PROLOGUE Aleytys leva la tête. Debout dans l’entrée de sa cabine-cellule à bord du vaisseau, la kipu la regarda fixement un instant, avant de s’écarter pour laisser passer une autre nayid dont la tunique en velours blanc froufrouta contre le métal nu. Un barreau noir qui avance. Une piqûre au bras. Les yeux noirs lenticulaires la quittent. La tunique blanche disparaît tandis que la brume provoquée par la drogue la réduit à l’insensibilité. Elle lutte, mais l’inhibiteur psi entre en jeu et la fracasse en mille morceaux… Des yeux à facettes brillèrent au-dessus d’elle. Deux nayid, vagues, floues, se tortillant comme des objets aperçus à travers une surface aquatique. — Elle sort de la drogue. (Des antennes rouges s’agitèrent avec irritation.) Tu avais dit, je crois, qu’elle la maintiendrait inconsciente jusqu’à ce que nous ayons atterri sur Irsud. — Rab’kipu. (La nayid vêtue de blanc tripotait un court barreau noir.) C’est ce qui aurait dû se passer. C’est ce que nous avait dit I!kuk : nous devions utiliser cette drogue-là. — Il a dit que c’est une guérisseuse. L’inhibiteur psi est censé supprimer ses talents. S’est-il également trompé à cet égard ? — Non. Tout indique qu’elle ne peut utiliser ses talents psi. (Ses antennes courtes à bout émoussé oscillèrent d’un air hésitant.) À moins qu’elle soit incroyablement puissante ou… (Le docteur haussa les épaules.) Je fais confiance à nos instruments. — Hunh ! Rendors-la. — C’est dangereux. — Est-ce que ça la tuera ? — Non. Mais cela risque de consumer sa cervelle. La kipu se détourna. — Je me fiche de sa cervelle. Ce n’est pas pour cela que nous l’avons achetée. 1 Descendant en une spirale de plus en plus large à travers la confusion ténébreuse qui virevoltait en flocons de neige souillés, sa conscience papillonnait vers un point de lumière, le froid heurtant deux jambes et deux bras qui s’écartaient d’un torse nu frissonnant sur le métal nu. Aleytys ouvrit les yeux. Un visage étroit aux yeux ronds d’insecte, grands comme des soucoupes, la survolaient indistinctement, reflétant son corps comme deux douzaines de miroirs noirs octogonaux. Avec un renâclement de colère, Aleytys se débattit contre la force nerveuse des mains à six doigts des gardiennes. Futile réaction pour se libérer, qui fit monter à ses yeux des larmes acides de frustration, bataille haletante et gémissante contre une force qui rendait absurdes tous ses muscles. Elle arqua son corps en une ultime convulsion, puis retomba sur la table métallique en retroussant les babines devant le visage quelque peu ironique qui attendait froidement qu’elle s’épuise. La nayid revint la contempler de plus près. — Bel exercice en matière de futilité ! La voix chaude et grave recelait un insupportable ton de suffisance. Haletant d’impuissance, furieuse comme un tars pris au filet, Aleytys foudroya du regard le visage délicat de la kipu, emplie du désir de détruire ce masque. Sur le métal froid, ses mains devinrent des griffes, les ongles claquèrent sèchement sur l’acier. — Insecte ! lâcha-t-elle ; puis elle cracha au visage de la nayid. La kipu recula sans un mot et tendit une main. Une nayid en alerte se hâta de fourrer un carré de tissu entre les doigts impérieux. La kipu s’essuya le visage et laissa tomber le tissu sans le regarder, avec une arrogance qui glaça le sang d’Aleytys. Aleytys secoua la tête, et rendue plus prudente rejeta sa chevelure rousse. Sa respiration se ralentit ; elle prit brusquement conscience de la brume qui obscurcissait son esprit. Elle secoua encore la tête pour essayer de la chasser. Les antennes de la nayid s’agitèrent et un léger empourprement teinta brièvement ses joues parcheminées. Elle regarda rapidement Aleytys, puis son regard s’écarta, refusant de s’attarder sur sa prisonnière. Elle s’adressa à une autre nayid qui n’était pas dans le champ de vision d’Aleytys et lui demanda brutalement : — L’inhibiteur psi ? — Il fonctionne, rab’kipu. La voix froide et monotone sembla apaiser les émotions inégales de la kipu. Son visage redevint lisse, le petit sourire dédaigneux releva ses lèvres minces, ses mains se rejoignirent et se frottèrent doucement en un chuchotement de papier. — Bien. Cette parole exsudait la satisfaction et provoqua un frisson de réaction dans le corps d’Aleytys. Les antennes oscillant sur un rythme lent qui soulignait l’arrogance renouvelée de son attitude, la kipu s’adressa à Aleytys avec douceur. — Suivant l’ardu-epesh I!kuk, ton intelligence a été mesurée et est considérée comme supérieure. (La voix se fit froide et précise.) Je suggère que tu appliques ton intelligence à la situation actuelle. Je suggère que tu cesses tes mouvements futiles, ardana. Aleytys se raidit. — Je ne suis pas une esclave. Ne me traite pas d’esclave ! — Ardana, répéta calmement la kipu. Ardana. Aleytys la regarda fixement. Au bout d’un moment, son corps se détendit. La kipu hocha légèrement la tête et les gardes laissèrent enfin la captive bouger. — Montrez-la-moi. La voix de basse rauque avait retenti derrière les rideaux diaphanes devant lesquels se tenait la kipu. Aleytys s’assit et fit passer ses jambes par-dessus le rebord de la table métallique. Un bref instant, son cerveau fut pris de vertige. Elle inhala profondément et observa avec curiosité. Les rideaux étaient accrochés à un point central du plafond par un insecte doré semblable à une abeille, aux ailes et aux pattes écartées contre le centre d’une mosaïque florale qui se recroquevillait en dessins compliqués au-dessus de leur tête. Quand la kipu écarta la gaze dentelée bleu-vert de devant l’imposant lit, Aleytys resta bouche bée devant la vieille nayid ratatinée et attifée rayonnant d’une force vive qui arrivait à dominer toute la pièce. Même l’arrogante kipu était diminuée par ce personnage décrépit allongé parmi le ridicule amas de falbalas et de dentelles. La vieille reine enfonça un coude osseux dans le tas d’oreillers et se haussa en grognant, les yeux fixés avec avidité sur Aleytys. De sa main libre semblable à une griffe, elle fit signe à la kipu de se rapprocher, ses quarante bracelets tintant comme les perles d’appel d’une putain oshanti. — Ça ? (La voix gronda dans les oreilles d’Aleytys.) Pourquoi ? (La reine s’agita, la chair flasque de son cou tremblant sous l’effet d’une paralysie due à un âge extrême.) Est-ce femelle ? — Mammifère. Une main possédant la fragile beauté d’une patte de lézard se posa en un geste fluide sur son thorax nu, la commissure des lèvres se contractant en un léger écœurement ; ses antennes oscillaient par à-coups. Avant qu’elle eût recommencé à parler, son visage délicat retrouva l’immobilité. — L’ardu-epesh I!kuk garantit sa puissance génétique… à tel point que pour la contrôler il a été forcé de lui implanter un inhibiteur psi qui annule ses talents. Oublie ce à quoi elle ressemble. L’œuf prendra les dons et abandonnera le reste. — Umph ! Les yeux ronds et noirs, grands comme des soucoupes, parcoururent longuement le corps nu d’Aleytys en une froide appréciation qui se voulait nettement insultante. Aleytys resserra son étreinte sur le bord courbe de la table et se rappela les yeux qui prenaient froidement sa mesure alors qu’elle se tenait sur un cube de force du marché aux esclaves d’I ! kwasset. Elle remua, mal à l’aise sur la surface, se demandant de quoi pouvait bien parler la kipu, avec la vague impression qu’elle n’allait pas apprécier ce qui se passerait. Elle haussa les épaules avec irritation. L’inhibiteur psi implanté sous son omoplate gauche la démangeait terriblement tandis qu’elle luttait contre le piège mental. Elle ferma les yeux pour faire disparaître les groupes mouvants de nayid et se concentra sur l’intérieur de sa tête. — Où es-tu ? (Elle précipita ces mots dans les ténèbres épaisses et confinées au fin fond de son esprit.) Je sais que tu es là. L’inhibiteur psi l’irritait de mille petites tortures, brouillard qui propulsait son esprit sur des orbites tournoyantes, ce qui l’empêchait de s’en tenir à une progression mentale logique. La concentration était un effort physique qui la laissait pantelante. — Foutre, tu n’as pas toujours été aussi timide ! Un hurlement de douleur lui fit relever brutalement la tête. Le lit était perdu dans une mer de tuniques blanches formant des cercles paniqués autour d’une nayid maigre au visage froid et digne dont la chevelure courte était parcourue de bandes grises. Quelques paroles apaisantes rétablirent l’ordre et renvoyèrent les femelles inutiles à leur poste. Quand la foule eut disparu, Aleytys vit que la vieille reine était affalée sur les oreillers, des bulles se formant à la commissure des lèvres et un filet de bave coulant sur la mâchoire flasque. Les doubles paupières ridées se révulsèrent. Elle se ratatina sous les yeux d’Aleytys. La personnalité flamboyante qui avait dominé la pièce quelques instants auparavant s’érodait en une sorte d’ultime décrépitude. Le médecin se pencha sur elle, puis leva un regard impatient sur la nayid la plus proche. En un mouvement de tunique blanche volante, la servante se hâta de rabattre les rideaux pour que la vieille puisse mourir dans l’intimité. La kipu claqua des doigts. Trois amazones au visage chevalin et vêtues de tuniques lâches rouges apparurent de derrière le lit et avancèrent vers Aleytys. Elle se glissa de la table et recula précautionneusement contre le mur. La kipu vint se placer à son côté et referma sur son épaules ses longs doigts fins. — Retourne à la table, ardana, dit-elle froidement. Les doigts étaient secs et légèrement rugueux. Aleytys sentit les articulations rudes à travers la peau. Elle recula brutalement et rejeta en arrière les cheveux qui lui étaient tombés sur le visage. La prudence éclata soudain sur son visage en une flamme de rébellion. Comme un tars en chasse, elle jeta des regards inquisiteurs dans toute la pièce, cherchant comme un animal traqué une issue impossible. Les nayid en blanc agglutinées près du lit ne s’intéressaient pas à elle ; mais elle restait à distance respectueuse de celles en rouge dont le cercle était en train de se refermer sur elle. Elles avaient la main droite serrée sur les barreaux noirs fourrés dans la large ceinture qui collait leur tunique écarlate contre leur corps allongé. Derrière ce cercle irrégulier, elle aperçut une voûte en partie dissimulée par une tapisserie bleu vert. Fuis ! lui lança son cerveau embrouillé. Fuis ! — Ardana ! — Ne m’appelle pas ainsi ! lâcha Aleytys, un instant distraite de son but. Impossible de conserver deux pensées à la fois dans la tête. Elle s’écarta de la kipu et fila vers la voûte, plongeant dans l’espace qui séparait deux gardes. De longs doigts la saisirent par les cheveux et la tirèrent sans peine. Une terrifiante preuve de force. Aleytys s’écroula à genoux, haletant, tandis que se desserrait l’étreinte sur ses cheveux, des larmes de douleur lui échappant des yeux. — Calme-toi, esclave ! Aleytys s’accroupit sur le sol et leva les yeux sur la kipu qu’elle distinguait à travers ses cheveux en bataille. — Non. Je ne veux pas être esclave. — Esclave, répéta la kipu, dont les antennes s’agitèrent légèrement. Achetée et payée. Tu gaspilles ton énergie et mon temps en t’abusant. Ta condition ne peut en fait être ni réfutée ni affirmée. Je te possède. Tu es du bétail. Si je décide de te nourrir, tu manges. Sinon, tu meurs de faim. Si je décide de te tailler en morceaux pour nourrir mes sabutim, tu deviens de la viande de boucherie. Ne me parle pas de ta vie précédente. Elle est terminée. Oublie-la. Tu es du bétail. Acheté et payé. Accepte-le. Aleytys la regarda fixement pendant un instant. Elle se leva lentement, replaçant derrière ses oreilles quelques cheveux vagabonds. L’inhibiteur psi lui chatouillait le dos, son cerveau lui donnait l’impression d’être une bouillie brûlante et sa nudité avait un caractère vulnérable difficile à ignorer. Elle ravala une colère troublante et révélatrice et s’efforça de garder les idées claires. — Jamais. Achetée ? Tu as gaspillé ton argent. — Non. En ce qui concerne ton bien-être pour l’instant, esclave… (La kipu désigna du doigt les deux gardes postées derrière Aleytys.) Reviens à cette table. Aleytys, par-dessus son épaule, jeta un coup d’œil aux visages étroits et flegmatiques. L’inhibiteur coupa son extension empathique et la rendit plus qu’aveugle. Elle refit face à la kipu. — Je pourrais vous causer des difficultés. — Amenez-la. La kipu lui tourna le dos en reportant son attention sur le lit, rejetant au même niveau qu’une piqûre d’insecte tout ce que pouvait faire Aleytys. Aleytys la regarda s’éloigner en se promettant de trouver un moyen ou un autre pour percer cette arrogance. De longs doigts froids se refermèrent sur ses bras. Aussi impuissante qu’une enfant revêche, elle se laissa pousser jusqu’à la table en métal poli. Elles se penchèrent, la soulevèrent et l’allongèrent sur la surface, puis la maintinrent immobile avec une précision et une souplesse de mouvements étonnante. Une nayid blanche prit la tête d’Aleytys et la tourna en faisant fi des muscles de son long cou. Aleytys sentit un point froid sur sa colonne vertébrale, arrondi comme l’extrémité de l’un des barreaux, puis toute sensation abandonna son corps. La panique la fit soudain crier. — C’est seulement pour arrêter la douleur. La voix de la nayid était aussi calme et précise que celle d’une machine. Et bizarrement rassurante. Car elle semblait si sûre et réaliste vis-à-vis de ce qui se passait. — Qu’est que vous faites ? chuchota Aleytys. Pourquoi… Le visage de la kipu apparut vaguement à la limite de son champ de vision. — Calme-toi, esclave, dit-elle froidement. (Elle caressa entre le pouce et l’index un cheveu vagabond d’Aleytys) Roux… (Elle laissa retomber le cheveu, recula et parla d’une voix sonore curieusement lointaine.) Tu fus achetée pour un dessein noble et élevé. Tu vivras dans le luxe, tes désirs seront pour nous des ordres jusqu’à ce que ce dessein soit accompli. Accepte-le, pour ton propre bien-être. Elle fut interrompue par une série de hurlements rauques qui s’élevèrent en un crescendo de douleur pour s’arrêter brutalement. Un mouvement attira l’attention d’Aleytys à la limite de son regard. Il lui fallut se tordre le cou pour relever la tête et regarder vers le bas de son corps. La nayid du milieu, maigre et au visage émacié, passait une éponge sur sa cuisse. Il y resta une tache bleu pâle. Elle répéta l’opération à plusieurs reprises, trempant l’éponge dans un bassin et appliquant le liquide visqueux sur la peau d’ambre pâle de la cuisse gauche d’Aleytys. Aleytys laissa retomber un instant la tête pour soulager ses muscles tremblants, puis la releva lorsqu’elle entendit un claquement de chair. La grande nayid maigre était en train d’écarter la peau de la cuisse alors que celle qui tenait le bassin l’avait vidé de son contenu et endiguait le flot de sang grâce à une gelée verte. Lorsque la peau eut été rabattue, la chirurgienne plongea plus profond, découpant franchement entre les gros muscles avant pour ouvrir une cavité de la taille d’un poing. Avec rapidité et efficacité, elle garda la cavité ouverte grâce à deux écarteurs d’aspect menaçant, puis elle resta en arrière, attendant patiemment. Le médecin à la chevelure rayée de gris s’approcha de la table, les mains en coupe autour d’une espèce d’œuf caoutchouteux, objet gris verdâtre aux bandes ocre concentriques qu’elle tenait avec révérence. Malade d’horreur, Aleytys regarda la chirurgienne au visage glacial introduire l’ovoïde dans le trou de sa cuisse. Lorsqu’il eut été installé de façon satisfaisante, elle ôta les clamps et remit la chair en place. Doucement, avec le même soin que pour l’œuf, elle rabattit la peau et passa un barreau bourdonnant sur la blessure pour la refermer. D’un mouvement souple des doigts, elle modifia le réglage du barreau qu’elle plaça contre la tempe d’Aleytys. Aleytys lâcha un halètement et plongea dans les ténèbres. 2 Elle gémit sous la douleur qui palpitait à l’arrière de son crâne, ouvrit des yeux chassieux et remua précautionneusement la tête. Tout son corps lui faisait mal au point qu’elle arriva à peine à rassembler suffisamment d’énergie pour dissiper le brouillard qui encombrait son cerveau, tandis que dans son dos l’inhibiteur déclenchait des ondes de chatouillements. Enervée, elle bougea et fit bruire les draps, petit bruit agréable qui apaisa son humeur douloureuse. Des oreillers dentelés pleins de volants compliqués ondulaient autour de sa tête. En un mouvement d’impatience, elle prit appui sur le matelas pour se redresser. Elle rejeta les draps de sur ses jambes et regarda sa cuisse avec désagrément, ses doigts suivant la fine ligne rouge entourant la bosse en train de se résorber. — Merde ! Elle pataugea jusqu’au bord du lit, écarta les rideaux diaphanes et glissa sur ses pieds, bronchant lorsque sa peau toucha les dalles glaciales. Elle tituba jusqu’au centre de la chambre et examina son entourage. Des voilages bleu-vert descendant d’un insecte apiforme se répandaient sur le plafond. Elle fit volte-face. Dans le mur le plus petit de la pièce en forme de coin, une voûte était fermée par une lourde tapisserie bleu-vert. Cette chambre. Le lit et la vieille reine. Elle revit la silhouette imposante et décrépite de l’antique nayid… Beuhhh ! Elle s’avança raidement jusqu’à la voûte et écarta la tapisserie. La garde qui se tenait de l’autre côté se plaça devant elle, sa tunique bleu-vert ondulant doucement autour de ses formes nerveuses. Lorsque Aleytys tenta de passer à côté d’elle, la garde hocha la tête et la repoussa doucement mais inexorablement dans la chambre. La tapisserie retomba entre elles en un mouvement lourdement définitif. L’inhibiteur brouillait toujours ses pensées, mais son esprit s’adaptait rapidement à ce mode de réflexion claudiquant. — Bien. (Elle frotta son estomac nauséeux.) Je dors donc dans le lit de cette sorcière. (Elle frissonna et regarda autour d’elle.) La pièce était un coin émoussé dont les longs murs étaient couverts de tapisseries ornementées suspendues par des anneaux à de longues tringles polies. En surimposition sur de jolis motifs compliqués de feuilles et de fleurs, avec des tons marron et des pointes de rose et de violet, une file de personnages masculins effectuaient des cabrioles en une folle danse érotique ; leurs formes flamboyantes explicitement sexuelles contrastaient grotesquement avec l’aspect délicat de l’arrière-plan. Aleytys examina les personnages avec intérêt et son corps s’échauffa quelque peu quand elle remarqué la similarité génitale avec les hommes de son espèce. Elle regagna l’extrémité de la pièce, derrière la tête de son lit, regardant les tapisseries par-dessus l’épaule. Lorsqu’elle eut tiré la tapisserie, elle découvrit que le mur qui était derrière était constitué d’un unique panneau de verre à la teinte légèrement bleu verdâtre, fraîche et reposante pour les yeux. À l’extérieur, elle apercevait un jardin entouré d’un mur. Une pelouse bien tondue. Un terrain aux douces ondulations. Des parterres de fleurs. Des arbres bas et fins en forme de parasol… des mimosidés… au feuillage délicatement dentelé… penchés gracieusement au-dessus d’un petit ruisseau fougueux… Elle fixa avec envie l’eau cristalline qui culbutait en cascades miniatures, dansait autour de rochers épars, passait sous la lourde branche presque horizontale d’un chêne vert noueux. Son besoin d’eau courante était presque aussi puissant que celui de manger ou de copuler. Elle tâta le verre pour trouver le moyen de sortir dans le jardin. — Hieno-nainen. Aleytys sursauta et virevolta, son attention brutalement détournée du ruisseau. Elle fit rapidement le tour du lit et s’arrêta devant une petite personne brune agenouillée, les yeux servilement baissés sur le plancher, une pile de draps et de serviettes propres posée à côté d’elle. La minuscule petite femme avait les cheveux coiffés en téléphones au-dessus des oreilles, une peau brune rosissant sur les pommettes et une robe marron grossière serrée qui accentuait sa taille fine prise dans une large ceinture aux broderies compliquées. — Aamunkoitta, hieno-nainen. Je suis la hirii désignée pour m’occuper de cet appartement. — Tu n’es pas une nayid. (Aleytys considéra les seins bien formés sous la robe.) Tu es une mammifère comme moi. Le visage brun s’empourpra. Les lèvres charnues se pincèrent un instant, puis le masque facial impassible reparut. — Je suis une hirii, hieno-nainen. Aleytys, soudain consciente de sa nudité, s’enveloppa dans un drap en dentelle qu’elle prit sur le lit. Elle me hait, songea-t-elle. Je suppose qu’elle aussi est une esclave. Je me demande… Merde ! Si seulement je pouvais… Elle tortilla les épaules tandis que la démangeaison s’intensifiait, et ses pensées virevoltèrent follement jusqu’à ce qu’elle remette son esprit au pas et se rappelle un mot. — L’appartement ? — Hieno-nainen ? — Il y a d’autres pièces, ici ? — Oui, hieno-nainen. — Hah ! (Aleytys foudroya du regard la petite femme.) Si tu t’imagines que cette stupide comédie peut m’abuser… La hirii resta bouche bée. — Hieno-nainen ? Aleytys soupira en frottant la paume d’une main qui rêvait de frapper cette agaçante petite créature. — Peu importe. Montre-moi les autres pièces. La hirii se mit gracieusement sur ses pieds. — Attends. (Aleytys releva les coins du drap qui traînait par terre.) Où puis-je trouver quelque chose à me mettre ? Sans un mot, la hirii se glissa vers l’autre côté de la pièce. Elle leva la main et écarta un pan de tapisserie, les anneaux tintant le long de la tringle en bois. Elle révéla ainsi un bout de mur percé d’une autre arche. Aleytys marcha sur un bout de drap et faillit s’étrangler au moment où la hirii passait la main sur un carré laiteux qui illumina l’autre pièce. Marmonnant avec impatience, elle saisit de nouveaux plis et s’engagea prudemment sous la voûte. Des rayonnages vides, des tringles, des patères… Les vêtements de la vieille reine avaient été emportés, hormis quelques atours informes semblables à des tentes accrochés à des patères à côté de l’arche. La hirii se glissa à côté d’elle et fronça les sourcils en voyant ces habits. Elle décrocha une masse mouvante de bleu-vert. — Il y a ceci. Elle lissa rapidement la robe et la tendit à Aleytys. — La kipu a dû faire mettre ceci pour que vous le portiez. Si vous voulez autre chose, il faudra que vous la voyiez, hieno-nainen. Aleytys poussa un soupir. Après s’être débattue quelques instants, elle réussit à faire passer par-dessus sa tête les multiples couches de soie bleu-vert miroitante ; elles redescendirent sur son corps et Aleytys put alors laisser tomber son drap par terre. Elle accrocha les broches sur ses épaules et se secoua pour que le matériau soyeux glisse jusqu’à ses chevilles. Elle se sentit immédiatement moins vulnérable et se tourna vers la hirii avec une nouvelle assurance dans les mouvements. — Les autres pièces ? La hirii baissa la tête et quitta la garde-robe. Elle alla tirer la tapisserie un peu plus loin, toucha un nouveau commutateur et attendit qu’Aleytys la rejoigne. — Cette pièce est destinée à la satisfaction de vos besoins naturels, hieno-nainen. Une énorme baignoire-piscine occupait la moitié de la salle. Aleytys cligna les yeux, puis gloussa devant un énorme trône complexe d’or guilloché incrusté de joyaux avec un repose-pieds assorti. — Mon Dieu ! fit-elle d’une voix vibrant de crainte révérencielle. Je n’ai jamais rien vu de tel. — Oui, hieno-nainen. La voix inexpressive de la hirii assombrit soudain la bonne humeur d’Aleytys. Elle considéra le petit visage impassible et poussa un soupir. La hirii baissa humblement les yeux et se dirigea vers l’autre côté de la pièce en passant derrière le grand lit près du mur en verre. — Attends. (Aleytys courut jusqu’à elle avec légèreté et s’arrêta en face de la vitre.) Les autres pièces peuvent attendre. Y a-t-il moyen de sortir d’ici ? (Elle caressa le verre et regarda avec envie le jardin ensoleillé.) — Oui, hieno-nainen. La hirii écarta encore la tapisserie et révéla une portion de vitre dotée deux carrés laiteux. Elle tapa des doigts sur le carré supérieur et recula tandis qu’un pan de verre coulissait rapidement et silencieusement vers le haut. — Pour refermer, dit-elle d’une voix atone, tapez ici deux fois. Elle désigna le carré inférieur, désormais à plus de un mètre de son bras tendu. Aleytys passa à côté d’elle pour sortir dans le jardin afin de fouler la pelouse. Le soleil était bizarrement coloré, d’un jaune d’œuf qui n’avait rien à voir avec le rouge ou le bleu, et il était solitaire dans le ciel. Elle leva les yeux, secoua la tête pour que l’air circule parmi ses cheveux. L’herbe était fraîche sous ses pieds. Elle lui semblait normale, bien qu’elle fût un peu trop vert clair. Même l’eau paraissait trop claire, plus brillante sous ce soleil jaune. Elle se sentit une nouvelle fois désorientée tandis que son corps réagissait devant les anomalies de sensations. Elle se sentait trop légère, top fraîche, trop… il lui était difficile de déceler tout ce que son corps jugeait anormal. Mais les odeurs de verdure étaient bien les mêmes… Elle ferma les yeux et s’avança encore sur la pelouse, laissant odeurs et sensations la ramener par la mémoire dans la vallée où elle avait grandi. Pendant un instant douloureux, elle sentit le parfum vif et pénétrant des horans qui poussaient au bord de la Raqsidan, entendit le grondement rieur du torrent. Elle tomba à genoux, des larmes pénibles de nostalgie coulant malgré elle le long de ses joues. Elle bondit sur ses pieds et retourna au bâtiment en courant, tendit le bras vers le haut, tapota sur le carré, reculant à la hâte tandis que le panneau redescendait. Frissonnant légèrement, elle rabattit la tapisserie sur la vitre pour faire disparaître le spectacle troublant de verdure et de jardin magnifique. La hirii n’était plus là. Le lit était fait, le drap remis en place, la taie d’oreiller d’un blanc immaculé et sans un pli. Aleytys longea le mur en sondant lugubrement la tapisserie, la bouche tordue en une courbe moqueuse tandis qu’elle étudiait un personnage mâle caracolant, à l’impressionnant organe en érection. Au bout d’une minute, elle se détourna en refoulant les souvenirs troublants qui menaçaient de la lancer sur des voies qu’elle ne pouvait suivre. Elle marcha nerveusement autour du lit, désorientée et se sentant dénuée de tout but. Elle était dévorée par un besoin primitif de faire quelque chose, n’importe quoi. L’inhibiteur lui chatouillait le dos et perturbait ses pensées, de sorte que, ne disposant d’aucun point pour fixer son attention, elle avait le vertige à force de subir les bonds erratiques de son esprit. Elle serra les poings et les lança contre le panneau vitré, criant de colère et de déconvenue, désirant blesser, frapper quelque chose, à la fois stupéfaite par la rage et l’irritation nerveuse qui réduisait son âme en charpie. Elle s’écarta de la baie vitrée et fit le tour du lit, déterminée à passer de l’autre côté de l’arche, garde ou pas garde. Le nayid assis au pied du lit lui sourit et la salua gracieusement. Aleytys fit halte et le dévisagea, incapable un long et terrible instant de réagir à cette nouvelle présence. — Parakhuzerim, dit-il calmement d’une voix plus légère, plus musicale, que celle d’une nayid. Puis-je te servir de quelque manière ? Les paroles étaient pleines de formalisme, mais, quand il se redressa, il lui sourit à nouveau et ses longues antennes duveteuses oscillèrent doucement, projetant les bleus, rouges, verts et violets des yeux qui les terminaient dans une danse irisée. — Qu’es-tu ? (Aleytys eut l’impression que sa voix était pâteuse, hésitante. Elle ferma les yeux et serra derrière le dos ses mains tremblantes.) Comment es-tu entré ici ? (Sa voix monta à ce dernier mot, frisant l’hystérie.) Elle déglutit et dit plus posément : — Est-ce que le premier venu peut entrer chez moi ? (Elle sentit un muscle tressauter au coin de sa lèvre.) — Je suis… Migru. Elle perçut la légère hésitation. Bien que les visages étrangers fussent difficiles à déchiffrer, le sursaut des antennes et l’empourprement des joues pâles lui permirent de supposer que ce nom ne lui plaisait guère. Je le comprends, songea-t-elle. S’appeler Chéri. C’est écœurant… Ah fichtre, si seulement je… L’inhibiteur se mit en branle et plongea son esprit dans une spirale de chaos. Il lui fallut un bon moment avant de recouvrer la vue. Migru releva son espèce de kilt en soie bleu-vert et attendit qu’elle dise quelque chose. — Migru, répéta-t-elle en retrouvant lentement le contrôle de son esprit et de son corps. Pourquoi… Il baissa la tête, son sourire modelant toujours la bouche admirable. — J’ai pensé que tu aurais peut-être des questions à poser lorsque tu te réveillerais. Un endroit étranger. Des événements étranges. Je savais que la kipu n’y penserait pas, aussi… (Il écarta les mains.) Aleytys porta une main à la tête. — C’est gentil. (Elle regarda vaguement autour d’elle.) Assieds-toi… oui… asseyons-nous et bavardons… bavardons… (Elle tira sur les rideaux diaphanes avec maladresse et incertitude.) Assieds-toi… (Elle se laissa tomber sur le pied du lit.) Le nayid resta un instant immobile, la bouche un moment pincée. Puis il s’approcha d’elle et s’installa sur le lit à côté d’elle. Aleytys frissonna, cette proximité éveillant en elle des émotions troublantes. Il y avait si longtemps qu’un homme ne s’était assis à son côté. Ne l’avait touchée. Ne l’avait tenue. Ne l’avait aimée… — Quelque chose ne va pas, parakhuzerim ? (Il fronça les sourcils, tendit la main pour la toucher, puis hésita, les doigts à un cheveu au-dessus de sa peau.) Es-tu malade ? Elle répondit précautionneusement en passant ses doigts tremblants sur le tissu bleu-vert qui lui couvrait les cuisses. — Ceci est la chambre de la vieille reine, n’est-ce pas ? Il étreignit chaleureusement ses mains tremblantes. — La reine est morte. Vive la reine ! — Pourquoi m’a-t-on mise dans son lit ? (Elle abandonna paisiblement sa main dans la sienne, le noyau dur et froid qu’elle avait sous le cœur fondant lentement sous ce contact sympathique.) Je ne suis pas une nayid. — Si, d’une certaine manière. (Il hésita, comme s’il répugnait à continuer.) — Je ne comprends pas. (Mais les muscles de sa cuisse gauche tressautaient péniblement.) Il lâcha sa main et suivit du doigt le tracé de la blessure. Elle sentit la chaleur de son doigt à travers la soie. — Tu es Parakhuzerim, dit-il tranquillement. La gardienne de la graine. Elle frémit. Le flot d’inquiétude extrême et sans base précise lui donna la nausée, éveillant en elle le besoin de s’enfuir. Loin et vite. — Explique-moi, dit-elle d’un ton pressant. Il hésita. Puis il mit une main en coupe sur l’un de ses seins. — Tu es mammifère. Tes petits naissent de ton corps. À ce contact inattendu, son corps réagit de manière explosive. Une légère pellicule de sueur apparut sur sa peau et une douleur, un vide l’emplit alors, puis ses paroles l’arrachèrent à son oubli. Naissent. Elle articula le mot. Naissent. Elle serra les dents, ferma les yeux. Sharl. Mon bébé. Mon fils ! Elle leva la main et la laissa retomber. Rien. Elle n’avait rien à tenir. Migru fit courir ses doigts sur son visage crispé de douleur. Sans un mot, il caressa les muscles durs et tremblants. Au bout d’une minute, il l’allongea sur le lit à son côté. Malgré son désespoir, elle sentit les doigts légers qui traçaient des lignes de chaleur sur son corps. Son corps la surprit à nouveau par sa réaction impatiente à ces caresses. Elle s’appuya contre lui, voulant lui chuchoter d’une voix pressante… S’il te plaît… s’il te plaît… s’il te plaît… Migru… j’ai besoin… Mais elle ne pouvait prononcer ces mots… Il était d’une espèce différente. Dans ce terrible et douloureux besoin de son corps résidait un embarras, une xénophobie fondamentale qui la surprenait énormément et lui paralysait la bouche. Mais Migru semblait savoir comment s’y prendre. Ses caresses se firent plus explicitement sexuelles. Aleytys ferma les yeux et laissa son corps affamé prendre les commandes. 3 Merveilleusement détendue, dérivant dans une euphorie semi-consciente, Aleytys poussa un soupir et s’étira. Une note unique tinta brièvement, son pur et délicieux qui brisa le silence de la nuit dans la chambre obscure. Surprise, Aleytys tâta sa tête, les doigts tremblants. Les minces fils métalliques du diadème ne s’étaient pas matérialisés, mais elle entendit une seconde onde sonore, à peine plus forte qu’un chuchotement. Elle abaissa la main et fixa du regard les rideaux, qu’elle devinait plus qu’elle ne les voyait. À son côté, elle entendait la douce respiration du nayid endormi. Une impulsion lui fit toucher la peau lisse de son épaule, le contact de sa chair chaude confirmant le sentiment de paix qui l’habitait. Elle ferma les yeux. — Eh bien, te revoilà, souffla-t-elle. Où étais-tu quand j’ai eu besoin de toi ? Amusement et irritation se manifestèrent également en elle. Une image se forma derrière ses yeux. Elle se retrouva en train de contempler une salle d’un blanc brillant avec des touches d’acier inoxydable. Plusieurs non-humains vêtus d’un blanc immaculé s’agitaient autour du corps nu d’une femme allongée sur le ventre, sur la surface d’une étroite table en acier. Sa peau était d’un or pâle qui semblait luire dans la lumière diffuse. Ses cheveux roux débordaient en une cascade miroitante de l’extrémité de la table. Le sophont gris et ridé souleva un tentacule caoutchouteux : un bistouri aux reflets argentés vint ouvrir la peau juste en dessous de l’omoplate gauche. Un second tentacule introduisit délicatement un petit disque dans la blessure. Brutalement, sa tête fut prise de vertige tandis que le disque venait emplir sa conscience tout entière. La scène sombra dans les ténèbres, puis se ralluma quand le disque se mit à vibrer derrière ses yeux, redevint obscure ; le disque, l’obscurité… — Oui, oui. Je comprends. Une onde rieuse lui répondit. La scène alors changea. Un tâtonnement à l’aveuglette dans le noir. Par ici. Par là. Une route tortueuse dans le noir en direction d’une lumière devinée par intuition et non pas vraiment aperçue. Un éclair brillant. Puis, enfin, la détente dans une liberté réduite. — Ah. Est-ce que tu peux m’aider, maintenant ? Une impression de haussement d’épaules mental. Une nouvelle image du disque flotta à l’avant de son esprit. Une requête. Une main lui toucha l’épaule. Elle ouvrit les yeux. La bouche pincée par l’inquiétude, les antennes oscillant doucement, Migru était penché sur elle. Elle sourit. Elle leva la main et lui caressa la joue du bout des doigts. — Ne te tracasse pas, Migru ! — Pas Migru. (Son visage se tordit d’écœurement.) Ma mère m’a donné le nom de Burash. L’autre… la vieille reine… tu comprends ? — Burash… murmura-t-elle, somnolente. Il se rallongea et se mit à la toucher à nouveau avec tendresse et affection. — L’enfance… mmmh… c’était une belle époque. Et pour toi ? Elle branla du chef. — J’avais un frère et une sœur… la plupart des nayid naissent par trois, narami. Nous étions inséparables. Comme un soleil avec deux ombres, disait ma mère. Kanuu donnait le ton. C’était une fille et avait toujours l’esprit et le corps le plus robustes. Gammal… son esprit était comme une traînée de poudre… (Il émit un soupir.) Quelque chose s’entêtait à turlupiner Aleytys tandis qu’elle écoutait, satisfaite et bien au chaud, Burash racontant son enfance. Elle alla paresseusement chercher cette pensée fuyante. — Burash ! Il s’interrompit et se hissa sur un coude. — Qu’y a-t-il ? — Tu n’as pas fini de me parler de l’œuf de la reine. — Leyta. (Sa voix était grave, ses lèvres raidies, malheureuses.) Pourquoi ne plus y penser ? — Non. Dans sa tête, elle sentit le subtil acquiescement du diadème. Elle plissa le nez en se rendant compte qu’elle avait partagé ses orgasmes avec le cavalier qui habitait l’esprit. Elle rejeta ce bref écœurement et revint à son sujet. — Il faut que je sache. Il faut que j’en sache le maximum sur cet endroit. Burash s’écarta pour s’appuyer contre la tête du lit. — Ça ne te servira à rien. — Réponds-moi. — Toi et moi, commença-t-il lentement. (Ses antennes gracieuses oscillaient doucement comme un métronome charmant.) Ta race et la mienne, nous nous ressemblons par la manière dont nous fécondons la femme. Aleytys gloussa. — Oui. Il lui tapota le nez. Ses étranges yeux gigantesques biaisaient sa perception de leur expression, de telle sorte qu’elle ne pouvait être sûre de ce qu’ils voulaient dire, mais elle se sentait protégée, au chaud. — Après l’accouplement, nos femmes suivent une autre route, continua-t-il en hésitant. Quand la femme est fertilisée… (Sa main se tendit pour se refermer sur les doigts d’Aleytys.) Elle produit des œufs, habituellement trois, et les implante dans la chair d’une source de nourriture vivante. Actuellement, il s’agit d’une race particulière d’immeru. C’est un animal à poil long aux longues cornes recourbées, gracieux et affectueux. (Il eut un sourire plein de réminiscences.) Doux et affectueux. Au début de notre existence et tant qu’espèce pensante, elle utilisait comme hôte l’homme fertiliseur. (Il lui adressa un large sourire et se pencha sur elle pour écarter des cheveux de son visage surpris.) Ce changement, inutile de le dire, a mon approbation enthousiaste. (Il gloussa.) Mets-toi sur le ventre, narami. Je vais te détendre. Elle se sentit un peu refroidie, mais lui obéit. — Continue, marmonna-t-elle, sa voix atténuée par dans l’oreiller. Il se mit à passer les mains sur son dos raidi puis attaqua ses épaules en frappant les muscles avec des séries de petits tapotements. Il se remit à parler au bout d’un moment. — La reine est différente. Je suis né sur Sep. C’est une grande île à une centaine de stades de la côté de ce pays-ci. Il y a mille ans, tous les nayids vivaient sur Sep. Elle s’agita avec impatience. — L’œuf ! — Oui. (Il eut un petit rire triste et lui tapota les fesses.) Un peu de patience, narami. Ecoute. (Il attaqua sa colonne vertébrale.) À cette époque, tout mon peuple avait changé ; hommes et femmes vivaient en toute harmonie. Hormis la reine. Elle était différente… mortelle comme chacun d’entre nous, mais, mystérieusement… (Il massa un instant la nuque et les épaules d’Aleytys.) Mystérieusement, le dernier de ses œufs était son image fidèle, les souvenirs et la personnalité intacts. — Hein ? (Elle leva la tête et resta bouche bée.) Il repoussa sa tête contre l’oreiller. — Contente-toi d’écouter, Leyta. Détends-toi et laisse tout cela couler sur toi. (Ses mains lui lissèrent le dos en mesure, l’une après l’autre.) L’œuf de la reine possède une autre particularité. Une fois implantée, la larve absorbe le potentiel génétique de son hôte, ce qui fait qu’elle possède en réalité trois parents. Aleytys cligna les yeux, ses cils caressant le tissu. — Pourquoi moi ? murmura-t-elle. Il écarta sans hâte les cheveux de son visage et son cou, touchant de ses doigts fermes et doux les mèches épaisses et brillantes. — Mon peuple s’est finalement révolté et l’a chassée de l’île, en compagnie de ses partisans les plus fanatiques. Nous ne sommes pas parvenus à lui infliger la mort qu’elle méritait, mais l’avons expulsée de l’île. Elle est venue ici, a bâti cette ville, a capturé des hirii, rencontré les gens des étoiles, et voilà où nous en sommes. Aleytys se retourna et scruta son visage. — Pourquoi moi ? — Il lui fallait une viande de premier choix. Aleytys lâcha un halètement. — Tu m’as interrogé, dit-il d’une voix crispée. Les temps sont durs pour ces salopes du fleuve ! Cette vieille garce jalouse a massacré toutes ses filles qui manifestaient un soupçon de force ou d’intelligence. Lorsqu’elle a su que l’œuf suivant serait le dernier, serait porteur de toute son essence, elle a envoyé la kipu en quête d’un hôte spécial. Et la kipu t’a trouvée. Robuste, jeune, empathe, guérisseuse, linguiste, possédant un potentiel psi presque impossible à mesurer. L’hôte parfait. Aleytys frémit. — Comment le sais-tu ? Il lui caressa la joue du doigt puis entortilla une mèche de cheveux autour de son poignet. — Un harem est une pépinière de bavardages. — Un harem ? — Les compagnons de lit de la reine, narami. Elle plissa le nez. — Comment pouvais-tu faire cela ? — Je vis comme je le dois, narami. Et il existe certaines drogues. — Et moi ? — Tu es ma joie et mon réconfort. (Il se pencha et l’embrassa légèrement, puis rabattit sur elle drap et couverture.) Tu es fatiguée. Pourquoi ne te rendors-tu pas, narami ? — Pas encore. (Elle l’attira à son côté.) Raconte-moi le reste, Burash. Il glissa le bras sous ses épaules et la tint contre lui. — Ce n’est pas une belle histoire, Leyta. Elle demeura muette. Au bout d’une minute, il reprit : — Tu as vu l’œuf. Tu les as vues introduire celui-ci dans ta jambe. Dès que l’ouverture a été refermée, l’œuf a commencé à se transformer, sous l’effet du sang et de la chaleur. En une heure, il a dispersé un million de cils dans tout ton corps, de telle sorte que le plus habile des chirurgiens ne pourrait les ôter, et il s’est dissous en une centaine de nodules dispersés parmi le réseau ainsi constitué. Il parlait très vite, prononçant les mots avec une nonchalance désespérée, comme s’il n’eût aucunement prononcé sa condamnation. — Les nodules grossissent, mais pas énormément. (Il baissa la voix et elle dut faire en effort pour le comprendre.) Les détails se développent, mais elle demeure réduite afin de ne pas gêner l’hôte. Elle agit en tant que symbiote, elle se nourrit, et en échange elle prend totalement en charge le bien-être de son hôte, cela par instinct plutôt que par décision consciente. Pendant une année… (Il s’arrêta encore et la serra très fort contre lui.) Aleytys avait de la peine à comprendre ce qu’il disait. Les paroles tombaient sur sa tête comme des gouttes de pluie, froides et paisibles. Elle nota enfin son silence. — Et au bout de cette année ? Il soupira. — Elle rassemble les cils et se reconstitue. (Il redevint silencieux, puis se mit à parler de plus en plus vite, de telle sorte que certains mots lui échappaient totalement.) Se transforme… sombre… sommeil… une semaine… change… larve… paralyse l’hôte… se libère en se nourrissant… mange énormément… consomme… chair, sang, os… double sa taille en une heure… la moitié de sa taille adulte quand… le corps de l’hôte a disparu… corps se transforme radicalement… rejette son ancienne peau… émerge… jeune reine nayid… abandonnant les habitudes instinctuelles pour la vie d’un être intelligent. Aleytys se recula et le regarda fixement, sa langue humectant ses lèvres desséchées. Il lui caressa le visage avec des doigts semblables à des ailes de papillon. — Non, narami, n’y pense pas. Je t’ai déjà dit que ça ne servirait à rien. Tu as une année, toute une année. Il n’y aura pas de douleur. Tu ne souffriras absolument pas. Il tint son corps frémissant dans ses bras tendres, passant les mains de haut en bas dans son dos jusqu’à ce que sa peau froide se réchauffe et que les muscles noués s’adoucissent. — Fais ce que tu veux, Leyta. Ne gaspille pas ton intelligence à combattre ce qui ne peut être combattu. Endors-toi, ma toute douce, endors-toi. Tu te sentiras plus forte et plus sage demain… demain. Il la tint serrée contre lui jusqu’à ce qu’elle sombre dans un sommeil pesant. 4 Aleytys traînait les pieds dans l’herbe aromatique, les yeux levés sur le soleil jaune accroché, étrange et solitaire, au-dessus du mur est du jardin. Chaque fois qu’elle voyait ce jaune blême éclabousser la pâleur du ciel bleu vert, elle était secouée par le souvenir de la distance incompréhensible qui la séparait de la haute vallée montagneuse où elle était née. Arrivée à l’antique chêne vert, elle sauta avec légèreté sur la branche basse qui s’incurvait au-dessus du ruisseau et gagna une branche secondaire. Elle s’y accrocha d’une main pour s’asseoir sur l’écorce rugueuse et laisser ses jambes pendre au-dessus de l’eau. Elle secoua sa chevelure et se délecta de la brise matinale qui glissait sur son cuir chevelu. Un coup de pied fit gonfler ses jupons en mousseline, qui redescendirent gracieusement. Sous elle, l’eau miroitait à la lumière oblique du soleil, la pénétrant de sa magie apaisante, rassurante et fortifiante. Elle s’allongea sur la branche secondaire et son corps ralentit pour lui permettre de dériver dans une brume pleine de rêves. Pour la première fois depuis des jours et des jours, son dos cessa de la démanger et le chaos artificiel quitta sa tête. Elle sentit vaguement quelque chose s’agiter derrière sa tête. — Eh bien, bonjour, murmura-t-elle. Plongée dans une tranquillité qui lui avait été accordée par l’eau, elle accepta l’avance, prête à attendre le bon plaisir de celui qui chevauchait son crâne. Après la longue et difficile collaboration sur Lamarchos, elle n’éprouvait plus devant cette possession l’horreur et la colère dont elle avait souffert quand le cavalier l’avait touchée pour la première fois. Au bout d’un moment, elle murmura encore : — Qui es-tu, toi qui partages mon corps ? La présence s’agita à nouveau. Surprise. Elle balança un pied au-dessus de l’eau. — J’étais occupée, sur Lamarchos. Pas le temps de te demander des explications. Il semblerait que je dispose désormais de loisirs considérables. Un gloussement ondoya à travers son esprit. — Qui es-tu donc ? Oui, qui es-tu ? Elle écarta quelques mèches de cheveux de devant ses yeux. Immergée dans la douceur de sa satisfaction, elle regardait passer l’eau. Un sentiment de frustration. Le disque brilla puis s’évanouit. Elle fit encore gonfler la mousseline en ronronnant de délectation devant l’embrasement rosé. — L’inhibiteur. Mmmm. Il faut que je trouve un moyen de m’en débarrasser. C’est toi qui es mon espoir de m’en défaire. Tu as entendu ce que signifie l’œuf de la reine ? Acquiescement et colère. — Parfait. Depuis que tu as grimpé à l’intérieur de ma tête, tu m’as jetée dans de beaux draps. Objection catégorique. Elle éclata de rire. — Très bien. Ce n’était pas ta faute. Les parfums du jardin l’assaillaient… suavité des fleurs… saveur brune de l’humus humide… astringence mordante de la verdure… Elle secoua les épaules contre la branche qui la soutenait, vaguement mal à l’aise. — Il faut-que je me débarrasse de ce truc. Calme acquiescement. Elle soupira et laissa la magie de l’eau emporter les émotions stridentes. Après un moment de rêve, elle ferma les yeux. — Tu as des idées ? Une image se forma dans son esprit. — Burash, chuchota-t-elle. Approbation et un soupçon d’impatience. Aleytys sourit au dais de feuilles. L’image de Burash se transforma légèrement. Il tenait un poignard à la main. Puis il s’agenouillait à côté de la silhouette nue d’une femme allongée sur le ventre dans l’herbe. Il lui ouvrait le dos et délogeait le disque de la chair à l’aide de la pointe du poignard. La femme s’asseyait, grimaçait, jetait le disque sur une roche et l’écrasait avec un caillou, un plaisir sauvage brillant sur son visage tendu. — Le ferait-il vraiment ? chuchota-t-elle. Un haussement d’épaules mental. — Je dois donc l’en persuader. (Elle fronça les sourcils.) Encore un. L’utiliser ? Comme j’ai utilisé Miks ? Quand cela finira-t-il ? Nouveau haussement d’épaules mental. — Non. Je ne veux pas. Je ne veux pas. Impatience. — Mais je le lui demanderai. Je suppose que j’y suis forcée. Mais il faudra qu’il se décide de lui-même. Acquiescement et nouvelle impatience. — Ça me fera terriblement mal. Si je me mets à me débattre, il craquera complètement. Une fois que ce truc m’aura quittée, je pourrai me guérir. Pourras-tu bloquer la douleur auparavant ? Acquiescement. — Et après cela ? — On parle toute seule ? La voix de ténor interrompit ses réflexions. Aleytys tourna la tête. Burash se tenait sur la rive sablonneuse du ruisseau en se tenant à l’arbre, si fort que ses phalanges étaient toutes blanches. — Je suis venu te dire adieu, Leyta. Aleytys se frotta le coin de la bouche tout en scrutant son visage, douloureusement consciente de n’être capable que de deviner la signification des crispations subtiles de son visage. Son esprit commença à être pris de spasmes quand elle tenta instinctivement de lire en lui. Il lui fallut contrôler ses réactions pour éviter de sombrer dans un chaos d’images et d’idées. Elle finit par en émerger. