Lamarchos - Série Diadème 2 - Jo Clayton Titre original : « Lamarchos », 1978 Traduction de E. C. L. Meistermann Illustration de Roland Ramirez OPTA, coll. Galaxie-bis n° 113, mars 1985 224 pages, ISBN : 2-7201-0212-X Scanné par Evaness3 PREMIÈRE PARTIE 1 – Il pleut toujours ? Stavver plongea rapidement dans le sas et s’agenouilla à côté d’elle, les yeux fixés sur la pluie qui tombait en un gris rideau déprimant. Aleytys caressa ses cheveux teints en noir, afin de chasser les gouttelettes gluantes de brume qui avaient échappé à la pluie, puis jeta un coup d’œil rapide à l’humidité qui perlait sur son avant-bras. – Pas la moindre accalmie. – Maissa va souffler comme une chatte. Elle déteste se mouiller. – Je n’arrive pas à la jauger. (Elle attendit une réaction.) Parfois même elle m’effraie. (Nouveau silence.) Tant de colère… (Toujours pas de réponse. Elle leva la main et reprit :) – Et là-haut ? – Une libellule karkesh vient de passer il y a une minute. Aucun signe qu’ils nous sachent ici. (De l’autre côté du sas, il se détendit et lui sourit.) Tu n’as pas l’air d’être toi-même. Aleytys baissa les yeux sur son corps modifié. Ses seins étaient nus, hormis les tatouages bleu pâle représentant des papillons voletant jusqu’à ses épaules. Un large batik grossièrement tissé, imprimé, bleu pâle également, faisait deux tours pour ceindre ses hanches et était agrafé par une broche en fil d’argent. Sa peau était d’un roux chaleureux. – Chaque fois que je me regarde dans un miroir, j’éprouve un choc. Les yeux d’Aleytys le parcoururent et examinèrent les transformations qu’il avait également subies ; cheveux blancs teints en noir, yeux bleu pâle désormais marron foncé, peau encore plus bronzée que la sienne, et enfin les gros alignements de tatouage bleus sur son visage, ses bras et ses épaules. – Chaque fois que je te regarde… (Elle gloussa.) Cette nuit, je me suis réveillée et ai failli piquer une crise en voyant dans mon lit un étranger. (Elle bâilla et s’étira.) Et toi, qu’éprouves-tu, Miks ? – Procédé usuel dans ma profession, Leyta. – Eh bien, moi, je n’ai pas ta vaste expérience en ce qui concerne tous ces changements. Ce n’est que le troisième monde que je vois, et Maissa m’a à peine laissé jeter un coup d’œil sur l’endroit où nous avons embarqué Kale. Il saisit sa cheville et lui secoua gentiment le pied d’avant en arrière en feignant d’ignorer ses protestations. – Pauvre petite fille des montagnes, tout innocente ! (Il gloussa.) Je t’ai vue à l’œuvre. – Ce n’était pas moi, idiot ! Lâche-moi ! (Elle libéra son pied et fit semblant de le frapper.) Toi, tu devrais te souvenir du diadème. C’est toi qui l’as volé. (Elle se toucha la tête et lui adressa une grimace quand le léger carillon se fit entendre dans le sifflement de l’averse.) Il me laisse tranquille depuis que nous avons quitté Jaydugar, Madar soit bénie ! Sur son visage, le large sourire disparut. Il se pencha au-dessus d’elle pour contempler la lugubre pluie incessante. – Maudit temps. On a des choses à faire ! Aleytys le regarda reprendre sa position première et se mettre à ruminer. Le sifflement sourd pesait sur la sensibilité qui faisait de lui un brillant voleur mais était également son principal défaut. Une tension paisible crût dans l’air humide, tandis qu’elle attendait le voir arborer à nouveau le masque sardonique qui cachait sa faiblesse aux yeux malveillants du monde. Elle ressentit en lui un certain malaise ; c’était curieux, car elle ne voyait pas quelle pouvait être la cause de son anxiété dans ces circonstances. – Sommes-nous vraiment censés abuser tout le monde pour qu’on croie que nous sommes des autochtones de… Stavver cligna lentement les yeux et leva la tête, son renfrognement se transformant en suavité. – Maissa a expliqué tout cela. – Je ne crois toujours pas que nous arrivions à convaincre un bébé aveugle que nous sommes d’ici. Tout en frottant la peau basanée, à côté d’une narine, Stavver répondit patiemment : – Les gens voient ce à quoi ils s’attendent. Les nomades de Jaydugar auraient-ils su que Maissa n’était pas des leurs ? Aleytys se frotta les épaules contre le métal ondulé du vaisseau et fronça songeusement les sourcils. – N’est-ce pas différent ? N’as-tu pas dit que les types physiques sont moins nombreux que chez moi ? – Tu es la clé, Leyta. S’ils te considèrent comme authentique – et pourquoi pas, puisque tu es une authentique guérisseuse ? – tu couvriras toutes les erreurs que nous pourrons commettre. Tu seras gikena, guérisseuse et accomplisseuse de petits miracles. Nous ne serons que d’humbles non-entités attachées à ton service. (Il baissa la tête en un salut servile.) Qui nous dévisagerait par deux fois ? – Il suffit d’une personne. La bonne. – Alors nous venons tous de l’autre côté des mers. Des étrangers. Cela devrait expliquer toute bizarrerie. Si les autochtones nous acceptent, les Karkiskya le feront certainement aussi. D’après ce que nous a dit Kale, les siens ont très peu de contacts avec eux. Kale dit aussi que tu parles leur langue mieux que nous tous. Aleytys perçut la sonorité légèrement sèche de la voix et détourna son visage. – C’est l’un de mes talents. A l’extérieur, l’averse s’était changée en bruine, en humidité palpable, et le cercle orange du soleil était visible à travers les minces nuages tandis qu’il hésitait au-dessus de l’horizon occidental. Elle pivota et laissa pendre ses jambes dans le vide en scrutant pensivement le sol ténébreux et fumant aux minces plaques d’herbe courte et drue. Elle se demanda si elle devait parler ou attendre le retour de Maissa, et fit courir ses doigts sur le grossier tissu de son batik pour se rassurer par le contact familier de soi. – Maissa m’intrigue, dit-elle lentement. Stavver était appuyé contre la courbe du sas, les jambes allongées sur le sol noir caoutchouté. Ses yeux parcoururent paresseusement le corps d’Aleytys et le masque souriant reparut. – Sans nul doute. – J’ai la chair de poule quand elle est près de toi ou de Kale. (Aucune réponse ne venant, elle lâcha une exclamation d’impatience.) Merde, Miks, ce n’est pas un bavardage futile ! – Elle n’aime pas les hommes, fit-il à contrecœur. Je n’ai pas envie de parler d’elle. – Je l’avais deviné, dit-elle sèchement. Tous les hommes ? – Oui. – Et tu dis qu’elle déteste se mouiller ? – Oui. – Mmmmh ! Aleytys chassa la brume de sur ses genoux et se mit à contempler une mare. Un silence tendu se répandit dans le sas. L’air humide rendait la respiration difficile et mettait leurs nerfs à vif, mais ni l’un ni l’autre ne fit mine de regagner l’atmosphère tempérée du vaisseau. La lumière parcimonieuse durcissait leurs traits et assombrissait l’expression de leur visage. – Elle doit revenir au coucher du soleil. C’est dans combien de temps ? – L’éphéméride donne dix-neuf heures de jour. Cela lui en laisse encore deux. – Elle est allée chercher des caravanes et des chevaux. Et n’a pas précisé comment elle avait l’intention de les obtenir. Es-tu au courant, Miks ? – Quelle différence cela fait-il ? (Sa bouche se durcit.) Ne discutons pas de ça, Leyta. – Et pourquoi ? – La réponse ne te plaira pas. Aleytys tendit la main pour la poser sur la jambe de Stavver et sentit les muscles durcis de son mollet. – Est-ce une tueuse ? Il opina du chef. – C’est là qu’elle trouve son plaisir. – C’est toi qui l’as appelée. – Te souviens-tu qu’on a failli se faire capturer par les limiers RMoahl ? Je n’avais réussi à toucher que Maissa. – Je ne t’en veux pas, Miks. Mais il faut quand même se rappeler le prix que nous devons payer. Voler les trésors des Karkiskya pour elle. Il ne me plaît guère de participer au massacre d’innocents. – Les Karkiskya sont loin d’être innocents. (Les paroles sortirent péniblement :) – Tiens-toi à l’écart de Maissa. Ne remets pas en question ce qu’elle dit, ne reste pas sur sa route et tu garderas la vie sauve. – Si elle est dangereuse à ce point… – Leyta, crois-moi, Maissa est une furie capable de tout. – Suis-je à ce point impuissante ? Même sans l’aide du diadème, j’ai traversé une planète, seule et enceinte. – Aleytys, ma Lee, ma petite montagnarde innocente à l’âme pure… tu ne comprendras jamais Maissa. Jamais. Pour la comprendre, il te faudrait être dans ses souliers, et je ne souhaiterais cela à personne. (Il lâcha un soupir et alla s’asseoir à côté d’elle, ses longues jambes pendant dans le vide.) Elle est née sur Iblis. Sa mère était une putain à deux oboles de la Rue des Etoiles à Shaol. Son père… qui peut le savoir ? (Il fixa lugubrement ses pieds nus.) Elle a été élevée dans la traite des enfants. Elle a poignardé sa mère alors qu’elle avait sept ans et s’est installée dans la rue. – Elle a poignardé sa mère ? (Aleytys sentit une répugnante horreur lui serrer l’estomac.) – Sa mère. La femme qui donnait son enfant à quiconque lui payait le prix d’un verre. Maissa avait deux ans, la première fois. – Madar ! (Aleytys ferma les yeux, un goût âcre dans la bouche.) Deux ans ! Stavver remua légèrement et sa peau grinça sur le métal. – Oui. Depuis… eh bien, elle a survécu. – Tu as raison, Miks, je ne pourrai jamais entrer en contact empathique avec le résultat d’une telle vie. Madar ! Je n’essaierai jamais. (Elle frémit.) – Montre-toi donc prudente avec Maissa tant que tout n’a pas été joué. – Y a-t-il un moyen de l’aider ? Stavver émit un petit son d’impatience. – Elle ne souhaite aucune aide. Laisse tomber, Aleytys. Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas. Aleytys s’arracha aux images écœurantes de son esprit. – Eh bien, si tout cela est vrai, alors autant que tu saches dès maintenant la vérité. Si ce monde ne m’accepte pas, ne me considère plus comme gikena. – De quoi diable parles-tu ? Aleytys eut un petit sourire tendu et regarda se tortiller ses orteils. – Si les autochtones ne m’acceptent pas, ils peuvent fort bien m’empêcher d’accomplir le moindre de mes « trucs ». Autant dérouler l’échelle pour que j’aille voir s’ils me laisseront jouer. (Elle considéra la couverture nuageuse gris foncé.) Comme l’averse s’est interrompue… – Stupide et absurde ! Simple superstition. Réveille-toi, fille des montagnes. Tu as abandonné sur Jaydugar tes sorcières et tes démons. (Il fronça son front étroit et la foudroya du regard.) Ma vieille, si jamais tu fiches en l’air le plan de Maissa… Elle saisit ses poignets minces et repoussa ses mains. – Est-ce que je sais piloter un astronef ? Est-ce que je sais comme toi pénétrer dans une forteresse et voler les dents des gardiens sans perturber leur sommeil ? Non, et je ne m’y risquerais pas. Je n’en ai ni la formation ni le désir. Alors ne doute pas de moi, Miks, quand je te dis ce que je sais de mes propres pouvoirs. – Entendu. (Il reposa ses mains sur les genoux.) Explication. – Chaque planète possède ses… (Elle hésita en cherchant le terme approprié.) Les Shemqyatwe. Tu t’en souviens ? – Les sorcières. Je me souviens. Quand on était avec les nomades et les chariots. Khateyat et ses acolytes. Et alors ? – Ceux que j’essaie de te faire percevoir, elles les appelaient les R’nenawatalawa. – J’ai entendu ce mot… des espèces de dieux locaux. – Non. Pas des dieux. Ceux qui sont. – Ceux qui… Que diable… ? – Ceux qui sont l’essence de chaque monde. – Des sortes d’élémentaires ? (Sa voix vibrait sous le scepticisme.) – Oui, je pense. (Elle haussa les épaules avec impatience.) Quelle est l’importance des noms ? Ils sont… eux. – Et alors ? Aleytys hocha la tête pour désigner le spectacle extérieur. – Alors ceci : descends l’échelle, il faut que je touche la terre. Si ce monde m’est hostile, il combattra tout ce que j’essaierai de faire. Descends l’échelle et tu verras par toi-même. Toujours sceptique, Stavver se redressa et alla actionner une commande. Un petit bourdonnement, et l’échelle s’allongea jusqu’à terre. – Fais vite. Je ne crois pas que Maissa se montre très compréhensive. (Il se rassit au bord du sas.) La bouche tordue en un sourire amer, Aleytys ôta son unique vêtement et épingla dessus la broche pour ne pas la perdre. – Souhaite-moi bonne chance. –’chance, Aleytys. (Il lui toucha rapidement la cheville.) Elle descendit par l’échelle jusqu’à ce que ses pieds s’enfoncent dans la boue semi-liquide. Après avoir pataugé vers une éminence à quelques mètres de la base du vaisseau, elle s’agenouilla silencieusement et chercha à percevoir les forces élémentaires qui habitaient ce conglomérat de matière particulier. Puis elle se pencha en avant et posa les mains à plat sur la terre. Elle sentait la richesse brune de l’humus humide, les pointes vertes des herbes et des feuilles. Une brise à la fois fraîche et chaude lui caressa les flancs tandis que par ses bras montait une chaleur vivante qui l’envahit. Avec douceur, sa respiration allait et venait sereinement tandis qu’elle attendait leur approche. Elle sentit qu’on la sondait. Des doigts couraient sur son corps : explorateurs, curieux, excités. Elle avait envie de rire, de bondir joyeusement et de s’abandonner à une danse de ménade. Elle perçut l’aura différente qui palpitait en elle. Contrairement à ceux de Jaydugar, ils étaient vifs, lutins. Un peu plus jeunes. Ils faisaient des plaisanteries et riaient de bon cœur. Leur excitation parcourait son corps au repos. Quelque chose de doux se frotta contre son genou. Elle pencha la tête et vit de petits yeux noirs brillants qui l’examinaient avec une déconcertante intelligence. Un petit animal, à la fourrure brun roux, était assis sur des pattes arrière de lapin, les pattes avant se terminant par des mains à trois doigts qu’il tenait croisées sur un jabot de fourrure blanche. Elle sourit avec affection au petit animal. – Bonjour, mon ami. Les oreilles pointues en forme de tulipe remuèrent amicalement tandis qu’il grimpait sur son genou, les ongles des pieds étroits lui chatouillant la peau. Il fit bouffer sa fourrure pour chasser les dernières gouttes de pluie et s’installa avec satisfaction dans la courbe de sa main. – Sœur. Aleytys cligna les yeux, un peu étonnée, sous son calme apparent, de découvrir un animal qui lui parlait. – Oui ? – Je suis le porte-parole. La voix les Lakoe-heai. – Ah ! Les paroles prononcées par la voix haut perchée étaient claires et distinctes. Elle plongea son regard dans les yeux noirs et brillants et comprit que le porte-parole était le moyen de communication qu’ils avaient choisi sur ce monde. Eux. Ils se nommaient Lakoe-heai. Elle s’adressa avec une grande douceur à l’intelligence derrière les yeux noirs. – Vous savez que nous venons en tant que voleurs ? L’animal s’agita dans sa paume. Aleytys utilisa avec précaution sa main libre pour le gratter derrière l’oreille. Il émit un petit soupir plaintif quand les doigts inquisiteurs découvrirent un complexe nerveux, source de plaisir. La joie papillonna en elle. Un rire ondulant tomba sur ses sens comme des pétales de rose, tandis que l’entourait un large intérêt rayonnant, faisant vibrer l’air au point que sa peau se couvrit de chair de poule. – Cela vous est égal. Vous avez un but que nous servons ? La petite tête remua une fois contre sa paume. – Pas un, mais quatre. Elle gloussa. – Un chacun. C’est économique. (Elle gloussa puis retrouva son sérieux.) L’un de nous… l’un tuera. – Nous l’avons entendu dire. C’est connu. Il y a déjà du sang. – Ah. (Le plaisir se fit amer en elle.) Je sens qu’il y en aura encore. Cela m’écœure. – Ce n’est pas ton fait ; n’y pense plus ! La vie et la mort font partie d’un tout, l’un coulant dans l’autre. Le porte-parole passa ses petites mains noires sur ses longues moustaches droites et élastiques. – Ah ! Elle inspira longuement puis relâcha son souffle par petits paquets jusqu’à ce que ses poumons soient vidés. Elle perçut chaleureusement l’énergique approbation des Lakoe-heai. Elle était heureuse de se trouver à l’air libre et en contact avec le sol, malgré la pluie qui menaçait de tomber à nouveau. Une nouvelle fois, elle prit conscience de la hiérarchie complexe de parfums qui correspondaient à l’entrelacs d’étincelles de vie. Elles s’élevaient en un crescendo luisant jusqu’aux nuages où les oiseaux tournaient parmi les bactéries aériennes s’étendant dans le ciel en volutes aux couleurs brillantes. Après un long moment de rêve, elle soupira et remua. – Je puis donc jouer à la gikena. – Sœur, sois ce que tu es, lui glissa dans l’oreille la petite voix argentée. Elle se renfrogna. – Je ne comprends pas. Un rire tinta autour d’elle, perdu dans le tonnerre qui parcourait les nuages, plein d’un amusement approbateur qui faisait surgir dans son esprit des images de bulles de savon rebondissant follement dans l’air printanier. L’animal porte-parole se pelotonna contre son estomac, les oreilles agitées par les forces qui tourbillonnaient autour d’eux. La petite voix se fit entendre à nouveau. – Sœur, tu es née gikena. – Mais je ne suis pas née sur ce monde. – Sœur. Ce terme prit soudain toute sa signification. – Tu dis que je suis une parente ? – Sœur. Aleytys baissa rêveusement les yeux sur la minuscule bête en boule blanche et rousse contre son estomac, la tête penchée en arrière pour plonger son regard dans le sien, cet air intelligent surprenant dans ce visage animal. Elle soupira et fit glisser ses mains dessous pour le ramener au sol. De petits doigts noirs se refermèrent sur son pouce. – Garde le porte-parole. Il est nécessaire à la gikena. Garde-le avec toi tant que tu restes sur notre chemin. – Je vous remercie, Lakoe-heai. (Le nom la fit quelque peu bégayer et elle se reprit.) Lakoe-heai. Je vous bénis pour cette amitié. Elle serra le porte-parole contre sa poitrine et se releva péniblement en sentant les présences qui l’entouraient d’un air possessif, puis battaient progressivement en retraite au fur et à mesure qu’elle se rapprochait du vaisseau, frissonnant soudain. Lorsqu’elle posa le pied sur le premier échelon, une petite onde apparut dans sa conscience, si lointaine qu’elle ne la perçut réellement qu’en lançant sa conscience vers l’horizon. Avec un bonheur serein presque rêveur, elle gravit gauchement l’échelle, gênée par le porte-parole jusqu’à ce qu’il se place sur son épaule, s’accrochant à ses cheveux. Au moment où elle pénétra dans le sas, les lames de pluie recommencèrent leur œuvre de destruction des nerfs. Stavver fit remonter l’échelle. – Eh bien ? – Oui. Elle passa à côté de lui, ouvrit le sas intérieur et se pencha pour pénétrer dans les entrailles du vaisseau. Stavver ramassa le batik qu’elle avait abandonné et referma le diaphragme extérieur. Il la retrouva dans la cabine principale, penchée sur le berceau improvisé de son fils : elle plaçait le petit animal de fourrure à côté du bébé endormi. – Es-tu folle ? Il se précipita et tendit la main vers le porte-parole. – C’est un animal sauvage. Qui sait de quelle maladie il est porteur ? Elle l’arrêta. – Ne sois pas idiot, Miks. Je ne voudrais pas faire de mal à mon petit ! (Elle bâilla et se dirigea vers la douche.) Madar ! Que je suis fatiguée. Et sale ! Souriant de son expression stupéfaite, elle ajouta paisiblement : – Je sais fort bien certaines choses, Miks. Je n’ai peut-être pas ton expérience de tous les lieux fangeux de l’univers, mais ce qui est sauvage m’est familier. (Un bâillement l’interrompit.) Je t’expliquerai dès que j’aurai ôté toute cette boue, Miks. Stavver haussa les épaules. – C’est ton bébé. (Et il s’assit sur le lit pour l’attendre.) Dans la douche, les aiguilles d’eau lavèrent la croûte de boue sur son corps et chassèrent en même temps son extrême fatigue. Quand elle sortit, Stavver lui tint le batik, et elle s’enroula dedans puis piqua la broche à travers la triple épaisseur de tissu. Elle se laissa tomber sur le lit et tapota le matelas à côté d’elle. – Viens t’asseoir, Miks. Dis-moi ce qui te fait du souci. – Est-ce donc si évident ? Il s’écroula à côté d’elle et s’appuya contre le mur, les mains derrière la nuque. – Avec moi. Tu te détends avec moi, Miks. Tu baisses ta garde. Il agita nerveusement les épaules. – Je travaille seul, Leyta. Je travaille toujours seul. – Tu n’as pas confiance en Maissa. – Elle respecte ses contrats. – Ce n’est pas ce que je veux dire. Tu n’as pas confiance en la façon dont elle dirige cette affaire. – Je me fie à mes propres talents, Leyta. Je les connais. (Il haussa les épaules.) On multiplie les problèmes en prenant un associé. Et ceux-ci… (Il se leva brusquement et commença à arpenter la cabine.) Je connais trop bien Maissa pour compter sur elle. La tête est bonne. Mais ses obsessions la hantent. Toute l’affaire peut tomber à l’eau en un instant si elle craque. Ensuite, il y a Kale. Il est une espèce de paria sur ce monde. Quelle recommandation ! C’est déjà un vrai désastre. Je ne crois pas que ça marchera, Leyta. Il y a trop de trucs que je n’arrive pas à contrôler. (Ses longues mains fines se refermèrent en poings fermes puis se rouvrirent, impuissantes.) Mais nous devons payer notre passage. Il faudra que nous le fassions marcher. – Miks, viens te rasseoir et te détendre. Les Lakoe-heai sont avec nous. Du moins sont-ils amicaux. Il fronça les sourcils. – Qu’est-ce que tu racontes ? – Viens. (Elle attendit qu’il se soit affalé à côté d’elle.) Mets ta tête sur mes genoux et laisse-moi t’ôter cette tension. Stavver soupira et étendit son long corps maigre sur le matelas. – Doigts magiques… – Mmm. Allons, détends-toi, toi, le meilleur des voleurs… Elle lui caressa doucement le front puis fit descendre ses mains et malaxa les muscles raidis du cou et des épaules. Il soupira, mais de plaisir cette fois-ci, les yeux fermés et les mains molles. Aleytys gloussa, d’un lent son chaleureux qui glissa comme du miel sur les nerfs de Stavver. – Pauvre voleur… laisse tomber tes plans… ne te casse pas la tête au sujet de Maissa. Nous sommes tous pris dans une toile tissée par d’autres, nous sommes sur ce monde pour exécuter leurs desseins, marionnettes tenues par des mains étrangères… Mais ce n’est pas si grave, car cela signifie qu’ils nous aideront et feront en sorte que les choses se passent au mieux. Il rouvrit les yeux, calme après l’apaisement apporté par les mains d’Aleytys. – Tu parles encore par énigmes, Lee. – Je parle des Lakoe-heai de ce monde qui nous ont embrigadés dans leurs intrigues, mon chéri. Inutile de laisser tomber notre but premier, mais ils nous ont réservés pour certains desseins ; alors détends-toi. – « Entre dans mon salon , dit l’araignée à la mouche » [1]… me détendre ? – En parlant d’araignée, je n’ai plus rêvé des Limiers depuis notre départ de Jaydugar. Il se redressa. – Merci, Lee. (Il s’étira et bâilla, puis s’appuya contre le mur, le regard scrutant les yeux de Leyta.) Le contact est toujours interrompu ? – Mmmmh. (D’un doigt, elle fit renaître le tintement du diadème.) Je crois qu’ils pourront retrouver ma piste tant que je porterai le diadème. – Voilà qui est agréable. – Il faudra simplement que je continue de courir vite. – On vient. (La petite voix flûtée coupa la conversation et attira leur regard vers le berceau.) Deux personnes. La petite tête du porte-parole, les alertes oreilles agitées, les yeux noirs brillants, était coincée entre les minuscules pattes noires accrochées à la base du berceau. Aleytys passa les doigts dans ses cheveux entremêlés. – Maissa… (Elle bâilla et se frotta le visage.) Et ça commence. Stavver se leva, le visage tendu par une expression intérieure grave, irradiant un sentiment de malaise et de colère diffuse. De la colère envers soi, envers Maissa, envers toute la situation qui l’obligeait à se soumettre au caprice d’autrui, et envers Aleytys pour avoir fait naître en lui un sentiment de responsabilité à son égard. La bande de batik commença à se dérouler sous la large ceinture en cuir. Il marmonna un juron compliqué en une langue qu’Aleytys n’avait jamais entendue et resserra la bande, puis boucla la ceinture un cran plus loin. – Maissa voudra qu’on l’attende dans le sas, grogna-t-il. Lee, tu te rappelles ce que je t’ai dit ? Ne la contredis en rien. Borne-toi à faire ce qu’elle te dit ; d’accord ? Aleytys haussa les épaules. Les dessins bleus de ses seins se soulevèrent et s’agitèrent. – Entendu, dit-elle brièvement. Inutile de me le rappeler. Il lui lança un regard de chien battu. – Tu as un sacré caractère, Lee. Je… oh, et puis merde ! Il sortit de la pièce sans même regarder si elle le suivait. Aleytys soupira et lissa le tissu sur ses hanches. – Emmène-moi. Surprise par la voix du porte-parole, Aleytys se retourna et vit les petites pattes noires qui gigotaient avec excitation. Elle le prit puis regarda si son fils dormait. Elle toucha la joue de Sharl et sentit l’amour couler en elle, oubliant momentanément la complexe et dangereuse situation qui l’attendait. Elle installa le petit animal sur son épaule et quitta la cabine à contrecœur. Dans le couloir, elle lui frotta l’échiné et éclata de rire au son du léger bourdonnement de satisfaction qu’il émit alors dans ses oreilles. – Tu as un nom, petit ? – Un nom ? – Pas de nom ? Alors je vais t’appeler Olelo. Tu es Olelo. Tu comprends ? – Olelo. (Le porte-parole écouta ce son, qui lui plut.) Olelo. Je suis Olelo. Olelo. (Il avait l’air de trouver agréables ces syllabes.) Porte-parole te remercie de lui avoir donné ce nom, sœur. Aleytys sursauta légèrement devant le changement de timbre de sa voix. – Ahai ! Je suppose qu’il me faudra m’y habituer. Inutile de me remercier, Lakoe-heai. C’est plus commode ainsi. C’est fort peu de chose. – Donner un nom n’est pas peu de chose, sœur. Un nom donné provoque des vaguelettes à travers le temps comme une pierre que l’on jette dans l’eau. Ne donne jamais de nom à la légère. (Elle entendit un petit gloussement du porte-parole, auquel fit écho le tonnerre à l’extérieur du vaisseau.) Mais tu as donné un excellent nom et nous te remercions de ce cadeau. La sensation de présence s’éloigna, et l’espèce de ronronnement d’Olelo reprit dans son oreille. Elle écarta son esprit de cette nouvelle énigme et se dirigea résolument vers le sas. La main posée sur le métal froid au-dessus de la plaque d’ouverture, elle marqua une pause. – Olelo ? – On entend. – La pluie. Peut-on y faire quelque chose ? Je demande cela, parce que celle qui arrive se montrera assez difficile sans être affligée de ce fardeau supplémentaire. Un petit gloussement dans son oreille : « On peut. » Elle sourit, amusée par l’attitude de ces êtres élémentaires, ouvrit le diaphragme et entra dans le sas. 2 Les chevaux avaient la tête basse et leur queue battait irrégulièrement leurs flancs détrempés. Leur air malheureux alluma en elle la colère. Elle s’approcha de l’équipage de Maissa et toucha les longs poils mouillés qui émettaient une légère vapeur dans la chaleur humide du soleil orange sombrant derrière l’horizon vermillon tout brumeux. L’animal eut un recul nerveux puis se calma sous ses mains. Aleytys apaisa les animaux, la colère bouillonnant en elle de plus en plus fort tandis que ses doigts palpaient zébrures et coupures, qu’elle guérissait en les soulageant. Les lèvres pincées, elle regarda le sas à l’échelle pendante, guettant l’apparition de Maissa. Elle songeait à ce que lui avait dit Stavver. Percevant son trouble, les chevaux trépignèrent et hennirent, mal à l’aise. Elle se tourna brutalement et fit face à Kale. – Pourquoi ? Il haussa les épaules et descendit du banc de la caravane de tête, son corps trapu se déplaçant avec la grâce précise d’un félin. – Le capitaine n’aime pas l’humidité. – Et toi ? Il posa une large main robuste sur le flanc du cheval de gauche de son propre équipage. – Fouetterais-je mes propres pieds ? Puis il se redressa sèchement, les yeux au même niveau que les siens, sombres, soudain furieux. En lui, tout paraissait poli par le temps, pressé par la volonté et l’habitude en un lustre qui punissait presque nonchalamment. Le dessin stylisé de chats sauvages qui remontaient sur ses bras et sa poitrine, les visages bleus de félins qui grimaçaient sur ses pommettes hautes et larges, convenaient parfaitement à son apparence de bête, bien que ce ne fussent que des signes d’un autre clan que le sien, correspondant à ceux du reste de l’expédition. Il fixa son profil, une colère montant derrière son masque. – Lâche ça ! dit-il. Aleytys fronça les sourcils. – Quoi ? Un sifflement explosa en crachement. Il fit un pas vers elle, le corps posé en équilibre sur les orteils tandis qu’un bras se levait et qu’un doigt tremblant touchait brutalement le petit animal posé sur son épaule. – Le porte-parole. Ça. (Le doigt s’enfonça encore.) Je ne sais pas comment tu l’as attrapé, mais seule une gikena, une vraie gikena, peut en avoir un. Folle ! (Ses mains englobèrent vaisseau, chariots et le lointain horizon.) Souhaites-tu tout gâcher ? (Ses paupières s’abaissèrent afin de cacher son regard.) Laisse-le. – Tu me traites de folle ? (Aleytys renifla.) Sers-toi de tes yeux, Kale. Pourquoi ne nous as-tu pas parlé de ces animaux et de leurs liens avec les gikena ? Il laissa retomber son bras. – Pourquoi dire quoi que ce soit alors qu’on n’y peut rien ? Il passa agressivement les pouces derrière sa large ceinture et la regarda de ses yeux bridés. Le silence se fit tendu, muette confrontation matérialisant un conflit de domination entre eux deux. Aleytys percevait chez lui une traîtrise semblable à une puanteur dans ses narines. Comme s’il se fût servi d’eux ainsi que des échelons pour arriver quelque part. Elle sentit monter en elle la méfiance et maintint sur lui ses yeux glacés bleu vert emplis de certitude et de puissance. Au bout d’une minute, il jura et détourna le regard. – Non, dit-elle doucement, tu ne nous en as pas parlé. Ce fut stupide. Maissa aurait fait quelque chose. Qu’essayais-tu de prouver ? Qui croirait sans porte-parole que je suis gikena ? Stupide ! Les longs muscles de son cou se gonflèrent mais il garda les yeux maussadement fixés sur le sol. – Regarde-moi ! ordonna-t-elle. Tu as des yeux, non ? Kale fixait le sol. – Regarde ! répéta-t-elle en projetant sa haine sur lui. Avec répugnance, il leva les yeux et la fixa d’un regard amer et vindicatif. – Je regarde, femme. Dans ce mot, tout le mépris que sa culture pouvait ressentir à l’égard du sexe féminin transparaissait à travers le vernis de raffinement qu’il avait acquis au cours de son errance sur une douzaine de planètes. – Mais tu ne vois pas. Hunh ! Regarde le porte-parole. Qu’est-ce qui maintient ce petit animal là où il est ? Le regard de Kale se déplaça et il aperçut Olelo, manifestement libre, sur l’épaule d’Aleytys. Il haleta et sa peau basanée devint cendrée. – Lakoe-heai, fit-il doucement. Il s’agita tel un cheval nerveux, bronchant à chacune des paroles qu’elle prononça alors. – Les Lakoe-heai m’ont envoyé le porte-parole. Olelo, explique-le-lui. L’animal se glissa vers la tête d’Aleytys et se redressa, gardant l’équilibre en posant la main sur ses cheveux. Il braqua ses brillants yeux noirs sur Kale. – Cette femme est gikena et bien plus. Sœur pour nous, et sous notre protection. Nous te donnons un ordre : en attendant d’avoir obtenu ce que tu cherches, tu assisteras et protégeras cette femme et lui obéiras. (Olelo s’arrêta et se pelotonna contre Aleytys.) Le visage toujours grisâtre, Kale recula de quelques pas en titubant. – J’ai entendu, dit-il d’une voix rauque. Assister. Protéger. Obéir. – Aleytys ! Elle fit volte-face dans la direction du sas. Maissa était penchée en avant d’un air impatient. – Prends ton gosse. Nous partons. – Maintenant ? demanda Aleytys en observant le soleil couchant. – Maintenant. Dès que Stavver aura installé la boîte vryhh. La pluie a cessé, aussi devons-nous nous éloigner du vaisseau. (Elle regarda autour d’elle avec nervosité.) Et ne reste pas là comme ça. Aleytys fit un pas vers le vaisseau, puis jeta un regard par-dessus l’épaule de Kale, silencieux et songeur. – Si possible, ne laisse pas Maissa conduire, dit-elle calmement. Il releva brutalement la tête, comme s’il sortait d’un rêve assez peu agréable, la regarda d’un air morne puis branla du chef pour signifier qu’il avait compris, un soupçon fugitif de crainte révérencielle passant dans la glace noire de ses yeux. 3 – Vers quoi nous dirigeons-nous ? Aleytys agita sa main libre vers la route creusée d’ornières qui se déroulait sous les lourds sabots des chevaux. Elle bâilla soudain, les yeux écarquillés de surprise sous l’effet de l’air froid et clair du matin. – Cette route longe la région des lacs, répondit gravement Kale. Après l’affrontement de la veille, il s’était considérablement dégelé et la traitait maintenant avec une très digne courtoisie qu’elle trouvait assez charmante. Il s’appuya contre le dossier à lattes du banc de conducteur, détendu et appréciant la fraîcheur du jour nouveau. – La région des lacs. Parle-m’en. Y as-tu vécu ? – Non. Mon clan… (Sa bouche se durcit.) Nous vivons près de la mer. De l’autre côté des montagnes. – Oh ! – La région des lacs… mmm… C’est là qu’on élève nos meilleurs chevaux. – Autre chose ? – Pihayo. Un animal de boucherie à poil long et odeur forte. Des légumes près des villes. Sur les îles lacustres, des arbres fruitiers. Une terre riche. Des mers d’herbe. Beaucoup d’eau. Des cours d’eau. Des centaines de lacs. Ils ont une belle vie, ces habitants lacustres. Aleytys hocha la tête. – Je le conçois. Les miens vivaient à peu près de la même manière, bien qu’il y eût de rudes hivers dans nos vallées des montagnes… des hivers plus longs que vos années. Mais une belle vie quand même. Il lui glissa un regard, et le silence posa une question bruyante. Pourquoi était-elle partie ? Pourquoi avait-elle abandonné les siens pour tenter sa chance avec une équipe aussi disparate ? Au bout d’un moment, il tourna la tête en direction de la route, toujours la même à perte de vue. – Fut-ce le voleur ? demanda-t-il avec dans la voix une nuance sarcastique. Aleytys poussa un soupir d’exaspération, mais laissa sagement passer l’ironie. – On me traitait de sorcière. Une de mes tantes avait intrigué pour que je sois brûlée sur le bûcher. Je suis donc partie. Stavver est arrivé par la suite. – Nous sommes donc tous deux des exilés. Il posa la main sur son bras. Elle sentit la chaleur qui était en lui. Et rejeta cette main. – Cela ne nous rend nullement parents, dit-elle froidement. – Femme, tu n’as aucune courtoisie. – Homme, je suis mon propre chemin, et tu ferais bien de le comprendre. Bien que le contenu de ses paroles constituât un défi, sa voix fut suffisamment lente et réfléchie pour donner l’impression qu’elle explorait quelque chose en elle-même plutôt qu’elle ne lui répondait. – Je ne te comprends pas. Tu as la forme d’une femme, mais… – Les peuples différents ont des coutumes différentes. Tu devrais le savoir, maintenant. (Elle secoua la tête pour écarter les cheveux qui lui tombaient devant les yeux.) Et après la région des lacs ? – La région des pierres et les dieux du vent. Puis les poteaux de mise à mort. – Les poteaux de mise à mort ? – Parfaitement. Les poteaux marquant la frontière du domaine des Karkiskya. J’ai une fois vu un homme réduit en cendres lorsqu’il a voulu les dépasser en dehors de l’époque de la trêve. – L’époque de la trêve ? (Elle eut un frisson.) Est-ce l’époque de la trêve ? – Oui. L’époque des foires d’automne. (Il grogna et coinça les pouces derrière sa ceinture.) Les Karkiskya n’aiment pas les yeux trop curieux. Ils gardent la route fermée, sauf pour les foires de printemps et d’automne. Les poteaux qui longent la route voient alors leur force destructrice débranchée. (Il sortit alors avec une fierté tranquille le poignard de sa gaine accrochée à la ceinture.) Ceci est une lame karkesh. (Il tourna l’acier bleuté de telle manière qu’il capte la lumière dorée du soleil qui montait derrière eux.) Elle ne m’appartient pas. La mienne, je l’ai eue lors de ma saignée. Elle a coûté à mon père le poaku ikawakiho que ma mère avait apporté en dot. Et, d’une certaine manière, elle m’a coûté un oncle. Le débit de ses paroles s’était ralenti et les derniers mots traînèrent comme des pierres. Aleytys adressa un bref coup d’œil à son visage renfrogné. – Poaku ? C’est un mot qui signifie pierre. Tu veux dire que quelqu’un a accepté une pierre en guise de paiement pour un poignard ? Il s’agita nerveusement sur le banc, ses doigts caressant inconsciemment le métal lisse. – Poaku ikawahiko. Une Pierre Ancienne. Pas l’une des Très Anciennes. Mais elle a néanmoins un pouvoir. Bleue, celle-ci, avec des veines couleur crème. Taillée par l’été. – Ah ! Elle prit longuement son souffle, se délectant du goût soyeux de l’air, refusant de se laisser troubler par quelque mystérieuse tragédie. – Combien de jours avant la ville ? Rencontrerons-nous d’autres voyageurs ? Ou nous arrêterons-nous avant notre arrivée ? Il remit doucement le poignard dans sa gaine. – Si’a gikena, en avançant régulièrement, six jours nous amèneront à Karkys. Nous rencontrerons peut-être d’autres gens. Ce qui se produira certainement dans la ville. Quand nous nous en approcherons, la poussière atteindra les cieux ; le grondement des voix, le cri des roues, le tonnerre des sabots engloutiront jusqu’à la pensée. Quant à s’arrêter avant cela, tout dépend d’elle. (Du pouce, il désigna la caravane derrière eux ; puis, dessinant avec le pouce et l’index un cercle, il le porta à ses lèvres.) Et d’eux. – Comme tu le dis. (Un gémissement s’éleva de leur chariot.) Kale ? – Si’a gikena ? – Prends les rênes un moment, veux-tu ? Une petite personne affamée m’appelle. La journée s’écoula, aussi morne que la route. Une halte à midi. Nouveau départ. La seule différence était l’angle changeant du Soleil avec la Terre. A l’intérieur de la caravane, Aleytys sombra dans une léthargie hantée par les souvenirs. Le visage haineux de Qumri qui lui crie après : – Garce ! Fille de sorcière, qui cours après tous les hommes ! Tu brûleras, je veillerai à ce que tu brûles… Elle s’enfuit devant cette haine et refait surface aux portes de la Raqsidan, assise sur le dos d’une jument rousse en contemplant le visage obscur du chanteur de rêves. – Vajd, je ne veux pas partir. Sa longue bouche s’incurve en un sourire. – Mais si. Leurs mains se mêlent tendrement, en un geste réconfortant. – Tu me connais trop bien. Accompagne-moi. – Je ne puis. (Elle se noie dans ses yeux sombres.) Rejoins ta mère, Leyta, tu seras en sécurité avec elle. Elle s’enfuit encore devant la douleur et se retrouve allongée sur une roche sous le soleil double, la chaleur chassant la fatigue de son corps. La forme noire du tars est allongée à son côté. – Démon ! murmure-t-elle avec volupté. (Elle enfouit ses mains dans la longue fourrure douce de sa gorge et la gratte vigoureusement jusqu’à ce que la gueule aux longs crocs s’ouvre en un bâillement à vous couper le souffle. Elle rit doucement.) Démon… Une page tourne. Le tars est allé bondir sur celui qui la traque depuis des jours et des jours, et elle est accroupie auprès de la victime, qui perd son sang. – Porte-malheur de… la Raqsidan, lâchent péniblement ses lèvres. Une troisième fois encore elle s’arrache frénétiquement à ce souvenir. Mais elle se retrouve face au visage gonflé de Tarnsian, des ailes noires d’une hideuse puissance battant l’air derrière lui ; l’étouffant ; la chassant de son corps jusqu’à ce que son esprit soit fracassé sous le fardeau de terreur et de répulsion. Elle tente de se libérer des écœurantes horreurs de ces instants, mais elle est prisonnière de cet après-midi chaud et tranquille qui transmue le souvenir en cauchemar. Telle une mouche prisonnière d’une toile d’araignée, elle se débat pour se libérer à nouveau. Elle chevauche follement, noyée dans la poussière, les pieds de l’étalon noir martelant le sol en dessous d’elle… Elle rêve à l’impitoyable poursuite, la pression mentale semblable à un aiguillon la poussant au-delà de ses forces. N’importe quoi pour s’échapper… s’échapper. Un mot qui palpite dans sa tête et lui fait oublier toute prudence. Sans trêve, elle avale une bouchée de pain sec, une goulée d’eau, elle franchit les montagnes, le col du tangra Suzan, Tarnsian toujours à sa poursuite… ayant tout abandonné pour cette folie. Puis la tortueuse et épuisante descente ; descente interminable, un lacet après l’autre : son esprit vacille et la peur la dévore… devant la nécessité de la lenteur. Un virage, un autre… Désarroi. Le lieu du tijarat, point de rencontre des nomades et des caravaniers, plat, sec et désert. Il devrait se trouver là des bergers avec leurs troupeaux et des caravanes aux couleurs criardes, chacun essayant de grappiller de maigres bénéfices. Trop tôt. Une semaine trop tôt. L’espoir meurt en elle. Elle ôte la selle de l’étalon noir pour qu’il aille se rassasier dans la plaine herbeuse, puis s’écroule près du fleuve qui coule sous ses yeux. Le miasme noir s’épaissit, se répand sur elle telle une tache de mal… et un étrange sentiment d’affection la touche alors. Le solide visage carré de Khateyat perce la nuée puante de terreur, la repoussant tel un maillet de paisible bon sens. Des mains brunes tendent un sac de velours sombre qui semble absorber toute la lumière. Khateyat fait apparaître entre ses mains la beauté scintillante, un cercle de fleurs en fil d’or au pistil en joyau différent pour chacune. Le diadème. Ses doigts caressent cette beauté et font naître un tintement clair et pur ; chaque pistil produit une note. Envoûtée, elle pose sur sa tête le cercle souple qui retient les légers cheveux roux qui ondulent à la brise du fleuve. Puis elle plonge dans l’étrange. Le diadème. Plus ancien que les souvenirs les plus anciens. Emprisonné par les RMoahl, libéré par Miks Stavver, le voleur, placé entre les mains d’Aleytys par la sorcière nomade Khateyat. Elle ne peut l’ôter, il refuse de la quitter, il a enfoui ses racines dans son cerveau, il brûle insupportablement quand elle tente de l’enlever… puis il fond en elle… il fond mystérieusement. Il a disparu… et pourtant il est toujours là. Oh, Seigneur, il est resté ! Et Tarnsian surgit d’entre les arbres : il l’a enfin rattrapée. Il est, autant qu’elle, victime de son obsession. Comme il saute de sa monture, le diadème tinte et les pieds de Tarnsian ralentissent, mettent des siècles pour toucher le sol ! Il bondit sur elle avec son poignard, des obscénités à la bouche, mais si lentement ! Elle bouge. Sans qu’elle le veuille, son corps bouge. Le diadème chante et elle regarde, prisonnière de son propre crâne. Elle voit ses mains se lever et se rabattre brutalement sur le cou de Tarnsian. Elle entend un craquement sec de branche qui casse… Elle s’arrache à ce souvenir, passe sur les jours heureux parmi les nomades qui traversent le Grand Vert en direction de leur abri dans les montagnes occidentales ; elle passe sur la joie qu’elle éprouve à tenir son fils entre ses bras ; elle fuit ses souvenirs pour retrouver une nouvelle horreur. Stavver chevauche devant elle dans le défilé, sur son sesmat efflanqué. L’espoir est en elle. Le vaisseau les attend, le moyen de quitter Jaydugar, de retrouver sa mère, première étape dans son voyage vers le monde légendaire de Vrithian. Elle gratte le cou de sa monture, se déplace sur sa selle pour soulager ses muscles douloureux. Un léger murmure l’incite à se pencher pour caresser son fils dans son couffin. Un épieu passe si près de sa tête qu’il emporte sa coiffe. Avant qu’il soit retombé contre la muraille de pierre, elle est à terre avec son bébé et s’est mise à l’abri des roches qui longent le sentier. Dans son inconfortable sommeil, Aleytys se pelotonne, les genoux contre les seins, la tête roulant en tous sens sur le tissu grossier qui couvre le mince matelas. – Non, gémit-elle. Non… Ils la font sortir de sa cachette, leur visage souriant et transpirant dans leur soif de mort. Ils la conduisent jusqu’à Myawo, son ennemi. Le diadème se met alors à tinter. Elle regarde sa main s’emparer d’un épieu et l’enfoncer dans les muscles durs des poitrines de ces hommes, qui ne sauront même pas qu’ils sont morts avant que l’enchantement ait cessé. Elle voit ses mains lâcher l’épieu, saisir un poignard d’une main qui n’oppose aucune résistance et tailler de nouvelles brèches dans d’autres cous. Le diadème tinte encore. Elle entend les morts tomber autour d’elle. Elle hurle. Un, deux, trois quatre. Elle hurle. Un, deux, trois quatre… – Aleytys ! (Kale se penchait sur elle ; sa main quitta son épaule.) Tu étais en train de faire un cauchemar. Elle s’assit, les yeux lourds, la tête douloureuse après ces affreuses réminiscences. – Merci, marmonna-t-elle. L’air à l’intérieur de la caravane l’oppressait, tant il était chaud et usé. Elle cligna les yeux à plusieurs reprises et passa ses mains dans une chevelure pleine de sueur. – On s’arrête ici ? – Non. Mais tu faisais tant de bruit… – Oh ! (Elle tituba pour se mettre sur ses pieds.) Laisse-moi un peu conduire. Ça m’éclaircira les idées. Elle franchit maladroitement le rideau et s’affala sur le banc. Dès qu’elle fut installée, elle se retourna pour regarder l’autre chariot arrêté derrière eux. Stavver paraissait à moitié endormi, son long corps mince penché au-dessus des rênes, suivant le mouvement sans faire de commentaire. Elle poussa un soupir et s’appuya contre les lattes polies par le temps, heureuse de sentir un courant d’air fugitif caresser son visage poisseux. – Et Maissa ? (Elle regarda nonchalamment Kale, qui étirait ses jambes et s’adossait à côté d’elle.) Elle n’a rien dit au sujet de cet arrêt ? Kale bâilla. – Elle est probablement endormie. Elle est droguée. – Oh ! – On ferait mieux de repartir. (Kale croisa les bras et lui adressa un regard en biais.) De quoi rêvais-tu ? (Quand elle eut fait repartir les chevaux, il fixa sur elle un regard empli de curiosité.) A la fin, tu comptais. Assez fort pour réveiller un mort. – Un mort. (Aleytys déglutit péniblement.) Le terme est bien choisi. Je comptais les fantômes que je traîne derrière moi. Son visage pâlit et un frisson lui parcourut le corps. D’un geste rapide, il se toucha les yeux, le nez et la bouche, le majeur croisant l’index. – Ça porte malheur, les cauchemars en plein jour. Aleytys rejeta les dernières volutes de rêve et émit un rire rauque. – Ça porte malheur tout le temps à ceux qui les font, Kale. Pauvre Miks. Il a dû supporter mes cauchemars une douzaine de fois. Ahai ! Si seulement je pouvais oublier… Elle baissa les paupières et s’adapta au rythme de leur marche tandis que passaient les heures. Le soleil était presque au même niveau que ses yeux lorsque la caravane aborda une rampe douce. Des points noirs qui tournaient devant les rais de couleur attirèrent son regard. – Kale ? Il interrompit son ronflement et se réveilla à contrecœur. – Qu’est-ce que c’est ? – Ces oiseaux ? (Elle les désigna du doigt.) Que font-ils ? Les yeux chassieux, il suivit son indication. – Ah ! Je vois. Des charognards. Ils attendent la mort de quelque chose. – C’est bien ce que je pensais. (Les chevaux continuaient de se diriger vers les rapaces et elle demanda sèchement :) – Est-ce encore en vie ? – Tant qu’ils resteront en l’air. La caravane redescendit puis évita une éminence sablonneuse couverte d’herbes éparses. Devant eux, à côté de la route, se tenait une haridelle osseuse au dos plongeant, la tête basse pour mâcher précautionneusement l’herbe rase et piquante, qui abritait à demi une forme étroite allongée sur le ventre. Aleytys se redressa et se tint de sa main libre au montant incurvé du chariot. – C’est un homme ! (Elle lâcha les rênes et se prépara à descendre.) – Attends. (Kale lui retint le bras et la tira en arrière.) Je vais regarder moi-même. Elle fronça les sourcils. – Ahai, Kale ! Je ne suis pas une fleur fragile. – Aleytys, dit-il patiemment, ceci est ma planète. Elle le regarda en silence pendant un instant puis s’assit au bord du banc et arrêta les chevaux à côté du bidet. Toujours silencieuse, elle le regarda descendre et s’avancer à grands pas du personnage allongé. Il s’arrêta net, le fixa un instant, puis revint rapidement sur ses pas. Sans perdre de temps, il se hissa à son côté. – On continue. Elle considéra le cercle de charognards. – Il est encore en vie ? Ou bien est-ce nous qui les tenons à l’écart de leur repas ? – N’y pense plus. Repars. – Non. Réponds-moi. Est-il mort ? – Oui. Repars. Elle hocha la tête. – Tu ne peux me mentir, Kale. Il est vivant. – Très bien, fit-il avec impatience. Il est actuellement en vie. Mais plus pour longtemps. Mieux vaut pour lui mourir. – La mort n’est jamais préférable à la vie ! (Elle se retourna.) – Non ! (Il lui saisit le bras en une étreinte douloureuse.) C’est un paria. Laisse-le. – Madar !