Jim Butcher La Furie de l’Academ Codex Aléra – 2 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Caroline Nicolas Bragelonne À toute la bande des vieux jours sur AmberMUSH et Too. Nous avons tous perdu bien trop de temps ensemble, et je ne changerais cela pour rien au monde. Prologue Si le début de la sagesse réside dans la prise de conscience qu’on ne sait rien, alors le début de la compréhension réside dans la prise de conscience que toute chose existe en accord avec une vérité toute simple : les grandes choses sont faites de petites choses. Les gouttes d’encre forment des lettres, les lettres des mots, les mots des phrases, et les phrases se combinent pour exprimer la pensée. Il en va de même pour les plantes, qui se développent à partir d’une graine, ou pour les murs, qui sont construits par l’assemblage de pierres nombreuses. Il en va de même pour l’humanité, car les coutumes et les traditions de nos ancêtres fusionnent pour former les fondations de nos propres villes, de notre propre histoire, de notre propre mode de vie. Roche inanimée, chair vivante ou mer houleuse ; temps morts de l’histoire ou événements dévastateurs aux proportions mondiales, jours de marché ou batailles désespérées, tout se tient à cette loi : Les grandes choses sont faites de petites choses. L’importance est cumulative – mais pas toujours évidente. Extrait des écrits de Gaius Secundus Premier Duc d’Aléra Le vent soufflait en hurlant sur les terres onduleuses et peu boisées des Marats, le peuple Unique et Multiple. Il poussait devant lui des flocons d’une neige dure et épaisse, et même si l’Unique était haut dans le ciel, les nuages lui voilaient la face. Kitaï commençait à avoir froid, pour la première fois depuis le printemps. Elle se retourna pour regarder derrière elle en plissant les yeux, la main en visière pour les protéger de la neige. Elle portait un court morceau d’étoffe autour des hanches, une ceinture à laquelle étaient accrochés son couteau et sa gibecière, et rien de plus. Le vent faisait voler autour de son visage son épaisse chevelure, dont la blancheur se confondait avec la neige cinglante. — Dépêche-toi ! cria-t-elle. Un grognement moqueur issu d’une poitrine puissante lui répondit, et une silhouette massive apparut. Marcheur le gargante était une énorme bête, même pour son espèce, et faisait presque la taille de deux hommes au garrot. Il avait déjà sa longue fourrure hivernale, épaisse et noire, et ne prêtait aucune attention à la neige. Ses griffes, plus larges chacune qu’un sabre aléréen, s’enfonçaient dans le sol gelé sans difficulté ni précipitation. Le père de Kitaï, Doroga, assis sur le tapis tressé qui servait de selle au gargante, se balançait tranquillement au rythme des pas de l’animal. Il portait un pagne et une tunique aléréenne d’un rouge passé. Son torse, ses bras et ses épaules étaient tellement musculeux qu’il avait dû arracher les manches de la tunique… Mais comme c’était un cadeau, et qu’il aurait été impoli de les jeter, il en avait fait une tresse qu’il avait nouée autour de son front, pour retenir sa pâle chevelure en arrière. — Nous devons nous dépêcher, dit-il, car la vallée fuit devant nous. Je vois. Peut-être aurions-nous dû rester sous le vent. — Tu n’es pas aussi drôle que tu le crois, répliqua Kitaï, vexée par les moqueries de son père. Doroga eut un sourire qui accentua les rides de son visage large et carré. Il empoigna la corde de selle de Marcheur et se laissa glisser à terre avec une grâce que ne laissait pas deviner sa taille. Il donna une tape sur la patte avant du gargante, qui se coucha de bonne grâce pour ruminer d’un air placide. Kitaï se retourna pour reprendre sa route, contre le vent, et, même si son père ne faisait aucun bruit, elle savait qu’il la suivait de près. Quelques instants plus tard, ils atteignirent le bord d’une falaise qui s’ouvrait abruptement sur le vide. La neige empêchait de distinguer toute la vallée en contrebas, hormis lors des accalmies entre chaque rafale, qui permettaient de voir jusqu’au fond du précipice. — Regarde, dit Kitaï. Doroga s’approcha d’elle et passa machinalement un grand bras autour des épaules de sa fille. Kitaï ne l’aurait jamais laissé la voir trembler, pas sous une simple petite neige d’automne, mais elle se pressa contre lui avec une gratitude muette pour sa chaleur. Elle regarda son père scruter l’abîme en attendant que le vent se calme assez pour lui permettre de voir ce que les Aléréens appelaient la « forêt de Cire ». Kitaï ferma les yeux en se rappelant l’endroit. Les arbres morts étaient enveloppés de croache, une substance épaisse et gélatineuse amoncelée, qui donnait l’impression que l’Unique avait étalé sur les lieux la cire d’une multitude de bougies. La vallée était entièrement recouverte de croache, y compris le sol et une bonne partie des parois de la cuvette. Ici et là, des oiseaux et des animaux prisonniers de la cire s’y dissolvaient lentement, encore vivants mais incapables de bouger, jusqu’à ce que leur chair se détache de leurs os comme de la viande bouillie à feu doux. De pâles créatures translucides de la taille de chiens sauvages, ressemblant à des araignées avec leurs nombreuses pattes, étaient pour certaines tapies dans la croache, immobiles et presque invisibles, tandis que d’autres rôdaient dans la forêt, silencieuses, rapides, cauchemardesques. Kitaï fut prise d’un frisson à ce souvenir, mais le réprima en se mordant la lèvre. Elle jeta un coup d’œil à son père, mais celui-ci feignit de n’avoir rien remarqué, et garda les yeux rivés sur la vallée en contrebas. De mémoire de Marat, jamais la neige n’avait tenu sur celle-ci. L’ensemble de la cuvette était tiède au toucher, même en hiver, comme si la croache elle-même était une sorte de gigantesque animal dont la chaleur corporelle réchauffait l’air ambiant. Mais, à présent, la forêt de Cire n’était plus que glace et putréfaction. Les vieux arbres morts étaient enrobés d’une substance d’un brun sale qui ressemblait à du goudron. Le sol était gelé, même si par endroits d’autres plaques de croache avariée étaient encore visibles. Plusieurs arbres étaient tombés. Et, au centre de la forêt, le monticule creux s’était effondré et tombait lentement en pourriture, dégageant une puanteur si forte qu’elle parvenait jusqu’aux narines de Kitaï et de son père. Celui-ci resta un moment immobile avant de dire : — Nous devrions descendre. Découvrir ce qui s’est passé. — Je l’ai fait, répondit Kitaï. Doroga fronça les sourcils. — C’était stupide de faire cela toute seule. — De nous trois ici, qui est descendu et remonté vivant le plus souvent ? Doroga émit un grognement amusé et posa sur sa fille des yeux sombres pleins de chaleur et d’affection. — Tu n’as peut-être pas tort. (Son sourire s’effaça tandis que le vent et la neige cachaient de nouveau la vallée.) Qu’est-ce que tu as trouvé ? — Des Gardiens morts. De la croache morte. Froide. Immobile. Il ne restait des Gardiens que des carapaces vides. La croache tombe en poussière dès qu’on la touche. (Kitaï s’humecta les lèvres.) Et il y avait autre chose. — Quoi ? — Des empreintes, répondit Kitaï d’un ton calme. Qui partaient de l’autre côté. Vers l’ouest. Doroga grogna. — Quel genre d’empreintes ? Kitaï secoua la tête. — Elles n’étaient pas fraîches. Peut-être marates ou aléréennes. J’ai trouvé d’autres Gardiens morts sur le chemin. Comme s’ils mouraient au fur et à mesure de leur marche. — La créature, gronda Doroga. Elle se dirige vers les Aléréens. Kitaï acquiesça d’un air inquiet. Doroga la regarda et demanda : — Quoi d’autre ? — Son sac. Celui que le garçon de la vallée a perdu dans la forêt de Cire lors de notre épreuve. Je l’ai trouvé sur la piste encore imprégné de son odeur, à côté de la dernière des araignées mortes. Puis il s’est mis à pleuvoir. J’ai perdu la piste. Doroga se rembrunit. — Nous allons le dire au maître de la vallée de Calderon. Ce n’est peut-être rien. — Ou bien si. Je vais y aller. — Non. — Mais, père… — Non, répéta Doroga en durcissant le ton. — Mais si c’est lui qu’elle cherche ? Doroga se tut un moment, puis répondit : — Ton Aléréen est malin. Vif. Il peut se débrouiller tout seul. Kitaï se renfrogna. — Il est petit. Et idiot. Et énervant. — Courageux. Altruiste. — Faible. Et il n’a même pas la sorcellerie de son peuple. — Il t’a sauvé la vie. Kitaï se renfrogna davantage. — Oui. Il est énervant. Doroga sourit. — Même les lions sont d’abord des bébés. — Je pourrais le casser en deux, gronda Kitaï. — Pour l’instant, peut-être. — Je le méprise. — Pour l’instant, peut-être. — Il n’avait pas le droit. Doroga secoua la tête. — Il n’a pas eu davantage son mot à dire que toi. Kitaï croisa les bras. — Je le déteste. — Et donc tu veux que quelqu’un le prévienne. Je vois. Kitaï sentit le feu lui monter au visage et au cou. Son père feignit de ne rien remarquer. — Ce qui est fait est fait. (Il se tourna vers sa fille, lui prit la joue dans sa grande main et l’observa un moment, tête penchée.) J’aime ses yeux sur toi. On dirait des émeraudes. De l’herbe nouvelle. Kitaï sentit sa vue se brouiller. Elle ferma les paupières et embrassa la main de son père. — Je voulais un cheval. Doroga eut un rire grave. — Ta mère voulait un lion. Elle a eu un renard. Elle ne l’a pas regretté. — Je voudrais que ça s’en aille. Doroga baissa sa main. Il se retourna vers Marcheur, le bras toujours autour des épaules de Kitaï. — Ça n’arrivera pas. Tu devrais Observer. — Je n’ai pas envie. — C’est la coutume de notre peuple. — Je n’ai pas envie. — Têtu petit. Tu resteras ici tant qu’un peu de bon sens ne te sera pas rentré dans le crâne. — Je ne suis plus un petit, père. — Tu te comportes pourtant comme si tu en étais un. Tu resteras avec les Sabot-ha. Ils arrivèrent auprès de Marcheur et Doroga, sans le moindre effort, projeta sa fille en l’air, à mi-chemin de la corde de selle. Kitaï finit de se hisser sur le large dos du gargante. — Mais, père… — Non, Kitaï. (Doroga grimpa devant elle et adressa un claquement de langue à l’animal, qui se releva placidement et entreprit de revenir sur ses pas.) Je t’interdis d’y aller. L’affaire est close. Kitaï chevaucha en silence derrière son père, mais garda le visage tourné vers l’ouest, contre le vent, avec une expression préoccupée. Miles sentit la douleur de sa vieille blessure se réveiller alors qu’il descendait péniblement le long escalier en colimaçon menant aux profondeurs souterraines du palais du Premier Duc, mais il n’en tint pas compte. Il ne se préoccupait pas plus de l’élancement régulier et cuisant dans son genou gauche que de ses pieds endoloris de fatigue ou des courbatures qui lui nouaient les épaules et les bras après une journée de manœuvres intensives. Il n’y prêtait pas attention, le visage aussi impassible et froid que le pommeau usé de l’épée passée à sa ceinture. Aucun de ces désagréments ne le troublait autant que la perspective de la conversation qu’il était sur le point d’avoir avec l’homme le plus puissant au monde. En atteignant l’antichambre au pied de l’escalier, il regarda le reflet déformé que lui renvoyait un bouclier fourbi suspendu au mur. Il tira sur le bord de son surcot rouge et bleu aux couleurs de la Garde Royale, et passa les doigts dans ses cheveux en bataille. Un garçon était assis sur le banc à côté de la porte fermée. C’était un adolescent maigre et dégingandé qui avait visiblement beaucoup grandi en très peu de temps, et récemment ; les extrémités de ses hauts-de-chausses et de ses manches, trop courtes, laissaient voir ses poignets et ses chevilles. Une épaisse tignasse brune lui retombait sur le visage, et il avait un livre ouvert sur les genoux, un doigt encore posé sous une ligne de texte, même s’il était manifestement endormi. Miles s’arrêta et murmura : — Academ. Le garçon se réveilla en sursaut, faisant tomber son livre par terre. Il se redressa en clignant des paupières et bégaya : — Oui, Sire, qu’est-ce que, euh, oui, Sire. Sire ? Miles lui posa une main sur l’épaule avant que l’adolescent puisse se lever. — Du calme, du calme. Bientôt les examens finaux, hein ? Le garçon rougit et baissa la tête, en se penchant pour ramasser son livre. — Oui, Sire Miles. Je n’ai pas beaucoup de temps pour dormir. — Je me souviens bien de cette époque. Il est toujours là ? Le garçon acquiesça. — Pour autant que je sache, monsieur. Voulez-vous que je vous annonce ? — S’il te plaît. L’adolescent se leva en lissant sa tunique grise d’Academ et s’inclina. Puis il frappa doucement à la porte et l’ouvrit. — Votre Majesté ? Sire Miles souhaiterait vous voir. Il y eut un long moment de silence, puis une voix masculine répondit doucement : — Merci, Academ. Fais-le entrer. Miles s’introduisit dans la salle de méditation du Premier Duc, laissant le garçon refermer la porte insonorisée derrière lui. Il posa péniblement un genou à terre et inclina la tête, attendant que le Premier Duc prenne acte de sa présence. Gaius Sextus, Premier Duc d’Aléra, se tenait au centre du sol carrelé. C’était un homme grand, au visage sévère et aux yeux fatigués. Même si ses dons d’aquafèvre lui donnaient l’apparence d’un homme d’une cinquantaine d’années tout au plus, Miles savait que Gaius Sextus en avait en réalité pratiquement le double. Sa chevelure, autrefois d’un brun brillant, s’était davantage striée de gris dans l’année qui venait de s’écouler. Les carreaux sous ses pieds étaient agités d’un tourbillon de couleurs changeantes, de motifs en mutation constante qui se formaient pour disparaître de nouveau. Miles reconnut une portion de la côte sud d’Aléra, près de Parce, qui resta en place un moment avant de se transformer en un paysage de montagnes désertiques qui ne pouvaient se trouver que tout au nord, près du Mur de Protection. Gaius secoua la tête et passa la main devant lui en murmurant : — Assez. (Les couleurs se dissipèrent complètement, laissant les carreaux reprendre leurs teintes habituelles, fixes et ternes. Gaius se laissa tomber dans un fauteuil adossé au mur en exhalant lentement.) Il est tard pour être encore debout, capitaine. Miles se releva. — J’étais dans la Citadelle et j’ai voulu venir vous présenter mes respects, Sire. Gaius haussa ses sourcils grisonnants. — Vous avez descendu cinq cents marches pour venir me présenter vos respects. — Je ne les ai pas comptées, Sire. — Et, si je ne me trompe pas, vous devez passer en revue les troupes de la nouvelle légion à l’aube. Vous n’allez pas avoir beaucoup de temps pour dormir. — En effet. Presque aussi peu que vous, Votre Majesté. — Ah. (Gaius tendit la main pour prendre un verre de vin sur le bureau à côté de son fauteuil.) Miles, vous êtes un soldat, pas un diplomate. Dites ce que vous avez à dire. Miles expira lentement et hocha la tête. — Merci. Vous ne dormez pas assez, Sextus. De quoi allez-vous avoir l’air pour la cérémonie d’ouverture du festival du Printemps ? Il est temps que vous alliez vous coucher. Le Premier Duc fit un geste évasif de la main. — Bientôt, peut-être. — Non, Sextus. Vous n’allez pas vous en tirer comme ça. Cela fait trois semaines que vous venez ici toutes les nuits, et ça commence à se voir. Il vous faut un lit chaud, une femme tendre et du repos. — Il est malheureusement probable que je n’aie rien de tout cela. — Foutaises. (Miles croisa les bras et se campa fermement sur ses jambes.) Vous êtes le Premier Duc d’Aléra. Vous pouvez obtenir tout ce que vous voulez. Une ombre de surprise et de colère passa dans le regard de Gaius. — Mon lit a peu de chances d’être chaud tant que Caria s’y trouve, Miles. Vous savez comment vont les choses entre nous. — À quoi est-ce que vous vous attendiez ? Vous avez épousé une gamine, Sextus. Elle s’attendait à une idylle épique, et elle s’est retrouvée avec une vieille araignée desséchée de politicien. Gaius pinça les lèvres et la colère dans ses yeux se fit plus visible. Le sol pavé de la pièce ondula, faisant trembler la table à côté de son fauteuil. — Comment osez-vous me parler sur ce ton, capitaine ? — C’est vous qui me l’avez ordonné, Sire. Mais, avant de me congédier, réfléchissez. Si je n’avais pas visé juste, mes paroles vous auraient-elles irrité à ce point ? Si vous n’étiez pas aussi fatigué, auriez-vous montré ainsi votre colère ? Le sol s’apaisa, et le regard de Gaius se fit plus fatigué, moins coléreux. Miles ressentit un pincement de déception. Autrefois, le Premier Duc n’aurait pas cédé à l’épuisement si facilement. Gaius prit une autre gorgée de vin. — Que voulez-vous que je fasse, Miles ? Dites-le-moi. — Lit. Femme. Repos. Le festival commence dans quatre jours. — Caria ne me laisse pas sa porte ouverte. — Alors prenez une concubine. Par tous les Corbeaux, Sextus, vous avez besoin de vous détendre et le royaume a besoin d’un héritier. Le Premier Duc grimaça. — Non. J’ai peut-être maltraité Caria, mais je ne lui ferai pas l’injure de prendre une maîtresse. — Alors mettez de l’aphrodine dans son vin et labourez-la comme un champ de blé. — Je ne vous savais pas si romantique, Miles. Le capitaine eut un grognement railleur. — Vous êtes tellement tendu que l’air crépite quand vous vous déplacez. Les flammes des feux doublent de taille quand vous traversez une pièce. Toutes les furies de la capitale s’en rendent compte, et la dernière chose dont vous avez besoin, c’est que les Hauts Ducs qui vont arriver pour la fête du Printemps perçoivent votre inquiétude. Gaius fronça les sourcils. Il garda les yeux rivés sur son vin un moment, puis répondit : — Les rêves sont revenus, Miles. Le capitaine fut pris d’un élan d’angoisse aussi douloureux qu’un coup de poing au ventre, mais il s’efforça de n’en rien laisser paraître. — Les rêves. Vous n’êtes plus un enfant, pour avoir peur d’un rêve, Sextus. — Ce sont plus que de simples cauchemars. La fatalité va s’abattre sur nous pendant la fête du Printemps. Miles se força à prendre un ton méprisant. — Vous dites la bonne aventure, maintenant, Sire ? Vous prédisez la mort ? — Pas nécessairement la mort. J’utilise « fatalité » dans le sens premier du terme. Le sort. Le destin. Le fatum. Celui-ci arrive sur nous avec la fête du Printemps, et je ne parviens pas à voir ce qu’il amène. — Il n’y a pas de fatalité, déclara Miles. Vous avez fait les mêmes rêves il y a deux ans, et aucun désastre n’a anéanti le royaume. — Grâce à un apprenti berger obstiné et au courage des fermiers. Il s’en est fallu de peu. Mais, si le terme de « fatalité » ne vous convient pas, appelez ça une heure critique. L’histoire en est remplie, de ces moments où le destin de milliers d’hommes est dans la balance, et peut basculer à tout instant d’un côté ou de l’autre sous l’influence de ceux qui sont impliqués. Ça se rapproche. Cette fête du Printemps va déterminer l’avenir du royaume, et que les furies m’emportent si je sais de quelle façon. Mais ça se rapproche, Miles. Ça se rapproche. — Et nous y ferons face quand le moment sera venu. Mais chaque chose en son temps. — Précisément. (Gaius se leva de son fauteuil et retourna se poster sur la mosaïque carrelée, en faisant signe à Miles de l’y rejoindre.) Laissez-moi vous montrer. Les sourcils froncés, le capitaine regarda le Premier Duc passer de nouveau la main sur les carreaux. Il perçut le murmure de l’énergie discrète qui affluait dans le sol : des furies convergeant des quatre coins du royaume pour répondre à l’appel du Premier Duc. De sa position au centre de la mosaïque, il put admirer dans toute sa splendeur la carte furiforgée, dont les couleurs s’avivèrent autour de lui jusqu’à ce qu’il se tienne, tel un géant, au-dessus d’une représentation fantomatique de la Citadelle d’Aléra Impéria, la capitale du royaume. Son équilibre vacilla quand l’image se brouilla et se déplaça vers l’ouest à une vitesse vertigineuse, pour montrer les paysages onduleux du riche val d’Amarante, puis les collines Noires, et enfin la côte. Elle redevint nette, révélant un paysage marin animé, où une violente tempête fouettait les eaux, soulevant de grosses vagues. — Voilà. C’est le huitième ouragan ce printemps. Après un moment de silence stupéfait, Miles répondit : — Il est énorme. — Oui. Et le pire est à venir. Ils les font de plus en plus violents. Miles leva vivement les yeux pour regarder le Premier Duc. — Quelqu’un crée ces tempêtes ? Gaius acquiesça. — Les ritualistes canims, je pense. C’est la première fois qu’ils exercent un tel pouvoir au-delà des mers. L’Ambassadeur Varg nie toute implication, bien entendu. — Ce chien perfide, cracha Miles. Pourquoi ne demandez-vous pas l’aide des Hauts Ducs de la côte ? Avec suffisamment d’aérifèvres, ils devraient être capables de diminuer l’intensité de ces tempêtes. — Ils m’aident déjà, répondit doucement Gaius. Sans le savoir. Je brise l’élan des tempêtes et laisse les Hauts Ducs protéger eux-mêmes leur territoire une fois qu’elles sont devenues gérables. — Alors demandez plus d’aide. Riva ou Placida pourraient sûrement envoyer des aérifèvres dans les villes côtières. Gaius fit un geste et la carte se brouilla de nouveau, pour révéler cette fois un endroit à l’extrême nord du royaume, le long des pierres lisses et solides du Mur de Protection. Miles fronça les sourcils et se pencha pour regarder de plus près. À quelques lieues du rempart, il pouvait voir de nombreuses silhouettes s’agiter, malgré les tourbillons de neige fine qui les cachaient la plupart du temps. Il entreprit de les compter et se rendit vite compte qu’elles étaient très nombreuses. — Les Hommes des Glaces, dit le soldat. Mais cela fait des années qu’ils se tiennent tranquilles. — C’est terminé. Ils sont en train de se rassembler. Antillus et Phrygius ont déjà repoussé deux attaques le long du Mur, et les choses ne font qu’empirer. Le dégel est venu suffisamment tard pour laisser présager une maigre récolte. Cela signifie que les habitants du sud vont avoir la possibilité de saigner à blanc les villes du Mur pour les nourrir, et étant donné la tension qui existe déjà, cela pourrait très bien entraîner des troubles encore plus graves. Miles fronça davantage les sourcils. — Mais si ces tempêtes continuent à s’abattre sur le sud, elles vont ruiner les récoltes. — Précisément. Les villes du nord mourraient de faim, et celles du sud ne seraient pas préparées à affronter l’invasion des Hommes des Glaces qui franchiraient le Mur. — Vous pensez que les Canims et les Hommes des Glaces ont formé une alliance ? — Les Grandes Furies nous en préservent ! Il faut espérer qu’il ne s’agit que d’une coïncidence. Miles grinça des dents. — Et pendant ce temps, Aquitainus répète à qui veut l’entendre que tout cela est dû à votre incompétence. Gaius esquissa un sourire. — Aquitainus est un adversaire relativement plaisant, bien que dangereux. Il est généralement franc. Rhodes, Kalarus et Forcius m’inquiètent davantage. Ils ont arrêté de se plaindre au Sénat. Je trouve cela suspect. Miles acquiesça. Il resta silencieux un moment ; l’inquiétude qui s’était emparée de lui un instant plus tôt ne l’avait pas quitté, et commençait à croître. — Je n’étais pas conscient de tout ça. — Personne ne l’est. Je doute que qui que ce soit d’autre possède assez d’informations pour comprendre toute l’ampleur du problème, répondit Gaius. (Il passa de nouveau la main sur la mosaïque, et l’image spectrale de la carte disparut.) Et cela doit rester ainsi. Le royaume est dans une situation précaire, Miles. La moindre réaction de panique, le moindre faux pas peuvent mener à une scission entre les villes, et exposer Aléra à la destruction par les Canims ou les Hommes des Glaces. — Ou les Marats, ajouta Miles sans faire le moindre effort pour cacher l’amertume dans sa voix. — Sur ce front, je ne m’inquiète pas outre mesure. Le nouveau comte de Calderon semble en bonne voie pour forger des relations amicales solides avec plusieurs de leurs tribus les plus importantes. Miles hocha la tête, mais n’insista pas sur le sujet. — Je vois que beaucoup de choses vous préoccupent. — Et ce n’est pas tout, dit Gaius en acquiesçant. Il y a aussi toutes les pressions habituelles du Sénat, de la Ligue Dianique, du Consortium des Esclavagistes et de l’Alliance des Marchands. Beaucoup voient dans ma décision de reformer la Légion Royale un signe de faiblesse croissante, voire de sénilité. (Il s’interrompit pour prendre une inspiration.) Par ailleurs, le royaume tout entier s’inquiète de la possibilité que je vienne de vivre mon dernier hiver sans avoir pour autant désigné de successeur, alors que des Hauts Ducs comme Aquitainus semblent prêts à traverser un fleuve de sang, si nécessaire, pour arriver jusqu’au trône. Miles considéra un moment en silence l’énormité de toutes ces révélations. — Foutaises, finit-il par dire. — Mmm. Comme vous l’avez dit, chaque chose en son temps. (L’espace d’un instant, Gaius parut très vieux et très fatigué. Miles le regarda fermer les yeux, se recomposer une expression et redresser ses épaules lasses, puis reprendre la parole d’un ton qui avait retrouvé sa brusquerie et son sérieux habituels.) Je dois garder l’œil sur cette tempête encore quelques heures. Après seulement j’essaierai de dormir un peu, Miles. Mais c’est là une activité à laquelle j’ai peu de temps à consacrer. Le soldat inclina la tête. — J’ai parlé sans réfléchir, Sire. — Mais avec franchise. Je n’aurais pas dû me mettre en colère contre vous pour cela. Je vous présente mes excuses, Miles. — Ce n’est rien. Gaius relâcha son souffle et hocha la tête. — Faites quelque chose pour moi, capitaine. — Bien sûr. — Doublez la garde de la Citadelle pendant la durée du festival. Je n’ai aucune preuve à l’appui, mais il n’est pas déraisonnable d’envisager la possibilité que quelqu’un tente la diplomatie de l’épée pendant la fête du Printemps. Surtout maintenant que Fidélias nous a trahis. (Le regard du Premier Duc s’assombrit à ces derniers mots, et Miles grimaça, compatissant.) Il connaît la plupart des passages secrets de la Citadelle et des Souterrains. Miles soutint le regard de Gaius Sextus et hocha la tête. — Je m’en occupe. Gaius acquiesça et baissa le bras. Miles y vit le signe qu’il était congédié et se dirigea vers la porte. Là, il s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. — Dormez un peu. Et pensez à ce que je vous ai dit concernant un héritier, Sextus. Je vous en prie. Une ligne de succession clairement définie pourrait régler un certain nombre de ces problèmes. Gaius hocha la tête. — Je m’en occupe déjà. Je ne peux pas vous en dire davantage. Miles s’inclina profondément, puis se retourna et ouvrit la porte. Un bruit sourd et rauque filtra dans la salle de méditation et Miles remarqua : — Votre page ronfle vraiment très fort. — Ne soyez pas trop dur avec lui, répondit Gaius. Il a été élevé pour devenir berger. Chapitre premier Caché au coin du dortoir des garçons, Tavi jeta un coup d’œil furtif dans la cour centrale de l’Académie et dit au jeune homme derrière lui : — Tu fais encore cette tête. Ehren Patronus Vilius, un adolescent d’à peine un mètre soixante, maigre et pâle, aux yeux foncés, tripota avec nervosité les manches trop longues de sa toge et de son manteau gris d’Academ. — Quelle tête ? Tavi s’écarta du coin du bâtiment et tira distraitement sur son propre uniforme d’étudiant. Quelle que soit la fréquence à laquelle il le faisait rajuster, son corps semblait toujours avoir une longueur d’avance sur la couturière. Sa toge le serrait aux épaules et à la poitrine, et les manches lui arrivaient bien au-dessus des poignets. — Tu le sais parfaitement, Ehren. Celle que tu fais quand tu t’apprêtes à donner un conseil à quelqu’un. — En fait, c’est celle que je fais quand je m’apprête à donner un conseil dont je suis sûr qu’il ne sera pas suivi. (Ehren jeta à son tour un coup d’œil dans la cour.) Tavi, ils sont tous là. On ferait mieux de partir. Il n’y a qu’un seul chemin pour aller au réfectoire. Ils vont forcément nous voir. — Ils ne sont pas tous là, insista Tavi. Pas les jumeaux. — Non. Seulement Brencis et Renzo et Varien. Et chacun d’eux est capable de nous écorcher vifs toi et moi. — On pourrait leur donner plus de fil à retordre qu’ils s’imaginent, répondit Tavi. Son ami soupira. — Tavi, ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils blessent quelqu’un. Peut-être gravement. — Ils n’oseraient pas. — Ce sont des Citoyens. Pas nous. C’est aussi simple que ça. — Ce n’est pas comme ça que ça marche. — Est-ce que tu as déjà écouté une seule fois le cours d’histoire ? répliqua Ehren. Bien sûr que si, c’est comme ça que ça marche. Ils diront que c’était un accident, et qu’ils sont navrés. Quand bien même l’affaire serait portée en justice, un magistrat leur fera payer une amende à ta famille, c’est tout. Et toi, tu n’auras plus d’yeux ou plus de pieds. Tavi serra les dents et commença à tourner au coin du bâtiment. — Je refuse de rater le petit déjeuner. J’ai passé toute la nuit à la Citadelle, il m’a fait monter et descendre ces maudits escaliers une dizaine de fois, et si je dois sauter un autre repas, je vais devenir fou. Ehren le retint par le bras. Son cordon, qui arborait trois perles – une blanche, une bleue et une verte –, rebondit sur sa maigre poitrine. Trois perles signifiaient que, de l’avis des maîtres-furies de l’Académie, Ehren maîtrisait à peine l’art de la furifèvrerie. Bien entendu, c’étaient déjà trois perles de plus que Tavi. Ehren regarda son ami droit dans les yeux et dit doucement : — Si tu décides de traverser cette cour tout seul, c’est que tu es déjà fou. Je t’en prie, attends encore quelques minutes ! À cet instant, la troisième sonnerie du matin se fit entendre, trois longs coups de cloche. Tavi regarda le campanile en grimaçant. — C’est la dernière sonnerie. Si on ne s’active pas, on n’aura pas le temps de manger. Si on se débrouille bien, on peut passer devant eux au moment où d’autres personnes sortent du réfectoire. Il y a une chance qu’ils ne nous voient pas. — Je ne comprends tout simplement pas où Max peut bien être fourré. Tavi jeta un autre coup d’œil aux alentours. — Je ne sais pas. Je suis parti pour le palais juste avant le couvre-feu, mais, quand je suis rentré ce matin, son lit n’avait pas été défait. — Il a encore passé la nuit dehors, commenta Ehren d’un ton lugubre. Je ne sais pas comment il espère réussir ses examens s’il continue comme ça. Même moi, je ne pourrai pas l’aider. — Tu sais comment est Max. Il n’aime pas vraiment prévoir les choses à l’avance. (L’estomac affamé de Tavi se contracta douloureusement et fit entendre un gargouillement.) Ça suffit comme ça. Il faut qu’on se bouge. Tu me suis, ou pas ? Ehren se mordit la lèvre et secoua la tête. — Je n’ai pas faim à ce point. On se voit en classe ? Tavi ressentit un pincement de déception, mais donna à l’adolescent une tape amicale sur le bras. Il pouvait comprendre sa réticence. Ehren avait grandi dans l’univers tranquille des livres de comptes de ses parents, où sa mémoire affûtée et son don pour les mathématiques compensaient largement la faiblesse de ses talents de furifèvre. Avant d’arriver à l’Académie, Ehren n’avait jamais eu à affronter le genre de cruauté désinvolte et mesquine dont les jeunes furifèvres puissants pouvaient faire preuve envers leurs inférieurs. Tavi, lui, avait dû faire face à ce problème toute sa vie. — On se voit en classe, confirma-t-il. Ehren tripota son cordon de ses doigts tachés d’encre. — Tu es sûr ? — T’inquiète. Ça va aller. Sur ces mots, Tavi tourna au coin du bâtiment et entreprit de traverser la cour en direction du réfectoire. Quelques secondes plus tard, il entendit des pas hâtifs se rapprocher derrière lui, et Ehren arriva en haletant à sa hauteur, l’air nerveux mais résolu. — Je devrais manger davantage, dit-il. Ça risque de nuire à ma croissance, sinon. Tavi lui répondit d’un large sourire, et ils poursuivirent leur route ensemble. Le soleil printanier, plus chaud que l’air montagnard qui entourait la capitale d’Aléra, dardait ses rayons sur le campus de l’Académie. La cour était un jardin richement planté et traversé de sinueuses allées pavées de pierres blanches et lisses. Les premières fleurs venaient de sortir de terre en même temps que l’herbe verte après le froid de l’hiver, et paraient la cour de rouge et de bleu. Des étudiants se prélassaient sur les bancs, bavardant, lisant ou mangeant leur petit déjeuner, tous vêtus de la même toge et de la même tunique grises. Des oiseaux passaient à tire-d’aile dans le ciel lumineux, quittant leur perchoir sur les avant-toits des bâtiments entourant la cour pour fondre sur les insectes qui émergeaient de leur trou pour récolter les miettes que d’insouciants Academs avaient laissé tomber. Tout cela dégageait une impression de paix, de simplicité et de beauté sans commune mesure en dehors de la puissante capitale d’Aléra. Tavi détestait ça. Kalarus Brencis Minoris s’était installé avec ses comparses à sa place habituelle, une fontaine juste à côté de l’entrée du réfectoire. Sa simple vue suffisait à assombrir la matinée de Tavi. Brencis était un grand et beau jeune homme au port majestueux et au visage étroit. Il avait les cheveux longs et bouclés, une coupe décadente très à la mode dans les villes du sud, particulièrement chez lui, à Kalare. Sa toge d’Academ, taillée sur mesure dans ce qui se faisait de plus fin comme étoffe, était brodée de fils d’or. Son cordon, étincelant de pierres semi-précieuses plutôt que de perles en verre bon marché, pesait lourdement sur sa poitrine, orné de plusieurs spécimens de chacune des six couleurs – rouge, bleu, vert, marron, blanc et argent – qui représentaient chaque type de furifèvrerie. Alors que Tavi et Ehren approchaient de la fontaine, le groupe des étudiants de Parce, dont la peau d’un brun doré brillait au soleil matinal, entreprit de passer entre eux et les trois brutes. Tavi hâta le pas. Encore quelques mètres sans se faire remarquer, et le tour serait joué. Ils n’eurent pas cette chance. Brencis se leva de la margelle de la fontaine où il était assis, et un sourire faussement chaleureux apparut sur ses lèvres. — Tiens tiens, dit-il. Le petit scribouillard et son monstre de foire se promènent. Je ne suis pas sûr qu’ils acceptent le raté dans le réfectoire si tu ne lui mets pas une laisse, petit scribouillard. Tavi n’accorda même pas un regard à Brencis, et poursuivit sa route sans ralentir. S’il ne lui prêtait pas attention, il y avait une chance pour que le jeune homme n’insiste pas. Mais Ehren, lui, s’arrêta pour regarder Brencis d’un œil noir. Il s’humecta les lèvres et dit d’un ton sec : — Ce n’est pas un monstre de foire. Brencis, un sourire encore plus large sur les lèvres, s’approcha. — Bien sûr que si, petit geignard. C’est le singe savant du Premier Duc. Il a fait un tour une fois, et maintenant Gaius veut le montrer à tout le monde, comme n’importe quel animal dressé. — Ehren, intervint Tavi. Viens. Les yeux noirs d’Ehren se mirent soudain à briller, et sa lèvre inférieure à trembler. Mais il leva le menton et soutint le regard de Brencis. — Ce n’est p-pas un monstre, insista-t-il. — Est-ce que tu es en train de me traiter de menteur, petit scribouillard ? (Le sourire de Brencis devint mauvais, et il fit craquer ses doigts.) Et moi qui croyais que tu avais appris à montrer plus de respect envers tes supérieurs. Tavi grinça des dents de frustration. Il n’était pas juste qu’un imbécile du genre de Brencis puisse se pavaner ainsi avec tant de désinvolture, alors que les gens bien comme Ehren se faisaient constamment marcher dessus. De toute évidence, Brencis n’allait pas les laisser passer sans créer d’incident. Tavi jeta un coup d’œil à Ehren et secoua la tête. Son ami ne se serait même pas retrouvé dans cette situation s’il n’avait pas suivi Tavi. Cela rendait ce dernier responsable de ce qui arrivait à Ehren. Il se tourna vers Brencis. — Brencis, s’il te plaît, laisse-nous tranquilles. Tout ce qu’on veut, c’est aller déjeuner. L’arrogant jeune homme mit une main en cornet derrière son oreille, en prenant un air faussement perplexe. — Vous avez entendu quelque chose ? Varien, tu as entendu quelque chose ? Derrière Brencis, le premier de ses deux larbins se leva et s’approcha d’un pas lent. Varien était un garçon de taille moyenne à la carrure épaisse. Sa toge était loin d’être taillée dans un tissu aussi fin que celle de Brencis, mais restait quand même d’une qualité supérieure à celle de Tavi. Ses rondeurs lui donnaient un visage d’enfant gâté, teigneux, et ses cheveux blonds et fins comme ceux d’un nourrisson étaient trop plats pour boucler aussi bien que ceux de Brencis. Sur son cordon étaient enfilées plusieurs perles blanches et vertes qui, d’une certaine manière, juraient avec ses yeux d’un brun fangeux. — J’ai l’impression d’avoir entendu un rat couiner. — C’est peut-être ça, dit gravement Brencis. Et maintenant, petit scribouillard, la boue ou l’eau, qu’est-ce que tu préfères ? Ehren déglutit et recula d’un pas. — Attends. Je ne cherche pas d’ennuis. Brencis le suivit en plissant les yeux d’un air mauvais et l’attrapa par sa toge d’Academ. — La boue ou l’eau, petit froussard. — La boue, monsieur, intervint Varien d’un ton excité, une déplaisante lueur dans le regard. Enterrez-le jusqu’au cou et laissez frire sa précieuse cervelle au soleil pendant un temps. — Lâche-moi ! fit Ehren d’une voix rendue aiguë par la panique. — La boue, donc, dit Brencis. Il tendit la main vers le sol, qui se souleva et frémit puis, après un moment, se mit à trembler et à s’amollir. Une bulle apparut avec un glougloutement humide au milieu de la terre soudain mouillée par une furie d’eau. Tavi chercha de l’aide autour de lui, mais n’en trouva pas. Il n’y avait aucun Maestro en vue et, à l’exception de Max, aucun des autres étudiants n’osait défier Brencis quand celui-ci s’amusait à torturer quelqu’un. — Attends ! s’écria Ehren. S’il te plaît, je n’ai que ces chaussures-là ! — Eh bien, répliqua Brencis, il semble que ta petite famille de fermiers affranchis aurait dû économiser pendant une génération de plus avant d’envoyer quelqu’un ici. Tavi devait détourner l’attention de Brencis d’Ehren, et il ne voyait qu’un seul moyen d’y parvenir. Il se pencha, ramassa une poignée de terre mouillée et la jeta à la tête de Brencis. Le jeune Kalaréen poussa un bref cri de surprise en recevant la poignée de boue sur le visage. Il s’essuya la joue et regarda avec stupéfaction ses doigts salis. Une explosion de rires étouffés se fit entendre de la part des étudiants qui observaient l’altercation, mais lorsque Brencis regarda furieusement autour de lui, ils détournèrent tous les yeux et cachèrent leur sourire derrière leur main. Brencis se retourna vers Tavi d’un air mauvais, les yeux étincelants de colère. — Allez, viens, Ehren, dit Tavi. Il poussa son ami vers le réfectoire, derrière lui. Après quelques pas trébuchants, Ehren se mit à courir en direction du bâtiment. Tavi entreprit de le suivre à reculons, sans tourner le dos à Brencis. — Toi, gronda ce dernier. Comment oses-tu ? — Laisse tomber, Brencis, répondit Tavi. Ehren ne t’a jamais fait de mal. — Tavi ! prévint le petit scribe à voix basse. Au même moment, Tavi perçut la présence derrière lui et baissa vivement la tête. Il fit un bond de côté, esquivant de justesse deux lourds coups de poing du deuxième larbin de Brencis, Renzo. Ce dernier était tout simplement colossal, en long, en large et en travers. Il était bâti à l’image d’une grange ou d’un entrepôt : grand, vaste et inélégant. Il avait les cheveux bruns et un début de barbe clairsemée, de petits yeux dans un visage carré. Sa toge d’Academ était faite d’un tissu commun mais, par sa taille même, elle avait dû coûter deux fois le prix d’une tenue normale. Renzo n’avait que de lourdes perles marron sur son cordon, mais il en avait plein. Il fit encore un pas vers Tavi et jeta son énorme poing en avant. Tavi esquiva de nouveau le coup d’un bond de côté, et dit d’un ton sec : — Ehren, va chercher Maestro Gallus ! Son ami fit entendre un cri de surprise, et Tavi, regardant par-dessus son épaule, vit le petit scribe en train de se débattre dans les bras de Varien, qui lui bloquait les épaules. Distrait, Tavi ne put éviter l’attaque suivante de Renzo, et l’énorme garçon silencieux le souleva pour le jeter sans cérémonie dans la fontaine. Tavi tomba dans un grand bruit d’éclaboussures, et la morsure de l’eau glacée lui coupa le souffle. Il pataugea pendant quelques secondes, essayant de retrouver ses repères spatiaux, et finit par réussir à se redresser plus ou moins dans les soixante centimètres d’eau de la fontaine. Il s’assit en crachotant. Brencis se tenait devant lui, ses magnifiques vêtements tachés par la boue qui lui coulait d’une oreille. Une grimace contrariée se dessina sur son beau visage. Il leva une main et fit un geste paresseux du poignet. L’eau autour de Tavi monta soudain comme de sa propre initiative. Une vapeur bouillante s’éleva de sa surface et Tavi toussa, suffoquant, et leva une main pour se protéger les yeux tout en continuant à se soutenir de l’autre. La vague de chaleur passa aussi vite qu’elle était venue. Tavi se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger. Il regarda autour de lui alors que le nuage de vapeur se dissipait et vit que l’eau de la fontaine était devenue un bloc de glace solide. Le froid commença à lui mordre la chair un instant plus tard, et il dut lutter contre l’emprise du gel pour pouvoir prendre une profonde inspiration. — C-comment ? murmura-t-il en dévisageant Brencis. Comment tu as fait ça ? — Simple application de furifèvrerie, petit raté, répondit l’autre. L’ignifèvrerie n’est qu’une question de manipulation de la chaleur, après tout. J’ai simplement enlevé toute celle qu’il y avait dans l’eau. C’est une application avancée, bien sûr. Je ne m’attends pas que tu comprennes comment ça marche. Tavi regarda autour de lui dans la cour. Varien maintenait toujours Ehren dans l’étau douloureux de ses bras. Le petit scribe respirait péniblement, le souffle court. La plupart des étudiants qui étaient là quelques instants auparavant avaient disparu. Aucun des cinq ou six qui étaient restés ne regardait en direction de la fontaine, soudain tous absorbés par leur livre, leur petit déjeuner ou les détails du toit d’un bâtiment de l’autre côté du campus. Le pincement du froid devint une morsure cruelle. Les bras et les jambes de Tavi l’élançaient douloureusement, et l’adolescent avait de plus en plus de mal à respirer. Une vague de peur l’envahit, faisant battre son cœur à tout rompre. — Brencis, commença-t-il. Ne fais pas ça. Les Maestros… — … n’en ont rien à faire de toi, espèce de raté, l’interrompit l’autre jeune homme. (Il regarda Tavi d’un œil désinvolte et calculateur.) Je suis le fils aîné d’un Haut Duc d’Aléra. Tu n’es personne. Tu n’es rien. Tu n’as pas encore compris ça ? Tavi savait que Brencis essayait de lui faire de la peine, de le mettre en colère, et qu’il avait soigneusement choisi ses mots dans ce but. Il savait que son tortionnaire le manipulait sciemment, mais cela ne faisait pas grande différence. Ces paroles l’avaient blessé. Toute sa jeune vie, Tavi avait rêvé de quitter l’exploitation de son oncle et de sa tante, de venir ici à l’Académie, de devenir quelqu’un en dépit de son manque total de furies. Le sort, semblait-il, lui avait réservé son coup le plus cruel en réalisant son vœu. D’une voix rendue chevrotante par le froid, il répondit : — Brencis, on va tous les deux se prendre un blâme si les Maestros voient ça. Libère-moi. Je suis désolé pour la boue. — Tu es désolé ? Comme si ça me faisait quelque chose ! Renzo. L’intéressé prit son élan et abattit son poing sur la bouche de Tavi, qui, dans un éclair de douleur fulgurante, sentit sa lèvre inférieure s’ouvrir et perçut le goût cuivré du sang sur sa langue. Sa peur se mêla de colère et il bégaya : — Que les Corbeaux t’emportent, Brencis ! Laisse-nous tranquilles ! — Il a encore des dents, Renzo, fit remarquer le jeune noble. Sans répondre, le colosse frappa de nouveau Tavi, plus fort. Le jeune homme tenta de reculer brusquement la tête pour esquiver le coup, mais la glace le retenait solidement prisonnier, et il n’y parvint pas plus que s’il avait essayé de faire la roue. La souffrance lui brouilla la vue de larmes qu’il essaya furieusement de refouler. — Laissez-le ! hurla Ehren d’une voix haletante ; mais personne ne l’écoutait. La douleur dans les membres de Tavi se faisait de plus en plus intense, et il sentait ses lèvres s’engourdir. Il voulut appeler à l’aide, mais ne réussit qu’à bredouiller d’une voix faible, et personne ne vint. — Bien, petit raté, dit Brencis. Tu voulais que je te laisse tranquille. Je crois que c’est ce que je vais faire. Je passerai après le déjeuner voir si tu as encore quelque chose à dire. Tavi leva les yeux et vit approcher un espoir de délivrance, mais seulement s’il parvenait à retenir l’attention de son tortionnaire. Il le regarda et marmonna hargneusement quelque chose. Brencis pencha la tête et fit un pas en avant. — Qu’est-ce que tu dis ? — Je dis, répliqua Tavi d’une voix rauque, que tu es pitoyable. Tu n’es rien de plus qu’un fils à maman pourri gâté qui est trop lâche pour affronter quelqu’un qui pourrait te faire du mal. Tu es obligé de t’en prendre à des gens comme Ehren et moi parce que tu es faible. Tu es un moins que rien. Brencis plissa les yeux d’un air mauvais et se pencha vers Tavi sans le quitter du regard. — Tu sais, le raté, je ne suis pas obligé de te laisser tranquille. Il appuya une main sur la glace, et celle-ci se mit à bouger de part et d’autre avec des crissements. À travers la morsure cruelle du froid, Tavi ressentit une vive douleur dans une épaule. — Si tu veux, poursuivit son bourreau, je peux rester ici avec toi. — Brencis ! s’écria soudain Varien. Tavi se pencha en avant et gronda : — Vas-y, espèce de fils à maman. Vas-y, fais-le. De quoi est-ce que tu as peur ? Les yeux de Brencis étincelèrent de rage et la glace bougea davantage. — Tu l’auras voulu, paganus. Tavi serra les dents pour retenir un hurlement de douleur. — Bonjour ! s’exclama soudain une voix retentissante. Un grand et musculeux jeune homme aux cheveux rasés à la légionnaire apparut soudain derrière Brencis et l’attrapa nonchalamment par le dos de sa toge et par ses cheveux longs. Sans préambule, il écrasa d’un coup violent la tête du jeune noble sur la glace à côté de Tavi, lui fendant le crâne. Puis il le tira en arrière et l’envoya rouler, inerte, sur l’herbe verte loin de la fontaine. — Max ! hurla Ehren. Renzo était en train d’abattre son bras sur la nuque du jeune homme, mais celui-ci se baissa pour l’éviter et enfonça durement le poing dans le ventre de son imposant assaillant, qui chancela, le souffle coupé. Max l’attrapa par un bras et l’envoya rouler à côté de Brencis. Il se retourna ensuite vers Varien et le regarda d’un air menaçant. Le jeune noble pâlit, lâcha Ehren et recula, les bras tendus devant lui. Avec l’aide de Renzo, il aida un Brencis sonné à se relever, et les trois brutes battirent en retraite. Une fois qu’ils furent partis, des chuchotements excités s’élevèrent parmi les Academs restés dans la cour. — Par les Grandes Furies, Calderon, dit Max à Tavi d’une voix si forte que seul un sourd ne l’aurait pas entendu, je suis vraiment maladroit le matin. Regarde comment je viens de leur rentrer dedans, à ces deux-là. Sans plus attendre, il s’approcha de la fontaine pour jauger la situation dans laquelle se trouvait Tavi. Avec un hochement de tête, il inspira profondément et plissa les yeux d’un air concentré. Puis il leva le poing et l’abattit sur la surface gelée à côté de Tavi, qui vit un réseau de craquelures y apparaître et des éclats cuisants venir frapper sa peau engourdie. Max renouvela son geste plusieurs fois, pulvérisant la prison de glace de Tavi avec une aisance que lui permettait sa force de terrafèvre. En moins de trente secondes, Tavi fut libre de ses mouvements, et Ehren et Max le tirèrent hors de la fontaine. Tavi resta allongé sur le sol un moment, luttant contre le froid qui lui mordait toujours les chairs, le souffle coupé et les dents serrées, incapable de parler. — Par les Corbeaux ! s’exclama doucement Max. (Il se mit à frictionner les bras et les jambes de son ami.) Il est presque gelé. Tavi sentit des picotements douloureux commencer à lui parcourir la peau, et les muscles de ses bras et de ses jambes se contracter spasmodiquement. Dès qu’il put reparler, il dit d’un ton essoufflé : — Max, laisse tomber. Emmène-moi plutôt petit-déjeuner. — Petit-déjeuner ? Tu te fiches de moi, Calderon. — Je prendrai un p-p-petit déjeuner digne de ce nom même si ça doit me tuer. — Oh. Dans ce cas, tu te débrouilles plutôt bien, fit remarquer Max. (Il entreprit d’aider son ami à se relever.) Merci d’avoir détourné son attention de moi le temps que je puisse le frapper, au fait. Qu’est-ce qui s’est passé ? — B-Brencis, cracha Tavi. Encore une fois. Ehren hocha vigoureusement la tête. — Il était sur le point de m’enterrer jusqu’au cou une fois de plus, mais Tavi lui a jeté un tas de boue à la figure. — Ha ! s’exclama Max. J’aurais aimé être là pour voir ça. Ehren se mordit la lèvre, puis leva des yeux scrutateurs sur le visage du jeune homme. — Si tu n’avais pas passé la nuit dehors, tu aurais pu. Le grand Academ rougit. On ne pouvait pas dire qu’Antillar Maximus était beau, songea Tavi. Mais il avait les traits bien découpés, rudes et forts, les yeux gris des Hautes Maisons du Nord, et combinait une carrure puissante à une grâce féline pleine de nonchalance. S’il se rasait d’habitude consciencieusement, il n’avait à l’évidence pas eu le temps de le faire ce matin-là, et l’ombre bleutée qui couvrait ses mâchoires lui conférait un air canaille qui allait bien avec les bosses de son nez, cassé à deux reprises. Sa toge toute simple et fripée contenait à grand-peine ses épaules et son torse puissants. Son cordon, orné d’un nombre considérable de perles colorées enfilées dans le désordre, était rompu à plusieurs endroits et négligemment rafistolé. — Je suis désolé, marmonna Max en aidant Tavi à se diriger vers le réfectoire d’un pas titubant. C’est arrivé comme ça. Il y a des occasions qu’un homme ne peut pas se permettre de laisser passer. — Antillar, murmura une voix féminine, douce et ronronnante, qui allongeait les consonnes avec un accent atticain. Tavi ouvrit les yeux et vit une ravissante jeune femme, aux cheveux sombres ramenés en une longue tresse sur son épaule gauche. Sa beauté dépassait l’imagination, et dans ses yeux noirs couvait une sensualité qui avait depuis longtemps fait tomber sous son charme tous les jeunes gens de l’Académie. Sa toge d’Academ ne parvenait pas à cacher les courbes voluptueuses de ses seins, et la soie méridionale dans laquelle elle était taillée lui moulait les hanches et laissait deviner ses cuisses alors qu’elle traversait la cour. Max se tourna vers elle et s’inclina galamment. — Bonjour, Céline. La jeune femme sourit d’un air indolent et chargé de promesses, et laissa Max lui prendre la main pour la baiser. Elle la laissa dans la sienne et soupira. — Oh, Antillar. Je sais que ça t’amuse de casser la figure à mon fiancé, mais tu es tellement plus… grand que lui. Ça paraît vraiment injuste. — Dans la vie, rien n’est juste, intervint une autre voix féminine. (Une seconde beauté, que rien ne permettait de distinguer de la première hormis le fait qu’elle portait sa tresse sur l’autre épaule, les rejoignit. Elle caressa l’épaule de Max et vint se placer de l’autre côté de lui.) Ma sœur peut être d’un tel romantisme. — Dame Céleste, murmura Max. J’essaie seulement de lui apprendre les bonnes manières. C’est pour son bien. Céleste le regarda d’un œil espiègle. — Tu n’es rien d’autre qu’une horrible brute. Max s’inclina galamment à l’adresse des deux jeunes nobles, en jetant le bras en arrière. — Céleste. Céline. J’espère que vous avez bien dormi cette nuit ? Vous avez failli rater le petit déjeuner. Les deux jeunes femmes esquissèrent le même petit sourire en coin. — Animal, dit Céline. — Goujat, ajouta sa sœur. — Mesdames, répondit Max en s’inclinant de nouveau. Puis, en compagnie de Tavi et Ehren, il les regarda s’en aller. — Tu m-me rends malade, Max, déclara Tavi. Ehren jeta un autre coup d’œil aux jumelles par-dessus son épaule, et regarda Max d’un air perplexe. Puis il cligna des yeux d’un air interloqué et s’exclama : — C’est à ça que tu as passé la nuit ? Les deux ? — Elles partagent la même chambre, ne l’oublie pas. Il n’aurait guère été poli de ma part de n’en prendre qu’une et de laisser l’autre se morfondre toute seule dans son coin, répondit Max d’un ton pieux. Je n’ai fait que ce que tout gentilhomme aurait fait à ma place. Tavi regarda discrètement les deux filles s’éloigner, l’œil attiré par le lent balancement de leurs hanches. — Malade, Max. Tu me rends malade. — De rien, répondit son ami en riant. Tous trois entrèrent dans le réfectoire à temps pour obtenir la fin des plats préparés par les cuisines ce matin-là, mais alors même qu’ils prenaient place à l’une des tables rondes, un bruit de pas précipités approcha. Une fille de l’âge de Tavi, petite, trapue et quelconque, s’arrêta devant leur table, un rayon de soleil égaré faisant étinceler son maigre rang de perles vertes et bleues sur sa toge grise. Des mèches de sa fine chevelure d’un châtain terne, échappées de sa tresse, flottaient autour de sa tête. — Pas le temps, leur dit-elle d’une voix essoufflée. Reposez ça et suivez-moi. Tavi leva les yeux de son assiette, déjà pleine de tranches de jambon et de pain frais, pour regarder la jeune fille d’un air renfrogné. — Tu n’as pas idée de ce que j’ai enduré pour obtenir ça, Gaëlle. Je ne bougerai pas d’un pouce tant que je n’aurai pas vidé mon assiette. Gaëlle Patronus Sabinus jeta un regard furtif autour d’elle, puis se pencha vers eux pour murmurer : — Maestro Killian dit que notre examen final de combat doit commencer tout de suite. — Maintenant ? bégaya Ehren. Max jeta un regard d’envie sur sa propre assiette généreusement remplie et demanda : — Avant le petit déjeuner ? Avec un soupir, Tavi repoussa sa chaise. — Corbeaux et Charognes ! (Il se leva et grimaça de douleur en sentant ses bras et ses jambes protester énergiquement.) OK, tout le monde. Allons-y. Chapitre 2 Tavi entra le premier dans le vieux bureau aux murs de pierres grises : un bâtiment d’un seul étage et de peut-être vingt pas de long sur vingt de large, situé dans la cour ouest de l’Académie, qui était autrement inutilisée. La pièce n’avait pas la moindre fenêtre. Mousse et lierre se livraient silencieusement bataille pour la possession de ses murs et de son toit. L’endroit paraissait à peine différent des entrepôts, si ce n’était la plaque sur sa porte qui indiquait en lettres sobres : « MAESTRO KILLIAN – COURS DE RATTRAPAGE EN FURIFÈVRERIE. » Plusieurs bancs usés mais bien capitonnés entouraient une estrade située devant un large tableau noir. Les amis de Tavi entrèrent à sa suite, Max en dernier. Le grand Antillain ferma la porte derrière eux et parcourut la pièce du regard. — Tout le monde est prêt ? demanda-t-il. Tavi resta silencieux, mais Ehren et Gaëlle répondirent tous deux par l’affirmative. Max posa la main à plat sur la porte et ferma les yeux un moment. — OK, annonça-t-il enfin. On peut y aller. Du plat de la main, Tavi pressa d’un coup ferme et sec sur un endroit particulier du tableau, et une fissure y apparut soudain, droite comme une ligne de sonde. Il appuya l’épaule contre le tableau et poussa, grognant sous l’effort, pour ouvrir la porte du passage secret. Un courant d’air froid l’enveloppa et il baissa les yeux sur un étroit escalier de pierre qui s’enfonçait en spirale dans les entrailles de la terre. Gaëlle lui passa une lampe et en prit une pour elle, ainsi qu’Ehren et Max. Tavi entreprit de descendre l’escalier, suivi de près par ses amis. — Est-ce que je vous ai dit ? J’ai trouvé un passage vers les Quais à travers les Souterrains, murmura Max. Tavi poussa un grognement railleur, que les murs de pierre transformèrent en un sifflement. — Vers les marchands de vin, c’est ça ? — Ça permet d’y aller en douce beaucoup plus facilement, répondit Max. C’est presque trop compliqué pour en prendre la peine, sinon. — Ne plaisante pas avec ça, Max, fit Gaëlle en retenant légèrement sa voix. Les Souterrains font des kilomètres et des kilomètres de long, et les Grandes Furies seules savent sur quoi tu risques de tomber dedans. Tu devrais t’en tenir aux passages qui ont été marqués pour nous. Tavi atteignit le bas de l’escalier et tourna à gauche dans un large couloir. Il commença à compter les portes ouvertes sur sa droite. — Ce n’est pas si dangereux, dit-il. Je les ai un peu explorés. — Tavi, fit Ehren d’un ton exaspéré. C’est justement pour ça que Killian te donne autant de travail en plus. Pour t’empêcher de t’attirer des ennuis. Tavi sourit. — Je suis prudent. Ils empruntèrent un nouveau tunnel qui descendait en pente abrupte. — Et si tu fais une erreur ? dit Ehren. Si tu tombes dans une crevasse ? Ou dans un vieux puits rempli d’eau ? Ou sur une furie indomptée ? Tavi haussa les épaules. — Il y a du risque en toute chose. — Et pourtant, répondit Gaëlle d’un air railleur, on entend rarement parler d’un idiot qui s’est noyé, est mort de faim ou a fait une chute mortelle dans une bibliothèque ou chez le boulanger. Tavi lui jeta un regard revêche alors qu’ils atteignaient le bas du tunnel, qui en croisait un autre. Quelque chose clignota en périphérie de son champ de vision et il se tourna pour regarder avec attention le couloir qui partait vers la droite. — Tavi ? demanda Max. Qu’est-ce qui se passe ? — Je ne suis pas sûr. J’ai cru voir une lumière au bout, là-bas. Gaëlle avait déjà entrepris de descendre le couloir dans la direction opposée, suivie d’Ehren. — Allez, venez, dit-elle. Vous savez combien il déteste devoir attendre. — Et lui, il sait combien on déteste rater le petit déjeuner, marmonna Max. Tavi adressa un rapide sourire à son ami. Le couloir les mena à une double porte en fer toute piquée de rouille. Tavi l’ouvrit d’une poussée et les quatre Academs entrèrent dans la salle de classe qui se trouvait derrière. Celle-ci était énorme, bien plus large que le réfectoire de l’Académie, et si haute de plafond que celui-ci se perdait dans l’ombre. Deux rangées de colonnes en pierres grises soutenaient le toit, et les lampes-furies qui y étaient fixées éclairaient la pièce d’une dure lumière verdâtre. À l’autre bout de la salle, des couches de jonc tressé formaient un carré au sol. Là, un lourd brasero en bronze rempli de braises rougeoyantes offrait la seule source de chaleur de la pièce. À côté d’une des rangées de colonnes était délimitée une longue piste dédiée à l’entraînement au combat armé. De l’autre côté de la pièce se trouvait un amas de cordes, de perches en bois, de poutres et de plusieurs constructions de tailles variées : un parcours d’obstacles. Maestro Killian était agenouillé à côté du brasero. C’était un vieil homme rabougri dont les cheveux ne formaient guère plus qu’un halo de duvet blanc autour de son crâne chauve et brillant. Mince, petit et frêle d’apparence, il portait une vieille toge noire de professeur toute passée et élimée. Plusieurs paires de bas de laine couvraient ses pieds, et sa canne était posée sur le sol, à côté de lui. Lorsque le groupe s’approcha, il leva le visage et tourna vers eux ses yeux aveugles voilés de blanc. — C’est ce que vous appelez « le plus tôt possible » ? demanda-t-il d’une voix agacée et éraillée par l’âge. De mon temps, un apprenti-Curseur aurait été fouetté et étendu sur un lit de sel pour avoir fait preuve d’une telle lenteur. Les quatre Academs s’approchèrent de la natte de jonc et s’assirent les uns à côté des autres en face du vieillard. — Désolé, Maestro, dit Tavi. C’est ma faute. Brencis, une fois de plus. Killian chercha sa canne à tâtons, la trouva et se releva. — Je ne veux pas de tes excuses. Tu vas devoir trouver un moyen d’éviter son attention. — Mais, Maestro, protesta Tavi, je voulais seulement prendre mon petit déjeuner. Killian lui donna un léger coup sur la poitrine du bout de sa canne. — Garder le ventre creux jusqu’à l’heure du déjeuner ne t’aurait pas tué. Cela aurait au moins montré que tu as de l’autodiscipline. Mieux encore, tu aurais pu faire preuve de prévoyance et mettre de côté une partie de ton dîner d’hier soir pour la manger ce matin. — Oui, Maestro, répondit Tavi avec une grimace. — Est-ce qu’on vous a vus entrer ? — Non, Maestro, répondirent en chœur les quatre Academs. — Très bien. Maintenant, si cela ne vous dérange pas trop, pouvons-nous commencer l’épreuve ? Tavi, à toi d’abord. Les quatre amis se relevèrent. Killian alla péniblement se placer sur la natte de jonc et Tavi l’y suivit. Il sentit l’air se durcir contre sa peau, s’épaissir d’une certaine manière sous l’action des furies du vent invoquées par le vieux professeur pour pouvoir percevoir et observer les mouvements de son élève. Killian se tourna vers Tavi et inclina la tête. Puis il dit : — Pare et riposte. Sans autre forme de procès, le petit vieillard fit siffler sa canne dans les airs en direction de la tête de Tavi. Celui-ci se baissa juste à temps, mais ce fut pour voir le vieux Maestro lever son pied chaussé de laine et l’abattre à une vitesse cinglante sur son genou. Le garçon esquiva le coup en virevoltant, et utilisa l’élan de son mouvement pour décocher un violent coup de pied au ventre de Killian. Lâchant sa canne, le vieux Maestro attrapa la cheville de son élève et lui fit perdre l’équilibre d’une torsion. Tavi tomba à plat ventre sur le tapis de sol et resta allongé un moment, le souffle coupé par la violence du choc. — Non, non, non ! le gronda Killian. Combien de fois dois-je te le répéter ? Tu dois bouger la tête en même temps que tes jambes, espèce d’idiot. Tu ne peux pas espérer réussir une attaque si tu ne vises pas. Tu dois tourner le visage pour regarder ta cible. (Il ramassa sa canne et en assena un coup sec sur la tête de Tavi.) Et ta vitesse de réaction est loin d’être satisfaisante. Si un jour tu es en mission et que tu te trouves attaqué, ce genre de piètre performance te vaudra la mort. Tavi se frotta le crâne à l’endroit où Killian l’avait frappé, en grimaçant. Le vieillard n’avait pas besoin de le frapper aussi fort. — Oui, Maestro. — Va t’asseoir, mon garçon. Antillar, à toi. Voyons si tu peux faire mieux. Max s’avança sur le tapis de sol et se livra à un enchaînement du même genre avec Maestro Killian. Il réussit brillamment l’exercice, et ses yeux gris étincelèrent alors qu’il tournait la tête pour surveiller son adversaire. Gaëlle et Ehren passèrent à leur tour, et tous deux réussirent également mieux que Tavi. — On va dire que ça va, fit sèchement Killian. Ehren, va chercher les bâtons. Le garçon attrapa deux perches de près de deux mètres de long sur une étagère et les rapporta au Maestro. Celui-ci posa sa canne pour les prendre. — Très bien, Tavi, voyons si tu as réussi à retenir quelque chose de la lutte au bâton. Tavi prit l’arme que lui tendait Killian et tous deux se saluèrent, le bâton dressé à la verticale, avant de ployer les genoux pour se mettre en position d’attaque. — Pare ! lança sèchement le Maestro. Et il fit tournoyer son bâton en une série de manœuvres, alternant attaques de taille virevoltantes qui fendaient l’air en sifflant et estocades vives comme l’éclair visant le ventre de Tavi. Celui-ci recula, parant les coups de taille et déviant ceux d’estoc. Il tenta une contre-attaque, mais sentit une raideur dans ses épaules ralentir son attaque. Killian écarta prestement l’arme de Tavi, lui assena un coup violent sur les doigts et le désarma d’un mouvement vif, envoyant le bâton de l’adolescent voler en tournoyant à travers la pièce pour heurter bruyamment l’un des piliers. Killian cogna violemment le tapis de l’extrémité de son bâton, une expression de réprobation frustrée sur le visage. — Combien de fois vais-je devoir te le répéter, gamin ? Tu dois rester décontracté jusqu’à l’instant où tu attaques. Trop de raideur ralentit tes réactions. Dans un combat, un quart de seconde suffit à déterminer si tu vis ou si tu meurs. Tavi serra le poing sur ses doigts meurtris et répondit entre ses dents : — Oui, Maestro. Killian lui indiqua son bâton d’un signe de tête, et Tavi alla le récupérer. Le vieil homme secoua la tête. — Gaëlle. Essaie de montrer à Tavi ce que je veux dire. Les autres passèrent ensuite, et tous firent mieux que Tavi. Même Ehren. Killian donna les bâtons à Tavi et ramassa sa canne. — À la piste, les enfants. Ils le suivirent jusqu’à la piste de combat. Le Maestro se plaça au centre de celle-ci et tapa le sol du bout de sa canne. — Et une fois de plus, Tavi. Autant régler ça tout de suite. Avec un soupir, Tavi vint se placer devant le vieil homme. Celui-ci se mit en garde, brandissant sa canne comme une épée. — Je suis armé d’une épée, dit-il. Désarme-moi sans sortir de la piste. La pointe de sa canne fondit brusquement sur la gorge de Tavi. Celui-ci dévia l’attaque d’une tape légère et recula. Le vieil homme suivit sa retraite et fit voler sa canne à hauteur de la tête de son élève. Tavi baissa celle-ci, fit une roulade en arrière pour éviter une attaque circulaire à l’horizontale et se remit debout à temps pour repousser un autre coup d’estoc. Il se rapprocha, entrant à l’intérieur de la garde de son professeur, et avança les mains pour saisir les poignets du vieil homme. Son attaque fut trop hésitante. Le Maestro profita du quart de seconde qui lui était accordé pour échapper aux mains de son élève. Sa canne cingla l’air par la gauche puis par la droite, imprimant une croix cuisante sur le torse de Tavi. Puis il lui heurta violemment le sternum du bas de sa main ridée, le faisant reculer d’un pas, et lui planta fermement la pointe de sa canne dans la poitrine, l’envoyant s’étaler sur le dos. — Qu’est-ce qui t’a pris ? s’exclama-t-il sèchement. Un mouton aurait montré plus de résolution que ça. Une fois que tu as décidé de combattre au corps à corps, tu ne peux plus changer d’avis. Attaque avec toute la vitesse et la force que tu peux rassembler. Ou meurs. C’est aussi simple que ça. Tavi acquiesça en évitant le regard de ses amis, et répondit doucement : — Oui, Maestro. — La bonne nouvelle, Tavi, reprit Killian d’un ton mordant, c’est que tu n’auras pas à t’inquiéter des viscères qui se déversent à présent sur tes genoux. Le flot de sang qui jaillit de ton cœur te tuera beaucoup plus vite. Tavi se releva en grimaçant. — La mauvaise nouvelle, poursuivit le Maestro, c’est que je ne vois rien dans ta performance qui me permette de la juger acceptable. Tu as raté l’épreuve. Tavi ne répondit rien. Il alla s’adosser à la colonne la plus proche en se massant le torse. Le Maestro tapa de nouveau du bout de sa canne sur la piste. — Ehren. Par les Grandes Furies, j’espère que tu as plus de détermination que lui. L’examen prit fin après que Gaëlle eut écarté l’avant-bras du Maestro d’un coup de pied précis, lui arrachant sa canne des mains. Tavi regarda les trois autres réussir là où il avait échoué. Il se frotta les yeux et essaya d’oublier son envie de dormir. Son estomac gargouilla presque douloureusement lorsqu’il s’agenouilla à côté de ses amis. — Tout juste compétents, marmonna Killian lorsque Gaëlle eut terminé. Vous avez tous besoin de vous entraîner davantage. C’est une chose que de réussir une épreuve sur le tapis d’entraînement. C’en est une autre que de faire de même dans la réalité. J’attends de vous que vous soyez prêts pour l’épreuve d’infiltration à la fin du festival du Printemps. — Oui, Maestro, répondirent les quatre Academs, plus ou moins à l’unisson. — Très bien. Allez, jeunes chiots, filez. Vous avez encore une chance de devenir Curseurs. (Il s’interrompit pour jeter un regard noir à Tavi.) La plupart d’entre vous, en tout cas. J’ai parlé au personnel de cuisine ce matin. Ils vous ont gardé au chaud de quoi petit-déjeuner. Les étudiants se levèrent, mais Killian posa sa canne sur une des épaules de Tavi. — Pas toi, mon garçon. Toi et moi, nous allons avoir une petite conversation concernant ta performance dans cette épreuve. Les autres, vous pouvez y aller. Ehren et Gaëlle regardèrent Tavi avec une grimace de compassion, puis s’en furent en lui adressant un sourire d’excuse. En passant, Max posa une grande main sur l’épaule de son ami, et lui dit doucement : — Ne te laisse pas démonter. Les trois Academs sortirent de la salle d’entraînement, refermant la grande porte de fer derrière eux. Killian retourna vers le brasero et s’assit, les mains tendues au-dessus des braises. Tavi s’approcha et s’agenouilla devant lui. Le Maestro ferma les yeux un moment et plia les doigts plusieurs fois pour s’étirer les mains, une expression douloureuse sur le visage. Tavi savait que l’arthrite de son professeur le faisait souffrir. — Ça vous a convenu ? demanda-t-il. L’expression du vieillard se radoucit et il esquissa un sourire. — Tu as relativement bien imité leurs faiblesses. Antillar a pensé à regarder avant d’attaquer. Gaëlle, à rester décontractée. Et Ehren a engagé le combat sans hésitation. — Merveilleux. Je suppose. Killian pencha la tête. — Tu n’apprécies pas de paraître incompétent aux yeux de tes amis. — Non, j’imagine. Mais aussi… (Tavi fronça les sourcils d’un air songeur.) C’est dur de leur mentir. Je n’aime pas ça. — Et c’est heureux. Mais je crois qu’il y a autre chose qui te tracasse. — Oui. C’est que… Eh bien, ce sont les seuls à savoir que je suis en apprentissage pour devenir Curseur. Les seuls avec qui je peux parler des sujets qui me tiennent vraiment à cœur. Et je sais qu’ils essaient seulement d’être gentils. Mais je sais aussi ce qu’ils pensent, même s’ils ne le disent pas. Le soin qu’ils prennent à essayer de m’aider sans que je m’en rende compte. Aujourd’hui, Ehren a cru nécessaire de me protéger de Brencis. Ehren. Killian sourit de nouveau. — Il est loyal. — Mais il ne devrait pas avoir à le faire, répondit Tavi en se renfrognant. Ce n’est pas comme si je n’étais pas déjà assez impuissant comme ça. — Que veux-tu dire par là ? demanda le Maestro en fronçant les sourcils. — Je veux dire que je peux apprendre toutes les techniques de combat à mains nues que je veux, cela ne m’aidera pas face à un furifèvre puissant. Quelqu’un comme Brencis. Même si j’ai une arme. — Tu es injuste envers toi-même. — Je ne vois pas en quoi. — Tu as plus de capacités que tu le crois. Tu ne seras peut-être jamais le bretteur qu’un ferrofèvre puissant peut devenir, et tu n’auras peut-être jamais la vitesse d’un aérifèvre ou la force d’un terrafèvre. Mais l’art de manier les furies n’est pas tout. Peu de furifèvres développent la discipline nécessaire pour parfaire plusieurs compétences différentes. Toi, tu l’as fait. Tu es maintenant plus à même de les affronter que la plupart des gens qui n’ont que des talents limités de furifèvres. Tu devrais tirer une certaine fierté de cela. — Si vous le dites, répondit Tavi en soupirant. Mais j’ai du mal à le croire. Je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup de choses dont je puisse tirer fierté. Killian éclata d’un rire étonnamment chaleureux. — … dit le garçon qui a empêché une horde de Marats d’envahir Aléra et a gagné le patronage du Premier Duc lui-même. Tes doutes sont dus davantage à tes dix-sept ans qu’à ton absence de furies. Tavi sentit un léger sourire se dessiner sur ses lèvres. — Vous voulez que je passe l’épreuve de combat, maintenant ? Killian fit un geste de refus. — Inutile. J’ai autre chose en tête. — Ah bon ? demanda Tavi, surpris. — Mmm. La légion municipale rencontre des problèmes de criminalité. Depuis quelques mois, un voleur rôde dans la ville. Il a déjà cambriolé plusieurs boutiques et maisons, dont certaines étaient protégées par des furies. Jusqu’à présent, la légion n’a pas réussi à appréhender le coupable. Tavi pinça les lèvres d’un air pensif. — Je croyais qu’elle avait le soutien des furies de la ville. Celles-ci ne devraient-elles pas être capables de déterminer qui a réussi à éviter les furies de garde ? — Si. Elles devraient. Mais elles n’ont pas réussi. — Comment est-ce possible ? — Je n’ai aucune certitude. Mais j’ai une théorie. Et si le voleur réussissait à commettre ses crimes sans se servir de furifèvrerie ? S’il ne fait pas intervenir la moindre furie, celles de la ville ne peuvent être d’aucune utilité. — Mais s’il n’utilise pas de furies, comment fait-il pour entrer dans des bâtiments gardés ? — Exactement. Et c’est en cela que consiste ton épreuve. Découvre comment ce voleur opère et veille à ce qu’il soit appréhendé. Tavi haussa les sourcils. — Pourquoi moi ? — Tu as une perspective unique sur le sujet, Tavi. Je te crois parfaitement capable d’accomplir cette tâche. — Quoi, d’attraper un voleur que toute une légion municipale n’a pas réussi à trouver ? Le sourire de Killian s’élargit. — Cela devrait être un jeu d’enfants pour le valeureux héros de la vallée de Calderon. Arrange-toi pour régler cette affaire – et discrètement – avant la fin du festival du Printemps. — Quoi ? Maestro, avec tous mes cours et mon service à la Citadelle la nuit, je ne sais pas comment vous espérez que je réussisse à faire cela. — Sans te plaindre, répliqua Killian. Tu as un vrai potentiel, jeune homme. Mais, si tu es découragé par la difficulté d’organiser ton emploi du temps, peut-être voudrais-tu demander à Sa Majesté la permission de rentrer chez toi. Tavi déglutit péniblement. — Non, dit-il. Je vais le faire. Le Maestro se releva péniblement. — Alors je te suggère de t’y mettre tout de suite. Tu n’as pas un instant à perdre. Chapitre 3 Amara écarta les bras et cambra le dos lorsqu’elle émergea enfin de l’épaisse couverture nuageuse qui longeait la côte de la mer de Glace, quittant la brume froide et aveuglante pour la merveilleuse chaleur du soleil levant. L’espace de quelques secondes, dans les tourbillons que sa furie de l’air, Cirrus, avait provoqués en la soulevant hors des nuages, elle put la distinguer : la forme spectrale d’un cheval élancé et taillé pour la course, rapide, gracieux, magnifique. Les nuages formaient pics et vallées telles de gigantesques montagnes, tout un royaume de lenteur élégante et de beauté à couper le souffle. L’éclat doré du soleil printanier les faisait rougeoyer comme des flammes, et à leur tour ils brisaient la lumière en bandes de couleur qui dansaient et tournoyaient autour d’Amara. La jeune femme éclata d’un rire de pur bonheur. Elle avait beau voler constamment, la beauté des cieux ne cessait jamais de toucher son cœur, et le sentiment de liberté et de force qu’elle en tirait ne faisait que s’amplifier. Elle invoqua Cirrus, et la furie la propulsa vers le ciel à une vitesse telle que le vent pressa la peau du visage d’Amara sur ses pommettes et qu’un morceau de nuage de la taille de la Citadelle d’Aléra se retrouva entraîné, tourbillonnant, dans son sillage. Amara positionna ses bras pour que les flux d’air mis en branle par son passage la fassent tournoyer sur elle-même, jusqu’à ce que le vertige la prenne et que l’air commence à se raréfier et à se refroidir. La présence de Cirrus lui permit de respirer sans difficulté, un temps du moins, mais le bleu du ciel se mit ensuite à s’assombrir et, quelques instants plus tard, Amara vit les premières étoiles. Le froid s’intensifia, et la furie elle-même commença à fatiguer, rassembler assez d’air pour maintenir Amara en altitude se révélant de plus en plus ardu. Euphorique, Amara signala à Cirrus de relâcher ses efforts. Elle sentit son ascension se ralentir et, l’espace d’une délicieuse seconde, resta suspendue entre la terre et les étoiles. Puis elle se tordit pour prendre la position d’un plongeur et se laissa retomber. Le cœur battant d’appréhension et d’exaltation à la fois, elle serra les jambes et rapprocha les bras de ses flancs, le visage tourné vers le sol. En quelques secondes, elle se mit à tomber encore plus rapidement qu’elle était montée, et ses yeux se brouillèrent de larmes sous l’effet du vent, jusqu’à ce que sa furie se positionne en partie devant eux pour les protéger. Alors que l’air s’épaississait de nouveau, Amara demanda à Cirrus de recommencer à la propulser, et sa vitesse doubla, doubla encore, jusqu’à ce qu’un léger halo de lumière se forme autour d’elle. Les vertes collines de la vallée de Calderon apparurent au loin, défiant déjà l’hiver avec une végétation toute neuve. Le paysage grandit avec une lenteur trompeuse. Amara accéléra encore, concentrant toute sa volonté sur sa furie, et elle distingua bientôt la route pavée qui parcourait toute la vallée dans sa longueur et menait au camp fortifié situé à son extrémité est. Puis l’avant-poste de Garnison elle-même apparut. Avec un hurlement d’euphorie, Amara puisa dans les dernières réserves de son don. Soudain, un grondement de tonnerre assourdissant retentit. Le souffle coupé, Amara écarta les bras et les jambes pour ralentir sa chute, à trois cents mètres seulement du sol. Cirrus se précipita devant elle pour l’aider à ralentir davantage, puis à interrompre sa descente et à réorienter son élan pour remonter la route à la vitesse de l’éclair, dans un tourbillon de vent tonitruant. Épuisée, essoufflée par l’effort que lui avait demandé une telle vitesse, la jeune femme fonça vers l’entrée de Garnison, plus rapide qu’une flèche. Elle ramena les vents autour d’elle en approchant des portes, et le garde qui les surveillait lui fit signe de passer sans même se lever de son tabouret. Amara sourit et changea de cap pour venir atterrir sur le rempart au-dessus de la porte. Les vents qui l’accompagnaient soulevèrent un tourbillon de poussière et de débris tout autour du garde, un centurion grisonnant appelé Giraldi. Le vieux soldat trapu, en train de peler avec sa dague une pomme fripée provenant des réserves hivernales, ramena un coin de sa cape d’écarlate et d’azur par-dessus le fruit le temps que la poussière retombe. Puis il reprit sa tâche. — Comtesse, dit-il d’un ton désinvolte. Ravi de vous revoir. — Giraldi, répondit Amara. (Elle desserra les sangles du sac cacheté de messager qu’elle portait sur le dos et le fit glisser de ses épaules.) La plupart des soldats se lèvent pour saluer lorsque la noblesse vient en visite. — La plupart des soldats n’ont pas le poil aussi gris que moi, répondit le centurion avec bonne humeur. Et ils ne portent pas sur leur pantalon d’uniforme le galon écarlate de l’Ordre du Lion, la décoration pour bravoure remise personnellement par le Premier Duc, songea Amara en retenant un sourire. — Que faites-vous ici à tenir un tour de garde ? Je croyais que j’avais apporté les documents pour votre promotion le mois dernier. — En effet, confirma Giraldi. (Il mangea une pelure fripée de sa pomme.) Mais je l’ai refusée. — Votre brevet d’officier ? — Par les Corbeaux, jeune fille, jura-t-il avec un joyeux manque de respect pour la délicatesse dont la tradition voulait qu’on fasse preuve envers le beau sexe. J’ai passé ma carrière à me moquer des officiers. Vous me prenez pour quel genre d’idiot à croire que je veux en devenir un ? Incapable de se retenir plus longtemps, Amara éclata de rire. — Pourriez-vous envoyer quelqu’un prévenir le comte que j’apporte des dépêches ? — Je crois que vous l’avez déjà prévenu vous-même, répliqua Giraldi avec un grognement railleur. Il n’y a pas tant de gens qui génèrent un grondement de tonnerre à faire trembler la vaisselle de toute la vallée en arrivant. À moins d’être sourd, tout le monde sait déjà que vous êtes ici. — Alors, je vous remercie de votre courtoisie, centurion, répondit Amara d’un ton espiègle. Elle hissa le sac sur une de ses épaules et se dirigea vers l’escalier, en faisant crisser le cuir de sa tenue de vol. — Quelle honte, fit remarquer Giraldi. Une jolie fille comme vous qui se promène habillée comme ça. Avec des vêtements d’homme. Et moulants que c’en est indécent. Vous devriez être en robe. — Ce que je porte est plus pratique, lança Amara sans se retourner. — J’ai remarqué avec quel souci de l’aspect pratique vous vous habillez chaque fois que vous venez voir Bernard, fit le vieux soldat d’une voix railleuse. Amara se sentit rougir malgré elle, même si, entre le vent et le froid qui lui avaient piqué les joues pendant le voyage, il y avait peu de risques que son trouble se voit. Elle descendit dans la cour ouest du camp. Lorsque Bernard avait pris le commandement de Garnison au départ du précédent comte, Gram, deux ans auparavant, il avait ordonné que toute trace de la bataille qui venait d’y faire rage disparaisse. Malgré cela, Amara avait toujours l’impression de pouvoir voir des taches de sang oubliées. Elle savait que tout le sang versé avait été nettoyé. Les seules taches qui restaient, c’étaient celles que ces événements avaient laissées dans son âme et dans son cœur. Cette pensée la dégrisa quelque peu, sans vraiment gâter son bonheur d’être là ce matin. La vie sur la frontière orientale d’Aléra, se rappela-t-elle, pouvait être ardue et difficile. Des milliers d’Aléréens avaient rencontré la mort sur le sol de cette vallée, et des dizaines de milliers de Marats. C’était un lieu qui avait baigné dans les privations, les dangers, les trahisons et la violence pendant près d’un siècle. Mais cela avait commencé à changer, en grande partie grâce aux efforts et au courage de l’homme qui s’en occupait pour la Couronne, et pour lequel Amara venait de braver les dangereux vents d’altitude. Bernard, le sourire aux lèvres, émergea des quartiers de commandement au centre du camp. Si la coupe de ses vêtements était un peu plus élégante qu’avant, et l’étoffe plus fine, il portait toujours les sobres vert et brun de l’Exploitant libre qu’il avait été, plutôt que les couleurs plus vives qui auraient proclamé son lignage et son allégeance. Grand, il avait les cheveux bruns, parsemés de gris précoce, et comme sa barbe, ils étaient coupés ras à la mode légionnaire. Il s’arrêta pour tenir la porte à une domestique aux bras chargés de linge, puis s’approcha d’Amara à grands pas assurés. Il avait une carrure d’ours et une démarche de félin à l’affût, songea Amara ; et c’était certainement le plus bel homme qu’elle ait jamais vu. Mais c’étaient ses yeux qu’elle préférait. Gris-vert, ils étaient comme Bernard lui-même : limpides, francs, grands ouverts, et il y avait peu de chose qui leur échappait. — Comte, murmura-t-elle en lui offrant sa main lorsqu’il arriva devant elle. — Comtesse, dit-il à son tour. Une flamme couvait dans ses yeux qui fit s’emballer le cœur d’Amara lorsqu’il lui prit la main avec des doigts pleins de douceur et s’inclina dessus. Elle crut pouvoir sentir la voix grave de Bernard résonner dans son ventre lorsqu’il poursuivit : — Bienvenue à Garnison, dame Curseur. Avez-vous fait bon voyage ? — Oui, enfin, maintenant que le temps s’éclaircit, répondit-elle en laissant sa main sur le bras de Bernard tandis qu’il la ramenait vers son bureau. — Quelles sont les nouvelles de la capitale ? — Plus divertissantes que d’habitude. C’est tout juste si le Consortium des Esclavagistes et la Ligue Dianique ne se battent pas en duel dans les rues, et les Sénateurs peuvent à peine mettre le nez dehors sans être agressés par l’un ou l’autre. Les villes du sud font tout ce qu’elles peuvent pour faire monter les prix des récoltes de l’année, en décriant l’avidité et la corruption des ducs du Mur, tandis que les villes du Mur dénoncent l’avarice du sud et exigent qu’on y augmente les taxes. Bernard eut un grognement. — Sa Majesté ? — En pleine forme. (Amara fit attention à respirer par le nez en marchant. Bernard dégageait une odeur d’aiguilles de pin, de cuir et de feu de bois qu’elle adorait.) Mais il fait moins d’apparitions cette année que par le passé. Des rumeurs disent que sa santé commencerait enfin à défaillir. — Il y a toujours eu ce genre de rumeurs. — Exactement. Votre neveu s’en sort bien à l’Académie, d’après ce qu’on m’a dit. — Vraiment ? A-t-il enfin… — Non, répondit Amara en secouant la tête. Et ils ont fait venir une dizaine de maîtres-furies différents pour l’examiner et travailler avec lui. Sans résultat. Bernard soupira. — Mais par ailleurs, il est excellent, poursuivit Amara. Ses instructeurs sont unanimement impressionnés par ses capacités intellectuelles. — Bien. Je suis fier de lui. Je lui ai toujours dit de ne pas laisser son problème l’empêcher d’aller de l’avant. Que l’intelligence et l’habileté le mèneraient plus loin que la furifèvrerie. Mais malgré tout, j’espérais… (Il soupira, adressant un respectueux signe de tête à deux légionnaires callidus qui revenaient du mess, chacun accompagné de son épouse officiellement inexistante.) Bref, que m’apportez-vous de la part du Premier Duc ? — Les dépêches habituelles, et des invitations pour vous et les Exploitants de la vallée au festival du Printemps. Bernard haussa un sourcil. — Il en a aussi envoyé une à ma sœur ? — À elle particulièrement, répondit Amara. (Ils entrèrent dans la résidence de commandement et montèrent l’escalier qui menait au bureau privé de Bernard.) Il y a plusieurs choses que vous devez savoir, poursuivit-elle en fronçant les sourcils. Sa Majesté m’a demandé de vous informer tous les deux des circonstances qui entoureront sa présence. En privé. Bernard hocha la tête et ouvrit la porte. — C’est ce que je me suis dit. Ses bagages sont déjà prêts. Je vais la faire prévenir, et elle devrait être là d’ici à ce soir. Amara entra dans la pièce et le regarda par-dessus son épaule, la tête penchée. — D’ici à ce soir, vraiment ? — Mmm. Peut-être pas avant demain matin, répondit Bernard en refermant la porte derrière lui. (Il la verrouilla d’un air détaché, avant de s’y adosser). Tu sais, Amara, Giraldi a raison. Une femme ne devrait pas porter des vêtements en cuir moulant comme ça. La jeune femme battit des paupières d’un air innocent. — Oh ? Pourquoi donc ? — Ça donne des idées à un homme. Amara s’avança lentement dans le bureau. Au fond de lui, Bernard était un chasseur, et un homme d’une grande patience quand il le fallait. Amara avait découvert qu’il était infiniment plaisant de mettre cette patience à l’épreuve. Et encore plus de la lui faire perdre. Elle entreprit de défaire sa tresse d’un brun doré. — Quel genre d’idées, Votre Excellence ? — Que tu devrais porter une robe, répondit Bernard d’une voix où perçait un léger grognement animal. Une lueur de désir passa dans ses yeux alors qu’il la regardait dénouer ses cheveux. Elle défit ses nattes avec une lenteur délibérée et entreprit de les démêler avec ses doigts. Elle avait eu les cheveux beaucoup plus courts par le passé, mais les laissait pousser depuis qu’elle avait remarqué à quel point Bernard les aimait longs. — Mais si je portais une robe, dit-elle, le vent la réduirait en lambeaux. Et quand je descendrais vous voir, monsieur, j’offrirais à Giraldi et à ses hommes le spectacle de tout ce que ces lambeaux ne couvriraient plus. (Elle battit des paupières et laissa tomber ses cheveux en cascades ébouriffées autour de son visage et de ses épaules. Elle vit Bernard plisser les yeux de plaisir à cette vue.) Je ne peux guère me promener dans une tenue aussi indécente sous les yeux d’une foule de légionnaires. Comme je l’ai dit au brave centurion, ces vêtements sont plus pratiques, voilà tout. Bernard s’écarta de la porte pour s’approcher d’un pas lent. Il se pencha vers elle et lui prit sa sacoche de messager. Ce faisant, il lui effleura l’épaule du bout des doigts, et Amara eut presque l’impression de les sentir à travers sa veste. Bernard était un redoutable terrafèvre, et ces derniers étaient toujours environnés d’une aura de désir physique purement instinctif, animal, comme un parfum tactile. Elle en avait ressenti l’influence dès leur première rencontre, et cela n’avait fait que s’amplifier depuis. Et, quand il en jouait délibérément, il pouvait faire en sorte qu’elle perde patience la première. Ce n’était pas juste, mais elle devait bien avouer qu’elle n’avait guère à se plaindre du résultat. Bernard posa la sacoche de messager et, continuant à avancer, plaqua Amara contre son bureau, les mains sur les hanches de la jeune femme, la forçant à cambrer le dos pour le regarder. — Ce n’est pas vrai, rétorqua-t-il à voix basse, et elle sentit un frisson d’excitation la parcourir lentement. Il lui effleura la joue du bout des doigts, puis fit doucement glisser sa main le long de son épaule et de son flanc. La sensation des doigts de Bernard qui s’attardaient sur sa peau laissa Amara hors d’haleine, en proie à un brusque désir. Bernard posa la main sur sa hanche et reprit : — S’ils étaient si pratiques, je pourrais te les arracher en un tour de main. Cela nous gagnerait du temps. (Il pencha la tête vers elle et lui effleura la joue des lèvres, avant d’enfouir son nez puis sa bouche dans ses cheveux.) Mmm. T’avoir en un tour de main. Ça, ce serait pratique. Amara essaya de prolonger l’attente, mais cela faisait des semaines qu’elle n’avait pas vu Bernard et, presque contre son gré, elle céda au plaisir sensuel de lover son corps contre le sien, en fléchissant une jambe pour la glisser le long de son mollet. Il approcha ses lèvres des siennes pour l’embrasser, et le feu lent de ce baiser, le goût exquis de sa bouche firent perdre à Amara toute capacité de réflexion. — Tu triches, murmura-t-elle un instant plus tard, haletante, en passant les mains sous la tunique de Bernard pour sentir les muscles solides et chauds de son dos. — Je ne peux pas m’en empêcher, répondit-il d’une voix rauque. (Il ouvrit la veste d’Amara et celle-ci cambra le dos en sentant l’air frais sur sa fine chemise.) J’ai envie de toi. Ça fait trop longtemps. — Ne t’arrête pas, souffla Amara, accompagnant ses mots d’un léger gémissement. Trop longtemps. Un bruit de bottes retentit dans l’escalier à l’extérieur du bureau de Bernard. Un pas à la fois. Bruyamment. Bernard, les yeux fermés, laissa échapper un grognement agacé. — Hem ! toussota la voix de Giraldi. Atchoum. Dites donc, j’ai un sacré rhume. Oui, un sacré rhume. Il va falloir que je voie un Guérisseur. Bernard se redressa et Amara dut se forcer à écarter ses doigts de lui. Elle se releva et, prise de vertige, s’assit au bord du bureau, les joues rouges, en s’efforçant de refermer toutes les agrafes de sa veste. Bernard rentra à la va-vite sa tunique sous sa ceinture, mais ses yeux étincelaient de colère contenue. Il alla à la porte, et Amara fut frappée par sa taille alors qu’il ouvrait le verrou et se plaçait dans l’embrasure, face au centurion resté à l’extérieur. — Désolé, Bernard, dit Giraldi. Mais… Il continua en chuchotant et Amara ne put entendre la suite. — Par les Corbeaux ! s’exclama brutalement Bernard. Amara leva vivement la tête en entendant le ton de sa voix. — Combien de temps on a ? demanda le comte. — Moins de une heure, répondit Giraldi. Appel aux armes général ? Bernard serra les dents. — Non. Placez votre centurie sur le rempart, en uniforme de cérémonie. Giraldi fronça les sourcils d’un air interrogateur. — Nous ne nous préparons pas à combattre, expliqua Bernard. Nous leur faisons une haie d’honneur. Compris ? — Parfaitement, Votre Excellence, répondit Giraldi d’une voix rendue nasillarde par un nez cassé à plusieurs reprises. Vous voulez notre meilleure centurie sur le rempart, armée jusqu’aux dents, pour faire passer un sale quart d’heure aux Marats s’ils sont là pour nous chercher des crosses, et sinon, vous voulez votre centurion le plus beau et le plus charmant pour les accueillir afin qu’ils se sentent les bienvenus. — Brave homme. Le sourire de Giraldi s’effaça et il baissa la voix avec un air sérieux bien qu’impavide. — Vous pensez qu’il y a de la bataille dans l’air ? Bernard lui donna une tape sur l’épaule. — Non. Mais je veux que vous informiez en personne le capitaine Grégor des Chevaliers et les autres centurions qu’il serait peut-être judicieux de procéder à une inspection des armes dans leurs quartiers pendant un moment, au cas où je me tromperais. — Bien, Votre Excellence. Le vieux centurion porta le poing à son cœur en un salut impeccable de légionnaire, inclina la tête à l’adresse d’Amara, et repartit d’un pas décidé. Bernard se retourna pour ouvrir une énorme armoire en bois solide. Il en sortit un vieux gambison usé et l’enfila avec des gestes expérimentés. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Amara. Bernard lui tendit une courte et robuste lame dans un fourreau attaché à un ceinturon. — Des ennuis, peut-être. Le glaive était l’arme de poing des légionnaires, et celle qui était la plus utilisée dans le royaume. Amara en avait l’habitude, et boucla le ceinturon sans avoir à regarder ce qu’elle faisait. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Il y a un groupe de Marats armés dans la plaine, répondit Bernard. Ils viennent vers nous. Chapitre 4 Amara sentit une tension discrète gagner lentement ses épaules. — Combien ? Bernard enfila sa cotte de mailles et la ceintura. — Deux cents, peut-être plus. — Mais n’est-ce pas trop peu pour constituer une force hostile ? — Probablement. Amara fronça les sourcils. — Tu ne penses quand même pas que Doroga nous attaquerait, surtout avec si peu de guerriers ? Bernard haussa les épaules, attrapa une lourde hache de guerre dans l’armoire, et en passa la sangle sur son épaule. — Ce n’est peut-être pas Doroga. Si quelqu’un d’autre l’a supplanté comme lui-même a pris la place d’Atsurak, une attaque est une possibilité, et je ne veux prendre aucun risque avec la vie de mes hommes et de mes fermiers. On se prépare au pire. Passe-moi mon arc. Amara se tourna vers la cheminée et décrocha du râtelier qui la surmontait un croissant de bois sombre sculpté aussi épais que sa cheville. Elle le tendit à Bernard, qui sortit de l’armoire un carquois de guerre à large bord rempli de flèches. Puis le colosse cala l’arc contre sa jambe, le recourba sans le moindre effort apparent – une tâche qui aurait nécessité deux hommes normaux équipés d’outils pour la mener à bien sans danger –, et y fixa une corde épaisse. — Merci, dit-il. Amara regarda l’arme d’un air dubitatif. — Tu crois vraiment que c’est nécessaire ? — Non. Mais s’il arrive quelque chose de grave, je veux que tu préviennes Riva immédiatement. Amara fronça les sourcils. Elle détesterait abandonner Bernard face au danger, mais son devoir en tant que messagère du Premier Duc était clair. — Bien sûr. — Veux-tu que je te trouve un haubert ? Amara secoua la tête. — Je suis déjà fatiguée par le voyage que je viens de faire. S’il faut que je reprenne les airs, je ne veux pas porter plus que le strict nécessaire. Bernard acquiesça et sortit promptement du bureau, et elle lui emboîta le pas. Ensemble, ils se dirigèrent vers la cour est et le mur monumental qui se dressait face aux vastes plaines des terres marates. Le rempart, qui faisait près de dix mètres de hauteur et d’épaisseur, paraissait intégralement constitué d’un bloc unique et titanesque de basalte noir. Des créneaux apparemment taillés dans la masse en hérissaient le sommet sur toute la longueur. Un portail assez haut et large pour laisser passer les plus gros gargantes se dressait au milieu, formé d’une seule plaque d’un métal noir qu’Amara n’avait encore jamais vu, extrait des profondeurs de la terre par le Premier Duc lui-même après la bataille, deux ans plus tôt. Ils montèrent les marches qui menaient aux créneaux, où les quatre-vingts vétérans grisonnants de Giraldi, survivants de la Seconde Bataille de Calderon, étaient en train de se rassembler avec discipline. Le passepoil rouge sang de l’Ordre du Lion qui ornait leur pantalon attirait le regard, et même s’ils étaient vêtus de leur uniforme de cérémonie, ils portaient tous leurs armes et leur armure de tous les jours, en simple acier, qui avaient fait leurs preuves au combat. Au loin dans la plaine, des silhouettes mouvantes approchaient de la forteresse, réduites par la distance à de simples taches sombres et indistinctes. Amara se pencha entre deux merlons et leva les mains devant elle en invoquant Cirrus, qui vint s’y lover pour modeler l’air en une plaque de lumière réfractée qui grossit l’image des lointains arrivants. — C’est Doroga, informa-t-elle Bernard. Et si je ne me trompe pas, c’est Hashat qui l’accompagne. — Hashat ? répéta Bernard d’un air étonné. Il a besoin d’elle pour patrouiller dans leurs marais à l’est et tenir les loups en respect. C’est dangereux pour eux de voyager ensemble avec si peu de guerriers. Amara, qui continuait à observer les Marats, dit d’une voix inquiète : — Bernard, Hashat est à pied. Son cheval boite. Il y a d’autres chevaux sans monture. Ils ont aussi des brancards. Des chevaux et des gargantes sans cavalier. Des animaux blessés. Bernard fronça les sourcils, puis hocha sèchement la tête. — Vous aviez raison, centurion. C’est une armée. Giraldi acquiesça. — Seulement ils ne viennent pas nous livrer bataille. Ils sont peut-être en train de fuir un ennemi. — Non. Ils marchent trop lentement, répondit Bernard. S’ils étaient poursuivis, ils auraient été rattrapés depuis le temps. Baissez vos armes, et prévenez les Guérisseurs. — Bien, monsieur. Le centurion fit signe à ses troupes de rengainer leurs armes puis se mit à hurler des ordres, envoyant des hommes chercher des baignoires pour les remplir d’eau, et convoquant les aquafèvres de Garnison à venir s’occuper des blessés. Il fallut plus de une heure au groupe de survivants de Doroga pour atteindre la forteresse, et lorsqu’ils arrivèrent enfin, les cuisiniers avaient empli l’air d’une odeur de viande rôtie et de pain frais, dressé des tables à tréteaux couvertes de nourriture, empilé un tas de foin pour les gargantes et rempli les auges près des écuries de grain et d’eau. Quant aux légionnaires de Giraldi, ils avaient dégagé un vaste espace à l’intérieur d’un des entrepôts pour y disposer des rangées de paillasses garnies de couvertures pour les blessés. Bernard ouvrit les portes et sortit à la rencontre des Marats. Amara l’accompagna. Ensemble, ils s’approchèrent à environ cinq mètres de l’énorme gargante noir couvert de cicatrices que montait Doroga, et dont l’odeur âcre et terreuse leur assaillait les narines. Le Marat lui-même était un homme colossal, grand et puissamment charpenté même comparé au reste de sa race, avec des muscles imposants qui roulaient sous sa peau. Son épaisse chevelure blanche était rassemblée en une tresse guerrière dans son dos et il avait une entaille en travers du torse où le sang s’était coagulé en gros caillots. Ses traits étaient rudes, mais ses yeux sombres qui observaient Bernard sous ses sourcils touffus brillaient d’intelligence. Il portait la tunique que les fermiers de Calderon lui avaient offerte après la bataille, même s’il lui avait fallu en déchirer le devant et arracher les manches pour faire de la place à ses bras. Le vent froid ne semblait aucunement le gêner. — Doroga, le salua Bernard. Le Marat inclina la tête. — Bernard. (Il désigna du pouce le groupe qui le suivait.) Blessés. — Nous sommes prêts à aider. Fais-les entrer. Doroga sourit largement, révélant de grandes dents carrées. Il hocha la tête en signe de remerciement et détacha un gros sac à bandoulière d’une sangle sur la selle tissée du gargante. Puis il attrapa une corde de cuir tressé et se laissa descendre en rappel du dos de sa monture. Il s’approcha de Bernard et échangea une poignée de main avec lui, à la marate, la main sur l’avant-bras l’un de l’autre. — Merci. Certaines blessures dépassent nos compétences. Je me suis dit que ton peuple voudrait peut-être bien nous aider. — Ce serait un honneur. (Bernard fit signe à Giraldi de prendre en charge les Marats qui avaient besoin de soins, tandis que des palefreniers s’approchaient pour examiner les chevaux et les gargantes blessés, ainsi qu’un ou deux loups ensanglantés.) Tu n’as pas l’air trop gravement blessé, poursuivit-il. — Comment va ton neveu ? demanda Doroga. — Il est parti étudier. Kitaï ? — Partie étudier, répondit le Marat. Puis, observant Amara, il s’exclama : — Ah, la fille qui vole. Tu devrais manger davantage, fillette. Amara éclata de rire. — J’essaie, mais le Premier Duc n’arrête pas de me faire courir à droite à gauche pour porter ses messages. — Trop courir a cet effet-là, acquiesça Doroga. Trouve-toi un homme. Fais des bébés. Ça marche toujours. Amara ressentit un léger pincement au cœur, mais fit de son mieux pour garder le sourire. — J’y songerai. — Ha ! fit Doroga avec un grognement railleur. Bernard, tu as peut-être quelque chose de cassé dans le pantalon ? Bernard s’empourpra violemment. — Euh. Non. Doroga s’aperçut de l’embarras du comte et éclata d’un gros rire. — Vous, les Aléréens. Tous les êtres vivants s’accouplent. Tous les êtres vivants aiment ça. Mais il n’y a que ceux de votre peuple pour feindre qu’ils ne font ni l’un ni l’autre. Amara s’amusa de la gêne de Bernard, même si seule la peine causée par les paroles de Doroga l’avait empêchée de rougir elle-même. Bernard allait probablement penser qu’elle avait trop l’expérience du monde pour se laisser décontenancer si facilement. — Doroga, dit-elle pour épargner à Bernard plus de gêne en changeant de sujet, comment avez-vous reçu cette blessure ? Qu’est-il arrivé à vos hommes ? Le sourire du chef marat s’effaça, et il tourna les yeux vers la plaine derrière lui, d’un air sinistre. — J’ai été imprudent, répondit-il. Le reste devra être d’abord pour vos oreilles seules. Nous devrions entrer. Fronçant les sourcils, Bernard acquiesça et fit signe à Doroga de le suivre. Tous trois entrèrent dans Garnison et se dirigèrent vers le bureau. — Veux-tu manger quelque chose ? demanda Bernard. — Une fois que mes gens l’auront fait, répondit Doroga. Ainsi que leurs chalas. Leurs animaux. — Je comprends. Assieds-toi, si tu veux. Le Marat secoua la tête et arpenta sans bruit le bureau, ouvrant l’armoire, inspectant les briques de la cheminée, ôtant plusieurs livres de leur modeste étagère pour en scruter les pages. — Votre peuple, dit-il, si différent du nôtre. — Par certains côtés, acquiesça Bernard. Mais par d’autres, si semblable. — Oui. (Doroga tourna rapidement les pages des Chroniques de Gaius, s’arrêtant pour examiner, sur l’une d’elles, une gravure xylographique.) Mon peuple ne connaît pas grand-chose de ce que connaît le tien, Bernard. Nous n’avons pas ces… Quel est le mot ? — Livres. — Livres. Ni le langage dessiné que ton peuple utilise dedans. Mais nous sommes un peuple ancien, et nous avons notre propre savoir. (Il indiqua sa blessure.) Un mélange de vulnéraire de l’ombre et d’oyat pilés a éliminé la douleur, arrêté le saignement et fermé cette plaie. Vous, vous auriez eu besoin de sutures ou de votre sorcellerie. — Je ne remets pas en question l’expérience ou les connaissances de ton peuple, Doroga, dit Bernard. Vous êtes différents de nous. Cela ne fait pas de vous nos inférieurs. Le Marat sourit. — Tous les Aléréens ne pensent pas comme toi. — C’est vrai. — Nous avons notre sagesse, reprit Doroga. Transmise de génération en génération depuis l’aube des temps. Nous chantons à nos enfants, ils chantent aux leurs, et ainsi nous nous rappelons ce qui a été. (Il s’approcha du feu et en tisonna les braises. Une lumière orange fit danser des ombres pourpres sur ses muscles et lui donna une expression sauvage.) J’ai été un véritable idiot. La sagesse des anciens m’avait prévenu, mais j’ai été trop bête pour reconnaître le danger. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Amara. Doroga prit une grande inspiration. — La forêt de Cire. Tu en as entendu parler, Bernard ? — Oui, répondit l’intéressé. Je l’ai vue une fois ou deux. Je n’y suis jamais descendu. — Sage de ta part. C’était un endroit dangereux. — « C’était » ? Le Marat acquiesça. — Ça ne l’est plus. Les créatures qui y vivaient sont parties. Bernard le regarda d’un air interloqué. — Parties ? Pour aller où ? Doroga secoua la tête. — Je n’en suis pas sûr. Pour l’instant. Mais notre sagesse nous parle d’elles, et nous prévient de ce qu’elles vont faire. — Tu veux dire que ton peuple a déjà assisté à ce genre de choses par le passé ? — Oui. Il y a très longtemps, notre peuple ne vivait pas là où il vit aujourd’hui. Nous sommes venus d’ailleurs. — Par-delà l’océan ? demanda Amara. Doroga haussa les épaules. — Par-delà l’océan. Par-delà le ciel. Nous étions ailleurs, puis nous étions ici. Mon peuple a vécu dans de nombreux pays. Nous arrivons sur de nouvelles terres. Nous nous lions avec ce qui y vit. Nous apprenons. Nous croissons. Nous chantons les chants de la sagesse à nos enfants. Amara fronça les sourcils. — Vous voulez dire… Est-ce pour cela qu’il y a plusieurs tribus parmi votre peuple ? Le Marat la regarda d’un air interloqué, comme un enseignant de l’Académie ayant affaire à une étudiante simple d’esprit, puis hocha la tête. — Regroupées par chalas. Par totems. Notre sagesse dit qu’il y a longtemps, dans un autre pays, nous avons rencontré une créature. Cette créature a volé le cœur et l’âme de notre peuple. Elle et son engeance sont passées de quelques dizaines à plusieurs millions. Elle nous a écrasés. A détruit nos terres et nos foyers. Elle a volé nos enfants, et nos femmes ont donné naissance à sa progéniture. Bernard s’assit dans un fauteuil près du feu, en fronçant les sourcils. — C’est une créature démoniaque qui peut prendre plusieurs formes, poursuivit le Marat. Elle peut prendre l’apparence des créatures dont elle a goûté le sang. Elle donne naissance à sa propre engeance de créatures. Elle transforme ses ennemis en… choses. En choses de sa propre création, qui se battent pour elle. Elle continue à prendre. À tuer. À engendrer. Jusqu’à ce qu’il ne reste rien pour la combattre. Bernard plissa les yeux, le regard rivé sur Doroga. Amara fit quelques pas pour venir se placer derrière son fauteuil, la main sur son épaule. — Ceci n’est pas une légende qu’on raconte au coin du feu, Aléréen, conclut calmement Doroga. Ce n’est pas une erreur. Cette créature est bien réelle. (Il avala sa salive, une expression sinistre sur le visage.) Elle peut prendre plusieurs formes, et notre sagesse nous enseigne de ne pas nous fier uniquement à son apparence pour reconnaître sa présence. C’est là mon erreur. Lorsque j’ai vu la créature pour ce qu’elle était, il était trop tard. — La forêt de Cire, fit Bernard. Doroga acquiesça. — Lorsque ton neveu et Kitaï sont revenus de l’Épreuve, quelque chose les a suivis. — Des araignées de cire, tu veux dire ? Le Marat secoua la tête. — Quelque chose de plus gros. De plus nombreux. — Attendez, intervint Amara. Vous parlez d’une ou de plusieurs créatures ? — Oui, répondit Doroga. C’est ce qui en fait une abomination devant l’Unique. Amara faillit grimacer de frustration. Le Marat n’utilisait tout simplement pas le langage de la même façon que les Aléréens, même lorsqu’il parlait leur langue. — Je ne crois pas avoir déjà entendu parler d’une telle chose par ici, Doroga, dit-elle. Le Marat haussa les épaules. — Non. C’est pourquoi je suis venu. Pour vous prévenir. Il s’avança d’un pas vers eux, s’accroupit et chuchota : — L’Abomination est ici. La sagesse des anciens nous dit le nom de ses serviteurs. Les vordu-ha. (Il frissonna, comme si ces mots le rendaient malade.) Et elle nous dit le nom de la créature elle-même. C’est la vorde. Un silence pesant régna un moment. Puis Bernard demanda : — Comment sais-tu tout cela ? Doroga indiqua la cour d’un signe de tête. — J’ai livré bataille à un nid de vordes hier à l’aube, avec deux mille guerriers. — Où sont-ils maintenant ? demanda Amara. Le Marat garda les yeux rivés sur le feu, le visage neutre. — Ici. Amara resta bouche bée d’horreur. — Mais tu n’en avais que deux cents avec… Doroga garda son expression sauvage et dure tandis qu’Amara se taisait sans terminer sa phrase. — Nous avons payé de notre sang pour détruire les vordes de ce nid. Mais la sagesse nous dit que quand les vordes abandonnent un nid, elles se divisent en trois groupes pour en bâtir de nouveaux. Pour proliférer. Nous avons pisté et détruit un de ces groupes. Mais il y en a deux autres. Je crois qu’il y en a un ici, dans votre vallée, caché sur les pentes de la montagne appelée « Garados ». — Et l’autre ? demanda Bernard, le front soucieux. En guise de réponse, Doroga plongea la main dans sa besace et en sortit un vieux sac à dos en cuir abîmé. Il le jeta sur les genoux de Bernard. Amara sentit celui-ci se raidir de tout son corps en regardant fixement l’objet. — Par les Grandes Furies, chuchota Bernard. Tavi. Chapitre 5 Des tourbillons de poussière soulevés par l’effondrement emplissaient l’étable du domaine d’Isana, et dessinaient avec les rayons de soleil perçant çà et là à travers le toit de douces stries de lumière dorée. Isana regarda fixement l’énorme traverse qui venait de tomber. Elle s’était cassée sans le moindre avertissement un moment après l’entrée d’Isana dans l’étable, venue nourrir les animaux. Si elle s’était tournée du mauvais côté, ou si elle avait été plus lente à réagir, elle n’aurait pas été là à cet instant, tremblant sous le contrecoup de la peur, mais serait morte, écrasée sous la poutre en compagnie des corps ensanglantés de deux poules malchanceuses. Sa première pensée fut pour ses fermiers. Y en avait-il dans l’étable au moment de l’accident, ou dans le grenier ? Par les Grandes Furies ! Y avait-il eu des enfants en train de jouer dans ce dernier ? Isana invoqua Rill, sa furie, et avec son aide sonda l’atmosphère de l’étable ; mais celle-ci était vide. Ce qui n’était probablement pas un hasard, se dit-elle, songeant soudain à une explication possible à cet accident. Elle se releva, encore tremblante, et s’approcha de la poutre pour l’examiner. Une de ses extrémités était rompue de manière irrégulière, hérissée de gros éclats de bois. L’autre était cassée de façon beaucoup plus nette, presque comme si elle avait été coupée à la scie circulaire. Mais ce n’était pas une lame qui avait fait cela. Le bois était sec et s’effritait, comme s’il avait été attaqué par une bande de termites. L’œuvre d’un furifèvre, songea Isana. L’œuvre délibérée d’un furifèvre. Pas un accident. Pas du tout. Quelqu’un avait essayé de la tuer. Isana prit soudain conscience avec plus d’acuité qu’elle se trouvait seule dans l’étable. La plupart des fermiers étaient à présent aux champs – ils n’avaient plus que quelques jours pour labourer et semer – et les gardiens de troupeaux étaient débordés, avec les cycles d’accouplement et la mise bas des agneaux, des veaux, des chevreaux et deux garganteaux à surveiller. Même les cuisines, le bâtiment le plus proche des étables, étaient vides, car c’était l’heure où les femmes de l’exploitation qui y travaillaient prenaient une pause pour manger leur propre repas dans la salle principale. En résumé, probablement personne n’avait entendu la traverse tomber… et personne n’entendrait Isana à présent si celle-ci appelait à l’aide. L’espace d’un instant, elle souhaita désespérément que son frère habite encore à l’exploitation. Mais ce n’était pas le cas. Elle allait devoir se débrouiller toute seule. Elle prit une grande inspiration pour se calmer et s’approcha furtivement d’un mur où une fourche était pendue à un crochet enfoncé dans une poutre. Elle décrocha l’outil en s’efforçant de rester silencieuse, et en continuant à inspecter l’étable avec l’aide de Rill. Ce charme d’eau était loin d’être précis, et même si un assassin était tapi à proximité, il n’éprouvait peut-être pas assez d’émotions pour que Rill puisse le détecter. Mais c’était mieux que rien. Les florifèvres pouvaient, quand ils en avaient besoin, utiliser leurs furies pour dissimuler leur présence au regard des autres, s’il y avait assez de matière végétale à disposition. Sur leurs ordres, les arbres changeaient l’orientation de leurs feuilles, l’herbe se tordait, et la moindre illusion de lumière et d’ombre pouvait les cacher même aux yeux les plus acérés et les plus méfiants. Et il y avait sur le sol de l’étable une couche de paille, épandue là pour neutraliser le froid de l’hiver, qui s’élevait presque jusqu’à la cheville. Isana resta immobile pendant un long moment, silencieuse, à l’affût d’un signe de présence. La patience ne pouvait que jouer en sa faveur : l’exploitation ne tarderait pas à se remplir de fermiers revenant des champs pour le repas de midi. Son agresseur, s’il était là, aurait déjà tenté quelque chose s’il la croyait vulnérable. Perdre la tête et s’exposer imprudemment à une attaque moins subtile serait la pire chose qu’elle pourrait faire. Dehors, un bruit de sabots qui approchaient au galop de l’exploitation retentit, et un cavalier fit passer le portail à sa monture. L’animal piétina et piaffa un moment, puis une voix de jeune homme appela : — Hé ho, il y a quelqu’un ? Exploitante Isana ? Isana retint son souffle un moment, puis le relâcha lentement, en se détendant un peu. Enfin, quelqu’un était arrivé. Elle baissa sa fourche et fit un pas vers la porte. Elle entendit un léger bruit dans son dos et un caillou rond rebondit une fois avant de se perdre dans la paille. Soudain, Rill l’avertit d’une vague de panique juste derrière elle. Isana se retourna en redressant instinctivement sa fourche et distingua, difficilement, une vague silhouette dans la pénombre de l’étable. Elle vit un éclair d’acier, ressentit une vive douleur à la hanche, et les dents de sa fourche mordirent durement dans de la chair vivante. Avec un cri étranglé de terreur et de défi, elle mit tout son poids derrière l’outil et se rua en avant. Elle repoussa l’assassin contre la lourde porte d’une des stalles de l’écurie, et perçut avec une terrible acuité la soudaine douleur, la surprise et la peur crue qui émanaient de son agresseur. Les dents de la fourche s’enfoncèrent violemment dans le bois de la porte, et le charme de dissimulation de son attaquant vacilla avant de s’évanouir complètement. Il n’était plus assez jeune pour être appelé un enfant, mais pas encore assez vieux pour être considéré comme un homme. Il semblait avoir cet âge, le plus dangereux, où la force, l’adresse et l’assurance se mêlent à la naïveté et à l’idéalisme ; où les jeunes gens habiles aux arts de la violence sont aisément manipulés et poussés à faire usage de ces compétences avec une efficacité brutale, et sans poser la moindre question. L’assassin la dévisagea un instant, les yeux écarquillés, le teint déjà pâle. Un soubresaut secoua son bras, et son arme lui échappa des doigts : une lame étrange, légèrement incurvée, et non le glaive plus répandu. Il essaya de repousser la fourche, mais ses mains avaient perdu toute force. L’une des dents de l’outil devait avoir sectionné un vaisseau dans son abdomen, supposa Isana. C’était la seule chose qui pouvait l’avoir neutralisé aussi rapidement. Sinon, même blessé, il aurait été capable de lui assener un nouveau coup d’épée. Ce raisonnement provenait d’une partie d’Isana qui fonctionnait avec une froideur objective. Mais le reste de son être était au supplice. Sa connexion avec Rill était trop ouverte et trop intense pour qu’elle puisse s’en détacher facilement. Toutes les émotions du jeune homme s’engouffrèrent dans ses pensées et dans ses perceptions avec une clarté déchirante. Elle ressentit la souffrance atroce que lui causaient ses blessures, sa panique et son désespoir en comprenant ce qui lui arrivait, et qu’il ne pouvait rien y faire. Puis elle sentit sa peur et sa douleur laisser place à un mélange de vague stupeur, de calme regret et d’intense épuisement. Paniquée, elle retira ses sens du jeune homme en hurlant silencieusement à Rill de rompre le contact avec lui. Elle faillit sangloter de soulagement en sentant les émotions de l’assassin s’effacer des siennes, et le regarda dans les yeux. Le jeune homme la dévisagea un moment. Il avait les yeux couleur de noix et une petite cicatrice au-dessus du sourcil gauche. Il s’affaissa, et son poids détacha la fourche de la porte. Puis sa tête roula sur sa poitrine, un peu sur le côté. Ses yeux devinrent fixes. Frémissante, Isana le regarda mourir. Puis elle tira sur l’outil. Elle dut appuyer un pied sur le torse du jeune homme pour avoir la force de l’enlever. Lorsque enfin elle réussit, des filets de sang s’écoulèrent paresseusement des trous laissés dans l’abdomen du cadavre. Celui-ci s’effondra sur le côté, ses yeux vitreux tournés vers Isana. Elle avait tué ce jeune homme. Elle l’avait tué. Il n’était pas plus vieux que Tavi. C’était trop pour elle. Elle tomba à genoux, et son estomac se souleva. Les yeux rivés sur le sol de l’étable, frissonnante, elle était parcourue de vagues de nausée, d’horreur et de peur. Elle entendit des pas entrer dans l’étable, mais elle ne réagit pas. La révolte de son estomac calmée, elle se laissa tomber sur le côté. Elle resta là, allongée, forte d’une seule certitude : si elle n’avait pas tué cet homme, lui l’aurait assurément tuée. Quelqu’un qui avait les moyens de louer les services d’un tueur professionnel voulait sa mort. Elle ferma les yeux, trop épuisée pour faire autre chose, et se contenta de ne pas prêter attention aux fermiers qui l’entouraient et d’oublier son angoisse et sa terreur en sombrant dans l’inconscience. Chapitre 6 — Quand s’est-elle évanouie ? demanda une voix masculine grave. Son frère, songea Isana. Bernard. La voix qui répondit était vieille et légèrement chevrotante. Isana reconnut la calme assurance de Brigitte l’Ancienne. — Un peu avant midi. — Elle est pâle, fit remarquer une autre voix d’homme, plus aiguë et moins sonore. Vous êtes sûr qu’elle n’a rien ? — Autant que je peux l’être, Aric, répondit Bernard. Elle n’est pas blessée. (Il expira lentement.) On dirait qu’elle s’est évanouie en abusant de sa furifèvrerie. Ce ne serait pas la première fois qu’elle repousse ainsi ses limites. — C’est peut-être aussi une réaction à l’affrontement, intervint Amara. Le choc. Bernard acquiesça en grognant. — Il arrive la même chose aux jeunes légionnaires après une bataille, parfois. Les Grandes Furies savent que c’est une chose terrible de tuer un homme. (Isana sentit la main large et chaude de son frère se poser sur ses cheveux. Il sentait le cheval écumant, le cuir et la poussière, et une angoisse contenue filtrait dans sa voix.) Pauvre Isana. Est-ce qu’on peut faire quoi que ce soit d’autre pour elle ? Isana inspira profondément et fit un effort pour parler, sans toutefois réussir à émettre plus qu’un murmure : — Commence par te laver les mains, petit frère. Elles empestent. Bernard laissa échapper un cri de joie, et Isana fut immédiatement broyée dans l’une de ses étreintes d’ours. — Je vais peut-être avoir besoin de ma colonne vertébrale intacte, Bernard, protesta-t-elle d’une voix rauque ; mais elle ne put s’empêcher de sourire. Son frère la reposa immédiatement sur le lit en retenant prudemment sa force. — Désolé, Isana. Elle lui posa la main sur le bras et lui sourit. — Sincèrement. Ça va. — Bien, fit Brigitte d’un ton sec. (C’était une minuscule vieille femme aux cheveux blancs et au dos voûté, mais à l’esprit encore bien plus vif que la plupart des gens, et elle était déjà une véritable institution dans la vallée des années avant la Première Bataille de Calderon, sans parler des événements plus récents. Elle se leva et fit signe à Bernard et à Aric de déguerpir.) Allez, dehors. Ouste ! Vous avez tous besoin de manger quelque chose, et Isana apprécierait sûrement quelques instants d’intimité. Isana lui adressa un sourire de gratitude puis dit à Bernard : — Je descends dans un moment. — Tu es sûre que tu ne ferais pas mieux de…, commença-t-il. Elle leva une main et répéta d’un ton plus ferme : — Ça va. Je meurs de faim. — D’accord, céda Bernard, avant de battre en retraite devant Brigitte comme un bélier complaisant devant un chien de berger. Mais on va manger dans le bureau. Il y a certaines choses dont nous devons discuter. Isana fronça les sourcils. — Très bien. Je vous rejoins tout de suite. Une fois qu’ils furent partis, Isana prit quelques instants pour rassembler ses esprits pendant qu’elle faisait un brin de toilette. Son estomac se souleva de dégoût en voyant le sang sur sa jupe et sur sa tunique, et elle les enleva aussi vite que possible pour les jeter au feu. C’était du gâchis, mais elle savait qu’elle n’aurait jamais pu les remettre de toute façon. Pas après avoir vu le voile de la mort tomber sur les yeux du jeune homme. Elle s’arracha à ce souvenir macabre et ôta également ses sous-vêtements, pour en mettre des propres. Elle défit sa longue tresse brune, remarquant vaguement au passage qu’elle avait encore plus de cheveux gris. Elle se regarda d’un air pensif dans le petit miroir sur sa commode, tout en se peignant. Plus de cheveux gris, certes ; mais à la regarder, nul n’aurait su dire son âge, bien sûr. Elle était mince (beaucoup trop, selon les critères de la mode) et ses traits étaient encore ceux d’une jeune femme de tout juste vingt ans, soit vingt de moins que son âge véritable. Si elle atteignait celui de Brigitte, elle donnerait peut-être un jour l’impression d’avoir la trentaine. Seuls ses cheveux gris la trahissaient, et elle refusait de les teindre. Peut-être parce qu’entre son corps trop fin et l’apparente jeunesse dont bénéficiaient les aquafèvres, seul ce gris permettait de l’identifier comme une femme et non comme une jeune fille. C’était un témoignage contestable des souffrances et des pertes qu’elle avait endurées au cours de sa vie, mais c’était le seul qu’elle avait. Elle laissa ses cheveux libres plutôt que de refaire sa tresse, et fronça les sourcils en contemplant son reflet. Dîner dans le bureau plutôt que dans la grand-salle ? Cela signifiait sans doute que Bernard – ou plus probablement Amara – craignait les oreilles indiscrètes. Ce qui signifiait que la Curseur apportait quelque message de la Couronne. Isana sentit de nouveau son ventre se nouer, cette fois d’anxiété. L’assassin de l’étable était arrivé à un moment pour le moins équivoque. Quelle probabilité existait-il qu’une chose pareille ait lieu seulement quelques heures avant la venue d’un messager de la Couronne dans la vallée ? Les deux événements étaient vraisemblablement liés. Ce qui soulevait la question suivante : qui avait envoyé cet homme la tuer ? Les ennemis de la Couronne ? Ou bien Gaius lui-même. Cette hypothèse n’était pas aussi ridicule qu’on aurait pu le penser, étant donné ce qu’elle savait. Elle avait rencontré le Premier Duc et senti sa présence. Elle savait que c’était un homme dur, volontaire, qui gouvernait d’une main de fer et était prêt à tromper et, si nécessaire, à tuer pour protéger sa position et son peuple. Il n’hésiterait pas à la faire assassiner si elle devenait une menace pour lui. Et pour ce qu’il en savait, elle en était peut-être une. Elle frissonna et réprima ses inquiétudes, se forçant à voiler ses peurs de pensées fortes et rassurantes. Cela faisait vingt ans qu’elle gardait son secret, et personne dans le royaume ne savait mieux mentir qu’elle. Elle avait beau apprécier Amara, et se réjouir de voir à quel point celle-ci rendait son frère heureux, la jeune femme était un Curseur, et loyale à la Couronne. On ne pouvait pas lui faire confiance. Les pièces aux murs de pierre allaient être froides à présent que le crépuscule était tombé sur la vallée, aussi Isana mit-elle un épais châle rouge sur ses épaules, par-dessus sa robe d’un bleu profond, avant d’enfiler ses pantoufles et de traverser sans bruit les couloirs du domaine de Bernard – non, de son domaine – en direction du bureau. La pièce n’était pas grande, et à cette profondeur à l’intérieur de l’exploitation, il n’y avait pas de fenêtres. Presque tout l’espace était rempli par deux tables, et les murs étaient occupés par un tableau noir et des étagères. En hiver, quand le travail se faisait rare, les enfants de l’exploitation venaient y apprendre les bases du calcul et de la lecture, et chercher dans les archives sur la furifèvrerie des conseils pour utiliser leurs propres furies. Mais là, c’étaient Bernard, Amara et Aric, le plus jeune Exploitant de la vallée, qui étaient assis à l’une des tables, sur laquelle le dîner avait été servi. Isana se glissa silencieusement dans la pièce et referma la porte. — Bonsoir. Je suis désolée de n’avoir pas pu vous accueillir comme il se devait, Vos Excellences, Exploitant. — Ne dites pas n’importe quoi, répondit Aric en se levant avec un sourire. Bonsoir, Isana. Bernard se leva aussi, et tous deux attendirent qu’Isana soit assise pour reprendre leur place. Ils mangèrent en conversant calmement de la pluie et du beau temps pendant un moment, jusqu’à ce que la fin du dîner arrive. — Tu as à peine dit un mot, Aric, fit alors remarquer Isana tandis qu’ils repoussaient leur assiette et restaient assis à siroter une tasse de thé brûlant. Comment s’est passé l’hiver pour toi et les tiens ? Le visage d’Aric s’assombrit. — Je crains que ce soit la raison de ma présence ce soir. J’ai… (Il rougit légèrement.) Eh bien, pour être franc, j’ai un problème et je voulais vous consulter avant de déranger le comte Bernard à ce sujet. L’intéressé fronça les sourcils. — Par toutes les furies, Aric. Je suis toujours le même qu’il y a deux ans, titre ou non. Tu ne devrais pas avoir peur de me déranger quand il s’agit d’un problème d’exploitation. — D’accord, monsieur. Je ne le ferai plus, Votre Excellence. — Bien. Le jeune homme se retourna promptement vers Isana et poursuivit : — J’ai rencontré des problèmes, et je crains d’avoir besoin de l’aide du comte. Amara se cacha la bouche derrière la main jusqu’à ce qu’elle puisse camoufler son sourire derrière sa tasse. Bernard se laissa de nouveau aller contre son dossier avec un sourire tolérant, mais Isana perçut autre chose chez lui : un brusque sursaut d’anxiété. Aric se resservit un peu de vin et s’écarta de nouveau de la table. C’était un homme sec, tout en bras et en jambes, et encore trop jeune pour avoir la musculature plus affirmée de la maturité. Mais on lui reconnaissait une rare intelligence, et, ces deux dernières années, il avait travaillé assez dur sur les deux exploitations dont il avait la responsabilité pour se dissocier complètement de ce qui était désormais considéré comme un regrettable lien de parenté avec son défunt père, Kord. — Il y a un prédateur sur l’exploitation est, reprit-il d’un ton grave. Il nous manquait un tiers du bétail que nous avions dû laisser pâturer dans la montagne pendant l’hiver, et nous pensions qu’ils avaient été tués par des thanatodons ou même un ratite. Mais il y a encore deux vaches qui ont disparu depuis que nous les avons rentrées dans nos pâturages clôturés. Isana fronça les sourcils. — Tu veux dire qu’elles ont été tuées ? — Je veux dire qu’elles ont disparu. La veille au soir, elles étaient dans le pré. Le lendemain matin, elles n’y étaient plus. Pas d’empreintes. Pas de sang. Pas de cadavres. Juste disparues. Isana le regarda avec surprise. — Voilà qui est… bizarre. Des voleurs de bétail ? — C’est ce que j’ai pensé. J’ai pris deux de mes florifèvres et on est allés dans les collines pour essayer de traquer le coupable. On a cherché leur camp, et on l’a trouvé. (Aric avala une grosse gorgée de vin.) Il devait bien y avoir eu au moins une vingtaine d’hommes dans ce campement, d’après les traces, mais ils n’y étaient plus. Les feux étaient éteints, mais il y avait encore un bout de viande carbonisée sur une broche. Il y avait des vêtements, des armes, des tapis de couchage et des outils étalés un peu partout, comme s’ils étaient partis brusquement sans rien emporter avec eux. L’expression soucieuse de Bernard s’accentua ; Aric se tourna vers lui d’un air sérieux. — C’était… pas normal, monsieur. Effrayant. Je ne sais pas comment vous le décrire autrement, mais ça nous a hérissé les cheveux sur la nuque. Et la nuit approchait, alors avec mes hommes, on est rentrés à l’exploitation le plus vite possible. (Son visage pâlit un peu plus.) L’un d’eux, Grimard… Vous vous souvenez de lui, monsieur, celui avec la cicatrice sur le nez ? — Oui. Un légionnaire atticain, je crois, venu passer sa retraite ici avec son cousin. Je l’ai vu terrasser deux guerriers loups à la Seconde Bataille de Calderon. — C’est lui. Il n’est jamais arrivé jusqu’à l’exploitation. — Pourquoi ? demanda Isana. Qu’est-ce qui s’est passé ? Aric secoua la tête. — On était déployés en ligne sur la route ; j’étais au milieu, il n’était pas à cinq mètres derrière moi. Une minute, il était là, et la minute d’après, lorsque je me suis retourné, il avait disparu. Tout simplement… disparu. Pas le moindre bruit. Pas la moindre trace. Pas le moindre signe de lui. (Aric baissa les yeux.) J’ai eu peur, et je me suis enfui. Je n’aurais pas dû. — Par les Corbeaux, mon garçon, s’exclama Bernard, les sourcils toujours froncés. Au contraire, tu as bien fait. Un truc pareil, j’en aurais perdu mes cheveux de peur ! Aric le regarda puis baissa de nouveau les yeux, sans se départir de son expression honteuse. — Je ne sais pas quoi dire à la femme de Grimard. On espère qu’il est toujours en vie, mais… (Il secoua la tête.) Je n’y crois pas. Ce n’est pas à des bandits ou à des Marats qu’on a affaire. Je ne saurais pas dire pourquoi. C’est juste… — Ton instinct, acheva Bernard. Ne le néglige jamais, mon garçon. Quand est-ce que c’est arrivé ? — Hier soir. J’ai ordonné que les enfants restent à l’intérieur des murs de l’exploitation, et que personne ne sorte hormis en groupes d’au moins quatre personnes. Je suis parti à la première heure ce matin pour en parler avec Isana. Bernard exhala lentement en jetant un coup d’œil à Amara. La Curseur hocha la tête, se leva et s’approcha de la porte. Isana l’entendit murmurer quelque chose en touchant le bois ; ses oreilles lui firent mal un bref instant, puis se débouchèrent. — Nous devrions pouvoir parler librement, maintenant, dit Amara. — Parler librement de quoi ? demanda Aric. — De quelque chose que j’ai appris de Doroga ce matin, répondit Bernard. Il dit qu’il existe un genre de créature qu’il appelle une « vorde ». Qu’elle vivait dans la forêt de Cire, et que quelque chose l’en a fait partir. Isana fronça les sourcils en écoutant son frère répéter tout ce que Doroga lui avait confié sur cette créature. — Je ne sais pas, monsieur, dit Aric d’un ton dubitatif. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Un métamorphe buveur de sang ? On en aurait entendu parler, non ? — D’après Doroga, lorsqu’on en entend parler, il est peut-être déjà trop tard. S’il a vu juste concernant l’emplacement du nid sur le mont Garados, cela pourrait expliquer les pertes dans ton exploitation, Aric. — Vous êtes sûr qu’il ne vous raconte pas des histoires ? — J’ai vu nos Guérisseurs soigner plus de deux cents Marats et au moins autant de leurs bêtes, Aric. Ça n’avait rien d’une farce. Si Doroga dit qu’il a perdu près de deux mille guerriers, je le crois. Bernard termina de relayer à Isana et Aric ce que le chef marat lui avait appris. Isana croisa les bras en frissonnant. — Et le troisième nid ? Bernard et Amara échangèrent un autre regard, et elle n’eut guère besoin de ses dons d’aquafèvre pour deviner que son frère lui mentait lorsqu’il répondit : — Doroga a lancé des traqueurs sur sa piste. Dès qu’on l’aura trouvé, on s’en occupera. Mais en attendant, je préfère me concentrer sur le nid qu’on a localisé. — Deux mille hommes, murmura Aric. Comment allez-vous faire pour attaquer ce nid ? La vallée tout entière ne contient pas autant d’habitants, Bernard. — Les Marats n’avaient pas de Chevaliers avec eux. Nous, si. Je pense qu’on est au moins capables de contenir ces vordes le temps que des renforts arrivent de Riva. — S’ils arrivent, intervint Isana. Bernard tourna brusquement les yeux vers elle. — Que veux-tu dire ? — Tu as vu comment Aric a réagi quand tu lui as révélé ta source, et pourtant il connaît Doroga. Ne sois pas étonné si le Haut Duc de Riva refuse catégoriquement de tenir compte de la parole d’un barbare. Amara se mordit la lèvre, les yeux plissés. — Elle n’a peut-être pas tort. Rivus déteste les Marats pour tout un tas de raisons. — Mais il y a des Aléréens qui meurent, Amara. — C’est un argument raisonnable. Mais Rivus ne le sera peut-être pas. Il est déjà à court d’argent après avoir dû reconstruire Garnison et aider à réparer les exploitations. Il va se retrouver les poches vides s’il est forcé de mobiliser ses légions. Il va vouloir attendre la dernière extrémité avant de faire cela, et il ne va certainement pas se précipiter pour gaspiller des fonds sur la simple foi des récits d’épouvante d’un barbare sans furies. Et si ça se trouve, il est déjà parti à la capitale pour assister aux cérémonies de la fête du Printemps. — Si ça se trouve, il est encore ici. Amara leva la main en un geste apaisant. — Tout ce que je dis, c’est que ça va être difficile d’obtenir de l’aide si on ne se base que sur les observations d’un chef de horde marat. Rivus méprise Doroga. — Je préfère agir qu’attendre passivement. Et puis, de toute façon, j’ai déjà envoyé une estafette. Ce qui est fait est fait. Il n’y a plus de temps à perdre. — Pourquoi ? demanda Aric. — D’après Doroga, les vordes de ce nid vont se reproduire et se diviser en trois nouveaux groupes avant la fin de la semaine. Si on ne les détruit pas maintenant, elles risquent de se répandre plus vite que nous pouvons les trouver et les tuer. Cela étant, si Rivus ne réagit pas immédiatement, nous devrons peut-être nous débrouiller tout seuls. Aric acquiesça, même si cette nouvelle n’avait pas l’air de lui plaire. — Qu’est-ce que je peux faire pour aider ? — Retournez dans votre exploitation, répondit Amara. Commencez à faire des provisions d’eau potable, à préparer des baignoires pour les Guérisseurs, des bandages, ce genre de choses. Nous ferons de votre domaine notre base d’opérations pendant que nous localiserons le nid. — Très bien, dit Aric en se levant de table. Dans ce cas, je souhaite y retourner immédiatement. — Ça peut être dangereux, après la tombée de la nuit, le prévint Amara. — Je contournerai la montagne de loin. Ma place est auprès de mes fermiers. Bernard le regarda fixement un instant, puis hocha la tête. — Sois prudent, Exploitant. Ils se firent leurs adieux en murmurant, et Aric sortit du bureau. Une fois la porte refermée, Amara se tourna vers Isana pour lui tendre une enveloppe. — Qu’est-ce que c’est ? demanda l’Exploitante. — Une invitation au festival du Printemps, de la part de la Couronne. Isana haussa les sourcils. — Mais c’est dans quelques jours à peine ! — On m’a laissé entendre que Sa Majesté avait déjà assigné plusieurs Chevaliers Aeris à votre transport. Isana secoua la tête. — Je crains que cela soit impossible, dit-elle. Surtout tant que cette histoire de vordes ne sera pas réglée. Il va y avoir besoin de Guérisseurs. Amara la regarda d’un air contrarié. — On ne vous donne pas vraiment le choix, Isana. On a besoin de vous à la capitale. Vous êtes devenue une vraie pomme de discorde. Isana eut l’air surprise. — Ah bon ? — Oui. En vous élevant au même rang que les membres masculins de la noblesse terrienne, Gaius a tacitement déclaré une sorte d’égalité de statut entre les hommes et les femmes. En conséquence, beaucoup de gens y ont vu une permission d’accorder aux femmes un certain nombre de droits qui leur étaient refusés auparavant. Et d’autres ont profité de l’occasion sans vergogne. Plusieurs villes ont commencé à taxer la vente des esclaves de sexe féminin aussi lourdement que celle des hommes. Le Consortium des Esclavagistes est furieux et exige une législation pour revenir à la situation antérieure, et la Ligue Dianique s’est ralliée contre eux. — Je ne vois pas le rapport avec ma présence à la capitale pour le festival du Printemps. — L’équilibre des forces a commencé à basculer au Sénat. Si Gaius veut empêcher celui-ci d’échapper complètement à son contrôle, il lui faut le soutien de la Ligue Dianique. Alors il a besoin de vous là-bas, pendant le festival, à la vue de tout le royaume, pour montrer le soutien ferme que vous lui apportez. — Non, répondit Isana d’un ton sans réplique. J’ai des obligations plus vitales ici. — Plus vitales que de protéger la stabilité du royaume ? s’étonna Amara d’une voix douce. Dites donc, vous devez être très occupée ! Isana se leva d’un bond, les yeux plissés de colère, et gronda : — Je n’ai pas besoin d’une enfant comme vous pour me dire ce que je dois faire. Bernard se leva en regardant Isana d’un air choqué. — Isana, je t’en prie ! — Non, Bernard. Je n’ai pas à jouer les chiens savants et à faire le beau dès que Gaius claque des doigts. — Bien sûr que non, fit Amara. Mais vous êtes la seule personne qui puisse lui donner l’avantage dont il a besoin pour empêcher le royaume de s’enfoncer dans une guerre civile. C’est pourquoi quelqu’un a ordonné votre assassinat en premier lieu ; à moins que cela ne vous ait pas effleuré l’esprit ? Bernard posa une main sur l’épaule de sa sœur pour la calmer, mais les paroles d’Amara firent l’effet d’un verre d’eau glacée à Isana. — Une guerre civile ? On en est donc arrivés là ? Amara repoussa ses cheveux en arrière d’un geste fatigué. — Ça semble plus probable de jour en jour. Le Consortium des Esclavagistes est soutenu par plusieurs villes du sud, tandis que celles du nord et du Mur de Protection montrent une préférence pour la Ligue Dianique. Il est impératif que Gaius maintienne son autorité sur la majorité du Sénat, et la Ligue Dianique représente le levier dont il a besoin. Mes ordres étaient de vous donner cette information, puis de vous accompagner, vous et votre frère, à la capitale. Isana se rassit lentement. — Mais la situation a changé. Amara hocha la tête. — Si Doroga a vu juste concernant les vordes, ce pourrait être une menace terrible. Il faut s’en occuper sans tarder, et, avec Bernard, nous allons donc rester ici pour le faire, puis vous rejoindre le plus tôt possible après. — Et, ajouta Bernard, nous pensons savoir où se dirige le troisième groupe de vordes. Isana haussa un sourcil interrogateur. Bernard mit la main dans une besace qu’il avait apportée avec lui et en sortit un vieux sac en cuir abîmé. — Les éclaireurs de Doroga l’ont trouvé au bord d’une piste qui menait droit vers la capitale. Isana regarda l’objet d’un air perplexe. — N’est-ce pas le vieux sac d’Ombre ? — Si. Mais il l’avait donné à Tavi avant qu’il entre dans la forêt de Cire. Tavi l’a perdu là-bas dans la bagarre. Il y a son odeur dessus. — Sang et Corbeaux ! s’exclama Isana. Es-tu en train de me dire que cette créature est à sa poursuite ? — Il semblerait, répondit Amara. Les Chevaliers Aeris arrivent demain matin. Isana, vous devez vous rendre à la capitale et obtenir une audience auprès de Gaius dès que possible. Parlez-lui des vordes, et faites en sorte qu’il vous croie. Il faut qu’il trouve leur nid et les arrête. — Pourquoi n’envoyez-vous pas plutôt un messager ? — Trop risqué, répondit Bernard. Si celui-ci est retardé, ou si Gaius est trop occupé par ses préparatifs pour le festival, une paire de bras supplémentaire sera plus utile ici. Amara acquiesça. — Il acceptera forcément de vous voir, Isana. Vous êtes peut-être la seule personne à pouvoir éviter tout le tralala protocolaire et le voir immédiatement. — Très bien. Je le ferai. Je lui parlerai. Mais pas avant de m’être assurée que Tavi est en sécurité. Amara grimaça mais hocha la tête. — Merci. Ça n’a jamais été mon intention de vous envoyer seule dans la fosse aux lions. Beaucoup de gens vont s’intéresser à vous. Certains d’entre eux pourront être relativement fourbes et dangereux. Je peux vous fournir une escorte : un homme en qui j’ai toute confiance, appelé Nédus. Il vous retrouvera à la Citadelle et devrait être capable de vous aider. Isana acquiesça calmement et se leva. — Merci, Amara. Ça va aller. Elle fit un pas vers la porte et vacilla, manquant de tomber. Bernard la rattrapa à temps. — Holà. Est-ce que ça va ? Isana ferma les yeux et secoua la tête. — J’ai juste besoin de repos. La journée commence tôt, demain. (Elle rouvrit les yeux et regarda son frère d’un air inquiet.) Tu seras prudent, n’est-ce pas ? — Je serai prudent, répondit-il. Si tu me promets de l’être aussi. Elle lui adressa un faible sourire. — Marché conclu. — Ne t’inquiète pas, Isana, dit Bernard. Nous allons faire en sorte que tout le monde reste en sécurité. Surtout Tavi. Isana hocha la tête et reprit son chemin d’un pas plus ferme. — Oui. À supposer, bien sûr, qu’il ne soit pas déjà trop tard. Chapitre 7 Lorsque le soleil se coucha, Fidélias avait parcouru plus de cent cinquante kilomètres depuis qu’il avait vu les gens de l’Exploitante Isana la retrouver, et laissé la vallée de Calderon loin derrière lui. Les pavés furiforgés de la chaussée lui prêtaient leur force par le biais de sa propre furie de terre, et il avait beau avoir près de soixante ans, cette longue course lui avait demandé relativement peu d’énergie. Il ralentit en arrivant en vue de l’auberge, et fit les dernières centaines de mètres en marchant, essoufflé, les jambes et les bras légèrement brûlés par l’effort. Des nuages gris traversèrent le ciel embrasé du crépuscule, et il se mit à pleuvoir. Fidélias ramena le capuchon de sa cape par-dessus sa tête. Son crâne s’était davantage dégarni ces dernières années, et s’il ne le protégeait pas, la pluie glacée serait non seulement désagréable mais aussi dangereuse pour sa santé. Nul espion digne de ce nom ne se serait permis d’attraper froid. Il imagina les conséquences mortelles qu’aurait pu avoir le fait d’éternuer ou de tousser lorsqu’il était dans la grange avec Isana et celui qui avait tenté d’assassiner l’Exploitante. L’idée de mourir en mission ne le dérangeait pas, mais il était prêt à se vouer aux Corbeaux s’il laissait cela arriver à cause d’une petite erreur. L’auberge était un exemple typique de ce genre de construction dans la moitié nord du royaume : un mur de trois mètres de haut entourant une grand-salle, des écuries, deux baraquements et une forge de taille modeste. Il contourna la grand-salle, où les voyageurs devaient être en train de prendre un repas chaud. Son estomac gargouilla. Les gens ne commenceraient à chanter, danser et boire que plus tard dans la soirée, et en attendant, il ne prendrait pas le risque d’être reconnu par des dîneurs qui n’avaient rien de mieux à faire pour tromper leur ennui que d’observer et de converser avec les autres voyageurs. Il gravit furtivement l’escalier du deuxième baraquement, ouvrit la porte de la chambre la plus éloignée de l’entrée, et la referma à clé derrière lui. Il considéra le lit un instant : ses muscles et ses articulations lui faisaient mal, mais le devoir passait avant le confort. Avec un soupir, il alluma le feu préparé dans la cheminée, se débarrassa de sa cape et versa l’eau d’un broc dans un large bol. Puis il sortit une petite flasque de son sac, l’ouvrit et ajouta dans le récipient quelques gouttes provenant des sources profondes cachées sous la citadelle d’Aquitaine. L’eau dans le bol se mit presque aussitôt à onduler, et une longue aiguille de liquide émergea de sa surface pour former lentement, en tremblotant, la silhouette miniature d’une femme en peignoir, à la beauté plus frappante que conventionnelle, qui semblait approcher de la trentaine. — Fidélias, dit la représentation. (Sa voix était faible, douce, très lointaine.) Vous êtes en retard. — Dame Invidia, répondit Fidélias en inclinant la tête. Je crains que l’opposition n’ait pas eu la politesse de prendre en considération nos contraintes temporelles. La femme sourit. — Un agent a été envoyé. Avez-vous appris quelque chose sur lui ? — Rien de bien concret. Mais il était armé d’un couteau kalarien et savait ce qu’il faisait. — Un Corbeau de Sang kalarien. Les rumeurs étaient donc vraies. Kalarus a sa propre ligue de Curseurs. — Apparemment. Dame Invidia éclata de rire. — Seul un homme d’une extrême intégrité pouvait résister à l’envie de dire « je vous l’avais bien dit ». — Merci, madame. — Que s’est-il passé ? — Cela s’est joué à peu. Quand sa première stratégie a échoué, il a paniqué et s’est jeté sur elle avec son couteau. — L’Exploitante a été tuée ? — Non. Elle a perçu sa présence juste avant qu’il l’attaque, et l’a tué avec une fourche. L’image haussa les sourcils avec surprise. — Impressionnant. — C’est une femme redoutable, madame, toute aquafèvrerie mise à part. Si je puis vous poser la question, madame, comment s’est conclu le sommet de la Ligue ? L’image pencha la tête pour l’observer d’un air pensif. Puis elle répondit : — Elle a décidé de soutenir et de promouvoir le statut de l’Exploitante Isana. — Je vois, dit Fidélias en hochant la tête. — Vraiment ? Vous voyez vraiment ce que cela peut signifier ? L’effet que cela peut avoir sur le cours de notre histoire ? Fidélias pinça les lèvres. — Je suppose qu’à long terme, cela pourrait aboutir à un statut de parité légale et politique entre les sexes. Je m’efforce de ne pas penser en termes historiques, madame. Seulement en termes de causes et d’effets. — Ce qui signifie ? — Ce qui signifie que l’effet le plus immédiat sera économique, et par conséquent politique. L’accession d’une femme au statut de Citoyenne à part entière aura des répercussions immédiates sur le commerce des esclaves. S’il devient aussi coûteux de vendre et d’acheter des esclaves de sexe féminin que de sexe masculin, cela aura un effet désastreux sur l’économie des villes du sud. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle Kalarus a cherché à faire éliminer Isana de Calderon. — Le Haut Duc Kalarus est un porc débauché, dit Invidia d’un ton neutre. Je suis sûre qu’il a dû faire une crise cardiaque lorsqu’il a entendu parler de l’Exploitante Isana. Fidélias plissa les yeux. — Ah. Le Premier Duc savait exactement comment le Haut Duc Kalarus allait réagir. Dame Invidia esquissa un sourire ironique. — En effet. Gaius a plutôt bien divisé ses ennemis en introduisant cette question. Les alliances de mon mari sont dans le nord, et celles de Kalarus dans le sud, et, si l’Exploitante l’appuie publiquement, Gaius pourrait également voler le soutien de la Ligue Dianique à mon époux. — Celle-ci ne se rangerait pas à votre avis, madame ? Invidia fit un geste de dénégation. — Vous me flattez, mais je ne contrôle pas la Ligue à ce point. Personne n’en serait capable. Mon époux comprend simplement l’intérêt du soutien de la Ligue, et celle-ci voit ce qu’elle y gagne en retour. Notre relation est basée sur un échange d’avantages. — Je suppose que vos associés et alliés sont conscients de la situation. — Très. Le sort de cette femme sera une démonstration de la compétence de mon mari. (Dame Invidia secoua la tête d’un air fatigué.) L’issue de cette affaire est absolument cruciale, Fidélias. Notre réussite consolidera les alliances de mon mari tout en ébranlant la foi des partisans de Kalarus. Un échec pourrait paralyser irrémédiablement nos projets d’avenir. — Selon moi, il est encore prématuré de chercher la confrontation avec Kalarus. Dame Invidia acquiesça. — Je n’aurais certainement pas choisi cette conjoncture, mais, en accordant la Citoyenneté à cette femme, Gaius a forcé la main de Kalarus. (Elle fit un geste dédaigneux.) Mais une confrontation avec la faction de Kalarus était de toute façon inévitable. Fidélias hocha la tête. — Quels sont mes ordres, madame ? — Rendez-vous de ce pas à la capitale pour la fête du Printemps. Fidélias regarda fixement l’image, puis répondit : — Vous plaisantez. — Non. Isana va être officiellement présentée au royaume et au Sénat à la fin du festival, et soutenir publiquement Gaius par sa présence. Nous devons empêcher cela. Fidélias dévisagea dame Invidia un moment, pris d’une telle frustration qu’il ne put entièrement l’éliminer de sa voix. — Je suis recherché. Si on m’identifie à la capitale, où beaucoup de monde connaît mon visage, je serai capturé, interrogé et tué. Sans parler du fait qu’Isana elle-même me reconnaîtra immédiatement. Dame Invidia l’observa attentivement. — Et alors ? — Et alors, répondit Fidélias en gardant un ton neutre, cela risque de mettre un frein à mes libres déplacements dans la ville. — Fidélias, répliqua l’image d’un ton de réprimande, vous êtes l’un des hommes les plus dangereux que je connaisse. Et vous êtes sans aucun doute le plus ingénieux. (Elle lui jeta un regard direct, presque avide.) C’est ce qui vous rend si séduisant. Vous vous débrouillerez. C’est l’ordre de mon époux autant que le mien. Fidélias serra les dents, mais inclina la tête. — Oui, madame. Je… trouverai un moyen. — Parfait. Le soutien d’Isana à Gaius pourrait coûter à mon mari celui de la Ligue Dianique. Vous devez éviter cela à tout prix. Notre avenir en dépend… tout comme le vôtre. La représentation aqueuse retomba lentement dans le bol et disparut. Un instant, Fidélias regarda celui-ci en grimaçant puis, avec un juron, il l’envoya voler à l’autre bout de la pièce. Le récipient en céramique se brisa sur les pierres de l’âtre. Fidélias essuya son visage en sueur avec ses mains. Impossible. Ce que le Haut Duc et la Duchesse d’Aquitaine lui demandaient était impossible. Il allait le payer de sa vie. Il fit la moue. Il était désormais inutile d’essayer de dormir cette nuit, et même sa faim s’était effacée devant la nervosité provoquée par sa conversation avec dame Invidia. Il enfila des vêtements secs, attrapa sa cape et ses affaires, et repartit dans la nuit. Chapitre 8 Tavi avait mal aux jambes à force de rester accroupi sur un toit surplombant la Domus Malleus, une ancienne forge reconvertie en l’un des restaurants les plus populaires du quartier commerçant de la ville d’Aléra. Le jour était en train de céder sa place au crépuscule, et les rues avaient commencé à se remplir d’ombres. Boutiquiers et marchands fermaient leurs fenêtres et leurs portes pour la nuit et rangeaient leurs marchandises jusqu’à la réouverture du marché le lendemain matin. Des odeurs de pain frais et de viande en train de rôtir emplissaient l’air. Un mouvement convulsif agita la jambe de Tavi, menaçant de se transformer en crampe. Immobilité et patience étaient nécessaires à tout chasseur, et l’oncle du jeune homme lui avait tout appris sur l’art de la traque et de la chasse. Tavi avait pisté les énormes moutons élevés par son oncle sur des sentiers rocailleux de montagne, rattrapé chevaux et veaux égarés, traqué les chats sauvages et les thanatodons qui s’attaquaient aux troupeaux de son oncle, et étudié leurs habitudes. En guise de leçon finale, Bernard lui avait appris à traquer les daims sauvages, des créatures tellement silencieuses, vigilantes et rapides que seuls les chasseurs les plus doués et les plus persévérants avaient la moindre chance d’en attraper. Ce voleur n’était pas un cervidé de montagne, mais Tavi avait pensé que quelqu’un d’aussi rusé et insaisissable, même pour des légionnaires municipaux expérimentés, avait probablement le même genre de comportement. Il était vraisemblablement prudent, circonspect et rapide. La seule façon d’attraper ce genre de gibier était de déterminer de quoi il avait besoin, et où il allait se le procurer. C’est pourquoi Tavi avait passé l’après-midi à parler aux officiers de la légion municipale, pour savoir où le voleur avait frappé et ce qu’il avait pris. Le criminel avait des goûts éclectiques. Un bijoutier avait perdu une broche de cape en argent d’un certain prix, et plusieurs peignes en ébène ; mais d’autres colifichets plus précieux entreposés au même endroit avaient été dédaignés. Un drapier s’était vu délesté de trois capes de qualité. Un cordonnier avait perdu une paire de bottes en peau de garim. Mais, de manière plus caractéristique, c’étaient majoritairement des restaurants, des épiceries et des boulangeries qui avaient souffert de cambriolages nocturnes fréquents. Qui que soit le voleur, il n’en avait pas après l’argent. En fait, à en juger d’après l’extravagante variété des objets dérobés, c’était presque comme s’il volait ses trophées au gré de ses impulsions, pour le plaisir. Mais les cambriolages répétés de cuisines et de celliers indiquaient un unique point commun avec les daims sauvages des montagnes dont Tavi était originaire. Le voleur avait faim. Une fois que Tavi eut compris cela, la suite s’était révélée beaucoup plus aisée. Il avait simplement attendu que les restaurants commencent à préparer le repas du soir, puis s’était laissé guider par son odorat jusqu’à l’établissement d’où émanait l’odeur la plus appétissante. Il avait trouvé un endroit d’où il pouvait surveiller l’entrée de la cuisine, et s’y était installé pour attendre que le daim vienne chercher sa pitance. Tavi ne vit ni n’entendit le voleur arriver, mais les cheveux sur sa nuque se hérissèrent et un étrange frisson lui parcourut l’échine. Il se figea, osant à peine respirer, et, un instant plus tard, aperçut une silhouette silencieuse, recouverte d’une cape sombre, qui franchissait furtivement l’arête du toit de la Domus Malleus et sautait avec légèreté au sol près de la porte de la cuisine. Tavi redescendit dans la rue et gagna en courant la ruelle derrière le restaurant. Il s’y enfonça à pas de loup et se cacha dans un recoin sombre en attendant que sa proie réapparaisse. Celle-ci ressortit de la cuisine quelques secondes plus tard, en glissant quelque chose sous sa cape. Tavi retint son souffle en regardant le voleur longer la ruelle comme un fantôme et passer à moins de deux pas de l’endroit où il était caché. Il attendit qu’il soit passé, puis surgit de l’ombre, l’attrapa par la cape et tira violemment. Le voleur réagit avec la rapidité d’un chat sur ses gardes. En sentant Tavi tirer sur sa cape, il fit volte-face et lui jeta un pot en argile rempli de soupe bouillante à la figure. Tavi fit vivement un pas de côté pour l’esquiver, et le voleur lui lança une assiette remplie de restes de rôti, le heurtant durement à la poitrine. Tavi tituba en arrière. Le voleur tourna les talons et s’enfuit dans la rue piétonnière. Tavi reprit son équilibre et se lança à sa poursuite. L’autre avait le pied léger, et Tavi arrivait tout juste à le suivre. Courant en silence, ils longèrent les rues sombres, éclairées à intervalles réguliers par les sphères chaudes et colorées des lampes-furies. En passant devant la boutique d’un tonnelier, le voleur renversa un baril, obligeant Tavi à sauter par-dessus. Mais celui-ci gagna du terrain et se jeta sur le dos du voleur. Il manqua son coup, mais réussit à lui attraper la jambe et la tira violemment pour le faire tomber. Ils luttèrent éperdument en silence, pendant quelques secondes à peine. Tavi essaya de faire une clé de bras à son adversaire, mais celui-ci était trop vif et se contorsionna jusqu’à ce qu’il réussisse à décocher un coup de coude au visage de Tavi. Le jeune homme esquiva, mais le voleur se retourna vivement et le frappa au menton avec l’arête de la main. Sonné, Tavi perdit sa prise sur le voleur, qui se releva et disparut dans le noir avant que Tavi ait pu se remettre debout. Il reprit sa poursuite, mais en vain. Le voleur avait réussi à s’enfuir. Tavi cracha un juron et ressortit de la ruelle sombre d’un pas furieux, pour retourner vers la Domus Malleus. Au moins, songea-t-il, il allait s’offrir un bon repas pour se dédommager de sa peine. Il déboucha sur la rue principale avec un air renfrogné, et heurta de plein fouet un imposant piéton. — Tavi ? s’exclama Max d’un ton surpris. Qu’est-ce que tu fais ici ? Tavi regarda son camarade de chambre avec stupéfaction. — Et toi, alors ? ! — Je suis attaqué par des Academs de Calderon qui font la tronche, répondit Max, avec l’ombre d’un sourire dans la voix. Il haussa les épaules pour rajuster sa cape sombre autour de lui et lissa sa tunique. La brume nocturne était en train de s’amasser, épaisse et glacée. Tavi sentit le froid s’insinuer jusqu’à sa peau couverte de sueur et frissonna. Il secoua la tête. — Désolé. Je suppose que je pourrais être plus vigilant. Mais sérieusement, qu’est-ce que tu fiches ici ? Max eut un grand sourire. — Il y a une jeune veuve à quelques rues d’ici. La solitude lui pèse par les nuits brumeuses. — À cette époque de l’année, il y a de la brume toutes les nuits, répliqua Tavi. Le sourire de Max s’agrandit. — J’ai remarqué aussi. — Il y a une raison au fait que les gens te détestent. — La jalousie est un sentiment répandu chez les inférieurs, acquiesça Max d’un air magnanime. À mon tour. Qu’est-ce que tu fiches ici ? Ça ne le ferait pas si le chouchou de Gaius se faisait attraper à sortir en douce après le couvre-feu. — J’ai rendez-vous avec quelqu’un, répondit Tavi. — Mais bien sûr, fit Max d’un ton aimable. Avec qui ? — Tu n’es pas le seul à sortir de l’Académie après la tombée de la nuit. Max partit d’un énorme éclat de rire. Tavi le regarda d’un air renfrogné. — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? — Il est évident que tu n’as pas rendez-vous avec une fille. — Comment tu sais ça ? — Parce que même un puceau comme toi essaierait de s’arranger un peu. Des vêtements propres, un coup de peigne, un bon bain, ce genre de choses. Toi, tu as l’air de t’être roulé par terre dans la rue. Tavi s’empourpra d’embarras. — La ferme, Max. Va plutôt voir ta veuve. Mais Max préféra s’appuyer au mur du restaurant en croisant les bras. — J’aurais pu t’assommer plutôt que de te laisser me rentrer dedans. Et tu ne te serais rendu compte de rien. Ça ne te ressemble pas. Tout va bien ? — Je suis trop occupé, c’est tout, répondit Tavi. J’ai fait du calcul toute la journée, après l’épreuve de ce matin… Max grimaça. — Je suis désolé que ça se soit passé comme ça, Tavi. Killian est peut-être capable de compenser sa cécité grâce à ses furies, mais ça ne lui permet pas de voir tes forces, c’est sûr. Tavi haussa les épaules. — Je savais que ça se passerait comme ça. Et je suis de service auprès de Gaius, ce soir. — Encore ? — Ouais. — Alors pourquoi est-ce que tu n’es pas à l’internat en train de dormir tant que tu le peux ? Tavi commença à faire un geste évasif de la main, puis plissa les yeux d’un air suspicieux et sourit. — Aha ! Pourquoi est-ce que tu n’es pas déjà parti rejoindre ta veuve, Max ? Elle doit s’impatienter. — Il est tôt. Elle peut attendre, répondit son ami en fronçant les sourcils. — Elle peut attendre que tu aies terminé ton épreuve pour Killian ? Max crispa les épaules. — De quoi est-ce que tu parles ? — De ta propre mission, répondit Tavi. Killian t’en a confié une à toi aussi. Il t’a demandé de découvrir ce que je fais. Max ne put masquer sa surprise. Puis il leva les yeux au ciel. — Killian t’a sûrement dit de garder le secret sur la tienne, quelle qu’elle soit. — Bien entendu. Et, non, je ne te dirai pas de quoi il s’agit. — Par les Corbeaux, Calderon. Quand tu es malin comme ça, ça me donne envie de te cabosser le visage. — La jalousie est un sentiment répandu chez les inférieurs, répliqua Tavi avec un petit sourire. (Max feignit de lui donner un coup de poing, et Tavi baissa légèrement la tête.) Depuis combien de temps est-ce que tu me suis ? — Quelques heures. Je t’ai perdu lorsque tu es descendu du toit. — Si Killian savait que tu t’es révélé à moi, il te mettrait aussitôt zéro. Max haussa une épaule nonchalante. — Ce n’est qu’une épreuve. Je suis confronté à toutes sortes d’épreuves depuis que je sais marcher. — Le Haut Duc Antillus ne serait pas content si tu échouais. — Ah ben maintenant, je suis sûr de ne pas réussir à dormir, répondit Max d’un ton railleur. Tavi esquissa un sourire. — Est-ce qu’il y a vraiment une veuve ? Max sourit de toutes ses dents. — Même s’il n’y en avait pas, je suis sûr que je pourrais en trouver une. Ou faire en sorte qu’il y en ait une, s’il le fallait. Tavi étouffa un rire. — Qu’est-ce que tu comptes faire cette nuit, alors ? Max fit la moue. — Je pourrais continuer à te suivre, mais ça ne me paraît pas très correct. (Il esquissa une croix sur son ventre.) Tu as ma parole. Je vais te laisser tranquille, plutôt que de te faire perdre une heure de sommeil à me semer. Tavi hocha la tête en adressant un sourire de gratitude à son ami. Max avait fait serment de vérité, une vieille coutume du nord. Il n’aurait jamais ne serait-ce qu’envisagé de manquer à une promesse aussi solennelle. — Merci, dit Tavi. — Mais, attention, je finirai par découvrir ce que tu trafiques, fit Max. Pas tant pour Killian que parce qu’il est temps que quelqu’un te montre que tu n’es pas aussi malin que tu le crois. — Tu ferais mieux d’aller te coucher, dans ce cas, fit Tavi, relevant le défi. Parce que ça n’arrivera que dans tes rêves. Le sourire éclatant de Max perça l’obscurité. Le jeune homme heurta légèrement son torse du poing – le salut des légionnaires – puis disparut dans la nuit brumeuse. Une fois Max parti, Tavi frotta son torse endolori à l’endroit où l’assiette l’avait percuté. À en juger par la douleur, il allait avoir une ecchymose. Une grosse. Mais il allait au moins pouvoir prendre un bon repas pour sa peine. Il posa le pied sur le seuil de la Domus Malleus. Les énormes carillons au sommet de la Citadelle se mirent à sonner, chaque coup émettant un son grave dont la vibration aurait fait frémir l’eau d’un bol, accompagné d’une pluie de notes aiguës et tremblotantes, d’une beauté vaguement triste. Les cloches sonnèrent neuf fois, et Tavi poussa un juron. Il n’allait pas avoir le temps de s’arrêter manger. Même s’il faisait le plus vite possible, il allait lui falloir près de une heure pour remonter vers la Citadelle du Premier Duc par les rues tortueuses d’Aléra puis descendre dans les profondeurs souterraines de la forteresse. Il allait arriver à son poste auprès du Premier Duc maculé de taches, couvert de sueur et avec près de une heure de retard. Et il avait un examen d’histoire le lendemain matin. Et il n’avait toujours pas attrapé le voleur de Killian. Avec découragement, il entreprit de retraverser la capitale au pas de course. Il n’avait pas fait deux cents mètres qu’un grondement se fit entendre dans le ciel et qu’une lourde pluie se mit à tomber à seaux. — Ça c’est sûr, tu fais un sacré héros du royaume, marmonna Tavi pour lui-même. Haletant, sale et en retard, il s’arrêta à la porte de la salle de méditation du Premier Duc. Il essaya de réajuster sa cape et sa tunique, puis les regarda avec impuissance. Il aurait fallu une légion de blanchisseuses pour le rendre présentable. Il se mordilla la lèvre, repoussa sa tignasse brune et trempée de son visage, et entra. Gaius se tenait une fois de plus sur la mosaïque aux couleurs tourbillonnantes, courbé, comme plié en deux par la fatigue ou la douleur. Il avait le teint terreux, et sa courte barbe ne semblait plus composée que de poils blancs. Mais le pire était ses yeux. Ils étaient enfoncés dans leur orbite, cernés de noir, le blanc injecté de sang autour d’un iris dont la couleur s’était délavée et ternie. Une lueur dure et malsaine y brûlait : ce n’était plus celle de détermination, d’orgueil et d’énergie à laquelle Tavi s’était habitué, mais quelque chose de plus cassant, de plus effrayant. Gaius le regarda avec mauvaise humeur et dit sèchement : — Tu es en retard. Tavi inclina profondément la tête et garda la position. — Oui, Sire. Je n’ai aucune excuse, et vous prie de me pardonner. Gaius resta silencieux un moment, puis se mit à tousser. Il fit un geste agacé en direction des carreaux de mosaïque, dispersant les formes et les couleurs qui s’en élevaient, et s’assit au petit bureau calé contre le mur, le temps que sa toux se calme. Il resta ensuite assis, les yeux fermés, le souffle trop court et trop rapide. — Va ouvrir le placard, mon garçon. Mon vin aux épices. Tavi se redressa aussitôt et se dirigea vers le placard près du banc dans l’antichambre. Il remplit un verre de vin et le tendit à Gaius, qui le vida avec une grimace, puis observa le jeune homme d’un air revêche. — Pourquoi es-tu en retard ? — Examens de fin d’année, répondit Tavi. Ils me prennent plus de temps. — Ah, fit Gaius. Je crois me rappeler plusieurs incidents de ce genre durant ma propre éducation. Mais ce n’est pas une excuse pour manquer à tes devoirs, jeune homme. — Non, Sire. Gaius toussa de nouveau, en grimaçant, et tendit son verre à Tavi pour que celui-ci le remplisse de nouveau. — Sire ? demanda le garçon. Est-ce que ça va ? L’étincelle de colère sèche et amère réapparut dans le regard du Premier Duc. — Mais oui. Tavi se passa la langue sur la lèvre avec nervosité. — C’est que, Sire, vous avez plutôt… mauvaise mine. Le regard de Gaius se fit franchement revêche. — Qu’est-ce que tu peux bien en savoir ? Je pense que le Premier Duc sait mieux qu’un bâtard d’apprenti berger s’il se sent bien ou non. Ces paroles heurtèrent Tavi plus durement qu’un coup de poing. L’adolescent recula d’un pas et détourna les yeux. — Je vous demande pardon, Sire. Je ne voulais pas vous offenser. — Évidemment que tu ne voulais pas, répliqua Gaius. (Il posa son verre si durement que le pied se cassa.) Personne n’offense délibérément un homme de pouvoir. Mais tes paroles rendent ton manque de respect pour mon jugement, ma fonction, ma personne même, parfaitement clair. — Non, Sire, je ne veux pas dire que… La voix de Gaius crépita de colère, et le sol frémit en réponse. — Tais-toi, jeune homme. Je ne tolérerai aucune autre interruption de ta part. Tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai à faire. De tout ce que j’ai dû sacrifier pour protéger ce royaume. Ce royaume dont les Hauts Ducs me tournent maintenant autour comme une meute de chacals. Comme des corbeaux. Sans gratitude. Sans pitié. Sans respect. Tavi ne répondit rien, mais la hauteur et le timbre de la voix du Premier Duc étaient tellement altérés qu’il commençait à avoir du mal à comprendre ce que Gaius disait. Il ne l’avait