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle le vit qui se détournait lentement. — Attends. (Elle se mit rapidement sur ses pieds, en équilibre instable sur la branche qui remuait doucement.) Que veux-tu dire : adieu ? Il se retourna. Lorsqu’il la vit debout, il broncha, détourna le regard et s’appuya contre l’arbre en fixant son regard sur l’eau courante, sa poitrine agitée par des halètements. Aleytys fut intriguée et nettement troublée par cette émotion manifeste. Il finit par lui répondre : — Adieu. Ce qui signifie que je te souhaite d’être heureuse mais que je ne te reverrai plus, narami. Elle s’avança dans sa direction et faillit tomber de la branche. — De quoi parles-tu, Burash ? Il se refusait à la regarder et se concentrait sur les dessins perpétuellement changeants du flot, ses antennes oscillant follement, leurs couleurs irisées ondoyant en une succession de mouvements nerveux. Lorsqu’il parla, elle dut faire en effort pour le comprendre, en équilibre sur l’écorce râpeuse, consciente en même temps de sa texture sous ses pieds, des odeurs des plantes et du bourdonnement aigu d’insectes qu’elle ne voyait pas. Elle fut surprise de découvrir à quel point il était devenu partie d’elle-même. — La vieille reine… ses funérailles ont lieu demain… non, après-demain… elle… tout ce qu’elle préférait… mort ou vif… tout sera brûlé… là-haut. (Il hocha la tête en direction de la falaise abrupte qui s’élevait derrière l’empilement rocheux que les nayids appelaient le mahaj.) Le rituel du passage, marmonna-t-il… J’étais son favori juste avant… c’est moi qui ai fertilisé son œuf… je serai… on me droguera… on m’allongera à ses pieds… on attachera quelques hirii autour d’elle… on ne se donnera pas la peine de les droguer… eux… des vêtements… d’autres choses… ce n’est pas mon peuple… ce ne sont pas mes coutumes… je te l’ai dit. (Il serra l’arbre et leva les yeux péniblement.) Je te dis adieu, Leyta ! Elle se pencha au-dessus de lui. — Tu plaisantes ! — Je ne trouve pas ça très amusant. (Il eut un petit sourire forcé de moquerie particulière.) Ni très laudatif. C’est censé être un honneur, tu sais. (Il la regarda puis détourna encore les yeux.) Leyta, voudrais-tu descendre de là ? — Pourquoi ne montes-tu pas me rejoindre ? (Elle se redressa.) Il fait frais et c’est plus confortable qu’il n’y paraît. Il frémit. — Seigneur, non ! Rien que te regarder me fait trembler. — Madar ! (Elle prit sa mousseline et la serra contre son corps.) Ecarte-toi un peu, veux-tu ? Il frémit à nouveau et tourna le dos. Aleytys hocha la tête et bondit avec légèreté à côté de lui. Elle posa la main sur son bras et sentit les muscles tendus frissonner à son contact. — Tu as le vertige à ce point ? Il se retourna vers elle, la bouche tordue en un bref sourire de mépris de soi. — Un pas au-dessus du sol et je panique. Si on s’asseyait ? J’ai les genoux comme du coton. Ils s’installèrent sur un banc de pierre près d’une cascade miniature, un mimosidé projetant sur leurs têtes son ombre tachetée. Elle soupira et s’appuya contre son épaule, les yeux fermés, l’impression d’être à moitié revenue dans sa patrie. — Que vas-tu faire ? demanda-t-elle rêveusement. — Rien. (Il secoua la tête.) Je ne peux rien faire. Aleytys s’assit bien droit et le regarda fixement. — Voyons, dit-elle sèchement, tu ne peux pas t’enfuir ? — T’imagines-tu que je suis moins prisonnier que toi ? — Madar ! (Elle s’agita, mal à l’aise, sur le banc.) Mais… même si ce n’est pas ton peuple, du moins est-ce la même espèce que toi. Tu pourrais t’échapper, te perdre dans la ville. Tu as dit qu’il y a une ville en dehors de ces murs. N’importe quoi… ça ne vaudrait pas la peine d’être tenté ? Il haussa les épaules mais resta coi, ses énigmatiques yeux insectoïdes fixés sur ses longs pieds élégants. Elle examina son visage puis branla du chef. — Tu savais que ceci se produirait fatalement, n’est-ce pas ? Dès que la vieille sorcière est morte, tu es venu me voir. Pourquoi ? Il resta un moment silencieux, puis considéra ses mains avec tristesse. — Oui, je le savais. (Ses doigts se refermèrent en poings aux phalanges blanches.) Je me suis demandé… je me suis demandé quelle sorte de personne tu étais. Aleytys… je n’ai aucune prise sur toi, absolument aucune. Il y a eu un moment de communion… un petit rien… un échange de présents entre deux personnes lasses et solitaires. (Ses antennes étaient agitées de soubresauts.) Il n’existe aucune dette. (Il ouvrit et referma les mains. Ses antennes oscillaient désormais largement.) Premiers moments de tendresse depuis que j’ai… (Il s’interrompit encore, déglutit et se dressa.) Je suis venu te dire adieu. Je ne pouvais partir sans le faire. (Il tendit une main tremblante et toucha sa chevelure.) Aleytys s’empara de cette main. — Cela. Tout cela. Cela signifie qu’il existe un moyen et que tu ne désires pas m’en parler. (Elle l’attira à son côté.) Ecoute. Nous deux… nous sommes d’espèce différente. Je ne suis même pas de ce foutu monde. On m’a collé quelque chose dans le dos qui m’empêche… peu importe. Je suppose que nous commettons à chaque instant un million d’erreurs au sujet de ce qu’éprouve l’autre, de ce qu’il pense. Je te crois. Malgré tout cela. Tu m’entends ? Je te crois parce que j’y suis forcée. Et que je le veux. (Elle eut soudain un sourire.) Tu es venu me voir pour une raison… que tu ne m’as pas encore communiquée… et tu es resté avec moi pour une autre raison tout à fait différente. Sa bouche souple s’allongea en un sourire tremblant. — Seigneur, j’ai peur, Leyta ! D’être brûlé vif. (Il tremblait tellement que ses antennes étaient secouées comme sous l’effet d’un vent d’orage.) Mais je ne me prostituerai pas à toi. Pour l’amour de mon âme, Aleytys, crois-moi. Je n’aurais pu m’accoupler avec toi si je n’avais pu partager de plaisir avec toi. — Je te crois, répéta-t-elle doucement. Dis-moi comment te sauver. (Ses mains étaient chaudes dans celles d’Aleytys. Elle les sentait trembler.) Il se libéra et prit entre ses mains le visage d’Aleytys. — Si tu vas voir la kipu, dit-il rapidement, et que tu lui demandes de me garder, elles prendront un autre compagnon de lit de la reine pour le brûler. (Il observa son visage perdre toute expression et se détourna, puis se prit la tête entre les mains.) Je ne t’en veux pas, Leyta. (Sa voix était grave et étouffée, emplie de douleur.) Elle passa les mains d’un air éperdu dans sa chevelure. — Madar ! Quelle alternative ! Fichtre ! Que sais-je de ce monde ? Je me suis réveillée sur une table d’opération… ahai ! (Elle tira sur ses minces bretelles.) Après tout ce que j’ai traversé, finir ainsi ! Burash saisit ses doigts agités et les arrêta. Elle finit par se taire. — Il te reste quand même une année, Leyta. Elle frémit et redressa le dos. — Elle ne me conquerra pas, cette kipu. Je le jure, Burash. Elle m’a peut-être achetée, mais je ne serai jamais son esclave. Jamais ! Burash appuya sa main sur la bouche de Leyta. Il parla d’une voix étouffée qu’elle avait peine à comprendre. — Tu n’as pas une seule chance, Leyta. Même si tu t’échappes. Tu portes ta fin en toi. — Non ! (Elle bondit et se mit à arpenter le sol sablonneux qui crissait sous ses pieds.) Je le croirai quand je serai morte, dit-elle férocement. — Assieds-toi, Aleytys. — Quoi ? — Je t’ai dit de t’asseoir. Ne te bats pas contre le vide. C’est une perte de temps et d’efforts. À contrecœur, elle revint s’asseoir à son côté. — J’ai parfois l’impression que je vais exploser. Ce n’est pas juste. Qu’ai-je fait pour que tout ceci m’arrive ? (Elle se laissa aller en arrière et croisa les mains derrière la tête.) Oublions tout ça. Est-ce que tu peux trouver un poignard ? Bien pointu ? Il se raidit. — Tu ne vas pas… — Non, naram. (Elle éclata de rire.) Je ne vais pas me tuer, et tu peux être sûr que je ne vais pas essayer de me tirer de ce guêpier avec un malheureux petit stylet. Et… (Elle se toucha la cuisse du bout des doigts.) Je ne suis pas assez bête pour m’imaginer réussir à ôter ainsi mon incube. Mais j’ai quand même besoin d’un poignard. — Je verrai ce que je peux faire. — Ce n’est pas pressé. (Elle lui sourit.) Je verrai la kipu cet après-midi. Il se laissa tomber à côté d’elle, les yeux fermés, la main tremblant sur les cuisses, le corps mou. — Je me sens mal, dit-il au bout d’un instant. Elle le considéra d’un œil hésitant, se demandant si elle devait lui parler de l’opération. Le moment ne semblait pas approprié. — Parle-moi encore de ton peuple. Je suis navrée, je n’écoutais pas vraiment, hier soir. Il lissa son kilt sur ses cuisses et contempla songeusement les eaux. — Jamais je n’ai désiré venir ici. Il médita un moment, puis se laissa aller en arrière et fixa rêveusement le ciel, la voix ralentie et épaissie par les souvenirs. — Ma famille vivait dans le haut-pays parmi les pins. Nous étions bergers d’immeranu. Ma mère était renommée. Dans toute l’île, le nom de Dannana signifiait une lignée pure, une chair ferme, une longue toison soyeuse, de la vivacité et de l’intelligence. Nous vivions paisiblement mais confortablement et les acheteurs des villes arrivaient en masse en automne, et les éleveurs au début du printemps, de telle sorte que notre propriété connaissait l’agitation et l’excitation deux fois par an. Je me rappelle… « Ma mère était vigoureuse, vive. Tellement vive que sa force nous traversait tous comme le flot d’une rivière, chaude et bénéfique. Et elle était tendre, douce comme un homme, pas comme ces salopes du fleuve. Elle avait confiance eh ce qu’elle était, de telle sorte qu’elle pouvait manifester de la tendresse masculine. Mon père était doué. Ses tissages et ses patrons lui attiraient force louanges et bénéfices. Il faisait sécher lui-même le bois qu’il utilisait pour ses sculptures… que même des commerçants de la ville des étoiles venaient chercher. C’était le bon temps. J’étais heureux… « Un jour… (il frissonna) Kanuu, Gammal et moi avions sorti le troupeau des noirs. Je me rappelle que c’était juste après le poulinement et les jeunes gambadaient, se chassaient, heurtaient des objets, tombaient et se relevaient avec des attitudes geignardes et rusées dans leurs petits corps maladroits. Bien que le printemps fût neuf, il faisait assez chaud au soleil, mais le fond de l’air était frais. Les branches des pins portaient des aiguilles vert pâle et quelques coquelicots brillaient d’un orange foncé parmi l’herbe tendre qui poussait au milieu du chaume. En fermant les yeux, je revois les plus petits détails… « Kanuu vit la première les libellules et nous lança un hurlement d’avertissement. Nous courûmes sous les arbres, mais c’était déjà trop tard. (Sa bouche se durcit.) Cette salope de reine s’ennuyait encore et avait envoyé des commandos en quête de jeunes hommes à bord des libellules que lui avaient vendues les gens des étoiles. Elle haïssait toujours les habitants de Sep qui l’avaient chassée et ils tiraient profit de sa haine. Il ferma les yeux et s’appuya contre le dossier en pierre du banc. Un instant, il resta silencieux. Aleytys attendit patiemment. — Kanuu… elles l’ont abattue… m’ont attrapé… Gammal… il a engendré la dernière fille, Gapp… la vieille était irritée contre lui… à moins que ce n’eût été l’un de ces cruels caprices… elle aimait faire souffrir les gens… quelque raison idiote… elle l’a forcé à abriter l’œuf… Gapp… c’est son nom… sa fille… (Ses antennes s’abaissaient tristement et il déglutit à plusieurs reprises.) Aleytys caressa les courtes boucles à la base de sa nuque, puis passa les mains sur ses épaules en essayant de le réconforter par son contact. — Ai Burash, n’est-ce pas bizarre ? Mon monde est tellement loin d’ici que les distances perdent leur signification ; mais toi et moi… nous avons davantage de similitudes qu’avec ces… ces salopes du fleuve, comme tu dis. Je vais m’échapper d’ici. Viens avec moi. Il laissa tomber la main sur le genou d’Aleytys, la commissure de ses lèvres s’affaissant de lassitude. — J’ai passé ma vie en ce lieu, Leyta. Il n’y a pas d’issue. La kipu sait tout ce qui se passe, elle sait peut-être même ce que nous sommes en train de dire ici. Elle tient le pays environnant dans une poigne de fer. Même si tu arrivais à sortir du mahaj et de la ville, où irais-tu ? (Il saisit sa main et la retourna, la paume vers le haut.) Regarde, narami, qu’est-ce que cette main pourrait faire ? (Il passa les doigts sur sa paume d’or pâle et donna une chiquenaude à ses bouts de doigts rosés.) Douce comme une aile de papillon. Et tu veux t’attaquer à une armée ? (En hochant la tête, il referma la main en poing.) Même moi je suis plus fort. Cette main contre l’une des sabutim ? Aleytys s’étira et bâilla en libérant sa main captive. — I!kuk l’esclavagiste a passé du temps à faire en sorte que j’atteigne un bon prix. Burash, j’ai traversé par la force la moitié d’une planète, seule et enceinte. J’ai quitté ce monde et je quitterai celui-ci. Elle s’assit et tortilla les épaules, les yeux étincelants de détermination. Il secoua ses antennes en une petite danse vive. — L’une des sabutim pourrait te réduire en morceaux comme un vulgaire bout de papier humide. — Tu l’as déjà dit. (Elle se laissa aller en arrière et gratta un pli à côté du nez.) Mmm. Il faudra simplement que je me montre plus intelligente. Elle tourna la tête et examina paresseusement le jardin. De l’autre côté du ruisseau, le mahaj s’élevait, semblable à une grande ruche grise, bouchant une bonne partie du ciel. Sous son regard, une forme ovale bondit dans les airs à partir du toit plat. Elle donna un coup de coude dans les côtes de Burash. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Il leva les yeux et suivit du regard son index. — Libellule. Ils regardèrent ensemble le disque se réduire à un point noir entre deux bancs de nuages. — Tu vois combien c’est impossible ? Jusqu’où pourrais-tu aller avant que la kipu te retrouve ? (Burash donna un coup de pied dans le sable.) Il n’y a pas d’issue. Leyta. Elle étrécit les yeux en fixant le toit, un éclat songeur dans le regard. Puis elle haussa les épaules avec impatience et se retourna vers Burash. — Y a-t-il un endroit très très intime où nous puissions nous rencontrer ? 5 Aleytys écarta la tapisserie et affronta la garde. — Parakhuzerim ? La garde était un mur d’indifférence qui bouchait le passage, lance ornementale coincée contre le pied en longue diagonale devant son corps. Ce simple terme de porteuse d’œuf, effrayant dans ses implications, assena un dur coup à Aleytys, seule la voix montante à la fin se transformant en interrogation et non en simple rejet. Ravalant le flot soudain de colère et de confusion provoqué par l’inhibiteur, Aleytys rejeta la tête en arrière et braqua son regard bleu vert sur les facettes noires scintillantes qui la traversaient comme si elle eût été un fantôme dont la garde refusait de reconnaître l’existence. — Il faut que je voie la kipu, dit-elle sèchement. La nayid fit de ses lèvres minces une nodosité désapprobatrice de chair pourpre. Ses antennes oscillèrent d’avant en arrière. — Pourquoi ? — Il faut qu’elle me procure quelque chose. Elle est la seule à en être capable. — Quoi ? Aiguillonné par la colère et une déconvenue croissante, l’esprit d’Aleytys bondit pour toucher la garde, le conditionnement inconscient de toute une vie l’emportant sur la conscience de la futilité de cette tentative. Elle se débattit avec acharnement pour garder son sang-froid, la silhouette de la nayid maigre au visage chevalin se brouillant dans la féroce bataille contre l’inhibiteur qui jetait la tête d’Aleytys dans le chaos. Au bout d’un instant, elle cligna lentement les yeux. D’une voix incertaine, avec des mots lents et pâteux, elle répéta : — Je veux voir la kipu. — Pas à cette heure-ci. (La garde tendit la main pour tirer le rideau entre elles.) La kipu ne reçoit pas le public le matin. Aleytys lança le bras et arrêta le geste de la nayid. — Non. Il faut que je voie la kipu. La garde considéra Aleytys en fronçant sévèrement les sourcils. Les instants s’éternisaient. Elle finit par hocher très légèrement la tête, fit volte-face et rejoignit à grands pas le bout du couloir, ses talons claquant rapidement sur les dalles lisses bleu vert. Aleytys prit longuement son souffle, le cœur battant la chamade. Elle courut derrière la nayid, ses pieds nus formant un contrepoint frappant avec leurs flacs charnus face aux claquements secs des bottes. Le couloir se terminait brutalement par un passage en voûte sans rideau. La nayid disparut de l’autre côté. L’estomac serré par les signes avant-coureurs de la panique, Aleytys continua de courir et glissa à travers l’arche, juste à temps pour voir une botte noire cirée disparaître derrière le noyau de l’escalier. Les marches grimpaient dans un trou blanc, le plafond à un empan seulement des boutons rougeâtres qui terminaient les antennes de la nayid. Après une demi-douzaine de tournants effectués sur des marches destinées à des jambes deux fois plus longues que les siennes, Aleytys tremblait de fatigue, sa jambe gauche prise de crampes au niveau de la blessure en cours de cicatrisation. Lorsqu’elle arriva en titubant sur les dalles écarlates du premier étage, elle se mit à boiter et à souffler comme un cheval en bout de course. Elle s’appuya contre le mur et regarda lugubrement la nayid qui s’éloignait d’un pas mécanique, son grand corps raide manifestant une indifférence cosmique. Aleytys se frotta la cuisse d’un air absent pour calmer les tics nerveux de ses muscles. Avec un soupir, elle partit à la poursuite de la silhouette qui s’amenuisait. Deux gardes, de robustes amazones au visage dur portant une tunique rouge foncé, étaient postées de part et d’autre d’une voûte bouchée par une tapisserie écarlate. La garde bleu vert fit halte devant l’une d’elles, demeura raide comme un piquet et abattit le bout de sa lance sur la dalle avec un claquement sonore. Elle attendit que la plus gradée des gardes prît la parole. — L’objet de ta visite ? Les yeux glaciaux évitèrent la garde bleue pour se poser un instant sur Aleytys, qui les rejoignait en clopinant. — La Parakhuzerim désire voir la kipu. La garde rouge fronça les sourcils, ce qui eut pour effet d’acérer les angles de son visage taillé à la hache. — Tu as parlé de rendez-vous ? — Non. (Cette unique syllabe était dénuée de toute expression.) La Parakhuzerim l’a exigé. — Je vais voir. (La garde rouge écarta la tapisserie et s’engagea rapidement sous la voûte.) Aleytys jeta un coup d’œil sur le visage immobile de la garde bleue, haussa les épaules et alla s’appuyer contre le mur pour soulager un peu sa jambe tremblante. Les dessins rougeoyaient sur les carreaux blancs du mur, grimpaient au-dessus de l’arche en un motif compliqué de feuilles, de fleurs et de plantes rampantes qui revenait sur lui-même en découpures inextricables semblables à celles du fond des tapisseries de la chambre. Du bout du doigt, elle suivit une partie des dessins, puis considéra, intriguée, l’autre garde. Etrange, songea-t-elle, que des… des… créatures pareilles puissent exécuter des objets aussi délicats. La garde ressortit et tint la tapisserie écartée. — Viens, dit-elle brusquement. La kipu va te recevoir. La pièce, derrière le rideau, était un grand octogone dont les murs latéraux étaient longés de machines logées dans des bâtis métalliques gris-vert dont la froideur était interrompue par des lampes clignotantes et une rangée d’écrans à hauteur d’yeux nayid, certains révélant des rubans verts de terrain comme sous l’œil d’un épervier, d’autres, stables, l’intérieur de pièces, d’autres encore semblables à de grands yeux noirs de phosphore verdâtre. Des gardes rouges se tenaient encore assises ou debout devant les instruments, leur tunique veloutée étrangement sensuelle face aux lignes et textures dures en métal. Assemblées autour d’une table massive du côté opposé à la voûte, quelques nayids tournèrent leur regard à facettes dans la direction d’Aleytys qui s’avança alors seule, ses pieds nus claquant de plus en plus fort sur les dalles écarlates, vers cette rangée de masques d’albâtre glacé. Au centre des personnages debout, les dominant de la force froide de sa personnalité, la kipu était assise, raide, les mains reposant avec légèreté sur le bois rouge poli à l’extrême, les antennes agitées de petits soubresauts irréguliers. — Mon temps est compté. (Les doigts de la kipu tapotèrent rapidement la table. La commissure de ses lèvres s’abaissa brutalement tandis que ses yeux noirs scintillants se fixaient sur Aleytys et que ses narines se pinçaient comme irritées par une mauvaise odeur.) Eh bien ? — Je veux… (Aleytys jeta un rapide coup d’œil à la kipu.) Je veux Migru. — Migru ? (Le visage impassible de la kipu se détendit sous la surprise, éveillant une joie secrète en Aleytys.) Comment as… (Elle fronça les sourcils et se reprit.) Peu importe. Pourquoi ? (Elle ferma la bouche, puis continua lentement, ayant quelques difficultés à trouver ses mots). Nous sommes d’espèces différentes avec une évolution historiquement différente. Il n’existe aucune possibilité de fertilisation. Même… même la copulation… (Sa bouche se tordit de dégoût.) Même cela semble peu probable. L’amusement envahit en Aleytys au point qu’elle eut du mal à le dissimuler. Elle baissa timidement les yeux et dit très doucement : — Oh, non. Il me plaît. Il m’a prouvé… Elle marqua une pause prudente et coula un nouveau regard rusé en direction de la kipu. La nayid s’appuya raidement contre le haut dossier de son fauteuil en forme de trône ; ses mains se serrèrent nerveusement sur le rebord de la table tandis que son mince visage pointu prenait une expression distante, comme si elle se fût dégagée aussi bien mentalement que physiquement de tout ce qui pouvait rappeler la sexualité. Aleytys enregistra cela comme éventuellement révélateur d’une quelconque faiblesse, releva la tête pour affronter le regard de la nayid et continua à la hâte. — Il m’a prouvé qu’il est capable. Je le veux. La kipu s’agita sur son fauteuil, mal à l’aise. — Je ne peux croire… (Elle hésita puis baissa les yeux sur ses mains. Aleytys l’observa qui les pliait devant elle.) Un autre pourrait avoir le même usage. — Non ! (Aleytys se raidit, son rire disparu.) Mon peuple n’échange point d’amants comme de cartes à jouer. C’est lui que je veux et lui seul. — Non ! Le mot avait jailli de la bouche de la nayid debout à la droite de la kipu. Aleytys la considéra avec surprise, d’abord devant son interruption, puis devant la masse grotesque de l’individu. C’était la première grosse nayid qu’elle voyait, masse bouffie de chair, repoussante, écœurante. Son visage rondouillard était tordu en un renfrognement malveillant tandis que son regard passait rapidement de la kipu à Aleytys. — Le sarasipu est déjà fixé. Ses narines élégantes palpitant en un tic révélateur, la kipu feignit d’ignorer l’éclat de la grosse nayid et fixa songeusement Aleytys. — Je suppose que c’est possible. Les paupières internes s’abaissèrent un instant sur ses yeux protubérants. Elle se laissa aller en arrière, le corps à nouveau détendu, et tapota de l’ongle ses petites dents carrées. — Vous auriez dû la droguer, ainsi que je l’avais dit. (La voix rauque et irritée de la grosse nayid interrompit la méditation de la kipu.) — Belit Asshrud. Une sorte de patience lassée dans la voix de la kipu, indication du mépris qu’elle manifestait à la grosse nayid, qui frémit sous le choc. En un bref éclair d’étonnement hors de propos, Aleytys songea que cette voix… était l’une des clés de son pouvoir. Puis elle se reconcentra sur le conflit entre les deux nayid. Les antennes de la kipu s’agitaient impatiemment d’avant en arrière et disaient bien mieux que des mots combien elle jugeait inintéressants les désirs et conseils de la grosse nayid. — Ce fut décidé par le conseil. Tu sais pourquoi. J’ai expliqué pour quelle raison nous ne voulons pas la droguer. Plus d’une fois, si tu te rappelles bien. Dois-je recommencer ? Il ne devrait pas être nécessaire de te le rappeler… (Ses paroles fouettèrent le visage gonflé et engendrèrent des tics de douleur et de peur.) Une nécessaire discrétion. Un soudain gloussement strident détourna de la kipu le regard fixe d’Aleytys. Debout à gauche du fauteuil, une jeune nayid adressait un sourire malveillant à Asshrud. Elle avait un air inachevé, un visage rond gâché par une douceur sybarite. — Pourquoi ne pas mettre Lisshan à la place de Migru ? dit-elle avant de glousser à nouveau en dansant d’un pied sur l’autre avec nervosité. — Oui. La kipu pivota. Les narines frémissant légèrement tandis qu’elle refrénait sa descente aux limites de l’émotion, elle écrivit rapidement, puis arracha une feuille au bloc et la fourra dans un appareil à tampon sec. Elle abaissa le levier, retira la feuille puis la glissa à une garde rouge, plus âgée celle-ci, le visage couturé et rude, les cheveux gris courts et bouclés. — Sukall. — Im, rab’kipu ? — Apporte ceci au sacerdote Harran. — Im, rab’kipu. (Elle frappa le sol de sa lance, virevolta et s’éloigna au trot.) La kipu croisa les mains et transforma son visage en un masque d’albâtre glacial. Elle parla lentement, faisant rouler les syllabes liquides sur sa langue comme si elle les eût dégustées. — Voilà qui est fait. Migru te servira. Lisshan servira la défunte. — Non ! (Le visage d’Asshrud frémissait de douleur. Elle heurta la table en s’avançant pour affronter la kipu, faisant couiner les pieds massifs sur plusieurs centimètres.) Non. Je l’interdis. La kipu eut un sourire. Ses longs doigts reptiliens tapotèrent doucement la table, les petits ongles carrés cliquetant légèrement sur le bois dur. — Il m’appartient. (Asshrud se raidit et répéta ses paroles en tentant d’insuffler de la force à sa voix faiblarde.) Il m’appartient. Mais les flammes léchèrent en vain le calme de la kipu. Asshrud paraissait ridicule dans sa douleur tremblotante. Elle savait qu’elle paraissait ridicule, mais sa souffrance était authentique ; Aleytys éprouva un léger haut-le-cœur au fond de l’estomac et détourna le regard de cette scène. Oubliée dans cet affrontement, elle se sentit soudain navrée pour Asshrud. Se rappelant sa propre enfance troublée, elle percevait vaguement les souffrances d’une enfant grosse et gauche grandissant de manière écœurante dans un milieu où tout le monde était mince et élégant. Malgré elle, Aleytys éprouva l’impulsion d’apaiser et réconforter, mais l’inhibiteur s’en mêla. Son esprit plongea dans le désordre. Elle ferma les yeux en attendant que l’inhibiteur lui permette de porter son attention sur la scène qui se déroulait devant elle. Elle remarqua pour la première fois le nayid qui se tenait au côté d’Asshrud. –… l’a donné. Vous le savez. (Elle chercha la main de l’homme, les larmes coulant à flots sur ses joues rebondies. Elle se mit à implorer.) Ne me l’enlevez pas, rab’kipu. Je vous en prie, ne me l’enlevez pas… Mère… me l’a donné. Je vous en prie… Lisshan m’appartient. J’ai besoin de lui. Ne… (Elle s’écroula en larmes et en sanglots pitoyables de colère.) — Peux-tu me montrer l’acte de donation ? (Les narines de la kipu se gonflèrent encore et ses lèvres minces se pincèrent.) Elle t’a laissé utiliser ses services pour calmer tes jérémiades qui lui tapaient sur les nerfs. (Elle ne dégustait plus ses paroles, elle les crachait comme un fiel amer.) Asshrud déglutit et s’efforça de recouvrer son sang-froid. — Vous pourriez en prendre un autre, lâcha-t-elle. — Non, cette obsession pour l’esclave du lit de ta mère… (la kipu hésita, cherchant le mot approprié.)… me donne la nausée. Et l’exemple que tu donnes… (Son regard balaya le corps d’Asshrud.) La malheureuse nayid broncha sous le mépris dont était chargé ce regard. — Les temps sont durs, continua la kipu d’une voix glaciale. Nous devons tous sacrifier ce qui n’est point nécessaire, belit. Salut ! — Rab’kipu ? (L’une des gardes rouges qui longeaient anonymement le mur s’avança vivement vers la table.) — Emmène Lisshan et prépare-le. Du doigt, elle désigna l’homme grassouillet qui paraissait au bord de la nausée. Il essaya de battre en retraite derrière la masse d’Asshrud, puis reconnut l’inanité de toute résistance et accompagna la garde d’un air engourdi. Asshrud le suivit du regard hors de la salle, le visage marqué par l’angoisse qui la taraudait. Elle tourna vers Aleytys des yeux brûlants. — Toi… toi… je te ferai payer. — Tu t’oublies, belit. (Une mielleuse satisfaction accompagnait ces paroles.) Asshrud virevolta, fit maladroitement le tour de la table mais sembla ne pas sentir les coups qu’elle s’infligeait en la heurtant brutalement. — Et vous… pourquoi ? (Elle tendit des mains tremblotantes.) Pourquoi me dépouillez-vous sans cesse ? La kipu se recula et joignit soigneusement les mains. — Belit, dit-elle froidement, je pense que tu pourrais te reprendre si tu retournais dans tes appartements. Asshrud la regarda encore, le visage couvert d’une haine impuissante, puis elle s’écarta de la table et sortit de la pièce d’un pas cahotant et pesant. Aleytys la regarda disparaître, la pitié remontant en elle. Pas même une sortie digne, songea-t-elle. Quel sort cruel… d’être si laide, si choquante à l’œil que nul ne prenne au sérieux vos blessures les plus intimes. — Belit Gapp ! La voix sèche de la kipu interrompit la méditation d’Aleytys. Ce nom, songea-t-elle. Où l’ai-je entendu… ah ! Elle frémit. L’enfant du frère de Burash. Elle a mangé son père pour naître. Comme me le fera la vieille reine. Aleytys considéra la nayid immature et frémit encore. Gapp fit le tour de la table d’un pas joyeux, un sourire impudent sur ses traits brutaux. Elle s’arrêta à côté d’Aleytys, la regarda de haut en bas, comme un maquignon qui juge sa marchandise, puis enlaça Aleytys par les épaules et la serra très fort. — Me donnerez-vous celle-ci ? Une faveur en vaut une autre. Avec un soupir d’exaspération, la kipu se pencha en avant et contempla ce vulgaire personnage. Aleytys tenta de se dégager discrètement et trouva le temps de noter que le subtil antagonisme séparant la kipu d’Asshrud n’était point apparent désormais. La kipu manifestait même l’espèce d’affection indulgente que l’on peut éprouver envers un enfant gâté qui reste tout de même le préféré. — Belit Gapp, en tant que dernière-née, tu as un devoir. — Ouais. Elle fit pivoter Aleytys avec une force tranquille, son regard lui caressant le corps. Les doigts de Gapp descendirent nonchalamment du cou à la taille d’Aleytys, feignant d’ignorer ses discrètes tentatives pour se libérer. — Gapp ! (Le mot traversa soudain comme un fouet les préoccupations immédiates de la jeune nayid, lui faisant faire volte-face.) Lâche la Parakhuzerim. — Allons… Laisse-moi la prendre. — Gapp ! Aleytys frémit, les mains fouineuses de Gapp faisant monter dans sa gorge une nausée amère. Elle se frotta les bras d’un air absent. De retour dans ma chambre, je prendrai un bain, songea-t-elle. Je prendrai deux bains. — Emmène la Parakhuzerim et apprends-lui son rôle pour qu’elle puisse participer aux rites de demain. — Im’kipu. Gapp sourit à Aleytys. Aleytys recula encore de quelques pas et regarda rapidement autour d’elle. — Doit-elle vraiment s’en charger ? demanda-t-elle sèchement. La kipu feignit de l’ignorer. — Gapp, dit-elle laborieusement. Ecoute-moi. — Im ? — Contrôle-toi… refrène tes petites lubies. (Une nouvelle fois, le visage de la kipu manifesta son écœurement.) Si tu la touches avant les rites, je t’enverrai Sukall avec la Discipline. Est-ce bien clair ? Gapp eut une moue boudeuse. — Pourquoi ? Elle s’est accouplée avec ce Migru, c’est du moins ce qu’elle prétend. (Elle prit entre le pouce et l’index la peau et le muscle du bras d’Aleytys puis serra très fort.) Elle aimera peut-être jouer avec moi. Pourquoi pas ? — Parce que je te l’interdis. Je ne veux pas qu’elle soit marquée, Gapp, ni si énervée qu’elle ne puisse accomplir ce qui est nécessaire. Je connais tes jeux. Eh bien ? Gapp s’agita nerveusement. — Et après ? demanda-t-elle, pleine d’espoir. La kipu haussa les épaules. — Tu as promis. Je ne la toucherai pas pour l’instant ; mais rappelle-toi, tu me l’as promise. (Elle adressa à Aleytys un sourire humide.) Attends un peu, ma douce, nous allons passer de bons moments. — Toi, maintenant, Parakhuzerim. Comme l’inhibiteur était encore en train de lui mélanger les idées, Aleytys mit un certain temps à comprendre et répondre. Elle hocha la tête maladroitement. — Je ne veux pas te revoir. Pas en ce lieu. Tu as compris ? — Si j’ai besoin de quoi que ce soit ? La kipu haussa les épaules. — Dis-le à la garde. — Oui, kipu. Aleytys avait parlé avec le respect et la soumission appropriés. Mais, derrière le dos, elle serra les poings si fort que les ongles pénétrèrent dans la chair de ses paumes. — Hm ! (La kipu frotta son menton de son long pouce souple.) Un petit conseil, Parakhuzerim. Tu pourras mener une vie très agréable, si tu le désires. Sers-nous une année, puis je te rendrai la liberté. — Oui, kipu. Aleytys ravala un soudain éclat de rage. La liberté, songea-t-elle. Menteuse ! — Je préfère l’éviter, mais, si j’y suis forcée, je te ferai droguer. Si tu me causes trop d’ennuis, je le ferai. Tu as compris ? — Oui, kipu. 6 Aleytys tira sur l’entrejambe serré de la combinaison collante dorée et raide tandis que la sueur lui dégoulinait le long du cou sous l’effet du lourd casque complexe qui lui appuyait sur la tête au point que celle-ci palpitait sous la douleur. La mélopée retentissait sans discontinuer tandis que le sacerdote Harran, enveloppé de nuages d’encens pesant, effectuait de multiples cercles autour du bûcher. Au bout de plusieurs nouvelles minutes d’inconfort et d’ennui, Aleytys passa les pouces dans les manches et tenta de soulager la pression que subissaient ses seins à cause des tailleurs nayids qui ne savaient rien des mammifères. Elle examina l’alignement de sabutim au visage impassible. Près du rebord oriental de la butte plate, drapé dans mille et une couches d’épais tissu doré au point qu’il n’était plus qu’une graine aplatie reposant sur un plateau en or, le corps de la vieille reine était allongé en grande pompe au sommet des bûches entrecroisées cachées par des tapisseries multicolores. Assis à ses pieds, attaché par des cordes teintes en bleu, les nœuds dorés, Lisshan regardait fixement devant lui avec des yeux d’aveugle, perdu dans une belle euphorie, flottant sur les ailes de la drogue. Les hirii étaient attachés autour de lui à la base du bûcher sur leurs petites péninsules de rondins dont le diamètre était de la moitié de ceux utilisé pour le bûcher principal. Bien entendu, ils ne comptaient pas… esclaves aujourd’hui, esclaves pour l’éternité. Et la mélopée continuait. Le sacerdote allait et venait devant le bûcher, enveloppé dans les nuages d’encens pesant. Ecœurée, au bord de la nausée, Aleytys jeta un coup d’œil sur les gardes qui l’encadraient. Elles étaient tournées vers le bûcher, leur concentration totale. Brutalement, Aleytys se révolta. Elle recula prudemment, se glissant derrière les gardes jusqu’au rebord de la falaise, où mystérieusement l’air paraissait plus propre. Le dos tourné vers l’interminable cérémonie, elle contempla la campagne innocente et langoureuse. Elle s’étendait en un patchwork discret interrompu çà et là par des tours rocheuses, d’autres buttes s’élevant au-dessus des champs dans leur magnificence rude. Des taches noires étaient collées à la base des falaises abruptes, de petites villes fortifiées. Sur des lignes droites et pâles, des véhicules semblables à de petits insectes bondissaient parfois en spasmes nerveux tout en crachant derrière eux des nuages de vapeur. Le fleuve sortait de l’horizon d’azur, à l’est, se tordant en un large croissant paresseux qui encerclait la ville et la séparait des cultures. Mais je raisonne à l’envers, songea-t-elle. C’est drôle. Le courant va dans l’autre sens, de moi vers l’est. Pourquoi me suis-je imaginé l’inverse ? À cent mètres en dessous, elle apercevait le petit carré vert de son jardin enfermé dans la grosse masse grise du mahaj et ses dépendances, forteresse à l’intérieur de la ville fortifiée, lisse et stérile en dehors de ce nodule vert semblable à un kyste. Elle étudia la ville en dehors des murs de sa prison. Du côté ouest, il y avait davantage de verdure… des arbres épars et des buissons autour des maisons cernées de murs comme des ruches grises, les rues les séparant vides et tranquilles. La paix et la sérénité du spectacle étaient telles qu’elle pouvait presque entendre le chant somnolent des cigales et sentir la brise chaude et douce lui ébouriffant les cheveux. Côté est, les maisons-ruches s’entassaient en une espèce de mêlée joyeuse le long de rues tortueuses dont les portions pavées étroites disparaissaient presque totalement sous les marquises aux brillantes couleurs dépareillées semblables à celles de vitraux. Ces rues-là étaient animées et surpeuplées, bien qu’elle n’eût des aperçus fugitifs de minuscules silhouettes nayid qui s’affairaient d’un magasin à l’autre. Là où la ville rencontrait le fleuve, les murs s’élargissaient en entrepôts épais qui s’avançaient légèrement sur l’eau par des jetées. Trois bateaux y étaient amarrés par une extrémité, la plupart de leurs mâts de charge au repos, tandis qu’un ou deux débarquaient sans méthode des ballots que poussaient dans les entrepôts quelques dockers à l’aide de chariots. Derrière Aleytys, la mélopée s’interrompit un instant et une unique basse imposante se mit à entonner une longue invocation qu’elle feignit résolument d’ignorer, son regard suivant le fleuve jusqu’à l’horizon oriental qu’elle fixa avec attention. L’invocation se termina. Un craquement soudain lui fit fermer les poings en blanchissant ses phalanges. Elle déglutit à plusieurs reprises, mais la bile resta dans sa gorge. Un chœur de hurlements jaillit des hirii et trembla dans tout son corps. Elle sentit déjà la chaleur traverser la lourde cape accrochée à ses épaules par les broches en abeilles. Elle se rappela les silhouettes brunes et nues, les gens minuscules frottés avec la même huile qui activait l’allumage des bûches… Aleytys cessa d’y penser, mais l’odeur de chair grillée passa à côté d’elle. Elle déglutit encore et le goût amer resta dans sa bouche. Aveugle, respirant par petits halètements, elle fixa la jolie campagne innocente en dessous d’elle. Les cris continuèrent, déchant aigu de la mélopée basse issue du chœur hiératique de nayidim. La puanteur avait envahi l’air irrespirable. Elle sentit une présence derrière elle et jeta rapidement un coup d’œil par-dessus son épaule. L’un des étrangers qui se tenait auparavant respectueusement parmi l’entourage de la kipu s’était approché et la considérait avec quelque intérêt ; c’était un homme basané juste un peu plus grand qu’elle, les cheveux noirs plantés sur la tête comme un buisson de ronce. Il eut un sourire. Les dents blanches étincelèrent. Les narines se pincèrent. Le soleil jaune donnait des reflets d’ambre roux à sa peau presque noire. — Impossible de la leur boucler. Elle accepta cette ouverture, heureuse d’échapper à l’horreur qui se déroulait derrière elle. — Oui. (Elle faillit sourire devant la banalité de sa réponse. Ses poings se desserrèrent et elle sentit qu’elle se détendait.) Vous n’êtes pas nayid. Qui êtes-vous ? — Représentant de la Compagnie Ffynch, dit-il vivement. Sombala Isshi. Elle remarqua qu’il évita avec tact de l’interroger lui-même, bien que sa curiosité fût évidente. — La Compagnie Ffynch ? Son regard se fit froidement inquisiteur tandis qu’il l’examinait avec une insistance presque insultante, mais il se retint encore de lui poser des questions. — Connaissez-vous les Compagnies ? — Un peu. — La Compagnie Ffynch travaille dans ce secteur. Regardez par ici. Il posa une main légère sur l’épaule d’Aleytys. Elle en sentit la chaleur à travers la cape du tissu d’or. Elle éprouva à nouveau un vague sentiment de gratitude. Elle abaissa son regard, suivant la direction indiquée par sa main et aperçut le toit plat du mahaj. Elle y vit les libellules agglutinées comme de vrais insectes sur le dos d’un chien. — Nous fournissons les libellules et assurons l’entretien. Entre autres choses. — Vous êtes donc des commerçants ? Il sourit soudain à pleines dents, comme si elle venait de dire quelque chose qui l’amusait. — D’une certaine manière, dit-il posément. Puis-je vous demander une chose ? Elle le considéra un instant, sentant affleurer le soupçon de chaos. Elle mourait d’envie de se tendre vers lui et de lire en lui, de rompre sa façade artificielle, mais réprima rapidement cette impulsion. — Qu’avez-vous besoin de savoir ? — Cela vous concerne. Si je ne suis point nayid, vous non plus, madame. Quel rôle jouez-vous ici ? (Il lui adressa encore son sourire charmeur en désignant le mahaj.) Toute connaissance a de la valeur pour un négociant. Elle réfléchit à ce qu’elle allait dire. Un lutin malintentionné lui chatouilla l’estomac. — Je suis la nurse de la nouvelle reine. D’une certaine manière, dit-elle avec réserve. Comme la voix du sacerdote recommençait à entonner une invocation monotone, elle détourna nerveusement le regard et aperçut une grosse colonne de fumée qui apparaissait soudain près de l’une des buttes. — Qu’est-ce que c’est ? Il suivit à son tour la main tendue. — Ha ! Les hirii réprouvés ont choisi le bon moment pour une incursion puisque la kipu se trouve ici. — Quoi ? Elle scruta la fumée, distinguant de lointaines indications d’agitation, des éclairs brillant à travers les volutes gris pourpre. Un mouvement attira brièvement son attention et la ramena sur le mahaj. Trois libellules s’élevèrent du toit et filèrent vers l’est. — Vont-ils capturer ces hirii ? — Jamais ils ne l’ont fait. Les attaquants se sont dispersés et se sont mis à l’abri ; ils sont actuellement en train de se rire des efforts nayadimi. — Il faut bien qu’ils en capturent. Où ont-ils trouvé ceux-ci ? (Sa main se tourna vaguement en direction des hirii qui brûlaient derrière eux.) Ou encore tous les autres là en bas ? — Les hirii vendent les leurs. (Il eut un sourire cynique.) Une tribu en combat une autre. Ils se sont mis à faire des prisonniers uniquement parce qu’ils ont pu un jour en tirer un bon prix. Auparavant… (Il haussa les épaules.) Torture rituelle. Mon ennemi n’est plus mon ennemi s’il est mort et si sa femme, ses enfants et ses frères sont morts. Aleytys frémit. — Je me demande parfois pourquoi l’homme est doué d’intelligence quand il l’utilise à de telles fins. — Je ne saurais vous répondre. J’ai déjà assez de mal à justifier ma propre existence. Derrière eux, les miasmes de chair rôtie devenaient oppressants tandis que la mélopée reprenait sans cesse et sans cesse, au point qu’elle finit par ne plus l’entendre. Ils ne bougèrent pas et partagèrent en quelque sorte un sentiment commun d’écœurement. Au bout d’un moment, elle examina son visage et découvrit une expression méditative pleine d’humour qui éveilla encore sa curiosité qu’elle dut combattre tandis que l’inhibiteur se mettait en branle, bloquant sa tentative de sondage devenu si instinctif qu’elle ne comptait plus les fois où son esprit y avait recours. Elle tituba et faillit tomber de la falaise. À travers le tourbillon qui embrumait tout sauf quelques images fragmentaires, elle sentit vaguement une robuste étreinte sur son bras. Elle lutta encore contre le chaos et gifla son esprit pour y mettre de l’ordre. Haletant légèrement, elle se redressa. — Merci, murmura-t-elle d’une voix pâteuse. (Comme la vue lui revenait, elle lui sourit nerveusement.) — Rab’Sombala Isshi. Ces paroles avaient été prononcées dans un quasi-chuchotement afin de ne point troubler la mélopée. Il regarda par-dessus son épaule. Sukall, le visage impassible et raide comme une statue, attendait sa réaction avec une discipline absolue. Il se retourna immédiatement et salua respectueusement. — Oui ? — La kipu demande que vous rejoigniez notre compagnie. (Le message transmis, n’ayant aucun doute sur son obéissance, elle se tourna vers Aleytys.) Parakhuzerim, le moment approche où vous allez devoir prendre part au rituel. La kipu demande que vous veniez vous y préparer. Aleytys adressa un bref regard au bûcher funéraire où les flammes bondissaient encore très haut dans les airs. Les hirii s’étaient tus, à son grand soulagement. Elle souhaita que les inhalations de fumée les eussent tués avant qu’ils aient ressenti le plus gros des souffrances. Elle chassa de son esprit le souvenir de leurs cris et s’écarta du rebord de la falaise, l’estomac se nouant et se dénouant sur un rythme écœurant. 7 Les ombres s’étiraient en longues barres sur l’herbe courte et élastique encore humide de rosée matinale. Aleytys ouvrit le drap froissé, le replia et l’étendit sur l’herbe, puis s’écroula les jambes en tailleur au milieu du rectangle jaune pâle. Elle frissonna et se frotta les genoux, la fraîcheur de l’air intensifiée par l’excitation qui lui faisait bouillir le sang. Elle s’agita nerveusement, tira sur les bretelles de la mousseline rose qui retombait autour de ses jambes en vagues désordonnées. Une feuille bruit et un insecte ailé fila en bourdonnant près de son oreille : son corps sursauta, frémit. Un craquement volontaire lui fit tourner brutalement la tête. Burash se frayait un chemin parmi le cercle de bambous géants et de pins qui l’isolaient dans la clairière. Impatiente, Aleytys bondit sur ses pieds et se tint immobile, les poings serrés, le cœur battant la chamade, le sang circulant si vite que tout son corps était baigné dans une couche de sueur froide. S’empourprant puis pâlissant alternativement à un rythme rapide, elle se mit à faire la culbute dans la mêlée trop familière quand l’inhibiteur répandit dans son dos des ondes de chatouillis. Burash la rattrapa au moment où ses genoux la trahissaient. Appuyée contre lui, elle prit longuement son souffle, une fois, deux fois, trois fois, se forçant à une discipline d’où était absente toute pensée, toute sensation. Tremblant sous la réaction, le corps plus froid, une douleur sourde au fond de l’estomac, elle s’écarta de lui et s’abaissa prudemment sur le drap en forçant ses lèvres tremblantes à sourire. Burash s’installa à côté d’elle et lui tendit le poignard. — Fais attention avec ça, Leyta. (Il passa sa main libre derrière la tête d’Aleytys et ses doigts chauds sur sa nuque la réconfortèrent.) Que vas-tu en faire ? Aleytys appuya sur le poignard qui reposa sur la cuisse de Burash à côté de sa main ouverte. — Garde-le un instant. Elle ferma les yeux. Cavalier, songea-t-elle dans les ténèbres, rappelle-toi ta promesse, rappelle-toi, rappelle-toi… — Leyta ? — Ce n’est rien. Que sais-tu de moi, Burash ? Il laissa le poignard glisser de sa cuisse sur le drap et passa avec douceur une phalange sur le muscle de la bouche d’Aleytys qui était agité par un tic. — Pourquoi, Leyta ? — Je possède quelques… quelques talents peu plaisants, peu plaisants pour quiconque désire contrôler mes actes. — Et alors ? — Il faut que tu fasses quelque chose pour moi. Non. (Elle tendit la main et ne le laissa pas répondre.) Il y a… Oh, Madar… je ne sais pas… (Elle s’essuya le visage, tendit là main vers lui, la retira.) Il faut que tu fasses quelque chose pour moi. Si tu veux… si tu es prêt à le faire. — Oui ? Sa voix était calme, pleine d’affection. Soutenue par cet engagement tacite, Aleytys sentit s’évanouir la stimulation excessive de ses nerfs ; elle finit par redevenir calme et détendue, capable de parler avec précision et détachement. — Comme il avait été averti, l’esclavagiste a pris des mesures pour éviter de mettre en danger son investissement. Il y a des tas de choses que j’ignore, en dehors du résultat. Il m’a mis un truc, un disque, dans les muscles du dos, ou plutôt il l’a fait faire par un chirurgien. (Elle se tourna.) Là, juste sous mon omoplate gauche. Sens-le. Il glissa la main sous la mousseline et palpa les muscles du dos. — Il y a quelque chose de dur ici. — C’est ça. Il l’appelait un inhibiteur psi. (Elle eut un rire nerveux.) Ça me met parfois la tête en bouillie. Burash… (Elle passa le bout de la langue sur les lèvres.) Je veux que tu me l’enlèves. — Quoi ? (Il pâlit et ses antennes s’agitèrent follement sous le coup que venaient de lui assener ses paroles.) — Ce ne sera pas difficile, ajouta-t-elle rapidement. Tout dépend de toi… doit dépendre de toi. Ce truc se trouve juste sous la peau. Tu as dit que tu le sentais. Ne t’inquiète pas, tu ne me feras pas mal et dès que l’objet sera dégagé je pourrai le détruire et me guérir. Tu peux le faire, Burash, je t’en prie… ah, je t’en prie, ça ne prendra que quelques secondes, naram, et tu m’auras libérée, tu ne peux pas savoir, non, tu ne peux pas savoir ce que c’est que d’être enfermée dans un appartement et en plus d’être prisonnier de son propre esprit… Qu’éprouverais-tu, Burash, si l’une des sabutim t’enfonçait les pouces dans les yeux et te brisait les antennes, et c’est encore pire que ça pour moi… Rappelle-toi ce que cela me fait, tu l’as vu, tu viens de le voir, je t’en supplie. Noyé sous ce flot de paroles, Burash hocha la tête un fois, puis une deuxième, mais plus lentement, sa répugnance se dissipant, sa résistance s’effritant. — Je ne te ferai pas mal ? — Je ne sentirai rien, je te le promets. — Il n’y a pas que ça. Et si je commets une erreur ? Si je te blesse ? — Je suis une guérisseuse, Burash, quand je suis libre. Quoi que tu fasses, je pourrai me guérir en… en quelques secondes. Quelques secondes ! Ses lèvres vibraient contre la paume de sa main, puis elle ôta doucement ses mains de sur son visage. Au bout d’une minute de silence, elle ajouta lentement : — J’ai terriblement besoin de cela, Burash. Mais je ne peux t’y obliger. Il y a en moi quelque chose qui entre en branle et asservit ceux dont j’ai besoin. Je ne désire pas te le faire subir. Il se libéra. — Si tu veux bien enlever ceci et te retourner. Sa voix avait légèrement tremblé puis s’était raffermie avec sa décision. Il prit le poignard et sa belle bouche devint une ligne droite ferme. Lorsque Aleytys fut étendue sur le ventre, il tâta son dos, repéra l’endroit dur et appuya la pointe tranchante sur la peau. La première entaille fut plus difficile à réaliser qu’il ne l’avait escompté. Le poignard était coupant, mais sa main tremblait, toute force ayant quitté ses doigts. Il ferma un instant les yeux et appuya plus fort. Avec détermination, il pénétra dans la chair jusqu’à ce que la pointe heurte le métal, puis il fit passer l’arme sous le disque lisse et, d’un mouvement de torsion convulsif, le fit sortir du dos d’Aleytys. Le sang coulait, rouge et épais, sur la peau lisse or pâle d’Aleytys ; elle se retourna rapidement et referma les doigts sur l’inhibiteur taché de sang. — Je le tiens ! dit-elle férocement. La partie sud de la clairière était barrée par un taillis de bambous escaladant un empilement de roches. Aleytys abattit l’inhibiteur sur une pierre et en prit une autre sur le tas. Avec un plaisir sauvage, elle tapa sur le disque, transformant en bouillie les délicats circuits. Puis elle adressa par-dessus son épaule un large sourire à Burash, dont le visage était encore légèrement verdâtre. — Regarde, dit-elle. Sous son regard, la blessure hideuse se referma et même la cicatrice disparut, ne laissant plus que quelques caillots de sang coagulé lui tachant le dos. Elle se redressa et revint vers lui, d’humeur tellement joyeuse que c’était tout juste si ses pieds touchaient l’herbe. Elle se laissa tomber sur le drap et ferma les yeux, laissant son esprit voguer librement, se noyant de délectation, se noyant dans la magnifique marée de vie qui se déversait en elle, riant et riant, pleurant en même temps, les larmes se déversant dans sa bouche ouverte en un rire fou, libre et joyeux. Elle se laissa aller en arrière, ou plutôt se jeta en arrière et tendit les bras. Burash éclata de rire et se logea entre eux, entra en elle et elle en lui, le corps brûlant à son contact, goûtant son excitation au point qu’elle ne savait plus qui était possédé ni possesseur. Une éternité plus tard, perdue dans une infinie lassitude, elle s’appuya contre Burash tandis qu’ils sortaient d’entre les bambous et pénétraient dans le jardin bien éclairé par le chaud soleil du matin qui faisait briller le ruisseau en une danse splendide. Elle remuait les pieds avec une grâce rêveuse, lasse, chaude et tellement partie intégrante de Burash que c’était son cerveau à lui qui déplaçait ses pieds, son cœur qui battait en elle, son sang qui circulait lentement dans ses veines. Elle était ivre d’amour et de sexualité, de soleil brûlant et de flots de vie jaillissant dans le réseau de ses nerfs à partir de tous les êtres vivants – plantes, insectes, animaux qui participaient au réseau vivant du jardin. Elle rejeta un peu la tête en arrière contre son épaule, posant avec légèreté les mains sur son bras robuste qui l’enlaçait chaudement juste au-dessous des seins. — Je pourrais dormir un siècle. La tendresse coula de lui en une vague chaude qui déferla sur sa tête et l’éclaboussa d’un doux amusement. — Tu ferais mieux de prendre un bain, narami, bien que presque tout le sang ait été enlevé par le frottement. (Il gloussa puis se calma. Elle sentit de petites ondes d’inquiétudes tandis qu’il continuait.) Mieux vaut que personne ne le voie pour le rapporter à la kipu. Rappelle-toi, elle a menacé de te droguer. Elle se frotta la tête contre son épaule et eut un petit rire tranquille. — Ne t’inquiète pas à son sujet. Madar, je me sens si heureuse que je n’ai envie de rien voir, de ne penser à rien, de ne rien entendre… tu prends le bain avec moi ? Il la fit pivoter, rayonnant d’un plaisir qu’elle ressentit dans ses os avec un choc de joie. Une colère rouge et brute cingla cet embrasement. Aleytys lâcha un halètement et s’accrocha à Burash. Elle tourna la tête à contrecœur. Gapp frappait sa cuisse osseuse avec les rouleaux d’un fouet aux tresses noires. Le claquement sec sonnait dans le sang d’Aleytys tandis que le flot amer et féroce de jalousie et de rage irradié par la jeune nayid corrodait son âme douce et innocente. Elle sentit le bras de Burash la serrer. Il tremblait. — Toi. Migru. (Ouap, ouap, fit le fouet.) Laisse ma shigret tranquille. Burash était malade. La bataille qui se déroulait en lui menaçait de l’écarteler. Il désirait rester, protéger son amour parce qu’il percevait ses attentes inconscientes. Mais une vie de conditionnement ajoutée aux impératifs biologiques de son espèce le poussaient à obéir aux ordres de Gapp. Tremblant, les antennes tristement rabattues, il baissa les bras et s’écarta d’Aleytys. Elle lança la main et se saisit de son poignet. — Non ! grogna-t-elle. (Luttant contre la surcharge émotionnelle qui ravageait ses nerfs, elle virevolta pour affronter Gapp, tirant Burash à son côté.) Non. Un scintillement avide dans ses yeux à facettes, sa petite bouche pincée en un sourire tendu, Gapp lâcha le fouet, faisant glisser sur l’herbe les tresses noires et visqueuses. Sans le moindre avertissement, elle fit claquer le fouet sur le visage d’Aleytys, produisant une petite douleur aiguë. Levant lentement la main, les yeux fixés sur Gapp emplis d’étonnement et d’une colère croissante, Aleytys se toucha le visage, écarta les doigts puis les regarda. Une traînée de sang rougissait la chair d’ambre. Elle toucha encore son visage et sentit la petite coupure. Gapp éclata de rire et agita le fouet pour que la corde étroite et noire se tortille sur l’herbe comme un serpent en colère. — Sors d’ici, Migru, dit-elle avec une voix lente et lourde de plaisir anticipé. Elle m’appartient. Aleytys sentit en lui peine et désarroi engendrés par sa perception intuitive de ce qu’attendaient les deux femmes en conflit. Aleytys : sur sa planète, l’homme était l’agresseur, le protecteur et le ravageur des femmes ; son esprit projetait ces présuppositions fondamentales à un niveau bien au-dessous de celui de la perception conscience de Burash et les sentiments qu’il éprouvait pour elle le poussaient à réagir à cela. Gapp : pour elle, il y avait le conditionnement génétique et social de Burash. Aleytys vivait en lui ce débat tout en se tenant à part, observatrice, s’émerveillant de la sensibilité de cette créature qui ne possédait aucun vestige de son pouvoir psi. Elle lui toucha soudain la joue et sentit les muscles palpiter sous ses doigts, éveillant en elle une nouvelle perception physique de sa souffrance. — Ça va, chuchota-t-elle. Fais ce qu’elle dit. Je m’occuperai d’elle une fois que tu ne seras plus là. — Leyta. (Sa main enserra la sienne. Ses antennes s’agitèrent brièvement.) Sois prudente. (Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Aleytys et frémit.) Je la connais bien. Elle aime faire mal. Pour elle, la douleur est plus agréable que la sexualité, si c’est quelqu’un d’autre qui souffre. De la sueur lui tachait le front et dégouttait autour de ses yeux jusqu’au long de son nez au chanfrein étroit. — Ah. Mais elle ne peut me faire souffrir, maintenant. C’est désormais impossible, et grâce à toi, naram. (Elle s’interrompit comme Gapp sifflait sur un ton malveillant, effectuait un petit pas dans leur direction et faisait tressauter le fouet sur l’herbe. Elle adressa un sourire à Burash.) Reviens dans quelques minutes. Je serai dans mon bain. Elle jeta un regard en biais à Gapp et s’écarta. Elle scruta le visage de Burash avec inquiétude, un instant prise dans sa propre conception inconsciente des besoins d’un ego masculin. Les palpitations de ses antennes et le conflit qui s’amplifiait en lui la ramenèrent à la réalité de l’instant présent. — Je ne cesse d’oublier à quel point nous sommes différents, naram. Tu me frotteras le dos ? — J’attends cela avec impatience. Rayonnant de soulagement et de fatigue, il évita soigneusement Gapp et disparut par la porte. Aleytys foudroya Gapp du regard. Elle se tint les mains sur les hanches, sa posture orgueilleuse et confiante constituant un véritable défi à la nayid. — Eh bien ? cracha-t-elle. Gapp lâcha le fouet, qui tomba sur l’herbe en un entremêlement visqueux. Un sourire enjôleur sur sa petite bouche humide et triangulaire, elle se rapprocha d’Aleytys en un mouvement sinueux. — Fiche le camp ! (Aleytys rejeta en arrière les cheveux qu’elle avait devant les yeux.) Tu me donnes envie de vomir ! Gapp gloussa et caressa la tête d’Aleytys, lissant ses cheveux sur son crâne, puis la pressa soudain contre son corps étroit en murmurant des mots d’amour, glissant dans l’oreille d’Aleytys des paroles qui menacèrent de faire exploser son estomac. Gapp prit une poignée de cheveux roux et rejeta en arrière la tête d’Aleytys. Quand elle baissa lentement et sensuellement la tête vers elle, Aleytys vit les petites dents carrées qui brillaient derrière les lèvres charnues bleu écarlate, elle vit aussi la sueur qui luisait sur la peau très pâle. Avec une délectation à vous donner la nausée, Gapp appuya la bouche sur celle d’Aleytys en un long baiser exploratoire. Aleytys réprima son envie de vomir et continua de se débattre pour se dégager, vaine tentative contre la force tranquille de la nayid. La langue de Gapp se déplaçait contre sa bouche et tentait d’en forcer l’ouverture. Aleytys ferma les yeux et s’abandonna. Aide-moi, s’écria-t-elle à l’adresse des ténèbres dans sa tête. Aide-moi, Cavalier, je t’en supplie. Aide-moi ! Les yeux noirs s’ouvrirent au fond de son esprit, clignèrent lentement, et elle perçut une impression de réveillement, d’étirement, de déplacement, de quelque chose qui s’installait dans les lézardes de son corps. Un pouvoir qui se réveillait, affluait, emplissait. Ne la tue pas, pensa-t-elle à la hâte. Un gloussement qu’elle entendit presque gronda dans sa tête. — Ecarte-toi, freyka. Des paroles calmes et amusées d’une basse sonore qui ébranlèrent les parois de son crâne et les yeux noirs se plissèrent en un renfrognement joyeux. Elle sentit l’étrange créature tester le contrôle qu’elle avait sur son corps, puis un élan de pouvoir semblable se déversa à travers elle. Les mouvements de Gapp ralentirent rapidement et son corps ne tarda pas à devenir une statue froide comme la glace. Aleytys eut la nausée en reconnaissant l’état achronique. — Ne la tue pas, chuchota-t-elle. Pas comme les autres fois. Un grognement impatient, bourru, mordant, sarcastique. — Ne m’ennuie pas, freyka, celle-ci va recevoir ce qu’elle mérite. Merde, ça ne m’excite nullement de tuer ! Ferme-la et laisse-moi travailler. Aleytys regarda son corps se dégager des bras de Gapp durs comme la pierre. Autour d’elle, les arbres étaient des découpages en carton, les nuages des boules de coton sur le fond bleu pâle du ciel. Brutalement, un bourdonnement grave traversa ses oreilles et se fit rapidement déchirant. Elle vit Gapp remuer et regarder bouche bée le corps d’Aleytys debout juste hors de portée de bras. — Comment ?