Jim Butcher La Furie du Curseur Codex Aléra – tome 3 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Caroline Nicolas Bragelonne Prologue Les hommes font des projets. Le Destin s’en rit. EXTRAIT DES ÉCRITS DE GAIUS QUARTUS PREMIER DUC D’ALÉRA Tavi joignit le bout des doigts et baissa les yeux sur le plateau du ludus. Sur onze rangées de onze cases noires et blanches disposées en échiquier se dressaient en rangs serrés des figurines en plomb, peintes également en noir et blanc. Un deuxième plateau de cinq cases sur cinq, posé sur un petit support métallique, son centre aligné sur celui du plateau inférieur, était occupé par quelques pions seulement. Les victimes de guerre étaient posées sur la table à côté du plateau. La partie était déjà bien entamée, et le moment approchait où échanges et sacrifices devraient être faits, menant à la bataille finale. Cela faisait partie du jeu. Les sombres légions de Tavi avaient subi des pertes plus lourdes que celles de son adversaire, mais il occupait une position plus solide. Tant qu’il maintenait le cours de la partie en sa faveur – et sous réserve que son adversaire ne soit pas en train de lui tendre un piège diabolique qui aurait échappé à son attention –, il avait d’excellentes chances de gagner. Il prit un de ses Ducs pour le placer sur le plateau surélevé, qui représentait les cieux au-dessus du champ de bataille, afin d’accentuer la pression sur les blanches armées ennemies, qu’il cernait déjà. Son adversaire fit entendre un grognement nonchalant et discret qui ressemblait au ronflement d’un énorme prédateur. Tavi savait que ce son indiquait la même émotion qu’un petit rire amusé chez un homme, mais pas un seul instant il n’oubliait que la créature qui lui faisait face n’avait rien d’humain. Le Canim était énorme, et faisait près de trois mètres de haut lorsqu’il se tenait debout. Il avait une fourrure sombre et épaisse, un lourd pelage qui lui couvrait tout le corps à l’exception des mains, semblables à des pattes d’animal, et de plusieurs endroits où d’épaisses cicatrices se voyaient sur sa peau à travers les poils. Sa tête rappelait celle d’un énorme loup, mais légèrement plus massive, avec un museau doté d’une large truffe noire et des mâchoires hérissées de crocs blancs et acérés. Ses oreilles triangulaires étaient dressées et pointées vers le plateau du ludus, indiquant sa concentration. Il agitait sèchement sa queue touffue en réfléchissant, et plissait ses yeux rouge et or. Quant à l’odeur qu’il dégageait, Tavi n’en avait jamais senti de semblable : il émanait de lui un effluve de renfermé puissant et musqué, ainsi qu’un relent de métal rouillé bien que l’armure et les armes du Canim soient sous clé depuis deux ans. Varg avait refusé de prendre une chaise et s’était assis sur son arrière-train de l’autre côté du plateau de jeu. Même ainsi, il dépassait Tavi d’une bonne tête. Tous deux se trouvaient dans une pièce sobrement meublée de la Tour Grise, la prison inexpugnable d’Aléra Impéria, dont nul ne pouvait s’évader. Tavi s’autorisa un petit sourire. Presque inexpugnable. Et au moins une personne s’en est évadée. Comme chaque fois, le souvenir des événements du festival du Printemps, deux ans auparavant, emplit le jeune homme d’un mélange familier de fierté, de honte et de tristesse. Même après tout ce temps, monstres hurlants et rivières de sang continuaient à hanter ses rêves. Il se força à détourner ses pensées de ces douloureux regrets. — Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda-t-il au Canim. — Toi, répondit Varg sans lever les yeux du plateau. (Il parlait d’une voix lente et basse, et ses mots semblaient comme mâchonnés et déchiquetés par ses crocs.) Tout en offensive. — C’est comme ça qu’on gagne. Varg tendit sa lourde patte pour pousser avec une longue griffe acérée une figurine blanche de Haut Duc, contrant le coup que Tavi venait de jouer sur le plateau céleste. — La férocité seule ne suffit pas à donner la victoire. Tavi déplaça une figurine de légionnaire vers l’avant et estima qu’il pourrait bientôt passer à l’attaque. — Comment cela ? — Elle doit être tempérée par la discipline. La férocité est inutile quand elle n’est pas employée au bon endroit… (Varg fit descendre un Exploitant du plateau céleste pour prendre le légionnaire de Tavi. Puis il reprit sa position et croisa les bras.)… et au bon moment. Tavi regarda le plateau en fronçant les sourcils. Il avait envisagé cette tactique de la part du Canim en élaborant sa stratégie, mais il ne l’avait pas jugée assez pratique et orthodoxe pour s’en inquiéter. Cependant l’évolution subtile du jeu avait altéré l’équilibre des forces à cet endroit précis du plateau. Tavi réfléchit à ses possibilités de riposte et rejeta ses deux premières idées, trop futiles. Puis, à sa grande consternation, il se rendit compte qu’aucune de la dizaine d’options qui lui venaient à l’esprit ne lui convenait. En moins de vingt coups, elles mèneraient toutes à une série d’échanges qui rendraient les forces numériquement supérieures du Canim maîtresses du plateau, et libres de traquer et capturer à leur guise les Hauts Ducs de Tavi. — Par les Corbeaux ! murmura le garçon. Varg retroussa ses lèvres noires sur ses dents blanches en une parodie de sourire aléréen. Certes, aucun Aléréen n’aurait eu… un air aussi carnassier. Tavi secoua la tête, sans cesser d’étudier ses possibilités sur le plateau. — Cela fait bientôt deux ans que je joue au ludus avec vous, monsieur. Je pensais avoir à peu près fait le tour de vos tactiques. — Certaines, reconnut Varg. Tu apprends vite. — Je n’en suis pas si sûr, répondit Tavi d’un ton sardonique. Qu’est-ce que je suis donc censé apprendre ? — Ma façon de penser. — Pourquoi ? — Connais ton ennemi. Connais-toi toi-même. Alors, seulement tu pourras remporter la victoire. Tavi pencha la tête pour regarder Varg en haussant un sourcil, sans répondre. Le sourire du Canin s’élargit. — N’est-ce pas évident ? Nous sommes en guerre, Aléréen, déclara-t-il sans qu’aucune rancune particulière transparaisse dans le ton de sa voix, que seules coloraient ses inflexions étranges. (Il indiqua d’un geste large le plateau du ludus.) Pour l’instant, la guerre est polie. Mais ce n’est pas qu’un jeu. Nous nous confrontons l’un à l’autre. Nous nous étudions mutuellement. Tavi releva les yeux en se renfrognant. — Ainsi, nous saurons comment nous tuer l’un l’autre lorsque le moment viendra, dit-il. Le silence de Varg tint lieu de confirmation. Tavi appréciait Varg, à sa façon. L’ancien Ambassadeur avait toujours été honnête, du moins envers lui, et il se tenait à un code d’honneur obscur et strict. Depuis leur toute première rencontre, le Canim le traitait avec un respect amusé. Tavi avait toujours cru qu’en apprenant à se connaître lors de ces parties de ludus, ils finiraient par développer une sorte d’amitié. Varg n’était pas de cet avis. Pendant quelques secondes, cette découverte fut pour Tavi un brusque rappel à la réalité. Avant de devenir une véritable source de terreur. Le Canim était ce qu’il était. Un tueur. Si égorger Tavi servait son honneur et ses objectifs, il n’hésiterait pas un seul instant ; mais en attendant la reprise de la guerre ouverte, il se satisfaisait de faire preuve d’une tolérance polie. — J’ai vu des joueurs talentueux faire pire pendant leur première année, grommela Varg. Tu deviendras peut-être compétent un jour. En supposant, bien entendu, que Varg et ses compatriotes ne mettent pas Tavi en pièces avant. Le jeune homme ressentit soudain le besoin urgent de changer de sujet. — Depuis combien de temps y jouez-vous ? Varg se leva et arpenta la pièce du pas nerveux caractéristique d’un prédateur en cage. — Six cents ans, d’après les calculs de ton espèce. Cent ans, selon notre propre façon de compter. Malgré lui, Tavi resta bouche bée. — Je ne savais pas… ça. Varg fit de nouveau entendre un grognement rieur. Tavi se referma la bouche d’un doigt sous le menton et chercha quelque chose à dire. Ses yeux revinrent sur le plateau du ludus, et il indiqua du doigt la case où la manœuvre de Varg lui avait échappé. — Euh… Comment avez-vous réussi à faire cela ? — Avec de la discipline. Tu as laissé tes pions en groupes irréguliers. Tu les as dispersés. Cela réduit leur capacité à se soutenir, par rapport à un placement adjacent sur le plateau. — Je ne suis pas sûr de comprendre. Varg entreprit de replacer les pions où ils étaient au début de la partie, et Tavi put voir ce que le Canim voulait dire. Les forces de son adversaire se tenaient en rangs réguliers, côte à côte. Cette formation paraissait gauche et encombrée, mais elle offrait un redoublement des capacités militaires qui compensait largement la difficulté à la mettre en place ; à l’inverse, ses pions à lui étaient éparpillés, chacun ayant été déplacé dans l’intention d’obtenir tel ou tel avantage spécifique de façon à dominer le plateau de jeu. Varg repositionna les pièces du jeu telles qu’elles se trouvaient auparavant, en ponctuant ses propos d’un coup sec de la queue. — C’est le même principe que lorsque vos légions affrontent nos troupes d’incursion. Leur discipline compense leur faiblesse physique. Nulle rage, quelle que soit sa violence, ne peut rivaliser avec la discipline. Une agressivité mal appliquée est plus dangereuse pour soi-même que pour tout ennemi, jeune humain. Tavi regarda le plateau d’un air sombre et répondit par un grognement. — T’avoues-tu vaincu ? demanda Varg. — La partie n’est pas encore terminée, répliqua Tavi. Il ne voyait pas comment vaincre Varg à ce stade, mais, s’il continuait, il entreverrait peut-être une solution, ou Varg ferait peut-être une erreur dont il pourrait tirer parti. Il prit l’Exploitant du Canim avec un Chevalier, s’engageant dans un échange de coups féroces. Au bout d’une dizaine de tours, Tavi n’avait toujours pas trouvé le moyen de vaincre le Canim. Sa défaite paraissait inéluctable et, avec une grimace, il leva la main pour renverser son Premier Duc en signe de capitulation. C’est alors qu’on frappa violemment à la porte en bois de la cellule – même si, aux yeux de Tavi, cette suite spacieuse, dans laquelle il y avait même un lit assez grand pour convenir au Canim, un coin salon et un coin lecture, ressemblait franchement plus à un appartement spartiate qu’à une prison – et qu’un garde entra. — Excusez-moi, jeune homme. Un messager est arrivé de la Citadelle pour affaires concernant la Couronne. Il souhaite vous parler. — Ah ! répondit Tavi en baissant la main et en adressant un large sourire à Varg. Le devoir m’appelle. Je suppose que nous allons être obligés de déclarer un match nul. Varg eut de nouveau un grognement amusé et se leva en même temps que Tavi, qui se tourna vers lui. Le Canim inclina légèrement la tête sur le côté. Tavi imita son geste, de manière un peu plus prononcée cependant. — À la semaine prochaine, alors. Je vous prie de m’excuser, monsieur. — Le devoir ne se cherche pas d’excuses et n’en nécessite pas non plus, jeune humain, répondit Varg. Il adressa un sourire étincelant au garde. Celui-ci ne tressaillit pas vraiment, mais Tavi eut l’impression qu’il avait dû faire un effort pour s’en empêcher. Le jeune homme regagna la porte munie de barreaux qui se trouvait face à la cellule, sans jamais tourner le dos à Varg. Il la passa vivement une fois que le garde l’eut déverrouillée, puis descendit deux volées de marches à la suite de ce dernier, pour gagner un petit bureau privé. C’était une pièce très sobre, aux murs garnis d’étagères chargées de livres, avec une table toute simple et des fauteuils en bois sombre superbement poli, une table de comptes et un secrétaire. Une cruche en porcelaine blanche, perlée de gouttelettes d’eau, était posée sur la table. Un homme courtaud et vaguement myope était assis dans un des fauteuils. Il portait la tunique ornée de bleu et de rouge d’un employé de grade supérieur de la Citadelle. Le garde le salua de la tête et se retira dans le couloir, en refermant la porte derrière lui. Tavi fronça les sourcils en observant le messager. Quelque chose, chez ce dernier, lui était familier. Il ne reconnaissait pas son visage, mais cela ne voulait pas dire grand-chose dans la masse grouillante des employés de la Citadelle. Le messager pencha légèrement la tête sur le côté et garda le silence. Tavi sourit et exécuta un salut cérémonieux. — Votre Majesté. Le messager éclata d’un rire bref et content. Les contours de sa silhouette se modifièrent en tremblant pour prendre la forme plus grande et plus mince de Gaius Sextus, Premier Duc d’Aléra et furifèvre le plus puissant du royaume. Sa chevelure d’un gris argenté était épaisse et bien coiffée, et seules la couleur de ses cheveux et les pattes d’oie au coin de ses yeux révélaient qu’il avait plus que la quarantaine bien conservée. Il y avait quelque chose de hautain et de farouche dans la façon dont il se tenait, confiant dans son pouvoir, son intelligence et son expérience. Tavi remarqua distraitement que le Premier Duc avait manifestement altéré ses vêtements en changeant de forme, car ils lui allaient encore, bien qu’il ait pris quinze centimètres. — Comment as-tu deviné ? murmura Gaius. Tavi réfléchit. — Ce sont les yeux, Sire, finit-il par dire. — Je les ai changés, objecta Gaius. — Pas leur forme ou leur couleur, expliqua Tavi. Seulement… vos yeux. C’étaient les vôtres. Je ne saurais dire exactement comment je l’ai su. — L’instinct, je suppose, répondit Gaius d’un ton pensif. Même si j’aurais préféré que ce soit autre chose. Si tu avais quelque talent inné que nous pouvions définir, nous pourrions enseigner ta technique au reste des Curseurs. Cela pourrait se révéler extrêmement utile. — J’y réfléchirai, Sire. — Très bien. Je voulais te parler. J’ai lu ton analyse des rumeurs que tu as suivies. Tavi regarda le Premier Duc avec stupeur. — Sire ? Je pensais que c’était pour le capitaine Miles. Je suis surpris qu’elle soit parvenue jusqu’à vous. — En général, ce n’est pas le cas. Si j’essayais de lire tous les rapports écrits dans la Citadelle, je croulerais sous la paperasse en moins d’une journée. Mais Miles a jugé ton argumentation suffisamment digne d’attention pour me la faire passer. Tavi prit une grande inspiration. — Oh ! dit-il. — Tu démontres de façon très convaincante que le moment est venu d’agir contre les Hauts Ducs les plus ambitieux. — Sire, protesta Tavi, ce n’est pas nécessairement ce que je pense. Miles voulait que je défende la position opposée aux stratégies qu’il privilégie. Je ne recommandais cette ligne de conduite que pour l’aider à déterminer les faiblesses de la sienne. — J’en suis conscient. Mais tes conclusions n’en sont pas moins crédibles. (Gaius se rembrunit, les yeux rivés sur une des bibliothèques qui meublaient la pièce.) Je pense que tu as raison. Il est temps pour moi de mener la danse, pour changer. Tavi fronça de nouveau les sourcils. — Mais… Sire, cela pourrait envenimer les choses de façon désastreuse. Gaius secoua la tête. — Les choses vont s’envenimer quoi que nous fassions. Tôt ou tard, Kalarus, ou Aquitainus, m’attaquera en force. Il vaut mieux agir maintenant, tant que j’ai encore l’initiative, que d’attendre qu’ils se préparent. — Peut-être, fit remarquer Tavi. Mais cela pourrait aussi ne rien donner. Gaius secoua la tête en souriant. — Mais si. — Comment le savez-vous ? Le Premier Duc haussa un sourcil. — L’instinct. Tavi ne put s’empêcher de rire. — Bien, Sire. (Il se redressa.) Quels sont les ordres ? — Il faut encore que nous nous occupions de ton entraînement militaire, répondit le Premier Duc d’un ton pensif, mais aucune des légions qui ont ma préférence n’a prévu de commencer un cycle de formation avant l’année prochaine. (Il sortit de sa tunique un étui à courrier en cuir et le lança à Tavi.) Tu vas avoir besoin de t’occuper en attendant. Alors, tu vas faire un petit voyage. Tavi regarda l’étui d’un air interrogateur. — Où ça ? — Dans le val. Les ruines d’Appia, pour être exact, afin d’étudier avec Maestro Magnus. Tavi le dévisagea avec stupeur. — Quoi ? — Tu as fini ton deuxième cycle à l’Académie, et les Grandes Furies seules savent ce que tu risques de trouver pour te distraire si on te laisse faire. J’ai lu ta composition sur les arts romans. Magnus aussi. Il a besoin d’un assistant pour ses recherches. Lorsque j’ai suggéré que ça pourrait être toi, il a sauté sur l’occasion de t’avoir avec lui pendant six mois. Tavi resta bouche bée. — Mais… Sire, mes devoirs… Gaius secoua la tête et répondit : — Crois-moi, ce n’est pas un cadeau que je te fais là. J’aurai peut-être besoin de t’avoir en position là-bas, selon l’évolution de la situation. À moins, bien sûr, que tu ne veuilles pas y aller. Tavi sentit un sourire incrédule se dessiner lentement sur ses lèvres. — Non, Sire ! Je veux dire, euh, bien sûr que si, Sire ! J’en serais honoré. — Excellent. Alors, prépare tes affaires pour partir avant l’aube. Et demande à Gaëlle de porter ces lettres à ta place. Tavi retint son souffle. Gaëlle, une de ses camarades de classe, n’avait jamais vraiment été celle qu’elle prétendait être. La véritable Gaëlle avait été assassinée et froidement remplacée par une doublure avant que Tavi ait pu faire sa connaissance. L’espionne qui avait endossé son apparence, un Corbeau de Sang kalarien appelé Rook, avait été l’amie de Tavi pendant deux ans avant qu’il découvre sa véritable identité de meurtrière. Au lieu de la livrer à la justice, cependant, Gaius avait décidé de la laisser continuer à jouer son rôle, de façon à l’utiliser pour fournir de fausses informations à son maître. — Vous pensez qu’elle va transmettre ça à Kalarus ? — Ça ? Certainement. — Puis-je savoir… Gaius sourit. — Cette enveloppe contient du courrier de routine, ainsi qu’une lettre adressée à Aquitainus, l’informant de mon intention de l’adopter légalement et d’en faire mon héritier. Tavi haussa vivement les sourcils. — Si Kalarus apprend ça, dit-il, et qu’il y croit, vous pensez que cela le poussera à agir avant qu’Aquitainus consolide ses prétentions à la Couronne. — Il réagira, répondit Gaius en acquiesçant. Mais je ne sais pas exactement comment. Il est un peu fou, ce qui le rend légèrement imprévisible. C’est la raison pour laquelle je veux autant de paires d’yeux et d’oreilles que possible dans le Sud. Veille à garder ma pièce sur toi en toutes circonstances. — Je comprends, Sire, dit Tavi en portant la main au vieux taureau d’argent pendu à une chaîne autour de son cou. Et Gaëlle ? — Si notre tactique réussit, elle ne sera plus utile à la Couronne, répondit Gaius d’une voix calme et dure comme la pierre. — Bien, Sire, fit Tavi en s’inclinant. Et Ombre ? Le visage de Gaius se rembrunit très légèrement. — Quoi, Ombre ? — Il est avec moi depuis… du plus loin que je me souvienne. Je présumais que… — Non, déclara Gaius d’un ton sans réplique. J’ai du travail pour lui aussi. Sans répondre, Tavi soutint longuement le regard intransigeant de Gaius. Puis il acquiesça d’un léger signe de tête. — Bien, Sire. — Alors, ne perdons plus de temps, conclut Gaius en se levant, avant d’ajouter, comme s’il venait de se rappeler quelque chose : au fait, tu ne coucherais pas avec l’Ambassadrice marate, par hasard ? Le jeune homme resta de nouveau bouche bée. Le feu lui monta tellement aux joues qu’il craignit presque qu’elles s’enflamment littéralement. — Euh, Sire…, bredouilla-t-il. — Tu es conscient des conséquences, je suppose. Vous n’avez ni l’un ni l’autre les dons de furifèvre nécessaires pour pratiquer la contraception. Et crois-moi lorsque je te dis qu’être père complique sérieusement la vie. Tavi aurait désespérément voulu que la terre s’ouvre sous ses pieds pour l’engloutir tout entier. — On, euh… On ne fait pas ça. Il y a, euh…, d’autres… d’autres choses. Que… Gaius le regarda d’un œil pétillant. — Que la copulation ? Tavi se cacha le visage d’une main, embarrassé au plus haut point. — Oh ! par tous les Corbeaux ! Oui, Sire. Gaius éclata d’un rire retentissant. — Je me rappelle vaguement le concept. Et comme les jeunes gens n’ont jamais réussi et ne réussiront jamais à se contrôler, je suppose que je devrais me satisfaire de vos, euh…, activités alternatives. (Son sourire s’effaça.) Mais n’oublie pas, Tavi. Elle n’est pas humaine. Elle est marate. Prends du bon temps avec elle s’il le faut, mais je te conseillerais de ne pas trop t’attacher à elle. Tes devoirs n’en deviendraient que plus éprouvants. Tavi se mordilla la lèvre en baissant les yeux. Dans son enthousiasme, il avait oublié que s’il s’en allait, il ne verrait pas Kitaï pendant six mois. C’était là une perspective qui ne lui plaisait pas. Pas du tout. D’ordinaire, ils arrivaient à passer un peu de temps ensemble presque tous les jours. Et presque toutes les nuits… Tavi sentit ses joues s’empourprer de nouveau, rien que d’y penser. Mais il était vaguement surpris de voir à quel point l’idée d’être séparé de Kitaï lui déplaisait ; et pas seulement parce que cela allait mettre un sérieux frein à ses, euh…, « activités alternatives ». Kitaï était une jeune femme magnifique et fascinante ; franche, loyale, farouche, elle avait l’esprit vif et la langue acérée, et un sens inné de l’empathie que Tavi n’avait encore jamais rencontré chez personne qui ne soit aquafèvre, comme sa tante. C’était son amie. Mais plus que ça, il était attaché à elle par une sorte de lien invisible que chaque Marat développait avec une créature totem. Tous les Marats que Tavi avait rencontrés étaient toujours accompagnés de leur totem, que Kitaï appelait chala. Le père de la jeune fille, Doroga, chef du Clan des Gargantes, n’allait nulle part sans l’énorme gargante noir du nom de Marcheur. Et Tavi pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où il avait vu Hashat, chef du Clan des Chevaux, se déplacer à pied. Tavi craignait secrètement que leur séparation fasse souffrir Kitaï d’une manière ou d’une autre, peut-être même physiquement. Et, après son séjour dans le Sud, il entamerait sa période de trois ans de service obligatoire dans la légion qui pourrait l’emmener dans les contrées les plus lointaines du royaume, et sûrement loin d’Aléra Impéria et de Kitaï, qui était l’Ambassadrice de son peuple auprès de la Couronne. Trois ans. Et après ça, il y aurait une autre mission. Puis une autre. Les Curseurs au service de la Couronne ne restaient jamais très longtemps au même endroit. Elle lui manquait déjà. Pire, il n’avait pas parlé à Gaius du lien qui l’unissait à Kitaï et de ce qu’il craignait que leur séparation entraîne chez celle-ci. Il n’avait jamais fait part de ses soupçons sur ce sujet au Premier Duc. Au-delà de la peur indéfinissable qu’il ressentait, il ignorait pourquoi il était si réticent ; mais son instinct lui soufflait de se méfier de révéler quoi que ce soit dont Gaius puisse se servir pour influencer ou manipuler un de ses Curseurs. Or, Tavi avait grandi à la frontière du royaume, dans une contrée dangereuse où il avait passé la majeure partie de sa vie à écouter son instinct. Gaius regarda les expressions qui se succédaient fugitivement sur le visage de Tavi et hocha la tête, prenant peut-être les inquiétudes du jeune homme pour des regrets amoureux. — Tu commences à comprendre, dit-il. Tavi acquiesça brièvement, sans lever les yeux, et contint ses émotions. Gaius poussa un soupir, reprit son déguisement et se dirigea vers la porte. — C’est ta décision, Tavi, mais je fais confiance à ta capacité de jugement. Préparez vos bagages, Curseur. Et bonne chance ! Un temps exceptionnellement mauvais pour la saison ralentit l’allure des Chevaliers Aeris qui portaient Rook pour l’amener à son maître dans le Sud, et il leur fallut près de cinq jours pour faire le déplacement. Cette période fut une véritable torture pour l’espionne. Elle n’avait pour sa part aucun don d’aérifèvre, ce qui signifiait qu’elle n’avait d’autre option que de rester assise dans la litière close, les yeux rivés sur le paquet de documents pliés posé sur la banquette en face d’elle. Une nausée qui n’avait rien à voir avec les embardées du véhicule ballotté par les vents rudes lui tordait le ventre. Elle ferma les yeux pour ne pas avoir à regarder la liasse de missives qu’elle avait secrètement copiées sur des documents officiels à la capitale. Pour obtenir certains d’entre eux, elle avait soudoyé des employés du palais cupides et sans scrupule. Pour les autres, elle s’était furtivement introduite dans des bureaux vides et des pièces fermées. Tous contenaient des informations plus ou moins précieuses, des miettes et des débris qui, individuellement, ne signifiaient pas grand-chose mais qui, associés à des renseignements similaires rapportés par les autres Corbeaux de Sang, formeraient un ensemble plus cohérent. Au bout du compte, cependant, rien de tout cela n’avait d’importance. Plus maintenant. Le document posé sur le dessus de la pile allait rendre tous les autres obsolètes. Lorsque son maître apprendrait ce qu’elle avait découvert, il serait obligé de passer à l’attaque. Il lancerait la guerre civile que tout Aléréen doué d’un tant soit peu de jugeotte avait senti venir. Cela signifierait la mort de dizaines de milliers de personnes, au moins. C’était déjà une perspective assez sinistre, mais ce n’était pas ce qui la rendait le plus malade. Elle avait trahi un ami pour acquérir ce secret. Si elle n’était pas la jeune fille naïve qu’elle prétendait être, elle n’était pas non plus beaucoup plus vieille que le garçon de Calderon, et, en le côtoyant, elle avait appris à l’apprécier et à le respecter, ainsi que ceux qui l’entouraient. Cela l’avait vraiment torturée de savoir que son attitude amicale et riante n’était qu’une façade, et que, si ses amis connaissaient la véritable raison de sa présence à la capitale, aucun d’eux n’aurait hésité à lui sauter dessus pour la jeter en prison. Voire à la tuer sur-le-champ. Cela rendait son rôle plus difficile à jouer. La camaraderie décontractée qui régnait entre eux était séduisante. Malgré tous ses efforts pour éviter ce genre de pensées, elle avait nourri des velléités de défection. Si elle n’avait pas été une aquafèvre de talent, elle aurait pleuré dans son oreiller tous les soirs ; mais même cela aurait pu compromettre sa couverture ; elle avait donc refréné ses larmes. Tout comme elle le faisait à cet instant tandis que la litière amorçait enfin sa descente vers la chaleur torride et caniculaire de la fin de l’été à Kalare. Elle devait faire preuve de calme et de professionnalisme pour son maître et, à la simple perspective de décevoir ses attentes, une bouffée de terreur acide et vertigineuse la traversa de part en part. Elle serra les poings, ferma les yeux et se répéta intérieurement qu’elle était son outil le plus précieux, et trop efficace pour qu’il se débarrasse d’elle. Cela ne l’aida pas beaucoup, mais lui donna au moins de quoi s’occuper durant les derniers instants de son vol, jusqu’à ce que la puanteur végétale presque putride de Kalare parvienne à ses narines et la prenne à la gorge. Elle n’éprouva pas le besoin de passer la tête à la fenêtre pour regarder la ville, aussi animée au crépuscule qu’à l’aube. Les neuf dixièmes de celle-ci n’étaient que saleté, usure et misère sordide. La litière fermée se dirigea vers l’autre dixième et la splendeur de la Tour du Haut Duc, pour atterrir sur les remparts comme le faisaient chaque jour des dizaines de véhicules semblables. Rook prit une profonde inspiration pour se calmer, ramassa sa pile de documents, releva son capuchon pour cacher son identité aux regards indiscrets, puis descendit précipitamment les marches et traversa la cour pour entrer dans la Tour proprement dite, résidence du Haut Duc. Les intendants de service la reconnurent à sa voix et ne lui demandèrent pas de baisser son capuchon. Kalarus leur avait clairement fait comprendre sa volonté concernant les visites de Rook, et même ses gardes n’osaient braver sa colère. On la conduisit droit vers le bureau du Haut Duc. Kalarus lisait, assis à son secrétaire. Il n’était ni grand ni imposant, et sa corpulence était plutôt moyenne. Il portait une chemise de soie grise et fine, presque vaporeuse, et un pantalon vert foncé fait dans la même étoffe. Des bagues serties de diverses pierres vertes ornaient chacun de ses doigts, et son front était ceint d’un bandeau d’acier. Il avait les cheveux et les yeux bruns, comme la plupart des habitants du Sud, et un physique relativement agréable, bien qu’il cache sous son bouc un menton fuyant. Rook connaissait son rôle. Elle resta debout à côté de la porte, sans faire le moindre bruit, jusqu’à ce que Kalarus daigne enfin lever les yeux sur elle. — Alors, murmura-t-il, qu’est-ce qui vous fait revenir jusqu’ici, Rook ? La jeune femme repoussa son capuchon, inclina la tête et s’avança pour déposer les missives sur le bureau de son maître. — La plupart de ces documents sont sans importance. Mais je pense que vous allez vouloir lire celui du dessus sans plus attendre. Le Haut Duc répondit par un grognement, attrapa la missive et se mit à la manipuler négligemment, sans l’ouvrir. — Cela a intérêt à être une information stupéfiante, Rook. Chaque instant que vous ne passez pas au service de Gaius met en péril votre couverture. Je serais fâché de perdre un outil aussi précieux que vous à cause d’une décision stupide. Rook sentit la colère l’envahir, mais elle se contint et inclina de nouveau la tête. — Monsieur, selon moi, cette information est infiniment plus précieuse que n’importe quel espion, quelle que soit sa position. En fait, je parierais ma vie là-dessus. Kalarus haussa très légèrement les sourcils. — Vous venez de le faire, répondit-il calmement. Puis il ouvrit la lettre et commença à lire. Un homme de la puissance et de l’expérience de Kalarus dissimulait instinctivement ses émotions, tout comme Rook cachait les siennes au Premier Duc. N’importe quel aquafèvre doué de talents suffisamment développés pouvait en apprendre long sur quelqu’un grâce à ses réactions, à la fois physiques et mentales. Les Ducs les plus puissants d’Aléra apprenaient systématiquement à refréner leurs émotions pour éviter que d’autres ne les déchiffrent. Mais Rook n’avait pas besoin d’utiliser ses talents d’aquafèvre pour lire dans les pensées de Kalarus. Elle avait un don pour deviner ce qui se passait dans la tête des autres, un don affiné par les années passées au service de ce maître dangereux, et qui n’avait rien à voir avec la furifèvrerie. Elle n’aurait pas pu déceler le moindre changement dans les traits de Kalarus, mais elle eut la certitude qu’il avait été surpris et durement ébranlé par la nouvelle. — Où avez-vous eu cela ? demanda-t-il. — Un page du palais me l’a donné. Il s’est réveillé en retard et a dû se précipiter au port aérien. Comme nous sommes amis, il m’a demandé de livrer ses messages pour lui. Kalarus secoua la tête. — Vous croyez que c’est authentique ? — Oui, monsieur. La main droite agitée d’un tremblement fébrile, le Haut Duc se mit à tapoter du bout des doigts sur le bureau. — Je n’aurais jamais cru que Gaius se réconcilierait avec Aquitainus. Il le déteste. — Il a besoin de lui, murmura Rook. Pour l’instant. La nécessité peut l’emporter sur la haine. Son cœur palpita de nervosité lorsqu’elle perçut l’infime nuance d’ironie amère dont elle avait involontairement teinté ces derniers mots. Mais Kalarus ne le remarqua pas. Le mouvement convulsif de ses doigts s’accéléra encore. — Si j’avais eu une année de plus pour me préparer, j’aurais pu l’écraser en une seule saison. — Il est peut-être bien conscient de cela, monsieur. Il cherche à vous pousser à une action prématurée. Kalarus regarda ses doigts en se renfrognant, et leur tremblement s’apaisa lentement. Il plia et replia la lettre, encore et encore, en plissant les yeux d’un air mauvais. Puis il entrouvrit les lèvres en un sourire carnassier. — En effet. Je suis l’ours qu’il veut faire sortir de sa tanière pour le tuer. Gaius est arrogant, il l’a toujours été. Il est persuadé de tout savoir. Rook hocha la tête sans rien dire. — Il va bientôt découvrir que cet ours-là est bien plus gros et plus dangereux qu’il l’imaginait, poursuivit Kalarus. (Il se leva, tira sur le cordon d’une sonnette d’appel puis, d’un geste, ordonna à ses furies d’ouvrir un coffre près de lui et d’éparpiller une dizaine de cartes roulées sur le couvercle de celui-ci.) Faites savoir à mes capitaines que l’heure est venue. Nous devons être mobilisés et prêts à partir avant la fin de la semaine. Dites à vos gens de mettre de nouveau la pression sur les Curseurs. Rook s’inclina. — Oui, monsieur. — Quant à vous… (Kalarus sourit.) J’ai une mission spéciale pour vous. Je pensais m’en occuper personnellement, mais il semblerait que je doive me venger par procuration. — L’Exploitante ? demanda doucement Rook. — La garce de Calderon, rectifia Kalarus, une note sinistre dans la voix. — Bien, monsieur. Ce sera fait. (Rook se mordit la lèvre.) Monsieur… me permettez-vous ? Kalarus lui indiqua d’un geste une porte à l’autre bout du bureau, un petit salon réservé à la lecture et à la réception des invités intimes. Rook traversa la pièce et ouvrit la porte sur une pièce spacieuse à la moquette épaisse, richement meublée. Une petite fille aux cheveux bruns et brillants était assise par terre et jouait avec des poupées, en compagnie d’une jeune servante. Lorsque la porte s’ouvrit, celle-ci leva les yeux, se releva, s’inclina à l’adresse de Rook et se retira sans un mot. — Maman ! s’écria joyeusement l’enfant. (Elle se leva et se précipita vers Rook, qui attrapa sa fille pour l’étreindre avec force.) Tu m’as manqué, maman. Rook la serra davantage contre elle, et des larmes d’une terrible amertume s’échappèrent de ses yeux malgré sa volonté de ne pas pleurer. — Tu m’as manqué aussi, Masha. — Ça y est, maman ? Est-ce qu’on peut aller à la campagne et avoir des poneys, maintenant ? — Pas encore. Mais bientôt, ma puce, chuchota Rook. Bientôt, c’est promis. La petite fille se dégagea un peu et leva vers elle des yeux gigantesques. — Mais tu me manques. Rook serra de nouveau l’enfant contre elle pour ne plus voir la peine dans son regard. — Tu me manques aussi. Tu me manques tellement. (Elle sentit la présence de Kalarus derrière elle, sur le seuil du salon. Elle se retourna pour lui faire face, tout en évitant son regard.) Je suis désolée, ma puce. Je ne peux pas aujourd’hui. Je dois m’en aller tout de suite. — Mais tu viens seulement d’arriver ! geignit Masha. Et si j’ai besoin de toi et que je ne te trouve pas ? — Ne vous inquiétez pas, dit Kalarus à Rook d’une voix douce et onctueuse qui contrastait avec l’éclat sévère de ses yeux. Je veillerai à ce que la fille de ma fidèle servante reste en sécurité. Vous avez ma parole. Je fais très grand cas de votre loyauté. Rook se détourna pour se mettre entre Masha et Kalarus. Elle étreignit la petite fille qui pleurait, furieuse et terrifiée, ses propres joues sillonnées de quelques larmes amères. Elle entendit Kalarus faire demi-tour et repartir dans son bureau en ricanant dans sa barbe. — Il va être surpris. Ça oui, il va être surpris. Dans la cabane à mur ouvert, Ehren, assis derrière le bureau bancal, transpirait à grosses gouttes qui tombaient de son nez sur le livre de comptes devant lui ou s’amassaient sur son collier d’esclave en cuir pour finir sous sa fine chemise. Le climat dans les îles du Couchant pouvait devenir atrocement chaud en été même si, louées soient les Grandes Furies, la canicule tirait désormais à sa fin. Un essaim d’insectes bourdonnait autour de la tête du jeune homme, et de minuscules hirondelles fondaient par les baies grandes ouvertes pour les attraper. Régulièrement, il avait la main prise de crampes qui l’obligeaient à poser sa plume. Cela venait justement de lui arriver lorsqu’un homme d’une maigreur cadavérique passa la porte à grands pas. — Ehren ! s’exclama-t-il d’un ton hargneux. Par tous les Corbeaux ! je ne t’ai pas acheté pour que tu restes assis à regarder par la fenêtre. Ehren avait les nerfs à vif, et l’idée de briser le cou de cet imbécile lui paraissait très tentante ; mais un Curseur ne laissait jamais ce genre de problème personnel interférer avec ses devoirs. Sa mission était de séjourner incognito dans les îles du Couchant, d’observer, d’écouter et d’envoyer des rapports sur le continent. Il reprit sa plume, baissa la tête et répondit d’un ton docile : — Bien, maître Ullus. Je vous prie de m’excuser. Je me délassais seulement les doigts. — Tu te les délasseras au bout d’une corde si je te vois encore traînasser, répliqua l’homme. Puis il se dirigea vers un buffet bas rempli de verres crasseux et de bouteilles de rhum médiocre. Il s’attela aussitôt à la tâche de rendre les verres encore plus sales et le rhum encore moins buvable, comme il le faisait presque tous les jours, pendant qu’Ehren continuait à s’arracher les cheveux sur le livre de comptes ridiculement incomplet. Plus tard dans la journée, un homme entra dans la pièce. Il n’était pas grand, mais il avait l’apparence maigre et miteuse qu’Ehren avait appris à associer aux pirates qui terrorisaient les navires marchands, avant de regagner subrepticement une des multiples cachettes que comptaient les îles du Couchant. Ses vêtements étaient usés et abîmés par le sel, le soleil et les intempéries, et il portait des bouts d’atours dépareillés, trophées ornementaux indiquant qu’il s’agissait d’un pirate prospère. Et pourtant… Ehren fronça les sourcils et garda les yeux fixés sur le livre de comptes. La posture de l’homme n’avait rien à voir avec celle d’un pirate. Habituellement, ces derniers tendaient à être aussi indisciplinés et négligés dans leur comportement que dans leur apparence. Mais cet homme-là avait l’air prudent et pondéré. Il se mouvait à la façon des meilleurs hommes d’épée professionnels, tout en retenue et en vigilance décontractée. Ehren estima qu’il avait devant lui non pas un pirate, mais un tueur à gages : un assassin qui échangeait la mort contre de l’or si on y mettait le prix. Ullus se remit debout, oscillant sur ses talons. — Monsieur, commença-t-il, bienvenue à Ponantville. Je m’appelle Ullus, et je suis le responsable des ventes… — Tu es un receleur, répliqua calmement l’inconnu. Ullus prit un air stupéfait qui n’aurait pas trompé un enfant un peu éveillé. — Mon bon monsieur ! s’exclama-t-il. Je ne sais pas de qui vous tenez cette calomnie, mais… L’homme inclina légèrement la tête et observa attentivement Ullus. Le maître d’Ehren était un imbécile et un ivrogne, mais pas au point de ne pas reconnaître la menace qui luisait dans les yeux de l’inconnu. Il s’interrompit, ferma la bouche et déglutit avec nervosité. — Tu es un receleur, poursuivit l’homme sur le même ton. Je suis le capitaine Demos. J’ai des marchandises à écouler. — Certainement, répondit Ullus d’une voix pâteuse. Eh bien, apportez-les ici, et je serai ravi de vous en donner un juste prix. — Je n’aime pas me faire escroquer, répliqua l’homme. (Il sortit un bout de papier de sa poche et le jeta aux pieds d’Ullus.) En voilà une liste. Tu les vendras à mon prix ou les achèteras toi-même d’ici à mon retour dans trois semaines. Je te paierai une commission de dix pour cent. Si tu m’escroques d’un seul bélier de cuivre, je t’égorge. Ullus déglutit. — Je vois, dit-il. — Je m’en doutais, répliqua l’autre. Ullus ramassa la liste et la lut. Il grimaça. — Capitaine, dit-il d’un ton prudent, vous obtiendrez un meilleur prix pour ces articles plus à l’est. — Je ne vais pas vers l’est. Ehren poussa un soupir et trempa sa plume dans l’encrier, s’efforçant de prendre un air las, malheureux et maussade, afin de masquer son intérêt soudain piqué au vif. Ponantville était la colonie aléréenne la plus à l’ouest des îles du Couchant. Au-delà, les seules traces de civilisation étaient canimes. Leur principal port de commerce se trouvait à dix jours de navigation de Ponantville et, à cette époque de l’année, il fallait en compter onze pour revenir. Trois semaines. Le capitaine Demos apportait quelque chose aux Canims. — Viens ! dit le pirate. Emmène ton esclave et une charrette. Je repars dans moins d’une heure. Chapitre premier Tavi tira sur la corde jusqu’à avoir l’impression que sa colonne vertébrale allait se briser sous l’effort. — Dépêchez-vous ! lâcha-t-il entre ses dents. — L’apprentissage véritable est une chose qu’on ne peut pas précipiter, mon garçon, répondit le vieil homme agenouillé devant la cheville qui permettait de retenir le mécanisme. (Magnus s’affaira un moment dessus en grommelant, puis un raclement de métal grossièrement forgé se fit entendre.) La recherche est l’essence du savoir. Tavi sentit son corps tout entier se couvrir de sueur. — Si vous ne vous dépêchez pas d’enfoncer cette cheville, la tige va m’échapper et vous projeter à l’autre bout du val, dit-il d’une voix tendue par l’effort. — Sottises, mon garçon ! répondit le vieil homme. Je ne suis pas du tout dans la trajectoire. Elle va se briser comme la dernière. (Il poussa un grognement.) Voilà, elle est en place. Doucement. Tavi relâcha lentement sa prise sur la corde, malgré ses mains et ses bras douloureusement meurtris. La longue tige de bois de la machine trembla, mais resta inclinée en arrière, en position, prête à être relâchée. La corde, enroulée autour de plusieurs poulies que Magnus avait fabriquées, retomba mollement à terre. — Tiens, tu vois ? dit fièrement le vieil homme. Tu t’es débrouillé tout seul. Tavi secoua la tête en haletant. — Je ne comprends toujours pas comment les poulies fonctionnent. — Elles concentrent ta force sur une zone plus réduite, répondit Magnus. Tu as tiré douze mètres de corde pour reculer la tige de seulement un mètre cinquante. — Ce n’est pas le calcul qui me pose un problème. C’est juste que… c’est presque irréel. Même mon oncle aurait eu du mal à tirer ce truc en arrière, et c’est un terrafèvre puissant. — Nos ancêtres savaient ce qu’ils faisaient, répondit Magnus d’un ton joyeux. Si seulement Larus pouvait voir ça. Il écumerait de rage. Tiens, mon garçon. Aide-moi avec le projectile. Unissant leurs efforts, Tavi et Magnus soulevèrent avec un gémissement une pierre qui pesait plus de vingt kilos pour la placer dans le creux évidé à l’extrémité du bras de la machine, puis reculèrent. — Peut-être aurions-nous dû utiliser des pièces de manufacture professionnelle, dit Tavi. — Ah non ! certainement pas ! grommela Magnus. Si nous avions utilisé des pièces furiforgées, nous aurions dû tout recommencer sans elles, sinon Larus et les gens de son espèce se seraient appuyés sur ce seul fait pour nous discréditer. Non, mon garçon, il fallait le faire exactement comme les Romains le faisaient, exactement comme à Appia. En guise de réponse, Tavi poussa un grognement. Les ruines de la cité de ses ancêtres s’élevaient tout autour d’eux. La ville avait été construite au sommet d’une vieille montagne réduite par les siècles à une imposante colline, et tout y était fait de pierre. Les murs de dizaines et de dizaines de bâtiments, devenus avec le temps et les intempéries de simples aspérités rocheuses, les entouraient. De l’herbe et des arbres poussaient parmi les maisons et les fortifications en ruine. Le vent passait en soupirant entre les pierres, tel un doux, triste et incessant chant de regret. Des daims allaient et venaient silencieusement dans les rues au tracé si effacé qu’on ne pouvait voir que de loin qu’elles avaient été construites par la main de l’homme. Lors de rares tempêtes, les bêtes se réfugiaient parmi les murs. Des oiseaux avaient fait leur nid sur les vestiges de statues tellement érodées par le temps qu’on n’en distinguait plus les traits. Les bâtiments d’Appia ne montraient pas les arcs purs et les angles précis de la roche furiforgée, mais avaient été construits en plusieurs étapes, à partir de blocs plus petits qui portaient encore des marques d’outils, une pratique appelée, d’après les textes que Magnus avait découverts gravés dans les catacombes de la ville, la « taille de la pierre ». D’autres gravures, montrant apparemment les Romains en action, avaient survécu aux années d’érosion dans le calme de ces grottes, et c’était sur l’une d’elles que Magnus et Tavi avaient vu cette machine de guerre, en pleine bataille contre ce qui semblait être une sorte de gigantesque monstre cornu. En fait, tout ce que Tavi avait vu et appris dans cette ville prouvait sans conteste que les ancêtres des Aléréens, comme lui, n’avaient pas eu le moindre don de furifèvrerie. C’était une telle évidence que Tavi avait envie de hurler de frustration chaque fois qu’il songeait à la désinvolture avec laquelle les « érudits » comme Maestro Larus de l’Académie rejetaient cette idée sans même prendre la peine d’examiner les preuves. C’était là la raison pour laquelle Magnus tenait à se limiter à un travail manuel grossier et peu performant pour chaque étape du processus de création de la machine. Il ne voulait pas qu’on puisse refuser d’admettre qu’il était possible de réussir de telles choses sans l’usage de furies. — Je comprends pourquoi nous devons faire les choses ainsi, monsieur, dit Tavi. Mais les Romains avaient beaucoup plus d’expérience que nous. Êtes-vous sûr que celle-ci va fonctionner ? — Oh ! répondit Magnus. Aussi sûr qu’on peut l’être. Les mécanismes d’assemblage sont plus solides, les madriers plus épais. Elle est beaucoup plus stable que la dernière. La dernière machine avait tout simplement volé en éclats lorsqu’ils l’avaient testée. Leur nouveau modèle, le cinquième du genre, était considérablement plus solide. — Ce qui veut dire que si ça se casse encore, beaucoup plus de pièces vont partir dans tous les sens, fit remarquer Tavi. Et plus violemment. Ils échangèrent un regard. Puis Magnus acquiesça d’un grognement et attacha une longue corde à la cheville qui retenait le bras de l’engin en arrière, et tous deux reculèrent d’une bonne vingtaine de pas. — Tiens, dit Magnus en tendant la corde à Tavi. C’est moi qui l’ai fait la dernière fois. Tavi s’en empara avec prudence et ne put s’empêcher de sourire. — Kitaï aurait adoré voir ça, dit-il. Prêt ? Magnus sourit avec un air dément. — Prêt ! Tavi tira vivement sur la corde. La cheville se dégagea. Le bras de la machine se releva brusquement, la faisant tressauter, et propulsa le roc dans les airs. Le missile décrivit un arc serré, fit tomber quelques pierres du haut d’un mur en ruine, passa par-dessus une colline basse et disparut de l’autre côté. Avec un cri de triomphe, Magnus se lança dans une petite danse spontanée et joyeuse, en agitant les bras. — Ah ! ça marche ! Ah ! alors, comme ça, je suis cinglé ? Tavi éclata à son tour d’un rire enthousiaste et voulut demander à Magnus à quelle distance il pensait que la machine avait envoyé le roc lorsque, soudain, un bruit l’alerta et il tourna vivement la tête pour mieux écouter. Quelque part de l’autre côté de la colline, un homme débitait un chapelet de jurons sulfureux, qui s’élevaient dans le ciel matinal de cette journée de printemps. — Maestro, commença Tavi. Mais avant qu’il puisse poursuivre, le roc qu’ils venaient juste de lancer retraversa les airs pour fondre sur eux. — Maestro ! hurla Tavi. Il attrapa le vieillard par le pan de sa tunique toute simple et l’écarta brutalement de la machine. Le roc les manqua tous les deux de quelques centimètres et s’écrasa sur leur construction. Le bois se brisa et se fendit. Le métal grinça. Des éclats de pierre se détachèrent du projectile et Tavi ressentit une vive douleur lorsqu’un morceau de la taille de son poing heurta son bras, avec une violence telle qu’il en fut momentanément engourdi. Sans cesser de protéger de son corps le maigre vieillard des débris volant en tous sens, il cria sèchement : — Baissez-vous ! Magnus n’avait pas touché le sol que Tavi avait déjà tiré sa fronde de sa ceinture et placé dedans une lourde balle de plomb toute lisse, alors même qu’un homme à cheval apparaissait de derrière la colline, l’épée au clair, et chargeait en jurant de plus en plus fort. Tavi fit tournoyer sa fronde ; mais au moment où il allait lâcher le projectile, il retint la poche de l’arme de sa main libre. — Antillar Maximus ! hurla-t-il. Max ! C’est moi ! Le cavalier tira si rudement sur les rênes de sa monture que la pauvre bête se cogna le menton contre le poitrail. Elle s’arrêta en dérapant dans la terre meuble et les pierres délogées du chantier de fouilles, soulevant un gros nuage de poussière fine. — Tavi ! rugit le jeune homme juché sur le dos de l’animal, d’un ton où la joie se disputait à la colère. Qu’est-ce que tu fiches, par tous les Corbeaux ? C’est toi qui viens de lancer ce rocher ? — On peut dire ça. — Ah ! tu as enfin compris comment faire un simple charme de terre ? — Mieux que ça, répliqua Tavi. On a une machine de guerre romaine. (Il se retourna pour jeter un coup d’œil aux débris, et grimaça.) Du moins, on avait, rectifia-t-il. Max ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire. C’était un jeune homme grand, fort et musclé. Il avait une mâchoire solide, un nez qui avait été cassé à plusieurs reprises, des yeux gris comme ceux d’un loup, et même s’il n’était pas beau à strictement parler, ses traits taillés à coups de serpe avaient un certain charme. Il rengaina son arme et mit pied à terre. — Romaine ? Comme ces gars dont tu penses qu’ils n’avaient pas de furies, comme toi ? — Oui. Mais je suis surpris que tu te souviennes de ça depuis l’Académie. — Ne m’en veux pas. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour oublier, mais on dirait que certains cours sont restés, répondit Max en mesurant son ami du regard. Tu as failli m’arracher la tête avec ce rocher, tu sais. Je suis tombé de cheval. Ça ne m’était pas arrivé depuis… — La dernière fois que tu t’es enivré, l’interrompit Tavi avec un grand sourire, en lui tendant la main. Max émit un grognement amusé et échangea une solide poignée de main avec son ami. — Par les Grandes Furies ! Calderon. Tu as encore grandi. Nous faisons la même taille, maintenant. Tu es trop vieux pour grandir autant. — Ça doit être que je rattrape le temps perdu. Max, tu connais Maestro Magnus ? Le vieil homme se releva en s’époussetant, une expression orageuse sur le visage. — Quoi ? Ce débile mental est le fils d’Antillus Raucus ? Max se retourna vers le vieillard et, à la grande surprise de Tavi, ses joues s’empourprèrent sous son hâle. — Monsieur, dit-il en inclinant gauchement la tête, vous faites partie des gens à qui mon père m’a demandé de transmettre son bon souvenir si jamais je les rencontrais. Magnus haussa un sourcil argenté. Max jeta un coup d’œil à l’engin détruit. — Euh… Et je suis désolé pour votre, euh… truc romain. — C’est une machine de guerre, répliqua Magnus d’un ton sec. Une machine de guerre romaine. Les gravures que nous avons découvertes appellent ça un « onagre ». Même s’il est vrai qu’il semble exister une certaine confusion, car certains des textes les plus anciens utilisent le même mot pour désigner les soldats de leurs légions… (Il secoua la tête.) Je m’égare une fois de plus, excusez-moi. (Il jeta un coup d’œil à sa machine en ruine et soupira.) Quand avez-vous parlé pour la dernière fois à votre père, Maximus ? — Une semaine environ avant de m’enfuir pour entrer dans la légion, monsieur, répondit Max. Il y a, disons, huit ans. Magnus poussa un grognement lourd de désapprobation. — Vous savez pourquoi il ne vous parle pas, j’imagine ? — Oui, répondit calmement Max. (Tavi perçut une note de tristesse dans la voix de son ami, et grimaça de compassion.) Monsieur, je serais heureux de vous la réparer. — Vous feriez ça ? fit Magnus, les yeux brillants. Voilà qui est généreux. — Certainement, répondit Max en hochant la tête. Ça ne me prendra pas plus d’une minute. — Au contraire. Cela devrait vous prendre plusieurs semaines, je pense, répliqua Magnus. (Haussant les sourcils, il demanda :) Vous étiez conscient, bien entendu, que ma recherche nous oblige à n’utiliser que des méthodes strictement romaines ? Pas de furifèvrerie. Max, qui se tournait déjà vers la machine de guerre, s’arrêta en plein mouvement. — Euh… Quoi ? — À la sueur de votre front et à la force de vos bras, expliqua gaiement Magnus. Pour chaque étape, de la récolte du bois à la fabrication des pièces en métal. Nous allons la reconstruire. Seulement, il faut qu’elle soit à peu près deux fois plus grande, cette fois, aussi je suis ravi que vous proposiez vos… Tavi ne fut averti que par l’infime mouvement qu’il décela du coin de l’œil, mais soudain tous ses sens furent en alerte. — Max ! hurla-t-il en se jetant de nouveau sur le Maestro. Max fit volte-face en dégainant son épée à une vitesse dont personne, hormis un aérifèvre, n’était capable. Il exécuta deux vifs mouvements du bras, si rapides qu’ils parurent flous, et Tavi entendit les craquements de deux lourdes flèches que son ami avait interceptées, avec la précision que seul un maître-ignifèvre pouvait avoir dans le maniement de l’épée, avant de s’écarter promptement. Tavi poussa le Maestro à l’abri des attaquants derrière un petit mur en ruine, et s’y accroupit à son tour. Il regarda par-dessus son épaule et vit Max debout, le dos contre une colonne de trois mètres de diamètre qui s’était cassée à environ deux mètres vingt au-dessus du sol. — Combien ? demanda-t-il en criant. — Deux là, répondit Max. (Il s’accroupit et posa la main sur le sol un moment, fermant les yeux, avant d’ajouter :) Un autre qui nous prend à revers par l’ouest. Tavi tourna vivement les yeux dans la direction indiquée, mais ne vit personne parmi les arbres, les broussailles et les ruines. — Charme de flore ! lança-t-il. Je ne le vois pas ! Max fit un pas de côté et eut juste le temps de réintégrer l’abri de la colonne avant qu’une flèche passe en sifflant à hauteur de sa gorge. — Est-ce que tu vois les archers ? demanda-t-il. — Oh, bien sûr ! Laisse-moi juste lever la tête et prendre le temps de chercher, Max, rétorqua Tavi. Mais il fouilla à tâtons dans la pochette qu’il avait à la ceinture et en sortit le petit miroir dont il se servait pour se raser. De la main gauche, il le leva au-dessus du mur délabré et le tourna de part et d’autre, cherchant le reflet des archers. Il les trouva très rapidement : s’ils avaient attaqué sous couvert d’un charme de flore, ils devaient l’avoir laissé s’évaporer pour pouvoir se concentrer sur la précision de leur tir. À peine les avait-il trouvés qu’une autre flèche brisait son miroir et lui entaillait le bout du doigt presque jusqu’à l’os. Tavi baissa vivement la main en agrippant son doigt ensanglanté. Il n’éprouvait pour le moment qu’un picotement, mais il savait, à la quantité de sang qui coulait, que la douleur deviendrait rapidement assez forte. — Trente mètres au nord par rapport à toi, dans la ruine avec un trou en forme de triangle dans le mur, lança-t-il. — Fais attention à celui qui nous contourne ! hurla Max. Sur ces mots, il sortit la main de derrière la colonne. Des flammes jaillirent du bout de ses doigts, formant rapidement un panache de feu qui s’étendit en direction des archers. Tavi entendit le cheval de son ami hennir de terreur et s’enfuir au galop. Max contourna la colonne par l’autre côté, en courant dans le sillage des flammes. Tavi entendit un bruit de pas sur les cailloux à l’ouest et se redressa à moitié, tendu et alerte, sa fronde à la main. — Vous avez entendu ? chuchota-t-il. — Oui, grommela Magnus. Si je le révèle, est-ce que tu peux l’avoir ? — Je crois. — Tu crois ? Parce qu’une fois que je l’aurai dévoilé, il va essayer de me tirer une flèche dans l’œil. Alors, est-ce que tu peux l’avoir ou pas ? — Oui, répondit Tavi. (Il fut vaguement étonné de l’assurance de son ton. Et encore plus de se rendre compte qu’il était sincère.) Si vous me le montrez, je peux me charger de lui. Magnus prit une grande inspiration, hocha brièvement la tête, puis se leva et tendit vivement la main dans la direction approximative de leur attaquant. Le sol se mit à vibrer, non avec la puissance tonitruante d’un tremblement de terre, mais d’une façon plus retenue, faisant penser au mouvement d’un chien qui s’ébroue pour sécher son pelage. Une fine poussière s’éleva du sol sur une zone de cinquante mètres carrés. À moins de vingt pas d’eux, le nuage ainsi formé épousa soudain les contours d’un homme accroupi à côté d’un rang de fougères, le couvrant de crasse. L’homme se redressa aussitôt et leva son arc, visant le vieux Maestro. Tavi se leva à son tour, fit tournoyer sa fronde une fois et projeta la lourde sphère de plomb dans les airs avec un sifflement. La corde de l’arc de l’attaquant se détendit en vibrant. Le projectile de Tavi heurta sa cible avec un bruit sourd. Une flèche se brisa sur un mur éboulé, cinquante centimètres derrière Maestro Magnus. Le florifèvre couvert de poussière fit un pas de côté en chancelant et leva la main vers le carquois pendu à son épaule. Mais avant qu’il puisse tirer de nouveau, ses genoux cédèrent sous lui, et il s’écroula au sol comme un pantin désarticulé, les yeux vitreux. À quelques mètres au nord, un tintement d’acier puis un crépitement de tonnerre se firent entendre. Un bref cri retentit, aussitôt interrompu. — Max ? appela Tavi. — Je les ai eus ! répondit Max. L’autre ? Tavi poussa un soupir de soulagement en entendant la voix de son ami. — On l’a eu, répondit-il. Maestro Magnus leva ses mains devant lui pour les regarder fixement. Elles étaient agitées d’un violent tremblement. Il se rassit très lentement, comme s’il n’avait pas plus de force dans les jambes que dans les doigts, et laissa échapper un long soupir, en pressant sa main contre sa poitrine. — J’ai appris quelque chose aujourd’hui, mon garçon, dit-il d’une voix faible. — Quoi, monsieur ? — J’ai appris que j’étais devenu trop vieux pour ce genre de choses. Max apparut au coin du bâtiment en ruine le plus proche et s’approcha de la forme immobile du troisième homme. Son épée était luisante de sang. Il s’accroupit au-dessus du corps un moment, puis essuya sa lame sur la tunique de l’attaquant et la rengaina en revenant vers Tavi et Magnus. — Il est mort, les informa-t-il. — Les autres ? demanda Magnus. Max lui adressa un petit sourire pincé et sans joie. — Eux aussi. — Par les Corbeaux ! fit Tavi en soupirant. On aurait dû en garder un vivant. Leurs cadavres ne nous diront pas qui ils étaient. — Des bandits ? suggéra Magnus. — Des furifèvres de ce niveau ? fit Max d’un ton incrédule, avant de secouer la tête. Le troisième, je ne sais pas, mais les deux premiers étaient aussi bons que n’importe quel Chevalier Flora de ma connaissance. J’ai eu de la chance que leurs efforts pour rester cachés les aient déconcentrés lors de ces deux premiers tirs. Des furifèvres si puissants ne deviennent pas des bandits alors qu’ils peuvent être bien mieux payés en servant dans la première légion venue. (Il se retourna pour jeter un coup d’œil rapide au cadavre poussiéreux.) Par tous les Corbeaux ! avec quoi tu l’as tué, Calderon ? Tavi agita la fronde qu’il tenait toujours à la main. — Tu te fiches de moi ? fit Max. — J’ai grandi avec, répondit Tavi. J’ai tué une grosse slive mâle qui pourchassait un des agneaux de mon oncle quand j’avais six ans. Deux loups noirs et un chat sauvage. Une fois, j’ai même réussi à faire fuir un thanatodon. Je ne m’en étais pas servi depuis mes treize ans, mais je me suis refait la main pour chasser des oiseaux pour le Maestro et moi. — Tu ne m’en avais jamais parlé, grommela Max. — Les Citoyens n’utilisent pas de fronde. J’avais déjà assez de problèmes comme ça à l’Académie sans que tout le monde découvre mon expertise dans l’art de manier une arme de péquenot. — C’est efficace, fit remarquer Max. Pour une arme de péquenot. — En effet, intervint Magnus, qui avait repris son souffle. Et c’était très bien visé, si je puis me permettre. Tavi hocha la tête avec lassitude. — Merci. Il jeta un coup d’œil à son doigt blessé, qui avait commencé à enfler et à l’élancer douloureusement. — Par les Corbeaux ! Calderon, fit Max. Combien de fois je t’ai dit de cesser de te ronger les ongles ? Tavi lui adressa une grimace et sortit un mouchoir de sa poche. — Donne-moi un coup de main, tu veux ? — Pourquoi ? tu n’as pas assez mal ? Tavi haussa un sourcil. Avec un petit rire, Max enveloppa le linge autour du doigt de son ami. — Juste pour éviter que la saleté s’installe et arrêter le saignement, dit-il. Quand ce sera fait, trouve-moi un seau d’eau et je pourrai refermer la plaie. — Pas tout de suite. (Tavi se releva et se tourna vers l’endroit où étaient les deux archers.) Venez. Peut-être qu’ils portaient quelque chose sur eux qui peut nous donner un indice sur leur identité. — Inutile, fit Max, le regard perdu dans le lointain. (Sa voix se réduisit à un murmure.) Ça nous prendrait une semaine de retrouver tous les morceaux. Tavi déglutit et hocha la tête. Puis il alla examiner l’homme qu’il avait tué. Le projectile avait touché celui-ci presque exactement entre les deux yeux, avec une telle force que quelque chose s’était cassé à l’intérieur de son crâne. Le blanc de ses yeux aveugles était injecté de sang. Un mince filet écarlate coulait de ses narines. Tavi fut surpris de découvrir à quel point son adversaire semblait jeune ; à peine plus âgé que lui-même. Et il l’avait tué. Avait tué un homme. Il sentit un goût de bile envahir sa bouche et dut détourner les yeux, luttant contre une soudaine nausée qui menaçait de lui faire vider son estomac pile sur ses bottes. Il échoua, et dut s’écarter de quelques pas en chancelant pour vomir. Il se calma bientôt, et cracha pour enlever le goût de sa bouche. Puis il enferma sa répulsion et sa culpabilité dans un recoin sombre de ses pensées, se retourna vers le cadavre et entreprit de fouiller méthodiquement dans ses affaires, se concentrant là-dessus à l’exclusion de toute autre chose. Il n’osait pas commencer à réfléchir à ce qu’il venait de faire. Il avait déjà rendu tout ce qu’il avait dans l’estomac. Il termina sa tâche et revint auprès du Maestro et de Max, en se retenant de courir. — Rien, leur annonça-t-il doucement. Max poussa un soupir où pointait une note de frustration. — Par les Corbeaux ! J’aurais au moins aimé savoir après lequel d’entre nous ils en avaient. Après moi, je suppose. S’ils avaient été ici avant moi, ils vous auraient déjà tués. — Pas nécessairement, répliqua calmement Magnus. Peut-être quelqu’un les a-t-il envoyés après vous pour que vous les conduisiez jusqu’à l’un de nous. Max grimaça, puis détourna les yeux et soupira. — Par les Corbeaux ! — Dans un cas comme dans l’autre, fit remarquer Tavi, nous sommes peut-être encore en danger. Nous ne devrions pas rester ici. Max acquiesça. — Ça se goupille plutôt bien, alors. La Couronne m’a envoyé ici pour te donner des ordres, Tavi. — Qui sont ? — On doit gagner les collines Noires à l’extrême sud des terres de Placidus. Il y a une nouvelle légion qui se forme là-bas, et Gaius veut que tu en fasses partie. — Quand ? — Hier. Tavi grogna. — Ça ne va pas faire plaisir à mon oncle et à ma tante. — Ah ! fit Max d’un ton moqueur. Ça ne va pas faire plaisir à Kitaï, tu veux dire. — Elle non plus. Elle… Magnus soupira. — Par les Corbeaux ! Antillar. Ne lui parlez pas de sa copine. Il est intarissable sur le sujet. Tavi tourna vers le Maestro une mine renfrognée. — J’allais seulement dire qu’elle était censée venir à notre réunion de famille à Cérès le mois prochain. Je ne vais pas pouvoir y aller. — Et c’est une mauvaise chose ? demanda Max, d’un air perplexe, avant d’ajouter : Ah oui ! c’est vrai ! j’avais oublié. Ta famille à toi aime bien te voir. — Et c’est réciproque. Ça fait plus de deux ans que je ne les ai pas vus, Max. (Tavi secoua la tête.) Comprends-moi bien. Je sais que c’est important mais… deux ans. Et ce n’est pas comme si j’allais faire un bon légionnaire. — Pas de souci. Tu y vas en tant qu’officier. — Mais je n’ai même pas fait mon service obligatoire ! Personne n’est officier dès sa première période de service. — Toi, si. Tu n’y vas pas en ton nom. Gaius veut des yeux et des oreilles au sein de la structure du commandement. C’est toi. Déguisement, fausse identité, ce genre de choses. Tavi le regarda d’un air interloqué. — Pourquoi ? — C’est un nouveau concept de légion. Aquitainus a réussi à faire adopter l’idée par le Sénat. Tu dois servir dans la Première Légion Aléréenne. Simples soldats et officiers viennent en nombre égal de toutes les villes. L’idée est… Tavi hocha la tête, comprenant le principe. — Je vois, dit-il. S’il y a des gens originaires de chaque région dans la légion, celle-ci ne représente une menace militaire pour aucune ville. Il y aurait chaque fois des officiers et des légionnaires qui s’y opposeraient. — Voilà. Ainsi la Première Aléréenne serait libre d’aller partout où il y a du grabuge et de participer sans froisser personne. Tavi, perplexe, secoua la tête. — Pourquoi Aquitainus favoriserait-il une telle chose ? — Réfléchis. Une légion entière d’Aléréens de tous horizons qui s’entraînent près de la sphère d’influence de Kalarus. Des allées et venues constantes de messagers et de lettres arrivant de tout le royaume. Fais le calcul. — Un nid d’espions, dit Tavi en hochant la tête. Aquitainus pourra acheter et vendre des secrets comme de la brioche pendant le festival du Printemps ; et comme ils seront tous près de Kalare et loin d’Aquitaine, il devrait obtenir beaucoup plus de renseignements sur Kalarus qu’il n’en laisse filtrer sur lui-même. — Et Gaius veut tout savoir sur le sujet. — Rien de plus spécifique ? — Non. Le vieux a ses défauts, mais réprimer l’esprit d’initiative de ses subordonnés n’en fait pas partie. En plus, c’est une légion flambant neuve. Sans expérience, sans étendard, sans antécédents militaires, sans tradition à maintenir. Tu vas te fondre dans la masse des officiers novices sans problème. Tavi hocha la tête. — Quel genre d’officier suis-je censé être ? — Troisième subtribun auprès du Tribun Logistica. Magnus fit la grimace. Tavi le regarda d’un air interrogateur et demanda à Max : — C’est si terrible que ça ? Max sourit de toutes ses dents et Tavi trouva cela de mauvais augure. — C’est… Eh bien, répondit son ami. Disons seulement que tu ne seras jamais à court d’occupations. — Oh ! Bien. — Je t’accompagne, ajouta Max. Sous mon vrai nom. Centurion, maître d’armes. (Il fit un signe de tête à Magnus.) Et vous aussi, Maestro. Magnus haussa un sourcil. — Vraiment ? — Premier valet de chambre, répondit Max en hochant la tête. Magnus poussa un soupir. — Ça pourrait être pire, je suppose. Vous n’imaginez pas le nombre de fois où j’ai dû jouer les marmitons. Tavi se tourna vers lui pour le regarder avec stupeur. — Maestro… Je savais que vous étiez proche du Premier Duc, mais… Vous êtes Curseur ?! Magnus acquiesça en souriant. — Crois-tu que j’ai mis un point d’honneur, ces douze dernières années, à avoir du vin et de la bière à proposer aux marchands de passage simplement parce que j’avais besoin de compagnie, mon garçon ? Les marchands avinés et leurs gardes laissent échapper bien plus d’informations qu’on pourrait le croire. — Et vous ne me l’avez jamais dit ?! — Vraiment ? fit Magnus, les yeux pétillants. Je suis sûr que je l’ai fait, à un moment ou à un autre. — Non. — Non ? (Le Maestro haussa les épaules, sans cesser de sourire.) Tu en es certain ? — Oui. Magnus poussa un soupir théâtral. — Je croyais l’avoir fait. Ah ! que veux-tu ! On dit que c’est la mémoire qui part en premier. (Il regarda autour de lui.) Mais cet endroit va me manquer. Au début, mon travail ici n’était qu’une couverture, mais que les Corbeaux m’emportent ! J’avais fini par m’y intéresser vraiment. Tavi secoua la tête. — Est-ce que je ne devrais pas en savoir un peu plus sur la légion si je dois en faire partie en tant qu’officier ? Et si on me confie le commandement de quelque chose ? — Tu n’es officier qu’en théorie, le rassura Max. Tu vas te faire marcher dessus par tout le monde, alors tu n’as pas à t’inquiéter d’avoir à commander. Mais sinon, oui, tu as besoin de connaître les bases. Je dois te les apprendre en chemin. Assez pour que tu puisses faire illusion jusqu’au moment où tu les maîtriseras pour de vrai. Magnus se releva péniblement. — Bon, eh bien, jeunes gens, la lumière baisse et nous ferions mieux de ne pas attendre l’arrivée d’autres assassins. Maximus, allez rattraper votre cheval et voyez si nos visiteurs nous en ont laissé dans le coin, s’il vous plaît. Je vais rassembler de quoi nous nourrir pendant un temps. Tavi, fais nos bagages. Ils commencèrent à se préparer au départ. Tavi se concentra sur sa tâche de bout en bout : remplir sacoches et besaces, empaqueter vêtements et matériel, inspecter les armes. Les montures des assassins, que Max avait rattrapées, devinrent des animaux de bât, et, peu après midi, les trois hommes montèrent en selle et se mirent en route, traînant derrière eux la file de chevaux supplémentaires. Max imposa une vive allure. Tavi essaya de ne pas laisser vagabonder ses pensées, mais la douleur lancinante de son doigt blessé ne l’aidait pas à se concentrer. Avant qu’ils aient franchi la crête de l’éminence qui les séparerait définitivement d’Appia, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il pouvait encore voir le cadavre couvert de poussière étendu parmi les ruines. Chapitre 2 Cela faisait des mois qu’Amara n’avait pas vu le comte de Calderon. Lorsque, avec son escorte de Chevaliers Aeris, elle entama sa descente vers la vallée de Calderon et le camp fortifié de Garnison, elle ressentit un tressaillement d’excitation au creux du ventre. Elle fut surprise de voir combien la ville s’était agrandie, même depuis sa dernière visite quelques semaines auparavant. Ce qui n’était au début qu’un regroupement de tentes du côté aléréen du rempart était devenu un ensemble provisoire de maisonnées en bois, et Amara pouvait voir que Bernard avait trouvé de quoi louer les services d’assez de terrafèvres pour commencer à ériger des bâtiments en pierre, qui offriraient un abri contre les furies meurtrières de cette région aux confins du royaume. Mais ce qui était réellement surprenant, c’était ce qui se passait à l’extérieur de la forteresse. Des tentes éparpillées formaient un marché ouvert, et Amara pouvait voir quelques centaines de personnes vaquer de l’une à l’autre, achetant et vendant, comme sur n’importe quelle place de marché. Cette vision n’était pas vraiment insolite. En revanche, ce qui l’était, c’était le fait que la plupart des personnes circulant dans ce marché improvisé étaient des Marats. Les pâles barbares et leurs animaux avaient toujours représenté une menace dangereuse, mais seulement épisodique du point de vue de l’histoire aléréenne. Cependant, une vingtaine d’années auparavant, une de leurs hordes d’envahisseurs avait massacré la Légion Royale alors que celle-ci se remettait de lourdes pertes subies dans une campagne précédente. Des milliers de légionnaires, de civils qui les accompagnaient et de fermiers de la vallée avaient connu la mort en une seule journée ; et, parmi eux le Princeps Gaius Septimus et l’ensemble de ses gardes du corps, à l’exception d’un seul : Sire Miles, désormais capitaine de la Légion Royale récemment reformée. Cet épisode avait constitué une des plus amères défaites d’Aléra, et même si le Premier Duc avait, avec sa légion, nettoyé la vallée de toute présence marate, rien n’avait pu ramener son fils héritier d’entre les morts. Nombre d’Aléréens avaient péri. Le futur Premier Duc avait péri. Les causes de rancune ne manquaient pas entre les Aléréens et leurs voisins barbares. Et pourtant, il y avait là camelots et marchands qui commerçaient avec les Marats comme dans n’importe quelle ville du royaume. De nombreux chevaux paissaient paresseusement dans la plaine menant vers l’intérieur du territoire marat, ainsi qu’une vingtaine d’énormes gargantes. Sur un tas de rochers érodés à un petit kilomètre du marché, une dizaine de loups se prélassaient au soleil matinal. Les Clans des Chevaux et des Gargantes étaient, plus que tout autre clan marat, alliés des Aléréens ou plus précisément, alliés de Bernard, comte de Calderon ; leur présence était par conséquent compréhensible. Mais les Loups, qui avaient paru aux yeux d’Amara compter parmi les plus cruels et les plus sanguinaires des Marats, avaient toujours été des ennemis du royaume. Apparemment, les temps changeaient, peut-être pour le mieux, et Amara ressentit une brusque bouffée de fierté à la pensée que Bernard était l’une des personnes qui avaient initié ce changement. Malgré ses efforts pour rester calme et décontractée, elle se retrouva bientôt plusieurs centaines de mètres devant son escorte. La sentinelle au-dessus du portail lui lança une sommation nonchalante et lui fit signe d’entrer avant qu’elle ait fini de se présenter. Cela faisait des années qu’elle rendait ainsi visite au comte de Calderon, et la plupart des légionnaires de carrière en poste à Garnison connaissaient désormais son visage, en particulier les vétérans survivants de la centurie de Giraldi. Celle-ci, réduite à tout juste une soixantaine de légionnaires en exercice, était la seule dans toute l’histoire du royaume à avoir reçu deux fois le galon écarlate de l’Ordre du Lion pour bravoure. Ses membres aimaient arborer le passepoil rouge sur les deux jambes de leur pantalon d’uniforme avec la même indifférence faussement désinvolte que les autres légionnaires portaient leurs armes et leur armure. Amara plongea vers la cour en intimant à sa furie d’air, Cirrus, de la faire atterrir sans interrompre son mouvement et adopta immédiatement, avec une grâce ingénue, un trot souple qui la porta de l’autre côté de la cour et dans l’escalier menant au bureau et aux appartements du comte. Elle monta les marches quatre à quatre, consciente que cela lui donnait l’air d’une jeune écervelée pressée de retrouver les bras de son amant, mais incapable de se retenir davantage. Elle n’avait pas atteint le haut de l’escalier que la porte qui donnait dessus s’ouvrit et que Bernard apparut dans l’encadrement. C’était un homme grand et fort, aux épaules larges, et dont les cheveux et la barbe sombres, coupés ras à la façon des légionnaires, étaient prématurément parsemés d’argent. Son visage bruni par le soleil se fendit d’un large sourire et il souleva Amara dans ses bras comme si elle ne pesait pas plus lourd qu’un agneau nouveau-né. Elle lui passa les bras autour du cou et enfouit son visage au creux de son épaule, l’étreignant de toutes ses forces et s’emplissant les narines de son odeur de cuir, de foin fraîchement coupé et de feu de bois. Il l’emporta promptement à l’intérieur de son bureau au mobilier sobre et fonctionnel, et elle referma la porte du pied en passant. Dès qu’ils furent seuls, elle lui attrapa le visage entre les mains et l’embrassa à pleine bouche, lentement et voluptueusement. Il lui rendit son baiser avec une ardeur croissante, mais, au bout de quelques instants, il y mit fin pour murmurer : — Tu es sûre que c’est là la meilleure façon de dissimuler le fait que nous sommes mariés ? Amara leva les yeux pour le regarder en souriant, puis se blottit contre lui et referma les dents sur la peau de sa gorge en une morsure légère et délicate. — Tu as déjà vu un couple marié se conduire comme ça ? murmura-t-elle en commençant déjà à déboutonner la tunique de son époux. Avec un grognement âpre et profond, Bernard déplaça le poids d’Amara pour la soutenir d’un seul bras, tandis qu’il faisait glisser son autre main sur la cuisse de la jeune femme. — Mais personne ne nous regarde en ce moment. — J’aime faire les choses à fond, répliqua Amara, le souffle plus court déjà, en faisant courir ses lèvres sur la peau de son époux. C’est plus sûr. Bernard eut un grognement encore plus guttural et se retourna brusquement pour asseoir la jeune femme au bord du bureau en chêne. Avec un raclement métallique, il tira sa dague de sa ceinture et la posa sur le meuble à côté d’Amara. Celle-ci protesta. — Bernard, tu ne vas pas recomm… Il lui colla sur les lèvres un baiser brûlant qui la réduisit un bref instant au silence. Puis il ouvrit l’épaisse veste en cuir qu’elle portait pour voler et pressa une main au creux de son dos, la forçant presque à se cambrer pour rencontrer sa bouche qu’il faisait courir sur tout son corps à travers la fine mousseline de son corsage. Il effleura le bout de ses seins avec les dents, y faisant naître une petite douleur vive et exquise, et la vague de chaleur que ce contact déclencha chez la jeune femme embrasa son corps tout entier, la rendant incapable d’émettre autre chose qu’un long et langoureux gémissement de désir. Malgré elle, elle se mit à ondoyer, à presser ses hanches contre celles de Bernard, tandis que celui-ci ramassait son couteau et, à petits coups rapides et précis, coupait les lacets resserrant les bords extérieurs d’une des jambes de son haut-de-chausses en cuir. Bien loin d’objecter, Amara le conjura de se hâter en usant de ses mains, de son corps et de sa bouche, et entreprit de lui arracher à son tour ses vêtements, à mesure qu’elle sentait l’air effleurer une partie de plus en plus importante de sa peau nue. Elle croisa le regard de Bernard et, comme chaque fois, fut stupéfiée de l’intensité de la passion qu’elle y découvrit ; stupéfiée que cet homme, son époux secret, la désire vraiment à ce point. Au début, Amara avait à peine cru à ce qu’elle lisait sur son visage, et encore maintenant, c’était une émotion qui restait fraîche et nouvelle. Plus encore, cela suscitait en elle, par contrecoup, un désir plus intense qu’elle n’aurait jamais espéré pouvoir éprouver. Pour elle, il était grisant qu’un homme la désire si sincèrement, si éperdument. Cet homme-là. Son époux, son amant. Avec lui, elle se sentait belle. Il l’embrassa, faisant courir ses mains et sa bouche sur tout son corps jusqu’à ce qu’elle pense en perdre l’esprit. Avec un gémissement étouffé, elle donna libre cours à sa passion et il la prit là, sur le bureau, sa présence, sa force, son odeur, le contact de ses mains se confondant pour offrir un plaisir presque insoutenable à Amara. Le désir de donner et recevoir des caresses fit oublier tout le reste à la jeune femme. Plus rien ne comptait hormis ce qu’elle pouvait goûter, entendre, sentir et humer, et elle s’y abandonna voluptueusement. Des heures plus tard, elle était couchée à côté de lui dans son grand lit, ses longues jambes minces enlaçant les siennes. Elle n’arrivait pas à se rappeler quand exactement il l’avait emportée dans ses appartements, mais l’angle par lequel le soleil frappait un des murs par une haute et étroite fenêtre lui indiqua que l’après-midi touchait presque à sa fin. Elle était nue, à l’exception de la chaîne en argent qu’elle portait autour du cou, et sur laquelle était enfilée la lourde bague de légionnaire, sertie d’une pierre verte, que lui avait donnée Bernard. Celui-ci avait passé un bras autour d’elle, et son corps était une présence lourde et détendue contre le sien. Amara resta immobile, somnolente et heureuse, faisant nonchalamment courir sa fine main couleur de miel sur les muscles noueux du bras de Bernard. Elle l’avait vu, grâce à la puissance que lui conféraient ses talents de terrafèvre, soulever avec désinvolture des charges importantes même pour un gargante, et c’était pour elle une éternelle source d’émerveillement qu’un homme si fort puisse en même temps être si doux. — Vous m’avez manqué, madame, murmura-t-il, un ronronnement paresseux et satisfait dans la voix. — Vous de même, monsieur. — J’attendais ce voyage avec impatience. Amara émit un petit rire malicieux. — Si cela ne tenait qu’à toi, nous ne bougerions pas d’ici. — Sornettes, répondit-il, en souriant cependant. J’ai hâte de revoir mon neveu. — Et c’est cela que tu attendais avec impatience, murmura Amara. (Elle déplaça sa main.) Pas cela. Bernard battit des paupières et ferma les yeux en poussant un léger sifflement. — Comprends-moi bien. Mmm. Je n’ai rien contre cela. Absolument rien. Il sentit Amara frotter sa joue sur les poils bruns et doux de son torse alors qu’elle souriait. — Je suppose que le hasard fait bien les choses, alors, dit-elle. Il éclata d’un rire décontracté et chaleureux, puis resserra légèrement son étreinte et lui embrassa les cheveux. — Je t’aime, dit-il. — Moi aussi. Il garda le silence un moment, et Amara, malgré elle, se crispa légèrement. Elle devinait qu’il voulait lui poser la question, mais qu’il hésitait à le faire. À la place, il laissa glissa sa main, puissante et douce, sur le ventre d’Amara. Elle savait qu’il ne pouvait pas sentir les cicatrices que la fièvre noire avait laissées au niveau de son utérus, mais elle tressaillit malgré tout. Elle se força à rester calme et détendue, et recouvrit la main de Bernard des siennes. — Toujours pas, dit-elle. (Elle déglutit et ajouta :) Bernard… — Chut, mon amour, répondit-il d’une voix ferme, somnolente et confiante. On va continuer à essayer. — Mais… (Amara soupira.) Deux ans, Bernard. — Deux ans d’une nuit par-ci, par-là. On va enfin avoir un peu de temps ensemble à Cérès. (Il fit doucement glisser sa main sur la peau d’Amara, qui frissonna.) Des semaines. — Mais, mon amour. Si je ne peux pas te donner d’enfant… Ton devoir de comte exige que tu transmettes ta force de furifèvre à une descendance. Tu le dois au royaume. — J’ai rempli mon devoir pour le royaume, répliqua Bernard d’un ton désormais inflexible. Et même plus. Et je donnerai à la Couronne ses enfants talentueux. Avec toi, Amara. Ou pas du tout. — Mais… Bernard se tourna vers elle et murmura : — Souhaitez-vous me quitter, madame ? Amara déglutit et secoua la tête, trop émue pour émettre un son. — Alors, n’en parlons plus, conclut Bernard, avant de l’embrasser longuement. Amara sentit que ses protestations et ses inquiétudes commençaient à se dissoudre dans une nouvelle vague de chaleur. Bernard fit entendre un autre grognement. — Croyez-vous que nous avons assez écarté les soupçons pour cette visite, madame ? Amara eut un rire de gorge. — Je n’en suis pas sûre. Bernard se tourna vers elle. Il déplaça sa main, et ce fut au tour d’Amara de frémir de plaisir sous sa caresse. — Nous ferions mieux de ne pas prendre de risques, alors, murmura-t-il. Et de faire consciencieusement notre devoir. — Oh ! chuchota Amara. Absolument. Au plus noir et au plus froid de la nuit, Amara sentit Bernard se crisper et se redresser brusquement dans le lit, le dos raide. Elle résista à l’appel insistant du sommeil, s’extrayant lentement des profondeurs de ses rêves amorphes. — Que se passe-t-il ? chuchota-t-elle. — Écoute, murmura-t-il. Amara obtempéra en fronçant les sourcils. Des rafales de vent s’abattaient sur les murs de pierre des appartements de Bernard en bourrasques irrégulières. Dans le lointain, accompagnant faiblement le vent, elle crut entendre des cris et des gémissements inhumains. — Une tempête furiesque ? Avec un grognement, Bernard posa vivement les pieds au bord du lit et se leva. — Peut-être pire. Lumière. Une lampe-furie sur sa table de chevet réagit à sa voix, et une lueur dorée en émana, permettant à Amara de le voir s’habiller précipitamment. Elle se redressa dans le lit en serrant les draps contre sa poitrine. — Bernard ? — Je dois juste m’assurer qu’on s’en occupe, répondit-il. Ça ne prendra pas longtemps. Ne te lève pas. Il lui sourit brièvement, puis traversa la pièce d’un pas vif et ouvrit la porte. Amara entendit le vent s’abattre sur celle-ci, et le son distant de la tempête devint un hurlement assourdissant jusqu’à ce qu’il referme le battant derrière lui. Amara se leva à son tour, l’air inquiet. Elle tendit la main vers ses vêtements de vol en cuir, puis en contempla les lacets tranchés et poussa un soupir. À la place, elle enfila une des chemises du comte de Calderon, et s’enveloppa dans une de ses capes. Celle-ci était assez large pour qu’elle s’y enroule plusieurs fois, et lui couvrait les genoux. Elle ferma les yeux un moment et huma sur le tissu l’odeur persistante de son époux, avant d’ouvrir la porte pour le suivre. Le vent s’abattit sur elle comme un coup de poing, un vent froid et humide, alourdi d’une fine bruine. Elle grimaça et demanda à sa furie, Cirrus, de s’immiscer dans l’air autour d’elle pour la protéger du plus fort du vent et de la pluie. Elle resta un moment en haut de l’escalier, et parcourut la forteresse d’un œil attentif. Des lampes-furies brillaient malgré la tempête, mais le vent et les rafales de pluie froide atténuaient leur éclat, réduisant leur portée à un halo de lumière d’un diamètre à peine plus long que le bras. Amara pouvait voir des hommes qui couraient de part et d’autre dans l’obscurité de la tempête, et d’autres qui continuaient à monter la garde au sommet des murs de Garnison, en armure, leur cape trempée par la pluie. Les baraquements qui abritaient le contingent de Chevaliers rattachés aux troupes commandées par Bernard s’ouvrirent, et un flot d’hommes en sortit pour gagner les remparts au pas de course. En se concentrant, Amara invoqua de nouveau Cirrus. La furie la souleva des marches dans une souple bouffée de vent et la déposa sur l’épais toit de pierre du bâtiment, lui permettant de voir, par-delà les murs du fort, la campagne lointaine. La tempête était tapie là-bas comme un animal monstrueux, sur les larges plaines vallonnées qui marquaient le début du territoire marat. C’était un énorme amas bouillonnant d’éclairs et de nuages noirs et menaçants. Les feux qui brûlaient en son centre jetaient sur les terres alentour une lumière plus vive que celle d’une pleine lune. De pâles formes luminescentes voletaient de-ci de-là parmi les éclairs et la brume houleuse : des harpies, ces furies féroces et dangereuses qui accompagnaient les grandes tempêtes. Soudain, un éclair déchira le ciel, si vif qu’Amara en eut mal aux yeux, et elle vit un rideau de feu compact sortir du nuage orageux pour balayer le sol, faisant jaillir à son contact terre et roche qui s’élevèrent en nuages et en fragments visibles malgré la distance qui la séparait de l’impact. Alors même qu’elle regardait, des colonnes tourbillonnantes de brume illuminée descendirent du nuage en se convulsant et touchèrent le sol, s’assombrissant pour former cinq ou six entonnoirs hurlants qui firent voler terre et roche en un deuxième nuage menaçant juste au-dessus du sol. Amara n’avait jamais vu une tempête d’une telle puissance brute et primitive, et ce spectacle la transit de peur ; mais ce ne fut rien comparé à ce qu’elle ressentit en voyant les tornades, hurlant chacune comme une créature au supplice, commencer à traverser la plaine trouée d’éclairs à une vitesse foudroyante, en direction des remparts de Garnison. D’autres plaintes stridentes mais infiniment moins fortes s’élevèrent, discordantes et inégales, poussées par les harpies qui quittaient en trombe les nuages pour escorter les vortex meurtriers. On fit sonner le tocsin, pesamment. Les portes du fort s’ouvrirent et une vingtaine de marchands aléréens, accompagnés d’une dizaine de Marats, entrèrent en courant pour chercher refuge. Derrière elle, Amara entendit d’autres cloches sonner, autorisant les habitants du village de tentes aux abords du fort à gagner la sécurité des abris de pierre à l’intérieur. Cirrus lui murmura un avertissement à l’oreille et, en se retournant, elle vit la harpie la plus proche fondre sur les hommes postés sur le rempart au-dessus des portes. La lueur d’un éclair lui montra Bernard, son grand arc de guerre au poing, penché en arrière pour affronter l’attaque de la furie sauvage. La tête de la flèche du comte scintilla dans la lumière ; puis la corde du lourd arc vibra et le projectile disparut tant il avait été propulsé vite. Amara sentit son cœur se serrer sous le coup de l’appréhension : l’acier n’était d’aucune efficacité contre les harpies, et aucune flèche au monde ne pouvait les tuer. Pourtant, la créature hurla de douleur et dévia sa course, la substance luminescente de son corps percée d’un trou irrégulier. D’autres harpies fondirent en piqué, mais Bernard resta sur le rempart, les abattant calmement les unes après les autres de ces flèches à tête scintillante, tandis que les Chevaliers sous son commandement se concentraient sur la tempête qui approchait. Les Chevaliers Aeris de Garnison, tous des aérifèvres au moins aussi puissants qu’Amara, ainsi que ceux qui l’avaient escortée pour le voyage, s’alignèrent sur le mur en hurlant pour se faire entendre par-dessus les rugissements furieux et déchaînés du vent. Unissant leurs efforts, ils se concentrèrent sur la plus proche des tornades tourbillonnantes, puis poussèrent d’une seule voix un cri soudain. Amara sentit la pression de l’air se modifier tandis que, sur leurs ordres, leurs furies bondissaient en avant, et tout d’un coup la tornade hésita, vacilla et finit par s’affaisser sur elle-même, formant un nuage épais et confus qui ralentit sa course et disparut presque complètement. D’autres harpies fondirent sur les Chevaliers Aeris en hurlant leur fureur, mais Bernard les empêcha d’approcher, perçant d’une flèche infaillible chacune des furies phosphorescentes au moment où elles chargeaient. Ensemble, les Chevaliers se concentrèrent sur la tornade d’après, puis la suivante, les dispersant les unes après les autres. En quelques secondes, la dernière tornade approcha des murs, mais se ratatina et mourut avant d’avoir pu les atteindre. La tempête passa au-dessus d’eux en grondant, traversée d’éclairs, mais désormais moins tonitruante, comme fatiguée. Il se mit à pleuvoir, et les grands coups de tonnerre rugissants s’affaiblirent pour devenir de discrets grondements mécontents. Amara reporta son attention sur les remparts, desquels descendaient les Chevaliers Aeris locaux pour rejoindre leurs quartiers. Elle nota au passage que les hommes n’avaient même pas pris la peine de revêtir leur armure. L’un d’eux, d’ailleurs, semblait ne s’être même pas habillé en sortant du lit, et ne portait qu’une cape de légionnaire enroulée autour de la taille. Les hommes de l’escorte d’Amara avaient l’air encore un peu effarés, mais les remarques narquoises et les rires nonchalants des Chevaliers de Garnison semblaient les apaiser. Amara secoua la tête et redescendit vers l’escalier pour regagner les appartements de Bernard. Elle mit un peu plus de bois dans le feu et le tisonna tout en demandant aux furies qui y vivaient de produire plus de chaleur et de lumière. Bernard revint quelques instants plus tard, son arc à la main. Il le décorda, le sécha avec un chiffon et le déposa dans un coin. — Je te l’avais bien dit, fit-il d’un ton amusé. Rien qui vaille la peine de sortir du lit. — Ce genre de choses arrive souvent, ici ? demanda Amara. — Dernièrement, oui, répondit Bernard, l’air vaguement préoccupé. (La pluie l’avait trempé et il enleva ses vêtements mouillés en s’approchant du feu.) Mais elles arrivent de l’est, ces derniers temps. Ça, c’est inhabituel. La plupart des tempêtes furiesques qui passent par ici naissent sur ce vieux mont Garados. Et je ne me rappelle pas en avoir jamais vu autant, si tôt dans la saison. Amara jeta un coup d’œil inquiet en direction de la vieille montagne revêche. — Est-ce que tes fermiers sont en danger ? — S’ils l’étaient, je ne serais pas là. Il va y avoir des harpies dehors jusqu’à ce que la tempête se calme, mais c’est relativement courant. — Je vois. De quel genre de flèches t’es-tu servi sur ces harpies ? — Des flèches d’exercice, à la pointe recouverte de cristaux de sel. Le sel était l’ennemi juré des furies du vent et les faisait terriblement souffrir. — Malin, fit Amara. Et efficace. — C’est une idée de Tavi, répondit Bernard. Elle lui est venue il y a bien longtemps. Mais je n’avais jamais eu l’occasion de la mettre à l’essai jusqu’à cette année. (Son visage se fendit soudain d’un large sourire.) Il va avoir les chevilles qui enflent lorsqu’il va l’apprendre. — Il te manque, fit remarquer Amara. Bernard hocha la tête. — C’est un bon garçon. Et il est pour ainsi dire le fils que je n’ai jamais eu. Jusqu’à présent. Amara avait des doutes à ce sujet, mais il n’aurait pas servi à grand-chose de les exprimer à voix haute. — Jusqu’à présent, répéta-t-elle donc d’un ton neutre. — J’ai hâte d’être à Cérès, poursuivit Bernard. Cela fait des semaines que je n’ai pas parlé à Isana. Je n’ai pas l’habitude. Mais je suppose que nous aurons le temps pendant le voyage. Amara ne répondit rien, et le crépitement du feu souligna la brusque tension qui était née entre eux. Bernard fronça les sourcils. — Mon amour ? Amara prit une inspiration et se retourna pour le regarder droit dans les yeux. — Elle a refusé l’offre du Premier Duc de la faire transporter par ses Chevaliers Aeris. Poliment, bien sûr. (Elle soupira.) Les gens d’Aquitainus l’amènent déjà à l’assemblée privée de la Ligue Dianique. Bernard garda son expression préoccupée, mais son regard se perdit dans le vague et il détourna les yeux en s’approchant de la chaleur du feu. — Je vois. — Je ne pense pas qu’elle aurait apprécié d’être en ma compagnie, de toute façon, poursuivit doucement Amara. Entre elle et moi… eh bien… — Je sais, répondit Bernard, et il parut soudain vieillir de plusieurs années. Je sais. Amara secoua la tête. — Je ne comprends toujours pas pourquoi elle déteste autant Gaius. C’est comme si c’était une affaire personnelle pour elle. — Oh ! Ça l’est, répondit Bernard. Amara lui posa délicatement une main sur le torse. — Pourquoi ? Bernard secoua la tête. — Je n’en sais pas plus que toi. Mais depuis la mort d’Alia… — Alia ? — Notre petite sœur. Elle et Isana étaient très proches. J’accomplissais ma première période de service militaire dans les légions rivéennes. Nous étions postés tout là-haut près du Mur de Protection, pour aider les troupes phrygiennes à combattre les Hommes des Glaces. Nos parents étaient morts quelques années auparavant, et lorsque Isana est partie servir dans les camps militaires, Alia l’a accompagnée. — Où ? D’un geste en direction du mur ouest de la pièce, Bernard indiqua l’ensemble de la vallée de Calderon. — Ici. Elles étaient ici lors de la Première Bataille de Calderon. Amara retint son souffle. — Que s’est-il passé ? Bernard secoua la tête et ses yeux parurent encore plus cernés. — Alia et Isana ont à peine eu le temps de s’échapper du campement avant que la horde le détruise. D’après ce que m’a raconté Isana, la Légion Royale a été prise au dépourvu. Les soldats ont sacrifié leur propre vie pour donner aux civils une chance de s’enfuir. Il n’y avait pas de guérisseurs. Pas d’abri. Pas de temps. Alia est entrée en couches, et Isana a dû choisir entre sa sœur et le bébé. — Tavi. — Tavi. (Bernard fit un pas vers Amara pour la prendre dans ses bras. Elle se serra contre son torse puissant et chaud.) Je pense qu’Isana considère le Premier Duc comme responsable de la mort d’Alia. Ce n’est pas rationnel, j’imagine. — Mais compréhensible, murmura Amara. Surtout si elle culpabilise d’avoir laissé sa sœur mourir. Bernard haussa les sourcils avec un grognement surpris. — Je n’avais jamais vu les choses comme ça. Ça ne m’étonnerait pas. Isana a toujours été du genre à s’en vouloir pour des choses qui ne dépendent absolument pas d’elle. Ce n’est pas rationnel non plus. Il resserra son étreinte, et Amara se laissa aller contre lui. Il faisait chaud près du feu, et sa fatigue la submergea lentement, l’envahissant d’une sensation de lourdeur. Bernard l’étreignit encore un peu et la souleva en disant : — On a tous les deux besoin d’un peu de sommeil. Avec un soupir, Amara laissa aller sa tête contre la poitrine de son époux. Celui-ci la porta jusqu’au lit, lui ôta les vêtements qu’elle avait enfilés à la hâte avant de sortir sous la pluie, et se glissa entre les draps avec elle. Il la serra très doucement contre lui, lui offrant sa présence calme et réconfortante, et elle passa un bras autour de sa taille avant de s’enfoncer dans un demi-sommeil qui devint rapidement plus profond. Dans la dérive immobile qui précède les rêves, elle songea à cette tempête furiesque. Son instinct lui soufflait que celle-ci n’était pas naturelle. Elle craignait qu’il s’agisse, comme dans le cas des violentes tempêtes deux ans auparavant, d’une tentative délibérée de la part des ennemis du royaume pour affaiblir Aléra. Surtout compte tenu des événements qui agitaient en ce moment tout le pays. Amara étouffa un gémissement apeuré et se serra plus fort contre son mari. Une petite voix discrète dans sa tête lui disait de profiter de tous les moments de paix et de sécurité qu’elle pouvait trouver, car elle avait dans l’idée que ceux-ci ne seraient bientôt plus que des souvenirs. Chapitre 3 Tavi ne leva pas son glaive à temps et le coup que lui assena Max vint frapper son poignet bien perpendiculairement. Tavi entendit un craquement et eut le temps de se dire : « Ça, ce sont mes os », puis un voile rouge de souffrance lui brouilla la vue et il tomba sur un genou, avant de basculer sur le côté. Le rudius de Max, une épée d’entraînement en bois, s’abattit assez violemment sur son épaule et sa tête avant que Tavi réussisse à crier d’une voix rauque : — Attends ! À côté de lui, Maestro Magnus adressa un bref salut à Max avec son propre rudius, puis détacha son large bouclier de légionnaire de son bras gauche. Il laissa tomber son arme et s’agenouilla près de Tavi. — Attends, mon garçon, dit-il. Fais-moi voir. — Mais c’est pas vrai, ça ! gronda Max en crachant. Tu as laissé tomber ton bouclier. Tu as encore laissé tomber ton maudit bouclier, Calderon ! — Tu m’as cassé le bras, par tous les Corbeaux ! répliqua Tavi sur le même ton. La douleur était toujours aussi cuisante. D’un geste furieux, Max jeta son propre bouclier et son rudius à terre. — Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Tu ne prends pas les choses au sérieux. Tu as besoin de plus d’entraînement. — Va te faire voir, Max ! rétorqua Tavi. Si tu n’insistais pas pour m’imposer cette stupide technique de combat, ce ne serait pas arrivé. Magnus se figea et échangea un regard avec Max. Puis, avec un soupir, il lâcha le bras blessé de Tavi pour reprendre son bouclier et son rudius. — Redresse ton bouclier et lève-toi, fit Max avec calme, en ramassant sa propre arme. Tavi émit un grognement sarcastique. — Tu viens de me casser le bras. Comment comptes-tu que je… Avec un rugissement, Max abattit son glaive d’entraînement sur la tête de son ami. Tavi eut à peine le temps de se jeter en arrière pour éviter le coup, et il essaya péniblement de se remettre debout, chancelant sous l’effet de la douleur et du lourd bouclier accroché à son bras gauche. — Max ! s’écria-t-il. De nouveau, son ami rugit et abattit son arme sur lui. D’un geste vif, Magnus dévia le coup avec son rudius, puis offrit le soutien de son épaule à Tavi, du côté dont celui-ci tenait son bouclier, le temps que le jeune homme puisse reprendre son équilibre. — Reste serré contre moi, grommela le Maestro, tandis que Max tournait autour d’eux pour attaquer de nouveau. Ton bouclier doit chevaucher le mien. Tavi comprenait à peine le sens des paroles du vieil homme tant il avait mal au bras, mais il s’exécuta. Ensemble, ils présentèrent à Max la large surface de leur bouclier pour toute cible, tandis que le jeune homme les contournait pour approcher leur flanc le plus faible : Tavi. — Il est plus rapide et a le bras plus long que moi. Protège-moi ou aucun de nous ne pourra tenir une épée, poursuivit Magnus en donnant un vif coup de coude dans les côtes de Tavi ; celui-ci pivota légèrement, ouvrant entre leur bouclier un mince espace par lequel le Maestro put allonger le rapide et vilain coup de glaive que Tavi montrait si peu d’enthousiasme à apprendre. Max arrêta le coup avec son bouclier, de justesse cependant, et lorsque son épée cingla l’air, Tavi tendit son bouclier pour protéger Magnus, déviant le coup le temps que le Maestro referme sa garde. — Bien ! s’exclama le vieil homme d’une voix rauque. Garde ton bouclier levé ! — Mon bras…, gémit Tavi d’une voix entrecoupée. — Garde ton bouclier levé ! hurla Max, avant de lui porter une volée de coups à la tête. Tavi les esquiva en contournant son ami, restant serré contre Magnus, et les ripostes du vieux Maestro tinrent juste assez Max à distance pour l’empêcher de donner toute la mesure de sa force et de démolir les défenses faiblissantes de Tavi. Mais ce dernier heurta une pierre du talon, fit un faux pas et s’écarta un peu trop de Magnus. Le rudius de Max s’abattit sur son crâne, assez fort pour lui faire voir trente-six chandelles malgré le lourd casque de cuir qu’il portait pour leurs séances d’entraînement. Il tomba faiblement sur un genou, mais une partie de son cerveau sonné lui dit de garder son bouclier près de Magnus, et il déjoua une attaque similaire que Max assenait au vieil homme avec son mouvement de retour. Le rudius du Maestro jaillit et toucha durement Max au creux du coude ; avec un grognement, celui-ci fit un salut avec son arme pour indiquer qu’il s’avouait vaincu, et s’écarta d’eux. Tavi s’effondra au sol, si épuisé qu’il avait l’impression de n’arriver qu’à peine à respirer. Son poignet blessé l’élançait atrocement. Il resta allongé sur le flanc un moment, puis ouvrit les yeux pour dévisager son ami et Magnus. — C’est bon, vous avez fini de vous amuser ? — Pardon ? demanda Max, d’une voix qui semblait également fatiguée, même s’il ne haletait qu’à peine. Tavi savait qu’il aurait sans doute mieux fait de se taire, mais la voix de la raison n’avait aucune influence sur sa souffrance et la colère que celle-ci engendrait. — Ce n’est pas la première fois qu’on me tourmente, Max. Mais je n’aurais jamais imaginé te voir un jour dans le rôle du bourreau. — C’est de ça qu’il s’agit, d’après toi ? — Ce n’est pas le cas ? — Tu ne fais pas attention, intervint Magnus d’un ton calme, tout en se dévêtant de sa tenue d’entraînement et en allant chercher une gourde d’eau. Si tu as été blessé, c’est le fait de ta propre incapacité. — Non ! répondit hargneusement Tavi. C’est le fait de mon ami qui m’a cassé le bras. Et m’a forcé à poursuivre ces idioties. Max s’accroupit devant Tavi et le dévisagea en silence pendant un moment. Il avait l’air sérieux, voire… grave. Tavi n’avait encore jamais vu cette expression sur le visage de son ami. — Tavi, dit calmement celui-ci, tu as vu combattre les Canims. Tu t’imagines vraiment que l’un d’eux te permettrait poliment de te relever et de quitter le combat parce que tu as reçu une blessure légère ? Tu t’imagines qu’un Marat passerait outre les faiblesses de ta défense simplement pour ménager ton orgueil ? Tu t’imagines qu’un légionnaire ennemi t’écouterait lui expliquer que ce n’est pas là ta meilleure technique, et qu’il devrait y aller doucement avec toi ? Tavi le dévisagea longuement. Max prit la gourde que lui tendait Magnus après avoir fini de boire, et se désaltéra à son tour. Puis il tapota le sol de son rudius. — Tu couvres ton compagnon de bouclier quoi qu’il arrive. Même si ton autre poignet est cassé, même si ça te laisse à découvert, même si tu es en train de perdre tout ton sang. Rien de tout ça ne compte. Ton bouclier reste levé. Tu le protèges. — Même si ça laisse une brèche dans ma garde ? — Même si ça laisse une brèche dans ta garde. Tu dois faire confiance à ton voisin pour te protéger, si besoin est. Tout comme toi, tu le protèges. C’est une question de discipline, Tavi. Et, littéralement, de vie ou de mort ; pas simplement pour toi, mais pour tous ceux qui se battent à ton côté. Si tu échoues, tu ne seras peut-être pas le seul à mourir. Tu tueras aussi les hommes qui comptent sur toi. Tavi garda les yeux fixés sur son ami, et sa colère se dissipa peu à peu, ne laissant derrière elle que souffrance et extrême fatigue. — Je vais préparer une bassine, dit doucement Magnus, avant de s’éloigner lentement. — Il n’y a pas de place pour l’erreur, poursuivit Max. Il détacha le bouclier du bras gauche de Tavi et lui passa la garde. Ayant soudain grand-soif, Tavi but avidement. Puis il laissa tomber la gourde et reposa la tête par terre. — Tu m’as fait mal, Max. Son ami acquiesça. — Parfois, la douleur est la seule chose qui pousse une recrue stupide à faire attention. — Mais cette façon de combattre, fit Tavi, encore frustré, mais toute agressivité disparue. Je sais manier une épée, Max. Tu le sais. La plupart de ces coups sont les plus maladroits que j’aie jamais vus. — Oui. Parce que tu peux les porter entre deux boucliers sans taper du coude dans l’œil de ton voisin de derrière, déséquilibrer l’homme à ta droite ou glisser dans la boue ou la neige. Tu as une ouverture pendant peut-être une demi-seconde, et tu dois frapper ta cible avec toute la force que tu peux trouver. C’est de cette façon que tu peux y parvenir. — Mais j’ai déjà appris à me battre. — Tu as appris l’autodéfense, rectifia Max. Tu as appris à te battre en duel, ou au sein d’un groupe rapide et souple. Combattre en première ligne d’une légion, c’est une tout autre histoire. — Comment ça ? demanda Tavi en se renfrognant. — Les légionnaires ne sont pas des guerriers, Tavi. Ce sont des soldats professionnels. — Quelle est la différence ? Max fit une moue songeuse. — Les guerriers se battent. Les légionnaires se battent ensemble. Le but n’est pas d’être la plus fine lame. C’est de former un tout plus puissant que la somme des individus qui le compose. Tavi se rembrunit, méditant sur ces paroles à travers le voile de souffrance émanant de son poignet. — Même le combattant le plus médiocre peut apprendre la technique du légionnaire, poursuivit Max. C’est simple. C’est sale. Ça marche. Ça marche sur le champ de bataille, quand on manque d’espace et que le combat est brutal et terrible. Ça marche parce que ton voisin compte sur toi pour le protéger, et que tu comptes sur lui pour en faire autant. Dans une bataille, je préfère me battre aux côtés de légionnaires compétents que de n’importe quel duelliste, même l’ombre d’Araris Valérien lui-même. C’est sans comparaison. Tavi baissa les yeux un moment, puis répondit : — Je n’avais pas compris ça. — Tu partais avec un handicap : tu te débrouilles déjà fort bien avec une épée. (Max sourit brusquement.) Si ça peut te consoler, j’étais pareil. Sauf que mon centurion m’a cassé six fois le poignet et deux fois la rotule avant que je finisse par comprendre. Tavi grimaça en regardant son propre poignet, qui était en train de prendre l’aspect d’une grosse saucisse et l’élançait atrocement. — Naturellement, il allait de soi que j’apprendrais plus vite que toi, Max. — Ah ! ah ! Continue comme ça, et je te laisse soigner ce poignet tout seul. (En dépit de ces paroles, cependant, Max regarda son ami d’un air inquiet.) Ça va aller ? Tavi hocha la tête. — Je suis désolé de m’être emporté contre toi, Max. C’est juste que… (Un pincement de solitude lui étreignit le cœur. C’était devenu une sensation familière ces six derniers mois.) Je suis en train de rater ma réunion de famille. Et Kitaï me manque. — Tu ne peux pas laisser passer une journée sans geindre à son sujet ? C’était ta première copine, Calderon. Tu finiras par t’en remettre. Tavi ressentit de nouveau ce pincement au cœur familier. — Mais je ne veux pas m’en remettre. — Ainsi va le monde, Calderon. Sur ces mots, Max se pencha pour passer le bras indemne de son ami autour de ses larges épaules, et le souleva du sol. Il l’aida à se diriger vers leur feu de camp, où Magnus versait de l’eau bouillante dans une cuvette déjà presque pleine. Le crépuscule durait longtemps dans le val d’Amarante, du moins comparé à celui des montagnes natales de Tavi. Chaque soir, le trio cessait de chevaucher une heure avant le coucher du soleil afin que Tavi puisse apprendre les tactiques et les techniques de combat de la légion. Ces leçons, essentiellement des exercices d’entraînement avec un rudius lesté, s’étaient révélées ardues et, au bout de deux jours, Tavi avait trop mal au bras pour le bouger. Après deux semaines d’exercices qui lui avaient durci les muscles au point que ceux-ci dessinent d’épaisses formes anguleuses sous sa peau, Max avait enfin jugé que le bras de son ami lui permettrait de résister à une simulation de combat. Une semaine supplémentaire avait été dédiée à agacer prodigieusement Tavi avec ces techniques d’apparence maladroite qu’on l’obligeait à apprendre ; mais il devait bien admettre qu’il n’avait jamais été en meilleure forme pour combattre. Jusqu’à ce que Max lui brise le poignet, du moins. Son ami l’aida à s’asseoir à côté de la cuvette et Magnus lui fit plonger son poignet cassé dans l’eau chaude. — Tu as déjà été lucide pendant une guérison par aquafèvrerie, mon garçon ? demanda le Maestro. — Plein de fois, répondit Tavi. Ma tante a dû me soigner en plus d’une occasion. — Bien, bien, fit Magnus d’un ton approbateur. Il resta silencieux un moment, puis ferma les yeux et posa avec légèreté la paume de sa main à la surface de l’eau. Tavi sentit une ondulation rapide parcourir celle-ci, comme si une anguille invisible nageait autour de sa main ; puis le chaud engourdissement du charme de guérison enveloppa son bras. La douleur s’évanouit, et Tavi poussa un soupir de soulagement. Il s’affaissa en avant, en essayant cependant de ne pas bouger son bras. Il n’était pas sûr qu’il soit possible de s’endormir assis, et les yeux entrouverts, mais ce fut apparemment ce qu’il fit, car, lorsqu’il releva les yeux, la nuit était tombée, et l’appétissant fumet d’un ragoût emplissait l’air. — Bien, fit Magnus d’une voix fatiguée, en retirant sa main de la cuvette. Essaie pour voir. Tavi sortit le bras de l’eau tiède et plia les doigts. Ses courbatures rendirent le geste douloureux, mais son bras avait presque complètement désenflé et les élancements n’étaient plus que l’ombre de ce qu’ils étaient auparavant. — Ça va, répondit doucement Tavi. Je ne savais pas que vous étiez guérisseur. — Assistant seulement, quand j’étais dans la légion. Mais ce genre de blessure, c’était la routine. Ça va rester un peu sensible. Mange autant que tu peux au dîner et garde le bras surélevé cette nuit si tu veux éviter d’avoir mal. — Je sais, le rassura Tavi. Il se releva et tendit sa main guérie à Magnus. Le Maestro la prit avec un sourire légèrement malicieux. Tavi l’aida à se relever et tous deux se dirigèrent vers la marmite, au-dessus du feu. Tavi avait une faim de loup, comme toujours après une guérison. Il engloutit ses deux premiers bols de ragoût sans faire de pause, puis racla le fond de la marmite pour s’en servir un troisième et ralentit enfin, trempant des morceaux de pain rassis dans le ragoût pour les ramollir afin de pouvoir les manger. — Je peux te poser une question ? demanda-t-il à Max. — Bien sûr, répondit le grand Antillain. — Pourquoi tu t’embêtes à m’apprendre la technique ? Je vais servir en tant qu’officier, pas combattre dans les rangs. — On ne sait jamais, répondit Max d’un ton nonchalant. Mais, même si tu n’as jamais à te battre, il faut que tu saches ce que c’est. Comment pense un légionnaire, et pourquoi il agit comme il le fait. (Tavi grogna.) En plus, pour jouer ton rôle, tu dois être capable de repérer lorsqu’un poisson fait n’importe quoi. — Un poisson ? — Une nouvelle recrue, clarifia Max. Les deux premières semaines, ils sont tellement perdus qu’on dirait plus des poissons hors de l’eau que des légionnaires. La tradition veut qu’un soldat d’expérience fasse remarquer chaque erreur que fait un poisson de la manière la plus humiliante possible. Et d’une voix aussi forte qu’il le peut. — C’est pour ça que tu l’as fait avec moi ? Max et Magnus affichèrent tous deux un grand sourire. — Le Premier Duc ne voulait pas que tu rates complètement cette expérience, fit le vieux Maestro. — Oh ! rétorqua Tavi. Je ne manquerai pas de l’en remercier. — Bien, poursuivit Magnus. Voyons si tu te rappelles ce que je t’ai appris pendant le voyage. Avec un grognement, Tavi termina son bol. L’entraînement, la douleur et la guérison l’avaient épuisé. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il se serait tout simplement endormi là où il se trouvait, ce qui correspondait sans doute aux intentions de Max et Magnus. — Quand vous voulez, dit-il en soupirant. — Très bien. Pour commencer, explique-moi toute la réglementation concernant les latrines et l’hygiène, puis énumère les mesures de discipline qui punissent le non-respect de ces exigences. Tavi commença immédiatement à réciter les règles en question, bien qu’on lui en ait fait ingurgiter tellement ces trois dernières semaines que cela lui demandait un effort considérable de les ressortir, exténué comme il l’était. Des mesures d’hygiène, Magnus passa à la logistique, puis aux procédures pour monter et lever le camp, aux tours de garde, à l’organisation des patrouilles, et à cent autres facettes de la vie de légionnaire dont Tavi devait se souvenir. Il força son cerveau à fournir des informations jusqu’à ce que la fatigue lui fasse interrompre chaque phrase d’un bâillement et que Magnus dise enfin : — Ça suffit, mon garçon, ça suffit. Repose-toi maintenant. Max avait succombé au sommeil une heure auparavant et ronflait vigoureusement. Tavi chercha son tapis de couchage et s’affala dessus. Une pensée lui vint après coup et il se redressa, s’accoudant sur son casque d’entraînement en cuir. — Vous croyez que je suis prêt ? Magnus inclina la tête d’un air songeur et but une gorgée de thé. — Tu apprends vite. Tu as travaillé dur pour apprendre ton rôle. Mais ça n’a guère d’importance, n’est-ce pas ? (Il regarda Tavi du coin de l’œil.) Est-ce que tu te crois prêt, toi ? Tavi ferma les yeux. — Je peux me débrouiller. Du moins jusqu’à ce que quelque chose hors de mon contrôle tourne terriblement mal et nous tue jusqu’au dernier. — Brave garçon, fit Magnus avec un petit rire. De vraies paroles de légionnaire. Mais n’oublie pas quelque chose, Tavi. — Mmm ? — Pour l’instant, tu fais semblant d’être soldat. Mais cette mission va durer un moment. Lorsqu’elle sera terminée, tu ne joueras plus un rôle. Tavi rouvrit ses yeux alourdis de sommeil pour contempler la mer d’étoiles qui émergeait au-dessus de lui. — Vous avez déjà eu un mauvais pressentiment ? Comme si vous saviez qu’une chose terrible allait arriver ? — Parfois. Généralement à la suite d’un mauvais rêve, mais aussi sans raison. Tavi secoua la tête. — Non. Pas comme ça. (Il regarda les étoiles en fronçant les sourcils.) C’est quelque chose que je sais. Je le sais comme je sais que l’eau mouille. Que deux et deux font quatre. Sans que la moindre peur, la moindre malveillance y soit attachée. Je le sais, c’est tout. (Il plissa les yeux pour regarder le Maestro.) Vous avez déjà ressenti ça ? Magnus resta silencieux un long moment, les yeux fixés sur le feu, l’air songeur, la majeure partie de son expression cachée par son gobelet en métal. — Non, répondit-il enfin. Mais je connais un homme à qui c’est arrivé une fois ou deux. Voyant qu’il n’ajoutait rien de plus, Tavi demanda : — Et si on doit se battre, Maestro ? — Eh bien quoi ? — Je ne suis pas sûr d’être prêt. — Personne ne l’est. Pas vraiment. Les vieux de la vieille te diront d’un air important qu’ils s’ennuient pendant la plupart des combats, mais en réalité, chaque bataille est aussi effrayante que la première. Tu vas t’intégrer sans problème, mon garçon. — Ça, ça va être une nouveauté pour moi, fit Tavi. — Je suppose, répondit Magnus. (Il secoua la tête et détourna les yeux du feu.) Je ferais mieux de reposer mes vieux os. Et tu ferais bien d’en faire autant, mon garçon. Demain matin, tu entres dans la légion. Chapitre 4 Ils entrèrent dans le camp d’entraînement de la Première Légion Aléréenne en milieu d’après-midi. D’un geste machinal, Tavi enleva quelques boucles noires de son col, passa une main sur le centimètre de cheveux coupés en brosse qui lui restaient sur le crâne et jeta un regard noir à Max. — J’arrive pas à croire que tu as fait ça pendant que je dormais. — Le règlement, c’est le règlement, répliqua Max d’un ton hypocrite. Et puis, si tu avais été éveillé, tu te serais trop plaint. — Je croyais que c’était le droit sacré de tout soldat. — Tout soldat, oui monsieur. Mais vous êtes officier, monsieur. — Et un officier montre le bon exemple, murmura Magnus. Dans sa toilette autant que dans sa tenue. Tavi le regarda de travers et tira sur son ample veste, d’un cuir assez lourd et raide pour dévier un coup d’épée oblique, et d’un bleu foncé qui contrastait avec la tunique plus claire qu’il avait en dessous. Il portait également un ceinturon et un glaive de légionnaire et, bien qu’il ait une préférence pour l’épée légèrement plus longue avec laquelle il avait appris à se battre, l’arme de poing standard de la légion offrait une sensation tout aussi confortable dans sa main, surtout après ses entraînements avec Max et le Maestro. Le camp faisait exactement la taille du fort de son oncle à Garnison, et Tavi savait que cette similitude n’était pas une coïncidence : tous les camps de légionnaires étaient dressés sur le même plan, de façon à permettre aux commandants, messagers et fonctionnaires divers des forces armées de toujours savoir se repérer, dans n’importe quel camp, et, parallèlement, aux milices récemment rappelées sous l’étendard de s’intégrer facilement au sein des troupes extrêmement disciplinées et organisées de la légion. Garnison était tout simplement un camp militaire classique construit en dur, avec des baraquements à la place des tentes en toile, et des murs et remparts en pierre au lieu des palissades en bois portables. Elle n’abritait pas un effectif complet, et, si le Haut Duc de Riva prétendait que c’était parce qu’il avait confiance en l’alliance établie entre le comte Bernard et les clans marats les plus importants des terres avoisinantes, Tavi soupçonnait fortement que cela avait bien plus à voir avec le transfert frauduleux d’une partie de son budget militaire sur d’autres comptes. Le sol autour du camp avait été complètement piétiné par des milliers de pieds marchant au pas depuis plusieurs semaines. L’épaisse herbe verte qu’on trouvait habituellement dans le val avait été presque partout couchée par des passages répétés. Tavi pouvait voir plusieurs centaines de soldats à l’exercice, au moins cinq ou six cohortes de recrues qui s’entraînaient, vêtues de la tunique d’un brun doré qui constituerait leur tenue jusqu’à ce qu’elles gagnent le droit de porter une armure en acier. Elles étaient munies d’une grosse réplique de bouclier en bois, plombée et plus lourde que le vrai, et d’une perche en bois de la taille d’une lance standard de légionnaire. Bien entendu, chacun des novices avait son propre rudius lesté et affichait l’expression molle et blasée de la jeunesse malheureuse. Tavi repéra plus d’un regard plein de ressentiment jeté vers eux lorsqu’ils passèrent à cheval devant les recrues, marchant au pas, et paraissant par rapport à elles frais, alertes et paisibles. Ils se dirigèrent vers ce qui aurait été la porte est de Garnison, et furent arrêtés par deux hommes portant les armes et l’armure de légionnaires vétérans. Ils étaient plus vieux que les jeunes soldats à l’extérieur, et d’aspect plus négligé. L’un et l’autre auraient eu bien besoin d’un coup de rasoir ainsi que d’un bon bain, comme Tavi put s’en rendre compte lorsqu’il s’approcha assez près pour sentir leur odeur. — Halte ! fit d’une voix traînante le premier, un homme de quelques années plus âgé que Tavi, grand, large d’épaules, avec une légère bedaine. (Il fit tenir presque tout un bâillement dans ce mot.) Nom et raison de votre venue, s’il vous plaît, sinon passez votre chemin. Tavi arrêta son cheval à quelques pas de la sentinelle et lui adressa un signe de tête poli. — Rufus Scipion, de Riva. Je dois servir comme subtribun auprès du Tribun Logistica. — Scipion, tu dis ? répondit le légionnaire. (Il sortit de sa poche une feuille de papier toute froissée, la brossa pour en enlever ce qui ressemblait à des miettes de pain, et lut :) Troisième subtribun. (Il secoua la tête.) À un poste qui a à peine besoin d’un tribun, et certainement pas de trois sous-fifres. Attends-toi à t’en prendre plein la figure, petit Scipion. Tavi le regarda en plissant les yeux. — Le capitaine Cyril a-t-il donné des ordres exceptionnels concernant le protocole à observer envers les gradés, légionnaire ? La deuxième sentinelle s’approcha. C’était un homme courtaud, râblé et, comme son partenaire, doté d’un ventre qui indiquait peu d’exercice et beaucoup de bière. — C’est quoi, ça ? Un blanc-bec de Citoyen qui se croit meilleur que nous autres soldats du rang parce qu’il a fait le tour de la roseraie avec une légion qui n’a jamais quitté sa ville de rattachement ? — C’est toujours comme ça, répondit son compagnon. (Il adressa un sourire méprisant à Tavi.) Je suis désolé, monsieur. Vous avez posé une question ? Parce que, si c’est le cas, quelque chose de plus important me l’a sortie de la tête. Sans dire un mot, Max sauta à bas de son cheval, s’empara d’un bâton court et massif dans sa sacoche de selle et l’abattit en travers du nez du légionnaire, le faisant violemment tomber sur le dos dans la poussière. La deuxième sentinelle pointa maladroitement sa lance sur Max, qui ne portait pas d’armure. Mais le jeune homme bloqua l’arme d’une main, l’immobilisant aussi fermement que si elle avait été enfoncée dans un rocher, et envoya son adversaire s’écraser sur la palissade avec une telle force que toute la section en fut ébranlée. La sentinelle rebondit sur le panneau de bois et retomba par terre ; avant qu’il ait pu se relever, Max lui mit l’extrémité de son bâton de centurion sous le menton et exerça une pression. L’homme fit entendre un bruit étranglé et se figea, sur le dos. — Monsieur, dit Max à Tavi d’une voix nonchalante, vous voudrez bien excuser Nonus (d’une poussée de son bâton, il arracha un cri rauque à l’homme qui se trouvait à ses pieds) et Bortus. (De la pointe de sa botte, il donna un coup dans les côtes de la première sentinelle, qui ne tressaillit même pas.) Ils n’ont réussi à éviter de se faire renvoyer de la Troisième Légion Antillaine, il y a quelques années, que par la grâce de quelques pots-de-vin, et je suppose qu’ils n’étaient tout simplement pas assez malins pour se rappeler qu’un manque du respect approprié envers les officiers était déjà ce qui leur avait valu des problèmes la première fois. — Antillar, dit l’homme d’un ton étranglé. — Je ne te parle pas pour l’instant, Nonus, fit Max en enfonçant légèrement son bâton de centurion sous le menton du légionnaire. Mais je suis content que tu m’aies reconnu. C’est l’occasion parfaite de te dire que je sers comme centurion ici, et que je serai responsable de l’entraînement aux armes. Bortus et toi venez juste de vous porter volontaires pour servir de cibles d’entraînement pour ma première fournée de poissons. (Sa voix se durcit.) Qui est votre centurion ? — Valiar Marcus, répondit l’homme d’une voix entrecoupée. — Marcus ! J’aurais juré qu’il avait pris sa retraite. Je vais aller lui en parler. (Il se pencha et ajouta :) À condition que le subtribun Scipion soit d’accord. Il serait dans son droit d’exiger directement le fouet s’il le souhaite. — Mais je n’ai…, bredouilla Nonus. C’est Bortus qui a… Max appuya un peu plus fort sur son bâton et Nonus s’interrompit avec un petit cri étranglé. Le grand Antillain regarda Tavi par-dessus son épaule et lui fit un clin d’œil. — Quelle est votre préférence, monsieur ? Tavi secoua la tête et dut faire un effort pour ne pas sourire. — Je ne vois pas l’intérêt d’user du fouet pour l’instant, centurion. Nous n’aurions plus de marge par la suite. (Il se pencha au-dessus de l’autre légionnaire, toujours inconscient, pour le regarder attentivement. L’homme respirait, mais son nez, à l’évidence cassé, était en train de gonfler. Ses deux yeux étaient déjà cerclés de magnifiques meurtrissures pourpres. Tavi se retourna vers l’homme que Max avait laissé conscient.) Légionnaire Nonus, c’est cela ? Quand votre relève arrivera, emmenez votre ami voir le guérisseur. Et lorsqu’il se réveillera, rappelez-lui ce qui s’est passé, voulez-vous ? Et essayez de lui faire comprendre que lorsqu’il est de service en tant que sentinelle, accueillir les officiers avec la bienséance appropriée devrait peut-être être jugé plus important que de railler les blancs-becs élevés dans des roseraies. C’est compris ? Max exerça une nouvelle poussée sur son bâton. Nonus hocha frénétiquement la tête. — Brave homme, commenta Tavi. Puis il fit claquer sa langue à l’adresse de son cheval et poursuivit sa route sans même jeter un regard en arrière. Il entendit cependant Magnus descendre de sa propre monture, se lamenter un moment sur l’état de ses sacoches, puis présenter ses papiers au légionnaire prostré. Le Maestro s’éclaircit la voix et dit d’un ton hautain : — Magnus. Premier valet au service du capitaine et de son état-major. Votre uniforme est dans un état intolérable. Par tous les Corbeaux ! cette étoffe est tout simplement ridicule. Est-ce qu’elle sent toujours aussi mauvais ? Ou bien est-ce seulement vous ? Et ces taches ! Comment vous êtes-vous débrouillé pour… Non, non, ne me dites rien. Je préfère ne pas savoir. Max partit de son grand rire habituel et, un moment plus tard, Magnus et lui rattrapèrent Tavi. Tous trois poursuivirent leur route entre deux rangs de tentes en toile blanche. Certaines respectaient parfaitement les normes de la légion. D’autres s’affaissaient de partout : sûrement celles des nouvelles recrues, qui avaient encore beaucoup à apprendre. Tavi fut surpris par le bruit qui régnait dans le camp. Des hommes hurlaient pour se faire entendre par-dessus le vacarme. Une mendiante aveugle et crasseuse, assise à côté de l’allée principale du campement, jouait du pipeau, récoltant ainsi quelques piécettes que lui jetaient les passants. Des équipes de travailleurs creusaient des fossés et déplaçaient du bois en chantant. Le tintement régulier des marteaux d’un forgeron s’élevait non loin. Sous les ordres d’un vieux vétéran grisonnant, une cohorte entière – quatre centuries de quatre-vingts recrues chacune – travaillait les coups de glaive basiques que Tavi avait appris si récemment : répartis en deux longues lignes qui se faisaient face, les légionnaires exécutaient les différents mouvements correspondant aux nombres hurlés par le vétéran, accompagnant eux aussi chaque geste d’un cri. Ils bougeaient avec lenteur et hésitation, interrompant leurs mouvements incorrects en plein milieu pour écouter leur instructeur. Alors que Tavi les regardait, un légionnaire échappa son rudius qui heurta durement la rotule de l’homme qui se trouvait à côté de lui. La victime poussa un hurlement et, sautillant à cloche-pied, se cogna maladroitement contre son autre voisin, provoquant en tout la chute de cinq ou six recrues. — Ah ! fit Tavi. Des poissons. — Des poissons, confirma Max. On devrait être tranquilles pour parler, ici, ajouta-t-il. Il y a assez de bruit pour éviter les oreilles indiscrètes. — J’aurais pu les gérer, ces deux-là, Max, dit calmement Tavi. — Mais ce n’est pas le rôle d’un officier, répondit son ami. C’est aux centurions de casser la tête des légionnaires qui ne restent pas à leur place. Surtout quand il s’agit de fauteurs de trouble comme Nonus et Bortus. — Tu les connais. — Mmm. J’ai servi avec ces slives. Des flemmards tapageurs et cupides qui ne pensent qu’à boire et à se bagarrer, l’un comme l’autre. — Ils n’ont pas eu l’air content de te voir. — On a eu une discussion sur la façon appropriée de traiter une dame dans un camp militaire, une fois. — Comment ça s’est fini ? — Comme aujourd’hui, mais avec plus de dents par terre. Tavi secoua la tête. — Et des hommes comme ça reçoivent le statut de vétéran. Et la paie qui va avec. — Hors d’une ligne de bataille, ils ne valent pas le chiffon qu’on salirait de leur sang en essuyant son couteau. (Par-dessus son épaule, Max jeta un coup d’œil désapprobateur dans leur direction.) Mais ce sont de bons soldats. Ils connaissent leur boulot, et ils ont déjà affronté de sales situations et ont tenu bon. C’est pour ça qu’ils ont pu partir volontairement plutôt que d’être renvoyés pour conduite indigne d’un légionnaire. — Et ça explique aussi pourquoi ils sont ici, ajouta Magnus. D’après leur dossier, ce sont d’honorables vétérans désireux de repartir à zéro avec une légion toute neuve ; et une expérience comme la leur est inestimable pour former les recrues et consolider les rangs dans une bataille. Ils savent qu’ils auront le privilège de l’ancienneté, qu’ils n’auront pas à faire le pire du travail, et qu’ils seront mieux payés. Max émit un grognement railleur. — Et n’oubliez pas que cette légion s’entraîne dans le val d’Amarante, rien que ça. Il y a plein d’hommes libres qui tueraient pour vivre ici. (Max indiqua les alentours d’un geste de la main.) Pas de neige, ou si peu. Pas de tempêtes. Pas de furies sauvages. De la nourriture en abondance, et ils pensent probablement que c’est là une légion symbolique qui ne verra jamais de vrai combat. Tavi secoua la tête. — Est-ce que des hommes comme ça ne vont pas avoir un effet néfaste sur la légion dans son ensemble ? Magnus secoua la tête en souriant. — Pas sous le commandement du capitaine Cyril. Il laisse ses centurions maintenir la discipline par tous les moyens qu’ils jugent nécessaires. Max fit tournoyer son bâton avec un sourire rayonnant. Tavi afficha une moue pensive. — Est-ce que tous les vétérans vont être comme eux ? Max haussa les épaules. — J’ai dans l’idée que la plupart des Hauts Ducs vont faire tout leur possible pour garder leurs hommes les plus expérimentés près d’eux. Aucune légion n’a trop de vétérans, mais elles ont toutes trop de slives du genre de Nonus et Bortus. — Donc ce que tu es en train de me dire, c’est que cette légion sera composée uniquement de poissons incompétents… — … dont tu fais partie, le coupa Max. Techniquement parlant, monsieur. — Dont je fais partie, concéda Tavi, et de mécontents. — Et d’espions, ajouta le Maestro. Tout homme incompétent et sympathique est vraisemblablement un espion. Max grogna. — Ils ne peuvent pas être tous pourris. Et si Valiar Marcus est ici, j’ai dans l’idée que nous allons trouver d’autres centurions sérieux dans son genre. Nous étrillerons assez la racaille pour la faire tenir tranquille, et nous ferons travailler les poissons jusqu’à ce qu’ils s’améliorent. Toutes les légions connaissent ce genre de problème lorsqu’elles se forment. Le Maestro secoua la tête. — Pas dans des proportions aussi spectaculaires. Max haussa une épaule, sans le contredire. — Ça finira par s’arranger. Il faut du temps, c’est tout. D’un signe de tête, Tavi leur indiqua une tente trois ou quatre fois plus grande que les autres, bien que faite de la même toile unie que le reste. Deux des côtés étaient relevés, laissant voir l’intérieur à tous les passants. Plusieurs hommes s’y trouvaient. — C’est la tente du capitaine ? demanda Tavi. Max fronça les sourcils. — C’est l’emplacement où elle devrait être. Mais généralement, elle est plus grande. Plus tape-à-l’œil. Magnus eut un petit rire. — Ça, c’est bien Cyril. Tavi arrêta sa monture et jeta un coup d’œil autour de lui. Un homme svelte et d’âge moyen apparut, vêtu d’une tunique grise. L’aigle, symbole de la Couronne, était brodé sur le vêtement au niveau de son cœur, divisé par le milieu en deux parties, une bleue et une rouge. — Laissez-moi vous débarrasser de vos montures, messieurs. (Il leur accorda un regard rapide à chacun puis sourit brusquement au Maestro.) Magnus, je suppose ? — Ma renommée me précède, fit le vieil homme. (Il posa ses mains au creux de son dos et s’étira en grimaçant.) Vous avez un avantage sur moi. L’homme le salua d’un poing sur le cœur, à la mode de la légion. — Lorico, monsieur. Valet. Je vais travailler pour vous. Il fit un geste de la main et un jeune page s’approcha pour prendre les chevaux. Hochant la tête, Magnus serra l’avant-bras que l’homme lui tendait. — Ravi de vous rencontrer. Voici le subtribun Rufus Scipion. Et le centurion Antillar Maximus. Lorico les salua eux aussi. — Le capitaine va commencer sa première réunion d’état-major, messieurs, si vous voulez bien entrer. Max inclina la tête à l’adresse de ses compagnons. — Lorico, dit-il, pourriez-vous m’indiquer où se trouvent mes quartiers ? — Je vous prie de m’excuser, centurion, mais le capitaine a demandé à ce que vous y assistiez aussi. Max haussa les sourcils et fit un geste à Tavi. — Monsieur. Tavi hocha la tête et entra dans la tente, en regardant rapidement autour de lui. Un tapis de couchage de simple légionnaire était soigneusement roulé et posé sur une vieille malle toute cabossée de modèle réglementaire. C’étaient les deux seuls signes que quelqu’un résidait dans la tente. Plusieurs bureaux longeaient les bords de celle-ci, mais leurs tabourets à trois pieds avaient été traînés jusqu’au centre de la tente, et étaient occupés par une femme et cinq ou six hommes. Il y avait par ailleurs une vingtaine d’hommes en armure entassés dans cet espace restreint, et tous formaient un demi-cercle approximatif autour d’un homme chauve d’apparence quelconque, portant une armure par-dessus une tunique grise : le capitaine Cyril. Les armures de la légion faisaient toujours les épaules plus larges, mais celles de Cyril paraissaient presque difformes sous ses épaulettes. La peau de ses avant-bras nus et couverts de cicatrices était tendue sur des muscles noueux. Son armure était ornée du même insigne en forme d’aigle bleu et rouge que Tavi avait vu sur la tunique de Lorico, enchâssé dans l’acier. Tavi s’écarta pour laisser entrer Magnus et Max, et tous trois se mirent au garde-à-vous pendant que Lorico les annonçait : — Subtribun Scipion, Astoris Magnus et Antillar Maximus, monsieur. Cyril leva les yeux du papier qu’il tenait à la main et les salua d’un signe de tête. — Vous tombez à point nommé, messieurs. Bienvenue. (D’un geste, il leur indiqua de se joindre au groupe qui faisait cercle autour de lui.) Je vous en prie. » Mon nom est Ritius Cyril, reprit-il une fois qu’ils eurent intégré le cercle. Beaucoup d’entre vous me connaissent déjà. Pour les autres, je suis né à Placida, mais mon foyer est ici, dans la légion. J’ai servi comme légionnaire à Phrygia, Riva et Antilla, et comme soldat marin à Parce. J’ai servi comme Chevalier Ferro à Antilla, comme Tribun Auxiliarus, Tribun Tactica et Chevalier Tribun, ainsi que subtribun de la légion. J’ai combattu les Hommes des Glaces, les Canims et les Marats. C’est la première fois que je commande une légion. (Il s’interrompit pour promener un regard ferme sur l’assemblée, puis reprit :) Messieurs, nous nous trouvons dans la position peu enviable de pionniers. C’est la première fois qu’une légion de ce genre existe. Certains d’entre vous s’attendent peut-être à servir dans une armée qui n’existe que pour la forme, un symbole politique, où il y aura peu de travail et où la guerre croisera rarement notre chemin. » Si c’est le cas, vous êtes dans l’erreur, poursuivit-il, et sa voix se durcit légèrement. Ne vous y trompez pas. J’ai la ferme intention de faire de cette légion l’égale de toute autre dans le royaume. Nous avons beaucoup de travail devant nous, mais je ne demanderai rien de votre part que je n’exigerai de moi-même. » Par ailleurs, je suis aussi conscient que vous des divers desseins secrets des ducs et des Sénateurs qui ont soutenu la création de cette légion. Afin d’éviter tout malentendu, je tiens à ce que vous sachiez tous que je n’ai aucune patience à l’égard des intrigues politiques et peu de tolérance envers les imbéciles. Nous sommes une légion. Notre métier, c’est la guerre, la défense du royaume. Je ne permettrai à personne d’affecter le bon fonctionnement de cette légion avec ses manigances. Si vous êtes ici avec vos propres buts, ou si vous n’avez pas envie de travailler dur, j’attends de vous que vous démissionniez, ici et maintenant, et que vous soyez partis après le petit déjeuner demain. (Il parcourut de nouveau l’assemblée du regard.) Qui se sent concerné ? Tavi le regarda en haussant les sourcils, impressionné. Peu de gens auraient osé parler aussi franchement à des Citoyens, ce que la plupart des officiers des légions étaient. Tavi regarda rapidement le cercle d’auditeurs. Aucun d’eux ne fit le moindre geste ou le moindre bruit, mais Tavi vit à l’expression de plusieurs d’entre eux qu’ils étaient mal à l’aise. À l’évidence, ils n’étaient pas plus habitués à ce qu’on s’adresse à eux avec si peu d’ambages que Tavi ne l’était à entendre quelqu’un leur parler sur ce ton. Cyril attendit encore un moment, puis reprit : — Personne ? Dans ce cas, j’attends que chacun de vous fasse tout ce qui est en son pouvoir pour s’acquitter de ses devoirs. Tout comme je ferai moi-même tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider et vous soutenir. Cela étant dit, il est temps de faire les présentations. Le capitaine fit le tour de la pièce en présentant laconiquement chaque personne présente. Tavi fit tout particulièrement attention à un homme bien en chair du nom de Gracchus, Tribun Logistica et son supérieur immédiat. Un autre homme, un vétéran au visage buriné qui n’avait jamais dû être beau même avant de recevoir toutes ses cicatrices, fut identifié comme Valiar Marcus, le primipile, centurion le plus haut gradé de la légion. Cyril conclut les présentations : — Et nous nous voyons les heureux bénéficiaires d’un coup de chance inattendu. Messieurs, certains d’entre vous la connaissent déjà, mais je vous présente Antilla Dorotea, Haute Duchesse d’Antilla. Une femme vêtue d’une robe grise arborant l’aigle rouge et bleu de la Première Aléréenne brodé sur le cœur se leva de son tabouret. Elle était mince, de taille moyenne, et ses longs cheveux raides et fins épousaient la forme de son crâne et brillaient comme s’ils étaient humides. Ses traits fins étaient vaguement familiers à Tavi. À côté de lui, Max eut un hoquet de stupeur. Le capitaine Cyril salua poliment dame Antilla, qui lui répondit d’une grave inclination de la tête. — Sa Grâce nous a offert ses services en tant qu’aquafèvre et guérisseuse pendant la durée de notre premier déploiement, poursuivit Cyril. Vous savez tous qu’il ne s’agit pas là de sa première période au sein des légions en tant que Tribun Medica. Tavi haussa un sourcil. Une Haute Duchesse, ici dans le camp ? C’était tout sauf banal pour une légion, quoi qu’en dise le capitaine. Les incroyables talents de furifèvre de la noblesse d’Aléra lui conféraient une extraordinaire puissance. Un seul Haut Duc, avait-on dit à Tavi, avait la force d’une centurie entière de Chevaliers, et Antilla, l’une des deux villes qui défendaient le grand Mur de Protection au nord du royaume, était renommée pour son adresse et sa ténacité au combat. — Je sais que ce n’est pas la tradition, mais je tiens à rencontrer chacun de vous séparément pour recevoir votre serment, poursuivit Cyril. Je vous ferai tous venir à tour de rôle demain ou après-demain. En attendant, Lorico a vos affectations et va vous indiquer vos quartiers. Je serai heureux de vous accueillir tous à ma table le soir pour le dîner. Rompez. Ceux qui étaient assis se levèrent, et les hommes s’écartèrent poliment pour laisser dame Antilla sortir la première. Puis ils s’en allèrent en échangeant quelques murmures, après avoir pris chacun le tube en cuir que leur tendait Lorico. — Allez-y, les garçons, murmura Magnus à Tavi et Max sans même ouvrir son tube. Je vais commencer ici. Bonne chance à tous les deux. Et, avec un sourire, il rentra dans la tente du capitaine. Tavi s’éloigna en compagnie de Max et lut ses instructions. Elles étaient plutôt simples. Il devait se présenter au Tribun Gracchus et l’assister dans l’inventaire et la gestion des stocks de la légion. — Il était différent de ce que j’attendais, dit-il. — Hmm ? fit Max. — Le capitaine. Je pensais qu’il serait plus comme le comte Gram. Ou peut-être comme Sire Miles. Max répondit par un grognement, et Tavi le regarda avec inquiétude. Le grand Antillain était pâle, et des gouttes de sueur perlaient à son front. Ce n’était pas une vision nouvelle pour Tavi, qui avait plus d’une fois aidé son ami à se remettre les lendemains de beuverie. Mais là, il voyait quelque chose de différent sur le visage du jeune homme, derrière l’expression distraite que celui-ci affichait. De la peur. Max était effrayé. — Max, demanda Tavi sans élever la voix, qu’est-ce qui ne va pas ? — Rien, répondit Max d’un ton sec. — Dame Antilla ? Est-ce que c’est ta… — … belle-mère. — C’est pour ça qu’elle est là ? À cause de toi ? Max regarda rapidement autour de lui du coin de l’œil. — En partie. Mais si elle a fait tout ce chemin, c’est parce que mon frère est là aussi. C’est la seule raison possible de sa présence. Tavi fronça les sourcils. — Tu as peur. — Ne dis pas n’importe quoi, répondit Max, d’un ton qui manquait cependant de conviction. Bien sûr que non. — Mais… La voix de Max se teinta d’une touche d’agressivité. — Arrête ça tout de suite, Calderon, ou je te tords le cou. Tavi s’arrêta net et regarda son ami avec stupeur. Max se figea au bout de quelques pas. Il tourna légèrement la tête, laissant voir à son ami son profil au nez cassé. — Pardon. Scipion, monsieur. Tavi hocha brièvement la tête. — Je peux faire quelque chose ? Max fit un geste de dénégation et répondit : — Je vais aller boire un verre. Plusieurs, même. — Est-ce bien sage ? — Hé ! Qui a envie de vivre éternellement ? — Si je peux… — Tu ne peux rien y faire. Personne ne peut, répliqua Max avant de s’éloigner à grands pas, sans un regard en arrière. Tavi le regarda partir d’un air soucieux, frustré et inquiet pour son ami. Mais il ne pouvait pas forcer Max à lui raconter quoi que ce soit si celui-ci n’en avait pas envie. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre que Max veuille bien se confier. Tavi aurait aimé que Kitaï soit là pour en parler avec elle. Mais pour l’instant, il avait des choses à faire. Il relut ses ordres, se rappela l’agencement du camp que Max et le Maestro lui avaient fait mémoriser, et partit se mettre au travail. Chapitre 5 En se réveillant, Isana sut aussitôt qu’elle était seule sur le grossier matelas de paille. Elle avait froid dans le dos. Une confusion de cris et de lumières étranges assaillait ses sens, et il lui fallut un moment pour émerger suffisamment des brumes du sommeil et reconnaître les sons qui l’entouraient. D’innombrables pieds bottés martelaient hâtivement le sol dur. De vieux centurions hurlaient des ordres. Des raclements métalliques retentissaient, dus au frottement des épaulettes, jambières, glaives, boucliers et lamelles de fer des armures des légionnaires qui marchaient côte à côte en s’effleurant. Des enfants pleuraient. Quelque part, non loin, un cheval de guerre poussa un hennissement frénétique et farouche de panique et d’impatience. Isana pouvait entendre l’homme qui s’en occupait essayer de le calmer d’une voix douce et égale. Une seconde plus tard, la tension ambiante exerça une pression sur ses sens d’aquafèvre, déferlant en une vague d’émotions plus intenses que tout ce qu’elle avait pu ressentir en douze ou treize ans, depuis sa rencontre avec Rill, sa furie d’eau. En tête de ce violent raz-de-marée venait la peur. Les hommes autour d’elle craignaient pour leur vie : la Légion Royale, la force la plus chevronnée, la mieux entraînée de tout Aléra, était submergée par la terreur. D’autres émotions accompagnaient cette angoisse. De l’excitation, en premier lieu, puis de la détermination et de la colère. Et, en dessous de celles-ci, des courants plus sombres : ce qu’Isana ne pouvait décrire que comme une soif sanguinaire, et une autre émotion si discrète qu’elle ne l’aurait peut-être pas remarquée du tout si elle n’avait cessé de gagner en intensité : de la résignation. Même en ignorant ce qui se passait, Isana savait que les hommes de la légion autour d’elle se préparaient à mourir. Elle se leva péniblement, nue comme un ver, et réussit à trouver sa chemise, sa robe et sa tunique. Elle noua ses cheveux en un chignon hâtif, bien que le geste lui fasse atrocement mal aux épaules et au dos. Puis elle ramassa sa cape de laine toute simple et se mordit la lèvre, se demandant ce qu’elle devait faire à présent. — Garde ? appela-t-elle d’une voix hésitante. Un homme entra immédiatement dans la grande tente, ceint d’une armure identique à celle des autres légionnaires, hormis peut-être qu’elle portait un nombre démesuré de bosselures et de rayures. Il émanait de lui un mélange stable de parfaite assurance, de calme inébranlable et de peur rationnelle et contrôlée. Il ôta son casque d’une main, et Isana reconnut Araris Valérien, garde personnel du Princeps. — Ma dame, la salua-t-il en inclinant la tête. Isana sentit ses joues s’empourprer et porta inconsciemment la main à la chaînette d’argent autour de son cou, pour toucher la bague qui y était pendue, cachée sous ses vêtements. Puis elle baissa le bras pour poser sa paume sur la bosse ronde et ferme de son ventre. — Je ne suis guère votre dame, répondit-elle. Vous ne me devez aucune allégeance. Un instant, les yeux d’Araris étincelèrent. — Ma dame, répéta-t-il en mettant une légère inflexion sur ses mots. Le Princeps est débordé par ses devoirs. Il m’a demandé de venir vous trouver à sa place. Le dos d’Isana l’élança de nouveau et, comme si ce n’était pas suffisant, le bébé bougea avec son énergie habituelle, comme s’il entendait les sons dans la nuit et les reconnaissait. — Araris, ma sœur… — Elle est déjà là, répondit le jeune homme au physique quelconque, d’un ton rassurant. Il se retourna pour faire un signe à l’extérieur, et la petite sœur d’Isana entra hâtivement dans la tente, enveloppée dans la grande cape de voyage grise d’Araris. Alia se précipita aussitôt vers Isana, qui l’étreignit fortement. Sa cadette tenait de leur mère : petite, toute en douceur et en courbes féminines, avec des cheveux couleur de miel. À seize ans, elle représentait une douloureuse tentation pour nombre des légionnaires et des hommes qui accompagnaient la légion, mais Isana l’avait protégée le plus férocement qu’elle l’avait pu. — Isana, fit Alia d’une voix de manière aussi féroce qu’elle l’avait pu, hors d’haleine. Que se passe-t-il ? Isana avait presque dix ans de plus que sa sœur. Les talents de furifèvre d’Alia se tournaient vers l’eau, comme les siens, et elle savait que la pauvre enfant avait probablement de la peine à se rappeler son propre nom sous la pression des émotions qui enflaient tout autour d’elles. — Chut, et n’oublie pas de respirer lentement, lui chuchota-t-elle avant de relever les yeux vers Araris. Rari ? — Les Marats ont envahi la vallée, répondit l’intéressé d’un ton calme et précis. Ils ont déjà percé les défenses de l’avant-poste à l’autre bout et se dirigent vers nous. On est en train de vous amener des chevaux. Avec les civils du camp, vous avez ordre de vous replier au plus vite vers Riva. Isana eut un hoquet de stupéfaction. — Nous replier ? Les Marats sont-ils donc si nombreux ? Mais pourquoi ? Comment ? — Ne vous inquiétez pas, ma dame. Nous avons connu pire, répondit Araris. Mais Isana put le voir dans ses yeux, l’entendre dans sa voix : il mentait. Araris s’attendait à mourir. — Où ? lui demanda-t-elle. Où est-il ? Araris grimaça et répondit. — Les chevaux ne sont pas loin, ma dame. Si vous voulez bien me… Isana leva le menton et passa devant lui d’un pas décidé pour sortir, en regardant à droite et à gauche. La confusion la plus complète régnait dans le camp – du moins parmi les civils. Les légionnaires eux-mêmes se déplaçaient avec hâte et anxiété, mais également précision et discipline, et Isana pouvait voir les rangs se former le long de la palissade qui entourait le camp. — Dois-je aller le chercher moi-même, Rari ? demanda-t-elle. Le jeune homme garda un ton égal et poli, mais Isana perçut l’agacement affectueux derrière sa réponse. — Comme vous voulez, ma dame. (Il se tourna vers les palefreniers qui tenaient les rênes de deux chevaux nerveux, à quelques pas de là, et leur fit un bref signe de la main en disant :) Vous deux, avec moi. (Il entreprit de se diriger à grands pas vers le côté est du camp.) Mesdames, si vous voulez bien me suivre. Il faut nous dépêcher. Je ne sais pas quand la horde va arriver, et chaque minute est peut-être précieuse. Et c’est alors qu’Isana vit la guerre pour la première fois. Des flèches percèrent l’obscurité. L’un des palefreniers poussa un cri, qui fut cependant couvert par les hennissements du cheval dont il tenait les rênes. Isana se retourna, le cœur battant soudain à tout rompre, les oreilles bourdonnantes, et le monde semblant bouger au ralenti autour d’elle. Elle vit le palefrenier chanceler et s’effondrer, une flèche marate empennée de blanc plantée dans le ventre. Le cheval hennissait en secouant violemment la tête, essayant de déloger la flèche enfoncée dans un des longs muscles de son encolure. Des cris retentirent dans l’obscurité. Des guerriers marats à la peau et aux cheveux clairs jaillirent des chariots de ravitaillements amenés à l’intérieur du camp plus tôt dans l’après-midi, en brandissant des armes apparemment faites de verre noirci et de pierre. Araris réagit à la vitesse de l’éclair. Isana ne put que rester immobile, figée, à regarder trois autres flèches arriver sur elle. Araris les brisa avec son épée et, d’un geste nonchalant de l’une de ses mains gantées d’acier, empêcha même les éclats de toucher le visage de la jeune femme. Il s’avança à la rencontre des Marats hurlants et passa entre eux comme un homme fendant la foule un jour de marché, tordant les hanches et les épaules, se haussant brusquement sur la pointe des pieds pour se glisser entre deux passants et exécutant une pirouette habile pour éviter de trébucher sur quelque chose au sol. Puis il s’arrêta, et tous les Marats gisaient au sol, réduits en chair à corbeaux. Il secoua sèchement son épée sur le côté pour en enlever le sang, la rengaina et tendit la main comme si rien ne venait de se passer. — Par ici, ma dame. — Ainsi, madame, murmura une riche voix masculine, nous n’aurons pas à nous préoccuper d’être trop longtemps séparés. Je suis certain que vous en voyez les avantages. Isana redressa brusquement la tête ; elle s’était laissé aller à somnoler sur la confortable banquette de la litière que les Aquitaine avaient envoyée pour la ramener de son domaine. Son rêve pénétrant, enrichi des détails que lui offrait sa mémoire, mit plus de temps que d’ordinaire à se dissiper. Depuis deux ans, le souvenir de cette dernière nuit ne cessait de hanter son sommeil. La peur, la confusion, le poids écrasant de la culpabilité repassaient dans son esprit aussi intensément que si c’était la première fois qu’elle les éprouvait. Aussi intensément que si elle avait retrouvé son innocence. Elle en avait plus qu’assez. Et pourtant, ces rêves lui rendaient ces brefs moments de joie, cette effervescence grisante des jours printaniers de sa jeunesse. L’espace de quelques secondes, elle n’avait pas su ce qu’elle savait dorénavant. Elle avait eu de nouveau une sœur. Un époux. De l’amour. — Je viens de t’acheter une fille toute neuve, Attis, répliqua une voix de femme d’un ton taquin et plein d’assurance, à l’extérieur de la litière. Elle t’occupera le temps que je revienne. — Elle est ravissante, répondit l’homme. Mais elle n’est pas toi. (Son ton se fit narquois.) À la différence de la dernière. La portière du véhicule s’ouvrit, et Isana dut faire appel à Rill pour refouler les larmes qui lui emplissaient les yeux. Elle porta les doigts à la bague cachée sous son corsage, toujours accrochée à sa chaînette. Contrairement à elle, le bijou avait résisté au passage du temps sans perdre son brillant. L’aquafèvre secoua la tête pour dissiper autant que possible les dernières brumes de son rêve, et se força à se concentrer de nouveau sur le présent. Le Haut Duc Aquitainus Attis, dont le complot ourdi cinq ans auparavant avait entraîné la mort de centaines de voisins d’Isana dans la vallée de Calderon, et qui venait d’ouvrir la portière, la salua plaisamment d’un signe de tête. C’était un homme léonin, combinant grâce et puissance en proportions égales. Ses cheveux d’un or sombre lui tombaient comme une crinière jusqu’aux épaules, et ses yeux presque noirs brillaient d’intelligence. Il se déplaçait avec une parfaite assurance, et aucun autre furifèvre ne l’égalait dans tout le royaume, sauf peut-être le Premier Duc lui-même. — Exploitante, dit-il poliment. Elle lui rendit son salut, malgré la raideur qui s’empara de sa nuque. Ne se sentant pas capable de lui répondre poliment, elle garda le silence. — J’apprécie assez ces séjours hors d’Aquitaine, murmura la femme, désormais toute proche. Et je suis parfaitement capable de me débrouiller toute seule. Et puis de toute façon, tu as ton propre travail à accomplir. Sur ces mots, elle entra dans la litière et s’installa sur la banquette opposée. La Haute Duchesse d’Aquitaine était l’archétype de l’élite des Citoyens : le teint pâle, les cheveux bruns, grande et majestueuse. Même si Isana la savait âgée d’une quarantaine d’années, comme son époux et elle-même, dame Aquitaine en paraissait à peine vingt. Comme tous ceux qui avaient la chance de posséder un talent d’aquafèvre suffisant, elle bénéficiait d’une apparence de jeunesse continue. — Bonsoir, Isana. — Madame, murmura celle-ci. Même si elle n’aimait pas plus dame Aquitaine que son époux, elle était au moins capable de se montrer courtoise avec elle, à défaut d’être chaleureuse. Invidia se tourna vers son mari et se pencha pour l’embrasser. — Ne te couche pas trop tard. Tu as besoin de repos. Sire Aquitaine haussa un sourcil doré. — Je suis un Haut Duc d’Aléra, pas un jeune imbécile d’Academ. — Et mange des légumes, poursuivit sa femme comme s’il n’avait rien dit. Ne te gave pas de viande et de sucreries en oubliant tes légumes. Aquitaine se rembrunit. — Je suppose que tu seras comme ça pendant tout le voyage si j’insiste pour t’accompagner ? Son épouse lui adressa un sourire charmant. Il leva les yeux au ciel, l’embrassa rapidement et dit : — Tu es impossible. Très bien, comme tu voudras. — Naturellement. Adieu, mon époux. Il s’inclina devant elle, adressa un signe de tête à Isana, referma la portière et s’écarta. Puis il tapa deux fois sur le côté de la litière et dit : — Capitaine, prenez soin d’elles. — Oui, monsieur, répondit une voix masculine de l’autre côté de la portière, et les Chevaliers Aeris soulevèrent la litière. Les vents firent bientôt entendre le mugissement discret et continu qui était devenu familier à l’oreille d’Isana ces deux dernières années, et une force invisible la plaqua contre son siège alors que la litière prenait brusquement son envol. Plusieurs minutes passèrent en silence, pendant lesquelles Isana appuya la tête sur son coussin et ferma les yeux, dans l’espoir de feindre le sommeil et lui éviter d’avoir à faire la conversation avec dame Aquitaine. En vain. — Je m’excuse pour la longueur du voyage, dit bientôt la Haute Duchesse. Mais les vents d’altitude sont toujours capricieux à cette saison, et cette année ils sont particulièrement dangereux. Nous sommes donc obligés de voler beaucoup plus bas que d’ordinaire. Isana songea que, de toute façon, rien ne valait le plancher des vaches, mais elle n’en dit rien. — Est-ce que cela change quelque chose ? demanda-t-elle sans ouvrir les yeux. — Plus on est près du sol, plus il est difficile de rester en l’air, et de voler rapidement, répondit dame Aquitaine. Mes Chevaliers Aeris doivent évaluer le trajet en termes de kilomètres et non plus de lieues, et, étant donné le nombre d’arrêts que nous devons faire pour rendre visite à mes partisans, cela nous prendra bien plus longtemps pour atteindre notre destination. Isana soupira. — C’est-à-dire ? — Près de trois semaines, m’a-t-on dit. Et c’est une estimation optimiste, fondée sur l’hypothèse que des équipes d’aérifèvres frais et dispos nous attendront à chaque étape. Trois semaines. C’était bien long pour feindre le sommeil sans insulter ouvertement sa patronne. Même si Isana connaissait sa valeur aux yeux des Aquitaine, et savait qu’elle pouvait se dispenser des flatteries et des servilités généralement d’usage avec des patrons si puissants, il y avait des limites qu’elle aurait eu tort de dépasser. Elle ouvrit donc les yeux. Un sourire apparut sur les lèvres charnues de dame Aquitaine. — Je savais bien que vous apprécieriez la valeur de cette information. Vous auriez eu l’air plutôt bête à rester assise là les yeux fermés pendant tout le trajet. — Mais pas du tout, madame, répliqua Isana. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Le regard d’Invidia se durcit un moment. Puis elle reprit : — J’ai cru comprendre que vous avez prévu une petite réunion de famille à Cérès. — Après la réunion de la Ligue, bien entendu. On m’a certifié pouvoir assurer à votre place mon retour à Calderon, si jamais mes projets vous posent un problème. L’expression froide d’Invidia se réchauffa d’un petit sourire, sincère cette fois. — Presque plus personne n’ose ferrailler avec moi, Isana. Pour être franche, j’attendais ce voyage avec impatience. — Moi aussi, madame. J’ai hâte de revoir ma famille. Invidia éclata de rire. — Je vous demanderai peu hormis de rencontrer mes partisans et d’aller à l’assemblée de la Ligue, dit-elle. (Puis elle inclina la tête de côté et se pencha légèrement en avant.) Mais vous n’avez pas été informée de l’ordre du jour de cette assemblée. Isana la regarda d’un air interrogateur. — Gracchus Albus et son personnel ont été invités à y assister, poursuivit dame Aquitaine. — Le Premier Sénateur, murmura Isana. (Puis elle écarquilla les yeux.) C’est à propos du projet d’émancipation à présenter au Sénat ? La Haute Duchesse soupira. — Si seulement le reste de la Ligue en saisissait l’importance aussi bien que vous. — Elles devraient passer un peu de temps à gérer une exploitation, répondit Isana d’un ton ironique. Cela donne pleinement conscience des conséquences à long terme d’une action modeste mais significative. La Haute Duchesse haussa une épaule. — Peut-être avez-vous raison. — Gracchus soutiendra-t-il le projet ? — Il n’a jamais été un ennemi du mouvement abolitionniste. Sa femme, sa fille et ses maîtresses m’assurent qu’il le fera. Isana fronça les sourcils. Elle désapprouvait ce genre de manipulations, mais c’était l’outil de prédilection de la Ligue Dianique. — Et le Sénat ? demanda-t-elle. — Impossible d’avoir la moindre certitude. Nul ne sait quels retours de faveur seront demandés sur un sujet si important. Mais sans doute assez pour que le débat soit houleux. Pour la première fois dans l’histoire d’Aléra, Isana, nous allons peut-être abolir l’esclavage. À jamais. Isana prit un air songeur. C’était effectivement un but digne, qui rallierait le soutien de tous les gens de conscience. La majorité des esclaves du royaume connaissait un sort peu réjouissant : une vie de dur labeur et peu de chances de réussir à gagner leur liberté, même si la loi exigeait des propriétaires qu’ils libèrent un esclave si jamais celui-ci gagnait par son travail le prix auquel il avait été acheté. Les femmes n’avaient aucun contrôle sur l’usage qui était fait de leur corps ; les hommes non plus, cela dit, lorsqu’on y songeait. Les enfants naissaient tous libres, légalement du moins, mais la plupart des propriétaires employaient pour eux diverses formes de taxation et de contrats d’apprentissage, qui revenaient purement et simplement à une mise en esclavage dès la naissance. Les lois du royaume étaient censées protéger les victimes de l’esclavage, limiter celui-ci à ceux qui s’y soumettaient de plein gré et pourraient, à la longue, rembourser leur achat et regagner leur liberté. Mais corruption et influence politique permettaient à chaque duc de ne tenir pour ainsi dire aucun compte des lois et de traiter les esclaves comme bon lui semblait. Depuis qu’elle était devenue l’alliée de dame Aquitaine au sein de la Ligue Dianique, Isana en avait appris bien plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer sur les sévices qu’enduraient les esclaves dans une grande partie du royaume. Sa propre rencontre avec l’esclavagiste Kord lui avait paru suffisamment cauchemardesque pour la hanter toute sa vie. Mais elle avait découvert avec horreur que, dans pratiquement tout le reste du royaume, ce genre de comportement était monnaie courante. Cela faisait des années que la Ligue Dianique, une organisation constituée uniquement de Citoyennes du royaume – jouissant de prestige, d’influence, mais de peu de pouvoir véritable et légal –, s’efforçait de rallier des partisans à la cause de l’abolition de l’esclavage. Pour la première fois, elle était en position de l’obtenir, car, si les Hauts Ducs et le Premier Duc contrôlaient les ressources militaires du royaume, et la mise en application du Code pénal et du Code civil d’Aléra, il revenait aux membres élus du Sénat de créer et de faire adopter ces lois. L’esclavage était depuis ses débuts une institution civile, et le Sénat avait le pouvoir de passer de nouvelles lois le concernant, ou même de l’abolir totalement. La Ligue Dianique y voyait le premier pas vers l’obtention d’une parité légale entre les hommes et les femmes du royaume. Isana se rembrunit. Dame Invidia avait beau avoir toujours été fidèle à sa parole et à ses obligations de patronne, Isana ne se berçait pas d’illusions : la Haute Duchesse n’avait personnellement que faire de l’émancipation. Il était néanmoins difficile pour Isana de résister à la séduction inhérente à l’idée de réaliser un tel rêve, et de supprimer une telle injustice. D’un autre côté, elle n’était guère en état de raisonner avec la logique froide et détachée qu’exigeait la politique. Pas quand elle était si près de retrouver ses proches. Elle ne voulait rien tant que revoir Tavi, et en bonne santé, malgré les silences pesants qui résultaient des lapsus dans leurs conversations, lorsque l’un ou l’autre mentionnait le moindre sujet plus ou moins en rapport avec la politique et la loyauté, ce qui rendait la joie de leurs retrouvailles quelque peu douce-amère. Elle avait hâte de reparler avec Bernard. Entre l’exploitation à gérer et ses déplacements peu fréquents mais réguliers pour le compte d’Invidia Aquitaine, les occasions de passer du temps avec son petit frère étaient devenues rares. Il lui manquait. L’ironie qui résidait dans le fait d’être obligée de traverser la moitié du royaume – et aux frais des Aquitaine, de surcroît – pour dîner de nouveau avec eux n’échappait pas à Isana. Elle ne se cachait pas non plus la dure réalité : elle était l’unique responsable de l’alliance qu’elle avait passée avec son patron actuel, un homme impitoyable qui convoitait la Couronne. Elle se força malgré tout à écarter sa famille de ses pensées pour étudier la situation d’un œil objectif. Qu’avaient à gagner les Aquitaine en proscrivant l’esclavage ? — Ce n’est pas une question de liberté, murmura Isana d’une voix audible. Pas pour vous. Ce que vous voulez, c’est paralyser l’économie de Kalare. Sans le travail des esclaves, il ne tirera jamais profit de ses terres agricoles. Il sera trop occupé à essayer de rester solvable pour disputer la Couronne à votre époux. Dame Aquitaine dévisagea Isana un moment, impassible. Celle-ci ne détourna pas les yeux de ceux de sa patronne. — Peut-être est-il aussi bien que la majeure partie de la Ligue ne partage pas ma perspicacité, ajouta-t-elle. Dame Aquitaine garda son expression détachée. — Ai-je votre soutien – et votre confiance – dans cette affaire, ou non ? — Oui. Comme je vous l’ai promis, répondit Isana. (Elle se laissa de nouveau aller contre son dossier et referma les yeux.) Rien de ce que je peux faire ne vous empêchera d’intriguer. Si cela permet au passage de faire un peu de bien, je ne vois aucune raison de ne pas essayer. — Excellent, fit dame Aquitaine. Et pragmatique de votre part. (Elle s’interrompit un moment, l’air songeur, et Isana sentit sur elle le poids soudain de l’attention de la Haute Duchesse.) À part un Citoyen, presque personne ne serait ainsi capable de reconnaître la situation pour ce qu’elle est, Isana. Cela m’incite à me demander où vous avez acquis le recul nécessaire pour comprendre ce genre de finesses politiques. Quelqu’un a dû faire votre éducation. — J’ai lu, répondit Isana, sans avoir besoin de feindre la lassitude dans son ton. Rien de plus. Elle fit appel à des années de pratique et d’expérience pour ne laisser transparaître aucune émotion sur son visage, même si après le rêve qu’elle venait de faire, il lui fut presque douloureux de ne pas porter la main à la bague cachée sous son corsage, sur son cœur. Dame Aquitaine laissa passer un autre long silence, puis dit : — Je suppose que je dois saluer votre érudition, dans ce cas. Elle cessa de faire peser toute son attention sur Isana, qui faillit s’affaisser de soulagement. Il était dangereux de mentir ainsi à la Haute Duchesse, dont le talent pour l’aquafèvrerie, et donc pour percevoir mensonges et tromperies, était plus grand que celui d’Isana elle-même. Cette femme était capable de torturer et d’assassiner, même si elle préférait user de tactiques moins radicales. Isana ne se faisait aucune illusion sur le fait que cette préférence était due davantage à des raisons de pragmatisme et d’intérêt personnel qu’à des convictions morales. Si cela servait ses plans, dame Aquitaine tuerait Isana sans même battre d’un de ses longs cils. Si jamais les choses en arrivaient là, Isana mourrait avant de parler. Parce que certains secrets devaient être gardés. À n’importe quel prix. Chapitre 6 De l’avis de Tavi, la vie de légionnaire, et même d’officier, était largement surfaite. Au bout d’une semaine dans le camp de la Première Aléréenne, il était parvenu à la conclusion que la gloire et le prestige tant vantés du corps des officiers n’étaient rien de plus qu’un stratagème diabolique élaboré par les Citoyens pour rendre les ambitieux fous à lier. Et la haute réputation du métier de Curseur, qui lui avait d’ailleurs valu d’être envoyé dans cette maudite légion au final, n’était pas plus méritée. Tavi s’était jusqu’alors considéré comme un agent solide, stoïque et résolu de la Couronne, surtout après tout ce qu’il avait enduré à l’Académie, où son temps et son attention avaient été sollicités en permanence. Là-bas, il avait souvent eu du mal à trouver assez d’heures dans la journée pour dormir, et ses allers et retours incessants dans un escalier d’une longueur qui confinait au sadisme avaient sérieusement éprouvé ses limites physiques et mentales. Il y avait eu des jours où il avait explosé en hurlements de frustration, rien que pour se défouler. Mais la vie militaire était pire que ça. Tavi essayait de ne pas trop se laisser aller à ces pensées cyniques, mais là, alors qu’il endurait le deuxième couplet d’une énième tirade enragée du Tribun Gracchus dans l’entrepôt de fines planches, il lui était difficile de ne pas ressentir une certaine amertume devant toute cette affaire. — As-tu seulement la moindre idée du chaos que tu as créé ? demanda durement Gracchus. (Toutes les deux ou trois syllabes, le Tribun courtaud faisait claquer deux doigts contre sa paume opposée, avant de les tendre violemment vers Tavi en un geste accusateur à la fin de chaque phrase.) La mesure de farine due à chaque légionnaire est calculée de façon précise, subtribun, et n’est pas sujette à des ajustements arbitraires faits par des gringalets qui viennent d’entrer dans la légion. Il y eut un silence pendant qu’il reprenait son souffle, et Tavi plaça promptement un : « Oui, monsieur ». Il lui avait fallu moins de deux jours pour apprendre le rythme des tirades de Gracchus. — C’est d’ailleurs pour ça qu’on utilise des tasses à mesurer réglementaires. — Oui, monsieur. — En les remplaçant par tes tasses de piètre facture, tu as fichu en l’air mes estimations, ce qui va perturber le calcul des stocks pendant plus d’un mois, subtribun. Je pourrais te faire donner le fouet pour une chose pareille. En fait, je pourrais te faire arrêter et priver de ta solde pour combler le trou dans le budget de l’approvisionnement. — Oui, monsieur, répéta Tavi. Gracchus, qui avait déjà de petits yeux de fouine, les rétrécit davantage. — Est-ce de l’insubordination que je détecte dans votre ton, subtribun ? — Non, monsieur, répondit Tavi. Seulement du désaccord. Le visage coléreux du Tribun s’assombrit encore. — Dites-moi tout. Enfin libre de parler, Tavi expliqua sans s’énerver : — Plus d’une vingtaine de vétérans se sont plaints à leur centurion qu’ils recevaient aux repas des portions de pain plus petites. Les centurions ont fini par demander au primipile d’enquêter sur l’affaire. Il l’a fait. Selon la procédure habituelle, il s’est adressé à un subtribun Logistica. Il se trouve que j’ai été le premier qu’il a rencontré. Gracchus secoua la tête. — Tout cela mène-t-il quelque part, subtribun ? — Oui, monsieur. J’ai étudié la question, et il m’a paru probable qu’une partie de la farine disparaissait entre l’entrepôt et le mess. (Tavi s’interrompit un instant, puis reprit :) J’ai commencé par vérifier la précision des tasses à mesurer. Gracchus s’empourpra furieusement. — Bien que les tasses paraissent de taille standard, poursuivit Tavi, il s’agit en fait de contrefaçons qui ne contiennent que neuf dixièmes de la véritable mesure. J’ai demandé à un des forgerons de me fabriquer quelques tasses de la taille correcte le temps qu’elles puissent être remplacées par du matériel réglementaire. — Je vois, dit Gracchus. Des gouttelettes de sueur étaient apparues sur sa lèvre supérieure. — J’imagine, monsieur, reprit Tavi, que quelqu’un a dû remplacer les tasses par des contrefaçons de façon à récupérer le surplus de farine pour le vendre ailleurs, à moins qu’il s’agisse d’un voleur absolument sans scrupule qui aura eu l’effronterie de revendre le grain en trop à la légion, à profit. (Il haussa les épaules.) Si vous souhaitez me faire arrêter, monsieur, je comprends votre décision. Mais, d’après mes estimations, la somme gagnée dans cette affaire n’aura pas permis d’acheter beaucoup plus qu’une bague en argent et une nouvelle paire de bottes. Je crois que nous avons repéré l’escroquerie avant que les conséquences soient vraiment trop désastreuses. — Ça suffit, subtribun, fit Gracchus d’une voix tremblante. — Bien entendu, poursuivit Tavi, si vous souhaitez me faire arrêter ou prendre des mesures disciplinaires à mon encontre, le capitaine serait obligé d’ouvrir une enquête. Je suis certain qu’il sera capable de déterminer exactement qui a volé quoi à qui, monsieur. Ce serait peut-être la meilleure solution. Gracchus devint cramoisi. Il ferma les yeux, et tapota avec nervosité son plastron, faisant tinter la bague en argent qu’il portait à la main gauche. Il se balança d’un pied sur l’autre avec gêne, et ses bottes neuves crissèrent sur le sol. — Subtribun Scipion, vous mettez ma patience sérieusement à l’épreuve. — Je vous prie de m’excuser, fit Tavi. Ce n’était pas mon intention. — Mais bien sûr ! répliqua hargneusement Gracchus. Estimez-vous heureux que je n’ouvre pas une fosse sous vos pieds pour vous y enterrer. Depuis l’entrée du bâtiment, quelqu’un toussota poliment et frappa légèrement sur une planche. — Bonjour, messieurs, dit Maestro Magnus en s’avançant avec un sourire poli. J’espère que je ne dérange pas. Gracchus dévisageait Tavi avec une expression presque venimeuse, et le jeune homme était certain que si un regard pouvait tuer, il serait déjà mort. — Point du tout, monsieur, murmura-t-il avant que Gracchus puisse répondre. En quoi puis-je vous être utile ? — Le capitaine Cyril vous présente ses compliments, Tribun, et voudrait savoir si le subtribun Scipion peut le rejoindre sur le terrain d’entraînement ? Tavi regarda Magnus d’un air discrètement interrogateur, mais l’expression du vieux Maestro ne lui apprit rien. — Avec votre permission, monsieur ? demanda-t-il à Gracchus. — Pourquoi pas, répondit Gracchus d’une voix onctueuse. Cela me donnera le loisir de réfléchir à la meilleure façon d’employer vos services. Quelque chose de l’ordre du sanitaire, peut-être. Tavi réussit à se retenir de jeter un regard noir au Tribun, mais sentit un tic nerveux lui agiter la joue. Il salua et s’en fut avec Magnus. — Il était question des tasses à mesurer, c’est ça ? murmura ce dernier lorsqu’ils se furent éloignés. Tavi haussa un sourcil. — Vous étiez au courant ? — Un Tribun Logistica qui escroque sa légion, ce n’est pas vraiment la première fois que ça arrive. Même si, en général, ils effacent leurs traces un peu plus soigneusement. Il manque à Gracchus la ruse nécessaire pour le faire bien. Ils longèrent rapidement les nombreuses rangées de tentes soigneusement alignées. Depuis leur arrivée une semaine auparavant, les poissons avaient au moins appris la procédure pour monter une tente correctement. Tavi fronça les sourcils en regardant Magnus. — Le capitaine était au courant ? demanda-t-il. — Naturellement. — Alors, pourquoi est-ce qu’il n’est pas intervenu ? — Parce que Gracchus a beau être un escroc incompétent, c’est un bon officier logistique. Nous avons besoin de lui. Si le capitaine avait ordonné une enquête officielle, cela aurait entaché la réputation de Gracchus, détruit sa carrière et causé son renvoi de l’armée pour quelques bijoux et une paire de bottes neuves. Tavi fit la grimace. — Alors, le capitaine laisse passer. — Ce n’est pas un légat, Tavi. C’est un soldat. Son travail, c’est de faire de la légion une force militaire puissante et capable, durablement. Si, pour cela, il doit passer outre à quelques bêtises de ses officiers supérieurs, c’est un prix qu’il est prêt à payer. — Même si, du coup, les rations de la légion sont diminuées ? Magnus sourit. — Mais elles ne sont pas diminuées, subtribun. Les tasses ont été remplacées, le problème éliminé. — Le primipile, fit Tavi en soupirant. C’est le capitaine qui me l’a envoyé. — Certainement pas, répliqua Magnus, qui souriait désormais de toutes ses dents. Mais j’ai peut-être mal compris certaines de ses remarques, et partagé ma méprise avec Valiar Marcus. Tavi grogna et réfléchit un instant. — C’était un test, finit-il par dire. Il voulait voir comment j’allais réagir. — Beaucoup auraient fait du chantage pour obtenir une part des profits, répondit Magnus. Maintenant, le capitaine sait que tu es honnête. Les pulsions cupides de Gracchus sont maîtrisées. Les légionnaires reçoivent leur portion de nourriture complète, et la légion a encore son Tribun Logistica. Tout le monde y gagne. — Sauf moi, répondit Tavi en soupirant. Après ce qui vient de se passer, Gracchus va me faire patauger au fond des latrines pendant un mois. — Bienvenue dans la légion, acquiesça Magnus. Je te suggère d’y voir une expérience enrichissante. Tavi se rembrunit. Ils sortirent par la porte ouest et furent accueillis par le salut excessivement bien fait des deux poissons qui y montaient la garde, ceints de leur tunique brune et de leur arme d’entraînement. À quelques centaines de mètres de la porte se trouvait un large terrain, parfaitement aplani grâce à un charme furiesque. Une chaussée pavée formait un large ovale tout autour : une piste d’entraînement conçue avec les mêmes propriétés que les routes qui sillonnaient le royaume. Quatre cohortes entières de recrues s’y trouvaient, s’entraînant à marcher rapidement en formation. Correctement exploitées, les furies incorporées dans les routes du royaume permettaient aux voyageurs d’avancer au pas de course pendant plusieurs heures sans fournir d’efforts particuliers. Mais les nouvelles recrues, pour la plupart, ne se servaient pas comme il fallait de la route, et au lieu de présenter des rangs soignés, leur formation ressemblait à une comète : un peloton de tête compact menait la marche, suivi de retardataires qui, de plus en plus lents et épuisés, se laissaient progressivement distancer. Au centre du terrain, des recrues étaient entraînées au combat armé par des centurions, tandis que d’autres s’exerçaient avec les boucliers en métal de légionnaires, apprenant un charme de fer basique qui leur permettrait de rendre leur bouclier plus solide et plus à même de résister aux impacts et, incidemment, de renforcer pareillement leurs armes et leur armure. D’autres encore étaient assises autour de leurs instructeurs, qui leur montraient la façon correcte de porter et d’entretenir leur armure, comment prendre soin de leurs armes, et une dizaine d’autres facettes de la vie de légionnaire. Tavi et Magnus attendirent qu’une cohorte de poissons en forme de comète ait fini de passer devant eux sur la route d’entraînement, puis traversèrent celle-ci pour se diriger vers une plate-forme d’observation en bois, à peu près au milieu du terrain. Aux abords de cette tour se trouvaient des points d’eau, où venaient se désaltérer les recrues assoiffées, ainsi qu’une infirmerie pour celles qui avaient succombé à l’épuisement ou qui, comme Tavi, s’étaient vu infliger une douloureuse leçon par leur maître d’armes. Le capitaine Cyril se trouvait au sommet de la tour d’observation, et le soleil se reflétait sur son armure et son crâne chauve. Appuyé contre une rambarde, il parlait à voix basse avec le Tribun Cadius Hadrien, un homme menu portant l’armure légère et les couleurs de sous-bois des éclaireurs. Hadrien montra du doigt les jeunes recrues qui couraient de l’autre côté du terrain et murmura quelque chose au capitaine. Puis il indiqua un groupe de poissons occupés à enfiler de volumineuses armures d’entraînement. Cyril hocha la tête, puis jeta un coup d’œil au pied de la tour et aperçut Tavi et Magnus. Ayant suivi le regard du capitaine, Cadius Hadrien salua et se laissa glisser le long de l’échelle pour regagner le sol. Le chef des éclaireurs de la légion répondit d’un signe de tête silencieux au salut de Tavi et Magnus, et s’éloigna d’un pas mesuré. — Je vous l’ai amené, monsieur, lança Magnus. Et je vous l’avais bien dit. Le capitaine Cyril avait les traits massifs, presque impassibles, burinés par les années qu’il avait passées sur le terrain, et le moindre petit sourire lui ridait tout le visage. — Faites-le monter. Alors que Tavi se tournait vers l’échelle, Magnus lui toucha le bras. — Mon garçon, murmura-t-il d’une voix à peine audible. N’oublie pas ton devoir. Mais ne sois pas déloyal envers lui. Tavi acquiesça avec sérieux puis escalada l’échelle pour rejoindre le capitaine sur la plate-forme. En atteignant celle-ci, il se mit au garde-à-vous et salua. — Repos, fit Cyril d’un ton décontracté, en lui faisant signe d’approcher d’un geste de la main tandis qu’il se retournait vers le terrain d’entraînement. Tavi s’avança pour se placer à côté de lui. Ni l’un ni l’autre n’ajouta quoi que ce soit pendant un moment, et Tavi attendit que le capitaine rompe le silence. — Peu de subtribuns novices auraient osé tenir tête à leur officier supérieur comme vous l’avez fait, finit par murmurer Cyril. Cela demande un certain courage. — Pas vraiment, monsieur, répondit Tavi. Il ne pouvait pas me créer de problèmes sans révéler ce qu’il avait fait. Cyril poussa un grognement. — Il peut se débrouiller autrement. Il n’a peut-être pas la capacité de mettre votre carrière en danger, mais il peut rendre vos devoirs très désagréables. — Oui, répondit simplement Tavi. Cyril eut un nouveau sourire. — Stoïcien, à ce que je vois. — Le travail ne me fait pas peur, monsieur. Ça finira par passer. — Certes. (Le capitaine posa un regard inquisiteur sur Tavi.) J’ai jeté un coup d’œil à votre dossier, dit-il. Vous n’êtes pas un grand furifèvre. Le jeune homme sentit une pointe d’agacement mêlé de peine lui transpercer la poitrine. — J’ai mes bases de légionnaire, répondit-il (ce qui était vrai, du moins d’après le faux dossier fourni par les Curseurs). Un peu de métal. Je sais me servir d’une épée. Pas comme les grands, mais je me défends. Le capitaine hocha la tête. — Parfois les gens se donnent beaucoup de mal pour dissimuler leurs talents, pour une raison ou une autre. Certains ne veulent pas des responsabilités que ça entraîne. D’autres ne veulent pas se faire remarquer. D’autres embarrasseraient un parent illégitime, s’ils en faisaient trop. Comme votre ami, Maximus. Tavi esquissa un sourire crispé. — Ce n’est pas mon cas, capitaine. Cyril l’observa un moment, puis hocha lentement la tête. — Je n’ai pas ce genre de talent non plus. Dommage, dit-il en se retournant vers le terrain d’entraînement. J’espérais pouvoir rassembler quelques Chevaliers de plus. Tavi haussa un sourcil. — Des Chevaliers ? N’en avons-nous pas un plein effectif, monsieur ? Cyril haussa une épaule, faisant grincer son armure. — Nous en avons, mais vous savez quel atout précieux ce genre de dons peut constituer. Chaque Haut Duc du royaume cherche à s’adjoindre tous les Chevaliers qu’il peut acheter, emprunter, voler ou gagner par la prière. Surtout au vu du climat tendu de ces derniers temps. Or, nos Chevaliers sont pratiquement tous, euh… comment tourner cela ? — Des poissons, monsieur ? suggéra Tavi. Des Chevaliers Pisces ? Le capitaine eut un grognement amusé. — C’est à peu près ça. Même si mes propres mots auraient été « jeunes et maladroits ». Nous n’avons qu’un seul Chevalier Ignus, et il se fait actuellement soigner pour des brûlures. (Cyril secoua la tête.) Un contingent d’une dizaine de Terra et de Flora, ce n’est pas mal, mais ils ont beaucoup de travail à faire, et ils ne sont pas tout à fait assez nombreux. Nous n’avons aucun Chevalier Ferro. Et les autres, soixante en tout, sont des Chevaliers Aeris. Tavi haussa les sourcils. — Bien des légions tueraient pour en avoir autant, monsieur. — Oui, fit Cyril en soupirant. S’ils savaient voler. — Ce n’est pas le cas ? Je croyais que c’était précisément ce qu’on était censé pouvoir faire pour en devenir un. — Oh ! ils savent décoller, pour la plupart. C’est atterrir en un seul morceau qui s’est révélé vaguement problématique. Si le Tribun Fantus et le jeune Antillus n’étaient pas là pour amortir les chutes, et que dame Antilla n’avait pas accompagné son fils ici, nous aurions déjà des morts. Tavi médita un instant, puis dit : — Peut-être Maximus pourrait-il les aider ? Leur servir d’instructeur, je veux dire. Le capitaine éclata d’un rire bref. — Ce serait déplacé. Et j’ai besoin de lui là où il est. Mais même si ce n’était pas le cas, je ne le laisserais jamais approcher les Chevaliers Pisces. Vous l’avez déjà vu voler ? Tavi réfléchit un moment. — Non, monsieur, finit-il par répondre. — Il vole moins qu’il fait de grands bonds. Il lui arrive parfois de retomber sur ses pieds. Le reste du temps, il heurte quelque chose. Une fois, on a dû le tirer d’une tourbière. Et je ne vous dis pas le nombre de fois où il s’est cassé les jambes. Tavi fronça les sourcils. — Ça… ça ne lui ressemble guère, monsieur. — J’imagine bien qu’il n’en parle pas beaucoup. Ça ne lui est jamais entré dans la tête, mais je ne pensais pas qu’il abandonnerait un jour. Et puis je l’ai vu arriver ici à cheval. C’est vraiment dommage. Mais ça se passe comme ça, parfois. — Oui, monsieur, fit Tavi, qui ne savait pas trop quoi répondre. — Scipion, reprit le capitaine, je ne vous ai pas encore demandé votre serment d’allégeance à la légion. — Non, monsieur. Je me suis dit que c’était pour ça que j’étais là. — En effet. (Cyril plissa les yeux.) Je ne suis pas stupide, mon garçon. Beaucoup sont ici pour leurs propres raisons. Et certains sont ici pour les raisons de quelqu’un d’autre. Tavi tourna les yeux vers le terrain d’entraînement et resta silencieux, ne sachant trop quoi dire. — Je ne vous poserai qu’une seule question, reprit le capitaine. Pouvez-vous promettre votre loyauté à cette légion, à ces hommes, en toute sincérité, sans la moindre hésitation ? — Monsieur…, commença Tavi. — C’est important, l’interrompit Cyril. Nous avons tous besoin de savoir que nous pouvons compter les uns sur les autres. Que nous servirons la Couronne et le royaume quel que soit le risque ou la difficulté. Que nous n’abandonnerons pas un frère derrière nous, et n’hésiterons pas à donner notre vie les uns pour les autres. Sinon, ce n’est pas une légion. Juste un groupe d’hommes armés. (Il se tourna vers Tavi et poursuivit :) Pouvez-vous me jurer cela en me regardant en face, jeune homme ? Tavi leva les yeux et soutint le regard de Cyril. — Je suis ici pour servir la Couronne, monsieur. Oui. — Alors, j’ai votre serment d’allégeance ? — Oui. Le capitaine dévisagea Tavi un moment, puis hocha sèchement la tête et lui tendit la main. Le jeune homme resta interdit une seconde, puis la serra dans la sienne. — J’exige beaucoup de mes hommes, subtribun, dit Cyril. Mais j’ai dans l’idée que nous nous entendrons bien. Vous pouvez partir. Tavi exécuta un salut, que lui rendit le capitaine. Puis il se dirigea vers l’échelle, mais s’arrêta en entendant un chœur de cris s’élever du terrain en dessous. Relevant les yeux, il vit un petit groupe de recrues en tunique brune qui se précipitaient vers l’infirmerie, portant un blessé. Ils étaient maculés de sang, tout comme l’herbe dans leur sillage. — À l’aide ! hurla l’un d’eux, d’une voix rendue aiguë par la panique. Guérisseur ! Ils se rapprochèrent, et Tavi distingua encore plus de sang, une chair pâle et un linge trempé de rouge pressé contre la gorge d’un homme inerte dont le teint était devenu grisâtre. Un guérisseur émergea de l’une des grandes tentes, une expression alarmée sur le visage. Il se mit aussitôt à aboyer des ordres. Les recrues changèrent de prise sur le corps pour laisser approcher le guérisseur, et la tête du blessé retomba mollement sur le côté, se tournant vers Tavi, les yeux vitreux et le regard vide. Tavi sentit son cœur s’arrêter. C’était Max. Chapitre 7 Assise au balcon d’une des gigantesques salles de conférences du Collegium Tacticum, l’une des grandes fiertés de la ville de Cérès et la plus importante académie militaire d’Aléra, Amara observait l’assistance avec attention. La jeune Curseur était l’une des rares femmes présentes dans la salle, parmi environ cinq cents hommes, portant pour la plupart tunique et armure de légionnaire. Les tribunes qui surplombaient les sièges au sol étaient envahies de nobles curieux et d’autres étudiants du Collegium, et Amara était assise entre deux jeunes gens qui semblaient se demander comment s’adresser à une femme qui portait sur une joue une fine cicatrice résultant d’un duel, et une épée à la ceinture. L’estrade de la salle faisait la taille d’une petite scène de théâtre et était également bondée. Des fauteuils disposés en demi-cercle en bordaient le fond. Plusieurs hommes âgés y étaient installés, des commandants militaires pour la plupart, qui avaient pris leur retraite et officiaient désormais comme Maestros au Collegium. Dans l’avant-dernier fauteuil était assis le centurion Giraldi, probablement le sous-officier le plus décoré de tout Aléra, maintenant qu’il ne portait non plus un, mais deux galons écarlates de l’Ordre du Lion le long de la couture extérieure de son pantalon d’uniforme. Le vieux légionnaire trapu boitait depuis qu’il avait été blessé au combat en affrontant les créatures monstrueuses appelées « vordes ». Ses cheveux gris étaient rasés à la mode légionnaire, son armure portait les creux et les bosses dus à une vie entière de combats, et se retrouver assis face à un public si nombreux semblait le mettre extrêmement mal à l’aise. À côté de lui se trouvait le Sénateur Guntus Arnos, consul général du Collegium. C’était un petit homme, d’à peine un mètre soixante, vêtu de la toge officielle des Sénateurs, d’un bleu profond. Sa chevelure grise était huilée et ramenée en catogan, et il joignait le bout des doigts devant son visage avec une expression de réflexion sombre et pondérée. Il la travaillait probablement devant son miroir, songea Amara. Bernard portait le vert et le brun qui lui étaient coutumiers, sa tunique solide et pratique contrastant vivement avec la riche tenue du Sénateur Arnos. Il se tenait sur le podium dressé au centre de l’estrade et faisait face au public avec un calme qui respirait le sang-froid et la compétence. — En résumé, conclut-il, je suis convaincu que ces vordes représentent, de loin, la menace la plus grave que ce royaume ait jamais connue. Sa voix portait clairement à travers toute la salle, grâce aux charmes de vent intégrés à l’endroit lors de sa construction pour faire en sorte qu’on entende parfaitement les conférenciers. Cette acoustique améliorée était nécessaire. La salle était emplie d’un brouhaha continu de chuchotements et de murmures. — Cette unique reine vorde est entrée sur mes terres, poursuivit Bernard. Et en moins d’un mois, les vordes sont devenues une force qui a anéanti les deux tiers de mes hommes, parmi lesquels une demi-centurie de Chevaliers, et l’intégralité de la population d’une exploitation frontalière. La capacité de jugement tactique dont elles ont fait preuve, et dont le centurion Giraldi et moi-même vous avons énuméré les occasions, est la preuve que ces créatures ne sont pas de simples animaux. Leur intelligence et leur coordination font d’elles une menace pour l’humanité tout entière. Si nous n’exerçons pas la plus extrême prudence, en éradiquant l’infestation dès maintenant, cette menace risque fort de se propager trop rapidement pour être enrayée. (Bernard exhala, et Amara put deviner un léger soulagement sur le visage de son époux, même si peu de monde, à part elle, l’avait remarqué. Bernard était content d’en avoir fini.) Maintenant, je vais répondre à vos questions éventuelles. Plusieurs dizaines de mains se levèrent aussitôt, puis hésitèrent et se rebaissèrent lorsque le Sénateur Arnos leva calmement la sienne. Bernard regarda la salle avec perplexité pendant un moment, jusqu’à ce que Giraldi lui tapote la jambe avec sa canne. Bernard lui jeta un coup d’œil, puis tourna le regard vers Arnos. — Bien entendu, Sénateur, dit-il. Je vous en prie. Arnos se leva et fit face à l’assistance. — Comte Bernard, dit-il. J’ai entendu raconter plusieurs fois ce qui s’est passé à Calderon, et chaque nouveau récit m’a paru moins plausible que le précédent. Je dois vous avouer qu’au premier abord le vôtre semble encore plus fantastique que tous les autres. Une discrète vague de rires parcourut la salle. Bernard plissa légèrement les yeux, et Amara y reconnut le premier signe de son agacement. — Néanmoins, honoré Sénateur, répliqua le comte, je crains de n’avoir rien d’autre que la vérité à vous offrir. — La vérité, répéta Arnos en hochant la tête. Bien sûr. Mais je pense que nous savons tous combien la vérité peut être… déformable, dirons-nous. — Pardonnez-moi, répliqua Bernard. Je n’avais pas l’intention de vous embrouiller, Sénateur. Je dois rectifier ma déclaration. Je n’ai rien d’autre que les faits à vous offrir. — Les faits, répéta de nouveau Arnos. Excellent. J’ai des questions concernant certains des faits que vous nous avez présentés aujourd’hui. Amara sentit un pincement nauséeux lui serrer le cœur. — Je vous en prie, fit Bernard. — Si je comprends bien, c’est un barbare marat qui vous a appris la présence de ces créatures ? — Doroga, des Sabot-ha. Le plus puissant et le plus influent de leurs chefs de clan. — Mais… (Arnos haussa une épaule.) Un Marat. — Oui. — C’est ainsi que vous savez que ces créatures s’appellent des vordes ? — Oui. — En fait, nul Aléréen n’avait jamais entendu parler de cette créature avant que le barbare vous en parle. — Étant donné le danger que représentent les vordes, j’ai le sentiment que, lorsqu’on apprend leur existence, il est peut-être déjà trop tard pour les combattre. Sans la mise en garde de Doroga, nous aurions peut-être déjà perdu la moitié du royaume. — Et vous êtes convaincu de cela ? — Oui. — Et pourtant, d’après le barbare, son propre peuple de pauvres illettrés vivant en tribus, sans civilisation et sans furies, a d’une manière ou d’une autre réussi à les vaincre par le passé. Bernard marqua un temps avant de répondre. Amara reconnut son expression : c’était celle qu’il affichait avant de réprimander un subalterne particulièrement stupide. — Ils n’ont pas vaincu les vordes, Sénateur. Les réfugiés de leur civilisation ont réussi à survivre en s’enfuyant. — Ah ! fit Arnos d’un ton teinté de scepticisme. Enfin, voyons, comte ! Quelle garantie avez-vous que toute cette situation n’est pas une sorte de stratagème élaboré par les Marats ? Il y a beaucoup de dangereuses créatures dans le monde. J’ai l’impression que nous n’avions rien à craindre de ces vordes avant que les Marats vous en parlent. Un muscle de la mâchoire de Bernard se convulsa. — Doroga a risqué sa vie pour nous défendre, moi et les miens, lorsque nous avons combattu les vordes ensemble. Il avait déjà perdu près de deux mille de ses propres gens face à elles avant qu’elles arrivent dans la vallée de Calderon. Arnos fit un geste vague de la main. — Allons, Votre Excellence. Le Collegium a dans ses archives mille ans d’histoire militaire, le récit de centaines de batailles, grandes ou petites, fidèlement consigné. Le moral d’une force militaire sur le terrain se brise bien avant qu’elle ait atteint cinquante pour cent de pertes. Sommes-nous vraiment censés croire sur parole le barbare lorsqu’il dit que son peuple a continué à se battre après avoir perdu quatre-vingt-dix pour cent de ses forces ? — Si Doroga le dit, je le crois. Le Sénateur se permit un petit sourire entendu. — Je vois. Il semblerait donc qu’avoir combattu ensemble ces créatures ait engendré chez vous une certaine confiance. (Il marqua un temps, puis ajouta d’un ton léger :) Ou crédulité. Bernard dévisagea posément Arnos pendant un long moment. Puis il prit une inspiration et répondit d’un ton patient. — Sénateur, même sans tenir compte des preuves que je n’ai pas vues de mes propres yeux, les vordes restent indéniablement un ennemi intelligent, ingénieux et sans pitié, qui ne fait pas la distinction entre les forces armées et les civils. Elles disposent manifestement de ressources nécessaires pour infliger des dégâts considérables à quiconque a le malheur de se trouver sur leur chemin. Arnos haussa une épaule, sans se départir de son petit sourire. — Peut-être. Mais leur exploit le plus vanté et le plus craint semble être leur capacité à se reproduire à un rythme phénoménal. À pouvoir repeupler leurs rangs à une vitesse foudroyante même s’il ne reste plus qu’une seule d’entre elles. (Il inclina la tête.) Et pourtant, cela fait trois ans que vous les avez combattues, comte, et nul ne les a revues depuis. Je ne peux m’empêcher de me demander s’il ne s’agit pas d’un mensonge que vous auraient raconté les Marats, de façon à accroître votre appréhension et ainsi la confiance que vous placeriez en eux après avoir triomphé du danger. — Entendez-vous par là que Doroga m’aurait menti ? — C’est un barbare, après tout, comte. Bernard adressa un petit sourire crispé au Sénateur. — Les Marats n’avaient pas de mot pour « mentir » dans leur langue tribale avant de nous rencontrer, Sénateur. La notion même de mensonge ne leur a été présentée qu’il y a quelques générations, et n’a jamais fait beaucoup d’adeptes. Pour un Marat, traiter un des leurs de menteur revient à le provoquer en duel à mort, un défi qui est toujours relevé. Doroga n’est pas un menteur. — Je ne vois aucune preuve de cela. — Moi si, Sénateur. Je le crois. Je suis un comte, un Citoyen du royaume, un vétéran des légions qui a versé son sang et celui des autres en défendant Aléra. Je suis prêt à me porter garant de la véracité de ses paroles. — Je n’en doute pas, répondit Arnos sur le ton d’un grand-père bienveillant s’adressant à un jeune imbécile. Je n’ai jamais remis en question votre sincérité. Mais j’ai dans l’idée que le Marat vous a manipulé. Bernard dévisagea le Sénateur et fit rouler les muscles de ses épaules en un geste qu’Amara l’avait vu faire lorsqu’il se préparait à utiliser son arc de guerre. Le comte haussa soudain la voix pour parler d’un ton clair et retentissant, sans se départir d’une parfaite politesse. — Sénateur, si vous traitez encore une fois mon ami de menteur, je vais mal le prendre. — Je vous demande pardon ? demanda Arnos en haussant les sourcils. — Je vous suggère de trouver une autre raison bornée, égoïste et ridicule pour refuser avec une imprudence si éhontée de reconnaître une menace manifeste pour la sécurité du royaume, simplement parce que vous n’avez pas envie qu’elle existe. Si vous n’êtes pas capable de vous retenir de recourir à la basse calomnie, je serai ravi de vous affronter en juris macto et de personnellement vous arracher votre langue fourchue de la tête. Les murmures s’interrompirent brusquement, et un silence de plomb s’abattit sur la salle. Amara ressentit une bouffée de fierté farouche et satisfaite, et sourit malgré elle en regardant Bernard. Arnos rougit violemment, virant presque au cramoisi. Sans ajouter un mot, il fit volte-face et sortit de la salle à grands pas, en tapant rageusement des pieds. Un peu plus d’un tiers des gens présents dans la pièce, parmi lesquels plusieurs des hommes qui occupaient l’estrade, se levèrent pour le suivre. Lorsqu’ils furent partis, Bernard secoua la tête et lança un clin d’œil presque imperceptible à l’intention d’Amara. — Bien, dit-il. Question suivante. Une petite forêt de mains se levèrent. Les hommes qui étaient restés, tous en tunique ou en armure de légionnaire, ou les cheveux rasés à la mode militaire, se turent pour écouter. Une fois l’intervention de Bernard terminée, Amara descendit le rejoindre au rez-de-chaussée. Il serrait la main des quelques professeurs du Collegium qui étaient restés après le départ du Sénateur Arnos. Giraldi l’attendait dans le fond de la pièce, appuyé sur sa canne, et échangeait des railleries avec plusieurs autres vieux soldats apparemment de sa connaissance. Amara sourit en voyant Bernard se détacher du groupe avec qui il parlait pour s’approcher d’elle. — Tu lui arracheras sa langue fourchue de la tête ? Bernard esquissa un sourire fugace. — J’y suis allé un peu fort, tu crois ? Amara imita le sec accent rhodésien d’Arnos. — Vous êtes un barbare, après tout, comte. Bernard laissa échapper un rire grave mais secoua la tête. — Il ne m’a pas cru. — C’est un imbécile, répondit Amara. Nous savions lorsque nous avons décidé de venir ici qu’il y en aurait plein. — Certes. C’est seulement que je ne m’attendais pas que le Sénateur qui tient les cordons de la bourse pour le budget de toutes les légions du royaume en fasse partie. (Bernard secoua la tête.) Et il a des partisans. Peut-être que j’aurais dû le laisser faire son important un peu plus longtemps. — Si tu avais fait cela, tu ne serais pas qui tu es. Et puis de toute façon, tu as marqué des points avec les soldats en service actif. Et c’est leur opinion à eux qui comptera le plus. — Ce sont également eux qui souffriront le plus des réductions budgétaires. Ce n’est pas facile de combattre qui que ce soit avec un équipement usé qui tombe en loques. Encore moins des créatures comme les vordes. — Et tu crois que flatter l’ego du Sénateur l’aurait rendu plus ouvert à l’idée d’augmenter la somme d’or attribuée aux légions pour qu’elles puissent accroître leur nombre d’éclaireurs et de troupes auxiliaires ? — Non, probablement pas, reconnut Bernard. — Alors, n’y songe plus. Tu as fait tout ton possible. Et j’ai la nette impression que ta façon de défier le Sénateur va ressortir pendant des années dans les conversations des élèves officiers qui étaient présents. Une source durable d’amusement. — Au moins quelque chose de positif que j’ai accompli. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? Amara éclata de rire et lui prit le bras tandis qu’ils quittaient la salle de conférences pour traverser tranquillement le campus. Bernard sourit et tourna la tête vers son épouse. — Tu as l’air… je ne sais pas. Heureuse, aujourd’hui. Tu n’arrêtes pas de sourire. — Je n’ai pas l’air heureuse. — Ah bon ? — Non, Votre Excellence. (Amara inspira profondément et poursuivit :) J’ai l’air… d’avoir du retard. Bernard la dévisagea avec perplexité pendant un moment. — Tu as l’air d’avoir… (Il écarquilla les yeux.) Oh ! Oh ! Amara leva les yeux vers lui et sourit. L’espace d’un instant, elle crut que son cœur allait tout simplement quitter sa poitrine pour s’envoler dans le ciel. Elle ne put s’empêcher de faire un petit bond, accompagné d’une bouffée de vent produite par Cirrus, qui la souleva deux ou trois mètres au-dessus du sol et la fit tournoyer comme une danseuse avant de la laisser se reposer à côté de Bernard. Celui-ci souriait jusqu’aux oreilles. — En es-tu… Je veux dire, en es-tu certaine ? — Autant qu’on peut l’être, si tôt, répondit Amara. Peut-être avais-tu raison depuis le début. C’est la première fois que nous sommes ensemble plus de quelques jours à la suite. Bernard éclata de rire, la souleva de terre et la serra contre lui dans une étreinte bourrue, attirant le regard des élèves officiers qui passaient autour d’eux en se rendant d’une classe à l’autre. Amara se laissa faire avec délectation. C’était quand elle sentait la force de son époux, cette puissance nonchalante mais terrible, qu’elle se sentait la plus douce, la plus souple, la plus féminine, supposait-elle. Il lui donnait le sentiment d’être belle. Certes, elle portait une épée à la ceinture et savait s’en servir avec une efficacité redoutable, si besoin était, mais cela n’en était pas moins agréable d’avoir l’impression du contraire, l’espace d’un instant. — Il faudrait quand même que je respire, murmura-t-elle au bout d’un moment. Bernard la reposa à terre avec un rire et se remit à marcher à côté d’elle, tout proche, le flanc pressé contre le sien et le bras passé autour de ses épaules. — Depuis combien de temps sommes-nous ici ? demanda-t-il. — Six semaines, murmura Amara. Comme tu le sais très bien. — Cela fait-il donc si longtemps ? Amara jeta un regard à son époux de sous ses cils baissés. — Il peut être difficile de juger du temps qui passe lorsqu’on quitte si rarement sa chambre, monsieur. Bernard émit un bruit discret, entre le rire et le grognement satisfait. — Ce n’est pas vraiment ma faute. Le monde extérieur a peu d’intérêt pour moi comparé à la compagnie que je garde là-bas. — Monsieur, fit Amara avec une moue choquée, qu’est-ce que vous sous-entendez par là ? Bernard resserra les doigts sur la taille de sa femme, au-dessus de la hanche, en une étreinte qui la fit frissonner. — Laisse-moi te montrer, dit-il. — Et Giraldi ? demanda Amara. — Il n’est pas invité. Amara lui donna un léger coup de coude dans les côtes. — On ne va pas le laisser tout seul ce soir, n’est-ce pas ? — Non, non. Il nous rejoindra pour dîner lorsque nous passerons prendre Isana. En attendant, il donne des leçons de combat classique, en tant qu’invité de marque, quelque chose comme ça. — Bien. Parce qu’il va s’attirer des ennuis s’il n’a rien pour s’occuper. — Je croyais que c’était à moi que tu étais mariée. — Je choisis mes batailles. Toi, tu t’attires des ennuis quoi que je fasse. Ça doit être un trait de famille. Ça expliquerait pourquoi ton neveu est pareil. — Tu es injuste, là, protesta Bernard. Tavi s’attire bien plus d’ennuis que moi. — Il est plus jeune, rétorqua Amara en le regardant en coin d’un air narquois et en lui donnant un coup de hanche. — Je vais t’en montrer de la jeunesse, grommela Bernard, mais au milieu de sa phrase, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et son sourire s’effaça. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Amara en posant la tête sur son épaule comme si de rien n’était. — Il y a deux hommes qui nous suivent. Mais je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de notre escorte. — Quelle escorte ? Bernard haussa un sourcil et lui jeta un coup d’œil. — Bon, d’accord, dit Amara en soupirant. Les Curseurs ont des équipes qui veillent sur un certain nombre de loyalistes risquant d’être l’objet d’une attaque. Je ne voulais pas que tu te sentes insulté. Elle s’arrêta pour arrondir sa jupe et invoqua Cirrus afin de créer une nouvelle sorte de charme qui réfracterait complètement la lumière, la rendant aveugle à ce qui se trouvait devant elle, mais lui permettant de voir ce qu’il y avait derrière. C’était un charme difficile à former et épuisant à maintenir, mais un simple coup d’œil était tout ce qui lui fallait. — Ces hommes ne sont pas notre escorte, dit-elle calmement. Je ne les connais pas. Bernard plissa les yeux. — Il y a quelque chose qui ne sent pas bon, alors. — En effet. Je n’aime pas du tout ce que ça sent. Chapitre 8 — Par tous les Corbeaux ! gronda Cyril. Dépêchez-vous, subtribun. Tavi agrippa les montants de l’échelle et, au lieu de se servir des barreaux, se laissa glisser jusqu’au sol, les pieds pressés de chaque côté. Il fléchit les jambes en touchant le sol, pour amortir l’impact, et se rua vers l’infirmerie. Il entendit le capitaine Cyril atterrir derrière lui, puis lui emboîter le pas sans se laisser distancer malgré le poids de son armure. — Dégagez ! hurla Tavi aux recrues attroupées devant la tente, en faisant de son mieux pour imiter le ton, le volume et les inflexions de Max lorsqu’il lançait des ordres. Laissez passer le capitaine ! Les poissons se dépêchèrent de s’écarter, la plupart en pensant à saluer hâtivement Cyril sur son passage. Tavi repoussa vivement le rabat de la tente et le retint pour laisser passer le capitaine, avant de le suivre à l’intérieur. Le guérisseur était un vétéran du nom de Foss. Il faisait plus de deux mètres, était taillé comme un ours des montagnes phrygiennes, et son armure avait la coupe réglementaire des légions d’une quarantaine d’années plus tôt, légèrement différente du modèle actuel. Elle était couverte d’un nombre impressionnant de bosselures et de rayures, mais parfaitement entretenue, et l’homme semblait aussi à l’aise avec que s’il portait une seconde peau. Sa chevelure grise et drue était coupée au ras de son crâne, et il avait les yeux plissés et enfoncés dans leur orbite. — Dans la baignoire ! gronda-t-il à l’adresse des poissons qui portaient Max, en leur indiquant une longue cuve d’aquafèvre en bois, remplie d’eau. Attention, attention ! Par les Corbeaux ! légionnaire, tu cherches donc à élargir encore plus la plaie ? Ils déposèrent Max, toujours vêtu de son armure, dans la baignoire. Le jeune homme se retrouva plongé dans l’eau jusqu’au menton, la tête soutenue par un support incliné. En murmurant sombrement dans sa barbe, Foss ajusta ce dernier, le baissant jusqu’à ce que l’eau recouvre entièrement Max, ne laissant en surface que ses lèvres, son nez et ses yeux. Puis le guérisseur s’agenouilla derrière le blessé et enfonça les mains dans l’eau, en fermant les yeux. — Donnez-lui de l’espace pour travailler, recrues, dit le capitaine Cyril d’un ton calme. Il indiqua du doigt le coin opposé de la tente, et les jeunes gens maculés de sang s’empressèrent de lui obéir. Tavi se mordit la lèvre en regardant fixement son ami. Celui-ci avait la peau d’une apparence étrange, cireuse et décolorée. Tavi n’arrivait pas à voir s’il respirait encore. — Guérisseur, murmura Cyril au bout d’un moment. — J’ai besoin de silence, là ! gronda Foss, une nuance menaçante dans sa voix de basse. (Une trentaine de secondes passèrent avant qu’il ajoute :) Monsieur. Il continua à murmurer dans sa barbe, essentiellement des grossièretés fort imagées, pour le peu que pouvait entendre Tavi. Puis le guérisseur prit une inspiration et retint son souffle. — Ce n’est pas la première fois qu’il est blessé, dit Tavi au capitaine. Vous pensez qu’il va s’en tirer ? Cyril ne détacha pas le regard de Max. — C’est une sale blessure, répondit-il sèchement. — Je l’ai vu se faire passer au fil de l’épée. Ç’aurait dû le tuer. Mais il était de nouveau sur pieds moins de quatre heures après. Cyril posa un regard dur et distant sur Tavi mais garda un ton très calme : — Vous allez distraire Foss avec vos bavardages. Si vous voulez aider votre ami, fermez votre clapet et ne le rouvrez pas. Ou alors sortez d’ici. Tavi sentit ses joues s’empourprer et acquiesça, fermant la bouche si brusquement que ses dents claquèrent les unes contre les autres. Cela lui demanda un effort physique de se taire. Il était terrifié pour son ami. Il ne voulait pas le perdre. Son instinct lui criait de hurler, d’ordonner au guérisseur de travailler plus vite, de faire quelque chose. Mais il savait qu’il ne pouvait pas. Tavi détestait le sentiment d’impuissance que cet état de fait provoquait en lui. Il avait pourtant eu toute une vie pour s’y habituer, avec son absence de furies qui le désavantageait continuellement dans presque toutes les facettes de sa vie. Mais il aurait donné n’importe quoi pour avoir le talent d’aquafèvre d’un guérisseur, afin de pouvoir aider son ami. Le capitaine avait raison. Le mieux qu’il pouvait faire pour Max, c’était se taire et attendre. Pendant près de deux minutes, dont chaque seconde parut durer une semaine, il n’y eut pas un bruit. Puis Foss relâcha son souffle avec un gémissement profond et déchirant, et son grand corps s’affaissa au-dessus de Max. Celui-ci se convulsa brusquement et prit difficilement une inspiration, suffoquant. Toujours affaissé, Foss poussa un grognement grave. — Je l’ai, cap’taine, finit-il par dire d’une voix mal assurée. C’était moins une. Tavi entendit Cyril relâcher lui aussi son souffle, même si le capitaine se garda d’afficher la moindre expression lorsqu’il dit : — Je croyais que dame Antilla était ici aujourd’hui. Comment se fait-il qu’elle n’ait pas été là pour s’occuper de Maximus ? Foss secoua la tête et se redressa lentement en enlevant les bras de l’eau rougie de sang, pour se rasseoir immédiatement sur le sol en toile. — Elle déjeune avec son fils, m’a-t-elle dit. — Ah ! oui. Repas de famille, fit Cyril. Comment va-t-il ? — Il est dans un sale état, cap’taine. Il est coriace comme une botte en peau de gargante, mais je n’ai encore jamais vu personne survivre à une telle hémorragie. — Est-ce qu’il va se remettre ? Foss secoua de nouveau la tête. — La plaie est refermée. Il respire. Mais perdre autant de sang peut sérieusement affecter le cerveau d’un homme. Peut-être qu’il va se réveiller. Peut-être que non. Peut-être qu’il va se réveiller, mais qu’il ne sera plus le même. Ou ne pourra pas marcher. Ou sera devenu simplet. — Est-ce qu’on peut faire quoi que ce soit pour lui ? Foss haussa les épaules et se laissa tomber sur le dos, en se frottant le front d’une main aux doigts épais. — Je ne vois pas de quoi il pourrait avoir besoin hormis de temps. Mais je ne suis qu’un vieux guérisseur des légions. Peut-être que la Haute Duchesse en sait plus, ou verra plus en lui que moi. — Par les Corbeaux ! marmonna le capitaine. (Se renfrognant, il se tourna vers les recrues, qui n’avaient pas bougé de leur coin. Ils étaient huit, remarqua Tavi : une division entière de légionnaires, qui dormaient sous la même tente et, au combat, marchaient les uns derrière les autres.) Chef de file ! appela Cyril d’un ton autoritaire. L’un des jeunes gens, un grand adolescent un peu gauche, se mit au garde-à-vous et fit un salut. — Monsieur le capitaine. — Comment vous appelez-vous, mon garçon ? — Schultz, monsieur. — Au rapport. Que s’est-il passé, Schultz ? — C’était un accident, monsieur. Cyril resta silencieux une seconde, les yeux fixés sur la recrue, qui déglutit avec nervosité, blêmit et se raidit davantage. — Le capitaine sait que c’était un accident, légionnaire, intervint Tavi. Racontez-lui les détails. Le garçon rougit. — Oh ! pardon. Bien, monsieur. Euh… Nous étions le groupe le plus fort de notre cohorte dans nos leçons de combat au glaive. Les premiers à recevoir de vraies armes, monsieur. On les avait en main et le centurion Antillar nous faisait répéter avec elles pour la première fois, tous en rangs. Il allait nous donner en exemple au reste de la cohorte, avant qu’ils reçoivent leur propre glaive. Il allait et venait le long de la ligne, en nous regardant, pour nous indiquer nos erreurs. — Continuez, dit Cyril. Comment a-t-il été blessé ? Le garçon secoua la tête. — Monsieur, c’était un accident. Il venait juste de me corriger et s’éloignait de moi pour pouvoir tous nous regarder. Et j’ai exécuté le coup d’estoc numéro huit. (La recrue écarta les pieds pour se mettre en position de combat et, le bras droit pendant le long de sa jambe, leva brusquement celui-ci. C’était un coup qui, porté avec une épée, pouvait éventrer un homme et, bien que difficile à exécuter, se révéler dévastateur dans un combat rapproché.) Et mon glaive… m’a tout simplement échappé de la main, monsieur. — Il vous a échappé, répéta calmement Cyril, en le dévisageant. La recrue se remit au garde-à-vous. — Oui, monsieur. C’est la première fois que ça m’arrive, monsieur. Il m’a échappé de la main, a volé dans les airs et s’est enfoncé dans le cou du centurion Antillar. (Le jeune homme baissa les yeux sur ses vêtements et, pour la première fois, sembla remarquer le sang dont il était couvert.) Je ne l’ai pas fait exprès, monsieur. Je vous le jure. Je suis désolé, monsieur. Le capitaine croisa les bras. — Il venait juste de vous corriger. Il vous tournait le dos. Votre glaive vous a inexplicablement échappé de la main pour aller s’enfoncer dans sa gorge. Vous dites que c’était un accident. — Oui, monsieur. — Et vous vous imaginez que je vais croire ça ? La recrue le regarda d’un air perplexe. — Monsieur ? — Ce n’est pas la première fois qu’un homme perd son sang-froid avec son centurion. Certains ont déjà été assez en colère pour commettre un meurtre. Peut-être n’avez-vous pas supporté les critiques d’Antillar sur votre technique. Il fait chaud aujourd’hui. Vous n’avez pas mangé. Peut-être vous êtes-vous énervé et l’avez-vous tué. La recrue resta bouche bée. — Monsieur… (Il secoua la tête.) Je ne ferais jamais ça, monsieur, pas le centurion Antillar, non, monsieur. — Nous verrons bien, répondit calmement Cyril. Je n’ai pas fini d’enquêter sur cette affaire. Regagnez votre cohorte, légionnaires. Schultz, n’essayez pas de quitter le camp. Les hommes que j’enverrais à votre poursuite auraient pour ordre de vous tuer à vue. Le jeune homme déglutit et salua de nouveau. — Rompez, conclut Cyril. Schultz sortit de la tente, suivi de ses camarades, et à peine une seconde plus tard, le rabat se releva de nouveau pour laisser entrer un Chevalier en armure accompagné de la belle dame Antilla. Le Chevalier s’arrêta net en apercevant Max dans la baignoire, et resta stupéfait. Dame Antilla prit une brusque inspiration et posa une main sur le corsage de sa robe en soies bleues, les yeux écarquillés. Pour une raison qu’il n’aurait su identifier, Tavi ne crut pas à la sincérité de ce geste. Celui-ci était trop gracieux, peut-être, trop fluide pour exprimer une réelle détresse. — Par les Grandes Furies ! s’exclama la Haute Duchesse. Qu’est-il arrivé à mon beau-fils ? — D’après la recrue dont l’arme l’a blessé, c’était un accident d’entraînement, madame, répondit Cyril. L’expression de dame Antilla se fit bouleversée. — Il a l’air dans un état critique. Je suppose que Foss s’est occupé de lui ? Foss, toujours assis par terre, répondit d’un grognement. — Oui, m’dame. Mais il a perdu beaucoup de sang. — Quel est son pronostic ? — Euh… Quoi ? — Il n’est pas en danger immédiat, intervint Tavi. Mais l’étendue des dégâts qu’a pu provoquer l’hémorragie reste indéterminée. Dame Antilla tourna son attention vers Tavi qui put sentir toute la force vibrante de la personnalité de la Haute Duchesse dans son regard. C’était une femme de taille moyenne, aux cheveux sombres qui lui tombaient jusqu’aux hanches en un rideau droit et chatoyant. Elle avait le teint pâle, avec les joues perpétuellement roses de ceux qui vivent dans les climats nordiques, et les yeux couleur d’ambre foncé. Avec ses pommettes saillantes et ses lèvres fines qui lui durcissaient le visage, on ne pouvait lui trouver une beauté conventionnelle ; mais la grâce de son port et l’ardente étincelle d’intelligence dans ses yeux ambrés se combinaient pour lui conférer une apparence impressionnante et séduisante. Une fois de plus, Tavi eut l’impression troublante que les traits de la Haute Duchesse lui étaient familiers, mais il était absolument incapable de se rappeler à qui elle lui faisait penser. — Je ne crois pas que nous ayons été présentés, jeune homme, dit dame Antilla. Tavi la salua en s’inclinant profondément. — Subtribun Rufus Scipion, madame. Pour ma part, bien sûr, je sais qui vous êtes. Le Chevalier s’approcha, les yeux rivés sur Max qui restait silencieux. C’est alors seulement que Tavi se rendit compte que le garçon avait plusieurs années de moins que lui. Mince, d’une taille légèrement inférieure à la moyenne, il avait les cheveux longs et auburn, les yeux couleur de lierre et une armure de facture superbe et flambant neuve. — Mère, fit le jeune Chevalier d’un ton doux. Il a vraiment l’air mal en point. On ne devrait pas… faire quelque chose ? Le soigner ? — Bien sûr, répondit la Haute Duchesse, nous… — Non, intervint Cyril, lui coupant la parole. Dame Antilla le dévisagea d’un air choqué. — Je vous demande pardon ? Le capitaine inclina légèrement la tête à son égard. — Je vous prie de m’excuser, madame. J’aurais dû préciser « pas tout de suite ». Le centurion a subi un énorme traumatisme, mais sa blessure a été refermée avec compétence. J’estime qu’il a d’abord besoin de repos. Toute intervention furiesque supplémentaire pourrait épuiser ses dernières forces et lui faire plus de mal que de bien. — C’est vrai, fit le jeune Chevalier en acquiesçant. Il n’a pas tort sur ce point, mère… — Crassus ! l’interrompit sèchement dame Antilla, d’un ton froid et tendu. Le jeune Chevalier baissa aussitôt les yeux et se tut. Dame Antilla se retourna vers Cyril. — En bonne conscience, je me dois de vous demander : avez-vous vraiment l’arrogance de croire que vous en savez plus qu’une aquafèvre qualifiée ? Êtes-vous un Tribun Medica, capitaine ? — Je suis le supérieur du Tribun Medica, madame, répliqua Cyril avec un calme exemplaire. Je suis celui qui peut dire au Tribun Medica de suivre les ordres ou de quitter le service de cette légion. Dame Antilla le regarda avec stupeur. — Osez-vous vraiment me parler sur ce ton, capitaine ? — Sortez de cette tente. C’est un ordre, madame. — Ou sinon ? demanda calmement la Haute Duchesse. — Ou sinon je vous fais renvoyer de l’armée pour conduite déshonorante, et escorter hors de ce camp. Un éclair de colère passa dans les yeux de dame Antilla, et la température monta jusqu’à transformer l’intérieur de la tente en une véritable fournaise. — Prudence, Cyril. C’est une bêtise que vous faites là. Le ton doux du capitaine ne changea pas. — C’est une bêtise que vous faites là, qui ? Une vague de chaleur émana de la Haute Duchesse comme d’un grand four de cuisine, et elle cracha : — Capitaine. — Merci, madame. Nous rediscuterons de cela lorsque Maximus aura eu une chance de se reposer, répondit Cyril. (Puis son propre visage se durcit, adoptant une expression plus inflexible que l’acier d’une armure ou d’une épée. Il baissa la voix et, dans un murmure à peine audible, ajouta :) Rompez. Dame Antilla tourna les talons et sortit à grands pas de la tente. La chaleur torride née de sa colère s’attarda, et Tavi sentit des gouttes de sueur perler sur son visage. — Vous aussi, Sire Crassus, ajouta Cyril, reprenant sa brusquerie de ton habituelle. Nous allons prendre soin de lui. Crassus hocha brièvement la tête sans relever les yeux, et sortit à la hâte. Le silence s’abattit sur la tente. Cyril relâcha longuement son souffle. Tavi épongea la sueur qui lui coulait désormais dans les yeux. Le seul son audible était celui des gouttes tombant de la baignoire au rythme de la respiration de Max, qui faisait légèrement déborder l’eau, ici et là. — Quelqu’un ici peut dire adieu à toute promotion future, fit observer Foss, toujours assis par terre. Cyril adressa un sourire fugace au guérisseur épuisé, puis haussa les épaules et redressa le dos, reprenant son attitude habituelle d’autorité détachée. — Elle ne peut pas me causer beaucoup de problèmes en m’accusant d’avoir donné des ordres à celle qui est ma subalterne au regard de la loi. — Pas par des voies officielles, du moins, intervint calmement Tavi. — Qu’essayez-vous de dire, subtribun ? Tavi jeta un regard à son ami qui gisait silencieux dans la baignoire. — Les accidents, ça arrive. Cyril le regarda droit dans les yeux et répondit : — En effet. Ça arrive. Tavi le scruta. — Vous saviez. C’est pour ça que vous avez invité Max à la réunion d’état-major. Pour le prévenir qu’elle était ici. — Je cherchais seulement à accueillir dignement un vieil ami, répondit Cyril. — Vous ne croyez pas vraiment que cette recrue a blessé Max intentionnellement. Vous saviez qu’elle était dehors. Tout ce discours, c’était à son intention, pour lui faire croire que vous n’aviez pas compris de quoi il retournait. L’expression renfrognée du capitaine s’assombrit davantage. — Je vous demande pardon ? — Capitaine, fit Tavi, pensez-vous que c’est dame… — Non, l’interrompit Cyril sèchement en levant une main pour le mettre en garde. Je ne pense pas cela. Et vous non plus, Scipion. Tavi fit la grimace. — Mais c’est pour ça que vous n’avez pas voulu qu’elle s’approche de Max. — Je lui ai simplement donné un ordre et me suis assuré qu’elle le suive. Mais faites attention à ce que vous dites, Scipion. Si jamais vous veniez à dire ce qu’il ne faut pas et à être entendu, vous vous retrouveriez en juris macto face à dame Antilla. Elle vous réduirait en cendres. Alors, à moins que vous ayez une preuve solide, si solide qu’elle ne pourra pas être réfutée au tribunal, taisez-vous et gardez vos opinions pour vous. M’avez-vous bien compris ? — Oui, monsieur, répondit Tavi. — Foss, grogna Cyril. — Je n’entends, ne me rappelle ou ne répète jamais quoi que ce soit, monsieur. — Brave homme. Lorsque Maximus se réveillera, il lui faudra un visage familier pour l’accueillir. Il va être troublé, désorienté. Fort comme il l’est, il risque de faire des dégâts s’il panique. (Cyril tapota nonchalamment des doigts sur le pommeau de son glaive.) J’ai environ une heure de disponible. Scipion, allez dire à Gracchus que je vous assigne une fonction spéciale pendant un jour ou deux. Prenez un bon repas. Rapportez de quoi manger avec vous. Je vous relaierai de temps en temps, ou enverrai le primipile à ma place. Tavi déglutit. — Pensez-vous vraiment qu’il soit en danger, monsieur ? — J’ai dit tout ce que j’avais l’intention de dire. Le plus important maintenant est de faire en sorte que ce genre d’accident ne se reproduise pas. Maintenant, filez. — Bien, monsieur, répondit Tavi, et il exécuta un salut. Mais, arrivé au niveau du rabat de la tente, il s’arrêta. Max était sans défense. Il était horrible et cynique de la part de Tavi de penser ça, mais se pouvait-il que la confrontation du capitaine avec la Haute Duchesse ait été orchestrée à son intention ? Et si, en quittant le chevet de Max, Tavi condamnait en fait son ami à la mort ? Il regarda le capitaine par-dessus son épaule. Cyril se tenait devant la baignoire. Il leva les yeux et jeta un regard interrogateur à Tavi. Puis il fronça les sourcils, et Tavi eut l’impression troublante que le capitaine avait lu dans ses pensées. Cyril soutint le regard de Tavi sans ciller. Le jeune homme put voir la force qui était en lui : pas celle, déchaînée et tumultueuse, qui sous-tendait la rage de Gaius, ni le feu couvant de la colère de dame Antilla, mais quelque chose de plus ancien, de plus humble, aussi solide et fiable que les collines ondoyantes du val d’Amarante, aussi immuable que les montagnes millénaires et érodées qui l’entouraient, aussi imperturbable que l’eau d’un puits profond. Tavi n’aurait su dire comment il le savait, mais il en eut la conviction : Cyril respectait le pouvoir de personnes comme dame Antilla, mais il n’avait pas peur d’elles. Il ne s’inclinerait pas et ne salirait pas son honneur pour elle ou ses semblables. — Maximus fait partie de la légion, dit le capitaine, le menton fièrement levé. S’il lui arrive malheur, c’est que je serai mort. Tavi hocha brièvement la tête et porta le poing à son cœur. Puis il tourna les talons et sortit hâtivement de la tente pour exécuter les ordres de Cyril. Chapitre 9 Tavi passa la journée et une grande partie de la nuit au chevet de son ami. Valiar Marcus l’avait relayé le temps qu’il prenne un bain et un repas froid. Le capitaine Cyril lui-même était venu le remplacer quelques heures avant l’aube, et Tavi s’était tout simplement affalé par terre pour dormir, sans même enlever son armure. Il se réveilla, tout ankylosé, en milieu de matinée, et s’étira pour se dénouer les muscles, en s’efforçant de faire abstraction des plaintes de son corps. Le capitaine attendit que Tavi soit complètement réveillé avant de partir, le laissant reprendre la surveillance de son ami. Foss venait de temps en temps contrôler la santé de Max. — On ne devrait pas le mettre dans un lit ? demanda Tavi. Foss répondit d’un grognement. — Enlève-lui son armure. L’eau, c’est mieux, tant qu’il n’a pas froid. — Pourquoi ? — Bernice y est toujours. Elle fait ce qu’elle peut pour l’aider. Tavi sourit. — Bernice ? — Ma furie. Et sois pas insolent, gamin. Je sais que vous, les Citoyens, vous vous fichez de nous autres pagani parce qu’on leur donne des noms. Mais là d’où je viens, on te regarderait avec le même air si tu disais qu’elles en ont pas besoin. Tavi secoua la tête. — Non, je ne vous critiquais pas, guérisseur. Honnêtement. C’est le résultat qui compte. — Il se trouve que je pense la même chose, répondit Foss en souriant. — Comment vous êtes-vous retrouvé ici ? — Je me suis engagé comme volontaire. À l’aide d’une bouilloire, Foss ajouta de l’eau brûlante dans le bain, en faisant attention de ne pas ébouillanter le jeune homme qui s’y trouvait. — Nous sommes tous volontaires, fit remarquer Tavi. Foss grogna. — Je suis légionnaire de carrière. J’ai été envoyé sur le Mur de Protection. Tour à tour à Antilla et Phrygia pour repousser les Hommes des Glaces. Une période de service dans une ville, la suivante dans l’autre. Pendant trente ans. — Puis vous vous êtes lassé du froid ? — Si on peut dire, confirma Foss, avant de faire un clin d’œil à Tavi. Ma femme à Phrygia a découvert l’existence de ma femme à Antilla. Je me suis dit que j’aimerais bien voir à quoi ressemblait le Sud pendant un temps. Tavi eut un petit rire. — Ne joue pas aux cartes avec lui, Calderon, dit Max d’une voix très faible. Il triche. Tavi se leva vivement de son tabouret et s’approcha de son ami. — Tiens, salut, dit-il. Tu te décides enfin à te réveiller ? — J’ai la gueule de bois, répondit Max d’une voix pâteuse. Ou quelque chose comme ça. Qu’est-ce qui m’est arrivé, Calderon ? — Hé, Max ! fit Tavi d’un ton légèrement pressant. N’essaie pas de parler pour l’instant. Attends d’être un peu plus réveillé. Laisse le guérisseur s’occuper de toi. Foss s’agenouilla à côté de la baignoire et demanda à Max de suivre son doigt du regard pendant qu’il le déplaçait en tous sens, en observant attentivement ses yeux. — Calderon ? s’étonna-t-il. Je croyais que tu venais de Riva. — Oui, répondit Tavi sans se laisser démonter. J’ai fait mon premier service à Riva. Je faisais partie d’une des cohortes de bleus qu’ils avaient envoyées à Garnison. — Tu étais à la Seconde Bataille de Calderon ? — Oui. — J’ai entendu dire que ç’avait été l’hécatombe, là-bas. — Oui. Foss scruta Tavi de sous ses épais sourcils noirs, l’air pensif. Puis il grogna et dit : — Maximus, sors de ce bain avant que je te noie. J’ai jamais triché aux cartes de ma vie. — Me force pas à te taper, rétorqua Max d’une voix qui n’était que l’ombre d’elle-même. Il entreprit de se redresser pour sortir de la baignoire, mais se laissa aussitôt retomber, avec un gémissement. — Seau, dit Foss à Tavi. Celui-ci attrapa un seau à côté de lui et le lança au guérisseur, qui le déposa sur le sol juste au moment où Max se tournait sur le côté pour vomir. Foss le soutint d’un de ses bras épais. — Voilà, voilà, mon gars. Pas de honte à avoir. T’as failli y rester. Au bout d’une minute, Max se laissa retomber en arrière, puis cligna plusieurs fois des yeux avant de les fixer sur Tavi. — Scipion, dit-il en accentuant légèrement le nom. (Il avait recouvré ses esprits, présuma Tavi.) Que s’est-il passé ? Tavi jeta un coup d’œil à Foss. — Guérisseur ? Est-ce que vous pourriez nous accorder une minute ? Foss se releva avec un grognement et sortit de la tente sans dire un mot. — Tu as été victime d’un accident d’entraînement, reprit calmement Tavi une fois le guérisseur parti. Max le dévisagea longuement, et Tavi crut discerner un vague désespoir dans ses yeux. — Je vois, dit le grand Antillain. Quand ? — Hier, à peu près à cette heure-là. Une de tes recrues a perdu le contrôle de son glaive, qui est allé se planter en travers de ton cou. — Quelle recrue ? demanda Max d’un ton monocorde. — Schultz. — N’importe quoi, marmonna Max. Ce gamin a un vrai don de ferrofèvre, et il ne le savait même pas avant de s’enrôler. Avec un peu d’expérience, il pourrait devenir Chevalier. Son glaive ne lui a pas échappé des mains. — Tout le monde dit que si. Le capitaine a admis qu’en l’absence de preuve du contraire, ce n’était qu’un accident. — Ouais. C’est toujours comme ça, répondit Max d’un ton dur et amer. — Quoi ? Max secoua la tête et se redressa lentement, avec une souffrance évidente. L’eau ruissela sur les muscles épais de ses épaules et de son dos, en filets réguliers que brisaient les bourrelets larges comme un doigt des cicatrices qui s’entrecroisaient entre ses omoplates. Il se passa la main sur la nuque et toucha avec précaution la bande de peau rose régénérée par le charme d’eau, qui indiquait l’endroit où le glaive l’avait frappé. — Passe-moi cette serviette, dit-il à Tavi. Celui-ci obtempéra. — Ce n’est pas la première fois que ce genre d’accident t’arrive, n’est-ce pas ? demanda-t-il. — La cinquième. — Par les Corbeaux ! murmura Tavi. Et c’est elle ? Max acquiesça. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Tavi. Max continua à se sécher avec des gestes lents, découragés. — Que veux-tu faire ? — Il faut qu’on fasse quelque chose. Max regarda autour de lui, finit par apercevoir son pantalon et sa tunique d’uniforme, propres et pliés, posés sur une chaise. Il laissa tomber la serviette et s’approcha de ses vêtements d’un pas traînant. — Il n’y a rien à faire. Tavi observa attentivement son ami. — Max ? On doit faire quelque chose. — Non. Laisse tomber. — Max… Max se figea, sa tunique entre les mains, les épaules contractées, et dit d’une voix dure : — Ferme-la. Tout de suite. — Non, Max. On doit… Max fit volte-face. — Quoi ?! Au même instant, le sol se souleva violemment sous les pieds de Tavi, l’envoyant valser sur le côté. Il atterrit sur le dos. — Faire quoi ? gronda hargneusement Max, en frappant violemment l’un des poteaux de la tente avec sa tunique, comme avec une épée, dans un geste de rage vaine. Je ne peux rien faire. Personne ne peut rien faire. (Il secoua la tête.) Elle est trop rusée. Trop puissante. Elle peut faire ce qu’elle veut, en toute impunité. (Il serra les dents et sa tunique s’enflamma brusquement, l’enveloppant de langues de feu blanches qui laissèrent sa peau intacte. Tavi, en revanche, put en sentir la chaleur, intense, à la limite du supportable.) Elle est trop… Max laissa retomber ses bras d’un air découragé, tandis que les cendres noires de ce qui un instant plus tôt était sa tunique tombaient lentement autour de lui. Il s’assit le dos au poteau de la tente et secoua la tête. Tavi se releva et regarda Max laisser retomber sa tête sur sa poitrine. Le grand Antillain resta un moment silencieux, puis chuchota : — Elle a tué ma mère. J’avais cinq ans. Tavi s’approcha de son ami et s’accroupit à côté de lui. — Les gens comme elle peuvent faire tout ce qui leur plaît, poursuivit calmement Max. Je ne peux pas simplement la tuer. Elle est trop maligne pour se faire prendre. Et même si ça arrivait, elle a de la famille, des amis, des contacts, des gens qu’elle contrôle et qu’elle fait chanter. Elle ne se retrouvera jamais devant la justice. Et un de ces quatre, elle réussira à m’avoir. Je le sais depuis que j’ai quatorze ans. Et soudain, Tavi comprit un peu mieux son ami. Max vivait dans la peur et la colère. Il s’était enfui pour s’enrôler dans la légion afin d’échapper à sa belle-mère, mais il savait – ou plutôt, il était convaincu – qu’il avait seulement obtenu un sursis. Il était persuadé qu’elle allait le tuer, en avait une si intime conviction que c’en était devenu une part de lui-même, de ce qu’il était. C’était pour cette raison qu’il faisait la noce avec autant d’enthousiasme à la capitale, qu’il avait séché tous ses cours à l’Académie, qu’il se débauchait avec vin, femmes et chansons dès qu’il en avait l’occasion. Il était convaincu qu’il mourrait avant d’avoir eu le temps de vieillir. Tavi posa la main sur l’épaule de son ami. — Personne n’est invincible. Personne n’est parfait. Elle peut être vaincue. Max secoua la tête. — Laisse tomber. Garde tes distances. Je ne veux pas que tu te retrouves mêlé à toute cette affaire lorsque ça arrivera. Tavi se releva avec un soupir de frustration. — Par tous les Corbeaux, mon vieux. C’est quoi, ton problème ? Max garda obstinément les yeux baissés. — Va-t’en, c’est tout. Un bruit de pas qui approchaient se fit entendre, et Maestro Magnus passa la tête par l’ouverture de la tente pour regarder rapidement à l’intérieur. — Ah ! dit-il. Il est réveillé ? Foss poussa légèrement Magnus pour entrer et jeta un regard noir à Tavi. — Ça suffit. Tout le monde dehors. — Quoi ? protesta Tavi. — Tout le monde dehors. Le patient a besoin de faire sa toilette, de s’habiller, de boire un peu d’eau et de me laisser l’examiner avant de pouvoir bouger. Ce n’est pas en restant là à le regarder que vous allez l’aider. Alors, tout le monde dehors. — En fait, c’est plutôt une bonne idée, dit Magnus en adressant un regard appuyé à Tavi. Celui-ci hocha la tête et répondit : — D’accord. Je t’attends dehors, Max. — Ouais, répondit ce dernier avec un geste évasif de la main. J’arrive tout de suite. Tavi se faufila hors de la tente, emboîtant le pas à Magnus. — Où étiez-vous ? lui demanda-t-il. — Je gardais un œil sur notre Tribun Medica, répondit le vieux Curseur. (Il conduisit rapidement Tavi à l’écart des tentes, passant devant plusieurs groupes de recrues en plein entraînement qui, alternativement, interpellaient leur instructeur ou se faisaient invectiver par celui-ci, rendant l’environnement très bruyant et permettant ainsi d’avoir une conversation à l’abri des oreilles indiscrètes.) Est-ce que quelqu’un est venu ? — Le capitaine et le primipile, répondit doucement Tavi. Ce matin, ce Chevalier, Crassus, n’était pas très loin, mais il ne s’est pas approché. — As-tu réussi à déterminer ce que trafique ce messager qui va et vient entre le Tribun Bracht et le village ? — Je suis resté avec Max. Maestro, c’était plus important que… — Que nos devoirs ? demanda malicieusement Magnus. Non, Tavi. La sécurité du royaume a plus d’importance que n’importe lequel d’entre nous. N’oublie pas pourquoi nous sommes tous là. Tavi serra les dents mais hocha brièvement la tête. — Je devrais pouvoir le déterminer d’ici à demain. — Bien. Pendant que tu y es, je veux que tu découvres tout ce que tu peux sur le maître maréchal-ferrant et son personnel. Et sur cette escouade de vétérans de la Cinquième Cohorte. — Ça, je m’en suis déjà occupé. Ce sont des accros à l’aphrodine. Ils l’achètent au bordel du camp. Magnus siffla entre ses dents. — Être accro n’empêche pas d’être espion. Découvre qui traite avec eux là-bas. À qui ils parlent. Tavi toussota. — C’est vraiment plus dans les cordes de Max que dans les miennes. — Par les Grandes Furies, mon garçon ! Je ne vais certainement pas laisser Maximus s’approcher d’un antre à aphrodine à un moment pareil. Il réussirait à se faire tuer. — Monsieur, Max aime les filles et l’alcool, les Grandes Furies savent que j’en ai bien conscience. Il lui arrive de boire du vin allongé d’aphrodine. Mais il n’est pas… Ça ne le contrôle pas. — Ça n’a rien à voir avec sa capacité ou non à se contrôler. Mais il sera bien trop facile de faire en sorte qu’il lui arrive un accident s’il gît drogué et hébété dans un bordel au lieu de surveiller qu’on ne lui plante pas un couteau dans le dos. — « On », c’est-à-dire sa belle-mère ? — Attention ! fit Magnus en regardant autour de lui. Est-ce que Max t’a déjà parlé de sa famille ? — Non, répondit Tavi. Mais j’ai toujours pensé que les cicatrices sur son dos en disaient assez long sur elle. Magnus secoua la tête. — Maximus est le fils illégitime mais reconnu publiquement du Haut Duc Antillus. Celui-ci s’est marié trois ans après la naissance de Maximus, par intérêt politique. — À dame Antilla. — Et Crassus est le fruit de leur union. Tavi le regarda avec perplexité. — Elle pense que Max est une menace pour Crassus ? — Maximus est largement apprécié par les légions du Nord et au moins un des Hauts Ducs. C’est un furifèvre d’une grande puissance, il deviendra peut-être un jour l’une des plus fines lames de l’histoire aléréenne, et il s’est fait beaucoup d’amis à l’Académie. — Euh… Il avait le contact facile. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse vraiment qualifier d’« amies » la plupart des personnes qu’il a fréquentées. — Tu serais surpris du nombre d’alliances qui sont forgées entre d’anciens amants. Mais pour en revenir à l’essentiel, on sait qu’il est ami avec le page du Premier Duc, entre autres, et qu’il a une propension à défier l’autorité. — Max ne veut pas être Haut Duc. Il deviendrait fou en moins d’une demi-heure. Il le sait. — Et pourtant, il s’est fait des alliés. Il a un réseau d’influence au sein de plusieurs légions, et auprès de plusieurs ducs, y compris ceux de l’escorte personnelle de Gaius lui-même. Oublie un moment ce que tu sais de lui sur le plan personnel et pense en termes d’exercice, mon garçon. Et s’il décidait qu’il voulait devenir Haut Duc, finalement ? Refoulant les protestations qui lui montaient aux lèvres, Tavi étudia le sujet sous tous les angles, imaginant chaque conséquence de chaque éventualité que laissaient envisager la logique, l’instinct et l’exemple de l’histoire, comme le lui avaient enseigné les Curseurs. — Il pourrait le faire, finit-il par dire doucement. Si quelque chose arrivait à Crassus, Max constituerait le seul choix raisonnable. Même s’il ne lui arrivait rien, si les légions d’Antillus préféraient Max à son petit frère, s’il avait le soutien d’autres Hauts Ducs et du Premier Duc, cela réglerait la question, en pratique. Il ne rencontrerait même pas vraiment de difficultés. — Précisément. — Mais il ne veut pas de ça, Maestro. Je le connais. — Toi, oui. Mais sa belle-mère, non. Et ce n’est pas le premier accident dont est victime le jeune Antillar. Ils terminèrent leur bref tour du terrain d’exercice au moment où le Maestro disait ces derniers mots, se retrouvant de nouveau devant l’infirmerie. Ils arrivèrent à temps pour voir dame Antilla et Crassus qui traversaient la piste d’entraînement en direction de celle-ci. — Max a peur d’elle, murmura Tavi. — Elle a eu toute une vie pour lui apprendre à la craindre, répondit Magnus en hochant la tête. Et elle est dangereusement rusée, mon garçon. Puissante, méchante, sournoise. Ses ennemis ont connu des sorts plus inquiétants les uns que les autres, et pas la moindre preuve n’a pu être trouvée, pas la moindre goutte de sang n’a taché ses mains. Il y a peu de gens dans le royaume aussi dangereux qu’elle. — Elle me dit quelque chose, remarqua calmement Tavi. Comme si j’étais censé la connaître. Magnus hocha la tête. — Beaucoup disent que son neveu Brencis est son portrait craché. Tavi serra les dents. — Kalarus. — Mmm, acquiesça Magnus. C’est la plus jeune sœur du Haut Duc Kalarus et la seule survivante de la fratrie. Tavi secoua la tête. — Et le père de Max l’a épousée ? — Comme je te l’ai dit : une union politique, répondit Magnus en regardant approcher la Haute Duchesse et son fils. Je doute que Sire Antillus l’aime davantage que Max. Et maintenant, jeune Scipion, je m’en vais servir le capitaine et gérer un tas d’autres choses. Je pense que tu devrais tenir la dame et son fils occupés le temps que Maximus se remette sur pieds et puisse l’affronter au grand jour, devant témoins. Tavi fit la grimace. — Les sourires et le charme, c’est pas mon truc. — Allons, allons. Tu es un fidèle serviteur du royaume, Scipion. Je suis sûr que tu vas y arriver, répliqua Magnus en souriant, avant de chuchoter malgré tout : sois prudent. Puis il salua Tavi et disparut dans l’agitation trépidante et habituelle du camp militaire. Tavi le suivit une seconde du regard puis tourna les yeux vers dame Antilla et son fils. La Haute Duchesse portait le bleu ciel sur bleu profond de la ville d’Antilla. Max lui avait une fois raconté que les couleurs de la ville avaient été choisies par rapport à la teinte que prenait la peau des… eh bien, des parties, lorsqu’elles étaient exposées au froid de l’automne et de l’hiver, respectivement. D’un point de vue purement esthétique, la robe de la Haute Duchesse mettait parfaitement en valeur son visage, sa chevelure et sa silhouette. Mais Tavi trouvait que ce bleu faisait paraître son teint trop pâle, d’une certaine façon, comme si, à la place d’un être humain, c’était un mannequin que la robe habillait. Elle parlait à Crassus d’un ton doux mais énergique. Celui-ci était vêtu de la tunique brune d’entraînement des légionnaires, bien qu’il ait été autorisé à porter son armure par-dessus, ce qui était une marque de respect pour un débutant dans la légion. Seules les meilleures et les plus prometteuses des recrues portaient une armure avant la distribution générale. Ou celles issues des familles les plus reconnues, supposa Tavi. Même s’il ne pouvait guère jeter la pierre à ce sujet, tout bien considéré. Crassus arborait une mine renfrognée, qui le faisait paraître plus boudeur qu’effrayant. — Je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas simplement en finir tout de suite, était-il en train de dire. — Mon cher enfant, tu as le jugement d’une chèvre, répliqua sèchement dame Antilla. J’ai de l’expérience dans ce genre de choses. On ne peut pas les brusquer. En voyant approcher Tavi, elle posa la main sur le bras de son fils pour le faire taire. — Bonjour, Votre Grâce, dit Tavi en lui adressant une révérence, avant d’enchaîner gracieusement sur un salut militaire. (Il fit un signe de tête à Crassus.) Sire Chevalier. Crassus frappa son plastron du poing pour le saluer. — Subtribun. Dame Antilla inclina très légèrement la tête à l’adresse de Tavi, en le regardant durement. — Je voulais vous demander, Votre Grâce, poursuivit Tavi. On m’a dit que l’entraînement de nos Chevaliers débutants était, euh, éprouvant pour eux. Je me disais que nous pourrions peut-être trouver un moyen d’ajouter plus de lait ou de fromage aux rations des Chevaliers les plus jeunes, s’ils se font un peu trop souvent des fractures. — Ce n’est probablement pas une mauvaise idée, admit dame Antilla, même si elle eut l’air de prononcer ces mots à contrecœur. — Nous apprécierions grandement ce geste, monsieur, intervint Crassus d’un ton respectueux et d’une prudente neutralité. — Vous serez heureux d’apprendre que Maximus se remet bien, poursuivit Tavi avec un sourire poli. En fait, il était en train de se lever pour s’habiller il y a quelques instants. Dame Antilla détourna les yeux de Tavi pour regarder la tente derrière lui en fronçant les sourcils. — Vraiment ? Semblait-il avoir récupéré sans séquelles ? — Autant que je puisse en juger, Votre Grâce. Je crois que le capitaine avait l’intention de venir s’en assurer lui aussi. Le ton de la Haute Duchesse se durcit, et elle renonça à tout simulacre de courtoisie. — Vraiment. — Il prend la santé de ses hommes très au sérieux, répondit Tavi d’un ton enjoué, feignant de n’avoir pas remarqué sa réaction. — Comme une mère s’inquiète pour son fils, je suppose ? murmura dame Antilla. (Elle jeta un coup d’œil à Crassus.) Peut-être devrions-nous aller le voir tout de… — Je voulais aussi vous demander, reprit Tavi en lui coupant la parole. La blessure de Maximus est vraiment inhabituelle, étant donné que nous n’avons pas encore véritablement combattu. Les guérisseurs de la dernière légion où j’étais préconisaient le vin fort et la viande saignante pour soigner une blessure qui avait conduit à une telle hémorragie, mais j’ai lu un ouvrage qui dit de privilégier une tisane et plus de légumes. — Quel ouvrage ? demanda dame Antilla d’un ton autoritaire. — Le traité de Sire Placidus sur les blessures militaires courantes et leurs complications, Votre Grâce. Dame Antilla leva les yeux au ciel. — Placidus ferait mieux de se cantonner à ses vaches et de laisser le traitement des êtres non comestibles à ceux qui s’y connaissent. Tavi la regarda d’un air interrogateur. — Comment cela, madame ? — Pour commencer, Placidus a rarement affaire à des blessures reçues pendant une campagne épuisante. Ses forces sont généralement déployées à court terme, et leur provende reflète cet état de fait. Ses tisanes sont très bien pour des hommes qui mangent de la viande fraîche tous les jours ou presque, mais pour des hommes en déplacement, nourris de viande séchée et de biscuit de guerre, les besoins alimentaires… (Dame Antilla s’arrêta pour regarder durement Tavi, en fronçant les sourcils. Puis elle fit un geste dédaigneux de la main.) Mais je suppose que Maximus n’a guère souffert de privations cet hiver, n’est-ce pas ? Donnez-lui ce qu’il y a de plus efficace au moindre coût. — Bien, Votre Grâce, répondit Tavi en inclinant la tête. Y a-t-il quelque chose que je dois savoir sur la préparation ? — Mais dites-moi, subtribun, répliqua dame Antilla, pour un peu, je croirais presque que vous cherchez à m’empêcher de voir mon beau-fils. Tavi haussa les sourcils. — Votre Grâce ? Je vous assure que je ne sais pas de quoi vous voulez parler. La Haute Duchesse lui adressa un petit sourire pincé. — Et moi je vous assure que vous ne savez pas à quel jeu dangereux vous jouez, Scipion. (Elle jeta un coup d’œil à la tente, puis reposa les yeux sur Tavi.) Depuis combien de temps connaissez-vous mon Maximus ? Tavi la regarda droit dans les yeux avec le même sourire enjoué qu’il arborait toujours lorsque sa tante Isana lui posait ce genre de question piège, en comptant sur ses perceptions d’aquafèvre pour obtenir des informations à partir de ses réponses. Il avait appris à lui faire échec avant même d’avoir atteint ses treize ans. Il n’allait certainement pas laisser cette femme réussir là où sa tante avait échoué. — Une saison ou deux. Nous avons fait route ensemble depuis la capitale. La Haute Duchesse prit un air légèrement méfiant. — Vous avez l’air très proche de lui pour quelqu’un qui le connaît depuis si peu de temps. Tavi incorpora une petite vérité dans son mensonge pour brouiller les pistes. — Nous nous sommes fait attaquer par des bandits armés sur le chemin. Nous les avons combattus ensemble. — Ah ! Et cela a resserré vos liens. Êtes-vous sûr de ne pas l’avoir rencontré auparavant ? — Je vous demande pardon ? Non, je suis certain que je m’en serais souvenu. Max est du genre à marquer les esprits. Crassus laissa échapper un grognement amusé. Dame Antilla jeta un regard noir à son fils, puis se retourna vers Tavi. — On m’a dit qu’il était très proche d’un page au service de la Couronne. — C’est possible, Votre Grâce, admit Tavi. Mais il faudra lui demander directement. — Vraiment ? insista la Haute Duchesse. Êtes-vous sûr de ne pas être le jeune homme de Calderon, subtribun ? — Je n’ai été en garnison là-bas qu’une semaine ou deux avant la bataille, Votre Grâce. Après ça, j’étais basé dans une ville du nom de Marsegué, à une trentaine de kilomètres au sud de Riva. — Vous n’êtes pas Tavi de Calderon ? Tavi haussa les épaules en souriant. — Désolé. Elle lui rendit son sourire, dévoilant des canines pointues. — Bien. Voilà qui est tiré au clair. Maintenant, soyez gentil, subtribun, et allumez-moi ce feu. Tavi sentit son sourire se figer sur ses lèvres une seconde. — Pardon ? — Le feu, répéta dame Antilla comme si elle s’adressait à l’idiot du village. Je pense qu’une bonne tisane nous ferait du bien à tous, puisque Max est déjà sur pieds. Vous maîtrisez les bases de la furifèvrerie. J’ai consulté vos états de service. Alors, subtribun Scipion, allumez-moi ce feu. — Mère, je vais vous l’all…, commença Crassus. La Haute Duchesse l’arrêta d’un geste sec de la main, et son sourire s’élargit. — Non, mon chéri. Après tout, nous sommes dans la légion, n’est-ce pas ? J’ai donné à notre cher Scipion un ordre tout ce qu’il y a de plus légitime. Maintenant, il doit obéir. Comme le reste d’entre nous. — Allumer le feu ? demanda Tavi. — Un simple petit charme de feu, confirma dame Antilla en hochant la tête. Allez-y, subtribun. Tavi détourna les yeux d’elle pour regarder le soleil, et se mordilla la lèvre d’un air pensif. — Je vais être franc avec vous, Votre Grâce. L’ignifèvrerie n’est pas mon point fort. Je ne l’ai pas pratiquée depuis mes examens. — Oh ! ne soyez donc pas si modeste, Scipion, répliqua dame Antilla. Ce n’est pas comme si vous étiez une sorte d’aberration de la nature qui n’a aucune furie. Tavi se força à afficher le sourire le plus naturel qu’il put. — Bien sûr que non. Mais ça va peut-être me prendre un moment. — Oh ! (La Haute Duchesse ramassa ses jupes et s’écarta du feu de camp qui était préparé, mais pas encore allumé, devant l’infirmerie.) Je vais vous laisser un peu d’espace, alors. — Merci. Tavi s’approcha du feu, s’accroupit et dégaina son couteau. Il prit l’un des plus fins des morceaux de bois disposés debout les uns contre les autres comme des poteaux de tente, et en tira rapidement un tas de copeaux. En levant brièvement les yeux, il vit dame Antilla qui le regardait, à trois mètres de là. — Ne me laissez pas vous distraire, dit-elle. Tavi lui répondit d’un sourire. Puis il se frotta les mains sur les cuisses et les tendit au-dessus du petit tas de copeaux, en plissant les yeux d’un air concentré. Derrière lui, il entendit Max sortir de la tente et s’approcher d’eux. — Oh ! dit le grand Antillain d’une voix traînante et encore un peu faible. Bonjour, belle-mère. Qu’est-ce que vous faites ici ? — Je regarde votre ami Scipion démontrer ses capacités d’ignifèvre, Maximus, répondit la Haute Duchesse en souriant. Ne gâchez pas tout en l’aidant. Il raterait son occasion de faire ses preuves. Max ralentit le pas une seconde, mais poursuivit son chemin. — Vous ne pouvez pas croire sur parole qu’il maîtrise les charmes de terrain basiques ? Dame Antilla répondit d’une voix presque rieuse : — Désolé, mon cher. Parfois, j’éprouve un besoin irrépressible de voir ma confiance en autrui justifiée. — Scipion…, dit Max en baissant la voix. — Laisse-moi tranquille, Max, gronda Tavi. Tu ne vois pas que j’essaie de me concentrer ? Il y eut un bref moment de silence pendant lequel Tavi se représenta Max les yeux fixés sur son dos, bouche bée. Puis, redressant les épaules, il laissa échapper un léger gémissement d’effort, et une mince volute de fumée s’éleva du tas de copeaux. Tavi se pencha pour souffler doucement sur la flamme, tout en ajoutant d’autres copeaux pour l’entretenir, puis des brindilles, puis des rameaux, jusqu’à ce que les flammes forcissent et s’attaquent au tas de bois préparé pour le feu de camp. Celui-ci s’enflamma rapidement, et Tavi se releva en époussetant son pantalon. Dame Antilla le dévisagea, son sourire suffisant figé sur ses lèvres. Tavi lui sourit de nouveau et s’inclina. — Je vais aller chercher l’eau pour la tisane, Votre Grâce. — Non, répondit la Haute Duchesse d’une voix un peu trop sèche et trop polie. Pas la peine. Je viens de me rappeler que j’ai d’autres obligations. Et Crassus doit retourner auprès de sa cohorte. — Mais…, protesta l’intéressé. — Immédiatement, l’interrompit dame Antilla. D’un regard, elle prit congé de Max, et lança un coup d’œil venimeux à Tavi. Celui-ci laissa retomber le masque souriant qu’il arborait. Soudain, le souvenir du visage livide de Max et de l’eau rosie par son sang lui revint en mémoire, douloureusement vif. Puis Tavi se rappela avec une précision nauséeuse les cruelles cicatrices dont le dos de son ami était couturé : les marques laissées par un martinet aux lanières barbelées d’éclats de métal ou de verre. Pour avoir laissé des cicatrices si laides, ces blessures avaient forcément été infligées à Max avant qu’il découvre ses furies, lorsqu’il avait douze ans. Ou moins encore. Et dame Antilla – et son fils – était responsable de cela. Tavi se surprit à planifier calmement une attaque. La Haute Duchesse était une furifèvre extrêmement puissante, et devrait donc être la première visée. Si elle ne mourait pas sur le coup ou presque, elle risquait de pouvoir se guérir avant de mourir, ou de riposter avec assez de force pour emporter Tavi avec elle dans la mort. Elle se tenait un peu loin pour qu’il lui allonge une botte, mais tant qu’elle ne s’attendait absolument pas à une attaque physique, il devrait être capable de lui enfoncer son fin poignard dans le creux de la gorge, jusqu’au cerveau. Une petite torsion, une secousse du poignet en retirant son arme pour élargir la plaie, et il ne lui resterait plus qu’à s’occuper de Crassus. Le jeune Chevalier manquait d’expérience, la seule chose qui pourrait lui permettre de réagir à temps pour sauver sa vie. Un vif coup à la gorge, un autre à chaque œil, et il serait en proie à une souffrance trop grande pour se défendre efficacement. Tavi pourrait attraper une branche dans le feu récemment allumé – un geste plutôt symbolique – et achever le jeune noble d’un coup violent sur sa tempe qu’aucun casque ne protégeait. Et soudain Tavi se figea. La rage qu’il ressentait s’évanouit, remplacée par une sensation d’écœurement, comme s’il était sur le point de vomir son dernier repas, le dîner froid de la veille. Il se rendit compte qu’il se tenait là sous le plein soleil de l’après-midi, les yeux rivés sur deux personnes qu’il connaissait à peine, à planifier les détails de leur assassinat avec la froideur et le calme d’un lion des herbes traquant une biche et son faon. Tavi baissa les yeux en se renfrognant. Ses mains avaient commencé à trembler légèrement, et il s’efforça de refouler les pensées sanguinaires qui l’avaient envahi. Il se trouvait qu’il avait déjà commis des actes de violence sur d’autres personnes, des camarades de classe à l’Académie qui lui avaient cherché des ennuis au pire moment possible. Tavi les avait blessés, et gravement, parce qu’il n’avait pas vraiment eu d’autre choix. Toute l’affaire l’avait rendu malade. Et pourtant, alors qu’il avait pu voir les conséquences de ce genre de violence, il était quand même capable de planifier une attaque d’une telle brutalité. C’était effrayant. Pire, Tavi était presque certain qu’il pouvait mener cette attaque à bien. Mais, que les blessures de son ami soient ou non de leur fait, et en dépit de la rage qui lui brûlait le ventre, assassiner dame Antilla et son fils n’effacerait pas les cicatrices de Max – sans parler des conséquences qui s’abattraient sur Tavi, et sur le Premier Duc par contrecoup. Dame Antilla n’était pas le genre d’ennemi dont on pouvait se débarrasser simplement en l’attaquant. Il faudrait la vaincre par d’autres moyens ; et, si ce qu’avait dit Magnus était vrai, c’était un redoutable adversaire. Tavi sourit intérieurement. Lui aussi pouvait être redoutable. Il y avait d’autres armes que les furies et les épées, et nul ennemi n’était invincible. Après tout, il venait juste de la prendre à son propre piège plutôt habilement. Et s’il avait pu se montrer plus malin qu’elle une fois, il pouvait le refaire. Dame Antilla avait observé son visage pendant que ces pensées se succédaient dans sa tête, et donnait l’impression de ne pas trop savoir comment réagir aux expressions changeantes de Tavi. Un éclair d’inquiétude passa dans ses yeux. Peut-être, dans sa colère, Tavi avait-il laissé une trop grande partie de ses émotions échapper à son contrôle. Il était possible que la Haute Duchesse ait perçu son désir de lui faire du mal. Elle prit son fils par le bras, fit demi-tour sans rien ajouter et s’éloigna d’un pas majestueux. Elle ne jeta pas un regard en arrière. Max passa une main dans ses cheveux ras et s’exclama : — Bon. Qu’est-ce qui vient de se passer, par tous les Corbeaux ? Les sourcils froncés, Tavi regarda la Haute Duchesse s’éloigner, puis tourna les yeux vers son ami. — Oh ! Elle m’a pris pour quelqu’un que tu as connu à l’Académie. Max grogna. Puis il fit un geste vif de la main, et Tavi sentit une pression s’exercer sur ses tympans. — Voilà, grommela Max. Elle ne peut plus nous entendre. Tavi hocha la tête. — Tu lui as menti, poursuivit Max. Comment est-ce que tu as réussi à faire ça ? — Question d’entraînement, répondit Tavi. Ma tante Isana est une aquafèvre puissante, alors ça m’a motivé à trouver le truc quand j’étais tout jeune. — Il n’y a pas beaucoup de gens qui sont capables d’en faire autant, Calderon. (Max indiqua le feu d’un geste.) Comment est-ce que tu as fait ça, par tous les Corbeaux ? Tu m’as caché quelque chose ? Tavi sourit. Puis il enfonça la main dans la poche de son pantalon, en ressortit une lentille de verre, et tourna la paume juste assez pour la faire voir à Max. — C’est une belle journée ensoleillée. Un vieux truc de Romain. Max regarda la loupe et fit entendre un petit bruit étranglé. Puis il secoua la tête. — Par les Corbeaux ! (Ses joues rosirent et ses épaules tressautèrent, secouées d’hilarité contenue.) Elle attendait de percevoir ta furie. Et ça n’est jamais arrivé. Mais tu as quand même allumé le feu. Elle ne pensera jamais que… Cette fois, il éclata vraiment du rire tonitruant que Tavi lui connaissait. — Allez, viens, Scipion, dit le grand Antillain. Allons trouver quelque chose à manger avant que je tombe d’inanition. Tavi rangea son morceau de verre et répondit d’un grognement : — C’est mon dernier repas. Gracchus va m’envoyer patauger dans les latrines dès qu’il saura que je ne suis plus à ton chevet. — C’est ça, la vie prestigieuse d’officier, répondit Max. Il tourna les talons et partit d’un air assuré en direction du mess, mais chancela au bout de quelques pas. Tavi fut à son côté en un instant, lui offrant discrètement son soutien. — Ouh là ! Doucement, Max. Tu as failli y rester. — Ça va aller, dit son ami en haletant. (Il secoua la tête, reprit son équilibre et se remit en marche.) Ça va aller. — Oui, confirma Tavi en hochant la tête. (Au bout d’un moment, il ajouta, plus doucement :) Elle n’est pas plus rusée que tout le monde, Max. Elle peut être battue. Max l’observa attentivement du coin de l’œil. — Eh bien, par les Corbeaux ! finit-il par dire. Si toi tu peux le faire, ça ne doit pas être si dur ! — Il faut que je cesse de t’encourager, fit Tavi en soupirant. Mais je suis là pour toi. On va trouver un moyen. Ils firent encore quelques pas avant que Max reprenne, calmement : — Ou alors peut-être qu’elle va simplement nous tuer tous les deux. Tavi pouffa. — Je m’occuperai d’elle tout seul si tu ne t’en sens pas capable. Max haussa les sourcils. Puis il secoua la tête et abattit légèrement les poings sur les épaulettes de l’armure de Tavi, faisant tinter le métal. — Tu ne me laisserais jamais oublier une chose pareille. — Ça, tu peux en être sûr ! répliqua Tavi. Allez, viens. Allons manger. Il reprit sa route d’un pas égal, au côté de Max, prêt à rattraper son ami s’il chancelait de nouveau. Soudain pris d’un frisson, il aperçut du coin de l’œil dame Antilla qui les regardait traverser le camp, sans pour autant les dévisager ouvertement. C’était le regard calme, flegmatique et prudent d’un chat en chasse ; mais Tavi sentit bien que cette fois, au lieu de Maximus, c’était lui que ses yeux sombres et calculateurs suivaient à la trace. Chapitre 10 — Et c’est avec un grand plaisir et une grande fierté, déclara dame Aquitaine à la Ligue Dianique assemblée devant elle, que je présente aux rares d’entre vous qui ne la connaissent pas encore la première femme Exploitante de l’histoire aléréenne. Veuillez accueillir Isana de Calderon. Les quatre mille places de l’amphithéâtre public de Cérès étaient occupées, mais peut-être la moitié seulement par des membres réels de la Ligue Dianique, l’organisation réunissant les principales Citoyennes du royaume. Peu des femmes présentes portaient un titre inférieur à celui de comtesse. Environ deux cents d’entre elles étaient d’anciennes femmes libres qui avaient gagné leur statut de Citoyenne par le biais du juris macto, duel officiel, ou en servant dans les légions, la plupart en tant que Chevaliers, même si cinq ou six avaient servi comme simples légionnaires, cachant leur sexe jusqu’à avoir fait leurs preuves au combat. De toutes, Isana seule était parvenue à son rang par nomination légitime et légale, sans violence ni service militaire d’aucune sorte. Dans toute l’histoire d’Aléra, elle était l’unique femme à avoir accompli cela. Le reste des personnes présentes était essentiellement des hommes, et globalement des membres du mouvement abolitionniste. Parmi eux se trouvaient une dizaine de Sénateurs, leurs partisans et leurs contacts parmi les Citoyens, et des membres des Vigiles de la Liberté, une organisation quasi secrète de militants abolitionnistes au sein de la ville de Cérès. Les Vigiles persécutaient les marchands et les propriétaires d’esclaves de la ville depuis des années. Il n’était pas rare de trouver un esclavagiste imprudent pendu du haut de son enclos à esclaves par ses propres menottes, étranglé par une de ses propres chaînes. Le vieux Haut Duc Cereus, pourtant maître légal de la ville, n’inspirait pas le respect des Vigiles ni de leurs partisans, et n’avait pas non plus la fermeté nécessaire pour les punir avec toute la puissance à sa disposition ; il avait par conséquent échoué à réprimer ces violences. Les quelques autres personnes présentes étaient soit des espions qui feraient plus tard leur rapport au Consortium des Esclavagistes, soit de simples curieux. L’amphithéâtre était une tribune publique, ouverte à tous les Citoyens du royaume. L’assistance applaudit, et ses émotions submergèrent Isana comme la première vague d’un raz-de-marée. Elle ferma les yeux un instant pour y faire face, se cuirassant contre leur impact, puis se leva, sourit et s’approcha de l’avant de la scène, pour monter sur le podium à côté de dame Aquitaine. — Merci, dit-elle. (Sa voix retentit clairement dans tout l’amphithéâtre.) Mesdames et messieurs. Un homme que j’ai connu autrefois m’a dit que faire un discours, c’est comme amputer un membre. Plus vite on en finit, moins c’est douloureux. (Il y eut des rires polis. Elle attendit qu’ils s’éteignent, puis poursuivit.) L’institution de l’esclavage est un fléau pour notre société tout entière. Ses abus sont devenus intolérables, ses dispositifs légaux de régulation inopérants. Tout le monde ici sait déjà cela. (Elle prit une profonde inspiration.) Mais tout le monde ici n’a pas été capturé par un esclavagiste, illégalement et contre sa volonté. Moi si. (Elle se tourna vers dame Aquitaine pour la regarder un moment.) C’est une chose terrible de se sentir si démunie. De voir… (Elle déglutit.)… de voir ce qui arrive aux femmes dans cette situation. Je croyais à peine les rumeurs qui circulaient à ce sujet… Jusqu’à ce que j’en fasse moi-même l’expérience. Jusqu’à ce que je le voie de mes propres yeux. (Elle se retourna vers l’assistance.) Les histoires qu’on raconte ressemblent peut-être à des cauchemars ; mais elles sont vraies. Tout au long de ce sommet, vous avez pu entendre des esclaves affranchis, hommes comme femmes, témoigner d’atrocités qui n’ont place dans aucune société régie par la loi. » Nous tenons là une occasion unique de détruire ce fléau, de nettoyer cette plaie purulente, d’améliorer notre royaume. C’est une responsabilité que nous avons envers nos concitoyens, nous-mêmes et nos descendants. Sénateurs, Citoyens, je vous demande à tous de soutenir le projet d’émancipation de dame Aquitaine. Ensemble, nous pouvons restaurer l’intégrité de notre pays et de notre peuple. Elle recula d’un pas et inclina la tête. La foule se leva d’un bond et se mit à applaudir avec enthousiasme. Son approbation submergea Isana d’une nouvelle vague d’émotions, et c’est tout juste si elle put rester debout sous le choc. Elle ne se faisait aucune illusion quant à ses talents d’oratrice : les abolitionnistes auraient soutenu le projet d’émancipation de dame Aquitaine quoi qu’elle dise. Son discours et l’approbation publique de la foule, au terme de trois semaines de sommet, n’étaient guère plus qu’une formalité. Elle regagna son fauteuil tandis que le Sénateur Parmos montait à son tour sur le podium pour exprimer longuement le soutien enthousiaste du mouvement abolitionniste. Parmos, orateur de talent et maître dans l’art d’inspirer et de manipuler les émotions par l’utilisation subtile de furies de feu, tiendrait vraisemblablement l’auditoire sous le charme de ses mots pendant une heure ou plus. — Très bien, murmura dame Aquitaine à Isana qui se rasseyait à côté d’elle. Vous avez un talent inné pour cela. Isana secoua la tête. — J’aurais pu croasser comme un corbeau, ils auraient réagi de la même façon. — Vous vous sous-estimez. Vous possédez une certaine… intégrité, je crois que c’est le mot qui convient le mieux. Vous avez l’air sincère. Cela donne à vos paroles un poids supplémentaire. — Je n’ai pas l’air sincère. Je suis sincère, répliqua Isana. Et je n’ai plus d’intégrité. Je l’ai vendue il y a trois ans. Dame Aquitaine lui adressa un petit sourire glacial. — Quelle sincérité ! Isana inclina légèrement la tête, sans regarder sa voisine. — Cette apparition conclut-elle mes obligations pour aujourd’hui ? Dame Aquitaine haussa un sourcil. — Pourquoi me demandez-vous cela ? — J’ai rendez-vous avec mon frère pour dîner chez Vorello’s. — Très bon restaurant. Vous l’aimerez. Nous en avons presque terminé. J’aurai encore une ou deux réunions avant de pouvoir retourner à Aquitaine. Si j’ai besoin de votre présence, j’enverrai vous chercher. — Très bien, madame, répondit Isana. Puis elle feignit d’écouter le Sénateur Parmos. Celui-ci finit par conclure, élevant la voix en un crescendo tonitruant qui fit se lever d’un bond enthousiaste tous les occupants de l’amphithéâtre. La marée d’émotions qui émana d’eux, attisées jusqu’à la folie par le discours et les talents d’ignifèvre du Sénateur, désorienta Isana et la laissa en proie à un vertige de sensations brumeuses et tourbillonnantes qui arrivaient à la rendre à la fois euphorique et mal à l’aise. Il fallait qu’elle sorte de l’amphithéâtre. Lorsque dame Aquitaine se leva et entreprit de remercier le public et de mettre fin à l’assemblée, Isana descendit furtivement de l’estrade et gagna une sortie latérale du bol encastré que formait l’amphithéâtre. La pression étourdissante des émotions de la foule s’atténua à mesure qu’elle s’en éloignait. Elle s’arrêta près d’un petit jardin public, avec des arbres et des fleurs, entourant une élégante fontaine en marbre noir. Le soleil printanier était chaud, mais la brume qui montait de la fontaine, alliée à l’ombre fournie par les arbres, faisait que l’ensemble du jardin restait frais et agréable. Isana s’assit sur un banc de pierre taillée et pressa un moment ses tempes du bout des doigts, se forçant à se détendre et à ralentir sa respiration. — Je sais exactement ce que vous ressentez, dit une voix féminine et sardonique non loin d’elle. (Isana releva les yeux et vit une femme grande et svelte à la chevelure d’un roux éclatant, vêtue d’une robe d’un vert profond, assise sur le banc voisin du sien.) C’est Parmos, poursuivit la femme. Il n’est jamais satisfait tant que son auditoire n’est pas au bord de l’émeute. Et je n’aime pas la voix qu’il prend pour discourir. Elle est trop sirupeuse. Isana sourit et inclina la tête. — Haute Dame Placida. Bonjour. — Exploitante, répondit la Haute Duchesse d’un ton exagérément cérémonieux. Vous me feriez une grâce infinie en acceptant de converser avec moi. Isana la regarda d’un air interloqué. — Votre Grâce ? Dame Placida leva une main apaisante. — Je vous taquine, Exploitante. Cela est certainement tout sauf une rencontre protocolaire. Que diriez-vous si je vous appelais Isana et que vous m’appeliez Aria ? — Ça me plairait. Dame Placida hocha la tête d’un geste décisif. — Parfait. Trop de Citoyens portent une attention excessive aux privilèges du rang, sans accorder la même importance à leurs responsabilités. Je suis heureuse de constater que ce n’est pas votre cas, Isana. Ne sachant trop ce que la politesse voulait qu’elle réponde à cela, l’Exploitante se contenta d’acquiescer. — Cela m’a peinée d’apprendre l’attaque dont vous aviez été victime chez Sire Nédus le soir de notre rencontre, reprit dame Placida. Isana ressentit un pincement douloureux dans le bas du ventre, près de sa hanche. La plaie qu’y avait laissée la flèche avait été refermée proprement, mais il en restait une infime cicatrice, à peine plus qu’une décoloration sur sa peau. — Nédus était un homme bien, répondit-elle. Et Séraï s’était révélée une meilleure amie que je l’avais cru au premier abord. (Elle secoua la tête.) J’aurais aimé que les choses se passent différemment. Dame Placida eut un sourire, légèrement teinté de tristesse. — Ainsi vont les choses. Il est facile de voir quel choix on aurait dû faire une fois qu’il est trop tard pour revenir dessus. Séraï va me manquer. Nous n’étions pas proches, mais j’avais du respect pour elle. Et j’appréciais son talent pour désenfler les discoureurs bouffis de suffisance. Isana sourit. — Oui. J’aurais aimé mieux la connaître. Le silence retomba un moment, puis dame Placida reprit : — J’ai rencontré votre neveu, lors de ce festival du Printemps si riche en événements il y a quelques années. — Vraiment ? — Oui. Un jeune homme très prometteur, ai-je pensé. Isana haussa un sourcil et observa longuement dame Placida avant de demander avec prudence : — Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Dame Placida fit un geste large de la main, plein de langueur, semblable à celui d’une semeuse. — Il m’a impressionnée par son intelligence. Sa vivacité d’esprit. Sa détermination. C’est un jeune homme qui s’exprime très bien. J’éprouve un respect similaire pour plusieurs des jeunes gens qui sont ses amis. On peut en apprendre beaucoup sur une personne en observant les gens qui partagent sa vie. Le sous-entendu de cette déclaration n’échappa pas à Isana, et elle hocha la tête en signe de remerciement pour le compliment. — Tavi a toujours été très intelligent, répondit-elle avec un sourire involontaire. Trop pour son propre bien, je crois. Il n’a jamais rien laissé l’empêcher d’avancer. — Son… handicap, reprit dame Placida, choisissant ses mots avec une délicatesse délibérée. C’est la première fois que j’entends parler d’une chose pareille. — Ç’a toujours été un mystère, convint Isana. — J’en conclus que sa situation n’a pas changé ? Isana secoua la tête. — Non. Mais les Grandes Furies savent que quantité de gens dotés de talents nombreux de furifèvre ne font jamais rien de constructif avec. — Parfaitement, acquiesça dame Placida. Restez-vous longtemps à Cérès ? Isana fit un geste de dénégation. — Quelques jours tout au plus. Je suis partie de mon exploitation depuis bien assez longtemps comme ça. Dame Placida hocha la tête. — J’ai moi aussi une montagne de travail qui m’attend. Et mon époux me manque. (Elle secoua la tête et sourit.) Ce qui me fait sans doute passer pour une jeune écervelée ridicule. Mais le fait est là. — Ce n’est pas ridicule. Il n’y a rien de honteux dans le fait d’éprouver de la peine à être séparé de ses proches. Cela faisait près d’un an que je n’avais pas vu mon frère. J’ai eu plaisir à le voir ici. Dame Placida sourit. — Cela a dû vous changer agréablement de ce qu’Invidia vous fait faire. Isana sentit son dos se raidir quelque peu. — Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire. Dame Placida lui jeta un regard malicieux. — Isana, je vous en prie. Il est évident qu’elle a réussi à trouver le moyen de vous manipuler, et tout aussi évident que vous n’appréciez guère cette situation. À strictement parler, Isana aurait dû réfuter ces propos. Une partie de son accord avec dame Aquitaine stipulait qu’elle devait la soutenir en public. Mais ce jardin n’était pas vraiment une tribune publique, si ? Aussi garda-t-elle le silence. Dame Placida sourit et hocha la tête. — Isana, je sais combien ce genre de situation peut être difficile. Si vous ressentez le besoin d’en parler avec qui que ce soit, ou si ça évolue vers quelque chose que vous n’êtes pas disposée à tolérer, j’aimerais vous offrir mon soutien. Je ne connais pas les détails, aussi ne sais-je pas de quelle façon je pourrais vous aider ; mais tout au moins, je pourrais prêter une oreille compatissante à ce que vous choisiriez de me dire, et vous offrir mon avis. Isana hocha la tête et répondit avec prudence : — C’est… très gentil de votre part. — Ou une façon particulièrement manipulatrice de vous soutirer des informations, c’est ça ? Isana la regarda avec stupeur, puis sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres. — Eh bien, je ne voudrais pas être trop brutale, mais, oui. — Parfois je me lasse des dérobades diplomatiques, expliqua dame Placida. Isana hocha la tête et demanda : — En supposant que vous soyez sincère : pourquoi m’offririez-vous une telle aide ? La Haute Duchesse pencha la tête et cligna des yeux d’un air interrogateur. Puis elle prit la main d’Isana, plongea son regard dans le sien et répondit : — Parce que vous en aurez peut-être besoin, Isana. Parce que vous me semblez être une femme honnête coincée dans une situation peu enviable. Parce que je peux juger d’après l’enfant que vous avez élevé que vous êtes une personne digne de mon respect. (Elle haussa une épaule.) Ça manque de réserve pour une aristocrate, je sais, mais voilà la vérité. Isana la dévisagea, avec une surprise grandissante. Par le contact de la main de la Haute Duchesse, elle pouvait percevoir la résonance cristalline de la sincérité absolue dans sa voix. Sans la quitter des yeux, dame Placida hocha la tête et retira sa main. — Je… Merci, finit par dire Isana. Merci, Aria. — Parfois, le simple fait de savoir que de l’aide est disponible, si le besoin s’en fait sentir, suffit à vous aider, murmura la Haute Duchesse. Puis elle ferma les yeux, salua Isana d’une légère inclination de la tête, et sortit du petit jardin pour s’éloigner d’un pas gracieux par les rues de Cérès. Isana resta assise encore un moment, goûtant avec plaisir le murmure de la fontaine et la fraîcheur à l’ombre des arbres. Cela faisait trois ans qu’elle respectait ses engagements envers dame Aquitaine, et elle en était lasse. Cette relation avait impliqué son lot de choses déplaisantes, mais la facette la plus pénible de la situation restait son impuissance à y changer quoi que ce soit. Il y avait peu de personnes dans tout Aléra qui aient autant de pouvoir et d’influence que dame Aquitaine. Le Premier Duc, bien entendu, ne serait jamais une source de soutien ou de réconfort. Ses actions l’avaient parfaitement démontré. Hormis lui, il y avait moins de vingt personnes dont la puissance approchait celle des Aquitaine, et beaucoup d’entre eux étaient déjà leurs alliés. Une poignée de gens à peine avaient à la fois la force et l’envie de défier Invidia d’Aquitaine. La Haute Duchesse de Placida en faisait partie. La présence d’Aria, ainsi que son offre, avait apporté à Isana un réconfort et un regain de confiance qui lui faisaient l’effet d’une boisson fraîche au milieu d’une interminable journée de canicule. Isana fut surprise par sa propre réaction. Aria n’avait fait que prononcer des paroles anodines dans le cadre d’une conversation informelle, et rien dans ce qu’elle avait dit ne l’obligeait à tenir parole. Mais Isana avait pu sentir la vérité dans la voix et l’attitude de la Haute Duchesse. Elle avait perçu la sincérité de sa compassion et de son respect. Isana avait autrefois eu un contact semblable avec dame Aquitaine. Elle avait également perçu la note de vérité dans la voix de la Haute Duchesse, mais l’impression que lui avait laissée cette dernière avait été complètement différente. Les deux femmes étaient du genre à tenir leurs promesses, mais ce qui était essentiellement le fruit de l’intégrité chez Aria était, chez dame Aquitaine, celui d’un simple calcul, d’une sorte d’individualisme constructif. Dame Aquitaine était une experte en négociations, et dans ce domaine, il était nécessaire d’avoir la réputation de tenir ses engagements, pour le meilleur ou pour le pire. C’était avec une détermination inébranlable qu’elle veillait à payer ce qu’elle devait – et, de manière plus pertinente, à ce qu’on lui paie ce qu’on lui devait. Son honnêteté avait plus à voir avec un calcul de dettes et de valeurs qu’avec la question du bien et du mal. C’était là une des choses qui rendaient dame Aquitaine particulièrement dangereuse ; et Isana comprit soudain qu’elle craignait sa patronne, et pas simplement ce que celle-ci pouvait faire à ses proches. La Haute Duchesse faisait peur à Isana, personnellement, au point presque de la rendre malade. Isana ne s’était jamais rendu compte de cela auparavant. Ou peut-être, était-il plus exact de dire qu’elle ne s’était jamais permise de s’en rendre compte jusqu’alors. La simple offre de soutien d’Aria avait ouvert une porte sur un autre avenir potentiel. Peut-être était-ce l’aide dont Isana avait eu besoin pour s’autoriser à affronter sa peur cachée. Elle avait retrouvé l’espoir. Elle frissonna et enfouit son visage dans ses mains. Des larmes silencieuses lui vinrent aux yeux, et elle ne fit rien pour les retenir. Elle resta assise dans la tranquillité du petit jardin, laissant ses larmes emporter une partie de sa peur amère avec elles, et, au bout d’un moment, lorsque ses larmes se furent taries, elle se sentit mieux. Non pas gaie, ni follement heureuse, mais mieux. L’avenir n’était pas gravé dans la pierre ; il n’était plus inéluctablement noir. Isana murmura à Rill d’enlever les dernières larmes de ses yeux et de redonner à la peau rougie de son visage sa couleur naturelle, puis elle quitta le jardin pour affronter le monde. Chapitre 11 Max regarda Tavi avec un grand sourire. — On m’a dit que si tu respires par la bouche plutôt que par le nez, ça t’aidera à ne pas rendre ton déjeuner. Tavi soupira. Il baissa les yeux pour se regarder. Son pantalon était trempé jusqu’à mi-cuisses et maculé des taches les plus nauséabondes qui soient. Il avait également des éclaboussures sur la tunique, les bras, le cou, et il était pratiquement sûr d’en avoir aussi dans les cheveux et sur le visage. — Pour patauger là-dedans la bouche ouverte ? L’odeur est déjà assez pénible comme ça. Je n’ai pas envie d’avoir le goût en plus. Max se prélassait paresseusement sur un tabouret à côté du terrain d’entraînement, regardant Schultz et ses camarades s’exercer avec leurs vraies armes et leur armure flambant neuve. C’était Schultz qui menait l’entraînement, pendant que Max observait les recrues. — Schultz ! lança le grand Antillain. Détends-toi un peu. Si tu contractes trop les épaules, ça va ralentir tes coups d’estoc. — Il croit toujours que tu veux le tuer ? demanda Tavi. — C’était amusant au début, répondit Max. Et bien pratique. Mais ça fait presque un mois. Je pense qu’il a commencé à comprendre. Tavi grogna et attrapa une louche dans un seau d’eau à côté de lui. — Hé ! protesta Max. T’es sous le vent. Tavi lui vida nonchalamment la louche d’eau au visage, puis se resservit pour boire, en faisant attention à avaler à petites gorgées soigneusement contrôlées. À sa propre consternation, il avait découvert que boire à grandes gorgées lorsqu’on avait l’estomac retourné par la puanteur pouvait avoir de désagréables conséquences. — Qu’a-t-il trouvé à te faire faire, cette fois ? demanda Max. — Des inspections, répondit Tavi avec un soupir. Je dois prendre les mesures de toutes les latrines, vérifier qu’elles sont aux bonnes dimensions, puis en estimer le volume et comparer la vitesse à laquelle elles se remplissent. Ensuite, je dois superviser le creusage de nouvelles latrines et le bouchage des anciennes. — Tes boyaux, ça va mieux ? Tavi grimaça. — Enfin. Il a fallu quatre jours. Et le capitaine a demandé à Foss de me préparer une sorte d’infusion pour m’aider à résister aux autres maladies. — Et ça marche ? — Je préférerais presque être malade. Si tu sentais l’odeur de ce truc que Foss prépare… Max eut un grand sourire. — Et si toi, tu trouves que ça sent mauvais… — Merci. J’avais besoin d’un peu plus d’humiliation. — Dans ce cas, il faut que je te dise comment t’ont surnommé les légionnaires. Tavi soupira. — Comment ? — Scipion Latrinus. Assez humiliant à ton goût ? Tavi réprima un élan d’agacement. — Oui. C’est parfait, merci. Max jeta un coup d’œil nonchalant autour de lui, et Tavi sentit l’air autour d’eux se durcir alors que son ami leur assurait une conversation privée. — Au moins, ça t’a donné une bonne excuse pour aller au Pavillon tous les soirs, dit Max. Et j’ai remarqué que tu ne te plains plus que Kitaï te manque. — Ah bon ? s’étonna Tavi. (Il fronça les sourcils et y réfléchit. Cette désagréable sensation de vide au creux de l’estomac, ce pincement de solitude, ne s’était effectivement pas fait sentir depuis un bout de temps, et sa moue s’accentua.) Tu as raison, dit-il d’un ton songeur. — Je t’avais bien dit que tu t’en remettrais. J’aurais dû te payer une fille pour la soirée il y a des semaines. Content de voir que tu l’as fait par toi-même. Tavi sentit son visage s’empourprer. — Mais ce n’est pas le cas. Max haussa les sourcils d’un air surpris. — Ah ! dit-il. (Il plissa les yeux pour observer ses recrues.) Tu ne t’es pas payé un gars, au moins ? Tavi eut un grognement railleur. — Non, répondit-il. Max, je ne vais pas là-bas pour m’amuser. J’y vais pour le boulot. — Le boulot, répéta Max. — Le boulot. — Tu vas au Pavillon parce que c’est ton devoir. — Oui, répondit Tavi, vaguement exaspéré. — Avec toutes ces danseuses et tout ? — Oui. — Par les Corbeaux, Calderon ! Pourquoi ? (Max secoua la tête.) La vie est trop courte pour laisser passer certaines occasions. — Parce que c’est mon boulot. — On pourrait facilement argumenter que ça t’aiderait à maintenir ta couverture, remarqua Max. Un peu de vin. Une fille ou deux. Voire trois, si tu peux te le permettre. Où est le mal ? Tavi réfléchit. Max n’avait pas tort lorsqu’il disait que les filles du Pavillon pouvaient être fort séduisantes, et c’était la raison pour laquelle Tavi avait évité de les regarder danser. Il était de notoriété publique que toute danseuse douée de terrafèvrerie s’en servait pour aiguiser les appétits des hommes qui la regardaient. Souvent, plusieurs d’entre elles dansaient en même temps, et ce genre d’environnement était conçu exprès pour vider les poches des légionnaires qui succombaient à la tentation. Comme, globalement, ces derniers y allaient précisément dans cette intention, les choses s’arrangeaient en général plutôt bien. Tavi s’était vu sollicité par plusieurs des filles qui travaillaient là-bas, mais avait refusé d’acheter les charmes de quiconque pour la nuit, ou de goûter au vin et autres drogues disponibles. Il n’avait aucune intention de laisser quoi que ce soit obscurcir son jugement ; sa tête avait toujours été ce qui l’avait maintenu en vie. — Tu devrais t’amuser un peu, insista Max. Personne ne te le reprocherait. — Moi, si. J’ai besoin de garder ma présence d’esprit. Max répondit d’un grognement. — Tu n’as pas tort, j’imagine. Tant que tu ne passes pas ton temps à soupirer pour Kitaï, je suppose que ce n’est pas grave si tu ne culbutes pas une catin une fois de temps en temps. Tavi eut un grognement railleur. — Content d’avoir ton approbation. Trois cohortes de recrues – presque un millier de légionnaires – passèrent devant eux sur la route d’entraînement, avançant désormais en groupe compact et en armure complète. Le fracas de leurs pas martelant le sol en rythme perçait même à travers l’écran insonorisant mis en place par Max. Celui-ci attendit qu’ils soient passés et que le tapage s’atténue pour demander : — Tu as découvert quelque chose ? Tavi hocha la tête. — J’ai trouvé deux autres légionnaires qui rendent compte à ce contact de l’Alliance des Marchands. — Est-ce qu’on sait à qui il rend compte, lui ? — Il croit que c’est à un courtier représentant un marchand parcien. — Et pour qui travaille-t-il en réalité, ce courtier ? Tavi haussa une épaule. — J’ai offert quelques pots-de-vin. Je saurai peut-être quelque chose ce soir. (Il jeta un regard en biais à son ami.) J’ai entendu parler d’un esclavagiste qui opérait sans autorisation dans le coin. Il aurait attrapé une ou deux filles du Pavillon. Mais quelqu’un l’a assommé et attaché à un arbre, est passé sous le nez de ses gardes et a libéré les esclaves. Max baissa son écran aériforgé le temps de se relever et de crier : — Par tous les Corbeaux, Karder ! redresse-moi ce bouclier, ou quelques bosses sur ton crâne de piaf vont t’aider à t’en souvenir ! Si l’unité de Valiar Marcus humilie mes meilleurs hommes, vous allez tous me faire des tours de terrain pendant une semaine ! Les recrues lui jetèrent des regards noirs, jusqu’à ce que Schultz leur hurle de se remettre en formation. — Oui ? reprit Max à l’adresse de Tavi, en se rasseyant. J’ai entendu la même rumeur. Bravo à celui qui a fait ça. Je n’ai jamais aimé les esclavagistes. Tavi le regarda d’un air étonné. — Ce n’était pas toi ? Max lui retourna son expression. — Ce n’était pas toi ? — Non. Max fit une moue pensive. — Pas moi non plus. Il y a pas mal de Phrygiens dans le coin. Ils détestent les esclavagistes. Par les Corbeaux ! ils sont loin d’être les seuls. J’ai entendu dire qu’à Cérès, il y a toute une bande de gars masqués qui rôdent la nuit et pendent tous les esclavagistes sur lesquels ils arrivent à mettre la main. Ces derniers sont obligés d’employer toute une armée de gardes du corps pour se protéger. Tu es obligé d’aimer une ville comme Cérès. Tavi se rembrunit et jeta un coup d’œil en direction de l’est. — Oh ! c’est vrai, marmonna Max. Ta réunion de famille. Désolé. Tavi haussa une épaule. — On avait l’intention d’y rester qu’un mois ou deux. Ils sont probablement déjà repartis. Max garda les yeux rivés sur les recrues à l’entraînement, mais son visage s’assombrit un peu. — C’est comment ? — Quoi donc ? — D’avoir une famille. Tavi vida une autre louche d’eau. — Parfois j’avais l’impression qu’ils m’étouffaient. Je savais que c’était parce qu’ils m’aimaient, mais ça me rendait fou quand même. Ils s’inquiétaient pour moi à cause de mes problèmes de furifèvrerie. Mais j’aimais savoir qu’ils étaient près de moi. J’ai toujours su que si j’avais un problème, ils seraient là pour m’aider. Parfois, la nuit, lorsque je faisais un cauchemar ou que je n’arrivais pas à dormir parce que je m’apitoyais sur mon sort, j’allais vérifier dans leur chambre qu’ils étaient bien là. Et après, je pouvais me rendormir. Max garda un visage dénué d’expression. — Et toi, ta famille, comment elle était ? demanda Tavi. Max garda le silence une seconde avant de dire : — Je ne suis pas sûr d’être assez ivre pour répondre à cette question. Mais c’était lui qui avait évoqué le sujet. Peut-être avait-il envie d’en parler et nécessitait-il seulement un peu d’encouragement. — Essaie quand même, dit Tavi. Il y eut un silence plus long. — Elle brillait par son absence, finit par répondre Max. Ma mère est morte quand j’avais cinq ans. C’était une esclave de Rhodes, tu sais. — Oui, je le savais. Max hocha la tête. — Je ne me rappelle pas grand-chose d’elle. Mon père vit pratiquement toute l’année sur le Mur de Protection. Il ne revient à Antilla que pendant l’été, et alors il a toute une année de travail à rattraper. Il ne dormait que trois ou quatre heures par nuit et détestait être interrompu. Je dînais avec lui peut-être une fois pendant son séjour, et j’avais droit à une ou deux leçons de furifèvrerie. Parfois, je l’accompagnais à cheval lorsqu’il allait passer en revue les nouvelles recrues. Mais on ne parlait pas beaucoup ni l’un ni l’autre. (Sa voix se fit très basse.) Je passais la plupart de mon temps en compagnie de Crassus et de ma belle-mère. Tavi hocha la tête. — Pas marrant, dit-il. — Crassus n’était pas si terrible. J’étais plus vieux et plus grand que lui, alors il n’y avait pas grand-chose qu’il pouvait faire. Il me suivait presque partout, et s’il voyait quelque chose à moi qui lui plaisait, il le prenait. Elle le lui donnait. Si je disais quoi que ce soit, elle me faisait fouetter. (Il retroussa les lèvres en un rictus.) Bien entendu, quoi que je fasse, de toute façon, elle me faisait fouetter. Tavi songea aux cicatrices de son ami et serra les dents. — Du moins, jusqu’à ce que je découvre mes furies, poursuivit Max. (Il plissa les yeux.) Lorsque je me suis rendu compte de ma force, j’ai fait exploser la porte de ses appartements privés, je suis entré et je lui ai dit que si elle essayait encore une seule fois de me faire donner le fouet, je la tuerais. — Et c’est à ce moment-là que les accidents ont commencé, devina Tavi. — Oui. — Que s’est-il passé ? — Le premier, c’était pendant une leçon de vol. Je planais à quelques mètres des murs de la ville, à environ dix mètres du sol. Un pot de cristaux de sel est tombé d’une des fenêtres d’une tour, a heurté le mur, et des morceaux ont traversé mon charme d’air. L’ont interrompu. Je suis tombé. Tavi fit la grimace. — La fois suivante, c’était en hiver, poursuivit Max. Quelqu’un avait renversé de l’eau au sommet d’un long escalier, et elle avait gelé. J’ai glissé dessus et je suis tombé. (Il prit une grande inspiration.) C’est à ce moment-là que je me suis enfui pour entrer dans les légions de Placidus. — Max, commença Tavi. Mais son ami se releva brusquement et lui coupa la parole : — J’ai mal au cœur. Ça doit être ta puanteur. Tavi voulait trouver quelque chose à dire à Max. L’aider. Mais il connaissait bien son ami, et celui-ci avait trop de fierté pour accepter la compassion de Tavi. Il avait rouvert de vieilles plaies en parlant de sa famille, et il ne voulait laisser personne voir sa douleur. Tavi se faisait du souci pour son ami, mais celui-ci n’était pas prêt à se laisser aider par qui que ce soit. C’était assez pour la journée. — Ça doit être ma puanteur, acquiesça-t-il donc. — J’ai du travail, poursuivit Max. Mes poissons ont une simulation de combat avec l’unité de vétérans de Valiar Marcus demain matin. — Tu crois qu’ils vont gagner ? — Pas à moins que Marcus et ses hommes meurent tous d’une crise cardiaque pendant le combat. (Max jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et soutint le regard de Tavi un moment.) Les poissons ne peuvent pas gagner. Mais ce n’est pas le but. Il faut juste qu’ils ne se laissent pas écraser trop vite. Les paroles de Max avaient un sens plus profond. Tavi hocha la tête en le regardant. — Attends avant de faire une croix sur les poissons, Max, dit-il doucement. On ne sait jamais comment les choses vont tourner. — Peut-être, répondit Max. Peut-être. (Il salua son ami pour la forme en dissipant son écran aériforgé, hocha la tête et regagna le terrain d’entraînement.) Par les Corbeaux, Scipion ! lança-t-il après s’être éloigné d’une trentaine de pas. Je peux encore te sentir à cette distance. Tu devrais peut-être prendre un bain ! Tavi envisagea vaguement de trouver la tente de Max et de se rouler dans son lit un moment. Même si la tentation était forte, il écarta l’idée : elle manquait de professionnalisme. Il jeta un coup d’œil au soleil qui baissait dans le ciel et se contenta de s’éloigner du terrain d’entraînement en direction du camp des domestiques. Les civils qui accompagnaient les légions en faisaient partie intégrante autant que les armures et les casques. Six mille soldats de métier requéraient une assistance considérable, et les domestiques et autres civils fournissaient celle-ci. Les domestiques étaient pour la plupart de jeunes femmes célibataires et sans enfants qui effectuaient leur période de service obligatoire au sein d’une légion. Elles veillaient aux besoins quotidiens des légionnaires, ce qui consistait généralement, en grande partie, à leur préparer à manger et à laver leur linge. D’autres réparaient les uniformes abîmés, entretenaient les armes et armures de réserve, s’occupaient de la distribution des paquets et des lettres, et offraient leur assistance dans l’accomplissement des tâches au sein du camp de mille autres manières. Si la loi n’exigeait rien de plus que du travail, placer tant de jeunes femmes au contact de tant de jeunes hommes engendrait inévitablement le développement de relations amoureuses et la conception d’enfants, ce qui était le but de la loi, soupçonnait Tavi. Carna était un monde dangereux plein d’ennemis redoutables, et le peuple d’Aléra avait besoin de tous les bras qu’elle pouvait avoir. La mère de Tavi et sa tante Isana servaient pour une période de trois ans au sein des légions lorsqu’il était né, fils illégitime d’un soldat et d’une domestique de la légion. D’autres domestiques avaient décidé de rester à titre permanent, considérées souvent comme les épouses officieuses des légionnaires. En effet, si les légionnaires n’étaient pas autorisés à se marier légalement, beaucoup de soldats de carrière avaient une concubine parmi les civils qui accompagnaient la légion, ou dans une ville ou un village proche. Le dernier groupe était composé des gens qui voyaient un intérêt financier à rester près de la légion. Marchands et colporteurs, saltimbanques, artisans, prostituées et des dizaines d’autres encore suivaient la légion pour vendre leurs produits et leurs services à des légionnaires relativement riches, et payés régulièrement. D’autres encore se contentaient de rôder dans les parages, suivant la légion dans l’espoir de pouvoir piller ce qui pouvait l’être à la fin d’une bataille. Les quartiers de tous ces civils formaient une sorte de cercle autour des fortifications en bois du camp, assemblage varié de tentes de légionnaires issues des surplus de l’armée, de constructions bricolées aux couleurs criardes, et de simples abris faits d’un bout de toile et de poteaux de bois grossièrement taillés. Les individus sans foi ni loi y abondaient, et il y avait des endroits où il aurait été très stupide pour un jeune légionnaire de s’aventurer après la tombée de la nuit ; ou pour un jeune officier, d’ailleurs. Mais Tavi connaissait les itinéraires les plus sûrs pour traverser le camp, les quartiers où les familles de légionnaires tendaient à se rassembler pour se soutenir et se protéger les uns les autres. Sa destination se trouvait peu après la frontière invisible marquant la fin du côté « correct » du camp. Il s’approcha du Pavillon de madame Cymnea, un groupe de grands chapiteaux aux couleurs criardes dressés en cercle autour d’un espace central rappelant une cour, auquel on ne pouvait accéder que par d’étroits passages entre les tentes. Tavi pouvait entendre de la musique à l’intérieur, essentiellement des flûtes et des tambours, ainsi que des rires et des braillements. Il se faufila entre deux tentes pour gagner le cercle d’herbe piétinée au milieu duquel était dressé un feu. Un homme de la taille d’un petit taureau se leva de son siège en voyant entrer Tavi. Il avait la peau rougie par les intempéries, présentait une absence complète de pilosité, y compris au niveau des cils et des sourcils, et son cou était gros comme la taille de Tavi. Il ne portait