jamais entendu s’exprimer avec si peu de sang-froid. — Regarde, dit le Premier Duc. Attrapant Tavi par le col avec une force soudaine et terrifiante, il le traîna dans la salle de divination, sur la mosaïque de couleurs tourbillonnantes qui palpitaient et dansaient, créant un nuage d’ombre et de lumière qui représentait les terres du royaume. Au centre de la mosaïque, Gaius fit un geste brusque de la main, et les couleurs de la carte se brouillèrent pour former soudain l’image d’une terrible tempête qui s’abattait sur un malheureux village côtier. — Tu vois ? gronda Gaius. La peur de Tavi s’atténua un peu, laissant place à la fascination. L’image du village devint plus nette, comme s’ils s’en rapprochaient. Il vit des fermiers en train de fuir vers l’intérieur des terres, mais qui furent rattrapés par les noirs bras de la mer. Les eaux s’abattirent sur le village, sur les habitants, et tout disparut. — Par les Corbeaux, murmura Tavi. Son estomac frémit et se tordit, et il fut content de ne pas avoir mangé. Il trouva à peine la force de chuchoter : — Vous ne pouvez pas les aider ? Gaius poussa un hurlement. Sa voix retentit comme le rugissement furieux d’une bête sauvage. Les lampes-furies s’embrasèrent d’un éclat aveuglant, et l’air présent dans la pièce se mit à tournoyer, formant un petit cyclone. Le cœur rocheux de la montagne trembla sous l’effet de la rage du Premier Duc, et le sol se souleva tellement que Tavi fut projeté au sol. — Qu’est-ce que tu crois que je fais depuis tout ce temps, gamin ? hurla Gaius. Jour ! Nuit ! ET CE N’EST PAS SUFFISANT ! (Faisant volte-face, il gronda quelque chose d’un ton féroce, et la chaise et la table d’un côté de la pièce ne prirent pas seulement feu : elles explosèrent littéralement. Il y eut un rugissement, un éclair de lumière et une bouffée de chaleur, et les tisons calcinés des deux meubles en bois volèrent à travers la pièce pour rebondir sur les murs en crépitant, laissant un fin voile de cendres en suspension dans la pièce.) J’AI TOUT DONNÉ ! TOUT ! IL NE ME RESTE PLUS RIEN À SACRIFIER, ET CE N’EST PAS SUFFISANT ! La voix du Premier Duc se brisa, et, chancelant, il dut mettre un genou à terre. Le vent, le feu et la pierre se calmèrent, et il redevint soudain un simple vieillard, quelqu’un qui aurait vieilli trop vite dans un monde trop dur. Les yeux enfoncés encore plus profondément dans leur orbite, il tremblait et toussait en s’agrippant la poitrine à deux mains. — Votre Majesté, murmura Tavi en s’approchant du vieil homme. Sire, je vous en prie. Laissez-moi aller chercher quelqu’un pour vous aider. La toux de Gaius s’apaisa lentement, même si Tavi eut l’impression que c’était plus le résultat d’un affaiblissement des poumons du Premier Duc qu’une réelle amélioration de sa santé. Le vieil homme fixa d’un œil trouble l’image du village côtier et dit : — Je ne peux pas. J’ai essayé de les protéger. De les aider. J’ai tant essayé. Tant perdu. Et j’ai échoué. Tavi sentit les larmes lui monter aux yeux. — Sire. — J’ai échoué, chuchota Gaius. Échoué. Ses yeux se révulsèrent. Sa respiration était rapide et superficielle, haletante. Ses lèvres rêches, gercées, sèches. — Sire ? murmura Tavi. Sire ? Il y eut un long silence, troublé seulement par les efforts de Tavi pour réveiller le Premier Duc, en l’appelant par son titre et par son nom. Mais Gaius ne répondit pas. Chapitre 9 À cet instant, Tavi comprit une vérité terrifiante : le sort du Premier Duc, et par conséquent de tout Aléra, reposait entièrement entre ses mains. Ce qu’il allait faire dans les moments qui suivaient, il le savait, aurait des répercussions sur tout le royaume. Son premier réflexe fut de courir chercher de l’aide en hurlant, mais il se retint et, comme Maestro Killian le leur avait appris, se força à prendre son temps et à mettre ses émotions de côté pour analyser le problème de manière froide et rationnelle. Il ne pouvait pas se contenter d’appeler les gardes. Ils viendraient, bien sûr, et des médecins s’occuperaient du Premier Duc, mais la situation éclaterait au grand jour. Si la nouvelle se répandait que la santé du Premier Duc s’affaiblissait, cela pourrait se révéler désastreux de multiples façons. Tavi n’était pas dans le secret des réunions privées du Premier Duc, mais il n’était pas non plus sourd ou idiot. Grâce aux bribes de conversations qu’il surprenait pendant ses gardes, il savait plus ou moins ce qui se passait dans le royaume. Gaius occupait une position fragile face à plusieurs des Hauts Ducs les plus ambitieux. C’était un vieillard sans héritier, et, si jamais ils commençaient à le voir comme un vieillard mourant sans héritier, cela risquait de provoquer des séditions de toutes sortes, depuis les procédures officielles du Sénat et du Conseil des Ducs jusqu’à un véritable soulèvement militaire. C’était précisément la raison pour laquelle Gaius avait reformé la Légion Royale, après tout : pour renforcer la sécurité de son règne et réduire les risques de guerre civile. Mais cela signifiait également que toute personne déterminée à arracher le pouvoir des mains de Gaius serait presque certainement obligée d’en venir à l’affrontement. L’idée même des légions et des ducs d’Aléra en train de se faire la guerre les uns aux autres aurait été inconcevable pour Tavi avant les événements de la Seconde Bataille de Calderon. Mais il avait vu les résultats de l’utilisation des furies contre des citoyens et des soldats aléréens, et ces images continuaient à le hanter dans ses cauchemars. Il frissonna. Par les Corbeaux et les Furies, pas ça. Pas encore. Il examina le vieil homme. Le cœur de ce dernier battait encore, bien qu’à un rythme irrégulier. Sa respiration était haletante, mais égale. Tavi ne pouvait rien faire de plus pour lui, ce qui signifiait qu’il allait devoir trouver de l’aide. Mais qui pouvait-il mettre sans risque dans la confidence ? À qui Gaius aurait-il fait confiance ? — Sire Miles, espèce d’imbécile, s’entendit-il dire. Miles est le capitaine de la Légion Royale. Le Premier Duc lui fait confiance, sinon il ne lui aurait pas donné le commandement de cinq mille hommes armés à l’intérieur de ses propres murs. Tavi n’avait d’autre choix que de quitter le chevet du malade pour envoyer chercher le capitaine. Il glissa sa cape roulée en boule sous la tête de Gaius et arracha le coussin du fauteuil du Premier Duc pour lui surélever les jambes. Puis il tourna le dos et remonta l’escalier en courant vers le second corps de garde. Mais en approchant, il entendit des voix qui haussaient le ton. Il s’arrêta, le cœur battant. Quelqu’un était donc déjà au courant de ce qui venait de se passer ? Il s’avança prudemment, jusqu’à ce qu’il aperçoive les gardes, de dos. Ceux-ci étaient tous debout, la main à l’épée. Alors même que Tavi les observait, il entendit des bottes frapper le sol à l’unisson, et les hommes qui étaient de repos ressortirent du dortoir en terminant à la hâte d’enfiler leur armure. — Je suis sincèrement désolé, monsieur, dit Bartos, l’officier supérieur du poste. Mais Sa Majesté est indisponible lorsqu’elle se retire dans ses quartiers privés. La voix qui lui répondit n’était pas humaine. Elle était bien trop grave, trop résonnante, et les mots qu’elle prononçait étaient tordus et bizarrement allongés, comme s’ils avaient été lacérés par la gueule pleine de crocs dont ils sortaient. Un des Canims avait descendu l’escalier et faisait face, gigantesque, aux légionnaires réunis dans le corps de garde. Tavi n’avait vu un de ces ennemis les plus dangereux du royaume qu’une seule fois en deux ans, et de loin. Il avait entendu les histoires qu’on racontait à leur sujet, bien sûr, mais elles ne lui avaient pas permis de se faire une idée adéquate de l’effet réel que faisait leur présence. Loin de là. Le Canim se dressait de toute sa hauteur, et le plafond de trois mètres le lui permettait de justesse. Couverte d’un pelage noir comme une nuit sans lune, la créature se tenait sur ses pattes arrière, et faisait bien le poids de deux ou trois solides légionnaires. Ses épaules paraissaient trop étroites pour sa taille, et ses bras étaient proportionnellement plus longs que des bras humains. Ses longs doigts épais étaient armés de griffes noires. Sa tête rappelait désagréablement à Tavi les grands prédateurs qui accompagnaient les Marats du Clan des Loups, mais en plus large, avec un museau plus court. D’énormes muscles soulignaient sa mâchoire inférieure, et Tavi savait que les crocs aiguisés et luisants du Canim, d’un blanc ivoiré, pouvaient couper un bras ou une jambe humains sans effort particulier. Ses yeux étaient d’un jaune ambré, sur fond rouge sombre, et cela donnait l’impression qu’il voyait le monde à travers un voile de sang. Tavi observa la créature de plus près. Ce Canim-ci était vêtu à la mode aléréenne, même si ses habits avaient évidemment été faits sur mesure vu sa grande taille. Il était habillé tout en gris et noir, et portait par-dessus ses vêtements l’étrange cape arrondie des Canims, qui lui drapait le dos et la moitié de la poitrine. Là où son pelage était visible, de fines marques et des stries blanches indiquaient des dizaines de cicatrices de guerre. Une de ses oreilles triangulaires, entaillée et déchiquetée par d’anciennes blessures, était ornée d’une boucle d’or brillant à laquelle pendait un crâne sculpté dans quelque pierre ou gemme de la couleur du sang. Un anneau similaire étincelait dans la fourrure foncée qui couvrait sa main gauche et, à la ceinture, le Canim portait un des gros sabres de guerre à lame recourbée que sa race privilégiait. Tavi se mordit la lèvre en reconnaissant le Canim à sa tenue, son attitude et son apparence. C’était l’Ambassadeur Varg, chef de meute de l’ambassade canime, et porte-parole de son peuple auprès des Aléréens. — Peut-être ne m’avez-vous pas bien entendu, légionnaire, gronda littéralement le Canim. (Il dévoila davantage de dents.) J’exige un entretien avec votre Premier Duc. Conduisez-moi auprès de lui immédiatement. — Sauf votre respect, monsieur l’Ambassadeur, répondit Bartos en serrant les dents, Sa Majesté ne m’a pas informé de votre venue, et mes ordres sont de veiller à ce qu’elle ne soit pas dérangée durant ses méditations. Varg poussa un grognement furieux. Tous les légionnaires présents dans la pièce eurent un mouvement presque imperceptible de recul, et ils étaient pourtant parmi les meilleurs que le royaume avait à offrir. Tavi déglutit. Si même des vétérans qui avaient affronté des Canims au combat avaient peur de l’Ambassadeur Varg, c’était qu’il y avait de quoi. Colère et mépris retentirent dans la réponse rageuse de Varg : — Évidemment, Gaius ne pouvait pas savoir que j’allais venir, vu qu’il s’agit d’une visite imprévue. L’affaire est d’importance à la fois pour votre peuple et pour le mien. (Il inspira profondément et retroussa les lèvres sur un arsenal de crocs. Une de ses mains griffues se posa sur la poignée de son sabre.) Le commandant du premier poste de garde a été d’une parfaite politesse. Il serait courtois de votre part de vous écarter vous aussi de mon chemin. Bartos jeta un rapide coup d’œil autour de lui, comme à la recherche d’une solution. — C’est tout simplement impossible, insista-t-il. — Petit homme, répliqua Varg, en baissant la voix pour gronder de façon à peine audible, je te conseille de ne pas mettre ma détermination à l’épreuve. Bartos ne répondit pas immédiatement et Tavi sut, instinctivement, que c’était une erreur. L’hésitation du légionnaire était une déclaration de faiblesse, et ce genre d’attitude en présence d’un prédateur agressif revenait à une invitation à attaquer. Si cela arrivait, la situation ne pouvait que s’aggraver. Tavi devait intervenir. Son cœur battait la chamade sous l’effet de la peur, mais il se força à arborer un masque de froideur et entra d’un pas rapide dans la salle de garde. — Légionnaire Bartos, dit-il d’un ton sonore, le Premier Duc requiert la présence immédiate de Sire Miles. Un silence stupéfait envahit la pièce. Bartos tourna la tête pour regarder Tavi d’un air interloqué. Jamais Tavi n’avait parlé sur ce ton aux légionnaires. Il lui faudrait s’excuser plus tard auprès de Bartos. — Eh bien, légionnaire ? reprit-il d’un ton impatient. Qu’est-ce que vous attendez ? Envoyez chercher Miles de ce pas. — Euh…, répondit Bartos. L’Ambassadeur ici présent désire voir le Premier Duc le plus rapidement possible. — Très bien, répliqua Tavi. J’en informerai Sa Majesté lorsque je reviendrai accompagné de Sire Miles. Varg poussa un rugissement de basse qui fit vibrer la cage thoracique de Tavi. — C’est inacceptable. Vous allez me conduire aux quartiers de Gaius et m’annoncer à lui. Tavi dévisagea le Canim pendant un long moment, en silence. Puis il haussa lentement un sourcil. — Et vous êtes ? C’était une insulte délibérée, étant donné la notoriété de l’Ambassadeur au sein de la Citadelle, et Varg en était forcément conscient. Ses yeux étincelèrent de rage, mais il répondit d’un grognement hargneux : — L’Ambassadeur Varg, du peuple canim. — Oh, fit Tavi. Je crains fort de n’avoir pas vu votre nom sur la liste des rendez-vous de ce soir. — Euh, intervint Bartos. Tavi leva les yeux au ciel et lui jeta un regard noir. — Le Premier Duc veut voir Miles immédiatement, légionnaire. — Oh. Bien sûr, répondit Bartos. Nils ? Un des hommes contourna prudemment le Canim furieux et entreprit de gravir l’escalier au petit trot. Tavi savait que cela allait prendre du temps au légionnaire, avec le poids de son armure. Miles n’arriverait pas avant un bon bout de temps. — Dites au capitaine de se présenter devant le Premier Duc dès son arrivée, dit Tavi avant de tourner le dos pour s’en aller. Varg poussa un grondement furieux, et Tavi se retourna à temps pour le voir, d’un seul bras, écarter Bartos comme si celui-ci n’était qu’une poupée de chiffon. Avec une rapidité surnaturelle, le Canim se jeta d’un bond devant Tavi et l’empoigna d’une main aux longs doigts griffus. Il rapprocha brusquement sa gueule du visage du garçon, dont le champ de vision se réduisit à une rangée de crocs acérés. L’haleine du Canim était chaude, moite et sentait vaguement la viande avariée. De la créature elle-même émanait une odeur étrange, âcre mais subtile, qui ne ressemblait à rien de ce que Tavi connaissait. — Amène-moi à lui immédiatement, gamin, avant que je t’égorge. Je commence à en avoir assez de… Vif comme l’éclair, Tavi tira sa dague de sous sa cape et en appuya durement la pointe contre la gorge de l’ambassadeur Varg. Le Canim s’interrompit une seconde, stupéfait, puis ses yeux injectés de sang se rétrécirent jusqu’à n’être plus que des fentes dorées. — Je pourrais te mettre en pièces. Tavi conserva un ton dur, autoritaire et froidement poli : — En effet. Après quoi vous vous videriez rapidement de votre sang, monsieur l’Ambassadeur. (Il rendit son regard au Canim. Il était terrifié, mais savait qu’il ne pouvait pas se permettre de le montrer.) Ce serait mal servir votre propre maître que de mourir d’une façon si méprisable. Tué par un jeune humain. — Amène-moi à Gaius. Maintenant. — C’est Gaius qui commande, ici. Pas vous, Ambassadeur. — Ce n’est pas Gaius dont les griffes menacent ton cœur, jeune humain. Tavi sentit les griffes du Canim se resserrer sur sa chair. Avec un sourire sans joie qui dévoila ses dents, il enfonça un peu plus sa dague dans la fourrure sous le museau de Varg. — À l’instar des légionnaires de Sa Majesté, j’obéis aux ordres de celle-ci quel que soit le désagrément que cela peut vous causer. Relâchez-moi, monsieur l’Ambassadeur. Je ferai part de votre requête à Sa Majesté à la première occasion, et vous apporterai personnellement sa réponse dès qu’il me laissera le faire. Ou, si vous le préférez, je peux vous trancher la gorge, vous pouvez me mettre en pièces, et nous mourrons tous les deux sans raison. Le choix vous appartient. — Tu crois que j’ai peur de mourir ? demanda le Canim, les narines palpitantes et les babines retroussées, en continuant à dévisager Tavi. Tavi lui rendit son regard en priant pour que ses mains ne se mettent pas à trembler et maintint sa pression sur la pointe de son arme. — Je pense que votre mort ici, comme ça, ne servira pas votre peuple. Un grondement résonna dans la réponse de Varg : — Que sais-tu de mon peuple ? — Qu’il a mauvaise haleine, monsieur, si on en juge par vous. Varg serra convulsivement les griffes. Tavi se serait tapé la tête contre le mur pour sa stupidité, mais il garda son masque et sa lame en position. Varg releva brusquement la tête et émit une sorte d’aboiement. Il relâcha Tavi, qui recula d’un pas en trébuchant et baissa son couteau, le cœur battant. — Tu sens la peur, dit Varg. Et tu es un avorton, même pour ta race. Et un imbécile. Mais, au moins, tu as le sens du devoir. Sur ces mots, il inclina la tête de côté, exposant une partie de sa gorge. Le geste était extrêmement étrange mais rappela à Tavi, sans que celui-ci sache pourquoi, un hochement de tête respectueux. Il inclina légèrement la tête en réponse, sans ciller, et rangea sa dague. Le Canim balaya du regard les légionnaires assemblés, avec une expression pleine de mépris. — Vous allez tous le regretter. Et vite. Et, sur ces mots, Varg réarrangea sa cape sur ses épaules, ressortit à grands pas de la pièce et entreprit de remonter l’escalier en colimaçon. Il fit de nouveau entendre son espèce d’aboiement, mais ne se retourna pas. Tavi avait les jambes en coton. Il se dirigea en chancelant vers un banc et s’y laissa tomber. — Par les Corbeaux, qu’est-ce qui vient de se passer ? bégaya Bartos une seconde plus tard. Tavi, qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? Tavi fit un geste de la main, en essayant de contenir son tremblement. — Bartos, monsieur, je suis désolé. Je n’aurais pas dû vous parler sur ce ton. Je vous présente mes excuses, mais j’ai estimé nécessaire de me faire passer pour votre supérieur. Le légionnaire échangea un regard avec certains de ses compagnons, puis demanda : — Pourquoi ? — Vous avez hésité. Il vous aurait attaqué. Bartos fronça les sourcils. — Comment sais-tu cela ? Tavi chercha ses mots. — J’ai appris un tas de choses, du temps où je vivais sur une exploitation. L’une d’elles, c’est comment s’y prendre avec les prédateurs. Il ne faut pas montrer devant eux la moindre hésitation ou la moindre peur, sinon ils se jettent sur vous. — Et tu penses que je montrais de la peur devant lui ? s’exclama sèchement Bartos. C’est ça ? Que j’avais un comportement de poltron ? Tavi secoua la tête en évitant son regard. — Je pense que le Canim interprétait votre attitude de cette façon, c’est tout. Le langage corporel, les gestes et les postures, le fait de regarder ou non dans les yeux, tout ça, c’est extrêmement important pour eux. Autant que les mots. Bartos commença à s’empourprer, mais l’un des autres légionnaires intervint : — Le gosse a raison, Bar. Tu essaies toujours de calmer le jeu lorsque tu sens venir une dispute stupide. De contourner le problème. Peut-être qu’aujourd’hui, ce n’était pas la chose à faire. L’officier dévisagea son compagnon d’un œil noir pendant un moment, puis poussa un soupir. Il se dirigea vers le tonneau de bière, remplit deux chopes, et en posa une devant Tavi. Avec un hochement de tête reconnaissant, le garçon but l’amer breuvage en espérant que celui-ci l’aide à recouvrer son calme. — Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? demanda-t-il. Lorsqu’il a dit qu’on allait tous regretter ça ? — Ça me paraît évident, rétorqua Bartos. J’éviterais d’emprunter tout seul les passages obscurs pendant quelque temps, si j’étais toi, gamin. — Je ferais mieux de retourner auprès du Premier Duc. Il avait l’air inquiet. Vous pouvez demander à Sire Miles de se dépêcher, s’il vous plaît ? — Bien sûr, petit, répondit Bartos. (Puis il se mit à rire doucement.) Corbeaux et Furies, tu as une sacrée paire de couilles, d’avoir sorti ton couteau comme ça. — Mauvaise haleine, répéta un des autres légionnaires, et la pièce retentit d’un éclat de rire général. Tavi sourit, se laissa affectueusement ébouriffer les cheveux par une demi-douzaine de soldats, et dévala l’escalier aussi vite que possible pour retourner au chevet du Premier Duc. Il n’était pas encore arrivé qu’il entendit des pas lents et lourds résonner dans la cage d’escalier derrière lui. Il ralentit et vit déboucher Sire Miles, qui descendait les marches quatre à quatre. Tavi avala sa salive. Ce rythme devait être affreusement douloureux pour la jambe blessée de Miles, mais celui-ci était un grand ferrofèvre, et l’aptitude à faire abstraction de la douleur était une discipline que les plus puissants d’entre eux développaient souvent. Tavi se précipita pour le suivre et réussit à arriver au pied des escaliers juste derrière le capitaine, qui s’arrêta, horrifié, en voyant la silhouette inanimée de Gaius sur le sol. Le militaire s’approcha du Premier Duc, lui prit le pouls à la gorge, puis souleva une de ses paupières pour regarder ses yeux. Gaius resta d’une immobilité de marbre. — Par les Corbeaux ! s’exclama Miles. Qu’est-ce qui s’est passé ? — Il s’est effondré, répondit Tavi, haletant. Il a dit qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait et que ce n’était pas assez. Il m’a montré un village côtier qui était mis en pièces par les tempêtes. Il était… Je ne l’avais jamais vu comme ça, Sire Miles. Il hurlait. Comme s’il n’était… — Comme s’il ne se contrôlait plus, dit Miles calmement. — Oui, monsieur. Et il toussait. Et buvait du vin aux épices. Miles fit la grimace. — Ce n’est pas du vin aux épices. — Quoi ? — C’est un tonique médicinal qu’il utilise. Une drogue qui atténue la douleur et donne l’impression de ne pas être fatigué. Il se surmenait et il le savait. — Est-ce qu’il va se rétablir ? Miles leva les yeux et secoua la tête. — Je ne sais pas. Il peut se remettre après avoir pris un peu de repos. Mais il peut aussi ne pas passer la nuit. Et même s’il y survit, il peut ne jamais se réveiller. — Par les Corbeaux ! fit Tavi. (Un élan de culpabilité le prit au ventre.) Je n’ai pas fait ce qu’il fallait. J’aurais dû envoyer chercher un Guérisseur immédiatement. Miles haussa brusquement les sourcils. — Quoi ? Non, petit, tu as fait exactement ce qu’il fallait. (Le vieux soldat passa les doigts dans ses cheveux grisonnants.) Personne ne doit apprendre ce qui s’est passé ici, Tavi. — Mais… — Personne, j’ai dit. Tu comprends ? — Oui, monsieur. — Killian, marmonna Miles. Et… Par tous les Corbeaux, je ne vois pas qui d’autre peut nous aider. — Nous aider, monsieur ? — Nous allons avoir besoin d’un Guérisseur. Killian n’est pas un aquafèvre, mais il s’y connaît un peu en médecine, et on peut lui faire confiance. Mais je dois m’occuper de préparer la légion pour la revue de la fête du Printemps. Si je ne le fais pas, cela soulèvera trop d’interrogations. Et Killian ne peut pas s’occuper de Gaius tout seul. — Je vais l’aider. Miles esquissa un bref sourire. — Je comptais déjà sur toi. Mais tu ne peux pas brusquement disparaître de l’Académie la semaine de tes examens finaux. L’absence du page préféré du Premier Duc ne passerait pas inaperçue. — Alors nous allons avoir besoin de quelqu’un d’autre. Miles fronça les sourcils. — Je sais. Mais je ne connais personne d’autre en qui j’ai une confiance absolue. — Personne ? — Ils sont tous morts il y a vingt ans, fit Miles d’un ton amer. — Et les Curseurs ? On doit bien pouvoir leur faire confiance ! — Comme Fidélias ? cracha Miles. La seule dont je serais absolument sûr, c’est la comtesse Amara, et elle n’est pas là. Tavi regarda fixement le Premier Duc inconscient. — Et à moi, vous me faites confiance ? Miles haussa brusquement un sourcil interrogateur. — Dites-moi ce qu’il vous faut, poursuivit Tavi. Je connais peut-être quelqu’un qui pourra nous aider. Miles exhala lentement. — Non, Tavi. Tu es intelligent, et Gaius te fait confiance, mais tu es trop jeune pour comprendre tous les risques de cette situation. — Et quels seront les risques si nous n’avons l’aide de personne, monsieur ? Allons-nous le laisser ici dans cet état et simplement croiser les doigts pour qu’il se rétablisse ? Est-ce moins dangereux que de prendre le risque de se fier à mon jugement ? Miles ouvrit la bouche, puis la referma en serrant les dents. — Par les Corbeaux. Tu as raison. Ça ne me fait pas plaisir, mais c’est vrai. — Alors qu’est-ce qu’il vous faut ? — Un garde-malade. Quelqu’un qui puisse le nourrir et s’occuper de lui au quotidien. Et un double, si on peut en trouver un. — Un double ? — Un imposteur, clarifia Miles. Quelqu’un qui puisse se montrer aux événements auxquels Gaius aurait assisté. Être vu ici et là. Manger les repas du Premier Duc et, d’une manière générale, veiller à ce que chacun croie que rien n’a changé. — Donc, vous avez besoin d’un aquafèvre puissant. Quelqu’un qui puisse modifier son apparence. — Oui. Et il n’y a pas beaucoup d’hommes qui sont capables de manier l’eau de cette façon. Même s’ils ont la puissance nécessaire. C’est juste… pas un truc d’homme. Tavi s’assit sur ses talons, face à Miles. — Je connais deux personnes qui peuvent nous aider. Miles haussa les sourcils. — La première est un esclave, poursuivit Tavi. Il s’appelle Ombre. Il travaille dans les cuisines et les jardins de l’Académie. Je le connais depuis que je suis né. Il n’a pas l’air très finaud, mais il ne parle pratiquement jamais et il sait éviter l’attention. Gaius l’a fait venir ici avec moi. Miles pinça les lèvres. — Vraiment ? D’accord. Je vais le faire transférer pour m’aider dans les préparatifs de dernière minute. Personne ne s’étonnera d’une chose pareille avant la fête du Printemps. L’autre ? — Antillar Maximus. Il est parmi ceux qui ont le plus de perles sur leur cordon à l’Académie, et il en a perdu un certain nombre. — Le bâtard du Haut Duc Antillus ? — Oui, monsieur, répondit Tavi en hochant la tête. — Tu crois vraiment qu’on peut lui faire confiance ? — Je lui confierais ma vie, monsieur. Miles éclata d’un rire âpre. — Oui. C’est précisément de quoi on parle. A-t-il le talent nécessaire pour modifier son apparence ? Tavi fit la grimace. — Je suis la dernière personne à qui l’on puisse poser des questions concernant la furifèvrerie, monsieur. Mais il ne travaille pratiquement jamais et reste le meilleur de la classe dans tous les cours. Vous pourriez aussi envisager de me laisser contacter… — Non. Il y aura déjà trop de gens au courant. Pas plus, Tavi. — Vous êtes sûr ? — Certain. Tu ne dois rien dire à personne, Tavi. Tu dois veiller à ce que personne ne s’approche d’assez près pour comprendre ce qui s’est passé. Tu dois prendre toutes les mesures nécessaires dans ce but. (Il regarda Tavi avec des yeux durs qui glacèrent le garçon jusqu’à la moelle.) Et de mon côté, je vais faire exactement la même chose. Tu m’as bien compris ? Avec un frisson, Tavi baissa les yeux. Miles n’avait pas posé la main sur son épée pour appuyer ses propos. Il n’en avait pas eu besoin. — Je comprends, monsieur. — Es-tu sûr de vouloir mêler tes amis à ça ? — Non, répondit calmement Tavi. Mais le royaume a besoin d’eux. — Oui, petit. En effet, dit Miles en soupirant. Mais qui sait ? Avec un peu de chance, nous ne rencontrerons pas de problème. — Oui, monsieur. — Bien. Je vais rester ici. Toi, va chercher Killian et les autres. (Il se remit à genoux auprès du Premier Duc.) L’avenir du royaume lui-même dépend peut-être de nous, mon garçon. Tiens tout le monde à l’écart. Ne dis rien à personne. — Je tiendrai tout le monde à l’écart, répéta Tavi consciencieusement. Je ne dirai rien à personne. Chapitre 10 — Arrête de t’inquiéter, dit Bernard. Tant que tu parles à Gaius dès ton arrivée, ça devrait aller pour nous. — Tu es sûr ? demanda Isana. Vous n’allez pas être obligés de vous battre ? — Aussi sûr qu’on peut l’être, affirma Bernard depuis le seuil de la chambre de sa sœur. (La lumière du soleil matinal passant à travers les étroites fenêtres dessinait des rayons obliques et dorés sur le plancher.) Je n’ai aucune envie de voir davantage de braves gens se faire tuer. Tout ce que je veux faire, c’est m’assurer que ces vordes restent où elles sont jusqu’à l’arrivée des légions. Isana finit de nouer ses cheveux bruns striés d’argent en une tresse serrée, et se regarda dans le miroir. Elle avait beau porter sa plus belle robe, elle savait très bien que sa tenue paraîtrait ridiculement grossière et inélégante à Aléra Impéria, la capitale. Son reflet lui renvoya l’image d’une femme mince, hésitante et inquiète. — Tu es certain qu’elles ne vont pas attaquer les premières ? — Doroga semble être sûr que nous avons un peu de temps avant qu’elles soient prêtes à faire ça. Il a envoyé chercher d’autres hommes à lui, mais ils sont dans les montagnes du sud, et ne seront pas là avant deux ou trois semaines. — Et si le Premier Duc n’ordonne pas à ses légions de nous aider ? — Il le fera, affirma d’une voix assurée Amara, en entrant dans la pièce. Votre escorte est arrivée, Isana. — Merci. Est-ce que ça vous paraît bien ? Amara tira légèrement sur une des manches d’Isana et en enleva une peluche d’une petite tape. — C’est parfait. Gaius a un grand respect pour Doroga et votre frère. Il prendra leur mise en garde au sérieux. — J’irai le voir dès mon arrivée, répondit Isana. (Même si l’idée de devoir parler à Gaius ne l’enchantait absolument pas. Les yeux de ce vieil homme étaient trop pénétrants à son goût.) Mais je sais que tout un protocole est nécessaire pour obtenir une audience. C’est le Premier Duc, et je ne suis qu’une Exploitante. Êtes-vous certaine que je pourrai l’approcher ? — Si vous n’y arrivez pas, parlez à Tavi, répondit Amara. Personne ne peut vous refuser le droit de rendre visite à votre propre neveu, et Tavi est souvent employé comme page au service de Sa Majesté. Il connaît le personnel et les gardes du Premier Duc. Il pourra vous aider. Isana jeta un regard en coin à Amara et hocha la tête. — Je vois, dit-elle. Deux ans. Est-ce que je vais le reconnaître ? Amara sourit. — Vous devrez sans doute vous tenir quelques marches au-dessus de lui pour avoir la même vue qu’avant. Il a pris des centimètres et des muscles. — Les garçons grandissent. Amara observa Isana un moment, puis dit : — Quelquefois, il arrive que l’Académie change les gens, les corrompe. Mais pas Tavi. Il est resté le même : quelqu’un de bien, Isana. Je pense que vous avez toutes les raisons d’être fière de lui. Isana ressentit une bouffée de gratitude à l’égard de la jeune femme. Même si c’était la première fois qu’elles évoquaient de telles émotions ensemble, Isana percevait la sincérité d’Amara avec autant de facilité qu’elle voyait son sourire. Amara avait beau être Curseur, Isana pouvait dire que les paroles de la jeune femme étaient exactement ce qu’elles paraissaient : des mots d’éloge et de réconfort sincères. — Merci, comtesse. Amara inclina la tête d’un geste respectueux qui s’accordait au sentiment qu’Isana discernait en elle. — Bernard ? dit la jeune femme. Pourrais-je avoir quelques minutes pour parler avec l’Exploitante ? — Mais bien sûr, répondit Bernard d’un ton aimable. Isana étouffa le rire qui lui montait dans la gorge. Au bout de quelques secondes, Amara haussa un sourcil et ajouta : — En privé ? Bernard se leva aussitôt d’un air confus. — Oh. Bien sûr. (Il les regarda toutes les deux d’un air suspicieux.) Euh, je serai dans la grange. On devrait pouvoir se mettre en route d’ici à une heure. Je dois m’assurer que Frédéric – pardon, Sire Frédéric – n’est pas parti à l’aventure en oubliant sa tête. — Merci, dit Isana. Bernard lui adressa un clin d’œil, effleura la main d’Amara, et sortit de la pièce. Amara repoussa la porte et appuya ses doigts dessus. Elle ferma les yeux un moment, et Isana sentit de nouveau un durcissement de l’air autour d’elle et une brève douleur dans les oreilles. — Voilà, dit Amara. Je vous prie de m’excuser. Mais je dois m’assurer que personne n’entendra notre conversation. Isana haussa les sourcils d’un air surpris. — Vous pensez qu’il y a des espions parmi mes gens, maintenant ? — Non, non, Exploitante. Mais je voulais vous parler de quelque chose de personnel. Isana se leva et inclina légèrement la tête d’un air interrogateur. — Je vous en prie, expliquez-vous. Amara acquiesça. Isana fronça les sourcils en observant la jeune femme. Les cernes sous les yeux de cette dernière étaient plus prononcés qu’avant. Amara n’était sortie de l’Académie que depuis quelques années, même si, l’Exploitante en était certaine, elle avait déjà connu une vie plus difficile que la plupart des gens. La jeune Curseur avait vieilli plus rapidement qu’il était normal pour une femme de son âge, et Isana ressentit un élan de compassion pour elle. Avec tout ce qui était arrivé, elle oubliait parfois à quel point la comtesse était jeune. — Exploitante, dit Amara, je ne sais pas comment vous demander cela, si ce n’est directement. Elle hésita. — Allez-y, l’encouragea Isana. Amara croisa les bras et garda les yeux baissés. — Qu’est-ce que j’ai fait pour vous déplaire ? La souffrance et le désespoir qui émanaient de la jeune femme assiégèrent Isana comme une nuée de braises rougeoyantes. L’Exploitante se détourna et gagna l’extrémité opposée de la pièce. Elle dut faire un gros effort pour maîtriser son expression et garder le calme dans ses pensées. — Que voulez-vous dire par là ? Amara haussa une épaule, et Isana sentit une pointe d’embarras émaner de la jeune femme. — Je veux dire que vous ne m’aimez pas. Vous ne m’avez jamais mal traitée. Ou dit quoi que ce soit. Mais je sais aussi que je ne suis pas la bienvenue chez vous. Isana prit une grande inspiration. — Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Amara. Bien sûr que si, vous êtes la bienvenue ici. Amara secoua la tête. — Je vous remercie d’essayer de me convaincre. Mais cela fait deux ans que je vous rends visite régulièrement. Et pas une seule fois vous n’avez baissé votre garde. Vous ne vous êtes jamais assise à la même table que moi, n’avez jamais partagé un repas avec moi : vous préférez rester debout et servir tout le monde. Vous ne me regardez jamais dans les yeux lorsque vous me parlez. Et, jusqu’à aujourd’hui, vous n’avez jamais été seule dans une pièce avec moi. Isana sentit ses sourcils se froncer en écoutant la jeune femme. Elle ouvrit la bouche pour répondre, puis se tut. Était-ce possible que la Curseur dise vrai ? L’Exploitante passa en revue ses souvenirs des deux dernières années. — Par les Grandes Furies, dit-elle en soupirant. Ai-je vraiment agi ainsi ? Amara acquiesça. — Je pensais que… que je devais avoir fait quelque chose pour le mériter. J’espérais qu’un peu d’eau sous les ponts arrangerait les choses, mais ça n’a pas été le cas. Isana esquissa un sourire fugace. — Deux ans, ce n’est pas long quand il s’agit de guérir certaines blessures. Cela peut prendre plus de temps. Une vie entière. — Je n’ai jamais voulu vous blesser, Isana. Je vous en prie, croyez-moi. Bernard vous adore, et je ne vous ferais jamais intentionnellement du mal. Si j’ai dit ou fait quelque chose qui ne vous a pas plu, je vous en prie, dites-moi ce que c’est. Isana croisa les mains sur ses genoux et contempla le sol en fronçant les sourcils. — Vous n’avez jamais rien fait de ce genre. Ça n’a jamais été vous. Le ton d’Amara se teinta de frustration. — Mais alors, pourquoi ? Isana pinça durement les lèvres. — Vous êtes une personne loyale, Amara. Vous travaillez pour Gaius. Vous lui avez juré fidélité. — En quoi cela vous offense-t-il ? — Ça ne m’offense pas. Mais Gaius, si. Amara pinça les lèvres à son tour. — De quoi a-t-il fait preuve envers vous sinon de générosité et de gratitude ? Isana fut traversée d’un éclair de haine brûlante et amère qui retentit dans sa voix lorsqu’elle rouvrit la bouche. — J’ai failli être tuée aujourd’hui à cause de sa gratitude et de sa générosité. Je ne suis qu’une fille de la campagne, Amara, mais je ne suis pas idiote. Gaius se sert de moi comme d’une arme pour diviser ses ennemis. Et la nomination de Bernard au titre de comte de Calderon en lieu et place des plus nobles Maisons de Riva est sa façon de rappeler directement à celles-ci que c’est lui, Gaius, et non Rivus, qui règne sur Aléra. Nous ne sommes pour lui que des instruments. — Vous êtes injuste, Isana, protesta Amara, tout en refrénant son indignation. — Injuste ? ! répéta Isana d’un ton dur. Est-ce qu’il a été juste, lui ? Le statut et la célébrité dont il nous a fait don il y a deux ans n’étaient pas une récompense. Il a créé une petite armée d’ennemis pour mon frère et moi-même, puis nous a volé Tavi pour le placer sous son patronage à l’Académie où, j’en suis sûre, mon neveu a trouvé d’autres personnes qui le détestent et le persécutent. — Tavi reçoit la meilleure éducation qui existe dans tout Aléra, affirma Amara. Vous ne pouvez quand même pas reprocher cela à Gaius. Votre neveu est en bonne santé et en pleine forme. Quel mal cette situation a-t-elle pu lui causer ? — Je suis sûre que Tavi est en bonne santé. Et en pleine forme. Et qu’il apprend un tas de choses. C’est une manière merveilleusement polie de le retenir en otage, répliqua Isana. (Ses mots avaient un goût amer dans sa bouche.) Gaius sait à quel point Tavi était désireux d’aller à l’Académie. Il sait qu’il serait anéanti s’il était renvoyé. Gaius nous a manipulés. Il ne nous a pas laissé d’autre choix que de rejoindre son camp autant que possible si nous voulions survivre. — Non, dit Amara. Non, je refuse de croire cela de lui. — Bien entendu. Vous lui êtes loyale. — Pas aveuglément. Pas sans raison. Je l’ai observé. Je le connais. C’est un homme bon, et vous interprétez ses actions de la manière la plus défavorable possible. — J’ai mes raisons, répondit Isana. (Une partie d’elle se choqua du ton venimeux et glacial de sa propre voix.) J’ai mes raisons. L’expression et l’attitude d’Amara se teintèrent de sollicitude. Sa voix resta douce. — Vous le détestez. — C’est un euphémisme. Amara battit des paupières d’un air interloqué. — Pourquoi ? — Parce que Gaius a tué… ma petite sœur. Amara secoua la tête. — Non. Il n’est pas comme ça. C’est un duc ferme, mais ce n’est pas un meurtrier. — Il ne l’a pas tuée de sa main. Mais la faute lui en revient. Amara se mordilla la lèvre. — Vous le tenez pour responsable de ce qui est arrivé à votre sœur. — Il est responsable. Sans lui, Tavi aurait peut-être encore une mère. Un père. — Je ne comprends pas. Que leur est-il arrivé ? Isana haussa une épaule. — Ma famille était pauvre, et ma sœur avait atteint l’âge de vingt ans sans se marier. Elle a été envoyée au campement de la Légion Royale pour y servir un temps comme domestique. Elle y a rencontré un soldat, est tombée amoureuse et lui a donné un enfant. Tavi. Amara hocha lentement la tête. — Comment sont-ils morts ? — Pour une histoire de politique. Gaius a ordonné à la Légion Royale de rejoindre la vallée de Calderon. Il l’a fait pour mettre en garde Riva durant une période d’insurrection et donner une leçon au Sénat, en positionnant une légion de telle façon qu’elle puisse dissuader une horde marate d’envahir le pays tout en avertissant Sire Rivus de la proximité d’hommes fidèles à la Couronne. Amara poussa un sifflement discret. — La Première Bataille de Calderon. — Oui, répondit calmement Isana. Les parents de Tavi y étaient. Ils n’ont pas survécu. — Mais, Isana, le Premier Duc n’a pas décidé leur mort. Il n’a fait que mettre une légion en danger. C’est leur raison d’être. C’est une perte tragique, mais vous ne pouvez pas en vouloir à Gaius de ne pas avoir anticipé une attaque marate qui a même surpris ses commandants sur le terrain. — Ils étaient là sur ses ordres. C’est sa faute. Amara redressa les épaules et leva le menton avec défi. — Par les Grandes Furies, Exploitante. Son propre fils a été tué là-bas. — Je sais cela, cracha Isana. (D’autres mots se bousculèrent dans sa bouche, mais elle les retint en secouant la tête. Cela lui demanda un gros effort, tant la bouffée de haine dans son cœur était intense.) Ce n’est pas tout ce que je lui reproche. (Elle ferma les yeux.) Il y a d’autres raisons. — Qui sont ? — Les miennes. La Curseur resta silencieuse un long moment, puis finit par hocher la tête. — Dans ce cas… je suppose que nous devrions en rester là et accepter nos divergences d’opinion sur le sujet, Exploitante. — Je savais que nous en arriverions là avant même que commence cette conversation, Amara, répondit Isana. La soudaine vague de fureur qui l’avait envahie était en train de reculer, de se dissiper, la laissant fatiguée et malheureuse. — Il est pour moi un dirigeant discipliné et capable, reprit Amara. Un homme honorable et franc. Il a sacrifié beaucoup pour le royaume, jusqu’à son propre fils. Je suis fière de le servir du mieux que je peux. — Et je ne lui pardonnerai jamais, répliqua Isana. Jamais. Amara hocha la tête avec raideur, et Isana perçut la détresse de la Curseur derrière le masque de politesse que celle-ci maintenait. — Je suis désolée, Exploitante. Après ce que vous avez enduré hier… Je suis désolée. Je n’aurais pas dû vous importuner avec ça. Isana secoua la tête. — Ce n’est pas grave, comtesse. C’est mieux d’exprimer tout cela au grand jour. — Je suppose, répondit Amara. (Elle toucha la porte, et la tension présente dans l’air de la pièce s’évanouit.) Je vais m’assurer que votre litière est prête et que votre escorte a mangé. — Attendez, fit Isana. Amara s’arrêta, la main sur la porte. — Vous rendez Bernard très heureux, poursuivit Isana d’une voix douce. Plus heureux que je l’ai vu depuis des années. Je ne veux pas me mettre entre vous et lui, Amara. Nous n’avons pas besoin d’être d’accord à propos du Premier Duc pour que vous restiez avec lui. Amara lui adressa un sourire silencieux en hochant la tête, et sortit de la pièce. Isana resta un moment les yeux rivés sur son miroir, puis se leva. Elle s’approcha du coffre au pied de son lit et l’ouvrit. Elle en sortit des paquets de linge de lit, sa deuxième paire de chaussures, un oreiller et une petite boîte en bois contenant quelques bijoux en argent qu’elle avait acquis au fil des ans. Puis elle appuya fortement sur un côté du fond du coffre, en demandant à Rill d’enlever l’eau des planches qui le formaient, et celles-ci, racornies par la sécheresse, se détachèrent. Elle les enleva une à une, révélant un mince espace secret en dessous. Elle ramassa une petite pochette à bijoux en soie. Elle en dénoua les cordons, l’ouvrit et en déversa le contenu dans sa main. Une élégante bague en argent brillant, sur une fine chaîne également en argent, tomba sur sa paume. Le bijou, lourd et froid, était serti d’une gemme qui se divisait sans la moindre trace de soudure en deux parties : un éclatant diamant bleu d’un côté et un rubis rouge sang de l’autre. Deux aigles en argent ciselé, l’un légèrement plus grand que l’autre, formaient la monture, s’élançant l’un vers l’autre et semblant soulever la pierre sur leurs ailes. La douleur familière du deuil envahit Isana alors qu’elle contemplait fixement la bague. Mais elle ne demanda pas à Rill d’arrêter ses larmes. Elle passa la chaînette autour de son cou et la glissa sous sa robe. Puis elle se dévisagea dans le miroir un moment, en dissipant la rougeur de ses yeux. Elle n’avait plus de temps à perdre à regretter le passé. Elle releva le menton, se composa un visage, et sortit pour aller porter secours à la famille qu’elle aimait de tout son cœur, et à l’homme qu’elle haïssait de toute son âme. Chapitre 11 Amara attendait lorsque les Chevaliers Aeris envoyés par la Couronne descendirent majestueusement des cieux assombris de nuages gris. Le printemps, si loin au nord de la capitale, pouvait être désagréablement froid et humide, mais la pluie annoncée par les grondements de tonnerre intermittents n’avait pas encore commencé à tomber. En reconnaissant l’homme à la tête du contingent, Amara envisagea un bref instant d’essayer de forcer les nuages gonflés d’eau à se vider un peu plus tôt. Sur sa tête bouffie d’orgueil. Sire Horatio volait à l’avant de la litière, son armure ornementée brillant de tout l’éclat qu’elle pouvait par cette journée nuageuse, et sa cape en velours rouge flottant derrière lui. La litière était soutenue aux quatre coins par un Chevalier muni d’un harnais de voyage, et quatre autres l’escortaient en formation libre. Ils descendirent plus rapidement qu’il était nécessaire, provoquant avec leurs furies un petit cyclone de vent déchaîné qui fit voler les cheveux d’Amara autour de son visage et obligea un troupeau de moutons non loin de là à s’agglutiner à l’opposé de son parc pour s’en abriter. Les fermiers qui couraient en tous sens, préparant vivres et matériel divers pour la cohorte de Bernard, durent s’arrêter pour se protéger les yeux de la paille et de la poussière qui volaient. — Imbécile, fit Amara avec un soupir, en intimant à Cirrus de s’interposer entre elle et les débris tourbillonnants. Horatio atterrit avec légèreté. En tant que subtribun et Chevalier de la Légion Royale, il était autorisé à arborer le filigrane or et argent sur son armure, et les étincelantes gemmes qui ornaient son casque et la garde de son épée ; mais les broderies dorées sur sa cape en velours étaient de trop. Horatio s’était enrichi en remportant les Épreuves du Vent, la course annuelle des aérifèvres qui se déroulait pendant le festival du Printemps, plusieurs années de suite, et il aimait que tout le monde le sache. Bien sûr, il était moins empressé de faire savoir qu’il avait perdu une bonne partie de sa fortune la première année où Amara avait participé à la compétition. Il ne lui pardonnerait visiblement jamais ; à sa décharge, Amara supposait qu’elle n’aurait peut-être pas elle-même été encline à se montrer particulièrement polie avec quelqu’un qui lui aurait coûté autant d’argent. Elle attendit que les Chevaliers aient tous atterri dans la cour, puis s’approcha. — Bien le bonjour, monsieur ! lança Horatio d’une voix claironnante de baryton. Oh, attendez. Pas monsieur du tout. C’est vous, comtesse Amara. Veuillez m’excuser, mais de loin je vous avais prise pour un jeune homme. Quelques années plus tôt, la jeune femme aurait beaucoup souffert de ce genre d’insulte à son physique. Mais c’était avant qu’elle devienne Curseur. Avant qu’elle rencontre Bernard. — Ne vous excusez pas, Sire Horatio, répliqua-t-elle. Il est normal qu’un homme de votre âge commence à connaître certaines déficiences. Elle le salua en s’inclinant avec grâce et élégance, et les rires contenus des autres Chevaliers ne lui échappèrent pas. Horatio lui rendit son salut avec un sourire crispé, en jetant un regard noir aux hommes derrière lui. Les huit Chevaliers détournèrent tous les yeux en adoptant une expression d’ennui professionnel. — Bien entendu. Je présume que notre passagère est prête à partir ? — D’ici peu, répondit Amara. Je suis sûre qu’il y a quelque chose de chaud à la cuisine pour que vos hommes et vous puissiez vous sustenter en attendant. — Cela ne sera pas nécessaire, comtesse. Veuillez informer la fermière Isana que nous attendons son arrivée afin de pouvoir repartir. — Vous attendrez le bon vouloir de l’Exploitante Isana, répliqua Amara en laissant délibérément sa voix porter dans toute la cour. Et, en tant qu’invité dans son exploitation, subtribun, j’attends que vous fassiez preuve de la courtoisie attendue d’un Chevalier et d’un légionnaire de la Couronne envers une Citoyenne du royaume. Horatio plissa les yeux d’un air mauvais, fumant de colère, mais inclina imperceptiblement la tête en signe d’acquiescement. — Par ailleurs, poursuivit Amara, je vous recommande vivement de laisser vos hommes se reposer et manger tant qu’ils en ont l’occasion. Si le temps se gâte, ils auront besoin de toutes leurs forces. — Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous concernant la gestion de mes hommes, comtesse, répliqua sèchement Horatio. — Par les Grandes Furies ! s’exclama une voix féminine depuis l’intérieur de la litière. Peut-être devrions-nous vous donner à chacun un gourdin et vous laisser vous taper dessus jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je ne vois pas de moyen plus prompt pour mettre fin à cette inconvenante démonstration. Rolf, je vous prie ? Un des Chevaliers s’approcha immédiatement de la litière, en ouvrit la portière et offrit poliment sa main à une femme menue pour l’aider à sortir dans le jour grisâtre. Elle devait faire à peine un mètre cinquante mais, même proportionnellement à cette stature, elle était frêle et délicate, avec des os aussi fins que ceux d’une hirondelle parcienne. Elle avait la peau couleur de miel foncé, et des cheveux fins et brillants plus noirs que du charbon mouillé. Sa robe était taillée dans une soie somptueuse, bien que d’un camaïeu discret de bruns et de gris, et décolletée de façon bien plus plongeante qu’il était jugé convenable, pour n’importe quelle femme de n’importe quelle condition. Elle avait des traits ravissants, envoûtants, avec des yeux foncés presque trop grands pour son visage, et deux rangs de perles aux couleurs du soleil couchant, provenant des mers de sa province natale, s’entremêlaient dans ses cheveux, accordés à deux autres rangs autour de son cou. Ces perles étaient magnifiques et d’une valeur inestimable, mais elles n’en étaient pas moins montées sur un élégant collier d’esclave. — Amara, dit la femme avec un large sourire. À peine quelques années que tu as quitté le sud civilisé, et te voilà devenue une vraie sauvage. Tu m’as sans doute complètement oubliée. Amara sentit un rire s’échapper de ses lèvres en même temps que sa réponse. — Séraï, dit-elle en s’avançant pour prendre les mains que celle-ci lui tendait. (Comme d’habitude, Amara se sentit immense et gauche à côté de l’exquise beauté de Séraï et, comme d’habitude, cela ne la dérangea absolument pas.) Qu’est-ce que tu fais ici ? Les yeux de l’esclave pétillèrent de joie silencieuse, et elle vacilla légèrement sur ses pieds. — Oh, ma chérie, je meurs tout simplement d’épuisement. Je pensais que je supporterais le voyage, mais j’ai la santé fragile, ces derniers temps. (Elle s’appuya sur le bras d’Amara et posa sur Horatio un regard à faire fondre le cœur d’un marchand d’Amarante.) Subtribun, je vous prie de m’excuser de ma faiblesse. Mais verriez-vous un inconvénient à ce que je m’assoie un instant et prenne peut-être quelque rafraîchissement avant que nous repartions ? Horatio afficha une moue contrariée, jeta un regard noir à Amara, puis répondit : — Bien sûr que non, dame Séraï. La jeune femme lui adressa un sourire affaibli. — Je vous remercie, monsieur. Et je n’aime pas vous voir souffrir à cause de moi, vos hommes et vous. Ne me rejoindrez-vous pas à table ? Horatio leva les yeux au ciel et soupira. — Je suppose que la courtoisie ne me laisse guère d’autre choix. — Bien sûr que non, répliqua Séraï en lui tapotant le bras de sa petite main, avant d’effleurer les perles à son cou. Les devoirs de notre condition nous asservissent en tous temps. Se retournant vers Amara, elle demanda : — Y a-t-il un endroit où je puisse faire un brin de toilette, ma chérie ? — Bien sûr, répondit Amara. Par ici, dame Séraï. — Tu es adorable, répondit celle-ci. Subtribun, je vous rejoins tout de suite, vous et vos hommes, dans la salle à manger. Sur ces mots, elle sortit de la cour, la main toujours posée sur le bras d’Amara, et adressa un sourire charmeur aux Chevaliers Aeris en passant devant eux. Ceux-ci le lui rendirent avec un regard intéressé. — Tu es un vrai démon, murmura Amara lorsqu’elles furent hors de portée de voix. Horatio ne te pardonnera jamais de l’avoir manipulé ainsi en public. — Horatio ne garde son commandement que grâce à de talentueux subordonnés, répondit Séraï, d’un ton pétillant de gaieté. (Une lueur de malice étincela dans ses yeux.) Très talentueux, dans le cas de Rolf. Amara sentit le rouge lui monter aux joues. — Séraï ! — Franchement, ma chérie, qu’est-ce que tu crois ? On n’est pas une courtisane digne de ce nom quand on ne s’adonne pas à certaines inconvenances. (Elle s’humecta langoureusement les lèvres.) Dans le cas de Rolf, je m’y adonne beaucoup. Disons seulement que je n’ai rien à craindre d’Horatio, et qu’il le sait parfaitement. (Son sourire s’effaça.) J’aimerais presque qu’il tente quelque chose. Ce serait une distraction bienvenue. — Que veux-tu dire par là ? Séraï leva les yeux vers Amara, le visage fermé. — Pas dehors, ma chérie. Amara fronça les sourcils, puis se tut et conduisit son amie à l’intérieur de l’exploitation, vers les quartiers réservés aux invités, au-dessus de la grand-salle. Elle accorda à Séraï quelques minutes de solitude à l’intérieur, puis se glissa à son tour dans la pièce, et demanda à Cirrus de sceller celle-ci aux éventuelles oreilles indiscrètes. Une fois que l’air se fut durci autour d’elles, Séraï se laissa tomber sur un tabouret. — Je suis contente de te revoir, Amara. — Moi aussi, répondit la jeune femme. (Elle s’agenouilla par terre à côté de son amie, afin de pouvoir la regarder dans les yeux.) Qu’est-ce que tu fais ici ? Je pensais que le Curseur Légat enverrait Mira ou Cassandra. — Mira a été assassinée près de Kalare il y a trois jours, répondit Séraï. (Elle croisa les mains, mais pas assez vite pour empêcher Amara d’en voir le tremblement.) Et cela fait plusieurs jours que Cassandra a disparu de Parce. On la pense morte, ou compromise. Amara eut l’impression qu’on venait de lui donner un coup de poing dans le ventre. — Par les Grandes Furies, murmura-t-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ? — C’est la guerre. Une guerre secrète menée dans les ruelles et les couloirs de service. Quelqu’un traque les Curseurs et les tue un à un. — Mais qui ? Séraï haussa lentement les épaules. — Qui ? Notre premier suspect est Kalarus. — Mais comment a-t-il su où frapper ? — Par un traître, bien sûr. Nos collègues ont été tués dans leur lit, dans leur bain. Qui que soient ces gens, quelqu’un qui nous connaît leur indique où attaquer. — Fidélias, dit Amara avec amertume. — Probablement. Mais nous devons également envisager la possibilité qu’il y ait un autre traître parmi les Curseurs, et cela signifie que nous ne pouvons faire confiance à personne. Curseur ou non. — Par les Grandes Furies. Qu’est-ce qu’en dit le Premier Duc ? — Les voies de communication ont été gravement perturbées dans toutes les villes du sud. Tout contact avec le Premier Duc est devenu impossible. — Quoi ? ! — Je sais. (Séraï frémit.) Les ordres initiaux que m’avait donnés le Curseur Légat étaient de t’envoyer un agent pour escorter l’Exploitante Isana au festival. Mais, avec ces événements, il est devenu clair que chercher à établir le contact avec d’autres Curseurs était potentiellement dangereux. Il fallait que je parle à quelqu’un de confiance. C’est pourquoi je suis venue ici. Amara prit les mains de son amie entre les siennes et les serra fortement. — Merci. Séraï lui répondit d’un faible sourire. — Nous devons supposer que le Premier Duc n’a pas été informé de la situation. — Tu as l’intention de te servir d’Isana pour l’approcher en personne. — Précisément. Je ne vois pas de façon plus sûre de le faire. — Ce n’est peut-être pas si sûr que ça. Un assassin a tenté de tuer l’Exploitante Isana hier matin. Il avait un couteau kalarien. Séraï écarquilla les yeux. — Par les Grandes Furies. Amara acquiesça en grimaçant. — Et elle a vécu toute sa vie en province. Elle ne peut pas aller à la capitale sans escorte. Il va falloir que tu lui serves de guide dans les divers cercles politiques. (Elle poussa un soupir.) Et tu dois faire extrêmement attention, Séraï. Ils vont essayer de l’éliminer avant la cérémonie de présentation. Séraï se mordilla la lèvre. — Je ne suis pas une lâche, Amara, mais je ne suis pas garde du corps non plus. Je ne peux rien faire pour la protéger d’assassins de métier. Si telle est la situation, il faut que tu nous accompagnes. Amara secoua la tête. — Je ne peux pas. Quelque chose s’est produit ici. (Elle raconta à son amie ce que Doroga leur avait dit au sujet des vordes.) Nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser proliférer. La garnison locale a besoin de tous les furifèvres qu’elle peut réunir pour s’assurer que ces créatures ne s’échappent pas de nouveau. Séraï haussa un sourcil. — Ma chérie, tu es sûre de ça ? Je veux dire, je sais que tu as déjà eu affaire à ces barbares, mais tu ne crois pas qu’ils en rajoutent peut-être un peu ? — Non, répondit calmement Amara. D’après ce que j’ai pu voir, ils ne connaissent pas l’exagération. Doroga est arrivé hier avec moins de deux cents survivants sur une force de deux mille hommes. — Oh, enfin. Ça, c’est forcément un mensonge. Même une légion aurait vu son moral se briser bien avant d’en arriver là. — Les Marats ne sont pas des légionnaires. Ils ne sont pas comme nous. Mais réfléchis à ceci : ils se battent tous ensemble, hommes, femmes et enfants, aux côtés de leur famille et de leurs amis. Ils ne les abandonnent pas, même si cela signifie qu’ils doivent mourir avec eux. Et ils voient les vordes comme la plus grande menace qui soit ; pas seulement pour leur territoire, mais pour leur famille et leur vie. — Quand bien même. Tu n’es pas une furifèvre militaire, Amara. Tu es une Curseur. Laisse ceux dont c’est le métier jouer les soldats. Toi, tu dois servir ta propre vocation. Accompagne-moi à la capitale. — Non, répondit Amara. (Elle alla à la fenêtre et regarda à l’extérieur un moment. Bernard et Frédéric étaient en train d’installer deux énormes barriques remplies d’aliments en conserve sur le bât d’un gargante. L’animal bâilla, remarquant à peine ce qui devait bien faire une demi-tonne de chargement, que les deux terrafèvres avaient eux-mêmes soulevé avec désinvolture.) La garnison ici a perdu la plupart de ses Chevaliers Aeris lors de la Seconde Bataille de Calderon, et ç’a été difficile de leur trouver des remplaçants. Bernard aura peut-être besoin de mon aide pour porter des messages et effectuer des vols de reconnaissance. Séraï eut un petit hoquet de surprise. Amara se retourna, l’air interrogateur, et vit la petite courtisane en train de la dévisager, bouche bée. — Amara, fit Séraï d’un ton accusateur. Tu es son amante. — Quoi ? Ce n’est pas ce que… — N’essaie même pas de le nier. Tu étais en train de le regarder, là, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce que ça peut faire ? — J’ai vu tes yeux. Quand tu l’as appelé « Bernard ». Il était là dehors, en train de faire quelque chose de viril, n’est-ce pas ? Amara sentit son visage s’empourprer de nouveau. — Comment est-ce que tu… ? — Je sais ces choses, ma chérie, répondit Séraï d’un ton désinvolte. C’est mon métier. (La petite femme traversa la pièce pour venir regarder dans la cour, et haussa un sourcil.) Lequel est-ce ? — La tunique verte, répondit Amara en s’éloignant de la fenêtre. En train de charger le gargante. La barbe et les cheveux bruns, avec un peu de gris dedans. — Tiens donc. Mais on ne peut pas dire qu’il est vieux. Il a grisonné tôt, je dirais. C’est toujours attrayant chez un homme. Ça montre qu’il possède à la fois assez de pouvoir pour avoir des responsabilités et assez de conscience pour se faire du souci à cause d’elles. Et… (Elle s’interrompit et cligna des yeux.) Il est plutôt fort, non ? — Oui. Et c’est un excellent archer. Séraï lui jeta un regard en coin. — Je sais que c’est superficiel et terriblement commun comme remarque, mais il y a quelque chose d’indéniablement et élémentairement séduisant chez un homme fort. Tu n’es pas d’accord ? Amara avait les joues en feu. — Eh bien… c’est vrai. Ça lui va bien. (Elle prit une inspiration.) Et il peut en même temps faire preuve d’une telle douceur. Séraï la regarda d’un air consterné. — Oh ! là là… C’est pire que ce que je craignais. Tu n’es pas seulement son amante. Tu es amoureuse de lui. — Non, protesta Amara. Enfin. Je le vois assez souvent. Je sers de courrier entre Gaius et cette région depuis la Seconde Bataille de Calderon et… (Elle s’interrompit.) Je ne sais pas. Je ne crois pas avoir déjà été amoureuse. Séraï tourna le dos à la fenêtre. Par-dessus l’épaule de la jeune femme, Amara put voir Bernard donner des instructions à deux hommes en train d’atteler de lourds chevaux de trait à un chariot rempli de matériel, puis vérifier les sabots des bêtes. — Est-ce que tu le vois assez à ton goût ? demanda Séraï. — Je… Ça ne me dérangerait pas d’être plus souvent avec lui. — Mmm. Qu’est-ce que tu aimes le plus chez lui ? — Ses mains, répondit aussitôt Amara. (Sa réponse lui avait échappé avant qu’elle ait pu prendre le temps d’y réfléchir. Elle se sentit rougir de nouveau.) Elles sont fortes. Un peu rugueuses. Mais chaudes et douces. — Ah, fit Séraï. — Ou sa bouche, lâcha involontairement Amara. Je veux dire, ses yeux sont d’une jolie couleur, mais sa bouche est… Enfin, il sait… — Il embrasse bien. Amara cessa de chercher ses mots et se contenta de hocher la tête. — Eh bien, conclut Séraï, à ce stade, je pense qu’on peut dire sans se tromper que tu sais ce que c’est que d’être amoureuse. Amara se mordit la lèvre. — Tu crois vraiment ? La courtisane sourit d’un air vaguement mélancolique. — Bien sûr, ma chérie. Amara regarda la cour, où deux garçonnets, âgés tout au plus de six ou sept ans, venaient de bondir de leur cachette dans le chariot pour sauter sur le dos de Bernard. Celui-ci rugit d’indignation feinte et se mit à tournoyer sur lui-même comme pour essayer de les attraper, jusqu’à ce que les deux enfants lâchent prise et tombent à terre où, en proie au tournis, ils titubèrent en riant. Avec un large sourire, Bernard leur ébouriffa les cheveux et les chassa gentiment d’un geste de la main. Amara sentit un sourire lui monter aux lèvres. Séraï reprit la parole d’une voix plus basse et très douce. — Tu dois le quitter, bien entendu. Amara se raidit. Elle continua à regarder fixement par la fenêtre, par-dessus l’épaule de son amie. — Tu es une Curseur, reprit celle-ci. Tu as la confiance du Premier Duc lui-même. Et tu as voué ta vie à le servir. — Je sais tout ça. Mais… Séraï secoua la tête. — Amara, tu ne peux pas faire ça à Bernard, pas si tu l’aimes vraiment. C’est un pair du royaume, à présent. Il a des responsabilités, des devoirs. Entre autres, celui de prendre femme. Une femme dont la loyauté ira d’abord à lui. Amara regarda fixement Bernard et les deux enfants. Sa vue se troubla soudain de larmes chaudes. — Il a des obligations, poursuivit Séraï, d’un ton compatissant mais résolu. Et l’une d’elles est de procréer, afin que la furifèvrerie qu’il a dans le sang renforce le royaume. — Et j’ai eu la fièvre noire, chuchota Amara. (Elle pressa les mains sur son bas-ventre, et put presque sentir les cicatrices quasiment invisibles laissées par la maladie. Un goût de bile amère lui envahit la bouche.) Je ne peux pas lui donner d’enfants. Séraï secoua la tête et se retourna pour regarder par la fenêtre. Frédéric poussa deux autres énormes gargantes dans la cour et entreprit de leur passer leur bât avec l’aide de Bernard, tandis qu’un flux incessant de fermiers venait déposer sur le sol à côté d’eux sacs et boîtes à charger sur les bêtes une fois qu’elles seraient prêtes. Puis Séraï se haussa sur la pointe des pieds et baissa doucement le store. — Je suis désolée, ma chérie. — Je n’ai jamais réfléchi aux conséquences, fit Amara, les joues baignées de larmes. Je veux dire, j’étais simplement si heureuse que je n’ai jamais… — L’amour est un brasier, Amara. Si tu t’en approches trop, tu te brûles. (Séraï s’approcha d’Amara et lui effleura la joue du dos de la main.) Tu sais ce que tu dois faire. — Oui. — Alors tu ferais mieux de faire ça vite. Et bien. (Séraï soupira.) Je sais de quoi je parle. Je suis vraiment désolée, ma chérie. Amara ferma les yeux et laissa aller sa tête contre la main de son amie avec chagrin. Elle ne pouvait pas arrêter ses larmes. Elle n’essayait même pas. — Il se passe tant de choses, et simultanément, dit Séraï au bout d’un moment. Ça ne peut pas être une coïncidence, si ? Amara secoua la tête. — Non, je ne crois pas. — Par les Grandes Furies, murmura Séraï, une expression hagarde dans ses yeux expressifs. — Séraï, dit Amara d’une voix calme, je crois qu’il y a une menace réelle pour le royaume ici. Je vais rester. Séraï la regarda en battant des paupières. — Ma chérie, bien sûr que tu vas rester. Je n’ai pas besoin d’une garde du corps qui se languit d’un homme comme ça : tu m’es complètement inutile. Amara étrangla un petit rire à ces mots, et passa les bras autour de son amie pour l’étreindre avec force. — Tu vas t’en sortir ? — Bien sûr, ma chérie, répondit Séraï. Mais elle avait beau s’exprimer d’un ton chaleureux et amusé, Amara perçut le tremblement qui agitait son amie. La petite courtisane put probablement la sentir frissonner en retour. Amara recula, posa les mains sur les épaules de Séraï et plongea son regard dans le sien. — C’est au nom du devoir. Les vordes sont peut-être déjà dans la capitale. D’autres assassins sont sûrement à la recherche de l’Exploitante en ce moment même. Les Curseurs sont en train de se faire éliminer. Et si la Couronne n’envoie pas des renforts à la garnison locale, fermiers et légionnaires vont mourir. Et probablement moi avec. Séraï ferma les yeux un instant, puis hocha brièvement la tête. — Je sais. Mais… Amara, j’ai peur… Peur de ne pas être faite pour ce genre de situation. J’opère dans les salles d’honneur et les chambres à coucher, avec du vin et du parfum. Pas dans les ruelles sombres avec une cape et un couteau. Je n’aime pas les couteaux. Je n’en ai même pas. Et mes capes sont bien trop coûteuses pour risquer de les salir avec du sang. Amara lui serra les épaules en souriant. — Eh bien, peut-être que les choses n’en arriveront pas là. Séraï lui répondit d’un sourire tremblant. — J’espère bien que non. Ce serait tout à fait gênant. (Elle secoua la tête et effaça l’inquiétude de son visage.) Regarde-toi, Amara. Si grande et si forte, à présent. Rien en commun avec la petite fille de ferme que j’ai vue survoler la mer. — Ça paraît si loin. Séraï hocha la tête et repoussa une mèche qui lui caressait la joue. Son expression se fit sérieuse. — On y va ? Amara leva la main et la pression de la protection de Cirrus se dissipa. — Isana devrait être prête à partir d’un instant à l’autre. Sois prudente et rapide, Séraï. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Chapitre 12 Il fallut trois heures à Tavi pour débusquer Max, qui était effectivement chez une jeune veuve. Tavi en perdit encore une à trouver un moyen d’entrer dans la maison, et trente minutes de plus à sortir son ami de son sommeil comateux, à le faire s’habiller et à le guider à travers les rues de la capitale, titubant, pour le ramener à la Citadelle. Lorsqu’ils arrivèrent enfin en vue des lumières de l’Académie, c’était l’heure la plus silencieuse de la nuit, le moment creux et froid juste avant que l’aube commence à colorer le ciel. Ils entrèrent par l’un des multiples passages secrets à l’usage des Curseurs en formation à l’Académie. Tavi traîna directement son ami vers les thermes, au sous-sol, et le poussa sans cérémonie dans un large bassin d’eau froide. Max, bien entendu, avait la phénoménale faculté de récupération de tout furifèvre de sa puissance, mais il avait développé en contrepartie un tout aussi formidable talent de noceur. Ce n’était pas la première fois que Tavi devait dessaouler d’urgence son ami après une nuit passée en ville. Au contact de l’eau glacée, le grand jeune homme se mit aussitôt à hurler et à se débattre, mais, lorsqu’il remonta les marches en chancelant pour sortir du bassin, Tavi s’interposa, le força à faire demi-tour et le repoussa dedans. Après une dizaine d’immersions dans l’eau froide, Max pressa ses mains contre ses tempes avec un gémissement. — Par les Grandes Furies, Calderon, je suis réveillé. Tu veux bien me laisser sortir de cette saleté d’eau glacée, par tous les Corbeaux ? — Pas tant que tu n’auras pas ouvert les yeux, répondit fermement Tavi. — Bon, bon, grommela Max. (Il jeta un regard furieux et injecté de sang à son ami.) Satisfait ? — Ravi, répliqua Tavi. Avec un grognement, Max sortit lourdement du bassin d’eau glacée, enleva maladroitement ses vêtements, et se traîna d’un pas lourd vers un bassin chauffé dont l’eau était éclairée de lampes-furies jaunes comme le soleil. Comme chaque fois, Tavi eut l’œil attiré par le lacis de cicatrices qui ornait le dos de son ami : des marques laissées par un fouet ou par un martinet, qui n’avaient pu se former qu’avant que Max développe ses pouvoirs de furifèvre. Tavi grimaça de compassion. Il avait beau avoir vu les cicatrices de son ami des dizaines de fois, elles le surprenaient et l’horrifiaient toujours autant. Il jeta un coup d’œil autour de lui. La salle était gigantesque, toute de marbre du sol au plafond, en passant par les murs et les colonnes, avec plusieurs bassins différents, lentement remplis par de petites cascades. Des bouquets de plantes et même d’arbres adoucissaient la sévérité du cadre de marbre froid, et des coins salons avaient été aménagés à une dizaine d’endroits différents. Les baigneurs pouvaient y paresser en compagnie les uns des autres en attendant qu’il y ait de la place dans un bassin. Des lampes-furies bleues, vertes ou dorées coloraient chaque bassin d’une lumière tamisée, en indiquant la température. Le son de l’eau tombant en cascade se réverbérait sur la pierre indifférente, remplissant assez l’air pour masquer le bruit des voix à quelques pas de distance. C’était l’un des seuls endroits de la capitale où l’on pouvait être raisonnablement certain d’avoir une conversation privée. Les thermes étaient encore vides : les esclaves qui s’occupaient des baigneurs n’arriveraient pas avant une bonne heure. Tavi et Max étaient seuls. Tavi se déshabilla, de façon cependant beaucoup plus empruntée que son ami. Dans l’exploitation où il vivait avant, le bain était une affaire privée et de pure nécessité. Il lui avait fallu du temps pour s’adapter à la pratique plus sociale que cela représentait dans la plupart des villes, et il n’avait jamais réussi à se défaire complètement d’un soupçon de gêne lorsqu’il se déshabillait. — Oh ! par toutes les Furies, espèce de plouc ! s’exclama Max sans ouvrir les yeux. Ce sont les thermes des hommes. Il n’y a personne d’autre ici, et je n’ai même pas les yeux ouverts. (Il jeta un autre regard noir à Tavi, un peu moins furieux cependant que le premier.) Si tu m’avais laissé là où tu m’as trouvé, tu aurais pu avoir les thermes pour toi tout seul. Tavi se glissa dans le bassin à côté de Max et se mit à parler d’une voix basse, à peine audible par-dessus le bruit de l’eau. — On a un problème, Max. Le regard furieux de son ami s’apaisa aussitôt, et ses yeux rougis étincelèrent d’un intérêt soudain. — Quel genre de problème ? Tavi le mit au courant. — Par les Corbeaux ! rugit Max. Tu essaies de me faire tuer ou quoi ? — Oui. Pour être franc, je t’ai toujours trouvé un peu pénible, répliqua Tavi. Max le dévisagea une seconde d’un air interloqué, puis se renfrogna. — Ah ah. Tu es hilarant. — Tu ne devrais même pas te poser cette question. Si je connaissais quelqu’un d’autre capable de faire ça, je ne t’aurais pas impliqué là-dedans. — Ah bon ? fit Max d’un ton vexé. Pourquoi ça ? — Parce que ça fait seulement dix secondes que tu es au courant, et tu te plains déjà. — J’aime bien me plaindre. C’est le droit sacré de tout soldat, grommela Max. Tavi sentit un sourire lui monter aux lèvres. — Tu n’es plus légionnaire, Max. Tu es un Curseur. En formation, du moins. — Je suis quand même vexé, déclara Max. Au bout d’un moment, il ajouta : — Tavi, tu es mon ami. Si tu as besoin d’aide, tu peux tout simplement compter sur ma présence, que tu la souhaites ou non. Tavi se mordilla la lèvre en le regardant. — Vraiment ? — Ce sera plus simple comme ça, fit Max d’un ton railleur. Donc, tu veux que je serve de doublure à Gaius, hein ? — Tu en es capable ? Pour toute réponse, Max s’étira dans l’eau chaude en souriant d’un air confiant. — Aucune idée. Retenant un éclat de rire, Tavi se dirigea vers la cascade, prit un strigile et entreprit de se racler la peau pour en enlever la sueur due au labeur de la journée, puis passa rapidement un peigne savonné dans ses cheveux. Il se leva pour aller se rincer dans un bassin à l’eau plus froide, et en sortit en frissonnant pour se sécher avec une serviette. Max émergea de l’eau quelques instants plus tard, décrassé lui aussi, et tous deux enfilèrent les vêtements propres qu’ils avaient confiés à la garde des garçons de bains la fois précédente, laissant leurs habits sales sur leur étagère respective. — Qu’est-ce que je dois faire ? demanda Max. — Va à la Citadelle, prends la galerie sud jusqu’au couloir ouest et descends l’escalier. — Il y a un poste de garde là-bas, nota Max. — Oui. Arrête-toi au premier poste, et demande Sire Miles. Il t’attend. Killian sera probablement là aussi. Max haussa les sourcils. — Miles a voulu faire intervenir les Curseurs ? J’aurais cru qu’il préférerait éviter, dans la mesure du possible. — Je ne crois pas que Miles sache que Killian est toujours en service actif, répondit Tavi. Et encore moins que c’est le Légat actuel. Max se tapa le front du plat de la main avec une expression agacée, faisant tomber une pluie de gouttes de ses cheveux ras. — Je vais finir par devenir fou, à essayer de me rappeler qui a le droit de savoir quoi. — C’est toi qui as accepté de faire la formation de Curseur. — Arrête de piétiner mon droit sacré, Calderon. Tavi sourit. — Fais comme moi. Ne dis rien à personne. Max acquiesça. — Ça, c’est un bon plan. — Allez, il faut qu’on se bouge. Je suis censé aller chercher quelqu’un d’autre. Je te rejoins là-bas. Max se leva pour partir, mais s’arrêta. — Tavi, dit-il, ce n’est pas parce que je ne me plains pas que ça ne va pas être dangereux. Très dangereux. — Je sais. — Je voulais juste m’en assurer. Si tu as des ennuis… Enfin, si tu as besoin de mon aide, ne laisse pas ton orgueil t’empêcher de me la demander. Je veux dire, il est possible que ça tourne à l’affrontement en règle de furies. Si c’est le cas, je te couvrirai. — Merci, répondit Tavi sans montrer beaucoup d’émotion. Mais si on en arrive là, cela voudra probablement dire qu’on a échoué si lamentablement que toute une légion à mes ordres ne servirait à rien. Max acquiesça avec un rire contrit, redressa les épaules et sortit d’un pas décidé. — Surveille tes arrières, conseilla-t-il sans se retourner. — Toi aussi. Tavi attendit que Max ait quitté les thermes, puis en sortit à son tour précipitamment pour se rendre dans les quartiers des domestiques. Lorsqu’il y parvint, une bande bleu pâle était apparue à l’horizon du ciel nocturne, annonçant l’aube approchante, et le personnel de l’Académie commençait à se réveiller. Tavi se faufila prudemment de couloirs de service en escaliers étroits, en prenant garde à ne pas se faire voir. Il se mouvait silencieusement dans l’obscurité, ne comptant pour distinguer son chemin que sur l’éclairage faible et clairsemé des lieux. Il finit par arriver dans un dernier couloir étroit, devant une porte minuscule qui ouvrait sur un espace vide entre deux murs : la chambre d’Ombre. Tavi prêta l’oreille, à l’affût de la moindre approche, et, quand il fut sûr qu’aucun curieux ne l’observait, ouvrit la porte pour se glisser à l’intérieur. La chambre de l’esclave était froide, humide et sentait le renfermé. Ce n’était rien de plus qu’un espace perdu par défaut de conception, fermé sur deux côtés par les murs de pierre de l’Académie, et sur les deux autres par du plâtre grossier. La pièce plafonnait à un mètre cinquante à peine et ne contenait qu’une vieille malle cabossée sans couvercle et un grabat. Tavi s’approcha de celui-ci en silence et tendit la main pour en secouer l’occupant. Il se rendit compte presque immédiatement que la forme sous les couvertures n’était qu’un paquet de draps entassés là pour servir de leurre. Tavi fit volte-face en tombant accroupi et porta vivement la main à sa dague, mais il y eut un mouvement rapide et silencieux dans le noir, et quelqu’un s’empara habilement de l’arme à la ceinture avant de le pousser violemment d’un coup d’épaule, le faisant tomber au sol. L’assaillant bondit aussitôt sur Tavi, et celui-ci se retrouva cloué au sol par un genou sur son torse, le tranchant froid de sa propre arme pressé contre sa gorge. — Lumière, dit une voix calme, et une vieille lampe-furie sur le mur s’alluma d’une faible lueur rougeâtre. L’homme accroupi au-dessus de Tavi était de taille et de carrure moyennes. Ses cheveux châtains abondamment striés de gris retombaient en mèches irrégulières sur ses épaules et une bonne partie de son visage, et l’on distinguait à peine derrière l’éclat sombre de ses yeux. Ce que Tavi pouvait voir du visage de son agresseur était horriblement défiguré par les marques au fer rouge dont les légions se servaient pour désigner les soldats jugés coupables de lâcheté. Ses avant-bras étaient aussi maigres et nerveux que le vieux collier d’esclave en cuir tressé qu’il portait autour du cou, et couverts de cicatrices blanches. Certaines étaient les stigmates reconnaissables de brûlures subies dans une forge, mais d’autres étaient droites et fines, comme celles que Tavi n’avait vues que sur les bras du vieux Giraldi à Garnison ou de Sire Miles. — Ombre, dit Tavi, le cœur serré par la panique soudaine que lui avait causée cette attaque éclair, et battant à tout rompre. Ombre, c’est moi. L’esclave redressa le menton un instant en le dévisageant, puis se détendit et s’écarta du jeune homme. — Tavi, dit-il d’une voix rendue pâteuse par le sommeil dont il venait d’être tiré. T’ai fait mal ? — Ça va, le rassura Tavi. — Comme un voleur, fit Ombre en se renfrognant. Dans ma chambre comme un voleur. Tavi se redressa. — Oui. Je suis désolé de t’avoir fait peur. Ombre inversa sa prise sur la dague pour la prendre par la lame, et en présenta le manche au jeune homme, qui reprit son arme et la remit dans son fourreau. — Dormais, dit l’esclave avant de bâiller, ajoutant une sorte de petit ululement inarticulé à la fin. — Ombre, protesta Tavi, je me rappelle ce qui s’est passé sur les remparts de Garnison. Je sais que tu fais semblant. Je sais que tu n’es pas un demeuré sans cervelle. L’esclave lui adressa un grand sourire idiot. — Ombre, déclara-t-il d’un ton réjoui d’imbécile heureux. Tavi lui jeta un regard noir. — Arrête. Tu peux garder tes secrets si tu le veux. Mais ne m’insulte pas en me jouant cette comédie. J’ai besoin de ton aide. Ombre resta immobile un long moment. Puis il pencha la tête d’un air interrogateur et demanda, d’une voix cette fois douce et basse : — Pour quoi ? Tavi secoua la tête. — Pas ici. Viens avec moi. Je vais t’expliquer. Ombre exhala longuement. — Gaius. — Oui. L’esclave ferma les yeux un instant. Puis il s’approcha de sa malle et en retira une poignée d’objets et une couverture supplémentaire. Il exerça ensuite une forte pression sur le fond de la malle, et un craquement caverneux se fit entendre. Il sortit un fourreau et en tira une courte épée droite : un glaive de légionnaire. Il examina l’arme à la faible lumière de la lampe-furie puis la rengaina, enfila une volumineuse surtunique en grosse toile élimée, et glissa l’arme dessous. — Prêt. Tavi lui fit traverser les couloirs de l’Académie, se dirigeant vers le plus proche des passages isolés qui menaient vers les couches supérieures des Souterrains pour ressortir près de la Citadelle. L’entrée des Souterrains n’était pas exactement une porte secrète, mais elle était plongée si loin dans l’ombre d’un couloir tellement étroit et tortueux que, si on ne savait pas où chercher, la petite ouverture basse qui donnait sur la cage d’escalier était pour ainsi dire invisible. Tavi entraîna ensuite Ombre à travers une série de tunnels peu fréquentés à l’atmosphère froide et humide. Leur trajet les mena momentanément au plus profond des Souterrains, pour passer sous les murs de la Citadelle. Puis ils atteignirent l’escalier menant à la salle de méditation du Premier Duc et le descendirent, stoppés par les sommations de légionnaires vigilants à chaque poste de garde. Les jambes de Tavi l’élançaient douloureusement à chaque battement de cœur, mais il se força à faire abstraction des plaintes de son corps fatigué et poursuivit sa route. Ombre, remarqua-t-il, gardait les yeux rivés au sol. Les cheveux de l’esclave lui tombaient autour du visage, se confondant avec l’étoffe grossière de sa surtunique. Sa démarche était celle d’un homme plus vieux, en apparence raidi par l’arthrite, hésitant, prudent. Du moins lorsqu’ils passaient devant un poste de garde. Une fois hors de vue dans l’escalier en colimaçon, il se mouvait avec une discrétion féline. Au pied des escaliers, la porte du Premier Duc était fermée à double tour. Tavi dégaina son couteau et en tapa le pommeau contre l’acier sombre de la porte selon un rythme saccadé prédéterminé. Au bout d’un moment, elle s’ouvrit, et Sire Miles apparut dans l’entrebâillement, l’air furieux. — Par tous les Corbeaux, où est-ce que tu étais fourré, gamin ? demanda-t-il d’un ton impérieux. — Euh… Parti chercher l’homme dont je vous ai parlé, Sire Miles, répondit Tavi. Voici Ombre. — Tu y as mis le temps, grommela Miles. (Il enveloppa l’esclave d’un regard froid.) Dans quatre heures, Gaius doit se montrer aux préliminaires des Épreuves du Vent, dans sa loge officielle. Antillar a du mal à maîtriser son imitation, mais Killian ne peut pas prendre le temps de l’aider tant qu’il n’est pas sûr qu’on s’occupe du Premier Duc. Tu aurais dû amener l’esclave d’abord. — Oui, monsieur, répondit Tavi. La prochaine fois qu’on sera dans cette situation, je ne manquerai pas de m’en souvenir. L’expression de Miles se fit aigre. — Eh bien, entrez. Ombre, c’est ça ? J’ai fait descendre des draps et du matériel de couchage. Tu vas devoir le monter et m’aider à y installer Gaius. Ombre se figea, et Tavi vit les yeux de l’esclave étinceler de stupeur derrière ses cheveux. — Gaius ? — Apparemment, il a abusé de sa furifèvrerie, répondit Tavi. Il s’est peut-être ruiné la santé en le faisant. Il est tombé dans le coma il y a plusieurs heures. — Vivant ? — Pour l’instant. — Mais si on ne l’installe pas rapidement dans un lit digne de ce nom et qu’on ne s’occupe pas de lui, ça ne va pas durer, intervint Miles d’une voix grondante. Tavi, tu as des messages à délivrer. Rien n’a changé. Fais en sorte que tout le monde y croie. Compris ? Avec cela, Tavi pouvait dire adieu à l’éventualité de dormir un peu cette nuit. Au train où allaient les choses, il allait peut-être même manquer complètement l’examen. Il soupira. Ombre entra dans la pièce et s’approcha du matériel de couchage qu’avait mentionné Miles. Le lit de camp était une structure