… (Elle referma la bouche et bondit sur sa proie.) Le corps d’Aleytys s’écarta en un mouvement trompeusement calme. Sans peine, il échappa à l’étreinte de la nayid et la regarda la rater en trébuchant. Gapp virevolta, ses longs bras et jambes osseux battant l’air maladroitement. Elle se redressa et se renfrogna. — D’une façon ou d’une autre, chuchota-t-elle. (Deux pas la ramenèrent au fouet. Elle le ramassa et le tapa contre ses cuisses. Elle sourit avec passion.) D’une façon ou d’une autre, Shigret, tu m’appartiens. Un geste du poignet et la pointe du fouet vint écorcher la peau du bras droit d’Aleytys, qu’elle ouvrit sur plusieurs centimètres. La pointe repartit et fit sauter une bretelle puis l’autre, de telle sorte que la mousseline rose tomba en tas aux pieds d’Aleytys. Le corps d’Aleytys était en équilibre sur la pointe des pieds. Avec un cri guttural, il se précipita vers la nayid, évita le fouet, Yeux-noirs parfaitement maître de la situation envoyant les mains en couperet frapper en dessous des côtes du thorax de la nayid, chassant l’air de ses poumons en un souffle explosif. Un coup de hachette sur le poignet. Il saisit l’autre poignet et ramène le poing contre le coude. Gapp hurle de souffrance. Ses bras battent l’air. Yeux-noirs déplace le corps avec une aisance dédaigneuse. Un nouveau coup à l’aine découverte. Gapp lâche un cri strident qui sort d’une gorge torturée. Un coup de pied contre le genou droit non protégé, puis sur le gauche. Gapp s’écroule comme ses jambes la trahissent. Il gifle son visage avec un mépris corrosif jusqu’à ce que la nayid, détruite physiquement et mentalement, ne soit plus qu’une masse tremblotante sur l’herbe. Yeux-noirs fit reculer le corps d’Aleytys et resta silencieux, contemplant toujours la nayid qui se tordait. Dans sa tête, Aleytys sentit Yeux-noirs se retirer, se nichant dans son coin, bougeant jusqu’à ce qu’il soit confortablement installé, exsudant une tranquille satisfaction. Finalement, les yeux, étroits, les coins ridés par la bonne humeur, attendirent Aleytys. Aleytys se secoua et se mordit la lèvre inférieure, rien que pour reprendre conscience de sa propre chair. Merci, Cavalier, pensa-t-elle, et elle effectua une petite courbette mentale qui amusa Yeux-noirs. — Mon nom est Swardheld. Si tu veux un conseil… (Les mots grondaient d’une voix de basse somnolente et légèrement impatiente.)… ne lui laisse pas le temps de réfléchir. (Les yeux commencèrent à se refermer.) Occupe-toi de ta voix, continua paresseusement Swardheld. Mieux vaut éviter de lui donner cause de souci. Les yeux noirs se fermèrent et elle se retrouva seule dans sa tête. Elle entendit les gémissements de Gapp et baissa les yeux juste à temps pour apercevoir sa main qui rampait vers le fouet abandonné. — Non ! Elle abattit le talon sur les doigts tendus, toute idée de pitié brutalement oubliée, regrettant la douceur de son pied nu, souhaitant avoir une paire de talons aiguille pour marquer profondément la leçon dans la chair de Gapp. Gapp hurla et Aleytys ôta lentement le pied puis repoussa le fouet vers le bâtiment. — Maintenant, ramasse-le, cracha-t-elle. (La tête en arrière, pleine de défi, arrogante, d’un orgueil insolent vis-à-vis de son corps et de sa force, rayonnante de confiance dans sa capacité à maîtriser la situation.) Maintenant, enroule-le. Gapp s’exécuta morosement. — Bien. Sors d’ici et ne reviens plus. Je ne suis pas du même bord que toi et ça ne me dit rien de m’y aventurer. Reviens un peu et je ferai en sorte que la kipu ait ton scalp. Gapp renifla, ses petites antennes s’agitant de dédain. Aleytys sentit la confiance croissante, l’arrogance qui revenait, et sut qu’elle venait de commettre une erreur. Les belles paroles de la kipu ne signifiaient donc rien. Bon, cela n’avait rien de bien étonnant. Elle saisit sa propre colère et la projeta sur la jeune nayid, qui tituba en arrière. — Fiche le camp d’ici ! (Les paroles d’Aleytys étaient chargées de colère et d’écœurement.) Je n’ai pas besoin de la kipu pour m’occuper de toi. Essaie encore de faire joujou avec moi et je t’écrase. Comme une punaise ! Gapp franchit la porte en titubant et disparut dans le mahaj. Aleytys soupira et rejoignit le banc en pierre en traînant les pieds dans l’herbe, au bord de la nausée, seulement légèrement fière d’elle-même. Elle récupéra le vêtement par terre et le fit passer par-dessus sa tête ; elle fit deux nœuds avec les bretelles cassées, les points douloureux de ses épaules et ses bras lui rappelant qu’elle ferait bien de songer à se soigner. Un hurlement suraigu chargé de souffrance lui fit faire volte-face. Cela venait de la chambre. Elle se mit à courir en direction de la porte. Ses claquements secs en contrepoint des gloussements haletants de Gapp, le fouet noir travaillait, traçant des lignes sanglantes sur le dos d’Aamunkoitta tapie à côté d’une pile de draps renversée, hurlant follement et pourtant bizarrement passive face à ce traitement. Aleytys s’agrippa au montant de l’entrée, stupéfaite. La hirii hurlait et se tortillait sous la flagellation qui créait sur son dos nu un réseau de lignes sanglantes, mais elle ne faisait aucune tentative pour s’échapper bien que ses mains et ses pieds fussent libres. Elle souffrait. Aleytys fronça les sourcils, intriguée par le mélange d’émotions qui émanaient de ce couple curieusement lié, entrelacs de douleur et de plaisir produisant un tourbillon écœurant dont la séduction la frôlait, l’aspirant comme un aimant. Elle se libéra péniblement, profondément perturbée par la réaction sexuelle de son corps devant la violente implication émotionnelle de Gapp et Aamunkoitta. Effrayée, elle chuchota : — Swardheld, aide-moi ! Les yeux noirs s’ouvrirent. Le calme envahit ses membres frémissants, son corps se redressa et adopta un équilibre subtilement modifié tandis que Swardheld en prenait possession et regardait froidement autour de lui. Gapp et Aamunkoitta étaient toujours bien trop occupées pour remarquer son entrée en scène ou celle d’Aleytys. Swardheld longea tranquillement le lit. Il saisit le fouet juste au-dessus de la main de Gapp, plaça le pied contre son postérieur maigrichon puis redressa la jambe et lui arracha le fouet tout en projetant la nayid contre le mur. Maladroitement, lentement, Gapp se remit sur ses pieds. Nichée en sécurité à l’intérieur de son crâne, Aleytys perçut la stupéfaction paralysante rayonnant de la nayid bouche bée, et elle exulta. Swardheld la perçut également par son intermédiaire et se mit aussi à rire, un petit aboiement aigu. Il leva le fouet. — À ton tour, princesse. (Manipulée par lui, la voix d’Aleytys semblait plus grave, presque rauque. Avec un large sourire, il agita le fouet pour que sa pointe effectue sur la joue de Gapp une caresse trompeusement douce.) Ça te plaît ? Il la poussa le long du mur, la touchant simplement de la pointe du fouet, avec des petits coups délicats qui laissaient derrière eux des taches de rouge minuscules. Elle atteignit la voûte et passa dessous en arrachant presque la tapisserie à sa tringle, tituba à côté de la garde étonnée et s’enfuit en gémissant dans le couloir, terrifiée par cette terrible inversion de rôles. La garde au visage chevalin fit volte-face et sortit de sa ceinture le barreau étourdisseur. — Non ! (Un aboiement guttural arrêta net la nayid. Swardheld grogna et fit tomber entre eux la tapisserie. Il fit marcher le corps jusqu’au lit et le fit asseoir.) À toi, freyka. Aleytys plia ses doigts et les considéra un instant, ces déménagements dans son propre corps lui donnant une impression d’instabilité. Au fin fond de sa tête, elle perçut un amusement fugitif, puis les yeux noirs se fermèrent et elle se retrouva seule. En soupirant, elle se releva. Aamunkoitta était recroquevillée sur le sol et gémissait des paroles sans suite, la fixant avec une expression abrutie qui révélait qu’elle n’accordait aucun intérêt à Aleytys, qu’elle lui refusait tout accès à son monde. Exaspérée, Aleytys enfonça les orteils dans les côtes de ce délicat personnage. — Ferma-la, idiote ! dit-elle avec impatience. Ton auditoire s’est enfui. Aplatis-toi. Aamunkoitta leva rapidement les yeux sur son visage froid et sceptique et laissa mourir ses gémissements. Elle ne bougea point. — Allonge-toi. (Aleytys lui fourra encore les orteils dans les côtes et feignit d’ignorer le cri de douleur de la hirii.) Imbécile. Je suis guérisseuse. Aamunkoitta regarda Aleytys par-dessus son épaule, puis s’aplatit lentement et à contrecœur sur le sol en serrant sa robe sur ses seins généreux. Aleytys s’agenouilla à son côté et examina la peau brune et lisse en grimaçant devant les rayures qui s’entrecroisaient avec d’anciennes cicatrices de flagellation. — Elle fait ça par habitude ? Aamunkoitta hocha la tête, ses tresses en téléphone touchant les dalles. Puis elle attendit servilement la suite des événements. Aleytys la regarda un moment, se rendant enfin compte de ce que signifiait être esclave. Elle s’agenouilla auprès de la petite hirii et posa les mains sur ses blessures. — Reste immobile, murmura-t-elle comme la forme frêle bronchait de douleur. Elle ferma les yeux et se tendit vers le fleuve bouillonnant, tourbillonnant, de puissance qui grondait… se lovant autour des étoiles… chuchotement noir et chaud sans cesse en mouvement… le dirigea dans et à travers ses doigts… l’aura emplit son corps d’une magnificence qui, par sa chaleur, chassa les douleurs et les cendres de la colère. Elle déplaça lentement les mains sur le dos meurtri, le baignant de cette force salvatrice. Détendue et lointaine, elle ouvrit les yeux et adressa un sourire affectueux à la minuscule figurine brune. — Aamunkoitta. (Sa voix était endormie et légèrement amusée.) Es-tu blessée par devant ? La hirii s’assit et se tortilla pour voir son dos. — Takku ! haleta-t-elle. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les mains mollement croisées sur ses seins, elle fixa Aleytys. Au bout d’un instant, elle tendit les bras, tremblant un peu en attendant, muette de crainte révérencielle, qu’Aleytys ait fini de passer les mains sur les marques de fouet entrecroisées. Quand Aleytys se rassit sur les talons, Aamunkoitta se réenroula dans sa robe et serra la ceinture de ses doigts tremblants. — Kiitos, taikagarna, marmonna-t-elle. (Puis elle se ratatina en elle-même et se mit à rassembler les draps et serviettes dispersés, avec assez peu d’empressement.) — Aamunkoitta. La hirii virevolta en serrant un drap contre sa poitrine. — Kunniakas ? Aleytys bondit sur pieds. — Accompagne-moi. (Elle frissonna.) Je n’aime pas cet endroit. Viens au soleil bavarder avec moi. Aamunkoitta lissa le tissu doux d’un drap. — Dehors ? — Dans le jardin, idiote. Allons, viens, je veux te parler. (Elle hésita à la porte.) Il faut que tu ailles quelque part ? La hirii hocha lentement la tête. — Je serai punie. — Même si c’est moi qui t’ai fait rester ? — Qui le croirait ? — Ah. (Aleytys courut de l’autre côté de la chambre et écarta brutalement le rideau.) Garde ! La nayid émaciée tourna vers elle un masque impassible, mais ses antennes s’agitèrent nerveusement. — Parakhuzerim ? — Avertis… (Elle tourna la tête pour distinguer la hirii.) Qui ? — Ardubel Budurit. (La voix d’Aamunkoitta tremblait, elle était à peine plus audible qu’un chuchotement. Aleytys refit face à la garde.) — Avertis Ardubel Budurit que la hirii Aamunkoitta doit rester avec la Parakhuzerim pour le restant de la journée. — Je ne peux quitter mon poste. Le visage de la garde était sans expression, têtu. Aleytys perçut la satisfaction tranquille qu’éprouvait la nayid à la contrer. — À sa ceinture. (La voix haletante de la hirii se fit entendre, lointaine.) Un connecteur. La hyonteinen peut appeler d’ici. Aleytys foudroya la nayid du regard, la colère montant dans son corps comme une flamme. Au lieu de se calmer, elle déversa sa rage sur la nayid. — Appelle ! En tâtonnant, la garde prit la boîte noire à sa ceinture, une veine palpitant dans son long cou maigre tandis qu’elle composait un numéro. Une voix minuscule comme celle d’un moustique répondit. — Im ? Qui ? — Masart Nunana. Message pour Ardubel Budurit. — Bien. Lequel ? — La Parakhuzerim retiendra la hirii Aamunkoitta jusqu’au couvre-feu. La Parakhuzerim exige cet appel. — Reçu. La garde tapota une nouvelle fois la surface de la petite boîte et la raccrocha à se ceinture. Puis elle considéra Aleytys avec méfiance. — Ce sera tout ? (Les muscles de son visage étaient tendus par la ressentiment.) Que demandes-tu encore, Belit ? Aleytys pinça les lèvres avec détermination. — Un petit service, cracha-t-elle. Empêche Gapp d’entrer. Ses yeux brûlants transpercèrent la nayid avec hauteur, puis elle laissa retomber la tapisserie. — Salope de fleuve ! (Plissant le nez de dégoût, Aleytys revint en courant vers le panneau vitré.) Sortons au soleil. J’ai besoin d’air frais et de chaleur. Le petit soleil jaune était chaud et agréable sur le banc de pierre. Aleytys s’étira, bâilla et se laissa tomber sur le siège. Elle porta la main à la bouche pour un second bâillement et dit paresseusement : — Assieds-toi, Aamunkoitta. Ahai, quel nom ! (Elle sourit pour adoucir les paroles.) Cela veut-il dire quelque chose ? — Aube, Kunniakas. (Aamunkoitta se détendit légèrement et se laissa aller un peu plus en arrière au point que son dos touchait presque le dossier du banc. Elle irradiait un respect prudent.) Mon aiti… ma mère… son rêve d’accouchement terminé… ç’avait été le soleil brûlant qui se levait. Elle m’a donc donné un nom rappelant le soleil levant. Aamunkoitta. Aleytys releva les pieds sur une pierre et fit pivoter sa tête pour en détendre les muscles. Elle avait le cou raide, mais maintenant elle se sentait bien au chaud, elle s’étirait et explorait cette nouvelle créature intéressante. — Si ça ne te fait rien, je t’appellerai Minette. — Et cela signifie-t-il quelque chose ? — C’est une charmante petite créature à fourrure. (Aleytys bâilla.) Tu m’as appelée hieno nainen, la première fois. — C’est une femme de haut rang. (La hirii considéra rapidement Aleytys avec ruse.) Kunniakas, vous avez du pouvoir ? — Hm. (Aleytys contempla ses orteils et les tortilla brièvement.) Oui, non, je ne sais pas. (Elle noua ses doigts derrière la tête et renifla avec dédain le soleil jaune comme un œuf.) Tu m’appelles Kunniakas. Qu’est-ce que ça veut dire ? (Elle bâilla encore et fit glisser ses fesses sur la pierre lisse.) — Quelqu’un d’honoré par les henkiolentomaan, les esprits de la terre. Aleytys eut soudain un petit rire. — Et nous voilà repartis. — Hein ? — Les esprits de la terre. La hirii cracha par deux fois à terre et ferma ses petits poings en gardant raides le pouce et l’auriculaire. — Vous les connaissez ? — Disons que j’ai eu affaire avec leurs équivalents sur d’autres mondes. — Ah. (Aamunkoitta croisa les mains sur ses genoux.) Vous n’êtes pas hirii. — Manifestement. (Aleytys gloussa.) Tu veux savoir pour quelle raison je t’ai aidée ? — Oui. — Mais voyons ! On était en train de te battre, Minette. Tu t’imagines que je pourrais agir autrement ? — Pourquoi pas ? Vous n’êtes pas de mon clan. — Tiens ! (Aleytys l’examina avec curiosité. Elle pinça les lèvres en direction du soleil.) Je m’attendais à ce que les nayid soient différents. Peu importe. Disons simplement que Gapp ne me plaît pas. (Elle se redressa et écarta les cheveux qui lui étaient tombés sur le visage.) Est-ce qu’elle va te causer des ennuis ? Elle haussa les épaules. — Pourquoi changerait-elle ? — Tu ne pourrais retourner chez les tiens ? — Qui ? (Aamunkoitta écarta les mains sur ses cuisses et les contempla.) La majeure partie de mon clan a été tuée il y a un an. Le restant… vendus. Ici, pour certains. C’est tout ce que je sais. — Que s’est-il passé ? — Je suis poletti hirvi. Les poletti kissa nous sont tombés dessus. Une incursion pour trouver des chevaux et des esclaves au début de l’été. Tous les hutikuu, la kipu organise une foire aux esclaves ici. (Elle désigna le mur extérieur du jardin.) — Hutikuu ? — C’est un mois d’automne. (Elle soupira.) Ils achètent certains d’entre nous, les autres sont étranglés par les clans qui les ont capturés. — Etranglés par les vôtres ? — Non, non ! Les miens, c’est mon clan. Les autres sont des étrangers. Ça ne me regarde pas. D’ailleurs, des bouches supplémentaires durant le long voyage pour l’hivernage seraient quelque chose d’idiot. La nourriture est à peine suffisante dans le meilleur des cas. — Tu veux dire que si tu t’échappais, le premier hirii qui te trouverait soit t’étranglerait, soit te vendrait ? Aamunkoitta parut intriguée de voir combien quelque chose d’aussi simple pouvait sembler difficile à comprendre. — D’abord il me violerait, à moins que je ne lui aie refilé un coup de poignard auparavant, oui. Sans clan, je ne peux aller nulle part. Aleytys tortilla les épaules avec impatience. — Madar ! Pas étonnant que les nayid régentent tout. Est-ce que vous ne coopérez jamais ? (Elle perçut alors un malaise profond s’éveiller chez la petite femme.) Ecoute, Minette, je ne suis pas nayid non plus. Si je peux participer… — Ah ! (La hirii se glissa du banc et s’agenouilla devant Aleytys, puis plaça les mains sur les cuisses de celle-ci.) Taikagarna, chuchota-t-elle. Kunniakas. Kuu Voiman. Chaman. Kuu de la nuit, Aurinko du jour. Sauve mon peuple. Aide mon clan. Chasse les hyonteinen de nos terres. Prête ton pouvoir au Paamies. — Le Paamies ? Considérablement étonnée, Aleytys scruta le petit visage impatient et intelligent. Le masque avait disparu. La transformation était frappante. La hirii avait finalement capitulé, elle avait accepté Aleytys comme force à laquelle se raccrocher. — Garde ton bon sens, dit Aleytys à la hâte. Rassieds-toi sur le banc. Si les nayid nous observent, et tu sais que c’est bien leur genre, tu dois éveiller leurs soupçons en agissant comme ça. Aamunkoitta renifla. — Ces stupides skat s’imagineraient que je te fais la cour. (Elle se rassit cependant.) — Bon. (Aleytys lui sourit, ravie de cette nouvelle attitude.) Tu ne disais pas tout à fait la vérité, tout à l’heure. Aamunkoitta lui adressa un rapide regard en retour. — C’est ce que désirent croire les hyonteinen. Nous les y aidons. (Elle devint soudain sérieuse.) Et il existe malheureusement des clans où cela est vrai. Mais pas tous. Pas tous. (Elle serra les mains l’une avec l’autre au point que ses phalanges blanchirent.) Parfois, commença-t-elle doucement… (Puis marqua une pause… regarda Aleytys avec un air froidement interrogateur dans ses grands yeux marron… Aleytys sentit l’euphorie engendrée par la guérison, et son offre dégénérer en une attitude cyniquement méfiante envers tout un chacun en dehors de son petit cercle étroit… Avançant prudemment, la hirii continua.) Parfois naît quelqu’un, quelqu’un porteur de signes, lorsque kuu nage dans la maison de Loki, quelqu’un qui est… qui a… qui est un djohtadja. Pendant l’hivernage, quand les clans se réunissent, si les signes sont favorables… La hirii hésita, coula à Aleytys un regard bizarre, puis reprit : — Parfois un homme est tel que… il a le pouvoir en soi… il est djohtadja… alors il est… il… je ne sais pas exactement comment dire ça, ce foutu langage… il est nommé Paamies. Pour lui, les clans abandonnent même les vendettas et le droit de mort. — Ah ! (Aleytys se frotta les doigts puis examina ses paumes.) Vous avez donc un Paamies. (Elle perçut l’excitation croissante de la hirii, le cœur dur et soupçonneux.) Et vous travaillez pour lui ici même. C’est la vraie raison pour laquelle tu restes ici. La hirii agita les mains frénétiquement. — Non, tu te trompes, chuchota-t-elle d’une voix pressante. Que pourrais-je faire ? Ne va pas imaginer… — Calme-toi, Minette. Oublie ça un instant. Combien y a-t-il de hirii en ces lieux ? Aamunkoitta se mordit les lèvres et entrelaça à nouveau les doigts. Puis elle leva les mains après les avoir séparées. Chaque main possédait trois doigts et un pouce opposable. — Cinq mains plus trois, dit-elle d’une voix rauque. — Vingt-trois… hm… voyons. Si vous avez tous envie de vous échapper, quand je ferai le mur, avertis-moi. — Faire le mur ? (Le masque morose et stupide reparut sur ses petits traits vifs.) — Hah ! (Aleytys bondit sur ses pieds.) M’échapper. M’enfuir. Quitter cette prison. Et tu sais exactement ce que je veux. — J’ai du travail qui m’attend, dit-elle paisiblement. — Et moi j’ai besoin de réfléchir. Ça ne te fait rien de me laisser seule un instant ? Aamunkoitta se mit sur pied, effectua une profonde révérence gracieuse et foula l’herbe jusqu’au rectangle sombre qui marquait l’entrée. Aleytys la regarda partir puis s’étira de tout son long sur le banc de pierre, reposa la tête sur ses bras, laissant la musique de l’eau jouer sur son corps épuisé. 8 Swardheld. Aleytys se retourna et s’étira sur le banc, les mains croisées derrière la tête, paressant confortablement sur la pierre chaude, la magie aquatique du ruisseau dansant le long de ses nerfs, la faisant sombrer dan un doux état rêveur. La brise jouait dans ses cheveux, ramenant des mèches ténues sur ses tempes et son front. — Ouvre tes yeux noirs et parle-moi. Un gloussement grave vibra en elle. Les yeux plissés par des rides amusées, Swardheld grommela : — Gouda morga, freyka. Bonjour. Elle eut un petit rire. — Rien de tel qu’un peu d’exercice pour se réchauffer. — Ça remue le sang et aiguise l’appétit. — Ça donne des couleurs et des odeurs… (Aleytys se tortilla sur le banc, en proie à une crise de fou rire. Elle s’essuya les yeux.) Tu parles d’un exercice ! Un peu de chirurgie entre les mains d’un amateur, quelques coups de fouet et un viol raté d’une espèce d’insecte nymphomane. Ma vie ne manque vraiment pas de sel. (Elle gloussa encore, se sentant absurdement satisfaite.) Je parle à l’intention de l’intérieur de ma tête. Est-ce que je suis dingue ? — Et tout cela sous un misérable soleil jaune. (Sa voix était pleine d’une compassion moqueuse dont elle sentit le rire sous-jacent.) Je sais ce que tu veux dire, freyka. Un vrai soleil devrait imposer un certain respect. Ce machin pâlot là-haut… tiens, on peut rester assis tout nu sans protection en plein midi. — Tu es un vieux cochon, Swardheld. (Puis elle se laissa aller en arrière et ferma les yeux.) Qui es-tu et pourquoi es-tu là, mon ami ? (La bonne humeur bouillonnante qui l’emplissait l’instant précédent commença à s’enfuir.) Qu’es-tu ? (Elle se tapota la tempe et entendit le délicat tintement du diadème.) Quel est ce truc ? Elle sentit une hésitation mais aucune aura de répugnance à répondre. Plutôt une quête de mots à utiliser pour expliquer un état de fait compliqué, en même temps qu’un petite incertitude sur ce qu’elle désirait réellement. — Tu connais ma vie, fit-elle avec impatience. Tu sais comment le diadème s’est collé à moi comme une sangsue. Est-ce que je vais devenir une autre paire d’yeux au fond de l’esprit d’un pauvre idiot ? Est-ce là ce qui t’est arrivé ? Etais-tu une personne… Madar ! Mais c’est que tu es une personne actuellement… je pense… (Elle fronça les sourcils puis soupira.) Ahai Madar, les mots sont têtus. Le pouffement grondant souffla en elle comme une bise réconfortante dans son esprit désorienté. — Une chose à la fois, freyka. Tu passes du coq à l’âne. — Eh bien ? — Ouais, il fut un temps où j’avais un corps. — Oh ? — Cela fait un sacré bout de temps, freyka. Voyons… (Les yeux noirs se fermèrent presque sous l’effort, puis glissèrent vers la droite.) Harskari. Des yeux jaunes s’ouvrirent. Aleytys se figea en comprenant que d’autres personnalités devaient habiter son crâne. Un contralto frais répondit à la question de basse de Swardheld. — Cinq mille des triples années jaydugari, Swardheld Fœrsvarat. (Les yeux d’ambre se refermèrent et la nouvelle personnalité fut effacée.) — Combien êtes-vous là-dedans ? Elle se redressa et s’assit raidement sur le banc, les mains aux tempes, un tremblement de peur se répandant dans son corps. Les yeux fermés, le visage tordu par un renfrognement, elle concentra tout son être dans cette requête. — Rien que moi. (De grands yeux violets s’ouvrirent, accompagnés par une aura de charme et d’intelligence brillante.) Shadith, chanteuse et compositeur, errant çà et là par l’univers. Nous sommes trois, leany. Sorcière. Chanteuse. Reître. Pris dans une toile dorée tissée par un artisan mort depuis des milliards d’années. Swardheld grogna. — Elle s’étourdit de paroles si tu lui en donnes la moindre chance, expliqua-t-il gravement. Mais si tu écoutes suffisamment longtemps, elle dit toujours quelque chose de valable. La voix de Shadith, riche et remplie de musique, brillante comme de l’argent filé, éclata d’un rire affectueux. — Il veut que tu penses que son cerveau n’est que muscle, mais ne le crois pas. Aleytys était embrasée par le sentiment profond qui les unissait tous trois, ce qui lui donna l’idée que ce ne serait finalement peut-être pas si mal de rejoindre ces trois fantômes. Elle écarta cette pensée pour y réfléchir à nouveau par la suite et reporta son attention sur les paires d’yeux en attente. — Une chose à la fois. C’est toi que j’ai connu le premier, Swardheld. Comment le diadème t’a-t-il trouvé ? Les yeux noirs s’étrécirent, puis Swardheld grogna. — Fiche le camp, Shadith ! Cette enfant n’est pas habituée à tout ce bavardage dans sa tête. Aleytys se prit soudain à penser : je ne vois que des yeux, alors pourquoi suis-je aussi sûre que c’est un homme et une femme ? Mais les auras étaient si vives qu’aucune erreur n’était possible. Avec une vague de rire, Shadith accepta cette pensée puis tourna ses yeux vers Swardheld. — Tu veux la scène pour toi tout seul, tu veux dire, vieux grognon. (Le violet scintilla.) Bye, Aleytys. Au revoir. Aleytys se réinstalla sur le banc et s’allongea sur le ventre, la tête reposant sur les bras croisées, les cheveux en cascade sur les épaules. La brise glissait sur son dos, ébouriffant la mousseline rose, jouant avec des mèches de cheveux tandis qu’elle contemplait rêveusement l’ombre dentelée du mimosidé en train de couvrir l’eau qui passait sur un banc de gravier marbrés. — Mmm. (Les yeux noirs eurent un regard lointain.) J’ai été engendré dans les montagnes d’Elstad. (Il gloussa.) J’y ai grandi. Je n’étais pas ce qu’on pourrait appeler l’un des meilleurs citoyens. Pour être franc, un sale garnement. Aleytys émit un halètement. Les yeux pétillèrent. — J’ai eu quelques années pour y réfléchir, freyka. Je ne sais pas pourquoi personne ne m’a cassé le crâne, sauf que mon père était l’armurier du Jaegere fa Poaeng. En tout cas, j’ai bien appris deux choses : la métallerie et le combat. Entre une chose et l’autre, j’ai dû quitter le borg avant la fin de mon quinzième hiver. J’ai fauché une épée au Jaegere. Quel foutu môme. Je suis sûr qu’il n’a pas été mécontent de me voir partir. Mais cette épée est la seule chose qui m’ait maintenu en vie pendant les années suivantes. Sa voix ralentit et les yeux noirs fixèrent le lointain, bien au-delà des limites du crâne d’Aleytys. Puis il se secoua pour s’arracher à sa rêverie et continua. — Le pays était découpé en une centaine de petits fiefs. Toujours en train de se combattre. Deux grosses villes dont les suzerains s’étaient nommés rois. Et ils avaient tous des mercenaires dont ils prenaient grand soin. Un homme qui savait manier l’épée ne risquait pas de mourir de faim. J’ai beaucoup appris à cette époque, j’ai été pas mal dégrossi par force, j’ai adopté quelques petites bottes vicieuses, j’ai survécu et je m’étais forgé un certain renom à dix-neuf ans. Je me foutais de tout, à l’époque. J’étais un grossier ignorant qui restait en vie parce que j’étais plus rapide que la plupart. « J’aurais perdu ma rapidité puis la vie à force de boire si je n’avais pas rencontré sur ma route Ledare Noje Omkringska. La bêtise de Jaegare Tjockskelle avait failli me coûter la vie et je lui ai craché au visage, j’ai cassé la gueule à son héros officiel et j’ai quitté à toute allure le borg Sjobarre à un cheveu devant une volée de flèches. « Quand j’ai rencontré Omkringska, j’étais aussi furieux qu’un ours piqué par des abeilles, affamé comme un loup et desséché par une soif que l’eau ne pouvait étancher. Je lui suis rentré dedans, deux de ses vétérans m’ont enfoncé un peu de bon sens dans la tête et il m’a nourri puis m’a offert un emploi. « J’ai dit que j’avais le crâne épais, mais je n’étais pas bête, seulement têtu et vif. C’était un sacré bonhomme, avec assez d’astuce, d’ambition et de courage pour conquérir ce foutu continent. Et il l’a fait. Ça lui a pris cinq ans. Ce qui m’a laissé le temps de me débarrasser de ma prétention. Il s’est pris d’affection pour moi, a vu en moi quelque chose que nul autre ne s’était donné la peine d’aller chercher sous ma carapace. Il m’a appris la différence entre la stratégie et la tactique. Je suppose que tout individu a besoin de faire confiance à quelqu’un. Il aurait pu me marcher dessus avec des talons chauffés à blanc, et aimer ça, et il le savait. Enfin… il a collé ensemble tous ces petits fiefs et eux aussi ont aimé ça. « Cinq années. Ensuite il a pris le temps de regarder autour de lui. De se marier. D’engendrer des héritiers pour sa dynastie… l’histoire traditionnelle… sa femme l’a trahi avec un cousin à elle, un rapace principion morveux… une pincée de poison aura suffi. La garce a bien tenté de m’avoir aussi, mais j’étais trop saoul pour manger cette nuit-là. Toute cette vie de cour raffinée me tapait sur les nerfs. Mais au matin Omkringska était mort, le principion donnait des ordres et je filais à bride abattue avec une armée à mes basques. « J’ai usé une demi-douzaine de chevaux pour les distancer. Il ne me restait plus qu’à fuir dans les montagnes. Même Omkringska ne s’y était pas attaqué. Il faudrait plus qu’une armée pour domestiquer ces roches et les pierres humaines qui vivent parmi elles. Mon dernier cheval est mort dans une tempête qui s’est transformée en blizzard avant le début d’un matin noir et glacé. Il ne me restait plus que mon épée que j’avais ramenée des montagnes, et plutôt mourir que de leur laisser. Je suis donc revenu dans mes montagnes exactement comme j’en étais parti, à pied avec une simple épée pour compagnie. « Au beau milieu de ce blizzard, pour couronner le tout, la terre s’est mise à trembler. Derrière moi, la montagne a marmonné et a projeté suffisamment de roches pour bloquer le passage du col, ce pour quoi j’ai adressé mille remerciements aux esprits de la terre. J’étais désormais complètement perdu, car devant mes yeux, pics et vallées avaient presque changé de place. Mais je n’avais pas le temps de m’en inquiéter. Mon besoin le plus pressant était de trouver un abri. Je suis entré en titubant dans une vallée abrupte où le vent ne pénétrait presque pas. « N’importe qui aurait dit que j’étais un homme mort, mais j’étais beaucoup trop hargneux pour être d’accord avec cette opinion. Heureusement, la neige s’arrêta avant que je me sois gelé les fesses, bien que mes orteils aient bien souffert. La vallée ressemblait à une petite tasse avec des parois comme… eh bien, comme des murailles. Ce que j’en ai vu, à l’aube blafarde, m’a donné des frissons qui n’avaient rien à voir avec le froid. Tout y était mort. Les lieux empestaient la mort. Pourtant, je ne sentais pas grand-chose, avec mon nez à moitié gelé. « Au moment où je commençais à quitter cet endroit hanté par des démons, un éclair a jailli du ciel et a frappé un pin mort. Il s’est enflammé comme s’il était fait de résine pure, s’est abattu contre un autre arbre, l’a enflammé. La chaleur m’a envoûté et j’ai ravalé mon malaise. C’est comme ça que j’ai découvert à proximité un astronef à terre. J’ignorais ce que c’était à l’époque, mais il m’a servi d’abri. J’ai rampé à l’intérieur après m’être assuré que les parois ne s’effriteraient pas sur moi et j’ai réduit en poussière de vieux ossements avant de les remarquer dans l’intérieur sec et noir. Les yeux violets s’ouvrirent soudain. Aleytys perçut une impression de sourire espiègle. — C’était moi, dit Shadith. Ce balourd a fichu ses bottes en plein milieu de mes pauvres petits os. Swardheld renifla. — Tu n’en avais plus l’usage, non ? Elle avait le diadème sur le crâne. Il m’a absorbé de la même manière que toi. Sans réfléchir, je l’ai posé sur ma tête. (Un haussement d’épaules mental.) Bien plus tard… me voici. Les yeux jaunes s’ouvrirent. Une vaste impression d’âge, de sagesse, de chaleureuse compassion pour la frêle humanité. Aleytys perçut un soupçon de ce qu’elle ressentait quand elle plongeait dans le fleuve de pouvoir, avec une crainte révérencielle qui la soumettait à l’obéissance mentale devant celle-ci. — Harskari. (Swardheld paraissait étonné.) — Comment… comment toi, as-tu été prise là-dedans ? (Aleytys déglutit avec nervosité dès que les paroles eurent jailli de sa bouche.) Une impression de sourire amer. — Nous avons tous nos points faibles, Aleytys, des failles dans la façade que nous présentons au monde. J’aimais un homme, je croyais qu’il partageait mes délices et mes rêves, mais j’étais plus douée et il était jaloux. Il me connaissait. Ah, ce qu’il me connaissait ! Il a façonné le diadème pour moi grâce à tout son talent et à sa haine envieuse. Malheureusement, j’étais tellement prise par mes études, si insensible vis-à-vis de lui, qu’il m’a facilement fait tomber dans le piège. Cependant… (Les yeux d’ambre clignotèrent, à l’adresse des violets et des noirs.) Si tu veux connaître cette histoire, je te la raconterai une autre fois. (Harskari projeta un amusement tranquille et une acceptation de la faiblesse qui les embrassait tous.) Ecoute, petite Aleytys. Gapp est allé voir la kipu au sujet de ce qui vient de se passer. Tu ne vas pas tarder à être convoquée. Il te reste environ… (Les yeux se fermèrent brièvement.) Environ deux heures pour te préparer à la contrer. Aleytys bondit et se tint tremblante à côté du banc, une panique soudaine la secouant. — Quoi ! (Elle se tordit les mains.) Que puis-je faire ? Dis-moi que faire. — Sers-toi de ta tête. Elle est de qualité, Aleytys. Ne commence pas à compter sur nous pour réfléchir… cela est stupide et futile. Nous pouvons et désirons t’aider dès que tu auras décidé d’un programme. Je te dirai ceci : ne tourne pas autour du pot. Que la kipu soit ton alliée. — Comment ? Est-ce que tu sais… — Pas suffisamment. Oublies-tu que nous sommes aussi étrangers que toi ? Parle à Burash. — Burash ? — Il attend. (Les yeux d’ambre parurent très amusés.) Pour te frotter le dos. Aleytys sentit des picotements résultant de toutes leurs auras après même que les trois paires d’yeux se furent fermées et les personnalités éteintes. Elle fit un pas en titubant, marqua un arrêt, désorientée, cherchant le monde extérieur après cette intense concentration sur l’intérieur. Elle s’humecta les lèvres et répéta les noms comme une litanie. Swardheld. Shadith. Harskari. Il n’y eut même pas d’écho dans sa tête. Elle était seule. Elle fit le tour du banc et se dirigea vers le mahaj. 9 Burash leva les yeux quand elle entra. — Tu vas bien ? (Ses antennes révélatrices s’agitaient au petit bonheur, les couleurs irisées scintillant.) As-tu besoin de moi, ou bien dois-je partir ? Son anxiété la frappa comme une massue, et le sang lui empourpra le visage. Le phénomène la surprit et, lorsqu’elle parvint à maîtriser cette nouveauté, elle s’approcha du lit et s’agenouilla à côté de lui. Toujours troublée, elle lui toucha la joue une seconde puis s’installa à son côté. — J’ai réfléchi… (Elle regarda autour d’eux.) Où se trouve la hirii ? Il pointa un doigt vers la tapisserie. — Là-dedans. Elle haussa les sourcils. Il hocha la tête. — La vieille reine aimait avoir son monde à proximité pour faire ses courses et s’occuper d’elle quand elle en avait envie, mais elle ne voulait pas qu’on reste dans ses jambes. — La vieille reine. (Elle prit sa main et la nicha entre ses jambes, réfléchissant tout en passant les doigts sur toute sa longueur.) Tu la connaissais bien ? (Elle le regarda attentivement quand il répondit.) Il rassembla ses antennes en une courbe crispée. — J’ai été son migru la dernière année. Elle sourit et leva sa main captive jusqu’à son visage. — Pauvre chéri. La hirii peut-elle nous entendre ? — Cela seul nous sépare d’elle. (Il indiqua la lourde tapisserie.) Pourquoi ? Elle hocha la tête vigoureusement, son renfrognement devenant une mise en garde. — Est-ce que tu as préparé mon bain ? — L’eau devrait être encore chaude. (Ses sourcils se soulevèrent doucement tandis que ses antennes s’inclinaient en courbe interrogatrice.) Elle s’étira et bâilla. — Tu me frottes le dos ? Dans la salle de bains, elle fit glisser sa mousseline toute froissée qui tomba à ses pieds en une flaque rosée. Elle s’affala sur le tapis épais et murmura : — Parle-moi d’elle. (Ses doigts enserrèrent son mollet et elle fut satisfaite du sentiment de vie de sa chair.) Si la kipu pensait que la vieille reine s’est éveillée en moi, que ferait-elle ? Il ôta son kilt et s’agenouilla à côté d’elle, puis lui toucha les lèvres de la main. Impatiente, elle libéra sa main et la porta à sa bouche. — Pas le temps. (Contre sa paume, elle sentit les lèvres esquisser un sourire.) Il fit redescendre sa main. — Gapp ? — Elle se trouve probablement en compagnie de la kipu. — C’est tout ce à quoi tu peux penser pour la combattre ? — C’est tout. — Tu n’abuseras pas la kipu. — Est-ce important ? Si elle trouve une utilité à cette illusion ? — Ah. Il irradiait une appréciation intelligente soulignée d’un arôme de bonne humeur. Après s’être installé plus confortablement, il la prit contre son épaule et considéra dans le miroir en pied leurs deux images enlacées. — Hm. (Ses antennes oscillèrent doucement.) Quand la vieille garce était irritée, elle frottait son pouce gauche sur le dos de sa main droite. Cela t’aiderait-il ? Elle hocha la tête d’un air somnolent, sa chevelure glissant sur l’épaule de Burash. Il se mit à parler doucement, lentement, songeusement, bâtissant l’image d’une vieille femme retorse, et Aleytys enregistra d’un air absent tout ce qu’il disait tandis qu’à un autre niveau elle laissait son esprit dériver, fixant le miroir, examinant Burash qui fronçait les sourcils devant les bulles qui éclataient petit à petit dans la baignoire. Bloquant sa tentative empathique, elle parcourut des yeux son image aussi impassiblement que possible. Son corps était humain, plus ou moins, suffisamment pour que ses sens ne fussent pas trop choqués. Mais son visage… les grands yeux noirs de la taille de tasses de thé, divisés en centaines de facettes octogonales, globuleux sur le visage étroit plutôt élégant. Un nez mince, une bouche sensible et mobile, un menton pointu. Et, dominant le tout, les antennes spectaculaires, dont les mouvements reflétaient la moindre de ses humeurs. Il était étranger… elle laissa revenir l’empathie et l’étrangeté s’en fut, évanouie dans la vapeur du bain, l’image n’était plus que Burash, effet total de lignes et de formes, chéri parce que c’était simplement Burash, se fondant en une tendresse qu’elle hésitait à baptiser amour parce qu’elle fuyait cette responsabilité. Tandis que sa voix sonnait paisiblement dans son oreille, elle dut toutefois admettre au fin fond d’elle-même que ses sentiments pour lui transcendaient la forme et l’espèce. Son corps était incurvé contre le sien, silhouette d’ambre pâle, mince, les seins gonflés, les longues jambes étalées sur les couleurs brillantes du tapis luxuriant, ses cheveux roux sur les épaules en un entremêlement indiscipliné, ses yeux bleu-vert déconcertants et étranges par leur taille et leur forme tandis qu’elle gisait au sein du schéma mental de Burash. Que c’est étrange, songea-t-elle, que j’ai dû lui paraître étrangère, la première fois. Madar ! Ce n’était qu’avant-hier. Mais il n’a pas hésité. Il a perçu ma peur et ma solitude et a réagi instantanément, chaleureusement, sans restriction. Il a franchi cette barrière des espèces qui me dérangeait, me dérange toujours quand j’y réfléchis, il l’a franchie sans effort, il a découvert mystérieusement notre similitude, qui est en partie une réaction sexuelle, mais qui dépasse la simple faim d’un corps pour un autre, afin de s’adresser… comment appeler ça ? Cela paraît prétentieux de dire l’âme… afin de parler à ce lieu où réside mon essence. Burash lui prit le menton et inclina son visage pour qu’elle le regarde. — Où es-tu, Leyta ? As-tu entendu un mot de ce que j’ai dit ? Aleytys cligna lentement les yeux. — Je t’ai entendu. Qu’est-ce qui motive la kipu ? — La motive ? (Il se déplaça légèrement pour soulager ses jambes.) L’ambition. Elle a besoin de l’appui de la vieille et cela lui plaît de tenir la dragée haute aux nayid qu’elle méprise. Les autres villes… (Sa main effectua un demi-cercle, qui rappela à Aleytys les quelques buttes dispersées sur la plaine fertile, chacune possédant une cité à sa base.) Chaque rab maku du conseil des reines a des ambitions au moins aussi vastes que les siennes. Mais elles sont toutes terrifiées par la vieille et trop jalouses les unes des autres pour s’unir contre elle. Tant que la kipu tiendra la reine, la kipu régnera sur le kibrata. — Je suis donc le symbole visible de son pouvoir. (Elle se rassit et se frotta les mains.) Bien. Cela devrait me fournir le moyen de l’attaquer. — Il y a autre chose. Elle a autant peur de la vieille que toutes les autres. — Hein ? Tu veux dire qu’elle croit vraiment à cette absurdité ? — Une absurdité ? (Il pinça les lèvres et fixa sombrement ses genoux.) Mille années ont prouvé le contraire, Leyta. Mille pénibles années. — Bon. (Elle écarta les doigts de la main et les considéra.) Un. Ficher la pétoche à tout le monde grâce à des gestes et d’autres trucs que tu pourras m’apprendre. (Elle replia l’index.) Deux. J’attaque la kipu jusqu’à ce qu’elle se demande comment sa tête tient encore sur ses épaules. (Elle replia un deuxième doigt.) Trois. Trouver un moyen de soutenir publiquement la kipu pour qu’elle ait une raison d’étayer cette illusion. (Elle rabattit le troisième doigt.) Quatre. Exiger autant de liberté que possible. (Elle lui sourit raidement et ferma le pouce au-dessus de sa tête.) Burash bondit sur ses pieds et s’approcha de la coiffeuse. Par-dessus l’épaule, il demanda : — Tu as dit deux heures ? — Oui. (Elle le considéra avec curiosité.) Pourquoi ? Il revint, les mains pleines d’épingles à cheveux en os. — Il nous reste le temps de prendre le bain et le temps de répéter. (Il s’agenouilla à côté d’elle et tortilla sa chevelure en chignon au-dessus de la tête, puis enfonça les épingles d’un preste mouvement habitué.) Et il faudra que je te trouve les vêtements appropriés. Une heure plus tard, Aleytys glissait les bras dans les manches d’une robe en velours bleu vert lourdement brodée de fils d’or noueux parmi les dessins floraux omniprésents. Burash lissa les plis sur ses seins, de telle sorte que le drapé eût un aspect raide très froid de l’épaule jusqu’au pied. — Rappelle-toi que la vieille songeait sans cesse à son apparence et à ses attitudes. Elle étudiait sans arrêt l’effet qu’elle produisait et se déplaçait rarement de manière spontanée sauf sous le coup d’une irritation extrême. Garde toujours ton sang-froid, Leyta. Tu ne peux te permettre la moindre erreur, surtout du fait que c’est là quelque chose de si étranger à ton tempérament. (Il se leva et lui toucha très doucement la joue.) Elle bougea légèrement la tête et posa les lèvres sur sa paume, puis recula et dansa en cercles, riant et battant des bras, entremêlant ses cheveux et détruisant la rigueur officielle du drapé. — Leyta ! — Le coup de l’étrier, Burash. (Elle s’apaisa et ôta les nœuds de ses cheveux. Tandis que ses mains lissaient le tissu à la douceur sensuelle, elle glissa un regard à Burash.) Où as-tu trouvé ce magnifique vêtement ? — Ne me le demande pas, ma chérie. (Il lui sourit.) Tu as remarqué l’ourlet, Leyta ? J’ai dû couper le bas, autrement tu serais noyée dans les plis et replis. Maintenant, ne t’ébouriffe plus. Sukall devrait arriver d’un instant à l’autre. Tu te rappelles l’ascenseur ? — Je crois que tu es plus nerveux que moi. Bien sûr que je me le rappelle. (Elle éclata de rire puis se calma comme sa voix se faisait plus aiguë qu’elle ne l’eût souhaité.) Peut-être le suis-je davantage que toi, finalement. Je voudrais que l’attente soit terminée. — Reste un instant sans bouger. Il plongea dans la tapisserie et revint en portant un fauteuil pesant aux sculptures compliquées, semblable à un trône. Gémissant sous l’effort, il le plaça précautionneusement devant le pied du lit et le centra avec une méticulosité micrométrique. Puis il alla prendre un repose-pied assorti. — Assieds-toi, maintenant. Je vais t’arranger. Aleytys s’installa dans le fauteuil en se déplaçant avec une certaine difficulté, car il était conçu pour les deux mètres cinquante d’une nayid. Ses jambes trop courtes pendaient comme celles d’une enfant et elle tambourina des doigts sur les accoudoirs, nerveuse et irritée. Burash rapprocha encore le repose-pied et lissa les plis autour de ses pieds. Ses orteils dépassaient et elle les agita en observant leur couleur d’or pâle. Il claqua la langue en guise de désapprobation. Aleytys déglutit. Elle ferma les yeux et respira avec une lenteur voulue, s’efforçant de se calmer pour se concentrer sur l’épreuve à venir sans être distraite par son propre corps. Au bout d’une minute, elle se laissa aller en arrière et reposa la tête contre le bois sculpté. Elle rouvrit les yeux et sourit d’un air rassurant au visage inquiet à côté du sien. — Je ne devrais pas porter des chaussures ? Il se rembrunit. — Je n’y avais pas pensé. Attends… (Il s’éloigna à la hâte et revint avec un petit pot en céramique.) — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Du henné pour tes paumes et la plante de tes pieds. (Il ôta le couvercle et trempa un doigt dans la substance d’un rouge crémeux.) Tends les mains. Après que Burash eut fini de s’occuper d’elle et se fut évanoui avec tact dans la salle d’attente dissimulée où était toujours tapie la hirii, les minutes traînèrent leurs pieds de plomb pour Aleytys. La fatigue et les crampes la faisaient souffrir dans cette posture majestueuse, mais elle n’osait se laisser aller en arrière pour se reposer. Les mains serrées sur les genoux, elle ferma les yeux et murmura : — Harskari. Harskari, parle-moi. Les yeux d’ambre s’ouvrirent et Aleytys ressentit une nouvelle fois avec une terreur révérencielle l’aura de l’âge et de la sagesse immenses projetée par la présence de la sorcière qui s’éveillait en elle. ! — Ça ne te dérange pas ? (Son chuchotement constituait une amende honorable.) J’ai besoin d’être rassurée de la même manière qu’un bébé a besoin d’être caressé. — Tu as choisi un plan, Aleytys. (Les paroles étaient calmes et sans hâte.) Que désires-tu de plus ? Une approbation ? (Aleytys sentit un haussement d’épaules mental.) Je t’ai donné le seul conseil possible. Consulte Burash. Tu l’as fait et tu as conçu ce plan. Très bien. Réussira-t-il ? Si je savais lire l’avenir, serais-je ici ? As-tu pris en compte les besoins et les capacités des personnes impliquées ? Oui. Peux-tu contrôler les événements dus au hasard ? Non. Si tu échoues maintenant, pourras-tu effectuer plus tard une nouvelle tentative, mieux adaptée à la situation après que tu auras acquis une certaine expérience ? Oui. Tu sais tout cela, c’est simplement que tes nerfs sont excités par l’attente. Détends-toi. Sukall arrive. Elle sera ici d’un instant à l’autre. (Les yeux d’ambre se plissèrent soudain en un léger sourire.) Une chose que tu as oubliée, petite. Les instruments de la kipu vont déceler la disparition de l’inhibiteur. Non. Pas de panique. Je pourrai me charger de ça. Aleytys serra les poings et lâcha une bouffée d’air en un court jet explosif. — Qu’ai-je oublié d’autre ? Les yeux jaunes clignèrent songeusement puis s’écarquillèrent. — Redresse-toi. Reprends-toi. Sukall arrive. Les anneaux de la tapisserie tintèrent et une garde vêtue de rouge pénétra rapidement dans la pièce. Lorsqu’elle aperçut Aleytys assise dans un calme royal, ses antennes courtes sursautèrent de surprise. — Bien. (Aleytys avait prit sèchement la parole avant que la garde se soit ressaisie.) J’ai des griefs à formuler à l’adresse de la kipu. La garde déplaça rapidement le regard de sur les mains d’Aleytys, où le pouce gauche était en train de frotter lentement le dos de la main droite. Elle déglutit puis reprit sa rigidité militaire. Comme la garde allait parler, Aleytys eut un petit geste impérieux. — L’ascenseur, fit-elle d’une voix douce mais froide. Sukall hésita une seconde, puis marcha jusqu’au mur, écarta la tapisserie et appliqua la main sur un carré de verre laiteux. Tandis que le panneau sculpté coulissait silencieusement, Aleytys se glissa de son fauteuil, lissa les plis de sa robe et passa à côté de la garde avec une grâce ostentatoire pour pénétrer dans la cabine étroite. Elle se retourna pour faire face à la porte, serra les lèvres en un sourire impatient et se caressa encore le dos de la main. Sukall considéra prudemment le mouvement de mains. Elle entra à son tour, tapota le carré puis se tourna tandis que la porte se fermait et que le sol se mettait à monter sous leurs pieds. Aleytys réprima sévèrement la peur qui lui étreignait les entrailles et se rappela… La vieille l’utilisait tout le temps, avait dit Burash. Quand elle désirait parler à la kipu. À moins qu’elle ne dût garder la chambre. — Qu’est-ce que c’est qu’un ascenseur ? Devant sa surprise, elle avait écarté les mains. Chez moi, la machine la plus compliquée que nous ayons eue, c’était un vieux moulin à eau qu’on utilisait pour moudre la farine et faire tourner les métiers à filer. Nous vivions de l’habileté de nos mains, de la force de nos animaux. Elle ramena son esprit sur le présent tandis que le plancher continuait de monter. Tandis que diminuait sa panique, croissait en elle une impression d’enthousiasme, de victoire anticipée, engendrée par le mélange de trouble et de peur irradié par le vétéran aux cheveux gris qui fixait inexorablement la paroi de la cabine. L’ascenseur s’arrêta en frémissant et le panneau coulissa. Sukall commença à sortir. — Derrière moi ! lança sèchement Aleytys. Comme la garde hésitait, elle s’avança dans le bureau particulier de la kipu. Sans marquer de temps d’arrêt, marchant avec une grâce étudiée, elle traversa la pièce et fit halte devant la tapisserie écarlate qui bouchait la voûte. — Eh bien ? Sukall se hâta de la rejoindre pour écarter la tapisserie. Sans la remercier, Aleytys franchit la voûte et se dirigea gracieusement en balançant les hanches jusqu’au bureau de la kipu, les mains fourrées cérémonieusement dans ses larges manches, le dos et la tête raides, le visage glacial. La kipu était trop occupée par les gémissements d’Asshrud et les hurlements aigus de Gapp pour remarquer Aleytys avant qu’elle fasse le tour de la table pour s’installer à côté de la chaise à dos droit et face à Asshrud et Gapp, une expression de dégoût peinte sur le visage. — Parakhuzerim ? Les syllabes cadencées contenaient une pointe de curiosité et de colère croissante. La kipu tapa avec irritation sur la table du bout des doigts de la main droite. Aleytys sortit sa propre main droite de la manche gauche et la leva, l’index dressé, les autres doigts légèrement pliés, réduisant au silence la kipu d’un geste qui traversa l’arrogante nayid comme un choc électrique. Aleytys le perçut et eut brièvement de la peine à conserver la pose, mais la colère devant sa propre bêtise la raffermit et elle braqua ce doigt sur Asshrud. — Shiru madis, ta laideur répugnante continue de me blesser. Ôte-toi de là. (Elle tourna le dos à la nayid tremblante et fixa Gapp avec une calme froideur.) — M… m… mais… bégaya Asshrud, ses bajoues charnues tressautant absurdement. Vous ne pouvez faire cela. La kipu considérait Aleytys pensivement, puis elle regarda Asshrud. Aleytys la sentit effectuer des calculs sur un fond de légère perturbation. Elle se décida soudain. — Asshrud, nous continuerons cette discussion plus tard. Retourne à l’étage de la reine. Feignant d’ignorer les protestations d’Asshrud, elle continua : — Sabut Ishat, escorte la Belit jusqu’à ses appartements. Asshrud, précédant la garde impassible et exprimant toujours sa colère, sortit lourdement de la pièce. Gapp gloussa d’une voix aiguë, mais son rire cessa sous le regard glacial d’Aleytys. — Um alpitta glapit la jeune nayid, son visage de débauchée se tordant en un renfrognement borné. Ardana. Esclave, se moqua-t-elle. Retourne ramper dans ton trou. Aleytys releva la tête et interrompit cette tirade. — Nouveau-né inutile à la tête vide, dit-elle doucement. (Les deux mains étaient en dehors des manches et le pouce gauche caressait le dos de la main droite.) Kalamat sybarite et sans cervelle, tu vas éloigner de moi tes prétentions débiles. Tu vas te tenir à ta place. Tu vas cesser de m’énerver avec tes jacassements puérils. Ses paroles tranquilles chassèrent toute couleur des joues de la jeune nayid, faisant resurgir des souvenirs cauchemardesques d’écorchages dont lui avait fait part la vieille. L’indécision fut un instant maîtresse de la kipu, puis sa peur crût, mais son ambition rougeoyante dominait tout de même. La kipu méprisait totalement la majeure partie des entités intelligentes qu’elle connaissait, la seule qu’elle eût jamais vraiment respectée étant la vieille reine, parce que cette dernière la maintenait sous sa coupe par la peur. Elle se tapota les dents avec l’ongle du pouce, puis plaqua la main sur la table. — Assez. Gapp, sors d’ici. Livre-toi à tes petits jeux avec celles qui ne s’y opposent pas. Ou ne peuvent s’y opposer. Et ne viens plus te plaindre quand les objets de ton plaisir s’avèrent rétifs. — Mais… (Gapp commençait à recouvrer son arrogance.) Vous m’aviez promis. Vous avez dit… — Rien du tout. Tu discutes ? Sa voix chaude et souple s’abaissa en un chuchotement rauque, guttural, réduisant le rythme à un criaillement. Gapp resta bouche bée, stupéfaite. — Mais… (Elle ouvrait et fermait la bouche comme un poisson.) Mais, kipu, est-ce que vous n’oubliez pas… La main de la kipu s’abattit à nouveau bruyamment sur la table et interrompit le bavardage de Gapp. — Je n’oublie rien. Ahrib, escorte cette Belit hors d’ici. — Non ! s’écria Gapp. Non, pas pour cette contrefaçon, cette esclave, cette fausse sarrt… — Ces divagations me cassent les oreilles. Les paroles douces et traînantes pénétrèrent les cris perçants de Gapp. La kipu et Gapp se retournèrent pour contempler fixement Aleytys. Son pouce caressait à nouveau son poignet ; un petit muscle tressautait à la commissure