau glacée, les yeux errant d’une rive à l’autre. Derrière lui, les autres faisaient marcher leurs chevaux sur les deux rives. Chaque fois qu’il parvenait à une roche dégagée, il les faisait tous arrêter et approchait le nez du rocher au point qu’on eût dit qu’il le flairait comme une bête de proie. Chaque fois, après quelques minutes, il se redressait, hochait la tête et redescendait dans l’eau. Le vent augmentait. Comme la lumière faiblissait, Azdar grommela et lança : – On perd du temps. Va plus vite ! Le traqueur leva la tête et considéra froidement l’Azdar. – Nous l’avons déjà manquée une fois. Veux-tu encore courir ce risque ? Chalak, sérieux, hocha la tête, dissimulant la satisfaction qu’il éprouvait devant cet appui inattendu et inconscient. – Il a raison, abru sar, dit-il calmement. La lumière baisse. Il risque de manquer un détour. Zdar renifla. – La lumière s’en va. Quelle différence si nous la manquons ou si la pluie efface ses traces ? Plus vite ! Le traqueur haussa les épaules et s’avança en aval d’un long pas régulier. Finalement, sur une large roche, il palpa un léger graffiti et fit tomber un petit caillou dont le lichen était dirigé vers le bas. Puis il branla du chef. La rêveuse cria de peur, tout son corps frémissant sous la poussée de son malaise. Azdar avait fait avancer son cheval un peu trop près. Le traqueur fronça les sourcils et le renvoya d’un geste. A quatre pattes, une nouvelle fois le nez à quelques centimètres de la pierre, il suivait la trace presque invisible. Avec un grognement de satisfaction, il se releva, redescendit de l’autre côté du rocher plat et indiqua un trou profond dans la terre noire et molle. Il étudia les traces sur quelques longs pas, puis regarda le ciel. Azdar descendit de son cheval et examina les empreintes. – Quelle avance a-t-elle sur nous ? Le traqueur suivit la piste quelques mètres encore, Azdar sur les talons. – La femme laisse le cheval choisir sa route, annonça-t-il lentement. Tu vois ? Il se peut qu’elle ne soit plus allée très loin. (Il s’accroupit et tâta les traces.) Elles datent de la nuit dernière, aux environs de l’aube, je dirais. (Il plissa les yeux en regardant le ciel.) Il ne va pas tarder à pleuvoir. On a encore une petite chance de la rattraper. Ça dépend du moment où elle se sera arrêtée. Il se redressa, regarda brièvement autour de lui puis se mit à trottiner le long de la piste en tirant sa monture à côté de lui. La file de chasseurs sinua entre les cercles de sinaubar. Seul l’humus tendre des montagnes leur permettait de continuer, car la lumière était vraiment trop chiche entre les nuages. Les grosses gouttes éparses de pluie se mirent alors à tomber, de plus en plus rapides avec le passage des minutes. Le traqueur émit un juron, ralentit, puis stoppa. Azdar s’arrêta à son côté. – Il y avait une chance ! dit-il amèrement. – Je continue demain, fit le berger en posant la main sur son poignard. Fais ce que tu veux. La rêveuse se tortilla et marmonna dans son sommeil, les pieds bougeant en une inconsciente parodie de fuite. Azdar considérait le ciel noir, les énormes gouttes s’écrasant sur son visage avec une détermination convaincante. Il eut une grimace. – Nous ne sommes pas équipés pour un long voyage. Chalak, accompagne-le. Ramène-la. – Non. – Quoi ! (Azdar jeta un regard furieux à son fils.) – Non. S’il veut perdre son temps à suivre une piste noyée, qu’il y aille. Sa tête sauta en arrière quand Azdar le gifla vicieusement. Il essuya un filet de sang sur sa bouche et lui tourna le dos. – Allumez un feu, dit-il simplement à l’un des naukar. Là-bas. (Il désigna le cercle de sinaubar le plus proche.) L’homme branla du chef et s’éloigna dans l’ombre des arbres. Il se tourna vers le reste des chasseurs et s’adressa à eux. – Nous retournons dans la vallée au matin. Il ne reste plus une seule chance de la pister après cette pluie. Les hommes s’entre-regardèrent paisiblement, puis hochèrent rapidement la tête et effectuèrent un shalikk respectueux avant de rejoindre le faiseur de feu sous les sinaubar. Feignant d’ignorer la silhouette silencieuse et renfrognée d’Azdar, Chalak leva le visage vers la pluie et sourit. Les gouttes tombaient avec régularité, formant des lignes visibles. Aleytys gémit et ouvrit des yeux qui collaient. Elle avait trop dormi et avait mal à la tête sous l’impact de ses rêves réalistes. Elle essaya de se lever. La douleur s’élança dans son corps comme une flamme. Elle retomba en arrière avec un halètement rauque. Au bout d’une minute, elle recommença et parvint cette fois-ci à écarter les jambes. Des croûtes s’étaient formées durant son sommeil prolongé. Sa chair la démangeait désormais plus qu’elle ne la brûlait. Elle se retint de se gratter. Non sans peine, elle prit la bouteille et appliqua une nouvelle fois le baume, qui l’apaisa merveilleusement. Elle se hissa sur ses pieds, évita soigneusement les débris d’épineux, et alla contempler les soleils. Tous deux étaient très bas à l’horizon occidental, des nuages déchirés passant devant. Elle fronça les sourcils. – Il pleuvait, dans le rêve… Elle hocha la tête et alla ramasser du bois afin de faire du feu. Les chevaux étaient au centre de la prairie et se délectaient des brins succulents. Comme elle s’avançait parmi les arbres, la jument leva la tête, chauvit des oreilles, s’ébroua et se mit à gambader en niant avec exubérance. Aleytys éclata de rire et secoua sa chevelure, sentant en elle un écho de cette joie. Un peu plus tard, elle examinait mornement la petite fumée qui s’élevait du briquet. – Encore ! gémit-elle. Pour la centième fois, elle secoua l’amadou, gratta la molette, souffla sur la boîte. Et pour la centième fois la minuscule étincelle s’éteignit. Ecœurée, elle ôta de la boîte les bouts d’écorce qu’elle avait péniblement arrachés à une vieille souche. Elle alla fouiller dans le sac de selle et en sortit le vieux livre que lui avait donné Vajd. Elle détacha une feuille de garde vierge, la froissa un peu et la fourra au bout du briquet. A l’aide d’un couteau à lame mince, elle tailla quelques échardes de raushani riches en résine, qu’elle empila sur une pierre. L’étincelle se communiqua au papier, et cette fois-ci elle réussit à obtenir un beau petit brasier auquel elle ajouta triomphalement des brindilles. – Mon premier feu ! murmura-t-elle en admirant son œuvre. Après avoir mangé, elle s’approcha du bord de la cavité. Les pics montagneux étaient encore visibles entre les nuages et rougeoyaient comme un feu glacial, bien que Horli eût disparu derrière eux. La brise rafraîchissante qui secouait les épineux en menaçant de décrocher son abba portait la promesse d’une averse prochaine. Elle la dégagea des piquants, et au même moment quelques grosses gouttes de pluie lui tombèrent sur la tête. Elle ferma les yeux et chercha mentalement ses chevaux. – Viens Pari, chuchota-t-elle dans les ténèbres. Viens, Mulak. Elle les caressa de son esprit et les attira jusqu’à sa caverne. L’étalon nicha son visage contre son épaule, et elle lui gratta la tête entre les deux oreilles. La jument arriva en trottinant, exigeant sa part d’attentions. Aleytys éclata de rire et repoussa les bouches avides. – Venez ici. Je vais vous couper de l’herbe pour la nuit, et il y aura du maïs aussi, mi-muklisha. Elle les conduisit dans le coin où elle leur avait préparé leur nourriture préférée. Elle les tapota affectueusement et revint à son feu. Le pot de chahi sur les cendres produisait des volutes de vapeur parfumée, âcre, douceâtre et rafraîchissante. Elle soupira de plaisir. Elle versa une tasse de liquide brûlant ambré. Elle se releva et emporta la tasse à l’entrée de la cavité. La pluie tombait désormais en longues traînées mordantes, qu’elle considéra avec satisfaction. Elle songea au traqueur et grimaça un sourire. – J’espère que tu auras froid et que tu dormiras mal, af’i, marmotta-t-elle. Derrière elle, le feu irradiait une chaleur que les courants d’air irréguliers faisaient tourner autour d’elle, tandis qu’en elle le breuvage brûlant devenait le centre d’une chaleur réconfortante. Se sentant calme, étrangement heureuse, en paix avec elle-même, elle sirota son chahi et écouta la pluie battante, les raclements des épines contre la roche et les grondements du vent. Dans la Raqsidan, les clans devaient se réunir pour la prière du soir. Elle entendait en esprit les cantiques paisibles qui célébraient l’aspect le plus doux de la Madar. Presque involontairement, les paroles du shabsurud flottèrent dans son esprit, et elle les chanta doucement dans la nuit tempétueuse. Quand elle eut fini, elle répandit quelques gouttes de chahi en l’honneur de Madar et revint lentement vers le lit de charbons ardents. 3 Aleytys descendit en s’efforçant d’obliquer vers le sud. Le cuir recommença à frotter ses cuisses ; aussi se mit-elle debout sur ses étriers, gardant l’équilibre avec difficulté en enveloppant les volants de son abba autour de ses jambes. Elle se rassit et poussa un soupir de soulagement quand le matériau soyeux adoucit le frottement. – Eh bien, Pari, c’est un peu différent, par ici. Encore quelques jours, je suppose. Ensuite on reprendra la route. Elle s’agita et regarda par-dessus son épaule. Quelque part derrière elle, elle sentait un danger flairer lentement mais inexorablement sa piste. Elle se secoua pour chasser cette impression glaciale et regarda à droite la ligne bleue indistincte qui marquait la chaîne montagneuse. – Au moins, je ne risque pas de perdre ça. Elle était au milieu de collines doucement onduleuses couvertes d’une herbe épaisse blanchie par le soleil. Quelques arbres rabougris, mais pas grand-chose d’autre. Clignant les paupières, elle regarda Horli qui brillait sur le côté gauche de Hesh. – Ahai, Pari, je suis partie au mauvais moment du mois. Si j’avais attendu que Horli occulte Hesh… Elle hocha la tête, rabattit la capuche sur son visage et s’installa plus confortablement dans sa selle. Le rythme hypnotique du pas de sa monture et la monotonie du paysage la mettaient dans une transe atemporelle. Les soleils grimpèrent presque au-dessus de sa tête. La jument hennit et fit pivoter sa tête. – Ahai, Pari, c’est bête de s’endormir dans sa selle ! Elle frotta de la manche son visage couvert de poussière. Même à travers l’épais matériau de son abba, elle sentait les griffes brûlantes de Hesh. Elle regarda autour d’elle. Devant, elle avisa un minable bouquet d’arbres à peine plus hauts que la tête de Mulak. Les minces feuilles ne protégeaient guère des soleils, mais il lui faudrait s’en contenter. Elle soupira et dirigea Pari vers cette ombre diaphane. Malheureusement, celle-ci se révéla plus réduite encore qu’elle ne le croyait. Elle se tortilla sur sa selle et humecta ses lèvres gercées. – Il n’y a pas assez d’ombre pour abriter un mikh-mikh ! Le carré de tufan attaché sur le dos de l’étalon attira son regard. – Ai, J’ai une idée ! Pari, ta cavalière toute desséchée n’est pas encore battue ! Elle attacha le tufan de façon qu’il produise suffisamment d’ombre pour eux trois. Elle subit ainsi la canicule, la tête et les yeux souffrant terriblement. Au plus mauvais moment, elle versa de l’eau sur la manche et mouilla le nez fragile des deux chevaux, puis remplit une bassine pour qu’ils puissent boire. Elle s’humecta également le visage et but quelques gorgées. Il avait fallu des années avant que Hesh et Horli aient bougé pour placer un peu d’air entre eux et la terre devenue craquelée. A ce moment-là, elle tâta sa gourde en peau presque vide, et réserva aux animaux l’eau qui lui restait. Puis elle s’humecta de nouveau le visage. J’ai intérêt à trouver de l’eau. Et vite ! Levant les yeux, elle aperçut un épervier qui volait très haut. Elle se tendit et caressa son petit cerveau féroce. De l’eau, pensa-t-elle, de l’eau ! Elle enfonça cette idée dans sa conscience vague. Il vira promptement au sud. Gardant avec l’oiseau le lien étiré de communication, elle détacha le tufan, en fit un ballot qu’elle fourra sur le reste du paquetage et remonta en selle. Elle enfonça les talons dans les flancs de la jument et partit à la poursuite du point ténu dans le ciel. L’étalon noir les suivit, relié également à elle par un autre lien invisible. Elle se nicha plus profondément dans l’esprit de l’oiseau, pour s’efforcer de maintenir la liaison. Elle sentit soudain une cassure et un vertige. Elle regardait maintenant une surface mouvante gris pâle bizarrement déformée. Dans le lointain rebondissaient les animaux qui rampaient gauchement sur terre. Elle sentit indéfiniment l’étrangeté d’une vision en noir et blanc de la terre, mystérieusement plus curieuse que cette inhabituelle vue aérienne. Une pulsion croissante attira le regard de l’épervier. La conscience d’Aleytys suivait, presque à la limite de sa vision, une ligne vagabonde de gris foncé coupant l’herbe gris pâle. Des arbres, pensa-t-elle. C’est parfait. Je me demande à quelle distance. L’épervier capta le vent dans le creux de ses ailes et vira en un long plané descendant. Le sol se rapprocha et la descente ralentit. Elle percevait le jeu complexe des muscles… le moindre centimètre de son corps faisant partie d’un organe sensible vibrant. C’était une expérience enthousiasmante que de naviguer sur les ailes du vent. Un choc brutal l’arracha à l’oiseau. Elle cligna les yeux. Un instant, un immense ressentiment envers son corps humain pesant frémit en elle, puis la dernière trace d’épervier s’en fut, et elle se retrouva allongée sur le dos dans l’herbe chaude et poussiéreuse. – La prochaine fois que j’irai voler, je garderai les pieds sur terre, murmura-t-elle, un petit rire tintant dans sa voix. Elle s’étira, gémit, remonta sur sa jument et la laissa reprendre son pas naturel. – Il ne me manquait plus que de nouvelles ecchymoses !… Hesh et Horli descendirent dans l’air si brûlant que le moindre souffle semblait l’étouffer. Même les chevaux haletaient et devenaient de plus en plus nerveux. La moindre ombre leur faisait rouler des yeux et effectuer des écarts. Elle regarda autour d’elle avec inquiétude. L’herbe s’étendait à perte de vue, interrompue çà et là par des taches de buissons bas. Même les arbres épars étaient maintenant derrière elle. Le sol montait et descendait sans cesse jusqu’à l’horizon. Chaud… il était difficile de respirer… elle avait la bouche sèche… le nez raide… chaud… Elle décrocha sa gourde et réussit à en extraire quelques ultimes gouttes qui tombèrent sur le rebord de sa capuche. Elle avait l’impression que sa gorge était en toile émeri, sa bouche en cuir mal tanné. Une douleur lui remontait le long de la nuque et lui brûlait terriblement l’occiput. D’une main, elle agrippa le pommeau de la selle, et de l’autre elle tint le tissu humide contre sa bouche et son nez. Où diable est ce ruisseau ? songea-t-elle. Le terrain se délavait devant ses yeux, telle une lithographie passée, au point qu’elle n’apercevait plus que des éclairs successifs de lumière blanc bleuté. L’escalade d’une autre colline ; elle bande ses jambes dans les étriers ; la marche de la jument se fait plus sèche… elle accélère. Des sabots résonnent à côté d’elle… l’étalon. Ce fut une brume noire qui la dépassa à droite. Elle ouvrit ses yeux gonflés. Au début, elle eut de la peine à les fixer sur quoi que ce soit, puis elle les étrécit et distingua une ligne bleu vert qui rampait en bas d’une longue pente. La jument secoua la tête et arracha les rênes des mains tremblantes d’Aleytys. Elle se mit à galoper. Aleytys s’accrocha avec résolution, rebondissant dans la selle comme un ballot d’avrishum, les jambes trop lasses et douloureuses pour pouvoir l’aider à se tenir convenablement. Un arrêt brutal… le ventre qui heurte le pommeau de la selle, le visage dans la crinière. La jument se tenait jusqu’aux genoux dans l’eau boueuse, la tête enfouie jusqu’aux yeux dans le liquide tiède. Aleytys fit passer la jambe gauche par-dessus la selle et glissa – ou plutôt tomba – dans le cours d’eau. Elle ne se donna pas la peine de se relever, se contentant de rester allongée dans l’eau. Quand elle se fut trempée à satiété, elle s’assit et repoussa les cheveux humides de devant son visage. – Ahai, ma petite Pari, je crois que je ne mourrai pas encore cette fois-ci ! Les deux chevaux éprouvaient quelque peine à boire avec leur mors, aussi leur ôta-t-elle leur harnais, qu’elle jeta sur la rive. Elle desserra également leurs sangles. Elle s’appuya contre le flanc de Mulak et fronça les sourcils, se remémorant soudain vaguement quelque chose sur les dangers que représentait l’absorption d’un excès d’eau après une trop grande chaleur. L’abba faillit la faire trébucher quand elle s’approcha de Pari pour la faire sortir de l’eau. – Dehors, Pari ! lui dit-elle en essayant de la tirer par la crinière. L’animal protesta et secoua la tête, aspergeant totalement Aleytys. – Hai ! (Elle dut s’asseoir sur la rive et appréhender mentalement les deux animaux pour les sortir de l’eau.) Attendez un peu, mi-muklisha, vous boirez encore un peu après. Elle eut un sourire quand les deux chevaux se mirent à paître l’herbe dure et élastique, puis regarda autour d’elle. Les arbres protégeaient des rayons du soleil double, mais demeuraient inefficaces quant à la chaleur étouffante. Son abba détrempée n’était plus fraîche : elle ressemblait davantage à un bain de vapeur portatif. Elle tira avec écœurement sur le matériau collant. – Quel gâchis ! Après avoir tripoté les attaches mouillées, elle sortit de son abba en se tortillant. Elle monta un peu en amont et la secoua dans l’eau, puis l’essora. Au-dessus de sa tête, une branche basse constitua un étendoir parfait. Puis elle s’étira, avec une glorieuse impression de liberté, alors que la brise légère jouait autour de son corps nu. Les animaux étaient toujours en train de mâcher paisiblement l’herbe épaisse. Bien, je ne vais pas leur enlever les paquetages maintenant. Nous repartirons après un petit repos. Ai-Aschla, que je suis fatiguée ! Elle s’allongea sur le ventre dans l’herbe épaisse, reposant la tête sur ses bras croisés. Ses muscles douloureux purent enfin se reposer. Elle ferma les yeux et se glissa le long de la pente profonde du sommeil. Dans les ténèbres de son esprit, quelque chose s’agita et s’étendit en une image frémissante quelque peu semblable à un mirage. Elle se stabilisa graduellement, et Aleytys endormie reconnut le traqueur inconfortablement tapi à l’ombre d’une couverture attachée à un acacia, son cheval à son côté, juste à la limite intérieure de l’ombre. La rêveuse frémit en suivant sur son visage le tracé des rides de fanatisme. Il se pencha et considéra en plissant les yeux les deux soleils. Avec des mouvements précis maîtrisant son énergie, il fit se lever le cheval et se mit à décrocher son parasol de fortune. La rêveuse s’agita dans son sommeil, et un sourire espiègle se peignit sur son visage. Comme le traqueur prenait sa gourde et la débouchait, elle insinua des fils sensoriels dans l’esprit patient du cheval et le poussa à s’enfuir, soudain pris de panique. L’écurie, souffla-t-elle. L’écurie sans s’arrêter. Elle gloussa de plaisir et laissa la scène se dissoudre dans le sommeil. 4 Le bas de l’énorme ballon rouge toucha la montagne, puis sembla rester immobile tandis que les flancs s’enflaient comme une tomate lentement écrasée par un pied invisible. Hesh était à deux paumes au-dessus de l’horizon, installé comme un joyau dans le nombril d’une danseuse en plein milieu de Horli. Aleytys fit arrêter la jument et ploya ses jambes envahies de crampes. – Encore trois ou quatre heures avant la nuit, murmura-t-elle pensivement, retombant sur sa selle. La jument secoua vivement la tête en faisant tinter la bride. S’appuyant sur le pommeau, Aleytys considéra le fleuve étroit et profond qui coulait à courte distance des sabots. – On ne peut pas encore traverser. Regarde ces nuages, muklis. C’est une chance qu’il n’ait pas plu ces trois dernières nuits. Ai-Aschla, rien que des arbres. Il nous faut un toit. Je ne peux me permettre de tomber malade. Elle fit repartir la jument d’un léger coup de genou dans les flancs, puis lui gratta la base de la crinière en fredonnant doucement. Le fleuve s’élargissait petit à petit avec l’adoucissement de la pente, mais c’étaient toujours les mêmes acacias droits, les mêmes épais buissons de raushani et d’épineux, et aucun horan ni accueillant bydarrakhi qui lui eût permis de s’abriter. Le fleuve tourna alors, et la jument suivit la courbe. Elles émergèrent sur une des nombreuses prairies humides qui parsemaient les rives du fleuve. Elle se déplaça encore dans la selle et jeta à la prairie un regard intéressé. Mais, cette fois-ci, ses yeux furent attirés par quelque chose. En partie sous les arbres, de l’autre côté du pré, un objet cubique brunâtre émergeait de l’ombre. Une cabane ? Elle jeta rapidement un coup d’œil alentour et n’aperçut personne. Bien. Elle guida la jument vers l’édifice minable. A mi-chemin, elle éclata de rire. – Quelle idiote je fais ! Elle envoya son esprit, en quête d’un signe d’intelligence. Rien. Elle tapota le cou de son cheval. – La chance m’accompagne toujours. (Elle s’étira et bâilla.) Allez, Pari, allons inspecter notre nouvelle demeure. Les mains croisées sur le pommeau, elle considéra les rondins nettoyés et le toit en écorce, les grosses planches clouées dans les volets et la porte. Belle réalisation faite pour résister aux intempéries. Des feuilles sèches étaient tapies en tas poussiéreux contre les murs ; des toiles d’araignée festonnaient les larmiers jusque devant les volets. – Ahai, je déteste les araignées ! fit-elle après avoir franchi la portion boueuse de terrain devant la porte. (Avec une poignée de feuilles, elle décrocha les toiles.) Comment entrer ? Oh, oui. Elle tira sur une corde tressée qui pendait près du chambranle, et avec un bruit sourd, un souffle d’air poussiéreux et un craquement sépulcral, la porte s’ouvrit. Elle passa la tête dans l’ouverture. Une odeur de renfermé et de fauve habitait l’intérieur. La porte ouverte, peu de lumière entrait car la fenêtre était hermétiquement close. Elle recula et la regarda. – Ouvrir ça et faire sortir l’air mort. Je me demande quelle est cette puanteur. Sans doute quelque chose de répugnant. A coups de paume, elle arracha les volets à leurs crochets et les retira. De la poussière lui tomba dessus, la faisant éternuer. Elle plissa le nez. – Ahai ! (Elle agita la main devant son visage.) S’il y a tout un tas de sassha là-dedans… Agréable de songer que je vais servir de repas à des vermines… Elle frémit, se pencha par l’ouverture et regarda à l’intérieur. – Ça paraît propre. Hmmm. Elle pénétra dans la cabane et se tint les mains sur les hanches au milieu de la pièce unique. Le plancher était parfaitement ajusté. Sur le mur opposé, des rayonnages constituaient un lattis montant jusqu’au plafond. Une autre fenêtre juste en face de celle qu’elle venait d’ouvrir. – C’est intéressant. Je me demande pourquoi… Elle s’approcha et alla renifler les étagères. – Ahai ! Voilà d’où ça vient, oui. (Elle souleva un coin de fourrure soyeuse.) Une réserve de chasseur… Elle baissa la tête et effectua le shalikk à l’adresse de la Madar, puis elle se retourna et s’appuya contre le rayonnage. – Il me faudra du temps pour payer cette dette. Si Madar le veut, je survivrai… (Elle éclata de rire et regarda encore autour d’elle.) Le propriétaire de ce joyau ne sera probablement pas de retour avant baligh au plus tôt. Ahai-mi, qu’est-ce que ça doit être quand les peaux sont fraîches ! Elle avisa le foyer poussiéreux mais vide de cendres, puis une couchette dont le sommier en lattis de cuir grinça quand elle s’installa sur la matière élastique. – Un endroit pour dormir. Bien plus doux que les roches que j’ai connues ces derniers temps. Après avoir traîné les paquetages à l’intérieur, elle accrocha les selles aux patères alignées au-dessus du lit. La lumière n’était plus qu’une brume rougeâtre. Aleytys alla jusqu’à la porte : Hesh avait complètement disparu et Horli était à peine visible au-dessus des arbres. Je ferais bien de rentrer un peu de bois. Quand elle arriva avec son dernier chargement, elle n’y voyait goutte et de grosses gouttes de pluie s’écrasaient sur le toit. – Même les chevaux ont un abri : avec une mangeoire et tout. Voilà un homme qui aime son confort et ne doit pas être méchant : il pense à ses chevaux aussi. (Elle soupira et s’étira.) Voilà que je me parle de plus en plus à voix haute. Enfin, tant que je ne commence pas à me répondre, ahai ! Elle ferma les volets et eut de la peine à retrouver ses paquetages au milieu du plancher. Après quelques tentatives accompagnées d’une suite de paroles très fleuries, elle réussit à allumer un bout de chandelle. Elle la planta au milieu de la cheminée pour allumer le feu. Elle se passa les mains dans les cheveux puis se gratta assidûment. – Ai-mi, je ne m’habituerai donc jamais à faire du cheval ? (Elle examina ses ongles.) Et j’ai besoin d’un bon bain ! Après avoir soupé, elle s’installa devant le feu sur un morceau de tufan. La lumière dorée jouait sur son visage tandis que le vent meuglait autour de la cabane, bien que l’orage se fût réduit à quelques gouttes éparses. Ce confort la fit soupirer de plaisir et, se penchant en avant sur les genoux, elle fixa les flammes et finit par somnoler. L’éclat s’étendit et engloba les deux chevaux endormis derrière la maison… se tendit… vers un tars qui marchait dans la forêt humide, traquant un fral qui s’était abrité dans un enchevêtrement de raushani… une faim sanglante rouge foncé… une panique verte aveugle… elle glisse plus loin… de chaudes pensées ensommeillées sous terre… elle sent l’attrait de Peau rieuse fraîche et patiente du fleuve profond… lent… lent… lent… lent… les cycles éternels des arbres… et, tissée à travers tout cela, une impression de sagesse chaleureuse, calme et aux aguets… guidant… poussant… surveillant… Elle reprit conscience d’elle-même en tant que conscience séparée. Elle dérivait dans un courant de lumière, tournant, s’élevant, tombant, immergée dans un rougeoiement doré liquide, puis remontant… lentement au début, puis de plus en plus vite, se dirigeant vers un éclat groupé palpitant… se lovant… Un craquement aigu… une petite douleur intense… Ramenée brutalement au lieu présent, Aleytys baissa les yeux. Une pointe de lumière brillait sur son genou, une étincelle avait jailli sur son abba. Avec un petit rire tremblant, elle rejeta la flammèche sur la pierre et écrasa le minuscule incendie. Puis elle s’étira et bâilla, s’installa sur le côté et fixa encore le feu. Le corps au chaud, détendu, confortablement fatiguée, elle regarda les images se former et mourir fluidement parmi les braises. Son esprit s’envola de nouveau. Le tars se nourrissait… une aura bleu clair, brillant autour du tueur. La nausée lui gâcha la bouche. Les yeux fermés, elle s’agita nerveusement sur le tufan. Animal, prédateur, fidèle à sa nature… l’homme est aussi prédateur, songea-t-elle, mal à l’aise. Elle s’immergea davantage dans le tars, savoura la chaleur salée des blocs sanglants de viande… d’une vie brûlante… rôdant libre et féroce… déchire, griffe, mastique, avale… des blocs vibrant de viande sanglante… le jus coule dans la gorge avide… tue… les muscles bougent en harmonie parfaite… conscience… conscience… plus qu’un animal… moins peut-être que l’homme… Elle se libéra, un peu honteuse, assez surprise des féroces recoins de son être. Le feu devenait une masse mourante de braises rouge noir. Utilisant une branche comme tisonnier, elle les étala et mit en place une confortable cargaison de bois. Voilà qui devrait durer un bon moment. Elle prit la bougie et alla s’installer confortablement sur le lit en continuant de fixer le feu. Elle aperçut alors des mots gravés dans la pierre, bien visibles à la lumière rasante. – Talek-i-quleh. Fort Talek, vadi Kard. Mon propriétaire doit faire partie des Kard. Ce qui devrait signifier… (Elle éclata de rire et rejeta ses cheveux en arrière.) Ce fleuve doit être le Kard. Peut-être. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je le suivrai. Je retrouverai probablement la route commerciale. C’est la bonne direction, en tout cas. (Elle passa les doigts sur la pierre.) Et habile de ses mains. Elle ferma les yeux, mais son cerveau continuait de tourner en cercles habituels, complotant. Le Kard. Vajd… non ! Deux semaines le long de la route commerciale… Je… si ces rêves sont vrais… je pense que oui… Vajd… Une nouvelle fois, elle s’enfuit devant la pointe de solitude que ce nom brûlait en elle. Inutile de m’inquiéter ni de me dépêcher… personne sur mes traces… resterai ici un petit peu… pourrais me trouver de meilleur endroit… Chalak… Vari… Twanit… ah, vous me manquez tous ! Ma mère se trompait. J’ai besoin des autres. Vajd, j’ai besoin de toi. Ah, Madar… je garde en… j’ai besoin de lui. Il fait froid, froid, froid… seule… Le sommeil finit par s’épaissir comme un brouillard au-dessus de son esprit fatigué. 5 Elle s’étira, émergeant à contrecœur des confortables ténèbres. Elle repoussa les couvertures, fit passer ses jambes par-dessus le rebord du lit et se hissa sur ses pieds. La cabane était encore sinistrement obscure, avec les volets clos et la porte fermée. Bien que quelques courants d’air rampassent sur le plancher, l’atmosphère était assez étouffante pour lui donner un brin de migraine. A l’extérieur, la chaleur était encore supportable, et elle en profita pour aller fouler l’herbe qui poussait dans une boue qui se glissait entre ses orteils et produisait à chaque pas un bruit de succion. La brise matinale soufflait sur sa peau et dans ses cheveux. Elle s’assit sur une large roche que les inondations de la débâcle avaient apportée des montagnes. Elle se pencha et contempla les eaux formant à cet endroit une petite étendue paisible et miroitante. Elle eut alors un aperçu d’elle-même. Sa peau était un peu plus bronzée, d’un brun doré de pêche mûre. Joli ! songea-t-elle avec approbation. Dommage que Vajd… Elle éluda cette pensée troublante et tira nerveusement sur ses cheveux, dont le roux était rayé de longues tresses graisseuses plus claires. Elle fit une grimace… Je ferais bien d’aller chercher des herbes à savon. Je ne supporte pas de rester aussi crasseuse. Bannissant toute pensée désagréable, elle s’aventura parmi les arbres pour se mettre en quête de diverses herbes utiles ainsi que pour explorer un peu le voisinage. Tandis que les soleils grimpaient un peu plus, elle enfila une abba propre et trempa dans l’eau des feuilles de laitue sauvage. Elle contempla le passage de l’eau en les croquant quand elles furent bien croustillantes. Le silence qui l’entourait était oppressant, une absence complète de bruits humains qui ne cessait de lui rappeler qu’elle était seule, totalement seule, pour la première fois de sa vie. Elle jeta dans l’eau le reste de laitue et le regarda flotter en aval. Peut-être… peut-être que, si je reste ici et laisse l’incendie s’éteindre… peut-être pourrai-je rentrer. Elle donna un coup de pied dans l’eau et rêvassa jusqu’à ce que les soleils soient si chauds qu’elle doive battre en retraite. En fin d’après-midi, elle se lava et fit une lessive, tapant énergiquement ses abbas contre les roches et les frottant avec ce qui lui restait d’herbe à savon. Entre une chose et l’autre, elle réussit à passer la journée sans s’enfoncer trop profondément dans la déprime qui la menaçait. Quand le haut de Horli se glissa derrière les montagnes, elle fit revenir les chevaux de leur pâture et les enferma dans l’écurie derrière la cabane. Cette nuit-là, elle ne resta pas à contempler le feu mourant mais se glissa sous les couvertures, déterminée à bannir toute pensée de son esprit. Le lendemain fut plus pénible. Le sommeil lui échappa tard dans la nuit. Le troisième jour, elle tourna en rond, se lava deux fois, se nettoya encore les cheveux, monta longuement l’étalon pour s’endurcir les cuisses, décrocha puis défit, refit puis raccrocha les paquetages, et balaya la cabane avec un balai en branchage. En fin d’après-midi, elle s’assit en tailleur et exécuta les exercices de respiration que lui avait enseignés Vajd… sans grand succès, mais ils apaisèrent quelque peu ses nerfs à vif. Une ténèbre rôdait aux frontières de son esprit, accroissant sa nervosité. Ce soir-là, elle regarda Hesh et Horli glisser derrière les montagnes avec une espèce de désespoir. C’est à contrecœur qu’elle ferma la porte et les volets. Le feu répandait sa chaleur agréable et son apaisante lumière dorée dans toute la pièce. Elle s’allongea sur le tufan et considéra avec irritation les petites flammèches qui dansaient sur les charbons. La ténèbre se rapprocha alors. Un tars flairait alentour. Inquiète, elle se tendit prudemment et palpa son cerveau. Bizarre. Il y avait là une curiosité, un désir de savoir presque humains… pas instinctifs comme chez un petit chat, mais résolus, poussés par une intelligence consciente de soi. Il la sentit. Elle en était sûre. Il n’était pas effrayé, furieux, mais simplement curieux. Une forte personnalité. Elle toucha sa conscience tout en se rappelant ce qu’elle avait lu des tars. Ce n’était pas exactement rassurant. Le tars était un prédateur, une espèce de gros félin de la moitié de la taille d’un cheval, possédant un long corps souple se terminant par une queue en fouet. Ses muscles jouaient sous sa courte fourrure soyeuse avec une grâce puissante lorsqu’il courait, et il pouvait distancer tous les animaux terrestres. Ses pattes étaient dotées d’épais coussinets lui permettant de longs sauts sûrs d’une roche à l’autre. Les orteils de devant étaient plus allongés, presque semblables à des doigts épais, et il s’en servait avec dextérité… et force : un coup de patte, griffes sorties, pouvait couper un homme en deux. Elle frémit en songeant à ce qu’il pourrait lui faire, mais, chose étrange, elle n’avait pas peur : aucune menace à son égard. Sa tête était triangulaire, avec des mâchoires puissantes et de grands yeux ronds jaunes le jour et d’un vert féroce la nuit. Ces yeux possédaient trois paupières qui pouvaient s’abaisser individuellement ou simultanément, de telle sorte qu’ils étaient extrêmement sensibles