… mais tu le penses vraiment ! (Elle repoussa sa main.) Lâche-moi. – Non. Tiens-toi à l’écart. Si tu le touches, nous serons tous des parias. Tu m’entends ? Ses doigts se resserrèrent au point qu’elle haleta de douleur. La colère explosa en elle. – Bas les pattes ! (Ses yeux brillaient.) Immédiatement ! La lame karkesh jaillit de sa gaine en chuintant. – Fais démarrer les chevaux, dit-il d’une voix tendue. – Kale, je t’ai dit… – Démarre ! – Kale. Stavver se tenait à côté d’Aleytys, observant calmement leur affrontement. Kale le regarda rapidement. – Reste à l’écart de cela, voleur ! – Je t’avertis, rampant. Tu ferais mieux d’ôter ta main. – Tiens ? Tu as l’intention de m’y forcer ? – Moi ? (Stavver haussa les épaules, le mépris affiché sur son visage étroit.) Je me fous de la façon dont tu peux te bousiller, mais Maissa semble croire que nous avons besoin de toi. Lâche Aleytys ou elle te tuera. Je l’ai vue à l’œuvre, mon petit gars. Kale renifla, incrédule. Il se tourna vers Aleytys et lui toucha la gorge de la pointe de son poignard puis la fit descendre délicatement entre les seins pour entamer la peau. – Démarre. Un tintement chuchota dans le silence tendu. Une nouvelle fois, Aleytys sentit l’air geler autour de son visage tandis que la note descendait une octave entière pour être à peine audible. De nouveau prisonnière de son propre crâne tandis que le diadème s’emparait de son corps, Aleytys se pelotonna en murmurant une plainte muette : non, ne le tue pas, c’est inutile, plus de meurtre, je t’en prie, je t’en prie… Ses mains se levèrent et arrachèrent le poignard de la main de Kale. Le visage pâle et flou pivota devant ses yeux puis elle aperçut l’arme flottant en l’air tout près du visage de Stavver. Les dunes herbeuses clignotèrent à nouveau et elle regarda Kale. Les mains se tendirent et poussèrent. Lentement… lentement… avec une lenteur douloureuse, comme une pierre tombant dans de la gélatine, Kale bascula de son siège et descendit vers le sol. Le diadème attendit, Aleytys attendit. Une éternité s’écoula et le corps raide de Kale toucha enfin le sol. Bras et jambes se déployèrent lentement, lentement, comme les pétales d’une fleur. Aleytys chuchota : – Merci, merci, qui que tu sois ; ah, Madar ! Je ne pourrais plus supporter un nouveau meurtre… Le diadème tinta encore. Comme la note retrouvait sa hauteur normale, Aleytys eut l’impression de distinguer des yeux d’ambre s’ouvrant et lui souriant, puis elle l’oublia, comme Kale bondissait sur pieds, le visage tordu par la terreur. – Kale. (Elle se redressa, tranchante.) Kale ! L’intelligence vint prendre la place de la peur animale. Il se frotta le visage d’une main tremblante et se raidit. – Stavver t’a averti. J’aurais pu te tuer. Ne me mets plus à l’épreuve. – Si’a gikena, dit-il, la voix rauque de sincérité. Crois-moi, je ne le ferai plus. (En hésitant, il jeta un coup d’œil au corps allongé.) Mais… (Au bout d’une seconde, il reprit :) – Ce gamin est un paria. Comme tous ceux qui lui parlent, le nourrissent, l’aident de quelque manière que ce soit. Même en le touchant. Comprends-tu ? Si tu tentes de l’aider, et je jurerais qu’il est déjà trop tard, alors autant regagner le vaisseau et repartir. – Sœur. (La petite voix haut perchée les surprit tous.) Ôte cette malédiction. Tu es gikena. (Le porte-parole était sorti du chariot et s’était dangereusement perché sur le dossier du banc.) Soigne ce gamin et rends-le aux siens. C’est ta première tâche, Lakoe-heai. – Qu’il en soit ainsi, dit paisiblement Aleytys. (Puis elle tourna un regard glacial sur Kale.) Tu as entendu ? Kale parut stupéfait. – J’ai oublié, femme. J’ai oublié que tu es une vraie gikena et n’ai cessé de penser que tu étais une outre-mondaine. (Il pencha raidement la tête.) Je te demande pardon pour ma stupidité. – Naturellement. Tout en parlant, Aleytys descendit de son siège, se précipita vers l’adolescent allongé et s’agenouilla à son côté. Elle fut soulagée de constater que son corps squelettique remuait encore tandis qu’il se débattait pour respirer. Elle déglutit péniblement en apercevant une flèche brisée juste sous l’omoplate. Une étoile de mort jaunâtre rayonnait à partir du noyau de chair gonflée. Elle posa doucement la main sur ce dos ; la douceur de ce contact lui arracha néanmoins un gémissement de douleur. Elle encercla la flèche avec les pouces et les index. Elle perçut avec joie la robuste et régulière pulsation de vie. Il était gravement blessé, affamé, mais le désir vital brûlait si fort en lui qu’il était loin du trépas. Aleytys inspira longuement puis relâcha l’air par petites bouffées, inspira à nouveau, expira ; et son corps s’apaisa. Il s’unit paisiblement à l’air et à la terre. Elle ferma les yeux et se tendit vers le fleuve d’eaux noires qui serpentait parmi les étoiles, image symbolique du pouvoir qui alimentait ses talents. Puisant dans ce fleuve, elle fit couler le pouvoir à travers ses bras dans le corps qui frissonnait sous ses mains. Le temps fuit et, lorsque la guérison fut accomplie, elle ignorait combien il s’en était écoulé. Avec un soupir, elle releva ses bras pesants et redressa son dos douloureux. L’adolescent dormait d’un sommeil de plomb, la blessure dessinant une étoile rose pâle sous la peau bronzée de son dos. Posée à plat à côté de la cicatrice, la flèche brisée se soulevait et redescendait au rythme de la respiration du dormeur, humectée de pus et de sang, s’étant libérée tandis que guérissait la blessure. Elle la prit et la jeta dans l’herbe. – Pourquoi a-t-il la tête rasée ? Kale fixa le corps. – Vivra-t-il ? – Pourquoi pas ? Je suis une excellente guérisseuse. Pourquoi a-t-il la tête rasée ? (Elle posa tendrement la main sur le chaume court et clair.) – Avant de le chasser, les siens l’ont entièrement rasé pour le marquer. (Il s’agita nerveusement.) Le vol… notre plan… cela ne t’inquiète pas ? – Les Lakoe-heai savent que nous venons voler. Cela ne me plaît pas, mais qu’y puis-je ? (Elle perçut son malaise croissant.) Détends-toi, Kale. Ils ont un plan à notre intention. Ils ne s’en mêleront pas. – Oh ! (Il jeta un nouveau coup d’œil à l’adolescent, mâchouilla un instant sa lèvre inférieure charnue, puis s’engagea nerveusement sur la route.) Nul besoin de guide, dit-il comme s’il se parlait à soi-même. La route est libre. Aleytys s’étira et éclata de rire. – Très bien. Très bien, Kale. Change de place avec Stavver, si cela peut te rassurer. Le gamin pourra rester en compagnie de Sharl. Maissa apparut au coin de la caravane, son visage ovale et délicat déformé par une grimace de colère. – Qu’est-ce qui nous arrête ? voulut-elle savoir. Aleytys affronta le regard glacial avec un sourire tranquille. – Nous nous sommes arrêtés pour aider ce garçon. – Eh bien ? (Elle s’avança en grimaçant sur la pointe de ses pieds nus et tâta de l’orteil les côtes saillantes.) Du temps perdu. C’est fini ? – La guérison est achevée. Quand il se réveillera, il nous accompagnera. – Absurde ! Remontez dans le chariot et redémarrez. Nous n’avons pas besoin d’yeux étrangers pour nous espionner. Aleytys poussa un soupir. – Maissa, si je suis censée être gikena, laisse-moi agir en tant que telle. Si nous partons et l’abandonnons, nous serons nous-mêmes des parias. Pour annuler cette malédiction, il faut qu’il me serve pendant un certain temps. Et il garantira auprès des autres que nous sommes ce que nous prétendons être. – Je suis sûre que tu penses à ça depuis le début. Peuh ! (Elle retourna précautionneusement près du chariot et s’arrêta à côté de la grande roue pour regarder Aleytys.) C’est moi qui dirige ce boulot… ne l’oublie pas ! Aleytys entendit alors derrière elle un bruissement dans l’herbe et se retourna : l’adolescent s’était assis et la dévisagea de ses grands yeux bruns. – Bienvenue parmi les vivants, dit-elle vivement. Comment t’es-tu mis dans de tels draps ? Sa langue sèche et blanche tenta d’humecter les lèvres gercées. – Paria, marmonna-t-il d’une voix rauque. – Miks. – Quoi ? – Apporte l’outre, veux-tu ? Notre nouvel ami a énormément soif. – Tout de suite. Il revint avec l’outre bien remplie qui pendait au bout de sa longue lanière de cuir. L’adolescent regarda l’outre humide de condensation, les yeux pleins d’un brûlant désarroi, puis tendit les bras pour repousser en tremblant ce qu’on lui tendait. – Paria, répéta-t-il d’une voix qui se brisa douloureusement. Aleytys lui sourit et prit ses mains tremblantes entre les siennes malgré les efforts de l’autre pour éviter le contact. – Je suis gikena, mon garçon. Quand tu auras bu, nous prendrons des mesures pour supprimer cette malédiction. Comprends-tu ? J’ai déjà guéri la blessure que tu avais dans le dos. L’avais-tu déjà oubliée ? Stavver lui tendit l’outre et l’aida à boire. Il s’emplit la bouche, puis repoussa le récipient. Le visage tiré par la fatigue et la souffrance, il conserva le liquide froid. Puis il le recracha et ne but qu’une petite gorgée. Puis une autre. Fascinée, Aleytys admira la discipline qui lui permettait de résister ainsi à sa soif. Il but encore à deux reprises puis repoussa l’outre, bien que son regard fût avidement fixé dessus. – Je te remercie, si’a gikena. – Veux-tu me dire ton nom ? (Aleytys lui sourit encore et les soupçons quittèrent son regard.) – Loahn, si’a gikena. – Me serviras-tu ainsi qu’il est prescrit ? Il la surprit en s’inclinant rapidement jusqu’à ce que son front touche le sol devant lui. Tout aussi prestement, il s’assit, les yeux noirs emplis d’un espoir renouvelé. – Je te servirai aussi longtemps que tu le désireras… jusqu’à la fin de ma vie, si’a gikena. Elle rit et se leva en lui tendant la main. Elle était chaude, sèche et curieusement robuste. – Cela ne sera pas si long, Loahn. Loin de là. (Elle grimpa les marches à l’arrière du chariot.) Entre, mais sois silencieux. Mon fils est endormi. L’intérieur de la caravane était chaud, étouffant. Loahn regarda autour de lui avec curiosité. Tout était net, les deux couchettes servant de siège pendant le jour, recouvertes d’une toile épaisse. En dessous, deux tiroirs profonds dont l’un, ouvert, servait de berceau au bébé qui dormait paisiblement. Aleytys le toucha et sentit monter en elle tout son amour. Lorsqu’elle releva les yeux, elle vit que l’adolescent la dévisageait avidement. Il rougit et se détourna. – Tu as perdu ta mère ? Son corps maigre se raidit, puis il hocha la tête. – Quand j’étais enfant. – Eh bien, assieds-toi. Il vaut mieux que tu restes ici. Nous ferons route jusqu’à la tombée de la nuit. Repose-toi et réfléchis à ce que tu me diras quand nous camperons pour la nuit. (Un sourire releva la commissure de ses lèvres.) Il faut que je sache que faire à ton sujet. – Oui, si’a gikena, dit-il avec une infinie politesse, mais l’expression méfiante revenue sur son visage. – Olelo, viens ici. (Elle sourit au gamin, amusée par son scepticisme.) J’ai encore besoin de toi pour parler à ta place, petit. Le porte-parole était accroché au rideau avant. Les yeux de Loahn s’écarquillèrent, puis il se détendit, ses genoux soudain sans force le faisant s’écrouler sur la couchette. Aleytys gloussa. – Tu es enfin convaincu. – Pardonne-moi, si’a gikena, bégaya-t-il. – Absurde ! Un peu de scepticisme est quelque chose de très sain. Je te trouverais stupide de croire tout ce qu’on peut te raconter. Sa bouche s’incurva en un sourire las, les paupières s’abaissant sous l’effet de la fatigue. – Déroule le couvre-pied et dors. Si tu as besoin d’eau, l’homme et moi-même serons dehors. Appelle. Tu comprends ? Il hocha la tête d’un air endormi. – En nous accompagnant, tu verras bien des choses qui pourront te sembler étranges. Si tu es intrigué, viens me voir. Ne parle à personne d’autre de ce qui te trouble. Compris ? Il s’installa sur le matelas et tassa le couvre-pied pour en faire un oreiller. – Non, dit-il calmement. Comment le pourrais-je ? (Il s’étira et croisa ses doigts derrière sa tête.) Seulement que je puisse venir te voir et accepter ce que tu me diras. Elle le considéra froidement plus éclata de rire. – Tu n’as rien d’un idiot, en effet. Tu accepteras ce que je te dirai même si tu soupçonnes que ce n’est pas tout à fait la vérité ? Il lui adressa un large sourire ensommeillé. – Quand j’ai retrouvé la vie, quand j’ai vu ton beau, ton magnifique visage plein de bonté, je t’ai confié mon âme aussi longtemps que tu en auras besoin. (Il bâilla puis agita la main.) Inutile de m’interroger, gikena. Donne-moi tes ordres et je t’obéirai. Aleytys franchit le rideau et rejoignit Stavver sur le banc. – Nous avons quelqu’un de rudement dégourdi, là-dedans. – Dangereux ? – Je ne pense pas. Je peux toujours rejeter la malédiction. (Elle jeta un coup d’œil au ciel dont les rais de couleur commençaient à épaissir parmi les taches de ciel bleu clair.) En avant, fit-elle sèchement. 4 – Ce sont des outre-mondains, n’est-ce pas ? La voix de l’adolescent surgit de derrière Aleytys. Elle fit volte-face et le scruta en silence, essayant de déchiffrer l’expression du visage trop maigre, le complexe mélange d’émotions qui irradiait de lui. Elle perçut surtout une curiosité paisible qui la surprit presque autant que ses paroles. – Que sais-tu des outre-mondains ? Le gamin se laissa tomber à côté d’elle et reposa ses bras sur ses genoux. Un large sourire coupa son visage sombre. – Mon père m’a emmené à Karkys l’année de ma saignée pour aller chercher ma lame. – Et ? – Nous ne nous entendions pas tellement bien, mon père et moi. (Il parlait lentement, les yeux fixés sur elle, le blanc brillant pâlement à la lueur de la lune.) Il a donc feint de m’ignorer tout le temps qu’il réglait ses affaires. Je me suis glissé dans le quartier karkesh jusqu’à la Rue des Etoiles. Personne ne prêtait attention à un gamin et nul ne surveillait ses paroles. J’ai regardé les astronefs aller et venir, j’ai vu les étrangers et les ai entendus parler aux Karkiskya en cagoule. – L’année de ta saignée. – J’ai toujours été petit et paru plus jeune que je ne suis. Aleytys se tapota les lèvres de l’index. Au bout d’un moment, elle répondit : – Je t’ai dit que nous venons de par-delà les mers, Loahn. Il renifla doucement. – Vous venez donc de par-delà les mers. Mais il faudrait apprendre à cette femme de ne pas donner des ordres comme un homme. (Il inclina la tête en direction des silhouettes qui déambulaient près du feu mourant.) – Elle s’appelle Leyilli, dit doucement Aleytys. L’homme de haute taille s’appelle Keon, l’autre Kale. J’ai pour nom Lahela. (Elle s’allongea sur le dos, le visage tourné vers le ciel éclairé par la lune, et étudia l’énorme cercle pâle qui flottait majestueusement entre les faux nuages d’orage.) Que cette lune semble solitaire ! murmura-t-elle. Là où je suis née, il y en avait deux. (Elle sourit en entendant l’adolescent lâcher un halètement.) Très pénétrant, Loahn. Nous sommes tous outre-mondains. A l’exception de Kale. – Le porte-parole ? – Ne t’inquiète pas pour ta malédiction. Les Lakoe-heai ont proclamé que je suis née gikena et m’ont envoyé Olelo en signe de leur approbation. – Pourquoi êtes-vous donc tous venus ici, alors ? – Pour voler, jeune ami. Nous sommes des voleurs. Appelle-moi Lahela, s’il te plaît. Il faut que je m’habitue à ce nom. – Pourquoi me le dire, Lahela ? Et si je vous trahis à la première occasion ? Il remua sur l’herbe pour venir se pencher au-dessus d’elle, son maigre visage grave et interrogateur au clair de lune. – Tu ne le feras pas, dit-elle paisiblement. (Puis elle gloussa.) Est-ce que je ne possède pas ton âme ? – Tchââ ! Quelle stupidité ! – Sérieusement, j’ai un droit sur ton âme. Tu te rappelles ? Je suis gikena. (Elle tendit la main et lui toucha la joue.) D’ailleurs, mon cher, je ne prétends pas impossible qu’un homme puisse me mentir en toute impunité, du moins quand j’ai toute ma tête, mais cela ne s’est jamais jusqu’à présent produit. Un don peu généreux dont je me passerais bien, parfois. (Elle lui tapota encore doucement la joue, caressant la peau sèche et rugueuse à la suite des épreuves qu’il venait de subir.) Y comprends-tu quoi que ce soit, jeune ami ? – Es-tu beaucoup plus âgée que moi, Lahela ? (Il paraissait irrité et détourna le regard.) J’ai vu dix-huit hivers. – Et je n’en ai vu que huit. (Elle pouffa devant son exclamation d’incrédulité.) C’est vrai, Loahn. Sur le monde où je suis née, nos années durent trois des vôtres et les hivers ont trois cents jours de long. Je voyais deux soleils et non pas deux. Deux lunes éclairaient nos nuits. Et c’est la vérité ! – Ahh… (Elle vit ses yeux scintiller comme il les levait vers la lune puis les ramenait sur elle.) Quel âge as-tu donc, Lahela ? En années de ce monde ? – Vingt-quatre ans. Deux douzaines. Tu vois que je suis une vieille dame, comparée à toi. – Tchââ ! Six années ! Un éternuement de souris. Hésitant, il posa les doigts sur son épaule et les fit descendre tout doucement pour lui toucher le sein. – Loahn. (Elle lui prit la main et l’écarta d’elle.) Quand je t’ai pris pour me servir, je ne voulais pas dire dans mon lit. La place est déjà occupée. – J’éprouve une grande tristesse, Lahela. (Il poussa un soupir de désespoir exagéré.) Mon service sera long. – Et tu es un gamin mal élevé. Non, ne fais pas cette tête ! (Elle se rassit brutalement et faillit le renverser.) Assieds-toi. Là-bas. Hors d’atteinte. Tu m’entends ? – Je t’entends, si’a gikena. (Sa voix paraissait pleine de reproches, mais elle vit son sourire au clair de lune.) – On dirait que j’ai bizarrement perdu ma mystique. (Aleytys ramena ses genoux contre elle et les enlaça de ses bras.) Loahn ? – Mmmh ? – Quand nous rencontrerons d’autres gens, tu seras un acolyte respectueux et plein de crainte révérencielle ? – Bien entendu. Je ne suis pas idiot ! – Je n’ai jamais pensé cela, mon ami. (Les autres conversations flottaient autour d’elle, lointaines, tandis qu’elle essayait de remettre de l’ordre dans ses émotions. Le regard de Loahn se posa brièvement sur elle puis se détourna. Elle soupira.) Je me demande ce que tu penses véritablement de moi. Derrière ce barrage de paroles. – D’abord, dit-il calmement, j’ai envie de te faire l’amour. J’ai l’estomac rempli, une flèche extraite du dos et de l’espoir pour l’avenir pour la première fois depuis des jours et des jours. La plus belle femme de Lamarchos est assise à côté de moi au clair de lune. Que pourrais-je éprouver d’autre ? – Tu es direct ! Loahn gloussa. – Je n’ai jamais remarqué que les femmes se sentent insultées par cette demande ; plutôt le contraire. – Quel cynisme, à dix-huit ans ! – C’est plutôt de l’intelligence. (Il étendit la main et lui emprisonna la cheville.) Lahela… – Quoi ? (Elle sentit s’accélérer les battements de son cœur tandis qu’une douleur familière se répandait dans tout son corps.) – Viens te promener avec moi. (Sa main remonta légèrement le long de sa cheville, jusqu’au mollet, puis redescendit.) Loin du feu. Et d’eux. Elle posa sa main sur la sienne. – Après ce soir, je ne recommencerai plus. – Chaque jour est différent. Demain… qui sait ce qu’il apportera ? (Il se leva et la hissa en même temps.) Tout de suite, murmura-t-il. Ce soir, tu es curieuse à mon sujet et je profite de cette curiosité. J’en profite au maximum. Tandis qu’ils descendaient le long de la dune vers l’herbe plus épaisse d’un creux, elle dit assez sèchement : – Du moins te montres-tu honnête. – Tu l’as dit, gikena Lahela, qui peut te mentir ? 5 – Mon père possédait un haras près du lac Po. Nous ne nous sommes jamais entendus. Je te l’ai déjà dit. Il avait la sensibilité d’un mur de brique et pas un nerf dans le corps. – Je connais ça. (Aleytys passa ses doigts dans ces cheveux.) Fichus épillets ! – Attends… (Et il commença à ôter de ses longs cheveux les feuilles et les épillets qui s’y étaient emmêlés.) – Continue. – Mmmm… non, nous ne nous sommes jamais entendus. Je le décevais, j’étais un gamin malingre qui beuglait tout le temps. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai détesté la façon dont il traitait ma mère. Tout ce qu’elle faisait était mal. Tout d’abord elle avait les cheveux blonds ; elle était la fille d’un maquignon bohémien et non l’une des brunes beautés du coin. Il l’avait épousée parce qu’elle était gracieuse, douce et gentille, et une fois mariés il avait détesté tout cela en elle. Il la mettait verbalement en pièces dès que quelqu’un était présent. Il se moquait de la voir souffrir. Je crois même qu’il ne se rendait pas compte qu’elle souffrait. Il la battait parfois. Je me rappelle l’avoir une nuit entendue pleurer. Mon père était sorti s’occuper d’une jument en train de pouliner. J’ai essayé de la réconforter. Elle m’a repoussé. Il s’arrêta de parler pour enlever un épillet d’un nœud de cheveux particulièrement embrouillé. – Attention, ça fait mal ! – J’essaie de ne pas tirer. Il parvint à ses fins sans douleur. – Je n’ai jamais connu ma mère, fit Aleytys en regardant le clair de lune se refléter sur ses ongles. – Elle est morte ? – Non. Elle est partie. Je suis à sa recherche. – Ta mère est lamarchienne ? – Non. Ceci est… une étape. C’est une longue histoire compliquée. Continue. Ses mains travaillaient d’elles-mêmes sur les cheveux. – Quand j’ai eu cinq ans, ma mère est morte. On aurait dit qu’elle s’éteignait, tant la jalousie de mon père l’emprisonnait. (Il l’attira à lui et posa ses mains sur ses seins.) Tu commences à avoir froid. – Peu importe. Finis ton récit. – Quand le deuil fut terminé, mon père se remaria. A une femme forte et passionnée. Aussi jalouse que mon père. Elle me détestait, car en trois ans elle avait eu trois fils et c’était moi qui avais le droit d’aînesse. – Pauvre chéri ! (Aleytys lui toucha le genou.) – Rassure-toi, j’éprouvais les mêmes sentiments à son égard. En tout cas, l’atmosphère n’était pas très saine pour un adolescent. Elle était même jalouse de ma mère. Mon père disparaissait parfois dans la nuit et allait songer à ma mère sur les rives du lac, puis il partait à cheval pendant trois ou quatre jours. Il valait mieux alors que je ne me montre pas. – Je connais ce genre de jalousie, dit doucement Aleytys. J’ai eu une telle tante. – Tu sais donc ce que c’est. Et, comme mes frères grandissaient, elle en vint à me détester davantage encore. Tu vois, aucun de mes demi-frères ne pouvait m’égaler à cheval – je dois tenir de ma mère. Au bout d’un certain temps, mon père le remarqua et ma vie fut à la fois plus facile et plus dure. – Je vois. Et tes frères ? – Ils n’étaient pas méchants. Ils ne m’adoraient pas mais ils n’étaient pas assez malins pour être nuisibles… Je me trouvais donc hors de la maison cinq jours sur six. Une sorte de trêve s’établit entre mon père et moi. J’éprouvai même un peu de fierté lorsque je l’entendis se vanter de l’un de mes exploits auprès de quelques voisins. Je pense que la paix aurait fini par s’instaurer. Mais il mourut. Un jour qu’il s’était mis en colère contre l’un de ses serviteurs, il s’abattit, du sang jaillissant de son nez et de sa bouche. – Et ta belle-mère te mit dehors. – Bien sûr que non. Impossible ! J’étais l’héritier. Le bûcher funéraire fut érigé sur mes ordres au bord du lac. Cela la fit enrager parce qu’elle savait que celui de ma mère avait été installé au même endroit et que c’était là que mon père allait rêver fréquemment. Son corps était maintenant allongé sur le lit, attendant le lever du soleil et la torche. – Je ne comprends pas… – Au matin, quand nos voisins furent là avec le kauna des anciens de Wahi-Po, elle sortit de la maison en titubant, hurlant, échevelée, les cuisses couvertes de sang. Elle jura que je l’avais violée. Que j’avais ri et craché sur le cadavre de mon père. – Et ils l’ont crue. – Ils l’ont crue. – Et où étais-tu ? – Drogué, allongé par terre dans la chambre de mon père, le corps couvert d’égratignures et l’aine rouge de sang. Elle me désigna à tous : voilà la preuve qu’elle s’était débattue contre moi. – Pas bête. Comment aurais-tu pu t’y attendre ? – J’aurais dû être sur mes gardes. – Et ils l’ont crue. Il émit un petit rire sans joie. – Pourquoi pas ? Cela faisait un an que je m’introduisais dans bien des appartements de femmes, laissant sur ma piste des maris furieux et soupçonneux. Pour parler brutalement, j’avais une sale réputation. – Stupide ! – Comment aurais-je pu le savoir ? protesta-t-il misérablement. Mes maîtresses étaient consentantes et aucune ne criait au viol. Mais… (Il soupira.) J’admets que tout cela renforçait ses assertions. Et pendant des années je n’avais fait aucun secret de la haine que j’éprouvais pour mon père. – Je vois. (Aleytys se releva et s’enroula dans le batik.) Autre chose ? – Je pourrai finir l’histoire sur le chemin du retour. Aleytys hocha la tête et remonta la pente. – Les kauna m’ont déclaré paria. Puis on m’a emporté, on m’a jeté dans un abreuvoir pour me réveiller, on m’a rasé de haut en bas, on m’a fichu sur cette haridelle et l’on ma chassé sans que j’aie bien compris ce qui m’était arrivé. (Il bâilla.) Et me voici. – Et ta blessure ? – J’avais besoin d’eau. Il m’a fallu un certain temps pour apprendre à la voler. J’ai reçu cette flèche la première semaine. Il a bien fallu que j’apprenne à vivre avec. (Un large sourire coupa son visage en deux.) Ou à mourir, si tu n’étais arrivée. – Je doute que le hasard soit pour quelque chose dans notre rencontre. (Elle l’arrêta, posant la main sur son bras.) Quelle est la distance d’ici au lac Po ? – Il y a un croisement à quelques heures. Ensuite, deux jours, deux jours et demi au nord, en caravane. – Tu veux récupérer les terres de ton père ? – Fichtre oui ! – Et tes demi-frères ? – Je n’ai rien contre eux. Rappelle-toi que je te servirai aussi longtemps que tu le désireras, gikena. Ils pourront s’occuper des lieux en mon absence. (Il considéra la lune qui descendait.) La rosée est en train de tomber, il commence à faire froid. – Encore une minute. Le fait que je sois gikena suffira-t-il vraiment pour supprimer la malédiction et te rendre ta place ? – Oui. – Et les kauna m’écouteront-ils ? – Lahela, la gikena parle pour les Lakoe-heai. Souhaiteraient-ils que leurs juments meurent en mettant bas, que leurs récoltes se transforment en poussière noire, que leur eau croupisse, que leurs rêves s’emplissent d’horreur, que l’air même qu’ils respirent se transforme en poison dans leurs poumons ? – Ils croient cela ? Loahn grogna. – Cela s’est déjà produit ailleurs. On ne l’oubliera pas. – Ahai ! (Aleytys frissonna.) Je n’en avais pas pris conscience. Viens, je vais te trouver un couvre-pied. – Un couvre-pied ? (Ses sourcils se haussèrent en une question muette.) – Mon lit est pris, dit-elle fermement. Ils peinèrent jusqu’en haut de la dune puis redescendirent jusqu’aux caravanes sombres et silencieuses. Aleytys s’arrêta brutalement. – Tu as changé d’avis ? – Mon Dieu, tu ne penses donc qu’à ça ? – Tu peux penser à quelque chose de meilleur ? Qu’y a-t-il donc ? – L’autre femme. Leyilli. C’est une tueuse. Et elle n’aime pas les hommes. Je vais avoir du mal à la convaincre de faire un détour sans que tu rendes les choses plus difficiles encore. Ne fais pas le malin avec elle. – Jalouse ? – Idiot ! Autre chose que tu devrais savoir, mon jeune indigène naïf. Leyilli est le chef de ce groupe mal assorti de voleurs. – Une femme. (Il parut sceptique.) – Une femme. Ne la sous-estime pas. A mains nues, cette délicate petite créature pourrait te tuer avant même que tu t’en rendes compte. – Charmante compagnie ! Des voleurs et des tueurs. – Nous sommes tous ici pour des raisons bien personnelles, Loahn. (Elle haussa les épaules et s’écarta de lui.) Rappelle-toi ce que j’ai dit. – Si’a gikena. Dis ce que tu veux et je l’exécuterai. – Alors je te dis ceci : traite Leyilli comme s’il s’agissait d’une arbalète au carreau pointé sur ton cœur. – Avec prudence et respect. – Oui. De la tête il indiqua la caravane sur les marches de laquelle était assis Stavver. – Que vas-tu lui dire ? – La vérité. (Elle se mordit la lèvre et eut un froncement de sourcil malheureux.) Il ne croirait rien d’autre. Pourquoi perdre mon temps et le sien ? Il parut sceptique. – Tu n’es pas si innocente. – Mais mon expérience est limitée. Je n’ai jamais eu à affronter ce genre de situation. Jusqu’à présent, mes amants ne se sont présentés que par périodes. – Tu es étrange. – Il faudrait que tu me voies de l’intérieur, alors tu aurais le vertige en essayant de repérer les virages et les circonvolutions. (Elle prit son souffle.) Salut, Keon. On n’arrive pas à dormir ? D’un signe de tête il acquiesça devant le changement de nom. – Bonsoir, Lahela. La promenade a été agréable ? (La voix était devenue sèche.) – Éducative. – Éducative ? (Les sourcils se perdirent dans les cheveux.) – Loahn m’a raconté sa vie. Veux-tu me passer un couvre-pied supplémentaire pour notre nouvelle recrue ? – Recrue ? Tu en as parlé à Leyilli ? demanda-t-il surpris en tenant le rideau écarté. – Au matin. Il hocha la tête et disparut. Aleytys se tourna vers Loahn. – Je te suggère de dormir sous le chariot pour rester à l’abri de la rosée. Stavver ressortit avec un couvre-pied plié qu’il tendit à Aleytys. – On ne change pas de place ? – Pas de bêtise. Il sait autant que toi ce qu’il en est. Et Loahn partit en fredonnant s’installer sous l’autre chariot. 6 – Eh bien, Aleytys ? L’air sombre, Stavver était appuyé contre la paroi de la caravane, les mains derrière la tête. – C’est, moi qui devrais te demander ça. À toi de choisir. – Moi ? – Nous sommes amis. Du moins je pensais que nous l’étions. (Ses doigts tapotèrent rapidement la chair ferme de ses cuisses.) – Alors ? – Je t’aime bien, Miks. – Merci beaucoup. – C’est vrai. Inutile de prendre cet air. – Quel air devrais-je prendre ? – Tu n’arranges rien. (Elle tenta de scruter son visage dans les ténèbres.) Jamais je ne… Il quitta la couchette et alla s’installer face à l’arrière et regarda à l’extérieur. Elle se mâchonna la lèvre. Elle sentait en lui colère et amusement. Une étrange satisfaction en la voyant se débattre comme une mouche à qui on arrache les ailes. Un rien de dégoût de soi. Un désir puissant de la punir, de la fustiger par le silence. – Toi et moi sommes des solitaires, Miks, dit-elle brutalement. Et je suis à moitié Vryhh. Ma mère m’a laissé une note me mettant en garde… pas d’attache durable… jamais… cela est en moi. Sa voix se perdit. Elle se secoua, puis se reprit. – Notre alliance est bizarre et le moindre détail la menaçant cause un bouleversement. Je ne sais pas comment je me comporterais si tu allais avec une autre femme. Je ne sais vraiment pas. Il eut un mouvement avorté, comme si ses mains retombaient après avoir voulu se tendre vers elle. – Belle philosophie ! – Ay-mi, Miks. Tu ne me possèdes pas, mais nous sommes amis. Et j’ai besoin de toi. Et ce besoin n’est-il pas plus fort que le sexe ? J’ignore quels sont tes principes de base, inconscients. Tu ne me laisseras jamais te connaître aussi profondément, n’est-ce pas ? Elle tendit la main vers son bras et il s’écarta pour descendre les marches. Avec une exclamation d’impatience, Aleytys lui courut après. Il fit volte-face. – Lee, laisse-moi tranquille. (Ses mains nerveuses passèrent dans ses cheveux ; il fronça les sourcils de colère.) Des mots ! – Bien plus que des mots. (Elle rejeta la tête en arrière et sa crinière sombre flotta tel un écheveau de soie.) – Très bien. Laisse-moi simplement tranquille. Laisse-moi le temps de réfléchir. D’accord ? Et il s’en fut à grands pas pour disparaître derrière l’autre caravane. Elle resta sur place jusqu’à ce qu’elle eût froid aux pieds. Puis elle soupira, remonta les marches et alla s’écrouler sur son matelas. Enfin elle essuya ses pieds sales. Le bébé s’agita et émit un gémissement hésitant. – Sharli-mi, roucoula-t-elle en se penchant sur lui. Elle le prit puis lui donna le sein. – Mon fils, que tu deviens grand et fort ! fit-elle avec une immense fierté. Tu seras un bel homme, un jour. Tu ne souffriras pas comme ta maman. Tu seras comme ton papa. Ah, mon bébé, sois comme ton papa !… Elle soupira et garda longtemps sur elle le corps chaud du bébé. Puis elle s’enroula dans sa couverture et attendit le retour de Stavver. S’il décidait de revenir. La caravane craqua et tangua quand il remonta les marches. Il écarta le rideau, puis entra. – Leyta ? – Ici, Miks. – Bien. (Il se laissa tomber à son côté, frissonnant autant à cause de son extrême tension nerveuse que du froid de la nuit.) Je suis un idiot, marmotta-t-il. – Je le pense aussi. (Elle lui toucha la joue.) Tu es gelé. Viens sous la couverture avec moi. Il hésita puis passa ses mains tremblantes sur son visage. – N’est-il pas temps de cesser d’agir comme un gamin ? Tu es un adulte, un homme. – Qu’est-ce qu’un homme ? Il s’étendit à côté d’elle avec un gémissement grave puis laissa retomber sur lui le couvre-pied. Il la prit entre ses bras. – Je ne m’imaginais pas que la maturité serait quelque chose d’aussi compliqué. Il se détendit contre son corps doux et chaud et laissa s’écouler la lie du ressentiment. 7 Tandis que Stavver étouffait le feu, Aleytys caressait la fourrure rousse d’Olelo. Derrière elle, le gros bouton orange du soleil projetait les ombres fantasques et allongées de Loahn et Kale en train de harnacher les chevaux. Maissa arriva au sommet d’une éminence, le visage renfrogné de colère. Aleytys poussa un soupir. Tous les présages indiquaient l’imminence d’une confrontation lorsqu’elle informerait Maissa de la nécessité de changer de plans. Elle hésita puis prit son souffle et lança : – Leyilli. L’air grognon de Maissa s’accentua lorsqu’elle posa les yeux sur Aleytys. Elle descendit la pente en malmenant l’herbe humide et froide. Arrivée au niveau du camp, elle s’arrêta et croisa les bras sur ses seins nus en frissonnant. Son visage était tiré et elle avait de la chair de poule. – Que veux-tu ? Aleytys jeta un coup d’œil à Loahn et laissa tomber ses épaules pour atténuer sa personnalité et paraître moins provocante. – Le jeune paria, dit-elle doucement. Il faut que nous le ramenions chez lui. Maissa souffla, recula d’un pas et se dressa sur la pointe des pieds, l’air d’un serpent qui va attaquer. – Et alors ? – Il faut raccommoder les choses. – Et tu veux mettre ta main dans le feu pour ça ? (Tremblant de colère et de froid, elle désigna du pouce l’adolescent qui attendait.) – Si tu désires la paix et la tranquillité, il nous faut le ramener. Sinon nous aurons des ennuis. Les narines de Maissa se dilatèrent. – Tranche-lui la gorge, enfouis-le à deux pieds sous terre et tout sera réglé. (Elle se frotta les bras.) Sous ce fichu tas de merde. (Elle frissonnait encore plus violemment.) Plus tôt nous le quitterons… – Si tu fais ça, tu auras un autre problème sur les bras. La voix d’Aleytys était maintenant sèche et Maissa se tendit davantage. Elle se redressa et foudroya du regard Aleytys. Celle-ci hocha la tête en direction de l’adolescent, tout en passant la main sur le jabot du porte-parole. – Moi. Il faudra aussi que tu me liquides. Je ne permettrai pas qu’on tue ainsi ce gamin. – Ah oui ? Sale petite rampante ! Tu ne l’accepteras pas ? Peuh ! Elle virevolta et bondit sur Loahn, qui resta debout, immobile, devant cette furie qui se précipitait sur lui. C’était une arme de jet prête à assener un coup mortel. Le visage déformé par la rage, elle rebondit sur Stavver, qui s’était interposé encore plus vite qu’Aleytys. Il réussit à l’encercler de ses bras nerveux et grogna : – Leyta, mets en branle ta foutue magie ! Le diadème chanta et son corps entra en action avec une rapidité croissante, qui l’étonna et la ravit. Pour la première fois depuis que le diadème s’était emparé d’elle, elle n’était plus totalement écartée, prisonnière de son propre crâne. Elle partageait ce nouveau talent, et le plaisir qu’elle en tira ajouta à la confusion qui tournoyait dans son esprit. Les visages des personnes reflétaient le scintillement des joyaux du diadème. – LCHE-LA ! Sa voix lui sembla étrange : elle était descendue d’une octave, au niveau d’un baryton. Stavver hocha la tête, lâcha Maissa et la poussa rudement en avant tandis qu’il bondissait de plusieurs pas en arrière. Avec un cri, Maissa se précipita sur Aleytys, trois doigts tendus vers sa gorge, sans se donner la peine de se couvrir. Aleytys écarta cette main et, dans le même mouvement, abattit deux phalanges à la jointure du cou et de la mâchoire : la petite femme émit un gémissement de douleur, roula au sol et se redressa, prête à contre-attaquer. Maissa fit lentement le tour d’Aleytys, cherchant une faille dans sa défense. Mais elle reconnut vite la transformation qui s’était opérée dans cette fille ; elle était fascinée par les scintillements du diadème. Sur les traits de Maissa, l’avidité remplaça la colère. – Le diadème, haleta-t-elle. Le diadème RMoahl. Stavver avait dit que tu l’avais. La présence quitta progressivement la trame de ses nerfs tandis que le tintement se réduisait au silence. Aleytys haussa les épaules. – Comme tu peux le voir, fit-elle, la gorge serrée, la voix haut perchée par réaction contre le ton précédent, plus bas. Olelo arriva et demanda à être pris dans les bras. D’un air absent, elle installa le porte-parole sur son épaule. – M’écouteras-tu, maintenant ? La colère réduisait la bouche de Maissa à une ligne mince. Elle hocha la tête, le corps raide, les muscles contractés en prévision d’une attaque que son cerveau plus calme refusait de lancer. – Si ce garçon reste en vie, pour notre bien comme pour le sien, il faut que j’ôte la malédiction de sur sa tête. Cela ne prolongera pas tellement notre séjour… (Elle donna un coup de pied dans la terre sablonneuse.) Quatre ou cinq jours… pas davantage. Mais nous pénétrerons à Karkys profondément immergés dans la vie de ce monde. Ce garçon m’est lié par le corps et l’esprit jusqu’à ce que je le relâche. Je puis garantir qu’il se révélera sans danger pour nous. – Garantir ! Le mot parut méprisant, mais Maissa se contrôlait fermement. Elle considérait Aleytys d’un regard froid comme la mort. – Oui. Aleytys tapota sa tempe pour que les autres, fascinés, puissent entendre le tintement du diadème. Maissa détourna la tête sans bouger le corps et jeta un coup d’œil fortuit à Kale. – Kale ? – Oui ? – Ce qu’elle dit. Kale arracha son regard du sourire impudent affiché sur le visage étroit de Loahn. Il hocha la tête à contrecœur. – Si nous voulons continuer, la gikena doit ôter la malédiction. Les yeux de Maissa se posèrent sur Stavver tandis que ses poings se fermaient et se rouvraient à plusieurs reprises, puis elle fit à nouveau face à Aleytys. – Nous avons besoin de toi, femme. Pour le moment. Ne force pas trop ta chance. Et tiens ton moutard hors de ma vue. (Elle se retourna et menaça du regard Kale et Stavver.) Qu’est-ce que vous fabriquez, espèces d’idiots ? Vous voulez encore perdre du temps ? Elle alla à grands pas jusqu’à sa caravane, s’y hissa avec la souplesse d’une tigresse et s’installa sur le banc. – Eh bien ? fit-elle en saisissant les rênes. S’approchant de son chariot, Aleytys sentit une nausée monter en elle, comme elle se rappelait l’état dans lequel Maissa avait mis les chevaux le premier jour. Elle s’arrêta près de Kale et posa la main sur son bras. – Laisse-la, murmura-t-elle. Kale parut stupéfait. – Les chevaux ne souffriront pas trop longtemps et sa rage s’épuisera. Cela n’aura rien d’agréable, mais… (Elle haussa les épaules.) Quand nous nous arrêterons à midi, je les soignerai. Ses yeux noirs plongèrent un instant dans les siens. Puis il hocha la tête. – Bien. Qu’elle prenne la tête. Dis-lui qu’elle prenne le premier tournant au nord… Une minute. Loahn. Sa tête apparut derrière celle d’un cheval, une vive curiosité peinte sur le visage. – Le premier tournant au nord ? Il branla du chef. Il s’éclaircit la gorge et dit d’une voix hésitante : – Il suffit ensuite de suivre les ornières principales. Le croisement pour le lac Po arrivera en milieu de matinée du deuxième jour. – Bien. Tu as compris, Kale ? Il marqua son acquiescement d’un salut de deux doigts et rejoignit Maissa en glissant comme le félin dessiné sur sa peau. Maissa zébra le flanc d’un hongre, qui hennit de douleur. Sa caravane passa à toute allure, tanguant dangereusement. Une nausée de colère l’envahissant, Aleytys grimpa sur le banc. – Conduis, veux-tu, Keon ? Loahn, reste hors de vue, à l’intérieur ou sur le marchepied arrière, comme tu voudras. Il lui sourit, son assurance habituelle revenue. Aleytys lui adressa un terrible froncement de sourcils. – Dépêche, farceur ! Même le nuage de poussière est en train de disparaître. Stavver gloussa et claqua les rênes. Les chevaux partirent à un trot rapide. Avec un grand rire, qui était une affirmation de leur ardeur renouvelée, il courut derrière le chariot et bondit dedans à la volée. Aleytys se laissa aller en arrière, se sentant soudain très légère. – Tu as vu son visage, Miks ? Ahhh… Elle gloussa et s’étira en se tortillant sur la planche dure du banc. Il tendit une main et écarta une mèche de devant son front. – Elle n’aurait jamais cru qu’une rampante barbare pourrait la manipuler ainsi. – Eh bien elle n’avait pas tort. Ce n’est pas moi qui ai fait tout cela. Miks redevint sérieux. – D’une certaine manière, c’est dommage que nous n’ayons pu conserver cet atout dans la manche. Maissa est un vrai serpent, Lee. Elle sait désormais qu’elle ne peut t’attaquer de front. Surveille tes arrières. – Je ne comprends pas. (Elle se gratta le genou avec l’index et ôta un bout de peau morte.) Tu n’arrêtes pas de me dire qu’elle est mauvaise et cruelle. D’accord, elle maltraite les animaux. Elle pique facilement des colères. Elle a tenté de tuer Loahn. Rien de tout cela n’est particulièrement doux et aimable, mais elle ne nous a encore rien fait de mal. – Elle a besoin de nous en ce moment. En milieu de matinée, ils bifurquèrent sur une piste plus étroite où des herbes poussaient néanmoins entre les ornières. Le vent venait maintenant du nord au lieu de l’ouest, haleine de la région des lacs au lieu des effluves secs et brûlants de la région des roches. L’humidité de l’air augmentait progressivement et l’herbe devenait plus riche, pour finir par recouvrir le sol d’un tapis épais de deux empans. A intervalles réguliers, des lignes d’un vert plus foncé marquaient à gauche ou à droite l’un des nombreux lacs qui donnaient son nom à ce secteur de Lamarchos. A deux reprises, comme ils passaient devant de nouveaux croisements, elle aperçut au loin de minces tours écarlates se terminant en tulipes ouvertes vers le ciel. Elle supposa qu’elles se trouvaient dans quelques villages. De part et d’autre de la route, des clôtures en bois, que l’âge et les intempéries avaient colorées d’un gris velouté, délimitaient des pâturages, des poulinières dans un pré, des yearlings dans l’autre, puis des pihayo, des poulinières, des étalons et des hongres, des pihayo, et ainsi de suite. Une plante grimpante aux feuilles en cœur et aux fleurs en trompette s’enroulait autour des barres horizontales, cascades de feuilles plongeant en chutes verdoyantes tandis que des fleurs grosses comme le poing émettaient des flots de parfum suave. Des heures et des heures de ces plantes, des heures et des heures de ce parfum lourd mêlé à l’air de plus en plus humide, au point que la poussière soulevée par les chevaux collait à la peau comme du poil à gratter. De temps à autre, un ou deux chevaux s’approchaient de la clôture pour les regarder passer, les yeux brillants d’intérêt, les narines frémissantes, renâclant d’excitation. À un moment donné, quelque chose effraya un troupeau de chevaux de deux ans qui s’enfuirent brutalement, la queue dressée, la crinière au vent. Aleytys lâcha une exclamation de joie, puis aperçut le regard rieur de Stavver ; elle fut emplie d’un chaleureux sentiment de complicité dans l’appréciation commune. Ils avisèrent plusieurs fois des cavaliers au loin, mais pas assez près pour qu’ils manifestent leur intérêt. Juste avant midi, ils longèrent un pré où les pihayo paissaient près de la route. Ils purent examiner en détail les curieuses créatures aux cuisses épaisses et au large corps musculeux, ressemblant au premier abord à des mérinos sales ayant trop grossi. Mais, au lieu d’un poil bouclé, leur fourrure était faite de longs poils rudes et huileux. La puanteur rance et âcre l’emportait même sur le parfum puissant des espèces de coucous. Aleytys fronça le nez à l’idée de manger de la viande qui vivante sentait si mauvais. Quand la boule de feu atteignit le zénith, ils rencontrèrent la caravane de Maissa rangée dans un refuge, un cercle d’arbres penchés sur des tables usées par les intempéries, assorties de sièges et protégées par un édifice à toit plat supporté par une série de gros poteaux sculptés en forme d’animaux stylisés. Maissa était assise sur la margelle d’un puits et, comme Aleytys la regardait, elle plaça dans sa bouche une gélule jaune. La réaction rapide de la drogue surprit Aleytys et lui donna le vertige. Elle s’essuya les mains comme pour se débarrasser de la fange régnant au fond du cœur de Maissa. Puis elle alla soigner les chevaux. Lorsqu’elle releva les yeux, Kale la considérait. – Tu penses que tu pourras conduire le restant de la journée ? Sans provoquer une crise ? – Pas si c’est toi qui le lui suggères. Aleytys éclata de rire. – Exact. Elle ne me verra pas. – La drogue devrait nous aider. Elle ne mangera pas et dormira probablement la plupart du temps. (Il se frotta le dos contre l’un des poteaux et la contempla avec une espèce de compassion teintée d’irritation.) Pourquoi ? explosa-t-il. Pourquoi la laisses-tu te contrôler ainsi ? Aleytys écarta les mains et haussa les épaules. – C’est elle qui possède le vaisseau. – En te coupant d’elle, tu trouverais rapidement place à bord d’un autre astronef, avec tes pouvoirs. J’ignore pourquoi tu passes d’un soleil à l’autre, mais… Aleytys se secoua pour se débarrasser de la poussière. – Ay-mi, Kale, je rêve de prendre un bain. De plonger jusqu’au cou dans une eau savonneuse et chaude. De me laver les cheveux et de m’allonger au soleil pour sécher. Ah, que j’ai faim ! Tu as mangé ? – Il y a une heure que nous sommes arrivés. Aleytys hocha la tête et le quitta pour rejoindre Loahn et Stavver. Lorsqu’ils repartirent, elle prit la place de Loahn sur le matelas et laissa son corps s’adapter aux secousses de la caravane. Devant, elle entendait des bribes de conversations perdues dans le fracas des roues et des sabots. Sharl se réveilla et d’un hurlement impératif manifesta son inconfort. Aleytys se leva en riant et le changea. Elle lava ensuite la couche sale et l’étendit pour la faire sécher. Pendant ce temps, son fils babillait joyeusement et attrapait tout ce qui était à sa portée, même s’il s’agissait d’une partie de son anatomie. Aleytys s’essuya les mains et prit le bébé. Elle le berça quelques minutes puis joua avec lui jusqu’à ce que ses rires l’aient fatigué. Elle lissa les couvertures dans le tiroir et l’y allongea. Elle le regarda un certain temps s’endormir puis s’installa sur le matelas et fixa d’un air morne le plafond qui oscillait. Très bien, songea-t-elle. Toi, dans ma tête. Je ne suis plus une enfant ignorante et terrifiée. Maintenant, j’ai vu tes yeux s’ouvrir… ambre… noirs… il faudrait que tu te décides… Madar, ça me fait tourner la tête… Es-tu… qu’es-tu ? Elle ferma les yeux et attendit. Le chariot cahotait toujours et le martèlement régulier des sabots était parfois ponctué par le hennissement strident d’un étalon qui galopait le long de la clôture en lançant son défi à un monde placide et incapable de le comprendre. Elle commençait à avoir mal aux muscles des épaules sous l’effet de la tension qui l’encerclait petit à petit. – Ahai, marmonna-t-elle. Cela fait longtemps… trop longtemps. Elle ramena son esprit sur la vallée de la Raqsidan et recréa tout ce que Vajd lui avait appris pour se détendre le corps et l’esprit. Il n’y avait pas tellement longtemps, finalement… une année standard seulement. Mais pour moi le temps s’est écoulé différemment. Il s’est mesuré en changements… c’est cent fois le temps que j’ai vécu dans la vallée. La Raqsidan… Elle sourit en se rappelant l’eau claire et froide du fleuve de montagne, claire comme le cristal, le vert coulant sur le vert… l’eau qui dansait en blanc dans les rapides et formait un arc-en-ciel de brume au-dessus de la chute du pont… brutalement, elle éprouvait une terrible nostalgie. Aleytys arracha son esprit à ce cycle destructeur et reprit à son début l’exercice le plus simple… une longue inspiration que l’on relâche à petits coups… La tension qu’elle voulait chasser avec tant de détermination s’évanouit lentement et son esprit se calma. Elle était allongée, le pouls lent et puissant comme celui d’un coureur de fond, l’esprit détaché et serein, le corps si bien accordé à son environnement qu’il s’ajustait aux cahots sans guère gêner ses pensées… Je m’ouvre à toi… viens… nous partageons le même corps… naguère j’étais irritée et troublée… mais plus maintenant. Je t’accepte… il le faut… je sais que je ne puis faire autrement… tu m’entends ?… La tension ébranla la surface placide de son esprit, puis mourut. Elle était proche du coma, la vie un faible miroitement lointain. L’ambre et le noir clignotaient comme des feux de Saint-Elme derrière ses paupières, puis disparurent… Elle respira lentement, lentement… Les feux reprirent. Elle sentit vaguement… quelque chose… quelque chose qui luttait pour la rejoindre ; mais, comme dans un cauchemar, la lutte continuait sans cesse et sans cesse, en vain… Ce qui se débattait ainsi émit un cri de déconvenue, écho inaudible qui palpita dans son cerveau… et battit en retraite… abandonnant derrière soi ce sentiment de déconvenue parvenu jusqu’à l’épuisement… Elle ferma le poing et ce petit mouvement fit circuler son sang plus rapidement, sa respiration s’accéléra. Elle soupira et ouvrit les yeux ; elle força son corps harassé à poser les pieds sur terre. Un violent mal de tête l’empêchait de réfléchir et troublait sa vision. Elle se frotta les tempes et grimaça sous le tintement qui répondit. Sharl gémit dans son sommeil. Aleytys rectifia sa position et arrangea les couvertures. – Il n’y a pas longtemps, mon bébé, je pensais que la présence de cette chose était la fin de tout. C’est drôle, comme on peut s’habituer… (Elle se frotta le haut de la nuque, puis se massa les tempes avec la base des mains, feignant d’ignorer le son qui en résultait.) Maintenant que je sais qu’il m’entend, cela va mieux, continua-t-elle en lui caressant de l’index les boucles. J’ai moins l’impression d’être une esclave. (Elle bâilla.) Ahhhhgh, j’ai besoin d’air frais. (Elle toucha encore son petit corps endormi et murmura :) – Des tas de choses intéressantes nous attendent, mon bébé. Elle passa la tête entre Stavver et Loahn. Les ombres s’allongeaient rapidement et se mêlaient tandis que le soleil descendait sur l’horizon occidental en s’écrasant. Au-dessus d’eux, les nuages se fondaient en une masse rose pourpre. Plus haut encore, les bactéries aériennes s’amassaient en faux nuages nocturnes. – Est-ce qu’il va pleuvoir ? Elle éleva la voix pour que Loahn pût l’entendre dans le vacarme amplifié par le vent qui soufflait maintenant autour du chariot. – Dans la nuit. – Alors tu ferais bien de rester à l’intérieur avec nous. (Elle toucha l’épaule de Stavver.) Ça ne te fait rien ? Sa bouche dessina un rictus, puis il haussa les épaules. – Pourquoi pas ? Ses doigts se serrèrent en guise d’appréciation, puis elle eut intensément conscience de la texture de sa chair et regretta immédiatement d’avoir succombé à la pitié. Stavver rejeta la tête en arrière pour apercevoir le visage d’Aleytys. Il lui adressa un sourire sardonique et apprécia son soudain élan de regret. Il se leva en faisant signe à Aleytys de rentrer dans la caravane. Puis il tendit les rênes à Loahn. – Occupe-toi de tout. L’adolescent lui lança un sourire impudent. – Dure et longue, dit-il gaiement. Stavver rejeta la tête en arrière et éclata de rire. – Occupe-toi de ton travail et laisse à un vrai homme les affaires d’un homme, fit-il avant de plonger à l’intérieur. Loahn renifla et lança le chariot dans un trot rapide qui secoua rudement ses deux passagers. Puis il laissa les chevaux ralentir tandis qu’ils pénétraient dans la pénombre du crépuscule. 