de sa bouche, gâchant son masque hautain. Intérieurement, elle chuchota à Harskari de tenir bon et elle courut le risque de rassembler une sagace dissuasion violette pour la précipiter sur Gapp comme une tomate trop mûre qui s’écrasa sur le réseau de synapses et de réflexes qu’elle appelait son âme. Gapp se ratatina. Elle virevolta et plongea hors de la pièce en une pulsion frénétique pour quitter ce lieu abominable, suivie par une garde impressionnée et terrifiée. Aleytys se permit un petit sourire. Elle tendit la main gauche et tapota légèrement sur la table pour attirer l’attention de la kipu. — Nous avons des choses à nous dire. (Elle leva la main droite et fit tourner son index pointé en un lent cercle horizontal.) Il y a trop d’oreilles ici. 10 Aleytys monta sur le repose-pieds et s’installa dans le trône de la kipu, dans son cabinet. Prenant garde à n’esquisser aucun mouvement maladroit, elle se mit à l’aise, redonnant à sa robe ses rangées de plis cérémonieux, et indiqua enfin à la kipu d’un signe de tête qu’elle pouvait s’asseoir. Sukall se posta près de la voûte, son visage austère toujours d’une rigidité militaire. Aleytys sonda prudemment la garde. Sukall ressemblait à une colonne de granit. Aleytys tendit les mains sur les bras, les doigts se dirigeant vers les extrémités qui ressemblaient à des griffes, et elle tapota impatiemment quand ses mains n’arrivèrent à rien. Sukall. Sa surface était un mensonge. Intérieurement, elle frissonnait partout comme une amibe. Le vétéran qui avait survécu à toutes ces années dans le palais grâce à une adaptation habile à toutes les circonstances se trouvait brutalement en pleine incertitude. Nourrie dans la serre de traîtrises et de complots sournois du palais, elle soupçonnait Aleytys de jouer la comédie. Son problème résidait dans le choix de l’attitude la plus rentable. Il était vrai que nul ne savait comment pouvait réagir l’œuf de la reine dans des conditions aussi outrées. Si la vieille garce se réveillait… vingt dieux ! Mille années représentaient une prise sérieuse sur l’esprit des gens. Sukall pataugeait donc et se raccrochait à la kipu comme à la bitte la plus robuste au milieu du tourbillon qui prenait de plus en plus d’ampleur. Et elle a raison, songea Aleytys. La kipu rayonnait d’un calme scepticisme, d’un tout petit soupçon de peur et d’une généreuse dose de curiosité. — Je m’ennuie. (Les paroles rompirent le silence. Le visage de la kipu conserva son expression calme et attentive, mais ses antennes bougèrent brièvement.) Ça ne me suffit pas, cette chambre et ce jardin. (Aleytys sourit tandis que ses doigts traçaient de minuscules cercles sur le bois poli.) — Birka aimerait te découvrir en dehors de ces murs, dit doucement la kipu. Ou Arikin. (Elle attendit un commentaire, mais Aleytys se contenta de tapoter sur les accoudoirs, ses ongles cliquetant dans le lourd silence qui les séparait.) Tu es trop vulnérable à l’extérieur de nos murs. — Mm. Non. Je ne pense pas. Ce pourrait être un avantage considérable que le peuple de la ville puisse me voir, me toucher, me connaître. Elle leva les mains, serra les paumes l’un contre l’autre et porta la pointe de ses index à ses lèvres, le bout du majeur juste sous le nez, puis rabaissa les mains sur les cuisses, les paumes vers le haut. Elle fixa ses paumes et perçut l’idée qui faisait son chemin dans l’esprit de la kipu, nourrissant son ambition. — Les rumeurs, dit-elle pensivement, prononçant chaque syllabe avec une précision de sculpteur. Les rumeurs peuvent s’avérer aussi dangereuses que les canons. — Idée intéressante. Une excursion soudaine et inattendue. Pour que le peuple sache que sa sarrat veille sur son bien-être. (Elle sourit.) Nous arrangerons cela. — Bien. Je compte sur toi. Anesh… (La kipu leva la tête et la fixa, surprise de l’entendre prononcer son nom propre, si rarement utilisé. Feignant d’ignorer cela, Aleytys leva les mains et les tendit en un arc gracieux.) Tu me négliges, mon amie. — Te négliger ? (La kipu se détendit à nouveau, attendant impatiemment ce que promettaient ces paroles.) — Mes bijoux. Je les veux. Mes bagues, mes bracelets. Je les veux. Je trouve inélégante cette nudité. D’ailleurs, comment pourrais-je rencontrer mon peuple nue comme une esclave ? — Ah. (La kipu porta les doigts à son front puis à ses lèvres.) Quelle insouciance de ma part ! Ils vont être immédiatement apportés à ton appartement. (La kipu arbora le large sourire d’un requin affamé.) Comment dois-je m’adresser à toi ? Intérieurement, Aleytys bouillonnait de satisfaction. Force-moi à avancer ma demande, songea-t-elle. Fais-moi parler de telle manière qu’elle puisse répudier l’impudence d’une esclave si elle peut en tirer avantage. Voyons plutôt si tu arrives à réfléchir assez rapidement, lui fit le chuchotement au fond de son esprit accompagné par un vif éclair violet. Shadith lui adressa un clin d’œil joyeux. — Le nom de ce corps est Aleytys, dit-elle doucement. (Ses mains reposaient de nouveau avec légèreté sur les accoudoirs.) N’a-t-il pas été choisi soigneusement ? — Mille planètes ont été ratissées pour le découvrir. Le sarcasme n’était que modéré. Aleytys baissa la tête, satisfaite, et sa bouche eut un petit sourire. — Le meilleur nom, en la circonstance, ne serait-il donc pas Damiktana, celle-qui-a-été-choisie ? — Cela sera proclamé. (La kipu se détendit et l’observa avec une curiosité non dissimulée. Aleytys perçut la confiance qui coulait en elle et en profita.) Je trouve qu’une inspection officielle du mahaj serait bien venue et excellente pour le moral des troupes. Il me semble qu’il en est qui ne mettent… euh… pas tout leur cœur au service de leurs chefs. Si nous étudions le tableau de service… tu comprends ? Les yeux noirs de la kipu reflétèrent sur leurs facettes le vif intérêt qui l’animait, réagissant à l’habile combinaison. Elle tourna légèrement la tête, concentra un instant son attention sur Sukall, puis se retourna. — L’action devra être soigneusement étudiée, dit-elle lentement. — Certes. (Aleytys balaya la pièce du regard.) Je pense que tu devrais apporter les documents voulus au jardin. Nous pourrions commencer notre étude dès demain. — Le jardin ? Aleytys hésita. Puis elle dit fermement : — Le jardin. — Ah. (La nayid joignit les paumes de ses mains à six doigts.) Je te rejoindrai demain après le petit déjeuner. Aucune averse n’est prévue. La journée devrait être chaude et claire. — Par la suite, il pourrait y avoir un conseil des reines. Un soupçon soudain glaça l’amusement croissant de la kipu. — Tu le juges nécessaire, Damiktana ? — Oh oui. Les rumeurs, comme je l’ai dit, peuvent se révéler aussi dangereuses qu’utiles. Il serait intéressant de découvrir quels regroupements plus ou moins subtils se sont effectués. Pour l’écoulement normal du sang dans le corps, les caillots sont dangereux et doivent être détruits, autrement ils peuvent conduire à des accidents, voire à la mort du corps. Leurs réactions devraient être… révélatrices. Des caillots dans le corps politique. Il existe divers médicaments que l’on peut injecter dans le sang pour remédier à cet état. La chirurgie peut parfois être nécessaire. Pour la santé du corps. (Elle tapota doucement sur le bois.) La Damiktana ne serait naturellement pas présente à ce conseil, mais peut-être qu’une réception par la suite, la musique, la nourriture, les boissons… Aleytys perçut le scepticisme décroissant de la kipu ; apparemment, ces réponses commençaient à la convaincre puisqu’elles correspondaient au style de pensée détourné de la vieille reine. Elle faillit renifler de dégoût. Nulle autre forme de vie ne pourrait m’être supérieure… cette idée en a détruit plus d’une, chuchota Harskari au fond de son esprit. Ne la sous-estime pas, l’avertirent les douces paroles fantomatiques, ne sous-estime pas l’aveuglement, le chauvinisme de cet être ; elle est parvenue là où elle est par une habile compréhension de la nature nayid combinée à une vive intelligence, alors attention à ton propre aveuglement, ma chère. Les yeux disparurent, les paroles s’évanouirent, elle était seule. Inconsciente de ce commentaire, la kipu hocha gravement la tête. — Ce sera fait. As-tu d’autres suggestions, Damiktana ? — Deux choses. J’ai besoin de vêtements convenant à ce corps. Et pour ses pieds. (Elle les fit apparaître sous sa robe.) Tu vois ? — Oui. — Le commerçant de la Ville des Etoiles devrait pouvoir nous fournir ceci. Il me semble bien avisé de lui faire connaître la richesse et le pouvoir que nous possédons. (Elle fixa froidement les yeux noirs.) J’ai l’impression qu’il n’aurait rien contre un conflit entre villes, car cela créerait pour lui un marché nouveau pour ses armes. La paix ne peut en fait lui être très profitable et il doit être nécessaire de s’assurer de son honnêteté. (Elle tapota le bois.) Insister méticuleusement sur le transfert de pouvoir. Aborder les deux faces de… disons, de la difficulté. — Exactement. (Les antennes s’agitèrent.) Je pense que nous pourrons te fournir suffisamment d’ornements pour l’excursion jusqu’au marché et… (les antennes si expressives se penchèrent en avant avec un vif amusement.)… et l’expédition à travers le mahaj. La semaine prochaine devrait suffire au négociant. Aleytys joignit les mains. Le muscle se remit à tressauter au coin de sa bouche. Tout en regardant la kipu avec froideur, elle incurva sa bouche en un léger sourire. — Ce devra… (Elle considéra pensivement ses mains puis les posa sur le bois lisse de l’accoudoir.) Je m’en souviendrai… — Oui, Damiktana, fit onctueusement la kipu en se relevant avec un peu plus de soulagement qu’elle n’en voulait laisser paraître. Y aura-t-il autre chose ? Comment puis-je te servir ? — Oui. Une chose. Ou plutôt : deux. Gapp. Si elle revient m’importuner, je la tuerai. Garde cette voluptueuse à la tête vide loin de moi. Et pendant que tu y es, change la garde de mes appartements. Elle est insolente, rétive et bien trop influençable par Gapp. — Bien entendu. La kipu lança par-dessus son épaule : — Sukall, viens ici. (Elle refit face à Aleytys.) Si tu as terminé, Damiktana, je voudrais mettre en œuvre tes suggestions. Aleytys baissa la tête en une gracieuse inclinaison. — Sukall, escorte la Damiktana jusqu’à sa chambre. Tu y monteras la garde et me renverra l’autre garde. C’est clair ? — Clair ! Aleytys regarda la kipu qui sortit de la pièce à reculons en une moqueuse exagération de respect. 11 Feignant d’ignorer la présence de Sukall derrière elle, Aleytys pénétra dans sa chambre, réprimant son excitation pour respecter strictement les instructions de Burash… sois à tout moment maîtresse de ton corps, ne fais aucun geste inconsidéré, n’agis jamais rapidement à moins d’y être absolument forcée… Elle entendit le cliquetis sec des talons de la garde traverser la pièce derrière elle, le claquement des anneaux qui retenaient la tapisserie et enfin des voix brèves et basses. Comme une statue dans le rectangle nu du mur en verre, considérant impassiblement le jardin qui s’étendait, doré et somnolent dans la chaleur de l’après-midi, elle entendit s’éloigner les pas de la garde bleue hostile. D’une voix de gorge traînante, elle appela Burash. Il franchit la tapisserie et se tint à son côté, réprimant son excitation avec difficulté, ses antennes battant la mesure comme un métronome imposant. — Eh bien ? Elle pénétra dans le jardin avec une grâce majestueuse en percevant son inquiétude et son agitation et en entendant son souffle haletant. Elle leva lentement les bras, tâta sa chevelure, puis fit volte-face, le visage barré par un sourire exubérant. Elle arracha les épingles de ses cheveux et secoua la tête pour libérer les mèches flamboyantes. — Oui, s’écria-t-elle. Oui, oui, oui, elle a marché ! (Elle pivota et se lança dans une folle danse tout en riant au rythme de ses pieds nus sur l’herbe.) Elle y croit un petit peu. Parfois. Mais juste un peu, suffisamment. (Elle lui jeta ces paroles par-dessus l’épaule, se passa les doigts dans les cheveux et continua de danser autour de lui.) Madar, comment la vieille garce supportait-elle toutes ces poses ? J’étais prête à hurler. Ses paroles se fondirent à nouveau dans le rire et elle s’enfuit en direction du chêne. — Leyta ! (Burash se précipita à sa suite.) Calme-toi un peu. Elle lui lança un baiser par-dessus l’épaule, puis bondit sur la grosse branche recourbée et courut dessus pour se retrouver finalement au beau milieu du ruisseau. Burash émit un halètement et détourna le regard. Il s’arrêta de courir et fixa l’herbe d’un air résolu. Pour la première fois, le rire d’Aleytys lui paraissait cruel. Elle était tellement préoccupée par elle-même qu’elle l’avait totalement oublié. Son image appuyée contre la branche frémissait en lui, et il se sentait étranger, glacé, laissé à l’extérieur, à l’abandon… à l’abandon… cette pensée tourbillonnait dans son crâne. Les épaules courbées sous le fardeau dans son esprit, les yeux posés sur le sol de crainte d’avoir une vue terrifiante d’Aleytys perchée précairement sur la branche, il revint vers le mahaj en traînant les pieds et en irradiant une ténébreuse déprime. Une main le toucha. Aleytys, le visage troublé, se plaça devant lui. — Pardonne-moi. Je suis idiote. J’avais oublié… (Ses mains lui touchèrent les bras, le visage, la poitrine, en petits tapotements délicats.) C’est seulement… non. Aucune excuse. Je t’en prie… Il s’empara des mains papillonnantes en désarroi et en embrassa le bout des doigts. — Chut, Leyta. (La tristesse se peignit sur son visage.) C’est que j’ai soudain distingué l’avenir – notre avenir – un peu trop clairement. Aleytys libéra ses mains d’une secousse. — Ahai ! Pourquoi faut-il que les choses soient aussi compliquées ! (Elle virevolta.) Allons nous asseoir sur le banc. On a des choses à se dire. — Non. Nous y étions ce matin. (Il parut stupéfait.) Ce matin seulement ? J’ai l’impression qu’il s’est déjà écoulé une semaine. (Il jeta un bref coup d’œil au ciel.) Le soleil se couchera dans une heure. Peux-tu le croire ? Aleytys hocha la tête paisiblement, puis un rire monta en elle. — J’ai complètement oublié le déjeuner. Je meurs de faim. (Elle posa la main sur son estomac.) Il est tout creux ! Je sens ma colonne vertébrale par-devant… Il gloussa. — Tu m’as convaincu de la réalité de tout cela. Rien de tel que quelques crampes d’estomac pour vous ramener sur terre. Ils se frayèrent un chemin à travers l’épaisse forêt de bambous et s’installèrent sur l’herbe chaude en plein soleil. Aleytys se laissa aller en arrière et sourit au ciel. — Mes soleils t’arracheraient la peau si nous nous allongions comme ça en pleine canicule sur ma planète. Burash lui tapota doucement les lèvres de l’index. — Parle-m’en, Leyta. Et que s’est-il passé avec la kipu ? Aleytys s’assit et tira sur les fermetures de la robe. — Ce truc me démange. Elle bondit sur ses pieds et courut jusqu’au taillis de bambous, la robe flottant derrière elle. Elle l’ôta et l’accrocha à une branche basse de mimosidé qui était parvenue à se glisser entre les cannes et levait la tête suffisamment haut pour projeter son ombre dentelée sur une partie de la petite clairière. Burash la regarda, amusé et exaspéré tout à la fois. Lorsqu’elle se fut relovée à son côté, il dit sèchement : — Si tu espères me voir à nouveau faire l’amour, Leyta, tu surestimes mes capacités. Elle éclata de rire. — J’étais simplement moi-même, une femme. Je ne voulais pas froisser ma jolie robe. (Elle s’étira sur l’herbe et soupira de plaisir sous la chaleur du soleil jaune accroché très bas sur l’horizon occidental qui baignait son corps las.) Bon. Voilà le résultat. Je vais sortir de cette prison. Au bout d’une laisse, certes ; mais je pourrai tout de même voir ce qu’il y a de l’autre côté de ces murs. Tu sais… (Elle fit courir ses mains sur tout son corps, entre ses seins, du cou au nombril, et contempla le ciel songeusement.) Cela pourrait être utile. Hm. Dans un jour ou deux, nous allons faire une virée fabuleuse à travers le mahaj avec toute la pompe et la magnificence que pourra imaginer la kipu, et j’aurai les yeux aussi ouverts que possible. (Elle lança le bras en direction du mur de pierre grise à peine visible.) Surtout en haut, là où elles garent leurs libellules. Elle va faire venir le négociant de la ville pour que j’aie des vêtements et des trucs. Ensuite, il y aura une réception avec toutes les reines, le commerçant et tous les gens qu’elle jugera utile d’impressionner. Il avait enlacé ses genoux avec ses bras et la considérait songeusement. — Elle ne cessera pas de te surveiller. Aleytys se frotta le nez. — Je sais. Mais j’obtiendrai quelque chose qu’elle ne pourra m’empêcher de prendre. — Oh ? — Des informations. Tant que je ne saurai pas… et je dis bien saurai… ce qu’il y a là dehors, je ne pourrai pas imaginer le moindre plan. — Leyta… (Ses antennes penchèrent un peu en même temps que la commissure de ses lèvres. Il lui toucha la jambe.) Pourquoi t’échapper ? Tu ne te rends pas compte qu’il t’est absolument impossible de t’échapper ? (Ses doigts enveloppèrent la courbure de sa cuisse.) Il n’existe pas un seul docteur qui puisse t’enlever ce truc. Tu as tout le confort, ici. Il te reste toute une année, moins quelques jours. Pourquoi ne pas la passer… — Esclave ? (Elle s’assit.) Non, merci. (Elle fixa ses poings. Elle déplia les doigts pour qu’ils reposent sur sa cuisse.) J’ai des ressources dont je ne peux te parler. Je trouverai un moyen, Burash. (Elle posa un instant la main sur son épaule.) C’est aussi ton enfant en partie, est-ce que tu ne… je… — Leyta. (Il hocha la tête.) Non, je ne peux penser que c’est mon enfant. Non. C’est la vieille reine. Une horreur, une monstruosité sans laquelle ce monde serait meilleur. (Il porta la main à ses lèvres.) Si cet enfant était le nôtre, je le chérirais même s’il devait naître de mon propre corps. Je la détestais. Elle me dégoûtait. On m’a donné des drogues, la kipu y a veillé pour faire plaisir à la vieille, autrement j’aurais été aussi mou qu’un poisson d’une semaine. Je la haïssais. (Sa voix s’éteignit et il donna l’impression d’avoir la nausée.) Aleytys resta muette, luttant contre le malheur qu’il irradiait. Le silence s’étira entre eux tandis que l’ombre du mimosidé glissait jusqu’à ses orteils et rampait paisiblement sur ses pieds. — M’accompagneras-tu ? lui demanda-t-elle soudain. — Toi ? — Hors de ce monde ? — Hors de ce monde. (Il ferma la main sur la cheville d’Aleytys.) Resterais-tu avec moi dans ma patrie ? En Seb, Leyta ? — Je ne peux pas. (Elle le regarda, le visage confus.) Je ne peux pas, répéta-t-elle tristement. Il hocha la tête. — C’est bien ce que je pensais. Et je ne peux t’accompagner, Leyta. Que ferais-je, là dehors ? Que pourrais-je faire ? (Un sourire lui déformant le visage, il remonta le long de sa jambe par tapotements.) Ne me demande pas de faire le trottoir pour toi, ma chérie. Serait-ce là ma seule utilité ? — Burash… (Elle cueillit un brin d’herbe.) Je ne peux pas rester, non. J’ai un fils. J’ai un but à rejoindre. Te l’ai-je dit ? — Un but ? (Il parut stupéfait.) — Retrouver la planète de ma mère. Trouver une patrie pour mon fils et moi. Et peut-être un homme que j’ai connu. Un voleur qui s’appelle Miks Stavver. — Acceptons donc ce qui doit être. (Burash soupira et lui caressa la cuisse.) Viens. Ecarte ton esprit de ces tristes sujets, Leyta. Tiens, je vais aller ranger ta robe et te chercher quelque chose à te mettre sur le dos. Repose-toi ici, mets de l’ordre dans ton esprit. Aleytys leva les yeux sur lui à travers le voile de sa chevelure. Elle parvint à lui adresser un sourire. — Je ne te mérite pas. Il écarta le fouillis voletant de devant ses yeux. — Voilà une triste attitude. — Je suppose que je suis fatiguée. — Trop de hauts et de bas, Leyta. Un peu de modération, veux-tu ? Elle eut un gloussement las. — Un peu de soleil et un peu de sommeil. (Ses yeux se firent rieurs.) Et un peu d’amour, peut-être, quand la lune, cette pauvre lune solitaire, descendra du ciel au matin ? — Voilà que tu deviens tisseuse de chansons ? (Il lui prit le menton et leva son visage vers le sien en riant tandis qu’elle protestait.) Où est cette fameuse modération ? — Faisons un marché. Dormons, aimons et récupérons. Je m’occuperai ensuite des hauts et des bas et je m’entraînerai à être la vieille garce jusqu’à ce que je fiche la frousse à toutes ces… ah ! — De la modération ? (Elle lui adressa un large sourire ensommeillé en se retournant sur le ventre. Il lui frotta la colonne vertébrale.) Tu ne peux pas t’en empêcher, je suppose. Haut, bas. Haut, bas. Ses yeux se fermèrent, les bruits du monde se brouillèrent dans ses oreilles. Tandis que sa respiration ralentissait, Burash cessa son massage et se releva. — Je reviendrai pour te réveiller quand le soleil se couchera, Leyta. Il hocha la tête et se dirigea vers l’arbre où la robe se balançait doucement dans le vent qui se levait. 12 Aleytys sortit du sommeil en pataugeant, reprenant lentement conscience sous de petites mains qui lui tiraient l’épaule. Pendant un temps interminable, son cœur battit plus vite, car jambes et bras lui parurent paralysés, mais, un instant plus tard, la paralysie céda et elle s’arracha à la main importune, heurtant Burash et le réveillant tandis qu’elle scrutait les ténèbres pour essayer de voir le propriétaire de la main. — Kunniakas. Un mot à peine plus fort qu’un souffle. Aleytys se précipita au pied du lit. Aamunkoitta était accroupie, la tête au même niveau que le matelas, presque totalement dissimulée par les rideaux du lit. — Comment… (Aleytys se pencha un peu plus pour distinguer le visage de la hirii.) Tu es folle de venir ici, Minette. (Elle gardait la voix basse en considérant la voûte avec appréhension.) — Il faut que tu m’aides. La hirii fixa un regard implorant sur les yeux noirs d’Aleytys. Elle lâcha alors un halètement en apercevant le visage de Burash qui apparut derrière l’épaule d’Aleytys. — Non. (Elle se débattit en griffant en vain les rideaux et en sanglotant pour s’échapper.) Aleytys saisit l’une des mains folles. — Idiote ! siffla-t-elle. Il ne te fera pas de mal. Arrête. Burash posa la main sur son épaule. — Leyta, à ses yeux… (Il sortit du lit et se retrouva à genoux à côté de la hirii qui sanglotait et haletait.) Chut, mon petit. (Il lui toucha l’épaule puis ôta la main quand elle voulut la mordre.) Inutile de me craindre. Je suis plus impuissant que toi. Du calme, mon enfant. (Il saisit une main au vol et la tint fermement.) Regarde-moi. Si je voulais faire des histoires, je n’aurais qu’à appeler la garde. Là dehors. (Elle se débattit un peu moins.) Oui, juste là dehors. (Il secoua la tête en direction de la voûte.) Le sens des paroles qu’il venait de murmurer filtra à travers sa terreur. Elle s’apaisa et s’agenouilla à côté du lit. L’intelligence se repeignit lentement sur son visage. — Kunniakas, haleta-t-elle, te trahirait-il ? — Non. Jamais. (Aleytys se glissa hors du lit et se tint debout à ses côté des silhouettes agenouillées.) Minette. (Elle toucha le sommet du crâne de la hirii.) Qu’est-ce qui ne va pas ? Ce doit être sérieux pour te pousser à courir un tel risque. Dans les ténèbres, elle aperçut les petites dents d’Aamunkoitta qui brillaient sur sa peau tandis qu’elle se mordait nerveusement la lèvre inférieure. Elle était désespérément inquiète, mais ses regards de côté en direction de Burash trahissaient sa méfiance persistante à l’égard du nayid. Elle bondit soudain sur pieds. — Viens, dit-elle. Frissonnant légèrement dans l’air extérieur plus frais que celui de leur lit, Aleytys et Burash suivirent Aamunkoitta dans le jardin. Un corps d’homme gisait dans l’ombre, près du mur, là où le ruisseau quittait le jardin à travers une grosse grille. Les bandages grossiers incrustés de sang luisaient au clair de lune comme de la neige sale. Comme ils se rapprochaient, Aleytys vit sa poitrine se soulever dans un effort pour respirer et elle entendit l’air qui lui râpait la gorge. Ses yeux étaient atones et à demi fermés, mais il s’accrochait à sa conscience, manifestant sa volonté par la tension des muscles de son visage et de son cou. Aamunkoitta se laissa tomber à genoux à côté de lui et regarda Aleytys par-dessus son épaule, son visage reflétant sa douleur et sa peur. — Guéris-le. Je t’en prie, Kunniakas. Ses yeux quittèrent Aleytys et se fixèrent sur Burash. Elle se mit à trembler. Aleytys perçut le tourbillon de colère, d’anxiété, de haine, de crainte révérencielle et de peur qui jaillissait de la hirii. — Oui, bien entendu, dit-elle d’une voix rassurante. (Elle s’agenouilla à côté du hirii tendu. Elle toucha ses blessures en hésitant, mais la fraîcheur de l’air la gênait.) Burash. Il lui toucha l’épaule. — Leyta ? — J’ai froid. Veux-tu aller me chercher une robe ? Il baissa les yeux sur son propre corps et gloussa. — Pas habillés ainsi que l’exige l’occasion. Je reviens dans un instant. (Il se retourna.) — Non ! (La hirii explosait de panique.) Non ! Il va appeler la garde ! (Elle courut s’interposer entre lui et le bâtiment.) — Aamunkoitta ! (Aleytys se tortilla pour la foudroyer du regard.) Idiote ! Si tu ne fais pas confiance à celui-ci, à qui pourras-tu faire confiance ? (Elle reposa la main sur l’épaule du hirii blessé.) Cet homme peut-il bouger ? Regarde-le. Foutre ! Plus tu me distrais, plus il se rapproche de la mort. Décide-toi. — Ah ! (La hirii écarta les bras et exprima sa détresse par des gémissements.) Non. Elle tomba à genoux et se cacha le visage dans les mains pendant un long moment. Puis elle laissa retomber ses mains sur ses genoux et dit d’un air obstiné : — Je peux aller te chercher la robe. — Non. Viens ici. (Aleytys fronça les sourcils et hocha les épaules avec impatience.) J’en ai assez que tout le monde se serve de moi. Soit nous sommes des compagnons qui s’entraident, soit c’est fini, Aamunkoitta. (Elle se releva, s’épousseta les genoux et se redressa avec sur le visage un renfrognement irrité.) Eh bien ? Le regard de la petite femme passa du nayid silencieux au hirii blessé qui se débattait pour respirer en gémissant légèrement malgré ses efforts pour réprimer le bruit que lui arrachait une douleur terrible. Aleytys rompit le silence tendu. — Burash est un nayid. Très bien. Mais c’est aussi un esclave. Comme toi, comme moi. Les siens vivent ailleurs. Il n’éprouve aucune loyauté envers celles-ci. Elle soupira, se ragenouilla à côté du blessé, posa la main sur sa poitrine qui haletait et dit : — Le temps va nous manquer. Décide-toi. Burash s’approcha de la silhouette tremblante. — Aamunkoitta, dit-il doucement. (Elle leva la tête et le regarda avec des yeux qui luisaient dans un visage lavé de toute couleur par le clair de lune.) Aleytys a raison. Ce que je dois à ces truies du fleuve, c’est un frère et une sœur défunts. Peut-être… (Ses antennes s’agitant brièvement, il lui sourit.) Elles ne sont pas de mon clan. Aamunkoitta le regardait fixement, à nouveau stupéfaite. Burash lui toucha l’épaule et la sentit frémir. Il ne bougea pas et attendit que cesse ce frémissement. Elle soupira. — Vas-y, marmotta-t-elle. Burash hocha la tête et rejoignit le mahaj au petit trot. Aamunkoitta le regarda partir, la terreur montant à nouveau en elle. Résolument, elle se releva et alla rejoindre Aleytys. — Peux-tu faire quelque chose pour lui ? Le visage d’Aleytys devint doux, vague, ses yeux plongeant dans un lointain que la hirii ne pouvait même imaginer. Tandis que ses mains papillonnaient comme des phalènes sur le corps malmené, elle nagea dans le fleuve noir, immergée dans la magie symbolique du fleuve de pouvoir qui se déroulait parmi les étoiles, les flots noirs lui chantant leur bourdonnement illusoire de pouvoir, musique qui coulait autour de se son cerveau, la réchauffant, la caressant, l’emplissant au point que le pouvoir débordait et coulait en torrent fou à travers ses bras, torrent qu’elle dirigeait et contrôlait avec davantage d’assurance chaque fois qu’elle l’appelait. Il se déversa dans le corps mourant et lacéré et l’emplit, repoussant la mort de sa pseudo-vie… mystérieusement, elle en avait conscience… se transformant en chair tout comme la nourriture qu’elle absorbait se transformait en sa chair, mais elle ignorait comment cela se faisait et quand elle y réfléchissait elle se représentait des bûches alimentant un feu pour réchauffer l’extérieur du corps, mais même cela était un processus mystérieux, la façon dont son corps changeait la nourriture en vie sans que son esprit en eût conscience, ce flot de pouvoir étrange coulant à travers ses doigts y ressemblait beaucoup, changement de l’eau noire de son image mentale en chair humaine pour que les blessures guérissent, que les trous creusés dans sa chair se remplissent de chair neuve, robuste et saine ; et la peau noircie et carbonisée était absorbée et transformée, la peau neuve et saine remplaçant inexorablement les terribles brûlures, de telle sorte qu’elle ôta ses mains et retomba en arrière sous le poids d’une terrible lassitude, les seules marques de l’effleurement de la mort étant les haillons incrustés de sang qui pendirent de son corps quand il s’assit et regarda alentour d’un air ébahi, le visage ramolli par la stupéfaction. Burash rattrapa Aleytys lorsqu’elle s’écroula et enveloppa son corps las dans une robe. Elle lui adressa un sourire de remerciement, heureuse de se reposer contre lui, en contact avec le sol, la sensation agréable de la terre en dessous d’elle, un flot chaud d’énergie quittant le centre élémentaire d’Irsud pour pénétrer dans son corps : Pour la première fois, elle sentit ce monde l’accueillir. Elle ferma les yeux et les reçut avec respect et un plaisir simple. Une exclamation aiguë l’arracha à cette lassitude rêveuse. Le hirii était sur pieds, un poignard soudain à la main. — Hyoteinen ! Avec ce cri rauque et sifflant, il bondit sur le nayid, un pied heurtant douloureusement Aleytys lorsqu’il commença à sauter. Burash roula pour l’éviter, échappant à la lame mortelle uniquement parce que le hirii était encore sous l’effet du choc après ses blessures et qu’il avait perdu l’équilibre à cause d’Aleytys. Il se hâta de se remettre sur pieds et recula prudemment devant le hirii. — Non, lâcha-t-il. Pas ça. Je ne… (Il se jeta encore de côté tandis que le hirii se précipitait sur lui.) Aamunkoitta lui saisit la jambe au passage. — Non ! siffla-t-elle. Il est avec nous. Le hirii se dégagea d’une secousse et continua de traquer Burash, tellement absorbé qu’il ignorait totalement Aleytys et Aamunkoitta. — Hyonteinen, chuchota-t-il, la bouche tordue en un féroce sourire meurtrier. — Fais quelque chose, se lamenta frénétiquement Aamunkoitta. Il ne m’écoutera pas. Il est sous l’emprise de la surrinhukkua, la folie meurtrière ; il ne s’arrêtera pas tant qu’il ne l’aura pas tué. Burash avait peur de tourner le dos à son chasseur, il était incapable de le combattre et reculait sans un bruit, sans un son de terreur. Aleytys regardait fixement, trop stupéfaite pour réagir. Aamunkoitta lui tapa dessus avec ses petits poings. — Fais quelque chose, s’écria-t-elle. Regarde… regarde… dépêche-toi ! Burash bondit encore en arrière, mais cette fois-ci le poignard le toucha et le sang jaillit de son bras tendu. Aleytys cria dans les ténèbres de son esprit en bondissant sur pieds. — Swardheld, aide-moi ! Les yeux noirs s’ouvrirent. Elle le sentit se couler rapidement dans son corps. Il plongea vers le hirii avide de sang. Dans la même foulée, il lança le pied nu d’Aleytys contre le coude du hirii, lui engourdissant le bras qui tenait le poignard. Dès que ses pieds retouchèrent le sol, Swardheld virevolta et tapa encore, le talon heurtant le poignet du hirii et chassant le poignard des doigts paralysés. Le hirii renâcla et bondit vers le poignard. Swardheld l’attrapa par les cheveux et le fit pivoter, utilisant son élan pour lui faire exécuter un large cercle qui le fit se retrouver le visage dans l’herbe, Swardheld dans le corps d’Aleytys lui appliquant un genou dans le creux des reins, lui rabattant le bras dans le dos. — Hirii ! Le mot avait surgi des cordes vocales d’Aleytys. Le corps s’agita sous lui. — Hirii, répéta Swardheld avec brusquerie. Tu me comprends ? Le hirii marmotta quelque chose mais ses paroles se perdirent dans l’herbe. — Ecoute, idiot. Arrête de faire tant de bruit, sinon ce sont les gardes que tu auras bientôt sur le dos. C’est rentré dans ta petite tête ? Secoue la tête si tu m’as entendu. La hirii ne bougea pas un instant, puis la tête ébouriffée remua avec impatience et colère. — Si je te laisse te relever, m’écouteras-tu ? (Swardheld gloussa tranquillement.) Encore un coup de folie comme ça et je te découpe en morceaux. Pigé ? Le hirii restait obstinément immobile. Swardheld tira sur le bras captif, provoquant un cri de douleur. Il se tordit la tête et recracha de l’herbe. — Je t’entends, dit-il à contrecœur. — N’oublie pas : j’ai dans mon sac plus de tours qu’un débile comme toi ne peut en apprendre dans toute sa vie. Ne t’amuse pas avec moi, gamin. — Gamin ! — Je t’appellerai autrement quand tu commenceras à agir comme un adulte. Swardheld lâcha le bras et bondit en arrière, en équilibre juste hors de portée. Le hirii se mit péniblement sur ses pieds. Il plia les bras et se tâta prudemment les côtes, puis sa bouche se tordit en un bref sourire lugubre lorsqu’il contempla la forme mince d’Aleytys. — Tu n’as pas l’air d’être comme ça, femme. Swardheld lâcha un grognement puis se dégagea du corps d’Aleytys, qui tituba une seconde. Dans sa tête, elle entendit un gloussement quand il s’installa dans sa niche. Belle bagarre. Merci, freyka ! Ça me permet de garder la forme. Mais ne quitte pas celui-là des yeux. Un sale petit rusé. Il n’y a pas que du muscle dans sa tête. Aleytys le remercia chaleureusement, puis cligna les yeux devant le hirii. — Je m’occupe de toi dans un instant. Elle se hâta de rejoindre Burash. Il regardait son bras, la main serrée futilement sur la blessure béante, le sang coulant copieusement entre ses doigts. Il avait le visage blême et traumatisé. Sous les mains douces d’Aleytys, il s’assit et posa le bras sur le genou. Aleytys dirigea le pouvoir dans le bras et la blessure fut refermée en quelques secondes, la pâle ligne blanche qui en marquait l’endroit disparaissant comme un trait de crayon sous une gomme. Il lui sourit et voulut se relever. — Non, non, fit-elle rapidement. Attends une minute. Conservant les mains sur son bras, elle dirigea le flux de pouvoir dans le bras en vue de remplacer les pintes de sang qu’il avait perdues. Elle couvrit les yeux. — Ça va ? lui demanda-t-elle, inquiète, étudiant son visage et écoutant avec son esprit le mélange d’émotions qui s’agitaient en lui ; un rien de peur, une compassion dépourvue de toute colère envers le hirii, et une crainte révérencielle accrue devant elle. Elle se jeta contre sa poitrine et faillit le renverser, les bras autour de son cou. — Non. Ne t’éloigne pas de moi. J’ai besoin de toi. Ses yeux s’emplirent de larmes et elle trembla de tout son corps avant qu’elle sente ses bras l’enlacer ; elle se retrouva alors au chaud et entière. Burash était calme. Elle le sentait. Tant qu’elle aurait besoin de lui, il ne demanderait apparemment rien de plus. Elle s’émerveilla une nouvelle fois de son moral nourri dans un tel enfer, et elle eut une nouvelle fois vaguement honte de son propre égocentrisme. Elle soupira et se tourna vers les hirii en reposant le dos contre la poitrine de Burash. — Nous devrions parler, dit-elle d’une voix lente et lasse. Le hirii haussa les épaules et contempla le mahaj avec circonspection. — Elles ne bougent pas. Heureusement. Mais nous sommes là comme des statues en plein clair de lune. Venez. Aleytys s’écarta de Burash et se dirigea vers le taillis de bambous. Burash vit où elle voulait aller et lui prit le bras. — Pas là. Elle manifesta sa surprise. — Est-ce que tu n’y attaches aucune importance ? Ce lieu est pour nous seuls. Si tu les y emmènes… Elle comprit alors et s’en voulut de son aveuglement. — Je n’y avais pas réfléchi. (Elle lui toucha la joue, les doigts tremblant en une demande silencieuse de pardon.) Où irons-nous ? — Là. (Il tendit le bras.) À l’ombre des buissons près du mur du mahaj. Aucune fenêtre ne donne sur cet endroit. Une fois installés sous le buisson aux feuilles épaisses, Burash et Aleytys contre le mahaj, les autres face à eux, Aleytys posa les mains sur les cuisses et regarda Aamunkoitta puis l’étranger. — Eh bien, Minette, tu ne nous présentes pas ? Aamunkoitta hocha la tête. La jeune hirii avait abandonné toute crainte vis-à-vis de Burash. Elle fit face à l’étranger, le menton levé, son petit visage renfrogné. — Nakivas, dit-elle avec brusquerie. Paamies. (Sa main à trois doigts fit un geste désignant Aleytys de la tête aux pieds.) Elle, elle est bénie par les esprits de la terre. Je l’ai perçu. Les henkiolento maan l’ont accueillie il y a un certain temps quand elle a guéri tes blessures. Regarde-toi, aazi. Vois-tu les brûlures ? Où est cet os qui dépassait comme un poisson blanc de ton bras gauche ? Où est le trou qui avait frôlé ton cœur ? Où sont les coupures, les ecchymoses ? Où est la brûlure dans tes poumons ? Hein ! Disparus comme un mauvais rêve, n’est-ce pas, kortelli payay ? Il ouvrit la bouche, son visage arrogant noir de colère. — Vas-y, rembrunis-toi. (Aleytys sentit chez la jeune femme monter un curieux mélange de rébellion, de peur et de satisfaction.) Dis-moi un peu que je ne manifeste pas le respect voulu face au Paamis. Est-ce que j’aurais dû te laisser perdre tout son sang sur le fleuve ? Cela aurait plu aux hyonteinen, non ? Je vois la kipu danser de joie à cette nouvelle. Une image se forma dans la tête d’Aleytys. La digne kipu dansant une bacchanale sur le corps de son ennemi. Elle étouffa un gloussement. — Hein ? Et B… Bur… Burash… (Elle trébucha sur son nom mais continua malgré tout.) Non, je ne le traiterai pas de hyonteinen ! Il n’est pas l’un d’eux, mais d’un clan ennemi. Idiot ! Tu es censé être un chef de guerre. Réfléchis ! Tu t’es précipité sur lui avec un poignard. Pour t’échapper, il lui suffisait d’appeler la garde. L’a-t-il fait ? Hein ? Non. (Elle n’attendit pas de réponse, ses paroles excitées se déversant si vite qu’il n’avait pas le temps de parler.) Réfléchis, idiot. Tu essaie de tuer celui qui a fait de son mieux pour t’aider. Continue comme ça et je ne te considérerai plus comme Paamis. Elle eut un hochement de tête vigoureux, prit la main d’Aleytys puis, en foudroyant Nakivas du regard, prit la main de Burash d’un air de défi. Le nayid étonné referma les doigts sur les siens. Elle trembla un instant, puis lui sourit et rejeta la tête en arrière à l’intention de Nakivas. — Puis-je parler ? (Il était calme.) Aamunkoitta haussa les épaules. — Bien sûr, que tu as agi correctement. Mais que pouvais-je penser, en me réveillant et en voyant l’un d’eux qui me regardait ? (Il jeta un coup d’œil à Burash et ses yeux se durcirent. Avec un effort manifeste, il redressa son visage.) Hyonteinen. (Une obscénité dans sa bouche.) Tu n’es pas Mahajlik ? Burash secoua la tête, et ses antennes s’agitèrent. — Je suis né en un lieu qui se trouve à bien des semaines d’ici. Même les libellules de la kipu ont besoin de plusieurs jours pour y arriver. La vieille garce… la reine… m’a arraché à mon foyer quand j’étais enfant, elle a tué les miens. Je n’ai nulle raison de l’aimer. (De la tête, il désigna le mahaj.) — Ah, et toi ? (Ses yeux parcoururent les formes d’Aleytys en connaisseur, amenant un froncement de sourcils sur le petit visage d’Aamunkoitta.) Tu n’es certainement pas l’une d’elles. — Il est esclave. Et moi aussi. La kipu m’a achetée hors-le-monde dans un but personnel. (Elle remarqua son absence de surprise.) Tu connais les autres mondes ? Il haussa les épaules. — Comment es-tu devenue Kunniakas ? — C’est une longue histoire. (Elle caressa ses cuisses.) Je ne possède pas ces pouvoirs depuis longtemps et j’ignore encore beaucoup de choses. (Elle lui toucha le genou.) Tu veux te servir de moi, très bien. Concluons un marché. — Un marché ? (Il parut dédaigneux.) Je ne suis pas un marchand de tapis. — Alors tu es un imbécile, (Elle eut un petit rire.) Ce qui m’étonnerait. Tu arriverais à vendre ses gencives à quelqu’un et lui faire croire qu’il a fait une affaire. Alors, marchande avec moi. — Hah. (Nakivas replia les jambes et s’installa confortablement.) Marchandons. Que peux-tu m’offrir ? Aamunkoitta le regarda et resta bouche bée. — Chut, mon petit, sinon Nakivas prendra le temps de te donner la fessée. La hirii parut indignée. Burash s’écarta un peu et lui fit signe. — Laissons-les jouer ensemble. Aamunkoitta. On est hors-jeu. — Heuh ! (Elle rampa vers lui et se carra contre le mur, satisfaite de n’être que spectatrice.) Les doigts d’Aleytys papillonnèrent sur le tissu de sa robe. — Je sais entrer en communication avec les êtres vivants inférieurs de ce monde. — N’importe quel dompteur peut faire de même. Dans mon clan, il y a un homme… — Non. Pas comme moi. Là-haut. Un épervier de nuit vogue au vent. Il examina le ciel. — Soit tu rêves, soit tes yeux sont meilleurs que les miens. — Ni l’un ni l’autre. Je n’utilise pas mes yeux, Nakivas. Je sens dans mon âme l’esprit sauvage et je sais ainsi qu’il est là-haut. (Elle et un large sourire de délectation devant la surprise qu’elle lui réservait.) Voilà un tour que nul autre ne peut accomplir. Regarde. Elle se glissa dans le corps de l’épervier, ses talents anciens revenant avec une facilité croissante, et elle le fit descendre. L’oiseau exécuta un cercle serré au-dessus d’eux, puis s’abattit à terre à côté des genoux de Nakivas. — Que désires-tu qu’il fasse ? (L’amusement tremblait dans sa voix.) Nakivas considéra un peu nerveusement l’épervier, bien qu’il dissimulât sa méfiance derrière un sourire légèrement amusé. Le gros oiseau était un combattant meurtrier au bec robuste et acéré et aux serres robustes en lames de rasoir. — Mon poignard. Qu’il me l’apporte. — Sur ses pattes ? Ou en volant ? — Dans son bec. Sur ses pattes. — Entendu. Un instant plus tard, l’épervier revenait vers eux en se dandinant maladroitement, le poignard fermement tenu dans son bec. Nakivas le prit sans trop oser approcher les doigts du bec, mais répugnant à montrer sa peur. L’épervier décolla dès qu’Aleytys l’eût libéré, hurlant de plaisir. — Intéressant, dit-il froidement. Mais à quoi cela me servirait-il ? Aleytys haussa les sourcils. — Tu veux profiter de mon esprit en même temps que de mes talents ? Quelle honte, Nakivas, que de vouloir obtenir deux choses pour le prix d’une seule. Il se frotta le nez et examina pensivement le ciel. — Je vois peu d’utilité pour ce don certes peu habituel. (Il demeura un instant silencieux.) Les clans viennent ici le mois prochain. La trêve. Le marché aux esclaves. — Intéressant, murmura-t-elle. Et quand repartent-ils ? Pour aller où ? — Ici et là. — Hm. Je possède le tauteassa, le don de la lecture des émotions. — Ah. (Il la considéra attentivement, ses yeux délimitant le tracé de ses formes sous la robe lâche qu’elle avait resserrée sur elle.) Un talent utile. Je vois qu’il me faut garder la tête froide. Tu sais distinguer un mensonge de la vérité ? — Oui. — Une vérité partielle ? — C’est plus difficile, mais possible. — Disons qu’on interroge un prisonnier. En dehors des mensonges et de la vérité, saurais-tu suivre d’autres traces ? Disons ses points faibles ? Ou… (Il hocha les épaules.) — Les émotions sont rarement choses simples. On peut avoir peur pour bien des raisons, ou être confiant pour d’autres. Mais… avec un peu de temps et suffisamment de questions, oui. On peu rassembler beaucoup d’informations précises. (Elle croisa les mains et le regarda.) — Et si l’on marchandait ? Il gloussa. Un amusement tranquille l’emplit, accompagné d’un désir puissant pour le pouvoir qu’elle représentait. Il se rendit compte de ce qu’il irradiait, lutta contre brièvement, puis rejeta un soudain sentiment de malaise étranger à la confiance en soi fondamentale qui l’habitait normalement. — Oui, dit Aleytys avec un sourire éclatant. Avec quelques autres facteurs, ce peut être un atout imbattable lors d’un marchandage. — Ah ! (Il fixa ses mains, les ouvrit et les referma sur ses genoux.) Le hyon… (Il s’interrompit.) Lui. Il désire rentrer dans son clan d’origine ? — Cela se peut. Elle lança un sourire à Burash et posa la main sur la sienne, un instant distraite par la conscience intense qu’elle avait de son corps. Nakivas considéra cet échange avec un intérêt marqué. — Si cela pouvait être arrangé, quelqu’un qui possède le tauteassa serait peut-être prêt à aider les hirii dans leurs négociations avec un étranger ? — Cela se pourrait. (Elle passa son index sur ses lèvres tout en contemplant son visage, puis elle sonda plus profond. Il semblait raisonnablement sincère.) Arrangé comment ? — L’un des clans pourrait être persuadé de s’occuper du transport. — Ah ! — C’est un long et dangereux voyage. Une guérisseuse serait utile. — Ah ! — Une guérisseuse serait aussi infiniment honorée parmi les clans. (Ses doigts tapotèrent doucement les muscles durs de ses cuisses.) Il sera difficile de persuader un clan hirii d’accorder asile à quelqu’un qui ressemble d’aussi près à ceux qu’ils haïssent. L’honneur de la guérisseuse fera peut-être la différence. Une guérisseuse qui resterait parmi les hirii pour satisfaire leurs besoins. Aleytys soupira et s’étira. — Entendu, dit-elle doucement. Mais la guérisseuse a aussi des besoins. Une saison. Nakivas étrécit les yeux, pinça les lèvres et alla pêcher tout ce qu’il pouvait. — Donnant-donnant. Un long service pour un long voyage. — Hm. Raccourcissons le voyage. (Brutalement, elle abandonna tout détour.) Emmène-moi avec Burash jusqu’à la Ville des Etoiles et je vous accorderai une saison de soins, de marchandages et autres utilisations de mes talents. Elle perçut son intense satisfaction. Il prit sa soudaine capitulation pour de la faiblesse. — Une année. — Non. Ne fais pas la bête. Après que j’aurai ramené Burash en sécurité sur son île, je reviendrai avec toi pour une saison. Ou je retrouverai ma route seule. Il soupira. — Très injuste. J’accepte. Une saison et je te ramène avec ton ami jusqu’à la Ville des Etoiles. — Oh. Tu veux l’inverse. — Il me semble que tu seras plus heureuse de la sorte. Tu pourras t’assurer qu’il va là où il le désire. — Bien. (Elle lui sourit, éprouvant une émotion chaleureuse, bien qu’elle sût qu’il avait délibérément provoqué cette sensation en elle.) J’accepte. Une chose toutefois. La kipu fera tout son possible pour me remettre les pattes dessus et toutes les reines ratisseront les collines. Il haussa les épaules. — Le pays nous parle. Elles le massacrent avec leurs machines et leurs poisons, de telle sorte qu’il leur résiste quand il s’ouvre devant nous. Je pense qu’une fois partis nous n’aurons pas trop de difficultés à rester libres. (Il se leva.) Je donnerais cher pour te garder avec nous, Kunniakas. Tu le sais. Nous chasserions les hyonteinen de nos terres de la même manière que tu as chassé la mort de mon corps. Il baissa les yeux sur ses bras et serra les poings pour que ses muscles nerveux ondulent sous la peau lisse et sans défaut de ses avant-bras. Burash bougea pour s’asseoir tout contre Aleytys, la main reposant sur son épaule. — Toi… hyont… (Il se mordit la lèvre.) De quel clan es-tu ? — Seppanu, répondit tranquillement Burash sans hésiter. Celles-ci… (Il indiqua du bras le mahaj et la ville tout entière.) Ce sont des Reyshanu. Nakivas grogna de satisfaction, enfin convaincu du statut de Burash, simplement parce qu’il avait donné deux noms. Un instant, Aleytys se sentit très déprimée, consciente de leur étrangeté à tous deux, consciente malgré ses dons qu’elle les comprenait bien mal. — Tu seras le bienvenu sous mes tentes, dit cérémonieusement Nakivas en tendant les deux mains. Burash baissa la tête puis posa les mains sur celle du hirii. — Tu m’honores, meneur d’hommes. Nakivas hocha la tête. Un instant, tous deux furent unis par leur masculinité, oubliant Aamunkoitta et Aleytys. Le hirii leva alors les yeux sur le mahaj silencieux. — Cet endroit ne me plaît pas. (Il se tourna vers Aleytys et lui tendit une main.) Avons-nous autre chose à nous dire ? Elle serra la main. — Je ne crois pas. Tu reviens ? — Dans un mois. Pour tout arranger en détail. — Bien. Nakivas hocha brièvement la tête puis se fondit dans l’obscurité, la surprenant par son absence d’adieu. — Quelle nuit ! (Elle passa les mains dans ses cheveux.) Ça ira, Minette ? — Oui. Aamunkoitta leva les yeux des ténèbres. — Allons nous coucher. 13 Aleytys fronça les sourcils en apercevant la robe rouge compliquée. D’instinct, elle eut envie de la renvoyer avec acrimonie à la kipu. Percevant sa colère, Burash posa la main sur son épaule et ses doigts se serrèrent en guise d’avertissement. La garde attendit, les yeux fixés dans le vide droit devant elle, les antennes désagréablement agitées par de petites secousses en forme de cercles. — Je réfléchis, dit doucement Aleytys en insistant sur l’accent affecté par la vieille reine. Attends dehors. Tu me déranges. (Elle agita deux doigts à l’adresse de la nayid). La garde porta rapidement la main au front puis à la bouche avant de battre en retraite par la voûte, soulagée de s’éloigner de la présence troublante de la Parakhuzerim. Dès que la tapisserie fut retombée derrière la jeune garde, Aleytys siffla à Burash : — Est-ce que je devrais supporter ceci ? (Elle fourra un doigt dans le tissu rouge brillant en tas sur un bras du fauteuil). Tout ce rouge. Cela pue la kipu. Elle va vraiment trop loin. Burash lui tapota le bras et sourit devant son visage en colère. — Il est évident qu’elle s’est ravisée à ton sujet. Calme-toi, narami. (Il attendit une seconde qu’elle lui sourie puis se détende.) La vieille portait effectivement du rouge… lorsqu’elle désirait énerver quelqu’un. — Huh. (Elle tripota encore le tissu puis le regarda pardessus son épaule.) Tout me dit que je ne devrais pas la laisser s’en tirer comme ça. — Sois prudente, Leyta. (Burash avait l’air inquiet.) Tu ne peux te permettre de perdre ton sang-froid. — Hah. Parfois je ne puis me permettre de ne pas le perdre. Si je donne ça à cette salope… (Elle grogna et fit tomber la robe en tas sur le sol. Puis elle s’installa langoureusement contre le fauteuil.) Rappelle la garde. (Elle hocha la tête devant le visage renfrogné de Burash.) Je ne vais pas tout gâcher, naram. Aleytys attendit que la garde se tienne droite devant elle. — Tu peux te rappeler ce que l’on te dit ? Son ton doux mais cassant fit frissonner la jeune nayid. La voix de celle-ci, lorsqu’elle répondit, fut rauque, hésitante, bien qu’elle fît l’effort de conserver sa rigidité militaire. — Im, Belit Damiktana. — Excellent. (Le murmure d’Aleytys était bourré de sarcasme). Dis ceci à la kipu. Je trouve son choix un peu trop voyant. Je lui demande de réfléchir. Un soupçon de cette couleur serait suffisamment indicateur et peut-être plus convaincant. La rapière est plus subtile que la matraque et, à mon avis, plus efficace. (Elle leva la main). Compris ? La garde se toucha le front, le visage pâle, les doigts tremblants. Elle déglutit péniblement. — Im, Damiktana. — Alors, qu’attends-tu ? Exécution. Aleytys réprima un sourire tandis que la nayid reculait hors de la chambre avec davantage de hâte que de grâce. — En voilà une que j’ai plus qu’à moitié convaincue. (Elle s’étira et soupira.) — Une. (Il hocha la tête devant son sourire.) Entre dans ton rôle, Leyta, et ne le quitte plus. — Ahai. Que c’est barbant ! Elle s’étira encore et alla contempler le jardin qui miroitait au soleil du matin, les gouttes de rosée étincelant et se diffusant dans l’air de plus en plus chaud. — Oui, fichtrement barbant. Elle fit volte-face et s’appuya contre le panneau de verre frais. — Pourquoi suis-je encore ici, Burash, dis-le-moi ! Je pourrais m’échapper, tu le sais. Je pourrais avoir quitté les lieux ce soir même. — Pour aller où ? Elle passa les mains de haut en bas et de bas en haut sur la vitre. — Je ne sais pas. La Ville des Etoiles ? — Qu’y ferais-tu ? (Burash hocha la tête et vint à côté d’elle.) Et comment y parviendrais-tu ? — Je volerais une libellule, une des barques du fleuve, un cheval… je ne sais pas. Burash appuya sur le carré laiteux et l’air frais pénétra dans la pièce. — Tout ceci n’est qu’écume, avec autant de poids que ces gouttes de rosée qui se subliment au soleil. (Il la fit tourner et la força à regarder dans le jardin.) Eh bien ? Elle bougea impatiemment les épaules sous son bras. Elle considéra, muette, la verdure puis les blocs de granit massif du mur qui faisait du jardin une prison malgré toute sa beauté. Au bout d’un moment, elle soupira. — Eh bien, retour aux manœuvres stratégiques. — Belit Damiktana. La voix aiguë de la garde traversa la tapisserie. — Pah. Aleytys recula et se heurta à la poitrine solide de Burash. Il déplaça le bras et s’écarta, et elle passa à côté de lui pour aller s’installer dans le fauteuil devant le lit. — Très bien, naram. C’est simple pour toi. Fais entrer Tibias-tremblants. Burash écarta la tapisserie tandis que la garde pénétrait à contrecœur dans la chambre. Elle s’arrêta à deux bras de nayid du fauteuil d’Aleytys, une robe bleu-vert pliée raidement entre ses mains. — Belit Damiktana, dit-elle d’une voix rauque ; puis elle s’interrompit pour s’éclaircir la gorge aussi discrètement que possible. La kipu vous remercie. Elle vous demande de prendre cette robe-ci en considération. Avec des gestes maladroits, elle déplia le vêtement et le tendit de telle sorte qu’il resta accroché gracieusement par deux doigts. La couleur de base était le bleu-vert de la reine en plusieurs tons. Des flammèches étaient brodées sur l’ourlet, bondissant sur le côté gauche presque jusqu’à l’épaule. Aleytys retint un bond de plaisir devant cet atour adorable et agita une main languissante à l’adresse de la garde. — Donne-la au migra. La garde s’exécuta en restant aussi loin d’Aleytys que possible, puis elle recula. — Informe la kipu que cette robe est acceptable. (Aleytys tapota légèrement l’accoudoir de l’index.) Elle devra venir me voir dans trente minutes. (Elle considéra la garde avec hauteur.) Eh bien, dois-je te reconduire personnellement ? — Pardonnez-moi, Damiktana. La garde déglutit. Elle recula à la hâte, ses antennes indiquant comme des sémaphores son agitation tandis que son esprit irradiait un mélange contrôlé de haine et de peur. Aleytys bondit hors du fauteuil et courut jusqu’à Burash pour admirer la robe exquise. Avec son aide, elle la passa par-dessus la tête et la boutonna. Elle se regarda et sourit de délectation. — Ça en vaut presque la peine. Elle éclata de rire en dansant tout autour de la pièce, la jupe gonflant autour de son corps. Dans la salle de bain, elle se peigna les cheveux et prit la pose en face du miroir, se tourna dans un sens puis l’autre, immensément satisfaite d’elle-même, oubliant pour l’instant le but de l’objet qui la charmait ainsi. Burash écarta la tapisserie et éclata de rire en la voyant. — Tu es à cinq mille, dit-il. Tu montes et tu redescends. Leyta, Leyta. Elle lui lança un sourire éclatant, mais l’ivresse la quitta rapidement. Elle soupira et laissa retomber les ailes de sa robe, écarta les cheveux de devant son visage et revint dans la chambre, suivie par Burash. Elle s’installa dans le fauteuil en attendant l’arrivée de la kipu. — Encore un mois, dit-elle, puis elle jeta un coup d’œil à Burash. Quelque chose me semble curieux. Cette garde. Elle explose de peur, de nervosité et d’antipathie, comme si je la terrifiais et qu’elle me détestait tout à la fois. Pourquoi ? — La vieille. (Burash s’appuya contre le dossier du fauteuil et caressa les cheveux d’Aleytys.) Je crois qu’elle est acquise à Gapp, Leyta… — Hm ? Elle frotta rêveusement la tête contre sa main, une chaleur soudaine dans le ventre, la pointe de ses seins durcissant. — Tu m’as demandé une fois pour quelle raison j’étais venu te voir le premier jour. — Tu m’as répondu… — Je sais. (Sa main glissa jusqu’au cou.) Je sais. Après t’avoir vue, t’avoir parlé, après… je n’ai pu… Il cessa de parler, mais le bout de ses doigts lui frottait le cou ; il était en proie à un complexe d’émotions qu’Aleytys trouvait troublantes et qui la glacèrent. Elle se laissa aller en arrière et regarda son visage pensif. Ses mains s’arrêtèrent. — J’étais venu avec l’intention de te tuer, Leyta. Pour prendre ton cou entre mes mains et serrer jusqu’à ce que s’en échappe toute vie. Pour débarrasser le monde de cette calamité. Elle a empoisonné la vie de bien trop de gens pendant bien trop d’années. Mais je n’y suis pas arrivé. (Sa voix se cassa et elle sentit la colère et la douleur le dominer.) Si tu avais été différente ? Je ne sais pas. Si je pouvais tuer cette chose en toi sans… je ne puis… Il s’arracha à elle et quitta la chambre en courant. Aleytys se glissa hors du fauteuil et commença à le suivre. — Burash mi-naram, attends… La porte de l’ascenseur coulissa et la kipu sortit de la cabine. Aussitôt, Aleytys se raidit, arbora son masque d’albâtre en maudissant l’arrivée inopportune de la nayid. Comme la kipu s’écartait pour laisser passer la garde d’honneur, Aleytys redressa le dos et alla s’installer gracieusement à sa place à un demi-pas de la kipu. Bouillonnant d’une colère impuissante, elle s’efforça de retrouver son sang-froid tandis qu’elle marchait près de la kipu maigre et insupportablement suffisante, la garde claquant des talons derrière elles avec une régularité toute militaire. — Bien joué, Leyta ! — Du calme, ma petite. — Bouche-leur-en un coin, freyka. Les trois chuchotements, soprano, contralto, basse, lui traversèrent la tête et la rendirent calme et posée, concentrée sur un double but : la fuite et la destruction. Fuite. Destruction. 