tout en pouvant résister à la lumière éblouissante d’une brûlante journée d’été. Son front formait une bosse large entre des oreilles très mobiles, indiquant un développement considérable du cerveau antérieur. Officiellement, c’était une proie impressionnante qu’il valait mieux laisser tranquille, car un tars pris signifiait trois chasseur tués. Il rôda encore un peu à l’extérieur, puis s’en fut chasser. Aleytys lâcha un soupir et se glissa dans son lit avec l’impression d’être un petit peu moins seule… comme si elle avait découvert un compagnon, voire un ami. 6 Au bout de l’hameçon, le ver plongea avec un petit bruit sec dans le courant et, emporté par les tourbillons, dansa vers l’aval. Un éclair argenté se précipita sur lui : Aleytys ferra, et l’animal jaillit dans la lumière du matin, retomba dans l’eau en une cascade de gouttelettes cristallines, bondit encore. La ligne fila entre les doigts d’Aleytys. Elle se redressa, tira en arrière et attrapa habilement le poisson en plein air. Elle le lâcha aussitôt en poussant un petit cri quand les aiguilles acérées de la nageoire pénétrèrent dans la chair tendre entre le pouce et l’index. Elle trempa rapidement la main dans l’eau, examina les piqûres douloureuses et suça jusqu’à sentir le goût salé du sang. La raideur naissante disparut, et elle eut un rire triomphant quand elle réussit à refermer ses doigts. Le poisson s’agitait encore faiblement sur l’herbe. Elle le saisit par la queue, enleva l’hameçon, perça les branchies en chantonnant, enfila l’animal sur un fil avec ses congénères et les remit à l’eau. Elle replaça le ver sur l’hameçon, qu’elle relança dans l’eau. Puis elle s’allongea sur le granit chaud en rejetant sa chevelure en arrière. Les yeux à demi clos, elle gratta la bête sauvage entre les côtes, provoquant un ronronnement qui avait tout du tonnerre, ce qui ne manqua pas de la faire rire. Au bout d’un moment, le tars roula sur le dos pour qu’elle lui gratte le ventre. Il bâilla et, quand elle tourna la tête pour plonger son regard dans cette caverne béante bordée de crocs horrifiants, elle ne put s’empêcher de lui tapoter la mâchoire. – Ferme ta bouche, Démon, avant de me faire mourir de peur. Une traction sur la ligne attira son attention. Elle scruta les eaux. Un autre poisson avait mordu. – Ah ! celui-ci est pour toi, mon Démon chéri ! Elle fatigua un moment le poisson, puis elle le sortit de l’eau. Quand elle eut ôté l’hameçon, elle jeta la flèche argentée au tars. En deux bouchées, il la fit disparaître et se réinstalla en un tas paresseux de fourrure noire. Un peu plus tard, quand Horli fut redescendu et que la canicule eut faibli, Aleytys s’assit sur sa couchette et bâilla. Toutes les ouvertures de la cabane étaient libres, mais l’air était si épais et brûlant qu’elle se sentait toute poisseuse et avait un peu mal à la tête d’avoir trop dormi. Elle soupira et écarta de sur son front une mèche de cheveux trempés. – Il va falloir que je cesse de dormir autant, marmotta-t-elle. Je devrais prendre plus d’exercice, faire davantage de cheval, sinon je vais me retrouver dans le même état qu’à mon arrivée. Un grattement à la porte fit jaillir l’adrénaline dans son corps. Elle se précipita à la fenêtre opposée. Une tête noire triangulaire passa par la porte et grommela une question hésitante. – Démon. (Elle s’approcha de lui.) Tu as failli me donner des cheveux blancs. (Elle s’arrêta devant lui, les mains sur les hanches.) Tu n’es jamais venu chez moi, mi-muklis. Je me demande bien ce que tu peux vouloir. En ondulant, le tars se glissa autour d’elle, les pointes de ses griffes rétractées cliquetant sur le plancher. Une fois derrière elle, il poussa sa tête derrière ses jambes. Elle tituba en avant et faillit tomber à genoux. Il la poussa encore, et elle se retrouva près de la porte. – Hai, qu’est-ce… (Elle entendit son ronronnement de satisfaction, se retourna et tapota sa large tête.) Attends une minute, abru sar. Je n’ai pas de fourrure comme toi. (Elle désigna la patère à laquelle était accrochée son abba.) J’ai eu suffisamment de soleil sur la peau, aujourd’hui. Elle le gratta derrière les oreilles puis passa à côté de lui. Il grogna mais la laissa faire. Tandis qu’elle s’enveloppait dans l’abba et l’attachait, elle fronça les sourcils songeusement. – Un animal ? Je me demande ce que tu es également, mon bel ami ? (Elle lissa le tissu sur son corps.) Haia, allons-y. Il la conduisit dans la forêt parmi les fourrés de sinaubar, de pruniers sauvages et de badmaha, évitant d’énormes acacias, frôlant d’inquiétants buissons d’épineux et de raushani, jusqu’à ce qu’elle soit totalement perdue dans la pénombre verte. Elle enviait ses mouvements souples et gracieux qui semblaient rendre les siens maladroits et débiles. Des lianes épineuses accrochaient son abba, entravaient ses chevilles, griffaient ses cheveux, tandis qu’une égratignure au-dessus de l’œil gauche la chatouillait terriblement. Elle transpirait à profusion et avait les yeux larmoyants, le nez qui coulait. C’était une expérience humiliante. Toutes les quatre ou cinq foulées, le tars se retournait pour s’assurer qu’elle le suivait, et sa gueule s’ouvrait en un véritable sourire grimaçant, elle l’aurait juré. Mais elle avait en commun avec lui cette soif intense de savoir – une force primordiale de sa vie. Totalement différente du tars par le corps et par l’esprit, elle trouvait en cette similitude un lien menant à une amitié qu’elle n’avait connue avec aucun être humain. Dans sa solitude, Aleytys se demanda si elle s’abusait en inventant quelque chose pour préserver sa santé mentale ; mais avec le contact mental et la chaleureuse camaraderie toutes ses questions s’évaporaient. Le tars se retourna devant elle. Elle se dépêtra d’une dernière liane. Derrière une frange de raushani s’élevait une pierre d’ambre gris vert se perdant en hauteur dans le dais de feuillage. Du revers de sa manche, elle s’essuya le front et s’installa sur une racine d’acacia en appuyant le dos contre le tronc. Le tars agita les oreilles à son adresse et émit un ronronnement joyeux. Puis il se glissa comme une ombre noire parmi les grandes fougères et les herbes. Toujours curieuse, elle laissa une vrille de son esprit en contact avec son esprit, le suivant dans la falaise. Elle gloussa en percevant les bébés miaulant dans les ténèbres de la tanière. Cet instant fut marqué par un bonheur intense. Il m’a amenée voir sa famille. Elle rejeta sa capuche en arrière et laissa la brise jouer dans sa chevelure, la satisfaction coulant comme un fleuve chaud à travers son corps épuisé. Après une brève attente, le tars revint et demeura impatiemment devant elle, changeant de position, les oreilles en mouvement, pendant qu’elle se levait et lissait l’abba sur son corps. Elle aurait pu jurer qu’il désirait la voir le plus présentable possible. Il émit un petit son de satisfaction et s’éloigna en lui adressant un regard d’invitation. Elle fit un pas en avant, et son ronronnement d’approbation s’assourdit. Aleytys le suivit à travers la fougeraie dans une faille de la roche. Le plafond était juste au-dessus de la tête de l’animal, et elle dut marcher à croupetons avant que la caverne prenne une forme de bulle. La lumière pénétrait par quelques fentes au-dessus d’eux. Aleytys put apercevoir une tars allongée sur le côté, trois boules de fourrure minuscules accrochées à ses mamelles. La femelle grogna et Démon s’approcha. Aleytys gloussa. – Ce sont de très beaux bébés, Démon. Je vois pourquoi tu es fier d’eux. Je suis heureuse que tu aies voulu me présenter ta famille. Sa voix était aussi chaleureuse que possible, faisant écho au contact mental. Elle s’agenouilla sur le plancher de la caverne et passa une demi-heure à prononcer des paroles douces que ses auditeurs ne pouvaient comprendre. Le gros Démon était allongé à côté de sa compagne et bâillait de temps à autre, léchant et mordillant amoureusement sa nuque. Comme Aleytys gardait entre elle et les bébés une distance respectueuse, le tars en prit un par la peau du cou et vint le poser sur ses genoux. Le bébé se mit à gémir et la femelle tenta désespérément de se redresser. Aleytys se rendit alors compte que l’arrière-train de l’animal ne devait pas fonctionner normalement. Car elle traîna ses pattes arrière, et son grommellement fut à la fois chargé de menace et de douleur. Aleytys se mit à gratter la petite boule de poils derrière les oreilles, et elle émit aussitôt un ronronnement aigu qui n’était qu’une pâle imitation de celui de Démon. – Mmm… c’est bon, hein, petit muklis, aziz-mi ? Tu es mignon, tu sais. Je voudrais bien pouvoir t’emporter. Elle regarda en direction de la mère, si maigre, presque décharnée… beaucoup de fourrure emmêlée sur les gros os. Tandis qu’elle caressait les côtes du petit, elle sentit trop aisément les os. – Tu es si maigre, pauvre petit bébé !… Elle sonda avec ses sens nouveaux la femelle, en laquelle elle trouva une faim intense et douloureuse. Et les bébés n’étaient qu’à demi nourris. Avec des gestes très lents et prudents, elle serra le petit contre elle, se leva et s’approcha de la mère. Elle le déposa, tendit la main et la posa délicatement sur les côtes qui se soulevaient. – Qu’est-ce qui ne va pas, abrya’haivna ? Fais-moi voir. Elle avança la main jusqu’à l’épaule. Les os étaient terriblement aigus. – Il t’apporte de la nourriture, j’en suis sûre. Mais pas assez ? A moins que tu n’aies l’estomac malade… tout doux… tout doux, mi-muklis, aziz-mi… je veux t’aider… je ne veux pas te faire de mal. La femelle s’agitait, apeurée, sous ce contact étranger. Démon lui lécha le visage et tourna la tête, impuissant, vers Aleytys. Elle sentit jaillir de lui une demande suppliante. II voulait qu’elle fasse quelque chose, n’importe quoi, et cette imploration s’installa autour d’elle comme un brouillard. Elle lui communiqua un réconfort qui l’apaisa et parut également calmer la femelle. Aleytys fit courir ses doigts sur la grosse colonne vertébrale et, près de l’arrière-train, sentit une boule. La femelle gémit, et Démon se dressa en grondant. Aleytys calma sa colère. Il se rallongea, les oreilles sans cesse en mouvement. – Hai, Démon, nous avons trouvé la source du mal. Ses doigts se remirent à explorer doucement la boule. En plein sur la colonne vertébrale, semblant chaude et dure. Elle se mâchonna la lèvre. – Ce caravanier… il a dit qu’il savait guérir. Je me demande… Mère, je te bénirai si… Ce fut avec son esprit qu’elle toucha alors la boulé tandis que les mains encerclaient la nodosité. Son souffle se fit haletant et elle sentit que sa figure s’enflammait comme sous l’effet d’un coup de soleil. Elle tremblait. Une douleur brûlante lui déchirait l’âme… une torture… le flot devint une marée grondante. Pendant une éternité, elle resta figée contre la tars. Lorsqu’elle ôta enfin sa main, ses os craquèrent comme un cuir antique. Les yeux larmoyants, elle regarda l’animal. La bosse avait disparu, et avec elle l’aura de souffrance. Elle soupira de soulagement et d’étonnement. Elle se redressa en titubant un peu et recula de quelques pas pour aller s’appuyer contre la paroi. – Maintenant, lève-toi, Demonsha. Lève-toi, aziz-mi ! Son esprit poussa légèrement l’animal. La tars se débattit pour se lever, tomba une fois, puis finit par se retrouver sur quatre pattes en état de fonctionner, ses flancs décharnés haletant sous l’effet de la faiblesse, due à la faim. Un bruit grave naquit de la gorge de Démon. Il lécha la main d’Aleytys de sa longue langue râpeuse. Elle tomba à genoux et l’enlaça affectueusement, se délectant de cette chaleur… de cet amour, peut-être… qui jaillissait de son esprit. Elle se remit sur ses pieds en l’utilisant comme support. – Ai-Aschla, je suis vannée ! Démon, muklis-mi, ramène-moi à la maison. Je dormirai au moins une semaine. La nuit, à l’extérieur, était complète, quand elle put redresser son dos douloureux et sourire face au ciel constellé. Reposant la main sur l’épaule du tars, elle dit doucement : – C’est parfois bien agréable d’être en vie, mon ami. (Elle soupira en considérant avec déplaisir l’obscurité sous les arbres.) Viens, aziz-mi, ramène-moi à la maison. En bordure de la clairière, elle l’enlaça brièvement et le laissa retourner vers sa compagne. Elle traversa la prairie avec lassitude, trébuchant de temps à autre. Son esprit voguait dans une brume d’émerveillement et de bonheur. Quand elle atteignit la porte, elle rejeta sa capuche en arrière et commença à défaire son abba d’une main tandis que l’autre ouvrait le battant. Mais elle s’arrêta soudain, traversée par l’émotion. Un feu grondait dans la cheminée et un homme était tranquillement appuyé contre la pierre. – Qui es-tu ? lui demanda-t-elle tandis que son esprit cherchait le tars. – Ce devrait être à moi de poser cette question. Il sortit de l’ombre et elle aperçut son visage. Imperceptiblement, elle se détendit et oublia sa quête mentale. C’était un étranger. – Pourquoi ? demanda-t-elle froidement. – C’est ma maison. (De la tête, il indiqua le nom gravé dans la pierre.) Faite de mes mains. – Mais… tu es un trappeur. Que fait-tu ici à cette époque ? Il éclata de rire. – Tu me fais reproche ? (Il s’avança vers elle.) J’en ai eu marre du vadi. J’ai décidé d’aller chercher un peu de viande fraîche. Il se rapprocha encore. Son visage hâlé arborait un large sourire et ses yeux couleur chahi une étincelle amusée. Aleytys frotta deux doigts sur le creux de ses tempes. – La cabane était vide. Je n’attendais personne. – Déçue ? (Il rit de toutes ses dents bien blanches.) Pas moi, ma belle. Habituellement, je n’attrape pas de sabbiyeh dans mes filets. Elle sentit une pulsion dans ses reins ; il était près, très viril, très troublant, et, après la séance émotionnelle en compagnie des tars, elle était très sensible. Elle le regarda, mal à l’aise. – Attraper… Avec un gloussement, il la souleva et la fit passer pardessus son épaule avec une force qui lui coupa le souffle. Puis elle fut jetée sur le lit. Embarrassée et un peu effrayée, à la fois consentante et hésitante, n’ayant connu qu’un seul homme dans sa vie, Aleytys resta allongée en le contemplant. Il tendit la main et lui toucha les cheveux de doigts doux et caressants. – Doux, murmura-t-il. Un feu doux… Sa main joua sur son visage, laissant derrière elle une traînée de chaleur, glissa derrière sa tête et alla flatter la nuque et ses fines bouclettes. – Non ? Il se pencha et lui embrassa les doigts, puis il commença à défaire l’abba. – Non ? Son haleine était un souffle brûlant sur sa gorge, ses lèvres la chatouillaient tout en descendant. Le désir, la solitude et les derniers restes du miracle de cette journée se combinèrent en elle en un feu grondant. Lorsqu’il eut fini, il roula sur le côté pour se détacher d’elle, puis il se leva en refermant sa propre abba. Avec un sourire, il essuya sur son cou le sang qu’elle avait fait jaillir avec ses ongles. – Petite tars ! dit-il d’un ton affectueux. Elle émit un petit grognement de gorge et lui rendit son sourire. Elle s’assit, et son abba retomba à ses pieds. Elle s’étira en gémissant, épuisée au-delà de la normale, et pourtant parfaitement satisfaite, en paix avec elle-même et son monde. Elle se rallongea et regarda Talek ôter du feu une marmite bouillonnante et lui apporter une pleine tasse de chahi. Elle se souleva sur le coude et fit tourner le liquide fumant dans sa tasse. Puis elle considéra Talek. – Tes yeux sont de la couleur du chahi, murmura-t-elle. – Hai ! (Il s’assit à son côté quand elle se poussa pour lui faire de la place. II se pencha et écarta les cheveux qui étaient tombés sur son visage.) J’aime la façon dont tu bénis la Madar, aziz-mi. Elle gloussa. Elle lui prit la main, appuya brièvement ses lèvres sur sa paume, puis la laissa la caresser au petit bonheur. Le chahi avait produit en elle une tache de chaleur, et elle voguait dans une confortable somnolence. – Depuis combien de temps as-tu quitté le Kard ? murmura-t-elle vaguement, se demandant si les nouvelles de la Raqsidan y étaient déjà parvenues. Vajd, peut-être sait-il quelque chose à son sujet, mon amour, mon amour. Ces dernières paroles furent prononcées à voix haute, et Talek gloussa en pensant qu’elles s’adressaient à lui. – Dix jours, fit-il au bout d’un moment. Pourquoi ? – Oh, je me demandais simplement combien de temps il fallait pour rejoindre la route des commerçants. – Dix jours suffisent à pied. Moins à cheval. – A cheval ! (Elle se redressa d’un bond et le fit tomber de la couchette dans la vigueur de son mouvement.) Merde ! Elle alla jusqu’à la porte et passa la tête à l’extérieur. Mulak, Pari, venez, venez ! lança-t-elle mentalement. Un moment ce ne fut que silence, puis elle entendit les sabots qui traversaient la prairie. Mulak poussa sa tête délicate contre son épaule. – Pardon, mon ami, de t’avoir oublié. Hé, Pari… je suis heureuse de te revoir saine et sauve. Elle alla installer les deux chevaux derrière la cabane. Lorsqu’elle revint à l’intérieur, le visage de Talek arborait une curieuse expression. Surprise, Aleytys alla s’asseoir à côté de lui. – Qu’y a-t-il donc ? – Porte-guigne de la Raqsidan. – Que sais-tu donc à mon sujet ? fit-elle calmement. Talek lui répondit par un long baiser explorateur, puis il s’allongea sur le dos et l’installa sur lui. – Des visiteurs de la Raqsidan sont venus juste avant mon départ. – Et alors ? – Tu sais ce qui est arrivé à ton amant ? demanda-t-il soudain. – Ahai ! (Il l’empêcha de s’arracher à lui.) – Détends-toi un peu, petite tars. (Sa main lui caressa le dos pour apaiser sa tension.) Ils ont tout découvert. Votre Sha’ir a lu dans la fumée, a rassemblé une poignée de fanatiques et l’a arraché au Mari’fat. Ils auraient pu le défendre, mais il a refusé et il a suivi les autres. Les larmes lui coulaient lentement des yeux. Elle serra les poings si fort que ses ongles firent jaillir du sang. – Il le savait… il le savait quand il m’a dit de partir… ah, Madar… ai-Aschla… (Elle se mit à sangloter.) – Allons, pas de ça ! Bien sûr qu’il le savait. Je ne suis pas personnellement passionné par ce genre de trucs sanglants, mais tu peux être sûre qu’un fanatique sait oublier qu’il est humain… Par les tétons d’Aschla, fillette, il n’y pouvait rien. Regarde, moi, par exemple : depuis le début, je sais qu’il ne peut y avoir qu’une seule fille qui se promène ainsi avec de tels chevaux… mais ça ne m’a pas empêché de tenter ma chance avec toi. Il eut un rire nerveux, si bien qu’elle finit par renifler et cesser de pleurer. Sa voix eut un petit air amusé. – Je sais bien que tu portes la guigne. Mais comme j’ai eu autant de chance que de malchance dans ma vie et que ni l’une ni l’autre n’a duré bien longtemps, quelle importance ? Lui non plus n’aura pas eu beaucoup de veine. – Oh ? – Ouais, il été châtié… – Châtié ! s’écria-t-elle. (Elle se leva brutalement et se mit à tourner dans la pièce comme un tars en cage.) – Allons, petite tars, du calme ! Je t’ai dit qu’il lui est arrivé la même chose qu’à moi. Sa malchance n’aura pas duré. – Il est mort. – Non, bien sûr que non. Seulement aveugle. Il va très bien, maintenant. – Aveugle ?… Aveugle ?… – Dans la Raqsidan, ils ont des bergers absolument terribles. Ils ont un petit rituel qu’ils appellent le Madraseh alameh. Ils vous coupent en morceaux par étapes. Les yeux, les membres virils, les pieds, les mains, et ainsi de suite ; jusqu’à ce que le pauvre type n’ait plus qu’à mourir. (Il fit une grimace devant la macabre image que lui présentait son imagination.) – Vajd… (L’horreur sécha les larmes d’Aleytys et elle fut prise de spasmes impossibles à stopper.) – Allons, ma sorcière, tu oublies ce que je viens de te dire. Inutile d’être bouleversée ainsi ! (Il la prit dans ses bras et la berça.) Pauvre petite sabbiya, non, c’est encore un homme, bien en vie chez les Kard. Un chanteur de rêves n’a pas besoin de voir. Il est comme neuf, en fait. Elle poussa un soupir et s’écroula contre lui, vaguement heureuse de sentir contre elle son corps robuste. – Comment… ? murmura-t-elle, la curiosité commençant à prendre le dessus sur les émotions chaotiques qui bouillonnaient en elle. Comment s’est-il échappé ? Il lui tapota l’épaule puis lui caressa le dos de ses mains chaudes et vivantes. – C’est une cousine à toi, une petite gamine au rez retroussé, qui a jugé qu’elle ne pouvait supporter ça. Du bon sang, dans ta famille, même s’il est absent de la plupart des hommes. Elle s’est arrangée avec quelqu’un d’autre, et a réussi à le faire échapper. Elle a amené cet homme aveugle deux jours avant mon départ du Kard. Elle est arrivée juste avant les bergers qui la pourchassaient. Elle a demandé asile, et on aurait très bien pu le lui refuser, mais ces types ont essayé de la récupérer par la force. Nous ne nous sommes pas laissé faire, d’autant plus que notre propre chanteur devenait sénile. – Il est donc en vie et se porte bien. (Aleytys se sentait lessivée, molle de soulagement.) – Exact. Et il a une vie agréable devant lui. Lui et la gamine se sont installés ensemble et semblent bien s’accorder. Le mardha Kard prendra soin d’eux. On ne tardera pas à voir tout un tas de petits chanteurs de rêves avant longtemps. Je crois bien que je l’envie un petit peu. Un bref éclair de jalousie brûlant comme tous les feux de l’enfer parcourut Aleytys. Un bref instant, elle voulut pouvoir tuer Vajd, le réduire en lambeaux frémissants, puis cette sensation s’évanouit, la laissant faible et écœurée. Du moins est-il en vie… et Kari… c’est la fin du rêve.’… Je ne puis rentrer, désormais… Je ne veux plus rentrer… Ah, mi-Vajd… – Je suis contente, dit-elle d’une voix nuque. (Elle prit longuement son souffle et prononça contre le cœur qui battait sous son oreille :) Ce sont les meilleures personnes du monde. J’aimerais les revoir tous deux. M’emmèneras-tu ? Il gloussa. Elle entendit le grondement dans sa poitrine. Ses mains continuèrent de lui caresser les cheveux. – Sûrement pas, petite tars. Il faudrait que j’aie perdu la tête pour te conduire jusqu’à mon vadi. Tu portes un peu trop malheur. Tu as déjà provoqué la mort de deux personnes… – Deux morts ? – Le Sha’ir. Et un gamin des caravanes. Et le commerce a été ruiné pour un bon bout de temps dans la Raqsidan. Je doute que les marchands y remettent les pieds avant longtemps. Et à cause de toi un brave homme a perdu la vue et une brave fille a été bannie. Il y a aussi votre chef de clan. – Azdar ? – Il a eu une attaque. Il ne peut plus bouger ni parler ; il ressemble plus à un légume qu’à un être humain. – Parfait ! lâcha-t-elle férocement. – Je vois… (L’amusement pétilla dans sa voix.) Je ne désire guère apporter chez moi ce genre de guigne. Elle laissa retomber sa tête avec un soupir las. – Ce n’était qu’une idée. Tant pis ! (Elle bâilla.) Ahai, je suis épuisée… vraiment épuisée. Il eut un nouveau gloussement, un bruit légèrement hésitant alors que sa respiration se faisait plus profonde. – Pas encore, sorcière rousse ; tu me dois encore quelque chose pour la location. Elle fit courir son pouce sur les côtes de l’homme. – Tu penses que tu pourras la percevoir ? – Je sais que oui. 7 Les yeux d’Aleytys s’ouvrirent brutalement. Elle se demanda ce qui l’avait réveillée, puis s’abandonna à la lassitude agréable qui baignait son corps douloureux et usé à l’excès. Payé en bon et vrai argent, songea-t-elle. Elle toucha ses seins sensibles, et une chaleur commença à monter en elle. Ses yeux s’écarquillèrent quand elle aperçut les gros sacs de bât au beau milieu du plancher. Elle tourna la tête. Les patères étaient nues. Un raclement se fît entendre à la porte. Elle se rallongea, ferma les yeux et ralentit le rythme de sa respiration. Talek se glissa à l’intérieur. Après un coup d’œil rapide de son côté, il prit l’un des sacs et l’emporta dehors. Elle ne bougea pas tandis qu’il vidait les lieux. Après qu’il eut tiré la porte, elle plongea hors du lit et se précipita vers la fenêtre de derrière. Elle rejoignit l’un des acacias et l’observa qui attachait les paquetages sur le dos de Pari. Elle secoua la tête lugubrement. – Quel individu impossible ! souffla-t-elle. Un joyeux coquin sans vergogne. Il est difficile de détester un homme qui se rit de soi-même et du reste du monde. Tout en le regardant, elle sentit durcir ses seins. Elle les frotta. – Maudit soit-il ! Je regrette qu’il m’ait tant excitée… non. (Un soupir.) Non, je recommencerais s’il le fallait. Elle regarda encore de l’autre côté de l’arbre. – A quoi suis-je en train de penser… ? Je ferais bien de réagir avant que ce charmant fripon ne me vole tout ce que j’ai. Elle tendit son esprit. Le tars était endormi dans sa tanière mais répondit à son appel urgent, traversant la forêt comme un vent noir. Arrivé jusqu’à elle, il se frotta contre ses jambes en grondant doucement, version géante d’un ronronnement de chat. Elle vit Talek en selle qui tirait sur la longe de tête. Elle sortit du bosquet, suivie du tars. – Talek, lança-t-elle, sa voix sifflant dans l’air du matin. Il tourna la tête et aperçut une silhouette mince et dorée à la crinière soyeuse ébouriffée soufflant dans la brise et brillant comme un feu sur le fond sombre d’arbres. Lorsqu’il avisa le tars qui marchait tranquillement à son côté, il déglutit et leva les rênes. – Si tu essaies de t’enfuir, j’envoie Démon à ta poursuite. Mais il n’a rien d’un animal de rapport, et risque de te réduire en charpie. Talek eut un petit sourire et secoua la tête. – Je n’aurais jamais cru voir un jour un tars apprivoisé. Aleytys reposa la main sur l’épaule du tars. Les yeux luisant d’amusement, elle fit avec douceur : – Apprivoisé ? Détrompe-toi, chasseur. (Elle se rapprocha, et la proximité de la bête sauvage fit danser les chevaux. Talek, quant à lui, se mit à pâlir.) Maintenant, descends, défais mes paquets et rapporte-les dans la cabane. Dépouille les chevaux et relâche-les. Elle gratta le tars derrière l’oreile et eut un petit sourire rêveur devant le ronronnement qui lui répondit. Talek haussa les épaules et glissa de selle. – Ça va, ça vient… et il s’exécuta avec un sourire las. – Où est ta monture ? lui demanda-t-elle en contemplant le pré vide. – La voilà, fit-il en montrant un pied qu’il agita. – Et tes paquets ? – Avec les tiens. – Tu peux récupérer tes affaires. – Oui, abruya sabbiya, très bien, abruya sabbiya, tout ce que tu voudras. Et il disparut dans la cabane pour en ressortir au bout d’une minute avec un sac à dos. Il s’arrêta à une certaine distance d’elle, les mains sur les hanches. – Eh bien, abruya sabbiya, et maintenant ? Le tars émit un grondement sourd au son de sa voix. Il adressa à l’animal un regard de côté. – Dois-je servir de petit déjeuner à cette bête ? – Talek, tu… tu… je ne savais pas qu’il existait des hommes tels que toi. (Elle rit puis soupira.) J’ai failli regretter de t’arrêter. – Ah, douce sorcière, ce vieux monde est terrible, après tout ; c’est assez dur d’être un coquin, mais un coquin raté, en plus… ! Elle hocha la tête en lui rendant son sourire. – Je vais te dire une chose : je ne te ferais pas confiance, mais tu me plais. Tu me plais vraiment. Et pas seulement à cause du plaisir que tu m’as procuré cette nuit. Tous les hommes mauvais que j’ai connus jusqu’à présent étaient si sûrs de leur bon droit que ça me soulage d’en trouver un qui ne se prend pas au sérieux. (Elle lui tendit la main.) – Merci, ma chère, mais je ne ferai pas un pas qui me rapproche de ton petit ami. Je doute qu’il ait déjà déjeuné. Ses grands yeux ont un petit air affamé. Elle éclata de rire et gratta le tars sous la mâchoire. Il ouvrit sa gueule toute grande et lui sourit. A la vue de ces dents impressionnantes, Talek pâlit à nouveau et déglutit à la hâte. – Ne t’en fais pas. – Hai. C’est toi qui dis ça ! – Contente-toi de surveiller sa queue. Quand un chien remue la sienne, ça veut dire qu’il est content. Mais quand Démon fait bouger la sienne, ça veut dire qu’il est sur le point de mordre quelque chose. Elle continua d’explorer sa fourrure : les yeux se transformèrent en fentes étroites et le ronronnement en grondement tonitruant. – Exactement comme un gurb trop gros, fit Talek en secouant la tête, mais il ne s’avança pas davantage. – A propos de petit déjeuner, fit Aleytys en relevant la tête, je crains qu’il ne te faille te passer du tien. (Elle gloussa.) Mais c’était ton intention initiale, n’est-ce pas ? Il haussa un sourcil, montra les dents, puis se mit à traverser la prairie. Aleytys le regarda une minute, puis lui lança : – Talek. – Quoi encore, ma chère ? fit-il en se retournant. – Peu m’importe ce que tu fais, mais je ne veux pas de toi dans les parages pendant deux ou trois jours. Démon chassera parmi les arbres tous les jours. Il ne se montrera pas courtois s’il te rencontre. – Je n’en doute pas, fit-il sèchement en regardant la bête. – Tu peux parler de moi, mais ce serait bien de faire savoir à Vajd et Zavar que je suis en excellente santé. (Elle se frotta le nez.) Tu pourras aussi faire allusion à Démon. – Bien sûr, ça lui fera plaisir de voir qu’il a de la chance d’avoir une gentille sabbiya ordinaire comme consort. – A’fi ! (Elle lui adressa un renfrognement horrible, puis reprit, l’amusement bouillonnant dans ses paroles :) Assure-toi bien que tous les autres soient au courant, pour mon petit camarade. Sinon, tu auras probablement leur sang sur les mains. (Elle eut un sourire.) Songe un peu à ta réputation. Tu te seras payé la sorcière rousse qui porte malheur et tu auras survécu. – Et ç’aura été un vrai plaisir. (Il pencha la tête et examina son corps, une lueur approbatrice dans les yeux.) Tu es sûre que tu ne voudrais pas continuer l’expérience ? Ça ne me ferait rien de rester encore quelques jours. – N’en demande pas trop, chasseur. Il poussa un soupir exagéré. – Enfin, on peut toujours rêver. Quand aurai-je le droit de revenir ? C’est quand même ma maison. – Je serai partie dans une semaine. Après cela, à ton gré. – Que la Madar te bénisse, petite tars, dit-il, soudain sérieux. Il fit volte-face et repartit en direction des arbres. A la lisière de la prairie, il s’arrêta et lui fit un signe. Elle sourit et lui rendit son salut. Deux flèches jaillirent soudain des arbres et se fichèrent dans sa poitrine. Une troisième lui traversa le cou, emportant une traînée de sang. Il s’abattit au sol avec sur le visage une expression ridicule de stupéfaction. Aleytys resta paralysée. Un berger surgit à cheval de la forêt, une arbalète sur la poitrine. Le traqueur. Elle haleta, sortit de sa stupéfaction puis posa la main sur l’épaule du tars. – Va, s’écria-t-elle. Tue ! Tue ce… En deux bonds, Démon eut couvert l’espace qui le séparait du berger, s’arrêtant presque en l’air pour briser en deux un trait d’arbalète. Il atterrit à côté du cheval pris de panique et, de deux coups de patte, réduisit le traqueur en débris sanglants. Ignorant la masse déchiquetée qui avait été un homme, il revint en trottinant près d’Aleytys. Elle se pencha sur Talek. Il était encore en vie, mais perdait beaucoup de sang, qui jaillissait en bulles mousseuses des blessures tandis qu’il s’efforçait de respirer. Il lui sourit et ses lèvres remuèrent, un filet de sang à la commissure. – Pas de… chance… (Elle se pencha davantage pour entendre son murmure.)… valait la peine. Ses yeux se fermèrent et son corps s’amollit. Aleytys se morigéna en posant les mains sur les blessures. Au bout d’un moment, le flot rouge ralentit puis cessa. Elle respira plus facilement pendant une minute, puis regarda son visage. La bouche pendait, les yeux étaient révulsés, le blanc visible. Un sanglot jaillit de sa gorge. – Non ! Allons, Talek, vis. Ahai, abruya Madar !… Elle le sonda profondément, cherchant un reste de force vitale à utiliser, mais dut abandonner quand elle sentit sa présence s’éparpiller comme mouraient les cellules cérébrales. Elle se laissa aller en arrière sur les talons, fixant le corps, hébétée et douloureuse. – Ah, Madar, pourquoi ? (Les larmes lui montèrent aux yeux et commencèrent à couler sur son visage.) Pourquoi… ? (Elle jeta ses bras autour de ses jambes tandis que la secouaient des sanglots d’impuissance.) Pourquoi… ? 8 Aleytys se retourna et regarda en arrière. La douleur la poignarda tandis qu’elle observait la fumée du bûcher funéraire de Talek couper le demi-cercle rouge que Horli projetait au-dessus de l’alignement d’arbres. Elle sourit à travers ses larmes, comme Démon percevait son malheur et se frottait contre son flanc pour la réconforter. – Je t’ai encore, mon ami… pour un temps… Elle soupira, monta sur sa jument, puis suivit le fleuve vers l’amont pour rejoindre la route des commerçants. Les jours se fondirent dans les jours. Nulle hâte n’était désormais nécessaire. Le dernier poursuivant n’existait plus. Ne voulant pas trop réfléchir, elle laissa son esprit sombrer dans une léthargie épaisse. Mais, le cinquième jour, elle ne put continuer à feindre d’ignorer le malaise de Démon. Avec un sentiment de déchirement, elle le renvoya vers sa famille. Elle resta longtemps en contact avec lui tandis qu’il traversait la forêt avec une imperturbable majesté. Puis le contact s’éteignit, et elle fut seule. 