8 Les murs de la ville, gris et massifs, se dressaient pesamment à partir d’une falaise basse qui dominait le lac Po. Mais ce souci de défense était démenti par des portes doubles à armature de fer qui étaient grandes ouvertes. Aleytys tira sur les rênes pour arrêter les chevaux et contempla les pavés en mosaïque qui commençaient à la limite extérieure de la muraille. – On dirait l’intérieur d’une maison. Tu es sûr qu’on peut entrer avec les chariots ? Invisible à l’intérieur de la caravane, Loahn lui répondit avec impatience : – Je te l’ai dit. Tu avances tout droit jusqu’à la place. – On y va. Elle fit claquer les rênes pour faire avancer les chevaux au pas. La large avenue était pavée de petites dalles noires et blanches suivant un dessin stylisé représentant les plantes grimpantes des clôtures, le long de la route. De part et d’autre de la rue, les maisons étaient des murs vides et énigmatiques sans fenêtres, sur deux niveaux, ne possédant qu’une lourde porte cerclée de fer. Celle-ci, comme à l’entrée de la ville, était ouverte à la brise vagabonde qui agitait l’air chaud et humide de ce milieu d’après-midi. En passant, Aleytys apercevait de charmantes cours vertes, avec parfois une fontaine. Les gens allaient et venaient en bavardant tranquillement, ceux mêmes qui devaient se rendre quelque part prenant le temps de s’arrêter pour regarder les nouveaux venus. Lorsque Aleytys pénétra sur la place centrale, un certain nombre de curieux suivirent les deux caravanes. Le dessin noir et blanc se divisait pour encercler un mince minaret haut de près de cent mètres se déployant en tulipe, semblable à tous ceux qu’elle avait aperçus les jours précédents. Maintenant qu’elle était à proximité, elle voyait que sa couleur écarlate n’était pas unie mais faite de milliers de carreaux rouges scellés dans une matrice blanche. La tour s’élevait telle une fleur exotique parmi les réalités plus sèches des bâtisses nues et des pavés noirs et blancs. Une volée de marches s’enroulait en spirale autour du minaret, délicate comme une dentelle blanche, et rejoignait la plate-forme du guet. Juste en dessous, un orifice ovale était percé dans la tour. Une grosse cloche de bronze y pendait, immobile et massive. Surgissant des boutiques et des restaurants qui parfumaient l’air d’une odeur de viande, de pain frais et de thé à la manière de Lamarchos, les gens sortaient pour assister à l’arrivée des étrangers. Nul ne s’adressa directement à Aleytys ni aux autres. Ils les entouraient et se livraient à des conjectures mais attendaient qu’elle fît le premier pas, qu’elle indiquât qui elle était et ce qu’elle désirait. Aleytys arrêta les chevaux tout près du minaret. Elle tira sur les rênes, qu’elle lia au taquet et se tourna vers Stavver. – C’est le moment de sonner la cloche. Prêt ? Il hocha la tête et descendit du banc. Remontant son batik, il s’avança à grands pas de la tour, détacha la corde et tira vigoureusement. La note basse se répandit parmi les visages stupéfaits des citadins. Il compta jusqu’à cinq et tira une nouvelle fois. Trois coups : le rassemblement du Kauna. Il rattacha la corde autour du taquet et retourna au chariot. La place se fit silencieuse. Aleytys resta volontairement immobile, le visage affichant un masque calme et souriant, projetant une confiance qu’elle était loin d’éprouver. Stavver s’appuya contre le siège, un large sourire sur le visage, les pouces coincés sous sa large ceinture en cuir. La foule silencieuse, bouche bée, s’écarta pour laisser passer une procession de six hommes et une femme, l’air sombre, solennels, sans un soupçon d’humour dans l’expression. Ils portaient un batik enroulé autour d’une panse imposante, avec en plus une courte cape en plumes dorées agrafée à l’épaule par une chaîne en or. Chacun portait une crosse en forme de pagaie de canot recouverte de sculptures compliquées. Leur chef s’arrêta à côté d’Aleytys. – Pourquoi convoquez-vous le Kauna, étrangers ? Aleytys le considéra silencieusement un instant, tandis qu’il se sentait de plus en plus mal à l’aise. Là où elle se tenait, il était obligé de relever la tête s’il souhaitait voir plus haut que ses genoux. – Olelo. Le porte-parole franchit le rideau, resta une seconde en équilibre sur le dossier du banc puis remonta le bras d’Aleytys à toute allure et s’installa très droit sur son épaule, ses yeux noirs et brillants dansant sur les visages stupéfaits des Anciens. – Je suis Lahela gikena. Un murmure de surprise se répandit par toute la place. Les curieux se rapprochèrent. – Je suis venue accuser Wahi-Po d’injustice, pour avoir condamné un innocent. Le Premier du Kauna pencha poliment la tête en avant puis braqua sur elle ses yeux rusés couleur alezan, gêné par le mouvement ainsi imposé à sa nuque. – Tu es la bienvenue, gikena. Mais nous ne comprenons pas. De quoi nous accuses-tu ? Olelo eut soudain un petit rire, ce son ténu détruisant l’impression de dignité que s’efforçait de projeter le Premier. – Oh, Ancien, je vois tes yeux qui m’observent. Des yeux grands ouverts. (Il rit encore doucement.) Il y a trois mois, tu les tenais fermés pour ne point voir. Le Premier cligna les yeux et modifia la position de ses pieds sur les carreaux noirs et blancs. Derrière lui, les autres, le cou douloureux du fait de la position d’Aleytys, considérèrent leurs orteils grassouillets ; mais, comme ils se sentirent encore plus mal à l’aise d’être regardés sans contrepartie, ils relevèrent la tête pour voir le visage d’Aleytys. Toujours sans sourire, celle-ci branla du chef. – Les Lakoe-heai m’ont envoyée ici. Ce qui a été fait doit être défait. Les Anciens émirent un halètement de surprise en voyant apparaître Loahn derrière le banc. Le murmure de surprise qui parcourut la foule fut cette fois-ci mêlé de colère. Les Kauna se rapprochèrent les uns des autres, cherchant à se réconforter mutuellement, le regard glissant sans plaisir aucun sur la maigre silhouette du paria. – Amenez la femme Riyda et les fils d’Arahn. Le Premier se renfrogna. – Je ne t’ai jamais vue, femme. Tu te dis gikena. Comment savoir si tu es vraiment élue ? – Je n’ai rien à prouver, vieillard. Je suis venue ici pour vous donner une chance de redresser le tort que vous avez causé à un innocent. Tu sais qu’il ne m’était pas nécessaire de venir. Ce jeune aurait pu me servir le temps que j’aurais requis de lui et aurait pu revenir ici sans que nul ne pût lui en refuser le droit. S’il désirait revenir dans un désert. Tu comprends cela, Pukili, Ancien de Wahi-Po ? Je ne te menace point, je me contente de donner des explications. Si je me détourne de ces lieux, ils seront maudits. Le Premier pâlit. – Non, si’a gikena ! (Il se tourna vers les autres, tout près de lui.) Mele, Lukia. Prenez des gardes et amenez cette femme. Et autant de ses fils que possible. (Il baissa obséquieusement la tête devant Aleytys.) Certains des fils d’Arahn risquent d’être partis. – C’est acceptable. Bien que celui qui ne viendra point doive m’être amené un jour ou l’autre. L’Ancien jeta un coup d’œil à Loahn et le mépris qu’il ne put dissimuler traça sur son visage des rides amères. – Tu dis que celui-ci est innocent ? Aleytys haussa un sourcil. – Si tu enfourches ma jument, tu risqueras d’être désarçonné, vieillard. Wahi-Po est-elle à ce point dénuée de courtoisie ? Prends patience avant la venue de cette femme. – Puis-je t’offrir l’hospitalité de ma demeure ? De l’eau, de l’ombre, peut-être de la viande et du thé ? – Je n’entrerai sous aucun toit de ce lieu avant que le mal ait été conjuré, le tort réparé. Et je ne mangerai ni ne boirai tant que ne sera point accompli ce que je suis venue faire. Les assistants se serrèrent les uns contre les autres pour se rassurer par le contact de la chair contre la chair. – Loahn, rentre. Je ne veux pas qu’elle te voie. Aleytys avait parlé doucement pour que personne d’autre ne l’entende. Le temps s’écoula lentement, marqué par le seul soleil, qui descendit d’un degré vers son but : l’horizon occidental. Aleytys restait immobile, luttant contre un désir de se gratter qui atteignait des proportions risibles. Elle se demandait comment Maissa et Kale supportaient cette laborieuse attente, espérant que Maissa faisait passer le temps à dormir grâce à sa drogue. Finalement elle entendit un bruit allant croissant, la voix stridente d’une femme qui dominait le marmonnement maussade de la foule. Mele et Lukia dépassèrent le chariot dans un complet silence. Derrière eux, deux gardes des Kauna tenaient les bras d’une femme basanée au corps opulent qui se tortillait. Sa colère n’ôtait rien à sa beauté, et elle vibrait d’une vitalité qui rendait ridicules les Anciens, qui dissolvait même la personnalité des hommes robustes qui la forçaient maintenant à se tourner vers Aleytys. Le Premier baissa la tête. – Voici Riyda, femme et veuve d’Arahn. – Et les fils d’Arahn ? – Comme tu vois, les trois sont là. (Il désigna derrière les gardes les adolescents trapus et sombres.) – Olelo ? Le porte-parole passa une patte sur son jabot blanc. – Il dit la vérité, sœur gikena. – Pourquoi tout ce remue-ménage ? (Riyda examina Aleytys avec méfiance. Puis elle se tourna vers les Kauna.) Je suis une honnête femme. Une veuve ayant charge de l’âme de son mari. Quels sont mes droits, si’a Pukili ? On m’a arrachée à ma demeure comme la dernière des putains de bas étage. Une vertueuse indignation flamboyait dans son regard. Autour d’elle, les gens de Wahi-Po murmuraient plus haut, jetant des regards hostiles à l’étrangère qui était venue ici attaquer l’une des leurs. – Vous connaissez mon père. Mon frère se trouve ici. Toi, Mele, tu es la sœur de ma mère. (D’une secousse, elle libéra ses bras.) Pourquoi avez-vous fait ceci ? Aleytys sentait que la foule réagissait en faveur de Riyda. Les miasmes de colère régnant sur la place lui firent plisser le nez. Elle frissonna. Il fallait que tout s’arrange. Mais cette maudite femme était une redoutable lutteuse. Elle tendit la main et toucha le porte-parole. Il enroula sa petite main noire autour de son doigt et elle se retrouva emplie de chaleur et de confiance. Elle sourit. – Tu veux savoir la raison de ceci, femme ? Toi ? Si le châtiment des Lakoe-heai tombe sur Wahi-Po, c’est toi, Riyda, qui en sera la cause. – Le châtiment ? (La colère diminua un instant chez Riyda, mais elle ne pouvait se permettre la moindre faiblesse. Son visage s’adoucit et arbora une expression de stupéfaction.) Moi ? Je ne comprends pas. J’ai accompli les rites nécessaires, j’ai été fidèle à mon mari. Nul autre homme ne peut proclamer que j’aie de mon plein gré couché avec lui. J’ai honoré les morts et ai loyalement servi les vivants. Je suis une pauvre femme sans défense, et mon seul protecteur est en route pour Ma-e-Uhane en attendant sa résurrection. Que puis-je donc avoir fait ? – Je suis gikena, femme. Tes manigances ne trompent que ceux qui ne peuvent les percer au jour. Tu as déshonoré ton mari. Tu as déchu de ses droits son premier-né. Tu as menti, femme ! Riyda fut effrayée. Tel un animal traqué, elle rejeta la tête en arrière et se prépara à l’affrontement. – Pourquoi me faire cela ? s’écria-t-elle. (Elle se tourna face à la foule et tendit vers elle des mains tremblantes.) Aidez-moi. Aidez-moi, mes amis, mon sang, mon peuple, sang de mon sang ! Cette femme ment. Comment peut-elle être une vraie gikena si elle ment ainsi à mon sujet ? Je suis innocente, je n’ai rien fait de mal ! Un murmure sourd parcourut la foule. Feignant d’ignorer les grognements de colère, Aleytys demeura droite et immobile, apparemment indifférente au danger. Intérieurement, elle était terrifiée. Olelo lui tapota la joue puis bondit sur le toit de la caravane. – Wahi-Po, s’écria-t-il, sa petite voix prenant soudain la force du tonnerre qui gronde dans un ciel sans nuage. Ma sœur gikena dit la vérité ! Cette femme ment, elle cherche à vous tourner contre celle qui vous a été envoyée par les Lakoe-heai, lesquels vous parlent par la bouche de ce petit animal. Avant de laisser le corps l’emporter sur l’esprit, rappelez-vous ce qui est arrivé à Wahi-Aliki ! Le tonnerre gronda encore. Des fissures se dessinèrent sur la mosaïque du sol tandis que bougeait la terre, un instant aussi instable que l’océan. Le minaret oscilla et gémit. Puis Olelo redescendit se percher sur l’épaule d’Aleytys. Elle déglutit rapidement et pointa sur Riyda un index accusateur. – Dis la vérité, femme. Tu as drogué ce garçon. – Non… non… ! Riyda pivota pour s’enfuir, mais les gardes l’attrapèrent et la ramenèrent. Elle se tortilla pour se libérer. Aleytys claqua impatiemment les doigts. – Tu ne veux toujours pas dire la vérité. (Elle descendit du chariot.) Viens mentir sous ma main. Si tu le peux. Riyda hurla quand Aleytys tendit le bras vers elle ; elle hurla à nouveau de terreur et de douleur tandis que le feu brûlait son corps convulsé. Le ciel arborait une couleur cuivrée de mauvais augure ; les volutes pastel, roses, bleues, lavande, vert pomme et jaunes se réduisirent à un étroit ruban encerclant l’horizon. Un vent sec et brûlant émit un gémissement lugubre en fondant sur la ville. La foule qui, l’instant précédent, était hostile et menaçante se désintégra en individus que la superstition faisait frémir et que la peur faisait reculer loin de cette terrible scène. Riyda perçut la différence à travers une brume de douleur et se mit à sangloter silencieusement. – Tu as drogué ce garçon, répéta sévèrement Aleytys. (Ses doigts reposaient avec légèreté sur les tempes de la femme, et elle considérait son visage en sueur sans éprouver beaucoup de pitié.) – Je… j’ai drogué le garçon, chuchota Riyda. – Plus fort, femme ! Que tout le monde puisse entendre. – J’ai drogué le garçon. – Tu t’es enduite du sang d’un animal. – Non… ahhh… (La douleur la parcourut, feu la brûlant vive, la dévorant.) Oui, oui ! hurla-t-elle. J’ai tué un oiseau d’eau et me suis barbouillé les cuisses de son sang. – Tu as menti en disant que Loahn t’avait violée. – J’ai menti. J’ai menti. J’ai menti ! – Tu as menti en disant qu’il avait craché sur le cadavre de son père. – Oui, oui ! (Son corps était agité de profonds sanglots.) J’ai menti. J’ai menti pour tout, ôte ta main, gikena, ôte ta main, je t’en supplie… je t’en supplie !… J’ai mal… J’ai menti, oui, j’ai menti. Je le haïssais. C’était un bon à rien. Sans lui, mes fils auraient eu ce patrimoine. Mes fils, pas le sien, à elle. Il ne l’avait pas oubliée. Il m’avait épousée, j’ai été bien meilleure pour lui, mais il ne l’oubliait pas. Sorcière ! Elle l’avait envoûté, elle avait lié son âme à la sienne. Sa tête tomba en avant et elle demeura inerte entre les bras des gardes. Aleytys recula et remonta dans le chariot. Le visage arborant un masque menaçant, une main posée sur le porte-parole, elle balaya de son glacial regard bleu-vert la foule hébétée. – Vous avez causé du tort à un innocent, gens de Wahi-Po ! Ceux d’entre vous qui avaient des raisons d’éprouver du ressentiment à son égard se sont laissé emporter par leurs préjugés ; quant aux autres, ils ne valent pas mieux, car ils ont suivi le mouvement comme des moutons. Et vous, Anciens du Kauna, vous n’avez même pas écouté ce garçon, vous l’avez condamné à une mort lente et êtes placidement retournés à votre bauge ! Loahn. Viens me rejoindre. Loahn franchit le rideau et se tint derrière elle, face aux Kauna repentants. – Vous lui devez réparation, Anciens de Wahi-Po. Vous lui rendrez d’abord son patrimoine, sa place dans la communauté de Wahi-Po et les propriétés de son père. Oui ? Pukili serra les doigts autour de sa crosse jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent. Il baissa la tête d’un air contrarié, puis se redressa. – Mele, sonne le rassemblement. La grosse femme salua brièvement. Elle libéra la corde de son taquet et tira puissamment dessus. Une fois, deux fois. Une fois, deux fois. Une fois, deux fois. Tout le peuple de Wahi-Po devait se rassembler devant le Kauna. Mele lissa sa cape en plumes afin qu’elle soit bien nette sur ses épaules puis alla reprendre sa place derrière le Premier. – Oyez. (La voix de Pukili s’éleva comme une incantation aiguë. Par trois fois il tapa de sa crosse le pavé.) Oyez. A sa suite, les autres entonnèrent une mélopée sans paroles et tapèrent de la crosse à l’unisson puis firent le tour des chariots en répétant sans cesse le même appel. Trop effrayé pour laisser à sa curiosité le loisir de s’enquérir des autres membres de ce groupe mal assorti venu troubler sa sérénité, il effectua aussi rapidement que possible les trois tours requis avant de s’arrêter face à Aleytys. Une dernière fois, il tapa dignement de sa crosse le pavé et attendit que les autres eussent signifié leur assentiment en l’imitant, puis il reprit son incantation. – Sachez-le. Loahn, fils d’Arahn du clan de l’Epervier, fils de Selura du clan de la Lune, accusé à tort et banni, nous te rappelons pour que tu rejoignes ton peuple. Nous te disons que notre acte a déplu aux Lakoe-heai. Nous t’implorons de nous pardonner et d’ôter ces nuages de sur nos têtes. Fils d’Arahn, tiens-toi dans la salle du clan de la demeure de ton père, maître des hommes et des bêtes, maître des terres possédées par ton père. Pukili s’humecta les lèvres, les yeux fixés sur le visage sans expression de Loahn. – Cela ne suffit point. (Aleytys parla doucement, ses paroles amenant un sourire anémique sur le visage de Pukili.) Pendant un mois, Loahn, fils d’Arahn, n’eut rien pour se nourrir ou se réchauffer. Il avait soif mais ne pouvait que voler furtivement une gorgée d’eau sous la protection de la nuit. Lorsque je l’ai rencontré, guidée par la volonté des Lakoe-heai, ses os étaient enveloppés d’une peau brûlée par le soleil et il se mourait d’une blessure purulente, un morceau de flèche planté dans le dos. Anciens du Kauna, je vous tiens pour responsables de tout cela. Un mois. Vous rendrez au triple : trois des plus beaux étalons ; trois poulinières pleines ; trois fois trois pièces d’or. (Elle caressa la fourrure du porte-parole.) Vous qui m’avez envoyée vers ce garçon, cela suffit-il ? Le petit animal se frotta voluptueusement contre sa main. Il souleva ses paupières translucides et posa sur l’assemblée un regard empli d’une malicieuse allégresse. – Tout juste, sœur. Tout juste. Et ces dons doivent être faits de bonne grâce. Nous détestons les donateurs contrariés. Il se pelotonna derechef contre la main d’Aleytys et referma les yeux. Aleytys branla du chef à l’adresse des Kauna. – Vous avez entendu ? Pukili baissa les yeux. – Nous entendons, si’a gikena. – Ce sera fait ? – Ce sera fait. Il tapa de la crosse pour sanctionner officiellement son accord et les autres suivirent à contrecœur son exemple. – Bien. – La femme Riyda. Que faisons-nous d’elle ? Pukili envoya un coup de sa crosse dans les côtes du malheureux tas écroulé à ses pieds. Aleytys fronça les sourcils, consciente du fait qu’elle avait déjà, quoi qu’elle dît ou fît, détruit une personne. Maintenant qu’il était trop tard, le résultat de son action lui procurait un sentiment de malaise et de saleté. Il devait bien exister un moyen de soigner… Soigner ! Elle fit volte-face et saisit le bras de Loahn. – C’est toi qui as été blessé, c’est à toi de répondre. Souhaites-tu qu’elle soit bannie comme tu le fus toi-même ? L’adolescent considéra d’un regard implacable la forme accroupie. Puis il haussa les épaules. – Je te sers, si’a gikena. Mais je ne désire pas que celle-ci me cause encore des ennuis. – J’ai guéri ton corps, Loahn. Si je puis purger son âme, l’accepteras-tu dans ta demeure ? – Elle était la femme de mon père. Après tout, ce n’est qu’une femme. Fais ce que bon te semble, si’a gikena. Son regard dépassa sa belle-mère et il sourit à ses demi-frères debout à côté des Kauna : Keoki, quinze ans, dissimulait sa peur et son incertitude derrière un air renfrogné ; Pima, quatorze ans, faisait de son mieux pour l’imiter ; Moke, le cadet, lui souriait timidement. Loahn descendit du chariot et fit face à Pukili. – Mes frères n’ont rien eu à voir avec ces mensonges. Ils seront les bienvenus chez moi, s’ils désirent revenir. (Feignant d’ignorer Riyda, il sourit aux gamins.) Keoki, j’ai besoin de toi, mon frère. Viendras-tu ? (Il tendit les mains.) Nous n’avons jamais été de mauvais amis. Imitant l’attitude de Loahn, Keoki s’avança vers son frère, hésita une seconde puis tendit les mains avec un large sourire qui transforma son morne visage. Ils se serrèrent les avant-bras puis s’enlacèrent avec un rire quelque peu crispé. Pima et Moke coururent les rejoindre pour ne rien perdre de l’affectueuse joute qui s’ensuivit. Keoki s’arrêta et apaisa ses frères. Il s’agenouilla devant Loahn et tendit les mains, paumes serrées l’une contre l’autre. – Je te servirai, frère aîné. Pima et Moke s’agenouillèrent à leur tour pour accomplir ce rite très simple. – Loahn. Il revint à la caravane et leva les yeux vers elle, se demandant ce qu’elle désirait. – Emmène tes frères chez toi, mon ami. Leyilli peut vous accompagner. – Je comprends, si’a gikena. Nous te préparerons une chambre. Elle hésita. – Loahn, il se peut que je ramène Riyda avec moi. Je n’en suis pas sûre, mais prévois tout à cet effet. Elle descendit à son côté et lui toucha le bras avec affection puis s’avança d’un pas nerveux vers l’autre caravane, répugnant à affronter Maissa. Pour la première fois, elle comprit ce que voulait dire Stavver en déclarant qu’il ne se fiait pas à Maissa. La peste soit de cette diplomatie ! songea-t-elle. Elle s’arrêta et adressa un sourire amène au masque insondable tourné vers elle. – Leyilli, je serais heureuse que tu ramènes ces quatre frères chez eux. La malveillance éclatant sur son visage, Maissa lui rendit son sourire en appréciant la fausseté de la situation. – Bien entendu, si’a gikena. (Les mains se serrèrent sur les rênes et Aleytys broncha. Maissa gloussa. Elle tendit les rênes à Kale.) Ma demeure leur appartient, fit-elle avec une rare hypocrisie. Aleytys regarda Kale faire tourner les chevaux pour partir, deux jeunes visages avides de curiosité la considérant par le rideau arrière. Lorsqu’ils eurent franchi le portail, elle rejoignit Riyda et s’agenouilla à son côté. La femme basanée leva un visage hagard. – Mes propres fils ! – Tu les as chassés. La haine qui t’habite pourrit tout. Si tu changes cela, le reste changera aussi. (Aleytys sentit la foule curieuse se rapprocher avec la joie cruelle d’une créature multiple.) Renvoyez-les, lâcha-t-elle à l’adresse des Kauna. Mais restez ici en tant que témoins. (Des yeux glacés bleu-vert balayèrent les visages avides.) Dégagez ! Les Kauna repoussèrent les spectateurs jusqu’aux limites de la place où ils s’accroupirent patiemment, le regard toujours fixé sur le petit groupe proche de la tour. Aleytys hocha la tête pour marquer qu’elle appréciait les efforts des Anciens puis reporta son attention sur Riyda. – Aide-moi à t’aider, Riyda, murmura-t-elle. Elle tendit la main vers la femme. Celle-ci recula brutalement la tête. – T’aider ? (La colère luttait contre la peur.) T’aider ? Alors que tu m’as tout volé ? – Tu sais que c’est faux. (Aleytys tendit encore la main mais Riyda la repoussa.) Désires-tu vraiment être paria ? – Je ne désire rien de toi. Pukili enfonça le bout de sa crosse dans les côtes de Riyda et lui arracha un gémissement de douleur. – Garce ingrate ! Tu perds ton temps avec elle, si’a gikena. – Recule. (Aleytys explosa.) Imbécile ! Cela ne te regarde nullement. Éloigne-toi et laisse-moi accomplir ce qui doit être accompli. Offensé, quelque peu effrayé, Pukili battit en retraite et considéra les deux femmes d’un air revêche. Aleytys feignit de l’ignorer et parla à Riyda d’une voix apaisante. – Je suis guérisseuse. La haine est en toi une maladie qui te détruit. Laisse-moi te donner la paix, Riyda. (Elle tendit à nouveau la main.) N’aie point peur, Riyda. Laisse-moi t’aider. Regarde-moi. Regarde mon visage. Pauvre créature blessée… Elle répéta sans cesse ces paroles comme une litanie jusqu’à ce que Riyda la fixe d’un air hébété. Lentement, précautionneusement, elle étendit les mains et toucha la femme aux tempes. Elle fit glisser ses doigts et les amena sur le front moite. Elle ferma alors les yeux et laissa l’onde noire couler à travers ses mains pour envahir le cerveau malade et douloureux de Riyda. Ne sachant trop que faire ensuite, elle regarda cette onde clapoter au hasard jusqu’à ce que le courant commence à gronder, tel un torrent, autour d’un objet qui ressemblait à une nodosité cancérigène. Tournant et tourbillonnant, l’eau sombre rongea la nodosité à toute vitesse et finit par la faire disparaître. Le torrent ralentit et devint filet d’eau. Aleytys rouvrit les yeux, sentant les battements de son cœur, le corps tremblant d’épuisement. Riyda était étendue sur le pavé, se tortillant doucement sous l’effet de tics animaux, toute lueur d’intelligence ayant abandonné son visage, transformé en un masque hideux, informe, inhumain. En soupirant, lasse jusqu’à la moelle, Aleytys se mit à genoux et toucha l’épaule de Riyda. – Mon petit, c’est un monde nouveau pour toi. Regarde-le. Riyda gémit en ouvrant les yeux. Elle se hissa à genoux avec raideur pour se redresser et observer Aleytys. Au bout d’un instant, elle posa sa main ouverte sur son cœur. Un sourire timide apparut sur ses lèvres épaisses. – C’est parti, murmura-t-elle. Aleytys se mit sur ses pieds en hésitant et tendit les mains. Elle saisit Riyda et l’aida à se lever. Celle-ci regarda autour d’elle. Lorsqu’elle vit les yeux avides de ses amis et parents, le sang lui monta au visage. Elle se cacha le visage. – J’ai tellement honte. Ay-gikena, j’ai tellement honte ! – Inutile, mon petit. (Aleytys enlaça les épaules tremblantes de Riyda.) C’était de la haine. Ne t’inquiète pas, tu as toujours un foyer. Loahn veut que tu tiennes sa maison le temps qu’il demeurera à mon service. Inutile également de le craindre, fais-moi confiance. – Comment pourrai-je encore le regarder en face après ce que j’ai fait ? Et eux… (Elle agita la main en direction de tous les assistants.) Ils savent tous. – Songe un peu à cela : n’importe lequel d’entre eux aurait pu agir de la même manière. Keon, aide-moi. Ils emmenèrent la femme jusqu’à la caravane. Stavver en descendit et ils firent entrer Riyda par l’escalier arrière, puis l’allongèrent sur un matelas. Un instant Aleytys resta appuyée contre Stavver, le corps ferme de celui-ci distillant un calme réparateur dans l’esprit en lambeaux de la femme. Il l’enlaça avec une paisible affection. – Ça va, maintenant, Leyta ? – La vie n’arrête pas de se compliquer, soupira-t-elle. Enfin, allons retrouver ces idiots à l’extérieur. – Réfléchis une seconde, mon aimée. Une fois chez Loahn, tu pourras prendre ton fameux bain. 9 Sur la route qui menait à la demeure de Loahn, Olelo murmura dans l’oreille d’Aleytys : – La première tâche est accomplie, sœur. – Oh, vraiment ? (Elle considéra l’arrière-train agité des chevaux qui trottaient.) Bien. Et la deuxième ? – Un petit détail. Aleytys renifla pour marquer son scepticisme. – Et quel est ce petit détail ? – Il te faudra maudire la ville de Karkys et chasser les Karkiskya de Lamarchos. DEUXIÈME PARTIE 1 Karkys était à cheval sur la crête, masse lourde de basalte sombre et trapu sur les volutes et les rais de teintes pastel qui transformaient le ciel en une merveille de délicatesse. Derrière la ville, la crête s’aplatissait en un plateau où étaient en partie visibles un certain nombre d’aiguilles élancées. Des astronefs. Au-delà, l’horizon occidental se désagrégeait en ondulations pour se fondre finalement dans un mur montagneux indistinct et bleu dans le ciel multicolore rayé de hordes de bactéries aériennes qui le faisaient ressembler à une tente de cirque. À leur approche, les nuages de poussière soulevés par les sabots et les roues sur la route non pavée projetèrent un voile adoucissant les contours heurtés de la ville. Aleytys s’essuya le visage avec son chiffon pour enlever prestement le mélange de sueur et de poussière qui la piquait comme de l’ortie. – Quelle saleté ! – Bientôt fini. Stavver s’épousseta les bras avec délicatesse et fronça les sourcils devant la foule qui les encerclait. – On se passerait bien de quelques corps ! Aleytys éclata de rire et le regretta très vite, quand la poussière vint s’agglutiner dans sa bouche. Elle cracha à deux reprises. – Phahh ! Je vois ce que tu veux dire. Mais on peut se perdre, parmi eux. – Je me contenterais d’une cachette moins grouillante. (Il lui prit le chiffon des genoux et se frotta le visage.) Il y a un bout de temps que je n’ai vu Loahn. Tu l’as envoyé quelque part ? – Tu dormais. Il est parti en éclaireur quand nous étions en bas. Pour nous trouver un bon endroit où camper. Olelo est en sa compagnie pour lui éviter des ennuis. Avec son crâne presque rasé, il risque de se faire tuer comme paria. – Mmmmm ! Un cavalier les dépassa, leur adressa un regard curieux puis disparut dans le linceul de poussière. Lentement, en une reptation prolongée, la file de chariots, de troupeaux geignards et de bêtes de somme remontait le flanc de la colline. Le vacarme était effrayant. Les massives murailles s’élevaient de plus en plus haut au fur et à mesure qu’ils approchaient. – Formidable ! (Aleytys haussa les sourcils.) Et nous sommes censés tous quatre franchir cela ? Stavver opina du chef. – La difficulté ne réside pas dans ce tas de pierres. (Il se pencha en avant pour scruter les tourbillons de poussière.) Le hic, c’est l’appareillage électronique dissimulé dans ces murs. Les scanners du portail sondent tout ce qui passe devant eux. C’est pourquoi j’ai mis mes outils dans la boîte vryhh de Maissa. Le moindre soupçon… (Il éclata de rire puis cracha lui aussi, écœuré.) Aleytys, fascinée, fixa l’imposant portail. Puis elle hocha la tête. – Un objet plus compliqué qu’une arbalète me flanque la migraine. – Fais-moi confiance, petite fille des montagnes. C’est mon boulot. Je suis ici pour ça. (Il bâilla, cacha sa bouche de la main puis s’étira en grognant.) Encore au moins une heure. – Ahai ! Miks, ce sera une année, pour moi ! Il jeta un coup d’œil dans la direction du point rougeoyant qui était le soleil. – Il ne s’est pas écoulé tellement de temps entre notre départ et le lever du soleil. – C’est parce que tout est si près et qu’on ne peut y aller. (Elle fronça les sourcils et tourna la tête vers la caravane qui les suivait.) Maissa. Comment supporte-t-elle cette avance de tortue ? – Elle est difficile comme une chatte, mais sait attendre pour obtenir ce qu’elle veut. Elle ne sera pas d’excellente humeur. (Il gloussa.) D’ailleurs, il ne faut pas trop compter dessus. Aleytys se rembrunit en observant les queues bondissantes des chevaux. – Je comprends maintenant ce que tu voulais dire en affirmant ne pas savoir ce qu’elle va faire. Elle est dingue. – Non. – Hein ? – Elle fonctionne. Ses valeurs forment un angle très obtus par rapport aux nôtres. Dans certaines sociétés, c’est la définition de la folie. Mais… – Ce n’est pas mon avis. – Sur Immat’kri, les enfants tuent les anciens quand ils ont atteint un certain âge et les mangent avec tendresse et amour. – Tendresse ! Il étrécit les yeux en la regardant, le dos contre le dossier plié en une courbe indolente. – C’est leur coutume. S’il fallait juger la santé mentale en fonction des normes sociales, serais-tu normale ici ? (Il désigna de la tête les anonymes formes poussiéreuses qui s’agitaient autour d’eux.) Même ici. Si tu n’étais pas gikena, tu serais dingue de t’attendre à voir un homme prêter la moindre attention à ce que tu penses. Maissa fonctionne relativement bien en causant un minimum de dommages dans la société qu’elle choisit. Que veux-tu de plus ? – Ahai ! Miks, cela me fait tourner la tête. Il sourit. – Tu t’y habitueras, Lee. Il est d’ailleurs peu probable que tu aies à demeurer longtemps à la surface des planètes. Mais, une fois sortie de la Rue des Étoiles, il faut jouer le jeu des rampants, si tu es astucieuse. Sinon tu es morte. Et rapidement ! Aleytys soupira. – Compliqué. Les doigts allongés de l’homme enveloppèrent les mains d’Aleytys, la chaleur de sa chair réconforta la sienne. Un glapissement de colère retentit derrière le rideau. Stavver prit les rênes. – Ton maître t’appelle. Elle se leva et s’étira, gardant sans difficulté l’équilibre grâce à ces deux semaines de tangage. Puis elle se glissa derrière le banc et franchit le rideau. Une fine couche de poussière recouvrait la moindre surface plane. Aleytys prit dans un tiroir un linge propre et s’essuya les seins. Elle posa le linge sur son épaule, prit le bébé et s’installa en tailleur sur la couchette, le dos contre le mur. – Petit cochon ! murmura-t-elle avec affection. (Elle essuya soigneusement le petit visage rouge et irrité.) On a faim, Sharli, Sharl-mi ? Une seconde, une seconde ! Ne nous énervons pas, petit cochon. Là. C’est mieux. (Elle le mit au sein et il commença à téter tout en lui pétrissant la peau. Elle le caressa tout en se réjouissant de sa concentration à se remplir l’estomac.) Toi aussi, tu seras de ceux qui veulent survivre, un dur. Comme ta mère. Seulement, toi, tu n’auras pas de bleus à l’âme. – C’est fini, là-dedans ? (La voix étouffée de Stavver interrompit la méditation.) On arrive au portail. Aleytys quitta le matelas et ôta son mamelon de la bouche de Sharl. Elle tint contre son épaule le bébé qui protestait et regagna le banc. Une fois installée, elle nettoya l’autre sein et le lui présenta. – Ça a été vite. – Plus vite que je ne m’y attendais. C’est en présentant cette paisible image familiale que la caravane passa sans se presser devant les scanners dissimulés. Ils étaient à Karkys. Quelques instants plus tard, la caravane de Maissa roulait à son tour sur les pavés de Karkys. Aleytys poussa un soupir. – Nous y sommes donc arrivés. C’est un peu difficile à croire. – Mon admiration pour les Vrya croît de jour en jour. Je me demande contre quoi Maissa aura échangé ces objets. – Pourquoi ne pas l’interroger ? Je me demande où s’est rendu mon zélé acolyte. Il faut que nous sachions où aller. Stavver brandit son fouet. – Je pense que nous le saurons dans un instant. Le garçon chevauchait dans leur direction, se frayant prudemment un chemin dans la foule. Il finit par arriver aux côtés d’Aleytys. – Tu as l’air plein d’entrain, lui cria-t-elle, l’incroyable clameur prisonnière des murailles rendant impossible toute conversation normale. Tu as trouvé un endroit convenable ? Il acquiesça du chef. – Près des murs, là où passe la rivière. De l’eau pour les chevaux. Ce sera plus frais. Des arbres pour l’ombre. La famille Peleku, du clan du Renard, nous la réserve, honorée d’avoir une gikena comme voisine. Stavver haussa les sourcils. – Où est le porte-parole ? – Je l’ai laissé avec Puki. Une jeune fille. Elle nous réserve la place. Stavver lui sourit largement, d’homme à homme. – Par où ? – Tout droit. J’ai trouvé un raccourci. Tournez à droite au bout de deux rues. Observez par où je passe. Il fit repartir son cheval d’un coup de genoux et Stavver fit claquer les rênes sur le dos des chevaux pour quitter le courant principal de la circulation en direction du côté droit de la large rue. Aleytys installa le bébé sur ses genoux puis se passa le chiffon sur le visage et les seins. – Ayii ! Miks, hurla-t-elle. La poussière est derrière nous. Mais le bruit ! Stavver ne tenta pas de répondre et se contenta de hocher la tête. Les roues cerclées d’acier grondaient sur les pavés de pierre. Les chevaux piétinaient, hennissaient. Les adolescents tout excités hurlaient des banalités. Les adultes se lançaient des saluts. Un petit troupeau de pihayo meuglaient pour manifester leur désagrément d’être ainsi confrontés à ces pierres arides alors qu’ils avaient faim et soif. Tout ce kaléidoscope sonore était aspiré et amplifié par les mormes bâtiments et les interminables murs s’élevant à vingt mètres, nus, sans aucun ornement. Tenant Sharl contre elle, se protégeant les oreilles de la main, Aleytys se pencha vers Stavver. – Qu’y a-t-il dans ces maisons ? Je croyais que les Karkiskya ne quittaient pas leurs résidences. – Des visiteurs. Des commerçants d’autres compagnies. La deuxième rue apparut. La croupe du rouan de Loahn disparut au coin. Stavver le suivit et le bruit diminua rapidement. Aleytys regarda autour d’eux avec curiosité. Les murs, de part et d’autre, étaient plus bas ; de la verdure était visible, quelques arbres poussant dans des jardins cachés. – Pourquoi les autres ne passent-ils pas par ici ? Aleytys regarda derrière eux, mais la caravane de Maissa était la seule à meubler le silence de la rue avec la leur. – Loahn a dit que c’est un raccourci, lis ne le connaissent probablement pas. Loahn chevauchait tranquillement, la queue de sa monture battant comme un métronome. Il ne se donnait pas la peine de se retourner pour voir s’ils le suivaient et restait tranquillement sur sa selle, sifflotant un petit air au rythme entraînant. Après quelques légères courbes, la rue s’ouvrit sur un large campement déjà grouillant de gens qui s’affairaient comme des fourmis près d’une fourmilière ravagée. Loahn se faufila parmi l’exubérante foule rieuse tout en continuant de siffler nonchalamment. Là où la muraille dominait un bouquet d’arbres épars, il arrêta son cheval et en descendit. Une jeune fille mince, Olelo niché dans ses bras, sortit de l’ombre et lui sourit. Des renards dansants remontaient symétriquement de ses seins jusque sur ses épaules, et des masques jumeaux de renards se soulevaient et retombaient coquettement avec son sourire. Le porte-parole était confortablement installé sur sa poitrine, les yeux à demi clos de volupté tandis qu’elle passait les doigts dans sa fourrure. – As-tu eu des difficultés pour nous retenir la place ? Il commença à se diriger vers l’eau avec la jeune fille, le cheval les suivant au pas. Elle éclata de rire, un son cristallin exempt de tout souci qui le fit à la fois sourire et frémir. – Deux sont venus. (Son petit nez droit se plissa de dégoût.) L’un était vraiment horrible. Il s’entêtait bien que je lui aie dit que cet endroit était pour une gikena. Il s’est même mis à rire. Mais Olelo s’est dressé et a dit à ce sale type de fiche le camp avant que son cheval ne s’écroule sous lui. Il a pris la couleur de la cendre de lye et s’est enfui si vite qu’il a failli percuter ce mur. (Son regard alla se fixer sur Aleytys.) Est-ce la gikena, celle qui a le bébé ? Loahn hocha la tête affirmativement. – Les Lakoe-heai l’appellent leur sœur. – Ah ! (Les yeux de la jeune fille s’écarquillèrent.) Stavver fit tourner le chariot pour le ranger sous les arbres. Kale fit de même et ils formèrent ainsi un triangle avec le mur, donnant à leur installation une certaine intimité. Tandis que les deux hommes commençaient à ôter les harnais des chevaux, Aleytys reposa le bébé dans son tiroir après avoir secoué la couverture poussiéreuse. Morose et silencieuse, Maissa emporta un seau pour aller quérir de l’eau afin de se laver. Aleytys sortit par la porte de derrière de son chariot. – Si’a gikena… Aleytys passa une main dans sa chevelure sale et sourit à Loahn. – L’endroit est parfait. Merci, Loahn. (Elle hocha la tête à l’adresse de la jeune fille.) Est-ce elle qui nous a retenu la place ? – Oui, si’a gikena. (Sa voix était respectueuse mais son regard recelait une étincelle d’impudence.) Olelo se mit à jacasser d’un air excité et à pétrir le bras de Puki de ses petits pieds nerveux. Elle soupira et souleva à contrecœur le petit animal. – Le porte-parole m’a beaucoup aidée. Aleytys rit en reprenant Olelo. Il remonta sur son bras et s’installa avec satisfaction près de son oreille. Elle le toucha doucement et sourit à la jolie jeune fille. – Comment t’appelles-tu, mon petit ? – Pukipala, fille de Peluku, du clan du Renard. (Elle inclina la tête en une salutation timide mais gracieuse.) – Et moi, je suis Lahela gikena, Puki. Nul doute que celui-ci t’a déjà dit son nom. (Elle désigna du pouce Loahn, qui souriait largement.) Mais je puis te présenter Loahn, fils d’Arahn, du clan de l’Êpervier, chef du clan Poaku, propriétaire de cent chevaux, mille pihayo et serviteur de gikena, en attendant que celle-ci le renvoie aux siens. Puki ouvrit très grands ses beaux yeux noirs et effectua une révérence excessive pour Loahn, qui s’esclaffa. – Mon père te souhaite la bienvenue à notre feu, Lahela gikena, dit-elle quand elle eut retrouvé sa sérénité. – Adresse-lui mes remerciements, Puki, mais pas ce soir. Je suis lasse, sale et certainement pas présentable. (Elle jeta par-dessus son épaule un coup d’œil en direction des trois autres en train de s’affairer.) Loahn, y a-t-il des bains par ici ? (Elle frémit.) Je sens mauvais. Il secoua la tête. Puki lui tira la manche et il se tourna avec un geste d’impatience irritée. – Je sais où il y en a, dit-elle rapidement. Il me faut d’abord aller en parler à mon père et je t’y accompagnerai. Aleytys soupira de plaisir. – Il me faut te remercier de cela aussi, jeune Puki. Loahn, pourrais-tu tout préparer pour moi ? Et pour le bébé. Et les autres, s’il y a assez de place. (Elle bâilla et s’étira, délogeant presque le porte-parole.) Redevenir propre, après toute cette poussière ! Puki s’enfuit. Ils la virent s’entretenir avec excitation avec un homme trapu aux cheveux gris debout près d’un petit feu. Au bout d’un instant, il hocha la tête et elle revint au pas de course. – Mon père est d’accord, mais il demande que tu veilles à ce que personne ne m’importune, Loahn, car il ne fait confiance à personne ; avec une gikena c’est néanmoins différent. Loahn gloussa. – Reprends ton souffle, Puki. Si j’étais ton père, je me montrerais aussi soupçonneux qu’un habitant lacustre qui fuit devant une horde. La jeune fille arbora une couleur rose foncé. Aleytys réprima un sourire et dit : – Emmenez Olelo. Il vous évitera tout ennui. Elle les regarda partir ensemble, Loahn marchant à grandes enjambées, les minces jambes de Puki faisant deux pas quand l’autre n’en faisait qu’un. – Le playboy s’est trouvé un nouveau pôle d’intérêt. Aleytys gloussa et s’appuya contre le bras qui lui encerclait les épaules. – Miks, notre ami le playboy se sent tendre et protecteur la première fois de sa vie mal utilisée. Miks… Non, il faut que je m’habitue à t’appeler Keon. Y parviendrai-je jamais ? – Nous sommes Lamarchiens pour les jours qui viennent. (Il la fit pivoter et plaça la main derrière sa tête.) Tous les soucis étaient pour toi sur la route, murmura-t-il. À mon tour, maintenant, gikena Lahela. – Mmmm. (Elle eut un petit rire en sentant son haleine parcourir sa peau.) Que Loahn époussette la caravane pendant que je prends mon bain. La poussière qui vole me fait éternuer. – Et tu crois qu’on va faire voler de la poussière ? Elle sentit sous sa joue s’accélérer le rythme de son cœur. – Mmmmmmm. – Avant, on va aller se promener dans la ville, près de la Maison de Commerce. Nous ne sommes pas venus ici pour nous amuser. – Les affaires. Peuh ! – Qu’est-ce que c’est ? (Maissa pencha la tête en affichant un faux respect. Son regard glissa sur Stavver et s’assombrit sous l’effet de l’instinctive colère qu’il provoqua en elle.) Ne devrais-tu pas effectuer tes relevés ? Nous ne sommes pas venus ici pour nous amuser. Aleytys gloussa, malgré sa ferme résolution de ne pas irriter Maissa. Quand l’œil noir se posa à nouveau sur elle, elle ajouta rapidement : – Keon me disait exactement la même chose. – Je pense sans cesse aux affaires. (L’étincelle moqueuse dans le regard de Stavver ne fut pas perçue par Maissa.) Nous sortirons en ville ce soir pour jeter un coup d’œil au plan de la bâtisse. Maissa hocha sèchement la tête, redevenue en un clin d’œil une femme d’affaires à la tête bien claire. – Kale a aperçu un homme qu’il connaissait il y a quelques années avant de partir d’ici. Il n’a pas paru le reconnaître, mais il ne faut courir aucun risque. Il restera près du camp et surveillera nos affaires. Je suppose que la gikena se mettra au travail dès demain. – Oui. J’étalerai mon cuir après le petit déjeuner. – Bien. Kale vérifiera les harnais sous les arbres. Le gamin pourra s’occuper des animaux et je filtrerai les gens qui viendront te voir. Tu penses pouvoir dire la bonne aventure ? Aleytys haussa les épaules. – Je ne suis point devineresse, mais on m’a déjà lu les lignes de la main. Il faut avoir la technique pour rester assez vague tout en étant suffisamment passionnant pour que le client bouche les trous sans s’en rendre compte. Les vieilles sorcières des caravanes, sur Jaydugar, étaient expertes dans cet art absurde. Je me rappelle parfaitement leur boniment. Ce n’est pas difficile. – Bien. Entre ça, la guérison et le bavardage du gamin avec sa petite amie, notre camouflage devrait être ultra-parfait. Stavver. – Keon, si ça ne te fait rien. – Très bien. (Sa langue lécha ses petites dents pointues.) Keon. Une idée du moment où tu seras prêt à agir ? – Après que j’aurai examiné les lieux et que mes sondes auront fouiné un peu partout, je serai mieux à même de te le dire. – Tu sais où il faut regarder ? – Si le croquis de Kale est assez précis. – Bien. Tu ferais bien de venir chercher tes sondes maintenant afin d’être prêt pour ta promenade. (Une étrange grimace agita sa douce chair, mais elle se reprit immédiatement.) Le garnement revient. (Son regard errant se posa sur le soleil couchant qui balayait le terrain.) Le jour baisse. Vous êtes sûrs de ne pas vouloir y aller maintenant ? Aleytys plissa le nez et passa les mains sur sa chevelure couverte d’une croûte de poussière et de sueur mêlées. – Non. Je suis trop fatiguée et j’ai besoin d’un bain. Stavver ajouta d’une voix apaisante : – Et les Karkiskya n’aiment pas les visiteurs en plein jour. Il ne faut pas trop se montrer. Maissa haussa une épaule, brusque mouvement plus éloquent que toute parole pour signifier ce qu’elle pensait d’eux deux. Elle se renfrogna à la vue de Loahn, qui raccompagnait Puki près du feu de son père, et s’éloigna rapidement dès qu’il revint. Aleytys alla à sa rencontre. – Mon bain ? – L’employé dit que tu pourras en prendre un aussi longtemps que tu voudras, Lahela. Il a été très impressionné par le petit animal et n’a même pas accepté une piécette. (Il agita la petite bourse pleine de métal sonnant.) Il a probablement l’intention de récupérer l’eau de ton bain pour la vendre aux jobards. – Grands dieux, pour quoi faire ? Pourquoi quelqu’un serait-il assez bête pour acheter de l’eau sale ? – Allons, si’a gikena. (L’impudent sourire fil voleter les éperviers sur ses joues.) De l’eau qui a touché cette source de puissance, une authentique gikena ? Il va se faire une petite fortune. (En riant, Loahn se tourna vers la caravane.) Quand tu auras fini, les autres pourront également prendre un bain. Gratuitement. – Et toi, mon jeune ami, tu es une canaille. Tu récoltes une part des bénéfices ? Loahn prit un air offusqué. – Certes pas, Votre Honneur ! Comment peux-tu penser cela de moi ? – Je me demande seulement qui a pu songer à cette histoire d’eau du bain. – Tu t’imagines qu’un simple petit fermier comme moi pourrait avoir l’esprit aussi tortueux ? – Simple petit fermier, mon œil ! Un vrai maquignon, oui. Avec la moralité d’un ver de terre. – Euh… eh bien, il répandra la nouvelle de ton arrivée plus vite qu’un incendie qu’on n’arrive pas à maîtriser. Aleytys opina du chef. – Bien. Je prends mes affaires et j’en parle aux autres. Ensuite tu m’y conduis. Au fait, pendant que je prendrai mon bain, tu pourras nettoyer la caravane et battre un peu les matelas. Et fais-moi ça correctement si tu ne veux pas te retrouver avec des ampoules là où tu t’assois. – Bien sûr, si’a gikena. (Il abaissa son regard joyeux pour feindre l’humilité.) Elle hocha la tête. – Simple petit fermier. Tu parles ! 2 La lune était un disque de lait caillé sale qui voguait avec une étourdissante légèreté sur le champ étoilé, un requin qui avalait les astres tout en éclairant les rues de Karkys d’un éclat trompeur. Dans le quartier des voyageurs, les camps se chevauchaient et transformaient la sérénité blafarde du terrain battu en flamboyant vacarme… cris… rires… bribes de chansons… crépitement de feu… bruits d’animaux… tambourinements improvisés… plaintes de flûtes affrontant méchamment des sifflets… cris et gloussements d’adolescents maladroits. Dans la ville intérieure, quartier des Karkiskya, le bruit joyeux des camps était assourdi par la distance et les imposants murs des maisons secrètes. Les larges rues pavées débarrassées de la poussière étaient désertes, hormis une rare silhouette spectrale… l’un des grands et maigres Karkiskya, les formes de son corps dissimulées dans d’épais tissus gris. Aleytys frissonna et se serra contre Stavver quand sous la capuche les ténèbres sans visage se tournèrent vers eux. – Tu es sûr qu’il importe peu qu’on soit ici ? chuchota-t-elle. – Tu as entendu Kale. Calme-toi et regarde-moi, mon amour, comme si j’étais la lune de tes nuits. C’est l’intimité qu’un couple vient chercher ici. Elle se détendit contre lui et ils continuèrent de se promener dans la rue silencieuse et méticuleusement nettoyée. Elle inclina la tête et examina les marques à la surface de la lune. – Il y a un homme dans la lune, un tambour. Regarde. (Elle allongea le doigt.) On voit même les dessins sur l’instrument. Je me demande quelle histoire racontent les Anciens à leurs enfants. Stavver éclata de rire, bruit incongru dans ces rues sombres, intrusion de vie dans la bizarre précision inanimée qui les entourait. Les Karkiskya négociaient l’art de toute une planète mais n’avaient apparemment pas le moindre soupçon d’appréciation de ce qu’ils achetaient en dehors de sa valeur vénale. Le rire de Stavver rendit les bâtisses encore plus laides qu’auparavant. Ses doigts commencèrent à se déplacer doucement parmi les instruments cachés dans la chevelure d’Aleytys, petites puces métalliques de la taille d’un ongle. Aleytys leva les yeux sur l’immeuble qui dressait plusieurs étages au-dessus de la muraille. – C’est le pire de tous. – Une chambre forte de banque n’a pas besoin d’être belle. (Il la poussa contre le mur et se mit à l’embrasser, doucement, à petites becquées, leurs formes se fondant dans l’ombre tels des fantômes. Au bout d’un instant, il recula, lui prit le bras et reprit sa marche.) – Et maintenant ? Aleytys frotta sa joue contre la main de Stavver, à la fois heureuse et troublée. Ces baisers faisaient simplement partie de leur déguisement. – On fait le tour du pâté de maisons pour obtenir des relevés des quatre côtés. On s’arrêtera çà et là, bien entendu. (Il gloussa.) Pour chasser le clair de lune qui nous habite. Aleytys se libéra. – Je n’aime pas… (Elle se frotta la bouche.) Les affaires ! Je n’aime pas être exploitée. – Chut ! Laisse tomber, Leyta. C’est nécessaire. – Je n’y comprends strictement rien. – Laisse faire ton instinct. Les Vrya sont réputés pour leur génie en matière de technologie. – Ha ! Tu devrais savoir ce qu’il en est pour moi. La technologie. La moindre horloge à ressort me semblait compliquée. (Stavver la fit tourner à un angle.) Le vol requiert-il toujours de tels préparatifs ? – Quand on vise haut. – Et cela est très haut ? fit-elle en jetant un coup d’œil à l’immeuble noirâtre. Ils marchèrent en silence, leurs pas ne produisant qu’un bruit ténu sur la pierre méticuleusement raclée. – Les pierres lamarchiennes sont assez appréciées. (Il s’appuya contre le mur et attira Aleytys dans ses bras. Le visage niché contre son oreille, il murmura :) – Elles ne valent peut-être pas, comme d’autres choses, le revenu d’une planète, mais elles ne sont pas mal quand même. Les très anciennes sont assez rares et assez belles pour valoir le prix d’un petit astronef. Et ceci est un monde appartenant à une compagnie. (Il la repoussa.) – Appartenant à une compagnie ? demanda Aleytys d’une voix hésitante tandis qu’ils tournaient au dernier coin. Il observait fréquemment le bâtiment noir en lui répondant. – Une compagnie Karkesh. Ils ont le monopole du commerce dans ce secteur spatial. Certaines compagnies régentent tout sur les mondes qu’elles possèdent, mais les Karkiskya s’en tiennent à leurs villes fortifiées. – Des mondes entiers ? (Incrédule, Aleytys éleva la voix, mais il la fit taire avec impatience. Il l’attira ensuite au milieu de la rue.) – Allons jeter un coup d’œil à l’astroport, derrière. Je te montrerai peut-être la Rue des Étoiles. – Peut-être ? – On ne pourra pas franchir le portail avec toutes les sondes que tu as dans les cheveux. S’il n’y a pas de Karkiskya dans le secteur, nous pourrons les balancer dans un coin pour aller boire un coup et voir un peu ce qui se passe. – Et peut-être trouver un ami ? Ou un moyen de quitter Lamarchos en abandonnant Maissa et ses rapines ? Il lui sourit mais ne répondit pas. Ils franchirent d’un air nonchalant l’ombre du mur en direction de l’arrière-ville. Aleytys se gratta derrière l’oreille, là où l’une des sondes frottait contre sa peau. – Jaydugar n’appartient pas à une compagnie, n’est-ce pas ? (Elle secoua la tête.) Non, je ne pourrai jamais y croire. – Non, Leyta. Je crois que tu peux en être sûre : nulle compagnie n’a apprivoisé ce maudit monde-piège. – Mmmm. Qu’est-ce qui donne à une compagnie le droit de revendiquer une planète ? (Elle se rembrunit devant le mur qui barrait la rue.) Des gens… Des gens, Miks ! Les Lamarchiens n’ont-ils pas leur mot à dire sur ceux qui les dirigent ? Qu’est-ce qui donne aux Karkiskya le droit de dire que l’on commerce avec eux, et personne d’autre ? – Le pouvoir, Leyta. L’argent. Les vaisseaux. Les armes. Cela donne le pouvoir. Ils pénétrèrent à nouveau dans l’ombre de l’imposante muraille. Devant eux, la lumière retombait en éventail sur un fragment de pavé jaune ; et des bruits lointains de rires, de cris, de musique, flottaient par le portail. Aleytys sentit monter en elle l’excitation, au point qu’elle frémit comme les sons prenaient une réalité palpable exhalant d’extraordinaires promesses. Elle voulait voir. Elle voulait sentir. Elle voulait goûter à tout ce qui se trouvait de l’autre côté du mur, sa soif devenue aussi forte que l’onde du fleuve noir en elle. Stavver se moqua d’elle, mais en lui également elle perçut une certaine excitation. Il allongea le pas. Ses mains commencèrent à chercher les sondes dans sa chevelure. – Reculez. La silhouette vêtue de gris sortit de l’ombre et leur barra la route. – Mes excuses, sho Karsk. La main de Stavver se resserra sur le bras d’Aleytys, la fit pivoter et la tira derrière lui. Il marchait à grands pas nerveux, dévorant l’espace comme un chat des roches dévore sa proie. Aleytys fut obligée de courir. L’étreinte, sur son bras, menaça de la faire trébucher. – Miks ! – Ferme-la ! Il l’attira à l’angle, puis ralentit et s’arrêta. Il s’appuya contre le mur, le visage tourné de l’autre côté. – Miks ? – Ferme-la, Lee ! Ne dis plus rien pendant un instant. Elle se frotta le bras, oppressée par le silence de la rue déserte. Stavver s’écarta du mur, posa la main sur son épaule et la poussa devant lui dans la rue. – Parle-moi de la Rue des Étoiles. De quoi s’agit-il finalement ? Il cligna les yeux puis éclata de rire en s’arrachant à son silence méditatif. – Hmmm. Les rampants et les astronautes ne font pas bon ménage. (Sa voix laissait percer un léger amusement et il irradiait un profond sentiment de soulagement, comme si battre en retraite dans le monde des idées lui permettait d’oublier son impuissance dans celui de l’action.) Et les rampants ont l’avantage. Ils sont n’importe où bien plus nombreux que les astronautes. Ils instaurent donc un ghetto pour ces derniers, qui l’appellent la Rue des Étoiles. Sur n’importe quel monde. La Rue des Étoiles. Un endroit très animé. (Il sourit à Aleytys.) La rue passait sous une voûte d’ogive. Derrière, les feux de camp se réduisaient en tapis de braises rougeoyantes veillées par deux ou trois silhouettes en train de ruminer, le visage peint de rouge et de noir. Stavver et Aleytys durent cheminer entre les camps et finirent par passer à côté de Loahn et Puki en train de bavarder près du feu du père de Puki, tandis que Peleku fumait tranquillement sa pipe sur les marches de sa caravane. Il leva la main, hocha la tête pour les saluer mais ne sortit pas davantage de sa contemplation des volutes de fumée. Les doigts de Stavver voletèrent dans les cheveux d’Aleytys, touchèrent les instruments dans la nuque et caressèrent la peau et le duvet au point qu’elle poussa un gémissement de plaisir. Il la fit pivoter en direction de Peleku. – Voilà un homme qui sait reconnaître quelque chose de bien quand il le tient. – Pas comme nous ! Elle soupira et bâilla, puis s’écarta de lui et monta dans la caravane. Kale leva les yeux quand elle poussa le rideau. Le bébé gémit quand le chariot tangua, puis retomba dans son sommeil en grognant. – Merci de l’avoir surveillé, dit-elle doucement. Kale opina du bonnet et sortit. Avec un frisson d’amour, Aleytys lissa la couverture et borda le bébé. Stavver gravit les marches et se tint derrière elle. Une main se plaça derrière la tête d’Aleytys et descendit sur le cou et les épaules. – Il est le centre de ton univers, n’est-ce pas ? Aleytys soupira. – Que puis-je dire ? J’ai fait la promesse qu’il connaîtrait l’amour, Miks. Toujours. Que rien au monde ne me forcerait à l’abandonner comme l’a fait ma mère. Stavver recula vers l’autre couchette en l’attirant à lui. Il la fit asseoir et, quand elle fut confortablement installée, s’assit à côté d’elle. – Faut-il vraiment que tu retrouves ta mère ? Elle fixa, surprise, son regard obscurci par la nuit. – Je croyais que tu désirais trouver Vrithian. – Les chances sont minces. (Elle le sentit hausser les épaules : son corps bougea contre le sien.) Ce sont des salopards, des arrogants. Hommes ou femmes, Lee, et je ne pense pas que tu aimerais Vrithian ni les Vrya. – Oublies-tu que je suis à moitié vryhh ? (Elle se mordit les lèvres et contempla d’un air morne l’obscurité du chariot.) Il me faut un endroit où je me sente intégrée. Des gens qui m’acceptent. – Tu es beaucoup trop sensible, Lee. (Au bout de quelque temps d’un silence tendu, son bras se resserra sur elle.) Reste avec moi, Lee. Toi et le bébé. Aleytys se croisa les doigts. – Miks, je… merde !