14 Des yeux de hirii, noirs, vifs, curieux, interrogateurs, suivant avec une persistance rusée, s’abaissant avec une humilité hypocrite devant l’arrogance nayid, une arrogance aveugle, se relevant derrière le dos des nayid avec des regards sombres et moqueurs rendant absurde leur soumission, des ondes de haine et de colère flamboyante qui vont couler sur le corps sourd et ignorant des nayid, envahissant l’esprit d’Aleytys au point qu’elle tremble derrière le masque austère qu’elle arbore précairement sur son visage. Elle marche, les pieds glissant sur les dalles et les faisant résonner à travers des kilomètres et des kilomètres de tunnels ocre, de magasins sentant le moisi emplis de coffres couverts de poussière, des noms, des noms et encore des noms, bubutt lapashana patret mastitana uzzin shiru nunnana kurmat alpapana shikarun, les noms glissent prestement sur la langue de la maître-queue : Aleytys en a la migraine, que son cœur peine d’une terreur ténébreuse de se trouver ainsi sous terre dans des salles mal éclairées, prisons aux murs épais, souffrant, mais le dos raidi par l’amusement sardonique qui se déverse de l’arrogante kipu. Des yeux. Des yeux nayid sur elle, curieux, méditatifs, fermés, des papillonnements de terreur et chez la kipu l’attente calme, froide et pressante de son effondrement, de son abandon de sa façade, la poussant, la mettant à l’épreuve, lui faisant atteindre et dépasser ses limites, sans peur cette fois, un amusement sardonique et cruel, un chat qui joue avec une souris, accroissant l’illusion de liberté et attendant le tout dernier moment pour planter les griffes en lames de rasoir sur la queue qui file, refus têtu et lugubre de se rendre. Cela lui permet de garder le dos droit et un sourire raide sur le visage. Une porte massive s’ouvre. Aleytys la franchit délicatement. Respectueuse, à un demi-pas derrière elle, la maître-queue dit avec une fierté qui lui fait rougir la nuque : — Voici les hirii hadaa. Vous constaterez que nous les avons mis en lieu sûr. Et loin des magasins. Ces petits animaux ne peuvent d’aucune manière pénétrer dedans. (Elle renifle, ignorante, méprisante). Ils détruiraient ce qu’ils ne voleraient pas. Comme des rats. Des bêtes destructrices ne possédant même pas le sens du respect de la propriété. Vous savez, dans la nature, ce sont de vraies bêtes. Aucun sens moral. Ils s’accouplent avec leur propre mère, sans nul doute. Elle frémit. Aleytys ne le voit pas mais perçoit le frisson derrière elle, la haine et l’envie refoulée jaillissant de la psyché de la maître-queue. Harskari, au secours ! Au secours ! Les jambes en coton, elle cherche la force de résister au martèlement de ses sens. Elle ferme un instant les yeux. — Du calme, petite. (La voix de contralto est lente et douce, coulant comme du miel sur son âme désespérée.) Regarde devant toi. Tu n’as pas participé à la naissance de cette horreur, mais tu vas participer à sa fin, si tu fais aboutir tes plans. (Un petit gloussement.) Ceux dont tu n’as pas parlé aux hirii. Ni à Burash. Accroche-toi à cette idée, ma chère. — Oui. En même temps qu’elle lance ce mot aux yeux d’ambre, l’exultation l’envahit. Jaillissant du désespoir, elle examine froidement la cave humide aux embrasures étroites quadrillées par des barreaux qui s’élèvent vers une lumière lointaine. Trois rangées superposées d’étagères étroites longent les murs, séparées à intervalles réguliers par un espace où sont accrochés les maigres effets des hirii, une robe supplémentaire, une tunique, ou un fourreau brodé. Et l’odeur. Une odeur réellement insupportable. Aleytys fronce le nez. — Oui. (Elle a un bâillement délicat.) Admirable. Ah, kipu, félicite pour moi la maître-queue, s’il te plaît. Passons ensuite à un entourage plus agréable. L’odeur… La kipu claque des doigts. L’une des suivantes se hâte de venir s’agenouiller devant Aleytys. Celle-ci choisit une médaille orange et la tend à la kipu. — Pour une gestion soigneuse des magasins et sa compétence en général, murmure-t-elle. Exsudant une humeur acide et une autosatisfaction cynique, heureuse de son astuce et méprisant la maître-queue au visage grossier empourpré de délectation devant ce babillage sans signification, sa voix sonore résonnant habilement dans la pièce sordide, la kipu entonne : — Moi, kipumahaj de l’aasabu-alu, te déclare honorée parmi les serviteurs de la reine. (Elle désigne le sol.) À genoux. La maître-queue tombe à genoux et la kipu laisse choir le disque de métal au bout de son ruban ocre sur la tête raide. — Relève-toi, dit-elle brusquement. Le disque pend au centre du thorax plat de la maître-queue, semblable à un bout de beignet incrusté de raisins de Corinthe, les caractères droits de la langue des nayid encerclant la forme apienne décorant tous les biens de la reine. La garde d’honneur ne bouge pas, puis, à l’unisson, tous ses membres portent la main au front puis aux lèvres. La maître-queue sort à grands pas de la pièce en traînant derrière elle des relents nauséabonds d’orgueil, la garde cliquetant à sa suite. Aleytys sort gracieusement, la kipu sur les talons. Des yeux. Des yeux nayid, scintillant de peur dissimulée. Des yeux hirii, vifs de curiosité et d’attente impatiente, avec, en contrepoint, leur propre peur. Ils la suivent jusqu’à l’escalier, miasmes humides d’hypothèses, de peur, d’envie, de fierté, d’arrogance, de haine instinctive… ah, cette haine d’une espèce pour l’autre, plongeant au fond… au fond… tout au fond des anciens instincts animaux, des réactions irréfléchies d’un intellect devenu assez sensible pour toucher la vie chez une autre forme et dire toi et moi partageons cette vie qui palpite dans nos veines et toi et moi sommes une communauté de vie et partageons respect et amour, et ce que nous avons nous l’avons et nous ne l’abandonnerons pas, nous ne déroberons pas à autrui, nous… des ondes de haine roulent sur elle, instinctive et délibérée, ni raciale ni abstraite ni personnelle, une haine qui cherche à déchirer et détruire, qui imagine des blocs sanglants de chair frémissante arrachée à l’armature vivante par des doigts pleins de haine, une mort lente et griffante intimement partagée par meurtrier et victime, émotion corrosive plongeant jusqu’au fond de l’âme et comprenant toutes les autres émotions, y compris celles du sexe. Elle fond devant, cire devant le feu, os fondus se transformant en liquide visqueux… Swardheld monte à la charge de son corps, le raidit, le maintient droit, lui conserve son masque, lui gronde : — Det svayra, freyka ! Bouge-toi. Mets un peu d’amidon dans tes jambes. Si tu fiches tout en l’air maintenant… Comme une bise glacée descendue des montagnes, sa personnalité vigoureuse lui éclaircit l’esprit et se combine à sa propre colère devant sa faiblesse. La grossière absence de considération de la kipu en la projetant sans l’avertir dans la pièce où Asshrud attend avec sa troupe de courtisans sycophantes chasse de son cerveau les dernières bribes de confusion. Elle foudroie la kipu avec une glace bleu-vert, affronte l’énigmatique regard insectoïde, puis pénètre dans la salle. Des yeux. Des yeux noirs d’insectes qui scintillent. La curiosité, un rejet froid, la peur, l’envie, le goût du pouvoir, l’ambition, l’ambition inspiratrice, froide, brûlante, démente, recouverte d’une haine âcre qui se déverse de la montagne de chair assise, bouffie, dans un fauteuil en forme de trône au bout de la salle. À contrecœur, les yeux fixés avec une malveillance intense sur Aleytys, Asshrud hoche la tête à l’adresse de la kipu, puis porte rapidement les doigts au front. Tête haute, les yeux scintillant comme le cœur bleu-vert de la glace en hiver, Aleytys attend. Le silence devient oppressant dans la salle. Irritée, Aleytys fulmine devant l’usage inconsidéré que fait d’elle la kipu ; qu’elle survive ou soit détruite, peu lui importe, sinon qu’elle désire voir le stratagème porter ses fruits, puisqu’elle en tirera un bénéfice considérable ; mais elle ne veut pas gaspiller un milligramme de son souffle, un erg d’énergie pour l’appuyer. Calme et apparemment à l’aise, une ébauche de sourire dominant son visage impassible, Aleytys plonge au fond d’elle-même pour chercher les endroits qui l’écœurent et en ressort une poignée de boue. Avec un mélange malsain d’exultation et de mépris de soi, elle projette la boue métaphorique sur Asshrud et la regarde souiller et faire taire son déversement de haine et de révolte têtue, fondant et corrodant sa résistance au point que ses bajoues grasses tremblent sous l’anxiété désespérée qui grouille en elle. Les mains enfouies dans les larges manches de sa robe, Aleytys avance gracieusement parmi la foule de courtisans, créant devant elle une ouverture née d’irradiations d’émotion subtilement désagréable, et atteint le trône au moment où Asshrud le libère gauchement. Elle monte les marches et s’installe en rassemblant la robe autour de son corps, insistant délibérément sur la différence entre son corps et celui de la massive Asshrud, cruauté qui lui donne la nausée mais convient au rôle qu’elle joue, répondant à l’attente de la kipu, d’Asshrud et de toutes les nayid anonymes qui encombrent la salle. Mais d’étranges sentiments s’agitent en elle… s’agitent… je ne suis pas comme ça, songe-t-elle, Madar, je ne suis pas… Feignant d’ignorer Asshrud, elle s’adresse à la kipu, sa voix légère et rythmée coupant dans l’air saturé d’émotions. — Présente-moi. Des yeux. Des yeux scintillants et mal à l’aise, des yeux d’insectes qui flottent dans un rêve… un cauchemar de purée de pois psychique, la voix de la kipu floue et les noms qu’elle prononce fondus, coulant sur l’esprit d’Aleytys en laissant une bave d’escargots malades, émanations mesquines, ô combien mesquines, ne méritant pas d’être remarquées, non-entités sycophantes capables de petits actes de cruauté mais trop renfermées sur elles-mêmes pour risquer leur précieuse personne dans un acte de violence réelle. Le défilé continue et se termine. Aleytys se dresse. Elle tourne la tête et les balaie d’un regard arrogant bleu-vert irradiant un mépris glacial et destructeur d’ego, les réduisant à un silence abject et fulminant. Sans un mot, elle descend majestueusement les marches et sort de la salle, suivie de près par une garde de plus en plus impressionnée et la kipu suffisante. Des dalles bleues, des tuniques bleues, des yeux fixes, des antennes qui s’agitent de plus en plus vite, Gapp, maussade, hostile, amants aux yeux froids, jaloux et envieux, froidement reptiliens et cruels, capables d’une infinité de variétés de cruauté, mais mesquins… imaginations mesquines, esprit limité par une bêtise sans limite… Des dalles rouges. Des tuniques rouges qui volent, des nayid affairés absorbés par un travail qui les convainc de leur propre valeur. Des machines qui produisent en cliquetant mille résultats énigmatiques. Des données. Des rapports. Une migraine lui transperce l’esprit quand elle regarde tout cela en faisant semblant de comprendre, affrontant l’amusement croissant de la kipu et ses subtiles mortifications, marionnette agitée au bout de ses ficelles par les décisions arbitraires de la kipu, jouant, parlant, agissant sans recours à sa propre volonté ni connaissance des raisons, ni implications de ses actes, de ses paroles… Aleytys est épuisée et soulagée lorsqu’elle grimpe l’escalier qui quitte l’étage rouge. Des dalles noires… des tuniques noires… des femmes combattantes rudes et nerveuses. Des baraquements. Austères mais confortables. Des lits qui longent les murs. Faits au carré. Des armoires luisantes. Un sol immaculé. Des chambres claires et bien aérées. Et dans le gymnase… Aleytys est assise dans l’un des fauteuils-trônes omniprésents et assiste à une représentation de guerrières, la kipu raide et secrètement amusée, toujours amusée, assise à côté d’elle. Deux nayid noires tournent l’une autour de l’autre comme des tigres, feintant et allongeant des coups, bondissant en avant puis en arrière en un ballet fantastique de violence, avec des réactions à la rapidité effrayante, au point qu’elle en a le vertige : son corps souffre par sympathie sous les coups reçus, elle se rappelle Burash qui lui a pris la main et l’a caressée du bout des doigts. — L’une des sabutim pourrait te réduire en lambeaux. Elle voit combien cela est vrai et comprend que la kipu a préparé ce combat précisément pour qu’elle le sache. Elle regarde de côté et sent la colère monter en elle. — Aleytys. (Baigné dans l’aura d’ambre de Harskari, le mot envoie dans son esprit un éclair d’avertissement.) Freyka. (Les yeux noirs se renfrognent d’impatience.) Ravalant sa colère, Aleytys reporte les yeux sur le combat et chuchote intérieurement : — Swardheld, sont-elles vraiment habiles ? Pourrais-tu les affronter ? Clignement des yeux noirs qui semblent s’étrécir fort à propos. — Ah, dans mon corps, freyka, aucun doute. — Et dans le mien ? — Question de vitesse, de force, de souffle. Tu es une délicate petite chose. Parfaite pour honorer la couche d’un homme. Mais comme combattante, laisse-moi rire. Il est vrai qu’avec un peu d’entraînement… je dois admettre que tu me surprends parfois. Un peu d’entraînement… — De l’entraînement ? — La vitesse. La force. Le souffle. Et de l’habilité. Tu possèdes le potentiel voulu. Une bonne ossature, des muscles sains. Tout cela a simplement besoin d’être un peu raffiné. (Un gloussement grondant lui ébranle tout le crâne.) Tu n’as jamais fait de pompes de ta vie. Une surprise désagréable t’attend, freyka. — Huh ! Elle voit qu’à la suite d’une volée de coups l’une des combattantes a chassé l’autre du cercle. La défaite. Elle se lève, prend la médaille que lui donne la kipu et la tend d’un air languissant à la victorieuse. — Beau combat, sabut, murmure-t-elle. Très distrayant. Des dalles vertes. Une porte massive à la serrure complexe. Elle pivote lourdement et silencieusement. Des armes empilées parfaitement sur des étagères, salle après salle, des cartons empilés et étanches de batteries, de projectiles, de bombes, de gaz acides… l’intelligence humaine utilisée pour détruire l’homme. Aleytys contemple les piles, les étagères, tandis que Swardheid lui chuchote dans l’esprit des noms et des explications succédant aux paroles de la kipu, le double effet plongeant son esprit dans un marigot noir de désespoir qui rend ses membres aussi lourds que du plomb. Elle avance avec difficulté comme si elle pataugeait dans de la gélatine… les lieux empestent la mort. Des dalles vertes. La couleur de la vie. Des lianes qui s’enroulent autour des engins de mort. Et, dans des embrasures blindées, des canons phalliques qui pointent sur la ville leur nez puissant. L’air de ces salles donne l’impression d’être mort. Comme si les lourdes portes étaient des portes de tombeaux refermées sur les ossements de défunts. Silencieuse, oppressée, Aleytys grimpe la dernière volée de marches. En haut, les murs paraissent pesants et métalliques tandis que le passage se termine par une porte en bronze. Après avoir salué la kipu, Sukall s’agenouille et appuie une clé électronique contre l’un des senseurs tandis que la kipu appuie, imperturbable, sur un second placé en haut du panneau imposant. La porte coulisse avec un soupir de regret. Aleytys en a deviné le poids, mais elle est tout de même surprise par son épaisseur, un bon mètre de métal solide. L’air doux et frais de l’après-midi entre par le trou béant, séduisant et suave. Masquant sa fatigue comme son soulagement, Aleytys sort sur le toit avec calme à la suite de la garde, suivie de près par la kipu. Comme de la vermine sur le dos d’un verrat, les disques ronds et noirs reposent sur leurs pieds arachnéens en amas serrés d’engins luisants évocateurs de puissance. Aleytys les compte. Cinquante. Cinquante obstacles à l’évasion de cette prison étouffante. Ou cinquante possibilités d’évasion… — Shadith, chuchote-t-elle. Regarde-les. Est-ce que tu saurais en piloter un ? — Si je pouvais en voir les commandes. (Les yeux violets clignent pensivement.) Aleytys fourre les mains dans ses manches et se promène gracieusement sur le toit puis monte avec légèreté sur la rampe et dans le cockpit d’une libellule. La kipu l’observe avec un frisson d’excitation nerveuse qui se transforme rapidement en amusement tandis qu’Aleytys reste calmement assise dans le siège du pilote, passant les yeux sur les instruments compliqués. — Shadith ? Les yeux pourpres s’étrécissent en un renfrognement de concentration intense. Au bout d’un instant, la voix argentée éclate d’un rire perlé. — C’est du gâteau ! Ce sera peut-être un peu brutal avant que je l’aie bien en mains, mais pas de problème majeur. Aleytys lambine encore un peu dans la libellule, puis en descend calmement et va se pencher au parapet pour contempler le jardin puis la ville, le vent soufflant dans ses cheveux et dans le tissu soyeux de sa robe. — Les rues sont désertes. Elle regarde la kipu par-dessus son épaule. Avec un sourire sans joie sur son visage taillé au couteau, la kipu murmure : — As-tu oublié, Damiktana ? Bizarre. Umusiriu. Le Jour du serpent. Les boutiques sont fermées et le peuple se trouve dans les temples et brûle de l’encens en l’honneur de… (Elle glousse, émettant un son sec et rouillé.) Mais tu sais tout cela. — Ah. Avec tout ça, j’avais oublié la date. (Elle se redresse et soupire.) Je crains d’être fatiguée, rab’kipu. Y a-t-il un ascenseur ? — Pas à partir du toit. (Un nouvel amusement se glisse dans la voix grave.) Question de sécurité. (Elle s’écarte du parapet.) Mais il y en a un à l’étage des baraquements. 15 — Leyta ! — Aleytys ! — Freyka ! Les trois voix grondèrent à l’intérieur de sa tête et l’arrachèrent à son lourd sommeil anormal. La bouche ouverte puis refermée comme une débile mentale, elle se mit sur pieds en titubant, prise de vertige. Elle saisit le rideau pour garder l’équilibre et passa sa main libre sur ses yeux embués de sommeil. — Qu… marmotta-t-elle. — Débarrasse-toi de cette brume, freyka. (La voix de basse de Swardheld décrocha les toiles d’araignée.) Tu as de la visite. Etourdie, Aleytys secoua la tête. — De la visite ? — Un commando. (Elle sentit son impatience et se débattit pour se reprendre.) — Que devrais-je faire ? (Sa voix était pâteuse.) — À ton avis ? (Les yeux noirs étincelèrent d’irritation.) Trouve de l’aide. Réveille Burash. Fiche le camp d’ici. Bouge-toi, freyka. Le panneau de vitre s’assombrit soudain. Aleytys se figea. Elle entendit le sifflement léger quand la porte coulissa vers le haut, puis vit des formes floues franchir l’ouverture, bizarrement difficiles à distinguer, silhouettes imprécises. — Freyka ! (Swardheld l’aiguillonna encore.) Fais-le sortir d’ici ! Aleytys sentit un choc se répandre dans tout son corps. — Burash ! Lève-toi ! Elle ne cessa pas de répéter cela tandis qu’elle le secouait. Son sommeil lui semblait anormalement profond, et elle finit par percevoir une nausée, une lenteur dans ses propres réactions. — Drogués… la nourriture… Burash ! (Elle se jeta sur le lit en oubliant le danger qui la menaçait.) Burash ! (Elle le secoua encore plus fort.) Réveille-toi. Réveille-toi. Essaie de te réveiller. Etes mains se refermèrent autour de ses chevilles, des mains fines et robustes semblables à des fils de fer, et elles l’arrachèrent à lui. Elle cria, donna de futiles coups de pied, mais elle glissa comme un quartier de viande graisseux sur le lit, des mains se refermant sur sa bouche avant qu’elle ait pu émettre un nouveau son. Des mains, autours de son visage et de ses bras, des épaules qui appuient dessus. Une lutte futile, une force qui rend ses efforts ridicules. Des mains, l’une d’elle se tend impérieusement et, comme une prolongation de celle-ci, une forme sombre et floue file à l’autre bout du lit, irradiant silencieusement la mort, un froid glacial et brûlant, la main fermée sur un croc noir qui reflète la lumière et détourne le regard. — Burash ! Aleytys lança encore son nom, mais il fut bloqué par la main rugueuse comme du papier de verre de la nayid. Elle rua, se tordit, donna des coups de pied, mais en vain, car sa force n’était rien face aux muscles nerveux des combattantes qui la tenaient. — Swardheld ! cria-t-elle dans sa tête. Elle va le tuer. Fais quelque chose. Elle se tordit entre les mains, se débattit pour crier et réveiller Burash, l’arracher à son sommeil de drogué, pour alerter la garde… pourquoi la garde n’était-elle pas là, n’entendait-elle rien ?… Un bras noir se leva, la lame noircie à la suie apparaissant floue sur les rideaux pâles. — Swardheld ! Les mains qui la tenaient se raidirent et refroidirent tandis qu’un miroitement ambré s’éclairait dans son esprit. Elle perçut le tintement du diadème qui descendait de plusieurs octaves, atteignant les vibrations subsoniques qui secouaient l’intérieur de ses os. Entourés d’ambre, les yeux noirs s’ouvrirent et Swardheld pénétra dans son corps. Il tira en hésitant sur les doigts figés accrochés à ses bras, à son visage, à son corps, mais ils tenaient comme des menottes. Il ploya le corps d’Aleytys pour utiliser la force de ses jambes et la libéra peu à peu, utilisant sa connaissance des forces de levier en lieu et place d’une force dont il ne disposait pas. Mais cela lui prit du temps. Même dans cet état étrange de congélation. Elle sentit une anxiété croissante, une tension croissante. Le miroitement ambré clignota, mal à l’aise, et elle sentit plutôt qu’elle n’entendit un « dépêche-toi » ténu… Swardheld parvint enfin à libérer le corps. Il se tortilla et plongea en travers du lit en direction de la scène figée où le poignard noir touchait la gorge de Burash, allongé les yeux grands ouverts, le visage paralysé en une grimace d’horreur hébétée. Les mains d’Aleytys se tendirent et s’efforcèrent d’ôter le poignard aux doigts serrés, mais une nouvelle fois la force de ses bras minces ne suffit pas. Swardheld grogna de déconvenue. Il fit pivoter son corps sur le dos, leva les pieds, les cuisses contre la poitrine. Il projeta les pieds dans la gorge de la meurtrière et la renversa, toujours figée dans sa posture mortelle. — Dépêche. Le chuchotement était pressant ; l’aura ambrée eut un clignotement d’avertissement. — Helvete ! Swardheld siffla ce mot, la voix d’Aleytys sonnant rauque et brutale. Il glissa hors du lit, s’empara du corps raide de Burash et se dirigea précautionneusement vers le pied du lit. Cependant le tintement du diadème se fit audible et grimpa de plus en plus vite vers les octaves argentées du temps normal. Brutal dans sa hâte, Swardheld lança le corps de Burash à l’extrémité du lit puis plongea derrière lui. Il remit le nayid sur pieds et le poussa vers la porte. — Va chercher la garde. Les paroles pénétrèrent dans l’esprit abruti de Burash. Il se dirigea en titubant vers la voûte floue. Les cinq guerrières fondirent sur Aleytys et les poignards couverts de suie sortirent de leur gaine. Swardheld se tint en équilibre sur la pointe des pieds… des pieds d’Aleytys… prudent, déterminé mais dubitatif, trop clairement conscient des chances de survie de ce corps contre cinq nayid chacune bien plus forte que lui. Il repoussa la première d’un coup de pied et, retrouvant son équilibre, assena à la deuxième un coup de coude à la gorge. Une douleur soudaine lui arracha un gémissement quand un poignard qu’il n’avait pas eu le temps d’éviter lui fit une entaille dans les côtes. Comme il se rejetait en arrière, un second poignard se glissa dans son flanc. Il tomba à cause de la pellicule glissante de sang au sol et trébucha sur un corps affalé derrière lui. Avec un souffle rauque sifflant d’une bouche tendue, il lança un pied qui arrêta net une troisième assaillante. Il agrippa sa forme osseuse et la serra contre la poitrine d’Aleytys avant de la jeter sur le chemin d’un autre poignard. Une ankylose mortelle le clouait au sol, aussi braqua-t-il ce qui lui restait d’énergie sur ses bras, ôta le poignard planté dans son flanc et coupa le jarret d’une quatrième attaquante tout en vidant ses poumons pour appeler à l’aide. La lumière remplaça soudain les ténèbres mais l’éblouissement faillit le condamner lorsque la nayid encore debout plongea sur lui, dirigeant le poignard sur sa gorge exposée. La garde retardataire stoppa la guerrière avec son étourdisseur une seconde avant que le poignard ait accompli son œuvre. Méthodiquement, elle fit le tour de la pièce en étourdissant toutes les nayid qui remuaient encore. Finalement, elle ôta le dernier corps de sur Aleytys, reprenant son souffle en sifflant devant les plaies béantes dans le corps frêle. Elle s’empara à la hâte de sa boîte de communication et sonna la kipu. La voix irritée jaillit en couinant du petit haut-parleur. — Qu’est-ce que c’est ? — Un commando ! cria la jeune garde. Cinq… (Elle regarda rapidement autour d’elle.) Non. Six. Des rats de nuit. La Damiktana est en vie mais elle est gravement blessée, il lui faudrait vite un docteur. L’Amel Migru a l’air d’être mort. — Garde la porte, lâcha la kipu. Je serai en bas avec le docteur dans un instant, que personne d’autre n’entre, personne ! Entendu ? — Im, rab’kipu. Les paroles de la garde se glissèrent dans le cerveau éberlué d’Aleytys. Amel Migru mort mort mort… Non ! Elle voulait hurler, mais ce ne fut qu’un croassement qui sortit de sa bouche. Elle tenta de s’asseoir mais son corps était gauche, marionnette désarticulée aux ficelles cassées. — Burash. Dans sa tête, le contralto de Harskari transperça la brume qui se rassemblait autour de ses sens. — Guéris-toi, Aleytys. Guéris-toi, et alors tu pourras t’occuper de lui. Dépêche-toi ! Hébétée, elle reconnut la vérité de cette affirmation et alla chercher son fleuve magique, les flots noirs qui déversaient le pouvoir dans ses mains. Cela était difficile, trop difficile, son extension affaiblie se désintégra et elle glissa vers une ténèbre chaude de velours noir. — Leyta ! — Aleytys ! — Freyka ! Trois voix très lointaines, aiguës comme des bourdonnements d’insectes, la piquèrent et l’arrachèrent à sa quiétude. Elle essaya de lever la main pour les chasser, mais son bras était lourd, lourd, collé au sol par l’inexorable attraction de la terre, la terre chaude, la terre bonne, le sang et les os, mais la terre la rejeta, un babil de mille voix la repoussa et les trois bourdonnements se firent plus forts et l’expulsèrent de la noirceur confortable. — Cherche, Leyta ! la sonda la voix de Shadith. — Réveille-toi, mon petit. (Le miroitement doux et ambré se durcit, glacé, l’aiguillonna, la frappa, la pinça pour la chasser de la brume paisible.) — Freyka ! (Le grondement autoritaire de Swardheld la souffla hors de la douce chaleur envahissante.) — Appuie-toi sur nous, Aleytys. (Le contralto de Harskari s’adoucit, l’attirant encore un peu.) Elle les sentit la tenir, les vit autrement que comme des images symboliques d’yeux ambrés, pourpres et noirs… Harskari : grande, mince, la peau lisse, basanée, les yeux dorés et scintillants, les cheveux argentés en une masse miroitante de fils soyeux gonflée par une brise silencieuse, des voiles pourpres et écarlates bordés d’argent qui volaient autour de sa légère silhouette élégante et longiligne. Shadith : d’énormes yeux violets, une bouche généreuse, un visage pointu, petite, délicate, féérique, aux courbes plus généreuses que celles de la sorcière, incongrue dans la combinaison kaki terne, la chevelure d’or roux aux boucles exubérantes, un halo autour de la tête, un sambar – élégant instrument à cordes ressemblant un peu à la lyre – au côté, reposant dans la courbe de son bras gauche. Swardheld : cheveux noirs, yeux noirs, figure rouge bronzée rayée par un réseau de cicatrices anciennes, des traits irréguliers, un corps bâti pour la force et la vitesse, des mains délicates aux doigts allongés, une ironie et une intelligence dans le sourire et les yeux, une tunique grossièrement tissée à mi-cuisse, une épée en acier noir et un baudrier cabossé. Aleytys s’échauffa à leur vue, glissa vers eux, les lèvres ouvertes en un sourire de bienvenue. — Pas encore. Harskari tendit la main, la paume en avant, et hocha la tête, la folle chevelure blanche exagérant le mouvement, soulignant le refus. Shadith, ses yeux pourpres tragiques, hocha la tête. — Pas encore, dit-elle dans un murmure chantant. — Pas encore. Le grondement de Swardheld fut moins distinct que d’habitude. Il tenait son épée droit devant eux, empêchant toute approche. — Le fleuve, mon petit. Guéris-toi. Regarde. (Harskari s’agenouilla et tira Aleytys.) Tends-toi. Appuie-toi sur nous. Nous t’aiderons. Aleytys sentit sur elle la chaleur de leurs mains, force brûlante s’écoulant dans son corps douloureux et pesant. À contrecœur, elle tourna son esprit vers l’extérieur, loin des trois… loin… loin… le fleuve de pouvoir coulait, bondissait, l’appelait, l’appelait… La terre la rappelait, chaleur douce et noire qui la séduisait ; elle sanglota sous la souffrance de cette attirance mais continua de sortir, plongea dans le fleuve et hurla de douleur tandis que ses blessures lui taraudaient le corps comme de l’acide, mais le fleuve coula en elle, la guérit… elle se rappela ce qu’elle avait oublié durant le brouillard de sa propre agonie. — Burash… Elle rouvrit les yeux. La garde se dirigeait à la hâte vers la porte du jardin, le dos tourné vers Aleytys… les secondes s’écoulaient… le temps bondissait, rampait en volutes bizarres. Aleytys se retourna et se mit à quatre pattes pour soulever son corps douloureux et regarder alentour. Burash était allongé à une trentaine de centimètres, une antenne molle, brisée, pitoyable, taché de sang, un couteau cerclé de mousse sanglante planté dans la poitrine, bouillonnant, écumant d’écarlate, montant et descendant avec la poitrine. — Ahai, Madar ! Aleytys se précipita à son côté et appuya les mains autour de la dague, terrifiée par la faiblesse de l’étincelle de vie qu’elle percevait à travers ses paumes. Elle fit gronder le flot noir à travers ses mains pour renforcer son cœur qui peinait et régulariser le tic-tac de vie dans son crâne. — Le poignard… (Elle tourna les yeux.) Le poignard ! (Indistincte à travers le rideau, elle aperçut la forme vague de la garde.) Viens ici, dit-elle d’une voix pressante. J’ai besoin de toi. La voix de la garde lui parvint après un silence tendu. — Attendez, dit-elle. Attendez la kipu. Aleytys sanglota de déconvenue mais ne perdit point de temps à l’interpeller à nouveau. — Ai-Madar, bouge ! Toi, là, bouge ! (Elle cria de frustration en foudroyant du regard l’arme.) Harskari, Shadith, Swardheld, vous avez une fois fait bouger mon corps, aidez-moi, aidez-moi… ! Mais le grondement d’énergie qui coulait dans son corps noya son appel. Pour la première fois depuis une éternité, elle était seule, totalement seule et dépendant de ses seules ressources… les voix dans sa tête… comme elle les détestait naguère… naguère… une vie avant… deux mondes avant… la vie sous ses mains clignotait de façon désordonnée… la chaleur, le sentiment de sécurité qu’ils lui donnaient… inaccessibles… elle serra les dents dans sa déconvenue et pleura de douleur, mais les voix étaient parties, le pouvoir était futile, car le poignard détruisait son travail au fur et à mesure que la guérison s’effectuait. — Sors ! hurla-t-elle. Peut-être une main… elle essaya de libérer une main mais elle resta collée à la chair, liée à l’agonie de la chair… elle ne pouvait récupérer une main… pas une main… une éternité s’écoula entre deux inhalations… le battement de vie tictaquait plus lentement… — Sors, saloperie ! Sors ! hurla-t-elle à l’adresse du poignard qui frissonnait. Sors de lui ! Le poignard glissa hors de la blessure par à-coups lents, puis effectua une courbe gracieuse pour aller se précipiter contre le mur le plus proche. Avec une satisfaction douloureuse, elle le considéra brièvement, mornement, puis revint à la flamme ténue qu’elle nourrissait sous ses mains à l’intérieur de la forme torturée. La blessure se referma avec une lenteur qui lui fit mal. Tremblant d’épuisement, elle laissa le pouvoir s’écouler jusqu’à la dernière goutte. Autour d’elle, derrière elle, elle perçut vaguement des voix. Des mains lui tâtèrent les épaules, mais elle feignit de les ignorer, libérant enfin ses mains de l’étreinte désespérée sur la cicatrice pâle. Ses doigts étaient collés par le sang coagulé. Elle plia les doigts et toucha l’antenne de Burash qui avait été brisée, lissa les fibres délicates, les poils sensibles qui absorbaient les ondes de chaleur dans l’air et lui permettaient de voir, ou plutôt de percevoir les êtres vivants dans les ténèbres comme au jour… Ce devait être horriblement douloureux, songea-t-elle, ce réseau complexe de nerfs, la douleur… Elle redressa l’antenne, la touchant aussi délicatement que possible, un peu intimidée par la fragilité que palpaient ses doigts. Elle laissa alors passer le pouvoir et, lorsqu’elle leva les mains, l’antenne était intacte, toujours couverte de sang coagulé, mais intacte… Elle lui caressa le visage et sourit aux yeux qui s’ouvraient en la reflétant dans leurs centaines de facettes, brillant d’une vie palpitante, et en cet instant ils furent seuls à exister dans l’univers, dans leur sphère dorée de joie commune. Un bref instant. Aleytys se leva, tituba sur ses jambes prises de crampes. Le visage poli par l’insolence et l’indifférence, elle examina le charnier qu’était devenue sa chambre, écœurée par l’odeur douceâtre de sang en décomposition. Les rats de nuit étaient empilés contre un mur, deux, trois peut-être, irradiant encore une étincelle de vie étouffée, les autres raides et froids dans la mort. Les gardes rouges se balançaient nerveusement d’un pied sur l’autre, leur regard noir décontenancé l’évitant constamment, comme si elles ne pouvaient supporter de la contempler. D’autres rôdaient encore dans le jardin. Aleytys s’approcha lentement du lit et s’assit, son corps protestant contre l’usage brutal qu’elle en avait fait durant l’heure précédente. Elle se regarda. Des marques rouges en train de noircir rayaient sa peau pâle. Elle explora son corps du bout des doigts et grimaça en touchant les ecchymoses. Des traînées de sang tirant sa peau comme un masque de beauté, séchant le long de ses côtes et de ses fesses, cachant les cicatrices rouges en train de rosir de ses blessures, descendaient sur ses jambes, transformant sa toison pubienne d’or roux en entremêlement poisseux. Elle passa la main dans ses cheveux eux aussi tout emmêlés et plissa le nez d’écœurement. Elle serra sa robe contre elle et se releva, traversa le cercle des gardes et sortit dans le jardin. — Eh bien ? (Elle laissa tomber l’interrogation comme une pierre dans une mare de silence.) La kipu se retourna pour lui faire face. — Elles sont passées par-dessus le mur, répondit-elle calmement. Il sera surveillé dorénavant. Elle passa à côté d’Aleytys, rentra dans la chambre et jeta un coup d’œil curieux à Burash qui se mettait lentement sur pieds, reporta son regard sur Aleytys puis le personnage austère aux cheveux gris et à la blouse blanche de médecin silencieux à la porte en voûte. — Le médecin doit-il vous examiner ? Aleytys considéra avec déplaisir le chirurgien qui lui avait implanté l’œuf, souvenir chaud et robuste de la bombe charnelle à retardement prévue pour la détruire dans un an… moins d’un an, désormais. — Je ne pense pas, répondit-elle. — Il y a moins d’une heure, vous étiez tous deux au bord de la mort. Je serais extrêmement intéressée d’entendre ton explication de cette guérison miraculeuse. Les sourcils légèrement haussés, Aleytys considéra les attaquantes empilées comme du bois de chauffe. — Tu trouveras probablement la réponse ici même, dit-elle avec douceur. — Peut-être. (La kipu indiqua l’ascenseur d’un mouvement de tête.) En tout cas, nous ferions mieux d’en discuter en particulier. — Non. (Comme la figure maigre de la kipu se plissait en un renfrognement pesant, Aleytys sourit à nouveau.) Je suis sale et fatiguée. Si nous devons bavarder, cela devra attendre le matin. (Elle haussa les épaules.) Je suis sûre que tu auras eu le temps de leur en soutirer le maximum. Fais nettoyer les lieux, rab’kipu. Si des gardes sont nécessaires, chose que je ne puis nier après cela, qu’elles restent là-dehors. (Elle désigna le mur à l’autre bout du jardin.) La kipu fronça un instant les sourcils, puis hocha la tête. Rapidement, elle posta une douzaine de gardes dans le jardin, puis douze autres dans le couloir, conservant les douze dernières pour évacuer les corps des attaquantes dans le centre d’interrogation, un étage au-dessus. En quelques minutes, la pièce fut vide et tranquille. Seules les traînées de sang âcre rappelaient encore qu’il y avait eu une bataille. La kipu se dirigea tranquillement vers l’ascenseur. Devant la cabine, silhouette noire sur la lumière jaune pâle l’éclairant, elle se retourna et fixa Aleytys de ses yeux invisibles en dehors de miroitements vagues. — Nous bavarderons demain, Damiktana. Prépare ton récit, mais rends-le un peu plausible. — Demain. La kipu entra dans la cabine et la porte se referma sur elle. Aleytys toucha légèrement l’épaule de Burash. — Ça va ? Il tendit la main et répondit : — Regarde. Elle tremble comme une feuille. — Et autrement ? — Epuisé, malmené, douloureux comme une dent pourrie, mais oui, ça va. Je suis vivant. (Il se laissa tomber en tremblant sur le lit et l’attira à côté de lui.) Et toi ? — À peu près pareil. (Elle passa la main dans les cheveux et grimaça en tirant sur les nœuds.) Il s’en est fallu de peu. Je me demande pourquoi… — On t’a remarquée, Leyta. (Ses doigts caressaient les paumes d’Aleytys.) Les reines sont des truies du fleuve particulièrement rapaces. Tu t’imagines qu’elles n’ont pas entendu les rumeurs ? Fais confiance à Gapp et Asshrud pour avoir communiqué la nouvelle à leurs favorites. À quoi t’attendais-tu ? — Elles ont essayé de me tuer ? À quoi cela leur servirait-il ? — Pose-toi la question. Y en a-t-il une qui aime la kipu ? Tout ce qui réduit son pouvoir agrandit le leur. Bien entendu… quand j’étais endormi, elles ont tenté de t’emmener, n’est-ce pas ? — Tu as raison. Mais elles t’auraient tué. — Pourquoi pas ? Qu’est-ce que je suis ? — Ah. Et nous avons été drogués. — Qu’ai-je dit ? Gapp et Asshrud. Le mois qui vient devrait se révéler intéressant. — Ahai Madar ! (Elle se redressa d’un coup et tapa du poing sur sa cuisse.) Burash parut étonné. Il pivota, les antennes bondissant de curiosité, les couleurs scintillant sèchement dans la lumière faible. — Qu’y a-t-il ? — Nakivas. Avec les gardes sur le mur… Il éclata de rire. — À vous deux, vous trouverez bien un moyen. (Il se pencha et la renifla.) Tu pues, Leyta. Et moi aussi. (Il se glissa hors du lit et tendit la main.) Si on se débarrassait de cette crasse ? 16 De l’eau. Elle berce sans cesse, elle caresse son corps, monte mais ne change pas, éternel, plongé dans l’eau, mais pourtant la distance est aussi dépourvue de signification que le temps lui-même, passant mais éternel, flotte mais ne change pas, plongé dans les courants, chaud comme le sang, détrempé, sans hâte, lent, sensuel, suspendu dans une langueur animale, le corps chaud, à la dérive, bras et jambes à la traîne, tournant au hasard, des filaments de cheveux d’or roux s’aventurent parfois dans un courant voisin de telle sorte qu’ils montent et descendent régulièrement devant ses yeux détachés et rêveurs. Après une éternité, elle se secoue suffisamment pour se demander vaguement où, pourquoi et quand. Des bulles dorées la séparent de l’eau sombre, dansant en cercles complexes autour de son corps et de sa tête, jetant dans ses yeux une averse capricieuse d’étincelles, marquant son corps paisible de particules d’or miroitant qui filent en figures troublantes par-dessus les monticules et les creux dans l’ombre de sa chair pâle. Une autre éternité s’écoule. Elle contemple sa main qui dérive et, au bout d’un moment, la soulève, la tendant vers les bulles en train de danser qui éveillent sa curiosité, chatouillis qui la sort de ce rêve absurde. Mais elles continuent de danser avec une hilarité moqueuse, silencieuses et fuyantes, loin de ses doigts maladroits qui tâtonnent, des doigts qui se déplacent avec une lenteur abominable. Elle laisse ses doigts traîner sans but dans l’eau, abandonnant sa futile poursuite. Ses lèvres s’ouvrent. Imprégnée d’eau dans laquelle son corps est totalement plongé, elle ne découvre aucune différence, aucun bruit. — Venez, lance-t-elle sans un bruit pour séduire les bulles dansantes et enchanteresses. Le mot glisse dans l’eau en brillant, brillant, son rendu visible, lent et lent. Elle le regarde coulisser à travers les eaux et toucher l’amas de bulles qui étincellent encore plus. Elles se rapprochent en dansant, virevoltant en tous sens, dans, au-dessus et autour de son visage jusqu’à ce que monte en elle un rire semblable à une fontaine. Elle relève ses mains lentes et ses doigts volent parmi les bulles, il lui semble qu’elles rient à leur tour, petits bruits de clochettes tintant dans sa tête et rendus visibles en pluies d’étincelles polychromes tombant comme des confettis sur et autour d’elle puis partant à la dérive en filaments de couleur qui disparaissent avant d’avoir atteint ses lointains orteils. Une éternité s’écoule. Au moment où elle le désire, les bulles miroitantes virevoltent en cercles ondulants autour de ses mains, montant et descendant rythmiquement comme des chevaux… des chevaux… tournant et tournant. Des chevaux. Ils galopent en troupeaux sur son estomac jusqu’à ses jambes qui se lèvent et s’abaissent doucement, bondissant en caracoles élégantes sur ses orteils et revenant en arrière, chevaux de verre aux feux dorés rougeoyant en leur cœur, montant, descendant, légères étincelles illuminant leur tronc robuste, chevaux-bulles transparents comme du verre fin, gambadant, bondissant, galopant en équipages disciplinés tout autour de son corps. Elle rit de plaisir devant leur beauté puis regarde, intriguée, les chevaux minuscules qui se refondent en bulles coulant sans but autour d’elle. Son visage informe et placide se plisse en un froncement de sourcils comme elle pousse son esprit paresseux à réfléchir à cette chose étrange. Une éternité s’écoule. Elle ouvre les yeux. Les bulles papillonnent autour d’elle mais elle a l’impression que les lumières dansantes sont moins fortes, les étincelles à la dérive moins nombreuses. Elle les force à former une sphère qui plane au-dessus de ses seins. Les lumières se font plus brillantes, plus régulières. Le centre de la sphère repose au-dessus de son cœur. Elle le regarde. Elle le force à devenir une pointe de flèche. Elle regarde la pointe se fixer au-dessus de ses seins. Elle fait tourner la flèche tout autour de son corps, répondant comme un cheval bien domestiqué à ses moindres désirs, agissant comme une extension de son corps, comme une autre main. Elle la tient maintenant, elle va et vient ; elle forme une image dans sa tête et les bulles d’or miroitantes dansent à l’appel de sa voix. Elle fait revenir les chevaux minuscules et rit de plaisir tandis qu’ils galopent sur les plaines et les collines de son corps nu. Une éternité s’écoule. Tandis qu’elle reste absorbée par les cabrioles enchanteresses des bulles flexibles, l’eau coule autour de son corps, passant du chaud au froid puis au chaud à nouveau. Une soudaine sensation de vitesse. Les courants la malmènent, la plongeant de l’un à l’autre, alternant de façon inattendue… glacé et chaud comme le sang… dans la couche froide : stimulation/choc/centralisation… dans la couche chaude : relaxation/diffusion/extension… tourbillons adventices, alertes et moroses, et bientôt son esprit est malade de tous ces changements. Un choc glacé parcourt son corps. Ses pieds heurtent de froides dalles de céramique mal éclairées. Un couloir se déroule devant ses yeux qui clignent en une longue courbe lisse à la familiarité irritante. Des dalles vertes sous ses pieds… elle foule le couloir silencieux, cherche dans son esprit réticent la raison de ce sentiment de familiarité. Aucune réponse. Elle est une façade, une silhouette profane animée par une pseudo-vie… Une porte massive en bronze grossier. Elle dérive pour s’arrêter devant et fixer mornement une serrure complexe dont le centre grouille comme un nid de vers. Après un long moment de vide, elle lève une main et l’appuie contre la porte, les doigts écartés en une pâle étoile de mer sur le métal râpeux et sombre qui lui donne une impression de froid tandis que la porte devient transparente comme du verre, répondant à sa volonté de la même manière que les bulles. Elle aperçoit les mentonnets coincés comme des trolls trapus dans leurs niches étroites. Une éternité s’écoule. Elle reste raide et immobile, le bras tendu, la main appuyée contre le métal jusqu’à ce que, enfin, une lente idée s’éveille dans son esprit pesant. Elle repousse les mentonnets… un par un… comme les chevaux-bulles… un à un ils bougent ; elle perçoit le lourd claquement à travers ses os, puis elle appuie contre la porte. Lentement, massivement, elle coulisse et Aleytys entre en dérivant avec hésitation, poussée vers l’intérieur sans savoir pourquoi. Elle glisse devant des gardes nayid silencieuses, statues silencieuses, aucun battement des cœurs à huit nodosités, aucun mouvement de poitrine, aucun sifflement d’air dans la bouche. Elle dérive, le corps lourd, peu maniable toujours poussé, flottant étrangement. Elle baisse les yeux. Ses pieds traînent dans des volutes de fumée à un empan au-dessus du sol, mais dans l’épais mouvement sirupeux de sa pensée elle enregistre ceci de manière lointaine, sans intérêt, toute cette expérience vécue de façon bizarrement lointaine… tout est si étrange que l’étrangeté devient normalité. Des armes longent les murs de la pièce. Elle regarde calmement sa main se tendre et décrocher une petite arme. Elle semble incroyablement lourde dans ses mains qui peinent, froide et… Elle ne supporte plus de rester en ce lieu. Les relents de mort corrodent son âme et elle s’enfuit par là où elle est venue. Elle se tient dans le couloir, l’arme serrée sur la poitrine, ses pieds fermement posés sur les dalles froides et vertes. Elle tend le bras et referme la porte. Comme ses doigts glissent sur le métal rugueux, elle devient transparente et, sans savoir pourquoi, poussée par une peur profondément enfouie en elle, elle remet en place les mentonnets puis s’enfuit dans le couloir, ses pieds nus claquant sur les dalles glissantes, l’arme serrée sur son cœur qui bat la chamade… Les dalles deviennent bleu-vert. L’escadron de sabutim de garde, raides et alertes dans leur tunique bleu-vert, se trouve au milieu de sa route, devant la voûte barrée par une lourde tapisserie bleu-vert… le cœur palpitant, au point que tout son corps en souffre, elle s’approche furtivement puis retrouve son souffle tandis que leur regard la fixe sans la voir. Après s’être glissée prudemment entre elles, elle hésite devant la tapisserie, puis se faufile dans l’ouverture la plus étroite qu’elle puisse trouver et rabat nerveusement le tissu derrière elle. Poussée par une anxiété croissante, par une impression d’urgence qui explose alternativement froide puis brûlante en elle, elle se précipite vers le lit. Dans la lumière ténue filtrant à travers le mur-fenêtre, elle aperçoit la masse sombre du lit avec ses rideaux diaphanes comme la brume qui l’entoure. De plus en plus lentement, avec une étrange répugnance, elle se rapproche et considère, les yeux apeurés grands ouverts, les deux formes pelotonnées l’une contre l’autre dans un profond sommeil. Les cheveux d’or roux de la femme sont répandus en éventail sur ses épaules nues, le drap soyeux bleu-vert collant à ses formes. Près d’elle, la silhouette compacte de Burash, le visage fatigué et tendu même dans le sommeil. Ses antennes tressautent nerveusement, ses doigts s’ouvrent et se ferment spasmodiquement, son sommeil agité soulignant la profondeur et la tranquillité du repos d’Aleytys. Elle tend la main et touche l’épaule de la dormeuse. Aleytys s’assit en clignant les yeux. Burash marmotta et bougea à côté d’elle. Elle se pencha sur lui, ses doigts descendirent sur le cou, le caressant, le contact de sa chair ferme à travers le bout de ses doigts coulant comme la lumière d’un feu en hiver dans tout son corps, masquant un instant toutes les tensions et les peurs de sa vie. — Repose-toi, toi qui m’appartiens, murmura-t-elle, et il sombra plus profondément dans un sommeil réparateur. Elle soupira et s’étira. — Quel drôle de rêve. (Elle jeta un coup d’œil en direction de l’espace qui séparait la tapisserie du mur.) Je me demande quelle heure il est. (Elle bâilla, s’étira, puis commença à se rallonger sur le lit. Sa main toucha un objet froid et dur.) Ahai, Madar, souffla-t-elle. Elle glissa l’objet de sous le drap et le tint des deux mains, son poids attestant sa réalité. C’était l’arme de son rêve. 17 Aleytys envoya un coup de pied et regarda la mousseline jaune vif se gonfler et flotter dans l’air du matin frais et humide. Le soleil jaune qu’elle trouvait toujours un peu troublant était un demi-cercle au-dessus de la pierre grise du mur que patrouillaient les sabutim dont les ombres noires et allongées semblables à des barreaux de prison interceptaient, lui semblait-il, une portion de la lumière et de la chaleur réduites. Les ombres du jardin traçaient de maigres hiéroglyphes sur la verdure rase de la pelouse. Aleytys caressa le pistolet sur ses genoux. Les ongles cliquetant sur sa surface dure, elle dirigea son regard vers l’eau chantante et contempla les pierres tachetées au fond du ruisseau. Leur rondeur lisse lui rappelait les bulles de son rêve. Sous son regard, ils se mirent à culbuter puis rampèrent, obéissants, sur un ressaut sablonneux ; un rire bouillonna dans sa tête, et elle les envoya faire des cabrioles sur l’herbe, tels des lutins effectuant une danse de bergers. Elle en appela un jusqu’à elle et poussa un cri lorsqu’il vint lui frôler douloureusement la joue, car il était allé trop vite. Elle frotta sa petite blessure et fixa pensivement les cailloux dispersés, puis elle toucha le pistolet sur ses genoux et en gratta la surface. Elle se frotta le nez puis se retourna sur la branche et regarda par-dessus son épaule en direction de la chambre. Elle aperçut d’abord l’imposante vitre qui brillait à la lumière directe du soleil levant. Puis le mur du bâtiment s’ouvrit pour elle, devint transparent comme la porte de bronze, et elle vit à l’intérieur, comme si elle se tenait là-bas, au milieu de la pièce. Elle déplaça son regard sur la façade du mahaj et la pela, scruta Asshrud, gauche, massive, la bouche ouverte, ronflant, Gapp avec une amante sycophante, et Aleytys détourna le regard de dégoût. La kipu, ensuite, maigre et nue, assise toute droite, marmottant quelque mantra compliqué… les sabutim qui nettoyaient leur équipement, faisaient leurs lits, marchaient au pas, une impression de précision militaire, un ordre méticuleux… L’esprit chancelant sous l’impact des images kaléidoscopiques, elle se balança précairement sur son perchoir jusqu’à ce que le choc la fasse revenir à elle. Elle reprit sa prise de l’arme qui glissait de ses genoux. Elle retourna longtemps le pistolet entre ses mains, l’examina, glissa les doigts autour de la crosse, palpa le côté avant de trouver une plaque pivotante de la taille d’un ongle. Elle