9 Aleytys regardait rêveusement la frange lumineuse mordre sur l’ombre à côté de son gros orteil. Elle bâilla et se retourna sur l’estomac tout en éloignant davantage ses pieds du soleil. Le drap de tufan se plissa, aussi s’accroupit-elle pour le lisser, puis elle se rallongea avec un soupir de satisfaction. Au-dessus de sa tête, l’horan solitaire projetait dans le ciel sa tête brillante et son ombre épaisse sur le corps d’Aleytys. Elle tendit la main et caressa affectueusement l’écorce argentée rugueuse. L’horan était dans sa phase la plus brillante, en plein midi, et il scintillait comme un joyau au beau milieu des bruns et des verts des arbres environnants. Elle toussa et cracha la mucosité qui lui bloquait la gorge, puis frotta son nez bouché ; elle cilla quand elle toucha la chair à vif. Elle avait mal aux yeux, à tous les os, et sa tête lui donnait l’impression d’avoir été bourrée d’avrishum brut. – C’était bien le moment qu’il m’arrive ça ! marmotta-t-elle. Elle s’étira et laissa la fatigue l’envahir. Petit à petit, tandis que la narine supérieure se vidait, elle put respirer plus aisément et sombrer dans le sommeil, la tête nichée parmi les racines de l’horan, les horreurs du passé se fondant en images passées sur le fond de sa conscience. Une brûlure la réveilla un peu plus tard. Elle ôta le pied de sous la lumière intense de Hesh. Avec un soupir, elle s’assit et regarda à l’ouest. Le bord de Hirli caressait la ligne grise des montagnes, mais Hesh était encore haut. L’après-midi était clair et agréable et une brise vive agitait l’air chaud. Aleytys soudain frissonna. Elle se recroquevilla contre l’horan pour se réconforter et scruta la petite clairière. Elle était cernée d’un point mort, d’un sentiment de mauvais augure qu’elle ne pouvait expliquer, telles des ailes noires planant au-dessus de sa tête d’un air menaçant. Elle se frotta le pied et sonda les chevaux à l’ombre d’autres arbres. Eux aussi étaient mal à l’aise. Mais rien d’autre que ces ailes noires ne se manifestait, se rapprochant. L’homme sortit de sous les arbres et s’arrêta à quelques pas en la considérant. Aleytys se détendit en le reconnaissant. – Tarnsian ! s’exclama-t-elle, le soulagement rendant sa voix un peu plus bienveillante qu’elle ne l’eût souhaité. Donne-moi des nouvelles des vadis. Il y a plus de deux mois que je n’ai vu quiconque. Caravanier, je suis heureuse de te revoir ! Dis-moi donc ce qui s’est passé dans les vallées. As-tu essayé de te protéger comme je te l’ai montré ? Tu parais différent. Sa voix mourut dans un silence tangible tandis que les yeux noirs se rivaient sur elle. Une force étouffante s’écoula de lui et la repoussa contre le tronc de l’horan. – Que fais-tu, caravanier ? dit-elle d’une voix rauque en se frottant le dos de la main sur le front. Arrête, veux-tu ? Les ténèbres la martelèrent. Elle se figea contre l’arbre, bras et jambes transformés en masses glacées. A retardement, elle lutta contre lui, mais autant s’attaquer à de la fumée ! Une noirceur l’enveloppait, l’étouffait, elle ne pouvait respirer, elle ne pouvait bouger. Son cerveau ralentit, paroles et images devinrent si collants qu’ils avaient de la peine à se déplacer, à se combiner. Les ténèbres tourbillonnèrent jusqu’à ce qu’elle finisse par basculer dans cette fumée envahissante. Quand elle se réveilla après un laps de temps inconnu, elle était allongée sur le dos, Horli avait presque disparu derrière l’horizon et Hesh était presque sur celui-ci. Je suis restée longtemps évanouie. Que s’est-il passé ? Et, quand elle voulut se redresser, elle découvrit qu’elle avait les mains attachées derrière le dos… et les pieds aussi. Entravée comme un veau qui va être tué. Elle tira sur les cordes, mais le caravanier savait trop bien faire les nœuds. Elle aperçut ses chevaux à côté d’autres animaux. Dans la brume cotonneuse de son rhume, elle essaya de se tendre vers leur esprit et faillit être reprise d’une panique affolante quand elle se trouva prisonnière dans son propre crâne. Son cœur se mit à battre la chamade, des larmes de peur et de déconvenue lui coulèrent des yeux, elle haleta et tira sur ses cordes et ne réussit qu’à s’écorcher la peau. Chose curieuse, ce furent tous les symptômes gênants et énervants de son rhume qui apaisèrent sa panique. Avec un effort monumental, elle s’essuya le nez sur l’épaule, cracha quelques mucosités, rejeta ses cheveux en arrière, et attendit en silence que Tarnsian vienne lui parler. Après avoir vérifié tous les paquetages, il s’avança vers elle avec une démarche arrogante et un sourire satisfait. Il se pencha, regarda les cordes sur ses poignets et pinça la chair à nu avec un gloussement strident. Ce son aigu éveilla en elle une terreur froide et dure. Elle s’humecta les lèvres et tourna la tête pour pouvoir le voir. – Pourquoi, Tarnsian ? Je ne t’ai fait aucun mal. Pourquoi ? Sans répondre, il la saisit par la taille et la balança sur son épaule avec un grognement. Puis il la porta jusqu’à la jument et la déposa sur son dos, les jambes pendant sur un flanc, les bras et la tête sur l’autre. Elle tenta de franchir l’étouffement de son esprit pour le sonder délicatement. L’image des ailes noires revint voleter aux limites de sa conscience entravée. Il rit et lui tapa sur les fesses. – Inutile, chienne ! J’en sais trop. A ce même moment, son nez se remplit et elle haleta pour pouvoir respirer. En une seconde, sa tête fut emplie d’os. – Tars’hn, glapit-elle. R-respi… rer… Enervé, il lui souleva la tête par les cheveux puis, voyant sa mine écarlate, la fit glisser au sol. – Qu’est-ce qui ne va pas ? – J’ai un rhube. J’ai la dêde farzie. J’ai dû dorbir sous la bluie et jai addrabé vroid. – Idiote ! Elle renifla et réussit à cracher ; son esprit s’éclaircit quelque peu. – Berde, j’y beux rien. (Elle le considéra un instant.) Du be rabènes dans la Raqsidan ? Il lui sourit, et ses yeux lui palpèrent le corps. – Tu t’es refusée à moi, un jour. La peur nichée dans son estomac se répandit dans tout son corps devant le mal qui se peignait sur ce visage. – Non, je ne te ramènerai pas. Beaucoup de choses ont changé. – Je vois. (Elle se força à sourire et tortilla son corps aussi suggestivement que possible.) Pourquoi de pas be détacher ? – Salope, je vois ton mensonge ! Je te garde attachée parce que ça me plaît. Tu resteras attachée tant que tu ne seras pas apprivoisée. La colère flamba en elle. Elle tira futilement sur ses liens, puis sa fureur se transforma en une rage froide comme celle qui alimente la patience d’un gurb devant un trou de souris. Elle le considéra calmement. Il lui adressa un sourire grimaçant. – Inutile donc de gaspiller tes forces, catin ! Un gryman sait faire les nœuds. Autre chose : je t’ai attachée dans ta tête. Les sentiments des autres ne me gênent plus. Je les trouve très satisfaisants. Elle examina son visage. Naguère maigre, il était maintenant devenu plein et boursouflé. Son corps nerveux était désormais nettement arrondi au niveau de la taille, le faisant ressembler à une araignée gonflée. Intérieurement écœurée, elle se refusa à songer à ce qui l’alimentait. Au même moment, il lâcha un petit pépiement. Un lusuq rouge jaillit de sa manche et vint s’installer sur son pouce, fixant Aleytys de ses yeux noirs opaques. La créature venimeuse se nettoya les ailes. Tarnsian la contempla avec affection. – Mon armée. Tu vois, j’ai appris ce que tu m’avais conseillé. – Pourquoi ne pas me relâcher ? Tu ne me dois rien ? – Oh, non. Tu m’appartiens. (Il ferma le poing.) Je garde ce qui est à moi. (Un nouveau pépiement, et le lusuq retourna dans la manche.) Après avoir sellé la jument, il vint s’agenouiller à côté d’Aleytys. – Essaie de t’enfuir, chienne, et quand je te rattraperai je jouerai avec toi à l’aide de ça. Il coupa les deux attaches supérieures de l’abba et écarta les revers pour dénuder un sein. Il inscrivit ses initiales sur la chair tendre, une traînée de sang suivant la pointe du poignard. Puis il posa celle-ci sur le mamelon. – Tu comprends ? Aleytys hocha la tête, car elle n’avait aucune confiance en sa voix. Il coupa les liens qui lui attachaient les chevilles et la mit sur ses pieds. Elle désigna la jument. – Allez… – Comment ? J’ai besoin de mes mains. Il reposa le poignard contre sa joue. – Tu cours… – Ahai ! Je sais. Elle tendit les mains. 10 Dans les ténèbres du chariot, Aleytys tirait sur les cordes qui lui écartaient bras et jambes sur la couchette. – Ahai ! Ai-Aschla. (Elle tourna la tête et examina la maison sur roues.) Je suis dans un sacré pétrin. Etre enfermée dans son propre crâne lui avait donné des attaques de claustrophobie. Mais les miasmes de peur et de haine qui planaient sur le camp la ramenèrent à elle. Elle se rappela son arrivée, les yeux maussades, les visages hagards et même le masque effrayé des enfants. Que s’est-il passé ici ? s’était-elle demandé. Qu’est-il arrivé à Tarnsian ? Des pas à la porte, qui s’ouvrit, laissant entrer cet air glacé dans son esprit. Son nez se boucha alors, et elle dut pencher la tête de l’autre côté. Il l’examina en silence. Puis il ôta son gilet et le posa sur une chaise, où atterrit bientôt la large ceinture noire. Il finit de se déshabiller et alla s’installer à son chevet. Comme elle refusait de le regarder, il lui prit les cheveux avec un rire mauvais et la força à tourner la tête. – Ne te détourne pas de moi. (Il attira un tabouret bas, s’assit et se mit à lui caresser la chevelure, puis sa main glissa sur l’épaule et s’écarta.) Je t’ai désirée naguère. Tu t’es refusée à moi, tu te rappelles ? (Les doigts allèrent pincer la chair de la joue.) Tu te rappelles ? – Oui, fit-elle à contrecœur en fixant de ses yeux vagues les bajoues flasques du visage penché sur elle. – Oui quoi ? – Je me souviens. (Elle frémit.) Je me suis refusée à toi. – Personne ne me refuse plus rien, maintenant. (Les doigts descendirent sur la courbe délicate de l’os du menton.) Personne ne rit de moi. Le lendemain du globe de feu, le shrengo Paulli… (Les doigts descendus à la base de la gorge se serrèrent brutalement.) Le shrengo Paulli a menacé de me castrer si jamais je regardais l’une des femmes taivanes. (Il éclata de rire et relâcha sa prise : elle put respirer à nouveau. Elle déglutit à plusieurs reprises. Ignorant sa détresse, il continua :) Paulli est mort. Une piqûre de lusuq, tu vois. Et j’ai eu toutes les femmes du camp. Même quand il était encore en vie, j’ai fait un enfant à sa femme. Il saisit un mamelon entre le pouce et l’index ; il pinça si fort qu’un cri de douleur jaillit des dents serrées d’Aleytys. Il commença calmement à lui caresser les seins. A sa grande honte, Aleytys sentit réagir son corps. Furieuse contre elle-même, elle ramena sa conscience en un recoin de son être où les sensations étaient lointaines. De cette distance, elle sentit son poids venir sur elle, le sentit en elle, bouger en elle. Puis il se mit à la gifler, à la mordre, à battre son corps gourd, son visage impassible. – Gesaya-yag… catin, sens ! Sens, putain, sens. Sens ! Sa voix avait pris un ton hystérique aigu. Impuissante, paralysée, elle sentit ses lèvres éclater, le sang couler sur son visage. Puis son nez s’écrasa, et la douleur pénétra dans son cloître de telle sorte qu’elle glissa dans une inconscience totale. Haine… peur… terreur… concupiscence… quand elle dériva vers la conscience. Elle était coincée dans un coin du chariot, souffrant de plusieurs endroits différents, souillée par les sécrétions de Tarnsian. Au clair de lune qui filtrait par la petite fenêtre, elle aperçut les silhouettes qui s’agitaient sur la couchette. Elle se détourna en essayant d’échapper à ce mélange écœurant de concupiscence, de haine, de peur et de douleur qui virevoltaient comme une fumée sur la couche. Tapie dans son coin, elle vomit à plusieurs reprises. Epuisée de corps et d’esprit, elle retomba dans l’inconscience. Et, dans le noir insensible et insensé de la non-connaissance, un point de lumière se mit à clignoter puis à se transformer en une image d’homme en train de déambuler pensivement sur une route étroite dont le sable blanc brillait au clair de lune de manière inquiétante. Tarnsian. Il portait une abba et des sandales au lieu de son costume de caravanier. En regardant ce rêve, Aleytys sentit un aiguillon d’étonnement. Il tapa du pied sur le sable, puis regarda l’empreinte qu’il avait faite, éclata de rire et reprit son chemin. La route serpentait entre les falaises puis suivait le fleuve alors que s’ouvrait la vallée. Le fourré épais de raushani laissa la place aux horans. Tarnsian jurait contre les jupons qui s’entortillaient dans ses jambes. Il s’installa avec découragement sur une racine d’horan et plaça la tête entre les mains. Il reprit longuement son souffle, puis s’appuya contre le tronc, les mains pendant entre les genoux, le visage hagard. – J’ai enfin fait quelque chose, dit-il d’une voix rauque. J’ai enfin fait quelque chose. Son regard parcourut la campagne endormie, puis trouva un lusuq attardé qu’il appela. L’insecte atterrit sur son index tendu. – Petit ami. Petit ami mortel. Il leva la main comme pour précipiter l’insecte au sol et l’écraser du talon. Puis il hésita. – Ce n’est pas ta faute, petit. Tu obéis simplement à ta nature. (Il garda le lusuq sur son doigt et se releva pour reprendre la route.) Pour la première fois de ma vie, farenti lusuq, j’ai été une personne agissante et non le coussin sur lequel on tape. Ay-yag, lusuq, quelle impression cela te donne-t-il d’avoir le pouvoir de tuer qui bon te semble ? Il s’arrêta, surpris par le bouillon noir qui commençait à émerger en lui. – Tant d’années ! continua-t-il en soulevant le sable avec ses pieds. Sheman. Gryman. Siani, nourris les chevaux. Siani, arrange le yara. Tiens-toi à l’écart des femmes, ordure. Ne touche pas à ma nourriture ; va manger avec les catins, Siani. Ta maman était une putain, Siani. Fais ceci, sheman. Fais cela. Même Marya qui se lamente : " Aime-moi, Siani, aime-moi. " L’amour ! Il eut soudain un sourire, ses yeux scintillèrent au clair des lunes comme l’armure chitineuse de l’insecte sur son doigt. – Paulli. Quelques chigra dans son lit… (Il gloussa. Il baissa le regard sur le lusuq.) Farenti lusuq, chuchota-t-il, qu’est-ce que ça te dirait de fourrer ta queue dans le visage de Paulli ? Un nuage isolé passa devant Aab et la nuit s’assombrit soudain. Il poussa un soupir. – Talle d’purg, lusuq. (Il leva la main pour chasser l’insecte.) Un petit caillou jaillit de l’obscurité et rebondit sur son épaule. Il virevolta. Charoh apparut. Il se planta au milieu de la route et se mit à se gausser de Tarsnian. – Sheman, chanta-t-il de se voix haut perchée, sheman qui porte une robe. Attends que je le dise, attends que je… La panique gicla en lui. Il portait encore l’abba et les sandales révélant sa complicité dans le complot de Zavar pour libérer le chanteur de rêves. Sans réfléchir, il précipita l’insecte en plein dans le visage de Charoh et resta haletant, tremblant, hurlant mentalement : Tuuuuue… Le lusuq enfonça son long dard à plusieurs reprises dans la joue du gamin. Puis il se libéra et monta dans les airs en bourdonnant. A la première piqûre, l’enfant poussa un cri, puis il s’écroula sur le sable en une masse gémissante. Tarnsian le contempla avec un mélange de haine, de peur et de triomphe bouillonnant en lui. En même temps, comme le jus d’une viande saignante, la douleur du gamin l’envahit, éveillant au fond de sa gorge une joie terrible et un goût de sel ressemblant à un début de soif. Avec un cri d’agonie, l’enfant se raidit comme une barre de métal. Il conserva un instant cette position tendue, puis son corps s’écroula sur lui-même. Il gisait sur le sol comme une poupée vidée de son rembourrage. Ce n’était plus un être vivant. Tarnsian se détendit. Il toucha de l’orteil la créature, qui résista mollement à son contact. Il humecta ses lèvres desséchées et s’agenouilla à côté du corps dont le visage était en train de gonfler. Il toucha la chair devenue semblable à du bois. – Il faut que je l’emporte. Je ne peux le laisser ici. (Il se passa la main dans les cheveux.) Je ne peux le toucher… Paulli ! s’exclama-t-il. Il me tuera… La peur lui donna la nausée. Les mains pressées sur les yeux, il se débattit pour contrôler le flot d’émotions amer. Il respirait lourdement ; il baissa les mains sur ses genoux et s’humecta les lèvres. Le regard sur la créature à terre, il passa mentalement en revue tous les tourments, toutes les moqueries, toutes les cruautés mesquines qu’il avait dû subir de ce gamin. Une satisfaction froide et dure bourgeonna au fin fond de lui-même, sombre et puissante. Il sentit lentement le pouvoir palpiter en lui comme de sombres ailes de phalène. Tarnsian se leva et s’éloigna rapidement, des grains de sable retombant sur la route comme ses jambes en mouvement les secouaient de son abba… Les ténèbres se refermèrent, la conscience passive de la spectatrice sombrant doucement dans le néant réconfortant. 11 Les soleils étaient hauts lorsqu’elle se réveilla. Tarnsian entra avec un seau d’eau et quelques chiffons. Il coupa ses liens et lui fourra les instruments entre les mains. – Nettoie ces saletés, grogna-t-il. Il marqua une pause à l’entrée. – Nous levons le camp dans trois minutes. Jette l’eau par la porte quand tu en auras fini. Elle le regarda sortir fièrement puis utilisa d’abord l’eau pour se laver. – Par les griffes d’Aschla ! Il m’a bien arrangée ! lâcha-t-elle en touchant sa figure puis en la regardant dans le miroir du chariot. Les yeux au beurre noir, le nez écrasé, la lèvre inférieure coupée et trois fois plus grosse que la normale la firent haleter. Frissonnant, elle s’affala sur la couche et fixa les traînées puantes de vomissures, sentant dans son estomac un creux glacé. Elle ne put davantage supporter ces relents. Elle plongea les chiffons dans l’eau et épongea la saleté sur le plancher en se retenant de vomir à nouveau. Une nouvelle fois, son rhume était une bénédiction, réduisant l’infection à quelque chose de supportable. Quand elle eut fini, elle jeta l’eau par la porte et poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle éclaboussa le bord de la route, emportant avec elle l’odeur en même temps que les souvenirs désagréables de la nuit. Puis elle resta à la porte à contempler le passage des arbres. Pendant une minute, elle songea sauter, mais les ailes noires voletèrent et elle se mit à haleter, se rattrapant de justesse au chambranle de peur de se retrouver sous les sabots fourchus du yara suivant. Elle referma la porte à la hâte et se précipita sur la couchette et ses draps souillés, grimaçant quand la douleur envahit son visage. Elle palpa les points sensibles. Elle se prit à penser à la compagne de Démon et s’interrogea. Elle tourna son attention intérieurement, glissant vers le lieu où la chaleur lançait ses langues enflammées sur sa chair souffrante, puis elle s’immergea à l’intérieur des eaux apaisantes d’un vaste fleuve noir… Au bout d’un moment, la transe se mua en sommeil, et elle y resta plongée durant toute la matinée. Le chariot s’arrêta brutalement. Aleytys se réveilla et cligna les yeux, oubliant pour un instant où elle se trouvait, puis le goût amer de l’esclavage lui revint, lui représentant l’image de son visage mutilé. Elle tâta son nez et retrouva l’arête fine et droite. Elle sourit et se précipita vers le miroir. Les ecchymoses violettes avaient disparu. Même la coupure sur sa lèvre avait guéri sans laisser de trace. Elle était redevenue elle-même ; c’en était fini du monstre hideux du matin. Tarnsian poussa la porte et entra. Aleytys recula contre la paroi et le considéra avec une appréhension écœurée. – Sur le lit, dit-il sèchement. Comme elle hésitait, il lui assena un coup de poing dans le ventre, et des vagues de souffrance se répandirent dans tout son corps. Tremblante, elle s’allongea sur la couche et l’attendit. Il se déboutonna et la prit sans préliminaires. Mais elle battit immédiatement en retraite dans les ténèbres chaudes où il n’existait plus. Il put user de son corps, poupée flasque dénuée d’âme. Il la gifla en criant d’une voix rauque. Mais plus il la griffait de son esprit, plus elle s’enfonçait. Quand il eut terminé, elle était à plusieurs brasses au centre de son être, là où rien ne pouvait l’atteindre, rien ne pouvait la toucher. La journée s’écoula. Puis une autre. Les jours se fondirent dans les jours, et elle sombra dans l’hébétude. Chaque fois qu’il venait, elle se laissait prendre sans résister et battait en retraite dans son sanctuaire ténébreux ; il se démenait donc sur un pantin sans attrait. Il finit par la jeter hors de son chariot d’un coup de pied ; mais il ne lui permit point de partir. Aleytys vola des couvertures et un carré de tufan dans un autre chariot et attendit que les familles se fussent assemblées autour du feu pour consommer le ragoût insipide préparé par les femmes sans joie. Dans un autre, elle prit un corsage et un pantalon ; et dans un troisième une paire de bottes qui lui aillent. Puis elle rejoignit le feu des catins et partagea leur nourriture. Elle étala son tufan sous leur chariot et dormit bien plus agréablement que dans l’habitation de Tarnsian. Les bani baccivaso ne lui adressaient pas un regard ; elles ne lui parlaient pas et ne marquaient d’aucune manière l’acceptation de sa présence. Les femmes esclaves faisaient les cornes avec les doigts pour conjurer le mauvais sort, mais elles étaient trop abruties pour se révolter contre sa présence. Au début, elle restait assise sur les marches de leur chariot pendant l’avance de la caravane d’un camp à l’autre. Puis elle s’enhardit, détacha son Mulak, prit ouvertement une selle et un harnais. Mais, chaque fois qu’elle montait sur lui, il lui fallait bien constater que Tarnsian ne l’avait pas oubliée. Les ténèbres lui tombaient sur l’esprit et y restaient jusqu’à ce qu’elle descende. Il ne voulait pas la lâcher. Après plusieurs jours de campement sans eau, ils atteignirent une grande clairière, à côté du fleuve le plus large et le plus bruyant qu’elle eût jamais vu. Aleytys prit une serviette et du savon dans un chariot et descendit sur la berge, qu’elle longea jusqu’à ce qu’elle trouve une étendue d’eau morte protégée du camp par une avancée rocheuse et un fourré épais de jeunes bydarraks. Elle ôta corsage et pantalon, puis les bottes, et plongea dans l’eau avant de commencer à se frotter. Bien que Tarnsian ne l’eût pas touchée depuis plusieurs jours, elle se sentait encore sale. Elle se récura avec le savon et du sable au point que sa peau redevint d’un rose généreux. Puis elle se lava les cheveux et se rinça en riant et en haletant. Avec un soupir de plaisir, elle retomba sur l’herbe pour s’essuyer les cheveux du mieux qu’elle put. Son rhume avait guéri en même temps que ses blessures, mais elle ne voulait plus courir aucun risque. Elle jeta un coup d’œil du côté du rocher qui dissimulait le camp et poussa un soupir. Aucune évasion possible. Nul endroit où s’enfuir. Ici du moins. Elle remit ses vêtements et fit sécher sa serviette à côté d’elle. Les mains serrées autour de ses jambes, le menton sur les genoux, les cheveux étalés sur les épaules pour qu’ils finissent de sécher, elle regarda l’eau couler à côté de ses orteils et songea aux journées précédentes. – Je semble être faite d’un bois très dur. Mère, où que tu sois, tu m’as bien réussie ! murmura-t-elle. Les mouvements de l’eau l’apaisèrent ; son rythme corporel ralentit, son esprit se calma, les pensées glissant l’une après l’autre comme les grains d’un chapelet. Encore sept jours, sept jours avant le Massarat. Il fera fatalement une erreur. Madar, qu’il est fort ! Je ne peux pas le combattre. Ahi, ai-Aschla, qu’il se montre une minute imprudent… Il me suffira d’une minute… Elle se délecta alors de la chaleur, de la brise légère et de l’air encore frais sur sa peau et dans ses poumons. L’eau tourbillonnait dans son esprit tout comme à ses pieds. Les formes changeantes, bleues, vertes, gravées à la surface, toujours répétées… Qu’il était bon de vivre ! Elle se remit à penser à Vajd. Elle le revit debout à côté d’elle au clair de lunes, la main tremblant sur sa cuisse. – La haine enlaidit, avait-il dit. Elle entendit sa voix. Même quand j’oublierai son visage, je me rappellerai sa voix, le contact de ses mains. J’étais si innocente, alors, je gloussais à travers les couloirs en compagnie de Vari. Une vie agréable, avec quelques mauvais moments, c’est tout. Ils me protégeaient, mes amis : Ziraki, Suja, Zavar, et même la drôle de petite Twanit, et ce cher, très cher Chalak… Ce souvenir agréable la fit glousser. – Tu arrives donc encore à rire ! Une voix criarde interrompit ses pensées, et elle bondit sur ses pieds pour faire face à la femme derrière elle, stupéfaite que l’une des baccivaso ose lui parler. Marya se tenait à deux ou trois mètres, les yeux globuleux scintillant dans son maigre visage tendu. – Ris un peu devant ça ! siffla-t-elle. (Un poignard rougeoya sous Horli quand elle lança un bras mince.) Aleytys haleta. – Marya, bégaya-t-elle. Q-que… (Elle recula au bord de l’eau.) Pourquoi ? Marya pinça les lèvres. Elle rabaissa le bras tandis que sa lèvre était agitée d’un tic nerveux. Son souffle pesant soulevait les plis d’avrishum sur ses seins. Puis elle parla doucement, les mots tombant comme de l’acide dans cette fin d’après-midi adorable. – Pourquoi ? Mon fils est mort. Mon homme est mort. – Hai ? (Aleytys la fixa, ébahie.) Cela n’a rien à voir avec moi. – Toi ! C’est à cause de toi. A cause de toi ! (La voix de Marya était redevenue stridente. Elle serra ses lèvres tremblantes. Aleytys vit bouger les muscles du cou quand elle déglutit.) Pourquoi nous as-tu apporté ta malédiction ? Tarnsian était un brave homme. Un homme gentil. Tu l’as souillé. Aleytys fit un pas dans sa direction, mais les yeux noirs de Marya se rouvrirent brutalement. – Non ! hurla-t-elle. Eloigne-toi. Ne me touche pas. (Elle éleva son poignard.) Tu l’as touché là-bas dans la Raqsidan, et il a changé. J’ai son enfant ici. (Elle posa les mains sur son ventre.) A cause de toi… à cause de toi j’ai couché avec l’assassin de mon fils… A cause de toi, je porte l’enfant de l’assassin de mon fils… l’assassin de mon mari. (Elle frissonna et riva son regard désespéré sur Aleytys.) Je ne peux pas oublier. Quand il m’aime. Quand je dors. Je ne peux pas oublier. Je rêve, je rêve, je me réveille et je me souviens. Maintenant je te donne quelque chose avec quoi bénir tes nuits. Quelque chose que tu te rappelleras toute ta vie… ta vie immonde. Aleytys se recroquevilla en gardant les yeux sur le poignard. Marya éclata de rire. – Regarde, sorcière ! Je sais que je ne peux pas te faire de mal. Garde ton mauvais œil sur ce poignard. Rêve de moi ! Toujours riant, elle empoigna le poignard des deux mains et le plongea dans son propre estomac. Comme de grosses gouttes de sang jaillissaient, elle tomba à genoux, la bouche déformée par un sourire sans joie. Puis elle releva le couteau et se perça le cœur. Aleytys eut un halètement d’horreur. Lentement, elle s’approcha de ce tas de chair déjà sans vie, qui lui paraissait plat et autour duquel les mouches s’amassaient déjà. Elle essuya sur l’herbe la main qu’elle avait posée sur cet être. L’odeur du sang en train de sécher lui donna la nausée. Elle voulut détourner les yeux mais le regarda en gémissant, en tremblant. Elle s’assit et enlaça ses genoux tandis que des larmes lui coulaient sur le visage. Elle se berça d’avant en arrière. – Un… deux… trois… quatre… un deux… trois quatre-un… deux… trois… quatre… chuchota-t-elle. Vajd… Talek… Marya… lui… maudit… maudit… maudit… Paulli… le Sha’ir… le traqueur… le gamin… Un… deux… trois… quatre… combien encore… – Yaggrya ! (L’exclamation rauque lui fit lever les yeux et interrompit momentanément sa douleur. Tarnsian vacillait devant elle.) – Un deux trois quatre, un deux trois quatre, un deux trois quatre, chantonna-t-elle. – Qu’est-il arrivé ici ? – Un deux trois quatre, un deux trois quatre… maudit… – Chienne, que s’est-il passé ? (Il la gifla et elle s’écroula en une masse sanglotante.) Ayatt ! Il donna un coup de pied au cadavre, dont les bras s’agitèrent mollement. Avec un grognement, il se pencha pour l’examiner. Il le tira par les cheveux et alla le jeter dans le fleuve. Puis il attendit avec impatience que le courant l’ait définitivement emporté, le retournant tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, la large toile noire des cheveux alternant avec le blanc visage. Quand il revint vers Aleytys, elle leva sur lui de grands yeux d’animal. – Lève-toi… Et, comme elle ne bougeait pas, il dut la traîner par les cheveux vers le camp tandis que continuaient les « Un deux trois quatre… ». 12 La caravane sinuait entre les montagnes, cahotant dans les ornières et grondant le long de la piste rocailleuse. L’œil glauque et plongée dans une léthargie sans fond, Aleytys chevauchait derrière le chariot de Tarnsian, affalée dans la selle, suivant inconsciemment le rythme du pas de Mulak. Elle portait un pantalon taché, un corsage dépenaillé tout autant que ses cheveux liés derrière la nuque par un vieux bout de cuir. Elle avait les pieds nus et calleux, gris de crasse et de transpiration. Mulak secoua la tête et s’agita, protestant contre cette avance monotone. Aleytys serra automatiquement les genoux et lui fit reprendre la marche pénible des lourds chariots. Elle retomba aussitôt dans l’hébétude absente qui était son seul refuge contre la douleur et l’horreur qui emplissaient ses nuits et la majeure partie de ses journées. La pente des montagnes s’adoucissait. La caravane se mit à rouler vers une grande vallée verte traversée par un gros fleuve lent. Son lit était longé de deux rangées de maisons blanches trapues au toit brun roux à forte pente. La plupart avaient une dépendance bâtie sur pilotis, dans l’eau. Deux rues poussiéreuses encombrées de piétons affairés suivaient les maisons. Aucun bâtiment bien propre typique des clans de la Raqsidan : mais les horans familiers scintillaient ici aussi. La caravane de Tarnsian arriva au carrefour donnant sur la vallée. Les autres chariots ralentirent avant de tourner. Un cri en provenance de plusieurs caravaniers surprit Aleytys. Elle se retourna et vit plusieurs yara quitter la route pour laisser passer les cavaliers. Ils défilèrent à côté d’elle en faisant sursauter Mulak. Une fois près du chariot de tête, ils s’arrêtèrent et Tarnsian tira sur les rênes de son attelage avant de les considérer froidement. Aleytys écarta Mulak de cette scène bruyante. Le baccivash Maleyan descendit de cheval et, suivi des autres hommes, s’avança face à Tarnsian avec colère et une certaine hésitation. – Ceci est le vadi Massarat, Z’rau, dit-il d’une voix rauque. – Et alors ? (Le visage de l’empathe restait fermé.) – Nous tournons ici pour rejoindre le vadi Suzan et le tijarat. – Et alors ? – Tu n’as pas tourné. – Vous l’avez donc remarqué. Et qu’est-ce que cela veut dire ? Maleyan racla les pieds dans le gravier et fixa ses poings. – Eh bien ? – Il faut que nous allions au tijarat. Sinon nos enfants mourront de faim. Nous n’avons pas assez de viande pour l’hiver. – Retournez dans la file. (Tarnsian leva ses rênes.) Maleyan ne bougea pas. Il déglutit. – S’il te plaît, Z’rau. Nos enfants mourront de faim. – Vous voulez les voir mourir maintenant ? demanda Tarnsian en levant sa manche pour appeler d’un pépiement son lusuq. Maleyan frémit mais demeura avec entêtement à côté du chariot. Revenue sur la piste, Aleytys leva la tête en entendant parler du tijarat. Son cerveau se remit à fonctionner. La révolte monta en elle, mais elle se contint. Reste calme, Leyta. Une petite foule s’était désormais assemblée autour du chariot de Tarnsian. Pendant que son attention est détournée. Oh, Madar, qu’il soit trop occupé, qu’il soit trop occupé ! Sa bouche esquissa un sourire. Le bruit de l’altercation crût derrière elle tandis qu’elle poussait Mulak en avant et l’engageait sur la route de la vallée. L’esprit aussi vide que possible, le cœur battant lentement, la respiration régulière, les yeux glissant sur le sol de façon absolument neutre, toutes ses émotions contenues, elle mit Mulak au trot. En passant devant les premières maisons, elle songea : Si je demande asile… non… il n’aura qu’à m’appeler. Il est trop puissant. Je ne peux… m’enfuir. M’enfuir à toute vitesse. Cette pensée était irrésistible. M’enfuir. Filer, abandonner l’incube. Elle réprima son excitation croissante et marmotta : – Ahai, ne pas réveiller ce monstre ! Elle réfléchit calmement aux ressources dont elle disposait. Un cheval. Elle caressa avec affection le cou de Mulak. Une selle avec une couverture. Un harnais. Pas très utiles, mais bien là. Un poignard de chasseur sous le genou. Un bout de fromage et un pain rassis dans le sac. Une gourde sous son autre genou. Les vêtements qu’elle portait. Rien d’autre. Une odeur de pain frais monta précisément jusqu’à elle. Un homme s’approchait, un panier plein de pain chaud sur la tête. Elle n’hésita qu’une fraction de seconde : elle fit tourner Mulak, se pencha et ramassa une demi-douzaine de pains tandis que les genoux de sa monture renversaient l’homme. Elle eut à peine le temps de les fourrer dans le sac : le boulanger s’était relevé et lui tenait la jambe. Elle lui assena un coup de pied en plein visage et fit partir Mulak au galop comme si mille démons l’eussent poursuivie. Une fois arrivée aux dernières maisons, elle remit sa monture au petit galop, allure qu’elle pourrait conserver longtemps. Elle jeta un rapide regard par-dessus son épaule et vit que la route était déserte. Elle sentit bien Tarnsian qui essayait de la ramener mentalement, mais il était trop loin. Trop loin, songea-t-elle avec exubérance. Les pains sortaient presque de son sac, mais elle les avait bien enfoncés – ils resteraient en place. Elle laissa la brise soulever ses cheveux et se glisser comme de la soie sur son corps fatigué. Les sabots de Mulak heurtaient régulièrement le revêtement de terre battue, et elle sentit son sang en suivre le rythme. Elle jeta un coup d’œil à la vallée qui s’éloignait et éclata de rire. Il faisait bon vivre, à nouveau. Comme si elle était morte et ressuscitée. Mais, curieusement, elle se rendit compte que ce qu’elle désirait le plus, c’était un bon bain. Comme si la crasse mentale dans laquelle elle avait vécu ces derniers temps dût s’effacer physiquement, la libérant de toute trace d’esclavage. D’ailleurs, les couleurs étaient plus brillantes, les odeurs plus fraîches, les bruits plus musicaux. Elle sentait les muscles de Mulak remuer librement sous elle et se réjouissait du jeu net de son corps puissant. Devant elle, la route traversait un quadrillage de champs où les paysans la regardèrent sans bouger dans sa direction. Tarnsian s’éloignait de plus en plus. La route paraissait se dissoudre derrière deux pics jumeaux. Vers le tangra Suzan. Elle leva encore les yeux. Hesh bouillonnait sur le flanc de Horli. Elle eut un sourire de satisfaction. Encore deux jours et je n’aurai plus à m’inquiéter de Hesh. Elle fit passer sa main sur le sommet de son crâne. Il serait plus commode de voyager sans capuchon. Elle se laissa aller dans sa selle. – Mulak, mi-muklis, s’il y a un coin ombragé à proximité, aziz-mi, je pourrai me baigner. Sa voix fit se relever les oreilles du cheval, et elle gloussa de joie devant sa réaction. Arrivée en haut d’une éminence, elle s’arrêta et contempla la vallée d’où elle était sortie. L’air était cristallin et les hommes dans les champs étaient comme de minuscules figurines sur l’échiquier à côté d’un fleuve réduit à un simple ruban sinueux bleu clair qui passait à côté de cubes d’enfant. Elle poussa un soupir de soulagement. Un nuage de poussière jaillit soudain sur la route qui pénétrait dans la vallée. Au même moment, l’attouchement dans son esprit se renforça. Tarnsian. Elle regarda mieux et se rendit compte que la poussière en question ne pouvait être soulevée que par un seul cavalier. – Le fou ! Il a abandonné tout ce qu’il avait, rien que pour partir à ma poursuite… Sa stupéfaction réduisit sa voix à un couinement. Les soleils lui tapaient sur la tête, augmentant la douleur de la présence de Tarnsian. Nous ne pourrons pas aller beaucoup plus loin avec l’approche de la canicule. Elle fit tourner l’étalon et le relança sur la route qui revenait vers le fleuve. Elle put ainsi chevaucher à l’ombre des arbres, sur la berge. – J’espère qu’il ne leur plaira pas, là-bas, et qu’ils le retiendront un peu, fit-elle en songeant qu’il allait traverser le vadi. Malgré l’ombre, l’air était devenu brûlant, épais et difficile à respirer. L’animal trébuchait parfois, trop fatigué pour lever les pieds afin d’éviter les cailloux épars. Aleytys le fit arrêter et, se penchant sur le pommeau, regarda autour d’elle. Devant, un petit cercle d’herbe bordé d’arbres. Un énorme ballut était précairement penché au-dessus du fleuve, projetant une tache sombre sur l’eau verte et fraîche qui tourbillonnait doucement dans une piscine naturelle à proximité des racines à nu. Aleytys glissa du dos de l’étalon, puis le débarrassa de son harnais mais pas de la selle. Avec un sourire, elle lui donna une tape sur le flanc pour l’envoyer paître. Elle ôta rapidement ses vêtements et les accrocha à un moignon de branche pour que le soleil les désinfecte un peu. Elle arracha une touffe d’herbe pour se frotter, puis s’avança dans l’eau. Dans le cri-cri des chanteurs de midi, elle plongea ses pieds brûlants dans l’eau glacée. Les zébrures sur son dos la piquèrent quand l’eau les atteignit. Enfin, elle coinça sa touffe d’herbe entre deux pierres et plongea la tête la première. 