… Je t’aime… de plus en plus… Je ne sais pas… Je réfléchis trop… pour… pour rester avec toi. – Ce n’est pas tellement flatteur pour moi ! Elle sentit l’avoir profondément blessé ; cela lui avait beaucoup coûté de faire cette offre, peut-être davantage qu’il ne le supposait lui-même. – Miks… oh, Madar, tout ce que je dis ne colle pas ! Je veux aller sur Vrithian pour retrouver les miens. Un endroit où je sois acceptée. (Elle s’écarta de lui, puis se tourna et lui prit le visage entre les mains.) Je suis une étrangère depuis que je suis née. Ne me dis pas que je ne m’adapterai pas là-bas non plus. Il abaissa ses mains, le visage arborant un masque cruel. – N’y pense plus. Tourne-toi, que je t’enlève ces sondes. (Ses gestes ne furent guère caressants, cette fois-ci. Ses mains travaillèrent avec efficacité pour libérer les minuscules instruments.) Couche-toi. Je vais travailler pendant encore deux bonnes heures. Une boule glacée au creux de l’estomac, Aleytys se glissa de la couchette. Il la punissait. Sa sensibilité avait été blessée par sa réaction. Bien qu’il sût clairement, froidement, qu’il ne souhaitait pas endosser la responsabilité d’une femme et d’un bébé, un bébé qui n’était même pas le sien, ce rejet le faisait saigner intérieurement. Tant que le sommeil ne l’aurait pas apaisé, elle resterait seule dans une espèce de quarantaine. Elle dégrafa en silence le batik et sortit le secouer. Sans mot dire, elle plia l’étoffe et la rangea dans un tiroir avec les autres. Elle s’allongea et remonta le couvre-pied. Elle le regarda brancher les circuits, les chiffres dansants étincelant sur son visage tendu. Epuisée par le flot d’événements de la journée, elle bâilla et détourna les yeux. Au bout de quelques instants, elle dormait profondément. 3 – Si’a gikena. Aleytys releva les yeux du carré de cuir qu’elle était en train d’étaler à côté des marches arrière de la caravane. Le visage inquiet de Puki était au-dessus d’elle, sa bouche pleine pincée, les soucis marquant un peu son front de rides légères. – Passe-moi cet oreiller, veux-tu ? (Aleytys plaça l’oreiller en velours écarlate sur le cuir et se tourna vers la jeune fille.) Qu’est-ce qui ne va pas, Puki ? La jeune fille tomba à genoux et joignit les mains devant son visage. – Si’a gikena, viens-tu à Karkys en tant que gikena ? Aleytys s’assit en silence sur l’oreiller. – Je me suis installée sur le cuir et j’attends. Un brillant sourire triangulaire éclaira le petit visage de Puki, qui posa les mains sur les genoux. – La sœur de la femme du frère de mon père est venue à Karkys dans l’espoir que les Karkiskya la guériront par leur magie. Une chose pousse dans son ventre, lui fait mal et l’empêche de manger. Elle a apporté un poaku pour acheter leurs services, mais la douleur l’a tellement affaiblie qu’elle ne peut aller les voir, et ils se refusent à venir jusqu’ici. – Et ? – Accepterais-tu de la guérir, gikena Lahela ? (Elle tendit une main, une pierre vert foncé nichée dans sa paume.) Celle dont je te parle m’a priée de te remettre cela. Aleytys prit le poaku. Elle le tourna en tous sens, s’émerveillant du plaisir sensuel que lui procurait la caresse de la surface soyeuse de cette pierre verte lourde et dure. Elle était sculptée en bas-relief pour une austère représentation de deux têtes de chevaux presque abstraites dont les cous se rejoignaient au-dessus de l’épaule, la crinière volant sous une brise imaginaire ; la synthèse des creux et des lignes enchantait le regard aussi parfaitement que la surface captivait les doigts. Aleytys continua de passer la main sur la pierre tout en considérant songeusement les tours nues du quartier des Karkiskya, le cœur envahi d’un désir de possession presque douloureux, se refusant à lâcher l’objet. Olelo détala au bas des marches et s’assit à côté de ses jambes, tout son poids appuyé contre elle, petite boule de chaleur, la tête rejetée en arrière de telle sorte que ses yeux si noirs qu’ils paraissaient n’être que pupilles étaient fixés sur le visage d’Aleytys avec un soupçon de prudence amusée. A contrecœur, Aleytys rendit le poaku à la jeune fille. – Inutile, dit-elle lentement. Le poaku appartient aux tiens. Ce sacrifice ne vaut pas quelques instants de mon temps. Je vais t’accompagner. (Elle regarda par-dessus son épaule mais se détendit en n’apercevant aucun signe de Maissa.) Une fois que j’aurai agi, il sera toujours temps de me récompenser. Puki se précipita vers la caravane de son père en regardant derrière elle si Aleytys la suivait et s’arrêta près d’un chariot noir et vert aux roues avant bloquées, juste à côté de la rivière. Quand Aleytys l’eut rejointe, Puki eut un sourire nerveux et frappa sur la paroi à côté des lourds rideaux noirs. – Makua Hekili, puis-je entrer ? C’est keikeia Pukipala et Lahela gikena. – Soyez les bienvenues. La voix qui surgit de derrière de rideau était puissante, malgré une faiblesse physique manifeste. Puki écarta le rideau pour qu’Aleytys puisse entrer, puis la suivit. La femme gisait sur la couchette de gauche, la tête relevée par un oreiller, son corps squelettique, sous un couvre-pied léger, portant des renards qui étaient la réplique de ceux qui chassaient sur ses bras et son visage. Elle leur sourit et ses yeux noirs s’agrandirent avec vivacité dans son visage aux traits tirés. – Oui, bienvenue, gikena. (Ses mains osseuses remuèrent légèrement sur la couverture. Grave et courtoise, elle ajouta :) – Il y a des années qu’une gikena n’est plus venue nous voir. Aleytys lui sourit, réagissant avec intensité à la vigoureuse personnalité de la malade. – Si’a Hekili, me permets-tu de toucher ta personne ? Hekili gloussa. – Lahela gikena, mon corps est peut-être faible, mais pas mon esprit. – Détends-toi autant que tu le pourras. Il se peut que cela soit douloureux. Aleytys s’agenouilla à son côté. Elle posa les mains sur la nodosité qui gonflait le centre du corps émacié. Tout en respirant lentement, elle alla chercher le fleuve de puissance noir qui courait en vastes courants irrésistibles parmi les étoiles de son ciel natal, englobant des planètes qui ensuite flottaient comme des échardes sur une surface vitreuse. Les eaux grondaient à travers ses mains en nettoyant le corps qui se tordait et hurlait silencieusement sous ses doigts. Puki regardait, fascinée et écœurée. Autour de la gikena, l’air vibrait sous une force étrangère. Les gémissements de Hekili l’émurent au point que ses ongles pénétrèrent dans la chair de ses paumes. Le visage de la gikena était tendu, ses yeux des taches ombrées de bleu dans un visage où tous les muscles étaient apparents. Elle s’humecta les lèvres en entendant une exclamation et des pas rapides à l’extérieur de la caravane. Elle regarda les deux femmes agitées de la tête aux pieds et franchit le rideau juste à temps pour affronter son père. – Puki ? (Ses sourcils se haussèrent et donnèrent à son visage rond une expression clownesque.) Que sa passe-t-il là-dedans ? – La gikena guérit, père. Un long gémissement frémissant passa près de son épaule. – Une guérisseuse ? Écarte-toi. Elle tendit les mains vers lui, les doigts tremblants. – Makuakané Peleku, laisse à Son Honneur le temps d’achever la guérison. Le gémissement s’éleva à nouveau, plus doux, plus faible. Peleku poussa sa fille et écarta le rideau. Une fois à l’intérieur, il saisit Aleytys par l’épaule et enleva rapidement sa main sous le pouvoir qui tordait l’air et lui brûlait le bras. Aleytys laissa disparaître l’image aquatique. Presque totalement épuisée, elle reposa un instant la tête sur le couvre-pied, les bras ballants. Puis elle rouvrit les yeux et se força à se relever. Feignant d’ignorer l’intrus, elle se pencha sur Hekili et lui sourit. Elle toucha la joue de la vieille femme d’un doigt apaisant et hésitant et murmura : – Comment te sens-tu ? – Plus de douleur. (Ce furent des paroles faibles, mais le visage ridé était empli d’une paix nouvelle.) Je crois que je vais dormir. Aleytys lui tapota la joue puis se tourna vers Peleku. – Sfi’a Hekili vivra. (Elle hocha la tête en désignant l’endroit où le ventre de la femme avait été gonflé.) L’excroissance a été résorbée et ne la gênera plus. L’homme abaissa les yeux sur Hekili, sa cousine et belle-sœur. Son visage avait la pâleur de la cire, sa bouche était mollement ouverte tandis qu’elle respirait calmement dans son sommeil profond. D’un mouvement rapide et précis qui contrastait bizarrement avec la masse de son corps épais, il lui prit le poignet et tâta son pouls. Le battement régulier fit naître sur tout son corps une transpiration de soulagement. Il laissa la main retomber d’elle-même sur le couvre-pied. – Oui, c’est fini. Aleytys se passa nerveusement les mains dans les cheveux ; sa force commençait à revenir. – Bien sûr. (Il recula en s’humectant les lèvres et elle eut un sourire amusé.) Hekili aura besoin de repos et d’aliments nourrissants. Cela a été pour elle une rude épreuve. Peleku respirait avec difficulté, frottant ses mains l’une contre l’autre. Il marmotta : – Pardonne-moi, gikena, pardonne mes doutes. Elle lui toucha le bras et le sentit instinctivement broncher. Il rougit, embarrassé. Aleytys détourna la tête. – Puki. – Si’a gikena ? – Prête-moi ton épaule pour rentrer à mon camp. (Elle s’étira et soupira.) Je suis un peu lasse. Aleytys s’installa sur son oreiller avec un soupir de soulagement. Derrière elle, dans la caravane, elle entendit Stavver s’agiter, et le plancher craqua sous le déplacement de son poids. Sous l’obscurité des arbres, Kale faisait passer une bride entre ses doigts, à la recherche d’une éventuelle réparation. Il hocha la tête la voyant la regarder. Maissa était assise sur la dernière marche, ses yeux noirs luisant intensément. Aleytys s’écarta en bronchant devant le magma émotionnel qu’elle projetait et chercha Loahn du regard. Puki revint. – Puis-je faire quoi que ce soit pour toi, si’a gikena ? Aleytys lui sourit. – Mais oui. Fais-moi un peu de thé, veux-tu ? Cela me ferait plaisir. Les yeux brillants de zèle, Puki trottina en direction de son feu de camp. – Voilà. Jolie chose que la compassion. Et que nous procure cette bonté gratuite ? (Maissa pivota sur ses pieds.) Une tasse de thé. Une tasse d’infect thé. Aleytys haussa les épaules. – Quel prix accordes-tu à l’amitié ? (Elle passa les mains sur ses cuisses et lissa avec le pouce des plis dans l’étoffe du batik.) Que vaut la vie d’une femme ? Une tasse de thé ? Pourquoi pas ? Si la valeur de quelque chose est impossible à apprécier, n’importe quel prix est acceptable. – Belle philosophie. Dame-fait-du-bien. Peuh ! Aleytys s’étira puis gloussa, soudain trop satisfaite de prendre intérêt à Maissa. Elle écarta les mains, le rire devenant une bulle dans son sang. – Lorsqu’on réfléchit à la raison pour laquelle nous sommes ici, n’est-il pas stupide de s’inquiéter de quelques pièces de cuivre ? (Elle désigna le nombre croissant de Lamarchiens qui s’agglutinaient à une distance respectable.) Si tu te soucies de l’argent que je dois rapporter, mets ces gens en file indienne et guide-les jusqu’au cercle magique. Recouvre ma paume d’or et d’argent. Un ténébreux étranger entrera dans ta vie. Garde-toi d’un homme qui louche légèrement. Montre-toi généreuse, belle dame, et tous tes rêves se réaliseront. (Le rire ne cessait de bouillonner en elle.) Amène les gogos, Leyilli, douce et gentille Leyilli. Les yeux de Maissa lancèrent un éclair tandis que son visage pâlissait, puis elle sourit et le rire mourut en Aleytys. Les lèvres pleines de la petite femme se durcirent ; elle passa à côté d’Aleytys et alla s’incliner à l’est, au nord, au sud et à l’ouest. – Voyageurs en Karkys, lança-t-elle d’une voix rauque qui se brisait parfois. La gikena guérit. La gikena lit les signes de ce qui sera. Touchez-la par l’argent. Touchez-la par l’or. Qui veut venir ? Qui sera le premier ? Le restant de la matinée s’écoula rapidement. Aleytys guérit maints petits défauts, une verrue par-ci, des yeux déficients par-là, lut bonheur et chagrin dans une douzaine de mains différentes. A midi, Puki vint timidement la rejoindre. Aleytys écarta d’un geste la femme aux yeux inquiets debout devant elle. – Reviens plus tard, dit-elle en souriant. Quoi que tu penses de mes talents, je ne vis pas seulement d’air. Le soleil est au zénith et mon estomac crie famine. Le visage de la femme se renfrogna, mais elle s’éloigna. Aleytys tendit la main vers Puki pour qu’elle l’aide à se remettre sur ses jambes ankylosées. – Tu voulais quelque chose ? Elle baissa la tête timidement. – Mon père dit que tu as été tellement occupée ce matin : tu dois être fatiguée, tu n’as pas le temps de te préparer à manger, il ne faut pas que tu te fatigues davantage et il suffit de te joindre à nous à midi. Avec tous tes amis. Un sourire rapide passa sur les lèvres d’Aleytys, qui jeta un coup d’œil à Maissa. – Peut-être ton père est-il plus généreux qu’il ne le croit. Je pourrais manger un cheval et demi. Mais nous acceptons avec gratitude. (Elle se tourna vers la femme, qui se tenait derrière elle comme une ombre glaciale.) Leyilli, occupe-toi des cuirs, veux-tu ? (Sa main désigna négligemment la pile de pièces.) Et de ça aussi. Puis rejoins-nous avec les autres, s’il te plaît. Maissa opina du bonnet avec un respect prudent, les yeux poliment baissés. – Oui, gikena Lahela, murmura-t-elle. Un peu plus tard. Peleku tendait son assiette à Puki pour qu’elle y ajoute un peu de ragoût épicé. – Il y a encore de la viande, si’a gikena. N’aie point peur de remplir ton estomac. – Plus pour moi. (Elle haussa des sourcils interrogateurs.) Ni pour ceux qui m’accompagnent, merci. Peleku examina calmement le petit cercle d’un air satisfait. Puis il sourit. – Si’a gikena, ma fille t’a été présentée, mais tu ignores encore la raison de notre présence à Karkys cette année. De l’autre côté du feu, le gamin se mit debout d’un bond, un large sourire aux lèvres. C’était un elfe mince aux yeux vifs et dansants, assez peu impressionné par la mystique de la gikena. Et pas tellement intéressé par cette simple femme, bien inférieure à un mâle sur le point d’être saigné. – Il aura demain sa lame karkesh et sera saigné à notre retour au foyer. Le jeune Hakea sourit encore plus largement, au point que son visage ne fut plus que bouche, le nez transformé en simple bosse, les yeux disparaissant dans des fentes bordées de noir. Sur un hochement de tête de son père, il s’enfuit en courant et disparut derrière la caravane ici un poulain plein de vie qu’on vient de détacher. – Si’a gikena. – Si’a Peleku ? – Puis-je te parler un instant ? Aleytys hocha la tête. Maissa se renfrogna, irritée, et se leva pour suivre les autres vers leur camp. Peleku foudroya les siens du regard. A la hâte, les femmes ramassèrent les plats et décampèrent. Peleku se laissa aller en arrière, les mains à plat sur les genoux, les doigts tapotant lentement les muscles épais. – Je désire te parler du garçon nommé Loahn. – Ah ! (Aleytys sourit.) Un jeune homme intéressant. – Comme tu l’as remarqué, ma fille a tendance à apprécier sa compagnie. Il a récemment eu la tête rasée. – Oui. Il avait été banni. Les Kauna de Wahi-Po en avaient fait un paria. – Paria. (Il se rembrunit.) Je ne tolérerai pas une telle liaison. Paria ! – Pas par sa faute. Il avait été accusé à tort. Les Lakoe-heai se sont intéressés à lui. Pourquoi, je l’ignore. Ils m’ont envoyée à lui. Avant de venir ici, je me suis arrêtée à Wahi-Po. L’erreur a été rectifiée, les Kauna ont réparé et Loahn a retrouvé son honneur parmi les siens. – Ah ! – Quant à ses antécédents… mmm… son père était Arahn de Wahi-Po. À sa mort, sauf pour le temps où il a été banni, Loahn est devenu un homme riche et important et possède un haras dont, je crois, les chevaux ont une excellente réputation. Peleku hocha rapidement la tête. – J’ai acheté des chevaux à Arahn. Belle propriété. (Il serra les lèvres et contempla ses jambes.) Pourquoi a-t-il été banni ? Aleytys releva les genoux et posa le menton dessus en fixant le foyer rouge. – Une femme jalouse est un puits sans fond. Rien ne peut la satisfaire. La langue de Peleku glissa sur ses dents d’en haut. – Et alors ? – La première femme d’Arahn est morte après lui avoir donné un fils. Il s’est remarié. – Et sa seconde femme avait des fils. (Il grogna.) Elle n’arrivait pas non plus à se débarrasser du fantôme de la première femme, je suppose. Aleytys sourit au regard étincelant et rusé. – Exact. Lorsque Arahn est mort, elle a accusé Loahn de l’avoir violée. – Ce qu’il n’avait pas fait. – Non. Elle l’avait drogué. Les Kauna l’ont écoutée. Une de ses tantes était parmi eux. Riyda a confessé ses mensonges quand j’ai ramené ce garçon parmi les siens. Les Kauna ont dû le réintégrer dans sa communauté et payer réparation. – Ah ! (La curiosité se mit à luire dans ses yeux.) Pourquoi te sert-il au lieu de s’occuper de ses propriétés ? (Le regard scruta son visage avec une expression sévère.) Si je puis me permettre, sert-il aussi ton lit ? – Non. (Elle était stupéfaite.) Pourquoi ? Peleku poussa un soupir. – Je suis heureux de l’apprendre, si’a Lahela. Les Lakoe-heai savent combien j’aime Puki, mais à côté de toi elle est comme un lys d’un jour le jour d’avant. Je ne voudrais pas qu’elle vienne derrière une autre femme. – Ne t’en inquiète pas. Me servir accroît les honneurs qu’il recevra quand il rentrera chez lui. Il est loin d’être bête, Peleku. De plus… (Elle gloussa.) Tu sais ce qu’est d’être jeune. Les jeunes hommes doivent jeter leur gourme en voyageant. – Mmmmmph. (Peleku se remit péniblement sur ses pieds.) Il peut donc avoir accès à mon camp. S’il désire me parler, je l’écouterai. (Il gloussa.) Ah, redevenir jeune… Aleytys se redressa en riant et lui tapota le bras. – Si’a Peleku, tu redeviendras jeune quand tes cendres flotteront sur le bûcher. Il hocha la tête et une grimace sinistre déforma ses traits. – La chair. Ah, la chair, si’a Lahela ! Le jour vient où le corps halète loin derrière l’esprit. Auras-tu l’amabilité d’attendre ici une minute ? Il pénétra dans sa caravane ; quelques secondes plus tard il en ressortit avec un sac de daim teint en vert. – Aujourd’hui, Hoakne Hekili a mangé. Elle n’a plus mal. On ne saurait trouver de récompense suffisante pour un tel présent ; je n’essaierai donc point, mais le clan du Renard serait honoré de te voir accepter ce poaku. – C’est moi qui suis honorée. Elle prit le sac. Hochant gravement la tête, elle s’en fut sans un mot de plus, respectant la dignité de Peleku en lui accordant la courtoisie la plus officielle qu’elle connût. L’après-midi se traîna lentement avec l’interminable file de curieux venus la consulter. Elle promit encore des avenirs passionnants, ôta encore des verrues et des naevi, redressa un nez tordu qui tourmentait en secret une pauvre fille, guérit du rachitisme un bébé mal nourri, remit de l’émail sur des caries, rectifia des os tors et effectua mille petites magies qui créaient chez ses clients une brume de terreur révérencielle. Après le souper, Maissa se leva brutalement en un geste qui attira tous les regards. – Nous partons. (Elle fronça les sourcils à l’adresse de Loahn.) Pas toi. Nous irons là-bas tous les quatre. (De la tête, elle indiqua sa caravane.) Tu montes la garde ici. Les oreilles closes et les yeux ouverts. Les narines de Loahn frémirent. Il se tourna d’un air décidé vers Aleytys. – Est-ce là ton désir, gikena Lahela ? – Ne fais pas la bête, lâcha Aleytys. Tu sais qui donne les ordres. Obéis. Il salua en se baissant à l’excès. – Oui, si’a gikena. Aleytys leva les mains. Dans la caravane, Maissa se tenait vers l’avant, le regard fixé sur les autres. Aleytys était assise sur la couchette ; gauche, Kale sur celle de droite… Stavver appuyait une hanche sur la couchette derrière Aleytys, les bras croisés sur son étroite poitrine. Il évitait soigneusement de toucher Aleytys et elle savait qu’il ne lui avait pas pardonné. Elle éprouvait un amusement sans joie en examinant ces quatre îles différentes d’humanité. – « Une bande de frères… » [2] marmonna-t-elle. – Quoi ? Si tu as quelque chose à dire, fais en sorte que nous l’entendions. – Rien. Ce n’est rien. (Elle croisa les mains sur ses cuisses.) – Stavver. (Les ongles de Maissa cliquetèrent comme de la grêle sur du bois dur.) As-tu tout ce qu’il te faut ? Quand passes-tu à l’attaque ? Il s’appuya contre la paroi arrière, les pouces sous la ceinture, et le mur craqua sous son poids. – Les gardes et les serrures ne sont pas un problème. Ces Karkiskya dépendent trop de leurs sondes en orbite. Je peux traverser leur sécurité comme un fantôme. Aucun problème. Mais… – Mais ? – Il faut que j’entre jeter un coup d’œil. (Il haussa les épaules et le bois craqua de nouveau.) Je pense savoir où ils gardent leurs pierres. Le rapport de Kale était, assez clair et correspond aux relevés, mais je préférerais malgré tout jeter un coup d’œil. – Et comment prévois-tu de réaliser cela ? Kale releva la tête. – Pas de problème. Stavver et Maissa, surpris, se tournèrent vers lui, bouche bée, les yeux ronds. Aleytys se laissa aller en arrière en observant avec volupté cet homme, que Maissa méprisait en tant qu’homme et en tant que rampant, prendre la direction de l’entretien. – Un poaku vous permettra d’entrer. (Il écarta les mains.) Comment vous imaginez-vous qu’ils commercent ? Ils ne sortent jamais. Il suffit d’aller jusqu’à leur portail et de leur agiter une pierre sous la capuche ; une escorte vous conduit alors à l’intérieur. Jusqu’à la salle des achats. En passant par la salle d’exposition où ils gardent leurs stocks de pierres. Et… (Son large sourire se tourna vers Aleytys.) Vous avez justement une pierre à négocier. Les têtes pivotèrent. – Mon salaire, Maissa. Peleku me l’a donnée après le repas. Stavver se raidit et ses cheveux frôlèrent le linteau. – Sauf accident, je passerai donc à l’attaque demain soir. 4 Sharl agitait les pieds et babillait joyeusement dans le couffin improvisé qu’Aleytys portait sur l’épaule, de telle sorte que le bébé était pelotonné contre sa hanche droite. Dans le rougeoiement du soleil qui s’abaissait dans le ciel polychrome, les bâtisses nues paraissaient plus laides encore. Elle leva les yeux vers Stavver qui marchait silencieusement à son côté, la seule concession à sa présence étant ses pas plus courts pour lui permettre d’aller à la même allure que lui. – Il m’en veut toujours… marmonna-t-elle. Autour d’eux, la rue commençait à s’emplir de voyageurs, tous de sexe masculin. Elle était la seule femme. Stavver allongea un peu le pas et les autres s’écartèrent pour le laisser passer, le regard partagé entre la désapprobation et le respect. Désapprobation de voir une femme envahir le domaine réserve aux hommes et respect pour son statut de gikena. Elle lutta contre sa nervosité et chercha Peleku du regard, mais ne put le découvrir parmi les groupes de bavards qui se formaient et se défaisaient tandis qu’ils marchaient en direction du plus haut bâtiment du quartier karkesh. – Pourquoi cette hâte ? (Elle posa la main sur le bras de Stavver et sourit en sentant ses muscles se durcir en signe de rejet.) Je pensais que nous étions censés nous perdre dans la foule. – N’en parle pas maintenant. – Pourquoi ? Qui pourrait nous entendre ? – Ferme-la ! – Mais… Il la foudroya du regard. – Plus tard ! Aleytys se calma et poussa un soupir. Elle mit la main dans le couffin pour que Sharl joue avec ses doigts. L’amour de son fils lui permit de supporter l’attitude de Stavver. Celui-ci s’arrêta devant le portail et se rembrunit quand il vit que les Lamarchiens qui faisaient déjà la queue laissaient passer la gikena. Elle sentit monter en lui une certaine colère, mais son sens de l’humour reprit le dessus. Il lui sourit. – Pas très utile de chercher à passer inaperçus, hein ? Elle tremblait de soulagement et parvint à glousser faiblement. – Pas tellement. Deux personnages en gris firent pivoter la grille d’acier puis barrèrent la route du passage couvert qui menait à l’immeuble. Stavver s’éclaircit la gorge. – Je viens échanger une pierre contre l’acier. – Tu as poaku ? Le personnage de gauche était celui qui avait parlé, surprenante voix de basse émanant de sous la capuche. – Poaku. (Stavver leva son sac en cuir.) Pour acheter une lame karkesh pour mon fils. (Il hocha négligemment la tête en direction d’Aleytys.) – Ça est femme. Aleytys perçut l’envie de rire que réprima aussitôt Stavver. Le visage grave, il répondit : – Tes yeux sont vifs, sho Karks. Elle résista à l’envie d’envoyer un coup de coude dans les côtes de Stavver et souleva son couffin. – Son fils, dit-elle rapidement. Le Karsk hocha la tête. Elle remit le bébé en place et le Karsk, appuyant sur un bouton, s’écarta. Un troisième personnage en gris apparut dans l’ouverture et leur fit signe de l’accompagner. Elle suivit Stavver et entendit derrière elle une voix déclarer : – Je viens échanger une pierre contre l’acier. Leur guide posa sur un bouton un pouce ganté. La lourde porte coulissa silencieusement dans un mur épais de un mètre. Stavver sourit à Aleytys inquiète et secoua la tête. Le couloir était étroit au point qu’une seule personne pouvait s’y glisser et les épaules pourtant assez peu larges de Stavver en frôlaient presque les murs opposés. Aleytys trottinait derrière lui avec l’impression d’être un parasite dans l’intestin d’un gros animal de pierre. Elle avait disposé le couffin devant elle pour éviter que la tête de Sharl ne vînt heurter un mur. Aucune source d’éclairage n’était visible, mais l’on y voyait clair. Aleytys renonça à comprendre ce phénomène, haussa les épaules et plissa le nez devant la couleur marron des murs. Stavver s’arrêta brusquement et elle le percuta. Le choc réveilla Sharl, qui se mit à pleurer. Le Karsk toucha du dos de la main une plaque de serrure et avança. Aleytys les suivit en consolant son fils, et ce furent ses pas sonores qui lui firent prendre conscience de la taille de la salle où elle venait d’entrer. Ses yeux se levèrent jusqu’au plafond si haut qu’une toile d’ombres et de lumière révélait une étonnante forme d’art chez des créatures si peu esthétiques. Dans des niches et sur des piédestaux, d’innombrables poaku miroitaient comme autant de soieries de pierre : topaze et vermillon… turquoise… ébène… viridiane… ombre… des formes qui ravissaient l’œil et séduisaient le toucher. Aleytys porta le regard sur le sac en cuir qui se balançait au bout de la main gauche de Stavver et éprouva soudain un intense sentiment de propriété à l’égard de son poaku. Elle eut envie de lui arracher la pierre et de s’enfuir du bâtiment, de courir et de s’échapper en serrant le poaku contre elle. Mais elle lutta contre cette absurdité et suivit Stavver, serrant Sharl au lieu de la pierre. À l’autre extrémité de la pièce, ils empruntèrent un autre couloir étroit, puis s’arrêtèrent. – Entrez, s’il vous plaît, dit le Karsk en s’écartant. Stavver se renfrogna. – Qu’est-ce qui nous attend ? Patiemment, le Karsk répéta ses paroles : – Entrez, s’il vous plaît. L’acheteur attend. Feignant avec une morgue virile d’ignorer Aleytys, Stavver pénétra à grands pas dans la salle, une main sur le manche de son poignard. Aleytys le suivit en veillant à demeurer très digne. Après que Stavver se fut installé dans la chaise de vendeur, elle s’assit sur une banquette, contre le mur. Elle posa Sharl sur ses genoux et son regard alla du visage à la capuche tout le temps de l’entretien. Le Karsk restait silencieux, ses mains gantées enfouies dans les larges manches de sa robe. – Je viens échanger la pierre contre l’acier. Stavver était assis raide, le regard plongeant dans la capuche face à lui, une main posée d’un air protecteur sur son sac. Le Karsk baissa la tête, recula sa chaise, sortit une boîte en cuir de sous son bureau et la posa doucement sur la surface plane. Habilement, malgré les épais gants, il ôta les fermetures et releva le couvercle. Il fit pivoter la boîte au moment où un rayon de lumière venait tomber sur les lames nichées dans le velours. Stavver se pencha en avant, reprit son souffle puis se détendit. Aleytys vit qu’il jouait à la perfection son rôle d’indigène habile quoique nerveux. Le petit corps de Sharl la réchauffait, mais elle songea qu’il ne tarderait pas à se réveiller : l’heure de son repas était proche. Elle soupira en espérant qu’il se tiendrait tranquille jusqu’à leur retour au camp. Stavver déposa sur le bureau le sac contenant le poaku et libéra les lames l’une après l’autre. Il les soupesa et en conserva trois. Puis il fourra la main dans le sac et en sortit le poaku, qu’il posa soigneusement sur le bureau. – La pierre pour l’acier, dit-il quelque peu brusquement. – Une pierre, une lame, comme le veut la coutume. Stavver branla brièvement du chef. Soudain il releva les lames et se dressa, effrayant le Karsk qui recula. Feignant d’ignorer sa réaction, il présenta cérémonieusement les poignards au bébé en les tenant un à un au-dessus de sa tête. – Réveille l’enfant, dit-il froidement en réprimant un rire, les yeux pétillants de malice. Aleytys le foudroya du regard mais obéit au bout d’un instant. Le bébé cilla en regardant ces objets brillants, ses longs cils s’abaissant et se relevant sur ses grands yeux bleu vert. Aleytys frissonna mais resta muette tandis que Stavver répétait son geste. À la troisième lame, l’enfant s’anima et tendit la main. Aleytys, haletante, l’écarta en serrant les lèvres sur le torrent de paroles dont elle voulait abreuver Stavver. Le voleur émit un grognement de satisfaction. Il écarta les deux autres poignards et posa celui qu’avait choisi Sharl à côté du poaku, le manche tourné vers le Karsk. – Acier contre pierre, sho Karsk. Le personnage en gris caressait les sculptures de la pierre. – C’est une pierre neuve, fit-il d’un ton légèrement méprisant, comme s’il se fût retenu par courtoisie de ricaner. Stavver salua, un masque grave sur le visage. Il tourna la pointe du poignard vers le Karsk et lui ôta doucement la pierre des mains. – Mes regrets, sho Karsk, pour t’avoir fait perdre ton temps. – Homme des éperviers. – Oui ? (Stavver, à demi tourné, se tenait à la porte.) – Mes yeux se font vieux. Peut-être… (La main étroite et subtilement anormale se tendit doucement, dans l’expectative.) Stavver hésita. – Si la pierre est sans valeur… – Tu possèdes un fils extraordinaire, pour qu’il puisse déjà juger de la qualité d’une belle lame. – Peut-être, si la lumière était meilleure… Stavver revint vers le bureau et reposa la pierre dans la main tendue. Mais il ne se rassit pas. – Bien que jeune, cette pierre a une taille séduisante. L’ouvrage est plein de talent. (Les doigts gantés glissaient sur les contours polis.) Acier contre pierre ? – Comme tu veux. (Stavver prit le poignard.) Il y a un étui ? – Comme tu le dis. (Le Karsk plongea la main sous le bureau et sortit un carré de cuir souple.) Stavver enveloppa silencieusement le poignard puis fourra le paquet sous sa ceinture. Il inclina de nouveau la tête. – L’affaire est meilleure quand les deux parties sont satisfaites. – Comme tu dis. Le Karsk referma la boîte et la rangea hors de vue. Il avait également dû appuyer sur un bouton, car leur guide reparut à la porte. – Puisses-tu avoir de nombreux fils, dit l’acheteur en posant les mains à plat sur le bureau. – Puissent tes enfants être nombreux comme les feuilles d’un arbre, répondit Stavver en se redressant de toute sa hauteur. (Il adressa un signe à Aleytys et ils sortirent de la salle.) Dans la rue, ils longèrent la file de voyageurs Lamarchiens venus acheter des lames. A mi-chemin, un visage d’elfe leur sourit. – Hakea. (Aleytys s’arrêta à côté de lui.) Tu vas chercher ta lame, aujourd’hui ? – Oui. (Avec un nouveau sourire, il se mit à danser sur place, trop excité pour demeurer immobile.) – La matinée a été bonne pour toi, si’a gikena ? (Peleku lui sourit puis fronça les sourcils à l’adresse de son fils.) Tiens-toi comme il faut, jeune huale. – Très bonne, mon ami. (Elle jeta un coup d’œil à Stavver, qui se dirigeait vers leur camp. Elle tapota le couffin et ajouta :) – Mon fils, malgré son très jeune âge, a déjà sa lame pour sa saignée. Grâce à toi. – N’est-ce pas un peu tôt ? Il devrait choisir par lui-même. – C’est ce qu’il a fait. Mon fils n’est pas un bébé ordinaire. Je ne sais d’ailleurs pas quand je reviendrai de ce côté de la planète. Les Lakoe-heai conduisent souvent mes pieds sur d’étranges sentiers. Bien… Bonnes affaires, mon ami ! Elle rattrapa Stavver, qui pénétrait sur le terrain de campement. – En as-tu vu suffisamment ? – Non. – Non ? – Ça ira. (Il gloussa et lui ébouriffa les cheveux.) On n’en voit jamais assez pour ne courir aucun risque. – Rapace ! (Elle fit passer Sharl sur l’autre hanche.) Alors ce sera cette nuit. – Parle d’autre chose. – Eh bien… pourquoi ces inquiétants personnages rampent-ils dans… dans de tels trous de vers ? (Elle frissonna.) – Ce sont apparemment des agoraphobes de naissance. – Hein ? – Ils ont peur des espaces libres. (Il l’attira contre lui en se dirigeant vers leur caravane.) En un certain sens, c’est une chance pour ce monde. Leurs pieds écailleux ne viennent pas fouler la totalité de Lamarchos. – Hmm… Que vas-tu faire le restant de la journée ? – Dormir. – Rien que dormir ? Il gloussa et la serra contre lui. Elle sentit se déplacer ses côtes. – Eh bien, peut-être pas tout l’après-midi. 5 – Ah ! (Aleytys toucha la paume du bout de ses doigts.) Je vois approcher une période de changements. Une période où tu seras prête à affronter un choix. La jeune fille bondit d’excitation. – Makaoi. Le vois-tu ? Demandera-t-il à mon père… ? Aleytys lui glissa un regard en réprimant un sourire. – Il se peut. Mais la balance est en équilibre sur ce point. Vois cette ligne. Elle bifurque à droite et à gauche. Un changement se produira bientôt dans ta vie, un point où tu balanceras entre la joie et le chagrin. Et voici la promesse de tes fils. (Les doigts d’Aleytys dansèrent encore sur la chair rebondie.) Et autre chose. La jeune fille inspira bruyamment. – Ay, gikena, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? – Tu vois cette petite ligne, ici. Un chagrin arrive. Un certain temps de malheur. Mais tout passe et les choses s’arrangeront ensuite. (Elle referma gravement la petite main.) C’est tout. Elle posa ses mains sur les genoux et abaissa les yeux en guise de congé. Après avoir salué si bas que sa tête toucha presque ses genoux, la jeune fille bondit sur ses pieds et s’en fut en courant, fixant sa main avec attention. Aleytys jeta un bref regard aux gens patiemment assis en tailleur avec la placidité de ceux dont la vie est réglée par les saisons et non le tic-tac excité des horloges. Elle poussa un soupir. – Leyilli ? – Si’a gikena ? Maissa, pleine de sollicitude, se pencha vers elle, son visage ovale arborant un masque de courtoisie. – Je suis lasse de ces bêtises. Maissa se pencha plus bas et son haleine caressa les cheveux d’Aleytys. – Ne fais pas l’idiote ! Ne change pas ton emploi du temps, aujourd’hui. Aleytys serra les poings puis se détendit. Elle rabattit les mains à plat sur ses cuisses, se leva et se dirigea vers sa caravane. La gorge paralysée de colère, Maissa ramassa le morceau de cuir et suivit Aleytys. Stavver était allongé sur sa couchette, profondément endormi, le corps décontracté comme celui d’un chat. De son côté, Sharl reposait paisiblement. Aleytys toucha les boucles sur la nuque de son enfant puis considéra l’autre dormeur avec affection. Ses cheveux noirs troublaient un peu l’image qu’elle conservait de lui. Elle posa légèrement les doigts sur sa tête puis lui caressa tendrement les cheveux derrière l’oreille, se demandant ce que cela serait de rester avec lui, d’oublier… Maissa écarta brutalement le rideau et jeta le cuir sur le plancher. Aleytys se tourna vers elle, surprise. – Qu’est-ce que tu crois faire ? Tu vas tout gâcher. Retourne là-bas ! Stavver s’agita mais ne se réveilla pas. Aleytys s’installa contre lui sur la couchette. – Si tu le réveilles, ça ne lui plaira pas. Les petites mains de Maissa se transformèrent en griffes. – Ignorante merde rampante ! Tu ne comprends donc rien ? Comment peux-tu modifier ton emploi du temps un tel jour ? Tu veux vraiment tout gâcher et que ces putains de serpents repèrent une anomalie et nous embarquent ? – Peuh ! Maissa resta bouche bée d’incrédulité. – Absurde, gloussa Aleytys. Détends-toi. L’emploi du temps ? Ces gens savent que je suis gikena et que j’emploie mon temps à ma guise. Détends-toi, Maissa, avant que tes cris ne nous trahissent. Maissa la foudroya du regard, pivota et sortit d’un air raide. Aleytys glissa de la couchette et alla tirer le rideau. Quand les anneaux claquèrent le long de la tringle, Stavver changea de position mais ne se réveilla pas. Elle soupira et alla caresser les cheveux de Sharl, qui murmura dans son sommeil puis reprit sa paisible respiration. – Vous êtes une compagnie très stimulante, mes chéris. Elle s’étira sur le matelas et fixa le plafond peint, les mains entrelacées derrière la tête. Elle procéda aux mouvements mentaux devant lui permettre de détendre son corps et son esprit et sombra dans une demi-transe qui lui permit de contacter les vrilles du diadème. L’incertaine présence prit conscience d’elle. – Je te salue, cavalier de mon esprit. Ses paroles flottèrent sur la surface tranquille de son esprit, semblable à un lointain lac noir. Miroitant dans l’eau, l’image fantomatique d’yeux d’ambre s’ouvrit, se referma puis se rouvrit et disparut enfin. La déconvenue s’insinua en elle. La surface de l’onde noire se fracassa. La tension durcit les muscles de son cou. Elle calma son pouls et fit se reformer l’étang ténébreux. – Ne fais pas ça, j’ai besoin de toi. Mais ses paroles glissèrent sur l’eau. Un éclair d’ambre, puis le calme. – J’ai besoin de toi. (Il lui sembla qu’apparaissait la vague perception d’un sentiment de curiosité.) Stavver va ce soir au-devant du danger. J’ai l’impression que sans moi il y a belle lurette qu’il se serait tiré de cette situation. Je veux l’accompagner mais seulement si je peux lui être utile. Ce truc que tu fais quand tu arrêtes le monde… si nous avons des ennuis, pourrais-tu le faire pour nous deux ? Elle attendit. Elle écouta un long moment et l’éclat d’ambre surgit brièvement, lointain assentiment, tel un oui chuchoté face à un orage. – Madar te bénisse, Cavalier. Et j’ai pensé à autre chose. (Elle laissa à ses paroles le temps de descendre. L’impression de curiosité papillonna encore aux frontières de son esprit.) Oui. Je sais si peu de chose à ton sujet. Pourrais-tu nous avertir si l’un des Karkiskya survenait ? Ou si nous allions au-devant d’une difficulté ? Elle hésita et sortit en partie de sa transe pour exprimer sa demande en vue d’obtenir une sorte de réponse qui soit compréhensible à partir des impressions qui seules lui permettaient de communiquer avec la mystérieuse entité. – Pourrais-tu m’avertir… d’une manière ou d’une autre… si quelqu’un arrivait ? Elle compta jusqu’à cent, deux cents, trois cents, apaisant son cœur au maximum… et une peur soudaine lui secoua le corps : elle se retrouva droite à côté de son lit, tremblante et désorientée. – Ahai, Madar ! haleta-t-elle. Sharl était en train de jouer tranquillement avec ses orteils, fasciné par les sensations de sa propre personne. Quant à Stavver, il était mollement endormi, la discipline de son art suffisamment puissante pour surmonter tout ce qui pouvait le déranger. Il avait besoin d’un repos total avant l’effort intense au cours duquel ses sens seraient tendus à leur extrême limite. Elle soupira et se rallongea sur le matelas. Quand son corps se fut suffisamment détendu, elle murmura dans le silence de sa tête : – Voilà qui est tirer les ficelles, Cavalier. Je suppose donc que tu arriveras à m’avertir si un inopportun insomniaque vient à nous tomber dessus. Sentiment d’amusement et d’acquiescement. – Bien. Et… hum… un petit pincement suffira, s’il te plaît. Je risquerais de me cogner la tête dans les petits couloirs de ces lieux. Un bref éclair d’humour la chatouilla telles des pattes d’insecte courant sur son cerveau. – Très bien. Je m’en tiens là. Mais c’est amusant, je trouve plus aisé de converser avec toi, maintenant, Cavalier. Peut-être qu’avec un peu de temps et de pratique… Enfin, ce sera pour plus tard… Elle se releva et dut s’appuyer contre la paroi tant sa migraine était intense. Elle créa un mandala dans son esprit afin de la chasser. Elle passa l’heure suivante en méditation, plongeant de plus en plus dans les grands cercles, ainsi que le lui avait appris Vajd. Le confort et la sérénité remplacèrent son incertitude. Une main lui toucha l’épaule. Elle leva les yeux en déplaçant la tête avec répugnance : le visage inquiet de Stavver l’observait. Elle sourit, mais la commissure de ses lèvres retomba… parce qu’elle avait oublié de la relever. Dans ses oreilles, la voix de Stavver lui parut rauque. Lointaine. Comme s’il parlait à travers des boules de coton. – Réveille-toi, Leyta. C’est l’heure de manger. Aleytys se balança de gauche à droite pour s’arracher à son immobilité. – Je crois que je suis allée trop profondément. Il hocha la tête. – Cela me dépasse. (Il s’étira et bâilla.) Prépare-moi un peu de thé, veux-tu ? Il faut que je me débarrasse de cette brume. – Oui, maître ; certainement, maître, tout ce que mon maître voudra. (Son sourire disparut.) Miks. (Il était à la porte, la main sur le rideau.) Attends une minute. Il s’appuya contre la paroi arrière et lui sourit paresseusement. – Qu’y a-t-il ? – Assieds-toi. S’il te plaît. (Elle attendit qu’il se fût laissé tomber sur la couchette, le visage tordu par une espèce d’expression amusée et renfrognée à la fois.) Je t’accompagne cette nuit. – Non. – Miks, je ne m’y risquerais pas si je ne savais pouvoir t’être utile. Ecoute-moi jusqu’au bout. Je suis arrivée à correspondre plus ou moins avec le diadème. Tu es le plus habile des voleurs, mais tu risques cependant de te trouver dans une position embarrassante. Des gardes patrouillent peut-être dans les couloirs. J’ignore si tu possèdes des instruments qui te permettent de les repérer, mais devrais-tu refuser cette chance supplémentaire ? Tu m’as toujours dit d’en apprendre le maximum, même si la connaissance en question peut paraître inutile. N’est-ce pas le même genre de chose ? Elle laissa retomber ses mains sur ses genoux et attendit sa réaction. Stavver fronçait les sourcils, les yeux braqués sur un objet placé derrière Aleytys. Au bout d’une minute, il cligna les yeux. – Tu éprouves fortement le besoin de m’accompagner ? – Oui. Il se redressa et se frotta le bout du nez. – Tu n’as jamais manifesté de signe de clairvoyance, auparavant. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – Peu importe (Il se leva et la regarda droit dans les yeux.) T’arrive-t-il de te découvrir de nouveaux talents ? – Je ne sais pas. (Elle se passa les mains dans les cheveux, puis les tendit vers lui pour lui saisir les bras.) Quelle importance ? Je n’y ai pas réfléchi. Est-ce que je t’accompagne, Miks ? – Oui. Mais bouche cousue et pas un geste sans mon ordre. – Je ne gâcherai pas ton travail, Miks. Il lui ébouriffa les cheveux avec un large sourire affectueux. – Bien. Maintenant, femme, rappelle-toi ta promesse. Prépare un bon thé à ton maître. Elle baissa la tête au point que ses cheveux lui chatouillèrent les genoux. – Oui, sage et honoré maître, empli de… hum… magnificence échappant à toute description. 6 Une brise fugace faisait papillonner les feuilles dévorées par les vers et projeta sur Aleytys une pluie poudreuse. Elle éternua puis plissa le nez et suivit les rires jusqu’à la berge. Loahn et Puki étaient en train de parler avec animation à côté de deux files de chevaux : ils avaient manifestement prémédité leurs arrivées pour se rencontrer ici. Les animaux buvaient l’eau paresseuse tandis que les deux jeunes Lamarchiens se tenaient très proches l’un de l’autre, sans cependant se toucher. Aleytys gratta l’estomac d’Olelo. On dirait que c’est sérieux. Elle sourit en éprouvant une douce affection pour le garçon. Il se retourna et l’aperçut. – Si’a gikena ? – Bonsoir, Loahn et Puki. (Elle leva les yeux sur le ciel qui s’assombrissait et frissonna, les nerfs tendus à l’idée de ce qui allait arriver.) Loahn, laisse les chevaux à Puki. J’ai à te parler. (Elle posa Olelo au sol et le poussa en direction de la jeune fille.) Monte la garde, mon petit. Le porte-parole s’assit et la considéra avec un petit air soupçonneux. Puis il se mit à quatre pattes et trotta en direction de Puki. Hochant rapidement la tête, Loahn lança à la jeune fille la bride de tête. – Ils ont presque fini. Ramène-les à Kale. Elle baissa la tête et les regarda d’un air malheureux, irradiant un troublant mélange de peur et de jalousie tandis qu’ils la quittaient. Ils arrivèrent à un banc de bois, parmi les buissons. – Qu’y a-t-il, Lahela ? Il n’était pas encore inquiet mais simplement troublé qu’elle le prit ainsi à part. Elle épousseta la planche puis s’assit face à lui. Elle se frotta le front, contemplant le passage de l’eau boueuse. – Pauvre Puki, elle n’aime pas que tu partes avec moi ! – Tu ne m’as pas fait venir pour me parler de la damoiselle. (L’utilisation de ce terme archaïque désignant une jeune fille manifestait son intention de ne point parler de ses relations avec Puki.) Que désires-tu ? – Assieds-toi. Tu sais pour quelle raison nous sommes ici. Nous passons à l’attaque cette nuit. Je veux que tu restes avec le bébé. Je n’ai pas confiance en Maissa et ne puis le laisser seul aussi longtemps. Kale montera la garde. Il releva brusquement la tête. – Toi ? Elle rit et le bruit se perdit presque dans le frémissement croissant des feuilles au-dessus de leur tête. – Je suis voleuse autant que les autres, Loahn. Je ne puis le laisser y aller seul. (Le silence s’épaissit, et c’est elle qui le rompit.) J’ai vu ton visage quand le Premier t’a rendu ton poignard. (Elle se pencha et donna une chiquenaude au manche de son arme : il frémit.) – Sans lui, je ne suis pas un homme, dit-il simplement. – Je ne puis le croire. Tu t’es montré un homme véritable avec moi, le soir du jour où nous t’avons trouvé sur la piste. – La lame est redevenue mienne dès que tu as eu ôté la malédiction ; il ne restait plus qu’à la récupérer physiquement. (Il caressa le manche avec l’affection d’un ancien amant.) La lame karkesh a coupé mon prépuce lors de ma saignée, elle a bu le sang noir qui a coulé du centre de mon être. – Hmmmmm ! Que se passe-t-il si un homme a des fils mais aucune monnaie d’échange pour acheter l’acier ? Loahn frémit à nouveau. – Jamais. Ne dis pas une telle chose. Pourquoi poses-tu ce genre de question ? – Et si Karkys disparaissait ? – Toi ? – Je ne sais pas. – Pourquoi ? (Son pouce caressait les pierres incrustées dans le manche, montant et descendant sur les surfaces polies.) – Les Lakoe-heai m’ont donné quatre choses à accomplir. La deuxième était de maudire Karkys et de chasser les outre-mondains. (Elle pinça les lèvres et passa ses mains sur ses biceps, cherchant à se rassurer par la seule certitude qu’elle connût, celle de sa propre chair.) Ahai, Loahn, je ne prétends pas connaître ce qui est bien et ce qui est mal. Il me semble que les Karkiskya ne font pas vraiment de mal ici. Vous les avez intégrés à votre vie de manière sensible. Ceci est ta planète. Dis-moi que faire. – Moi ? (Il parut anéanti.) Au-dessus d’eux, les couleurs du ciel indiquaient que le jour touchait à sa fin. Derrière le mince rideau de buissons, ils entendirent Puki poussant les chevaux hors de l’eau. Loahn frotta le chaume qui lui recouvrait le crâne. – Plus de Karkys… marmonna-t-il. Pourquoi ? Aleytys posa la main sur le genou de Loahn et sentit se durcir les muscles. – Il se pourrait que les Lakoe-heai soient jaloux. Les Karkiskya ne les reconnaissent pas. Cela paraît stupide… de détruire tant de choses pour un brin de vanité. Je ne sais trop. Les Karkiskya vous volent, le sais-tu ? – Ils nous volent ? (Il fit volte-face.) Comment cela ? – Keon prétend que les poaku que vous leur échangez ont infiniment plus de valeur que les lames qu’ils vous donnent, outre-monde. Il eut un sourire en biais. – Et comment enverrions-nous les poaku outre-monde ? Pourquoi tenterions-nous de le faire ? Une affaire est bonne quand les deux parties intéressées sont satisfaites. Si tu chasses les Karkiskya, comment les adolescents sauront-ils qu’ils sont des hommes ? (Sa tête se détourna lentement d’elle pour se diriger vers les hideuses tours qui s’élevaient au-dessus de la cime des arbres.) Il y a longtemps qu’ils sont ici… très longtemps. Nul ne se rappelle l’époque où il n’existait aucune Karkys. (Des rides apparurent sur son visage et le vieillirent soudain.) Si les Lakoe-heai l’exigent… – Je ne suis pas obligée de le faire. – Ils t’y forceront. (Il s’humecta les lèvres.) Il n’est pas bon de se heurter à ces sales types. – Je pourrais leur parler. S’ils se rendaient compte qu’ils détruisent leur propre peuple… – Leur propre peuple ! Tu ne t’imagines tout de même pas qu’on représente quelque chose à leurs yeux ? Je sais qu’il semble drôle de m’entendre parler d’eux ainsi après ce qu’ils ont fait pour moi. C’est un simple caprice. Lahela. Les raisons pour lesquelles ils agissent dépassent… (de l’index, il se tapota le front) notre esprit. (Il se leva et se mit à arpenter le sol devant elle.) C’est ainsi que nous vivons, Lahela, nous attendons que les dés roulent. Mais la plupart du temps les Lakoe-heai nous laissent tranquilles. Nous leur en savons d’ailleurs gré. Aleytys se leva. – Je ne puis, Loahn. (Elle alla à un arbre dont elle caressa l’écorce poussiéreuse.) Les Karkiskya, cette ville. Ils sont tous deux importants pour tous ces gens. Si je maudis cette ville, qui viendra encore ici ? – Personne. (Il contempla encore les tours.) La gikena parle, nous obéissons. – Fichtre, je ne me laisserai pas mener par le bout du nez. Non ! (Elle envoya un coup de pied dans une motte de terre et rejeta la tête en arrière d’un air de défi.) Je ne le ferai pas. Il lui prit la main et la porta à son visage sans mot dire. – Loahn. Cette nuit. Viens à la caravane avec nous ; nous partirons très tard et je n’ai pas envie d’aller te chercher dans les ténèbres. Il hocha la tête. – Lahela ? – Qu’y a-t-il ? Elle posa contre le tronc les doigts de sa main libre, cherchant à nouveau la sécurité de quelque chose de physique et de solide. – Tu es totalement vouée à cet homme ? Elle ressentit dans l’estomac une boule palpitante. – Totalement ? Pourquoi ? – Puki. Elle se libéra et s’écarta de lui. – Oui, dit-elle calmement. Je me suis vouée à lui. (Puis elle sourit et hocha la tête.) En tant que femme, je ne resterais pas longtemps sur ce monde, Loahn. Tu voudrais m’étrangler avant que ne changent les feuilles. Son regard froid et sceptique parcourut son corps mince. Puis il haussa les épaules. – Peut-être. 7 Stavver posa le pouce sur un bouton de sa ceinture et un cercle de lumière s’éveilla à ses pieds. Avec sa combinaison caméléon, il n’était sous la muraille qu’une lueur vacillante dans la profonde obscurité, les mains et le visage flottant dans les airs, la crème de lune absorbant la lumière et réduisant tout cela en taches vagues. La tache d’une main eut un geste d’impatience. Sous l’emprise d’une considérable excitation, Aleytys s’avança dans le cercle de lumière. Il frémit sous ses pieds comme s’il se fût agi d’une créature vivante, provoquant dans ses jambes des tremblements de dégoût. Elle enserra Stavver de ses bras. Et perçut un rire silencieux sous ses doigts entrelacés. À cheval sur le cercle blafard, ils passèrent par-dessus le mur et frôlèrent la façade de l’immeuble. Stavver stoppa leur ascension près d’une fenêtre étroite bouchée par un bloc de matière claire qui ne ressemblait pas vraiment à du verre. Et n’avait pas la texture du verre, comme elle put s’en rendre compte en posant dessus un doigt inquisiteur. Elle ôta la main tandis qu’il utilisait un instrument bourdonnant pour faire fondre ledit bloc en une écœurante masse jaunâtre. Lorsque l’embrasure fut nettoyée, Stavver éleva le cercle de lumière jusqu’au niveau de l’appui, puis les fit pénétrer à l’intérieur. Ils flottèrent jusqu’à deux centimètres du plancher caoutchouteux ; il appuya sur le bouton. Stavver atterrit en ployant légèrement les jambes ; Aleytys trébucha et tomba à genoux. Le couloir conduisant hors de la pièce était à peine assez large pour accueillir Stavver et fit naître en Aleytys un sentiment de claustrophobie. Le voleur s’y engagea rapidement en feignant d’ignorer la réaction d’Aleytys. … comme de marcher dans l’intestin d’un ver… terreur… pouls qui accélère, sueur qui sourd… À chaque embranchement, Stavver hésitait, jetait un coup d’œil à ce qu’il avait inscrit dans sa paume puis repartait. … nausée… pourquoi suis-je ici ? Ma mère… peuh… Shareem de Vrithian… une femme égoïste comme elle ne saura que faire de moi… Loahn voudrait… non… Non, lui chuchota une autre voix, ce qu’il veut, c’est ton pouvoir, en raison du mépris dont il a souffert. Tu penses bien que… combien de temps vivent les Vrya… je finirais par paraître sa petite-fille… est-ce que je veux encore des enfants… j’aime Sharl… c’est le seul que je puisse aimer… je ne veux pas d’autre bébé… combien d’années encore avant qu’il puisse se débrouiller tout seul ? Derrière ses yeux, un éclair d’ambre provoqua un jet de peur. Elle s’arrêta brusquement. Le couloir se partageait en trois devant eux… une brève image, tel un personnage illuminé par la foudre… un Karsk encapuchonné descendant rapidement par le passage le plus à droite. Elle cligna les yeux, surprise, puis toucha le bras de Stavver qui broncha à son contact. Il a oublié que je suis ici, songea-t-elle. Son regard était dur et impatient. – On vient. Là. (Elle désigna le passage en question.) Stavver la poussa devant lui dans le couloir de gauche. Ils étaient presque invisibles, dans leur combinaison caméléon. Le Karsk passa tranquillement, irradiant un sentiment de sécurité totale. Quand le bruit de ses pas eut disparu, Stavver se retourna à moitié et haussa un sourcil en guise d’interrogation. – Aucun doute, répondit-elle en un chuchotement. Ils replongèrent dans le passage trop étroit. Aleytys voulait hurler, sortir à coups de griffes de cette bâtisse. Soudain, la lumière ambre. Elle chercha en vain un angle où se dissimuler. Le couloir était totalement vide. Elle toucha Stavver. – On vient. – À quelle distance ? Il sortit de sa poche un petit barreau noir : une arme. Aleytys frémit en songeant qu’elle allait peut-être voir tuer une créature. – Là. Là où tourne le corridor. A trente secondes d’ici. Stavver courut en silence jusqu’à l’endroit où le tournant était le plus raide et s’accroupit. Aleytys palpa la paroi caoutchouteuse qui rejoignait le plancher selon un angle adouci. Elle leva les mains et se toucha les tempes. Elle entendit les pas étrangers approcher bruyamment. Elle se serra la tête tandis qu’un sentiment glacial noyait sa frayeur. Le diadème tintait doucement. – Miks. – Tais-toi. – Sois prêt à agir. Les pas étaient proches. Elle entendit des marmottements séniles. Le diadème tinta une octave plus bas. Aleytys poussa Stavver devant elle. Il était souple mais bizarrement incapable de contrôler intelligemment son corps. Elle se débattit avec cette marionnette de chair et la fit passer entre le mur et la forme paralysée du vieux Karsk. L’air était épais et gélatineux, ce qui n’atténuait en rien son sentiment de claustrophobie. Ahanant, elle parvint au second virage, après lequel elle s’arrêta. Elle se retourna pour regarder si le vieux Karsk ne risquait pas, ayant été déséquilibré au passage, de tomber après la disparition de la transe. Elle plaqua Stavver contre le mur et écouta le diadème ramener le temps à la réalité. Stavver parut une seconde hébété, puis se reprit et s’en fut observer le vieux Karsk qui continuait tranquillement son chemin sans rien avoir remarqué. Stavver se retourna et désigna l’autre bout du couloir. – Qu’y a-t-il là-bas ? chuchota-t-il en passant à côté d’elle. – La voie est libre. Stavver put donc s’agenouiller devant la porte massive de la salle d’exposition. Il décrocha de sa ceinture le ballot compact et déroula la trousse à outils. Les brillantes surfaces métalliques miroitèrent parmi les ténèbres. Sous le regard d’Aleytys, il prit dans ses poches divers objets pour assembler un instrument dont le but parut absurde jusqu’à ce que devant eux coulisse la porte. Contrariée de son ignorance, elle transféra momentanément la totalité de son ressentiment sur le voleur, qui s’affairait calmement. Se sentant alors ridicule, elle étouffa un gloussement. Stavver ré-enroula sa trousse et l’accrocha à sa ceinture. Pour la première fois depuis un certain temps, il manifesta sa conscience de la présence d’Aleytys et lui indiqua de la tête l’ouverture. Une expression d’écœurement ridait son visage. – Pas même de blindage derrière, murmura-t-il. Un bébé pourrait venir ramper là et prendre ce qui lui plaît. – Indigne de toi, Miks ? Il tira sur une boucle de la chevelure d’Aleytys. – Allez, viens. (Il sortit de sa combinaison deux minces sacs élastiques puis des paquets de tissu spongieux.) Veille à bien envelopper chaque pierre avant de la mettre dans le sac. Une écaille en diminuerait la valeur de moitié. – Miks, fit Aleytys au bout d’un moment. – Quoi ? – Encore une pierre et je ne pourrai plus soulever ceci, fit-elle en tentant de tirer le sac gonflé. Ton bidule peut-il régler cette question de poids ? Il hocha brièvement la tête. – Repose-toi une minute, Leyta… Ça va mieux, non ? Surprise par sa pénétration, elle laissa retomber le sac et le suivit au sol, où elle s’assit, les bras autour des jambes, le regardant nettoyer les étagères. Après le flot d’émotions, qui avait inondé sa psyché, elle éprouvait une insurmontable envie de dormir. – Leyta. Debout. C’est le moment de sortir. – Par où on est venus ? – Exact. Elle soupira, se mit à genoux, puis sur ses pieds. Avec un gémissement d’écœurement, elle passa la bandoulière du sac sur son épaule et se redressa. – On remonte là-haut ? – À moins que tu ne préfères attendre que les Karkiskya nous ouvrent, au matin. – Tsuh ! 