toute simple, un modèle standard de la légion, et il ne lui fallut pas longtemps pour l’assembler. Miles se dirigea vers le secrétaire de Gaius, appuyé contre un mur, pour y prendre un petit paquet d’enveloppes. Il revint les donner à Tavi sans le moindre commentaire. Le jeune homme s’apprêtait à lui demander quand devait être remise la première lorsque le capitaine plissa les yeux, les sourcils froncés. — Toi, lança-t-il. Ombre. Tourne-toi vers moi. Tavi vit l’esclave s’humecter les lèvres avec nervosité et se lever pour faire face à Miles, la tête baissée. Le capitaine s’approcha de lui à grands pas. — Montre-moi ton visage. Ombre poussa un petit gémissement de détresse et fit une courbette paniquée. Miles tendit la main et écarta vivement les cheveux qui cachaient la moitié du visage de l’esclave. Les cicatrices hideuses de la marque des déserteurs apparurent à la lumière, et Miles fronça sévèrement les sourcils à cette vue. — Sire Miles ? demanda Tavi. Est-ce que ça va ? Le soldat passa les doigts dans ses cheveux ras. — Je suis fatigué, répondit-il. Peut-être que mon imagination me joue des tours. J’ai l’impression de le connaître, bizarrement. — Peut-être l’avez-vous déjà vu travailler ici, capitaine, répondit Tavi en faisant attention à garder un ton neutre. — C’est sans doute ça. (Miles inspira profondément et redressa les épaules.) Il y a encore une nouvelle légion à entraîner. Je m’en vais diriger les manœuvres matinales. — Rien n’a changé, fit remarquer Tavi. — Exactement. Killian s’occupe de tout jusqu’à ce que je puisse revenir. Tu lui obéis au doigt et à l’œil. Compris ? Sur ces mots, il s’en fut sans attendre de réponse. Tavi soupira et, traversant la mosaïque de carrelage, alla aider Ombre à finir de monter le lit et à y mettre les draps. De l’autre côté de la pièce, Gaius gisait sur le dos, le teint blême et grisâtre. Killian était agenouillé à côté de lui, son brasero à infusions allumé, et une vapeur à l’odeur nauséabonde se dégageait des braises. — Tavi, dit Ombre à mi-voix. Je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas rester en présence de Miles. Il va me reconnaître. — Et ce serait grave ? demanda Tavi sur le même ton. — Je serais obligé de me battre avec lui. (L’esclave parlait d’une voix simple et douce, dépourvue de toute émotion hormis une légère nuance de tristesse ou de regret.) Je ne peux pas rester ici. — On a besoin de ton aide, Ombre. Gaius a besoin de ton aide. Tu ne peux pas l’abandonner comme ça. Ombre secoua la tête avec frustration, puis demanda : — Qu’est-ce que Miles sait de moi ? — Ton nom. Que je te fais confiance. Que Gaius t’a fait venir ici à l’Académie avec moi. — Par toutes les Furies ! s’exclama Ombre avant de soupirer. Tavi, je veux que tu fasses quelque chose pour moi. S’il te plaît. — Tout ce que tu veux, répondit aussitôt Tavi. — Ne dis rien de plus sur moi à Miles. Même s’il te le demande. Mens, trouve des excuses, tous les moyens sont bons. On ne peut pas se permettre de le voir s’emporter maintenant. — Quoi ? Pourquoi il ferait ça ? — Parce que c’est mon frère. Chapitre 13 Isana avait passé une bonne partie de la journée inconsciente, mais, lorsqu’elle eut fini de faire ses bagages et se fut installée dans la litière couverte, elle était épuisée. C’était la première fois qu’elle volait en litière, que celle-ci soit ouverte aux éléments ou fermée, mais l’expérience était bien trop familière pour être vraiment terrifiante. Le véhicule se différenciait peu de n’importe quelle voiture couverte, du moins vu de l’intérieur ; ce qui rendait d’autant plus déroutant de voir passer, par les ouvertures, un oiseau de proie en pleine ascension ou un ruban de nuage duveteux teinté d’or sombre par le crépuscule. Le nez à la fenêtre, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, elle regarda pendant un moment l’obscurité grandissante et la terre en contrebas. — La nuit met tellement de temps à tomber, murmura-t-elle sans vraiment se rendre compte qu’elle parlait tout haut. Séraï leva les yeux de la broderie sur ses genoux et jeta un coup d’œil par la fenêtre. La lumière colora les perles de son collier d’un camaïeu de roses et d’ors. — Nous volons en direction du soleil couchant, Exploitante ; haut et vite, qui plus est. Mais il finira par nous battre de vitesse. J’ai toujours aimé le soir, cela dit. C’est le moment de la journée que je préfère. Isana reporta son attention sur l’esclave, observant le profil de celle-ci. La présence émotionnelle de Séraï était presque indétectable, nébuleuse et légère comme une plume. Lorsque la courtisane parlait, il se dégageait de ses inflexions une profondeur affective bien moindre que celle qu’Isana avait l’habitude de percevoir chez les gens qui l’entouraient. Or l’aquafèvre pouvait compter sur les doigts d’une main les gens qui avaient réussi à lui cacher leurs émotions. Isana porta la main à son corsage, effleurant d’un air pensif la bague cachée sous sa robe au bout de sa chaîne. Séraï était de toute évidence plus redoutable qu’elle en avait l’air. — Est-ce que vous utilisez souvent ce type de transport ? lui demanda Isana. — De temps en temps, répondit l’esclave. Le trajet peut prendre jusqu’à demain soir, voire plus longtemps. Nous ne ferons pas d’arrêt tant que les hommes de Rolf n’auront pas besoin de se relayer dans les harnais, Exploitante, et cela n’arrivera sans doute pas avant tard dans la nuit. Vous devriez vous reposer. — Ai-je donc l’air malade ? — Amara m’a raconté ce matin votre rencontre d’hier, répondit Séraï. (Elle garda une expression neutre et la danse de son aiguille ne ralentit pas, mais Isana perçut une légère inquiétude dans le port de la courtisane.) Il y a là de quoi épuiser n’importe qui. Vous êtes en sécurité maintenant. Isana la dévisagea en silence pendant un moment, puis demanda : — Vraiment ? — Autant que dans votre propre maison, lui assura Séraï, un soupçon de froideur discernable derrière le ton léger qu’elle avait adopté. Je monte la garde, et vous réveillerai s’il se passe quoi que ce soit. La voix, l’aura et l’attitude de Séraï résonnaient de la note subtile de la vérité, une chose que peu de gens étaient capables de dissimuler, et Isana se détendit, du moins pendant un moment. Cette femme souhaitait sincèrement la protéger : Isana était au moins sûre de cela. Et Séraï avait raison. L’expression stupéfaite et terrifiée du jeune homme qu’Isana avait tué hantait encore toutes ses pensées. Elle reposa sa tête contre le dossier et ferma les yeux. Elle ne pensait pas être capable de dormir, mais, lorsqu’elle rouvrit les yeux, une lumière pâle entrait à flots dans la litière par les fenêtres en face d’elle, et elle avait les épaules et le cou raides et douloureux. Elle dut cligner des yeux pendant un moment pour en chasser le sommeil qui l’avait atteinte par surprise. — Ah, dit Séraï. Bonjour, Exploitante. — Bonjour ? s’étonna Isana. (Elle retint un bâillement et se redressa. Une cape roulée avait été placée derrière sa tête et une couverture lourde et douce déployée sur elle.) Est-ce que j’ai dormi ? — Comme une enfant, confirma Séraï. Vous n’avez pas bougé quand nous nous sommes arrêtés hier soir, et Rolf, cet amour, vous a prêté sa cape lorsque nous sommes repartis. — Je suis désolée. J’espère que vous avez pu vous reposer aussi ? — Pas encore, répondit la courtisane. Je suis restée ici, comme je vous l’avais promis ; j’ai dû m’absenter une ou deux fois, mais Rolf a veillé sur vous jusqu’à mon retour. — Je suis désolée, répéta Isana, confuse. (Elle tendit la cape à Séraï.) Tenez, je vous en prie. Vous devriez vous reposer. — Et vous priver de conversation ? Quel genre de compagne de voyage ferais-je ? (Séraï adressa un petit sourire à Isana.) J’ai une pointe de ferrofèvrerie dans le sang. Je peux me passer de sommeil pendant quelques jours. — Cela ne veut pas dire que c’est bon pour vous. — Je dois vous avouer qu’en règle générale, je semble avoir une tendance malsaine à être attirée par ce qui est mauvais pour moi. Et puis, de toute façon, nous devrions arriver à la capitale d’ici à une heure. — Mais je croyais que vous aviez dit que le trajet prendrait au moins toute une journée ? Séraï fronça les sourcils en regardant par la fenêtre. La lumière bleuâtre de l’aube, pure et limpide, fit rayonner son teint et donna encore plus de profondeur à ses yeux foncés. — Ç’aurait dû être le cas. Rolf m’a dit que nous avions eu la chance d’être poussés par un vent exceptionnellement rapide. Une telle chose ne m’était encore jamais arrivée, quel que soit le voyage, et encore moins en revenant d’une province lointaine. Isana se concentra un moment. Cela changeait la donne. Elle avait moins de une heure pour se préparer psychologiquement à la capitale, et c’était peut-être la seule chance qu’elle avait de parler avec Séraï plus ou moins en privé. Il ne lui restait plus beaucoup de temps pour découvrir tout ce qu’elle pouvait sur cette femme en conversant avec elle, ce qui signifiait qu’être subtile ne servirait pas à grand-chose. Elle prit une inspiration et s’adressa à la courtisane. — Vous voyagez souvent ? — Plusieurs fois par saison. Mon maître trouve toutes sortes de raisons pour m’envoyer visiter d’autres villes. — Votre maître… Vous voulez dire Gaius ? Séraï pinça les lèvres d’un air pensif. — Je suis un loyal sujet de la Couronne, bien entendu, répondit-elle. Mais mon propriétaire est le duc Forcius Rufus. C’est le cousin du Haut Duc de Forcia, et il possède des terres à l’extrémité nord du val. — Vous vivez dans le val d’Amarante même ? — Pour le moment, oui. Je vais rater les vergers en fleurs, ce qui est dommage. Ils donnent à tout le val une odeur de paradis. Vous y êtes déjà allée ? Isana secoua la tête. — Est-ce aussi beau qu’on le dit ? Séraï hocha la tête et soupira. — Si ce n’est plus encore. J’ai beau aimer voyager, je me rends compte que je suis nostalgique de mon foyer là-bas. Enfin, j’imagine que je suis contente de voyager, et encore plus de rentrer. Peut-être suis-je doublement chanceuse. — Ç’a l’air d’être un endroit merveilleux. (Isana croisa les mains sur ses genoux.) Et une tactique de diversion conversationnelle qui l’est encore plus. Séraï reposa les yeux sur Isana en souriant. — Vraiment ? — Vous êtes une des Curseurs, n’est-ce pas ? — Ma chère, je ne suis guère plus qu’une vulgaire esclave de plaisir, qui rend service à Gaius au nom de son maître. Et, même si j’étais libre, je ne pense pas que j’aurais le tempérament nécessaire pour la profession. Tout cet héroïsme, ce sens du devoir, etc. Épuisant. Isana haussa un sourcil. — Je suppose qu’un espion de la Couronne ne servirait pas à grand-chose s’il criait sur tous les toits qu’il en était un. Séraï sourit. — Cela me paraît une façon raisonnable d’exprimer les choses, ma chère. Isana hocha la tête, ses sens d’aquafèvre se heurtant une fois de plus à l’opacité presque totale des émotions de la courtisane. C’était une expérience extrêmement frustrante. Sa compagne de voyage était une partisane du Premier Duc ; l’Exploitante était au moins sûre de cela. Sinon, pourquoi les Curseurs l’auraient-ils choisie pour accompagner Isana ? Cela voulait dire que celle-ci ne pouvait pas se permettre de baisser sa garde. Le devoir de Séraï serait de protéger les intérêts de Gaius, non ceux d’Isana. Cela dit, cette dernière n’avait pas la stupidité de croire qu’elle n’avait pas besoin d’une escorte dans Aléra Impéria, la capitale de tout le royaume. C’était la première fois qu’elle allait dans une des grandes villes qui formaient le cœur de la société aléréenne. Elle savait que le festival du Printemps à la capitale était une période où les complots fomentés par les diverses factions politiques et économiques allaient bon train. Elle avait entendu dire que chantage, extorsion, meurtres et pire encore étaient monnaie courante parmi ces groupes, et sa vie à la campagne ne l’avait pas préparée à affronter ce genre de situation. Elle était parfaitement consciente qu’en venant à la capitale, elle s’exposait à un risque certain de mourir. Les ennemis de Gaius s’attaqueraient à elle non parce qu’elle leur avait fait quoi que ce soit, mais à cause de ce qu’elle représentait. Elle était un symbole du soutien au Premier Duc. Les ennemis de celui-ci avaient déjà essayé de détruire ce symbole une fois. Ils réessaieraient certainement. Isana sentit son estomac se nouer d’un violent spasme nauséeux. Parce que Tavi, lui aussi, était un symbole. Isana allait avoir besoin d’une escorte pour naviguer dans les eaux dangereuses de la capitale, et Séraï était sa seule guide, et son alliée la plus importante. Si Isana voulait réussir à protéger Tavi des dangereux complots qui se préparaient, elle devait obtenir le soutien et la coopération de la courtisane par tous les moyens. De brefs éclairs de sincérité n’étaient pas suffisants. — Séraï, demanda-t-elle, vous avez une famille ? L’expression et le comportement de la petite courtisane se firent brusquement opaques. — Non, ma chérie. Isana ne perçut par l’intermédiaire de Rill aucune émotion, mais elle écarquilla les yeux, prise d’une soudaine intuition. — Vous voulez dire que vous n’en avez plus. Séraï haussa un sourcil surpris, mais redressa le menton sans détourner les yeux. — Je n’en ai plus. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda doucement Isana. Séraï resta muette un moment, puis répondit : — Une année, il y a eu une épidémie de fièvre noire sur l’exploitation où je vivais. Très grave. Elle a tué mon mari et ma fille. Celle-ci n’avait que trois semaines. Mon frère et mes parents sont morts aussi. Et les autres fermiers. J’ai été la seule à survivre, mais il n’y aura plus de famille pour moi. Séraï détourna les yeux pour regarder par la fenêtre. Elle posa une main sur son bas-ventre, et un soudain accès de chagrin âpre s’abattit sur Isana comme une vague d’eau bouillante. — Je suis désolée, dit l’aquafèvre. (Elle secoua la tête.) Je n’aurais jamais cru que vous étiez une fermière. Séraï sourit sans la regarder, et sans ciller. — Je suis entrée en esclavage après mon rétablissement. Pour leur payer des funérailles décentes. C’est là que je suis devenue une… (elle laissa flotter un silence bref mais délibéré) courtisane. Beaucoup sont trouvées, comme je l’ai été. — Je suis vraiment désolée. De vous rappeler ces mauvais souvenirs. — Il n’y a pas de quoi, ma chérie. C’était il y a longtemps. — Ce n’est pas ce que laisse croire votre visage. — Il y avait – a – aussi une touche d’aquafèvrerie dans ma famille, répliqua Séraï d’un ton égayé par une bonne humeur qu’Isana savait très probablement feinte. Rien d’aussi puissant, loin de là, que votre propre don, Exploitante ; mais je peux faire disparaître une ride de temps à autre. La litière fit une brusque embardée, et Isana fut prise d’un léger tournis. Elle jeta un regard éperdu par la fenêtre, mais ne vit qu’un épais tapis de brouillard blanc. Un de ses pieds se souleva légèrement du sol, et la peur lui coupa le souffle. — Tout va bien, dit Séraï en lui posant une main sur le genou. Nous sommes simplement en train de descendre. Nous voilà presque arrivés. Nous allons atterrir d’un instant à l’autre. Isana couvrit la main de la courtisane de la sienne. Les doigts de la petite femme lui parurent d’une chaleur fébrile. Les siens devaient être glacés. — Il ne reste pas beaucoup de temps, dit-elle. — Que voulez-vous dire ? Isana se força à détourner les yeux de la vue vertigineuse qu’offrait la fenêtre pour les poser sur sa compagne. — Séraï, reprit-elle d’une voix tremblante, si vous pouviez faire quelque chose pour avoir de nouveau votre famille, le feriez-vous ? La courtisane écarquilla les yeux de surprise, puis son regard se glaça d’une colère dure comme de l’agate. — Qu’est-ce que c’est que cette question, ma chérie ? demanda-t-elle sans changer de ton. Bien sûr que oui. Isana mit son autre main sur celle de Séraï et se pencha vers elle, pour plonger ses yeux dans ceux de la courtisane. — C’est pour cela que je viens au festival. Ma famille est en danger. Je me fiche de Gaius. Je me fiche de savoir qui est assis sur le trône. Je me fiche de la politique, des complots, du pouvoir. Tout ce qui m’importe, c’est que l’enfant que j’ai élevé est en danger et que mon frère risque la mort si je ne peux pas lui envoyer de l’aide. Ils sont tout ce que j’ai au monde. Séraï pencha la tête d’un air interrogateur, sans rien dire. Isana sentit sa voix trembler lorsqu’elle reprit : — Aidez-moi. Séraï se redressa lentement, la compréhension se dessinant dans ses yeux. Isana lui pressa la main. — Aidez-moi. Une peine intense se mit à émaner de la courtisane, mais son visage et ses yeux restèrent calmes. — Vous aider. Au détriment de mes obligations envers mon maître ? — S’il le faut. Je ferai tout ce qui est nécessaire pour les aider. Mais je ne sais pas si je peux le faire toute seule. Je vous en prie, Séraï. C’est ma famille. — Je suis désolée, Exploitante, de savoir que les vôtres sont en danger. Mais les serviteurs de la Couronne constituent la seule famille que je connais. Je ferai mon devoir. — Comment pouvez-vous dire ça ? Comment pouvez-vous être aussi indifférente ? — Je ne suis pas indifférente. Je sais ce qui est en jeu, mieux que personne. Si cela ne tenait qu’à moi, je négligerais les problèmes qui menacent l’intérêt général du royaume pour sauver la vie de votre famille. Ses paroles résonnaient d’une note cristalline de vérité, mais aussi de détermination. Isana eut le cœur déchiré d’un nouvel élan de peur pour les siens. Elle baissa la tête et ferma les yeux, essayant de s’y retrouver dans le fouillis d’émotions complexes mais voilées de la courtisane. — Je ne comprends pas, dit-elle. — Si cela ne tenait qu’à moi, je vous aiderais. Mais ce n’est pas le cas, répondit Séraï, d’une voix à la fois compatissante et inflexible. J’ai voué ma vie au service du royaume. Carna est un monde cruel, madame. Rempli de dangers et d’ennemis pour notre peuple. Le royaume est ce qui protège ce dernier. Isana sentit un mépris amer lui brûler la gorge. Elle poussa un soupir qui ressemblait presque à un rire moqueur. — Quelle ironie. Que quelqu’un que le royaume n’a pas réussi à protéger soit prêt à sacrifier d’autres familles pour le servir. Séraï retira sa main de celles d’Isana, la voix et l’attitude désormais chargées d’une colère froide et contrôlée. — Sans le royaume pour les protéger, il n’y aurait pas de familles. — Sans familles, répliqua sèchement Isana, le royaume n’aurait rien à protéger. Comment pouvez-vous dire cela alors que vous avez peut-être le pouvoir de les aider ? Séraï garda une expression et un ton distants et impassibles. — Après avoir utilisé votre propre pouvoir pour faire ressortir le moment le plus pénible de ma vie dans un effort pour me manipuler, Isana, vous ne me semblez guère en position d’émettre des critiques. Isana serra les poings de frustration. — Je vous demande seulement de m’aider à protéger ma famille. — Aux dépens de ma loyauté, répliqua calmement Séraï. Ce n’est pas que je ne veux pas vous aider, Exploitante. Ou aider les vôtres. Mais vous n’êtes pas la seule femme du royaume à avoir une famille. Et si je pouvais sauver des milliers d’entre elles en sacrifiant la vôtre, je le ferais. Ce ne serait pas juste. Mais ce serait nécessaire. Et c’est mon devoir. J’ai prêté serment de fidélité au royaume, et vous ne me ferez pas me parjurer. Isana tourna les yeux vers la fenêtre. — Assez. J’ai compris. Au bout d’un moment, elle ajouta : — Et vous avez raison. Je vous prie de m’excuser, madame. Je n’aurais pas dû essayer d’utiliser la douleur de votre deuil contre vous. — Peut-être, répondit Séraï d’un ton neutre. Peut-être pas. J’ai enterré ma famille, Exploitante. J’en souffre plus que je l’aurais jamais cru possible. Je ne prendrais peut-être pas plus de gants que vous si j’essayais de la protéger. — C’est juste que je suis terrifiée. Et si je n’y arrive pas toute seule ? Séraï se mit soudain à sourire. — Ne vous inquiétez pas de ça, ma chérie. Écoutez-moi. (Elle se pencha vers Isana, pour la regarder droit dans les yeux.) Je remplirai mes obligations envers mon maître. Mais je mourrais plutôt que de laisser du mal vous arriver, à vous ou à votre famille. C’est le serment que je vous fais. Ses paroles vibraient de sincérité, une note claire et argentine de vérité que même son sang-froid exemplaire ne pouvait complètement occulter. — Vous n’avez pas à me prêter un tel serment, dit Isana. — Non. En effet. Mais cela ne changerait rien de toute façon. Je ne pourrais jamais me le pardonner si je laissais une chose pareille arriver à une autre famille. Je préférerais mourir. (Elle secoua la tête.) Je sais que ce n’est pas ce que vous voulez entendre, mais je ne peux rien faire de plus. Croyez bien, je vous en prie, que je ne ferai rien de moins. — Je vous crois, répondit doucement Isana. Merci. Séraï hocha la tête d’un air serein, recouvrant son aura de calme retenu. — Mesdames, appela une voix à l’extérieur de la litière. (Un des Chevaliers qui les escortaient, un jeune homme aux traits anguleux et aux yeux sombres et perçants, apparut à la fenêtre. Il avait le menton piqué de barbe et semblait épuisé.) Les vents sont parfois imprévisibles quand on descend. Il y a une paire de ceintures de sécurité, vous devriez les utiliser. Séraï sourit brusquement en le regardant. — Oui, Rolf. Je crois que nous avons déjà eu cette conversation. Où est le subtribun ? Le Chevalier fit un grand sourire et inclina la tête. Puis il se pencha plus près et chuchota : — Il dort sur le toit. Il a été pris de sommeil durant la nuit. Il a failli tomber comme une pierre. — Quelle humiliation pour le grand champion de course d’arriver dans un tel état. Il ne vous a donc pas dit de le réveiller avant d’arriver à la capitale ? — C’est bizarre, répliqua Rolf. Je ne m’en souviens pas. Je suis vraiment trop fatigué. Il jeta un regard dédaigneux au toit de la litière puis reprit : — Si vous le voulez bien, mesdames, attachez-vous. Nous arrivons dans un instant. Séraï montra à Isana comment s’attacher en nouant ensemble une paire d’épaisses courroies tressées, et, un moment plus tard, leur véhicule se mit à tressauter, à osciller et à trembler. C’était une sensation atroce, mais Isana ferma les yeux et s’accrocha des deux mains aux courroies. Elle ressentit soudain un violent heurt et comprit qu’ils étaient arrivés sains et saufs à terre. Séraï poussa un soupir joyeux et rangea sa broderie dans un petit sac en tissu. Toutes deux détachèrent leur ceinture et sortirent de la litière dans la lumière aveuglante et dorée du soleil. Les yeux écarquillés, Isana regarda autour d’elle la ville d’Aléra Impéria, cœur du royaume. Elle se trouvait sur une plate-forme de marbre blanc qui était plus large que l’enceinte intérieure de son propre domaine. Le vent était presque violent, et elle dut se protéger les yeux avec la main. Tout autour d’elle, d’autres litières étaient en train d’atterrir, les plus imposantes portées par une dizaine de Chevaliers Aeris. Ceux-ci portaient les couleurs éclatantes des Hauts Ducs de chaque ville, et des hommes et des femmes parés d’habits somptueux étincelants de bijoux et brodés d’or et d’argent sortaient de chaque véhicule, coiffure et vêtements épargnés par les tourbillons du vent. Plusieurs hommes vêtus de tuniques brunes se précipitaient vers les litières au fur et à mesure qu’elles touchaient terre pour, dès que possible, les soulever avec une aisance de terrafèvre et les emporter vers un large escalier qui descendait de la plate-forme, afin de permettre aux véhicules suivants d’atterrir. D’autres approchaient, chargés de nourriture et de boissons à l’intention des Chevaliers fraîchement arrivés, dont beaucoup, notamment Rolf et ceux qui avaient porté avec lui la litière d’Isana et Séraï, s’étaient assis sur la plate-forme, épuisés. — Isana ! appela Séraï à travers les hurlements du vent. (Elle se mit sur la pointe des pieds pour parler à l’oreille d’un autre homme à tunique brune, qui hocha la tête et accepta quelques pièces étincelantes de sa main en inclinant poliment la tête. La courtisane fit signe à Isana de la rejoindre.) Isana, venez avec moi. C’est par là. — Mais, mon sac ? protesta Isana. Séraï s’approcha pour lui parler à l’oreille, criant à moitié. — Il va être livré au manoir. Il faut descendre de cette plate-forme avant que quelqu’un nous atterrisse… Isana ! Soudain, elle se rua violemment sur l’Exploitante, la poussant sur le côté. Prise par surprise, Isana tomba, et vit un court et lourd poignard passer en sifflant là où sa tête se trouvait un instant plus tôt. Un craquement bruyant retentit, couvrant même le rugissement constant des vents. Des têtes se tournèrent brusquement dans leur direction. Le manche du poignard était allé heurter un des flancs de la litière avec une telle force qu’il avait traversé la paroi de bois laqué, laissant sur son passage un réseau de craquelures et d’échardes. Séraï jeta un regard éperdu autour d’elle et montra du doigt un autre homme à tunique brune qui s’enfuyait dans l’escalier. — Rolf ! s’écria-t-elle. Le Chevalier leva les yeux de l’endroit où il était assis, un instant pris de court, puis se releva en chancelant. — Corbeaux et Furies ! tonna une voix furieuse du toit de la litière. Horatio se redressa, glissa et tomba par terre en hurlant des insanités à pleins poumons. Rolf se précipita vers le haut des marches, haletant au bout de quelques pas, et regarda un moment dans l’escalier. Puis il se retourna vers Séraï et secoua la tête d’un air frustré. — J’aurai votre grade pour ça ! beugla Horatio en se relevant péniblement. Tout autour de lui, des Citoyens du royaume se montraient du doigt le subtribun réveillé en sursaut, avec des sourires et des rires. Peu d’entre eux, si ce n’était aucun, s’étaient rendu compte qu’il venait d’y avoir une tentative de meurtre. Séraï était toute pâle, et Isana pouvait voir autant que sentir la terreur que la jeune femme éprouvait. La courtisane se releva et tendit la main à Isana. — Est-ce que ça va ? — Oui, répondit Isana. (Elle chancela et perdit l’équilibre sous les assauts du vent, manquant de renverser une dame de haute taille vêtue d’une robe rouge et d’une cape noire.) Excusez-moi, madame. Séraï, qui était-ce ? — Je ne sais pas, répondit Séraï. (Elle avait les mains tremblantes et les yeux écarquillés.) J’ai vu des taches sur sa tunique. Je n’ai compris qu’au dernier moment que c’était du sang. — Quoi ? — Je vous expliquerai ça plus tard. Ne me quittez pas d’une semelle. — Qu’est-ce que nous allons faire ? La courtisane plissa les yeux, sa peur laissant place à une dure expression de défi. — Nous allons nous dépêcher, Exploitante. Gardez l’œil ouvert et suivez-moi. Chapitre 14 — Très bien, dit sèchement Maestro Gallus de sa voix grincheuse de ténor. C’est terminé. Tavi releva brusquement la tête de sa table et regarda autour de lui en clignant des yeux pour en chasser le sommeil. Près de deux cents autres Academs étaient assis par terre en rangs serrés, devant des tables basses, en train d’écrire à toute vitesse sur de longues feuilles de papier. — Terminé ! répéta Gallus d’un ton où perçait une pointe de colère. Vous pouvez arrêter d’écrire. Si vous n’avez pas fini votre devoir maintenant, ce n’est pas une seconde de griffonnage supplémentaire qui va vous aider. Faites passer vos copies vers la gauche. Tavi essuya la bave qui lui coulait au coin de la bouche avec la manche de sa tunique grise. Les derniers centimètres de sa copie étaient restés ostensiblement vides. Il attendit que le tas de copies lui parvienne, y ajouta la sienne et le passa à Ehren. — Combien de questions j’ai raté pendant que je dormais ? murmura-t-il. — Deux, répondit Ehren en tassant la pile de copies d’un geste sec de ses bras maigres avant de la faire passer. — Tu penses que j’ai réussi ? demanda Tavi. Il avait la bouche pâteuse et était courbatu de fatigue. — Je pense que tu aurais dû dormir la nuit dernière, répondit Ehren d’un ton moralisateur. Espèce d’idiot. Tu voulais échouer, ou quoi ? — L’idée n’était pas de moi, marmonna Tavi. (Les deux amis se levèrent et se joignirent à la file d’étudiants qui sortaient de la salle de cours suffocante en traînant les pieds.) Crois-moi. Tu penses que j’ai réussi ? Ehren soupira et se frotta les yeux. — Probablement. Personne d’autre que moi et peut-être toi n’aurait pu répondre aux deux dernières, de toute façon. — Bien. Enfin, je suppose. — Le calcul, c’est important. Au sens large, c’est essentiel à la survie du royaume. Il y a toutes sortes de choses qui le rendent absolument nécessaire. — C’est peut-être juste la fatigue, répondit Tavi avec une pointe d’ironie, mais calculer la durée du trajet d’un navire marchand ou surveiller les déplacements des taxes payées par les provinces de périphérie me paraît quelque peu insignifiant pour le moment. Ehren le dévisagea d’un air choqué, comme si Tavi venait de suggérer qu’ils mangent des nourrissons en tourte au déjeuner. Puis il répondit : — Tu plaisantes. Tu plaisantes, n’est-ce pas, Tavi ? Celui-ci soupira. À l’extérieur de la salle, les étudiants se mirent tous à bavarder, rire, se plaindre, voire fredonner, et s’écoulèrent en direction de la cour principale par le chemin le plus proche, en un flot vivant de toges grises et de cerveaux fatigués. Dès qu’il eut atteint l’air libre, Tavi s’étira. — Il fait trop chaud dans cette salle après un long examen, dit-il à Ehren. L’air devient tout mouillé. — On dit que l’air est moite, Tavi. — Ça fait presque deux jours que je n’ai pas dormi. Il est mouillé. Gaëlle les attendait au porche qui ouvrait sur la cour, dressée sur la pointe des pieds dans un vain effort pour voir par-dessus les têtes de la foule. Son visage s’illumina lorsqu’elle aperçut Tavi et Ehren, et elle se précipita vers eux, murmurant un chapelet d’excuses tandis qu’elle avançait à contre-courant du flot d’étudiants. — Ehren, Tavi. C’était dur ? Tavi fit entendre un son inarticulé entre le grognement et le gémissement. Ehren leva les yeux au ciel. — À peu près du niveau auquel je m’attendais. Tu devrais t’en sortir. (Il regarda autour de lui en fronçant les sourcils.) Où est passé Max ? — Je ne sais pas, répondit Gaëlle en jetant un coup d’œil soucieux alentour. Je ne l’ai pas vu. Et toi, Tavi ? Tavi hésita un moment. Il ne voulait pas mentir à ses amis, mais l’enjeu était trop grand. Non seulement il devait mentir, mais il devait le faire bien. — Quoi ? demanda-t-il d’une voix ensommeillée, pour cacher son hésitation. — Est-ce que tu as vu Max ? répéta Gaëlle, gagnée par l’exaspération. — Oh. Hier soir, il a parlé d’une jeune veuve, répondit Tavi avec un geste vague de la main. — La veille d’un examen ? ! bredouilla Ehren, choqué. C’est vraiment… C’est tellement stupide que… Je crois que je vais devoir aller m’étendre un moment. — Tu devrais faire pareil, Tavi, fit remarquer Gaëlle. Tu as l’air sur le point de t’endormir sur place. — C’est ce qu’il a fait pendant l’examen, confirma Ehren. — Tavi, reprit Gaëlle, va te coucher. L’intéressé se frotta un œil. — Si seulement je pouvais. Mais je n’ai pas réussi à porter toutes mes lettres avant le début de l’examen. Encore une, et je pourrai aller dormir. — Debout toute la nuit, puis en examen, et il te donne quand même des lettres à porter ? s’exclama Gaëlle d’un ton indigné. C’est cruel. — Qu’est-ce qui est cruel ? demanda Ehren. Tavi commença à lui répondre, mais à cet instant, fonça dans un autre étudiant qui marchait devant lui. Il tituba en arrière sous la violence du choc. L’autre étudiant tomba et se releva précipitamment avec un juron, avant de faire volte-face. C’était Brencis. L’arrogant jeune duc avait les cheveux décoiffés et sans volume après ce long examen. L’énorme Renzo rôdait derrière lui et Varien se tenait à sa gauche, les yeux brillants de plaisir anticipé et de méchanceté. — Le raté, dit Brencis d’un ton faussement calme. Le petit scribouillard. Oh, et leur truie. Je devrais tous vous laisser vous enliser jusqu’au cou dans une fosse d’aisances. — Je serais ravi de vous aider à faire ça, monsieur, dit Varien. Tavi se crispa. Brencis n’allait pas avoir oublié l’humiliation que Max lui avait infligée la veille. Et comme il n’y avait pas grand-chose qu’il puisse faire pour se venger de Max, il allait devoir trouver quelqu’un d’autre sur qui passer sa rage. Tavi, par exemple. Brencis rapprocha sa tête de celle de Tavi et lui dit d’un ton méprisant : — Estime-toi heureux que j’aie plus important à faire aujourd’hui. Et, sur ces mots, il fit demi-tour et s’éloigna d’un pas vif sans un regard en arrière. Varien resta interloqué un moment, puis le suivit. Renzo l’imita sans perdre son expression placide. — Hein ? s’étonna Tavi. — Intéressant, fit Gaëlle d’un air songeur. — Eh bien. Je ne m’attendais pas à ça, renchérit Ehren. Qu’est-ce qui lui est arrivé, à votre avis ? — Peut-être qu’il s’est enfin décidé à mûrir, suggéra Gaëlle. Tavi échangea un regard sceptique avec Ehren. Gaëlle soupira. — Ouais, bon. Ça pourrait arriver, vous savez. Un jour ou l’autre. — Le suspense est insoutenable, fit Tavi, mais moi je vais en profiter pour aller livrer cette dernière lettre et dormir un peu. — Bonne idée, répondit Gaëlle. Pour qui c’est ? — Euh… (Tavi farfouilla dans ses poches jusqu’à ce qu’il trouve l’enveloppe, et regarda le nom écrit dessus.) Oh, par tous les Corbeaux, jura-t-il en soupirant. Je vous rejoins tout à l’heure. Avec un geste d’adieu à ses amis, il partit au petit trot d’un pas alourdi par l’épuisement, en direction des quartiers de l’Ambassadeur Varg. La Citadelle n’était pas loin, mais Tavi avait les jambes tout endolories et il eut l’impression de mettre une éternité à atteindre le Couloir Sombre : un long boyau de pierres foncées grossièrement taillées, très différent du reste de la forteresse du Premier Duc, tout en marbre. L’entrée en était fermée par une grille dont les barreaux d’acier sombre étaient aussi gros et durs que ceux d’une herse de château fort. Devant se tenaient deux soldats en livrée rouge et bleu : deux des membres les plus jeunes de la Garde Royale, nota Tavi, armés de pied en cap comme d’habitude. Ils faisaient face à la grille. De l’autre côté de celle-ci, une chandelle solitaire projetait juste assez de lumière pour permettre à Tavi de distinguer deux Canims assis sur leur arrière-train. Avec la cape ronde qui les couvrait à moitié, il ne voyait pas grand-chose d’eux hormis les angles plus saillants que faisait leur armure aux épaules et aux coudes, et le reflet du métal sur la poignée de leur épée et la pointe de leur lance. Ils avaient la tête à moitié dissimulée sous leur capuchon, mais leur museau de loup était visible, ainsi que leurs dents et le léger miroitement rougeoyant de leurs yeux inhumains. Même s’ils étaient assis, ils étaient à leur façon tout aussi tendus, vigilants et sur le qui-vive que les gardes aléréens qui leur faisaient face. Tavi s’approcha de la porte. L’odeur de l’ambassade canime l’enveloppa : un parfum musqué, subtil et pourtant pénétrant qui, bizarrement, lui rappelait à la fois la forge de l’exploitation où il avait grandi et l’antre d’un loup noir. — Garde, dit-il. Je suis porteur d’une lettre pour Son Excellence, l’Ambassadeur Varg. L’un des Aléréens lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et lui fit signe de passer. Tavi s’approcha de la grille. De l’autre côté de celle-ci, une corbeille en cuir était posée à son emplacement habituel sur le sol rugueux, à portée de bras depuis les barreaux, et Tavi se pencha pour y déposer la lettre. Dans sa tête, il avait déjà accompli sa tâche et savourait déjà le bonheur de retrouver enfin son lit. C’est à peine s’il vit bouger le Canim le plus proche de lui. Le garde à tête de chien se glissa soudain en avant avec une grâce ondoyante, et tendit un long bras à la vitesse de l’éclair pour attraper le poignet de Tavi. Celui-ci sentit son cœur se serrer d’une appréhension trop vague et trop épuisée pour être une véritable panique. Il aurait pu faire un cercle avec son bras à contresens du pouce du Canim pour se libérer et reculer, mais, ce faisant, il se serait sûrement lacéré lui-même le bras sur les griffes du garde. Il n’avait aucune chance de réussir à échapper à la poigne du garde par la seule force. Tout cela lui traversa l’esprit en l’espace d’un battement de cœur. Derrière lui, il entendit les deux gardes aléréens émettre un hoquet de surprise et sortir leur épée de leur fourreau avec un bruit de métal sifflant sur du cuir. Sans chercher à dégager son bras, Tavi leva sa main libre pour arrêter les gardes aléréens. — Attendez, dit-il d’une voix calme. (Puis il leva les yeux – plus haut, toujours plus haut – pour dévisager le Canim d’un œil impassible.) Que voulez-vous, garde ? demanda-t-il d’un ton impatient et péremptoire. Le Canim le regarda de ses yeux sauvages et indéchiffrables et relâcha son poignet d’un geste lent et mesuré, en faisant traîner le bout de ses griffes sur la peau de Tavi, sans le blesser. — Son Excellence, gronda-t-il, a demandé que le messager lui remette la lettre en main propre. — Écarte-toi de lui, sale chien, cracha un des gardes aléréens. — Tout va bien, légionnaire, dit calmement Tavi. C’est là une requête parfaitement raisonnable. C’est le droit de l’Ambassadeur de recevoir ses missives directement du Premier Duc, s’il le désire. Les deux Canims échangèrent des grognements graves et saccadés. Celui qui avait saisi le bras de Tavi ouvrit la grille. Le jeune homme resta un moment effaré devant l’aisance avec laquelle l’énorme Canim déplaçait le massif portail en acier. Puis, en déglutissant, il ramassa la chandelle solitaire, serra les doigts sur son enveloppe, et entra dans le Couloir Sombre. Le garde canim le suivit, réglant son pas sur le sien. Tavi s’arrêta un instant puis ralentit l’allure jusqu’à ce qu’il puisse voir son accompagnateur du coin de l’œil. Le Canim se déplaçait comme un prédateur, d’un pas onduleux et décontracté, en observant Tavi avec ce qui ressemblait à une franche curiosité. En s’avançant vers l’extrémité du couloir, ils passèrent devant plusieurs ouvertures aux contours irréguliers, mais elles étaient trop sombres pour permettre à Tavi de voir sur quoi elles donnaient. Ils finirent par arriver devant la seule porte du couloir. Elle était taillée dans un bois épais et lourd, d’une couleur foncée qui miroitait de reflets rouge foncé et violets dans la lumière de la chandelle de Tavi. Le garde passa devant lui, de ce pas trop grand de Canim adulte, et fit lentement courir ses griffes sur le bois sombre. Quelle que soit l’essence de celui-ci, il était dur. Les lourdes griffes du Canim y firent entendre un raclement sonore, mais aucune marque n’apparut sur la porte. Un grognement lui répondit de derrière celle-ci, qui fit naître un frisson dans le dos de Tavi. Le garde répondit par un son similaire, bien que plus aigu. Il y eut un bref silence, puis un grondement rieur, et la voix grave de Varg se fit entendre. — Faites-le entrer. Le garde ouvrit la porte et s’en alla sans accorder un autre regard à Tavi. Celui-ci déglutit, inspira profondément et entra dans la pièce. Alors qu’il passait le seuil, un courant d’air souffla la flamme de sa chandelle. Tavi se retrouva dans le noir complet. Il entendit deux grognements discrets cette fois, un de chaque côté de lui, et prit soudain pleinement conscience de son extrême vulnérabilité et de la forte odeur de musc et de viande qui imprégnait la pièce : une odeur de prédateur. Il lui fallut un long moment pour habituer ses yeux à l’obscurité, mais il finit par distinguer des détails de lumière rouge foncé et d’ombres noires. Il y avait une couche de braises à peine rougeoyantes dans un creux peu profond par terre au centre de la pièce, et on avait disposé tout autour des sortes d’épais coussins fabriqués dans une matière qu’il ne parvenait pas à identifier. La pièce avait la forme d’un bol inversé, avec des murs qui s’incurvaient en montant pour former un plafond si bas que Tavi aurait presque pu le toucher en levant les bras. À quelques mètres de lui dans le noir se trouvaient ce qu’il prit d’abord pour deux autres gardes, avant d’y reconnaître des mannequins d’armement, plus grands et plus larges d’épaules, cependant, que ceux qui recevaient généralement l’armure des légionnaires en repos. L’un d’eux révélait les contours étranges d’une armure canime, mais l’autre était vide. Contre le mur du fond, Tavi entendait ruisseler de l’eau et distinguait avec peine le reflet de la lumière rougeoyante sur un plan d’eau dont la surface se ridait régulièrement d’ondes concentriques. Instinctivement, Tavi se tourna pour regarder presque directement derrière lui. — Monsieur l’Ambassadeur, dit-il d’un ton respectueux. J’ai un message pour vous. Un grognement se fit entendre dans la pièce, bizarrement déformé par l’inclinaison des murs, ou par la composition de la pierre, se réverbérant de part en part comme s’il venait de plusieurs endroits à la fois. Deux yeux rouges étincelants apparurent cinquante centimètres au-dessus de ceux de Tavi, puis Varg sortit souplement de l’ombre pour entrer dans la lumière sanglante. — Bien, commenta le Canim, toujours vêtu de sa cape et de son armure. Usage contrôlé de l’instinct. Trop souvent, votre race se laisse complètement gouverner par celui-ci, ou n’en tient absolument pas compte. Tavi ne savait pas comment répondre à ça, hormis en tendant l’enveloppe au Canim. — Merci, Votre Excellence, dit-il. Varg prit l’enveloppe et l’ouvrit d’un seul coup de griffe nonchalant qui fendit le papier avec un bruissement à peine audible. Il ouvrit la missive et la parcourut du regard, avant de gronder de nouveau : — Ainsi donc, on décide de m’écarter. Tavi garda une expression neutre. — Je ne fais que porter les messages, monsieur. — Vraiment ? À vos risques et périls, puisque c’est comme ça. — Vous voyez, Sire, gronda une voix sifflante et plus aiguë depuis le pas de la porte. Ils n’ont aucun respect pour vous ou notre peuple. Nous devrions quitter cet endroit et retourner dans les Terres de Sang. Tavi et Varg se retournèrent en même temps vers la porte, où était assis un Canim que Tavi ne reconnut pas. Le nouveau venu ne portait pas d’armure mais était drapé dans une longue robe d’un rouge sombre. Ses mains semblables à des pattes étaient beaucoup plus minces et osseuses que celles de Varg, et sa fourrure qui tirait sur le roux était clairsemée et d’apparence maladive. Son museau aussi était étroit et pointu, et il avait la langue qui pendait d’un côté, agitée de tressaillements nerveux. — Sarl, gronda Varg. Je ne vous ai pas fait envoyer chercher. L’autre Canim baissa son capuchon et inclina la tête de côté en un geste exagéré dont Tavi comprit brusquement la signification. Le Canim exposait sa gorge à Varg : un geste de déférence ou de respect, à l’évidence. — Mes excuses, puissant Sire, dit Sarl. Mais je suis venu vous informer qu’on nous a prévenus que la relève de la garde arriverait dans deux jours. Tavi pinça les lèvres. Il n’avait jamais entendu un Canim parler aléréen, à l’exception de Varg. Il avait du mal à croire que c’était par pur hasard que Sarl s’était adressé à son supérieur dans une langue que Tavi comprenait. — Très bien, Sarl, fit Varg. Dehors. — Bien, Sire, répondit Sarl en exposant de nouveau sa gorge et en se courbant bien bas. Il recula à croupetons en raclant le sol de ses griffes, et ressortit précipitamment dans le couloir. — Mon secrétaire, expliqua Varg. (Tavi ne pouvait pas en être sûr, mais il eut l’impression que l’Ambassadeur avait dit cela d’un ton mi-songeur, mi-amusé.) Il s’occupe de ce qu’il croit indigne de mon attention. — Le concept ne m’est pas inconnu, répondit Tavi. Varg ouvrit légèrement la gueule, laissant voir ses dents. — Oui. Ça ne m’étonne pas de vous. C’est tout, jeune chiot. Tavi entreprit de s’incliner, puis une idée lui vint soudain à l’esprit. Ce geste était peut-être interprété différemment par les Canims. Ce qui pour les Aléréens était un signe de respect pouvait signifier tout autre chose dans une société dont les membres, lorsqu’ils se battaient, devaient essayer de se déchirer mutuellement la gorge avec leurs crocs, comme des loups. Un loup qui se ramassait et baissait le menton vers son poitrail se préparait au combat. Varg était certes conscient de la différence entre les deux, puisqu’il ne paraissait pas interpréter les révérences comme une invitation au combat, mais il semblait malgré tout impoli à Tavi de faire un geste qui faisait sûrement tressaillir l’instinct de l’Ambassadeur chaque fois que celui-ci le voyait. À la place, il pencha donc la tête de côté, imitant le geste que venait de faire Sarl, avant de dire : — Alors je vais prendre congé, Votre Excellence. Il entreprit de passer devant Varg, mais le Canim tendit soudain une lourde patte pour lui bloquer la route. Tavi déglutit et, levant les yeux, soutint le regard de l’Ambassadeur. Varg l’observa un moment, les crocs luisants, puis dit : — Rallumez votre chandelle à mon feu. Votre vision nocturne est faible. Je ne veux pas vous voir trébucher dans mon couloir et brailler comme un chiot. Tavi relâcha lentement son souffle et pencha de nouveau la tête. — Bien, Monsieur. Varg remua les épaules d’une façon étrange et retourna auprès du plan d’eau d’un pas souple. Tavi s’approcha des braises et y alluma sa chandelle, en protégeant cette fois la flamme de la main. Il regarda le Canim s’accroupir, aussi à l’aise à quatre pattes que debout, et se mettre à boire directement dans le bassin. Mais il n’osa pas rester à le contempler fixement, aussi fascinant que soit le spectacle. Il fit demi-tour et se hâta vers la porte. Juste au moment où il s’apprêtait à passer le seuil, Varg dit : — Aléréen. Tavi s’arrêta. — J’ai des rats, poursuivit le Canim. — Pardon ? demanda Tavi, perplexe. — Des rats, répéta Varg. (Il tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule. Tavi ne distingua rien de plus que le reflet des dents et des yeux rouges de l’Ambassadeur.) Je les entends la nuit. Il y a des rats dans les murs. — Oh, répondit Tavi en fronçant les sourcils. — Filez, maintenant. Tavi se dépêcha de regagner le couloir et entreprit de repartir vers la Citadelle d’un pas lent, en réfléchissant aux paroles de l’Ambassadeur. De toute évidence, celui-ci ne parlait pas d’un simple problème de rats. Ces rongeurs pouvaient être un vrai fléau, certes, mais rien qu’un Canim ne puisse gérer, sûrement. Plus déconcertante encore était l’allusion aux murs. Les murs de l’ambassade canime dans le Couloir Sombre étaient de pierre. Les rats avaient des dents et des griffes remarquablement industrieuses, mais ils n’étaient pas capables de creuser des tunnels dans la roche massive. D’après ce que pouvait en juger Tavi, Varg n’était pas du genre à parler pour ne rien dire. L’adolescent avait déjà catalogué l’Ambassadeur comme un guerrier qui préférait se battre avec une efficacité meurtrière et sans fioritures. On pouvait raisonnablement supposer que, s’il avait le choix, il privilégiait autant la concision lorsqu’il s’exprimait que lorsqu’il versait le sang. Le regard de Tavi se posa sur sa chandelle. Puis sur les murs. Il s’approcha rapidement de celui qui était le plus proche de lui et baissa la main. Dans l’air immobile du couloir, la flamme vacilla et se pencha, très légèrement. Le cœur battant, Tavi longea lentement le mur en suivant la direction de la flamme. Il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver la source du léger courant d’air : une minuscule ouverture dans le mur, qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il posa le plat de sa main dessus et poussa. Une section du mur, aux contours jusqu’alors invisibles, coulissa sans bruit. Tavi souleva sa chandelle. Le passage secret ouvrait directement sur des marches qui descendaient dans la pierre. Les Canims possédaient un passage vers les Souterrains. Tavi était encore trop loin de l’entrée du couloir pour voir les gardes distinctement, et il ne pouvait qu’espérer que c’était réciproque. Protégeant une fois de plus la flamme de sa chandelle de la main, il se glissa dans l’escalier et le descendit aussi silencieusement que possible. Il s’arrêta en entendant des voix devant lui, et prêta l’oreille. La première était celle d’un Canim : Sarl, Tavi en était certain. Il reconnaissait la note de servilité dans sa voix rocailleuse. — Et je vous dis que tout est prêt. Il n’y a rien à craindre. — Vos allégations ne me suffisent pas, Canim, répondit une voix humaine, si bas que Tavi l’entendit à peine. Montrez-moi. — Ça ne fait pas partie de notre arrangement, protesta le Canim. (Il y eut un bruit semblable à celui d’un chien secouant ses babines.) Vous devez me croire sur parole. — Et si je refuse ? demanda l’interlocuteur. — Il est trop tard pour changer d’avis maintenant, répliqua Sarl d’un ton désagréable. Ne discutons pas de ce qui ne peut… Le Canim s’interrompit brusquement. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’autre voix. — Une odeur, répondit Sarl, un petit grondement excité dans la voix. Quelqu’un est là, tout près. Tavi sentit son cœur s’emballer, et remonta l’escalier en flèche, aussi silencieusement que ses jambes fatiguées le lui permettaient. Arrivé dans le couloir, il reprit sa route vers la Citadelle pratiquement au pas de course. Lorsqu’il s’approcha de l’entrée, les gardes canims se levèrent en grondant, les yeux posés sur lui. — Son Excellence m’a congédié, dit Tavi en haletant. Les gardes échangèrent un regard, puis l’un d’eux ouvrit le portail. Tavi sortit précipitamment, et avait à peine entendu la grille se refermer derrière lui que l’ombre s’agita dans le Couloir Sombre et que Sarl en émergea, courant à pas lourds, le dos rond. En apercevant Tavi, il aplatit ses oreilles pointues sur son crâne et se ramassa un peu sur lui-même, en retroussant les babines sur ses crocs. Tavi lui rendit son regard. Il n’eut pas besoin d’intuition pour comprendre la lueur de haine âpre dans les yeux du secrétaire canim. Sarl fit volte-face et disparut de nouveau dans l’ombre, d’un pas mesuré. Tavi s’enfuit en courant, les jambes tremblantes de peur, pour mettre la plus grande distance possible entre lui et les résidents du Couloir Sombre. Chapitre 15 Amara poussa sa monture en avant pour venir chevaucher à côté de Bernard dans la lumière du soleil matinal, et murmura : — Il y a quelque chose qui cloche. Bernard fronça les sourcils et lui jeta un coup d’œil. Ils avançaient à la tête de la colonne de légionnaires de Garnison. Une vingtaine de fermiers locaux, eux-mêmes vétérans des légions, chevauchaient armés et cuirassés à côté d’eux, en tant que cavalerie auxiliaire, et une vingtaine d’autres, portant les grands arcs de chasse typiques de la région, marchaient en file derrière les légionnaires. Derrière eux venaient deux lourdes charrettes tirées par des gargantes, suivies de Doroga monté sur son énorme gargante noir, et enfin l’arrière-garde de la colonne, l’essentiel des Chevaliers que Bernard avait sous son commandement, à cheval, l’air taciturne. Bernard lui-même avait mis son casque en plus de sa cotte de mailles, et tenait son arc d’une main en travers de sa selle, déjà encordé et encoché d’une flèche. — Tu as remarqué, donc. Amara déglutit et acquiesça. — Il n’y a pas de daims. Bernard hocha la tête presque imperceptiblement. Ses lèvres bougèrent à peine lorsqu’il répondit : — À cette époque de l’année, notre colonne devrait en effaroucher tous les deux ou trois cents mètres. — Qu’est-ce que ça signifie ? Bernard haussa légèrement les épaules. — En temps normal, cela m’aurait fait penser qu’une autre troupe les avait déjà effrayés, et qu’elle préparait peut-être une embuscade. — Et maintenant ? Bernard retroussa les lèvres, dévoilant ses canines. — Je pense que ces créatures les ont peut-être déjà effrayés, et qu’elles préparent peut-être une embuscade. Amara se passa avec nervosité la langue sur la lèvre inférieure en jetant un coup d’œil inquiet aux bois vallonnés autour d’eux. — Qu’est-ce qu’on fait ? — On se détend. On fait confiance à nos éclaireurs. On garde l’œil ouvert. Il y a peut-être d’autres explications à cette absence de daims. — Comme ? — Les fermiers d’Aric ont peut-être abattu tous ceux qui se trouvaient à leur portée en vue de notre arrivée, pour aider à nourrir les troupes, par exemple. Par ailleurs, j’ai dû éliminer un certain nombre de ratites qui étaient restés dans la vallée après la bataille. L’un d’eux peut très bien avoir tué les biches de la région pendant la période de gésine, cet hiver. Ils font ça parfois. — Et si ce n’est pas ce qui s’est passé ? — Alors sois prête à prendre les airs. — J’étais déjà prête à ça avant qu’on ait quitté l’exploitation, répliqua-t-elle d’un ton sardonique. Être prise pour du gibier, c’est pas trop mon truc. Bernard esquissa un sourire dont il lui fit partager la chaleur en croisant son regard. — On ne me prendra pas pour du gibier sur mon propre domaine, chère comtesse. Et je ne souffrirai pas non plus que mes invités le soient. (Il désigna la colonne d’un signe de tête.) Sois patiente. Aie confiance. Les légions protègent Aléra depuis un millénaire contre un monde rempli d’ennemis de toutes sortes qui veulent la détruire. Elles nous protégeront contre ça aussi. Amara soupira. — Je suis désolée, Bernard. Mais j’ai vu trop de menaces à l’intégrité d’Aléra contre lesquelles une légion ne pouvait absolument rien. On est encore loin du domaine d’Aric ? — Nous y serons avant midi. — Tu vas vouloir aller jeter un coup d’œil au campement dont Aric nous a parlé, je présume. — Naturellement. Avant la nuit. — Pourquoi ne laisses-tu pas tes Chevaliers Aeris s’en charger ? — Parce que, d’après mon expérience, chevaucheuse du vent, les Chevaliers Aeris ratent beaucoup de choses qui se passent sous les frondaisons, étant donné qu’ils volent plusieurs dizaines de mètres au-dessus. (Il sourit de nouveau.) Et puis, qu’est-ce que ç’aurait d’amusant ? Amara haussa les sourcils. — Tu prends du plaisir à toute cette affaire, l’accusa-t-elle. Bernard se remit à scruter les environs d’un œil à la fois désinvolte et vigilant, et haussa les épaules. — L’hiver a été long. Et je n’ai pas pu aller sur le terrain plus de quelques heures à la suite depuis que je suis devenu comte de Calderon. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point ça me manquait. — Espèce de fou. — Oh, enfin. Tu dois bien l’admettre, c’est excitant. Une nouvelle créature mystérieuse et dangereuse. Un danger potentiel pour le royaume. La possibilité de la défier, de la vaincre. — Par les Grandes Furies, soupira Amara. Tu es pire qu’un enfant. Bernard éclata d’un rire où se mêlaient la joie et quelque chose de moins plaisant. Les muscles noueux de son cou se contractaient et se relâchaient au rythme des pas de son cheval, et il tenait fermement son arc puissant dans ses mains. Une fois de plus, Amara fut frappée par la taille de cet homme ; et elle n’avait pas oublié sa force et son adresse meurtrières. Il y avait quelque chose du prédateur dans son attitude, quelque chose qui suggérait que son calme sourire n’était qu’un masque. Que quelque chose de bien plus sinistre et de bien plus sanguinaire sommeillait juste sous la surface. — Amara, grommela-t-il, quelque chose menace mon foyer. Après ce qui s’est passé il y a deux ans, je sais ce qui est en jeu. Et je ne voudrais voir personne d’autre que moi se charger de répondre à cette menace. (Ses yeux brun-vert, qui reflétaient les couleurs de l’écorce autant que des jeunes feuilles, étincelaient d’une lueur dangereuse.) Je suis un chasseur. Je vais traquer cette créature et la rattraper. Et, quand le Premier Duc aura envoyé l’aide nécessaire, je vais la détruire. Son ton était calme, neutre, à peine teinté de cette férocité sous-jacente, et Amara s’en trouva irrationnellement rassurée. Elle décrispa légèrement les épaules, et le tremblement qui avait menacé d’agiter ses mains s’évanouit. — Par ailleurs, reprit Bernard d’un ton taquin, c’est une belle matinée pour aller faire une promenade à cheval dans la campagne avec une jolie fille. Pourquoi bouderais-je mon plaisir ? Amara leva les yeux au ciel et commença à sourire, mais les paroles de Séraï lui revinrent doucement en mémoire. « Tu dois le quitter, bien entendu. » Elle prit une inspiration, se forgea un masque de détachement et répondit : — Je crois qu’il vaudrait mieux pour tout le monde que j’écarte toute distraction potentielle, Votre Excellence. Vous devriez vous concentrer sur votre tâche. Bernard cligna des yeux d’un air déconcerté et la regarda sans cacher sa surprise. — Amara ? — Si vous voulez bien m’excuser, comte, dit-elle d’une voix polie. Puis elle poussa son cheval sur le côté de la route, où elle le laissa brouter l’herbe nouvelle en attendant que la colonne ait fini de passer. Elle sentit les yeux de Bernard posés sur elle un moment, mais elle feignit de ne pas le remarquer. Elle laissa les charrettes la dépasser, puis talonna son cheval pour venir marcher à côté de l’immense gargante de Doroga. En dépit de tous ses efforts, sa monture refusa de s’approcher à moins de cinq mètres de l’animal. — Doroga, appela-t-elle. — C’est moi, répondit-il. (D’un air amusé, il la regarda lutter pour maîtriser le cheval apeuré.) Tu souhaites quelque chose ? — Vous parler. J’espérais… (Amara s’interrompit en se prenant une branche basse en plein visage, un désagrément cinglant.) J’espérais vous poser quelques questions. Doroga éclata d’un rire de basse. — Tu vas finir par te faire décapiter. Ton chef Gaius voudra ma peau pour ça. (D’un geste sec, il fit tomber le long de son tapis de selle une corde de cuir tressé qui vint pendre à un mètre cinquante du sol.) Monte. Amara hocha la tête et passa les rênes de sa monture à un fermier non loin d’elle. Puis elle mit pied à terre et vint en courant à la hauteur du gargante de Doroga. Elle attrapa la corde et se hissa prudemment sur le dos de la bête, où Doroga lui empoigna fermement l’avant-bras avec son poing massif et la tira à lui pour lui offrir une position plus stable. — Alors, dit-il en se retournant de nouveau vers l’avant, je vois que Bernard a mangé la mauvaise soupe. Amara le regarda d’un air déconcerté. — Quoi ? Doroga sourit. — Quand j’étais jeune, le lendemain matin du jour où j’avais pris femme, je me suis levé, je me suis approché de mon feu et j’ai mangé la soupe qui était là. J’ai affirmé que c’était la meilleure soupe qu’une femme avait jamais préparée pour un homme. À tout le camp. Amara haussa un sourcil. — Ce n’était pas votre femme qui l’avait faite ? — Non, confirma Doroga. C’était Hashat. Et, pendant sept jours après notre nuit de noces, j’ai dormi par terre à l’extérieur de la tente de ma femme pour me faire pardonner. Amara éclata de rire. — Je n’arrive pas à vous imaginer en train de faire ça. — J’étais très jeune. Et j’avais très envie qu’elle soit de nouveau heureuse avec moi. (Il lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Tout comme Bernard a envie que tu sois heureuse avec lui. Amara secoua la tête. — Ça n’a rien à voir. — En effet. Parce que Bernard ne sait pas qu’il a mangé la mauvaise soupe. Amara soupira. — Non. Parce que nous ne sommes pas mariés. Doroga eut un grognement railleur. — Vous êtes en couple. — Non, pas comme ça. — Vous vous êtes accouplés, rétorqua le Marat d’un ton patient, comme s’il s’adressait à une jeune enfant. Cela fait de vous un couple. Amara sentit ses joues s’empourprer. — Nous… Oui. Nous l’avons fait. Mais nous ne formons pas un couple. Doroga se retourna pour la regarder en fronçant les sourcils d’un air sceptique. — Vous les Aléréens, vous compliquez toujours tout. Dis-lui qu’il a mangé la mauvaise soupe, et que ça en finisse. — Ce n’est pas quelque chose que Bernard a fait. — C’est toi qui as mangé la soupe ? — Non, répondit Amara, exaspérée. Il n’est pas question de soupe. Bernard et moi… nous ne pouvons pas être ensemble. — Oh, fit Doroga. (Il secoua la tête d’un air perplexe et se cacha un instant les yeux derrière sa main, comme derrière un bandeau.) Je vois. — J’ai des obligations envers Gaius. Et lui aussi. — Ce Gaius. Il m’a pourtant paru intelligent. — Il l’est. — Alors il devrait savoir que le cœur n’obéit à aucun chef de clan, dit Doroga en hochant la tête. S’il essaie de s’en mêler, il découvrira que l’amour ne change pas, et qu’il ne peut rien faire à part tuer tout le monde ou laisser faire. Tu ferais bien d’apprendre ça, toi aussi. — Apprendre quoi ? Doroga appuya un doigt contre son crâne. — Que la tête n’a rien à voir avec le cœur. Ton cœur veut ce qu’il veut. Ta tête doit comprendre qu’elle n’a que deux solutions : tuer le cœur ou s’écarter de son chemin. — Vous êtes en train de me dire que ça tuerait mon cœur de me détourner de Bernard ? — Le tien. Le sien aussi. (Doroga haussa une épaule.) Toi, tu as le choix. — Les cœurs brisés guérissent avec le temps. Une expression de tristesse envahit le visage de Doroga. Il porta la main à l’une de ses tresses, où il avait mêlé à ses cheveux pâles de fines nattes tirant sur le roux, qu’Amara avait cru teintes. — Parfois, oui. Parfois, non. Il se tourna vers elle et poursuivit : — Amara, tu as quelque chose que tout le monde n’a pas la chance de rencontrer. Ceux qui le perdent donneraient volontiers leur vie pour le retrouver. Ne sois pas si prompte à y renoncer. Amara se laissa porter un moment en silence par le gargante, oscillant au rythme lent des pas gigantesques de l’animal. Il n’était pas facile de réfléchir aux paroles de Doroga. Personne n’avait jamais parlé de l’amour à Amara de cette façon. Elle y avait cru, bien sûr. Ses propres parents s’étaient beaucoup aimés, ou du moins c’était ce qui lui avait semblé lorsqu’elle était enfant. Mais depuis le moment où elle avait été recueillie par les Curseurs, l’amour ne lui avait été dépeint que comme un moyen d’arriver à ses fins. Ou comme le personnage principal d’une triste histoire de sacrifice au devoir. Le seul amour qu’un Curseur pouvait s’autoriser à éprouver était celui pour son souverain et son royaume. Amara savait cela avant même d’avoir terminé sa formation. Qui plus est, elle y croyait. Mais depuis deux ans, les choses avaient changé. Elle-même avait changé. Bernard n’était pas tant devenu important à ses yeux que partie intégrante de son être. Penser à lui était tout aussi naturel à Amara que le fait de respirer, de manger ou de dormir. Même lorsqu’il n’était pas là, il définissait sa vie : elle souffrait de son absence et était comblée par sa présence. Pour un homme si fort, il était si doux. Lorsqu’il la caressait, l’embrassait, la prenait dans ses bras, il semblait retenir ses gestes de crainte de lui briser les os en la serrant trop fort. Leurs nuits ensemble, depuis le début, étaient un brasier de passion, car c’était un amant d’une patience diabolique qui se délectait des réactions d’Amara à ses caresses. Mais elle aimait plus encore les heures calmes qu’ils passaient enlacés après leurs ébats, fatigués, satisfaits, somnolents. Dans ses bras, elle ne ressentait ni souci, ni tristesse, ni angoisse. Elle se sentait belle, c’était tout. Et désirée. Et en sécurité. En sécurité. Elle dut faire un effort pour refouler les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle savait combien le monde était peu sûr en réalité. Elle savait combien de dangers menaçaient le royaume ; comment la moindre erreur pouvait entraîner sa chute. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser ses émotions obscurcir son jugement. Même si elle avait envie de le faire. Elle était une Curseur. Un loyal vassal de la Couronne, un fidèle serviteur du royaume d’Aléra, dont les plus terribles secrets lui avaient été confiés et qu’elle avait la responsabilité de protéger contre ses plus insidieux ennemis. Son devoir exigeait de nombreux sacrifices, pour que d’autres puissent être libres et en sécurité. Cela faisait longtemps qu’elle avait abandonné l’idée de mener une vie sûre. L’amour était un luxe supplémentaire auquel son devoir exigeait qu’elle renonce. N’est-ce pas ? — J’y réfléchirai, dit-elle doucement à Doroga. — Bien, répondit-il. — Mais le moment ne s’y prête pas pour l’instant, reprit Amara. (Déjà, ses émotions la distrayaient. Il fallait qu’elle en sache plus sur les dangers qu’ils couraient dans l’immédiat, et, pour le moment, Doroga était leur unique source d’informations.) Nous avons un problème plus urgent. — Exact, acquiesça Doroga. L’ancienne ennemie. L’Abomination devant l’Unique. Amara tourna les yeux vers le ciel, avant de les reposer sur le chef marat. — « Devant l’Unique ». Vous voulez dire, devant le soleil ? Doroga la regarda d’un air perplexe. — Le soleil, expliqua Amara en lui indiquant le ciel. C’est cela que vous appelez « l’Unique », n’est-ce pas ? — Non, répondit Doroga d’un ton rieur. Le soleil n’est pas l’Unique. Tu ne comprends pas. — Alors expliquez-moi, rétorqua Amara, exaspérée. — Pourquoi ? demanda Doroga. La question était simple, mais lourde d’un sens qui fit hésiter et réfléchir Amara avant de répondre. — Parce que je veux vous comprendre, finit-elle par dire. Je veux en apprendre davantage sur vous et votre peuple. Savoir ce qui fait de vous ce que vous êtes. Ce que nous avons en commun et ce qui nous distingue. Doroga fit la moue. Puis il hocha brièvement la tête, pour lui-même, et fit un demi-tour complet sur son tapis de selle pour s’asseoir en tailleur et regarder Amara bien en face. Il croisa les mains sur ses genoux et, après un moment, se mit à parler d’un ton qui rappela à la jeune femme certains de ses meilleurs professeurs à l’Académie. — L’Unique est toute chose. Il est le soleil, c’est vrai. Et la lumière du soleil sur les arbres. Et la terre, et le ciel. Il est la pluie au printemps, le gel en hiver. Le feu, les étoiles dans la nuit. Le tonnerre et les nuages, le vent et la mer. Le cerf, le loup, le renard, le gargante. (Doroga posa une large main sur son cœur.) Il est moi. (Puis il tendit le bras et toucha le front d’Amara de l’index.) Et il est toi. — Mais pourtant, j’ai vu votre peuple faire référence à l’Unique en indiquant le soleil. Doroga la fit taire d’un geste de la main. — Es-tu Gaius ? — Bien sûr que non. — Mais tu es son fidèle serviteur, non ? Sa messagère ? Sa main ? Et parfois, tu donnes des ordres en son nom ? — Oui. — C’est pareil avec l’Unique. Le soleil, autant que l’Unique, donne vie à toutes choses. Le soleil n’est pas l’Unique. Mais c’est ainsi que nous rendons hommage à ce dernier. Amara secoua la tête. — On ne m’a jamais appris cela sur votre peuple. Doroga acquiesça. — Peu d’Aléréens le savent. L’Unique est tout ce qui est, tout ce qui était, tout ce qui sera. Les mondes, les cieux, tout fait partie de l’Unique. Chacun de nous fait partie de l’Unique. Chacun de nous a un rôle et une responsabilité. — Quel rôle ? Doroga sourit. — Pour le gargante, creuser. Pour le loup, chasser. Pour le cerf, courir. Pour l’aigle, voler. Nous sommes tous faits pour un rôle, Aléréenne. Amara haussa un sourcil. — Et quel est le vôtre ? — Comme le reste de mon peuple, apprendre. (Presque inconsciemment, il posa la main sur le dos du gargante qui continuait à avancer d’un pas régulier.) Chacun de nous se sent appelé vers d’autres éléments de l’Unique. Nous devenons plus proches d’eux. Commençons à éprouver ce qu’ils éprouvent, à savoir ce qu’ils savent. Marcheur pense que tout ce métal rouillé que porte ton peuple empeste, Aléréenne. Mais il sent l’odeur des pommes d’hiver dans les chariots et se dit qu’il aimerait bien en avoir un baril. Il est content que le printemps arrive bientôt, parce qu’il en a assez de manger du foin. Il veut creuser pour trouver des racines d’arbrisseaux pour son déjeuner, mais il sait que c’est important pour moi que nous continuions à marcher. Alors il marche. Amara cligna lentement des yeux, stupéfaite. — Vous savez tout cela sur votre gargante ? — Nous faisons tous les deux partie de l’Unique, et cela nous rend tous les deux plus forts et plus sages, répondit Doroga en souriant. Et Marcheur ne m’appartient pas. Nous sommes des compagnons. Le gargante fit entendre un borborygme et agita ses défenses, faisant osciller le tapis de selle d’avant en arrière. Doroga éclata de rire. — Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Amara, vaguement impressionnée. — Il n’a pas vraiment dit quelque chose. Mais… il me fait savoir ce qu’il ressent. Marcheur pense que nous ne sommes des compagnons que tant qu’il n’a pas trop faim. Après, si je ne lui donne pas plus à manger, j’ai intérêt à me tenir à l’écart de ces pommes. Amara eut un sourire. — Et les autres tribus ? Elles sont… — … liées, compléta obligeamment Doroga. — Liées à leur propre totem ? — Les Chevaux aux chevaux. Les Loups aux loups. Les Ratites aux ratites. Oui, confirma Doroga. Et beaucoup d’autres. C’est ainsi que notre peuple apprend. Pas simplement la sagesse de l’esprit. (Il posa un poing sur sa poitrine.) Mais aussi la sagesse du cœur. Elles sont aussi importantes l’une que l’autre. Font toutes les deux partie de l’Unique. Amara secoua la tête. Les croyances de ces barbares étaient bien plus complexes qu’elle l’aurait pensé. Et, si ce que disait Doroga à propos du lien des Marats avec leurs bêtes était vrai, cela voulait dire qu’ils étaient peut-être bien plus puissants que le croyaient les Aléréens auparavant. Par exemple, Hashat, la chef du Clan des Chevaux, portait les broches de trois Gardes Royaux à la ceinture où pendait son sabre. Amara avait supposé que Hashat les avait volées sur le terrain après la Première Bataille de Calderon, mais, désormais, elle n’en était plus si sûre. Si la Marate, alors une jeune guerrière, avait attaqué les gardes personnels du Princeps à cheval, son lien avec l’animal lui avait peut-être donné un avantage décisif, qui avait même surpassé la ferrofèvrerie aléréenne. Et, à la Seconde Bataille de Calderon, le gargante de Doroga avait fracassé des murs conçus pour résister à toutes sortes d’assauts, depuis la force colossale des terrafèvres jusqu’aux boules de feu des ignifèvres et aux rafales des aérifèvres. — Doroga, demanda-t-elle. Pourquoi votre peuple n’a-t-il pas fait la guerre à Aléra plus souvent ? Le Marat haussa les épaules. — Aucune raison de le faire, dit-il. Nous nous battons souvent entre nous. C’est un test que l’Unique nous a donné, pour voir où se trouvent les plus grandes forces. Et nous avons des divergences d’opinions, tout comme vous. Mais nous ne combattons pas jusqu’à l’extermination d’un des camps. Une fois la force démontrée, le combat est terminé. — Mais pourtant, vous avez tué Atsurak lors de la bataille, il y a deux ans. Le visage de Doroga s’assombrit, avec ce qui ressemblait à de la tristesse. — Atsurak était devenu trop féroce. Trop sanguinaire. Il avait trahi son propre rôle devant l’Unique. Il avait cessé d’apprendre et commencé à oublier qui il était et ce qu’il était. Son père est mort sur le Champ des Imprudents – c’est le nom que donne ma tribu à la Première Bataille de Calderon – et Atsurak a grandi en rêvant de vengeance. Il en a entraîné beaucoup d’autres dans sa folie. Et lui et ses partisans ont exterminé une des tribus de mon peuple. (Doroga tira de nouveau sur sa tresse et secoua la tête.) J’espérais qu’en vieillissant, il apprendrait à oublier sa haine. J’avais tort. Pendant un temps, j’ai eu peur de le haïr pour ce qu’il m’avait fait. Mais maintenant, c’est fini et bien fini. Je ne suis pas fier de ce que j’ai fait à Atsurak. Mais je ne pouvais pas agir autrement et continuer à servir l’Unique. — Il a tué votre compagne, dit doucement Amara. Doroga ferma les yeux et acquiesça. — Elle détestait passer l’hiver avec ma tribu, sur nos terres du sud, dans les dunes près de la mer. On dormait trop, disait-elle. Cette année-là, elle passait la saison avec sa propre tribu. Amara secoua la tête. — Je ne veux pas manquer de respect à vos croyances, mais il faut que je vous pose une question. Doroga lui fit signe qu’il l’écoutait. — Pourquoi cherchez-vous à détruire cette Abomination, si nous faisons tous partie de l’Unique ? Est-ce que ces créatures n’en font pas partie au même titre que votre peuple ? Ou le mien ? Doroga garda le silence un long moment. Puis il répondit : — L’Unique nous a créés libres. Pour apprendre. Pour nous allier avec les autres races et gagner en force et en sagesse. Mais l’ancienne ennemie pervertit cette union des forces. Avec elle, il n’y a ni choix, ni liberté. Elle prend de force. Elle impose une fusion, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’autre. Amara frissonna. — Vous voulez dire, une fusion comme celle qui vous lie à votre totem ? Doroga fit une grimace de répulsion, et Amara vit pour la première fois, avec un certain malaise, une expression de peur sur son visage. — Plus intense. Plus complète, répondit le Marat. Lorsqu’on fusionne avec l’ennemie, on cesse d’exister. On est vivant mais mort. Je ne veux plus en parler. — Très bien. Merci. Avec un hochement de tête, Doroga se retourna vers l’avant. Amara défit la corde de selle, la laissa se dérouler sur le flanc du gargante, et se préparait à descendre du dos de l’animal lorsque l’ordre de s’arrêter se propagea tout le long de la colonne. Elle leva les yeux et vit Bernard qui tenait une main en l’air tout en maîtrisant son cheval nerveux. Un des éclaireurs apparut sur la route, revenant au triple galop vers eux. Alors que le cavalier ralentissait en approchant de Bernard, celui-ci lui fit un signe bref de la main et tous deux longèrent la colonne au petit galop, côte à côte, pour venir s’arrêter non loin du gargante de Doroga. — Très bien, dit Bernard en indiquant Amara et Doroga à l’éclaireur. Dis-nous tout. — Le domaine d’Aric, lâcha l’homme d’une voix haletante. J’en reviens. Amara vit Bernard serrer les dents. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Il est vide, monsieur, répondit l’éclaireur. Juste… vide. Pas un chat. Pas un feu d’allumé. Pas de bétail. — Une bataille ? demanda Amara. L’éclaireur secoua la tête. — Non, madame. Rien de cassé, et pas de sang. C’est comme s’ils avaient tout simplement décidé de s’en aller. Bernard fronça les sourcils et regarda Amara. Il garda un visage impassible, mais la jeune femme put voir l’inquiétude dans les yeux de terrafèvre. Un sentiment qui répondait à sa propre anxiété. Une exploitation entière ? Disparue ? Il y avait plus de cent hommes, femmes et enfants qui vivaient au domaine d’Aric. — Il est trop tard pour les sauver, intervint Doroga. C’est ainsi que ça commence. Chapitre 16 — Je ne comprends pas, dit Isana. C’est un Academ. Il est à l’Académie. Ce n’est pas si compliqué. Comment pouvez-vous ne pas réussir à trouver mon neveu ? Le messager que Séraï avait engagé fit la grimace. C’était un garçon trop jeune pour se faire employer sur les quais mais trop vieux pour ne pas avoir besoin de travailler, et ses cheveux blond-roux étaient trempés de sueur après son aller-retour à toutes jambes entre la Citadelle et ce manoir privé du quartier des Citoyens. — Pardonnez-moi, madame la Citoyenne, dit-il en haletant. Mais j’ai fait comme vous me l’aviez demandé et je me suis renseigné partout où les visiteurs sont autorisés à l’Académie. — Vous êtes sûr d’avoir vérifié ses quartiers à l’internat ? — Oui, madame, répondit le garçon sur un ton d’excuse. On ne m’a pas répondu. J’ai glissé votre mot sous sa porte. Il est peut-être en examen. — Depuis l’aube ? ! s’exclama Isana. C’est ridicule. À côté d’elle, Séraï murmura : — La suggestion d’Antonin n’est pas absurde, Exploitante. La semaine des examens finaux est extrêmement prenante. Isana s’assit avec délicatesse sur la margelle pavée entourant la fontaine centrale du jardin, le dos droit et les yeux clos. — Je vois. Des oiseaux gazouillaient en fond sonore, pleins de gaieté dans la chaleur d’un après-midi qui faisait presque croire au printemps. Le manoir où Séraï avait amené Isana était petit, par rapport à ce qui se faisait dans le reste de la capitale, mais son concepteur lui avait donné une telle élégance que les demeures plus grandes et plus somptueuses qui l’entouraient semblaient vulgaires en comparaison. Isana rouvrit les yeux. Même si le jardin portait encore les marques de la fraîcheur de la nuit hivernale, les effets du printemps avaient commencé à s’y faire sentir. Des boutons étaient déjà visibles dans les plantes à floraison précoce et sur chacun des trois arbres soigneusement taillés. Comme la maison, le jardin était d’une beauté sans prétention. Des vignes grimpantes et retombantes recouvraient presque entièrement le marbre argenté des trois étages du manoir qui l’entourait de tous les côtés, de sorte que l’endroit ressemblait davantage à une clairière dans une forêt épaisse qu’à un jardin de demeure métropolitaine. Les abeilles n’avaient pas encore émergé de leur hibernation et la plupart des oiseaux n’étaient pas encore revenus de leur migration annuelle, mais il ne faudrait pas longtemps pour que le jardin retrouve une vie agitée et trépidante. Le printemps avait toujours été la saison préférée d’Isana, et autrefois son bonheur était contagieux. Elle percevait toujours avec distinction les émotions de sa famille, quelle que soit la saison, mais c’était au printemps qu’ils étaient le plus heureux. Ces pensées l’amenèrent à Bernard. Son frère était en train de marcher droit au danger, suivi de fermiers qu’elle avait connus presque toute sa vie. Il allait atteindre le domaine d’Aric dans la journée ; peut-être y était-il déjà. Ses hommes risquaient d’affronter le péril mortel que représentaient les vordes dès le lendemain matin. Et tout ce que pouvait faire Isana, c’était rester assise dans un jardin, à écouter le murmure des eaux d’une élégante fontaine en marbre. Elle se leva et se mit à faire les cent pas dans le jardin, pendant que Séraï payait à Antonin cinq béliers de cuivre brillant. Le garçon empocha vivement l’argent, s’inclina à l’adresse d’Isana et Séraï et sortit sans bruit du jardin. Séraï le regarda partir, puis se rassit au bord de la fontaine pour reprendre sa couture. — Vous allez finir par creuser un chemin dans l’herbe, ma chérie. — Ça prend trop longtemps, dit Isana. Il faut faire quelque chose. — C’est ce que nous faisons, répondit Séraï d’un ton serein. Notre hôte, Sire Nédus, a transmis par voie officielle notre demande d’audience. — C’était il y a déjà plusieurs heures. Ça paraît pourtant simple. Combien de temps cela peut-il prendre de donner une réponse ? ! — Les cérémonies du festival du Printemps sont longues, Exploitante. Il y a des milliers de Citoyens qui visitent la capitale, et des centaines d’entre eux souhaitent aussi une audience pour une raison ou une autre. C’est un grand honneur de se voir accorder une audience avec Gaius pendant les festivités. — Là, c’est différent, répondit sèchement Isana. C’est lui qui m’a fait venir. Et vous êtes son émissaire. (Séraï lui jeta un brusque coup d’œil d’avertissement, et promena un regard lourd de sens sur les bâtiments autour d’elles. Isana se sentit rougir d’embarras.) C’est différent, répéta-t-elle. — En effet, répondit Séraï. Malheureusement, le personnel du Premier Conseiller n’est pas censé le savoir. Nous sommes obligées de suivre la procédure normale pour l’approcher. — Mais il y a un risque que nous échouions. Nous devrions présenter notre requête en personne. — Isana, pas plus tard que ce matin, un tueur professionnel a essayé de s’en prendre à vous. Si vous sortez de cette maison, vos chances d’arriver à la Citadelle sans essuyer d’autres tentatives sont, au mieux, douteuses. — Je suis prête à prendre ce risque. — Mais moi non, répondit calmement Séraï. De toute façon, ce n’est tout simplement pas ainsi qu’on approche le Premier Duc d’Aléra, Exploitante. Si nous faisions ce que vous suggérez, il est fort probable que l’on ne nous prendrait pas en considération. — Alors j’insisterais. Séraï continuait à coudre d’une main rapide et calme, sans hésiter. — Et cela nous vaudrait d’être arrêtées et placées en garde à vue jusqu’à la fin du festival. Nous devons être patientes. Isana pinça les lèvres et regarda posément la courtisane pendant un moment. Puis elle se força à revenir vers la fontaine. — Vous êtes sûre que c’est le moyen le plus rapide ? — Ça ne l’est pas. Mais c’est le seul. — Combien de temps allons-nous encore devoir attendre ? — Nédus a des amis et des alliés à l’intérieur de la Citadelle. Nous devrions bientôt recevoir une réponse, quelle qu’elle soit. (Séraï reposa sa couture et sourit à Isana.) Voulez-vous un verre de vin ? — Non, merci. Séraï s’approcha gracieusement d’une petite table nichée dans un recoin du jardin, sur laquelle étaient posés des verres et une carafe en cristal. Elle se servit un verre de vin rosé et en but une petite gorgée. Isana, qui l’observait, dut faire un effort pour déceler l’appréhension de la courtisane. Celle-ci revint vers la fontaine avec son verre et se rassit à côté de l’Exploitante. — Je peux vous demander quelque chose ? demanda Isana. — Bien sûr. — Au port d’atterrissage, comment avez-vous su que l’homme était un assassin ? — Grâce au sang sur sa tunique. — Je ne comprends pas. De sa main libre, la petite courtisane toucha légèrement son flanc, juste en dessous du bras. — Des taches de sang, là. (Elle releva les yeux vers Isana.) Probablement le résultat d’un coup de couteau en plein cœur, entre les côtes et à travers le poumon. C’est l’une des méthodes les plus sûres pour tuer un homme discrètement. Isana la dévisagea un moment, puis répondit : — Oh. — Si ce n’est pas exécuté parfaitement, poursuivit calmement Séraï, sur le ton de la conversation, il peut y avoir un peu trop de sang. L’assassin a dû être obligé de porter un deuxième coup au déchargeur dont il a volé la tunique. Il y avait une longue traînée sur le tissu, et c’est cela qui a attiré mon attention. Nous avons eu plutôt de la chance. — Un homme est mort pour qu’un autre puisse essayer de me tuer, et vous appelez ça de la chance ? Séraï haussa les épaules. — Vous n’êtes pas responsable de sa mort, ma chérie. Et nous avons eu de la chance dans le sens où notre assassin manquait à la fois d’expérience et de temps. — Que voulez-vous dire ? — Il s’est donné beaucoup de mal pour acquérir une tunique afin de se déguiser. S’il avait eu le temps d’élaborer un plan, il n’aurait jamais compromis sa mission par un meurtre inutile, et n’aurait jamais tenté d’approche avec un déguisement saboté par une tache suspecte. Cela a sérieusement limité sa capacité à se fondre dans le décor, et un agent plus vieux et plus chevronné ne s’y serait pas risqué. Nous avons également eu de la chance qu’il soit blessé. — Comment pouvez-vous le savoir ? — L’assassin était droitier. Il a lancé son couteau sur vous de la main gauche. Isana fronça les sourcils. — La tache de sang se trouvait sur le côté droit de la tunique. — Exactement. L’assassin s’est approché du déchargeur par-derrière et l’a attaqué de la main droite. Nous savons qu’il n’a pas réussi à le tuer du premier coup. Nous savons aussi que le déchargeur était probablement un terrafèvre. On peut raisonnablement supposer que celui-ci a riposté avec une force accrue par ses furies, sans doute d’un coup en biais du bras ou du coude droit, et a blessé l’assassin au bras. Isana dévisagea sa compagne. Le ton pragmatique et froid employé par la courtisane pour parler de violence et de meurtre prémédité était terrifiant. Un frisson de peur traversa Isana, et elle se rassit au bord de la fontaine. Des hommes terriblement habiles et résolus étaient déterminés à la tuer, et sa seule protection était une petite femme frêle en robe de soie décolletée. Séraï prit une autre gorgée de vin et poursuivit : — S’il avait réussi à s’approcher plus près sans être vu, ou s’il avait pu utiliser sa bonne main, vous seriez morte, Exploitante. — Les Grandes Furies nous gardent, chuchota Isana. Mon neveu. Vous croyez qu’il est en danger ? — Rien ne suggère qu’il le soit, et, à l’intérieur de la Citadelle, il est plus en sécurité que n’importe où ailleurs dans le royaume. (Séraï prit l’une des mains d’Isana dans les siennes.) Patience. Une fois que nous aurons contacté Gaius, il protégera votre famille. Il a toutes les raisons de le faire. Un vieux chagrin plein d’amertume s’empara d’Isana, et la bague qui lui pendait au cou lui parut soudain très lourde. — Je suis sûre qu’il a les meilleures intentions du monde, dit-elle. Séraï raidit légèrement le dos, et Isana perçut chez elle une brusque vague d’inquiétude et de suspicion. — Isana, dit calmement la courtisane, en la scrutant du regard. Vous connaissez Gaius, n’est-ce pas ? Isana sentit un élan de panique lui serrer le cœur, mais elle n’en laissa rien paraître, ni dans sa voix, ni dans son expression, ni dans son attitude, tandis qu’elle se levait et s’éloignait de quelques pas. — Seulement de réputation, répondit-elle. Séraï se leva pour la suivre, mais, avant qu’elle ait pu reprendre la parole, la cour s’emplit du son des cloches de la maison en train de sonner. Des voix se firent entendre dans la rue à l’extérieur et, bientôt, un homme vieux mais d’apparence robuste, vêtu d’une toge raffinée, entra d’un pas rapide et claudiquant dans le jardin. — Sire Nédus, dit Séraï en lui faisant une révérence gracieuse. — Mesdames, répondit-il. (Grand et mince, Nédus avait été capitaine des Chevaliers pendant trente ans avant de prendre sa retraite, et cela se voyait encore dans chacun de ses gestes précis et efficaces. Il s’inclina légèrement à l’adresse des deux femmes, l’une après l’autre, et grimaça, mouvement que ses sourcils argentés et touffus rendirent particulièrement expressif.) Séraï, avez-vous une fois de plus bu tout mon vin ? — J’en ai peut-être laissé un fond dans la carafe, répondit la courtisane en se dirigeant vers la petite table. Je vous en prie, monsieur, asseyez-vous. — Exploitante ? demanda Nédus. — Bien entendu, répondit Isana. Nédus la remercia d’un hochement de tête et s’assit lourdement sur le banc de pierre qui entourait la fontaine, en se frottant la hanche de la main. — J’espère que vous ne me trouvez pas impoli, dit-il. — Bien sûr que non, le rassura-t-elle. Vous souffrez ? — Pas plus que chaque fois que je passe des heures debout à discuter avec des imbéciles. Je dois avoir fait des kilomètres à pied. (Séraï passa un verre de vin au vieux Chevalier, qui le vida d’un trait.) Les Furies vous bénissent, Séraï. Soyez gentille, allez… La courtisane sortit la carafe de derrière son dos avec un sourire, et remplit de nouveau le verre de Nédus. — Merveilleuse femme, dit celui-ci. Si vous saviez cuisiner, je rachèterais votre contrat. — Je suis trop chère pour vous, mon ami, répliqua Séraï avec un sourire, en lui effleurant la joue d’un geste affectueux. Isana se retint de donner voix à son impatience et se contenta de demander : — Que s’est-il passé, monsieur ? — La bureaucratie, cracha Nédus en réponse. Le bureau du Premier Conseiller était bondé. Si quelqu’un avait mis le feu au bâtiment, la moitié des imbéciles du royaume aurait été réduite en cendres, et le reste d’entre nous se serait retrouvé bien plus riche. — Il y avait tant de monde que ça ? demanda Séraï. — C’était pire que jamais, confirma le vieux Chevalier. Les employés exigeaient que chaque requête soit mise par écrit, et ils ne fournissaient pas le papier et l’encre pour le faire. L’Académie refusait d’en céder en pleine période d’examens, tous les magasins de la Citadelle étaient en rupture de stock, et les garçons de course faisaient payer les yeux de la tête pour aller en chercher dans le quartier des Marchands, les braves petits rapaces. — Combien cela vous a-t-il coûté ? demanda Séraï. — Pas un bélier de cuivre. Il y avait quelque chose de louche là-dedans. Les exigences du Premier Conseiller n’étaient qu’un prétexte. — Comment le savez-vous ? demanda Isana. — Parce que j’ai payé une dizaine d’aigles d’or à un des scribes pour savoir ce qui se tramait. Isana le dévisagea avec stupeur. Dix pièces d’or suffisaient à approvisionner toute une exploitation pendant plus d’un an. C’était une véritable fortune. Nédus finit son deuxième verre de vin et le posa à côté de lui. — On leur a fait savoir qu’aucune audience avec le Premier Duc ne serait plus accordée, reprit-il. Mais qu’il avait demandé au Premier Conseiller de ne pas le révéler. L’imbécile a été obligé de trouver un moyen d’empêcher tout le monde de voir Gaius, sans leur offrir la moindre justification. Et vu l’ambiance qui régnait dans le bureau, il s’attendait visiblement à voir quelqu’un l’étriper avant la fin de la journée. Les sourcils froncés, Séraï échangea un long regard avec Isana. — Qu’est-ce que cela signifie ? demanda doucement cette dernière. — Que nous ne pouvons pas le joindre de cette façon, répondit la courtisane. À part ça, je ne suis pas sûre. Nédus, avez-vous appris quoi que ce soit qui puisse expliquer pourquoi le Premier Duc ferait une chose pareille ? Le vieux Chevalier secoua la tête. — Les rumeurs allaient bon train, parmi le personnel du Premier Conseiller, comme quoi la santé du Premier Duc avait fini par lui faire défaut, mais personne ne savait rien de concret. (Il prit la carafe des mains de Séraï et but ce qui y restait d’un seul trait.) J’ai essayé de voir Sire Miles à la place, mais impossible de le trouver. — Sire Miles ? répéta Isana d’un ton interrogateur. — Le capitaine de la Garde Royale et de la Légion Royale, l’informa Séraï. — Il était porteur d’eau pour les Chevaliers de Gaius, de mon temps, ajouta Nédus. Lui et son frère Araris. À l’époque, Miles était un pitoyable écuyer, mais il s’est bien rattrapé en grandissant. Il se souvient de moi. Il aurait pu nous aider, mais je ne l’ai pas trouvé. Je suis désolé, mon enfant. Vous comptiez sur moi et je vous ai déçue. — Bien sûr que non, murmura Séraï. Gaius se fait invisible et son capitaine reste introuvable. À l’évidence, il se passe quelque chose. — Pas si invisible que ça, répondit Nédus. Il a présidé les Épreuves du Vent ce matin, comme chaque année. — Peut-être, dit Séraï, fronçant les sourcils sous l’effet de la concentration. Elle jeta un autre coup d’œil à Isana et reprit : — Nous sommes à présent obligées d’envisager un moyen plus dangereux de parvenir jusqu’à lui. Elle ouvrit une petite bourse accrochée à sa ceinture, en sortit une feuille de papier pliée, et la tendit à Isana. — Qu’est-ce que c’est ? demanda celle-ci. — Une invitation, répondit Séraï. La Haute Duchesse de Kalare organise une réception en plein air, ce soir. Nédus haussa les sourcils avec surprise. — Par les Corbeaux, la belle ! Comment avez-vous fait pour obtenir une invitation ? — Je l’ai rédigée moi-même, répondit la courtisane d’un ton serein. L’écriture de dame Kalare est relativement facile à imiter. Nédus lâcha un rire tonitruant, mais fit remarquer : — Dangereux. Très dangereux. — Je ne veux pas aller à une réception, protesta Isana. Je veux parler au Premier Duc. — Sans la possibilité de prendre rendez-vous pour une audience ou de parler à votre neveu, nous devons tenter une approche moins directe. Chacun des Hauts Ducs a droit à une audience avec le Premier Duc chaque année, de même que le Premier Sénateur, le regus de l’Alliance des Marchands et la présidente de la Ligue Dianique. La plupart, si ce n’est tous, seront à la fête. Isana fronça les sourcils. — Vous espérez convaincre l’un d’eux de nous laisser l’accompagner à son audience ? — Cela se fait souvent, répondit Séraï. Dans des circonstances normales, vous n’auriez pas le privilège de parler au Premier Duc, mais, d’un autre côté, une fois que nous serons en sa présence, nous devrions pouvoir rapidement régler le problème. — Très dangereux, répéta Nédus. — Pourquoi ? demanda Isana. — Les ennemis de Gaius vont y être, Exploitante. Isana prit une lente inspiration. — Je vois. Vous pensez qu’on pourrait sauter sur l’occasion pour me tuer. — C’est possible, confirma Séraï. Le Haut Duc de Kalare et sa femme seront présents. Kalarus est à la fois l’ennemi de Gaius et de la Ligue Dianique, et c’est probablement lui qui a commandité les tentatives d’assassinat dont vous avez été victime. Et vous connaissez déjà, je crois, les tendances politiques du Haut Duc d’Aquitaine et de sa femme. Isana serra convulsivement le poing. — En effet. Ils seront là aussi ? — Très certainement. Les Hauts Ducs les plus loyaux envers Gaius règnent sur les villes du Mur au nord. Il est rare que plus d’un d’entre eux puisse venir assister aux festivités, et cet hiver a été particulièrement dur pour eux. — Vous voulez dire que les partisans de Gaius ne seront peut-être pas là pour me défendre. — Selon toute probabilité. — Avons-nous la moindre chance de réussir à approcher Gaius si nous nous rendons à cette réception ? — Elle est mince, répondit Séraï avec franchise. Mais elle existe, certainement. Et il ne faut pas non plus oublier que vous avez les bonnes grâces de la Ligue Dianique. Cela faisait longtemps qu’elle attendait de voir une femme accéder à la Citoyenneté hors de la structure du mariage ou des légions. Il est dans son intérêt de vous protéger et de vous soutenir. — Mais est-ce que la Ligue va l’accompagner dans la rue et s’assurer que votre assassin ne la tue pas sur le chemin de la réception ? grommela Nédus. Isana pressa ses doigts tremblants sur son front et demanda : — Vous êtes sûre que nous n’avons pas d’autre moyen de parvenir jusqu’à Gaius ? — Pas dans l’immédiat, répondit Séraï. Tant que le festival du Printemps ne sera pas terminé, nos options seront sérieusement limitées. Isana se força à mettre de côté sa peur, son anxiété. Elle n’avait aucune envie de mourir, mais elle ne pouvait pas laisser quoi que ce soit l’empêcher de délivrer son message, quel que soit le danger. Le festival du Printemps ne se terminerait pas avant plusieurs jours. Tavi était peut-être déjà en danger, et Bernard le serait à coup sûr d’ici au lendemain. Elle n’avait pas le temps d’attendre. Ils n’avaient pas plusieurs jours devant eux. — Très bien, dit-elle. Il semblerait que nous devions aller à une réception. Chapitre 17 Il était tard dans l’après-midi lorsque Fidélias revint de sa collecte d’informations auprès des contacts qu’il avait dans les quartiers les plus difficiles d’Aléra Impéria. Il émergea du dédale des Souterrains dans le cellier du manoir d’Aquitainus, et ce fut un soulagement pour lui d’arriver dans un endroit où il y avait peu de risques que des yeux curieux le remarquent. Il gravit aussitôt l’escalier de service jusqu’au dernier étage de la demeure, où s’étalait la splendide et luxueuse suite de maître du Haut Duc et de la Haute Duchesse d’Aquitaine. Fidélias entra dans le salon, alla droit vers le cabinet où était rangée une sélection d’alcools, et en sortit une bouteille antique en verre bleu. Il versa un peu du liquide translucide qu’elle contenait dans un verre large et peu profond, et se dirigea vers un fauteuil au rembourrage épais installé devant de larges fenêtres. Il s’y assit, ferma les yeux et sirota lentement son verre, savourant la sensation glaciale du liquide sur ses lèvres. Une porte s’ouvrit derrière lui. Des pas légers s’approchèrent. — Du vin glacé, murmura dame Invidia, Haute Duchesse d’Aquitaine. Je n’aurais jamais cru que c’était votre genre. — Les signaux que j’utilise avec mes contacts – dans le cas présent, commander à boire – datent d’il y a longtemps. À l’époque, j’étais assez fou pour boire cinq ou six verres de vin-de-feu en une soirée. — Je vois. (Dame Invidia s’assit dans le fauteuil qui faisait face à celui de Fidélias. C’était une femme à la présence magnétique. Elle avait le genre de beauté que la plupart des femmes n’auraient pas pensé à envier : ce n’était pas celle, éphémère, de la jeunesse, même si ses talents d’aquafèvre lui permettaient sans aucun doute de paraître aussi jeune qu’elle le voulait. La beauté d’Invidia ne pouvait être qu’accrue par le passage des années, reposant sur une solidité de roc qui s’illustrait dans les lignes de ses pommettes et de sa mâchoire, et se retrouvait dans le granit sombre de ses yeux. Son port et sa contenance tout entiers témoignaient d’une élégante puissance, et, tandis qu’elle s’asseyait en face de Fidélias, dans sa robe de soie rouge, il put sentir cette force et la note de colère froidement contenue qui ourlait la voix de la Haute Duchesse, aussi fine que la première gelée d’automne.) Et qu’avez-vous appris ? Fidélias prit une nouvelle gorgée de vin, refusant de se laisser précipiter. — Isana est ici. En compagnie de Séraï. — La courtisane ? s’étonna dame Invidia. — La Curseur. C’est du moins ce que je la suspecte d’être. — Un des agents secrets de Gaius ? Fidélias hocha la tête. — Fort probablement, même si, comme les Curseurs Légats, leur identité n’est jamais révélée publiquement. Elle séjourne avec Isana chez Sire Nédus, rue des Jardins. Dame Invidia haussa un sourcil perplexe. — Pas à la Citadelle ? — Non, madame. Et pour l’instant, je n’ai pas réussi à découvrir pourquoi. — Intéressant, murmura la Haute Duchesse. Quoi d’autre ? — Je suis sûr que l’assassin au port d’atterrissage était un des hommes de Kalarus. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — Ce n’était pas un tueur à gages de la région. Mes informateurs en ville auraient su quelque chose : pas nécessairement de qui il s’agissait, mais quelque chose. Ils n’étaient au courant de rien. Ça venait donc forcément d’en dehors de la ville. Entre ça et les informations que j’ai obtenues sur l’assassin du domaine d’Isana, je suis convaincu d’avoir raison. — Je suppose que vous n’avez rien appris qui puisse être prouvé lors d’un procès. — Je ne m’étais pas rendu compte que vous prépariez une action en justice. Dame Invidia lui répondit d’un sourire aussi mince et acéré que le tranchant d’une dague. — Kalarus essaie toujours d’éliminer Isana, reprit Fidélias. Je suspecte ses agents d’utiliser les Souterrains pour faciliter leurs déplacements. La Haute Duchesse fronça les sourcils. — Les cavernes en dessous de la ville ? — Oui. Mes sources m’ont toutes parlé d’hommes qui avaient disparu dans les Souterrains. Je suppose que les Corbeaux de Sang éliminent tous ceux qui les voient avant qu’ils puissent parler d’eux. Invidia acquiesça. — Ce qui semblerait indiquer que plusieurs des gens de Kalarus sont ici. — Oui. — Mais tout cela manque d’un peu de logique. La tentative d’assassinat dont a été victime Isana aujourd’hui était précipitée, pour ne pas dire bâclée. Pourquoi utiliser un agent blessé si d’autres étaient disponibles ? Fidélias haussa les sourcils d’un air impressionné. — Et je n’ai même pas eu à vous souffler la bonne question, dit-il. — Je ne suis pas mon époux, cher espion, répondit la Haute Duchesse en esquissant un sourire. Alors ? Fidélias exhala lentement. — La réponse ne va pas vous plaire, madame : je ne sais pas. Il y a d’autres facteurs à l’œuvre. Ces disparitions… je ne peux pas les expliquer. Et… Dame Invidia se pencha légèrement en avant d’un air interrogateur. — Et ? — Je ne suis sûr de rien, répondit Fidélias. (Il prit une nouvelle gorgée du liquide cuisant de froid.) Mais je crois qu’il y a eu une perturbation parmi les Curseurs. — Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Fidélias secoua la tête. — Bien entendu, je n’ai pas pu parler à quelqu’un qui les fréquente directement. Mais ceux avec qui j’ai discuté auraient dû savoir quelque chose de leurs récents déplacements et activités. Or, ils n’avaient rien à me raconter. Sans compter que Séraï est en train de devenir très publiquement mêlée à ce qui se passe, au grand risque de révéler son allégeance. — Je ne comprends pas. — Je ne suis pas sûr de comprendre non plus. Mais il y a quelque chose dans l’air. (Il regarda Invidia dans les yeux.) Je crois que quelqu’un a déclaré la guerre aux Curseurs eux-mêmes. La Haute Duchesse haussa un sourcil. — Ça… pourrait se révéler un coup fatal pour Gaius. — Oui. — Mais qui en saurait assez pour faire une telle chose ? — Moi. — Cela m’avait effectivement traversé l’esprit. Est-ce vous, alors ? Fidélias secoua la tête, heureux de ne pas avoir besoin de voiler ses émotions pour essayer de confondre le don d’aquafèvre de la Haute Duchesse. — Non. J’ai quitté les Curseurs parce que je crois que le royaume a besoin d’un Premier Duc fort, et que Gaius n’est plus capable de remplir ce rôle. Je ne garde pas rancune, et ne veux aucun mal aux Curseurs qui le servent en toute bonne foi. — Comme la fille, par exemple ? Comment s’appelle-t-elle, déjà ? — Amara. — Pas de rancune, mon cher espion ? Aucun mal ? — Elle est naïve. Elle est jeune. Deux choses que j’ai aussi été en mon temps. — Mmm. Avec quel soin vous me voilez vos émotions lorsque vous parlez d’elle. Fidélias fit tournoyer ce qui restait de vin dans son verre. — J’ai fait ça ? — Oui. L’espion secoua la tête et vida son verre. — Je découvrirai tout ce que je peux d’autre. Et je m’occuperai d’Isana ce soir. — Il y a décidément trop de mystères dans cette ville à mon goût. Mais n’oubliez pas, cher espion, que ma préoccupation première est l’Exploitante. Il n’est pas question que le royaume apprenne que Kalarus l’a fait éliminer. Moi seule déciderai de son sort. Fidélias acquiesça. — J’ai des guetteurs postés tout autour du manoir de Sire Nédus. Dès qu’elle posera le pied dehors, je le saurai, et je serai là. — Mais pourquoi n’est-elle pas à la Citadelle ? murmura dame Invidia. Gaius sait forcément combien elle est vitale au maintien de son autorité. — Forcément, Votre Grâce. — Et en compagnie de Séraï. (La Haute Duchesse esquissa un sourire incrédule.) Je n’aurais jamais soupçonné qu’elle travaillait pour Gaius. J’ai parlé plusieurs fois avec elle. Je n’ai jamais rien perçu de tel chez elle. — Elle a un redoutable talent pour tromper son monde, madame, et représente un agent précieux de la Couronne. Elle a passé la journée à envoyer des messagers à la Citadelle au nom de l’Exploitante. Invidia fronça les sourcils. — À Gaius ? — Au garçon à l’Académie. La Haute Duchesse renifla avec mépris. — Affaire de famille. Sentimentalisme, je suppose. — D’après la rumeur, c’est un des pages personnels de Gaius. Peut-être s’agit-il d’une tentative pour approcher Gaius par son intermédiaire. Dame Invidia pinça les lèvres. — Si la garde du palais est en état d’alerte maximale et que, comme vous le croyez, les Curseurs eux-mêmes sont en déroute, les voies de communication avec Gaius sont peut-être complètement coupées. (Son front se plissa légèrement, puis elle sourit.) Il a peur. Il est sur la défensive. Fidélias posa son verre vide à côté de lui et acquiesça en se relevant. — C’est possible. — Excellent, dit la Haute Duchesse en se levant elle aussi. Bien. Je dois me préparer pour une autre petite réunion ennuyeuse, Fidélias ; et au manoir de Kalarus, rien de moins. Peut-être pourrai-je glaner quelques informations supplémentaires. Je vous laisse vous occuper de l’Exploitante. L’espion s’inclina devant elle et entreprit de se retirer. — Fidélias, le rappela-t-elle avant qu’il atteigne la porte. Il s’arrêta et la regarda par-dessus son épaule. — L’Exploitante représente une menace significative pour nos projets politiques. Occupez-vous d’elle ce soir. Vous n’avez pas le droit à l’échec. Ces derniers mots furent dits d’une voix glaçante d’inflexibilité. — J’ai bien compris, madame, répondit Fidélias, avant de repartir vers l’entrée obscure des Souterrains. Chapitre 18 Tavi dormit comme une souche et ne se réveilla qu’en sentant quelqu’un lui secouer brusquement l’épaule. Il s’étira lentement, les muscles courbatus d’avoir dormi dans la même position des heures durant, et essuya la bave qui lui coulait au coin de la bouche. — Quoi ? marmonna-t-il. La chambre d’internat qu’il partageait avec Max était faiblement éclairée. À en juger par la quantité de lumière, ce devait être le crépuscule. Cela faisait des heures qu’il dormait. — J’ai dit, répondit une voix riche et sévère, « levez-vous immédiatement ». Tavi cligna des yeux et regarda qui l’avait réveillé. Gaius était en train de le dévisager d’un air courroucé. — Je n’ai pas de temps à perdre avec des apprentis bergers qui dorment trop profondément pour servir le Premier Duc du royaume. — Sire, dit précipitamment Tavi en se redressant. (Il écarta ses cheveux de son visage et essaya de chasser le sommeil de ses yeux.) Pardonnez-moi. — J’attendais mieux de vous, répliqua Gaius d’un ton sévère. Une conduite plus… plus semblable à celle du bâtard d’Antillus, par exemple. Voilà un jeune homme exemplaire. Une excellente réputation de loyauté. Le sens de l’honneur. Du devoir. Et beau comme un dieu, par-dessus le marché. Tavi leva les yeux au ciel et donna un petit coup de poing dans le ventre de « Gaius ». — Aïe ! dit le faux Gaius, et la tessiture et les modulations habituelles de Max se coulèrent de nouveau dans sa voix. (Puis les traits du Premier Duc se modifièrent graduellement pour laisser place aux traits virils et au nez cabossé de Max. Le garçon arborait un large sourire.) Plutôt bon, hein ? Tu y as cru, un moment. Tavi se frotta la nuque, essayant de soulager un muscle courbatu. — Un moment seulement. — Ah. Mais c’est parce que tu sais où il est vraiment, et dans quel état. Personne d’autre n’est au courant, ou du moins, c’est ce qu’on espère. (Assis au bord du lit, il tendit les jambes devant lui et contempla le bout de ses pieds.) Et puis de toute façon, j’ai déjà assisté aux cérémonies d’ouverture des Épreuves du Vent et à une demi-douzaine de festivités moins importantes. Tout ce que j’ai à faire, c’est prendre l’air grognon et parler par monosyllabes, et tout le monde bondit hors de mon chemin pour éviter de me fâcher. (Il haussa les sourcils d’un air malicieux.) C’est la fête, d’être Premier Duc. — Tais-toi ! le mit en garde Tavi. Cette chambre n’est pas sûre pour ce genre de discussion. — Ce n’est pas non plus le premier endroit où des espions iraient fureter, répondit Max en donnant nonchalamment un petit coup dans le vide de son pied botté. Tu as pu te reposer ? — On dirait bien, répondit Tavi en grimaçant. — Il est temps de retourner au travail, alors. Change-toi et viens avec moi. Tavi se leva d’un bond. — Qu’est-ce qu’on fait ? — Je m’en vais poursuivre ma remarquable performance. Une fois que nous aurons été, tous deux, en tant que pages, servir le Premier Duc dans sa chambre, du moins. Tu vas me conseiller. — Te conseiller ? — Oui. C’est toi qui as écrit cette thèse sur la théorie de la furifèvrerie en première année, et je dois parler au… Comité de je ne sais plus quoi. — Le Comité des Orateurs de la Société de furifèvrerie ? Max hocha la tête. — C’est ça. Ils doivent rencontrer le Premier Duc afin d’obtenir son accord pour étudier plus longuement, euh… (Max regarda le plafond en plissant les yeux.) J’ai envie de te dire le tord-boyaux arthritique, mais ce ne sont pas les bons mots. — Le théorème anthropomorphique ? Max acquiesça de nouveau avec exactement la même insouciance. — C’est ça. Il faut que je sache tout ce qu’il y a à savoir sur le sujet en arrivant au palais, et c’est toi qui dois me l’apprendre. Tavi jeta un regard noir à son camarade de chambre et entreprit d’arracher ses vêtements sales pour en mettre des propres. Il n’avait même pas pris la peine de se déshabiller avant de s’écrouler sur son lit ce matin, après s’être enfui du Couloir Sombre. Il finit de se réveiller en se rhabillant et passa un peigne dans ses cheveux. — Je me dépêche, dit-il. — Oh, fit Max. (Il se baissa pour ramasser une enveloppe par terre.) Quelqu’un a glissé ça sous la porte. Tavi prit l’enveloppe et reconnut aussitôt l’écriture. — Ma tante Isana. Dehors, les cloches du soir se mirent à sonner, signalant la tombée de la nuit. — Par les Corbeaux ! s’exclama Max. (Il se leva et se dirigea vers la porte.) Dépêche. Il faut que j’y sois dans un quart d’heure. Tavi plia l’enveloppe et la fourra dans la sacoche à sa ceinture. — D’accord, d’accord. (Ils sortirent de la pièce et entreprirent de traverser le campus en direction d’une des entrées secrètes des Souterrains.) Qu’est-ce que tu as besoin de savoir ? — Eh bien…, répondit Max après quelques pas. Euh… Tout. Tavi le dévisagea d’un air consterné. — Max, ce cours était obligatoire. Notions fondamentales de furifèvrerie. Tu l’as suivi. — Eh bien, oui. — D’ailleurs, on l’a suivi ensemble. Max hocha la tête en fronçant les sourcils. — Et tu étais là, la plupart du temps, poursuivit Tavi. — Tout à fait. C’était l’après-midi. Je n’ai absolument pas d’objections contre l’éducation tant que ça ne perturbe pas mon sommeil. — Est-ce que tu as écouté ? — Euh… N’oublie pas que Rivus Mara était assise au rang devant nous. Tu te souviens d’elle. La rousse aux gros… (il toussota) yeux. On a passé un certain nombre de ces cours à rivaliser de charmes de terre pour voir qui arrivait le premier à mettre l’autre en transe. Ce qui expliquait à la fois pourquoi Max était venu presque tous les jours à ce cours, et pourquoi, après, il filait toujours on ne savait où, songea aigrement Tavi. — Qu’est-ce que tu appelles « un certain nombre » ? demanda-t-il. — Tous. Sauf le jour où j’avais la gueule de bois. — Quoi ? Comment tu as fait pour réussir à l’examen dans ces conditions ? — Eh bien, tu te rappelles Igénia ? La blonde qui vient de Placida ? Elle a eu la gentillesse de… — Oh, tais-toi, Max, grommela Tavi. Ce cours a duré trois mois. Par les Corbeaux, comment veux-tu que je te résume tout ça en quinze minutes ? — Avec bonne humeur et sans te plaindre, répliqua Max en souriant. Comme un fidèle et ingénieux membre du royaume et serviteur de la Couronne. Tavi soupira. Tous deux vérifièrent qu’ils n’étaient pas observés puis se glissèrent dans une cabane à outils qui n’était pas fermée à clé et, par une trappe secrète dans son plancher, gagnèrent les marches qui menaient aux Souterrains. Max alluma une lampe-furie et la tendit à Tavi, puis en prit une pour lui. — Tu es prêt à m’écouter ? demanda Tavi. — Ouais, ouais. — Le théorème anthropomorphique. OK, tu sais que les furies sont les êtres présents dans les éléments. — Oui Tavi, répondit Max d’un ton ironique. Grâce à ma culture étendue, je savais cela. Tavi ne tint pas compte de sa remarque. — Depuis l’aube de l’histoire aléréenne, il y a débat parmi les furifèvres sur la nature de ces êtres. C’est ce que les différentes théories tentent de décrire. Les opinions divergent sur la proportion chez les furies de ce qui est vraiment intrinsèque à leur nature, et de ce qui est dû à notre influence. — Hein ? Tavi haussa les épaules. — Nous nous faisons obéir des furies grâce à nos pensées. (Il avait utilisé la première personne du pluriel. « Nous ». Même s’il était sans doute le seul Aléréen dans tout Carna à pouvoir dire « vous » à la place.) C’est ce que la théorie de l’anthropomorphisme imposé nous dit. Peut-être qu’une partie de nos pensées façonne aussi la forme sous laquelle nos furies nous apparaissent. Peut-être qu’une furie de l’air, lorsqu’elle est toute seule, ne ressemble à rien. Mais, quand un furifèvre la rencontre et l’utilise, peut-être que quelque part, dans sa tête, il croit qu’elle devrait ressembler à un cheval, un aigle ou quoi que ce soit. Et c’est pourquoi, lorsque cette furie se manifeste sous une forme visible, c’est à ça qu’elle ressemble. — Oh, je vois. C’est peut-être nous qui leur donnons forme sans nous en rendre compte, c’est ça ? — Exactement. Et c’est l’opinion qui prédomine dans les villes et chez la plupart des Citoyens. Mais d’autres chercheurs soutiennent la théorie de l’anthropomorphisme naturel. Ils affirment qu’étant donné que les furies sont chacune associées à une portion spécifique de leur élément – une montagne, un torrent, une forêt, n’importe quoi –, chacune a son identité, ses talents et sa personnalité propres. — Ce qui explique pourquoi beaucoup de gens à la campagne donnent un nom à leurs furies ? devina Max. — Tout à fait. Et pourquoi les citadins sont enclins à se moquer de cette idée : ils y voient une superstition de paganus. Mais tout le monde dans la vallée de Calderon nommait ses furies. Elles étaient toutes différentes. Douées pour différentes choses. Et apparemment, elles sont beaucoup plus puissantes que la plupart des furies des villes. Ce qui est sûr, c’est que les Aléréens qui vivent dans les régions les plus sauvages du royaume ont tendance à être obéis par des furies beaucoup plus puissantes qu’ailleurs. — Mais alors, pourquoi est-ce qu’il y a des gens qui croient à la théorie de l’anthropomorphisme imposé ? Tavi haussa les épaules. — Ils prétendent que parce que le furifèvre imagine une créature indépendante, avec une forme, une personnalité et une gamme de compétences qui lui sont propres, même s’il ne se l’avoue pas à lui-même, il est du coup capable d’en faire plus, parce qu’une part beaucoup moins importante du processus dépend vraiment de sa pensée. — Donc les furifèvres dont les furies ont un nom peuvent en faire plus parce qu’ils sont trop stupides pour savoir qu’ils ne peuvent pas ? — C’est ce que pensent les partisans de la théorie de l’anthropomorphisme imposé. — C’est idiot. — Peut-être. Mais il est aussi possible qu’ils aient raison. — Ah. Comment les théoriciens de l’anthropomorphisme naturel expliquent-ils que tant de gens aient des furies sans identité particulière ? Tavi hocha la tête avec approbation. C’était une bonne question. Max n’avait peut-être pas une once d’autodiscipline, mais son cerveau fonctionnait parfaitement. — Ils disent que les furies des terres urbanisées tendent à se décomposer. Elles perdent leur identité particulière au fur et à mesure qu’elles sont léguées de génération en génération et que le paysage naturel devient de plus en plus occupé et domestiqué. Elles sont toujours présentes, mais, au lieu d’exister sous leur forme naturelle, elles ont été brisées en une multitude de petits morceaux que les furifèvres rassemblent lorsqu’ils veulent faire quelque chose. Elles ne sont pas aussi puissantes que celles des régions sauvages, mais elles n’ont pas les caprices et les petites manies de ces dernières, alors elles sont plus fiables. — Ça se tient, grommela Max. Un jour, j’ai donné un nom à une de mes furies, et mon paternel n’a pas apprécié. (Sa voix se teinta d’une note d’amertume à peine discernable.) Il soutenait que c’était une absurdité de gamin. Qu’il devait me faire perdre cette habitude avant que ça me gâte irrémédiablement. C’était plus difficile de faire les choses à sa façon, mais il refusait catégoriquement que je fasse autrement. Tavi vit la peine dans les yeux de son ami et songea à toutes les cicatrices que celui-ci avait dans le dos. Peut-être Max avait-il eu ses raisons pour ne pas suivre ce cours spécifique, qui n’avaient rien à voir avec sa tendance à la débauche. Tavi s’était cru seul à éprouver ce sentiment de solitude en écoutant le professeur parler de la théorie de base et de l’histoire de la furifèvrerie. Mais peut-être ce sujet avait-il rappelé autant de mauvais souvenirs à Max qu’à lui-même. — Donc… (Max attendit quelques secondes, puis soupira.) Qui a raison ? — Aucune idée. Personne ne sait vraiment. — Ouais, ouais, fit Max d’un ton impatient. Mais de quel côté penche Gaius ? Le Comité des Orateurs va forcément lancer un débat quelconque. — Ils font ça tous les ans. J’y étais, l’année dernière. Gaius ne prend pas parti. Ils se réunissent tous pour essayer de le convaincre du dernier truc qu’ils croient avoir appris, et lui se contente de les écouter en hochant la tête, sans jamais pencher d’un côté ou de l’autre pour ne vexer personne. Si tu veux mon avis, au fond, les Orateurs veulent seulement un prétexte pour boire le meilleur vin du Premier Duc et essayer de marquer des points face à leurs adversaires devant lui. Max fit la grimace. — Par les Corbeaux ! Je suis content de ne pas être le Premier Duc. Ce genre de choses me rendrait fou au bout d’un jour et demi. (Il secoua la tête.) Qu’est-ce que je fais si quelqu’un essaie de me forcer à prendre parti ? — Tu éludes, suggéra Tavi, en s’amusant du caractère cruellement vague de sa réponse. — Mais s’ils commencent à parler d’une théorie sur laquelle je ne sais strictement rien ? — Fais simplement comme quand les Maestros te posent une question en cours et que tu ne connais pas la réponse. — Je rote ? demanda Max d’un air perplexe. — Non, répondit Tavi en levant les yeux au ciel. Non, Max. Détourne l’attention. Essaie de gagner du temps. Évite seulement de te servir de la moindre fonction corporelle pour le faire. Max soupira. — La diplomatie est une chose bien plus compliquée que ce que je croyais. — Ce n’est qu’un dîner officiel. Tu vas t’en tirer. — Comme toujours, répondit Max. Mais il manquait un peu de son arrogance coutumière dans sa voix. — Comment va-t-il ? demanda Tavi. — Il n’a pas bougé. Ne s’est pas réveillé. Mais Killian dit que son pouls est plus fort. — C’est déjà ça. (Tavi se mordilla la lèvre.) Que se passera-t-il si… — S’il ne se réveille pas, compléta Max d’un air sinistre. — Oui. Max prit une lente inspiration. — Les légions se battront pour la couronne. Beaucoup de gens mourront. Tavi secoua la tête. — Mais il y a une procédure prévue par la loi dans le cas de la mort d’un duc sans héritier. Le Conseil des Ducs et le Sénat proposeraient des candidats et détermineraient lequel est le plus apte à lui succéder. Non ? — Officiellement, bien sûr. Mais quelle que soit leur décision, ils n’arriveraient jamais à l’imposer. Les Hauts Ducs qui convoitent le trône feraient peut-être semblant de s’y plier pendant un moment mais, tôt ou tard, l’un d’entre eux perdrait la partie politique et passerait à l’action militaire. — Entraînant une guerre civile. — Oui. (Max fit la grimace.) Et, pendant qu’on attendrait que tout ça se termine, les villes du sud en profiteraient pour arrêter d’envoyer de l’aide à celles du Mur. Et sans ce soutien… (Il secoua la tête.) J’ai fait deux périodes de service sur le Mur de Protection. On le défend contre les Hommes des Glaces, mais on n’est pas aussi invincibles que tout le reste du royaume semble le croire. Plus d’une fois, j’ai cru que j’allais assister à une percée du Mur. Sans le soutien de la Couronne, il tomberait en moins de trois ans. Quatre, maximum. Ils poursuivirent leur traversée des tunnels en silence pendant quelques instants. Tavi avait tendance à oublier que Max était aussi calé sur le sujet des dispositions militaires des divers Hauts Ducs et de leurs légions que lui sur la société, la politique et l’histoire aléréennes, Gaëlle sur les corps de métiers et les mouvements monétaires, et Ehren sur le calcul et les statistiques. Chacun d’eux avait son domaine d’excellence, correspondant à son secteur de prédilection. C’était l’une des raisons pour lesquelles ils avaient été choisis pour être formés au métier de Curseur. — Max, dit calmement Tavi. Tu peux le faire. Je serai là. Je t’aiderai si tu as des problèmes. Son ami inspira profondément et le regarda. Il esquissa un léger sourire. — C’est juste que, si je me plante, beaucoup de monde risque d’en mourir. (Il soupira.) Je regrette presque de n’avoir pas écouté en cours. Tavi haussa un sourcil incrédule. — J’ai dit « presque », fit Max avec un clin d’œil. L’un dans l’autre, les choses auraient pu se passer plus mal. « Gaius » reçut le Comité des Orateurs dans sa salle de réception privée, qui faisait la taille d’une salle de cours de l’Académie. Entre les Orateurs, leurs femmes, leurs assistants et les femmes de ces derniers, il y avait cinquante à soixante personnes présentes, plus une dizaine de membres de la Garde Royale. Max joua bien son rôle, circulant d’un convive à l’autre et bavardant aimablement pendant que Tavi observait et écoutait, caché derrière le rideau d’une alcôve. Max n’hésita qu’une seule fois, lorsqu’un jeune Orateur particulièrement passionné mentionna un obscur point de détail sur l’art de la furifèvrerie, mais Tavi intervint aussitôt, en venant précipitamment remettre au Premier Duc postiche un papier plié où était griffonné un message. Max l’ouvrit, le lut, puis s’excusa poliment de devoir quitter la conversation et attira Tavi à l’écart, en apparence pour lui donner des instructions. — Merci, dit-il. Qu’est-ce que c’est que ce bordel de propension inversement proportionnelle, de toute façon ? — Pas la moindre idée, vraiment, répondit Tavi en hochant la tête comme en réponse à un ordre. — Au moins maintenant, je ne me sens plus si bête. Comment je m’en sors ? — Arrête de regarder le décolleté de dame Erasmus. Max haussa un sourcil en reniflant d’un air choqué. — Je n’ai rien fait de tel. — Si. Maintenant, arrête. Max soupira. — Tavi, je suis jeune. Il y a certaines choses que je ne peux pas contrôler. — Débrouille-toi pour y arriver, répliqua Tavi en inclinant profondément la tête, avant de faire deux pas à reculons puis de regagner son alcôve. Hormis cet incident, l’événement s’était plutôt bien passé, jusqu’au moment où minuit avait sonné, signalant aux invités qu’il était temps de prendre congé. Convives, serviteurs, et enfin gardes quittèrent la salle de réception, laissant derrière eux un calme agréable. Max exhala bruyamment, s’empara d’un flacon de vin sur une des tables et se laissa promptement tomber dans un fauteuil. Il but longuement au flacon puis grimaça et s’étira un peu. Tavi émergea de derrière son rideau. — Qu’est-ce que tu fabriques ? — Je m’étire, grommela Max. (Ses intonations produisaient un effet franchement bizarre dans la bouche du Premier Duc.) Gaius fait à peu près ma taille, mais il a les épaules plus étroites. Au bout d’un moment, ça commence à faire carrément mal. (Il prit une nouvelle rasade de vin.) Par les Corbeaux, ce que je rêve d’un bon bain ! — Au moins, remets tes propres vêtements, avant de faire ce genre de choses. Quelqu’un pourrait te voir. Max lui répondit d’un bruit de bouche malpoli. — On est dans les quartiers privés du Premier Duc, Tavi. Personne ne risque de se pointer ici sans y être invité. Il avait à peine dit ces mots que Tavi entendit des pas et le déclic discret de la clenche d’une porte secrète à l’autre bout de la pièce. Réagissant instinctivement, il réintégra précipitamment sa cachette dans l’alcôve et colla son œil à la fente entre les rideaux. La porte s’ouvrit et la Première Dame entra d’un pas calme dans la pièce. Gaius Caria, épouse du Premier Duc, était une femme âgée d’à peine dix ans de plus que Tavi et Max. Tout le monde savait que Gaius l’avait épousée par convenance politique et non par amour, se servant de son mariage pour semer la discorde entre les Hauts Ducs de Forcia et de Kalare, brisant ainsi une alliance politique qui menaçait la puissance de la Couronne. Caria, pour sa part, était une jeune femme aux manières impeccables, aux talents de furifèvre redoutables, et d’une beauté austère et élégante. Ses longs cheveux raides et fins étaient coiffés en une épaisse tresse noire ramenée sur l’une de ses épaules, et entrelacée d’un rang de perles de feu scintillantes. Sa robe, taillée dans une soie luxueuse, était d’un blanc ivoire rehaussé de bleu et d’écarlate, les couleurs de la Maison de Gaius. À sa main gauche, à ses deux poignets, à sa gorge et à ses oreilles étincelaient des bijoux, saphirs et rubis rouge sang, qui s’accordaient avec sa robe. Elle avait la peau très pâle, les yeux sombres, et pinçait dangereusement les lèvres. — Monsieur mon époux, fit-elle en faisant une légère révérence au Gaius postiche. Tout son être vibrait d’une rage contenue. Tavi sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Oh non, quels idiots ils faisaient ! Évidemment que l’épouse du Premier Duc pouvait accéder jusqu’à lui. Leurs appartements privés respectifs étaient reliés par un réseau de couloirs et de portes, comme c’était l’usage dans la Maison de Gaius depuis des siècles. Et – que les Corbeaux l’emportent ! – avec tout ce qui s’était passé, pas une seule fois il n’avait envisagé l’éventualité que Max ait à tromper la propre femme de Gaius. Ils étaient sur le point d’être découverts. Tavi se prépara à sortir de sa cachette pour tout raconter à la Première Dame avant qu’elle découvre la vérité par elle-même. Mais il hésita. Tout son instinct lui hurlait de faire attention et, sans pouvoir s’expliquer pourquoi, il fut pris de la quasi-certitude que révéler leur secret à la Première Dame serait une idée désastreuse. Il attendit donc derrière les rideaux sans bouger, et presque sans oser respirer. Max avait réussi à se redresser dans son fauteuil pour prendre une position plus crédible avant que la Première Dame entre dans la pièce. Son visage se fit réservé et sobre, et il se leva avec un salut poli de la tête, reproduisant à la perfection la dignité de Gaius. — Madame mon épouse, répondit-il. La jeune femme baissa rapidement les yeux sur le flacon qu’il tenait à la main et les releva sur son visage. — Vous ai-je mécontenté de quelque façon, monsieur ? « Gaius » fronça les sourcils, puis fit une moue songeuse. — Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? — J’ai attendu votre invitation à me joindre à la réception, monsieur. Comme nous en avions convenu il y a des semaines. Je ne l’ai jamais reçue. Max haussa les sourcils, mais plus de lassitude que de véritable surprise. — Ah. C’est exact. J’avais oublié. — Vous aviez oublié, répéta Caria, d’un ton cinglant. Vous aviez oublié. — Je suis le Premier Duc d’Aléra, madame. Pas un carnet de rendez-vous. La jeune femme inclina la tête en souriant, mais avec amertume. — Bien sûr, monsieur. Je suis certaine que tout le monde comprendra pourquoi vous avez fait insulte à votre propre femme devant le royaume tout entier. Tavi grimaça. Pas un des convives n’avait demandé pourquoi la Première Dame était absente. Effectivement, si le Premier Duc semblait avoir interdit à celle-ci de se montrer à ses côtés pour une réception aussi peu importante, la rumeur allait rapidement se répandre. — Il n’était pas dans mon intention de vous humilier, Caria, fit Max en se levant pour s’approcher d’elle. — Vous ne faites jamais rien sans raison, répliqua-t-elle sèchement. Si ce n’était pas dans votre intention, alors pourquoi m’avez-vous fait cet affront ? Max pencha la tête pour l’étudier d’un air appréciateur. — Peut-être voulais-je garder la vision de votre personne pour moi seul. Cette robe est ravissante. Ces bijoux sont magnifiques. Mais ils ne sont rien comparés à la femme qui les porte. Caria resta un moment immobile et muette, bouche bée de surprise, avant de répondre : — Je… vous remercie, monsieur. Max lui sourit en se rapprochant encore. Il lui souleva le menton de l’index. — Peut-être voulais-je vous voir ici lorsque je pourrais avoir toute votre attention pour moi. — M-monsieur, bégaya la jeune femme. Je ne comprends pas. — Si tout un tas de gens ennuyeux se trouvaient autour de nous en ce moment, répondit Max en la regardant droit dans les yeux, je ne pourrais guère faire ceci. Et, sur ces mots, il se pencha pour embrasser à pleine bouche la Première Dame d’Aléra, épouse de l’homme le plus puissant au monde. Tavi ne put que regarder fixement son ami. Cet imbécile. L’intéressé passa doucement la main derrière la tête de Caria, en un geste totalement possessif, pour la retenir et prolonger le baiser de façon tout à fait inconvenante. Lorsqu’il détacha ses lèvres de celles de la jeune femme, elle avait les joues en feu et le souffle court. Max plongea son regard dans le sien et dit : — Je vous prie de m’excuser. Je vous assure que c’était une erreur. Je trouverai une façon de me faire pardonner par vous. Ce disant, il laissa ses yeux vagabonder sur le corsage en soie de la Première Dame avant de les relever sur son visage, pleins d’une chaleur langoureuse. Caria s’humecta les lèvres d’un air désemparé et parut chercher ses mots. Elle finit par répondre : — Très bien, monsieur. — Mon page devrait arriver d’un instant à l’autre, reprit Max en lui caressant la joue du bout du pouce. J’ai des affaires à régler. Mais avec un peu de chance, la nuit ne sera pas finie lorsque j’en aurai terminé. Il haussa un sourcil en une question muette. Caria s’empourpra davantage. — Si le devoir vous y autorise, monsieur. Cela me ferait plaisir. Max sourit. — J’espérais que vous diriez cela. (Il laissa retomber sa main puis s’inclina légèrement.) Madame. — Monsieur, répondit-elle, avec une révérence, avant de disparaître par où elle était entrée. Tavi attendit de longues secondes avant de sortir de l’alcôve, les yeux rivés sur Max. Son ami alla s’asseoir d’un pas vacillant dans le fauteuil le plus proche, porta d’une main tremblante le flacon de vin à sa bouche et le vida d’un trait. — Tu es complètement malade, fit calmement remarquer Tavi. — Je ne voyais absolument pas quoi faire d’autre, répondit Max, et la tessiture de ténor de Gaius laissa lentement place à sa propre voix. Par tous les Corbeaux, Tavi. Tu penses qu’elle y a cru ? Tavi fit la moue en jetant un coup d’œil vers la porte. — Tu sais quoi ? Je crois bien que oui. Elle était complètement désarçonnée. — Il y a intérêt ! grommela Max. (Il ferma les yeux, fronça les sourcils, et son visage commença à changer de forme, si lentement qu’il aurait été difficile de dire précisément quelles dimensions se modifiaient.) Je lui ai lancé un charme de terre à donner des envies d’accouplement à un gargante châtré. Tavi le regarda d’un air abasourdi. — Par les Corbeaux, Max. Sa femme ! Son ami secoua la tête. Bientôt, il eut repris son apparence habituelle. — Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? s’exclama-t-il. Si je m’étais disputé avec elle, elle aurait commencé à mentionner des sujets de discussion passés auxquels je n’aurais pas su comment réagir. Je me serais trahi en moins de cinq minutes. Ma seule option était de saisir l’initiative. — L’initiative ? C’est ça que tu as saisi ? demanda Tavi d’un ton sardonique. Avec un frisson, Max se dirigea à grands pas vers l’alcôve en se débarrassant des vêtements du Premier Duc pour remettre les siens. — Je n’avais pas le choix. Il fallait que je l’empêche de trop réfléchir, sinon elle se serait doutée de quelque chose. (Il passa la tête dans le col de sa tunique.) Et par les Grandes Furies, Tavi, s’il y a quelque chose que je sais faire comme un Haut Duc, c’est embrasser une jolie fille. — Je suppose que tu as raison. Mais… on aurait pu penser qu’elle ferait la différence entre le baiser de son mari et le tien. — Mais oui, bien sûr, répliqua Max avec un grognement railleur. Tavi fronça les sourcils et jeta un regard inquisiteur à son ami. Max haussa les épaules et reprit : — C’est évident, non ? Ce sont pratiquement des étrangers l’un pour l’autre. — Ah bon ? Comment tu le sais ? — Les hommes de pouvoir, comme Gaius, ont deux sortes de femmes dans leur vie. Leurs compagnes politiques, et celles qu’ils désirent vraiment. — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Le visage de Max se fit morne et distant. — L’expérience. (Il secoua la tête et passa les doigts dans ses cheveux.) Crois-moi. S’il y a une chose qu’une épouse politique ne sait pas, c’est à quoi ressemble le désir de son mari. Il est tout à fait possible que Gaius ne l’ait pas embrassée depuis leur mariage. — Vraiment ? — Oui. Et, bien sûr, jamais personne dans le royaume n’irait risquer de contrarier Gaius en devenant l’amant de son épouse. Ce genre de situation ne peut causer à la pauvre femme qu’une considérable… frustration. Alors je l’ai exploitée. Tavi secoua la tête. — C’est… c’est tellement anormal, quelque part. Je veux dire, je peux comprendre les pressions politiques quand les ducs envisagent de se marier, mais… j’avais toujours cru qu’il y avait un semblant d’amour en jeu, j’imagine. — Les nobles ne font pas de mariages d’amour, Tavi. C’est un luxe réservé aux fermiers et aux affranchis. (Sa bouche se crispa d’une moue amère.) Bref. Je ne voyais pas quoi faire d’autre. Et ç’a marché. Tavi acquiesça. — On dirait bien. Max termina de s’habiller et s’humecta les lèvres d’un air inquiet. — Euh… Tavi. On n’a pas vraiment besoin de parler de ça à qui que ce soit, n’est-ce pas ? (Il jeta un regard incertain à son ami.) S’il te plaît. — Parler de quoi ? fit Tavi avec un sourire innocent. Max poussa un soupir de soulagement et sourit à son tour. — Tu es un type bien, Calderon. — Pour autant que tu saches, je te ferai chanter plus tard. — Nan. Tu es incapable de faire un truc pareil. (Ils se dirigèrent vers la porte qui ouvrait sur un petit escalier menant aux Souterrains les plus proches.) Eh, au fait. Que disait la lettre de ta tante ? Tavi claqua des doigts en se renfrognant. — Je savais bien que j’oubliais quelque chose. Il sortit la lettre d’Isana de la pochette à sa ceinture, l’ouvrit et la lut à la lueur de la lampe en haut des marches. Il garda les yeux posés sur les mots et sentit ses mains se mettre à trembler. Max s’en rendit compte et demanda d’une voix alarmée : — Qu’est-ce que c’est ? — Je dois y aller, répondit Tavi, d’une voix tellement étranglée qu’il chuchotait presque. Il y a quelque chose qui ne va pas. Il faut que je la voie. Tout de suite. Chapitre 19 Amara et ses compagnons atteignirent le domaine d’Aric à la mi-journée. La colonne s’arrêta à un kilomètre des murs de l’exploitation, sur une hauteur dominant la cuvette verdoyante dans laquelle celle-ci était blottie. Passant outre les objections de son capitaine des Chevaliers comme celles de son primipile, Bernard descendit d’un pas décidé dans l’exploitation déserte à la recherche d’une menace éventuelle. Il revint un moment plus tard, les sourcils froncés, et la colonne s’engagea à son tour dans le domaine d’Aric. L’endroit avait changé, et en mieux, depuis qu’Amara l’avait vu la première fois. Deux ans plus tôt, sous la domination de Kord, un esclavagiste et un meurtrier, ce n’était guère plus qu’une série de bâtiments délabrés réunis autour d’un unique abri en pierre antitempête qui devait contenir à la fois les résidents de l’exploitation et leurs bêtes. Depuis, Aric avait réussi à attirer dans cette région potentiellement riche et certainement magnifique de nouveaux métayers. L’un d’eux avait trouvé un petit filon d’argent sur les terres du jeune homme, et les revenus de cette découverte avaient non seulement permis à ce dernier d’éponger les dettes énormes de son père, mais lui avaient également assuré la stabilité financière à vie. Mais Aric n’avait pas amassé son argent comme un avare. Il l’avait dépensé au profit de ses fermiers et de sa demeure. Un nouveau mur d’enceinte, aussi épais et solide que celui du domaine d’Isana, entourait à présent les bâtiments de son exploitation, également faits de roche massive, y compris une énorme étable, assez grande pour abriter même les quatre gargantes qu’Aric avait achetés pour accomplir les lourds travaux dont son exploitation avait besoin pour se développer. Au cours des deux dernières années, l’endroit, d’un groupe de taudis et de masures envahis de mauvaises herbes où s’entassaient de misérables moins que rien et de pitoyables esclaves, était devenu un beau foyer prospère pour plus d’une centaine de personnes. Ce qui rendait encore plus étrange et inquiétante la vision qu’il offrait en cet instant. Il n’y avait pas la moindre trace d’activité à l’intérieur de l’enceinte, ni dans les champs alentour. Pas de fumée sortant des cheminées. Pas d’animaux attroupés dans l’enclos ou dans les pâturages voisins. Pas d’enfants occupés à jouer et à courir. Pas de chants d’oiseaux. Au loin, à l’est, se dressait l’énorme masse sinistre du mont Garados, sombre et menaçante. Seul régnait un silence aussi profond et immobile qu’une mer souterraine. Presque toutes les portes des bâtiments étaient ouvertes, battant au vent. Comme celles de l’enclos à bétail et de l’étable en pierre. — Capitaine, appela calmement Bernard. Le capitaine Janus, vétéran grisonnant des légions et terrafèvre d’une redoutable puissance, poussa son cheval en avant, quittant la tête de la colonne de Chevaliers qui avaient accompagné les fermiers au domaine d’Aric. Il était l’officier supérieur des Chevaliers réunis sous les ordres de Bernard en tant que comte de Calderon. C’était un homme d’une taille inférieure à la moyenne, mais au cou aussi épais que la taille d’Amara, et dont les muscles saillants auraient été d’une terrible puissance même sans sa furie de terre pour accroître leur force. Il portait l’armure noire et mate des légions, et ses traits rudes étaient défigurés par une longue balafre qui lui traversait la joue de part en part jusqu’au coin de sa bouche, lui donnant en toutes circonstances un sourire narquois et malveillant. — Monsieur, dit-il. Il avait une surprenante voix de ténor léger, marquée d’une prononciation pure et douce, signe d’une éducation raffinée. — Votre rapport, s’il vous plaît. — Oui, monsieur le comte, répondit Janus avec un hochement de tête. Mes Chevaliers Aeris ont survolé toute la cuvette et n’ont trouvé personne, fermier ou autre. Je les ai postés en sentinelles aux quatre coins de l’exploitation, à environ un kilomètre et demi, pour qu’ils puissent nous prévenir au cas où quelqu’un tenterait d’approcher. Ils ont ordre d’observer la plus extrême prudence. — Merci. Giraldi ? — Monsieur le comte, répondit le primipile en sortant des rangs de l’infanterie pour saluer d’un vigoureux coup de poing sur son plastron. — Établissez un tour de garde sur les remparts et joignez vos efforts à ceux du capitaine Janus pour rendre cet endroit défendable. Je veux voir vingt hommes fouiller toutes les pièces de chaque bâtiment par équipes de quatre pour vérifier qu’ils sont bien vides. Après cela, rassemblez toutes les réserves de provisions que vous pouvez trouver et faites-en l’inventaire. — Compris, monsieur. Giraldi inclina la tête et salua de nouveau, puis fit volte-face en tirant son bâton de centurion de sa ceinture pour se mettre à hurler des ordres à ses hommes. Janus se tourna vers ses propres subalternes pour leur parler d’une voix beaucoup plus douce, mais avec tout autant de détermination et d’autorité dans les gestes. Amara, restée en retrait, regarda Bernard d’un air pensif. Lorsqu’elle l’avait rencontré, il n’était qu’Exploitant, et même pas Citoyen à part entière. Mais, même à l’époque, quelque chose en lui forçait l’obéissance et la loyauté. Il avait toujours été ferme, juste et fort. Mais c’était la première fois qu’elle le voyait dans ces conditions, dans ce nouveau rôle de comte de Calderon, en train de donner des ordres aux officiers et aux soldats de la légion aléréenne avec l’assurance tranquille de l’expérience et du savoir. Elle savait qu’il avait servi dans les légions, évidemment, puisque tous les Aléréens mâles étaient tenus de le faire pendant une période minimale de deux à quatre ans. Elle était surprise. Elle avait vu dans la décision de Gaius de nommer Bernard comte de Calderon une manœuvre politique, visant principalement à prouver son autorité de Premier Duc. Mais peut-être Gaius avait-il su, mieux qu’elle, deviner le potentiel de Bernard. Celui-ci était manifestement à l’aise dans son rôle, et œuvrait avec la concentration d’un homme déterminé à s’acquitter de ses devoirs au mieux de ses capacités. Elle pouvait voir comment les hommes de Bernard réagissaient à cela : Giraldi, un vieux vétéran chevronné des légions, éprouvait pour Bernard un immense respect, de même que tous les hommes de sa centurie. Gagner la considération de soldats professionnels à long terme n’était jamais aisé, mais Bernard y était parvenu. Et, chose étonnante, il jouissait du même respect de la part du capitaine Janus, qui le considérait clairement comme un comte compétent, prêt à travailler aussi dur que ses hommes, et à affronter exactement les mêmes situations qu’eux. Et surtout, il était évident pour tous ceux qui le connaissaient que Bernard était un homme bien. La jeune femme sentit une farouche bouffée de fierté lui réchauffer le ventre. Lorsqu’elle avait le temps d’y réfléchir, elle voyait toujours comme un coup de chance extraordinaire d’avoir trouvé un homme à la fois bon et fort qui désirait manifestement sa compagnie. « Tu dois le quitter, bien entendu. » Les paroles douces mais inflexibles de Séraï mirent brusquement un frein à cette vague de chaleur, qui se transforma en une boule d’angoisse au creux de l’estomac d’Amara. Elle ne pouvait pas le nier. Bernard avait clairement des obligations envers le royaume. Aléra avait besoin de tous les furifèvres puissants qu’elle pouvait trouver pour survivre dans un monde hostile, et Citoyens et nobles représentaient le fleuron de cette force. La coutume, le devoir et la loi exigeaient que les Citoyens comme les nobles se cherchent des épouses aussi puissantes que possible, capables d’enfanter des furifèvres doués. Bernard était un furifèvre redoutable, avec plus d’une furie, par-dessus le marché. C’était aussi un homme bien. Il ferait un bon époux. Un bon père. Il rendrait la femme qu’il épouserait très heureuse. Mais cette femme ne pouvait pas être Amara. Elle secoua la tête en se forçant à écarter ce genre de pensées de son esprit. Elle était là pour arrêter les vordes. Il lui fallait se concentrer entièrement sur ce but ; elle devait bien ça aux hommes de Bernard. Quoi qu’il arrive, elle ne laisserait pas ses soucis personnels la distraire et l’empêcher de faire tout ce qui était en son pouvoir pour protéger les légionnaires réunis sous les ordres du comte, et pour détruire ce qui s’annonçait comme une menace particulièrement dangereuse pour le royaume. Elle regarda Bernard s’agenouiller et poser la main à plat sur la terre nue, puis fermer les yeux et murmurer : — Brutus. Le sol à côté de lui trembla doucement, puis se rida et s’ouvrit comme la surface d’une mare tranquille au passage d’une pierre. Un énorme chien en émergea, de la taille d’un poney, composé entièrement de roche et de terre, pour venir placer sa large tête rocailleuse sous la main tendue de Bernard. Celui-ci sourit et lui tapota légèrement l’oreille. Brutus s’assit et prit un air attentif, ses yeux verts – des émeraudes véritables – rivés sur le comte. Celui-ci murmura de nouveau, et Brutus écarta les mâchoires comme pour aboyer. Le bruit qui en sortit rappela à Amara celui d’un gros éboulement. La furie replongea immédiatement sous terre, tandis que Bernard restait accroupi, la main toujours à plat sur le sol. Amara s’approcha silencieusement et s’arrêta à quelques pas de lui. — Comtesse ? finit par demander Bernard. Il paraissait vaguement distrait. — Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda-t-elle. Le sol fut secoué d’un autre tremblement, celui-ci brusque et bref. Amara en ressentit la vibration sous ses bottes. — J’essaie de voir s’il y a quelqu’un qui bouge dans le coin. Lorsque les conditions sont bonnes, je peux repérer du mouvement jusqu’à six ou sept kilomètres de distance. — Vraiment ? Si loin ? — Je vis ici depuis assez longtemps. Je connais cette vallée. C’est pour cela que c’est faisable. (Il fronça les sourcils et fit entendre un grognement.) Ça, c’est bizarre. — Quoi donc ? — Il y a quelque chose… Bernard se releva brusquement, livide, et hurla : — Capitaine ! Frédéric ! Un bruit de bottes sur les pavés de la cour se fit immédiatement entendre, et Frédéric arriva au pas de course de derrière le mur d’enceinte, où les gargantes de la colonne, avec celui de Doroga, attendaient que l’exploitation soit fouillée et déclarée vide de tout danger pour entrer. Quelques secondes plus tard, le capitaine Janus sauta directement du haut du rempart dans la cour, absorbant le choc de sa chute grâce à sa force de terrafèvre, et s’approcha au trot, sans traîner ni se précipiter. — Capitaine, lui dit Bernard, une pièce a été creusée dans les fondations de l’exploitation, puis scellée. Janus écarquilla les yeux. — Un refuge ? — Je ne vois que ça. Les furies de l’exploitation font leur possible pour le maintenir fermé, et il y a trop de roche pour que je puisse la déplacer tout seul tant qu’elles sont dressées contre moi. Avec un bref hochement de tête, Janus arracha ses gants. Il s’agenouilla à terre, posa les mains sur les pavés de la cour, et ferma les yeux. — Frédéric, dit Bernard d’un ton sec et contenu, à mon signal, je veux que tu ouvres un passage vers cette pièce, assez grand pour laisser passer un homme. Le capitaine et moi-même allons empêcher les furies de l’exploitation de s’en prendre à toi. Frédéric déglutit. — Ça fait beaucoup de roche, monsieur. Je ne suis pas sûr d’en être capable. — Tu es un Chevalier du royaume, maintenant, Frédéric, répliqua Bernard d’un ton cinglant d’autorité. Ne te pose pas de questions. Fais-le, c’est tout. Frédéric acquiesça d’un air anxieux, la lèvre supérieure soudain couverte d’un voile de sueur. Bernard se tourna vers Amara. — Comtesse, j’ai besoin que vous soyez prête à l’action. — Pour faire quoi ? Je ne sais pas ce que vous entendez par « refuge ». — C’est quelque chose qui arrive parfois dans les exploitations sous le coup d’une attaque. Quelqu’un a créé une pièce dans la roche des fondations, puis l’a refermée. — Pourquoi faire une chose… Soudain, l’expression perplexe d’Amara fit place à un éclair de compréhension et elle murmura : — Ils y ont enfermé leurs enfants. Pour les protéger de ce qui avait attaqué l’exploitation. Bernard acquiesça d’un air sinistre. — Et la pièce n’est pas assez grande pour contenir beaucoup d’air. À nous trois, nous allons ouvrir un passage vers elle et le maintenir ouvert, mais nous n’arriverons pas à le faire très longtemps. Prenez quelques hommes avec vous et sortez de là tous ceux que vous pouvez, le plus vite possible. — Très bien, répondit la jeune femme. Le comte lui posa la main sur le bras. — Amara, je ne sais pas depuis combien de temps ils sont enfermés là-dedans. Ça peut être une heure. Ça peut être une journée. Mais je ne perçois aucun mouvement. La jeune femme sentit une angoisse nauséeuse lui nouer l’estomac. — Nous arrivons peut-être trop tard. Bernard grimaça et lui étreignit le bras. Puis il alla s’agenouiller à côté de Janus, et plaça à son tour les mains sur le sol. — Centurion ! appela Amara. Il me faut dix hommes pour aider d’éventuels survivants de l’exploitation ! — Oui, madame la comtesse, répondit Giraldi. (Dix légionnaires vinrent immédiatement se placer derrière Amara, prêts à l’action ; et dix autres, l’épée au clair, vinrent se positionner à côté d’eux.) Juste au cas où ce ne seraient pas des fermiers, madame, expliqua Giraldi à voix basse. Ça ne coûte rien d’être prudent. Amara acquiesça avec une grimace. — Très bien. Vous pensez vraiment qu’il pourrait s’agir de l’ennemi ? Giraldi secoua la tête et répondit : — Scellé dans la roche depuis on ne sait combien de temps ? Je doute que cela change quelque chose si ce sont les vordes. (Il prit une profonde inspiration.) Vous n’avez pas besoin de descendre dans cette pièce lorsqu’ils l’ouvriront, comtesse. — Si, répliqua Amara. Giraldi fronça les sourcils mais n’insista pas. Bernard et Janus échangèrent quelques mots à voix basse. Puis Bernard, d’une voix tendue par l’effort, dit : — On y est presque. Soyez prêts. Nous ne pourrons pas la maintenir ouverte très longtemps. — Nous sommes prêts, répondit Amara. Bernard acquiesça. — Frédéric, maintenant. Le sol trembla de nouveau, puis un gémissement rocailleux se fit entendre. Juste devant les pieds de Frédéric, les pavés de la cour s’enfoncèrent brusquement dans le sol en frémissant, comme si la terre en dessous était devenue une boue liquide. Amara s’approcha du trou qui s’ouvrait et observa le spectacle vaguement troublant de la roche, devenue fluide comme de l’eau, qui s’écoulait vers le bas pour former une rampe raide s’enfonçant dans les entrailles de la terre. — Voilà, prévint Bernard d’une voix rauque. Faites vite. — Monsieur, dit Frédéric dans un gémissement plein d’angoisse. Je ne vais pas pouvoir tenir très longtemps. — Tiens aussi longtemps que tu le peux, gronda Bernard, lui-même rouge et transpirant sous l’effort. — Centurion, dit vivement Amara, et elle s’engagea sur la rampe. Giraldi hurla des ordres, et le bruit de lourdes bottes martelant la roche suivit de près la jeune femme. La rampe s’enfonçait de près de six mètres dans le sol et se terminait sur une ouverture basse menant à une petite pièce ovoïdale. L’air y était fétide, lourd, trop humide. Des formes se dessinaient vaguement dans la pénombre : des tas de vêtements inertes. Amara s’agenouilla devant le plus proche : c’était un enfant, à peine en âge de marcher. — Ce sont des enfants ! lança-t-elle à Giraldi. — Allez, on s’active, aboya le centurion. Dépêchez-vous, les gars, vous avez entendu la comtesse. Des légionnaires entrèrent d’un pas lourd dans la cavité, saisirent au hasard les formes inanimées et ressortirent précipitamment. Amara quitta la pièce la dernière, alors même que le sol de pierre lisse se mettait soudain à se bomber tandis que le plafond s’abaissait. Amara jeta un coup d’œil par-dessus son épaule sur le mouvement fluide, presque vivant, de la roche, et cette vision lui fit désagréablement penser à un loup noir affamé refermant ses mâchoires. L’ouverture de la pièce se contracta et les murs de chaque côté de la rampe se rétrécirent brusquement. — Dépêchez-vous ! cria Amara aux hommes devant elle. — Je ne peux plus ! gémit Frédéric. Les légionnaires continuèrent à remonter la rampe au pas de course, mais la roche s’effondrait vers l’intérieur trop rapidement. À peine consciente du poids de l’enfant inanimé qu’elle portait dans ses bras, Amara invoqua Cirrus, et sa furie s’engouffra en hurlant dans la fente séparant encore les deux parois, tel un ouragan. Des vents violents et dangereux balayèrent brusquement la rampe en partant du bas, pour foncer d’un seul élan vers la surface comme un gargante emballé. Ils projetèrent Amara contre le dos du légionnaire qui la précédait, puis soulevèrent celui-ci et l’enfant qu’il transportait et les propulsèrent tous deux vers l’homme suivant, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’en tout une demi-douzaine de légionnaires se retrouvent catapultés vers le haut de la rampe, échappant ainsi de justesse à l’étau de la roche qui se resserrait. Avec un dernier grincement dur et haineux, le sol se referma, reprenant sa forme d’origine, lisse et homogène, et happant au passage l’extrémité de la tresse d’Amara. L’action conjuguée de ce véritable lasso qui la retenait en arrière et des vents violents qui la propulsaient en avant lui fit perdre pied. Elle retomba durement sur le dos, à moitié assommée par la violence du choc, et le souffle coupé par la douleur. — Aquafèvre ! hurla Giraldi. Guérisseurs ! Quelqu’un enleva doucement l’enfant des bras d’Amara, et elle prit vaguement conscience de la présence de l’aquafèvre de l’infanterie et de plusieurs vétérans grisonnants munis de sacoches de Guérisseur qui se précipitaient vers eux. — Tout doux, tout doux, dit Bernard, quelque part à côté d’elle. Il semblait hors d’haleine. Amara le sentit poser la main sur son épaule. — Est-ce qu’ils vont bien ? demanda-t-elle, le souffle court. Les enfants ? — On s’occupe d’eux, répondit doucement Bernard. Il lui effleura la tête, puis lui glissa délicatement la main derrière la nuque, à la recherche d’une blessure. — Tu t’es cogné la tête ? — Non, répondit Amara. C’est juste ma tresse qui s’est prise dans la roche. Elle entendit Bernard pousser lentement un soupir de soulagement, puis sentit ses doigts suivre la longueur de sa tresse à tâtons. Lorsqu’il arriva à son extrémité, il dit : — Ça n’a happé que quatre ou cinq centimètres. Au-dessus du lacet, c’est bon. — Très bien. Elle entendit Bernard tirer son couteau de sa ceinture. Il appliqua le fil tranchant de l’arme sur l’extrémité de la tresse et la coupa. Amara soupira en sentant s’apaiser le tiraillement sur la peau de son crâne. — Aide-moi à me redresser, dit-elle. Bernard lui tendit la main et l’aida à se rasseoir sur le sol de la cour. Tout en s’efforçant de reprendre son souffle, Amara entreprit de refaire méthodiquement sa tresse, avant que ses cheveux s’emmêlent. — Monsieur ? fit Janus. Il semble qu’on soit arrivés à temps. Bernard ferma les yeux. — Les Grandes Furies soient louées. Qui est-ce qu’on a là ? — Des enfants. gés de huit ou neuf ans tout au plus, et deux encore au berceau. Quatre garçons, cinq filles ; et une jeune femme. Ils sont inconscients mais respirent encore, et leur pouls est régulier. — Une jeune femme ? répéta Amara. La responsable des enfants de l’exploitation ? Bernard regarda le soleil en plissant les yeux et hocha la tête. — Probablement. Il se releva et s’approcha des formes allongées des rescapés. Amara se releva aussi, resta un instant immobile le temps que sa sensation de vertige disparaisse, puis le rejoignit. Bernard grimaça. — C’est Heddy. La femme d’Aric. Amara regarda fixement la forme étendue à ses pieds, une frêle jeune femme aux cheveux blond pâle et à la peau claire, à peine brunie par le soleil et le vent. — Ils les ont enfermés dans ce tombeau, murmura-t-elle. Et ont ordonné à leurs furies de faire en sorte qu’ils y restent. Pourquoi est-ce qu’ils ont fait une chose pareille ? — Pour que personne d’autre qu’eux ne puisse les atteindre. — Mais pourquoi ? Bernard haussa les épaules. — Peut-être se sont-ils dit que s’ils n’étaient plus là pour en sortir leurs enfants, ils devaient faire en sorte que leur attaquant, quel qu’il soit, ne le puisse pas non plus. — Au risque de les faire mourir ? — Il y a des sorts pires que la mort, intervint Doroga. (Sa voix de basse fit sursauter Amara, qui se raidit instinctivement. L’imposant chef marat s’était approché d’eux plus silencieusement qu’un lion des herbes d’Amarante.) Certains, bien pires. L’un des nourrissons se mit à pousser des vagissements plaintifs et tremblotants, et bientôt un autre enfant joignit ses sanglots épuisés aux siens. Amara releva les yeux et vit qu’ils commençaient tous à se réveiller. L’aquafèvre de Giraldi, un vétéran du nom de Harger, se releva du chevet de l’enfant voisin de Heddy pour s’agenouiller à côté de celle-ci. Il posa délicatement les doigts sur les tempes de la jeune femme et ferma les yeux un moment. Puis il regarda Bernard et dit : — Elle est physiquement très éprouvée. Et je ne suis pas sûr qu’elle ait les idées claires pour l’instant, non plus. Il vaudrait peut-être mieux la laisser dormir un peu. Bernard fit la moue et jeta un coup d’œil interrogateur à Amara. Celle-ci grimaça. — Il faut qu’on lui parle. Pour savoir ce qui s’est passé. — Peut-être qu’un des enfants peut nous le dire. — Tu crois qu’il y a une chance qu’ils aient compris ce qui se passait ? Bernard regarda les jeunes rescapés en se rembrunissant davantage, et secoua la tête. — Probablement pas. En tout cas, pas assez pour risquer d’autres vies sur le témoignage d’un jeune enfant. Amara marqua son assentiment d’un signe de tête. — Réveillez-la, Harger, dit Bernard d’un ton doux. Avec autant de précautions que vous le pouvez. Les doutes du vieil aquafèvre se lurent dans ses yeux, mais il acquiesça et se retourna vers Heddy, pour reposer les doigts sur les tempes de la jeune femme en fronçant les sourcils d’un air concentré. Heddy se réveilla immédiatement et se mit aussitôt à hurler à pleins poumons, d’une voix âpre et torturée. Ses yeux bleu pâle s’ouvrirent brusquement, atrocement écarquillés : les yeux paniqués d’un animal certain que son prédateur affamé se préparait à la curée. Elle se débattit follement, et une brise vive et soudaine, puissante mais incontrôlée, balaya la cour, soulevant des tourbillons de poussière, de paille et de gravillons. — Non ! s’écria-t-elle d’une voix stridente. Non, non, non ! Elle répéta ce mot encore et encore, à se déchirer la gorge. — Heddy ! s’exclama Bernard, en plissant les yeux pour se protéger des tourbillons de débris. Heddy ! Tout va bien. Tu es en sécurité ! Mais la jeune femme continua à crier, à se débattre, à donner des coups de pied, et mordit même la main d’un légionnaire venu s’agenouiller à côté de Harger et de Bernard pour la maîtriser. Elle se démenait avec une force issue d’une peur si terrible que c’en était presque de la folie à part entière. — Par tous les Corbeaux ! gronda Harger. Il va falloir la mettre sous sédatif. — Attendez, dit vivement Amara. (Elle s’agenouilla à côté de la fermière affolée.) Heddy, dit-elle de la voix la plus douce qu’elle pouvait prendre pour se faire quand même entendre par-dessus les cris de la jeune femme. Heddy, tout va bien. Heddy, les enfants vont bien. Le comte est là avec la garde de Garnison. Ils sont en sécurité. Les enfants sont en sécurité. Heddy tourna ses yeux affolés vers Amara, et, pour la première fois depuis qu’elle s’était réveillée, les posa sur quelqu’un. Ses cris s’apaisèrent un peu, mais son visage était toujours torturé par le désespoir. Amara souffrait de voir une femme en proie à une terreur si douloureuse. Mais elle continua à rassurer la jeune fermière d’une voix douce et apaisante. Lorsque Heddy se calma encore un peu plus, Amara approcha la main pour repousser de son front ses cheveux fins comme de la soie, d’un geste caressant, ininterrompu. Il lui fallut bien près d’une demi-heure, mais les hurlements de Heddy finirent par s’apaiser, laissant place à de simples cris, puis à des gémissements, et enfin à de pitoyables petits geignements. Elle garda le regard rivé sur le visage d’Amara, comme si elle cherchait désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Avec un dernier frisson, elle finit par se taire et ferma les yeux, les paupières gonflées de larmes. Amara jeta un coup d’œil à Bernard et Harger. — Je crois que ça va aller. Peut-être pourriez-vous me laisser lui parler seule un moment. Je vais m’occuper d’elle. Harger acquiesça aussitôt et se releva. Bernard sembla hésiter, mais fit lui aussi un signe d’assentiment et s’en fut rejoindre le capitaine Janus et le centurion Giraldi, avec lesquels il se mit à converser à voix basse. — Heddy, est-ce que tu m’entends ? demanda doucement Amara. La jeune femme hocha la tête. — Est-ce que tu peux me regarder, s’il te plaît ? Heddy poussa un gémissement et se mit à trembler. — D’accord, dit Amara d’une voix apaisante. Ce n’est pas grave. Tu n’es pas obligée. Tu peux me parler les yeux fermés. Heddy hocha la tête d’un geste saccadé et continua à trembler, agitée de sanglots muets. Des larmes roulèrent sur ses pommettes et tombèrent sur les pavés de la cour. — Anna, finit-elle par dire. (Elle releva brusquement la tête et tourna les yeux vers les enfants en pleurs.) Anna est en train de pleurer. — Tout doux, calme-toi, répondit Amara. Les enfants vont bien. On s’occupe d’eux. Heddy laissa retomber sa tête par terre ; l’effort de s’être à moitié redressée la laissa tremblante. — D’accord. — Heddy, reprit Amara en gardant un ton doux et tranquille. J’ai besoin de savoir ce qui t’est arrivé. Est-ce que tu peux me le dire ? — B-Bardos. Notre nouveau forgeron. Grand. Barbe rousse. — Je ne le connais pas. — Un homme bien. Le meilleur ami d’Aric. Il nous a fait descendre dans cette pièce. A dit qu’il n’allait pas nous laisser être… (le visage de Heddy se tordit d’une affreuse grimace d’angoisse) pris. Comme les autres. — « Pris » ? répéta Amara. Qu’est-ce que tu veux dire ? — Pris. Changés. Eux et pas eux. Pas Aric. Pas Aric. (Elle se recroquevilla sur elle-même.) Oh, mon Aric. Aidez-nous. Aidez-nous. Une grande main se posa doucement sur l’épaule d’Amara, et la Curseur, levant les yeux, rencontra le regard tranquillement réprobateur de Doroga. — Laisse-la, dit-il. — Mais il faut qu’on sache ce qui s’est passé. — Je vais te le dire, répondit Doroga en hochant la tête. Laisse-la se reposer. Amara le regarda en fronçant les sourcils. — Comment vous le savez ? Le grand Marat se releva et balaya l’exploitation du regard en plissant les yeux. — Les traces à l’extérieur. Ils sont partis. Chaussés, non chaussés, hommes et femmes. Bœufs, moutons, chevaux, gargantes. (Il désigna l’exploitation d’un geste large.) Les vordes sont venues ici il y a deux, peut-être trois jours. Ont Volé les premiers. Pas tout le monde d’un coup. D’abord, elles en Volent quelques-uns. Amara secoua la tête, la main toujours posée sur la jeune fermière recroquevillée et agitée de sanglots. — Comment ça, « volé » ? — Les vordes. Elles entrent en toi. Elles passent par la bouche, le nez, les oreilles. S’enfoncent en toi. Puis tu meurs. Mais elles ont ton corps. Elles te ressemblent. Peuvent agir comme toi. Amara le dévisagea avec une expression écœurée. — Quoi ? — Je ne sais pas à quoi elles ressemblent exactement. Les vordes ont de nombreuses formes. Certaines comme les Gardiens du Silence. Comme des araignées. Mais elles peuvent aussi être petites. Tenir dans la bouche. (Il secoua la tête.) Les Voleuses sont petites, pour pouvoir entrer en toi. — Comme… une sorte de ver ? Un parasite ? Doroga pencha la tête d’un air interrogateur, et une de ses pâles tresses guerrières glissa sur son épaule massive. — « Parasite ». Je ne connais pas ce mot. — C’est une créature qui s’attache à une autre créature. Comme une sangsue ou une puce. Elle se nourrit de son hôte pour survivre. — Les vordes ne font pas comme ça. La créature hôte ne survit pas. Elle en a seulement l’air. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Imagine qu’une vorde entre dans ma tête. Doroga meurt. Le Doroga qui est ici. (Il se tapota la tête du pouce.) Ce que Doroga ressent. Ça, ç’a disparu. Mais le Doroga qui est ici (il se tapa légèrement le torse du plat de la main), il reste. Toi, tu ne fais pas la différence, parce que tu ne connais le vrai Doroga (il indiqua sa tête) qu’à travers le Doroga que tu peux voir et à qui tu peux parler, conclut-il en montrant son torse. Amara frissonna. — Alors qu’est-ce qui s’est passé ici ? — La même chose que ce qui s’est passé chez mon peuple. Les Voleuses sont venues. Elles ont Volé seulement quelques personnes. Ont regardé autour d’elles, peut-être décidé qui Voler ensuite. Puis elles l’ont fait. Jusqu’à ce qu’il y ait plus d’hommes Volés que d’hommes qui étaient encore eux-mêmes. Elles ont Volé plus de sept cents Marats du Clan des Loups comme ça, meute après meute. — Est-ce contre ça que vous vous êtes battus ? Contre des Marats Volés ? Doroga acquiesça d’un air sinistre. — D’abord, eux. Puis on a trouvé le nid. On s’est battus contre les Gardiens du Silence. Comme de grosses araignées. Et leurs guerrières. Plus grosses. Plus rapides. Elles ont tué beaucoup de mes compatriotes, et nos chalas. (Il inspira lentement.) Et après, on a attaqué la reine vorde dans son nid. Une créature qui… (Il secoua la tête et Amara vit dans son regard quelque chose qu’elle n’aurait jamais cru voir chez Doroga : de la peur.) La reine était la pire. D’elle, toutes les autres sont nées. Les Gardiens. Les Voleuses. Les guerrières. On était obligés de continuer, sinon la reine nous aurait échappé. Aurait fondé un autre nid. Tout recommencé à zéro. Amara pinça les lèvres et hocha la tête. — C’est pour ça que vous vous êtes battus comme vous l’avez fait. Jusqu’au bout. Doroga acquiesça. — Et c’est pour ça que la reine qui vit près d’ici doit être trouvée et détruite. Avant qu’elle ponde d’autres reines. — Comment croyez-vous que les choses se sont passées ici, exactement ? — Les Voleuses sont venues. C’est ça qu’elle voulait dire en disant « eux et pas eux ». Cet Aric dont elle parle était un des Volés. Cet autre homme, celui qui l’a scellée dans la pierre, devait être encore libre. Peut-être un des derniers à l’être. — Mais alors, où est-il maintenant ? — Volé. Ou mort. Amara secoua la tête. — Ce n’est pas… C’est trop incroyable. C’est la première fois que j’entends parler d’une chose pareille. Personne n’a jamais rien connu de tel. — Nous si. Il y a longtemps. Si longtemps qu’il ne nous en reste que peu de récits. Mais nous les avons déjà rencontrées. — Mais c’est impossible. Ça ne peut pas s’être passé comme ça. — Pourquoi ? — Aric ne peut pas avoir été Volé. C’est lui qui est venu prévenir Bernard. S’il fait partie de ces vordes à présent, alors elles savent… Amara sentit une boule douloureuse et glacée s’installer lentement au creux de son estomac. Doroga plissa les yeux, puis fit volte-face pour s’emparer de l’énorme massue de guerre qu’il avait laissée appuyée contre un mur. — Calderon ! rugit-il, et derrière le mur d’enceinte de l’exploitation, son gargante lui répondit d’un mugissement d’alarme retentissant. Calderon ! Aux armes ! Amara se releva en chancelant et chercha éperdument Bernard du regard. C’est alors qu’elle entendit les premiers cris des légionnaires. Chapitre 20 Amara ordonna sèchement au Guérisseur le plus proche de veiller sur Heddy, puis invoqua Cirrus. Sa furie se ramassa autour d’elle, créant un tourbillon de poussière où se dessina la vague forme d’un cheval aux jambes élancées. Amara poussa un cri et sentit Cirrus la soulever du sol pour la porter droit vers le ciel au-dessus du domaine d’Aric. Elle se mit à voler en cercles, balayant du regard le sol et les cieux autour d’elle, observant ce qui se passait. Dans l’exploitation, elle vit des légionnaires sortir en courant de l’énorme étable en pierre. Le dernier d’entre eux fit entendre un hurlement et tomba brusquement, lourdement, sur le sol rocailleux. Quelque chose lui avait attrapé la cheville et avait entrepris de le traîner de nouveau vers l’intérieur du bâtiment. Le soldat poussa un cri, et ses camarades firent immédiatement demi-tour pour l’aider. Amara leva les mains à hauteur de ses yeux, les paumes face à face, et ordonna à Cirrus de se loger dans l’espace ainsi créé, et de concentrer les vents pour réfracter la lumière et lui permettre de voir l’étable comme si elle s’en trouvait à quelques mètres. Le légionnaire abattit son glaive sur un membre noir et brillant, d’apparence coriace, qui ne ressemblait à rien qu’Amara ait déjà vu, sauf peut-être aux pinces d’un homard. La lame mordit dans la pince de la vorde, mais à peine. Le légionnaire frappa encore et encore et finit par se libérer, mais seulement parce que ses coups avaient légèrement desserré l’étau de la pince, plutôt que de la trancher complètement. Les autres légionnaires traînèrent leur compagnon blessé à l’écart de l’étable ; sa botte ballottait et se tordait d’une façon horrible. La créature les suivit dans la cour baignée de soleil. Amara la regarda fixement, une boule de froid soudaine au creux du ventre. La guerrière vorde faisait la taille d’un poney, et devait bien peser entre deux cents et deux cent cinquante kilos. Elle était recouverte de plaques lisses et brillantes, faites d’une sorte de cuir sombre. Quatre membres sortaient à angle droit des flancs d’un thorax bossu, arrondi et bombé comme celui d’une puce. Sa tête y était rattachée par un cou épais, court et segmenté. Elle était entourée de tortillons et de piquants de chitine, et percée de deux minuscules yeux profondément enfoncés, luisant d’un éclat rouge et malveillant. D’énormes mandibules, semblables à celles d’un scarabée, saillaient de sa gueule chitineuse, et chacune se terminait par une pince, comme celle qui avait estropié le légionnaire. La vorde sortit vivement de l’étable à la poursuite de sa proie, d’une démarche étrange, disgracieuse et terriblement rapide. Deux des légionnaires se retournèrent pour l’affronter, l’épée à la main, tandis que le troisième continuait à tirer le blessé à l’écart. La vorde bondit brusquement dans les airs et retomba sur l’un des légionnaires. Celui-ci fit un écart pour lui échapper, mais ne bougea pas assez vite pour éviter d’être projeté à terre. La vorde atterrit sur lui et referma ses mandibules sur sa taille. Elle les serra comme un étau, et l’homme poussa un hurlement de douleur. Son partenaire chargea la créature par-derrière, en hurlant et en lui assenant de grands coups furieux de son glaive court et acéré. L’un d’eux toucha un renflement arrondi sur le dos de la vorde, et un liquide visqueux, translucide et verdâtre, en jaillit. La créature émit une série de cris cliquetants et relâcha sa victime pour se retourner vivement vers son attaquant. Elle bondit de nouveau, mais le légionnaire fit un prompt écart et, lorsque la vorde atterrit, il abattit violemment son arme sur le cou épais du monstre. Le coup porta, entamant à peine le cuir dur comme une carapace de la créature. Mais cela suffit. Un nouveau jet de liquide d’un brun-vert sale sortit de la blessure, et le monstre fit entendre une autre série de cris. Il se mit à tituber de côté, incapable de garder l’équilibre malgré ses quatre pattes. Le légionnaire attrapa immédiatement son compagnon et entreprit de le traîner à l’écart de la vorde blessée et chancelante, aussi vite qu’il le pouvait. Ce ne fut pas suffisant. Une demi-douzaine de créatures surgirent de l’étable comme des frelons furieux de leur nid, et le cliquetis bourdonnant de la vorde blessée devint un chœur étrange et terrifiant. Le vrombissement se fit plus fort, et le dos bombé des créatures se fendit brusquement pour laisser sortir de larges ailes noirâtres qui leur permirent de bondir dans les airs pour fondre sur les légionnaires en fuite. Qui se firent mettre en pièces sous les yeux horrifiés d’Amara. Tout fut fini en quelques secondes ; personne n’aurait rien pu faire pour sauver les malheureux légionnaires. Davantage de vordes se ruèrent hors des autres bâtiments de l’exploitation et Amara en vit trois sauter hors du puits. Elle entendit Giraldi hurler par-dessus les cliquetis furieux, et un éclair flamboyant gronda soudain dans le ciel alors qu’un des Chevaliers Ignus de Janus lâchait ses furies de feu sur une vorde qui chargeait. Un autre cri, cette fois très proche, attira le regard d’Amara au-dessus d’elle, et elle vit un des Chevaliers Aeris en train de lutter contre deux guerrières vordes ailées. L’homme fit un brusque geste de la main, et une rafale de vent fit valser une de ses attaquantes à travers les airs et retomber vers le sol. Mais la deuxième gonfla ses ailes au dernier moment et se jeta sur lui abdomen en avant, pour l’entourer de ses pattes et le lacérer de ses mandibules. Le Chevalier poussa un hurlement, et tous deux tombèrent comme des pierres vers le sol. En dessous, les vétérans de la centurie de Giraldi s’étaient immédiatement rapprochés les uns des autres pour faire front, le dos à l’un des remparts de pierre de l’exploitation, et un de leurs flancs protégé par le bâtiment le plus proche. Une petite dizaine de vordes se jetèrent sur eux, mais furent accueillies par un mur solide de lourds boucliers de légionnaires et d’épées dégainées au premier rang, tandis que les deux rangs derrière brandissaient leurs lances au même instant, avec une efficacité meurtrière. En se soutenant mutuellement, les vétérans de Giraldi arrêtèrent net la charge des créatures, dans un fracas d’acier étincelant accompagné de hurlements de défi. Un mélange de sang et de fluide vordien aspergea les pavés de la cour. L’autre centurie ne s’en sortait pas aussi bien. Seulement la moitié avait réussi à se regrouper, et des poignées de légionnaires ou de fermiers armés étaient éparpillées sur les remparts et dans la cour. Les vordes avaient déjà laissé une dizaine de cadavres démembrés se vider de leur sang ici et là. Amara savait que, pris au piège et livrés à eux-mêmes, les autres groupes d’Aléréens isolés allaient être tués en quelques minutes. Un autre cri s’éleva juste en dessous de la jeune femme, celui d’un enfant, et, en baissant brusquement les yeux, elle vit trois vordes qui faisaient volte-face d’un même mouvement pour se diriger vers le groupe de Guérisseurs et de rescapés. Il n’y avait personne à portée pour les aider. Avec un hurlement de terreur et de rage, Amara dégaina son épée et fondit vers le sol, si vite qu’elle aurait pu battre un faucon affamé à la course. Elle ne redressa sa trajectoire qu’au tout dernier moment et, passant en trombe devant la vorde qui menait la charge, lui assena un coup d’épée ; si elle n’avait pas elle-même particulièrement de force, la simple vitesse à laquelle elle arrivait prêta à son attaque la puissance d’un taureau chargeant tête baissée. Elle ressentit la violence de l’impact jusque dans son épaule, et une explosion de picotements envahit ses doigts, les laissant partiellement engourdis. Elle fit immédiatement demi-tour pour venir à la défense des enfants et des Guérisseurs en danger. Son attaque avait momentanément arrêté la vorde de tête en tranchant net la moitié d’une de ses mandibules. Un épais pus d’un brun verdâtre coulait du membre mutilé. Mais la vorde secoua furieusement la tête, reprit son équilibre, et se tourna pour charger Amara pendant que ses compagnes attaquaient les Guérisseurs. La vorde blessée bondit en l’air pour essayer d’atterrir sur Amara, mais celle-ci avait déjà vu cette technique. Elle brandit aussitôt un bras en appelant Cirrus, et une soudaine rafale de vent arrêta la vorde en plein saut et l’envoya heurter de plein fouet le mur d’enceinte de l’exploitation. Avec un rugissement, Amara abaissa la main, et le vent fit s’écraser la créature au sol, sur le dos. Un craquement sec se fit entendre. La vorde se contorsionna dans tous les sens et réussit à se remettre sur ses pattes, mais un lumineux fluide vert coulait désormais le long des plaques rigides qui couvraient son dos. En quelques secondes, elle retomba doucement à terre, telle une voile s’affaissant parce que le vent est retombé. Un hurlement derrière Amara la fit se retourner, et elle vit l’une des vordes restantes attraper la jambe de Harger avec l’une de ses mandibules et la lui briser d’une secousse de sa tête difforme. Amara entendit clairement le craquement écœurant de l’os. L’autre vorde referma ses mandibules sur la taille d’un Guérisseur, et le secoua violemment en tous sens, jusqu’à ce que la nuque de sa proie se brise. Puis elle la reposa et se rua sur les enfants terrifiés et Heddy. Amara sentit un hurlement de frustration monter dans sa gorge ; mais soudain elle jeta un coup d’œil à la vorde qu’elle venait de tuer, puis à celle morte près de l’étable, et un éclair de compréhension lui traversa l’esprit. Si elle ne se trompait pas, elle avait découvert une faiblesse qu’elle pouvait mettre à profit. Elle invoqua de nouveau Cirrus d’un rugissement, et traversa la cour en flèche pour fondre sur la deuxième vorde, cherchant sa cible du regard. Elle la trouva et, en passant devant la créature, lui assena un violent coup d’épée sur la protubérance bulbeuse à la base de sa carapace arrondie. Sa lame perça le cuir de la vorde et un jet de pus vert gicla soudain et aspergea les pavés de la cour. La vorde se mit à claquer des mandibules de la même façon étrange qu’Amara avait déjà entendue, puis à tituber de part et d’autre, désorientée, laissant aux enfants une chance de s’enfuir hors de portée. Amara fit volte-face en l’air et se rua vers la première vorde, qui avait relâché la cheville de Harger et essayait à présent de l’attraper par la taille. Amara lui décocha un coup d’épée en passant, et encore une fois visa juste. Le pus vert à moitié phosphorescent jaillit. Harger, blême de douleur, s’écarta des mandibules affolées de la vorde en roulant sur le sol. La vorde se tourna pour charger Amara d’un pas chancelant, mais la jeune femme bondit dans les airs avant que la créature puisse l’atteindre. Celle-ci fit les derniers mètres en titubant, comme si elle ne pouvait pas voir que sa cible n’était plus là, et s’affala, agitée de convulsions, sur le pavé de la cour. Amara reposa pied à terre à côté des enfants. Heddy et le Guérisseur restant étaient en train d’essayer de les faire se relever pour prendre la fuite. Amara se précipita auprès de Harger. — Non ! rugit celui-ci en la voyant. (Sa cheville ruisselait de sang.) Madame, allez mettre ces enfants à l’abri. Laissez-moi. — Debout, Guérisseur ! répliqua sèchement Amara, en se baissant pour lui attraper le bras droit et le passer sur son épaule, afin de l’aider à se relever. Rejoignez la centurie de Giraldi ! ordonna-t-elle aux deux autres adultes. Une ombre passa au-dessus d’elle. Elle leva les yeux et vit d’autres vordes qui descendaient du ciel, le vrombissement de leurs ailes raides semblable au rugissement d’un raz-de-marée. Au moins une dizaine d’entre elles étaient en train de fondre droit sur Amara, à une telle vitesse que toute tentative de fuite aurait été inutile, même seule. L’espace d’un interminable instant de terreur, elle les regarda s’abattre sur elle et se rendit compte qu’elle allait mourir. Puis il y eut un bruit d’explosion et une gerbe de feu fleurit dans les airs, en plein milieu des rangs de vordes. La formation des créatures se désagrégea, et leurs claquements de mandibules assourdissants se firent entendre même à travers le vrombissement de leurs ailes. Deux d’entre elles s’embrasèrent immédiatement et retombèrent en une spirale incontrôlée, suivies d’une fumée noire et de nuages de chair réduite en cendres. D’autres explosions de feu meurtrières suivirent, tuant davantage de vordes. L’une d’elles réussit malgré tout à atterrir sur les pavés à quelques pas d’Amara et de Harger. Elle bondit en l’air et, lorsque Amara voulut faire un écart pour l’éviter, le poids du Guérisseur la fit brusquement tomber. Puis la vibration profonde de la corde d’un arc de maître florifèvre se fit entendre, et une flèche vint se planter dans l’œil gauche enfoncé de la vorde, si profondément que seul son empennage brun et vert resta visible. La créature se convulsa en faisant entendre un bruit de crécelle qui ressemblait à un cri de douleur, et quelques secondes plus tard, une deuxième flèche vint s’enfoncer dans son autre œil. Le capitaine Janus fondit sur la créature aveuglée, brandissant d’une seule main une grande épée prévue pour être maniée avec les deux, comme si elle ne pesait rien. Avec un hurlement et une force surhumaine, il abattit l’arme et trancha net le cou cuirassé de la vorde, la décapitant. Un pus nauséabond gicla. — Vite ! avertit Bernard, et Amara, en levant les yeux, le vit arriver en courant, l’arc à la main, son carquois de guerre plein de flèches empennées de brun et de vert brinquebalant sur sa hanche. Il saisit Harger, passa le bras du Guérisseur sur sa propre épaule, et le traîna en direction de la grand-salle de l’exploitation. Amara se releva pour le suivre, et vit deux des Chevaliers Ignus sous les ordres de Bernard qui défendaient l’entrée du bâtiment. L’un d’eux concentra son attention sur une vorde en plein vol, ferma brusquement le poing, et une autre boule de feu fleurit avec un rugissement, transformant la créature en un tas sans vie de chair carbonisée. Amara s’assura qu’aucun des enfants n’avait été oublié, et resta sur les talons de Bernard. Derrière eux, elle entendit Janus hurler un ordre, et, en regardant par-dessus son épaule, vit le capitaine des Chevaliers les suivre en trottant à reculons, l’épée à la main, prêt à défendre leurs arrières. Au moment où Amara entrait en courant dans la grand-salle, deux autres boules de feu rugirent au-dessus d’eux et d’autres explosions plus lointaines ajoutèrent leurs grondements au chaos assourdissant de la bataille. Dès qu’ils furent en sécurité à l’intérieur, Amara tomba à genoux, soudain trop faible et trop épuisée pour rester debout. Elle resta là un moment, haletante, puis entendit Bernard s’approcher et s’agenouiller à côté d’elle. Il lui effleura le dos de sa grande main. — Amara, demanda-t-il, tu es blessée ? Elle secoua la tête sans répondre, puis trouva la force de chuchoter : — Fatiguée. Trop de furifèvrerie aujourd’hui. (Avec le vertige et la nausée que la fatigue lui infligeait, la simple idée de se lever semblait une épreuve insurmontable.) Qu’est-ce qui se passe ? — Ça va mal, répondit Bernard d’une voix sinistre. Ils nous ont pris par surprise. Une autre paire de bottes s’approcha vivement et Amara, levant les yeux, vit Janus debout devant eux. — Votre Excellence, mes Chevaliers ont sauvé tous ceux qu’ils ont pu parmi ceux de la centurie de Félix qui s’étaient retrouvés isolés, mais il a déjà perdu la moitié de ses hommes. La formation de Giraldi tient bon pour l’instant. — Les auxiliaires ? demanda Bernard d’une voix tendue. Janus secoua la tête. Le comte pâlit. — Doroga ? ! — Le Marat et son gargante se sont joints à ce qui reste de la centurie de Félix, ainsi que mes hommes en état de se battre. Ils sont en train de consolider leurs défenses. Bernard acquiesça. — Les Chevaliers ? — Dix sont morts, répondit Janus d’une voix calme et sinistre. Tous nos Chevaliers Aeris sont tombés en essayant de ralentir cette deuxième vague qui est arrivée. Et Harmonus a été tué. Amara sentit un frisson d’angoisse lui nouer l’estomac. Un tiers des Chevaliers de Garnison étaient morts, et Harmonus était leur aquafèvre le plus puissant. Les Chevaliers comme les légionnaires comptaient tous largement sur les dons de leurs aquafèvres pour remettre les blessés en état de se battre, et la mort de Harmonus allait être un coup dur pour leurs capacités stratégiques comme pour le moral des troupes. — On a réussi à contenir l’attaque pour l’instant, poursuivit Janus. Giraldi n’a pas perdu un seul de ses vétérans, et le gargante du Marat écrase ces créatures comme si c’étaient des insectes. Mais mes ignifèvres commencent à fatiguer. Ils ne vont pas pouvoir tenir comme ça encore très longtemps. Bernard hocha sèchement la tête. — Nous devons rassembler nos troupes. Faites signe à Giraldi de rejoindre la centurie de Félix. Qu’ils viennent ici. Nous ne trouverons pas meilleur endroit pour organiser notre défense. Janus inclina la tête et porta vivement le poing à sa poitrine en guise de salut, puis fit volte-face et ressortit d’un pas décidé dans le chaos tonitruant de la bataille. Mais à cet instant, Amara entendit un long cri aigu et strident, semblable à l’appel d’un faucon. Il ne s’était pas encore terminé qu’un vrombissement assourdissant envahit l’exploitation tout entière. La jeune femme tourna les yeux vers la porte et, sans un mot, Bernard lui prit le bras pour l’aider à se relever et à s’approcher de l’ouverture. Au même moment, le vrombissement s’atténua et Amara, en levant le regard, vit les vordes qui s’élançaient par dizaines dans le ciel, pour voler en direction du mont Garados. — Elles s’enfuient, dit-elle doucement. Bernard secoua la tête et répondit calmement : — Elles se replient. Regarde la cour. Les sourcils froncés, Amara s’exécuta. La scène était cauchemardesque. Des flots de sang s’étaient infiltrés dans les fentes entre les pavés de la cour, traçant le contour de chaque pierre d’écarlate et laissant de petites mares rouges briller ici et là au soleil. L’air empestait l’odeur du sang et des viscères, et la puanteur âcre de la chair de vorde carbonisée. Les corps mutilés de Chevaliers et de légionnaires étaient éparpillés sur le sol. Où qu’elle porte les yeux, Amara voyait le cadavre d’un soldat qui le matin même était vivant. Ils gisaient désormais en un tel amas indistinct de chairs sans vie qu’il allait être impossible de les enterrer autrement que dans une tombe commune. Du côté des vordes, moins de trente avaient été tuées. La plupart avaient explosé en plein vol sous les boules de feu des Chevaliers Ignus, mais les hommes de Giraldi en avaient tué deux, et quatre autres encore gisaient écrasées de l’autre côté de la cour, aux pieds griffus du gargante de Doroga, Marcheur. Amara en compta vingt-six en tout. Au moins le double avaient pris leur envol dans le ciel lorsque les vordes avaient battu en retraite. D’autres gisaient sûrement à l’extérieur du mur d’enceinte de l’exploitation, mais elles ne devaient pas être très nombreuses. Ce n’était pas la première fois qu’Amara voyait du sang et des morts. Mais cette attaque avait été si féroce, si brutale, si meurtrière qu’Amara avait l’impression de ne pas avoir eu le temps de se cuirasser l’esprit contre l’horreur de ce qu’elle voyait. Son estomac se souleva de dégoût, et il lui fallut toute sa résolution pour se maîtriser. Il ne lui en resta pas assez pour empêcher les larmes de lui brouiller la vue, recouvrant avec clémence la terrible scène d’un voile liquide. Bernard lui étreignit l’épaule. — Amara, il faut que tu t’allonges. Je vais t’envoyer un Guérisseur. — Non. Nous avons des blessés. Il faut s’occuper d’eux en premier. — Bien entendu, fit Bernard. Frédéric. Sortez des lits de camp et commencez à les monter. Nous allons ramener les blessés ici. — Oui, monsieur, répondit Frédéric, quelque part derrière eux. Tout à coup, Amara se retrouva allongée sur un lit de camp, tandis que Bernard ramenait une couverture sur elle. Elle était trop fatiguée pour protester. — Bernard, dit-elle. — Oui ? — Occupez-vous des blessés. Faites manger quelque chose aux hommes. Puis nous allons devoir nous réunir pour décider de ce que nous allons faire maintenant. — Ce que nous allons faire maintenant ? — Oui. Les vordes nous ont durement touchés. Un deuxième assaut pourrait signifier notre perte. Il faut envisager de nous replier en attendant les renforts. Bernard garda un moment le silence. Puis il répondit : — Les vordes ont tué les gargantes et les chevaux, comtesse. En fait, j’ai le sentiment que c’était le but de cette attaque : tuer les chevaux, les Guérisseurs, et estropier autant de légionnaires que possible. — Pourquoi faire une chose pareille ? — Pour nous laisser plein de blessés. — Et nous immobiliser ici. Bernard acquiesça. — Nous pourrions prendre la fuite. Mais nous serions obligés de laisser nos blessés. — Jamais, répliqua aussitôt Amara. Bernard hocha la tête. — Alors vous feriez mieux de vous reposer tant que vous le pouvez, comtesse. Nous sommes coincés ici. Chapitre 21 — Je me sens ridicule, dit Isana. (Elle se contempla longuement dans le miroir en pied et fronça les sourcils en regardant la robe que Séraï lui avait procurée.) J’ai l’air ridicule. Sa robe en soie était d’un bleu profond, taillée à la mode des villes du nord du royaume, avec un corsage orné de perles qui se laçait serré sur le devant et donnait même au torse mince d’Isana l’apparence d’une poitrine féminine. Elle avait été obligée d’enlever de son cou la bague qu’elle portait au bout d’une chaîne, et l’avait mise dans une bourse en tissu qu’elle avait glissée dans une poche intérieure de sa robe. Séraï lui avait trouvé des bijoux beaux mais sobres : bagues, bracelet et collier en argent, le tout orné de pierres d’onyx profond. Après avoir observé Isana d’un air pensif, elle lui avait défait sa tresse et lui avait brossé les cheveux pour les faire cascader jusqu’à sa taille en vagues sombres et chatoyantes veinées d’argent. Enfin, elle avait insisté pour la maquiller même si, heureusement, elle avait eu la main légère. Lorsque Isana s’était regardée dans le miroir, elle avait à peine reconnu la femme qui lui rendait son regard. Celle-ci semblait… irréelle, d’une certaine façon, comme si c’était une autre personne qui se faisait simplement passer pour Isana. — Vous êtes ravissante, dit Séraï. — Non, répondit Isana. Ce n’est pas… Ce n’est pas… moi. Je ne ressemble pas à ça. — Maintenant si, ma chérie. Vous êtes superbe, et je tiens à ce qu’on m’en attribue tout le mérite. (Séraï, cette fois vêtue d’une robe en soie d’un ambre profond, passa un peigne dans les cheveux d’Isana pour retoucher ici et là sa coiffure, une lueur d’amusement espiègle dans les yeux.) On m’a dit que le Haut Duc de Rhodes aime les silhouettes juvéniles et les cheveux bruns. Sa femme va piquer une crise quand elle le verra vous dévorer du regard. Isana secoua la tête. — Je n’ai absolument pas l’intention de me faire dévorer du regard. Surtout à une réception donnée par un homme qui a lancé des assassins après moi. — Il n’y a aucune preuve que Kalarus soit derrière ces attaques, ma chérie. Pour l’instant. (La courtisane se détourna d’Isana pour admirer sa propre perfection dans le miroir, et sourit d’un air satisfait à son reflet.) Nous sommes superbes, et nous allons avoir besoin de l’être, si nous voulons faire une bonne impression et atteindre notre objectif. C’est vaniteux, c’est stupide, et c’est superficiel, mais ça n’en est pas moins vrai. Isana secoua la tête. — Tout cela est tellement ridicule. Des vies sont en danger, et notre seul espoir de voir quelqu’un agir est de nous plier à la mode pour essayer de gagner des faveurs à une réception en plein air. Le temps manque pour ce genre de fadaises. — Nous vivons dans une société, Isana, dont la création a nécessité mille ans de labeur et d’efforts. Nous sommes par nécessité des victimes de son histoire et de ses institutions. (Séraï observa un moment son reflet d’un air songeur, la tête penchée, puis détacha habilement quelques mèches bouclées des pinces qui retenaient l’essentiel de sa chevelure en arrière, pour les faire retomber autour de son visage. Elle sourit et serra la main d’Isana dans ses doigts chauds.) Et admettez-le : cette robe vous va à ravir. Isana sentit un sourire lui venir aux lèvres en dépit de ses inquiétudes, et se tourna de part et d’autre devant le miroir. — Je suppose qu’il n’y a pas de mal à porter quelque chose de joli. — Exactement. Allons-y, voulez-vous ? Notre voiture devrait arriver d’ici à quelques instants, et je veux avoir le temps de jubiler devant la tête que va faire Sire Nédus en vous voyant. — Séraï ! protesta Isana avec douceur. Vous savez que je ne m’intéresse pas à ces choses, et que je n’ai aucune intention de recevoir ce genre d’attentions. — Vous devriez essayer. Cela peut se révéler très gratifiant. La courtisane s’interrompit, jeta un coup d’œil à Isana et demanda : — Y a-t-il un homme dont vous auriez préféré être vue ce soir ? Isana posa légèrement une main sur la bague cachée dans sa poche. — Autrefois, il y en avait un. — Il ne fait plus partie de votre vie ? — Il est mort. (Isana n’avait pas fait exprès de prendre un ton si dur et sans réplique, mais c’était trop tard, et elle ne pouvait pas dire qu’elle le regrettait.) Je n’en parle jamais. — Bien sûr, fit Séraï d’une voix songeuse. Pardonnez mon indiscrétion. Puis elle sourit comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu, et prit le bras d’Isana pour la guider vers l’entrée du manoir de Nédus. En arrivant en haut de l’escalier qui menait à la pièce principale de la demeure, elle lâcha le bras d’Isana pour la précéder de quelques pas, afin de mieux attirer l’attention de leur hôte en présentant l’Exploitante d’un grand geste théâtral lorsque celle-ci se montra, l’air embarrassé. Le visage ridé du vieux Chevalier se fendit aussitôt d’un large sourire. — Par les Grandes Furies, jeune fille. Je n’aurais jamais deviné qu’un brin de toilette pouvait vous rendre si jolie. — Nédus ! le gronda Séraï en agitant un doigt réprobateur. Comment osez-vous douter de mes talents d’esthéticienne ? Isana sentit un nouveau sourire lui monter aux lèvres, et descendit l’escalier en compagnie de la courtisane. — Séraï me dit que c’est vous que je dois remercier pour la robe, Sire Nédus. Je vous suis très reconnaissante de votre générosité, et vous la rembourserai dès que possible. Le vieux Chevalier la fit taire d’un geste de la main. — Ce n’est rien, Exploitante. Les vieux imbéciles ont l’habitude de dépenser leur or pour faire plaisir aux jolies filles. (Il jeta un coup d’œil à Séraï.) C’est du moins ce qu’on me dit. Mesdames, permettez-moi de vous escorter jusqu’à votre voiture. — Je suppose que vous allez devoir faire l’affaire, répliqua Séraï d’un ton faussement hautain. Elle prit le bras que Nédus lui offrait avec une courtoisie pleine de grâce, et Isana les suivit à l’extérieur de la demeure. Une voiture blanche et argentée attelée de quatre chevaux gris les y attendait, un conducteur en livrée grise tenant les rênes pendant qu’un valet descendait de la plate-forme à l’arrière et dépliait le marchepied pour ces dames. — Vous faites bien les choses, murmura Séraï à Nédus. Elle lui jeta un coup d’œil et ajouta : — Je remarque que vous portez votre épée, ce soir, monsieur. Nédus prit un air déconcerté. — Par les Furies. Vraiment ? — Oui. Et je remarque aussi que votre tenue ressemble étrangement à la livrée du cocher. — Stupéfiant, répondit Nédus avec un sourire. Une fascinante coïncidence, j’en suis certain. Séraï s’arrêta pour le regarder droit dans les yeux en fronçant les sourcils. — Et il n’y a pas de garde sur le siège à côté du conducteur. À quoi est-ce que vous jouez ? — Mais enfin, de quoi voulez-vous parler ? Séraï soupira. — Nédus, mon cher, ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Vous en avez déjà fait plus qu’assez pour le royaume en votre temps. Vous êtes à la retraite. Je n’ai aucune intention de vous entraîner dans une situation dangereuse. Restez ici. — Je crains de ne pas comprendre où vous voulez en venir, dame Séraï, répondit le vieux Chevalier d’un ton affable. Je ne fais que vous accompagner jusqu’à votre voiture. — Vous mentez, répliqua Séraï en se renfrognant. Nédus fit un clin d’œil à Isana. — Eh bien… c’est possible. Mais je me dis que, si je comptais effectivement accompagner cette voiture en tant qu’homme d’armes, vous ne pourriez rien faire pour m’en empêcher, madame. Une fois que vous y seriez montée, je n’aurais qu’à grimper devant, et vous n’auriez même pas conscience de cette protection supplémentaire, quoi que vous soyez prête à accepter de moi. Séraï pinça les lèvres. — Vous n’allez pas me laisser vous dissuader, n’est-ce pas ? Nédus sourit d’un air candide. Avec un soupir exaspéré, la courtisane lui posa la main sur le bras. — Au moins, promettez-moi d’être prudent. — Il y a de vieux hommes d’épée et des hommes d’épée téméraires, répondit nonchalamment Nédus, reprenant le vieux dicton des légions. Il y a très peu de vieux hommes d’épée téméraires. (Il ouvrit la portière du carrosse.) Mesdames, je vous prie. Séraï et Isana s’installèrent dans le luxueux véhicule. Nédus referma la portière, et un moment après, la voiture s’ébranla. Isana observa le visage de la courtisane, dont elle percevait l’angoisse malgré le détachement habituel que la Curseur affichait. — Vous avez peur pour lui, murmura-t-elle. Séraï lui adressa un sourire peiné. — En son temps, il était l’un des hommes les plus redoutables qui soient. Mais c’était il y a longtemps. — Il vous adore. Comme sa propre fille. Le sourire de Séraï se teinta de tristesse. — Je sais. Croisant les mains sur ses genoux, la petite courtisane regarda ostensiblement par la fenêtre, et le reste de leur court voyage se déroula en silence. L’hôtel particulier du Haut Duc de Kalare aurait aisément pu contenir l’intégralité du domaine d’Isana, et se dressait sur sept étages. Balcons et escaliers s’enroulaient tout autour de l’extérieur de la bâtisse, qui était agrémentée d’un épais tapis de plantes à feuilles larges, de fleurs et d’arbustes disposés en charmants jardins miniatures comportant plusieurs fontaines superbement illuminées. Le cocher aurait pu faire passer son véhicule par la porte du bâtiment sans avoir à baisser la tête ni à faire particulièrement attention à la position de ses roues. Des banderoles en l’honneur de la fête du Printemps et des pavillons aux couleurs de la ville de Kalare, vert et gris, ornaient chaque balustrade, chaque fenêtre et chaque colonne, et s’enroulaient également autour de deux rangées de statues qui bordaient l’allée menant à la porte d’entrée. Brandissant d’une main assurée son invitation contrefaite, Séraï remonta le chemin accompagnée d’Isana. — La demeure de notre hôte en dit long sur lui, je crois, dit la courtisane. Grande. Opulente. Pompeuse. Pleine d’extravagances. J’en dirais plus, mais je ne voudrais pas être désagréable. — Dois-je comprendre que vous n’appréciez pas Sire Kalarus ? — Je ne l’ai jamais aimé, répondit gaiement Séraï. Sans même prendre en compte ses récentes activités, je l’ai toujours considéré comme un rustre venimeux et sans caractère. J’ai souvent chéri l’espoir de le voir contracter une maladie débilitante qui l’exposerait à des degrés mortels d’humiliation. Isana ne put s’empêcher de rire. — Par les Grandes Furies. Mais vous venez quand même à sa réception ? — Pourquoi pas ? Il m’adore. — Vraiment ? — Bien sûr, ma chérie. Tout le monde m’adore. On va m’accueillir à bras ouverts. — S’il vous adore à ce point, pourquoi n’avez-vous pas reçu d’invitation ? — Parce que c’est dame Kalare qui a fait la liste des invités. Et elle n’aime pas les femmes séduisantes que son mari adore, par principe. (Séraï eut un reniflement de dédain.) C’est plutôt mesquin de sa part, franchement. — Et pourquoi ai-je le sentiment que vous vous délectez de lui renvoyer cette antipathie à la figure ? Séraï fit un geste désinvolte de la main. — Sottises, ma chérie. Une femme raffinée ne nargue pas. Elle s’approcha du portier qui attendait sur le seuil et lui présenta son invitation. Il n’y accorda qu’un bref coup d’œil et répondit au sourire de Séraï par une courbette et un murmure poli de bienvenue. Séraï conduisit Isana dans un immense couloir bordé de statues. Il y régnait un silence profond, troublé seulement par le bruissement de leurs pantoufles sur le sol en pierre ; l’obscurité n’était percée que par des flaques de lumière provenant des lampes-furies colorées accrochées ici et là parmi les statues. La pénombre et le calme étaient certainement délibérés, pour rehausser l’effet produit par le gigantesque jardin sur lequel débouchait le couloir, et qui constituait le cœur du manoir. C’était un endroit fabuleux, avec des arbres taillés en forme de chevaux et de gargantes, une section réservée aux plantes exotiques de la jungle des Épines Brûlantes, à l’épais feuillage d’un vert violacé, et des fontaines par dizaines. Des lampes-furies de toutes les couleurs projetaient une lumière flamboyante, et des feux follets sautaient en rythme de l’une à l’autre en longs jets de couleur lumineuse, chacun d’eux suivant avec précision les pas d’une danse incroyablement complexe, à laquelle les jets d’eau bondissant gracieusement d’une fontaine à l’autre répondaient en contrepoint. La couleur des lumières qui éclairaient chaque recoin du jardin changeait constamment, au grand éblouissement d’Isana. De la musique flottait d’un bout à l’autre du jardin : instruments à vent, à cordes, un tambour lent et une flûte en bois au chant à la fois gai et digne. Et les gens : Isana avait rarement vu une telle foule réunie en un seul lieu, et tous portaient des vêtements dont la valeur aurait permis de payer les taxes sur son exploitation pendant au moins un mois. Certains avaient le teint doré des régions ensoleillées de la côte sud, d’autres les traits fins, presque sévères, des habitants des montagnes à l’ouest de la capitale, et d’autres encore la peau plus foncée des peuples de marins de la côte ouest. Des bijoux étincelaient dans leurs nids d’étoffes précieuses, bagues et amulettes dont les couleurs tour à tour contrastaient ou s’accordaient parfaitement avec la lumière continuellement changeante. De délicieux fumets de pâtisseries en train de cuire et de viandes en train de rôtir emplissaient l’air, se mêlant aux fraîches odeurs des fleurs et de l’herbe coupée ; et Isana put sentir cinq ou six parfums exotiques différents émanant des gens qui passaient en tous sens devant elles. Dans un recoin du jardin, un jongleur divertissait une demi-douzaine d’enfants de tout âge, et, dans un autre, des tambours, au rythme plus rapide et plus ensorcelant, accompagnaient les déhanchements onduleux de trois esclaves qui accomplissaient la chorégraphie compliquée de la danse traditionnelle kalarienne. Isana resta sans voix, bouche bée. — Par les Furies, murmura-t-elle. Séraï lui tapota la main. — N’oubliez pas. Aussi riches et puissants qu’ils soient, ce ne sont que des humains. Et cette maison et ce jardin ont été achetés avec de l’argent, c’est tout. Kalarus fait tout ce qu’il peut pour étaler sa richesse et sa prospérité. Il essaie certainement de surpasser les festivités organisées par Aquitaine et Rhodes. — C’est la première fois que je vois un tel spectacle. Séraï regarda autour d’elle avec un sourire. Isana vit une lueur de nostalgie passer dans ses yeux. — Oui, répondit la courtisane. Je suppose que c’est ravissant. (Elle garda le sourire, mais Isana discerna une trace infime d’amertume dans sa voix.) Mais j’ai vu ce qui se passe dans ce genre d’endroit, Exploitante. Je ne suis plus capable d’apprécier le vernis. — Est-ce donc vraiment si horrible ? demanda calmement Isana. — Ça peut. Mais après tout, c’est dans ce genre d’endroit que je fais mon travail. Peut-être suis-je seulement blasée. Venez, ma chérie, écartons-nous un moment pour éviter que ceux qui entrent derrière nous marchent sur votre robe. Ce disant, la courtisane attira sa compagne à l’écart et scruta le jardin d’un regard attentif pendant un moment. Une petite ride se forma entre ses sourcils. — Quel est le problème ? demanda calmement Isana. — La compagnie de ce soir est bien plus partisane que je l’avais escompté. — Que voulez-vous dire ? — Un grand nombre de Hauts Ducs brillent par leur absence. Antillus et Phrygius sont absents, naturellement, et n’ont pas envoyé de représentant. Parcius et Atticus ne sont pas venus, mais ils ont envoyé à leur place leurs Sénateurs supérieurs. Cela va fâcher Kalarus. C’est une insulte délibérée. (La petite courtisane balaya de nouveau le jardin du regard.) Le Haut Duc et la Haute Duchesse de Riva sont là, tout comme la Haute Duchesse – mais pas le Haut Duc – de Placida. Rhodes et son épouse sont là-bas près des haies. Et – ça par exemple ! – on dirait que les Aquitaine sont là aussi. — Les Aquitaine ? répéta Isana d’une voix blanche. Séraï la regarda vivement. À l’exception de ses yeux, le visage de la courtisane était un masque de bonne humeur ferme et impénétrable. — Ma chérie, vous devez absolument contenir vos émotions. Pratiquement tout le monde ici a au moins autant de talent en aquafèvrerie que vous. Et si certains sentiments gagnent à être partagés, la rage n’en fait vraiment pas partie, surtout quand presque tout le monde ici est également d’une redoutable puissance en ignifèvrerie. Isana pinça durement les lèvres. — Les ambitions d’Aquitainus ont causé la mort de plusieurs de mes amis, de mes fermiers, de mes voisins. Si la chance n’avait pas été de notre côté, elles auraient également tué ma famille. Séraï écarquilla les yeux avec appréhension. — Ma chérie ! répéta-t-elle d’un ton plus pressant. Il faut vous contenir. Il y a certainement ici une dizaine d’aérifèvres en train d’écouter tout ce qu’ils peuvent. Vous ne pouvez pas dire ce genre de choses en public, où elles risquent d’être entendues. Cela pourrait avoir de dangereuses conséquences. — Ce n’est que la vérité. — Mais personne ne peut le prouver, répliqua Séraï. (Elle resserra son étreinte sur le bras d’Isana.) Et vous êtes ici en votre qualité d’Exploitante. Cela veut dire que vous êtes une Citoyenne. Et que si vous calomniez publiquement Aquitainus, il sera forcé de vous défier en juris macto. Isana regarda sa compagne d’un air effaré, en clignant des yeux. — En duel ? Moi ? — Si vous l’affrontiez, il vous tuerait. Et la seule façon pour vous d’échapper au duel serait de vous rétracter publiquement, ce qui serait un excellent moyen de faire en sorte qu’il ne soit plus jamais accusé. (Le regard de la courtisane se fit dur et froid comme de la pierre.) Je vous ordonne de vous maîtriser, Exploitante, ou alors, pour votre propre bien, je vous assomme tout de suite et je vous ramène chez Nédus. Isana resta bouche bée, à dévisager la petite femme. — Un jour viendra où ceux qui ont cherché à saper l’autorité de la Couronne paieront pour leurs crimes, poursuivit Séraï, d’un ton inflexible. Mais pour en arriver là, il nous faut faire les choses convenablement. Face à la détermination raisonnée de Séraï, Isana se força à réprimer sa fureur. Toute sa vie, elle avait résisté à l’influence des émotions qu’elle percevait chez les autres : cette expérience lui donnait un léger avantage pour réussir à contenir les siennes. — Vous avez raison, dit-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris. La courtisane hocha la tête et son regard se radoucit, en écho à son sourire. — Par les Furies, regardez ce que vous avez fait. Vous m’avez obligée à vous menacer de violence physique, ce qu’aucune dame digne de ce nom ne ferait jamais. Je me sens si brutale. — Je vous prie de m’excuser. Séraï lui tapota le bras et répondit : — Heureusement pour vous, je suis la femme la plus bienveillante et la plus tolérante du royaume. Je vous pardonnerai. (Elle prit un air hautain.) Un jour ou l’autre. — À qui devrions-nous parler en attendant ? demanda Isana. Séraï pinça les lèvres d’un air pensif, puis répondit : — Commençons avec dame Placida. C’est l’annaliste de la Ligue Dianique, et son mari a ostensiblement pris ses distances par rapport à Kalarus et à Aquitainus. — Il soutient la Couronne, alors ? Séraï haussa un sourcil. — Pas exactement. Mais il paie ses taxes sans se plaindre, et lui et ses fils ont servi dans les légions d’Antillus sur le Mur de Protection. Il se battra pour défendre le royaume, mais la seule chose qui l’intéresse vraiment, c’est de pouvoir gérer ses terres avec le moins d’interférences extérieures possible. Tant qu’il peut faire ça, il se soucie peu de savoir qui sera le prochain Premier Duc. — Je ne comprendrai jamais rien à la politique. Pourquoi nous aiderait-il, alors ? — Il ne le ferait probablement pas, du moins pas de lui-même. Mais il y a une chance que sa femme, si. Je suspecte la Ligue Dianique d’avoir très envie d’établir des relations avec vous. — Vous voulez dire qu’elle veut me rendre redevable de faveurs le plus vite possible, répondit Isana d’un ton sardonique. — Votre compréhension de la politique me semble parfaitement suffisante, répliqua Séraï avec un regard pétillant, avant d’entraîner Isana pour la présenter à dame Placida. Celle-ci était une femme de haute taille, au visage fin et sévère, et ses yeux bruns, aux lourdes paupières, témoignaient de son intelligence exceptionnelle. Elle portait la couleur unique de la Maison de Placida, un vert émeraude profond dont la teinture provenait d’une plante qui ne se trouvait que dans les hauteurs des montagnes près de la ville de Placida. Ses bijoux en or serti d’émeraudes et d’améthystes étaient tous magnifiques, d’une élégante sobriété. Elle ne paraissait guère plus âgée qu’une femme de trente ans, même si ses cheveux châtains, comme ceux d’Isana, étaient légèrement parsemés de gris et d’argent. Elle les portait rassemblés dans une résille toute simple qui lui tombait sur la nuque, et dégageait un parfum d’huile de rose. — Séraï, murmura-t-elle en souriant à la courtisane qui approchait. (Sa voix était d’une légèreté et d’une douceur surprenantes. Elle s’avança en tendant les mains, et Séraï les prit en lui rendant son sourire.) Cela fait trop longtemps que vous n’êtes pas venue nous voir. Séraï inclina la tête en signe de déférence pour le rang de la Haute Duchesse. — Merci, Votre Grâce. Et comment va le Haut Duc votre époux, si je puis vous poser la question ? Dame Placida leva imperceptiblement les yeux au ciel et répondit d’un ton sardonique : — Il ne se sentait pas assez bien pour venir aux festivités de ce soir. Quelque chose dans l’air, sûrement. — Sûrement, répondit Séraï d’une voix grave. Si je puis me permettre cette audace, pourriez-vous lui transmettre mes meilleurs vœux de prompt rétablissement ? — Avec plaisir. (La Haute Duchesse se tourna vers Isana et lui sourit poliment.) Et vous, madame, seriez-vous par hasard Isana de Calderon ? Isana inclina la tête en réponse. — Je vous en prie, Votre Grâce, Isana tout court. Dame Placida haussa un sourcil et la regarda d’un œil alerte et attentif. — Non, Exploitante. Je crains de devoir vous contredire. De toutes les femmes du royaume, vous semblez être celle qui mérite le plus ce titre honorifique. Vous avez réussi ce que nulle femme dans toute l’histoire d’Aléra n’avait su faire auparavant. Vous avez gagné votre rang et votre titre sans recourir au mariage ou au meurtre. Isana secoua la tête. — Si le mérite doit en revenir à quelqu’un, c’est au Premier Duc. Je n’ai guère eu mon mot à dire. Dame Placida sourit. — L’histoire prend rarement note des heureux hasards lorsqu’elle consigne les événements. Et, d’après ce que j’ai entendu dire, je pense qu’il serait aisé de démontrer que vous avez bien mérité votre titre. — Beaucoup de femmes ont mérité un titre, Votre Grâce. Cela ne semble pas avoir été pris en compte dans la décision de le leur attribuer ou pas. Dame Placida éclata de rire. — Certes. Mais peut-être les choses commencent-elles à évoluer. C’est un réel plaisir de vous rencontrer, Exploitante. Isana serra un moment les mains que la Haute Duchesse lui tendait, en souriant. — De même. — Je vous en prie, ne me dites pas que Séraï est votre guide ici dans la capitale, murmura la Haute Duchesse. Séraï soupira. — Tout le monde pense les pires choses de moi. — Allons, allons ! ma chère, répondit calmement dame Placida, les yeux pétillants. Je ne pense pas les pires choses de vous. Il se trouve que je les sais. Et je frémis à l’idée du genre d’expériences choquantes auxquelles notre aimable Exploitante risque d’être confrontée. Séraï fit une moue dubitative. — Elles seront assez limitées. Je réside chez Sire Nédus. Je dois garder une conduite exemplaire. Dame Placida hocha la tête d’un air entendu. — Isana, reprit-elle, avez-vous déjà été abordée par quelqu’un du Conseil de la Ligue Dianique ? — Pas encore, votre Grâce. — Ah. Eh bien, je ne vais pas vous embêter avec un discours de recrutement ce soir, mais j’apprécierais de pouvoir discuter avec vous de certaines choses avant la fin du festival du Printemps. Je crois que la Ligue et vous avez beaucoup à vous offrir mutuellement. — Je ne vois pas ce que j’ai à offrir, Votre Grâce. — Un exemple, pour commencer. La nouvelle de votre nomination s’est répandue comme un feu de forêt, vous savez. Des milliers de femmes dans le royaume ont découvert que des portes leur sont maintenant peut-être ouvertes qui ne l’étaient pas auparavant. — Votre Grâce, mentit habilement Séraï, je crains que l’Exploitante ait déjà un emploi du temps fort chargé, en tant qu’invitée du Premier Duc. Mais il se trouve que je connais la superbe esclave qui gère ses rendez-vous, et je serais ravie de lui parler en votre nom pour voir si nous pouvons trouver un moment. Dame Placida éclata de rire. — J’ai moi-même peu de moments de liberté, vous savez. — Je n’en doute pas. Mais peut-être pouvons-nous trouver un arrangement. Que faites-vous de vos matinées ? — Je les passe en réceptions interminables pour la plupart, excepté celle de l’audience de Monsieur mon époux auprès du Premier Duc. Séraï haussa un sourcil, pensive. — Il faut généralement marcher un certain temps pour se rendre à une audience. Peut-être pourriez-vous permettre à l’Exploitante de vous accompagner à cette occasion pour discuter ? — Excellente idée, répondit dame Placida. Mais elle vient deux jours trop tard, j’en ai peur. Mon époux était le premier sur la liste cette année. (Elle dit ces mots d’un ton léger et agréable, mais Isana vit une lueur perspicace et calculatrice passer dans ses yeux.) Je demanderai à l’un de mes employés de vous contacter afin de trouver un moment pour prendre le thé avec l’Exploitante ; si cela vous convient, bien entendu, Isana. — Oh. Oui, bien sûr, répondit l’intéressée. — Excellent, conclut dame Placida avec un sourire. À bientôt, alors. Sur ces mots, elle se retourna pour reprendre sa conversation avec deux hommes à la barbe grise qui portaient l’écharpe d’un pourpre profond des Sénateurs. Isana sentit son estomac se nouer d’angoisse et de frustration. Elle jeta un regard à Séraï et dit : — Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre. Séraï garda un moment les yeux rivés sur le dos de la Haute Duchesse en fronçant les sourcils, puis murmura à Isana : — Évidemment, ma chère. Si votre première stratégie échoue, passez à la suivante. (Elle parcourut le jardin du regard.) Mmm. Le Haut Duc de Riva et sa femme ne vont probablement pas vouloir vous aider, j’en ai peur. Ils n’ont pas apprécié que le Premier Duc fasse de votre frère le nouveau comte de Calderon sans leur demander leur avis. — Qui reste-t-il, alors ? Séraï secoua la tête. — Tant que tout le monde ne nous aura pas dit « non », nous continuerons à essayer. Mais laissez-moi d’abord parler à Sire Rhodes. — Ne ferais-je pas mieux de vous accompagner ? — Non, répondit fermement la courtisane. N’oubliez pas, j’ai dans l’idée qu’il va plutôt apprécier votre vue. Je voudrais en faire une surprise. Peut-être cela aidera-t-il à le convaincre de vous laisser l’accompagner. Pensez juste à garder un œil sur moi pour venir lorsque je vous ferai signe. — Très bien. Séraï se faufila gracieusement entre les invités, échangeant sourires et politesses sur son chemin. Isana la regarda s’en aller, et se sentit soudain vulnérable sans la compagnie et les conseils de la Curseur. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, cherchant un endroit où elle pourrait attendre sans tressaillir comme un chat effrayé chaque fois que quelqu’un approcherait par-derrière. Il y avait un long banc de pierre à côté d’une fontaine, non loin de là, et elle s’y assit délicatement, en s’assurant qu’elle voyait toujours Séraï. Un instant plus tard, une femme en robe rouge s’assit à l’autre bout du banc et inclina aimablement la tête à son adresse. De haute taille, elle avait les cheveux bruns, semés d’argent, les yeux d’un gris limpide et un visage ravissant bien que hautain. Isana lui rendit son salut avec un sourire, puis fronça les sourcils d’un air songeur : cette femme ne lui était pas inconnue. Soudain, la mémoire lui revint : Isana l’avait vue lors de l’attaque au port des vents. C’était la femme qu’elle avait bousculée en trébuchant. — Madame, dit-elle, je crains de n’avoir pas eu l’occasion de vous présenter mes excuses au port des vents ce matin. La femme haussa un sourcil interrogateur, puis sourit brusquement. — Oh, sur la plate-forme d’atterrissage. Rien de cassé : nul besoin d’excuses. — Néanmoins, je suis partie sans le faire. — C’était la première fois que vous veniez au port des vents de la capitale ? — Oui. — L’expérience peut être un peu impressionnante. Tant d’aérifèvres, de porteurs et de litières. Tous ces tourbillons de poussière, et bien sûr, personne ne voit rien. C’est de la folie pendant le festival du Printemps. Ne vous en voulez pas, Exploitante. Isana regarda son interlocutrice avec surprise. — Vous savez qui je suis ? — Je ne suis sans doute pas la seule. Vous êtes l’une des femmes les plus célèbres du royaume cette année. Je suis sûre que la Ligue Dianique va faire des pieds et des mains pour vous accueillir. Isana se força à sourire poliment en maîtrisant ses émotions. — Tout cela est plutôt flatteur. J’ai déjà parlé à la Haute Duchesse de Placida. La femme éclata de rire. — Aria est bien des choses, mais certainement pas flatteuse. J’espère qu’elle s’est montrée aimable avec vous. — Très. Je ne m’attendais pas à ce genre de… Elle hésita, cherchant un terme qui ne vexerait pas sa noble interlocutrice. — De courtoisie ? suggéra celle-ci. De politesse élémentaire, de la part d’une personne de la noblesse ? — Ce ne sont pas les termes que j’aurais choisi d’utiliser, madame, répondit Isana, mais elle ne put empêcher une certaine ironie d’empreindre sa voix. La femme rit de nouveau. — Et j’ai le sentiment que c’est parce que vous avez une conscience, tandis qu’un grand nombre de personnes ici n’auraient été guidées que par leurs ambitions politiques. Les ambitions sont incompatibles avec la conscience, vous savez. Elles s’étranglent mutuellement dès qu’elles sont en contact et laissent une pagaille indescriptible derrière elles. Isana rit. — Et vous, madame ? Êtes-vous une femme de conscience ou d’ambition ? — Voilà une question qui est rarement posée ici à la cour. — Et pourquoi cela ? — Parce qu’une femme de conscience vous dirait qu’elle l’est. Mais une femme d’ambition vous dirait la même chose… Seulement, de façon beaucoup plus convaincante. Isana haussa un sourcil en souriant. — Je vois. Je vais devoir faire preuve de plus de circonspection dans mes questions, alors. — Surtout pas. Il est rafraîchissant de rencontrer un nouvel esprit armé de nouvelles questions. Bienvenue à Aléra Impéria, Exploitante. — Merci, murmura Isana avec une gratitude sincère, en inclinant la tête. — Mais il n’y a pas de quoi. C’est la moindre des choses. Isana releva les yeux et vit Séraï en train de parler à un homme aux joues creuses vêtu de noir et d’or, les couleurs de la Maison de Rhodes. La courtisane riait à une remarque du Haut Duc lorsqu’elle jeta un coup d’œil en direction d’Isana. Son sourire se figea sur ses lèvres. Elle se retourna pour dire quelque chose à Rhodes, puis traversa immédiatement le jardin pour rejoindre Isana et sa voisine. — Exploitante, dit-elle en souriant. (Elle fit une profonde révérence à la femme en rouge.) Dame Aquitaine. Isana tourna brusquement les yeux vers sa voisine, la colère ardente réprimée plus tôt menaçant d’éclater de nouveau. — Vous… (Elle s’étrangla de rage et dut prendre sa respiration pour recommencer sa phrase.) Vous êtes dame Aquitaine ? La femme regarda froidement Séraï et murmura d’un ton sardonique : — Ai-je oublié de me présenter ? Quelle négligence de ma part ! Elle inclina de nouveau la tête à l’adresse d’Isana et dit : — Je suis Invidia, épouse d’Aquitainus Attis, Haut Duc d’Aquitaine. Et j’aimerais beaucoup discuter de l’avenir avec vous, Exploitante. Isana se leva et, le menton haut, jeta un regard foudroyant à la Haute Duchesse. — Je ne vois pas où serait l’intérêt d’une telle conversation, Votre Grâce. — Et pourquoi ça ? Isana sentit Séraï se rapprocher d’elle et crisper les doigts sur son poignet, pour la supplier de se contenir, mais répondit quand même : — Parce que, quel que soit l’avenir que j’envisage, vous et moi n’aurons jamais rien à voir l’une avec l’autre. Dame Aquitaine sourit avec froideur et maîtrise. — L’avenir est un chemin bien tortueux. Il est impossible d’en prédire tous les virages. — Peut-être, répondit Isana. Mais il est possible, en revanche, de choisir ses compagnons de voyage. Et je ne ferai pas route avec une… Séraï lui enfonça durement les ongles dans le bras, et Isana se retint de justesse de dire « traîtresse ». Elle inspira profondément pour se calmer, avant de reprendre : — Je ne ferai pas route avec une personne à qui j’ai si peu de raisons d’accorder mon amitié, et encore moins ma confiance. Dame Aquitaine détourna tranquillement les yeux d’Isana pour regarder Séraï, avant de les river de nouveau sur l’Exploitante. — Oui. Je vois en effet que vos goûts en matière de compagnie diffèrent considérablement des miens. Mais n’oubliez pas, Exploitante, que le chemin peut se révéler dangereux. Il est émaillé de périls, visibles ou non. Il serait sage de l’emprunter avec quelqu’un capable de vous protéger de ces derniers. — Et plus sage encore de choisir des compagnons qui ne se retourneront pas contre moi à la première occasion, répliqua Isana. (Elle baissa la voix, jusqu’à la réduire à un chuchotement.) J’ai vu la dague de votre époux, Votre Grâce. J’ai enterré des hommes, des femmes et des enfants qui sont morts à cause de lui. Je ne m’associerai jamais de mon plein gré avec des gens de votre sorte. Dame Aquitaine plissa les yeux pour la regarder avec une expression impénétrable. Puis elle inclina sèchement la tête et tourna les yeux vers Séraï. — Si je comprends bien, Séraï, vous êtes la guide de l’Exploitante dans la capitale ? — Sa Majesté a demandé à mon maître de bien vouloir lui prêter mes services pour ce faire, répondit la petite courtisane en souriant. Et si dans l’exercice de mes fonctions je suis amenée à observer la mode de la nouvelle saison, je n’ai d’autre choix que d’endurer ce calvaire. Dame Aquitaine sourit. — Eh bien, ceci est loin de valoir notre bal du Printemps, mais vous devrez vous en contenter. — Rien n’est comparable à la fête du Printemps à Aquitaine. Et votre robe est splendide. La Haute Duchesse sourit avec ce qui ressemblait à un plaisir sincère. — Cette frusque ? demanda-t-elle d’un air ingénu, avant de faire un geste de la main. La soie écarlate de sa robe changea de couleur, passant en un éclair par toute une série de nuances avant de s’arrêter sur un ambre pareil à celui de la robe de Séraï, mais davantage teinté de cramoisi. Séraï ouvrit la bouche d’un air subjugué, puis sourit. — Oh, par les Grandes Furies. Est-ce difficile de faire cela ? — Pas plus que de faire fonctionner un robinet ou un four. C’est une nouvelle ligne de soieries sur laquelle mon maître Tisserand travaille depuis des années. (D’un autre geste, dame Aquitaine fit reprendre sa couleur d’origine à l’étoffe, qui continua cependant à foncer lentement jusqu’au noir à l’extrémité des manches et au bas de la jupe.) Monsieur mon époux avait suggéré que le procédé soit utilisé pour refléter l’humeur de celle qui la portait, mais, par toutes les Furies, nous avons déjà assez de problèmes avec les hommes comme ça. S’ils devenaient brusquement capables de jauger notre humeur, je suis persuadée que ce serait un véritable désastre. C’est pourquoi j’ai insisté pour que ça reste du domaine purement esthétique. Séraï regarda la robe de son interlocutrice avec une expression vaguement envieuse. — Coûteuse, je suppose, cette nouvelle soie ? Dame Aquitaine haussa une épaule. — Oui, mais pas ridiculement. Et je pourrais peut-être arranger quelque chose pour vous, ma chère, si vous vous joigniez à nous pour la fête du Printemps. Séraï reprit son masque souriant. — C’est très généreux de votre part, Votre Grâce. Et assurément tentant. Mais je crains de devoir consulter mon maître avant de pouvoir prendre la moindre décision. — Naturellement. Je sais quelle importance vous attachez à votre loyauté. Et à celui qui en bénéficie. Il y eut un brusque silence, sur lequel le sourire de dame Aquitaine mit subtilement mais clairement l’accent. Puis elle reprit : — Êtes-vous sûre de ne pas vouloir venir ? Ces robes vont faire fureur d’ici à la saison prochaine ou la suivante. J’aimerais beaucoup vous voir en porter une ; et vous êtes, après tout, une inestimable experte sur le sujet. Il serait vraiment dommage que vous ne soyez pas reconnue comme une figure de proue de la dernière mode. Isana sentit les doigts de Séraï se crisper de nouveau sur son bras. — Vous êtes extrêmement généreuse, Votre Grâce, répondit la courtisane. Elle eut une hésitation, si brève cependant qu’Isana remarqua à peine le silence gêné avant que Séraï reprenne : — Je crains d’être encore un peu retournée par tous mes déplacements. Laissez-moi y réfléchir quelque temps. — Bien sûr, ma chère. En attendant, servez bien votre maître, ainsi que l’Exploitante, Séraï. La capitale peut se révéler dangereuse pour ceux qui ne la connaissent pas. Ce serait une grande perte pour la Ligue s’il lui arrivait quoi que ce soit. — Je vous assure, Votre Grâce, qu’Isana est bien plus protégée qu’elle en a l’air au premier abord. — Là-dessus, répondit dame Aquitaine, je n’ai aucun doute. (Elle se leva gracieusement et inclina la tête à l’adresse de Séraï et Isana. Ses yeux gris et calmes restèrent rivés sur cette dernière.) Mesdames. Je suis sûre que nous serons amenées à nous reparler. Elle était en train de les congédier. Isana, les yeux plissés, s’apprêtait à lui tenir tête mais dut suivre Séraï qui la tirait silencieusement par le bras pour l’entraîner loin de la Haute Duchesse, vers un autre coin du jardin. — Elle savait, dit calmement Isana. Elle savait comment j’aurais réagi si elle s’était présentée. — Bien sûr, répondit Séraï d’une voix tremblante. Isana sentit le frisson d’appréhension qui émanait de la courtisane et regarda celle-ci d’un air perplexe. — Est-ce que ça va ? Séraï regarda autour d’elle puis répondit : — Pas ici. Nous en reparlerons plus tard. — Très bien. Avez-vous pu parler à Sire Rhodes ? — Oui. — Où est-il ? Séraï secoua la tête. — Il est parti avec les autres Hauts Ducs dans le jardin du fond pour servir de témoin au duel officiel de Kalarus et de son fils, Brencis, pour la Citoyenneté. Son audience avec le Premier Duc aura lieu demain matin, mais il y a déjà trop de gens qui l’accompagnent. (Elle s’humecta les lèvres avec nervosité.) Je crois que nous devrions nous en aller, Exploitante, le plus tôt possible. Isana se raidit de nouveau. — Sommes-nous en danger ? Séraï regarda dame Aquitaine de l’autre côté du jardin, et son tremblement s’accentua. — Oui, répondit-elle. Isana sentit la peur de sa compagne la gagner sournoisement. — Que devrions-nous faire ? — Je… je ne sais pas… (La petite courtisane prit une profonde inspiration et ferma les yeux un moment. Lorsqu’elle les rouvrit, Isana perçut l’effort qu’elle faisait pour raffermir sa voix.) Nous devrions partir le plus vite possible. Je vais vous présenter à assez de monde pour satisfaire à la courtoisie, puis nous retournerons chez Nédus. Isana sentit sa gorge se serrer. — Nous avons échoué. Séraï releva le menton et lui tapota fermement le bras. — Nous n’avons pas encore réussi. Il y a une différence. Nous trouverons un moyen. La courtisane avait recouvré son assurance apparente, mais Isana crut encore percevoir un infime tremblement dans sa main. Et elle vit Séraï jeter un nouveau coup d’œil en direction de dame Aquitaine, trop vif pour ne pas être le reflet de la nervosité. Elle regarda derrière elle et rencontra le regard froid de la Haute Duchesse de l’autre côté du jardin. Elle détourna les yeux avec un frisson. Chapitre 22 En moins d’une demi-heure, Séraï avait présenté Isana à plus d’une dizaine de nobles et de Citoyens éminents de la capitale, charmé et complimenté chacun d’eux, et, d’une manière ou d’une autre, réussi à abréger agréablement chaque conversation. La courtisane, se rendit compte Isana, était maître dans l’art de la conversation et des traits d’esprit. Un vieux sénateur amical avait menacé de faire durer la conversation pendant des heures, mais Séraï avait adroitement glissé une plaisanterie qui avait fait éclater le vieillard d’un rire tonitruant alors même qu’il prenait une gorgée de vin, et il avait fallu prendre des mesures immédiates pour sauver sa tunique. Un jeune duc atticain avait commencé à abreuver Séraï de phrases merveilleusement polies – et interminables – en désaccord total avec son regard de prédateur, mais la Curseur, sur la pointe des pieds, lui avait murmuré à l’oreille quelque chose qui avait fait naître un lent sourire au coin de la bouche du jeune homme, et il avait pris congé « au plaisir de la revoir bientôt ». Il y avait eu une demi-douzaine d’incidents de ce genre, et la courtisane avait réagi dans chaque cas avec précision, sang-froid, humour et une éblouissante vivacité d’esprit. Isana était pratiquement certaine qu’avec l’aide de Séraï, elle venait juste d’établir un record de vitesse dans l’art de faire une bonne première impression sur la fine fleur de la société aléréenne. Pour sa part, elle avait fait de son mieux pour sourire, faire des politesses et éviter de marcher sur les pieds de tous ces nobles ou sur le bord de sa robe en soie. Séraï demanda à un domestique de prévenir son cocher de venir les chercher devant la maison. Isana et elle s’apprêtaient à sortir du jardin lorsqu’un homme vêtu d’une tunique d’un gris de granit, piquée de petites pierres vertes semi-précieuses, leur coupa le chemin en arborant un sourire aimable. Plus petit qu’Isana, il n’avait pas une carrure particulièrement athlétique. Un bouc soigneusement taillé cachait son menton fuyant, son front était ceint d’un bandeau d’acier, et il portait des bagues à chaque doigt. — Mesdames, dit-il en s’inclinant très légèrement. Je vous prie de m’excuser pour avoir négligé mes devoirs d’hôte. Je dois avoir raté vos noms sur la liste des invités, sinon j’aurais pris le temps de venir vous voir. — Votre Grâce, murmura Séraï en exécutant une profonde révérence. C’est un plaisir de vous revoir. — Vous de même, Séraï. Vous êtes plus ravissante que jamais. (L’homme plissait les yeux d’un air suspicieux, mais ce n’était pas tant sous l’effet d’une intense réflexion, estima Isana, que d’une habitude bien ancrée.) Je dois avouer que je suis surpris de découvrir que madame mon épouse vous a invitée. Séraï lui adressa un sourire charmeur. — Je suppose qu’il y a parfois d’heureux hasards. Monsieur le Haut Duc de Kalare, j’ai l’honneur de vous présenter l’Exploitante Isana de la vallée de Calderon. Kalarus tourna vivement les yeux vers Isana et l’examina des pieds à la tête. Il ne dégageait aucune émotion, et regardait Isana comme d’autres auraient contemplé une colonne de nombres. — Ah, fit-il. Voilà une plaisante surprise. (Il esquissa un sourire, aussi dénué d’expression que son regard.) J’ai entendu dire tant de choses sur vous. — Et moi sur vous, Votre Grâce, murmura Isana. — Vraiment. De bonnes choses, j’espère ? — De nombreuses choses. Le sourire forcé de Kalarus s’effaça. — Monsieur, intervint Séraï pour mettre fin au silence avant qu’il devienne trop pesant, je crains que mon récent voyage n’ait légèrement porté atteinte à ma santé. Nous étions sur le point de partir, avant que je m’écroule de sommeil et sois la risée de tous. — La risée de tous…, répéta Kalarus en murmurant. Il dévisagea Séraï un moment puis dit : — Cela fait quelque temps que j’envisage de vous acheter à votre maître actuel, Séraï. La courtisane lui sourit en réussissant à prendre un air ingénu et écrasé de fatigue. — Vous me flattez, monsieur. — Ce n’est pas un compliment que je te fais, esclave, répondit Kalarus d’un ton dur. Séraï baissa les yeux et s’inclina de nouveau. — Bien sûr que non, Votre Grâce. Veuillez excuser ma présomption. Mais je ne crois pas que mon maître ait fixé un prix pour moi. — Il y a toujours un prix, esclave. Toujours. (Un tic agita le coin de la bouche du Haut Duc.) Je n’aime pas qu’on me ridiculise. Et je n’oublie pas mes ennemis. — Monsieur ? fit Séraï d’un ton abasourdi. Kalarus éclata d’un rire dur et amer. — Vous servez bien votre maître, je crois, Séraï. Mais, tôt ou tard, vous échangerez son collier contre celui d’un autre. Vous devriez réfléchir qui vous risquez de servir ensuite. Il jeta un bref coup d’œil à Isana et murmura : — Et vous devriez réfléchir à qui vous fréquentez. Le monde est plein de dangers. Séraï garda les yeux baissés. — Bien, monsieur. Kalarus regarda de nouveau Isana. — Ce fut un plaisir de vous rencontrer, Exploitante. Permettez-moi de vous souhaiter un bon retour chez vous. Isana lui fit face sans sourire. — Certainement. Et croyez bien que je vous souhaite une route du même genre. Kalarus plissa les yeux d’un air mauvais, mais, avant qu’il puisse répondre, un domestique portant la livrée verte et grise de la maison de Kalare s’approcha de lui, chargé d’un gambison et d’une épée d’entraînement en bois. — Monsieur, murmura-t-il en s’inclinant. Votre fils est prêt à vous affronter, et les Hauts Ducs d’Aquitaine, de Rhodes et de Forcia à se porter témoins. Kalarus tourna vivement les yeux vers lui. L’homme pâlit légèrement et s’inclina de nouveau. Séraï s’humecta les lèvres avec nervosité et dit : — Monsieur, Brencis est-il donc déjà prêt à devenir Citoyen ? La dernière fois que je l’ai vu, il ne faisait même pas ma taille. Sans même lui accorder un regard, Kalarus la frappa violemment au visage du plat de la main. Isana savait que, s’il avait utilisé l’aide de sa furie pour accroître sa force, le coup aurait pu tuer Séraï ; mais ce n’avait été qu’une lourde gifle dédaigneuse, qui manqua de faire tomber la courtisane. — Petite garce hypocrite. N’aie pas la présomption de croire que tu peux me parler comme à un égal, dit-il. Tu es chez moi. Ton maître n’est pas là pour parler pour toi. Reste à ta place, ou je te ferai fouetter jusqu’à ce que cette robe tombe en lambeaux. Est-ce bien compris ? Séraï se ressaisit. Sa joue commençait déjà à rougir là où la main de Kalarus l’avait touchée, et elle avait le regard légèrement vitreux sous l’effet de l’étourdissement. Un silence surpris envahit le jardin, et Isana sentit la pression soudaine de tous les yeux qui se tournaient vers eux. — Réponds-moi, esclave, dit Kalarus d’un ton calme et égal. Puis il fit un pas vers Séraï en levant de nouveau la main. Isana fut soudain prise d’une rage froide. Elle s’interposa entre eux et leva un bras à la verticale pour intercepter celui de Kalarus qui s’abattait sur Séraï. Le Haut Duc eut un rictus mauvais. — Pour qui te prends-tu, femme ? Isana lui fit front, et la colère donna à sa voix d’ordinaire tranquille le tranchant d’un rasoir. — Je me prends pour qui je suis : une Citoyenne du royaume, monsieur. Frapper un Citoyen est un délit au regard de la loi du royaume. Je suis ici sur invitation de mon patron, Gaius Sextus, Premier Duc d’Aléra. (Elle soutint le regard de Kalarus et s’avança encore d’un pas, de sorte qu’ils se retrouvèrent nez à nez.) Et, monsieur, j’ose espérer que vous n’êtes ni stupide ni arrogant au point de croire un seul instant que vous pourriez me frapper en public, moi, sans en subir les répercussions. Le seul bruit dans le jardin était le doux clapotis de l’eau des fontaines. Kalarus se balança d’un pied sur l’autre d’un air mal à l’aise ; son regard s’apaisa, devenant plus endormi que suspicieux. — Je suppose que vous avez raison. Mais ne vous imaginez pas que j’oublierai cette affaire. — Dans ce cas nous serons deux, Votre Grâce. Un muscle se convulsa dans la mâchoire de Kalarus, et il dit entre ses dents : — Sortez de chez moi. Isana inclina la tête presque imperceptiblement puis recula ; elle toucha le bras de Séraï et toutes deux sortirent du jardin. Toutefois, au lieu de se diriger vers la porte d’entrée, Séraï jeta un rapide coup d’œil autour d’elle dans le couloir puis prit Isana par la main pour l’entraîner d’un pas décidé dans un passage latéral. — Où allons-nous ? demanda Isana. — Aux cuisines, pour sortir par la porte de derrière, répondit Séraï. — Mais vous avez dit à Nédus et ses hommes de nous retrouver devant. — J’ai simplement dit cela au domestique au cas où quelqu’un nous aurait écoutés à notre insu, ma chère. Une précaution supplémentaire pour éviter d’être suivies. Après tout, nous sommes chez Kalarus, et ses domestiques vont certainement l’informer de vos faits et gestes. Nédus saura qu’il doit nous retrouver derrière. — Je vois, dit Isana. Bientôt, elles traversèrent les cuisines grouillantes d’activité et sortirent dans la rue obscure et tranquille à l’arrière de la maison, où Nédus les attendait avec la voiture. Elles y montèrent en hâte, sans dire mot, et Nédus referma la portière derrière elles. Le conducteur adressa un claquement de langue à ses chevaux et le carrosse s’ébranla précipitamment en avant. — Dame Aquitaine, dit doucement Isana. Elle s’est montrée différente de ce que j’imaginais. — C’est le genre à vous sourire en vous poignardant, Exploitante. Ne vous laissez pas duper. C’est une femme dangereuse. — Vous pensez qu’elle est peut-être derrière ces attaques. Séraï regarda fixement les rideaux qui couvraient la fenêtre du carrosse et haussa les sourcils, l’air absent. — Elle en est certainement capable. Et elle sait des choses qu’elle ne devrait pas savoir. — Que vous êtes une Curseur, notamment. Séraï inspira lentement et hocha la tête. — Oui. Il semblerait que j’ai été compromise. Elle le sait, et au vu des paroles de Kalarus, on peut conclure qu’il est au courant lui aussi. — Mais comment ? — N’oubliez pas que les Curseurs se font tuer de tous côtés. Il est possible qu’on ait arraché cette information à l’un d’entre eux. Ou bien, songea Isana, que l’un d’eux soit un traître. — Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? demanda-t-elle doucement à Séraï, avant de répondre elle-même. Votre identité est découverte. — N’importe quel ennemi du royaume risque de tirer satisfaction de mon élimination, confirma la courtisane d’un ton calme et neutre. Ce ne sera qu’une question de temps. Le secret était ma plus grande protection, et les conséquences qu’auront à affronter les ennemis de Gaius pour avoir tué une esclave seront très limitées, voire inexistantes. Kalarus serait capable de le faire simplement pour contrarier le Premier Duc. — Mais Gaius ne vous protégerait-il donc pas ? — Dans la mesure du possible, si, répondit Séraï. (Elle secoua la tête.) Mais cela fait un moment qu’il perd son autorité parmi les Hauts Ducs, et il ne rajeunit pas. Il ne sera pas toujours Premier Duc, et lorsqu’il ne le sera plus… Elle haussa les épaules. Isana sentit son ventre se nouer. — C’est à cela que toute votre discussion sur les robes faisait référence. Dame Aquitaine vous offrait une situation à son service, n’est-ce pas ? — Plus que cela. Je crois bien qu’elle comptait m’offrir la liberté, un titre et très probablement un poste parmi ce qui serait l’équivalent des Curseurs sous l’autorité de son époux. Isana garda un moment le silence. — C’est une offre plutôt alléchante, finit-elle par dire. Séraï acquiesça en silence. Isana croisa les mains sur ses genoux. — Pourquoi ne l’avez-vous pas acceptée ? — Le prix qu’elle en demandait était trop élevé. Isana fronça les sourcils d’un air perplexe. — Le prix ? Quel prix ? — N’est-ce pas évident, ma chérie ? Elle savait que j’étais là pour vous protéger. Elle m’a offert du pouvoir en échange de votre personne. Et m’a fait savoir que les conséquences risquaient d’être désagréables si je refusais. Isana déglutit. — Vous pensez qu’elle veut ma mort ? — Peut-être. Ou peut-être veut-elle simplement vous avoir sous son contrôle. Ce qui pourrait se révéler pire, selon ce qui adviendra dans les prochaines années. D’après ce qu’elle a dit, il semble évident que son mari est bientôt prêt à attaquer la Couronne. Elles voyagèrent en silence pendant un moment, puis Isana reprit : — Il est également possible que cela n’ait pas été une menace. Séraï la regarda d’un air interrogateur. — Comment ça ? — Eh bien, répondit lentement Isana, si le secret de votre allégeance a été éventé et que vous ne le saviez pas… ses paroles n’auraient-elles pas pu être une mise en garde ? Pour vous le signaler ? Séraï haussa délicatement les sourcils. — Oui. Oui, je suppose que c’est possible, aussi étrange que cela puisse paraître. — Mais pourquoi vous aurait-elle prévenue ? Séraï secoua la tête. — Difficile à dire. À supposer que ce soit une mise en garde, et que Kalare et Aquitaine ne se soient pas alliés pour détrôner Gaius, il serait très probable qu’elle l’ait fait pour empêcher Kalare de me tuer. Ou de me capturer pour m’arracher tous mes secrets. — Nous sommes dans le même bateau, alors. Quel qu’il soit, celui qui tue les Curseurs ne serait pas mécontent de nous voir mortes toutes les deux. — Exact. (Séraï jeta un coup d’œil à ses mains et Isana suivit son regard. Elles tremblaient encore plus. La courtisane les croisa et les serra fort contre ses genoux.) En tout cas, étant donné le peu que nous savons du climat politique actuel, il m’a semblé bon de partir avant qu’il se passe quelque chose de déplaisant. Elle s’interrompit, puis reprit : — Je suis désolée que nous n’ayons pas réussi à trouver un moyen d’approcher le Premier Duc. — Pourtant, nous le devons, répondit calmement Isana. — Oui. Mais n’oubliez pas, Exploitante, que mon premier devoir est de vous protéger, pas d’essayer de m’occuper des affaires de la vallée de Calderon. — Mais le temps presse ! — Ce n’est pas depuis votre tombe que vous pourrez obtenir le soutien du Premier Duc, Exploitante, répliqua Séraï d’un ton franc et sérieux. Vous ne serez d’aucune utilité à votre famille si vous êtes morte. Et, de vous à moi, si je meurs sans avoir eu l’occasion de porter une robe taillée dans ces nouvelles soies d’Aquitaine, je ne vous le pardonnerai jamais. Isana essaya de sourire à cette tentative de légèreté, mais l’angoisse sous-jacente de la courtisane était trop forte. — Je suppose que vous avez raison, dit-elle. Mais qu’allons-nous faire maintenant ? — Rentrer chez Nédus en un seul morceau. Et ensuite, je crois qu’un bon verre de vin pourrait m’aider à me calmer les nerfs. Ainsi qu’un bain chaud. Isana la regarda d’un air égal. — Et après ? — Après un verre de vin et un bain chaud ? Je serais surprise de ne pas réussir à m’endormir. Isana pinça les lèvres. — Je n’ai pas besoin que vous essayiez de me distraire par vos habiles dérobades. J’ai besoin de savoir ce que nous allons faire pour arriver jusqu’à Gaius. — Oh, dit Séraï. (Elle fit une moue pensive.) Sortir de chez Nédus est un risque, Exploitante. Pour nous deux, maintenant. Que pensez-vous que nous devrions faire ? — Mon neveu, répondit fermement Isana. Demain matin, nous irons le trouver à l’Académie pour qu’il puisse porter mon message au Premier Duc. Séraï fronça les sourcils. — Les rues ne sont pas assez sûres pour que vous… — Les rues, elles peuvent aller aux Corbeaux, répondit Isana, avec un grondement de colère presque imperceptible dans la voix. — C’est un risque, répéta Séraï en soupirant. — Que nous allons devoir prendre. Nous n’avons pas le temps de trouver un autre moyen. La courtisane détourna les yeux d’un air contrarié. — Et puis, de toute façon, je m’inquiète pour Tavi, reprit Isana. Il devrait avoir reçu mon message, maintenant : on le lui a laissé dans sa chambre, après tout. Mais il n’est pas venu me voir. — Peut-être que si, fit remarquer Séraï. Il est très possible qu’il soit chez Nédus en train d’attendre notre retour. — Quoi qu’il en soit, je veux le trouver et m’assurer qu’il va bien. — Évidemment, dit la courtisane avec un soupir. (Elle porta une main à son visage pour presser délicatement les doigts sur sa joue empourprée, les yeux fermés.) J’espère que vous ne m’en voudrez pas, Exploitante. Je suis quelque peu… secouée. Je n’ai pas les idées aussi claires que je le devrais. Elle regarda Isana et dit, très simplement : — J’ai peur. Isana plongea les yeux dans ceux de Séraï et répondit de sa voix la plus douce. — Ce n’est pas grave. Il n’y a pas de honte à avoir peur. Séraï eut un petit geste de frustration. — Je n’ai pas l’habitude. Et si je commence à me ronger les ongles ? Vous imaginez comme ce serait épouvantable ? Un vrai cauchemar. Isana faillit éclater de rire. La petite courtisane était peut-être effrayée, mais elle avait beau se battre en terrain inconnu contre des adversaires mortellement dangereux, telle une souris au milieu d’une bande de chats affamés, elle refusait de se laisser abattre. Ses minauderies et ses affectations étaient sa manière de rire de ses propres peurs. — J’imagine que nous pourrions toujours vous attacher des moufles aux mains, murmura Isana. S’il est tellement important pour la sécurité du royaume que vous préserviez vos ongles. Séraï hocha gravement la tête. — Absolument, chérie. Par tous les moyens. Bientôt, le carrosse s’arrêta, et Isana entendit le valet de pied contourner le véhicule pour venir leur ouvrir. Nédus murmura quelque chose au conducteur. La portière s’ouvrit et Séraï posa le pied sur les marches dépliées. — C’est une honte, vraiment… Toute cette politique. Je déteste être obligée de partir d’une soirée avant la fin. Les assassins les prirent par surprise, sans un bruit. Isana entendit le conducteur exhaler brusquement. Puis un vent froid de peur soudaine lui balaya les sens alors que Séraï se figeait sur le marchepied. Nédus poussa un cri et l’Exploitante entendit le raclement métallique d’une épée sortant de son fourreau, puis un bruit de pas lourds et le tintement d’une lame en rencontrant une autre. — Restez à l’intérieur ! s’écria Séraï. Isana vit la silhouette sombre d’un homme armé d’une épée s’approcher du carrosse. Il porta un coup d’estoc à la courtisane. Celle-ci repoussa la lame de la main, et la chair de son avant-bras s’ouvrit, se mettant à saigner légèrement. La Curseur porta vivement son autre main à ses cheveux, pour attraper le manche orné de joyaux de ce qu’Isana avait cru être un peigne. Mais ce fut une lame fine et acérée comme une aiguille que Séraï tira de sa coiffure, pour l’enfoncer dans l’œil de l’assassin. L’homme poussa un hurlement et tomba à la renverse. Séraï se pencha pour attraper la poignée de la portière et essayer de refermer celle-ci. Un sifflement se fit entendre, suivi d’un bruit d’impact, et la pointe barbelée et ensanglantée d’une flèche jaillit du dos de la courtisane. Le sang se mit à couler sur la soie déchirée de sa robe couleur d’ambre. — Oh, fit-elle d’un ton surpris, le souffle coupé. — Séraï ! hurla Isana. La courtisane bascula lentement en avant et tomba hors du carrosse. Isana se rua hors de celui-ci pour venir au secours de sa compagne. Elle l’attrapa par le bras et essaya de la tirer à l’intérieur du véhicule, mais glissa dans le sang de la courtisane et tomba. Une deuxième flèche passa en coup de vent à côté de son épaule, pour aller s’enfoncer jusqu’à l’empennage dans l’épaisse paroi de chêne du carrosse. Isana entendit un autre cri à sa droite, et vit Nédus acculé contre la voiture, assailli par deux assassins armés, des hommes à l’air dur vêtus de couleurs ternes. Un troisième agresseur gisait ensanglanté sur les pavés, et, au moment où Isana le regardait, le vieux ferrofèvre leva son épée en une parade haute et riposta d’un coup de taille qui ouvrit la gorge de l’un de ses attaquants. Mais cela ouvrit une brèche dans sa garde, et le troisième assassin se fendit en avant pour enfoncer son glaive dans les organes vitaux du vieil homme. Sans montrer la moindre douleur, Nédus se retourna en virevoltant et lui attrapa le poignet d’une main. Au lieu de repousser son adversaire, il raffermit l’étau de sa poigne sur lui et, d’un air sinistre et résolu, lui enfonça violemment son épée dans la bouche. Assassin et Chevalier tombèrent tous deux au sol, le sang jaillissant de leurs blessures comme l’eau d’une cruche cassée. Terrifiée, Isana continua à tirer sur le bras de Séraï pour essayer de la ramener à l’intérieur de la voiture avant que… Elle sentit quelque chose la heurter, et une brusque nausée lui tordre le ventre. En baissant les yeux, elle découvrit une autre lourde flèche. Celle-ci s’était enfoncée dans la courbure de sa taille, au-dessus de la hanche. Isana la contempla, stupéfaite, puis regarda derrière elle et vit quinze centimètres d’une tige de bois ensanglantée qui dépassaient du creux de son dos. Puis la douleur se fit sentir. Une douleur atroce. La vue d’Isana se voila de rouge une seconde, et son cœur se mit à battre bruyamment. Elle baissa de nouveau des yeux hagards sur Séraï et se pencha pour reprendre le bras de la courtisane, ne sachant trop que faire, mais obstinément déterminée à mettre sa compagne à l’abri des traits de l’archer embusqué. Séraï roula sur le côté, inerte, les yeux ouverts et fixes. La flèche l’avait touchée en plein cœur. Isana entendit des pas approcher. Elle leva les yeux, la vue rendue tremblante par la souffrance, et vit un homme armé d’un arc émerger de l’obscurité. Elle le reconnut. Plus petit que la moyenne, grisonnant avec un début de calvitie, trapu et plein d’assurance. Ses traits étaient réguliers, quelconques, ni laids ni séduisants. Elle l’avait déjà vu une fois auparavant : pendant l’horrible bataille de Garnison. Elle l’avait vu massacrer des hommes à coups de flèches, jeter Ombre du haut des remparts avec une corde autour du cou, et tenter d’assassiner son neveu. Fidélias, ex-Curseur Callidus et désormais traître à la Couronne. L’homme jeta un rapide regard autour de lui d’un œil prudent, méfiant, alerte, tout en avançant. Il sortit une autre flèche de son carquois et l’encocha sur la corde de son arc. Il observa les cadavres sans émotion. Puis son regard indéchiffrable et impitoyable s’arrêta sur Isana. La douleur emporta l’Exploitante. Chapitre 23 — Ralentis ! se plaignit Max. Corbeaux et Furies, Calderon, qu’est-ce qu’il y a de si pressé ? Tavi lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule tout en continuant à s’éloigner d’un pas rapide dans la rue qui partait de la Citadelle. Des lampes-furies aux couleurs vives, allumées en l’honneur de la fête du Printemps, éclairaient le chemin de douces teintes roses, jaunes et bleu ciel, et, en dépit de l’heure tardive, il y avait encore beaucoup de monde dans les rues. — Je ne suis pas sûr, répondit-il. Mais je sais qu’il se passe quelque chose de grave. Avec un soupir, Max se mit à courir