13 Le troisième jour de son évasion, elle poussa un soupir de lassitude en quittant le dos de Mulak. Ses genoux la trahirent, et elle dut s’accrocher à une étrivière. – Ahai ! Mulak, mi-muklis, chevaucher toute la nuit est réservé aux masochistes. D’un claquement de langue, elle fit repartir l’étalon et marcha sur la route à son côté. Elle grimpait de plus en plus vers le ciel et les pentes descendantes se faisaient de plus en plus réduites. Elle ferma les yeux et laissa travailler son esprit. Tarnsian était toujours là, suivant sa piste avec un entêtement démentiel. – Maudit soit-il ! marmotta-t-elle. Pourquoi diable agit-il ainsi ? (Elle secoua la tête.) Mon vieux Mulak, il y a plus de bon sens dans ton crâne de cheval que dans le sien. Elle leva les yeux. L’endroit où la route semblait rencontrer la ligne d’horizon était assez rapproché. Si j’y parviens avant la canicule… Elle examina les taches chiches de sol brûlé par le soleil et de roche à nu, puis regarda par-dessus son épaule les deux soleils. Horli était en train de passer sa cime au-dessus de l’horizon oriental. Une bonne chose : Horli occulte Hesh. Cela me donne une chance. Elle soupira puis sourit. L’air était ici frais et paisible en ce début de matinée. A cette altitude, la respiration était malaisée et le serait encore plus lorsque l’air serait chaud. Chaque souffle lui brûlait la gorge et lui desséchait l’intérieur du nez. La moitié du temps, elle respirait par la bouche uniquement pour satisfaire ses poumons qui peinaient. Lorsque Horli fut à un doigt au-dessus de l’horizon, elle fit arrêter l’étalon. Il était brûlant, était en sueur et traînait les pieds. Aleytys descendit et le gratta dans le cou. Puis elle décrocha la gourde, mit de l’eau dans ses mains et la lui présenta sous le nez. Il l’aspira avidement et en redemanda. Elle regarda autour d’elle. L’une des ornières était sculptée dans l’argile et non dans la roche. Elle y versa un peu d’eau, et l’animal put s’y désaltérer. Puis elle l’aspergea et but elle-même quelques gorgées de liquide. Au bout de quelques minutes de repos, elle se releva avec une grimace. Elle saisit le pommeau de la selle et marcha contre le flanc de l’étalon ; il la soutenait donc et ils purent monter un peu plus haut. Elle se laissa bercer par le pas régulier de son cheval et sombra dans une hébétude reposante. Mais elle se sentit soudain marcher de plus en plus vite, comme si elle s’envolait. La douleur de ses genoux disparut. Mulak hennit. Dans une brume de lassitude, elle regarda autour d’elle. Bien que l’air lui brûlât les poumons chaque fois qu’elle inspirait profondément, elle se trouvait sur un terrain à peu près plat, encadré de chaque côté par des pointes nues de roches aiguës. Elle eut un sourire, puis éclata franchement de rire. – La tangra Suzan ! s’écria-t-elle en exultant. Mulak, nous sommes passés ! Cinq minutes plus tard, ils contournaient une avancée rocheuse et se retrouvaient en haut d’une longue pente. Bien plus bas s’étendait une grande plaine bleue et brumeuse qui rejoignait le bord du monde. – Ça y est, Mulak, c’est le Grand Vert. Elle se retourna et scruta le ciel avec inquiétude, se protégeant les yeux de la main. Hesh flottait à deux mains au-dessus de l’horizon. Aleytys soupira et se remit en route ; il s’agissait désormais de redescendre. Tandis qu’elle négociait l’un des nombreux lacets du chemin, elle adressa un sourire vengeur à Horli. – J’espère que la canicule frappera ce salaud en plein milieu de la poêle à frire. La descente se révéla encore plus pénible pour ses jambes. A tel point que ses genoux menacèrent de se désarticuler complètement. Après le quatrième lacet, elle s’assit sur une pierre en bordure du sentier et examina la plante de ses pieds. La peau était fine comme un parchemin et couverte d’ecchymoses dues aux pierres, formant un petit dessin pourpre sur fond gris. – Ahai ! Ai-Aschla. Si je continue ainsi, je les userai jusqu’aux genoux. Mulak, aziz-mi, je sais que tu es fatigué, mais il faut que je te monte dessus un certain temps. Descente interminable. Repos pour la canicule. Repos pour que le cheval puisse paître. De l’eau. Une gorgée à la fois. On repart. On descend. On se force à avaler des bouts de pain sans goût. On marche. On chevauche. On marche encore pour économiser les forces du cheval. On descend… Au bout de trois jours de descente, Mulak trébucha et s’écroula à genoux, faisant tomber Aleytys de selle. Elle se releva sur un coude et frotta ses yeux douloureux. D’un effort immense, elle parvint à fixer son regard. L’étalon était debout, la tête pendante, ses flancs maigres haletant péniblement. Elle s’assit et se força à réfléchir. Hesh était occulté, la canicule était brutalement désagréable, mais pas mortelle, aussi avait-elle continué. Elle considéra le cheval. Trop dur ! Elle se dressa péniblement, sentit le monde tourner autour d’elle et finit par se rétablir. Elle tituba jusqu’à l’animal et se baissa pour examiner les coupures qu’il avait aux genoux. Des larmes de remords lui montèrent aux yeux pour son imprévoyance. Elle appuya ses mains sur les blessures et laissa se répandre le flot de puissance. Le monde tourbillonna et devint gris, puis elle sombra dans le noir. Un peu plus tard, elle se retrouva réveillée par Mulak, qui lui poussait la tête avec le nez. Elle leva la main pour le chasser et fut stupéfaite de se sentir si faible. Les membres tremblants au point qu’elle ne pouvait bouger que par étapes infinitésimales, elle parvint enfin à se remettre sur ses pieds. Elle s’accrocha aux étriers et attendit que disparaisse son vertige. Il lui fut totalement impossible de monter en selle. L’heure suivante s’écoula mystérieusement, mais la plupart du temps elle titubait automatiquement en suivant Mulak, et elle se retrouva plusieurs fois affalée à côté de lui, qui l’attendait patiemment. Il lui paraissait impossible de se relever, mais elle y parvenait cependant et atteignit le lac juste avant que Horli ne commence à passer derrière là ligne d’horizon. L’herbe était divine sous ses pieds lacérés et l’ombre des arbres une bénédiction pour ses yeux fatigués et douloureux. Elle fit la culbute dans l’eau et laissa la fraîcheur l’envahir. Elle avait l’impression que sa peau buvait l’eau, si fraîche sur ses paupières. Mulak essayait de mâcher l’herbe, mais il était gêné par le mors. – Madar ! Encore ! Tu pensais que j’avais appris à ne pas t’oublier, aziz-mi. Elle sortit de l’eau avec force éclaboussures et alla le débarrasser du harnais, de la selle et de la couverture. Il hennit de plaisir et se mit à attaquer avidement l’herbe luxuriante au bord du lac. Par la suite l’avance fut plus aisée, car la route longeait les flots et Aleytys veillait à ne plus les épuiser tous deux. Régulièrement, elle plongeait dans l’eau avec l’étalon pour les débarrasser de la sueur et de la poussière qui les recouvraient, en même temps que de la fatigue accumulée. Et Tarnsian était toujours derrière elle. Parfois le contact mental disparaissait pendant plusieurs heures. Mais elle ne s’abandonnait jamais à l’espoir. Car l’attouchement redevenait rapidement si fort qu’elle avait l’impression de patauger dans des eaux trop bourbeuses pour pouvoir s’en dégager. Elle maigrissait : la tension et l’absence de nourriture convenable firent fondre la chair sur ses os. Au fur et à mesure du passage des jours, elle devint une peau noircie par le soleil étirée sur un squelette tandis que s’enlaidissait sa chevelure, cassante, emmêlée et crasseuse. Ses mains tremblaient quand elle les soulevait. Elles étaient craquelées et osseuses, souillées d’une saleté qu’elle ne parvenait pas à laver. Mulak n’était guère en meilleur état. Les pâtures rapides et l’avance incessante recommençaient à l’épuiser. Il trébucha. Aleytys déplaça son poids pour le soulager un peu. Elle lui caressa le cou. – Oha, mon vieux, doucement ! (Elle quitta son dos pour l’examiner. Ses côtes étaient visibles et son pelage était couvert de taches de sel. Elle hocha la tête.) Cette nuit, nous nous reposerons, mi-muklis. S’il nous rattrape, eh bien il nous rattrapera. Tu pourras ainsi te remplir convenablement le ventre. (Elle s’étira en gémissant.) Ahhh-ahai, mon estomac est en train de faire l’amour à ma colonne vertébrale. (Elle scruta la route.) Je me demande à quelle distance nous sommes du tijarat. Son esprit commençait à faiblir. Sa tête était douloureuse, emplie d’une impression de mauvais augure. Elle pinça les lèvres et conduisit l’étalon sous les arbres. Après s’être déshabillée, elle coinça ses vêtements sous la selle pour qu’une rafale de vent ne vienne pas la réduire à un état de nudité complète. Elle marcha sur l’herbe glissante, se sentant bizarrement fragile aux genoux, et entra dans l’eau pour étriller Mulak à l’aide d’une poignée d’herbes. Il se secoua vigoureusement et l’aspergea généreusement. Elle sourit et le laissa sortir de l’eau pour se régaler de l’herbe de la rive. – Je regrette de ne plus avoir de maïs pour toi, dit-elle. Après s’être débarrassée du maximum de la crasse dont était recouvert son corps, elle tituba jusqu’à une roche et s’assit dessus – un peu trop brutalement, ses genoux la trahissant soudain. – Si seulement il me restait un peu de ce fromage persillé ! Elle se mit à songer à un moyen évident de se nourrir. Jusqu’à présent elle s’y était refusée, mais la faim anéantit tous les scrupules. Son esprit s’en fut quérir un poisson qu’il poussa entre ses doigts tendus. Elle le sortit de l’eau, le jeta à terre et fixa l’autre côté du fleuve tandis que l’animal s’étouffait derrière elle. Le cœur gros, elle alla chercher son poignard dans la selle et revint près du poisson mort. Une longue minute, elle contempla la forme luisante dont elle avait partagé la vie peu de temps auparavant, le connaissant sans doute mieux qu’elle ne connaissait ses propres mains. C’était un peu comme si l’une de ses mains gisait morte sur l’herbe. – Je n’y arrive pas, gémit-elle. Non, je n’y arrive pas ! Son estomac se contracta alors, et ses genoux lâchèrent, la projetant à côté du poisson. – Ai-Madar, haleta-t-elle, mon bébé ! Serrant les dents, elle fit courir la lame le long du ventre du poisson. Avec l’impression d’être une meurtrière, elle le vida, lui coupa la tête et jeta les entrailles dans le fleuve. De la pointe du poignard, elle toucha le fragment immobile. Avec un soupir, elle prit un bout de peau translucide. Elle ferma les yeux et le porta presque à sa bouche. Un frisson de dégoût fit retomber sa main. Mais elle rassembla ses réserves de détermination. – Je ne céderai pas devant cet homme. Jamais ! grommela-t-elle. Sans plus d’hésitation, elle fourra le morceau de chair entre ses dents et se mit à mâcher. A sa grande surprise, la texture en était agréable, délicate. Elle continua de découper avidement le poisson jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un petit tas d’arêtes. Son estomac en réclamait davantage. Elle alla patauger dans l’eau et appela deux autres poissons qu’elle jeta sur la rive. Au moment où elle allait en faire venir un troisième, elle se retint. Inutile d’en prendre plus que je n’en puis manger. Elle relâcha son dernier captif et le regarda partir. Les dernières bouchées furent difficiles à avaler. Elle lança dans le courant toutes les arêtes bien nettoyées, puis lava mains et couteau et s’allongea sur l’herbe en regardant paître Mulak. Il avait déjà meilleur aspect. – Mmm, c’est agréable, hein, aziz-mi ? (Elle se retourna sur le dos, et s’étira et s’étira au point qu’elle sentit ses os craquer.) Ahai, mi-muklis, que je suis fatiguée de fuir… de fuir sans cesse !… Le dernier fragment de Horli passa derrière l’extrémité du monde, et le ciel se peignit de pourpre, de rouge et d’or. – Je ferais bien de remettre ces haillons dégoûtants avant d’attraper froid, dit-elle en sentant déjà la brise vespérale. Si seulement j’avais le temps de les laver… Ou autre chose à me mettre sur le dos. La bouche tordue par le dégoût, elle se rhabilla. Avec un soupir, elle redressa la selle, se tortilla sur l’herbe pour trouver une position confortable et ferma les yeux. Avant de sombrer dans le sommeil, elle éprouva un léger amusement en songeant aux images de ses premières nuits sur la route, qui contrastaient tant avec son dénuement actuel. Un hennissement, suivi d’une bouche délicate contre sa tête, la réveillèrent. Mulak la rappelait à l’ordre. Elle le repoussa et s’essuya le visage d’une manche. – Ahai, j’aurais encore pu dormir une semaine… Elle se mit à genoux et se releva rapidement. Une nuit de repos avait fait des merveilles pour le grand animal. Quand, quelques minutes plus tard, Aleytys s’installa sur la selle, il renâcla et gambada comme un poulain. Elle éclata de rire et le fit partir d’un coup de genoux. Elle regarda par-dessus son épaule. Horli passait déjà au-dessus des montagnes. Hesh apparaîtra aujourd’hui, songea-t-elle en frissonnant. Elle caressa le cou de son étalon. – Inutile de gémir, Leyta, vois les choses du bon côté. Nous devrons nous arrêter plus longtemps à midi, mais lui aussi. Ils s’engagèrent sur la route pleine d’ornières. Elle sifflotait et se délectait d’un bien-être retrouvé. Alors les ailes noires voletèrent derrière elle. 14 Le vingt et unième jour de son évasion, elle sortit de sous les arbres tandis que Horli, avec Hesh niché sous son ventre, descendait vers l’horizon occidental. Les champs de tijarat s’étendaient sur des arpents et des arpents de plaine. De grands cercles de poteaux joints par des troncs fendus en deux. Des rangées de tables à qui les ans avaient donné un gris velouté. Des espaces plats de terre battue dure comme la roche. Des abreuvoirs en pierre à chaque cercle, alimentés par des buses conduisant au fleuve et à une série de moulins à eau. Aleytys resta immobile sur le dos de Mulak, tout engourdie, les mains accrochées si fort aux rênes qu’elle en avait mal aux doigts. L’un des moulins était totalement brisé, un autre avait été emporté par les eaux – il n’en restait plus qu’une armature fuselée. Les abreuvoirs étaient uniquement remplis de poussière et de débris. Le vent de la plaine soufflait sur les tables nues. Personne. Rien. Un spectre de rêve. Les ombres des chariots des nomades glissaient sur l’herbe rase tandis que Horli rampait derrière l’horizon. Le voleur poussa un grognement et s’écroula sur le cuir en face de son chon, éprouvant un certain soulagement à l’ombre tout en se massant les jambes et en regardant sombrement les autres nomades affairés. Khateyat fit le tour du chon. Il leva les yeux, la vit, soupira et se remit sur ses pieds. Elle hocha vivement la tête en réponse à son salut lâché à contrecœur. – Prends le joug et va chercher de l’eau au fleuve, dit-elle sèchement. Apporte-la à mon chon et attends mon arrivée. Que les seaux ne touchent pas le sol une seule fois. Tu as compris ? Ses yeux pâles se réduisirent à l’état de simples fentes et à la commissure de sa bouche les petits muscles se nouèrent. – J’ai compris, marmonna-t-il. Avec un dernier regard d’avertissement, elle se détourna et disparut derrière le chon. Stavver se rendit au Shemqya herret et décrocha le joug en faisant claquer les deux seaux. Lorsqu’il revint du fleuve avec les deux seaux pleins à ras bord aux bouts de son joug, il fixa songeusement le sol avec une folle envie de les laisser traîner par terre rien que pour contrarier Khateyat. Mais il connaissait la futilité d’un tel acte. Pas moyen d’abuser ces sorcières. Elle me renverrait en chercher après avoir tout renversé sur mes pieds. Il s’arrêta devant la tente de Khateyat et attendit qu’elle en sorte. Khateyat se glissa gracieusement à travers l’ouverture basse et lui indiqua de la suivre d’un signe de tête. Elle sortit du camp d’un pas vif et gravit une petite éminence herbeuse. Les autres Shemkya étaient assises en cercle et observaient leur avance. Khateyat s’arrêta en leur centre. – Ne bouge pas, ne parle pas. N’frat, la bassine. – Oui, R’eKhateyat. Elle se mit promptement sur ses pieds et tendit la grande bassine qu’elle avait tenue sur ses genoux. Son attention entièrement fixée sur ce nouvel événement passionnant d’une vie qu’elle trouvait extraordinaire. – Shanat. (Khateyat scruta le groupe. Elle fronça les sourcils devant Raqat, puis son regard se posa sur la plus jeune.) R’prat, tiens la bassine avec N’frat. – Oui, R’eKhatevat. Le voleur sentait la tension croître dans l’atmosphère. Encore de la magie qui lui déformerait et lui troublerait l’esprit. Il voyait et sentait les conséquences de leurs actes incompréhensibles mais n’arrivait pas vraiment à y croire. – Recule un peu, lui dit Khateyat. L’eau n’a pas touché le sol ? – Non. (Il essaya de ricaner, mais n’y parvint pas.) Elle redressa les seaux et branla du chef. – C’est exact. Et parfait. Ce serait dangereux, autrement. (Elle se déplaça de telle sorte que le seau de gauche se trouve tout près de la bassine.) Reste comme ceci. Et garde le silence. Ce que nous faisons ne te concerne nullement. Si tu te mêles de choses dont tu ne sais rien, les conséquences en seront désagréables. Elle souleva le seau et versa l’eau dans la bassine. L’intérieur du lourd récipient métallique était d’un noir mat qui transforma l’eau cristalline en miroir instable. Le voleur regarda avec un intérêt discret Khateyat se pencher au-dessus de celui-ci et chuchoter des syllabes sifflantes qui congelèrent les mouvements de l’eau, qui se mit alors à réfléchir les légers nuages du ciel du couchant. Le chuchotement continua jusqu’à ce que la première étoile de la nuit apparaisse sur l’eau. Khateyat se redressa. – R’nenawatalawa, dit-elle doucement. Viens. (Sa voix était semblable à un souffle de vent glissant sur le miroir.) Vous m’avez appelée. Parlez. Montrez-nous ce qu’il nous faut savoir. Montrez-nous. L’eau se rida. Au début, le voleur s’imagina que les deux filles qui tenaient la bassine se fatiguaient et faiblissaient dans leur tâche. Mais le miroir s’éclaircit rapidement. Au lieu du ciel, il fut surpris de voir l’image d’une femme rousse chevauchant un magnifique étalon noir sur une route pleine d’ornières. Elle était mince et bronzée, vêtue de haillons crasseux, ses cheveux flottant derrière elle tel un drapeau écarlate. Elle fit arrêter le cheval et regarda autour d’elle. Le voleur aperçut le fleuve, les roues des moulins et les corrals déserts alors que son regard découvrait ce spectacle. Bien que l’image fût minuscule, son attitude révélait son désespoir. Elle mit lentement pied à terre et ôta la selle du dos de l’étalon. Un moment elle resta à son côté et lui caressa doucement le cou. Puis elle le débarrassa de son harnais et lui assena une claque sur le flanc. Il rua et s’en fut en courant avant de commencer à raser l’herbe blanchie par le soleil. La fille… elle était jeune, songea le voleur. Très jeune. Peut-être même jolie. Difficile à dire. Elle s’assit sur un rocher et fixa le fleuve. Au bout de quelques minutes, elle fit un petit tas de cailloux et se mit à les jeter dans l’eau. L’eau frissonna. Des traits argentés se croisèrent sur l’image, puis s’agglutinèrent en glyphe, disparurent, en formèrent un autre, puis un autre encore. Les images disparurent alors et l’eau refléta uniquement le ciel nocturne. Khateyat recula. – Renversez l’eau. Celle-ci éclaboussa l’herbe et mouilla les braies en cuir du voleur. N’frat serrait le rebord de la bassine et s’agitait, impatiente. – Est-ce elle ? Est-ce la fille rousse pour qui les R’ne-nawatalawa nous ont donné le diadème ? Est-ce elle ? – Silence, mon enfant. (Kheprat adressa un sourire affectueux au visage juvénile, ses yeux aveugles scintillant à la lueur des étoiles.) Sers-toi de ta tête. Pourquoi nous la montreraient-ils, autrement ? Khateyat, qu’ont dit les runes ? Khateyat fronça les sourcils devant le voleur. – Emporte l’eau et verse ce qu’il en reste dans les barriques. Tu pourras ensuite te reposer en attendant l’heure du dîner. Va. Stavver s’arracha à sa stupéfaction et descendit lentement la petite pente en regardant derrière lui à plusieurs reprises les personnages debout et silencieux. Khateyat attendit qu’il eût disparu derrière le herret. Puis elle se tourna vers les autres. – Kepri, la femme est en danger et affamée. Les R’ne-nawatalawa nous l’ont envoyée. Nous partirons au matin avec le diadème. TROISIEME PARTIE Le diadème 1 Aleytys jeta un caillou dans le fleuve et l’écouta produire son plouf. Elle était assise sur un rocher au bord du Mulu-kaneh Rud, ses eaux profondes et silencieuses coulant près de ses orteils poussiéreux, le contact mental de Tarnsian tâtonnant les limites de sa conscience. Elle prit un nouveau caillou sur le petit tas et le lança dans l’eau. Elle percevait en Tarnsian une aura de triomphe, comme s’il savait qu’elle était parvenue au bout de ses ressources. Après que le dernier caillou eut sombré paresseusement dans le liquide vert et disparu, Aleytys dit doucement : – La fin. C’est tout. Elle remonta les pieds sur le rocher, enveloppa ses jambes de ses bras et reposa la tête sur les genoux. Le temps passa. Elle regarda les ombres se raccourcir et remonter à côté de ses orteils tandis que Horli et Hesh glissaient avec légèreté vers le haut de la voûte céleste. Elle était en train de dériver dans une espèce de demi-sommeil lorsqu’une série de grattements rompit le paisible bourdonnement du matin. Elle écouta un moment, vaguement intriguée. Les bruits provenaient d’une direction opposée à Tarnsian. D’ailleurs, elle ne le sentait pas ; et, s’il était aussi près, il l’aurait déjà emprisonnée. Elle se mit promptement sur ses pieds et resta en équilibre sur la pointe des orteils, observant l’alignement de buissons poussant quelques mètres en amont au bord du fleuve. Le vent soufflant sur celui-ci agitait ses cheveux entremêlés, aussi en fit-elle un catogan sur la nuque tout en épiant la végétation avec appréhension. Au début, elle ne vit rien, puis une tête triangulaire dépenaillée apparut à côté d’un épineux. Une femme montée sur un yara remontait la rive. Elle se laissa retomber sur les talons, croisa les bras sur la poitrine et regarda cinq autres femmes rejoindre la première. La première portait sur la tête une coiffe à aigrettes maintenue par une cordelette aux nœuds complexes. De part et d’autre de son visage brun rouge impassible pendaient de lourdes tresses noires rayées de blanc liées par des fils rouges se terminant par de petits glands. Elle portait une tunique lâche de fin tissu blanc aux épaisses broderies décorant manchettes et ourlets. Elle avait les mains dissimulées dans des gants de mince cuir noir, matériau constituant également ses bottes. Quant à son gros pantalon, il était en daim bleu, noué au-dessus des bottes par des cordelettes à glands. Elle regarda les cinq femmes pareillement vêtues se mettre en ligne puis s’arrêter, leurs yeux sombres braqués sur elle avec une intimidante fermeté. Encore hébétée et lente dans ses réactions, elle déglutit et respira rapidement, un espoir fugitif naissant en elle. C’est à cet instant que Tarnsian l’attaqua. Aleytys tituba et tomba à genoux, horrifiée et écœurée par la malveillance visqueuse qui se déversait sur elle. Pire, il est encore pire qu’avant ! songea-t-elle. Elle gémit et enveloppa sa tête de ses bras en luttant, oubliant tout honnis les ténèbres menaçantes qui l’envahissaient. Dans une bulle argentée, tournoyant, martelant les forces noires… aucun moyen de s’échapper… non… elles s’imposaient… rampant comme une fumée grasse… rampant par des interstices dans sa conscience. Elle se débattit en regardant la bulle s’amollir et commencer à se rider. Elle renforça frénétiquement le point faible, puis une autre section commença à lâcher, et encore une autre. Elle faisait courir son esprit dans la bulle pour colmater brèche après brèche, mais l’attaque continuait toujours. Elle était si fatiguée… si fatiguée… et elle s’accrochait désespérément… si fatiguée… si fatiguée ! Une force tranquille se déversa alors en elle, une soudaine confiance. Elle regonfla la bulle contre tous les efforts de l’attaquant. Brutalement, sans tambour ni trompette, le tir de barrage disparut. Aleytys releva sa tête douloureuse. Elle sentit un attouchement sur l’épaule et se retourna pour regarder la femme calme agenouillée à son côté. – Tu m’as aidée, dit Aleytys d’un ton presque dubitatif. L’étrangère sourit, la commissure de ses lèvres arbora des rides de gentillesse et d’acceptation. Et Aleytys eut l’impression de voir une fleur se tourner vers le soleil. – J’aide. Oui. Lui méchant. Aleytys hocha la tête et souligna son accord par une légère explosion qui franchit ses lèvres. Elle fixait la nomade, les yeux écarquillés. – Tu es du Grand Vert. – Oui, enfant. Aleytys prit la main de la femme et s’y accrocha ; son ton se fit pressant, rendant sa voix presque stridente. – Emmenez-moi avec vous. Je vous en prie ! Il faut que je lui échappe. Je vous en prie. Emmenez-moi ! La femme lui tapota la joue de sa main libre. – Oui, oui. Nous aidons. Sois toi. Pas bébé. (Elle dégagea doucement sa main.) Attends maintenant. (Elle recula et se toucha la poitrine.) Moi Khateyat. (Puis elle nomma les autres par ordre de préférence.) Elles Kheprat, Raqat, Shanat, N’frat, R’prat. (Un petit cercle étroit de la main.) Nous Shemqyatwe. En langue des montagnes : sorcières. – Et moi je m’appelle Aleytys. (Elle commença à se relever. Khateyat appuya sur son épaule.) – Attends, fit-elle paisiblement. Attends. Pas le moment. Hasya dit te donner d’abord. Aleytys fronça les sourcils et s’agita, mal à l’aise, sous la main qui la retenait. Elle étrécit les yeux et regarda alentour. – Hasyia ? Qui est-ce ? Un sourire éclaira le visage de Khateyat tandis qu’elle hocha la tête. – Pas qui. Quoi. Mmm… (Elle fronça les sourcils dans un effort pour trouver les mots appropriés dans son vocabulaire limité.) Est honneur… oui, honneur… comme ordre… comme devoir faire. (Elle se tourna vers la femme aveugle qui décrocha une petite sacoche de son épaule. Khateyat présenta celle-ci à Aleytys.) Hasya, dit-elle simplement. A toi. Prends, te prie. Aleytys manipula prudemment la sacoche en mailles métalliques. – Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? – Nefre-khizet (Khateyat tendit les mains et réunit le bout de ses doigts en incurvant les pouces. Avec un sourire, elle leva les mains et les reposa sur la tête.) Pas connaître mot. Emplie de curiosité, Aleytys tripota la fermeture de la petite sacoche et sursauta quand celle-ci céda brusquement. Le diadème atterrit en un petit tas devant ses genoux. Elle le ramassa et le laissa pendre entre ses doigts, charmée par le tintement des gemmes chantantes. Les minces fils dorés étaient tressés en une demi-douzaine de fleurs exquises autour des cœurs de joyaux et scintillaient, excitants, dans la lumière du matin. Elle toucha les fleurs qui se remirent à chanter, série de notes pures séparées qui la parcoururent comme les baisers d’un amant. Elle leva les yeux, le visage éclairé par le ravissement. – Vous me donnez cela ? Khateyat branla du chef. – Hasya, dit-elle. – Mais pourquoi ? – Un objet de pouvoir. Pas pour nous. Mauvais pour nous. Trop… trop… (Elle chercha un mot dans son maigre vocabulaire.) R’nenawatalawa… R’nenawatalawa nous ont faites gardiennes pour toi. Nous apportons. Tu prends. Est fait. Elle se leva. Derrière elle, les autres Shemqyatwe l’imitèrent, toujours muettes. – Attendez. (Aleytys bondit pour saisir le bras de Khateyat.) Si vous me laissez… Khateyat lui tapota la main. – Nous pas aller loin. Mais pas rester. Chariots attendent. (Elle claqua des doigts à l’adresse de N’frat, qui alla attacher les animaux à une branche basse de bydarrakh.) Kh’rtew sesmatwe. Elles s’assirent toutes confortablement sur un rocher. Aleytys se mordit la lèvre, scruta les visages impassibles et tenta de chercher quelque chose à dire. Madar, je ne sais vraiment pas comment les obliger à m’emmener. Peut-être que Mère ne m’a pas donné assez d’astuce. Elle baissa les yeux sur le diadème entre ses mains. Elle caressa les joyaux d’un air absent. Comme les notes tintaient à ses oreilles, elle demanda : – Qui sont les R’nenawatalawa ? Khateyat se frotta le front. Au bout d’une minute, elle répondit en désignant le fleuve : – Sont là. (Puis le sol.) Et là. (Puis le ciel.) Et là. (Puis de nouveau le sol.) Mais surtout là. Est pas… pas… ne sais pas comment dire. Le silence retomba, moins pesant cette fois-ci. Aleytys continua de considérer le diadème, dont le chant la charma. – Dommage que mes cheveux soient sales. Le charme du diadème commençait à tout chasser de son esprit. Elle le souleva, ayant peur d’abîmer les fils fragiles. Les fleurs s’adaptèrent parfaitement à sa tête. Elle les caressa et émit un rire joyeux, comme si son corps eût servi de tremplin à leur musique. Elle bondit, sourit aux femmes et se dirigea en dansant vers le fleuve avec l’intention de se regarder dans l’eau. Avant qu’elle ait accompli deux pas, la douleur lui perça le cerveau comme une aiguille chauffée à blanc. Elle hurla, tomba à genoux en se tenant la tête puis s’étala en se tortillant sur le granit rugueux. Le diadème émettait une douce mélodie. Khateyat sauta vers elle et saisit son corps agité entre ses mains robustes. Pratiquement dans le même mouvement, elle voulut lui arracher le diadème. Ses doigts s’écartèrent brutalement dès qu’elle le toucha et qu’une souffrance terrible remonta dans son bras jusqu’à son cerveau. Elle gémit et tint sa main brûlée contre sa poitrine. R’prat et N’frat vinrent l’aider à se relever. La douleur s’évanouit petit à petit et elle ouvrit ses yeux embués de larmes. Impuissante, elle regarda Aleytys. Les mouvements d’Aleytys avaient cessé. Elle était lovée sur elle-même, coudes contre les flancs, genoux contre la poitrine. De petits gémissements glissaient entre ses lèvres tremblantes, et son visage était un cri d’horreur silencieux. Khateyat s’agenouilla à son côté et lui prit les mains en appelant la force des R’nenawatalawa. N’frat l’imita, ses grands yeux doux fixés sur Aleytys. Des monstres voguaient dans le noir de l’esprit d’Aleytys. D’étranges reflets de pensées et d’amis anciens. Elle tombait… tombait… tombait… dans un abîme sans fond, frôlant des abominations sans visage d’une familiarité écœurante. Des reflets déformés de son propre visage se moquaient d’elle, lui lançant des mots qui lui griffaient l’esprit. Elle tombait et tombait… puis les ténèbres explosèrent en un million de langues de feu hurlant la concupiscence, la peur, la haine… JE… JE… JE… JE VEUX… JE… JE… JE HAIS… JE… JE… ténèbres… Une chute plus douce… la souffrance ralentit… la force.. une paix venue d’ailleurs pénétra. Elle était une feuille d’hiver dans une belle journée, flottant et voletant parmi des images qui clignotaient comme des fleurs brillantes. Une goutte palpitante de chair bleuâtre veinée de pourpre était placidement installée sous la lumière d’un petit soleil jaune… plus petit, beaucoup plus petit que Horli, mais plus gros que Hesh. Bizarrement étrange après toute une vie sous les soleils rouge et bleu. Dessous, des coteaux herbeux parsemés de fleurs étoilées, très gaies avec leur douzaine de couleurs. Un sentier de gravier descendait, semé de bleu, de jaune, de vert et de rouge – divers cailloux posés dessus. La conscience décorporalisée d’Aleytys trouva ces couleurs étranges sous la lumière jaune inhabituelle. Ces teintes modifiées lui donnèrent un instant le vertige. Le panorama se modifia légèrement. Elle regardait le bas de la colline où avançait une procession avec des guirlandes de fleurs, chantant un cantique nasal, aigu et monotone. Les hommes étaient couverts de fourrures soyeuses de cinq centimètres de long aux miroitements bruns et or. Les femmes étaient