8 Aleytys posa le sac sur la couchette et se débarrassa de la bandoulière avec un soupir de soulagement. Elle se frotta l’épaule à l’endroit où le harnais avait laissé une marque rouge et regarda Maissa fouiller avec avidité dans l’ouverture, sortant un poaku après l’autre. Stavver déposa son sac à côté de l’autre puis s’assit au bout de la couchette avec un sourire sardonique. Maissa roucoulait à chaque pierre, la passant ensuite à Kale, qui les enveloppait et les rangeait dans la boîte vryhh cachée sous le banc du conducteur. Au bout d’un moment, Stavver bougea et son corps frôla Aleytys. – Nous avons payé notre passage. Maissa leva les yeux, les doigts caressant un poaku vert pâle. Ses épaules s’abaissèrent d’un air nonchalant, les yeux luisant d’une lueur méprisante. – Très bien. Vous avez payé. – Plus que payé. D’accord ? Elle se rembrunit. – De quoi s’agit-il ? – Je veux que les choses soient bien claires. Ta parole, Maissa. Tu sais qu’il est difficile de me garder prisonnier, aussi tiendras-tu parole. Je veux que tu promettes de nous conduire à I!kwasset. – Sinon… (Elle se hissa sur la couchette à côté du sac.) – Nulle menace. C’est ainsi. Les doigts allongés de Stavver tapotèrent ses genoux. Maissa posa le regard sur ce mouvement, puis un tic nerveux agita son visage : ses nerfs contrôlés avec difficulté étaient en train de protester. Elle pivota et son visage plongea dans ses mains. Aleytys vit se secouer ses épaules et entendit son souffle rauque. Puis Maissa se releva soudain, souriante, les yeux brillants et moqueurs. Stavver la regardait avec une expression neutre. – Pas de passage, pas de pierres. C’est ça, Stavver ? – A peu près. Elle baissa les yeux et vit que le poaku vert d’eau qu’elle tenait scintillait sous la lampe ; elle referma le poing d’un air protecteur. – Très bien. Parole donnée. Si vous êtes au vaisseau quand je serai prête à partir, je vous emmènerai à I!kwasset. Alors ne me perdez pas en route. Aleytys perçut une fourberie ; elle se mordit la lèvre et regarda Stavver. Il hocha rapidement la tête, peu désireux de faire piquer une colère à cette femme instable. – Nous y serons, capitaine. Sois-en sûre. Maissa haussa les épaules et passa le poaku à Kale. Aleytys était surprise par le sentiment de possession que paraissait nourrir Kale vis-à-vis des pierres. Au bout d’une seconde, elle rejeta cette impression glaciale. Maissa était assez grande pour conserver son trésor. Une légère exclamation ramena d’ailleurs son attention sur la petite silhouette assise. Maissa tenait l’un des gros poaku. Roux veiné d’ambre, il rougeoyait comme de la soie. La taille représentait un épervier à mi-descente et profitait du moindre détail de teinte pour suggérer les couleurs variées du plumage. Les lignes en étaient simples, signe d’un grand génie, chaque courbe évoquant la vie, le tout exhalant l’ancienneté, la magie antique. Le visage de Maissa était empourpré et sa langue humectait délicatement ses lèvres, comme si elle se fût trouvée sur le point de dévorer la pierre dans son excès d’avidité. Elle finit à contrecœur par la tendre à Kale et en prit une autre dans le sac. Aleytys poussa un soupir de soulagement. Il lui semblait sacrilège qu’une telle beauté fût caressée par les mains souillées de sang de Maissa. Puis elle se rappela l’âge du poaku et le sang qu’il avait dû faire couler. Quant à Kale, que pouvait-il penser de ce chef-d’œuvre ? Ses mains tremblaient sur l’épervier, sa respiration ressemblait à un sanglot. Elle se serra contre Stavver pour se réconforter. Il lui sourit et posa une main sur son épaule, créant près de sa nuque un point de chaleur. Tandis que Kale reposait en tremblant le poaku dans la boîte isolée, Stavver s’occupa de ranger ses instruments. Il se rhabilla également pour retrouver son rôle de Keon et fourra la combinaison dans le paquet, qu’il lia. – Kale. – Quoi ? fit le Lamarchien en lâchant presque le poaku. – Range ça dans la boîte, au cas où un Karsk un peu trop nerveux le détecterait sur son écran. Sans mot dire, Kale prit le ballot, le front luisant de sueur, les yeux allant nerveusement de l’un à l’autre. Maissa finit de déballer les pierres. Ses cheveux étaient aussi trempés par l’excitation que ceux de Kale. Elle se détendit enfin et sourit en hochant la tête à l’adresse de Stavver. – Beau travail, voleur. Hah ! Je vais boire un bon thé. Elle ouvrit le tiroir, entre ses jambes, où se trouvait un petit service à thé équipé d’un réchaud automatique. – Qui veut boire une tasse avec moi ? Stavver haussa les épaules. Kale se redressa péniblement et gémit quand ses articulations protestèrent. – Parfait, marmonna-t-il. Le fond de l’air est frais, cette nuit. Maissa prit quelques feuilles dans la boîte de thé puis versa l’eau bouillante et leur tendit les tasses fumantes, en gardant la dernière. Avec un petit rire, elle leva sa tasse. – Aux Karkiskya, si généreux ! Kale ricana puis avala son thé. – Aux Karkiskya, marmonna-t-il. Aleytys se sentait très fatiguée. Elle sirota son thé en silence et apprécia la chaleur qu’il répandit en elle. Elle s’appuya contre Stavver, sentant ses muscles fléchir et trembler sous la fatigue. Le visage de Stavver paraissait très tiré. – Quelle heure est-il ? La tasse de Maissa tinta quand elle la reposa. Elle regarda Kale. – Eh bien ? – L’aube dans deux heures, peut-être. (Il tendit sa tasse à Maissa et bâilla.) Vous allez rester debout ou essayer de dormir ? – Moi, je veux bien dormir si quelqu’un me porte dans mon lit, fit Aleytys, posant sa propre tasse et renversant sur le lit une partie du thé restant. (Elle saisit Stavver.) Merci pour le thé, Maissa. Une fois arrivée dans leur caravane, elle s’affala sur la couchette en gloussant à petits coups tandis qu’elle regardait Stavver secouer Loahn. – Comment ça s’est passé ? (Le garçon s’étira et bâilla.) Qu’est-ce qu’elle a ? – Elle est simplement épuisée par la tension. Réveille-nous dans deux ou trois heures. Loahn se rembrunit. – Tu es sûr ? – Il le faut. Tiens, tu peux passer ici le reste de la nuit. Comme tu veux ! (Il s’appuya au lit d’Aleytys.) Seigneur, je suis crevé ! Lee, étends-toi. (Il tira le couvre-pied sur elle.) Tu te sentiras mieux après avoir un peu dormi. Elle étendit le bras et l’attira contre elle. – Reste avec moi, Miks. – Lee, je suis trop fatigué. Et tu es presque inconsciente. – Reste simplement avec moi. Ses dernières paroles se transformèrent en un marmonnement indistinct et elle sombra dans le sommeil. Stavver s’allongea à son côté et fut profondément endormi à l’instant même. Loahn poussa un soupir. Il rabattit le couvre-pied sur les deux formes allongées. La qualité de leur sommeil le mit quelque peu mal à l’aise, puis il haussa les épaules et alla à l’autre couchette. Il resta un moment éveillé, l’esprit tourmenté au sujet d’Aleytys. Il considéra son visage, à côté de celui du voleur. – Lahela, marmonna-t-il. Ce n’est pas ton nom… Il ferma les yeux, se pelotonna sous sa couverture, troublé par la vision du corps d’Aleytys lovée contre l’homme. Il se retourna brutalement pour faire face à la paroi de la caravane et s’enveloppa dans la couverture. Au bout d’un moment, il s’endormit. 9 Un pincement violent lui saisit la tête. Un autre suivit, aussi douloureux que le premier. Aleytys s’agita, vaguement consciente d’une perturbation dans son corps, envahie d’un pressentiment qui obscurcit la journée chaude et ensoleillée. Elle se tint la tête, souffrant d’une migraine pire que celle qu’elle avait connue quand elle s’était enivrée avec du vin de hullu appartenant à Azdar, lors d’une des fêtes des moissons, avant sa puberté. Elle avala une longue goulée d’air et le regretta immédiatement. Au bout d’un instant, elle ouvrit les yeux. Stavver ronflait à côté de son oreille, le visage amolli par un sommeil de drogué. Il était entouré de quelque chose d’âcre qui lui donna de nouveau la nausée. Elle tira sur son batik froissé, frotta la marque que la broche avait laissée là où elle s’était appuyée dessus et chassa les mouches qui rôdaient sur son estomac… des mouches… trop de mouches… et cette odeur… Elle se leva, tenta d’ignorer son vertige et regarda le plancher. – Ay mi sa Madar ! Elle tomba à genoux à côté de la couchette. Sharl n’était plus là. Oh, Madar, aide-moi ! Sharl… Elle chassa les mouches du corps d’Olelo et palpa la fourrure raide de sang coagulé jailli de sa gorge tranchée… Oh… Sharl… Maissa ! Elle bondit sur ses pieds, se raccrocha à la couchette pour retrouver l’équilibre, puis passa la tête par le rideau de derrière. Le jour éclatant provoqua un choc. Elle s’appuya contre un montant et accommoda ses yeux à la lumière, puis regarda de nouveau. L’autre caravane avait disparu. Elle entra dans la caravane en se tenant au mur. Elle amena le fleuve noir asperger tout son corps jusqu’à ce qu’elle parvienne à réfléchir de manière cohérente. Elle rouvrit alors les yeux. – Miks… Elle le secoua en enfonçant les doigts dans ses épaules musclées. Il marmonna vaguement. Elle lui secoua la tête en la tenant par les cheveux. – Stavver, réveille-toi… Il est mort, mourant ? La lumière ambre brilla autour d’elle, irritée cette fois-ci contre sa stupidité. Grâce à ses pouvoirs de guérisseuse, elle chassa la drogue du corps et de l’esprit de Stavver, puis le réveilla en remerciant rapidement le diadème pour cette secousse opportune. Stavver s’assit et cligna les yeux sous la lumière. – Il est tard. Où est-il ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil à l’autre couchette. – Je ne sais pas, répondit Aleytys avec impatience. Regarde ceci. – Le porte-parole… Maissa ! Il quittait la couchette, mais elle le retint. – Elle est partie. – J’aurais dû m’y attendre. Si on ne se trouve pas au vaisseau, elle nous abandonnera. (Il laissa tomber son bras sur les épaules d’Aleytys.) Foutre ! Ce thé… – Sans doute. (Elle se mit à trembler.) Miks… Sharl, elle a emporté Sharl, elle est venue ici et m’a pris mon bébé. Pourquoi ? Il la serra contre lui. – Elle ne lui fera aucun mal. Sinon elle l’aurait tué ici même, comme elle l’a fait pour le porte-parole. Dans ce cas… – Oh, Madar, Miks… – Elle ne lui fera pas de mal. – Il est trop jeune, il ne peut pas vivre sans moi ; comment mangera-t-il… comment… Une soudaine fureur l’envahit, la poussant à se débattre entre les bras de Stavver pour sortir de la caravane… Une horreur lui dévorant le sein, qui l’emplissait de haine. Stavver la gifla ; elle haleta et s’écroula contre lui. Il lui caressa les cheveux tandis qu’elle sanglotait, épuisant l’orage émotionnel et mouillant la poitrine de Stavver. – Elle ne lui fera aucun mal, Lee. C’est ton fils, il s’en tirera. Maissa s’occupera de lui. – Maissa… Ce mot fut une lamentation étouffée contre la poitrine de Stavver. – Je sais, murmura-t-il. Je sais, Lee. On va la rattraper – si tu te reprends. Elle reprit un long souffle frémissant. – Merci, Miks. Je crois qu’il faudrait que tu t’occupes des chevaux… si Maissa nous a laissé un équipage. Je… il faut que je rende Olelo à la terre. Il hocha la tête et lissa les rides de son batik. – De toute façon, nous pourrons toujours mettre à contribution le peuple. (Il franchit le rideau et sortit.) – Contribution, ouais ! Elle soupira et passa la main dans ses cheveux emmêlés. Les mouches grouillaient sur le petit corps raide. Elle eut un frisson de dégoût puis reconnut là un processus naturel nécessaire. Elle ferma les yeux. Cavalier, songea-t-elle, aide-moi ! Le calme se fit en elle et elle remarqua qu’à l’extérieur le silence était bizarrement tombé. Elle enveloppa à la hâte le petit cadavre et sortit par-derrière. Des Lamarchiens se déplaçaient silencieusement par groupes et considéraient trois Karkiskya en train d’examiner le campement de chaque famille après avoir brièvement interrogé celle-ci. Elle se mordit les lèvres et considéra le petit ballot sanglant, entre ses bras, puis reporta le regard sur les trois étrangers qui approchaient. Stavver arriva avec deux chevaux. – Puki les avait près de la rivière. Mais je ne crois pas que nous irons bien loin. Reste calme, Lee. – Tu penses qu’ils cherchent les poaku ? – Probablement. (Il indiqua de la tête le corps d’Olelo.) Je ne pense pas qu’il serait bienvenu d’enterrer quoi que ce soit actuellement. – Comment ? (Elle était vaguement étonnée.) Oh ! (Elle posa le cadavre sur les marches puis se tint à côté de Stavver.) En tout cas, ils ne trouveront pas de poaku ici. (Elle pivota et heurta son épaule.) Maissa n’aurait pas… – Aucune chance. Elle n’est pas stupide. Aleytys soupira et se détendit contre lui. – Je ne sais pas, Miks. Elle nous déteste tous deux. – Mais elle ne laisserait pas un tel indice derrière elle, Leyta ! Il ne leur faudrait pas plus d’une heure pour qu’ils la rattrapent s’ils venaient à la soupçonner. – Oh ! Et que penses-tu qu’il se passera quand ils auront terminé leur perquisition ? Il haussa les épaules. – Ils nous interrogeront, je suppose. – Miks ? – Quoi ? – Toi. Même teint ainsi, tu n’as pas tellement l’air d’un Lamarchien. Il lui sourit. – Tout groupe somatique possède ses extrêmes. D’ailleurs, Lee, plus tu retiendras leur attention, moins ils me regarderont. – Je peux toujours le faire, ça oui, dit-elle en contemplant le dos de ses mains. – Ne fais pas de bêtise, Lee ! (Il recula pour observer son visage et fronça les sourcils, mal à l’aise.) C’est toi qui parleras. (Il lui caressa la joue du doigt.) Garde la tête sur les épaules. Que diras-tu s’ils t’interrogent au sujet de Maissa ? Elle ferma les yeux. Et se mit à trembler. – Lee… – Non. Non… (Elle rouvrit les yeux en avalant ses larmes.) Ça ira. Je sais quoi leur dire. – Il s’en tirera, Lee ! – Je sais. On les retrouvera. Le diadème m’aidera. – Songe aussi à une chose : nous avons besoin de Maissa. – Pour quitter ce monde. (Elle s’appuya contre lui en observant les trois Karkiskya qui approchaient.) Mais il y a une chose que tu dois savoir, Miks. – Quoi encore ? fit-il d’un ton exaspéré. – Je vais défier les Lakoe-heai. Je suis censée maudire cette ville et chasser les Karkiskya de Lamarchos. – Hein ? – Je ne le ferai pas, Miks. D’après ce que tu m’as dit et ce que j’ai vu, les Karkiskya ne font pas de mal sur ce monde. Qui les remplacerait ? Il se rembrunit et la fit pivoter pour voir son visage. – Tu t’imagines que j’ai craqué. (Elle posa les mains sur ses bras.) Pauvre Miks Stavver ! À l’aise seulement avec ce qu’il peut voir et tenir. (Elle appuya la joue contre sa poitrine après l’avoir enlacé.) D’une certaine manière, je t’envie. Je suis vraiment heureuse que tu sois avec moi, Miks. Il lui caressa les cheveux, la nuque. Puis ses mains s’arrêtèrent. – Lahela, quelqu’un veut te parler. Aleytys s’écarta de lui, se frotta les yeux puis se retourna et avisa Puki qui se mordait la lèvre et dansait d’un pied sur l’autre. – Puki ? – Si’a gikena, Loahn m’a demandé de vous parler. – De quoi ? – Il n’a pas pu vous réveiller, il a empêché cette Leyilli de prendre les deux équipages ; elle n’a cédé que parce qu’elle ne voulait pas faire trop de bruit ; il l’a laissée partir car il a pensé que vous ne voudriez pas non plus faire de bruit. Il va la suivre pour voir où elle va et reviendra vous le dire dès qu’il l’aura découvert. Aleytys sourit malgré elle devant le débit de la jeune fille. – Tu te demandes pour quelle raison j’ai laissé cela m’arriver, n’est-ce pas ? Je ne puis te l’expliquer, Puki. (Elle leva les yeux. Les trois formes grises approchaient du campement de Peleku.) Vite ! Retourne chez ton père. Ce que tu viens de nous dire ne regarde que nous, mais tu peux quand même en parler à ton père si nécessaire. Tu comprends ? Avec un hochement de tête effrayé, Puki fit volte-face et courut vers sa famille. – Bien. Voilà qui explique où est passé Loahn. Stavver éclata de rire, une espèce de bref jappement. – Le sort fatal. – Quoi ? (Elle pencha la tête.) Qu’est-ce que tu veux dire ? – Tes amants connaissent de tristes fins. Je me demande ce qui m’attend. – Ne dis pas d’absurdité ! Je pensais que tu ne croyais pas aux sorts. – Je commence. – Non ! (Elle détourna brusquement la tête et tapa du pied sur le sol.) Tu crois que je n’ai pas assez de trucs en tête sans ça, Miks ? De toute façon, tu te trompes. Il est lié à Puki et tu le sais. Moi, ce n’était qu’un petit à-côté. Il connaît ce monde. Il sait que faire. Stavver grommela. Elle perçut son incrédulité et lui tourna le dos avec colère. Les personnages allongés vêtus de gris s’arrêtèrent devant eux. – Vous êtes… ? Aleytys redressa fièrement le dos. – Je suis Lahela gikena et Keon me sert. (Elle utilisait la forme polie indiquant une conversation entre égaux) – Quel est ce ballot ? Il y a du sang ici. – Le corps d’un animal. (Elle découvrit le porte-parole pour qu’ils puissent voir la fourrure ensanglantée.) – Pourquoi est-il mort ? – Par la volonté des Lakoe-heai. – Pourquoi êtes-vous venus en Karkys ? – Par la volonté des Lakoe-heai. – Où sont les trois autres de votre groupe ? – Je l’ignore. – Quand sont-ils partis ? – Tôt dans la matinée. – Pourquoi ? – Par la volonté des Lakoe-heai. – On dit qu’une gikena est une guérisseuse. – J’ai guéri. – Guéris donc ceci. Il sortit de sous sa robe un barreau noir et appuya sur un bouton. La chair brûla le long du bras de Stavver. Le voleur haleta de douleur et tomba le long des marches pour se tordre dans la poussière. Irritée, effrayée, Aleytys s’agenouilla. Sa douleur la détourna de la colère qu’elle éprouvait. Elle plongea les doigts dans l’eau noire et lui fit éclabousser la blessure noircie. Stavver hurla de douleur quand elle toucha la chair à vif. Le Karsk irradia la surprise et même une crainte révérencielle en observant la chair détruite s’écailler et la nouvelle se répandre à sa place. Elle ôta ses mains et bondit sur ses pieds. – Keon. Lève-toi. Rentre. La tête baissée, les yeux détournés, le bras guéri serré contre le flanc pour dissimuler la tache de peau trop pâle, Stavver remonta les marches en titubant et disparut derrière les rideaux. Le chef du trio karkesh se retourna vers les autres. – Relevé quelque chose ? Aleytys entendit les paroles étrangères. Quelque chose se déclencha brutalement en elle et parut faire exploser sa tête. Quand la douleur eut disparu, elle avait compris les paroles karkesh ; mais elle n’afficha point sa compréhension. – Non, maistre, répondit le deuxième Karsk. La caravane est inoffensive. Le premier se retourna vers Aleytys. – Inutile de chercher quoi que ce soit dans ta caravane, si’a gikena. Dans une heure, mets-toi avec les autres dans la file pour le quêteur d’âmes. Aleytys hocha rapidement la tête tandis qu’ils s’éloignaient pour reprendre leur enquête. Elle monta ensuite dans la caravane. – Il n’oublie rien, le salopard. (Stavver lui montra sa chair blanche.) Je me demande ce que le quêteur d’âmes déduira de ceci. – Trop de choses. Tu n’as pas de teinture ? – Bien sûr que si. Dans la boîte vryhh, dans la caravane de Maissa. – Damnation ! – D’accord avec toi. – Autant confesser in petto. (Elle lui toucha légèrement le bras, pensivement.) Peut-être… – Essaie. Je ne peux être plus mal en point. Cela la fit éclater de rire, mais elle se calma rapidement. – Ne dis pas ça, Miks. Ne les tente pas. – Hah ! Elle ferma les yeux et se concentra. Changer la couleur de l’épiderme, brune, brune, brun roux, comme le reste. Elle sentit le pouvoir la traverser. Puis elle rouvrit les yeux. – Utile d’avoir un machin comme toi près de soi. (Son bras était uniformément basané.) – Un machin ? (Quel soulagement de pouvoir rire.) – Personne ? (Il lui ébouriffa les cheveux.) Une jolie petite personne. 10 – Celle-ci est ce qu’ils appellent une gikena. La forme étroite tapie derrière le bureau en tapota le bois poli. – Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-elle en posant les mains bien à plat et en les contemplant d’un air sombre. Ce monde n’est pas censé être complexe. – Il y a des particularités. Quand vous serez resté ici un certain temps… Une gikena est une sorte de shaman, combinant guérisseuse et devineresse. Les autochtones ont pour elle un très grand respect. J’ai interrogé à ce sujet ceux que nous avons vus jusqu’à présent et ils n’ont aucun doute quant à son authenticité. J’ai pensé que vous devriez la voir. – C’est donc elle ? Il se tourna vers Aleytys, assise de l’autre côté de la pièce sur une chaise basse en cuir. Il frissonna. – Ils sont tellement… découverts. Que pensez-vous ? Est-elle authentique ? – En ce qui concerne le côté devineresse, je ne sais. Maistre Echon a mis à l’épreuve son pouvoir de guérisseuse. Il a fait au laser un trou dans le bras de son serviteur et il n’a pas fallu à la femme plus d’une minute pour guérir la blessure. J’ai examiné personnellement la cicatrice… qui n’est même pas visible. – Hunh ! Ces satanées religions indigènes. – Néanmoins, manifestez votre respect, Votre Honneur, sinon vous risquez de fourrer la main parmi des tentacules de fleydik. – Quel est son degré psi ? – L’aiguille est restée coincée au maximum. – Hunh ! Une possibilité qu’elle ait été impliquée dans le vol ? – J’en doute. Mais il y a bien deux ou trois petits trucs bizarres. Je ne l’ai pas encore interrogée à ce sujet. – Bizarres ? – Son bébé est parti. – Un bébé ? Quel rapport ? – Je ne sais pas. C’est bizarre, voilà tout. – Quoi d’autre ? – Une autre caravane voyageait avec elle. Deux personnes dedans. Et un autre serviteur. Un adolescent. Le couple est parti ce matin avec le bébé. Très tôt. J’ai visité la bande. Un peu plus tard, le garçon les a suivis à cheval. – Ont-ils été sondés ? – Jusqu’au bout des orteils. Inoffensifs. Pas un clignotement sur un mouchard ou autre chose qui ne devrait pas se trouver là. Mais pourquoi emporter le bébé ? Le Karsk derrière le bureau tourna vers Aleytys sa tête encapuchonnée pour la scruter, la curiosité irradiant fortement de lui, évidente pour le psychologue par la posture du cou et les mains légèrement en crochet. – Je suppose que je ferais mieux de le lui demander. Mais vous avez raison sur un point. Aucun esper pré-technologique ne s’est introduit ici la nuit dernière ? – Si j’étais voleur. Votre Honneur, je me ferais passer pour un indigène. – Estimez-vous heureux de ne pas l’être. Vous seriez actuellement en bas, à contempler vos fers. Aucun moyen de franchir les sondes. – Il n’en reste pas moins que quelqu’un s’est introduit ici avec des instruments assez sophistiqués pour couper les champs d’alarme et faire fondre le charka de la fenêtre. – Certes. Mais je pense que nous perdons notre temps avec ces primitifs. Pour cette même raison. – Je suppose que vous êtes dans le vrai. Mais la Rue des Etoiles et les marchands pourront attendre. Personne ne partira avant la fin de la vente aux enchères. De toute façon, Maistre Reikle fouine du côté des marchands et Maistre Friz passe la Rue des Etoiles au peigne fin. Aleytys écoutait la conversation en s’efforçant de conserver son sourire, même lorsqu’ils parlèrent du bébé et confirmèrent ainsi que c’était bien Maissa qui le détenait. Heureusement, la conversation fut suffisamment longue pour qu’elle pût se contrôler et sa curiosité reprendre le dessus. Le Karsk changea alors de langue et s’adressa à elle. – Tu es ? – Lahela gikena. – Pourquoi la femme a-t-elle emporté ton enfant ce matin ? C’était ton enfant ? – Mon fils. Les Lakoe-heai me punissent. – Les Lakoe-heai ? – Ceux qui sont l’esprit et l’âme de Lamarchos. – Ah ! Vos dieux. – Non. Pas des dieux. – Je ne comprends pas. – Ils SONT. C’est là leur caractéristique. Le Karsk abandonna et s’attaqua à l’autre partie de son affirmation. – Ils te punissent ? – T’a-t-on parlé de l’animal mort ? – Quel animal ? (Il tapota avec impatience sur le bureau et se tourna vers le psychologue.) – Le corps d’un animal mort était enveloppé dans de la flanelle sur les marches de sa caravane. Aleytys branla du chef. – C’est le porte-parole, l’animal utilisé par les Lakoe-heai pour communiquer avec les gikenas. La femme, Leyilli, l’a tué pour m’avertir d’obéir à ce qu’ils m’ordonnent. – C’est-à-dire ? – Je devais maudire la ville de Karkys, jeter un sort sur ses entrailles pour que nul Lamarchien n’ose plus jamais en franchir les portes. – Quoi ! – Les Karkiskya n’honorent pas les Lakoe-heai, et ils sont donc en colère. Ils sont jaloux de leur honneur. (Elle écarta les doigts, posa les mains sur les genoux et baissa les yeux dessus.) Tu es sceptique. Je te dirai ceci : si je jette un sort sur Karkys, vous ne verrez plus un Lamarchien à vingt kilomètres. Plus jamais. S’approcher de ce lieu transformerait en paria tout individu, arraché à ses terres, à son foyer, à son clan, banni de la communauté humaine. Et ce n’est pas le plus grave. Les Lakoe-heai lui enverraient des mouches pour le torturer dans sa chair, et des cauchemars pour le torturer dans son esprit, au point que la réalité finirait pas fondre autour de lui. Tu sentirais également le poids de leur main. Malgré votre incrédulité, mon sort s’ouvrirait sous la ville, engloutirait des immeubles entiers ; les mouches et autres prédateurs viendraient transformer votre vie en calvaire. Tant que j’attendrais ici. (Elle indiqua le sud de la main.) Juste devant les portes, je serais un verre brûlant à travers lequel ils dirigeraient leur pouvoir. (Elle demeura une seconde silencieuse.) Je vous dirai aussi que, sachant cela, vous pourriez me tuer pour chercher à éviter cette fin. Mais je vous avertis que ce serait en vain. – Tu as refusé. Pourquoi ? – Parce que nous avons besoin de vous. Parce que je suis guérisseuse, je suis destructrice de malédictions. Quel garçon serait un homme s’il ne buvait son sang grâce à une lame karkesh le jour de sa saignée ? Je suppose que vous êtes tout aussi satisfaits des pierres que nous vous échangeons. (Elle haussa les épaules.) Peu importe. Je n’ai point refusé par amour pour vous. – Intéressant. Le Karsk tapota avec impatience sur le bureau. Son visage se tourna vers le psychologue. Il changea de langue, certain que l’indigène ne pouvait le comprendre. – Docteur, que donne-t-elle ? Dois-je encore supporter longtemps ce genre d’absurdités ? – Elle croit le moindre mot qu’elle prononce. (Il baissa les yeux sur la boîte qui reposait sur ses genoux, fronçant les sourcils.) Quelques curieuses anomalies, mais rien de totalement aberrant. D’après ce que les autres ont dit à son sujet, je pense qu’elle a raison en ce qui concerne les effets de son sort. Je me montrerais donc très très poli et l’écouterais avec respect. L’interrogateur se retourna vers Aleytys. – Tu sais ce que nous sommes. – Je sais ceci : votre race a débuté sous un autre soleil. J’ai vu des vaisseaux célestes survoler les terres de ma patrie, j’ai vu les vogueurs astraux derrière la muraille, fit-elle en désignant de la tête le nord. Puis-je vous raconter une histoire que j’ai entendue de ma grand-mère ? Le Karsk eut un reniflement d’impatience et écarta la main du psychologue. – Mon temps est limité, si’a gikena. Elle inclina la tête. – Je serai brève, sho Karsk. Un jour, les grenouilles qui habitaient une mare, un bel endroit où les eaux bleues brillaient comme le saphir sous le ciel multicolore, ces grenouilles décidèrent qu’elles voulaient un roi pour se sentir plus importantes. (Elle sourit légèrement, comme le Karsk irradiait l’impatience.) Elles désignèrent donc comme roi une souche, car c’était l’objet le plus gros et le plus robuste de la région. Mais elles furent vite mécontentes de ce roi qui ne bougeait pas et ne faisait strictement rien. Une cigogne passa, qui les impressionna par sa grâce et sa beauté. Ce roi-ci se révéla beaucoup plus actif. À la fin de la semaine, il les avait toutes mangées, car les grenouilles sont à la base du régime des cigognes. (Nouveau sourire.) Voilà mon histoire, sho Karsk. C’est la raison pour laquelle je refuse de vous maudire hors de Lamarchos. – Hm ! (Il dessina une tente de ses mains étroites.) Admirable logique, madame. Si tu vois si clairement, comment se fait-il que tes protecteurs soient si obtus ? Ne peuvent-ils penser à cela par eux-mêmes ? – Qui a dit qu’ils pensent ? (Elle haussa les épaules.) Ils SONT. Ils AGISSENT. Ils me PARLENT. Qui sait comment vont leurs pensées, s’ils en ont ? Le Karsk hocha la tête avec impatience. – Et tu refuses de faire ce qu’ils exigent de toi. – Comme je l’ai dit. (Elle s’agita nerveusement sur son siège.) Il faut que je parte à la recherche de mon fils. Laisse-moi partir, je t’en prie. – Si tes protecteurs te punissent, ainsi que tu l’as dit, comment peux-tu espérer le récupérer ? – Je les sers, mais je ne suis pas leur esclave. J’ai mon propre pouvoir. Je VEUX récupérer mon fils. Le Karsk tapota les uns contre les autres le bout de ses doigts. Il se tourna encore une fois vers le psychologue et lui demanda, changeant de langue : – Votre avis ? – Elle croit tout ce qu’elle dit. – Cela ne signifie pas que ce soit la vérité. – Je n’ai pas voulu dire cela. Toutefois, si vous voulez mon opinion, plus vite elle quittera la ville, mieux cela vaudra. Aleytys se pencha en avant, attirant l’attention de l’interrogateur. – Qu’y a-t-il ? – Une suggestion. Il vous faut faire la paix avec les Lakoe-heai. Je vais enterrer le corps du porte-parole près de la muraille, là où passe la rivière. Bâtissez un petit sanctuaire en ce lieu, et chaque année utilisez un poaku de tous ceux que vous avez obtenus, afin d’honorer les Lakoe-heai. Cet honneur pourra apaiser leur colère. Mais faites appel à un Lamarchien pour cette œuvre. (Elle gloussa.) Vous autres Karkiskya, bâtissez les édifices les plus laids qui soient. – Nous y réfléchirons. – Bien. Permets-moi de partir. Avec mon serviteur. – Ton serviteur ? – À l’extérieur. Keon. – Prends ceci. (Il saisit près de son genou une feuille de papier chamoisé et traça une série d’idéogrammes.) Voici un permis de sortir que tu présenteras aux gardes. – Je marquerai le lieu du sanctuaire, dit-elle en prenant le papier. Mais commencez très tôt la construction. C’est peu payer pour la survie. TROISIEME PARTIE 1 Les mouches se collaient sur ses seins, s’agglutinaient autour de sa tête. Bourdonnement. Intrusion permanente et irritante. Elle n’arrivait pas à hurler. Les mouches s’entêtaient à pénétrer dans sa bouche et sa gorge. Elles la piquaient. Grouillaient sur sa poitrine et son visage et la harcelaient. Elle ne cessait de s’essuyer, chassant des poignées de noir collant, frémissant sous les piqûres auxquelles étaient soumises ses jambes, sous l’interminable et insupportable démangeaison qui se déplaçait sur sa peau nue. Stavver tira sur les rênes et mit le frein. – Leyta. Tu ne peux… (À l’aide d’un chiffon, il chassa les mouches pour un instant et contempla son visage gonflé et défiguré.) Qu’est-ce qui t’arrive ? Elle était recroquevillée sur le siège, les bras serrés sur ses seins, fixant d’un air morne les chevaux placides. Leur immobilité sembla transpercer la brume qui enveloppait son cerveau. Elle releva brusquement la tête. – Qu’est-ce qu’on fait, arrêtés ici ? Repars ! Maissa. Il faut la rattraper. – Aleytys ! (Il la secoua, rouge de colère, puis laissa retomber ses mains devant le regard à demi fou de ses yeux injectés de sang.) Il faudrait quand même te protéger davantage, marmonna-t-il. Il pénétra dans la caravane. Le tiroir abandonné de Sharl était resté ouvert ; la poussière s’y était accumulée dans les plis de la flanelle. Il marmonna un juron, referma brutalement le tiroir et prit un couvre-pied. Il évita l’éclat de son regard et plaça la couverture sur ses épaules. – Enveloppe-toi là-dedans. Ce sera toujours ça de gagné. Elle hocha la tête d’un air affligé. – Miks… – Patience, mégère ! Il desserra le frein et fit claquer les rênes. Avec une lenteur maladroite, elle se pelotonna dans la couverture tout en continuant de chasser des mouches inexistantes et en fixant la route avec une désespérante angoisse. – Aleytys. (Il jeta un regard irrité aux chevaux, puis se tourna vers elle.) Tu veux récupérer ton fils ? Elle haleta et se recroquevilla sous le couvre-pied. – Si tu craques, ma vieille, continua-t-il d’une voix aiguisée par la cruauté, si tu craques, tu ne le récupéreras jamais. Tu crois que je passerai mon temps à courir derrière un mioche qui n’est même pas à moi ? (Il coinça les rênes sous sa jambe et lui prit le menton.) À toi de choisir, Aleytys. À toi. Elle soupira et sembla s’effriter. – Je… (Elle cligna les yeux, la tête baissée, et soupira encore.) Je t’en prie, Miks, laisse-moi. Je suis accrochée… accrochée par les ongles. Il se carra sur son siège et reprit ses rênes. – Jamais je n’aurais cru ma sorcière capable de déblatérer à ce point. – Ai-je été si arrogante ? (Elle émit un triste petit bruit de gorge. Le vent souffla dans ses cheveux et sembla quelque peu chasser la brume dans sa tête.) Je me rappelle m’être vantée de ce que j’ai enduré. (Elle se laissa aller en arrière, se détendant un peu tandis que les chevaux peinaient pour couvrir kilomètre après kilomètre.) T’ai-je dit que j’étais censée jeter un sort sur Karkys ? – Tu penses ! fit-il, écœuré. – Je t’ai dit… non, que Karsk… (Elle secoua la tête.) Ahai, je me désagrège comme du papier mouillé. – Je ne vois pas pourquoi tu fais tant de foin pour une pareille bêtise. Pourquoi ne pas simplement maudire ce lieu ? Tu ne t’imagines tout de même pas qu’il s’agit d’autre chose que d’absurdes superstitions, non ? Et, de toute façon, ce ne sont pas des gens de ta famille. Son regard quitta la route pour se poser sur le visage froid et cynique de Stavver. – Ce sont des gens, Miks. Je me suis fait des amis. – Qui valent ces souffrances ? Elle frissonna devant la dureté de sa voix. C’était là le côté de Stavver qu’elle préférait ne pas voir. – Oui, dit-elle paisiblement. Je crois qu’ils valent ces souffrances. (Elle se frotta le visage.) On dirait qu’il y a un peu moins de mouches. – Les élémentaires sont peut-être allés se faire foutre ailleurs, lâcha-t-il méchamment avec une émotion qui les surprit tous deux. Elle gloussa avec une joie authentique. – Qu’y a-t-il de si drôle ? – Ce que tu viens de dire. Je doute qu’ils puissent le faire. – Hunh ! (Il eut un sourire esquissé.) Aleytys éclata de rire puis laissa se perdre ce son. Elle examina le terrain rocheux qui les entourait. Les diables des sables virevoltaient entre les roches tourmentées par les vents, transformées en cheminées pointues ou en blocs cubiques. – Il nous a fallu une demi-journée pour arriver jusqu’ici. (Un gémissement rauque flotta jusqu’à eux, suivi d’un autre. Elle frissonna.) Un chat des roches. – Encore loin. Tu penses qu’ils viennent par ici ? Stavver enroula les rênes autour de ses poignets afin de maintenir les chevaux sur la route pleine d’ornières. – Je ne sais pas. Dès qu’on les entend, ils sont trop près. Elle ferma les yeux et calma mentalement les chevaux apeurés. – Retour à la normale ! lâcha Stavver, haussant un sourcil sardonique et détournant les yeux de l’équipage. – Non. Elle ferma les yeux, puis les recouvrit de la paume des mains, pour voir apparaître une lumière rouge clignotant devant ses paupières. Le chat des roches miaula derechef. – Tu penses que tu pourrais en arrêter toute une meute ? – Je ne sais pas. (Ses mains redescendirent sur son visage gonflé et douloureux.) Merci. – De quoi ? (Les-chevaux recommençaient à s’agiter, les oreilles s’abaissaient.) Calme-les encore, veux-tu ? Elle s’exécuta puis répondit à sa question. – Pour m’avoir arrachée à ce piège mental. Ils l’avaient préparé et je suis tombée en plein dedans. (Elle soupira et s’essuya le visage pour chasser deux ou trois mouches, qu’elle regarda se perdre dans le nuage de poussière soulevé par les sabots des chevaux. Au bout d’un instant, elle reprit :) – Je les ai laissés utiliser mes craintes et ma faiblesse physique pour me réduire à néant. Miks… Il parcourait du regard les anfractuosités des roches, se demandant si une embuscade n’allait pas leur être tendue. – Qu’y a-t-il ? – Tu voulais savoir si mes préoccupations en faveur des Lamarchiens valaient toutes les souffrances que j’ai subies. Et toi ? (La couverture retomba et elle posa les mains à plat sur ses cuisses.) Si tu me jetais à bas du chariot, tu t’épargnerais bien des ennuis. – Ne me tente pas. (Puis il éclata de rire, amère sonorité qui la surprit.) Si c’était aussi simple… (D’un geste nerveux, il prit le chiffon, avec lequel il essuya la poussière collée sur son visage.) Aleytys… Aleytys. Tu ne voudrais pas me lâcher. – Moi ? (Elle se rembrunit.) Tu m’as déjà marmonné des trucs comme ça. – Sans nul doute. – Suis-je si ensorcelante ? Hah ! Je ne suis pas bête. Miks. Il resta à ruminer en silence en oubliant de surveiller le paysage, jusqu’à ce qu’un chat des roches hurle parmi les cheminées. Il se dressa brutalement. – Ils se rapprochent. C’est sûr, maintenant. Aleytys tira sur quelques cheveux et regarda en direction des roches cachées par la poussière. – Les Lakoe-heai, chuchota-t-elle en s’essuyant le visage. – Eh bien ? – Je ne sais pas. Peut-être nous sauteront-ils dessus parmi les pierres, peut-être attendront-ils qu’on campe. Ainsi, je ne veux pas te lâcher ? – Tu ignores que c’est ce que tu fais. Un autre de tes talents. Quand tu as besoin d’un homme, tu le lies à toi. – J’espère que non, fit-elle en frissonnant. – Espère toujours. (Il haussa les épaules, la bouche tordue vers le bas en un déplaisant rictus.) – Je ne te crois pas. – Et alors ? Ça change quelque chose ? Tant que tu auras besoin de moi, je serai accroché à toi. – Je refuse de te croire. Tu cherches simplement des excuses. – Pourquoi ? Qu’est-ce que je tire de tout ça, moi ? – Pas moi. Je ne vaux… Je représente une commodité pour toi. Les poaku. Et Maissa. Exact ? – Si c’est ce que tu désires croire. Il haussa les épaules et ne la laissa pas poursuivre. Ils cheminaient parmi les roches en suivant les méandres de la route. Ils semblaient voyager au centre d’un tourbillon de poussière. Des mouches revinrent à l’assaut et Aleytys se pelotonna d’un air morose sous sa couverture en essayant de les chasser d’un mouvement mécanique. La chaleur, le bercement craquant de la caravane, le martèlement régulier des sabots s’unirent à son anxiété maladive à l’égard de son fils, pour la replonger dans une léthargie où l’espoir était un concept aussi glace qu’un lointain soleil. – Leyta ! (Sourde et lointaine, la voix de Stavver perça la brume.) Elle le regarda en essuyant les mouches sur sa bouche. – Quoi ? – Passe derrière. Va dormir un peu ! – Je ne peux pas. – Tu es déjà à moitié assoupie. – Non… – Aleytys ! – Je n’ose pas. Je rêverais… Il arrêta les chevaux et mit le frein pour empêcher la caravane de rouler toute seule le long de la légère pente. – Va derrière. Je repartirai quand tu seras couchée. – Non… Au-dessus de leur tête, le tonnerre gronda en un rire moqueur dans un ciel sans nuage où les rais de couleurs pastel visibles à travers les volutes de poussière se tordaient en nodosités lentement changeantes. Aleytys frémit. – Leyta. (Il attacha les rênes au taquet tandis que son regard continuait de scruter les corniches dominant la piste. Il se leva.) Lee, tu as une apparence affreuse. Ces foutues mouches. Je t’avertis, ma vieille, si tu n’obéis pas, je te porte derrière. – Je n’ose pas dormir. – Les chats des roches restent à l’écart. Je te réveillerai s’ils se rapprochent trop. – Ce n’est pas ça. (Elle se toucha le visage avec des doigts tremblants.) Tu as raison, je dois avoir l’air écœurant. – Pas du tout, ma chérie. – C’est les cauchemars, Miks. J’ai peur. J’ai blessé trop de monde. Les visages des défunts… trop de morts… à cause de moi… à cause de moi… – Aleytys ! (Il la releva, les rides de son visage tirées en une trame de dégoût.) Jérémiades que tout cela ! Guérisseuse, guéris-toi. Qu’est-ce que tu essaies de faire, te punir d’une culpabilité imaginaire ? Elle tenta d’échapper à son étreinte. – Va te faire voir ! Il la gifla sèchement. – Arrête, Lee. (Sa voix était froide, exigeante, martelante.) Foutue petite masochiste. À cause de toi ? Qu’est-ce qui te rend si foutument égoïste ? Si foutument égocentrique ? Laisse-nous un peu de notre virilité. Nous ne sommes pas des produits de ton imagination maladive ! Nous avons le droit de commettre des erreurs, de prendre des décisions. De quel droit nous enlèves-tu cela ? Culpabilité ? Peuh ! Elle s’écroula faiblement contre lui. Il la souleva et la fit passer par-dessus le siège. – Reprends – toi, Aleytys. Passe-moi ce couvre-pied. Cette satanée tempête de sable m’arrache la peau. L’intérieur de la caravane était étouffant, l’air brûlant sans vie. Aleytys regagna à tâtons une couchette et s’appuya contre elle. Son corps était douloureux et son esprit sombrait lentement dans d’écumantes lames de fatigue. Qu’il aurait été bon de s’allonger… de s’allonger et dormir… dormir… Ses doigts coururent sur la surface rugueuse et elle se laissa aller, ses cheveux sales pleins de sueur lui tombant sur le visage. Dormir… rêver… Non… pourquoi ne pas… parce que j’ai ça en moi, a dit Miks. Les visages défilèrent dans son esprit. Vajd… les yeux chassés de son visage, exilé… Zavar, pauvre petite exilée… Tarnsian… mort… Raqat… morte… les neuf nomades, morts… NON ! Elle se redressa et rejeta ses cheveux en arrière. – Non ! Miks a raison. Il est stupide de se punir soi-même. Elle prit la couverture et revint sur le banc. – Je croyais que tu allais dormir. – Plus tard, Miks. Je t’en prie. (Elle étendit la main, paume vers le haut.) Je n’ai pas réussi à m’endormir. Réellement. Je sais que tu as raison à propos de ma bêtise. – C’est déjà quelque chose. Tiens. (Il lui tendit les rênes et s’enveloppa le torse dans la couverture.) Ça ira mieux. Rends-les-moi, Lee, et soigne-toi le visage. (Il gloussa.) Je préfère ton visage quand il n’est pas décoré de piqûres de mouches. Un peu plus tard, Aleytys levait d’un air peu assuré les yeux sur le ciel. Le rougeoiement du soleil était derrière eux et projetait des ombres allongées sur les roches en avant. Les essaims de bactéries aériennes commençaient à s’agglomérer en bandes formant de faux nuages d’orage, dénudant d’étroites étendues de ciel bleu le long de l’orient. – Combien de temps encore ? – Encore une heure. La route passant entre deux colosses de pierre bleu gris rayés de rouille, il redressa le dos et examina les pentes verticales. – Ça fait un bout de temps qu’on n’entend plus de chats des roches. Aleytys ferma les yeux et chercha. Des pensées écarlates de soif de sang rôdaient en cercles. Elle perçut une attente. – Ils ne sont pas encore prêts à attaquer. – Ils nous suivront hors de la région des roches ? – D’eux-mêmes, j’en doute. Les prédateurs sont plus sensés. – Inutile donc de s’inquiéter une fois qu’on aura dépassé ça, dit-il en désignant sur la ligne d’horizon bleu pâle une paire de cheminées semblables à deux points. – Non. Ils nous suivront. Ils attaqueront probablement à la nuit. – Charmant. Tu penses pouvoir les contrôler ? – Je n’y compterais pas trop. – Hmm. Je pourrais toucher un cheval immobile avec l’une de ces arbalètes que Kale a fourrées sous le siège. Et toi ? – Un boulot d’homme, Miks. Du moins chez les miens. On n’est pas aussi prévenu contre les femmes que sur ce monde. Néanmoins… – Erreur de prévision, Leyta. (Il gloussa.) Tu aurais du apprendre à tirer. – Leçon de l’expérience. – Il ne te reste plus qu’à imaginer autre chose, ma chérie. – Ne t’en fais pas. Ça y est. – Je n’apprécie guère l’idée de donner de l’exercice à un tas de mâchoires. Autant que l’idée soit bonne. – Je suppose que le diadème sait manier une arbalète. Il semble doué pour ce genre de chose. (Elle se tapota la tempe et fit la moue quand le léger tintement répondit à l’attouchement.) – Si tuer ces appétits ambulants te dérange à ce point, pourquoi ne pas simplement les chasser mentalement ? J’ai déjà vu ce que tu sais faire avec les animaux, continua-t-il en désignant de la tête les chevaux. – Ordinairement… (Aleytys s’agita sur son siège, mal à l’aise.) Miks… – Quoi ? – Maissa ne fera pas de mal à Sharl, n’est-ce pas ? – Je ne sais pas. (Il secoua les épaules avec irritation, dérangé par cette préoccupation permanente pour le bébé.) N’y pense plus, veux-tu ? – Pourquoi l’a-t-elle pris, Miks ? – Comment diable le saurais-je ? Regarde. (Il désigna l’orient.) – Où ? – Là. Tu vois cette verdure ? – Je me rappelle, maintenant. On a campé là-bas. Tu veux t’y arrêter ? – Il reste encore un peu de jour. Autant en profiter. Ils entendirent hurler derrière eux les chats des roches lorsqu’ils franchirent la porte marquée par les immenses piliers. – Combien y en a-t-il ? Aleytys essuya la poussière qui recouvrait son visage. Les mouches étaient reparties, comme si les Lakoe-heai avaient reconnu la vanité de leurs efforts devant la guérison répétée du visage d’Aleytys, guérison ayant en fait servi de stimulus l’arrachant à sa léthargie. – Cinq, répondit-elle lentement. – Tous aussi gros que l’horreur rouge aperçue à l’aller ? – Difficile de déterminer la taille. Ils ont tous faim. – Oh, charmant ! L’herbe éparse s’épaissit et prit un vert plus sombre tandis que l’air perdait une partie de sa faim pour l’eau dont était constitué leur corps. Lorsque le soleil ne fut plus qu’un point rouge cuivré à l’horizon, Stavver écarta la caravane de la piste. – L’endroit en vaut un autre. De l’eau et du bois. Et un ruisseau en contrebas. Elle lui jeta un coup d’œil. – Tu veux faire des feux ? (Il hocha la tête et demanda :) – A quelle distance sont les chats ? – Ils ont environ une heure d’avance sur nous. L’herbe ne leur plaît pas. – On dirait que tu en éprouves du regret ? – Ils n’ont pas envie de venir ici. – Hah ! Je suis d’accord avec eux. Pourquoi ne retournent-ils pas chez eux ? (Il descendit du siège et tendit les mains pour lui permettre de le rejoindre.) – Je t’ai dit de me jeter à bas du chariot ! (Elle descendit entre ses bras.) Le jour n’en a plus pour longtemps. Nous ferions bien d’aller chercher le bois. – Attends une minute. (Il tendit le bras et sortit une arbalète de sous le banc.) Si on prenait ceci ? – Que veux-tu que j’en fasse ? Elle s’éloigna, les épaules tombantes, les pieds trébuchant parce que ses jambes étaient trop lasses pour le soulever au-dessus des touffes d’herbes. Il jeta l’arbalète sur le siège et la suivit. Plus tard, Aleytys tira la lourde branche dans le campement et la laissa tomber à côté de l’empilement, puis s’épousseta les mains et redressa son dos douloureux. – Tu penses que ça suffit ? Il jeta sa charge à côté. – Il vaudrait mieux. – Si tu prépares les feux, moi je vais aller abreuver les chevaux au ruisseau. Conclu ? – Conclu. À son retour, il lâcha la hachette et se frotta le dos. – Comment ça se présente ? Elle ferma les yeux. – Le cercle se resserre. – Et… Elle s’agita avec irritation. – Comment le saurais-je ? Ils ne sont pas encore prêts à attaquer. C’est tout. – Va t’asseoir sur le banc pendant que j’allume les feux. – Le feu ne les arrêtera pas. – Ils n’en ont pas peur ? – Ils en ont peur. Mais il ne les écartera pas longtemps. Il releva les yeux du tas de bois. – Cesse de jouer les Cassandre, Leyta. Ne vois pas toujours le pire. Elle gémit et se hissa lentement sur le siège du conducteur. – Qu’est-ce que c’est qu’une Cassandre ? – Ne me le demande pas. Un terme ancien que j’ai dû trouver quelque part. (Il fronça les sourcils face au bois récalcitrant.) Brûle, merde ! (Il détacha quelques éclats avec son poignard et les jeta allumés.) Ça veut dire quelqu’un qui est constamment pessimiste. – Mon Dieu ! Un vrai dictionnaire ambulant. Il leva les yeux et lui adressa un large sourire. Aleytys se pencha par-dessus le dossier du siège et récupéra la deuxième arbalète. Elle l’appuya contre le dossier de lattis et regarda les feux s’allumer en cercle. Un… deux… trois… quatre… cinq… Stavver monta à son côté. – Des carreaux ? – Hunh ? – Des flèches. Avec ces engins, on les appelle des carreaux. Ou des traits. – Dictionnaire ! Il éclata de rire. – Monte sur le toit. Je te passerai les arbalètes quand j’aurai trouvé les munitions. – Aide-moi. (Elle s’accrocha aux sculptures tarabiscotées décorant les flancs et le haut de la caravane et monta sur le dossier du siège.) Mes jambes ne répondent presque plus. Lorsqu’il ressortit du chariot avec deux étuis de carreaux, Aleytys se pencha et lança : – On ne devrait pas monter un peu de bois pour alimenter les feux ? – Je croyais t’avoir entendue dire que le feu ne les tiendra pas à l’écart. – Pendant un certain temps, si. D’ailleurs, il faut qu’on voie clair. Il lui tendit les boîtes. – Ils vont bientôt attaquer ? – Oui. Je sens qu’ils vont trouver le courage d’avancer. – Alors nous n’aurons plus besoin de bois. (Il se hissa à côté d’elle.) Essaie de les contacter. – Je ne pense pas que ça marche. – Essaie. Aleytys s’étira sur l’estomac et ferma les yeux. Elle respira en mesure, calma ses nerfs palpitants et chercha l’esprit des prédateurs en train de rôder. Tels des billes de verre, ils échappèrent à son attouchement. Elle tenta de trouver une ouverture, puis dut abandonner. – Ils sont trop bien protégés, dit-elle paisiblement. Je n’arrive pas à les atteindre. Il banda l’arbalète et glissa un carreau dans la fente. – Et le diadème ? – Je voudrais… (Elle se redressa lentement.) Passe-moi ce truc. Un félin écarlate pénétra prudemment dans le cercle de lumière et leva les yeux sur eux. À distance respectueuse des feux, les yeux d’ambre ne les quittant pas, le chat chercha un moyen de les atteindre. Aleytys manipulait maladroitement l’arbalète. – Oh merde ! chuchota-t-elle. Fous le camp, le chat ! Un deuxième animal entra dignement dans la lumière. Puis un troisième. Et un autre. Et un autre. Cinq chats des roches d’un roux brillant arpentaient impatiemment le cercle. Le premier s’éloigna, prit son élan et bondit dans l’espace séparant deux feux, puis ressortit de l’autre côté après avoir longé le chariot. – Ils vont attaquer d’une seconde à l’autre. – Alors tu ferais bien de mettre en route ta magie. Il arma la seconde arbalète et s’agenouilla vers l’avant, là où il distinguait les chats en train de tourner. Aleytys se tendit et ferma les yeux. – Cavalier, marmonna-t-elle, on a des ennuis. J’espère que tu sais te servir d’une arbalète. Viens, toi qui partages mon corps. Prends-le ! Un frisson la parcourut. Le diadème tinta. Quand commença le rétrécissement temporel, le premier chat se ramassa, franchit les feux à toute allure et bondit. Un tintement plus grave le gela en plein vol. À côté d’Aleytys, Stavver était paralysé. Son corps se mut avec calme, sûr de soi, souleva l’arbalète et envoya le trait dans le chat en vol. Le sort l’affecta et le ralentit. Le Cavalier avait également mal visé. Le carreau glissa le long du flanc de l’animal et demeura la pointe en l’air à quelques centimètres au-dessus du sol. Le Cavalier mit un deuxième trait en place, visa et tira. Cette fois-ci, le carreau se ficha dans l’œil du chat des roches. Le diadème tinta. Hurlant de douleur, se tordant dans sa chute, le gros félin rouge griffa la flèche qui dépassait de sa tête. Puis il se raidit, eut un dernier soubresaut et s’étala de tout son long. Mort. Stavver bougea, trop tard pour faire quoi que ce soit. Deux autres chats arrivèrent vers la caravane en bondissant. Le diadème tinta et les figea en plein saut. Le corps d’Aleytys agit rapidement en mouvements bien huilés. Une fois, deux fois, l’arme claqua, les traits partirent et se plantèrent avec un bruit sourd dans les yeux topaze. Le diadème tinta. Les félins churent lourdement, feulèrent, se tordirent, se raidirent et expirèrent dans un bain de sang. Les yeux jaunes s’ouvrirent et se refermèrent. L’influence du diadème quitta rapidement les bras et les jambes d’Aleytys tandis que les deux derniers animaux s’enfuyaient dans la nuit. Lentement, prudemment, elle posa l’arbalète sur le toit et s’accroupit à côté, se berçant d’avant en arrière sur les genoux. À côté d’elle, elle entendit Stavver crier et se mettre brutalement sur ses pieds. Il scruta les ténèbres une seconde puis revint vers elle. – Ça va, Leyta ? – Je ne me sens pas très bien, Miks. – Réaction. (Il s’installa à côté d’elle.) Viens. (Il la tint contre lui pour réchauffer son corps glacé et arrêter ses tremblements.) Pauvre petite. Mieux vaut que ce soit eux plutôt que toi. Ou moi. (Il gloussa.) Ou moi. – Quel gaspillage ! Quel fichu gaspillage ! – Ce sont des prédateurs, Lee. Nés pour mener une vie dangereuse et brève. – Je sais. Mais pourquoi moi ? – Il te faut une réponse ? – Non. Fichtre non. (Elle se libéra.) Je ne cesse de te remercier, Miks. Une fois encore. Il haussa les épaules. – Tu n’en as eu que trois. Où sont passés les autres ? Elle se redressa, saisit une sculpture et se remit sur le siège. La voix affaiblie par cet effort, elle répondit : – Partis. Ils ne reviendront pas. Il la rejoignit. – D’autres petites surprises ? – Pas pour l’instant. Il descendit sur le sol et alla examiner les félins abattus. – Dans l’œil. Tous les trois. Leyta. – Quoi ? – On dirait que le diadème est un maître ès armes. Commode… Il se saisit d’une patte de derrière et tira le chat dans l’obscurité. Aleytys resta à le regarder, les larmes montant à ses yeux. Il revint en chercher un autre. – Et les chevaux ? – Je ne sais pas. – Tu ne ferais pas bien d’y aller voir ? On en a besoin, tu sais. À moins que tu ne penses pouvoir rattraper Maissa à pied. Elle retrouva les chevaux dans un état d’excitation fébrile. L’un d’eux avait failli s’étrangler avec ses entraves. Elle les calma, les soigna, les détacha ; cela lui permit de retrouver elle-même son équilibre. Elle les caressa affectueusement. – Leyta ! – J’arrive. Elle revint vers la caravane et vit que Stavver avait éteint tous les feux, sauf celui qui se trouvait devant le chariot afin d’y faire cuire leur repas du soir. – Les chevaux ? – Effrayés. Mais désormais rassurés. – C’est utile d’avoir près de soi un machin comme toi. (Il versa l’eau dans le seau, se mouilla les mains et le visage et les essuya avec un chiffon.) – Machin ! – N’a-t-on pas déjà eu cette conversation ? – Probablement. (Elle renifla ses mains.) J’exhale l’odeur d’un cheval. – Pourquoi pas un bain ? L’eau n’est pas trop froide. – Tu me connais trop bien. Viens-tu avec moi ? – Pourquoi pas ? (Son bras retomba sur l’épaule de Leyta.) Pendant que nous n’avons plus de visiteurs. Elle s’appuya contre lui. – Les deux autres sont repartis chez eux. Miks, fit-elle après un bâillement. – Quoi ? – Cette nuit, tiens-moi contre toi. Fais comme si j’étais une fille ordinaire que tu aurais peut-être trouvée dans une Rue des Étoiles et qui t’aurait suivi parce qu’elle était fascinée par les astres. 