qu’un haut-de-chausses en cuir repoussé et des bottes, et son torse glabre était puissamment musclé et couturé de cicatrices. Une lourde chaîne autour de son cou le désignait comme esclave, mais il n’y avait rien d’obéissant et de soumis dans son expression. Il renifla, grimaça et posa sur Tavi un regard noir. — Bors, dit poliment ce dernier. Madame Cymnea est-elle disponible ? — De quoi payer ? répondit Bors d’une voix de basse. Tavi avait déjà décroché sa bourse de sa ceinture. Il versa plusieurs béliers de cuivre et quelques taureaux d’argent dans le creux de sa paume et les montra au colosse. Bors posa un regard myope sur les pièces, puis inclina poliment la tête. — Attendez, dit-il. Il se dirigea d’un pas lourd vers la tente la plus petite du cercle. Tavi attendit calmement. À l’ombre d’une des tentes était assise Gerta, une vagabonde que madame Cymnea avait recueillie et dont la présence était devenue familière à l’extérieur du Pavillon. La pauvre femme portait une robe qui ressemblait davantage à un sac informe qu’à un vêtement, et ne dégageait pas une odeur de propreté. Sa tignasse de cheveux noirs et cassants formait des paquets qui se dressaient sur sa tête à des angles improbables, ne révélant qu’une partie de son visage. Un bandage lui couvrait les yeux et le haut du nez, et sous la crasse qui maculait sa peau, Tavi pouvait distinguer les cicatrices rouge vif d’une survivante récente de la fièvre noire ou d’une des autres dangereuses maladies qui pouvaient terrasser les habitants d’Aléra. Tavi ne l’avait jamais entendue parler, mais la voyait toujours assise à jouer une mélodie lente, triste et obsédante, sur sa petite flûte en roseau. Une sébile de mendiante était posée sur le sol devant elle, et, comme chaque fois, Tavi y laissa tomber une petite pièce. Gerta ne réagit pas à sa présence. Bors réapparut et grogna à l’adresse de Tavi, en lui indiquant de la tête la tente derrière lui : — Vous savez laquelle. — Merci, Bors. Tavi rangea son argent et se dirigea vers la tente, la plus petite de toutes, même si elle était déjà plus grande que n’importe laquelle au sein des fortifications, y compris celle du capitaine. L’intérieur offrait aux regards un sol recouvert de riches tapis et des murs tendus d’étoffes et de tapisseries qui lui donnaient l’apparence d’une vraie pièce. Une fillette d’une dizaine d’années était assise dans un fauteuil près de la porte et lisait un livre. Elle fronça le nez et, sans lever les yeux de sa lecture, appela : — Maman ! Le subtribun Scipion est là pour son bain ! Un instant plus tard, les rideaux derrière l’enfant s’ouvrirent, et une femme de haute taille entra dans la pièce de devant. Madame Cymnea était une femme brune aux yeux sombres, plus grande que la plupart des hommes, et qui semblait capable de soulever un légionnaire en armure et de le jeter hors de sa tente, si besoin était. Elle portait une longue robe en soie lie-de-vin, avec un corset noir et or finement brodé. Sa tenue laissait ses larges épaules et ses bras dénudés, et soulignait les courbes de sa silhouette. Elle exécuta une gracieuse révérence et sourit à Tavi. — Bonsoir, Rufus. Je dirais bien que c’est là une agréable surprise, mais je pourrais régler ma cuisson sur l’heure de votre arrivée, si je le voulais. Tavi inclina la tête en réponse et lui rendit son sourire. — Madame. C’est toujours un plaisir que de vous voir. Le sourire de Cymnea s’élargit. — Quel charmeur ! Et je vois que, euh, vous êtes toujours en disgrâce auprès du Tribun Gracchus. Qu’est-ce que le Pavillon peut vous offrir ce soir ? — Un bain, c’est tout. Elle fit une moue faussement sévère en le regardant. — Si sérieux pour un homme si jeune. Zara, ma chérie, cours donc préparer le bain de notre cher Scipion. — Oui, maman, répondit la fillette. Elle se leva et sortit en gambadant, emportant son livre avec elle. Tavi attendit un moment, puis dit : — Je ne voudrais pas paraître impatient, mais… — Point du tout, répondit Cymnea. (Elle fronça le nez.) Étant donné votre situation olfactive, moins je resterai en votre présence, mieux je me porterai. Tavi inclina la tête, avec un vague geste d’excuse. — Avez-vous pu apprendre quoi que ce soit ? demanda-t-il. — Bien entendu, répondit-elle. Mais il y a la question du prix à prendre en considération. Tavi grimaça mais dit : — Je peux légèrement augmenter le montant par rapport à hier, mais au-delà de ça… Cymnea l’interrompit d’un geste de la main. — Non. Je ne parle pas d’argent. L’information en question peut se révéler dangereuse. Tavi fronça les sourcils. — Comment cela ? — Des hommes puissants n’apprécieront peut-être pas que des ennemis potentiels en apprennent plus sur eux. Si je vous fais part de cette information, il existe un risque que j’en paie le prix. Tavi hocha la tête. — Je comprends votre inquiétude. Je peux seulement vous assurer que je garderai le secret sur ma source. — Vraiment ? Et quelle garantie ai-je de cela ? — Vous avez ma parole. Cymnea éclata d’un rire joyeux. — Vraiment ? Oh ! jeune homme, voilà qui est tout simplement… charmant de votre part. (Elle pencha la tête pour observer Tavi.) Mais vous êtes sincère, n’est-ce pas ? — En effet, madame, répondit Tavi en la regardant droit dans les yeux. Elle le dévisagea un moment. Puis elle secoua la tête et reprit : — Non, Scipion. Je ne suis pas arrivée où j’en suis aujourd’hui en prenant des risques stupides. Je suis prête à échanger cette information, mais seulement contre quelque chose d’équivalent. Quelque chose qui pourra me protéger en retour. — Comme ? — Eh bien ! comme le nom de la personne pour qui vous travaillez. Ainsi, si vous parliez de moi, je serais en position de parler de vous. — Ça semble équitable, répondit Tavi. Mais je ne peux pas. — Ah ! fit doucement Cymnea. Ah ! nous y voilà. Je vais vous rendre votre argent. Tavi l’arrêta d’un geste de la main. — Non. Voyez-y une avance. Si jamais vous découvrez quoi que ce soit d’intéressant qui présente moins de risques pour vous, peut-être m’en ferez-vous profiter. Cymnea le regarda d’un air songeur et hocha brièvement la tête. — Qu’avez-vous comme garantie que je ferai cela ? Tavi haussa une épaule. — Appelez ça l’instinct. Vous tenez un commerce honnête, à votre manière. (Il sourit.) Et puis de toute façon, ce n’est pas mon argent. Maîtresse Cymnea rit de nouveau. — Eh bien ! Je ne suis pas arrivée où j’en suis aujourd’hui en refusant de l’argent, non plus. Zara devrait avoir fini de préparer votre bain. Je crois que vous connaissez le chemin ? — Oui, merci. Cymnea soupira. — Franchement. Ce n’est pas que votre présence me dérange, mais Gracchus semble prendre votre punition un peu trop à cœur. — Je survivrai, répondit Tavi. Tant que je peux prendre un bain à la fin de la journée. — Alors, je ne vous retarderai pas davantage, conclut la maîtresse du Pavillon en souriant. Tavi la salua d’un signe de tête et ressortit de la tente. Il traversa la petite cour verdoyante, où l’aveugle jouait toujours du pipeau. Dans le chapiteau où l’on servait vin et filles retentit soudain une explosion de rugissements et de clameurs plus fort qu’il n’était coutume si tôt dans la soirée, couvrant un instant le son de l’instrument. Bors tourna la tête vers la source du vacarme, d’un geste qui rappela à Tavi un chien repérant une activité sur son territoire. Tavi s’approcha d’une autre tente ; celle-ci était d’un bleu et vert éclatant. À l’intérieur, plusieurs alcôves avaient été créées, séparées par de lourds rideaux, contenant chacune un grand baquet en bois rond, assez large pour que deux ou trois personnes puissent s’y installer confortablement. De l’une des alcôves provenaient des clapotements sonores et des gloussements féminins. Dans une autre, un homme chantonnait doucement d’une voix rendue pâteuse par l’alcool. Zara apparut au coin d’un autre rideau et fit un signe de tête à Tavi. Puis elle sortit complètement de l’alcôve, un sac de jute à la main, et, en plissant le nez, le laissa y entrer. Tavi se glissa dans l’alcôve et la referma. Il enleva ses vêtements dégoûtants et les passa à travers le rideau à la fillette. Elle les prit avec des gestes vifs, les fourra dans son sac et les emporta dehors, à bout de bras, pour les faire laver et sécher rapidement avant de les lui rapporter. Un grand seau d’eau tiède se trouvait à côté de la baignoire, un linge de toilette posé sur le bord. Tavi s’en servit pour enlever le plus gros de la saleté qui lui couvrait le corps, avant de tester l’eau fumante du bain. Il ajouta un peu plus d’eau chaude à l’aide d’un grand récipient monté sur un bras tournant à côté de la baignoire, puis se glissa dans celle-ci avec un soupir. Un cocon de chaleur l’enveloppa et il s’y abandonna avec délices pendant un moment. Le travail que lui avait assigné Gracchus était aussi ardu et épuisant qu’il était désagréable, et c’était avec impatience que Tavi attendait de pouvoir plonger ses muscles endoloris dans l’eau chaude à la fin de chaque journée. Il songea à sa famille un moment, s’en voulant d’avoir raté leur réunion à Cérès. Il devait bien admettre, cependant, que les discussions qu’il aurait eues avec sa tante auraient été teintées d’une certaine gêne, maintenant qu’elle avait accordé son soutien aux Aquitaine. Tant que la conversation n’aurait pas porté sur la politique, il n’y aurait peut-être pas eu de problème ; mais la formation de Curseur de Tavi faisait que la politique était partie presque intégrante de sa vie, sous une forme ou une autre. Il avait également raté son oncle. Bernard avait toujours fait preuve envers Tavi d’une considération et d’un respect dont le jeune homme n’avait compris que trop tard la rareté. Tavi était fier que son oncle soit devenu un héros du royaume, et ce, plus d’une fois ; il avait été impatient de voir la réaction de Bernard à la vue de son neveu après toutes ces années d’éducation et de formation. Bernard avait travaillé dur pour inculquer à Tavi les bases nécessaires pour se créer une vie respectable. Le jeune homme voulait que son oncle voie de ses propres yeux ce qu’il en avait fait. Et Kitaï… Tavi se rembrunit. Et Kitaï. Elle aurait été là-bas elle aussi. Si Tavi ne ressentait plus les petits pincements de solitude qui l’avaient tourmenté depuis qu’il avait laissé la jeune Marate à Aléra Impéria, cela ne voulait pas dire pour autant qu’il ne désirait plus sa compagnie. Elle occupait souvent ses pensées, surtout son rire et son esprit acéré, et lorsqu’il fermait les yeux, il pouvait se la remémorer : son visage exotique, d’une beauté arrogante avec ses yeux bridés de Marate, sa chevelure blanche et soyeuse, ses longs membres fermes aux muscles bien galbés, sa peau plus douce que… Dans l’autre alcôve, les gloussements féminins laissèrent bientôt place à des sons aigus d’une autre nature, et Tavi sentit son corps réagir à la pensée de Kitaï et aux gémissements de la prostituée avec un enthousiasme presque violent. Il serra les dents, soudain cruellement tenté de suivre l’avis de Max. Mais il avait besoin de toute sa concentration et de toute son attention pour accomplir son devoir et rester à l’affût du moindre fragment d’information susceptible d’être rapporté au Premier Duc. La dernière chose qu’il souhaitait faire, c’était réduire sa propre efficacité par des distractions stupides, bien qu’indéniablement tentantes. Et puis, de toute façon, ce n’était pas une des filles de Cymnea qu’il voulait avec lui. C’était Kitaï. Son corps exprima son accord à ce sujet de manière douloureusement claire. Avec un grognement, Tavi s’enfonça dans l’eau et y resta jusqu’à ce qu’il ne puisse plus retenir son souffle. Lorsqu’il refit surface, il attrapa le bol de savon et un linge de toilette propre posés non loin de lui, et se savonna vigoureusement jusqu’à ce qu’il ait l’impression que sa peau allait se détacher toute seule, en s’efforçant de penser à quelque chose de moins prenant. À l’évidence, Kitaï lui manquait. À l’évidence, il désirait sa présence autant qu’avant. Mais alors, pourquoi ces étranges et désagréables sensations de manque qui l’avaient poussé à parler d’elle avaient-elles cessé de le tourmenter ? Il avait toujours ressenti ces pincements de solitude lorsqu’il pensait à… sa présence, supposait-il. La voix de la jeune femme, le contact de son corps et la vue de ses traits faisaient partie de son monde, et étaient des éléments aussi vitaux que le soleil et l’air. Lorsqu’ils se touchaient, ne serait-ce qu’en se tenant la main, il y avait une sorte de résonance sereine dans ce contact, quelque chose de chaud, de rassurant et de profondément satisfaisant. C’était le souvenir de tout cela qui avait provoqué ces petites sensations de manque. À cet instant, le cours de ses pensées aurait dû, en toute logique, produire le même effet. Mais ce n’était pas le cas. Pourquoi ? Il venait juste de terminer de se rincer lorsque la réponse s’imposa brusquement à lui. Avec un juron étouffé, il se redressa pour sortir de la baignoire. Il attrapa une serviette, s’en frictionna rapidement le corps et, s’emparant vivement d’un peignoir uni plié sur une chaise à côté de lui, y passa ses bras encore humides. Il sortit à grands pas du chapiteau des bains pour gagner la cour centrale. Un terrible vacarme régnait dans la tente des vins, et Tavi sortit à temps pour voir Bors s’en approcher d’un pas pesant et y entrer. Le jeune homme repéra l’aveugle à côté d’une des tentes, toujours en train de jouer de la flûte, et s’approcha d’elle à grands pas. — Qu’est-ce que tu fiches ici ? lui chuchota-t-il furieusement. L’aveugle baissa son pipeau et esquissa un sourire en coin. — Je comptais les jours en attendant que tu me reconnaisses, répliqua-t-elle. Mais je m’apprêtais à devoir compter les semaines. — Tu es folle ? s’exclama Tavi, sans cesser de chuchoter. Si quelqu’un se rend compte que tu es une Marate… — … c’est qu’il sera beaucoup plus observateur que toi, Aléréen, répliqua Kitaï avec une moue moqueuse. — Tu étais censée être à Cérès pour notre réunion de famille. — Toi aussi. Tavi fit la grimace. Maintenant qu’il savait qui était vraiment « Gerta », les éléments de son déguisement lui sautaient aux yeux. Elle avait teint en noir ses fins cheveux d’un blanc argenté et les avait délibérément laissés s’emmêler et former des paquets. Les cratères sur son visage étaient certainement le résultat de cosmétiques, et son bandage d’aveugle cachait ses exotiques yeux en amande. — Je n’arrive pas à croire que le Premier Duc t’ait laissé partir comme ça, dit-il. Kitaï sourit, révélant des dents d’une blancheur éclatante. — Personne ne m’a jamais dit où je pouvais ou ne pouvais pas aller. Ni mon père. Ni le Premier Duc. Ni toi. — Mais tout de même. Il faut qu’on te fasse sortir d’ici. — Non. Il faut que tu saches à qui le courtier du marchand parcien rapporte ses renseignements. Tavi la regarda avec stupeur. — Comment est-ce que tu… — Si tu te rappelles bien, répondit Kitaï avec un sourire, j’ai l’oreille très fine, Aléréen. Et à rester assise ici, j’en apprends beaucoup. Peu de gens surveillent leurs paroles devant une folle. — Tout ce que tu as fait, c’est rester assise ici ? — La nuit, je peux me déplacer plus librement et en apprendre davantage. — Pourquoi ? demanda Tavi. Kitaï haussa les sourcils. — Je continue ce que je fais depuis des années maintenant, Aléréen. Je vous observe, toi et ta race. J’apprends à vous connaître. Tavi poussa un petit soupir exaspéré mais lui toucha l’épaule. — Je suis content de te voir. Kitaï leva ses doigts à la chaleur fébrile pour étreindre les siens, et fit entendre un petit bruit de satisfaction. — Je n’ai pas apprécié ton absence, chala, dit-elle. Soudain un hurlement retentit de l’autre côté du Pavillon, et un légionnaire ébouriffé et ivre mort sortit en courant de la tente à vins. Bors le suivit dehors une seconde plus tard et entreprit de le rouer de coups de botte, partout où il pouvait l’atteindre, jusqu’à ce que l’homme quitte le Pavillon. Kitaï retira sa main de celle de Tavi, et le vide qu’elle y laissa parut singulièrement froid au jeune homme après le contact de sa peau chaude. — Allez, Rufus Scipion, dit la jeune Marate. On va trouver ça bizarre si on te voit converser avec une simplette. Va-t’en. Tu vas faire fuir le gibier. — Il faut qu’on se reparle, dit Tavi. Bientôt. Un petit sourire narquois et sensuel se dessina sur les lèvres de Kitaï. — Il y a beaucoup de choses qu’on doit faire, bientôt, Aléréen. Pourquoi les gâter en parlant ? Tavi sentit le feu lui monter aux joues, même si le soleil couchant, particulièrement rouge, avait peut-être caché sa réaction. Kitaï porta de nouveau sa flûte à ses lèvres en courbant les épaules, reprenant son rôle. Bors, ayant achevé l’expulsion de l’ivrogne chahuteur, revint s’installer à sa place près du feu. Tavi secoua la tête et repartit vers la tente des bains pour attendre qu’on lui ramène son linge nettoyé. Il ferma les yeux et resta assis à écouter Kitaï jouer de la flûte, et un sourire involontaire se dessina sur ses lèvres. Chapitre 12 Le bassin de Vorello était l’un des endroits les plus beaux qu’Isana ait jamais visités. Aménagé autour d’un bassin d’eau cristalline à la base d’une grotte rocheuse, le restaurant était apparemment entièrement construit à partir des arbres et des vignes plantés à l’intérieur de la grotte, qui en poussant avaient formé des cloisons, des ponts et des escaliers vivants. Des tables étaient disposées sur des saillies rocheuses situées à différentes hauteurs, tout autour du bassin. Plusieurs autres étaient agencées sur des pierres plates qui sortaient du bassin lui-même, et les employés de l’hôtel amenaient les clients à leur table à l’aide de gracieuses embarcations propulsées par les furies présentes dans les eaux du bassin. Des lampes-furies projetaient sur chaque table une lumière dont la couleur changeait constamment, passant lentement par toutes les nuances. De loin, elles faisaient l’effet d’une nuée de papillons voltigeant au-dessus de la surface de l’eau. Il y en avait d’autres au fond du bassin même, qui changeaient elles aussi de couleur, projetant des ombres sur les murs de la grotte et plongeant chaque table dans la pénombre. Des chanteuses, essentiellement des jeunes femmes, se tenaient debout sur plusieurs rochers en hauteur, ou assises sur les branches basses d’un des arbres. Elles chantaient des airs tristes et mélodieux d’une voix douce à la beauté envoûtante, accompagnées d’une musique instrumentale qui se répandait dans le restaurant comme sortie de nulle part. Un des membres du personnel escorta Isana à une table installée sur une saillie rocheuse surplombant le bassin, chaleureusement encadrée par les racines longues et fortes d’un arbre qui poussait au-dessus. Elle venait à peine de s’asseoir que Bernard et Amara arrivèrent, suivis en boitant par Giraldi. Isana se leva pour recevoir la tendre et vigoureuse étreinte de son petit frère, et sut aussitôt que quelque chose était arrivé. Il débordait d’une excitation et d’une joie qu’elle n’avait pas perçues chez lui depuis… Isana prit une brusque inspiration. Depuis l’époque où il était marié. Elle observa avidement le visage de son frère, le bonheur qu’elle y lisait faisant naître un sourire sur ses propres lèvres, puis jeta un coup d’œil à Amara. La comtesse était fidèle à son apparence habituelle : distante, dorée, difficile à déchiffrer. Elle avait le teint de miel des Parciens nés dans le Sud ensoleillé, et ses cheveux fins et raides étaient presque exactement de la même couleur, ce qui lui donnait, dans l’immobilité, l’apparence d’une statue : une œuvre dédiée à quelque chasseresse mince, passionnée, dangereuse. Isana avait appris que ce n’était là qu’une partie de la personnalité d’Amara. C’était en mouvement que la beauté de celle-ci était le plus visible, lorsqu’elle marchait ou volait. Isana chercha le regard de la comtesse qui évita le sien. Les joues de la jeune femme s’empourprèrent, et sa réserve habituelle laissa place à une expression juvénile, enfantine, ravie. Elle se tortilla avec nervosité et sa main trouva celle de Bernard sans que l’un ou l’autre semble en avoir conscience ; et elle retrouva son calme. — Eh bien ! dit Isana à son frère. Dois-je commander quelque chose de spécial à boire ? — Pourquoi poses-tu cette question ? répliqua Bernard d’un ton béat. — Parce qu’elle n’est pas idiote, gronda Giraldi. (Le vieux centurion, grisonnant mais robuste malgré sa claudication, contourna Bernard pour s’incliner poliment devant Isana. Celle-ci éclata de rire et le serra affectueusement dans ses bras. Giraldi sourit, manifestement enchanté, et dit :) Mais ne commandez rien de spécial pour moi. Juste quelque chose qui me fera croire que la nourriture est bonne si j’en bois assez. — Alors, vous n’aurez pas besoin de boire beaucoup, intervint Amara. La cuisine ici est délicieuse, même si les gourmets de ma propre ville natale la dédaignent. Ils détestent lorsqu’un cuisinier réussit à les faire trop manger en osant surpasser leurs attentes, je crois. Giraldi répondit d’un grognement et regarda autour de lui. — Je ne sais pas. Ça grouille vraiment de gratin là-dedans. (D’un signe de tête, il indiqua une table au-dessus de la leur.) La Haute Duchesse de Parce, là, en compagnie de la fille de la Haute Duchesse d’Attica. Deux Sénateurs, là-bas. Et ça, c’est Sire Mandus, de Rhodes. C’est le Tribun amiral de la flotte militaire de cette dernière. Ils ne sont pas vraiment du genre à manger de la nourriture digne de ce nom. Amara éclata de rire. — Si ce qu’on nous sert n’est pas à votre goût, centurion, je paierai quelqu’un pour aller vous chercher un steak et un pichet de bière. Giraldi sourit et se laissa fléchir en disant : — Dans ce cas… Isana observa Amara. Il y avait une chaleur dans le ton et l’attitude de celle-ci qu’elle n’avait jamais perçue auparavant. Isana respectait déjà Amara, mais à voir Bernard et cette dernière ensemble et si visiblement heureux, elle avait bien du mal à ne pas partager une partie de l’affection que son frère ressentait pour la jeune femme. Celle-ci portait une robe, ce qui d’après l’expérience d’Isana était inhabituel. Le fait que ce vêtement soit du vert et du brun profond dont Bernard avait fait ses couleurs, au lieu des teintes mates et foncées de rouge et de bleu dont préféraient se vêtir les Curseurs dans les grandes occasions n’échappa pas à l’Exploitante. Isana avait toujours maintenu une certaine distance avec la Curseur, dont la loyauté personnelle était due à Gaius Sextus. Elle avait laissé l’aversion qu’elle éprouvait envers le Premier Duc affecter ses sentiments à l’égard d’Amara. Elle savait, quelque part au fond d’elle, qu’il était injuste de sa part de reprocher les péchés du suzerain à la Curseur qui le servait, mais elle n’avait jamais pu se résoudre à donner à Amara une chance de faire ses preuves indépendamment. Peut-être était-il temps que les choses changent. Il était clair que Bernard adorait la jeune comtesse, et celle-ci lui avait manifestement apporté beaucoup de bonheur. Et, si ce qu’Isana suspectait était vrai, la jeune femme risquait d’être dans les parages pendant encore très longtemps. C’était une raison suffisante pour qu’Isana accepte d’au moins essayer de faire la paix avec la Curseur. Après tout, elle devait bien ça à son frère. Elle salua la jeune femme de la tête et dit : — Vous êtes ravissante, ce soir, Amara. La comtesse rougit de nouveau et regarda un moment Isana dans les yeux avant de répondre en souriant : — Merci. Isana lui rendit son sourire et se retourna pour s’asseoir sur la chaise que Giraldi venait d’écarter de la table pour elle. — Merci, centurion, vous êtes bien aimable. — Madame, répondit le vieux soldat. Il attendit qu’Amara soit installée puis s’assit à son tour péniblement, en s’appuyant sur sa canne, avec une brève grimace de douleur. — Votre jambe ne s’est jamais remise complètement ? lui demanda Isana. — Si c’est le cas, je n’ai pas remarqué. Isana le regarda d’un air soucieux. — Voulez-vous que j’y jette un coup d’œil ? — Le comte a fait venir un grand ponte de Riva. Ma blessure a déjà été assez examinée comme ça. Le problème ne vient pas de là. C’est la jambe qui devient vieille, répondit Giraldi en esquissant un sourire. Elle a fait un bon bout de route, Isana. Et je peux encore marcher. Je vais terminer cette période de service. Alors, ne vous inquiétez pas pour moi. Isana perçut la pointe de déception et de regret dans la voix de Giraldi, mais celle-ci était insignifiante à côté de la détermination et de la fierté – ou plus exactement, peut-être, de l’estime de soi, forme de paix intérieure – qui émanaient de lui. Giraldi avait été gravement blessé en combattant les vordes à la Bataille du domaine d’Aric, mais il n’avait jamais failli à son devoir, et s’était toujours battu pour défendre le royaume. Il avait passé sa vie dans les légions et au service de la Couronne, et cela avait eu un impact sur le cours des choses. Cette certitude représentait un fondement sur lequel le vieux soldat pouvait s’appuyer, conclut Isana. — Comment se sont passées vos présentations ? demanda-t-elle en regardant Giraldi puis Bernard. — Plutôt bien, répondit ce dernier avec un grognement. — Plutôt bien avec les soldats, rectifia Giraldi. Les Sénateurs, eux, sont tous persuadés que nous autres pauvres péquenauds avons été embobinés par les Marats, et que les vordes ne représentent pas vraiment de quoi s’inquiéter. Isana fronça les sourcils. — Cela ne semble guère encourageant. Bernard secoua la tête. — Ce ne sont pas les Sénateurs qui vont se battre. Ce sont les légions. Aux oreilles d’Isana, il avait l’air d’un homme qui essayait de se convaincre lui-même. — Mais est-ce que ce n’est pas le Sénat qui gère le budget militaire de la Couronne ? insista-t-elle. — Eh bien, oui ! répondit Bernard en se rembrunissant. — Nous avons fait notre maximum, intervint Amara en posant la main sur celle du comte. Il n’y a aucune raison que tu t’en veuilles de la réaction du Sénat. — Oui, renchérit Giraldi. Il avait pris sa décision avant même que tu menaces de lui arracher la langue. Isana regarda le vieux centurion, puis Bernard, d’un air interloqué. Son frère s’éclaircit la voix et rougit. — Oh ! là, là ! fit Isana. À ce moment-là, un serveur leur apporta un vin léger, des fruits et du pain, et leur annonça que le dîner serait bientôt servi. — Et vous, Exploitante ? demanda Amara une fois qu’il se fut retiré. Quels sont les résultats du sommet de la Ligue avec les abolitionnistes ? — Succès sur toute la ligne, répondit Isana. Le Sénateur Parmos s’est adressé à l’assemblée tout entière cet après-midi. Il va promouvoir la proposition de dame Aquitaine. Amara haussa les sourcils. — Vraiment ? Isana la regarda avec étonnement. — Est-ce si surprenant ? — Eh bien, oui ! répondit Amara, l’air inquiet. D’après ce que je savais de la situation au Sénat, toute loi d’émancipation aurait dû être bloquée par les Sénateurs du Sud. Rhodes et Kalare ont assez de votes à eux deux pour couler toute motion de ce genre. Isana haussa un sourcil. Amara tenait certainement ses informations du réseau de renseignements de la Couronne. Si la jeune Curseur n’était pas au courant de l’évolution de l’équilibre des forces, il était tout à fait possible que le Premier Duc l’ignore aussi. — Les Sénateurs rhodésiens ont décidé de soutenir les abolitionnistes, expliqua-t-elle. Amara se raidit sur sa chaise. — Tous ? — Oui, répondit Isana. Je pensais que vous le saviez déjà. Amara secoua la tête, les lèvres pincées. Isana pouvait sentir l’inquiétude monter en elle. — Quand est-ce arrivé ? demanda la Curseur. — Je n’en suis pas sûre. J’ai entendu deux membres de la Ligue en discuter pendant la tournée de dame Aquitaine. Il y a trois semaines environ ? Amara se leva brusquement, et dit d’une voix tendue : — Bernard, je dois contacter le Premier Duc. Immédiatement. Bernard la regarda d’un air inquiet. — Pourquoi ? Amara, qu’est-ce qui ne va pas ? — C’est trop, répondit la jeune femme, le regard perdu dans le vide, le débit de sa voix s’accélérant au rythme des pensées qui lui traversaient l’esprit à toute vitesse. Kalarus se retrouve acculé. Il ne va pas prendre de mesures détournées. Il ne peut pas. Entre les lois d’émancipation et la lettre… Nous ne sommes pas prêts. Par tous les Corbeaux ! pas prêts du tout. Isana sentit l’angoisse de la Curseur commencer à se muer en une peur de plus en plus forte. — Que voulez-vous dire ? lui demanda-t-elle. Amara secoua rapidement la tête. — Je suis désolée. Je n’ose pas en dire davantage. Pas ici. (Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.) Bernard, il faut que je gagne le fleuve, immédiatement. Isana, je suis désolée d’interrompre le dîner… — Mais non, répondit calmement Isana. Il n’y a pas de quoi. — Bernard, répéta Amara. Isana regarda son frère de l’autre côté de la table ; les sourcils froncés, il avait les yeux tournés vers le ciel au-dessus de l’ouverture de la grotte. — Pourquoi, demanda-t-il calmement, est-ce que les étoiles tournent au rouge ? Isana leva les yeux avec inquiétude. La magnificence des lumières furiesques de Cérès l’empêchait de voir le firmament étoilé dans toute sa splendeur, mais les astres les plus brillants restaient visibles. Toute la moitié ouest du ciel était emplie de petits points de lumière écarlate. Alors même qu’elle regardait, l’éclat des étoiles blanches au-dessus de leurs têtes se ternit, et la lueur rouge poursuivit son avancée vers l’est comme une sorte d’épidémie, en une lente mais inexorable progression. — Est-ce une sorte de charme furiesque ? murmura-t-elle. Dans la grotte autour d’eux, les chanteuses se turent les unes après les autres, et la musique finit par s’interrompre. Tout le monde se mit à regarder le ciel et à se le montrer du doigt. Une vague d’émotions confuses assaillit Isana. Amara regarda autour d’elle. — Je ne pense pas, répondit-elle. Je n’ai encore jamais rien vu de tel. Bernard ? L’intéressé secoua la tête. — C’est la première fois que je vois une chose pareille. Il jeta un coup d’œil à Giraldi, qui secoua la tête à son tour. La confusion autour d’Isana se mua en quelque chose de plus épais, de presque palpable, et teinté d’une peur considérable. Dans les quelques secondes qui suivirent, la vague d’émotions continua à enfler, rendant rapidement sa concentration de plus en plus difficile. Quelques secondes encore après, elle exerçait une telle pression sur les sens d’Isana que celle-ci commença à ne plus pouvoir faire la distinction entre ses propres émotions et celles qui lui parvenaient du dehors. C’était insoutenable, en soi, et Isana se trouva soudain obligée de lutter pour garder sa capacité de réflexion. Elle porta les mains à ses tempes. — Isana ? entendit-elle son frère demander. (Sa voix lui paraissait très lointaine.) Est-ce que ça va ? — T-trop de gens, répondit Isana d’une voix entrecoupée. Terrifiés. Ils sont terrifiés. Désorientés. Je n’arrive pas à repousser leurs émotions. — Il faut qu’on la sorte d’ici, dit Bernard. (Il contourna la table et souleva sa sœur. Elle voulut protester, mais la pression sur ses pensées était trop forte.) Giraldi, allez chercher la voiture. — Bien, répondit le centurion. — Amara, fais attention aux deux qui nous filaient. Sois prête à repousser quelqu’un s’il le faut. Isana perçut une soudaine tension dans la voix d’Amara lorsque celle-ci dit : — Tu penses qu’il s’agit d’une attaque. — Je pense que nous sommes désarmés et vulnérables, répondit Bernard. Avance. Isana sentit son frère se mettre en marche et ouvrit les yeux juste à temps pour voir le bassin passer sous eux alors qu’il empruntait une passerelle. Dans un effort désespéré, elle invoqua Rill pour laisser les émotions qui la submergeaient la traverser et aller se perdre dans l’eau. Elle ne pouvait pas résister à ce raz-de-marée d’émotions, mais peut-être pouvait-elle en dévier le cours. Maintenir cette déviation était épuisant, mais la pression sur ses sens s’atténua, assez pour lui permettre de se rappeler son nom et de penser à regarder ce qui se passait. Un soudain mélange d’excitation, d’exaltation et de soif meurtrière la submergea, comme la chaleur d’une forge dont elle se serait tenue trop près. Elle leva les yeux et vit le chaos ambiant, les clients et le personnel qui se levaient pour gagner les sorties, et parmi eux, plusieurs hommes vêtus de la tunique blanche et propre des serveurs du restaurant, qui se mouvaient avec une hâte professionnelle et calculée, une expression avide et déterminée sur le visage. Au moment même où elle regardait, l’un d’eux arriva derrière Mandus, le Tribun amiral rodhésien, l’attrapa par les cheveux pour lui pencher la tête en arrière, et lui trancha la gorge d’un geste rapide et efficace. Une autre bouffée d’excitation fit lever les yeux à Isana. Trois autres hommes se tenaient sur la saillie au-dessus d’eux, accroupis, prêts à bondir. Ils portaient tous trois une tunique blanche, une épée courte et cruellement incurvée, et un collier de métal brillant autour du cou. Son propre accès de terreur déstabilisa son charme d’eau et la précipita dans un océan de confusion et de peur. — Bernard ! s’écria-t-elle. Les trois assassins se jetèrent sur eux. Chapitre 13 Sans la mise en garde d’Isana, Amara aurait sûrement trouvé la mort. Elle était occupée à scruter les environs à la recherche des deux hommes qui les avaient filés, Bernard et elle, après leur présentation dans l’amphithéâtre. Un cri d’horreur strident attira son regard vers l’autre bout de la grotte, où elle vit le Tribun amiral Mandus, la gorge tranchée d’un coup trop profond et trop précis pour laisser le moindre espoir de survie, tomber à genoux et s’écrouler sur le côté pour mourir au sol. Lorsque Isana cria sa mise en garde, Amara tournait le dos aux assassins. Elle fit aussitôt volte-face et réussit à esquiver d’un bond le coup de taille initial du plus proche d’entre eux. Mais les deux autres étaient en train de se jeter sur Bernard et Isana et, encombré de sa sœur comme il l’était, Bernard n’arriverait jamais à se défendre. Amara invoqua Cirrus, et sa furie se rua dans la grotte pour la rejoindre. La jeune femme lança une violente rafale sur les deux hommes, les interceptant en pleine chute. Elle repoussa violemment l’un d’eux par-dessus la rambarde de la passerelle, et il tomba dans le bassin. L’autre réussit à attraper d’une main une branche d’arbre qui dépassait, et se propulsa habilement pour atterrir sur le sol à côté de Bernard. Il se tourna vers celui-ci, le sabre au clair, mais Amara l’avait retardé des quelques secondes cruciales pour la réussite de son attaque. — Giraldi ! hurla Bernard. Il se retourna et jeta presque littéralement Isana dans les bras du vieux soldat. Puis il s’empara d’une des lourdes chaises en bois dur et, avec sa force accrue de terrafèvre, abattit le meuble de trente kilos sur l’assassin, l’envoyant s’écraser contre une des parois de la grotte. Amara se retourna en brandissant la main pour repousser son agresseur d’une rafale de vent, mais l’homme jeta en l’air une poignée de sel tiré d’un sac à sa ceinture, et Amara sentit Cirrus renâcler au contact douloureux des cristaux et sa force concentrée se disperser momentanément. Le commun des tueurs à gages ne s’armait pas d’un sac de sel pour faire son travail : cette attaque visait spécifiquement Amara. L’assassin avança avec la rapidité d’un combattant professionnel et lui porta deux coups rapides. Amara esquiva le premier avec aisance, mais le deuxième glissa sur sa hanche, y laissant une longue estafilade superficielle qui la brûla comme du feu. — Baisse-toi ! rugit Bernard. Amara se jeta au sol juste au moment où le puissant terrafèvre faisait voler la lourde chaise en bois dur. Le meuble s’écrasa sur l’assassin dans un craquement sourd d’os brisés et projeta violemment l’homme contre le tronc d’un arbre. L’assassin rebondit sur le tronc, attrapa la chaise et la fit valser à travers la grotte : elle atterrit dans le bassin. La cage thoracique de l’agresseur était horriblement déformée par le coup que Bernard lui avait assené, mais l’homme était resté impavide, gardant un étrange petit sourire sous ses yeux écarquillés au regard fixe. Amara le dévisagea avec stupeur alors qu’il levait son sabre et se ruait de nouveau sur elle, à peine ralenti par la blessure qui aurait dû le tuer. Elle commença à reculer, mais sentit le vide sous ses talons et, changeant d’idée, fit volte-face pour sauter, les bras tendus pour attraper une branche en surplomb. L’arme de l’assassin siffla dans les airs derrière elle, la ratant, et, avec un hurlement de rage, l’homme perdit pied et tomba dans le bassin en dessous. Derrière Bernard, le premier assassin que celui-ci avait frappé se releva et, en dépit de son bras gauche qui, fracturé en plusieurs endroits, se balançait inutilement dans le vide, s’avança de nouveau avec son sabre, arborant le même regard fixe et le même sourire de dément que l’autre homme. Bernard contourna la table pour la mettre entre lui et l’assassin, puis leva son pied botté et la repoussa violemment sur ce dernier. Le meuble heurta l’assassin et lui fit perdre l’équilibre, et, dans la seconde qu’il lui fallut pour reprendre celui-ci, Bernard leva une main en serrant le poing et rugit : — Brutus ! Sa furie de terre répondit à son appel. L’arche de pierre fut parcourue d’une ondulation, et soudain la roche s’étira pour prendre la forme d’un énorme chien de pierre. Il avait des gemmes vertes étincelantes à la place des yeux, et il ouvrit la gueule sur des crocs d’obsidienne noire. La furie se rua sur l’assassin et, sans paraître remarquer les coups de sabre que l’homme lui portait, lui referma les mâchoires sur le mollet, l’immobilisant. Sans un instant d’hésitation, l’assassin abattit son arme et coupa sa propre jambe juste en dessous du genou pour échapper à l’emprise de Brutus. Puis il s’élança de nouveau vers Bernard, d’une démarche maladroite et disgracieuse, le moignon dégoulinant de sang, tout en poussant un cri d’extase à donner des frissons. Stupéfait, Bernard le dévisagea brièvement, et l’homme fut sur lui. Brutus secoua sa grosse tête et recracha la jambe coupée, mais il allait lui falloir d’interminables secondes pour se retourner. Amara serra les dents mais elle était complètement coincée, ainsi pendue à sa branche. Elle pouvait escalader l’arbre, puis redescendre au sol, mais d’ici là, tout serait terminé ; et Cirrus ne se remettrait pas assez vite pour lui permettre de voler au secours de Bernard. Tout se ralentit pour Amara. Quelque part, loin au-dessus de l’étage où ils se trouvaient eux-mêmes, il y eut un éclair de lumière et une explosion tonitruante. Ailleurs, on ferraillait bruyamment. D’autres cris se répercutaient dans toute la grotte. Bernard n’était pas lent, surtout pour un homme de sa taille, mais il ne possédait pas la vitesse nécessaire pour avoir une vraie chance de vaincre l’assassin à mains nues. Il se contenta de plonger sur le côté en voyant celui-ci abattre son sabre, plaçant son corps entre Isana et l’arme. Le coup porta, et le comte tomba avec un cri de douleur. L’assassin le saisit par les cheveux ; mais, au lieu de lui couper la gorge, il se contenta de le jeter sur le côté et releva son arme pour frapper Isana. Dans un effort désespéré, Amara invoqua Cirrus ; non pour qu’il la projette vers l’assassin, mais en sens inverse. Elle s’agrippa à la branche pendant que la furie affaiblie la poussait en arrière. Elle maintint son effort le plus possible, puis relâcha brusquement son charme. La branche, courbée par la force du vent, revint brusquement en place. Amara, toujours accrochée à elle, utilisa cet élan pour se propulser, les pieds en avant, sur l’assassin. Elle visa le torse de celui-ci avec ses talons, tout le corps raidi pour renforcer la violence de l’attaque. Elle le heurta de plein fouet et, sous la force du coup, la tête de l’assassin partit en arrière avant de revenir. Amara entendit un craquement d’os qui se brisaient, et l’homme s’écroula sous elle en une masse de chair ensanglantée. La jeune Curseur s’écarta de son adversaire en roulé-boulé, s’empara de l’arme de celui-ci et s’immobilisa, accroupie, sa robe verte maculée de sang. Elle regarda l’homme avec effarement. Il s’accrochait encore à la vie et, le regard flamboyant de folie, poussa un dernier cri bref et sec : — Frères ! Amara releva les yeux. Plusieurs des attaquants avaient terminé leur sanglant travail, et à l’appel du mourant, une dizaine d’hommes aux colliers de métal et aux yeux fous tournèrent la tête vers elle. Le chemin qui séparait le groupe d’Amara de la sortie, passant entre des arbres et sur une deuxième passerelle de pierre, était déjà bloqué par plusieurs autres assassins. Ils étaient cernés. — Bernard ! appela Amara. Tu m’entends ? Le terrafèvre se releva péniblement, le visage pâle et crispé de souffrance. Il jeta un coup d’œil derrière lui, puis devant, vit les hommes qui approchaient et tendit la main pour attraper une autre lourde chaise. Il poussa un cri de douleur étranglé en la soulevant, et Amara put voir une plaie au milieu de son dos musculeux. — Tu peux voler ? demanda Bernard à voix basse. (Il ferma les yeux un moment, et la chaise entre ses mains se mit soudain à se tordre dans tous les sens, aussi souple qu’une branche de saule. Les différentes pièces du meuble s’allongèrent, se nouèrent et se tressèrent pour former comme de leur propre chef un épais gourdin de combat, une massue énormément pesante qui, maniée avec la force physique d’un terrafèvre, se révélerait meurtrière.) Tu peux voler ? répéta-t-il. — Je refuse de t’abandonner. Il lui jeta un vif coup d’œil. — Peux-tu sortir ma sœur de là ? Amara fit la grimace et secoua la tête. — Je ne crois pas. Cirrus est blessé. Je ne pense pas être capable de me soulever tout de suite, et encore moins de la porter. — Je peux m’occuper d’elle, Bernard, dit Giraldi en grimaçant. Mais vous devriez la prendre. Je défendrai vos arrières pendant que vous sortez tous les deux. Bernard secoua la tête. — On reste ensemble, dit-il. Vous avez déjà vu quelqu’un se battre comme ça, l’un ou l’autre ? — Non, répondit Amara. — Non, monsieur, fit Giraldi. — Ils sont nombreux, commenta Bernard. En effet, le groupe le plus proche, qui avait descendu le chemin au-dessus d’eux et était presque assez près pour charger, comptait cinq ou six assassins. Au moins une dizaine d’autres leur bloquaient la sortie et se rapprochaient lentement afin de pouvoir coordonner leur attaque avec celle du premier groupe. Des incendies s’étaient déclenchés à certains des niveaux supérieurs. Un voile de fumée viciait l’air et dissimulait les étoiles rouge sang. — Oui, répondit doucement Amara. (Elle détestait entendre le tremblement de peur dans sa voix, mais elle n’arrivait pas à le contrôler.) Qui qu’ils soient. Bernard se mit dos à dos avec elle, pour faire face aux hommes qui arrivaient d’en bas. — Je vais lâcher Brutus sur eux, dit-il calmement. Pour essayer de les faire tomber. On peut tenter de passer entre eux en courant. C’était un plan sans espoir. Brutus était certes d’une puissance redoutable, mais il n’avait aucune vivacité, et il ne serait que d’une aide limitée en combat rapproché. De surcroît, le simple fait d’employer Brutus indépendamment allait priver Bernard de la majeure partie des forces que la furie pouvait lui procurer. Ces hommes étaient compétents et extrêmement déterminés. Amara et les siens n’atteindraient jamais la porte. Mais que pouvaient-ils faire d’autre ? Leur seule autre option était de combattre dos à dos jusqu’à ce qu’ils se fassent tuer. Le plan de Bernard offrait au moins une bribe d’espoir, dans l’absolu, même si Amara savait que le seul choix qui s’offrait véritablement à eux, finalement, était la façon dont ils préféraient mourir. — Prête ? demanda calmement Bernard. Amara serra les dents. — Je t’aime, répondit-elle. Bernard émit le discret grognement de satisfaction qu’il faisait souvent entendre après l’avoir embrassée, et elle put deviner le sourire carnassier qui se dessinait sur les lèvres de son époux lorsqu’il répondit : — Moi aussi. Elle l’entendit prendre une profonde inspiration, juste au moment où les hommes au-dessus s’apprêtaient à sauter sur eux, et rugir : — Brutus ! Une fois de plus, le gros chien de pierre émergea brusquement du sol. Il fit une embardée pour se ruer en aboyant sur le groupe qui arrivait sur la saillie rocheuse, sa voix caverneuse semblable au grondement profond de pierres grinçant les unes contre les autres sous une énorme pression. Le premier assassin leva son arme, mais le molosse se jeta tout simplement sur lui en baissant la tête, lui heurtant la poitrine avec l’épaule, de plein fouet. Une soudaine giclée de sang jaillit en écumant des lèvres de l’assassin. D’un grand geste circulaire de sa grosse tête, Brutus le projeta sur deux de ses compagnons. L’un d’eux tomba de la saillie avec un hurlement et atterrit sur le dos sur une pierre qui s’élevait de quelques centimètres au-dessus de l’eau. Il laissa échapper un bref halètement et glissa mollement sous la surface. L’autre trébucha et Brutus se jeta sur lui, l’écrasant sous ses pattes semblables à des marteaux de forgeron et le transformant en une bouillie informe. Bernard chargea dans le sillage de sa furie, et Amara le suivit vivement. Derrière elle, les hommes au niveau supérieur, qui s’étaient immobilisés une seconde en entendant Bernard, bondirent en avant avec une grâce et un dédain pour la douleur et la mort qui ne semblaient pas humains. Bernard réussit à abattre un autre des attaquants de son premier coup de gourdin, mais Amara entendit le grognement de souffrance que ce mouvement lui arracha. Brutus poursuivit sa charge, mais les assassins l’avaient désormais repéré. L’un d’eux se contenta de bondir par-dessus la furie de terre, invisible aux yeux de celle-ci tant qu’il était dans les airs, et engagea le combat avec Bernard. Derrière lui, les autres assassins reculèrent rapidement jusqu’au pont de bois, pour ne plus toucher le sol de la grotte. Amara entendit respirer derrière elle et eut juste le temps de se retourner pour parer une violente attaque du plus proche des attaquants qui les avaient pris à revers. La force du coup la poussa contre Bernard, dont l’élan s’était brisé lorsque l’assassin devant lui l’avait menacé avec son sabre. Dos à dos avec son époux, Amara para un autre coup, en demandant à Cirrus de lui procurer toute la vitesse qu’il pouvait. Sa riposte fut un éclair d’argent et de rouge, celui de sa lame ensanglantée qui s’abattait sur le cou de l’homme, juste au-dessus de son collier métallique. L’entaille ne fut pas assez profonde pour ouvrir la jugulaire de l’assassin, mais il poussa ce qui ressemblait davantage à un cri de plaisir que de souffrance, et poursuivit son attaque plus furieusement que jamais. Derrière elle, Amara entendit Bernard pousser un grognement d’effort, qui fut suivi d’un grand bruit sourd. Une lame traversa l’air en sifflant, et Bernard cria de nouveau. — Non ! hurla Amara, d’une voix rendue stridente par la terreur. C’est alors qu’elle aperçut, derrière les agresseurs qui descendaient l’allée vers elle, un homme vêtu de la tunique blanche quelque peu crasseuse d’un cuisinier ou d’un garçon de cuisine, par contraste avec la blouse immaculée des assassins. Il était de taille et de carrure moyennes et avait les cheveux longs, emmêlés et grisonnants. Il se laissa tomber sur le chemin avec une discrétion féline, un vieux glaive usé dans la main droite, et, d’un seul geste tout simple et redoutablement efficace, en enfonça la lame jusqu’à la garde dans le crâne de l’assassin le plus proche. Celui-ci s’écroula comme s’il s’était simplement endormi. L’homme s’approcha sans bruit de l’attaquant suivant, ses yeux sombres étincelant derrière le rideau de ses cheveux hirsutes. Sa seconde victime s’effondra comme la première, mais son sabre tomba au sol avec un fracas métallique qui fit faire volte-face à l’assassin qui le précédait. — Ombre ? s’écria Amara en parant une nouvelle attaque. L’esclave ne se laissa pas ralentir. Un vif bond de côté fit bouger une partie des cheveux qui lui cachaient le visage, révélant les cicatrices hideuses qui lui couvraient toute une joue, la flétrissure des lâches, imprimée au fer chaud par la légion dans la chair de ceux qui avaient fui le champ de bataille. Ombre fit virevolter sa lame en cercles gracieux et trompeusement paresseux, brisant l’arme de son adversaire avec une aisance dédaigneuse, pour aussitôt après, d’un coup de taille, lui détacher le quart supérieur du crâne. Il repoussa du pied sa victime agonisante contre celui qui le précédait et poursuivit tout simplement son chemin. Il maniait son arme en petits gestes simples et sans fioritures, brisant lames et corps avec la même froide aisance. Les assassins tombaient les uns après les autres, tous blessés au cou ou à la tête ; et lorsque la lame d’Ombre les avait touchés, ils ne bougeaient plus. Jamais. Le dernier d’entre eux, celui qu’affrontait Amara, jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. Avec un hurlement de défi, Amara en profita pour abattre à deux mains sur lui le sabre qu’elle avait récupéré sur l’autre assassin. Elle fit mouche, enfonçant la lame de toute sa largeur dans le crâne de l’assassin. L’homme se raidit et se convulsa, et son arme lui échappa des mains. Ombre saisit le sabre d’Amara par la garde et l’arracha du crâne de l’assassin, poussant simultanément celui-ci dans le vide, puis murmura : — Excusez-moi, comtesse. Amara resta bouche bée une seconde, stupéfaite, puis se rangea souplement pour le laisser passer. L’esclave poussa Bernard contre la paroi de la grotte d’un coup de coude, interceptant de son glaive un coup destiné au comte. Puis il se dirigea vers la passerelle de bois avec la grâce d’un danseur, faisant virevolter ses lames, parant et tuant. Les assassins se ruèrent sur lui. Ils moururent. Aucun ne put l’approcher d’assez près pour le toucher. En l’espace de quatre ou cinq secondes, Ombre tua une dizaine d’hommes, en laissa un autre amputé de ses jambes sur le pavé derrière lui pour que Brutus l’écrase, et fit tomber le dernier d’un coup de pied dans le bassin en dessous. Arrivé de l’autre côté de la passerelle, il s’accroupit vivement, sur le qui-vive, l’œil aux aguets. — Ombre ? bégaya Bernard. — Amenez Isana, leur lança sèchement l’esclave. Comtesse, prenez la tête. Il laissa tomber son sabre et retraversa le pont avec agilité pour passer une épaule sous le bras de Bernard et aider le comte hébété à se relever. — Ombre, répéta ce dernier, d’une voix faible et déconcertée. Tu as une épée ? L’esclave ne répondit pas. — Il faut qu’on les sorte de là, tout de suite, dit-il à Amara. Avancez et restez groupés. Amara acquiesça et entreprit de le suivre d’un pas incertain. — Qu’est-ce que tu fais ici, Ombre ? demanda Bernard. Je croyais que tu étais à la capitale. — Taisez-vous, comte, répondit l’esclave. Vous êtes en train de perdre votre sang. Économisez vos forces. Bernard secoua la tête, puis se raidit avec un brusque sursaut. — I-Isana ! — Je l’ai, répondit Giraldi. Bernard cligna brièvement des yeux, puis acquiesça et laissa retomber sa tête, n’avançant en boitillant que grâce au soutien d’Ombre. Le sol du restaurant était jonché de cadavres et maculé de sang. Les esclaves assassins n’avaient épargné aucun de ceux qui se trouvaient à leur portée. Vieillards et même enfants gisaient là où ils étaient tombés, blessés, morts ou mourants. Ombre conduisit le groupe dans la rue à l’extérieur du restaurant, où les résultats de l’attaque semblaient encore plus cauchemardesques. Beaucoup avaient réussi à s’enfuir de l’établissement, malgré leurs blessures. Mais parfois, des plaies qui paraissaient légères au premier abord se révélaient mortelles quelques moments plus tard, et beaucoup qui avaient cru échapper au massacre n’avaient survécu que le temps d’aller mourir dans la rue. Les gens couraient dans tous les sens avec des cris et des hurlements. Les signaux sonores de cors et de tambours de la légion municipale de Cérès convergeaient déjà vers les lieux. D’autres personnes gisaient sur le sol, recroquevillées en position fœtale, réduites à des sanglots hystériques et impuissants, tout comme Isana. Avec une légère nausée, Amara comprit brusquement que ce qui avait handicapé Isana avait fait la même chose à tous ces gens. C’étaient tous des aquafèvres : les seuls capables de sauver la vie de nombreux blessés. Ils avaient tous été touchés, et même si d’autres personnes s’efforçaient de refermer les plaies et d’arrêter les hémorragies, ils n’avaient guère que des linges et de l’eau à leur disposition. Une mare de sang de quinze millimètres de profondeur sur dix ou douze mètres de diamètre s’était formée devant l’entrée du restaurant. Puis les grands carillons de la Citadelle de Cérès se mirent à retentir à grands coups graves et paniqués : le tocsin, pour alerter les légions de la ville. Des clairons commencèrent à sonner l’appel aux armes. La ville était attaquée. — Par tous les Corbeaux ! murmura Amara, effarée. — Avancez ! gronda Ombre. Nous ne pouvons pas la laisser… L’esclave s’interrompit soudain et leva les yeux. Il lâcha Bernard et se jeta devant Giraldi et Isana, en tendant la main gauche. Une flèche à manche noir empennée de vert et de gris traversa les airs et transperça la main d’Ombre. La large tête barbelée de l’arme ressortit de la chair de celui-ci. Sans ciller, l’esclave indiqua de son épée un toit voisin, où une silhouette plongée dans l’obscurité disparut vivement. — Comtesse ! s’écria-t-il. Arrêtez-le ! Amara arracha le glaive de la main de l’esclave, invoqua Cirrus et se propulsa dans les airs. Elle fonça vers le toit et aperçut la silhouette obscure, son arc encore à la main, s’accroupissant pour redescendre. La rage et la peur avaient rendu Amara incapable de réfléchir. Ce fut par pur instinct qu’elle projeta Cirrus devant elle en une brusque rafale de vent qui fit tomber du toit le mystérieux attaquant. Celui-ci s’écrasa au sol cinq mètres plus bas avec un craquement nauséeux et un hurlement de douleur strident. Amara s’engouffra dans la ruelle, atterrit juste à côté de l’archer, ou plutôt de l’archère, et abattit son glaive sur elle au moment où celle-ci levait son arc. Sa lame brisa le bois, et la femme retomba avec un autre cri. Les doigts crispés sur la poignée de son arme, Amara visa la gorge de l’archère et appuya la pointe de sa lame sur sa peau, faisant perler une goutte de sang. L’éclat d’une lampe-furie voisine lui permettant de voir, elle arracha le capuchon qui couvrait le visage de la femme. C’était Gaëlle, ou plus exactement, le masque que portait Rook, l’espionne principale de Kalarus, lorsqu’elle servait les Curseurs à la capitale, les Curseurs qu’elle avait infiltrés pour le compte de son maître. La jeune femme, au visage agréable mais quelconque, chercha le regard d’Amara devenu blême. Sa jambe était repliée sous elle en un angle anormal. Et elle pleurait. — Je vous en prie, chuchota-t-elle à la Curseur, comtesse, je vous en prie, tuez-moi. Chapitre 14 Les événements se succédèrent à une cadence qu’Amara se remémora par la suite comme un enchaînement confus de messages affolés, d’ordres hurlés, et de courses précipitées d’un bâtiment à l’autre alors que la ville de Cérès, en proie à la panique, se préparait au combat. Tout cela se termina, au milieu de la nuit, par une réunion dans le jardin privé de Sire Cereus, à l’intérieur de la Tour du Haut Duc, ultime redoute et bastion des défenses de Cérès, et l’endroit le plus sûr de la ville. Amara arriva la première, accompagnée de Bernard et Giraldi. Sitôt ses blessures refermées, Bernard, avec une détermination exaspérante, était sorti en chancelant de la baignoire, refusant de laisser la jeune femme sans protection ne serait-ce qu’une minute depuis l’attaque au restaurant. Giraldi avait prétendu qu’il devait lui aussi rester à proximité, pour défendre son comte, mais Amara n’était pas dupe. Les deux hommes avaient décidé qu’elle avait besoin de protection, et, en ce qui les concernait, il n’y avait rien à ajouter. Un vieux majordome ratatiné les conduisit au jardin, un ensemble tout simple de fleurs et d’arbres qu’on aurait pu rencontrer dans n’importe quelle exploitation du royaume, et que le Haut Duc de Cérès cultivait de ses propres mains. La végétation était organisée autour d’un bassin parfaitement circulaire. La surface miroitante de celui-ci reflétait les couleurs des lampes-furies à l’éclat discret disposées dans tout le jardin, ainsi que le rougeoiement maussade des étoiles. Des serviteurs apportèrent de la nourriture, et l’estomac d’Amara lui rappela qu’ils avaient été attaqués avant qu’elle ait eu le temps de manger quoi que ce soit. Giraldi les força à s’asseoir tous les deux, elle et son mari, leur apporta de quoi s’alimenter et resta un moment posté derrière eux, comme un grand-père derrière ses petits-enfants, pour vérifier qu’ils mangeaient, avant de s’asseoir lui-même devant une petite tranche de fromage, une miche de pain et un pichet de bière. Quelques instants plus tard, Sire Cereus arriva. Parmi les Citoyens du royaume, Cereus était plutôt un cas rare : c’était un vieil homme aux cheveux argentés. Soit il ne possédait pas le talent nécessaire pour préserver la jeunesse de son apparence, soit il ne s’était jamais donné la peine de le faire. Le bruit courait que ses capacités étaient quelque peu atrophiées pour ce qui touchait à l’aquafèvrerie, mais Amara n’avait aucun moyen de savoir si ces rumeurs étaient fondées, ou si c’était l’apparence de Cereus qui leur avait donné naissance. Le Haut Duc de Cérès était de taille moyenne et de constitution mince, avec un long visage morose et des mains épaisses et robustes. Il entra dans le jardin flanqué de deux hommes au visage dur, la main à l’épée. À la vue de Bernard et de Giraldi, ces derniers s’arrêtèrent et durcirent le regard. Le comte et le centurion les dévisagèrent avec la même impassibilité. — Dites-moi, comtesse Amara, murmura Cereus d’un ton malicieux. À votre avis, faut-il les laisser se flairer le derrière et devenir amis, ou bien les attacher à des murs éloignés pour éviter tout problème ? — Votre Grâce. (Amara sourit et se leva pour le saluer profondément.) Leurs intentions sont bonnes. Cereus prit sa main entre les siennes, avec un sourire, et lui rendit son salut d’un hochement de tête. — Vous avez peut-être raison. Messieurs, si combat il doit y avoir ce soir, je préférerais que ce ne soit pas dans mon jardin. Compris ? Les deux gardes du corps hochèrent la tête et reculèrent, d’un demi-pas seulement. Giraldi sourit de toutes ses dents et se remit à manger. Bernard s’inclina en souriant aussi devant Cereus. — Bien sûr, Votre Grâce. — Comte Calderon, fit le Haut Duc. Bienvenue. Même si je crains que vous soyez arrivé dans ma ville à un moment particulièrement fâcheux. — Je suis là maintenant, Votre Grâce, répondit Bernard d’un ton ferme. Et s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider, vous pouvez compter sur moi. — Merci, répondit Cereus sans la moindre trace d’ironie dans le ton. Comtesse, les autres vont-ils venir ? — Oui, Votre Grâce, répondit Amara. Mais ça va peut-être leur prendre un peu de temps. La plupart des survivants ont été gravement traumatisés par la panique qui a balayé la ville. Cereus grogna et s’assit avec raideur sur un magnifique banc de bois richement sculpté. — C’est compréhensible. (Il regarda Bernard en plissant les yeux.) Votre sœur, la… (Il cligna des yeux, comme avec une légère incrédulité.)… l’Exploitante. C’est une aquafèvre puissante, n’est-ce pas ? — Oui, répondit Bernard. — Comment va-t-elle ? — Elle est épuisée. Elle se repose. Elle avait déjà eu une journée difficile avant que les étoiles changent de couleur. — La panique a été extrêmement douloureuse pour ceux qui sont sensibles à ce genre de choses. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour l’aider, faites-le-moi savoir, je vous en prie. Bernard inclina la tête. — Merci, Votre Grâce. Votre offre de nous héberger en toute sécurité était déjà amplement généreuse. Elle dort confortablement. Cereus lorgna Giraldi. — C’est de la bière que vous avez là ? de la vraie bonne bière ? Giraldi rota. — Corbeaux et Tonnerre ! s’exclama Cereus. Vous avez une autre chope, soldat ? (Giraldi lui en tendit une. Cereus but une gorgée, poussa un long soupir et se rassit sur son banc.) Ma fille, voyez-vous, expliqua-t-il, refuse de laisser un vieil homme prendre une bonne bière bien méritée. Elle dit que ce n’est pas bon pour mon cœur. — Il faut bien mourir de quelque chose, fit observer Giraldi. Autant s’enfiler quelques pintes en attendant. — Exactement, répondit Cereus. La brave enfant a un cœur d’or, mais elle ne comprend pas cela. Il jeta un coup d’œil derrière lui aux remparts qui s’élevaient au-dessus du jardin, et son visage se crispa, reprenant des traits plus marqués, creusés de rides de souci et de chagrin. Amara le regarda se réinstaller sur son banc pour siroter lentement sa bière en attendant que tout le monde soit là. Il ne fallut pas longtemps. En moins d’une demi-heure, le petit jardin du Haut Duc de Cérès se retrouva bondé de visiteurs. — Bien, fit-il, l’air vaguement perdu. Je suppose qu’il est temps de commencer. Il se leva, monta sur son banc avec une expression contrite et tapota sa chope vide avec sa bague. — Mesdames et messieurs, bienvenue. J’aurais préféré de plus heureuses circonstances. (Il ébaucha un sourire et fit un geste de la main.) Je vous ai demandé de venir ici de la part du Premier Duc et de sa Curseur, la comtesse Amara. Comtesse. Il redescendit de son banc avec un soulagement visible. Amara le remercia d’un hochement de tête, prit une petite pièce dans sa poche et la jeta dans le bassin en murmurant : — Eaux amarantines, prévenez votre maître en hâte. La surface du bassin forma une onde concentrique autour de la pièce disparue, puis se mit à bouillonner. Une aiguille d’eau en jaillit et prit la forme d’un homme grand et mince qui semblait âgé d’une cinquantaine d’années. Sa tunique et son haut-de-chausses se teintèrent peu à peu du bleu et de l’écarlate de la Maison de Gaius, et de la même façon, ses cheveux devinrent d’un gris blanc en apparence prématuré, bien qu’il ait en réalité près de quatre-vingts ans. Amara inclina la tête. — Sire, nous sommes prêts. L’image du Premier Duc se tourna vers elle et hocha la tête. — Allez-y. Sire Atticus et Sire Placidus (il indiqua d’un geste deux autres silhouettes aqueuses qui commençaient à se former de chaque côté de la sienne) seront également des nôtres. Amara acquiesça et se retourna vers les autres occupants du jardin. — Mesdames et messieurs. Je sais que ces dernières heures ont été source de confusion et de frayeur. Le Premier Duc m’a chargée de partager avec vous les quelques informations que nous possédons sur les récents événements. » Nous ne connaissons pas encore les origines et l’identité exacte des assassins qui nous ont attaqués hier soir. Mais nous savons qu’ils s’en sont pris à presque tous les membres de la Ligue Dianique, ainsi qu’au personnel enseignant et administratif du Collegium Tacticum, au capitaine et aux Tribuns de la Première Cérésienne et à un certain nombre d’officiers militaires venus participer à un symposium au Collegium. » Les assassins se sont révélés d’une efficacité redoutable. La Haute Duchesse de Rhodes a été tuée, ainsi que dame Phrygia, le Sénateur Parmos et soixante-seize autres Citoyens pris pour cible par ces assassins. Plusieurs autres, parmi lesquels dame Placida, sont portés disparus. (Elle tendit la main vers une sacoche qu’elle portait sur la hanche et en sortit le cercle de métal à charnière d’un collier de discipline : un appareil dont se servaient les esclavagistes pour contrôler les esclaves indisciplinés.) Ce que nous savons, en revanche, c’est que chacun de ces assassins portait un collier de discipline comme celui-ci. Sur chacun est gravée l’inscription « Immortalis ». Visiblement, aucun des attaquants n’était âgé de plus de vingt ans. Tous ont fait preuve d’une résistance à la douleur presque surhumaine, et ils étaient apparemment dépourvus de toute peur ou de tout instinct de survie. » Nous sommes pratiquement certains que ces « Immortels », à défaut d’un autre terme, sont des esclaves entraînés, conditionnés et rompus par l’usage d’un collier de discipline, depuis leur plus jeune âge, à devenir des soldats. En résumé, ce sont des fous à l’efficacité redoutable, entièrement dépourvus de conscience, de doutes, d’aversion à la douleur, et prêts à sacrifier leur propre vie pour accomplir leur mission. Moins d’une cible sur quatre a survécu à l’attaque. Une vague de murmures parcourut le petit jardin. Un grand homme solidement bâti, avec les cheveux bruns et une barbe gris fer, vêtu d’une armure de légionnaire, dit d’une voix de basse : — Nous avons tous au moins une vague idée de ce dont ils sont capables. Mais savons-nous qui les a envoyés ? Amara prit une profonde inspiration et répondit : — Nous devrions en avoir la confirmation définitive et authentique d’ici à quelques jours, mais vu les circonstances, je suis certaine de ce que nous découvrirons. Hier soir, de façon apparemment simultanée avec les attaques qui ont eu lieu ici, Sire Kalarus a mobilisé ses légions. Plusieurs personnes firent entendre un hoquet de stupéfaction. Une nouvelle vague de murmures, cette fois plus agités et plus inquiets, parcourut le jardin. — L’une des légions de Kalarus a attaqué les contreforts de Parce et dévié la Gaule vers la plaine inondable, reprit Amara. La Troisième Parcienne a été obligée d’abandonner son fort à la Herse Blanche, et les légions de Kalarus contrôlent maintenant les passes qui permettent de sortir des collines Noires. » Simultanément, deux autres légions ont attaqué le campement de la Deuxième Cérésienne, la prenant complètement par surprise. Elles n’ont pas fait de quartier. Il y a eu moins d’une centaine de survivants. Sire Cereus blêmit davantage, et baissa la tête. — Ces légions, poursuivit Amara, avancent à présent sur la ville. Leurs Chevaliers Aeris et d’autres éléments d’avant-garde sont déjà dans les environs, et nous pensons que le gros des troupes arrivera d’ici une demi-journée. — Peuh ! s’exclama une voix méprisante dans le fond du jardin. Voilà qui est ridicule. Amara se tourna vers l’homme qui avait pris la parole : le Sénateur Arnos, vêtu de sa toge officielle de professeur du Collegium Tacticum, une expression pleine de dédain sur le visage. — Monsieur ? demanda-t-elle poliment. — Kalarus est ambitieux, mais ce n’est pas un imbécile. Vous voudriez nous faire croire qu’il irait déclarer la guerre au reste du royaume en laissant sa propre ville sans protection ? — Sans protection, monsieur ? répéta doucement Amara. — Trois légions, répondit Arnos. Chaque Haut Duc a trois légions sous son commandement. C’est la loi. Amara le regarda en clignant lentement des yeux, stupéfaite, avant de répliquer : — Les Hauts Ducs qui respectent la loi ne déclarent pas la guerre au reste du royaume et n’envoient pas des fous furieux assassiner d’autres Citoyens. En général. (Elle se retourna vers le reste de l’auditoire et poursuivit :) En plus des forces susmentionnées, deux autres légions kalariennes se sont déjà emparées des ponts qui enjambent la Gaule à Hector et Vondus. Nos renseignements nous laissent supposer qu’une autre légion encore rejoindra ces deux-là sur la route de Cérès, et que Kalarus en garde au moins une de plus en réserve mobile. (Elle jeta un coup d’œil au Sénateur.) Si cela peut vous rassurer, monsieur, il a également une légion stationnée à Kalare pour en assurer la protection. — Sept, murmura le soldat à la barbe grise. Sept foutues légions. Par tous les Corbeaux ! où a-t-il pu cacher quatre légions entières, comtesse ? — À l’heure actuelle, c’est là une question d’importance secondaire, répondit Amara. Ce qui compte, c’est qu’il les a, et qu’il s’en sert. (Elle prit une grande inspiration et parcourut l’assemblée du regard.) Si les forces de Kalarus prennent Cérès, il n’y aura plus rien entre eux et la capitale. Cette fois, il n’y eut pas de murmures, juste un silence pesant. Puis le Premier Duc chuchota d’une voix chaude et douce : — Merci, comtesse. Sire Cereus, quel est l’état de vos défenses ? Cereus fit la grimace et secoua la tête. — Nous ne sommes pas prêts pour une attaque de cette ampleur, Sire, répondit-il avec franchise. Avec la Deuxième Légion détruite, je n’ai plus que la Première Légion et la légion municipale pour défendre les remparts, et nous allons manquer d’hommes. Face à trois légions entières et leurs Chevaliers, nous ne tiendrons pas longtemps. Et si Kalarus lui-même les accompagne… — J’ai le souvenir d’un jeune soldat, dit Gaius, qui m’a dit autrefois que plus la bataille semblait catastrophique et sans espoir, plus cela lui donnait envie de s’y colleter et d’entrer en campagne. Qu’il ne vivait que pour relever ce genre de défi. — Ce soldat a mûri, Gaius, répondit Cereus d’un ton fatigué, sans relever les yeux. Il s’est marié. A eu des enfants. Des petits-enfants. Il est devenu vieux. Gaius le regarda attentivement pendant un moment, puis se contenta de hocher la tête avant de reprendre : — Il faut que la Première Impériale défende la passe nord des collines Noires pendant que la Deuxième Impériale protège la capitale. J’envoie la Troisième Impériale à votre secours, mais elle ne pourra pas vous rejoindre avant les forces de Kalarus. La Légion Royale, en revanche, était en manœuvres au sud de la capitale, et je lui ai donné l’ordre de venir à votre aide moins d’une heure après le début de l’attaque. Elle a avancé à marche forcée pendant toute la nuit et Sire Miles devrait arriver avec ses hommes d’ici à quelques heures. Cereus soupira, manifestement soulagé. — Bien, bien. Merci, mon vieil ami. Gaius hocha la tête et ses traits sévères s’adoucirent un moment. Puis il reprit : — On ne peut nier que vous êtes encore en sous-nombre, mais tout ce que vous avez à faire, c’est tenir bon. J’ai déjà demandé aux Hauts Ducs de Placida et d’Attica d’envoyer des renforts se joindre à la Troisième Impériale. Aquitaine, Rhodes et Parce uniront leurs forces pour reprendre les ponts au-dessus de la Gaule. Cereus hocha la tête. — Une fois que ce sera fait, vous aurez réussi à isoler les légions de Kalarus de renforts potentiels et à leur couper la retraite. Gaius acquiesça. — Vous avez seulement à tenir bon, Macius. Ne faites prendre à vos gens aucun risque héroïque. — Excellent Conseil ! lança une voix tonitruante qui parut sortir du bassin. L’écho se répercuta sur les murs tout autour du petit jardin, désagréable et mordant. L’eau du bassin bouillonna une fois de plus, et à son extrémité opposée, une autre silhouette se dressa, prenant la forme d’un homme en qui Amara reconnut Kalarus Brencis, Haut Duc de Kalare. En personne, il n’était pas particulièrement imposant : de taille plutôt moyenne, maigre, les yeux toujours cernés et enfoncés dans leur orbite, ce qui rendait son visage hâve et morne, et les cheveux raides, fins et plats. La silhouette qui s’était formée à partir de l’eau de la fontaine, en revanche, était moitié plus grande que les autres qui s’y trouvaient, et paraissait beaucoup plus musclée que ne l’était en réalité Kalarus. — Messieurs. Mesdames. J’espère que la tournure que vont prendre les choses est maintenant devenue évidente pour… Eh bien ! pas pour tout le monde, mais plus exactement pour tous ceux qui ont survécu. (L’image aqueuse esquissa un sourire rusé qui dévoila ses dents.) Jusqu’à présent, du moins. Amara jeta un coup d’œil à l’image de Gaius. Le Premier Duc lui rendit son regard, puis tourna les yeux vers Cereus. Le vieux Haut Duc resta assis, immobile et muet. — Brencis, dit Gaius d’un ton calme, dois-je comprendre que vous avouez devant la compagnie ici présente que vous êtes responsable de ces meurtres ? Et que vous avez illégalement dressé vos forces contre celles des autres Hauts Ducs ? L’image de Kalarus se tourna vers celle du Premier Duc et répondit : — Je rêve de ce moment depuis mon enfance, Gaius. (Il ferma les yeux et poussa un soupir de satisfaction.) Ferme ta grande gueule, vieux schnoque. Sur ces mots, il referma brusquement le poing, et l’image aqueuse de Gaius explosa soudain en un millier de gouttelettes qui retombèrent dans le bassin avec des éclaboussures. Amara et toutes les personnes présentes dans le jardin eurent le souffle coupé par la démonstration de force de Kalarus. Celui-ci avait tout simplement rompu le contact du Premier Duc avec le bassin, une manifestation de puissance furiesque dont les implications étaient terrifiantes. Si Kalarus possédait vraiment autant, voire plus de puissance que le Premier Duc… — Le vieux aux oubliettes, dit Kalarus en se retournant vers les occupants du jardin, et place au neuf. Réfléchissez bien, mes chers concitoyens, à quel groupe vous choisissez d’appartenir. Nous savons tous que la Maison de Gaius vit ses dernières heures. Il n’a pas d’héritier et préfère mettre le royaume en danger avec ses petits jeux de pouvoir plutôt que d’accepter de descendre du trône ; et il voudrait vous entraîner tous dans la tombe avec lui. Vous pouvez participer à la prochaine grande ère de la civilisation aléréenne… ou vous retrouver écrasés dessous. Le Sénateur Arnos se leva et fit face à l’image de Kalarus. — Votre Grâce, dit-il, votre puissance et votre témérité sont certes manifestes, mais vous devez bien vous rendre compte que votre position militaire est intenable. Votre attaque initiale s’est révélée très audacieuse, mais vous ne pouvez pas espérer l’emporter sur les forces cumulées des autres villes du royaume et de leurs légions. Kalarus éclata d’un rire tonitruant. — Les forces cumulées ? répéta-t-il. Cérès va tomber dans la journée, et je continuerai sur ma lancée en attaquant Aléra Impéria elle-même. Il n’y a pas assez de forces libres pour m’en empêcher. (Il se tourna vers Sire Placidus et dit :) Sandos, je ne savais pas qu’Aria avait une tache de naissance sur la cuisse gauche. (Son regard passa rapidement à l’image de Sire Atticus.) Elios, permettez-moi de complimenter votre fille sur sa ravissante chevelure, dont quelques mèches vous seront remises par messager, afin que vous sachiez qu’elle est sous ma protection. — Votre protection ? demanda sèchement Amara. Kalarus hocha la tête. — Exactement. Messires Atticus et Placidus, je n’ai jamais rien eu contre vous ou vos villes et ne désire pas avoir d’ennuis avec vous maintenant. Je garde ces deux femmes en otages comme garantie de votre neutralité. Je ne vous demande pas de manquer à vos serments ou de vous retourner contre le Premier Duc, mais seulement de rester en dehors de mon chemin. Je vous donne ma parole que si vous m’obéissez, lorsque les choses se seront tassées, ces femmes vous seront rendues, saines et sauves. Cereus se leva lentement et s’approcha du bord du bassin. — Est-ce pour cela que vous êtes ici, Kalarus ? demanda-t-il calmement, sans regarder l’image de ce dernier. Pour promettre à vos voisins que vous ne les attaquerez pas, alors même que vous agressez un autre d’entre eux sous leurs yeux ? — Je leur indique mes termes, à eux, répliqua Kalarus. Ceux que je vous réserve à vous sont quelque peu différents. — Je vous écoute, répondit calmement Cereus. — Livrez-moi votre ville tout de suite, et je vous épargnerai, vous et vos proches. Vous serez libres de partir et d’aller refaire votre vie ailleurs dans le royaume. Cereus plissa les yeux d’un air menaçant. — Vous me jetteriez hors de ma demeure familiale ? me forceriez à abandonner mon peuple ? — Vous devriez déjà m’être reconnaissant de vous accorder un choix, répliqua Kalarus. Si vous me défiez, vous en subirez les conséquences, vous et votre descendance. Je vous promets de faire les choses à fond. Je connais leur nom à tous, vieillard. Vos trois filles. Vos onze petits-enfants. — Vous menaceriez des enfants au berceau, Kalarus ? Vous êtes fou. Kalarus éclata de rire. — Fou ? Ou visionnaire ? Seule l’histoire le dira ; et nous savons par qui elle est écrite. (Il sourit.) Je préférerais vous voir combattre, afin de pouvoir vous détruire. Mais nous savons tous deux que vous n’avez plus la volonté de vous battre, Macius. Allez-vous-en tant que vous le pouvez encore. Le Haut Duc de Cérès regarda silencieusement Kalarus dans les yeux pendant une minute, puis leva la main, serra le poing et gronda : — Sortez de mon jardin. Les eaux du bassin se mirent à ondoyer et l’image de Kalarus, comme celle de Gaius, éclata en gouttelettes qui retombèrent en clapotant. — Menacer ma petite-fille. Je te tordrai le cou, espèce de lâche, gronda Cereus en regardant l’eau. (Puis il se tourna vers l’assemblée.) Mesdames et messieurs, j’ai une ville à défendre. Je recevrai avec gratitude toute l’aide que vous pourrez m’apporter. Mais si vous n’avez pas l’intention de vous battre, vous devriez quitter la ville aussi vite que possible. (Il posa un regard dur sur l’endroit du bassin où se trouvait Kalarus quelques instants auparavant.) Si vous ne pouvez pas aider, alors, par les Corbeaux ! écartez-vous de mon chemin. Puis le vieil homme, drapé dans sa colère comme dans une cape, tourna les talons et sortit du jardin à grands pas, en aboyant des ordres à ses gens, visiblement surpris, d’une voix qui résonna entre les murs. Les autres occupants du jardin le regardèrent s’en aller avec des yeux ronds, frappés par le changement qui s’était opéré en lui. Puis ils se mirent à discuter à voix basse, en se préparant pour la plupart à partir. Amara se tourna vers les images des Hauts Ducs Placidus et Atticus. — Messires, puis-je vous demander quelles sont vos intentions ? Sire Placidus, un homme râblé de taille moyenne, au physique quelconque et aux yeux d’un bleu cristallin, secoua la tête. — Je ne suis pas sûr, comtesse. Mais s’il tient Aria… Il y a un certain nombre de furies dangereusement instables que seule la volonté de ma femme empêche de se déchaîner. Si elle meurt sans prendre les mesures nécessaires pour qu’elles restent neutralisées, plusieurs milliers de mes fermiers trouveront eux aussi la mort. Je n’ai aucun scrupule à mettre mes légions en danger ; mais je ne suis pas prêt à sacrifier la population d’exploitations tout entières. Des femmes. Des enfants. Des familles. — Vous laisseriez plutôt le royaume sombrer dans le chaos ? — Le royaume ne tombera pas, comtesse, répliqua Placidus en durcissant le ton. Seul le visage sous la couronne changera. Je n’ai jamais caché mon désintérêt pour la politique et la Couronne. En fait, si le page de Gaius ne nous avait pas forcés à le soutenir en nous manipulant publiquement, ma femme serait peut-être à mon côté en ce moment, saine et sauve. Amara serra les dents mais hocha brièvement la tête. — Très bien, Votre Grâce. (Elle se tourna vers Sire Atticus.) Et vous, monsieur ? — J’ai déjà donné une fille à Gaius, répondit le Haut Duc d’un ton amer. Ma Caria, prise pour épouse et retenue prisonnière dans la capitale. Maintenant Kalarus a enlevé mon autre fille. Je ne vois guère de différence entre les deux. Mais Gaius voudrait de moi que je sacrifie des hommes, tandis que Kalarus souhaite seulement me voir m’écarter de son chemin. (Il retroussa les lèvres et cracha :) En ce qui me concerne, vous pouvez tous vous entre-tuer et laisser les corbeaux becqueter vos os. Sur ces mots, il tourna le dos et son image s’évanouit de nouveau dans l’eau. Sire Placidus le regarda disparaître en grimaçant. — Je n’ai aucun amour pour Kalarus ou pour ce qu’il représente, dit-il à Amara. Je n’ai pas peur de l’affronter sur le champ de bataille. Mais si je dois choisir entre la vie du Premier Duc et celles de ma femme et de milliers de mes fermiers, ce n’est pas Gaius que je choisis. — Je comprends, dit doucement Amara. Placidus inclina brièvement la tête. — Dites à Gaius que je n’aurai pas d’objection à ce que ses légions passent sur mes terres s’ils en ont besoin. C’est tout ce que je peux lui offrir. — Pourquoi ? demanda Amara d’une voix très douce. Placidus resta silencieux un moment, puis répondit : — La plupart des Hauts Ducs se marient par convenance. Pour forger une alliance politique. (Son image secoua la tête tout en se renfonçant dans le bassin.) Mais moi, je l’aimais, comtesse. Je l’aime encore. Amara garda un moment les yeux fixés sur le bassin ondoyant, puis soupira et s’assit sur un banc voisin. Elle secoua la tête, s’efforçant de mettre de l’ordre dans les pensées qui se bousculaient dans son cerveau. En relevant les yeux un instant plus tard, elle vit Bernard debout devant elle, qui lui tendait une chope de la bière de Giraldi. Elle vida celle-ci d’un trait. Kalarus était bien plus puissant que n’importe qui avait pu le prévoir, et avait trouvé un moyen de former et de transporter secrètement des légions entières. Il était impitoyable, rusé et déterminé ; et pire que tout aux yeux d’Amara, l’accusation de Sire Cereus paraissait d’une justesse terrifiante. Il était fort probable que Kalarus soit aussi fou que l’avait dit le Haut Duc de Cérès. Même si les forces du royaume étaient normalement assez puissantes pour le repousser, Kalarus avait choisi un moment particulièrement mauvais pour attaquer, et avait ciblé l’endroit le plus vulnérable. S’il agissait assez vite, son coup d’État avait de fortes chances de réussir. En fait, Amara ne voyait rien que le Premier Duc puisse faire pour l’arrêter. Elle pouvait comprendre la décision de Placidus, dans une certaine mesure, mais d’un autre côté, une partie d’elle-même brûlait de rage devant sa décision de tourner le dos au Premier Duc. C’était un Haut Duc d’Aléra. Il était tenu par l’honneur de venir en aide au Premier Duc en cas d’insurrection. Amara ne souhaitait pas voir arriver malheur à dame Placida ou à d’innocents fermiers, bien sûr, mais elle ne pouvait tout simplement pas concilier le choix de Sire Placidus avec ses obligations de Citoyen et de duc du royaume. Elle sentit soudain le poids de la bague de Bernard, pendu à son cou par une chaînette. Elle ne pouvait guère se permettre de jeter la première pierre à ce sujet. Après tout, n’avait-elle pas elle aussi fait passer ses désirs avant ses devoirs ? Bernard s’assit à côté d’elle et poussa un lent soupir. — Tu as l’air épuisé, dit-il doucement. Tu devrais dormir. — Bientôt, répondit-elle. Elle trouva la main de son époux et la prit dans la sienne. — Qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda-t-il. De tout cela. — La situation est grave, répondit-elle calmement. Très grave. C’est alors que la voix de Gaius résonna dans le petit jardin, chaleureuse et amusée. — Ou peut-être n’est-ce qu’une impression de surface, comtesse. Chapitre 15 Amara, éberluée, se releva brusquement et, en se retournant, découvrit Gaius en chair et en os derrière eux, en train d’émerger de derrière un voile aériforgé si fin et si délicat qu’elle n’avait jusqu’alors pas eu le moindre soupçon de sa présence. — Sire ? demanda-t-elle. Vous étiez ici depuis le début ? Mais Kalarus… Le Premier Duc haussa un sourcil. — Kalarus Brencis a un immense ego et c’est une immense faiblesse. Plus cet ego grossit, plus il réduit son champ de vision, et je ne vois aucune raison de ne pas l’entretenir. (Il sourit.) Et puis, mon vieil ami Cereus avait besoin qu’on lui rappelle de quoi il est capable. Il était généreux de la part de Kalarus de se porter volontaire. Amara secoua la tête. Elle aurait dû s’en douter. Ce n’était pas en faisant preuve de faiblesse ou de prévisibilité que Gaius Sextus avait conservé son autorité face à des hommes dangereux et impitoyables comme Kalarus. — Monsieur, dit-elle, vous avez entendu ce qu’ont dit les Hauts Ducs Atticus et Placidus. — En effet, répondit Gaius. Amara hocha la tête. — Sans leurs troupes pour aider à défendre Cérès, l’attaque de Kalarus a de fortes chances de réussir. — Cinq sur six, je dirais, acquiesça Gaius. — Sire, c’est… c’est… La voix d’Amara s’étrangla un moment sous l’effet de l’indignation et elle pinça fermement les lèvres avant de dire quelque chose qui, au regard de la loi, ne pourrait pas être rétracté. — Ne vous inquiétez pas, comtesse, dit Gaius. Vous pouvez parler librement. Je ne retiendrai rien de ce que vous direz comme accusation officielle. — C’est de la trahison, Sire, cracha Amara. C’est leur obligation de défendre le royaume. Ils vous doivent leur loyauté, et au lieu de cela ils vous tournent le dos. — Ne leur dois-je pas ma loyauté en retour ? Et ma protection contre les menaces trop grandes pour qu’ils puissent les affronter seuls ? Et pourtant, il leur est arrivé malheur, à eux et aux leurs. — Mais vous n’y êtes pour rien ! — Faux. J’ai mal calculé la réaction de Kalarus et ses ressources, et vous le savez aussi bien que moi. Amara croisa les bras et détourna les yeux de Gaius. — Tout ce que je sais, c’est qu’ils ont failli à leur devoir. À leur loyauté envers le royaume. — Trahison, dites-vous. Loyauté. Des mots bien forts. Dans le climat d’incertitude actuel, ce sont là des termes quelque peu sujets à mutations. (Il éleva légèrement la voix et jeta un coup d’œil à l’autre bout du jardin.) N’êtes-vous pas d’accord, Invidia ? Un deuxième voile, tout aussi fin et indétectable que celui de Gaius, se dissipa, révélant la grande et majestueuse silhouette de dame Aquitaine. Hormis ses yeux un peu cernés, celle-ci ne montrait aucune trace du traumatisme que la brusque vague de panique qui avait déferlé sur la ville avait fait subir à ses aquafèvres les plus puissants. Son visage pâle, ravissant et sans défaut arborait une expression calme. Sa chevelure brune repoussée en arrière retombait en vagues sur une de ses épaules blanches avant de s’étaler sur sa robe de soie écarlate. Un bandeau d’argent finement ciselé représentant des feuilles de laurier, l’insigne des récipiendaires des Lauriers Impériaux pour Bravoure, se détachait nettement sur ses cheveux sombres qui le mettaient en valeur. — Je crois, répondit-elle d’un ton ferme, qu’indépendamment de nos différends actuels, nous pouvons tous deux reconnaître une menace plus grande pour nos projets lorsque nous la voyons. Amara eut un hoquet de stupeur, et tourna vivement les yeux vers Gaius avant de les reposer sur dame Aquitaine. — Sire ? demanda-t-elle. Je ne suis pas sûre de comprendre. Que fait-elle ici ? — Je l’ai invitée, naturellement, répondit Gaius. Nous avons un intérêt commun dans cette affaire. — Bien sûr, répondit Amara. Ni elle ni vous ne souhaitez voir Sire Kalarus (elle mit un léger accent sur le nom) sur le trône. — Exactement, fit dame Aquitaine avec un sourire froid. — Kalarus a presque parfaitement choisi son moment, reprit Gaius. Mais si les légions d’Attica et de Placida sont libres d’agir, nous devrions pouvoir l’arrêter. C’est là que dame Aquitaine et vous intervenez, comtesse. Amara fronça les sourcils. — Quels sont vos ordres, Sire ? — En deux mots, délivrez les otages et éliminez ainsi l’emprise que Kalarus a sur Sire Placidus et Sire Atticus le plus vite possible. (Gaius adressa un hochement de tête à dame Aquitaine.) Invidia a accepté de vous aider. Travaillez avec elle. Amara sentit son dos se raidir, et son regard se durcit. — Avec… elle ? Alors même qu’elle est coupable de… — De m’avoir sauvé la vie lorsque les Canims ont attaqué le palais ? l’interrompit doucement le Premier Duc. D’avoir pris le contrôle des opérations dans une situation qui aurait pu tourner au désastre ? d’avoir travaillé sans relâche à promouvoir la cause de l’émancipation ? — Je suis consciente de son image publique, répondit sèchement Amara. Je le suis tout autant de ses véritables objectifs. Gaius plissa les yeux. — C’est justement la raison pour laquelle je lui ai offert cette occasion de travailler avec nous. Même si vous ne croyez pas qu’elle agit sincèrement pour le bien du royaume, je suis sûr que vous vous fiez à son ambition. Tant que son époux et elle souhaitent me prendre le trône, je suis certain qu’elle ne ferait rien qui permette à Kalarus de s’en emparer à leur place. — Vous ne pouvez pas lui faire confiance, Sire, insista calmement Amara. Si elle a l’occasion d’agir contre vous, elle le fera. — Peut-être. Mais en attendant, je suis certain qu’elle m’aidera contre un ennemi commun. — Et à juste titre, murmura dame Aquitaine. Comtesse, je vous assure que je reconnais l’utilité de coopérer dans cette affaire. (Ses yeux se mirent soudain à briller.) Et politique mise à part, la tentative de meurtre menée par Kalarus contre moi, les personnes sous mon patronage et un si grand nombre de Citoyens et de membres de la Ligue ne peut rester impunie. Une brute aussi dangereuse que Kalarus doit être arrêtée. Ce sera pour moi un plaisir d’aider la Couronne à le faire. — Et une fois cela fait ? demanda Amara d’un ton de défi. — Une fois cela fait, répondit dame Aquitaine, nous verrons. Amara la dévisagea un moment avant de se tourner vers Gaius. — Sire… Le Premier Duc l’interrompit d’un geste. — Invidia, dit-il, je sais que vous êtes encore fatiguée après le traumatisme d’hier soir. La Haute Duchesse eut un sourire élégant et sans aucune trace de fatigue. — Bien sûr, Sire. Comtesse, Sire Cereus a offert la sécurité et la protection de sa Citadelle à tous ceux qui ont été attaqués par les Immortels de Kalarus. Vous pouvez venir me chercher dès qu’il vous plaira. — Très bien, Votre Grâce, répondit calmement Amara. — Sire, dit dame Aquitaine en faisant la révérence à Gaius. Le Premier Duc inclina la tête, et dame Aquitaine sortit du jardin. — Je n’aime pas ça, monsieur, dit Amara. — Un instant, dit le Premier Duc. Il ferma les yeux et marmonna quelque chose en faisant deux gestes rapides, et Amara sentit un charme furiesque se mettre en place, très probablement pour leur assurer quelques moments de confidentialité. Amara haussa un sourcil en le regardant. — Donc vous ne faites pas confiance à dame Aquitaine. — Je lui fais confiance pour me planter un couteau dans le dos à la première occasion, répondit Gaius. Mais j’ai dans l’idée que son mépris pour Kalarus est sincère, tout comme son désir de récupérer les membres de la Ligue qui ont été capturés ; et son aide pourrait se révéler précieuse. Elle est très compétente, Amara. La Curseur secoua la tête. — Et plus elle est occupée avec moi, moins elle a de temps pour comploter contre vous. — En gros, oui, répondit Gaius, un sourire fugitif au coin des lèvres. Servez-vous d’elle comme vous le pouvez et récupérez ces otages. — Il ne peut pas les tenir près d’ici. Pas quelqu’un d’aussi puissant que Placida Aria. Il aurait besoin de la tenir sur ses propres terres ; probablement dans sa Citadelle. — Je suis d’accord avec vous. Il y a eu beaucoup de mouvement en altitude ces dernières vingt-quatre heures, mais je suis certain qu’au moins une partie des voyageurs se dirigeait vers Kalare. Vous devez déterminer votre stratégie et partir avant le lever du soleil demain. Amara le regarda d’un air perplexe. — Pourquoi, Sire ? — Vous avez peut-être remarqué avec quel soin un sujet en particulier a été évité dans notre récente discussion. — Oui. Les étoiles, répondit calmement Amara. Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Gaius haussa les épaules. — Je n’ai pour l’instant que des soupçons. — Moi, je n’ai même pas ça. — Je crois que c’est un phénomène d’origine canime. Le changement a commencé à l’ouest et s’est propagé vers l’est. J’ai dans l’idée qu’il s’agit d’une sorte de nuage très haut et très fin, qui colore la lumière que les étoiles jettent sur la terre. — Un nuage ? murmura Amara. Est-ce que vous ne pouvez pas tout simplement l’examiner ? Gaius se rembrunit légèrement. — Eh bien justement, non ! J’ai envoyé des dizaines de furies l’étudier. Elles ne sont pas revenues. Amara cligna des yeux avec stupeur. — Quelque chose les a… endommagées ? — Il semblerait. — Mais… Je ne pensais pas que les Canims pouvaient faire une chose si énorme. Je sais que leurs rituels leur donnent accès à un grossier équivalent de la furifèvrerie aléréenne, mais je n’ai jamais pensé qu’ils pouvaient accomplir quelque chose de cette ampleur. — Ils ne l’ont jamais fait jusqu’à présent. Mais ce qui est remarquable avec ce nuage qu’ils ont créé, c’est qu’il a des effets considérables, que je n’avais jamais rencontrés auparavant. Je ne peux plus observer ce qui se passe et ce qui se fait dans le royaume à plus de cent cinquante kilomètres environ à la ronde d’Aléra Impéria. Et j’ai dans l’idée que les autres Hauts Ducs ont été aveuglés de la même façon. — Comment les Canims ont-ils pu accomplir une telle chose ? s’étonna Amara. Gaius secoua la tête. — Je n’en ai pas la moindre idée. Mais quoi qu’ils aient fait, les couches supérieures de l’air en sont imprégnées. En quelques heures seulement, il est devenu dangereux de voyager. J’ai le sentiment que cela ne fera qu’empirer dans les heures qui viennent. C’est pourquoi je dois prendre congé tout de suite. J’ai beaucoup de choses à faire, et s’il devient si difficile de voyager par les airs que je le suspecte, je dois partir immédiatement ; et vous aussi. Amara sentit ses yeux s’écarquiller. — Êtes-vous en train de dire… Sire, Kalarus conspire-t-il avec les Canims ? — Cela semblerait être une coïncidence plutôt énorme qu’il se soit trouvé en position d’attaquer à tant d’endroits différents, avec une telle précision, et juste à un moment où les furifèvres les plus puissants qui se trouvent en travers de son chemin ont perdu tous leurs moyens, le tout au moment exact où les Canims ont lâché ce nuage. — Un signal. Les étoiles étaient un signal pour lui indiquer de commencer. — Probablement. — Mais… Sire, personne n’a jamais trouvé le moindre terrain d’entente avec les Canims. Aucun Aléréen ne ferait jamais… (Elle s’interrompit et se mordit la lèvre.) Mmm. Mais les faits suggèrent que c’est le cas. Je parle comme le Sénateur Arnos. — Mais vous êtes beaucoup moins pénible, répliqua Gaius. (Il posa une main sur l’épaule de la jeune femme.) Comtesse, j’ai deux choses à vous dire. D’abord, si Kalarus réussit à empêcher Placida et Attica d’envoyer des renforts, il réussira selon toute probabilité à prendre la capitale et ses furies. Aquitaine et les autres Hauts Ducs ne le laisseront pas faire. Notre royaume s’enfoncera dans le pire des chaos. Des dizaines de milliers d’Aléréens mourront, et si Kalarus a réellement fait alliance avec les Canims, c’est peut-être la chute complète du royaume qui nous menace. (Il baissa la voix et dit d’un ton pressant :) Vous devez réussir. À n’importe quel prix. Amara déglutit et hocha la tête. — Deuxièmement, poursuivit Gaius d’un ton plus calme, il n’y a personne dans le royaume à qui je préférerais confier cette tâche plutôt qu’à vous, Amara. Ces dernières années, vous avez servi avec courage et accompli plus que n’en font la plupart des Curseurs en une vie entière. Vous faites honneur à votre organisation ; et je suis fier d’avoir la loyauté d’une personne si méritante. Amara se redressa malgré elle en regardant le Premier Duc. Elle avait la gorge serrée et dut avaler sa salive avant de pouvoir répondre dans un murmure : — Merci, Sire. Gaius inclina brièvement la tête et retira sa main. — Alors, je vous laisse vous y mettre, dit-il doucement. Bonne chance, Curseur. — Merci, monsieur. Gaius fit plusieurs gestes rapides des mains, et le charme de protection contre les oreilles indiscrètes se dissipa, disparaissant des perceptions d’Amara. Au même moment, une légère brise qui agita à peine les plantes du jardin souleva le Premier Duc du sol, un voile tout aussi délicat que le premier le cacha aux regards, et il s’envola dans le ciel presque silencieusement. Amara garda un moment les yeux fixés sur l’endroit où il avait disparu. Puis elle sentit la présence de Bernard à côté d’elle. Celui-ci passa un bras autour de sa taille, et elle se laissa aller contre lui un moment. — Je n’aime pas ça, dit Bernard. — Moi non plus, répondit Amara. Mais ça ne change rien. Tu devrais aller avec Giraldi informer l’Exploitante de ce qui s’est passé ici. — Giraldi peut s’en charger tout seul. Je t’accompagne. — Ne sois pas ridicule. Bernard, tu es… — Ton époux. Un vétéran. Un chasseur et un forestier chevronné. (Bernard serra les mâchoires avec détermination.) Je viens avec toi. — Je ne suis pas… — … près de réussir à m’empêcher de t’accompagner. Personne ne l’est. Amara sentit son cœur se serrer d’émotion. Elle se tourna vers son mari et lui déposa un baiser léger sur la bouche. — Très bien, dit-elle alors. Puisque tu fais ta tête de mule. Giraldi s’approcha d’eux en claudiquant et grogna : — Alors, soyez prudent, monsieur. Je n’ai pas envie d’être le seul centurion de toute la légion à avoir perdu deux de ses commandants. Bernard échangea une poignée de main avec lui. — Gardez un œil sur Isana. Lorsqu’elle sera réveillée, dites-lui… (Il secoua la tête.) C’est sans importance. Elle sait mieux que moi ce que je dirais. — Évidemment, acquiesça Giraldi. (Puis il serra Amara dans ses bras avec rudesse, assez fort pour lui faire craquer les côtes.) Et vous. Ne le laissez pas vous distraire. Amara lui rendit son étreinte. — Merci, répondit-elle. Le vieux centurion hocha la tête, les salua en portant le poing à son cœur et sortit du jardin en boitillant. — Très bien, madame, murmura Bernard. Par où commençons-nous ? Amara prit un air songeur, puis durcit le regard. — Par quelqu’un qui a vu l’opération de Kalarus de l’intérieur, et connaît peut-être ses plans. (Elle se tourna vers Bernard.) Nous allons dans les cachots. Chapitre 16 — Vous avez dit à l’assemblée que tous les assassins de Kalarus étaient morts plutôt que de se laisser capturer, murmura dame Aquitaine alors qu’ils descendaient les dernières marches menant aux cachots sous la Citadelle de Sire Cereus. — Oui, répondit Amara. En effet. Mais celle-là, nous avons réussi à la prendre vivante. C’est elle qui a essayé de tuer l’Exploitante Isana. — Elle ? répéta dame Aquitaine d’un ton intéressé. Les autres étaient tous des hommes. — Oui. C’était l’une des Corbeaux de Sang de Kalarus. Il est possible qu’elle sache quelque chose de ses plans. Elle faisait partie de son cercle proche. — Et, par conséquent, elle lui était loyale, fit remarquer dame Aquitaine d’un ton songeur. Ou du moins, il la contrôlait de près. Croyez-vous sincèrement qu’elle vous divulguera ce genre d’information ? — Oui, répondit Amara. D’une manière ou d’une autre. Elle put sentir le poids des yeux de dame Aquitaine sur sa nuque. — Je vois, murmura la Haute Duchesse. Voilà qui promet d’être intéressant. Amara posa une main sur l’épaule de Bernard pour le prévenir, et s’arrêta sur le froid escalier de pierre. Elle se retourna vers la Haute Duchesse. — Votre Grâce, dit-elle, je vous demande de garder à l’esprit que vous êtes seulement ici pour me prêter assistance, dit-elle calmement. C’est moi qui parlerai. Pendant un instant, le regard de la Haute Duchesse se fit dur. Puis elle hocha la tête, et Amara reprit sa route. Les « cachots » de la Citadelle de Cérès servaient rarement. En fait, il semblait que les froides pièces étaient essentiellement utilisées pour stocker des denrées alimentaires. Plusieurs cageots de choux, de pommes et de tubercules étaient soigneusement empilés dans le couloir à côté de la seule porte fermée et gardée. Un légionnaire portant la tunique brune et grise de la Maison de Cereus se tenait devant celle-ci, son glaive dégainé à la main. — Halte ! monsieur, dit-il en voyant Bernard entrer dans le couloir. Vous ne pouvez pas passer ici. Amara se faufila devant Bernard. — Légionnaire Karus, c’est ça ? demanda-t-elle. L’homme se mit au garde-à-vous et la salua. — Comtesse Amara ? Sa Grâce a dit qu’il fallait vous donner accès à la prisonnière. Amara indiqua d’un geste Bernard et dame Aquitaine. — Ils sont avec moi. — Bien, Votre Excellence. (Le garde s’approcha de la porte, en tirant la clé de sa ceinture. Il hésita un instant.) Comtesse, je ne sais pas qui est cette femme. Mais… elle est blessée assez grièvement. Elle a besoin d’un guérisseur. — Je m’en occupe, lui répondit Amara. A-t-elle essayé de vous parler ? — Non, madame. — Bien. Laissez les clés. Je veux que vous preniez position au pied de l’escalier. Personne ne doit pouvoir nous déranger hormis Sire Cereus et le Premier Duc lui-même. Le légionnaire la regarda avec stupeur, puis salua. — Bien, madame. Il ramassa son bouclier par sa sangle et gagna le pied de l’escalier. Amara tourna doucement la clé dans la serrure bien entretenue et ouvrit la porte. Celle-ci tourna sur ses gonds sans le moindre bruit, et Amara se renfrogna. — Un problème ? demanda Bernard à voix basse. — Je suppose que je m’attendais à entendre un cliquètement. Et des grincements. — Premier cachot ? — À l’exception de celui où on m’avait enfermée avec toi. Bernard esquissa un petit sourire en coin et, ouvrant grande la porte d’une poussée, entra le premier. Il s’arrêta net, le souffle coupé, et Amara le vit se raidir. Il resta cloué sur place pendant un moment, jusqu’à ce qu’Amara lui touche le dos et qu’il s’écarte pour la laisser passer. Rook n’avait pas été traitée avec bienveillance. Amara resta immobile à côté de son mari un instant. L’espionne était pendue par les mains à des chaînes accrochées au plafond, les poignets meurtris par les menottes et les pieds touchant à peine le sol. Sa jambe cassée était complètement incapable de soutenir son poids. Un cercle d’une vingtaine de centimètres de diamètre creusé dans le sol était rempli d’huile sur laquelle flottaient des dizaines de chandelles, entourant la prisonnière de feu et l’empêchant ainsi de faire appel à la moindre furie d’eau, un talent qu’elle possédait manifestement, puisqu’elle était capable de modifier son apparence pour prendre celle de l’étudiante assassinée plusieurs années auparavant. Son contact ténu avec le sol ainsi que l’absence d’appui digne de ce nom auraient rendu toute tentative de terrafèvrerie inutile. Aucune plante, vivante ou morte, n’ornait la pièce, ce qui excluait en grande partie l’usage d’un charme de flore, et dans cette pièce étroite, se serait révélé un charme de feu essentiellement suicidaire. Un charme de métal aurait pu venir à bout des menottes, mais c’était quelque chose qui aurait demandé du temps et de l’énergie, or Rook n’avait ni l’un ni l’autre. Et à une telle profondeur sous terre, les furies d’air étaient d’une utilité très limitée ; une réalité dont Amara n’était que trop consciente, ne se sentant elle-même jamais à l’aise lorsque Cirrus n’était pas immédiatement disponible. Cela ne laissait craindre à ses geôliers que la simple ingéniosité ; et c’était là une qualité dont toute personne qui travaillait au service de Kalarus depuis un certain temps ne manquait pas. Ou du moins, n’aurait pas manqué dans des circonstances normales. Mais Rook pendait mollement au bout de ses chaînes, en équilibre précaire sur sa jambe valide qui ne cessait de trembler, à peine capable de soutenir assez de son poids pour éviter que ses épaules se disloquent. Encore une journée, et cela finirait d’ailleurs par arriver. Elle avait la tête qui pendait dans le vide, le visage caché par ses cheveux. Sa respiration était rapide et entrecoupée, ourlée de gémissements primaires de peur et de douleur, et le filet de voix qu’Amara discernait était sec et rauque. La jeune femme n’était une menace pour personne. Elle était condamnée, et elle le savait. Amara sentit une partie d’elle-même s’horrifier de son triste état, mais elle se força à oublier sa compassion. Rook était un assassin, et pire encore. Une traîtresse au royaume, aux mains tachées de sang. Et pourtant. La vue de la jeune femme donnait la nausée à Amara. La Curseur enjamba le cercle de chandelles flottantes pour venir se placer devant la prisonnière et lui dit : — Rook. Regardez-moi. La jeune femme bougea légèrement la tête. Amara vit le faible éclat des chandelles se refléter dans l’un de ses yeux. — Je ne veux pas rendre cette conversation plus désagréable qu’elle n’a besoin de l’être, dit Amara d’un ton calme. Je veux des informations. Donnez-les-moi, et je veillerai à ce qu’on soigne votre jambe. À ce qu’on vous fournisse un lit. Rook la dévisagea sans rien dire. — Cela ne changera rien à ce qui va vous arriver, poursuivit Amara. Mais il n’y a pas de raison pour que vous viviez dans l’inconfort jusqu’à votre procès. Ni pour que vous mouriez dans la fièvre et la souffrance en attendant celui-ci. La prisonnière frissonna, puis répondit d’une voix râpeuse. — Tuez-moi. Ou sortez d’ici. Amara croisa les bras. — Plusieurs milliers de légionnaires sont déjà morts à cause de votre maître. Des milliers d’autres encore vont mourir dans les combats à venir. Des femmes, des enfants, des personnes âgées et des infirmes vont également souffrir et connaître la mort. C’est toujours ce qui arrive dans les guerres. Rook ne répondit rien. — Vous avez tenté d’assassiner Isana de Calderon, poursuivit Amara. Une femme qui a su faire preuve de courage, de gentillesse et d’intégrité à plus d’une occasion. Une femme que je considère comme mon amie. Le comte de Calderon ici présent est son frère. Et bien sûr, je crois que vous connaissez son neveu. Que vous savez ce qu’ils ont tous trois donné au service du royaume. Rook continua à haleter d’une voix rauque, mais ne répondit pas. — C’est la mort qui vous attend pour ce que vous avez fait, reprit Amara. Je n’ai jamais été de ceux qui croient aux esprits enchaînés à la terre pour les crimes qu’ils ont commis. Mais je n’aimerais pas avoir des faits tels que les vôtres sur la conscience. Aucune réaction. La jeune Curseur fronça les sourcils. — Rook, si vous coopérez avec nous, il est possible que nous réussissions à mettre fin à cette guerre avant qu’elle nous anéantisse tous. Cela permettrait de sauver des milliers de vies. Vous en êtes forcément consciente. En voyant que l’espionne ne répondait toujours pas, Amara se pencha plus près, pour capter son regard. — Si vous coopérez, si votre aide fait la différence, le Premier Duc suspendra peut-être votre exécution. Votre vie ne sera peut-être pas agréable ; mais vous vivrez. Rook prit une inspiration tremblante et releva la tête juste assez pour dévisager Amara. Des larmes, absentes jusqu’alors, commencèrent à rouler sur ses joues. — Je ne peux pas vous aider, comtesse. — Si, vous le pouvez, répondit Amara. Vous le devez. Rook serra les dents sous l’effet de la souffrance. — Vous ne comprenez donc pas ? Je ne peux pas. — Vous allez le faire. Rook secoua presque imperceptiblement la tête, en un geste exténué et plein de désespoir, et ferma les yeux. — Je n’ai jamais torturé personne, reprit doucement Amara. Mais je connais la théorie. Je préférerais résoudre cette affaire sans recourir à ce genre de mesure. Mais cela dépend de vous. Je peux m’en aller et revenir avec un guérisseur. Ou je peux revenir avec un couteau. La prisonnière resta un long moment silencieuse. Puis elle prit sa respiration, s’humecta les lèvres et répondit : — Si vous faites chauffer le couteau, vous éviterez plus facilement les erreurs. La plaie se cautérisera. Vous pourrez m’infliger une douleur bien plus grande avec beaucoup moins de dégâts, à condition que je ne m’évanouisse pas. Amara ne put que rester à la dévisager longuement, en silence. — Allez chercher votre couteau, comtesse, chuchota Rook. Plus tôt nous commencerons, plus vite nous en aurons terminé. Amara se mordit la lèvre et jeta un coup d’œil à Bernard. Celui-ci dévisagea Rook, une expression troublée sur le visage, et secoua la tête. — Comtesse, murmura dame Aquitaine, puis-je vous dire un mot ? Au son de sa voix, Rook leva les yeux et se crispa. Amara se renfrogna mais acquiesça, et alla rejoindre la Haute Duchesse dont la silhouette se découpait dans l’embrasure de la porte. — Merci, dit calmement dame Aquitaine. Comtesse, vous êtes un agent de la Couronne. C’est votre profession, et vous avez donc un grand nombre de connaissances en commun avec la prisonnière. Vous ne connaissez pas personnellement Kalarus Brencis, par contre, ni sa manière de gérer ses propriétés, ou de traiter ses employés et ceux dont il a le patronage. — S’il y a quelque chose que vous pensez que je dois savoir, il serait peut-être plus productif de m’en faire part. Dame Aquitaine réussit à lui jeter un regard aussi glacial que calme. — Elle vous a demandé de la tuer lorsque vous l’avez vue ? demanda-t-elle. — Oui, répondit Amara, surprise. Comment l’avez-vous su ? — Je ne le savais pas, répliqua dame Aquitaine. Mais c’est une position que l’on peut comprendre, pour peu qu’on soit au courant de quelques faits essentiels. Amara hocha la tête. — Je vous écoute. — Tout d’abord, dit dame Aquitaine, vous pouvez supposer que Kalarus ne lui fait absolument pas confiance. Amara prit un air dubitatif. — Il est bien obligé, pourtant, répliqua-t-elle. — Pourquoi ? — Parce qu’elle opère indépendamment de lui la plupart du temps. Son rôle à la capitale l’a éloignée de Kalarus pour des périodes de plusieurs mois à la suite. Elle aurait pu le trahir, et il ne l’aurait appris que bien plus tard. — Précisément, répondit dame Aquitaine. Et qu’est-ce qui peut bien la contraindre à une loyauté parfaite en dépit d’occasions pareilles, hmm ? — Je…, commença Amara. — Qu’est-ce qui peut bien la contraindre à refuser une clémence potentielle ? À vous adjurer d’en finir avec elle le plus vite possible ? À vous demander dès le début de la tuer ? Amara secoua la tête. — Je ne sais pas. Mais je suppose que vous, si. Dame Aquitaine lui adressa un petit sourire glacial. — Un dernier indice. Vous pouvez supposer qu’elle est convaincue qu’on la surveille, d’une manière ou d’une autre. Que si elle se retourne contre lui, Kalarus l’apprendra, et que malgré la distance les sépare, il sera en mesure de se venger. Amara sentit son cœur se soulever en comprenant brusquement de quoi dame Aquitaine voulait parler. — Il garde un otage pour s’assurer sa loyauté, dit-elle. Quelqu’un qui lui est proche. Si elle le trahit, il tuera l’otage. Dame Aquitaine inclina la tête. — Voyez notre espionne. Une jeune femme. Non mariée, j’en suis certaine, et sans famille pour la soutenir et la protéger. L’otage doit être quelqu’un pour qui elle est prête à mourir, prête à affronter la souffrance et la torture. Si je devais deviner… — Il détient son enfant, fit Amara d’un ton froid et plein de certitude. Dame Aquitaine haussa un sourcil. — Vous avez l’air choqué. — Ne devrais-je pas l’être ? Et vous, ne devriez-vous pas l’être aussi ? — Votre propre maître n’est guère différent. Demandez à Sire Atticus. Demandez à Isana ce qu’elle pense de sa décision de faire venir son neveu à l’Académie. Et pensiez-vous qu’il n’avait pas remarqué votre relation avec ce brave comte Bernard ? Si jamais votre main se retournait contre lui, Amara, ne croyez pas un seul moment qu’il n’utiliserait pas tous les moyens à sa disposition pour vous contrôler. Il a simplement trop d’élégance et de bon goût pour vous le jeter en pleine face. Amara rendit son regard à dame Aquitaine sans ciller. Puis elle répondit, d’une voix très calme : — Vous vous trompez. La Haute Duchesse esquissa un nouveau petit sourire plein de froideur. — Vous vous leurrez. (Elle secoua la tête.) C’est presque comme si nous vivions dans deux royaumes différents. — J’apprécie l’aperçu que vous m’avez donné sur la moralité, ou plutôt l’absence de moralité de Kalarus. Mais quel avantage cela nous donne-t-il ? — Le moyen de pression qu’utilise Kalarus nous servira tout aussi efficacement. Amara sentit le dégoût lui soulever l’estomac. — Non, répondit-elle. Dame Aquitaine se tourna légèrement pour la regarder bien en face. — Comtesse, ce ne sont pas vos scrupules qui vont aider le royaume. Si cette femme ne vous dit rien, votre suzerain ne réussira pas à rallier le soutien dont il a besoin pour défendre sa capitale et, qu’il survive ou non, son règne sera fini. Des milliers d’Aléréens seront tués au combat. Les expéditions de denrées alimentaires seront retardées, détruites. Famine. Maladies. Des dizaines de milliers de personnes mourront sans avoir jamais été touchées par une arme. — Je sais tout cela, cracha Amara. — Alors, si vous voulez vraiment l’éviter, si vous voulez protéger ce royaume que vous prétendez servir, mettez votre sensibilité de côté et prenez la décision difficile. (Ses yeux étincelèrent presque.) C’est le prix du pouvoir, Curseur. Amara détourna les yeux de la Haute Duchesse pour regarder fixement la prisonnière. — C’est moi qui vais lui parler, finit-elle par dire, très calmement. Je vous ferai signe quand il sera temps de vous montrer à elle. Dame Aquitaine pencha la tête de côté et acquiesça en signe de compréhension. — Très bien. Amara fit demi-tour et revint vers la prisonnière. — Rook, dit-elle doucement, ou dois-je vous appeler Gaëlle ? — Comme vous préférez. Les deux noms sont volés. — Rook conviendra, alors. — Vous avez oublié votre couteau ? demanda la captive, bien que sa raillerie manque de feu. — Pas de couteau, répondit calmement Amara. Kalarus a enlevé deux femmes. Vous savez de qui il s’agit. Rook ne répondit rien, mais quelque chose dans la qualité de son silence fit penser à Amara qu’elle le savait effectivement. — Je veux savoir où elles ont été emmenées, poursuivit la jeune Curseur. Je veux savoir quelles sont les mesures de sécurité qui les entourent. Je veux savoir comment les libérer et pouvoir m’échapper avec elles. Un halètement rapide, l’infime ombre d’un rire, s’échappa des lèvres de Rook. — Êtes-vous disposée à me dire tout cela ? demanda Amara. Rook la dévisagea avec un silence plein de mépris. — Je vois, reprit Amara. (Elle fit un geste de la main.) Dans ce cas, je vais m’en aller. Dame Aquitaine – mais ce n’était plus vraiment elle – s’avança dans la lumière du cercle de feu. Sa silhouette s’était modifiée, était devenue plus petite, plus trapue, de sorte que sa robe lui seyait mal. Son teint, ses traits et ses cheveux avaient également changé, faisant d’elle le parfait reflet de Rook, de corps comme de visage. La jeune captive releva brusquement la tête. Une expression d’épouvante se peignit sur ses traits. — Je vais aller me promener dehors, poursuivit Amara d’une voix douce et impitoyable. En public. Avec elle. Là où tout le monde dans la ville pourra nous voir. Où quiconque espionnant pour le compte de Kalarus nous verra ensemble. Le visage de Rook passait tour à tour de la terreur à la souffrance, et la jeune femme dévisageait dame Aquitaine comme s’il lui était physiquement impossible de détacher son regard d’elle. — Non, dit-elle. Oh ! par les Grandes Furies ! non. Tuez-moi. Que cela cesse. — Pourquoi ? demanda Amara. Pourquoi devrais-je faire cela ? — Si je meurs, elle ne représentera plus rien pour lui. Il se contentera peut-être de la jeter dehors. (Sa voix devint un sanglot spasmodique tandis qu’elle fondait de nouveau en larmes.) Elle n’a que cinq ans. Je vous en prie, ce n’est qu’une petite fille. Amara prit une grande inspiration. — Comment s’appelle-t-elle, Rook ? La jeune femme s’affaissa soudain, retenue par ses chaînes, secouée de sanglots violents et entrecoupés. — Masha, répondit-elle d’une voix rauque. Masha. Amara se rapprocha encore, attrapant Rook par les cheveux pour la forcer à relever le visage, bien que les yeux de la jeune femme soient désormais si enflés qu’ils étaient presque fermés. — Où est l’enfant ? demanda la Curseur. — Kalare, sanglota l’espionne. Il la garde près de ses appartements privés. Pour me rappeler ce qu’il peut faire. Amara s’arma de résolution pour ne pas se laisser apitoyer et sa voix retentit clairement entre les murs de pierre. — Est-ce là qu’ils ont emmené les prisonnières ? Rook secoua la tête, mais c’était une piètre dénégation, un mensonge évident. — Non, chuchota-t-elle. Non, non, non. Amara soutint le regard de l’espionne et força le sien à demeurer ferme. — Savez-vous où elles sont ? insista-t-elle. Savez-vous comment je peux faire pour parvenir jusqu’à elles ? Le silence retomba, rompu seulement par les gémissements spasmodiques de chagrin et de douleur de Rook. — Oui, finit-elle par répondre. Je sais. Mais je ne peux pas vous le dire. Si vous les libérez, il la tuera. (Elle fut parcourue d’un frisson.) Comtesse, je vous en prie, c’est la seule chance qu’elle a. Tuez-moi maintenant. Elle compte sur moi. Amara relâcha les cheveux de Rook et s’écarta d’elle. Elle avait la nausée. — Bernard, dit-elle doucement, en indiquant de la tête un seau dans un coin. Donne-lui de l’eau. Le comte s’exécuta, une expression profondément préoccupée sur le visage. Rook ne montra aucun signe qu’elle l’avait remarqué jusqu’à ce qu’il lui ait soulevé la tête et, à l’aide d’une louche, lui ait versé un peu d’eau entre les lèvres. Elle se mit alors à boire avec l’avidité animale et malheureuse d’une bête en cage. Amara essuya la main avec laquelle elle avait touché l’espionne sur sa jupe, en frottant fort. Puis elle sortit dans le couloir et récupéra la clé des menottes de la jeune femme auprès du légionnaire de garde. Lorsqu’elle entra de nouveau dans la cellule, dame Aquitaine lui toucha le bras et, une expression mécontente sur ses traits revenus à la normale, demanda : — Qu’est-ce que vous vous imaginez être en train de faire ? Amara s’immobilisa et soutint le regard froid de la Haute Duchesse, les yeux soudain illuminés d’assurance et de conviction inébranlable. Dame Aquitaine haussa les sourcils avec stupeur et répéta sa question : — Qu’est-ce que vous faites, jeune fille ? — Je vous montre la différence, Votre Grâce, répliqua Amara. Entre votre royaume et le mien. Puis elle s’approcha de Rook et lui enleva ses menottes. Bernard rattrapa l’espionne avant qu’elle s’écroule. Amara se retourna pour appeler le légionnaire, et l’envoya chercher une baignoire de guérisseur et de l’eau pour la remplir. Rook se retrouva assise, soutenue dans sa faiblesse par Bernard. Elle leva les yeux pour dévisager Amara d’un air perplexe. — Je ne comprends pas, dit-elle. Pourquoi ? — Parce que vous venez avec nous, répondit calmement Amara, et elle reconnut à peine sa propre voix, pleine d’assurance et de fermeté. Nous allons à Kalare. Nous allons les trouver. Nous allons trouver dame Placida et la fille d’Atticus, ainsi que votre Masha. Et nous allons toutes les sauver des griffes de cette slive meurtrière. Bernard lui jeta un regard vif, ses yeux noisette soudain brillants d’une lueur presque sauvage, étincelant d’une fierté farouche et muette. Rook ne put que dévisager la Curseur comme si elle avait devant elle une aliénée. — Non…, bredouilla-t-elle. Pourquoi feriez-vous… C’est un piège ? Amara s’agenouilla et prit une de ses mains entre les siennes, en plongeant son regard dans le sien. — Rook, je vous promets solennellement, sur mon honneur, que, si vous nous aidez, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour soustraire votre fille à l’emprise de Kalarus. Je vous promets que je sacrifierai ma propre vie plutôt que de laisser la sienne lui être ôtée. Rook la regarda avec une stupeur muette. Sans détourner les yeux de ceux de la prisonnière, Amara lui mit sa dague entre les doigts, et les souleva pour que Rook appuie l’arme contre sa gorge. Puis elle laissa lentement retomber ses mains, les écartant de l’arme. Bernard prit une brusque inspiration et Amara le sentit se raidir. Puis, tout aussi brusquement, il se détendit. Du coin de l’œil, elle le vit hocher la tête en la regardant. Il lui faisait confiance. — Je vous ai donné ma parole, dit-elle doucement à Rook. Si vous ne me croyez pas, prenez ma vie. Si vous souhaitez continuer à servir votre maître, prenez ma vie. Ou alors venez avec moi et aidez-moi à récupérer votre fille. — Pourquoi ? demanda Rook en chuchotant. Pourquoi feriez-vous cela ? — Parce que c’est ce qui est juste. Il y eut un long et interminable silence. Amara garda les yeux rivés sur Rook, avec calme et fermeté. Puis le couteau de la Curseur tomba avec bruit sur le pavé. Avec un sanglot, Rook s’effondra contre Amara, qui la rattrapa et la soutint. — Oui, chuchota l’espionne. Je vous dirai tout ce que vous voudrez. Je ferai tout ce que vous voudrez. Sauvez-la. Amara hocha la tête en levant les yeux vers Bernard. Celui-ci lui posa un instant une main chaude et douce sur les cheveux. Il sourit, et Amara sentit un sourire naître sur ses propres lèvres en réponse. — Votre Grâce, dit la Curseur au bout d’un moment, en relevant les yeux, il nous faut partir immédiatement. Le garde devrait apporter une baignoire de guérison d’un instant à l’autre. Pourriez-vous, s’il vous plaît, vous occuper de la blessure de Rook ? Dame Aquitaine les dévisageait tous les trois, la tête penchée, les sourcils froncés, comme si elle était confrontée à une ahurissante pantomime interprétée par des fous. — Bien sûr, comtesse, finit-elle par répondre, d’un ton distant. Je suis toujours heureuse de servir le royaume. Chapitre 17 Tavi dormait sous une tente qu’il partageait avec d’autres sous-officiers. Au milieu de la nuit, des bruits inhabituels le dérangèrent dans son sommeil, et, un instant plus tard, Max le réveilla en le secouant brutalement. — Viens, lui ordonna le jeune homme dans un chuchotement grave. Dépêche-toi. Tavi se leva, enfila sa tunique, attrapa ses bottes et suivit Max dehors, dans la nuit. — Où va-t-on ? demanda-t-il en marmonnant. — Chez le capitaine. C’est Magnus qui m’a envoyé te chercher, répondit son ami. Il se passe quelque chose. Ce disant, il indiqua de la tête, en passant, une autre rangée de tentes, et Tavi aperçut d’autres silhouettes qui se déplaçaient silencieusement dans la nuit. Il reconnut le profil indistinct de l’un des Tribuns Tactica et, quelques instants plus tard, les traits rudes et laids de Valiar Marcus, le primipile, qui sortit de l’obscurité pour venir marcher à leur hauteur. — Marcus, murmura Max. — Antillar, répondit le primipile. Subtribun Scipion. Tavi s’arrêta brusquement et leva les yeux. Le ciel était couvert, rendant la nuit très sombre, mais les nuages étaient bas et se déplaçaient rapidement. Un grondement de tonnerre se fit entendre au loin. Et entre deux nuages, les étoiles brillaient d’un terne éclat rougeâtre. — Les étoiles, fit remarquer le jeune homme. Max regarda le ciel à son tour et cligna des yeux avec stupeur. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama-t-il. Le primipile fit entendre un grognement, mais ne dit rien, et ils arrivèrent bientôt ensemble à la tente du capitaine. Les officiers supérieurs s’y trouvaient déjà, comme le jour de l’arrivée de Tavi. Magnus et Lorico étaient là tous les deux, et distribuaient des tasses de thé fort aux officiers à mesure qu’ils arrivaient. Tavi en prit une, trouva un endroit au calme contre l’une des parois de la tente et but son thé chaud et légèrement amer en clignant des yeux pour en chasser le sommeil. Gracchus était là et semblait encore cuver son vin. Dame Antilla était également présente, assise les mains sur les genoux, une expression distante et indéchiffrable sur le visage. Tavi commençait enfin à se sentir presque capable d’aligner deux pensées cohérentes lorsque le capitaine Cyril entra, impeccablement coiffé et rasé, entièrement cuirassé, l’image même du commandant maître de lui. Les murmures discrets des officiers ensommeillés se turent brusquement. — Messieurs, Votre Grâce, dit doucement Cyril. Merci d’avoir répondu si promptement à mon appel. (Il se tourna vers Gracchus.) Tribun Logistica, où en sont les stocks d’armures et d’armes réglementaires ? — Pardon ? demanda Gracchus, l’air ébahi. — Les armures, Tribun, répéta Cyril d’une voix dure comme le roc. Les épées. — Monsieur, répondit Gracchus en se passant la main sur la tête, il y a encore un millier d’unités à vérifier. Les inspections devraient être terminées d’ici à une semaine. — Je vois. Tribun, n’avez-vous pas trois sous-officiers pour vous assister dans vos inspections ? À côté de Tavi, Max fit discrètement entendre un petit rire mauvais. — Quoi ? lui demanda Tavi à voix basse. — La justice dans la légion est lente, mais sûre. Tu vas comprendre pourquoi le capitaine t’a fait venir ici, répondit son ami. Écoute. — Oui, monsieur, répondit Gracchus au capitaine en marmonnant. — Et en un mois de temps, reprit ce dernier, vos trois assistants et vous n’avez pas réussi à achever cette tâche essentielle. Pourquoi ? Gracchus le regarda avec des yeux ronds. — Monsieur, je n’avais pas l’impression que le besoin s’en faisait particulièrement sentir. Mes hommes travaillaient sur différents… — Sur des latrines ? l’interrompit Cyril d’un ton méprisant. Vos inspections des armures et armes de poing doivent être terminées d’ici à l’aube, Tribun. — Mais… pourquoi ? — Peut-être cela n’est-il pas aussi important à vos yeux que les beuveries auxquelles vous vous livrez tous les soirs au Pavillon, Tribun, répondit Cyril d’un ton acide, mais les capitaines engagent généralement des Tribuns Logistica parce qu’ils aiment s’assurer que leurs légionnaires ont une armure et des armes pour partir au combat. Un silence électrique envahit la pièce. La surprise fit redresser le dos à Tavi. — Finissez vos inspections, Tribun. Vous les ferez en route, en marchant, s’il le faut, mais vous les terminerez. Rompez. (Cyril détourna son attention de Gracchus pour s’adresser au reste des occupants de la pièce.) J’ai été prévenu il y a quelques instants : nous sommes en guerre. À ces mots, une vague de murmures étouffés parcourut le cercle d’officiers. — J’ai mes ordres, poursuivit Cyril. Nous devons nous diriger vers l’ouest, en direction de la ville qui jouxte le pont d’Élinarc. C’est le seul pont sur toute la partie occidentale du Tibre. Le rôle de la Première Aléréenne est de défendre ce pont. Les officiers firent entendre de nouveaux murmures de surprise. Le Tribun Auxiliarus, Cadius Hadrian, s’avança et demanda d’une voix profonde et très calme : — Monsieur, et les étoiles ? — Eh bien quoi, les étoiles ? — Savons-nous pourquoi elles ont changé de couleur ? — Tribun, répondit calmement Cyril, les étoiles ne concernent pas la Première Aléréenne. Notre seule préoccupation doit être ce pont. Ce que Tavi interpréta comme l’aveu du capitaine qu’il n’avait lui non plus aucune idée sur le sujet. Valiar Marcus, qui se tenait le dos à la paroi de la tente, fit un pas en avant. — Capitaine, dit-il, sauf votre respect, la plupart des poissons ne sont pas prêts. — J’ai mes ordres, primipile, répliqua Cyril. (Il promena le regard sur le cercle d’officiers avant d’ajouter :) Et maintenant, vous avez les vôtres. Vous savez tous ce que vous avez à faire. (Il releva le menton et conclut :) Nous prenons la route à l’aube. Chapitre 18 Lorsque les étoiles s’embrasèrent, les habitants de Ponantville ne réagirent pas en cédant à l’affolement mais en s’immobilisant, comme le lièvre qui sent un prédateur tout proche. Ullus avait réveillé Ehren d’une secousse, sans un mot, et tous deux étaient sortis de la cabane pour regarder le ciel, dans le silence le plus profond. Les autres habitants de la ville avaient fait de même. Aucun ne portait de lampe, comme s’ils avaient peur d’éveiller l’attention de quelque être céleste qui les aurait épiés de là-haut. Personne n’ouvrait la bouche. Les vagues se fracassaient bruyamment sur le rivage. Le vent soufflait en bourrasques capricieuses et impétueuses. Les ternes étoiles n’éclairaient rien. Les ombres s’étaient propagées, leurs contours avaient perdu leur netteté, et, là où l’obscurité ne régnait pas, le moindre mouvement était voilé, estompé, rendant les objets immobiles, les êtres vivants et les ombres difficiles à différencier les uns des autres. Le soleil se leva le lendemain matin, d’un or pur pendant quelques instants ; mais il prit rapidement une teinte morne et sanguine. Voir ainsi le soleil briller haut et fort dans le ciel avec les couleurs du crépuscule faisait un effet étrange. C’était déconcertant. Peu de personnes s’aventurèrent dans les rues de Ponantville. Ceux qui s’y risquèrent le firent pour se procurer vin, rhum ou bière. Le capitaine du seul navire à quai à ce moment-là mourut assassiné dans la rue à midi, égorgé par son propre équipage lorsqu’il leur avait donné l’ordre de gagner le port pour se préparer à lever l’ancre. Son corps resta là où il était tombé, et personne n’y toucha. Les marins regardèrent le ciel d’un œil craintif en marmonnant sombrement dans leur barbe et en faisant des gestes superstitieux pour se protéger du mauvais sort. Puis ils s’enivrèrent sans retenue, enjambant le corps de leur défunt capitaine pour entrer dans la taverne. Ullus sortit de sa cabane pour contempler le ciel en plissant les yeux, les poings sur les hanches. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama-t-il d’un ton contrarié, comme si le phénomène était une insulte qui lui était personnellement destinée. Personne dans cette maudite ville ne sort de chez lui. Ça risque de ralentir les affaires. Ehren posa un instant sa plume et appuya son front sur le bord du bureau. Il ravala une dizaine de répliques insultantes et finit par se contenter d’un soupir, avant de répondre en se remettant à écrire : — C’est fort possible. Le tocsin annonçant généralement les tempêtes se mit à sonner. Ullus secoua la tête d’un air écœuré, se dirigea à grands pas vers son cabinet à alcools et en sortit vivement une grosse bouteille de mauvais rhum. — Va donc voir ce qui chiffonne encore cet imbécile de guetteur, dit-il. — Bien, monsieur, répondit Ehren, heureux de pouvoir bouger. Comme tout un chacun, hormis peut-être Ullus, le jeune homme s’inquiétait du mauvais présage que pouvait représenter cette brume de sang qui voilait le soleil et les étoiles. À la différence de tout un chacun, il était au courant des énormes tempêtes que les Canims avaient lancées sur les côtes occidentales d’Aléra quelques années auparavant. Il savait que leurs ritualistes étaient capables de grandes démonstrations de magie qui valaient bien, voire dépassaient, la furifèvrerie aléréenne. Il savait également qu’un capitaine pressé et sans scrupule, cherchant à se débarrasser d’une cargaison suspicieusement abondante, avait, trois semaines et un jour plus tôt, quitté Ponantville pour gagner le territoire Canim. Ce ciel teinté de sang n’était sûrement pas un phénomène naturel. Si, comme Ehren le suspectait, cela signifiait que les Canims faisaient de nouveau usage de leur magie, et cette fois à une échelle dont personne ne les aurait imaginés capables, alors cela allait sérieusement ralentir les affaires à Ponantville, et partout ailleurs sur la côte où les troupes d’incursion canimes pouvaient accoster. Ehren termina la phrase qu’il avait commencée : ses notes, rédigées dans un code secret connu uniquement des Curseurs, et non le bilan qu’Ullus le croyait être en train de dresser. Il avait déjà préparé un résumé de tout ce qu’il avait appris au cours des derniers mois, et n’avait plus qu’à ajouter ses observations des quelques derniers jours dans le petit étui imperméable accroché à sa ceinture. Ce qu’il fit, avant de sortir de la cabane pour descendre tranquillement vers le port. Ses pas résonnaient étrangement dans le silence inhabituel des îles. Il ne lui fallut pas longtemps pour voir ce qui avait fait sonner l’alarme au guetteur : un bateau était entré dans le port. Ehren mit un moment à s’en assurer, mais la vue du capitaine Demos sur le pont confirma ses soupçons : il s’agissait de la Slive. Le vaisseau était arrivé sous un vent fort, toutes voiles dehors, et son équipage se mouvait avec les gestes hâtifs et saccadés d’hommes exténués qui n’avaient pas un instant à perdre. Une brusque rafale de vent froid heurta Ehren de plein fouet, et le jeune homme plissa les yeux pour scruter l’horizon à l’ouest. Tout là-bas de l’autre côté des flots, il distingua une longue barre sombre. Une tempête approchait. La Slive profita de son élan pour virer brusquement, tremblant et grinçant de toute sa membrure. La manœuvre fit jaillir devant sa proue une lame d’étrave assez haute pour asperger le quai d’eau salée ; puis le vaisseau lui-même s’accota au quai, déjà tourné vers l’ouest et la sortie du port, prêt à reprendre la mer. Ehren sut soudain avec certitude qu’il voulait quitter l’île. Il reprit sa route vers le port et remonta le vieil embarcadère jusqu’à la Slive. Deux hommes qui arpentaient le pont, l’arc à la main, prirent acte de sa présence. Ehren ralentit prudemment le pas en arrivant près du bateau, et attendit à bonne distance de la passerelle qui était en train d’être abaissée. Le capitaine Demos fut le premier à descendre celle-ci et dévisagea Ehren d’un œil impassible où ne se lisait aucune émotion humaine hormis une lueur fugitive indiquant qu’il avait reconnu le jeune homme. — Le scribe du receleur, dit-il en hochant la tête. — Oui, capitaine, répondit Ehren en lui rendant respectueusement son salut. En quoi puis-je vous être utile ? — Mène-moi à ton maître, et en vitesse, répliqua Demos. Sur ces mots, il émit un sifflement perçant sans utiliser ses doigts, et cinq ou six hommes arrêtèrent immédiatement ce qu’ils faisaient pour descendre la passerelle après lui. Chacun d’eux, remarqua Ehren, était grand, armé, et arborait une mine menaçante. En fait, tous les hommes à bord, qui préparaient déjà le bateau à repartir, étaient armés. Il y avait même quelques pièces d’armure en évidence, essentiellement des cottes de mailles raccourcies et des morceaux de cuir bouilli. Ce n’était guère là une vision commune, même sur un vaisseau pirate. Les armes n’étaient qu’une gêne pour un matelot dans les gréements. Même la plus légère armure représentait pratiquement un arrêt de mort pour lui s’il venait à tomber à la mer. Aucun marin, qu’il soit pirate ou non, ne revêtait ce genre d’équipement sans une très bonne raison. Ehren se rendit compte que le capitaine Demos le dévisageait avec une intensité déconcertante, bien que toujours sans exprimer la moindre émotion. Le marin avait la main posée avec nonchalance sur la poignée de son épée. — Une question, scribe ? demanda-t-il. Ehren leva les yeux sur lui, intuitivement conscient du danger immédiat qui le guettait. Il inclina prudemment la tête et répondit : — Non, monsieur. Ce ne sont pas mes affaires. Demos acquiesça et ôta la main de son arme pour lui faire signe de les précéder, lui et son escorte, en répliquant : — Et ne l’oublie pas. — Bien, capitaine. Par ici, monsieur. Ehren conduisit Demos et ses hommes à la cabane d’Ullus. Le receleur sortit à leur rencontre, un vieux glaive rouillé passé à sa ceinture, arborant, sous l’effet de l’alcool, une mine intrépide et renfrognée. — Bonjour, capitaine, dit-il. — Receleur, répondit froidement Demos. Je suis ici pour prendre mon argent. — Ah ! dit Ullus. (Il regarda l’escorte armée de Demos et plissa les yeux.) Eh bien ! comme je vous l’ai dit, monsieur, trois semaines ne constituaient guère un délai suffisant pour écouler votre marchandise. — Et comme je te l’ai dit : tu vas me payer comptant ce que tu n’as pas réussi à vendre. — Si seulement j’avais de quoi faire cela. Mais il m’est impossible de me procurer une telle somme en espèce en cette saison. Si vous revenez me voir à l’automne, je devrais avoir davantage à disposition. Demos garda un moment le silence. Puis il répondit : — Je n’ai aucun plaisir à voir un marché tourner court. Mais j’ai été parfaitement clair, receleur. Et tu as peut-être la langue fourchue, mais pour ma part je suis un homme de parole. (Il tourna la tête vers ses hommes et leur dit :) Tranchez-lui la gorge. Ullus réagit plutôt rapidement, son arme en main avant qu’aucun des hommes de Demos ait eu le temps de dégainer. — Ce ne sera peut-être pas si facile à faire, rétorqua-t-il. Et ça ne vous apportera rien. Mon argent est caché. Si vous me tuez, vous n’en verrez pas le moindre bélier de cuivre. Demos leva une main et ses hommes s’arrêtèrent net. Le capitaine dévisagea Ullus une seconde, puis dit : — Par tous les Corbeaux ! l’ami. Tu es vraiment aussi stupide que tu en as l’air. Je pensais que tu faisais semblant. — Stupide ? répéta Ullus. Pas assez, en tout cas, pour me laisser marcher dessus sur ma propre île. Ehren resta le plus immobile possible, à l’écart, prêt à se jeter derrière la cabane si l’on en venait à se battre. Soudain, il sentit le vent tourner assez brusquement. La brise capricieuse et changeante qui soufflait par saccades paresseuses sur l’île depuis le début de la journée disparut. Quelque chose qui ressemblait au souffle d’un énorme animal traversa les terres avec un long gémissement. Les bannières hissées dans le port se déployèrent brusquement vers l’horizon et se mirent à claquer comme des fouets sous les assauts du vent chaud et humide qui s’était levé si brusquement. Demos tourna son attention sur les bannières, et plissa les yeux. Soudain poussé par un obscur instinct, Ehren se tourna vers Demos. — Capitaine, dit-il, dans l’intérêt de nous faire gagner du temps, j’ai une proposition à vous faire. — Tais-toi, esclave, gronda Ullus. Demos jeta un coup d’œil impavide à Ehren, qui poursuivit : — Je sais où son argent est caché. Si vous m’accordez une place à bord de votre navire jusqu’au continent, je vous montrerai où il est. Ullus se retourna vivement vers lui, furieux. — Non mais pour qui tu te prends, sale petit vaurien ? Ferme ton clapet. (Il brandit son épée rouillée.) Ou je le ferai pour toi. — Capitaine ? insista Ehren. Marché conclu ? Ullus poussa un cri de rage et se rua sur Ehren en levant son arme. Vif comme l’éclair, Ehren sortit son petit couteau de la large manche de sa tunique, où il était caché. Il attendit jusqu’au dernier moment l’attaque d’Ullus, puis l’esquiva d’un cheveu en faisant souplement un pas de côté. Simultanément, il frappa vivement le receleur, d’un seul coup qui créa une entaille de cinq centimètres de long sur presque autant de profondeur. Le sang jaillit de la gorge d’Ullus. Le receleur déguenillé s’écroula comme un ivrogne pris de vertige éprouvant la conviction soudaine qu’il était temps de faire un somme. Ehren garda un instant les yeux fixés sur sa victime, en proie à un vif regret. Ullus était un imbécile, un menteur, un criminel, et il avait vraisemblablement fait plus que sa part de choses ignobles en son temps ; ce n’était pas pour autant qu’Ehren avait voulu sa mort. Mais, si l’instinct du jeune homme ne le trompait pas, il n’avait guère eu le choix. Il était impératif qu’il quitte l’île, et Demos représentait son seul espoir de le faire. Il se tourna vers le capitaine et se pencha pour essuyer la lame de son petit couteau sur le dos de la tunique d’Ullus. — Il semble que votre propre arrangement avec Ullus ait trouvé la conclusion que vous attendiez. Ma nouvelle proposition vous convient-elle ? Demos le dévisagea avec un visage tout aussi dénué d’expression qu’auparavant. Il jeta un rapide coup d’œil au corps d’Ullus. — Il semble que je n’ai guère d’autre choix si je veux percevoir mon argent. — Vous n’avez pas tort, acquiesça Ehren. Capitaine, je vous en prie. J’ai dans l’idée que nous n’avons pas intérêt à rester ici à parler de cela toute la journée. Demos retroussa les lèvres en une expression qui n’était pas tout à fait un sourire. — Votre technique est sûre, Curseur. — Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, monsieur. Demos grogna. — Comme d’habitude. Vous accorder la traversée est une chose. M’impliquer dans encore plus d’intrigues politiques en est une autre. — Plus coûteuse ? — Proportionnée au risque. Les morts n’ont pas besoin d’argent. Ehren hocha sèchement la tête. — Et votre propre loyauté, monsieur ? — Négociable. — L’argent d’Ullus, proposa Ehren. Et la même somme à notre arrivée en Aléra. — Le double à notre arrivée, rectifia Demos. Comptant ; ni quittance ni lettre de marque. C’est simplement votre traversée que vous achetez ; vous ne réquisitionnez pas mon vaisseau. Et je veux votre parole que vous ne vous éloignerez pas de ma vue avant de m’avoir payé tout mon dû. Ehren inclina la tête. — Ma parole ? Vous vous y fieriez ? — Si vous ne la tenez pas, les Curseurs vous feront payer d’avoir sali leur réputation. — Vous n’avez pas tort. Si je travaillais pour eux. Marché conclu. Demos hocha sèchement la tête. — Marché conclu. Par quel nom dois-je vous appeler ? — Scribe. — Montre-moi l’argent, scribe, dit Demos. (Il se tourna vers un de ses hommes.) Nous repartons immédiatement. Prenez quelques hommes et capturez toutes les femmes et tous les enfants que vous rencontrez en retournant au bateau. L’homme acquiesça et repartit en direction du port avec ses compagnons. Demos se retourna vers Ehren, qui le regardait en fronçant les sourcils. — Nous ferions mieux de nous dépêcher, dit-il. Ehren hocha sèchement la tête et le conduisit vers l’arrière de la cabane, où Ullus pensait avoir créé une astucieuse cachette dans le tas de bois. Ehren en sortit l’intégralité de la fortune sonnante et trébuchante du receleur, réunie dans un sac en cuir, et lança celui-ci à Demos. Le capitaine ouvrit le sac et versa une partie de son contenu dans le creux de sa main. C’étaient des pièces de toutes sortes, essentiellement des béliers de cuivre et des taureaux d’argent, auxquels se mêlaient quelques couronnes d’or. Demos hocha la tête et repartit en direction de son bateau. Ehren le suivit en restant à sa gauche, à un bon pas de distance, ce qui lui donnerait le temps et la place d’esquiver si jamais le pirate dégainait son épée. Une brève expression amusée apparut sur le visage de Demos. — Si je souhaitais me débarrasser de toi, scribe, dit-il, je n’aurais pas besoin de te tuer. Je me contenterais de te laisser ici. — Appelez ça de la courtoisie professionnelle, répondit Ehren. Vous n’êtes pas contrebandier ni pirate. — Je le suis aujourd’hui. Des membres armés de l’équipage de la Slive passèrent à côté d’eux en courant. Derrière lui, Ehren entendit des hurlements alors qu’ils commençaient à s’emparer de femmes et d’enfants pour les mettre aux fers. — Ainsi qu’esclavagiste, répliqua Ehren en essayant de garder un ton calme. Pourquoi ? — Ma toute dernière entreprise s’est terminée de manière fort peu satisfaisante. Je les vendrai lorsque nous atteindrons le continent pour me rembourser d’une partie de mes frais, répondit Demos. Alors qu’ils longeaient le quai, il jeta un coup d’œil vers l’ouest et son regard s’attarda sur les ténèbres grandissantes de la tempête qui s’y préparait. Après cela, Demos garda le silence jusqu’à ce qu’ils soient montés à bord de la Slive. Là, il commença immédiatement à donner des ordres, et Ehren se dépêcha de s’écarter pour ne gêner personne. Le détachement d’esclavagistes ramena une vingtaine de prisonniers enchaînés, pendant que plusieurs de leurs compagnons affrontaient les habitants de Ponantville qui tentaient de s’interposer dans une rixe aussi brève que violente. Un des pirates fut tué, et les villageois furent repoussés au prix de cinq ou six morts. Les femmes et les enfants poussés hâtivement dans la cale passèrent à moins d’un pas d’Ehren, et le jeune homme sentit son estomac se retourner au spectacle de leur détresse, de leurs sanglots et de leurs cris de protestation. Peut-être pourrait-il trouver un moyen de les aider lorsqu’ils seraient arrivés en Aléra. Il croisa les bras, ferma les yeux et essaya de ne plus songer à eux pendant que Demos et une partie de son équipage hissaient les voiles et dirigeaient le navire vers la sortie du port, en louvoyant contre le vent violent, tandis que d’autres hommes tiraient de toutes leurs forces sur les rames pour donner au bateau le plus de vitesse possible. Pendant ce temps, les sombres nuages de tempête continuaient à grossir, encore et encore, jusqu’à donner l’impression de véritables montagnes se dressant à l’horizon. Cela faisait un effet troublant que de voir chaque matelot à bord de la Slive user de toutes ses forces pour diriger le navire droit sur cette vague de ténèbres menaçantes, en attendant de pouvoir sortir du port et contourner l’île. Ils venaient juste d’atteindre le large lorsque Ehren aperçut ce contre quoi son instinct l’avait mis en garde. Des bateaux. Des centaines de bateaux. Des centaines d’énormes navires, larges et plats, qui voguaient en formation, leurs grandes voiles noires gonflées au maximum par le vent puissant qui les accompagnait. D’un bout à l’autre, l’horizon était empli de voiles noires. — Les Canims, murmura Ehren. Les Canims arrivaient, plus nombreux que jamais auparavant dans toute l’histoire d’Aléra. Ehren eut soudain les jambes en coton, et dut s’appuyer au garde-fou de la Slive pour se soutenir, les yeux rivés sur l’armada qui fonçait sur eux. Au loin, à Ponantville, il entendit le tocsin sonner avec affolement. En se retournant, il vit l’équipage ivre et désorganisé de l’autre bateau qui se précipitait vers le quai ; mais, à la vitesse à laquelle la flotte canime avançait, ils n’arriveraient jamais à sortir du port avant que les voiles noires leur coupent la route. La Slive doubla le cap le plus au nord de l’île de Ponantville, et l’équipage ajusta ses gréements pour voguer sous le vent et non plus contre lui. En quelques minutes, les voiles en toile grise du vaisseau aléréen se tendirent avec un ronflement, gonflées par l’avant-garde venteuse de la sombre tempête, et la Slive bondit vers le large. Ehren gagna lentement l’arrière du vaisseau, s’arrêtant à la poupe pour regarder derrière eux. Il vit quelques bateaux se détacher de la flotte canime et s’abattre sur Ponantville comme des loups sur un troupeau. En levant les yeux, Ehren découvrit Demos debout à côté de lui. — Les femmes et les enfants, dit-il doucement. — Autant qu’on a pu en emporter, répondit le capitaine. De la fumée commença à monter de Ponantville. — Pourquoi ? demanda Ehren. Demos observa la flotte canime d’un œil froid et calculateur. — Pourquoi les laisser se perdre ? J’en tirerai un bon prix. Son absence d’expression, que ce soit dans ses mots, ses gestes ou ses actes, était effroyable. Ehren croisa les bras pour dissimuler un frisson. — Est-ce qu’ils vont nous rattraper ? demanda-t-il. Demos secoua la tête. — Pas mon bateau. Soudain, il tendit la main vers la mer. Ehren regarda dans la direction qu’il indiquait en plissant les yeux. Là, entre la Slive et l’armada qui approchait, une vague soudaine jaillit à la verticale, à contresens des autres. Ehren en crut à peine ses yeux, jusqu’à ce que l’eau commence à s’ouvrir autour de la silhouette massive qui était sortie de la mer. À la distance à laquelle il se trouvait, le jeune homme ne put distinguer que quelques détails, mais l’énorme forme noire qui faisait bouillonner la surface aurait dépassé en taille la Slive, voiles comprises. — Un léviathan, souffla-t-il. C’est un léviathan. — Légèrement plus petit que la moyenne, confirma Demos. Ils n’aiment pas qu’on envahisse leur territoire. Cela fait dix jours que ces navires canims les réveillent en passant. Une profonde et retentissante vibration agita l’eau, si forte qu’elle fit frémir la surface bouillonnante de la mer, soulevant un fin nuage d’embruns. La Slive fut ébranlée d’une violente secousse, et Ehren entendit distinctement une planche céder et se casser quelque part en dessous d’eux. — Équipe de réparation, tribord arrière ! hurla Demos. — Qu’est-ce que c’était que ça ? souffla Ehren. Il avait une sensation étrange dans la plante des pieds, où les répliques de la vibration continuaient à vrombir. — Un léviathan pas content, répondit Demos. (Il jeta un coup d’œil au jeune homme, et celui-ci crut voir le coin de sa bouche tressaillir une seconde.) Détendez-vous, scribe. J’ai deux sorciers dans la cale. Ils vont nous éviter de déranger les léviathans. — Et les Canims ? — On a vu quatre navires se faire fracasser, mais ça ne les a pas ralentis. Tenez, regardez. L’énorme forme dans l’eau se dirigea un moment vers l’armada, mais replongea bientôt dans les profondeurs, créant après lui un vortex d’eau déferlante qui continua à tourbillonner longtemps après que le léviathan eut disparu. Lorsque le premier vaisseau canim atteignit l’endroit, il ne restait pour tout vestige de la présence de l’énorme bête qu’une mer violemment agitée. Le navire s’y engagea, faisant jaillir les embruns, et maintint sa trajectoire. — Faut bien leur reconnaître ça : ces chiens n’ont pas froid aux yeux, murmura Demos, le regard fixé sur le lointain. Il n’y a que les plus gros léviathans pour ne pas fuir devant cette tempête qui arrive derrière les Canims. Ils vont essuyer encore quelques pertes pendant le trajet, mais ils vont passer. — Vous leur portiez un message ? demanda Ehren. — Ce ne sont pas vos affaires. — Ça le devient si vous êtes leur complice, capitaine. Vous ont-ils tout simplement laissé vous échapper ? — « Laissé » est un bien grand mot. Mais, en même temps, je ne leur ai pas vraiment donné le choix. Ils n’ont pas été aussi sournois qu’ils voulaient bien le croire. Les corbeaux mourront de faim avant que je laisse un chien galeux de prêtre me planter un couteau dans le dos. — Un prêtre ? — Toge, livres, parchemins, répondit Demos. Parle beaucoup pour ne rien dire. S’appelle Sarl. Sarl. Ancien chambellan de l’Ambassadeur Varg à la capitale et c’était lui qui avait comploté avec les vordes pour tuer le Premier Duc. Sarl, qui s’était évadé d’Aléra malgré tous les efforts des légions et des ducs pour le retrouver et l’arrêter. Sarl qui, Ehren en était désormais sûr, devait avoir eu de l’aide en Aléra même. — Kalarus, murmura Ehren. Demos renvoya au jeune homme ses paroles antérieures, en imitant ses intonations. — Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, monsieur. Ehren l’étudia un moment, certain que ce démenti de façade avait valeur de confirmation indirecte. Dans ce cas, cela voulait dire que Demos avait été engagé par Kalarus pour porter un message aux Canims qui avaient promptement essayé de le tuer avant qu’il puisse s’échapper. À l’évidence, Demos n’avait aucune intention d’aider les autorités pour se venger ; les criminels de ce genre trouvaient rarement des gens prêts à travailler à long terme avec eux. Mais il devait quand même avoir été énervé par cette trahison, assez pour laisser Ehren apprendre indirectement qui l’avait engagé et ce qui se passait. — Vous savez ce que cela veut dire, dit le jeune homme en secouant la tête. Un messager. Cette armada. C’est la guerre, capitaine. Et vous n’êtes pas le seul à avoir été trahi. Demos garda les yeux fixés sur la flotte canime et ne répondit rien. La nappe d’ombre formée par la tempête qui poussait l’armada canime en avant engloutit intégralement l’île de Ponantville. Ehren se tourna vers Demos. — Je triplerai votre paie si vous m’amenez en Aléra assez vite pour prévenir les légions. Pas de questions. Le mercenaire lui jeta un coup d’œil et garda longuement le silence. Puis il retroussa de nouveau les lèvres et hocha imperceptiblement la tête. — Maître d’équipage ! appela-t-il. — Oui, capitaine ? — Renforcez le grand mât, déployez toute la toile et prévenez les sorciers ! Que ce vieux rafiot montre ce qu’il a dans le ventre ! Chapitre 19 Isana ouvrit les yeux et crut qu’elle allait défaillir. Avec sa délicatesse et sa précision de geste habituelles, Septimus lui avait passé une bague au doigt, si doucement qu’elle n’avait rien senti. L’anneau semblait d’argent, mais était si finement ouvré qu’elle en sentait à peine le poids. La monture représentait deux aigles qui se faisaient face et portaient une pierre précieuse sur leurs ailes déployées vers l’avant. La gemme elle-même était taillée en forme de diamant élancé, mais Isana n’en avait jamais vu de pareille : moitié rouge vif, moitié azur éclatant, elle était divisée exactement par le milieu sans que la moindre soudure soit détectable. — Oh ! murmura la jeune femme. (Ses yeux s’écarquillèrent, ses joues rosirent.) Oh ! là, là ! Septimus fit entendre un petit rire ; Isana perçut le plaisir que lui causait sa réaction, et sentit la même joie monter en elle, tout comme lorsqu’elle avait entendu son rire pour la première fois. L’émotion la laissa sans voix, et elle ne put que rester assise, les yeux rivés sur lui, à le dévisager avidement. Les cheveux bruns, les yeux d’un vert intense, grand et fort, il était si beau ; ses traits étaient expressifs et éloquents, même quand il se taisait, et sa voix de basse était chaude et profonde. Ils étaient assis tous deux sur une couverture étalée au sol, sur la rive du petit lac près de la garnison de légionnaires de la vallée de Calderon, sous la pleine lune de l’équinoxe d’automne. Ils venaient d’y prendre leur repas ensemble, comme ils l’avaient fait tant de fois depuis le printemps, se nourrissant mutuellement tout en échangeant murmures, rires et baisers. Septimus avait demandé à Isana de fermer les yeux, et elle avait obtempéré, certaine qu’il était sur le point de lui montrer une fois de plus quelque chose d’amusant. À la place, il avait glissé à son annulaire gauche une bague portant tous les emblèmes de la Maison de Gaius. — Oh ! Septimus, souffla Isana. Ne le dis pas. Le jeune homme rit de nouveau. — Mon amour, comment pourrais-je ne pas le dire ? (Il prit ses mains dans les siennes.) J’ai maudit mon père lorsqu’il a envoyé la légion ici, si loin, reprit-il doucement. Mais je n’aurais jamais pensé y rencontrer quelqu’un comme toi. Quelqu’un d’une telle force, d’une telle intelligence, d’une telle beauté. Quelqu’un… (Il eut un léger sourire qui lui donna un air juvénile.) Quelqu’un en qui je peux avoir confiance. Quelqu’un que je veux garder à mes côtés, pour toujours. Je ne peux pas prendre le risque de te perdre si la légion est déployée ailleurs, mon amour. (Il souleva une des mains d’Isana pour y déposer un baiser.) Épouse-moi, Isana. S’il te plaît. Le monde se mit à tournoyer follement autour de la jeune femme, mais elle ne pouvait pas détacher les yeux du seul point qui y restait stable : Septimus, avec ses yeux brillants d’intensité au clair de lune. — Ton père, bégaya Isana. Je ne suis même pas une Citoyenne. Il ne le permettrait jamais. Septimus jeta un coup d’œil irrité dans la direction approximative de la capitale. — Ne t’inquiète pas de ça. Je me charge de père. Épouse-moi. Isana cligna des yeux, choquée. — C’est le Premier Duc ! — Et moi, je suis le Princeps, répliqua Septimus. Mais nos titres n’ont pas grand-chose à voir là-dedans. C’est peut-être le Premier Duc, mais c’est également mon père, et les Grandes Furies savent que nous avons eu plus d’une prise de bec par le passé. Épouse-moi. — Mais ça risque de te causer tant de soucis, insista Isana. — Parce que père cherche à préserver les traditions, mon amour. (Septimus se pencha vers elle, le regard brillant, étincelant.) Il ne voit pas que les temps changent, qu’Aléra doit devenir un monde meilleur pour tous et pas seulement pour les Citoyens. Pas seulement pour ceux qui ont assez de pouvoir pour prendre ce dont ils ont envie. Le royaume doit changer. (Ses yeux lançaient des éclairs, et sa voix était pleine de conviction et de passion.) Lorsque je serai Premier Duc, je participerai à cette évolution. Et je te veux à mes côtés à ce moment-là. Sur ces mots, il s’avança, pressa doucement Isana contre la couverture et lui déposa un baiser sur la bouche. La surprise d’Isana laissa place à un brusque ouragan de plaisir et de désir, et elle sentit son corps se détendre et onduler pour venir se lover contre celui de Septimus pendant qu’il l’embrassait de ses lèvres douces, fortes, avides, brûlantes. Elle n’aurait su dire combien de temps dura leur baiser, mais lorsque leurs bouches se séparèrent enfin, elle avait l’impression d’être en feu, de brûler de l’intérieur. Le désir était si intense qu’elle arrivait à peine à garder les yeux fixés sur quelque chose. Septimus fit courir ses lèvres sur la gorge d’Isana, puis déposa lentement un baiser sur sa peau au-dessus de son pouls palpitant, la faisant frissonner. Le jeune homme redressa lentement la tête, et plongea son regard dans le sien. — Épouse-moi, Isana, répéta-t-il doucement. La jeune femme perçut en lui le même désir que le sien, l’appel sauvage de la chair, la vague montante de la passion, la chaleur de l’amour qu’il éprouvait pour elle ; puis elle vit autre chose dans ses yeux. Septimus avait peur. Peur qu’elle dise « non ». Isana eut presque le cœur brisé à la seule perspective du chagrin qu’elle pouvait lui infliger. Elle leva une main pour lui caresser le visage. Jamais elle ne lui aurait fait de mal, jamais elle ne l’aurait fait souffrir. Jamais. Et il l’aimait. Il l’aimait. Elle pouvait le percevoir en lui, cet amour solide qui avait grandi, grandi encore, et trouvé son miroir en elle. La jeune femme sentit sa vue se brouiller de larmes et, simultanément, un petit rire haletant lui échapper. — Oui, répondit-elle. Oui. La vague soudaine de la joie qu’éprouvait Septimus l’envahit, et elle se jeta sur lui, le faisant rouler sur le dos pour lui embrasser le visage, la gorge, les mains, goûter sa peau, se repaître de sa chaleur et de sa beauté. Sa raison céda sous les assauts de l’exultation, du désir, et, comme mue par une volonté qui n’était pas la sienne, elle se mit à tirer violemment sur la tunique du jeune homme pour l’ouvrir et faire courir ses mains, ses ongles, sa bouche sur les muscles durs en dessous. Septimus poussa un gémissement presque douloureux, et Isana sentit les hanches du jeune homme se soulever à la rencontre des siennes, sentit sa chaleur dure presser si fort contre son propre corps qu’elle eut l’impression qu’ils allaient peut-être simplement prendre feu, ensemble. Septimus lui prit le visage entre ses mains et chercha son regard. Isana vit dans ses yeux tout ce qu’elle avait déjà perçu en lui, vit combien il désirait tout simplement se laisser aller, s’abandonner à l’instant présent. — Tu es sûre ? demanda-t-il dans un chuchotement rauque. Tu n’as jamais fait ça. Es-tu sûre de vouloir le faire maintenant ? Isana ne pouvait pas se fier à ses lèvres pour répondre, à sa langue pour articuler. Celles-ci étaient bien trop obsédées par l’envie de retourner à la peau du jeune homme. Aussi se contenta-t-elle de se redresser pour le regarder fixement, haletante, la bouche ouverte, et d’enfoncer ses ongles dans son torse tout en cambrant le dos et en pressant de nouveau ses hanches contre les siennes en un mouvement ondoyant d’une lenteur presque insoutenable. Septimus percevait ses émotions, tout comme elle percevait les siennes. Toute parole était inutile et indésirable. Les yeux du jeune homme se troublèrent de désir et de passion ; il souleva Isana et l’allongea de nouveau sur le dos, en arrachant un autre baiser sauvage à ses lèvres entrouvertes, offertes. Il remonta une main le long d’une des jambes de la jeune femme, repoussant hâtivement ses jupes, et il n’y eut soudain plus rien au monde pour Isana que la passion, les sensations, le plaisir. Et Septimus. Bien plus tard, ils étaient allongés, enlacés au clair de lune en train de disparaître, bien que l’aube soit encore très lointaine. Isana croyait à peine à ce qui lui arrivait. Elle resserra son étreinte sur Septimus avec un émerveillement langoureux, goûtant sa chaleur, sa force, sa beauté. Le jeune homme ouvrit lentement les yeux, en lui adressant le sourire qu’il n’avait pour rien ni personne d’autre qu’elle, et Isana en ressentit une satisfaction et une fierté délicieuses. Elle ferma les yeux et enfouit son visage contre le torse de Septimus. — Mon seigneur, mon amour, dit-elle. — Je t’aime, Isana, répondit-il. La vérité de cette déclaration résonna dans le cœur d’Isana. Elle percevait cet amour entre eux, son flot semblable à celui d’une rivière, passant sans fin de l’un à l’autre. — Je t’aime, chuchota-t-elle, avant de frissonner de pure exultation. C’est… c’est comme un rêve. Je suis terrifiée à l’idée de découvrir en ouvrant les yeux que tout cela a disparu, et que je suis dans mon lit. — Je ne pourrais pas le supporter si tout cela n’était qu’un rêve, murmura Septimus, la bouche contre les cheveux de la jeune femme. Tu ferais mieux de rester endormie, dans ce cas. Isana ouvrit les yeux et se découvrit dans une chambre qu’elle ne connaissait pas. Pas au clair de lune. Pas jeune. Pas amoureuse. Pas avec lui. Septimus. Ce n’était pas la première fois que ce rêve – ces souvenirs, en fait, parfaitement conservés comme une fleur dans un bloc de glace – lui venait. Ils rendaient son rêve si réel qu’elle ne pouvait jamais se rappeler, pendant qu’elle les revivait, qu’elle était en train de rêver. Le réveil fut aussi douloureux que toutes les autres fois. Une souffrance longue, interminable, qui lui perçait le cœur, la tourmentait avec ce qui aurait pu être et ne serait jamais. C’était une véritable torture ; mais le simple fait de pouvoir le revoir, le toucher de nouveau, en valait la peine. Elle ne pleura pas. Elle avait dépassé le stade des larmes depuis longtemps. Elle savait que ses souvenirs s’estomperaient d’ici au matin, pour n’être plus que de pâles ombres d’eux-mêmes. Elle se contentait de se raccrocher à ces images aussi longtemps que possible. La porte s’ouvrit et Isana, en levant les yeux, aperçut son frère qui se penchait par l’entrebâillement. Bernard entra aussitôt, s’approcha vivement du chevet de sa sœur et lui adressa un sourire chaleureux. Isana s’efforça de le lui rendre. — Bernard, dit-elle d’une voix lasse, un jour, j’aimerais voir s’écouler plusieurs semaines de suite sans m’évanouir pendant une crise. Son frère se pencha pour l’envelopper dans une vaste étreinte. — Les choses vont finir par se calmer, lui dit-il. Sire Cereus dit que c’est parce que tes dons d’aquafèvre sont extrêmement développés, sans pour autant être compensés par assez de ferrifèvrerie pour te permettre de supporter ta propre empathie. — Sire Cereus, répéta Isana. Est-ce donc chez lui que je me trouve ? — Oui. Dans une de ses chambres d’amis. Il a offert l’hospitalité de sa Citadelle aux Citoyens réfugiés bloqués ici. Isana haussa les sourcils. — Bloqués ? Bernard, que se passe-t-il ? — C’est la guerre, répondit Bernard d’un ton bref. Sire Kalarus marche sur Cérès avec ses troupes. La ville sera bientôt en proie aux combats. — L’imbécile, fit Isana en secouant la tête. Si je comprends bien, il est trop tard pour partir ? — Pour partir sans risques, en tout cas. Tu étais particulièrement visée par les assassins qui ont attaqué le restaurant ; il reste des agents de Kalarus dans la ville et l’avant-garde de ses troupes est déjà dans le coin. Tu es plus en sécurité ici. Giraldi va rester avec toi, et Ombre aussi. Isana se redressa brusquement dans son lit. — Ombre ? Il est ici, à Cérès ? Bernard indiqua la porte du pouce, par-dessus son épaule. — Dans le couloir, même. Et armé. Et je n’ai jamais vu personne se battre comme il l’a fait. (Il secoua la tête.) J’ai toujours cru qu’il n’était qu’un légionnaire disgracié. — Pourquoi est-il là ? demanda sèchement Isana. Pourquoi n’est-il pas avec Tavi ? Bernard la regarda avec une légère stupeur. — Tavi ? Je sais que Gaius a emmené Ombre à la capitale pour le faire servir comme esclave à l’Académie… (Il fronça les sourcils.) Isana ? Tu es en colère… Isana se força à mettre de côté sa panique grandissante et à calmer l’agitation qui se lisait sur son visage. — Je suis désolée… C’est juste que je suis tellement… Ça va aller, Bernard. — Tu es sûre ? Isana, je… Eh bien ! quand tu m’as dit d’acheter Ombre, je l’ai fait. Je ne t’ai jamais demandé pourquoi. J’étais sûr que tu avais tes raisons, mais… (Un silence pesant tomba entre eux, et Bernard finit par reprendre :) Est-ce qu’il y a quelque chose que je dois savoir ? Isana n’osa pas regarder son frère dans les yeux. — Pas tout de suite, répondit-elle. Cette réponse fit se renfrogner Bernard. Avant qu’il puisse poser une autre question, Isana indiqua de la tête les vêtements de travail de son frère et sa cape de forestier. — Où vas-tu ? demanda-t-elle. Bernard hésita un instant puis lui adressa un sourire en coin. — Je ne peux pas te le dire. Pas tout de suite. Mission. — Quelle mission ? (Isana inclina la tête sur le côté et reprit :) Ah ! je vois. La mission d’Amara. Bernard hocha la tête d’un air vaguement penaud. — Oui, répondit-il. — Elle te rend heureux, n’est-ce pas ? fit Isana. Le visage de son frère cadet se fendit d’un petit sourire. — Oui. Comme Isana avait rendu Septimus heureux. Elle sentit son cœur se pincer légèrement, mais cacha sa peine sous un sourire. — D’après ce que j’ai entendu, ajouta-t-elle d’un ton sardonique, très heureux. — Isana ! protesta Bernard en rougissant. Isana laissa un petit rire silencieux s’échapper de ses lèvres. — Tu t’en vas bientôt, je présume ? — Avant le point du jour. Je m’apprêtais à partir. Mais j’espérais que tu te réveillerais à temps. — Est-ce que tu vas… (Isana se rembrunit.) Est-ce… Bernard sourit à sa sœur et lui toucha l’épaule. — Ça va aller. Je te raconterai tout en rentrant. Isana put sentir l’assurance et la sincérité de Bernard à travers le contact de sa main sur son épaule, mais elle perçut aussi son incertitude et sa peur. Même si son frère ne craignait pas pour sa vie et n’était pas gouverné par ses appréhensions, il savait pertinemment qu’il était sur le point de se mettre en danger et que l’avenir n’offrait aucune certitude. On frappa à la porte, on l’ouvrit, et Giraldi passa la tête dans l’embrasure. — Votre Excellence, dit-il, votre comtesse maigrichonne vient juste de passer en coup de vent sur le chemin de la Tour. Elle a dit qu’il fallait que vous la rattrapiez. Bernard hocha brièvement la tête, puis se retourna pour étreindre de nouveau sa sœur, encore plus fort. Isana savait que ses côtes n’allaient pas vraiment se briser, car elle avait déjà enduré nombre de ces étreintes de Bernard par le passé, mais elle finit par faire entendre un murmure plaintif et le repoussa. C’était, se disait-elle parfois, la seule chose qui permettait à son frère de savoir s’arrêter. — Giraldi va rester avec toi, dit Bernard. Je t’aime. — Moi aussi, répondit Isana. Bonne chance. Bernard se pencha pour l’embrasser sur le front, puis se releva et se dirigea vers la porte. — Prenez bien soin d’elle, centurion. — Comme si j’avais besoin qu’on me le dise, grommela Giraldi en faisant un clin d’œil à Isana. — Quoi ? lança Bernard par-dessus son épaule. — Rien, monsieur ! répondit Giraldi. Rien du tout. — Effroyable, murmura Isana, ce manque de discipline qu’il y a dans les légions aujourd’hui. — Scandaleux, acquiesça le vétéran. Exploitante, avez-vous besoin de quoi que ce soit ? À manger, à boire ? — Un peu d’intimité pour commencer, répondit Isana. Et puis quelque chose de simple ? — Je vais vous trouver ça. — Centurion. Auriez-vous la gentillesse de m’envoyer Ombre ? Giraldi s’arrêta à côté de la porte et poussa un grognement. — Cet esclave défiguré ? L’homme-légion ? Isana dévisagea le vieux soldat un moment, sans rien dire. — Ça paraît un peu bizarre, poursuivit Giraldi, que ce vieil Ombre ait été là-bas dans votre exploitation toutes ces années, et qu’on ne l’ait jamais vu se servir ne serait-ce que d’un couteau. Je pensais que toutes ces cicatrices sur ses bras étaient dues à son travail dans la forge. Et puis ce soir, il s’est taillé un chemin au milieu de ces fous comme à travers des toiles d’araignées. Ça pousse à se demander qui il est vraiment. Isana croisa les bras en tapotant impatiemment du bout d’un doigt, et ne répondit rien. — Hum ! grommela Giraldi en sortant de son pas boitillant. Le mystère s’épaissit. Quelques instants plus tard, Ombre entra dans la pièce. Il était toujours vêtu de sa blouse grossière de marmiton, tout aspergée de sang, mais il portait aussi un ceinturon de légionnaire, auquel il avait passé son vieux glaive. Il s’était également procuré une vieille cape bleu nuit, usée, et était chaussé de bottes militaires. Un linge taché de sang était grossièrement noué autour de sa main gauche, mais si la blessure le faisait souffrir, il n’en montrait rien. Il referma la porte derrière lui et se tourna vers Isana. — Tavi ? demanda doucement celle-ci. Ombre prit une inspiration apaisante. — En mission. Gaius l’a envoyé sur le terrain. Isana ressentit les premières palpitations de la panique. — Gaius a deviné ? — Je crois, oui, répondit calmement Ombre. — Tavi est tout seul ? L’esclave secoua la tête, laissant ses longs cheveux retomber sur son visage, comme d’habitude, et cacher une grande partie de son expression. — Antillar Maximus est avec lui. — Maximus. Le garçon à qui Tavi a sauvé la vie ? Deux fois ?! Ombre ne releva pas la tête, mais sa voix se durcit. — Le jeune homme qui par deux fois a prouvé sa loyauté envers son ami et le royaume. Maximus a risqué sa vie pour protéger Tavi du fils d’un Haut Duc. Vous ne pouvez pas en demander davantage, à personne. — Je ne remets pas en question son empressement à risquer sa vie, rétorqua Isana. C’est son aptitude à le faire qui m’inquiète. Par les Grandes Furies ! Araris, c’est carrément une habitude chez lui. — Parlez moins fort, ma dame, la mit en garde Ombre, sans se départir de sa douceur. Isana n’avait jamais compris comment il arrivait à faire cela. Elle secoua la tête avec lassitude. — Ombre, reprit-elle plus bas, je ne suis pas votre dame. — Comme il plaira à ma dame. Isana se renfrogna, puis d’un geste nonchalant de la main indiqua qu’elle renonçait à argumenter. — Pourquoi n’es-tu pas resté avec lui ? — Ma présence aurait attiré l’attention sur lui, répondit Ombre. Gaius l’a incorporé dans la Légion Aléréenne qui vient d’être formée. (Il indiqua d’un geste l’affreuse flétrissure sur son visage, marque de lâcheté imprimée dans la chair des soldats qui avaient fui les combats.) Je n’aurais pas pu rester à ses côtés. Si j’avais dû me battre, il est probable que quelqu’un m’aurait reconnu, et cela aurait soulevé bien des questions quant à la raison pour laquelle un singulare du Princeps Septimus, supposé mort depuis vingt ans, veille sur le jeune homme. — Gaius n’avait pas besoin de l’envoyer là-bas, insista Isana. Il a voulu l’isoler. Le rendre vulnérable. — Il a voulu, la contredit Ombre, le tenir à l’écart des yeux du public et en lieu sûr. — En le plaçant dans une légion, répliqua Isana, d’un ton lourd d’incrédulité. Au moment où une guerre civile vient d’éclater. Ombre secoua la tête. — Vous ne voyez pas le tableau dans son ensemble, ma dame. La Première Aléréenne est la seule légion qui ne verra pas le feu dans une guerre civile. Pas alors que la loyauté de tant de ses soldats et de ses officiers est promise à des villes, des ducs et des maisons des deux côtés de la bataille. Par ailleurs, elle a établi le camp à l’extrême ouest du val d’Amarante, loin de tout combat. Et je ne serais pas surpris d’apprendre que Gaius a donné l’ordre de l’envoyer encore plus à l’ouest, loin du théâtre des affrontements. Isana se rembrunit et croisa les doigts sur ses genoux. — Tu es sûr qu’il est en sécurité ? — Il n’y a aucun endroit où il le serait complètement, répondit Ombre d’un ton calme. Mais à présent, il est caché parmi des milliers d’hommes habillés exactement comme lui, qui n’engageront le combat avec aucune des légions des Hauts Ducs, et qui ont été conditionnés par leur entraînement et la tradition à protéger leurs camarades. Il est accompagné du jeune Maximus, qui est plus dangereux avec une épée que n’importe quel garçon de son âge qu’il m’ait été donné de rencontrer – hormis mon suzerain lui-même – et dont les dons de furifèvre sont formidables. Et, connaissant Gaius, il y a probablement d’autres agents auprès de lui même si je n’ai pas été informé de leur présence. Isana croisa les bras et les serra contre sa poitrine. — Pourquoi es-tu venu ici ? demanda-t-elle. — La Couronne avait reçu des indications comme quoi vous étiez personnellement visée par Kalarus. — La Couronne, rétorqua Isana, et tous ceux qui se trouvaient à cette fête du Printemps chez lui, ainsi que les domestiques et tous ceux à qui ils ont pu parler, ou qui ont entendu des rumeurs. — Plus spécifique, répondit Ombre. Il m’a demandé de veiller sur vous. J’ai accepté. — Il t’a demandé ? répéta Isana avec étonnement. Ombre haussa les épaules. — Gaius Sextus n’a aucun droit sur ma loyauté, et il le sait. Isana sentit un léger sourire naître sur ses lèvres. — Je ne peux pas lui faire confiance. Je ne peux faire confiance à aucun d’eux. Pas lorsqu’il s’agit de Tavi. L’expression d’Ombre ne changea pas, mais Isana sentit émaner de lui un éclair de quelque chose qu’elle n’avait jamais perçu en lui auparavant : une pointe de colère. — Je sais que vous cherchez seulement à le protéger, dit l’esclave. Mais vous ne rendez pas du tout justice à Tavi. Il est plus redoutable et plus compétent que vous l’imaginez. Isana le regarda avec surprise. — Ombre… — Je l’ai constaté de mes propres yeux, poursuivit Ombre. (La colère qu’Isana avait perçue en lui continuait à croître.) Je l’ai vu agir sous la pression. Il est capable de bien plus que la plupart des hommes, dons de furifèvre ou non. Et c’est plus que ça… Isana s’arracha aux soucis qui l’obsédaient pour accorder vraiment son attention à l’homme défiguré. Sa peau trop pâle, marbrée de rouge, luisait d’une sueur froide. Ses pupilles étaient dilatées, et les veines de son cou et d’une de ses tempes palpitaient à se rompre. — Il fait ressortir le meilleur de ceux qui l’entourent, poursuivit Ombre d’un ton coléreux. Il les rend meilleurs qu’ils ne le sont. Meilleurs qu’ils croyaient pouvoir être. Comme son père. Par tous les Corbeaux ! comme le père que j’ai abandonné à sa mort… Soudain, il leva sa main blessée pour la regarder fixement. Il tremblait violemment et avait des taches blanches sur les lèvres. Il cligna des yeux, en proie à une visible confusion, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais fut pris d’un spasme violent qui le jeta à terre, secoué de violentes convulsions. Il s’agita spasmodiquement pendant plusieurs secondes, puis fit entendre un léger gémissement et devint complètement inerte. — Ombre ! souffla Isana en se levant péniblement de son lit. La pièce tangua autour d’elle et la jeta par terre. Elle n’avait pas la force de se relever, mais s’approcha de l’esclave inanimé à quatre pattes, et tendit la main vers sa gorge pour sentir son pouls. Elle ne le trouva pas. Chapitre 20 Isana posa vivement une main sur la poitrine d’Ombre, en invoquant Rill pour qu’elle l’aide à percevoir le corps de l’homme inanimé par l’intermédiaire de ses sens de furie d’eau. Après son récent malaise, cet effort s’avéra tout simplement trop grand. Elle eut l’impression que son crâne allait exploser de pure souffrance, et son propre cœur se mit à palpiter douloureusement sous l’effet d’une panique soudaine lorsqu’elle se rendit compte qu’elle n’avait plus la force de se redresser. Elle poussa un faible cri de frustration exacerbée, puis serra les dents et se concentra. Donner libre cours à ses émotions n’aiderait en rien l’homme inerte à côté d’elle. — À l’aide ! appela-t-elle. (Son cri lui parut pitoyablement faible, et elle fut certaine que le son n’en porterait pas au-delà de la porte en bois. Avec peine, elle prit une profonde inspiration et fit une nouvelle tentative.) J’ai besoin d’aide ici ! Guérisseur ! Cette fois, la porte s’ouvrit à la volée et Giraldi jeta un rapide coup d’œil tout autour de la pièce avant de pousser un juron grossier et de se précipiter auprès d’Isana en claudiquant terriblement. — Exploitante ! s’exclama-t-il. — Pas moi, répondit Isana, d’une voix faible et frustrée. Ombre a fait un malaise. Ne respire plus. Guérisseur. Le vieux centurion hocha sèchement la tête et, se relevant, ressortit de la pièce à une vitesse qui était sûrement dangereuse pour sa jambe estropiée. Il lança un appel dans le couloir, et des pas pressés se firent entendre. Des gardes apparurent, tout d’abord, puis, moins d’une minute plus tard, ils escortèrent dans la pièce une jeune femme vêtue d’une robe blanche toute simple. C’était une créature pâle, à la peau si blanche qu’elle en était presque translucide, et aux cheveux – plutôt courts, pour une femme si jeune – fins et légers comme de la soie. Isana fut certaine que sa jeunesse était authentique, et non le résultat de talents d’aquafèvre, même si elle n’aurait su expliquer d’où lui venait cette certitude. Les yeux de la guérisseuse semblaient trop grands pour son visage long, fin et vaguement triste, et étaient d’un brun si foncé qu’ils paraissaient presque noirs. Les cernes sous ses yeux ressortaient presque aussi vivement que de violentes ecchymoses, et son port révélait un aplomb et une assurance qu’Isana n’aurait attendu que d’une personne bien plus âgée. La jeune femme s’approcha aussitôt d’Ombre et s’agenouilla pour placer ses doigts de chaque côté des tempes de l’esclave, avec une attitude compétente et professionnelle, en dépit de sa lassitude évidente. — Exploitante, dit-elle tout en se concentrant sur son charme d’eau, les yeux fermés, pouvez-vous me dire ce qui lui est arrivé ? — Il s’est écroulé, répondit Isana. (Giraldi réapparut, et l’Exploitante fut partagée entre la gratitude et l’embarras lorsqu’il la souleva, sans cérémonie, pour la remettre dans son lit.) Il a commencé à délirer. Il tremblait. Puis il a eu une crise de convulsions. Il a cessé de respirer, et je n’ai pas réussi à trouver son pouls. — Il y a combien de temps ? — Moins de deux minutes. La jeune femme hocha la tête. — Il y a encore un espoir, alors. (Elle éleva brusquement la voix, et ses paroles retentirent avec la force d’une sonnerie de trompette, se réverbérant sur les murs avec un volume digne de celui d’un centurion sur le champ de bataille.) Où est ma baignoire ? Un trio de jeunes légionnaires, grognant sous l’effort, passa la porte, portant une lourde cuve de soins remplie d’eau jusqu’à ras bord. Ils la déposèrent brutalement tandis que la jeune guérisseuse débarrassait Ombre de sa cape, de son ceinturon et de ses bottes. À un hochement de tête de sa part, les gardes présents dans la pièce soulevèrent l’homme inerte pour le déposer dans la cuve. La guérisseuse s’agenouilla à la tête de la baignoire et plaça les mains sur la tête d’Ombre. — Reculez, dit-elle d’un ton qui laissa supposer qu’elle disait souvent ces mots. Les gardes s’écartèrent précipitamment de la baignoire et sortirent de la pièce. À un signe de tête d’Isana, Giraldi les suivit. La guérisseuse resta silencieuse pendant plusieurs secondes, la tête penchée, et Isana dut se retenir de lui hurler de se dépêcher. Puis une pression commença à envahir l’air de la pièce, une sensation étrange qui fit à Isana l’effet d’un vent invisible pressant contre sa peau. Les fins cheveux de la guérisseuse commencèrent à se dresser sur sa tête, un par un, comme s’ils flottaient au gré d’une douce brise montante, bien qu’Isana ne perçoive aucun mouvement d’air. La jeune femme resta silencieuse un moment, puis poussa un long soupir, et ce qui ressemblait à de minuscules éclairs se mit à danser au-dessus de l’eau. Ombre réagit violemment, arquant soudain le dos, aussi tendu que l’un des arcs de chasse de Bernard. Il resta dans cette position un moment, puis retomba dans le bain et se mit à tousser, un bruit mouillé et irrégulier. Isana sentit son cœur faire un bond en voyant Ombre respirer de nouveau. La guérisseuse fronça les sourcils avec une concentration accrue, et Isana vit l’eau commencer à s’agiter dans la baignoire, comme lorsqu’elle réalisait elle-même un charme de guérison ; mais cela ne dura qu’un instant. La guérisseuse grimaça et ôta les mains de la tête d’Ombre. Elle contourna la baignoire et souleva la main blessée de l’esclave. Elle dénoua le linge qui était enroulé autour, se pencha pour renifler la plaie, et eut aussitôt un brusque mouvement de recul, détournant le visage, avant de reposer la main de l’homme dans l’eau. — Qu’y a-t-il ? demanda Isana. — Empoisonnement à l’huile garique, répondit la jeune femme. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Beaucoup de marchands d’armes du Sud entretiennent leurs produits avec une huile qui contient une teinture obtenue à partir de l’huile qu’on trouve dans la peau des lézards de Garim. — Et c’est toxique ? — Pas toujours intentionnellement. Mais si la mixture est mal mélangée, ou qu’on la laisse trop longtemps à l’air libre, l’huile garique tourne. Elle s’abîme. S’il y en a sur une arme qui inflige une blessure, la pourriture contamine le sang. (Elle secoua la tête et se releva.) Je suis navrée. Isana la regarda avec stupeur. — Mais… Vous l’avez soigné. Il respire. — Pour le moment, répondit calmement la guérisseuse. Votre ami est ferrifèvre, je suppose ? — Oui. — Blessé durant les attaques ? — En me défendant, répondit doucement Isana. Une flèche lui a transpercé la main. La guérisseuse secoua la tête. — Il doit avoir refoulé la douleur. S’il avait été trouver un guérisseur dans l’heure, peut-être… Isana la dévisagea avec incrédulité. — Que va-t-il se passer ? — Fièvre. Désorientation. Souffrance. Et finalement, perte de conscience. (La jeune guérisseuse grimaça.) Ce n’est pas rapide. Ça peut prendre des jours. Mais s’il a de la famille, vous devriez l’envoyer chercher. (Elle releva ses yeux sombres pour poser sur Isana un regard calme et triste.) Je suis navrée, répéta-t-elle doucement. Isana secoua lentement la tête. — N’y a-t-il rien que l’on puisse faire ? — Il y a déjà eu des cas de guérison, pris assez tôt. Mais cela prend des jours, et la plupart de ceux qui s’y risquent meurent avec la victime. — Vous n’êtes pas capable de le tenter ? La guérisseuse resta immobile un moment, puis répondit : — Je n’essaierai pas. — Par les Grandes Furies ! murmura Isana. Pourquoi donc ? — Des légions avancent en ce moment même sur la ville de mon père, Exploitante. Il va y avoir des combats. Des hommes vont être blessés et leur retour au combat va être nécessaire. Si je suis occupée à tenter de guérir votre ami, cela signifiera la mort de dizaines, voire de centaines des légionnaires de mon père. (La jeune femme secoua la tête.) Mon devoir est clair. — Vous êtes la fille de Cereus ? La jeune guérisseuse esquissa un sourire, dépourvu toutefois de joie ou de vie, et inclina la tête en un léger salut. — Oui, Cerea Felia Veradis, Exploitante. — Veradis, répéta Isana. (Elle regarda le blessé.) Merci pour votre aide. — Ne me remerciez pas, répondit la jeune femme. — Puis-je vous demander une faveur ? Veradis hocha brièvement la tête. — J’aimerais qu’on m’apporte une baignoire de guérison ici, s’il vous plaît, poursuivit Isana. La fille de Cereus haussa les sourcils. — Exploitante, dit-elle, on me dit que vos talents de guérisseuse sont impressionnants, mais vous n’êtes absolument pas en état de tenter un tel charme. — Je crois que je suis plus apte à juger de cela que vous, répondit calmement Isana. — Mon expérience me laisse penser que non, rétorqua Veradis d’un ton pragmatique. Il a de l’importance à vos yeux. Vous êtes aveuglée par vos émotions. — Ça aussi, je suis la seule à pouvoir en juger. (Isana soutint fermement le regard de Veradis.) M’accorderez-vous cette faveur, madame ? Veradis l’observa un long moment. Puis elle répondit : — Oui. — Merci, fit doucement Isana. — Demain matin, poursuivit Veradis. Une fois que vous aurez dormi. Je reviendrai vous expliquer comment faire. Vous ne diminuerez pas ses chances en ajournant de quelques heures. Isana pinça les lèvres de frustration, mais finit par acquiescer. — Merci. Veradis hocha la tête à son tour et se tourna pour partir. Arrivée près de la porte, elle s’arrêta. — Je vais vous faire amener un lit de camp, et m’assurer que quelqu’un reste à votre porte. (Elle passa le seuil, puis s’arrêta de nouveau pour demander :) C’est votre protecteur ? — Oui, répondit doucement Isana. — Alors, je vous demande de réfléchir à une seule chose avant de commencer. Si jamais vous venez à mourir en essayant de le soigner, vous ôterez tout sens à sa mort. Il aura sacrifié sa vie pour sa dame en vain. — Je ne suis pas sa dame, répondit doucement Isana. — Et pourtant, vous êtes prête à risquer votre propre vie pour lui ? — Je ne le laisserai pas mourir sans rien tenter pour le sauver. Veradis esquissa un sourire fugace et, l’espace d’un instant, retrouva la vivacité et l’entrain de son âge. — Je comprends, Exploitante. Bonne chance. Chapitre 21 Max regarda Tavi d’un air effaré pendant une seconde, puis demanda : — Non mais tu es devenu fou ? — Ce n’est pas bien compliqué, répliqua son ami. Prends ce marteau et casse-moi la jambe, par tous les Corbeaux ! C’était difficile à déterminer dans la lumière blafarde de l’aube tout juste naissante, mais Tavi crut voir son ami verdir un peu. Autour d’eux résonnaient les bruits de la Première Aléréenne qui se préparait au départ. Centurions qui hurlaient. Poissons qui s’excusaient. Vétérans qui se plaignaient. À l’extérieur du camp, les civils accompagnant la légion se préparaient eux aussi à partir. — Tavi ! protesta Max. Écoute, il doit bien exister un autre moyen. Son ami baissa la voix. — S’il en existe un, dis-le-moi. Je ne peux pas me servir des furies de la route pour moi ou pour mon cheval, je ne peux pas voyager dans le chariot sans éveiller sérieusement les soupçons, et je ne peux certainement pas tenir le rythme par mes propres moyens plus d’une heure ou deux. Une jambe cassée met des jours à guérir suffisamment pour pouvoir faire de la marche. Max soupira. — Tu es fou. — Fou ? As-tu une meilleure idée, Max ? Parce que si c’est le cas, le moment me paraît idéal pour m’en faire part. Max fit entendre un soupir exaspéré, en marmonnant dans sa barbe plusieurs jurons choisis. — Un pot-de-vin, finit-il par répondre. Si tu graisses la bonne patte, tu peux échapper pratiquement à tout. C’est comme ça dans la légion. — Tu peux me prêter de l’argent, dans ce cas ? Max se rembrunit. — Pas dans l’immédiat. J’ai tout perdu aux cartes contre Marcus avant-hier soir. — Bravo. Max se rembrunit encore plus. — Et toi, il est où ton argent ? — Je me suis payé un bain tous les soirs, tu as oublié ? Ils ne sont pas donnés. — Oh ! Tavi mit brutalement le manche d’un petit marteau de forgeron dans la main de son ami. — Vise le tibia. On dira aux guérisseurs qu’un des chevaux a pris peur et m’a fait passer une roue de chariot dessus. — Tavi ! protesta Max. Tu es mon ami. Je ne frappe pas mes amis. — Tu m’as frappé quand on s’entraînait ! s’exclama Tavi d’un ton indigné. Tu m’as cassé le poignet ! — Ça n’a rien à voir, répondit Max, comme si la différence était parfaitement évidente. Ça, c’était pour ton propre bien. Une colonne de soldats à cheval passa au petit trot, dans un tintement de selles et de harnais. Les cavaliers étaient d’humeur joviale, à en juger d’après leur conversation, et Tavi saisit des bribes de plaisanteries grossières, d’insultes amicales et de rires décontractés. — Les éclaireurs sont déjà partis, reprit-il. (Il indiqua de la tête le groupe de cavaliers.) L’avant-garde s’en va aussi. On va recevoir l’ordre de se mettre en marche dans une minute, alors cesse de faire ta mijaurée et casse-moi la jambe, par tous les Corbeaux ! C’est ton devoir. — Aux Corbeaux le devoir ! rétorqua Max avec décontraction. Tu es mon ami, et c’est ça le plus important. — Max, je te jure, un de ces quatre, je vais te faire entrer un peu de bon sens dans la cervelle à coups de pierre. Une grosse pierre bien lourde. (Tavi tendit la main pour prendre le marteau.) Passe-moi ça. Max lui rendit l’outil en disant avec un soulagement évident : — Bien. Écoute, je suis sûr qu’on peut trouver un autre moyen de… Tavi saisit fermement le marteau, arc-bouta sa jambe droite contre la roue d’un chariot voisin et, avant de prendre le temps de réfléchir à ce qu’il faisait, assena un coup violent de l’outil sur le côté de son tibia. L’os se brisa avec un craquement audible. Une douleur cuisante submergea soudain les sens de Tavi, et il dut faire appel à toute sa force d’âme pour se retenir de hurler. L’espace d’un instant, tout son corps lui parut d’une faiblesse terrifiante, comme si le coup lui avait liquéfié muscles et tendons, et il tomba sur les fesses, en agrippant sa jambe blessée. — Corbeaux et Charogne ! jura Max, les yeux arrondis de surprise. Tu es taré, mon vieux. Complètement taré ! — Tais-toi ! répondit Tavi entre ses dents serrées, et emmène-moi à un guérisseur. Max le dévisagea encore pendant une longue seconde, puis secoua la tête et dit d’un ton abasourdi : — Bien sûr. À quoi ça sert, les amis ? Il se pencha et fit le geste de ramasser Tavi pour le porter comme un enfant. Tavi lui jeta un regard furieux. Max leva les yeux au ciel et, à la place, attrapa son ami par un bras et le hissa sur son épaule pour l’aider à soutenir son poids. Soudain, ils entendirent une voix rude et rocailleuse dire : — Ah ! vous voilà, Antillar. Par les Corbeaux ! pourquoi votre centurie est-elle alignée à côté de celle de Larus… (Valiar Marcus s’arrêta net en apercevant Max et Tavi, et le vétéran couturé de cicatrices plissa son visage disgracieux pour mieux les regarder.) Par tous les Corbeaux ! que se passe-t-il ici, Maximus ? (Il jeta un coup d’œil à Tavi et lui adressa un salut désinvolte.) Subtribun Scipion. Tavi grimaça et hocha la tête en réponse. — J’étais en train de charger le chariot, expliqua-t-il en se concentrant sur les mots pour oublier la douleur. Le cheval a pris peur. La roue m’est passée sur la jambe. — Le cheval a pris peur, répéta le primipile. Il jeta un coup d’œil au cheval attelé au chariot de provisions. L’animal grisonnant se tenait placidement entre ses traits, la tête penchée, profondément endormi. — Euh…, dit Tavi. Il s’humecta les lèvres et essaya de trouver quelque chose à répondre au primipile, mais la douleur lui rendait difficile d’inventer un mensonge avec sa rapidité habituelle. Il jeta un coup d’œil à Max. Celui-ci haussa les épaules en regardant le primipile. — Je n’ai pas vu la scène. Je viens seulement d’arriver et de le trouver comme ça. — Comme ça, répéta Valiar Marcus. Il regarda Tavi d’un œil scrutateur. Puis il fit deux pas et se baissa. Il se releva avec le marteau de forgeron dans la main. — Cheval effrayé. Roue de chariot. Il examina l’outil, puis les deux jeunes gens. Max toussota. — Je n’ai rien vu. — Merci, marmonna Tavi avec aigreur. — À quoi ça sert, les amis ? répliqua Max. Valiar Marcus eut un grognement railleur. — Antillar, dit-il, allez faire ranger votre centurie à sa place et préparez-vous à partir. (Il jeta un coup d’œil à Tavi.) Ça va être une belle journée pour marcher, monsieur, fit-il observer. Mais je suppose que tout le monde n’est pas du même avis. — Euh. Oui, centurion, répondit Tavi. Le primipile secoua la tête et lança le marteau à Max. Celui-ci l’attrapa adroitement par le manche. — Vous feriez mieux d’amener d’abord le subtribun à un guérisseur, fit Marcus. Et peut-être d’aller déposer ça du côté des chariots des forgerons en passant, hmm ? Ensuite, mettez vos poissons à leur place dans les rangs. Je dirai au maître-charretier d’être plus prudent avec ce cheval, euh, nerveux, hmm ? Le vieil animal fit entendre un ronflement. Tavi ne savait pas que les chevaux pouvaient faire ça. Max hocha la tête et adressa au primipile un salut maladroit de la main dont il tenait le marteau. Celui-ci manqua de peu la tempe de Tavi, qui dut vivement pencher la tête pour l’éviter, menaçant l’équilibre de son ami. Le primipile grommela un juron rieur dans sa barbe et s’en fut d’un pas vif. — Tu crois qu’il a deviné ton plan si malin ? demanda Max d’un ton jovial. — La ferme, Max ! répondit Tavi avec un soupir, et tous deux partirent en claudiquant trouver les guérisseurs. Il va parler ? Si quelqu’un se met à être curieux, il ne va pas lui falloir longtemps pour se rendre compte que je n’ai pas la moindre furie. Et je ne connais qu’une seule personne dans tout le royaume qui soit dans cette situation. Ça va foutre en l’air ma couverture. Max fit la grimace. — Ça, tu fais un bel espion. Peut-être que la prochaine fois, lorsque je te dirais que ton plan est de la folie… — Quoi ? Si tu n’avais pas perdu tout ce temps à geindre, on n’en serait pas là ! — Tu veux aller trouver le guérisseur tout seul ? gronda Max. C’est ça que tu veux, Scipion ? — Si ça peut me permettre de ne plus t’entendre te plaindre, j’hésite sérieusement ! répliqua Tavi. Max eut un grognement amusé. — Je devrais te jeter dans une de tes latrines et t’y laisser. Mais, en dépit de ces mots, le grand Antillain soutint Tavi jusqu’aux chariots des guérisseurs, en faisant attention à ne pas heurter la jambe de son ami. — Contente-toi de tenir ta langue, dit Tavi lorsque Max l’eut amené à destination. Jusqu’à ce qu’on sache ce qu’il fait. — D’accord, fit Max. Il laissa Tavi aux mains des guérisseurs, puis tira son bâton de centurion de sa ceinture et partit au petit trot faire prendre à ses soldats la formation adéquate pour marcher. Foss apparut de derrière l’un des autres chariots. Il sauta dans celui où était assis Tavi et examina brièvement sa jambe. — Hmm, dit-il. Accident, hein ? — Oui, répondit Tavi. — Tu aurais mieux fait de soudoyer le primipile pour qu’il te laisse conduire un chariot, fiston. Pas besoin d’un très gros pot-de-vin pour quelque chose comme ça. Tavi fronça les sourcils. — Combien ? Dès que j’aurai ma paie… — Argent comptant uniquement, l’interrompit le vieux guérisseur d’un ton ferme. — Oh ! Dans ce cas, je vous l’ai dit. C’était un accident. Foss fit entendre un grognement amusé et tâta du doigt la jambe de Tavi. Celui-ci eut l’impression qu’une lame s’enfonçait dans sa peau, et serra les dents pour retenir un gémissement de douleur. — Et j’ai dépensé tout mon argent au Pavillon, reprit-il. — Ah ! dit Foss en hochant la tête. Il faut apprendre à doser vos vices, subtribun. Courir un peu moins le jupon et garder un peu d’argent pour vous soustraire aux tâches. Il tira une longue cuve étroite de l’arrière du chariot et la remplit avec l’eau de quelques lourdes cruches. Puis il aida Tavi à ôter sa botte, une opération atrocement douloureuse qui poussa Tavi à se promettre que la prochaine fois, il l’enlèverait avant de se casser lui-même la jambe. Foss n’avait pas encore commencé la guérison lorsque les tambours de la légion retentirent, avertissant les soldats qu’il était bientôt temps de partir. Un moment plus tard, un clairon se fit entendre à la tête de la colonne, et chariots et infanterie s’ébranlèrent. Au début, ils se déplacèrent assez lentement, jusqu’à ce qu’hommes et chevaux atteignent la route pavée, où ils prirent de la vitesse. Leur marche accélérée devint un trot soutenu, puis ils pressèrent encore le pas jusqu’à atteindre un rythme suffisamment rapide pour avaler les kilomètres. De la même façon, les chevaux qui tiraient le chariot de Foss passèrent progressivement au petit galop, et le véhicule se mit à cahoter et tressauter derrière eux. Tavi sentait la moindre bosse de la route dans sa jambe blessée. Chacune d’elles provoquait en lui un élancement de douleur qui lui faisait l’effet d’une petite créature lui mordant la jambe, diaboliquement déterminée à lui en arracher un bout. Cette torture dura ce qui parut être une demi-éternité à Tavi, jusqu’à ce que Foss semble enfin assuré que le rythme s’était assez stabilisé pour lui permettre de travailler, et qu’il glisse la jambe blessée de Tavi dans la cuve. Le charme d’eau guérit l’os rapidement, transformant la souffrance en une chaleur soudaine, intense et, d’une certaine manière, bienveillante. Lorsque celle-ci se dissipa quelques instants plus tard, elle emporta avec elle la majeure partie de la douleur, et Tavi se laissa retomber, épuisé, sur le dos. — Tout doux, subtribun, dit Foss de sa voix de basse. Tenez. Mangez un peu de pain, au moins, avant de dormir. (Il passa une miche ronde et grossière à Tavi, dont l’estomac fit soudain entendre des borborygmes affamés. Le jeune homme dévora le pain, un petit morceau de fromage, et engloutit presque tout le contenu d’une outre de vin léger avant que Foss hoche la tête en disant :) Voilà, ça va aller. Vous serez de nouveau sur pieds en un rien de temps. Tavi espéra avec ferveur que non. Il se laissa retomber sur le dos, jeta un bras en travers de ses yeux, et s’abandonna au sommeil. Il prit vaguement conscience de cris alarmés et de beuglements de trompette qui sonnaient la halte. Le chariot s’arrêta doucement. Tavi ouvrit les yeux sur un ciel couvert et maussade traversé d’éclairs rougeâtres et de grondements de tonnerre menaçants. Il se redressa et demanda à Foss : — Que se passe-t-il ? Le vieux guérisseur se releva dans le chariot qui s’arrêtait, pour regarder au loin devant lui. Un tambour fit entendre une alternance de coups rapides et de coups lents, et Foss poussa un juron discret. — Des blessés, répondit-il. — On se bat déjà ? s’étonna Tavi. Il secoua la tête pour essayer d’en chasser un peu le sommeil. — Dégagez le passage ! lança une voix féminine, plus forte qu’il n’était humainement possible, et l’énorme destrier blanc de dame Antilla remonta la route au galop, obligeant les légionnaires à s’écarter précipitamment de son chemin tandis que les autres chevaux piaffaient avec nervosité. La Haute Duchesse passa à moins de deux mètres de Tavi, faisant tinter son harnais et son porte-monnaie. — Allez ! grommela Foss. Il n’y a aucun problème avec vos bras, subtribun. Ce disant, il fit signe à Tavi de l’aider, et tous deux extirpèrent du chariot deux cuves d’immersion intégrale pour les poser à terre. L’opération fit atrocement souffrir Tavi, crispant les muscles courbaturés de sa jambe jusqu’à ce qu’ils se nouent en crampes cuisantes, mais le jeune homme serra les dents et s’efforça de faire abstraction de la douleur. Il aida Foss à traîner les baignoires d’un côté de la route tandis que dame Antilla tirait violemment sur les rênes de sa monture, qui s’arrêta en dérapant, et sautait à bas de celle-ci avec un étrange mélange de grâce et d’athlétisme. — De l’eau, grommela Foss. Tavi se hissa de nouveau dans le chariot et entreprit de déplacer les lourdes cruches vers l’arrière du véhicule. Le vent se leva soudain, tonitruant, et le commandant Fantus et Crassus remontèrent la route à toute vitesse, moins de trois mètres au-dessus du sol, portant chacun sur une épaule une silhouette inerte. Dame Antilla, Foss et quatre autres guérisseurs vinrent à leur rencontre pour leur prendre les blessés des mains. Ils débarrassèrent ceux-ci de leur armure avec une efficacité née de l’expérience et les déposèrent chacun dans une baignoire. Tavi resta à observer depuis le chariot sans dire un mot. Les blessures des deux hommes étaient… étranges. Tous deux étaient maculés de sang et se débattaient frénétiquement, en poussant d’une voix entrecoupée des hurlements de souffrance. De longues bandes de la peau de leurs jambes, de trois centimètres de large environ, avaient tout simplement disparu, comme arrachées à coups de chaînes chauffées à blanc. Dès que les deux Chevaliers eurent été déposés dans les baignoires, dame Antilla s’avança et saisit la tête de l’un d’eux. Celui-ci se débattit pendant encore un instant, puis se laissa doucement retomber dans son bain, haletant mais silencieux, les yeux vitreux. La Haute Duchesse fit de même pour l’autre homme, puis fit signe aux guérisseurs de la rejoindre au chevet des blessés pour les examiner et conférer ensemble. Un autre fracas de sabots qui approchaient se fit entendre, même si cette fois les cavaliers restèrent bien sur le côté de la route, évitant tout risque d’effrayer un cheval nerveux ou de piétiner un malheureux légionnaire. Le capitaine Cyril et Valiar Marcus s’arrêtèrent près des guérisseurs. Le capitaine mit pied à terre, imité par le primipile, et regarda autour de lui jusqu’à ce qu’il aperçoive le Chevalier Tribun Fantus. — Tribun ? Votre rapport. Fantus fit la grimace en regardant les deux jeunes gens dans leur baignoire, puis salua Cyril. — Nous avons été attaqués, monsieur. — Attaqués ? répéta Cyril, avant de demander d’un ton impérieux : Par qui ? — Par quoi, vous voulez dire, rectifia Fantus. Quelque chose qui rôdait en bordure de cette couche nuageuse. Quoi que ce soit, je n’ai pas eu le loisir de bien le voir. (Il désigna Crassus d’un geste.) Mais lui, si. L’intéressé resta les yeux rivés sur les deux blessés, le teint livide, une expression nauséeuse sur le visage. Tavi ressentit un élan de compassion pour le jeune homme, malgré l’inimitié qui régnait entre ce dernier et Maximus. Crassus venait de voir le sang versé pour la première fois, et il paraissait bien trop jeune pour être confronté à ce genre de choses, même aux yeux de Tavi. — Sire Crassus, dit Cyril d’une voix volontairement trop forte, pour faire sortir le jeune Chevalier de sa transe immobile. — Monsieur ? fit Crassus. Il salua avec un temps de retard, comme s’il venait seulement de se rappeler le protocole. Cyril lui jeta un coup d’œil, grimaça et reprit d’un ton plus doux : — Que s’est-il passé là-haut, mon garçon ? Crassus s’humecta les lèvres, en gardant les yeux fixés sur l’horizon. — J’étais éclaireur pour notre patrouille aérienne, monsieur. Bardis et Adrian, que vous voyez là, étaient mes ailiers. Je voulais tirer parti des nuages, nous cacher en bordure, d’où nous pourrions toujours observer le sol en avant. C’est moi qui les ai conduits là-haut. Il fut pris d’un frisson et ferma les yeux. — Poursuivez, dit Cyril, d’une voix calme mais inflexible. Crassus cligna plusieurs fois des yeux. — Quelque chose est sorti du nuage. Des formes rouges. — Des harpies ? — Non, monsieur. Ça, j’en suis sûr. Elles étaient solides mais… informes, je crois, est le mot. Elles n’avaient pas de profil bien arrêté. Et elles avaient toutes ces pattes… Ou peut-être des tentacules. Elles sont sorties de nulle part et ont essayé de nous attraper avec. Cyril fronça les sourcils. — Que s’est-il passé ? — Elles ont commencé à nous étrangler, à nous tirer vers elles. Il n’arrêtait pas d’en arriver de nouvelles. (Crassus prit une grande inspiration.) J’ai brûlé celle qui me tenait, et j’ai essayé d’aider les autres. J’ai attaqué les créatures à l’épée, et ç’a eu l’air de leur faire du mal ; mais ça ne les a pas ralenties. Alors, j’ai entrepris de taillader toutes ces espèces de pattes jusqu’à ce que Bardis soit libre. Je crois qu’Adrian avait un bras libre et les a frappées aussi. Mais aucun d’eux n’a réussi à se maintenir en l’air, alors j’ai dû les rattraper avant qu’ils tombent. Sire Fantus m’a aidé, sinon j’en aurais perdu un. Cyril pinça les lèvres d’un air consterné. — Dame Antilla ? demanda-t-il. Comment vont les hommes ? La Haute Duchesse leva les yeux de sa tâche. — Ils ont été brûlés. Une sorte d’acide, je pense. Il est puissant : il continue à dissoudre les chairs. — Est-ce qu’ils vont s’en sortir ? — Trop tôt pour le dire, répondit dame Antilla avant de se retourner vers les baignoires. Cyril poussa un grognement, se frotta la mâchoire et demanda à Fantus : — Est-ce que vous avez pu vous faire une idée du charme furiesque derrière ces nuages ? — Non, répondit le Chevalier Tribun. Ce n’est pas de la furièvrerie. Un autre roulement de tonnerre se fit entendre. Un éclair rouge illumina les nuages de l’intérieur. — C’est un phénomène naturel ? fit Cyril d’un ton sceptique. Fantus leva les yeux vers le ciel. — Non, à l’évidence, répondit-il. Mais ce n’est pas de la furifèvrerie. — Qu’est-ce que ça peut être d’autre ? murmura Cyril. (Il jeta un coup d’œil aux Chevaliers blessés.) Des brûlures à l’acide. Je n’ai jamais entendu parler d’une furie qui pouvait faire ça. Fantus scruta le ciel couvert et répéta d’un ton interrogateur : — Qu’est-ce que ça peut être d’autre ? Cyril suivit le regard du Chevalier Tribun. — Eh bien ! Si la vie était simple et sans surprises, imaginez quel ennui ce serait pour nous tous. — L’ennui, ç’a du bon. Ça me plaît. — Moi aussi. Mais il semblerait que le destin ne nous a pas consultés, ni vous ni moi, dans cette affaire. (Cyril se frotta le front avec le pouce d’un air absent, pensif.) Il faut que nous en apprenions davantage. Emmenez vos meilleurs aérifèvres là-haut et restez sur vos gardes. Jetez un coup d’œil supplémentaire à ces créatures si vous le pouvez. Nous avons besoin de savoir si elles vont rester là-haut parmi les nuages ou si elles vont descendre ici pour le dîner. — Bien, monsieur. — En attendant, je veux voir un des rangs de la patrouille aérienne rester assez bas dans les airs. Disons, à mi-chemin de la couverture nuageuse. Et un autre, au-dessus, qui garde un œil sur les nuages. S’il y a du grabuge, le premier rang pourra monter les aider. Fantus fronça les sourcils. — Si près du sol, cela va être épuisant pour le premier niveau, capitaine. Les hommes vont devoir se relayer. Ça va sérieusement réduire le nombre de paires d’yeux qui surveillent les alentours. — Nous ne sommes pas en territoire hostile. Mieux vaut cela que de voir encore d’autres Chevaliers victimes de ces créatures. Nous en avons déjà assez peu comme ça. Faites ce que j’ai dit. Fantus hocha la tête et salua. Puis il s’approcha de Crassus et s’arrêta à côté de lui, les yeux rivés sur les hommes dans leur baignoire. Tavi suivit son regard et faillit vomir. L’un des deux Chevaliers était mort, horriblement mort, ratatiné et ridé comme un raisin pourri, le corps couvert de trous béants provoqués par les brûlures. Son camarade respirait par à-coups frénétiques, les yeux écarquillés et exorbités, pendant que les guérisseurs s’efforçaient désespérément de le sauver. — Il semblerait que quelqu’un essaie d’entraver notre progression, dit le capitaine au primipile. — Ce n’est pas logique, répondit celui-ci. Avec la direction que nous prenons, nous nous écartons du chemin de Kalarus. Il devrait être content de nous voir sur la route. — Oui. Mais il semblerait que quelqu’un nous veuille lents et aveugles. Le primipile poussa un grognement. — Ce qui veut dire que vous voulez avancer vite et découvrir ce qui se trafique là-bas. Rien que pour lui faire les pieds. Cyril eut un rapide sourire, qui révéla ses dents. — Prenez une demi-heure pour faire boire les hommes et les bêtes. Puis nous repartirons. Le primipile salua le capitaine et s’en fut d’un pas vif, en faisant signe aux courriers et en donnant des ordres. Cyril posa les yeux sur le survivant de l’attaque. Les convulsions douloureuses de ce dernier se calmaient peu à peu. Le capitaine s’approcha de Crassus. Le jeune Chevalier n’avait pas bougé. Il avait encore le regard fixé sur le corps tristement flétri du mort. — Sire Crassus, dit Cyril. — Monsieur ? Le capitaine prit le jeune homme par les épaules et le força doucement à tourner le dos au cadavre, pour le regarder. — Sire Crassus, vous ne pouvez plus rien pour lui. Vos frères Cavaliers ont besoin que vos yeux et vos pensées soient tournés vers votre devoir. C’est sur eux que vous devez vous concentrer. Crassus secoua la tête. — Si j’avais… — Sire Crassus, l’interrompit Cyril d’un ton calme, mais dur, vous perdre en récriminations et en doutes est un jeu auquel vos hommes ne peuvent pas se permettre de vous voir jouer. Vous êtes un Chevalier du royaume, et vous allez vous comporter comme tel. Crassus se mit au garde-à-vous, avala sa salive et adressa un ferme salut au capitaine. Cyril hocha la tête. — Je préfère ça. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour eux. Retournez à vos devoirs, Sire Crassus. — Bien, monsieur, répondit le demi-frère de Max. Il fit le geste de regarder par-dessus son épaule, mais s’interrompit avec un effort visible, et enfila son casque avant de repartir d’un pas vif vers l’avant de la colonne. Cyril le regarda s’éloigner, puis les guérisseurs commencèrent à s’écarter de la deuxième baignoire, affichant l’expression d’hommes dont la tâche était terminée. Le jeune Chevalier dont ils venaient de s’occuper, bien que pâle comme la mort, respirait désormais régulièrement, toujours entre les mains de dame Antilla qui était restée agenouillée à côté de la baignoire, la tête inclinée, les doigts sur les tempes du jeune homme. Cyril hocha la tête, puis ses yeux tombèrent sur Tavi. — Scipion ? dit-il d’un ton étonné. Que vous est-il arrivé ? — Un accident avec un chariot, monsieur, répondit Tavi. — Une jambe cassée, ajouta Foss, de retour au chariot. Cyril haussa un sourcil et jeta un coup d’œil au guérisseur. — Grave ? — Tibia, fracture simple. Je l’ai guérie. Ça ne devrait pas poser de problème. Cyril dévisagea longuement Tavi, les yeux plissés. Puis il hocha la tête. Dame Antilla se releva, lissa sa jupe et s’approcha posément du capitaine. Elle le salua. — Tribun, la salua Cyril. Comment va-t-il ? — Je crois qu’il est sauvé pour le moment, répondit dame Antilla d’un ton calme et froid. Sauf complications, il devrait survivre. L’acide a rongé la majeure partie du muscle de sa cuisse gauche et de son avant-bras droit. Il ne servira plus jamais. — Il y a d’autres manières de servir sa légion qu’en se battant, répondit doucement Cyril. — Bien sûr, monsieur, répondit dame Antilla, d’un ton neutre qui indiquait clairement son désaccord sur la question. — Merci, Votre Grâce, conclut Cyril, de lui avoir sauvé la vie. La Haute Duchesse prit une expression distante et impénétrable et inclina très légèrement la tête. Cyril lui rendit son salut, puis se tourna vers son cheval, monta en selle et repartit vers l’avant de la colonne. Lorsqu’il fut parti, dame Antilla se tourna vers Tavi. — Scipion, dit-elle. — Tribun, répondit Tavi, en la saluant. — Sautez de ce chariot, dit-elle d’un ton ferme. Voyons cette jambe. — Pardon ? Dame Antilla haussa un sourcil. — Je suis le Tribun Medica de cette légion. Vous êtes un de mes patients. Alors, descendez de ce chariot, subtribun. Tavi acquiesça et se laissa glisser du véhicule avec précaution, en faisant attention à appuyer aussi peu que possible sur sa jambe blessée. Dame Antilla s’agenouilla et tâta celle-ci un moment, puis se redressa en levant les yeux au ciel. — Ce n’est rien du tout. — Foss l’a soignée, répondit Tavi. — C’est une blessure bénigne. Je suis certaine, Scipion, que même une personne avec des talents de ferrofèvre aussi modestes que les vôtres peut faire abstraction de l’inconfort que cela peut causer, et marcher. Tavi jeta un coup d’œil à Foss derrière lui, mais le guérisseur supervisait le chargement du Chevalier blessé dans le chariot, et évitait soigneusement de regarder dans leur direction. — Je crains bien que non, Votre Grâce, improvisa Tavi en la regardant d’un air songeur. C’est encore sensible, et je ne voudrais pas ralentir la légion. De toute évidence, il n’avait pas trompé dame Antilla en allumant ce feu. Il était probable, et cette idée était bien déprimante, qu’elle connaissait son identité ou du moins avait de forts soupçons sur celle-ci, et qu’elle avait bien l’intention d’éventer le secret. Vu la raclée que Tavi avait administrée à son neveu, Kalarus Brencis Minoris, à l’occasion de ce fiasco lors de la fête du Printemps quelques années auparavant, le jeune homme n’était pas surpris de son animosité. Mais ce n’était pas une raison pour qu’il la laisse le démasquer devant tout le monde. Ce qui voulait dire qu’il devait prendre les choses en main. — Je suis désolé, Votre Grâce, reprit-il. Mais je ne peux pas encore m’appuyer dessus. — Je vois, dit dame Antilla. Puis elle tendit la main et exerça une ferme poussée sur l’épaule de Tavi, le forçant à porter son poids sur sa jambe blessée. Tavi sentit un élancement douloureux le traverser du talon à la clavicule. Sa jambe se déroba sous lui et il tomba, droit vers dame Antilla, menaçant de la faire tomber elle aussi. La Haute Duchesse le laissa s’effondrer par terre en recouvrant quant à elle son équilibre. Puis elle secoua la tête et déclara : — J’ai vu des fillettes à Antilla supporter davantage. (Son regard tomba sur Foss.) Je n’aime pas perdre mon temps avec des tire-au-flanc notoires. Surveillez sa jambe. Remettez-le sur pieds dès que vous le jugerez en état. En attendant, il peut jouer les gardes-malades avec le blessé. Foss la salua. — Bien, Tribun. Dame Antilla jeta un regard noir à Tavi. Puis elle rejeta ses cheveux noirs par-dessus une épaule, remonta sur son cheval et l’éperonna pour rejoindre au galop l’avant de la colonne. Lorsqu’elle fut partie, Foss eut un ricanement. — Vous avez un don pour vous attirer les ennuis, monsieur, fit-il remarquer. — Ça arrive, oui, acquiesça Tavi. Foss, à supposer que je puisse me procurer de quoi payer, de combien on parle, pour voyager dans le chariot ? Foss réfléchit. — Deux aigles d’or, au moins, finit-il par dire. Tavi rengaina son petit couteau dans sa poche, dénoua posément les cordons nettement tranchés de la bourse de dame Antilla, et en renversa le contenu dans le creux de sa main. Trois couronnes d’or, six aigles d’or et onze taureaux d’argent s’y déversèrent en tintant. Tavi sélectionna une couronne d’or et la lança à Foss. Le guérisseur attrapa la pièce d’un geste instinctif et regarda fixement Tavi, puis la bourse de soie. Il écarquilla les yeux et fit entendre un bruit étranglé. — Voilà cinq fois le prix que vous demandez, fit Tavi. Et je vous aiderai avec votre blessé pendant tout le trajet. Ça vous va ? Foss passa une main dans ses cheveux coupés ras. Puis il éclata d’un rire brusque et empocha la pièce. — Fiston, tu as plus de couilles que de cervelle. Ça me plaît. Monte. Chapitre 22 Une demi-heure avant l’aube, dame Aquitaine fit venir quatre Loups du Vent, ces Chevaliers mercenaires qui les servaient, elle et son mari, depuis longtemps et qui étaient eux-mêmes responsables de la mort de plus d’une personne. Mais nul ne pouvait le prouver, se rappela fermement Amara. Il n’en existait aucune preuve. Les Chevaliers Aeris et la voiture qu’ils portaient montèrent vers la Citadelle de Cereus depuis la ville, en restant plus bas que les toits chaque fois que possible. Amara, Bernard, Rook et dame Aquitaine les retrouvèrent au sommet de la flèche la plus au nord de la Citadelle. Ils étaient vêtus pour voyager : Amara dans sa tenue de vol en cuir moulant, son épée passée à la ceinture, Bernard en habits de forestier, bruns, verts et gris, et muni de sa hache, son arc, son tapis de couchage et son carquois de guerre. Dame Aquitaine portait des vêtements semblables à ceux d’Amara, mais entre deux épaisseurs de cuir était intercalée une cotte de mailles en acier incroyablement fine, lui offrant une plus grande protection. Elle arborait également une épée, chose dont Amara ne l’aurait jamais imaginée se servir : mais la Haute Duchesse portait sa longue et mince lame avec la même désinvolture qu’Amara portait la sienne. Lorsque la voiture se fut posée, la portière s’ouvrit pour laisser sortir l’un des hommes d’épée les plus dangereux au monde. Aldrick ex Gladius était encore plus grand que Bernard, d’une demi-tête, et se mouvait avec une sorte de grâce sereine et d’économie de geste. Il portait sur sa hanche gauche deux épées passées à sa ceinture, un glaive de légionnaire et une lame longue de duelliste. Ses yeux gris de loup se posèrent sur dame Aquitaine et il lui adressa un bref signe de tête. — Votre Grâce. Derrière lui, une femme en robe vert clair, dont le beau visage d’une pâleur spectrale formait un contraste saisissant avec ses cheveux et ses yeux sombres, leur jeta un coup d’œil inquisiteur. Amara reconnut Odiana, un autre des Chevaliers mercenaires des Aquitaine. L’aquafèvre pencha bizarrement la tête de côté en les observant, et Amara vit les couleurs de sa robe de soie palpiter et tourbillonner en filaments de rouge sombre et de vermillon qui sinuaient sur l’étoffe couvrant ses épaules, offrant une vision troublante. Aldrick dévisagea Amara et Bernard et, sans les lâcher des yeux, dit : — C’est une charge trop lourde pour la voiture, madame. Nous n’arriverons jamais à distancer les Chevaliers Aeris de Kalarus. Dame Aquitaine sourit. — Il n’y aura que vous quatre, répondit-elle. La comtesse et moi-même voyagerons à l’extérieur de la voiture. En supposant que cela vous convienne, comtesse ? Amara hocha la tête. — J’en avais l’intention de toute façon. Aldrick se renfrogna un instant, puis dit lentement : — Ce n’est pas là une sage décision, madame. — Ça ne me tuera pas d’être décoiffée, merci, répliqua dame Aquitaine. Mais je suis prête à envisager une autre solution, pour peu que vous en ayez une à me suggérer. — Laissez-en un ici, répondit immédiatement Aldrick. — Non, intervint Amara, d’un ton qui n’admettait aucune réplique. Lorsque dame Aquitaine s’abstint de protester, le spadassin se renfrogna encore plus. — Plus tôt nous partirons, dit dame Aquitaine, plus nous serons loin de la ville avant le lever du soleil. Comte Calderon, dame Rook, prenez place, je vous en prie. Bernard jeta un coup d’œil à Amara, qui hocha la tête. On avait donné à Rook une robe brune toute simple, et elle avait altéré ses traits, bien que l’opération ait paru lui demander beaucoup plus d’efforts qu’à dame Aquitaine. Elle boitait encore légèrement et semblait épuisée – et il était évident qu’elle n’était pas armée – mais elle entra dans la voiture de son plein gré. Bernard et Aldrick se mesurèrent du regard une seconde, puis ce dernier s’inclina légèrement en disant : — Votre Excellence. Bernard répondit d’un grognement, jeta un coup d’œil amusé à Amara et entra à son tour dans le véhicule. Aldrick l’y suivit. Les Chevaliers Aeris postés aux quatre extrémités des barres de portage y accrochèrent leur harnais de vol et, dans une inévitable tornade, soulevèrent la voiture du sol de la Tour pour prendre les airs, gagnant lentement mais sûrement de l’altitude. — Comtesse, dit dame Aquitaine alors qu’elles se préparaient à prendre leur envol à leur tour. Je suppose que vous avez de l’expérience en combat aérien. — Oui. — Moi pas, rétorqua la Haute Duchesse d’un ton neutre. C’est vous qui commandez. Je suggère que vous me laissiez essayer de nous voiler. Amara regarda la fière Haute Duchesse en haussant un sourcil, impressionnée. Invidia était peut-être arrogante, impitoyable, ambitieuse, et une ennemie dangereuse ; mais ce n’était pas une imbécile. Sa suggestion était bonne. — Il va être difficile de cacher un flux d’air si large, fit-elle cependant remarquer. — Impossible, en fait, si le moindre Chevalier Aeris passe à côté, répondit dame Aquitaine. Mais je pense être capable de réduire notre risque d’être repérés de loin. Amara hocha la tête. — Faites. Prenez position à gauche de la voiture. Je prendrai la droite. Dame Aquitaine fit un signe d’assentiment tout en tordant ses cheveux pour les attacher sur sa nuque. — On y va ? demanda-t-elle. Amara acquiesça, invoqua Cirrus, et les deux femmes montèrent sur le rempart de la Tour pour s’élancer dans le ciel d’avant l’aube. Deux vents parallèles se levèrent pour les emporter dans les airs. Elles rattrapèrent rapidement la voiture qui montait lentement, et Amara prit position à la droite du véhicule, entre celui-ci et les forces de Kalarus qui approchaient au loin. Ils étaient montés à environ mille deux cents mètres d’altitude lorsque le soleil se leva, réduisant le paysage en dessous d’eux à un vaste diorama dont tous les détails semblaient être rendus en miniature. S’ils continuaient à monter pour aller se risquer dans les rapides vents d’altitude, la terre ressemblerait à un patchwork plus qu’à toute autre chose, mais pour le moment, Amara pouvait encore distinguer des détails ; notamment, les voyageurs qui arrivaient par la route du Sud, fuyant pour gagner la protection des murs de Cérès. Et, plus loin derrière eux, avançant en marche accélérée dans la même direction, les légions de Kalarus. Une grande partie du paysage était encore plongée dans l’obscurité, mais, lorsque les premiers rayons de soleil doré brillèrent sur la colonne entre deux creux dans le relief, ils se reflétèrent sur les boucliers, les casques et les armures des soldats. Amara leva les mains en demandant à Cirrus de consacrer une partie de ses efforts à réfracter la lumière, de façon à lui offrir une image grossie et claire comme du cristal du paysage en dessous d’elle. Avec l’aide de sa furie, elle put distinguer chaque légionnaire. Les deux légions avançaient rapidement, en rangs solides et inébranlables, signe qu’il s’agissait de troupes expérimentées. Ce n’étaient pas là des légions hors la loi en guenilles, formées et entraînées en secret dans quelque région sauvage, aux rangs constitués essentiellement de brigands et de crapules. Ce devaient être les légions régulières de Kalare, celles que la ville entretenait depuis des temps immémoriaux. Même si elles combattaient moins souvent que les légions du Nord, elles restaient malgré tout une armée bien entraînée et disciplinée. Des hommes à cheval flanquaient l’infanterie en nombre plus grand que dans la plupart des autres légions, qui entretenaient en règle générale seulement deux cent quarante cavaliers, en deux ailes d’auxiliaires. Il y avait environ trois fois ce nombre dans les légions de Kalarus, chaque animal grand et fort, et son cavalier vêtu de la livrée verte et grise de Kalare. — Regardez ! lança dame Aquitaine. Au nord ! Amara regarda par-dessus son épaule. Malgré la distance, elle repéra une autre colonne de soldats qui avançaient vers Cérès depuis les contreforts au nord de la ville : la Légion Royale, qui venait à son secours. La Curseur nota avec satisfaction que, comme l’avait promis Gaius, ils étaient plus près de Cérès que les légions du Sud, et arriveraient aux portes de la ville avant ces dernières. Dans les quelques instants qui suivirent, la lumière dorée du soleil s’assombrit pour prendre la même teinte rougeoyante que les étoiles. Une sensation inquiétante effleura soudain la conscience d’Amara. Perplexe, elle s’efforça de l’analyser. À mesure que la lumière du soleil changeait, ou peut-être à mesure qu’ils gagnaient de l’altitude, les tendances du vent autour d’elle se modifiaient subtilement. Amara pouvait s’en rendre compte par l’intermédiaire de Cirrus, qui devenait mal à l’aise et dont le flux d’air était agité de minuscules fluctuations. Amara sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque, et elle eut soudain la nette impression qu’elle était observée, et qu’une présence malveillante toute proche nourrissait l’intention de lui faire du mal. La Curseur se rapprocha de la voiture et prit un peu de hauteur pour regarder dame Aquitaine par-dessus le véhicule. La Haute Duchesse avait l’air soucieux et scrutait le ciel autour d’elle, une main sur le pommeau de son épée. Elle tourna un regard inquiet vers Amara. Les rugissements du vent rendaient impossible toute conversation, mais le haussement d’épaules et le léger geste de dénégation de la Haute Duchesse suffirent largement à indiquer qu’elle aussi avait perçu quelque chose mais ne savait pas de quoi il s’agissait. Bernard passa la tête par la fenêtre de la voiture, une expression inquiète sur le visage. Amara se laissa retomber à sa hauteur, se rapprochant assez pour pouvoir l’entendre. — Quel est le problème ? demanda Bernard. — Je ne suis pas sûre. — La compagne d’Aldrick nous fait une crise. Elle est recroquevillée sur elle-même sur le sol de la voiture. Amara s’apprêtait à répondre lorsqu’elle vit une ombre passer rapidement sur la portière de la voiture. Elle mit la main sur le visage de Bernard et le repoussa violemment à l’intérieur du véhicule, puis utilisa l’élan ainsi gagné pour faire un tonneau vers la droite. La terre et le ciel tournoyèrent et s’inversèrent, et Amara sentit un charme d’air étranger contrarier les efforts de Cirrus pour la maintenir en l’air. Simultanément, la silhouette d’un homme en armure portant le vert et le gris de Kalare s’abattit presque à la verticale, son épée rougeoyant dans la lumière altérée du soleil. La lame manqua la tête de Bernard, et le Chevalier Aeris tenta alors de porter une vive estocade à Amara. Celle-ci l’évita en remontant en flèche et regarda son adversaire passer en trombe à côté d’eux et lutter pour arrêter son mouvement afin de se relancer à leur poursuite. Amara regarda de nouveau autour d’elle et aperçut trois autres silhouettes en armure environ huit cents mètres au-dessus et en avant de la voiture. Alors même qu’elle les regardait, les trois Chevaliers virèrent et fondirent vers le véhicule pour l’intercepter. Amara invoqua Cirrus, et les vents furieux autour d’elle firent entendre un sifflement aigu semblable au cri d’un faucon fou de rage, pour avertir les autres du danger. Elle se rua à l’avant de la voiture pour que les porteurs puissent la voir, et leur donna rapidement des ordres avec des gestes vifs. Les aérifèvres firent virer leur charge vers la gauche et accélérèrent de toute la vitesse dont ils étaient capables. La voiture s’élança brusquement dans le ciel d’un étrange vermillon. Cela fait, Amara, avec la vivacité d’un colibri, rejoignit dame Aquitaine de l’autre côté du véhicule, se rapprochant assez pour lui parler. — Nous sommes attaqués ! dit-elle en indiquant du doigt les Chevaliers Aeris ennemis au-dessus d’eux. Dame Aquitaine hocha sèchement la tête. — Que dois-je faire ? — Maintenez le voile et voyez si vous pouvez aider la voiture à aller plus vite, répondit Amara. — Je ne serai pas en mesure de vous aider, comtesse, si toute ma concentration est accaparée par le voile. — Pour l’instant, ils ne sont que quatre. Mais si chaque Chevalier en faction peut nous voir à des kilomètres de là, c’est quarante d’entre eux que nous aurons sur le dos ! Maintenez le voile sauf s’ils se rapprochent. Ils auront du sel. Ils essaieront de s’en servir pour blesser les furies des porteurs afin de faire tomber la voiture. Nous devons les empêcher d’approcher assez pour ça. Je veux que vous preniez position au-dessus de la voiture. Dame Aquitaine acquiesça et obtempéra vivement. — Et vous, où serez-vous ? demanda-t-elle. Amara dégaina son épée et regarda les Chevaliers qui fondaient sur eux d’un air sombre. — Surveillez qu’aucun d’eux ne réussisse à me contourner ! lança-t-elle. Et, sur ces mots, elle invoqua Cirrus et monta en trombe à la rencontre de l’ennemi, plus rapide qu’une flèche. Les hommes de Kalarus hésitèrent un moment en la voyant arriver sur eux, et elle tira parti de leur erreur, fonçant sur eux avec toute la vitesse dont elle était capable. Amara était probablement l’aérifèvre la plus rapide de tout le royaume, et ses adversaires n’étaient pas préparés à la pure vélocité de sa charge. Elle fut sur le premier d’entre eux avant que celui-ci ait eu le temps de dégainer et de stabiliser son flux d’air afin d’encaisser le choc. En passant en trombe à côté de lui, Amara abattit son épée à deux mains. Elle avait visé son cou, mais il baissa la tête au dernier moment et l’arme d’Amara s’abattit sur le côté de son casque. Sa lame solide se brisa sous la violence du choc, volant en éclats dans la lumière écarlate. Amara ressentit un picotement bref et douloureux dans ses mains, qui s’engourdirent immédiatement. Son flux d’air vacilla dangereusement, la faisant partir en tonneaux sur le côté, mais elle serra les dents et recouvra l’équilibre à temps pour voir son malheureux adversaire tomber comme une pierre vers le sol, assommé par le coup. Les deux autres Chevaliers virent le danger dans lequel se trouvait leur compagnon et plongèrent en piqué après lui, poussés par leurs furies plus vite que le Chevalier inconscient ne pouvait tomber ; mais cela allait malgré tout être juste, pour le rattraper comme pour se redresser à temps. La voiture allait gagner de précieuses minutes pour fuir, mettre plus de distance entre elle et tout observateur, et ainsi dame Aquitaine pourrait la cacher une fois de plus aux regards. Amara pressa ses mains engourdies contre ses flancs, en gardant un œil sur les Chevaliers, et fit demi-tour pour rattraper la voiture. De là où elle était, elle pouvait voir à travers le voile que les furies de dame Aquitaine maintenaient autour du véhicule, mais ne distinguait pas beaucoup de détails. C’était comme regarder un objet lointain à travers les ondes de chaleur qui s’élevaient des routes pavées d’Aléra en plein été. Si elle avait été plus loin, elle n’aurait peut-être pas vu la voiture du tout. Amara secoua la tête. Même si elle était capable, au besoin, de se dissimuler de façon semblable, cela lui aurait demandé jusqu’à la dernière once de ses capacités. Or, le voile de dame Aquitaine était vingt fois plus large ; de plus, tout en le maintenant, elle étouffait les rugissements du vent qui les soutenait tous en l’air, et se propulsait elle-même. Elle n’avait peut-être pas l’entraînement ni l’expérience d’Amara en combat aérien, mais cela n’en restait pas moins un puissant rappel des compétences de cette femme et de la menace qu’elle représentait. À cet instant, quelque chose heurta Amara par en dessous, un coup soudain qui lui coupa le souffle et réduisit son champ de vision à un tunnel noir au bout duquel rougeoyait le ciel. Elle était descendue en léger piqué pour rejoindre la voiture, et sa propre vitesse avait rendu le choc bien plus brutal qu’il n’aurait dû l’être. L’espace d’une seconde, elle perdit complètement ses repères par rapport au ciel et à la terre, mais son instinct lui souffla de ne pas s’arrêter, et elle invoqua éperdument Cirrus pour qu’il lui prête plus de vitesse, sans se préoccuper de la direction dans laquelle elle volait. Elle lutta pour surmonter la désorientation, la douleur qu’elle ressentait dans une cuisse et la sensation de vide dans ses entrailles due au choc qui avait expulsé l’air de ses poumons. Elle se rendit alors compte qu’elle était en train de monter presque à la verticale, en zigzags saccadés d’ivrogne. Un océan duveteux et vaporeux de nuages couleur de sang l’entourait, simple brume translucide. Amara jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et prit conscience de son erreur. Elle avait bien pensé à surveiller les deux Chevaliers qui descendaient en piqué, mais avait oublié le premier attaquant, qui devait jouir d’une rapidité digne de celle d’Amara, pour avoir réussi à remonter si vite. Le Chevalier, un jeune homme aux yeux d’un brun terne et à la mâchoire proéminente, la serrait désormais de près, arborant un de ces arcs lourds et ramassés faits de corne, de bois et de métal utilisés par les chasseurs des forêts vallonnées et des marais du Sud. Il y avait encoché une flèche épaisse et courte, et tenait l’arc à moitié bandé. Amara sentit l’air ondoyer autour d’elle, et comprit que le Chevalier avait décoché son premier trait, et qu’elle n’avait pas le temps de l’éviter. À la place, elle indiqua à Cirrus de dévier le projectile, et l’air entre ses omoplates devint brusquement aussi dur et épais que de la glace ; mais la flèche arriva dessus avec une telle force que Cirrus ne réussit pas à maintenir la vitesse de vol d’Amara, et que celle-ci ralentit brusquement. Ce qui, se rendit-elle compte avec un soudain élan de panique, avait été le but de son poursuivant depuis le début. Celui-ci fut sur elle en une seconde, perturbant avec la colonne d’air qui le propulsait celle de la jeune femme, et Cirrus faiblit encore plus. Et, pour aggraver les choses, Amara sentit cette inexplicable impression d’une présence hostile revenir en puissance, plus intense, plus proche, plus remplie encore de colère et de haine. Le Chevalier ennemi passa en flèche devant elle, au-dessus d’elle, et le flux d’air qui le soulevait disparut soudain alors qu’il faisait volte-face, un sac en cuir ouvert dans les mains, et jetait une pleine poignée de cristaux de sel au visage d’Amara. Cirrus déchira l’air d’un nouveau sifflement strident, cette fois de souffrance, alors que le sel le traversait en un nuage d’étincelles bleues qui tracèrent brièvement les contours de la forme que la furie prenait le plus souvent, celle d’un grand et gracieux destrier dont les pattes, la queue et la crinière se terminaient en volutes de brume continuelles. La furie se cabra et rua de douleur, et sa souffrance heurta de plein fouet la conscience d’Amara, lui donnant l’impression soudaine qu’une nuée de braises rougeoyantes s’était abattue sur elle, une sensation à la fois imaginaire et atrocement réelle. Avec un autre hurlement, Cirrus se dissipa comme un nuage dispersé par un vent fort, fuyant le contact douloureux du sel. Et Amara se retrouva seule. Le vent qui la soutenait s’évanouit. Elle tomba. Prise de panique, elle battit des bras et des jambes, totalement impuissante, en faisant désespérément appel à ses talents d’aérifèvre. Elle était incapable d’établir le contact avec Cirrus, de déplacer l’air, de voler. Au-dessus d’elle, le Chevalier ennemi rappela sa furie, retrouva son flux d’air, et plongea en piqué après elle, en encochant une nouvelle flèche sur son arc, et la Curseur comprit soudain qu’il n’avait pas l’intention de la laisser s’écraser au sol. C’était un professionnel qui n’allait prendre aucun risque. Il allait veiller à ce qu’elle soit morte avant même de toucher le sol. Amara chercha maladroitement à attraper son couteau, un geste futile mais qui, en lui faisant tordre les hanches pour l’atteindre, transforma sa chute en un tournoiement incontrôlé et étourdissant, plus rapide et plus terrifiant que tout ce qu’elle avait jamais pu connaître jusqu’alors. Sa vision se réduisit à des éclairs de couleur, des images floues. Le paysage grandissait en dessous d’elle, tout en champs et en pâturages vallonnés dans la lumière rougeoyante. Le soleil écarlate dardait des rayons hostiles au-dessus d’elle. Le Chevalier ennemi leva son arc pour tirer le coup fatal. C’est alors que la brume vaporeuse et écarlate à travers laquelle ils tombaient s’agita. Terre. Ciel. Soleil. La brume rougeâtre se concentra en dizaines de nuages plus petits, écarlates et opaques. Des appendices rougeauds semblables à des vrilles végétales émergèrent du ventre de chacun d’eux, se tortillant et fouettant l’air dans un mouvement terrifiant de détermination. Un hurlement strident à donner la chair de poule, ne ressemblant à rien de ce qu’Amara avait jamais pu entendre, assaillit les oreilles de la jeune femme. Une dizaine de polypes rouge sang fondirent sur le poursuivant de la Curseur. Le Chevalier lâcha son trait. L’impact des étranges tentacules lui fit rater Amara. L’aérifèvre poussa un cri, un long hurlement ininterrompu de souffrance et de terreur, d’une voix de jeune homme qui se brisa en plein milieu. Les créatures nuageuses d’un rouge cramoisi l’encerclèrent, le déchirant de leurs tentacules. Ses cris cessèrent. La vue d’Amara se brouilla – la désorientation était trop grande – et dans une dernière tentative vaine et désespérée, elle appela Cirrus, s’efforçant de se mouvoir comme elle l’aurait fait si la furie avait été là pour guider sa chute. Elle réussit à ralentir son tournoiement, mais ce fut tout ce qu’elle put faire. Le sol semblait monter à sa rencontre, énorme, prospère et prêt à recevoir son corps et son sang. Cirrus était hors d’atteinte. Elle allait mourir. Il n’y avait rien qu’elle puisse faire contre ça. Elle ferma les yeux et serra les mains sur son ventre. Le souffle lui manqua pour chuchoter son nom : Bernard. C’est alors que des vents violents se levèrent pour l’entourer, l’envelopper dans une étreinte serrée, ralentissant sa chute. Avec un hurlement de frustration et de peur devant son impuissance, Amara sentit une force invisible la retourner et la faire se redresser comme si sa chute avait été un intentionnel plongeon en piqué. Le sol s’approcha à toute vitesse et Amara toucha terre dans un champ labouré d’exploitation. Elle réussit à atterrir sur les pieds et essaya de se recroqueviller sur elle-même pour faire un roulé-boulé contrôlé afin de réduire son élan. La terre riche et fraîche était assez molle pour ralentir sa course, et au bout de quinze mètres de culbutes, Amara s’arrêta enfin, aux pieds d’un épouvantail de ferme. Elle resta étendue sur le flanc, hébétée, désorientée, couverte de dizaines de contusions douloureuses dues à son atterrissage brutal, ainsi que de terre, de boue et de ce qui était probablement un peu de fumier. Dame Aquitaine se posa avec grâce à côté d’elle. Elle arriva à temps pour être éclaboussée du sang du Chevalier attaqué par les créatures nuageuses. Amara avait battu de vitesse la pluie sanglante. Dame Aquitaine leva les yeux avec stupeur, une pommette et une paupière couvertes de luisantes gouttelettes de sang. — Comtesse ? dit-elle dans un souffle. Est-ce que ça va ? La voiture atterrit à son tour, et Bernard faillit défoncer la portière dans sa hâte à sortir et accourir auprès d’Amara. Il s’agenouilla près d’elle, une expression presque paniquée sur le visage, et la scruta pendant un instant, avant de l’examiner à la recherche de blessures. — J’ai réussi à ralentir sa chute, dit dame Aquitaine, mais elle a de vilaines contusions et peut-être quelques os fêlés. Tous ces mots étaient plaisants aux oreilles d’Amara, bien qu’elle soit incapable de se rappeler leur sens. Elle sentit la main de Bernard sur son front et sourit. — Je vais bien, mon époux, murmura-t-elle. — Attendez, comte, dit dame Aquitaine. Laissez-moi vous aider. Ils étaient aux petits soins pour elle, et c’était agréable. Peur. Douleur. Terreur. Trop pour une seule journée. Amara n’avait qu’une envie : dormir. Les choses iraient sûrement beaucoup mieux une fois qu’elle se serait reposée. — Pas de fractures, constata dame Aquitaine. — Que s’est-il passé là-haut ? grommela Bernard à voix basse. Dame Aquitaine leva les yeux vers les cieux écarlates. Des gouttelettes de sang continuaient à tomber, petites perles rouges qui un instant auparavant formaient un être humain. La Haute Duchesse fronça les sourcils et murmura d’un ton perplexe : — Je n’en ai aucune idée. Chapitre 23 Le lendemain matin, Isana se réveilla lorsque dame Veradis ouvrit la porte. Les yeux cernés de la pâle guérisseuse étaient encore plus las que la veille, mais elle portait fièrement les couleurs de la maison de son père sur sa robe sans fioritures. La jeune femme sourit à Isana. — Bonjour, Exploitante, dit-elle. — Madame, répondit Isana en inclinant la tête. (Elle regarda autour d’elle.) Où est Ombre ? Dame Veradis entra dans la pièce, portant un plateau recouvert d’un linge. — On est en train de le laver et de le nourrir, répondit-elle. Je vous le ferai amener dès que vous serez prête. — Comment va-t-il ? — Il est un peu désorienté par la fièvre. Fatigué. Mais sinon, lucide. (Elle indiqua la nourriture sur son plateau.) Mangez et préparez-vous. Je reviens tout de suite. Isana se força à mettre de côté son inquiétude, au moins le temps de faire sa toilette et de goûter aux saucisses, au pain frais et au fromage que Veradis lui avait apportés. Lorsque la première bouchée toucha sa langue, elle se rendit compte qu’elle était affamée, et se mit à dévorer. Cette nourriture lui serait nécessaire pour garder ses forces pendant le charme de guérison, et elle avait intérêt à manger autant qu’elle le pouvait. Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte et Veradis demanda : — Exploitante ? Pouvons-nous entrer ? — Bien sûr. Veradis entra. Trois gardes la suivirent, portant une cuve de guérison déjà remplie d’eau. La baignoire n’était pas aussi grande que celle de la veille, et les taches de rouille et d’usure qu’elle portait indiquaient qu’elle avait longuement servi en son temps. Elle avait probablement été entreposée dans un placard quelque part, et oubliée jusqu’à ce que la soudaine attaque de la ville exige l’usage de toutes les baignoires qu’on pouvait trouver. Les gardes la posèrent, puis l’un d’eux en approcha une chaise basse pour qu’on puisse s’asseoir à côté. Un instant plus tard, Giraldi entra, soutenant Ombre d’une épaule en dépit de sa jambe boiteuse et de sa canne. L’esclave ne portait qu’un long peignoir blanc, avait le visage rouge de fièvre, le regard vitreux, et sa main blessée avait gonflé, devenant une grotesque caricature d’elle-même. D’un air sombre, Giraldi soutint l’homme défiguré jusqu’à la baignoire et dut également l’aider à enlever son peignoir. Le corps mince et finement musclé d’Ombre se révéla couvert de dizaines de vieilles cicatrices qu’Isana n’avait jamais vues auparavant, notamment en travers de son dos, où les marques des coups de fouet qui avaient accompagné son marquage ressortaient en relief sur sa peau, aussi épaisses que le petit doigt d’Isana. Ombre s’installa avec lassitude dans la baignoire, et lorsqu’il laissa aller sa tête contre l’appui en bois, il sembla s’endormir immédiatement. — Êtes-vous prête ? demanda doucement Veradis. Isana se leva en hochant la tête, sans ouvrir la bouche. Veradis indiqua la chaise d’un geste. — Alors, asseyez-vous. Prenez sa main. Isana s’exécuta. La chaise basse mit sa tête à hauteur de celle d’Ombre, et elle garda les yeux rivés sur le visage défiguré de l’esclave tandis qu’elle attrapait sa main valide pour la serrer dans la sienne. — Ce n’est pas un charme extrêmement compliqué, reprit Veradis. L’infection a une tendance naturelle à rester concentrée à l’endroit de la plaie. Mais cette concentration fait que son corps n’arrive pas à s’en débarrasser. Vous devez diluer l’infection, la répartir dans tout son corps, ce qui lui donnera une chance de la vaincre. Isana fronça les sourcils et prit une lente inspiration. — Répartir l’infection dans tout son corps ? Mais si j’arrête, elle va se fixer partout. Un foyer d’infection, c’est déjà assez dur. Je n’arriverais jamais à en attaquer deux à la fois. Veradis hocha la tête. — Et cela peut prendre à son corps des jours pour vaincre l’infection, ajouta-t-elle. Isana se mordit la lèvre. Des jours. Elle n’avait jamais maintenu un charme de guérison plus de quelques heures. — Ce n’est pas une très bonne façon de l’aider, fit remarquer Veradis d’une voix douce. Mais c’est la seule qui existe. Une fois que vous aurez commencé, vous ne pourrez pas arrêter avant qu’il ait réussi à vaincre l’infection. Sinon, l’huile garique infectera tout son sang. Et il mourra en moins d’une heure. (Elle plongea la main dans une poche pour en sortir un cordon doux et souple qu’elle tendit à Isana.) Êtes-vous sûre de vouloir vous lancer dans cette tentative ? Isana regarda longuement le visage défiguré d’Ombre. — Je ne peux pas nouer ce cordon d’une seule main, madame, dit-elle pour toute réponse. La jeune guérisseuse hocha la tête, puis s’agenouilla et, avec beaucoup de précautions, lia la main d’Isana à celle d’Ombre, sans serrer. — Sa guérison dépendra beaucoup de lui, Exploitante, murmura-t-elle tout en le faisant. De sa volonté de vivre. — Il vivra, répondit Isana d’un ton calme. — Si c’est là son choix, il y a de l’espoir. Mais s’il n’a pas cette volonté, ou si l’infection est tout simplement trop grande, vous devrez mettre fin au charme. — Jamais. Veradis poursuivit comme si Isana n’avait pas parlé. — Selon la progression de l’infection, il est possible qu’il se mette à délirer. Qu’il devienne violent. Tenez-vous prête à le maîtriser. Si jamais il perd complètement conscience, ou s’il saigne du nez, de la bouche ou des oreilles, il y aura peu d’espoir de le sauver. C’est ainsi que vous saurez qu’il est temps de rompre le charme. Isana ferma les yeux et secoua brièvement la tête, avec fermeté. — Je ne l’abandonnerai pas. — Alors, vous mourrez avec lui, répliqua Veradis d’un ton neutre. J’aurais dû, songea amèrement Isana. J’aurais dû, il y a vingt ans. — Je ne saurais trop vous encourager à ne pas sacrifier votre vie en vain, murmura Veradis. En fait, je vous en conjure. Il n’y a jamais assez de guérisseurs qualifiés en temps de guerre, et vos talents pourraient se révéler extrêmement précieux pour la défense de cette ville. Isana leva la tête pour regarder la jeune femme dans les yeux. — Vous avez votre bataille à livrer, répondit-elle doucement. J’ai la mienne. Le regard fatigué de Veradis se perdit dans le vide un moment, puis elle hocha la tête. — Très bien. Je passerai vous voir de temps en temps si j’y arrive. Il y a des gardes dans le couloir. Je leur ai donné l’ordre de se mettre à votre service, si jamais vous avez besoin de manger ou qu’on vous aide en quoi que ce soit. — Merci, dame Vera… La voix d’Isana fut soudain couverte par un grondement tonitruant, si fort qu’il ébranla les pierres de la Citadelle et fit trembler le verre des fenêtres, le fêlant en plusieurs endroits. Il fut suivi d’un second. Puis se firent entendre, beaucoup plus faibles, un roulement de tambours, une série d’appels de clairon militaire, et un bruit semblable au vent soufflant dans une forêt épaisse. Dame Veradis prit une brusque inspiration et dit : — Ç’a commencé. Giraldi s’approcha en boitant de la fenêtre et regarda dehors. — Voilà les légions de Kalarus, dit-il. Elles forment les rangs près de la porte sud. — Quel était ce bruit ? demanda Isana. — Des Chevaliers Ignus. Ils ont probablement essayé de faire exploser la porte, pour commencer. (Il observa attentivement pendant un moment puis ajouta :) Les légions de Cereus sont sur les remparts à présent. Kalarus n’a pas dû réussir à abattre la porte. — Je dois y aller, dit Veradis. On a besoin de moi. — Bien entendu, répondit Isana. Merci. Veradis lui adressa un sourire fugitif, et murmura : — Bonne chance. Puis elle s’en alla d’un pas silencieux. — À nous tous, grommela Giraldi en continuant à regarder par la fenêtre d’un air sombre. Une série de détonations plus petites secoua l’aube naissante, et Isana put littéralement voir la lueur des flammes se refléter sur la vitre. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. — Kalarus a fait venir ses ignifèvres à l’avant. On dirait qu’ils s’en prennent aux remparts. — Ils ne sont pas trop épais pour qu’on les fasse sauter ? Giraldi eut un grognement d’acquiescement. — Mais ça crée des aspérités dans la pierre qui permettent aux soldats de grimper à l’aide d’une corde ou d’une échelle. Avec un peu de chance, ils peuvent même fissurer le rempart. Et alors, ils pourront faire venir des aquafèvres qui seront en mesure d’élargir la brèche ou de saper les fondations du mur. Une vive lueur entra soudain par la fenêtre, d’un bleu pâle et froid très différent du jaune orangé de l’aube. — Bien joué, grommela Giraldi. — Centurion ? fit Isana d’un ton interrogateur. Le vieux soldat lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Cereus a laissé les ignifèvres s’en donner à cœur joie jusqu’à ce qu’il ait repéré la position de la plupart d’entre eux. Puis il a fait monter ses Chevaliers Flora sur les remparts et a allumé chaque lampe et chaque lumière de la ville pour que ces derniers puissent voir où tirer. — Ç’a marché ? — Difficile à dire d’ici. Mais les légionnaires sur les murs les acclament. — Peut-être qu’ils ont tué les ignifèvres de Kalarus, alors. — Ils ne les ont pas tous eus. — Comment le savez-vous ? Giraldi haussa les épaules. — Il en reste toujours quelques-uns. Mais on dirait qu’ils ont donné de quoi réfléchir aux forces de Kalarus. Isana fronça les sourcils. — Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Giraldi se rembrunit. — Ça dépend jusqu’où ils sont prêts à aller dans le carnage. Cereus et ses gens sont sur leur terrain, et connaissent bien les furies locales. Ça leur donne un avantage sur les Chevaliers de Kalarus. Ceux-ci ont tenté une attaque éclair et échoué. Maintenant, tant que Cereus réussit à préserver ses Chevaliers et les utilise intelligemment, les forces de Kalarus vont se faire massacrer s’ils chargent contre eux. — S’ils veulent emporter la ville d’assaut, ils doivent d’abord tuer ses Chevaliers, récapitula Isana. C’est ça ? — À peu près. Ils savent forcément que le temps n’est pas de leur côté, par ailleurs. Ils doivent prendre la ville avant que des renforts arrivent. La seule façon de le faire vite est de faire sanglant. (Le vieux soldat secoua la tête.) Ça va être un carnage. Comme la Seconde Bataille de Calderon. Le souvenir de cet affrontement revint brutalement en mémoire à Isana. Les cadavres avaient été entassés sur des bûchers dont les flammes s’étaient élevées à plus de dix mètres de hauteur dans le ciel. Il avait fallu près d’une année entière pour nettoyer le sang et la crasse des pierres de Garnison. Elle pouvait encore entendre les cris et les gémissements des blessés et des mourants. Ç’avait été un véritable cauchemar. Sauf que cette fois, ce n’était pas quelques centaines de civils qui étaient en danger, mais des milliers, des dizaines de milliers. Isana frissonna. Giraldi s’écarta enfin de la fenêtre d’un air accablé. — Vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit ? demanda-t-il. Isana inspira profondément et secoua la tête. — Pas pour l’instant, répondit-elle. — Je vais vous laisser à votre travail, alors, fit Giraldi. Je serai juste à côté dans le couloir. Isana hocha la tête et se mordit la lèvre. Giraldi s’arrêta devant la porte. — Exploitante, dit-il, vous êtes en train de vous dire que vous n’allez pas réussir ? — Je… (Isana avala sa salive.)… je n’ai jamais… Je ne crois pas que je vais pouvoir le faire. — Vous vous trompez, gronda Giraldi. Je vous connais depuis des années. La vérité, c’est que vous ne pouvez pas ne pas le faire. Sur ces mots, il la salua d’un hochement de tête et sortit de la pièce, refermant la porte derrière lui. Isana baissa la tête, touchée par les paroles du vieux soldat. Puis elle se retourna vers son patient. Elle avait souvent traité des blessures infectées, en sa qualité de guérisseuse sur son exploitation comme durant sa période de service auprès de la légion. L’usage, dans de tels cas, voulait qu’on intensifie la circulation sanguine à l’endroit de la plaie, puis qu’on concentre méticuleusement ses efforts sur les tissus touchés, pour combattre l’infection petit à petit. Une fois que la furie du guérisseur avait sérieusement affaibli l’infection, le corps du patient pouvait éliminer tout seul ce qui en restait dans sa blessure. C’était ainsi qu’Isana avait soigné les blessures de jeunes légionnaires blessés au cours d’un entraînement, trop bêtes pour nettoyer et soigner correctement une plaie superficielle. Ainsi qu’elle avait soigné ses fermiers et leurs enfants, et même du bétail. Une infection était une chose difficile à combattre, qui requérait à la fois de la délicatesse, pour contrôler avec précision les actions de sa furie, et de la puissance, pour attaquer la fièvre qui cherchait à s’installer. Mais il avait rarement fallu plus d’une demi-heure à Isana pour rendre ce genre de blessure de nouveau gérable. Isana envoya Rill dans la baignoire, afin que la furie enveloppe Ombre de sa présence. Les sens d’Isana, prolongés par sa furie d’eau, lui faisaient généralement percevoir la présence d’une infection comme une chaleur sourde, morne, haïssable. Le contact en était désagréable mais supportable, rappelant vaguement la sensation cuisante laissée sur la peau par une longue journée au soleil. Mais la blessure d’Ombre était différente. Dès l’instant où sa furie toucha la plaie du blessé, Isana eut l’impression de s’exposer à la chaleur d’un véritable brasier, plus brûlante que celle d’un four, et elle recula en tressaillant, par pur réflexe. Ombre gémit dans son sommeil et s’agita légèrement avant de s’immobiliser de nouveau. Il était en proie à des rêveries fébriles. Isana perçut sa confusion comme une rapide succession d’émotions, dont aucune ne durait assez longtemps pour être clairement identifiée. Isana serra les dents avec détermination. Puis, se concentrant de nouveau sur Rill, elle replongea ses sens dans l’eau de la baignoire et chercha la main blessée d’Ombre. Lorsqu’elle toucha la plaie, elle sentit tous les muscles de son propre corps se crisper brusquement tandis que la brûlure palpitante et malveillante de l’infection due à l’huile garique s’enfonçait dans ses perceptions comme un acide. Elle se força à résister à la douleur, rassembla ses pensées et sa concentration, et poussa encore plus loin vers le siège de l’infection. Elle comprit immédiatement pourquoi Veradis considérait ce charme comme difficile et dangereux. Les infections avaient leur vie propre, et Isana en avait rencontré plusieurs types différents, qui essayaient de se répandre dans le corps de leur victime, comme des colons s’aventurant résolument dans une contrée encore inexplorée pour la faire leur. Mais cette fièvre garique était bien plus qu’un groupe de fermiers colonisateurs. C’était une légion, une horde, une civilisation de minuscules créatures destructrices. C’était pour cela que la chaleur d’ordinaire simplement inconfortable était là beaucoup plus intense et douloureuse. La fièvre détruisait déjà la main d’Ombre, corrodait ses veines et ses vaisseaux, et développait vrilles et filaments pour gagner les os de sa main et de son poignet. Si Isana tentait de procéder comme à l’ordinaire, en s’attaquant directement à la fièvre, cela ravagerait la main d’Ombre, permettrait à l’infection de se disséminer dans d’autres parties de son corps tout en conservant sa douloureuse et dangereuse densité, le mettrait en état de choc et finirait, selon toute probabilité, par le tuer. Isana ne pouvait pas simplement tenter d’écraser l’infection d’un coup. Au lieu de cela, elle allait devoir assiéger la fièvre dans le bastion que celle-ci avait fait de la plaie. En l’attaquant petit à petit, elle serait probablement en mesure d’émietter lentement la masse grouillante de l’infection pour la disperser dans le sang en morceaux assez petits pour que le corps d’Ombre puisse les combattre avec succès. Et simultanément, elle devrait exercer une pression constante sur l’infection pour l’empêcher de se briser en morceaux trop gros sous l’effet de son travail de sape. Mais la fièvre était si présente. Cela risquait de lui prendre des jours entiers pour finir le travail ; et jusqu’au bout, l’infection tenterait de croître, de s’étendre, de détruire. Si Isana procédait trop vite, fragmentait l’infection en morceaux trop gros, le corps d’Ombre ne serait pas en mesure de les combattre avec succès. Et si elle procédait trop lentement, détachait des morceaux trop petits, la fièvre se développerait plus vite qu’elle ne la détruirait. Et tout au long du processus, Isana elle-même serait obligée d’endurer la souffrance que lui causait le contact de cette fièvre sans relâcher sa concentration sur sa tâche. Cela semblait presque infaisable. Mais si elle s’autorisait à penser ainsi, elle ne pourrait jamais aider Ombre. Giraldi avait raison. Isana préférait risquer sa propre vie plutôt que regarder un ami mourir sans rien faire. Elle crispa les doigts sur la main d’Ombre et invoqua Rill en fermant les yeux, essayant de faire abstraction du bruit des tambours, des trompettes et des hurlements lointains des blessés et des mourants. Elle frissonna. Au moins, Tavi était en sécurité, bien loin de toute cette folie. Chapitre 24 Le reste du voyage vers Kalare ne fut ni rapide ni aisé. Chaque nouvelle journée exigeait des Chevaliers Aeris un effort intense pour maintenir la voiture en l’air et la faire avancer sans monter plus haut que quelques dizaines de mètres au-dessus du sol. C’était une tâche éreintante. Les porteurs avaient besoin de pauses environ toutes les heures, et, au bout de trois jours, Amara et dame Aquitaine commencèrent à endosser elles aussi de temps en temps un des harnais attelés au véhicule, afin de donner aux aérifèvres une chance de se reposer. Chaque soir, après le repas, ils élaboraient leur plan pour délivrer les otages. Le ciel se remplit de nuages bas et sombres, perpétuellement traversés d’éclairs et de grondements de tonnerre, bien que jamais une goutte de pluie n’en tombe. La brume écarlate et mortelle descendait désormais jusqu’à un point indéterminé au milieu de la couche nuageuse. Un après-midi, alors qu’ils essayaient de gagner de l’altitude dans l’espoir d’accélérer leur progression, Amara s’était rendu compte qu’ils avaient accidentellement atteint la fine brume rouge, et elle avait vu celle-ci commencer à se condenser pour former ces créatures mortellement dangereuses. La Curseur avait aussitôt fait replonger hâtivement la voiture hors des nuages, et personne n’avait été blessé, mais après cela ils avaient à peine osé dépasser la cime des arbres de peur que les créatures renouvellent leur attaque. Un soir, sur les ordres d’Amara, ils s’étaient arrêtés deux heures avant le coucher du soleil, dans une région forestière si dense que dame Aquitaine avait dû atterrir seule d’abord, pour, avec l’aide de ses furies, obliger les arbres centenaires à déplacer assez de leurs branches afin que la voiture ait la place de se poser. Haletante et épuisée par l’effort, Amara détacha le harnais qui la retenait à la voiture et s’assit aussitôt, s’adossant au véhicule lui-même. L’établissement du camp pour la nuit était devenu une routine soigneusement organisée qui ne nécessitait plus d’ordres de sa part. Les trois autres porteurs et elle s’installèrent pour se reposer pendant que les autres sortaient les tentes, préparaient le repas, trouvaient de l’eau. À son grand embarras, Amara s’endormit, ainsi adossée à la voiture, et ne se réveilla que lorsque Bernard lui toucha l’épaule et lui déposa une assiette de voyage métallique sur les genoux. La chaleur de l’assiette sur ses cuisses et celle de la main de Bernard sur son épaule remuèrent un certain nombre de souvenirs plutôt plaisants, mais inopportuns dans de telles circonstances. Elle leva les yeux de la main de son époux, chaude, puissante et plutôt… experte, pour regarder son visage. Bernard plissa les yeux, et Amara y lut une chaleur qui reflétait la sienne. — En voilà une expression agréable, murmura-t-il. J’ai toujours plaisir à la voir sur ton visage. Un sourire langoureux se dessina sur les lèvres d’Amara. — Mmm, reprit Bernard. Encore mieux. Il s’assit à côté d’Amara, sa propre assiette entre les mains, et le fumet de la nourriture emplit soudain les narines de la jeune femme, qui sentit son estomac réagir à cette odeur avec la même avidité animale et instinctive que le reste de son corps à la proximité de Bernard. — De la viande fraîche, constata la Curseur après la troisième ou quatrième exquise bouchée. C’est de la viande fraîche. Pas cette affreuse viande séchée de voyage qui ressemble à de la corde. Elle continua à dévorer, bien que la viande rôtie soit encore presque assez chaude pour lui brûler le palais. — De la venaison, confirma Bernard. J’ai eu de la chance aujourd’hui. — Maintenant, si seulement tu pouvais nous ramener une boulangerie pour qu’on ait du pain frais, le taquina Amara. — J’en ai vu une, répondit-il gravement. Mais elle m’a échappé. Amara sourit et lui donna un léger coup d’épaule. — Si tu ne peux pas me trouver du pain en plein cœur de la forêt, à quoi est-ce que tu es bon ? — Après dîner, répliqua-t-il en plongeant son regard dans le sien, on peut aller faire un tour. Je te montrerai. Amara sentit son cœur battre plus fort, et elle mangea la bouchée de venaison suivante avec une avidité presque carnassière, sans détacher les yeux de ceux de Bernard. Elle essuya un filet de jus qui lui coulait au coin de la bouche du bout d’un doigt, lécha celui-ci et répondit : — On verra. Bernard laissa échapper un rire discret. Il observa un moment leurs compagnons réunis autour du feu et demanda : — Tu crois que notre plan va marcher ? Amara réfléchit un moment, sans cesser de mâcher. — Entrer dans la ville, et même dans la Citadelle, est assez simple. C’est en ressortir qui va être un problème, répondit-elle enfin. — Tss tss, répliqua Bernard. En tant que Curseur, tu devrais être capable de mentir mieux que ça. Amara fit la grimace. — Ce ne sont pas Kalarus ni ses Chevaliers, ses légions, ses Immortels ou ses Corbeaux de Sang qui m’inquiètent. — Ah bon ? dit Bernard. Moi si. Amara fit un geste dédaigneux de la main. — En ce qui les concerne, on peut se préparer, les gérer. Bernard jeta un rapide coup d’œil vers le feu et regarda de nouveau Amara, d’un air interrogateur. — Oui, répondit celle-ci. Pour entrer, on dépend de Rook. Je pense qu’elle est sincère, mais si elle prépare une trahison, on est fichus. Et pour ressortir, on dépend de dame Aquitaine. Bernard racla le fond de son assiette avec sa fourchette. — Toutes deux sont nos ennemies, fit-il. (Il retroussa légèrement les lèvres sur un grondement silencieux.) Rook a tenté de tuer Tavi et Isana. Dame Aquitaine utilise ma sœur pour servir ses propres fins. — Lorsque tu présentes les choses comme ça, dit Amara en essayant de garder un ton léger, ce plan paraît… — Complètement fou ? suggéra Bernard. Amara haussa une épaule. — Peut-être. Mais on n’a pas beaucoup d’options. Bernard répondit d’un grognement. — Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse y faire, n’est-ce pas ? — Non. À côté de nos alliés, les forces de Kalarus ne semblent représenter qu’une menace modérée, finalement. Bernard poussa un soupir. — Et nous torturer l’esprit à ce sujet ne nous aidera pas. — Non, répondit Amara avant de retourner à son assiette. Lorsqu’elle l’eut terminée, Bernard retourna auprès du feu, où les autres prenaient leur repas, pour lui servir une seconde assiettée qu’il lui rapporta, et sur laquelle Amara se jeta avec autant d’avidité que sur la première. — C’est si épuisant que ça ? demanda doucement Bernard en la regardant. L’aérifèvrerie ? Amara hocha la tête. Elle avait rompu le dur pain de route en morceaux qu’elle avait mis à tremper dans le jus du rôti pour les ramollir, et elle les mangeait entre deux bouchées de viande. — Ça n’a pas l’air, comme ça, quand tu le fais. Mais ça te rattrape après. (Elle indiqua le feu d’un geste de la tête.) Les hommes de dame Aquitaine se sont déjà resservis deux fois. — Tu ne devrais pas faire pareil ? demanda Bernard. Amara secoua la tête. — Ça va. Je suis plus légère qu’eux. Je n’ai pas aussi lourd à soulever. — Tu es plus puissante qu’eux, tu veux dire, murmura Bernard. — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — Dame Aquitaine ne se ressert même pas. Amara fit la grimace. Un rappel de plus des forces d’Invidia Aquitaine. — Oui. Je suis plus puissante qu’eux. Avec l’aide de Cirrus, je peux soulever plus de poids qu’eux en faisant moins d’efforts, toutes proportions gardées. Quant aux furies de dame Aquitaine, elles sont telles que ses limites sont plus mentales que physiques. — Comment ça ? — Les furies d’air sont… inconstantes, capricieuses. Elles ont du mal à se concentrer sur une tâche pendant longtemps, alors c’est à toi de le faire pour elles. Cela demande une concentration de tous les instants pour rester en vol. Dame Aquitaine le fait aisément. Et il faut encore plus de concentration pour créer un voile, afin de cacher quelque chose aux regards. — Tu sais le faire ? — Oui. Mais je ne peux rien faire d’autre pendant ce temps-là ; je peux à peine marcher. C’est plus fatigant et ça demande plus de concentration que de voler. Dame Aquitaine, elle, peut faire les deux à la fois. C’est quelque chose qui dépasse de loin mes propres compétences, et ma force. — Elle n’est pas plus impressionnante que toi, en vol. Elle semblait à peine capable de te suivre lorsqu’on a plongé hors de ce nuage l’autre jour. Amara esquissa un sourire. — J’ai plus d’entraînement. Je vole tous les jours, et je n’ai qu’une seule furie. Elle, elle a été obligée de diviser ses heures d’entraînement entre plusieurs dizaines de disciplines. Mais elle le fait depuis plus longtemps que moi et, de manière générale, ses compétences et sa concentration sont bien meilleures que les miennes. Avec un peu de temps pour focaliser ses efforts sur l’art de voler, et s’entraîner, elle pourrait sérieusement m’en remontrer, même si ses furies étaient seulement de la force de Cirrus, ce qui n’est pas le cas. Elles sont bien plus puissantes. Bernard secoua la tête et dit d’un ton pensif : — Toute cette puissance, toutes ces furies à ses ordres, tout le bien qu’elle pourrait accomplir… et tout ce qu’elle fait de son temps, c’est comploter pour s’emparer du trône. — Tu désapprouves. — Je ne comprends pas, rectifia Bernard. Pendant des années, j’aurais donné n’importe quoi pour être un puissant aérifèvre. — Tout le monde aimerait pouvoir voler. — Peut-être. Mais moi, je voulais seulement pouvoir faire quelque chose contre ces maudites tempêtes furiesques qui s’abattaient sur mon exploitation. Chaque fois que Thana et Garados en envoyaient une, elle mettait mes fermiers en danger, abîmait les récoltes, blessait ou tuait du bétail et du gibier et c’était pareil dans toutes les autres exploitations de la vallée. Pendant des années, on a essayé d’attirer un aérifèvre assez puissant dans la vallée, mais ils coûtent cher, et on n’a jamais réussi à en trouver un qui accepte de travailler pour le peu qu’on pouvait le payer. — Tiens tiens, dit Amara avec un coup d’œil mutin. Tes véritables motivations se révèlent enfin. Bernard sourit. Amara adorait ses yeux lorsqu’il souriait. — Peut-être devrais-tu y songer pour ta retraite, répliqua-t-il. (Il plongea les yeux dans ceux de la jeune femme.) On a besoin de toi là-bas. J’ai besoin de toi là-bas. Avec moi. — Je sais, répondit-elle doucement. (Elle essaya de sourire, mais eut l’impression que l’expression n’avait pas réussi à aller jusqu’à son visage.) Un jour, peut-être. Bernard déplaça son bras et, du dos de la main, effleura discrètement le flanc d’Amara. — Un jour prochain, peut-être. — Bernard, dit doucement la Curseur. — Oui. Elle le regarda dans les yeux. — Emmène-moi… faire un tour. Bernard baissa un peu les paupières et lui jeta un regard brûlant à travers ses cils, tout en conservant un visage impassible alors qu’il inclinait poliment la tête. — Comme il vous plaira, madame. Chapitre 25 Max regarda Tavi en clignant des yeux avec stupeur, puis demanda d’un ton incrédule : — C’est toi qui l’as prise ?! Tavi lui sourit de toutes ses dents et jeta un lourd sac de grain dans le chariot de provisions. — Elle est dans un état pas possible à cause de cette bourse. Elle n’a pas arrêté de se plaindre à Cyril depuis qu’elle l’a perdue. (Max se frappa le front du plat de la main.) Mais bien sûr. C’est toi qui l’as prise pour soudoyer Foss et Valiar Marcus afin qu’ils te laissent faire le voyage en chariot. — Foss seulement. Je crois qu’il a géré la part de Marcus tout seul. — Tu es un sacré voleur, dit Max, non sans une certaine admiration. Tavi jeta un autre sac dans le chariot. Il restait de la place seulement pour quelques-uns, et les planches du véhicule gémissaient et grinçaient sous le poids de la cargaison. — Je préfère me voir comme un homme qui transforme ses handicaps en atouts. Max eut un grognement amusé. — Certes. (Il jeta un coup d’œil en coin à son ami.) Combien elle avait sur elle ? — Environ l’équivalent d’une année de salaire pour moi. Max fit la moue. — Sacrée aubaine. Tu as des projets pour ce qui reste ? Tavi hissa le dernier sac dans le chariot avec un grognement. Sa jambe l’élança, mais la douleur était à peine perceptible. — Je ne vais pas te prêter d’argent, Max, dit-il. Son ami soupira. — Bah. Tu as ce qu’il te faut ? Tavi referma le chariot. — Ça devrait aller. — Tu as assez ici pour nourrir la légion pendant un mois. — J’ai de quoi nourrir les montures d’une aile de cavalerie. Pendant une semaine. Max fit entendre un sifflement discret. — Je n’ai jamais eu à m’occuper de logistique, dit-il. — Ça se voit. Max eut un grognement amusé. — Combien il te reste ? Tavi mit la main dans sa poche et en sortit la bourse de soie pour la jeter à Max. Son ami l’attrapa et la secoua sans en tirer un bruit. — Pas grand-chose, dit Tavi d’un ton amusé. Il n’y a pas beaucoup de couronnes de facture antillaine en circulation dans la légion, alors je m’en suis débarrassé petit à petit. Il retourna dans l’obscurité vers la vaste grange de l’exploitation et échangea une poignée de main avec un Exploitant amical qui avait accepté de vendre son surplus de grain à la légion, d’autant plus que Tavi en offrait vingt pour cent de plus que ce que payait habituellement la légion, grâce à la bourse de dame Antilla. Le jeune homme paya à l’homme le prix convenu, et revint vers le chariot. Max souleva la bourse et la secoua une dernière petite fois d’un air triste avant de la relancer à son ami. Elle heurta le plastron de celui-ci avec un tintement. Tavi leva aussitôt une main, en fronçant les sourcils, et Max se figea. — Quoi ? demanda le grand Antillain. — Je crois qu’il y a quelque chose d’autre dans cette bourse, répondit Tavi. Je l’ai entendu heurter mon armure. Tu veux bien me donner un peu de lumière ? Max haussa les épaules et arracha un bout de jute d’un des sacs fermés dans le chariot. Il frotta la toile entre ses doigts une ou deux fois, et une flamme en jaillit timidement. En apparence insensible à la chaleur, le jeune homme baissa le brandon pour le tenir à environ un mètre au-dessus du sol. Tavi se pencha en plissant les yeux et vit la lueur de la torche improvisée se refléter sur une surface lisse. Il ramassa une petite pierre, à peu près de la taille du plus petit ongle d’un enfant, et l’approcha de la lumière. Bien qu’elle ne soit pas taillée, la pierre était translucide, comme une gemme, et d’un rouge si éclatant qu’elle semblait presque humide. Elle rappelait à Tavi une grosse goutte de sang frais. — Un rubis ? demanda Max, les yeux plissés, en rapprochant la flamme. — Non, répondit Tavi, l’air concentré. — De l’incarnadine ? — Non, Max, dit Tavi, en regardant fixement la pierre. Ta chemise est en feu, ajouta-t-il d’un ton distrait. Max cligna des yeux d’un air hébété, puis regarda avec contrariété la flamme qui s’était propagée du bout de jute à sa chemise. Il fit un petit geste agacé du poignet, et la flamme s’éteignit brusquement. Tavi put sentir la fumée qui s’échappait en volutes de la toile, dans l’obscurité soudaine. — Tu as déjà vu une gemme de ce genre, Max ? Peut-être que ta belle-mère les fabrique. — Pas que je sache. C’est la première fois que j’en vois. — J’ai l’impression d’avoir déjà vu ça quelque part, murmura Tavi. Mais les Corbeaux m’emportent si je me rappelle où. — Peut-être que ça a de la valeur. — Peut-être, acquiesça Tavi. (Il remit la pierre écarlate dans la bourse de soie et renoua soigneusement les cordons de celle-ci.) Allons-y. Max grimpa sur le chariot, prit les rênes et fit s’ébranler l’attelage. Tavi se hissa d’un bond à côté de lui, et le lent véhicule entreprit de refaire en sens inverse les quinze kilomètres qui le séparaient du campement de la Première Aléréenne à côté du pont d’Élinarc. Il leur avait fallu sept longues et épuisantes journées de marche pour aller du camp d’entraînement au pont qui enjambait le large Tibre au courant calme. Une fois honnêtement soudoyé, Foss avait gardé Tavi « en observation » pendant que sa jambe finissait de guérir. Dame Antilla n’avait de toute évidence pas apprécié, mais comme elle l’avait elle-même chargé de cette responsabilité, elle ne pouvait guère la lui reprendre sans révéler clairement son animosité envers Tavi, ce qui aurait constitué une absence flagrante de l’impartialité qu’on attendait d’un officier de la légion. Néanmoins, Foss n’avait pas laissé Tavi oisif. Bardis, le Chevalier blessé qui avait été sauvé par dame Antilla, avait besoin d’attention et de soins constants. Par deux fois, durant le trajet, il avait tout simplement cessé de respirer. Foss l’avait réanimé chaque fois, mais seulement parce que Tavi s’était rendu compte de ce qui se passait. Le jeune Chevalier avait à peine repris conscience pendant le trajet, et devait être lavé, nourri et abreuvé comme un bébé. Lorsqu’il s’était assis pour la première fois au chevet de Bardis, Tavi avait été frappé par sa jeunesse. Un Chevalier aléréen aurait sûrement dû être plus grand, plus large d’épaules, de torse et de cou, avec une barbe plus fournie et plus de muscles que ce jeune homme blessé n’en avait. Bardis avait l’air d’un… d’un enfant qui n’avait pas fini de grandir. Et cette réflexion avait inspiré au jeune Curseur une attitude protectrice aussi immédiate qu’inattendue. À sa propre surprise, il s’était attelé à la tâche de soigner Bardis sans plainte ni regret. Plus tard, il avait compris que Bardis n’était pas trop jeune pour être Chevalier. C’était tout simplement lui, Tavi, qui avait cinq ans de plus. Il en savait bien plus sur le monde que le garçon, avait vu bien plus les horreurs que la vie pouvait réserver, et avait pris des centimètres et des kilos de muscles dont, la majeure partie de sa vie, il avait manqué. C’était tout cela qui faisait paraître le Chevalier blessé beaucoup plus jeune et plus petit. C’était une question de perspective. Tavi se rendit compte avec perplexité qu’il n’était plus l’enfant qui attend, inconsciemment, que de plus forts et de plus âgés que lui l’aident et le protègent. Désormais, c’était lui le plus fort, le plus âgé, et il lui appartenait donc d’accepter et d’exercer ses responsabilités, plutôt que de chercher des moyens de les éviter ou de les contourner. Il ne savait pas quand ce changement s’était opéré, mais, même s’il pouvait sembler minime par certains côtés, il était bien plus profond et significatif que Tavi n’en avait eu l’impression au départ. Il voulait dire que Tavi ne pourrait jamais redevenir cet enfant, celui qui méritait protection et confort. Il était temps pour le jeune homme de procurer ceux-ci à autrui, comme on l’avait fait pour lui. Aussi avait-il pris soin du pauvre Bardis, et passé une grande partie du trajet à méditer. — Tu es morose, ces derniers temps, dit Max, brisant le silence tandis que le chariot cahotait avec régularité sur le chemin. Tu n’as pas décroché un mot de toute la marche. — Je réfléchissais, répondit Tavi. Et j’évitais de me faire remarquer. — Comment va le poisson ? — Bardis, le reprit Tavi. Foss dit qu’il va s’en tirer, maintenant qu’on s’est arrêtés et qu’on peut s’occuper plus efficacement de lui. (Il secoua la tête.) Mais il risque de ne plus jamais pouvoir marcher. Et je ne sais pas s’il pourra faire usage de son bras droit. Il a sacrifié son corps au service du royaume, Max. Ne le traite pas de poisson. Un éclair rougeâtre illumina les nuages sombres et secs au-dessus de leur tête, et l’un des chevaux piaffa avec nervosité. Tavi vit Max hocher la tête. — Tu as raison, dit son ami, en prenant lui aussi un ton sérieux. (Au bout d’un moment, il reprit :) Magnus dit que Kalarus a pris l’initiative. Qu’il a sorti quatre légions supplémentaires d’on ne sait où. Que s’il prend Cérès, il pourra s’emparer d’Aléra Impéria dans la foulée. Ce qui ne me paraît pas très logique. Les légions de Placidus vont coincer les siennes contre les murs de la ville et les tailler en pièces. — Placidus ne va rien faire, le contredit Tavi. — Bien sûr que si, par tous les Corbeaux ! Il n’aime pas beaucoup se mêler aux affaires du royaume, mais il n’aime pas non plus les traîtres. Il va se battre. — Il ne le fait pas pour l’instant. Du moins, c’est ce que disait le dernier – et le seul – message qui nous est parvenu du Premier Duc, même s’il ne précisait pas pourquoi. — C’était il y a une semaine. Tavi indiqua le ciel de la tête. — D’où que vienne cette tempête, elle a limité plutôt efficacement l’emploi des Chevaliers Aeris et des messagers. Le Premier Duc et les Hauts Ducs peuvent communiquer par l’intermédiaire des rivières, mais ils savent qu’il n’y a rien qui empêche les autres d’écouter tout ce qu’ils disent par ce moyen. — Ou pire : de modifier le message en chemin. — Ils peuvent faire ça ? — Ça peut se faire. Je n’y arrive pas encore. C’est un charme trop subtil. Mais mon père pourrait. Et ma belle-mère aussi. Tavi nota cette information dans un coin de sa tête pour s’y référer plus tard. — Tu crois que Cérès va tenir ? Max resta silencieux un moment avant d’admettre : — Non. Cereus n’est pas un homme de guerre. Il n’est plus de la première jeunesse. (Sa voix prit une nuance contrariée.) Sa fille Veradis a du talent, mais surtout en tant que guérisseuse. Et c’est un vrai glaçon. Tavi se surprit à sourire. — Elle est jolie ? — Très. — Elle t’a repoussé ? — Environ une centaine de fois. (Le ton de Max reprit sa gravité.) Kalarus est d’une puissance phénoménale. Même mon père le pense. Et ce sale petit tordu de Brencis m’avait bien caché sa force, lui aussi. Cereus ne peut pas les battre. Et, si le Premier Duc les affronte, il sera obligé de tourner le dos à Aquitaine. Il est coincé. Le silence retomba. Tavi regarda les éclairs illuminer les nuages. — Je suppose que je devrais être habitué. — À quoi donc ? — À cette impression d’être insignifiant. Max étouffa un rire. — Insignifiant ? Par les Corbeaux, Tavi ! Tu as déjoué des coups d’État orchestrés par les deux Hauts Ducs les plus puissants du royaume. Deux fois. Je ne connais personne qui t’arrive à la cheville. — C’était de la chance. Surtout de la chance. — Une partie, concéda Max. Mais pas tout. Par tous les Corbeaux, mon vieux ! si tu avais des furies… Le jeune homme interrompit brusquement sa phrase, refermant la bouche avec un claquement de dents audible, mais cela n’empêcha pas Tavi de ressentir un pincement familier de frustration et de jalousie. — Pardon, reprit son ami un moment plus tard. — C’est pas grave. — Ouais. — J’aimerais seulement qu’on puisse faire quelque chose, reprit Tavi. Quelque chose. On est coincés ici au milieu de nulle part pendant que le royaume se bat pour rester debout. (Il fit un geste de la main.) Je comprends bien que cette légion n’est pas encore prête à se battre. Que personne n’est sûr qu’on puisse lui faire confiance, avec ces gens de tous les bords dans les rangs des soldats comme des officiers. Mais j’aimerais seulement qu’on puisse faire autre chose que rester ici à s’entraîner et (il indiqua de la tête l’arrière du chariot) faire les courses. — Moi aussi, répondit Max. Mais je ne pense pas qu’on apprécierait le combat si on y était. Cette légion ne ferait pas long feu. Monter la garde sur le pont, c’est peut-être ennuyeux, mais au moins on ne risque pas d’être tués. Tavi répondit par un grognement et redevint silencieux. Les lampes-furies de la ville d’Élinarc, ainsi que la vaste étendue illuminée du pont lui-même, apparurent enfin dans le lointain. Quelques centaines de mètres plus loin, les cheveux de Tavi se hérissèrent sur sa nuque à la verticale. Max n’était pas un aquafèvre très qualifié, mais sa puissance brute dans ce domaine était importante, Tavi le savait, et il avait forcément perçu le malaise soudain de son ami. Tavi le sentit se crisper à côté de lui. — Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota Max. — Je ne sais pas trop, répondit Tavi. J’ai cru entendre quelque chose. — Je ne vois pas comment, Aléréen, dit une voix moins d’un mètre derrière le jeune homme. Les pierres et les poissons ont une meilleure ouïe que toi. Tavi fit volte-face en dégainant son poignard. Max réagit encore plus rapidement, tordant la taille pour faire voler son poing dans un geste circulaire, avec la force accrue que lui donnaient ses furies. Un éclair baigna le paysage d’une lumière rougeâtre pendant une seconde, et Tavi aperçut Kitaï qui souriait alors que le bras de Max passait dans le vide, la ratant d’un centimètre à peine. La jeune Marate était accroupie sur les sacs de grain, la peau pâle de son visage presque phosphorescente dans l’ombre de son capuchon. Elle portait les mêmes haillons dont Tavi l’avait vue vêtue auparavant, mais elle avait baissé le bandeau qui lui couvrait les yeux, le laissant pendre mollement autour de son cou. Par bonheur, elle n’avait pas gardé la même odeur. — Corbeaux et Charognes ! s’écria Max. (Les chevaux piaffèrent avec nervosité, faisant tanguer le chariot, et il dut en reprendre le contrôle.) Ambassadrice ?! — Kitaï, dit Tavi, comprenant désormais l’étrange réaction instinctive qu’il avait eue. Qu’est-ce que tu fais là ? — Je te cherche, répondit la Marate. Quoi d’autre ? Tavi la dévisagea posément. Kitaï sourit, se pencha en avant et lui déposa un baiser ferme et délibéré sur la bouche. Tavi sentit son cœur s’emballer et le souffle lui manquer. Il n’était pas vraiment conscient de ce qu’il faisait lorsqu’il agrippa la jeune femme par le devant de sa cape pour l’attirer momentanément plus près de lui ; mais elle se laissa faire avec un plaisir évident, qu’elle exprima au bout d’un moment par un soupir satisfait avant de reculer, lentement. Tavi plongea le regard dans les yeux magnifiquement exotiques de la jeune femme et essaya de faire abstraction de la brusque flambée de désir qui lui parcourait la chair. — Il n’y a pas de justice en ce bas monde, dit Max en soupirant. C’est le milieu de la nuit, au milieu de nulle part, et c’est toi qui es avec une femme. (Il fit s’arrêter les chevaux.) Je continue à pied. À demain matin. Kitaï eut un petit rire malicieux. — Ton ami est sage, dit-elle. (Puis son sourire s’évanouit.) Mais je ne suis pas là pour que nous prenions du plaisir ensemble, Aléréen. Tavi lutta pour refouler le désir avide que ce baiser avait fait naître, et reprendre ses esprits. Kitaï était peut-être capable de passer d’un train de pensée à l’autre en toute grâce, mais Tavi n’avait pas ce talent ; et, malgré le souci manifeste qu’il pouvait lire sur le visage de la jeune femme, il lui fallut quelques secondes pour demander : — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Quelqu’un est venu au campement, répondit Kitaï. Il a déclaré avoir un message pour votre capitaine Cyril, mais les soldats qui montaient la garde l’ont renvoyé, en lui disant de revenir demain matin. Il leur a dit que c’était important, qu’il fallait réveiller le capitaine, mais ils ne l’ont pas cru et… — Et alors ? l’interrompit Max. (Il regarda Tavi.) Ça arrive tout le temps. Pratiquement tous les messagers sont persuadés que le monde va s’effondrer s’ils ne sont pas reçus immédiatement. Un capitaine de légion a besoin de dormir, lui aussi. Personne n’a envie d’être celui qui le fait sortir de son lit. Tavi fronça les sourcils. — En temps de paix, rétorqua-t-il calmement. Mais on est en guerre, Max. Les capitaines ont besoin de toutes les infos qu’ils peuvent avoir, et nous sommes pour ainsi dire aveugles, ici. Cyril a donné l’ordre que tout messager lui soit amené immédiatement. (Tavi regarda son ami d’un air interrogateur.) Alors, la question est : pourquoi n’ont-ils pas obéi à cet ordre ? — Il y a plus, reprit Kitaï. Lorsque le messager est parti, les gardes se sont lancés à sa poursuite et… — Quoi ?! s’exclama Tavi, et il se mit à réfléchir à toute vitesse. Max, qui est de garde au portail, ce soir ? — Des gardes de la centurie d’Erasmus. La huitième division, je crois. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama Tavi d’une voix sombre. Ce sont des Kalariens. Ils vont le tuer pour intercepter le message. Kitaï poussa un grondement de frustration et posa une de ses mains pâles, fines et robustes sur la bouche de Tavi, et l’autre sur celle de Max. — Par l’Unique, Aléréen ! vas-tu donc te taire un moment que je puisse terminer ? (Elle se pencha en avant, les yeux presque brillants d’intensité.) Le messager. C’était Ehren. Chapitre 26 — Attends, dit Max. Ehren ? Notre Ehren ? Il n’avait pas fini sa phrase que Tavi avait déjà sauté à terre et détaché un des chevaux du chariot, en une seconde. Dans le même temps, Kitaï avait libéré l’autre cheval. Tavi agrippa la crinière du premier et se hissa d’un bond sur son dos nu, en soulevant le poids de son armure à la force de ses bras. Kitaï jeta les rênes du deuxième animal à Max, puis prit la main que Tavi lui tendait et monta en croupe. — Notre Ehren, répéta Max d’une voix accablée. Bien. (Le grand Antillain descendit du chariot d’un air consterné et se hissa sur le cheval de trait, qui s’ébroua et agita la tête.) Cesse de te plaindre, dit-il à l’animal, avant d’adresser un hochement de tête à Tavi. Son ami sourit et, d’un coup de talon, lança sa monture dans un galop pesant. Il sentit Kitaï lui entourer la taille d’un de ses bras fins à la chaleur presque fiévreuse. Il se tenait prudemment à la crinière du cheval. Il s’était longuement entraîné à monter lorsqu’il était à la capitale, mais très peu à cru, et il connaissait ses limites. — À quel portail était-il ? demanda-t-il à Kitaï. — Celui au nord du fleuve, à l’ouest de la ville, répondit la jeune Marate en criant pour se faire entendre. À côté d’eux, Max galopait avec l’adresse désinvolte qui caractérisait presque tout ce qu’il faisait. Le grand Antillain, Tavi le savait, montait à cheval depuis qu’il avait appris à marcher. — Est-ce qu’il savait qu’il était suivi ? demanda Max. — Ehren, oui, répondit fermement Tavi. — Donc je suis Ehren, dit Max, avec un nombre inconnu d’inconnus lancés à mes trousses. Où est-ce que je vais ? (Il fronça les sourcils.) Attends. Par tous les Corbeaux ! qu’est-ce que je fais ici, pour commencer ? Je croyais qu’Ehren avait été envoyé à Phrygia. — Tu n’as pas remarqué qu’il avait emporté ces pastilles de menthe qu’il a toujours sur lui ? demanda Tavi. — Si. J’ai pensé que c’était parce qu’il aime les pastilles de menthe. — Non. Il a le mal de mer. Max prit un air perplexe. — Mais Phrygia est à des milliers de kilomètres de la mer et… Oh ! Tavi hocha la tête. — Je suppose qu’il avait reçu l’ordre de ne pas en parler, mais j’ai dans l’idée qu’il a été envoyé dans les îles. Max poussa un grognement et reprit : — Donc, je suis Ehren, qui est un sale petit sournois comme Tavi, j’arrive des îles, et je suis poursuivi par des vilains qui veulent faire de vilaines choses. Où est-ce que je vais ? — Un endroit qui te donne plus d’options, répondit Tavi. Où tu peux t’occuper d’eux comme il convient et aussi discrètement que possible. (Il s’interrompit un instant, puis dit en chœur avec son ami :) Les docks. Ils continuèrent leur course, Tavi en tête. De brefs éclairs rouges éclairaient leur chemin de mornes fulgurations qui ne faisaient que rendre les ombres plus profondes et plus dangereuses. Tavi arrivait à se repérer par rapport aux lumières de la ville d’Élinarc et de son pont, mais il ne voyait pas à deux mètres devant lui. Il était nécessaire de se hâter, mais ils n’apporteraient à Ehren aucune aide s’ils s’assommaient tous sur des branches basses ou cassaient les pattes de leurs montures dans les nids-de-poule du chemin, et Tavi commença à ralentir la cadence. — Non, lui souffla Kitaï à l’oreille. Elle déplaça le bras dont elle lui enserrait la taille et attrapa la main dont il tenait les rênes. Elle la tira vers la droite, et le cheval se déporta légèrement, suivi par la monture de Max. Un éclair illumina le ciel, et Tavi vit la gueule noire et béante d’un nid-de-poule passer à côté d’eux en coup de vent, évitée de justesse. Kitaï se pencha en avant et le jeune homme sentit sa joue caresser la sienne lorsqu’elle sourit en disant : — Je serai tes yeux, Aléréen aveugle. En réponse, un sourire se dessina sur les lèvres de Tavi et il cria à l’adresse de sa monture pour obtenir de celle-ci toute la vitesse dont elle était capable. Ils entrèrent dans la ville par la porte est, hurlant le mot de passe aux légionnaires qui y montaient la garde, et longèrent les rues pavées dans un galop tonitruant, les sabots lourdement ferrés de leurs montures faisant jaillir des étincelles au contact de la pierre. La porte ouest de la ville était restée entrouverte et sans surveillance. Alors qu’ils approchaient, Max fit naître un petit cyclone qui se rua sur la porte et termina brutalement de l’ouvrir, et ils la passèrent à toute vitesse, en tournant pour suivre le rempart de la ville jusqu’à la berge du fleuve. À sa fondation, la ville d’Élinarc n’était guère plus qu’un camp de légionnaires de taille standard où venaient s’arrimer les deux extrémités du pont. Durant le siècle qui s’était écoulé, sa population croissante s’était répandue au-delà des remparts d’origine, construisant demeures et commerces à la périphérie de ceux-ci, et notamment des docks d’une taille considérable pour recevoir le trafic fluvial qui faisait vivre la ville. Quais et jetées de bois s’étalaient sur plusieurs centaines de mètres de chaque côté des limites originelles de la ville, sur les deux rives du fleuve. Avec les jetées étaient venus navires et bateaux, et avec ces derniers un nombre important et régulier de marins, ce qui avait donné le jour à une modeste mais inévitable industrie de la corruption et du vice. Tavernes, tripots et maisons closes avaient poussé sur les quais et dans des barges perpétuellement à l’ancre. L’ensemble des lieux manquait cruellement de lumière, en partie parce que nul ne voulait voir la plus petite furie de feu approcher d’autant de vieux bois, mais aussi parce que l’obscurité seyait à la nature clandestine de ce qui s’y passait. Tavi sauta à bas de son cheval et enroula vivement les rênes de celui-ci autour du poteau en bois le plus proche. — Connaissant Ehren, dit-il, où est-ce qu’on cherche ? — Le petit gars aimait bien être prévoyant, répondit Max. Arriver en avance en cours. Réserver du temps pour étudier. Tavi acquiesça. — Il a forcément prévu un endroit au cas où il aurait besoin de fuir ou de se battre. Une distraction, pour pouvoir s’éclipser sans que personne le remarque. (Il indiqua de la tête un groupe de grands et vastes édifices construits juste au pied du pont d’Élinarc.) Les entrepôts. Tous trois se mirent en route d’un pas soutenu, et, bien que l’effort fasse souffrir la jambe de Tavi, celle-ci supportait son poids relativement aisément. Le premier entrepôt était ouvert et éclairé, car les charretiers de la légion y déchargeaient les chariots de provisions que les subtribuns Logistica avaient réussi à acheter ici et là, comme celui que les jeunes gens avaient laissé sur la route. Haradae, le plus haut gradé des sous-officiers de Gracchus, un jeune homme aux yeux humides originaire de Rhodes, leva les yeux de son registre et fronça les sourcils en apercevant Tavi. — Scipion ? s’étonna-t-il. Où est votre chariot ? — Il arrive, lança Tavi en ralentissant. Est-ce que vous avez vu la huitième division d’Erasmus par ici, ce soir ? — Ils viennent de passer, il n’y a pas cinq minutes, à la poursuite d’un voleur, répondit son collègue en indiquant du pouce le quai derrière lui. Mais je croyais qu’ils étaient de garde à la porte, pas en ronde de nuit. — C’est ce que pensait Erasmus aussi, improvisa Tavi. Il n’y a personne à la porte. Haradae secoua la tête et vérifia sa liste. — Voilà. Bandages. Je vais en mettre quelques-uns de côté pour Erasmus lorsqu’il aura fini de leur donner le fouet. — Tu crois qu’il a aussi des cercueils ? grommela Max à voix basse. — Venez, dit Tavi en accélérant de nouveau le pas. Ils trouvèrent un corps dans l’ombre du cinquième entrepôt qu’ils atteignirent, et Tavi sentit son cœur s’arrêter alors qu’il plissait les yeux pour regarder la silhouette inerte dans l’obscurité. — C’est… ? — Non, le rassura Kitaï. C’est un légionnaire. Il est plus vieux qu’Ehren et il a une barbe. (Elle se pencha et donna avec désinvolture une petite secousse au cadavre. Un reflet de lumière sur de l’acier brilla une seconde.) Couteau dans le cou. Bien lancé. — Chut, dit Tavi en levant une main. Ils restèrent silencieux un moment. Entre les murmures intermittents du fleuve paresseux en dessous d’eux et les grincements des quais en bois, Tavi entendit deux hommes qui se disputaient d’une voix crispée, et qu’il n’était manifestement pas supposé entendre. Puis il y eut un gros bruit sourd. Tavi dégaina son épée aussi silencieusement que possible et fit un signe de tête à Max. Tous deux entreprirent de remonter l’allée d’un pas discret mais rapide. Ils réussirent à passer sans se faire remarquer derrière un groupe de sept légionnaires. L’un d’eux tenait une lampe-furie à l’éclat tamisé pendant que deux autres discutaient et que le reste formait un demi-cercle approximatif autour d’une remise en bois usée par les intempéries, d’environ un mètre cinquante de haut et de large sur trois de long. Un autre tenait son bras blessé contre son torse, la main enveloppée d’un linge grossièrement noué. Max plissa les yeux et se ramassa, prêt à bondir, mais Tavi l’arrêta silencieusement d’une main levée. D’un autre geste, il indiqua à son ami de calquer son attitude sur la sienne, et s’avança hardiment dans la pâle lueur de la lampe. — Et que croyez-vous être en train de faire exactement, par tous les Corbeaux ? lança-t-il d’un ton impérieux. Les légionnaires firent volte-face. Les deux hommes qui se disputaient se figèrent, une expression de culpabilité et de surprise sur le visage. Tavi les reconnut, bien qu’il ne les connaisse pas de nom, hormis le blessé qui était Nonus, le légionnaire qui lui avait donné du fil à retordre le jour de son arrivée dans le camp. Son compagnon Bortus se tenait à côté de lui, mal à l’aise. Si personne n’avait jamais fait le moindre commentaire à ce propos, Tavi avait dans l’idée qu’un mot discret de Max avait convaincu Valiar Marcus de les transférer dans la centurie d’Erasmus, une centurie moins gradée au sein de sa cohorte, ce qui avait très probablement résulté en une baisse de leur solde. — Eh bien ? insista Tavi. Qui est le chef de file de cette piteuse équipe ? — Monsieur, marmonna l’un des deux qui s’étaient disputés. (Il portait son casque de façon négligée, les protège-joues détachés, et avait un accent kalarien.) C’est moi, subtribun Scipion. Tavi pencha légèrement la tête de côté et garda le visage figé en une expression de mauvaise humeur de plus en plus menaçante. — Votre nom, soldat ? L’homme regarda autour de lui, mal à l’aise. — Yanar, monsieur. — Yanar, vous voulez m’expliquer pourquoi l’un de vos hommes est mort dans cette ruelle, et qu’un autre est blessé, alors que vous devriez être à votre poste, par tous les Corbeaux ?! — Creso s’est fait assassiner, monsieur ! — Ça, je l’avais deviné en voyant le couteau qu’il avait en travers de la gorge, répliqua Tavi d’un ton calmement acide. Mais ce n’est pas ça l’important. Pourquoi a-t-il été assassiné ici et non à son poste ? — On était à la poursuite d’un criminel, monsieur ! bégaya Yanar. Il avait fui. — Oui, chef de division. J’avais réussi à déduire tout seul que si vous étiez à sa poursuite, c’était vraisemblablement parce qu’il avait fui. Mais pourquoi êtes-vous ici plutôt qu’à votre poste ? — Yanar, intervint l’un des légionnaires d’une voix grondante. (C’était un homme de taille moyenne, de carrure svelte, aux yeux et aux cheveux bruns. Tavi ne connaissait pas son nom.) C’est rien qu’un petit sous-fifre bavard. (Il indiqua la remise d’un geste sec de la tête.) Peut-être qu’il essaie de nous aider. Peut-être qu’on lui dit de ne pas le faire, mais qu’il entre le premier quand même. Peut-être que le gamin le tue aussi, pas seulement Creso. Yanar se tourna de nouveau vers Tavi, une vilaine lueur calculatrice dans le regard. — Attention, Yanar, dit Tavi d’un ton calme. Vous êtes à deux pas de la trahison. — Ce n’est de la trahison, répliqua l’homme brun, que si on se fait prendre. Yanar regarda Tavi d’un œil mauvais et dit : — Tu… Tavi supposa qu’il allait dire « tuez-le », mais décida de ne pas perdre une seconde à l’écouter. Il fit un bond en avant et abattit son glaive à la verticale. Le coup porta sur le sommet du casque détaché de Yanar, qui tomba en avant, brisant le nez du légionnaire et lui entaillant brutalement la joue. Tavi heurta violemment le torse de Yanar de son épaule cuirassée, le faisant tomber, esquiva l’épée d’un autre légionnaire et décocha un coup de pied dans le genou de l’homme brun, lui brisant la rotule et le faisant tomber au sol avec un hurlement de douleur. Tavi para un autre coup d’épée et contre-attaqua, forçant le légionnaire à réagir avec un revers classique qui aurait été excellent au cœur d’une bataille. Mais ce n’était pas une botte adaptée au combat de rue. Tavi dégagea sa lame de celle de son adversaire, s’avança d’un pas en diagonale et lui abattit son poing ganté d’acier sur le nez de toutes ses forces, ajoutées à l’élan du malheureux, qu’il étourdit un moment. Il lui donna ensuite un violent coup du pommeau de son épée dans la tempe, à travers le casque, l’envoyant rouler au sol. Max accourut pour soutenir son ami, mais les légionnaires avaient battu en retraite, stupéfiés par cette attaque soudaine et brutale. — Pas mal, fit observer Max. Tavi haussa les épaules. — Très bien, messieurs, gronda-t-il à l’adresse du reste des légionnaires. Pour l’instant, vous n’avez fait que déserter votre poste, probablement sur les ordres de cet idiot. (Il désigna de son épée le corps inanimé de Yanar.) Les conséquences d’un tel acte ne sont pas plaisantes, mais elles ne sont pas non plus trop terribles. Tous ceux qui souhaitent ajouter insubordination, refus d’obéir à un officier et tentative de meurtre à la liste de leurs délits, vous pouvez garder votre arme à la main et me chercher des ennuis tout de suite. Il y eut un bref silence. Puis Nonus déglutit bruyamment, dégaina son glaive et le laissa tomber sur le quai. Bortus l’imita, ainsi que les autres légionnaires. — Retournez à vos postes, dit froidement Tavi. Attendez là-bas qu’on vous relève, pendant que je vais sortir votre centurion de son lit pour qu’il vienne vous régler votre compte. Les hommes grimacèrent. — Monsieur ? dit Nonus. Et le voleur ? Il a tué un légionnaire. Il est dangereux. Tavi promena sur les légionnaires un regard noir, puis lança : — Vous, dans la remise. Je vous mets en état d’arrestation et vous soumets à la loi de la Couronne. Sortez maintenant, désarmé, et je veillerai à ce que vous soyez traité en accord avec la justice royale. Un moment plus tard, Ehren apparut sur le seuil de remise. Il était plus musclé que dans le souvenir de Tavi, sa peau était brune et ses cheveux presque décolorés après tout ce temps passé au soleil. Il portait des vêtements simples bien qu’un peu en haillons, et tenait les mains en l’air pour montrer qu’elles étaient vides. Il écarquilla les yeux de surprise en apercevant Tavi et Max, et prit une brusque inspiration. — Ferme ton clapet, lui dit Tavi sans ménagement. Centurion. Arrêtez-le. Max s’approcha d’Ehren et lui tordit le bras dans le dos avec désinvolture, en une prise couramment utilisée pour maîtriser un adversaire, et le fit sortir de la ruelle devant lui. — Vous, vous et vous, poursuivit Tavi, en pointant le doigt vers des légionnaires. Emportez ces idiots. (Pendant qu’ils s’exécutaient, il fit le tour des armes jetées à terre pour les ramasser, les empilant dans le creux de son bras comme du petit bois.) Vous, dit-il en voyant Nonus relever l’homme brun, quel est votre nom ? Le légionnaire le regarda d’un œil mauvais, mais ne répondit rien. — Comme vous voudrez, déclara Tavi, avant de se retourner pour conduire les légionnaires hors de la ruelle. Une brusque sensation de panique le heurta comme un seau d’eau glacée. — Aléréen ! entendit-il Kitaï hurler. Il laissa tomber les épées et plongea en avant, par-dessus elles, en faisant volte-face. L’homme brun avait échappé à Nonus et brandissait un couteau cruellement incurvé. Il en porta un coup vif à la gorge de Tavi. Celui-ci tourna sur lui-même en se rapprochant de son agresseur. L’arme le rata d’un cheveu. Au même instant, Tavi réussit à attraper le bras de son adversaire et le fit trébucher en avant d’une violente secousse, de sorte que le genou brisé de son agresseur se déroba sous lui. L’homme s’effondra avec un cri, mais entreprit aussitôt de se relever, son couteau toujours à la main. À cet instant, Kitaï sauta du toit de l’entrepôt et atterrit sur son dos, le faisant de nouveau tomber à plat ventre sur le quai. Elle l’attrapa par le sommet de son casque et le col de sa tunique et, avec un grondement furieux, lui passa la tête à travers les planches, faisant voler ces dernières en éclats sous son visage, et lui coinçant la figure. Puis elle l’attrapa par les épaules et exerça une brusque torsion. Le cou de l’homme brun se brisa avec un craquement atroce. — Par les Corbeaux ! jura Tavi. (Il se précipita au côté du légionnaire et lui attrapa le poignet pour chercher son pouls. Mais l’homme était bien mort.) Je voulais qu’il parle, dit-il à Kitaï. Les yeux verts et félins de la jeune Marate étincelèrent dans l’obscurité. — Il voulait te tuer, répondit-elle. — Bien sûr, répliqua Tavi. Mais maintenant on ne peut plus découvrir qui il est. Kitaï haussa les épaules pour ramasser le couteau incurvé qui gisait dans la main inerte du mort. Elle le leva et dit : — Corbeau de Sang. Tavi examina l’arme et hocha la tête. — On dirait bien. — Subtribun Scipion ? appela Max. — J’arrive, répondit Tavi. Il jeta un coup d’œil à Nonus et aux autres légionnaires, qui le dévisageaient ouvertement. — Mais qui êtes-vous ? demanda Nonus à voix basse. — Un soldat intelligent, répliqua calmement Tavi, sait quand tenir sa langue. Vous avez déjà assez merdé comme ça pour aujourd’hui. Nonus avala sa salive et salua. — Allez, on se bouge, dit Tavi en élevant la voix. Il ramassa les épées pendant que les légionnaires repartaient au pas, et passa le couteau kalarien à sa ceinture. — Et maintenant, que fait-on ? lui demanda doucement Kitaï. — Maintenant, on raconte tout au capitaine, répondit Tavi sur le même ton. Ehren, Yanar, tout. Il saura quoi faire. (D’autres éclairs rouges zébrèrent le ciel au-dessus d’eux, et Tavi frissonna.) Allez, viens. J’ai comme l’impression qu’on n’a pas de temps à perdre. Chapitre 27 — Isana, dit la voix grave de Giraldi. Exploitante. Je suis désolé, mais le temps manque. Il faut vous réveiller. Isana tenta un moment de rester dans les ténèbres bienheureuses du sommeil, mais se força bientôt à ouvrir les yeux et à se lever. Elle se sentait horriblement mal, était exténuée, et ne désirait rien tant que se recoucher. Mais ce n’était pas possible. Elle cligna des yeux pour essayer d’en chasser le sommeil. — Merci, centurion. — Madame, répondit Giraldi en la saluant d’un signe de tête, avant de s’écarter du lit. Veradis, assise à côté de la baignoire au chevet d’Ombre, dont elle tenait la main inerte, leva les yeux. — Mes excuses, Exploitante, murmura-t-elle avec un faible sourire. Je n’ai qu’une heure à vous offrir aujourd’hui. — Ne vous excusez pas, Veradis, répondit Isana. Si vous ne m’aviez pas donné une chance de prendre un peu de repos, je n’aurais jamais tenu si longtemps. Puis-je avoir un moment pour… Veradis hocha la tête en esquissant un autre sourire. — Bien entendu. Isana utilisa les sanitaires et revint s’agenouiller à côté de Veradis, glissant sa propre main entre celle de la jeune guérisseuse et celle d’Ombre, afin de reprendre le contrôle de l’effort régulier de furifèvrerie nécessaire pour combattre l’infection. La première fois qu’elle avait passé le relais du charme à Veradis, la manœuvre s’était révélée difficile, délicate ; elle n’avait d’ailleurs été possible que grâce à un degré de similarité inhabituel entre leurs manières d’utiliser leurs furies. Mais la répétition avait rendu ce prodigieux exploit banal au cours des vingt derniers jours. Ou était-ce vingt et un, songea Isana avec lassitude. Ou dix-neuf. Les jours avaient commencé à se confondre lorsque les lourds et noirs nuages qui écrasaient désormais Cérès étaient arrivés. Ils s’agitaient encore au-dessus de la ville, parcourus de grondements de tonnerre maussades et d’éclairs écarlates, mais sans verser la moindre goutte de la pluie qui aurait dû les accompagner. Ces nuages avaient plongé le monde dans un crépuscule permanent, et Isana avait perdu tout repère pour mesurer le temps qui passait. En dépit de cela, elle avait réussi, tout juste, à maintenir le charme d’eau qui constituait l’unique espoir d’Ombre. Sans les quelques heures de sommeil que Veradis avait réussi à lui accorder de temps à autre, le blessé serait mort depuis longtemps. — Comment va-t-il ? demanda Isana en prenant place sur la chaise que Veradis venait de quitter. La jeune guérisseuse lia une fois de plus la main d’Isana à celle d’Ombre avec la cordelette. — L’infection a perdu un peu de terrain, répondit-elle doucement. Mais il est dans cette baignoire depuis trop longtemps, et il ne mange pas assez. Il commence à avoir des ulcérations sur la peau, ce qui… (Elle secoua la tête, prit une grande inspiration et reprit la parole :) Vous savez ce que cela entraîne. Isana hocha la tête. — D’autres infections vont en profiter pour s’installer. — Il est de plus en plus faible, Exploitante, poursuivit Veradis. S’il ne reprend pas rapidement le dessus… La porte de la pièce s’ouvrit à la volée, interrompant leur conversation. — Dame Veradis ! dit un légionnaire en armure d’un ton pressant. Il faut vous dépêcher. Il est en train de mourir. La jeune guérisseuse grimaça, une expression exténuée dans ses yeux cernés. Puis elle se dirigea vers la porte en disant doucement à Isana : — Je ne sais pas si je pourrai revenir. Isana hocha brièvement la tête. Veradis sortit de la pièce et s’en alla d’un pas vif, calme et assuré. — Décrivez-moi la blessure, ordonna-t-elle. La description que lui faisait le légionnaire du résultat d’un lourd coup de maillet s’estompa alors que tous deux s’éloignaient dans le couloir. Giraldi les regarda partir, puis grommela : — Exploitante ? Vous devriez manger quelque chose. Je vais vous apporter un peu de bouillon. — Merci, Giraldi, répondit doucement Isana. Le vieux soldat sortit de la pièce, et l’aquafèvre porta de nouveau son attention sur le charme d’eau qu’elle faisait agir en Ombre. La douleur que provoquait l’exposition aux toxines présentes dans le corps de ce dernier ne s’était pas atténuée le moins du monde. Mais elle était devenue quelque chose de familier, quelque chose qu’Isana connaissait bien et pouvait expliquer ; et, à mesure que l’épuisement gagnait l’aquafèvre, que sa capacité à faire la part entre cette entité extérieure et son propre corps épuisé s’amenuisait, la sensation avait perdu de son importance. Isana s’installa confortablement sur son siège, les yeux ouverts mais perdus dans le vide. L’infection existait désormais dans son esprit sous la forme d’une présence solide autour d’Ombre. Isana se la représentait comme un énorme tas de pierres rondes, chacune d’elles massive et lourde, mais en même temps aisée à déplacer. Elle attendit un moment, le temps que les battements de son cœur et le rythme lent de sa respiration se synchronisent avec ceux du blessé. Puis, en imagination, elle ramassa la pierre la plus proche et la souleva pour la jeter dans un ruisseau monotone et fictif. Puis elle recommença, avec des gestes mesurés et résolus, pierre après pierre. Elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle se concentrait ainsi à aider le corps d’Ombre à combattre l’infection, mais soudain, elle sentit une présence derrière elle près du tas de pierres imaginaire. C’était Ombre, qui regardait le tas d’un air perplexe. Il n’avait pas l’apparence qu’il avait dans la baignoire, celle d’un homme épuisé, blême et émacié. Il apparut au contraire à Isana tel qu’il était jeune homme : avec un corps svelte qui n’avait pas encore fini de s’étoffer. Ses cheveux étaient rasés à la mode légionnaire, son visage n’était pas défiguré par la flétrissure des lâches, et il portait les hauts-de-chausses et la tunique tout simples d’un soldat au repos. — Bonjour, dit-il. Qu’est-ce que vous faites ici ? — Tu es malade, répondit Isana. Tu as besoin de te reposer, Ombre, et de me laisser t’aider. À la mention de son nom, l’homme se rembrunit. Ses traits s’altérèrent lentement, vieillirent, et la cicatrice due à la flétrissure des lâches émergea de sa peau. Il leva la main à son visage, l’air perplexe. — Ombre…, répéta-t-il dans un murmure. (Puis ses yeux s’écarquillèrent. Il regarda Isana, retrouvant soudain ses traits marqués par l’âge, ses cheveux longs, ses cicatrices.) Isana ? — Oui, murmura-t-elle. — J’ai été blessé. (Il cligna des yeux comme s’il essayait de rassembler ses pensées.) Nous ne sommes pas à Cérès ? — Si. Tu es inconscient. J’essaie de te soigner. Ombre secoua la tête. — Je ne comprends pas ce qui se passe. Sommes-nous dans un rêve ? C’était là une idée intéressante. Isana le regarda d’un air songeur. — C’est possible, répondit-elle. Je suis dans un état assez proche du sommeil. Tu as de la fièvre depuis des jours et des jours, et je suis en contact rapproché avec toi, par l’intermédiaire de Rill, depuis presque le début. J’ai perçu les contours de certains de tes rêves ; mais tu étais toujours en proie à la fièvre. C’étaient essentiellement des images incohérentes. Ombre esquissa un sourire. — Cela doit être votre rêve à vous, alors. — Si l’on peut dire. — Des jours… (Il fronça les sourcils.) Isana, ce genre de charme n’est-il pas extrêmement dangereux ? — Pas autant que de ne rien faire, j’en ai peur. Ombre secoua la tête. — Je voulais dire pour vous. — Je connais les risques. — Non, fit Ombre d’un ton brusque. Non, Isana. Il est hors de question que vous preniez ce genre de risque pour moi. Quelqu’un d’autre doit le faire. — Il n’y a personne d’autre, répondit calmement Isana. — Alors, vous devez arrêter. Je refuse qu’il vous arrive du mal à cause de moi. Loin là-bas, dans le monde réel, Isana sentit vaguement Ombre commencer à bouger, pour la première fois depuis des jours. Il essaya, faiblement, de retirer sa main de la sienne. — Non, dit fermement Isana. (Elle s’approcha du tas de pierres pour se remettre à son labeur sans trêve.) Arrête ça, Ombre. Tu dois te reposer. — Je ne peux pas. Je ne peux pas voir encore plus de mal vous arriver à cause de moi. Par tous les Corbeaux, Isana ! (Sa voix se chargea de chagrin et d’angoisse.) J’ai déjà assez manqué à mes devoirs envers lui comme cela. — Non. Non, c’est faux. — J’avais fait le serment de le protéger. Et lorsqu’il avait le plus besoin de moi, je l’ai abandonné à sa mort. — Non, le contredit calmement Isana. Il t’avait ordonné de nous emmener loin de la vallée. Pour nous mettre en sécurité. — Je n’aurais pas dû lui obéir, répliqua Ombre d’un ton soudain chargé de haine envers lui-même. Mon devoir était de le défendre. De le protéger. Il avait déjà perdu deux de ses singulares à cause de moi. C’est moi qui ai estropié Miles. Poussé Aldrick à quitter son service. (Il serra les poings.) Je n’aurais jamais dû le laisser. Quels que soient ses ordres. — Ombre, dit doucement Isana, quoi qui ait pu tuer Septimus, nul n’aurait probablement pu l’en empêcher. C’était le fils du Premier Duc, et il était tout aussi puissant que son père. Peut-être encore plus. Crois-tu vraiment que tu aurais été capable d’y faire quelque chose ? — Peut-être. Quoi qui ait pu tuer Septimus, j’aurais peut-être été capable de l’arrêter. Ou au moins de le ralentir assez pour permettre à Septimus de le vaincre. Même si je n’avais réussi à le protéger qu’une seule seconde, et même si j’avais péri en le faisant, cela aurait peut-être été tout ce dont il avait besoin. — Ou peut-être pas. Tu aurais peut-être trouvé une mort absurde à ses côtés. Tu sais bien qu’il n’aurait jamais voulu ça. Ombre serra les dents, les traits altérés par la crispation de ses mâchoires. — J’aurais dû périr avec eux. Je voudrais avoir péri avec eux. (Il secoua la tête.) Une part de moi est morte ce jour-là, Isana. Araris Valérien. Araris le brave. J’ai fui le combat. J’ai abandonné l’homme que j’avais fait le serment de protéger. Isana arrêta ce qu’elle faisait et porta la main à la flétrissure qui défigurait Ombre. — Cela n’était qu’un déguisement, Araris. Un costume. Un masque. Il fallait qu’on te croie mort si tu voulais être en mesure de protéger Tavi. — C’était un déguisement, répondit-il d’un ton amer. C’était également la vérité. Isana soupira. — Non, Ombre. Tu es l’homme le plus courageux que j’aie jamais connu. — Je l’ai abandonné. Je l’ai abandonné. — Parce qu’il voulait que tu nous protèges. — Et en cela aussi, je lui ai fait défaut. J’ai laissé votre sœur se faire tuer. Isana sentit le pincement d’un chagrin ancien lui étreindre le cœur. — Il n’y avait rien que tu puisses faire. Ce n’était pas ta faute. — Si. J’aurais dû voir ce Marat. J’aurais dû l’arrêter avant qu’il… (Ombre pressa ses mains sur ses oreilles et secoua la tête.) Je ne peux plus continuer comme ça. Je ne peux plus le voir, vous voir, rester là, madame, je vous en prie, laissez-moi, laissez-moi le rejoindre, mon suzerain, marque de lâche, cœur de lâche… Ses paroles se perdirent dans un bredouillement incohérent, et lorsque le véritable Ombre se débattit faiblement dans la baignoire, s’efforçant d’enlever sa main de celle d’Isana, son alter ego fictif disparut, laissant l’aquafèvre seule face au tas de pierres imaginaire. Elle se remit au travail. Plus tard, elle se força en clignant des yeux à refaire le point sur la pièce de la Citadelle de Cereus où elle se trouvait, pour regarder autour d’elle. Ombre gisait dans la baignoire, agité de spasmes convulsifs et irréguliers. Elle tendit sa main libre pour lui toucher le front, et son geste lui confirma ce qu’elle savait déjà. Ombre avait renoncé à se battre. Il ne voulait plus guérir. Sa fièvre avait empiré. Il était en train de mourir. La porte s’ouvrit et Giraldi entra discrètement dans la pièce, une tasse de bouillon à la main. — Exploitante ? Elle lui adressa un faible sourire en acceptant la tasse qu’il lui tendait. Elle avait du mal à avaler quoi que ce soit sans tout rendre la minute d’après, à cause de la souffrance constante que le charme d’eau lui faisait endurer, mais il était vital qu’elle s’y force. — Merci, centurion, dit-elle. — Pas de quoi. (Il s’approcha de la fenêtre en claudiquant et regarda à l’extérieur.) Par les Corbeaux, Exploitante ! J’ai toujours détesté me lancer dans la bataille. Mais je crois que rester ici à ne rien faire est encore pire. La main dans laquelle il tenait d’ordinaire son épée ne cessait de s’ouvrir et de se refermer sur sa canne. Isana prit lentement une gorgée de bouillon. — Comment se passe la bataille ? demanda-t-elle. — Kalarus a pris l’avantage, répondit Giraldi. Il a trouvé un moyen de forcer les Chevaliers de Cereus à se mettre en danger, afin de pouvoir les éliminer. Isana ferma les yeux et secoua la tête. — Que s’est-il passé ? — Il a ordonné à ses propres Chevaliers d’attaquer un quartier résidentiel où se trouvent notamment le plus grand orphelinat de la ville et un certain nombre de rues où des légionnaires à la retraite passaient leurs vieux jours. Isana grimaça. — Par les Grandes Furies ! Cet homme est un monstre. Giraldi grommela son assentiment. — Ç’a marché, cela dit. (Son ton se fit distant, impersonnel.) Il y a une limite au nombre d’aînés qu’on peut supporter de voir se faire égorger. Au nombre d’enfants qu’on peut supporter d’entendre hurler. Au bout d’un moment, on doit faire quelque chose. Même si c’est stupide. — Les pertes ont été lourdes ? — Kalarus et son fils ont personnellement pris part à l’attaque. Cereus a perdu la moitié de ses Chevaliers. Des aérifèvres, pour la plupart. Si le capitaine Miles et les Chevaliers de la Légion Royale n’étaient pas intervenus, ils seraient morts jusqu’au dernier. Cereus lui-même a été blessé, en les aidant à échapper à l’embuscade. Le capitaine Miles et lui ont affronté Kalarus et son fils dans le hall d’entrée de l’orphelinat. À ce que j’ai entendu dire, le combat a été impressionnant. — D’après mon expérience, les rumeurs prennent rarement la peine de vérifier la véracité des faits, dit une voix douce depuis le seuil de la pièce. Isana se retourna et aperçut le capitaine Miles sur le pas de la porte, encore en armure de combat complète, son casque sous son bras gauche. L’armure comme le casque étaient couverts de bosselures et de rayures trop nombreuses pour en faire le compte. La manche droite de sa tunique était trempée de sang jusqu’au coude, et sa main était posée sur le pommeau de son glaive. Ses cheveux grisonnants étaient coupés ras à la façon des légionnaires, et il sentait la sueur, la rouille et le sang. De taille moyenne, il avait des traits quelconques qui donnèrent à Isana une impression immédiate de fidélité et de loyauté. Il entra dans la pièce avec une claudication clairement décelable et, bien qu’il s’adresse à Isana et Giraldi, ses yeux restèrent rivés sur l’homme dans la baignoire. — Cereus a joué les oiseaux blessés pour les attirer à l’intérieur. Ils sont entrés pour l’achever, et j’étais caché parmi les chevrons. J’ai attaqué le garçon par-derrière et l’ai blessé assez grièvement pour que Kalarus panique et se retire du combat avec lui. — Capitaine, le salua Giraldi en inclinant la tête, j’ai entendu dire que Kalarus avait essayé de vous rôtir en représailles. Miles haussa les épaules. — Je n’étais pas d’humeur à me laisser rôtir. Je me suis enfui. (Il inclina la tête à l’adresse d’Isana.) Exploitante, savez-vous qui je suis ? Isana regarda brièvement Ombre avant de reposer les yeux sur le capitaine. Ils étaient frères, bien que Miles, comme le reste d’Aléra, ait cru Araris mort pendant près de vingt ans. — Je sais qui vous êtes, répondit-elle calmement. — J’ai une faveur à vous demander, reprit-il. (Il jeta un coup d’œil à Giraldi, l’incluant dans le sentiment.) Quelques instants de votre temps en privé, Exploitante ? — Elle travaille, dit Giraldi, et si son ton resta respectueux, il était également intransigeant. Elle n’a pas besoin de distractions. Miles hésita un moment, comme s’il ne savait pas trop quoi faire. Puis il reprit : — J’ai parlé à dame Veradis. Elle m’a dit qu’il ne restait peut-être pas beaucoup de temps. Isana détourna les yeux. Un moment, elle laissa le désespoir la submerger, accentué encore par son épuisement. Mais elle le repoussa et dit : — Ne vous inquiétez pas, Giraldi. Le centurion émit un grognement. Puis il inclina la tête à l’adresse d’Isana et gagna la porte en s’appuyant sur sa canne. — Quelques instants, répéta-t-il à Miles. Je vous prends au mot. Miles hocha la tête et attendit que Giraldi ait quitté la pièce. Puis il s’approcha d’Ombre, s’agenouilla et posa une main sur la tête de l’esclave inconscient. — Il est brûlant, dit-il doucement. — Je sais, répondit Isana. Je fais tout ce que je peux. — J’aurais dû venir plus tôt, reprit Miles avec amertume. J’aurais dû être là tous les jours. De l’extérieur leur parvint le grondement tonitruant et caverneux qui accompagnait l’assaut d’un ignifèvre, lorsque celui-ci faisait jaillir du néant une sphère de feu blanc. Quelques secondes plus tard, un roulement de tonnerre presque ininterrompu lui répondit depuis les sombres nuages rougeoyants. — Vous avez été quelque peu occupé, répliqua Isana d’un ton d’ironie épuisée. Miles secoua la tête. — Ce n’est pas pour ça. C’est juste que… (Il fronça les sourcils.) Mon grand frère. Il a toujours triomphé. Il a pris part à des combats qui auraient dû le tuer, encore et encore, et même quand il a vraiment péri, il a réussi à revenir. Ça lui a peut-être pris vingt ans, mais il l’a fait. (Il secoua la tête.) Invincible. Peut-être qu’une partie de moi ne voulait pas admettre qu’il ne l’était peut-être pas. Que je risquais de… De le perdre, termina Isana pour lui en son for intérieur. — Est-ce qu’il peut m’entendre ? demanda Miles. Isana secoua la tête. — Je ne sais pas. Il reprend encore connaissance de temps en temps, mais il est de jour en jour moins cohérent. Miles se mordit la lèvre et hocha la tête, et Isana perçut la profondeur de son chagrin, de sa douleur, de ses regrets. Il leva les yeux pour la regarder avec une expression apeurée qui rappelait presque celle d’un enfant. — Est-ce que ce qu’a dit Veradis est vrai ? demanda-t-il. Est-ce qu’il va mourir ? Isana savait ce que Miles voulait entendre. Ses émotions et son regard la suppliaient de lui donner de l’espoir. Elle regarda le capitaine dans les yeux et répondit doucement : — Probablement. Mais je ne vais pas le laisser faire sans me battre. Miles cligna plusieurs fois des yeux et se passa la main sur le visage comme pour essuyer de la sueur qui aurait perlé sur son front. Le geste laissa sur sa peau de fines traînées du sang qui trempait sa manche. — Bien, dit-il calmement. (Puis il se pencha plus près encore d’Ombre.) Rari. C’est Miles. Je… (Il baissa la tête, incapable de trouver quelque chose à ajouter.)… je suis là, Rari. Je suis là. Il releva les yeux vers Isana. — Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider ? Isana secoua la tête. — Il… il est épuisé. Et très malade. Et il ne se bat pas. Il ne fait pas d’efforts pour vaincre l’infection. Miles eut l’air surpris. — Ça ne lui ressemble pas. Pourquoi donc ? Isana poussa un soupir. — Je ne sais pas. Il n’a été assez lucide pour parler que pendant quelques instants. Et même alors, il divaguait beaucoup. La culpabilité, peut-être. Ou peut-être qu’il est tout simplement trop exténué. Miles dévisagea son frère pendant un moment. Il s’apprêtait à dire quelque chose lorsqu’un martèlement de bottes s’approcha de la porte. — Capitaine ! appela une voix éraillée de jeune homme en train de muer. (Un des pages de la Citadelle, donc.) Mon duc demande votre présence immédiate. Miles regarda Isana et lança : — J’arrive tout de suite. (Puis il se pencha et appuya son front sur celui d’Ombre une seconde, avant de se redresser.) Si jamais il reprend connaissance avant… Dites-lui que je suis venu le voir, s’il vous plaît. — Bien sûr, répondit Isana. — Merci. Miles sortit de la pièce. Giraldi passa le nez à la porte, jeta un rapide regard dans la pièce, puis ressortit. Il referma la porte et s’y adossa ; probablement pour éviter qu’Isana soit davantage dérangée, supposa cette dernière. Miles avait raison. Ombre n’était pas le genre d’homme à capituler, tout simplement. Il avait vécu avec la culpabilité de la mort de Septimus pendant vingt ans, et n’avait pourtant jamais essayé de mettre fin à ses jours, jamais cédé au désespoir. Il devait y avoir autre chose. Quelque chose de plus. Par tous les Corbeaux ! songea Isana. Si seulement il était capable de lui parler. Ne serait-ce qu’un moment. Elle serra les dents de frustration. À l’extérieur, elle entendait toujours les claquements retentissants des explosions de feu. Les sonneries de trompettes. Les roulements de tambours. Et en dessous, le rugissement des armées furieuses. Le ciel maussade était parcouru de grondements de tonnerre malveillants. Isana termina son bouillon, se força à faire abstraction de toutes ces distractions, et se remit au travail. Chapitre 28 Le capitaine Cyril dévisagea Ehren un long moment. Puis les coins de sa bouche s’abaissèrent en une moue pensive. Il étudia l’éclat argenté, presque trop brillant, de l’une des pièces personnelles de Gaius données aux Curseurs pour faire valoir leur autorité. Une bonne minute passa avant qu’il demande : — En êtes-vous sûr ? — Oui, monsieur, répondit Ehren d’un ton calme et sombre. Ils se trouvaient sous la tente du capitaine, rabats fermés, qui était éclairée par deux lampes-furies à la lueur jaune et tamisée. Lorsqu’ils étaient arrivés, Cyril était déjà réveillé, en armure, et les attendait, frais et dispos. Son matériel de couchage était soigneusement rangé sur sa malle de légionnaire dans un coin. Le soldat qui menait par l’exemple. Un bref silence suivit la réponse d’Ehren, et Magnus en profita pour resservir du thé au capitaine. Max agita sa propre tasse vide en le regardant. Magnus lui rendit son regard en haussant un sourcil, puis lui passa la carafe. Max sourit et se servit lui-même, avant de remplir aussi la tasse de Tavi. — Marcus ? dit-il d’un ton interrogateur. Valiar Marcus secoua la tête en signe de refus. Le vieux centurion se tenait à côté du capitaine qui se grattait la tête. — Capitaine, dit-il, je ne peux m’empêcher de me demander s’il ne s’agit pas d’un canular. Les Canims ne sont jamais venus sur les côtes aléréennes en si grand nombre. Malgré son épuisement apparent, Ehren se hérissa à ces mots. — Seriez-vous en train de me traiter de menteur, centurion ? demanda-t-il. — Non, répondit le primipile en le regardant dans les yeux. Mais un homme peut dire la vérité sans pour autant avoir totalement raison. Ehren serra les poings, mais Cyril l’arrêta d’un regard dur. — Le primipile a raison d’être circonspect, Sire Curseur, lui dit-il. — Pourquoi ? demanda le jeune homme. — Parce que la coïncidence est étrange, répondit Cyril. Les légions de Kalarus ont ouvert les hostilités contre le Premier Duc. Ehren le dévisagea. — Quoi ? Cyril hocha la tête. — Cérès est assiégée. Les forces de Kalarus ont réussi à isoler les Hauts Ducs de l’est pour le moment. Placida et Attica restent neutres. Si Kalarus pouvait faire croire à une menace canime et forcer les légions aléréennes à y répondre, cela pourrait disperser les partisans de Gaius, les priver de l’avantage du nombre. Ehren secoua la tête. — Je les ai vus, capitaine, de mes propres yeux. Des centaines de navires, poussés par la tempête qui a rendu pratiquement impossible pour nous de voler, de transmettre rapidement des messages, de déjouer leurs plans. Ce n’est pas une simple incursion. — Comment se fait-il que cette information ne nous soit pas parvenue par les voies officielles de renseignements ? grommela le primipile. — Parce que, en débarquant au port de Rougeroche, j’ai découvert que mon contact parmi les Curseurs avait été assassiné la semaine précédente. Je n’ai pas osé révéler mon identité de peur que ses meurtriers aient été à l’affût d’autres Curseurs. — Une explication plausible, répondit Cyril. Mais qui ne se prête pas aisément à la confirmation. Mes ordres sont de défendre le pont, Sire Ehren, non de monter des expéditions pour arrêter une incursion. Je veux bien envoyer un détachement vérifier… — Capitaine ! l’interrompit Ehren en haussant la voix sous le coup de l’inquiétude. Il n’y a pas le temps pour ça. Mon bateau a réussi à devancer l’armada canime, mais de peu. S’ils ont maintenu leur cadence, ils accosteront à Premier-Port d’ici à quelques heures. Il n’y a pas tant de ports sur cette côte. Et il est évident qu’ils doivent prendre le contrôle du pont d’Élinarc s’ils ne veulent pas risquer d’être attaqués sur plusieurs fronts. (Ehren indiqua le sud du doigt.) Ils arrivent ici, capitaine. D’ici à vingt-quatre heures, vous verrez la meute de guerriers canims la plus énorme de l’histoire d’Aléra arriver au sommet de cette colline. Cyril le regarda en fronçant les sourcils, puis tourna les yeux vers le primipile. — Par les Corbeaux ! murmura Marcus, en passant un doigt sur l’arête pleine de bosses de son nez maintes fois cassé. Pourquoi ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Tavi fut pris d’une brusque illumination. — Vous ne posez pas la bonne question, centurion. (Il regarda Cyril.) Pas « pourquoi », monsieur. « Qui ». — Qui ? répéta le capitaine. — Qui travaille avec eux, dit calmement Tavi. Le silence s’abattit sur la pièce. — Non, dit Max au bout d’un moment. Aucun citoyen aléréen n’irait collaborer avec les Canims. Pas même Kalarus. C’est… Non, c’est inconcevable. — Et pourtant, répondit Tavi, c’est l’explication la plus plausible. Cette tempête nous a rendus aveugles et nuit sérieusement à notre capacité de coordination. — Elle cause les mêmes problèmes à Kalarus, remarqua le primipile. — Mais il savait qu’elle allait arriver. Il savait où étaient ses cibles. Où il allait frapper. Ses forces étaient déjà coordonnées et en marche. (Tavi jeta un coup d’œil à Cyril.) Cette tempête porte bien plus préjudice à Gaius qu’à Kalarus. La seule chose que je ne comprends pas, c’est comment les Canims ont prévenu Kalarus qu’ils s’apprêtaient à la lancer. (Il se mordilla la lèvre.) Ils ont forcément eu besoin d’un signal quelconque. — Des étoiles rouges, par exemple ? gronda le primipile d’une voix écœurée. (Il lâcha un juron grossier, en posant la main sur son glaive.) L’attaque de Kalarus a commencé la nuit des étoiles rouges. L’attaque des Canims aussi. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama Max. (Il secoua la tête avec incrédulité.) Par tous les Corbeaux ! Cyril regarda le primipile, et dit : — S’ils prennent le pont d’Élinarc, ils vont se répandre au cœur des terres de Placidus au nord, et avec le fleuve pour protéger leur flanc, ils seront en mesure de ravager les terres de Cereus au sud. — Il n’y a pas d’autre légion complète à moins de mille trois cents ou mille quatre cents kilomètres d’ici, capitaine, dit le primipile. Et nous ne pouvons pas envoyer de demande de renforts par les airs. De toute façon, personne ne pourrait nous rejoindre à temps pour changer la donne. (Il serra les mâchoires d’un air sinistre et conclut :) Nous sommes tout seuls. — Non, le contredit doucement Cyril. Nous sommes une légion. Si nous ne combattons pas, les habitants des villes et des exploitations que les Canims vont attaquer, eux, seront tout seuls. — Les poissons ne sont pas prêts, capitaine, le prévint Valiar Marcus. Les défenses de la ville non plus. — Cela ne change rien. Ils sont tout ce que nous avons. Et par les Grandes Furies ! ce sont des légionnaires aléréens. (Cyril hocha brièvement la tête.) Nous allons nous battre. Les yeux du primipile étincelèrent, et il retroussa les lèvres en un sourire carnassier. — Bien, monsieur. — Centurion, faites venir mes officiers ici immédiatement. Tous. Allez. — Bien, répondit Marcus. Il salua, puis sortit d’un pas décidé de la tente. — Antillar, vous avez ordre d’aller prévenir la cavalerie et les troupes auxiliaires de se préparer pour un déploiement immédiat, poursuivit Cyril. J’envoie Fantus et Cadius Hadrien de l’autre côté du pont dès ce soir, pour ralentir d’éventuels éléments d’avant-garde ennemis, réunir tous les renseignements qu’ils peuvent trouver et donner aux fermiers une chance de fuir, si besoin est. — Bien, capitaine, répondit Max. Il salua, fit un signe de tête à Tavi et se glissa dehors. — Et vous, Scipion, dit Cyril en posant un regard inquisiteur sur Tavi, vous semblez avoir un don pour trouver les ennuis. — Je préfère penser que ce sont eux qui me trouvent, monsieur. Le capitaine lui adressa un sourire dépourvu d’humour et reprit : — Comprenez-vous les implications à plus large échelle d’une relation entre Kalarus et les Canims, et la tentative d’empêcher Sire Ehren, ici présent, d’arriver jusqu’à nous ? — Oui, monsieur, répondit Tavi. Cela signifie que Kalarus a probablement d’autres espions dans les rangs de la légion, et que ceux-ci vont sûrement essayer de prendre d’autres mesures pour nous rendre plus vulnérables aux Canims. — Une forte possibilité, confirma Cyril en acquiesçant. Gardez l’œil ouvert. Et allez prévenir madame Cymnea que les civils doivent se tenir prêts à se réfugier derrière les remparts de la ville, si jamais le combat est engagé. — Bien, capitaine, répondit Tavi en saluant. Dois-je revenir ici pour la réunion des officiers ? — Oui. Nous commencerons dans vingt minutes. (Cyril s’interrompit et détourna les yeux de Tavi pour regarder Ehren.) Bon travail, vous deux. — Merci, monsieur, répondit Tavi en inclinant la tête pour saluer la déduction du capitaine. Puis il échangea un signe de tête avec Ehren et sortit de la tente. Il traversa précipitamment l’obscurité traversée d’éclairs tandis que le camp commençait à s’éveiller de sa torpeur nocturne au son des ordres hurlés à pleins poumons, des hennissements de chevaux effrayés et du tintement des armures. Chapitre 29 Le camp des civils qui accompagnaient la légion se trouvait plus loin du camp des légionnaires qu’il n’était d’usage. En effet, si ces derniers avaient pris leurs quartiers dans les fortifications aux dimensions réglementaires qui formaient le cœur de la ville, il n’y avait pas assez de place pour les habitants de celle-ci, la légion et ceux qui accompagnaient cette dernière. Les portions les plus récentes de la ville avaient été construites à l’extérieur des remparts, et les accompagnateurs de la légion avaient dû planter leurs tentes sur le terrain communal qui entourait la ville, en aval de celle-ci. Le site était loin d’être agréable. Le sol était mou et trop aisément transformé en boue par les pieds qui le foulaient. Les empreintes de pas se remplissaient d’eau qui suintait de la terre, et dans ces flaques minuscules se développaient d’innombrables moucherons, mites et autres fléaux bourdonnants. Lorsque le vent soufflait depuis le fleuve ou la ville, il apportait avec lui, distinctement perceptibles, toutes sortes d’odeurs désagréables. Mais, en dépit de cela, l’organisation des lieux était sensiblement la même que lorsqu’ils jouxtaient le camp d’entraînement, et Tavi repéra sans peine les flûtes et les tambours du Pavillon de madame Cymnea. Il entreprit de se frayer un chemin vers celui-ci à travers le campement plongé dans l’obscurité. L’odeur âcre de l’encens d’amaranthium, qu’on faisait brûler à chaque feu pour éloigner les insectes, lui piquait le nez et lui faisait monter les larmes aux yeux. Il aperçut une ombre devant lui et s’arrêta sous une lampe-furie accrochée à côté de l’entrée du Pavillon. Il défit son casque pour l’enlever et leva une main en signe de salut. Bors, qui était tapi à côté de l’entrée comme à son habitude, leva presque imperceptiblement le menton en guise de réponse, puis fit signe à Tavi d’attendre. Celui-ci obtempéra, et, au bout d’un moment, vit une ombre grande et mince prendre la place de Bors et s’avancer vers lui en roulant gracieusement des hanches. — Madame Cymnea, dit-il en inclinant la tête, je ne m’attendais guère à vous trouver debout si tard. Cymnea sourit sous son capuchon et répondit : — Je suis les légions depuis que je suis toute petite, subtribun. Cris et roulements de tambour au milieu de la nuit ne peuvent vouloir dire que deux choses : incendie ou bataille. Tavi hocha la tête. — Des Canims, dit-il, d’un ton sombre, même à ses oreilles. Nous ne savons pas exactement combien. Mais cela semble être une incursion majeure. Cymnea prit une brusque inspiration. — Je vois. — Le capitaine Cyril vous présente ses hommages, madame, et souhaite que les civils soient prêts à se retirer derrière les murs de la ville si cela se révèle nécessaire. — Bien entendu. Je veillerai à ce que l’information circule. — Merci. (Tavi marqua un temps, puis reprit :) Le capitaine n’a rien dit à ce propos, madame, mais si vous avez chez vous des membres de la légion… Elle esquissa un bref sourire. — Je connais la marche à suivre. Je les dessaoulerai et les renverrai dans leurs quartiers. — Merci, répéta Tavi, en s’inclinant de nouveau. — Subtribun, dit la tenancière, je sais que vos devoirs vous occupent, mais avez-vous vu Gerta, ce soir ? — Ah ! Oui, je l’ai vue en ville en début de soirée. Cymnea prit un air soucieux. — Je m’inquiète pour elle, à courir comme ça toute seule dans une ville inconnue, avec les esclavagistes qui rôdent. C’est une petite créature si fragile. Et elle n’a pas toute sa raison. Tavi dut faire un effort monumental pour retenir un éclat de rire et un large sourire. — Je veux bien vous croire, mais je suis sûr qu’elle ne craint rien, madame, répondit-il avec sérieux. Élinarc est une ville respectueuse des lois, et le capitaine ne tolère aucun débordement de la part de ses hommes. — Non. Les meilleurs d’entre eux ne le font jamais. — Vous connaissez la sonnerie de trompette signalant qu’il faut se réfugier dans la ville ? Cymnea acquiesça et inclina la tête. — Bonne chance, subtribun. Et merci de m’avoir prévenue. — Bonne chance, madame, répondit Tavi en lui rendant son salut. Il adressa un signe de tête au silencieux Bors, et entreprit de regagner la ville à un petit trot régulier, malgré la légère douleur dans sa jambe. Alors qu’il arrivait en périphérie des remparts, Tavi entendit bouger sur sa droite, une fraction de seconde trop tard pour avoir le temps d’esquiver. Quelque chose le heurta de côté, en pleine course, le faisant tomber face contre terre. Avant qu’il ait pu se relever, il sentit des doigts se refermer comme des barres d’acier sur un de ses poignets et lui replier le bras dans le dos. La pression, visiblement exercée par un terrafèvre, était déjà douloureuse telle quelle, mais en plus une des bandes métalliques de l’armure de Tavi lui rentrait dans les côtes. — Très bien, Scipion, siffla une voix. Ou quel que soit ton vrai nom. Rends-moi la bourse de ma mère. — Crassus, gronda Tavi. Lâchez-moi. — Donne-moi sa bourse, sale voleur ! hurla le jeune Chevalier en réponse. Tavi serra les dents pour résister à la douleur. — Vous me mettez en retard pour une réunion d’officiers. Nous sommes en train de nous mobiliser. — Menteur. — Lâchez-moi immédiatement, Sire Chevalier. C’est un ordre. Crassus resserra encore sa prise. — Tu es un imbécile autant qu’un menteur. Tu n’as fait que l’agacer, et tu crois avoir vu le pire de ce qu’elle peut faire ? Tu ne sais pas de quoi elle est capable lorsqu’elle est en colère. — Alors là, tu te trompes ! cracha Tavi. J’ai vu le dos de Max lorsqu’il change de tunique. Pour une raison ou pour une autre, ces paroles eurent un violent effet sur Crassus, et Tavi le sentit tressaillir, comme sous le coup d’une agression physique. La pression sur son poignet se relâcha juste assez pour qu’il puisse bouger et se retrouve ainsi en position de se défendre. La force physique que procurait l’usage d’une furie de terre était spectaculaire, mais les terrafèvres avaient tendance à en oublier les limites. Cela ne les rendait pas plus lourds ; et ils devaient garder les pieds au sol pour s’en servir. Tavi ramena un genou sous lui et se dégagea, souple comme une couleuvre, de la prise de Crassus. Il attrapa le Chevalier par le col de sa tunique, se retourna sur le dos en utilisant le poids de tout son corps et, à l’aide de ses bras comme de ses jambes, projeta le jeune homme sur le perron en bois d’une échoppe voisine. Crassus s’y écrasa avec fracas, mais se releva aussitôt, le visage assombri de fureur. Mais Tavi l’avait suivi sur le perron, et lorsque le Chevalier leva la tête, le regard noir, le pied du jeune officier lui arrivait déjà sur le visage. La botte de Tavi s’écrasa sur la bouche de Crassus, brutalement, et le jeune homme tituba en arrière. Tavi esquiva sa riposte maladroite et lui assena deux coups de poing, sur le nez et sur la bouche, avant de le repousser violemment contre le mur de l’échoppe, où le jeune homme se cogna durement l’arrière de la tête. Il chancela et retomba. Lorsqu’il entreprit de se relever avec un rugissement, Tavi le frappa de nouveau. Crassus réessaya encore de se lever, avec peine. Tavi l’allongea de nouveau sur le perron en bois, à coups précis et violents. En tout et pour tout, il dut l’envoyer quatre fois au tapis avant que le jeune Chevalier relâche son souffle avec un gémissement, le visage en sang, et reste étendu sur le dos. Tavi avait atrocement mal aux mains. Il ne portait pas ses lourds gants de combat, et s’était ouvert plusieurs jointures sur la tête de Crassus. Même s’il n’avait pas dû s’étonner, songea-t-il, que celle-ci soit aussi dure que celle de Max. — Fini ? demanda-t-il en haletant. — Voleur, répondit Crassus. Du moins, c’est ce que Tavi comprit. Le mot était sorti de la bouche du jeune homme sous la forme d’une bouillie à peine compréhensible. Ce à quoi on pouvait s’attendre lorsque le locuteur avait les lèvres toutes fendues et enflées, le nez cassé et plusieurs dents manquantes. — Peut-être, rétorqua Tavi. Mais je mourrais avant de lever la main sur quelqu’un de mon propre sang. Crassus leva sur lui des yeux mauvais, mais Tavi crut déceler dans son regard un éclair de honte. — Je suppose que tout ça, c’est à propos de la pierre rouge ? demanda-t-il. — Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit Crassus d’un ton maussade. — Alors, je ne sais rien à propos d’une bourse, répliqua Tavi, en regardant le jeune homme ensanglanté avec perplexité. S’il n’avait pas les avantages d’un aquafèvre de talent, il était aussi perspicace qu’on pouvait l’être sans ces avantages lorsqu’il s’agissait de juger les gens. Crassus ne lui mentait pas à propos de la pierre. Tavi en était certain. — Vous allez avoir ce que vous voulez, maintenant, dit calmement le jeune Chevalier. Vous allez me dénoncer au capitaine, n’est-ce pas ? me faire virer de la légion. Me faire renvoyer chez moi dans la honte. Tavi l’observa un moment. Puis il répondit : — On ne se fait pas exclure de la légion pour conduite déshonorante parce qu’on est tombé dans un escalier. Crassus le regarda avec stupéfaction. — Quoi ? — Par tous les Corbeaux, Sire Chevalier ! pour quoi croyez-vous que sont ces roulements de tambour ? pour bercer les poissons ? Nous sommes en pleine mobilisation, et je ne vais rien faire qui prive la légion d’un Chevalier compétent et de notre Tribun Medica. (Tavi tendit la main au jeune homme.) En ce qui me concerne, vous êtes tombé dans l’escalier, et c’est tout. Allons, venez. Crassus considéra la main de Tavi, d’un air hébété, puis finit par la prendre avec hésitation et laissa Tavi l’aider à se relever. Il présentait une apparence effroyable, mais, même si Tavi savait que ses blessures étaient douloureuses, elles n’étaient pas graves. — Je suppose que c’est votre mère qui vous a envoyé me parler ? demanda-t-il au jeune Chevalier. — Non. Tavi haussa un sourcil sceptique. Une étincelle de colère passa dans les yeux de Crassus. — Je ne suis pas son valet. Ni son chien. — Si ce n’est pas elle qui vous a dit de le faire, pourquoi êtes-vous là ? — C’est ma mère, répondit Crassus, avant de cracher le sang qu’il avait dans la bouche. J’essaie de veiller sur elle. Tavi écarquilla les yeux en comprenant soudain les motivations du jeune homme. — Vous n’avez pas fait ça pour la protéger, dit-il doucement. Vous essayiez de me protéger, moi. Crassus se figea, les yeux fixés sur Tavi, puis détourna le regard. — C’est pour ça que vous n’avez pas tiré votre épée contre moi, insista Tavi. Vous n’aviez pas l’intention qu’il m’arrive quelque chose. Crassus se passa le coin de la manche sur la bouche. — Elle… elle s’énerve vite. Et elle est à bout de patience. Elle est partie plus tôt dans la soirée. Je me suis dit que j’allais venir vous trouver et lui rendre sa bourse. Lui dire que je l’avais trouvée par terre. (Il secoua la tête.) Je ne voulais pas qu’elle fasse quelque chose de stupide. Parfois, elle cède à la colère. — Comme avec Max. Crassus fit la grimace. — Oui. (Il se retourna pour regarder en direction du camp.) Maximus… Certains des coups qui ont laissé des cicatrices, il les a pris pour moi. Il a avoué des bêtises que j’avais faites, pour me protéger. (Il jeta un coup d’œil à Tavi.) Je ne vous aime pas, Scipion. Mais Max, si. Et j’ai une dette envers lui. C’est pour ça que je suis venu ici. Je voulais qu’on se réconcilie, d’une manière ou d’une autre. Je pensais qu’on pourrait… (Il haussa les épaules.)… passer du temps ensemble, et loin d’Antilla. Mère m’avait dit qu’elle allait lui faire ses excuses pour la façon dont elle l’avait traité. Tavi ressentit une bouffée de colère à l’égard de la belle-mère de Max. Elle lui avait fait quelque chose, ça, pas de doute. Elle avait encore essayé de le tuer. Mais Tavi avait la forte impression que l’opinion que Crassus se faisait de sa mère était tout sauf objective. Il était certain que le jeune Chevalier ne s’autoriserait jamais à croire qu’elle avait le meurtre de Max en tête. Tavi plongea la main dans sa poche et en tira la bourse de soie, en la secouant discrètement au préalable pour en faire sortir la pierre rouge afin qu’elle reste dans sa poche. Il tendit la bourse à Crassus. Celui-ci la prit et dit doucement : — Je pourrais vous dénoncer au capitaine. — Et je pourrais soudain me rappeler qu’il n’y a pas d’escaliers par ici, répondit Tavi sans rancœur. Mais je crois que nous avons tous deux assez gaspillé notre énergie pour ce soir. Crassus fit sauter la bourse vide dans le creux de la main une ou deux fois, puis la mit dans sa poche. — Peut-être que j’aurais dû me contenter de vous la demander. Tavi fit la grimace et répondit : — Désolé pour, euh… votre visage. Crassus secoua la tête. — Je ne peux m’en prendre qu’à moi. C’est moi qui vous ai attaqué. Qui ai porté le premier coup. (Il tâta délicatement son nez et tressaillit de douleur.) Où avez-vous appris à frapper comme ça ? — Chez les Marats, répondit Tavi. Allons, venez. Je suis déjà en retard. Et on va avoir besoin de vous aussi, ce soir. Crassus hocha la tête, et tous deux se mirent en marche. Ils n’avaient pas fait vingt pas que le rideau de feu dansant écarlate le plus brillant que Tavi ait encore vu illuminer les nuages rougeoyants passa d’un horizon à l’autre avant de revenir en sens inverse, telle une gigantesque vague ondoyante d’une vitesse inconcevable. — Par les Corbeaux ! souffla Tavi, les yeux rivés sur le ciel. Puis la nuit fut déchirée d’une éblouissante lumière blanche, et une chape de tonnerre assourdissant s’abattit sur Tavi comme un tsunami sonore, manquant de lui faire perdre l’équilibre. Le jeune homme réussit cependant à rester debout et aida Crassus à faire de même. Le phénomène dura une seconde à peine, puis le fracas s’interrompit, laissant un tintement aigu dans les oreilles de Tavi, tandis que la lueur fulgurante restait imprimée sur sa rétine aveuglée, ne lui laissant voir que des couleurs lentement changeantes sur fond d’obscurité. Il fallut plusieurs secondes à ses yeux pour se réaccoutumer aux ténèbres, et davantage à ses oreilles pour ne plus bourdonner. Tous ses instincts en alerte, il s’élança au pas de course vers la ville, pour regagner le plus vite possible le camp fortifié de la légion. L’air vaguement hébété, Sire Crassus le suivit. Des feux s’étaient déclarés à plusieurs endroits dans le fort. Tavi pouvait entendre les hurlements de blessés et les hennissements de chevaux terrifiés. Tout le monde criait autour d’eux, et la confusion la plus complète régnait dans le camp. Tavi atteignit le poste de commandement et s’arrêta net, effaré. Là où s’était dressée la tente de Cyril se trouvait désormais un énorme trou béant dans le sol noirci. Des flammes rampaient par endroits tout autour. Des corps – et des morceaux de corps – gisaient ici et là parmi les débris. Dans le ciel au-dessus, le tonnerre gronda avec ce qui parut à Tavi une excitation pleine d’avidité. — Scipion ! hurla une voix affolée, et Tavi, en se retournant, vit Max arriver en courant, au milieu du chaos. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Tavi d’un ton abasourdi. — Un éclair, répondit Max en haletant. (Il avait perdu la moitié d’un sourcil, calciné par la chaleur, et la peau de son front et d’une de ses pommettes était couverte de cloques.) Par tous les Corbeaux ! un véritable déluge de foudre. Il s’est abattu d’un coup, à moins de cinq mètres de moi. (Max regarda les ruines.) Pile sur la réunion du capitaine. — Par les Grandes Furies ! murmura Tavi. — Foss et les guérisseurs s’occupent de quelques survivants, mais ils ont l’air mal en point. (Max déglutit.) Pour autant qu’on sache, tu es le seul officier en état de servir. Tavi dévisagea son ami. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Max regarda d’un air sombre le résultat de l’attaque foudroyante et répondit : — Je veux dire que tu es maintenant à la tête de la Première Aléréenne, capitaine Scipion. Chapitre 30 Tavi jeta son matériel de couchage et sa malle de légionnaire à terre parmi les ruines fumantes de la tente d’état-major du capitaine Cyril. — Bien, dit-il à Foss, en s’asseyant sur sa malle. Dites-moi tout. — Le capitaine est vivant, répondit le vieux guérisseur. (Il semblait épuisé, et le gris de sa barbe et de ses cheveux était plus visible que la veille.) Tout juste. Je ne sais pas s’il se réveillera un jour. Et l’usage qu’il aura de ses jambes s’il le fait. Tavi répondit d’un grognement en s’efforçant de garder une expression calme et distante. Il n’était pas sûr de très bien réussir à le faire. Mentir à sa tante était une chose ; feindre la compétence et l’assurance alors que tout ce qu’il voulait, c’était courir se cacher en hurlant en était une autre. Autour de lui, la légion continuait à se préparer à combattre. Courir se cacher n’était pas une option. — Le primipile devrait être sur pieds d’ici à une heure ou deux, poursuivit Foss. Ce vieux Marcus a eu de la chance. Il était sorti chercher d’autres tasses pour le thé quand la foudre a frappé. Maximus a réussi à l’atteindre et à le tirer hors des flammes. Il en est quitte pour quelques cicatrices de plus. — Qui s’en rendrait compte ? dit Tavi. Foss eut un sourire sans joie. — Certes. (Il garda le silence une seconde, puis s’éclaircit la voix et reprit :) On a encore deux autres survivants pour l’instant. — Qui ? — C’est bien ça le problème. Je n’arrive pas à les reconnaître. Tavi fit la grimace. — Il faudra attendre qu’ils nous le disent, s’ils se réveillent, poursuivit Foss. Leurs brûlures sont trop graves. Ils donnent l’impression d’avoir été écorchés vifs. La chaleur a été telle par endroits que des morceaux de leur armure ont fondu. (Foss poussa un soupir tremblotant.) J’en ai vu, des horreurs. Mais jamais à ce point-là. — Dites-moi, demanda Tavi, avez-vous vu dame Antilla ce soir ? Foss garda longuement le silence avant de répondre : — Non, capitaine. — Cela aurait-il fait une différence si elle avait été là ? Foss émit un grognement. — Probablement. Peut-être. Difficile à dire, capitaine. Tavi hocha la tête et leva les yeux en entendant Max arriver à grands pas. — Le primipile s’en est sorti, lui dit-il. Max commença à esquisser un sourire puis se secoua, se mit au garde-à-vous et le salua d’un poing sur le cœur. Tavi se raidit, mis mal à l’aise par ce salut protocolaire, mais le lui rendit. — C’est déjà ça, capitaine, dit Max. Les troupes auxiliaires sont prêtes à partir. Quatre cents cavaliers et quatre-vingts éclaireurs. — Qu’en est-il des chevaux ? demanda Tavi. Max grimaça. — Il nous manque deux de nos montures de courriers. — Il nous manque deux de nos chevaux les plus rapides. Il nous manque dame Antilla. (Tavi secoua la tête.) Je suis tenté de tirer des conclusions peu clémentes. — Je suis tenté de…, commença Max, puis sa voix se perdit brusquement dans un grommellement hargneux. — Vous pensez qu’elle a quelque chose à voir avec ce qui a frappé le capitaine, monsieur ? demanda Foss. Tavi fit la grimace. Donner véritablement voix à ses soupçons, devant l’un de ses officiers, dans le cadre de ses fonctions, aurait le poids légal d’une accusation en règle. — Je n’ai aucun moyen de le savoir, guérisseur. Mais il y a beaucoup de questions auxquelles j’ai hâte d’avoir la réponse. Max, l’air renfrogné, dit : — Faites-moi une liste, capitaine. Je trouverai des moyens créatifs de les poser. — Pendant que tu réfléchis à ça, répliqua Tavi, selle ton cheval. Tu es Tribun Auxiliarus par intérim. Je veux que tu sois avec eux lorsqu’ils trouveront les Canims. — Et mes poissons, capitaine ? grommela Max. — Dis à Schultz qu’il est centurion par intérim. — Il n’est pas prêt. — Alors, il aura parfaitement sa place ici, répliqua Tavi. Je ne veux pas bouleverser l’organisation des centuries et entourer les poissons de visages inconnus maintenant. Max hocha la tête. — Je vais chercher mon cheval. — Ramène-m’en un aussi, dit Tavi. Je vous accompagne. Foss et Max échangèrent un regard. — Euh…, dit Max. Capitaine… Tavi l’interrompit d’un geste. — Il faut que je voie à quoi on va être confronté, Max. Je ne connais absolument pas le terrain là-bas, et j’ai besoin de le voir si on doit s’y battre. Je veux voir les Canims pour la même raison. — Ils sont grands, capitaine, rétorqua Max. Ils ont de grandes dents. Ils sont forts comme des taureaux et ils courent très vite. C’est à peu près tout ce que vous avez besoin de savoir. — Ou peut-être pas, répondit Tavi en durcissant le ton. Trouvez-moi un cheval, tribun. La désapprobation de Max se lisait très clairement sur son visage, mais il s’inclina et répondit : — Bien, capitaine. Puis il tourna les talons et s’en fut d’un pas vif. — Merci, Foss, dit Tavi. Je pense que nous pouvons présumer que notre premier poste de soins devrait être mis en place du côté sud du pont. Mais nous aurons besoin d’un second poste de ce côté-ci, au cas où nous nous verrions repoussés. Faites-les dresser, guérisseur. — Compris, capitaine, répondit Foss en saluant. Tavi l’arrêta d’un geste et se reprit : — Non, attendez. Faites-les monter, Tribun Medica. Foss fit la grimace, bien qu’une lueur de défi brille dans ses yeux lorsqu’il salua de nouveau. — Un combat contre les Canims et une promotion. Je crois que la journée ne peut pas être pire. Ehren entra dans la tente alors que Foss en sortait, silencieux comme un courant d’air. Le jeune Curseur s’assit en tailleur à côté de Tavi et se mit à observer l’activité du camp d’un air fatigué. Un moment plus tard, un centurion trapu et corpulent arriva d’un pas rapide et salua Tavi. — Capitaine. — Centurion Erasmus, dit Tavi. Voici Sire Ehren ex Cursori, l’agent qui nous a informés de l’incursion canime. Erasmus se raidit. — L’homme que la huitième division est accusée d’avoir attaqué. — Les chefs d’accusation sont manquement au devoir en temps de guerre, tentative d’assassinat et trahison, répondit calmement Tavi. Erasmus rougit. Et il avait de quoi, songea Tavi. Ces crimes étaient passibles de mort. Or, nul centurion ne souhaitait voir ses hommes jugés et exécutés, pour toutes sortes de raisons. — Pour être franc, centurion, reprit Tavi, je n’ai aucune envie de faire tuer des légionnaires, surtout des vétérans, quelle que soit la raison, tant que j’ai le moindre choix. Si cette incursion est aussi importante qu’elle semble l’être, nous aurons besoin de tous nos hommes. Erasmus le regarda en fronçant les sourcils, et répondit d’un ton circonspect : — Bien, capitaine. — J’ai confié à Sire Ehren la tâche d’interroger vos légionnaires. Pour être franc, je les soupçonne d’être plus des imbéciles que des traîtres, mais… (Il indiqua d’un geste le terrain ravagé qui les entourait.)… nous ne pouvons à l’évidence pas nous permettre de prendre notre sécurité à la légère. Quelqu’un a indiqué aux Canims où frapper. Sire Ehren, déterminez ce que savent les prisonniers. (Il marqua un temps pour refouler une petite réaction nauséeuse et ajouta :) Par tous les moyens nécessaires. Ehren ne cilla même pas. Il hocha calmement la tête, comme s’il lui arrivait assez souvent de torturer des prisonniers pour ne pas être surpris par un ordre pareil. — Centurion Erasmus, reprit Tavi. Accompagnez-le. Je vous donne une chance de convaincre vos hommes de coopérer, mais nous n’avons pas beaucoup de temps, et s’il y a encore d’autres traîtres qui attendent de nous poignarder dans le dos, j’ai bien l’intention de le savoir. Est-ce clair ? Erasmus salua. — Oui, monsieur. — Bien, fit Tavi. Vous pouvez y aller. Lorsqu’ils furent partis, Magnus sortit de l’ombre. Il passa une tasse de thé à Tavi, dans une timbale en fer-blanc toute simple. Tavi la prit avec gratitude. — Vous avez tout entendu ? demanda-t-il. — Oui, répondit calmement Magnus. Je ne pense pas que vous devriez quitter la ville. — Cyril l’aurait fait, répliqua Tavi. Magnus ne répondit rien, même si le jeune homme eut l’impression de pouvoir entendre sa désapprobation dans son silence. Tavi prit une gorgée du thé amer et tonifiant. — Foss dit que Valiar Marcus sera bientôt sur pieds. Il est Tribun Tactica par intérim. Assurez-vous qu’il sache que je veux le voir prendre le commandement des défenses de la ville et faire passer tout civil désarmé au nord du fleuve. — Bien, capitaine, répondit calmement Magnus. Tavi se rembrunit et regarda le vieux Curseur. — Je ne suis toujours pas convaincu qu’on ne ferait pas mieux de confier la légion à Marcus. — C’est à toi qu’elle revient selon l’ordre hiérarchique, répliqua doucement Magnus. Le primipile est le plus haut gradé des centurions, et un soldat de métier, mais ce n’est pas un officier. — Moi non plus, fit remarquer Tavi d’un ton ironique. Magnus marqua un temps, l’air songeur, puis répondit : — Je ne suis pas sûr de lui faire confiance. Tavi, qui portait sa tasse à ses lèvres, interrompit son geste. — Pourquoi ça ? Magnus haussa les épaules. — Tous ces officiers, dont beaucoup étaient de puissants furifèvres, sont morts. Et lui, comme par hasard, il a survécu ? — Il s’est trouvé qu’il était à l’extérieur de la tente à ce moment-là. — Plutôt chanceux, remarqua Magnus. Tu ne trouves pas ? Tavi jeta un coup d’œil à ses jointures éclatées. Il n’avait pas eu le temps de les nettoyer ou de les panser convenablement. — Moi aussi. Magnus secoua la tête. — Ce n’est pas si courant, la chance, d’habitude. Valiar Marcus était censé mourir à cette réunion. Mais il a survécu. — Moi aussi, répondit calmement Tavi. (Et au bout d’un moment, il ajouta d’un ton neutre :) Et vous aussi. Magnus le regarda avec surprise. — J’étais encore en train de parler au tribun de la milice de la ville. — Plutôt chanceux, fit Tavi. Vous ne trouvez pas ? Magnus l’observa attentivement une seconde, puis lui adressa un sourire approbateur. — Voilà une façon intelligente de penser, capitaine. C’est ce qu’il te faut dans ce milieu. Tavi grogna. — Je ne suis toujours pas sûr d’être prêt. — Tu es aussi prêt que le serait n’importe quel troisième subtribun Logistica, déclara Magnus. Et plus apte que la plupart, crois-moi. La légion a assez de vétérans en son sein pour savoir ce qu’elle a à faire. Toi, tu as simplement à paraître calme, confiant, intelligent, et à essayer d’éviter d’entraîner qui que ce soit dans une embuscade. Tavi jeta un coup d’œil aux ruines de la tente d’état-major tout autour de lui. Sa bouche prit un pli amer. Ce fut à ce moment-là qu’un nuage de corbeaux passa dans le ciel, masse braillarde de charognards croassant survolant par milliers le Tibre et le pont d’Élinarc en direction du sud-ouest. Il en passa ainsi pendant deux bonnes minutes, au moins, et lorsqu’un éclair ondoyant de lumière écarlate illumina les nues, Tavi put voir les ténébreux oiseaux, leurs ailes, leur bec et leur queue d’un noir profond se détachant sur le rouge du ciel, passer en une masse compacte qui faisait presque penser à une créature unique. Puis ils disparurent, et les deux Curseurs plantés sur le sol ravagé par la foudre restèrent muets. Les corbeaux savaient toujours lorsqu’une bataille se préparait. Ils savaient où trouver les blessés et les morts sur lesquels ils festoieraient. Après encore quelques secondes, Magnus poussa un soupir. — Il faut vous raser, capitaine, dit-il. — Je suis occupé, répondit Tavi. — Est-ce que tu as déjà vu le capitaine Miles mal rasé ? demanda doucement Magnus. Ou Cyril ? C’est ce que les légionnaires attendent de toi. C’est rassurant. Tu leur dois bien ça. Et soigne tes mains, aussi. Tavi le dévisagea une seconde, puis soupira lentement. — D’accord. — Juste pour information, je ne suis pas du tout d’accord avec ta décision concernant Antillus Crassus. Il devrait être mis en prison avec les autres suspects. — Vous n’étiez pas là. Vous n’avez pas vu ses yeux. — Tout le monde peut se faire avoir par un menteur. Même toi. — Je sais, répliqua Tavi. Mais il ne me mentait pas ce soir. (Il secoua la tête.) S’il avait pris part à quelque complot avec sa mère, il serait parti avec elle. Il est resté. Il m’a affronté directement. Je ne suis pas sûr de son degré d’intelligence, mais ce n’est pas un traître, Magnus. — Il n’empêche, tant que nous ne savons pas quels préjudices sa mère peut encore nous causer… — Nous ne savons pas avec certitude si elle est impliquée, répondit doucement Tavi. Tant que nous n’en avons pas la preuve, nous devrions faire attention à ce que nous disons. (Cela n’eut pas l’air de faire plaisir à Magnus, mais il acquiesça.) Et puis, de toute façon, Crassus est probablement le furifèvre le plus puissant qu’il nous reste dans la légion, excepté Maximus, et c’est lui qui s’est entraîné avec les Chevaliers Pisces. Je ne vois que lui pour les mener. — Il sera en mesure de saboter tout ce que cette légion entreprend, si tu te trompes. — Je ne me trompe pas. Magnus pinça les lèvres, puis secoua la tête et soupira. Il tira un petit étui de derrière un monticule de terre torturée par la foudre et l’ouvrit, révélant un petit kit de rasage et un bol fermé. Il retira le couvercle de ce dernier, qui se révéla être plein d’eau frémissante. — Maximus devrait être de retour d’ici peu. Fais ta toilette. Je me charge de te trouver une arme de cavalier adéquate. — Je pars en observation, pas au combat, fit remarquer Tavi. — Bien sûr, capitaine, dit Magnus en lui tendant le matériel de rasage. Je suppose que vous préférez une épée à une massue. — Oui, répondit Tavi en prenant le kit. Magnus se tut un moment, puis reprit : — Capitaine, je pense que vous devriez envisager de nommer quelques singulares. — Le capitaine Cyril n’avait pas de gardes du corps. — Non, répliqua Magnus d’un ton lourd de sous-entendus. Justement. Chapitre 31 Tavi sut que l’ennemi était proche lorsqu’il vit les premiers groupes compacts de corbeaux qui volaient en cercles et fondaient en piqué vers le sol aux alentours de colonnes de fumée noire. Le soleil s’était levé derrière eux alors qu’ils suivaient le Tibre en direction de la ville portuaire de Premier-Port, située à près de trente kilomètres du pont d’Élinarc. Tavi chevauchait à côté de Max à la tête d’une aile de cavalerie, forte de deux cents hommes, tandis qu’une deuxième, constituée essentiellement des soldats les plus expérimentés, avait été divisée en groupes de huit hommes qui se déplaçaient en ligne approximative à travers les collines au sud du Tibre, marquant le terrain et, aidés des éclaireurs aux déplacements rapides, cherchant l’ennemi. Dans le ciel, les rayons de l’aube avaient illuminé les nuages sombres et contre nature, et lorsque l’éclat rougeoyant de ceux-ci avait enfin touché les basses et sinueuses collines qui entouraient le fleuve, il avait révélé ces colonnes de fumée noire qui s’élevaient par endroits dans la large vallée. Tavi fit un signe de tête à Max, qui ordonna aux cavaliers derrière eux de faire halte. Puis les deux jeunes gens partirent en avant, pour gagner le sommet de la colline suivante et regarder en contrebas. Max leva les mains devant lui pour réfracter la lumière, et fit entendre un léger grognement peiné. — Tu devrais regarder ça, dit-il doucement. Tavi se pencha pour regarder à travers le charme d’air que Max maintenait pour lui. Il n’avait jamais eu l’occasion d’en voir un de si près ; le charme rendait l’image bien plus nette et intense que son petit bout de verre incurvé romain. Il dut faire un effort pour s’arracher à la contemplation admirative de la vue apparemment si proche que le charme lui offrait. Mais lorsque, quelques secondes plus tard, il comprit ce qu’il était en train de regarder, il n’eut pas besoin de feindre la froideur calme et analytique des officiers pour rassurer ses troupes. Il dut le faire pour empêcher son estomac de se retourner. Le charme maintenu par Max lui laissait voir des dizaines d’exploitations réduites en cendres à travers toute la vallée fertile. Des volutes de fumée noire s’élevaient de formes solides qui avaient été autrefois des maisons, des étables, des pièces comme celles parmi lesquelles Tavi avait grandi, chaque ensemble habité par des dizaines de familles. Si les Canims avaient pris celles-ci par surprise, il y aurait peu de survivants, voire aucun. Ici et là, Tavi voyait de petits groupes en mouvement, dont la plupart se dirigeaient vers lui. Certaines étaient de petites masses lentes dans le lointain. D’autres étaient plus grandes et se déplaçaient beaucoup plus vite. Alors même qu’il regardait, au loin, l’une de ces bandes rapides s’abattit sur une plus petite. C’était trop loin pour que Tavi puisse distinguer vraiment les détails, même avec le charme d’air de Max, mais il savait ce qu’il était en train de regarder. Une troupe d’incursion canime venait juste de massacrer un groupe de réfugiés qui fuyaient la destruction sans espoir de salut. À cette vue, une bouffée de rage brûlante envahit Tavi, une fureur primitive qui l’éblouit et teinta tout ce qu’il voyait de rouge ; mais au lieu de le submerger, elle le traversa, courant dans ses veines comme un flot d’acier en fusion tout en lui laissant les idées claires, l’esprit vif et parfaitement lucide, d’une façon qu’il n’avait connue qu’une seule fois auparavant : dans les profondeurs souterraines d’Aléra Impéria, lorsqu’un des pantins de la créature connue sous le nom de vorde était venu assassiner ses amis et son suzerain. Il entendit un crissement et remarqua distraitement qu’il avait serré les poings assez fort pour torturer le cuir de ses gants et rouvrir les blessures sur ses articulations. Cette constatation ne lui parut pas particulièrement importante, et la sensation était si ténue que c’était à peine s’il pouvait l’identifier comme la sienne. — Par les Corbeaux ! souffla Max, une expression dure sur ses traits rudes. — Je ne vois pas le gros de leur armée, fit calmement remarquer Tavi. Aucune concentration. Max acquiesça. — Des meutes d’incursion. Généralement de cinquante ou soixante Canims chacune. Tavi hocha la tête. — Ça veut dire qu’on n’en a là sous les yeux qu’un millier environ. (Il fronça les sourcils.) De quel genre d’avantage numérique on a besoin pour assurer la victoire ? — Il vaut mieux les attaquer à découvert. Ils sont grands, et forts, mais les chevaux le sont encore plus. La cavalerie peut leur tenir tête en rase campagne. L’infanterie peut les affronter au corps à corps sur terrain plat, si elle arrive à conserver son élan et est correctement soutenue par les Chevaliers. C’est lorsqu’on les affronte en espace clos, en terrain précaire ou qu’on les accule et qu’on perd son élan que leurs avantages commencent à se cumuler. Tavi hocha la tête. — Non mais, regarde-les. Ils partent dans tous les sens. Ils n’ont pas du tout l’air de troupes d’avant-garde. Ils n’ont aucune coordination. — Tu crois qu’Ehren s’est trompé ? grommela Max. — Non, répondit calmement Tavi. — Alors, où est leur armée ? — C’est exactement la question que je me pose. Soudain, Max se crispa en voyant la lumière matinale et la configuration du terrain révéler, dans la vallée en contrebas, un groupe de réfugiés à environ un kilomètre d’eux. Ils remontaient lentement la route, essayant visiblement de se hâter, et visiblement trop épuisés pour y arriver. Cette route au milieu de la vallée n’était pas une de ces voies furiforgées majeures qui structuraient le royaume ; les frais que représentait la création d’une telle chaussée avaient rendu le choix des eaux larges et tranquilles du Tibre pour transporter les marchandises et voyager bien plus pragmatique. Des préoccupations économiques avaient laissé les habitants de la vallée à la merci des Canims. Tavi et Max venaient de repérer le groupe de réfugiés lorsqu’ils virent déboucher une meute de Canims en maraude, sur les talons de leur proie sans défense. Même si Tavi avait déjà rencontré ces ennemis immémoriaux d’Aléra par le passé, il ne les avait jamais vus ainsi : en groupe, en mouvement, au grand jour, vifs, maigres et assoiffés de sang. Chacun d’eux était bien plus grand qu’un humain, le plus petit dépassant largement les deux mètres ; et la façon dont leurs corps maigres se courbaient au niveau des épaules signifiait qu’ils auraient fait encore trente centimètres de plus s’ils s’étaient tenu droits. Les membres de ce groupe d’incursion avaient la fourrure fauve, et leurs vêtements étaient taillés dans un cuir que Tavi ne reconnaissait pas. Ils étaient armés d’étranges sabres en forme de faucille, de haches au manche bizarrement courbé et de lances munies d’excroissances courbes et tranchantes à la base de leur pointe en acier acéré. Leur museau long et étroit s’ouvrit sur des crocs déjà tachés de sang lorsqu’ils repérèrent leur proie. Les réfugiés, essentiellement des enfants et des personnes âgées, avec un seul chariot tiré par un unique cheval de labour, aperçurent les Canims et paniquèrent, s’efforçant d’accélérer bien qu’ils sachent que c’était peine perdue. La mort, violente et atroce, arrivait sur eux. Tavi sentit la rage le brûler puis disparaître, et sa propre voix lui parut dure et calme lorsqu’il dit à Max : — Max, sépare les hommes en deux groupes. Je prends par le nord de la route. Tu prends par le sud. On va les attaquer simultanément sur deux fronts. — Oui, capitaine, répondit Max d’un ton sinistre, et il se retourna pour partir. Tavi arrêta son ami d’une main sur son épaule. — Max, dit-il calmement. On va faire passer un message aux Canims. Aucun d’eux ne doit réchapper de cette attaque. Aucun d’eux. Le regard de son ami se durcit, et le jeune homme acquiesça, avant de faire volte-face vers la cavalerie en hurlant des ordres. Une trompette claironna une courte série de notes, et la colonne, d’une longue file, se regroupa en une formation de combat plus compacte, mais divisée en deux. Tavi monta en selle et dégaina son épée. Le tintement des deux cents autres épées qui sortaient de leur fourreau derrière lui se révéla d’une ampleur saisissante, mais Tavi se retint de tressaillir. Il leva son arme et l’abaissa vers l’avant, indiquant à ses hommes de se mettre en marche, et se retrouva en quelques secondes à la tête de la cavalerie, sur la route. Son cheval prit le trot avec nervosité, puis passa à un petit galop plus souple, et enfin, éperonné par Tavi, se lança au grand galop. Le jeune homme pouvait entendre et sentir la présence des autres cavaliers derrière lui, et le fracas assourdissant des sabots de leurs montures galopantes l’enveloppait, faisait vibrer son corps de leur martèlement, se répercutait sur son armure et battait un rythme endiablé sur son cœur. Ils atteignirent les réfugiés plus vite que Tavi ne l’avait prévu, et lorsque ceux-ci virent arriver vers eux cette aile de cavalerie aléréenne, l’affolement laissa soudain place à l’espoir sur leurs visages terrifiés. Ils levèrent les bras avec des acclamations et des cris d’encouragement essoufflés. Tavi leva son épée, l’abaissa vers la droite, et la moitié des cavaliers s’écartèrent de la route pour contourner les réfugiés. Max fit la même chose de son côté, et mena sa centaine d’hommes vers la gauche. Ils dépassèrent le groupe de réfugiés et trouvèrent les Canims moins de cinquante mètres derrière. Tavi fit faire un grand arc de cercle à ses hommes pour attaquer les Canims de plein fouet par le flanc, et ce faisant, il se rendit compte de quelque chose. Cinquante Canims vus d’une distance d’un kilomètre avaient l’air étranges et dangereux. Cinquante Canims vus d’une distance de plus en plus proche avaient l’air énormes, affamés et terrifiants. Tavi prit soudain conscience avec une terrible acuité du fait qu’il n’avait encore jamais affronté un vrai Canim, jamais mené d’hommes à la bataille, jamais combattu un ennemi réel à cheval. Il ne se rappelait pas avoir jamais été plus effrayé. Et puis les colonnes de fumée noire qui s’élevaient dans le ciel et les cris des fermiers derrière lui ravivèrent la fureur qui bouillait dans ses veines, et il s’entendit hurler, d’une voix qui retentit par-dessus le fracas de la cavalerie qui chargeait : — Aléra ! — Aléra ! répétèrent cent cavaliers à l’unisson. Tavi vit le Canim de tête, une énorme bête toute en longueur, à la fourrure d’un brun grisâtre mangée de gale, agrippant une hache dans sa patte. La créature lança son arme sur Tavi d’une façon étrange, par en dessous, et le jeune homme vit arriver sur lui un éclat virevoltant de métal rouge. Il réagit sans prendre la moindre décision consciente. Il bougea le bras, son épée heurta quelque chose, et quelque chose d’autre s’écrasa sur son plastron, sans qu’il s’en rende vraiment compte. Il se pencha vers la droite en reculant son épée et, alors que son cheval passait en trombe à côté du Canim, porta à celui-ci une botte souple, gracieuse et sans effort de soldat de cavalerie, se concentrant sur la précision de son coup et laissant le poids de son cheval qui chargeait donner à celui-ci puissance et rapidité. Il sentit son épée toucher sa cible avec une violence qui se répercuta dans son bras, engourdissant celui-ci. Il n’eut pas le temps de regarder le résultat. Son cheval galopait toujours, et Tavi redressa son épée pour porter un coup à un autre Canim sur sa gauche. Du coin de l’œil, il aperçut l’éclat fugace de crocs ensanglantés, et son cheval hennit de terreur. Une lance arriva droit sur son visage, mais il dévia le coup avec son épée. Un objet heurta durement son casque, puis il se retrouva en train de croiser au galop des cavaliers aléréens qui arrivaient dans la direction opposée : Maximus et ses hommes. Tavi mena les siens à l’écart, en ce qui n’était plus qu’une ligne irrégulière. Puis, faisant demi-tour sans ralentir, ils repartirent à l’assaut des Canims désormais éparpillés sur la route. Cette fois, Tavi semblait avoir les idées plus claires. Il abattit un Canim qui essayait de lancer un javelot sur un des hommes de Max, en fit tomber un autre face contre terre sous les sabots de son cheval, et se pencha presque jusqu’au sol pour en achever un troisième, blessé, qui essayait de se relever. Puis, de nouveau, il croisa des éléments du groupe de Max et se retrouva à l’écart de la mêlée. Seuls quelques Canims étaient encore en état de se battre, et ils se jetèrent sur les Aléréens avec des hurlements de rage presque forcenés. Tavi sentit un hurlement lui échapper en réponse et, éperonnant son cheval pour se ruer sur eux, esquiva souplement le coup de sabre d’un Canim avant de lui planter sa propre lame dans le cou, d’une lourde estocade. Le Canim eut un brusque mouvement de torsion lorsque l’acier s’enfonça dans sa chair, arrachant l’arme de la main de Tavi. Celui-ci laissa son cheval l’emporter, dégaina son glaive, bien que celui-ci ne soit guère adapté au combat à cheval, et fit demi-tour, à la recherche d’autres ennemis. Mais la bataille était terminée. La cavalerie aléréenne avait pris les Canims par surprise, et pas un seul de ces derniers n’avait échappé aux montures et aux épées rapides des soldats de la Première Aléréenne. Alors que Tavi regardait le dernier d’entre eux encore vivant, en travers duquel il avait laissé son épée, celui-ci agrippa l’arme entre ses pattes, cracha un dernier grondement de défi sanglant et s’effondra. Tavi mit pied à terre et traversa le sol couvert de sang au milieu d’un silence soudain et total. Il se pencha pour saisir la poignée de son épée et, appuyant une botte sur la poitrine du Canim, tira dessus pour la dégager. Puis il se retourna pour promener le regard sur les jeunes cavaliers qui l’entouraient, et leva l’arme pour les saluer. Les légionnaires explosèrent en acclamations qui ébranlèrent le sol, accompagnées des piaffements nerveux de leurs montures. Tavi récupéra son cheval, tandis que chefs de division et centurions hurlaient pour remettre leurs hommes en formation. Tavi était à peine remonté en selle qu’une vague d’épuisement s’abattit sur lui comme une chape de plomb. Il avait affreusement mal au bras et à l’épaule, et sa gorge le brûlait tant il avait soif. L’un de ses poignets était maculé de sang, qui semblait avoir coulé goutte à goutte des articulations éclatées en dessous de ses gantelets. Il y avait dans le plastron de son armure une bosselure aussi profonde qu’une de ses phalanges, et sur une de ses bottes des marques qui ressemblaient à une morsure que Tavi ne se rappelait absolument pas avoir sentie. Il avait envie de s’asseoir quelque part pour dormir. Mais il avait encore du travail. Il s’approcha des réfugiés, et vit venir à sa rencontre un vieux fermier grisonnant qui avait toujours vaguement l’allure d’un militaire : un légionnaire de carrière à la retraite, peut-être. Il salua Tavi et dit : — Mon nom est Vernick, monsieur. (Il plissa les yeux pour observer l’insigne sur l’armure de Tavi.) Vous ne faites pas partie des légions de Sire Cereus. — Capitaine Rufus Scipion, répondit Tavi en lui rendant son salut. Première Légion Aléréenne. Vernick eut un grognement de surprise et scruta le visage de Tavi un moment. — Qui que vous soyez, finit-il par dire, nous sommes sacrément contents de vous voir, capitaine. Tavi put pratiquement entendre les pensées du vieil homme. L’a l’air trop jeune pour son rang. Il doit être un furifèvre puissant issu des plus hauts rangs des Citoyens. Tavi ne vit pas l’utilité de le détromper ; pas quand la vérité était considérablement plus effrayante. — J’aurais aimé pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, monsieur, répondit-il, mais nous nous préparons à défendre le pont d’Élinarc. Vous allez devoir emmener vos gens derrière les remparts de la ville pour qu’ils soient en sécurité. Vernick poussa un soupir fatigué, mais hocha la tête. — Oui, monsieur. Je me disais bien que c’était l’endroit le plus défendable du coin. — Nous n’avions croisé aucun Canim lorsque nous sommes arrivés ici, répondit Tavi. Vous ne devriez pas rencontrer de problèmes ; mais il faut vous dépêcher. Si l’incursion est aussi importante que nous le soupçonnons, nous aurons besoin de tous les légionnaires pour défendre les murs de la ville d’Élinarc. Une fois les portes fermées, quiconque se trouve encore de ce côté risque de ne pas pouvoir entrer. — Je comprends, monsieur. Ne vous inquiétez pas pour nous. On va se débrouiller. Tavi hocha la tête et le salua de nouveau, avant de revenir vers la colonne. Max s’avança à sa rencontre et lui lança une gourde d’eau. Tavi l’attrapa avec un signe de remerciement de la tête. — Alors ? demanda-t-il avant de boire avidement. — C’était aussi près d’une situation idéale qu’on pouvait l’espérer. On les a pris en sandwich, en terrain plat, à découvert, répondit Max d’un ton calme. Cinquante-deux Canims morts. Deux Aléréens tués, trois blessés, tous des poissons. On a perdu deux chevaux. Tavi hocha la tête. — Passe les montures en trop à ces fermiers. Ils iront plus vite s’ils peuvent faire voyager certains de leurs enfants à cheval. Vois s’ils ont de la place dans leur chariot pour nos blessés. Parle à un fermier du nom de Vernick. Max grimaça et hocha la tête. — Bien, capitaine. Je peux te demander ce qu’on fait maintenant ? — Pour l’instant, on continue à descendre dans la vallée. On tue les Canims, on aide les réfugiés et on voit si on arrive à repérer leur armée. Et je veux qu’on prévienne l’aile de cavalerie qui fouille les collines de reformer les rangs. Je ne veux pas que des bandes de huit hommes s’attaquent seuls à des meutes de Canims. Tavi se surprit à regarder fixement deux montures sans cavalier dans sa propre formation, et se tut. — Je m’en occupe, dit Max. (Il prit une inspiration, puis demanda très doucement :) Ça va ? Tavi avait envie de hurler. Ou de courir se cacher. Ou de dormir. Ou peut-être un mélange des deux premières options, suivies de la dernière. Il n’avait pas été formé à mener des légionnaires. Il n’avait jamais demandé à se retrouver à un poste de commandement comme celui-ci, il n’avait jamais recherché cela. Que cette situation lui soit tombée dessus était un simple fait tellement stupéfiant qu’il n’en avait toujours pas embrassé toutes les implications. Il avait l’habitude de prendre des risques ; mais ici, c’était d’autres vies que la sienne qu’il allait mettre en danger. De jeunes gens allaient périr – avaient déjà péri – à cause de ses décisions. Il se sentait désorienté, perdu, et c’était presque avec gratitude qu’il accueillait la frénésie désespérée que la situation leur avait imposée, parce qu’elle lui donnait un objectif clair et immédiat sur lequel concentrer son énergie. Réorganiser la légion. Décider d’une stratégie. Gérer les menaces. S’il continuait à régler les problèmes un à un sans ralentir, il pourrait garder la tête sur les épaules. Il n’aurait pas à songer aux souffrances et à la mort qu’il était son devoir, en tant que capitaine de la légion, d’éviter. Il ne voulait pas feindre que tout allait bien et se créer une fausse aura d’autorité et de calme aux yeux des jeunes légionnaires autour d’eux. Mais assurance et aplomb jouaient un rôle crucial dans leur aptitude à se battre, et accroîtraient en fin de compte leurs chances de survivre. Aussi Tavi n’écouta pas la part de lui-même qui voulait hurler sa frustration et son effarement, et se concentra sur la crise la plus immédiate. — Ça va, répondit-il à Max d’une voix ferme. Je ne veux pas trop pousser les choses. Si on s’aventure trop loin dans la vallée et que les chevaux se fatiguent, les Canims nous massacreront avant que nous ayons pu regagner Élinarc. Mais nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les fermiers qui sont encore en vie. Max hocha la tête. — Je suis bien d’accord. — Max, reprit Tavi d’un ton calme, je compte sur toi pour me dire lorsque tu penses que nous avons atteint nos limites. Et je ne veux pas que tu utilises tes furies tant que tu n’y es pas absolument obligé. Tu es mon dernier recours, si on en arrive là. Et à défaut d’un vrai guérisseur, tu es ce qu’on a de plus proche. — Compris, répondit Max, d’un ton tout aussi calme. (Il sourit à son ami.) J’ai vu des officiers qui en étaient à leur troisième tour de service se débrouiller moins bien que toi dans le feu de l’action. Tu as un talent naturel pour ça. Tavi fit la grimace. — Dis ça aux deux qui ne vont pas revenir. — C’est la légion, répondit doucement Max. On va en perdre d’autres avant la fin de la journée. Ils savaient à quoi ils s’exposaient lorsqu’ils se sont engagés comme volontaires. — Ils se sont engagés pour être formés à se battre et menés par des officiers expérimentés, répliqua Tavi avec calme. Pas pour ça. — La vie n’est jamais certaine, ni juste. Ce n’est la faute de personne. Même pas la tienne. Tavi jeta un coup d’œil à son ami et acquiesça à contrecœur. Il fit tourner son cheval, les yeux fixés sur la vallée en contrebas, ou d’autres fermiers sans défense fuyaient devant les Canims. Il avait l’impression que la journée aurait dû être sur le point de se terminer, mais le soleil voilé de nuages ne pouvait pas se trouver plus haut qu’à mi-chemin de son zénith. — Comment est-ce qu’ils s’appelaient, Max ? demanda-t-il. Les hommes qui sont morts. — Je ne sais pas, avoua Max. Le temps a manqué. — Renseigne-toi pour moi, tu veux bien ? — Bien sûr. — Merci. (Tavi redressa les épaules et hocha la tête pour lui-même.) Je vais aller parler à nos blessés avant qu’ils s’en aillent, mais d’autres fermiers ont besoin de notre aide. Je veux qu’on soit repartis dans cinq minutes, Tribun. Max regarda Tavi droit dans les yeux en le saluant, et répondit doucement, farouchement : — Oui, capitaine. Chapitre 32 — Par tous les Corbeaux ! s’exclama Tavi, frustré. Ça n’a aucun sens, enfin, Max. Le soleil disparaissait à l’horizon, et l’aile de cavalerie de Tavi avait affronté les troupes d’incursion canimes en pas moins de six engagements fulgurants et implacables depuis le début de la journée, tous contre des meutes plus petites que la première. Trois légionnaires de plus étaient morts. Neuf autres avaient été blessés au combat, et un dernier s’était cassé le bras lorsque sa monture épuisée avait trébuché sur le sentier et l’avait éjecté de sa selle. — Tu t’inquiètes trop, répondit Max, en s’adossant nonchalamment à un arbre. (Les deux amis étaient les seuls légionnaires encore debout, à l’exception des six qui montaient la garde, répartis tout autour du groupe. Les autres gisaient silencieux sur le sol, profondément endormis, épuisés par une journée entière de marche et de combats.) Écoute, les actions des Canims ne sont pas toujours logiques. — Tu te trompes, répondit Tavi d’un ton ferme. Elles sont toujours logiques à leurs yeux, Max. Ils ne pensent pas comme nous, mais ils ne sont ni fous ni stupides. (Il désigna d’un geste la campagne autour d’eux.) Toutes ces meutes qui vont où elles veulent. Aucune organisation, aucune direction, aucune cohésion. C’est une stratégie majeure. Il faut que je comprenne ce qu’ils sont en train de faire. — On pourrait pousser jusqu’au port. Je te parie qu’on comprendrait, alors. — L’espace de cinq minutes. Puis nos chevaux s’écrouleraient d’épuisement, et les Canims nous mettraient en pièces. — Mais on saurait. — On saurait, répéta Tavi en soupirant. (Il secoua la tête.) Qu’est-ce qu’il fabrique ? — Les messagers ont cette tendance bizarre à vouloir arriver à destination vivants et en un seul morceau. On est en territoire hostile. Laisse-lui le temps. — On ne l’a peut-être pas, ce temps. — D’accord, répondit Max d’une voix traînante. Mais te ronger les sangs ne le fera pas arriver plus vite. (Il ouvrit une besace et en sortit un gros pain rond et plat. Il le cassa en deux et en jeta la moitié à Tavi.) Mange, pendant que tu en as encore l’occasion. Dors, si tu veux. — Dors, répéta Tavi avec un léger mépris dans la voix. Max répondit par un grognement, et tous deux se mirent à manger. Au bout d’un moment, le grand Antillain reprit la parole. — Tu n’as pas remarqué ? — Quoi ? — Chacun de tes légionnaires est soit en train de ronfler, soit en train de rêver de pouvoir le faire. Les sourcils froncés, Tavi regarda les silhouettes plongées dans l’ombre des soldats allongés. Même les sentinelles s’appuyaient sur leur lance, épuisées. — Tu ne dors pas, toi, fit remarquer Tavi. — J’ai la ferrofèvrerie pour faire sans pendant plusieurs jours, s’il le faut. Tavi fit la grimace. — Tu ne vois pas où je veux en venir, poursuivit Max. Tu ne dors pas, toi non plus. Mais tu ne te traînes pas pour autant. Ta langue court plus vite que le coursier le plus rapide d’Aléra. Tavi s’arrêta de mâcher une seconde, l’air perplexe. — Tu ne veux pas dire que je me sers de ferrofèvrerie, quand même ? — Tu ne le fais pas. Je m’en rendrais compte. Mais tu t’en passes très bien. Tavi prit une grande inspiration. Puis il dit : — Kitaï. — Je te l’accorde, elle redonnerait du poil de la bête à n’importe qui, répondit Max. Mais je suis sérieux. Quelle que soit l’herbe dont tu te sers… — Non, Max. C’est… Je peux me passer de sommeil beaucoup mieux qu’avant. Depuis que Kitaï et moi, on… — Creuse des sillons dans le matelas ? Louées soient les Grandes Furies, il faisait trop sombre pour que Max puisse voir Tavi rougir. — J’allais dire « depuis qu’on est ensemble ». Imbécile. Max eut un petit rire et but à une gourde. Il passa ensuite celle-ci à son ami. Tavi but à son tour une gorgée de vin léger, coupé d’eau, et fit la grimace. — Je n’ai plus besoin d’autant de sommeil, reprit-il. Et parfois j’ai l’impression de mieux voir. Mieux entendre. Je ne sais pas. — Ça, c’est bizarre, remarqua Max d’un ton songeur. Même si c’est pratique. — Je préférerais que tu n’en parles pas, dit doucement Tavi. — Bien sûr, fit Max en reprenant la gourde. Ça m’a carrément surpris, de la voir ici. Je pensais qu’elle resterait au palais. Elle aimait les babioles. Tavi poussa un grognement. — C’est le genre de situation où elle n’en fait qu’à sa tête. — Au moins, elle est en sécurité à Élinarc, maintenant. Tavi regarda son ami sans rien dire. — Elle n’y est pas ? demanda celui-ci. Comment est-ce que tu le sais ? — Je ne le sais pas. Je ne l’ai pas vue depuis qu’elle nous a conduits en ville hier soir. Mais je la connais. (Tavi secoua la tête.) Elle est là quelque part. — Capitaine ! appela une des sentinelles. Tavi se retourna en dégainant instinctivement son épée, une demi-seconde après que celle de Max eut sauté hors de son fourreau. Ils se détendirent en voyant la sentinelle leur faire signe que tout allait bien, puis entendirent des sabots approcher. Un légionnaire au visage hâve et à l’air épuisé, que son âge désignait clairement comme vétéran, émergea de l’obscurité. Son casque était taché de ce qui ressemblait à du sang canim, d’un rouge sombre. Il sauta à bas de son cheval, adressa à Tavi un salut fatigué, et fit un signe de tête à Max. — Capitaine, dit ce dernier, je vous présente le légionnaire Hagar. J’ai servi avec lui sur le Mur. — Légionnaire, fit Tavi en hochant la tête, content de vous voir. Dites-moi tout. — Monsieur, répondit Hagar, le centurion Flavis vous présente ses hommages, et vous informe que son aile de cavalerie a rencontré et tué cinquante-quatre Canims. Soixante-quatorze réfugiés ont reçu toute l’aide qu’il pouvait leur donner, et il leur a indiqué d’aller se réfugier dans la ville d’Élinarc. Deux légionnaires ont été tués, et huit blessés. Ces derniers ont été renvoyés à Élinarc. — Avez-vous rencontré la moindre troupe régulière ? demanda Tavi d’un air soucieux. Hagar secoua la tête. — Non, monsieur, mais le centurion Flavis a subi ses deux pertes et la majorité des blessures de son unité en combattant trois Canims vêtus et équipés différemment des troupes d’incursion habituelles. — Trois ?! s’exclama Max. Hagar grimaça. — C’était il y a peu de temps, Antillar, et il commençait à faire sombre. Et ces créatures… Je n’ai jamais rien vu de si rapide, et j’ai assisté au duel d’Aldrick ex Gladius et d’Araris Valérien lorsque j’étais enfant. — Ils ne se sont pas laissé tuer facilement, hein ? — Deux d’entre eux sont toujours vivants. Ils ont réussi à s’enfuir, et Flavis les a laissés partir. Ç’aurait été du suicide d’envoyer quelqu’un après eux dans le noir. — Attendez, intervint Tavi, flairant une information intéressante. Vêtu différemment ? En quoi ? Hagar se tourna vers son cheval en disant : — J’ai ça, là, monsieur. Flavis a dit que vous voudriez peut-être y jeter un coup d’œil. — Flavis avait raison, répondit Tavi. Tribun, une lampe, s’il vous plaît. — Ça va indiquer notre position, capitaine, répondit Max. — L’odeur d’une centaine de chevaux également, répondit Tavi d’un ton flegmatique. J’ai besoin de voir ça. Max hocha la tête et alla chercher une lampe-furie. Il la recouvrit de sa cape puis murmura : — Lumière. À la maigre lueur dorée qui s’échappait de sous la cape, les trois hommes s’accroupirent pour examiner l’équipement qu’Hagar avait apporté. Celui-ci contenait d’abord une cape noire à capuchon assez grande pour faire une petite tente, où était enveloppé le reste. À l’intérieur se trouvait une paire de courtes épées, du moins courtes pour un Canim. Leur lame d’un mètre de long, incurvée, était faite de cet acier trempé couleur de sang dans lequel les Canims forgeaient leur meilleur équipement. Leur dos était hérissé de dents comme celles d’une scie à bois, et le pommeau de l’une d’entre elles était taillé en forme de crâne de loup, avec en guise d’yeux de petites gemmes écarlates. Il y avait également une dizaine de lourdes piques en métal, longues comme l’avant-bras et épaisses comme le pouce. Le bras énorme d’un Canim était capable de les lancer assez fort pour transpercer un humain, ou fendre le crâne de celui-ci à travers un casque solide. S’ajoutait enfin à cela une chaîne d’un métal étrange, énormément lourd et d’un noir mat, dont les maillons ne faisaient presque pas de bruit en frottant les uns contre les autres. Tavi garda les yeux rivés sur tous ces objets un moment, pensif. — Ça ressemble davantage à l’équipement d’un Curseur, dit doucement Max. Plus petit que ce qu’ils portent normalement. Léger. Parfait pour mettre une cible hors de combat et s’enfuir. — Mmm, dit Tavi. Ce qui est exactement ce à quoi ils l’ont employé. Ajoute à ça l’habileté avec laquelle ils se sont battus, et tout indique qu’ils sont sans doute des soldats d’élite d’un genre ou d’un autre. Sûrement des éclaireurs. — En tout cas, ils ont des troupes régulières quelque part derrière eux. Tavi hocha sombrement la tête. — Et maintenant, elles savent où nous sommes. Max se rembrunit et resta silencieux. — Monsieur, intervint Hagar, je devrais également vous prévenir qu’il est possible que nos éclaireurs aient essuyé de lourdes pertes. — Comment cela ? demanda Tavi, étonné. — Seuls quarante-cinq des quatre-vingts qui sont partis ce matin sont arrivés au rendez-vous. Les éclaireurs sont des gars indépendants, et il arrive qu’ils se retrouvent bloqués dans leur cachette pendant plusieurs jours. Mais bien que personne n’ait vu le moindre corps, quelques-uns d’entre eux ont trouvé des signes indiquant que certains de leurs compagnons avaient été attaqués. — Ils veulent nous maintenir dans le noir, annonça Tavi en hochant la tête. Attendez. Il se releva et s’approcha d’un des chevaux qu’ils avaient utilisé pour transporter du matériel. Il enleva du bât de l’animal un lourd ballot enveloppé dans un carré de cuir, défit la corde qui le maintenait fermé et en sortit deux des épées en forme de faucille des Canims et une de leurs haches. Il les rapporta auprès de ses compagnons et les jeta au sol à côté de l’autre équipement. Il regarda attentivement l’ensemble pendant un long moment, s’efforçant de mettre le doigt sur une idée insaisissable qui lui trottait dans la tête, juste hors de portée. — S’ils savent qu’on est ici, fit remarquer Max avec calme, on ferait mieux de ne pas s’attarder. On n’a pas intérêt à se faire attaquer par une escouade de leurs soldats réguliers dans le noir. Hagar acquiesça. — Flavis est déjà en route pour regagner Élinarc. Tavi garda les yeux fixés sur les armes. Il y avait quelque chose, là. Une réponse. Il en était certain. — Capitaine ? demanda Max. Il va peut-être falloir qu’on se bouge. Quoi qu’ils préparent ou quel que soit leur nombre, ils ne pourront pas approcher de la ville sans se faire repérer. Tavi eut soudain une brusque illumination, et il frappa sa paume du poing. — Par les Corbeaux, c’est ça ! Hagar le regarda d’un air ébahi. Tavi montra du doigt la hache et les épées en forme de faucilles. — Max, qu’est-ce que tu vois ? — Des armes canimes ? — Mais encore. Max pinça les lèvres, l’air perplexe. — Hum. Une tache de sang sur celle-là. Le tranchant de ces épées-faucilles est pas mal ébréché. Et il y a de la rouille sur… (Max s’interrompit et prit un air interrogateur.) C’est quoi, ces taches sur les faucilles comme sur la hache ? — Exactement, remarqua Tavi. (Il montra du doigt les armes en acier écarlate.) Regarde. Tranchants en parfait état. Travail de haute qualité. (Il montra l’équipement pris aux troupes d’incursion.) Rouille. De nettement moins bonne facture. Plus abîmées. Moins entretenues… Et ces taches sont vert et brun, Max. Son ami eut l’air perplexe. — Et alors ? — Et alors, j’ai grandi dans une exploitation. Ce sont des taches qui ont été faites en fauchant les récoltes (il montra les faucilles, puis tapota du doigt sur la hache) et en coupant du bois. Ce ne sont pas des armes. Ce sont des outils. — Je ne voudrais pas avoir l’air irrespectueux, mais c’est justement toute la beauté d’une hache, capitaine. C’est une arme et un outil. — Pas dans le contexte de ce que nous savons. — Hein ? Quoi ? Tavi fit un geste apaisant de la main. — Écoute, on sait que les Canims ont débarqué en nombre important, mais pourtant, on n’a vu aucune armée régulière. Ceux qu’on a vus couraient à droite et à gauche comme des gargantes enragés, sans organisation ni stratégie. Aucun d’eux ne portait d’armes de bonne qualité, ni d’armure en acier. — Ce qui veut dire ? — Ce sont des troupes irrégulières, Max. Des conscrits qui n’ont pas reçu d’entraînement. Des fermiers, des hors-la-loi, des domestiques. Tous ceux qu’ils pouvaient pousser devant eux avec un objet pointu en guise d’arme. Max plissa le visage en une moue pensive. — Mais tout ce qu’ils font, c’est les gaspiller, à les envoyer en groupes désorganisés comme ça. — Mais ce faisant, ils créent un véritable chaos. Je crois que les Canims ont amené exprès avec eux des troupes qu’ils peuvent sacrifier. Ces groupes d’incursion ne sont pas là pour nous affronter. Ils sont là pour nous distraire. Nous sommes supposés concentrer nos efforts sur eux, comme nous l’avons fait toute la journée. Je te parie qu’ils espéraient attirer la Première Aléréenne à découvert pour pouvoir nous écraser d’un coup. — Par les Corbeaux ! cracha Max. Ces chiens n’ont pas besoin qu’on fasse une erreur si grossière. Plus probablement, ils ont fait ça pour que leurs éclaireurs puissent se déplacer comme bon leur semble au milieu du chaos. Ils peuvent trouver le meilleur chemin pour leur armée pendant qu’ils éliminent nos éclaireurs à nous. Tavi cligna soudain des yeux et claqua des doigts. Puis il enfonça la main dans sa poche et en sortit la petite gemme couleur de sang qu’il avait prise à dame Antilla. Il l’approcha de celles qui ornaient le pommeau de l’épée en acier écarlate. Elles étaient identiques. — Je me disais bien que j’avais déjà vu une pierre de ce genre, dit Tavi d’un ton calme. Varg en portait une en bague et une autre en boucle d’oreille. Max poussa un sifflement discret et s’exclama à voix basse : — Par les Corbeaux ! Je suppose que ma belle-mère peut dire adieu à sa présomption d’innocence. — En effet, gronda Tavi. Max hocha lentement la tête. — Donc, qu’est-ce qu’on fait maintenant, capitaine ? Tavi jeta un coup d’œil au légionnaire. — Hagar. — Capitaine, dit le vétéran avec un salut, avant de se retirer sans bruit, emmenant sa monture. — Tu as des recommandations ? demanda calmement Tavi. — Regagne le pont d’Élinarc et prépare-toi à défendre les remparts, répondit promptement Max. Les Canims n’auraient pas pris toute cette peine s’ils n’avaient pas l’intention de venir de ce côté. Tavi secoua la tête. — Une fois qu’on aura fait ça, on aura perdu toute chance de se renseigner davantage sur leurs capacités. S’ils peuvent recommencer le truc de la foudre, ou si dame Antilla a vraiment rejoint leur camp, ils peuvent très bien abattre les portes d’une explosion et nous écraser en moins d’une heure. — Si l’armée régulière nous surprend ici à découvert, nous n’aurons même pas à nous préoccuper de cette possibilité. Mais c’est toi qui décides, capitaine. Tavi réfléchit un moment à la question. — On recule, finit-il par répondre d’un ton calme. Mais on laisse un cordon de soldats en faction derrière nous pour nous prévenir lorsqu’ils seront en vue. Réveille les hommes et demande des volontaires. — Bien, capitaine, répondit Max en saluant. Il se releva immédiatement en aboyant des ordres, et les légionnaires fatigués commencèrent à s’activer. Tavi regardait la colonne se reformer – une tâche bien plus difficile à accomplir dans le noir, se rendit-il compte – lorsqu’un frisson lui parcourut l’échine et fit se hérisser les poils de ses bras. Il regarda rapidement autour de lui dans l’obscurité crépusculaire, puis se dirigea vers la nappe d’ombre la plus profonde, du côté ouest du camp. En s’approchant, il aperçut l’éclat d’une peau pâle sous un capuchon, et Kitaï chuchota : — Aléréen, il y a quelque chose que tu dois voir. Il y avait quelque chose de très étrange dans sa voix, une nuance que Tavi n’y avait jamais entendue ; et il se rendit compte que c’était… de la peur. Kitaï regarda vivement autour d’elle, repoussa son capuchon, et plongea les yeux dans ceux de Tavi, d’une immobilité parfaite et pourtant gracieusement frémissante, comme une biche cachée prête à fuir devant un lion des herbes. — Aléréen, répéta-t-elle, il faut absolument que tu voies ça. Tavi soutint son regard un moment, puis hocha brièvement la tête. Il alla trouver Max pour lui murmurer : — Ramène-les en ville. Laisse deux chevaux ici. Max le regarda avec stupeur. — Quoi ? Où est-ce que tu vas ? — Kitaï a découvert quelque chose qu’il faut que je voie. Max baissa la voix pour chuchoter furieusement : — Tavi, tu es le capitaine de cette légion. Son ami répondit tout aussi bas, et tout aussi furieusement : — Je suis Curseur, Max. C’est mon devoir d’acquérir des informations pour la défense du royaume. Et je ne vais certainement pas ordonner à qui que ce soit d’autre de s’aventurer dans le coin ce soir. Je suis déjà responsable de la mort d’assez de personnes pour aujourd’hui. Une expression peinée passa sur le visage de Max, mais, à ce moment-là, un centurion leur lança que la colonne était prête. — Vas-y, dit Tavi. Je vous rattrape. Max poussa un long soupir. Puis il redressa les épaules et offrit sa main à son ami, qui la lui serra. — Bonne chance, dit Max. — Bonne chance à toi. Max hocha la tête, monta en selle et lança l’ordre à la colonne de se mettre en marche. Celle-ci fut bientôt hors de vue. Encore quelques instants, et le bruit de leur passage s’évanouit également, laissant soudain Tavi seul dans le noir, en terrain inconnu, dans une partie du pays remplie d’ennemis qui ne seraient que trop heureux de le tuer d’une manière aussi atroce et douloureuse que possible. Il secoua la tête. Puis il entreprit de se débarrasser de son armure. Kitaï fut aussitôt à son côté, ses doigts pâles et agiles voletant de sangles en boucles, pour l’aider à l’enlever. Puis Tavi sortit d’une de ses sacoches sa cape de voyage d’un brun sombre, s’en drapa, et fit ce qu’il fallait pour que les deux chevaux soient prêts à partir lorsqu’il reviendrait avec Kitaï. Puis, sans un mot, la jeune Marate s’enfonça dans la nuit d’un pas rapide et feutré, et Tavi s’élança après elle, réglant son allure sur la sienne. Kitaï le conduisit à travers la nuit occasionnellement illuminée d’éclairs rouges vers les collines onduleuses qui encadraient cette partie de la vallée du Tibre. Lorsque, près de deux heures plus tard, ils atteignirent le sommet de ce qui parut à Tavi être la centième colline, et que Kitaï commença enfin à ralentir le pas, le jeune homme avait les jambes et les poumons en feu. La jeune Marate fit les dernières centaines de mètres en marchant, d’un pas parfaitement silencieux, imitée par Tavi. Il ne leur fallut qu’un moment pour atteindre le bord de la colline. Une lueur brillait au loin, éclatante, dorée, régulière. L’espace d’un instant, Tavi crut que c’était la ville de Premier-Port qu’il voyait ainsi brûler ; jusqu’à ce qu’il se rende compte que la lumière de l’énorme incendie provenait en fait, de son point de vue, de derrière la ville, faisant ressortir les murs de celle-ci devant elles en contours clairement définis. Il lui fallut un moment de plus pour comprendre ce qu’il voyait. Ce n’était pas Premier-Port qui brûlait. C’était la flotte canime. Le rugissement du feu était si fort que Tavi pouvait l’entendre, semblable à un gémissement étouffé par la distance. Et il pouvait voir, au milieu de la fumée et des flammes, les formes des mâts et des ponts des voiliers qui se consumaient. — Ils brûlent leurs propres vaisseaux derrière eux, murmura Tavi. — Oui, Aléréen, répondit Kitaï. Ton peuple ne l’aurait pas cru des lèvres d’une Marate. Il fallait que tu le voies de tes propres yeux. — Ce n’est pas une incursion. (Tavi fut soudain étreint d’une sensation glacée.) C’est pour ça qu’ils sont si nombreux cette fois. C’est pour ça qu’ils sont prêts à sacrifier des milliers de soldats juste pour nous tenir occupés. Il déglutit. — Ils ont l’intention de rester. Chapitre 33 Les yeux toujours rivés sur les navires en flammes, si loin, Tavi songea à tout ce que leur présence impliquait. En premier lieu, peu importait ce qu’avaient pu faire les Canims par le passé : les choses avaient changé, et radicalement. De mémoire d’Aléréen, les conflits avec les Canims avaient toujours été liés au contrôle des diverses îles qui séparaient Aléra du territoire canim : de violentes batailles rangées autour de fortifications côtières, essentiellement, généralement accompagnées d’une ou deux batailles navales. Tous les quatre ou cinq ans, les navires d’incursion canims arrivaient en trombe de la haute mer pour attaquer les côtes aléréennes, brûlant et pillant les villes quand ils le pouvaient, emportant les objets de valeur qu’ils y trouvaient, et, parfois, s’emparant d’Aléréens pour les emmener avec eux, vers un sort que personne n’avait jamais été capable de déterminer avec certitude. Mais que ce soit comme esclaves ou comme repas, ce n’était certainement pas une fin agréable. Moins fréquentes étaient les incursions de plus grande ampleur, dont certaines avaient remonté la côte jusqu’aux grandes villes maritimes comme Parce, et où c’étaient des dizaines de navires qui s’abattaient sur les Aléréens. Les Canims avaient ainsi réduit Parce en cendres quelque quatre cents ans auparavant, et rasé la ville de Rhodes pas moins de trois fois. Mais Ehren avait dit que cette force d’invasion était infiniment plus énorme que toutes celles qu’on avait pu voir par le passé. Et cette fois, les Canims n’avaient aucune intention de repartir chez eux après avoir attaqué Aléra. Pour une raison ou pour une autre, ils avaient décidé de rester, et les implications de ce fait précis étaient terrifiantes. Pour les Canims, cette attaque d’Aléra était littéralement une affaire de réussite ou de mort. Ils n’avaient rien à perdre, tout à gagner et, les connaissant, nourrissaient la conviction que le seul moyen d’assurer leur propre sécurité était d’anéantir tous les Aléréens, légionnaires et fermiers, villes et exploitations, jusqu’au dernier. Ils étaient pris au piège, désespérés, et Tavi savait fort bien de quelle férocité déchaînée et dépourvue de peur toute créature prise au piège était capable. Il regarda l’incendie encore un petit moment, puis dit à Kitaï : — C’est la première fois de ma vie que je vois la mer. J’aurais préféré que ce soit en d’autres circonstances. Elle ne répondit pas ; mais sa main chaude se glissa dans la sienne, et leurs doigts s’entrelacèrent. — Mais comment as-tu découvert cet incendie ? demanda Tavi à la jeune femme. Qu’est-ce que tu faisais si loin de la ville ? — J’étais en chasse, répondit doucement Kitaï. Tavi fronça les sourcils. — En chasse à quoi ? — Aux réponses. — Pourquoi ? — Parce que j’ai tué l’homme que tu voulais faire parler. J’ai estimé approprié de me racheter pour ce manque de courtoisie. (Elle détourna les yeux des incendies au loin pour regarder Tavi.) Lorsque tu étais en train de rentrer au camp avec les prisonniers, j’ai vu la Haute Duchesse d’Antilla sortir à cheval de la ville par le grand pont. Je la traque depuis. Elle est cachée non loin d’ici. Je peux te montrer où. Peut-être qu’elle aura les réponses que tu cherches. Tavi se rembrunit et dévisagea longuement la jeune femme. — As-tu la moindre idée de combien elle est dangereuse ? Kitaï haussa les épaules. — Elle ne m’a pas vue. Tavi serra les dents, puis reprit : — On n’est pas de taille à l’affronter. — Pourquoi ? — C’est une Haute Duchesse. Si tu avais la moindre idée de ce qu’elle est capable de faire… — C’est une lâche, l’interrompit Kitaï d’un ton méprisant. Elle laisse les autres assassiner pour elle. Elle organise des accidents. Des choses dans lesquelles son intervention ne sera jamais relevée et dont elle ne sera jamais tenue responsable. — Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne pourrait pas nous réduire en cendres d’un simple geste de la main, répliqua Tavi. On ne peut pas faire ça. — Comme on ne pouvait pas libérer Max de la Tour Grise, Aléréen ? Tavi ouvrit la bouche pour protester. Puis il la referma et jeta un regard noir à Kitaï. — Là, c’est différent, dit-il. (Il plissa les yeux.) Mais… Qu’est-ce qu’elle fiche ici, loin de tout ? Tu dis qu’elle a dressé le camp ? Kitaï acquiesça. — Dans un petit ravin non loin d’ici. Tavi avait horriblement mal aux jambes, et son estomac n’allait pas tarder à hurler famine, dès qu’il se serait remis de sa longue course. Dame Antilla était une adversaire extrêmement dangereuse, et ici au milieu de nulle part, sans témoins, elle les tuerait certainement tous les deux si elle prenait conscience de leur présence ; mais l’occasion qu’il tenait là d’en apprendre plus sur les accords que la Citoyenne renégate avait pu passer avec l’ennemi ne se présenterait pas deux fois. — Montre-moi, dit-il à Kitaï. La jeune Marate se redressa et l’entraîna plus loin dans la nuit, gravissant la colline pour gagner l’autre flanc de celle-ci, où le sol grimpait jusqu’aux ossements rocheux d’anciennes montagnes réduites à des collines arrondies par l’érosion, et fissurées ici et là de crevasses déchiquetées. À cet endroit, les grands arbres aux lourdes frondaisons de la vallée fluviale laissaient place à des broussailles plus basses, des pins rachitiques et des ronces qui, par endroits, formaient des fourrés de plusieurs mètres de haut. Soudain, alors que Kitaï commençait à longer un de ces fourrés, elle se crispa légèrement et ralentit pour avancer d’un pas prudent et parfaitement silencieux. Tavi l’imita, et elle le fit entrer à sa suite par une étroite ouverture dans le fourré. Après un pas ou deux, ils furent obligés de s’accroupir pour continuer. En dépit de toutes ses précautions et de toute sa lenteur, Tavi subit la piqûre de petites épines, et dut serrer les dents pour étouffer ses exclamations muettes de douleur avant qu’elles puissent dénoncer sa présence. Au bout de dix mètres qui lui parurent interminables, ils débouchèrent sur un bosquet de conifères plutôt serrés, et Kitaï s’avança lentement, accroupie sur le sol couvert d’aiguilles de pin, profitant de l’espace relativement dégagé en dessous des premières branches, avant de s’arrêter en faisant signe à Tavi d’approcher. Il s’allongea doucement sur le ventre à côté d’elle et, regardant à travers les branches, aperçut en contrebas un petit espace semi-circulaire au creux de l’une des plus larges crevasses des collines rocheuses. Un filet d’eau coulait le long d’une des parois rocheuses pour se jeter dans une flaque à peine plus grande qu’un saladier, avant de continuer sa route à travers la roche. Un feu de camp discret, caché dans un creux prévu spécialement pour mieux en dissimuler la lumière, se trouvait à moins de six mètres d’eux. Dame Antilla était assise à côté de la flaque, manifestement en pleine conversation avec une petite silhouette aqueuse de forme vaguement humaine qui se tenait à la surface de l’eau. — Tu ne comprends pas, mon frère, disait dame Antilla d’un ton agité. Ils ne sont pas ici avec un peu trop de troupes d’incursion. Ils sont arrivés par centaines de bateaux, Brencis. Qu’ils ont ensuite brûlés derrière eux. Une petite voix métallique et irritée s’éleva de la sculpture d’eau. — Ne te sers pas de mon nom, stupide enfant. Ces communications peuvent être interceptées. Ou surprises par des oreilles indiscrètes, Sire Kalarus, songea Tavi. Dame Antilla fit entendre un bruit d’exaspération. — Tu as raison. Si jamais on nous entend, quelqu’un pourrait te soupçonner de trahison. Si tous les meurtres, les enlèvements et les légions supplémentaires n’ont pas déjà éveillé les soupçons. — Se révolter contre Gaius est une chose. Être découvert coupable de connivence avec les Canims en est une autre. Cela pourrait inciter les Hauts Ducs qui sont restés neutres à prendre position contre moi. Cela pourrait même m’attirer les reproches des Hauts Ducs du Nord, parmi lesquels ton cher époux, et j’ai travaillé trop dur pour laisser une telle chose arriver maintenant. (La voix de la sculpture aqueuse se fit calme et dangereuse.) Alors : tiens-ta-langue. Dame Antilla redressa le dos sous l’effet d’une légère crispation apeurée, et pâlit. — Comme vous le souhaitez, monsieur. Mais vous n’avez pas encore compris ce que j’essaie de vous dire. Les Canims ne sont pas ici simplement pour créer ces nuages afin de retarder les troupes du Premier Duc. Ils ne sont pas ici simplement pour piller et fournir une distraction afin de diviser ses forces. Ils ont l’intention de rester. — Impossible, répondit Kalarus. Grotesque. Ils se verraient repoussés à la mer avant la fin de l’été. Ils doivent bien le savoir. — À moins qu’ils ne le sachent pas. Kalarus grommela quelque chose d’incohérent, puis demanda : — Es-tu au point de rendez-vous ? — Pour conclure le marché. Oui. — Fais bien comprendre à Sarl la futilité de sa position. Dame Antilla hésita avant de répondre : — Il est puissant, mon frère. Plus que j’aurais été prête à le croire. Son attaque sur le commandement de la Première Aléréenne a été… bien plus violente que je l’aurais cru possible. Et elle a eu lieu bien plus vite que nous le croyions. J’ai été obligée de… de laisser plusieurs affaires secondaires en souffrance. — Raison de plus pour bien rappeler à ce chien à qui il a affaire. Tu n’as pas à craindre la magie de sa race, et tu le sais. Transmets-lui ma mise en garde, puis retourne à Kalare. — Et votre neveu, monsieur ? — Crassus est le bienvenu également, bien sûr. Dame Antilla secoua la tête. — Il est resté avec la légion. — Alors, c’est un risque qu’il prend. — Il n’est pas prêt pour la guerre. — Il est grand maintenant. Assez vieux pour prendre ses décisions tout seul. S’il n’a pas été parfaitement préparé à survivre à ces décisions, ce n’est ni ma faute ni mon affaire. Vois ça avec ses parents. La voix de dame Antilla se tinta d’un soupçon de colère à peine perceptible. — Mais, mon frère… — Assez, gronda Kalarus. J’ai du travail. Je veux ton obéissance sur ce point. Dame Antilla le dévisagea une seconde, puis frissonna et inclina la tête. — Bien, monsieur. — Courage, petite sœur, dit Kalarus en radoucissant le ton. Nous en aurons bientôt terminé. Il n’y en a plus pour longtemps. Puis la représentation aqueuse retomba dans la flaque, et dame Antilla s’affaissa. Tavi la vit serrer les poings si fort que ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes. De petites gouttelettes de sang tombèrent sur le sol rocheux de la crevasse, étincelantes à la lueur du petit feu. Soudain, la Haute Duchesse se releva et fit un geste vif de la main en direction de la paroi. Celle-ci se mit à vibrer, à palpiter, puis se convulsa pour former en bas-relief l’image d’un jeune homme. Pour être exact… C’était une représentation grandeur nature de Tavi, d’une précision de détail glaçante. Dame Antilla cracha dessus, puis la frappa du poing, d’un coup auquel ses furies infusèrent une telle puissance qu’il arracha littéralement la tête en pierre de la paroi, et fit s’élever un nuage de fragments rocheux qui retombèrent en crépitant sur le sol. Son coup suivant toucha la sculpture en plein cœur, et son poing s’enfonça presque jusqu’au coude dans la roche. Des fissures apparurent brusquement autour du point d’impact, et d’autres morceaux de la statue se détachèrent et tombèrent au sol. La Haute Duchesse fut volte-face, s’éloigna de deux grands pas, puis se retourna et, avec un hurlement, tendit sa paume ouverte vers ce qui restait de l’image de Tavi. Une langue de feu déchira soudain l’obscurité silencieuse d’une gerbe de lumière et d’un grondement de tonnerre, et les pierres torturées protestèrent en crissant. Un nuage de poussière et de fumée recouvrit tout. Pierre et roche se heurtèrent avec fracas. Lorsque le nuage se dissipa, il y avait, là où s’était trouvé le bas-relief, un énorme creux, lisse comme du verre et profond de bien un mètre cinquante. Tavi déglutit. À côté de lui, Kitaï fit de même. Tavi se força à respirer lentement et régulièrement, pour contrôler le tremblement apeuré de ses membres. Il pouvait sentir Kitaï frissonner contre lui. Ils s’éloignèrent du petit campement de la Haute Duchesse aussi silencieusement et furtivement qu’ils étaient venus. Il leur fallut ce qui parut à Tavi près d’une éternité pour ressortir sans faire de bruit du piquant fourré ; et dès qu’il put se redresser, Tavi aurait voulu fuir aussitôt à toutes jambes. Mais cela aurait été une erreur, si près de dame Antilla ; probablement une erreur fatale. Aussi fit-il, imité par Kitaï, près d’un kilomètre à pas lents et prudents avant de s’arrêter enfin près d’un ruisseau, et de relâcher sa respiration en tremblant. Les deux jeunes gens s’accroupirent côte à côte au bord du ruisseau et burent longuement dans leurs mains en coupe. Tavi remarqua à cette occasion que celles de Kitaï tremblaient. Malgré les efforts de la jeune femme pour rester calme, il pouvait voir derrière ses yeux exotiques la peur qu’elle refrénait sévèrement. Après avoir bu, ils restèrent un moment accroupis côte à côte, en silence. Tavi chercha la main de Kitaï dans le noir et la serra dans la sienne avec force. Elle lui rendit son étreinte, se laissa aller contre lui, épaule contre épaule, et tous deux gardèrent les yeux fixés sur l’eau, où se reflétait de temps en temps un éclair écarlate. Dans le lointain, Tavi entendit la sonnerie grave, étrange et tonitruante d’un cor de guerre canim. Kitaï serra sa main encore plus fort. — Ils arrivent, chuchota-t-elle. — Oui, répondit le jeune homme. Il leva les yeux vers l’ouest, d’où avait retenti l’appel de cor. Un terrible sentiment d’impuissance l’envahit, une prise de conscience brutale et écrasante que face à tout ce qui arrivait, il était infiniment petit. Des forces énormes étaient en mouvement, et il ne pouvait rien faire pour les arrêter, et à peine plus pour les influencer. Il se sentait comme un simple légionnaire sur un plateau de ludus : petit, lent et de très peu d’utilité ou de compétence. D’autres mains que les siennes décidaient du déplacement des pièces, et lui, simple légionnaire du ludus, n’avait guère son mot à dire sur le sujet, et pratiquement aucune capacité à changer l’issue du jeu, même si c’était lui qui faisait ces manœuvres. C’était terrifiant, frustrant, injuste, et il se laissa de nouveau aller contre Kitaï, puisant du réconfort dans sa présence, son odeur, son contact. — Ils arrivent, murmura-t-il. Ça ne va plus être très long maintenant. Kitaï leva les yeux vers lui, pour scruter son visage. — Si c’est vrai, si c’est une grande armée, est-ce que ta légion peut les détruire ? — Non, répondit doucement Tavi. Il ferma les yeux un moment, aussi impuissant qu’un pion du ludus, et presque aussi certainement condamné à se voir massacré lorsque l’heure du carnage arriverait et les mènerait tous, dans une hâte sinistre, vers la fin de la partie. La fin de la partie. Les hurlements de loups des cors de guerre canims retentirent de nouveau. Ludus. Tavi prit soudain une grande inspiration et se releva, en réfléchissant furieusement. Il regarda au loin la lueur des navires en flammes à Premier-Port, qui se reflétait sur les nuages bas au-dessus. — Nous ne pouvons pas les détruire, dit-il. Mais je crois que je sais comment les arrêter. Kitaï pencha la tête d’un air interrogateur. — Comment ? Tavi plissa les yeux, et répondit, très doucement : — Par la discipline. Chapitre 34 Exténuée, Isana ne leva même pas la tête pour demander : — Quel jour sommes-nous, Giraldi ? — Le vingt-neuvième du siège. L’aube sera là d’ici à quelques heures. Isana força son cerveau fatigué à réfléchir péniblement. — La bataille. Pensez-vous que dame Veradis va pouvoir se libérer aujourd’hui ? Giraldi resta silencieux pendant une longue minute. Puis il approcha un tabouret d’Isana et s’assit devant elle. Il se pencha et lui souleva avec douceur le menton de ses doigts calleux, pour la forcer à le regarder. — Non, répondit-il doucement. Elle ne va pas pouvoir, Isana. Celle-ci fit un effort pour intégrer cette information. Pas aujourd’hui, donc. Elle devait tenir encore une journée. Une autre interminable, impitoyable journée. Elle humecta ses lèvres desséchées et gercées, et dit : — Gaius va bientôt arriver. — Non, la contredit Giraldi. Il y a quelque chose dans cette tempête qui empêche les Chevaliers Aeris de voler plus haut que quelques mètres au-dessus du sol. Le Premier Duc n’a pas pu envoyer de troupes d’intervention rapide pour lever le siège, et Kalarus a bloqué les routes entre Cérès et la capitale. Ça va leur prendre encore une semaine pour arriver ici. Une semaine. Aux yeux d’Isana, une semaine paraissait presque une durée fictive. Peut-être était-ce heureux. Une seule journée était une torture. Peut-être était-ce aussi bien qu’elle n’arrive pas à se rappeler exactement combien il y avait de jours dans une semaine. — Je reste, dit-elle. Giraldi se pencha en avant. — Les forces de Kalarus ont ouvert une brèche dans les remparts de la ville. Cereus et Miles ont réussi à faire s’écrouler assez de bâtiments pour les retenir un moment, mais ce n’est qu’une question d’heures, probablement moins d’une journée, avant que Cereus soit obligé de se retrancher ici, dans sa Citadelle. Les combats empirent d’heure en heure. Cereus et Miles ont perdu encore d’autres Chevaliers, et maintenant de plus en plus de simples légionnaires tombent sous les coups de l’ennemi. Veradis et ses guérisseurs travaillent à sauver des vies jusqu’à ce qu’ils tombent d’épuisement. Puis ils se relèvent et recommencent. Aucun d’eux ne peut venir vous aider. Isana le dévisagea d’un œil morne. Giraldi se pencha plus près et la força à tourner la tête vers Ombre. — Regardez-le, Isana. Regardez-le. Elle ne voulait pas le faire. Elle ne se rappelait plus très bien pourquoi, mais elle savait qu’elle ne voulait pas regarder Araris. Mais elle ne trouva pas la force de résister à l’ordre du centurion. Elle regarda. Araris, Ombre, le meilleur ami de son époux, gisait immobile et pâle. Pendant plusieurs jours, il avait toussé faiblement, mais cela avait cessé récemment, elle n’aurait su dire quand exactement. Sa poitrine se soulevait à peine au rythme de sa respiration, et celle-ci s’accompagnait d’un bruit mouillé. Autour de son torse et de son cou, sa peau avait pris par endroits une apparence jaunâtre et maladive. Son corps était couvert de gerçures et de vilaines plaies enflées et rouges. Ses cheveux étaient ternes, et chaque ligne de sa morphologie semblait plus flasque, moins définie d’une certaine façon, comme s’il avait été une statue d’argile encore humide se liquéfiant lentement sous la pluie. Deux choses ressortaient nettement. La marque sur son visage, plus hideuse et distincte que jamais. Et le filet de sang presque sec sortant de ses narines, qu’accompagnaient des mouchetures d’un vilain rouge sombre sur ses lèvres. — Vous vous souvenez de ce qu’a dit dame Veradis, fit Giraldi. Il est trop tard. Isana considéra le sang et se rappela sa signification. Elle n’eut pas la force de secouer la tête, mais réussit à murmurer : — Non. Giraldi la força à tourner de nouveau le visage vers lui. — Par tous les Corbeaux, Isana ! dit-il d’un ton exaspéré. Il y a des batailles qu’on ne peut pas gagner. À l’extérieur, le grondement accompagnant une explosion de feu retentit non loin, faisant trembler le mobilier de la pièce et se rider la surface immobile de l’eau dans la baignoire. Giraldi tourna les yeux vers la fenêtre, puis les reposa sur Isana. — Il est temps, Exploitante. Vous n’avez pas dormi depuis des jours. Vous avez fait tout ce que vous pouviez. Les Grandes Furies le savent, vous avez fait tout ce que vous pouviez. Mais il va mourir. Bientôt. Si vous ne rompez pas le contact, vous mourrez avec lui. — Non, répéta Isana. Elle entendit le tremblement mal assuré dans sa voix. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama Giraldi d’un ton à la fois doux et angoissé. Exploitante. Isana. Cendres et corbeaux, ma fille. Ombre ne voudrait pas vous voir sacrifier ainsi votre vie sans raison. — Cette décision m’appartient. (Tant de mots lui demandèrent un effort visible, et elle haleta, manquant de souffle.) Je ne l’abandonnerai pas. — Si, répliqua Giraldi d’un ton lourd et dur. J’ai promis à Bernard de veiller sur vous. Et s’il le faut, Isana, je vous détacherai moi-même de lui et vous traînerai hors de cette pièce. Un discret et très lointain élan de défi traversa les pensées d’Isana comme un murmure, et teinta sa voix d’un grognement de détermination à peine audible. — Bernard n’abandonnerait jamais un des siens. (Elle prit une inspiration.) Vous le savez parfaitement. Ombre est un des miens. Je ne l’abandonnerai pas. Giraldi resta muet. Puis, en secouant la tête, il tira son couteau de sa ceinture et attrapa le cordon qui maintenait la main d’Isana en contact avec celle d’Ombre. L’élan de défi que ressentait Isana se renforça, et elle attrapa le poignet du centurion. Ses doigts se crispèrent dessus en craquant. Ses articulations blanchirent. Puis elle leva la tête et plongea un regard noir dans les yeux du vieux soldat. — Si vous faites ça, je vous tue. Ou je mourrai en essayant. Giraldi recula la tête, impressionné ; non par la pression des doigts affaiblis d’Isana sur son poignet, elle le savait, ni par sa menace, exprimée d’une voix si faible. Ç’avait été son regard. — Par les Corbeaux ! chuchota-t-il. Vous êtes sérieuse. — Oui. — Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi, Isana ? Et ne me dites pas qu’Ombre est juste un esclave un peu simplet qui s’est pris d’affection pour votre neveu et le suit partout. Qui est-il ? Isana s’efforça de rassembler ses pensées, de se rappeler qui savait, qui était censé savoir, et qui ne devait absolument pas savoir. Mais elle était si fatiguée, et cela faisait tant d’années et tant de mensonges. Elle en avait par-dessus la tête de tous ces mensonges et ces secrets. — Araris, répondit-elle dans un murmure. Araris Valérien. Giraldi répéta le nom en silence, les yeux écarquillés. Puis il regarda tour à tour le blessé et Isana, plusieurs fois de suite, et devint livide. Il se mordit la lèvre et détourna le regard. Les traits de son visage s’affaissèrent visiblement, comme s’il venait brusquement de vieillir de dix ans. — Eh bien ! finit-il par dire d’une voix tremblante. Ça explique un certain nombre de choses. Isana relâcha son poignet. Giraldi regarda son couteau un moment, puis le remit dans son fourreau à sa ceinture. — Si je ne peux pas vous arrêter… je ferais aussi bien de vous aider. De quoi avez-vous besoin, madame ? Isana écarquilla brusquement les yeux en dévisageant le centurion, entrevoyant soudain un moyen de communiquer avec Ombre. Son cœur se mit à battre sourdement, et une bouffée d’espoir envahit son cerveau épuisé d’une vague de chaleur picotante. — C’est ça ! dit-elle. Le vieux soldat cligna des yeux et regarda derrière lui. — C’est ça ? Quoi donc ? — Giraldi, apportez-moi du thé. Quelque chose de fort. Et trouvez-moi son épée. Chapitre 35 Ce fut une marche longue et fatigante pour rejoindre les chevaux, et une chevauchée encore plus fatigante pour regagner les fortifications de la légion au pont d’Élinarc. Ils arrivèrent au plus froid et au plus sombre de la nuit. Tavi ne s’était toujours pas fait à l’idée que, en dépit de la chaleur torride qui régnait à la fin de l’été dans le sud-ouest du royaume, la nuit puisse rester tout aussi désagréablement froide que dans la vallée de Calderon. En approchant, ils furent arrêtés par deux rangs de sentinelles à cheval, et alors qu’ils traversaient les derniers mètres qui les séparaient de la ville, Tavi remarqua des silhouettes silencieuses à la lisière des arbres : des archers et des forestiers locaux, très probablement, qui se déplaçaient d’un pas régulier vers l’ouest, avec une prudence sans relâche. Le primipile devait les avoir envoyés surveiller et harceler les Canims qui approchaient, ainsi qu’essayer de supprimer les éclaireurs ennemis en chemin. C’était une mesure à laquelle Tavi aurait dû songer lui-même, mais, en même temps, c’était justement la raison pour laquelle il avait confié la gestion des défenses à Valiar Marcus. Tavi et Kitaï entrèrent dans la moitié de la ville qui se trouvait du côté sud du pont d’Élinarc, puis traversèrent celui-ci, où le bruit des sabots de leurs montures se réverbéra. L’odeur d’eau boueuse et de poisson du Tibre montait jusqu’à eux. Arrivés au point culminant du pont, ils se trouvèrent à plus de trente mètres au-dessus de l’eau, et Tavi ferma ses yeux fatigués pour mieux apprécier la brise fraîche qu’il sentait passer sur lui. La nouvelle de son retour l’avait précédé, relayée de sentinelle en sentinelle. En tant que premier valet du capitaine, Magnus était là pour l’accueillir et les accompagner vers la tente d’état-major : une tente de légionnaire de taille standard, au lieu du modèle plus grand de Cyril. En s’approchant, ils virent plusieurs personnes y entrer et en sortir d’un pas pressé, obligés ce faisant de se contourner en une sorte de petit ballet. L’un dans l’autre, cette tente avait l’air nettement trop petite et inadéquate, ainsi plantée au centre du cercle de terre torturée par la foudre. C’était probablement approprié, songea Tavi : il se sentait lui-même un peu trop petit et inadéquat. — Non, par tous les Corbeaux ! gronda la voix de Valiar Marcus à l’intérieur de la tente. Si nos provisions sont sur la rive sud et que ces chiens la prennent, nous nous retrouverons à manger nos bottes lorsque nous nous replierons au nord. — Mais mes hommes viennent juste de se taper d’aller les porter là-bas comme des bêtes de somme ! protesta une deuxième voix. — Bien, répliqua sèchement Marcus. Comme ça, ils sauront quel chemin prendre pour les rapporter. — Marcus, ces entrepôts sont sur les docks, pas derrière les murs de la ville. On ne peut pas les laisser sans surveillance, et nos propres entrepôts ne sont pas terminés de construire. — Alors, posez-les en vrac quelque part. Ou réquisitionnez une maison. Tavi se glissa à bas de son cheval, et sentit ses muscles courbatus protester. Il fit signe à Kitaï de s’approcher, et elle se pencha vers lui. Tavi lui demanda quelque chose à voix basse, et la jeune Marate acquiesça avant de faire faire demi-tour à son cheval et de l’éperonner pour partir au galop vers le campement des civils. Magnus la regarda partir d’un œil inquisiteur. L’obscurité et le capuchon de Kitaï avaient peut-être caché ses traits au vieux Curseur, mais elle n’en était pas moins manifestement une femme. — Qui est cette personne, capitaine ? demanda-t-il à Tavi. — Plus tard, répondit celui-ci. Il indiqua vivement la tente du regard. Magnus fronça les sourcils, mais finit par hocher la tête. Tavi prit un instant pour remettre ses idées en ordre, s’efforça de prendre un air d’autorité aussi convaincant que possible, et entra dans la tente. — Ne réquisitionnez pas de maison, dit-il. Demandez plutôt un volontaire. Vous n’aurez aucun problème à trouver des habitants prêts à faire ce sacrifice pour le bien de la seule chose qui se dresse entre eux et une horde de Canims. La tente contenait deux tables faites d’une planche posée sur deux tonneaux d’eau vide. Des papiers, pour la plupart à moitié dévorés par les flammes, y étaient étalés, complètement en désordre. Deux poissons étaient assis à chaque table, occupés à essayer de mettre de l’ordre dans ces documents qui avaient survécu à l’attaque, à la lumière d’une unique lampe-furie. Le primipile se mit immédiatement au garde-à-vous, imité par le centurion ergoteur, et salua Tavi. — Capitaine. Les poissons, qui n’avaient pas été aussi rapides que les deux centurions, commencèrent à se lever. Tavi eut la conviction que s’il les laissait faire, ils allaient renverser les tables de fortune et réduire à néant tout le travail déjà accompli. — Repos, leur dit-il donc. Remettez-vous au travail. (Il adressa un signe de tête à Marcus.) Primipile. Et centurion… ? — Cletus, monsieur. — Centurion Cletus, je sais que vos hommes sont fatigués. Nous le sommes tous. Nous allons bientôt l’être encore plus. Mais que les Corbeaux m’emportent si je laisse la légion souffrir de la fatigue et de la faim. Alors, trouvez un entrepôt et mettez les provisions en sûreté. Cela n’eut clairement pas l’air de réjouir Cletus. Nul centurion ne souhaitait voir ses hommes forcés d’aller au combat après s’être épuisé à une tâche manuelle, s’il pouvait l’éviter. Mais il était légionnaire jusqu’au bout des ongles et acquiesça aussitôt. — Bien, monsieur. Il commença à s’en aller. Tavi hocha la tête avec approbation. — Demandez à une des centuries de poissons de vous aider pour le transport. Céréales et viande séchée d’abord, les denrées périssables après. Cletus s’arrêta et inclina la tête en un remerciement silencieux, puis s’en fut. — Capitaine, grommela Marcus, content de vous voir revenu en un seul morceau. Antillar m’a dit que vous étiez parti à la recherche des Canims, sans rentrer dans les détails. — Pas exactement, répondit Tavi. Un éclaireur a trouvé une piste et l’a remontée jusqu’à… Il jeta un coup d’œil aux poissons assis aux deux tables. — C’est juste, remarqua Marcus. Jeunes gens, dehors. Mangez un morceau et ralliez votre centurie. — Magnus, envoyez chercher les Tribuns Antillar et Antillus, je vous prie, dit Tavi. Je veux qu’ils soient présents pour entendre ce que j’ai à dire. — Tout de suite, monsieur, répondit Magnus avant de se glisser hors de la tente, laissant Tavi seul avec le primipile. Lorsque le rideau de foudre s’était abattu sur la tente du capitaine Cyril, le trapu primipile avait perdu la majeure partie de ses cheveux ras sur un côté de la tête, et aux endroits où les guérisseurs avaient pu l’aider le plus, sa peau régénérée depuis peu était rose, brillante et légèrement enflée. Cela ne rendait pas sa moue renfrognée moins féroce, et son visage avait encore gagné en laideur et en rudesse. — Vous ressemblez à une carcasse sur laquelle les Corbeaux se seraient défoulés, Marcus, dit Tavi. Le primipile le regarda en plissant les yeux, puis fit entendre un léger grognement amusé. — Depuis que je suis tout jeune, monsieur, répliqua-t-il. Tavi sourit et s’assit sur un des tabourets. — Quelle est notre situation ? demanda-t-il. Le primipile désigna d’un geste agacé les tables couvertes de parchemins. — Difficile à dire. Gracchus était un bon Tribun Logistica, mais ses archives étaient à peu près aussi bien organisées que le premier feu de forêt. Nous sommes encore en train d’essayer de déterminer où chaque chose est rangée, et ça rend difficile d’accomplir quoi que ce soit de concret. Tavi soupira. — C’est ma faute. J’ai oublié de désigner un Tribun Logistica remplaçant avant de partir. — Pour être juste, il n’aurait pas pu faire grand-chose en si peu de temps de toute façon. — Je m’en occupe. Qu’en est-il de la milice ? Le primipile se rembrunit. — Cette ville est un repaire de contrebandiers, monsieur. Tavi émit un grognement. — Corruption, je présume ? — Elle s’est offert le meilleur conseil municipal qui puisse s’acheter, confirma Marcus. On a trouvé moins de deux cents armures complètes, et elles n’étaient pas très bien entretenues. Je serais prêt à parier que ce sont certains des légionnaires hors la loi de Kalarus qui portent le reste des stocks de la ville. C’est un peu mieux niveau armes, mais à peine. En revanche, il y a beaucoup de gens ici qui ont leur propre épée. Placidus laisse ses légionnaires garder la leur lorsqu’ils ont fini leur service, et beaucoup d’hommes libres placidains viennent s’installer dans le coin. — Et les exploitations ? — On les a fait prévenir, mais il va falloir attendre un moment avant de voir arriver les premiers volontaires. Pour l’instant, seuls ceux des exploitations les plus proches se sont montrés. Tavi hocha la tête. — Les défenses ? — Dans le même état que l’arsenal, à peu de chose près. Donnez-nous deux jours et nous les aurons remises dans l’état réglementaire. — Nous ne les aurons pas, ces deux jours, répliqua Tavi. Préparez-vous à devoir combattre avant demain après-midi. Marcus se rembrunit encore, et hocha la tête. — Alors, je vous suggère fortement de concentrer les efforts de la cohorte de terrassiers sur le rempart sud. La légion pourra peut-être défendre celui-ci assez longtemps pour que les terrassiers puissent finir les autres positions. Tavi secoua la tête. — Non. Je veux des fortifications sur le pont. Pierre, sacs de sable, palissades, tout ce que vous pouvez trouver qui puisse tenir debout. Je veux cinq lignes de défenses sur le pont d’Élinarc lui-même. Puis mettez les terrassiers au travail sur notre ultime fortification à l’extrémité nord du pont et dites-leur de la faire aussi grande et redoutable que possible. Le primipile le dévisagea durement pendant un moment. Puis il répondit : — Monsieur, il y a tout un tas de raisons pour lesquelles ce n’est pas un très bon plan. — Et plus de raisons encore qui font que ça l’est, répliqua Tavi. Faites en sorte que ce soit fait. Un lourd silence lui répondit, et il releva vivement les yeux. — Vous m’avez entendu, primipile ? Marcus serra les dents et, s’approchant de Tavi, se pencha légèrement pour le regarder droit dans les yeux. — Gamin, dit-il, d’une voix qui n’aurait jamais porté hors de la tente, je suis peut-être vieux. Et laid. Mais je ne suis ni aveugle ni stupide. (Son chuchotement se fit soudain furieux et féroce.) Tu n’es pas de la légion. Tavi plissa les yeux sans répondre. — Je suis prêt à te laisser jouer au capitaine, poursuivit Marcus, parce que la légion en a besoin d’un. Mais tu n’es pas un capitaine. Et cela n’est pas un jeu. Des hommes vont mourir. Tavi soutint le regard du primipile, tout en réfléchissant à toute vitesse. Valiar Marcus, il le savait, était parfaitement capable de lui arracher le commandement des mains. Il était bien connu parmi les vétérans, respecté par ses collègues centurions, et en tant que premier d’entre eux, légitimement le suivant dans la liste pour prendre les choses en mains si aucun vrai officier de la légion n’était en mesure d’exercer son autorité. Sauf en le tuant, tout simplement, Tavi n’avait aucun moyen de l’empêcher de s’emparer du commandement de la légion s’il décidait de le faire. Pire, le primipile était un homme de principes. S’il croyait sincèrement que Tavi était sur le point de faire quelque chose d’inutilement stupide et de tuer des légionnaires qui auraient pu éviter de mourir, il prendrait effectivement le commandement. Mais s’il le faisait, il ne serait pas préparé à affronter la menace qui arrivait. Il se battrait avec courage et honneur, Tavi en était certain, mais s’il essayait d’appliquer la doctrine de combat traditionnellement employée par l’armée, leur légion ne survivrait pas jusqu’au coucher de soleil suivant. Tout cela signifiait que la première bataille que devrait remporter Tavi allait avoir lieu là, tout de suite, dans l’esprit et le cœur du vieux primipile. S’il obtenait le soutien de ce dernier, la plupart des centurions suivraient. Tavi devait convaincre Valiar Marcus à tel point que celui-ci soutienne activement sa stratégie, au lieu de simplement l’accepter comme un ordre déplaisant de plus auquel il devait se plier. La résistance tacite et indirecte de quelqu’un qui n’obéissait qu’à contrecœur à des ordres perçus comme stupides pouvait être aussi dangereuse que les Canims. Tavi ferma les yeux un moment. Puis il dit : — J’ai demandé à Max une fois comment vous aviez obtenu votre nom honorifique. Valiar. La Maison Royale des Valeureux. Max m’a dit que lorsqu’il avait six ans, des Hommes des Glaces sont venus du nord et ont enlevé les femmes et les enfants d’un camp de bûcherons. Il m’a dit que vous les aviez traqués pendant deux jours au milieu de l’un des pires blizzards qu’on ait connu de mémoire d’homme, et que vous aviez attaqué le groupe de ravisseurs tout entier. Tout seul. Que vous leur aviez repris les captifs et les aviez ramenés chez eux. Qu’Antillus Raucus vous a donné sa propre épée. Qu’il vous a assigné lui-même à la Maison des Valeureux, et a dit à Gaius d’y faire honneur, sinon il le provoquerait en juris macto. Le primipile acquiesça sans rien dire. — C’était stupide de votre part de faire ça, poursuivit Tavi. De vous aventurer dans le blizzard. Tout seul, de surcroît. Pour attaquer, quoi ? Vingt-cinq Hommes des Glaces à vous tout seul ? — Vingt-trois, répondit calmement Marcus. — Enverriez-vous Cletus faire une chose pareille ? M’enverriez-vous, moi ? Ou un des poissons ? Marcus haussa les épaules. — Personne ne m’a envoyé. J’ai fait ce que j’avais à faire. À vrai dire, j’ai attendu que la plupart des Hommes des Glaces soient endormis et j’en ai égorgé la moitié avant qu’ils puissent se réveiller. — J’avais deviné une explication de ce genre. Mais avant de partir, vous ne saviez pas combien ils étaient. Ou que vous auriez une occasion de les tuer dans leur sommeil. Vous n’aviez aucune certitude que le temps n’allait pas empirer et vous tuer. Sur le moment, à l’époque, ç’a été un acte de folie. — Non, pas de folie, contesta Marcus. Je les connaissais. Je savais de quoi j’étais capable. J’avais des avantages. Tavi hocha la tête et répondit : — Moi de même. Le vieux soldat durcit le regard. — Ce n’est pas d’une bande de Marats en colère dont on parle ici, gamin. Ni de la milice personnelle d’un duc, ni d’une légion hors la loi. Ce sont les Canims que nous devons affronter. Tu n’as jamais rien vu de tel. — Vous vous trompez. Le primipile retroussa les lèvres sur un sourire sarcastique. — Tu crois les connaître ? Tu es en train d’essayer de me dire que tu les as combattus, gamin ? Tavi soutint son regard sans ciller. — Je les ai combattus, côte à côte avec des légionnaires et tout seul. J’ai vu tomber sous leurs coups des légionnaires que je connaissais de nom, et senti le sang de ces derniers m’éclabousser le visage. J’ai vu des Canims se faire tuer. J’en ai tué un moi-même. Marcus plissa les yeux d’un air suspicieux. — Mais plus que ça, poursuivit Tavi, j’ai parlé à des Canims. J’ai appris à jouer au ludus auprès de l’un d’eux. J’ai appris des choses sur leur société. Je parle même un peu leur langue, primipile. Comprenez-vous le canim, Valiar Marcus ? Savez-vous quoi que ce soit sur leur pays ? Leurs chefs ? Marcus garda le silence un moment avant de répondre : — Non. Tous les Canims que j’ai rencontrés étaient trop occupés à essayer de me tuer pour faire mon instruction. — Ce ne sont pas des monstres. Ils ne nous ressemblent en rien, mais ce ne sont pas non plus des machines à tuer sans cervelle. Vous connaissez la différence entre leurs troupes d’incursion et leurs soldats réguliers, je présume ? Le primipile poussa un grognement. — Les troupes d’incursion sont déjà assez dangereuses. Je n’ai jamais affronté leurs soldats réguliers, mais je connais des hommes qui l’ont fait. Ils sont pires. Plus gros, plus forts, meilleurs combattants. Vous ne les vaincrez pas sans Chevaliers et sans perdre des hommes. — Les troupes d’incursion sont leurs conscrits. Elles ne sont même pas enrôlées. Les réguliers dont vous avez entendu parler sont leur armée active. Plus exactement, ils sont issus d’une classe sociale entièrement constituée de lignées héréditaires de soldats. Leur caste guerrière. — Comme nos Citoyens ? demanda Marcus. — Un peu. Mais il y a une autre caste qui est généralement en désaccord avec eux : les ritualistes. Dont font partie ceux qui ont invoqué ces nuages. Ou ceux qui ont frappé la tente du capitaine. Marcus poussa un grognement. — Ils peuvent se servir des furies ? — Je ne crois pas. Ou du moins, pas comme les Aléréens le font. Mais ils ont bien une sorte de magie qui leur permet d’accomplir le même genre de choses. Il y a trois ans, ils ont lancé une série de tempêtes sur nos côtes. Le Premier Duc lui-même a été obligé de s’en mêler pour les arrêter. Fantus a dit à Cyril que ces nuages dans le ciel n’étaient pas dus à un charme de vent, qu’il en était sûr. Mais quel que soit leur procédé, ça marche. Le primipile pinça les lèvres. — Ces chiens ritualistes ont l’air dangereux, à vous entendre. Kalarus n’aurait jamais passé un marché avec eux s’il ne pensait pas qu’il pouvait les écraser plus tard. — Je crois que les Canims l’ont trahi. — Pourquoi ? — Parce que l’éclaireur que j’ai suivi avait retrouvé la piste de dame Antilla. Nous avons trouvé son camp. Nous n’aurions pas réussi à la capturer à nous deux. J’aurais bien essayé de la tuer, mais ce que j’ai appris était trop important pour risquer que l’information se perde. Marcus secoua la tête et poussa un soupir. — D’accord, gamin. Je vous écoute. — Je me suis approché assez près pour surprendre une conversation qu’elle avait par charme d’eau avec son frère. Il s’avère que ce dernier avait fait un pacte avec les Canims. — Quoi ?! gronda Marcus. — Kalarus a proposé un marché à un Canim du nom de Sarl, un ritualiste. Kalarus voulait cette tempête, pour qu’elle paralyse les communications et les légions de la Couronne. Et il voulait que les Canims attaquent la côte, attirant ainsi une partie des troupes aléréennes à l’écart de ce qui se passait entre Cérès et Kalare. Il pensait que les Canims paralyseraient l’agriculture cérésienne et empêcheraient les milices locales de répondre à l’appel de la Couronne pour aller le combattre, lui. Le primipile réfléchit d’un air sombre. — Ç’aurait pu marcher. — Sauf que, au lieu de quelques centaines de Canims, ce sont des dizaines de milliers qui ont débarqué avec Sarl. — Comment est-ce qu’il va faire pour nourrir autant de bouches ? Une armée ne se bat pas le ventre creux, et ayant débarqué ici, ils mourront forcément de faim avant d’avoir pu atteindre l’une des villes principales. Il n’a pas pu apporter plus de quelques semaines de provisions avec lui par bateau, et nous n’allons pas le laisser piller suffisamment pour nourrir une armée si grande. Ils seront obligés de se replier vers leurs navires avant la fin de l’été. — Non. Ils ne le feront pas. — Pourquoi ? — Parce que lorsque je cherchais les Canims, je me suis approché assez près de Premier-Port pour voir leur flotte dans le port. — En pleine nuit ? Vous voulez me faire croire que vous êtes entré comme ça dans une ville occupée ? — Je n’en ai pas eu besoin, vu comment le port tout entier était illuminé. Ils avaient mis le feu à leurs navires. J’ai pu les voir depuis une distance de peut-être dix kilomètres. Marcus cligna des yeux, effaré. — C’est n’importe quoi. Comment est-ce qu’ils comptent repartir ? — Je ne crois pas qu’ils en aient l’intention, répondit doucement Tavi. Je crois qu’ils veulent prendre nos terres et les garder. — Une invasion, dit Marcus sur le même ton. — Le moment est plutôt bien choisi, vous devez l’admettre. Pile au moment où on s’entre-tue. — Cet imbécile de Kalarus leur a dit exactement à quel moment arriver, n’est-ce pas ? Tavi acquiesça. — Il a révélé une faiblesse à Sarl, et celui-ci en a profité. — Vous donnez l’impression de le connaître. — C’est le cas. Un peu. C’est une sale petite slive fourbe. Lâche, ambitieux, malin. — Dangereux. — Très. Et il n’aime pas la caste des guerriers. — Ça peut se révéler un défaut, de la part d’un chef militaire. Tavi hocha la tête. — Pas seulement un défaut. Une faiblesse. Quelque chose que nous pouvons exploiter. Marcus croisa les bras, indiquant qu’il écoutait. — S’ils sont aussi nombreux qu’Ehren le dit, poursuivit Tavi, nous ne pouvons pas les vaincre. Vous le savez aussi bien que moi. Marcus se rembrunit, mais finit par acquiescer. — Mais je ne pense pas qu’ils montrent beaucoup de cohésion. Les guerriers qui accompagnent Sarl savent qu’il sacrifierait allégrement leurs vies sans raison. Ils sont isolés du soutien du reste de leur caste, et si je ne me trompe pas dans mes suppositions, ils ne sont probablement ici que parce que Sarl les y a forcés par la menace. Il ne se serait jamais entouré d’autant de guerriers s’il n’avait pas un moyen de les contrôler. Je pense que ces derniers préféreraient être n’importe où plutôt qu’ici sous le commandement de Sarl. — Pourquoi est-ce que vous pensez ça ? — Parce que ça explique la flotte en feu. Sarl savait que s’il débarquait avec les guerriers, il ne pourrait jamais les empêcher de l’abandonner et de repartir chez eux. Il a incendié les bateaux parce qu’il voulait bloquer les guerriers ici. Il voulait que ceux-ci n’aient aucun autre choix que de se battre, et de gagner. Marcus réfléchit un instant. — C’est une sacrée motivation, ça, c’est sûr, finit-il par reconnaître. Mais je ne vois pas en quoi ça joue en notre faveur. — Parce qu’ils ne présentent pas un front uni. Ils ne sont pas habitués à nous affronter en si grand nombre. Ils ne font pas confiance à leur chef. Ils n’aiment pas leur ordre hiérarchique actuel. Ils vont forcément en vouloir à Sarl de les avoir piégés ici. Avec autant de fissures dans les fondations, tout ce qu’ils essaient de bâtir dessus va être instable. Je pense que, si on peut les forcer à réagir à une série de situations, rapidement, ils vont avoir beaucoup de mal à maintenir des positions solides. Marcus plissa les yeux. — On les fait sortir de leurs gonds. Puis on les attaque de toutes nos forces. — En un mot, oui. — Vous avez peut-être remarqué que nous avons beaucoup de poissons dans nos rangs. Rien ne dit qu’ils seront capables de maintenir le degré de discipline dont on aura besoin pour faire ça. — Peut-être pas. Mais nous n’avons pas exactement l’embarras du choix. Le primipile grogna. — En supposant qu’on y arrive, on leur fera passer un sale quart d’heure. Mais ça ne les tuera pas tous. — Non. Mais si on arrive à briser l’emprise que Sarl a sur eux, on pourra peut-être convaincre le reste de faire demi-tour. — Briser son emprise. Le tuer, vous voulez dire ? Tavi secoua la tête. — Ça ne suffira pas. Si on tue Sarl, l’un de ses lieutenants prendra sa place. Nous devons faire en sorte d’abattre son pouvoir, prouver qu’il a eu tort de venir ici, que la seule chose à laquelle il conduit son armée est la mort ; et nous devons le faire devant les guerriers. — À quelle fin ? — Les guerriers canims respectent la fidélité, l’habileté et le courage. Si nous anéantissons Sarl, cela les forcera peut-être à se replier, temporairement du moins. Ils se chercheront peut-être un objectif plus facile. Mais même si ce n’est pas le cas, ça devrait au moins nous donner un peu plus de temps pour mieux nous préparer, et peut-être obtenir des renforts. Marcus exhala lentement, et promena ses yeux fatigués tout autour de la tente trop petite. — Et si ça ne marche pas ? — Je crois que c’est notre seule chance. — Mais si ça ne marche pas ? Tavi se rembrunit et répondit : — Alors, on détruira le pont d’Élinarc. — Le Premier Duc ne va pas apprécier, grommela Marcus. — Mais il n’est pas là, n’est-ce pas ? rétorqua Tavi. J’en assumerai toute la responsabilité. — Les terrassiers y ont déjà jeté un coup d’œil. Le pont est aussi rempli de furies que n’importe quelle grande route. Il est solide, presque impossible à lézarder, et la pierre se répare toute seule lorsqu’elle est abîmée. Nous n’avons pas assez de terrassiers pour en venir à bout rapidement. Il faudra plusieurs jours pour le mettre à bas. — Ne vous inquiétez pas pour les terrafèvres. Je sais où je peux en trouver. Le primipile le regarda d’un œil scrutateur. — Vous en êtes sûr, gamin ? — Je suis sûr que si on n’arrête pas Sarl ici et maintenant, il va mettre à sac toutes les exploitations entre ici et Cérès juste pour ne pas voir son armée mourir de faim. Marcus inclina la tête de côté. — Et vous pensez être le mieux placé pour l’arrêter ? Tavi se leva et plongea les yeux dans ceux du primipile. — Sincèrement, je n’en ai aucune idée. Mais je peux vous promettre ceci, Marcus. Je serai au premier rang du début à la fin. Je ne demanderai à aucun légionnaire de faire ce que je ne ferai pas moi-même. Le primipile l’observa attentivement, et écarquilla soudain les yeux. — Par tous les Corbeaux ! murmura-t-il. — Le temps presse, primipile, et nous ne pouvons nous permettre ni désordre ni retards, insista Tavi en lui tendant la main. Alors, j’ai besoin de savoir, tout de suite. Êtes-vous avec moi ? De l’extérieur de la tente leur parvint un bruit de pas qui se rapprochaient. Le primipile considéra la main tendue de Tavi. Puis il hocha sèchement la tête et porta le poing à son cœur, avant de répondre d’une voix basse et rauque : — Très bien, capitaine. Je suis avec vous. Tavi hocha la tête à son tour et lui rendit son salut. Magnus entra dans la tente, suivi de Crassus et Max. Ils saluèrent Tavi, et celui-ci leur adressa un signe de tête. — Nous n’avons pas beaucoup de temps, commença-t-il sans préambule. Il fut interrompu par le rabat de la tente qui se soulevait de nouveau, et madame Cymnea entra, grande et calme, impeccablement coiffée et habillée, comme si on ne l’avait pas du tout tirée du lit pour lui demander de gagner les fortifications en toute hâte. — Je suis désolé, madame, dit aussitôt Magnus. Je crains que vous ne puissiez rester ici, pour des raisons de sécurité. — Tout va bien, Magnus, intervint Tavi. C’est moi qui lui ai demandé de venir. Le vieux Maestro lui jeta un coup d’œil surpris. — Pourquoi ? demanda-t-il. Cymnea s’inclina poliment à l’adresse de Tavi. — C’est précisément ce que je me demandais, capitaine. — J’ai besoin que vous fassiez quelque chose pour moi, répondit Tavi. Je ne vous demanderais pas votre aide si ce n’était pas de la plus grande importance. — Mais bien sûr, capitaine. Je ferai pour vous tout ce qui est en mon pouvoir. — Merci, dit Tavi. Messieurs, lorsque nous en aurons terminé, il vous faudra coordonner vos efforts avec notre nouveau Tribun Logistica, ici présent. Max resta bouche bée. — Quoi ?! Cymnea écarquilla les yeux. — Quoi ?! Tavi regarda Max en haussant un sourcil. — Quel mot n’as-tu pas compris ? — Monsieur…, fit Magnus, d’un ton lourd de désapprobation. — Il nous faut un Tribun Logistica, l’interrompit Tavi. — Mais ce n’est qu’une…, commença Max. Il s’interrompit brusquement, en s’empourprant, et marmonna quelque chose dans sa barbe. Cymnea posa un regard calme et dépourvu d’amusement sur Max. — Oui, Tribun. Ce n’est qu’une… quoi ? Quel mot aviez-vous en tête ? catin, peut-être ? maquerelle ? femme ? Max soutint son regard. — Civile, répondit-il calmement. Cymnea le regarda un moment d’un air méfiant, puis hocha la tête en signe d’assentiment, en réussissant d’une manière ou d’une autre à intégrer dans le geste une légère nuance de contrition. — Plus maintenant, annonça Tavi. Nous avons besoin de quelqu’un qui sache de quoi la légion aura besoin et qui nous connaisse bien. Quelqu’un avec de l’expérience, des qualités de chef, le sens de l’organisation, et qui sache faire preuve d’autorité. Si nous nommons n’importe quel centurion de la légion à ce poste, ça va perturber la centurie à laquelle on l’enlève, or nous avons besoin que chaque épée, chaque centurie soit opérationnelle. (Il promena les yeux sur les occupants de la pièce.) Quelqu’un a-t-il une meilleure suggestion ? Max poussa un soupir, mais personne ne répondit. — Alors, mettons-nous au travail, dit Tavi. Voici ce que nous allons faire… Chapitre 36 Tavi entendit des pas déterminés approcher, et lorsque le rabat de la tente se souleva, il avait déjà son glaive à la main, à moitié hors de son fourreau. — Oh ! dit Ehren en levant les mains pour montrer qu’elles étaient vides. (Le petit Curseur aux cheveux blond roux et au teint hâlé, dont la silhouette se découpait sur la lumière terne du ciel nuageux, avait l’air plus amusé qu’inquiet.) Je me rends, capitaine Scipion. Tavi cligna plusieurs fois des yeux, jeta un regard trouble autour de lui, et rengaina son arme. — Ah ! Désolé. Ehren referma le rabat, replongeant l’intérieur de la tente dans l’ombre. Tavi soupira. — Sur la malle à ta gauche. — Oh ! fit Ehren. Pardon. J’avais oublié. Lumière. La petite lampe-furie sur la malle s’alluma en vacillant. — Tu n’avais pas oublié, rétorqua Tavi avec l’ombre d’un sourire. Tu voulais voir si j’avais enfin développé des talents de furifèvre. Non. Ehren prit un air innocent. — Je t’avais à peine reconnu avec les cheveux si courts. — Je t’avais à peine reconnu sous ce hâle, répliqua Tavi. Je suis désolé qu’on n’ait pas pu parler plus tôt, mais… — On travaille, l’interrompit Ehren. Je comprends bien. Tavi avait dormi dans son pantalon et ses bottes. Il se leva, enfila une tunique et se retourna vers son ami pour l’accueillir d’une étreinte bourrue. — Content de te voir, dit-il. — De même, répliqua Ehren. (Il recula pour observer Tavi de la tête aux pieds d’un air soupçonneux.) Par les Corbeaux ! tu as encore grandi. Tu es censé avoir fini ta croissance une fois tes vingt ans passés, Tav… (Il secoua la tête.) Hum. Scipion. À l’Académie, on a commencé à la même taille. Et maintenant te voilà aussi grand que Max. — Je rattrape le temps perdu, j’imagine, fit Tavi. Comment vas-tu ? — Je suis content d’avoir quitté les îles, répondit Ehren. (Il se rembrunit et détourna le regard.) Mais j’aurais préféré revenir avec de meilleures nouvelles. Et les donner à quelqu’un d’autre. — Tu as parlé aux prisonniers ? Ehren hocha la tête. — Ils ont coopéré. Je suis pratiquement certain que le mort était un agent de Kalarus, et le cerveau de l’opération. Les autres étaient seulement… Eh bien ! Un légionnaire n’est jamais à court d’affaires louches auxquelles se retrouver mêlé. — Surtout les fauteurs de troubles. — Surtout les vétérans fauteurs de troubles. — Bien. Relâche-les et renvoie-les dans leur centurie. Ehren regarda son ami avec stupeur. — Quoi ? — C’est une division entière de vétérans qu’on a là, Ehren. J’ai besoin d’eux. — Mais… Capitaine… Tavi plongea les yeux dans ceux du Curseur et dit calmement : — C’est ma décision. Fais-le. — D’accord, répondit doucement Ehren en hochant la tête. Le primipile m’a demandé de te prévenir que les Canims sont en train de passer le deuxième cordon de sentinelles maintenant, et qu’ils ne font aucun effort pour dissimuler leur présence. Il estime qu’ils seront là d’ici à environ une heure. Tavi se renfrogna. — Je lui avais demandé de me réveiller lorsque le premier cordon aurait signalé leur venue. — Il a dit que tu aurais davantage besoin de sommeil que lui dans les deux jours à venir. Max a jugé qu’il avait raison. Tavi se rembrunit. Max, bien sûr, pouvait compter sur ses furies pour enchaîner les journées sans dormir. Il y avait gros à parier que c’était également le cas de Valiar Marcus. Mais Tavi n’avait pas ce genre de ressources ; et même s’il avait besoin de moins en moins de sommeil et de repos depuis deux ou trois ans, il ne savait pas du tout dans quelle mesure exactement il pouvait tabler sur cette mystérieuse endurance. Max et le primipile avaient probablement eu raison de le laisser se reposer le plus longtemps possible. Les Grandes Furies savaient qu’il aurait besoin de toutes ses facultés intellectuelles aujourd’hui. — Bien, dit-il calmement. Ehren, je sais que je n’ai pas l’autorité nécessaire pour te donner des ordres, mais… Ehren haussa un sourcil narquois. — Depuis quand est-ce que tu laisses des subtilités comme la loi te ralentir ? Tavi eut un grand sourire. — La loi ne me dérange pas. Tant qu’elle ne se met pas en travers de mon chemin. Ehren eut un grognement railleur. — Hier encore, on esquivait les brutes dans la cour de l’Académie. Maintenant, c’est une armée de Canims. (Il jeta un long regard faussement excédé à son ami et soupira.) D’accord. Tu peux compter sur moi. — Merci, répondit Tavi avec un hochement de tête. Ehren hocha la tête en retour. — Dis à Magnus de te trouver un cheval, dit Tavi. Et une armure, aussi. Je veux que tu restes près de moi. J’aurai peut-être besoin d’un messager aujourd’hui, et je veux que ce soit quelqu’un en qui j’ai confiance. — Bien sûr. — Et… (Tavi fronça les sourcils.)