plus pâles, crème, ambre. Les gens des deux sexes avaient de petites têtes rondes avec des oreilles pointues. Les femmes portaient un voile léger sur la poitrine. Flottant en tant que point désincarné à huit mètres au-dessus de l’éminence, Aleytys observait la procession avec grand intérêt. Elle compta sept hommes et trois femmes. Ils commencèrent à monter, et un étrange pressentiment glacial figea son appréciation. Elle braqua son regard sur la chose répugnante nichée sur le sommet. Comment peuvent-ils… ? songea-t-elle, éprouvant un frisson immatériel. En avant, les quatre hommes s’agenouillèrent. Un autre, qui tenait une crosse ornée de fleurs, se plaça de côté tandis que les deux autres saisissaient les bras de la première femme. Elle avait les yeux vitreux, inexpressifs ; elle ne semblait pas avoir conscience de ce qui se passait. Ils la soulevèrent. La goutte forma une bouche, s’ouvrant et se refermant avec de gros bruits de baisers humides. Impuissante, Aleytys se tendit en regardant avec horreur. Les hommes balancèrent la femme en arrière, puis la projetèrent dans la gueule béante. Aleytys lâcha un long hurlement muet et retourna tourbillonner dans les ténèbres. Un homme était assis à la lumière des soleils couchants. Hesh était au sud de Horli, et Aleytys sut que c’était un autre moment, un autre jour… Il faisait courir ses doigts avec légèreté sur un barbat en piètre état. Les sons lui semblaient très, très lointaines, les notes flottantes se mêlant aux chuchotements de l’eau qui coulait à ses pieds. Aleytys se rapprocha par la pensée, puis haleta de joie. – Vajd, chuchota-t-elle dans les ténèbres. Elle vit avec une affection chaleureuse qu’il avait trouvé un autre arbre sous lequel s’asseoir à côté des flots d’un fleuve. Son regard se promena sur lui, et elle aperçut les yeux vides et blessés ; et, si elle avait possédé des yeux corporels, elle eût pleuré. Une femme s’avança parmi les buissons de raushani qui longeaient la berge. Zavar. Aleytys eut un sourire, ou plutôt éprouva la même chaleur qu’un sourire corporel eût éveillé en elle. Vari. Elle paraissait satisfaite, heureuse même. Son petit visage pointu affichait une maturité nouvelle, et la brise qui collait l’abba à son corps révélait une grossesse avancée. L’impétuosité dont Aleytys avait le souvenir semblait transmuée, mais son aura exhalait la même tendresse. Dans ses ténèbres Aleytys ressentit un étrange mélange très spécial de jalousie et d’affection, d’envie et d’amour. Zavar portait un pot fumant de chahi. Elle s’agenouilla à côté de Vajd et lui plaça le pot entre les mains. Ils restèrent longtemps assis, appuyés contre le vieil horan. Vajd sirotait son breuvage et Zavar gardait un silence réconfortant. Les ombres s’allongèrent et finirent par se mêler quand il ne resta plus que le haut de Horli, rubis sur le doigt du monde. Puis lui aussi disparut. Et Aleytys se remit à faire la culbute dans ses ténèbres uniformes. Un rire marqua des arpèges de félicité. Des disques brillants traversèrent le ciel verdâtre. Des visages étrangers… d’énormes yeux de jade vert, des bouches minuscules, des crêtes de plumes duveteuses verdâtres ; des mains à trois doigts se terminant par des griffes acérées ; mâles et femelles jouant à s’attraper dans le ciel, le ventre aplati sur des disques rapides formant une danse circulaire complexe, riant, criant, criant… Des mondes tournoyaient sous elle comme des billes de couleur. Dans le noir et le vide, un point d’argent terni passa à toute allure à côté de soleils bouillonnants et brûlants. Trois créatures glissaient dans une salle aux parois métalliques. Chacune possédait six membres aux articulations multiples, aux poils grossiers noirs, qui s’agitaient et ondulaient sur la chair pâle, les griffes des mains dotées de deux doigts et d’un pouce opposable, de grands yeux jaunes aux pupilles en fente, des nez plats aux longues narines minces horizontales, une lèvre supérieure allongée, la bouche un large trou béant empli de… quelque chose de bizarre, déconcertant : des dents parfaitement ordinaires. Elle avait l’impression qu’une telle bouche aurait dû contenir pour le moins des crocs empoisonnés. Des antennes s’agitaient au-dessus de pompons de duvet orange. Toutes trois arboraient une aura de détermination, d’efficacité, de passion. Aleytys les regarda accomplir leurs tâches incompréhensibles. Des lampes clignotaient, des boutons et des manettes longeaient les panneaux, des cadrans et d’énigmatiques leviers coulissants tapissaient les parois. Mais les griffes glissaient dessus avec un air d’expertise. Une espèce de gros œil aveugle et carré, blanc laiteux, se mit à scintiller. Des points argentés, puis une boule tachetée de vert, de blanc et de bleu apparurent dessus. Les traînées blanches flottaient comme de l’eau. Elle sut soudain de quoi il s’agissait : des nuages ! Ce n’est pas une boule… c’est une planète, songea-t-elle avec excitation. Il plane en l’air… ou en bas ? Peu importe. C’est à ça que ressemble une planète vue de l’espace. Jaydugar ? Mère avait dû le voir ainsi. Mais quelles sont ces créatures ? Et quand cela se passe-t-il ? Elle recommença à tomber parmi les images fugaces. Une figure féminine, les yeux agrandis par la surprise, se tourna vers elle. Un visage mince et pointu, de longs yeux d’émeraude étroits, une peau translucide devenant rose pâle aux joues, une grande bouche qui s’incurvait en un sourire de bonheur, de légers spectres de rides rieuses apparaissant aux coins des yeux… un visage familier et à la fois étrangement inhabituel, comme si elle le voyait sous une autre lumière. Aleytys la regarda fixement. La femme se détourna soudain à l’apparition d’un homme de grande taille sous la voûte de la porte, derrière elle, ses yeux verts brillants et sa chevelure enflammée faisant écho à la sienne. Il sourit et tendit une main. – Shareem. (Le nom résonna dans les oreilles d’Aleytys, sourd, musical.) – Mère, haleta-t-elle. Ma mère !… Des ténèbres qui tourbillonnent. A travers, des visages qui remontent, passent à toute vitesse ; humains, humanoïdes, insectoïdes, bovoïdes… des visages différant énormément du genre humain, des visages difficiles à cataloguer parmi des visages… tournant et tournant… de plus en plus vite… l’aspirant à leur suite… Aleytys ouvrit les yeux et redressa ses membres envahis de crampes. Elle tourna la tête et regarda la figure inquiète de Khateyat. Elle libéra ses mains en tremblant et se redressa sur la roche. Elle tituba, et Khateyat la rattrapa et l’aida à retrouver son équilibre. – Ahai ay-mi ! souffla-t-elle. Quelle… quelle expérience ! (Elle toucha le diadème.) On dirait qu’il s’est éteint. L’atmosphère recelait un côté bizarre qui la fit scruter le visage des nomades. Toutes les Shemqyatwe en dehors de Khateyat avaient reculé et la considéraient avec une expression de stupéfaction. – Qu’est-ce qui ne va pas ? voulut-elle savoir. – Que t’est-il arrivé, ma fille ? fit lentement Khateyat. Les yeux d’Aleytys s’étrécirent, soupçonneux. – Comment se fait-il que tu parles si bien la langue des montagnes, maintenant ? – Nous n’avons pas changé, ma fille, répondit-elle avec un sourire rapide et en touchant l’épaule d’Aleytys. Ecoute-toi. Tu parles le medwey. – Ahai ! (Elle eut un petit rire étonné.) Il a dû déclencher l’éveil d’un des dons de ma mère. (Elle caressa les joyaux et produisit une cascade de notes pures.) Que peut encore faire cet objet ? Khateyat secoua la tête. – Nous ne voulions pas le savoir et ne l’avons pas demandé. (Elle adressa un rapide coup d’œil à Raqat, et sa bouche se tordit désagréablement.) Il avait le pouvoir. Aleytys poussa un soupir. Elle baissa les yeux sur ses mains souillées et fit une grimace. – Puis-je vous emprunter du savon et une serviette ? J’ai besoin d’un bon bain. Khateyat éclata de rire, et ce son rompit la tension qui alourdissait l’atmosphère. – Viens, ma fille, nous avons pour toi de la nourriture et des vêtements propres. (Elle claqua des doigts en direction de N’frat.) La jeune sorcière bondit pour se précipiter vers sa monture. Elle souleva un épais rouleau en cuir de sous le matelassage qui lui servait de selle et revint vers la berge. Elle défit les liens et se mit à empiler bottes, pantalon, tunique, coiffe, cordelettes, gants et sous-vêtements très simples. Elle finit par prendre un mince carré de tissu et un morceau de savon qu’elle tendit à Aleytys. Celle-ci sourit largement. – Je ne sais pas si cela ne m’est pas plus précieux que ce diadème, fit-elle en levant le savon. Khateyat eut un gloussement. – Pendant que tu te baignes, ma fille, nous allons préparer la nourriture. Je suis sûre que tu l’apprécieras tout autant une fois que tu seras propre. Aleytys était fatiguée et courbatue. Moins d’une heure auparavant, elle s’était résignée à subir ce que pouvait lui réserver Tarnsian. Maintenant, ses émotions fluctuaient irrégulièrement avec l’arrivée imprévue d’une trace d’espoir. Elle prit longuement son souffle et se frotta les yeux. – Le bain avant tout. Ay-mi, j’en ai bien besoin. Elle tira sur les cordelettes autour de son cou et se débarrassa de son corsage, qu’elle jeta dans le courant. Elle entra jusqu’aux chevilles dans l’eau glacée. Elle se retourna vers Khateyat. – Je ne le sens plus depuis un bon moment, mais il n’abandonnera pas. Il sera ici d’un instant à l’autre. – Un seul homme, fit Khateyat avec un sourire réconfortant. – Il est fou. Et puissant ! Terriblement puissant. Ce sera pire quand il sera tout près. – Ne t’inquiète pas, ma fille. Tu n’es plus seule. Prends ton bain. Je t’en prie. Aleytys lâcha un petit gargouillis de plaisir et donna un coup de pied dans l’eau. Elle déboutonna son pantalon et l’envoya suivre le corsage, puis tapota ses flancs, où sa grossesse n’était guère encore visible. – Vajdson, chuchota-t-elle. Nous y sommes, je crois que nous y sommes enfin. Elle prit le savon en fredonnant gaiement et le passa sur ses bras. La voix de Khateyat interrompit sa distraction joyeuse. – N’as-tu rien oublié, ma fille ? Comme Aleytys arborait une expression intriguée, Khateyat se toucha la tête. – Oh. Elle revint vers la rive et porta les mains sur le diadème pour l’enlever. Il résista. Elle força. Des aiguilles de feu lui percèrent la tête et lui arrachèrent un cri de douleur tandis qu’elle s’écroulait à genoux. Elle fixa Khateyat, le cœur glacé par l’horreur. – Je ne peux pas l’ôter, chuchota-t-elle. Il ne s’enlève pas. Khateyat pataugea jusqu’à elle. Une nouvelle fois, elle tenta de toucher le diadème mais poussa un halètement de souffrance et retira sa main brûlée et tremblante. – Il se défend. Je ne peux rien faire. La panique envahit Aleytys. – Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Enlève-le-moi. Enlève-moi ce truc ! – Je ne puis, fit Khateyat, son visage robuste marquant sa souffrance. – On m’avait mise en garde contre vous autres, medwey, on m’avait mise en garde. Aya-ai-Aschla, vous m’avez tuée ! – Je t’en prie, mon enfant, crois-moi. Je ne savais rien. (Khateyat se redressa de toute sa hauteur et regarda Aleytys d’un air renfrogné.) Ceci n’est point mon désir. Les R’nenawatalawa nous commandent. Parole, Ayeh. Aleytys serra les poings et ravala sa panique. Les yeux fermés, la poitrine se soulevant, elle se força à accepter la parole de la Shemqya, percevant avec intensité que c’était la vérité. – Oui, fit-elle au bout d’un moment. Tu dis vrai. (Puis, absurdement, son visage se ratatina.) Comment puis-je me laver les cheveux ? Khateyat haleta. – Aleytys ! s’écria-t-elle. Regarde ! Aleytys sentit une grande légèreté sur sa tête. Elle ne bougea plus pour que l’eau soit lisse. Son reflet lui révéla une chevelure rousse en désordre autour de son visage rond. Et rien de plus. Prudemment, elle se toucha la tête. L’incube avait disparu, sublimé dans l’air comme la rosée du matin. Eberluée, libérée du ressentiment et de la colère, elle se tourna à nouveau vers Khateyat. – Que s’est-il passé ? Qu’as-tu fait ? – Rien. (La femme d’un certain âge arborait un visage impassible.) Pardonne-moi, je n’ai rien fait. Il te faudra parvenir à composer avec le diadème, je le crains. Du fait de l’intérêt des R’nenawatalawa, je sais qu’il doit résider quelque dessein derrière cette douleur. Peut-être la douleur te sera-t-elle plus facile à supporter. Aleytys éclaboussa son visage chaud et fatigué. Elle s’assit et laissa l’eau apaiser son corps las. – Tu as été gentille, Khateyat. Je suis navrée de… d’avoir prononcé ces paroles. C’est que… eh bien, les événements vont un peu trop vite pour que je parvienne à conserver mon équilibre. Le flot rafraîchissant se lovait autour de son esprit et la calmait, comme toujours. Un fleuve après l’autre… Raqsidan, Kard, Massarat, Mulukaned Rud… la magie de l’eau la touchait. Avec un frisson, elle abandonna ses futures difficultés. – Il faut que je lave ces affreux cheveux ! Khateyat eut un sourire las et lui lança le savon. Plus tard, propre et le ventre plein, elle avalait une bouchée de daz épicé et souriait aux sorcières. – Je me sens redevenue humaine. Merci ! N’frat lui adressa un large sourire. – Le ventre plein conduit à une vision plus rose du monde. La timbale contre sa poitrine, Aleytys examina les autres. Elle prit son souffle, renforça sa détermination et dit : – J’ai besoin de votre aide. Il me faut traverser le Wazael Wer. M’emmènerez-vous avec vous ? Les six femmes la considérèrent avec un certain malaise, puis échangèrent de brefs regards. Les yeux brûlants, le visage déformé par la colère, Raqat explosa. – Non ! (Elle adressa aux autres un froncement de sourcils expressif.) Nous ne voulons pas d’étrangers. N’frat se laissa rebondir sur les talons et la dévisagea. – Je n’abandonnerais pas une faible sept à un tel homme. (Elle frissonna.) Tu ne l’as pas senti ? Qu’es-tu donc, Qati ? Ce n’est pas comme si elle voulait vivre avec nous ou provenait d’un autre clan. Tu n’as rien eu contre cet homme. Non, pas le moins du monde. – N’frat a raison, fit timidement R’prat. Et les R’nenawatalawa ont dit de la protéger. (Elle se tourna vers Khateyat, avec dans ses doux yeux une nuance d’imploration.) N’est-ce pas exact ? Aleytys se pencha en avant. – Je vous en prie. Au moins, demandez-le-leur… à eux. (Prononcer ce nom lui semblait étrange, et elle s’en abstint.) Demandez-leur si ils désirent que vous m’escor… (Elle s’interrompit et tourna la tête vers la colline.) Tarnsian. Il arrive ! (Elle les affronta encore.) Je ne peux retourner, dit-elle simplement. – Je comprends. Je… Khateyat s’arrêta : la tête d’Aleytys se tordait sur le sol devant ses genoux. Avec un petit cri. Khateyat fit signe à N’frat et R’prat de se rapprocher. Elles formèrent un cercle autour d’Aleytys et la soutinrent. Raqat toucha l’épaule de Khateyat. – Non ! siffla-t-elle. Qu’elle livre sa propre bataille. Qui est-elle pour que nous devions l’aider ? Une étrangère. Une faiseuse d’ennuis. N’frat leva la tête. – Qu’est-ce que tu fabriques ? Aide-nous. – Tu ne comprends pas, mon petit. (Raqat secoua Khateyat par l’épaule.) C’est mauvais. Mauvais. N’frat renifla avec mépris, son jeune visage empli de colère. – Oh, je comprends. Tu es jalouse d’elle. Tu as peur qu’elle soit plus forte que toi. (Elle hocha la tête en direction de Khateyat et R’prat penchées sur le corps agité de soubresauts.) Regarde-les. Elles n’ont pas demandé qui elle était. Eloigne-toi. Nous n’avons pas besoin de toi. Elle rejoignit le cercle et tint le visage douloureux d’Aleytys entre ses petites mains robustes. Fixant les grands yeux morts, elle chuchota d’une voix tendue : – Lutte. Aleytys. Lutte ! Tu es plus forte que lui. Lutte. Elle ferma les yeux et fit passer sa force par ses doigts. Raqat fixa Aleytys, qui clignait les yeux et remuait faiblement les lèvres tout en combattant la féroce attaque de Tarnsian. Elle poussa une exclamation de colère et contempla l’expression froide du visage de Kheprat et Shanat, puis s’enfuit sous les arbres. La peau brûlante sous la triple paire de mains. Aleytys arbora un petit sourire tremblant. – Il a abandonné, fit-elle. Pour l’instant… Elle haleta, et ses muscles tendus comme des cordes se relâchèrent sous la peau. – Aidez-moi à me relever, s’il vous plaît. Appuyée sur N’frat, elle se mit sur ses pieds en titubant. Puis elle se redressa et fit face à l’alignement d’arbres qui marquaient la route du fleuve. Les ailes noires voletaient autour d’elle, effaçant tout le reste, une attaque visant surtout à la miner patiemment. Tarnsian sortit de l’ombre. Elle vit la silhouette noire du cavalier et de sa monture se diriger vers elle. Un poids chut soudain sur sa tête, une espèce de feu brûlant en cercle autour de ses tempes. Lentement, à contrecœur, elle fit glisser ses mains au-dessus de ses oreilles. Une note unique fendit l’air. Le diadème. Derrière elle, elle entendit une exclamation qui se transforma en un lent gémissement de basse. L’air qui l’entourait prit une clarté étrange, et le silence absolu l’effraya encore plus que la présence tangible de Tarnsian. Un silence absolu. Pas un bruit. Pas le moindre bruit. Elle inspira un souffle d’air, gémit et agrippa sa poitrine. Elle n’entendait plus sa propre respiration… Tarnsian continuait d’avancer vers elle. Les pas de sa monture étaient longs, longs, interminables. Elle vit Tarnsian tourner la tête… lentement… lentement… et il l’aperçut enfin. Elle le vit flotter au bas de son cheval en mettant un temps infini pour toucher le sol, flotter comme feuille au vent. Elle le vit debout en train de la fixer, les muscles de la figure bougeant lentement en une grimace de haine. Elle le vit porter lentement la main à sa ceinture. Il mit plusieurs longues minutes pour achever son geste et sortir le poignard. Elle le vit courir et plonger sur elle, plonger lentement, lentement, lentement, sur elle. Plonger lentement sur elle comme si l’air eût été aussi épais que de l’eau. Plonger sur elle, le poignard en avant, la lame brillant, rouge à la lumière des soleils. Et son corps remua alors. Elle haleta. Echappant à sa propre volonté, ses mains se levèrent. Elle était quelque part entre elles, regardant avec stupéfaction, ne comprenant pas ce qui arrivait à son corps. Une jambe monta, et elle quitta le sol grâce à la poussée de l’autre ; le pied tendu heurta le bras qui tenait le poignard, faisant tournoyer l’arme lentement, lentement, en une longue spirale digne d’un ballet. Elle atterrit en ployant les genoux et évita sans peine le geste qu’il fit pour la saisir. Elle rassembla les mains et, comme Tarnsian passait à côté d’elle, les rabattit sur sa nuque. Brutalement, son corps accéléra. Elle entendit un craquement à ses pieds, comme une branche qui casse. Il s’étala gauchement, rebondit légèrement, et s’aplatit bizarrement. Aleytys le contempla, l’estomac serré par l’horreur. Ignorant les exclamations étonnées des Shemqyatwe, elle tomba à genoux à son côté et essaya de le soulever. Il avait la tête molle. Elle toucha le cou et sentit sous ses doigts les vertèbres inarticulées. Il avait les yeux à demi clos, la bouche pendante et souillée de terre. – Je ne voulais pas… (Elle voulut nettoyer ses lèvres.) Tarnsian… (Il était plus mince ; il avait le visage paisible, enfin ! Il paraissait absurdement jeune, tout mal l’ayant quitté.) Il n’a pas eu la moindre chance… Impuissante, elle laissa retomber le corps. Elle toucha alors le diadème. Une nausée l’envahit quand jaillit dans le silence l’onde de notes pures incroyablement belle. Des deux mains, elle saisit les fleurs et tenta de les arracher tandis que les notes prenaient de l’ampleur et que la douleur brûlait sa tête de mille aiguilles perçantes. Elle hurla, puis plongea à des milliers de kilomètres dans le noir. Lorsqu’elle se réveilla, elle avait la tête sur les genoux de Khateyat, et N’frat lui baignait le visage avec l’eau fraîche du fleuve. Elle repoussa ses mains et s’assit, regardant autour d’elle, un malaise glacial dans l’estomac. – Où est-il ? Elle se dressa et tourna en rond. – Nous l’avons donné au fleuve. Khateyat vint se tenir à son côté. Elles s’approchèrent ensemble de la berge et contemplèrent les flots sereins. – Son esprit est retourné sous la garde des R’nenawatalawa. fit paisiblement Khateyat, son regard perturbé posé sur le visage encore commotionné d’Aleytys. Quand il renaîtra, sa vie sera peut-être plus heureuse. – Il était poussé… Brutalement, Aleytys se mit à pleurer. Entre les bras réconfortants de Khateyat, elle sanglota jusqu’à ce que sa gorge en fût irritée et que les muscles de son ventre lui fissent mal. N’frat s’avança vers elles avec un pot fumant de daz. Elle considéra gravement Aleytys, un embarras visible sur son petit visage. Elle caressa les cheveux d’Aleytys tandis que commençait de faiblir le paroxysme de sentiment de culpabilité et de chagrin. – Bois ceci, mon amie. Tu te sentiras mieux. Aleytys déglutit, prit la timbale puis avala une gorgée de liquide brûlant et épicé. – C’était un mauvais homme, Ayeh. Je ne comprends pas, pour… Aleytys eut un sourire hésitant en s’appuyant contre l’épaule de Khateyat. – C’est le premier être vivant que je… non, la première personne que je t-tue de mes propres mains. Et… et, d’une certaine manière, ce n’était pas sa faute s’il était ainsi. N’frat la considéra et hocha la tête. – C’était un mauvais homme, et il est bon qu’il soit mort. (Elle posa les mains sur ses cuisses et continua de fixer Aleytys.) Si tu as un ennemi qui t’attaque, tue-le. C’est ainsi. (Elle leva les mains et effectua un petit cercle en l’air.) Ainsi agissent les créatures sauvages. Aleytys soupira. – On nous enseigne autre chose, dans les montagnes. Mais je suppose qu’il me faut abandonner tout cela. Je dois toujours aller de l’autre côté du Vert. (Elle se dressa et s’étira.) M’emmènerez-vous ? Khateyat soupira. – Nous interrogerons les R’nenawatalawa. Comprends-tu que c’est la seule manière pour que tu puisses nous accompagner ? S’ils te prennent sous leur protection. Sinon, tu seras abattue au moment où tu quitteras ces terres. (Elle écarta les bras.) C’est la loi de mon peuple. Et c’est une loi nécessaire. La vie est dure dans le Wazael Wer. – Je l’accepte. (Elle se rendit jusque sur la berge et contempla les flots.) Je n’ai pas le choix. Comment leur demanderez-vous ? Et quand ? Khateyat regarda les soleils. – Au lever de la lune. (Elle gloussa.) Tu verras tout, alors. (Elle hocha la tête à l’adresse de N’frat.) N’frat, prépare le camp avec R’prat, veux-tu ? – Oui, Khateyat. (Elle hésita, visiblement en proie à la détresse.) Raqat n’est toujours pas revenue, et Shani l’a suivie. Je ne crois pas… – Ne t’en fais pas pour elles, mon enfant. Fais seulement ce que je t’ai dit, fit-elle en lui tapotant la joue. Aleytys la regarda partir. – Pourquoi… – Tu as conscience de ne pouvoir garder ton cheval, Aleytys. – Quoi ! (Elle saisit le bras de Khateyat.) Pourquoi ? – Les sesmatwe consomment deux fois moins d’eau. Le cheval est un luxe que nous ne pouvons nous permettre. (Khateyat lui sourit.) Je pense que tu éprouves de l’affection pour lui. Tu n’apprécierais pas de le voir finir dans une marmite. Aleytys frémit. – Par les griffes sanglantes d’Aschla ! – Si tu laisses l’étalon ici, les caravaniers qui viendront au tijarat le trouveront et le prendront. Ils traitent bien leurs chevaux, surtout les belles bêtes comme celle-ci. Inutile de te faire du souci pour lui. Aleytys envoya un coup de pied maussade dans l’herbe. – Il me manquera, marmonna-t-elle. Madar, tout ce que j’avais… – Viens l’asseoir et dis-moi ce qui t’amène ici. (Khateyat hocha la tête en direction de l’arbre sous lequel était installée Aleytys à leur arrivée.) Je suis sûre que c’est une histoire passionnante. 2 Aleytys rampa hors de son chon, se releva et s’étira pour assouplir ses muscles, appréciant le glissement du cuir souple sur sa chair redevenue pleine. Elle s’assit devant la tente basse et ôta les cordelettes de ses nattes, puis fit courir ses doigts parmi les cheveux d’un rouge enflammé. La nostalgie s’éveilla en elle tandis qu’elle secouait la tête pour se débarrasser des crêpelures et s’attaquait aux nœuds à l’aide d’un peigne d’ivoire. L’image de Twanit la taquinant pour sa vanité avec un sourire apparut un instant dans son esprit. Elle aborda avec plaisir la vie du camp qui s’éveillait : les gémissements des sesmatwe qu’on étrillait… le sifflement des feux de yd’pat à la fumée parfumée… les senteurs croissantes de viande frite et de daz chaud… les cris rieurs des femmes qui préparaient le petit déjeuner et s’occupaient de leurs enfants en bas âge. Ces fils séparés formaient une tapisserie vivante. Aleytys refit ses nattes, beaucoup plus agréables à porter que toute la masse de cheveux sur les épaules. Elle soupira et regarda vers le chon voisin. Khateyat était penchée sur le feu et touillait le daz dans la marmite accrochée au p’yed. Elle leva la tête, avisa Aleytys et lui fit signe de la rejoindre. – Bonjour, has’hemet. – Nathe hrey, jeune Aleytys. (Khateyat déposa sa cuillère et retourna la viande dans la friteuse.) As-tu faim ? – Je meurs de faim. Après cette course-poursuite à travers les montagnes, je n’arrive pas à me rassasier. Khateyat gloussa, piqua un morceau de viande avec une longue fourchette et la mit dans un bol peu profond. – Tiens, Leyta. Le daz est également prêt ; tu te serviras. Elle remplit sa propre assiette. Aleytys prit le couvert et regarda autour d’elle. – Où sont les autres ? – En train de monter la garde autour des troupeaux. Les autres clans sont encore un peu trop près. Il y a des razzias. Nous quitterons le fleuve demain et nous pourrons vivre plus tranquillement, heureusement. Aleytys mâcha la bouchée juteuse, avala et dit avec sérieux : – Je me demande une chose. Pourquoi Raqat me hait-elle ainsi ? Je ne lui ai rien fait. Khateyat serra les lèvres. Elle joua avec la viande dans son assiette. – Je crois que cet animal a dû franchir tout le Waezel Wer pour arriver jusqu’ici. Aleytys perçut sa réticence en voyant son visage fermé. Elle sirota le daz et laissa le liquidé descendre dans sa gorge tandis qu’elle examinait le camp. – Parle-moi de lui, fit-elle brutalement en agitant sa tasse en direction de l’homme mince et de grande taille qui passait devant elles au rythme des chaînes qui l’entravaient. – L’esclave ? – Hum. Je croyais que vous tuiez tous les étrangers. Avec une réticence marquée, Khateyat posa son assiette en équilibre sur ses genoux et se tourna face à Aleytys. – Si je te disais de ne plus y penser, hes’Aleytys ? Le sourcil droit d’Aleytys se souleva, et elle sourit. – Eh bien ? Khateyat soupira. – Pour une femme adulte portant un enfant… Aleytys gloussa et coupa un nouveau morceau de viande. – Où l’avez-vous trouvé ? – Il est à Raqat. Ne pense plus à lui. – Mais, Khateyat, mon amie, la curiosité me brûle. – Très bien, mais n’en parlons plus ensuite, fit-elle avec un soupir. Je t’en prie. Il est arrivé avec le globe de feu. Il a atterri dans un lac du côté occidental du Wer. Nous l’avons capturé alors qu’il sortait de l’eau. Aleytys la considéra d’un air inquisiteur. – Ce n’est pas tout. – Il a apporté le diadème sur ce monde. Il l’a volé. C’est un voleur et un étranger, à qui il est impossible de faire confiance. Pour une raison mystérieuse, les R’nenawatalawa ont interdit de le tuer. On ne peut lui faire confiance. (Elle regarda Aleytys et répéta avec insistance :) Pas confiance du tout. – Je crois… – Quoi, Leyta ? Un sourire illumina le visage d’Aleytys. – Je crois que je préfère les hors-la-loi ; j’ai eu trop d’ennuis avec les gens bien pensants. – Il y a hors-la-loi et hors-la-loi. Garde la tête claire, jeune Leyta. – Ne t’en fais pas pour ma tête. C’est l’autre extrémité qui est remuante. (Elle gloussa en tortillant son derrière sur le cuir.) Stavver repassa devant leur feu et lui adressa un bref regard oblique. Elle le regarda tourner à l’angle du herret et disparaître vers le fleuve. – Aleytys ! (La voix de Khateyat était sévère.) La traversée du Wer prendra plus de cinq mois. Je sais que les ténébreux nous ont confié la charge de te conduire jusqu’aux montagnes, mais… Veux-tu bien réfléchir ? Si tu te laisses aller, le marché risque de se dissoudre dans le sang. Aleytys se calma. – Oui, has’hemet. Je comprends. Je ne faisais que plaisanter. (Elle se pencha vers la femme d’un certain âge et lui toucha le bras.) Si j’agis actuellement comme une enfant, c’est parce que c’est la première fois depuis bien longtemps que j’ai l’occasion de m’amuser. (Elle se redressa et tapota son abdomen.) Encore deux mois et le petit remettra tout en question. Elle vida la timbale et coupa une autre tranche de yd’r. Khateyat piqua son morceau de viande d’un air malheureux. – Leyta, pardon. Je regrette… Que je regrette ou non, tu seras entre nous un objet de scission. Elle prit une bouchée, qu’elle mâcha un moment avant de l’avaler avec une gorgée de daz. Elle aperçut alors cinq petites silhouettes à cheval qui approchaient du camp. – Leyta… commença-t-elle, regardant d’abord la jeune fille puis les arrivants. Voudrais-tu… voudrais-tu t’éloigner un peu pendant quelques minutes ? (Elle soupira et tendit les mains.) Mieux vaut aller doucement si possible. Quand ce sera possible. Aleytys se leva calmement et toucha la main de Khateyat. – Je sais. Elle posa la timbale au milieu du bol et les tendit à la femme. Puis elle tourna le dos a son visage soucieux et s’en fut. De l’autre côté du herret, elle regarda en direction de l’alignement d’arbres qui marquaient l’emplacement du fleuve. – Khateyat est gentille, marmonna-t-elle, mais je suis une étrangère. Les siens passeront toujours en premier. (Elle donna un coup de pied dans une motte de terre qui atterrit contre une tente, provoquant un cri de bébé. Elle sa hâta en direction du fleuve.) Va doucement quand tu vois surgir des ennuis, Leyta. Tout a une fin, Leyta. Baisse la tête et ne froisse pas l’herbe, Leyta. Khas ! Elle regarda par-dessus son épaule et aperçut la tête blanche en broussaille de l’esclave qui bougeait non loin de là. Elle sifflota entre ses dents et alla gambader vers les arbres tandis que la tête se dirigeait plus ou moins vers elle. Quand elle eut atteint la berge, elle prit une poignée de gravier et s’assit sur l’herbe. Elle jeta les petits cailloux un à un dans l’eau en attendant l’homme qui se rapprochait discrètement. – Voilà une occupation qui paraît peu profitable. Elle tourna la tête ; son regard scruta lentement le corps nerveux. – L’esclave. Il fit une grimace. – Appelle-moi Stavver. (Il s’installa à côté d’elle et jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule.) – On ne te verra pas, du camp. D’ailleurs, c’est l’heure du petit déjeuner. As-tu mangé ? – Suffisamment. (Ses yeux la parcoururent, une curiosité avide se peignant vivement sur son visage.) – Tu n’es pas de ce monde ? Il haussa les sourcils, plissant la peau rougie sur le front haut. – Exact. (Il examina les deux soleils puis se plaça à l’ombre sous les bydarrakh.) Comment le sais-tu ? – Khateyat. Elle pivota et se mit face à lui, les jambes croisées, les mains reposant légèrement sur ses genoux. Là où la peau était visible, elle était rouge et pelait. De petites particules translucides flottaient autour de sa bouche et de son nez quand il parlait. Grand et maigre-non, pas vraiment maigre… ai-Aschla… il passerait par un trou de serrure. Ma tête doit à peine atteindre ses côtes. Il devait être très blond avant que Hesh ne l’attaque, comme ma mère. Une excitation soudaine jaillit en elle. Elle se pencha en avant et le regarda dans les yeux. Khas, songea-t-elle, laiteux… les Vrya ont les yeux verts. Elle étouffa un gloussement. Ses cheveux blancs comme la lune formaient des épis en tous sens qui se mêlaient à sa barbe courte et inégale. – Satisfaite, jeune Mystérieuse ? (Ses longues dents lancèrent un éclair sous la moustache broussailleuse.) – Pourquoi m’appeler comme ça ? – Mystérieuse ? (Il haussa les épaules.) N’est-ce pas le cas ? Tu ne fais pas partie des medwey. Avec ces cheveux ? Et tu n’es pas esclave. Tu surgis du néant avec l’aval de ce tas de sorcières. Tu traverses ce territoire hostile pour une raison secrète que personne ne comprend au camp. Et tu es placée sous la protection des dieux du coin. Explique-moi donc tout, Mystérieuse ! – Au fait, et toi ? (Sa nervosité la rendait impatiente.) Pourquoi es-tu venu ici ? Pourquoi un astronaute peut-il désirer venir sur Jaydugar ? Il fit une grimace. – Pas le choix. C’était soit ça, soit attendre des araignées qui ne m’aiment pas du tout. – Des araignées ? – Des limiers RMoahl qui me suivaient à la trace. J’avais quelque chose qu’ils désiraient. (Il plissa les yeux et lui sourit.) – Khateyat dit que tu es un voleur. Et que je ne devrais absolument pas te faire confiance. (Elle considéra avec mépris la silhouette crasseuse devant elle.) – Viens ici que je puisse te parler. Il écarta les bras et lui adressa un sourire décontracté. Elle déplia ses jambes et se tortilla sur l’herbe pour se retrouver assise à côté de lui. Il posa un bras sur ses épaules. – N’est-ce pas plus sympathique ? – Beaucoup moins sage, en tout cas. Il gloussa. – Si Raqat t’attrape, elle griffera pas mal cette peau fantastique. – Tu es donc un tel joyau ? – Une rareté, fit-il sèchement en s’appuyant contre le tronc noueux du bydarrakh. C’est son opinion, pas la mienne. – A quoi ressemble le monde d’où tu viens ? Elle sentit sa gorge se serrer en abordant les questions qu’elle voulait poser, mais s’efforça de conserver un ton neutre. – C’était il y a longtemps, ma jolie, il y a très, très longtemps. Il me faudrait une année pour te parler de toutes les planètes que j’ai vues. – Il faut que je quitte ce monde, dit-elle lentement. Tu t’y connais en vaisseaux spatiaux ? – Comment t’imagines-tu que je vois venu ici ? (Il lui prit le menton et releva sa tête.) Qui es-tu ? – Je suis née dans ces montagnes, répondit-elle en indiquant de la tête la chaîne orientale. Jusqu’à ces derniers mois, j’ai passé toute ma vie dans une vallée. – Fille des montagnes. (Il se redressa et la fit pivoter.) Tu n’as rien à faire ici. (Il désigna le ciel de plus en plus clair.) Tu serais mangée comme un moustique dans une mare pleine de grenouilles. Pourquoi ? – Pourquoi ? (Elle lui adressa un large sourire.) C’est mon affaire. Stavver s’étira et sourit avec nonchalance. Il ferma les yeux. Il paraissait aussi détendu qu’un chat en plein soleil, mais ce n’était là qu’une attitude. Aleytys sentait les vibrations de sa curiosité et de son excitation croissante soulignées par le désir qui rayonnait de son corps. – Comment as-tu l’intention de quitter cette planète ? fit-il. Aleytys hésita, puis haussa les épaules. Au diable, songea-t-elle. – Ce serait un peu long à expliquer. Humm. Au cours des errances dont tu te vantes, voleur, as-tu jamais entendu parler de Vrithian ? Son visage devint aussi inexpressif que celui d’un gurb en train de laper de la crème. – J’ai déjà entendu ce nom. – Dis-moi ce que tu sais. – Fille des montagnes, comment diable as-tu entendu parler de Vrithian ? Il la considéra, une lueur interrogative dans ses yeux pâles. Aleytys lissa le cuir doux de son pantalon. Le fleuve chuchotait avec la brise qui voletait sur ses flots tandis qu’elle se rappelait les paroles de sa mère : Ne dis à personne que tu es en partie Vryhh. Et Khateyat avait dit de ne lui faire aucunement confiance. Mais… Elle se tourna pour le regarder, et fronça les sourcils pour estimer le danger potentiel qu’il représentait pour elle. Je saurai le manipuler, songea-t-elle enfin. Après Tarnsian… mais allons-y lentement. – C’est un homme qui m’a donné ce nom. – Quel homme ? (Son corps était absolument immobile et le visage conservait le même sourire impavide.) A quoi ressemblait-il ? Elle haussa les épaules. – Quelle différence cela fait-il ? Tu ne le connais pas et ne le connaîtras jamais. Il tendit la main et l’attira contre lui. Il caressa ensuite la peau ambrée d’Aleytys. Avec un soupir, elle appuya la tête contre son épaule musclée et tenta de déchiffrer son visage. – Tu penses qu’il était Vryhh ? (Elle gloussa et se détendit contre lui.) Non. C’était le chanteur de rêves de ma vallée. Et mon amant. (Elle soupira.) Il était à peine plus grand que moi, les cheveux noirs, les yeux marron. Les yeux marron. (Elle broncha.) Maintenant il est aveugle… – C’est pour cela que tu l’as quitté ? Elle lui donna un coup de coude dans l’estomac et se dégagea, exultant férocement devant la douleur qu’elle lui avait arrachée. – Maudit sois-tu ! Ahai, ai-Aschla ! Je serais en sa compagnie en ce moment même si… Elle ferma les yeux et sentit des larmes d’impuissance couler sur son visage. Ce qu’elle avait perdu la faisait soudain incroyablement souffrir. Au bout d’une minute, elle sentit sa main lui caresser le dos tandis qu’il l’attirait dans le creux de son bras. Il ne dit rien, se contentant d’attendre que la douleur fût passée. Elle soupira et rouvrit les yeux. – Je suis partie parce qu’on allait me tuer, m’attacher à un poteau et me brûler. Il haussa lentement les sourcils, et les rides du coin de la bouche, à demi dissimulées par la moustache, plissèrent la peau tendre. Il fit glisser sa main sur son bras nu, s’arrêtant de temps à autre pour toucher la peau sensible de l’intérieur du coude. – Tu me fascines depuis le jour où tu es arrivée en compagnie des sorcières. Elle se détendit contre lui en s’efforçant d’analyser ce qu’elle ressentait exactement. Quand la main se posa sur son sein, elle perçut que sa respiration accélérait, se faisait saccadée. Le tourbillon d’émotions qui la déchiraient secouait son esprit. Elle n’arrivait pas à réfléchir. Elle était en feu… elle le haïssait… le désirait. Les mains s’emparèrent de tout son corps, et elle le laissa faire. Comme une ombre à l’arrière de son cerveau, une froide pensée disait : Il n’est pas de cette planète, il vient de là où je veux aller. Elle s’écarta légèrement. – Raqat, souffla-t-elle. – Les buissons… il y a un espace dégagé… Sa voix était rauque, pressante. Il la remit sur ses pieds, tituba au plus profond des raushani avec elle, propulsé par des signaux de prudence. Un peu plus tard, il s’appuyait sur le coude et la regardait refaire ses nattes. Elle secoua de son corps la poussière et les feuilles mortes et fit passer la tunique sur sa tête. – Tu es une sacrée femme ! dit-il pensivement. Elle leva les yeux sur lui puis ramassa les cordelettes de sa tunique. Tout en introduisant dans les trous les minces fils en cuir, elle lui adressa une série de coups d’œil rapides. Il se gratta le menton à travers sa barbe raide. – Tu attires les hommes comme un aimant, sorcière. Peut-être parce que les hommes savent qu’il y a en toi quelque chose sur quoi ils ne peuvent mettre la main. (Il la considéra d’un air rusé.) J’ai connu des femmes plus jolies. (Il laissa ses paroles produire leur effet, puis continua :) Des femmes plus intéressantes… (Il hocha la tête en notant l’empourprement de colère apparaissant sur ses joues.) Où ton chanteur de rêves a-t-il entendu parler des Vrya ? Avec un reniflement de dégoût, Aleytys mit son pantalon et l’attacha. – Toutes ses femmes. Ahai ! Pourquoi ne retournes-tu pas auprès de Raqat ? Il lui saisit la cheville. – Lâche-moi ! (Elle tenta de lui donner un coup de pied.) Il tira en gloussant et la rattrapa quand elle tomba ; il l’assit sur l’herbe froissée. – Où ton chanteur de rêves a-t-il entendu parler des Vrya ? – Tu es un khinkerisar têtu. – Qu’est-ce que c’est que ça ? Elle éclata de rire et tira sur sa barbe, lui arrachant un grognement de souffrance. Il la força à se coucher sur le dos et la foudroya du regard. – Je vais conclure un marché, haleta-t-elle. – Lequel ? – Dis-moi ce que tu sais des Vrya et je te dirai comment quitter… peut-être… Jaydugar. Il la lâcha et s’assit. Aleytys se mit à genoux, épousseta les débris sur ses vêtements et loucha vers lui derrière ses nattes. – Rhabille-toi, idiot ! Ne va pas croire que tu peux détourner mon attention grâce à… mmm… tes attributs virils manifestes. Si Raqat te voyait… Avec un large sourire, il remit chemise et pantalon. – J’ai la chair de poule chaque fois que j’enfile ça. (Il s’assit à côté d’elle et regarda vers les soleils.) Le temps passe. – Combien nous reste-t-il ? – Suffisamment si nous faisons vite. Je vais devoir m’occuper bientôt des tentes. – Eh bien ? Il frotta ses mains sur l’herbe en regardant songeusement à côté de ses orteils. – Les Vrya, Aleytys, sont les détenteurs d’un secret pour lequel je donnerais… jusqu’aux attributs virils en question… – Ahai, mi-mashuq, et quel est-il ? Elle se rappelait les derniers mots de sa mère. – L’emplacement de leur planète mère, ma fille. C’est censé être le plus grand, le plus fabuleux trésor de cette foutue galaxie. (Il soupira et s’appuya contre un ballut qui poussait parmi les raushani.) On dit que ce sont des errants de naissance, des collectionneurs-nés. Certains les traitent d’avares ; ils ne vendent jamais ce qu’ils acquièrent et nul autre ne… Sa langue humecta avidement ses lèvres craquelées. Il croisa les mains derrière sa tête et fixa d’un regard affamé les fragments de ciel lavande qu’il distinguait à travers les feuilles. – Çà et là, fit-il rêveusement, dispersés parmi les astres et les abîmes de l’espace, les Vrya vont à bord de leurs petits vaisseaux ; chacun est unique, dit-on, conçu pour s’adapter au seul esprit de son maître. J’en ai vu plus d’une fois… Sa rapacité se lisait sur son visage. – Comment les as-tu reconnus ? – Ha ! On ne peut se tromper… Tu ne comprendrais pas. (II ôta les mains de derrière sa tête et en considéra les paumes.) Bon Dieu, je donnerais ma… peu importe. (Il eut un sourire forcé. Ces salauds vont là où ils veulent, quand ils veulent, comme si toute cette foutue galaxie leur appartenait. On raconte… – On raconte… on raconte… tu ne sais donc rien toi-même ? – Silence, ma chatte, tu m’as interrogé. (Il déplia un long bras et lui prit le menton.) Alors, écoute-moi. Elle écarta sa main. – Très bien. Continue. Mais dépêche-toi. – Les Vrya sont des commerçants. Ils fondent sur une planète et en emportent tout ce qu’ils veulent, et ils veulent toujours ce qui est beau et unique, les créations issues de la sueur des génies. (Sa voix se radoucit.) Ils emportent des objets inestimables… Aleytys lui toucha le bras ; il sursauta et parut irrité, comme si elle venait de l’arracher à un rêve agréable. – Qu’échangent-ils ? Ou bien sont-ils de meilleurs voleurs que toi ? – Oh, ils échangent ! (Son regard se perdit davantage tandis que ses doigts se refermaient en poings cupides.) Des constructions. Des machines qui font tout ce que tu veux. C’est presque un péché de les appeler des machines. Si tu veux… (Il s’arrêta, cherchant ses mots.) Quelle langue impossible ! Si tu veux… changer la face… oui, la face… de tout un monde, un Vryhh te fournira le moyen d’y parvenir… si tu possèdes quelque chose qu’il désire. Tu veux un appareil pour tisser, construire ou fabriquer, demande-le à un Vryhh, et il te le fera. Si tu as quelque chose qu’il désire… et si tu en trouves un. (Il caressa sa moustache.) Quelques idiots ont essayé de démonter ces appareils. (Il gloussa.) Ils ont cessé d’être des idiots pour devenir des cadavres. J’avais quelque chose que les Vrya auraient pu désirer, mais je l’ai perdu. Ses mains se refermèrent, se crispant au point que les phalanges en devinrent blanches, tandis que ses yeux se transformaient en fentes étroites qui la considéraient. Aleytys examina la lumière éclatante qui filtrait entre les feuilles, puis le visage au nez proéminent. Il continua, d’une voix qui semblait savourer tous les mots. – Les Vrya, on a en a suivi, trompé, forcé, mais ce sont des salopards rusés et imprévisibles. Des gens se sont vantés avoir trouvé Vrithian, mais ce sont des menteurs. – A quoi ressemblent les Vrya ? (Sa voix l’arracha encore à sa rêverie, et il fit une grimace.) Tu m’as interrogée au sujet de mon amant : c’est donc que tu as dû en connaître. Il ôta un bout de peau de son nez et l’examina. – Un peu plus clairs de peau que toi, et tu pourrais passer pour l’une d’elles… (Il la dévisagea.) A part que tes yeux sont un petit peu trop bleus. J’ai vu une fois une Vryhh… pas de très près, car j’étais à un endroit où je n’aurais vraiment pas dû me trouver – au cours de mes activités professionnelles. Elle avait des cheveux roux, des yeux verts et une peau incroyable. Comme la tienne, mais plus claire, comme du lait. On dit qu’ils se ressemblent tous. J’ai entendu un vieillard raconter qu’adolescent il en avait vu une et que, quelque quatre-vingts ans plus tard, il l’avait revue. Il avait vieilli, bien sûr, mais elle n’avait pas du tout changé. Qui sait, peut-être était-il sénile ?… Aleytys frotta son dos contre le tronc, cassa une branche de raushani et l’agita, devant elle pour faire circuler l’air étouffant. Stavver étrécit les yeux et la fixa d’un regard inquisiteur. Brutalement, la bouche d’Aleytys eut un sourire sans joie. – Khateyat m’a dit de ne pas te faire confiance. (Elle haussa les épaules.) Mais que pourrais-tu faire ? Je suis à demi Vryhh. Ma douce mère m’a abandonnée avant que je sache marcher : mais, prise par le remords, elle m’a laissé des instructions pour la rejoindre. Si tu m’aides, je te conduirai jusqu’à Vrithian. Il resta totalement immobile, les yeux braqués sur elle. Au bout d’une minute, il déglutit et reprit lentement son souffle. – Pourquoi ? – Tu as des amis… là-bas ? (Elle désigna le ciel de la tête.) Qui viendraient te chercher si tu les appelais ? – Ouais, il y en a quelques-uns que je pourrais appeler. – Connais-tu les vaisseaux romanchi ? Pourrais-tu en utiliser les… machines pour que quelqu’un vienne te chercher ? – Un Romanchi ? (Il se redressa puis se pencha vers elle.) Tu sais où trouver un vaisseau romanchi ? – Je crois. Il a conduit les miens ici il y a très longtemps. Ma mère disait qu’il devrait être encore là où il a atterri. Elle en a découvert le journal de bord dans la bibliothèque de Mari-fat… c’est le siège de la guilde qui conserve les documents dans ma vallée. Je l’avais, mais je l’ai perdu en route. Mais je me rappelle ce qu’elle disait dans sa lettre. Si je t’y emmène, pourrai-je t’accompagner ? – Bien entendu, fit-il d’une voix onctueuse. – Tu m’abandonnerais dans la minute qui suit ; voleur, tu ne m’abuseras pas ! (Elle éclata de rire.) Mais rappelle-toi bien une chose, qu’elle entre bien dans ta tête. Je peux te conduire sur Vrithian. Garde-moi donc, voleur ; prends grand soin de moi. Il scruta son visage de ses yeux gris visibles à travers les fentes de son visage qui pelait. – Tu as les coordonnées de Vrithian ? – Non, bien sûr que non. Je suis simplement la clé qui y mène (Elle se leva.) Tu ferais bien de retourner au camp, esclave. Il est temps de plier le chon et de remplir les tonneaux d’eau. 3 Les énormes chariots quittèrent le fleuve là où ils tournait vers le nord. Suivi de ses troupeaux, le clan de medwey s’enfonça dans la prairie ondulante et monotone, jour après jour. Aleytys se fondait paisiblement dans la famille shemqya, évitant prudemment Stavver et se tenant à l’écart de Raqat. Au fur et à mesure, elle saisit les courants sous-jacents de rivalité entre ses patronnes, les sorcières, et l’aspect masculin de la magie medwey, Myawo, le Khemsko. Elle se laissait aller au rythme calme de l’avance sur l’océan herbeux, placide et satisfaite comme l’une des yd’r, son bébé lui arrondissant la taille au cours des jours tranquilles. 4 Le sesmat gisait sur le sol et gémissait. D’une enflure juste au-dessus de sa patte avant gauche sourdait un mince filet de sang épais. N’frat était agenouillée contre la tête de sa monture, des larmes sur le visage. Khateyat se pencha et lui toucha l’épaule. – N’fri, tu sais ce qu’il va falloir faire. Contre les morsures de sarket nous sommes impuissantes. Avec un sanglot rauque, N’frat se leva et tourna la tête dans l’épaule de Khateyat, le corps secoué par le chagrin. – Shanat… dit Khateyat, Re’Shanat, fais le nécessaire. – Attendez. (Aleytys s’était approchée et toucha le bras de Khateyat.) Je crois pouvoir vous aider. – Leyta. (Khateyat hocha la tête, les yeux lui lançant un avertissement.) Mieux vaudrait… – Je sais, et je n’interviendrais pas si je ne savais pouvoir vous aider. – De l’aide ? De l’aide, Leyta ? fit N’frat en s’essuyant les yeux. – Oui. Mais rapide. (Elle regarda fermement Khateyat.) Cette pauvre créature est mourante. Permets-tu que j’essaie de la guérir, has’hemet ? Khateyat lui rendit son regard. – Attention à ce que tu fais. Son visage troublé indiquait muettement à Aleytys qu’elle avait intérêt à ne pas échouer. Aleytys s’agenouilla à côté de l’animal et posa les mains sur la blessure. Les forces salutaires passèrent par ses doigts tandis que tourbillonnaient autour d’elle les eaux noires, au point qu’elle en oublia l’intrusion du diadème, oublia tout en dehors de la douleur de l’animal qu’elle touchait. Elle haleta de souffrance lorsque le terrible poison s’attaqua à elle, mais elle enfonça ses dents dans sa lèvre inférieure et s’attacha à la destruction du venin. Elle ne lâcherait pas prise. Elle se refusait à lâcher prise. Pour Zavar, songea-t-elle, pour Vajd, pour N’frat ! Les larmes commencèrent à glisser de sous ses paupières brûlantes. Le feu s’éteignit soudain. Elle rouvrit les yeux et desserra ses doigts douloureux. Elle abaissa le regard et vit que l’enflure avait disparu. Il ne restait même pas de cicatrice. Le sesmat remua et se mit sur ses pattes. Il tâta le sol, secoua la tête, regarda alentour de ses yeux vifs et brillants. Aleytys eut un rire de plaisir. Elle essaya alors de se lever et faillit tomber quand ses genoux la trahirent. Aussitôt, N’frat fut à côté d’elle et l’aida à se mettre debout. Khateyat lui prit l’autre bras et la soutint aussi. – Tu as notre gratitude, R’eAleytys yeyati. Tu as accompli ce dont nous étions incapables. (Elle jeta un bref coup d’œil du côté de Raqat et aperçut aussi Myawo qui fronçait les sourcils derrière le cercle de femmes.) Tu ferais bien de te reposer un peu, Leyta, dit-elle rapidement. N’fri, accompagne-la. – Leyta, Leyta, comment pourrais-je te remercier… N’frat glissa une main sous son bras, puis regarda pardessus son épaule et lança à R’prat : – Occupe-toi de Shenti pour moi. – Bien sûr. (R’prat prit la bride de l’animal et l’emmena.) – Viens, Leyta. Tu n’as pas encore planté ton chon, n’est-ce pas ? Assieds-toi. Je vais le faire à ta place. – Merci, N’fri. (Elle s’appuya sur l’épaule de la jeune Shemqya et la suivit.) Raqat observait la scène d’un regard flamboyant. – Intruse ! cracha-t-elle. Khateyat fit volte-face. – R’eRaqat, ta haine te rend injuste. Honte à toi, qui ne sais pas reconnaître un acte généreux ! Raqat fixa maussadement le sol. Elle donna un coup de pied dans une motte d’herbe et s’en fut à la hâte sans mot dire. Shanat la suivit au petit trot. Khateyat poussa un soupir. Kheprat lui toucha l’épaule. – Cela continue, dit-elle tristement. Tu ne peux rien faire, Khatya. Elle a choisi sa route, et elle la conduira à la destruction. – Cela continue. (Khateyat hocha la tête.) Pourquoi-pourquoi ne reconnaît-elle pas le voleur pour ce qu’il est ? Pourquoi ne voit-elle pas cette femme pour ce qu’elle est ? Leyta est une brave fille. Elle me plaît, Khepri. Elle a du courage, de la générosité, et même une certaine sagesse : c’est beaucoup pour son âge. Kheprat eut un sourire, ses yeux aveugles brillant quand elle bougea la tête. – Nous vivons avec tout cela, Khatya, comme avec le soleil qui brûle et le vent qui dessèche. Raqat a toujours eu un défaut. Nous l’avons distingué toutes deux il y a bien longtemps. Peut-être est-ce mieux, bien que cela me fasse mal d’en parler. Elle eût été dangereuse pour le Zabyo. Maintenant, peut-être… je ne sais plus. Mais ce défaut ne vient pas de nous, ma sœur. Khateyat poussa un nouveau soupir. Elle tapota la main de Kheprat. – Nous ferions mieux d’aller planter notre chon, nous aussi. 5 Aleytys sursauta quand une main se posa sur son épaule. Elle fit volte-face. – Stavver ! (Elle ferma les yeux, tendit le bras et reprit son équilibre en s’accrochant à lui.) Tu as failli me donner des cheveux blancs. (Un regard hâtif alentour.) Fiche le camp d’ici. Je n’ai pas envie de me faire arracher les yeux. – Tu as déjà oublié le fleuve ? Sa voix était grave et caressante… et ses mains voletèrent sur ses joues, le bout de ses épaules et de ses seins, sa taille, son aine, allumant en elle un feu. – Madar ! (Elle se dégagea.) Est-ce que tu es fou, idiot ? – Fou de toi, sorcière. Elle scruta rapidement le mince écran d’arbres ratatinés. – Ecoute ! D’accord, quand tu me touches j’ai les genoux en coton. Je suis peut-être une faible femme à cet égard, mais je ne suis pas une idiote. Pourquoi t’imagines-tu que je suis restée à l’écart de toi ? Si je provoque des ennuis, on me jettera dehors. Je serai morte. Morte ! (Un nouveau regard nerveux alentour.) Allez, fiche le camp d’ici ! – Un marché ? – Quoi ? (Elle repoussa quelques mèches rebelles de sur son front.) – Je m’en irai si tu viens dans mon chon ce soir. – Tu es fou ! Sûrement pas. Il glissa son bras autour de la taille d’Aleytys et la fit marcher en titubant en direction du camp. Aleytys se débattit en sifflant avec colère entre ses dents. – Tu ferais mieux de rester tranquille, ma jolie, dit froidement Stavver. – Très bien, très bien. (Elle lui assena un coup de pied dans les tibias.) Mais c’est toi qui viendras. (Elle se tortilla et lui donna un nouveau coup de pied.) Lâche-moi ou je te mords. – Voilà ; n’est-ce pas mieux ainsi ? (Il la lâcha et recula.) Je serai là dès que le camp sera dans les ténèbres. Elle secoua la tête. – Sois prudent, veux-tu ? C’est avec ma vie que tu t’amuses. Et Raqat ? Elle ne voudra pas de toi ? Il haussa les épaules. – Le sang. Elle ne me laissera pas l’approcher pendant quelques jours. – Elle risque quand même de te surveiller. – Non, ma douce. Elle ne peut approcher aucun homme tant qu’elle est comme ça. Elle n’osera pas. Elle reste tapie dans son chon et ne sort pas du herret de toute la journée. Si son ombre touche un homme, elle doit être battue et subir une purification. Si son haleine touche un homme, elle doit être tuée. Elle ne sortira donc pas. Nous ne craignons rien. Aleytys éprouva un petit frisson de dégoût. – Ahai, tu rends ça rudement sordide ! – C’est la vie, ma chatte. – Eh bien, le mois prochain, ce ne sera pas pareil. Il te faudra trouver quelqu’un d’autre pour réchauffer ta couche. – Allons, ma chérie… – Ne m’appelle pas chérie, espèce de… d’af’i ! (Elle recula.) Rien à faire ! (Elle éclata de rire.) Le mois prochain, je serai bien trop grosse pour que tu me touches. – Dommage ! Il nous faut donc en profiter au maximum. (Il lui adressa un large sourire.) A ce soir. 6 Derrière Aleytys, Horli était un cercle rouge brûlant. Hesh un bouillonnement roussissant sur son côté droit. Des rubans de l’anneau d’hydrogène qui joignait les deux plaquaient des reflets dorés sur le rouge cotonneux. Derrière les herretwe, les yd’rwe étaient dispersés dans le croissant irrégulier, soulevant une brume de poussière dans leur avance, paissant tout en marchant. Les chariots se trouvaient un peu plus loin lorsque le bas de Horli se détacha de la ligne d’horizon droite. Aleytys marchait à côté de l’équipage placide d’yd’rwe tirant le herret shemqyaten, et maintenait l’animal de tête en ligne à l’aide d’une bride attachée au licol. Juste devant elle, les chariots des haryotep grondaient sur l’herbe raide, et juste derrière, en ordre tacite et permanent, suivaient les herretwe des autres septs du clan. Ses mocassins lacés très haut avalaient lentement les kilomètres. Sa tunique sans manches et son pantalon en cuir étaient proprement pliés dans un petit hon en cuir que lui avait donné Khateyat, et elle portait maintenant le costume de voyage des medwey : un long pantalon lâche en toile grossière teinte en écarlate foncé, attaché aux chevilles contre la poussière ; une tunique au col haut et aux manches larges qui descendait jusqu’aux phalanges, du même écarlate que le pantalon ; une coiffe blanche serrée sur sa tête par des cordelettes à nœuds rouges. Elle marchait paisiblement dans une espèce d’ardeur insouciante. Son ouïe avait cessé de remarquer le tonnerre des centaines de sabots et le broiement des langues qui saisissaient l’herbe jaunie par les soleils. Un pas. Une bouchée. Un pas. Une bouchée. Pas à pas, bouchée par bouchée, on avançait, neuf à dix stades par jour. L’ombre d’Aleytys allongée devant elle rétrécissait au fur et à mesure que les soleils grimpaient dans le ciel. Elle se sentait en forme, forte, satisfaite, un peu comme l’une des yd’r. Transpirant, brûlante, poussiéreuse, très grosse, elle marchait au côté des animaux et jouissait du glissement souple de ses muscles et de la force facile de son corps. Sous ses pieds, l’herbe élastique s’appuyait contre le cuir de plus en plus mince de ses mocassins, herbe vivante prenant sa source dans la structure élémentaire de la planète. Aleytys vibrait au rythme presque tangible des forces qui surgissaient de la vivante Jaydugar. – Leyta. Elle leva la tête en rejetant en arrière le bord de sa coiffe. – N’frat ? Le sesmat poussa sa tête triangulaire contre l’épaule l’Aleytys. Elle lui gratta le nez. – Shenti, gloussa-t-elle. (Sur le dos de l’animal, N’frat la considéra avec inquiétude.) Veux-tu monter un peu dans le herret, Leyta ? Aleytys cligna nonchalamment les yeux. – Non, répondit-elle d’une voix lente et rêveuse. Je me sens bien, N’fri. De toute façon, dans près d’une heure nous nous arrêterons pour la canicule, fit-elle en hochant la tête en direction des soleils. Quand serons-nous près du puits ? N’frat tripota ses rênes. – Après la pause, ne marche plus, Leyta. Tu auras besoin de toutes tes forces. (Elle serra les lèvres, son jeune visage en proie à l’inquiétude.) Nous ne camperons pas ce soir. Nous marcherons toute la nuit. Aleytys fronça légèrement les sourcils et examina son visage. – Mais… le troupeau, les yd’rwe, ce ne sera pas bon pour eux, n’est-ce pas ? La rêne de tête monopolisa son attention pendant une minute. Elle ramena en ligne les animaux qui tendaient à s’écarter. – Nous n’étions pas censés atteindre le puits ce soir ? Srima a dit quelque chose de ce genre ce matin. Du moins je me rappelle que… – Empoisonné. (Le visage de N’frat se durcit.) Le Khem-sko est parti en éclaireur et y a découvert une famille de ghekhsewe en train d’y mourir à cause de l’eau. Il nous a envoyé un messager et a continué jusqu’à l’eau de kedya. Nous y parviendrons demain et tiendrons un ch’chyia pour retrouver les bwobyan qui ont fait ça. (Son visage s’adoucit quand elle regarda Aleytys.) N’oublie pas de monter dans le herret. Je m’occuperai du chanerew. Elle claqua de la langue, et le sesmat partit rejoindre le groupe de Shemqyatwe. Aleytys donna dans l’herbe un coup de pied rageur. L’eau empoisonnée. Le dernier des crimes en savane sèche. Sa bouche se tordit. Je vais bientôt commencer à croire à ma malédiction. Tout ce que je touche… Cette nuit-là, si les chariots restèrent inhabituellement silencieux, les veaux se mirent à meugler de plus en plus au cours de l’avance : ils voulaient se reposer et téter – ils étaient épuisés. L’un après l’autre, ils restaient en arrière ou s’écroulaient, se faisant écraser par leurs congénères. Dans son herret, Aleytys frissonnait en entendant les glapissements désespérés. Les nerfs à vif, elle finit par se boucher les oreilles. La chaleur et la poussière reprirent au matin. Juste avant la canicule, le troupeau épuisé et irrité put se plonger dans un lac boueux peu profond et se désaltérer. Aleytys descendit de son chariot et étira ses membres parcourus de crampes. Elle avisa des cercles de vautours le long de la route de la caravane. Sa bouche s’amincit quand elle distingua les restes de veaux. N’frat la vit et s’approcha. – Où en est-on ? demanda Aleytys, la voix rendue grave par la douleur. – Les deux tiers des veaux sont morts. Ça pourrait être pire. (N’frat passa sa main sur son visage las et poussiéreux.) Nous devrons simplement en abattre moins une fois arrivés. Leyta… – Quoi, N’fri ? – L’humeur générale est… Les gens sont très en colère, Leyta. Je sais que tu n’as rien à voir avec tout ça, mais tu sais ce qu’ils éprouvent vis-à-vis des étrangers. Ils sont prêts à réduire quelqu’un en morceaux. Il vaudrait mieux que tu restes dissimulée. C’est une affaire de clan. Ne t’en mêle pas. Aleytys hocha la tête. – Merci, N’fri. Quand Aab et Zeb montèrent de derrière l’horizon, le clan était assemblé autour d’un feu de bois de réserve sur la berge boueuse du lac. Myawo pénétra dans le double cercle et s’avança solennellement jusqu’aux fourrures empilées sur une pièce de cuir de sesmat devant le feu. Il s’assit, croisa les jambes et nicha un petit tambour entre ses genoux. Après un moment de silence, il toucha la peau tendue et ses doigts palpitèrent. La main gauche maintenant l’onde sonore, il fixa les flammes et se mit à battre le rythme de la droite. Raqat bondit sur le sable au bord de l’eau, les reflets rouges du feu jouant sur son corps huilé. Les pieds marquant un rythme opposé à celui du tambour, les bras incurvés au-dessus de la tête, les mains à angle droit formant de petites ailes, elle fit une fois le tour du cercle, puis oscilla, les bras tendus vers les reflets argentés d’Aab et Zeb qui flottaient sur l’eau noire et immobile du petit lac. En silence, une à une les autres Shemqyatwe pénétrèrent dans la lumière et s’assirent en un petit arc de cercle face au Khem-sko. La voix de Khateyat se mêla suavement aux flammes qui crépitaient quand elle entonna dans la langue archaïque : – R’eN’frat, khesawsef weret kehkzew chre yaqaskh. R’frat se mit sur ses pieds en vacillant. Sa jeune voix claire monta tandis que Raqat se remettait en mouvement, tissant un fil unificateur entre la mélopée, le tambourinement et les ondulations enflammées de son corps. Dans les ténèbres, assise sur le herret Shemqyatwe, Aleytys regardait cette danse, un peu mal à l’aise mais attirée par une curiosité insatiable qui ne lui permettait pas de demeurer dans son chon. Elle scruta le camp silencieux. Je ne devrais pas me trouver ici. Elles ont enchaîné Stavver. Elle frissonna. Un pouvoir montait en volutes pesantes du bord du lac. Sa tête commença à palpiter. – N’tahcytaaa. N’tahetya. N’tahtya. (La voix de N’frat était pure comme de l’eau de source.) Metawet ni nya net yari yw’n meghes h’wew… tw’n meghes h’wew… (Le martèlement des n et des m heurtait Aleytys comme l’eau d’un torrent.) Le corps mobile de Raqat orné de flammes, le rythme complexe et heurté du tambour, le fredonnement vague des medwey, les torons tangibles de pouvoir se nouèrent autour de sa tête. Ses poumons peinaient dans l’air épais ; elle haletait et se frotta le visage au point qu’il la brûlait. Une onde délicate rafraîchit soudain la nuit. Elle leva la main et rencontra un métal froid. Un fardeau physique lui liait désormais les tempes, mille vrilles de douleur lui brûlaient le cerveau. Effrayée, elle rabaissa les mains et fixa les flammes bondissantes. Le chant s’interrompit par une note aiguë et interrogatrice. La danseuse se raidit, les bras tendus vers les lunes. Le tambour s’arrêta net. Myawo tenait les doigts en suspens au-dessus de la peau. La tension crût encore tandis que tous les medwey braquaient leur regard furieux sur Raqat, en attente… – Bwobyan in’m ? fit la voix profonde de Myawo. Raqat répondit alors en un cri rauque qui se modula en négations répétées. – Nin. Nin… nin… ninnnnn… Elle s’écroula, haletante et souillée de sable, tandis que le feu semblait obscurci par une brume noire. Aleytys se serra la tête sous la musique qui lui entrait dans la tête avec le feu. Sans le vouloir, elle se retrouva debout. Elle s’avança raidement parmi les medwey. Elle regardait à travers ses yeux, prisonnière d’un corps qu’elle ne sentait même pas. Le corps se dirigea vers le feu avec une aisance croissance. Terrifiée, Aleytys hurla, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle distinguait le visage troublé de Khateyat. Le diadème, songea-t-elle, ce n’est pas moi. C’est lui qui fait ça, pas moi… pas moi… pas mooooi. Le corps s’arrêta devant le feu. Elle n’était plus qu’une présence impuissante dans son propre esprit, écoutant sa bouche annoncer : – L’empoisonneur du puits. Il sait, et il lutte contre vous. (Son bras s’abaissa vers la silhouette haletante sur le sable.) Il vous a vaincus. La défense est plus facile que l’attaque. Il ne nous connaît pas, et nous sommes plus forts. Nous suivons sa trace. Cherchez l’empoisonneur parmi les tentes de l’Epervier. Celle-ci vous guidera jusque-là. Ils ont l’intention de fondre à l’aube sur le troupeau. Sur sa tête, le diadème tintait suavement. Myawo la considérait d’un regard hostile. Un rire caustique jaillit d’entre les lèvres raides d’Aleytys. – Ne fais pas l’idiot, sheman ! Oublie ta mesquine vanité. Les tezweyn tanchar attendent. (Elle avança d’un pas vers lui.) Ne ferais-tu pas mieux de tout préparer pour recevoir les tanchar, au lieu de grommeler ? Un grondement soudain les fit broncher tous deux. – Là, elle te tient, Khem-sko. (Le visage ridé par la colère, Thasmyo lança :) Femme, donne-nous un nom. Donne-nous un lieu. Aleytys sentit se desserrer l’étreinte sur sa tête bien que l’image spectrale du diadème flottât encore au-dessus d’elle. Elle en distinguait le reflet dans les yeux de l’haryo-tep. Et elle sentait maintenant sur son visage la chaleur du feu. Elle trébucha et Khateyat se précipita pour la soutenir. – Sais-tu ce que tu viens de dire, hes’Aleytys ? Aleytys hocha la tête avec lassitude. – J’ai entendu les paroles, bien que je ne les aie point prononcées. II faut que je te parle. Je t’en prie. Plus tard ? – Oui, bien sûr. Mais réponds à l’haryo-tep, mon enfant. Elle se laissa aller contre la Shemqya, les jambes comme du coton. – Oui. Donnez-moi une monture et je vous conduirai. La tête tourbillonnante, Aleytys se sentit hissée sur le dos d’un sesmat. Myawo chevauchait à son côté, son aura tellement scintillante qu’elle le voyait moins comme un homme qu’un grand joyau reptilien. – Va ! siffla-t-il. Elle ferma les yeux. Dans l’étrange rougeoiement d’ambre, elle sentit son esprit tiré vers l’ouest. Sans hésitation, elle conduisit l’expédition contre le camp improvisé où les tanchar sommeillaient en attendant d’attaquer, inconscients du danger qui approchait. Après une demi-heure d’avance régulière, elle tira les rênes et tendit le bras. – Là, marmonna-t-elle. Juste derrière cette éminence. Thasmyo glissa au bas de sa monture. Il fit un grand geste irrité, et les autres hommes l’imitèrent puis se rassemblèrent en silence autour de lui. Myawo flaira l’air. – Pas de gardes, grogna-t-il. Les imbéciles ! (Il descendit de son sesmat et secoua la tête à l’adresse d’Aleytys.) Elle obéit à contrecœur et rejoignit le petit groupe. Les hommes entrouvrirent leurs rangs pour la laisser arriver jusqu’à Thasmyo. – Que sais-tu de plus ? – Rien. (Elle jeta un regard gêné aux visages renfrognés qui l’entouraient.) Seulement que ceux que vous cherchez sont ici. (Elle secoua la tête vers le sommet de l’éminence.) – Allons-y. Ils rampèrent jusqu’à l’endroit indiqué par Aleytys. Puis ils regardèrent de l’autre côté, en partie dissimulés par l’herbe haute. Une vingtaine d’hommes étaient allongés, la tête vers les sesmatwe entravés. Thasmyo s’accroupit à côté d’Aleytys et fixa d’un air tendu la bannière flottant sur un épieu fiché dans le sol. – Tanchar, grogna-t-il. Aleytys déglutit. – Vous les tenez, chuchota-t-elle. Laissez-moi rentrer au camp. – Non, siffla Myawo. Thasmyo hocha la tête. – Guérisseuse, dit-il doucement, nous aurons besoin de toi si certains sont blessés. Acceptes-tu ? A contrecœur, Aleytys branla du chef. – Bien. (Il examina ses hommes avec détermination.) Allons-y, chuchota-t-il. Les zabyn hochèrent la tête et se mirent à ramper vers le bas de la petite colline. Aleytys s’agenouilla et s’enveloppa la poitrine en plaçant les mains sur les épaules, frémissant sous la violence qui planait dans l’air. Quand la ligne irrégulière des combattants atteignit la base, les sabres brillèrent au clair des lunes, blancs, puis rouges… Les tanchar sortirent léthargiquement de leurs couvertures, mais trop tard : ils avaient tous la gorge tranchée avant de s’être remis sur leurs pieds. Pris d’une fureur meurtrière, les zabyn taillèrent en pièces sanglantes les hommes surpris. Oubliée en haut de l’éminence, Aleytys était à quatre pattes et vomissait douloureusement. 