2 Aleytys repoussa le rideau et se tint rêveusement dans l’entrée. Le soleil orange était à l’orient, le sommet de sa courbe déjà recouvert par les grumeaux de bactéries en train de s’effilocher. Les rayons brillants effleuraient la rosée et accordaient un charme fugace au sévère paysage. L’air était frais. Une légère brise aurorale caressait l’herbe, l’agitant çà et là, faisant miroiter et étinceler les perles de rosée. Miks se glissa hors de la couchette et vint se placer derrière Aleytys, posant doucement la main sur son épaule. – C’est un monde différent. Aleytys inclina la tête pour observer les bactéries se répandre en fleuve de beauté dérivant lentement sur l’azur céleste. – Ahai, Miks, c’est magnifique !… Ils demeurèrent silencieux. Puis Aleytys se libéra et descendit au sol, bronchant légèrement quand ses pieds nus touchèrent l’herbe froide et humide. – Miks ? Il resserra autour de ses hanches le batik et boucla la ceinture pour le maintenir en place. – Qu’y a-t-il ? – Pourrais-tu préparer le petit déjeuner aujourd’hui ? Il me faut sérieusement réfléchir. Stavver gloussa. – Une chance, que je ne sois pas un homme Lamarchien ! – Tu es beaucoup trop raisonnable pour t’inquiéter de ta virilité. – Flatteuse, belle enfant ? – Crois-tu réellement en avoir besoin ? Elle lui sourit en caressant la pointe érigée de ses seins. – Vaque à tes affaires, Lee. L’eau sera chaude, et le lard frit quand tu reviendras. Mentalement du moins. Les lèvres d’Aleytys esquissèrent un bref sourire. Puis elle se rendit là où Stavver avait empilé les cadavres de chats. Un nuage noir de rapaces abandonna à contrecœur son banquet, bec et serres tachés de sang. Aleytys frissonna. Elle s’assit en haut de la pente, croisa les jambes et se détourna pour ne pas voir le charnier. – Bien, murmura-t-elle tandis que l’envahissait la colère. Regardez-moi ça. Pour me punir, voyez ce que vous avez fait. (Elle posa les mains sur la terre.) Quel gaspillage… quelle stupidité. Un vif pincement de colère rampa le long de ses bras. Elle souleva brusquement les mains puis les reposa, laissant sa propre rage lutter contre ce qui remontait en elle. – Votre peuple ! siffla-t-elle. Vous vous en fichez complètement. Qu’est-ce que vous êtes donc, un ramassis d’egos errants ? Êtes-vous donc totalement irresponsables ? Karkys est-elle pour vous une épine dans le pied ? Ahai, mes amis, si vous chassez les Karkiskya de Lamarchos, vous saurez ce qu’est une véritable épine. Il existe des compagnies prêtes à débarquer ici, à ravager ce monde pour le transformer en une boule de pierraille stérile ! Ahhh, écoutez, j’ai dit à un Karsk de vous honorer, de vous bâtir un sanctuaire. Cela ne suffira pas ? Ou bien devrai-je vous combattre sur toute la surface de Lamarchos en gaspillant vie après vie ? (Elle indique du pouce les trois carcasses.) Laissez tomber. Laissez-moi ! Un tonnerre, hésitant, incertain, gronda faiblement. Sous Aleytys, la terre remua, la faisant tressauter. Elle fronça les sourcils et de déconvenue se mâchouilla la lèvre. C’était pire encore que d’essayer de communiquer avec le diadème. Elle reposa les mains sur les genoux, fouillant sa mémoire pour retrouver la méthode que les sorcières nomades utilisaient sur Jaydugar pour communiquer avec les R’nenawatalawa. Au bout d’un moment, elle arracha de l’herbe et dégagea un espace de trente centimètres de côté. Puis elle aplatit la terre. Elle contempla son œuvre avec satisfaction, reprit les brins d’herbe et les déchiqueta pour obtenir une petite pile de confetti verts. Elle en saisit une poignée. – Très bien, parlez-moi. Que voulez-vous de moi ? Elle jeta en l’air les fragments et les regarda retomber dans l’espace dégagé. Ils virevoltèrent et formèrent un dessin représentant un hiéroglyphe lamarchien. – Deux ?… Que… (Elle fronça les sourcils et recommença.) Deux ? (Elle recommença encore et obtint un autre signe exprimant un complexe multiple.) Voyons… devoir… choses à venir… barre d’interrogation. Ah ! Je comprends. (Elle se redressa.) Vous me réserviez quatre missions Deux ont été accomplies. Plus ou moins. Il en reste deux. Barre d’interrogation ? Est-ce que je les accomplirai ? (Elle se rassit sur ses talons.) Très bien ; de quoi s’agit-il ? Elle nettoya l’espace et jeta l’herbe en l’air. Le nouvel hiéroglyphe était plus simple. – Un essaim… non. (Elle tapota une partie du dessin.) Étrange… déterminant pour homme… un grand nombre d’hommes ? (Elle haussa les épaules.) Ça ne suffit pas. Lakoe-heai. Le signe suivant était encore plus simple, exprimant une seule idée majeure. – Arrête ! murmura-t-elle. Mode impératif. Je suppose que cela m’indique de devoir arrêter une troupe d’hommes avant qu’ils n’accomplissent quelque chose. Elle observa le soleil par-dessus son épaule. – Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Je veux me lancer à la poursuite de Maissa. Elle écarta les morceaux d’herbe et en jeta de nouveau. Les signes étaient cette fois-ci très complexes, et elle eut de la peine à en extraire un sens. – Quelqu’un… quelque chose sera là… non… arrive… se déplace vers un point donné… d’un lieu distant vers un lieu proche. Hmm. L’autre… il y aura… virgule du futur, là… oui… il y aura… des histoires racontées. (Elle se renfrogna.) Des mensonges ? Non. Je ne pense pas… non ! Explication. Ah ! Quelqu’un vient m’apporter des renseignements qui expliqueront ces mots. (Elle se laissa aller en arrière sur ses talons.) Je me demande… Loahn ? Je devrais éviter d’aller trop loin par l’imagination… Très bien. J’accepte. Je suppose que c’est la troisième tâche que vous me réservez. Et la quatrième tâche ? Nouveau nettoyage, nouveau jet de fragments d’herbe. – Plus tard… des choses dites. (Elle haussa les épaules.) Bon. J’accepte. (Sa bouche dessina un sourire amer.) Pas tellement le choix. Une dernière chose. Cessez de me harceler. Quand la terre fut à nouveau visible, elle obtint sa réponse. – Ah ! Acquiescement. (Elle bâilla : un grondement se fit entendre et elle se rembrunit. Elle réexamina le signe.) Oh ! Mode conditionnel. Acquiescement temporaire à condition que soient accomplies les actions requises. (Elle eut un petit sourire en biais.) Je vois ce que vous voulez dire. D’accord. À condition. Il est des choses que je puis et que je ne veux pas faire. Comme vous le savez. Le tonnerre gronda, telles des boules paresseuses roulant sur la tente du ciel. Elle se leva en titubant, et en riant essuya la terre collée à ses jambes. Dès qu’elle eut fait quelques pas, les oiseaux charognards se rapprochèrent. – Tu as pris ton temps ! (Stavver lui passa son batik, accompagné de sa broche.) Certes, le spectacle est agréable, mais nous nous trouvons néanmoins sur une voie publique, Lee. Aleytys gloussa. – Que recouvre ce tissu ? – Mœurs locales, ma chérie. On révèle certaines choses, mais pas d’autres. (Il lui tendit un pot de thé. L’odorante vapeur la fit sourire.) – Merci. (Elle sirota un peu de liquide.) C’est chaud. – C’est voulu. (Il rit puis redevint sérieux.) Tes réflexions sont terminées ? – Je pense. Mais les choses se compliquent un peu, fit-elle en se chauffant les mains au pot. – Comme toujours, non ? Ce n’était pas une question. Elle le regarda avec surprise, puis sourit involontairement devant la joie qui éclaira son visage. – Quel est le pire ? demanda-t-il en lui tendant une assiette. Elle s’assit sur les marches. – Le pire ? Hmm. Je ne sais pas encore. Il semblerait que je doive encore leur servir. Aujourd’hui, quelqu’un viendra me voir avec des renseignements qui supprimeront toute confusion dans mon esprit. (Elle commença à manger.) – Quelqu’un. À un moment donné. Il s’installa sur la marche au-dessus d’elle, étira ses longues jambes et posa l’assiette sur ses cuisses. Aleytys sirota son thé. – Ce pourrait être Loahn. – Ils l’ont dit ? – Non, mais cela paraît vraisemblable. Je pense que Maissa a rencontré quelque chose qu’elle n’a su affronter. Il reviendrait, dans un tel cas. – Tu le connais mieux que moi. (Il posa l’assiette et vida la grosse tasse en une longue gorgée.) – Ça te turlupine toujours. (Elle hocha la tête.) Je ne vois vraiment pas pourquoi. Il haussa les épaules, son visage rejetant tout commentaire supplémentaire. – On attend ici ou on repart ? Aleytys fixait ses orteils. Elle les tortilla tout en passant la paume de ses mains sur le batik. Après un silence tendu, elle dit : – Non. Je ne peux rester ici sans bouger. – Tu t’inquiètes pour Sharl ? – Comment pourrais-je m’en empêcher ? Tant que je ne le tiendrai pas entre… (Ses mains continuaient de frotter inutilement le tissu.) – Alors, je ferais mieux d’aller harnacher les chevaux. Étouffe le feu, veux-tu ? – Et le nettoyage des assiettes ? – C’est ton problème. Comme Stavver s’éloignait, Aleytys adressa une grimace aux assiettes et se prépara à les dégraisser. 3 – Loahn. Souriant largement, le jeune homme fit caracoler sa monture puis l’arrêta. Le rougeoiement du soleil orange lançait des reflets sur sa chevelure acajou. – Ay-yi, gikena. Il fit tourner le cheval et le maintint près des roues de la caravane, feignant d’ignorer l’agitation de la tête de l’animal et ses piaffements. Aleytys serra une sculpture, au bord du siège, et ses phalanges blanchirent. – Mon bébé, gémit-elle. (Ses paroles se perdirent dans le vacarme des roues et des sabots. Elle ferma les yeux et humecta ses lèvres sèches.) Loahn. (Cette fois-ci, elle avait parlé plus fort et il se pencha près d’elle.) – Mon bébé ; l’as-tu vu, il va bien ? Il hocha la tête. – Je l’ai vu. Il est en forme. – Ah ! (Elle se laissa aller en arrière et ferma les yeux.) Bien. Il parcourut encore quelques mètres, son regard scrutant les collines devant eux. – Non. Pas bien, Lahela. – Tu as dit… – Oh, le gamin, lui, va bien. (Il sourit pour la rassurer, chevauchant tranquillement sur son rouan, le contrôlant fermement tandis que l’autre s’agitait nerveusement.) La horde vient du midi. – La horde… – Il nous faut parler. (Il regarda rapidement autour d’eux.) J’ai beaucoup de choses à te dire. – Mon bébé… – Keon ! Stavver se rembrunit. – Quoi ? – Arrête un instant, veux-tu ? Il y a du danger devant nous. Stavver émit un grognement sceptique mais fit néanmoins tourner l’équipage et l’arrêta au premier endroit plat, au bord de la route. Il regarda le soleil. – Encore plusieurs heures avant que le soleil soit au zénith. Loahn se pencha en avant pour flatter le cou du rouan. – Plus loin, nous risquons de tomber sur la horde. – Miks. (Aleytys posa la main sur son bras.) Il est impossible de parler ainsi. Il posa les yeux sur sa main. – C’est toi qui es pressée. – Je sais. (Elle remua sur le siège.) Loahn, on pourrait continuer encore. Il n’y a pas d’eau, ici. – Il y a une halte à quelques kilomètres. Des arbres. Et un puits. – Miks ? – J’ai entendu. (Il libéra le frein et mit les chevaux au trot.) Une demi-heure plus tard, un petit feu crépitait et réchauffait une théière. Aleytys était appuyée contre l’une des grandes roues arrière et sirotait sa tasse. Les trois chevaux paissaient dans la prairie. Stavver était debout à côté d’elle, le visage lointain, froid, ayant oublié sa tasse de thé. Aleytys lui jeta un coup d’œil puis reporta son attention sur Loahn qui était assis sur un vieux banc, appuyé contre le tronc d’un arbre à l’écorce écaillée. – Tu as dit que la horde venait du midi. Quelle horde ? – Mmm, oui. Leyilli est tombée sur les éclaireurs. Aleytys pinça les lèvres, refoulant la peur qui la dévorait comme un acide. Elle posa sa tasse et se déplaça sur ses genoux. Elle se mit à lisser la terre. – Loahn, viens ici. Ecris le mot horde. L’air surpris, il fit le tour du feu et s’agenouilla à côté d’elle. Il traça le signe en hésitant et le termina avec un grognement de satisfaction. – C’est bien ce que je pensais. Elle effaça l’hiéroglyphe si nerveusement que de la terre vola. Tandis que les deux hommes la regardaient, intrigués, elle se mâchouilla la lèvre et fixa le cercle de collines basses. – C’est ma troisième tâche, murmura-t-elle. La troisième. Madar… (Elle prit la tasse et engloutit le reste de thé tiède.) Loahn, tes Lakoe-heai débiles veulent que j’arrête cette horde. Une horde. Combien d’hommes ? Loahn lui toucha l’épaule. – Gikena ? – Combien ? répéta-t-elle impatiemment en repoussant sa main. – Des hommes, des femmes, des enfants… plusieurs milliers… disons… mmm… cinq ou six mille. – Madar ! (Elle plongea l’index dans la terre et projeta en l’air ce qui était resté collé dessus.) Il faut que j’arrête ça… – Les arrêter ? (Loahn se redressa tel un ressort détendu et la foudroya du regard.) Impossible. Une femme ? Risible. Tu as dû mal entendre. Ce doit être une erreur. – Oh non, Loahn ! (Son rire brisa la tension.) Non. C’est exactement ce que je dois faire. Elle feignit d’ignorer ses protestations, se leva et s’appuya contre la caravane, le front contre ses bras croisés, tournant le dos au feu, s’isolant de la véhémence de Loahn et du sardonique silence de Stavver. La main de Loahn se referma sur son épaule, mais Stavver l’écarta. – Laisse-la, chuchota-t-il. Loahn considéra l’homme grand et maigre. – Si tu te moques de ce qui lui arrivera… Stavver le gifla et recula d’un bond. – Laisse tomber, mon garçon. Un rictus aux lèvres, Loahn lâcha : – Tu ne me fais pas peur, vieillard. (Sa main se posa sur le manche de son poignard.) Les lèvres de Stavver découvrirent ses dents. – Allons, voyons, mon garçon. (Il avait traîné sur le dernier mot, le transformant en insulte.) Loahn grogna et bondit quand il crut distinguer une faille dans la défense de Stavver. La douleur lui traversa le corps et il se retrouva affalé sur le sol, dominé par le visage rieur de l’autre. – Mon garçon… – Arrêtez, tous les deux ! (Aleytys se planta entre eux.) Qui est idiot, maintenant ? Qu’est-ce que vous essayez de prouver ? Toi, Miks, tu sais ce que j’éprouve à ton égard. Mais je ne t’appartiens pas. Je n’appartiens à personne. Et toi, Loahn ! (Elle le regarda se redresser, raide.) Que diable t’imagines-tu faire ? Mêle-toi un peu de tes affaires ! (Elle agitait les mains, exaspérée au point qu’elle avait de la peine à trouver ses mots.) Idiot ! Attaquer quelqu’un qui a oublié du combat plus que tu n’en as jamais appris ! Et vous oubliez tous les deux que vous êtes raisonnables ! Vous agissez comme deux taureaux en rut. C’est moi qui décide de ce que je ferai. (Elle soupira.) Pas toi, Miks. Mais tu ne tentes déjà pas de régenter ma vie ; c’est une chose. Je t’en remercie. Quant à toi, Loahn, tu oublies que Maissa a mon bébé. T’imagines-tu que je l’abandonnerais ? Loahn salua brièvement Aleytys, puis Stavver. – Mes excuses, marmotta-t-il. Il alla près du feu pour remplir sa tasse de thé chaud. – Quelqu’un d’autre ? Les deux autres acceptèrent son offre. Loahn regarda Stavver qui buvait. – Ça ne me plaît pas de me ridiculiser… ummm… Miks. – Moi non plus. Mais n’oublie pas de m’appeler Keon, et toi aussi, Leyta. Trop de gens connaissent mon vrai nom. Aleytys soupira. – Je n’arrive pas à me rappeler d’avoir à t’appeler ainsi. – Question d’entraînement. (Il enfonça les talons dans le sol puis fixa Loahn d’un regard assuré.) Si tu nous disais ce qui s’est passé. Nous en savons un petit bout par Puki. Loahn fil tourner sa tasse pour remuer le thé. Il considéra paisiblement le coteau près de l’aire de repos. – Quand je me suis réveillé, ce matin… hier ? Oui, hier, tiens ! Vous ronfliez tous les deux comme un couple de bourdons. Le bébé avait disparu et le porte-parole était mort. Ça m’a intrigué. Évidemment. Je suis sorti voir ce qui se passait. Leyilli était assise, devant les rênes de sa caravane. Elle m’a appelé. J’ai obéi, car je savais qu’elle était notre Première. Elle m’a dit ce que vous aviez décidé : elle partirait en avant-garde et vous suivriez un peu plus tard pour ne pas éveiller l’attention… Son regard se posa sur Aleytys, ensuite sur Stavver, puis revint à sa tasse. – Assez plausible, commenta Stavver. Loahn se pinça le bout du nez d’un air revêche. – Ouais. Je n’ai pas discuté. Pas avec elle. Je me rappelais quand elle m’avait sauté dessus… (Il frissonna et avala une gorgée de thé brûlant.) Ah, les femmes ! De plus, je savais que vous ne souhaitiez pas de raffut en raison des pierres. Aleytys hocha la tête. – Et Kale ? – Il est revenu avec l’autre équipage. Il a jaugé la situation et a attaché les chevaux à la roue de votre caravane, puis il est monté dans la sienne. (Loahn soupira.) Même si je n’avais pas vu le porte-parole mort, l’expression de son visage suffisait à faire surgir en moi des pensées guère souhaitables. Je suis donc revenu pour tenter de vous réveiller. Lorsque j’ai dû abandonner, ils étaient partis. – Puki nous l’a dit. (Aleytys hésita.) Et elle nous a appris que tu étais parti derrière eux. Elle nous a amené nos chevaux. – Brave petite ! (Il s’humecta les lèvres.) C’était la seule solution. Aleytys serra les poings, puis ouvrit les doigts et les posa sur ses cuisses. – Tu as vu Sharl ? – Je l’ai entendu pleurer cette nuit. Très fort, très sainement. Et très en colère. – Il pleurait… – Il avait faim. Elle lui a donné un biberon. Je l’ai vue assise avec lui près du feu. (Il sourit largement.) Il va bien. Lahela. Un bébé malade ne crie pas ainsi. Aleytys porta les mains à ses yeux. – Miks, elle avait un biberon. Du lait. Il lui toucha les cheveux. – Elle avait donc tout calculé. Détends-toi, Lee. Sers-toi de ta tête. Elle prend bien soin de lui. Aleytys rabattit les mains et reprit son souffle en haletant. – Continue, dit-elle à Loahn. – C’est presque tout. Ils ont planté leur camp. Elle semblait pressée. Stavver se mit soudain à glousser. – Elle a enfin trouvé quelqu’un qui lui flanque la trouille de sa vie. Loahn hocha la tête. – Lahela. (Il but encore du thé et ne continua qu’à regret.) Ils ont campé trois heures seulement, juste le temps de laisser les chevaux paître et se reposer. Ils se sont disputés. Je crois que Leyilli ne voulait pas s’arrêter. – De toute façon, je t’ai déjà dit qu’elle n’aime pas les hommes ; alors… Il haussa les épaules. – Ils ont dû repartir une heure avant l’aurore. Actuellement, elle est probablement à deux heures de nous. (Il hocha la tête quand Aleytys se leva d’un bond.) Calme-toi, Lahela, je n’ai pas fini. (Il attendit qu’elle se fût rassise, penchée en avant, prête à lui arracher les mots de la gorge.) Les éclaireurs leur sont tombés dessus une heure environ après le lever du soleil. Kale a immédiatement reconnu leur style. Il a plongé dans la caravane, est ressorti avec une arbalète et les a tous trois transpercés avant qu’ils aient eu le temps de réagir. Il est descendu du banc en voltige, s’est emparé d’un cheval, d’une tape a fait s’enfuir les autres et est parti vers le nord comme s’il avait le feu aux fesses. Leyilli était encore bouche bée quand deux autres éclaireurs sont arrivés en haut de l’éminence. Ils ont vu les cadavres et la femme. Aleytys se passait la main sur le visage comme pour chasser d’invisibles mouches, fixant le néant. Loahn reprit à la hâte : – Le gamin va bien. Ils prennent les bébés mâles pour les intégrer à la horde. – Ah ! Incapable de rester plus longtemps assise, Aleytys se leva et arpenta l’espace devant le feu, frottant inconsciemment ses seins gonflés de lait. – Loahn, dit-elle d’une voix rendue rauque et saccadée par l’émotion. Je suis une outre-mondaine, tu te rappelles ? (Elle rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur le visage.) Parle-moi de la horde. – Pas très agréable. (Il sirota son thé en fixant le sol.) – Parle. Ne tergiverse pas, nom d’un chien ! – Nous ne savons pas grand-chose à leur sujet. Elle envoya un coup de pied à deux ou trois cailloux. – C’est sûrement davantage que ce que j’en sais. – Hm. (Il s’humecta les lèvres et jeta un coup d’œil à Stavver.) Ils viennent du midi. – Oui. D’où ? – Qui sait ? (Il haussa les épaules.) Ils viennent quand ils le veulent ; rien ne permet de prédire leurs invasions. (Durant un instant, seul le feu fit entendre ses crépitements.) Que sont-ils ? (Il rumina puis leva la tête, un sourire forcé balayant |e sérieux de son visage.) Des légendes. De l’un de nos mineurs forgeurs de chansons. La destruction incarnée. Un fléau de sauterelles. Des démons rendus fous. Ils parcourent la région des lacs comme un incendie, tuent et se font tuer, brûlent, détruisant ce qui ne peut être brûlé. Nous les combattons. Nous les exterminons par milliers. (La passion contenue dans ses paroles le fit bondir sur ses pieds, et il se mit à déambuler en tous sens comme elle.) Il en vient sans cesse. Leur nombre nous inonde. Sans trêve ni répit, une cité après l’autre. Ils ne laissent que les murs. Ils brûlent tout. Quand ils parviennent de l’autre côté de la région des lacs, ils ont derrière eux un sillage d’herbe brûlée où il reste à peine une pierre sur l’autre et où tout ce qui vivait est anéanti. Aleytys frémit et s’écarta de lui. Elle s’appuya contre la caravane et croisa les bras sur sa poitrine. – Vous n’avez jamais essayé de les suivre ? De découvrir d’où ils venaient et où ils allaient ? Loahn haussa les épaules. – Mon grand-père, entre autres. La dernière fois qu’ils sont venus, c’était l’année après sa saignée, alors qu’il était encore un jeune sauvage. (Son visage se fit suave.) Comme moi. Aleytys se força à sourire. – Et alors ? – Il les a suivis. Lorsqu’ils retraversèrent la région des lacs, il n’en restait plus qu’une centaine. Avec le maître de la horde. Ils pénétrèrent dans les collines frémissantes en titubant comme des fumeurs de qaf en manque. Un par un, les survivants commencèrent à tomber. Mon grand-père suivit une piste de morts et de moribonds. Il vit enfin beaucoup de fumée noire. Le chariot du maître brûlait. Dans le lointain, une vingtaine de cavaliers seulement, chacun portant sur la selle devant soi un gamin qu’il avait enlevé, se dirigeaient vers une falaise qui se dressait comme un mur de pierre gris-vert veiné d’un noir de goudron. Ils pénétrèrent dans la falaise. Un instant ils étaient là, l’instant d’après il n’en restait plus trace. Chevaux, cavaliers, garçons enlevés. Disparus. Mon grand-père disait que cela lui avait fichu une frousse bleue. Il s’est néanmoins rapproché de la falaise. Elle était aussi solide que toutes les roches qu’il connaissait, disait-il, aussi a-t-il laissé tomber ; et il est rentré chez lui. Aleytys ferma les yeux, un goût âcre dans la bouche et un soudain malaise envahissant son estomac. – Tout ça pour enlever quelques garçons ? Loahn gagna le banc et s’y laissa choir. – Nous ne connaissons aucune autre raison. – Tu as dit qu’ils intègrent les gamins à la horde ? – Exact. – Et Leyilli ? – Ils ne sont pas encore dans la région des lacs. – Cela fait-il une différence ? – Il semblerait. Ils ne l’ont pas tuée. Ils l’ont emmenée avec la caravane. Dans la région des lacs, ils lui auraient coupé la gorge, auraient massacré les chevaux et brûlé le chariot. – Elle est donc probablement morte, maintenant. – Je ne le crois pas. (Il enfonça ses talons dans la terre.) Parce qu’ils ne l’ont pas tuée aussitôt. Peut-être le maître de la horde a-t-il besoin d’une femme ? Aleytys frissonna. – Miks, qu’est-ce que cela lui fera ? – Keon, Lahela. (Il lui sourit.) Ne t’en fais pas pour Maissa. Elle est dure mais souple. Elle a survécu à bien pire qu’un petit viol. – Pourtant… Loahn. Tu as dit qu’ils changent quand ils pénètrent dans la région des lacs. Comment cela ? – Hmm. Pas d’éclaireurs. Ils ne se défendent pas. Ils ne s’occupent pas des blessés, ils les laissent mourir sur place, hommes, femmes ou enfants. Comme si un cerveau unique contrôlait leur masse, considérant que les morts ne sont rien de plus que des cheveux qui tombent, ne méritant pas davantage d’attention. – Le maître de la horde ? – Probablement. Stavver s’immisça dans la conversation. – Que se passe-t-il si le maître est tué ? – Je l’ignore. Ça n’est jamais arrivé. – Jamais ? (Le mot était empli de mépris.) – Jamais. (Loahn se leva lentement, une étincelle de colère flamboyant dans ses yeux.) Nous ne sommes pas idiots, homme des étoiles. Nous avons essayé. Nous avons essayé chaque fois. Nul moyen de l’atteindre. Une espèce d’aura… je ne sais quoi… enveloppe la horde. Les maraudeurs se font prendre dedans. Ils sont stoppés, tombent endormis. Et ne se réveillent jamais. Les gardes du maître leur coupent la gorge. Stavver leva les yeux sur le point rougeoyant. – À quelle distance à peu près sont-ils maintenant ? – À en juger d’après l’endroit où ils ont capturé Leyilli, à deux ou trois heures de cheval. – Il y a environ une demi-heure que nous sommes arrêtés. Ils viennent par ici ? – Je ne me suis pas attardé pour m’en inquiéter. – Donc, si nous restons ici, nous serons à peu près en sécurité pendant une bonne heure. – Possible. Stavver se tourna vers Aleytys. – Nous avons un problème, Leyta. – C’est toi qui dis ça ? (Elle se rassit, enlaça ses genoux et appuya le menton dessus.) Si nous ne récupérons pas Maissa, nous sommes coincés sur ce monde. – Peut-être. (Stavver médita un instant.) Ce ne serait pas facile. Nous pourrions nous débrouiller pour embarquer à bord d’un vaisseau marchand. Je ne vois pas comment, pour l’instant. – Ce sera pour plus tard. Outre la récupération de mon bébé et la libération de Maissa, j’ai une autre tâche à accomplir pour le compte des Lakoe-heai. Détourner la horde. (Elle se frotta le front très fort.) Étant donné leurs sentiments actuels envers moi, je doute de pouvoir l’éviter. – Comment diable… (Stavver s’écarta de la caravane avec impatience.) Je suis d’accord avec ce qu’il a dit, fit-il en désignant Loahn du pouce. C’est risible. – Ai-je le choix ? D’ailleurs, je crois avoir trouvé le moyen d’y parvenir. – Comment ? – Miks… pardon, Keon… tu ne vois pas ? Mais si. (Elle hocha la tête.) Il faut que je tue le maître. J’en suis capable, tu sais. Il est peu probable que cette aura me neutralise. Loahn ouvrit la bouche, la referma, regarda Stavver, écarta les bras en enfin leur tourna le dos, contemplant le néant. Stavver secoua lentement la tête. – Je vois. Tu penses pouvoir réaliser le meurtre lui-même ? Elle se rappuya contre la roue et se passa la main sur le visage. – Non. Mais ceci le fera. (Elle se tapota la tempe.) – Tes mains le feront. (Les rides de son visage se creusèrent.) – Je sais. Je n’essaie pas d’échapper à mes responsabilités. – Vraiment ? – NON. Je n’ai pas ce talent. Tu le sais. Mais le Cavalier l’a. Il peut réaliser ce dont je suis incapable. – Tu t’es décidée. – Oui. – Acceptes-tu le conseil d’un voleur ? – Il ne peut être qu’excellent. – Trouve un moyen de t’échapper avant d’agir. Elle éclata de rire, soulageant ainsi sa tension. – Je le ferai. Miks. Je te le promets. – Puisque tu as manifestement l’intention de te laisser capturer, as-tu songé à ce qui va t’arriver ? – Tant que je resterai en vie, peu m’importe le reste. – Tu seras probablement violée. Tiendras-tu le coup ? Elle haussa les épaules, puis les laissa retomber. – Attendons que cela se produise. Je ferais n’importe quoi pour récupérer Sharl. Il s’agenouilla à côté d’elle, lui toucha la tête du bout des doigts. – Je voudrais… Elle inclina la tête pour que les doigts descendent sur son visage. – Je sais. Loahn revint et se tint devant eux. – Que fait-on, maintenant ? Elle s’étira et bâilla. – On mange, je suppose. – Pfeuh ! Ce n’est pas ce que je voulais dire, tu le sais bien. Elle lui sourit. – Eh bien, toi et mon ami… Keon allez rester ici un certain temps, puis vous vous dirigerez vers le nord et avertirez les gens de l’arrivée de la horde. – Et toi ? – Avec ta permission, Loahn, je prendrai ton rouan et partirai à la rencontre de la horde. – Non ! (Il fit volte-face pour regarder Stavver.) Tu étais prêt à me casser les reins pour elle il y a moins d’une heure. Ne la laisse pas faire cela. Stavver renifla. – Essaie un peu de l’en empêcher. – Lahela… (Il lui tendit les mains.) C’est du suicide ! – Pas tout à fait. – Alors je t’accompagne. – Ça, c’est absurde. Tu serais abattu à vue. Il s’écarta brutalement et attrapa Stavver par le bras. – Attache-la, bats-la, fais quelque chose. C’est ta femme ! Stavver libéra doucement son bras. – Lahela a le droit de déterminer ce qu’elle veut faire de sa vie. – Une femme ! Elle n’en a pas la capacité. – Hah ! (Aleytys se redressa et s’épousseta les jambes.) Je sais foutrement bien que je ne pourrais pas vivre sur ce monde. Stavver gloussa. – Du calme, Lee. Je vais te faire cuire un peu de viande et des fruits. (Son regard scintilla en parcourant le visage désapprobateur de Loahn.) Au fait, quand tu souhaiteras t’échapper de la horde, je t’attendrai à l’est de celle-ci. Tu penses pouvoir me retrouver ? – Tu sais bien que oui. (De l’index, elle se tapota la tempe puis lit une grimace quand le diadème se mit à tinter.) Je ne voulais pas parler de lui. J’ai aussi mes propres talents, Miks. La main de Stavver glissa sur la nuque d’Aleytys puis jusqu’à son épaule. Il l’attira à lui et dit avec douceur : – Assure-toi bien de ton point d’évasion, Lee. – Et toi, sois prudent ! Entendu ? Il éclata de rire, et son souffle agita les cheveux d’Aleytys. – Tu ne vas pas t’ennuyer. – L’attente sera longue, je suppose. Il regarda le visage de Loahn par-dessus sa tête. – Notre ami indigène trouve ce renversement de rôles positivement obscène. – Il peut aller se coller le derrière sur un buisson d’épineux. J’en ai marre, de sa prétention ! 4 Aleytys s’agita nerveusement, leva les yeux sur le point rougeoyant du soleil, puis passa sa main libre sur ses épaules nues avec un certain malaise. C’était la première fois qu’elle chevauchait seule sur ce monde insolite. Son étrangeté la frappa soudain en pleine poitrine. Le paysage vacilla autour d’elle, certaines parties lui sautant dessus avec une netteté excessive, d’autres devenant floues. Son estomac se noua et elle en vomit le contenu le long de la piste. Ne sentant plus une main ferme, le rouan secoua vigoureusement la tête et arracha les rênes aux doigts hésitants d’Aleytys. La crispation de ses muscles la libéra de son état de choc. Elle lui gifla l’esprit et le transforma en statue rigide. Haletante, elle se pencha en avant et récupéra les rênes. Ce mouvement lui donna le vertige. Tandis que l’animal adoptait un pas heurté, Aleytys s’aspergea le visage et regarda alentour avec fermeté, la bouche pincée, se forçant à accepter le côté différent de ce lieu. Au-dessus d’elle, de fugitives taches d’azur glissaient par instants parmi les spirales de bactéries pastel qui essaimaient sur le dôme céleste, obscurcissant même la face du soleil. Le soleil : unique, orange, la couleur du fruit de hullu. Unique, petit et doux. Le soleil de sa patrie, Hesh, scintillait d’un bleu qui vous transperçait comme une lame d’acier. Quant à Horli, la sœur de Hesh, c’était une grosse boule rouge qui occupait un quart du ciel. Ici, l’horizon était proche, la surprenant sans cesse quand elle oubliait où elle se trouvait, distraite par les événements et ses compagnons. Les chevaux redoublaient la difficulté de la prise de conscience d’être sur un autre monde. Les chevaux. Ils avaient accompagné l’homme partout dans sa conquête des étoiles. Quand elle suivait les têtes dansantes de l’équipage, elle aurait très bien pu se trouver sur Jaydugar au lieu de cette planète étrangère. Et, maintenant qu’elle recommençait une course solitaire, elle se rendait bien compte qu’elle n’était plus sur Jaydugar, pourchassée par divers individus et brûlée par le soleil. C’était ici l’absence de chaleur excessive qui devait la mettre mal à l’aise. Elle frotta ses seins douloureux et sa rappela que ce soleil n’était pas Hesh. Impatiente, elle lâcha la bride à son cheval, qui accéléra aussitôt. C’était un animal têtu, mais aussi le plus rapide que possédât Loahn. Son endurance était extraordinaire ; néanmoins Aleytys n’avait pas encore trouvé l’allure qui pût lui convenir. Elle regrettait l’étalon noir qu’elle avait utilisé sur sa planète. Elle se pencha en avant et caressa le cou musclé. – Quel soulagement ce sera d’être capturée, Branle-os ! (Elle se redressa.) Mais, quand on a besoin d’un ravisseur, pas moyen d’en trouver un. Le rouan tirait sur son mors, et elle en eut vite assez d’avoir l’impression qu’il allait lui arracher les bras. Elle récupéra la bride, soupira avec lassitude, jura, cracha du sang, car elle venait de se mordre la langue, et le força à un trot plus lent mais toujours cahotant. Elle se glissa dans l’esprit de l’animal et l’obligea à conserver cette allure. Elle put alors enrouler la bride autour du pommeau et faire craquer ses doigts ankylosés et douloureux. Puis elle décrocha l’outre et but à longs traits. Lorsqu’elle abaissa l’outre, elle aperçut deux cavaliers qui l’observaient sur la route. C’étaient des personnages trapus assis avec une tranquille assurance sur leurs mustangs au long poil rude. Ils portaient des pantalons et des gilets cloutés. Leurs cheveux longs voletaient devant leur visage, retenus cependant sur le front par des bandeaux rouges. Leur large sourire ne rassura guère Aleytys. Elle reprit les rênes et fit tourner sa monture. Un autre cavalier apparut en haut de la pente qu’elle venait de descendre. Elle tourna encore et en vit apparaître deux autres au centre de la route. Enfin un sixième homme se silhouetta à sa droite. Elle boucla la boucle, affrontant les deux premiers cavaliers. – Que désirez-vous ? Se refusant à accepter le tremblement qui agitait son estomac, elle leva la tête avec une fierté féroce et scruta les visages sauvages qui souriaient de toutes leurs dents. – Viens. Celui qui avait parlé fit d’un coup de genou se rapprocher son cheval de celui d’Aleytys. Elle fit reculer son rouan de quelques pas. – Je suis gikena, idiot ! Il éclata de rire, ses petits yeux disparaissant presque dans les fentes de sa chair. – Menteuse ! – Je suis gikena. Je guéris, mais je sais aussi maudire, homme du sud. J’obéis aux Lakoe-heai. – Hah ! (Il se pencha et lui arracha les rênes des mains.) Obéis au maître, désormais. Le shaman t’arrachera tes crocs. Gikena ! Il lâcha un gros rire. Aleytys le foudroya du regard. – Laisse-moi. – Bien sûr. Tu viens avec nous. – Non. (Elle arbora un masque glacé, à la fois satisfaite et terrifiée par sa stratégie.) Ma quête est urgente, homme du sud. Je recherche mon fils qui m’a été volé. Je vous jette les geas pour m’aider. Il sourit à nouveau et assena une tape sur la croupe du rouan, qui se mit en route au petit trot. Les autres repartirent vaquer à leurs affaires, qu’elle avait interrompues. Elle ne tarda pas à percevoir un grondement qui lui rappela l’époque paisible de Jaydugar où elle avait suivi les troupeaux. Ils franchirent une éminence et purent contempler une masse noire et mouvante qui avançait d’un pas lent à la surface de la campagne. Un instant elle crut voir les grosses bêtes dont vivaient les nomades. Mais elle revint très vite à la réalité. Ce qui noircissait le paysage, c’étaient des centaines, des milliers de cavaliers dont à cette distance on ne pouvait déterminer le sexe. Comme son ravisseur plongeait dans cette foule, Aleytys se sentit envahie par le désarroi et la déconvenue. Une seule personne pour détourner cette… cette avalanche d’humanité ? Elle examina avec curiosité ceux qui l’entouraient. Des femmes la dévisageaient, aussi hirsutes que les hommes, une franche haine glacée se lisant sur leur visage plat et buriné. Les enfants passaient, chevauchant à cru de petits animaux ébouriffés, le visage déjà âgé et mauvais. Elle cligna les yeux. Non, pas mauvais, simplement farouche. La distorsion qui l’habitait transformait seule ces enfants en petits démons. Elle se détourna. Le grondement des roues grossières, la multitude d’autres sons se mêlant en une assourdissante cacophonie l’empêchaient de réfléchir normalement, de savoir ce qu’elle voulait faire, ou pouvait, ou devrait faire ; elle laissa donc la bride sur le cou à son cerveau et s’accrocha au pommeau de sa selle tandis que le rouan continuait de la faire tanguer et rouler. Au centre de cette masse, ils parvinrent à un chariot d’une incroyable largeur dont le châssis bas suivait tout aussi incroyablement les dénivellations du terrain sur lequel il avançait. Les pièces de bois étaient assemblées par des douzaines d’articulations en cuir et chaque section possédait ses propres roues, de telle sorte que le véhicule se déplaçait comme un mille-pattes… à cent roues. Les flancs de ce monstrueux objet étaient couverts d’une haie d’épées dont le fil étincelait à la lumière diffuse. Au milieu de cette haie s’élevait un véritable monticule dont la couche supérieure était en peau de pihayo, tannée en conservant le poil, de telle sorte que cette petite colline semblait osciller au rythme de molles herbes blanches. Lorsqu’elle se rapprocha, elle fut saisie par la puanteur typique de pihayo. Elle se demanda comment le maître de la horde pouvait la supporter. Elle se raidit en dépassant l’ultime caravane avant la grande. Le chariot noir décoré d’or et d’écarlate confirma enfin que Maissa avait bel et bien été conduite ici. Si elle… ou Sharl… était en vie… Elle s’arracha à ces pensées, comme ses mains commençaient à trembler et aux yeux lui montaient des larmes. Concentre-toi, pensa-t-elle. Tu es gikena. Tu as le pouvoir. Elle redressa le dos et défia du regard les deux gardes qui barraient l’entrée du chariot du maître. Force-les à te respecter, se dit-elle. – Je suis gikena. (Elle projeta ces mots d’un air de colère, de menace et de puissance qui laissa bouche bée les gardes aussi bien que son ravisseur. Puis se laissa glisser au sol et s’avança rapidement vers l’échelle grossière pour affronter les gardes stupéfaits.) Menez-moi au maître. 5 La puanteur était incroyable. Aleytys avait de la peine à réfléchir, à faire autre chose que respirer aussi parcimonieusement que possible, bénissant la tendance qu’avait le sens de l’odorat à s’émousser rapidement. Elle rassembla ses forces, domina le tremblement de ses genoux et redressa la tête. Le maître était une montagne blafarde de chair perchée sur diverses peaux étalées par-dessus une masse spongieuse de fibre végétale quelconque. Aleytys ramena son regard sur le maître en luttant contre son impulsion d’en détourner les yeux. Il était mâle. Aussi grossièrement mâle qu’il était grossièrement énorme. Aleytys réprima sa tendance à demeurer bouche bée et se contenta de se demander quelle sorte de femme pouvait bien recevoir en elle une telle masse. A contrecœur, elle leva les yeux sur son visage. Sa tête était démesurée, même par rapport à la masse qui la supportait. S’il se dressait, la tête frôlerait le nœud complexe, clé de voûte de l’armature haute de trois mètres. Il ne doit jamais quitter ce lieu, songea-t-elle. Ahai, Madar ! Ne jamais quitter ce trou ! Elle examina de nouveau son visage, un soupçon de pitié masquant le dégoût qu’il faisait naître en elle. Il avait une bouche ferme et délicate, voire belle, avec une forte tendance au sourire. Son nez était robuste et droit. Les yeux, cernés de noir et bien formés, étaient d’un blanc laiteux sans iris ni pupille, nettement aveugles, bien qu’il parût conscient de tout ce qui l’entourait. Cette vision sans yeux fit remonter des frissons le long de son échine : c’était la première indication sur la nature du maître de la horde. Si cette créature possédait un pouvoir capable de dévorer le sien… Elle se rappela le diadème et se calma. Les cheveux étaient d’un blanc très pur, bouclés près de son crâne proéminent. Celui-ci… formait une bosse à partir du beau et doux visage… telle la base d’une poire retournée… les boucles épaisses masquant le côté grotesque de sa forme, mais pas assez. Pas suffisamment. Le silence se prolongeait. Aleytys refusait de se laisser intimider, que ce fût par ses propres émotions ou l’aura de cet homme. Une mince silhouette surgit de derrière le maître, agitant un encensoir à la fumée noire et odorante. Marmonnant une incantation gutturale, l’individu effectua un cercle autour d’elle, projetant la fumée sur son visage et son corps. Elle ne broncha point, un sourire méprisant se moquant de ses efforts. La drogue commença alors à lui troubler la vue, à déformer ses sens. Elle vacilla. Elle lutta pour rester droite. Puis elle rencontra les yeux scintillants du shaman, le visage de fouine enveloppé dans les nuages. Elle ferma les yeux, chercha le fleuve noir, combattant sa panique tandis que son avance mentale se dissolvait à plusieurs reprises. La terreur était glaciale… paralysante. Elle réussit enfin à former le mandala de paix de Vajd, simple, pur, les triangles disposés en cercle la faisant entrer et sortir de leur centre jusqu’à ce que la terreur batte en retraite, s’évanouisse et disparaisse. Elle rassembla ses forces et sombra dans le mandala, les figures stables à trois pointes voguant à côté d’elle, calmes… lisses… imperturbables… Quand elle se remit à chercher le fleuve noir, celui-ci jaillit brutalement et la lava de toute la fumée. Elle rejeta sa chevelure en arrière sur ses épaules et éclata d’un rire puissant. – Je suis gikena ! Affrontant le maître de la horde avec cette nouvelle vision claire, elle constata que la façade de puissance était creuse ; elle recelait une odeur de mort et de pourriture, un stigmate de dépérissement. Est-ce là la raison pour laquelle la horde est en marche ? se demanda-t-elle. Parce que le maître se meurt ? Elle écarta cette pensée pour y revenir plus tard. – Je suis gikena, répéta-t-elle. (Elle braqua sur lui un regard glacial.) Là-dehors se trouve ce qui m’appartient. – Tout ce qui est ici est à moi. Sa voix la surprit par sa beauté sonore. Fermant les yeux, elle voyait un être grand, triomphant et beau. Elle l’affronta avec détermination et frotta ses seins alourdis pour se rappeler la raison de sa présence en ce lieu. – Non, dit-elle fermement en contrant sa voix par la magie de la sienne. Mon fils ne t’appartient pas. Ma servante ne t’appartient pas. Ma caravane ne t’appartient pas. Comme tout ce qui est sur Lamarchos, maître, tu habites la maison des Lakoe-heai. En leur nom, je t’ordonne de me rendre ce qui est à moi. Les orbites laiteuses glissèrent sur elle, aveugles mais surnaturellement sagaces. – Shaman. Le méchant petit bonhomme se glissa près d’Aleytys, ses yeux se posant haineusement sur elle avant qu’il se tourne face à son maître. – Qu’est-il arrivé à la feuille de gahane, shaman ? La voix merveilleuse fouetta la petite créature, qui se recroquevilla. Aleytys ferma les yeux et se laissa aller au charme de la voix du maître. Il reprit la parole, aussi sèchement. – Est-elle ce qu’elle prétend être ? Elle entendit bruire les végétaux et rouvrit les yeux. Le maître dominait de sa masse le petit shaman, telle une vague menaçant un rivage. – Je ne puis le dire si tôt, gémit la misérable créature. Il faut la mettre à l’épreuve. – Comment ? Grognant sous l’effort qu’il venait de produire, le maître reprit sa position initiale tandis que ses yeux commençaient à s’éclairer en même temps qu’ils examinaient la mince silhouette d’Aleytys. Le shaman regarda Aleytys par-dessus son épaule. On ne pouvait se méprendre sur la lueur qui habitait ces yeux-là. Il avait envie de la voir morte, de préférence après de multiples souffrances. – Les gikena seraient guérisseuses, maître. – Pourrait-elle guérir quelqu’un né sourd ? Un vacillement aigu pointa dans la voix et fit frémir Aleytys. – S’il s’agit d’une vraie gikena. – Peux-tu faire entendre les sourds ? (Aleytys perçut un frémissement d’inquiétude dans le visage du maître.) Elle haussa les épaules. – Je ne l’ai jamais fait. – Tu as échoué ? – Non. Je n’ai jamais eu à le faire. – Tu vas essayer maintenant. Et tu as intérêt à réussir si tu désires vivre. (Ses mains énormes frappèrent ses grosses cuisses.) Amène le jeune Ramaikh. (Comme le shaman se dirigeait vers l’entrée, il lança :) – Attends ! Le petit homme s’agita avec impatience, les doigts manipulant le rabat. – Que les gardes aillent chercher la femme et l’enfant qui m’ont été amenés ce matin. – Maître, est-ce bien sage ? – Que sais-tu de la sagesse, vipère ? (Un rire gargantuesque emplit la tente, tonitruant et pourtant teinté de ce soupçon d’hystérie qui continuait d’intriguer Aleytys.) File ! hurla-t-il, et cet éclat éjecta littéralement de la tente le petit bonhomme. Aleytys s’assit sur un tas de peaux. – Ai-je dit que tu pouvais t’asseoir, femme ? – Dois-je attendre le bon plaisir de n’importe quel homme pour faire ce que bon me semble ? (Elle exprima son mépris en riant, rejetant la tête en arrière pour affirmer son indépendance.) Là. Une question qui répond à une autre question. Un intérêt véritable se peignit sur le visage de l’homme tandis que la scrutaient ses yeux. – Tu oublies la place qui est la tienne, femme. (Il appuya sur ce dernier mot pour lui rappeler son statut en ce monde d’hommes qu’était Lamarchos.) – La place qui est mienne est celle que j’ai la force de prendre. – Tu parles étrangement. Où as-tu trouvé ces pensées peu naturelles ? – Je dis ce que ressentent bien des femmes. Seulement, étant ce que je suis, j’ai le pouvoir d’agir et non seulement de ressentir. Je n’ai nul besoin de me prouver ce que je suis. C’est à toi que je dois le prouver. Il grogna puis retomba dans le silence. Aleytys profita de cette accalmie pour se demander s’il avait été fabriqué ou conçu. Fabriqué ? Conçu ? Le shaman fit avancer devant lui un garçon grand et mince. Il se redressa et se tint calmement face au maître. La ressemblance était frappante entre les deux. Mais le crâne du garçon était normal et le corps celui d’un athlète nerveux. Il s’écarta du shaman et s’agenouilla devant le maître, sa tête allant toucher le sol. – Ceci est mon fils Ramaikh. Je l’ai protégé jusqu’à aujourd’hui du sort réservé à ceux qui sont mutilés. Me comprends-tu, femme ? – Oui. – Tu vas le guérir. Telle est ton épreuve, gikena. – Même s’il était autre, je le ferais, dit-elle fièrement. C’est ma nature de guérir. – Que faisons-nous ? – Fais-lui comprendre qu’il doit poser sa tête ici. (Elle plaça les mains sur ses genoux.) Et rester immobile quand je le toucherai. – Montre au gamin. La bouche pincée, le shaman conduisit le garçon jusqu’à Aleytys et l’installa selon ses instructions. Lorsqu’elle le toucha, il broncha puis ne bougea plus. Aleytys posa les mains sur les tempes et les caressa doucement jusqu’à ce qu’il se détende. Elle sourit chaleureusement, envahie par un sentiment de tendresse maternelle, et mit les mains en coupe autour de la tête. Le pouvoir la traversa. Sans savoir vraiment de quoi il s’agissait, elle vit l’os qui bouchait les oreilles, sentit les nerfs morts. Sous le flot noir, l’os fondit, les extrémités nerveuses reprirent vie comme des racines sèches. Quand ce fut terminé, elle se libéra du fleuve noir et ôta les mains de la tête du garçon. Elle leva les yeux et rencontra le regard du maître. – Eh bien ? (Une interrogation tonitruante.) Le garçon sursauta et porta brusquement les mains à ses oreilles, le visage déformé par la peur. – Comme tu peux le voir, il entend. Je suggère que tu le tiennes à l’écart de tous en attendant qu’il apprenne à utiliser ce nouveau sens. Je suppose qu’il faudra également lui apprendre à parler. (Elle se frotta le front avec lassitude.) Tu avais ordonné la venue de la femme et de l’enfant… Le maître tourna son énorme tête vers le shaman. – Où ? – Dehors. – Fais-les entrer. À ces paroles, Aleytys sentit faiblir son corps et faillit s’évanouir. Elle serra les poings, redressa le dos et fixa l’entrée de tout son être. Maissa entra en courant, titubant, poussée par un garde. Elle se redressa devant le maître, le regard plus fou que jamais, brillant d’une haine dépassant toute raison. Elle se tenait avec une maladresse inhabituelle. Aleytys la regarda puis posa les yeux sur le maître et comprit. Maissa était si menue… Il avait… ahai, il avait dû presque l’écarteler, la fendre en deux… Deux autres gardes arrivèrent derrière Maissa. L’un tenait dans un ballot une petite forme qui se tortillait et pleurait. – Sharl. (Aleytys bondit, les mains tendues vers son fils). Maissa hurla et se jeta devant Aleytys, les doigts griffus. Le deuxième garde assena un coup de botte à la petite femme et lui fit franchir en beuglant la moitié de la tente. Puis il donna un coup de coude dans l’estomac d’Aleytys et la fit retomber sur la pile de cuirs. Elle émit un halètement et s’efforça de retrouver son souffle. Le maître considéra Maissa en fronçant les sourcils. – Toi, vipère noire, si tu bouges de là le garde t’embrochera. L’homme souriant vint se placer derrière Maissa. Du sang commençait à couler sur son batik, se répandant comme une fleur qui s’épanouit lentement. Aleytys se remit péniblement sur ses pieds. – Rassieds-toi, gikena. Ou le garde te plaquera au sol. Aleytys regarda avec angoisse son bébé puis Maissa. – Laisse-moi la guérir. L’hémorragie… – Cette femme a bien trop de sang en elle. Que le surplus s’échappe. Tu prétends que l’enfant est tien ? – Oui. C’est mon fils. – Comment s’en est-elle emparée ? – Elle est ma servante. Elle m’a volé le bébé. Pendant que je dormais. – Pourquoi cela ? – Je sais qu’elle est folle. – Hunh. Qu’as-tu à dire, serpent noir ? – Elle ment. (La voix de Maissa était froide et posée. Elle eut un sourire suave, s’assit et essuya les fragments d’herbe pourrie collés à ses épaules.) Elle est stérile et a essayé de me voler mon enfant. J’ai eu peur et me suis enfuie. – Cela arrive. Qu’as-tu à répondre à cela, gikena ? – L’enfant est mien. (Elle foudroya Maissa du regard.) Je doute qu’elle en ait jamais eu un seul. – Si ma décision est en ta faveur, petite, que veux-tu que je fasse de la gikena ? – Tue-la. Elle est dangereuse tant qu’elle demeure en vie. (Maissa lui sourit, puis fit glisser ses mains sur son joli corps en un geste de brutale invite.) – Et si je devais me décider en ta faveur, gikena ? Aleytys le regarda, puis posa les yeux sur Maissa et de nouveau sur lui. – Rends-la-moi. Elle est ma servante. Qu’elle me serve. – Si elle devait te tuer, que vaudraient ses services ? – Elle n’oserait pas. On ne me tue pas facilement, maître. (Elle projeta son dédain vers lui.) Et je ne donne pas aisément ma confiance une fois qu’elle a été trahie. – Viens ici. Aleytys se rapprocha en s’efforçant d’ignorer la pestilence d’urine, de transpiration et de crasse accumulées depuis des années sous ce corps. – Plus près. Elle grimpa sur le cuir et s’agenouilla près de lui. Une main épaisse se referma sur son épaule et l’attira contre lui. Il se pencha et prit son mamelon entre ses lèvres. Sa langue lécha brièvement le bout, puis il commença à téter le lait de son sein. Aleytys ferma les yeux, luttant pour réprimer son dégoût. Il lécha encore le sein, s’attaqua ensuite à l’autre, puis la repoussa rapidement sur le lit. – Naine, tes mamelles sont aussi sèches qu’un puits vide alors que celles-ci sont gorgées de lait. L’enfant lui appartient. Il ferma les yeux et sa main s’abaissa pour palper ses parties, un sourire apparaissant sur son visage. Aleytys le regarda puis ravala une nouvelle boule née dans sa gorge. Elle se mit à trembler tandis que l’appréhension la paralysait. Tout en continuant de se caresser, les paupières baissées sur ses yeux étranges, le maître énonça lentement : – Emportez la naine, attachez-la pour qu’elle ne quitte pas le chariot noir. Emportez aussi le bébé. Remettez-le dans la caravane. Vous autres, sortez. Mais pas toi, femme. Sa main se referma sur l’épaule d’Aleytys. Le sang coulant le long de ses cuisses, Maissa trouva avant de sortir la force d’adresser à Aleytys un regard mauvais. Aleytys l’entendit rire d’une voix aiguë tandis que les gardes la faisaient avancer. Aleytys tenta de repousser les énormes mains. – Je suis gikena. Non ! Avec un souffle rauque, les mains tremblantes, le visage convulsé, il feignit d’ignorer ses protestations et l’attira sur ses genoux. 