l’ouvrit et fixa un senseur noir mat. Elle avança le doigt vers lui. — Non ! (La voix de Swardheld retentit dans sa tête et la surprit au point qu’elle faillit lâcher le pistolet.) Helvete, femme, tu veux que tout le coin nous tombe sur la tête ? (Aleytys se détendit, et lui aussi ; il gloussa.) Sais-tu ce que tu ferais en touchant ce senseur ? Aleytys baissa les yeux sur le lourd objet métallique qui tirait sur le tissu délicat de sa robe. — Qu’est-ce que ça ferait ? — Eh bien, en gros… (Elle sentit ses yeux se baisser pensivement sur l’arme, en prenant la mesure par rapport à une richesse d’expérience qui dépassait la compréhension d’Aleytys.) J’ai l’impression qu’il pourrait faire dans le rocher sur lequel il était braqué un trou assez gros pour qu’on puisse y introduire un cheval. Elle toucha l’arme et frémit. — De la mort concentrée. Je me demande… — C’est ainsi que certains êtres humains mesurent le progrès. (La voix fraîche de Harskari, teintée d’ambre, acheva sa pensée à sa place.) Par la façon la plus efficace de tuer un nombre de plus en plus grand d’autres humains. Aleytys éprouva une nausée froide dans la région de l’estomac, sur son moral un poids lourd de déprime. Elle glissa la main sous le pistolet à énergie et le tint face à son visage. — Qu’est-ce que je vais faire de ce foutu truc ? Harskari cligna ses yeux d’ambre. — Pourquoi l’as-tu pris dans cette salle ? — Je ne sais pas. Je ne sais pas pour quelle raison tout cela s’est passé cette nuit. — Bon. (Elle réfléchit un instant puis hocha la tête.) Il te faut le cacher. Tu l’as pris pour une raison quelconque, ne l’oublie pas ; tu lui trouveras probablement une utilisation un jour ou l’autre. Mais si la kipu découvre qu’il est en ta possession… — Non. (Aleytys frissonna derechef.) Les yeux pourpres s’ouvrirent et Shadith parla sur un ton calme et déterminé qui prévenait toute discussion. — Nulle part dans le mahaj. Trop de sondes. Là-haut. — Où ? — La falaise. Tu vois cette corniche étroite un peu plus haut que le toit du mahaj ? Aleytys scruta la façade rugueuse de la falaise, là où elle s’élevait au-dessus de la jupe de feuillage à sa base. — Oui, dit-elle au bout d’un instant. Tu veux dire celle-là ? (Elle fixa ses yeux sur une courte ligne horizontale qui coupait la falaise.) — C’est ça. Vous êtes d’accord, tous les deux ? (Les yeux pourpres de Shadith se tournèrent d’un côté puis de l’autre, interrogateurs.) — Oui, répondit songeusement Harskari. Si Aleytys arrive à le hisser jusque-là. — Je peux toujours essayer. — Hm. Oui. (La voix grasseyante de Swardheld marmotta un acquiescement réticent.) Mais c’est un endroit peu accessible. — C’est pour ça, vieux grognon. (Un scintillement dans les yeux pourpres accompagna une perle délicate de rire.) Qui irait chercher là-haut ? Aleytys rabattit le couvercle sur le senseur de déclenchement et se renfrogna en caressant lentement le métal lisse. Tandis qu’elle se concentrait, l’arme prit vie sous ses mains. Elle la sentit d’abord s’échauffer, puis elle se tortilla et la surprit à nouveau, puis cogna légèrement contre ses doigts. Comme elle cognait plus fort, elle écarta les mains comme des ailes et l’arme bondit entre elles, filant vers la falaise en une courbe à la vitesse croissante qui la paniqua. Avec un halètement, elle stoppa brutalement le pistolet volant à un empan de la pierre contre laquelle il allait s’écraser. S’arrêtant, rebondissant, il remonta par étapes heurtées et bruyantes le long de la surface irrégulière. Graduellement, elle arriva à le contrôler et finit par coincer correctement l’arme dans l’anfractuosité. Avec un soupir, elle se détendit en s’appuyant contre la branche, croisa les chevilles et laissa le soleil jouer avec ses cheveux sur son visage. — Eh bien, voilà qui est fait, murmura-t-elle. Les yeux pourpres brillèrent et un petit rire argenté tinta dans sa tête. — Il était une fois une fille rousse ; des talents, elle les avait tous. Elle lançait dans les airs six œufs et une chaise, deux chevaux, cinq verrats, trois chiens couleur crème, quatre poules, deux chats et un lièvre. Aleytys gloussa. Elle donna un coup de pied et, comme la mousseline se soulevait en découvrant une cuisse, se calma soudain, son moral plongeant soudain en pleine déprime. — Sentir et guérir, soulever et déplacer. Comment de mon incube puis-je me débarrasser ? (Elle frotta sa cuisse.) Une vibration glaciale lui traversa le corps. Impuissante, elle fixa, paralysée, un tourbillon… un essaim de points qui s’agglutinèrent graduellement en un visage furieux de nayid, énergique, impérieux… renfrogné… non… il souffla comme une brume à travers son corps. — Non ! Elle cligna les yeux, la sensation s’évanouit, elle respirait de nouveau par elle-même. Refroidie par une peur qui trouvait naissance dans son ventre, graine glacée se répandant dans tout son corps, cristal qui se reproduisait sur le cristal, engendrée comme la cristallisation d’une solution hypersaturée, son sang se glaça, son souffle se fit court et peu profond. Elle appuya les mains sur ses yeux. — Harskari, à l’aide ! Les yeux d’ambre s’ouvrirent lentement cette fois-ci ; Aleytys eut l’impression que la sorcière était intriguée. — Très bizarre, murmura-t-elle. Je ne m’en serais jamais douté. Shadith ? — Moi non plus, tu penses. Et toi, grognon ? — Fermez-la, espèces de jacasseuses. (La voix bourrue de Swardheld n’était plus qu’un chuchotement rauque.) Freyka, c’est à toi d’agir. Nous… (Les yeux noirs étaient implacables.) Nous t’aiderons de notre mieux, mais aucun d’entre nous ne pourrait en expulser un autre, alors comment pourrions-nous chasser cet envahisseur de ton corps ? D’autant qu’elle possède un point d’appui physique. Aleytys se remit sur ses pieds en chancelant et courut le long de la branche jusqu’à la rive. Elle hésita un instant, la main sur l’écorce rugueuse du tronc, absorbant l’arôme vert et vif, puis sauta à terre et foula au pas de course l’herbe froide de rosée pour rejoindre sa chambre. Burash était profondément endormi. Elle se pencha sur lui et lui toucha le visage, sentant en lui une force et une solidité à laquelle elle se raccrocha avec gratitude, un centre qui donnait une signification dans le flux de son monde instable. À contrecœur, elle se força à le quitter, à le laisser reposer en paix. Elle perçut aussi son épuisement, la douleur issue de la tension provoquée par la guérison. Elle s’installa dans le fauteuil au pied du lit, poussa un soupir et regarda autour d’elle. Le sol était taché par les traînées de sang coagulé, macules brun rouge sur le dessin complexe de lianes, de feuilles et de fleurs gravé dans les dalles bleu vert du sol. Elle plissa le nez de dégoût. Un murmure de voix traversa doucement la tapisserie qui masquait la voûte. Une main à six doigts saisit le bord de la tapisserie et l’écarta, permettant à Aamunkoitta d’entrer avec une table roulante, accompagnée par un discret cliquètement de vaisselle. Derrière elle, Aleytys aperçut des bribes de sa garde accrue, puis la tapisserie retomba. Aamunkoitta cligna les yeux en voyant Aleytys qui l’attendait. Son regard se dirigea vers le panneau de verre, puis revint sur elle, et son visage exprima la surprise. Le soleil marquait l’heure habituelle, mais Aleytys aurait encore dû se trouver au lit. — Hyvaa huomenta, Kunniakas, murmura-t-elle. Si tu veux bien attendre un instant. Elle traversa la pièce en trottinant rapidement jusqu’à la salle de rangement et rapporta la petite table pliante qu’utilisait Aleytys. Tandis qu’elle dépliait les pieds et les verrouillait, elle remarqua enfin le sol. Elle resta bouche bée, les yeux grands ouverts. La table tomba bruyamment quand elle serra le tissu grossier entre ses seins. — Kunniakas ? (Elle s’humecta les lèvres et jeta un nouveau regard au sol souillé.) Toutes ces gardes… et ça ? (Elle abaissa une main crispée et désigna le sol en un mouvement heurté qui révélait mieux que ses paroles l’étendue de son désarroi.) Que s’est-il passé ? — Un commando, répondit simplement Aleytys. Par dessus le mur. — Mais les gardes ? Dans le couloir ? — Nous avons été drogués, Burash et moi. Pour faciliter la chose, je suppose. — Asshrud. (Aamunkoitta posa le gros orteil de sa sandale à la limite de l’une des taches de sang.) La kipu est au courant ? — À ton avis ? La hirii hocha la tête. Elle ramassa la table et redressa les pieds. — Ce doit être Asshrud. Gapp a du venin mais de cervelle point. Asshrud. Tandis qu’Aamunkoitta posait les plats du petit déjeuner sur la table, Aleytys se carra dans son fauteuil et bâilla. — Voilà qui devrait annuler l’un de mes problèmes. Aamunkoitta posa sur la table la lourde théière et en ôta le couvercle : l’arôme chaud et épicé du mastu sortit en volutes dans l’air vif du matin. Elle versa le liquide dans une tasse épaisse sans anse et leva les yeux au moment où elle reposa le lourd récipient, le visage en émoi. — Tu ne comprends pas, Kunniakas. — Je sais. (Aleytys prit la tasse et la garda dans la main, appréciant sa chaleur sur sa paume.) Qu’est-ce que j’ai encore raté ? — La kipu ne fera rien à Asshrud. — Pourquoi ? (Aleytys la fixa, stupéfaite.) C’est l’occasion rêvée de la prendre la main dans le sac. (Elle souleva la tasse et huma la vapeur.) Mmmmm. J’ai faim. Aamunkoitta hocha la tête. — Tu ne vois pas. (Elle haussa les épaules.) Tu ne sais pas. D’abord, il n’y a aucune preuve. Ces rats de nuit encore en vie ne sauront rien d’important. Mais, surtout, Asshrud est très liée à trois des reines, l’une des factions les plus puissantes opposées à la kipu. — Quel rapport avec l’immunité d’Asshrud ? — Si la kipu touche à Asshrud, cela suffira à tourner toutes les reines contre elle. Toutes les reines. Même elle est incapable de leur faire face. Unies, elles la balaieraient comme une tache humide sur le sol. À propos de sol, je ferais bien d’aller prendre une serpillière pour nettoyer ces cochonneries. (Elle haussa les épaules.) Mais je ne me fierais pas trop à cela si j’étais Asshrud. La kipu trouvera un moyen de se débarrasser d’elle, un jour ou l’autre. C’est une salope astucieuse. Fais attention aussi, Kunniakas. (Elle allait se détourner et s’arrêta.) Jusqu’où est-ce allé, cette nuit ? Aleytys déposa la tasse avec un claquement un peu trop bruyant, les mains tremblantes. — Il a failli mourir… et je… j’ai frôlé la mort moi aussi. Une bonne partie de ce sang m’appartient. — Fais attention, Kunniakas, Asshrud est une vipère aux sacs à poison gros comme des melons. (La hirii s’accroupit tout près d’Aleytys.) Et elle frappe aussi sans avertir. (Elle scruta songeusement le visage d’Aleytys.) — Avertir. Cela me rappelle quelque chose. Jette un coup d’œil dans le jardin, veux-tu ? Aamunkoitta haussa les sourcils mais bondit sur pieds et traversa la pièce, ses sandales en sisal raclant légèrement le sol. — Tu les vois ? — Qui ? Ah. Les gardes sur le mur. Je les vois. — Préviens ton ami, veux-tu ? Les gardes seront là nuit et jour, désormais. — Oui. Aamunkoitta s’écarta lentement du panneau vitré et retourna dans le rangement pour en ressortir avec une serpillière et un seau vide. Aleytys leva à nouveau la tasse et sirota le liquide refroidi, avala, absorba une nouvelle gorgée… Une douleur. Elle lui perça brutalement le corps, éclipsant tout le reste. Une douleur. Brûlante. Des griffes animales qui la déchirent. La brûlant. Son cerveau brûle d’un feu qui lui dévore les nerfs. Elle hurle. Gémit. Elle se jette au bas du fauteuil, renverse la théière de mastu, qui se répand sur les dalles comme un immonde cancer. La douleur. Elle envahit son univers, il n’y a plus rien d’autre, les griffes brûlantes lui déchirent le cerveau et le corps atome par atome. Son esprit frissonna, cracha la substance corrosive qui était en train de le tuer. Ses sphincters s’ouvrirent au point qu’elle se tortilla, impuissante, dans les immondices de fluides corporels. Elle eut un haut-le-cœur supplémentaire, puis un autre, mais elle n’avait plus rien dans l’estomac ; encore une douleur, encore une convulsion, encore une douleur qui la déchire, les muscles sont déchirés et noués par des soubresauts secs. Au loin, elle entendit Aamunkoitta crier, sentit des mains fraîches lui toucher le visage… Harskari s’éveilla dans sa tête et le miroitement ambré de sa présence fut si fort qu’il domina même la souffrance déchirante due au poison. — Guéris-toi, Aleytys. La voix résonna comme un bourdon. Le son revint, sans cesse et sans cesse, pénétrant, exigeant, irrésistible. Echappant ainsi à sa frénésie de douleur, Aleytys plongea dans le fleuve de pouvoir et fit couler le flot noir en tous sens dans son corps, brûlant, purgeant, lavant le poison corrosif… elle revit les trois ombres qui la tenaient, la réconfortaient, la soutenaient, et elle se réchauffa et se calma joyeusement sous leurs soins… Elle ouvrit les yeux. Burash et Aamunkoitta se penchaient avec inquiétude au-dessus d’elle. Avec difficulté, elle se força à se remettre sur pieds et se tint debout, tremblante, appuyée sur Burash, écœurée par les relents des fluides qu’elle avait expulsés, les vomissures, défécations, urine et poison que son corps avait rejetés in extremis. — Bain… chuchota-t-elle. Ecartant la tapisserie d’une secousse impatiente, la kipu entra à grands pas et stoppa, fixant la scène qui s’étalait devant ses yeux qui lui sortaient de la tête. Derrière elle, Sukall fit signe à la garde de reculer, puis entra et laissa retomber la tapisserie. — Que s’est-il passé, ici ? Aleytys se retourna. — Du poison. Dans le mastu. — Qui l’a apporté ? Aamunkoitta se mit à trembler. — M… moi, dit-elle en hésitant. (Elle n’avait pas le choix. N’importe quelle garde pouvait l’apprendre à la kipu.) — Emmène la hirii. Détruis-la. La voix de la kipu était froide et dépourvue de toute émotion. Sukall s’avança et saisit la frêle épaule de la hirii. Aleytys repoussa Burash et chancela, la colère froide et dure au fond d’elle. — Non. (Elle repoussa le bras puissant et nerveux de Sukall.) Ne la touche pas. Sukall hésita et regarda la kipu par-dessus son épaule. — Elle a apporté le poison. (La voix étoffée était froide et inflexible.) — Mets-toi derrière moi, Minette. Aleytys affronta les deux nayid, les yeux brûlants, les mains glacées, l’estomac noué, tremblant d’une faiblesse du corps qui lui sapait le moral. — Non ! répéta-t-elle. Sukall posa les mains sur ses épaules pour l’écarter, puis hurla lorsqu’une peur noire, une terreur, une faiblesse, une souffrance, une anxiété l’envahirent. Avec une précision morbide, Aleytys pinça les cordes des faiblesses de la garde, les exagérant terriblement jusqu’à ce qu’elle se recroqueville en un tas gémissant aux pieds de la kipu. Aleytys tourna son regard sur la kipu. — Non, haleta-t-elle, et elle projeta une décharge de négation sur la kipu, utilisant la totalité de sa force émotionnelle, n’acceptant aucune limite à son attaque. La kipu recula jusqu’à ce que ses épaules touchent la tapisserie. — S’il te faut punir quelqu’un, chuchota Aleytys, dont la force s’épuisait, punis les coupables, pas un bouc émissaire. Asshrud m’a empoisonnée. Tu le sais. La hirii est innocente. Elle m’appartient. Touche ce qui m’appartient et je te combattrai. Se remettant légèrement, la kipu hocha la tête puis dit sèchement : — Tu as donc fini de jouer la comédie. Aleytys éclata de rire. — C’est très drôle. La vieille s’est vraiment éveillée en moi. Peu importe. Je suis loyale envers mes amis. Tu ne peux comprendre cela, n’est-ce pas ? La vieille non plus. Contente-toi de permettre et punir, d’acheter des services. Tu la serviras bien, n’est-ce pas, kipu ? (Elle rit à nouveau, cette fois-ci d’une voix rendue aiguë par l’hystérie.) La kipu hocha la tête. — En vérité, je sers ma reine. (Son sourire fut un petit mouvement de ses lèvres minces.) Très bien, la hirii reste, Sukall ! La nayid frissonnante se remit sur pieds en titubant gauchement, n’ayant pas encore recouvré toute sa coordination. Elle foudroya Aleytys du regard, irradiant des bribes d’émotions incohérentes toutes teintées d’une haine amère. Elle se redressa lentement. — Im, rab’kipu. — Retourne à ton travail. Ne parle de ceci à personne. Sukall salua sèchement et sortit de la pièce, ses bottes claquant exagérément. — Une nouvelle ennemie. (La kipu paraissait amusée.) — Oui, rab’kipu. Aleytys sentait se dissoudre sa colère. Elle avait l’impression qu’elle allait s’écrouler, se fondre sur les dalles. Seule la présence persistante de la kipu la maintenait sur pieds. — Le commerçant de la Ffynch arrivera après le repas de midi. Aleytys eut un rire chevrotant. — J’ai quelque peine à penser à manger, pour l’instant. — La vieille doit prendre le relais. — Ah. — La Damiktana portera la robe rouge. — Une concession en vaut une autre. Je porterai la robe rouge. — Les mets qui te seront servis seront désormais surveillés par mes sabutim. — Voilà une idée réconfortante. — Je suis sûre que tu t’en porteras bien. Bien que le poison paraisse inefficace. — On ne sait jamais. L’empoisonneur était peut-être maladroit, il n’en a peut-être pas mis assez. — Peut-être. (La kipu donna à son visage une moue grimaçante.) Que le migru te serve de goûteur. — Non. (Aleytys frissonna.) Non. — Idiot ! La vieille ne serait pas aussi scrupuleuse. — Vous ne comprenez ni l’une ni l’autre ce qu’est la loyauté. De toute façon, je pense que tu sais que je ne suis pas la vieille. — Je l’ai toujours su. — Mais il était commode de le prétendre. — Veille à ce que cela reste commode. Aleytys hocha la tête avec lassitude. — Je n’y manquerai pas. Désires-tu autre chose ? La kipu la considéra un instant. — Tu es censée être intelligente. — Je le suis. (Aleytys fit un pas en direction de la salle de bain.) Je connais mes limites. Et toi ? — Je connais ma route. Tiens-t’en à l’écart. — Je m’en souviendrai. Suivie par Burash, silencieux et soucieux, et Aamunkoitta, tremblante, elle s’avança jusqu’à la salle de bain et attendit que la hirii écarte la tapisserie. Elle regarda pardessus son épaule et dit : — As-tu autre chose à me dire ? La kipu hocha la tête et partit sans un mot. 18 Aleytys était assise, raide, mal à l’aise dans sa robe rouge flamboyante. Le mimosidé s’incurvant au-dessus de sa tête oscillait lentement sous la brise vespérale qui soufflait du fleuve, passait par-dessus le mur et chatouillait les branches supérieures, faisant danser les ombres fragiles en dessins dentelés sur les genoux d’Aleytys. Derrière elle, sur le mur, les silhouettes noires et silencieuses qui l’arpentaient lentement lui rappelaient sinistrement le danger et la captivité où elle vivait. La kipu entra dans le jardin par la porte vitrée, la silhouette sombre et impressionnante du représentant de la compagnie Ffynch marchant à son côté. — Tu vois notre difficulté. (La kipu s’arrêta devant Aleytys et ébaucha sa forme d’une main expressive.) Cette personne ressemble davantage à vos femmes. — Hmm ! (Son regard caressa Aleytys, toujours raide sur sa chaise, puis revint sur la kipu.) Tu as ses mesures ? — Lesquelles te faut-il ? Il eut soudain un sourire, ses dents brillèrent comme des perles blanches dans son visage basané. De petites étincelles rouges scintillèrent dans ses yeux. — Je prendrai ses mesures, si cela ne vous dérange pas. La kipu fronça les sourcils. — Pourquoi ? — Comme tu l’as dit, elle ressemble beaucoup à mon espèce. Je sais où placer le ruban. La kipu tapota son communicateur. Lorsqu’une garde apparut à la porte, elle lança sèchement : — Un mètre-ruban. — Im, rab’kipu. Le représentant s’approcha tranquillement d’Aleytys durant son attente. — Vous vous souvenez de moi ? Elle le considéra froidement. — Sombala Ishi. — La nurse ? — D’une certaine manière, ai-je dit. — Je suis toujours curieux. Elle l’examina calmement. — Non, c’est faux. — Très bien. Vous avez raison. La voix de la kipu retentit derrière lui. — Le mètre-ruban. Isshi sortit un bloc et un stylo d’une poche intérieure de son blazer écarlate et vert. — Si vous voulez bien ôter le vêtement que vous portez. Aleytys renifla. Mais elle se leva et laissa la robe glisser de sur ses épaules. L’air vespéral était frais sur sa peau. Elle frissonna. — Dépêchez-vous. — Tendez le bras. Il apposa le ruban çà et là sur son corps, un sourire sur le visage, prenant un peu plus de temps pour les mesures de la poitrine et des hanches, gloussant légèrement, au point qu’Aleytys eut envie de lui donner un coup de genou dans le visage. — Je crois que cela devrait suffire. (Elle recula et s’enveloppa dans sa robe.) — Ce fut un plaisir, Damiktana. (Il se releva et s’épousseta les genoux.) — Tu viens, Damiktana ? (La kipu recula.) Aleytys serra le dernier nœud et passa fièrement devant Isshi. Tandis qu’elle se déplaçait avec une grâce exagérée devant la kipu et Isshi, elle les entendit parler. — La petite affaire que je vous ai communiquée hier. — Oui ? (La voix du représentant était froide, curieuse.) — La fuyarde. — Ah ! Oui. Nous avons établi un filet sur l’Agora et les Kalybionta environnantes près de l’astroport. Nous la trouverons probablement aujourd’hui. — Elle ne peut trouver de moyen de quitter la planète ? — Les seuls vaisseaux à la quitter appartiennent à la Ffynch. Non, elle n’échappera pas au filet. — Bien. Aleytys regarda brièvement par-dessus son épaule. Elle sourit à la kipu puis s’écarta pour la laisser passer et soulever la tapisserie. Comme la kipu passait devant elle en modérant son allure pour tenir compte des jambes plus courtes d’Isshi, Aleytys murmura : — Je vois où tu veux en venir, rab’kipu. Les petites antennes de la nayid tressautèrent mais son visage demeura impassible quand elle repoussa la tapisserie et attendit le passage des deux autres. Dans l’appartement d’Asshrud, la petite troupe s’arrêta un instant. Asshrud se leva à contrecœur et quitta lourdement sa chaise pour saluer Aleytys. — Ilu-ahanna, mon adann vous appartient. Aleytys leva paresseusement la main pour la remercier et la salua à son tour. Au fin fond d’elle-même, une impulsion monta irrésistiblement, elle se sentit cruelle et brutale, éprouva une haine qui l’écœurait en un autre recoin de son être mais qu’elle ne pouvait contrôler. Avec le désir de griffer, de blesser, elle murmura : — Puissent tes amours être aussi nombreuses que le mérite l’éclat de ta beauté. Une onde de haine et de peur presque étouffante jaillit d’Asshrud, la haine compréhensible, la peur différente. En elle, quelque chose gloussa alors. Elle sentit le rire qui la secouait. Je ne ferais pas ça, je ne pourrais pas… même si elle essaie de me tuer, ce n’est pas une raison pour… merde, ça suffit, vieille garce. Quitte mon esprit ! Le visage figé, elle sortit de la pièce en balançant les hanches, avec sur les talons la kipu, Isshi et la garde d’honneur. Le cérémonial se répéta dans l’appartement de Gapp. — Ilu-ahanna, mon adann vous appartient. — Ma chère enfant, je vois que tes goûts n’ont point changé. Adorables et suaves partenaires. Et pas une qui ait de la cervelle. — Ummu, s’il vous plaît… — Ma chère, très chère fille. — Nih-a-ahanna, Damiktana. Gapp s’inclina, les mains en prière portées aux lèvres, le visage gris pâle, geste cérémonial fait pour cacher la douleur. Aleytys, pleurant intérieurement, luttait pour contrôler sa langue, mais la vieille se servait de sa colère et de sa frustration, utilisait le côté refoulé amer et désagréable de sa nature. Se glissant sur son flanc faible, la vieille se moquait d’elle et embrayait sa langue méchamment. Pendant tout ce temps, les yeux cyniques, rusés et pailletés de rouge d’Isshi scintillaient d’admiration et la kipu irradiait une satisfaction béate, ne croyant pas à la présence de la vieille, appréciant toutes ces courbettes qui répondaient aux paroles acerbes et accroissaient son propre pouvoir, se pavanant comme une espèce de coq insectoïde. Verrouillée dans ce schéma mental qu’elle alimentait de sa colère et de sa frustration – qu’elle ne pourrait s’empêcher d’accroître tandis que son impuissance se refermait sur elle – Aleytys allait et venait, pâle, sans expression, accomplissant son rôle en se balançant gracieusement. Sur le toit, Sombala Isshi inspecta les libellules et émit un grognement de satisfaction lorsque la kipu commanda un autre appareil en remplacement d’un disparu. Se pouvait-il que les hirii se soient emparés d’armes énergétiques et l’aient capturé ? À travers sa mélancolie, Aleytys sentit une étincelle d’intérêt. Promenade à travers le bazar, Isshi achète divers objets à un esclave hirii ou un nayid ouvrier, d’humbles nayadim saluant servilement devant eux… Aleytys battit en retraite dans sa tête, laissa son corps se déplacer, s’éteignit pour conserver sa santé mentale, arpenta comme un zombie les rues et rentra dans le mahaj. — Très impressionnant. (Sombala Isshi s’arrêta sur la vaste esplanade devant le mahaj.) La kipu n’écoutait pas. Abritant ses yeux d’insecte de sa main étroite aux os fins, elle avait fixé son attention sur un point noir qui grossissait rapidement en virant en direction de l’immeuble. Oubliée un instant, Aleytys s’attarda sur les marches qui montaient majestueusement vers l’arche gigantesque en ogive barrée par une porte massive en bois recouvert de métal. — Harskari, marmotta-t-elle. Au secours ! — Tes jambes ont encore assez de force pour te porter. Le ton égal et mesuré de Harskari, combiné à l’aura d’âge et de sagesse qui entourait sa présence, apportèrent un certain calme à Aleytys. Appuyée contre le montant de l’arche, ses épaules se libérant de leur tension tandis que la fraîcheur des blocs de pierre polie traversait la robe raide et rugueuse. Aleytys suivit la grosse libellule qui flottait doucement jusqu’aux dalles de l’esplanade nue. Une rampe apparut. Deux hommes de petite taille vêtus de combinaison kaki poussèrent devant eux une nayid. Les épaules en avant, les bras serrés contre les flancs, la malheureuse femme efflanquée avançait en traînant les pieds avec une difficulté manifeste. Aleytys se pencha avec raideur, fixant les bras et les jambes de la nayid en essayant de voir les liens qui l’entravaient. — Filet d’embrouillage. (La voix froide et argentée de Shadith répondit à la question tacite.) On dirait de la colle. On ne peut pas bouger. Presque. Pas de feinte possible. Aleytys plissa le nez. — Encore quelque chose que la kipu peut utiliser contre moi. — Oh, je doute qu’Isshi en fasse cadeau aux nayid. — Pourquoi ? (Aleytys fit pivoter son regard vers la falaise à peine visible là où elle se tenait.) Il leur vend bien ces foutus pistolets. — Pour lesquels il possède des défenses tout à fait appropriées. Mais les techniciens de la kipu risqueraient d’apprendre un peu trop de choses à partir d’un champ d’embrouillage. — Trop de quoi ? — Trop de choses concernant le vol transluminique. — Hein ? Je ne vois pas le rapport. Merde ! Même Minette me donne l’impression d’être un enfant. (Elle considéra la nayid captive qui s’avançait en titubant vers la kipu.) On dirait qu’essayer de rejoindre la ville des étoiles n’est pas une excellente idée. — Cela dépend. Mais je ne crois pas que nous ayons énormément de choix. Ces mondes des Compagnies ! (Les yeux pourpres clignèrent rapidement.) Sombala Isshi salua la kipu et remonta la rampe. Les deux gardes le suivirent. Au moment où ils allaient monter à bord de la libellule, l’un d’eux toucha un bouton de la ceinture. La nayid trébucha et agita ses bras soudain libérés. Elle bougea prudemment la tête, puis se redressa et affronta la kipu, la bouche pincée en une ligne rigide. Des ondes de colère et de peur la quittaient, créant un rien de nausée dans l’estomac d’Aleytys avant qu’elle barre la route à cette émotion. Brutalement, la prisonnière bondit sur la kipu, les mains se serrèrent sur son cou. Mais l’attaque était futile. Deux membres de la garde d’honneur firent un saut en avant, appuyèrent leurs étourdisseurs sur le cou de la fuyarde. Elle s’écroula sur la kipu, les gardes la ramassèrent et la firent passer au petit trot à côté d’Aleytys à l’intérieur du mahaj. La kipu se releva et s’épousseta. Les bottes cliquetant avec précision sur la pierre, le dos bien droit, baignant littéralement dans la satisfaction de soi, elle remonta les marches et s’arrêta devant Aleytys, un sourire relevant la commissure de ses lèvres. — Oui, tu as bel et bien montré où tu voulais en venir, lui dit calmement Aleytys. 19 Assise dans l’ombre des bambous incurvés, Aleytys plongeait çà et là dans les ténèbres, s’exerçant à sa nouvelle vision nocturne, évitant prudemment la silhouette sinistre de Burash. Il était allongé et lui tournait le dos, émettant tout son trouble, douleur têtue qui le faisait grimacer alors même qu’il en rejetait le fondement. Impatiente, elle pivota pour jeter un regard de colère à ce dos. — Burash, il le fallait. On ne pouvait se rencontrer ailleurs en sécurité. Il baissa davantage encore la tête entre ses épaules. — Tu sais bien qu’il n’y a pas d’autre endroit. — Oui, je sais. (Il leva la tête et se tourna vers elle, ses antennes largement écartées en une petite courbe.) — Arrête de te conduire comme une femme ultrasensible. Il la considéra, stupéfait. — Mais… — Merde ! J’oublie constamment. (Elle se tapa sur la cuisse et grimaça devant le bruit qu’elle produisit.) C’est de la sentimentalité, c’est tout. Faux. Tu le sais. — Faux ? (Il haussa les épaules et ses antennes se redressèrent brièvement puis retombèrent.) Cela prouve assurément ce qui compte le plus pour toi. Elle se releva d’un bond et écarta les mains. — Hahunh ! Tu me donnes envie de m’arracher les cheveux ! Je fais de mon mieux, c’est tout. Ton endroit, peuh ! Ton endroit est ici. (Elle se toucha le front.) Et ici. (Elle posa la main à plat sur son cœur.) De toute façon, nous ne resterons plus très longtemps. Il inclina la tête pour lever les yeux sur elle. — Tu ne resteras donc plus très longtemps avec moi, y as-tu pensé ? Elle s’agenouilla devant lui et lui toucha le visage du bout des doigts. — Burash ? Il poussa un soupir. — Leyta, Leyta, tu ne comprends pas. (Il lui prit la main et la tint entre les siennes.) — Non. (Elle soupira.) Non. — Leyta… Elle libéra sa main et s’allongea sur l’herbe à côté de lui. — Regarde, Burash. (Ses mains englobèrent les étoiles visibles.) Les voilà. Les soleils sont des mamans poules et les mondes en orbite autour d’eux des petits poussins. Quelque part parmi eux, ma mère saute de l’un à l’autre. Quelque part peut-être, une femme désaxée tourmente l’enfant qu’elle m’a volé. Si mon ami ne l’a pas encore retrouvée. Quelque part, il m’attend. Quelque part, je trouverai peut-être un lieu où je me sentirai vraiment bien. Un foyer. Il se pencha et lui embrassa légèrement le front. — Je te souhaite bonne chance dans ta quête. (Il se releva d’un bond et recula dans l’obscurité.) On vient. Aleytys regarda alentour, ne vit rien, ferma les yeux et regarda à l’aide de ses nouveaux sens. — Nakivas et Minette. (Elle s’assit et soupira.) Détends-toi, naran. Un instant plus tard, les deux hirii se glissaient prudemment dans la clairière, longeant le taillis afin de rester dans l’obscurité jusqu’au dernier moment. Comme des ombres, ils voletaient sur le sol inégal à l’instar de félins en chasse. — Comment les as-tu repérés ? chuchota Aleytys, sa perpétuelle curiosité s’étant aussitôt éveillée davantage. — Sources de chaleur. (Burash baissa la tête et tortilla ses antennes.) C’est évident. — Ah. (Aleytys fronça les sourcils.) Les gardes en sont-elles également capables ? — Un peu. Pas comme un homme. — Est-ce qu’elle pourraient nous détecter à partir du mur ? — Nous sommes trop loin. — Hah. J’étais sur le point de paniquer. — Et pourquoi, Kunniakas ? (Nakivas se laissa tomber sur le sol à son côté.) J’ai appris que tes journées ont été bien remplies. — Je ne m’ennuie pas. (Elle gloussa de manière presque inaudible.) C’est une vieille malédiction que j’ai entendue quelque part. Puisses-tu connaître des jours bien remplis. Je commence à voir ce que ça veut dire. (Elle soupira et sa main effectua un arc de cercle.) Voilà. Tu vois pourquoi il me faut m’enfuir. — Oui. (Nakivas regarda prudemment autour de lui, puis se pencha jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’à quelques centimètres de celui d’Aleytys.) Le clan Saaski viendra sur la place du marché avec un sauf-conduit. Ses membres ne rompront pas la trêve, mais ils te conduiront jusqu’aux collines si tu les rejoins au-delà de la limite de trêve. Il y a un jour de voyage. Le chef a juré sur le totem de son clan. — Les collines ? — Notre accord, Kunniakas. Une saison de service. — Mmm. Et comment va-t-on à un jour d’ici ? — Tu sais faire du cheval ? — Oui. (Elle eut un sourire.) Mais ces derniers temps je n’en ai plus beaucoup fait. Nakivas se pencha vers Burash. — Et toi, Seppanhei ? La bouche de Burash se tordit en un sourire forcé. — Je montais un peu, étant gosse, mais cela fait vingt ans que je me suis arrêté. (Il contempla ses mains.) Depuis, je souffre fortement du vertige. (Avec un soupir, il réunit ses mains.) Ça ne me plaira pas, mais je suppose que je serai capable de rester sur le dos d’un cheval. Nakivas hocha la tête. — Mon Dieu, fit-il d’une voix rauque. Tu veux vraiment endurer ça ? (Sans attendre sa réponse, il continua.) Je suppose que oui. Un guide avec des chevaux vous attendra. Aamunkoitta vous montrera à quel endroit. — Bien. (Aleytys tapotait ses cuisses.) Je pourrais apporter un amendement à notre marché ? — Lequel ? — Je veux raccourcir mon temps de service. — Non. — Même si je peux te fournir des armes à énergie ? Nakivas lui prit la main, puis la lâcha et se détendit avec un sourire forcé lorsqu’il se rappela son talent. — Combien ? Et de quelle sorte ? — Voilà une réponse que j’aimerais bien connaître. (La voix sonore de la kipu transperça le silence de la clairière.) Non. Ne vous donnez pas la peine de vous lever. Regardez autour de vous. Silencieuses, menaçantes, des gardes noires sortirent de l’obscurité, la seule issue dans le cercle de bambou donnant sur la falaise abrupte. Lentement, à moitié commotionnée, Aleytys se mit sur pieds. — Comment ? — Je n’arrive pas à croire que tu sois aussi bête. (La kipu agita la main en direction du groupe de nayid le plus proche d’elle.) Emmenez-les. Nakivas se leva et plongea dans les bambous derrière lui. Aleytys entendit un bruit sourd et deux gardes apparurent, portant le corps mou du hirii. — Est-ce qu’il est… — Damiktana. (La voix de la kipu paraissait patiente et condescendante, avec une pointe de lassitude.) Damiktana. Où avais-tu la tête ? Perdrais-je un tel avantage ? Le Paamies des hirii entre mes mains ? — Comment ?… Aleytys regarda autour d’elle. Nakivas était sur les épaules d’une nayid, Aamunkoitta se débattait sans conviction contre une autre. Burash… Elle fit volte-face pour affronter à nouveau la kipu. — Comment as-tu appris cette rencontre ? — Réfléchis, Damiktana. (Le rythme excessif des paroles de la kipu était parfaitement assorti à son air satisfait de soi et son authentique amusement.) Tu as vu les écrans dans mon bureau. À quoi as-tu pensé qu’ils pouvaient servir ? — Comment pouvais-je le savoir ? (Elle secoua la tête, se sentant terriblement impuissante.) Je ne comprends rien aux machines. — Je te surveille depuis le début. Mes « yeux » observent cette chambre vingt-six heures sur vingt-six. (Elle fronça les sourcils et regarda autour d’elle.) Mais pas ici. J’admets avoir omis cet endroit. Toutefois… (Elle se tourna vers les gardes.) Sukall. — Im, rab’kipu ? — Tu sais où les emmener. — Im, rab’kipu. Se refusant à regarder Aleytys, Sukall rejoignit à grands pas les nayid en train d’emporter Nakivas et Aamunkoitta. Lorsqu’elles eurent disparu dans les ténèbres, la kipu se tourna vers Aleytys. — Après toi, Damiktana. (Elle fit un geste en direction du mahaj.) Dans son appartement, Aleytys s’installa dans son fauteuil et considéra la kipu avec inquiétude. La nayid au visage glacial se tenait devant elle, les mains serrées derrière le dos. L’estomac d’Aleytys se noua de peur et de colère. — Que vas-tu leur faire ? — Le Paamies ? (Les lèvres de la kipu se pincèrent en un mince sourire méchant.) Après lui avoir posé une ou deux questions… (Elle marqua une pause et son sourire s’élargit. Aleytys frémit devant le plaisir sadique qui se peignait sur le visage à la peau tendue.) Je pense que je le pendrai dans une cage sur la place du marché. Que tous les hirii voient leur Paamies et sachent où il est. Ce sont de sales petites bêtes, ces hirii, et il devrait durer un bon bout de temps sans eau ni nourriture. Aleytys pinça les lèvres. Elle aplatit ses mains tremblantes sur les accoudoirs et parla d’une voix hésitante. — Les autres ? — Je devrais les faire exécuter. — Non ! — Non. Tu as raison. Vu ton exploit face au poison, la possibilité d’utiliser la drogue sur toi me semble incertaine et je pense donc qu’ils pourront me servir d’assurance sur ta bonne conduite. Damiktana, Damiktana. (Sa voix s’attarda sur ce mot.) — Ah ! (Aleytys s’enfonça dans son fauteuil et soupira. Elle se toucha le visage, les mains tremblantes.) Tu ne lui… ne leur feras donc pas de mal ? La kipu sourit davantage encore de toutes ses petites dents pointues de Carnivore. Elle appuya sur un bouton de sa ceinture. — Cela dépend de toi, Damiktana. — Que viens-tu de faire à l’instant ? — Couper les caméras. (La kipu recula et examina Aleytys avec prudence.) Il y a des gardes juste là-derrière. (Elle hocha la tête en direction de la tapisserie.) Aleytys appuya très fort sur les accoudoirs. — C’est amusant. Très amusant. (Elle fixa la kipu.) Donc, je joue mon rôle pour toi. — Oui. Aleytys perçut une tension, une attente, chez la nayid. — Il y a autre chose. — Les otages. Ils peuvent être relativement confortables. — Et ? — Ou bien ils peuvent être très, très inconfortables. — Et ? (Aleytys prit l’air inflexible.) Que veux-tu de moi ? — Une vie. (Le mot banal resta à vibrer dans l’air.) Aleytys ferma les yeux. — Harskari, chuchota-t-elle. Aide-moi. — Ecoute ce qu’elle te dit. (Les yeux d’ambre clignèrent avec impatience.) Ne compte pas sur moi pour tout, Aleytys. Tu es adulte et intelligente, ne l’oublie pas. — Harskari… Les yeux d’ambre se refermèrent avec une détermination glaciale. Un tic à la lèvre, Aleytys se reprit et demanda : — Une vie ? — Asshrud. — Quoi ? (Aleytys déglutit et se recroquevilla dans sa robe avec l’impression de s’être ratatinée.) — Tu as bien entendu. — Qu’est-ce qui te fait croire que je pourrais… (Elle humecta ses lèvres desséchées.) Ou que j’accepterais… de tuer… tuer… quelqu’un ? Surtout pour toi ? — Le migru et la hirii. — Ah. (Elle se passa les mains sur les yeux.) Je suis guérisseuse, marmonna-t-elle. — La mort. La vie. Les deux faces d’une même pièce, entre elles, pas un poil de différence. — Mais… quelqu’un m’a dit que tu ne pouvais la toucher. — La petite hirii. À ce rappel de la surveillance dont elle était constamment l’objet, Aleytys explosa soudain de colère. Elle déglutit et parvint à lâcher : — Alors ? — Je ne puis la toucher. — Mais le puis-je ? (Elle fit lentement descendre ses mains pour les serrer sur ses genoux.) Ordonner un meurtre n’est-il pas la même chose que l’accomplir soi-même ? — Moi ? Te donner un ordre ? À ma reine ? — Oh. (Sa bouche tressauta.) Que m’arrivera-t-il ? Je suppose que je devrai reconnaître ce crime. — Elle a essayé de te tuer. (Les antennes de la kipu s’agitèrent, marquant son irritation devant le refus têtu d’Aleytys de voir où se trouvait son intérêt.) Ne fais pas la bête. Quel choix te reste-t-il ? Une vie contre une vie. La hirii contre Asshrud. — Et ma vie ? — Ce que tu portes te protège. — Des explications à propos de la hirii. — N’est-ce pas évident ? Si Asshrud vit, la hirii meurt. (Sa bouche se durcit en une mince ligne d’impatience.) Est-il utile de préciser que ce sera de manière très, très douloureuse ? Un seul otage me suffit et le migru fera parfaitement l’affaire. — Non, je te crois. (Aleytys baissa les yeux sur ses mains. Elle les frotta avec un air d’impuissance.) J’ai besoin de temps. — Du temps ? Pour quoi ? — Tu ne comprends pas. — Ce n’est pas la peine. — Exact. Ce n’est pas la peine que tu me comprennes. Contente-toi de m’utiliser. — Je savais bien que tu finirais par prendre conscience de ta position. — Pourquoi ne pas la tuer et me faire endosser le crime ? Je ne pourrai le nier tant que tu détiens mes amis. — Non, je ne puis toucher la chair issue de la reine. — Non, tu te contentes d’en donner l’ordre. — C’est différent. — Non. (Elle haussa les épaules.) Ce n’est pas différent. Mais je suppose que tu ne le verras jamais. Combien de temps ? — Quoi ? (La kipu se renfrogna.) Qu’est-ce que tu veux dire ? — De combien de temps disposé-je pour me décider ? — Décide-toi maintenant. (La kipu s’avança jusqu’à la tapisserie.) Quel choix as-tu ? — Ne me harcèle pas. (Aleytys se pencha en avant, le visage sinistrement ridé.) À moins que tu ne veuilles une réponse négative. (Elle se glissa hors du fauteuil.) J’ai besoin de temps. La kipu examina la posture arrogante de la femme devant elle. Elle capitula. — Très bien. Je reviendrai au petit déjeuner. Que ta réponse soit prête. La hirii ou Asshrud. — Oui. (Aleytys écarta les cheveux sur son visage humide de transpiration, la révolte la quittant et la laissant comme fanée.) Je sais. Elle regarda la kipu franchir lestement l’arche. Elle se sentait étrange… très lointaine… l’estomac qui se serre et se desserre… se noue spasmodiquement… la tête qui flotte bizarrement… Elle sortit dans le jardin en titubant, s’assit lourdement sur le banc près du ruisseau, regarda l’eau couler, argent étincelant au clair de lune. La lune solitaire flottait légèrement entre des nuages qui s’épaississaient lentement. — Il pleuvra demain. (Aleytys se laissa aller en arrière et regarda ses mains.) Je ne peux pas le faire. — Quelle salope ! (Les yeux pourpres de Shadith brillaient de colère.) — Que dois-je faire, Chanteuse ? (Aleytys écarta les mains, les doigts tremblant pâlement dans le clair de lune intermittent.) Harskari ouvrit ses yeux dorés froide comme la glace. — Tu as deux jambes, Aleytys. Redresse-toi. — Harskari… — Et bien ? — Vous tous… vous m’avez aidée quand j’ai eu besoin de vous. Sur Lamarchos. Vous avez trucidé le maître de la horde quand je vous l’ai demandé. (Elle baissa la tête en arrière contre le dossier et ferma les yeux.) Je ne peux pas le faire seule. Je ne peux forcer mes mains à tuer quelqu’un. — Que veux-tu de nous ? — Aidez-moi ! — À faire quoi ? Que veux-tu de nous ? — Hé, doucement, princesse, veux-tu ? (La voix bourrue de Swardheld contenait un soupçon de reproche.) Ce n’est encore qu’une gosse. Ce n’est pas de la rigolade. — Donne-lui des bonbons si tu veux qu’elle reste un bébé. — Eh bien, tu as trouvé quelque chose de formidable pour faire la têtue. (Shadith renifla.) Allons, tanarno, je suis d’accord avec le vieux grognon. Laisse cette gosse tranquille. — Etre gentille. C’est facile, n’est-ce pas ? On oublie ce qu’on est en train de lui faire. (La voix expressive était tranchante comme un poignard.) On encourage ses faiblesses. C’est ça que vous voulez ? — Arrêtez ! (Aleytys serra les poings si fort que les ongles lui entrèrent dans les paumes et ferma les yeux jusqu’à ce qu’ils lui fassent mal.) Je connais la situation, merde ! Je sais quel choix effectuer, mon seul choix possible. Je ne peux laisser Minette mourir. Mais je ne suis pas la kipu. Je sais quelle est ma responsabilité si je vous demande de tuer à ma place. Je suis… je ne peux… je ne peux le faire. Je ne sais pas comment m’y prendre. Et je ne crois pas que ce sera facile pour vous, mes amis, même pour toi, Swardheld. Tu es un combattant, mais il s’agit là d’un meurtre. Une répugnante exécution. J’ignore en fait si vous en serez capable. Je dis seulement ceci : aidez-moi si vous le pouvez. J’ai besoin de votre aide. Je vous en prie. (Elle força ses yeux à s’ouvrir et aplatit ses mains sur ses cuisses.) Mes mains. (Elle les regarda, les frotta sur le tissu soyeux de sa robe qui se ramassa et se tendit.) Des bêtes sauvages, ces nayid ! — Burash. (La voix paisible de Harskari lâcha le nom dans le silence tendu.) — Ah. Je n’arrive pas à croire qu’il est de la même espèce. (Elle eut un sourire involontaire.) — Les différences entre hommes et femmes, une espèce étrangère… on appelle cela le choc culturel, mon petit. (Harskari gloussa.) Autant t’y habituer. Mon ompadjawa… ma clairvoyance… me dit que nous connaîtrons des cultures et des sophonts très différentes. — Vous le ferez à ma place ? — Je m’en charge, grommela Swardheld. Mes mains connaissent leur travail. (Les yeux noirs s’étrécirent.) Pas de quoi se vanter, freyka. J’espère que tu n’acquerras jamais ce talent. — Je te remercie, souffla-t-elle. Mon ami, mon ami. — Vaelcomm, freyka. Shadith cligna les yeux impatiemment. — Pourquoi rester assis à ruminer là-dessus ? Agis tout de suite. — Parfait. Tu t’occupes du transfert temporel, Harskari ? — Bien entendu, Aleytys ? — Oui ? — Tu regardes ou tu préfères dormir ? — Tu me traites comme un bébé, maintenant, Harskari ? (Aleytys eut un petit rire hésitant.) Non. Je suis ton conseil. J’accepte les conséquences de mes décisions. Je ne serai peut-être que témoin, mais je garderai les yeux ouverts. — Bien. Swardheld s’introduisit par à-coups dans le corps d’Aleytys. Il se releva, tapa des pieds comme s’il venait d’enfiler des bottes hautes et foula l’herbe d’un pas décidé. Au début, Aleytys se sentit un peu mal à l’aise, la frange de sa conscience traînant comme une étamine au vent mauvais. Mais Shadith l’aida à se rhabiller et lorsqu’ils atteignirent la voûte de la chambre, elle était confortablement nichée, observant avec un intérêt légèrement nauséeux. — À toi, princesse. — Fais aussi vite que possible, Swardheld. Je serai en demi-phase dans le couloir, à fond dans la chambre d’Asshrud et de nouveau en demi-phase sur le chemin de retour. Tu comprends. Je ne peux la maintenir plus longtemps. — Parfait. Ça va, freyka ? — Oui. Allons-y. Le diadème brilla, égrena brièvement ses notes vers des octaves plus bas. Swardheld écarta la tapisserie raide et se glissa rapidement dans le couloir en évitant les gardes qui, un instant plus tard, tournèrent les yeux, déroutées, vers la forme obscure entraperçue. À l’entrée de l’appartement d’Asshrud, le diadème tinta encore, atteignant une longueur d’onde subsonique qui chatouilla la moelle d’Aleytys, chatouillis lointain tant elle était isolée dans sa niche. Cette fois-ci, Swardheld dut jeter le corps contre la tapisserie pour écarter le tissu. Il nagea dans l’air gélatineux et se glissa dans la petite pièce latérale où dormait Asshrud. Aleytys regardait tristement, la pitié détruisant presque sa volonté d’aller jusqu’au bout de ce meurtre, l’énorme forme laide dans sa cellule solitaire la suppliant vigoureusement de se montrer compréhensive et compatissante. — Maintenant, Leyta, rappelle-toi, résonna dans son oreille la voix de Shadith. Tu sauves une vie. En plus de la tienne. Minette. Souviens-t’en. Et n’oublie pas qu’elle n’aura de cesse qu’elle ne t’ait tuée. — Je sais. (Elle traîna son regard mental loin du visage d’Asshrud.) Ça ne me sert pas à grand-chose. Par contre, si j’étais la kipu… — Ogaza ti. (Le léger rire était chaleureux et amical.) Aleytys entendit un bruit sourd. Tandis que Shadith lui détournait l’attention, Swardheld avait brisé la nuque d’Asshrud. Il se redressa et replongea dans l’air lourd et résistant. Lorsqu’il franchit la tapisserie, le diadème redevint audible. Il dépassa les gardes toujours en train de chercher futilement l’ombre fuyante avec des mouvements exagérément ralentis. Il écarta la tapisserie de la chambre d’Aleytys et se précipita vers le lit. Les notes du diadème remontèrent et se répandirent dans l’air tandis que son corps redevenait souple. — C’est fait, freyka. Mets-toi dans le lit et donne l’impression que tu es endormie. (Les yeux noirs se fermèrent et elle se retrouva seule.) Elle se débarrassa de sa robe et ouvrit le lit. Elle entendit dans le couloir un murmure croissant en provenance des gardes qui réagissaient devant les mystérieux événements de l’instant précédent. — Vite… Un filet de son… elle n’arrive pas même à en déceler l’origine… la heurte comme un fil brûlant au bas du dos et elle plonge dans le lit. Le lit vide. Un instant, le chagrin l’envahit et chasse tout le reste ; en tremblant, elle tend la main vers l’oreiller à côté d’elle, enfouit son visage dedans et sanglote douloureusement. Les gardes pénétrèrent dans la chambre. Trois filèrent jusqu’au jardin tandis que la sayi-resh s’approchait précautionneusement du lit. — Damiktana ? — Quoi ? (Aleytys s’assit et s’essuya les yeux, heureuse que les rideaux lui laissent encore quelque intimité.) Pourquoi êtes-vous ici ? (Elle rendit plus sévère sa voix.) — Quelque chose… (La voix de la nayid se brisa et elle marqua une pause, énervée et pleine d’appréhension. Aleytys sentit qu’elle se redressait.) Quelque chose est passé à côté de nous et est entré dans votre chambre. Avez-vous vu quelque chose, Damiktana ? — J’étais endormie. Tu veux dire une nouvelle attaque contre moi ? — Je ne sais pas. — Tu ne sais pas grand-chose. Quelque chose… Quelque créature nébuleuse… qui est entrée ici. Pourquoi ne pas l’avoir arrêtée ? Vous n’êtes pas là pour ça ? — C’est allé beaucoup trop vite, Damiktana, et c’était difficile à distinguer. — Eh bien ? — Les sabutim sont en train de fouiller le jardin. — Si vous n’avez pas réussi à distinguer cette créature dans un couloir bien éclairé, comment pensez-vous l’attraper là-dehors ? (Elle tendit le bras en direction du jardin en oubliant que la garde ne pouvait le voir.) Il fait nuit, là-dehors. La garde claqua des talons. — Il nous faut essayer, Damiktana. — Ha. (Aleytys s’essuya le visage à l’aide du drap.) Appelle la kipu. — Damiktana… Les sabutim revinrent dans la chambre et l’interrompirent. La sayi-resh se tourna vers elles avec soulagement. — Eh bien ? — Rien, élu resh. — Rien ? Et les gardes sur le mur ? — Elles n’ont rien vu. — Vous avez fouillé tout le jardin ? — Im, élu resh. — Im. Retournez à votre poste. Soulagé, le trio salua en silence et sortit de la chambre à grands pas. Aleytys s’enveloppa dans sa robe. Elle alla au centre de la pièce et attendit que la sayi-resh vienne la rejoindre. — Appelle la kipu, répéta-t-elle sèchement. — Oui, Damiktana. (Intimidée, la garde activa son émetteur. Après plusieurs appels, la voix irritée de la kipu retentit en un gémissement de moustique énervé.) — Ça a intérêt à en valoir la peine. — Rab’kipu, la Damiktana. — Encore ! Que s’est-il passé ? — Quelque chose est sorti de sa chambre pour y revenir quelques secondes après. — Quelque chose ? Quoi ? — Je l’ignore. Nous avons entraperçu une ombre. Aucune forme précise. Cela bougeait tellement vite que nous n’avons pas eu le temps d’agir. Nous avons fouillé la chambre et le jardin de la Damiktana et n’avons rien découvert. La Damiktana a insisté pour que je vous appelle. — Ah ! (Un instant de silence.) Retourne à ton poste. Je descends. — Im, rab’kipu. La garde éteignit le communicateur, salua brièvement Aleytys et sortit aussi rapidement qu’elle le put sans se mettre à courir, se raccrochant désespérément à sa fierté bafouée. Shadith ouvrit les yeux et éclata de rire. — Comme si tu avais fourré une épingle dans son ballon. — Ris toujours. Il faut maintenant que j’affronte sa patronne. A-t-elle pu nous suivre grâce à l’un de ses foutus yeux électroniques ? — Données insuffisantes, mon chéri. Il nous faut attendre. — Ha ! Eh bien, Harskari, serais-je trop exigeante en faisant appel à ton aide, maintenant ? — De quel aide as-tu besoin ? Sois plus spécifique, lâcha vigoureusement Harskari. — Un conseil. De votre part à tous. Rappelez-moi constamment qu’il s’agit d’une espèce différente. Que je ne puis me fier à mon déchiffrage de leurs émotions. Vous avez tous eu l’expérience de contacts avec des étrangers. Je ne cesse d’agir comme s’ils éprouvaient la même chose que moi, pensaient comme moi ; je sais que c’est une erreur, mais je n’arrête pas de le faire. S’il semble que je sois sur le point de tomber dans ce trou, donnez-moi un coup de pied, voulez-vous ? Et s’il vous vient une idée, faites-m’en part, d’accord ? — Bien. Requête légitime. (Harskari eut un sourire.) On te surveillera. — Merci. Comme Aleytys s’installait dans son fauteuil, le panneau de l’ascenseur coulissa et la kipu pénétra dans la chambre sombre. Elle fronça les sourcils, alluma et s’avança vers Aleytys. — Eh bien ? Sans piper mot, Aleytys leva la main puis tapota sur sa ceinture. La kipu fronça encore les sourcils. — Pourquoi ? lâcha-t-elle. — Très bien. (Aleytys haussa les épaules et croisa les mains sur ses genoux.) Si tu veux que ce soit enregistré. — Quoi ? — Notre petite conversation du début de la nuit. Tu te rappelles ? — Oui ? La kipu recula de trois bons mètres. Elle appuya alors elle-même sur le communicateur. — C’est fait ? (Aleytys considéra le cube noir avec une curiosité croissante.) — C’est fait. (La kipu croisa les bras sur son thorax plat et dur.) Qu’as-tu donc à me dire ? — Le boulot est fait. — Quoi ? — J’ai joué mon rôle. J’espère que tu joueras le tien. (Elle jeta un coup d’œil sur ses mains et fourra à la hâte ses doigts tremblants sous ses cuisses. Elle releva des yeux froids et considéra la nayid devant elle.) J’ai confiance en toi, kipu. Mais la méfiance est mère de la sûreté. Tu comprends ? La kipu, mal à l’aise, fronça les sourcils et recula encore d’un pas. Aleytys éclata d’un rire rauque. — Inutile d’avoir peur de moi. Tu me tiens mieux que tu ne peux l’imaginer. Tire mes ficelles, marionnettiste, fais-moi danser pour toi. Mais je danserai encore mieux si tu me lances quelques confiseries. Je veux voir Burash et la hirii, voir s’ils sont vraiment en vie. — Pourquoi le ferais-je ? — Que les gardes aillent jeter un coup d’œil à Asshrud et Gapp. — Gapp ? (La kipu parut stupéfaite.) — Pourquoi exprimer ton intérêt ? Ou suggérer des informations privilégiées ? (Aleytys soupira.) Je suis lasse. Et il y aura beaucoup de panique quand on l’aura découverte. Montre-les-moi tout de suite. — Pourquoi les réveiller ? Je te les montrerai au matin. — Non. Maintenant. La kipu pinça ses lèvres pourpres. Au bout d’un instant, elle actionna son communicateur. — Etiru-resh. — Rab’kipu ? — Amène le prisonnier, le Migru. Qu’il parle. — Im, rab’kipu. (La voix ténue fit frissonner le corps tendu d’Aleytys.) — Je veux lui parler en personne. La kipu détacha la boîte de sa ceinture. — Tu peux lui demander comment il va, rien de plus. Compris ? — Je comprends. (Elle tendit une main tremblante pour prendre la boîte.) — Appuie là-dessus quand tu veux parler. Lâche-le quand tu veux écouter. — Merci, répondit Aleytys, polie par habitude. (Elle appuya sur le bouton.) Burash ? — Lâche le bouton pour qu’il puisse répondre. La voix de la kipu était froide et légèrement amusée. Elle avait rapidement surmonté son malaise devant l’intérêt qu’Aleytys manifestait ouvertement vis-à-vis des otages. — Leyta ? C’est toi ? — Burash, comment vas-tu, comment te traitent-elles ? Un long silence. — Désolé, Leyta, je ne suis pas habitué à ce truc. Je vais bien. Pour l’instant du moins. Ce n’est pas l’endroit le plus agréable du monde, mais ça pourrait être pire, je suppose. La kipu lui tapota le bras. — Ça suffit. — Bonne nuit, mon chéri. Je ferai tout ce que je peux pour toi. Crois-le. — Leyt… (Sa voix fut brutalement coupée, remplacée par celle de la nayid.) — Cela suffit-il, rab’kipu ? Aleytys secoua la tête violemment. — Non, siffla-t-elle. La hirii. Je veux aussi lui parler. La kipu eut un soupir d’impatience. — Etiru-resh, amène la hirii prisonnière. — Im, rab’kipu. La kipu baissa la tête, ses antennes s’agitant à l’adresse d’Aleytys. — Demande-lui simplement comment elle va. — Oui. (Elle appuya sur le bouton.) Minette ? Tu es là ? Ça va ? Au bout d’un instant de silence surpris, la voix ténue d’Aamunkoitta lui parvint. — Kunniakas, est-ce toi ? — Oui, Minette, c’est moi. Comment vas-tu ? — Suffisamment bien, pour que ça me terrifie. Je m’attendais à bien pire. — Garde le moral, mon amie, je… La kipu lui prit la boîte. — Etiru-resh. — Im, rab’kipu ? — Traite toujours les prisonniers comme auparavant : au secret mais bien soignés. Entendu ? — Im, rab’kipu. La kipu remit la boîte à sa ceinture. — Es-tu satisfaite ? — Autant que possible vu la situation. Appelle la garde. Puisses-tu être satisfaite des affaires de cette nuit ! 