7 Raqat rejeta en arrière le rabat de l’entrée et abaissa les yeux. Dans les ténèbres du chon, Stavver était une brume pâle sur le cuir foncé. Elle arracha le rabat en position ouverte et revint vers l’homme endormi pour scruter ses traits voilés par la nuit. Un visage secret. J’étais sûre de le connaître, naguère. Avant l’arrivée de cette femme. Elle lui toucha la joue. Maintenant, maro, tu la regardes… Tu ne me regardes pas comme ça… Elle porte l’enfant d’un autre, et tu ne peux détacher tes yeux d’elle. Brutalement, le chon lui sembla se refermer sur elle. Elle enfila une tunique sans manches et rampa à l’extérieur. La nuit était encore chaude. Aab était déjà couché et Zeb n’était plus qu’une perle argentée reposant sur la ligne sombre de l’horizon. L’aube était proche. Le chon d’Aleytys était juste à côté du herret shemqyaten. Depuis le raid contre les tanchar, elle avait une position très spéciale dans le clan, pas vraiment zabyn, mais pas vraiment étrangère non plus. Raqat renifla sous une rage soudaine et courut entre le cercle de tentes. Elle avait besoin de fuir toutes ces pensées qui flottaient dans la nuit. Elle saisit au passage un bout de bois et grimpa sur une petite hauteur, à peine une taupinière, au sommet de laquelle elle aplatit l’herbe avec son bâton pour chasser tout animal potentiellement dangereux. Puis elle s’écroula, la tête entre les genoux, et pleura. Des sanglots presque étouffés lui secouèrent le corps. Tandis que Zeb disparaissait à l’occident, elle prit son souffle avec peine et s’essuya les yeux. – Khas, marmonna-t-elle. Elle sentit une présence et leva les yeux. Myawo était à quelques mètres, les mains sur les hanches, et la regardait. Elle lui adressa un regard de défi. – Toi aussi, tu es venu te moquer de moi. Khem-sko ? Elle sentit avec écœurement sa voix se casser au dernier mot. Elle s’éclaircit la gorge et cracha à ses pieds. – Non, R’eRaqat. Surprise, elle se raidit devant ce signe de respect. Elle tenta de déchiffrer son expression dans les ténèbres presque complètes désormais. – Après tout, murmura-t-il, tu es zabya. (Il se rapprocha et se laissa tomber à côté d’elle.) Je suis un homme irascible, et rien ne me recommande auprès d’une femme. (Sa voix était devenue suave et la caressait comme des doigts soyeux.) Je suis indigné, tu sais, mari Raqat. (Sa voix était comme une musique dans son corps.) Je suis indigné de la présence de cette étrangère dans notre camp. Il cessa de parler et fit courir ses doigts du haut en bas de son bras. Raqat se mit à respirer plus vite en sentant les muscles raides de ses épaules et de son cou se détendre sous les mains apaisantes. Avec un involontaire frisson, elle se tourna vers lui : il l’allongea sur le dos et continua d’ôter la tension qui habitait ses muscles. Quand elle fut douce et amollie, il fit passer ses lèvres sur son visage, plaça une main à l’intérieur de la tunique fermée et serra les pointes palpitantes de ses seins. De l’autre main, il remonta le bas de la tunique sur ses fesses et jusque sur la taille. Raqat soupira et écarta les genoux pour l’accueillir. Un peu plus tard, elle soupira encore une fois, souleva la main qui reposait lourdement sur sa poitrine et la tint entre les siennes. – Si seulement !… murmura-t-elle tristement. Si seulement tout pouvait redevenir comme avant ! En équilibre sur un coude. Myawo libéra sa main et lui caressa le menton tandis que sa bouche se tordait en un mauvais sourire. – Débarrasse-toi d’elle ! lui glissa-t-il, tentateur, dans l’oreille. Raqat le chassa d’un coup de coude. Elle se leva brutalement et le foudroya du regard. – Je mettrais la main dans le feu pour te faire plaisir ? (Elle eut un rire féroce.) Pas la moindre chance. (Mais sa détermination faiblit quelque peu quand elle le vit s’asseoir en déroulant toute sa longueur.) Je ne pourrais pas. Les R’nenawatalawa… Il tendit le bras et lui prit la main, puis déposa dessus toute une série de baisers. – Il est des patrons plus puissants. Se détendant sous les habiles caresses, Raqat se laissa aller mais hocha néanmoins dubitativement la tête. – Pas pour une Shemqya, murmura-t-elle. – Une Shemqya ayant la protection d’un Khem-sko ? L’astuce innée de Raqat commença à se réaffirmer. Malgré le flot d’émotions qui bouillonnait en elle, elle se dégagea et demanda sèchement : – Pourquoi ? Peu t’importe ce qui peut m’arriver ! Myawo redressa le dos, croisa les jambes et referma méticuleusement son shess. Ses yeux noirs et ronds étaient rivés sur les siens avec une force irrésistible. – Le diadème. Je le veux. La commissure des lèvres de Raqat se releva en un sourire fugitif. Elle affronta son regard sans broncher. – Je le crois volontiers. (Puis elle hocha la tête, un léger regret peint sur les douces lignes de son visage.) Mais elle ne peut l’ôter. – Si elle était morte… (Une voix douce comme la soie.) – Les R’nenawatalawa la protègent. (Le désir luttait en elle contre la prudence.) – Contre Mechenyat ? Raqat reprit son souffle, la peur vibrant sévèrement dans tout son corps voluptueux. – Le Lové, chuchota-t-elle en croisant les doigts des deux mains. Non ! fit-elle soudain… Non… (Mais, cette fois-ci, sa voix s’éteignit.) – Avec le diadème (lui chuchota-t-il avec un sourire et en se penchant sur elle comme s’il eût voulu l’écraser de toutes ses forces ; puis il lui prit les mains et en caressa doucement la paume brûlante.) Avec le diadème, plus rien ne nous résistera, C’est tellement facile. Tellement facile ! Elle meurt. Le diadème me revient. Tu as ce que je veux. Je te protégerai, tu as ma parole. Je le jure sur Son nom. Tu auras le plus grand pouvoir de toutes les Shemqyatwe, plus grand encore que celui de Khateyat. Penses-y… pense… à tout ce que nous pourrons faire… Son chuchotement mourut en un doux sifflement : l’imagination de la fille travaillerait maintenant à sa place. Raqat s’arracha tout d’un coup à l’étreinte et bondit sur ses pieds. – Non ! s’écria-t-elle. Elle descendit la pente en courant, la jupe de sa tunique claquant bruyamment sur ses cuisses puissantes. Arrivée au herret, elle marqua une pause et s’appuya au coin pour reprendre son souffle. Lorsqu’elle releva les yeux, Aleytys se tenait devant elle. – Il ne disait pas la vérité, fit calmement Aleytys. – Tu m’as suivie ! (Raqat recula contre le flanc du chariot et s’accrocha à l’énorme roue arrière.) – Non. Cela ne m’a pas été nécessaire. Raqat, je… je ne peux te faire de mal. Tu n’as pas encore compris que je ne suis pas ton ennemie ? (Aleytys se mordit la lèvre et se tordit les mains comme si celles-ci l’eussent terriblement démangée.) Il… il est en train de t’utiliser. Ne le laisse pas faire. Raqat se redressa, le regard flamboyant. – Laisse-moi encore une certaine dignité, femme. Te faut-il me dépouiller de tout ? – Raqat… Raqat s’écarta du chariot et passa à côté d’Aleytys, la laissant seule dans les ténèbres, la froide rosée sur les pieds et à l’âme un froid glacial. Lorsque Hesh lança un éventail de lumière bleue à côté de Horli, Raqat se glissa vers le chariot d’eau, le regard braqué sur les cheveux blancs ébouriffés de Stavver. Il se retourna en l’entendant approcher. – Esclave ! fit-elle. Il la regarda en silence et posa les seaux de son joug pour que le ra-mayo puisse les remplir. – Esclave. Esclave. Esclave. (Une voix stridente presque coupée d’un sanglot.) Tiens-toi à l’écart d’elle, tu entends ? Stavver se baissa pour remettre le joug sur ses épaules. Elle le fit pivoter en le prenant par le bras. – Regarde-moi. Tiens-toi à l’écart. Eh bien ? fit-elle, les lèvres tremblantes, comme il ne répondait pas. Stavver haussa les épaules. – Je t’entends, dit-il avec insolence avant de s’éloigner avec son fardeau. Quand les feux furent bas, ce soir-là, Raqat se glissa hors de son chon et se rendit jusqu’à celui de Stavver. Elle fut soulagée de le trouver seul, allongé nu sur le cuir. Elle s’approcha et le secoua. – Stavver, chuchota-t-elle d’une voix pressante. Il marmonna et ronfla. Elle le secoua encore. Il cligna des yeux. – Qu’est… – Stavver, c’est moi. Raqat. Il se redressa, le visage pincé en un renfrognement irrité. – Raqat ? Merde, ne peux-tu me laisser dormir un peu ? (Il bâilla et s’étira.) Quelle heure est-il ? – Je ne sais pas. Tard. Cela a-t-il de l’importance ? (Elle l’empoigna de ses mains brûlantes.) Stavver, j’ai besoin de toi ! La commissure de ses lèvres s’abaissa en une déplaisante grimace. – Que se passe-t-il quand un esclave refuse d’obéir à un ordre ? demanda-t-il d’une voix froide et insultante. Raqat s’humecta les lèvres. – Ce… cela dépend. On peut le tuer. La voix emplie de mépris, Stavver annonça lentement : – Ote ton cul de là avant que je te fiche dehors à coups de pied. – Stavver… – Vas-y. Raconte au clan que je ne peux plus te supporter. Et regarde bien leur grimace quand ils iront assister à l’exécution. (Il lui adressa un sourire cruel.) Gémissant comme un sesmat malade, elle tourna sur les genoux et sortit du chon puis courut à l’aveuglette avant d’emboutir un corps mince. – Toi ! (Ses mains se transformèrent en griffes devant le visage d’Aleytys.) Aleytys lui prit les bras par les poignets et les tint jusqu’à ce que Raqat éclate en sanglots sous les émotions qui faisaient rage en elle. Aleytys la fit s’allonger sous son étreinte tendre, la réconfortant comme elle eût réconforté Twanit au cours de l’une de ses crises de larmes. – Chut… ce n’est pas si grave ! Nombreux sont ceux qui t’aiment, Qati. Qati, oh, silence, ma chérie ! Tu es plus forte que tu ne l’imagines. Tu n’es pas seule, ma petite. Mmm… mmm… le temps guérit ce genre de blessures. C’est un voleur, un étranger… Tout en caressant le dos frissonnant, Aleytys sentait la souffrance interne de la jeune fille. Elle essaya de la réconforter, puis se tendit mentalement pour la guérir, la calmer, pour que Raqat ressente empathiquement la paix dans son âme tourmentée. Elle inspira longuement et en tremblant, puis s’écarta d’Aleytys. – Pourquoi… comment peux-tu… ? – Touche ma main, lui dit Aleytys en la lui tendant. Elle s’agenouilla doucement, les genoux contre ceux de Raqat, les yeux plongés dans les siens. Au bout d’une minute d’hésitation, Raqat toucha de ses doigts la paume étroite. – Que ressens-tu ? Raqat se renfrogna. Elle arracha sa main avec impatience. – Tu sais ce que je ressens. – Oui. Et davantage que tu ne l’imagines. (Aleytys poussa un soupir.) Je ne peux rien y faire, tu sais. Je n’ai pas l’intention de fouiner. Mais je ressens ce que tu ressens, aussi comment puis-je ne pas avoir mal quand tu as mal ? Je t’en prie. Je peux t’aider. Me le permets-tu ? Raqat bondit. – Je ne veux aucune aide. Tiens-toi à l’écart, tiens-toi à l’écart de mon esprit ! – Raqat… (Aleytys se leva et tendit les mains.) Je t’en prie. En hésitant, à contrecœur, Raqat reposa ses doigts dans les paumes d’Aleytys, puis ferma les yeux en sentant la chaleur et la quiétude se déverser comme du miel sur son âme troublée. Plusieurs minutes, les deux femmes restèrent comme des statues dans le clair de lunes argenté, muettes, immobiles, respirant à peine. Puis Raqat poussa un long soupir et se libéra doucement. – Je… je te remercie, Aleytys. – Raqat… – Qu’y a-t-il ? – Méfie-toi du Khem-sko. Je t’en supplie. Raqat éclata de rire et retourna avec lassitude vers son chon. 8 Un visage énorme flottait dans le noir, tournant sans cesse. Il luisait, comme humide, les pupilles fendues en ovales distendus, les grands yeux jaunes cherchant aveuglément, amortissant inexorablement le mouvement de balancier pour finir par se pointer directement sur elle. Les minces narines horizontales vibrèrent quand il flaira une odeur illusoire. Le trou béant de la bouche s’ouvrit en une parodie de sourire, révélant des dents bizarrement humaines. Une griffe à la fourrure grossière apparut et désigna Aleytys. Elle se tordit sur le cuir, transpirant, haletant d’horreur. Ses yeux s’ouvrirent brutalement, et elle fixa le noir étouffant. Ahai, pensa-t-elle, je regrette de posséder ce don… parfois ! Avec un maigre sourire, elle roula sur le côté et referma les yeux. Dans les ténèbres confinées de son chon, Myawo était accroupi au-dessus d’un feu verdâtre qui se reflétait sur les complexes dessins peints sur son maigre corps nu. Il oscillait et lâchait des syllabes sifflantes à l’adresse du feu, sur lequel il répandait une poussière violacée qui brûlait en produisant un serpent en spirale de fumée. Elle tournait autour du corps luisant et finit par emplir le chon tout entier. Un rai de lumière se glissait par le rabat du chon de Raqat. A l’intérieur, la petite lampe en poterie rougeoyait, projetant des ombres dansantes sur les parois incurvées. Un doigt de fumée verdâtre rampa à l’intérieur et se transforma en nuage qui emplit tout le chon. Lentement, imperceptiblement, il s’épaissit au-dessus de la forme endormie. Raqat remua et s’assit, une expression vitreuse dans les yeux. Elle frotta mollement son visage et fixa la lampe. Lentement, mystérieusement, la fumée se lova autour d’elle et déposa sur sa peau sombre une pellicule vert violacé. Au bout d’une minute, Raqat tâtonna sous le cuir et sortit un poignard qu’elle avait naguère pris a Stavver. Elle s’agenouilla à côté de la lampe et se mit à passer une bande de cuir sur la lame argentée. Haut… bas… haut-bas… haut… bas… haut… bas… Un sentiment de culpabilité et de colère bouillonnait en une bile amère, lui brûlant la gorge… haut… bas… le cuir glissait facilement sur l’acier brillant… Non, non, je ne la hais point. Haut… bas… la colère crût comme un être vivant – haut… bas… Quand elle sera partie, tout redeviendra normal. Elle lâcha la bande de cuir et se mit à quatre pattes en serrant toujours le poignard. Et rampa hors de la tente en lâchant des marmonnements incompréhensibles. A l’extérieur, les nuages des montagnes occidentales voguaient devant les lunes. Un vent d’ouest balayait le camp et plaqua la tunique contre son corps et ses cheveux sur son visage en une folle danse. A travers les clameurs assourdies de la tempête sèche. Raqat avançait calmement, régulièrement, presque aveuglément. Aleytys se tortilla dans son sommeil, tenta de se réveiller : mais, comme en un cauchemar, elle ne répétait que des efforts inutiles et interminables ne menant nulle part. Raqat écarta le rabat, se courba et rampa à l’intérieur. Aleytys était allongée, à demi-nue, ses nattes écartées en un large V. Raqat aperçut l’éclat du diadème, spectral, à moitié dans et hors de la réalité. A l’intérieur de son corps, Aleytys gémit et se débattit encore pour bouger. Une longue note tinta alors à travers sa paralysie, et elle ouvrit les yeux : le cauchemar était réel. Elle haleta devant le visage brutal, à peine visible dans la pâle lumière produite par le diadème. Elle s’humecta les lèvres et recula, enfonçant ses coudes dans le cuir. Les yeux vides, les lèvres étirées en un sourire sans joie, Raqat leva la dague. Aleytys lui lança d’une voix rauque : – Raqat, ne… Elle vit le poignard osciller, vit et sentit une espèce de terreur dans la jeune fille, une terreur immédiatement recouverte d’une rage insensée. Aleytys se tendit pour essayer de la toucher. Le diadème tinta et le chon s’emplit d’une lumière ambrée. Raqat se pencha en avant comme le diadème tintait à nouveau en de douces notes séduisantes. Elle lâcha le poignard, qui vint érafler la peau sur l’estomac d’Aleytys, juste avant que le corps soit paralysé. Quand Raqat toucha le diadème, Aleytys sentit ce contact vibrer dans tout son corps. Elle essaya de bouger, mais elle était impuissante et distante. Elle vit le rabat qu’on écartait encore ; le visage pâle de Stavver apparut, les cheveux en bataille, agités par le vent. Elle l’implora des yeux. Elle hurla sa souffrance. Mais seuls les joyaux étoilés émettaient un son dans le chon. Le corps de Raqat sursauta et se tordit tandis que le diadème luttait contre Mechenyat dans l’enclos de son esprit… Aleytys sentit quelque chose de mince et de fumeux chassé de Raqat… quelque chose qui brûla le long de ses propres nerfs… arraché à Raqat par les joyaux. Elle entendit le doux et captivant murmure de leurs notes. Des yeux s’ouvrirent au fin fond de son esprit, de grands yeux d’ambre, graves et sombres. Elle eut l’impression de mourir. Les ténèbres se refermèrent autour de son esprit torturé. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, quelques minutes plus tard, Raqat avait disparu et Stavver était agenouillé à l’entrée de la tente, le clair des lunes peignant l’horreur sur son visage. Sa tête était libérée du fardeau. Elle déglutit douloureusement et humecta ses lèvres. Puis elle se leva sur un coude et coassa : – Où est Raqat ? Que s’est-il passé ? – Quand je l’ai touchée, elle s’est enfuie. (Il entra et s’agenouilla à son côté.) Voilà donc où est allé le diadème. Avec un cri rauque, elle se dressa, rendue maladroite par le poids du bébé dans son ventre, et faillit le renverser en s’agrippant à lui. – Enlève-le-moi. Je t’en prie, Stavver, enlève-le-moi ! (Elle enfonça frénétiquement les ongles dans sa chair.) Enlève-le-moi. Enlève-le-moi ! Elle nicha la tète dans sa poitrine, les larmes sur la figure, le corps tressautant sous les rudes sanglots nés de sa terreur. Il fit une grimace et lui tapota l’épaule. – Du calme, femme, sinon le camp tout entier va nous tomber dessus ! Ecoute. Je voudrais bien pouvoir t’aider, crois-moi, fit-il sèchement. J’aimerais récupérer le diadème. (Il hocha la tête.) Je l’ai volé mais ne puis le contrôler. (Il rejeta en arrière la tête d’Aleytys et de ses doigts légers essuya les larmes.) Calme-toi, ma chérie. Quand nous quitterons ce monde, je trouverai un moyen. Elle lui saisit la main. – Ils le sentent. Ils flairent et le détectent. Je les ai vus. – Qui ? – Tes araignées. De grands yeux jaunes. Tout poilus. – Les limiers RMoahl ! (Il scruta son visage fatigué.) Où ? Elle haussa les épaules. – Pas ici, pas encore. Bientôt, je crois. – Une raison supplémentaire de filer d’ici au plus vite. (Il lui tapota l’épaule d’un air absent puis la recouvrit d’un cuir en caressant doucement le renflement sur sa taille.) Dors un peu. Nous verrons que faire au sujet de Raqat dès le matin.. Tandis qu’elle fermait les yeux, il sortit de la tente et se releva. La nuit était sombre et orageuse, bien que le vent se fût un peu calmé. Quelques obèses gouttes de pluie s’écrasèrent sur son visage et ses épaules. Il regarda autour de lui, puis se glissa vers son propre chon à travers le camp endormi. Dans la matinée, Aleytys sortit de sa tente avec un grognement de lassitude, une serviette au bras. – Une nouvelle journée. (Elle gémit et porta une main à sa taille.) Tu me donnes des coups de pied, petit garnement ! Un instant heureuse, elle descendit vers le fleuve en dansant pour aller se laver. Une abondance d’eau pour la première fois depuis un mois, la sensation de la présence vivante et chaleureuse de son bébé, tout cela la mettait en joie. Elle se nettoya en sifflotant gaiement, puis se sécha sur la rive. Elle lia ses longs cheveux humides. Puis elle renfila sa tunique et son pantalon, soudain renfrognée à la vue du camp derrière les buissons. Elle porta la main à son flanc. – Ils ne se baignent jamais, Vajdson ; on dirait qu’ils ont peur des cours d’eau. Curieux, les Shemqyatwe sont toujours propres malgré cela. Ahi, ma puce, je ne peux me plaindre, le fleuve est pour moi toute seule. Elle lança la serviette sur son épaule et revint vers le camp. Sous les arbres, elle se retourna et examina le cours du fleuve, peu impatiente de retrouver son chon. C’est alors qu’elle aperçut Raqat. – Raqat ? (Elle courut vers la jeune fille, immobile comme une statue sous les rayons du soleil.) Raqat ? Aucune réponse. Elle se précipita maladroitement parmi les roches jusqu’à l’endroit où était assise la jeune sorcière. – Raqat, fit-elle d’une voix pressante. Je ne t’en veux pas. Ce n’était pas ta faute, hier soir. Je le sais. Reviens au camp. Ceci est inutile. Raqat demeura immobile. Aleytys se rapprocha encore. Puis elle parvint à tendre le bras pour toucher le corps. Elle le retira précipitamment. Elle resta paralysée à côté de Raqat et laissa le fleuve apaiser sa douleur par ses susurrements. Elle se retrouva un instant dans la Raqsidan. – Que cela est loin ! Si seulement j’avais encore cette innocence… Avec un soupir, elle prit le bras de la Shemqya pour la relever et frémit en touchant sa chair cireuse. Les hommes passèrent la journée à couper le bois pour le bûcher. Dans le camp, les femmes accomplissaient en silence leur besogne habituelle. Les Shemqyatwe lavèrent Raqat puis l’oignirent d’huiles spéciales. Elles défirent ses cheveux et les peignèrent pour qu’ils se répandent lourdement sur ses épaules. Puis elles la vêtirent d’une longue robe sans manches aux broderies complexes assorties à une coiffe en toile. Horli venait de se glisser derrière la ligne d’horizon. Khateyat se leva. – Montez la garde, dit-elle aux autres. Je reviens dans un petit moment. – Non ! (Shanat bondit.) Qu’elle paie ! – Shanat ! (N’frat lui prit la main et tira dessus, son petit visage rond enlaidi par la colère.) Ce n’est pas le fait de Leyta. Tu sais que Raqat avait cessé de la harceler. Et elle aidait Raqat à se débarrasser de ce sartwen. Laisse-la tranquille ! – Asseyez-vous toutes deux, fit doucement Khateyat ; et elle fut immédiatement obéie. Contenez-vous. Occupez-vous de Raqat. Je vais revenir. Elle trouva Aleytys allongée sur l’herbe, et elle leva les yeux sur la figure sombre de la Shemqya. – Raqat est entrée dans mon chon hier soir avec un poignard avec l’intention de me tuer. Je rêvais. J’ai vu le Khem-sko. Il avait le corps peint. Il se penchait au-dessus d’un… d’un feu. Il était bizarre, vert. L’homme a versé de la poudre dessus, et il en est jailli de la fumée qui s’est enroulée autour de lui pour pénétrer dans le chon de Raqat. Elle… elle s’est posée sur elle. – Mechenyat ! Khateyat tomba à genoux et fixa ses mains d’un air misérable. – Quoi ? – Peu importe ! Continue. – Tu as dit une fois que le diadème se défendait… c’est ce qu’il a fait. Je ne pouvais bouger. Elle l’a touché : j’ai perçu la bataille qui se déroulait en elle. Ahai, Khatya… je n’arrivais pas à bouger. Ni à émettre un seul son. La poussière fut arrachée à elle. Avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, elle s’est enfuie et je… je me suis évanouie. Quand j’ai rouvert les yeux, il ne restait pas le moindre signe de Raqat. – Tu ne m’as pas appelée. Pourquoi ? – Non. (Aleytys s’agita, mal à l’aise.) J’avais peur. Et j’étais épuisée. (Elle s’assit en posant les mains sous son abdomen gonflé.) J’ai pensé que le matin suffirait. (Elle considéra Khateyat avec lassitude.) Je me trompais. On dirait que j’ai pour habitude de me tromper. La femme d’un certain âge toucha doucement la tête d’Aleytys. – Tu es jeune. Tu es très jeune. – Est-ce que… (Elle déglutit.) Est-ce que je vieillirai ? Que va-t-il m’arriver ? Khateyat lui serra les doigts pour la réconforter et lui sourit. Le clair des lunes étincela sur ses dents. – Tu seras en sécurité jusqu’à ce que nous atteignions les montagnes. Les R’nenawatalawa te protègent. – Mais… Myawo ?… – Raqat avait un défaut. Nous ne sommes donc plus vulnérables. (Elle soupira.) Sois prudente, Leyta. Reste à l’écart des autres gens. (Elle pinça les lèvres.) Leyta ? – Oui ? – J’ai beaucoup d’affection pour toi, tu le sais. – Je… – Oui, oui, inutile de me répondre. (Son regard se fixa sur les montagnes lointaines.) J’ai beaucoup de responsabilités. Les miens passent en premier, Leyta. Il le faut. Je ne peux pas faire grand-chose pour t’aider. – Je sais. Au bout d’un moment de silence douloureux, Khateyat parla sèchement : – Ne viens pas ce soir au Nesweym’wet. Aleytys leva les yeux brusquement. – L’incinération ? – Pour Raqat. – Mais elle n’est pas morte ! – Son esprit est parti. Nous lui ferons boire du ne’twat et, comme c’est une Shemqya, nous la donnerons au Nesweym’wet pour que son esprit soit libéré. (Elle se pencha pour caresser les cheveux d’Aleytys.) Je te le demande pour les miens, ne viens pas ce soir. (Elle se releva.) – Attends. – Quoi, Leyta ? (Sa voix était impatiente.) – Attache-moi. – Hein ? – Attache-moi, je t’en prie. Si le diadème décide encore d’agir… tu comprends ? Khateyat hocha brièvement la tête, remonta la berge, les épaules courbées comme si elle eût porté un joug de seaux d’eau. Aleytys se retourna vers le fleuve et fixa les flots. Khateyat revint avec des cordelettes dans les mains. 9 L’intervalle séparant les douleurs était de plus en plus bref. Aleytys serra la main de Khateyat. – Khatya, haleta-t-elle. Mère… – Chut, Leyta, tout va bien ! Ne t’inquiète pas. La voix de Khateyat était un baume apaisant. Sa main serra celle d’Aleytys, puis écarta les cheveux de son visage en sueur. Aleytys haletait et tremblait. Le toit bas du chon semblait l’écraser. Elle se tortilla et essaya de s’asseoir, mais des mains douces et cependant fermes la retinrent. – Khatya ! Pas ici. Je t’en prie. Pas ici. (Elle repoussa les mains et parvint à se mettre à genoux.) Aidez-moi. – Le temps manque. (Kheprat lui toucha l’épaule.) – Aidez-moi, répéta-t-elle d’un ton pressant, puis elle gémit sous un nouvel assaut de souffrance. Je veux être près du fleuve. J’ai besoin d’être près du fleuve. Khateyat revint l’examiner une minute puis hocha la tête. R’prat et N’frat la prirent par les bras et l’aidèrent à sortir de la tente. Les autres femmes enroulèrent les cuirs d’accouchement et les suivirent. Kheprat hocha la tête d’un air désapprobateur et tendit la main vers Khateyat. C’était le petit matin. Horli montrait son nez de rubis au-dessus de la montagne. Les arbres formaient une calligraphie rouge sur le sol rocailleux et sablonneux tandis que le fleuve grondait agréablement, sa musique appliquant un nouveau baume le long de ses nerfs. Elles étalèrent les cuirs d’accouchement et, lorsqu’elle se fut allongée, elle eut l’impression de sentir passer en elle les forces vives de Jaydugar. Et les douleurs reprirent. Un vagissement interrompit les murmures tranquilles du matin. Aleytys se sentait molle, éreintée. La mine souriante et douce de Khateyat apparut au-dessus d’elle. – Tu as un fils, Aleytys. Un nouveau cri exigeant lui coupa la parole. – Un fils robuste et affamé. 10 Les chariots sinuaient lourdement sur une route pleine d’ornières dans une vallée des montagnes longée de falaises abruptes. Assise à côté de Khateyat, Aleytys dévoila un sein qu’elle présenta à Sharl. – C’est ici que vous hivernez ? (Elle examina la vallée dénudée et vaporeuse.) Que mangent les yd’rwe ? Khateyat resta muette, car elle dirigeait l’attelage dans une courbe sinueuse en descente. Une fois celle-ci franchie, Khateyat se détendit. – Nous tuons tout le bétail en dehors de ce qui nous est nécessaire pour la reproduction. (Elle désigna le sol parsemé de sources brûlantes qui dissipaient leur vapeur dans l’air.) C’est notre terrain d’abattage. Là… (De la tête, elle indiqua une falaise monolithique se perdant dans le plafond nuageux.) De l’autre côté, l’herbe est épaisse et le sol protégé des rigueurs excessives de l’hiver. C’est un endroit parfait. Il nous a fallu le défendre à plusieurs reprises. – Le défendre ? Khateyat haussa les épaules. – Il est fréquent qu’un clan devienne cupide, ou que l’hiver soit plus rigoureux ; alors les lieux moins bien protégés ne peuvent abriter la vie. Ils viennent donc avec leurs hommes et leur magie pour nous défier. (Elle fronça les sourcils.) Si l’hiver est dur, l’une de nous ne pourra plus nous aider. Le silence s’installa entre elles. Puis Khateyat soupira. – Quand nous camperons, Leyta, j’ignore ce que tentera Myawo. – Je ne vous ennuierai plus très longtemps, Khatya. Il faut que je rejoigne le Bawe Neswet. – Ah ! Je sais ! C’est un lieu maudit, infesté de mauvais sentiments, fit-elle en dirigeant l’attelage dans la passe. – J’espère ne pas y rester longtemps. (Sharl cessa de téter et commença à malaxer sa chair. Elle changea de sein.) Petit gurb avide ! murmura-t-elle. Non, j’appellerai des gens d’outre-planète. Tu pourrais me fournir une carte ? – Oui. Et emmène l’esclave avec toi. – Hai ? (Aleytys la considéra, stupéfaite.) – Avant que Myawo ne l’utilise. Il est actuellement en train d’exciter Shanat contre nous. C’est très grave. – A vous quatre, vous êtes plus fortes que lui. Pourquoi tolérer ses méfaits ? – Nous avons besoin de toute sa force. Il est l’aspect masculin de notre art. Homme et femme forment un tout qui, s’il est dissocié… (Elle haussa les épaules.) Aleytys ôta le bébé de son sein et referma sa tunique. Elle tendit la main derrière elle, plaça une étoffe sur son épaule et installa Sharl dessus en lui tapotant le dos. – Pourras-tu enlever ses chaînes ? – Oui. Cela, de la nourriture, et des montures. Elle éclata de rire. Ne te montre pas, ma chérie, et laisse-moi organiser ta fuite. 