6 Aleytys se glissa du cuir souillé et se redressa pour considérer le grossier amas de chair du maître plongé dans un sommeil d’animal assouvi, la jolie bouche mollement ouverte, les lèvres vibrant sous les ronflements de verrat qui lui secouaient les bajoues. Est-ce le moment de le tuer ? Ce serait facile et, Madar, que cela me plairait ! Elle contempla l’intérieur nauséabond de la tente, qui ressemblait davantage à une matrice qu’à un lieu où vivait un homme adulte. Aucune arme. Elle s’en était assurée. Elle écarta les mains. Sauf ceci. Non, avec le diadème, elle n’était jamais désarmée. Elle soupira. Trop tôt. Je n’en sais pas assez sur ce peuple. Loahn a dit qu’ils se transforment quand ils pénètrent dans la région des lacs. Le maître se meurt… Pourquoi… ? Elle hocha la tête. Non, mon issue n’est pas encore prête. Inutile d’avoir enduré ce que j’ai subi pour ensuite me faire tuer. Et Sharl. Oh, Seigneur ! Sharl. Non ! Une outre était pendue à l’une des membrures. Elle la prit et aspergea son corps souillé et douloureux. Un viol. Il se fichait totalement de ce que je ressentais ! Un trou. Voilà tout ce que j’étais. Elle frissonna. Puis elle foudroya du regard le maître endormi. Elle serra les dents et se lava encore entre les jambes pour tenter d’effacer son humiliation. Je ne me sentirai plus jamais propre tant que je ne me serai pas trempée pendant une semaine dans un bain chaud. Elle retira son batik de sous une des énormes jambes du maître, sans s’inquiéter de le réveiller. Elle le lissa et le nettoya de son mieux, chercha la broche que le maître avait jetée dans un coin et se rhabilla. Quand elle se retourna, le maître avait ouvert les yeux ; ils brillaient d’un pâle éclat à la faible lumière. Il se redressa en grognant. Aleytys se laissa tomber sur le tas de cuir et le dévisagea. – Qu’as-tu tiré de cela ? T’être ainsi fourré en moi ? Il parut surpris. – Je ne comprends pas. – Je pourrais être n’importe quelle femme. Il haussa les épaules. – Pas pour m’exciter. Après ça… (Il écarta les mains.) Une femme est une femme. – Peu importe ce que je ressens ? – Une femme est une femme. – Je vois. Pas la peine de se tracasser pour ça ! Il hocha la tête, satisfait de la découvrir aussi raisonnable. Un instant, Aleytys faillit abandonner toute prudence et l’attaquer immédiatement, ce gros tas prétentieux. Elle reprit son souffle. – Pourquoi allez-vous dans la région des lacs ? Il pinça les lèvres et se balança lentement de gauche à droite. Au bout de quelques instants de silence tendu, il décida de lui répondre. – Le temps est venu de créer un nouveau maître. – Parce que tu es en train de mourir ? Il broncha. – Tu es brutale, femme. Peu importe. Oui. Parce que je suis en train de mourir. – Je guéris. Tu l’as vu. Pourquoi ne pas me laisser te guérir ? Son visage prit un air froid et déterminé. – Il est des choses que tu ne comprends pas, femme. – Bien des choses. (Elle hocha la tête en silence.) Cependant… – Je suis las, femme. Je me meurs parce que je suis fatigué de vivre, fatigué jusqu’à l’âme d’être ce que je suis. 7 Maissa émit un grognement sourd quand Aleytys écarta le rideau et pénétra dans la caravane. Feignant de l’ignorer, Aleytys s’avança doucement du tiroir où Sharl, nerveux, gémissait faiblement. Elle le prit et le posa sur le lit, où il remua les pieds en manifestant son inconfort. Elle mit de l’eau dans une bassine, ôta la couche souillée et lava le petit corps sale. Sous ce contact familier, Sharl cessa ses gémissements incertains et tendit vers elle ses mains maladroites. Il se mit alors à hurler pour de bon tandis que la certitude revenait habiter son petit monde et que sa faim exigeait d’être apaisée. Aleytys lui chatouilla l’estomac en riant alors que son visage rougissait de colère ; elle lui mit une couche propre et le porta à son sein. Tandis qu’il tétait avidement en lui malaxant la chair, Aleytys s’installa sur la couchette face à Maissa. – Eh bien ! Voilà où t’a menée ta bêtise. Maissa tira sur la corde de cuir qui lui enserrait les poignets. Des yeux d’animal, creux et dénués de pensée, passèrent sur Aleytys puis s’écartèrent, ne concédant rien. – Tu vois où tu nous as conduits. J’ai malgré tout récupéré mon bébé. Je ne tarderai pas à échapper, avec lui, à ces sauvages. Mais, comme tu le sais… (Elle gloussa en caressant le dos de Sharl.) Comme tu le sais et ainsi que tu le prends d’ailleurs en compte, nous avons besoin de toi pour quitter ce monde. Je suis cependant certaine de pouvoir convaincre un commerçant de nous emmener. (Le regard de Maissa la foudroya soudain.) Tu vois, c’est à toi de me convaincre, pour l’instant. Maissa se tortilla et l’intelligence parut revenir sur son visage étroit. – Comment ? – Excellente question. Tu ne peux me mentir. L’histoire du thé que tu m’as fait boire est due au simple fait que je te faisais alors confiance. J’ai eu ce que je méritais. Mais tu ne peux plus me mentir maintenant, Maissa. Celle-ci haussa les épaules. – Et alors ? – Stavver dit que tu respectes ta parole à la lettre, sinon en esprit. Rassemble ta sincérité, Maissa. Amène-moi à te croire. La petite femme défia un instant son regard puis détourna les yeux d’un air sinistre. – Détache-moi. – Pas encore. – Que veux-tu ? – Ta parole que tu ne nous feras plus aucun mal. Ta parole que tu accompliras sans discuter ce que je t’ordonnerai. Ce n’est d’ailleurs que bon sens, vu que j’en sais beaucoup plus que toi sur notre situation actuelle. – À bord de mon vaisseau, je n’accepte d’ordres de personne. – Je n’aurais pas la bêtise de t’en donner à ce moment-là ; que sais-je des astronefs ? Donnes-tu ta parole ? – Puisque je respecte la lettre, que dois-je exactement jurer ? – Réfléchis, dit Aleytys en reposant Sharl dans son tiroir. Pense ce que tu dis, sinon je le découvrirai. – Quoi ? (Maissa présenta ses poignets entravés.) Dois-je rester ainsi ? (Aleytys feignant de l’ignorer, elle laissa retomber ses mains sur ses genoux.) T’attends-tu à ce que je t’apprécie, sorcière ? – Non. Contente-toi de penser ce que tu me promets et de le respecter. – Et si je parviens seule au vaisseau ? – Tu attendras que nous arrivions. Aucune limite. Tu attendras. Maissa humecta ses lèvres. Elle contemplait Aleytys d’un air morne. Puis elle hocha la tête. – J’attendrai. Mais j’espère bien ne pas avoir à le faire. – Parfait. (Aleytys ferma les yeux et sonda l’émotion contenue derrière ces paroles. Puis, surprise, elle considéra Maissa.) Aucune réserve ? – À toi de me le dire. – Je me demande pour quelle raison. Peu importe. Ensuite, ceci : tu ne chercheras d’AUCUNE manière à faire de mal à Sharl, Stavver ou moi avant que nous soyons à bord. – Ce n’est pas grand-chose, ironisa Maissa. Je le jure. – Toujours aucune réserve. Tu me surprends. – Est-ce que je mens ? – Non. Mais cela m’intrigue. – Excellent exercice pour ton merveilleux cerveau, sorcière. – En troisième lieu, ceci : tu conduiras Stavver, Sharl et moi-même sur la planète que nous t’indiquerons, et ce dans discussion, fourberie ni traîtrise d’aucune sorte. Maissa pencha la tête en avant, cachant son visage derrière sa masse de cheveux d’un noir bleuté. Puis elle rejeta la tête en arrière, un sourire torve fiché sur son petit visage. – Très bien. Je le jure. Aleytys quitta la couchette. – Tu le penses, tout cela. Mais je perçois quelque chose que je n’arrive pas à déceler. Je ne cesserai de m’efforcer de le percer à jour, je t’avertis. Tends les mains. Je n’ai rien pour couper tes liens et vais devoir les dénouer. Cela risque de prendre du temps. 8 Tandis que le soleil atteignait l’horizon oriental, les bandes colorées se contractaient en tours badigeonnant l’air de vermillon. Sur le chariot du maître, les gardes taillaient la porte pour lui permettre de sortir. À proximité, six hommes étaient assis, de grands tambours serrés entre les genoux. – Que se passe-t-il ? Aleytys se tourna vers Maissa, debout juste derrière le banc, les mains posées sur la latte supérieure. – On dirait qu’ils se préparent à une sorte de cérémonie. Nous sommes à l’origine de la route qui mène à la région des lacs. Maissa agita les mains, ses ongles raclant le bois. – Je sais. Mais regarde là-bas. Tous les chariots ont reculé sauf le nôtre. Tu devrais pouvoir me dire pourquoi, sorcière. (Elle rit méchamment.) Toi qui es si proche de ce monstre. Aleytys frémit. – Ne me rappelle pas ce souvenir ! Cinq garçons montèrent sur le chariot du maître, poussés par deux gardes au visage impassible. Ils s’alignèrent devant l’entrée. Le maître sortit au dernier rayon de soleil, clignant les paupières dans le crépuscule brumeux, ses boucles blanches brillant comme un halo autour de sa tête grotesque. Il adressa un hochement de tête aux garçons, puis alla s’installer sur un monticule de cuir. Les garçons s’assirent en tailleur devant lui, les mains posées sur les genoux. – La création d’un maître, marmonna Aleytys. Cela commence. – Quoi ? – Chut ! Je t’expliquerai ensuite. Le chariot du maître fut tiré sur une éminence et la caravane garée à proximité, côté est. La horde était installée, telle une masse en forme de coin s’étendant jusqu’aux collinettes les plus proches. Leur silence les faisait ressembler à des statues. Attente et tension dans l’air. Alors retentit un bruit éclatant, un vacarme dissonant au milieu duquel se distingua bientôt un rythme triomphal à deux temps. Aleytys entendit parmi la foule flotter un murmure. Elle perçut un léger écho derrière elle. Maissa fixait le maître d’un regard vitreux immobile et chuchotait en cadence. Aleytys déglutit, ferma les yeux, y porta les mains puis se força à regarder. Le maître se pencha lentement en avant et posa ses coudes sur ses genoux. Il baissa sa tête massive sur ses mains. La mélopée s’intensifia et se mêla au tambour. Le shaman sortit de la tente, absurde petit personnage au kilt formé de lanières au bout desquelles pendaient de petit crânes polis cliquetant à chacun de ses mouvements. Les chanteurs commencèrent à se balancer en mesure sur le côté. Ils étaient si serrés les uns contre les autres que la moindre rupture dans le mouvement les eût plongés dans la confusion la plus absolue. Mais les mains calleuses caressaient sans erreur les peaux avec une précision toute mécanique. Ah… oh… ah… oh… ! Le shaman exécuta un cercle autour des garçons et du maître tout en respectant le rythme de la bête aux mille langues qui recouvrait les collines. Aleytys sentit que le corps de Maissa suivait exactement le même rythme et qu’elle murmurait les mêmes ah… oh… ah… oh… sans cesse répétés. Le battement des tambours palpitait dans les veines d’Aleytys. Sa respiration s’accéléra, une brume recouvrit ses yeux et sa bouche s’ouvrit pour se joindre à la mélopée, partager l’extase, n’être plus qu’une parmi tant d’autres, finies la douleur, la tension, la solitude, les difficultés… Viens, viens, viens… ! – Non ! (L’espace d’un instant elle crut avoir crié, puis elle se rendit compte que ce n’avait été qu’un chuchotement à peine audible.) Non, répéta-t-elle doucement. Je refuse. Je suis moi-même. La pulsion battit en retraite et elle éclata d’un rire vainqueur. Elle considéra la foule avec écœurement, prise de nausée à l’idée qu’un être raisonnable pût se laisser aller à la volonté du monstre vautré sur le chariot. Elle savait désormais ce qu’était un maître, et ses derniers scrupules a le détruire l’abandonnèrent. L’un des garçons se dressa soudain. Un candidat, songea-t-elle. A-t-il réussi cette épreuve ou non ? Le shaman alla chercher un poignard dans la tente, les crânes claquant sinistrement contre ses cuisses. En ressortant, il tenait dans l’autre main un bol vaguement hémisphérique. Aleytys faillit vomir en réalisant qu’il s’agissait d’un crâne de maître au sommet scié. Inconscient de ce qui se passait, le garçon debout continuait de se balancer. Le son ! pensa-t-elle. Remaikh. Il est incapable de résister. Je l’ai guéri. Mon Dieu, je l’ai guéri de la vie ! Elle porta le poing à sa bouche lorsque le shaman passa habilement le poignard sur la gorge et récupéra dans son bol bulbeux le flot de sang qui jaillit alors. Il tendit le bol au garçon le plus proche du corps qui venait de s’écrouler. Le candidat but longuement et passa la boisson à son voisin, après s’être essuyé les lèvres avec l’innocence d’un enfant qui nettoie sa moustache de lait. Lorsque le récipient fut vide, le shaman planta la poignard devant le maître et attendit qu’un deuxième succombe. À l’orient, la lune se levait et voguait entre les faux nuages d’orage dans un silence argenté. La mélopée persistait… Oh… ah… oh… ah… La mélopée et les battements de tambour… Oh… ah… oh… ah… Les chanteurs ne manifestaient aucun signe de fatigue, comme s’ils avaient tiré leurs forces d’une source d’énergie inconnue. Un autre garçon se dressa. Aleytys évita Maissa pour plonger dans la caravane. Sharl se débattait dans ses couvertures… à droite, à gauche… à droite… à gauche… gémissant de peur et de douleur, son petit cri faisant écho aux ah… oh… ah… oh… à l’extérieur. La rage fit éruption en Aleytys, au point qu’elle aurait pu les massacrer jusqu’au dernier, le cas échéant. Elle saisit Sharl et le serra contre son sein. – Non, chuchota-t-elle. Non, mon bébé, il ne t’aura pas. (Elle fit passer toute sa force dans son petit corps.) Mon petit chanteur de rêves. Rappelle-toi ton père. Sois comme lui, fort et sage. Tu as ses dons, je le sais, mon petit bébé… Elle continua de le cajoler et de le bercer doucement. Il se détendit contre elle, se lova comme un chaton, tiède et ronronnant. Aleytys s’installa sur la couchette, frissonnant soudain tandis que l’enveloppait la fraîcheur de la nuit. Elle nicha Sharl dans l’angle de son bras droit pour qu’il soit en sécurité entre elle et la paroi, s’étendit sur la banquette et tira sur elle le couvre-pied. À l’extérieur, la mélopée et le battement interminables continuaient. Elle se réchauffa, somnola un peu puis finit par sombrer dans un profond sommeil. 9 Chaleur. Contentement. Sharl reposait à côté d’elle, la tête sur son bras, donnant de petits coups de pied et agitant les mains tout en gazouillant une kyrielle de sons incompréhensibles, comme s’il eût prêché à l’intention de l’air environnant ou de ses pieds, qu’il était encore trop jeune pour reconnaître comme siens. Aleytys demeura immobile, savourant cette paix, puis se redressa et chatouilla le bébé, qui se tordit de rire. Elle lissa les draps dans le tiroir et l’y déposa. – On bouge, mon bébé. On va quelque part. (Elle lui caressa affectueusement la joue avec affection.) Dors, mon petit. Je vais sortir la tête et voir ce qui se passe. Elle bâilla, s’étira et lissa le batik froissé. – Maissa. (Aucune réponse.) Où allons-nous ? (Seul lui répondit le silence. Elle quitta la couchette et passa la tête par le rideau.) Leyilli ? Maissa était assise telle une statue de marbre, comme si elle n’entendait rien, hormis peut-être l’écho diurne de la mélopée nocturne, les rênes en mains, maintenant l’équipage à une allure très lente pour suivre le chariot du maître. Aleytys se plaça sur l’étroite corniche, derrière le siège du conducteur, et scruta la horde. Ils se trouvaient dans la région des lacs. Mais pas sur la route. Ils se déplaçaient dans les champs ondulants, arrachant les clôtures au fur et à mesure qu’ils les rencontraient. Aleytys frissonna. Tous les visages qu’elle distinguait ressemblaient à des masques sans vie aux yeux vitreux, les corps animés comme ceux d’automates. Elle s’humecta les lèvres et s’accrocha à la sculpture, sur le côté de la caravane, pour regarder derrière. Le flot noir de cavaliers était interrompu en un endroit : une vingtaine d’hommes, de femmes et d’enfants massacraient méthodiquement un petit troupeau de pihayo. Elle aperçut un gamin au visage de pierre tranchant la gorge d’une bête aux longs poils et portant la bouche au-devant d’un torrent chaud de sang qui jaillissait. Derrière lui, une gosse de quatre ans peut-être frappait la gorge d’un veau. Aleytys arracha son regard à ce spectacle et avisa alors des plumets de fumée noire montant dans la brise matinale. Elle ferma les yeux, ne souhaitant pas en voir davantage. Elle pivota pour se placer sur le banc à côté de Maissa. Une bande de cavaliers passa à toute allure en décochant une volée de flèches. La horde les ignora, comme elle ignora les blessés et les cadavres. Maissa roula silencieusement sur les corps, qui n’étaient pas seulement ceux d’adultes. Le cheval de gauche fit soudain un écart. Aleytys abaissa le regard et aperçut la tête à l’expression paisible d’une fillette aux cheveux traînant sur le sol mais dont le cou avait été transformé en un amas de chair, de tendons et de veines. Aleytys n’avait dans l’estomac plus rien pour pouvoir vomir, mais elle dut se pencher pour cracher la bile qui avait envahi sa gorge. À plusieurs reprises, elle passa une main tremblante sur la bouche. Les contre-attaquants revinrent à plusieurs reprises : leurs carreaux trouvaient facilement des victimes. Mais cela ne pouvait suffire. La masse même de la horde l’emportait. La mort d’une dizaine, d’une cinquantaine, d’une centaine d’hommes était à peine perceptible. Aleytys n’y tint plus : elle contourna le siège en titubant et revint à l’intérieur de la caravane. Elle saisit l’outre pendue à la porte de derrière, s’aspergea les bras et le visage et but une gorgée, sans se soucier de l’eau qui tombait n’importe où… Elle but encore pour emplir son estomac douloureusement vide. Elle contempla son bébé endormi, le visage détendu en un tendre sourire. Elle raccrocha l’outre à l’extérieur, s’essuya avec un chiffon puis toucha les boucles diaphanes qui dessinaient un halo autour du petit visage. – Manger ne me dit vraiment rien, mon bébé. Mais toi, il faut te nourrir, petite sangsue ! Elle fouilla dans les tiroirs et découvrit dans du papier huilé de la viande séchée. Elle en détacha un morceau, replaça le restant dans le tiroir et s’assit sur la couchette. – Je vais rester à côté de toi. Inutile de gaspiller mes forces ; je vais en avoir besoin pour mastiquer cette semelle. De sa main libre, elle se toucha la tempe et accueillit le tintement avec un intense soulagement. – Eh bien, Cavalier, murmura-t-elle, si tu joues avec mon corps, du moins laisses-tu mon esprit tranquille. (Elle ferma les yeux et frotta son dos contre la cloison de la caravane.) Tout ceci est passionnant. Je me demande quels fantastiques trucs tu as pu voir. Tu sais, je crois que j’apprécie assez tout cela, en fin de compte. D’une manière bizarre. Néanmoins… (elle poussa un soupir)… avant, je détestais l’idée d’avoir dans mon esprit quelque chose qui espionnait ce que je pensais et faisais. Actuellement, c’est plutôt sympathique. Pourtant… savoir que tu as assisté… (Elle remua sur la couchette et fronça les sourcils en se remémorant la douleur de son corps.) Cet éléphant m’a mise en piteux état… (Elle soupira à nouveau et avala une boulette de viande.) Ce machin est-il vraiment nourrissant ? Peut-être cela comblera-t-il le gouffre de mon estomac ! Si seulement tu pouvais me parler. Je ne sais même pas si tu comprends réellement ce que je dis. Elle s’allongea sur la couchette et croisa ses doigts sous ses seins. – Cavalier… Elle ferma les yeux et sombra dans la transe profonde où elle savait pouvoir percevoir la présence qu’elle avait appelée Cavalier. Elle étala une nouvelle fois l’image du lac noir et tranquille. Les yeux d’ambre y clignotaient, une lumière étincela à la surface. – Salut ! songea-t-elle. J’ai besoin de ton aide, Cavalier. Sais-tu ce qui m’est arrivé ? Une affirmation. Les yeux d’ambre clignèrent puis disparurent. – Ah ! Bien. Sais-tu ce que j’ai prévu de faire ? Affirmation. – Bon. Il faut que je tue le maître de la horde. Je n’ai ni l’habileté ni le cran de le réaliser. Voilà. (Elle laissa se reposer un instant son esprit et inspira lentement pour résorber la tension.) Voilà. Utiliseras-tu ton talent, ton expérience, pour faire cela pour moi ? M’aideras-tu ? Un silence pesant. Un sentiment d’impatience. L’ambre clignota, puis du noir dansa sur l’ambre et des fils intenses virevoltèrent parmi les couleurs fragmentées… telle une guerre… noir sur ambre sur violet. Aleytys attendit. Les couleurs clignotantes s’éteignirent puis revinrent tandis que ses exercices respiratoires apaisaient son corps. Le lac d’eau calme réapparut. – M’aideras-tu ? chuchota-t-elle. Se manifesta alors l’image d’yeux noirs sévères, plus forte que jamais. Un sentiment de calme et d’acquiescement. Un instant elle flotta, désorientée, puis bafouilla : – Merci… merci… merci… ! Des larmes de soulagement jaillirent sous ses paupières et coulèrent sur son visage, mouillant ses cheveux au-dessous des oreilles. Les yeux noirs se plissèrent en un rire. Elle sentit l’envahir une chaleureuse acceptation. Et sombra dans un très profond sommeil. Les pleurs du bébé la réveillèrent. Elle se glissa hors de la couchette et le changea à la hâte, puis le mit à téter, tout en écartant le rideau pour savoir pourquoi la caravane s’était arrêtée. Maissa avait disparu. Devant elle, une cité, massif bloc de pierres grises entouré d’une masse grouillante de fourmis paraissant s’attaquer à un animal moribond. Des murailles, les archers déversaient leurs carreaux sur les assaillants. Devant le portail, des brancards servaient de béliers contre les battants renforcés de fer. Les attaquants tombaient comme des mouches, mais d’autres venaient toujours prendre leur place, écartant du pied les morts et les agonisants qui les gênaient. Tout autour des murs, à perte de vue, la horde attaquait la ville. Certains lançaient avec une incroyable force les brancards des attelages par-dessus la muraille et utilisaient les cordes qu’il y avaient attachées. Les défenseurs tranchaient les cordes et transperçaient les autres membres de la horde qui parvenaient au sommet. Mais à chaque fois il en entrait davantage dans la ville. Malgré les centaines qui mouraient. Les corps s’empilaient en un gaspillage d’existences qui horrifiait Aleytys au point qu’elle ne pouvait en détacher le regard. La horde se répandait avec une prodigalité qui défiait murailles et défenseurs. Les portes finirent par céder ; des secteurs tout entiers du chemin de ronde furent balayés de citadins. D’innombrables files de membres de la horde formique envahissaient la ville. Le soleil était à mi-chemin entre le zénith et le coucher. Trois heures. Aleytys s’appuya en arrière et ferma les yeux pour ne plus voir cette horde silencieuse grouillant sur la carcasse de la ville. Maissa était parmi eux, franchissant la porte, les bras et le poignard dégouttant de sang. Une orgie de mort où attaquants et attaqués s’unissaient en un mortel embrasement, ivre et dément. Trois heures pour anéantir une ville ! Elle ouvrit les yeux et observa avec hostilité le chariot du maître. Assis comme une araignée sous ce blanc monticule hirsute, songea-t-elle. Combien de morts pour la création d’un maître ? Derrière la haie faite de lames d’épées, vingt hommes se tenaient debout, contrôlant leur corps, portant un heaume de métal argenté dont le plumet ressemblait à une touffe d’herbe surgissant de sous une roche. Aleytys se frotta le front. Ces casques… ! L’occasion de tuer le maître n’était pas encore là… Elle n’en savait pas encore assez… pas encore… Elle regarda de l’autre côté du lac, étrécissant les yeux devant les ondulations de terrain. Miks, j’espère que tu es là. Quelque part, quelque part. Ahai, Madar ! Je voudrais être avec toi. Environ une heure plus tard, la horde ressortait de la ville en titubant, ignorant les morts et les blessés, toujours prisonnière de ce mutisme anormal où les hommes souffraient et mouraient sans piper mot. Ayant tué et brûlé dans le même inquiétant silence. Elle sentit une odeur de brûlé. Des volutes de fumée surgissaient des murs vite suivies par de bondissantes flammèches rouges et jaunes. Le minaret écarlate oscillait de manière irrésolue ; puis il s’abattit brutalement. La ville était en flammes. Aleytys extirpa de l’outre les dernières gouttes d’eau et s’en aspergea le visage. Tenant Sharl contre son épaule, elle passa par-dessus le bras la lanière du récipient. Puis elle se glissa précautionneusement hors de la caravane et se fraya un chemin parmi les créatures aux yeux morts, ivres de sang. Une main molle essaya de la toucher. Elle réprima un cri et recula d’un bond, révulsée par l’idée du contact de ces êtres déshumanisés. Arrivée au lac, elle emplit l’outre et la posa dans l’herbe tandis qu’elle jouait dans l’eau fraîche et claire, appréciant la sensation du sable blanc sous ses pieds. Elle s’assit et s’aspergea le visage et les épaules. Elle jeta de l’eau sur Sharl, qui rit de plaisir, essayant de s’emparer de cette mystérieuse fraîcheur et se plaignant bruyamment de la voir lui échapper. Avec un coin du batik, elle le nettoya tandis qu’il pataugeait à genoux, glissant comme un poisson. Mais le soleil était bas à l’ouest, et l’air commençait à fraîchir. Elle pataugea lentement jusqu’au rivage, récupéra l’outre et traversa à nouveau la horde en évitant tout contact. Elle glissa un regard au chariot et aux gardes du maître et rejeta en arrière sa chevelure en un geste de défi. Puis elle fit le tour de la caravane et y monta. Toujours isolée dans la douce idylle qu’elle avait bâtie pour s’isoler de la meurtrière folie de la horde, elle posa Sharl sur la banquette et le frotta pour le sécher. Puis elle lui mit une couche propre, l’allongea dans son nid de couvertures et le borda. Alors qu’elle était occupée à laver les couches sales, elle sentit bouger la caravane. Maissa revenait de la ville. Elle s’était assise fermement sur le banc du conducteur, penchée en avant, les coudes sur les genoux, les mains pendant mollement entre ses tibias. Bras et jambes étaient tachés de sang frais. De larges marques s’étalaient sur son visage et sa poitrine. Comme si elle avait trempé son visage dans du sang. Comme si elle avait marché dans du sang, comme si elle s’était traînée dedans. – Je pense inutile de te dire de rester dehors ! Aleytys prit le seau et un chiffon et se mit en devoir de laver Maissa. Elle ôta la boucle et défit le batik, qu’elle mit de côté avec une grimace de dégoût. Maissa était assise, telle une poupée en caoutchouc, se laissant pousser et tirer sans la moindre étincelle d’intérêt, même après qu’Aleytys l’eut enveloppée dans un batik propre. Aleytys agita le chiffon dans le seau, dont le contenu se transforma en une sauce écarlate. Elle le tordit et le mit à sécher sur le banc, puis jeta l’eau dans l’herbe, aussi loin que possible, mouillant au passage plusieurs nomades. Elle remplit à nouveau le seau et récupéra le chiffon, tout en regardant Maissa et en faisant une sévère grimace. – Tiens, pourquoi pas ? Et elle lui jeta l’eau au visage. Pas la moindre réaction. Aleytys poussa alors un soupir. Les tambours se mirent à résonner dans le silence. Maissa se dressa. Aleytys allait parler, puis elle hocha la tête. Inutile. Le vacarme reprit, l’amas humain recommença à osciller de droite et de gauche au rythme des ah… oh… Le maître sortit de la tente, s’assit sur le monticule de cuir en se tenant la tête ; le dernier survivant des candidats, assis entre ses genoux massifs, fixait, les yeux clairs, la foule devant lui, son beau visage mince brillant d’une gigantesque fierté. Le shaman jaillit de la tente, poussant devant lui un lacustre aux yeux mornes. Le captif approcha du maître en titubant et tomba à genoux sous le martèlement des poings du shaman hystérique. Il fourra les mains dans les cheveux du prisonnier et lui tira la tête en arrière. Le garçon bondit, le poignard dans une main, le bol dans l’autre. Aleytys abaissa rapidement les yeux et frémit, tandis que le cri soudain interrompu transperçait le battement des tambours. Lorsqu’elle releva les yeux, le garçon abaissa le bol et essuya sa bouche rieuse d’une main robuste. La mélopée et les tambours continuèrent ainsi jusqu’à ce qu’Aleytys eût l’impression qu’elle allait perdre la tête. Un gémissement jaillit alors de l’intérieur de la caravane. – Sharl ! Elle plongea dans la caravane. Il était en train d’agiter rageusement les pieds et les bras. Elle l’observa un instant avant de le toucher et de pousser un soupir de soulagement. Il n’était pas sous l’emprise du sort. Elle éclata de rire en touchant sa couche. C’était l’humidité qui l’avait mis en colère. Lorsqu’elle l’eut changé, il émit quelques murmures ensommeillés puis s’endormit avec une intensité délibérée qui lui apporta une totale satisfaction. Elle enroula ses boucles au bout du doigt. – Mon fils… Elle écarta le rideau et s’appuya contre le dossier du banc, déterminée à découvrir ce qui se déroulerait à la fin de la mélopée, dût-elle rester debout toute la nuit. Une heure s’écoula et elle s’assit à côté de Maissa. Les tambours s’arrêtèrent enfin. Aleytys regarda la lune. Deux heures seulement. Mais on eût dit des années. Elle s’étira et bâilla. Maissa pencha en avant et perdit l’équilibre. Aleytys la rattrapa juste à temps. Elle était complètement molle, la bouche légèrement ouverte, les yeux fermés, une poupée déchirée vidée de son. Aleytys se rembrunit, stupéfaite par cette nouveauté. Maissa avait sombre dans le sommeil. Comme si elle eût été droguée. – Qu’y aura-t-il ensuite ? marmotta Aleytys. Elle regarda alentour. Tous les membres de la horde s’étaient affalés sur le sol, enchevêtrés en un lacis de bras et de jambes. Elle se tourna vers le chariot du maître. Les gardes au casque argenté étaient revenus prendre leur poste et allaient et venaient devant la tente, inquiétants, comme sur le qui-vive. – Merde ! grogna-t-elle. On est coincés au beau milieu de la horde. Saisie d’une nausée, elle hocha la tête, traîna Maissa dans la caravane et l’allongea sur la couchette. Puis elle sortit par l’arrière. Des nomades s’étaient écroulés juste contre les roues de la caravane en une position peu confortable. Elle décrocha l’outre déjà vide et en passa la courroie sur son épaule. Elle avançait prudemment mais ne put éviter de quelquefois marcher sur un bras, une cuisse ou un ventre qu’elle n’avait pas vus. Elle atteignit le flanc de la horde. Devant sa progression, quelques gardes étaient venus la regarder par-dessus la haie de lames, mais aucun n’avait pipé mot. Distraite, elle marcha sur un amas de bras et de jambes et trébucha, se rattrapant à la dernière seconde, puis se redressa en s’efforçant de réprimer son écœurement. Aucun des dormeurs ne bougeait. On les eût cru morts, sans les inévitables ronflements et le mouvement régulier des poitrines qui luisaient parfois au clair de lune. Elle emplit l’outre et revint en effectuant un large cercle pour éviter le plus de dormeurs possible. Se hissant sur le siège, elle jeta un coup d’œil en direction du chariot du maître. – Je peux y arriver, murmura-t-elle. (Elle se tapota la tempe et eut un sourire décidé quand le diadème lui répondit par son tintement.) On peut y arriver. (Elle leva la tête et éclata de rire, ses yeux brillants prenant la mesure des gardes puis les repoussant.) Puissants combattants, nous franchirons votre barrière. 10 Aleytys se réveilla aux clameurs de son estomac affamé. Mais elle oublia momentanément sa faim en sentant la caravane bouger en tous sens. Elle se précipita hors de sa couchette et passa la tête par le rideau. Le soleil dépassait de l’horizon oriental. L’air était froid et humide : il chassa tout sommeil de l’esprit d’Aleytys. Dans le ciel, les faux nuages d’orage se dénouaient et commençaient à filer sur l’azur. Autour de la caravane, les prés étaient vides, le bétail ayant été retiré avant que la horde pût le massacrer. Aleytys poussa un soupir de soulagement. L’avertissement avait été correctement transmis. Elle enjamba le banc pour s’asseoir à côté de Maissa et scruta l’horizon qui s’étendait devant la horde. Pas encore de minarets en vue. Il lui restait encore du temps. Elle s’en revint doucement à l’intérieur de la caravane. Sharl se réveilla et exigea toute son attention. Elle le changea, prit encore de la viande séchée, découvrit une cache de huahua secs et saisit une poignée de ces fruits marron violacé. Elle plaça sur la banquette le trésor qu’elle avait pu glaner et donna le sein à son fils tout en mastiquant la viande dure comme de la pierre et les fruits un peu trop sucrés. – Sharl-mi, regarde-nous un peu. Toi, mon petit, Madar soit louée, tu es trop petit pour savoir ce qui se passe ! Moi, je devrais avoir l’impression d’être au trente-sixième dessous… ce qui n’est pas le cas. Tu sais, en cet instant je n’éprouve pas même vraiment de pitié profonde pour tous ces morts ; comme s’ils étaient encore intacts, mais pas réels… des fantômes… Oh, merde ! (Elle posa Sharl sur son épaule et lui tapota le dos pour lui faire faire son rot.) On attend encore un peu… demain soir, je pense. On agira alors, et on repartira. Partir ! Elle reposa Sharl parmi ses couvertures puis s’étira sur la couchette. – Miks… à l’est… tu as dit que serais là… Elle ferma les yeux et laissa son sens empathique s’envoler au loin, cherchant le vert contact frais semblable à une couleur noyée dans le cœur de la glace hivernale. Des points rougeoyants tournoyaient à l’est, brûlants de haine, brûlants de colère, brûlants de frustration. Elle chercha plus loin… plus loin… poussa un soupir de soulagement… l’éclat d’un vert menthe pâle… sur une colline… attendant. Elle ouvrit les yeux en souriant, sachant qu’elle pourrait le trouver quand elle le voudrait. Elle abandonna le lit et sortit, trop nerveuse pour pouvoir rester immobile. À sa gauche, une partie de la horde cernait un haras isolé. Les bâtiments étaient déjà en feu ; la fumée commençait à rouler en volutes noires à partir du toit moussu. Elle détourna les yeux. Plus loin devant elle, une pointe rouge apparut. Elle passa les mains dans sa chevelure poisseuse. – Merde !… (Elle considéra Maissa, puis les chevaux.) Au boulot… Après de nombreux efforts, elle parvint à arracher les rênes des mains de Maissa. Elle manœuvra petit à petit la caravane vers le flanc oriental de la horde en marche. Des cavaliers jaillirent soudain de derrière un bosquet en hurlant, décochant chacun une volée de carreaux. L’un se ficha dans le bois près de la tête de Maissa tandis qu’un second éraflait légèrement l’épaule d’Aleytys. Elle bondit sur ses pieds, attacha les rênes à un taquet puis se percha sur le banc en s’accrochant fermement aux sculptures tarabiscotées. – Hé ! (Elle se pencha et agita son bras libre en une vigoureuse protestation.) L’un des lacustres abaissa son arbalète et fit signe aux autres de reculer. Il fit tourner sa monture et longea la horde, surveillant prudemment les nomades aux yeux mornes tout en se tenant à distance respectueuse. – Hé quoi ? fit-il, son jeune visage intrigué. – Arrêtez de me tirer dessus. – Et pourquoi cela ? – Je n’ai pas dit de cesser de tirer sur eux. – Qu’as-tu donc de si spécial, femme ? – Connais-tu Loahn, fils d’Arahn ? – Je le connais. – Il te dira tout sur moi, et pourquoi je suis ici. Lahela gikena. En attendant, pourriez-vous diriger ailleurs vos carreaux ? Il se rembrunit. – Dis-le-moi. Que fais-tu avec ces gens-là ? Elle se tapa le front en signe d’exaspération. – Écoute, l’ami… (Sa voix se cassa. Elle toussa et cracha.) Je n’ai pas l’intention de te raconter ma vie en hurlant. De plus, j’ignore ce que peuvent comprendre ces zombies. Contacte Loahn. Et annonce-lui que Lahela a dit : Demain soir. – Quoi ? – Tu m’as entendue. Il brandit son arbalète en un geste large, fit tourner son cheval et s’en fut au galop en lâchant un ki-yi à pleins poumons. Aleytys se rassit et récupéra les rênes. La bande de lacustres repassa à plusieurs reprises, tuant… non, massacrant… massacrant les créatures de la horde qui tombaient et étaient piétinées par les sabots des petites montures aux longs poils raides. La horde ne combattait que d’une seule manière : le nombre. Elle ignorait la technique des piqûres d’insectes : la mort était ici son but ; plus il en mourrait, plus vite ce dessein serait accompli. Au bout d’un certain temps, elle replaça les guides entre les mains raides de Maissa. Celle-ci conserva la même route. Les traits ne venaient plus les menacer. Aleytys s’appuya contre le lattis en surveillant néanmoins Maissa. – Hé, Lahela ! Elle bondit sur le banc en s’accrochant aux sculptures. – Quoi ? cria-t-elle. – Loahn a répondu : Bonne chance ! Il agita son arbalète à son adresse puis repartit au galop, décochant chaque carreau aussi vite qu’il pouvait en replacer dans son arme. – C’est gentil, marmonna Aleytys. Elle redescendit et regarda Maissa tandis que celle-ci les engageait sur une portion de terrain cahoteuse, ouvrit les mains, les contempla un instant, puis entra dans la caravane. – De la corde… il me faut un peu de corde… (Elle commença à ouvrir les tiroirs et à farfouiller parmi le fatras qu’ils contenaient.) Je sais que Kale avait de la corde. Il en a coupé un bout pour Miks… À genoux dans l’étroit espace qui séparait les deux couchettes, elle se mâchouilla la lèvre inférieure en réfléchissant. Veillant à ne pas toucher le tiroir où dormait Sharl, elle explora le panneau qui cachait la boîte vryhh et le gratta de ses doigts impatients. Cela lui coûta deux ongles cassés, mais elle finit par dégager la plaque de bois, qu’elle rangea derrière elle. Elle se redressa alors sur les talons et rejeta en arrière les cheveux collants qui tombaient sur son visage brûlant. La boîte était toujours là, froide et dure contre ses doigts. Elle explora le reste de la cavité. – Ah !… Elle sortit un morceau de corde, du sisal tressé autour d’une âme à filament unique. Un artefact étranger bien rangé hors de vue. Elle se détendit et se frotta le front, soudain mortellement fatiguée, lasse de ce monde, lasse d’essayer de faire face à toutes les nécessités qui entraient en conflit avec elle. Poussée par un vague restant de cette curiosité qui venait parfois l’agiter, elle fouilla encore dans le trou. Du métal glacé lui piqua la main. Prudemment, elle sortit l’objet. Un poignard. Dans une gaine en cuir usée. – Comment… Elle le sortit de son fourreau et posa les doigts sur le tranchant. Kale ? Maissa ? Stavver ? Elle le retourna entre ses mains. Maissa ? Pour quelle raison ? Le poignard n’était pas son arme favorite. Miks ? Il avait le sien sur soi. Pas Miks. Restait Kale. Mais il avait aussi un poignard. Aleytys se rappelait l’avoir vu le retourner sans cesse entre ses mains… Elle leva le manche à la lumière. Une minuscule gravure presque effacée. Une tête de loup. Elle pinça les lèvres. Kale. Avant que Maissa ait recouvert… Elle passa songeusement le pouce sur la petite bosse… des têtes de loups sur ses joues. Pourquoi ? Bon, seul Kale pouvait répondre à cela. Elle posa le poignard à côté des couches de Sharl et referma le tiroir. Puis elle saisit le panneau, qu’elle remit en place avec beaucoup plus de facilité qu’elle ne l’avait enlevé. Elle retourna s’asseoir à côté de Maissa. Les murs de pierre, autour de la ville dont ils se rapprochaient, étaient une masse sombre dans le ciel. Encore une demi-heure… Elle prit les rênes des mains de Maissa et les enroula autour du taquet. Les chevaux continuaient leur route, guidés par le reste de la horde. Aleytys appuya une épaule contre l’épaule de Maissa et souleva la fille. Ce corps mince enroulé autour du cou, elle entra dans la caravane en titubant. Après l’avoir allongée sur une banquette, elle lui ficela bras et jambes puis utilisa un autre bout de corde pour attacher les mains et les chevilles aux extrémités de la couche. Elle se pencha sur Maissa. – Comme ça, vous n’irez pas en ville, capitaine. (Elle hocha la tête.) Vous avez risqué de vous faire tuer, hier. Qu’aurions-nous fait, alors ? Elle tapota l’épaule de Maissa et ressortit. 11 Tout recommença. Les morts. L’incendie. Le minaret qui s’abat. Les tambours et la mélopée. Et le sommeil comateux. Aleytys se glissa hors de sa couchette et s’étira pour chasser l’ankylose née d’une position assise prolongée. Elle se pencha sur Maissa et fronça les sourcils devant les profondes et sanglantes écorchures produites par ses mouvements effrénés pour se libérer des cordes. Elle toucha les nœuds et les rides de son front se creusèrent encore plus. – Plus tard, capitaine. Quand nous serons sortis de ce pétrin. Elle alla vérifier si Sharl était bien protégé dans son cocon de couverture. L’avance allait être rude. Pas le temps de lui préparer un hamac. Cela devrait suffire. Elle referma presque complètement le tiroir. La lame bleutée du poignard attira son regard. Elle replaça l’arme dans sa gaine, puis passa une cordelette dans le fourreau et le mit en bandoulière, le cuir battant sur sa hanche. Avant de quitter la caravane, elle se tapota la tempe en souriant lorsqu’elle entendit le tintement. – Tiens-toi prêt, Cavalier. Quand ça commencera, il faudra faire vite. Un second tintement lui répondit et la fit sortir par l’arrière en riant. Elle regarda alentour. Quelques silhouettes endormies étaient affalées autour de la caravane, mais elle étaient plus rares vers l’est. Avant de se diriger vers le chariot du maître, elle scruta les collines. – Au revoir, Miks. À tout à l’heure. Le rouan au pas inconfortable tapait impatiemment des sabots. Aleytys le considéra, mi-figue mi-raisin. – Mon vieux Branle-os. (Elle poussa un soupir.) Elle le détacha et grimpa sur son dos. Elle le fit tourner et avancer lentement en direction du chariot du maître. Le grand cheval posait délicatement les pieds, évitant les corps endormis. Ils durent faire de larges détours pour éviter les endroits où les dormeurs étaient si serrés que l’animal refusait de continuer. Arrivée au chariot, elle attacha sa monture à l’un des anneaux qui pendaient à l’arrière de l’énorme véhicule. – Très bien, Cavalier, murmura-t-elle. C’est le moment d’agir. Le diadème tinta. Quand les notes furent descendues jusqu’à devenir un grognement de basse, elle sentit l’influence l’envahir une nouvelle fois. Elle se hissa sur le chariot et écarta le cercle de gardes comme s’il se fût agi de vulgaires quilles tombant au ralenti. Son corps plongea dans la tente. Le maître était assis, la tête reposant sur ses mains, les coudes sur les genoux ; le garçon assis devant lui imitait sa posture. Le shaman était penché et scrutait le visage du garçon. Les yeux noirs étincelèrent, étrécis et songeurs, dans l’esprit d’Aleytys. Il lui sembla qu’ils lui souriaient brièvement… mystérieusement… puis se concentraient à nouveau sur ce qui devait être accompli. Le corps d’Aleytys bondit en avant. Elle avait le poignard à la main. Son autre main saisit une poignée de boucles blanches et releva la tête du maître. L’arme trancha par trois fois. Puis passa au garçon. La gorge était plus fine. Bien plus fine. Elle posa la tête entre ses jambes minces. Le shaman, enfin. Il commençait à basculer lorsqu’elle le tira par les cheveux. Deux coups de poignard séparèrent la tête du tronc. Elle pivota et sortit de la tente, passant entre les gardes qui tombaient toujours, écrasant sans discrimination bois et chair. Son corps bondit du chariot sur le cheval, détacha les rênes et fit démarrer le rouan. Elle sentait croître derrière ses yeux une tension insistante. Haletant pour pouvoir respirer, elle enfonça les talons dans les flancs du rouan pour le pousser à faire fi des dormeurs. Un gémissement lui traversa le cerveau. Le grondement sourd se fit plus aigu et la tension disparut. Elle secoua la tête pour chasser de son esprit les derniers fragments de possession. Autour d’elle, les créatures se relevaient en titubant, le visage hébété. Marmonnant de façon incohérente, elles faisaient un pas dans un sens, puis un pas dans l’autre, se heurtaient, demeuraient un instant immobiles quand elles entraient en contact, repartaient en un mouvement frénétique. Aleytys obligea son rouan à parcourir au sein de la horde les cinq cents mètres qui séparaient de sa caravane le chariot du maître. Des mains tâtonnantes lui agrippaient les jambes puis la lâchaient, saisissaient la bride pour oublier aussitôt ce qu’elles faisaient, s’accrochaient au cheval, dont la vitesse en éloignait la majeure partie. Elle repoussait le reste à coups de pied. Elle bondit sur le banc de la caravane et s’empara rapidement des rênes. – Hiya ! s’écria-t-elle en agitant les guides pour faire démarrer brutalement les chevaux. Aleytys faillit tomber avant de réussir à s’asseoir. Elle hurla à l’adresse de l’équipage. La caravane bondissait, menaçant de se retourner, oscillant de manière précaire tandis qu’elle écrasait une masse confuse de créatures. Elle demeura mystérieusement sur ses roues. Le rouan courait librement derrière la caravane, la tête haute, en évitant de piétiner ses rênes. Ils s’engagèrent sur la plaine cahoteuse qui s’étendait autour de la ville, puis sur une route tortueuse et pleine d’ornières qui conduisait approximativement vers l’est. Aleytys laissa l’équipage adopter un trot rapide et parvint à regarder derrière elle. Aucun poursuivant. La ville n’était même plus en vue. Aleytys se trouvait au fond d’un pli de terrain. Pas un bruit, en dehors des grincements des roues et du martèlement des sabots. Elle vit le rouan tituber puis renâcler et lever la tête très haut, l’une des rênes arrachée. – Ahai, Madar ! (Elle tira sur les rênes, mit le frein.) Il va se briser le cou. (Le rouan caracolait à côté d’elle.) Haiyi, Branle-os, je suis une idiote. (Elle se glissa de son banc.) Si Loahn veut te récupérer, il partira à ta recherche. Elle lui frotta doucement le nez puis le gratta derrière les oreilles tandis qu’il soufflait de plaisir. Elle lui ôta son harnais et sa selle, qu’elle jeta sur le bord de la route. Avec la couverture, elle l’essuya, puis lui assena une tape sur la croupe. – Va-t’en, Branle-os. Elle remonta dans la caravane. Sharl lâchait des gémissements de frayeur. Les couvertures lui avaient évité de se blesser, mais cette rude chevauchée ne l’avait guère rassuré. Elle le prit et le tint contre elle. – Ça va, mon bébé, chuchota-t-elle. Ça va mieux ! Elle le déposa sur la banquette et le changea. Tandis qu’il restait là à agiter joyeusement bras et jambes, elle prit un batik, qu’elle noua pour le garder contre elle dans cette espèce de couffin. Puis elle se pencha sur Maissa. La femme était inconsciente, une ecchymose bleue à la tempe. Elle était pliée contre le mur, maintenue sur la couchette par ses liens. Aleytys les coupa puis lui arracha le bâillon, faisant une grimace à la vue des vilaines taches qui maculaient le poignard. Elle essuya la lame sur le batik de Maissa, en frottant très fort. Puis elle le remit dans sa gaine, toujours battant sur sa hanche. Elle sonda son pouvoir, pour le faire passer en Maissa et guérir ses blessures. Elle dut ensuite lui ouvrir la bouche de force pour pouvoir toucher la langue gonflée, mordue en plusieurs endroits. Lorsque la guérison fut terminée, elle laissa un instant son pouvoir entre ses mains, feignant d’ignorer le sentiment glacé de danger qui la parcourait, la faisant trembler. Les yeux de Maissa étaient ouverts et la fixaient. Ils ne voyaient rien, ne reconnaissaient rien. Aleytys frémit. Elle se pencha sur Maissa et lui tâta doucement la tempe. – Dors, murmura-t-elle. Dors, petit capitaine. Que tout ceci ne soit qu’un rêve quand tu te réveilleras. C’est fini. Plus de bagarre, plus de maître ! Oublie, oublie, oublie… Elle écarta les mains et rejeta le pouvoir. Le petit corps mince était détendu, la poitrine se levant et s’abaissant à un rythme lent et régulier. Son visage était paisible, les ombres noires de son âme accordées au restant de son être. Aleytys perçut cette détente et en fut satisfaite. Revenue sur le banc du conducteur, elle ôta les rênes du taquet et envoya son esprit chercher le flux vert menthe de la présence de Stavver. Elle la découvrit sans peine. Devant. Là-haut. Du pied, elle desserra le frein et fit démarrer l’attelage d’un claquement de langue. Le rouan hennit doucement et précéda la caravane. Aleytys éclata de rire, se sentant le cœur merveilleusement léger. – Très bien, Branle-os ! On part ensemble. 