20 Aleytys se frotta encore les mains et pénétra dans le jardin plein de vapeur. La pluie du matin s’était transformée en une brume froide et déprimante qui rampait par les failles et venait se nicher jusque dans la moelle des os. Trop énervée pour rester à l’intérieur, elle foula l’herbe détrempée, les pieds froids et tendres lorsqu’une pierre, çà et là, venait lui infliger un châtiment bien réel pour son sentiment de culpabilité. Aleytys fuyait devant cette idée, changeait même de direction. Le banc de pierre était recouvert d’une pellicule d’eau mêlée de poussière. Elle passa la main dessus et fronça les sourcils devant la boue qui lui souillait maintenant la paume. Elle s’agenouilla dans le sable humide près du ruisseau et nettoya sa main, la regarda à nouveau et frotta encore plus fort. Au bout d’un moment, elle se releva, tira sur sa robe lourde de boue et erra sans but dans le jardin lugubre, frissonnant de temps à autre lorsqu’une goutte glacée tombait des feuilles sur son cou ou ses épaules. D’un air absent, elle frottait parfois ses mains contre ses flancs. Le sol était spongieux sous ses pieds. Elle se hissa sur la branche en arche du gros chêne et s’installa contre elle, les branches autour d’elle dégouttant macabrement, le parfum fort de l’arbre la réconfortant quelque peu. Ses mains étaient redevenues sales, des lambeaux d’écorce, un mélange de mousse et de boue dans les crevasses. Elle frotta encore ses paumes contre ses flancs, les inspecta et les frotta encore de bas en haut sur le tissu humide de sa robe. — Madar ! Elle avait presque envie de quitter sa peau ; il n’y avait plus en elle un seul endroit où elle se sentît confortable. En une ultime tentative désespérée en quête d’une bribe de paix, elle envoya son esprit danser au hasard à travers le mahaj… –… je t’accuse. (La kipu agita un doigts vers le visage d’une reine furieuse.) Asshrud… Une douleur poignante la chasse de ce lieu. … vers des tuniques noires qui marchaient rigidement en un pas dépourvu de toute intelligence… … l’imposante maître-queue grognait de colère devant une forme hirii recroquevillée devant elle, le dos plié sous les coups maladroits… … Gapp qui arpentait une pièce anonyme, furieuse, surexcitée, allant et venant follement… … libellule qui rejoignait le toit avec une délicatesse trompeuse… … Burash assis les épaules courbées, les antennes basses de désespérance… … la kipu se rasseyant avec un sourire au milieu des cris chaotiques… — Burash ! Elle se releva et faillit tomber de la branche. Un sanglot explosa en elle, puis un autre. Et un autre encore. Elle tendit ses mains douloureuses brûlées par le savon. — J’aurais pu le trouver avant… si j’y avais pensé… je n’étais pas forcée… je n’étais pas obligée de faire ça… je n’y étais pas obligée. (Se balançant d’avant en arrière sur la branche, elle rit, sanglota, hurla, rit à nouveau avec de gros sanglots qui la secouèrent.) Je n’y étais pas obligée. — Aleytys ! La voix froide et impatiente de Harskari la tira puis sombra dans l’océan tourbillonnant d’horreur qui la possédait. — Aleytys. La voix se fit plus exigeante, plus forte. Elle la piqua, se répétant à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle soit forcée de lui répondre. — Harskari. (Plus calme… un peu… pleurant toujours, le visage humide, déformé, accusateur.) Je n’y étais pas obligée. Si seulement j’avais réfléchi… — Je sais. (La voix était maintenant paisible doucement réconfortante, caressante.) Allons, mon enfant, tu vas finir par attraper une pneumonie. Songe combien tu apprécierais un bain très chaud. Aleytys recula devant ce contact. — Tu me ménages, hein ? Hah ! Tu le savais, n’est-ce pas ? Tu savais que j’aurais pu les faire sortir sans la tuer. — Ce que je sais n’a rien à voir avec la question. Tu as ce que tu as demandé. (La voix de Harskari était froide, érudite, détachée. Puis elle gloussa d’une manière choquante.) J’ai toujours été une mauvaise mère. Allons, Leyta, sors de cette bauge de complaisance. Ce qui est fait est fait. Le regret est la plus futile des émotions futiles que les semi-sapiens que nous sommes parvenons à accumuler. Aleytys haleta. — Asshrud est morte ! — Et alors ? C’est fini. N’y pense plus. — Ce n’était pas nécessaire. — Vraiment ? — Hein ? (Aleytys se redressa brutalement et faillit tomber de l’arbre. Elle se raccrocha à la branche sur laquelle elle était appuyée et reprit son équilibre.) Tu sais que j’aurais pu les faire sortir. — Débarrasse-toi de cette auto-commisération. (Le contralto de Harskari se fit plus grave et plus méprisant.) Tu te vautres dans une sentimentalité excessive qui te fait perdre le sens des réalités. Poussée à l’action par le mépris de Harskari, Aleytys quitta l’arbre et rejoignit le mahaj à grands pas. À la porte, un simple instant, elle hésita, réticente, répugnant irrésistiblement à entrer. Les yeux d’ambre s’ouvrirent, froids et narquois. Aleytys fonça dans la salle de bain, fit couler l’eau chaude, mit la main dessous, la retira brutalement et regarda les marques rouges qui s’y répandaient. D’humeur méfiante, elle les guérit et abaissa la température. Avec des mouvements boudeurs et secs, elle se débarrassa de la robe boueuse et s’enfonça dans la baignoire en piscine, attendant que l’eau lui recouvre tout le corps. Harskari gloussa. — Attention, Leyta ; je doute que tu sois capable de guérir un simple rhume. Aleytys se vit soudain… boudeuse, enfant irritable renfrognée parce qu’on venait de lui taper sur la main… et elle éclata de rire. — Ahai, Harskari, même quand j’avais quatre ans… — Enfin, ce fut quand même un choc. Aleytys soupira et s’appuya contre le rebord arrondi de la baignoire. — Pourquoi ne pas m’avoir rappelé que je pouvais les retrouver sans la kipu, et même les sortir de leur prison ? — Le pourrais-tu vraiment ? Aleytys regarda, surprise, l’eau qui noyait ses orteils. — Je… — Le pourrais-tu ? — Je pourrais ouvrir les serrures. — Oui. — Je pourrais trouver où ils sont. — Oui. — Avec votre aide, je pourrais les rejoindre et les faire sortir. — Oui. — Ensuite… — Eh bien… Après un long silence, Aleytys prit le savon liquide et le passa sur ses bras et ses épaules. — Je ne sais pas. (Elle arrêta un instant de se frotter.) Je ne sais que faire ensuite. Tandis que son corps se réchauffait, elle sentit son esprit s’éclaircir. — Ce ne fut donc pas inutile… pas totalement. — Non. — Je crois que c’est ça qui m’a fait le plus mal. Prise dans la jouissance de l’eau chaude, savonneuse, parfumée et apaisante, elle se sentait calme et même heureuse après l’intense déprime du matin. — Toutefois… (La voix de Harskari trancha l’ascension morale comme elle l’avait fait pour la chute.) Je pense que nous ferions mieux de quitter les lieux avant la fin de la semaine. Avant que la kipu ait tiré de toi tous les avantages possibles et décidé de réduire ses dépenses. 21 — Damnation ! Aleytys était tapie dans le seul recoin d’ombre que possédait la cellule nue, les fesses raides et froides sur la pierre crasseuse derrière l’extrémité de la couchette en planches. À l’extérieur, dans le couloir plein d’échos, de petits groupes de sabutim allaient et venaient, le visage déterminé, effectuant des courses qui les faisaient circuler comme des fourmis affairées. Assis sur la couchette pour dissimuler Aleytys en partie, Burash baissa les yeux. — Ça n’a pas arrêté de toute la nuit. — Tu crois que je ne le sais pas ? (Elle gloussa dans un souffle.) J’ai des rhumatismes au cul à force d’avoir attendu que ces troupes de fourmis s’arrêtent un peu pour me permettre d’arriver jusqu’ici. Quelle heure est-il, au fait ? — À peu près une heure après minuit. — Elle ne vont jamais se coucher ? — Il a dû se passer quelque chose. Une alerte. — Ahai, Madar. J’aurais dû m’en douter. (Elle frissonna.) C’est ma faute. Je t’en parlerai plus tard. Ce n’est pas très joli. (Elle posa une main tremblante sur sa cuisse, le touchant pour se rassurer. Il la recouvrit de la sienne.) Attends que je réfléchisse un instant, murmura-t-elle. Elle ferma les yeux. — Harskari ? — Oui ? — Tu peux nous sortir d’ici ? — Le transfert temporel ? — Oui, oui,… Avec un gloussement silencieux, elle ajouta : — Y a-t-il un moyen plus facile d’y parvenir ? Tu vois, tu es arrivée à m’enseigner quelque chose. Harskari gloussa. — Je ne sais pas. (Les yeux d’ambre s’étrécirent puis la fixèrent. Au bout d’un instant, Harskari poussa un soupir.) Etant données les circonstances, non. Le meilleur compromis entre les limites temporelles et la nécessité… — Attends. Les limites temporelles. Tu as déjà fait allusion à cela. Combien de temps peux-tu maintenir cet état atemporel ? — Environ une minute en temps réel. Pas davantage. La demi-phase est plus facile ; je peux la conserver environ cinq minutes en temps réel. Aleytys fronça les sourcils. — Comment… — Plus tard, mon petit. Quand nous aurons le temps. (La voix de contralto paraissait froide et amusée.) Où se trouve Aamunkoitta ? — À cinq cellules d’ici. — Nakivas ? — On est en train de l’interroger… foutues salopes. (Elle se mordilla la lèvre et sauta à plusieurs reprises, de telle sorte que la poussière vola dans l’air.) D’habitude, il est cinq cellules plus loin encore. (Elle frémit en se rappelant soudain la forme tressautante et douloureuse du hirii.) Pourquoi diable, avec tout ce qui se passe… — Ouais, je sais. Elle soupira et ouvrit les yeux : Burash l’observait avec curiosité. Elle lui sourit. — Ne me pose pas de question. Il hocha la tête. — Je suis assez embrouillé comme ça. Elle étira ses jambes pleines de crampes puis le ramena sous elle. — Bon. — Eh bien ? — Dépêchons-nous et attendons. — Quoi ? — Nakivas est en train de se faire interroger. Il nous faut attendre qu’on le ramène. — Et si la kipu veut te voir ? — J’ai laissé un mannequin dans mon lit. D’ailleurs, à l’heure actuelle, elle est beaucoup trop occupée pour jeter davantage qu’un simple coup d’œil pour savoir si je n’ai pas bougé. — Et ici ? — Il n’y a pas d’yeux ici. — Comment… peu importe. Il posa la main sur sa tête et lui caressa doucement les cheveux, ses doigts courant parmi les tresses brillantes. Aleytys ronronna comme une chatte. — Tu m’as terriblement manqué, murmura-t-elle. — Leyta. Narami… Le temps s’écoula lentement dans le silence, la parole inutile, voire inopportune. À l’extérieur, la circulation de nayid se calma un peu sans s’arrêter totalement ; l’arrogance brutale des bottes des interrogatrices troubla enfin le rêve léger dans la cellule humide. Aleytys ramena ses jambes près d’elle. — Elles reviennent, chuchota-t-elle. Quand la petite troupe passa, elle regarda rapidement entre les jambes de Burash. L’une des nayid avait sur son épaule musclée un corps mou. Nakivas. Tout juste en vie. Elle perçut la souffrance, la haine froide profondément ancrée, la volonté têtue verrouillée dans la survie, l’opposition à la kipu. Elles se débarrassèrent du corps dans la cellule et revinrent sur leurs pas. Horrifiée, Aleytys entendit la kuulu-resh lâcher un grognement donnant ordre de s’arrêter au peloton, et ce en face de la cellule d’Aamunkoitta. Elle ferma les yeux et tendit sa vision. La kuulu-resh éclaira la cellule et braqua la lumière sur le visage d’Aamunkoitta. La hirii ouvrit les yeux, lâcha un halètement et se précipita contre le mur du fond en tremblant, prise de panique. La nayid l’y maintint un long instant, gloussant comme une roue rouillée. Puis elle éteignit la lampe et fit repartir d’un grognement le peloton qui arborait un large sourire. Ahai Madar ! songea Aleytys. Si elle fait ça ici… — Du calme, Aleytys ! Ces animaux sentent la peur. (Les yeux d’ambre clignèrent lentement.) Réfléchis. Force-les à ne pas regarder par ici. Sers-toi de ton talent. Est-il nécessaire que je te le rappelle ? — Panique… Aleytys s’appuya contre le mur et se concentra, amassant puis projetant des ondes négatives. — De la modération, Aleytys, la coupa Harskari. Mets-les vaguement mal à l’aise, leur esprit fera le reste. — Pas de rouleau compresseur, alors. Elle modéra fiévreusement sa projection émotionnelle. À l’extérieur, les pas interrompirent brièvement leur rythme puis repartirent plus rapidement encore. Elle risqua un regard à côté de Burash et vit les formes noires passer au petit trot, une sueur pâle sur leur visage brutal. — Suffit ! Ce fut un chuchotement ténu. Bien, songea-t-elle, je me demande quels dons ma mère m’a encore transmis. Elle hocha la tête, se tourna et toucha le genou du nayid. — Burash ? — Oui, Leyta ? (Sa voix paraissait bizarre.) Aleytys releva brutalement la tête. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — Rien. (Il se mit péniblement sur pieds.) Que veux-tu de moi ? — Tu es sûr que ça va ? — Rien qu’un peu bouleversé. Comme si je me trouvais sur un radeau déglingué affrontant une cataracte. — Navrée. Mais… — Je sais. Vas-y, Leyta. Je tiendrai le coup, même si ça doit me tuer. Elle éclata de rire. — Je sais, chéri. Va près de la porte. Je vais déverrouiller la porte de la cellule de Minette et la nôtre. Regarde si on peut y arriver sans encombre. — Parfait. Ce mot était chargé d’un soulagement d’être autre chose qu’un simple passager dans cette évasion. Aleytys serra les dents, à nouveau furieuse contre elle-même. Elle se jura qu’elle veillerait à ce qu’il participe activement à ce qui allait suivre. Elle fit rapidement fonctionner les deux serrures. — Voilà qui est fait. Portes déverrouillées. (Elle toucha son épaule.) La circulation ? — Une accalmie, Leyta. Personne dans les deux directions pour plusieurs minutes. — Sûr ? (Il hocha la tête et Aleytys ferma les yeux.) Ca va, Harskari, je pense que nous n’aurons pas besoin de toi cette fois-ci, chuchota-t-elle. Burash lui toucha le bras. — Le couloir sera totalement désert après celles-là. (Trois ombres passèrent comme le vent, des sabutim armées jusqu’aux dents.) Dès qu’eut disparu le bruit de leurs bottes sur la pierre, Aleytys bondit sur pieds. — Allons-y, chuchota-t-elle sur un ton pressant. Burash poussa la grille et courut dans le couloir en comptant. En face de la cinquième cellule, il s’arrêta, tira la grille et se glissa à l’intérieur, Aleytys sur les talons. Aamunkoitta était debout, la surprise et la peur peintes sur le visage, cernée par une terreur suffocante. — Minette, nous sommes venus te faire sortir. (Aleytys projeta des ondes d’apaisement, mais elle n’étaient guère utiles. Aamunkoitta réagit promptement à cette nouvelle situation.) Burash. (Aleytys se glissa derrière la couchette et se dissimula.) Qui y a-t-il dehors ? — Toujours personne. (Ses antennes étaient droites, frémissaient, cherchant visiblement.) Encore une minute de tranquillité. Aamunkoitta se précipita vers la grille. — Attends, dit Aleytys à la hâte. Burash toucha l’épaule de la hirii. — Il faut que Leyta déverrouille la porte de Nakivas et s’assure qu’il est bien seul. — Nakivas ! (Ses petites mains à trois doigts se portèrent à ses lèvres pulpeuses.) Jumala ! je l’avais oublié. Je ne pensais même plus à lui. Burash eut un petit rire. — Tu avais d’autres choses auxquelles penser. Il est par-là. (Sa main indiqua la gauche.) — Burash, j’ai fini. (Aleytys les rejoignit à la porte.) On peut y aller en toute sécurité ? — Attends un instant. (Une nouvelle fois, ses antennes frémirent intensément.) Non ! Minette, reste là, sers-nous d’écran autant que tu le peux. (Il s’éloigna rapidement de la grille.) Leyta, tu ferais bien de mettre ta magie en route, tout un peloton arrive. Aleytys émit un son sec et impatient puis s’accroupit derrière la couchette. — Cette foutue pierre devient plus froide chaque fois que je suis forcée de m’asseoir dessus. (Burash s’agenouilla derrière elle et la tint contre lui.) Mh, naram, je te sens… — Occupe-toi de tes oignons, narami ! — Ha ! (Elle referma les yeux.) Harskari. — Oui, Aleytys ? — Quelque chose que j’ai oublié de demander. Je me rappelle, il me semble, que tu as inclus un cheval dans la transe temporelle, pendant un certain temps du moins. Est-ce que tu peux tous nous englober ? Lorsque Stavver était avec moi dans la taupinière sur Lamarchos, j’ai dû le tirer derrière moi comme un pantin. Et maintenant ? Faut-il que je les tire tous ainsi ? Un silence dans sa tête. — Si c’est absolument nécessaire, répondit Harskari au bout d’un moment, je pourrai m’occuper des trois sur une très courte distance. C’est épuisant ; ça te videra des derniers milligrammes d’énergie que tu possèdes. — Nous ferions donc mieux d’attendre qu’il n’y ait plus personne dans le couloir. — C’est bien mon avis. Aleytys rouvrit les yeux et se concentra une nouvelle fois sur la subtile négation qu’elle répandit en ondes autour de la cellule. Le groupe de nayid, passant rapidement, lui chatouillant les nerfs, continua sa route sans perdre de temps à jeter ne fût-ce qu’un regard nonchalant vers les cellules. Tandis que deux retardataires se hâtaient, Aleytys sentit un gloussement monter irrésistiblement en elle. Oh, et puis merde ! songea-t-elle. Elle se mordit la lèvre et nicha sa tête dans le bras de Burash. Tout son corps trembla sous l’effet de ces gloussements absurdes. — Leyta ? Le chuchotement inquiet de Burash faillit être la goutte d’eau qui faisait déborder le vase, mais elle s’accrocha désespérément à une bribe de santé mentale. Au bout d’une minute, elle prit une longue goulée d’air et se fit molle entre ses bras. — Ça va, chéri. Pour une raison idiote, j’ai failli avoir une crise de fou rire. — Du fou rire. (L’écœurement dans sa voix faillit tout redéclencher.) — Pas ça, haleta-t-elle. Il se leva et la remit sur pieds. — Au travail. Avec un long soupir tremblant, elle reprit ses esprits dispersés. — Sa cellule est déverrouillée, il est seul. Il nous faut simplement attendre qu’il n’y ait personne. Burash ? Il s’approcha d’Aamunkoitta près de la grille, les antennes frissonnant intensément. — Il y en a des kilomètres, marmonna-t-il. Il revint en arrière et s’assit sur les planches nues. Son regard passant d’un visage déçu à l’autre, il ajouta : — Des groupes de deux ou trois. Des deux côtés. Dispersés, mais bien trop rapprochés de notre point de vue. — Merde, nous n’avons pas le temps ! (Elle fixa ses mains.) La kipu peut à tout instant avoir une idée de génie. (Elle se leva brutalement. Pour la première fois, elle parla à voix haute à une habitante de son crâne.) Harskari. (Burash et Aamunkoitta l’observaient curieusement, nettement impressionnés.) Est-ce que tu peux y aller ? Que dois-je faire ? — Ouvre d’abord la grille. Tu n’arriverais même pas à la faire pivoter en demi-phase. Les yeux d’ambre luisant derrière les siens, Aleytys se tourna vers Burash. — Avertis-moi quand le couloir doit être désert, ne fût-ce que trente secondes. — Mais… — Ne t’inquiète pas, je vais faire un peu de magie. Je crois. Ça ne sera pas du tout agréable pour vous, mais ça ne durera pas longtemps. Faites-moi confiance. Il hocha la tête. Les mains sur les barreaux, il cherchait. — L’espace va venir, dit-il d’une voix tendue, retenant difficilement son excitation. Deux ombres passèrent devant la grille. Dès que le bruit de leurs pas eut disparu, Aleytys fit appel à sa clairvoyance pour vérifier le couloir. Il était désert, comme l’avait dit Burash, mais pour peu de temps. Elle ouvrit la grille et saisit les mains disparates de ses compagnons. Le diadème brilla et tinta, l’air s’immobilisa et se raidit. Feignant d’ignorer le halètement stupéfait de la hirii, elle tira sur les mains, communiquant par son étreinte l’urgence de la situation. Pataugeant tous trois contre la poussée de l’air, ils descendirent le couloir, mettant une éternité de course de rêve pour atteindre la porte de la cinquième cellule. Le tintement monta. En hâte, Aleytys ouvrit la grille et se glissa dans l’ouverture dès qu’elle fut suffisante, les deux autres sur les talons. Burash ferma la grille et resta à côté tandis que Aamunkoitta courait vers le corps ratatiné sur les planches et s’accroupissait à côté, les yeux grand ouverts devant Aleytys qui s’écroulait, épuisée, sur le sol crasseux. Plus faible qu’elle ne l’avait jamais été de toute sa vie, Aleytys inspira de longues goulées d’air sale, luttant pour recouvrer une partie des forces dont elle s’était vidée. Dans sa tête, elle entendit un chuchotement qui dépassait presque ses capacités de déchiffrement… guéris… guéris… épuisement… une sorte… de… d’écœurement… guéris. Elle chercha le pouvoir à tâtons, presque désespérément. Puis l’eau se déversa sur elle, restaurant ses forces. Elle s’assit. — Surveille la porte. Burash hocha la tête et se retourna, le corps tendu par la concentration. Aleytys posa les mains sur le hirii inconscient et alla chercher le fleuve. Elle avait l’impression que ses bras étaient des poids de plomb, sa tête du coton, ses pensées maladroites et indistinctes, mais son talent coula parfaitement, la guérison s’effectua, le hirii s’assit et regarda autour de lui avec des yeux noirs et vifs. — La circulation se réduit, Leyta. La voix paisible de Burash pénétra sa fatigue. — Bien. Parce que je crois que cette magie m’a complètement usée. (Elle saisit le bord de la couchette et se redressa, ses genoux la trahissant brièvement.) Madar ! Je suis faible comme un chaton de deux jours. 22 Nakivas se glissa hors de l’ombre froide et humide et tapa au volet rapiécé et déglingué d’une maison délabrée à la limite de la ville, maison qui semblait ne plus devoir son existence qu’au mur massif contre lequel elle était collée telle une verrue décrépite. Il tapa encore, répétant le code à deux reprises. Le volet s’entrebâilla et le hirii se glissa à l’intérieur. Aleytys frissonna. — Quelle heure est-il ? chuchota-t-elle à Burash qui était accroupi à côté d’elle dans l’enchevêtrement de buisson et d’arbres à la base du mur. — Trois heures avant l’aube. (Il tremblait de froid, les antennes tombantes et moroses, le fin plumage couvert de gouttelettes d’eau glacée. Il lui jeta un coup d’œil.) Est-ce que tu sais… est-ce que la kipu s’est aperçue de notre disparition ? Aamunkoitta leva vivement les yeux. — Non. (Aleytys serra sa robe contre son corps, mais le tissu froid et humide n’arrêtait guère la glace qui s’infiltrait dans ses os.) Mais Nakivas a intérêt à se dépêcher. Fichtre ! je n’arriverai plus jamais à me réchauffer. (Elle considéra la silhouette calme et minuscule de la hirii.) Le froid n’a pas l’air de trop de gêner, Minette. La hirii haussa les épaules. — Les choses sont ce qu’elles sont. Il faut l’accepter. Kunniakas, les henkiolonto-maan te parleraient si tu les écoutais. Laisse-les faire. Ne fais qu’un avec la terre et le froid ne fait plus qu’un avec toi et ne peut te faire de mal. Burash toucha l’épaule d’Aleytys. — Regarde. La porte était ouverte. Nakivas sortit. Il se précipita vers eux en se tenant dans l’ombre. — Venez. Sa voix était un chuchotement à peine distinct de celui des feuilles des arbres qui les entouraient. Aleytys, puis Burash, puis Aamunkoitta à l’arrière-garde, le suivirent dans la maison décrépite. Aleytys sursauta et grimaça lorsqu’une silhouette encapuchonnée se glissa à côté d’elle pour rabattre une barre dans ses mentonnets. Elle renifla. L’intérieur de la maison sentait le bois pourri, les aliments pourris, la sueur et l’urine humaines. Les murs gémissaient, murmuraient et bougeaient continuellement et le grattement incessant et sinistre des vermines se combinaient à la noirceur épaisse et rassie pour lui taper sur les nerfs au point qu’elle mourait déjà d’envie de quitter ces lieux puants. Une main toucha la sienne, la prit. — Tiens les autres. Suis-moi ! La voix de Nakivas était sortie des ténèbres fétides. Aleytys déglutit et tendit la main. — Burash, tu sais où est ma main ? Il eut un petit rire. — Tu as encore oublié, Leyta. — Oh. Attrape Minette, veux-tu ? Je crois que nous sommes censés former une chaîne. — J’ai entendu. Nakivas avança tandis que les autres le suivaient en titubant. Aleytys aurait pu se guider en utilisant sa clairvoyance mais elle ne le désirait pas. L’idée de pénétrer ces ténèbres pour voir ce qui vivait là fit naître une nausée dans son estomac. Au bout d’une éternité, Nakivas s’arrêta. — Une minute, dit-il en libérant sa main. (Les ténèbres se fendirent devant eux.) Venez, marmonna Nakivas. Avec volupté, elle sortit dans la pluie en titubant. Elle leva la tête et laissa l’eau froide et pure lui laver le visage et les mains, couler dans ses cheveux. Elle se secoua au bout d’un moment et se tourna vers Nakivas. — Et maintenant ? — Venez. Devant eux, abrités dans un creux où la butte rejoignait le sol plat, cinq chevaux attendaient nerveusement, quatre sellés, un lourdement chargé. En silence, ils se mirent tous quatre en selle, Aamunkoitta et Nakivas en un mouvement preste, Aleytys prudemment, Burash longuement, les yeux fermés, de la sueur coulant sur son visage tendu. Nakivas finit par lui donner un coup de main et l’aida doucement à s’installer sur la selle. — Ça va ? (Il fronça les sourcils.) Tu penses que tu pourras tenir le coup ? Burash bougea sur la selle, les yeux toujours clos. Un souffle franchit ses dents serrées. — Même si ça doit me tuer. Nakivas émit un bref rire comme un aboiement, puis, d’un coup de genoux, fit sortir son cheval du creux. Aleytys attendit Burash et le suivirent ensemble. Aamunkoitta était encore à l’arrière-garde, les yeux alertes. La pluie tombant en pans sinistres, ils chevauchèrent interminablement sur la plaine monotone. À l’est une vague grisaille proclamait la venue du soleil, mais la pluie ne cessait pas de tomber, le ciel perdu dans une fumée de plomb. Aleytys jetait des petits coups d’œil à Burash. Il s’accrochait douloureusement à la corne de la selle, ayant atteint l’état de transe qui dépasse la simple fatigue et rejoint l’épuisement total. Elle se rappela la première nuit où elle avait fui son foyer, elle se rappela ses souffrances, sa profonde fatigue, son entêtement, son refus de ne pas abandonner. Son corps palpitait empathiquement avec le sien. Elle rejoignit Nakivas. — Pourrions-nous nous arrêter ? — Le Seppanhei ? — Oui. Il ne veut pas abandonner, mais il est absolument épuisé. (Elle fronça les sourcils.) Accorde-moi une minute : je crois que je peux arranger ça. — Même ça, Kunniakas ? — Pourquoi pas ? — La pluie ne va pas tarder à stopper et il nous faudra un abri, de toute façon. (Il regarda le nayid par-dessus son épaule.) Est-ce qu’il pourrait encore tenir une demi-heure ? — Il tiendra le coup jusqu’à ce qu’il s’écroule. — Ça ira, alors. Et toi, Kunniakas ? Comment chevauches-tu ? — Raidement, mon ami, répondit-elle en riant. Mais il est des choses qu’on n’oublie pas et demain cela ira mieux. La pluie diminua, devint un simple bruine et Aleytys put voir ce que lui disaient ses autres sens. Ils avaient quitté la plaine et se trouvaient dans une campagne qui ondulait doucement. Nakivas se frayait un chemin parmi les arbres et finit par descendre de selle dans une petite clairière herbeuse. — Nous nous reposerons ici jusqu’à la nuit, dit-il vivement. Aleytys se laissa glisser en bas de sa monture et se hâta auprès de Burash. — Comment vas-tu ? (L’inquiétude rendait sa voix plus aiguë que prévu.) Oscillant précairement sur sa selle, il se força à ouvrir les yeux et essaya de lui sourire. — Laisse-moi t’aider. (Elle s’empara d’une de ses mains et la posa sur son épaule.) Appuie-toi sur moi. Laisse-toi tomber. Allez, il n’y a rien de plus facile. Et je suis là ; tu n’as rien à craindre. Il hocha la tête et glissa vers elle, gémissant quand la selle frotta contre ses cuisses endolories. Aleytys saisit ce fardeau maladroit et tituba quand tout son poids lui tomba dessus. Elle descendit doucement au sol et s’agenouilla avec lui, puis le laissa s’allonger sur l’herbe humide. — Ferme un instant les yeux, naram. Les minces membranes délicates descendirent sur les yeux à facettes. Il tremblait, tout son corps frissonnait de froid et d’épuisement. Aleytys se tendit vers son fleuve et fit passer le pouvoir à travers ses mains jusque dans son corps. De même qu’il avait chassé le poison de son corps, il nettoya la fatigue du sien et guérit les ecchymoses de ses cuisses. Burash sentit ses forces revenir dans son corps et ouvrit les yeux en lui souriant. — Jamais tu ne m’abandonnes, chuchota-t-il. — Puissé-je ne jamais avoir à le faire ! répondit-elle. (Elle toucha son visage du bout des doigts.) Tu penses que tu peux te mettre debout ? Sans se donner la peine de répondre, il bondit sur ses pieds et lui tendit la main pour qu’elle se relève. Elle éclata de rire et le laissa la tirer. Puis elle regarda autour d’eux. L’humus avait été ouvert. Un cercle irrégulier d’herbe, sur une armature en madrier, avait été écarté pour révéler un trou sombre. Aamunkoitta était en train de faire descendre le cheval de bât, le caressant et le cajolant pour qu’il lui obéisse. — Surprise, surprise ! (Aleytys s’avança et regarda dans le trou mais ne put apercevoir que l’arrière-train de l’animal.) Quelle organisation ! Aamunkoitta remonta la pente. — Descendons, Kunniakas, afin que nous puissions refermer. La kipu a dû envoyer ses libellules à notre recherche. — Il fait sombre, là-dedans. — Pas pour longtemps. Une fois que la trappe sera refermée, tu verras que c’est très confortable. Avec un reniflement sceptique, Aleytys s’accrocha avec une prudence exagérée à la main de Burash et s’engagea sur la rampe. Nakivas les dépassa et rejoignit Aamunkoitta. Les deux hirii remirent ensemble la trappe en place puis revinrent à tâtons vers l’endroit où se tenaient Aleytys et Burash. — Prends ma main. La voix douce et claire d’Aamunkoitta semblait bizarrement déformée par les ténèbres. Aleytys ne put la repérer. Puis une main à trois doigts lui toucha le bras et glissa jusqu’à la sienne. — Viens. — Et Burash ? Il lui répondit d’un rire chaleureux et réconfortant. — Tu as encore oublié. Elle gloussa. — Comme toujours, naram. Bon, allons-y. Conduis-nous, Minette. Ils pénétrèrent plus avant dans les entrailles de la terre, puis une lumière apparut et Aamunkoitta tapa des mains, riant de plaisir devant leurs halètements de stupéfaction. Ils se trouvaient dans une petite salle au plafond en dôme, des fourrures étaient jetées sur le sol et accrochées aux murs, le plafond était couvert de carreaux portant les dessins familiers de fleurs se tordant en motifs verts, d’or et d’écarlate. — Ça. (Aleytys effectua avec la main un vaste geste circulaire.) Ce sont les vôtres qui l’ont fait ? — Tu ne croyais tout de même pas que les hyoteinen en étaient capables ? lâcha-t-il comme s’il allait cracher. Elle haussa les épaules. Le poids sur ses épaules de sa robe tachée, trempée et boueuse lui rappela un autre besoin pressant. — Y a-t-il un endroit où je puisse me laver ? (Elle tira sur le tissu collant.) Et des vêtements secs pour nous ? Un peu plus tard… propre, séchée, confortablement rassasiée… elle se laissa tomber sur les fourrures au côté de Burash et sombra dans un abîme et noir infini de sommeil. 23 Les silhouettes avancent hors d’un lointain indéfini et naviguent en tournant autour du point tout aussi indéfini qui représente l’être conscient d’Aleytys, personnages roux, images d’elle-même assise, à cheval, hurlant, riant, faisant l’amour, combattant, des images surgies du passé immédiat et lointain, des tranches dispersées de sa vie… des personnages qui arrivent, dans des voiles transparents qui se tordent et ressemblent à… Harskari, sombre et mince, les yeux d’ambre austères, miroitant d’un pouvoir à peine limité à son image délicate, irradiant le pouvoir… Shadith qui vibre sur une note continue, son amas de boucles formant un halo autour de son visage pointu, les doigts se promenant silencieusement sur les cordes de la lyre argentée… le pouvoir, le défi, le rejet, la négation… Swardheld qui se tient fermement debout, les bras croisés sur la poitrine, un amusement ironique étincelant dans ses yeux noirs, implicite dans l’éclat fugitif des dents derrière le noir de ses moustaches en broussaille tandis que sa bouche arbore de temps à autre un sourire rapide… Des images de la reine, jeune, née une nouvelle fois, avide dans ses désirs… attendre… non, je n’attendrai pas… les paroles hurlent sans bruit à travers les miasmes du rêve ; ils hurlent et rebondissent sur la lame de l’épée de Swardheld, les corps de Harskari, de Shadith… non… non… la marée montante de négation malmène la reine immature, ses yeux noirs scintillent comme des bulles neuves d’eau noire, les facettes multiples captant et perdant alternativement la lumière… lance sa personne en un projectile, s’éloigne d’un rebond et se désintègre momentanément en fragments tremblotants… revient en grondant, missile qui accélère… et rebondit à nouveau sur le mur des trois images, se fracassant en fragments qui disparaissent en tourbillonnant dans les brumes hors-dimensions aux limites de la perception… Aleytys se redressa d’une secousse, tremblante de panique. — Doucement, ma chérie ! Dans la demi-lumière opaline, la voix de Burash traversa le cauchemar. Elle sentit ses mains la toucher et elle se rallongea sur les fourrures à côté de lui avec un soupir de soulagement. — Qu’est-ce qui ne va pas ? Une main écarta les cheveux de sur son front couvert de transpiration. Dans la pénombre faite pour que la lumière reste à la limite du visible pour ceux qui dormaient, son visage était une brume pâle, les grands yeux des taches noires qui miroitaient. Elle lui sourit. — Un cauchemar. Le premier depuis des mois. Rendors-toi, naram, tu as besoin de sommeil. — Je n’aurai jamais d’affection pour ce cheval. — Tu auras une surprise. Encore deux ou trois jours… Il attira son visage contre sa poitrine et étouffa le reste de ses paroles. — Ne m’y fais pas penser. Comme son étreinte se relâchait, elle rejeta la tête en arrière et lui sourit. — Je voudrais… — Rendors-toi, Leyta. Je ne m’exhibe pas en public. Pas avec toi. — Mmmmmph. Elle le sentit se détendre. Réchauffée, satisfaite, son corps tictaquant régulièrement, la tension du cauchemar lavée de son esprit, elle dériva dans un demi-sommeil et entendit Burash respirer lentement et profondément tandis qu’il replongeait dans le sommeil que le cauchemar d’Aleytys avait interrompu. Elle resta au même point, pas vraiment éveillée, incapable de se perdre dans l’amnésie du sommeil. — Shadith. Dérivant en somnolant, elle retourna vers les symboles que le réconfort et le partage avaient dépouillés de leur terrible pouvoir. — Leyta ? (Les yeux pourpres s’ouvrirent.) — La vieille reine. Ce n’était pas qu’un rêve. N’est-ce pas ? Elle essayait de s’emparer de moi, n’est-ce pas ? — Exact. Nous pouvons nous charger d’elle. Ne t’en fais pas. — Mais elle prend de plus en plus de forces. — Oui, le-any, mais nous lui casserons ses dents jaunes si elle se montre trop arrogante. — Tu es sûre ? — Sûre, Leyta. (Shadith gloussa, rire créant une musique délicate dans l’occiput d’Aleytys.) Ce n’est pas tellement mon secteur, mais Harskari est une terreur enragée quand elle s’y met et le vieux grognon m’a fichu les chocottes à plus d’une reprise. Façon de parler figurée. (Son rire fut plus fort.) Difficile d’avoir les chocottes quand on n’a pas de corps. Aleytys sourit dans les ténèbres puis fronça les sourcils. — Malgré tout… je pense qu’elle essaie d’utiliser mes talents. Que se passera-t-il si elle y parvient ? — Ce serait grave. Haga-rosj ! Je vais en parler à notre expert sur place et je te tiendrai informée. Toi aussi, tu ferais mieux de dormir un peu ; la journée de demain sera longue. — Ouais. Aleytys se retourna sur le dos. Songeuse, elle fit courir ses doigts le long du côté droit de son corps. — Autre chose ? (Les yeux pourpres clignèrent de curiosité.) — Autre chose. Peut-être que je suis enceinte. — Quoi ! (Shadit était réellement surprise.) Impossible. — Burash… il est d’une espèce différente, bien entendu. — Mais tu aimerais avoir un enfant de lui. Aleytys sentit Burash chaud et détendu à son côté. — Oui, murmura-t-elle. Ça me plairait. — Ma chère… toi et Burash, je sais que vous avez fait l’amour, comment pourrais-je l’ignorer, mais tu… tu es une hominidée et il… eh bien, je suppose qu’il est issu d’une espèce de combinaison insecte-reptile qui, je crois, se limite à ce seul monde. Du moins n’ai-je jamais rien vu de tel sur toutes les planètes que j’ai visitées. Il n’existe aucune possibilité de croisement. Pas scientifiquement, à ma connaissance. Aleytys continuait de se frotter le flanc. — Mes règles auraient dû commencer hier. C’est le deuxième mois que je saute… — Ce pourrait être la tension. Cela t’est-il déjà arrivé ? Aleytys gloussa brièvement puis étouffa ce son, car il résonna au milieu de la respiration des dormeurs. — Ouais, murmura-t-elle. Quand je suis tombée enceinte la première fois. Shadith lâcha un grognement. — Je pense malgré tout… Non, ce doit être autre chose. Soudain écœurée, Aleytys serra les poings et les porta contre son flanc. — Je sais, chuchota-t-elle. Je sais ce que c’est. Oh, Madar ! — Leyta ? Qu’est-ce qui ne va pas ? — Je sais ce qui est niché dans mon ventre. Oh, Madar… — Ah. (Les yeux pourpres se plissèrent pensivement.) Oui. Tu as raison. Ce doit être ça. Attends, le-any, garde ton sang-froid. Tu t’en tireras, nous y veillerons. — Elle ne vous laissera pas faire. — Hah ! Attends que Harskari s’y mette et elle saura ce que c’est qu’une vraie bagarre, cette vieille salope. Un éclat de rire involontaire surprit Aleytys, soudain amusement chassant le mélodrame de son esprit besognant. — Avec mon corps comme champ de bataille. Ai-je mon mot à dire ? — Tagadas, je crains que la bagarre n’ait lieu là où se trouvent les combattants. — Ouais. (Elle bâilla et s’étira.) Ahai, mon amie, que je suis fatiguée ! 24 Les ombres allongées se répandaient comme de l’encre noire sur le cailloutis herbeux recouvrant le sol de l’étroite vallée. Devant Aleytys, les cheveux de bât piaffaient nerveusement et secouaient leur licol en le faisant tinter comme des clochettes. La communauté était importante, mais l’on ne s’en serait jamais douté. Chacune des demeures semi-permanentes au toit à pointes multiples et murs en rondins était installée près des arbres trapus aux feuilles semblables à du cuir. Burash se tenait debout à l’ombre du tronc délabré, à demi invisible. Çà et là, de petits visages le regardaient avec curiosité à partir d’autres taches d’ombre, irradiant une hostilité hésitante, une incertitude. Ils avaient bien tenté de lancer quelques insultes, mais on les avait rabroués. Les adultes se montraient graves, tolérants, courtois. — Minette. — Kunniakas ? — Il ne lui feront pas de mal ? — Non. Bien sûr que non. (La hirii posa en hésitant la main sur le bras d’Aleytys.) Je vais m’occuper de lui. Mais il y a la parole du Paamis. — Je sais. Mais Nakivas ne sera pas là. — Je suis là. Je connais sa valeur. — Merci. (Aleytys passa la main sur le cuir doux de sa tunique.) J’aime ce vêtement, dit-elle d’un air absent. C’est gentil de la part des tiens de me l’avoir fabriqué. — Ce ne sont pas les miens. Aleytys hocha la tête. — Minette, Minette. Elle caressa les longues franges gracieuses qui tombaient jusqu’à ses genoux. Des braies en cuir blanc habillaient ses jambes et recouvraient des mocassins bas. Elle soupira et monta en selle avec légèreté. — Ce voyage ne me dit rien, Minette. Aamunkoitta haussa les épaules. — C’est une dette. — Et il faut honorer ses dettes. Aleytys releva les yeux, surprise de voir le soleil découpé en une demi-orange rougeoyant faiblement parmi les couches de dorure du couchant. Il n’y avait pas un nuage sur la voûte brillante du ciel. Quelque chose de froid passa sur elle… noir sur le soleil… haut, épais… mais trop vite pour qu’elle le capte… une image extraordinairement vive, assez forte pour rejeter à l’arrière-plan la réalité qui l’entourait pendant un instant fugace. Elle frissonna et repoussa ce malaise. Nakivas cria et la caravane s’ébranla vers le soleil qui disparaissait lentement. Toute la nuit ils se faufilèrent parmi les vallées aux parois acérées, silencieux en dehors du bruit des sabots et d’un rare raclement, d’un craquement du cuir et du tintement étouffé des licols. Ils franchirent une crête et descendirent vers le fond d’une vallée traversée par un torrent qui grondait doucement, plongeant autour des roches en bouillonnant. Derrière eux, le soleil remonta, s’arrondissant en passant par-dessus le bord du monde, projetant de belles et précises ombres allongées sur la pierre grise et nue, belle et précise elle aussi à sa façon. Le matin frais et neuf s’éveillait au bruit avec le chant des oiseaux. Tandis qu’ils empruntaient les lacets à flanc de montagne, Aleytys chercha dans la vallée silencieuse l’aiguille argentée du vaisseau des contrebandiers. Elle finit par le découvrir. Mais ce n’était pas une aiguille argentée. Il se fondait parfaitement avec la roche, ressemblant davantage à de la fumée flottant, insubstantielle et irréelle, au-dessus du sol. La caravane se fraya un chemin parmi les blocs qui jonchaient le fond de la vallée, certains plus hauts que le garrot des chevaux. L’eau du torrent était glacée et le bruit des sabots fut étouffé par le sable tassé du gué. De l’autre côté, à la limite de l’ombre qui marquait le cercle de cendre, trois hommes étaient assis, immobiles et silencieux, à côté d’une étoffe noire étalée sur la terre et couverte de piles d’objets scintillants ; des couteaux et des aiguilles, des pointes de flèche et des balles, des fléchettes et des frondes, des marmites et de la corde, des lés de tissu et des bocaux de perles, des poignards, des haches… sans manche… des coins en fer gris-bleu, des pots de peinture, des pinceaux, et des objets brillants anonymes qui donnaient envie aux doigts de les toucher. Nakivas arrêta son cheval lorsque ses sabots de devant touchèrent le tissu des marchands. — Hyvaa huomenta, salaku. — Aspash, trax. (C’était le personnage central qui avait parlé d’une voix de ténor léger.) Aleytys regardait, les mains croisées sur la corne de sa selle, attendant de recevoir le signal de descendre de sa monture, passant le temps à examiner les trois étrangers. Ils restaient assis, impassibles et dignes à côté de leurs marchandises. Celui du centre, le chef manifestement, avait des cheveux noirs raides tirés en arrière par une large bande de cuir, un visage maigre et osseux projetant une jouissance cynique et sardonique des absurdités de la vie et même de ses propres folies. Un homme qui prenait peu de choses au sérieux. À sa droite était assis un homme pâle. La vue de sa touffe de cheveux argentés, de sa peau translucide, de ses yeux bleus larmoyants, de son corps mince et nerveux fit passer un éclair d’excitation dans le corps d’Aleytys. Il ressemblait tellement à Miks Stavver qu’il aurait pu être le frère du voleur. Mais le visage était suffisamment différent, un peu plus vulnérable. D’une certaine manière, il paraissait moins viril, pâle copie aux émotions, désirs et besoins plus réservés. Aleytys détourna le regard et le braqua sur le troisième. Il était assis à la gauche du chef, plutôt accroupi, petit homme félin et ténébreux, des oreilles pointues qui s’agitaient sans cesse parmi les cheveux sombres rares et mal peignés. Il la fixa brièvement, puis ses yeux passèrent sur les hirii pour revenir sur elle. Nakivas grogna. — Trêve commerciale, salakul. Il tira son poignard de sa gaine, se pencha par-dessus ses jambes croisées et en plaça le manche en direction des trois commerçants. Les yeux fixés sur le chef, il redressa le dos et attendit. Sa large bouche tordue en un sourire irrévérencieux, le chef sortit lui aussi un poignard et le plaça manche contre manche avec celui du hirii, produisant un cliquetis léger mais audible. Il se redressa et fit signe à l’homme pâle. — Paœngkush. (Il leva deux doigts et l’homme pâle hocha la tête.) Il alla chercher un plateau d’argent portant une marmite, également en argent, qui fumait dans l’air vif du matin et deux tasses en cristal. Avec un remerciement discret, le chef des contrebandiers prit le plateau et le déposa entre lui et Nakivas. Il remplit les deux tasses avec le liquide fumant, brun doré et translucide, chargé de senteur délicate. Puis il attendit, les mains écartées, que Nakivas effectue son choix. Le hirii eut un sourire tendu, souleva la tasse de droite et attendit à son tour. Le contrebandier, souriant largement, prit l’autre, sirota brièvement. Nakivas sirota alors également puis la tendit en direction d’Aleytys. Elle se glissa en bas de son cheval, remarqua que les autres hirii l’avaient imitée et s’étaient disposés en un cercle muet entre les chevaux et le terrain de marché. Nakivas toucha la terre à côté de lui. — Le négoce commence maintenant, Kunniakas. Sirote ceci, veux-tu ? Je me suis souvent demandé de quoi il s’agissait. Aleytys lui prit la tasse des mains et goûta le liquide encore brûlant. — C’est bon, annonça-t-elle. Je le reconnais. C’est du thé. Rien de traître là-dessous. Simplement une infusion rafraîchissante. Au fait, si cela t’intéresse, je comprends ce qu’il dit. Je parle sa langue. — Ah ! (Nakivas lui adressa un regard rusé.) Si tu entends quoi que ce soit qui puisse m’être utile… — Bien entendu. Tu ne veux donc pas que je leur montre que je comprends ce qu’ils disent. Il rit, ses yeux étincelant de bonne humeur. — Kunniakas, ne donne jamais rien sans obtenir quelque chose en échange. Jamais. — Pas même en vue d’améliorer les communications ? — Nous communiquons suffisamment bien, Kunniakas. Regarde et dis-moi ce qui l’excite et je ferai affaire. Nous commençons maintenant. Il claqua des doigts et les hirii silencieux se mirent à décharger les paquetages, les déposant à côté de leur chef. Nakivas sortit une fourrure, en caressa les poils ambrés, accroissant le miroitement chaleureux et la texture épaisse. Tout en sirotant le fluide brun et en joutant comme les maîtres qu’ils étaient, ils progressèrent d’une marche sinueuse vers la conclusion de leur marché, jusqu’à ce que le transfert de marchandises sur l’étoffe noire y eût laissé les seuls objets qu’aucun des deux ne désirait. Aleytys s’étira subrepticement et leva les yeux sur le ciel. Le soleil jaune venait de dépasser le zénith et son estomac criait famine. Elle sentait en Nakivas la délectation qu’il éprouvait devant son pouvoir ; elle sentait aussi l’embarras des contrebandiers et leur intérêt pour elle. Elle regarda le vaisseau, intriguée par son apparente absence de contours. Même en plein midi, la peinture bizarre le fondait efficacement dans la falaise. Même à proximité, il était difficile de séparer ce qui était de la roche de ce qui était de l’acier. Elle ferma les yeux. — Shadith. — Leyta ? — Est-ce seulement la peinture qui rend le vaisseau aussi… (Elle chercha le mot approprié puis abandonna.) Tu sais… Les yeux clignant, Shadith considéra le vaisseau. — Probablement pas. Je ne saurais le dire sans regarder de plus près ni lui poser quelques questions. Pourquoi ? — Je suis curieuse. Et je m’ennuie. J’en ai ras le bol de rester assise. Elle bougea légèrement et plissa le nez à l’adresse de Nakivas et du capitaine des contrebandiers tandis qu’ils accomplissaient les derniers rites de la négociation. Nakivas se leva. Aleytys fut heureuse de se mettre sur ses pieds et se tint derrière lui, plus grande de deux empans. Le hirii écarta les mains puis désigna le vaisseau. Le contrebandier se leva aussi, imité par ses deux acolytes. D’un mouvement souple, il se pencha pour toucher le sol. Puis il se redressa, désigna le soleil, fit de grands cercles puis compta jusqu’à six à l’aide de sa main à cinq doigts et se toucha le front à deux reprises. — Kateleusomai en mesis hexis. Aleytys se pencha vers Nakivas. — Il dit qu’il sera de retour dans six mois. Nakivas fit un petit geste. — Je le sais déjà, Kunniakas. Dans six mois. Il sourit tranquillement au contrebandier, désigna le soleil, plia les pouces et tendit ses deux mains à trois doigts. Le chef hocha la tête. Derrière lui, les autres plaçaient le restant des marchandises dans des conteneurs et repliaient le tissu de négoce. Il tendit les mains, la paume vers le haut. Cérémonieusement, rapidement, Nakivas posa ses petites mains sur les siennes puis s’inclina légèrement. Il lança ensuite par-dessus l’épaule : — Empaquetez tout. Kunniaks ! — Oui ? — À cheval, femme. Nous partons. (Il claqua des doigts tout en se dirigeant vers sa monture et sauta en selle.) Faisant face au contrebandier pour la dernière fois, il salua et dit : — Dans six mois. Nous serons là. Aleytys éclata de rire et monta en selle. Nakivas à l’arrière-garde, la caravane traversa le torrent et serpenta entre les roches. À mi-chemin de l’ascension, Aleytys jeta un regard dans la vallée. L’homme aux longs cheveux, désormais petit comme une poupée, les observait, les mains sur les hanches, le corps semblable à un point d’interrogation vivant. Les deux autres étaient en train de se diriger vers le vaisseau en portant les caisses. Le frisson la parcourut à nouveau. Elle trembla et se sentit vaguement déprimée, de plus en plus troublée au fur et à mesure qu’ils montaient dans l’ombre sous les arbres et se rapprochaient de la communauté. Elle aurait dû se sentir soulagée… Pourquoi n’est-ce pas le cas ? songea-t-elle… pourquoi… Et elle souffrait une anxiété vagabonde qui eût enchanté une paranoïaque en délire. Cela se dissipa également et elle se laissa aller dans sa selle, se cuirassant pour la longue chevauchée qui les attendait encore. 25 La caravane était lente. Bien plus au retour qu’à l’aller, car la charge était plus importante. Aleytys rejeta la tête en arrière et leva les yeux sur la lourde barrière de feuilles qui bouchait le ciel. Elle frissonna à nouveau. L’anxiété était revenue, plus forte que jamais. Quelque chose venu du ciel… cela arrivait… quelque chose de dangereux. Au fur et à mesure que grandissait sa nervosité, celle de sa monture également, en rendant la conduite difficile, car l’animal se cabrait, piaffait et essayait de ruer. Les chevaux de bât, à proximité, étaient pris de contagion et faisaient des écarts à la moindre ombre mouvante, jusqu’à ce que les toucheurs les maîtrisent avec maints jurons, regardant autour d’eux avec méfiance en cherchant la cause de cette nervosité. Aleytys fit accélérer sa monture et se dirigea vers l’avant de la caravane pour rejoindre Nakivas. Elle chevaucha à son côté et regarda nerveusement autour d’eux. — Je suis aussi agitée qu’un poulain d’un mois, Nakivas. Cela perturbe la caravane et compromet votre sécurité. — Qu’est-ce qui ne va pas ? (Il regarda vivement les arbres et les fragments de ciel visibles à travers l’épaisse couverture de feuilles.) Quelque chose qui nous menace ? — Non… (Le mot mourut sur ses lèvres.) Pas ici. Pas maintenant. Quelque chose en rapport avec Burash. Je suis terrifiée, Nakivas. Et il y a la communauté. Je ne sais pas. Puisque je cause tant de problèmes… (Elle agita la main en direction des chevaux de bât derrière eux.) Donne-moi un guide et laisse-moi partir en avant jusqu’à la communauté. Sa monture bondit soudain quand une feuille bruit près de son oreille. Elle tira sur la bride et attendit la réponse de Nakivas. — Personne ne le touchera. (Nakivas fronça les sourcils, nettement irrité de voir qu’on doutait de sa parole.) Nous ne sommes pas des rats des forêts sans honneur. — Je le sais. (Elle pinça les lèvres tristement et leva le regard sur le dais de branches et de feuilles.) À partir du ciel, un danger venu du ciel. S’il te plaît… — Pastaa ! Viens ici. Aleytys entendit des sabots qui accéléraient derrière le visage qu’ils venaient de dépasser. Lorsque le hirii les eut rejoints, le cheval de Nakivas avait à son tour été infecté par la nervosité et piaffait sans cesse, tiquait, tirait sur ses rênes. Nakivas hocha la tête en direction d’Aleytys. — Kunniakas est inquiète pour la communauté. — Et ? (Des yeux bruns brillants la regardèrent avec curiosité.) — Conduis-la jusque-là. Vite. — Les crêtes ? — Prudemment. (Nakivas examina la longue caravane.) Il faut que vous ayez toujours un abri à proximité. Tu connais. — D’accord ? — Quand nous serons plus près, j’irai seule. S’il y a des problèmes, Pastaa pourra venir t’avertir. — D’accord. (De la main, il indiqua la piste.) Allez-y. La piste des crêtes était haute et chaude, mais Aleytys le remarqua à peine. Elle frissonnait sans cesse, poussée par une inquiétude qui enveloppait son soleil de noir. Sur la piste précaire et sinueuse qui descendait dans la vallée aux parois abruptes, son cheval piaffa par deux fois, dangereusement près du précipice, trébuchant de peur, et ce furent ses mains qui durent le contrôler. Son anxiété battit légèrement en retraite sous le besoin de concentration devant ce danger immédiat, mais elle revint de plus belle lorsqu’ils atteignirent le fond de la vallée. Sous les arbres, le sol était mou et humide, étouffant le bruit des sabots au point qu’on n’entendait plus que le craquement du cuir et, de temps à autre, le tintement des anneaux de la bride quand les chevaux remuaient la tête dans le silence pesant. Le hirii tendit la main. — Qu’y a-t-il ? (Aleytys sentit sa poitrine se serrer, pinçant son cœur en une crampe douloureuse.) — La communauté se trouve derrière ça. Vas-y la première. Je te suis. Les mains d’Aleytys se crispèrent sur les rênes au point qu’elle en eut mal. Elle ferma les yeux. — Oui. Très bien. Se sentant toujours sombrement déprimée, elle fit avancer le cheval au pas et négocia le virage. Rien, dans la scène paisible, ne justifiait son impression. Les huttes en bois et en cuir étaient toujours là. Trop tranquille ? Elle mit sa monture au trot et pénétra au centre de la communauté cachée. Une hirii qu’elle ne reconnut pas leva les yeux. — Où est tout le monde ? lança Aleytys avec impatience. — Nous nous préparons, répondit la femme après avoir regardé par-dessus son épaule d’un air maussade. Aleytys regarda autour d’elle. L’impression de danger était aussi oppressante que l’air étouffant avant un orage qui se fait attendre. La hirii irradiait un troublant mélange de peur et de colère. — Pourquoi es-tu en colère contre moi ? La hirii hocha la tête, les yeux fixés sur ses orteils. Aleytys leva les rênes et tourna pour aller chercher un peu plus loin un individu plus coopératif. Elle entendit derrière elle un raclement sourd. Elle fit rapidement pivoter son cheval. Burash apparut à toute allure au coin de l’une des cahutes. — Enfuis-toi ! hurla-t-il. Va !