… si ça tourne mal ici, Ehren, je veux que tu partes. Que tu ailles le dire à Gaius, en personne. Ehren garda le silence une minute. Puis, dans un chuchotement, il protesta : — Tu es Curseur, Tavi. C’est ton devoir de partir toi-même, si les choses en arrivent là. Tavi leva la main pour la passer sur ses cheveux en brosse. — Aujourd’hui, répondit-il calmement, je suis un légionnaire. Tavi se tenait au sommet des remparts du côté sud de la ville, au-dessus des portes. Ceux-ci n’étaient ni aussi hauts que ceux du fort de Garnison, dans sa vallée natale de Calderon, ni aussi épais, mais c’étaient malgré tout des murs aléréens conçus pour résister aux sièges, nés des os de la terre elle-même, et résistants à toute attaque qui ne serait pas appuyée par un emploi massif des furies. Bien sûr, Tavi n’avait aucune idée de ce qu’ils vaudraient face aux étranges pouvoirs que les ritualistes canims semblaient posséder. Il garda une expression calme et confiante, et resta silencieux. La victoire, en ce jour, allait dépendre bien plus du courage de ses hommes que de leur simple force, et il n’allait certainement pas se laisser porter atteinte à leur moral. Alors, malgré sa vive crainte de voir une deuxième décharge de foudre écarlate s’abattre droit sur lui, il resta là où il était, immobile, le souffle régulier, et complètement indifférent en apparence – du moins, il l’espérait – au danger qui arrivait. Autour de lui se tenaient les vétérans de la centurie du primipile. Les autres centuries de leur cohorte attendaient au pied des murs, prêts à défendre ou soutenir leurs frères d’armes. Dans la cour derrière eux attendaient deux cohortes de plus, l’une composée de soldats plus ou moins expérimentés, et la seconde, presque entièrement de poissons, parmi lesquels l’ancienne centurie de Max. Au total, près d’un millier de légionnaires se tenaient en armes et en armure, prêts à se battre. Tavi savait que derrière eux, postés à des positions défensives essentielles, prêts à s’avancer pour soutenir les défenseurs des portes, se tenaient un autre millier d’hommes, et plus loin derrière encore, au pied du pont, trois mille de plus. Le reste continuait à faire le guet du côté nord, tandis que les cavaliers restants attendaient au sommet du pont, prêts à répondre à toute poussée ennemie, d’où qu’elle puisse venir. Lorsque les Canims arrivèrent, la première chose que vit Tavi fut les corbeaux. Au début, il crut qu’il s’agissait d’une colonne de fumée noire s’élevant des collines au sud-ouest de la ville. Mais au lieu de se laisser porter par le vent, la masse sombre monta dans le ciel, s’élargit et s’étira pour former une ligne, et Tavi comprit que c’était des corbeaux qu’il voyait, tournoyant au-dessus de l’armée canime comme la roue d’un chariot renversé sur le flanc. Il s’attendait presque à voir les Canims déboucher quelques instants après, mais il se passa encore près d’un quart d’heure, pendant lequel le vaste disque d’oiseaux tournoyants ne cessa de s’élargir. Tavi comprit. Il avait sous-estimé le nombre de corbeaux. Quatre ou cinq fois plus de ces charognards qu’il ne l’avait cru volaient en cercles au-dessus des Canims. Ce qui voulait dire que c’était la plus grosse volée qu’il ait jamais vue, plus grosse même que celle qu’il avait vue s’abattre sur le carnage de la Seconde Bataille de Calderon. Un murmure parcourut le rang de légionnaires alignés sur le mur. Tavi eut le sentiment qu’eux non plus n’avaient jamais vu autant de ces oiseaux. Puis ils entendirent les tambours et les cors de guerre mugissants. Le son des tambours commença comme un grondement discret, à peine audible, mais devint rapidement un fracas régulier et vibrant dans le lointain. Les cors ajoutaient leur plainte lugubre au vacarme, et l’ensemble faisait penser aux hurlements de quelque loup gigantesque lancé dans une course bondissante au milieu d’un orage. Tavi perçut l’agitation des hommes derrière lui, exprimée par mille changements de position nerveux, murmures et raclements métalliques d’armes et d’armures que les légionnaires vérifiaient encore et encore dans un effort pour calmer leur propre anxiété. Aux abords de la ville apparurent cavaliers et infanterie aléréens regagnant les remparts : les sentinelles et les tirailleurs qui avaient observé et harcelé les Canims durant leur approche. En se repliant, ils avaient formé des groupes, et s’approchaient de la ville d’un petit trot fatigué, après plus de vingt-quatre heures sur le terrain. Tous n’allaient pas revenir. Certains des tirailleurs avaient certainement trouvé la mort. D’autres, les auxiliaires les plus à l’aise en forêt et les volontaires locaux, resteraient sur le terrain, cachés aux yeux de l’armée ennemie, pour observer ses mouvements et l’attaquer par les flancs et l’arrière en petites escarmouches rapides comme l’éclair. Du moins, c’était l’idée. Tavi avait bien conscience de la rapidité mortelle avec laquelle la réalité pouvait s’éloigner de ses intentions. Les dernières troupes qui revenaient atteignirent l’abri des murs de la ville, et les portes se refermèrent en grondant derrière elles. Les tambours et les cors se rapprochaient toujours, et Tavi avait envie de hurler tant la frustration de l’attente était grande. Il brûlait de se battre, de tuer, de courir, de faire n’importe quoi du moment qu’il faisait quelque chose, en vérité. Mais l’heure d’agir n’était pas encore venue, et les hommes derrière lui devaient être en proie à la même impatience. Alors, il resta debout à regarder approcher l’ennemi en arborant une expression de calme et d’ennui, et attendit. Les premiers Canims arrivèrent enfin en vue au sommet de la dernière colline qui les avait cachés aux regards. Les troupes de conscrits, déployées en avant de l’armée, franchirent la crête des collines en un cordon d’escarmoucheurs large de près d’un kilomètre. En apercevant la ville et les défenseurs aléréens alignés sur ses remparts, ils penchèrent la tête en arrière pour pousser de longs ululements qui firent se dresser les cheveux de Tavi presque tout droit sur sa nuque. La cohorte de poissons dans la cour éclata soudain en jacassements nerveux, et il entendit Schultz leur ordonner sèchement de se taire. — Très bien, Marcus, dit Tavi. (Il fut surpris du calme apparent de sa voix.) Dressez l’étendard ici. Marcus s’était opposé à tout geste qui puisse ainsi indiquer la position du capitaine à l’ennemi, mais Tavi avait rejeté son objection, et l’un de ses hommes hissa la bannière de la Première Aléréenne, avec son aigle rouge et bleu, au bout du manche en bois d’une longue lance de combat. Lorsque l’étoffe claqua au vent pour la première fois, Tavi grimpa sur un merlon, où tous les légionnaires pourraient le voir. Il dégaina son glaive, le leva au-dessus de sa tête, et cette fois ce furent mille hommes qui imitèrent son geste, en un concert de tintements métallique qui répondit fièrement aux ululements lugubres et aux féroces roulements de tambour des Canims. Tavi rejeta la tête en arrière et poussa son propre cri de défi, un hurlement inarticulé où il mit toute son impatience, sa peur et sa fureur, et qui fut instantanément repris par mille légionnaires en une tempête sonore qui ébranla les murs de la ville. Lorsque le gros de l’armée canime franchit la crête, elle fut donc accueillie par un millier de légionnaires en armure, une épée étincelante à la main, prêts au combat et hurlant leur défi au nez de leur ennemi. Dénuée de peur, furieuse et impatiente de se battre, la Première Aléréenne faisait front derrière son capitaine, prête – plus que prête, même – à affronter l’armée canime. Même si les Aléréens étaient en nombre inférieur, leur position solide, leurs furies et leur pure volonté allaient faire d’eux des adversaires dangereux. Ou du moins, c’était ce que Tavi voulait laisser croire aux Canims. Oncle Bernard lui en avait appris long sur l’art de défier avec succès un prédateur menaçant un troupeau. Les premières impressions étaient importantes. Tavi sauta à bas de son merlon tandis que les acclamations derrière lui commençaient à retomber, et le primipile se mit à chanter à tue-tête une vieille chanson de marche légionnaire. Celle-ci parlait plus de jeunes filles dévergondées et de chopes de bière que de guerre et de batailles, mais tous les légionnaires la connaissaient, et elle semblait compter un nombre inépuisable de couplets. Le primipile entonna le premier couplet, et le refrain suivit, tel un rugissement rythmé, hurlé par le reste des légionnaires. Cela faisait partie du plan de Tavi que de tenir ses hommes ainsi occupés à chanter pendant que l’armée canime descendait la colline ; les Canims aux armures d’un noir laqué, ornées d’étranges motifs, et parsemées de couleurs variées selon ce qui était probablement une sorte de système indiquant les honneurs personnellement gagnés. Ils étaient plusieurs milliers, tous grands, sveltes, gigantesques ; et, si ce que Varg lui avait dit de leur durée de vie était vrai, chacun d’eux avait probablement plus d’expérience et de connaissances personnelles que ses propres légionnaires vétérans. Les hommes continuèrent à chanter tandis que Tavi comptait les rangs ennemis, parvenant enfin à une estimation peu réjouissante : vingt mille soldats réguliers, au moins, et deux fois plus de conscrits, qui vagabondaient en groupes sans discipline d’une cinquantaine de membres en avant du gros de l’armée, sur ses flancs, ou derrière lui, à la façon de maigres chiens sauvages suivant une meute de lions des herbes pour festoyer sur les charognes laissées par ces derniers. Les Canims étaient dix fois plus nombreux que les Aléréens, et affronter ces soldats réguliers en combat rapproché ne rapporterait pas les mêmes succès décisifs qu’une attaque de cavalerie sur une meute de conscrits isolée. Certains des hommes qui chantaient en ce moment autour de Tavi allaient mourir. Lui-même risquait de mourir. La peur qui accompagnait ces réflexions rendait l’idée avancée par Ehren, selon laquelle il était Curseur et se devait d’aller faire lui-même son rapport au Premier Duc, pernicieusement séduisante. Il pouvait sauter sur le dos d’un cheval et s’éloigner au galop des Canims comme de la légion, s’il le souhaitait. Mais il avait aussi fait une promesse au capitaine Cyril, celle de servir la légion aussi bien que la Couronne. Il ne pouvait pas manquer à cette promesse. Et il ne pouvait pas non plus abandonner son ami ; or, Max ne laisserait jamais des camarades légionnaires en danger, à moins d’en recevoir l’ordre de la part de Gaius lui-même. Tavi aurait désespérément voulu pouvoir partir. Mais, il fallait bien le dire, c’était le cas de toute personne douée d’assez d’intelligence pour marcher et parler. C’était le cas de tous les hommes à ses côtés sur le rempart, et derrière lui. Il resterait. Quelle que soit l’issue de l’affrontement, il serait là pour la voir. Avec cette décision, sa terreur disparut, remplacée par une calme détermination. Il éprouvait encore de la peur, mais celle-ci était simplement devenue un élément de la situation, de la journée à venir. Il avait accepté l’éventualité de la mort, et, ce faisant, avait dépouillé celle-ci d’une partie de son emprise sur lui. Il découvrit qu’il pouvait mieux se concentrer, avoir les idées plus claires, et fut certain que c’était la chose la plus utile qu’il aurait pu faire pour lui-même et pour les hommes qui le suivaient. Cette certitude, par ricochet, le rassura sur ses plans, et sur le fait que ceux-ci donnaient à la légion, à défaut d’une victoire certaine, au moins une bonne chance de survie. Et ainsi, il fit face à l’ennemi lorsque, sous les nuages traversés de furieux éclairs rouges, les groupes d’escarmoucheurs s’écartèrent et que, avec un rugissement à faire trembler la terre, l’armée régulière canime se rua sur la ville comme un raz-de-marée hurlant et ténébreux. Chapitre 37 Tavi était certain que sa voix allait être aussi faible et tremblante qu’il se sentait lui-même, mais elle retentit avec clarté et puissance. — Très bien, Marcus. Ouvrons les négociations. — Prêts ? hurla le primipile. Le long des remparts, les légionnaires prirent aussitôt leur position de défense classique : un homme muni d’un bouclier s’avançant vers son créneau tandis que son partenaire, armé d’un arc, prenait place tout contre son flanc. À un coup de hanche donné par l’archer, le porteur de bouclier ferait promptement un pas de côté pour laisser son partenaire tirer, avant de reprendre aussitôt sa place pour les protéger tous les deux, laissant ainsi à peine une seconde à l’ennemi pour viser une cible vivante. Même si tous les légionnaires recevaient un entraînement de base à l’arc, ils étaient loin de valoir des Chevaliers Flora. Les hommes avaient l’ennemi à portée de tir, mais les Canims étaient des cibles difficiles, rapides et bien protégées par leur armure. Plusieurs traits aléréens trouvèrent leur cible, et quelques-uns des ennemis tombèrent, mais peu, surtout en comparaison du nombre de Canims qui restaient. Ceux-ci couvrirent la distance qui les séparait des murs à une vitesse effrayante : pas aussi rapidement que des cavaliers, peut-être, mais bien plus que n’aurait pu courir un homme. En arrivant à environ soixante ou soixante-dix mètres des remparts, ils se mirent à jeter une pluie de javelots, plus épais et plus lourds que les lances de guerre aléréennes. Le choc fut rude. À côté de lui, Tavi entendit un énorme craquement et un grognement surpris alors qu’un des javelots s’écrasait sur le bouclier d’un vétéran. L’arme canime vola en éclats, mais jeta le légionnaire à terre et laissa une énorme bosselure en creux sur son bouclier. Plus loin sur le mur, un des archers s’avança pour tirer juste au moment où les projectiles arrivaient sur eux. L’un d’eux lui traversa le biceps de part en part, sa pointe en acier rouge, ainsi que la moitié de sa hampe, réapparaissant de l’autre côté du point d’impact. Le légionnaire poussa un cri et tomba. — Guérisseur ! hurla Tavi, et les aquafèvres en faction se précipitèrent vers le blessé. — Capitaine ! s’écria Marcus, et Tavi sentit quelque chose le heurter durement entre les omoplates une seconde avant que quelque chose d’autre frappe l’arrière de son casque. Les oreilles bourdonnantes, il tomba sur un genou. Du coin de l’œil, il vit un javelot canim s’éloigner de lui, suivant une trajectoire oblique et tremblante. — Ne vous laissez pas distraire, capitaine ! vociféra Marcus en aidant Tavi à se relever. Les hommes savent ce qu’ils doivent faire. — Bélier ! hurla un vieux légionnaire un peu plus loin sur le rempart. Voilà leur bélier ! — Soyez prêts au-dessus des portes ! rugit Marcus. Tavi jeta un coup d’œil rapide de derrière le merlon qui le protégeait. En dessous d’eux, les Canims s’apprêtaient à déferler sur le mur. Six ou sept mètres derrière les premiers d’entre eux arrivait un petit groupe compact portant un bélier de bois grossier de près d’un mètre de diamètre. Tout autour d’eux, de nouveaux rangs de Canims lancèrent leurs javelots et chargèrent avec le reste de leurs camarades, tandis que d’autres encore arrivaient à portée de tir, de sorte que l’air était constamment traversé d’un flot de traits mortels. Tavi recula la tête juste à temps pour éviter l’un d’eux, qui passa à côté de lui pour aller s’enfoncer jusqu’à la base de sa pointe dans une des poutres du bâtiment de deux étages derrière lui. — Grappins ! lança un autre légionnaire, alors que les formes de plusieurs énormes crochets de fer de la taille d’ancres de bateau, attachés à de longues chaînes en acier, s’élevaient dans les airs depuis le pied des remparts. Les grappins touchèrent le haut du rempart avec un fracas métallique, et leurs chaînes se tendirent. La plupart furent repoussés dans le vide par des légionnaires avant d’avoir eu le temps de retomber en place, mais quelques-uns s’accrochèrent solidement et leurs chaînes se mirent à tinter, agitées par les mouvements des Canims qui commençaient à y grimper. Tavi entendit et sentit soudain un bruit fracassant, celui d’un impact qui fit trembler le mur sous ses pieds, assez fort pour couvrir les hurlements des combattants pendant un instant. Le bélier avait atteint les portes, et il paraissait inconcevable que celles-ci puissent résister longtemps à la force terrible qui mouvait le poids de l’engin. — Prêts ? lança le primipile en se penchant pour regarder en contrebas malgré les javelots meurtriers qui continuaient à pleuvoir. (Il écarta la tête d’un mouvement vif et nonchalant pour éviter un projectile qui arrivait sur lui, puis rugit :) Maintenant ! Les archers au-dessus des portes avaient déjà laissé tomber leur arc. Les muscles tendus et avec des gémissements d’effort, ils soulevèrent de grands seaux en bois remplis de poix brûlante et les retournèrent sur les Canims en dessous, devant la porte, leur arrachant des cris de surprise et de douleur et aspergeant aussi copieusement de la matière visqueuse le bélier en bois. Marcus se remit à couvert et lança à Tavi : — Prêts ! Tavi hocha sèchement la tête et leva le poing, en jetant un coup d’œil dans la cour par-dessus son épaule. À son signal, Crassus et une dizaine de Chevaliers Pisces, comme la légion les surnommait communément depuis la marche, prirent soudain leur essor, propulsés par des colonnes de vent. Ils foncèrent par-dessus le fleuve, altérant souvent leur trajectoire de manière à rester difficiles à viser, virèrent dans les airs pour se retourner vers la ville, et revinrent vers celle-ci à la vitesse de l’éclair, à peine vingt mètres au-dessus du sol, effarouchant et dispersant des centaines de corbeaux qui tournoyaient sur leur chemin. D’autres projectiles furent lancés sur eux, mais aucun ne fit mouche, et lorsque Crassus passa en coup de vent au-dessus des portes, Tavi le vit tendre le doigt et pousser un cri. Une perle de feu incandescente et vibrante de chaleur apparut devant lui et s’abattit vers le sol en rugissant, touchant le bélier trempé de poix et explosant soudain en une gerbe de flammes déchaînées. Le feu se propagea, et les Canims hurlèrent. La poix brûlante s’enflamma également, condamnant tous ceux qui en étaient couverts à une mort rapide et atroce. Sur le rempart, Tavi vit un Canim atteindre les créneaux au bout de son grappin, mais des légionnaires au visage dur l’attendaient. Glaives et lances s’abattirent sur lui, et il disparut. D’autres légionnaires se servirent de javelots confisqués comme de leviers pour déloger les lourds grappins, faisant tomber plusieurs autres Canims dans le vide. Tavi n’aurait su dire ce qui lui permit de s’en rendre compte, mais il perçut la soudaine hésitation dans la charge canime. Il se tourna vers Crassus et fit tournoyer son arme au-dessus de sa tête. Le Chevalier Tribun avait les yeux pochés depuis que Tavi lui avait cassé le nez, mais il avait la vue perçante, et l’escadrille d’aérifèvres vira dans le ciel pour longer de nouveau le rempart, portée par le vent violent créé par leurs furies, projetant terre et poussière dans les yeux et les museaux des Canims tandis que Crassus jetait encore sur eux cinq ou six boules de feu, petites perles de lumière qui devenaient des gerbes de flammes. Avant que Crassus et ses Chevaliers puissent refaire un passage, les cors canims mugirent une succession de notes rapides, un signal aux attaquants, et les guerriers canims en armure entamèrent une retraite rapide et disciplinée. Ils se retrouvèrent hors de portée d’arc en moins de deux minutes, ce qui n’empêcha pas les Aléréens sur le rempart de tirer autant de flèches qu’ils le pouvaient sur les rangs des Canims qui s’éloignaient. Crassus entreprit de lancer ses Chevaliers à leur poursuite, mais Tavi s’en rendit compte et, levant la main droit au-dessus de sa tête, referma le poing et le ramena à hauteur de son épaule. Crassus vit son signal, y répondit d’un poing levé, et revint avec les Chevaliers vers les fortifications. Tout autour de Tavi, les légionnaires poussèrent des cris de triomphe et des insultes pleines de défi à l’adresse des Canims qui se repliaient. Tous savaient que la bataille était loin d’être terminée, mais pour le moment, au moins, ils étaient vivants et invaincus, et Tavi ne fit rien pour décourager l’allégresse que leur procurait cette petite victoire dans les premières heures de la bataille. Il rengaina son glaive et regarda s’éloigner les Canims, haletant alors qu’il avait à peine participé physiquement au combat. Il se pencha par-dessus un créneau pour regarder en contrebas. Des silhouettes immobiles et brisées gisaient au sol, environ cent cinquante ou cent soixante corps au total. Aucun des Canims blessés ne se trouvait parmi eux : seuls les morts avaient été abandonnés. Les soldats avaient remporté leurs blessés avec eux. — Eh bien ! dit Ehren en arrivant, essoufflé, derrière lui. Voilà qui est encourageant. — Guérisseur ! lança Tavi à un aquafèvre non loin de lui. Quel est le bilan ? — Trois blessés, deux modérés, un léger. Aucun mort, monsieur. Cette information provoqua une nouvelle salve d’acclamations de la part des légionnaires, et même le primipile esquissa l’ombre d’un sourire. — Bon travail ! leur cria Tavi. Puis il se dirigea vers l’escalier pour descendre dans la cour. — Bon, fit Ehren en lui emboîtant le pas. (Le petit espion peinait sous le poids de l’armure que Magnus lui avait trouvée.) Et maintenant, que se passe-t-il ? — Cette attaque n’était faite que pour nous tester, répondit Tavi. Et je parierais que leur chef voulait la voir échouer. — Échouer ? Pourquoi ? — Parce que Sarl est un ritualiste, mais il a tout un tas de guerriers dont il doit se faire obéir. Pour y réussir, il doit les convaincre qu’il est digne d’être à leur tête et capable de le faire. Il a laissé les guerriers nous attaquer en premier, en sachant que nous les accueillerions assez durement pour leur faire savoir que la partie n’était pas gagnée d’avance. Maintenant, il va essayer de leur prouver qu’il est digne de les mener en utilisant ses pouvoirs, quels qu’ils soient, pour les aider à s’emparer des murs. Il sauve des vies. Passe pour un héros. Prouve sa valeur. Alors qu’ils arrivaient dans la cour et que Tavi se dirigeait vers un cheval qu’on lui gardait, Ehren hocha la tête et dit : — Je vois. Alors, qu’est-ce que tu fais, maintenant ? — Je lui coupe l’herbe sous le pied, répondit Tavi. (Il enfourcha sa monture.) Si j’agis maintenant, je peux lui faire rater son coup d’éclat. Ehren le regarda d’un air éberlué. — Comment est-ce que tu vas faire ça ? Tavi adressa un signe de tête aux légionnaires postés devant les portes, qui ouvrirent celles-ci toutes grandes. Puis il siffla à l’adresse de Marcus, sur le rempart au-dessus, et le primipile lui envoya l’étendard de la légion monté sur sa hampe en bois. Tavi cala celui-ci à côté de sa botte sur l’étrier. — Je vais sortir à sa rencontre et le faire passer pour un imbécile. Ehren écarquilla les yeux. — Tu vas sortir à sa rencontre ? — Oui. — Tout seul ?! — Oui. Ehren dévisagea Tavi pendant une seconde, puis se tourna pour regarder, par les portes ouvertes, l’armée canime qui attendait à moins de deux kilomètres de là. — Eh bien, capitaine ! dit-il après un moment d’hésitation. Quoi qu’il se passe, je suppose que quelqu’un va avoir l’air d’un imbécile. Tavi décocha un sourire et un clin d’œil à son ami, même si en son for intérieur, il avait plus envie de courir en hurlant se réfugier dans un recoin sombre et étroit. Il y avait un risque que tout son plan ne mène à rien de concret ; mais après le temps qu’il avait passé en compagnie de l’Ambassadeur Varg, il estimait que sa connaissance des Canims était peut-être la seule arme efficace contre eux. S’il avait raison, il pourrait semer la discorde dans les rangs des partisans de Sarl et, avec beaucoup de chance, il pourrait peut-être même le priver totalement du soutien de ses soldats de métier. Bien sûr, si Tavi avait tort, il ne vivrait probablement pas assez longtemps pour revenir à l’abri des murs de la ville. Il ferma les yeux une seconde et lutta pour refouler sa frayeur et adopter un calme rigoureux. Montrer sa peur, à cet instant, lui vaudrait littéralement la mort. Puis il éperonna légèrement son cheval et s’avança hors de la protection de la Première Légion Aléréenne et de la sécurité de la ville fortifiée, en direction de soixante mille Canims féroces. Chapitre 38 Tavi passa devant le feu de joie que ses légionnaires avaient fait du bélier canim. Une odeur de bois brûlé et de quelque chose d’âcre et amer lui assaillit les narines. Au crépitement des flammes s’ajoutait le martèlement ternaire des sabots de la monture de Tavi lancée au petit galop. Les croassements des corbeaux étaient devenus un bruit de fond incessant mais discret, semblable au bruit du ressac dans une ville côtière. Autrement, il régnait entre les deux armées, en cet après-midi morose, un silence anormalement pesant. Cela convenait à Tavi. Plus il pouvait se faire entendre de loin par l’armée canime, mieux cela valait pour lui. Sa chevauchée lui parut durer une éternité ; et plus il se rapprochait des Canims, plus ceux-ci lui semblaient gros. Tavi avait l’habitude de ces énormes et dangereuses créatures, mais cela ne l’empêchait pas, à la vue des monstrueux guerriers, de ressentir une sorte d’appréhension primitive et instinctive qui menaçait d’ébranler son sang-froid bien plus sérieusement qu’il l’aurait cru. Les Canims étaient assis sur leur arrière-train en rangs ordonnés – leur version de la position de repos – et, la gueule ouverte, la langue pendante, se remettaient de l’attaque. Un moment plus tard, leur odeur âcre et étrange parvint au nez de Tavi. Quelques secondes après, son cheval broncha, alarmé par la puanteur. Tavi réagit rapidement, resserrant les mains sur les rênes pour transformer le mouvement nerveux en un changement contrôlé de trajectoire, sans ralentir la cadence de l’animal. Sa monture ne devait en aucun cas montrer qu’elle avait peur, même si c’était parfaitement justifié. Tavi passa au petit galop le long de la ligne de front canime, à une centaine de mètres des guerriers. Pendant l’attaque des soldats de métier, les troupes auxiliaires s’étaient dispersées en un gigantesque demi-cercle autour de la ville, coinçant les Aléréens entre eux et le fleuve. Tavi fit faire demi-tour à son cheval et repartit en sens inverse, pour finir par s’arrêter au centre des lignes canimes, devant les rangs cuirassés de noir des soldats réguliers. Sa monture hennit et secoua la tête en se cabrant à moitié, mais Tavi la maîtrisa et posa les yeux sur les Canims, le menton levé, l’étendard de la Première Légion Aléréenne dans la main droite. Il prit une grande inspiration et s’écria : — Sarl ! (Sa voix retentit clairement dans le silence.) Sarl ! Je sais que vous êtes là ! Je sais que c’est vous qui menez ces guerriers ! Sortez des rangs et venez m’affronter en face ! Avancez-vous, que je puisse vous parler ! Il n’y eut aucune réponse. Seulement des milliers d’yeux canims couleur de sang, et des dizaines de milliers de crocs. — Sarl ! reprit Tavi. Je suis le capitaine de la légion que vous affrontez maintenant ! Je suis venu à vous, seul, pour parler ! (Il prit l’étendard dans sa main gauche et, dégainant son glaive, le brandit vers le ciel pour le montrer aux Canims. Puis, avec un geste de mépris, il le jeta à terre.) Moi, un Aléréen ! Seul ! Désarmé ! Je vous enjoins de venir à moi, charognard ! (Son ton se fit moqueur.) Je vous promets de ne pas vous faire de mal, si ma présence vous terrifie au point que vous craignez pour votre minable petite vie ! Un murmure étouffé, presque inaudible, parcourut les rangs des guerriers. C’était une expression inarticulée, un grognement sourd, mais il provenait de vingt mille gorges, et Tavi put sentir vibrer le plastron de son armure. Puis un des Canims se redressa. Il était grand, presque autant que Varg, et, comme celui de l’Ambassadeur, son pelage charbonneux était marqué d’un entrelacs de vieilles cicatrices. Son armure noire soigneusement laquée présentait un motif complexe de bandes rouge vif. Le Canim dévisagea Tavi. Puis il tourna très légèrement la tête, jetant un regard oblique par-dessus son épaule. — Charognard ! lança de nouveau Tavi. Sarl ! Avancez-vous, espèce de froussard ! Le mugissement d’un cor se fit entendre. Deux rangs de Canims vêtus de longues pèlerines noires à capuchon surmontées d’une courte cape en cuir pâle émergèrent de l’arrière de l’armée. Le chef de chaque file portait un encensoir en bronze suspendu à de sombres cordes tressées. Des nuages d’encens d’un gris verdâtre à l’apparence visqueuse débordaient des récipients. Les Canims encapuchonnés s’avancèrent lentement vers l’avant de la ligne de front, puis se divisèrent pour former une ligne droite dix mètres devant le reste de l’armée. Ils se tournèrent vers Tavi et, d’un seul mouvement, s’assirent lentement sur leur arrière-train. Puis Sarl sortit des rangs. Il avait exactement la même apparence que dans les souvenirs de Tavi : un pelage sale, rêche et rougeâtre là où il n’était pas couvert par son armure, des traits anguleux et de petits yeux malveillants. Il ne portait plus sa tenue de scribe, cependant, mais la même pèlerine à capuchon sombre que les Canims qui l’avaient précédé, ainsi qu’une armure laquée d’un rouge sang uni. Il portait également, en bandoulière, une lourde sacoche de la même couleur que sa cape. Le ritualiste s’avança à la rencontre de Tavi, d’un pas lent et mesuré, et s’arrêta à trois mètres de lui. Une étincelle de fureur sanguinaire brillait dans son regard. Il était clair aux yeux de Tavi que le Canim aurait préféré ne pas s’avancer ; mais les mots choisis par le jeune Aléréen, et plus particulièrement ses accusations de lâcheté, n’avaient pas laissé le choix à Sarl. Il avait beaucoup plus de chances de survivre face à un seul Aléréen à découvert que face à ses propres guerriers et les Canims, Tavi le savait, avaient peu de tolérance envers les lâches. Tavi rendit son regard à Sarl, puis inclina très légèrement la tête en un mouvement mesuré, d’abord de côté, puis en arrière : le geste canim de salut et de respect. Sarl ne le lui rendit pas. Tavi n’aurait pu en être sûr, mais par-dessus l’épaule du ritualiste, il crut voir le regard du chef des guerriers se durcir. — Ces terres ne sont pas à vous, Sarl, dit le jeune Aléréen en laissant sa voix porter, sans détourner les yeux de ceux du Canim. Prenez vos hommes et repartez maintenant, pendant que vous avez encore une chance de vous échapper. Si vous restez ici, vous ne trouverez rien que votre mort et celle de ceux que vous menez. Sarl fit entendre le grondement étranglé qui passait pour un rire chez les Canims. — Voilà des paroles hardies, répondit-il. (Ses crocs et sa gorge mutilaient ses mots au point qu’ils étaient presque incompréhensibles.) Mais vides. Fuyez ce trou que vous défendez, et nous déciderons peut-être d’attendre un autre jour pour vous tuer. Tavi fit entendre un rire plein d’arrogance et de mépris. — Vous n’êtes pas sur votre territoire natal. Vous êtes à Aléra, Sarl. Est-ce que tous les ritualistes sont aussi ignorants des terres étrangères ? Ou bien est-ce seulement vous ? — Ce n’est pas aux expéditions d’une poignée de navires que vous avez affaire cette fois-ci, Aléréen, répondit Sarl. Jamais encore vous n’avez affronté une armée entière des nôtres. Jamais vous ne la vaincrez. Vous allez mourir. — Un jour, répliqua Tavi. Mais même si vous nous tuez, moi et tous les hommes sous mon commandement, d’autres prendront notre place. Peut-être pas aujourd’hui. Ni demain. Mais cela arrivera inéluctablement, Sarl. Ils viendront, encore et encore. Ils vous anéantiront. En brûlant vos navires, vous avez réduit en cendres et en fumée votre seule chance de survie. Sarl retroussa les babines et ouvrit la gueule pour répondre. — Vous ne passerez pas, l’interrompit Tavi d’un ton féroce. Je ne vous céderai jamais le pont. Je le détruirai, si besoin est, plutôt que de le voir tomber entre vos mains. Vous aurez sacrifié vos guerriers en vain. Et lorsque les ducs d’Aléra viendront expurger notre pays de votre race, il n’y aura personne pour chanter les chants de sang de vos morts. Faites demi-tour, Sarl. Et vous vivrez un peu plus longtemps. — Nhar-fek, lâcha le Canim d’un ton hargneux. Tu vas payer pour ton arrogance. — Parler beaucoup et agir peu, telle est votre devise, n’est-ce pas ? dit Tavi. Le regard de Sarl étincela de rage. Il leva vivement une main pour montrer d’une griffe noire le ciel maussade et nuageux. — Levez les yeux, Aléréen. Même vos cieux nous appartiennent déjà. Je vous capturerai. Je vous forcerai à regarder. Et lorsque nous aurons tué tous les autres nhar-fek, jusqu’à la dernière femelle, jusqu’au dernier rejeton braillard, alors seulement je vous égorgerai, pour que vous puissiez voir que la terre a été purgée de votre race contre nature. Sur ces mots, il tendit vivement une main vers sa sacoche. C’était justement un geste de ce genre que Tavi attendait. Il savait dès le départ que, quoi qu’il arrive, Sarl ne pourrait pas se permettre d’être défié si ouvertement. Si Tavi repartait sain et sauf après cette confrontation, cela serait vu par les autres Canims comme un signe de faiblesse de la part du ritualiste ; et chez eux, c’était là une erreur fatale. Sarl ne pouvait pas se permettre de laisser Tavi repartir librement, et ce dernier avait su que ce ne serait qu’une question de temps avant que Sarl passe à l’acte. Le jeune Aléréen pointa théâtralement un doigt vers le Canim et dit, d’un ton crépitant de menace dure et soudaine : — N’essayez même pas. Sarl s’immobilisa, les babines retroussées en une grimace haineuse. Tavi lui tint fermement tête, malgré sa monture qui piaffait avec nervosité. — Vous avez du pouvoir, poursuivit-il d’un ton radouci. Mais vous savez ce que peut accomplir la furifèvrerie aléréenne. Si vous bougez la main d’un centimètre de plus, je vous rôtis sur place et vous laisse aux corbeaux. — Même si vous y arrivez, gronda Sarl, mes acolytes vous réduiront en pièces. Tavi haussa les épaules. — Possible. (Il sourit.) Mais vous n’en serez pas moins mort. Ils restèrent face à face pendant un moment interminable. Tavi lutta pour rester calme, confiant, comme était censé l’être un puissant furifèvre. La vérité était que si Sarl essayait de le mettre en pièces, Tavi n’aurait d’autre choix que de se fier à la vitesse de son cheval et de fuir. Et si le ritualiste recourait à quelque sorcellerie, il tuerait Tavi d’un coup. Le jeune homme était, à tout point de vue, sans défense contre le Canim. Mais celui-ci ne le savait pas. Et lorsqu’on en venait au cœur des choses, Sarl était un froussard. — Nous parlons à la faveur d’une trêve, gronda le Canim, comme si ce fait lui était insupportable, et que c’était la seule chose à laquelle Tavi devait d’être encore en vie. Va, Aléréen, dit-il en baissant le bras. Nous nous retrouverons bientôt. — Enfin, nous sommes d’accord sur quelque chose, répliqua Tavi. Son coup de bluff avait marché. Son anxiété commença à laisser place à un soulagement grisant, presque aussi difficile à cacher que la peur qu’il avait remplacée. Tavi entreprit de faire faire demi-tour à sa monture, puis s’arrêta, regarda le guerrier canim qui était resté debout derrière le rang des ritualistes de Sarl, et lui lança : — Si vous souhaitez récupérer les corps de vos guerriers tombés au combat, j’autoriserai des Canims désarmés à venir les chercher, sous réserve qu’ils le fassent dans l’heure qui vient. Le Canim ne répondit pas. Mais, après quelques secondes de réflexion, il inclina imperceptiblement la tête de côté. Tavi imita son geste, puis s’apprêta à repartir, tournant le visage vers une légère brise. Soudain, Sarl renifla, presque comme n’importe quel canidé flairant une odeur. Tavi se figea, et le soulagement qu’il commençait à ressentir se mua instantanément en une terreur presque hystérique. Il regarda par-dessus son épaule, à temps pour voir Sarl écarquiller les yeux de stupeur en le reconnaissant. — Je te connais, murmura le Canim. C’est toi. Le raté. Le garçon de courses ! Il porta vivement la main à sa sacoche, l’ouvrit à la volée, et Tavi comprit brusquement que l’objet de cuir pâle, comme les capes des ritualistes, était fait de peau humaine. Sarl en ressortit la main et la brandit vers le ciel. Elle était couverte de sang rouge et frais, qui vola dans les airs en gouttelettes qui s’éparpillèrent et disparurent. Le ritualiste hurla quelque chose dans sa langue, et les acolytes derrière lui se joignirent à lui. Tavi fit faire demi-tour à sa monture dans un effort désespéré pour s’enfuir, mais tous ses mouvements étaient d’une lenteur cauchemardesque. Avant qu’il ait pu lâcher la bride à l’animal, les nuages au-dessus d’eux s’illuminèrent d’un brasier d’éclairs rouges. Tavi leva les yeux à temps pour voir une énorme roue de foudre étincelante se condenser soudain en un point unique, incandescent, juste au-dessus de lui. Il essaya d’éperonner son cheval, mais il se mouvait trop lentement, et ne pouvait détacher les yeux de la boule d’énergie en expansion au-dessus de sa tête : la même énergie qui avait exterminé les officiers de la Première Aléréenne, dont aucun n’était autant sans défense que Tavi. La boule de feu se dilata soudain, libérant une éblouissante lumière blanche et un violent déluge de bruit, et Tavi ouvrit la bouche sur un hurlement de terreur incrédule. Il ne s’entendit pas. Chapitre 39 Une lueur éblouissante aveugla Tavi. Une soudaine pression de chaque côté de sa tête se mua en une douleur intolérable et, tout à coup, il n’entendit plus rien. Pendant un moment, tout tournoya autour de lui, le laissant totalement désorienté, sans repères. Puis la vue lui revint graduellement, d’abord en ombres puis en formes colorées, et il put mettre de l’ordre dans ses perceptions. Tout d’abord, il était vivant. Ce qui était vaguement surprenant. Ensuite, sa monture était encore sous lui, même si elle ne cessait de faire de petits sauts sur place, comme si elle n’arrivait pas à se décider entre partir au galop ou désarçonner son cavalier. Une odeur d’ozone fraîche et âcre envahissait l’air. La vue trouble, Tavi baissa les yeux. Il était enveloppé de fumée et se sentait tousser, bien qu’il ne s’entende pas. Le sol en dessous de lui était calciné, l’herbe réduite en cendres. Celle-ci avait en fait brûlé sur cinq ou six mètres à la ronde : une zone presque exactement de la même taille que le trou laissé par la foudre à la place de la tente d’état-major. Les vêtements de Tavi étaient roussis. Son armure avait noirci, mais n’était pas chaude. Il tenait toujours les rênes de sa monture et l’étendard de la légion. La hampe de celui-ci avait légèrement brûlé d’un côté, mais était autrement restée intacte. L’aigle du drapeau avait été tissé d’un fil différent du reste, et celui-ci avait mal résisté au feu, de sorte que l’emblème d’azur et d’écarlate était devenu uniformément noir. Tavi regarda l’oiseau noir avec hébétude tandis qu’au-dessus de lui, des milliers de corbeaux tournoyaient frénétiquement avec une excitation avide. Puis il sentit une brise légère appuyer silencieusement sur sa joue, et vit la fumée commencer à se dissiper. Alors seulement il commença à rassembler ses esprits, à comprendre où il était, et il réussit sans savoir comment à obtenir du cheval qu’il cesse de ruer, même si l’animal continua à piaffer avec nervosité. La fumée se leva, et Tavi se retrouva à moins de dix mètres de Sarl. Le ritualiste canim était dressé de toute sa taille, la tête renversée en arrière en une pose étrangement extatique, la gueule béante, sa main couverte de sang toujours levée vers le ciel. Puis il tressaillit, manifestement alerté par un bruit, et son regard se posa sur Tavi. Ses yeux s’écarquillèrent, ses narines se dilatèrent et ses oreilles s’agitèrent fébrilement. Il ferma la gueule, la rouvrit et la referma, visiblement stupéfait ; mais s’il émit un son, Tavi ne put l’entendre. Le jeune homme était encore sous le choc, essayant de comprendre ce qui venait de lui arriver, et il ne réfléchit pas vraiment à ce qu’il faisait. Il réagit de manière purement instinctive, ses émotions se fondant en un brasier de rage incandescente, et éperonna violemment sa monture au bord de la panique. L’animal affolé bondit en avant, semblant atteindre sa vitesse maximale en un seul élan qui le propulsa droit sur Sarl. Tavi sentit un hurlement qui jaillissait de sa poitrine, le martèlement des sabots de son cheval sur le sol, et la résistance de l’air sur sa bannière alors qu’il abattait l’étendard sur Sarl de toutes ses forces et dans un silence complet. Son coup fit mouche. La lourde hampe de la lance s’abattit à la perpendiculaire sur le museau de Sarl, le frappant avec une telle force qu’elle lui referma violemment les mâchoires sur sa langue pendante et le jeta au sol. Tavi tourna la tête à temps pour voir l’un des acolytes du ritualiste bondir sur lui. Il tira sur les rênes de sa monture pour faire face au Canim, et le cheval de bataille abattit ses sabots sur ce dernier avec une force terrible. Un second Canim se précipita vers Tavi, qui, du pied de la lance portant l’étendard, le frappa droit au visage, avec une telle force qu’il vit clairement les crocs jaunes de son assaillant voler en éclats. Tavi recouvra soudain complètement ses esprits, et sut que les autres acolytes allaient l’attaquer à leur tour et qu’il y avait encore soixante mille Canims derrière eux. Il avait réussi à repousser les deux premiers mais, même sans aide, les ritualistes le tueraient s’il restait pour leur livrer bataille. Il jeta un regard éperdu autour de lui pour retrouver ses marques, puis orienta son cheval en direction de la ville et lui lâcha la bride. L’animal n’eut besoin d’aucun encouragement, et partit ventre à terre vers l’abri des remparts. Tout rapide qu’il soit, il ne réussit pas à éviter un autre Canim qui se jeta furieusement sur lui et lui lacéra le garrot de ses mains griffues, faisant jaillir un flot de sang. Tavi sentit, sans l’entendre, un hennissement de douleur secouer le corps de sa monture qui, affolée, changea brusquement de trajectoire, arrachant ses rênes des mains de son cavalier. En jetant un coup d’œil derrière lui, Tavi vit d’autres acolytes qui se précipitaient vers lui, et d’autres encore qui accouraient à travers les rangs de guerriers accroupis – même si ces derniers, pour leur part, ne bougèrent pas. L’un des ritualistes lança une sorte de fléchette. Tavi ne put voir si celle-ci avait fait mouche, mais son cheval rua sous l’effet de la douleur, manquant tomber, avant de poursuivre sa course fracassante. Tavi essaya d’attraper les rênes, mais il avait encore la tête qui tournait, et son cheval était lancé dans une course folle qu’aucun obstacle n’arrêtait. Tavi avait déjà du mal à rester en selle, et lorsqu’il réussit enfin à reprendre les rênes et releva la tête, il vit les vastes eaux du Tibre à moins de quinze mètres devant lui. Il regarda vivement autour de lui, et vit les remparts de la ville à plusieurs centaines de mètres à l’est. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Derrière lui, des dizaines de ritualistes arrivaient, et seraient sur lui en moins de dix secondes. Les blessures de son cheval avaient dû le ralentir. Tavi l’orienta de nouveau vers la ville, mais l’animal glissa sur la terre meuble et le schiste argileux du bord du fleuve, et tomba, entraînant Tavi dans sa chute. Le jeune homme sentit la claque froide de l’eau sur son visage et une pression brève mais terrible sur une de ses jambes. Son cheval ruait et se cabrait dans l’eau, et Tavi savait que l’animal pouvait aisément le tuer dans son affolement. Puis le poids de l’animal disparut, et Tavi essaya de se relever. Il n’y arriva pas. La jambe que sa monture avait bloquée sous son poids s’était enfoncée dans l’argile du fond de la rivière. Il était coincé, à moins de trente centimètres de la surface. Il faillit éclater de rire. Il était inconcevable qu’il ait réussi à échapper à une armée entière de Canims, et survécu à cet éclair mortel et sanglant, tout cela pour finir noyé. Il se força à ne pas céder à la panique et, plutôt que de se débattre frénétiquement, enfonça les doigts dans l’argile. Celle-ci avait été amollie par l’eau, sinon son geste aurait été vain, mais Tavi réussit à libérer son genou, et de là, à arracher le reste de sa jambe à l’emprise glacée du fond du fleuve. Tavi ressortit à l’air libre, jeta un regard éperdu autour de lui et aperçut l’étendard qui gisait à moitié hors de l’eau. Il pataugea jusqu’à la rive pour le ramasser et, s’en saisissant comme d’une arme, releva les yeux pour se retrouver face à une vingtaine au moins des ritualistes en pèlerine noire et cape de peau humaine. Ils s’étaient jetés sur le cheval lorsque celui-ci était sorti de l’eau, et leurs griffes et leurs crocs étaient rouges de sang frais. Tavi tourna de nouveau les yeux sur sa gauche, et vit que la cavalerie aléréenne était déjà en train de passer le pont d’Élinarc. Mais ce serait en vain. Le temps qu’ils arrivent, il ne resterait rien de lui à sauver. Étrange, combien tout était silencieux, songea Tavi. Il voyait sa mort dans les yeux des Canims couverts de sang. Il lui semblait qu’une telle situation aurait dû être beaucoup plus bruyante. Mais il n’entendait rien. Ni les grondements hargneux de ses ennemis, ni les cris en provenance de la ville. Ni le murmure des eaux du Tibre contournant ses genoux. Pas même ses propres halètements entrecoupés ou les battements de son cœur. Tout était parfaitement silencieux. Presque paisible. Tavi referma sa prise sur l’étendard et fit face, sans reculer, aux Canims qui approchaient. S’il devait mourir, ce serait debout, tourné vers eux, et il en emporterait autant avec lui qu’il le pouvait. Aujourd’hui, songea-t-il, je suis un légionnaire. Sa peur s’évanouit, et il rejeta brusquement la tête en arrière pour éclater de rire. — Allez ! lança-t-il. Qu’est-ce que vous attendez ? L’eau est bonne ! Les Canims se ruèrent sur lui et s’arrêtèrent soudain en dérapant, les yeux ronds, remplis de panique inhumaine. Tavi les regarda avec stupeur, complètement éberlué. Puis il se retourna. De chaque côté de lui, les flots du Tibre s’étaient solidifiés en des sculptures d’eau semblables à celles que Tavi avait déjà pu voir. Semblables, mais pas exactement pareilles. Deux lions, mais grands comme des chevaux, se tenaient de part et d’autre de lui, les yeux d’un bleu-vert phosphorescent. Bien que formés d’eau, ils étaient parfaits jusque dans les moindres détails, de la texture du pelage aux cicatrices qui couturaient leurs épaules et leurs poitrails puissants. Stupéfait, Tavi leva une main pour toucher le flanc de l’un d’eux, et, bien que la substance des bêtes paraisse liquide, elle se révéla dure comme de la pierre sous ses doigts. Le jeune homme se retourna vers les Canims, et, au même moment, les deux lions ouvrirent la gueule pour pousser un rugissement. Tavi ne put pas l’entendre, mais le bruit fit vibrer son armure, et la surface de l’eau ondula et tressauta sur une distance de trente mètres à la ronde. Les Canims s’écartèrent du fleuve en tressaillant et changèrent radicalement d’attitude, désormais prudents et les yeux remplis d’appréhension. Avec une synchronisation presque parfaite, ils firent demi-tour et s’enfuirent, retraversant la prairie pour rejoindre l’armée canime. Tavi les regarda partir, puis sortit en pataugeant du fleuve et planta le bout de l’étendard sur le sol. Épuisé, il s’appuya dessus et tourna la tête pour examiner les énormes furies qui s’étaient dressées pour le défendre. Un faible tremblement dans le sol l’avertit que des chevaux approchaient et, relevant les yeux, il découvrit Max et Crassus qui arrivaient au galop. Les deux jeunes légionnaires mirent pied à terre et s’approchèrent de lui. Max remua les lèvres, mais Tavi secoua la tête et lui dit : — Je n’entends rien du tout. Max fit une moue réprobatrice. Puis il se tourna vers la plus grosse des deux furies d’eau. Le grand et vieux lion l’accueillit en frottant sa tête contre la main du jeune homme aussi affectueusement qu’un chat de compagnie. Max plaça la main sur le museau de la bête et hocha la tête, en un geste lui témoignant sa gratitude et lui donnant congé tout à la fois, et la furie réintégra le fleuve. À côté de lui, Crassus exécuta pratiquement la même routine, et le deuxième lion d’eau disparut à son tour. Les deux demi-frères restèrent un moment immobiles, à se dévisager, sans dire un mot. Puis Crassus rougit et haussa les épaules. Max partit visiblement du grand rire que Tavi lui connaissait, puis secoua la tête, donna un léger coup de poing sur l’épaule de son frère, et se tourna vers Tavi. Il le regarda bien en face et articula exagérément de façon que son ami puisse lire sur ses lèvres. — Ça ne faisait pas partie du plan, ça. — Il n’a pas cru à mon coup de bluff, répondit Tavi. Mais j’ai malmené son image. Ç’a peut-être marché. — C’est à ça que ça ressemble quand ça marche ? Tu es complètement fou. — Merci, répondit Tavi en essayant de prendre un ton sardonique. Max hocha la tête. — C’est grave, ta jambe ? demanda-t-il. Tavi le regarda avec perplexité, puis baissa les yeux. Il fut surpris de découvrir, sur le haut de sa cuisse gauche, une large tache humide de sang frais sur son pantalon. Il appuya avec hésitation dessus, mais ne ressentit aucune douleur. Il n’avait pas été blessé. L’étoffe n’était même pas déchirée. Pris d’une inspiration subite, il plongea la main dans sa poche. Tout au fond de celle-ci, juste en haut de la tache de sang, il la trouva : la pierre écarlate qu’il avait volée à dame Antilla. Elle était bizarrement chaude au toucher, presque brûlante. — Je n’ai rien, répondit-il. Je ne pense pas que ce soit mon sang. Il regarda la gemme en fronçant les sourcils, puis jeta un regard scrutateur à l’armée canime et enfin aux nuages écarlates dans le ciel. Tu n’as pas à craindre la magie de sa race, et tu le sais, avait dit Kalarus à sa sœur. Et aussitôt après, il lui avait ordonné de voler jusqu’à Kalare. Mais si elle avait pu prendre la voie des airs, pourquoi aurait-elle volé des chevaux ? Parce que c’était la pierre qui l’aurait protégée de la magie rituelle canime qui avait envahi les cieux. Tout comme elle venait de protéger Tavi. Le jeune homme sentit les battements de son cœur s’accélérer. Il essaya de trouver une autre explication, mais c’était la seule logique. Comment, sinon, aurait-il survécu à une explosion de foudre exactement pareille que celle qui avait exterminé l’état-major de la légion ? Bien sûr. Les Canims avaient su précisément où attaquer. Les commandeurs de légions avaient toujours leur tente au même endroit quel que soit le camp, où qu’ils aillent. Personne n’était censé survivre à l’explosion, personne hormis dame Antilla, qui aurait eu la pierre sur elle si Tavi ne la lui avait pas volée lorsqu’il lui avait pris sa bourse. La trahison initiale devint soudain parfaitement claire aux yeux de Tavi. Après avoir pris le commandement de la légion comme le prévoyait l’ordre hiérarchique, dame Antilla était probablement censée faire se replier la légion afin que les Canims puissent prendre le contrôle du pont, empêchant ainsi toute troupe d’incursion aléréenne arrivant du nord de traverser pour atteindre les terres de Kalarus. Bien sûr, ça, c’était avant qu’elle découvre que les Canims arrivaient en si grand nombre. Kalarus avait essayé de les utiliser comme une arme, mais celle-ci s’était retournée contre lui. — Hé ! articula silencieusement Max en approchant le visage pour forcer Tavi à le regarder. Est-ce que ça va ? Soudain, Max et Crassus tournèrent vivement la tête vers l’armée canime, puis se dirigèrent vers leurs chevaux. — Ils arrivent. Il faut qu’on y aille, expliqua Max à Tavi. Ce dernier acquiesça avec une grimace, ramassa l’étendard et monta en croupe derrière son ami. Tous trois revinrent vers la ville tandis que l’armée canime se mettait de nouveau en branle. Par pur défi, Tavi leva l’étendard et laissa flotter l’aigle noirci au vent de leur passage, de façon que tout le monde puisse le voir. Tavi n’entendait toujours rien lorsqu’ils entrèrent dans la ville, mais alors que les portes se refermaient derrière eux, il regarda les remparts et la cour avec stupeur. Tous les hommes en vue, poissons comme vétérans, nordiques aux yeux pâles et méridionaux aux yeux sombres, vieux, jeunes, Chevaliers, centurions et simples légionnaires, étaient tournés vers lui et heurtaient leur plastron de leur poing ganté d’acier dans ce qui devait être un fracas assourdissant, saluant par des acclamations unanimes le retour de leur capitaine. Chapitre 40 Tavi ressentit une vive douleur à la tête, soudaine, violente, et tout aussi terrible que celle provoquée par la boule de foudre qui l’avait rendu sourd. Quelqu’un se mit à hurler de virulents jurons avec énergie et conviction. Une seconde plus tard, Tavi se rendit compte qu’ils venaient de lui, et s’arrêta aussitôt. Il put soudain entendre les bruits de la bataille qu’il savait faire rage aux portes de la ville : les hurlements assourdissants d’une mer de Canims, ponctués, par vagues, de cris et d’acclamations lancés par les défenseurs de la ville. — Et voilà, capitaine, dit Foss. Vos tympans étaient percés. Ça arrive souvent aux jeunes Chevaliers Aeris lorsqu’ils font leurs intéressants. Les tympans, ça peut guérir tout seul, mais ça prend du temps, ce dont nous manquons, et empêcher les infections de s’y installer n’a rien d’amusant. (Le grand guérisseur s’accroupit à la tête de la baignoire et fit claquer ses doigts de chaque côté de la tête de Tavi.) Vous entendez ça ? Des deux côtés ? Les claquements étaient accompagnés d’un étrange et inhabituel phénomène de réverbération, mais Tavi les entendait, au moins. — Ça va. Vous ne devriez pas gaspiller votre énergie sur moi, de toute façon. — Un capitaine sourd ne nous servirait pas à grand-chose, monsieur, le contredit Foss. Et nous ne sommes pas encore débordés par les blessés. Tavi répondit par un grognement et se redressa péniblement dans la baignoire. Ses muscles et ses articulations protestèrent énergiquement. L’attaque foudroyante de Sarl ne l’avait peut-être pas tué, mais sa chute de cheval ne lui avait fait aucun bien. Il entreprit de se rhabiller. — Aidez-moi à remettre mon armure, voulez-vous ? demanda-t-il. — Bien, capitaine, répondit Foss de sa voix traînante, en s’approchant pour aider Tavi à boucler son plastron. — Quel est le bilan ? demanda calmement celui-ci pendant que le guérisseur s’affairait. — Soixante-douze blessés, répondit aussitôt celui-ci. Tous sauf onze sont de retour au combat. Neuf morts. — Merci, Foss. Encore une fois. Le vétéran répondit d’un grognement et donna une tape sur le plastron de Tavi. — Vous voilà prêt, dit-il. Tavi boucla son ceinturon et glissa dans le fourreau vide un glaive de remplacement que Magnus avait réussi à lui trouver. Dehors, les troupes qui attendaient dans la cour de renforcer les rangs sur le mur ou aux portes se remirent à chanter. Leurs couplets contenaient désormais de nombreuses allusions désobligeantes aux hommes qui se trouvaient sur les remparts, accompagnées d’enthousiastes fanfaronnades de la part des chanteurs, qui attendaient que les prétendus incompétents leur cèdent la place. Magnus entra dans la tente et hocha la tête. — Capitaine, dit-il, Crassus m’a chargé de vous dire que Jens avait terminé. — Jens ? répéta Tavi d’un ton interrogateur. — Notre unique Chevalier Ignus, monsieur. — Exact. Bien. Merci, Magnus, dit Tavi. Il fit signe au valet de le suivre et sortit de l’infirmerie à grands pas pour regagner le cœur des combats sur les remparts. Alors qu’il s’éloignait de la tente, Ehren apparut à côté de lui et se mit à marcher à sa gauche. Tavi le salua d’un hochement de tête. — Où on en est ? demanda-t-il à Magnus. — Les Canims ont envoyé à l’attaque un tiers de leurs troupes auxiliaires. Valiar Marcus dit que les soldats réguliers ont changé de position, et qu’ils sont prêts à avancer assez rapidement. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama Tavi en grimaçant. Magnus baissa la voix. — Ça valait le coup d’essayer. Peut-être n’y a-t-il pas autant de dissensions au sein des loyautés canimes que nous l’espérions. — C’est ce qui semblerait, répondit Tavi en soupirant. Ils se servent de leurs conscrits pour nous fatiguer. Ils enverront l’armée régulière une fois qu’ils nous auront affaiblis. — Très probablement. — Qu’en est-il du projet de madame Cymnea ? — Disons seulement que c’est une bonne chose que vous ne soyez pas resté dans le fleuve trop longtemps, capitaine. — Bien. À la tombée de la nuit, les Canims vont essayer de faire traverser des troupes. Ils chercheront à nous prendre à revers et à faire entrer les réguliers par la porte principale. (Tavi s’interrompit, pris d’une pensée soudaine. Les yeux plissés, il observa le soleil couchant, à peine visible derrière les nuages rouge sang.) D’ici à deux heures ? — Un peu moins, répondit Magnus. Ils furent obligés de s’interrompre le temps que Crassus et sa demi-douzaine de Chevaliers Aeris aient fini de passer au-dessus d’eux pour aller bombarder les lignes ennemies de rafales hurlantes et d’explosions de feu. La petite tempête qui les maintenait en l’air rendait toute discussion impossible. — Et le pont, ça en est où ? demanda Tavi lorsqu’il put de nouveau se faire entendre. — Les terrassiers disent qu’ils aimeraient avoir plus de temps pour le consolider, mais ils disent toujours ça. Ils l’ont élevé jusqu’au niveau que vous aviez demandé. (Magnus marqua un temps.) Est-ce que vous vouliez donner l’ordre maintenant ? Tavi se mordit la lèvre. — Pas tout de suite. Nous devons défendre les portes jusqu’au coucher du soleil. — Vous n’avez aucune certitude que l’armée régulière attaquera à ce moment-là, fit remarquer Magnus. Et ça va être difficile pour les hommes postés aux portes de tenir. Sans parler du fait qu’ils auront du mal à battre en retraite de manière organisée dans le noir. — Faites venir des troupes fraîches depuis la rive nord du fleuve, alors, répondit Tavi en jetant un coup d’œil à Ehren. (Le Curseur acquiesça.) Puis dites au primipile d’accélérer la rotation sur les remparts pour maintenir nos hommes aussi reposés que possible. — Si nous faisons cela, nous allons devoir commencer à faire appel aux poissons. — Je sais. Mais il faut bien qu’ils se lancent à un moment ou à un autre. Au moins, comme ça, ils auront les vétérans pour les soutenir. Magnus fit la grimace. — Monsieur, votre plan ne va pas être facile à exécuter, même si on s’y met dès maintenant. Alors, si on attend encore deux heures… (Il secoua la tête.) Je ne vois pas ce que nous avons à gagner en attendant. — Avec un seul Chevalier Ignus, nous ne pouvons vraiment porter qu’un seul gros coup. Il doit compter. Les réguliers constituent l’épine dorsale de leur armée, et c’est peut-être là notre seule chance de la briser. Sur ces mots, Tavi fit un signe de tête à Ehren, et le jeune espion s’éloigna au trot pour transmettre les ordres de son ami. — Depuis combien de temps Marcus est-il sur le rempart ? poursuivit Tavi. — Depuis le début. C’est-à-dire deux heures environ, répondit Magnus. Tavi acquiesça. — Nous aurons besoin qu’il soit frais et dispos pour mener la retraite, vous ne croyez pas ? — Certainement. Le primipile a plus d’expérience que n’importe qui d’autre sur le terrain. — N’importe qui d’autre dans notre camp, en tout cas, marmonna Tavi. — Hein ? Qu’est-ce que vous dites ? — Rien, répondit Tavi en soupirant. Bien. Je vais aller lui ordonner de descendre. Le forcer à manger quelque chose et faire en sorte qu’il soit prêt pour la tombée de la nuit. Magnus lui jeta un regard hésitant. — Vous pouvez gérer la situation tout seul, là-haut ? — Il faut bien que je me lance, moi aussi, répliqua Tavi. (Il scruta le rempart.) Où est l’étendard ? Magnus suivit son regard. — Il était salement brûlé et maculé de boue. J’ai demandé à ce qu’on en fabrique un autre, mais il ne sera pas prêt avant encore quelques heures. — Le brûlé fera l’affaire. Trouvez-le-moi. — Je vais le fixer sur une nouvelle hampe, au moins — Non. Il y a le sang de Sarl sur l’ancienne. Ça ira très bien. Magnus décocha à Tavi un brusque sourire. — Sale, ensanglanté, mais pas encore brisé. — Tout comme nous, acquiesça Tavi. — Très bien, monsieur. Je le donnerai à Sire Ehren pour qu’il vous l’apporte. — Merci, répondit Tavi. (Puis il s’arrêta et, posant une main sur l’épaule de Magnus, ajouta, plus doucement :) Merci, Maestro. Je ne crois pas vous l’avoir encore dit, mais j’ai apprécié le temps que nous avons passé ensemble parmi les ruines. Merci de m’avoir fait partager cette expérience. Magnus sourit et hocha la tête. — C’est vraiment dommage que tu montres de l’aptitude pour le commandement militaire, mon garçon. Tu aurais fait un bon érudit. Tavi éclata de rire. Puis Magnus le salua, tourna les talons et s’éloigna d’un pas rapide. Tavi s’assura que son casque était bien enfoncé sur sa tête et monta promptement sur les remparts, se faufilant entre les rangs de légionnaires accroupis portant boucliers, arcs et seaux remplis de poix, d’eau bouillante et autres substances brûlantes. Il se fraya adroitement un chemin au milieu des combats, sans bousculer ni gêner les mouvements d’aucun de ses hommes, jusqu’à ce qu’il trouve le primipile hurlant des ordres, à dix mètres des portes, où les Canims essayaient de fixer d’autres lignes d’escalade – celles-ci faites non plus de chaînes mais de cuir et de cordes tressées – tandis que leurs compagnons faisaient pleuvoir sur les remparts leurs javelots grossiers, ainsi que d’énormes morceaux de roche brute. — Par tous les Corbeaux ! rugit le primipile. Vous n’avez pas besoin de relever la tête pour couper une corde. Servez-vous de votre couteau, pas de votre épée. Tavi s’accroupit et, en attendant que Marcus ait fini de hurler, dégaina son couteau pour couper rapidement une corde tressée attachée à un grappin qui était arrivé près de lui. — Et qu’ils gardent les grappins, aussi, Tribun, ajouta-t-il. Plutôt que de les rejeter à l’extérieur pour qu’ils soient réutilisés contre nous. Il regarda rapidement dans la cour en contrebas et y jeta le grappin. — Capitaine ! s’écria l’un des légionnaires, et une vague de cris de bienvenue courut sur toute la longueur du rempart. Valiar Marcus jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et aperçut Tavi. Il le salua d’un bref hochement de tête en tapant sur son plastron de son gantelet. — Ça va, monsieur ? — Oui, grâce à notre Tribun Medica. Quel temps fait-il ? Une pierre jetée depuis le pied du rempart heurta la crête du casque du primipile, et l’acier vibra une seconde. Marcus secoua la tête et s’accroupit un peu plus. — Même s’il y avait du soleil, nous nous battrions toujours à l’ombre, répondit-il avec un bref sourire carnassier. Deux ou trois d’entre eux ont réussi à mettre pied sur le rempart, mais nous les avons repoussés. Nous avons encore brûlé six béliers. Ils ont abandonné l’idée. — Du moins jusqu’à ce qu’il fasse nuit, dit Tavi. Le primipile lui jeta un regard entendu, et acquiesça. — D’ici là, ça ne devrait plus être un problème. — Il faut tenir. Jusqu’à ce qu’ils envoient leurs réguliers à l’attaque. Valiar Marcus le dévisagea un moment, puis se renfrogna et hocha la tête. — Bien. Mais ça va nous coûter cher, monsieur. — Si nous pouvons porter un coup fatal à leurs troupes régulières, cela en vaudra la peine. Le vieux soldat acquiesça. — Certes. On va y veiller, alors, capitaine. — Pas vous, répondit Tavi. Vous êtes ici depuis assez longtemps comme ça. Allez vous asseoir, mangez et buvez quelque chose. J’ai besoin que vous soyez en pleine forme à la tombée de la nuit. Le primipile serra les mâchoires et, l’espace d’un instant, Tavi crut qu’il allait protester. Puis un cri monta de l’autre bout du mur et Tavi, en relevant les yeux, vit Ehren qui longeait les remparts à toute vitesse pour les rejoindre ; et même si le petit Curseur gardait la tête baissée, il portait l’étendard noirci bien haut, et les hommes poussèrent des vivats en le voyant. Le primipile regarda les hommes puis l’étendard et enfin Tavi, et fit un signe d’assentiment. — Servez-vous de votre tête, dit-il. Faites confiance à vos centurions. Ne prenez aucun risque. Nous avons une autre cohorte de vétérans prête à relever celle-ci dans cinq minutes. — D’accord, répondit Tavi. Allez voir Magnus. Il aura préparé quelque chose pour vous. Marcus hocha la tête et, lorsqu’ils eurent tous deux échangé un salut, entreprit de longer le rempart pour redescendre dans la cour, en gardant la tête baissée. Ehren se hâta de rejoindre Tavi, l’étendard toujours bien droit. L’attaque continua sans faiblir, et Tavi alla voir les deux centurions sur la muraille, tous deux vétérans, et inquiets pour leurs hommes. Tavi remarqua qu’un certain nombre de ces derniers avaient le souffle court. Un légionnaire tomba, frappé au casque par une pierre grosse comme une tête. Un guérisseur fut appelé. Tavi s’empara du bouclier du légionnaire tombé et s’en servit pour boucher le créneau, afin de protéger le guérisseur qui se précipitait vers le blessé. Un javelot heurta le bouclier et, un moment plus tard, une autre pierre s’abattit dessus si durement qu’il vint heurter la tête casquée de Tavi assez fort pour lui faire voir trente-six chandelles, mais il fut ensuite remplacé par un autre légionnaire qui prit position avec son propre bouclier, et le combat se poursuivit. C’était une expérience terrifiante, mais qui, en même temps, était devenue étrangement semblable à un après-midi de dur labeur dans l’exploitation où Tavi avait grandi. Il avançait résolument le long du rempart, de poste en poste, encourageant ses hommes et guettant tout changement dans l’attitude de l’ennemi. Après ce qui lui parut durer une heure, des troupes fraîches arrivèrent pour relayer les légionnaires à leur poste sur le rempart, et la relève s’effectua méthodiquement, créneau après créneau, comme un mécanisme bien huilé. Et la bataille se poursuivit. Par deux fois, les Canims réussirent à mettre en place des grappins à des endroits où une pluie de pierres avait perturbé les défenses aléréennes, mais dans les deux cas, Tavi put donner l’ordre à Crassus et à ses Chevaliers Aeris de semer la douleur et la confusion dans les rangs ennemis, laissant ainsi le temps aux défenses aléréennes de se consolider de nouveau. Face aux conscrits, les arcs des légionnaires étaient bien plus efficaces. Ces troupes déchaînées étaient loin d’avoir la discipline de l’armée régulière, ce qui les ralentissait considérablement dans leurs efforts pour travailler ensemble. Leur armure était par ailleurs beaucoup plus légère, lorsque déjà ils en portaient une, et les flèches qui ne faisaient que leur infliger des blessures étaient presque plus utiles que celles qui tuaient sur le coup. En effet, les blessés hurlaient, gesticulaient et devaient être emportés à l’écart du combat par deux de leurs camarades, ce qui ralentissait nettement le rythme de ce qu’ils essayaient de faire, quoi que cela soit ; tandis que les morts restaient tout simplement là où ils étaient tombés. Les pertes canimes se comptaient par centaines et, à certains endroits, il y avait tellement de corps que leurs camarades avaient été obligés de les entasser en piles qui leur servaient ensuite d’abris contre les flèches aléréennes. Mais Tavi savait que les Canims pouvaient se permettre ces pertes bien plus facilement que les Aléréens. En ce qui concernait Sarl, tous ces morts feraient simplement moins de bouches à nourrir, songea le jeune homme. S’ils pouvaient emporter quelques Aléréens avec eux dans la tombe, c’était un plus. Et puis la situation se dégrada. Les légionnaires en position commencèrent à laisser leur place au groupe suivant dans la rotation, qui comptait beaucoup plus de jeunes recrues que les précédentes. Une pluie particulièrement drue de pierres, lancées en chandelle depuis le pied du mur, retomba presque à la verticale sur les défenseurs. Ces pierres ne frappaient pas avec la même violence meurtrière que celles jetées délibérément sur une cible, mais elles étaient si grosses qu’une chute d’un ou deux mètres de haut suffisait à leur donner la vitesse nécessaire pour mettre en danger même un légionnaire en armure. Tavi se trouvait à cinq ou six mètres de distance, et il entendit nettement un os se briser, juste avant que les blessés commencent à hurler. Une vague furieuse de cris de guerre canims se fit soudain entendre, et une nouvelle série de grappins fut lancée sur toute la longueur du mur, au moment même où un autre groupe d’assaillants apparaissait de derrière les rangs et chargeait, portant un autre lourd bélier. Tavi observa attentivement la scène une seconde, essayant de comprendre tout ce qui se passait, et parfaitement conscient qu’il lui fallait agir, et rapidement, ou risquer de se voir débordé. Il devait orienter la force de ses Chevaliers sur l’endroit où ils seraient le plus efficaces. Si les Canims atteignaient le haut du rempart, ils pourraient tout de même être contenus un minimum. Entravée par l’obligation de grimper à une corde, leur invasion des murs ne se ferait que progressivement. Tandis que, si une brèche était percée au niveau des défenses des portes, leur force tout entière pourrait se ruer à l’intérieur aussi vite que la largeur de l’ouverture le permettait. Quoi qu’il arrive par ailleurs, les portes devaient rester intactes. Tavi émit un sifflement perçant et fit signe à Crassus d’attaquer le centre des troupes ennemies ; il lui fallait faire confiance au jeune Chevalier Tribun pour voir le bélier et l’identifier correctement comme la menace la plus grave pour la défense de la ville. Tavi lui-même ne pouvait pas faire grand-chose de plus contre celui-ci, car les seuls légionnaires qui n’étaient pas complètement débordés par l’assaut étaient ceux postés directement au-dessus de la porte. Tavi indiqua du doigt la moitié d’entre eux. — Toi, toi, toi, vous deux. Suivez-moi. Les légionnaires concernés saisirent glaives et boucliers, et Tavi leur fit longer le rempart jusqu’à l’endroit de la première attaque, où deux Canims avaient déjà pris pied sur le rempart tandis que d’autres arrivaient derrière eux. Une jeune recrue attaqua le plus proche avec un hurlement, oubliant la règle fondamentale du combat militaire : le travail d’équipe. Le Canim n’était armé que d’une lourde massue en bois, mais avant que le légionnaire ait pu se rapprocher assez pour se servir de son glaive, la créature fit tournoyer son arme à deux mains et l’abattit sur le bouclier du jeune homme, envoyant ce dernier voler dans les airs et retomber dans la cour pavée en contrebas, où il s’écrasa dans un craquement d’os brisés. — Ehren ! appela Tavi en dégainant sa propre épée. Le Canim souleva de nouveau sa massue pour le frapper avant qu’il puisse approcher. Mais juste au moment où il abattait son arme, un éclair métallique traversa les airs, et le couteau habilement lancé par Ehren le toucha au museau. La pointe de l’arme manqua sa cible de quelques centimètres, et son tranchant n’entailla que légèrement la truffe noire de la créature, mais même ainsi, le coup fut fatal. La douleur soudaine à cet endroit si sensible de son anatomie fit reculer le Canim et l’empêcha d’attaquer avec la force qu’il voulait. Tavi esquiva souplement sa massue, fondit sur lui et, d’un seul coup de glaive, lui trancha la gorge jusqu’aux vertèbres. Mortellement touché, le Canim, tous crocs dehors, lâcha sa massue et essaya d’attraper Tavi, mais le jeune homme poursuivit sa charge, entrant à l’intérieur de la garde de son adversaire ; le légionnaire qui le suivait puis celui derrière lui ajoutèrent leur poids au sien, et leur élan conjugué repoussa le Canim contre le bord du rempart, où les légionnaires l’achevèrent avec une férocité impitoyable. Tavi se mit à taillader une corde épaisse sur le mur, mais la fibre solide refusa de céder sous ses coups répétés, et un autre Canim posa la main sur le haut du rempart pour se hisser. Tavi la lui entailla vivement, lui arrachant un cri de douleur ; la créature retomba en arrière et Tavi acheva de couper la corde. Il releva les yeux à temps pour voir ses légionnaires longer le rempart en jouant du glaive et tuer le deuxième Canim, qui réussit cependant à couper la main d’un vétéran avec sa lame recourbée avant de tomber. Les légionnaires tailladèrent les dernières cordes à grappin qui restaient. Il y eut un rugissement de vent, puis un bruit de tonnerre et une explosion de feu à hauteur de la porte ; et pendant ce temps-là, des pierres lancées en chandelle continuaient à pleuvoir sur la tête et les épaules des Aléréens. — Les seaux ! s’écria Tavi. Vite ! Des légionnaires s’emparèrent des seaux de poix, d’eau bouillante et de sable chauffé pour les renverser sur les Canims au pied du rempart, provoquant une nouvelle vague de hurlements. Cela accorda aux défenseurs de la ville de précieuses secondes pour repousser les derniers grappins, tout en permettant aux archers de tirer sur les assaillants, ajoutant ainsi des blessures à leurs brûlures, avant même que Crassus et ses Chevaliers repassent une seconde fois devant le mur, aveuglant et assourdissant l’ennemi avec la tempête de leur passage. Le moral des attaquants se brisa, et ils commencèrent à s’éloigner du rempart, d’abord avec hésitation, puis en une énorme vague. Les archers tirèrent des flèches sur eux aussi vite qu’ils le pouvaient, continuant à faire des blessés, pendant que les légionnaires se remettaient à pousser des hurlements de triomphe. Sans prêter attention aux Canims, Tavi observa le rempart de part et d’autre de lui. L’attaque avait été repoussée, mais avait coûté cher aux défenseurs. Les pierres lancées en chandelle s’étaient révélées d’une redoutable efficacité, et les guérisseurs qui se précipitaient pour aider les blessés étaient en nombre nettement insuffisant par rapport à ces derniers. Les troupes de jeunes recrues qui arrivaient sur le rempart ne se mouvaient pas avec l’assurance et la rapidité des vétérans. Quant aux guérisseurs qui couraient en tous sens et aux légionnaires qui essayaient de déplacer les blessés pour les aider, ils n’arrangeaient pas les choses. C’était tout juste si les Aléréens avaient réussi à défendre le mur à l’instant, et, s’ils ne se réorganisaient pas immédiatement et que la discipline n’était pas restaurée aux postes de défense sur les remparts, les Canims pouvaient fort bien les submerger. Ou du moins, ils auraient pu, s’ils n’avaient pas battu en retraite au lieu de poursuivre leur attaque. Les cors canims firent entendre un mugissement, et Tavi tourna brusquement les yeux vers l’armée qui attendait à l’extérieur de la ville. Les guerriers de métier en armure noire s’étaient relevés, et approchaient de la muraille avec une rapidité nonchalante et terrifiante. Chapitre 41 Tavi sentit le souffle lui manquer en voyant les guerriers approcher. Il avait été certain qu’ils frapperaient à la tombée de la nuit ; mais celle-ci ne serait pas là avant encore une heure, et Marcus n’était pas sur le mur. Pour que son embuscade fonctionne, il fallait quelque chose pour détourner l’attention des Canims, et le plan avait été que les Aléréens reculent en continuant à se battre, forçant les Canims à maintenir la pression sur eux. Le problème avec ce genre de stratagème, c’était qu’une panique simulée pouvait aisément devenir authentique, et la situation échapper à tout contrôle. Étant donné que leur discipline et leur entraînement étaient les seules choses qui donnaient à la légion l’ombre d’une chance face à un ennemi tel que les Canims, risquer de les mettre en péril était la manœuvre d’un commandant stupide ou désespéré. Tavi supposait qu’il pouvait fort bien être les deux. — J’ai besoin de Max, immédiatement, dit Tavi à Ehren. Le jeune Curseur sauta immédiatement du rempart sur la plate-forme d’un chariot garé en dessous, puis traversa la cour au pas de course. — Centurions, achevez la rotation et débarrassez ces remparts des non-combattants ! poursuivit Tavi en criant. Guérisseurs, servez-vous de ces chariots pour ramener les blessés au poste de secours secondaire ! Puis il se retourna et fit un autre signe en direction du toit, à plusieurs rues de là, où attendaient Crassus et ses Chevaliers Aeris. Tavi agita la main de droite à gauche, puis fit le geste de se trancher la gorge. Crassus se tourna vers un de ses Chevaliers, puis ils descendirent du toit. Tavi se retourna vivement pour surveiller l’avancée des Canims et vit que les troupes de conscrits se repliaient pour laisser aux guerriers réguliers toute la place dont ils avaient besoin pour manœuvrer. Pour la première fois, au sommet de la colline, Tavi distingua plusieurs silhouettes canimes en pèlerine noire et cape pâle. Sarl, ou du moins certains de ses acolytes ritualistes, avaient apparemment l’intention d’observer l’assaut des guerriers. — Du nerf ! cria Tavi tandis que ces derniers continuaient à se rapprocher. Troupes de réserve, retirez-vous à vos postes secondaires près du pont ! (Il fit volte-face, repéra le centurion le plus proche et gronda à son intention :) Dites à ces hommes de serrer davantage les sangles de leur bouclier. Sinon une de ces pierres va le faire tourner autour de leur bras et leur défoncer le crâne. Le jeune centurion se retourna pour regarder Tavi, tout pâle, salua et se mit à hurler des ordres aux légionnaires indiqués. C’était Schultz. Tavi regarda rapidement autour de lui, et prit conscience de la jeunesse des visages qui l’entouraient. Seuls les centurions étaient des vétérans, et même eux semblaient être de jeunes gens qui servaient pour la première fois à ce rang. Par les Corbeaux ! se dit Tavi ; il n’aurait pas dû ordonner aux vétérans de quitter le rempart, mais il était trop tard désormais pour y changer quelque chose. Après la violence de l’attaque qu’ils venaient d’essuyer, après leur combat brutal et épuisant sur le rempart, ils n’auraient peut-être pas tenu face à un raz-de-marée de Canims en armure. Il était possible que les poissons conviennent mieux pour la manœuvre que les vétérans, ne serait-ce que parce qu’ils n’avaient pas assez d’expérience pour discerner le danger auquel ils s’apprêtaient à faire face. Tavi se mordit la lèvre et se réprimanda durement, en pensée. Ce n’était pas là une façon de songer à des hommes sur le point de risquer leur vie pour leur royaume, pour leurs camarades légionnaires… et pour lui. Il s’apprêtait à jeter ces jeunes gens dans une tempête de violence et de sang. Et pourtant, la froide réalité était que, si son stratagème fonctionnait, cela pourrait sérieusement désemparer l’armée canime, au point peut-être de lui faire perdre la volonté de se battre. Si Tavi devait sacrifier cent légionnaires – ou même mille – pour contenir l’invasion canime, ce serait son devoir de le faire. Enfin, le rempart se vida ; les blessés furent dirigés vers le poste de soin suivant et la cohorte de réserve qui avait été prête à remplacer les poissons sur le rempart regagna sa position de repli. Tavi regarda de part et d’autre une dernière fois et vit de jeunes gens silencieux, terrifiés et pâles, mais tous prêts à se battre. Un martèlement de bottes se fit entendre sur le rempart, et Max arriva à côté de Tavi, accompagné d’Ehren. Crassus arrivait dix pas derrière et Tavi, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, vit la plupart des Chevaliers Aeris qui n’avaient pas été jugés aptes encore à combattre dans les airs se précipiter pour prendre position face aux portes. — Corbeaux et Charognes ! s’exclama Max d’une voix haletante en voyant arriver les Canims. — Prêt, capitaine, ajouta Crassus. Jens est prêt. — C’est un gros risque que tu prends là, capitaine, dit Max. C’est la première fois que j’entends parler d’une tactique de ce genre. — Combien de temps as-tu passé à travailler dans la scierie d’une exploitation, Max ? demanda Tavi. Le grand jeune homme se renfrogna. — Je sais, je sais. C’est seulement que c’est la première fois que j’entends parler d’une chose pareille. — Fais-moi confiance, répondit Tavi. La sciure de bois, c’est plus dangereux que tu le crois. Et si le silo à grain avait été de ce côté-ci de la ville, ç’aurait été encore mieux. (Il regarda les Canims arriver près du rempart et ajouta :) Bien. Vous deux, repartez et soyez prêts à nous couvrir. Crassus salua et commença à s’en aller, mais Max resta immobile, les yeux rivés sur les Canims d’un air perplexe. — Eh ! dit-il. Pourquoi est-ce qu’ils se sont arrêtés ? Tavi cligna des yeux avec perplexité et se retourna. Les soldats canims s’étaient, effectivement, arrêtés net à quelques dizaines de mètres au-delà de la portée de tir des Aléréens. À la surprise encore plus grande de Tavi, ils s’assirent tous de nouveau sur leur arrière-train, et ils étaient si nombreux que même ce simple geste donna l’impression d’un grondement de tonnerre lointain. — Ça…, remarqua calmement Ehren,… ça fait un paquet de Canims. Au premier rang des guerriers, et au centre, une silhouette solitaire resta debout : le Canim à qui Tavi s’était adressé plus tôt dans la journée. Le Canim regarda autour de lui ses camarades en armure, hocha la tête et ôta de sa ceinture une longue épée incurvée. Tourné vers la ville, il leva l’arme et la posa à terre d’un geste mesuré. Puis il s’avança sur le terrain jonché de cadavres qui le séparait des murs et s’arrêta à mi-chemin. — Capitaine aléréen ! appela-t-il d’une voix grondante à la profondeur et à la puissance troublantes. Je suis le Maître de Guerre Nasaug ! J’ai des choses à vous dire ! Avancez ! Max émit un grognement de surprise. — Tiens donc, murmura Ehren à côté de Tavi. Tiens, tiens, tiens. Voilà qui est intéressant. — Qu’en penses-tu, Max ? demanda Tavi à voix basse. — Ils nous prennent pour des idiots, répondit son ami. Ils ont déjà manqué à leur parole envers nous. Ils ont essayé de te tuer la dernière fois que tu es allé les voir. Je te suggère de leur rendre la politesse. Appelle nos Chevaliers Flora, qu’ils le criblent de flèches, et qu’on en finisse. Tavi étouffa un éclat de rire. — C’est probablement la réaction la plus intelligente. — Mais tu vas aller lui parler. — J’y songe, oui. Max se rembrunit. — Mauvaise idée. Tu ferais mieux de me laisser y aller. S’il essaie de faire des siennes, je lui montrerai comment on fait les choses dans le Nord. — Il m’a déjà vu, Max, répondit Tavi. C’est moi qui dois y aller. S’il attaque le premier, abattez-le. Sinon, laissez-le tranquille. Assurez-vous que tout le monde soit prévenu. Et pendant ce temps, faites remonter Marcus. — Tu crois que tu as réussi à semer la discorde entre les guerriers et Sarl ? demanda Ehren. — C’est possible, répondit Tavi. Si ce Nasaug nous avait attaqués au lieu de s’arrêter ici, la situation aurait pu être grave. Maintenant, nous avons une chance de reprendre notre souffle et de nous réorganiser. Ça m’étonnerait que Sarl soit franchement ravi. Ehren secoua la tête. — Je n’aime pas ça. Pourquoi est-ce qu’il irait faire une chose pareille ? Tavi prit une grande inspiration et répondit : — Je vais aller lui demander. Cette fois, il ne prit pas de cheval pour aller voir les Canims. Il s’approcha simplement des portes, qui s’ouvrirent juste assez pour le laisser quitter la protection des murs. Le sol au pied de ceux-ci empestait le sang et la peur, la chair brûlée et les entrailles. Les cadavres des Canims étaient empilés en tas grossiers, et depuis que le combat avait cessé, des milliers de corbeaux s’étaient posés pour commencer à se repaître des morts. Tavi lutta pour garder le contrôle de son estomac tout en s’approchant du Maître de Guerre, un rang analogue à celui d’un capitaine aléréen, et qui faisait de lui le chef de toute une armée. Arrivé à vingt mètres de lui, Tavi dégaina son glaive et le posa à terre à côté de lui. Avec ou sans, il avait peu de chances, à pied, contre un Canim cuirassé et chevronné, mais il pouvait presque sentir le regard attentif de ses compatriotes derrière lui. Ceux-ci constitueraient une protection bien plus efficace que n’importe quel cheval ou n’importe quelle armure. Globalement, Tavi était en position de force, car Nasaug se trouvait à portée des flèches aléréennes. Tavi, lui, était loin des compagnons du Canim. Néanmoins, en approchant de celui-ci, le jeune homme dut admettre que la simple taille de Nasaug était largement assez effrayante pour protéger le Canim de sa propre petite personne. Sans parler du fait que ses armes naturelles étaient considérablement plus redoutables que celles de Tavi. L’équilibre des forces n’était pas parfait, mais c’était le meilleur qu’ils pouvaient probablement espérer atteindre. Tavi s’arrêta à trois mètres de Nasaug et dit : — Je suis Rufus Scipion, capitaine de la Première Légion Aléréenne. Le Canim l’observa de ses yeux noirs sur fond rouge. — Nasaug, Maître de Guerre. Tavi ne sut pas trop qui bougea le premier, et il ne se rappela pas avoir pris la décision consciente de le faire, mais tous deux penchèrent légèrement la tête sur le côté en guise de salut. — Parlez, dit Tavi. Le Canim retroussa les lèvres, un geste qui pouvait indiquer aussi bien de l’amusement qu’une menace discrète. — Les événements m’ont empêché de récupérer mes guerriers morts au combat dans le délai que vous m’aviez accordé, répondit-il. Je vous demande la permission de les récupérer maintenant. Tavi haussa les sourcils malgré lui. — Étant donné la façon dont les choses ont tourné tout à l’heure, mes hommes risquent d’éprouver une certaine nervosité en voyant les vôtres si près des murs. — Ils approcheront désarmés, répondit Nasaug. Et je resterai ici, à portée de tir de vos Chevaliers Flora, en gage de leur bonne conduite. Tavi le dévisagea un long moment et crut lire un certain amusement narquois dans son regard. Puis il sourit, montrant à son tour ses dents, et demanda : — Jouez-vous au ludus, Nasaug ? Le Canim souleva son casque de sa tête, et ses oreilles remuèrent en tous sens en sortant de sous le métal. — Ça m’arrive. — Permettez-moi d’appeler un messager pour prévenir mes hommes tandis que vous prévenez les vôtres. Ceux-ci, désarmés, pourront s’approcher jusqu’au coucher du soleil. Je resterai avec vous jusqu’à ce moment-là, afin de contribuer à éviter tout regrettable malentendu. Un grondement gargouillant monta de la gorge de Nasaug, probablement le rire le plus terrifiant que Tavi ait jamais entendu de sa vie. — Très bien, dit le Canim. Et c’est ainsi que cinq minutes plus tard, Tavi se retrouva assis face à Nasaug devant un ludus de voyage, une boîte munie de pieds qui se dépliaient pour la soutenir comme une petite table portable. Au lieu des figurines d’un plateau classique, les pions étaient de simples jetons de pierre portant, gravé sur une face, le nom des différentes pièces. Tavi et Nasaug se mirent à jouer, tandis qu’une troupe de quatre-vingts Canims, en armure mais sans armes, s’avançait pour fouiller parmi les cadavres accumulés au pied du rempart, à la recherche des corps de leurs frères d’armes morts au combat. Aucun d’eux ne passa à moins de cinq mètres des deux commandants. La partie commença et Tavi, observant son adversaire, ouvrit avec ce qui ressemblait à une offensive téméraire. Nasaug, pour sa part, plissait les yeux d’un air songeur, de plus en plus concentré à mesure que la partie avançait. — Rien à redire sur votre courage, fit-il remarquer au bout de quelques coups. Mais cela ne suffit pas à remporter une victoire. Quelques coups après, Tavi lui répondit : — Votre défense n’est pas aussi forte qu’elle pourrait l’être. Avec la pression nécessaire, elle peut être brisée. Nasaug commença alors à jouer pour de bon, permutant ses premières pièces tandis que d’autres venaient se mettre en position, se rassemblant pour la cascade d’échanges qui allait suivre. Tavi vit le Canim lui prendre un pion, puis un autre, à mesure que son offensive commençait à perdre de la vitesse. Soudain, des pas se firent entendre et un Canim portant la tenue des acolytes de Sarl s’approcha d’eux à grands pas. Il regarda Tavi en retroussant les babines, puis se tourna vers Nasaug et gronda : — Hrrrshk naghr lak trrrng kasrrrash. Tavi comprit : Vous aviez l’ordre d’attaquer. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Nasaug ne répondit pas. Avec un grognement hargneux, l’acolyte s’approcha de Nasaug pour lui poser la main sur l’épaule et commença à répéter sa question. Le Maître de Guerre tourna vivement la tête et, d’un seul coup de ses crocs luisants, arracha la main de l’acolyte de son bras, avant de lui donner un brutal coup de pied dans le ventre, l’envoyant rouler au sol avec un hurlement de douleur. Nasaug ôta la main coupée de l’acolyte de sa gueule et la jeta sans lever les yeux du plateau de ludus. — N’interromps pas tes supérieurs, gronda-t-il, lui aussi en canim. (Tavi comprit le sens global.) Tu peux dire à Sarl que s’il souhaitait nous voir attaquer directement, il aurait dû me donner le temps de récupérer mes morts auprès des Aléréens. Dis-lui que j’attaquerai où et quand je le voudrai. (Il jeta un coup d’œil à l’acolyte par-dessus son épaule et lui dit sèchement :) Va-t’en. Avant de perdre tout ton sang. Le Canim blessé serra son moignon ensanglanté contre son ventre et battit en retraite, avec des geignements étranglés. — Mes excuses, dit Nasaug à Tavi. Pour cette interruption. — Je n’ai pas de raison d’être offensé, répondit Tavi, avant d’ajouter d’un ton pensif : Vous n’aimez guère les ritualistes. — Vous voyez le soleil en plein jour, capitaine, répliqua Nasaug d’un ton ironique. (Il étudia un moment le plateau, puis ajouta :) Votre stratégie était sensée. Vous nous connaissez bien. — Un peu, répondit Tavi. — C’était une tentative qui requérait du courage et de l’intelligence. Pour cela, vous avez gagné mon respect. (Nasaug releva les yeux pour regarder Tavi pour la première fois depuis le début de la partie.) Mais peu importe le mépris que j’éprouve envers Sarl et ses semblables ; mon devoir est clair. Sarl et ses ritualistes sont peu nombreux, mais ils ont la confiance de la caste des travailleurs. (D’un mouvement de l’oreille, il indiqua vaguement le nombre énorme de conscrits.) Ce sont peut-être des imbéciles de faire confiance aux ritualistes, mais je ne me retournerai pas contre eux ni ne les déserterai. J’ai étudié vos forces. Vous ne pouvez pas nous arrêter. — Peut-être que non, répondit Tavi. Peut-être que si. Nasaug retroussa de nouveau les babines. — Vos hommes ne sont qu’à moitié formés. Vos officiers sont morts, vos Chevaliers bien plus faibles qu’ils ne devraient l’être. Vous n’aurez pas beaucoup d’aide de la part des habitants de la ville. (Il poussa un des ducs du ludus en avant, commençant sa propre attaque.) Vous n’avez pas encore vu notre caste au combat, si ce n’est lors de l’attaque préliminaire de ce matin. Vous ne nous repousserez pas une seconde fois, Aléréen. Avant le coucher du soleil demain, tout sera terminé. Tavi fronça les sourcils. Nasaug pensait sincèrement ce qu’il disait. Il n’y avait ni menace, ni colère, ni plaisir dans le ton de sa voix. Il ne faisait qu’énoncer des faits, sans y attacher la moindre émotion. Le résultat était bien plus inquiétant que tout ce qu’il aurait pu dire d’autre. Mais Nasaug était un guerrier canim. S’il avait le moindre point commun avec Varg, il parlait comme il versait le sang : seulement lorsque c’était nécessaire. Puis de manière aussi succincte que possible. — Je me demande pourquoi vous prenez la peine de me dire ça, dit Tavi. — Pour vous offrir une autre option. Repliez-vous en laissant le pont intact. Prenez vos guerriers, vos gens, vos enfants. Je vous accorderai deux jours pour vous éloigner, pendant lesquels je veillerai à ce qu’aucune troupe ne soit envoyée après vous. Tavi regarda longuement le plateau, en silence, pour ne déplacer finalement qu’une seule pièce. — Voilà une offre généreuse. Pourquoi feriez-vous ça ? — Je ne dis pas que nous vous vaincrons sans pertes, capitaine. Cela sauverait des vies parmi mes guerriers autant que parmi les vôtres. — Pour que nous puissions nous affronter de nouveau un autre jour ? — Oui. Tavi secoua la tête. — Je ne peux pas vous abandonner le pont. C’est mon devoir de le défendre, ou sinon de le détruire. Nasaug hocha brièvement la tête. — Nous laisser récupérer nos morts était un geste généreux de votre part. Surtout étant donné la façon dont Sarl vous a traité. Pour ça, je vous ai offert ce que je pouvais. Sur ces mots, il se mit pour de bon à manœuvrer ses pions, et le rapide échange d’attaques et de ripostes commença. Il ne fallut que trois coups au Canim pour se rendre compte de ce que Tavi avait fait, et il s’arrêta, les yeux fixés sur le plateau. L’offensive initiale de Tavi n’avait finalement pas été si téméraire. Le jeune homme avait longuement réfléchi au stratagème dont l’Ambassadeur Varg avait usé lors de leur dernière partie ensemble, et il l’avait adapté à ses propres forces de joueur. Le sacrifice de certains de ses pions de moindre valeur avait donné à ses pièces les plus importantes une position beaucoup plus dominante, et en moins de deux coups, désormais, il aurait le contrôle total du plateau céleste et bénéficierait de la position et de la force qu’il lui fallait pour faire tomber le Premier Duc de Nasaug. Ses pions subiraient des pertes terribles pour parvenir à ce but, mais Nasaug n’avait vu le piège que trop tard, à un coup près, et il ne pouvait plus y échapper. — Les apparences, fit calmement remarquer Tavi, sont parfois trompeuses. Le dernier des guerriers canims morts au combat avait été trouvé et rapporté dans leur camp par ses camarades désarmés. Un vieux Canim fit un signe de tête à Nasaug en passant. Le Maître de Guerre regarda Tavi droit dans les yeux, puis inclina très légèrement la tête de côté, reconnaissant sa défaite. — En effet, répondit-il. C’est pourquoi mes guerriers ne seront pas les premiers à entrer dans la ville. Tavi crut que son cœur allait s’arrêter. Nasaug avait senti le piège. Il n’en connaissait peut-être pas les détails, mais il savait qu’il y en avait un. Tavi ne laissa aucune expression se peindre sur son visage et regarda, impassible, le Maître de Guerre. Celui-ci émit de nouveau un grondement amusé et indiqua le plateau de la tête. — Qui vous a appris cette stratégie ? Tavi le dévisagea, puis haussa les épaules. — Varg. Nasaug se figea. Ses oreilles s’orientèrent soudain toutes les deux vers Tavi, frémissantes. — Varg, répéta-t-il, tout bas. Varg est vivant ? — Oui. Prisonnier à Aléra Impéria. Nasaug plissa les yeux, les oreilles agitées de tressaillements incessants. Puis il leva une main et fit un signe. Le vieux Canim s’approcha de nouveau, portant un objet enveloppé d’un linge sur ses paumes levées. À un signe de Nasaug, il posa le paquet sur le plateau de ludus et l’ouvrit. Le glaive de Tavi, celui qu’il avait jeté à terre le matin même, se trouvait à l’intérieur. — Vous êtes dangereux, Aléréen, dit Nasaug. L’instinct souffla à Tavi que c’était là un grand compliment. Sans détourner le regard, il répondit : — Je vous remercie. — Que je vous respecte ne change rien. Je vous anéantirai. — Le devoir, dit Tavi. — Le devoir, répéta le Maître de Guerre. (Il indiqua l’arme d’un geste.) Ceci est à vous. — En effet. Vous avez mes remerciements. — Mourrez bien, Aléréen. — Mourrez bien, Canim. Tous deux exposèrent de nouveau très légèrement leur gorge l’un à l’autre. Puis Nasaug recula de plusieurs pas avant de faire demi-tour et de repartir à grandes enjambées en direction de son armée. Tavi referma la boîte du ludus, ramassa ses deux glaives et regagna la ville. À l’instant où il passait les portes, un grave roulement de tambour se fit entendre et les cors de guerre des Canims retentirent. Tavi repéra Valiar Marcus et le héla. — Primipile, que les hommes se mettent en position ! Nous y sommes ! Chapitre 42 — Très bien, dit dame Aquitaine. (Elle fit un signe de tête à Odiana, et poursuivit :) Il est temps de mettre nos costumes. Odiana ouvrit promptement un sac et tendit son déguisement à Amara. La jeune Curseur considéra la soie écarlate entre ses mains, et demanda : — Où est le reste ? Aldrick, qui se tenait à la fenêtre de l’auberge et regardait la rue au-dehors, se retourna pour lui jeter un coup d’œil, fit entendre un bruit étranglé, et tourna de nouveau le dos. Odiana ne fit preuve d’aucune retenue de la sorte. La ravissante sorcière d’eau rejeta la tête en arrière et partit d’un grand éclat de rire, trop sonore pour la chambre, qu’ils avaient louée à un aubergiste revêche de Kalare. — Oh ! oh là, là ! Elle rougit. N’est-elle pas charmante ? Avec horreur, Amara se rendit compte qu’Odiana disait vrai. Ses joues étaient si brûlantes qu’elle aurait pu y faire bouillir de l’eau, et elle ne savait absolument pas quoi faire pour y remédier. Ce n’était pas le genre de situation qu’elle avait été formée à gérer. Elle se détourna de dame Aquitaine et de ses employés et souleva son déguisement pour le regarder. Il consistait d’un simple fourreau de soie rouge, soutenu par deux minuscules bretelles. L’encolure, si on pouvait l’appeler ainsi, était dangereusement plongeante ; dans le dos, le vêtement allait la laisser nue presque jusqu’à la taille ; et le bas de la robe lui couvrirait au mieux le haut des cuisses. — Allons, allons, intervint dame Aquitaine d’un ton grondeur. Montrez-lui le reste. — Bien, Votre Grâce, répondit l’aquafèvre avec une petite révérence. Elle sortit de son sac une paire de sandales légères munies de lanières à enrouler autour de la jambe jusqu’au genou, deux fins bracelets en argent représentant des vignes, un bonnet de perles qui rappelait vaguement une coiffe de maille, et un bandeau de métal plat et lisse. Un collier de discipline. C’était un outil d’esclavagiste, furiforgé pour donner à ce dernier le contrôle de celui ou celle qui le portait. L’objet pouvait infliger à l’esclave une douleur paralysante ; ou, plus insidieusement, si le propriétaire le souhaitait, faire connaître exactement l’opposé de cette sensation et de manière tout aussi intense. Les colliers de discipline étaient parfois aussi utilisés dans le système légal pour maîtriser les furifèvres particulièrement dangereux qui attendaient de passer en jugement, bien que de tels cas soient historiquement rares. Mais depuis environ un siècle, leur fabrication et leur usage s’étaient beaucoup développés, à mesure que l’institution de l’esclavage s’intensifiait et devenait plus sinistre. Une exposition prolongée aux effets de ces colliers pouvait briser l’esprit et la volonté. Continuellement soumises aux affres de la torture comme de l’euphorie, les victimes étaient obligées d’obéir à leur propriétaire et d’éprouver du plaisir à le faire. Avec le temps, souvent quelques années, nombre de ces esclaves se retrouvaient pratiquement réduits à un état bestial, dépouillés de leur humanité qui avait été remplacée par la compulsion simple et irrésistible du collier. Ce qui faisait froid dans le dos, c’était qu’ils éprouvaient souvent une joie délirante à se retrouver dans cet état. Les individus particulièrement indépendants d’esprit pouvaient souvent résister à la déshumanisation extrême que les autres connaissaient, pour un temps, du moins. Mais aucun d’eux n’y survivait indemne. La plupart sombraient à tout jamais dans la folie. — Elle rougit, chantonna Odiana en virevoltant sur la pointe des pieds en un petit pas de danse. (Sa robe en soie changea de couleur, passant du bleu pâle au rose.) Exactement de cette couleur-là, Curseur. — Je ne porterai pas de collier, dit calmement Amara. Dame Aquitaine haussa un sourcil. — Et pourquoi cela ? — Je suis parfaitement consciente du danger qu’ils représentent, Votre Grâce. Et j’ai de sérieuses réserves concernant le fait d’en refermer un autour de mon cou. Odiana gloussa sous cape en dévisageant Amara avec des yeux brillants. — Il n’y a pas de quoi avoir peur, comtesse, murmura-t-elle. Honnêtement. Une fois qu’on l’a autour du cou, on a du mal à imaginer de pouvoir vivre sans. (Elle frissonna et s’humecta les lèvres.) On crie tout le temps, mais c’est le genre de cri qui est à l’intérieur. On crie et on crie, mais on ne peut l’entendre que quand on dort. Sinon, c’est une sensation assez merveilleuse. (Elle jeta un regard vaguement agacé à Aldrick.) Mon seigneur ne veut pas m’en mettre. Même quand je suis vilaine. — Du calme, mon amour, répondit Aldrick. Ce n’est pas bon pour toi. (Il jeta un coup d’œil à Amara et dit :) Ce ne sont pas de vrais colliers de discipline. Je les ai fabriqués à partir de couteaux de table ce matin. — Ce n’est pas le genre de jeu de rôle que j’aime, dit Odiana avec un reniflement méprisant. Il ne me laisse jamais avoir mes préférés. Sur ces mots, elle se détourna d’Aldrick et passa à dame Aquitaine un costume semblable à celui d’Amara, avant d’en prendre un troisième pour elle-même. Dame Aquitaine regarda Amara d’un air songeur, avant de dire : — J’ai du maquillage qui devrait rendre vos yeux ravissants, ma chère. — Ce ne sera pas nécessaire, répliqua Amara avec raideur. — Si, comtesse, intervint calmement Rook. (La jeune femme au physique quelconque était assise dans un fauteuil dans le coin opposé à celui où se tenaient Aldrick et Odiana. Elle avait les yeux cernés et fatigués, et des rides soucieuses barraient son front.) Les esclaves de plaisir que Kalarus fait importer pour ses agents et sa garde personnelle sont une vision assez fréquente dans la Citadelle. Les marchands d’esclaves préférés du Haut Duc sont toujours en compétition les uns avec les autres et ne reculent devant aucune dépense. Les vêtements, le maquillage, le parfum. Tout autre comportement attirera une attention inopportune. — À propos de parfum, murmura dame Aquitaine, où est ce brave comte de Calderon ? Nous empestons tous comme des voyageurs qui ont passé plusieurs jours sur les routes. Une seconde plus tard, la porte de la pièce s’ouvrit et Bernard entra. — Le bain est prêt, dit-il calmement. De l’autre côté du couloir, deux portes plus loin. Il n’y a que deux baignoires. — Je suppose que c’était trop demander que d’espérer un bain digne de ce nom, dit dame Aquitaine. Nous allons tout simplement être obligés d’y aller à tour de rôle. Amara, Rook, je vous en prie, commencez. Rook se leva, rassemblant ses vêtements, des mêmes couleurs sombres qu’elle portait lorsque Amara l’avait capturée. Amara pinça les lèvres avec détermination et, prenant son propre costume, se dirigea vers la porte. Bernard s’adossa nonchalamment à celle-ci et l’arrêta d’un geste. — Je ne crois pas, non, dit-il. Je ne vais pas te laisser seule avec elle. Amara le regarda en haussant un sourcil. — Et pourquoi ça ? — Peu importe ce qu’elle a ou non à perdre, c’est l’assassin numéro un d’un Haut Duc rebelle. Je préférerais que tu ne sois pas seule dans le bain avec elle. — Ou peut-être, suggéra Odiana, qu’il veut voir à quoi ressemble madame le Corbeau de Sang sous ses vêtements. Bernard gonfla les narines et lui jeta un regard noir. Mais au lieu de répondre, il tourna les yeux vers Aldrick. Le grand spadassin resta un moment sans réagir. Puis il exhala lentement et dit à Odiana : — Mon amour, tais-toi, maintenant. Laisse-les régler ça tout seuls. — Je voulais seulement aider, répliqua Odiana d’un ton hypocrite en s’approchant de lui. Ce n’est pas ma faute s’il est aussi… Aldrick passa un bras autour de la taille de l’aquafèvre et plaça une grande main couturée de cicatrices sur sa bouche, en l’attirant doucement contre lui. La sorcière d’eau se tut immédiatement, et Amara crut voir une lueur de suffisance et de fatuité dans ses yeux. — Je crois, dit la jeune Curseur à Bernard, qu’il serait judicieux d’avoir une paire d’yeux pour surveiller le couloir, de toute façon. Tu veux bien monter la garde devant la porte ? — Merci, comtesse, dit dame Aquitaine. Les furies soient louées, il y a quelqu’un de raisonnable dans cette pièce. — Je passe en premier, comtesse, dit doucement Rook. (Les yeux baissés, elle s’approcha de la porte et attendit, jusqu’à ce que Bernard, à contrecœur, lui cède le passage.) Merci. Amara se glissa dehors après elle et Bernard lui emboîta immédiatement le pas. Rook entra dans la salle de bains. Amara s’apprêtait à la suivre lorsqu’elle sentit la main de Bernard sur son épaule. — Par les Corbeaux ! dit doucement celui-ci. Est-ce si mal de ma part de vouloir te protéger ? — Bien sûr que non, répondit Amara, sans pouvoir empêcher un petit sourire de se dessiner sur ses lèvres. Bernard la regarda un moment d’un air perplexe, puis jeta un coup d’œil à la chambre qu’ils venaient de quitter et leva les yeux au ciel. — Par tous les Corbeaux ! (Il soupira.) C’est toi qui m’as protégé, moi, en me faisant sortir de cette pièce. Amara lui tapota la joue en répondant : — Au moins une personne dans cette pièce est folle, Bernard. Une autre t’a déjà passé par le fil de l’épée une fois. La dernière pourrait te tuer, se débarrasser de ton corps et inventer le mensonge qu’elle veut avant que je revienne du bain. Bernard se renfrogna et secoua la tête. — Aldrick ne ferait pas ça. Et il ne te ferait rien à toi non plus. Amara le regarda d’un air interrogateur. — Pourquoi est-ce que tu dis ça ? — Parce que moi, je ne lui tirerais pas dans le dos ni ne ferais de mal à Odiana. — Vous avez passé un petit accord en douce, c’est ça ? — Pas besoin. Amara secoua la tête. Puis elle baissa la voix et répondit doucement : — Tu es trop noble de cœur pour ce genre de travail, Bernard. Trop romantique. Aldrick est un tueur professionnel, et il est fidèle aux Aquitaine. Si elle le lui demandait, il te tuerait sans hésiter. Ne te laisse pas aller à croire le contraire. Bernard étudia son visage un moment en silence. Puis il sourit et dit : — Amara, tout le monde n’est pas comme Gaius. Ou les Aquitaine. Amara poussa un soupir de frustration, sans pouvoir réprimer cependant une bouffée de tendresse : son mari était persuadé que tout être humain avait en lui une part de noblesse, même un assassin impitoyable et violent comme le spadassin. Il fut un temps, elle le savait, où elle aurait pensé la même chose. Mais cette époque était loin derrière elle. Elle s’était révolue dès l’instant où son mentor l’avait trahie et livrée aux mains de l’homme et de la femme qui se trouvaient là dans la pièce avec dame Aquitaine. — Promets-moi, dit doucement Amara, que tu seras prudent. Accord avec Aldrick ou non, fais attention à ne pas lui présenter ton dos. D’accord ? Bernard fit la grimace, mais hocha la tête à contrecœur et se pencha pour lui planter un léger baiser sur la bouche. Il eut l’air sur le point d’ajouter quelque chose, mais son œil fut attiré par la petite robe écarlate dans les mains d’Amara, et il regarda la jeune femme d’un air interrogateur. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il. — Mon costume, répondit Amara. Bernard eut un sourire où perçait une infime note de grivoiserie. — Où est le reste ? Amara le regarda très froidement, tout en sentant le rouge lui monter aux joues, et, faisant demi-tour, entra d’un pas ferme dans la salle de bains et referma la porte derrière elle. Rook était déjà assise dans l’une des petites baignoires, et se savonnait rapidement. Elle ramena pudiquement un bras sur sa poitrine en attendant que la porte se referme. Puis elle reprit sa toilette, tout en observant Amara du coin de l’œil. — Que regardez-vous comme ça ? demanda calmement cette dernière. Son ton fut beaucoup plus agressif qu’elle ne l’avait voulu. — Un maître assassin du Haut Duc actuellement sur le trône, répondit Rook, un soupçon d’ironie dans la voix. Je préférerais ne pas me retrouver seule avec elle dans la même pièce. Amara leva le menton et la regarda froidement. — Je ne suis pas un assassin. — Question de point de vue, comtesse. Pouvez-vous m’affirmer que vous n’avez jamais tué personne au service de votre maître ? — Jamais d’une flèche tirée en embuscade. Un sourire presque imperceptible se dessina sur les lèvres de Rook. — Comme c’est noble de votre part. (Puis elle fronça les sourcils et inclina la tête.) Mais… non. Vous n’avez pas reçu la même formation que moi. Autrement, vous ne rougiriez pas si facilement. Amara se renfrogna, puis prit une profonde inspiration. Il n’y avait rien à gagner à se chamailler avec l’ancien Corbeau de Sang. Cela ne servirait à rien sinon à perdre du temps. Au lieu de répondre sèchement et sans réfléchir, elle préféra donc se déshabiller et entreprendre rapidement de se laver. — Ma formation de Curseur n’incluait pas… ce genre de technique, non. — Il n’y a pas d’espionnes d’alcôve parmi les Curseurs ? demanda Rook d’un ton sceptique. — Si, quelques-unes. Mais chaque Curseur reçoit une évaluation et une formation légèrement différente. L’idée est que nous exploitions nos points forts. Pour certains, cela inclut l’apprentissage des arts de la séduction. Mon éducation se concentrait sur d’autres disciplines. — Intéressant, dit Rook avec détachement et froideur professionnelle. Amara essaya d’adopter le même ton. — Si je comprends bien, votre formation à vous incluait l’art de séduire les hommes ? — Séduire et satisfaire, hommes et femmes pareillement. De surprise, Amara laissa tomber son savon dans l’eau. Rook se permit l’ombre d’un rire, mais celui-ci s’éteignit rapidement alors qu’elle baissait les yeux sur l’eau de son bain en se rembrunissant. — Détendez-vous, comtesse. Je n’ai rien choisi de tout cela. Je… je ne crois pas que j’aimerais me retrouver dans ce genre de situation s’il y avait la moindre possibilité de faire autrement. Amara prit une brusque inspiration. — Je vois. Votre fille. — Une conséquence de ma formation, répondit Rook avec calme. — Son père ? — Ce peut être n’importe lequel d’entre dix et douze hommes, répondit froidement Rook. La formation était… intensive. Amara secoua la tête. — Je n’arrive même pas à imaginer. — Personne ne devrait pouvoir le faire. Mais Kalarus encourageait vivement ce genre de formation pour ses agents féminins. — Cela lui permet de mieux les contrôler. — Sans avoir recours à l’usage de colliers, confirma Rook avec amertume. (Elle se frictionna avec un linge, durement, presque violemment.) Ainsi, leurs facultés mentales restent intactes. Elles sont plus aptes à le servir. Amara secoua de nouveau la tête. Son expérience de l’amour charnel n’était guère étendue, ne consistant qu’en un seul jeune homme à l’Académie qui l’avait éblouie pendant trois glorieux mois avant de mourir dans les incendies qui avaient attiré sur elle l’attention du Premier Duc, et de Bernard. Avec qui elle se sentait glorieuse et belle, et aimée. Elle n’arrivait même pas à concevoir quel effet cela pouvait faire d’accomplir un tel acte de sang-froid, sans le feu de l’amour et du désir pour le réchauffer. D’être tout simplement… utilisée. — Je suis désolée, dit-elle doucement. — Vous n’y êtes pour rien, répondit Rook. (Elle ferma les yeux un moment, puis ses traits commencèrent à se modifier. La transformation ne fut ni rapide ni spectaculaire, mais lorsqu’elle releva les yeux, Amara ne l’aurait jamais reconnue. Elle sortit de l’eau, se sécha et entreprit d’enfiler ses vêtements sombres.) Nous sommes autant en sécurité ici qu’ailleurs dans la ville, comtesse. Le propriétaire sait pour qui je travaille, et il s’est révélé expert dans l’art d’être aveugle et sourd lorsque c’est nécessaire ; mais plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Amara hocha la tête et termina rapidement sa toilette, puis se sécha et ramassa ses « vêtements » écarlates. — C’est plus facile à enfiler par le bas que par le haut, l’informa Rook. Et je ferais mieux de vous aider à mettre ces sandales. Elle s’exécuta, et lorsque Amara eut passé les bracelets autour de ses biceps et baissé les yeux pour se regarder, elle se sentit ridicule. — Très bien, dit Rook. Montrez-moi comment vous marchez. — Pardon ? demanda Amara, interloquée. — Marchez, répéta l’espionne. Vous devez avoir la démarche adéquate si je veux vous faire passer pour une nouvelle esclave de plaisir. — Ah ! Amara traversa la pièce et revint en sens inverse. Rook secoua la tête. — Encore. Et essayez de vous décontracter, cette fois. Amara s’exécuta, de plus en plus gênée. — Comtesse, dit Rook d’un ton franc, il faut que vous bougiez les hanches. Le dos. Il faut que vous ayez l’air d’une esclave tellement conditionnée aux usages qu’on fait d’elle qu’elle les goûte à l’avance. Vous, vous donnez l’impression d’aller au marché. (Elle secoua la tête.) Regardez-moi. Sur ces mots, elle marqua un temps, et sa posture se modifia de façon subtile. Puis elle commença à marcher d’un pas alangui, les yeux mi-clos, un petit sourire indolent sur les lèvres. Elle roulait voluptueusement des hanches à chaque pas, les épaules en arrière et le dos légèrement cambré, et tout dans sa démarche mettait les hommes qui la regardaient au défi de continuer à le faire – ou les y invitant plutôt. Rook fit volte-face et dit à Amara : — Comme ça. Le changement en elle fut saisissant. Un instant, elle avait l’air d’une courtisane dans ses appartements privés en compagnie d’un jeune duc, après une bouteille de vin additionné d’aphrodine. Et l’instant d’après, c’était une jeune femme très professionnelle au charme discret et au regard sérieux. — Tout est une question d’attentes. Attendez-vous à attirer le regard de tous les hommes que vous croisez, et vous le ferez. Amara secoua la tête. — Même habillée… (Elle indiqua sa tenue d’un geste vague.)… comme ça, je ne suis le genre de femme que les hommes aiment regarder. Rook leva les yeux au ciel. — Les hommes aiment regarder le genre de femme qui respire et se balade presque nue. Vous remplissez les conditions requises. (Elle pencha la tête.) Imaginez que ces hommes sont Bernard. Amara la regarda d’un air interloqué. — Quoi ? — Marchez pour eux comme vous marcheriez pour lui, répondit calmement Rook. Un soir où vous n’avez aucune intention de le laisser s’en aller. Amara se surprit à rougir de nouveau. Mais elle se força à passer outre à son embarras, ferma les yeux et essaya de se représenter la situation. Sans ouvrir les yeux, elle traversa la pièce, en imaginant qu’elle se trouvait dans les appartements de Bernard à la garnison de Calderon. — Mieux, dit Rook d’un ton approbateur. Encore. Amara répéta encore plusieurs fois l’exercice avant que Rook soit satisfaite. — Vous êtes sûre que ça va marcher ? demanda doucement la jeune Curseur. Votre plan pour nous faire entrer ? — Il n’y a même pas lieu de se poser la question, répliqua Rook. Je vous ferai entrer sans problème. Je trouverai vos prisonnières. Ce qui va être difficile, c’est de repartir après. Avec Kalarus, c’est toujours comme ça. Bernard frappa à la porte et demanda poliment : — Êtes-vous bientôt prêtes, mesdames ? Amara échangea un regard avec Rook et hocha la tête. Puis elle plaça sa coiffe sur ses cheveux et son faux collier de métal autour de son cou. — Oui, répondit-elle. Nous sommes prêtes. Chapitre 43 On aurait pu croire que s’introduire subrepticement dans la Citadelle d’un Haut Duc d’Aléra, le bastion le plus inexpugnable de son pouvoir, relevait du domaine de l’impossible, songeait Amara. Et pourtant, lorsqu’on avait pour guide l’espionne numéro un de ce même Haut Duc, la tâche était à l’évidence relativement simple. Après tout, Fidélias avait prouvé le même principe seulement quelques années auparavant, lorsqu’il avait amené dame Aquitaine à l’intérieur de la Citadelle du Premier Duc à Aléra Impéria pour sauver ce dernier in extremis, de façon à s’assurer que ce soient elle et son traître d’époux, et non Kalarus, qui prennent la place de Gaius. La politique, décida Amara, faisait vraiment faire des choses douteuses. Une idée qui prenait un aspect dérangeant, vu sa proximité avec le train de pensée exigé par le rôle qu’elle jouait. Vêtue de son costume d’esclave, elle marchait dans les rues de Kalare en roulant des hanches d’un air alangui, les lèvres perpétuellement entrouvertes, les yeux mi-clos, avec une démarche souple qui respirait la décadence. Il y avait une étrange sensualité dans ce mouvement, et même si une partie d’Amara était parfaitement consciente qu’ils se mettaient en danger de mort rien qu’en se déplaçant ainsi à découvert à travers la ville, elle avait repoussé ses capacités d’analyse et de raisonnement à l’arrière de ses pensées. Marcher, du coup, devenait une activité porteuse d’une complaisance voluptueuse, presque érotique, à la fois pleine de douceur féminine et scandaleusement émoustillante. Pour la première fois de sa vie, elle attirait sur son passage de longs regards intéressés et silencieux de la part des hommes qu’elle croisait. C’était une bonne chose. Cela voulait dire que son déguisement était réussi. Et, même si elle osait à peine se l’avouer à elle-même, se voir ainsi l’objet des regards et des désirs lui procurait un plaisir presque enfantin. Par ailleurs, Bernard, portant la tenue et l’équipement simples d’un mercenaire en déplacement, marchait à moins d’un mètre derrière elle, et pour avoir jeté quelques coups d’œil rapides par-dessus son épaule, elle savait qu’il la dévorait du regard plus intensément que n’importe lequel des hommes qu’ils croisaient. Dame Aquitaine avançait devant Amara. Elle avait altéré son apparence grâce à ses talents d’aquafèvre, fonçant la couleur de sa peau pour se donner le teint bruni des habitants de Rhodes, et transformant sa chevelure en vagues de boucles cuivrées exotiques. Hormis la couleur de sa robe, vert émeraude, elle était accoutrée de la même façon qu’Amara. Elle se mouvait avec la même sensualité débauchée et machinale que cette dernière, et le faisait peut-être encore mieux qu’elle. À la tête de leur petite file d’esclaves se trouvait Odiana, vêtue de soie azurée, tout en boucles noires, pâleur de teint et rondeurs suaves. Aldrick la précédait d’un pas énergique, et le grand spadassin dégageait une telle aura menaçante que même dans les rues bondées de Kalare, ils n’étaient jamais ralentis par la foule. Rook marchait à côté de lui, une expression d’ennui sur son visage grave tandis qu’elle les guidait vers la Citadelle. Mais la concentration qu’apportait Amara à son rôle ne l’empêchait pas de remarquer certains détails sur son trajet et d’extrapoler à partir de ses observations. La ville même était, à défaut d’un terme plus exact, un sordide cloaque. Elle n’était pas aussi étendue que les autres grandes villes du royaume, et pourtant sa population était bien plus importante, à l’exception de celle d’Aléra Impéria elle-même. Elle était horriblement surpeuplée. La majeure partie de la ville était dans un état de délabrement avancé, et de miséreuses cabanes avaient remplacé les constructions plus solides d’autrefois, en plus de gagner du terrain tout autour des fortifications de la ville sur des centaines de mètres à la ronde. Le système d’évacuation des ordures était catastrophique, probablement parce qu’il avait été conçu pour une population beaucoup moins nombreuse et n’avait jamais été rénové alors que la ville débordait désormais d’habitants. Toute la ville empestait d’odeurs qui soulevaient le cœur à Amara. Les habitants de la ville présentaient, globalement, l’apparence la plus misérable qui lui ait été donnée de voir chez des êtres humains. Leurs vêtements étaient pour l’essentiel faits de tissus grossièrement filés à domicile, et en mauvais état. Ils vaquaient à leurs occupations avec une mollesse qui dénonçait clairement des années de privations et de désespoir. Des marchands vendaient à la criée des produits miteux disposés sur des couvertures étalées au bord de la rue. Un homme que ses vêtements désignaient comme un Citoyen ou un riche marchand passa, entouré d’une dizaine d’hommes musclés au regard dur, manifestement des gardes du corps embauchés pour cogner. Il y avait des esclaves partout, encore plus abattus que les habitants libres de la ville. Amara n’en avait jamais vu autant. En fait, d’après ce qu’elle pouvait en juger, pratiquement autant d’esclaves que d’hommes libres circulaient dans les rues de Kalare. Et, postés à chaque intersection ou bien passant au pas à intervalles réguliers, il y avait des soldats portant la livrée verte et grise de Kalare. Ou, du moins, il y avait des hommes armés arborant les couleurs de Kalare. Au vu de la négligence avec laquelle ils entretenaient leur apparence physique et leur équipement, Amara était sûre qu’il ne s’agissait pas de véritables légionnaires. Ils étaient en revanche très nombreux, et la déférence et la peur systématiques qu’ils inspiraient, visibles dans le langage corporel de ceux qui passaient près d’eux, indiquait clairement que Kalarus imposait son autorité par la terreur plutôt que par la loi. Cela expliquait également comment les Hauts Ducs de Kalare avaient réussi à amasser une fortune plus importante que celle de n’importe quel autre Haut Duc du royaume, qui égalait celle de la Couronne elle-même : en dépouillant et en exploitant systématiquement et méthodiquement le peuple et les terres de Kalare. Cela durait probablement depuis des centaines d’années. Le dernier quartier de la ville avant la Citadelle elle-même était celui où les ducs les plus puissants de Kalare avaient leur demeure. Ce niveau de la ville était au moins aussi joli que ceux qu’Amara avait pu voir à Riva, Parce et Aléra Impéria ; et l’élégant marbre blanc, les fontaines éclairées par des furies, et l’art exquis de l’architecture formaient un contraste si saisissant avec le reste de la ville que leur vue rendait Amara littéralement malade. L’injustice révélée par ne serait-ce qu’une simple promenade dans Kalare éveilla en Amara une profonde colère, qui menaça d’ébranler sa concentration. Elle lutta pour séparer ses émotions de ses pensées, mais la tâche se révéla presque impossible, surtout après avoir vu le luxe dans lequel vivait l’élite de Kalare aux dépens des habitants non Citoyens de celle-ci. Mais bientôt ils eurent dépassé le quartier des Citoyens, et Rook leur fit emprunter une route nettement moins fréquentée : une longue ruelle toute droite qui montait vers les portes de la forteresse située au cœur de Kalare. Au pied de la pente, les gardes, d’aspect légèrement moins négligé peut-être que leurs homologues dans la ville en dessous, adressèrent un signe de tête à Rook et, d’un geste, la laissèrent passer avec son groupe d’esclaves sans prendre la peine de se lever du banc où ils étaient assis. Après cela, la petite troupe n’eut plus qu’à escalader une longue colline qui menait à la porte principale de la Citadelle. Les couleurs de Kalare battaient au vent sur les remparts, mais le rouge et le bleu de la Maison de Gaius brillaient par leur absence. Amara sentit immédiatement que les gardes à la porte n’avaient rien en commun avec ceux qu’ils avaient vus au pied de la colline ou dans la ville. C’étaient, tous autant qu’ils étaient, de jeunes gens en grande forme physique. Leur armure était délicatement ornée et dans un état impeccable, et ils étaient, dans leur posture et leur attitude, tout aussi soupçonneux et vigilants que n’importe quel garde royal. Alors qu’elle s’approchait avec ses compagnons, Amara remarqua autre chose : l’éclat métallique d’un collier à leur cou. Lorsqu’ils ordonnèrent à Rook et son groupe de faire halte, Amara se trouva assez près pour lire ce qui était gravé dans l’acier : Immortalis. D’autres Immortels de Kalarus. — Madame Rook, dit l’un d’eux, de toute évidence le chef du poste de garde. Bienvenue. Je n’avais pas été prévenu de votre retour. — Centurion Orus, répondit Rook, d’un ton poli mais distant, je suis certaine que Sa Grâce ne ressent guère le besoin de vous informer des allées et venues de ses agents personnels. — Bien sûr que non, madame. Mais je dois vous avouer que je suis surpris de vous voir entrer par ici, plutôt que par litière aérienne sur la Tour. — Je précède Sa Grâce et ses capitaines. J’ai pour ordres de préparer la Citadelle pour une célébration. Les yeux d’Orus se mirent à briller, tout comme ceux des autres Immortels présents. Amara ne vit pas grande trace d’intelligence dans ces yeux. — Sa Grâce est victorieuse au combat ? demanda le centurion. Rook le regarda froidement. — En doutiez-vous ? Orus se mit vivement au garde-à-vous. — Non, madame Rook. — Parfait. Qui est le Tribun de garde en ce moment ? — Son Excellence le comte Eraegus, madame. J’envoie un messager le prévenir de votre arrivée ? — Inutile, répondit Rook en se faufilant devant lui. Je sais où se trouve son bureau. — Oui, madame Rook. Mais le règlement interdit aux serviteurs armés d’entrer dans la Citadelle. (D’un signe de tête, il indiqua Aldrick et Bernard et jeta un coup d’œil contrit à la jeune femme.) Je crains d’être obligé de leur demander de laisser leurs armes ici. — Certainement pas, répondit Rook. Sa Grâce m’a spécialement chargée de la protection de ces esclaves jusqu’à ce qu’il autorise qu’on prenne des libertés avec elles. Orus fronça les sourcils. — Je comprends. Dans ce cas, je serai heureux d’affecter deux de mes gardes à cette fonction. Amara lutta pour conserver sa posture sensuelle et alanguie, ce qui n’était pas chose aisée, sachant qu’elle était presque certaine qu’Aldrick venait de bouger légèrement les pieds afin d’être déjà en position lorsqu’il dégainerait. — Est-ce que ce sont des eunuques ? demanda froidement Rook. Orus la regarda d’un air interloqué. — Non, madame. — Dans ce cas, j’ai bien peur qu’ils ne remplissent pas les conditions requises, centurion. (Rook mit l’accent de façon presque imperceptible sur son rang.) Je vais veiller à éclaircir de ce pas la situation avec le comte Eraegus mais, pour le moment, j’ai mes ordres. Voici les vôtres : restez à votre poste. Le jeune centurion eut l’air grandement soulagé. Il salua Rook avec une parfaite précision et recula pour reprendre son poste. — Toi, lança sèchement Rook à Aldrick. Par là. Les gardes se rangèrent pour les laisser passer, et le groupe d’Amara entra tranquillement dans la Citadelle par la porte principale. — Vite, dit calmement Rook une fois qu’ils eurent laissé les gardes derrière eux et furent entrés dans la petite cour de l’autre côté de la porte. Tant que nous n’aurons pas atteint les derniers étages, il y a trop de risques que quelqu’un me voie et commence à poser des questions. — Quelqu’un vient déjà de le faire, murmura Bernard. — Quelqu’un qui a un cerveau, clarifia Rook. Kalarus a le contrôle total des Immortels, mais les colliers, en contrepartie de l’obéissance parfaite qu’ils fournissent de leur part, ont endommagé leurs capacités à poser des questions ou à prendre l’initiative. Les Immortels ne m’interrogeront pas et ne feront rien contre moi à moins d’en recevoir l’ordre ; mais le personnel et les officiers de Kalarus, si. Ce sont eux qu’il nous faut éviter. Elle accéléra le pas et les mena par un couloir latéral à un grand escalier qui s’élevait en spirale au centre de la Tour. Amara compta cent dix-huit marches avant qu’ils entendent un pas et qu’un gros homme au teint cireux, vêtu d’une livrée excessivement raffinée couverte de taches de vin, apparaisse quatre marches au-dessus d’eux. Il avait les joues grêlées, les cheveux épais et broussailleux, et n’était pas rasé. Il s’arrêta pour les regarder d’un œil scrutateur. — Rook ? demanda-t-il. Amara vit le dos de Rook se contracter, mais la jeune femme ne montra aucun autre signe de nervosité. Elle inclina la tête et murmura : — Sire Eraegus. Bonjour. Eraegus répondit par un grognement, et regarda les autres femmes. Un sourire d’approbation concupiscente se dessina sur ses lèvres. — Tu nous apportes des jouets tout frais ? — Oui. — Joli lot. Quand es-tu arrivée ? — Tard hier soir. — Je ne t’attendais pas si tôt. Amara vit la joue de Rook se creuser d’une fossette alors qu’elle adressait à Eraegus un sourire désarmant. — Nous avons eu de la chance en chemin. Eraegus répondit d’un grognement. — Ce n’est pas ce que je veux dire. Il y avait des rumeurs comme quoi tu avais peut-être été captur… Il s’interrompit brusquement et la dévisagea, juste un instant. Son regard passa ensuite d’elle à Aldrick, puis à l’épée que ce dernier portait à la ceinture, et tout le monde se figea. L’espace d’une terrible seconde, Eraegus regarda vivement autour de lui, puis il s’humecta les lèvres et prit brusquement une profonde inspiration. Le tranchant raidi de la main de Rook s’abattit sur sa gorge avant qu’il puisse donner l’alarme. Eraegus la repoussa avec une violence qui ne pouvait être que le résultat d’une force empruntée à la terre, et fit volte-face pour s’enfuir. Mais il n’avait pas eu le temps de bouger qu’Aldrick lui avait sauté sur le dos, couteau en main. — Stop ! s’exclama Rook à voix basse. Attendez ! Mais elle n’avait pas fini le premier mot qu’Aldrick avait déjà tranché la gorge d’Eraegus. Le gros homme au visage grêlé se contorsionna en tous sens et réussit à repousser Aldrick le dos au mur de pierre de la cage d’escalier. Mais le mercenaire résista au choc, et au bout de quelques secondes Eraegus s’affaissa ; Aldrick laissa son cadavre tomber sur les marches. — Imbécile ! chuchota furieusement Rook. — Il aurait donné l’alerte, gronda Aldrick. — Vous auriez dû lui rompre le cou, par tous les Corbeaux ! répliqua Rook. Nous aurions ainsi pu le remettre dans son bureau, l’asperger de vin et personne n’aurait rien remarqué d’anormal tant que son cadavre n’aurait pas commencé à gonfler. (Elle indiqua les taches de sang d’un geste rageur.) La prochaine ronde va passer ici dans un quart d’heure tout au plus. Ils vont voir tout ça. Et l’alerte sera donnée de toute façon. Aldrick la regarda d’un air renfrogné, puis jeta un coup d’œil à Odiana. — Elle peut nettoyer, dit-il. — Et ainsi déclencher l’alarme, répondit Rook d’un ton furieux. M’avez-vous seulement écoutée lorsque je vous ai parlé des mesures de sécurité ? Quiconque utilise dans la Tour la moindre furie que Kalarus n’a pas autorisée réveillera les gargouilles. J’ai vu les corps de vingt-trois imbéciles différents qui l’avaient fait en dépit de la mise en garde qu’on leur avait donnée. — Alors, vous, faites-le. Vous êtes une aquafèvre, et faites partie des gens de Kalarus. Vous en avez sûrement reçu l’autorisation. Rook plissa les yeux, l’air dangereux. — Kalarus est arrogant, monsieur, mais pas au point d’accorder à ses assassins le libre accès à leurs furies dans sa propre demeure. (La jeune femme marqua un temps, puis ajouta, d’un ton caustique.) Comme on peut s’en douter. — Comme on peut s’en douter ? répéta Aldrick, en élevant la voix sous l’effet de la colère. Alors, on peut également se douter que notre ami ici jouissait d’une force de terrafèvre. Je n’aurais physiquement pas pu lui rompre le cou, mais il aurait rompu le mien si je ne l’avais pas tué du premier coup. Amara s’avança pour s’interposer. — Silence, tous les deux, dit-elle. (Ils se turent. Elle les remercia d’un hochement de tête et poursuivit.) Nous n’avons pas beaucoup de temps. Et aucun à perdre en disputes et en reproches. (Elle adressa un signe de tête à Rook.) Alors, avancez. Rook obtempéra et recommença à monter hâtivement l’escalier, martelant lourdement la pierre de ses bottes. Elle déboucha sur un couloir et le traversa en direction d’une porte ouverte. Suivie d’Amara, elle entra dans un petit bureau. — C’est le bureau d’Eraegus, dit Rook d’une voix tendue. (Elle entreprit de parcourir du regard les papiers étalés sur son secrétaire.) Aidez-moi. Il devrait y avoir un rapport ici de l’endroit où ils retiennent vos Citoyennes. Cherchez tout ce qui pourrait nous indiquer où elles sont. Amara joignit ses efforts à ceux de la jeune femme, feuilletant rapidement rapports, déclarations comptables et autres documents en tous genres. — Là, finit-elle par dire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de couvertures à faire porter dans la volière ? Rook poussa un sifflement. — C’est au sommet de la Tour. Une cage de fer sur le toit. Nous allons devoir passer par les appartements privés de Kalarus. Venez. Elles regagnèrent précipitamment l’escalier et continuèrent leur ascension, suivies des autres, jusqu’au sommet de la Tour, passant de temps en temps devant une étroite ouverture dans le mur. — Attendez, dit Bernard. Écoutez. Tous se figèrent. Amara ferma les yeux et entendit un son, même si les meurtrières qui tenaient lieu de fenêtres étouffaient l’essentiel de ce qu’elle ne pouvait décrire que comme de vagues et distantes sonorités. — Qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonna Bernard tout haut. Rook pâlit brusquement. — Oh ! dit-elle, d’une voix rendue grêle par la panique. Oh ! là, là ! Corbeaux et Furies ! Dépêchez-vous ! — Pourquoi ? demanda fermement Amara, en suivant la jeune femme de près. Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est la fanfare, répondit Rook en bégayant de terreur. Le Haut Duc Kalarus vient juste de rentrer à la Citadelle. — Par tous les Corbeaux ! s’exclama Amara d’un ton rauque. Puis un cri se fit entendre quelque part loin en dessous d’eux dans l’escalier, et les alarmes de la Citadelle de Kalare se mirent à sonner. Chapitre 44 — Gardes ? demanda sèchement Amara. — Six au dernier étage, répondit Rook. Ils vont descendre l’escalier et défendre l’unique accès au toit. — Où se trouvent les prisonnières. Nous sommes obligés de les affronter. — Bien, gronda Aldrick en dégainant son épée. Calderon ? Bernard avait déjà détaché son arc du carquois pendu à son épaule. L’arme était déjà encordée, car il aurait eu besoin de faire appel à sa furie de terre pour avoir la force de le faire. Il encocha une flèche, puis entreprit de monter les marches avec Aldrick. Amara se tourna vers dame Aquitaine. — Pouvez-vous tenir tête à Kalarus ? demanda-t-elle. — Nous sommes chez lui, répondit froidement la Haute Duchesse. Une confrontation ici avec lui ne serait guère sage. — Alors, nous ferions mieux de nous dépêcher, intervint Odiana. Gagner le toit, libérer les prisonnières et partir immédiatement. — Ma fille, protesta Rook d’une voix rageuse. Elle est à l’étage en dessous du poste de garde. — Pas le temps ! insista Odiana. Ils arrivent, maintenant ! — Il va la tuer ! s’écria Rook. Le martèlement de lourdes bottes sur les marches en dessous d’elles commença à se rapprocher avec régularité. — Elle est sans importance ! répliqua Odiana. Seules comptent les prisonnières. Nous avons obtenu ce qu’il nous fallait de l’espionne, comtesse, et il est clairement de votre devoir de… Amara la gifla violemment, arrondissant la main pour rendre le coup plus cuisant encore. Odiana la dévisagea une seconde, visiblement stupéfaite, puis son visage s’assombrit de fureur. — Fermez-la, dit Amara d’un ton calme et froid, en appuyant sur chaque syllabe avec acidité. (Elle se retourna vers dame Aquitaine.) Prenez Odiana avec vous et gagnez le toit. Aidez-les à dégager le chemin, mais pour l’amour des Grandes Furies, n’employez aucun charme furiesque externe à moins d’y être vraiment obligées. Si nous n’avons pas un chemin de repli dégagé lorsque les gargouilles s’éveilleront, aucun de nous ne s’en sortira vivant. Dame Aquitaine hocha brièvement la tête, poussa fermement Odiana pour la faire avancer et toutes deux se remirent à monter les marches à la suite d’Aldrick et de Bernard. Amara se retourna vers Rook et vit que l’espionne la dévisageait avec des yeux écarquillés. Elle lui posa une main sur l’épaule et dit doucement : — Il n’y a pas de temps à perdre. Allons chercher votre fille. Rook cligna des yeux pour en chasser les larmes, puis une expression déterminée apparut sur son visage et elle s’élança dans l’escalier, suivie d’Amara. Elle ouvrit une porte et la passa à la hâte, mais Amara s’attarda un peu en arrière en entendant ferrailler au-dessus d’elle dans l’escalier. Aldrick avait apparemment engagé le combat avec les gardes. Il était probablement l’un des trois ou quatre hommes les plus dangereux au monde avec une épée, et c’était un ancien singulare du Princeps Septimus, ce qui était probablement la raison pour laquelle les Aquitaine avaient retenu ses services au départ. Mais malgré cela, la différence entre un excellent bretteur et un bretteur hors pair comme lui était bien mince ; et six excellents bretteurs étaient tout à fait capables d’écraser Aldrick ex Gladius lui-même. Des cris retentirent au-dessus d’Amara. D’autres leur répondirent d’en dessous, mais il y avait trop d’écho dans la cage d’escalier en pierre pour qu’Amara arrive à les comprendre. Bientôt, cependant, elle n’eut plus à s’interroger : d’autres gardes montaient les marches au pas de course, et ils n’étaient pas loin. Amara poussa un juron. Elle aurait dû s’emparer de l’épée de l’officier qu’ils avaient tué lorsqu’elle en avait eu l’occasion, une fois envolés tous leurs espoirs de dissimuler complètement leur intrusion. — Bernard ! s’écria-t-elle. Son époux apparut, descendant les marches quatre à quatre, son arc à la main. — Ce sont des Chevaliers Ferro Immortels ! lui lança-t-il. Aldrick est en mauvaise posture, et je n’arrive pas à trouver une ligne de tir dégagée ! — Il va être en plus mauvaise posture encore si le reste des gardes arrive dans l’escalier derrière lui, dit Amara. Il faut que tu les retiennes. Bernard hocha brièvement la tête, sans ralentir, et continua à dévaler l’escalier à pas rapides et silencieux. Un instant plus tard, Amara entendit la vibration grave et puissante de son arc, et un cri de douleur. Elle avait envie de hurler de peur, pour son époux, pour elle-même, pour tous ceux qui comptaient sur le succès de cette mission. Mais elle serra les dents et se précipita derrière Rook. Cet étage de la Tour formait un appartement richement meublé, dont l’entrée était un grand bureau et une bibliothèque tout à la fois. Les tapis tissés, les tapisseries, une dizaine de tableaux et plusieurs sculptures étaient tous ravissants ; mais ils étaient rassemblés sans aucun style, ni thème ou caractère commun d’aucune sorte. C’était révélateur du caractère de Kalarus, se dit Amara. Il savait ce qu’était la beauté, mais il ne comprenait pas ce qui en faisait le prix. Sa collection était luxueuse, étendue, composée entièrement de chefs-d’œuvre incontestables et c’était tout ce qui lui importait ; l’enveloppe, le prix, la proclamation de sa richesse et de sa puissance, et non la beauté en elle-même. Kalarus n’aimait pas la beauté. Il en avait simplement l’utilité. Et l’imbécile ne faisait probablement pas la distinction. Amara comprit pourquoi Rook avait choisi de les faire entrer ainsi, avec ces déguisements. Cette incapacité à aller au-delà des apparences constituait le défaut dans le raisonnement de Kalarus, et comme le contrôle qu’il exerçait sur ce qui se passait chez lui était certainement plus serré que celui de n’importe quel autre Haut Duc de la connaissance d’Amara, ses préjugés et ses particularités ne pouvaient que se refléter et se multiplier dans celui-ci, notamment sa tendance à déterminer la valeur de quelque chose en se fondant uniquement sur son apparence. Tout le monde dans cette Citadelle était habitué à voir de nouvelles esclaves amenées pour distraire le personnel. On se désintéressait vite d’un groupe comme le leur, et on l’oublierait encore plus vite. Ou du moins, cela aurait été le cas si Aldrick n’avait pas égorgé Eraegus. Rook fronça les sourcils en s’approchant de la porte qui menait à la pièce suivante. Elle l’ouvrit d’une simple pression, et parcourut du regard une sorte de salon ou d’antichambre étroite. Comme la pièce plus grande qu’elles venaient de quitter, celle-ci était luxueuse, et pourtant dépourvue du genre de chaleur qui en aurait fait plus qu’une simple pièce. Rook s’approcha d’un lambris tout simple en bois coûteux et y donna un coup ferme du plat de la main. Une fente apparut dans le lambris, et Rook tira sur une section de bois qui dissimulait un espace de rangement. Elle en sortit promptement une paire d’armes : un glaive de taille standard et de facture toute simple, et une épée plus longue de duelliste. Elle en tendit les poignées à Amara, qui prit la plus courte des deux armes en disant : — Gardez l’autre. Rook la regarda : — Vous souhaitez vraiment que je sois armée, comtesse ? — Si vous aviez l’intention de nous trahir, Rook, je pense que vous en auriez déjà amplement eu l’occasion. Gardez-la. Rook hocha la tête et prit la lame revêtue de son fourreau dans sa main gauche. — Par ici, comtesse. Il n’y a plus que son boudoir et sa salle de bains à cet étage. La porte suivante s’ouvrit sur une chambre à coucher au moins aussi spacieuse que le bureau, avec un lit de la taille d’un petit voilier. Des armoires en bois dur sculpté à la main avaient été laissées négligemment ouvertes, révélant, par dizaines, les vêtements les plus raffinés qu’Aléra avait à offrir. Dame Placida était assise par terre, les mains calmement posées sur les genoux, une expression de dignité et de défi sur le visage. Elle ne portait qu’une fine chemise de nuit blanche, et un cercle de fer grossier lui enserrait le cou, attaché à une lourde chaîne qui était elle-même fixée aux pierres de la cheminée. Elle faisait face à la porte lorsque celle-ci s’ouvrit, le regard dur et méprisant, et cligna des yeux avec stupeur en voyant entrer Amara et Rook. — Maman ! s’écria une petite voix joyeuse, et une fillette de cinq ou six ans traversa la pièce en courant. Rook se baissa pour la prendre dans ses bras avec une exclamation étouffée, et la serra dans ses bras. — Comtesse Amara ? dit dame Placida d’un ton étonné. La Haute Duchesse rousse se releva, mais fut immédiatement retenue en arrière par la chaîne, dont la longueur était calculée de façon qu’il lui soit impossible de se tenir complètement debout. — Votre Grâce ! murmura Amara, en lui adressant un bref hochement de tête. Je suis venue… — Comtesse, la porte ! s’écria dame Placida. Mais elle n’avait pas terminé ces mots que la lourde porte de la chambre s’était déjà refermée bruyamment derrière elles, avec une violence et une irrévocabilité qui ne pouvaient être que le résultat d’une intervention furiesque. Amara fit volte-face et essaya de la rouvrir, mais la clenche refusa de tourner, et elle ne put même pas ne serait-ce qu’ébranler la porte dans ses gonds. — Elle est bloquée, dit dame Placida en soupirant. N’importe qui peut l’ouvrir de l’extérieur mais… Amara se retourna vers elle. — Je suis venue… — Me sauver, à l’évidence, acheva la Haute Duchesse en hochant la tête. Et ce n’est pas trop tôt. Ce porc de Kalarus va revenir dans la journée. — Il est arrivé il y a quelques minutes, répondit Amara en traversant la pièce pour s’approcher d’elle. Le temps nous est compté, Votre Grâce. — Amara, quiconque me sauve du petit boudoir sans âme de cet imbécile a gagné le droit de m’appeler Aria, répliqua dame Placida. Mais nous avons un problème. (D’un geste, elle indiqua la chaîne fixée au collier autour de son cou.) Ce n’est pas une serrure. La chaîne a été mise en place par charme furiesque. Il faut la casser, et si vous levez les yeux… Amara obtempéra, et découvrit quatre formes de pierre qui la regardaient intensément, monstrueuses silhouettes bestiales taillées dans la roche, perchées sur chacune des colonnes situées aux quatre coins de la pièce. Ces gargouilles devaient bien peser plusieurs centaines de kilos chacune, et Amara savait que même si elles n’étaient pas beaucoup plus rapides qu’un être humain, elles étaient tellement plus lourdes et puissantes qu’elles étaient mortellement dangereuses pour quiconque se mettait en travers de leur chemin. Il était impossible de bloquer le coup incroyablement puissant d’une gargouille. On pouvait s’écarter de son chemin ou se retrouver écrasé. Il n’y avait pas d’autre solution. — D’après mon hôte, poursuivit dame Placida, les gargouilles sont dressées à s’animer si elles détectent un effort de furifèvrerie de ma part. (Elle tordit la bouche en une grimace amère et jeta un regard lourd de sens à Rook et la petite fille.) Par ailleurs, il m’a assuré que je ne serais pas leur première victime. Amara pinça durement les lèvres. — La charogne, dit-elle. (D’autres cris et hurlements leur parvinrent de l’escalier central, à peine audibles à travers l’épaisse porte.) Il est en train de monter, si on en juge par ce qu’on entend. — Alors, votre équipe n’a pas beaucoup de temps devant elle, répondit dame Placida. Il va faire reculer ses hommes et inonder de feu l’escalier. Ça ne le dérangera pas de sacrifier quelques-uns de ces pauvres malheureux à collier si cela veut dire qu’il peut réduire en cendres une équipe de Curseurs de la Couronne. Amara toussota. — En fait, rectifia-t-elle, je suis la seule Curseur. Voici Rook, dernièrement à la tête des Corbeaux de Sang de Kalarus. Elle nous a aidés à arriver jusqu’ici. Dame Placida haussa brusquement ses fins sourcils d’un roux doré, mais son regard passa de Rook à l’enfant, et la compréhension se peignit sur son visage. — Je vois, dit-elle. Et qui d’autre ? — Le comte de Calderon, Invidia d’Aquitaine et deux de ses agents. Dame Placida écarquilla les yeux. — Invidia ? Vous vous moquez de moi. — Je crains que non, madame. La Haute Duchesse prit un air calculateur. — Il y a peu de chances qu’elle n’ait pas une idée derrière la tête en faisant cela, comtesse. — Je sais, répondit Amara. Seriez-vous en mesure de gérer les gargouilles si l’enfant ne faisait pas partie de l’équation ? — Je suppose qu’il y a au moins une chance que j’y arrive, sinon Kalarus n’aurait pas eu besoin de prendre cette mesure supplémentaire. (Dame Placida regarda de nouveau l’enfant, leva la tête vers chacune des statues, et finit par dire :) Oui. Je peux m’occuper d’elles. Mais nous sommes à l’étroit ici. Je n’aurai pas beaucoup de temps pour agir ; et je ne peux guère me battre si je suis enchaînée au sol. Amara hocha la tête, en réfléchissant à toute vitesse. — Alors, ce que nous devons faire, dit-elle, c’est déterminer exactement quel sera votre premier charme. — Un qui me libérera, me mettra en position d’anéantir rapidement les gargouilles, et vous permettra également de sortir de la pièce pour éviter que je vous tue toutes les deux du même coup. Et n’oublions pas que Kalarus va se lancer écumant après moi s’il se rend compte que je suis libre. — J’ai l’espoir que dame Aquitaine et vous serez capables de neutraliser ses furies le temps que nous nous échappions. — C’est vrai que Gaius a toujours préféré avoir des optimistes dans les rangs de ses Curseurs, dit dame Placida d’un ton pince-sans-rire. Je suppose que vous avez quelque brillante idée derrière la tête ? — Eh bien ! je ne sais pas si elle est brillante, mais j’en ai une, répondit Amara. (Elle jeta un coup d’œil à Rook derrière elle pour s’assurer qu’elle écoutait aussi.) Le temps manque, et je vais vous demander à toutes les deux de m’accorder un peu de votre confiance. Voici ce que je veux faire. Chapitre 45 La nuit tomba, noire et dense sous le linceul de nuages orageux des ritualistes. L’obscurité rendait les cris de guerre des Canims encore plus terrifiants, et Tavi pouvait sentir la peur primitive et inextinguible de leurs crocs et de leurs gueules affamées monter en périphérie de sa conscience. Aucune lampe-furie n’éclairait le rempart qu’il longea en courant pour regagner sa position au-dessus des portes, et la bande orange formée par le soleil couchant à l’horizon était la seule source de lumière. Tavi ne voyait pas assez bien les hommes sur le rempart pour distinguer leur expression, mais, en passant devant eux, il perçut une certaine agitation et remarqua qu’ils étaient globalement beaucoup plus minces que la plupart des vétérans. Le primipile avait laissé la cohorte de poissons sur le rempart. — Marcus ? demanda Tavi en arrivant au centre du rempart. — Monsieur, grommela une silhouette sombre à côté de lui. — Tout est en place ? — Oui, monsieur. Nous sommes prêts. — Les hommes connaissent le signal ? — Oui, monsieur, répliqua Marcus d’une voix tendue. C’est ce que ça veut dire quand je dis qu’on est prêts, monsieur. Tavi faillit rétorquer hargneusement, mais retint sa langue, et resta debout en silence sur le rempart tandis que la lumière continuait à baisser. Des tambours résonnèrent à l’extérieur. Des cors retentirent. La nuit tomba, voile d’obscurité percé seulement de fulgurations écarlates. Puis le silence se fit brusquement. — Ils arrivent, souffla Tavi. Des hurlements s’élevèrent dans les airs, de plus en plus forts. Le sol se mit à trembler. — Préparez les lampes-furies ! aboya Tavi. (L’ordre fut répété par les chefs de division de part et d’autre de lui sur le rempart. Un éclair lui révéla une masse de Canims en armures noires qui s’approchait des portes, et il lança :) Lampes-furies, maintenant ! Une dizaine de grosses lampes, pendues à l’extérieur des murs par des chaînes, un mètre cinquante en dessous du rempart, s’embrasèrent brusquement. Elles illuminèrent d’une froide lumière bleue le sol devant le rempart, permettant aux défenseurs aléréens d’y voir quelque chose tout en éblouissant les attaquants canims. — Engagez le combat ! cria Tavi, et les légionnaires formèrent aussitôt des équipes de deux, archer et porteur de bouclier. Des flèches se mirent à pleuvoir sur les guerriers canims lourdement cuirassés ; mais cette fois, beaucoup de ces derniers portaient en plus de pesants boucliers de métal rouge, et les projectiles n’eurent que peu d’effet. Puis les lourds javelots meurtriers s’abattirent sur les légionnaires qui se tenaient entre les merlons. Un archer prit une seconde de trop pour viser et un des projectiles le transperça de part en part, ressortant dans son dos tandis que la force de l’impact le faisait tout bonnement tomber des remparts pour s’écraser sur le pavé de la cour. Un autre légionnaire n’avait pas bien fixé son bouclier sur son bras, et lorsqu’il fut heurté par un javelot, son bord supérieur partit en arrière, cognant l’homme au visage et lui démettant l’épaule dans un craquement de cartilages. — Là, finit par dire Tavi, en indiquant du doigt un groupe serré de Canims qui arrivait sur deux rangs. Leur premier bélier. Préparez la poix. — Préparez la poix ! hurla Marcus. Le bélier arriva sur les portes et les heurta une fois. Les hommes postés au-dessus versèrent alors la poix sur les attaquants, mais il se passa quelque chose d’étrange : aucun hurlement de douleur ne s’éleva. Tavi se risqua à regarder par-dessus les créneaux, l’espace d’une seconde mortellement dangereuse. Un long tronçon de bois, pas plus large de diamètre que la jambe de Tavi, gisait fumant sous la poix renversée, mais il était bien trop léger pour avoir été un véritable bélier. Les Canims devaient l’avoir abandonné après un seul coup assené par souci de mise en scène. C’était un leurre, comprit Tavi. Un deuxième groupe s’élança en avant, composé de plusieurs Canims protégés par une sorte de dais fait de leurs boucliers qui se chevauchaient, et se rua sur les portes. Tavi serra les dents. Même s’ils avaient eu plus de poix à disposition, celle-ci se serait peut-être révélée inutile face à ce toit qui protégeait le bélier. Excellent. Le bélier s’écrasa sur les portes, assez fort pour ébranler le rempart sous les bottes de Tavi. Puis de nouveau, en moitié moins de temps qu’il n’en aurait fallu à une équipe d’Aléréens pour revenir à la charge. « Boum, boum, boum. » Le coup suivant s’accompagna d’un craquement sec et soudain lorsque l’une des planches des portes céda. — Ça y est ! s’exclama Tavi. La cour ! Les légionnaires qui attendaient dans la cour s’éloignèrent aussitôt des portes au pas redoublé, en direction du pont, en suivant une rangée unique de lampes-furies largement espacées. Au même moment, d’autres grappins volèrent par-dessus le rempart, traînant des chaînes après eux, et alors que les portes commençaient à céder, d’autres Canims en armure atteignirent le mur sous couvert d’une pluie de javelots. — Ils ont percé ! lança sèchement Marcus. À l’extérieur, les cors canims commencèrent à sonner la charge, et les guerriers en armure noire s’écartèrent en nombre pour laisser la voie libre vers les portes aux troupes de conscrits. Ces derniers s’élancèrent en avant par milliers, en une vague massive de crocs et de muscles. — Reculez ! hurla Tavi. Reculez ! Le dernier madrier des portes céda, et les Canims poussèrent un rugissement. Tavi et les légionnaires postés sur le rempart descendirent hâtivement de celui-ci en une fuite éperdue et terrifiée. Un jeune soldat trébucha, rata plusieurs marches et s’étala dans la cour. Un sifflement aigu se fit entendre, et il poussa un brusque cri de souffrance. Deux de ses camarades le relevèrent et entreprirent de le traîner entre eux. — Allez ! hurla Tavi en poussant à moitié les légionnaires qui passaient devant lui pour leur faire descendre plus vite les marches, tout en scrutant le chaos et l’obscurité pour vérifier que personne n’était resté en arrière. Allez, allez, allez ! — Ce sont les derniers ! lança Marcus. Ensemble, ils regagnèrent précipitamment la cour et entreprirent de la traverser au pas de course. Au bout de cinq ou six pas, Tavi put sentir une chaleur inconfortable à travers les semelles de ses bottes ferrées. Il entendit les portes s’écraser derrière lui, et les Canims pousser un hurlement de triomphe. À côté de lui, Marcus cria, et Tavi le vit tomber. Un javelot canim l’avait touché à la jambe, s’enfonçant dans son mollet juste en dessous du genou. Le primipile réussit à tomber sur son bouclier, évitant ainsi de toucher le pavé et d’y grésiller comme une tranche de lard, à l’instar du malheureux légionnaire qui était tombé quelques secondes auparavant. Il tenta d’arracher l’arme de sa jambe, mais la pointe devait en avoir touché l’os. Il ne réussit pas à la retirer. Tavi s’arrêta en dérapant et revint le chercher. Un javelot fit jaillir des étincelles du pavé à un ou deux mètres de lui. Il attrapa Marcus par le bras et le souleva presque complètement du sol. Le primipile poussa un cri de douleur entre ses dents serrées et reprit sa course en boitillant aussi vite qu’il le pouvait, jusqu’à ce que, en désespoir de cause, Tavi le hisse complètement sur une de ses épaules avant de se remettre en route. En arrivant à l’extrémité opposée de la cour, le jeune homme distingua les silhouettes des Chevaliers Aeris accroupis sur les toits. Un vent soudain s’abattit sur la cour, soufflant en rafale sur les portes et déviant tout autre tir canim. Tavi regarda par-dessus son épaule et vit les conscrits qui s’étaient précipités par les portes que les guerriers avaient ouvertes se mettre soudain à pousser des hurlements de douleur alors que leurs pieds nus touchaient les pavés chauffés de la cour. Toute tentative de repartir à contre-courant de leur propre vague d’assaut aurait été aussi futile que d’essayer de remonter une cascade. Leurs congénères en folie affluaient par milliers par les portes qu’avaient enfoncées les guerriers, et fendaient l’air de leurs cris. Certains Canims essayèrent désespérément d’échapper aux pavés brûlants en sautant sur des maisons, des magasins et d’autres bâtiments tout autour de la cour. Mais ils étaient de plus en plus nombreux à entrer à flot, et, en quelques secondes, il n’y eut plus nulle part où se réfugier. Les Canims tombaient, ne succombant à la souffrance de leurs pieds brûlés que pour voir celle-ci doublée, triplée lorsque leur chair tout entière entrait en contact avec le pavé. Parallèlement, les bourrasques de vent soufflaient dans leurs yeux, leurs oreilles, leur nez, et la confusion régnante transforma l’assaut en un chaos de morts et de mourants. Et pourtant, les Canims affluaient toujours dans la cité, désormais fous de rage, assoiffés de sang, marchant sur les corps brûlés ou encore grésillant de leurs camarades morts ou agonisants pour échapper aux pavés brûlants. Ils orientèrent leur course vers le pont, et Tavi les vit commencer à charger. Il baissa la tête et fonça, flanqué de Chevaliers Aeris qui se déplaçaient de toit en toit pour rendre les Canims les plus proches aveugles à la présence de Tavi et des quelques légionnaires à la traîne. Tavi eut l’impression de mettre une éternité à parcourir les quelques centaines de mètres qui le séparaient du pont d’Élinarc et des défenses que les terrassiers y avaient construites. Avec de la glaise prise dans le lit de la rivière, ceux-ci avaient construit à l’aide de leurs furies une série de cinq murs régulièrement espacés sur toute la longueur du pont, ne laissant dans chacun qu’une ouverture à peine assez large pour laisser passer deux hommes de front, puis les avaient noyés sous un torrent de feu furiesque jusqu’à ce que la glaise prenne en cuisant une consistance presque aussi dure et solide que la pierre. À l’extrémité sud du pont se trouvait une autre barrière du même genre, celle-ci aussi large que les remparts de la ville eux-mêmes. Tavi et les Chevaliers Aeris qui le couvraient s’engouffrèrent à travers ces défenses toutes neuves tandis que les Canims, rendus furieux par les pavés brûlants, se ruaient après eux. — Guérisseur ! hurla Tavi. Foss apparut, et Tavi lui jeta presque le primipile dans les bras. Puis, au pas de course, il repartit vers le mur et monta les marches grossières qui y avaient été creusées pour gagner les remparts improvisés. Max et Crassus y attendaient avec la Première Cohorte de la Première Aléréenne, déjà en position avec les autres Chevaliers Aeris répartis sur la longueur du rempart. Les derniers aérifèvres rejoignirent leurs compagnons à la suite de Tavi. Max et Crassus avaient tous deux l’air épuisé, et Tavi savait que le charme de feu qu’ils utilisaient pour chauffer les pavés était extrêmement fatigant. Mais s’ils avaient l’air à bout de forces, le jeune et maigre Chevalier Ignus aux cheveux roux à côté d’eux semblait, lui, carrément moribond. Il était assis le dos au rempart, les yeux dans le vide, frissonnant dans la fraîcheur vespérale. Ehren sortit de l’ombre, brandissant toujours l’aigle noirci de la légion. Tavi lui adressa un hochement de tête, et son ami planta l’étendard dans un trou que les terrassiers avaient prévu à cet effet dans le mur en pisé. Il restait assez de lampes-furies en ville pour permettre à Tavi de voir les Canims qui chargeaient, bondissant par-dessus les toits avec une grâce inhumaine, leurs yeux rouges étincelant dans l’obscurité presque complète. Leurs hurlements devenaient de plus en plus forts. Tavi les regarda d’un œil impassible, jusqu’à ce que le plus proche d’entre eux se trouve à moins de cinquante mètres du pont. — Prêt, dit-il alors doucement à Max. Son ami acquiesça et posa une main sur l’épaule de Jens. Tavi essaya de compter les Canims qui arrivaient, mais la lumière changeante – tantôt fournie uniquement par les lampes-furies, tantôt également par les éclairs rouges stroboscopiques et dansants – rendait la tâche impossible. Plus de mille, peut-être même deux ou trois fois ce nombre. Il attendit encore quelques instants, afin de donner à l’ennemi le temps de lâcher le plus de troupes possible dans la ville. — Bien, finit-il par dire à voix basse. La poêle à frire, c’est fini. Place au feu. — Faites lever le vent ! ordonna Crassus. Avec ses Chevaliers Aeris, il se retourna vers l’ennemi qui approchait et souleva un vent fort et constant. — Jens, dit Max au jeune ignifèvre, tu peux lâcher. Jens s’affaissa avec un gémissement, comme un homme subitement assommé par un coup à la nuque. Et toute la partie sud de la ville devint un énorme brasier. L’imagination de Tavi lui fournit la vision des boîtes et des tonneaux remplis de fine sciure, manufacturée exprès par des volontaires à travers toute la ville et tout le campement des civils au cours des jours précédents, entreposée dans tous les récipients qu’ils avaient pu trouver et généreusement répandue, en outre, dans tous les bâtiments. Dans chaque récipient se trouvait une lampe-furie mise en place par Jens, et chacune des minuscules furies de feu avait été soumise à la volonté de ce dernier, qui les avait empêchées de s’allumer dans la sciure fine et volatile. Lorsqu’il avait relâché son emprise, des centaines de petites furies s’étaient soudain retrouvées libres de n’en faire qu’à leur tête, et tous les récipients de sciure s’étaient violemment embrasés. Les bâtiments au sol couvert de sciure s’étaient enflammés comme des torches, et les vents violents commandés par les Chevaliers de Crassus, en plus d’attiser les feux, les rendant de plus en plus chauds, les repoussaient en direction des flots d’ennemis qui approchaient. Tavi regarda les Canims mourir de manière atroce, dévorés par les flammes, pris au piège entre les murs de pierre de la ville. Certains d’entre eux avaient peut-être survécu, supposait-il. Mais même avec le vent qui maintenait l’incendie à l’écart du pont, la chaleur qui s’en élevait chauffait inconfortablement le visage de Tavi. Le brasier faisait entendre un énorme rugissement, couvrant le grondement intermittent des coups de tonnerre dans le ciel, les hurlements des Canims agonisants et les cris de triomphe des Aléréens qui regardaient tomber leurs terrifiants ennemis. Tavi laissa les choses durer cinq ou dix minutes. Puis il fit un signe à Crassus, et le Chevalier Tribun et ses aérifèvres s’affaissèrent avec soulagement, relâchant leurs efforts. Un long silence tomba sur les remparts, rompu seulement par le rugissement étouffé des flammes et, de temps en temps, la plainte aiguë du bois torturé alors que les bâtiments en feu s’effondraient. Tavi ferma les yeux. Il pouvait distinguer, à peine audible sous le crépitement des flammes, un autre son : les longs hurlements lugubres et enragés des Canims pleurant leurs morts. — Repos, dit Tavi, sans s’adresser à personne en particulier. Maximus, Crassus, allez prendre un peu de nourriture et de repos avec vos gens. Il va falloir quelques heures à ces feux pour s’apaiser assez pour les laisser passer. Mais lorsqu’ils pourront le faire, ils vont être furieux. Crassus le regarda avec étonnement, et sa voix fut lourde de dépit lorsqu’il demanda : — Vous ne croyez pas que cela va les avoir convaincus d’aller voir ailleurs ? — Nous leur avons coûté beaucoup de vies, répondit Tavi. Mais pas parmi leurs meilleurs éléments. Ils peuvent se le permettre. Crassus se rembrunit mais hocha la tête. — Que fait-on maintenant, alors ? — Maintenant, vous mangez et vous vous reposez. Nous avons encore un pont à défendre. Et faites monter quelque chose pour la cohorte aussi. — Bien, monsieur, répondit Crassus. Il salua, puis entreprit de donner des ordres à ses hommes qui descendirent du rempart. Quelques instants plus tard, plusieurs poissons arrivèrent, munis de pots de tisane aux épices et de pain frais, et sur un signe de tête de Tavi, les vétérans allèrent se chercher à boire et à manger auprès d’eux. Tavi en profita pour longer le rempart jusqu’à son extrémité. Il se hissa dans un créneau, s’y assit en laissant pendre ses pieds dans le vide, et appuya la tête contre un merlon. Il entendit Max approcher. — Ça va ? demanda son ami. — Va manger un peu. — Foutaises. Parle-moi. Tavi garda un instant le silence, puis répondit : — Peux pas. Trop tôt. — Calderon… Tavi secoua la tête. — Laisse tomber, Max. Nous avons encore du travail devant nous. Max répondit par un grognement. — Lorsqu’on aura fini, on ira se saouler. Tu parleras à ce moment-là. Tavi se força à sourire. — Seulement si c’est toi qui paies. Je sais quelles quantités tu peux boire, Max. Son ami émit un grognement amusé, puis s’éloigna du rempart, laissant Tavi à ses pensées. Le stratagème de ce dernier avait provoqué la mort de peut-être une demi-légion de Canims en les attirant dans ce brasier ; mais les bâtiments en flammes éclairaient la campagne au-delà des murs, et la masse gigantesque de Canims qui se dirigeaient vers le fleuve : à première vue, il était impossible de dire que l’ennemi avait essuyé la moindre perte. La froide et pesante réalité des nombres assaillit implacablement les pensées de Tavi. Il savait déjà avant que l’armée canime surpassait numériquement les Aléréens, mais les nombres mentionnés par écrit, sur une carte tactique ou lors de l’élaboration d’un plan étaient bien différents lorsqu’ils étaient appliqués à un ennemi réel, physique et dangereux, qu’on pouvait voir arriver sur soi. En regardant ces milliers de Canims, tous en vue et en mouvement pour la première fois, Tavi découvrit sous un tout nouveau jour l’ampleur de la tâche que les Aléréens avaient devant eux. Ce constat l’emplit d’une fatigue pernicieuse et pleine d’amertume. Au moins avait-il réussi à gagner quelques heures de repos pour ses hommes. Pour ce que ça valait. Sauf pour ceux qui étaient déjà morts, bien sûr. Ceux-là avaient maintenant toute l’éternité pour se reposer. Tavi resta assis un moment à regarder brûler la moitié de la ville qu’il défendait. Il se demanda combien de foyers et de commerces il venait de détruire. Combien de générations de richesses et de connaissances durement acquises il avait sacrifiées. Combien de biens de famille et d’artefacts irremplaçables il avait réduits en cendres. Il n’aurait su dire exactement quand il s’endormit, mais quelque chose de froid sur son visage le réveilla. Il releva brusquement la tête, et grimaça en découvrant qu’il avait la nuque tout ankylosée de l’avoir appuyée contre le merlon en pisé, et les muscles courbatus. Il se frotta la nuque de la main, cligna plusieurs fois des yeux et entendit un petit clapotement. Puis un autre. De l’eau froide lui toucha la joue. Des gouttes. Tavi leva les yeux vers les nuages menaçants, et la pluie commença à tomber de manière plus intense, rapidement à torrents, crevant les nuages qui l’avaient retenue si longtemps pour s’abattre en rideaux si épais que Tavi devait régulièrement recracher l’eau qui lui emplissait la bouche. Le sang du jeune homme ne fit qu’un tour, et il se releva précipitamment. — Aux armes ! hurla-t-il. Toutes les cohortes en position ! La pluie battante s’abattit sur la ville en feu et commença à éteindre les flammes. Des nuages de vapeur et de fumée s’en dégagèrent en tourbillons qui, avec la pluie, cachaient complètement l’ennemi aux regards. Une fois de plus, les cors canims retentirent. Des cris se firent entendre au milieu de la pluie torrentielle, couverts par le bruit de l’averse. Des bottes martelèrent le pavé. Tavi serra les dents et frappa le merlon du poing. Les vétérans sur le rempart se mirent brusquement en mouvement, sanglant leur bouclier et encordant leur arc, qui serait pratiquement inefficace avec la pluie. À mesure que les feux s’éteignaient, les silhouettes des hommes sur le rempart devenaient plus sombres. — Lumières ! lança Tavi aux hommes en dessous sur le pont. Montez-nous des lampes, vite ! L’un des légionnaires sur le rempart poussa un cri et, faisant volte-face, Tavi aperçut des silhouettes cuirassées de noir, presque invisibles dans l’obscurité, qui s’élançaient vers eux à une vitesse incroyable. Tavi se retourna pour ordonner à plus d’hommes d’aller défendre la « porte » de fortune dans le mur, une simple arche à peine assez large pour laisser passer deux hommes debout, et bien étroite pour un Canim. Ce faisant, il heurta un vétéran qui courait se mettre en position avec son arc, et tous deux glissèrent sur le rempart inondé d’eau. Sans cela, ils auraient péri avec les autres. Alors même que les légionnaires prenaient leur position de combat, un vrombissement se fit entendre, suivi d’une série de petites détonations. Un jet de sang gicla d’un vétéran à un mètre de Tavi, et l’homme s’effondra sans un cri. Plus loin sur le rempart, d’autres connurent le même sort. Quelque chose transperça un bouclier et tua le vétéran qui se trouvait derrière. L’un des archers fut pris d’une brusque convulsion, puis s’écroula. La tête d’un autre partit si brusquement en arrière que Tavi entendit distinctement sa nuque se briser. L’homme s’effondra à côté de lui, la tête ballottant d’un côté, les yeux ouverts et fixes. Une flèche en métal barbelé aussi épaisse de diamètre que le pouce et l’index de Tavi réunis dépassait de son casque. Sous le regard effaré de Tavi, un filet de sang coula en serpentant d’un des yeux aveugles du légionnaire et se trouva presque aussitôt délayé et effacé par la pluie. Quelques secondes plus tard, Tavi entendit de nouveau le même vrombissement, et des cris retentirent sur le pont en dessous de lui. Puis, avec un terrible rugissement, Nasaug bondit à travers la minuscule ouverture avec une aisance et une agilité terrifiantes, brandissant sa lame de guerre recourbée. Le Maître de Guerre canim tua trois légionnaires avant qu’aucun de ces derniers ait le temps de réagir, leur brisant les os, son sabre énorme traversant même leur armure en acier, et tranchant la chair à nu avec une terrible efficacité. Il para le coup d’estoc que lui portait un autre légionnaire, attrapa d’une main le bord du bouclier de celui-ci et, d’un geste simple et net, l’envoya valser dans les airs cinq mètres plus loin ; le légionnaire tomba par-dessus le parapet du pont, en hurlant, dans le fleuve en dessous. Nasaug repoussa encore deux autres légionnaires, puis fit voler en éclats, à coups de pieds rapides, les lampes-furies qu’on avait apportées sur le rempart, plongeant toute la zone dans le noir. À la lumière des éclairs rouges de plus en plus fréquents, Tavi vit d’autres Canims entrer derrière Nasaug, semblant presque plier en deux leur long corps maigre pour passer l’ouverture. Le vétéran à côté de Tavi se redressa et leva son arc pour viser Nasaug. — Non, s’écria Tavi. Restez à terre ! Un vrombissement se fit entendre, et un autre carreau métallique s’enfonça dans les reins du légionnaire, le transperçant de part en part pour ressortir de deux ou trois centimètres hors de son plastron. L’homme s’effondra avec un gémissement étranglé avant de pousser faiblement, une seconde plus tard, un cri de pure terreur en entendant les grondements féroces des Canims s’élever dans le noir. Les légionnaires combattirent les guerriers dans les ténèbres cauchemardesques rompues seulement par les éclairs couleur de sang. Aléréens et Canims hurlaient de rage, de défi, de terreur et de douleur. Tavi resta figé. S’il se relevait, les tireurs qui lançaient ces carreaux d’acier meurtriers le tueraient ; mais l’assaut canim avait été si soudain et si terrible que Tavi était déjà isolé des légionnaires en contrebas. S’il redescendait sur le pont, il affronterait seul les Canims, armé uniquement de son glaive. Il ne se rappelait pas avoir dégainé celui-ci, mais ses doigts lui faisaient mal tant il en serrait fort la poignée, tout en essayant éperdument de trouver un moyen de s’en sortir. C’est alors que la silhouette indistincte d’un Canim cuirassé de noir, dont les yeux reflétaient les éclairs rouges dans l’obscurité, entreprit de monter les marches qui menaient au rempart. Tavi savait que la créature allait le repérer en quelques secondes. Son heure venait juste d’arriver. Chapitre 46 Tavi n’avait nulle part où fuir, nulle part où se cacher, et s’il ne faisait rien, il allait tout bêtement se faire tuer. Alors, lorsque le Canim monta les marches, Tavi se jeta avec un hurlement de terreur et de rage contre le corps cuirassé de son ennemi, avec toute la violence et la témérité dont il était capable. Il heurta le poitrail du Canim de plein fouet. Le poids de son armure et son élan furent plus que suffisants pour triompher du Canim surpris, et bien que celui-ci soit beaucoup plus grand que lui, il réussit à le repousser dans l’escalier et à l’envoyer s’écraser lourdement sur la surface pavée du pont. Avant que le Canim ait eu le temps de se ressaisir, Tavi assena des coups répétés de sa tête casquée sur son nez et son museau sensibles, puis leva son épée, une main crispée sur la poignée et l’autre à mi-hauteur de la lame, et l’enfonça de toutes ses forces dans la gorge du Canim. Soit il ne toucha aucun des organes vitaux de ce dernier, soit la créature était trop robuste pour savoir lorsqu’elle était censée mourir. Dans un effort désespéré, le Canim saisit Tavi d’une main et l’envoya voler loin de lui. Tavi alla s’écraser contre le parapet du pont, mais son armure amortit le plus gros du choc, et il se remit debout au moment même où le Canim blessé se relevait, les crocs découverts, avec un grognement terrible. — Capitaine ! appela une voix, et une gerbe de feu fleurit dans la nuit, faisant soudain jaillir du sol entre Tavi et le Canim un rideau de flammes. À la lumière de celui-ci, Tavi eut juste le temps de distinguer les traits de son adversaire – le Canim grisonnant qui lui avait rapporté l’arme même qu’il venait d’employer contre lui – avant que des Chevaliers Aeris se posent tout autour de lui. Leur atterrissage fut brutal, et ils n’avaient pas encore touché le sol que Nasaug se retourna pour jeter sur eux l’une de ces piques en acier que Tavi avait examinées la veille. Le projectile toucha l’un des jeunes Chevaliers au genou avec une telle force que sa jambe se déroba sous lui et qu’il tomba à terre. Crassus atterrit à côté de Tavi et, avec un grognement d’effort, projeta un serpentin de feu sur le Canim le plus proche. Bien qu’affaiblie par la pluie dense, la flamme fut assez chaude pour forcer le Canim à s’arrêter, et cela suffit. Deux Chevaliers Aeris attrapèrent Tavi par les bras et, sous la conduite de Crassus, s’envolèrent dans le ciel. Un éclair révéla Nasaug qui lançait une autre de ses piques sur Crassus, mais le jeune Chevalier Tribun la dévia adroitement d’un coup d’épée, avant de guider les Chevaliers Aeris encore plus haut, hors de portée des armes de jet. Mais pas hors de portée de ces carreaux d’acier meurtriers. D’autres cordes se détendirent en vrombissant en dessous d’eux, et l’un des Chevaliers qui portaient Tavi poussa un grognement et tomba dans le vide, disparaissant dans l’obscurité. Le seul autre Chevalier qui tenait Tavi faillit le laisser tomber, et le jeune capitaine vit tout tourner en vrille autour de lui. Puis Crassus apparut pour prendre la place du Chevalier abattu, et le groupe d’aérifèvres exténués atterrit au deuxième poste de défense, à une centaine de mètres de l’extrémité sud du pont. Les quelques heures qui suivirent se présentèrent comme un énorme brouillard d’obscurité, de froid et de désespoir. Deux cohortes entières avaient pratiquement été annihilées lors du terrible assaut initial. La Première Cohorte avait été complètement anéantie, taillée en pièces par les carreaux d’acier, et submergée par les guerriers canims menés par Nasaug. La Neuvième avait tenté de se jeter dans la confusion pour refermer la brèche à l’extrémité du pont, mais n’avait réussi, dans l’obscurité presque totale, qu’à se faire massacrer par les troupes de Nasaug. Près d’une centurie avait réussi à battre en retraite jusqu’à la position défensive la plus proche, mais les quatre cinquièmes de la cohorte avaient péri sur le pont. Même les blessés qui réussissaient à revenir vers les guérisseurs n’obtenaient guère d’aide auprès de ceux-ci, débordés. Il n’y avait tout simplement pas assez d’aquafèvres, et des hommes qui auraient survécu à leurs blessures en d’autres circonstances étaient morts en attendant leur tour. Près de six cents Aléréens étaient tombés. Cela avait pris sept ou huit minutes au total. Tavi se rappelait avoir hurlé des ordres, échangé frénétiquement questions et réponses avec ses centurions. Il n’y avait pas assez de lumière. Les Canims détruisaient toutes les lampes qu’ils pouvaient trouver sur leur chemin ou à portée de tir, et il y avait peu de lampes-furies disponibles après le piège que Tavi avait tendu du côté sud du village. Par deux fois encore, Tavi se retrouva face à d’énormes guerriers canims dans le noir presque total, et dut se battre simplement pour pouvoir reculer et rester en vie. Les Canims se rendirent maîtres des deux positions défensives suivantes, puis ce fut à ceux, des guerriers canims ou des terrassiers aléréens – ces derniers dans une tentative désespérée pour faire s’effondrer le pont – qui atteindraient les premiers l’arche centrale. Dans l’obscurité et la confusion régnante, les Canims remportèrent la course. Avec une frustration et une terreur impuissantes, Tavi regarda Nasaug lui-même sauter d’un bond par-dessus les fortifications beaucoup plus basses au sommet du pont, tuer cinq ou six Aléréens qui tentaient de défendre le rempart, et commencer à faucher les légionnaires en fuite. Tavi savait que si les Canims n’étaient pas arrêtés dès cet instant, ils profiteraient de l’élan qu’allait leur donner la descente de l’autre moitié du pont d’Élinarc pour fracasser les lignes de défense restantes et foncer dans la partie nord de la ville et sur les civils qui y étaient réfugiés. Sans trop savoir comment, il réussit à réunir un groupe compact d’hommes devant le dernier rempart dressé sur le pont, pendant que les Chevaliers Aeris de Crassus, épuisés, s’alignaient sur le bas mur d’enceinte de la ville derrière eux. Tavi fit amasser du mobilier pris dans la ville derrière eux en deux énormes piles, les arrosa d’alcool, et demanda à Max d’y mettre le feu puis d’entretenir la flamme avec un charme d’ignifèvre, afin de fournir de la lumière aux légionnaires. Les Chevaliers jetèrent une violente bourrasque au visage des Canims, à la fois pour protéger les feux et aveugler leurs ennemis dans la pluie torrentielle, et une charge rugissante heurta de plein fouet l’avance canime. Du haut du rempart, Tavi regarda les légionnaires affronter les guerriers au corps à corps en un combat désespéré et exténuant ; mais dans l’espace restreint du pont, une fois l’élan des Canims stoppé et l’obscurité rompue par les feux, l’avantage revint aux légionnaires parfaitement coordonnés, disciplinés et poussés par l’énergie du désespoir. Pas à pas, en un combat sanglant, ils repoussèrent leurs ennemis inhumains jusqu’à ce que ces derniers ressautent par-dessus le rempart pour prendre à leur tour une position défensive. Tavi ordonna aux légionnaires de regagner le dernier rempart du pont, de peur qu’ils soient abattus par les arbalétriers canims s’ils restaient à découvert. Et pour une heure environ, le combat cessa. Tavi se laissa tomber à terre derrière l’ultime rempart et resta assis là un moment. Il arracha son casque et leva le visage vers le ciel pour boire la pluie. Cela faisait plusieurs heures que celle-ci tombait de moins en moins fort, lentement mais sûrement. Elle rendait la fraîcheur nocturne franchement inconfortable, et Tavi était régulièrement parcouru de frissons. — Capitaine ? demanda Ehren d’une voix douce. (Tavi ne l’avait pas entendu approcher.) Ça ne va pas ? — Je suis fatigué, c’est tout, répondit Tavi. — Tu devrais te mettre à l’abri de la pluie. Manger quelque chose de chaud. — Pas le temps. Ils voient dans le noir. Pas nous. Ils nous attaqueront de nouveau avant l’aube. J’ai besoin que madame Cymnea rassemble toutes les lampes-furies sur lesquelles elle peut mettre la main, tout le bois qui peut brûler, et jusqu’à la dernière goutte d’alcool qu’on peut trouver dans la ville. Nous en aurons besoin pour allumer des feux afin que les hommes puissent y voir quelque chose. Valiar Marcus est en train de compter les soldats. Demande à Foss le nombre de morts et de blessés, et relaie l’information au primipile. Ehren fronça les sourcils mais acquiesça. — D’accord. Mais après ça… — Après ça, l’interrompit Tavi, prends les deux chevaux les plus rapides que tu peux trouver, et sauve-toi de là. Ehren garda le silence. — C’est ton devoir, poursuivit calmement Tavi. Le Premier Duc a besoin de savoir de quoi ces ritualistes sont capables. Et de voir ces espèces d’arbalètes que les Canims utilisent. Et… (Il secoua la tête.) Dis-lui que nous allons trouver un moyen de détruire le pont. D’une manière ou d’une autre. Et transmets-lui mes excuses pour n’avoir pas réussi à le conserver intact. Il y eut un autre moment de silence. Puis Ehren dit : — Tu ne peux pas me demander de m’en aller comme ça en laissant mes amis derrière moi. — Si. Et fais-le rapidement. Sauve-toi aussi vite que tu le peux. (Tavi se releva et remit son casque. Puis il posa la main sur l’épaule d’Ehren et plongea son regard dans le sien.) Si Gaius n’est pas au moins mis au courant, nous aurons fait tout cela pour rien. Ne laisse pas cela arriver. La pluie plaquait les cheveux du petit Curseur sur son crâne. Il finit par baisser la tête et acquiesça. — D’accord. Tavi lui serra l’épaule avec gratitude. Il aurait au moins réussi à faire sortir un de ses amis vivant de cette pagaille. — Allez, file. Ehren lui adressa un faible sourire et un salut bâclé, puis tourna les talons et s’en fut à la hâte. Quelque part dans l’obscurité, non loin de Tavi, Max fit calmement remarquer : — Il a raison, tu sais. Tavi sursauta, pris par surprise, et jeta un regard noir vers l’endroit d’où s’était élevée la voix de son ami. — Par les Corbeaux, Max ! Tu m’as fichu une de ces frousses ! J’ai bien dû perdre dix ans de ma vie. Avec un grognement railleur, Max rétorqua : — À t’entendre, j’ai l’impression que tu ne penses pas en avoir l’usage, de toute façon. — Tu devrais manger un morceau, dit Tavi. Te reposer. On va avoir besoin de tes talents de furifèvre rapidement. Pour toute réponse, Max sortit un bol en céramique de sous sa cape et le tendit à Tavi. Le récipient était si brûlant que le jeune homme put en sentir la chaleur à travers ses gants, mais lorsque le fumet de l’épais ragoût parvint à ses narines, les exigences soudaines de son estomac eurent raison de sa prudence, et il vida le bol d’un trait, en prenant à peine le temps de mâcher la viande. Max avait un autre bol pour lui, et il se joignit à Tavi. — Bien, dit enfin ce dernier. Je ferais sans doute mieux de… — Marcus s’occupe de l’organisation. Il a dit que tu devrais manger un morceau. Et rester assis une minute. Alors, détends-toi. Tavi commença à secouer la tête en signe de refus et à se lever malgré les objections de son ami, mais son corps perclus de douleurs l’empêcha de faire plus que se redresser contre le mur. — On est dans de sales draps, dit-il doucement. N’est-ce pas ? Max acquiesça. — Jamais vu pire. Soudain, si proches qu’ils les firent sursauter, leur parvinrent le grondement éperdu d’un Canim furieux et des clapotements frénétiques. Le bruit ne s’était même pas évanoui que Max avait dégainé son épée et regardait vivement autour de lui. — Par les Corbeaux ! qu’est-ce… Tavi n’avait pas bougé. — C’est dans le fleuve en dessous de nous, dit-il. Max haussa un sourcil. — Ça ne devrait pas nous inquiéter qu’ils fassent traverser des troupes à la nage ? — Pas particulièrement. Ils essaient depuis la tombée de la nuit. Ils n’ont pas encore réussi à atteindre la rive de notre côté. Max prit un air perplexe. — Des furies d’eau ? — Tu crois que je laisserais les guérisseurs perdre leur temps avec quelque chose comme ça ? — Tu es trop malin pour ton propre bien, Calderon, gronda Max. — Des requins, lui expliqua Tavi. — Quoi ? — Des requins. De grands poissons avec de grandes dents. Max regarda son ami avec surprise. — Des poissons ? — Mmm. Attirés par le sang dans l’eau. La Tribun Cymnea a fait le tour des bouchers du camp et de la ville, et a versé le sang récolté dans le fleuve. Les requins ont remonté la piste depuis la mer. Par centaines. Maintenant, ils s’en prennent à tout ce qui met le pied dans l’eau. (Tavi indiqua le fleuve d’un geste vague.) Un vieux pêcheur qui travaille là m’a dit que ç’avait même attiré un jeune léviathan. Un petit, douze mètres de long, environ. Max poussa un grognement. — Des poissons. Tôt ou tard, ils finiront par être repus, et les Canims réussiront à faire traverser une troupe d’assaut. Tu devrais me laisser envoyer certains de mes cavaliers patrouiller sur le rivage. — Pas la peine. Si un Canim réussit à traverser, Kitaï le repérera. — Ah ouais ? Elle est toute seule, Calderon. Qu’est-ce qu’elle sait faire dont ne sont pas capables cinquante de mes hommes ? — Elle voit dans le noir. Max ouvrit la bouche, puis la referma. — Oh ! — Et puis, ajouta Tavi, si elle n’était pas là-bas, elle serait ici. Max exhala bruyamment. — Ouais. Toujours malin. — Pas toujours, le contredit Tavi. (Il put entendre l’amertume dans son ton.) Nasaug m’a bien eu. — Comment ça ? — J’ai cru qu’il ne retardait son attaque que pour faire les pieds à Sarl. Ce n’était pas du tout ça. Sarl a été assez bête pour ordonner un assaut majeur sur les remparts alors qu’il restait une heure de jour. Nasaug a réussi à retarder cette attaque jusqu’à la tombée de la nuit, qui donnerait un atout de taille à ses guerriers. Il a forcé les portes, puis s’est arrangé pour que les troupes dont il pouvait le plus aisément se passer absorbent les pertes dues à notre piège de feu. (Tavi secoua la tête.) J’aurais dû deviner ce qu’il était en train de faire. — Quand bien même, rétorqua Max, ça n’aurait rien changé. — Et ces espèces d’arbalètes. (Tavi sentit son ventre se nouer au souvenir de tous les hommes que ces carreaux avaient tués.) Pourquoi ai-je été trop paresseux pour envisager la possibilité qu’ils aient autre chose que des javelots pour combattre à distance ? — Parce qu’ils n’ont jamais rien utilisé d’autre. Personne n’aurait pu anticiper ça. C’est la première fois qu’on voit de telles armes. — Il n’empêche. — Non, répliqua Max. Par les Corbeaux, Calderon ! Tu as fait infiniment plus que ce que n’importe qui aurait pu attendre de toi. Probablement plus que ce que tu aurais dû pouvoir faire. Cesse de te faire des reproches. Ce n’est pas toi qui as fait venir les Canims ici. Dans l’obscurité, un autre hurlement de Canim se fit entendre depuis le fleuve. Tavi eut un rire las. — Tu sais ce qui m’énerve le plus ? — Quoi donc ? — Lorsque j’étais sur la rive, que ces Canims arrivaient sur moi et que ces lions ont émergé de l’eau, l’espace d’une seconde… (Tavi secoua la tête.) J’ai cru que c’était peut-être quelque chose que j’avais fait. Que c’était peut-être mes furies. Que peut-être je n’étais pas… Il sentit sa gorge se serrer, une boule s’y former qui l’empêcha de parler. Quelque part dans le noir, la voix de Max s’éleva doucement. — Père ne m’a jamais laissé manifester une furie. Sous forme de créature, tu sais ? Comme le chien de pierre de ton oncle ou le faucon de feu de dame Placida. Mais il ne m’a jamais rien appris sur l’aquafèvrerie, et, dans la bibliothèque, il y avait ce vieux livre d’histoires, avec un lion d’eau comme ça dedans. Alors… J’ai pratiquement appris tout seul à me servir des furies d’eau. Et comme il n’était pas là, elles ont pris la forme de ce lion. Je l’ai appelé Androclès. (Tavi ne pouvait en être certain dans l’obscurité, mais il crut voir Max rougir.) Je me suis retrouvé un peu solitaire, lorsque ma mère est morte. — Crassus a dû lire le même livre. — Ouais. Marrant. Je n’aurais jamais cru avoir quoi que ce soit en commun avec lui. (Max passa avec nervosité d’un pied sur l’autre.) Je suis désolé. Que ça n’ait pas été ce que tu espérais. Tavi haussa une épaule. — Ne t’inquiète pas, Max. Peut-être est-il temps que je cesse de rêver d’avoir mes propres furies, et que je me mette à vivre. J’en désire depuis si longtemps, mais… tes furies ne changent rien, n’est-ce pas ? — Pas là où ça compte, répondit Max. Pas à l’intérieur. Mon père m’a toujours dit que les furies d’un homme ne font que magnifier ce qu’il est déjà. Un imbécile avec des furies reste un imbécile. Un homme bien avec des furies reste un homme bien. — Le vieux Killian a essayé de me dire quelque chose du même genre. Le jour de notre épreuve finale de combat. Plus j’y repense, plus je me dis qu’il essayait de me faire comprendre qu’il y a plus important au monde que les furies. Plus important dans la vie que ce que je pourrais faire avec elles. — C’était loin d’être un imbécile, dit Max. Calderon, je sais tout ce que tu as accompli. Je te dois la vie, en dépit de toute ma furifèvrerie. C’est toi qui es resté debout au bout du compte. Et c’est encore plus vrai pour Gaius. Tu as tué assassins et monstres tout seul. Tu as défié un chef militaire canim sans armes ni furies pour te protéger, et je ne connais personne d’autre capable de faire ça. Ce piège que tu as tendu au sud de la ville a eu raison de plus de Canims en une heure que les légions n’en ont tué en dix ans. Et je ne sais toujours pas comment tu as fait pour arrêter leur charge ; je pensais que nous étions fichus. Et tu as fait tout cela sans la moindre furie. (Il administra un léger coup de poing sur l’épaule de Tavi.) Par tous les Corbeaux ! tu es un véritable héros, Calderon. Furies ou non. Et tu es un capitaine-né. Les hommes croient en toi. Tavi secoua la tête. — Qu’est-ce qu’ils croient ? — Plein de choses. Ils pensent que tu dois cacher de formidables talents de furifèvre pour avoir survécu à ce coup de foudre. Et peu d’entre eux ont vraiment compris ton plan avec la sciure et les lampes-furies. Ils t’ont seulement vu faire un geste de la main, et toute la moitié sud de la ville s’est embrasée. Tu as réussi à survivre en combattant à l’attaque qui a coûté la vie à la Première Cohorte tout entière et certains de ces vétérans étaient des ferrofèvres presque assez puissants pour être Chevaliers. (Un autre hurlement de Canim se fit entendre dans le fleuve, plus lointain.) Je peux te garantir qu’en ce moment même la rumeur circule que tu as des furies dans le fleuve qui tuent des Canims. — Je n’ai rien fait de tout ça, Max. Ils croient un mensonge. — Foutaises, répliqua Max avec sérieux. Tu as fait toutes ces choses, Tavi. Tu as parfois eu de l’aide. Ç’a parfois demandé beaucoup de travail. Ça n’a fait intervenir aucune furie, mais c’est toi qui as fait tout ça. (Max désigna la ville de la tête.) Ils savent ce qu’il y a là-bas. N’importe quel homme sensé courrait se réfugier dans les collines. Mais au lieu de ça, ils sont remontés. Prêts à se battre. Depuis le début, tu te bats à leurs côtés. Tu as affronté les Canims avec tes tripes pour seule arme, et tu leur as fichu une sacrée trempe. Les hommes te suivront, Calderon. — Tu as vu cette armée, Max. Tu sais ce qui nous attend encore là-bas. Et nous sommes épuisés, acculés, et à court de ruses. — Hé ! C’est comme ça que ça marche, la foi. Plus la situation est grave, plus la foi d’un homme peut le porter loin. Tu leur as donné de quoi croire. Cette déclaration causa un vague écœurement à Tavi. — Il faut qu’on abatte le pont, Max. Il faut qu’on amène nos terrassiers en haut du pont pour qu’ils puissent le démolir. — Je croyais qu’on manquait de terrafèvres, fit remarquer son ami. — Si je peux me permettre de te le rappeler, répondit Tavi, le Pavillon possède un assez grand nombre d’employées qui ont une certaine expérience en terrafèvrerie. Max le regarda d’un air interloqué. — Mais ce sont des danseuses, Calderon. Des, euh, courtisanes professionnelles. — Qui ont pratiqué la terrafèvrerie chaque jour de leur vie professionnelle, répliqua Tavi. Je sais, la maçonnerie, ce n’est pas la même chose, mais tu m’as toujours dit que l’énergie utilisée pour toute application de furifèvrerie peut être reportée sur d’autres usages du même don. — Eh bien, oui ! mais… Tavi haussa un sourcil. — Mais quoi ? — Porter tout un groupe de légionnaires au comble de l’excitation est une chose. Altérer un ouvrage de maçonnerie lourde en est une autre. — Je les ai fait s’entraîner. Ce ne sont pas vraiment des terrassiers, mais le charme n’est pas très compliqué. C’est de la démolition. Tout ce dont les terrassiers ont vraiment besoin, c’est de puissance pure de terrafèvre, et ça, les danseuses en ont. Si on peut les amener, elles et les terrassiers, en haut du pont, ils peuvent le démanteler. — C’est un gros si, fit calmement remarquer Max. — Oui. Max baissa la voix, comprenant soudain. — Quelqu’un va devoir retenir les Canims pendant qu’ils travaillent. Lorsque le pont d’Élinarc s’effondrera, ce quelqu’un finira soit dans le fleuve, soit piégé sur la moitié sud du pont. Tavi hocha la tête. — Je sais. Mais il n’y a pas moyen de faire autrement. Ça va nous coûter cher, Max. Il faut qu’on tienne toute la nuit. Même si on y arrive, on va essuyer de lourdes pertes en repoussant les Canims à travers nos propres défenses. Peut-être assez pour briser le moral de nos troupes. — Fais un peu confiance à tes hommes, dit Max. Comme je te l’ai dit, ils ont la foi. Surtout les poissons. Ils se battront jusqu’au bout. — Quand bien même, nous ne réussirons peut-être pas. C’est peut-être impossible. — Il n’y a qu’un moyen de le savoir. — Et si c’est possible, ajouta Tavi, ceux qui retiendront les Canims mourront. (Il garda le silence un moment, puis reprit :) Je prendrai leur tête. Et demanderai des volontaires. — C’est du suicide, fit doucement remarquer Max. Tavi hocha la tête. Puis il frissonna de nouveau. — Est-ce qu’il y a quoi que ce soit que tu puisses faire contre cette pluie, par hasard ? Max regarda le ciel en plissant les yeux. — Elle n’est pas furiesque. Un furifèvre assez puissant pourrait y faire quelque chose, je pense. Mais pour cela, il faudrait qu’il soit dans le nuage même, et avec ces choses qui flottent dans le ciel… — Je vois. La peste soit de cette pluie. Sans elle, ils seraient encore en train d’attendre que la ville ait fini de brûler. Sans elle, nous pourrions bâtir un énorme feu sur le pont et le laisser les retenir tout seul jusqu’au lever du soleil. Max acquiesça d’un grognement : — Ce que je ne donnerais pas pour avoir vingt ou trente Chevaliers Ignus en ce moment, plutôt que tous ces aérifèvres. Ces milliers de Canims, tous coincés sur ce pont étroit. Avec un groupe solide d’ignifèvres, on pourrait transformer ces chiens en petit bois. Une idée traversa l’esprit de Tavi, si soudaine qu’il laissa son bol échapper de ses doigts brusquement gourds, et se briser sur le pavé du pont. — Calderon ? dit Max d’un ton interrogateur. En proie à une réflexion intense, Tavi l’interrompit d’un geste de la main, forçant ses méninges fatiguées à s’activer pour étudier son idée et ses possibilités. Ça pouvait marcher. Corbeaux et Tonnerre ! ça pouvait marcher. — Il me l’a dit, s’entendit-il dire d’un ton stupéfait. Par tous les Corbeaux ! il m’a dit exactement où les frapper. — Qui ça ? demanda Max. — Nasaug. (Tavi sentit un large sourire se dessiner soudain sur ses lèvres.) Max, il faut que je parle aux hommes. Va chercher ton frère et tous les Chevaliers Aeris que nous avons, et dis-leur de me rejoindre à l’extérieur des fortifications. Ils vont avoir besoin de s’entraîner. Max le regarda d’un air éberlué. — S’entraîner à faire quoi ? Tandis que le vent apportait à ses oreilles les hurlements des Canims postés sur le pont d’Élinarc, Tavi jeta un regard noir aux épais nuages orageux, avec leur pluie glaçante et leurs éclairs écarlates, et répondit : — Un vieux truc de Romain. Chapitre 47 — Vous êtes sûre que ça va marcher, Exploitante ? demanda doucement Giraldi. Le centurion avait traîné le lit de la chambre pour le placer à côté de la baignoire de soin, et Isana y était allongée, la main toujours liée à celle d’Ombre. L’épée de l’esclave était posée dans son fourreau le long du corps de l’aquafèvre. Isana referma les doigts sur la poignée de l’arme. — Oui. — Faire un charme furiesque pendant que vous dormez, dit Giraldi. (Son ton était réprobateur.) Ç’a l’air dangereux. — Ombre a réussi à établir le contact avec moi lorsque je somnolais, répondit l’aquafèvre. Si je suis endormie, comme lui, j’ai une chance de renouer le contact. — Il n’est pas en train de faire un somme, Exploitante. Il est en train de mourir. — Raison de plus pour tenter le coup. — Même si vous y arrivez, dit encore Giraldi, est-ce que ça va faire une différence maintenant ? Même s’il décide qu’il veut vivre, il y a une limite à ce que cela peut faire pour le sauver. — Vous ne le connaissez pas comme je le connais, répondit doucement Isana. Il a plus de volonté que n’importe qui de ma connaissance. À part une personne, peut-être. — Et si sa volonté est de mourir ? insista Giraldi. Je ne peux pas laisser cela vous arriver, Isana. Isana entendit sa voix crépiter d’une fougue soudaine. — Lui non plus. Il a simplement besoin qu’on le lui rappelle. (Elle se tourna vers le centurion.) Pas d’interruption. Giraldi serra les dents et hocha brièvement la tête. — Bonne chance, dit-il. Isana reposa la tête sur son oreiller et ferma les yeux, sans cesser de se concentrer sur son charme d’eau. Elle se raccrocha à cet objectif aussi fort qu’elle put. Son épuisement manqua de ruiner sa concentration, mais seulement l’espace d’un bref et vertigineux moment. Puis… Puis elle se retrouva à Calderon. Vingt ans plus tôt. Lors de cette nuit terrible. Cette fois, cependant, ce n’était pas son rêve. Elle se vit, plus jeune, se hâtant dans la nuit, le ventre arrondi par sa grossesse, le souffle coupé par la douleur. Sa petite sœur Alia marchait à côté d’elle, la soutenant par un bras tandis qu’elles avançaient en trébuchant. Araris les accompagnait, tantôt devant, tantôt à côté et tantôt derrière elles, ses yeux vifs et étincelants à l’affût. Au loin, des explosions de lumière dans le ciel nocturne imprimaient les contours des arbres et des collines sur la rétine d’Isana en formes noires éblouissantes. De là où elle se trouvait, les clameurs des deux armées qui s’affrontaient, Légion Royale contre horde marate, rappelaient le déferlement des vagues sur un rivage à la marée haute. Isana suivait le rêve en témoin silencieux et invisible, mais la conscience de choses qu’elle ne pouvait pas savoir traversait ses pensées. Elle était impressionnée par la cadence que son alter ego plus jeune avait réussi à maintenir, et certaine que cela n’avait pas suffi à distancer le moindre pisteur barbare. Ils avaient déjà contourné deux positions ennemies – ce qui fut un choc pour Isana, qui n’en avait rien su à l’époque – et à l’occasion d’une de ses rapides excursions hors de vue d’Isana et de sa sœur, Araris avait tué sans bruit un Marat qui se tenait en embuscade, ce dont il n’avait jamais fait mention. Elle vit soudain l’Isana de cette époque perdre brusquement l’équilibre et tomber avec un cri, en agrippant son ventre arrondi. — Par les Corbeaux ! jura-t-elle, essoufflée. Par tous les Corbeaux ! Je crois que le bébé arrive. Alia fut immédiatement à ses côtés pour l’aider à se relever, et échangea un regard incertain avec Araris. Celui-ci s’approcha précipitamment. — Vous en êtes sûre ? Isana regarda la jeune femme qu’elle avait été se convulser sous l’effet d’une nouvelle contraction douloureuse, et cracher un torrent de jurons digne d’un centurion vétéran. Il lui fallut un moment pour reprendre son souffle, puis elle répondit d’une voix haletante : — Relativement sûre, oui. Araris hocha brièvement la tête et regarda autour de lui. — Alors, il nous faut trouver un abri. Il y a une grotte non loin d’ici. Il regarda autour de lui un moment, pesant manifestement ses options. Le rêve se figea. — Ç’a été ma première erreur, dit une voix à côté d’Isana. Ombre se tenait là, déguenillé, défiguré, tout dans son apparence dénonçant un homme terrassé par les épreuves et le temps. — Ombre ? demanda doucement Isana. L’esclave secoua la tête, les yeux pleins d’amertume. — Je n’aurais jamais dû vous laisser là. Le rêve reprit son cours. Araris disparut dans la nuit. Il arpenta les bois comme une ombre pendant trois ou quatre minutes, jusqu’à ce qu’il repère le trou sombre que dessinait l’entrée de la grotte. Puis il tourna les talons et revint en courant vers Alia et Isana. En approchant, il perçut soudain la présence d’un autre chasseur marat, invisible dans l’ombre, à moins de trois mètres des deux jeunes femmes. Il porta aussitôt la main à sa ceinture et au couteau qui y était accroché, mais ses gestes parurent d’une extrême lenteur à Isana. Le Marat se leva de sa cachette, l’arc à la main, flèche à tête d’obsidienne déjà encochée sur la corde. Par l’intermédiaire du souvenir qu’avait gardé Ombre de la scène, Isana comprit que le Marat avait vu les cheveux dorés d’Alia, éclat incongru de couleur plus claire parmi les ombres. Il avait visé la jeune fille parce qu’il la distinguait plus aisément. Araris lança son couteau. Le Marat relâcha sa flèche. Le couteau d’Araris s’enfonça jusqu’à la garde dans l’œil du chasseur, qui bascula en arrière, mort avant de toucher le sol. Mais la flèche qu’il avait décochée toucha Alia avec un bruit sourd. La jeune fille exhala brutalement et tomba à quatre pattes. — Par les Corbeaux ! gronda Araris, et il finit de les rejoindre. Il resta là debout un moment, hésitant. — Ça va, dit Alia. (Elle avait la voix tremblante, mais se releva, la robe tachée de sang quelques centimètres en dessous d’un bras.) Ce n’est qu’une coupure. (Elle ramassa un bout de hampe brisée, empennée des plumes de corbeau qui indiquaient les projectiles marats.) La flèche s’est cassée. Elle devait avoir un défaut. — Laissez-moi voir, dit Araris en plissant les yeux pour examiner la blessure. Il se maudit de ne pas mieux maîtriser les arts de la guérison, mais la plaie ne saignait pas beaucoup, pas assez pour faire craindre que la jeune fille sombre dans l’inconscience. — Araris ? appela Isana d’une voix crispée par la douleur. — Elle a eu de la chance, répondit-il brièvement. Mais nous devons nous cacher tout de suite, ma Dame. — Je ne suis pas votre dame, répondit Isana, par réflexe. — On ne la changera pas, dit Alia en soupirant, sur un ton d’enjouement forcé. Allons-y alors. Cachons-nous. Araris et Alia aidèrent Isana à gagner la grotte. Cela leur prit bien plus longtemps qu’Araris ne l’aurait souhaité, mais Isana tenait à peine sur ses jambes. Cependant, ils atteignirent enfin l’excavation, un des nombreux refuges que les éclaireurs de Septimus avaient créés dans l’éventualité que des éléments de la légion aient besoin d’un abri contre les violentes tempêtes furiesques de la région, ou contre les dures rafales de pluie hivernale qui descendaient en hurlant de la Mer de Glace. L’entrée de la grotte, cachée par d’épaisses broussailles, donnait d’abord sur un tunnel en forme de S qui empêcherait toute lumière de trahir leur présence. Puis le tunnel ouvrait sur une petite salle, grande peut-être comme deux tentes de légionnaire standard. Un petit renfoncement pour allumer un feu y était déjà creusé, rempli de combustible. Un discret petit cours d’eau, qu’on avait dévié pour le faire couler à l’arrière de la grotte, ruisselait en murmurant sur le mur du fond pour se jeter dans un petit bassin peu profond avant de s’enfoncer sous le sol pour continuer sa course. Alia aida Isana à s’allonger par terre à côté du feu, qu’Araris alluma avec un effort routinier d’ignifèvrerie mineure. Il alluma également d’un mot les lampes-furies, qui se mirent à rougeoyer discrètement. — Pas de tapis de couchage, je le crains, dit-il en ôtant sa cape écarlate pour la glisser, roulée en forme d’oreiller, sous la tête d’Isana. La douleur rendait le regard de la jeune femme vitreux. Elle se convulsa sous l’effet d’une énième contraction, et serra les dents pour retenir un hurlement de souffrance. Le temps s’écoula comme il le fait dans les rêves, à la fois à une lenteur infinie et à une vitesse vertigineuse. Isana ne gardait elle-même que peu de souvenirs de cette nuit-là, en dehors des cycles réguliers et interminables de douleur et de terreur. Elle n’avait aucune idée précise du temps qu’elle avait passé dans cette grotte toutes ces années auparavant, mais, hormis pour aller rapidement masquer les traces de leur passage à l’extérieur, Araris avait veillé sur elle chaque minute de chaque heure. Quant à Alia, elle était restée assise à côté de sa sœur, lui humectant le front avec un mouchoir humide. — Sire Chevalier, finit par dire Alia, il y a quelque chose qui ne va pas. Araris serra les dents et la regarda. — Qu’est-ce que c’est ? Isana eut le souffle coupé. Elle n’avait aucun souvenir de cette discussion. La dernière fois qu’elle se rappelait avoir vu sa sœur, c’était à travers un rideau de larmes, alors qu’Alia lui passait ce linge humide sur les yeux pour éponger ses pleurs et sa transpiration. — Le bébé, expliqua Alia. (Elle se mordit la lèvre.) Je crois qu’il se présente mal. Araris dévisagea Isana, avec une expression d’impuissance. — Qu’est-ce qu’on peut faire ? — Elle a besoin d’aide. Une sage-femme, ou un guérisseur qualifié. Araris secoua la tête. — Il n’y a pas une seule exploitation dans toute la vallée de Calderon, pas avant l’arrivée des nouveaux Exploitants l’année prochaine. — Les guérisseurs de la légion, alors ? Araris regarda la jeune fille droit dans les yeux, avant de répondre : — Si le moindre d’entre eux avait survécu, il serait déjà ici. Alia le dévisagea avec surprise, le front plissé par la perplexité. — Monsieur ? — Seule la mort a pu empêcher mon suzerain de rejoindre votre sœur, expliqua calmement Araris. Et s’il est mort, cela signifie que les forces marates ont écrasé la légion, qui est morte avec lui. Alias ne put que rester à le dévisager, et sa lèvre inférieure se mit à trembler. — Mais… ? — Pour l’heure, les Marats contrôlent la vallée, reprit doucement Araris. Des renforts de Riva et d’Aléra Impéria vont arriver, probablement d’ici à la fin de la journée. Mais pour l’instant, ce serait du suicide que de quitter cet endroit. Il nous faut rester ici jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il est sans danger de sortir. Une autre contraction s’empara de la jeune Isana, et elle l’endura en haletant, les dents serrées sur une longueur de cuir torsadée taillée dans la ceinture du singulare, même si elle était trop affaiblie par toutes ces heures de travail pour crier très fort. Alia se mordit de nouveau la lèvre, et une expression hagarde passa dans les yeux d’Araris alors qu’il regardait Isana, incapable de faire quoi que ce soit pour elle. — Alors… (Alia redressa les épaules et leva le menton. Ce fut là une vision qui fendit le cœur d’Isana : l’effort manifeste d’une enfant pour faire preuve de courage et son échec presque aussi manifeste à y parvenir.) Nous allons devoir nous débrouiller tout seuls. — Oui, répondit calmement Araris. Alia hocha lentement la tête. — Dans ce cas… avec votre aide, je crois que je peux faire quelque chose. Le singulare haussa les sourcils. — Avec un charme d’eau ? Vous avez ce genre de talent ? — Monsieur ? dit Alia d’un ton hésitant. Avons-nous vraiment le choix ? Un sourire fugitif redressa le coin de la bouche d’Araris. — Je suppose que non. Avez-vous déjà fait office de sage-femme ? — Deux fois, répondit Alia, avant de déglutir. Euh… avec des juments. — Des juments. Alia acquiesça, le regard noyé d’ombres inquiètes. — Enfin. Pour être exacte, c’est père qui l’a fait. Mais je l’ai aidé. La jeune Isana poussa un nouveau hurlement. Une fois la contraction passée, Araris fit un signe d’assentiment. — Prenez-la par l’autre bras, dit-il. L’Ombre déguenillé debout à côté d’Isana dit : — Ç’a été ma deuxième erreur. Idiot. Quel idiot j’ai été ! Ensemble, Araris et Alia traînèrent Isana jusque dans le bassin. Araris enleva précipitamment son armure et s’agenouilla derrière Isana pour lui soutenir tout le haut du corps tandis qu’Alia s’agenouillait devant elle. Isana observait avidement la scène, fascinée par les souvenirs d’Ombre. Elle ne se rappelait rien de tout cela. On ne lui en avait jamais rien dit. Araris donna ses mains à la jeune Isana, qui les serrait jusqu’à les blanchir à chaque contraction. Alia posa les mains de chaque côté du ventre de sa sœur et ferma les yeux, les sourcils froncés par la concentration. La scène prit une dimension intemporelle, comme indépendante de tout ce qui pouvait se passer à côté, n’existant que dans son monde à part. Soudain, Alia tomba sur le côté dans le bassin, avec un grand bruit d’éclaboussures. Araris leva vivement les yeux vers elle. — Ça ne va pas ? demanda-t-il. La jeune fille resta tremblante un moment, puis ferma les yeux et se redressa. Elle était devenue toute pâle. — Si si, répondit-elle. J’ai juste froid. — Idiot, marmonna Ombre à côté d’Isana. Idiot. Isana sentit son ventre se nouer en comprenant brusquement, avec horreur, ce qui arrivait. Une heure s’écoula, où Alia, de plus en plus pâle, ne cessa d’encourager sa sœur pendant qu’Araris se concentrait entièrement sur la tâche de soutenir celle-ci. Enfin, un petit vagissement étranglé se fit entendre. Alia prit doucement une forme minuscule dans ses bras et l’enveloppa dans la cape prête à côté d’elle. Le nouveau-né continua à pleurer, un son ténu, horriblement et désespérément solitaire. Avec des gestes très lents, Alia tendit le bébé à la jeune Isana. Celle-ci aperçut un fin duvet de cheveux bruns. Les cris du malheureux nouveau-né commencèrent à se calmer lorsque sa mère, hébétée, le serra contre lui, et il ouvrit sur elle des yeux d’un vert prairie comme ceux de Septimus. — Je vous salue, Octavien, chuchota Alia. Et sur ces mots, elle s’affaissa dans le bassin, soudain inerte. Araris s’en rendit compte et paniqua. Avec un cri, il tira Isana et le bébé hors de l’eau. Puis il revint chercher Alia. Elle ne bougeait plus. Ne respirait plus. Il déchira la robe de la jeune fille tout autour de sa blessure et eut une vision déplaisante. L’extrémité cassée d’une flèche ressortait de la plaie comme une esquille indécente, et Araris se rendit compte avec stupéfaction que la pointe en verre volcanique du projectile et plusieurs centimètres de sa hampe s’étaient enfoncés profondément dans la chair de la jeune fille. Un voile d’obscurité tomba sur la scène. — Elle m’a menti, dit doucement Ombre à Isana. Elle s’inquiétait plus pour vous que pour elle-même. Elle ne voulait pas me distraire pendant que je vous aidais, vous et le bébé. La vue d’Isana se brouilla de larmes, et son cœur se serra d’un renouveau de chagrin devant cette vision des derniers moments d’Alia ; puis elle tituba sous le poids de l’écrasante montagne de culpabilité qui s’était abattue sur elle à l’idée que sa petite sœur s’était laissé mourir pour la sauver. — Je n’aurais jamais dû vous laisser seules toutes les deux, reprit Ombre. Même pour quelques minutes. J’aurais dû comprendre ce qui arrivait à Alia. Et Tavi… (Il déglutit.) Il n’a jamais trouvé ses furies. C’est forcément dû à quelque chose qui s’est passé pendant l’accouchement. Le froid, peut-être. Parfois une naissance difficile peut nuire au développement de l’enfant, porter atteinte à ses capacités mentales. Si seulement je m’étais rappelé mon devoir. Si je m’étais servi de ma tête. Je l’ai trahi. Lui, et vous, Alia, et Tavi. — Pourquoi, Ombre…, chuchota Isana, pourquoi dis-tu cela ? — Je ne peux pas, répondit l’esclave sur le même ton. Il était comme un frère pour moi. Ça n’aurait jamais dû arriver. Jamais. Et soudain, la scène changea de nouveau. Isana et Ombre se retrouvèrent dans le camp de la légion, juste avant l’attaque. Septimus se tenait devant eux dans sa tente d’état-major, le regard dur et calculateur. Un flot constant d’ordres s’échappait de ses lèvres, adressés à ses Tribuns pendant qu’Araris l’aidait à enfiler son armure. Le Princeps acheva de donner ses ordres et la tente se vida tandis que le camp se secouait, se préparant à la bataille. Araris noua la dernière sangle sur l’armure de Septimus, assena une claque vigoureuse sur l’épaule cuirassée de celui-ci et, attrapant le casque du Princeps sur son support, le lui lança par en dessous. — Je vais aller aider à préparer le poste de commandement, dit Araris. Je vous retrouve là-bas. — Rari, dit Septimus. Attends. Araris s’immobilisa et se retourna vers lui avec un air interrogateur. — J’ai besoin que tu fasses quelque chose, poursuivit le Princeps. Araris sourit. — Je m’en occupe, dit-il. Nous sommes déjà en train d’évacuer les civils. — Non, répondit Septimus. (Il posa une main sur l’épaule d’Araris.) J’ai besoin que tu l’accompagnes toi-même hors d’ici. Araris se raidit. — Quoi ? — Je veux que tu accompagnes Isana et sa sœur hors d’ici. — Ma place est à vos côtés. Septimus hésita un instant, et jeta un coup d’œil préoccupé en direction de l’est. Puis il répondit : — Non. Pas ce soir. Araris fronça les sourcils. — Votre Grandeur ? Ça ne va pas ? Septimus se secoua comme un chien qui s’ébroue pour se sécher, et l’incertitude disparut de ses traits. — Si. Mais je crois que je comprends enfin ce qui se passe depuis la Bataille des Sept Collines. — Que voulez-vous dire ? Septimus secoua la tête et leva une main. — Le temps manque. Je veux que tu les conduises en sécurité. — Votre Grandeur, je peux leur assigner une escorte montée. — Non. Il faut que ce soit toi. — Par les Corbeaux, Septimus ! s’exclama Araris. Pourquoi ? Le Princeps le regarda droit dans les yeux et répondit calmement : — Parce que je sais que tu prendras soin d’elle. Araris écarquilla les yeux et pâlit. Il secoua la tête. — Sep, non. Non, ce n’est pas comme ça. Je ne souhaiterais jamais une chose pareille. Pas à mon suzerain. Pas à mon ami. Le visage du Princeps s’illumina soudain d’un sourire, et il rejeta la tête en arrière pour partir d’un grand rire. — Par les Corbeaux ! Je le sais bien, Rari, espèce d’idiot. Je sais bien que tu ne souhaiterais jamais ça. Araris baissa la tête, embarrassé. — Il n’empêche que je ne devrais pas. Ce n’est pas bien. Septimus lui donna un coup de poing sur l’épaule. — Bah ! mon vieux. Je ne peux pas vraiment jeter la pierre à quiconque pour être tombé amoureux d’elle. J’ai fait pareil, après tout. (Il jeta un coup d’œil en direction de la tente qu’il partageait avec Isana.) Elle n’est pas comme tout le monde. — En effet, acquiesça doucement Araris. L’expression de Septimus redevint sérieuse. — Il faut que ce soit toi. — D’accord, céda Araris. — S’il m’arrive quoi que ce soit…, poursuivit Septimus. — Ça n’arrivera pas, l’interrompit Araris d’une voix ferme. — Nous n’en avons aucune certitude, le contredit le Princeps. Nul ne peut en avoir. Il faut que ce soit toi. S’il m’arrive quelque chose, je veux que tu t’occupes d’elle. (Il tourna de nouveau les yeux vers lui.) L’idée qu’elle et l’enfant se retrouvent tout seuls m’est insupportable. Promets-le-moi, Araris. Le singulare secoua la tête. — Vous dites n’importe quoi. — Peut-être, acquiesça Septimus. J’espère. Mais promets-le-moi. Araris dévisagea le Princeps un moment, l’air soucieux. Puis il hocha sèchement le menton. — Je m’occuperai d’elle. Septimus lui assena une tape amicale sur le bras et dit d’un ton chaleureux : — Merci. Le rêve se figea, s’arrêtant sur cette image. À côté d’Isana, Ombre regardait fixement Septimus. — J’ai manqué à mon devoir envers lui, dit-il. (Des larmes roulèrent sur ses joues, sur ses cicatrices.) J’aurais dû rester à ses côtés. Mais, au moment crucial… tout ce que je voulais, c’était vous éloigner de la bataille. Vous mettre à l’abri. (Il baissa la tête.) J’ai laissé mon cœur guider ma tête. Je l’ai laissé m’aveugler aux dangers éventuels. Aux blessures de votre sœur. À ce qui risquait d’arriver au bébé. Il releva les yeux pour regarder Isana avec une expression malheureuse. — J’étais amoureux de vous, Isana. La femme de mon meilleur ami, de mon frère d’armes. J’étais amoureux de vous. Et j’en ai honte. Isana regarda longuement l’image de Septimus, les yeux brouillés de larmes même dans son rêve. — Ombre, dit-elle. — Je ne peux pas me racheter de mes erreurs. Mes mains ne seront jamais lavées de ce sang. Laissez-moi mourir. Il n’y a plus rien pour moi dans ce monde. Isana se tourna vers lui et lui prit le visage entre ses mains pâles et fines. Elle pouvait sentir sa douloureuse culpabilité, sa souffrance, les reproches qu’il s’adressait, le puits sans fond de ses regrets. — Ce qui est arrivé, lui dit-elle doucement, n’était pas ta faute. C’était horrible. Je hais l’idée que ce soit arrivé. Mais ce n’est pas toi qui en es responsable. — Isana, murmura Ombre. — Tu n’es qu’un homme, poursuivit Isana en lui coupant la parole. Nous faisons tous des erreurs. — Mais les miennes… (Ombre secoua la tête.) J’ai une part de responsabilité dans cette nouvelle guerre, aussi. Si Septimus avait survécu, il serait devenu le plus grand des Premiers Ducs qu’Aléra aurait connus. Il aurait un héritier doué de puissantes furies. Une épouse affable et compatissante à son côté. Et rien de tout cela ne serait en train d’arriver. — Peut-être, répondit doucement Isana. Et peut-être pas. Mais tu ne peux pas te reprocher les actions de milliers et de milliers d’autres personnes. Il faut que tu te pardonnes. — Je ne peux pas. — Si, tu peux. Ce n’était pas ta faute. — Tavi. — Ce n’est pas ta faute non plus, Ombre. (Isana prit une inspiration.) C’est la mienne. Ombre la regarda avec stupeur un moment. — Quoi ? — C’est moi qui lui ai fait ça, expliqua doucement Isana. Lorsqu’il n’était encore qu’un bébé. Chaque fois que je lui donnais son bain, je songeais aux conséquences que cela aurait s’il révélait les talents de son père. L’attention que cela attirerait sur lui. La façon dont cela le désignerait comme l’héritier de Gaius. Comme cible pour les assoiffés de pouvoir du royaume qui convoitaient le trône. Au début, je n’étais pas consciente de ce que je lui faisais. (Elle regarda Ombre droit dans les yeux.) Mais lorsque je m’en suis rendu compte… Je n’ai pas arrêté, Ombre. Je suis allée encore plus loin. J’ai retardé sa croissance pour qu’il paraisse plus jeune que son âge, pour qu’il paraisse impossible qu’il puisse être le fils de Septimus. Et, ce faisant, d’une manière ou d’une autre, j’ai retardé son développement mental. J’ai empêché ses talents d’émerger ; et à force, les furies d’eau autour de l’exploitation s’y sont tellement habituées que je n’avais presque plus besoin d’y penser. » Contrairement à toi, conclut-elle, je savais exactement ce que je faisais. Et de ce fait, je suis autant à blâmer pour cette guerre que toi. — Non, Isana, protesta Ombre. — Si, répliqua calmement Isana. Et c’est pourquoi je vais rester ici. Avec toi. Lorsque tu t’en iras, je m’en irai avec toi. Ombre écarquilla les yeux. — Non, Isana. Non, je t’en prie. Laisse-moi, c’est tout. Elle mit ses deux mains dans les siennes. — Jamais. Je ne te laisserai pas disparaître dans l’ombre, Araris. Et, Corbeaux et Tonnerre ! ton devoir n’est pas terminé. Tu as prêté serment à Septimus. (Elle lui étreignit les mains, en plongeant le regard dans le sien.) C’était ton ami. Et tu lui as promis. Araris lui rendit son regard, tremblant et silencieux. — Je sais combien ton âme a souffert, poursuivit Isana ; mais tu ne peux pas capituler. Tu ne peux pas abandonner ton poste maintenant, Araris. Tu n’en as pas le droit. J’ai besoin de toi. (Elle leva le menton.) Octavien a besoin de toi. Tu vas reprendre tes fonctions. Ou sinon, tu rendras ta trahison réelle en t’autorisant à mourir. Et en m’emportant avec toi. L’homme se mit à pleurer. — Araris, reprit Isana d’une voix basse et compatissante. (Elle lui mit un doigt sous le menton et le força à relever la tête pour la regarder dans les yeux. Puis, très doucement, elle dit :) Fais ton choix. Chapitre 48 Amara essaya de sourire à la petite fille et lui tendit les bras. — Masha, dit Rook d’une voix douce. Voici la comtesse Amara. Elle va te faire sortir d’ici. La fillette fronça les sourcils et s’agrippa plus fort à sa mère. — Mais je veux m’en aller avec toi, cette fois. Rook cligna plusieurs fois des yeux très rapidement, puis répondit : — On s’en va pour de bon, cette fois, ma puce. Je te retrouve dehors. — Non, dit l’enfant en resserrant son étreinte. — Mais tu n’as pas envie d’aller voler avec Amara ? Masha leva les yeux. — Voler ? — Je te rejoins sur le toit. — Et après on s’en va et on aura des poneys ? Rook sourit et hocha la tête. — Oui. Masha adressa un sourire radieux à sa mère et ne souleva pas d’objection lorsque celle-ci la hissa sur le dos d’Amara. La petite fille passa les jambes autour de la taille de cette dernière et les bras autour de son cou. — Bien, Masha, dit l’aérifèvre en sentant les muscles de son cou se tendre contre l’étreinte de l’enfant. Accroche-toi bien. Rook se tourna vers le grand lit et en arracha un drap de soie matelassée assez grand pour servir de tente. Elle se précipita vers une des grandes armoires, passa vivement un coin du drap autour d’un des pieds du meuble et le noua avec des gestes rapides et efficaces. — Prête, dit-elle. — Votre Grâce ? demanda Amara. Êtes-vous prête ? Dame Placida leva les yeux, le visage distant et inexpressif sous l’effet de la concentration. Elle était agenouillée face au mur opposé, les mains calmement posées sur ses cuisses. À l’appel d’Amara, elle prit souplement une position de coureur prêt à s’élancer et répondit : — Oui. Amara sentit les battements de son cœur s’accélérer, et ses jambes trembler sous l’effet d’une panique naissante. Elle regarda les quatre gargouilles sur leur perchoir, puis traversa la pièce pour venir se placer à côté de Rook contre un mur. Elle observa le centre du plafond, d’où elle pourrait surveiller toutes les gargouilles lorsque celles-ci se mettraient en mouvement. — Très bien, dit-elle calmement. Commencez. Avec une expression de défi, dame Placida riva les yeux sur le mur opposé et lâcha : — Lithia ! Il ne se passa rien. Dame Placida émit un grondement, leva un poing serré et répéta en criant : — Lithia ! Le sol de la pièce se souleva brutalement et la roche prit la forme d’un cheval qui, la tête et les épaules à peine hors du sol, se rua vers le mur opposé. Simultanément, Amara invoqua Cirrus. Piégée dans cette pièce de pierre comme elle l’était, elle était loin de l’air libre que sa furie aimait, et celle-ci répondit mollement, faiblement à son appel. Amara n’en attendait pas plus – pour le moment – et se contenta d’emprunter à sa furie sa rapidité naturelle pour accélérer ses propres mouvements. Ainsi, lorsque les quatre gargouilles s’animèrent brutalement, elle vit leur réaction soudaine se ralentir brusquement, grâce à ses propres sens altérés par sa communion avec sa furie. Les gargouilles ouvrirent les yeux, révélant des émeraudes étincelantes qui brillaient de leur propre lumière. Si les furies rappelaient vaguement un lion par leur forme générale, leur tête offrait un monstrueux mélange de traits d’homme, de lion et d’ours. Des cornes acérées et recourbées émergeaient de chaque côté de leur large tête, leur pointe meurtrière tournée vers l’avant, parallèle à leur regard, et leurs pattes antérieures étaient dotées de serres énormes semblables à celles d’un oiseau de proie. Comme Kalarus en avait averti dame Placida, l’attention des gargouilles se porta immédiatement sur l’enfant. Amara vit la plus proche sauter de son perchoir et tomber vers elle comme une feuille morte. Elle s’éloigna du mur d’un bond, évitant gracieusement la gargouille, et sentit le sol trembler sous l’impact lorsque celle-ci toucha terre, avant d’entendre un énorme ronflement quelque part derrière elle. Masha poussa un hurlement en sentant sa prise autour du cou d’Amara se desserrer. La petite fille avait beau s’agripper de toutes ses forces, la vitesse de réaction de l’aérifèvre l’avait presque complètement arrachée à l’étreinte de l’enfant. Amara attrapa l’un des bras de celle-ci d’une main, une de ses jambes de l’autre, et dut inverser son élan lorsque la deuxième gargouille se laissa violemment tomber sur le sol de l’autre côté de la pièce et se jeta sur elle. Amara l’évita de justesse et plongea de côté, roulant au sol alors que la troisième furie de terre bondissait et passait à l’endroit exact où se trouvait la tête de la jeune femme un instant plus tôt. L’aérifèvre se releva un poil plus lentement qu’elle l’aurait dû. L’enfant sur son dos avait altéré son centre de gravité, l’obligeant à faire un effort pour conserver son équilibre et sa fluidité de mouvement. Elle sauta sur le lit, le traversa d’un bond et en arracha le baldaquin, laissant tomber les lourdes tentures sur la tête de la quatrième gargouille qui la poursuivait, tout en l’esquivant d’un bond. Mais ses adversaires semblaient se déplacer de plus en plus vite, et un sentiment de pure terreur s’empara d’Amara lorsqu’elle comprit que Cirrus, enfermé comme il l’était dans cet espace restreint de roche, avait commencé à faiblir. Elle n’avait plus que quelques secondes devant elle. C’est alors que dame Placida poussa un nouveau cri, et Amara tourna la tête juste à temps pour voir la furie de terre de la Haute Duchesse s’écraser sur le mur qui donnait à l’extérieur de la Tour. La roche céda avec un crissement torturé, et la furie perça un trou de la taille d’un bouclier de légionnaire dans le mur de pierre pourtant renforcée pour soutenir un siège. La panique d’Amara laissa place à l’exaltation lorsqu’elle sentit Cirrus reprendre soudain des forces, et elle bondit en avant, posa un pied chaussé d’une sandale sur la tête de l’une des gargouilles qui se jetaient sur elle, et bondit vers l’ouverture. Elle se jeta à travers au moment même où dame Placida saisissait sa lourde chaîne d’une main et l’arrachait du mur d’un petit geste méprisant du poignet, emportant avec un bloc de pierre de la taille d’une tête humaine. Amara et Masha tombèrent dans le vide. La petite fille poussa un hurlement, et Amara lança un appel éperdu à Cirrus. C’était une course contre la gravité. Même si la furie pouvait les porter sans difficulté, elle et Masha, établir un flux d’air prenait un temps précieux, et la distance qui les séparait du sol n’était pas grande. Sauf si, bien sûr, elle n’arrivait pas à arrêter leur chute, auquel cas cette distance serait amplement suffisante. Un mugissement de vent se fit soudain entendre, ressemblant étrangement au hennissement de défi d’un cheval de bataille, et la silhouette équine nébuleuse de Cirrus devint visible autour d’elle alors que la furie transformait leur chute en un rapide vol plané à moins d’un mètre du sol. Amara se servit de son élan pour altérer sa trajectoire et se catapulter vers le ciel. Le hurlement de terreur de la fillette se mua en un cri d’excitation et d’euphorie, qu’Amara ne pouvait guère lui reprochait d’éprouver. Mais la jeune femme savait aussi que la Citadelle de Kalarus était certainement protégée par une petite armée de furies du vent dont la seule tâche était de perturber le vol des aérifèvres indésirables. Cirrus pouvait probablement se forcer un passage parmi elles, du moins momentanément, mais Amara savait que ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle soit chassée des airs. Elle tourna un regard anxieux vers la Tour et vit Rook sortir en glissant, pieds les premiers, par le trou dans le mur. L’espace d’une seconde, Amara crut qu’elle allait tomber. Mais l’ex-Corbeau de Sang tenait à deux mains le bout du drap de soie qu’elle avait attaché à l’armoire. Elle se retourna dans sa chute et se laissa retomber contre le mur, amortissant le choc de ses pieds et de ses jambes avec l’habileté d’une varappeuse expérimentée. Avec Rook hors de la pièce, dame Placida avait le champ libre pour régler leur compte aux gargouilles sans mettre en danger ses alliées. Des bruits fracassants et des tourbillons de poussière sortirent de la chambre de Kalarus. D’autres alarmes se mirent à sonner. De l’intérieur de la Tour, des cris parvinrent aux oreilles d’Amara, des hurlements terribles d’hommes et de femmes à l’agonie, et elle comprit avec horreur que la Tour devait contenir bien plus de gargouilles que les quatre qui se trouvaient dans la chambre à coucher. Elle entendit une trompette sonner un signal d’une précision impeccable : les Immortels, supposa-t-elle, qui réagissaient immédiatement à l’alarme en s’organisant. Amara remonta en flèche jusqu’à hauteur de la chambre, planant à une distance qu’elle espérait suffisante pour rester hors de portée d’une gargouille bondissante, et appela : — Dame Placida ! Trois mètres en dessous du premier trou dans le mur, la pierre explosa de nouveau, créant cette fois une ouverture beaucoup plus large, et une des gargouilles en jaillit avec les décombres. Avec des contorsions affolées, elle tomba dans le vide pour aller s’écraser au sol en dessous, où elle éclata en mille morceaux. Amara releva la tête juste à temps pour voir une autre gargouille bondir jusqu’au premier trou dans le mur, ses yeux verts étincelants, et se ramasser pour se jeter sur Masha. Amara s’écarta brusquement pour l’éviter, mais, avant que la furie ait pu bondir, un énorme bloc de pierre attaché à une lourde chaîne s’abattit sur son postérieur, la repoussant hors de la Tour pour l’envoyer s’écraser, comme sa compagne, sur le pavé en contrebas. Dame Placida apparut dans l’ouverture, la chaîne toujours reliée à son collier. Elle la tenait environ cinquante centimètres au-dessus du morceau de roche qui était riveté à son extrémité, comme un fléau. Elle hocha brièvement la tête à l’adresse d’Amara, posa la lourde pierre et cassa la chaîne avec la facilité d’une couturière cassant un fil. — C’est fait ! Gagnez le toit ! — Rendez-vous là-bas ! lança Amara. Elle s’élança vers le ciel pendant que dame Placida hissait Rook jusqu’à la chambre. Un instant plus tard, Amara entendit un autre fracas, qu’elle présuma être celui de la porte de la chambre, fermée à clé, qu’on enfonçait, puis elle atterrit sur le toit de la Citadelle, l’œil à l’affût de la moindre gargouille ou du moindre garde, mais l’endroit était vide – du moins pour le moment. Le toit, dont la surface plane était rompue par deux détails, était plutôt simple. En son centre, il y avait une ouverture carrée dans le sol, qui donnait sur des marches menant à l’intérieur de la Tour. Le tintement de fers qui se croisaient s’en échappait. Et non loin de l’escalier se trouvait la volière de Kalarus : un simple dôme en barres de fer d’environ un mètre cinquante de diamètre et qui, de hauteur, arrivait seulement à la taille d’Amara. À l’intérieur se trouvait une jeune fille qui ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans. Comme dame Placida, elle ne portait qu’une simple chemise de nuit en mousseline blanche, et ses cheveux bruns retombaient raides et sans vie dans la chaleur et l’humidité qui régnaient au sommet de la Tour. Des couvertures jonchaient le sol d’un côté de la cage, vraisemblablement celles qui avaient fait l’objet de la lettre qu’Amara et Rook avaient trouvée. La jeune fille était ramassée sur elle-même au centre de la cage, les yeux écarquillés, et Amara fut vaguement surprise par sa ressemblance avec Gaius Caria, la seconde épouse du Premier Duc, qui vivait pratiquement séparée de lui ; mais les traits de cette enfant n’exprimaient pas l’irritation amère qu’Amara était habituée à voir sur le visage de Caria. La jeune fille la dévisageait avec une expression mitigée de désespoir, d’inquiétude et de confusion. — Attica Minora ? demanda doucement Amara. — Vous… vous pouvez m’appeler Elania, répondit la jeune fille. Qu… qui êtes-vous ? — Amara ex Cursori, répondit Amara tout en portant un doigt à ses lèvres pour lui intimer le silence. Je suis là pour vous faire sortir d’ici. — Les Grandes Furies soient remerciées, souffla la jeune fille, en s’efforçant de ne pas élever la voix. Dame Placida est à l’intérieur. Je ne sais pas où. — Je sais, répondit Amara. Les tintements d’acier tout proches furent soudain couverts par un énorme sifflement et, en tournant la tête, Amara vit le buste d’un Immortel en armure émerger du trou dans le sol, encore tourné vers les marches. Mais avant qu’il puisse sortir complètement, il y eut un autre concert de sifflements, et ce qu’Amara n’aurait pu décrire que comme une nuée de gouttes de pluie brûlantes montèrent en flèche de l’intérieur de la Tour et percèrent le corps cuirassé du malheureux Immortel, partout où elles le touchaient, le transperçant aussi facilement que des aiguilles traversant du tissu, et laissant de petits trous rougeoyants dans l’acier de son armure. L’homme chancela, mais réussit farouchement à rester debout et continua à ferrailler avec quelqu’un en dessous de lui. Une voix féminine résonna, pleine d’autorité, et un second essaim de gouttes de feu transperça l’Immortel condamné à la vitesse de l’éclair. Cette fois, l’attaque laissa cinq ou six trous rougeoyants dans son casque, et il s’effondra. — Dépêchez-vous ! lança la voix de dame Aquitaine. Aldrick émergea le premier de l’escalier, et parcourut le toit d’un regard dur. Il écarquilla un peu les yeux à la vue d’Amara, et celle-ci se surprit à tirer inconsciemment sur le bord de sa tunique. — Avancez ! insista dame Aquitaine. Kalarus est sur le point de… Soudain, Amara entendit une voix d’homme retentir, incroyablement forte, ébranlant littéralement les pierres de la Tour sous ses pieds. — Nul homme ne me ridiculise dans ma propre maison ! tonna la voix furiesquement amplifiée. Une voix féminine répondit, tout aussi forte, mais nettement moins mélodramatique, et pleine de raillerie sardonique : — Alors que nous, les femmes, avons à peine besoin de fournir un effort pour le faire. Dis-moi, Brencis, poursuivit dame Placida d’un ton railleur. Est-ce que tu as encore ce petit problème lorsque tu couches avec des femmes, comme du temps de l’Académie ? La réponse de Kalarus fut un hurlement de pure fureur qui secoua la Tour, soulevant un nuage de poussière suffocante. — Avancez, avancez ! lança dame Aquitaine, toujours invisible, et Odiana apparut derrière Aldrick, le poussant désespérément devant elle. Le grand spadassin termina de monter sur le toit en trébuchant, tandis qu’Odiana et dame Aquitaine gravissaient précipitamment les marches et plongeaient de chaque côté de l’ouverture. Moins d’une seconde plus tard, un rugissement titanesque ébranla de nouveau la Tour, et une colonne de feu incandescent jaillit en mugissant de l’intérieur de la Tour, pour s’élever de plusieurs dizaines de mètres dans le ciel de Kalare. L’air devint immédiatement sec et brûlant et Amara dut jeter ses bras devant son visage pour se protéger les yeux de l’éclat éblouissant de la flamme que Kalarus avait créée. Celle-ci s’éteignit rapidement, même si la vague de chaleur qu’elle avait générée laissa l’air desséché et plusieurs barreaux de la cage flamboyant d’un éclat maussade. Amara releva les yeux vers Odiana, Aldrick et dame Aquitaine. — Bernard ? s’écria-t-elle, et elle entendit sa voix trembler de panique. Où est-il ? Bernard ? — Pas le temps ! cracha Odiana. Dame Aquitaine indiqua la cage du doigt en disant : — Aldrick. Le grand spadassin s’approcha de la cage, se planta fermement sur ses pieds et donna trois coups d’épée rapides. Des étincelles jaillirent des barreaux métalliques, et Aldrick recula. Une seconde plus tard, une dizaine de tronçons de fer tombèrent au sol avec un fracas métallique, les extrémités rougeoyant de la chaleur générée par la coupure, créant dans le dôme une ouverture triangulaire. Aldrick tendit poliment la main à Attica Elania, en disant : — Par ici, madame, je vous prie. Dame Aquitaine observa la jeune fille d’un œil dur, puis se tourna vers Odiana et dit sèchement : — Les cristaux de feu. La sorcière d’eau plongea la main dans le décolleté pigeonnant de sa tunique d’esclave et en déchira la doublure, mettant son autre main en coupe en dessous pour rattraper ce qui en tombait, qu’elle tendit ensuite à dame Aquitaine : trois petits cristaux, deux rouges et un noir, étincelaient sur sa paume. — Tenez, Votre Grâce, dit-elle. Ils sont prêts. Dame Aquitaine s’en empara vivement, murmura quelque chose et les jeta à l’autre bout du toit de la Tour, où ils se mirent rapidement à dégager des tourbillons de fumée : deux d’un rouge éclatant et un troisième d’un noir profond, les couleurs d’Aquitaine. — Qu… qu’est-ce qui se passe ? demanda Elania d’une voix tremblante. — Ces panaches de fumée sont un signal, lui expliqua Aldrick avec une politesse abrupte. Notre voiture devrait arriver d’un moment à l’autre. — Dame Aquitaine ! intervint sèchement Amara. L’intéressée marqua délibérément un temps, puis se tourna vers la jeune femme en haussant un sourcil. — Oui, comtesse ? — Où est Bernard ? La Haute Duchesse haussa élégamment une épaule. — Je n’en ai aucune idée, ma chère. Aldrick ? — Il tenait les marches en dessous de nous, répondit Aldrick sans ambages. Je n’ai pas vu ce qui lui est arrivé. — Il n’a pas pu survivre à cette fournaise, dit dame Aquitaine d’un ton froid et dédaigneux. Ces paroles provoquèrent chez Amara une rage qu’elle n’avait jamais éprouvée auparavant, et elle se surprit à serrer les poings et les dents, la vue obscurcie par de petites taches de lumière dansantes. Son premier réflexe fut de se jeter sur dame Aquitaine mais, au dernier moment, elle se rappela l’enfant toujours accrochée à son dos, et se força à l’immobilité. Elle prit une seconde pour contrôler sa voix, afin que ses mots ne soient pas réduits à un grondement de hargne incohérent, et dit : — Vous n’avez aucune preuve de ça. — Vous avez vu, répondit dame Aquitaine. Vous étiez là, tout comme moi. — Madame, intervint Odiana d’une voix hésitante, voire même craintive. — Les voilà, lança Aldrick, et Amara, levant les yeux, vit leurs Chevaliers Aeris qui fondaient droit sur le sommet de la Tour, apportant la voiture. Dame Aquitaine rendit son regard noir à Amara. Puis elle ferma les yeux un moment, pinça les lèvres, secoua brièvement la tête et reprit : — À ce stade, ça n’a plus d’importance, comtesse. Maintenant que l’alerte a été donnée, nous devons partir tout de suite, ou pas du tout. (Elle jeta un coup d’œil à Amara et ajouta, plus doucement :) Je suis désolée, comtesse. Toute personne laissée derrière devra se débrouiller toute seule. — Ça fait tellement plaisir de voir qu’on se soucie de vous, lança dame Placida. Elle montait les marches, sa chaîne et la pierre qui y était attachée toujours à la main. Sa chemise de nuit en mousseline blanche était déchirée et roussie en de multiples endroits. Elle tenait le bras droit levé, plié au coude, et un petit faucon de pure flamme était perché sur son poignet comme un minuscule soleil ailé. — Vu votre tendance à être toujours en retard, Invidia, poursuivit-elle, j’aurais attendu de vous plus de tolérance envers les autres. Elle monta à la hâte sur le toit et se retourna immédiatement pour tendre la main à Rook. La jeune espionne paraissait désorientée, incapable de garder l’équilibre, et si dame Placida n’avait pas été là pour la rattraper, elle serait tombée. L’espace d’une terrible seconde qui lui parut une éternité, Amara sentit son cœur s’arrêter, puis Bernard apparut derrière Rook, son arc à la main, le teint pâle et l’air nauséeux. Il avait une main posée dans le creux du dos de la jeune espionne et la poussait devant lui plus ou moins à la force des bras. Amara sentit le soulagement l’envahir ; elle pressa ses mains l’une contre l’autre et baissa la tête le temps de refouler les larmes soudaines qui lui étaient montées aux yeux. — Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. — Kalarus a essayé de nous rôtir, répondit Bernard d’une voix rauque. Dame Placida l’en a empêché. Nous a abrités de la flamme, puis a scellé l’escalier dans la pierre. — Il veut dire : « Nous avons scellé l’escalier dans la pierre », rectifia fermement dame Placida. Mais votre amie ici a reçu des décombres sur la tête. Je me suis épuisée, et il ne faudra pas longtemps à Kalarus pour creuser une brèche dans la roche que nous avons mise en travers de son chemin. Nous ferions mieux de nous dépêcher. Elle avait à peine dit ces mots que le vent se leva avec le mugissement familier d’un flux d’air commun, et les aérifèvres mercenaires de dame Aquitaine entamèrent leur descente pour atterrir avec lourdeur et gaucherie sur le toit, heurtant bruyamment le sol. Amara invoqua Cirrus, prête à créer son propre flux d’air, et découvrit que son lien avec sa furie était devenu plus ténu, plus faible. Elle poussa un juron et s’écria : — Dépêchez-vous ! Je crois que Kalarus a demandé à ses furies d’air de contrecarrer les nôtres pour nous empêcher de fuir ! — Soyez seulement reconnaissante que faire cela l’empêche de monter, répliqua dame Aquitaine. Je vais essayer de contrer ses efforts le temps que nous puissions nous éloigner un peu. En voiture ! Et elle se jeta à l’intérieur du véhicule, suivi d’Odiana, Aldrick et Attica Elania. Tandis que Bernard surveillait l’ouverture dans le sol avec son arc, Amara fit lâcher prise d’une secousse à l’enfant ahurie sur son dos et la mit vivement dans les bras de dame Placida. Elle aida Rook, encore hébétée, à entrer dans la voiture qui commençait à être bondée. C’est alors qu’un autre tremblement sous ses pieds lui fit lever les yeux, à temps pour voir deux gargouilles très semblables à celles dont dame Placida s’était débarrassée, qui avaient remonté le mur extérieur de la Tour, enfonçant leurs serres dans la pierre comme si c’était de la boue, et escaladaient les remparts. — Bernard ! hurla-t-elle en les indiquant du doigt. Son époux fit volte-face en bandant son arc et décocha une flèche sur la gargouille la plus proche d’un geste purement instinctif. Amara crut que le trait serait complètement inefficace, étant donné que les gargouilles étaient constituées de pierre et que le vent invoqué par les Chevaliers Aeris aurait rendu un tel tir impossible sauf aux meilleurs des archers. Mais Bernard était justement parmi les meilleurs, et Amara avait compté sans la combinaison mortelle de la force surhumaine d’un terrafèvre et de la précision meurtrière d’un archer florifèvre. Bernard était largement assez puissant et habile pour avoir droit au titre de Chevalier Terra ou Flora dans n’importe quelle légion du royaume, et son arc de guerre faisait partie des armes portées par les chasseurs et les fermiers des contrées les plus au nord d’Aléra : une arme conçue pour abattre des prédateurs qui pesaient plusieurs centaines de kilos de plus qu’eux, et assez puissante pour transpercer une armure aléréenne. Par ailleurs, Bernard avait utilisé une lourde flèche à la pointe acérée comme un stylet, conçue spécifiquement pour percer une armure, et le terrafèvre expérimenté connaissait la pierre comme peu d’autres Aléréens. Tout cela faisait que, d’une manière générale, lorsque le comte de Calderon lâchait un trait sur une cible, il s’attendait à voir celle-ci s’écrouler. Le fait que la cible en question soit de la pierre vivante plutôt que de la chair tendre n’était qu’un détail mineur, et ne permettait certainement pas d’y voir une exception à la règle. La première flèche toucha la gargouille la plus proche juste à gauche du centre de son poitrail. Il y eut un énorme craquement, une pluie d’étincelles blanches, et un réseau de fines craquelures se dessina sur tout le poitrail rocheux de la gargouille. Celle-ci sauta du rempart sur le toit et, à l’impact, vola en éclats encore animés de convulsions. Elle n’avait pas encore touché le sol que Bernard avait déjà rebandé son arc, et son deuxième trait brisa la patte avant gauche de la deuxième gargouille, l’envoyant rouler au sol sur le flanc. Une autre flèche s’abattit aussitôt sur la tête de la furie alors qu’elle essayait de se relever et le choc emporta un quart de son crâne difforme, la faisant s’écrouler de nouveau et la désorientant manifestement alors qu’elle s’efforçait de se redresser avec une vaine énergie. Bernard bondit vers la voiture juste au moment où les aérifèvres prenaient leur essor. Il s’agrippa d’une main au marchepied, passa rapidement son arc en bandoulière et, à l’aide de son autre main, lutta pour se hisser à hauteur de la portière tandis que le véhicule s’éloignait de Kalare, de plus en plus vite. Amara invoqua Cirrus et le trouva plus réceptif – probablement grâce à la neutralisation par dame Aquitaine des furies d’air de Kalarus – bien qu’encore un peu lent par rapport à d’habitude. La jeune femme s’élança vers la voiture, atterrit sur le marchepied, passa le bras gauche à travers la fenêtre du véhicule et tendit la main droite à Bernard. Son époux leva les yeux, jeta un coup d’œil à la longueur de jambe nue que sa tunique d’esclave laissait voir, et lui adressa un regard joyeusement grivois tout en attrapant sa main. Elle ne put s’empêcher de rire et de rougir – encore une fois – tandis qu’elle l’aidait à monter sur le marchepied et à entrer dans le véhicule. — Ça va ? lui lança-t-il. — Non, répondit-elle sur le même ton. Tu as failli me faire mourir de peur ! Bernard éclata d’un grand rire et Amara quitta le marchepied pour regagner l’étreinte de Cirrus, prenant le temps de se stabiliser avant de foncer se placer en avant et légèrement au-dessus du véhicule. Elle regarda par-dessus son épaule, en maudissant le sort de ne pas avoir pu se tresser les cheveux pour son déguisement, et de n’avoir pas songé à emporter de quoi se les attacher. Ils lui fouettaient le visage en tous sens, se mettant dans ses yeux lorsqu’ils n’étaient pas dans sa bouche, et il lui fallut un moment pour réussir à les repousser assez pour voir derrière elle. Elle regretta presque d’avoir pu le faire. Les silhouettes étincelantes de Chevaliers Aeris s’élevaient au-dessus de Kalare. Rook avait prévenu ses compagnons qu’une vingtaine d’entre eux était restée dans la garnison municipale. Amara regarda les quatre Chevaliers Aeris mercenaires qui luttaient pour maintenir le véhicule surchargé dans les airs. Ils ne disposaient pas de la vitesse nécessaire pour échapper à une poursuite, et le terrain en dessous d’eux ne se prêtait guère à une partie de cache-cache avec les forces kalariennes. Sans l’option de gagner des vents plus hauts, ils ne pouvaient pas se servir des nuages comme couverture, l’autre tactique favorisée pour échapper aux poursuites en plein air, et la seule que leur groupe trop lent aurait pu employer avec succès. Ce qui voulait dire, songea Amara, qu’ils allaient devoir se battre. Il n’était pas ridicule de leur part d’envisager de repousser une vingtaine de Chevaliers ennemis. Pas avec Amara et deux Hautes Duchesses d’Aléra, rien de moins, dans leurs rangs. Mais alors qu’elle regardait toujours, d’autres Chevaliers Aeris s’élevèrent au-dessus de la ville. Vingt de plus. Quarante. Soixante. Et toujours plus. La mort dans l’âme, Amara comprit que, lorsque Kalarus était revenu dans sa Citadelle, il avait dû le faire par la voie des airs et ramener avec lui son escorte personnelle, les plus doués et les plus chevronnés de ses Chevaliers Aeris. Face à vingt de ces derniers, ils auraient eu une chance. Face à cinq fois ce nombre – et, elle en était presque certaine, Kalarus lui-même… C’était impossible. La gorge sèche, elle signala aux porteurs de la voiture qu’ils étaient poursuivis. Chapitre 49 Amara réfléchit à toute vitesse, cherchant d’autres options. Elle se força à envisager les choses avec calme et objectivité. Aucun ennemi n’était invincible, aucune situation complètement insoluble. Il y avait forcément quelque chose qu’ils pouvaient faire pour au moins augmenter leurs chances, et cela signifiait qu’elle avait besoin d’établir une estimation des capacités et des ressources ennemies. Et aussitôt, elle vit que ce n’était peut-être pas totalement désespéré. Certes, des dizaines et des dizaines de Chevaliers Aeris approchaient, mais seuls vingt d’entre eux s’étaient trouvés à Kalare en poste régulier. Les autres revenaient d’un autre endroit, accompagnant leur maître, et ça, ça voulait dire qu’ils volaient depuis longtemps, probablement depuis l’aube ; ce qui signifiait qu’ils n’auraient peut-être pas l’endurance suffisante pour une course-poursuite prolongée, surtout s’ils étaient obligés pour ce faire d’emprunter les flux aériens plus proches du sol, qui demandaient une énergie considérable. Mais soudain une autre pensée lui effleura l’esprit. Elle n’avait pas perçu le rugissement de vent de plus en plus fort que provoquait d’ordinaire la lente approche à basse altitude d’un groupe aussi important d’aérifèvres. Ils avaient clairement entendu les Chevaliers de dame Aquitaine approcher, plusieurs minutes avant que ceux-ci atteignent la Tour. Ils auraient donc dû entendre arriver un groupe vingt fois plus nombreux encore plus longtemps à l’avance, bien avant qu’ils atteignent le cœur de la Citadelle. Ce qui signifiait… En fait, maintenant qu’elle y songeait, il n’y avait guère d’autre explication. Kalarus n’avait certainement pas passé la dizaine de jours précédents à voler au ras de la terre comme l’avait fait le groupe d’Amara. Sa présence devait être absolument nécessaire auprès d’une ou plusieurs de ses légions ; il ne pouvait tout simplement pas perdre des journées entières à voyager. Il était peut-être sadique, impitoyable et monstrueusement ambitieux, mais il n’était pas idiot. Ce qui voulait dire que Kalarus et ses Chevaliers avaient approché de manière bien plus conventionnelle, depuis les couches supérieures de l’air, après une demi-journée de vol ou une journée et demie. La première durée lui aurait donné le temps de rentrer de Cérès ; la seconde, de revenir des forces mises en place pour barrer le chemin aux légions du Haut Duc de Parce. Et si Kalarus pouvait déplacer des troupes par les vents d’altitude alors que le reste du royaume était retenu au sol par la couche nuageuse contre nature générée par les Canims, cela allait lui donner un avantage énorme dans sa campagne. Cela voulait également dire autre chose, comprit Amara avec un frisson nauséeux. Si Kalarus pouvait se déplacer en altitude sans être gêné par l’obstacle canim qui bloquait le reste d’Aléra, y compris Gaius, à terre, c’était parce qu’il avait été prévu que Kalarus puisse le faire. Cela voulait dire qu’il avait coordonné son attaque avec l’ennemi le plus acharné du royaume. Kalarus avait passé un marché avec les Canims. L’imbécile. Aurait-il pu trouver un meilleur moyen de faire savoir aux ennemis d’Aléra qu’elle était vulnérable à une attaque ? Ou une façon plus certaine de s’aliéner jusqu’au dernier des Citoyens aléréens qui seraient autrement restés neutres ? Non que leur absence de neutralité serait de la moindre utilité à Amara. Elle et le reste de son groupe seraient morts bien avant, si Kalarus pouvait utiliser les flux aériens supérieurs pendant qu’eux-mêmes étaient cantonnés au vol de basse altitude. Mais si leurs ennemis volaient à haute altitude, ils ne seraient pas seulement bien cachés, mais aussi complètement aveugles. Kalarus ne pouvait pas plus voir à travers les nuages que n’importe qui d’autre. Même s’il pouvait sans doute aller plus loin, plus vite, et sauter en travers de la route d’Amara et de ses compagnons s’ils commençaient à le distancer, tout ce que ces derniers auraient à faire pour confondre une telle poursuite serait de modifier leur trajectoire. Un sprint, donc, était leur meilleure option : une franche tentative pour distancer les Chevaliers Aeris lancés à leur poursuite qui étaient forcément fatigués de leur voyage. Cette tactique devrait au moins permettre de réduire le nombre de leurs poursuivants. Et il n’était pas impossible que les Hautes Duchesses puissent, à elles deux, compliquer la tâche à leurs poursuivants. Dame Placida et dame Aquitaine étaient certes déjà épuisées par leurs efforts, mais Kalarus l’était aussi. Amara hocha brièvement la tête, décidée. Elle remarqua distraitement qu’il ne s’était passé que quelques secondes depuis qu’elle avait repéré leurs poursuivants, mais elle était sûre de la solidité de son raisonnement. Ils avaient peut-être même une réelle chance de réussir à fuir. Elle se laissa porter par le vent en vue des porteurs de la litière et leur signala de voler aussi vite qu’ils le pouvaient. Le chef de vol lui répondit d’un geste affirmatif ; il transmit le message à ses hommes, qui rassemblèrent leurs furies pour accélérer, et les vents se levèrent. Amara leur adressa un dernier signe de tête, et s’abaissa vivement pour venir voler à côté de la fenêtre de la voiture. — Nous sommes poursuivis ! lança-t-elle. Kalarus et quatre-vingts à cent Chevaliers Aeris. Mais son escorte doit être fatiguée s’ils sont arrivés aujourd’hui. Nous allons essayer de les distancer. — La voiture est trop chargée ! répondit Aldrick sur le même ton. Les hommes ne vont pas pouvoir tenir une telle allure très longtemps ! — Vos Grâces, dit Amara aux Hautes Duchesses de Placida et d’Aquitaine, j’espérais que vous pourriez aider nos porteurs ou décourager nos poursuivants d’une manière ou d’une autre ? Si nous parvenons à les distancer, nous n’aurons peut-être pas besoin de nous battre. Dame Aquitaine lui répondit d’un froid petit sourire. Puis elle jeta un coup d’œil à dame Placida et dit : — Je crois que je suis plus d’humeur à décourager Kalarus et compagnie. — Comme vous préférez, répondit dame Placida, qui soutenait la forme alanguie de Rook, en hochant la tête d’un air sombre. (Elle se pencha en travers de la voiture et offrit à Amara la poignée de l’épée longue qu’elle avait rapportée avec elle de la Tour de Kalarus.) Au cas où vous seriez d’humeur semblable à celle de dame Aquitaine, comtesse. Amara prit l’arme en la remerciant d’un signe de tête et échangea un regard avec Bernard. Elle passa rapidement de l’autre côté de la voiture et mit la tête à la fenêtre le temps d’appuyer sa bouche sur la sienne. — À mon tour, souffla-t-elle. — Sois prudente, répondit-il d’une voix bourrue. Elle l’embrassa de nouveau, à pleine bouche, puis, invoquant Cirrus, s’éleva au-dessus de la voiture, l’épée à la main. Ce qui s’ensuivit ne fut guère différent de n’importe quelle autre journée de vol, à l’exception de quelques petits détails. Le vent sifflait et hurlait tout autour d’eux. Le paysage se déroulait à plusieurs centaines de mètres en dessous d’eux, si lentement qu’ils auraient pu se croire immobiles. C’étaient les détails qui démentaient l’apparence routinière de ce vol. La voiture tanguait et roulait au gré des mouvements des porteurs qui, pour profiter au maximum des vents fluctuants, oscillaient de part et d’autre ou montaient et descendaient de quelques mètres, optimisant chaque effort pour gagner le maximum de vitesse. Amara sentait les vents changer autour d’elle, facilitant parfois la tâche de Cirrus, et la rendant parfois un tout petit peu plus difficile, tandis que des volontés et des capacités supérieures aux siennes se disputaient le ciel. Le savoir-faire de dame Placida leur donnait assurément plus de vitesse au prix de moins d’efforts qu’ils n’en auraient eu à faire autrement, mais Amara était certaine que les furies de Kalarus luttaient encore contre eux ; et, si près du cœur de son domaine, il disposait d’un énorme avantage contre ceux qui y étaient étrangers. L’action de dame Aquitaine, elle, avait pris la forme d’un chuchotement maussade qui passait rapidement à côté d’Amara et des porteurs pour aller perturber le flux d’air des Chevaliers lancés à leur poursuite, corrompant leurs efforts et les forçant à donner plus d’eux-mêmes pour maintenir leur rythme. Rapidement, Amara vit le premier Chevalier surmené amorcer une brusque descente, trop exténué pour pouvoir continuer la poursuite. D’autres abandonnèrent la course à mesure que les kilomètres s’écoulaient, mais au compte-gouttes, et pas en aussi grand nombre que l’avait espéré Amara. Le pire était un dernier petit détail tout simple. Kalarus et ses Chevaliers se rapprochaient lentement mais sûrement. Les porteurs de la litière s’en rendaient compte aussi, mais il n’y avait pas grand-chose qu’ils puissent faire, tout perturbant que soit ce constat. Amara les poussait implacablement en avant, répondant à chacun de leurs signaux éperdus par l’ordre de continuer sur leur trajectoire le plus rapidement possible ; et, au cours de l’heure qui suivit, elle en fut récompensée par la vue de vingt-six Chevaliers ennemis supplémentaires abandonnant la poursuite. Quelque instinct lui recommanda cependant de garder un œil sur les cieux au-dessus d’eux, et alors que leurs poursuivants arrivaient à environ cinquante mètres d’eux, elle distingua du mouvement dans les lourds nuages gris, des filets de brume tirés vers le bas en spirales tourbillonnantes, déplacées comme par le passage d’autres Chevaliers Aeris, bien qu’ils soient tous invisibles. Elle ne se rendit compte de ce qu’elle voyait qu’au dernier moment, et lança un signal désespéré aux porteurs. Seuls ceux du côté gauche de la voiture la virent, mais ils comprirent ce que ses gestes paniqués signifiaient et se tordirent dans leur harnais, projetant toute la force de leurs furies contre le véhicule. Ils réussirent ainsi à repousser brutalement celui-ci d’un côté, et le manque de portance provoqua leur descente brusque et rapide, tandis que les hommes de l’autre côté du véhicule luttaient pour empêcher leur chute de se terminer en vrille meurtrière. Amara fit un tonneau du côté opposé, et à peine une seconde plus tard, put voir la forme vacillante d’un voile furiesque qui se rapprochait à toute vitesse, et cinq silhouettes volant en formation classique d’attaque, en V, qui plongeaient entre elle et la voiture qui venait juste de leur échapper. Elle aperçut l’éclat de colliers métalliques au cou des Chevaliers Aeris ennemis – encore de ces maudits fous d’Immortels, songea-t-elle – puis rencontra le regard du Haut Duc Kalarus lui-même. Les traits déjà étroits de celui-ci étaient devenus presque émaciés sous l’effet de l’épuisement, de l’ambition démesurée et de la rage, et ses yeux étincelèrent de pure haine lorsqu’il passa devant Amara, dont la mise en garde avait déjoué son attaque en piqué. Mais si l’attaque en question, dissimulée comme elle l’était derrière le voile furiesque mis en place par Kalarus, avait été évitée de justesse, elle avait au moins réussi à un point de vue. La voiture avait été ralentie, et les plus rapides des Chevaliers Aeris qui la suivaient fondirent sur elle l’épée au clair. Amara se rua après les porteurs en hurlant : — Plus bas ! Aussi près du sol que vous pouvez ! Les hommes exténués lui obéirent immédiatement, gagnant assez de vitesse par leur plongeon pour rester à distance de leurs attaquants pendant encore quelques instants, tandis qu’Amara manœuvrait, s’écartant largement sur le côté avant de brusquement inverser sa trajectoire avec toute la vitesse que Cirrus pouvait lui procurer, pour fondre dans le sillage des Chevaliers les plus proches de la voiture, qui dans l’excitation de leur course s’étaient un tout petit peu trop éloignés de leurs camarades. Amara n’essaya même pas de se servir de son épée. À la place, elle serra les dents et positionna les bras et les poignets de manière à tourner sur elle-même comme une vrille. Puis elle invoqua Cirrus d’un cri et accéléra au maximum, pour attaquer les Chevaliers fatigués par-derrière. Lorsqu’elle passa à côté d’eux, son flux d’air était devenu un vortex tourbillonnant perpendiculaire par rapport à leur trajectoire, et il éparpilla les cinq ou six Chevaliers Aeris en tous sens comme autant de feuilles mortes par un vent d’automne. Ce n’était guère une tactique très originale, et tous les Chevaliers Aeris avaient été longuement entraînés à se remettre d’un flux d’air ainsi rompu. Cependant, leur entraînement ne les avait jamais préparés à l’éventualité de parer cette tactique alors qu’ils volaient à seulement trois ou quatre mètres du sommet des arbres, tandis que des Hauts Ducs et des Hautes Duchesses se disputaient l’influence des vents les plus puissants, et après une course-poursuite épuisante qui avait déjà réduit leur nombre de moitié. Les Chevaliers Aeris exténués auraient pu se remettre et reprendre leur vol en moins de quelques secondes. Mais Amara ne leur avait pas laissé autant de temps. Les hommes tombèrent comme des quilles sur son passage. Elle entendit un craquement d’une netteté écœurante lorsque l’un d’eux s’écrasa de plein fouet contre le tronc massif d’un chêne particulièrement grand. Sur les cinq qui restaient, quatre tombèrent dans les branches, et même les cimes fragiles des arbres les firent tournoyer et dégringoler, tant ils volaient vite lorsqu’ils les avaient heurtées. S’ils évitaient les chocs frontaux avec les troncs des arbres, ils survivraient peut-être à leur chute, mais il faudrait pour cela qu’ils aient beaucoup de chance. Le dernier d’entre eux se retrouva propulsé, comme Amara, un peu plus haut par la collision de leurs vents violemment contradictoires ; mais il fut quand même plus lent à recouvrer son équilibre que la Curseur. Dans le temps qu’il lui fallut pour le faire, Amara croisa de nouveau sa trajectoire par-derrière et lui assena un coup d’épée dans le dos. L’arme était bien aiguisée, et des maillons d’acier jaillirent du point d’impact. La blessure qu’elle avait infligée au Chevalier n’était pas profonde, mais la surprise et la douleur suffirent à déconcentrer ce dernier, et il alla rejoindre ses camarades dans les branches de la forêt qui l’attendait, disparaissant hors de vue. Le regard d’Amara s’attarda juste un moment sur l’endroit parmi les arbres où les aérifèvres étaient tombés. Elle n’éprouvait rien pour l’instant : ni remords, ni écœurement, ni compassion hypocrite pour les hommes qu’elle avait mutilés et tués. Elle refusait de s’y laisser aller. Mais elle venait d’assassiner six personnes. Certes, elle l’avait fait au service du royaume et en légitime défense ; mais elle ne leur avait même pas laissé une chance de riposter. Fatigués comme ils l’étaient, ils n’auraient jamais pu survivre au vortex d’une furie aussi puissante que Cirrus, sauf par accident, comme le dernier d’entre eux. Mais même lui n’avait pas vu l’épée d’Amara arriver. C’était une chose que de tuer un ennemi au combat, mais ce n’avait pas été le cas ici. Pas vraiment. Ç’avait été une exécution. C’était effrayant. Effrayant qu’elle puisse se forcer à faire une telle chose, et encore plus parce qu’elle savait que, si elle faisait une erreur du même genre, elle pouvait se faire tuer tout aussi aisément. Il y avait au moins un aérifèvre parmi leurs ennemis qui pouvait l’éjecter du ciel aussi facilement qu’elle l’avait fait avec les Chevaliers épuisés. Elle était tout aussi vulnérable, aussi mortelle que ces derniers l’avaient été, voire davantage, étant donné que tout ce qu’elle portait était cette tunique en soie rouge ridiculement courte. Si jamais elle tombait parmi les arbres, à la vitesse à laquelle elle allait, sans la moindre armure, elle serait à la fois réduite en bouillie et taillée en morceaux. Par les Corbeaux ! Grâce à ce costume, elle allait déjà avoir la peau brûlée et gercée à des endroits où il était rare pour un être humain de souffrir de ce genre de problème. À supposer, bien sûr, qu’elle survive à la poursuite. Elle détourna vivement le regard des arbres et se força à se concentrer de nouveau sur la situation, sur son devoir. En levant les yeux, elle vit que la voiture avait réussi à s’éloigner un peu d’elle, et un rapide coup d’œil autour d’elle lui indiqua qu’une dizaine de frères vengeurs des Chevaliers dont elle venait de provoquer la mort fondaient droit sur elle, utilisant la vitesse de leur descente en piqué afin de se rapprocher assez pour charger. Amara attendit qu’ils se trouvent presque immédiatement au-dessus d’elle, puis vira sur le côté et remonta en flèche, le plus vite qu’elle pouvait, espérant les attirer tous dans son ascension : dans leur condition, l’effort pourrait se révéler trop ardu pour qu’ils le soutiennent, et leur faire abandonner complètement la poursuite. Mais sa tactique n’eut pas l’effet espéré. Ces Chevaliers volaient en triangles serrés de trois hommes chacun : une formation difficile à maintenir sans une longue pratique de la coopération en vol. Si elle ne rendait pas les choses plus faciles pour l’aérifèvre de tête, ceux de chaque côté de lui bénéficiaient d’un flux d’air beaucoup plus stable et plus aisé à maintenir. Le résultat final était une formation qui permettait à deux hommes de se reposer efficacement pendant que le troisième faisait l’essentiel du travail, chacun prenant à tour de rôle la tête du triangle. C’était une disposition idéale pour les vols de longue distance, et le signe que ces hommes connaissaient leur métier. Les Chevaliers plus rapides dont Amara avait provoqué la chute étaient sûrement plus jeunes, moins expérimentés, et faisaient probablement partie de ceux qui avaient été laissés à Kalare lorsque la campagne de Sire Kalarus avait débuté. Ces hommes-ci, en revanche, étaient à l’évidence des vétérans. Une des escadrilles la suivait avec une prudence patiente, d’assez près pour l’obliger à faire des efforts pour leur échapper, mais sans intention, manifestement, d’essayer de la rattraper. Une autre escadrille entama une lente et subtile ascension, tandis que les autres passaient rapidement de chaque côté d’elle pour fondre en avant. Amara était en mauvaise posture, et elle le savait. Les Chevaliers Aeris employaient les tactiques patientes et impitoyables d’une meute de loups. L’escadrille qui montait lentement allait finir par atteindre la même altitude qu’elle, mais en dépensant nettement moins d’énergie. Les trois aérifèvres les plus proches allaient rester sur ses talons et la forcer à continuer à manœuvrer jusqu’à l’épuisement, tandis qu’eux-mêmes changeraient régulièrement de place avec des compagnons relativement reposés toujours prêts à prendre la tête. Les deux escadrilles qui la flanquaient allaient l’empêcher de s’échapper jusqu’à ce qu’elle faiblisse et se fasse abattre par ses poursuivants les plus proches, ou que l’escadrille montante se retrouve en position de fondre en piqué sur elle et de la dépasser, probablement afin de jeter du sel sur Cirrus et provoquer la chute mortelle d’Amara dans le vide, loin en dessous. Au moins, Amara avait attiré après elle une portion considérable des Chevaliers Aeris restants. Mais, pendant qu’ils la pourchassaient, Kalarus et ses Immortels allaient attaquer la litière. Et Bernard. Amara serra les dents, s’efforçant de réfléchir à ce qu’elle pouvait faire d’autre. Un éclair écarlate traversa soudain les nuages au-dessus de sa tête, et le grondement de tonnerre qui suivit vibra dans son estomac et sa poitrine, tout en exerçant une pression douloureuse sur ses tympans. Elle leva brusquement les yeux pour regarder les nuages. — Oh ! se dit-elle à voix haute. C’est une très mauvaise idée. (Elle prit une grande inspiration.) Mais ce n’est pas comme si j’avais l’embarras du choix. Elle prit sa décision et hocha fermement la tête. Puis elle invoqua Cirrus une fois de plus et monta en flèche vers le tonnerre grondant et les éclairs couleur de sang des nuages canims. Chapitre 50 Amara s’enfonça dans la fine brume et fut choquée par sa froideur. Ce n’était pas la première fois qu’elle traversait des nuages, bien entendu, mais elle ne l’avait jamais fait si peu vêtue. Dans les terres en dessous, le temps était aussi insupportablement lourd que partout ailleurs dans le royaume à cette époque de l’année, mais le soleil semblait avoir refusé aux nuages contre nature sa chaleur, réussissant d’une manière ou d’une autre à les contourner pour atteindre le sol. Amara ne voyait pas à plus de quelques mètres devant elle dans la brume, et à la vitesse à laquelle elle volait, elle aurait aussi bien pu être aveugle. Ce qui, étant donné ce qui résidait dans ces nuages magiques, n’était pas de bon augure. Amara commença à trembler et n’essaya même pas de se convaincre que c’était à cause du changement de température. Pendant un moment, un silence inquiétant régna, avec seulement le sifflement continu du vent pour couvrir sa propre respiration haletante. Puis elle entendit des cris grêles et aigus, qui lui firent vaguement penser aux hurlements de petits loups du désert des montagnes arides à l’est de Parce. Ils furent immédiatement repris en écho partout autour d’Amara et, sans qu’elle puisse voir les créatures qui les émettaient, devinrent rapidement plus forts et plus proches. Soudain, la jeune femme perçut un mouvement rapide du coin de l’œil et altéra instantanément sa trajectoire, faisant un brusque tête-à-queue qui fit tourbillonner la brume. Quelque chose de tangible lui frôla la hanche, et elle ressentit une vive brûlure, comme celle due à la morsure de fourmis rouges. Puis elle commença à émerger de la brume, et découvrit les quatre escadrilles de Chevaliers Aeris lancées à sa poursuite en dessous des nuages, déployées en ligne et qui se dirigeaient droit sur elle. Une fois de plus, la Curseur accéléra, alors même que la brume derrière elle s’agitait soudain de cris et de mouvement. Les monstres à tentacules que les Canims avaient placés dans la brume se précipitèrent après elle. Les Chevaliers Aeris les virent arriver et tentèrent d’échapper à leur masse cauchemardesque ; mais là encore, Amara avait parfaitement minuté les choses, et ils se retrouvèrent engloutis sans pouvoir rien y faire dans une forêt d’appendices cuisants qui se tordaient en tous sens. Les hommes hurlèrent, moururent, et soudain elle se retrouva débarrassée de tout poursuivant. La peur et l’exaltation d’avoir survécu faisaient battre le cœur d’Amara à tout rompre ; et, en même temps, elle dut refouler un sentiment nauséeux de honte et de dégoût devant les morts et la souffrance qu’elle venait de causer. Certains des aérifèvres réussiraient peut-être à échapper aux créatures, mais aucun d’eux ne serait en état de poursuivre la voiture. S’ils n’étaient pas morts, la course était du moins certainement finie pour eux. Amara repartit avec toute la vitesse dont elle était capable en direction de la voiture qui fuyait toujours, et découvrit celle-ci en proie à une attaque. D’autres Chevaliers Aeris devaient avoir abandonné la poursuite, et une dizaine d’entre eux seulement avait rattrapé la voiture. Au-dessus et en avant de celle-ci volait une escadrille de cinq hommes : Sire Kalarus et ses Immortels. Amara ne voyait pas pourquoi ils n’avaient pas déjà fait s’écraser le véhicule. Ils semblaient attendre une ouverture. Cinq ou six Chevaliers fondirent de chaque côté de la voiture, sous le niveau des occupants de celle-ci, pour s’attaquer aux porteurs. Quelqu’un dut avertir ces derniers, car le véhicule chuta brusquement d’environ deux mètres et vira sur le côté, presque droit sur les attaquants de ce flanc. Les Chevaliers Aeris se ruèrent pour enfoncer des lances par les fenêtres du véhicule, mais la portière de celui-ci s’ouvrit soudain à la volée, et Aldrick ex Gladius apparut dans l’encadrement, les jambes pliées, accroché d’une main à quelque chose dans la voiture, et sa longue épée dans l’autre. Il brisa deux lances en deux coups rapides, infligea à l’un des aérifèvres ennemis une blessure à la cuisse, faisant jaillir le sang à flots mortels, et une longue estafilade sur le cuir chevelu à un autre, qui se retrouva aveuglé par son propre sang qui lui volait au visage et aux yeux et se déployait en un nuage derrière lui. Dame Aquitaine se faufila sous le bras d’Aldrick et leva la main en un geste impérieux. De minces volutes de brume blanche naquirent au bout de ses doigts en tourbillonnant, comme un orage miniature qu’elle projeta devant elle, où il se dilata pour former un énorme banc de brume presque opaque. De sa position en hauteur et derrière la voiture, Amara vit celle-ci feinter d’un côté puis de l’autre, et les Chevaliers Aeris ennemis durent interrompre leur attaque, aveuglés et incapables de s’entraider, sans parler du fait que, s’ils faisaient la moindre erreur, ou manquaient tout simplement de chance, ils risquaient de se voir heurter de plein fouet par la voiture dans ses brusques embardées, ce qui aurait sans doute des conséquences fatales si près de la cime des arbres. Ceci expliquait donc cela. Kalarus savait que dame Aquitaine était là et n’employait que de petits charmes d’eau, conservant ses forces pour le moment où il s’attaquerait personnellement au véhicule. Kalarus n’était pas du genre courageux, et préférait laisser ses Chevaliers se faire tuer dans un effort pour fatiguer – voire, avec un peu de chance, blesser ou tuer – la Haute Duchesse. Mais cette tactique lui donnerait l’avantage maximum qu’il pouvait tirer de la situation, et il en profitait impitoyablement. Amara pouvait deviner rien qu’en regardant les porteurs que ceux-ci commençaient à faiblir. Faire des embardées et des manœuvres d’esquive en portant un tel poids les épuisait. Les aérifèvres ennemis attendaient lorsque la voiture ressortit du nuage de brume de dame Aquitaine, et ils reprirent immédiatement leur attaque. Cette fois, ils étaient prêts lorsqu’ils se rapprochèrent d’un des flancs du véhicule et que la portière s’en ouvrit brutalement ; et, au moment où Aldrick frappait l’un d’eux, un autre bougea le bras avec la rapidité accrue d’un aérifèvre, et jeta sa lance sur le spadassin. Aldrick exécuta une parade parfaite – peut-être un dixième de seconde trop tard – et l’arme s’enfonça dans sa cuisse droite, pour ressortir de l’autre côté de sa jambe. Le spadassin chancela et faillit tomber ; et même si, Amara le savait, il était capable au besoin de tout simplement faire abstraction d’une douleur qui aurait fait s’évanouir un homme solide, ce talent ne l’aiderait pas à rendre sa jambe opérationnelle et en état de soutenir son poids si celle-ci avait été abîmée. Dame Aquitaine attrapa le spadassin par le col et le ramena vivement à l’intérieur de la voiture, et les Chevaliers Aeris se rapprochèrent encore, comme un essaim, lances et épées prêtes à frapper. L’un d’eux recula en chancelant, peut-être touché par un poing ou une lame, et tomba en vrille sans pouvoir contrôler sa chute, disparaissant parmi les arbres. Un autre s’approcha trop près, et se vit attirer violemment à l’intérieur de la voiture, y disparaissant jusqu’aux épaules, avant d’en retomber comme une pierre, la tête pendant mollement au bout de son cou brisé. Une autre explosion de brume blanche cacha la scène aux yeux d’Amara, mais celle-ci put entendre aux cris qui continuaient que, cette fois, les Chevaliers ennemis étaient restés près de leur cible, poursuivant leur attaque au lieu de reculer. Kalarus amena son escadrille un peu plus près de l’action et dégaina son épée avec un geste de satisfaction anticipée qui faisait penser à un loup se léchant les babines. Le Haut Duc, toute son attention tournée sur la voiture, fit un signe avec son arme en hurlant des ordres à son escorte et… … Et, se rendit compte Amara, ne remarquant absolument pas sa présence à elle. La jeune Curseur sentit sa bouche s’assécher complètement, et, l’espace d’une seconde, elle crut que son épée allait lui échapper des mains. Kalarus Brencis, Haut Duc de Kalare. L’un des titans de la furifèvrerie, un homme qui avait réussi à épuiser presque totalement les Hautes Duchesses de Placida et d’Aquitaine, qui les avait pris d’assaut et avait continué à leur livrer bataille pour le contrôle des cieux tout en se cachant derrière un voile, en se maintenant en l’air et en coordonnant l’attaque de ses hommes. Réputé pour être un homme d’épée du plus haut calibre, il était également un ignifèvre renommé pour avoir une fois éteint à lui seul tout un incendie de forêt lorsqu’une étendue des bois durs et coûteux qu’il exportait menaçait de partir en fumée. D’autres histoires contaient qu’il avait une fois tué sur le coup un léviathan qui hantait sa côte, et il exerçait pouvoir et autorité avec une ruse et un talent consommés, à tel point qu’il menaçait de faire tomber Gaius du trône. Pire encore, Amara avait pu voir un peu de ce qu’il avait créé dans sa ville, pour les gens qui lui étaient assujettis, et elle savait ce qu’il était fondamentalement : un monstre, dans tous les sens du terme, un odieux meurtrier qui avait réduit des enfants en esclavage en usant de colliers de discipline, pour en faire les Immortels dépourvus de raison qui le servaient désormais ; dont les agents avaient assassiné des Curseurs d’un bout à l’autre d’Aléra. Des compatriotes d’Amara. Pour certains, des amis. Cet homme n’avait aucune considération pour la vie de quiconque hormis la sienne. S’il s’en prenait à Amara, il pourrait l’écraser aussi facilement qu’une fourmi, et avec tout aussi peu de remords. Mais s’il ne se rendait pas compte de sa présence – du moins jusqu’à ce qu’il soit trop tard – alors elle avait peut-être une chance. Il n’était qu’un homme. Dangereux, puissant, talentueux, mais toujours mortel. Elle n’aurait peut-être même pas besoin de lui porter un coup fatal. Ils se trouvaient environ soixante mètres au-dessus de la voiture, mais si elle arrivait à le pousser vers le bas et à lui faire perdre le contrôle ne serait-ce que quelques secondes, la forêt ne lui ferait pas plus de cadeaux qu’elle n’en avait fait à ceux de ses hommes qui y étaient déjà tombés. La plus petite erreur signifierait la mort pour Amara. Elle le savait. Mais si elle ne faisait rien, Kalarus provoquerait presque à coup sûr la chute de la voiture et la mort de tous ses occupants. Cela rendait le choix beaucoup plus facile à faire qu’elle ne l’avait anticipé. Et malgré les tremblements accrus qui l’agitaient, tout en nageant dans le flot écœurant de sa propre terreur, elle se rua également en avant, rétrécissant le plus possible son flux d’air pour éviter que Kalarus ou un de ses Chevaliers ne perçoive celui-ci. Elle se projeta devant eux, en estimant du mieux qu’elle le pouvait leur trajectoire. Puis elle agrippa son épée si fort qu’un élan de douleur lui parcourut le bras droit dans les deux sens, et congédia Cirrus, et avec lui le flux d’air qui la portait. Elle se mit à tomber en chute libre vers la petite silhouette de la voiture loin en dessous, dans le silence le plus complet, puisqu’elle n’utilisait aucun charme furiesque susceptible de trahir sa présence à un furifèvre aussi puissant et doué que Kalarus. Elle savait comment diriger sa chute, en écartant les bras et les jambes, et se laissa tomber de plus en plus vite, toute son attention concentrée sur sa cible, la nuque offerte du Haut Duc de Kalare, bande de peau pâle visible au-dessus de sa cape grise et verte flottant au vent. Il se rapprocha brusquement, de plusieurs dizaines de mètres, puis se retrouva soudain en dessous d’elle, toujours sur la même trajectoire, attendant de voir la voiture émerger du brouillard furiesque. Amara souleva son épée à deux mains, l’orientant pointe en bas tout en continuant à tomber. Elle abaissa son arme avec un hurlement, tout en invoquant Cirrus. Le vent se leva en une énorme bourrasque chaotique alors que la furie d’Amara semait le trouble dans les flux d’air de Kalarus et de son escorte. À la dernière seconde, l’un des Immortels qui volaient à côté de Kalarus leva les yeux et pirouetta pour venir placer son propre corps entre l’arme d’Amara et le dos de Kalarus. Le coup de la Curseur frappa l’Immortel avec une force à lui briser les os. L’épée transperça son haubert comme s’il n’en portait pas et s’enfonça dans sa chair jusqu’à la garde. Quant à Amara, l’impact lui fit l’effet d’un terrible coup de marteau qui lui ébranla tout le corps. Elle entendit un craquement et son bras gauche ne fut plus soudain que souffrance. Le monde se mit à tournoyer vertigineusement autour d’elle, et la douleur était telle qu’elle ne percevait presque plus la présence de Cirrus. Quelque chose lui heurta le tibia, et elle sentit les lanières de sa sandale se défaire, entraînant la chaussure avec elles. Le choc lui fit comprendre qu’elle avait touché les plus fines branches d’un arbre particulièrement haut, et que son mollet avait été entaillé aussi proprement et nettement qu’avec un couteau. Elle lança un appel éperdu à Cirrus, incapable de retrouver ses repères dans le chaos de sensations, de douleurs, de couleurs et de sons qui l’entouraient. Sans trop savoir comment, elle réussit à éviter de disparaître parmi les arbres, et se retrouva en train de voler lentement à côté de la voiture, avec la trajectoire hésitante d’une ivrogne, le bras gauche pendant, inutile, dans le vide, et la main dépourvue d’épée. — Comtesse ! lança dame Placida. Attention ! Amara la regarda d’un air hébété une seconde, puis se retourna et vit l’un des Chevaliers Aeris qui fondait sur elle, la lance à la main. Elle commença à s’écarter pour l’éviter, tout en sachant que c’était inutile. Elle était trop lente. Le Chevalier leva son arme pour l’abattre sur elle. Une flèche s’enfonça dans sa gorge, faisant jaillir un flot de sang, et l’aérifèvre tomba en vrille parmi les arbres, sans pouvoir rien y faire. Amara cligna des yeux et se retourna pour regarder vers la voiture. Le comte de Calderon était debout sur le toit du véhicule, son arc de guerre à la main, les jambes arc-boutées et légèrement fléchies pour résister au vent hurlant. Il se tenait là en équilibre seulement, sans le moindre système d’attache, ne serait-ce qu’un bout de corde, pour le retenir. Il s’était débarrassé de sa cape, et arborait le détachement froid et distant d’un archer professionnel. Avec des gestes mesurés et précis, il banda de nouveau son arc, les yeux fixés sur un point au-dessus d’Amara et derrière elle, et décocha une autre flèche. En se retournant, la Curseur vit celle-ci toucher un autre Chevalier ennemi, mais le trait avait été détourné de sa cible par le vent, et transperça le bras droit de l’aérifèvre au lieu de son cœur. L’homme poussa un cri et ralentit, en contrôlant soigneusement son vol pour se laisser distancer par l’ennemi. — Amara ! appela Bernard. Il attrapa son arc par une extrémité et tendit l’autre à la jeune femme. Encore hébétée, celle-ci mit une seconde à comprendre ce qu’elle était censée faire, mais finit par attraper l’arc et laisser Bernard l’amener jusqu’au toit de la voiture. Elle resta assise là un moment, et Bernard tira deux autres flèches qui manquèrent toutes deux leur cible. Sans la possibilité de toucher le sol et d’invoquer la force de sa furie, il ne pouvait bander son arc que partiellement, ce qui l’empêchait de viser correctement et modifiait également la dynamique de trajectoire de ses flèches. Par ailleurs, indépendamment de tout talent d’archer, les turbulences du vol rendaient énormément difficile de faire mouche à plus de quelques mètres de distance, et les Chevaliers Aeris gardaient pour le moment leurs distances, multipliant esquives et zigzags pour pousser Bernard à tirer et à épuiser ses flèches sur des coups qui avaient peu de chances de toucher leur cible. Tout comme Amara, ils voyaient qu’il ne restait plus qu’une poignée de flèches dans le carquois du comte ; mais lorsque celui-ci se rendit compte de ce qu’ils étaient en train de faire, il n’en avait plus que trois. Amara reprit subitement ses esprits. La douleur était toujours présente dans son bras et son épaule gauche, mais distante et secondaire. Un coup d’œil aux cimes toutes proches de la forêt en dessous lui indiqua que même si la voiture avançait rapidement, elle était dangereusement instable et faisait des embardées sous l’effet des forces faiblissantes de ses porteurs. — Qu’est-ce que tu fabriques, espèce de fou ? lança Amara à Bernard. — Pas de place à l’intérieur pour tirer, mon amour, répliqua celui-ci. — Si on survit à tout ça, je te tuerai de mes propres mains, gronda la Curseur. (Elle se pencha au bord du toit et cria :) Dame Aquitaine ! Il faut que nous accélérions ! — Elle ne vous entend pas ! répondit Aldrick, d’une voix crispée par la douleur. Elles ont déjà toutes les peines du monde à maintenir la voiture en l’air, à elles deux ! Un éclair rouge déchira le ciel, et une ombre tomba en travers de l’arrière de la voiture. Amara regarda derrière elle et vit Kalarus qui fondait sur eux. Sa cape avait été déchirée en une dizaine d’endroits par les mêmes branches d’arbre qui avaient cinglé le côté gauche de son visage, transformant celui-ci en une masse de chair enflée. Il serrait les dents de haine et de fureur, et lorsqu’il croisa le regard d’Amara, la lame de son épée devint soudain incandescente comme si elle était exposée à la chaleur de la forge, devenant d’abord rouge, puis orange, et enfin blanche. Le métal torturé protesta en crissant. Bernard réagit si vite que ses gestes parurent flous à Amara, et il tira deux flèches, à tête aiguisée pour percer une armure, sur Kalarus qui se rapprochait. Le Haut Duc de Kalare les intercepta d’un petit coup de sa lame incandescente, les faisant voler en éclats. Il poursuivit son approche, une lueur meurtrière dans les yeux. Amara projeta Cirrus contre lui, mais elle aurait aussi bien pu essayer d’arrêter la charge d’un gargante avec un fil de soie. Le Haut Duc passa au travers de la furie comme si celle-ci n’était même pas là. Amara eut envie de hurler sa frustration et sa terreur, son énervement impuissant à l’idée que cette ordure, cette… brute allait les tuer, elle, son mari et tout le monde dans la voiture, et faire sombrer Aléra dans le chaos le plus total. Elle se tourna vers Bernard, cherchant son regard. Elle voulait le voir, lui, lorsque la lame de Kalare prendrait sa vie. Et non l’animal qui la tuait. Bernard était pâle, mais son regard ne trahissait aucun sentiment de défaite, aucun signe de capitulation. Il baissa les yeux sur Amara, rapidement, fugacement et lui fit un clin d’œil. Puis il encocha sa dernière flèche sur son arc et la décocha alors que Kalarus se trouvait à moins de trois mètres de la voiture. Une fois de plus, avec un sourire méprisant, le Haut Duc fit tourner son épée avec une grâce ondoyante pour briser le trait avant que celui-ci puisse l’atteindre. La hampe du projectile vola en éclats. Mais sa tête, un cristal de sel taillé translucide semblable à ceux que Bernard avait utilisés contre les harpies à Calderon, fut, elle, littéralement pulvérisée. Le nuage de sel recouvrit complètement Kalarus, déchiquetant ses furies et mettant son flux d’air en lambeaux ; anéantissant l’énergie qui le maintenait en l’air. Kalarus eut tout juste le temps d’afficher un air stupéfait, incrédule, éberlué. Ensuite, avec un hurlement, il tomba comme une pierre parmi les arbres en contrebas. Puis ce fut le silence, rompu seulement par le rugissement continu du vent, semblable au bruit du ressac. Bernard rebaissa lentement son arc et poussa un long soupir. Il hocha la tête d’un air pensif et dit : — Je crois que je vais écrire à Tavi pour le remercier de cette idée. Amara resta sans voix, les yeux rivés sur son mari. Il fallait qu’elle dise aux porteurs de continuer à avancer aussi longtemps qu’ils le pouvaient avant d’atterrir pour se reposer à l’abri des arbres, près d’un grand ruisseau ou d’une petite rivière, afin qu’elle puisse prévenir le Premier Duc. Mais cela pouvait attendre un moment. Pour l’instant, son besoin de regarder Bernard, de prendre conscience qu’ils étaient encore en vie, ensemble, était bien plus important qu’un simple royaume. Bernard passa son arc par-dessus son épaule, s’agenouilla à côté d’Amara et lui prit le bras avec douceur. — Tout doux, dit-il. Voyons voir ce que tu t’es fait là. — Une de tes flèches à pointe de sel, constata calmement Amara, en secouant la tête. Bernard lui sourit, les yeux pétillants de vert, de brun et de mouchetures dorées : les couleurs de la vie, de la croissance et de la chaleur. — Ce sont toujours les détails qui sont importants, dit-il. N’est-ce pas ? — En effet, répondit Amara, avant de l’embrasser doucement sur la bouche. — Excellent, dit la représentation aqueuse de Gaius, une silhouette translucide dépourvue des rehauts de couleur solide que le Premier Duc préférait d’ordinaire. Bon travail, comtesse. Comment vont dame Placida et la fille d’Atticus ? Amara se trouvait à côté d’un large ruisseau au courant rapide qui dévalait les collines à plusieurs kilomètres de Kalare. La forêt à cet endroit était particulièrement épaisse, et ils avaient tout juste réussi à y faire atterrir la voiture en un seul morceau. Les porteurs étaient aussitôt littéralement tombés de sommeil, sans même se débarrasser de leurs harnais de vol. Bernard allait de l’un à l’autre pour les détacher doucement de la voiture et leur permettre de s’allonger par terre. Les Hautes Duchesses étaient dans un état semblable, même si dame Aquitaine avait réussi à s’asseoir au pied d’un arbre d’un air guindé avant d’y appuyer la tête en regardant Odiana aider Aldrick à gagner le ruisseau pour soigner sa blessure. Dame Placida semblait à peine avoir la force de garder la tête haute, mais elle avait insisté pour rester auprès d’Attica Elania, qui avait été blessée pendant le vol ; pas par une arme, mais lorsque Aldrick, touché, était à moitié retombé à l’intérieur de la voiture. Il était allé cogner durement contre l’une des banquettes bondées et avait cassé la cheville de la jeune fille. Dame Placida avait réussi à apaiser la douleur de celle-ci, puis s’était promptement laissée retomber sur l’herbe pour dormir. Rook était sortie de la voiture les yeux fermés, en tenant sa fille par la main. Elle avait trouvé un coin près de la berge du ruisseau, où les rayons du soleil réchauffaient le sol. Elle était assise à la lumière, sa fille dans les bras, une expression d’épuisement et de quelque chose qui ressemblait à de l’hébétude sur le visage. — Comtesse ? relança doucement Gaius. Amara tourna de nouveau les yeux vers la silhouette aqueuse. — Je vous demande pardon, Sire. (Elle prit une profonde inspiration, et reprit :) Attica Elania Minora a été blessée pendant l’évasion, mais sans gravité. Une cheville cassée. Nous l’aurons soignée d’ici peu. Gaius hocha la tête. — Et dame Placida ? — Exténuée, mais en bonne santé, Sire. Gaius haussa un sourcil curieux. Amara s’expliqua : — Dame Aquitaine et elle se sont épuisées à accélérer notre fuite et à ralentir nos poursuivants. Seule une grande vingtaine de Chevaliers Aeris sur une centaine à la base a réussi à nous rattraper, et sans les efforts de ces dames, je suis certaine que nous aurions été rattrapés et tués. — Où vous trouvez-vous à présent ? demanda Gaius, avant de lever immédiatement une main. Non, il vaut mieux ne pas me le dire. Il est possible que quelqu’un épie cette communication. De manière générale, quelle est votre situation ? — Nous avons continué à avancer aussi longtemps que nous l’avons pu après la chute de Kalarus, Sire, mais nous ne sommes pas allés bien loin. Il est possible qu’on nous retrouve si une recherche est lancée par la suite, aussi nous n’allons nous reposer ici qu’une heure ou deux, avant de repartir. Gaius parut étonné. — Kalarus est tombé ? Amara sourit et inclina la tête. — Cadeau du bon comte de Calderon, Sire. Je ne suis pas certaine qu’il soit mort, mais s’il a survécu, je doute qu’il soit en état de mener une révolution. Gaius retroussa soudain les lèvres sur un sourire carnassier. — Je vous demanderai des détails en personne dès que vous le pourrez, comtesse. Transmettez, je vous prie, mes remerciements à son Excellence de Calderon, ainsi qu’aux Hautes Duchesses et à leurs agents. — J’essaierai de garder mon sérieux en le faisant, Sire. Gaius rejeta la tête en arrière pour éclater de rire, et sa représentation aqueuse se transforma. L’espace d’un instant, elle fut plus colorée, plus détaillée, et plus animée. Puis le Premier Duc secoua la tête et dit : — Eh bien ! je vais vous laisser vous reposer et reprendre votre route, Curseur. — Sire ? dit Amara d’un ton interrogateur, avons-nous agi à temps ? Gaius hocha brièvement la tête. — Je crois. Mais je dois faire vite maintenant. (Il plongea les yeux dans ceux d’Amara et lui adressa une très légère révérence.) Bon travail, Amara. La jeune femme inspira profondément, prise d’un élan farouche de fierté et de satisfaction. — Merci, Sire. La silhouette aqueuse réintégra le ruisseau, et Amara se laissa tomber avec lassitude sur la berge, les élancements dans son bras désormais réduits à une douleur sourde, mais de plus en plus incommodante. Elle jeta un coup d’œil à Bernard, debout près de dame Aquitaine, à l’ombre du même arbre, les yeux perdus dans le vide alors que, par l’intermédiaire de ses furies de terre et de flore, il surveillait que personne n’approchait. — Bonjour, Amara, dit gaiement Odiana. Malgré son épuisement physique et mental, Amara sursauta, et un élancement douloureux passa de son épaule à la base de son cou en lignes d’argent brûlantes. La sorcière d’eau s’était approchée sans faire le moindre bruit et avait pris la parole à trente centimètres d’elle seulement. — Je suis désolée, reprit Odiana, l’ombre d’un rire discret dans la voix. Je ne voulais pas te faire peur. Ç’a dû te faire atrocement mal de sursauter comme ça, ma pauvre chérie. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Amara sans s’énerver. Les yeux noirs de l’aquafèvre étincelèrent. — Mais voyons, soigner ta pauvre épaule, ma puce. Sinon tu seras aussi utile à ton maître qu’un faucon avec une seule aile. On ne peut pas laisser ça arriver. — Ça va, répondit calmement Amara. Mais merci quand même. — Tss tss, dit Odiana en agitant un doigt. C’est pas bien de mentir. Je te promets que tu ne souffriras plus. — Assez de taquineries, intervint dame Aquitaine d’un ton doucereux. Odiana lui tira la langue avec un regard contrarié et se releva pour aller se promener nonchalamment au bord du ruisseau. Dame Aquitaine quitta sa position assise au pied de l’arbre et dit : — Nous nous trouvons maintenant à la croisée des chemins, Curseur. Il y a des décisions difficiles à prendre. — Concernant quoi ? demanda Amara. — L’avenir. Par exemple, je dois décider si vous laisser vivre va se révéler utile ou gênant. Vous êtes, après tout, un agent de la Couronne plutôt compétent. Compte tenu du climat politique, vous pourriez néanmoins représenter un obstacle à mes plans si vous décidiez de vous en prendre à moi. (Elle regarda la jeune femme d’un air songeur.) Mais vous pourriez également m’être très utile si nous parvenons à quelque arrangement. Amara prit une longue et profonde inspiration, pour garder son calme. — Je suppose que c’était trop demander que d’espérer vous voir agir honorablement, une fois que vous auriez obtenu ce que vous vouliez, dit-elle doucement. — Nous ne jouons pas ce jeu pour quelques béliers de cuivre, Curseur. Vous le savez aussi bien que moi. — Oui. Mais j’ai déjà entendu cette proposition de votre part. Je pense que vous vous rappelez quelle a été ma réponse. — La dernière fois, rétorqua dame Aquitaine, vous n’étiez pas mariée. Amara la regarda durement et répondit d’un ton froid : — Vous croyez vraiment pouvoir vous en tirer comme ça ? — Si je choisis cette route ? (Dame Aquitaine haussa les épaules.) Il me suffira d’expliquer que nous avons été retrouvés par l’une des équipes de recherche de Kalarus, qu’elle nous a attaqués de nuit, et qu’il n’y a eu que très peu de survivants. — Et vous pensez qu’on croira à ces sornettes ? — Pourquoi en irait-il autrement, ma chère ? rétorqua la Haute Duchesse avec froideur. Vous venez juste de dire vous-même à Gaius que nous courrions encore le risque d’être découverts, après tout. (Elle durcit à son tour le regard, et son visage devint froid comme la pierre.) Et il n’y aura personne pour me contredire. Non seulement m’en tirerai-je en toute impunité, comtesse. Mais on m’accordera probablement une autre médaille. — Ma réponse est non, répondit Amara avec calme. Dame Aquitaine haussa un sourcil. — C’est bien joli, d’avoir des principes, comtesse. Mais dans les circonstances présentes, vos options sont limitées. Vous pouvez accepter de travailler pour moi… ou voir Aldrick couper la tête d’Aria, avant que je vous repose la question. Amara jeta un regard dur derrière elle, où le spadassin, debout sur sa jambe encore fragile, se tenait au-dessus de la silhouette étendue de dame Placida, l’épée dégainée. — En ce moment même, poursuivit dame Aquitaine, Gaius est probablement en train de contacter Placidus pour lui dire que sa femme est saine et sauve. Mais si elle meurt maintenant, les furies qu’elle restreint seront relâchées, avec des conséquences catastrophiques pour les terres et les fermiers de Placidus. Mettez-vous à sa place : il n’aura guère d’autre choix que de conclure que Gaius l’a trahi. — En supposant que vous puissiez mettre votre menace à exécution. Je ne pense pas que vous tueriez un autre membre de la Ligue de sang-froid. — Vraiment, comtesse ? Vous savez que je suis parfaitement prête à tuer chacun d’entre vous plutôt que de risquer de vous retrouver en travers de mon chemin. Vous le savez. Amara jeta un coup d’œil à Rook qui, sur la berge du ruisseau, serrait Masha dans ses bras et gardait la tête baissée, s’efforçant de passer inaperçue. — Même la petite fille ? demanda la Curseur. — Les enfants de parents assassinés deviennent souvent, en grandissant, assoiffés de vengeance, comtesse. C’est une vie pleine d’amertume, qui se termine très mal. Je lui ferais là une faveur. C’est alors que Bernard appuya légèrement la pointe de son poignard sur la nuque de dame Aquitaine, attrapa une poignée de ses cheveux d’un brun lustré pour l’immobiliser, et dit : — Vous allez avoir l’amabilité de dire à Aldrick de rengainer son arme, Votre Grâce. Aldrick montra les dents en grognant. Dame Aquitaine retroussa les lèvres en un sourire moqueur et appela : — Odiana, ma chère ? Brusquement, des tentacules d’eau qui n’étaient pas sans rappeler celles des créatures nuageuses canimes jaillirent du ruisseau en se tordant. Elles s’enroulèrent vivement autour de Rook et Masha comme des boas constricteurs. L’espace d’une révoltante seconde, l’une des vrilles d’eau leur couvrit le nez et la bouche, les empêchant de respirer, mais Odiana fit un geste et elles purent reprendre leur souffle. Dame Aquitaine jeta un coup d’œil à Amara et pencha la tête de côté, la mettant clairement au défi de réagir. — Il y a une faille dans votre raisonnement, Votre Grâce, dit doucement la Curseur. Même si vos mercenaires les tuent toutes les trois, cela ne changera rien au fait que vous serez morte. Le sourire de dame Aquitaine se fit encore plus suffisant. — En réalité, comtesse, il y a quelque chose que vous n’avez pas pris en compte. — Quoi donc ? Dame Aquitaine rejeta la tête en arrière avec un éclat de rire et, simultanément, son corps se mit à se transformer par ondulations, ses traits à se tordre pour former un visage différent ; et lorsqu’elle rebaissa la tête, c’était Odiana qui se trouvait à sa place. — Je ne suis pas dame Aquitaine, répondit-elle. La voix de la Haute Duchesse s’éleva de derrière Amara : — Vraiment, comtesse. Vous me décevez un peu. Je vous avais laissé de bonnes chances de deviner la permutation. Amara regarda par-dessus son épaule et vit dame Aquitaine, et non plus Odiana, qui maintenait le charme d’eau retenant Rook et Masha prisonnières. — Comprenez-vous mieux la situation, maintenant, Curseur ? poursuivit la Haute Duchesse. La partie est terminée. Vous avez perdu. — Peut-être. (Amara sentit un sourire se dessiner lentement sur ses lèvres, et elle fit un signe de tête à Rook.) Et peut-être pas. Rook répondit d’un petit sourire dur et désagréable ; puis il y eut un éclair de lumière, un brusque nuage de vapeur, et la forme incandescente d’un faucon, la furie de feu de dame Placida. Celle-ci fit voler en éclats les liens d’eau avant de fondre sur dame Aquitaine comme une minuscule comète. Au même instant, la forme inconsciente de dame Placida fit un croche-pied à Aldrick, le privant du support de sa jambe valide, et le spadassin, incapable de mettre du poids sur sa jambe blessée, s’affala par terre. Avant qu’il ait pu se redresser, dame Placida était sur lui, un genou entre ses omoplates, et une lourde corde passée autour de son cou pour l’étrangler. Dame Aquitaine leva vivement les mains devant elle pour se protéger de la furie de feu qui chargeait. Elle trébucha et glissa de la berge dans le ruisseau. Rook se releva, et elle aussi commença à se transformer, devenant plus grande, plus svelte, jusqu’à ce que ce soit Placida Aria qui se tienne à sa place, tenant toujours sur sa hanche l’enfant effarée. Elle leva son autre main et la furie de feu revint se percher sur son poignet, tandis qu’elle se tournait vers dame Aquitaine. Simultanément, la silhouette qui maintenait Aldrick au sol se brouilla elle aussi, prenant lentement la forme de Rook. — Je dois vous avouer, dit Amara à dame Aquitaine d’un ton moqueur, que vous me décevez un petit peu. Je vous avais donné de bonnes chances de deviner la permutation. (Elle sourit de toutes ses dents à la Haute Duchesse.) Vous ne croyiez tout de même pas que je ne m’étais pas rendu compte que vous écoutiez ma conversation avec Bernard, si ? Dame Aquitaine s’empourpra de colère. — Vous m’avez donc crue, poursuivit Amara lorsque je disais que je n’avais aucune idée de ce que vous alliez faire, de ce que je pouvais faire, moi, pour m’y préparer, de si vous alliez vous retourner contre nous ou non ? (Elle secoua la tête.) Je ne vous ai jamais empêchée d’écouter parce que je voulais que vous entendiez, Votre Grâce. Je voulais vous faire croire que vous aviez affaire à un pauvre petit agneau sans défense. Mais pour être franche, je ne pensais pas que vous seriez assez stupide et égocentrique pour vous laisser ainsi berner. Dame Aquitaine retroussa les lèvres avec fureur, et commença à ressortir du ruisseau. — Invidia, la mit en garde dame Placida, avec un léger geste du poignet où sa furie de feu était perchée, j’ai passé une sale semaine. — Comprenez-vous la situation maintenant ? demanda Amara d’un ton dur. La partie est terminée. Vous avez perdu. Dame Aquitaine prit une lente inspiration, faisant un effort visible pour contenir sa colère. — Très bien, dit-elle d’un ton calme et menaçant. Quelles sont vos conditions ? — Non négociables, répondit Amara. — Je peux te poser une question ? demanda Bernard. — Mais certainement, répondit Amara. — Comment est-ce que tu as su que ces deux-là allaient échanger leurs rôles pendant la mission ? — Parce qu’Odiana était là. Franchement, pour quelle autre raison aurait-elle pu venir ? Dame Aquitaine n’avait certainement pas besoin d’amener une guérisseuse supplémentaire, et je ne la vois pas laisser une telle folle se joindre à une mission de ce genre simplement pour tenir compagnie à Aldrick. Elle n’avait pas besoin de tout ça. Elle avait besoin de quelqu’un qui puisse prendre son apparence et lui servir de doublure, de leurre. Il semblait raisonnable de supposer que dame Aquitaine voudrait cacher sa véritable identité lors de la tentative de sauvetage. Comme ça, si les choses tournaient mal ou si, à long terme, Kalarus finissait malgré tout sur le trône, elle serait en mesure de nier toute participation. Bernard secoua la tête. — Je n’ai pas l’esprit assez tordu, dit-il. Et tu as obtenu de dame Placida et Rook qu’elles fassent la même chose ? Qu’elles échangent leurs rôles ? — Oui. Afin que, lors de la confrontation, dame Aquitaine se trompe de cible et nous donne une occasion de prendre l’avantage sur elle de façon définitive. — Certains, fit calmement remarquer Bernard, pourraient argumenter que nous aurions dû les tuer. Amara haussa les épaules. — Dame Aquitaine et ses employés auraient très probablement pu emporter plusieurs d’entre nous avec eux, s’ils avaient eu la certitude qu’ils allaient mourir. Les termes de notre accord nous permettent à tous de sortir indemnes de cette affaire. Et, étant donné les contacts et l’influence de dame Aquitaine, l’arrêter pour la faire passer en jugement aurait été complètement inutile. — Certains ne se contenteront peut-être pas de cette réponse. Ils diront que tu aurais pu les tuer sans impunité une fois qu’ils s’étaient rendus. — Des gens comme Gaius ? insinua Amara. — Entre autres, répondit Bernard en hochant la tête. Amara se tourna pour regarder son époux droit dans les yeux. — J’ai fait le serment d’aider et de défendre la Couronne, mon époux. Et cela signifie que je suis tenue par la loi. On ne peut pas arrêter, juger, condamner et exécuter des prisonniers indépendamment de la loi. (Elle releva fièrement le menton.) Et un agent de la Couronne ne revient pas sur sa parole, une fois qu’il l’a donnée. Et puis de toute façon, le Premier Duc a encore besoin du soutien d’Aquitainus, tant que les légions de Kalarus n’ont pas été écrasées. Assassiner sa femme pourrait réduire son enthousiasme à soutenir cette cause. Bernard scruta le visage de la jeune femme, une expression indéchiffrable sur ses propres traits. — Ce sont là des gens dangereux, Amara. Pour moi, pour ma famille, pour toi. Nous sommes au milieu de nulle part, en pleine guerre, en plein chaos. Qui le saurait ? Amara soutint son regard sans ciller. — Moi. Les honnêtes gens n’assassinent pas d’autres êtres humains si ce n’est pas absolument nécessaire. Et Invidia a effectivement, après tout, rendu un grand service au royaume. — Du moins jusqu’au tout dernier moment, où ç’a un peu mal tourné, grommela Bernard. Amara lui prit le visage entre les mains. — Laisse-lui son monde. Il est froid, et vide. À nous, il ne nous suffit pas de gagner, mon époux. Il ne nous suffit pas de survivre. Je refuse de vivre dans un royaume ou les calculs du pouvoir remplacent la justice et la loi ; peu importe le désagrément que cela peut causer à la Couronne. Bernard eut un grand sourire farouche qui révéla ses dents blanches. Il l’embrassa avec douceur. — Tu vaux bien plus que ce que mérite ce vieillard. Elle lui rendit son sourire avec chaleur. — Prudence, mon époux. Si vous en dites trop, je serai peut-être obligée de dénoncer vos propos séditieux au Premier Duc. — N’hésite pas, répliqua Bernard, avant d’ajouter : Combien de temps tu crois qu’il va leur falloir pour sortir de là ? Ils étaient assis côte à côte dans la voiture. Rook, réunie avec sa fille, s’était endormie avec celle-ci dans les bras, la joue posée sur les boucles de l’enfant. Les pommettes de celle-ci étaient rosies par la chaleur d’un profond sommeil enfantin. Dame Placida et Elania somnolaient également. — Dix minutes, peut-être, répondit Amara. Dès que dame Aquitaine se sera un peu reposée, elle rompra ses liens et libérera les autres. Mais sans moyen de transport pour ses employés, elle serait obligée de se lancer seule à notre poursuite. Elle ne ferait pas une chose pareille, même si dame Placida n’était pas en position de détruire son image de marque et le soutien qu’elle a dans les rangs de la Ligue Dianique par un témoignage accablant concernant son implication dans une tentative de meurtre avec préméditation. Bernard hocha la tête. — Je vois. Et qu’est-ce qui empêche les porteurs de nous ficher tout simplement dehors et de retourner la chercher ? — Ce sont des mercenaires, mon amour. Nous leur avons offert de l’argent. Beaucoup d’argent. — Bien. Ça me va. Mais je me sens presque obligé de te poser la question… Pourquoi est-ce qu’on les a laissés nus ? Pour les ralentir ? — Non, répliqua Amara avec un reniflement dédaigneux. Parce que cette garce venimeuse le méritait. De petites rides amusées apparurent au coin des yeux de Bernard, et il se tourna vers elle pour lui poser un lent et doux baiser sur la bouche, et un sur chaque paupière. Amara découvrit qu’une fois fermés, ses yeux refusaient tout simplement de se rouvrir et, se laissant aller contre la délicieuse chaleur de Bernard, elle s’endormit avant la fin de son soupir de contentement. Chapitre 51 Tavi frissonnait sous la pluie, s’efforçant de le cacher aux hommes qui l’entouraient, et n’aurait rien tant voulu au monde qu’être en train de dormir au chaud. En moins d’une heure, les Aléréens s’étaient préparés à accueillir le prochain assaut. Les torches et les lampes-furies repoussaient l’obscurité bien plus efficacement que lors de la première attaque, si violente, et les légionnaires eux-mêmes étaient plus organisés, plus déterminés. Du moins, Tavi espérait que c’était le cas. Il se tenait au sommet du dernier rempart en pisé en compagnie de Valiar Marcus. Le primipile se déplaçait avec une claudication prononcée, à cause du javelot canim. Sa jambe était emmaillotée d’un bandage rougi de sang, la blessure en dessous refermée au fil et à l’aiguille, preuve que les guérisseurs de Foss étaient vraiment surchargés de travail. En d’autres circonstances, une blessure comme celle de Marcus aurait été refermée, soignée, et le primipile renvoyé au combat pour ainsi dire guéri. Mais les guérisseurs étaient très occupés à soigner beaucoup de blessures mineures, et à en refermer de bien plus sérieuses pour garder les victimes en vie jusqu’à ce qu’on puisse s’occuper d’elles plus tard. Du coup, selon la rumeur, le primipile avait demandé à un vétéran blessé de retirer le javelot, puis il avait nettoyé, suturé et bandé lui-même la plaie, avant de revenir en boitant à son poste. La pluie continuait à tomber, froide et régulière. Les éclairs rouges qui illuminaient le ciel par intervalles ne révélaient guère plus que des rideaux de pluie. Tavi avait réussi à repérer quelques rares mouvements dans les ténèbres, mais le rempart construit en travers du pont par la Première Aléréenne l’avait empêché de distinguer le moindre détail. Cependant, le simple fait que Tavi puisse ainsi observer depuis le sommet du mur lui disait au moins une chose : les arbalètes canimes avaient arrêté leur vrombissement mortel. — Je croyais que vous figuriez sur la liste des hommes hors de combat, primipile, fit-il remarquer. Marcus jeta un coup d’œil au légionnaire le plus proche et baissa la voix pour que celui-ci ne l’entende pas. — Je n’ai jamais vraiment apprécié la lecture, capitaine. — Vous êtes en état ? — Oui, monsieur. Je ne vais pas me mettre à galoper, mais je peux rester debout en haut d’un rempart. — Bien, répondit calmement Tavi. On va avoir besoin de vous. — Capitaine, dit Marcus, rien ne nous permet de dire avec certitude que leurs guerriers se sont repliés. — Non. Mais ç’a du sens. Les guerriers ouvrent une brèche. Puis les conscrits arrivent et font le ménage. Ça permet d’éviter des pertes parmi leurs troupes les plus efficaces et de donner à leurs conscrits de l’expérience. — Non, ça n’a pas de sens, grommela Marcus. Un autre coup de boutoir, et ils nous auraient achevés. — Je sais cela. Vous le savez. Présumez que Sarl et les ritualistes le savent aussi. Je ne pense pas qu’ils souhaitent voir le Maître de Guerre Nasaug bénéficier de la gloire d’une victoire qui semblerait trop être la sienne. Sarl doit être celui qui nous terrasse pour rester haut dans l’opinion de la caste des travailleurs. Cela lui donnera la gloire et lui permettra de la partager avec eux. Ceux-ci ont la priorité sur le butin s’ils sont les premiers à nous envahir. Nasaug se fait voler la vedette. Sarl arrive à conserver sa popularité auprès des travailleurs. — Si vous avez raison. — Si je me trompe, nous nous prendrons probablement quelques-uns de ces carreaux d’acier avant peu. Le primipile émit un grognement. — Au moins, ce sera rapide. Il y avait dans sa voix une amertume qui ne lui ressemblait pas. Tavi observa un moment le profil trapu et déformé de Marcus. — Je suis désolé, finit-il par dire. Pour la Première Cohorte. Les hommes de votre centurie. — J’aurais dû être là-bas avec eux. — Vous étiez blessé. — Je sais. — Et j’ai combattu à leurs côtés à votre place. La posture rigide de Marcus se relâcha un peu, et il regarda Tavi. — On m’a raconté. Après m’avoir sorti de là en me portant comme un mouton estropié. Tavi eut un grognement railleur. — Les moutons avec lesquels je travaillais faisaient deux fois votre taille. Les béliers étaient encore plus gros. — Vous étiez un fermier ? grommela Marcus. Tavi serra les dents. Il avait oublié son rôle, une fois de plus. Il pouvait mettre cette erreur sur le compte de la fatigue, certes, mais néanmoins, Rufus Scipion n’avait jamais mis les pieds dans une exploitation. — J’ai seulement travaillé avec eux pendant un temps. Ma famille m’avait dit que ce serait une expérience enrichissante. — Vous auriez pu apprendre pire métier si vous vouliez mener des hommes, monsieur. Tavi rit. — Je n’avais pas prévu que ça se passerait comme ça. — La guerre et les projets ne font jamais bon ménage, monsieur. L’un finit toujours par tuer l’autre. — Je veux bien vous croire, répondit Tavi. (Il considéra la longue étendue de pont désert qui s’élevait devant eux jusqu’à l’arche centrale, deux cents mètres de pierre en pente sur dix de large, jonchés d’Aléréens et de Canims morts au combat.) Il faut qu’on tienne jusqu’au jour, Marcus. — Vous voulez tenter une contre-attaque à l’aube, capitaine ? — Non. À midi. Marcus fit entendre un grognement surpris. — Nos forces ne vont pas aller en augmentant, fit-il remarquer. Plus ce combat dure longtemps, moins nous aurons de chances de réussir à les repousser. — Midi, répéta Tavi. Vous allez devoir me faire confiance, sur ce coup-là. — Pourquoi ? — Parce que je ne suis pas sûr qu’il ne reste pas d’autres espions dans le camp. Je préfère réserver l’information aux personnes concernées, primipile. Marcus le dévisagea un moment, puis hocha la tête. — Bien, monsieur. — Merci, répondit doucement Tavi. Lorsque nous les repousserons jusqu’au milieu du pont, je continuerai avec une cohorte, pendant que les terrassiers feront leur travail. — Une seule cohorte ? Tavi acquiesça. — Si mon plan fonctionne, une seule suffira. Sinon, nous devrions être en mesure de retenir les Canims assez longtemps pour permettre aux terrassiers de finir. Marcus prit une lente inspiration. Le primipile comprenait les implications. — Je vais demander des volontaires, reprit doucement Tavi. — Vous les aurez. Mais je ne comprends pas pourquoi nous ne ferions pas mieux de les attaquer dès l’aube, d’abattre le pont et d’arrêter là. — Si nous perdons le pont, ils pourront protéger tout leur front nord avec seulement quelques troupes, et le reste sera libre d’aller tuer des Aléréens ailleurs. Tant que le pont reste debout, nous pourrons envoyer des légions au sud de celui-ci, et ils n’oseront pas diviser leurs forces. (Tavi plissa les yeux.) C’est notre boulot, Marcus. Il n’est pas agréable, mais je ne peux pas tout simplement le laisser à quelqu’un d’autre. Marcus reconnut la véracité de ses dires d’un grognement où perçait cependant une note de frustration. — Je vais faire se replier les volontaires pour qu’ils se reposent jusqu’à notre sortie. Le reste de la Première Aléréenne est à votre disposition, ainsi que nos Chevaliers Flora. — Au grand nombre de six, fit Marcus avec un soupir. — Dites-leur d’être prudents. Si ces arbalétriers recommencent à tirer, ils constitueront votre seule chance de contre-attaquer. — Dites-moi quelque chose que je ne sais pas, marmonna Marcus. Tavi eut un grognement amusé et se tourna vers le primipile. — Il faut que vous les reteniez, Marcus. À n’importe quel prix. Le primipile exhala lentement. — Bien, capitaine. (Il contempla la nuit un moment avant de reprendre :) Je peux vous donner un conseil, monsieur ? — Faites. — Ne divisez pas une cohorte lorsque vous prendrez vos volontaires. Ces hommes se connaissent. Se sont entraînés ensemble. Ça compte. Tavi se rembrunit. — Je ne prendrai personne avec moi qui ne soit pas volontaire. — Alors, faites en sorte que les hommes qui sont prêts à mourir pour vous aient toutes leurs chances de survivre. Vous leur devez bien ça. Tavi haussa les sourcils. — Trois cent vingt hommes, qui se portent volontaires d’un seul bloc ? Quelles sont les probabilités d’une chose pareille ? Marcus lui coula un regard en coin et répondit : — Capitaine, c’est l’infanterie. Trois cohortes se portèrent volontaires pour former le fer de lance de l’attaque. Tavi les fit tirer à la courte paille. Lorsque les Canims reprirent leur attaque, il se tenait à l’extrémité nord du pont d’Élinarc avec les gagnants. Ou les perdants, songea-t-il. Cela dépendrait de la réussite de son plan. Il sentit son cœur s’arrêter une seconde, mais lui ordonna sévèrement de se remettre au travail. — Monsieur, dit Schultz, lorsque Antillar Maximus était notre centurion, il était premier centurion de cette cohorte, et sa centurie était la première centurie. Mais moi, je ne suis centurion que par intérim. Je n’ai pas l’ancienneté nécessaire pour commander la première centurie, et encore moins la cohorte. Tavi lui jeta un coup d’œil et répondit : — J’ai parlé avec les autres centurions. Ils sont tous d’accord pour dire que vous savez ce que vous faites, Schultz, et que votre centurie reste la plus disciplinée. Alors, vous êtes premier centurion jusqu’à ce que je vous dise que vous ne l’êtes plus. Est-ce clair, soldat ? — Oui, monsieur, répondit aussitôt Schultz. — Bien. Une clameur leur parvint des légionnaires postés sur le dernier rempart, et chaque homme de la cohorte de volontaires eut soudain l’air tendu. Les cors canims retentirent, accompagnés de lourds roulements de tambours, et le fracas rugissant du combat s’abattit sur la ville alors que le reste de la légion affrontait les Canims sur le pont. Tavi écouta pendant deux minutes avant de voir le signal sur le rempart, une bannière bleue hissée à côté de l’étendard de la légion. — Bien vu, capitaine, observa Max d’un ton amusé. (Il s’avança de derrière la cohorte, en finissant de boucler à sa ceinture l’épée plus longue que préféraient les duellistes et les cavaliers.) Ils ont fait comme tu pensais. Ils ont lancé leurs conscrits sur nous. Tavi exhala très lentement, et hocha la tête. — Tu es prêt ? — Moi ? Toujours prêt ! répondit gaiement Max, faisant naître des rires discrets parmi les rangs des légionnaires qui patientaient. Les trois seuls Chevaliers Terra de la légion l’accompagnaient dans un cliquetis d’armure, leurs armes gigantesques et redoutables pesant lourdement sur leurs épaules. Tavi les accueillit d’un signe de tête et éleva la voix. — Tribun Antillus ? — Prêt lorsque vous en donnerez l’ordre, capitaine ! lança Crassus depuis l’arrière de la cohorte, où il attendait avec ses Chevaliers Aeris et les terrassiers de la légion, dont faisaient partie les nouvelles recrues, les danseuses du Pavillon, qui avaient revêtu les armures de légionnaires décédés ou hors de combat. — Très bien, dit Tavi. Gardez les hommes ici, mais laissez-les manger et se reposer. Une fois que nous aurons lancé l’attaque, nous n’aurons plus le temps pour quoi que ce soit d’autre. Maximus fit un signe de tête à Schultz, qui entreprit d’ordonner à sa cohorte inexpérimentée de rompre les rangs pour aller chercher de quoi manger, mais de rester à proximité. — Capitaine, dit discrètement Max, profitant du vacarme, assieds-toi. On a un peu de temps à attendre, et tu ne t’es pas reposé. — Non, répondit Tavi. Il faut que je reste sur le rempart avec le primipile jusqu’à ce qu’il soit temps de bouger. Je reviendrai te chercher à ce moment-là. — Capitaine, répéta Max exactement sur le même ton, mais cette fois en posant une main sur l’épaule de Tavi, et en crispant les doigts dessus comme un étau. Tu ne vas rien faire là-haut qu’il ne puisse faire lui-même. Si tu ne dors pas assez, tu vas avoir le cerveau qui fonctionne au ralenti. Et comme on mise tout sur ton cerveau, je pense qu’il vaudrait mieux que tu veilles à ce qu’il soit en bon état de marche. (Il chercha le regard de son ami.) S’il te plaît, Calderon. Tavi ferma les yeux une seconde, et l’atroce fatigue qui l’avait déjà assailli le menaça de nouveau. Une part de lui-même voulait crier à Max de se taire et de suivre les ordres. Mais le reste se rendait compte que le grand Antillain avait raison. Tavi était en train de demander à ces hommes de risquer leur vie pour mettre en œuvre la stratégie qu’il avait élaborée. Il leur devait bien d’être au meilleur de ses capacités lorsqu’ils mettraient leur destin entre ses mains. — D’accord, céda-t-il. Je vais m’asseoir. Mais juste une minute. — Une minute, répéta Max en hochant la tête. Ça me va. Tavi ôta son casque, s’assit le dos aux colonnes de pierre au pied du pont d’Élinarc, et ferma les yeux. Il n’arriverait jamais à trouver le sommeil, mais au moins il pouvait profiter de ce petit moment au calme pour organiser ses pensées, récapituler toutes les possibilités, tout ce qui pouvait aller de travers dans son plan. Il eut beau essayer, il ne trouva rien de plus à faire, et après quelques moments d’efforts, secoua la tête et rouvrit les yeux. La morne lumière du jour s’offrit à son regard, projetée par un soleil à peine visible à travers les nuages qui envahissaient le ciel. Tavi cligna des yeux une seconde, en proie à la confusion. Une crampe lui noua la nuque et déclencha une douloureuse série de contractions similaires entre ses omoplates. Il se releva tant bien que mal et courba le dos, essayant d’étirer ses muscles pour apaiser les crampes. — Capitaine, dit la voix de Schultz derrière lui. — Centurion, dit Tavi d’une voix pâteuse, en se retournant, combien de temps ai-je dormi ? — Des heures, capitaine, répondit le jeune légionnaire. Le Tribun Antillar a dit de vous laisser tranquille. Tavi insulta Max à voix basse. Il n’aurait pas été convenable de la part d’un capitaine de légion de traiter un de ses Tribuns de tous les noms devant les hommes, après tout. — Oh ! s’exclama Schultz. (Il déglutit, puis s’éloigna rapidement de quelques pas pour aller chercher une assiette recouverte d’une serviette et une chope.) Il m’a dit de vous donner ça immédiatement, monsieur. Tavi grinça des dents, mais parvint à se retenir d’arracher l’assiette des mains de Schultz. — Merci. — De rien, monsieur, répondit le jeune légionnaire, avant de reculer hâtivement comme s’il s’attendait à voir Tavi lui sauter à la gorge. Tavi étouffa un grognement hargneux, engloutit la nourriture et but l’eau de la chope. Lorsqu’il eut fini, les dernières contractions spasmodiques qui lui nouaient les muscles s’étaient dissipées. — Ça y est, tu peux articuler ? demanda Max en arrivant à grands pas près de Tavi. Il fit un signe de tête à Schultz, et le centurion par intérim hurla à la cohorte de reformer les rangs. Les légionnaires endormis ici et là sur le sol ou assis à attendre leur tour de se battre commencèrent à se relever. — Ne me pousse pas à te frapper, Max, dit Tavi. (Il fronça les sourcils en regardant le pont, où la bataille se poursuivait bruyamment.) Quelle est notre situation ? — Valiar Marcus a réussi. Il les a retenus. Tavi lui jeta un regard. — Mais tu le savais déjà, dit Max. Vu qu’on est tous encore debout ici. — Max… Le grand Antillain lui fit un sourire décontracté. — J’essaie juste de détendre un peu l’atmosphère, capitaine. Tu es toujours si grognon le matin. (Il indiqua les remparts de la tête.) Les conscrits nous attaquent depuis le début de la matinée. Nos Chevaliers Flora ont commencé à tirer leurs flèches en continu, et le primipile les a pris par surprise entre deux assauts, et a réussi à les repousser jusqu’au second rempart il y a environ une heure. — Les pertes ? demanda Tavi. — Lourdes, répondit Max en se rembrunissant. Sans portes dignes de ce nom, il faut quelqu’un pour affronter les Canims à pied lorsqu’ils passent l’ouverture, et même leurs conscrits sont difficiles à tuer pour un légionnaire. Et les ritualistes sont sortis il y a un moment, et ont commencé à jeter ces sortes d’encensoirs sur nous. La fumée était empoisonnée. Elle a tué pas mal de nos hommes. Pas rapidement. — Que s’est-il passé ? — Nos Chevaliers Flora ont entrepris d’abattre tous les ritualistes qui osaient pointer leur nez, et le vent a tourné après le lever du soleil. La fumée serait ramenée vers les Canims s’ils recommençaient maintenant. Ils n’ont pas réessayé depuis. Un chariot s’engagea sur le pont avec fracas, tiré par une paire de chevaux nerveux menés par un jeune garçon. Le chariot tourna, et Tavi put voir la lumière du jour se refléter sur le sang qui en tapissait l’intérieur. Le jeune garçon lança un appel, et des légionnaires arrivèrent précipitamment du pont, portant leurs camarades blessés. Ils semblaient vraiment éperdus, et ils entassèrent les blessés dans le chariot aussi vite que possible. Lorsque le véhicule fut rempli, l’enfant s’adressa à ses chevaux pour les faire retourner aussi vite qu’ils le pouvaient auprès des guérisseurs. Tavi regarda avec écœurement un autre chariot arriver, croisant le premier. D’autres encore apparurent derrière lui, tous venus pour ramasser les blessés et les ramener aux guérisseurs. Tavi essaya de déglutir. — Combien ? demanda-t-il. — Euh, environ onze cents morts, je crois, répondit Max d’un ton calme, neutre. À peu près autant hors de combat. Foss et ses gars ont l’air d’avoir été laissés aux corbeaux. Ça leur demande déjà toutes leurs forces rien que d’empêcher les hommes de se vider de leur sang. Tavi regarda encore d’autres des légionnaires qui avaient suivi ses ordres être chargés sur les cinq ou six chariots de blessés. Quant aux morts, ils étaient entassés comme du petit bois dans le dernier véhicule. C’était le plus grand des chariots en service, avec des bords surélevés, et il fallait la force gigantesque d’un attelage de bœufs pour le tirer. — Le primipile tient ses hommes prêts à lancer l’assaut, reprit Max. Mais ils sont fatigués, et peinent à maintenir les rangs. Il dit que si on ne passe pas rapidement à l’attaque, ce sera trop tard après. Tavi inspira profondément, hocha brièvement la tête et remit son casque. — Nos Chevaliers ? — Ils arrivent, capitaine, répondit Max. Tavi sangla son casque et s’approcha vivement de la cohorte de poissons qui attendaient. Max lui emboîta le pas, et les Chevaliers Terra en armure qui l’accompagnaient le suivirent. Le temps que Tavi atteigne les poissons, Crassus et ses Chevaliers Pisces avaient gagné leur position à côté de ceux-ci au pas de gymnastique. Lorsque Crassus en donna l’ordre, les Chevaliers s’arrêtèrent avec une discipline louable, étant donné le peu d’entraînement qu’ils avaient reçu dans le domaine de la marche. Pendant ce temps, les terrassiers avaient hâtivement pris position derrière les deux autres forces. Tavi s’immobilisa devant celles-ci et parcourut leurs rangs des yeux, en se demandant ce qu’il pouvait bien leur dire à un moment pareil. Soudain son regard se figea et il cligna des yeux avec stupeur. Les armures des légionnaires avaient changé. Au lieu de l’aigle bleu et rouge de la Première Aléréenne, l’insigne au niveau de leur cœur représentait désormais la silhouette noire et parfaitement définie, non d’un aigle, mais d’un corbeau en plein vol. À côté d’eux, l’armure des Chevaliers Pisces avait également changé. Là encore, l’insigne originel de la légion avait été remplacé, cette fois par la forme compacte d’un requin noir, reconnaissable à son aileron et à sa gueule grande ouverte. Tavi haussa un sourcil et jeta un coup d’œil à Crassus. — Tribun, est-ce là votre œuvre ? Crassus le salua, et répondit : — Ce matin, nous avons regardé les Canims essayer de traverser la rivière à la nage, capitaine. Apparemment, ils n’avaient à aucun moment imaginé qu’un groupe de poissons pouvait leur faire autant de mal. (Le jeune homme redressa le dos.) Ça nous a paru approprié. Tavi répondit par un grognement. Puis il tourna les yeux vers Schultz. — Et vous, centurion ? Est-ce que vos hommes ont également pris la liberté d’altérer leur uniforme tout seuls ? — Capitaine, dit Schultz avec un salut impeccable, nous voulions juste être assortis à l’étendard, capitaine. (Il coula un regard en coin à Tavi.) Et montrer aux Canims que cette fois, les corbeaux en ont après eux ! — Je vois, répliqua Tavi. Il se retourna pour parler à Max, et découvrit à côté de ce dernier Ehren, nageant dans un plastron trop grand pour lui. Le petit Curseur tenait l’étendard de Tavi dans sa main gauche, et son armure et son casque lui donnaient un aspect bien plus redoutable que Tavi ne s’y serait attendu. À côté d’Ehren se trouvait Kitaï. La jeune Marate était elle aussi équipée d’une armure qui, bien qu’elle ne lui appartienne clairement pas, épousait parfaitement sa silhouette haute et athlétique. Elle portait un glaive de légionnaire sur chaque hanche. Un petit sourire plein d’excitation flottait sur ses lèvres, et ses yeux verts exotiques étincelaient d’impatience. — Qu’est-ce que vous fichez là, tous les deux ? demanda Tavi. — J’ai réfléchi, capitaine : étant donné que des messagers avaient déjà été envoyés pour prévenir le Premier Duc concernant le pont d’Élinarc, il serait là avec ses capitaines d’ici à une semaine ou deux tout au plus, tandis qu’il m’en faudrait à moi près de quatre pour faire le trajet jusqu’à lui à cheval. Le moyen le plus rapide de lui transmettre ce message était de rester ici. Kitaï étouffa un rire et dit : — Aléréen, croyais-tu vraiment que nous allions te laisser nous écarter du danger pendant que tu l’affrontais seul ? Tavi soutint le regard de la jeune femme un long moment, en silence. Puis il jeta un coup d’œil à Ehren. — Je n’ai pas le temps d’argumenter avec vous, répondit-il doucement. Mais si on survit à tout ça, je m’occuperai de vous personnellement. — Voilà qui promet d’être intéressant, murmura Kitaï. Tavi sentit le feu lui monter aux joues, et se retourna vers ses hommes. — Bien, messieurs, dit-il, assez fort pour être entendus de tous. Les Canims ont fait ce que nous attendions d’eux. Leurs conscrits ont essayé de finir ce que leurs guerriers avaient commencé. Mais le primipile Valiar Marcus et vos camarades ne les ont pas laissés faire. Alors, maintenant que nous sommes tous reposés, c’est à nous de jouer. Nous allons les repousser par-delà le rempart central, au sommet du pont. Vous et moi, avec l’aide du Tribun Antillar, de tous nos Chevaliers et de nos frères légionnaires, nous allons frapper les Canims assez fort pour faire voler leurs dents de l’autre côté de l’océan, par tous les Corbeaux ! Un brouhaha de rires s’éleva de la cohorte. — Si tout se passe bien, nous remporterons la victoire, et je paie la bière. (Il s’interrompit pour laisser s’éteindre une autre vague de rires.) Mais quoi qu’il arrive, une fois que nous aurons permis aux terrassiers de se mettre en position pour détruire le pont, nous devons tenir. Quoi qu’il arrive par ailleurs, ce pont doit s’effondrer. Vous le saviez, et vous êtes ici quand même. Il dégaina son épée, se mit vivement au garde-à-vous, et salua les rangs de jeunes gens arborant un corbeau pour insigne devant lui. — Première Aléréenne, Cohorte des Corbeaux de Guerre ! lança-t-il à pleine voix. Première Aléréenne, Chevaliers Pisces ! Êtes-vous avec moi ? Ils lui répondirent dans un fracas rugissant de cris et d’épées dégainées. Puis Max, Ehren, Kitaï et les Chevaliers Terra se mirent en position de part et d’autre de Tavi, tandis que ce dernier faisait demi-tour et conduisait ses Corbeaux de Guerre et ses Chevaliers Pisces sur le pont d’Élinarc. Chapitre 52 Le pont d’Élinarc était une merveille d’ingénierie aléréenne. Il se dressait par-dessus les eaux du Tibre sur une distance de près d’un kilomètre, longue étendue de granit massif tiré des profondeurs de la terre. Peuplé de furies qui lui étaient propres, le pont était presque une créature vivante, qui se soignait elle-même des dégâts qu’on lui infligeait, et qui altérait sa structure pour compenser les effets de la chaleur estivale et des grands froids hivernaux. Par la vertu du même charme furiesque qui permettait aux routes de prêter soutien et force aux voyageurs aléréens, il était saturé sur toute sa longueur d’une énergie ininterrompue. Le pont pouvait altérer sa surface pour évacuer le trop-plein d’eau et de glace, et des rigoles lisses situées de part et d’autre de la chaussée recueillaient les eaux de pluie lors des averses violentes. Mais là, c’était du sang qui coulait dans ces rigoles. Tavi fit monter ses hommes sur le pont au pas cadencé. Au bout de cinq mètres, il vit les filets de sang dans les canaux. Au début, il crut que c’étaient simplement les nuages écarlates qui se reflétaient sur les eaux de ruissellement. Mais la pluie avait cessé des heures plus tôt, et la terne lueur du jour drainait le monde de ses couleurs plus qu’elle ne le teintait. Il ne comprit vraiment que c’était du sang qu’en en sentant l’odeur : âcre, métallique, dérangeante. Ce n’étaient pas de gros ruisseaux : profonds seulement comme la main en coupe d’un homme adulte, à peu près, et larges seulement d’un empan. Ou plus exactement, ce n’aurait pas été de gros ruisseaux s’il s’était agi d’eau de pluie. Mais Tavi savait que ce sang qui ruisselait sur la pierre impitoyable et indifférente du pont avait emporté avec lui la vie d’innombrables hommes. Il détourna les yeux, se forçant à les river devant lui, sur le bout de pente qui lui restait encore à monter. Il entendit quelqu’un dans les rangs derrière lui réprimer un haut-le-cœur, alors que les légionnaires comprenaient à leur tour ce qu’ils voyaient. — Regardez droit devant vous, leur lança Tavi. Nous avons une mission à accomplir, messieurs ! Restez concentrés ! Ils atteignirent le rempart le plus proche, qui n’était plus défendu que par une demi-cohorte de légionnaires tous blessés, mais encore capables de tenir une arme. Ceux-ci saluèrent Tavi et ses volontaires en les voyant approcher. — Allez, les gars, réglez-leur leur compte, à ces bâtards ! hurla un vieux centurion. — Faites-en de la chair à corbeaux, capitaine ! lança un poisson à la tête entourée d’un bandage sanglant. — Faites-leur voir, un peu ! — Écrasez-les ! — Première Aléréenne ! — Bottez-leur le… — En formation d’attaque ! lança Tavi. Sans interrompre sa marche, la cohorte entreprit de former une colonne de deux hommes de front. La cadence des légionnaires ralentit quelque peu lorsqu’ils se glissèrent par l’ouverture du rempart, et Tavi leur fit garder la formation tandis qu’ils gagnaient au pas redoublé le rempart suivant. Le vacarme de la bataille s’intensifia. Le gros de la légion se trouvait là, au poste de défense suivant. Tavi pouvait distinguer sur le mur la silhouette trapue et râblée de Valiar Marcus hurlant des ordres. Des légionnaires étaient alignés sur le rempart, ainsi que des deux côtés de la chaussée, devant les marches grossières menant aux créneaux improvisés. Dès que l’un des légionnaires qui défendaient ceux-ci était abattu, l’homme suivant dans la queue prenait sa place. Tavi frémit en imaginant le cauchemar que cela devait être d’attendre ainsi sagement d’être envoyé à la souffrance et à la mort, sans avoir rien d’autre à faire pour s’occuper que regarder le sang de ses frères d’armes couler à côté de soi dans le caniveau. Une force plus importante était positionnée au centre du rempart, pour en bloquer l’ouverture. Les légionnaires les plus proches de celle-ci portaient glaive et bouclier, tandis que ceux placés derrière eux maniaient des lances, dont ils assenaient des coups par-dessus et entre les porteurs de boucliers pour blesser et distraire le flot constant de Canims qui essayaient de s’ouvrir un chemin de vive force. Les corps des ennemis formaient des piles qui étaient devenues des barricades de fortune. Parmi eux gisaient également des Aléréens, que la fureur de la mêlée avait empêché leurs camarades de traîner à l’écart. Un cri s’éleva, et les légionnaires épuisés de la Première Aléréenne poussèrent un rugissement d’espoir soudain. — Max ! lança Tavi. Crassus ! — Les gars ! s’écria Max. Il adressa un large sourire à Crassus, accompagné d’un clin d’œil. Son demi-frère lui rendit faiblement son sourire qui ressemblait plus à un pâle rictus. Tous deux prirent la tête de la colonne, suivis sur deux rangs par les Chevaliers Terra, puis par Ehren et Tavi. Kitaï, comme on pouvait s’en douter, ne faisait pas partie de la formation, mais courait à côté de la colonne, ses yeux verts étincelants, et le pas léger et gracieux malgré le poids de son armure d’emprunt. — Aléra ! s’écria Tavi en levant son épée pour donner le signal de la charge. La colonne accéléra le pas. Le cœur de Tavi battait si fort qu’il lui paraissait presque sur le point de lui briser les côtes. Valiar Marcus tourna vivement la tête, et hurla des ordres. Au tout dernier moment, les troupes qui se trouvaient au sol s’écartèrent précipitamment, de chaque côté de la brèche. Avec un hurlement de triomphe, plusieurs Canims s’y engouffrèrent. Ils furent accueillis par les fils d’Antillus Raucus, l’acier étincelant au poing. Aux yeux de Tavi, l’attaque de Max et Crassus ne fut qu’une masse floue et scintillante en mouvement. Max, qui avait pris un minuscule pas d’avance, arriva le premier sur l’ennemi, tout en vitesse, violence et synchronisation mortelle, l’épée levée. Il frappa le premier des Canims d’un coup de taille qui lui ouvrit l’épaule droite jusqu’à l’os, avant de se tourner d’une pirouette sur le côté pour trancher la gorge du suivant. Puis il releva son épée pour écarter brutalement une épée-faucille qui s’abattait sur lui. La coordination de l’attaque de Crassus avec celle de son frère fut tellement impeccable qu’il aurait aussi bien pu être l’ombre de celui-ci. Il tua le Canim désarmé d’une estocade qui lui transperça le palais, para une botte éperdue de celui à la gorge tranchée, dont la vie s’écoulait déjà à flots sur le pavé, et coupa la main droite du troisième lorsque Max, en parant le coup de celui-ci, ouvrit brusquement sa garde. Les deux frères éliminèrent ainsi les Canims de tête et passèrent l’ouverture sans même ralentir. Des hurlements canims s’échappèrent de celle-ci, puis les Chevaliers Terra se retrouvèrent eux aussi de l’autre côté, et se déployèrent sur toute la largeur du pont. Ehren et Tavi étaient les suivants, et affrontèrent à leur tour la puanteur suffocante, métallique et fétide des morts et la terrifiante étroitesse du passage. Ils en émergèrent une seconde plus tard, même si cela parut beaucoup plus long à Tavi, et le jeune homme découvrit sous ses yeux l’énorme étendue de pont qui grimpait vers le rempart improvisé bâti au sommet du pont d’Élinarc. L’élan fut décisif. Max et Crassus commencèrent à jouer de l’épée au milieu des Canims comme des éclaireurs rhodésiens se frayant un chemin à travers leur jungle natale. Une fois que les Chevaliers Terra purent se déployer de chaque côté des deux frères, ils firent entrer en ligne de compte leurs armes démesurées. Tavi regarda une épée maniée avec une force accrue de terrafèvre couper un Canim en deux à la taille, le laissant retomber au sol en deux morceaux effarés, sanglants, agonisants. Un énorme marteau se leva et s’abattit sur un autre Canim, l’écrasant avec une telle force que les pointes des os brisés de sa cage thoracique et de sa colonne vertébrale lui transpercèrent la peau. Du coin de l’œil, Tavi perçut un mouvement vif comme l’éclair, et se retourna pour voir un Canim bondir par-dessus les Chevaliers et atterrir sur les pavés devant lui. La créature visa sa tête d’un coup circulaire de son énorme gourdin. Tavi se baissa vivement, feinta sur un côté puis bondit sur le Canim avant que celui-ci ait eu le temps de reprendre son équilibre. D’un violent coup de glaive vers le haut, il lui ouvrit les artères de l’aine, virevolta pour s’écarter de lui alors qu’il tombait, et le frappa à la nuque avec toute la vitesse que lui conférait sa pirouette. Le coup ne fut pas assez fort pour couper totalement à travers la fourrure épaisse et les muscles massifs du cou du Canim, mais suffit largement à lui trancher les vertèbres cervicales ; la créature s’écroula aussitôt au sol, se vidant de son sang sans pouvoir rien y faire. Un deuxième Canim bondit par-dessus le premier rang, atterrissant hors de portée du glaive de Tavi, et se tourna vers Ehren. Le petit Curseur brandit vivement l’étendard, et l’aigle noirci de la légion – ou plutôt le corbeau, désormais, songea Tavi dans un coin détaché de sa pensée – claqua violemment et s’abattit comme un coup de fouet sur le museau du Canim. Le coup ne fit guère plus que surprendre celui-ci l’espace d’une seconde. Cela aurait suffi à Tavi pour frapper, mais il ne le fit pas. Son instinct lui souffla de s’abstenir, et il se fia à cette intuition. La silhouette cuirassée de Kitaï sauta à bas du mur derrière eux, en abattant violemment ses deux glaives, infligeant de terribles blessures au Canim. Pendant qu’ils s’engouffraient péniblement dans le tunnel, la jeune Marate était montée en bondissant les marches jusqu’en haut du rempart, dont elle s’était jetée un quart de seconde après qu’ils furent ressortis. Elle passa en roulé-boulé sous les coups de faucille aveugles et furieux du Canim, se releva derrière lui et l’acheva d’une paire de coups rapides et cinglants de ses lames acérées. Elle égoutta le sang de ses glaives d’un geste sec et contourna le corps pour rejoindre la droite de Tavi, tandis qu’Ehren se plaçait à sa gauche. Ils continuèrent à avancer, au milieu d’une tornade de bruit et de violence, tandis que derrière eux, les Corbeaux de Guerre commençaient à émerger du passage aménagé dans le rempart, menés par Schultz, comme le manche de la lance dont Max et Crassus formaient le fer meurtrier. Les Canims ne s’étaient pas préparés à devoir se défendre contre une attaque, se rendit compte Tavi. Ils devaient avoir remarqué que la Première Aléréenne commençait à faiblir, et la fatigue et les blessures à avoir raison d’elle. Cela faisait déjà plus d’une heure, Tavi en était certain sans trop savoir comment, que les Canims savouraient d’avance le moment où la défense aléréenne allait tomber sous leurs assauts ; et lorsque les légionnaires avaient cessé de défendre la brèche dans le rempart, les Canims avaient cru que l’heure de la charge finale et meurtrière était enfin venue. Ils avaient foncé en avant, avides de porter le coup fatal qui anéantirait leurs ennemis. Au lieu de cela, ils s’étaient retrouvés face à l’homme d’épée le plus dangereux de la légion et à la force surhumaine des Chevaliers Terra, suivis par l’étendard noirci et ensanglanté du capitaine qui avait défié Sarl, humilié celui-ci devant toute son armée, et survécu pour s’en vanter en dépit de la terrible magie que les ritualistes avaient abattue sur lui. Les batailles étaient menées dans les champs pleins de boue, les villes en feu, les forêts traîtresses, les montagnes inhospitalières, et sur le pavé maculé de sang des ponts qu’on se disputait, se rendit compte Tavi. Mais les batailles étaient gagnées dans le cœur et l’esprit des soldats qui y participaient. Nulle force n’était vaincue au combat tant qu’elle ne croyait pas à sa défaite. Nulle force ne pouvait être victorieuse si elle ne croyait pas pouvoir remporter la victoire. La Première Aléréenne croyait. Les conscrits canims n’étaient pas sûrs. À cet instant, sur ce pont, devant le terrible jeu d’épée des fils d’Antillus, devant la force écrasante des Chevaliers Terra, devant l’étendard noirci de la Première Aléréenne et la charge intrépide et sauvage des Corbeaux de Guerre, ces deux faits étaient tout ce qui comptait. C’était aussi simple que ça. La résistance des Canims sur le pont ne se contenta pas de faiblir ; elle cessa d’un coup, alors qu’ils cédaient à la panique. Max et Crassus poursuivirent leur charge, et Tavi mena les Corbeaux après eux. Sur les murs derrière eux, des trompettes retentirent. Valiar Marcus avait vu les Canims flancher, et le reste de la légion, épuisé, se lança à son tour en avant pour prêter main-forte et vitesse à la charge de leurs camarades. Ceux-ci avaient plus de cinq cents mètres de pente à parcourir pour atteindre les défenses situées au sommet du pont d’Élinarc qui n’avaient pas, après tout, été conçues pour repousser un assaut du côté aléréen du pont. Sans créneaux, la seule réelle protection qu’elles offraient aux Canims était le simple obstacle que représentaient le mur lui-même et la brèche relativement petite qui y était percée. Mais cette ouverture ralentissait également les Canims qui tentaient désormais de fuir. Ainsi, les légionnaires, qui étaient plus lents à la course que leurs adversaires, purent cependant rattraper ceux-ci lorsque l’embouteillage à l’étroite porte les laissa sans protection du côté nord du rempart. Tavi eut à peine le temps de reformer sa cohorte en un front de combat plus conventionnel, intégrant les Chevaliers au centre, avant que les Aléréens vengeurs arrivent sur les Canims. Des hurlements s’élevèrent. Des soldats tombèrent. Tavi lutta pour maintenir la stabilité des rangs, et faire traîner les blessés à l’écart du combat avant qu’ils soient piétinés. Les Canims affolés se mirent à escalader les remparts improvisés pour passer par-dessus, parfaitement disposés à se jeter dans le vide plutôt que de faire face au rouleau compresseur de la charge aléréenne. Quelques-uns sautèrent même du pont. C’était une longue et dangereuse chute depuis cet endroit-là de la structure, le point le plus haut et le plus loin du fleuve en dessous. Mais, si dangereuse que puisse être la chute, les requins qui attendaient au bout étaient une menace bien plus grave ; et après deux jours à goûter le sang dans l’eau sans avoir rien ou presque à manger, ils étaient affamés. Rien de ce qui tombait dans le fleuve n’en ressortait vivant. Tavi fut le premier légionnaire à monter sur le rempart au centre du pont. Ehren le suivit de près, et un rugissement monta des rangs aléréens lorsque l’aigle-corbeau noir de l’étendard flotta au sommet. Tavi regarda Max et ses Chevaliers s’engouffrer par la brèche dans le mur pour s’assurer que les Canims aient une raison de continuer à battre en retraite. Ils furent suivis par un certain nombre de Corbeaux de Guerre excités qui auraient dû prendre des positions défensives, mais qui s’étaient laissés emporter par le feu de l’action. Max, Crassus et les Chevaliers Terra se contentaient désormais d’estropier les Canims en fuite lorsqu’ils n’arrivaient pas à les tuer du premier coup, laissant les légionnaires qui les suivaient terminer leur horrible travail. Ne sachant pas si Max savait à quel point ils s’étaient éloignés du rempart qui était leur destination initiale, Tavi fit signe au clairon des Corbeaux de Guerre de sonner la halte. Le son de l’instrument parcourut toute la pente de la seconde moitié du pont ; en l’entendant, Max regarda autour de lui, et même à cent mètres de distance, Tavi put distinguer l’expression effarée qui se peignit sur le visage du jeune homme lorsqu’il se rendit compte de l’endroit où il était arrivé. À côté de Tavi, Kitaï soupira et leva les yeux au ciel. — Ces Aléréens… Max arrêta la course des Chevaliers et des légionnaires et les fit se replier avec discipline jusqu’au rempart central. Tavi jeta un coup d’œil par-dessus son épaule puis se retourna et entreprit de redescendre sur le pont, en aboyant des ordres : — Faites monter les terrassiers ! Les Chevaliers Aeris, sur le pont ! Les Corbeaux de Guerre, avec moi. Ehren lui emboîta précipitamment le pas. — Euh, capitaine ? On ne devrait pas se préparer à, euh… tu sais… repousser une contre-attaque ? — C’est ce qu’on est en train de faire, répliqua Tavi. (Il passa vivement la brèche dans le mur et, s’avançant sur la seconde moitié du pont, regarda, plus bas sur la pente, les Canims qui se ralliaient déjà au rempart suivant.) Schultz ! Faites-les monter ! — D’accord, dit Ehren. (Sa voix trahissait clairement sa nervosité.) C’est juste que c’est vraiment dommage : les terrassiers se sont donné tout ce mal pour nous construire ce beau rempart, et nous, on est là devant. On ne s’en sert pas. J’ai seulement peur qu’ils soient vexés. — Les Chevaliers ont besoin de tout l’espace possible en haut du rempart et les terrassiers ne peuvent pas se permettre d’être interrompus par une percée. Nous devons leur laisser assez de place pour travailler. — Nous, fit Ehren. Et une seule cohorte. (Il considéra l’extrémité du pont.) Contre ce qu’il reste de soixante mille Canims. — Non, intervint Kitaï d’un ton posé. Nous contre un. Tavi hocha la tête. — Sarl. — Ah ! dit Ehren. (Il jeta un coup d’œil derrière lui tandis que les Corbeaux de Guerre formaient les rangs autour d’eux.) Tu ne crois pas qu’il y a un risque qu’il ramène un pote ou deux ? — C’est le but, répondit Tavi. Veille à ce qu’ils puissent voir l’étendard. Ehren déglutit et modifia la position de l’étendard pour lui faire prendre le vent. — Pour qu’ils sachent exactement où tu es, dit-il. — Voilà, répondit Tavi. Plus bas sur le pont, des cors claironnèrent de nouveau en une série de notes différente de la précédente. Tavi regarda les premiers Canims émerger de la brèche dans le rempart suivant, et sentit les battements de son cœur s’accélérer. Chacun d’entre eux portait la pélerine à capuchon des ritualistes. Ils se mirent en rang, au milieu des nuages de fumée verdâtre qui sortaient de leurs encensoirs, la plupart armés d’une longue barre de métal dont chaque extrémité était hérissée de dizaines de lames d’acier en forme de croc. Ils formaient le fer de lance à la tête d’une colonne de conscrits, qui se répandirent sur le pont par dizaines. Par centaines. Par milliers. — Oh ! là, là ! fit doucement Ehren. — Là, dit Tavi à Kitaï, en peinant à réprimer une bouffée d’excitation. En train de remonter de derrière. Tu vois l’armure rouge vif ? — C’est lui ? demanda la jeune fille. Sarl ? — C’est lui. — Fais signe à tes Chevaliers Flora, dit Ehren. Qu’ils le tuent lorsqu’il s’avancera. Ils pourraient presque le faire tout de suite. — Ça ne suffira pas, répondit Tavi. On ne peut pas se contenter de le tuer. Le ritualiste suivant dans l’échelle hiérarchique prendra sa place. On doit le discréditer, détruire son autorité, prouver que quoi qu’il ait pu promettre au reste de son peuple, il n’est pas capable de tenir parole. — Il n’en sera pas capable non plus s’il a une flèche en travers du gosier, fit remarquer Ehren. (Mais il soupira.) Il faut toujours que tu te compliques la tâche, j’ai l’impression. — La force de l’habitude. — Comment vas-tu faire pour le discréditer ? Tavi se retourna et fit un geste de la main. Crassus sauta avec légèreté du haut du rempart, comme si ce dernier ne faisait pas trois mètres de haut. Il se faufila entre les légionnaires pour s’approcher de Tavi et le salua. — Capitaine. Tavi s’avança un peu à l’écart des troupes, pour éviter les oreilles indiscrètes. — Prêt ? demanda-t-il. — Oui, monsieur, répondit Crassus. Tavi tira une bourse en tissu de sa poche et la passa à Crassus. Le Chevalier Tribun l’ouvrit et en fit tomber dans le creux de sa main la petite gemme écarlate. Il l’observa attentivement un moment, puis la remit dans la bourse et rangea le tout dans sa poche. — Capitaine, dit-il doucement, vous êtes sûr que cette pierre était dans la bourse de ma mère ? Tavi savait qu’il était inutile de répéter ses accusations. — Je suis désolé, dit-il au jeune homme. — C’était la seule gemme de ce genre qu’elle avait ? — Pour autant que je sache. — Elle… elle est ambitieuse, reprit doucement Crassus. Je sais bien. Mais je n’arrive pas à croire qu’elle… Tavi fit la grimace. — Il est possible que nous ne connaissions pas toute l’histoire. Peut-être interprétons-nous ses actions de travers. Il ne croyait pas une seule seconde à ce qu’il disait. Mais il avait besoin que Crassus soit sûr de lui, et non rongé par la culpabilité et le doute. — Je n’arrive pas à y croire, répéta le jeune Chevalier. Vous croyez qu’elle va bien ? Tavi lui posa une main sur l’épaule et répondit avec douceur : — Tribun, nous ne pouvons pas nous permettre de nous déconcentrer maintenant. Plus tard, vous aurez tout le temps de poser vos questions, et je vous jure que si je suis encore vivant, nous la retrouverons et y répondrons. Mais pour l’instant, j’ai besoin que vous mettiez tout ça de côté. Crassus ferma les yeux un moment, puis s’ébroua comme un chien qui se sèche. Il rouvrit les yeux et salua vivement. — Bien, capitaine. Tavi lui rendit son salut. — Allez-y. Bonne chance. Crassus se força à sourire à Tavi, échangea un signe de tête avec Max, qui se tenait avec les Chevaliers sur le rempart, et s’élança vers le ciel, propulsé par une soudaine petite tornade. Tavi se protégea les yeux des gouttes d’eau et de sang qui volaient en tous sens et regarda Crassus monter en flèche. Puis il regagna sa place dans les rangs. — Je croyais que ces nuages étaient pleins d’un genre de créatures, dit Ehren. Que c’était pour ça qu’on ne pouvait pas voler. — C’est le cas, répondit Tavi. Mais la pierre de sang est une sorte de talisman contre la magie des ritualistes. Elle devrait le protéger. — Devrait ? — Elle m’a protégé, moi. De cette foudre. — Ce n’est pas pareil que des nuages remplis de créatures. Es-tu sûr de toi ? Tavi détacha les yeux de la silhouette de plus en plus petite du jeune Chevalier et posa le regard sur le bas du pont. — Non. Mais il sait que ce n’est qu’une hypothèse. — Une hypothèse, répéta calmement Ehren. — Mmm. Les tambours de l’armée en face d’eux commencèrent à retentir, et les Canims se mirent en marche, d’un pas régulier et mesuré. Le bruit de centaines de voix grondantes qui psalmodiaient à l’unisson se leva comme un vent sombre et terrible. — Que se passe-t-il si tu te trompes ? — Crassus meurt, très probablement. Puis les terrassiers, aidés de nos Chevaliers Terra, détruisent le pont pendant que nous retenons les Canims. Ehren hocha la tête en se mordillant la lèvre. — Euh… je ne voudrais pas être rabat-joie, mais si c’est Crassus qui a la gemme, qu’est-ce qui va empêcher Sarl de te foudroyer sur place dès qu’il te voit ? Tavi se détourna pour prendre un bouclier que lui tendait Schultz. Il entreprit de l’attacher solidement à son bras gauche et répondit : — L’ignorance. Sarl ne saura pas que je ne l’ai pas. Ehren le scruta du regard. — Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que c’est encore une hypothèse ? Tavi sourit, en observant l’avance ennemie. — Je te dis ça dans une minute. À ce moment-là, Sarl rejeta la tête en arrière pour pousser un hurlement sinistre, et son armée tout entière l’imita dans une rafale assourdissante de cris de guerre. Tavi sentit ses tympans récemment guéris tressaillir douloureusement, et la surface du pont trembla. — Prêts ?! hurla-t-il, mais sa voix fut étouffée par le tumulte. Il dégaina son épée pour la lever au-dessus de sa tête, et tout autour de lui, les Corbeaux firent de même. Au même signal, les Chevaliers Flora sur le rempart derrière eux commencèrent à tirer flèche après flèche sur les Canims qui se rapprochaient, en visant de façon à blesser, dans l’espoir de les forcer à ralentir pour s’occuper de leurs blessés. Mais Sarl n’autorisa aucun ralentissement de leur assaut, et les Canims continuèrent leur marche presque sans ralentir, laissant les blessés se vider de leur sang sur le sol derrière eux. Tavi marmonna un juron. Au moins, il avait tenté le coup. — Boucliers ! hurla-t-il, et les Corbeaux de Guerre changèrent de formation, se rapprochant les uns des autres pour faire se chevaucher leurs boucliers. Kitaï et Ehren, qui n’en portaient pas, reculèrent de plusieurs rangs à l’intérieur de la formation. Tavi sentit le sien s’entrechoquer avec ceux de ses voisins et serra les dents, en s’efforçant de réprimer ses frissons terrifiés. Puis Sarl poussa un nouveau hurlement, en levant son propre bâton denté, et les Canims, menés par les ritualistes aux yeux fous, chargèrent les Corbeaux de Guerre. La peur réduisit le champ de vision de Tavi à un tunnel. Il sentit un cri s’échapper de sa poitrine à l’unisson des autres membres de la cohorte. Il resserra davantage les rangs avec ses voisins, pendant que les hommes derrière eux se rapprochaient le plus possible et s’appuyaient contre eux pour prêter leurs propres poids et résistance au mur de boucliers. L’armée canime s’écrasa sur celui-ci comme un bélier vivant et sauvage. Les épées étincelèrent. Le sang jaillit. Tavi se retrouva en train de lutter désespérément pour simplement y voir quelque chose, comprendre ce qui se passait autour de lui ; mais le bruit, les hurlements et la confusion du combat rapproché le rendaient aveugle à tout ce qui n’était pas immédiat. Il se baissa derrière son bouclier et recula de justesse la tête en voyant une épée-faucille s’abattre droit sur lui, menaçant d’enfoncer sa pointe recourbée dans son casque, par-dessus son bouclier. Il porta des coups à l’aveuglette, maniant son glaive comme Max et Magnus l’y avaient entraîné il y avait une éternité de cela. Il était incapable de dire quelle proportion de ses coups faisait mouche, et encore moins s’ils infligeaient des blessures, mais il s’arc-bouta fermement sur ses pieds et tint bon, soutenu par les rangs derrière lui. D’autres n’eurent pas cette chance. Le bâton denté d’un ritualiste déchira la gorge d’un légionnaire non loin de Tavi d’une manière atroce, à la façon d’une scie. Un autre soldat aléréen prit refuge derrière son bouclier, mais la pointe recourbée d’une épée-faucille lui perça d’un seul coup le casque et le crâne. Un autre encore vit les Canims l’attraper par son bouclier et le tirer hors du rang, où il fut déchiqueté par un trio de ritualistes hurlants en cape de peau humaine. Malgré les pertes, les Corbeaux tinrent bon, et l’assaut canim s’arrêta brutalement, en rugissant comme les vagues d’une mer sanglante pilonnant en vain une falaise rocheuse. Au fur et à mesure que les hommes tombaient, leurs frères de cohorte prenaient leur place, poussant en avant avec toute la puissance, la coordination et la furifèvrerie militaire à leur disposition. C’était sans espoir. Tavi le savait. La falaise allait peut-être résister un moment à l’océan, mais petit à petit celui-ci allait l’éroder ; ce n’était qu’une question de temps. Les Corbeaux de Guerre avaient peut-être réussi à stopper l’assaut initial, mais Tavi savait qu’ils ne pourraient pas retenir les nombreux Canims pendant très longtemps encore. Il se retrouva en train de se battre à côté de Schultz. Le jeune centurion maniait son glaive avec rapidité, férocité et puissance, et abattit un ritualiste et deux conscrits en quatre coups parfaitement précis et assenés à point nommé ; mais il paya ensuite les conséquences de ses exploits lorsqu’il glissa sur le sang de ses adversaires et tomba en avant, hors du mur de boucliers. Un Canim abattit sa lance sur le cou sans protection du jeune légionnaire. Tavi n’hésita pas une seule seconde. Il se retourna pour trancher l’arme du Canim en deux d’un seul et violent coup de glaive, bien que, en faisant cela, il laisse tout son flanc gauche vulnérable au bâton denté du ritualiste écumant en face de lui. Du coin de l’œil, il vit celui-ci attaquer et sut qu’il n’aurait jamais le temps de parer ou d’esquiver le coup meurtrier. Il n’eut pas à le faire. Le légionnaire à sa gauche s’avança en pivotant, repoussant violemment le bâton denté avec son bouclier, et porta une botte menaçante à la tête du ritualiste, forçant celui-ci à faire un bond en arrière pour l’éviter. Le répit ainsi accordé fut court, mais suffit à Schultz pour recouvrer son équilibre. Tavi et lui rentrèrent précipitamment dans le rang, et le combat se poursuivit. Et se poursuivit encore. Et encore. Les bras de Tavi lui cuisaient à force de tenir épée et bouclier, et tout son corps tremblait d’épuisement sous l’effort fourni pour retenir cette armée ennemie tellement plus nombreuse. Il aurait été incapable de dire depuis combien de temps durait le combat. Des secondes, des minutes, des heures. Il n’en avait aucune idée. Sa seule certitude était qu’ils devaient tenir bon jusqu’à la fin. Coûte que coûte. Plus d’hommes encore moururent. Tavi ressentit une vive douleur à la joue lorsqu’une faucille l’effleura. Les Canims aussi continuaient à tomber, mais leur nombre semblait ne jamais diminuer, et, petit à petit, Tavi sentait le soutien des rangs derrière lui s’affaiblir. L’inévitable moment où ils devraient céder n’allait pas tarder à arriver. Tavi grinça des dents de pure frustration et aperçut une tâche rouge fugace à un ou deux mètres seulement de lui. Sarl était là, dans son armure écarlate, et Tavi le vit abattre son bâton denté sur un légionnaire déjà blessé, le faisant s’écrouler sur le pavé du pont. Avec une sombre détermination, Tavi ouvrit la bouche pour lancer l’ordre d’avancer. Une simple poussée violente suffirait peut-être à amener Sarl à portée de son glaive ; et il était fermement décidé à ce que, quoi qu’il arrive, Sarl ne quitte pas le pont vivant. Mais au moment où il s’apprêtait à hurler l’ordre, la lumière dorée du soleil inonda brutalement le pont. L’espace d’une seconde, l’effarement réduisit l’affrontement à une débâcle de gestes saccadés et maladroits, alors que pratiquement tous les combattants tournaient le regard vers le ciel, stupéfaits. Pour la première fois depuis près d’un mois, le soleil brillait sur le Tibre, le soleil éclatant et brûlant de chaleur d’une belle journée de la fin de l’été, en plein midi. Tout en sachant qu’il ne serait pas entendu, Tavi hurla : — Max ! Sur le rempart derrière lui, les Chevaliers laissèrent échapper un gémissement d’effort commun et déchaînèrent sur les Canims une arme que nul Aléréen n’avait encore jamais vue. Même si tous les Chevaliers Aeris ne volaient pas très bien, leur inaptitude était due davantage à un manque d’expérience que de puissance. Chacun d’eux avait des forces considérables dans d’autres domaines d’application des charmes d’air ; et, étant donné la simplicité de celui qui était utilisé là, ils étaient largement à la hauteur de la tâche. Tavi ne pouvait qu’imaginer ce qui se passait désormais, derrière sur les remparts et là-haut dans le ciel au-dessus du pont d’Élinarc. Trente Chevaliers, tous réunis, avaient formé un charme d’observation rapprochée, semblable à ceux qu’on utilisait habituellement pour voir ce qui se trouvait au loin. Mais au lieu de le former simplement entre leurs mains, ils avaient uni les efforts de toutes leurs furies pour former un énorme disque de près de cinq cents mètres de diamètre, juste au-dessus du rempart où ils se tenaient. Ils y avaient recueilli toute cette lumière soudaine du soleil, l’avaient modelée et canalisée en un flux d’énergie flamboyant de quelques centimètres de diamètre, qu’ils avaient envoyé droit sur Max en dessous d’eux. Tavi entendit celui-ci pousser un hurlement, et son imagination lui fournit une autre vision : celle de son ami qui formait son propre charme d’observation rapprochée en une série de petits disques séparés qui courbèrent et réfractèrent le rayon de lumière ainsi reçu pour le déplacer le long du pont. Pour en faire une arme. Exactement comme Tavi avait utilisé son morceau de verre incurvé romain pour allumer un feu, mais… en plus gros. La pointe de soleil brûlant parcourut le pont, et partout où elle passa, conscrits et ritualistes hurlaient, alors que leur peau noircissait et que leurs vêtements et leur fourrure prenaient feu. Tavi jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et vit Max sur le rempart, les bras levés vers le ciel, le visage tordu par l’effort et la rage. Le grand Antillain poussa un nouveau cri, et la terrible lumière commença à parcourir les rangs de Canims, telle une faux dans un champ de blé. Une odeur horrible – accompagnée d’une cacophonie de hurlements atroces – emplit l’air. Le rayon de lumière allait et venait avec une précision meurtrière, et les Canims n’avaient nulle part où se cacher. À chaque battement douloureux du cœur de Tavi, des dizaines d’ennemis mouraient ; et soudain la tendance de la bataille se renversa. La trouée dans les nuages s’agrandit, les rayons du soleil se déversèrent encore plus nombreux, et Tavi crut voir l’ombre d’une silhouette solitaire haut dans le ciel, au centre de la zone de ciel dégagé. Et, alors que l’attaque des Canims s’arrêtait dans l’effarement, Tavi aperçut de nouveau Sarl, à moins de cinq mètres de lui. Le ritualiste observa le ciel une seconde, puis se retourna vivement pour regarder son armée qui se faisait décimer, brûler vive sous ses yeux. Il fit de nouveau volte-face, une expression de pure terreur sur le visage, en voyant son assaut final se transformer en déroute éperdue. Les conscrits paniqués s’enfuyaient à toutes jambes, piétinant leurs camarades, sautant même du pont pour échapper à cette magie aléréenne horrible et inattendue. Seuls ceux qui se trouvaient le plus près du rempart suivant réussirent à se faufiler à temps par sa brèche. Les autres périrent. Ils périrent par le feu, aux mains de leurs camarades, ou dans la gueule des monstres marins affamés dans le fleuve en dessous. Par centaines, par milliers, ils moururent. Quelques secondes plus tard, les seuls Canims encore vivants étaient ceux qui se trouvaient le plus près du mur de boucliers aléréens, trop près donc pour être pris pour cibles. Ceux qui tentèrent de fuir furent rattrapés par le rayon de soleil meurtrier d’Antillar Maximus. Les autres, presque tous des ritualistes, se remirent à combattre avec une frénésie acharnée, dans une ultime tentative pour échapper à la mort qui, ils le savaient, les attendait. Tavi évita farouchement un violent revers de bâton denté et, en relevant les yeux sur Sarl, vit celui-ci qui le dévisageait, puis regardait le ciel au-dessus de sa tête. Les yeux du Canim, étincelants de rage et de folie, se firent calculateurs et il poussa un soudain hurlement, en se cambrant exactement comme il l’avait fait la veille. Sarl devait savoir que l’heure de sa mort était proche, et Tavi, lui, savait que le Canim avait largement assez de temps pour invoquer la foudre une fois de plus ; or, le jeune homme était entouré de ses camarades aléréens. Même si c’était à lui que la foudre serait destinée, toute personne proche de lui mourrait aussi, comme ç’avait été le cas lorsque le premier rideau de foudre avait frappé la tente d’état-major du capitaine Cyril. Tavi avait donné la pierre de sang de dame Antilla à Crassus, et fit par conséquent le seul choix possible. Il se rua en avant, hors du rang de boucliers, et chargea droit sur Sarl. Une fois de plus, la magie crépita dans l’air. Une fois de plus, le corps du ritualiste fut nimbé de lumière. Une fois de plus, les éclairs écarlates filtrèrent à travers les nuages tout autour du puits de ciel bleu que Crassus avait percé. Une fois de plus, une lumière blanche aveuglante et un fracas assourdissant s’abattirent sur Tavi. Et une fois de plus, cela n’eut aucun effet. Des éclats de roche brûlante jaillirent du pont. Un ritualiste qui se tenait accidentellement trop près fut réduit en une masse de chair fumante. Mais Tavi ne ralentit même pas. Il parcourut les quelques mètres qui restaient d’un seul bond, l’épée levée. Sarl eut à peine le temps de dévisager Tavi, les yeux arrondis de stupeur. Il tenta maladroitement d’agripper son bâton denté pour se défendre. Avant qu’il ait eu le temps de le faire, Tavi lui enfonça son épée dans la gorge. Il plongea une seconde les yeux dans ceux, écarquillés, du Canim, puis ressortit sa lame avec une violente torsion, lui déchirant la gorge. Le sang ruissela à flots sur l’armure écarlate de Sarl, et le ritualiste s’écroula mollement sur le pont, pour y mourir sans perdre son expression stupéfaite. Les autres ritualistes poussèrent un cri horrifié en voyant tomber leur maître. — Corbeaux de Guerre ! hurla Tavi, en brandissant son épée vers l’avant. Achevez-les ! Les Corbeaux de Guerre chargèrent sur les Canims avec un rugissement. Et un instant plus tard, la Bataille du pont d’Élinarc fut terminée. Chapitre 53 Max accourut auprès de Tavi dès que le dernier des ritualistes eut été tué. Les Canims enragés n’avaient fait ni demandé aucun quartier, ce qui, supposait Tavi, était aussi bien. Il n’était pas du tout sûr qu’il aurait réussi à maîtriser ses légionnaires après les pertes qu’ils avaient subies. — Calderon ! s’exclama Max. Il a essayé le coup de la foudre sur toi. Encore. (Il transpirait toujours de l’effort que lui avait demandé son charme d’air, et était tout pâle.) Comment as-tu fait pour y survivre, par tous les Corbeaux ? Tavi porta la main à sa ceinture et en tira le couteau canim qu’ils avaient saisi lors de leurs affrontements avec les troupes d’incursion la veille de la bataille. Il en montra le pommeau en forme de crâne. Une pierre écarlate miroitait dans une des orbites de ce dernier. Un filet de sang rouge et humide coulait lentement du joyau le long du manche. — On avait une autre gemme, tu te souviens ? — Oh ! dit Max. C’est vrai. (Il eut l’air perplexe.) Alors, comment se fait-il que tu m’entendes ? — J’ai ouvert la bouche et j’avais une doublure à l’intérieur de mon casque. Foss m’avait dit que ça changerait la donne. Question de pression atmosphérique. Max se renfrogna et dit : — Tu as failli me faire faire une crise cardiaque. J’ai cru que tu étais mort, et tout ce temps, tu avais une autre gemme sur toi. (Il secoua la tête.) Pourquoi est-ce que tu n’as pas donné celle-là à Crassus ? — Je n’étais pas sûr qu’elle fonctionne. Je savais que celle que je lui avais donnée, si. Il était plus important que moi pour ça. Le jeune Chevalier en question redescendait justement du ciel, l’air épuisé, et atterrit sur le pont sous les acclamations des Chevaliers Pisces. Il s’approcha lentement de Tavi et le salua. — Capitaine. — Bon travail, répondit Tavi d’un ton chaleureux. Bon travail. Crassus esquissa un sourire, et Max lui administra une rude tape sur l’épaule en disant : — Pas mal. Ehren, qui portait toujours l’étendard, offrit également ses félicitations, mais Kitaï ne fit que jeter un coup d’œil inquisiteur au jeune Chevalier. Tavi regarda autour de lui, en s’efforçant d’organiser ses pensées. Cela se révéla plus difficile qu’il l’aurait cru. Trop d’émotions se bousculaient en lui. Il exultait de voir que son plan avait fonctionné. Mais il était aussi écrasé par la culpabilité que tant d’hommes soient morts pour qu’il le mène à bien. Furieux à l’égard de Kalarus, de cette perfide dame Antilla, et de Sarl et ses semblables, dont la soif de pouvoir avait provoqué la mort de tant d’Aléréens et de Canims. Écœuré, au point d’en avoir la nausée, par la vue et l’odeur de tant de sang, de tant de cadavres, tués par le fer ou par le violent feu solaire qu’il avait fait déchaîner sur l’ennemi par ses Chevaliers. Grisé d’avoir, contre toute attente, survécu à ces derniers jours. Et… frappé par une idée soudaine. Son travail n’était pas terminé. — Très bien, dit-il en levant la voix. Schultz, ramenez les blessés aux guérisseurs et repliez-vous derrière le rempart. Dites au primipile de regrouper les unités dont les pertes sont trop importantes en cohortes fonctionnelles, et de garder des positions défensives jusqu’à ce que nous soyons sûrs que l’ennemi a quitté la ville et est en train de retourner à Premier-Port. Que tout le monde mange quelque chose et se repose, surtout les guérisseurs, et dites-lui… (Tavi s’interrompit, reprit sa respiration et secoua la tête.) Il saura quoi faire. Dites-lui de consolider nos défenses et de s’occuper de nos hommes. Schultz répondit d’un salut plein de lassitude. — Bien, capitaine. — Max, dit Tavi. Va chercher nos chevaux. Son ami haussa les sourcils. — On va se promener ? — Mmm. Prends une aile de cavalerie avec toi. On va suivre la retraite des Canims et veiller à ce qu’ils continuent à se replier. — Bien, capitaine, fit Max en saluant. D’un sifflement strident et d’un geste de la main, il fit signe à quelqu’un sur le rempart, et s’éloigna d’un pas vif. — Sire Ehren, poursuivit Tavi, si vous le voulez bien, trouvez Magnus et veillez à ce qu’il sache ce qui s’est passé. — D’accord, répondit Ehren. (Il adressa un signe de tête à Tavi et lui passa l’étendard.) Les chevaux et moi, ça fait deux, de toute façon. Tavi donna encore plusieurs ordres à d’autres membres de la légion, mais finit par se retrouver seul, devant le cadavre de Sarl. Le Canim paraissait bien plus petit désormais, brisé comme un jouet à ses pieds. Son corps maigre et son pelage galeux n’étaient couverts que partiellement par son armure écarlate, et ses dents jaunies étaient usées. Tavi essayait de tirer quelque satisfaction d’avoir tué un ennemi du royaume, une slive meurtrière dont les complots avaient failli provoquer la mort de ses amis et de son patron lors de la fête du Printemps, quelques années auparavant. Mais il n’y arrivait pas. Sarl avait été une menace. Désormais, il était mort. Pour Tavi, il n’y avait pas de rancœur dans cette pensée, ni de fierté. Ni de honte. Mais peut-être un soupçon de regret. Sarl avait été un traître et un meurtrier, mais Tavi doutait que tous les Canims qui l’avaient suivi soient de pareils monstres. Et il avait condamné à mort des milliers d’entre eux. Eux aussi avaient représenté un certain danger, mais ils n’avaient pas partagé la malfaisance de Sarl. Ou du moins, pas complètement. Néanmoins, Tavi n’avait guère eu le choix. Mais il aurait aimé trouver un moyen de vaincre qui ne fasse pas couler tant de sang. Qui n’implique pas tant de morts. Soudain, il sentit la présence de Kitaï derrière lui et lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils se trouvaient désormais seuls sur le pont, même s’il y avait des légionnaires postés sur le rempart derrière eux. Tavi se demanda depuis combien de temps il avait ainsi les yeux rivés sur les cadavres. Kitaï s’avança pour se placer à côté de lui et observer elle aussi le carnage. — Tu étais obligé, lui dit-elle doucement. Ils vous auraient tués, sinon. Jusqu’au dernier. — Je sais, répondit Tavi. Mais… Kitaï releva les yeux et le contempla un moment, le front légèrement barré d’une ride soucieuse. — Tu es fou, Aléréen, dit-elle avec douceur. Tu peux être fort. Dur. (Elle posa les doigts sur le plastron du jeune homme.) Mais sous cette carapace, ton cœur saigne pour les morts. Même ceux qui ne sont pas les tiens. — Je doute qu’il y ait un autre Aléréen au monde qui ait passé autant de temps que moi à parler avec des Canims. En général, mon peuple passe directement à la tuerie. Et le leur aussi. — Tu penses que c’est mal ? — Je pense… (Tavi fronça les sourcils.)… je pense que ça dure depuis si longtemps, que ni leur peuple ni le nôtre n’envisage la possibilité d’arrêter. Le passé est trop chargé. Trop sanglant. — À ta place, ils ne pleureraient pas sur toi. — Ça n’a pas d’importance. Ce n’est pas de justice ou d’égalité qu’il s’agit. Mais de la différence entre le bien et le mal. (Tavi regarda l’étendue ensanglantée sur le pont d’Élinarc.) Et ça, c’est mal. (Sa vue se brouilla de larmes soudaines, mais sa voix ne trembla pas.) Nécessaire. Mais mal. — Tu es fou, Aléréen, répéta doucement Kitaï. Mais de ses doigts elle chercha les siens, et ils restèrent un moment main dans la main. Le ciel au-dessus d’eux était toujours empli d’épais nuages orageux, mais ceux-ci étaient désormais en mouvement, houleux, et, entre deux grosses averses, il y avait de fréquentes éclaircies qui laissaient de plus en plus passer le soleil. Soudain, Tavi eut un petit rire railleur. Kitaï pencha la tête d’un air interrogateur et attendit. — Ma partie de ludus avec Nasaug, expliqua Tavi. Je le mettais en garde et lui montrais qu’il devait nous craindre. Ou du moins, j’essayais. Mais tout ce temps, c’était lui qui me manipulait comme un de ses pions. Qui me poussait là où il voulait me voir. — Comment ça ? — Il s’est servi de moi pour tuer Sarl. Il ne pouvait pas abandonner ses compatriotes avec lui. Ni le laisser les conduire au désastre. Et il ne pouvait pas non plus me demander mon aide explicitement, comme Sarl avait conspiré avec Kalarus. Il m’a vu essayer de faire sortir Sarl de leurs rangs, puis il a mené cette attaque nocturne et s’est assuré que Sarl s’interpose aussitôt pour l’empêcher de remporter la victoire. Puis, au lieu de le soutenir, il est resté en arrière à regarder le spectacle. Et on a tué Sarl pour lui. Exactement comme il le voulait. Kitaï secoua la tête. — Les Canims ressemblent plus à ton peuple qu’au mien, je crois, dit-elle. Seuls des fous géreraient les choses de cette façon. Lorsque mon père s’est opposé à ce qu’Atsurak mène mon peuple, il l’a provoqué en duel et l’a tué. C’était terminé en quelques minutes. Tavi sourit. — Tout le monde ne peut pas être aussi sage que le peuple marat. (Il sentit son sourire s’effacer.) J’ai fait ce qu’il voulait. Mais ça pourrait se révéler être une erreur, à long terme. Kitaï hocha la tête. — Nasaug n’a peut-être pas les pouvoirs de Sarl, mais il sera un chef beaucoup plus compétent que Sarl l’aurait jamais été. — Oui. Il inspirera loyauté et courage à son peuple. Nasaug est isolé de sa terre natale, de toute aide. Mais il peut faire de chacun des Canims qui sont avec lui l’égal de ses guerriers. Nous avons relativement bien géré les conscrits, mais c’est à peine si nous avons infligé une défaite aux soldats réguliers. Imagine s’il en avait amené cinquante mille avec lui, au lieu de vingt mille. Il aurait pris le pont en une journée. — J’imaginerai ça quand je l’aurai sous les yeux, répondit Kitaï d’un ton ferme. Tu invites le sort à transformer tes peurs en réalités, Aléréen. Mais pour le moment, ce ne sont que des peurs. Elles se réaliseront peut-être. Si c’est le cas, nous les affronterons et les vaincrons ensemble. En attendant, n’y pense pas. Tu te fais déjà assez de soucis comme ça. Tavi prit une grande inspiration et hocha la tête. — Tu as probablement raison, dit-il. Je vais essayer. Derrière lui, il entendit les remparts de fortune gémir et crisser. Il regarda par-dessus son épaule, et vit les terrassiers en train d’agrandir la brèche dans le mur pour que des chevaux puissent s’y faufiler. Quelques instants plus tard, Max et sa cavalerie arrivèrent vers eux. — Tu vas surveiller la retraite canime ? demanda Kitaï. — Oui. Il y a une possibilité que Nasaug les rallie pour nous attaquer de nouveau, avant que nous ayons eu le temps de nous reprendre. Je ne pense pas que nous serions capables de l’arrêter, mais tant qu’on les garde à l’œil, on peut toujours détruire le pont avant qu’ils l’atteignent. — Je t’accompagne, dit Kitaï, d’un ton qui n’admettait aucune réplique. Tavi ébaucha un sourire. — Une fois que les gens auront eu le temps de reprendre leur souffle, ils vont se rendre compte que tu n’es pas aléréenne. Kitaï lui renvoya un sourire éclatant. — Ça promet d’être intéressant. Malgré les protestations de son corps épuisé, Tavi monta en selle, imité par Kitaï, et tous deux repartirent avec Max et sa cavalerie. Ils pistèrent le gros de l’armée canime à distance tandis que celle-ci regagnait Premier-Port. Deux fois durant le trajet, ils furent attaqués par des Canims blessés, qui s’étaient laissé distancer par leur colonne. Ces attaques furent vives, brutales et se terminèrent rapidement, et la cavalerie poursuivit sa progression en formant un vague cordon, achevant tout Canim qui ne pouvait pas suivre le rythme de la retraite. À la fin de la journée, éreinté, Tavi regarda une unité de huit cavaliers entrer dans les vestiges occupés d’une grange sur l’une des exploitations parties en fumée. Il les suivit de loin alors qu’ils ratissaient les ruines, et entendit des grognements et des tintements de fers qui se croisaient s’élever dans le crépuscule. Soudain, il vit une grande silhouette indistincte et solitaire sauter par-dessus un mur en ruine et s’enfuir. Le Canim était plus lent que la plupart de ceux de sa race, il avait une démarche mal assurée, et dans son affolement, il se dirigea droit vers le reste de la cavalerie aléréenne qui attendait à l’extérieur. Une seconde unité s’élança pour l’intercepter. C’est alors que Kitaï, assise sur son cheval à côté de Tavi, fit entendre une brusque inspiration, et chuchota furieusement : — Arrête-les. Tout de suite. Tavi la regarda avec effarement, mais aboya immédiatement : — Deuxième division, halte ! Les cavaliers arrêtèrent brutalement leurs montures, et se retournèrent pour le regarder avec perplexité. — Viens, Aléréen, dit Kitaï en s’élançant après le Canim isolé. — Attendez ici, répondit Tavi à Max. On revient dans une minute. — Euh… Capitaine ? demanda le grand Antillain. Tavi passa outre et suivit Kitaï. Celle-ci le guida dans l’obscurité naissante, jusqu’à ce qu’ils trouvent le Canim en fuite, tapi dans le piètre abri que lui offrait un surplomb de terre à moitié éboulé à côté d’un ruisseau. Elle les dévisageait avec de grands yeux effrayés et serrait contre son sein plusieurs petites formes aux vagissements pitoyables. Elle. Elle. Tavi l’observa attentivement, muet de surprise. Une Canim femelle, avec des petits. Nouveau-nés, d’après ce qu’il pouvait voir. Elle devait être en train d’accoucher lorsque la retraite canime avait commencé. Nul Aléréen n’avait jamais vu de Canim femelle, et au cours des siècles, cela avait donné naissance à un certain nombre de rumeurs douteuses sur la façon dont les Canims se reproduisaient. La vérité était bien plus simple, bien plus évidente, et il en avait une preuve vivante sous les yeux, frissonnante sous la pluie, étreignant ses petits, aussi désespérée et affolée que l’aurait été n’importe quelle mère aléréenne à sa place. Tavi s’approcha d’elle. Il baissa le menton vers sa poitrine et retroussa les lèvres. Le regard de la Canime étincela d’un désespoir rageur qui le disputait à une peur redoublée, puis elle baissa les oreilles et pencha la tête de côté, tordant le cou pour exposer sa gorge en signe de reddition servile. Tavi se détendit et adressa un hochement de tête à la Canime. Puis il inclina légèrement la tête de côté et, d’un geste de la main, lui fit signe de s’en aller. La femelle leva la tête et le dévisagea, remuant vivement les oreilles. — Va, lui dit Tavi. (Il s’efforça de se rappeler le mot canim qui convenait, et se décida enfin pour celui que Varg employait parfois lorsqu’il trouvait que Tavi mettait trop de temps à déplacer un pion sur le plateau de ludus, en faisant le même geste.) Marrg. La Canime le considéra un moment. Puis elle exposa de nouveau sa gorge, se releva sans détacher les yeux de lui, et disparut dans la nuit. Tavi la regarda partir en réfléchissant activement. Les Canims étaient venus en Aléra et avaient amené avec eux leurs compagnes et leur progéniture, leur famille, ce qui n’était jamais arrivé par le passé. Ce qui voulait dire… — Par les Grandes Furies ! souffla Tavi. Je n’ai plus peur de Nasaug. Kitaï, le regard tourné dans la même direction que lui, acquiesça sombrement. — J’ai peur, poursuivit Tavi dans un chuchotement, de ce qui l’a chassé de chez lui. Épilogue Isana se réveilla au son de trompettes distantes et de vociférations dans le couloir à l’extérieur de sa chambre. Elle se redressa, désorientée. Elle était dans son lit. Quelqu’un lui avait fait sa toilette, et elle portait une chemise de nuit douce et blanche qui n’était pas à elle. Sur la table à côté du lit se trouvaient trois bols et une chope. Deux des bols étaient vides. Le troisième était à moitié rempli d’une sorte de bouillon. Isana s’assit au bord du lit, une tâche qui se révéla étonnamment difficile, et repoussa ses cheveux de son visage. Puis elle se rappela. La baignoire de guérison. Ombre. La baignoire avait disparu, et l’esclave défiguré n’était nulle part en vue. Si Isana n’avait pas été si exténuée, la peur de ce qui avait pu arriver à celui-ci lui aurait serré le cœur. Mais, dans son état, l’inquiétude la galvanisait. Elle sortit de son lit, ce qui lui demanda un grand effort de volonté, tant elle se sentait faible. L’une de ses robes grises toutes simples était posée sur le dossier d’une chaise, et elle l’enfila par-dessus sa chemise de nuit avant de s’approcher prudemment de la porte. Elle entendit des cris dans le couloir, et un bruit de course. Elle ouvrit la porte et vit Giraldi dans le couloir juste devant elle, tourné vers la porte entrouverte de la chambre en face de la sienne. — C’est possible, grommelait le vieux soldat, mais ce n’est pas vous qui avez le droit de décider si vous êtes rétabli ou non. (Il s’interrompit le temps que trois jeunes garçons, probablement des pages, passent en courant devant lui.) Dame Veradis dit que vous avez de la chance d’être en vie. Vous resterez au lit jusqu’à ce qu’elle en dise autrement. — Je ne vois dame Veradis nulle part, répliqua un homme en tunique et bottes de légionnaire. (Il se tenait dans l’embrasure de la porte et avait les yeux tournés vers le fond du couloir, de sorte qu’Isana ne le voyait que de profil. Ses traits étaient agréables, bien que burinés, ses cheveux châtains mouchetés de gris, et coupé ras à la mode légionnaire. Il était mince, mais tout en muscles noueux, et se tenait avec assurance et décontraction, une paume posée avec naturel sur le pommeau du glaive passé à sa ceinture. Sa voix était profonde et douce.) Alors, de toute évidence, elle ne peut pas en dire autrement. Pourquoi est-ce qu’on ne va pas le lui demander ? Sur ces mots, il tourna de nouveau la tête vers Giraldi, et Isana vit que l’autre côté de son visage était atrocement défiguré par d’anciennes brûlures imprimant dans sa chair la flétrissure dont la légion marquait les lâches. Isana resta bouche bée. — Araris, dit-elle doucement. Avec un grognement surpris, Giraldi se retourna vers elle. — Exploitante, je ne savais pas que vous étiez réveillée… Isana rendit à Araris son regard intense et ferme. Elle essaya de dire quelque chose, mais le seul son qui sortit de sa bouche fut : — Araris. Il sourit et lui adressa un petit salut courtois. — Je vous remercie de m’avoir sauvé la vie, madame. Et elle le perçut. Elle le perçut en lui à ce moment-là, en croisant son regard. Elle ne s’en était jamais rendu compte par le passé, jamais, durant toutes ces années où il avait servi son frère puis elle. C’étaient ses yeux, songea Isana. Toutes ces années, avec ses cheveux longs et hirsutes, elle n’avait jamais vu une seule fois son visage en entier, ses deux yeux en même temps. Il n’avait jamais voulu la laisser le regarder. Lui faire savoir ce qu’il ressentait pour elle. Son amour. Désintéressé, discret, puissant. C’était l’amour qui l’avait aidé à endurer des années de dur labeur et d’isolement, l’amour qui l’avait poussé à renoncer à son identité, à se marquer au fer, à se déguiser, même si cela lui avait coûté sa position, sa fierté, sa carrière de soldat et sa famille. Il avait délibérément tué tout ce qu’il était au nom de cet amour, et pas seulement celui qu’il ressentait pour elle. Isana pouvait également percevoir en lui ce sentiment aigre-doux et profondément ancré de chagrin et d’amour que lui inspirait son ami et suzerain, Septimus, et par extension la femme et le fils de celui-ci. Au nom de cet amour, il avait lutté pour protéger la famille de Septimus, et enduré une vie de dur labeur dans une forge d’exploitation. Au nom de cet amour, il avait détruit sa vie, et s’il le fallait un jour, il épuiserait son dernier souffle, verserait sa dernière goutte de sang pour les protéger, sans l’ombre d’une hésitation. Son amour n’accepterait rien de moins de sa part. Isana eut soudain la vue brouillée de larmes en sentant la chaleur et la puissance de cet amour l’envelopper, comme un océan silencieux dont les vagues ondulaient au rythme de son cœur. Elle en fut frappée de stupeur respectueuse. Et d’humilité. Et quelque chose en elle s’éveilla en réponse. Vingt ans durant, elle n’avait éprouvé cela qu’en rêve. Mais là, quelque chose se brisa en elle, tel un bloc de glace sous un coup de marteau, et son cœur se gonfla d’exultation, de ce rire pur, doré et pétillant qu’elle avait cru éteint à jamais. C’était pour cela qu’elle ne l’avait jamais perçu en lui. Elle ne l’avait même pas senti grandir en elle, au cours de ces longues années de labeur, de chagrin et de regret. Elle ne s’était jamais autorisée à reconnaître la graine qui avait pris racine et commencé à se développer. Celle-ci avait patienté discrètement, tranquillement, attendant la fin de l’hiver de deuil et d’angoisse qui avait gelé le cœur d’Isana. Attendant le retour de la chaleur. Le retour du printemps. C’était l’amour qu’Araris Valérien portait à Isana qui l’avait tué. Ce fut celui qu’Isana lui portait qui le ramena à la vie. Elle ne se sentait pas capable de faire un pas sans tomber, aussi tendit-elle simplement une main vers lui. Araris s’approcha avec précaution, à l’évidence encore faible lui-même. Isana ne voyait plus rien à travers le voile de ses larmes, mais elle sentit la main du singulare, douce et chaude, toucher la sienne, et leurs doigts s’entremêler. Entre ses larmes, elle se mit à rire, et l’entendit se joindre à elle. Il passa les bras autour d’elle, et ils s’étreignirent, étranglés de rire et de sanglots. Ils ne dirent rien. Ils n’en avaient pas besoin. Amara leva avec lassitude les yeux de son livre en entendant tourner la poignée de la porte de leurs quartiers dans l’aile de sa Citadelle que Sire Cereus réservait à ses invités. Le battant s’ouvrit et Bernard entra, portant un plateau chargé de mets variés. Il lui sourit et demanda : — Comment te sens-tu ? Amara poussa un soupir. — On aurait pu croire que je me serais habituée à ces douleurs depuis le temps. Je les ai depuis la puberté. (Elle secoua la tête.) Au moins, je ne suis plus recroquevillée à pousser des geignements. — C’est bien, dit Bernard d’un ton doux. Tiens. Infusion de menthe, ta préférée. Et du poulet rôti… Il traversa la pièce pour la rejoindre devant le feu, où elle était pelotonnée dans un fauteuil. En dépit de la chaleur estivale, les épais murs de pierre de la Citadelle de Cereus rendaient l’intérieur de celle-ci assez frais pour qu’Amara en soit incommodée, surtout pendant ses douleurs menstruelles. Entre la fatigue du voyage, les coups, les éraflures et les écorchures qu’elle avait reçus, l’épaule qu’elle s’était luxée et les horribles visions toutes neuves de violence et de mort que sa mémoire avait emmagasinées, la déception que lui causait la poursuite inchangée de son cycle avait pris des proportions monstrueuses. À tel point, d’ailleurs, qu’elle avait accepté l’offre de Bernard de participer à sa place à la réunion organisée avec le Premier Duc et les Hauts Ducs Cereus et Placidus pour récapituler la situation. Peut-être avait-ce été un manque de professionnalisme de sa part. Mais d’un autre côté, il n’aurait guère été plus professionnel d’éclater en sanglots sous le poids de tourments si divers et variés. Elle reviendrait probablement avec remords sur cette décision, plus tard, lorsque le souvenir de toutes ces peines se serait estompé ; mais, pour le moment, l’expérience de certaines des pires tortures physiques et émotionnelles qu’elle ait jamais endurées était encore toute fraîche derrière elle, et elle prenait le temps de se rétablir sans mauvaise conscience. — Comment s’est passée la réunion ? demanda-t-elle. Bernard lui posa le plateau sur les genoux, enleva le linge qui recouvrait le poulet et versa quelques gouttes de crème dans la tisane. — Mange. Bois. — Je ne suis pas une enfant, Bernard. (Elle n’avait certainement pas eu l’intention de prendre un ton si irrité. Cela fit naître un sourire sur les lèvres de Bernard lorsqu’il lut son embarras sur son visage.) Ne le dis pas, le mit-elle en garde. — Je n’oserais même pas y songer, répondit-il. (Il approcha l’autre fauteuil du sien et s’installa dedans.) Bien. Maintenant, mange ton dîner et bois ta tisane, et je vais tout te raconter. Amara lui jeta un autre regard noir et attrapa sa tisane. Celle-ci était à la température idéale, juste assez refroidie pour qu’elle puisse la boire sans se brûler, et elle en savoura la chaleur, qui de sa gorge gagnait son ventre. Bernard attendit qu’elle ait pris sa première bouchée de poulet pour commencer. — En résumé, les forces de Kalarus sont en train de battre en retraite. Ce qui est une bonne chose, parce qu’ils ne viennent plus ici, et une mauvaise, parce que ça veut dire qu’il a encore des légions capables de battre en retraite et de combattre un autre jour. » Aquitaine a écrasé les deux légions qui tenaient les passes des collines Noires, même si elles ont pu se replier sans trop de casse. Amara eut un petit sourire narquois. — Il est probablement en train de négocier avec leurs officiers, de les soudoyer pour qu’ils trahissent Kalarus. Pourquoi détruire quand il peut recruter ? — Tu as passé trop de temps en compagnie de dame Aquitaine, dit Bernard. Finis ton poulet, et je ferai quelque chose d’agréable pour toi. Amara le regarda en haussant un sourcil, puis haussa les épaules, légèrement embarrassée, et se remit à manger. — Une fois averti de la libération de sa fille, poursuivit Bernard, et certain que Kalarus n’allait pas lui tendre une embuscade à la minute où il révélerait sa présence, Atticus a transformé toute la zone inondée en une énorme plaque de glace. Puis il l’a fait immédiatement traverser à ses troupes pour isoler la plus à l’est des légions de Kalarus et la prendre au piège dans la forteresse dont elle s’était emparée. C’est elle qui est assiégée par Atticus, maintenant, et Gaius a envoyé la Deuxième Impériale aider ce dernier. — Et les nuages ? — Apparemment, ils ont commencé à se disperser au-dessus des villes les plus à l’intérieur des terres la veille de notre arrivée à Kalare. Au bout de deux ou trois jours, ils avaient complètement disparu. Amara sirota sa tisane d’un air pensif. — Est-ce qu’on sait comment les Canims s’y sont pris ? — Pas encore. La jeune Curseur hocha la tête. — Comment ont fait les légions de Placidus pour arriver à Cérès si vite ? Ils sont arrivés avant nous, et nous voyagions par les airs. Je pensais qu’il serait obligé de les faire venir à pied depuis Placida. — J’ai dans l’idée que tout le monde était censé croire ça. Mais à la place, il leur a fait gagner l’extrême frontière de son territoire à toutes les trois dès le lendemain de l’enlèvement de sa femme. À la seconde où Gaius lui a dit qu’Aria était en sécurité, il les a fait avancer à marche forcée jusqu’à Cérès. Il y est arrivé en moins d’une journée par les grandes routes. Amara haussa un sourcil. — Ses trois légions ? Bernard acquiesça. — Il a dit qu’il avait vu les choses comme ça : soit Aria serait délivrée, auquel cas il pourrait aider Cérès à la première occasion, soit elle serait tuée, auquel cas il prendrait jusqu’au dernier de ses soldats avec lui pour attaquer le fils de corbeaux qui était responsable de sa mort. (Bernard secoua la tête.) Il ne me paraît pas être du genre à se montrer tolérant lorsqu’on touche à sa femme. — Non, répondit doucement Amara. Il ne l’est pas. Mais il y aura toujours des imbéciles pour croire que si un homme n’apprécie pas la violence et fait tout pour l’éviter, c’est un signe de faiblesse et de vulnérabilité. Bernard secoua la tête. — Les imbéciles, ce n’est pas ce qui manque, en général. Prends par exemple Sire Kalarus. Tu te rappelles m’avoir dit que tu le soupçonnais d’être de mèche avec les Canims ? — Je suis presque certaine qu’il n’a jamais employé l’expression « de mèche » pour décrire la chose, murmura Amara. — Tais-toi et mange, répliqua Bernard sur un ton de réprimande. Gaius m’a demandé de t’informer qu’il y a eu, apparemment, une importante incursion canime, qui a commencé à peu près au même moment que la rébellion de Kalarus. Amara en eut le souffle coupé. — Vraiment ? Que s’est-il passé ? — On manque encore de détails, répondit Bernard. Les Curseurs présents dans la région ont été la cible des Corbeaux de Sang de Kalarus. Plusieurs ont été tués, d’autres sont portés disparus et présumés entrés en clandestinité. Mais apparemment, Gaius a quelque moyen de voir ce qui se passe là-bas maintenant que les nuages se sont dissipés. Les Canims ont accosté près de… (Il prit un air songeur.) C’est un grand pont au-dessus du Tibre. Je ne me rappelle pas le nom, je n’en avais jamais entendu parler avant. — Le pont d’Élinarc. C’est le seul endroit où une force de taille importante peut traverser le fleuve sans risque. — C’est ça, acquiesça Bernard. Gaius a envoyé la Première Légion Aléréenne défendre le pont. — La Première Aléréenne ? Cette légion qui… n’existe que pour plaire aux foules ? Il y a un pari en cours parmi les Curseurs sur le nombre d’années qui passeront avant que ces saltimbanques affrontent leurs premiers ennemis. — Ah oui ? J’espère que tu as parié peu. Amara haussa les sourcils. — Apparemment, poursuivit Bernard, ils ont réussi à repousser environ soixante mille Canims. Amara faillit s’étrangler sur sa bouchée de poulet. — Quoi ? Bernard hocha la tête. — Ils ont accosté près du pont, mais ont depuis avancé vers le sud, et sont en train de prendre le contrôle de plusieurs villes fortifiées dans la région et le long de la côte. — C’est la première fois que les Canims font quelque chose de ce genre. Ou qu’ils viennent en si grand nombre. (Amara se mordilla la lèvre.) Soixante mille… — Pratiquement l’équivalent de dix légions, oui, je sais. On frappa à la porte. Bernard se leva pour aller ouvrir. Amara entendit sa voix grave parler doucement tandis qu’elle finissait son repas, et il revint dans la chambre suivi de Placida Aria. Dame Placida, impeccablement vêtue de soie verte, avait retrouvé son apparence calme et majestueuse. Ses cheveux d’un auburn profond flottaient librement sur ses épaules, et elle sourit chaleureusement à Amara en s’approchant, avant d’incliner la tête. — Comte. Comtesse. Amara fit le geste de poser sa tisane et de se lever, mais dame Aquitaine l’arrêta d’un geste. — Non, Amara, je vous en prie. Je sais que vous avez été blessée. Je vous en prie, reposez-vous. Bernard jeta un regard approbateur à la Haute Duchesse et lui offrit son fauteuil. — Non, merci, comte. Je ne vais pas vous déranger longtemps. Je voulais seulement vous voir tous les deux, afin de vous remercier de m’avoir délivrée de cet horrible endroit. Je vous suis profondément redevable. — Votre Grâce, dit Amara en secouant la tête. Vous n’avez nul besoin de nous… — … remercier, l’interrompit dame Placida, parce que vous ne faisiez que votre devoir et que mes remerciements devraient légitimement aller au Premier Duc, oui, je sais. Ne vous embêtez pas à faire le discours traditionnel, Amara. Vous avez fait bien plus que votre travail. Surtout compte tenu de la délicate dynamique de groupe due à vos associés. Ce que vous avez, soit dit en passant, très bien géré. (Ses yeux pétillèrent de malice.) Surtout lorsque vous leur avez pris leurs vêtements. Amara secoua la tête et répondit : — Il aurait probablement mieux valu que j’évite de faire cela. — Ne vous inquiétez pas, ma chère. Vous êtes trop honnête pour rechercher ses bonnes grâces, trop intelligente pour croire tout ce qu’elle vous dit, et trop loyale au royaume pour vous laisser entraîner dans ses petites manigances. Vous n’auriez jamais rien pu être d’autre pour Invidia qu’une ennemie. (Elle sourit.) Vous avez seulement… commencé un peu tôt. Et fort. Amara sentit un petit rire lui échapper. Dame Placida reprit une expression sérieuse. — Vous avez fait bien plus que ce qu’on aurait attendu de vous. (Elle se tourna vers Bernard et inclina de nouveau la tête.) L’un comme l’autre. Mon époux et moi-même vous sommes redevables. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffit de me le demander. Amara la regarda d’un air songeur, et jeta un coup d’œil à Bernard. — Est-ce que Rook… ? — J’ai parlé à Gaius en sa faveur, répondit doucement Bernard. Pardonnée et libre. Amara sourit, vaguement surprise de la satisfaction que ces paroles lui procuraient. — Alors, dame Placida, dit-elle, il y a quelque chose que j’aimerais vous demander. — Seulement, répondit sévèrement la Haute Duchesse, si vous cessez de m’appeler dame. J’ai un prénom, ma chère. Le sourire d’Amara s’élargit. — Aria, dit-elle. — Dites-moi. — Rook et sa fille n’ont nulle part où aller et ne possèdent rien, pas même les vêtements qu’elles ont sur le dos. Rook ne veut pas rester impliquée politiquement, pas maintenant qu’elle a sa fille dont elle doit s’occuper. Si ce n’est pas trop vous demander, peut-être connaissez-vous une exploitation où elle pourrait trouver sa place. Un endroit tranquille. Sûr. Aria pinça les lèvres en regardant Amara d’un air songeur. — Je connais peut-être un endroit de ce genre. — Et… (Amara sourit à Bernard.)… une chose encore. — Quoi ? demanda Bernard. (Puis son visage s’illumina de compréhension et il lui rendit son sourire.) Oh ! c’est vrai. Amara tourna de nouveau les yeux vers Aria et dit : — Il lui faudra aussi un poney. Pour sa fille, voyez-vous. Elle le lui a promis, et j’aimerais qu’elle soit capable de tenir sa promesse. — Il lui en faudra deux, dit Bernard en souriant à Amara. (Il jeta un coup d’œil à Aria et ajouta :) Ma faveur peut être le deuxième poney. Dame Placida les regarda l’un et l’autre, puis secoua la tête en esquissant un sourire. — Je crois que vous allez beaucoup me plaire, tous les deux, dit-elle doucement. (Elle s’inclina de nouveau, plus profondément cette fois.) J’y veillerai. Maintenant, si voulez bien m’excuser ? — Certainement, répondit Amara en lui rendant son salut. Et merci. Bernard raccompagna dame Placida jusqu’à la porte, puis revint auprès d’Amara. Il la contempla un moment, les yeux pleins de fierté. Puis il se pencha pour l’embrasser sur le front, les deux yeux et enfin les lèvres. — Je t’aime énormément, tu sais. Amara lui rendit son sourire. — Je t’aime aussi. — Et maintenant, quelque chose d’agréable, dit-il se penchant pour la prendre dans ses bras. Il la souleva avec aisance et la porta jusqu’au lit. — Bernard…, commença Amara, tu me rends folle de désir, mais aujourd’hui n’est pas le meilleur jour… — Je n’oserais même pas y songer, l’interrompit Bernard. Mais toutes ces allées et venues dans les airs dans cette petite robe de satin rouge n’ont pas fait de bien à ta peau. (Il la déposa sur le lit et lui retira doucement ses vêtements. Puis il sortit un petit pot du tiroir de la table de chevet et l’ouvrit. Une odeur chaude, rappelant vaguement de la cannelle, embauma l’air. Bernard s’assit au bord du lit à côté d’elle, et versa un peu du contenu du pot, une sorte d’huile parfumée, dans le creux de sa paume. Il se frotta les mains l’une contre l’autre un moment, puis murmura :) La guérisseuse a dit que c’était ce qu’il y avait de mieux pour redonner sa douceur à ta peau. On va commencer par tes jambes, je crois. Il commença à faire glisser ses mains chaudes et puissantes sur les jambes d’Amara, étalant l’huile sur sa peau sèche, irritée, sensible. La jeune femme sentit une lassitude béate l’envahir et, pendant près d’une heure, s’abandonna aux mains de son époux. De temps en temps, il déplaçait un de ses membres, puis la retourna pour s’occuper de ce côté-là aussi. L’huile tiède, la sensation des mains douces de Bernard sur ses muscles courbatus, la chaleur engourdissante de son estomac plein s’associèrent pour tenir Amara au chaud et la plonger dans une torpeur langoureuse. Elle s’y laissa aller avec volupté. Elle se réveilla plus tard dans les bras de Bernard, et posa la joue sur son épaule. Il faisait nuit. La seule lumière était fournie par les braises mourantes du feu. — Bernard ? murmura Amara. — Je suis là, répondit-il. La jeune femme sentit un nœud se former dans la gorge, et chuchota : — Je suis désolée. C’est la première fois que j’ai autant de retard. (Elle serra les paupières.) Je ne voulais pas te décevoir. — Me décevoir ? murmura Bernard. Ça veut seulement dire qu’on va devoir essayer de plus belle. (Il fit doucement glisser un doigt sur sa gorge, et Amara fut parcourue d’un petit frisson de plaisir sous la caresse.) Et plus souvent. Je ne peux pas dire que je suis déçu par cette idée. — Mais… Il se tourna vers elle et l’embrassa très doucement sur les lèvres. — Chut. Il n’y a rien à pardonner. Et rien n’a changé. Amara soupira, ferma les yeux et frotta sa joue contre la peau chaude de son époux. Ses douleurs diverses s’étaient apaisées, et elle pouvait sentir un état de somnolence prendre leur place. Brusquement, juste à la frontière entre l’éveil et les rêves, une idée lui vint et elle s’entendit murmurer d’un ton endormi : — Il y a quelque chose qui cloche. — Mmm ? — Dame Aquitaine. Elle a pris Aldrick et Odiana avec elle pour l’aider. — C’est vrai. J’étais là. — Alors, pourquoi n’a-t-elle pas emmené Fidélias ? C’est son agent le plus expérimenté, et il a plus d’une dizaine de missions de sauvetage de ce genre à son actif. — Mmm, répondit Bernard d’une voix lourde de sommeil. Peut-être qu’elle l’a envoyé ailleurs. Peut-être, songea Amara. Mais où ? Il était tard, et Valiar Marcus se tenait seul au milieu du pont d’Élinarc, les yeux fixés sur le fleuve, silencieux. Cela faisait dix jours que la bataille était terminée. Le rempart sud de la ville avait été reconstruit selon des dimensions nettement plus redoutables, en prévision d’une nouvelle attaque canime qui n’était jamais venue. Le travail s’était effectué rapidement, une fois les rues déblayées des décombres calcinés des bâtiments que le capitaine avait fait brûler ; et les terrassiers étaient en train de reconstruire cette partie de la ville en pierre, selon un plan qui allait faire des rues un réseau de défenses renforcées qui seraient un véritable cauchemar pour l’ennemi, si celui-ci réussissait de nouveau à ouvrir une brèche dans les remparts. Les nuages canims avaient donné lieu à plusieurs jours de pluie incessante, et le niveau du fleuve avait augmenté de plus d’un mètre. Les eaux en dessous du pont étaient encore infestées de requins, repus des dépouilles de Canims qu’on avait mis plus d’une semaine à finir d’y jeter. Peu de lampes-furies avaient survécu à la bataille, et les bûchers funéraires élevés pour les morts aléréens étaient les seules sources de lumière que Marcus pouvait voir. Les derniers d’entre eux brûlaient encore dans l’espace qui leur était réservé au nord du pont ; il y avait eu tout simplement trop de morts pour procéder à des funérailles individuelles et appropriées, la pluie avait compliqué les choses pour les crémations comme pour les enterrements, et Marcus était content que cette tâche, la plus difficile de toutes, soit enfin terminée. Les visages d’hommes morts et enterrés depuis des jours ou des dizaines d’années hantaient encore ses rêves, mais ne l’empêchaient pas autant de dormir que trois ans auparavant. Marcus ressentait du chagrin, du regret devant leur sacrifice, mais puisait également de la force dans ces souvenirs. Ces hommes étaient peut-être morts, mais ils restaient des légionnaires, faisaient partie d’une tradition aléréenne qui remontait à la nuit des temps. Ils avaient vécu et étaient morts en légionnaires, éléments d’un tout qui était plus que la somme de ses parties. Tout comme l’était Marcus. Tout comme il l’avait toujours été. Même si, pendant un temps, il l’avait oublié. Il poussa un soupir et leva les yeux vers les étoiles, savourant la solitude que conférait l’obscurité au sommet du pont, où les brises vespérales faisaient fuir les derniers relents du carnage. Aussi difficile et dangereuse que la bataille ait été, Marcus se rendit compte qu’il était profondément satisfait de se retrouver de nouveau en uniforme. De se battre pour une bonne, une noble cause. Il secoua la tête et étouffa un rire discret. Ridicule. C’étaient là des idées qui appartenaient légitimement à des cœurs bien plus jeunes et bien moins amers que le sien. Il le savait. Ça ne diminuait en rien leur emprise sur lui. Il n’entendit rien d’autre qu’un léger bruissement derrière lui, celui d’une étoffe soulevée par le vent. — Bien, dit-il calmement. Je me demandais justement quand vous arriveriez. Un homme grand, vêtu d’une cape de voyage à capuchon grise et toute simple, s’approcha de Marcus et s’accouda comme lui au parapet pour regarder le fleuve en contrebas. — Alors ? — Payez, j’ai gagné, répondit calmement Marcus. Gaius lui jeta un coup d’œil en coin. — Vraiment ? — Je vous l’ai toujours dit, Gaius. La clé d’un bon déguisement n’est pas dans l’aspect extérieur. Il faut tout bonnement devenir quelqu’un d’autre. (Il secoua la tête.) L’aquafèvrerie permet d’amorcer les choses, mais ça ne suffit pas. — Peut-être, répondit le Premier Duc. (Il regarda le fleuve quelques instants, puis répéta :) Alors ? Marcus poussa un profond soupir. — Par tous les Corbeaux, Sextus ! Lorsque je l’ai vu en uniforme sur le rempart, donnant des ordres, j’ai cru un moment que j’étais devenu sénile. Ç’aurait pu être Septimus lui-même. La même allure, la même façon de commander, la même… — Bravoure ? suggéra le Premier Duc. — Intégrité. La bravoure n’était qu’une partie de l’ensemble. Et la façon dont il a joué ses cartes… Par les Corbeaux ! Il est encore plus malin que Septimus. Plus rusé. Plus ingénieux. (Marcus jeta un coup d’œil au Premier Duc.) Vous auriez pu vous contenter de me le dire. — Non. Vous aviez besoin de le voir de vos propres yeux. Vous êtes comme ça. Marcus eut un bref grognement amusé. — Je suppose que vous avez raison. (Il se tourna pour regarder Gaius droit dans les yeux.) Pourquoi ne l’avez-vous pas publiquement reconnu ? — Vous savez bien pourquoi, répondit le Premier Duc d’un ton doux et peiné. Je ferais de lui la cible d’hommes et de femmes contre lesquels il n’a aucune chance de pouvoir se défendre, sans furies ; je pourrais aussi bien lui couper la gorge moi-même. Marcus médita sur ces paroles un instant, puis répondit : — Sextus. Ne soyez pas stupide. Le Premier Duc resta un moment interloqué, puis fit : — Je vous demande pardon ? — Ne soyez pas stupide, répéta Marcus obligeamment. Ce jeune homme vient par la simple ruse de pousser ses ennemis à la déroute et de tuer un ritualiste soutenu par soixante mille disciples fanatiques. Il ne l’a pas simplement vaincu, Sextus. Il l’a anéanti. Personnellement. Il a combattu au coude à coude avec les légionnaires, a survécu à une magie canime qui a tué quatre-vingt-dix pour cent des officiers de cette légion – par deux fois – et a utilisé les furies de ses Chevaliers avec une efficacité redoutable. (Il se retourna pour montrer d’un geste le camp de la légion sur la rive sud du pont.) Il a gagné le respect de ses hommes, et vous savez combien c’est rare. S’il disait à cette légion de se lever, tout de suite, et de partir à l’assaut des Canims, elle le ferait. Elle le suivrait. Il y eut un long moment de silence. — Ce n’est pas une question de furifèvrerie, reprit enfin Marcus d’un ton doux. Ça ne l’a jamais été. C’est une question de courage et de volonté personnels. Il les a. De savoir mener des hommes. Il le sait. D’inspirer la loyauté. Il le fait. — La loyauté, répéta Gaius, une légère nuance d’ironie dans la voix. Même la vôtre ? Marcus resta silencieux un moment. Puis il répondit : — Je dis juste que seul un imbécile ne tiendrait pas compte de lui simplement parce qu’il n’a pas de furies. Par les Corbeaux ! Il a déjà arrêté une invasion canime, aidé à forger une alliance avec les Marats, et empêché personnellement votre assassinat pendant le festival du Printemps. Combien de preuves de sa compétence doit-il encore donner ? Gaius digéra un moment les paroles du primipile, en silence. Puis il fit observer : — Vous aimez être Valiar Marcus. Marcus émit un grognement amusé. — Depuis le temps que je lui avais fait prendre sa retraite des légions du Mur de Protection et l’avais mis au placard… J’avais oublié à quel point je l’appréciais. — Combien de temps vous a-t-il fallu pour reprendre le masque ? — Trois semaines, à peu près, plusieurs heures par jour. Je n’ai jamais été particulièrement doué en aquafèvrerie. (Le silence retomba. Puis Marcus soupira.) Par les Corbeaux, Sextus ! Si seulement j’avais su. Gaius eut un rire où ne s’entendait guère d’amusement. — Si seulement j’avais su, moi. — Mais on ne peut pas revenir sur le passé. — Non, acquiesça le Premier Duc. On ne peut pas. (Il se tourna vers Marcus.) Mais peut-être pouvons-nous aller de l’avant. Marcus le regarda d’un air perplexe. — Quoi ? — Vous l’avez reconnu, lorsque vous l’avez finalement regardé attentivement. Vous ne pensez pas que toute autre personne qui a servi avec Septimus risque de faire de même ? (Gaius secoua la tête.) Il est devenu un homme. Il ne passera plus inaperçu encore très longtemps. — Non. Que voudriez-vous que je fasse ? Gaius le regarda et répondit : — Rien, Marcus. Le primipile se rembrunit. — Elle le découvrira bien assez tôt toute seule. — Peut-être. Mais peut-être pas. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune raison pour que ça n’ait pas pu échapper à votre attention comme à celle de tout le monde. Et je ne pense pas qu’elle sera mécontente d’avoir un agent en la personne du fidèle bras droit d’Octavien. Marcus soupira. — Certes. Et je suppose que si je refuse, vous prendrez les mesures habituelles. — Oui, répondit le Premier Duc avec une note de regret dans la voix. Je ne le souhaite pas. Mais vous connaissez les règles du jeu. — Mmm, dit Marcus. (Tous deux restèrent silencieux pendant environ dix minutes. Puis Marcus reprit :) Vous savez ce que représente ce garçon ? — Quoi ? Marcus perçut la légère note de calme émerveillement dans sa propre voix lorsqu’il répondit : — L’espoir. — Oui, fit Gaius. Remarquable. Il déposa plusieurs pièces d’or sur le parapet, à côté de la main de Marcus. Puis il en sortit une autre, un vieux taureau d’argent usé par le temps, et le plaça à côté. Marcus ramassa l’or. Il considéra la pièce d’argent, symbole de l’autorité des Curseurs et de leur allégeance à la Couronne. — Les choses ne pourront jamais redevenir comme elles l’étaient entre nous auparavant. — Non. Mais peut-être pouvez-vous retrouver ça avec Octavien. Marcus regarda encore longuement la pièce d’argent, puis la ramassa et la mit dans sa poche. — Quel âge avait Septimus lorsqu’il a commencé à utiliser ses furies ? Gaius haussa les épaules. — Dans les cinq ans, je crois. Il a mis le feu à la chambre d’enfants. Pourquoi ? — Cinq ans, répéta Marcus. (Il secoua la tête.) Simple curiosité. L’homme à la cape grise se retourna pour partir. — Vous n’étiez pas obligé de me montrer ça, dit Marcus dans son dos. — Non. — Merci, Sextus. Le Premier Duc se retourna et inclina la tête. — Je vous en prie, Fidélias. Marcus le regarda s’en aller. Puis il ressortit la vieille pièce d’argent et la leva devant lui, pour faire s’y refléter les feux lointains. — Cinq ans, dit-il d’un ton songeur. — Depuis combien de temps nous connaissons-nous, Aléréen ? demanda Kitaï. — Cinq ans cet automne, répondit Tavi. Tous deux venaient de sortir de l’hôpital qui était le premier bâtiment que Tavi avait ordonné aux terrassiers de la légion de reconstruire. Le besoin d’un endroit propre et sec pour soigner les blessés et les malades s’était fait durement sentir, étant donné le nombre de victimes et l’épuisement de Foss et de son équipe, notamment dans les dernières heures de la bataille, où les guérisseurs avaient à peine réussi à stabiliser les mourants, sans parler de les renvoyer au combat. Tavi avait passé la soirée à rendre visite aux blessés. Dès qu’il avait un peu de temps, il allait voir quelques autres de ses hommes, leur demandait comment ils allaient, leur offrait le soutien qu’il pouvait. C’était épuisant de voir ainsi ces légionnaires mutilés les uns après les autres, tous blessés en obéissant aux ordres qu’il avait donnés. Il se faisait accompagner par Kitaï à chacune de ses visites ; en fait, il l’emmenait presque partout avec lui, y compris aux réunions d’état-major. Il la présentait comme l’Ambassadrice Kitaï, et n’offrait aucune autre explication pour sa présence, suggérant par toute son attitude qu’elle était à sa place et que quiconque avait des questions ou des commentaires sur elle avait intérêt à les garder pour lui. Il voulait habituer les hommes à la voir, à lui parler, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’elle n’était pas une menace. C’était une méthode adaptée des leçons de son oncle sur le gardiennage de moutons, avait-il songé avec amusement. Il aurait procédé de la même façon pour faire accepter à des moutons la présence d’un nouveau berger ou d’un nouveau chien. Kitaï avait abandonné sa tenue de mendiante pour adopter une des tuniques d’uniforme de Tavi, ainsi qu’une culotte et de hautes bottes de cheval. Elle avait rasé ses longs cheveux à la façon des légionnaires, et ce qui restait était du blanc argenté qui était leur couleur naturelle. Elle acquiesça tout en marchant. — Cinq ans. Et durant tout ce temps, ai-je jamais tenté de te tromper ? Tavi indiqua du doigt la fine cicatrice blanche qu’il avait sur une joue. — La nuit où je t’ai rencontrée, tu m’as fait ça avec un de ces couteaux en pierre. Et je t’ai prise pour un garçon. — Tu es lent et stupide. Ce n’est pas une découverte. Mais t’ai-je jamais trompé ? — Non. Jamais. Kitaï hocha la tête. — Nous allons affronter Nasaug et son peuple pendant un moment, n’est-ce pas ? Tavi acquiesça. — Tant que le Premier Duc n’aura pas réussi à écraser les forces de Kalarus, dit-il, nous allons devoir rester ici pour contenir et harceler les Canims ; et, avec un peu de chance, en coincer le plus possible ici pour les empêcher d’aller aider Kalarus, tout en évitant une autre bataille rangée. — Vous allez avoir besoin de beaucoup d’éclaireurs, alors. Des forces adaptées aux actions en petit groupe. Tavi grimaça en hochant la tête. — Oui. Ce qui ne va pas être amusant. — Pourquoi ? — À cause de leur vitesse, premièrement. Il va être trop facile pour les Canims de repérer nos éclaireurs ou de relever leur piste, puis de les rattraper ; surtout de nuit. Mais il n’y a tout simplement pas assez de chevaux pour tout le monde. Si je ne trouve pas un moyen de régler ce problème, nous allons perdre un tas de bons soldats. Kitaï le regarda d’un air interrogateur. — Il est donc prévu que tu restes capitaine ? — Pour le moment, répondit Tavi en acquiesçant. Foss dit que Cyril va perdre sa jambe gauche. La loi de la Couronne interdit à tout homme qui ne peut pas marcher et se battre au côté de ses hommes d’être officier de la légion. Mais je suis pratiquement certain qu’il va être adjoint à la légion comme attaché de la Couronne ou nommé Consul Strategica du territoire. Kitaï haussa un sourcil. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Qu’il me donnera des ordres et des conseils, sur le moment et la façon de manœuvrer. Mais ce sera moi qui prendrai les décisions en pleine bataille. — Ah ! Un chef de camp et un chef de guerre, c’est comme ça que mon peuple les appelle. Le premier prend les décisions hors bataille, le deuxième pendant. — C’est à peu près ça. Avec un air perplexe, Kitaï demanda : — Mais n’es-tu pas soumis à la même loi ? Tu ne peux pas marcher avec tes hommes. Sans utiliser les furies des routes de ton peuple. — Certes, répondit Tavi avec un sourire. Mais ça, ils ne le savent pas. Une expression de surprise se peignit sur le visage de Kitaï. — Quoi ? lui demanda Tavi. — Tu… tu n’es pas… (Elle fronça les sourcils.)… amer. Triste. Jusqu’alors, chaque fois que tu parlais de ton manque de magie, ça te faisait de la peine. — Je sais, répondit Tavi, et il fut vaguement surpris de s’entendre dire ces mots calmement, sans ressentir le petit pincement de frustration et de tristesse que cette injustice provoquait d’ordinaire. Je suppose que maintenant, ça n’a plus autant d’importance pour moi. Je sais ce dont je suis capable à présent, même sans furies. J’ai attendu toute ma vie d’en avoir. Mais si ça n’arrive jamais, tant pis. Je ne peux pas espérer éternellement. Il est temps pour moi de me résigner. De me mettre à vivre. Kitaï le regarda longuement dans les yeux, puis se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue. Tavi sourit. — Qu’est-ce qui me vaut ça ? — Tu as forgé ta propre sagesse, répondit Kitaï en lui rendant son sourire. Il y a peut-être encore de l’espoir pour toi, chala. Tavi eut un grognement amusé. Ils arrivèrent auprès du deuxième ouvrage en dur bâti par les terrassiers : un centre de commandement. Ils avaient utilisé pour sa construction la pierre la plus compacte qu’ils avaient pu tirer de la terre, et avaient enfoncé la majeure partie du bâtiment si loin dans le sol que ses pièces les plus basses, parmi lesquelles la salle de commandement, se trouvaient carrément en dessous du niveau du fleuve. Tavi s’était opposé à ce que ce bâtiment ait la priorité, mais Magnus et le reste des officiers avaient tranquillement décidé de ne pas l’écouter, et l’avaient construit quand même. Les terrassiers lui avaient assuré qu’il faudrait bien plus qu’une des terribles trombes de foudre canimes pour menacer le bâtiment. Tavi devait bien admettre qu’il s’était révélé extrêmement utile à tous points de vue de disposer d’un endroit solide pour organiser la légion. Le reste du camp s’était agencé autour du poste de commandement et de l’hôpital selon la disposition réglementaire, et même si l’absence des morts et des blessés se faisait cruellement sentir, la Première Aléréenne avait retrouvé une ambiance de normalité, de continuité. Tavi réglait les problèmes au fur et à mesure qu’ils se dressaient devant lui, même si, la plupart du temps, cela lui donnait l’impression d’être un fou ne terminant d’éteindre un feu de broussaille à coups de couverture que pour courir aussitôt vers la source de fumée suivante. S’il avait su qu’ils allaient lui construire dans le centre de commandement un appartement avec salle de bains privée incluse, il s’y serait opposé. Mais ils s’étaient contentés de l’y conduire à la fin de la visite. Il avait un petit salon, une salle de bains et une chambre, dont les dimensions auraient paru vraiment modestes dans tout autre contexte que celui d’un camp de légionnaires. Mais en réalité, on aurait pu y faire tenir aisément une tente réglementaire, et le lit était assez large pour s’y vautrer négligemment, un contraste marqué avec le lit de camp pliable et le matériel de couchage standard des légionnaires. Des gardes étaient postés à l’entrée du bâtiment, et saluèrent Tavi en le voyant arriver accompagné de Kitaï. Le jeune homme adressa un hochement de tête aux deux hommes, tous deux des Corbeaux de Guerre. — Milias, Jonus. Poursuivez. Avec une calme détermination, la cohorte de poissons s’était attribué la responsabilité de protéger les quartiers du capitaine, et les hommes de garde veillaient toujours à ce que leur uniforme soit impeccable, et que le corbeau que leur cohorte avait adopté pour symbole soit bien visible sur leur plastron et, en détails plus stylisés, sur leur casque et leur bouclier. L’étendard noirci avait été reproduit en nombreux exemplaires, toujours avec le corbeau à la place de l’aigle royal, et un de ces étendards était justement pendu à la porte du poste de commandement. Tavi entra à l’intérieur et se dirigea vers le fond du rez-de-chaussée, où se trouvait son appartement. Celui-ci était meublé avec simplicité et fonctionnalité. Tavi y avait déposé quelques affaires plus tôt dans la journée, mais c’était la première fois qu’il allait y passer la nuit. — Alors, cette idée, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. — Il me semble, répondit Kitaï, que tu as un problème. Tes éclaireurs ne sont pas assez rapides pour échapper à l’ennemi s’ils sont découverts. Et ils ne voient pas dans le noir, contrairement aux Canims. — C’est ce que je viens de dire. — Alors, tu as besoin d’éclaireurs rapides qui voient dans le noir. Tavi se défit de sa cape et la jeta sur une chaise. — Ce serait bien, oui. — Il se trouve que la sœur de ma mère possède ces qualités. En fait, je crois même qu’elle connaît quelques autres personnes qui les partagent. Tavi haussa les sourcils avec stupeur. La tante de Kitaï était Hashat, chef du Clan des Chevaux, et probablement la deuxième personne la plus influente parmi les chefs de clan marats. — Tu veux faire venir une force marate ici ? demanda-t-il. — L’expérience semble montrer qu’ils survivraient, répliqua Kitaï d’un ton pince-sans-rire. Tavi émit un grognement amusé et reprit : — Je croyais que Doroga avait besoin de Hashat pour maintenir l’ordre chez vous. — Peut-être. Mais tu n’aurais pas besoin de tout le clan. Une ou deux bandes de cavaliers suffiraient à tes besoins. Hashat pourrait s’en passer, si cela permettait d’assurer la stabilité de ton royaume de fous, Aléréen. Le maintien de l’ordre dans ton pays a autant d’importance pour les Marats que notre propre stabilité en a pour vous. — Certes. — Et une telle coopération entre ton peuple et le mien, même à petite échelle, pourrait constituer une étape importante dans la consolidation de notre amitié. — En effet, convint Tavi. Je vais y réfléchir. Et il faudra que j’en parle au Premier Duc. — Et ça te permettra de sauver des vies que tu serais sinon obligé de sacrifier. Ça permettrait effectivement cela, songea Tavi. Mais soudain une idée lui vint à l’esprit, et il haussa un sourcil en étudiant Kitaï avec un grand sourire. — Tu proposes cela uniquement pour pouvoir monter à cheval plus souvent. Kitaï lui jeta un coup d’œil hautain. — Je voulais un cheval. Mais c’est toi que j’ai eu, Aléréen. Je dois m’en accommoder. Tavi s’approcha pour la pousser contre un mur avec une certaine force insouciante et, la bloquant avec son corps, l’embrassa fougueusement. La respiration de la jeune Marate s’accéléra brusquement et elle se laissa emporter par le baiser, levant les mains pour lui caresser le visage, son corps ondulant lentement contre le sien. Tavi laissa échapper un grognement sourd, son désir farouchement attisé par ce baiser. Il souleva le bord de la tunique de la jeune femme et passa les mains sur la peau douce et d’une chaleur fébrile de sa taille et de ses reins. — On essaie le bain ? proposa-t-il. Kitaï cessa de l’embrasser juste assez longtemps pour répondre : — Ici. Maintenant. Le bain peut attendre. Puis elle l’attrapa à deux mains par le devant de sa tunique, le vert éclatant de ses yeux bridés plein d’une intensité sauvage, et entreprit de l’attirer vers la chambre. Tavi s’arrêta dans l’encadrement de la porte et poussa un grognement. — Attends. L’expression dans les yeux de Kitaï lui fit penser à une lionne affamée prête à bondir, et elle se rapprocha de lui en cambrant voluptueusement le dos, mais s’interrompit pour l’écouter. — La lampe-furie, dit Tavi avec un soupir. Tant qu’elle est allumée, les sentinelles savent que je suis disponible pour recevoir des visiteurs. Kitaï plissa les yeux. — Et alors ? — Et alors il n’y a pas grand-chose que je puisse y faire. Je vais devoir aller chercher Max ou quelqu’un d’autre. — Pourquoi ? — Parce que ce n’est pas comme si je pouvais simplement dire à la lumière de s’éteindre. L’obscurité s’abattit soudain sur la pièce. Tavi tomba sur les fesses, effaré. Il resta assis là, un curieux frémissement dans le ventre, et le cuir chevelu parcouru d’une sensation qui lui faisait penser à une créature pleine de pattes pointues lui courant dessus. Il sentit la chair de poule envahir ses bras. — Aléréen ? chuchota Kitaï d’une voix étouffée, presque intimidée. — Je…, dit Tavi. J’ai juste dit… Je voulais qu’elle s’éteigne. Et… L’énormité de ce fait lui tomba dessus comme une enclume, brutale et soudaine. Il se surprit à respirer bruyamment, incapable de reprendre son souffle. Il avait dit à la lampe-furie de s’éteindre. Et elle l’avait fait. Il l’avait fait s’éteindre. Il l’avait fait s’éteindre par ignifèvrerie. Il avait utilisé une furie. — Lumière, réussit-il enfin à chuchoter au bout d’un moment. Je veux qu’elle s’allume. Et elle le fit. Tavi regarda Kitaï avec des yeux ronds, et elle lui rendit son regard incrédule. — Kitaï, dit-il. C’est moi qui ai fait ça. Moi ! Elle ne fit que le dévisager en silence. — Lumière, éteinte ! (La lampe-furie s’éteignit, et il dit aussitôt :) Lumière, allumée ! (Et elle le fit.) Par tous les Corbeaux ! s’exclama Tavi, un rire dans la voix. Éteinte ! Allumée ! Éteinte ! Tu as vu ça, Kitaï ? — Oui, Aléréen, répondit-elle du ton de quelqu’un qu’on a brusquement et profondément offensé. J’ai vu. Tavi partit d’un nouvel éclat de rire et martela le sol pavé de ses talons. — Allumée ! La lumière s’alluma de nouveau, révélant Kitaï debout devant lui, les mains sur les hanches, l’air renfrogné. — Quoi ? lui demanda Tavi. — Tout ce temps, répondit-elle. À te morfondre. Triste de ne pas en avoir. Sûr que c’était affreux. Pour ça ? — Ben… oui. Éteinte ! Kitaï soupira. — Typique. Il y eut un bruissement d’étoffe. — Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Tavi. Allumée ! Lorsque la flamme se raviva, Kitaï se tenait devant lui, nue et belle, et Tavi crut qu’il allait exploser, submergé par une vague brûlante de désir, de joie, d’amour et de triomphe. — Ce que je veux dire, Aléréen, répondit tranquillement la jeune Marate, c’est que tout ce temps, tu faisais comme s’il s’agissait d’une tâche monumentale. Alors qu’en fait, c’est si simple. (Elle tourna la tête juste assez pour regarder la lampe-furie et dit d’un ton ferme :) Éteinte ! La lampe s’éteignit. Et avant que Tavi ait eu le temps de revenir de sa surprise, Kitaï le poussa au sol et lui ferma la bouche d’un baiser. Tavi décida que cette maudite lampe pouvait attendre. Il y avait des choses plus importantes. Jim Butcher est expert en arts martiaux depuis quinze ans, dompteur de chevaux, cascadeur, escrimeur… Il est l’auteur des Dossiers Dresden, qui connaissent un succès faramineux. Il vit dans le Missouri avec sa femme, son fils et un chien de garde particulièrement vicieux. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Codex Aléra : 1. Les Furies de Calderon 2. La Furie de l’Academ 3. La Furie du Curseur 4. La Furie du capitaine Chez Milady : Les Dossiers Dresden : 1. Avis de tempête 2. Lune fauve 3. Tombeau ouvert 4. Fée d’hiver 5. Suaire Froid Codex Aléra : 1. Les Furies de Calderon Chez Milady Graphics : Les Dossiers Dresden : Welcome to the Jungle www.milady.fr Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant Titre original : Cursor’s Fury – Book Three of the Codex Alera Copyright © 2006 by Jim Butcher © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : © Lee Gibbons L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales. ISBN : 978-2-8205-0409-8 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! 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