12 – Ça va ? Stavver la lâcha et recula en l’examinant d’un œil inquiet, fronçant les sourcils parce que la lune s’était couchée et que seules les étoiles éclairaient le coteau rocheux. – Assez bien, mais je suis heureuse de te revoir, Miks. – Ils t’ont fait du mal ? – Un peu. Mais je suis plus écœurée que blessée. (Elle frémit un peu et se rapprocha de lui, lui tendant les bras.) Quelle tuerie ! – C’est fini, Lee. (Il la serra doucement contre sa poitrine.) – Pour moi. Pour toi. (Elle sentit son cœur battre très fort contre son oreille.) Il bougea et s’écarta d’elle. – Maissa ? – Dans la caravane. Elle dort. – Elle est saine d’esprit ? – Je ne sais pas. J’ai essayé de tout lui faire oublier. J’ignore si j’ai réussi. – Ça s’est mal passé ? (Ses pieds produisirent un raclement sur la roche.) Elle a été violée ? – Oui. (Aleytys fouilla son visage.) Tu ne me l’as pas demandé. Non. (Elle tendit la main comme il revenait vers elle.) Ne t’en donne pas la peine. Oui. Le maître m’a prise. Phaa ! Je ne me sentirai plus propre tant que je n’aurai pas mariné pendant un mois dans un bain brûlant. Jamais personne ne m’avait traitée ainsi… As-tu jamais utilisé une femme, Miks ? Utilisé. C’est le seul mot qui convienne. As-tu jamais utilisé une femme, te fichant complètement de ce qu’elle ressentait ou ne ressentait pas, ne désirant nullement qu’elle soit une personne mais une commodité, qu’elle te fasse comprendre qu’elle était un être humain avec des droits, ne la désirant que d’une seule et unique manière ? Il eut un rire sec, son visage dans l’obscurité prenant un aspect cruel et indifférent qui la troubla. – Cela arrive. – Eh bien, Madar soit louée, cela ne m’était jamais arrivé auparavant et, si je peux avoir mon mot à dire, cela ne se reproduira jamais plus. – Tu n’as donc pas apprécié cette copulation. Voilà qui m’étonne. – Ne me parle pas ainsi ! (Elle se raidit, soudain furieuse.) Si tu dois laisser la jalousie conduire ta langue, Miks, garde cela pour les occasions où elle sera justifiée. – Jalousie ! Tu te flattes ! – Espèce de… (Soudain incapable de poursuivre, Aleytys gravit en voltige les marches arrière de la caravane.) Je suis épuisée. Occupe-toi des chevaux. Elle feignit d’ignorer son exclamation de colère, franchit le rideau et s’écroula sur l’une des couchettes. – Huhn ! (Elle abattit brutalement son poing sur le matelas.) Salaud ! Sharl s’agita dans son couffin et hurla sa faim. La colère la quitta aussitôt. Elle le porta à son sein et resta rêveuse tandis qu’il tétait. Lorsqu’il eut terminé, elle le borda dans son tiroir. Elle s’étendit alors sur la couchette, se sentant lasse, consciente sans vraiment les écouter des bruits qui l’entouraient. Lorsque Stavver entra dans la caravane, elle était presque endormie. Elle le sentit se pencher sur elle. – Lee, je suis un idiot. Elle cligna des paupières pesantes et lui sourit d’un air somnolent. – Oui, tout à fait. – Je ne voulais pas admettre que quelqu’un pût avoir autant de prise sur moi. – Je sais. – Est-ce que ça a été si désagréable ? – Mmmm. (Elle se débattit pour ne pas se réveiller vraiment.) Je ne veux pas m’en souvenir… – Lee… (Ses mains lui touchèrent légèrement le visage, descendirent, s’emparèrent de ses seins.) Es-tu trop fatiguée ? Nous pourrions recréer un bon souvenir. Aleytys sentit la chaleur l’envahir. Elle prit ses mains et les porta à ses lèvres. – Je ne suis pas trop fatiguée. 13 Stavver était en train de jeter des pelletées de terre sur le feu de camp. Aleytys sortit de la caravane avec un seau d’eau sale et sur le bras des couches humides. Elle accrocha les couches derrière le banc et jeta l’eau parmi les œufs en pierre du coteau abrupt. Elle laissa tomber le seau et sourit à Stavver. – Faiseur de souvenirs magiques. Il lui adressa un large sourire. – Fais revenir les chevaux, sorcière ! – Attends que j’aie fini d’étendre. – Combien de temps cela prend-il ? – Une éternité ! (Elle gloussa.) Tu ne sais pas grand chose des bébés. – Seulement comment on les fabrique. Je ne me suis jamais attardé auparavant. – Pauvre Miks. Encore un an, au moins. – Grands dieux ! Un bruit de sabots sur la route troubla la paix de matinée. Stavver bondit sur le banc du conducteur puis sur le toit de la caravane. Il y demeura un instant en équilibre puis se redressa et fixa la piste. – Qu’est-ce que c’est ? – Qui, veux-tu dire. (Il redescendit.) Ton petit ami. – Idiot ! (Elle lui envoya son coude dans les côtes.) suppose que tu veux parler de Loahn. (Elle poussa un soupir exagérément las.) – Tu as pigé. Il descendit du banc et se dirigea vers le tournant de la route. Aleytys resta là, à tambouriner des pieds contre la boîte. Loahn arrêta net sa monture, un sourire coupant presque son visage en deux. Il sauta à terre ; s’avançant joyeusement vers elle, il se jeta à genoux et se cogna la tête sur le sol devant ses jambes pendantes. Descendant à côté de lui, elle s’empara d’une touffe de cheveux, qu’elle tira sèchement. – Relève-toi, espèce de clown ! Loahn se remit sur ses pieds en lui souriant. Il se livra à une petite danse, son trop-plein d’énergie l’empêchant de rester immobile. – Lahela gikena, faiseuse de miracles, chasseuse de horde. Hi-yi, tu as réussi ! Je ne croyais pas que tu y arriverais. Mais tu l’as fait. Deux villes seulement ! – Deux villes, répéta sinistrement Aleytys. (Elle se détourna.) Si je n’avais pas perdu tant de temps… – Non, non, Lahela ! Loahn la prit entre ses bras et se lança dans une danse triomphale improvisée autour d’un Stavver silencieux. Il la lâcha pour qu’elle tombe entre les bras de ce dernier. – Deux villes seulement, Lahela. La dernière fois, nous en avons perdu vingt et la moitié de notre peuple. – Calme-toi, Loahn ! (Elle remonta sur le siège.) Je sais ce que j’ai fait. Que s’est-il passé après mon départ ? – Eh bien… mmmm… grâce à ceci et cela, je suis arrivé à rassembler un groupe d’hommes prêts à me suivre. – Ceci et cela ? – Ça ne m’a pas fait de mal d’avoir ton ombre sur mes épaules. – Et ? – Kekio nous a apporté ton message. Nous attendions pour attaquer. Nous avons attendu un peu plus. On t’a vue filer comme si tu avais le feu aux trousses. Nous sommes donc descendus sans savoir ce qui nous guettait. Ils ressemblaient à des nouveau-nés, Lahela. Nous sommes passés et repassés parmi eux. Leur esprit avait disparu. Sauf quelques-uns avec un curieux casque d’argent. Nous avons alors cessé de vouloir les combattre et leur avons accordé une mort miséricordieuse. Qui pourrait haïr de telles créatures perdues ? Et qui pourrait les laisser ainsi ? Les bûchers mortuaires brûleront longtemps autour de Wahi-Usk. – Morts ! Loahn accrocha les pouces derrière sa ceinture et se balança d’un pied sur l’autre. – La plupart des adultes. (Il lui tourna le dos et regarda la piste.) Ce n’est pas encore fini. Ils sont si nombreux. Mais… (Il se ranima.) Les enfants sortent de leur hébétude. Nous les diviserons entre nous, pour les familles qui ont perdu les leurs. Ils deviendront lacustres. Aleytys fronça les sourcils. – S’ils ont perdu des leurs, est-ce qu’ils… ne vont pas maltraiter ces enfants ? (Elle baissa les yeux sur ses mains.) Je sais ce que c’est que d’être un coucou dans un nid. Loahn parut scandalisé. – Non. Non, Lahela. Jamais de la vie ! Ces petits sont un présent des Lakoe-heai. On ne maltraite pas une bénédiction. Aleytys tapota ses genoux. – Écoute. Loahn se laissa tomber sur les talons. – Quoi, Lahela ? – Il faudrait que tu saches ce que j’ai appris de la horde. – La horde n’existe plus. – N’y a-t-il qu’une seule horde ? Loahn parut stupéfait. – Je l’ignore. – Alors, écoute. La raison pour laquelle la horde quitte le midi est la suivante : le maître de la horde se meurt. Mystérieusement, la traversée de la région des lacs et l’orgie de mort qui s’ensuit accroissent le développement physique et mental particulier qui a pour résultat un maître. Il avait rivé un regard brillant sur son visage. – Bizarre. – C’est un euphémisme. Avez-vous essayé de déceler une trame dans leurs actes ? Loahn gratta d’un doigt le sol. – Pas à ma connaissance. C’est tout tellement irrationnel. Autre chose : il est dangereux de s’approcher d’eux. Surtout quand battent les tambours. – Exact. Ils ont du courage, ces jeunes attaquants qui tirent sur la horde. – Ils ne s’attardent pas et ne s’approchent guère. Aleytys balança les pieds et cogna des talons le flanc de la caravane. – Néanmoins… Mais peu importe. Quand les tambours s’arrêtent, ils tombent sur place, profondément endormis. Le rouan leur a marché dessus et ils n’ont pas arrêté de ronfler pour autant. L’exception, ce sont les gardes du chariot. Ceux qui ont les casques argentés. Qu’est-il advenu de ces casques ? – Je ne sais pas. Ils doivent traîner quelque part. – Il vaudrait mieux les récupérer. Avec prudence. Ils ont une valeur inestimable. Du moins à l’arrivée de la horde. Les rites des tambours ont lieu avant l’entrée dans la région des lacs puis dès que le soleil se couche sur une ville pillée. (Elle fronça les sourcils et fixa d’un air morne le lointain horizon.) Cela commence toujours dès que se lève le soleil. Le sommeil dure plusieurs heures. Puis ils se relèvent et continuent d’avancer. Je ne les ai jamais vus manger. – Et alors ? – Alors, ceci : après l’arrêt des tambours, si une petite expédition se livrait à une incursion en portant ces casques, se glissait parmi les dormeurs et sautait sur les gardes, elle aurait de grandes chances de pouvoir tuer le maître et tout arrêter net. Comme je l’ai fait. Vous perdriez encore une ville. – Une ville. Ah ! Faiseuse de miracles ! – Idiot ! (Elle se frotta les genoux.) Je ne sers que les Lakoe-heai. Vous ne me devez rien. Il écarta les bras, le visage très animé. – Les Lakoe-heai. Ha ! Nos forgeurs de chansons célébreront Lahela gikena et le présent qu’elle a fait au peuple. Nos enfants et leurs enfants et leurs enfants, tant qu’il y aura des langues. Il lui prit la main et la tint contre son visage. – Loahn, je suis impressionnée par ta capacité pour les absurdités ! Puisqu’on en est à parler de langues, j’ai l’impression qu’on ouvre avec toi des écluses que des torrents d’eau… pardon, de mots, se déversent au flanc de la colline. – On dirait donc que je suis destiné à devenir un grand politicien. – Si tout ce vent permet de devenir politicien. – En connais-tu beaucoup qui n’en disposent pas en quantité ? Elle gloussa. – Ton impudence me manquera, Loahn. – Ne pourrais-je te persuader de rester ? Elle hocha la tête. – Loahn, les héros deviennent embarrassants quand l’état d’urgence est passé. Tu le sais bien. – J’ai intérêt à le savoir si je veux mener une vie paisible. (Il soupira et ne parut guère satisfait de son avenir. Il fit quelques pas.) Bon. Je chevaucherai hors des sagas pour pénétrer dans la mesquinerie de la vie quotidienne. – Les cimes des montagnes peuvent être tout aussi ennuyeuses. – Mais plus difficiles à oublier. Bonne chance dans ta quête, Lahela ! Il saisit les rênes de son cheval, bondit sur la selle en une explosion d’énergie mal contenue et commença à s’éloigner. Avant que sa monture ait accompli deux pas, il lui fit faire volte-face et revint vers Aleytys. – Qu’as-tu fait de mon cheval ? – Rien. Il m’a accompagnée. Il doit être par-là. Elle désigna un pré verdoyant derrière la caravane noire. – Où est la selle ? – Je l’ai jetée quelque part le long de la route. – Tu l’as jetée… (Loahn éclata de rire.) Jetée ! Aleytys se leva et s’étira. – Cet animal, lança-t-elle à Loahn qui s’était à nouveau éloigné. Ce cheval a un pas à rompre tous les os d’un corps ! Loahn lui fit signe. – Je sais, beugla-t-il, sa voix formant écho parmi les collines qui les encerclaient. Elle le regarda disparaître derrière une avancée de granit. Puis elle s’appuya contre le lattis, étendit les jambes et leva les yeux vers le ciel, où les rais de couleur recouvraient l’azur. – Et de trois. – Trois quoi ? Elle s’assit. – Je devais accomplir trois choses pour les Lakoe-heai. – Et ceci est la troisième. Supprimer la horde. – Comme je te l’avais dit. – Quel est donc la numéro quatre ? Sa main était chaude sur son genou. Un sourcil se haussa d’un air moqueur. – Je l’ignore. J’ai presque peur de le découvrir. Comment va Maissa ? – Elle est toujours endormie. Aleytys fronça les sourcils. – Elle était sous le charme quand j’ai tué le maître. Or tu as entendu ce qu’a dit Loahn à propos des autres. J’ai essayé de la guérir. Je ne sais pas… Merde, il y a tant de choses que je ne sais pas ! Mieux vaut la laisser dormir. – Exact. Tu es prête ? Aleytys jeta un coup d’œil au point rougeoyant du soleil. – Combien de temps avant d’arriver au vaisseau ? – Deux jours environ. (Un large sourire éclaira brièvement son visage.) Tu pourras alors prendre un bain. Elle éclata de rire. – Ay, Miks, est-ce que je te plairai encore en rousse ? (Les yeux dansants, elle se frotta l’estomac sans attendre la réponse.) Je meurs de faim. Si on mangeait quelque chose ? Le garde-manger est vide, là-dedans. – J’ai des provisions. Loahn y a veillé. (Il s’étira et bâilla.) Tu ne viens pas de manger ? – J’en ai à peine le souvenir. – Le feu est éteint, Lee. Mâche un peu de pain de voyage. Elle plissa le nez. – Très bien. Si j’y suis forcée ! Il alla chercher les chevaux. Aleytys gloussa et les appela elle-même, de telle sorte qu’ils passèrent à côté de lui en un bizarre petit galop. Ils s’arrêtèrent devant elle et s’agitèrent nerveusement, se rebellant contre les entraves qu’ils avaient aux pieds. – Ce n’est pas juste, sorcière ! Elle gloussa. – C’est vrai. – Ce n’est pas le moment de rigoler, Lee. Tu veux harnacher les tiens ? – Non. Stavver renifla et se mit en devoir de préparer l’attelage, tâche qu’il détestait chaque fois un peu plus. La matinée s’écoula dans une quiétude inhabituelle. Il leur fallait avancer lentement : le chemin n’était guère plus qu’un sentier à chèvres allant vaguement au sud pour rejoindre la route qui faisait le tour de la région des lacs. Peu avant midi, Stavver se rangea sur un bas-côté bien plat et l’attendit. – C’est l’heure de manger ? Elle examina le paysage de roches désolé, le nez plissé par le dégoût. – Tu vois ces arbres. (Il pointa le bras.) Où s’aplatit le terrain ? – Pourquoi ? – C’est là que nous retrouvons la route. Encore deux bonnes heures. Tu veux t’arrêter maintenant ou attendre d’y être arrivée ? – Maissa dort toujours. Je commence à m’inquiéter. – Tu veux t’arrêter ici ? – Non… je ne pense pas. (Elle considéra son équipage, puis le sien, tout en se mâchonnant le bout du pouce.) Cette descente fatigue les chevaux. Il leur faut du fourrage et de l’eau. – Il n’y a rien que des roches ici, Leyta. – Exact. Mais ça ne sera plus très loin. La pente continuait et les freins à friction ne cessaient de hurler. – Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Aleytys sursauta et faillit lâcher les rênes. Elle regarda derrière elle. – Tu t’es enfin réveillée ? – Évidemment, que je suis réveillée. – Eh bien, qu’as-tu à dire ? Maissa s’installa à côté d’Aleytys. Son regard examina brièvement son entourage, et notamment la caravane devant elles. – Comment nous as-tu fait échapper ? – Que te rappelles-tu ? – Pas grand-chose. C’est un peu comme un cauchemar qu’on oublie dès qu’on se réveille. C’est toi qui as aussi fait ça ? – Hmm. J’ai tué le maître de la horde et quelques autres. La horde s’est disloquée. – Sale bête ! (Maissa frémit, l’air soudain plus âgée.) Aleytys se concentra un moment sur les chevaux. La piste descendait en une série de longs lacets paresseux. – Où sommes-nous ? (Le paysage ne semblait guère inspirer Maissa.) – Presque de retour sur la route. – La route ? – Celle que nous avons empruntée pour venir. On s’y arrêtera pour manger et laisser reposer les chevaux. Après cela, il y aura encore environ une journée de route jusqu’au vaisseau. Maissa envoya un coup de pied au garde-boue. – J’en ai marre, de cette boule de merde ! Elle sombra dans un silence rageur. Aleytys se garda bien de l’en tirer et se concentra sur la descente de plus en plus abrupte. – Tu ne peux pas éviter ce foutu bruit ? (Maissa porta à ses oreilles des mains tremblantes.) – Non. (Aleytys relâcha le frein, comme le terrain redevenait plat un instant.) Si ça te gêne tant, rentre à l’intérieur. La piste recommença à plonger ; Aleytys tira sur le frein et Maissa broncha mais serra les dents, croisant les bras sous sa poitrine. A intervalles réguliers, elle jetait à Aleytys un regard de mauvais augure. Quand Stavver rangea sa caravane à l’ombre d’un bosquet, elle fut heureuse de cette halte. Sans mot dire, Maissa sauta de son siège et gagna la route, qu’elle scruta en direction de l’est. Stavver toucha l’épaule d’Aleytys. – Il y a un puits, par-là. Je vois que la belle au bois donnant vient de se réveiller. – La belle ! Et elle est d’humeur égale à elle-même. (Elle soupira et s’appuya contre lui.) Tu lui fais confiance, Miks ? Il lui caressa lentement le cou, les yeux posés sur le mince ruban sur la route. – A-t-on le choix ? – Je suppose que non. – Nous dormirons à tour de rôle. (Il rit puis lui embrassa les cheveux.) On prendra une semaine de repos sur I!kwasset. J’y ai des amis. – Si nous y arrivons. – On y parviendra. Si elle ne perd pas la boule avant. Elle poussa un soupir. – Je suis lasse de toutes ces intrigues compliquées. Retournons un moment à des choses plus simples. Comme d’abreuver une troupe de chevaux assoiffés. 14 Maissa frappa de la main le tronc. Le revêtement de camouflage commença à s’écailler et se ratatina jusqu’à ce que le vaisseau scintille d’un or soyeux sous le soleil orange. Aleytys le vit apparaître avec soulagement, en même temps qu’un certain trac. Elle était lasse d’attendre la dernière tâche. Elle avait interrogé les herbes par trois fois. Rien, pas le moindre signe. La tension lui nouait l’estomac alors même que le vaisseau était prêt à les emporter. Que devait-elle encore accomplir ? Maissa lança un appel impatient ; elle rapprocha la caravane des arbres et l’arrêta à côté du vaisseau. Stavver arrêta l’autre à côté de la sienne. – Je ne peux pas y croire. Il eut un sourire. – Aide-moi à détacher les chevaux. Maissa sortit de l’astronef. Elle feignit de les ignorer et gravit les marches de la caravane. Aleytys descendit. – Commence, Miks. Je ressors dans une minute. Avec Sharl. Dans la caravane, Maissa était à genoux et se débattait avec le panneau. Le tiroir de Sharl était fermé, étouffant ses cris de colère et de panique. Aleytys fronça les sourcils, puis poussa un soupir, ouvrit le tiroir et en sortit le bébé qui pleurait. Maissa était ce qu’elle était. Inutile de s’attendre à ce qu’elle change. Les cris de Sharl s’apaisèrent. Aleytys prit un couvre-pied et sortit. Elle plia la couverture de façon à former un nid douillet et allongea Sharl à l’intérieur en rabattant un coin sur son petit corps. – Dors, mon petit… Elle lui caressa la joue, puis alla aider Stavver à enlever le harnais des chevaux. – Stavver ! Entre un peu ici ! Maissa avait tiré le rideau et se tenait à la porte, irradiant une énergie explosive. Le panneau avait été rejeté sur l’une des banquettes. Maissa sauta sur l’autre et croisa les jambes sous son corps. Du pouce, elle désigna la cavité. – Je n’arrive pas à la bouger. Essaie. Stavver s’agenouilla. – Difficile de trouver une prise. Maissa haussa les épaules puis tourna la tête et foudroya Aleytys du regard. – Je ne t’ai pas appelée ! Aleytys haussa les épaules. Elle s’appuya contre le chambranle et regarda Stavver tirer sur la boîte. Il parvint à en sortir un angle dans l’espace séparant les couchettes, mais tous ses efforts ultérieurs demeurèrent vains. – Il va falloir la vider, fit remarquer Aleytys. Maissa se rembrunit. – Je ne veux pas. Stavver renifla. – Alors déplace ce machin. – Ah, Seigneur ! Si seulement j’avais un homme ! – Ou un singe. Décide-toi. – Sortez, tous les deux. (Maissa glissa de la couchette pour se placer entre Stavver et la boîte.) Je vous appellerai quand j’aurai besoin de vous. Aleytys descendit les marches en silence. Elle regarda Stavver et ouvrit la bouche. Il secoua la tête et la conduisit sous les arbres. – Tu as raison, Leyta. Elle a retrouvé toutes ses charmantes dispositions. (Il s’assit et s’appuya contre un tronc d’arbre.) Viens ici. Aleytys se laissa tomber contre lui. – Tu discutes trop avec elle, Miks. – Elle me connaît, Leyta. Je fais donc de la corde raide avec elle. Trop d’indépendance et elle me tire dessus par rancune. Trop peu, et elle me tire dessus par méfiance. – Ahai, Madar ! Combien de temps avant I!kwasset ? – Trois semaines. (Sa bouche arbora un petit sourire en biais.) – Ouille ! – Une fois à bord de son vaisseau, Maissa est sur son territoire. Elle se calme quand on est dans l’espace. Aleytys observait les chevaux, qui paissaient maintenant entre eux et la caravane. – L’espoir fait vivre. – Réfléchis, Leyta. Tu l’as vue, quand on est arrivés. Aleytys poussa un soupir. – Elle a subi de rudes épreuves. – Oublie-la un instant. (Il l’écarta de son épaule et la tourna pour pouvoir regarder son visage.) Reste avec moi, Lee. – Miks… – Ne bondis pas. Réfléchis un peu avant de répondre. Elle posa les mains sur ses bras. – Je voudrais. Non… (Elle l’arrêta et hocha la tête.) Me suivrais-tu ? Un tic agita la commissure de ses lèvres. – Où ? – Sur Vrithian. Je crois qu’il me faut m’y rendre. Pour Sharl. Et aussi pour moi. – C’est là ta condition ? – Non. (Elle baissa les yeux.) – Eh bien, Lee, j’ai toujours souhaité voir Vrithian. Après ça, je te montrerai… Il l’attira contre sa poitrine, lui caressant le dos tandis qu’elle frissonnait, riant et pleurant tout à la fois. – Stavver ! – Merde ! Aleytys gloussa, la gorge humide, puis bondit sur ses pieds. – Notre maître nous appelle. Stavver grogna. Avec une lenteur délibérée, il redressa toute sa longueur osseuse, son visage étroit figé en une pesanteur renfrognée. – Stavver, arrive ici ! Toi aussi, sorcière ! Aleytys s’essuya les yeux et le suivit jusqu’à la caravane où les attendait Maissa. – Entrez et videz tout. Je vais descendre le treuil pour que l’on puisse monter la boîte quand vous l’aurez suffisamment vidée. (Elle jeta un regard méprisant au corps mince de Stavver.) Hurle si tu as besoin d’aide. D’un pas rapide, elle regagna le vaisseau. – Les trois semaines qui viennent seront très longues, grommela Aleytys. Stavver s’agenouilla à côté de la boîte. – Laisse tomber, Leyta ! Elle ne peut plus nous faire de mal. (Il prit les deux sacs puis les passa à Aleytys.) Mets les pierres là-dedans, ça sera plus facile à porter. Aleytys hocha la tête. Lorsque la boîte fut vide, Stavver la fit basculer et put la sortir de son trou. Avec l’aide d’Aleytys, il la descendit de la caravane et l’installa sous le treuil, dont le câble descendait lentement. Aleytys se redressa en gémissant. – Mon dos. Il ne sera jamais plus le même. Miks, je n’étais PAS destinée à devenir un mulet. – Allez, viens. (Stavver retournait vers la caravane.) On a un autre chargement à porter. – S’amuser. Je croyais que voler serait une aventure. D’après ce que je vois, c’est un boulot crevant. Il lui adressa un large sourire. – Rien de magique dans le vol, Leyta. Lorsqu’ils ressortirent du chariot avec les sacs, Maissa attendait à côté du câble du treuil. – Dépêchez ! lança-t-elle. Je veux fiche le camp d’ici. Kale apparut hors de l’ombre des arbres. – Restez calmes, dit-il. Derrière lui, d’autres Lamarchiens se glissèrent hors de l’ombre, tels des félins à la poursuite d’une proie, arbalètes armées et pointées, les pointes vicieuses des carreaux scintillant au soleil. Aleytys l’observait fixement. La subtile impression de désarroi et de rage difficilement contrôlée l’avait abandonné. Il rayonnait maintenant de fierté et de confiance en soi. Ce qui l’avait rendu amer, puéril, spectateur plutôt qu’acteur, avait maintenant totalement disparu… Comment ? Elle vit alors que ses faux tatouages avaient été effacés. Les loups souriaient sur son visage, bondissaient le long de ses bras, remontaient sur sa poitrine. Son arbalète était négligemment pointée sur le petit groupe : la menace réelle était le fait de ses compagnons. – Écartez-vous de cette boîte, capitaine. Je vois que les armes qu’elle contient vous intéressent. Maissa le foudroya du regard. Un instant, Aleytys craignit qu’elle n’ignorât son avertissement. Kale pointa son arbalète. – Je sais très bien me servir de ceci, Maissa. Tu n’es pas assez rapide pour éviter un de mes carreaux. Maissa était en équilibre sur les orteils, les muscles tendus, prête à bondir. Son regard passa sur le visage de Kale, la pointe de son trait, le visage sévère des hommes qui se tenaient derrière lui, puis sur Stavver et Aleytys. Elle comprit leur répugnance à agir, soupira, se détendit et s’appuya contre un aileron de l’astronef. – Gikena. – Quoi ? – Nous pourrions t’emmener. Si tu le désires. – Si je ne le désire pas ? – Nous pourrions t’emmener de force. As-tu le choix ? – Oui. (Aleytys hocha la tête en direction de Maissa.) Vous ne pouvez me contrôler de la même manière. As-tu oublié ? (Elle sourit.) Sois prudent, Kale. Toujours détendu et se sentant maître de la situation, il hocha la tête. – Tu as reçu quatre tâches à accomplir, gikena. – Je ne te l’ai jamais dit. – Mon père le sait. Trois ont été réalisées. Ceci est la quatrième. Les Lakoe-heai t’ont utilisée, Aleytys. Pour ramener à son peuple l’me-en-vol. – Ce poaku ? (Elle jeta un coup d’œil aux sacs.) Il hocha la tête. – Capitaine. (Comme Maissa refusait de le regarder, il répéta :) Capitaine. Viens ici. Tu es sur mon sol natal. C’est moi qui donne les ordres. Pas comme sur ta passerelle. – Non ! – Viens. Ou meurs ! Maissa se redressa en considérant avec un intense étonnement son visage froid et vigoureux, se demandant où il puisait cette force. La folie qu’Aleytys redoutait en Maissa poussait celle-ci à une action violente, mais son instinct rusé acceptait les exigences du monde réel. Obéissant à Kale, elle recula contre un arbre et tendit les bras derrière elle. Le plus jeune des gardes anonymes fit le tour de l’arbre et lui attacha les mains par-derrière avec une prompte efficacité. Kale indiqua ensuite Stavver. – À toi, maintenant. (Il eut un large sourire.) Ce hua-hua, là-bas. Un homme de haute taille a besoin d’un grand arbre. Le garçon lia les mains de Stavver puis se posta derrière le tronc suivant. – À toi, maintenant, gikena. Doucement. Tu vois ? Il s’écarta. Un homme aux cheveux blancs tenait dans un bras un ballot formé d’un couvre-pied, l’autre main tenant un poignard pointé sur le cou du bébé. Sharl. Dans cette agitation, elle l’avait oublié. – Je crois que même toi tu ne pourrais arrêter cette lame, gikena. Aleytys recula contre l’arbre et sentit les mains lisses du garçon se déplacer sur ses poignets. – Et maintenant ? L’homme aux cheveux blancs vint déposer à ses pieds Sharl, et celui-ci se mit à sucer tranquillement son pouce. Kale abaissa son arbalète. – Mon frère a fait un nœud différent pour toi, gikena. Avec quelques efforts, tu parviendras à te libérer. N’essayez pas de nous suivre. Nous serons dispersés et tout le monde se tournera contre vous. Un homme seul est difficile à découvrir à la surface d’une planète. J’aurai appris cela de mes voyages. Les yeux noirs de Maissa brûlaient au milieu d’une pâleur mortelle. Elle demeurait muette. Aleytys tira doucement sur les cordes qui la maintenaient prisonnière. Elles ne semblaient pas avoir de mou. Elle abandonna pour l’instant. – Tu n’avais pas l’intention de m’emmener ? – Cela me plairait. (Son regard parcourut lentement son corps, puis il hocha la tête.) J’ai trop bien vu ce dont tu es capable. Tu serais une compagne peu confortable pour un homme ordinaire. La voix rauque de Maissa la poignarda. – Fais donc quelque chose, sorcière ! – Quoi ? J’accepte toute idée exploitable. Un grognement hideux sortit de la gorge de Maissa tandis qu’elle s’agitait follement dans ses liens. Kale éclata de rire et s’éloigna. Il s’agenouilla près des sacs de poaku. – Makuakane, l’me-en-vol est l’un de ceux-ci. L’honneur te revient, mon père. Prends l’me. Il recula et dans un silence respectueux alla s’agenouiller, l’arbalète devant lui, la crosse fixée dans le sol. Les trois autres vinrent s’agenouiller à côté de lui. Aleytys remarqua alors que le vieillard était une version plus âgée de Kale, alors que les autres n’avaient qu’un air de famille. Elle réalisa alors à quel point elle savait peu de chose de cette civilisation. Elle s’imaginait toujours que ce n’était qu’une portion inconnue de Jaydugar, alors que la caractérisaient de gigantesques différences. Le vieil homme commença à vider lentement le premier sac. Il passait les poaku à l’un de ses fils, qui les remballait précautionneusement, avec révérence. Le premier sac fut enfin vide. Aleytys perçut une impatience croissante, sauf chez Kale. Les rayons obliques brillèrent alors le long de la pierre ambre et rousse. Les mains du vieillard tremblaient. – me-en-vol. Tu es revenue. Tenant la pierre à bout de bras, il se redressa lentement. Il s’inclina devant Kale, ôta une main de sur le poaku et la posa sur la tête de Kale. – Ma bénédiction, Kale, tu as rendu l’honneur au clan du Loup. – Ces pierres m’appartiennent ! hurla Maissa. Le vieillard éclata de rire. – Absurde, femme ! Kale posa la main sur le bras de son père et attira son regard. – Makuakane, là d’où vient celle-ci les femmes tiennent une place différente. Elle ne comprend pas ce qu’elle devrait être. Maissa le foudroya du regard et se mit à jurer en une douzaine de langues différentes tandis qu’elle tirait vainement sur ses liens. Kale lui jeta un regard puis s’approcha d’Aleytys tandis que ses frères harnachaient les chevaux et embarquaient les pierres. – Je voudrais que tu comprennes, Aleytys. – Quelle différence cela fera-t-il ? Elle vit la sueur perler à son front. Son regard la quitta et se posa sur Maissa qui continuait de lâcher des obscénités, sur Stavver, froid et silencieux, puis revint sur elle. – Près de mille ans d’histoire, Aleytys. Gikena. Tout cela est ancré dans notre tête. D’ailleurs… (Il hésita.) J’éprouve du respect pour toi, Aleytys. – Du respect ! – Si tu ne peux accepter cela, disons que tu me plais bien. Ou disons que nous partageons un goût pour ce qui est vivant. – Très bien. Une brise s’aventura parmi les arbres et vint rabattre sur le visage d’Aleytys une grosse mèche de cheveux. Elle plissa le nez et essaya de rejeter sa chevelure en arrière. Il s’en chargea en coinçant la mèche rebelle derrière son oreille puis se laissa tomber en tailleur devant elle. – Tu ignores beaucoup de choses à propos de Lamarchos. – J’en ai pris conscience il y a quelques minutes. Il arracha des brins d’herbe, qu’il se mit à mâchouiller. – Les gikena sont rares. Et elles restent à l’écart du cours normal de la vie. (Il leva la tête et lui sourit.) Tu sais quelle est la place des femmes, ici ? – Je sais que je ne pourrais demeurer sur cette planète. – J’en doute. (Il hocha la tête, puis jeta les restes de fibre verte sur les orteils poussiéreux d’Aleytys.) Mieux vaut que tu partes. Je te vois déjà en train de transformer notre vie paisible en luttes perpétuelles. (La sueur recommençait à couler à côté de ses pattes d’oie marquées.) J’ignore comment… mais peu importe. Les femmes gardent les autels familiaux mais les hommes servent les poaku et veillent sur les sanctuaires des Lakoe-heai. Comme mon père. Surtout les grands, les pierres sacrées. Il fixa l’obscurité sous les arbres, y distinguant des souvenirs qui le mettaient mal à l’aise. – Les grands poaku. Ils demeurent dans leurs sanctuaires, possèdent leurs propres terres, leurs propres clans, qui les servent. me-en-vol était servie par le clan du Loup. Le fondement même de notre vie était de servir cette pierre, de nous occuper des dons, des terres et des chevaux qui lui étaient liés. En retour, la pierre servait de médiatrice entre le chef du clan et les Lakoe-heai. Je me rappelle des occasions où elle a guéri, des occasions où elle bourdonnait doucement dans la grande salle, tissant de vastes toiles de pouvoir que seul mon père savait déchiffrer. Le clan du Loup l’a servie des années et des années, pendant des siècles. Nous ne possédions rien et avions l’usufruit de tout, ainsi que des poaku pour acheter des lames pour nos saignées. Aleytys vit que ses frères l’attendaient. Kale devint silencieux, comme s’il eût répugné à la quitter. – Tes frères sont prêts, dit-elle. – Ils peuvent attendre. (Il rumina en considérant l’obscurité.) Mon père avait un frère plus jeune. Il est devenu… Les vaisseaux karkesh lui ont jeté un sort. Il a imploré le Kapuna… (Il indiqua de la tête le vieillard, en train d’introduire l’me-en-vol dans un sachet spécial brodé.) Il voulait de quoi monter à bord d’un vaisseau et partir dans les étoiles. (Kale éclata de rire.) Ce serait un euphémisme, de dire que mon père ne l’a pas compris. D’ailleurs, nous ne possédions rien. Tout appartient au poaku. Aussi… (Kale redevint silencieux, rejeta la tête en arrière et considéra dans le ciel les rais de couleur.) Je me demande… – Tu te demandes quoi ? – Si j’arriverais à reprendre cette vie. (Il haussa les épaules.) Il a volé l’Ame-en-vol et a pu partir. C’était il y a vingt ans. J’étais un gamin, le fils aîné. Lorsque la pierre a disparu, nous avons évidemment été bannis. Chassés du service auprès des pierres ; les terres et les chevaux ont été confiés à d’autres mains. Obligés de gagner notre vie dans un coin reculé du pays. Pas de poaku pour nos fils, pas de dot pour nos filles. « Mon père m’a envoyé à la poursuite du voleur pour lui faire payer par le sang le tort qu’il nous avait causé. (Un sourire sinistre tordit sa bouche.) Je ne l’ai jamais retrouvé. Cet idiot a dû se faire dévorer par quelque requin. J’ai erré d’un monde à l’autre jusqu’à ce que je tombe sur Maissa. Sachant ce qu’elle était, l’idée m’est venue de me servir d’elle pour libérer l’me-en-vol et la ramener à sa place. (Il se hissa sur ses pieds.) Dès le début, j’avais prévu ceci. (Il commença à aller et venir devant elle.) Je ne te connaissais pas encore. (Il haussa les épaules.) Tout est accompli. La malédiction a été levée. Aleytys poussa un soupir, la colère l’ayant quittée au fur et à mesure ses explications. Il fut troublé par son silence. – Aleytys ? – Je suis navrée. – Navrée ? – Je vois que tu me ressembles beaucoup, Kale. (Elle hocha la tête en direction des chevaux chargés.) Tu as une grande quantité de ce que les tiens considèrent comme des richesses. Prends quelques-uns de ces poaku et évade-toi de ce monde-piège. Il hocha la tête. – Je ne puis le faire. (Il lui toucha doucement la joue.) Si tu n’étais pas si dangereuse, je te garderais à mes côtés pour m’adapter plus facilement. – Prévois une porte de sortie, Kale. Stavver m’avait donné ce conseil et je respecte son astuce. Je ne pourrais retourner auprès des miens. Même s’ils m’acceptaient, au lieu d’essayer de m’attacher à un poteau pour me brûler. (Elle soupira.) Ton père fait grise mine. Il tendit la main derrière le tronc et tira sur le bout de corde. – J’ai détendu le nœud. Ne tire pas dessus. Essaie de saisir les extrémités. Il lui adressa encore une caresse puis rejoignit sa monture. Il ne put résister au besoin de provoquer Maissa. Une expression cruelle revint se peindre sur son visage de prédateur. – Même tes instruments ne pourront nous retrouver, capitaine ! Bon voyage et merci pour ton aide… Les arbres oscillèrent, comme tremblait la terre. Maissa haleta et jeta un coup d’œil au vaisseau qui se balançait dangereusement, menaçant de basculer sur le flanc. Kale eut un rire de joie sauvage. – Notre monde est impatient de vous voir partir ! Il fit tourner bride à son cheval et disparut parmi les arbres avec les autres. – Tourne-toi, que je voie tes mains et les nœuds, fit la voix absurdement calme de Stavver. Elle éclata d’un rire hystérique. Au bout d’une demi-heure, elle parvint à se libérer. Elle s’écarta de l’arbre en se frottant les poignets. – J’ai l’impression d’être une vieille arthritique. (La terre trembla et la fit chanceler.) Vite ! fit-elle en se précipitant vers Stavver. – Sers-toi du poignard, idiote ! – Ay-mi, quelle tête de linotte ! – Attention, j’ai besoin de tous mes doigts. Elle gloussa et se calma pour couper les cordes avec efficacité. Tandis qu’elle s’occupait de Maissa, il se dirigea vers la boîte vryhh et récupéra tout ce qui lui appartenait, qu’il fourra dans sa large ceinture. Quand Maissa fut libre, Aleytys prit son bébé paisiblement endormi et la suivit vers le vaisseau. Arrivée au bas de l’échelle, Maissa regarda sans expression dans la direction où avaient disparu Kale et sa famille. Puis elle se frotta lentement les mains et grimpa. Une minute plus tard, le câble se tendait et le treuil hissait la boîte avec ce qui restait de son contenu. Aleytys se rapprocha de Stavver et glissa son bras libre autour de sa taille pour le serrer contre elle. – J’ai peine à croire que c’est terminé. (Elle le sentit se raidir. Sa voix avait une étrange sonorité.) Regarde. À travers les amas de bactéries, descendait une sphère grise en assez piteux état ; elle s’arrêta à une centaine de mètres du vaisseau de Maissa. – Les Limiers ! (Aleytys s’accrocha à Stavver, ses genoux la trahissant.) Pourquoi n’en ai-je pas rêvé, alors qu’ils étaient si près ? – À l’échelle, Lee. (Il la poussa vers le premier échelon.) File ! Sur l’écran de la passerelle, ils virent la sphère se poser après avoir fait apparaître deux paires de patins d’atterrissage. Aleytys se mâchouillait le pouce, le front plissé. – Tu ne peux pas décoller ? Maissa hocha la tête. Son ongle cliqueta sur un cadran. – Champ amortisseur. Il vide les moteurs de leur énergie. Et ici… (Le doigt courut à la surface de la console.) Des tenailles… des tracteurs… cela suffirait à coincer un vaisseau de guerre. – Alors il me faut appeler à l’aide. Les sourcils de Maissa se levèrent. – Ouvre-moi le sas. – Pourquoi ? – Si je peux faire trembler la terre sous leurs patins, pourras-tu empêcher ton vaisseau de basculer ? (Elle considéra la sphère de mauvais augure.) Et cela suffira-t-il ? Maissa éclata de rire, ses yeux dansant dans son visage basané. – Cela devrait les secouer suffisamment, ces salauds ! (Toujours souriante, elle tapota l’un des petits carrés allumés.) Bouge ton cul, ma vieille. Fais un peu travailler tes petits amis. Aleytys se tenait au pied de l’échelle, le corps dénudé, les bras tendus en avant. – Vous ! lança-t-elle en exprimant sa colère, son mépris, ses exigences. Vous êtes mes débiteurs. Secouez ce vaisseau jusqu’à ce qu’il bascule, et nous serons quittes. Le tonnerre lui répondit sans conviction. Elle rassembla sa colère et la leur jeta, aussi brûlante qu’une boule de feu du ciel. – PAYEZ ! Vous m’avez appelée votre sœur, naguère ! La terre gémit sous elle et le tonnerre gronda encore. Elle perçut un acquiescement, accordé à contrecœur. – Bien ! Elle rompit le contact avec la terre et remonta l’échelle. Maissa se retourna lorsqu’elle entra sur la passerelle en rajustant son batik. – Alors ? – Attends. (Elle s’approcha de l’écran.) Regarde. Ils virent le vaisseau RMoahl osciller en cercles de plus en plus larges tandis que le sol se dérobait sous ses patins. Maissa était occupée à maintenir son propre appareil en équilibre. Elle gloussa en voyant la sphère peiner de plus en plus. – Ils ont attendu trop longtemps. Ah… ah… ah… ! Une fissure s’ouvrit sous l’un des patins, qu’elle engloutit. Le vaisseau RMoahl bascula et s’affala lourdement sur le flanc. Maissa chassa Aleytys de la console. – Allongez-vous. Accrochez-vous. Tous les deux. On eût dit que la seule force de la volonté de Maissa les faisait décoller. Le petit appareil traversa le champ de sondes invisibles et se glissa entre les vaisseaux-piques karkesh venus enquêter sur l’arrivée du limier qui avait déclenché toutes les alarmes de la planète. Puis il atteignit la zone de conversion. Après que celle-ci eut été effectuée, Maissa pivota et s’étira avec une grâce sensuelle, adressant un éclatant sourire à Stavver et Aleytys. – Je crois avoir juré de vous emmener où vous le désiriez. I!kwasset, n’est-ce pas ? Elle haussa les sourcils à l’adresse de Stavver. Il se releva et le sourire qu’il arbora égalait celui de Maissa. Lui aussi était revenu dans son univers. Aleytys les regarda rejeter Lamarchos comme s’il se fût agi d’une étouffante couverture, prenant eux-mêmes de l’ampleur comme si les moteurs du vaisseau les avaient propulsés avec la même énergie. Un instant oubliée, Aleytys alla contempler l’écran, la danse des étoiles dans le champ noir, cette beauté nettoyant en elle toutes les blessures. Puis elle se détourna. – Sharl est probablement mouillé et affamé. Et j’ai besoin d’un bon bain. Ah, Madar, un bon bain ! Stavver rit et passa la main dans sa chevelure. – Je te préfère en rousse, Lee. Viens. On enlèvera la teinture en même temps que la crasse. ÉPILOGUE Aleytys se réveilla lentement, une douleur sourde derrière les yeux. Elle était allongée sur le sol… Elle s’inquiéta un instant de cette bizarrerie ; mais, comme réfléchir lui faisait mal, elle abandonna. Elle s’assit précautionneusement puis s’appuya contre la cloison en frottant ses yeux très fort avec la paume de la main. La douleur battit en retraite. Elle regarda autour d’elle d’un air morne. Les murs étaient roses. Le plafond, le plancher… roses. Capitonnés, donnant l’impression d’une chair souple sous une peau ferme. Il manquait à la pièce un quatrième côté. Elle se trouvait dans une boîte capitonnée renversée sur le côté, et dont le couvercle avait été enlevé. Pourquoi cela était-il si… familier… pourquoi ?… – Madar ! Elle glissa les mains sur sa peau fine et sensible. Je rêve, songea-t-elle. C’est encore ce fichu rêve. Depuis que j’ai atteint la puberté. Je me réveille nue… Elle se considéra à nouveau. Nue. Dans une chambre rose. Oh, Seigneur, il faut que je me réveille ! Tremblante et hésitante, elle rampa jusqu’au mur et parvint à se remettre sur ses pieds. Réveille-toi, réveille-toi, réveilletoiréveilletoi… Elle martela le mur. Il céda comme une éponge, mais avec un bruit sourd. Un bruit sourd ? – Ahai ! Ce n’est pas un rêve ! (Ses yeux s’ouvrirent brutalement.) Maissa ! s’écria-t-elle. Ses genoux cédèrent et elle alla rebondir sur le plancher. Un rire jaillit en éclats brutaux. – Tu ne peux me mentir, Maissa ! Ay-mi, quelle idiote je fais ! Je n’ai plus confiance en toi, maintenant, Maissa. Je ne te donnerai plus l’occasion de me faire du mal. Quelle rigolade… Je l’aurai bien mérité ! Prudemment, la main appuyée au mur pour garder l’équilibre, elle se dirigea vers le couloir afin de donner un sens à tout cela. Elle se heurta à quelque chose de dur et de transparent. Elle s’écroula de nouveau. Quand le vertige eut cessé, elle explora avec méfiance la surface dure et transparente qui lui barrait la route. Le temps passa. Peut-être dormit-elle. Elle ne savait trop. – Lee ! Elle leva la tête. Stavver se tenait à l’extérieur. Sa voix lui parvenait comme si rien ne les eût séparés, ajoutant à son trouble. – Miks ! (Elle se redressa d’un bond.) Où suis-je ? Que s’est-il passé ? (Elle plaqua les mains contre la cloison transparente.) Qu’est-ce qui me retient ici ? Qu’est-ce que je fais ici ? Que… – Chut, Lee. Calme-toi et écoute. – Me calmer ? (Elle écarta éperdument les cheveux roux qui envahissaient son visage.) Fais-moi sortir d’ici ! Il passa une main nerveuse sur son visage. Il était redevenu lui-même, grand et mince, une touffe de cheveux blancs tombant sur ses pâles yeux bleu-gris. Elle apercevait les veines azurées qui palpitaient à ses tempes et sillonnaient ses mains fines. – Aleytys, ferme-la et écoute-moi. Elle prit longuement son souffle et le laissa lentement s’échapper. – Si tu me donnais quelques réponses ? La douleur était revenue la tarauder derrière les yeux. Stavver regarda nerveusement par-dessus son épaule. – Leyta, j’ai acheté quelques minutes pour être avec toi. Le vieux I!kuk prend les oboloi là où ils se trouvent. Écoute. Tu es dans l’enclos à esclaves d’I!kwasset. – L’enclos à esclaves ! – Ne m’interromps pas. Maissa m’a eu. Alors que j’étais descendu chercher… peu importe… elle t’a droguée, t’a apportée ici et t’a vendue en prétendant que tu lui devais le prix d’une traversée. Quand je suis revenu, le vaisseau était parti. Aleytys déglutit, une peur nouvelle née en elle. Elle ouvrit la bouche, mais les mots se bloquèrent en boule dans sa gorge. Elle s’humecta les lèvres. – Sharl ? Il se frotta le front. – Elle l’a emporté, marmonna-t-il. Je suis désolé, Lee. – Miks… – Il ira bien, Leyta. C’est ton fils. Elle croisa les bras sur sa poitrine. – Fais-moi sortir d’ici. – Aucun moyen, Leyta. – Tu es le meilleur voleur qui soit. – Aucun moyen de sortir quelqu’un de ces enclos. Il lui sourit avec lassitude. Elle vit perler de la sueur sur son front, ce qui était chez lui quelque chose de rare. – Ne crois-tu pas que je t’aurais déjà tirée de là si c’était possible ? – L’aurais-tu vraiment fait ? Il plaqua ses mains contre la paroi transparente. – Écoute, Aleytys. J’y suis forcé. Tu me tiens. Mais, si je ne peux te sortir d’ici, une fois que tu auras été vendue ce sera différent. – Tu es bien entré. Tu ne peux pas soudoyer quelqu’un, par exemple ? – Avec quoi ? (Il haussa les épaules.) Les gardes n’acceptent pas de pots-de-vin. Ils se feraient écorcher vifs. Et ce n’est pas une façon de parler, Leyta. Elle frémit. – Que va-t-il m’arriver ? – Tu vas être mise à l’encan et vendue. – Tu ne pourrais pas… – Aucun moyen. (Il regarda encore par-dessus son épaule.) L’heure est bientôt venue. Je ne peux pas te faire évader, Leyta. Et je ne peux pas te racheter. Pas au prix qu’ils vont proposer. Non. Après que tu auras été vendue, ce sera différent. Aucun propriétaire ne peut exercer une surveillance aussi stricte qu’ici. Je viendrai te chercher. – Non. – Quoi ? – Pas tout de suite, Miks. – Qu’y a-t-il encore ? Elle perçut dans sa voix quelque chose de glacé, comme s’il eût senti qu’elle allait lui demander quelque chose qu’il ne voulait pas faire. – D’accord, je sais que ce n’est pas juste. Mais je n’ai pas le choix. J’espère que tu as raison en ce qui concerne ce qui te pousse à rester avec moi. Je vais t’utiliser si je le puis, Miks. (Elle se tordit les mains.) Oh, Madar, il le faut ! Miks, pars à la poursuite de Maissa. Si tu m’aimes, Miks, au nom de tout ce que nous avons partagé, enlève-lui Sharl. Il recula de deux pas. Il souffrait visiblement de la contrainte qu’elle lui imposait. – Arrête ! La bouche pincée, elle attendit. Il ferma les yeux. Elle vit les muscles se détendre sur le visage et le cou. – Très bien, Aleytys, tu as gagné. Je partirai à sa poursuite et récupérerai ton fils. Elle s’écroula contre la cloison transparente. – Je suis navrée, Miks. (Elle poussa un soupir.) Je suppose qu’après cela tu ne voudras plus de moi. – Aleytys, dit-il lentement, je suis un égoïste. – Et moi, Miks ? Moi qui t’utilise ainsi. Mais il faut que Sharl soit arraché à cette abomination. Tu me plais, Miks, mais tu es un homme. Sharl… tu connais Maissa. Je voudrais ne pas avoir à faire cela. Il passa la main sur la cloison à la hauteur de sa joue, comme s’il l’eût caressée. – Je pourrais te promettre n’importe quoi, tu sais. Rien que pour ôter cette contrainte. Elle eut un sourire las. – C’est un risque que je prends. – J’ai comme l’impression qu’il n’y a guère de risque. Que, si je partais de mon côté, la douleur reviendrait.. – Je ne sais pas. Il eut un petit rire moqueur. – Miks Stavver. Chevalier errant. Risible ! Je te le jure, Aleytys. Je retrouverai ton fils. (Il se rembrunit.) Si je reviens te chercher, vivras-tu avec moi ? – Oui. – Avant de me lancer dans cette aventure, il faudra trouver un endroit tranquille pour le bébé. Qui est son père, et où est-il ? – Il s’appelle Vajd. Il est sur Jaydugar dans un vadi… une vallée des montagnes qui s’appelle Kard. Demande le chanteur de rêves aveugle. Un garde au visage sombre tapa sur l’épaule de Stavver et désigna la porte d’un signe de tête. – Je connais ce fichu monde, dit-il rapidement. Je te retrouverai, Lee. – Miks… Il lui adressa un signe de la main et s’engagea nerveusement dans le couloir, laissant le garde loin derrière lui avant de disparaître. Aleytys resta un long moment appuyée contre la cloison transparente, à fixer les ténèbres du couloir. Les jours suivants passèrent comme en un rêve. Quelque chose dans la nourriture… dans l’air… faisait que tout lui était indifférent… lui ôtait toute volonté et faisait s’écouler le temps à toute allure. Une image… une salle d’émail blanc et d’acier inoxydable… douleur… paroles entremêlées… vite… avant qu’elle sorte de cette brume… pris suffisamment de ? ? ?… un mot qui ne lui disait rien… abrutir un ? ? ?… aucun terme de référence… l’étouffoir psi… disque d’argent… le faire entrer… un contact glacé dans le dos… le noir… sentiment d’oppression… des femmes qui s’occupent de son corps mou et indifférent… de l’huile pour le corps… de l’huile pour les cheveux… les cals doucement gommés… un massage… comme si elle portait une casquette terrifiante… une terreur sous-jacente… étouffée par la drogue. Elle se réveilla soudain, l’esprit clair et vif. Elle se mit sur ses pieds et arpenta impatiemment sa cellule, une brûlante colère dominant une peur glaciale. Elle avait du mal à réfléchir, les images tendaient à se fragmenter. Des bribes de souvenirs lui revenaient en vrac. Elle se regarda et se trouva considérablement changée. Jamais elle n’avait été aussi belle. Le corps doux et lisse, les ongles soignés, les cheveux souples et luisants, la rigidité de ses muscles mystérieusement disparue. Elle toucha son visage. – Une marchandise. Astiquée pour briller au maximum. (Elle éclata d’un rire sinistre.) Quelqu’un va avoir une surprise ! À l’extérieur de sa cellule, une créature bizarre se racla la gorge. Aleytys s’approcha de la cloison transparente. Il était assis sur un disque volant empli d’un fluide rougeâtre. D’énormes yeux dorés cernés de cils sans cesse agités. Un bec de perroquet. Un corps bulbeux en forme de poire. Quatre tentacules partant du tronc, à un empan en dessous du bec. – Je suis I!kuk. Son bec claqua quand il parla ; la voix était aiguë, rêche, dépourvue d’inflexion. Les yeux dorés scintillèrent quand elle s’imagina pouvoir renverser le disque et s’enfuir, si on la laissait sortir. Il agita un tentacule. Un garde muni d’une petite matraque noire apparut dans son champ de vision. – Cette matraque est un neurostimulant. Il peut provoquer une douleur si forte que tu auras l’impression de ne pas pouvoir y survivre. Ce genre de châtiment est conçu pour ne laisser aucune trace sur notre marchandise. – Je vois. Les cils entrèrent en convulsion, manifestant son approbation devant le bon sens d’Aleytys. – Lorsque le champ de forces sera éteint, tu sortiras, sans songer à t’échapper. Tu n’en récolterais que souffrance. Nul ne peut s’évader des enclos à esclaves. Autre chose : j’ai implanté dans ton dos un inhibiteur psi. C’est fort dommage, mais tu es beaucoup trop dangereuse. Méfie-toi. Cet appareil n’est pas aussi précis que je le désirerais. Si tu le déclenches, tu risques de perturber tes pensées conscientes et ton esprit, en même temps que tes facultés parapsychologiques. – Tu es très astucieux ! Elle dut faire appel à tout son orgueil pour ne pas s’écrouler devant lui. Il lui semblait important de ne pas perdre la face. – Évidemment. L’étrange créature accepta son ironie comme un compliment et se rengorgea même quelque peu. Avec un petit bourdonnement, le disque s’éloigna et disparut. Elle entendit sa voix dans le lointain. – Le champ est éteint. Entre dans le couloir. Elle avança la main. La cloison transparente avait disparu. Lorsqu’ils sortirent du labyrinthe, Aleytys cligna les yeux sous le soleil rouge qui lui rappela Horli. Elle éprouva une soudaine nostalgie. I!kuk la poussa jusqu’au centre d’une place de marché et la fit grimper sur un bloc apparemment en pierre noire, puis il rétablit le champ de forces, qui l’enferma dans un impénétrable cube transparent. Elle dominait les têtes d’une incroyable variété de créatures qui passaient avec morgue devant la marchandise à l’encan, lui rappelant sinistrement les maquignons qui venaient au vadi Raqsidan au printemps. Elle se rappela son père. Un frisson de haine glaciale étreignit son estomac en le revoyant… l’Azdar en train de palper les jambes d’un poulain, d’ouvrir la bouche d’une jument pour en examiner les dents. Certes, ils ne pouvaient la toucher… mais leurs regards… ils la jaugeaient… commentaient en des dizaines de langages la qualité de ses attributs… écoutaient le boniment qui se déversait dès qu’on s’arrêtait devant elle… Et le sang lui montait aussitôt au visage… parfois elle avait l’impression de ne plus pouvoir respirer… parfois elle avait envie de se recroqueviller sur elle-même… ou de s’attaquer au champ de forces et de tous les exterminer… La rage en elle était si forte qu’elle menaçait de la faire exploser… I!kuk arriva et fit demi-tour, montant et descendant sur son disque devant le billot d’Aleytys. Il était accompagné d’un client sans doute privilégié. Haut de plus de deux mètres… un corps long et étroit aux bras très longs… avec deux coudes… de longues et maigres jambes qui devaient aussi avoir deux genoux… un mince visage austère… d’énormes yeux noirs… aux facettes multiples… un peu comme ceux d’un insecte… de courtes antennes se terminant par des boutons rougeâtres… une tunique brillante en tissu velouté écarlate… Un rideau rouge enveloppa le champ de forces, lui cachant sa vision de la place du marché. Aleytys se laissa tomber à genoux, son orgueil ne la soutenant plus maintenant que nul ne pouvait plus la voir. – Vendue ! marmonna-t-elle. (Elle posa la tête sur les genoux.) Comme une vulgaire pièce de viande. Elle entendit du bruit et se redressa. L’arrière de la boîte s’ouvrit. I!kuk et l’être aux yeux globuleux la regardèrent descendre par une rampe inclinée, hésitante et se sentant bizarre. – Présente-moi, I!kuk. La voix de la créature était grave et musicale. Les cils papillonnèrent autour des yeux d’ambre, soulignant la désapprobation d’I!kuk, mais il fit reculer son disque et dit : – Aleytys, je te présente le kipu Anesh d’Irsud. * * * [1] Référence à Mary Howitt, l’Araignée et la mouche. [2] Shakespeare. Henry V. IV. 3 (NDT)