… Un large cône de lumière rouge orangé explosa. Un interminable fragment de seconde, le corps de Burash se tordit de douleur, les bras écartés, contours de cri silencieux… une seconde, il fut une silhouette noire sur le halo rouge et brillant du pistolet à énergie. Puis il y eut dans ses narines une puanteur de viande brûlée, et l’instant paralysé s’évanouit, la silhouette noire se désintégra en une poignée de cendres flottant doucement vers le sol, lentement, douloureusement, les relents disparus laissant l’air frais, vert, propre. Aleytys se laissa glisser de sa monture. Elle fit une douzaine de pas en titubant. Elle chancela, les genoux menaçant de la trahir, gémissant, inconsciente de sons qu’elle émettait. Titubant dans une mélasse de douleur et d’incrédulité, elle atteignit la terre brûlée et s’agenouilla. Elle s’agenouilla à côté de la terre carbonisée et toucha le voile de fine cendre grise, reste horriblement ténu d’une personne. Elle étendit une main tremblante, la retira, la tendit à nouveau. Elle toucha les cendres, secouée par des sanglots. Elle toucha les cendres, la colère et la désespérance faisant rage en elle. Pourquoi, pourquoi, pourquoi, maudit cavalier, pourquoi n’as-tu rien fait, rien fait ? Dans ma tête… rien, rien, rien, Madar, rien rienrienrien… Elle tomba, le visage le premier, dans la cendre, plongeant dans une noirceur qui l’entoura, la protégea, annihila la douleur, douleur, douleur… Une main rude la saisit par les cheveux et rejeta sa tête en arrière. Avec un large sourire, Sukall la gifla et l’arracha à ses ténèbres, forçant sa tête à affronter la lumière, la terrible lumière. Irradiant un plaisir incroyablement malsain à la malmener. Etourdie, Aleytys regarda fixement Sukall, prenant lentement conscience que la lourde arme métallique pendue à la ceinture de la nayid était responsable de la cendre qui lui couvrait maintenant le corps et le visage. Elle fixa Sukall puis, derrière elle, le visage calme et froid de la kipu. — Sukall, dit doucement la kipu, cela suffit ! Rappelle-toi ce qu’elle porte. Les doigts de Sukall se serrèrent autour du cou d’Aleytys puis se détendirent. — Que dois-je en faire ? — Etourdis-la. (La kipu se rapprocha, dominant Aleytys comme un noir nuage de mauvais augure.) Vite, je crois, sabut. Une rage noire envahit Aleytys, une veine palpita douloureusement à ses tempes. Elle regarda d’abord Sukall, puis la kipu, Sukall, la kipu, la rage crût, crût, crût, elle fut consumée par la rage, elle ouvrit la bouche, un hurlement s’arracha à sa bouche, elle… Un cercle de métal froid lui toucha le cou. Tandis que la rage se transformait en une explosion braquée vers Sukall, destructive, portant en elle la haine, la rage qui semblait être tout ce qui restait en elle… un cercle froid lui toucha le cou et son corps devint mou, froid, et elle glissa sous l’éclair qu’elle destinait à Sukall et sombra dans des ténèbres qui balayèrent tout chagrin, toute colère, toute horreur, toute… 26 Faible, lointaine, brumeuse, une lente prise de conscience naquit à partir du brouillard bleu gris. Une traction… cela perturba la créature, une irrégularité qui soulevait des ondes instables de sensation. Aleytys chercha à s’arracher à l’insistance de l’interruption de sa paix, de son calme, de son repos, mais la bataille même pour rester tranquille, ignorante et inerte, solidifia son sens de soi, l’éveilla irrévocablement à la dureté du monde physique, à la nuit sombre et froide. Aamunkoitta la secouait, lui tirait le bras de toutes les forces de son petit corps nerveux. Aleytys essaya de détourner la tête. Sa bouche fut baignée d’un liquide amer appelé par la peur lorsqu’un filet dur et caoutchouteux se referma sur ses muscles, la maintenant rigide. Elle se tendit encore plus, lutta contre le filet, tourna la tête pour regarder la hirii. Le filet lui ferma brutalement la bouche. Péniblement, elle força ses lèvres à produire un son rauque horrible qu’elle transforma en une approximation de paroles à peu près compréhensible par la hirii. — Qu… qu’es pacé ? — Kunniakas. Aamunkoitta bégayait, des larmes coulant de ses grands yeux marron. Son visage était plus mince, plus âgé, une étroite bande grise rayait ses cheveux au-dessus de l’oreille gauche. Se débattant contre le réseau qui cherchait à contrôler ses mouvements, Aleytys se releva et fit passer maladroitement les jambes par-dessus le bord du lit. Elle fit bouger ses bras, ouvrit et referma les mains jusqu’à ce que la toile raide qui s’entrecroisait sous sa peau semble se fatiguer et battre en retraite. Temporairement. Elle avait tristement conscience de la nature temporaire de sa victoire. Tout son corps lui faisait mal, elle se sentait nauséeuse, molle, lasse, comme si elle se remettait d’une longue et difficile maladie. Sa peau était recouverte d’un parfum âcre. Elle s’humecta les lèvres puis cracha de dégoût en sentant le dépôt pailleté qui se trouvait dessus, miettes dures qui s’étaient surtout formées à la commissure. Elle essaya de parler à nouveau. — C.. combien… de temps… ? Aamunkoitta se mâchouilla la lèvre inférieure. — Six mois, marmonna-t-elle en s’agitant nerveusement, Kunniakas… — Six mois. (Aleytys se frotta le corps, écœurée par les couches de crasse puante qui lui recouvraient la peau.) On m’a droguée. — Oui. Elle passa les mains sur son corps sale et huileux et s’arrêta soudain, stupéfaite. — Madar ! — Tu attends un enfant, Kunniakas ? — Non. Non ! Se sentant lourde, malade, Aleytys palpa la bosse sur le flanc droit de son corps. Elle ferma les yeux, frémissant, pleurant des larmes d’horreur, l’écœurement dégouttant lentement sur son visage trop maigre, traçant des pistes sinueuses sur la crasse. Elle savait ce qui vivait en elle. Elle savait que la toile en provenait, qui essayait de contrôler ses mouvements, ses paroles. Elle savait… et cette connaissance la terrifiait. Il y avait aussi quelque chose qu’elle ne pouvait se rappeler… quelque chose… quelque chose qui pouvait l’aider… elle abandonna la quête futile et douloureuse et regarda autour d’elle. Près de la voûte à la tapisserie bleu-vert, une forme nayid était écroulée sur le sol, raide et immobile, un doigt noir dans le cou… un poignard… dans la gorge. Aleytys se tourna raidement vers la hirii. — Comment ? Aamunkoitta haussa les épaules. — On oublie, on ne fait plus attention. Surtout chez les hyonteinen. Elles s’imaginent que nous sommes trop stupides pour faire des plans et attendre. Elle venait te droguer encore une fois. J’ai pensé que si tu acceptais de te réveiller tu pourrais parler à tes esprits, faire quelque chose, faire payer à la kipu la mort de ton amant, tuer cette satanée putain. Par le corps ou par l’esprit, de la même manière que tu as tué l’esprit de la garde hyonteinen. — L’esprit ? (Aleytys lutta pour se souvenir.) Sukall ? — Son corps a vécu jusqu’à ce que la kipu en ait assez de la faire soigner et la fasse étrangler. Mais son esprit était complètement brûlé. — Ah. Aleytys frissonna quand le chagrin revint la déchirer. Apportant avec soi une agonie de désespérance. Un bref instant, plus rien d’autre n’eut de signification pour elle, le monde s’évanouit dans le flou. Mais savoir que tout cela était vieux de six mois, connaissance ancrée en elle plus profondément que la conscience, centre chronométrique dans son esprit qui comptait le passage des palpitations cardiaques, les milliers de palpitations qui s’étaient écoulées depuis… cela émoussa la fureur de son chagrin. Elle soupira et ouvrit les yeux. — Que s’est-il passé ? — Kunniakas ? — À la communauté ? À ce moment-là ? — La kipu a fondu sur la communauté en faisant descendre furtivement ses libellules dans les ténèbres juste avant l’éveil du soleil. Nous nous sommes réveillés encerclés par les hyonteinen. Nous avons plongé les yeux dans la gueule de ces pistolets à énergie et n’avons rien pu faire. La kipu a emmené les enfants dans les libellules, les a pris en otages, a interrogé le reste, femmes et vieillards. Elle nous ont drogués pour nous faire parler, mais je doute qu’elle ait appris grand-chose ; du moins, tout ce que j’ai entendu n’était que mensonges… Burash… elle l’a découvert, l’a battu, drogué, mais il n’a rien dit, il a hurlé, pleuré, pas comme l’un de nos hommes, mais il ne lui a strictement rien dit, il a refusé de prononcer ton nom, il lui a hurlé sa douleur au visage et l’a défiée alors même qu’il hurlait et elle a fini par le laisser tranquille. Je suppose qu’elle s’imaginait qu’il était plus gravement blessé qu’il n’était, terrorisé, mais quand tu es arrivée sur ton cheval et que la kipu t’a aperçue, elle nous a oubliés. J’étais là aussi, elle m’a forcée à regarder. (Aamunkoitta déglutit, son petit visage révélant sa honte.) Je t’avais promis qu’il serait en sécurité, Kunniakas, je t’avais donné ma parole… — Tu ne pouvais rien y faire, Minette. Le nom affectueux qu’utilisait Aleytys pour elle fit jaillir un gémissement de la hirii. Elle s’empara de la main d’Aleytys et l’appuya contre son visage. — Tu es arrivée seule, murmura-t-elle. II… il avait libéré ses mains. Elles t’épiaient, elles ne pouvaient détacher les yeux de ta personne. Même alors que tu te trouvais dans leur piège en train de se refermer, elles tremblaient de terreur. Cela m’a fait rire intérieurement. Burash n’a pas perdu son temps à se moquer. Ses mains libérées, il a arraché les cordes qui lui entravaient les jambes. Il a couru t’avertir. — Et Sukall l’a abattu. — Oui. — Comment t’es-tu échappée ? — Elles ne me surveillaient plus. Elles étaient allées s’occuper de toi et m’avaient abandonnée. Je me suis libérée et me suis enfuie parmi les arbres. Je suppose que lorsque la kipu s’est souvenue de moi et m’a fait chercher, j’étais déjà loin. Les rares libellules que j’ai aperçues ne m’ont nullement inquiétée. — Et tout le temps que je suis restée ici ? (Aleytys tira de ses doigts tremblants sur le drap.) Qu’as-tu fait ? Comment as-tu… — Comment j’ai vécu ? (Aamunkoitta baissa les yeux sur ses mains.) J’ai rejoint Nakivas. (Elle haussa les épaules.) Enfin, j’ai vécu. C’était difficile. — Je vois. Tu m’as finalement rejointe. Pourquoi ? — Je… je ne pouvais te laisser entre les mains de la kipu. J’ai discuté avec Nakivas, je me suis disputée avec lui et il m’a chassée du camp. Aleytys perçut un désespoir tranquille dans le petit corps. — Je t’en remercie. Mais pourquoi ? — Il fallait que je le fasse. Peut-être l’esprit de Burash ne repose-t-il pas en paix, peut-être les henkiolento-maan m’ont-ils enjoint de te servir. — Ne dis pas cela ! — Hein ? — Je pensais que cela ne fonctionnait qu’avec les hommes. Oh, Madar ! Non, Minette. C’est moi, oui, moi, qui t’ai fait cela. Même si je ne le désire point. Je possède quelque chose qui lie les gens à moi. (Elle hocha la tête.) J’ai de l’affection pour toi, Minette. Je ne veux pas d’esclave. Tu peux avoir une vie normale sans moi. Aamunkoitta releva la tête et sourit. — Ton geas me dit donc de te servir. Là où tu iras, j’irai. Ou je mourrai. Je le sais dans la moelle de mes os. Je le sais comme le souffle qui entre et sort de moi. — Bien, ça ne sert à rien d’en discuter maintenant. (Aleytys s’efforça de se relever sur le lit. Une pensée soudaine redressa son dos.) Minette. Les yeux. Sors vite d’ici, avant… — Non. (La hirii gloussa désagréablement.) La kipu est trop occupée pour s’inquiéter d’un corps pareil. Elle a une douzaine de révoltes subtiles sur les bras. Les autres villes fomentent des troubles et les reines la défient autant qu’elle le peuvent, elles la poussent sans cesse aux limites de l’explosion. Le meurtre d’Asshrud et ton évasion… cela a éveillé l’ambition de ces garces avides. Chaque jour lui apporte une nouvelle cause de soucis. Cela lui plaît, je crois, parce que son pouvoir grandit chaque fois qu’elle triomphe, mais le bouillonnement sous la croûte est quand même dangereux. Maintenant qu’elle te sait droguée, elle a repoussé ton problème au second plan pour laisser la place à des problèmes plus pressants. — Et les hirii ? — Ils combattent. (Les yeux noirs d’Aamunkoitta lancèrent un éclair.) Je renseigne toujours Nakivas et il frappe aux points faibles. — Ah ! Et c’est à cause des préoccupations de la kipu que tu as attendu de me réveiller. — Oui. En attendant qu’elle ne pense plus à toi. Aleytys se rapprocha du bord du lit en glissant. — Aide-moi à me lever. Mon corps n’est plus que de la bouillie depuis qu’il ne bouge plus. Avant qu’Aamunkoitta eût pu lui saisir le bras, la toile se resserra et la rejeta sur le lit. Elle était paralysée, elle ne pouvait plus bouger ni bras ni jambes, sa tête bloquée l’obligeait à regarder les rideaux diaphanes accrochés à l’insecte doré, la bouche close, le visage de la vieille flottait devant son esprit, les yeux luisant, la bouche étirée en une sourire triomphant… Cela lui rappela… lui rappela quelque chose… mais elle ne pouvait se rappeler, ne voulait pas se rappeler, quelque lui échappait, ou plutôt elle le faisait s’échapper… L’image de la vieille oscilla, se brisa en fragments, se reforma. — Non. (Le mot siffla méchamment dans son cerveau, dans son corps, elle le sentit dans ses orteils, qui bruissait en son sein, hurlait dans sa tête.) Non ! Aleytys hurla en silence, les muscles de son visage se tendirent contre le contrôle de la toile, le réseau claustrophobisant qui la verrouillait à l’extérieur de son propre corps… sensation étrangement familière… elle refusait d’y réfléchir… non, elle pensait à la vieille qui lui refusait, non… et sa réponse fut un éclat de rire triomphant qui ne s’arrêtait plus. Sans réfléchir, n’agissant que par instinct elle se tendit vers le fleuve de pouvoir et plongea son corps symbolique dans les eaux, symboles aussi forts que… plus forts que… prétendue réalité, images qui représentaient une réalité qui dépassait ce que pouvait saisir un esprit hominidé. Se tortillant, se débattant, elle se maintint dans le flot de pouvoir, bien que la vieille luttât, elle aussi, pour l’arracher au fleuve. Comme un match de lutte où chaque combattante dans une cuve de boue tentait de contrôler les actes de l’autre… la mettant à l’épreuve… essayant de trouver son point faible… lentement, lentement, elle força la vieille à battre en retraite, à relâcher son emprise sur ses nerfs et ses muscles… d’abord la tête, le centre de la conscience, puis les bras, les jambes, la périphérie de son être physique ; les cils reculèrent graduellement au fur et à mesure qu’il leur devenait trop inconfortable de conserver leur prise. Comme un fil de pêche, la vieille s’enroula jusqu’à ce que le corps d’Aleytys fût totalement libéré et que les cils se fussent retirés entièrement dans la masse centrale nichée dans le sein d’Aleytys. Une marée montante de triomphe brûla follement dans son sang et son corps fut pris de contractions utérines. La douleur la déchira mais elle lança un rire de triomphe dans les ténèbres de la nuit de sa chambre. La vieille la déchira, lacérant ses organes, mais l’eau noire se déversa et guérit les blessures au fur et à mesure qu’elles étaient infligées. Lentement, lentement, malgré sa lutte, sa bataille désespérée pour demeurer à l’intérieur du corps en travail, la vieille, explosant de rage et de haine, fut chassée de la matrice. Les contractions s’accélèrent, s’intensifièrent, se renforcèrent. Hurlant en silence sa terreur et sa colère aveugle, l’embryon nayid fut propulsé dans l’air glacé de la nuit, griffant et se débattant encore. Baignée dans le sang, enveloppée dans les cils gélatineux, la créature pataugea, enragea, mourut. Et les eaux noires se déchaînèrent dans le corps malmené et épuisé d’Aleytys. Plus tard… Aleytys ouvrit les yeux, se sentant légère et libre, presque heureuse… il y avait encore ce qu’elle avait oublié. Cela la démangeait par intervalles, mais elle feignit d’en ignorer les manifestations. Elle s’assit et regarda autour d’elle. Aamunkoitta, cachée dans les plis des rideaux, la regardait fixement, bouche bée, l’horreur inscrite dans les muscles flasques de son visage. Aleytys bougea impatiemment, sentit un objet froid et visqueux entre ses jambes. Elle baissa les yeux. Dans le faible clair de lune qui traversait la fente étroite de la tapisserie du mur-fenêtre, elle vit l’objet difforme souillant les draps pâles, chose grise, puante et nauséabonde. Elle se glissa hors du lit en veillant à ne plus la toucher. — Qu’est-ce que c’est ? (Aamunkoitta parlait lentement, à contrecœur, s’abandonnant momentanément à sa curiosité.) Ce n’est pas… — Ce n’est pas mon enfant. C’est la chair réincarnée de la vieille reine. Elle est enfin morte, irrévocablement morte. (Aleytys jeta un coup d’œil satisfait en direction de l’objet sur le lit, puis se détourna vivement.) J’ai besoin d’un bain. — Maintenant ? (Aamunkoitta paraissait nettement désapprobatrice.) — Non. (Aleytys gloussa et ce bruit sembla bizarre dans le silence glacial de la chambre.) Nue je suis venue en ce monde, nue j’en sortirai. — Quoi ? — Rien, Minette. Elle écarta la tapisserie et éclaira la salle de bain. Laissant la hirii sautiller impatiemment d’un pied sur l’autre, elle entra dans la petite pièce. Plus tard, la chaleur voluptueuse du bain l’enveloppant encore, Aleytys sortit de la salle de bain, encore somnolente. — Minette ? — Ici, Kunniakas. La hirii était accroupie dans l’ombre, presque invisible, à côté du lit. Aleytys mit sa serviette en turban pour sécher ses cheveux humides. Elle regarda autour d’elle. — Je me demande s’il reste des vêtements, dans cette prison. Aamunkoitta haussa les épaules. Elle se releva. — Pourquoi ne pars-tu pas ? chuchota-t-elle. Il n’y a plus de gardes, là-dehors. Aleytys eut un sourire. — Non, dit-elle doucement. Non, j’ai encore trop à faire ici. (Elle longea le mur et écarta à nouveau la tapisserie.) Dans la garde-robe, étagères et patères étaient vides, à une exception près. Bien plié, couvert d’une mince pellicule de poussière, le costume en cuir blanc des hirii l’attendait. Elle le déplia et le secoua. Avant de le ranger, des mains anonymes avaient nettoyé le vêtement sur lequel ne restait plus que l’ombre de quelques taches. Il sentait un peu le moisi. Aleytys plissa le nez. Le souvenir de la dernière fois où elle avait porté le costume envahit soudain son esprit, l’éclair rouge, la silhouette noire qui crie. Elle crut qu’elle allait pleurer. Ses yeux la brûlèrent. Non. Plus de larmes, rien qu’une nausée dans l’estomac, un froid solitaire qui lui laissait un goût amer dans la bouche. Elle ferma les yeux et s’appuya une minute contre le mur en attendant que passe son malaise. Fixant son esprit sur le moment présent, glissant loin de ce souvenir perturbateur, Aleytys enfila la longue tunique à franges, les braies souples et douces, les bottes-mocassins et sortit lourdement de la petite pièce en éteignant derrière elle et en tirant la tapisserie sur l’arche. Elle traversa raidement sa chambre jusqu’à la porte dans le panneau vitré et toucha le carré laiteux qui l’ouvrait. Elle regarda par-dessus son épaule et arbora un bref semblant de sourire. — Viens, fit-elle doucement. Elle fit le tour de la pelouse en restant dans l’ombre. Arrivée au ruisseau, elle hésita un instant, puis passa d’une pierre à l’autre et se retrouva en deux enjambées de l’autre côté. Elle tendit la main et toucha le tronc frais et lisse d’un bambou. Il plia élastiquement, la ramenant brutalement dans le présent immanent et dangereux. — Pourquoi t’arrêtes-tu ? (Le corps chaud d’Aamunkoitta s’appuyait contre le sien. Son chuchotement était à peine plus fort que celui des feuilles.) Continue. Tu sais où il faut aller. — Silence, Minette ! (Elle prit longuement son souffle et le relâcha lentement.) Non. Je suis venue ici pour une autre raison. Attends un instant. Aleytys leva les yeux et fouilla du regard la paroi de la falaise. Elle retrouva la faille, serra entre ses doigts une épaisse canne de bambou et ferma les yeux. Un instant, suffisamment long pour que la panique fit se nouer son estomac, rien ne se produisit. Puis la vision non oculaire lui revint par à-coups. Couvert de poussière et taché par la pluie, de petites feuilles collées sur sa crosse, le pistolet à énergie dissimulé l’attendait toujours. Il faudrait qu’elle arrive à le récupérer. Elle lutta pour se tendre vers lui, projeter les doigts de son esprit pour s’emparer de l’arme. À nouveau, son esprit craqua du fait de son engourdissement. Elle se tendit vers le pistolet. — Ah, haleta-t-elle, viens, viens… Ses jambes se mirent à trembler ; elle se laissa glisser à terre en se tenant à la canne et s’agenouilla. — Viens à moi, chuchota-t-elle. Les minutes s’écoulaient. La transpiration coulait sur son visage, mouillant à nouveau ses cheveux sous la serviette. Elle ouvrit les yeux et s’affala au sol. — Kunniakas ? (Aleytys sentit de petites mains la toucher. Le chuchotement de la hirii était inquiet, incertain.) — Je force trop. (Aleytys caressait de bas en haut le cylindre lisse de la canne.) Ça ne marche pas. — Kunniakas, j’ignore de quoi tu parles, mais… (Aamunkoitta hésita, ses mains chaudes sur le bras d’Aleytys.) Les henkiolento maan. Qu’ils t’aident. Aleytys se rembrunit. — Ou tes esprits. Fais-leur appel. — Tu as déjà dit cela. Des esprits ? J’ignore de quoi tu veux parler. — Là-bas. (Aamunkoitta hocha la tête en direction du mahaj.) Je t’ai entendue. Heski, as-tu dit, ou quelque chose comme ça. Tu as dit ça et Heski, ou un autre, nous a mis à l’abri. — Heski ? (Aleytys se frotta les yeux.) Je ne me rappelle rien de tel. Heski ? Elle tenta de se rappeler, car cela, semblait important, mais il n’y avait rien de tel dans sa tête, rien du tout. Elle se remit à genoux en secouant la tête lasse, puis déplaça ses jambes pour s’asseoir, et la terre était froide à travers le cuir. Alors, traversant le froid sans le déplacer, une chaleur bondit en elle, jaillissant de la terre, montant du monde lui-même, un apaisement accueillant, une chaleur fortifiante alors même qu’elle commençait à trembler sous le froid qui la transperçait. Elle écarta les mains à plat sur le sol de part et d’autre de ses jambes. — Henkiolento maan, souffla Aamunkoitta. Aleytys ne lui prêta presque pas d’attention. Un calme nouveau, une assurance nouvelle brûlaient en elle. Elle se tendit vers l’arme et la souleva doucement. Doucement, avec assurance, elle la fit descendre de la falaise, passer pardessus la cime des arbres et atterrir délicatement sur ses genoux. À contrecœur, elle leva les mains, rompant le contact avec le sol ; la chaleur disparut et elle frissonna. Elle se mit sur pieds. — J’ai perdu l’habitude de supporter le froid. Aamunkoitta bondit. Les yeux étincelants, elle toucha l’arme en frissonnant un peu de terreur révérencielle. — Un pistolet à énergie. Aleytys branla du chef. — J’ai quelque chose à remettre à quelqu’un. Il y a… c’est probablement dangereux. La hirii haussa les épaules. — Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Mais je pense que nous devrions maintenant quitter cet endroit. Aleytys hocha la tête. — Non. Mais tu peux partir si tu le désires. J’ai quelque chose à montrer à la kipu. — Aagh ! (Un grognement informe au fond de la gorge de la hirii.) — Viens si tu le désires. Aleytys retraversa le ruisseau et pénétra dans le mahaj. Elle s’arrêta près du lit. Aamunkoitta, intriguée, fronça les sourcils, avant qu’Aleytys eût ôté les draps du lit et les eût roulés en boule, avec en leur centre l’embryon puant déjà en décomposition. Aleytys eut un rire furieux et amer. — Un joli cadeau, tu ne crois pas, Minette ? — Joli. (La hirii ouvrit la bouche en un sourire féroce et un plaisir sauvage brilla dans ses yeux.) Un échange. Une vie contre une vie. La sensation de triomphe abandonna brièvement Aleytys. — Ce n’est pas équilibré, marmonna-t-elle. (Elle traversa la pièce, serrant dans une main le baluchon improvisé et dans l’autre le pistolet. Elle fourra ce dernier sous son bras et appuya sur le panneau.) Non. Pour payer cette vie-là… (elle appuya le front contre la pierre bleuâtre.)… rien ne suffira. La porte de l’ascenseur coulissa, déversant un flot de lumière jaune. Aleytys posa le sac sur le sol. — Attends, dit-elle brutalement. Il me faut quelque chose pour payer mon voyage. (Elle passa à côté de la hirii.) Attends-moi là-dedans, veux-tu ? Sans attendre de réponse, elle courut dans la chambre. Lorsqu’elle revint, elle portait en bandoulière un gros coffret en bois. — Les joyaux de la reine, dit-elle rapidement. Aamunkoitta hocha la tête d’un air approbateur puis considéra le sac sur le sol. — Et maintenant ? — Le nid de la kipu. 27 Aleytys tendit le drap à Aamunkoitta. — Tu sais ce que tu dois faire ? chuchota-t-elle. — Bien sûr, fit la hirii d’une voix vibrante d’excitation. Aleytys plaqua les mains contre le métal blindé et sonda la serrure. Au bout d’une brève lutte, elle inspira longuement puis relâcha l’air par saccades, tout son corps se détendit, car la serrure était déverrouillée. Elle se reposa encore un peu en s’appuyant contre le métal. Puis elle ouvrit brutalement la porte et se glissa à l’intérieur, le pistolet à énergie braqué devant elle, la détente, sous son doigt tremblant, prête à se déclencher. La kipu était allongée dans un lit étroit dans la petite chambre austère, encore profondément plongée dans le sommeil, et sa respiration lente et régulière était le seul bruit. Ce n’était pas une simulation. Aleytys sentait la pulsation vitale réduite, la palpitation placide de l’état de sommeil. Elle passa la main sur le commutateur et éclaira soudain la chambre d’une lumière violente. La kipu se réveilla, se redressa brutalement, regarda fixement, bouche bée, Aleytys qui se tenait à côté de la porte. Aleytys vit sa gorge déglutir et l’intelligence revenir sur son visage étroit. — Ne te fatigue pas, dit-elle en un chuchotement soyeux. Elles ne peuvent plus t’entendre, dans l’état où elles sont. La kipu regarda le pistolet que tenait fermement Aleytys. — Si tu me tues, tu ne sortiras pas du mahaj. Aleytys gloussa. Elle se sentait presque ivre. — Piètre tentative, kipu. La kipu tira sur la couverture pour recouvrir son corps nu qui la mettait mal à l’aise, se sentant vulnérable et effrayée comme elle ne l’avait pas été depuis l’enfance. Aleytys le perçut et éclata de rire, ses yeux brillants bleu-vert glissant d’un air railleur sur le maigre torse de la nayid. La kipu rougit et le sang monta sur ses épaules et jusqu’à son visage. Elle tendit la main vers la tunique pliée sur la chaise placée avec une précision maniaque parallèlement au lit. Aleytys se raidit. — Non ? Les yeux noirs et ronds se fixèrent sur elle sans cligner. Le mince bras s’arrêta un instant, puis la kipu continua calmement son geste en direction de la tunique. — Ne soyons pas stupide, femme. Une colère brûlante explosa dans la poitrine d’Aleytys. Elle braqua un instant le pistolet sur le corps de la kipu, puis l’écarta. Le rayon réduisit la tunique en cendres, carbonisa la main de la kipu et son bras, le coupant à mi-chemin du coude, continua sa trajectoire et mordit dans l’épais mur de pierre. — Maintenant ! lança-t-elle à Aamunkoitta. Les yeux brillants, un sourire sauvage sur son petit visage brun, Aamunkoitta fit un pas en avant et ouvrit brutalement le drap, projetant l’embryon mort sur les genoux de la nayid en train de gémir. — Ta reine, dit doucement Aleytys. Adieu, kipu. (Elle redressa le pistolet.) Adieu. L’éclair rouge apparut. Comme celui de Burash, le corps tendu de la kipu se transforma soudain en silhouette noire sur le cône de feu, puis ne fut plus qu’un éparpillement de cendres grises tandis que le mur derrière elle laissait passer un courant d’air par un trou rond déchiqueté, un air qui agita brièvement les cendres et projeta une vague de chaleur au visage d’Aleytys. Elle se frotta le visage d’une main tremblante sans ressentir le plaisir féroce auquel elle s’était attendue, rien qu’un malaise tranquille, une solitude glaciale, une immense fatigue. — Kunniakas. (Aamunkoitta la tira par la manche.) — Oui, je sais. Elle releva la tunique à franges et fourra le pistolet à énergie dans la ceinture qui serrait les braies. L’ascenseur les conduisit jusqu’à l’étage des casernements. Prudemment, elles se glissèrent dans les couloirs, ne rencontrèrent âme qui vive et montèrent l’escalier hélicoïdal jusqu’à l’étage vert de l’armurerie. Aleytys s’appuya contre le mur chaulé de blanc et ferma les yeux. — Minette, reste ici. Ne quitte pas ça des yeux. (Elle toucha du bout du pied le coffret à bijoux.) C’est mon billet de sortie de ce monde. — Kunniakas, est-ce qu’on ne peut pas partir ? (La hirii écarta ses petites mains, les trois doigts courts dessinant un geste d’avertissement.) Tu demandes un peu trop à tes dieux et ils te laissent tomber. Les dieux ne sont pas ainsi. — Les dieux ! (Aleytys eut un rire amer.) Madar, que je suis fatiguée ! (Elle tendit ses propres mains et les regarda, rouges, sales, les ongles irréguliers, des envies.) Voilà mes dieux. Pas très beaux, mais solides. (Elle ferma les poings.) Elles font ce que je leur demande, pas comme les dieux auxquels les miens s’adressaient. Les dieux ! (Elle se tourna et s’avança vers l’arche donnant dans le couloir. Dans l’ouverture, elle regarda par-dessus son épaule.) Si tu entends du bruit ou si je ne ressors pas très vite, fiche le camp. Et emporte les joyaux. — Kunniakas, laisse-moi venir avec toi. (La hirii lui comprima le bras.) Je sais combattre aussi bien qu’un homme. — Je te crois, Minette. (Elle lui sourit affectueusement, tendit la main et toucha les lèvres fermes avec tendresse.) La petite chatte a des griffes. (Elle hocha la tête.) Non. Il faut que quelqu’un en qui j’ai confiance garde ceci. Aamunkoitta s’affala avec écœurement sur le coffret. Elle renifla. Mais, alors qu’Aleytys disparaissait à l’angle du couloir, elle souffla : — Les henkiolenta maan te préservent, Kunniakas. Aleytys ouvrit la porte de l’armurerie grâce à son talent qui fonctionnait maintenant aussi automatiquement que sa respiration. Elle la tira et bondit à l’intérieur, l’unique nayid de garde se ratatinant dans le faisceau du pistolet d’Aleytys sans faire le moindre bruit. Respirant doucement, prudemment, sans penser à ce qu’elle faisait, elle fit pivoter l’arme vers les gardes endormies, puis abandonna la pile de cendres et pénétra dans la salle principale de l’arsenal. Debout en plein milieu, elle regarda autour d’elle les lourdes armes nettement empilées et stockées dans les niches du mur. Elle savait ce qu’elle voulait faire, mais quant à la façon de s’y prendre… Madar, songea-t-elle, je ne comprends rien aux armes plus compliquées qu’un poignard… Une vibration se déclencha à l’arrière de son esprit, une lueur pourpre se répandit dans la salle, la faisant sursauter et lui rappelant ce qu’elle trouvait troublant, ce qui échappait à sa mémoire, mais il était tellement douloureux d’aller plus loin qu’elle ne fit aucun effort supplémentaire. La lueur pourpre s’intensifia et, soudain, ce qu’il fallait qu’elle sache fut dans son esprit, clair et net comme une page de livre. Sans le mettre en doute, mais craignant de le faire, déterminée à ne point le mettre en doute, elle se précipita vers l’une des niches les plus grandes occupée par un œuf métallique hideux. Les mains bougeant sans qu’elle leur donne d’ordre, agissant avec une connaissance placée au bout de ses doigts, elle arma la bombe, régla le retardement, puis passa à la suivante. Et à la suivante. Et ainsi de suite. Lorsqu’elle eut terminé, elle avait armé cinq bombes et les avait laissées fredonner paisiblement leur chant de puissance patiente… De retour à l’escalier, elle vit le visage tendu d’Aamunkoitta se détendre, la vit faire un geste de bénédiction de la main droite. Elle éclata de rire. — Les dieux ! Viens, Minette. Le toit. — Le toit ? (Aamunkoitta lui toucha le bras en hésitant.) Mais… — Une libellule, Minette. C’est le seul moyen. Aamunkoitta passa sur son épaule la bandoulière du coffret à bijoux. — Tu sais les piloter ? — Si je n’y arrive pas, nous aurons droit à un fichu bûcher funéraire, Minette ! L’escalier. Qui tourne et tourne. Elle déverrouille la porte massive à deux serrures qui donne accès au toit. Aleytys s’appuie contre le métal en respirant très fort. — Je suis fatiguée, dit-elle lentement. Fatiguée. — Tu ne peux pas… — Encore les dieux ? — Non. La guérison. Comme quand nous sommes sortis d’ici la première fois. — Je dois être vraiment fourbue. Aleytys ferme les yeux et plonge dans le fleuve jusqu’à ce que son corps pétille de vie, que son esprit s’élève d’excitation. À un seul moment, son enthousiasme faiblit… elle entend la voix légèrement amusée de Burash qui disait… haut et bas… haut et bas… modération. Leyta, un peu de modération… Elle écarte ce souvenir et pose les mains sur les tempes d’Aamunkoitta, partageant son pouvoir avec sa jeune amie. — Ça va mieux ? — Oui, Kunniakas. — Parfait. Quand je passerai sur le toit, reste à l’abri derrière la porte. Pas de discussion, Minette. Ces gardes auront aussi des armes à énergie. Inutile de leur fournir des tas de cibles. Aamunkoitta arbora un air têtu. — Tu ne ferais que détourner mon attention, Minette. Je m’inquiéterais pour toi au lieu de me concentrer sur ces gardes. (Elle leva le pistolet.) Après tout, nous n’avons qu’une seule arme. Et nous n’avons pas le temps de discuter. Aamunkoitta lui saisit le bras. — Qu’as-tu fait là-dedans, Kunniakas ? Aleytys haussa les épaules. — J’ai mis des bombes qui doivent exploser au bout d’une demi-heure. Il ne nous reste plus qu’une vingtaine de minutes. — Ah ! (Les yeux d’Aamunkoitta flamboyèrent férocement.) Pour brûler complètement ce nid. Très bien ! — Je suis navrée pour ceux des tiens qui se trouvent ici et dans la ville, Minette. (Aleytys se renfrogna en retombant du haut de son enthousiasme. Elle frissonna.) Je n’avais pas pensé à eux jusqu’à présent. Aamunkoitta haussa les épaules. — Pour anéantir la ville, ils mourraient volontiers. Leur vie en ces lieux était condamnée à plus ou moins longue échéance. (Elle déposa le coffret à bijoux et s’assit dessus.) Mais je préférerais ne pas me joindre à eux s’il est possible de l’éviter. Il ne vaudrait pas mieux cesser de bavarder et se mettre au travail ? L’amusement bouillonnant à nouveau en elle et balayant la déprime, lui faisant remonter la pente, Aleytys gloussa et sortit en courant du tunnel aux murs épais, pliée en deux, restant dans l’ombre près du parapet. Les gardes étaient insouciantes ; elles étaient trop sûres des barrages de sécurité derrière elles. Il n’y en avait que deux et elles avaient le dos à la porte, prises par une conversation décousue, prêtes à leur manière à toute attaque provenant du ciel mais à moitié absorbées par leurs paroles. Aleytys braqua froidement son arme et pressa la détente. Les gardes moururent à mi-mot, ignorant tout de l’origine de leur trépas. Aleytys grimaça. Tuer lui devenait un peu trop facile et cela l’effrayait légèrement. Mais elle n’avait pas le temps de méditer sur des problèmes philosophiques et fourra ce souci dans le même sac que tout ce à quoi elle n’avait pas le temps de penser. — Minette. La hirii sortit du tunnel d’un pas gauche en raison du poids de la lourde boîte contenant les joyaux. — Ç’a été vite. — Elles rêvassaient. — Nakivas les aurait écorchées. (Elle examina les libellules garées à côté des rampes d’entrée en saillie.) Et maintenant ? Aleytys haussa les épaules. — Je suppose que ça n’a aucune importance. Elle s’avança rapidement vers l’appareil le plus proche, suivie de la hirii. Aamunkoitta s’assit mal à l’aise, à son côté. Dans le siège du pilote, Aleytys fit courir ses doigts sur la texture variée du métal et du verre, froide et mystérieuse à ses sens. La lueur pourpre revint alors et, au bout d’une minute, Aleytys grogna ; ses mains dansèrent sur les commandes et la libellule s’éleva impeccablement et s’éloigna à toute allure ; la ville ne fut plus bientôt qu’une tache noire nichée contre la pierre plus pâle de la butte. Elle fit pivoter la libellule et la maintint en vol stationnaire. — D’un instant à l’autre, maintenant, Minette. L’instant s’écoula lentement et la tension monta, surtout chez Aleytys, tandis que la nervosité d’Aamunkoitta faisait et refaisait écho en elle. Puis les ténèbres éclatèrent en une vaste lumière éblouissante, une boule de feu plus grosse que le soleil, aveuglante à cette distance même. Aamunkoitta poussa un cri et porta les poings à ses yeux. Aleytys fit volte-face et ce mouvement fit désagréablement vaciller l’appareil. Elle se couvrit le visage de ses mains tremblantes et pleura en silence. — Une mort propre. Et rapide. La voix d’Aamunkoitta fut rauque dans ses oreilles, réconfortante, comme les petites mains de la hirii qui lui tapotaient doucement les épaules. Aleytys poussa un soupir. — Merci. Elle leva la tête et glissa un regard prudent en direction de la ville. La boule de feu avait disparu et il ne restait plus qu’un rougeoiement intense. — Où va-t-on maintenant ? La voix de la hirii trancha dans son horreur persistante devant la destruction qu’elle avait causée. — Tu as dit six mois ? — Quoi ? — Je suis restée droguée pendant six mois ? — Oui. — Le contrebandier avait dit qu’il reviendrait dans six mois. Tu penses que tu pourrais retrouver l’endroit où il se pose ? — J’y suis allée plusieurs fois. — Tu crois que Nakivas reviendra ? — Bien entendu. Il y est forcé. — C’est là que nous allons. Tandis que la lueur pourpre brillait à nouveau autour d’elle, sans savoir exactement pourquoi, Aleytys fit descendre la libellule jusqu’à deux mètres au-dessus du sol et la dirigea aussi vite qu’elle le put vers le sud-est, où la plaine plate et fertile se transformait en collines basses peuplées d’arbres et coupées de ravins rocheux. 28 Aleytys observait le contrebandier camouflé qui descendait de la courbe de la nuit pour se poser avec un minimum de cérémonie sur le fond de la vallée. — Le voilà, dit-elle tranquillement. Réveille-toi, Minette. — Je suis réveillée. (Elle s’assit.) — Je n’ai pas changé d’avis, tu sais. Aamunkoitta posa les mains sur ses cuisses. — Tous les miens sont morts. Tu es désormais mon clan. — Nakivas ? — Des tas de femmes bavent devant lui. Je serais perdue dans la foule. Tu sais comment je suis. (Ses yeux se fermèrent, son visage rentra en elle la douleur qu’elle éprouvait.) Je ne suis pas apte à… — Pas ça, Minette. Elle se frotta les mains sur les cuisses. — Je ne refuse pas de regarder la vérité en face, Kunniakas. Je ne pourrais plus mener une vie de femme de clan, trop de choses me sont arrivées, m’ont changée. (Elle hocha la tête.) D’ailleurs… (Un sourire chassa soudain la morosité de son visage.) Tu m’as montré qu’une femme peut être chose que quelqu’un qui trime pour un homme. Je ne trouverais aucun endroit qui me convienne sur ce monde. Laisse-moi t’accompagner. — Minette… — Tu détiens le pouvoir, Kunniakas. Il te faut quelqu’un qui te serve. Laisse-moi le faire. Aleytys branla du chef. — Même après la disparition du mahaj, les nayid tiennent le pays, mais ton peuple a désormais une chance. Alliez-vous à elles, ou chassez-les, récupérez vos terres. Tu as encore du travail ici, Minette. De plus tu pourras enseigner aux autres femmes ce que tu as appris. (Aleytys gloussa.) Tu pourras déclencher une nouvelle révolution sur ce monde incertain. — Tu ne veux pas de moi ! Avec un soupir de lassitude, Aleytys replia les jambes sous elle puis se leva. — Je ne veux pas te voir blessée. Ou tuée. Je ne suis pas stupide au point de m’imaginer que tu auras la vie facile, ici. Mais du moins seras-tu parmi ta propre race, avec une tâche importante à réaliser. Tu seras peut-être malheureuse, mais tu resteras en vie. — En vie ! — Ne la gâche pas. Aamunkoitta haussa les épaules. — Tu ferais bien de te préparer. Le vaisseau : quelqu’un arrive. — Attends ici avec le coffret. — Que les henkiolento maan te donnent la force, Kunniakas. Aleytys rit puis descendit à la rencontre du contrebandier aux cheveux longs, un sourire illuminant sa face. Elle rencontra son visage surpris et murmura : — Aspash, phorea. — Aspash, despina. Tu parles donc l’interlingue ? Il l’examina, son regard sardonique et amusé la jaugeant de la tête aux pieds. Puis il regarda derrière elle en direction du labyrinthe de roches, de l’autre côté du torrent. — Où sont tes amis ? — Ils viendront. (Elle agita la main en direction du vaisseau.) Et tes compagnons ? — Occupés. Tu es en avance. — Je veux un billet pour quitter ce monde. — Oh ? (Sa bouche s’étira en un sourire, ses dents blanches scintillant sur la peau basanée.) Pourquoi me donnerais-je cette peine ? (Il hocha la tête en direction du vaisseau.) Ce n’est pas un navire de ligne. — Le profit. (Elle répondit à son sourire.) Le meilleur baume contre l’inconfort. — Ils paieront pour toi ? — Les hirii ? (Elle branla du chef.) Non, je possède quelques babioles qui peuvent t’intéresser. — Fais-moi voir et je te répondrai. Aleytys le considéra en silence. — Tu es un homme raisonnablement honnête, dit-elle au bout d’un moment. Mais tu n’es pas un ami à moi. J’ai appris par le passé que la confiance ne paie pas si l’on n’a pas le pouvoir de faire appliquer le marché. — Bien. (Il croisa les bras sur sa poitrine.) Comment vas-tu résoudre ce petit problème ? — Si j’avais une arme… (Elle leva son pistolet à énergie et le lui tendit crosse en avant.) Disons que ceci constitue une partie du paiement. D’ailleurs, tu pourrais me le prendre dès que tu le désirerais. Il haussa les sourcils puis fit tourner lentement l’arme entre ses doigts longs et robustes. — Travail de la Ffynch. Joli. Mais tu ne supposes tout de même pas que cela peut me défrayer de la dépense. — Non. (Elle regarda par-dessus son épaule.) Minette, viens ici. Apporte les bijoux. — Des bijoux ? Elle lui fit face, à nouveau. — Certains seront pour toi. Certains. La hirii arriva au petit trot, le lourd coffret rebondissant contre sa cuisse. — Il va t’emmener ? — Il ne s’est pas encore décidé. Ouvre le coffret. La hirii s’agenouilla à côté d’Aleytys et souleva le couvercle. Lorsque le clair de lune brilla sur les joyaux, Aleytys sentit une vague d’intérêt déferler chez le contrebandier. L’étreinte soudaine de la cupidité. — Il y en a profond ? Ils sont tous comme ça ? Il tomba à genoux et toucha les gemmes scintillantes de ses doigts tremblant d’appréciation devant leur beauté et leur valeur, surprenant Aleytys par la sensibilité dissimulée derrière sa façade. Elle hocha la tête et, comme il ne relevait pas les yeux, ajouta : — Oui. Ceux du dessus sont pour toi si tu me conduis là où je le désire. Cela suffira, je pense. Il se releva, cachant son impatience sous un masque impassible. — Deux épaisseurs. — Non. Ceux que tu vois là. (Elle gloussa.) Avant que tu essaies de marchander, phorea, je te dirai que je suis une empathe. Je lis tes sentiments dès qu’ils se manifestent. — Ce n’est pas juste. (Il haussa les épaules.) Tu sais donc que je prendrai ça. Où veux-tu aller ? — Connais-tu un monde nommé Ibex ? Il fronça les sourcils. — Non. Ce ne doit pas être dans le secteur. Tu en as les coordonnées ? — 89-066 Suhbe-Trall 64 Aurex Corvi 1007-47. Les chiffres étaient gravés dans sa mémoire et apparurent rapidement sur ses lèvres, porteurs de tristes souvenirs de sa vie sur un autre monde. Elle chassa le voile du souvenir et attendit la réponse du contrebandier. Bien que son visage restât impassible, elle perçut la surprise dans son esprit. — C’est à mi-chemin du cristallin galactique. Je ne peux pas aller aussi loin. — C’est vrai. (Elle soupira.) Merde ! Je craignais que ce ne soit pas si facile. On dirait que ce n’est pas demain que j’y arriverai. Emmène-moi aussi loin que tu peux. Conclu ? — Conclu. — Donne-lui le plateau supérieur, Minette. Aamunkoitta hocha la tête. Elle souleva le plateau et le plaça entre les mains du contrebandier. Puis elle rabattit le couvercle du coffret et replaça la bandoulière sur son épaule. — Je veux monter à bord du vaisseau avant l’arrivée des autres. Il ne faudrait pas qu’ils me voient. (Aleytys ferma un instant les yeux, fouillant les collines avec son esprit.) Les autres hirii sont à moins d’une demi-heure d’ici, annonça-t-elle en rouvrant les yeux. (Elle sourit, puis gloussa devant son regard stupéfait.) Un autre talent. — Très bien ; suis-moi. — Un instant. Ce que j’ai dit tout à l’heure. Il haussa des sourcils vifs. — Sur la façon de renforcer la confiance par le pouvoir. — Eh bien ? — Regarde. (Elle enveloppa des doigts de son esprit une pierre et la souleva jusqu’au niveau des yeux du contrebandier.) Tu vois. — Une petite dame très douée. — Tu ne comprends pas. (Elle laissa retomber la pierre.) Si je tenais ainsi ton cœur… Elle sentit qu’il comprenait enfin, la méfiance remplaçant sa confiance. — Je vois. Pas étonnant que tu n’aies pas besoin de pistolet. — Exact. C’est une arme que nul ne peut me prendre, quelle que soit sa force. (Elle écarta les mains.) Attache-moi les mains, mon esprit reste libre. Je me protège donc. Si nécessaire. Seulement si nécessaire. C’est une garantie. Tu comprends ? — Trop bien. (Il gloussa à son tour.) Et je suis heureux d’avoir pour habitude de tenir ma parole. Au pied de l’ascenseur, Aleytys s’arrêta, toucha la joue d’Aamunkoitta. — Adieu, Minette. — Au revoir, Kunniakas. (Elle fit glisser la bandoulière.) Il va falloir que j’attende Nakivas. Dois-je lui dire que tu es partie ? — Il te le demandera, je suppose. Très bien. Dis-le-lui. Je ne le verrai pas. Aleytys souleva le coffret à bijoux, entra dans l’ascenseur et le laissa l’emporter dans le vaisseau. Aamunkoitta était une petite silhouette solitaire lorsqu’Aleytys pénétra dans le sas. À bord du vaisseau… elle passe devant le regard curieux de l’homme pâle et de l’homme félin. Elle parcourt le couloir étroit et cabossé, les pieds glissant sans bruit sur le revêtement souple et spongieux. Elle pénètre dans une pièce étroite et stérile… — C’est la cabine du second. Il viendra enlever ses affaires après que les tractations seront terminées. Aleytys examina la pièce nue. — Montre-moi comment marche tout cela. — Tu ne connais pas les pliables ? — Je n’ai connu que deux vaisseaux, la première fois en tant qu’invitée, la seconde en tant que prisonnière. Mon expérience est limitée. — Ça ne te fait rien d’admettre ton ignorance ? — L’ignorance est une maladie facilement guérie. Il haussa les épaules. — Voilà : les couchettes. Il tira les couchettes superposées, celle du haut, puis celle du bas, lui montra comment les ouvrir et les refermer… le lavabo… la douche… les toilettes… le placard pour ranger les affaires… — C’est tout. — Merci. (Elle regarda autour d’elle.) Puis-je rester avec toi sur la passerelle au moment du décollage ? Je ne te gênerai pas. — Pourquoi ? — J’ai une impression… (Elle arpenta nerveusement la cabine.) J’ai l’impression que tu auras besoin de moi… d’une certaine manière. — Besoin de toi ! (Il renifla, incrédule.) Tu ne sais rien des vaisseaux spatiaux. — Mais je sais qu’il est stupide de feindre d’ignorer mes prémonitions. Il la considéra de la tête aux pieds. — Très bien. Je te ferai une petite place. — Merci. Il hésita à la porte, curieusement peu enclin à la quitter. — As-tu besoin d’autre chose ? — Non. Pas maintenant. Ne devrais-tu pas te préparer pour accueillir les hirii ? Ils arrivent. Il fronça les sourcils. — Tu te sens mal à l’aise en ma présence ? — Non. (Elle lui sourit et écarta les mains.) Pourquoi serait-ce le cas ? Mais je ne te connais pas. — Tu lis mes sentiments. — Les connaître est bien plus que cela. Je perçois ton intérêt pour moi ; tu es attiré par moi en tant que femme. Il se tira sur les sourcils. — Katrat ! Tu es une femme rudement embarrassante. — Oui. (Elle soupira.) Phorea, je te trouve également intéressant, mais je ne suis pas encore prête à connaître un autre homme. Je viens de subir une… (Sa voix faiblit, ses yeux s’emplirent de larmes ; elle pouvait à nouveau pleurer, doucement, tristement, pour le défunt Burash.) Mon amour est mort et il faudra un certain temps avant que j’en cherche un nouveau. J’ai besoin d’une période de deuil. Comprends-tu ? — Non. (Il parla assez froidement.) Que les morts restent morts ; laissons-les tranquilles, ne nous accrochons pas aux cadavres en train de pourrir. — Je ne le fais pas. (Elle soupira.) Non, mais je ne peux pas m’éteindre et me rallumer aussi vite. Il haussa les épaules. — Nous partons dans une heure ou deux. Je viendrai te chercher. — Merci. (Elle rabattit la couchette inférieure et s’assit dessus.) Je vais me reposer. Bon travail. Il hocha froidement la tête et disparut. 29 Le vaisseau s’éloignait de la planète en se glissant le long de la ligne de séparation de la lumière ; puis il plongea dans l’espace profond en direction du point de transfert aussi vite que le pouvaient les moteurs en train de peiner. Au début, le voyage fut normal, banal. Puis une sonnerie retentit à plusieurs reprises, et son bruit injecta de l’adrénaline dans toutes les veines d’Aleytys, nouant l’estomac en une boule dure. Elle se leva de son siège et vint s’installer derrière le pilote. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle avant de voir le vaisseau qui quittait la planète derrière eux. Qui est-ce ? — Un inspecteur de la Ffynch. Ne me dérange pas. Le contrebandier se pencha sur les commandes, fixant l’écran avec une attention soutenue. Aleytys regarda le vaisseau. Il possédait une menaçante aura qui l’ébranla. Un éclair apparut, cachant une seconde le vaisseau, puis l’appareil des contrebandiers trembla ; elle tomba sur le revêtement du sol et le contrebandier lâcha une bordée de jurons. Elle se releva, ignorée par l’homme en train de se débattre avec ses commandes. Le vaisseau dansa sur l’écran tandis que l’homme tentait de s’échapper, mais il se rapprochait toujours. L’éclair reparut. Cette fois-ci, Aleytys sentit dans leur appareil un effort pénible lorsque les effets de la secousse se furent évanouis. Il n’était pas utile qu’on lui dise qu’il ne pourrait supporter une nouvelle décharge ; la peur et la colère exsudaient du pilote contrebandier, des gouttes de sueur coulaient sur son visage et son dos tandis qu’il essayait de fuir leur poursuivant. Mais la lutte était vaine. Elle ne savait pas le lire sur les cadrans ; mais lisait cela chez cet homme. Elle ferma les yeux et projeta sa vision jusqu’au vaisseau qui les poursuivait. Elle comprenait peu de chose. Mais la lueur pourpre revint… qu’est-ce que c’est ? se demanda-t-elle… Aucune réponse… Rien qu’une image dans son esprit… un diagramme… Elle fouilla leur poursuivant et finit par trouver un endroit qui ressemblait parfaitement à ce diagramme, puis l’arracha. Le vaisseau explosa, disparaissant en une boule de feu qui brilla plus fort que le soleil, si proche et si clair derrière eux. Elle se raccrocha à la barre métallique, derrière le siège du pilote… cette couleur pourpre… ce qui se passe… ce qui me dit… la voix du contrebandier interrompit ses pensées tourbillonnantes. — C’est toi qui as fait ça ? — Oui. (Les lèvres tremblantes, elle essaya de lui sourire.) Je t’avais dit que mes prémonitions devaient être prises en compte. — Comment ? Elle haussa les épaules et ne se donna pas la peine de répondre. — Un talent utile. — Mais difficilement contrôlable. Il fronça les sourcils. — C’est dangereux pour notre appareil ? — Non, je ne voulais pas dire que j’en perds le contrôle. C’est simplement que je ne peux pas l’utiliser chaque fois que je le veux. (Elle soupira et s’étira.) Je suis très fatiguée. Si ça ne te fait rien, je vais aller dormir un brin. Il éclata d’un petit rire sec, sardoniquement amusé à l’idée de la déranger. — Fais de beaux rêves, despina. Elle lui adressa un regard inquisiteur, lut son amusement et sourit. — Inutile de te dire que mes services sont à ta disposition si nécessaire. — Merci. (Il se laissa aller en arrière dans son siège, se détendant après la tension de ce bref conflit.) Je m’en souviendrai. Dans la petite cabine, Aleytys s’allongea sur la couchette et fixa la surface métallique au-dessus de sa tête. Une nouvelle fois, elle sentit qu’il y avait quelque chose qu’elle ne pouvait se rappeler, quelque chose de vital par rapport à son bien-être, quelque chose de lié à cette étrange lueur pourpre qui était le prélude à de soudains influx d’informations. Elle sonda délicatement les emplacements vierges et battit en retraite en se heurtant au souvenir douloureux de la silhouette noire de Burash se découpant sur le cône de lumière rouge du pistolet à énergie. Elle ressentit une impression de solitude froide et profonde, une souffrance glacée sans recours qui s’amplifiait, s’amplifiait… — Non, murmura-t-elle. Pas ça ! Elle tendit la main et l’aplatit sur le métal pour percevoir la palpitation lente et régulière dans les flancs du vaisseau. — Je suis repartie ; mais cette fois-ci je sais ce qui se passe. Maman, j’arrive. Que tu sois prête ou non ! Au bout d’un certain temps, elle s’endormit.