11 Le bébé gazouillait ; il étira sa bouche en un large sourire édenté et lança ses mains maladroites vers les nattes qui se balançaient devant son nez. Aleytys éclata de rire et continua de remuer la tête. – Hii, bébé ! chuchota-t-elle. (Quand elle lui chatouilla l’estomac, il donna d’énergiques coups de pied et rit de tous les muscles de son petit corps.) Ahi, bébé, ahi, Sharl, mon petit chanteur de rêves, mon Vajdson ! Son petit derrière langé reposait contre l’estomac d’Aleytys. Elle prit l’enfant et le berça, fredonnant doucement. Bien plus bas à sa gauche, les étendoirs étaient presque pleins. L’odeur du sang montait parfois jusqu’à elle, porté par des rafales de vent. La moitié du troupeau avait été abattue en prévision de l’hiver. Elle frémit en songeant à sa chance : en tant qu’étrangère, elle n’avait pas le droit de toucher cette viande. Car une interminable file de femmes munies de seaux se déroulait pour récupérer le sang nécessaire à la fabrication du boudin. Et d’autres plaçaient des herbes dans les bandes de chair qui étaient fumées. Assise au-dessus du nuage bas de fumée acre et de vapeur d’eau, Aleytys huma l’air frais et s’appuya contre le mur de granit qui s’élevait d’une bonne trentaine de mètres. Elle dénoua sa coiffe pour que la brise pût jouer sur son cou et son visage. Le bébé était maintenant en plein soleil, aussi l’allongea-t-elle sur sa natte de couchage dans une niche ombragée. Il agita la bouche, soupira et sombra dans le sommeil. Elle le toucha doucement et se détendit contre la roche. Elle observa rêveusement la descente des soleils vers les montagnes. Hesh était revenu au sud de Horli, et l’anneau irrégulier d’hydrogène était un peu plus épais et brillant de ce côté-ci de la planète. – Bientôt la nuit. (Elle toucha le sol chaud à côté d’elle.) Je regretterai un peu de te quitter. Terre, ô ma mère. Une chaleur lui répondit en s’introduisant en elle. Ses paupières s’abaissèrent et elle sommeilla tranquillement. Un gloussement interrompit son rêve. Elle rouvrit les yeux et s’étira. Elle se frotta le cou et aperçut Khateyat sur le sentier étroit. – Tscha ! Vous n’avez pas honte, tous les deux, de dormir paisiblement pendant que tout le monde travaille ! Khateyat s’assit sur une petite roche et lui sourit. – Tu m’as surprise. (Elle ferma à demi les yeux.) Je n’attendais personne ici. (Elle poussa un grognement en se levant et en chassant l’ankylose de ses articulations. Intriguée, elle considéra les étendoirs lointains.) Ils ne travaillent plus. Khateyat l’observait avec une expression sévère. – L’abattage est terminé, Leyta. Je suis navrée, mais j’ai laissé s’écouler trop de temps. Il faut que tu partes. Vite. Tu aurais déjà dû le faire. – Dès qu’il fera nuit, annonça Aleytys en considérant les deux soleils. – Myawo a été occupé, mais il ne t’a pas oubliée. J’ai sellé des sesmatwe pour toi et l’esclave et j’ai mis dans les sacoches de la nourriture et les affaires du bébé. Ainsi que la carte pour rejoindre le Bawe Neswet. Vas-y. N’attends pas la nuit, ajouta-t-elle avec un regard en direction de la piste étroite. – Khatya… – Non, non ! (Elle arpenta nerveusement le sentier.) Je détournerai son attention. Par un moyen quelconque. Emmène Sharl et va-t’en. Sinon tu ne pourras plus jamais partir. – Il me faut te remercier, Khatya, dit Aleytys en se penchant pour prendre son enfant endormi. – Le temps manque, Leyta. (Khateyat la repoussa de ses mains qui tremblaient.) Va, Va ! (Ses paroles étaient brèves, sèches, nerveuses.) Dépêche-toi. J’ai peur… cours… hâte-toi ! (Ses mains assenèrent quelques petites tapes sur le dos d’Aleytys.) Les doigts indiscrets d’un tambour surgirent alors des voiles de fumée et de vapeur. Khateyat se raidit. – Trop tard ! dit-elle sombrement. Ecoute. – Un tambour. J’entends des tambours tous les jours, ici. – C’est le Nayal… Je ne voulais pas que ton sang retombe sur les mains des miens ! s’exclama-t-elle. – Cette idée ne me plaît pas davantage, fit sèchement Aleytys. Mais n’oublie pas, mère, que le diadème me protège. Pourtant, je ne désirerais blesser personne, même Myawo, puisque vous en avez besoin. Cependant, fais-moi une promesse… – Quoi, ma fille ? – Prends soin de Sharl si je suis tuée, je t’en prie. Aime-le pour moi, je t’en supplie. (Elle caressa le dos de son bébé.) Il a besoin d’être aimé, il faut qu’il soit aimé. (Elle riva son regard sur celui de Khateyat.) Tu sais combien c’est important pour moi. Je t’ai raconté ma vie. Khateyat hocha lentement la tête. – Ne t’inquiète pas, ma fille. Il sera mon fils. Si c’est nécessaire. Comme les coups de tambour commençaient à palpiter dans le sang d’Aleytys, elle poussa brutalement l’enfant entre les bras de Khateyat. – Tu vas devoir lutter, Leyta, mais les deux sesmatwe seront prêts à l’ouest du camp. Avec Stavver. Libère-toi le plus vite possible. Et lutte, Leyta, lutte ! Que nul sang ne soit répandu. Aleytys haleta un remerciement et s’engagea en titubant sur le sentier, attirée de plus en plus fort par le rythme du tambour. Aab et Zeb montaient vers le zénith. Aleytys battait impatiemment la semelle à l’intérieur du cercle dessiné sur le sol. Un coup sec sur un tambour ténor fracassa le silence tendu. Myawo s’avança solennellement vers elle, et il provoqua en elle un gloussement. Il ne portait qu’un pagne et était peint sur tout le corps. Les serpents de couleur luisaient sous la lumière du feu. Elle se calma brutalement en percevant l’aura de pouvoir qu’il exsudait. Ses maniérismes fondaient devant cette lueur presque tangible. Elle arbora un air de défi. Myawo s’arrêta à un pas de la ligne qu’il avait tracée une heure auparavant. Il lui sourit triomphalement. Il se mit à danser au rythme du petit tambour, de plus en plus rapidement. Il appelait toutes les forces bouillonnantes de Mechenyat. Sa voix devenait stridente. Aleytys l’observait, fascinée et oubliant presque le péril qui la menaçait. Il érigeait autour d’elle une barrière circulaire. Et la douleur familière réapparut alors autour de ses tempes. Elle frémit, ses mains se raidirent, ses doigts se transformèrent en griffes. Elle leva ses bras à contrecœur et toucha les pétales… pour être mentalement écartée, comme avant. C’était maintenant contre le diadème qu’elle luttait. Mais la souffrance courut sur ses nerfs et fit de son corps un drap de douleur quand ses doigts dépassèrent la ligne tracée par Myawo. Elle sentait l’influence du diadème disparaître puis revenir, telle une peau de serpent. Une corde de lumière lui mordit l’épaule comme une flamme. Elle gémit et se tordit. Puis toute la puissance du diadème reparut. Elle se sentait comme un mikhmikh dans une cage, s’efforçant de sortir de ce corps esclave. Elle vit ses mains se tendre vers Myawo sans qu’elle pût s’y opposer. La corde de lumière retomba sur une épaule. La douleur lui permit un instant de baisser les bras et de haleter : – Khem-sko, ne… éloigne… éloigne-toi de moi… je ne peux… si je touche… si je te touche… Ses incantations s’interrompirent : il la regardait fixement, tenant à la main la corde de lumière faiblissante. Elle tituba dans tout le cercle, ses minces bras bruns raidis par l’effort qu’elle fournissait pour les maintenir verticaux. Elle se rapprocha encore de la ligne et recula brutalement. Ses doigts se tendirent à nouveau et franchirent la ligne. Le feu envahit tout son corps. Sa bouche s’ouvrit en un cri muet. Elle se tordit, se débattit, tenta de se dégager… un pas en avant… un pas en arrière… sur le côté. Elle sentit les tendons de son cou se transformer en câbles. Myawo recula légèrement devant les doigts usés par le travail, sa corde de lumière pendant mollement, parcourue d’étincelles mourantes. Elle l’implora des yeux. Je n’y peux rien, se lamenta-t-elle mentalement. Je ne puis arrêter ceci. Ses incantations reprirent : Ses mains tracèrent des mandalas circulaires de feu vert et violet. Une bise infernale la frappa et la fit tournoyer. Elle sentit des mains invisibles lui agripper la taille, les bras, les jambes. Des douzaines de mains. Avec des griffes pointues qui lui perçaient la chair. Des syllabes hurlantes lui chuchotèrent des obscénités. Mais les griffes disparurent aussi vite qu’elles étaient venues. Seul son esprit continua de tournoyer jusqu’à que les larmes jaillissent de ses yeux. A travers les mugissements des rafales démoniaques et les grognements gutturaux de Myawo, elle perçut, de plus en plus fortes, les ondes de charme que produisaient les pétales. La noirceur de la nuit se teinta d’un rougeoiement d’ambre clignotant. La déconvenue s’entendit dans les vents, et l’incantation de Myawo s’amplifia. Le bruit terrifia Aleytys. Des syllabes horribles qui n’étaient pas prononçables par une gorge humaine noyèrent le tintement du diadème. La fatigue répandit son poison dans son corps, mais les vents ne lui laissèrent aucun répit, lui faisant accomplir des pirouettes compliquées. L’incantation sembla se durcir. D’incorporelles mains glacées lui saisissaient les bras et les jambes. Elles tinrent bon, cette fois-ci, et l’envoyèrent tournoyer de plus en plus haut au-dessus du sol. Le feu n’était plus qu’une pointe d’aiguille sur la surface noire du monde. Les mains la conduisirent jusqu’au-dessus d’un nuage qui voguait autour d’elle comme une fumée froide et dépourvue d’odeur. Les mains disparurent, et elle tomba, faisant la culbute à travers les airs ; le vent chassa les cheveux de sur son visage, un vent naturel provoqué par la vitesse de sa chute. Elle sourit en se rappelant les instants qu’elle avait passés dans le cerveau de l’épervier… cent ans auparavant, lui semblait-il. Et elle se sentit un peu triste que son aventure se termine ici. Le diadème repris alors le dessus. Il tinta, et sa chute se ralentit. Son corps pivota ; elle se retrouva droite et finit par descendre comme une feuille morte. Dès qu’elle eut touché le sol, une pierre jaillit des ténèbres et heurta une épaule. Une autre manqua sa tête. Un grognement animal jaillit d’une douzaine de gorges. Une nouvelle pierre la toucha à la jambe. A l’épaule. Son irrésistible désir de vivre la poussa à courir dans les ténèbres. Elle titubait, trébuchait puis se relevait sous l’aiguillon des hurlements de ses bourreaux. Elle perçut devant elle un son différent, le vagissement plaintif de sesmatwe irrités. Leur ombre pâle apparut dans l’obscurité quand elle tourna derrière une roche. Stavver la saisit quand elle s’arrêta en titubant. – Leyta. (Khateyat lui tapota l’épaule.) Tiens. (Elle lui tendit un ballot enveloppé dans du cuir.) Bon voyage, et que soit béni le reste de ta vie ! (Elle toucha la joue d’Aleytys.) Ma fille. Stavver s’était hissé sur la couverture qui servait de selle. – Allez, monte, fit-il impatiemment. Il faut qu’on fiche le camp d’ici. Aleytys hocha la tête et s’installa sur le sesmat, veillant à ne pas réveiller le bébé. – Tiens, Leyta, mets ça sur ton épaule. C’est un couffin. – Merci. Khatya. (Elle installa le bébé dedans et le mit sur son épaule. Khateyat posa une main sur son genou.) – J’ai indiqué à Stavver le chemin à suivre. (Un hurlement parmi les arbres. Elle reprit en hâte :) Que les R’nenawatalawa te bénissent. Stavver lâcha une exclamation d’impatience et démarra. Aleytys donna un coup de genou à sa monture et répondit : – Je regrette que tu ne sois pas réellement ma mère. Elle enfonça les talons dans le flanc du sesmat et plongea dans les ténèbres à la suite de Stavver. 12 Stavver attisa le feu. – Encore une journée, probablement, grommela-t-il. – Ahi, au moins ! (Aleytys s’étira et bâilla.) Le voyage aura été long, pour moi. Tu penses que nous devrons attendre longtemps tes amis ? – Ça dépend de qui répondra. (Il la regarda se pencher sur le bébé.) Laisse ce gosse tranquille et viens ici. Elle leva la tête et lui sourit d’un air ensommeillé. – Non. – Tu étais mieux disposée auparavant. – J’ai déjà été enceinte. Je ne veux pas d’un enfant de toi. Je suis fatiguée, Stavver. Nous devrons nous lever tôt. Il l’attrapa par la nuque et ses longs doigts se nouèrent sur ses tresses. L’autre main lui caressa le visage puis les seins. La sentant réagir, il se pencha pour lui embrasser les paupières puis la bouche… jusqu’à ce qu’elle se dégage en haletant. – Non, je suis sérieuse, voleur. (Comme il revenait à l’attaque, elle lui tapa sur les mains.) Ne fais pas l’idiot ! Tu sais ce qui arrive à ceux qui sont autour de moi. Il grogna et haussa les épaules. – Comme tu veux. – Je n’y manquerai pas. Et tu ferais bien de dormir aussi, dit-elle en se glissant sous ses couvertures. Il renifla et disparut dans les ténèbres. Aleytys ferma les yeux. Mais, dans la nuit, un point de lumière sortit des ténèbres et s’ouvrit en une image étrange et effrayante. Aleytys s’agita et gémit, aux prises avec un cauchemar. Les nerfs en alerte. Stavver se releva à la hâte et regarda alentour, puis vit Aleytys se tordre sous ses couvertures en marmonant. Il tendit la main pour la réveiller, puis s’arrêta et attendit que cesse le rêve. Sur l’écran, des kilomètres de prairie ondoyante défilaient comme du papier hygiénique froissé. Les fibres sensorielles des pompons orange qu’il avait sur les tempes palpitèrent quand Sensai procéda à l’agrandissement graduel pour examiner le monde qui tournait lentement sous le vaisseau. Aleytys cria devant la vision de la monstruosité poilue qui la fixait. Des océans, des montagnes, des plaines, un lac bleu. Sensai tapa sur l’écran. – Là. Le vaisseau est au fond de ce lac. Immobile. Mok’tekii fit cliqueter une pince. – Si le vaisseau est mort, le diadème est activé, et le voleur n’est donc pas mort. (Ses narines frémirent d’inquiétude.) Chiisayii entra bruyamment dans la pièce avec un plateau de tamago bouilli et des tranches de shimsi présentées avec art. Le Trois attendit que les autres remarquent sa présence. Sensai coupa l’écran. – Waii. Ce que nous redoutions. Mais nous ne tarderons plus à récupérer l’objet. Il pivota et se dirigea vers la nourriture. Aleytys frémit quand la lumière s’éteignit. Elle se rendormit. Stavver regarda s’apaiser son visage. – Fini, marmonna-t-il. Pus il la secoua pour la réveiller. – Qu… Stavver ? Je croyais t’avoir dit… (Elle se frotta les yeux et se releva.) Qu’est-ce que tu veux ? – Tu rêvais. Je connais tes rêves. Qu’as-tu ? – Ahai, mon ami, si ce que j’ai rêvé est vrai, nos affaires vont bien mal. J’ai vu ceux que tu appelles les limiers RMoahl. Ils sont au-dessus de Jaydugar. Ils savent où est ton vaisseau et sentent le diadème. Il se rassit sur les talons. – Voilà donc comment ils procèdent. Merde ! Plus de temps à perdre. L’aube est proche. Lève-toi. Nous partons immédiatement. 13 C’était le matin et Horli montrait le haut de sa tête. La monture d’Aleytys marcha sur une pierre ronde qui roula. L’animal tomba à genoux. Aleytys heurta le cou du sesmat, puis se cogna encore le nez quand l’animal se releva. Elle serra la crinière pour se redresser. Une lance courte siffla à un cheveu de sa tête et alla claquer contre la paroi rocheuse. Aleytys recula, surprise, puis cria quand une autre lance lui arracha douloureusement sa coiffe. Elle plongea du dos de sa monture en serrant le couffin et se réfugia derrière une pile de roches avant que rebondisse sur le sol la troisième lance. Elle gémit en sentant sa cheville céder sous son poids. Elle changea de position pour la masser tout en examinant la piste. Sharl se mit à pleurer, effrayé par cette soudaine brutalité. Elle le prit entre ses bras tout en s’étonnant que la route fût toujours déserte. Puis elle le posa derrière un gros rocher. Soudain, elle aperçut cinq hommes qui s’avançaient vers elle avec un large sourire narquois. Elle les connaissait tous. Ses bras se mirent à trembler. – Où est Myawo ? chuchota-t-elle. Où est-il ? Et Stavver, que fait-il ? Il était devant moi. Elle se décida soudain et s’avança sur le sentier, tournant le dos aux cinq hommes. Lorsqu’elle arriva un peu plus loin, clopinant, elle découvrit Stavver, son sesmat transpercé par une lance. Un homme devant, un autre derrière, le menaçaient avec un sourire de bêtes sauvages. Et elle aperçut alors Myawo qui lui souriait aussi. Elle fit volte-face et se précipita vers les cinq medwe ; mais elle dut s’arrêter devant leurs lances. Lentement, pas à pas, elle dut reculer vers Myawo. Elle tortilla sa chevelure sous la déconvenue et la peur. – Ah, Madar… gémit-elle. Aide-moi !… Une grappe de notes pures et suaves sonna alors dans l’air tendu. Aleytys haleta et tomba brutalement à genoux. Si elle était effrayée auparavant, elle était maintenant paralysée. – Je… (Mais ce mot ne fut qu’une lamentation.) Une note aiguë descendit vers un grognement de basse. Les cinq hommes arborèrent une abominable parodie de lents mouvements humains. Puis ils stoppèrent, arrêtés au beau milieu d’un pas. Aleytys déglutit, avec une impression étrange, celle de pouvoir remuer dans une espèce de gélatine en formation. Ses mains se déplacèrent alors. – Non, chuchota-t-elle. Mais ce son ne retentit que dans son crâne. Impuissante, elle vit les mains s’emparer d’une lance, l’arracher aux doigts raides du medwey, l’enfoncer dans sa poitrine, puis dans celle des quatre autres. Les cinq hommes étaient morts. Prise dans cette transe temporelle, elle vit que la pointe n’était même pas rougie par le sang : il n’avait pas eu le temps de se déposer dessus. Elle fit face à l’autre groupe entourant Stavver. Ses petits doigts bruns et robustes prirent un poignard à une ceinture et tranchèrent trois gorges. Ils s’arrêtèrent devant Myawo. – Non ! cria-t-elle à ce qui l’habitait. Les zabyn ont besoin de lui, sinon ils seront détruits. Je t’en prie… Le corps qu’elle occupait ralentit et recula devant Myawo. Le bourdonnement qu’elle percevait presque devint un hurlement strident. Le manche du poignard fut soudain froid dans sa main. Elle sentit sur son visage la brise chaude. Elle lâcha l’arme, qui claqua sur la roche du sentier. Elle entendit derrière elle une série de chocs sourds et de claquements. Elle tomba à genoux en se prenant la tête à deux mains. Stavver grogna. Il évita la mare de sang à côté des hommes égorgés et s’approcha de Myawo. – Pourquoi diable t’a-t-elle laissé en vie ? – Stavver ! lança Aleytys. Laisse-le tranquille. (Elle ferma les yeux une minute puis s’adressa à Myawo.) Va-t’en, veux-tu ? J’ai promis à Khateyat… Ahai, Khem-sko, sais-tu que tu as échappé à la mort de justesse ? Va-t’en et laisse-nous tranquilles. Je ne sais pas si j’arriverai encore à le retenir. Comme Myawo hésitait encore, les yeux affolés, elle gémit : – Ay-mi, es-tu vraiment stupide ? Même sans ma magie, Stavver pourrait te régler ton compte. En effet, celui-ci eut un large sourire en levant le poignard qu’il venait de récupérer dans la mare de sang. L’air renfrogné, Myawo évita les corps et disparut au premier virage. – Comment diable as-tu fait ça ? demanda Stavver. Le regard d’Aleytys se posa sur les corps allongés dans le liquide pourpre en train de coaguler, palpé par une multitude d’insectes. Terrifiée par ce qui l’habitait, elle ferma les yeux et tapa des poings sur ses cuisses tandis que les larmes lui baignaient les joues. Enervé par ce qu’il considérait comme une réaction excessive, Stavver donna un coup de pied dans un caillou qui alla rebondir contre la paroi rocheuse puis, mollement, sur un cadavre. Le parfum acre du sang commença à l’écœurer. Il se retourna : elle avait les yeux fixés sur lui. – Je n’ai pu l’empêcher, dit-elle en déglutissant et en passant le dos de sa main sur ses yeux brûlants. Il sourit et lui tapota la tête. – Pauvre petite chatte ! Tu passes de bien mauvais moments. Elle ferma les yeux et s’appuya contre sa main. – Je souhaiterais presque être morte. Stavver… – Quoi ? – Je suis maudite. Tu ferais mieux de me quitter. – Pas de ça, ma petite. (Il gloussa.) Allez, prends le gosse. Qu’en as-tu donc fait ? – Sharli ! (Elle bondit.) Ahai, j’oubliais Sharl. Elle se précipita derrière les rochers où elle l’avait installé. L’enfant était en train de sucer tranquillement son poing. Elle prit le couffin et l’attacha sur son épaule. Le bébé s’endormit presque aussitôt au contact de la chair maternelle. Tandis qu’elle redescendait en direction de Stavver, un essaim d’insectes lui plongea dans les jambes. Elle vit que le bas de son pantalon était imbibé de sang, ainsi que ses mocassins. Elle sentit se serrer son estomac. – Une chance que je n’aie rien mangé… Il leur fallut une heure de marche pénible avant d’arriver au-dessus d’une vallée surmontée d’un voile de vapeur chaude qui lui frappa le visage telle une main brûlante. Elle posa une main sur l’épaule robuste de Stavver en observant ce spectacle mystérieux. – Le Bawe Neswet. Le vaisseau est censé se trouver quelque part dans le coin. Est-ce que tu l’aperçois ? – Nous sommes trop loin. (Il baissa la tête et examina son visage.) Tu pourras encore marcher une heure ? – S’il le faut, répondit-elle avec lassitude. – Nous pourrons nous reposer au fleuve. Et manger un brin, fit-il en désignant le sac de selle qu’il portait depuis l’embuscade. Aleytys s’écarta en riant. – J’ai fait la moitié du tour de la planète, mais je te jure que ceci est la phase la plus longue. – Attends un peu que nous partions en vaisseau… Mais maintenant, prudence. La descente est abrupte. Elle plaça le couffin de plus en plus pesant en équilibre parfait et s’engagea sur le sentier sinueux à la suite du voleur. Une heure plus tard, elle s’écroulait sur la berge du fleuve. Elle se frotta encore le visage. – J’ai besoin d’un bon bain. – Et un de ces jours tu t’useras la peau jusqu’au sang. – Aide-moi à enlever ces bottes dures comme la pierre, maintenant. Il s’exécuta et lui massa les pieds. – Méfie-toi quand même de ces eaux tropicales. Tu n’auras pas peur si je te laisse seule pour aller chercher l’appareil ? – Tu ne crois pas que c’est plutôt les autres créatures qui devraient avoir peur de moi ? – Un point pour toi, fit-il en éclatant de rire. Mais ne t’inquiète pas si je reste absent un certain temps. Le temps que je le trouve, que j’envoie un message, qu’il soit reçu.. – D’accord, mais soit prudent, Stavver. Son visage était redevenu très sérieux. Il hocha la tête et s’engagea dans le tunnel de feuille qui suivait le fleuve. Le bébé pleurait et Aleytys le sortit de son couffin pour lui donner le sein. Il s’alimenta goulûment, comme d’habitude. – Hai, mon petit chanteur de rêves vorace ! Elle lui caressa la nuque puis sombra dans une transe rêveuse tandis qu’il se remplissait le ventre. Une heure plus tard, elle se savonnait les cheveux en sifflotant. – Aleytys. Elle leva brutalement la tête et lâcha ses herbes à savon. – Stavver ! Déjà ? Tu l’as trouvé ? Elle se précipita sur lui. – Aleytys, tu vas éclabousser la moitié du fleuve sur moi, fit-il en riant sous le flot de mousse et d’eau. Elle bondit impatiemment sur la pointe des pieds. – Peu importe. Raconte-moi vite ! – J’ai trouvé l’appareil, dit-il avec calme. Et une amie était suffisamment proche pour me répondre. Elle sera ici dans quelques heures. – Une amie ? Une petite amie à toi, sans doute ? Il gloussa. – Je ne crois pas qu’elle aimerait se voir attribuer ce titre. Maissa se tient toute seule sur ses jambes. – Tant mieux pour elle. Il tendit la main, et son pouce essuya les joues humides. – Petit esprit des eaux, fit-il d’une voix de gorge. Sa main s’attarda ensuite brièvement sur son épaule puis descendit jusqu’aux seins. Aleytys soupira et fondit contre lui un instant… puis le repoussa en haletant. – Je t’ai déjà dit que je ne veux pas d’autre bébé. Il se renfrogna, se tourna et disparut dans la jungle. Surprise, Aleytys alla chercher ses vêtements, décida d’abandonner son pantalon souillé, sa tunique lui descendant jusqu’à mi-cuisse, mais ne put retrouver ses mocassins. Elle se penchait pour prendre le couffin, quand il reparut. – Tu veux bien te dépêcher ? – Ce que tu es pressé, soudain ! Et il disparut à nouveau. Aleytys dut le suivre sous les fourrés. Jamais plus. Je m’arrangerai pour ne plus jamais devoir dépendre de quelqu’un d’autre pour quoi que ce soit. – Pour quoi que ce soit, répéta-t-elle à voix haute. Au même moment, elle déboucha de sous les arbres. Un espace libre s’étendait parmi la brume des geysers. Une large langue de lave se terminait à ses pieds en une patte dont les griffes avaient creusé un demi-cercle de sources brûlantes. Dans les trous ronds, les eaux bouillonnaient et lâchaient des jets de vapeur sous pression dans les airs, où les vents irréguliers les réduisaient en lambeaux qu’ils collaient contre la couverture nuageuse. Stavver se tenait à la limite de la lave et attendait Aleytys. Elle déplaçait son poids d’un pied à l’autre. Le sol était inconfortablement chaud. De ce désert noirâtre jaillissait un cône émoussé dont la base joufflue reposait sur la lave par des ailerons qui ressemblaient à du caramel dur. Elle renifla. – C’est donc ça, un vaisseau spatial. – Déçue ? gloussa Stavver. Tu sais, il est plus gros qu’il ne paraît d’ici. N’oublie pas que ce monstre bouffi a transporté ici les tiens (il eut un regard de respect pour l’appareil)… et qu’au bout de trois mille ans les cellules combustibles sont intactes. – Hai ? – Ne crois pas que je vais aller t’expliquer la mécanique matricielle et l’économie combustionnelle. – Je me demande si tu y arriverais. Que sais-tu vraiment de ce genre de choses ? – Pas énormément, admit-il. Viens. Aleytys eut un large sourire et, singeant son roulement de mécaniques, elle s’engagea sur l’herbe rare. Mais, au bout de quelques pas, elle poussa un petit cri et leva un pied. Elle l’examina en bondissant en un petit cercle. Un tesson de pierre noire vitreuse était fiché dedans. Elle l’ôta, et le sang jaillit sur ses mains. – Ahai ! haleta-t-elle sous la douleur. – Où diable sont passées tes chaussures ? – Tu sais bien que tu ne m’as pas laissé le temps de les chercher. – Fais-moi voir ce pied. (Il s’agenouilla et examina la plaie. Le sang coagulait déjà.) Tu cicatrises rudement vite, fit-il, plutôt surpris. Tu penses pouvoir marcher ? Elle libéra son pied et se tint dessus. – Bien sûr. – Il me faudra te porter sur la lave, dit-il, se levant et s’essuyant les genoux. – Pourquoi ? Hai, ce n’est que de la roche plane. J’ai marché pieds nus sur des terrains pires que ça. – Je devrais te laisser essayer. Viens ici, fit-il en s’éloignant un peu. Regarde un peu ce truc de près. Touche-le, mais avec prudence. – Rugueux ; et alors ? fit-elle en s’exécutant. – Cette mignonne roche plane t’userait les pieds jusqu’aux genoux avant qu’on soit à mi-chemin du vaisseau. Et ferait frire ce qu’il en resterait. – Hai. (Elle leva les bras.) Alors, tu me portes. – Passe-moi d’abord le bébé, ensuite je me débrouillerai avec toi. Heureusement que le vaisseau n’est pas trop loin, fit-il en plaçant le couffin sur son épaule. Après une difficile progression, il la remit sur ses pieds et s’étira en se frottant le dos. – Tu n’as jamais songé à perdre du poids ? (Il fit glisser la lanière du couffin.) Tiens, prends ce petit bloc de plomb. Aleytys renifla. – C’est toi qui l’auras voulu. Pour prouver ta virilité ou quoi ? – Hah ! Regarde un peu mes chaussures. Il leva un pied, et elle vit la semelle, désormais mince comme un parchemin. Une heure plus tard, elle était assise dans l’entrée du sas ; Sharl tétait vigoureusement en se tortillant et en donnant de petits coups de poing dans sa chair tendre. Elle grimaça en considérant le sinistre spectacle de lave et de nuages de vapeur qui s’étalait devant elle. Allongé à côté d’elle, Stavver transpirait terriblement, soufflant comme un sesmat. Sous son regard, il se redressa. – Quelle heure est-il ? Elle se pencha pour examiner le ciel. La tache floue rouge, avec son fantôme voisin bleu pâle, descendait vers l’occident. – Environ sa’at haftuman, répondit-elle songeusement. – Tu pourrais me traduire ça, s’il te plaît ? – Six heures environ avant le coucher de Horli. (Elle renifla.) Ta Maissa ne paraît pas très pressée. Il laissa passer, raide comme une marionnette, et se leva pour aller la rejoindre à l’entrée. – Tu n’as pas rêvé des RMoahl ? – Non, mais j’ai une drôle d’impression… dans le ventre. – C’est l’humidité. – Je ne sais pas. Mais je ne me sens pas rassurée. Il farfouilla sans mot dire près de l’entrée puis disparut dans les entrailles du vaisseau. Quant à elle, elle rentra les jambes et s’appuya contre la paroi métallique. Sharl était plongé dans son habituel sommeil paisible, le visage barbouillé de crasse et de poussière. La vapeur prit soudain une brillante teinte dorée. La lueur commença à se concentrer en une lumière vive. Elle agrippa l’encadrement de la porte et appela Stavver. – Qu’y a-t-il ? (Elle n’entendit qu’une voix métallique.) – Ta copine. Du moins je l’espère. Il réapparut et se pencha pour scruter le ciel vaporeux. Il eut un large sourire. – La Motte de Beurre. C’est bien Maissa. – La Motte de Beurre ? fit-elle, les yeux écarquillés par la surprise. Quel drôle de nom ! – Elle aussi, elle est drôle, fit-il en sortant. 14 Maissa étrécit en amande ses yeux d’ambre. Elle considéra Stavver de haut en bas. – Tu n’as pas fière allure, dit-elle sèchement. Il haussa les épaules nonchalamment et se rapprocha. – Hé là, reste où tu es, cher vieil ami ! Sinon je réduis à néant tes espoirs de monter aux cieux. (Elle braqua sur son nombril un aiguilleur schenli.) Maintenant, explique-moi pour quelle raison je suis ici. Stavver la regarda songeusement. Elle était d’une taille minuscule exquise, la peau couleur café, ses longs cheveux noirs érigés en une queue de cheval excessive. Ses membres semblaient si délicats qu’on eût dit qu’un souffle de vent allait l’emporter. Il lui sourit, car il savait combien cette illusion pouvait être mortelle. – Je me suis écrasé ici avec le diadème RMoahl, répondit-il, observant que la rapacité écartait ses lèvres sombres et faisait apparaître le bout rose de sa langue. – Je savais que tu le voulais. (Elle s’avança sur lui, l’arme toujours braquée sur son estomac.) Les limiers sont donc à tes trousses. – Exact. J’ai essayé de les lâcher. Et j’ai brûlé mon appareil. – Il ne te reste donc plus que le diadème. – Même pas. Perdu, fit-il avec une grimace. – Fauché comme les blés, donc ? – Je te devrai ça. – Tu es un salaud, Miks ! dit-elle en tapotant le canon de son arme contre sa bouche. Mais tu paies tes dettes. Hum. J’ai préparé un coup. Je sais que tu es un solitaire, mais tu es aussi le meilleur des voleurs. Faveur contre faveur ? – Entendu. – Allons donc. (Elle s’avança vers le champ de forces et lui tendit la main.) Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle comme il ne bougeait pas. – Regarde là-bas. (Il agita la main et, dans l’encadrement du sas de l’autre vaisseau, une silhouette lui répondit.) Elle m’accompagne. – Ta barbare de petite amie n’entre pas dans le marché, dit-elle avec un renfrognement irrité. – Ce n’est pas une petite amie. Elle m’a conduit ici quand je lui ai eu promis de lui faire quitter la planète. (Il haussa un sourcil moqueur.) Tu viens de dire que je tiens parole. – Mais tu es un salaud. Depuis quand respectes-tu les promesses faites sur l’oreiller ? – Voyons, Maissa, oublions les anciennes rancœurs. Cette fille peut se révéler utile. – Une barbare ? (Elle se mit sur la pointe des pieds et posa la paume sur son front.) Aucune fièvre. Tu es sûr que tu te sens bien ? – Elle est différente. Elle a un taux psi incroyable. Xénopathe. Empathe. Guérisseuse. Et ce que nous ignorons encore. Ma chère, tu la ferais marcher dans une rue et quatre hommes sur cinq réagiraient, sois-en sûre. (Il haussa les épaules.) Au pire, nous pourrons en tirer un bon prix auprès d’I’kuk. – Cette fille sait-elle quel salaud tu es ? (Elle plissa le nez.) – En dernier ressort, ma belle. Cette gamine me plaît. Maissa regarda encore le vaisseau Romanchi. – Que porte-t-elle ? – Son enfant. – Le tien ? (Elle se renfrogna.) – Nyet. Je te l’ai dit, ce n’est pas ma petite copine. – Alors, c’est que tu vieillis mal. – Non, ma très chère. Amuse-toi un peu avec elle et tu finiras sur le gril. – Tiens, tiens, je n’aurais jamais cru que ce jour viendrait. Très bien. Elle nous accompagne donc. Avec le gosse. Mais je te fais une sacrée faveur, Miks. C’est ta peau que tu me dois, maintenant. Et sois sûr que je suis prête à me faire rembourser. – Ma peau t’appartient. – Va plutôt chercher ta petite amie. Elle n’a pas l’air très à l’aise, là-bas. En effet, Aleytys était en train d’avancer prudemment sur la lave en bronchant sous l’attaque que subissaient ses pieds tendres. Le poids de Sharl n’arrangeait rien. Il la contempla une minute, puis adressa un coup d’œil à la bouillonnante couverture nuageuse. – Tu es nerveux comme une puce sur Baltis. Tu attends de la visite… ? Oh oh, je vois ! Les limiers. – Exact. (Il pivota.) Attends une seconde que je l’ai récupérée, et ensuite on décolle en vitesse. – Pigé. Comme Stavver courait en direction d’Aleytys, un objet gris en forme de caillou traversa la couche de vapeur et commença à descendre vers le sol. Stavver attrapa Aleytys et la fit basculer par-dessus son épaule. Sharl hurla tandis que son couffin était secoué. Stavver se précipita pour rejoindre Maissa. Il lui prit la main et franchit le champ de forces. La petite femme grimpa l’échelle à toute allure et disparut à l’intérieur. Aleytys la suivit un peu maladroitement, gênée par le bébé. Stavver était derrière elle et la poussa à l’intérieur du sas. Maissa actionna une manette au moment où les deux fuyards pénétraient dans la passerelle : un écran s’éclaira. La forme grise était en équilibre à côté du champ. Maissa leva les yeux sur Stavver. – Je crois que tu disais la vérité. (Elle paraissait quelque peu surprise.) C’est bel et bien un RMoahl. – Tu peux faire quelque chose ? – Vous avez perdu pas mal de temps. Elle toucha un carré vitreux dont la lueur perlée s’accrut. Une sensation de vie envahit ses jambes, une vibration à peine tangible. – Qu’est-ce que tu attends ? – Faisons-leur croire que nous nous rendons. Ils seront au codar dans une minute. Nous ne pourrons leur échapper que par la surprise. – Difficile, de tromper ces araignées ! – Hmmm. (Elle lui adressa un petit regard soupçonneux.) Je croyais que tu avais dit avoir perdu le diadème. Pourquoi sont-ils encore à tes trousses ? Stavver haussa les épaules. – Tu veux me fouiller ? – Humm. Pas le temps, pour l’instant. Mais tu as intérêt à préparer une bonne explication, mon cher. La face de cuir noir du Deux RMoahl emplit soudain l’écran. Maissa chassa Stavver hors de sa vue avant d’appuyer sur un autre carré. – Oui ? – Vaisseau. (La grosse voix gronda majestueusement dans la petite salle de contrôle. Maissa baissa le niveau du son.) – Reçu. Pourquoi nous barrez-vous la route ? (Elle parlait froidement, le visage impassible.) – Abaissez votre écran. – Je ne vous ai fait aucun mal. Pourquoi me harceler ? – Abaissez votre écran. – Très bien, mais je proteste. Je ne vous ai rien fait. Maissa toucha un troisième carré. – Mes boucliers sont stoppés. – Reçu. (Le visage grossier s’éteignit.) Elle pivota vers Stavver. – Au sol, chuchota-t-elle d’une voix tendue. Bien à plat. Miks, dis-le-lui. Nous allons décoller très vite, et j’imagine que tu ne veux pas la voir réduite en bouillie. Derrière elle, l’écran révélait de gros cailloux gris se posant comme une feuille morte sur la roche noire. – Ouvrez votre sas. (Le visage était de retour.) Faites sortir le voleur et le porteur du diadème. – Je ne vois pas de quoi vous parlez ! – L’homme et la femme. Si aucune expression n’était décelable sur ce visage, la voix de basse grondait impatiemment. Maissa haussa les épaules et tendit la main vers une série de touches. D’un ondoiement léger des doigts, elle exécuta sur le panneau un bref dessin. Sur l’écran, la Terre parut engloutie par-dessous. En un instant, Jaydugar était une boule tachetée tournant dans le noir. Maissa se concentra un moment et fit danser ses doigts sur le panneau, laissant derrière eux une traînée de lumignons. Elle finit par se laisser aller en arrière ; elle examina les lampes et les cadrans. Puis elle se releva et appuya une hanche contre le panneau. – Ça y est. C’est fait. Stavver s’assit. Il haussa les sourcils. – Le limier ? – Semé, et pour de bon. – Tu es merveilleuse, ma douce. Comment ? – J’avais quelque chose que désirait un Vryhh. Il a bricolé mon vaisseau. (Elle frotta son petit menton pointu.) Un petit avertissement, mon vieux Miks. Si tu essaies de t’en emparer, tu auras droit à de vilaines surprises. – Voyons, Maissa, une telle pensée ne m’aurait jamais traversé l’esprit. – Petit menteur, va ! Tu as donc perdu le diadème. Bon, tu auras eu le temps de préparer ton histoire. Elle a intérêt à être convaincante. Aleytys s’était assise et les observait, les yeux brillants de curiosité. – Il dit la vérité, fit-elle calmement. Il l’a perdu, et c’est moi qui l’ai. Malgré moi, d’ailleurs. (Elle se leva pour aller caresser l’écran où était apparue l’araignée.) Laid comme un Sept hirsute. (Elle pivota pour leur faire face.) Comme te le dira Stavver, le diadème et moi-même sommes intimement liés. Maissa la considéra avec étonnement. – Depuis quand les barbares parlent-ils l’interlangue ? C’est Stavver qui te l’a apprise ? Stavver alla passer le bras sur l’épaule gauche d’Aleytys pour éviter le couffin. – Je t’ai dit qu’elle possède certains talents, Maissa. Je ne lui ai absolument rien enseigné. – Et elle a le diadème ? Pas étonnant que tu aies voulu l’emmener. Où est-il ? demanda-t-elle à Aleytys. Elle frémit. – Ici. (Elle caressa sa tempe d’un doigt, faisant naître une sonorité spectrale qui vibra légèrement dans la tension de la passerelle.) – Tu as faim et tu es fatiguée, Leyta, lui dit Stavver en la serrant doucement. Moi aussi. Et je suppose que tu voudras prendre un bain. Elle gloussa. – Ahai, tu le sais bien ! Maissa prit sèchement la parole. – Avant que vous ne vous occupiez de vos estomacs, pourriez-vous me dire où vous voulez me voir envoyer cet appareil ? Stavver caressa sa moustache broussailleuse. – Je pense que nous te laisserons ce soin. Je veux racheter ma peau, ma douce. Après cela… (Il haussa les épaules.) – Nous irons donc à Lamarchos. – Très bien. (Il se tourna vers Aleytys.) Viens. Pendant que Maissa établit la trajectoire, je vais te faire faire le tour du propriétaire. (Il jeta un coup d’œil à la femme silencieuse.) As-tu quelque chose qu’elle pourrait porter ? Et moi ? finit-il en désignant son corps de sa main libre. – Tu es au courant. Quand tu l’auras installée, reviens me voir. Nous avons à parler. Un peu perdue dans cet environnement, Aleytys demanda : – Quand vous aurez fini de parler avec Stavver, est-ce que je pourrai revenir ? Je voudrais regarder passer les étoiles. Maissa haussa les épaules. – Tant que tu ne touches rien. – Je te remercie, fit-elle avec un sourire en se laissant conduire par Stavver hors de la salle. Avec de brefs arcs-en-ciel, les étoiles tournoyaient dans les ténèbres. Aleytys regardait avec un appétit qui devenait rapidement insatiable, un désir de savoir… Elle pencha la tête au-dessus du bébé endormi, puis leva la main et contempla l’éclat polychrome se refléter faiblement sur sa peau. J’y suis, songea-t-elle. J’y suis réellement. Et ce n’est que le commencement…