à grandes enjambées paresseuses pour rattraper Tavi. — Comment tu le sais ? Qu’est-ce que dit la lettre ? Tavi secoua la tête. — Oh, la même chose que d’habitude. Elle me demande comment ça va, me raconte les petites anecdotes de la vie à la maison, qu’elle séjourne dans le manoir d’un certain Nédus, rue des Jardins. — Oh. Pas étonnant que tu aies paniqué. C’est carrément affreux, comme lettre. Ça mérite certainement de sortir de la Citadelle à l’insu de Killian et de risquer de compromettre la sécurité de la Couronne. Tavi jeta un regard noir à son ami. — Les détails ne collent pas. Elle appelle mon oncle « Bernhardt ». Son nom est Bernard. Elle me dit que ma petite sœur progresse bien dans ses leçons de lecture. Je n’ai pas de sœur. Il se passe quelque chose, mais elle ne voulait pas le mettre par écrit. Max fronça les sourcils. — Tu es sûr que la lettre est bien d’elle ? Je connais un certain nombre de gens qui seraient ravis de te coincer dans une ruelle sombre tard le soir. — Non, c’est son écriture. J’en suis sûr. Max marcha en silence à côté de son ami pendant un moment. — Tu sais quoi ? Je pense que tu devrais aller la voir pour savoir de quoi il retourne. — Tu crois ? dit Tavi d’un ton ironique. Max acquiesça gravement. — Oui. Et tu ferais bien, aussi, de prendre quelqu’un de grand et de menaçant avec toi, juste par précaution. — C’est une bonne idée, répondit Tavi. (Tous deux entrèrent dans la rue des Jardins.) Comment est-ce qu’on fait pour trouver la maison de Nédus ? — J’y suis déjà allé. — Il y a une jeune veuve ? Max retint un rire. — Non. Mais Sire Nédus était la plus fine lame de toute sa génération. Il a formé beaucoup des plus prestigieux bretteurs. Le Princeps Septimus, Araris Valérien, le capitaine Miles de la Légion Royale, Aldrick ex Gladius, Lartos et Martos de Parce, et des dizaines d’autres. — Tu as étudié avec lui ? Max hocha la tête. — Oui, pendant ma première année. Un homme bien. Encore bon bretteur, aussi, et pourtant il doit bien avoir quatre-vingts ans, maintenant. C’est le meilleur prof que j’ai eu, même en comptant mon père. — Tu t’entraînes toujours avec lui ? — Non. — Pourquoi ? Max haussa les épaules. — Il m’a dit qu’il n’avait plus rien à m’enseigner sur la piste d’entraînement. Que je devrais apprendre le reste par moi-même sur le terrain. Tavi hocha la tête en se mordant la lèvre d’un air pensif. — Quelle est sa position par rapport à la Couronne ? — Il est loyal jusqu’à la moelle à la maison de Gaius et au trône. Mais si tu veux mon avis, je pense qu’il déteste Gaius, personnellement. — Pourquoi ça ? Max haussa les épaules, mais poursuivit sans la moindre hésitation : — Il s’est passé quelque chose entre eux. Je ne connais pas les détails. Mais il n’irait jamais fricoter avec des traîtres à la Couronne, non plus. C’est un homme bien. (D’un signe de tête, Max indiqua une maison non loin d’eux, grande et belle mais éclipsée par ses voisines.) C’est ici. Mais, lorsqu’ils arrivèrent devant la porte, on les informa que Sire Nédus et ses invitées n’étaient plus là. Tavi montra la lettre de sa tante au portier, qui hocha la tête et partit chercher une deuxième enveloppe pour la donner à Tavi. Celui-ci la prit et la lut tout en redescendant la rue avec Max. — Elle est… Oh, par les Grandes Furies, Max. Elle est à la réception de Sire Kalarus. Max haussa les sourcils avec surprise. — Ah bon ? D’après ce que tu m’as dit sur elle, je ne l’aurais jamais prise pour une mondaine. — Ce n’en est pas une, répondit Tavi, l’air soucieux. — Je parie que la Ligue Dianique va se jeter sur elle comme un banc de brochets phrygiens. (Max prit la lettre des mains de son ami pour la lire.) Elle dit qu’elle espère avoir l’occasion de visiter le palais en compagnie d’un des Hauts Ducs. (Il releva les yeux en fronçant les sourcils d’un air sceptique.) Mais le seul moment où les Hauts Ducs sont au palais pendant le festival du Printemps, c’est pour leur audience avec le Premier Duc. — Elle essaie d’approcher Gaius, dit doucement Tavi. Elle ne peut pas le dire ouvertement de peur que sa lettre soit interceptée. Mais c’est pour ça qu’elle essaie de me contacter. Pour approcher Gaius. — Eh bien, ça ne risque pas d’arriver, fit remarquer Max d’un ton calme. — Je sais. C’est bien ça le problème. — Quoi ? — Ma tante… eh bien, disons que j’ai l’impression qu’elle partage l’opinion de Nédus concernant le Premier Duc. Elle a toujours tout fait pour l’éviter. — Alors pourquoi est-ce qu’elle essaie de l’approcher maintenant ? Tavi haussa les épaules. — Aucune idée. Mais elle ne le ferait pas si elle n’était pas prête à tout. Les messages codés. Le fait qu’elle loge chez un homme loyal à la Couronne, plutôt qu’à la Citadelle… et qu’elle va à des réceptions mondaines. — Et chez Kalarus, par-dessus le marché. C’est dangereux, ça. Tavi fronça les sourcils en réfléchissant. — Kalarus et Aquitainus sont les deux Hauts Ducs les plus puissants, et ils sont rivaux. Mais ils détestent aussi Gaius tous les deux. Et ma tante est en faveur de Gaius. — Oui. Elle ne va pas recevoir un accueil chaleureux là-bas. — Elle le sait forcément. Pour quelle raison s’y rendrait-elle ? (Tavi prit une grande inspiration.) Il y a quelque chose qui m’inquiète vraiment dans toute cette affaire, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je… C’est comme pour la Seconde Bataille de Calderon. Tous mes instincts me hurlent qu’il se passe quelque chose de grave. Max observa attentivement son ami pendant une longue minute, puis acquiesça lentement. — Tu as peut-être raison. Ça m’a fait pareil une ou deux fois quand j’étais sur le Mur. Sales nuits. Mais ta tante ne réussira jamais à approcher Gaius. Même moi, elle ne pourra pas. Killian ne va jamais vouloir. — Elle n’aura pas besoin, déclara Tavi. Allez, viens. — Où ça ? demanda gaiement Max. — Au manoir de Kalarus. Je vais aller lui parler. Je peux transmettre un message au Premier Duc de sa part. Comme ça, le secret reste bien gardé, Killian est content, et si elle est ici pour une raison grave, alors… — Alors quoi ? demanda Max d’un ton éloquent. Tu envisages de donner des ordres royaux pour régler le problème ? (Il regarda Tavi droit dans les yeux.) Si tu veux tout savoir, je suis terrifié. Tout ce que je fais quand je suis en costume, c’est Gaius qui va devoir en assumer les conséquences. Et je ne suis pas le Premier Duc. Je n’ai pas l’autorité pour donner des ordres de marche aux légions, ou pour envoyer de l’aide au nom de la Couronne. Tavi fronça les sourcils. — Killian te dirait que les légions et l’intendant des finances ne savent pas ça. Max eut un grognement railleur. — Moi, je le sais. C’est suffisant. Tavi secoua la tête. — Tu crois que Gaius préférerait nous voir nous tourner les pouces pendant que ses sujets et ses terres sont en danger ? Max regarda son ami avec aigreur. — Tu as eu une meilleure note que moi en rhétorique. Je ne vais pas me lancer dans cette discussion avec toi. Et, quoi que tu en dises, je ne vais pas commencer à prendre des décisions et à faire des proclamations au nom de Gaius. C’est une chose que d’enfreindre un règlement de l’Académie qui protège la famille des étudiants des scandales. C’en est une autre que d’envoyer des hommes risquer de se faire tuer. — Très bien. On va parler à ma tante. On découvre ce qui ne va pas. Si c’est quelque chose de grave, on en parle à Killian et on le laisse décider avec Miles de la marche à suivre. Ça te va ? — Ça me va, répondit Max en hochant la tête. Mais tu as intérêt à prier les Furies de t’aider si Brencis te voit à la réception de son père. Tavi poussa un grognement agacé. — Je l’avais oublié, celui-là. — Tu ne devrais pas. Tavi, ça fait un bout de temps que je veux t’en parler. Je ne pense pas que Brencis soit très bien. Tu vois ce que je veux dire ? — Dans sa tête ? demanda Tavi en fronçant les sourcils. — Oui. Il est dangereux. C’est pour ça que j’ai toujours mis un point d’honneur à le rosser un peu chaque fois que j’en ai l’occasion. Pour bien lui montrer qu’il doit avoir peur de moi et garder ses distances. Au fond, c’est un lâche ; mais il n’a pas peur de toi. Ce qui signifie qu’il prend sans doute plaisir à imaginer te faire du mal ; et te voilà sur le point d’aller te balader chez lui. — Il ne me fait pas peur, Max. — Je sais. Espèce d’idiot. Tavi soupira. — Si ça peut te rassurer, on entre et on ressort aussi vite qu’on peut. Plus vite on sera rentrés à la Citadelle, moins Killian aura envie de nous tuer, de toute façon. — Bon raisonnement. Comme ça, il ne nous tuera qu’un petit peu. Chapitre 24 Tavi s’arrêta devant le manoir de Sire Kalarus dans la rue des Jardins et examina le bâtiment un moment, en fronçant les sourcils. S’il n’avait pas passé autant de temps au palais du Premier Duc dans la Citadelle, cette demeure l’aurait impressionné. Elle était ridiculement grande, songea-t-il. Le domaine de Bernard – d’Isana, se reprit-il – tout entier aurait pu y tenir, et il serait quand même resté assez de place pour fournir des pâturages aux moutons. Elle était somptueusement aménagée, éclairée et ornementée, avec des jardins magnifiques, mais en la regardant, Tavi ne pouvait s’empêcher de penser aux catins des quais avec leurs visages fardés, leurs vêtements aux couleurs criardes, leurs sourires faux qui n’atteignaient jamais leurs yeux blasés. Il prit une grande inspiration et entreprit de descendre l’allée encadrée de deux rangées de statues qui menait à la demeure. Quatre hommes aux vêtements simples et unis le doublèrent. Ils avaient le visage dur, les yeux méfiants, et Tavi aperçut la poignée d’une épée sous la cape du troisième. Il garda un œil sur eux en approchant du manoir, et vit un domestique à l’expression soucieuse accourir à leur rencontre dans la rue, en tirant quatre chevaux sellés derrière lui. — Tu as vu ça ? murmura Max. Tavi hocha la tête. — Ils n’ont pas vraiment l’air de dignitaires en visite, n’est-ce pas ? — On dirait plutôt des domestiques embauchés pour la soirée. — Mais il y a un valet qui se précipite pour leur apporter des chevaux. Des tueurs à gages ? — Probablement. Les hommes montèrent en selle, et au murmure de l’un d’entre eux, partirent tous au galop. — Et ils sont pressés, fit remarquer Max. — Ils vont probablement souhaiter à quelqu’un une bonne fête du Printemps. Max eut un grognement sarcastique. Le portier s’avança à leur rencontre, d’un air dédaigneux. — Excusez-moi, jeunes maîtres. Ceci est une soirée privée. — Bien sûr, répondit Tavi en hochant la tête. (Il souleva la sacoche dans laquelle il transportait d’ordinaire ses lettres, un bel objet en cuir bleu et rouge blasonné de l’aigle royal doré.) Mais j’apporte des dépêches de la part de Sa Majesté. Le portier se détendit, perdant un peu de son arrogance. — Bien, monsieur. Je les donnerai de votre part avec plaisir. Tavi lui sourit en haussant les épaules. — Je suis désolé, mais mes instructions sont de remettre ces lettres en main propre à leur destinataire. (Il désigna Max, derrière lui.) À mon avis, ça doit être quelque chose de grave. Le capitaine Miles m’a même fait accompagner par un garde. Le domestique les regarda tous les deux en fronçant les sourcils, puis répondit : — Mais bien entendu, jeune monsieur. Si vous voulez bien me suivre, je vous mène au jardin pendant que votre escorte attend ici. — Je reste avec lui. Ce sont les ordres, intervint Max d’un ton catégorique. Le portier s’humecta les lèvres et hocha la tête. — Ah. D’accord. Suivez-moi, messieurs. Il les guida vers les jardins, au centre du manoir, à travers une série de pièces au même luxe décadent que l’extérieur. Tavi le suivit en essayant de prendre une expression d’ennui. Max heurtait le sol de ses bottes avec le rythme ferme et discipliné d’un légionnaire marchant au pas. Le portier – qui était plutôt, supposa Tavi, un majordome – s’arrêta à l’entrée du jardin et se tourna vers lui. Des lumières aux couleurs changeantes clignotaient et étincelaient derrière le domestique, et un brouhaha de conversations et de musique flottait jusqu’à eux. Des odeurs de nourriture, de vin et de parfums parvinrent aux narines de Tavi. — Si vous voulez bien me dire le nom de la personne que vous cherchez, monsieur, dit le portier, je l’inviterai à venir recevoir ici la lettre que vous avez pour elle. — Certainement, répondit Tavi. Si vous voulez bien faire venir l’Exploitante Isana, je vous en serais très reconnaissant. Le majordome hésita, et Tavi vit une ombre d’incertitude dans ses yeux. — L’Exploitante n’est plus ici, monsieur. Elle est partie il y a moins d’un quart d’heure. Tavi fronça les sourcils et échangea un regard avec Max. — Vraiment ? Pour quelle raison ? — Je crains de n’en avoir aucune idée, jeune maître, répondit l’homme. Avec un hochement de tête imperceptible à l’adresse de Tavi, Max déclara : — La seconde missive est pour la Haute Duchesse Placida. Faites-la venir. Le majordome toisa suspicieusement le jeune homme et regarda Tavi. Celui-ci lui rendit son regard d’un air complice de domestique à domestique, en levant les yeux au ciel. — Oui, amenez-la, s’il vous plaît. L’homme fit une moue pensive, puis haussa les épaules. — Comme vous le souhaitez, jeune monsieur. Un instant. Il disparut dans le jardin. — Dame Placida ? murmura Tavi à Max. — Je la connais. Elle saura nous dire ce qui se passe. — Nous allons avoir besoin d’un cadre de conversation privé. Max hocha la tête et, les sourcils froncés par la concentration, fit un geste vague de la main. Tavi ressentit sur ses tympans une pression soudaine, qui se résorba au bout d’un instant. — C’est fait, dit Max. — Merci. Un instant après, une grande femme aux traits sévères et distants, vêtue d’une robe d’un vert profond, fascinant, et parée de bijoux simples et élégants, arriva en compagnie du majordome. Elle s’arrêta pour les observer, et Tavi sentit le poids de ses yeux sur lui, aussi palpable que le contact léger d’une main. Elle fronça les sourcils, puis les fronça davantage en voyant Max. Elle congédia le majordome d’un mot accompagné d’un geste vif du poignet, et s’approcha des deux jeunes gens. Elle entra dans la zone que Max avait protégée des oreilles indiscrètes grâce à ses furies du vent et haussa un sourcil. Puis elle s’arrêta devant Tavi et murmura : — Il ne s’agit pas d’une missive du Premier Duc, n’est-ce pas ? Tavi ouvrit sa sacoche et en sortit une feuille pliée pour la lui tendre. Il n’y avait rien d’écrit dessus, mais Tavi faisait tout cela au cas où quelqu’un les regarderait. — Non, Votre Grâce. Je crains que non. Dame Placida prit le papier et l’ouvrit pour y jeter un coup d’œil, faisant semblant de lire. — Oh ! qu’est-ce que j’aime la fête du Printemps à la capitale ! Bonsoir, Maximus. — Bonsoir, madame. Votre robe est ravissante. Un léger sourire en coin se dessina sur la bouche de la Haute Duchesse. — Je suis ravie de voir que vous avez suivi mon conseil concernant les compliments à faire aux femmes. — J’ai découvert que c’était une tactique particulièrement efficace, madame, répondit Max. Dame Placida haussa un sourcil choqué. — J’ai créé un monstre. — Il arrive aux femmes de crier, répliqua Max avec hauteur. Mais, hormis cela, je ne me décrirais guère comme un monstre. Le regard de la Haute Duchesse se durcit. — Ce qui tient du miracle. Je sais que votre père est sur le Mur, mais je m’attendais à voir votre belle-mère ici. — Il le lui a interdit, répondit Max. C’est du moins ce que j’ai entendu dire. — Ils ne vous écrivent pas. (C’était plus une affirmation qu’une question.) Mais ils ont leurs raisons, je suppose. (Dame Placida replia la lettre et adressa un bref sourire à Max.) Contente de vous voir, Maximus. Mais auriez-vous l’amabilité de me dire pourquoi vous m’avez très publiquement associée avec le Premier Duc devant la moitié du Conseil des Ducs et des membres du Sénat ? — Votre Grâce, dit Tavi, je suis venu ici pour parler à ma tante Isana. Je crois qu’elle a des problèmes, et je veux l’aider. — Ainsi donc, vous êtes le fameux…, murmura dame Placida en plissant les yeux d’un air pensif. — Tavi de la vallée de Calderon, Votre Grâce, annonça Max. — Je vous en prie, madame. Pouvez-vous nous dire quoi que ce soit à son sujet ? — Je le prendrais comme une faveur, madame, ajouta Max en posant fermement la main sur l’épaule de Tavi. Le geste fit hausser les sourcils à la Haute Duchesse. Elle regarda de nouveau Tavi, plus attentivement. — Elle était ici, accompagnée de la courtisane amarantine, Séraï. Elles ont parlé à plusieurs personnes. — Qui ? demanda Tavi. — Moi-même, dame Aquitaine, un certain nombre de nobles et de dignitaires. Et Sire Kalarus. — Kalarus ? répéta Tavi en fronçant les sourcils. Une voix masculine poussa un rugissement strident dans le jardin, suivi d’acclamations et d’applaudissements polis. — Tiens, tiens, dit dame Placida. Il semblerait que Brencis ait remporté son duel pour prétendre à la Citoyenneté. Quelle surprise. — Brencis ne pourrait pas affronter un troupeau de moutons avec une épée, répondit Max avec un grognement de mépris. Je hais les duels d’apparat. — Madame, je vous en prie, intervint Tavi. Savez-vous pourquoi elle est partie en avance ? Dame Placida secoua la tête. — Je n’en suis pas sûre. Mais elles ont eu une discussion pour le moins déplaisante avec Sire Kalarus juste avant leur départ. Tavi sentit soudain une présence et regarda du coin de l’œil dans le couloir. Deux jeunes gens se tenaient à moins de trois mètres de lui, et il les reconnut tous les deux. Ils étaient sur leur trente et un, mais le blond Varien aux yeux larmoyants et le massif Renzo étaient reconnaissables entre mille. L’espace d’une seconde, Varien regarda Tavi, puis Max, d’un air interloqué. Puis il murmura quelque chose à Renzo, et tous deux regagnèrent précipitamment le jardin. Tavi sentit son pouls s’accélérer. Il allait bientôt y avoir du grabuge. — Déplaisante à quel point ? demanda Max. — Il a frappé Séraï, ouvertement. (Dame Placida pinça les lèvres.) Personnellement, je n’ai que faire d’un homme qui frappe une femme simplement parce qu’il sait qu’il le peut. — Moi, j’ai une petite idée de ce que je pourrais en faire, gronda Max. — Prudence, Maximus, répliqua aussitôt dame Placida d’un ton de mise en garde. Surveillez vos paroles. — Par les Corbeaux ! s’exclama Tavi entre ses dents. Les deux autres s’interrompirent pour le dévisager. — Vous dites qu’elles sont parties précipitamment, Votre Grâce ? demanda Tavi. — Très. — Max, reprit Tavi, le cœur battant, ces assassins qu’on a vus en entrant. Ils en ont après ma tante. — Corbeaux et Charognes ! s’écria Max. Aria, je vous prie de nous excuser. Dame Placida hocha brièvement la tête. — Soyez prudent, Maximus. Je vous dois la vie de mon fils, et je détesterais ne pas avoir l’occasion de vous revaloir cela. — Vous me connaissez, Votre Grâce. — Justement, répliqua la Haute Duchesse. Elle inclina la tête à l’intention de Tavi, adressa un dernier sourire à Max et repartit vers le jardin en les congédiant du même petit geste du poignet qu’elle avait utilisé avec le majordome. — Viens vite, dit Tavi d’une voix tendue, en retraversant la maison au petit trot. Il faut qu’on se dépêche. Est-ce que tu peux nous y amener plus rapidement ? Max hésita une seconde puis répondit : — Pas dans un environnement aussi étroit. Si j’essayais de nous y amener par les airs, on irait s’écraser contre un mur, c’est sûr. (Il rougit.) C’est, euh, c’est pas mon fort. — Par les Corbeaux. Mais tu pourrais le faire tout seul ? — Oui. — Alors vas-y. Va les prévenir. Je te rattrape dès que je peux. — Tavi, on n’est pas sûrs que ces assassins en aient après elle, fit remarquer Max. — On n’est pas sûrs du contraire non plus. C’est ma tante. Si je me trompe et qu’elle ne court aucun danger, tu auras le droit de te moquer de moi pendant toute une année. Max hocha la tête tandis qu’ils gagnaient la rue. — À quoi elle ressemble ? — Cheveux longs, bruns parsemés de gris, très mince, à peine plus de vingt ans de visage. Max s’arrêta. — Jolie ? — Max, gronda Tavi. — Pardon, pardon. On se retrouve là-bas. Le jeune homme fit quelques pas à longues enjambées et, sans ôter la main de la poignée de son épée, bondit dans les airs, soulevé par un vent soudain qui se leva avec un rugissement pour le porter droit vers le ciel nocturne. Tavi le regarda s’envoler avec amertume, assailli par un flot d’émotions où se mêlaient peur, inquiétude et une jalousie âpre et bouillonnante qu’il s’autorisait rarement à éprouver. De tous les habitants du royaume, relativement peu avaient assez de pouvoir sur les furies du vent pour savoir voler. Il y avait plus de jeunes gens qui mouraient dans des accidents d’aérifèvrerie, en essayant de dépasser leurs limites pour imiter ceux qui pouvaient parcourir les cieux, que dans toute autre forme de furifèvrerie. Tavi n’était pas le seul à jalouser ces derniers, loin de là. Mais le danger que courait peut-être Isana rendait le constat de son impuissance en la matière particulièrement douloureux. Mais Tavi ne laissa pas cette vague d’émotions soudaine l’empêcher de se lancer au pas de course en direction de la maison de Nédus. Il ne pourrait jamais y arriver en même temps que Max, mais il devait faire tout son possible. Il s’agissait de sa tante Isana. Il avait toujours été bon coureur, et depuis qu’il était arrivé à la capitale il avait grandi, s’était étoffé et avait développé une musculature élancée et dure à force de courir de part et d’autre au service du Premier Duc. Il y avait peut-être une dizaine d’hommes dans la ville qui auraient pu l’égaler à la course sans aérifèvrerie, mais pas davantage. Ce fut presque en volant qu’il descendit la rue des Jardins illuminée et décorée pour le festival. Si les assassins étaient bien là-bas, ce seraient certainement de fines lames, très probablement des ferrofèvres, lesquels tendaient à surpasser tous ceux qui n’avaient pas de furies du métal, sauf les bretteurs les plus doués et les plus meurtriers. À en juger par leurs airs de durs à cuire, ils avaient de l’expérience, et cela voulait dire qu’ils fonctionneraient efficacement en équipe. S’il n’y en avait eu qu’un seul, Tavi aurait peut-être pu, sans se faire voir ou en bluffant, l’approcher d’assez près pour tenter une attaque surprise. Mais avec quatre hommes, ce n’était pas une option, et les attaquer tout simplement, même s’il avait eu plus d’armes que le seul couteau à sa ceinture, aurait été du suicide. Max, Tavi le savait d’expérience pour s’être entraîné avec lui, était le genre d’escrimeur qui pourrait devenir un homme de légende, à moins que sa présomption lui vaille bêtement la mort avant qu’il en ait l’occasion. Max était une fine lame, mais la rue était un cadre bien différent de la salle d’entraînement, et il y avait peu de chances que des tueurs professionnels se comportent comme des partenaires d’escrime. Même l’expérience qu’il avait acquise dans les légions ne l’avait peut-être pas préparé au genre de combat sans foi ni loi qui avait sans doute cours dans les rues de la capitale. Max avait plus d’assurance que n’importe qui d’autre de la connaissance de Tavi, à part peut-être le Premier Duc, mais l’adolescent était inquiet pour son ami. Cependant, il l’était encore plus pour sa tante. Isana, il le savait, avait vécu toute sa vie à la campagne, et elle n’imaginait guère combien la capitale pouvait être dangereuse. Tavi concevait mal qu’elle puisse fréquenter une courtisane dont elle connaîtrait la profession. Il avait également du mal à croire que sa tante soit venue à la capitale sans la moindre escorte, surtout si elle était là sur invitation de Gaius. Elle aurait au moins dû être accompagnée par son frère cadet, Bernard. D’ailleurs, pourquoi le Premier Duc n’avait-il pas affecté Amara ou l’un des Curseurs à sa protection et ne l’avait-il pas installée au palais ? Gaius n’avait absolument aucune raison de la faire venir à la capitale pour, après, la mettre en danger. Elle était un symbole trop important de son autorité. Tout cela signifiait que les communications avaient été rompues quelque part. Isana était vulnérable, peut-être dépourvue de toute protection, peut-être à la merci d’une personne qui allait la mener droit au danger. Une fois qu’il l’aurait retrouvée, Tavi allait la mettre immédiatement à l’abri dans le palais. Même s’il ne pouvait rien lui raconter de ce qui se passait avec le Premier Duc, c’était dans les intérêts de ce dernier de la protéger, et Tavi était sûr de pouvoir convaincre Killian de l’installer dans l’une des chambres d’invités, où la présence de la Garde Royale permettrait d’éviter qu’elle se fasse tuer. En supposant qu’elle soit encore saine et sauve. Un frisson de peur le parcourut et donna un nouvel élan à ses jambes ; il poursuivit sa course encore plus vite, infatigable, déterminé, terrifié à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à la femme qui l’avait élevé comme son propre fils. Lorsque Renzo sortit de derrière un carrosse à l’arrêt et sans conducteur, Tavi eut tout juste le temps d’enregistrer sa présence avant que le colosse abatte sur lui son poing énorme. Tavi se tordit brusquement pour arrêter le coup avec ses deux bras, mais la force de son adversaire, accrue par sa furie, était phénoménale et l’envoya valser, chancelant, contre un mur en pierre qui entourait les abords d’un autre gigantesque manoir. Il réussit à éviter de s’assommer ou de se briser l’épaule à l’impact, mais, passé cela, fut impuissant à retenir sa chute. Il pouvait sentir le sang dans sa bouche. Renzo, dans sa tunique brune, vint se pencher sur lui en plissant ses yeux porcins, ses poings serrés semblables à des jambons. Un gloussement se fit entendre, et Tavi, en tournant la tête, vit Varien sortir de l’endroit où il était caché et s’approcher de lui. — Bien joué, dit le jeune noble. Regarde-le. Je crois qu’il va se mettre à pleurer. Tavi vérifia que ses bras et ses jambes n’étaient pas cassés, puis se releva en s’aidant de ses mains. Ce faisant, il sentit sa peur, son inquiétude et son humiliation se transformer en quelque chose qui n’était plus que bords tranchants et arêtes acérées. Sa tante était en danger. Le royaume l’était peut-être aussi. Et il fallait que ces deux idiots arrogants aient choisi ce moment précis pour se mêler de ses affaires. — Varien, dit-il calmement, je n’ai pas le temps pour ça. — Tu n’auras pas à attendre longtemps, répliqua Varien d’un ton narquois. J’ai amené Renzo avec moi par les airs pour t’arrêter, mais Brencis sera bientôt là pour te parler de l’impolitesse dont tu as fait preuve en t’invitant à sa fête. Tavi se redressa et fit face aux deux brutes. Une voix qui n’était pas la sienne sortit de sa bouche, dure, froide, vibrante d’autorité. — Hors de mon chemin. Tous les deux. Le sourire méprisant de Varien se fit hésitant et le jeune homme dévisagea Tavi de ses yeux d’un bleu délavé, interloqué. Après quelques secondes d’incertitude, il reprit la parole. — Ouvre encore la bouche, l’interrompit Tavi du même ton glacial, et je te casse la mâchoire. Pousse-toi. Une expression de peur passa sur le visage de Varien, puis laissa place à une brusque colère. — Tu n’as pas le droit de me parler sur… Tavi lui décocha un violent coup de botte dans le ventre. Le garçon se plia en deux, le souffle coupé, en se tenant l’estomac. Sans attendre, Tavi l’attrapa par les cheveux et le poussa de toutes ses forces contre le sol pavé, et le poids combiné de leurs deux corps écrasa le menton de Varien en biais par rapport au sol. Un craquement sinistre se fit entendre, et Varien poussa un vagissement de douleur. Tavi se releva d’un bond, exultant d’une joie sauvage. Renzo se précipita pour lui décocher un nouveau crochet circulaire de son énorme poing. Tavi se baissa pour l’esquiver et se redressa en brandissant le poing à la verticale, le bras et le coude alignés sur sa jambe d’appel, en un uppercut vif comme l’éclair. Son poing, qui concentrait toute sa force, vint heurter le menton de Renzo. La tête de celui-ci partit violemment en arrière, mais il ne tomba pas. Il se contenta de chanceler, en clignant des yeux d’un air surpris, et recula son énorme poing pour frapper de nouveau. Serrant les dents, Tavi esquiva d’un bond et décocha un violent coup de pied par le côté sur le genou de son adversaire. L’articulation se déboîta en craquant, et Renzo tomba avec un hurlement, avant de se tenir le genou à deux mains en rugissant et en poussant des jurons. Tavi se releva et baissa les yeux sur ces deux garçons qui l’avaient tourmenté, en train de se tordre en hurlant de douleur. Leurs cris avaient commencé à attirer l’attention des habitants du manoir voisin et des passants. Quelqu’un avait déjà appelé les légionnaires municipaux, et Tavi savait que ceux-ci n’allaient pas tarder à arriver. Les hurlements de Varien avaient laissé place à des sanglots et à des gémissements déchirants. Renzo n’était guère en meilleur état, mais il parvenait à retenir ses plaintes en serrant les dents, et celles-ci faisaient plutôt penser aux cris d’un animal blessé. Tavi garda les yeux rivés sur eux. Il avait été témoin de véritables atrocités pendant la Seconde Bataille de Calderon. Juché sur le dos du gargante de Doroga, il avait vu l’énorme bête se frayer un chemin à travers un océan de corps marats carbonisés et sanguinolents, tandis que les hurlements de souffrance des blessés montaient vers le ciel indifférent. Il avait vu les corbeaux d’Aléra, attirés instinctivement par la bataille, s’abattre en nuées pour dévorer les yeux et la langue des morts et des mourants, Marats comme Aléréens, avec un horrible manque de préférence entre les morts et les blessés. Il avait vu les remparts de Garnison littéralement peints de sang. Il avait vu des hommes et des femmes périr écrasés, égorgés, transpercés, et étranglés alors qu’ils défendaient leur vie, et il avait pataugé dans des mares de sang encore chaud alors qu’il courait au milieu du carnage. Pendant longtemps, il en avait fait des cauchemars. Ils étaient devenus moins fréquents, mais les détails de ces images ne s’étaient pas effacés de sa mémoire. Trop souvent, il se surprenait à y repenser, avec une sorte d’écœurement fasciné. Il avait vu des choses atroces. Il les avait affrontées. Il les avait détestées, et elles le terrifiaient toujours, mais il avait fait face à l’existence de ces destructions hideuses sans les laisser contrôler sa vie. Là, c’était différent. Tavi n’avait fait de mal à personne pendant la Seconde Bataille de Calderon ; mais en ce qui concernait la souffrance qu’enduraient à présent Renzo et Varien, c’était lui qui la leur avait infligée de ses propres mains ; c’était sa propre volonté, son propre choix. Il n’y avait aucune dignité dans ce qu’il leur avait fait. Il n’y avait là rien de quoi tirer fierté. La jubilation soudaine qui l’avait envahi pendant ce combat rapide et brutal s’évanouit. Il avait envisagé ce moment avec impatience, d’une certaine façon : le moment où il pourrait mettre à profit ses talents contre ceux qui lui avaient toujours fait sentir son impuissance et sa petitesse. Il s’était attendu à éprouver de la satisfaction, un sentiment de triomphe. Mais au lieu de cela, il ne ressentait qu’un vide étrange, qui se remplit soudain d’une violente nausée. C’était la première fois qu’il faisait autant de mal à quelqu’un. Il se sentait sali, bizarrement, comme s’il avait perdu quelque chose de précieux qu’il n’avait pas eu conscience de posséder auparavant. Il avait blessé ces garçons, et gravement. Il ne pouvait pas les battre autrement. S’il ne les avait pas mis hors de combat immédiatement, ils auraient été capables d’utiliser leurs furies contre lui, et il n’aurait alors rien pu faire hormis endurer ce qu’ils voulaient lui infliger. Donc il les avait blessés. Gravement. En l’espace de quelques secondes, il leur avait fait payer toutes les misères qu’ils lui faisaient subir depuis deux ans, au centuple. Il n’avait pas eu le choix. Ce qui ne voulait pas dire que c’était bien. — Je suis désolé, dit-il doucement, même si une note de froideur teintait encore ses mots. Je suis désolé d’avoir dû faire ça. Il s’apprêtait à en dire plus, mais secoua la tête et tourna le dos pour se remettre à courir en direction du manoir de Sire Nédus. Il serait bien temps de régler les problèmes de responsabilité légale avec la légion municipale une fois qu’il saurait sa tante en sécurité. Mais il n’avait pas fait trois pas que les pavés sous ses pieds se soulevèrent et le projetèrent violemment contre le mur le plus proche. Il fut pris complètement par surprise, et sa tête heurta brutalement la pierre. Ébloui par un éclair fantôme, il se sentit tomber et essaya de se relever, mais une main l’agrippa brutalement et l’envoya voler dans les airs avec une terrible facilité. Il atterrit sur des pavés, et, lorsqu’il eut fini de rouler au sol, les étoiles avaient commencé à disparaître de sa vue. Il leva les yeux et vit qu’il se trouvait dans une impasse obscure, entre une petite boutique de vins de qualité et l’échoppe d’un orfèvre. Un brouillard dense s’était mystérieusement levé et s’épaississait à vue d’œil, s’enroulant autour de son visage. Tavi se mit à genoux et vit Kalarus Brencis Minoris debout devant lui, vêtu d’un magnifique pourpoint gris et vert, le front ceint d’un bandeau de fer serti d’une pierre verte, et les doigts et le cou ornés de bijoux de cérémonie étincelants. Ses cheveux étaient ramenés en tresse comme ceux des combattants des villes du sud, et il portait à la ceinture une épée et un poignard. Il plissait les yeux avec cruauté, le regard embrasé d’une inquiétante sauvagerie que Tavi aurait été incapable de définir. — Ainsi, dit doucement Brencis, tandis que le brouillard continuait à s’épaissir, tu as cru qu’il serait amusant de te moquer de moi en t’invitant furtivement à la soirée organisée par mon père ? En buvant son vin, peut-être ? En chapardant quelques objets de valeur ? — Je remettais simplement une missive de la part du Premier Duc, réussit à dire Tavi. Mais Brencis poursuivit comme si Tavi n’avait pas ouvert la bouche : — Et maintenant, tu as attaqué et blessé mes amis et compagnons de virée. Mais je suppose que tu vas dire que c’était sur les ordres du Premier Duc, hein, espèce de lâche ? — Brencis, dit Tavi entre ses dents, cette affaire ne te concerne pas. — Tu parles, que ça me concerne ! répliqua Brencis avec hargne. (Le brouillard formait à présent un épais manteau autour d’eux, et on n’y voyait pas à trois pas.) Ça fait trop longtemps que je supporte ton insolence. (Il tira nonchalamment son épée de son fourreau, puis prit sa dague dans la main gauche.) C’est la dernière fois. Tavi regarda l’alarmante lueur qui dansait dans les yeux de Brencis et se releva péniblement. — Ne fais pas ça, Brencis. Ne sois pas bête. — Je ne me laisserai pas parler sur ce ton par un raté sans furies ! gronda Brencis, et il se jeta sur Tavi en lui portant une estocade au ventre. Tavi dégaina son propre poignard et réussit à parer l’attaque, déviant l’épée de Brencis pour qu’elle passe à côté de lui. Mais ç’avait été un coup de chance, et il le savait. Une fois que Brencis eut commencé à attaquer de taille, le petit couteau de Tavi ne lui fut plus d’aucune utilité, et l’adolescent recula d’un bond en cherchant désespérément un moyen de sortir de l’impasse. Il n’y en avait pas. — Pauvre idiot de paganus, dit Brencis avec un sourire. J’ai toujours su que tu n’étais qu’un sale petit dégonflé. — Les légionnaires municipaux seront bientôt là, répondit Tavi d’une voix tremblante. — J’ai largement le temps. Personne ne verra rien à travers ce brouillard. (Une étincelle d’amusement mauvais passa dans son regard.) Quelle étrange coïncidence qu’il se soit justement levé maintenant. Il passa de nouveau à l’attaque et l’acier brillant de son épée fondit vers la gorge de Tavi. Ce dernier l’esquiva en se baissant, mais vit alors la botte de Brencis se diriger vers sa tête. Il réussit à l’arrêter en partie avec son épaule, mais la force de terrafèvre de Brencis valait au moins celle de Renzo, et Tavi tituba sur le côté. Seul le mur de l’orfèvrerie retint sa chute, et le monde se mit à tourner rapidement autour de lui, tandis que Brencis levait son épée pour lui assener de toutes ses forces un coup fatal. L’instinct de Tavi se réveilla en hurlant, et l’adolescent réussit miraculeusement à reculer en chancelant. Il ressentit une violente douleur au bras gauche. Il porta un coup de dague à la main dont Brencis tenait son épée, mais celui-ci l’évita avec une aisance dédaigneuse. Puis il fit un mouvement du poignet, et une brusque rafale de vent plaqua Tavi au sol, avant de le pousser jusqu’au mur qui fermait l’impasse. Le jeune homme se releva tant bien que mal, mais le vent le plaqua alors dos au mur, d’où des mains horriblement déformées émergèrent soudain pour lui enserrer poignets et chevilles dans un étau douloureux. Brencis s’approcha calmement pour dévisager Tavi avec suffisance. Il rengaina sa dague et lui assena nonchalamment une paire de gifles. Il avait utilisé le plat de la main, mais ces deux claques furent aussi violentes que des coups de poing, et la vision de Tavi, complètement sonné, se réduisit à un tunnel qu’envahissait la silhouette mince et arrogante de Kalarus Brencis Minoris. — Je n’arrive pas à croire à quel point tu es stupide, dit celui-ci. Tu t’imaginais vraiment pouvoir m’insulter, me défier encore et encore, et avoir une chance d’y survivre ? Tu n’es rien, Tavi. Tu n’es personne. Tu n’as pas de furies. Tu n’es même pas un Citoyen. Tu n’es rien d’autre que le chien-chien préféré d’un vieillard sénile. Brencis appuya la pointe de son épée sur la joue de Tavi. Celui-ci sentit une douleur cuisante, puis un filet de sang qui lui coulait sur la mâchoire. Brencis plongea son regard dans le sien. Les yeux du jeune noble étaient… étranges. Ses pupilles étaient bien trop dilatées, et il avait le visage luisant de transpiration. Son haleine empestait le vin. Tavi déglutit et s’efforça de rassembler ses esprits. — Brencis, dit-il calmement, tu es ivre. Tu as pris de la drogue. Tu n’es pas maître de toi. Brencis lui assena une autre paire de petites claques méprisantes. — Permets-moi d’en douter. Tavi fut pris d’une nouvelle vague de vertige et son estomac se souleva. — Brencis, arrête et réfléchis. Si tu… Cette fois, Brencis enfonça son poing dans le ventre de Tavi, et, même si celui-ci réussit à contracter ses abdominaux et à expirer violemment au moment de l’impact, pour l’atténuer, le choc fut plus violent que tout ce qu’il avait jamais connu. Il en eut le souffle coupé. — Ne me dis pas ce que je dois faire ! s’écria Brencis d’une voix stridente, pâle de rage. Tu fais comme je veux. Tu meurs comme je veux. (Il se passa la langue sur les lèvres et resserra sa prise sur son épée.) Tu n’as pas idée depuis combien de temps je rêve de faire ça. Quelque part dans le brouillard derrière Brencis, le raclement métallique d’une épée tirée de son fourreau se fit entendre. — Ça, c’est amusant, dit Max en sortant du brouillard, son glaive de légionnaire à la main. Je me disais justement la même chose. Brencis se raidit et regarda par-dessus son épaule, sans toutefois écarter son épée de la joue de Tavi. — Écarte-toi de lui, Brencis, dit Max. Le jeune noble esquissa un sourire méprisant. — Le bâtard. Non, Antillar. Toi, écarte-toi. Va-t’en maintenant, ou je tue ton petit copain paganus. — Tu viens de dire que tu voulais le tuer de toute façon. Tu me prends pour un idiot, ou quoi ? — Recule ! hurla Brencis. Sinon je le tue ! Tout de suite ! — Je n’en doute pas, répondit Max d’un air neutre. Mais alors je serai obligé de te tuer. Tu le sais. Je le sais. Ne sois pas bête, Brencis. Va-t’en. Brencis se mit à trembler de tout son corps, et regarda tour à tour Tavi et Max, plusieurs fois. Puis ses yeux, trop écarquillés, trop injectés de sang, flamboyèrent soudain d’un éclat inhumain, avant de se plisser d’un air mauvais. — Max ! s’écria Tavi, dans un effort pour mettre en garde son ami. Au même instant, Brencis se détourna de lui, la main tendue, et, sortie de nulle part, une tempête de feu meurtrière et rugissante envahit l’étroite impasse pour s’abattre sur Max. L’espace d’une seconde, Tavi ne vit rien ; puis une silhouette sombre, accroupie, se dessina vaguement à travers les flammes. L’incendie disparut brusquement, laissant voir Max un genou à terre, le bras gauche levé pour se protéger les yeux, son épée toujours à la main. La pointe de sa lame rougeoyait et ses vêtements étaient noircis et brûlés par endroits, mais il se releva, apparemment indemne, et s’avança vers Brencis. — Il va falloir que tu fasses mieux que ça, dit-il calmement. Brencis tourna le dos à Tavi pour faire face à Max avec un grondement de rage. Il fit un geste, et les pavés devant ses pieds se délogèrent du sol pour voler droit sur Max en une nuée meurtrière. Max leva la main gauche et ferma le poing d’un air menaçant. L’un des murs de l’impasse, soudain devenu fluide, s’étira pour venir se placer entre lui et la pluie de pierres. Celles-ci s’écrasèrent dessus et se brisèrent en mille morceaux. Le mur reprit aussitôt sa place avec un bruit sec. Max baissa le bras et poursuivit son chemin. Brencis gronda de nouveau et un tas de pavés plus important se délogea du sol, mais Max fit un geste vif en direction d’un stock de bois de chauffage presque épuisé soigneusement entassé contre un mur, et une dizaine de bûches, chacune de la taille de la cuisse de Tavi, se ployèrent soudain pour bondir sur Brencis. Le jeune noble relâcha les pierres qu’il avait entrepris de soulever et son épée devint un entrelacs d’acier qui intercepta chaque bûche et la coupa net, faisant voler les morceaux au loin, inoffensifs. Max chargea, l’épée en avant, et Brencis s’avança à sa rencontre avec un hurlement de rage frustrée et de peur. Leurs lames se croisèrent avec un tintement dur, faisant fleurir des étincelles en gerbes flamboyantes. Ils poursuivirent sur leur lancée puis se retournèrent pour engager de nouveau le fer, encore et encore, avec des mouvements gracieux et fluides de danseurs. Tavi vit une expression de surprise éphémère passer sur le visage de Max après le troisième engagement. C’était un escrimeur de talent, Tavi le savait, mais il avait manifestement sous-estimé Kalarus Brencis. Celui-ci le valait bien à l’épée, et des deux autres assauts résultèrent surtout des tintements métalliques, et pas la moindre goutte de sang. Brencis, qui faisait face au mur de l’impasse, adressa alors un sourire cruel à Max, leva une main et la tendit brusquement vers Tavi. Des flammes jaillirent du bout de ses doigts et fondirent avec un rugissement sur le garçon sans défense. — Non ! s’écria Max. Il se tourna en faisant un geste bref de la main, et un vent âpre se leva devant Tavi, le protégeant en tenant les flammes à distance, même si l’air était assez chaud pour lui brûler les poumons. — Max ! hurla Tavi. Brencis enfonça sa lame étincelante dans le dos de Max. Celui-ci en vit la pointe ressortir de son ventre. Il pâlit brusquement, les yeux écarquillés de surprise. Brencis fit tourner son épée dans la plaie, une fois, deux fois, puis la retira. Max exhala lentement, et tomba sur les genoux et les mains. Un silence soudain envahit l’impasse. — Oui, s’exclama Brencis, haletant, les yeux brillants. Oui. Enfin. (Il fit un geste vif, et une langue de vent cingla le dos de Max en une ligne si fine qu’elle fendit sa chemise et ouvrit un long sillon sanglant sur sa peau.) Sale bâtard. Si suffisant. Si arrogant. Il refit le même geste rapide du poignet, encore et encore, rouvrant les horribles cicatrices du dos de Max dans un renouveau de souffrance et de sang. Max laissa échapper un gémissement, poussé un peu plus bas vers le sol par chaque nouveau coup. Pourtant, lorsqu’il leva les yeux vers Tavi, son visage n’exprimait pas seulement de la peur et de la souffrance, mais aussi une détermination pleine de défi. Tavi sentit l’étau qui retenait ses poignets et ses chevilles commencer soudain à se desserrer ; sa peur, sa rage et sa frustration gagnèrent de nouveaux sommets alors qu’il comprenait l’intention de Max. Brencis ne prêtait aucune attention à Tavi, tout à la torture qu’il infligeait à Max, dans un flot constant de jurons et de grondements haineux. Avec un gémissement rauque, Max s’affaissa presque complètement, et Tavi se retrouva brusquement libre. Il prit fermement position, fit sauter son poignard dans sa main pour en attraper la lame entre le pouce et l’index et, d’un geste instinctif dû à de longues heures de pratique, le jeta à la gorge de Brencis. L’arme traversa l’air en tournoyant sur elle-même, et Brencis ne s’en rendit compte qu’au dernier moment. Il tressaillit, mais la lame fit mouche, lui taillada la joue et traversa son oreille de part en part. Brencis hurla de douleur. Tavi savait qu’il ne disposait que de quelques secondes, à peine, avant que Brencis se reprenne et les tue tous les deux. Il se rua en avant, sautant par-dessus Max, et heurta violemment la poitrine de Brencis de l’épaule. Ils tombèrent tous les deux. Brencis porta la main à son poignard, mais Tavi, avec la rage du désespoir, lui enfonça le pouce dans l’œil, le faisant hurler de nouveau. Le temps manquait pour la réflexion, pour la technique, pour les tactiques complexes. La lutte était trop terrible, trop primaire, trop brutale. Brencis réussit à mettre sa main libre sur la gorge de Tavi et serra, essayant de l’étrangler avec sa force de terrafèvre, mais Tavi contre-attaqua en plantant ses dents dans l’avant-bras de son adversaire, le mordant jusqu’au sang. Brencis hurla. Tavi le roua de coups, abattant maladroitement ses poings sur son visage comme des marteaux tandis que Brencis essayait vainement d’utiliser son épée dans leur lutte au corps à corps. Tavi continua sans faiblir, hurlant, ses forces décuplées par la terreur et la rage. Brencis essaya de s’échapper en rampant, mais Tavi l’attrapa par la tresse et lui cogna la tête sur le sol. Encore et encore, il écrasa le visage de Brencis sur les pavés, pesant de tout son poids sur le dos du garçon, jusqu’à ce que le corps de celui-ci s’affaisse soudain, mou et flasque, en dessous de lui. Un coup violent s’abattit alors sur la tête de Tavi, l’envoyant rouler loin de Brencis. L’adolescent atterrit par terre comme une masse et leva les yeux. Malgré la douleur lancinante qui lui martelait les tempes, lui donnait la nausée et l’avait momentanément aveuglé, il vit un homme émerger du brouillard, vêtu de vert et de gris. Il reconnut vaguement le Haut Duc de Kalare. L’homme baissa un regard méprisant sur lui, puis s’approcha de Brencis et le poussa de la pointe de sa botte. — Lève-toi, dit-il d’une voix bouillante de fureur amère. Tavi distingua derrière lui les silhouettes pitoyablement voûtées de Varien et de Renzo, qui s’appuyaient l’un sur l’autre pour éviter de tomber. Brencis remua et leva lentement la tête. Il s’assit. Son visage n’était plus qu’une masse d’entailles, de sang et d’ecchymoses. Sa bouche ensanglantée restait ouverte, et Tavi pouvait y voir des dents cassées. — Tu es pitoyable, dit Kalarus. (Il n’y avait ni compassion ni inquiétude pour son fils dans sa voix.) Tu les tenais. Et tu as laissé ce… ce moins que rien te vaincre. Brencis essaya de répondre, mais tout ce qui sortit de sa bouche fut une purée de sons et de sanglots incompréhensible. — Tu n’as aucune excuse, reprit Kalarus. Aucune. (Il leva les yeux pour regarder les deux garçons au fond de l’impasse.) Personne ne doit jamais savoir que toi, mon fils, a été battu par ce paganus. Jamais. Nous ne pouvons pas laisser la rumeur de cette humiliation quitter cette impasse. Le cœur de Tavi se serra d’angoisse. Max respirait encore mais gisait immobile dans son propre sang. Tavi essaya de se relever, mais il avait déjà besoin de toutes ses forces pour se retenir de vomir, et il savait que Sire Kalarus s’apprêtait à les tuer. Impuissant, il le regarda lever une main et sentit la terre commencer à trembler autour de lui. Mais, à cet instant, une aveuglante lumière dorée envahit l’impasse, trouant le brouillard aussi rapidement que si le soleil lui-même s’était levé sur Aléra Impéria. Ébloui, Tavi mit la main en visière pour se protéger les yeux. Placida Aria, Haute Duchesse de Placida, se tenait à l’entrée de l’impasse, une demi-centurie de légionnaires municipaux derrière elle. Elle tenait un bras mince levé devant elle, le poignet parallèle au sol, et sur celui-ci était perché un faucon de pures flammes dorées. La lumière qu’il émettait illuminait les moindres recoins de l’impasse. — Votre Grâce, dit dame Placida, d’une voix aussi claire et sonore que le chant d’une trompette d’argent, calme et ferme. Que se passe-t-il ici ? Les tremblements qui agitaient le sol s’interrompirent brusquement. Kalarus garda un instant les yeux rivés sur Tavi, le regard vide, puis se tourna vers dame Placida et les légionnaires. — Une agression, Votre Grâce. Antillar Maximus a attaqué et gravement blessé mon fils et ses compagnons de l’Académie. Dame Placida plissa les yeux d’un air dubitatif. — Vraiment ? (Elle détourna les yeux de Kalarus pour regarder tour à tour les garçons qui gisaient au sol, puis Brencis, Renzo et Varien.) Et vous avez été témoin de cette agression ? — De la fin. Leurs armes étaient sorties. Antillar était en train d’essayer de tuer mon fils après avoir roué de coups ces autres garçons. Mon fils et ses amis peuvent tous témoigner de ces actes. — N-non, bégaya Tavi. Ce n’est pas ce qui s’est passé. — Gamin, dit Kalarus d’un ton furieux, c’est là une affaire de Citoyens. Tais-toi ! — Non ! Vous ne… Tavi sentit soudain l’air se durcir dans sa gorge, le réduisant au silence. En levant les yeux, il vit Kalarus froncer légèrement les sourcils. — Jeune homme, dit dame Placida d’un ton froid, taisez-vous. Le Haut Duc a raison. C’est là une affaire de Citoyens. (Elle garda les yeux posés sur Tavi une seconde, et celui-ci crut voir une expression d’excuse passer rapidement sur le visage de la Haute Duchesse. Elle poursuivit d’une voix plus calme, moins froide.) Il vous faut garder le silence ici. Avez-vous bien compris ? La pression dans la gorge de Tavi disparut, et il put respirer de nouveau. Il dévisagea dame Placida un moment, puis acquiesça. La Haute Duchesse hocha la tête à son tour, puis se tourna vers l’homme à côté d’elle. — Capitaine, avec votre permission, je vais m’occuper des blessures les plus urgentes, avant que vous emmeniez l’accusé en garde à vue. — Bien sûr, madame. Et veuillez accepter notre gratitude pour votre aide, répondit le légionnaire. — Merci, conclut dame Placida, et elle entra dans l’impasse pour se diriger vers Tavi et Max. Kalarus se tourna vers elle, lui barrant ostensiblement la route. Placida, qui le dominait de plusieurs centimètres, le regarda avec une expression sereine et impassible. Le faucon de feu sur son poignet, encore très présent, battit des ailes avec agitation, faisant voler des étincelles qui tombèrent lentement au sol. — Oui, Votre Grâce ? demanda la Haute Duchesse. Kalarus répondit d’une voix très calme : — Croyez-moi, vous ne voulez pas m’avoir comme ennemi. — Étant donné ce que je sais de vous, Votre Grâce, je ne vois pas comment vous pourriez être quoi que ce soit d’autre. — Allez-vous-en, poursuivit Kalarus d’un ton autoritaire. Dame Placida lui éclata de rire au nez, avec un amusement mêlé de mépris. — Comme c’est étrange qu’Antillar Maximus ait infligé toutes ces blessures avec ses seules mains. Il possède, vous le savez, des talents de furifèvre considérables. — C’est le bâtard d’un immonde barbare. On pouvait s’y attendre, répliqua Kalarus. — Comme on aurait pu s’attendre à voir ses mains abîmées après un tel acte de barbarie. Mais elles sont indemnes. Et toutes les blessures qu’Antillar a reçues sont sur son dos. Kalarus la dévisagea, muet de fureur. — Alors que les mains de l’autre garçon sont dans un état lamentable, poursuivit dame Placida. Il a les deux poings en sang. C’est étrange, ne trouvez-vous pas, Votre Grâce ? On aurait presque envie de croire que c’est le garçon de Calderon qui a triomphé non seulement de votre fils, mais également de ses deux compagnons. (Elle fit une moue faussement songeuse.) N’est-ce pas le garçon de Calderon qui est dépourvu de tout don de furifèvre ? Les yeux de Kalarus lancèrent des éclairs. — Espèce de garce arrogante. Je vais… Les yeux gris de dame Placida restèrent aussi calmes et durs que des montagnes dans le lointain. — Vous allez quoi, Votre Grâce ? Me défier en juris macto ? — Vous ne feriez que vous cacher derrière votre mari, fit Kalarus d’un ton dédaigneux. — Bien au contraire, répliqua dame Placida. Je suis prête à vous affronter ici et maintenant, si tel est votre désir. Je ne suis guère novice en la matière. Avez-vous oublié mon propre duel pour la Citoyenneté ? Un tic apparut sur la joue de Kalarus. — Non, fit dame Placida en le remarquant. Vous n’avez pas oublié. (Elle jeta un coup d’œil à Brencis et ses compagnons.) Occupez-vous de votre fils, Votre Grâce. C’est terminé pour aujourd’hui. Alors si vous voulez bien vous écarter et me laisser soigner les blessés… ? Sa question était formulée poliment, mais elle garda les yeux fermement plantés dans ceux de Kalarus. — Je n’oublierai pas cet affront, murmura ce dernier en la laissant passer. Je peux vous le promettre. — Vous auriez peine à croire à quel point cela m’importe peu, répondit dame Placida, et elle passa devant lui sans plus lui accorder un regard, son faucon de feu laissant traîner une pluie d’étincelles derrière eux. La Haute Duchesse s’approcha de Tavi et Max et plaça son faucon sur le sol à côté d’elle d’un air concentré. Tavi regarda Kalarus aider son fils à se relever, et disparaître avec lui et ses compagnons. Il exhala lentement et dit : — Ils sont partis, Votre Grâce. Dame Placida hocha calmement la tête. Son regard s’assombrit en tombant sur les cicatrices rouvertes sur le dos de Max. Puis elle trouva la blessure laissée par l’épée de Brencis à hauteur des reins du jeune homme et grimaça. — Il va s’en sortir ? demanda doucement Tavi. — Je crois. Il a réussi à refermer le plus gros tout seul. Mais il n’est pas hors de danger. C’est une chance que j’aie suivi Kalarus lorsqu’il est parti. Elle posa une main sur la plaie, puis passa l’autre sous le ventre de Max pour recouvrir l’endroit où l’épée était ressortie. Elle ferma les yeux pendant quelques longues secondes, puis retira ses mains avec précaution. La blessure était refermée, laissant voir une épaisseur de peau rose et de tissus cicatriciels. Tavi la regarda en clignant lentement des yeux d’un air éberlué, et s’exclama : — Vous n’avez même pas utilisé de baignoire ! Dame Placida eut un léger sourire. — Je n’en avais pas à disposition. Elle jeta un coup d’œil aux légionnaires et demanda : — Que s’est-il vraiment passé ? Tavi lui raconta la bagarre, de manière aussi calme et succincte que possible. — Votre Grâce, conclut-il, Max doit absolument rentrer à la Citadelle avec moi. Je vous en prie, il ne peut pas être arrêté ce soir. La Haute Duchesse secoua la tête. — Je crains que ce soit impossible, jeune homme. Maximus a été accusé d’un crime par un Haut Duc et trois Citoyens. Je suis certaine que toute cour raisonnable l’acquittera, mais il ne peut échapper aux rouages de la justice. — Mais il ne peut pas. Pas maintenant. — Et pourquoi ça ? demanda dame Placida. Tavi la regarda fixement, frustré de son impuissance. — Vous ne risquez rien, du moins d’un point de vue légal, reprit la Haute Duchesse. Kalarus ne laissera jamais son fils vous accuser, vous, de l’avoir à moitié tué. — Ce n’est pas ce qui m’inquiète. — Alors qu’est-ce ? Tavi se sentit rougir, et détourna les yeux de dame Placida. Celle-ci soupira. — Je vous suggère de vous réjouir déjà que vous soyez tous les deux en vie. Cela tient du miracle. — Tavi ? demanda Max d’une voix faible, à peine audible. Tavi se tourna aussitôt vers son ami. — Je suis là. Est-ce que ça va ? — J’ai connu pire, murmura Max. — Maximus, intervint dame Placida d’une voix ferme, vous devez garder le silence jusqu’à ce que nous puissions vous installer dans un lit digne de ce nom. Même si c’est dans une cellule. Vous êtes gravement blessé. Max secoua légèrement la tête. — Il faut que je lui dise, Votre Grâce. Je vous en prie. Seul à seul. Dame Placida haussa un sourcil en le regardant, mais acquiesça et se leva. À son geste, le faucon de feu prit son envol pour la rejoindre, et s’évanouit dans les airs à mi-chemin. La Haute Duchesse retourna calmement auprès des légionnaires et parla avec eux. — Tavi, dit Max, je suis allé chez Sire Nédus. — Alors ? Tavi se pencha plus près, le cœur battant en rythme avec la migraine qui lui martelait les tempes. — Attaqué devant sa maison. Il est mort. Les cochers aussi. La courtisane. Les assassins. Tavi eut l’impression qu’une pierre lui tombait au creux de l’estomac. — Tante Isana ? — Je ne l’ai vue nulle part, Tavi. Elle a disparu. Il y avait des traces de sang. On l’a probablement enlevée. Il s’apprêtait à poursuivre mais à cet instant ses yeux chavirèrent et se fermèrent. Hébété, Tavi garda le regard rivé sur son ami tandis que les légionnaires s’attroupaient autour de ce dernier pour l’emporter vers une cellule. Puis il se rendit au manoir de Sire Nédus, où il trouva la légion municipale déjà en train d’arpenter le lieu du crime. Les corps avaient tous été allongés côte à côte. Aucun d’eux n’était celui de sa tante. Elle avait disparu. Probablement enlevée. Elle était peut-être déjà morte. Max, la seule personne qui pouvait maintenir l’illusion de la puissance de Gaius, était en prison. Sans sa présence en tant que doublure du Premier Duc, le royaume était peut-être déjà sur la pente d’une guerre civile qui allait le laisser à la merci de ses ennemis. Et c’était la décision de Tavi qui avait mené à cette situation. Celui-ci entreprit de remonter lentement et péniblement les rues en direction de la Citadelle. Il devait dire à Killian ce qui s’était passé. Parce qu’il ne pouvait rien faire de plus pour sa tante, son ami ou son souverain. Chapitre 25 Amara se réveilla en sentant quelque chose effleurer son pied. Elle décocha un coup de pied à la chose, quelle qu’elle soit, et entendit un léger trottinement sur le sol. Une souris, ou un rat. Une exploitation n’en était jamais délivrée, quel que soit le nombre de chats ou de furies qu’on utilisait pour les tenir à distance. Elle s’assit, les yeux ensommeillés, et se frotta le visage de ses mains. La grand-salle de l’exploitation était remplie de blessés. Des feux avaient été allumés dans les âtres à chaque extrémité de la pièce et des gardes étaient postés devant les deux portes. Amara se leva et s’étira, en scrutant les alentours jusqu’à ce qu’elle aperçoive Bernard près d’une porte, en train de parler à voix basse avec Giraldi. Elle se dirigea vers lui en contournant plusieurs blessés qui gisaient sur des lits de camp et des paillasses. — Comtesse, la salua Bernard en inclinant poliment la tête. Vous devriez rester allongée. — Je vais bien, répondit-elle. Combien de temps ai-je dormi ? — Deux heures environ, répondit Giraldi en touchant son casque du bout du doigt en un vague geste de respect. Je vous ai vue dans la cour. Pas mal pour une, euh… — Une femme ? demanda malicieusement Amara. — Une civile, répondit Giraldi avec un reniflement hautain. Bernard éclata d’un rire discret. — Les survivants ? demanda Amara. Bernard indiqua de la tête la zone plus sombre au centre de la pièce, où la plupart des lits de camp et des paillasses étaient rassemblés. — Ils dorment. — Les hommes ? Bernard fit un geste du menton en direction des lourdes baignoires alignées contre un mur, désormais retournées pour sécher. — Les Guérisseurs ont remis les blessés légers en état de combattre, mais, sans Harmonus, nous n’avons pas réussi à rétablir complètement ceux qui avaient été intentionnellement estropiés. Trop de fractures à soigner, il nous faudrait plus d’aquafèvres. Et certaines des blessures graves… Il secoua la tête. — On a encore perdu des hommes ? demanda Amara. — Quatre. On n’a pas pu faire grand-chose pour eux… Et deux des trois Guérisseurs qui restaient ont été blessés eux aussi. Ç’a réduit l’étendue de ce qu’ils pouvaient faire pour aider les autres. Trop de travail et pas assez de bras. — Nos Chevaliers ? — Ils se reposent, répondit Bernard en indiquant de nouveau les lits de camp. Je veux qu’ils aient récupéré de la bataille de ce matin dès que possible. Giraldi émit un grognement railleur. — Avoue, Bernard. C’est juste que tu aimes voir l’infanterie rester debout sans prendre de repos. — Pas faux, répondit gravement Bernard. Mais là, c’était juste une heureuse coïncidence. Amara sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres. — Centurion, dit-elle, auriez-vous la gentillesse de me trouver quelque chose à manger ? — Bien sûr, Votre Excellence, répondit Giraldi en frappant son plastron du poing, avant de se diriger vers la cheminée la plus proche et la table couverte de provisions qui se trouvait à côté. Bernard le regarda s’éloigner. Amara croisa les bras et s’appuya contre le chambranle de la porte pour regarder, dehors, la cour illuminée par le soleil de la fin d’après-midi. La vision macabre menaça de réveiller en elle un cyclone de peur, de colère et de culpabilité, et elle dut fermer les yeux un moment pour conserver son sang-froid. — Qu’est-ce qu’on va faire, Bernard ? demanda-t-elle. Le colosse regarda la cour en fronçant les sourcils, et, au bout d’un moment, Amara rouvrit les yeux pour étudier son visage. Il avait l’air fatigué, hagard, et, lorsqu’il prit la parole, ce fut d’un ton lourd de culpabilité. — Je ne sais pas, finit-il par dire. On vient seulement de terminer de sécuriser l’exploitation et de s’occuper des blessés. Amara regarda, derrière lui, les restes humains qui jonchaient la cour. Les légionnaires avaient ramassé les cadavres, et ceux-ci étaient alignés contre l’un des murs extérieurs de l’exploitation, enveloppés dans leur cape. Des corbeaux voletaient de part et d’autre ; certains picoraient le bord des dépouilles protégées, mais la plupart trouvaient largement de quoi s’occuper sur les restes trop éparpillés pour avoir été récupérés. Amara posa la main sur le bras de Bernard. — Ils connaissaient les risques, dit-elle doucement. — Et ils comptaient sur un commandement compétent, répliqua Bernard. — Personne n’aurait pu prévoir cela, Bernard. Tu ne peux pas te reprocher ce qui s’est passé. — Si, répondit calmement Bernard. Et le Haut Duc de Riva et Sa Majesté le feront aussi. J’aurais dû être plus prudent. J’aurais dû attendre des renforts. — Le temps manquait, dit Amara. (Elle lui serra le poignet.) Bernard, le temps manque toujours, si Doroga dit vrai. Il faut qu’on décide d’un plan d’action. — Même si ce n’est pas le bon ? Même si cela signifie la mort d’encore plus d’hommes ? Amara prit une grande inspiration et répondit calmement, d’une voix douce, sans la moindre rancœur : — Oui. Même si cela signifie leur mort à tous. La tienne. La mienne. Nous sommes ici pour protéger le royaume. Il y a des dizaines de milliers de fermiers qui vivent entre ici et Riva. Si ces vordes peuvent se répandre aussi vite que le dit Doroga, le sort de ces fermiers est entre nos mains. Ce que nous allons faire dans les heures qui viennent pourrait leur sauver la vie. — Ou leur valoir la mort, ajouta Bernard. — Préférerais-tu que nous ne fassions rien ? Ce serait comme leur couper la gorge nous-mêmes. Bernard regarda Amara un moment, puis ferma les yeux. — Tu as raison, bien sûr, dit-il de sa voix grave. Il faut qu’on passe à l’attaque. Qu’on se batte. — Bien, dit Amara en hochant la tête. — Mais je ne peux pas me battre contre un ennemi introuvable. Nous ne savons pas où sont ces créatures. Elles nous ont déjà tendu un piège une fois. Nous serions fous de charger hors d’ici à l’aveugle. Ce serait gâcher encore plus de vies inutilement. — Je suis d’accord avec toi, répondit Amara, les sourcils froncés. — Alors, là est la question, conclut Bernard en hochant la tête. On veut les trouver et les attaquer. Quelle est la marche à suivre ? — Ça, c’est simple. On rassemble tout ce qu’on sait sur elles. (Amara jeta un regard circulaire dans la grand-salle.) Où est Doroga ? — Dehors. Il a refusé de laisser Marcheur tout seul. Amara eut l’air contrarié. — C’est le seul à avoir déjà un peu d’expérience avec les vordes. On ne peut pas risquer de le perdre comme ça. Bernard esquissa un sourire. — Je me demande s’il n’est pas plus en sûreté là, dehors. Les vordes ne semblent faire ni chaud ni froid à Marcheur. — D’accord. Allons lui parler. Bernard acquiesça d’un bref hochement de tête et fit signe à Giraldi d’approcher. Le centurion revint vers la porte, une tasse en fer-blanc évasée à la main. Il reprit son poste de garde et tendit à Amara le récipient fumant. Celui-ci était rempli d’une soupe épaisse au parfum âcre et au goût de viande : le « sang de légionnaire ». Amara le remercia d’un signe de tête et emporta la tasse en sortant avec Bernard pour parler à Doroga. Le chef de horde marat se trouvait dans le coin qu’il avait défendu pendant l’attaque. Du sang et du pus verdâtre avaient séché sur sa peau pâle, lui donnant un aspect encore plus sauvage que d’habitude. Marcheur, immobile, tenait calmement sa patte avant gauche levée, laissant Doroga en examiner les coussinets. — Doroga, appela Amara. Le Marat la salua d’un grognement sans lever les yeux. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Bernard. — Ses pattes, répondit le Marat de sa voix grave. Il faut toujours que je l’aide à prendre soin de ses pattes. Elles sont importantes quand on est aussi gros que Marcheur. (Il leva la tête pour les regarder, en plissant les yeux pour se protéger du soleil.) Quand est-ce qu’on part à l’attaque ? Bernard ne put retenir un large sourire. — Qui a dit qu’on partait à l’attaque ? Doroga eut un grognement amusé. — Ça dépend, dit Amara. On a besoin d’en savoir autant que possible sur ces vordes avant de prendre une décision. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire de plus sur elles ? Doroga termina son inspection de la patte de Marcheur. Il regarda Amara un moment, puis s’avança vers la patte postérieure du gargante. Il lui tapa sur la cuisse du plat de la main. L’animal leva obligeamment la patte, et Doroga entreprit d’en examiner le dessous. — Elles Volent tous ceux qu’elles peuvent, finit-il par répondre. Elles détruisent tous les autres. Elles se reproduisent vite. Tuez-les rapidement ou mourez. — Ça, on le sait déjà. — Bien. Allons-y. — Il y a plus, insista Amara. Doroga la regarda d’un air perplexe. — Par exemple, reprit Amara, j’ai trouvé un point faible chez elles : cette bosse sur leur dos. Quand on la perce, cela semble libérer une sorte de fluide verdâtre et du même coup les désorienter et les tuer. — J’ai vu ça, répondit Doroga en hochant la tête. J’y ai réfléchi. Je pense qu’elles se noient. Amara haussa un sourcil étonné. — Pardon ? — Elles se noient. (Doroga fronça les sourcils en levant les yeux, comme s’il cherchait ses mots.) Elles étouffent. Suffoquent. Se convulsent sous l’effet de la panique, puis meurent. Comme des poissons hors de l’eau. — Ce sont des poissons ? demanda Bernard d’un ton sceptique. — Non. Mais peut-être qu’elles respirent quelque chose d’autre que de l’air, comme des poissons. Ce truc vert dans la bosse sur leur dos. Elles en ont besoin pour respirer, sinon elles meurent. Amara fit une moue pensive. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — Ça sent pareil que ce qu’il y a sous la croache. Peut-être que c’est là qu’elles l’obtiennent. — Tavi m’a parlé de la croache, dit Bernard d’un ton songeur. C’est cette substance cireuse qui donnait son nom à la forêt de Cire. Elles l’avaient étalée sur toute la vallée. Doroga eut un grognement d’assentiment. — Il y en avait aussi partout sur le nid que mon peuple a détruit. Amara fronça les sourcils. — Alors peut-être que cette croache n’est pas simplement une cire comme… celle des abeilles. Pas simplement quelque chose dont elles se servent pour construire leur nid. Doroga, Tavi m’a dit que ces créatures, les araignées de cire, défendaient la croache quand elle était rompue ; c’est vrai ? Doroga acquiesça. — Nous les appelons les « Gardiens du Silence ». Et, oui, c’est vrai. Seuls les plus légers parmi mon peuple pouvaient marcher sur la croache sans la briser. — Ça se tient peut-être, dit Amara. Si la croache contient ce dont elles ont besoin pour survivre… (Elle secoua la tête.) Depuis combien de temps la forêt de Cire existe-t-elle dans cette vallée ? Bernard haussa les épaules. — Elle avait toujours été là, du plus loin qu’on puisse se rappeler, lorsque je suis arrivé à Calderon. — Mon grand-père y est descendu lorsqu’il était enfant, confirma Doroga. — Mais ces araignées, ces Gardiens… Elles n’ont jamais été vues ailleurs ? demanda Amara. — Jamais, répondit Doroga sans hésiter. Elles ne se trouvaient que dans la vallée. Amara regarda une des vordes mortes, non loin d’elle. — C’est donc qu’elles ne pouvaient pas la quitter. Ces créatures sont vives et agressives. Quelque chose doit les avoir maintenues en place auparavant. Elles devaient rester là où se trouvait la croache pour survivre. — Si c’est vrai, fit Bernard, alors pourquoi se déplacent-elles maintenant ? Elles sont restées immobiles pendant des années. Doroga reposa la patte de Marcheur par terre et dit calmement : — Quelque chose a changé. — Mais quoi ? demanda Amara. — Quelque chose s’est réveillé. Tavi et mon p… et Kitaï ont réveillé une créature qui vivait au centre de la croache. Elle les a poursuivis quand ils ont fui. J’ai jeté un rocher dessus. — Si on en croit ce que dit Tavi, ce rocher faisait la taille d’un petit poney, remarqua Bernard. Doroga haussa les épaules. — Je l’ai jeté sur la créature qui les poursuivait. Je l’ai touchée. Blessée. Elle s’est enfuie. Les Gardiens l’ont suivie. Pour la protéger. — Vous l’aviez déjà vue auparavant ? demanda Amara. — Jamais. — Vous pouvez nous la décrire ? Doroga réfléchit un moment. Puis il indiqua d’un signe de tête l’un des cadavres de vordes. — Comme ça. Mais pas exactement. Plus longue. Plus mince. Étrange. Comme si elle n’avait pas fini de prendre sa forme définitive. — Doroga, intervint Bernard, ton peuple organisait cette épreuve depuis des années. Comment se fait-il que Tavi et Kitaï aient réveillé cette créature ? — Peut-être que tu n’as pas remarqué, répondit Doroga avec une expression neutre. Tavi fait les choses en grand. — Comment ça ? demanda Bernard, l’air surpris. — Il a vu comment les Gardiens repéraient la chaleur des corps. Il a vu comment ils réagissaient lorsqu’on abîmait la croache. Alors il y a mis le feu. Bernard cligna des yeux d’un air interloqué. — Tavi… a mis le feu à la forêt de Cire ? — Il a omis cette partie de l’histoire, peut-être ? — En effet. — La créature a mordu Kitaï. L’a empoisonnée. Tavi était en train de remonter. Mais il est redescendu pour elle alors qu’il aurait pu la laisser là. Ils avaient été envoyés chercher un champignon qui ne pousse que dans cette vallée. Un puissant remède contre les poisons et les maladies. Ils en avaient chacun un. Tavi a donné le sien à Kitaï pour combattre le venin. Alors même qu’il savait que cela allait lui coûter la victoire. La vie. (Doroga secoua la tête.) Il l’a sauvée. Et voilà, Bernard, pourquoi j’ai tué Atsurak pendant la bataille. Parce que ton garçon avait sauvé ma Kitaï. C’était un bel acte de bravoure. — Tavi a fait ça ? s’étonna calmement Bernard. — Il a omis cette partie de l’histoire, peut-être ? répéta Doroga. — Il… Il a une façon bien à lui de raconter les choses. À l’entendre, il n’avait pas eu un rôle si spectaculaire dans toute cette affaire. — Doroga, demanda Amara, si Tavi a abandonné la course pour sauver votre fille, comment a-t-il fait pour remporter l’épreuve ? Doroga haussa les épaules. — Kitaï lui a donné son champignon pour honorer son courage. Son sacrifice. Cela lui a coûté quelque chose dont elle avait très envie. — Tu as omis cette partie de l’histoire, peut-être, dit Bernard en souriant. Amara fronça les sourcils et ferma les yeux un moment pour réfléchir. — Je crois que je sais ce qui s’est passé. (Elle ouvrit les yeux et vit que les deux hommes la dévisageaient.) Je crois que ce que Tavi et Kitaï ont réveillé est la reine vorde. J’imagine qu’elle devait être endormie ou en hibernation pour quelque raison. Et que, d’une manière ou d’une autre, ils lui ont permis de se réveiller. Doroga hocha lentement la tête. — Peut-être. La première reine se réveille. Elle pond deux autres reines plus petites. Elles se séparent et fondent de nouveaux nids. — Ce qui voudrait dire qu’elles ont besoin de couvrir de nouvelles zones de croache. Si celle-ci est vraiment nécessaire à leur survie. — On peut les trouver, dit Bernard d’une voix excitée. Brutus connaissait la sensation de la forêt de Cire. Il peut retrouver quelque chose de semblable par ici. — Marcheur aussi, grogna Doroga. Son nez est meilleur que le mien. Nous pouvons les trouver et leur livrer bataille. — Nous n’avons pas besoin de faire ça, fit remarquer Amara. Tout ce que nous devons faire, c’est détruire la croache. Si nous avons vu juste, cela finira par les asphyxier, tôt ou tard. — Si c’est le cas, répondit Bernard, elles se battront jusqu’au bout pour la protéger. Amara acquiesça. — Alors nous devons savoir à quoi nous risquons d’avoir affaire. Ces araignées de cire. Quel genre de menace constituent-elles ? — Leur morsure est venimeuse. Elles font à peu près la taille d’un petit loup. Assez dangereuses, mais rien à côté de ça, répondit Doroga en poussant du pied la carapace brisée et aplatie d’une vorde écrasée. — Vous croyez qu’un légionnaire en armure pourrait se mesurer à l’une d’elles ? Doroga hocha la tête. — La peau de métal arrêterait les crocs des Gardiens. Sans leur morsure, ils ne sont pas grand-chose. — Cela laisse les guerrières, conclut Amara. (Elle jeta un coup d’œil autour d’elle.) Qui sont légèrement plus redoutables. — Pas si on a l’initiative, intervint Bernard. La centurie de Giraldi a plutôt bien réussi à les contenir, en combattant de front. — Oui, fit Doroga. Impressionnant. Vous devez vous ennuyer à mourir lorsque vous vous entraînez pour ce genre de combat, serrés les uns contre les autres. Bernard sourit. — Oui. Mais ça en vaut la peine. — J’ai vu ça. Nous devrions envisager d’attaquer de nuit. Les Gardiens étaient toujours plus lents à ce moment-là. Peut-être que c’est pareil pour les autres vordes. — Les attaques de nuit, c’est dangereux, fit remarquer Bernard. Il y a plein de choses qui peuvent aller de travers. — Et leur reine ? demanda Amara. Doroga, avez-vous combattu la reine du nid que vous avez détruit ? Le Marat acquiesça. — Elle était terrée sous un tas d’arbres tombés, avec ses deux petits royaux. Trop de guerrières la protégeaient pour qu’on puisse entrer. Alors Hashat a mis le feu aux arbres et nous avons tué tout ce qui sortait, au fur et à mesure. Les petits royaux sont tombés facilement. La reine est sortie en dernier, entourée de vordes. Difficile de bien la voir. Plus petite que les vordes, mais plus rapide. Elle a tué deux de mes hommes et leurs gargantes. Il y avait de la fumée et des flammes partout, on ne voyait rien. Mais Hashat est entrée dedans, et m’a crié où frapper. Marcheur a écrasé la reine sous ses pattes. Il n’en restait pas grand-chose. — Est-ce qu’il pourrait le refaire ? demanda Amara. Doroga haussa les épaules. — Ses pattes ont l’air en parfait état. — Alors nous avons peut-être un plan. Nous pouvons faire face aux araignées, aux guerrières, à la reine. Nous attaquons en nous servant des légionnaires pour protéger nos Chevaliers Ignus. Ceux-ci mettent le feu à la croache. Une fois cela fait, nous pourrons nous replier et laisser les vordes se noyer. Doroga secoua la tête. — Tu oublies quelque chose. — Quoi ? — Les Volés. (Le Marat se laissa aller contre le mur, aussi loin dans l’ombre qu’il le pouvait, et regarda le ciel d’un air désolé.) Les Volés. Ils appartiennent aux vordes maintenant. Il va falloir les tuer. — Ils sont contrôlés par les vordes ? — Ça ne me paraît guère possible, intervint Bernard en fronçant les sourcils. — Au contraire, répondit Amara. As-tu déjà vu ce que les colliers de discipline peuvent faire aux esclaves, lorsqu’on pousse les choses à l’extrême ? À force, cela rend n’importe qui facile à contrôler. — Là, c’est pire que ça, reprit Doroga. Il n’y a plus rien à l’intérieur. C’est juste une enveloppe. Et cette enveloppe est rapide, puissante. Insensible à la douleur. À la peur. Elle ne parle pas. Seul l’extérieur est pareil qu’avant. Amara sentit son estomac se nouer lentement d’horreur nauséeuse. — Mais alors… les fermiers d’ici… tous ceux qui ont disparu… Doroga acquiesça. — Pas seulement les hommes. Les femmes aussi. Les vieillards. Les enfants. Ils tueront jusqu’à ce qu’ils soient tués. (Il ferma les yeux un moment.) C’est ce qui a rendu nos pertes si importantes. C’est dur de combattre des ennemis comme ça. J’ai vu beaucoup de bons guerriers hésiter. Juste une seconde. Ça leur a valu la mort. Tous trois se turent un moment. — Doroga, reprit doucement Amara, qu’est-ce que vous vouliez dire tout à l’heure quand vous avez dit qu’elles prennent plusieurs formes ? — Elles changent, répondit Doroga. Dans les histoires, mon peuple a rencontré les vordes trois fois. Chaque fois, elles avaient une apparence différente. Des armes différentes. Mais elles se comportaient pareil. Elles essayaient de Voler tout le monde. — Comment est-ce qu’elles font cela ? insista Amara. Est-ce que c’est un genre de charme furiesque ? — Je ne sais pas exactement ce que c’est, grommela Doroga en secouant la tête. Elles envoient quelque chose s’insinuer en toi. (Il haussa les épaules.) Je n’ai jamais vu comment elles faisaient. Je n’ai vu que le résultat. Des tribus entières anéanties d’un seul coup. Ça m’étonnerait qu’elles aient eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait avant que ce soit terminé. Ils restèrent silencieux un long moment. — Je ne voudrais pas être alarmiste, dit doucement Bernard, mais ces fermiers qui ont été Volés… Et si les vordes peuvent utiliser leurs furies ? Amara sentit un frisson d’appréhension lui parcourir lentement l’échine. — Doroga ? demanda-t-elle. Le Marat secoua la tête. — Je ne sais pas. Les furies ne font pas partie de mon monde. — Cela pourrait tout changer, poursuivit Bernard. Les furies de nos Chevaliers constituent notre avantage décisif. Or certains de ces fermiers sont de redoutables furifèvres. C’est une nécessité, quand on vit si loin du reste du royaume. Amara acquiesça lentement. — À supposer que les vordes aient accès à la furifèvrerie, est-ce que cela change quelque chose à ce que nous devons faire ? — Non, répondit Bernard. — Alors nous devons nous préparer au pire. Garder nos Chevaliers en réserve tant que nous n’avons aucune certitude. Si elles utilisent les furies, les Chevaliers pourront peut-être leur tenir tête, du moins le temps que les ignifèvres incendient la croache. Est-ce que c’est faisable ? Bernard fronça les sourcils un moment, puis hocha lentement la tête. — Si notre raisonnement est juste. Qu’en penses-tu, Doroga ? — Je pense qu’il y a trop de « si » et de « peut-être » dans notre plan, grommela le Marat. Je n’aime pas ça. — Moi non plus, répondit Amara. Mais c’est tout ce que nous avons. — Alors, c’est décidé, nous partons. Nous allons prendre les Chevaliers et la centurie de Giraldi. Je vais laisser Félix ici pour surveiller les blessés. Amara hocha la tête, puis entendit son estomac gargouiller. Elle souleva sa tasse oubliée et se mit à boire. La soupe était trop salée mais lui fit du bien. — Parfait, dit-elle. Et nous allons avoir besoin d’instaurer un mot de passe, Bernard. Si les Aléréens Volés ne peuvent pas parler, cela nous aidera à distinguer les alliés des ennemis dans le cas où il y aurait la moindre confusion. Rien ne permet de croire que nous sommes plus immunisés contre ce Vol que ces fermiers. — Bonne idée, répondit Bernard. (Il regarda autour de lui d’un œil critique.) Par les Grandes Furies, tout cela ne me plaît pas. Ces créatures ont fait fuir toute vie. Hormis les corbeaux et nous ici, il n’y a pas un animal à moins de mille mètres alentour. Pas le moindre oiseau. Même pas une saleté de rat. Amara finit sa soupe, puis tourna brusquement les yeux vers Bernard. — Quoi ? — Ça me donne la chair de poule. C’est tout. — Comment ça, il n’y a pas de rats ? répéta vivement Amara. Elle entendit sa voix trembler. — Je suis désolé, répondit Bernard, je ne faisais que penser à voix haute. Amara sentit ses doigts se paralyser de terreur, et la tasse en fer-blanc lui échapper des mains. Le souvenir tactile d’une petite bestiole qui lui rampait sur les pieds lorsqu’elle s’était réveillée lui revint brusquement en mémoire, dans un terrifiant éclair de lucidité. « Elles envoient quelque chose s’insinuer en toi. » — Oh ! non ! souffla Amara, en faisant volte-face vers la grand-salle plongée dans l’ombre, où Chevaliers, légionnaires et fermiers fatigués gisaient blessés ou endormis. Oh ! non, non, non ! Chapitre 26 Derrière elle, Amara entendit Bernard jurer avec surprise, puis deux paires de lourdes bottes s’élancer à sa suite vers la grand-salle, où Giraldi montait laconiquement la garde. Le vieux centurion fronça les sourcils en voyant Amara arriver au pas de course. — Votre Excellence ? Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-il. — Réveillez tout le monde, dit vivement Amara. Et faites-les tous sortir. Tout de suite. Giraldi la regarda d’un air effaré. — Même… — Faites ce que je dis ! gronda Amara. Giraldi se raidit instinctivement en entendant l’autorité inébranlable du ton de la Curseur, et porta le poing à son plastron. Puis il fit volte-face et aboya un chapelet d’ordres d’une voix sonore. — Amara ? fit Bernard. Qu’est-ce qui se passe ? — J’ai senti un rat ou une souris m’effleurer le pied en me réveillant. (Amara serra les poings de frustration.) Mais tu dis qu’il n’y en a plus un seul dans les environs. Bernard fronça les sourcils. — Peut-être que tu l’as rêvé ? — Par les Grandes Furies, murmura la jeune femme. J’espère que c’est ça. Parce que si les vordes Volent les gens en envoyant des sortes de parasites s’infiltrer en eux pendant qu’ils dorment, nous avons un problème. La majeure partie des Chevaliers dormait à côté de moi, sur les lits les moins éclairés. Bernard fit entendre un sifflement. — Corbeaux et Charognes ! jura-t-il à voix basse. Tu veux dire que tu penses qu’il y avait des… créatures… en train de se balader dans la salle ? — Je pense que ça fait partie de leur première attaque. Seulement, c’est plus discret. Doroga poussa un grognement. — Ça explique pourquoi les vordes se sont repliées avant la fin. Elles vous ont donné des blessés à soigner. Savaient que vous les installeriez à l’intérieur. Et elles ont envoyé des Voleuses. Dans la salle, Giraldi continuait à hurler des ordres. Toutes les lampes-furies avaient été portées à leur éclat maximal, et la lumière était si forte qu’Amara en avait mal aux yeux. Elle se plaça d’un côté de la porte tandis que les légionnaires les plus proches prenaient armes et boucliers et sortaient au petit trot. Plusieurs d’entre eux boitaient douloureusement. Les blessés devaient être emportés dehors sur leur lit de camp transformé en civière. Amara réprima une forte envie de leur hurler d’accélérer ; Giraldi le faisait déjà suffisamment. La jeune Curseur espérait éperdument qu’elle avait tiré de mauvaises conclusions et que l’évacuation du bâtiment était inutile. Mais quelque chose au fond d’elle lui disait qu’elle ne s’était pas trompée. Que le piège soigneusement tendu s’était déjà refermé. Deux hommes portèrent dehors le premier des lits de camp, et Amara les regarda sortir d’un air inquiet, en se mordillant la lèvre. Plusieurs Chevaliers Terra sortirent ensuite, portant les éléments de leur lourde armure qu’ils n’avaient pas eu le temps d’enfiler. Quelques hommes restaient sans rien faire, par groupes de deux ou trois, et parlaient à voix basse, l’air hésitant. Giraldi commença à leur hurler un ordre, puis s’interrompit avec un effort visible et se retourna pour continuer à admonester les jeunes légionnaires de la centurie de Félix. Les sourcils froncés, Amara observa les hommes désœuvrés auxquels Giraldi avait renoncé à donner des ordres. C’étaient tous des Chevaliers, sans exception. Pourquoi ne sortaient-ils pas ? — Messieurs, leur demanda Amara. Faites comme les autres, je vous prie. Les Chevaliers la regardèrent, et plusieurs d’entre eux portèrent le poing à leur plastron en réponse. Ils se dirigèrent tous vers la porte, rejoignant la queue des porteurs de civières. Ils attendaient seulement un ordre, songea Amara. Le capitaine Janus aurait pourtant dû comprendre que l’ordre d’évacuer concernait tout le monde. Un autre brancard passa devant elle, et Amara faillit ne pas remarquer que Janus était justement au pied de celui-ci. Un tic nerveux agita le coin de la bouche du Chevalier, et il promena les yeux autour de lui jusqu’à ce qu’il rencontre le regard d’Amara. La jeune femme le dévisagea avec saisissement. Il y avait dans les yeux du capitaine quelque chose de… d’anormal. Tout simplement anormal. Janus était un excellent officier, consciencieux et constamment préoccupé de la façon dont il pouvait mieux diriger et protéger ses hommes, remplir son devoir, servir le royaume. Qu’il soit en train de manger ou de s’entraîner, détendu ou en colère, une lueur dans son regard, dans son expression, reflétait toujours la manière dont son cerveau évaluait, planifiait, pesait les avantages de telle ou telle action. Cette lueur avait disparu. Le temps s’arrêta pour Amara. Janus avait les yeux mi-clos, fixes, et le visage bizarrement apathique. Amara plongea les yeux dans ceux du capitaine, et, quelle que soit la chose qui lui rendit son regard, ce n’était certainement pas le capitaine Janus. Par les Grandes Furies, se dit-elle. Il a été Volé. Une étincelle de folie inhumaine passa dans les yeux de l’homme en réponse à l’éclair de compréhension dans ceux d’Amara. Il déplaça sa prise sur le brancard, puis l’arracha violemment des mains de l’homme à l’autre extrémité. Le blessé hurla en tombant sur le sol pavé. Janus fit tournoyer le lourd lit de camp à deux mains, heurtant Amara à l’épaule et l’envoyant rouler au sol. Puis il se retourna et, d’un autre coup de son arme improvisée, fracassa le crâne de l’homme qui arrivait à reculons derrière lui en portant un brancard. La victime s’écroula sans émettre le moindre son. Janus lança le lourd lit de camp à la tête de l’homme suivant ; le projectile toucha sa cible avec une telle violence que l’homme, en tombant, en entraîna plusieurs autres dans sa chute. Janus se retourna vers la porte et se mit à courir, mais la jeune femme lui fit habilement un croche-pied quand il passa devant elle et l’envoya s’écraser au sol de l’autre côté du seuil. — Bernard ! cria Amara en se relevant pour le suivre. Giraldi ! Janus a été Volé ! (Elle sortit et vit Janus qui se dirigeait d’un pas tranquille droit sur Harger.) Arrêtez-le ! Arrêtez cet homme ! Deux légionnaires proches de Janus la regardèrent d’un air effaré, mais coupèrent la route au capitaine. L’un d’eux leva la main devant lui et dit : — Excusez-moi, monsieur. La comtesse voudrait vous… Janus lui attrapa la main et, d’un seul geste nonchalant et d’une force sauvage, la réduisit en une bouillie de chair et d’os brisés. L’homme poussa un hurlement et recula en chancelant lorsque Janus le relâcha. Le deuxième légionnaire resta interdit un moment, puis porta vivement la main à son épée. Janus lui décocha au visage un coup de poing d’une telle force qu’Amara entendit clairement la nuque de l’homme se briser. Le légionnaire s’effondra comme un pantin désarticulé. — Il en a après Harger ! hurla Amara. Protégez le Guérisseur ! Tirez-le de là ! Elle dégaina son épée, demanda à Cirrus de lui prêter sa rapidité, et se rua sur Janus par-derrière. Juste au moment où elle était assez proche pour l’attaquer, Janus fit volte-face et lui allongea au visage un coup de son poing meurtrier. Mais, pour la jeune femme, cette attaque se présenta comme un crochet mou et paresseux, alors qu’elle avait dû lui être portée avec la rapidité d’une langue de slive, et, elle le savait, aurait suffi à enfoncer un pieu dans le sol. Avec une lenteur tout aussi irréelle, Amara changea de pied d’appui et laissa le poing du capitaine passer à côté de sa tête sans la toucher. Puis elle abattit son glaive sur la cuisse droite de Janus, et la lame mordit profondément dans le muscle. À en juger par la réaction du capitaine, elle aurait tout aussi bien pu le frapper avec une poignée de plumes. Sans être arrêté le moins du monde, il lui décocha un nouveau coup de poing au visage. Amara se laissa tomber à terre pour plonger vers la droite de Janus, et espéra que sa blessure à la cuisse allait le ralentir, tandis qu’elle-même faisait un roulé-boulé et se relevait quelques pas plus loin. Janus la dévisagea une seconde d’un œil sans expression, puis reprit sa route en direction de Harger. Le Guérisseur épuisé, lui-même allongé sur un lit de camp, ne s’était pas réveillé malgré le vacarme. Il avait le teint plombé sous sa barbe grise parsemée de blanc. Deux légionnaires l’emportèrent pendant qu’une demi-douzaine d’autres formaient un rang de boucliers pour faire face à Janus, l’arme au poing. Janus décocha brusquement un violent coup de pied qui atterrit au milieu du bouclier d’un des légionnaires. L’impact projeta l’homme plusieurs mètres en arrière, et il retomba sans grâce sur les pavés. Son voisin ouvrit le bras de Janus de l’épaule au coude d’un coup de taille cinglant, mais le Volé, sans paraître remarquer sa blessure, agrippa le bouclier de son adversaire à deux mains, et l’envoya, avec une force terrassante, s’écraser contre l’homme suivant dans la rangée. Puis Bernard apparut pour affronter Janus, les mains vides. Amara sentit son cœur se serrer de peur pour lui. Bernard grommela un juron à mi-voix et porta un crochet à Janus avec la force incroyable que sa furie lui conférait. Son poing s’abattit avec la violence d’un bélier sur le visage de Janus, qui décrivit une courbe dans les airs et alla s’écraser sur le dos au sol. Bernard le montra du doigt en appelant sa furie : — Brutus ! Les pavés se soulevèrent, et les mâchoires du molosse de terre en sortirent pour se refermer durement sur la jambe de Janus avant que ce dernier puisse se relever. Le Chevalier écarquilla les yeux et tourna brusquement la tête pour examiner le chien de roche qui le retenait à terre. Il pencha la tête sur le côté, comme s’il réfléchissait, en un mouvement lent et étrangement caoutchouteux. Puis il regarda de nouveau Bernard et leva la paume dans sa direction. La terre se souleva et se cabra en une vague haute de cinquante bons centimètres, qui se rua sur Bernard à une vitesse folle et lui heurta durement la jambe, le faisant tomber. Amara sentit son cœur se serrer brusquement. Les Volés pouvaient utiliser les furies. Elle se précipita pour abattre son épée sur la gorge de Janus. L’homme se retourna vers elle et l’arme de la jeune femme transperça d’un coup net sa main levée. Il fit un demi-cercle avec son bras et la lame, prise dans la chair et les os de sa paume, échappa aux doigts d’Amara. La Curseur fit un bond de côté alors qu’il essayait de l’attraper avec son autre main. — Amara ! hurla Doroga. Elle tourna vivement la tête et vit le Marat lancer sa lourde massue dans les airs, par-dessus la tête d’une foule de légionnaires désorientés qui lui bloquaient la route. La tête de l’arme heurta le sol et Amara l’attrapa par son autre extrémité lorsqu’elle rebondit dans sa direction. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre l’élan que l’objet avait gagné, car il était bien trop lourd pour qu’elle puisse le manier avec précision. Elle agrippa donc le manche à s’en blanchir les articulations, tournoya sur elle-même et abattit l’arme de toutes ses forces sur la tête du capitaine Janus. Elle sentit la fragilité du crâne qui se brisait avec un craquement, pulvérisé par la violence incroyable du coup. Elle chancela, entraînée par le poids de la massue. L’impact avait pratiquement enfoncé la tête de Janus dans sa poitrine, et, après plusieurs secondes de convulsions spasmodiques, l’homme finit par s’immobiliser. D’autres cris parvinrent aux oreilles d’Amara. Un légionnaire gisait sur le seuil de la grand-salle, poussant des hurlements de souffrance et de terreur horriblement stridents, qu’on n’aurait pas cru sortis d’une poitrine humaine. Son bras gauche avait été arraché de son épaule et son sang formait une mare grandissante en dessous de lui ; bientôt, ses cris décrurent et finirent par s’éteindre. Amara entendit des lames qui s’entrechoquaient, encore plus de cris, et la voix assurée de Giraldi qui continuait à aboyer des ordres. Elle regarda autour d’elle dans la cour, haletante. L’affrontement n’avait duré que quelques secondes, mais elle se sentait épuisée et affaiblie. Harger, à présent entouré de légionnaires, paraissait indemne. Amara se précipita vers Bernard et s’agenouilla à côté de lui. — Tu es blessé ? — Un peu sonné, c’est tout, répondit doucement Bernard. (Il se redressa avec raideur et se frotta la tête d’un air hébété.) Occupe-toi des hommes. Amara acquiesça et se releva. Doroga s’approcha d’eux et regarda Bernard en fronçant les sourcils. — Tu meurs ? Bernard grimaça, la main pressée contre l’arrière de son crâne. — Je regrette presque que ce ne soit pas le cas. Doroga eut un grognement amusé. Il ramassa sa massue, en observa l’extrémité et la montra à Bernard. — Ta tête s’en sort mieux que la sienne. L’un des côtés de l’arme était couvert de sang et de cheveux noirs collés. Amara sentit la nausée l’envahir à cette vue. Janus. Elle le connaissait depuis deux ans. L’aimait bien. Le respectait. Il s’était toujours montré courtois et prévenant envers elle, et elle savait combien Bernard appréciait son expérience et son professionnalisme. Et elle l’avait tué. Elle lui avait brisé le crâne. Elle lutta pour réprimer son envie de vomir. Doroga plongea son regard dans celui d’Amara et dit : — Il était Volé. Tu ne pouvais rien faire. — Je sais. — Il aurait tué tous ceux qu’il pouvait. — Je sais ça aussi. Mais ça ne m’aide pas. Doroga secoua la tête. — Tu ne l’as pas tué. Ce sont les vordes qui l’ont fait. Comme elles ont tué les hommes qui sont morts pendant l’attaque. Amara ne répondit rien. Un instant plus tard, Giraldi s’approcha à grands pas et frappa son plastron du poing. — Comtesse. Comte Bernard. — Que s’est-il passé ? demanda calmement ce dernier. J’ai entendu d’autres bruits de combat. Giraldi acquiesça. — Trois des blessés se sont… relevés, tout simplement, et ont commencé à tuer. Ils avaient tous une force de maître terrafèvre, ou presque. Nous avons dû les tuer, ce qui ne s’est pas fait sans difficultés. (Il prit une profonde inspiration en regardant fixement le cadavre de Janus.) Et Sire Tyrus est devenu fou lui aussi. S’est attaqué à Sire Kerns. L’a tué. S’en est pris aussi à Sire Jager, et lui a sérieusement entaillé la jambe. J’ai été obligé de le tuer. Bernard dévisagea longuement le centurion. — Par les Corbeaux. Giraldi hocha la tête d’un air sinistre, en regardant la cour infestée de corbeaux d’un air dégoûté. — Oui. Doroga les regarda l’un après l’autre d’un air interrogateur. — Qu’est-ce que cela signifie ? — Nous avions trois ignifèvres parmi nos Chevaliers, répondit calmement Bernard. Ils représentaient nos éléments d’offensive les plus puissants. Et maintenant, deux d’entre eux sont morts, et le troisième est blessé. (Il se retourna vers Giraldi.) Est-ce qu’il peut se déplacer ? Le centurion secoua la tête. — Il a déjà de la chance d’être en vie. Il n’y avait pas d’aquafèvre pour s’occuper de sa blessure. Mon meilleur Guérisseur est en train de le recoudre en ce moment même. Mais il ne va pas pouvoir voyager. — Par les Corbeaux, répéta calmement Bernard. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Giraldi. Bernard expliqua ce qu’ils savaient des Voleuses vordes. — Alors on pense que certaines d’entre elles devaient attendre dans la grand-salle que nos gens commencent à s’endormir, conclut Amara. Des pas se firent entendre sur les pavés et le jeune Chevalier Frédéric arriva en courant de la grand-salle, un gobelet d’étain entre les mains. — Monsieur ! appela-t-il. — Un instant, Fred, répondit Bernard en se retournant vers Giraldi. Comment Tyrus a-t-il tué Kerns ? — Avec son glaive. En plein dans le dos. Amara fronça les sourcils. — Sans charme de feu ? — Grâce aux Grandes Furies, non. Un charme de feu là-dedans aurait tué tout le monde. — Et les autres Volés ? insista Amara. — À mains nues. Amara regarda fixement le centurion, puis échangea un regard perplexe avec Bernard. — Mais Janus a utilisé un charme de terre là, dehors. Pourquoi est-ce que les autres Volés à l’intérieur n’ont-ils pas usé de furifèvrerie ? Bernard secoua la tête d’un air déconcerté. — Tu crois qu’il y a une raison à ça ? — Monsieur, répéta Frédéric. (Il tenait la paume pressée sur son gobelet, et arborait une expression impatiente ou crispée.) — Pas maintenant, s’il vous plaît, lui dit Amara. (Elle se retourna vers Bernard.) Si nous supposons qu’il n’y a pas d’explication logique, cela ne nous mènera à rien. Il s’est passé ici quelque chose de différent par rapport à ce qui est arrivé à l’intérieur. Nous devons découvrir de quoi il s’agit. Bernard acquiesça d’un grognement. — Giraldi, dit-il, que pouvez-vous me dire d’autre sur les Volés de la grand-salle ? Le centurion haussa les épaules. — Pas grand-chose. Ç’a été rapide et sanglant. Épées et couteaux. Un de mes hommes a brisé le cou d’un des Volés avec le manche de sa lance. — Leurs armes, uniquement, remarqua Amara. Centurion, y a-t-il eu utilisation de furies ? Giraldi fronça les sourcils. — Rien de manifeste, madame. J’ai un peu de ferrofèvrerie en moi, mais ça n’a jamais été quelque chose que j’utilise consciemment, si vous voyez ce que je veux dire. Il y a peut-être un de mes hommes qui a fait appel à sa furie de terre pour jeter un tréteau sur un des Volés pour le ralentir en le voyant s’attaquer à un des enfants. — Mais puiser de la force dans sa furie est une utilisation intériorisée de la furifèvrerie, tout comme l’amélioration de vos talents d’escrimeur. Ou de ceux d’archer de Bernard. (Elle tourna les yeux vers ce dernier.) Mais, pour immobiliser Janus, tu as demandé à Brutus de se manifester physiquement. C’est seulement après que… (Elle fronça les sourcils.) Janus a eu l’air presque surpris lorsque c’est arrivé, comme s’il pouvait le percevoir, d’une certaine façon. Et c’est à ce moment-là qu’il a lancé son propre charme de terre contre toi. — Mais qu’est-ce que ça signifie ? demanda Bernard, le front soucieux. — Je ne pense pas qu’il ait eu la capacité d’utiliser la moindre furie lorsqu’il est sorti, au début, répondit Amara. Sinon, je crois qu’il s’en serait servi sur Harger immédiatement. Bernard hocha lentement la tête. — Tu penses qu’il ne pouvait pas s’en servir avant… quoi ? Avant qu’on lui montre comment faire ? Avant que quelqu’un d’autre lance un charme ? Amara secoua la tête. — Peut-être. Je ne sais pas. — Janus en avait après notre dernier aquafèvre ? gronda Giraldi. Par les Corbeaux ! Bernard acquiesça. — Nos aquafèvres. Nos ignifèvres. Quoi que soient ces vordes, elles ne sont pas stupides. Elles nous ont attirés dans un piège, et s’attaquent délibérément à nos furifèvres les plus puissants. Elles ont anticipé plusieurs de nos mouvements. Elles nous connaissent beaucoup mieux que nous les connaissons. (Avec un grognement, il se releva péniblement, en chancelant.) C’est une mauvaise nouvelle. — Monsieur, intervint de nouveau Frédéric. — Attends deux secondes, dit Bernard en l’arrêtant d’une main. Amara, tu dis que tu as senti quelque chose effleurer ton pied pendant que tu dormais ? — Oui. Bernard acquiesça. — Donc. Supposons que ces Voleuses sont quelque chose de tout petit : à peu près la taille d’une souris ou d’un petit rat. Nous allons tous devoir dormir à un moment ou à un autre. Nous sommes encore vulnérables. Nous devons mettre au point un système de défense. — Est-ce qu’on ne peut pas simplement s’assurer qu’il n’y en a plus dans la grand-salle ? — Pas avec certitude. Premièrement, nous ne savons même pas à quoi elles ressemblent. Et deuxièmement, une créature de la taille d’une souris peut facilement trouver des fissures dans la pierre, des trous dans les murs, des endroits où se cacher. Les rats le font bien. — Et je ne pense pas que monter le camp dehors soit une option envisageable, fit Amara d’un ton songeur. — Certainement pas. — Nous devons en apprendre plus sur ces Voleuses. Si nous pouvions simplement en voir une, cela nous aiderait peut-être à élaborer un plan. Avec un soupir excédé, Frédéric s’avança au milieu d’eux, et retourna vivement le gobelet sur les pavés, avec un bruit sec. Amara le regarda sans rien dire, interloquée. Le jeune Chevalier leva les yeux et dit : — Elles ressemblent à ça. Et il souleva le gobelet. Amara regarda fixement la Voleuse : c’était une créature longue comme sa main et très fine. Sa peau était d’une couleur pâle et douceâtre, veinée de sang écarlate, et son corps couvert d’écailles de chitine translucide qui se chevauchaient. Des dizaines de pattes sortaient de chacun de ses flancs, et des antennes aussi longues que le reste de son corps jaillissaient de ses deux extrémités. Sa tête, une bosse à peine visible à l’un des bouts de son corps, était armée de courtes mandibules d’apparence aiguisée. La créature se recroquevilla en une boule frémissante lorsque la lumière la toucha, comme si elle ne pouvait pas en supporter l’éclat. Ses pattes et ses écailles chitineuses raclèrent les pavés. — Regardez, murmura Amara. Son dos. Il comportait deux protubérances, comme celui des guerrières. Amara tendit le doigt pour en toucher une, et la Voleuse se retourna avec une rapidité fulgurante pour refermer ses épaisses mandibules dessus. Avec un feulement de chat, la Curseur secoua le poignet. La créature était étonnamment tenace, et la jeune femme dut s’y reprendre à plusieurs fois pour réussir à lui faire lâcher prise, l’envoyant valser à travers les airs. Bernard se retourna vivement pour écraser la créature d’un coup de botte. Le corps de la Voleuse fit entendre un craquement. — Par les Corbeaux ! souffla Giraldi. Tous trois se retournèrent vers Frédéric. — J’étais en train de déplacer un des corps, dit calmement celui-ci. Tyrus. Il avait été décapité. Cette chose est sortie de… (Il déglutit, le teint un peu vert.) Elle est sortie de sa bouche. Quelques secondes à peine après la morsure de la Voleuse, Amara avait commencé à ressentir un étrange et désagréable élancement dans le doigt. L’engourdissement cuisant s’étendit rapidement à toute sa main puis à son poignet. Elle essaya de crisper les doigts, et découvrit qu’elle pouvait à peine les bouger. — Sa morsure, dit-elle. Elle est venimeuse. Frédéric acquiesça et leva sa propre main toute molle. — Oui, madame. Elle m’a mordu plusieurs fois lorsque je l’ai attrapée, mais je ne me sens pas malade ou quoi que ce soit. Amara hocha la tête en grimaçant. — Il ne serait pas logique que leur venin soit mortel. Nous n’avons plus qu’à croiser les doigts. Ces choses ont dû cibler ceux qui dormaient. S’insinuer dans leur bouche. (Elle fut elle aussi prise de nausée.) Et prendre le contrôle de leur corps. Giraldi fronça les sourcils. — Mais on les sentirait forcément s’insinuer dans notre bouche. Ces choses sont assez grosses pour vous faire suffoquer. — Pas si elles vous mordent, répondit Amara. Pas si vous êtes engourdi, de sorte que vous ne pouvez pas la sentir ramper sur vous. Surtout si vous étiez déjà endormi à la base. — Par les Grandes Furies ! murmura Bernard. Amara suivit le fil de son raisonnement. — Et elles n’ont pas choisi leurs cibles au hasard, non plus. Janus. Nos Chevaliers. (Elle prit une inspiration pour se calmer.) Et moi. — Monsieur l’Expl… euh, monsieur le comte ? intervint Frédéric. On a fait un comptage à l’intérieur. Il nous manque quatre hommes de plus. Bernard haussa un sourcil surpris. — Ils ne sont pas dans l’exploitation ? — Nous ne les avons pas trouvés. Mais la porte à l’autre bout de la grand-salle était ouverte. — Ils ont été Volés, murmura Amara. Je ne vois que cette explication. Ils sont sortis de ce côté-là pour pouvoir quitter l’exploitation sans que nous les voyions. (Elle inspira profondément.) Bernard. Plus on attend, plus on risque de subir d’autres pertes. Nous devons anéantir ce nid immédiatement. — Je suis d’accord avec toi, répondit Bernard. Mais est-ce que nous en sommes capables ? Sans les ignifèvres pour y mettre le feu et éventuellement nous aider au combat, je ne suis pas sûr que nous y arrivions. — Avons-nous le choix ? demanda calmement Amara. Bernard croisa les bras sur sa poitrine, regarda le soleil en plissant les yeux, et secoua la tête. — Je suppose que non, grommela-t-il. Nous allons devoir créer tous les avantages dont nous avons besoin. (Il hocha brièvement la tête, puis se tourna vers Giraldi.) Je veux que votre centurie soit prête à marcher d’ici à dix minutes. Mettez Félix au courant pour les vordes. Demandez-lui de mettre dans un rapport tout ce que nous avons appris sur ces créatures pour l’instant, et de le laisser à un endroit où des renforts éventuels pourront le trouver au cas où… nous ne serions pas en mesure de le raconter nous-mêmes. Et assurez-vous que tous les hommes sachent à quoi ils ont affaire. Dites-leur de rester vigilants pour se protéger mutuellement des Voleuses, et de ne dormir qu’à tour de rôle. Giraldi frappa son plastron du poing et s’en fut d’un pas décidé, en recommençant à hurler des ordres. Bernard se tourna vers Amara. — Comtesse, je vous fais Chevalier Commandeur. Nous allons devoir tirer le meilleur parti des forces de nos Chevaliers. Je veux que vous vous en chargiez. Amara s’humecta les lèvres avec nervosité et acquiesça. — Très bien. — Frédéric, poursuivit Bernard, rassemble tous les Chevaliers Terra qui nous restent et demande-leur de te couvrir pendant que tu explores certains des bâtiments. Je veux toutes les lampes-furies en dehors de celles de la grand-salle prêtes à être emportées lorsque nous partirons. Vas-y. Frédéric hocha la tête et s’en fut au pas de course. — Les lampes-furies ? murmura Amara. Bernard échangea un regard avec Doroga, et le grand Marat sourit de toutes ses dents. — Les lampes-furies, confirma Bernard. Nous attaquerons le nid de vordes à la tombée de la nuit. Chapitre 27 Fidélias ouvrit la porte et s’écarta, laissant entrer dans la pièce un nuage de fumée d’encens, le son des flûtes et le brouhaha discret de voix qui flottaient dans les couloirs de la maison close comme un parfum bon marché. La silhouette enveloppée d’une cape qui se tenait dans le couloir entra vivement dans la pièce et repoussa son capuchon. Invidia Aquitaine promena autour d’elle un regard absent et, pendant qu’elle étendait ainsi ses perceptions à la recherche de tout charme furiesque d’indiscrétion, Fidélias referma la porte à clé. Dame Invidia hocha la tête avec satisfaction, et Fidélias sentit la Haute Duchesse mettre en place ses propres charmes furiesques pour protéger leur conversation des oreilles indiscrètes. Puis elle demanda à voix basse, d’un ton tendu : — Que s’est-il passé ? Les rues bouillonnaient de rumeurs. — Les hommes de Kalarus les ont suivies jusque chez Nédus, expliqua Fidélias. Trois spadassins et un archer. Ils sont passés à l’attaque lorsque Isana est descendue de voiture. Invidia regarda la forme inerte allongée sur le lit. — Et ? — Sire Nédus a été tué, ainsi que Séraï et les valets. L’Exploitante a reçu une flèche. Invidia tourna ses yeux froids et durs vers l’espion. — Les assassins ? — Morts. Sire Nédus a tué les spadassins, mais l’archer était bien caché. Il m’a fallu plus de temps que prévu pour le trouver et le tuer. — Et c’est pour cela que l’Exploitante a été touchée. (Invidia traversa la pièce pour s’approcher du lit et dévisager Isana de Calderon, qui gisait pâle et inconsciente.) Est-elle gravement blessée ? — Si ça ne s’infecte pas, elle survivra, même sans charme d’eau, répondit Fidélias. Elle a eu beaucoup de chance. J’ai retiré la flèche, et nettoyé et pansé la plaie. (Il haussa les épaules.) Je suppose cependant que le réveil ne sera pas très agréable pour elle. Invidia hocha la tête. — Nous allons devoir la mettre dans un bain dès que possible. Les gens de Kalarus ne renonceront pas maintenant. Il vaut mieux qu’elle soit en parfaite santé. Et je suppose que cela engendrera peut-être un sentiment de gratitude de sa part, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils. — Pour quelque chose qu’elle aurait pu faire toute seule, une fois réveillée ? demanda Fidélias d’un air dubitatif. Invidia haussa les épaules. — Pour lui avoir offert ce qu’elle n’a pas eu de Gaius : la sécurité. Elle est ici à sa demande, j’en suis certaine. Quoi qu’il soit arrivé, le simple fait qu’il ne lui ait pas accordé une protection suffisante jouera nettement en sa défaveur. — En la défaveur de Gaius ne veut pas nécessairement dire en votre faveur, Votre Grâce, fit remarquer Fidélias. Si elle est comme beaucoup de fermiers, elle ne voudra rien avoir à faire avec quiconque de la noblesse ; et encore moins avec l’épouse de l’homme qui a orchestré l’attaque qui a failli détruire son foyer et sa famille. — Cela n’avait rien de personnel. — Pour Isana, si. Invidia fit un geste las de la main et soupira. — Je sais, je sais. Lorsque je lui ai parlé à la soirée de Kalarus, j’ai cru un moment qu’elle allait m’agresser. J’ai essayé de les prévenir qu’elles étaient en danger et que l’identité de Séraï avait peut-être été découverte. Je croyais qu’elles m’avaient écoutée. Elles sont reparties assez rapidement. — Il était peut-être déjà trop tard à ce moment-là. En tout cas, il faut supposer que Kalarus la fera rechercher lorsqu’il se rendra compte que son corps n’a pas été retrouvé. Invidia acquiesça. — Cet endroit est-il sûr ? — Pas autant que je le souhaiterais. Mais je devrais être prévenu assez longtemps à l’avance dans le cas où je serais obligé de m’en aller. De toute façon, c’est le maximum que je puisse espérer si je ne la transfère pas dans les Souterrains… ou chez vous. — Certainement pas. Si vos soupçons sont justifiés, les Corbeaux de Sang de Kalarus hantent les Souterrains ; et il serait gênant pour vous d’être découvert chez mon mari. Par ailleurs, je suis sûre qu’il y a un certain nombre de personnes qui vous recherchent. Si ce n’est pas autant la débandade parmi les Curseurs que vous semblez le croire, ils ne manqueront pas de supposer que, si vous êtes en ville, vous pouvez très bien être chez nous. Fidélias hocha la tête. — Je vous suggère, Votre Grâce, d’envisager de faire déplacer Isana chez vous, même sans moi. — Elle ne m’apprécie guère, cher espion. Fidélias esquissa un sourire. — Je peux vous garantir qu’elle m’apprécie encore moins. — Je compte sur vous pour régler ce problème, répliqua Invidia. Je veux que vous la veilliez personnellement jusqu’à son réveil. Employez tous les moyens nécessaires, mais faites-lui bien comprendre sa vulnérabilité avant de me recontacter. (Elle s’interrompit un moment.) Les messages qu’elle a envoyés, ses fréquentations… Il y a quelque chose de désespéré dans les actions de cette femme. Découvrez-en la raison. — Il y a peu de chances qu’elle se confie à moi, répondit Fidélias d’un ton sardonique. — Si mon intuition est bonne, cela n’aura peut-être pas d’importance. (Invidia ramena son capuchon sur sa tête.) Elle est gouvernée par des émotions puissantes. J’ai dans l’idée qu’elle croit sa famille en danger. Pour la protéger, il se peut qu’elle m’apporte son soutien de son plein gré. — Peut-être, reconnut Fidélias. Mais je ne pense pas qu’elle pardonnera aussi rapidement que les autres acteurs de cette affaire, Votre Grâce. Vous et moi, nous comprenons la nécessité de nous allier aujourd’hui avec notre ennemi politique d’hier. Mais, pour quelqu’un comme elle, vous resterez toujours la femme et la complice de l’homme qui a essayé de détruire son foyer et sa famille. C’est ainsi que fonctionnent les gens de la campagne. — Elle n’est plus à la campagne, Fidélias. Il va falloir qu’elle prenne conscience de cela. Faites-le-lui bien comprendre si vous le pouvez. Contactez-moi lorsque vous la jugerez aussi prête à m’écouter qu’elle pourra l’être. — Très bien. — Elle est d’une importance capitale pour nous, cher espion. Si elle est tuée, les Hauts Ducs comprendront que Kalarus a gagné la partie. Si elle paraît devant le Sénat au côté du Premier Duc, celui-ci aura regagné son autorité. Elle doit paraître devant le Sénat sous les couleurs de mon mari. Ainsi, nous l’aurons emporté à la fois sur Kalarus et sur Gaius. — Je comprends, Votre Grâce. Mais je ne sais pas si une telle victoire est possible. — Allons, allons, Fidélias. Bien sûr qu’elle est possible, si nous œuvrons avec la détermination et la ruse nécessaires. (Elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit lentement.) Et ne mettez pas trop longtemps, cher espion, le mit-elle en garde. Le temps presse. — Quand l’avez-vous jamais vu ralentir ? Invidia sourit, révélant l’éclat de ses dents blanches sous son capuchon. Puis elle sortit discrètement de la pièce et referma la porte derrière elle. Fidélias verrouilla celle-ci et se laissa tomber dans l’unique fauteuil de la chambre. Il avait mal jusque dans les os et était complètement épuisé, mais n’osait pas baisser sa garde. Ceux qui espéraient obtenir la récompense offerte pour sa capture par la Couronne étaient certainement à sa recherche. Mais les chasseurs de primes n’étaient pas au premier rang de ses soucis. Les Corbeaux de Sang de Kalarus étaient des poursuivants bien plus organisés, redoutables et efficaces. Le simple fait qu’ils aient, apparemment, étendu leur influence jusque dans les Souterrains, qui n’étaient traditionnellement fréquentés que par les Curseurs et la pègre de la capitale, en disait long sur leur essor. Et Fidélias n’avait pas seulement à s’inquiéter des chasseurs de primes et des assassins de l’autre bord ; l’Exploitante elle-même avait déjà prouvé qu’elle était capable de mener une action décisive et meurtrière. Elle était peut-être blessée et inconsciente pour le moment, mais, si elle se réveillait et le trouvait endormi, elle pouvait fort bien recommencer, et il n’avait guère envie de faire les frais de violence supplémentaire. Ce n’était pas la première fois qu’il était fatigué. Il pouvait attendre qu’elle se réveille. Pour le reste, il n’était sûr de rien. Ce qu’Invidia exigeait de lui pouvait fort bien se révéler impossible. Mais elle n’était pas du genre à accepter l’échec de bonne grâce. Si Isana de Calderon refusait de coopérer, Fidélias pourrait bien le payer de sa vie. Il s’efforça de ne plus y songer. Ce n’était pas en laissant ses peurs et ses doutes le gouverner qu’il avait survécu à une vie entière de service dans l’ombre. Il s’installa donc confortablement dans son fauteuil, écouta la musique, le brouhaha des conversations et les cris de ceux qui profitaient de l’hospitalité de la maison close, et attendit que l’Exploitante se réveille pour pouvoir la convaincre d’aider à renverser le Premier Duc d’Aléra au nom du Haut Duc et de la Haute Duchesse d’Aquitaine. Chapitre 28 Killian porta une main tremblante à son visage et appuya le front sur sa paume. Il resta silencieux un moment ; mais ce silence parut durer des jours entiers à Tavi. Peut-être plus encore. Le jeune homme s’humecta les lèvres avec nervosité et jeta un coup d’œil à Ombre, apparemment endormi par terre à côté du lit de Gaius. Il ne l’était pas. Tavi n’était pas sûr de ce qui lui faisait penser cela, mais il était certain que l’esclave était réveillé et écoutait attentivement. Le Premier Duc, pour sa part, ne paraissait guère changé depuis la dernière fois que Tavi l’avait vu. Il était toujours ratatiné sur lui-même, livide et frêle. Sire Miles, qui, lorsque Tavi était arrivé, était assis au nouveau bureau installé dans un coin de la salle de méditation, occupé à lire méthodiquement le courrier du Premier Duc, avait l’air de quelqu’un qui venait de se prendre un coup de pied dans l’estomac. — Je n’ai jamais voulu en arriver là, reprit Tavi, rompant le silence. Et Max non plus. — J’espère bien que non, répondit Killian avec retenue. — Espèce de… (Miles prit une profonde inspiration, luttant visiblement pour réprimer sa colère. Puis il grimaça et, tout aussi visiblement, renonça à se contenir.) Espèces d’idiots ! s’écria-t-il. Espèces d’imbéciles profonds ! Par tous les Corbeaux, comment est-ce que vous avez pu faire une chose pareille ? Quel perfide crétin a réduit ce qui vous servait de cerveau en bouillie ? ! (Il serra et rouvrit plusieurs fois les poings, comme s’il étranglait quelqu’un.) Avez-vous la moindre idée de ce que vous avez fait ? ! Tavi sentit le feu lui monter aux joues. — C’était un accident. Miles fit un geste violent de la main accompagné d’un grondement de rage. — Est-ce un accident que vous ayez tous deux quitté la Citadelle alors que vous saviez que vous auriez dû rester à proximité ? Alors que vous saviez ce qui est en jeu ? — C’était ma tante. Je suis allé l’aider. Je pensais qu’elle était en danger. (Tavi sentit sa vue se brouiller de larmes de frustration et s’essuya rageusement les yeux avec sa manche.) Et j’avais raison. — Ta tante, gronda Miles, est une seule personne, Tavi. Ce que tu as fait a peut-être mis en danger Aléra tout entière. — Je ne suis pas lié par le sang à Aléra tout entière, répliqua vivement Tavi. Ma tante est pratiquement la seule famille que j’ai. Ma seule famille. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Avez-vous de la famille, Sire Miles ? Un silence de plomb tomba entre eux. Le visage du capitaine des gardes s’adoucit un peu. — Plus maintenant, répondit-il calmement. Tavi regarda de nouveau Ombre, qui n’avait pas bougé d’un pouce. Il crut percevoir une sorte de tension frémissante dans le corps de l’esclave aux paroles de Miles. Le capitaine des gardes soupira. — Mais, par les Grandes Furies, mon garçon, tes actions nous ont peut-être tous mis en danger. Le royaume est au bord de la dissolution. Si la rumeur de l’état de Gaius se répand, cela peut entraîner la guerre civile. Une attaque de nos ennemis extérieurs. La mort et la destruction pour des milliers d’Aléréens. Tavi tressaillit à ces mots. — Je sais, dit-il. Je sais. — Messieurs, intervint Killian en levant la tête, nous savons tous ce qui est en jeu. Les récriminations ne nous servent à rien pour le moment. Notre devoir maintenant est d’évaluer les dégâts et de prendre toutes les mesures possibles pour y remédier. (Il tourna ses yeux aveugles vers Tavi et le ton de sa voix se teinta d’une note glaciale, infime mais bien présente.) Lorsque la crise sera passée, nous aurons tout le temps de songer à des sanctions adéquates pour les décisions qui ont été prises. Tavi déglutit. — Oui, monsieur. — Les dégâts, répéta Miles d’un ton hargneux. C’est une jolie façon de tourner les choses. Nous n’avons pas de Premier Duc à faire paraître aux cérémonies mondaines les plus en vue de tout le royaume. Lorsqu’il ne s’y montrera plus, les Hauts Ducs vont commencer à s’interroger. Ils vont commencer à soudoyer à droite et à gauche. Tôt ou tard, quelqu’un finira par se rendre compte que personne ne sait où est Gaius. — Et, à partir de là, enchaîna Killian d’un ton pensif, il faudra nous attendre à les voir essayer de mettre l’autorité du Premier Duc à l’épreuve d’une manière ou d’une autre. Après cela, s’il n’y a aucune réaction de la part de Gaius, ce ne sera qu’une question de temps avant que quelqu’un tente de s’emparer du trône. — Pourrions-nous trouver une autre doublure ? demanda Miles. Killian secoua la tête. — C’est déjà presque un miracle qu’Antillar ait été capable d’endosser le rôle. Je ne connais aucun autre aquafèvre à la fois compétent et digne de confiance. Il vaudrait peut-être mieux trouver des excuses pour expliquer l’absence du Premier Duc pendant le reste du festival, et nous concentrer sur des solutions pour répondre au furetage des Hauts Ducs. — Vous pensez que nous pouvons les intimider ? demanda Miles. — Je pense que cela prendra du temps avant qu’ils soient certains de tenir une occasion. Nous devons viser à prolonger cette période de façon à donner au Premier Duc une chance de se rétablir. Miles grogna : — Si Gaius ne se montre pas au festival du Printemps – ou à la présentation des nouveaux Citoyens devant le Sénat et les ducs –, sa réputation risque de ne jamais s’en remettre. — Je ne pense pas que ce soit raisonnable d’espérer faire mieux, répondit Killian. — Euh, intervint Tavi. Et Max ? Killian haussa un sourcil interrogateur. — Quoi, Max ? — Si on a encore autant besoin de lui, est-ce qu’on ne peut pas essayer de le sortir de prison ? (Tavi secoua la tête.) Je veux dire, nous avons la dague qui porte le sceau du Premier Duc. Nous pourrions donner un ordre. — Impossible, répondit Miles d’un ton catégorique. Antillar est accusé de coups et blessures et de tentative de meurtre sur un Citoyen, et sur le fils d’un Haut Duc, qui plus est, sans parler des deux autres jeunes gens qui sont déjà en formation pour devenir Chevaliers dans les légions de Kalare. Antillar doit être retenu en garde à vue par la légion municipale jusqu’à son procès. Même Gaius ne peut pas défier cette loi. Tavi se mordilla la lèvre. — Bon. Mais… Si on passait par des voies non officielles pour le faire sortir ? Miles fronça les sourcils. — Une évasion. (Il plissa le nez en réfléchissant.) Killian ? — Le Haut Duc Antillus n’a jamais caché la filiation de Maximus, répondit le vieux Curseur. Il doit être retenu dans la Tour Grise. — Ah, fit Miles avec une grimace. — Qu’est-ce que c’est, la Tour Grise ? demanda Tavi. Je n’en ai jamais entendu parler. — Ce n’est pas un endroit dont on discute en bonne société, répondit Killian d’un ton fatigué. La Tour est censée être à même de retenir n’importe quel furifèvre du royaume – y compris le Premier Duc, si besoin est – afin que même les Hauts Ducs ne soient pas à l’abri de la justice. C’est le Conseil des Ducs qui a personnellement mis en place les mesures de sécurité autour de la Tour Grise. — Quel genre de mesures ? demanda Tavi. — Le même genre que celles qu’on peut trouver autour du palais, des bijouteries éminentes, ou de la trésorerie d’un duc, mais beaucoup plus puissantes. Il faudrait plusieurs Hauts Ducs travaillant de concert pour y entrer ou en sortir par furifèvrerie. Et la Garde Grise surveille les entrées plus conventionnelles. — Qui est-ce qui en fait partie ? — Certains des meilleurs ferrofèvres et hommes d’épée du royaume, répondit Miles. Pour entrer sans furifèvrerie et faire sortir Antillar, nous serions obligés de tuer de sacrément braves hommes. Et en plein festival du Printemps, nous nous retrouverions avec la moitié du royaume à nos trousses. Maximus ne nous serait d’aucune utilité. Tavi fronça les sourcils et proposa : — Avec un pot-de-vin ? Miles secoua la tête. — Les membres de la Garde Grise sont soigneusement sélectionnés, précisément pour leur intégrité et leur capacité à résister à la corruption. Par ailleurs, la loi stipule que la Couronne offrira une prime de deux fois le montant du pot-de-vin proposé si le garde dénonce celui qui a essayé de le soudoyer. Ces cinq derniers siècles, pas un seul Garde Gris n’a accepté de pot-de-vin, et une poignée seulement d’imbéciles ont essayé de leur en proposer. — Il doit bien y avoir un moyen d’entrer, dit Tavi. — Oui, répondit Killian. On peut soit passer à travers tout un système de protections furiforgées et de furies de garde trop puissantes pour être simplement maîtrisées, soit affronter la Garde Grise tout entière. Il n’existe pas d’autre façon. Il s’interrompit une seconde, puis ajouta : — C’est d’ailleurs le but d’avoir une tour-prison. Tavi sentit ses joues s’empourprer de nouveau. — Non, ce que je veux dire, c’est juste qu’il doit bien y avoir quelque chose qu’on peut faire. Si Max est dans cette situation, c’est seulement parce qu’il m’a sauvé la vie. Brencis était sur le point de me tuer. — Un beau geste de la part de Maximus. — Oui. Le ton de Killian redevint sévère. — La désagréable vérité, c’est que la grandeur d’âme n’est d’aucune utilité aux Curseurs. Ce que nous recherchons, c’est de la prévoyance, du jugement et de l’intelligence. — Alors ce que vous êtes en train de dire, c’est que Max aurait dû me laisser mourir. Miles fronça les sourcils mais ne dit rien, observant Killian. — Vous auriez tous deux dû m’apporter cette information avant toute autre chose, répondit ce dernier. Et vous n’auriez certainement pas dû sortir de la Citadelle sans me consulter. — Mais on ne peut pas laisser Max dans cette prison. Ce n’est même pas…, commença Tavi. Killian lui coupa la parole en secouant la tête. — Antillar a été mis hors jeu, Tavi. Nous ne pouvons rien faire pour lui. Tavi baissa les yeux d’un air renfrogné et croisa les bras. — Et pour ma tante Isana ? Est-ce que vous allez aussi me dire que nous ne pouvons rien pour elle ? Killian fronça les sourcils. — Y a-t-il une raison valable pour que nous dilapidions nos ressources actuelles très limitées afin de lui venir en aide ? — Oui. Vous savez aussi bien que moi que le Premier Duc se servait d’elle pour semer la discorde dans ce qu’il soupçonnait être une alliance de plusieurs Hauts Ducs. Qu’il l’a nommée Exploitante sans demander au Haut Duc de Riva ce qu’il en pensait. Elle est devenue un symbole de son pouvoir. S’il l’a invitée au festival du Printemps, et que quelque chose lui arrive, le support politique de Gaius n’en sera que d’autant plus fragilisé. (Tavi déglutit.) À supposer qu’elle ne soit pas déjà morte. Killian resta silencieux un moment. Puis il répondit : — En temps normal, tu aurais raison. Mais nous nous trouvons maintenant dans la position peu enviable de devoir choisir lesquels des atouts de Gaius il nous faut sacrifier. — Ce n’est pas un atout, répliqua Tavi d’une voix qui résonna soudain de force et d’autorité. (Miles cligna des yeux d’un air interloqué, et même Killian prit un air interrogateur.) C’est ma tante. Mon sang. Elle s’est occupée de moi après la mort de ma mère, et je lui dois tout. Par ailleurs, c’est une Citoyenne aléréenne présente ici à la demande de la Couronne, pour lui apporter son soutien. La Couronne lui doit la protection dans l’adversité. Killian esquissa un sourire. — Même aux dépens du reste du royaume ? Tavi prit une grande inspiration. Puis il répondit : — Maestro, si le Premier Duc et nous, ses serviteurs, ne sommes plus capables de protéger le peuple d’Aléra, alors peut-être que nous ne devrions pas nous trouver ici du tout. — Tavi, c’est de la trahison, grommela Miles. Tavi leva fièrement le menton et regarda le soldat bien en face. — Ce n’est pas de la trahison, Sire Miles. C’est la vérité. Ce n’est pas une vérité plaisante, heureuse ou confortable. C’est juste la vérité. (Il soutint posément le regard du capitaine des gardes.) Je suis du côté du Premier Duc, Sire Miles. C’est mon patron, et je le soutiendrai quoi qu’il arrive. Mais si nous ne respectons pas les obligations du bureau du Premier Duc, alors comment pouvons-nous prétendre en maintenir l’autorité de manière justifiée ? Le silence se fit. Killian resta parfaitement immobile pendant un long moment. Puis il répondit doucement : — Tavi, tu as raison d’un point de vue moral. D’un point de vue éthique. Mais pour servir le Premier Duc au mieux de ses intérêts, nous devons faire des choix difficiles. Même s’ils nous paraissent horribles. (Il laissa Tavi digérer ses paroles un moment, puis tourna légèrement la tête vers Miles en quête d’appui.) Capitaine ? Miles s’était tu et, appuyé contre le mur, regardait Tavi en faisant la moue. Avec le pouce, il tapotait un rythme discret sur le pommeau de son épée. Tavi rencontra son regard et ne détourna pas les yeux. Miles inspira profondément et dit : — Killian, le garçon a raison. Notre devoir à cette heure est d’agir comme le Premier Duc aurait voulu qu’on le fasse, non de sauvegarder ses intérêts politiques. Gaius n’aurait jamais abandonné Isana à son sort après l’avoir fait venir ici. Il nous appartient de protéger l’Exploitante ; nous le devons à la fois à elle et au Premier Duc. Killian pinça des lèvres tremblantes. — Miles, dit-il d’un ton légèrement implorant. — C’est ce que Gaius aurait attendu de nous, insista le soldat, inflexible. Certaines choses sont importantes, Killian. Nous ne pouvons pas y renoncer sans détruire ce que nous, et nos ancêtres avant nous, avons œuvré toute notre vie à construire. — Nous ne pouvons pas laisser nos émotions guider notre décision, protesta Killian d’une voix où perçait soudain la souffrance. Trop de choses dépendent de nous. Tavi releva brusquement la tête pour dévisager le Maestro, comprenant soudain. — C’était votre ami, finit-il par dire. Vous étiez ami avec Sire Nédus. Killian répondit calmement, d’un ton doux, précis et ferme. — Nous avons fait notre service dans la même légion. Nous sommes entrés dans la Garde Royale ensemble. C’était mon ami depuis soixante-quatre ans. (Malgré les larmes qui coulaient de ses yeux aveugles, sa voix resta la même.) Je savais que ta tante venait à la capitale, et qu’étant donné notre situation, elle ne serait peut-être pas en sécurité dans le palais. Nédus la protégeait parce que je lui faisais confiance. Parce que je le lui avais demandé. Il est mort parce que je l’ai mis en danger. Et tout cela ne change rien à ce que nous devons faire. Tavi le dévisagea. — Vous saviez que ma tante était ici ? Qu’elle était peut-être en danger ? — Oui, et c’est pourquoi j’ai fait en sorte que Nédus lui offre son hospitalité, répondit Killian, d’un ton soudain sec et cinglant. Elle était censée rester chez lui le temps que les choses se calment. Elle aurait été plus en sécurité là-bas que n’importe où ailleurs. Je ne vois pas ce qui a pu la pousser à sortir du manoir, ou Nédus à la laisser faire. Il a dû essayer de me contacter, mais… (Il secoua la tête.) Je n’ai pas compris ce qui se passait. Je n’ai rien vu venir. — Et s’il avait eu une bonne raison de prendre ce risque ? demanda doucement Tavi. Quelque chose qui selon lui en valait la peine ? Killian secoua la tête sans répondre. — Le garçon a raison, dit Miles. Nédus faisait partie de la Garde Royale en son temps, et il n’a jamais été un imbécile. C’était mon patriserus à l’épée. Celui de Rari, aussi. Il savait mieux que personne les risques qu’il y avait à laisser sortir l’Exploitante. S’il l’a fait, c’est uniquement par nécessité. — Vous croyez que je ne le sais pas déjà ? répondit calmement Killian. Si je laisse cette affaire nous déconcentrer, nous risquons de perdre Aléra tout entière. Et si je décide de ne pas tenir compte du sacrifice de Nédus, cela peut signifier que nous sommes exposés à quelque menace imprévue dont il cherchait désespérément à nous prévenir. Je dois choisir. Et je ne dois pas laisser mes émotions, quelle que soit leur intensité, orienter ce choix. L’enjeu est trop grand. Tavi regarda fixement son professeur et, soudain, ne vit plus devant lui l’intellect acéré et le calme implacable habituels du Curseur Légat, mais le chagrin profond et amer d’un vieil homme luttant pour ne pas s’effondrer sous les assauts accablants d’une tempête d’angoisse, d’incertitude et de deuil. Killian n’était plus un jeune homme. L’avenir du royaume entier reposait sur ses maigres épaules, et, sous un tel poids, elles se révélaient plus fragiles que ce qu’il avait espéré. Sa volonté farouche de rester maître de ses émotions, de ne compter que sur son intellect pour guider ses choix était sa seule défense face au maelström de dangers et d’obligations qui réclamaient une décision, mais devant lesquels il se retrouvait éperdu, incapable d’agir. Et soudain, Tavi comprit ce qui pourrait faire pencher cette balance en sa faveur. Il se détesta d’avoir pensé à ces paroles. Il se détesta de seulement envisager de les prononcer. Il se détesta d’avoir pris l’inspiration qui allait les porter jusqu’à l’âme blessée du vieil homme. Mais c’était sa seule chance de pouvoir aider sa tante Isana. — Alors la question est de savoir si vous vous fiez assez au jugement de Sire Nédus, dit-il calmement. Si c’est le cas, et que nous abandonnons l’Exploitante à son sort, alors il sera mort pour rien. Killian baissa brusquement la tête, comme si on venait de lui enfoncer un couteau dans le ventre. Tavi se força à regarder la douleur du vieil homme. La douleur qu’il lui infligeait cruellement en profitant de sa faiblesse. La douleur qui, il le savait, pousserait Killian à agir. Il y eut un autre silence, et Tavi fut pris d’une rage nauséeuse, dirigée uniquement contre lui-même. Il releva les yeux et vit Miles qui le dévisageait durement. Mais le capitaine resta immobile sans rien dire, faisant de son silence la seule indication de son appui. — Je ne sais pas comment nous allons pouvoir l’aider, finit par dire Killian d’une voix rauque. À nous trois seulement. — Donnez-moi Ehren et Gaëlle, dit aussitôt Tavi. Dispensez-les de leur exercice final. Laissez-les enquêter et voir ce qu’ils peuvent apprendre. Ils n’ont pas besoin de savoir pour Gaius. Isana est ma tante, après tout. Tout le monde sait déjà cela. Rien de plus normal de ma part que de leur demander de l’aide pour la retrouver. Et… il y a peut-être moyen que j’obtienne aussi celle de dame Placida. C’est l’une des figures éminentes de la Ligue Dianique. Or, celle-ci a tout intérêt à protéger ma tante. La Ligue sera peut-être disposée à faire quelques efforts pour la localiser. Killian fronça ses sourcils blancs et touffus. — Tu sais qu’il y a un risque qu’elle soit déjà morte. Tavi inspira lentement. La tactique qu’il venait d’employer, le sujet de leur conversation, et les images terribles qui obsédaient ses pensées, tout cela était terrifiant. Mais il se forçait à conserver une respiration égale, et à évoquer ces scénarios cauchemardesques d’un ton calme et rationnel, comme s’il discutait de situations théoriques en cours. — En toute logique, elle devrait encore être en vie, dit-il. Si les spadassins que nous avons vus la voulaient morte, on aurait trouvé son corps à côté de ceux de Sire Nédus et de Séraï. Mais elle a manifestement été enlevée. Je pense que quelqu’un espère se servir d’elle d’une manière ou d’une autre, plutôt que de l’éliminer totalement. — De quelle façon, par exemple ? demanda le vieux Curseur. — En lui demandant son soutien et son allégeance, peut-être, répondit Tavi. Dans l’espoir d’obtenir si possible l’appui d’un symbole très en vue plutôt que de simplement le détruire. — À ton avis, est-ce qu’elle le donnera ? demanda Miles. Tavi s’humecta les lèvres en réfléchissant à sa réponse le plus soigneusement possible. — Elle n’apprécie pas beaucoup Gaius, finit-il par dire. Mais encore moins ceux qui ont organisé l’attaque marate sur la vallée de Calderon. Elle préférerait s’arracher les yeux que de frayer avec quelqu’un comme ça. Killian exhala lentement. — Très bien, Tavi. Demande à Ehren et à Gaëlle de t’aider, mais ne leur dis pas que c’est sur mes ordres, et ne leur révèle rien de plus sur la situation. Contacte dame Placida pour lui demander son aide, même si je ne m’attends pas qu’elle soit particulièrement enthousiaste. En lui remettant un message de la part de Gaius en public, tu as tacitement déclaré que le Haut Duc et la Haute Duchesse de Placida étaient des loyalistes. — Ce n’est pas le cas ? — Ils évitent soigneusement de choisir un camp. Mais tu viens peut-être de les forcer à le faire. À mon avis, ils ne vont pas avoir apprécié ton geste. Sois prudent lorsque tu les verras. — Maestro, grommela Miles, j’ai des contacts en ville. Des retraités des légions, pour la plupart. Il y en a deux ou trois à qui je peux demander d’enquêter sur la disparition d’Isana. J’aimerais les contacter de ce pas. Killian hocha la tête et Miles, se redressant du mur auquel il était appuyé, se dirigea vers la porte. Il s’arrêta à côté de Tavi et lui jeta un coup d’œil. — Tavi. Ce que j’ai dit tout à l’heure… — … était complètement justifié, monsieur, répondit calmement le jeune homme. Miles le dévisagea encore pendant un moment, puis contempla la peine qui se lisait sur les traits de Killian. — Peut-être ne l’était-ce pas assez, dit-il. Sur ces mots, il salua Tavi d’un hochement de tête sec et formel et sortit de la pièce ; le martèlement furieux de ses bottes s’éloigna rapidement. Tavi se retrouva seul avec Killian, Ombre et Gaius, toujours inconscient. Le silence régna un moment. La respiration de Gaius parut plus régulière et plus profonde à Tavi, mais c’était peut-être son imagination. Finalement, Ombre s’étira et se redressa, en clignant des yeux d’un air ahuri. — Maintenant que le capitaine est parti, il va falloir que je m’occupe du courrier du Premier Duc, dit Killian. Je sais que tu veux passer tout de suite à l’action, Tavi, mais j’ai besoin que tu me le lises avant de partir. Il est sur le bureau. — D’accord, répondit Tavi en réprimant un soupir d’impatience. Il s’avança vers le bureau, sur lequel étaient posés une dizaine d’enveloppes de tailles variées et un long tube en cuir, et s’assit dans le fauteuil. Il ouvrit la première lettre et la parcourut du regard. — De la part du Sénateur Parmus, informant la Couronne de l’état des routes en… — Passe celle-là pour l’instant, dit calmement Killian. Tavi reposa la lettre et prit la suivante. — Une invitation de dame Riva à sa fête d’adieux annuelle à… — Passe. Tavi ouvrit la troisième enveloppe. — De la part de Sire Phrygius, souhaitant au Premier Duc un joyeux festival en son absence, due à des préoccupations militaires. — Des détails ? Des renseignements tactiques ? — Rien de particulier, monsieur. — Passe. Tavi parcourut encore plusieurs lettres de routine du même genre, puis finit par arriver à la dernière, celle dans le tube à parchemin en cuir. Celui-ci lui procura une sensation bizarre lorsqu’il le prit dans sa main, et un lent frisson lui parcourut l’échine. Il regarda le cuir étrange d’un air perplexe, puis comprit soudain ce qui le mettait mal à l’aise. Le cuir était fait de peau humaine. Tavi avala sa salive et ouvrit le tube. Le bouchon fit entendre un raclement chevrotant en glissant sur le cuir. Tavi en sortit délicatement une feuille de parchemin, en s’efforçant de ne pas toucher le tube plus qu’il était absolument nécessaire. Le parchemin, couvert de grosses lettres épaisses, était également fait de peau humaine grattée et amincie. Tavi déglutit et lut le message. — De la part de l’Ambassadeur Varg, dit-il. Et de sa propre main, est-ce précisé. Killian fronça ses épais sourcils blancs. — Oh ? — Il avise le Premier Duc que le navire de liaison canim est arrivé avec la relève de sa garde d’honneur et qu’il quittera la capitale en descendant la Gaule dans deux jours. Killian se tapota le menton de l’index. — Intéressant. — Ah bon ? — Oui. — Pourquoi ? Killian se frotta le menton. — Parce que c’est absolument sans intérêt. C’est une notification de pure routine. Tavi commença à suivre le raisonnement du Maestro. — Et si c’est une notification de pure routine, dit-il, alors pourquoi est-elle écrite de la main de l’Ambassadeur lui-même ? — Précisément. Le navire de liaison canim fait l’aller et retour environ tous les deux mois. L’Ambassadeur a droit à six gardes en tout temps, et quatre remplaçants sont amenés à chaque voyage, de sorte qu’aucun garde ne passe plus de quatre mois en service ici. C’est un spectacle assez familier. (Il indiqua d’un geste vague ses yeux aveugles.) Du moins à ce qu’on m’a dit. Tavi fronça les sourcils, puis dit : — Maestro, lorsque j’ai porté cet autre message à l’Ambassadeur, il a mis un point d’honneur à me dire qu’il avait des problèmes de rats. Il… eh bien, il m’a indirectement indiqué un passage secret dans le Couloir Sombre, qui menait aux Souterrains. Killian se rembrunit. — Ils l’ont trouvé, alors. — Il a toujours été là ? — Bien sûr. C’est Gaius Tertius, je crois, qui a fait en sorte que nous ayons un chemin d’accès à disposition, au cas où nous aurions besoin d’entrer de force. Mais je croyais qu’il n’avait pas été découvert. — Pourquoi Varg prendrait-il le temps de nous dire qu’il le connaît ? Killian réfléchit un moment puis répondit : — Franchement, je ne sais pas. Je ne vois pas d’autre raison que l’envie de nous narguer en nous montrant qu’il n’est pas dupe. Mais le fait que nous sachions qu’il est au courant ne peut qu’avoir réduit l’avantage que cela lui offrait ; et ce n’est pas le genre de Varg de laisser filer un avantage. — J’ai descendu quelques marches du passage. J’ai entendu le second de Varg, Sarl, parler avec un Aléréen. — Tiens donc, dit Killian, l’air intéressé. Qu’est-ce qu’ils disaient ? Tavi réfléchit un moment, puis répéta la conversation. — C’est bien vague, tout ça, murmura le Maestro. — Je sais, dit Tavi. Je suis désolé de ne pas être venu vous en parler aussitôt, monsieur. J’étais effrayé lorsque je suis reparti, et je n’avais pas dormi, et… — Détends-toi, Tavi. Personne ne peut continuer éternellement sans repos. Et les jeunes gens de ton âge semblent en avoir davantage besoin que les autres. (Le vieux Curseur soupira.) Il faudra réfléchir à cela plus tard, lorsque les problèmes plus urgents seront réglés. Reste-t-il du courrier ? — Non, monsieur. C’est tout. — Très bien. Dans ce cas, occupe-toi maintenant de ta mission. — Oui, monsieur, répondit Tavi en se levant. (Il commença à se diriger vers la porte mais s’arrêta.) Maestro ? — Mmm ? — … Vous savez de qui parlait le capitaine lorsqu’il a dit que Nédus avait aussi formé « Rari » ? Du coin de l’œil, Tavi vit Ombre poser brusquement les yeux sur lui, mais il évita son regard. — Araris Valérien, répondit Killian. Son frère aîné. — Ils ne s’entendaient pas ? Une expression agacée passa sur le visage de Killian, mais il répondit d’un ton patient : — Ils s’étaient brouillés. Ils ne s’étaient pas réconciliés lorsque Araris a été tué à la Première Bataille de Calderon, avec le Princeps. — Pourquoi s’étaient-ils brouillés ? — À cause du fameux duel entre Araris Valérian et Aldrick ex Gladius. À l’origine, vois-tu, c’était Miles qui devait se battre avec Aldrick, à propos de… (Il fit un geste évasif de la main.) Je ne me souviens pas. Un différend à propos d’une femme. Mais alors qu’il se rendait au duel, Miles a glissé et est tombé dans la rue au moment où un fourgon-citerne passait. Celui-ci lui a roulé sur la jambe et lui a brisé le genou, si gravement que même les aquafèvres n’ont pas réussi à le soigner complètement. Araris, en tant que second de Miles, s’est battu à sa place. — Et c’est ça qui est venu se mettre entre eux ? Pourquoi ? — Miles a accusé Araris de l’avoir poussé devant le fourgon. Par désir de le protéger, a-t-il dit. Tavi regarda Ombre du coin de l’œil, mais l’esclave était devenu complètement immobile. — Est-ce vrai ? — Si Miles avait affronté Aldrick, ce dernier l’aurait tué, déclara Killian. (Il n’y avait pas la moindre trace de doute dans son ton.) Miles était très jeune à l’époque ; il n’était même pas encore adulte, et Aldrick était – est toujours – une terreur à l’épée. — Est-ce qu’Araris a vraiment poussé le capitaine Miles ? insista Tavi. — Je doute que quiconque sache jamais la vérité à ce sujet. Mais Miles était trop grièvement blessé pour accompagner le Princeps et sa légion à la Bataille des Sept Collines. Il était en route pour rejoindre le Princeps dans la vallée de Calderon lorsque les Marats ont attaqué. Araris est mort au côté du Princeps. Miles et son frère ne se sont donc jamais revus. N’ont jamais eu l’occasion de se réconcilier. Je te suggère d’éviter le sujet. Tavi se retourna pour regarder Ombre. L’esclave détourna les yeux, et Tavi ne put rien lire sur son visage défiguré. — Je vois, dit-il doucement. Merci, Maestro. Killian leva une main pour l’interrompre. — Assez, maintenant, murmura le vieil homme. Va faire ce que tu as à faire. — Oui, monsieur, répondit Tavi. Et il sortit de la salle de méditation pour partir à la recherche d’Ehren et de Gaëlle. Chapitre 29 — Non mais tu sais quelle heure il est ? protesta Ehren. Et on a un examen d’histoire à la troisième sonnerie du matin. Il tourna le dos, renfonça la tête dans son oreiller, et marmonna : — Reviens après l’examen. Tavi jeta un coup d’œil à Gaëlle, de l’autre côté du lit, et tous deux se baissèrent d’un commun accord pour tirer violemment Ehren du lit. Le maigre garçon poussa un hurlement alors qu’ils le traînaient vers la porte de sa chambre d’internat. Sur le chemin, Tavi attrapa un pantalon, des bas et des bottes soigneusement disposés en prévision du lendemain matin. — Tais-toi, dit-il à Ehren. Dépêche. On n’a pas besoin que le veilleur de nuit vienne voir ce qu’on trafique. Ehren cessa de résister et les suivit d’un pas chancelant, sans se laisser distancer ; puis, après quelques dizaines de pas, il cligna des yeux et murmura : — Qu’est-ce qui se passe ? — Je te dis ça dans une minute, répondit Tavi. Avec l’aide de Gaëlle, il guida Ehren vers la zone du campus envahie de végétation où était située la prétendue salle de cours de Killian. Tavi tira vivement la clé de sous une pierre voisine, ouvrit la porte, et les trois jeunes gens s’empressèrent d’entrer. Une fois à l’intérieur, Tavi s’assura que les stores étaient bien fermés. — C’est bon, murmura-t-il enfin à Gaëlle, qui obtint d’une lampe-furie une lumière voilée. Ehren jeta un regard gêné à la jeune fille, attrapa ses vêtements et les enfila avec une hâte considérable, même si sa chemise de nuit lui tombait bien en dessous des genoux. — On va s’attirer des ennuis, dit-il. Qu’est-ce que tu fabriques, Tavi ? — J’ai besoin de votre aide, répondit celui-ci. — Ça ne peut pas attendre ? Tavi secoua la tête et Gaëlle, qui le regardait, fronça soudain les sourcils. — Tavi, murmura-t-elle, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as une mine affreuse. À ces mots, Ehren observa à son tour son ami. — Tavi ? Est-ce que ça va ? — Moi, oui, répondit Tavi. (Il prit une grande inspiration.) Mais ma tante, non. Elle est venue à la capitale pour la présentation à la fin du festival. Elle a été attaquée. La femme qui l’accompagnait et leurs gardes ont été tués. Ma tante a été enlevée. Gaëlle retint un hoquet horrifié. — Oh ! par les Grandes Furies, Tavi, c’est affreux ! Ehren passa distraitement les doigts dans ses cheveux emmêlés. — Par les Corbeaux ! s’exclama-t-il. — Elle est en danger, dit calmement Tavi. Il faut que je la trouve. J’ai besoin de votre aide. Ehren eut un rire railleur. — Notre aide ? Voyons, Tavi, sois raisonnable. Je suis sûr que la légion municipale est déjà à sa recherche. Et la Couronne va remuer ciel et terre pour la retrouver. Gaius ne peut pas se permettre de laisser quelque chose arriver à l’Exploitante Isana. — Ehren a raison, Tavi, dit Gaëlle en fronçant les sourcils. Je veux dire, je suis ton amie, et je suis prête à faire le maximum pour t’aider, mais il va y avoir des gens bien plus compétents que nous pour s’occuper de la disparition de ta tante. — Non, répondit calmement Tavi. Du moins, je ne pense pas que quiconque avec une réelle chance de la retrouver va se lancer à sa recherche. Une expression déconcertée apparut sur le visage d’Ehren. — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tavi inspira profondément, puis répondit : — Écoutez, je ne suis pas censé vous dire ça, mais l’aide que peut apporter la Couronne est, pour le moment, très limitée. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Gaëlle. — Je ne peux pas entrer dans les détails. Disons seulement que la Couronne ne va rien remuer du tout pour retrouver ma tante. Gaëlle cligna des yeux d’un air surpris. — Et les Curseurs ? Ils peuvent sûrement faire quelque chose. Tavi secoua la tête. — Non. Il y a… (Il fit la grimace.) Je ne peux rien vous dire de plus. Je suis désolé. La seule aide que va avoir ma tante est celle que je peux lui apporter moi-même. Ehren fronça les sourcils. — Tavi, tu ne nous fais donc pas confiance ? — Si. Mais ça n’a rien à voir avec ça, répondit Tavi. Gaëlle le dévisagea, puis dit d’un ton songeur : — Ce qui veut dire qu’on t’a ordonné de ne pas nous en parler. Ehren hocha la tête d’un air pensif. — Et le seul à avoir pu te donner un tel ordre est Maestro Killian. — Ou le Premier Duc, murmura Gaëlle. Ce qui veut dire… Elle pâlit légèrement. Ehren déglutit. — Ce qui veut dire qu’il se passe quelque chose de très grave, d’assez grave pour monopoliser ailleurs toutes les ressources des Curseurs et de la Couronne. Et que celui qui lui a donné cet ordre craint la présence d’un traître à l’intérieur de la Citadelle, parce que même nous, nous n’avons pas droit à toute l’histoire. Gaëlle acquiesça lentement de la tête. — Et en tant qu’étudiants récemment initiés aux secrets d’État, nous représentons une menace moins grande d’un point de vue sécurité. (Elle regarda Tavi en fronçant les sourcils.) Est-il arrivé quelque chose au Premier Duc ? Tavi fit appel à toute l’expérience qu’il avait gagnée en grandissant sous la surveillance d’une aquafèvre aux perceptions puissamment développées pour dénuer son visage et sa voix de toute expression tandis qu’il répondait : — Je ne peux rien te dire de plus. — Mais si nous t’aidons, fit remarquer Gaëlle, nous nous mettrons en danger. — Probablement, répondit calmement Tavi. Ehren frissonna. — J’aurais cru que tu demanderais d’abord à Max, dit-il. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas ici ? — Je ne sais pas où il est, mais dès que je le vois, je lui demanderai à lui aussi. Les sourcils froncés, Ehren baissa les yeux. — Tavi, nous avons encore des examens pendant deux jours ; et nous avons aussi notre exercice final pour Killian à terminer. Je n’arriverai jamais à faire tout ça et à mener l’enquête simultanément. — Je sais. Je t’en demande beaucoup… je vous en demande beaucoup. Mais croyez-moi quand je vous dis que je ne le ferais pas si je n’étais pas désespéré. Nous devons retrouver ma tante, à la fois pour la sauver et pour aider la Couronne. — Mais…, fit Ehren avec un soupir. L’examen d’histoire. — Je pense que nous pourrons obtenir de l’Académie qu’elle fasse un écart pour nous. Mais je ne peux rien te promettre. Je suis désolé. — Je n’ai été accepté à l’Académie que sous condition. Si j’échoue à un seul cours, ils me renverront chez moi. Tavi secoua la tête. — Tu es en formation pour devenir Curseur, Ehren. La Couronne ne les laissera pas te renvoyer si c’est le devoir qui t’a détourné de tes études. Gaëlle haussa les sourcils d’un air dubitatif. — Mais est-ce vraiment le devoir, Tavi ? — Oui. — Qu’est-ce qui nous le prouve ? — Tu vas être obligée de me croire sur parole, répondit Tavi en plongeant les yeux dans ceux de la jeune fille. Gaëlle échangea un long regard avec Ehren. — Bien sûr que nous allons t’aider, Tavi, finit-elle par dire. (Elle prit une inspiration tremblante.) Tu es notre ami. Et tu as raison concernant l’importance de ta tante pour la Couronne. (Elle fit la grimace.) Je ne m’amusais pas vraiment avec la mission que m’avait confiée Killian, de toute façon. — Oh, par les Grandes Furies, soupira Ehren. Oui, bien sûr que nous allons t’aider. — Merci, leur dit Tavi. (Il esquissa un sourire.) Si vous voulez, je peux même vous aider à accomplir votre mission pour le Maestro. Nous en ferons notre propre petit secret. Ehren eut un petit rire ironique. — Je me demande bien où ce genre de choses pourrait nous mener, dit-il. (Il termina de lacer ses bottes.) Alors, dis-nous tout ce que tu peux sur l’attaque de ta tante. Tavi raconta à ses amis sa visite au manoir du Haut Duc de Kalare et ce qu’il avait fait là-bas et par la suite, en évitant toutefois de mentionner Max ou Brencis et ses comparses. — Il semblerait, dit Ehren, que c’est Kalarus qui a embauché les assassins qui ont tué l’entourage de ta tante. — Ça me paraît un peu trop évident, comme conclusion, répliqua Gaëlle. C’est peut-être intentionnellement qu’on a laissé Tavi voir ces hommes partir de chez Kalarus. — Ça ne change pas grand-chose, intervint l’intéressé. Ceux qui ont emporté ma tante ne la ramèneraient pas chez Kalarus de toute façon. Il ne courrait pas le risque d’être lié à une histoire de meurtres et d’enlèvement. — C’est vrai, convint Ehren. (Il jeta un coup d’œil à Gaëlle.) Le personnel du manoir de Kalarus a peut-être vu quelque chose. Et il y a de bonnes chances que le chef de cuisine ait employé les services de traiteurs pour une partie de la nourriture. Eux aussi auront peut-être été témoins de quelque chose sans s’en rendre compte. Gaëlle acquiesça et enchaîna : — Il y avait sûrement des gens dans les rues alentour. Nous pourrions aller frapper aux portes, parler aux gens qui sont encore là-bas. Il y a aussi forcément des rumeurs qui courent. On ne sait jamais quand celles-ci peuvent se révéler utiles. Qu’est-ce que tu préfères ? — Les rues, dit Ehren. Gaëlle hocha la tête. — Alors je me charge d’approcher le personnel de Kalarus et les traiteurs. — Si elle a été enlevée, dit Tavi, ils se préparent peut-être à l’emmener quelque part. Je m’occupe de fouiller les quais et d’aller voir le chef des docks et les gardiens des routes pour leur demander de garder l’œil ouvert. (Un léger sourire se dessina sur ses lèvres.) Écoutez-nous. On a presque l’air de Curseurs. — Incroyable, répondit Gaëlle en esquissant à son tour un sourire. Les trois jeunes gens se regardèrent mutuellement, et Tavi put voir la nervosité frémissante qui l’avait envahi se refléter dans les yeux de ses amis. — Soyez prudents, dit-il doucement. Ne prenez aucun risque, et sauvez-vous au premier signe de danger. Ehren déglutit et hocha la tête. Gaëlle posa brièvement la main sur celle de Tavi. — Très bien, dit celui-ci. Allons-y. Nous devrions sortir séparément. Gaëlle acquiesça et éteignit la lampe-furie. Tous trois attendirent que leurs yeux se soient accoutumés à la pénombre, puis la jeune fille sortit discrètement de la salle de cours. Quelques instants plus tard, Ehren chuchota : — Bonne chance, Tavi. Puis il disparut lui aussi dans l’obscurité du milieu de la nuit. Tavi s’accroupit dans le noir, les yeux fermés, et se sentit soudain tout petit et terrifié. Il venait juste de demander à ses amis de l’aider. S’il leur arrivait malheur, ce serait sa faute. Max se morfondait à présent dans la Tour Grise, prisonnier parce qu’il avait essayé d’aider Tavi. Ça aussi, c’était sa faute. Et il avait beau essayer de se convaincre du contraire, il se sentait également responsable de ce qui était arrivé à sa tante Isana. S’il n’avait pas été impliqué dans les événements qui avaient mené à la Seconde Bataille de Calderon, le Premier Duc n’aurait jamais vu une possibilité de se servir d’elle en la nommant Exploitante. Bien entendu, si Tavi ne s’était pas retrouvé impliqué, sa tante aurait aussi très bien pu être déjà morte, ainsi que tous les autres habitants de la vallée de Calderon. Mais cela ne changeait rien à la lourde et douloureuse culpabilité qui accablait le jeune homme. Si seulement Max n’avait pas été fait prisonnier, se dit-il. Si seulement Gaius voulait bien se réveiller. Avec des ordres directs du Premier Duc, ils auraient pu pousser la légion municipale à une action prompte et efficace, recruter la Légion Royale pour qu’elle participe aux recherches, réclamer l’aide de tous les ducs, Hauts Ducs ou Sénateurs qui lui étaient redevables de quelque chose ; bref, d’une façon générale, changer la situation du tout au tout. Mais Gaius ne pouvait pas prendre de mesures. Max était enfermé dans l’endroit le plus sécurisé de tout le royaume, derrière des charmes furiesques que personne ne pouvait surmonter… À moins que quelqu’un en soit capable. Tavi releva brusquement la tête, l’esprit traversé par une illumination. Il existait effectivement quelqu’un capable d’éviter le genre de mesures de sécurité furiesques qui retenaient Max prisonnier dans la Tour Grise. Quelqu’un qui avait réussi, sans utiliser la moindre furie, à déjouer, contourner ou neutraliser les charmes furiesques qui protégeaient les échoppes des bijoutiers et des orfèvres comme celles, plus humbles, des boulangers et des forgerons. Et si cette personne avait réussi à passer au travers de toutes ces protections si facilement, elle pourrait peut-être entrer aussi dans la Tour Grise. Si quelqu’un pouvait atteindre Max et le faire sortir discrètement de sa cellule, les gardes mettraient peut-être suffisamment de temps à s’en rendre compte pour permettre au jeune homme de regagner la Citadelle et de reprendre le rôle de Gaius Sextus. Et alors, il y aurait effectivement un Premier Duc pour retourner toute la ville afin d’arracher Isana à ses ravisseurs. Ce qui voulait dire que la prochaine démarche de Tavi était évidente. Il lui fallait retrouver le Chat Noir et le capturer. Ce n’était plus un simple exercice dont ne dépendait que sa note finale. Tavi devait réussir à convaincre le voleur de l’aider à entrer dans la Tour Grise pour libérer son ami Max. Et vite. Chaque minute qui passait pendant que les étoiles tournaient dans le ciel était une minute que celui qui tenait sa tante pouvait mettre à profit pour l’éliminer. Tavi plissa les yeux d’un air pensif, puis se redressa, sortit de la salle de cours et referma la porte derrière lui. Il replaça la clé dans sa cachette et s’éloigna dans la nuit d’un pas silencieux et résolu. Chapitre 30 Tavi ne savait pas vraiment ce qui l’avait décidé à se diriger vers la rue des Artisans, au pied de la colline que couronnait la Citadelle. Le quartier était loin des élégantes festivités et réceptions en plein air des rues du haut de la ville. On n’y trouvait pas de bijoutier ou d’orfèvre. La rue des Artisans abritait ceux qui travaillaient de leurs mains : forgerons, maréchaux-ferrants, charrons, tisserands, boulangers, maçons, bouchers, charpentiers et cordonniers. Par rapport à la campagne, chacune de ces maisons était extrêmement prospère ; et pourtant, la rue des Artisans était encore pauvre comparée à celles des Citoyens en amont, et à celles des nobles, encore plus haut, dont les demeures s’échelonnaient selon leur rang. Mais ce que la rue des Artisans n’offrait pas en extravagance, elle le compensait en enthousiasme. Pour ces gens qui devaient travailler dur jour après jour pour gagner leur vie, la fête du Printemps était l’un des moments les plus attendus de l’année, et les célébrations étaient organisées avec beaucoup de soin. En conséquence, il ne se passait vraiment pas une heure du jour ou de la nuit sans qu’une partie (voire la totalité) de la rue soit le théâtre de rassemblements où l’on mangeait, buvait, chantait, dansait et jouait dans un constant et joyeux chahut. Tavi avait revêtu ses vêtements les plus foncés et ramené le capuchon de sa vieille cape verte sur son visage. Lorsqu’il atteignit la rue des Artisans, il s’arrêta pour observer les environs un moment, avec un effarement à moitié amusé. Les festivités allaient bon train, et, avec les multiples lampes-furies qui illuminaient la nuit, on y voyait presque comme en plein jour. Il pouvait entendre au moins trois groupes de musiciens différents, et de nombreuses zones le long des rues bondées avaient été balisées à coups de craie sur les pavés pour réserver un espace aux danseurs qui tournoyaient en rythme. Tavi descendit lentement la rue, ne levant les yeux que de temps en temps. Il se concentrait sur ce que ses oreilles et son nez lui disaient de ce qui l’entourait, et, à l’intersection de la rue du Sud, il s’arrêta brusquement. La première chose qu’il remarqua fut la différence de musique. Il n’entendait plus d’instruments, mais un petit ensemble vocal chantant un air complexe qui résonnait dans la rue avec une joyeuse énergie. Au même moment, un irrésistible fumet de brioche submergea ses sens et le fit saliver. Cela faisait des heures et des heures qu’il n’avait pas mangé, et il releva les yeux pour regarder d’un air affamé la boulangerie, qui aurait dû être fermée et silencieuse, mais proposait à la convoitise des passants brioches et pâtisseries au boisseau. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui, gagna furtivement un coin entre deux boutiques, et trouva une caisse sur laquelle monter. Il put ainsi atteindre le rebord d’une fenêtre et, avec un brusque effort soigneusement dirigé, se hissa vers le haut pour agripper les avant-toits et grimper rapidement sur le toit. Une fois là, il put sauter avec légèreté sur le toit de la maison voisine, qui était construite sur deux niveaux et s’élevait encore d’un étage. Tavi escalada aussi celui-ci, puis longea la rue des Artisans en bondissant avec légèreté de toit en toit, les yeux, les oreilles et le nez aux aguets. Soudain, un frisson d’excitation l’envahit sans la moindre raison, et il eut la brusque certitude que son instinct ne l’avait pas trompé. Il trouva un coin d’ombre derrière une cheminée et s’y glissa, accroupi, avant de s’immobiliser prudemment. Il n’eut pas à attendre longtemps. Un mouvement furtif de l’autre côté de la rue attira son regard, et il vit une silhouette enveloppée dans une cape à capuchon traverser les toits avec grâce, aussi légèrement et discrètement que lui. Il sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres. Il reconnaissait cette cape grise, ces mouvements fluides. Une fois de plus, il avait trouvé le Chat Noir. La silhouette ralentit et s’arrêta au bord d’un toit pour regarder les chanteurs, puis s’accroupit souplement, en s’appuyant délicatement du bout des doigts sur les tuiles. Sous le capuchon, la tête du Chat se pencha sur le côté, et il s’immobilisa complètement, manifestement fasciné par le spectacle. Tavi, lui, garda les yeux posés sur le voleur, momentanément troublé par une étrange et frustrante impression de familiarité. Puis le Chat se releva et, telle une ombre, gagna le toit suivant, son visage masqué tourné vers la boulangerie, ses étals couverts de montagnes de brioches fraîches et fumantes et la matrone aux joues rouges qui les vendait sans un instant de repos. Une tension avide apparut dans les gestes du Chat, et il s’éclipsa de l’autre côté du bâtiment. Tavi attendit qu’il soit hors de vue, puis se leva et sauta sur le toit de la boulangerie. Il trouva une autre zone d’ombre où se cacher, au moment même où le voleur émergeait d’entre deux maisons de l’autre côté et traversait calmement la rue bondée, sans pouvoir empêcher ses pieds de danser au rythme de l’ensemble vocal en passant devant. Le Chat ralentit très légèrement le pas et arriva devant l’étal juste au moment où la matrone se retournait pour déposer de petites pièces d’argent dans un coffre-fort. La cape du voleur se souleva alors très brièvement, et si Tavi ne l’avait pas regardé avec autant d’attention, il n’aurait jamais vu la miche disparaître dessous. Sans rien changer à sa démarche, le Chat se faufila dans l’espace entre la boulangerie et la cordonnerie voisine, et s’enfonça avec discrétion et rapidité dans la ruelle. Tavi se releva et longea le bord du toit à pas de loup, en portant la main à sa ceinture pour attraper le lourd rouleau de corde solide et flexible qui y était enroulé. Il laissa glisser de ses doigts la boucle de lasso à l’extrémité de la corde et l’agrandit avec des gestes exercés dus à des années de pratique sur les énormes béliers de montagne têtus et agressifs de son oncle. Il allait devoir lancer de loin et d’un angle difficile mais, sûr de lui, il s’accroupit au bord du toit et fit rapidement tournoyer le lasso avant de le jeter d’un mouvement brusque. La boucle vint se poser autour de la tête encapuchonnée du Chat. Celui-ci fit vivement un pas de côté et réussit à passer deux doigts dans la boucle avant que Tavi puisse la resserrer d’un geste sec. Le garçon prit appui sur ses pieds et tira de toutes ses forces. La corde souleva le Chat de terre et le fit trébucher de côté. Vif comme l’éclair, Tavi enroula deux fois l’autre extrémité de la corde autour de la cheminée en brique de la boulangerie, y fit un nœud de berger sans même regarder ses doigts, et se laissa glisser du toit pour sauter dans la ruelle. Il atterrit accroupi et se releva aussitôt pour bondir, porté par l’élan de sa chute, sur le dos du Chat Noir, plaquant celui-ci contre le mur avec une violence à lui couper le souffle. Le Chat écrasa durement son talon sur les orteils de Tavi, avec une force qui les aurait cassés si le garçon n’avait pas porté d’épaisses bottes en cuir. — Tiens-toi tranquille, gronda Tavi en tirant sur la corde pour essayer d’empêcher son adversaire de reprendre son équilibre. Il y eut un raclement métallique et un couteau fondit sur la main avec laquelle le garçon tenait la corde. Tavi écarta ses doigts à temps, et le couteau mordit dans le lasso. La corde était trop solide pour se rompre d’un coup, mais le Chat Noir leva sa main libre pour l’empêcher de tournoyer et achever de la couper. Le lasso se rompit. Tavi repoussa violemment le Chat contre le mur de la boulangerie, puis, attrapant le poignet dont le voleur tenait son couteau, le cogna à son tour durement contre la pierre. Le Chat lâcha son arme. Tavi abattit le tranchant de sa main sur la base de la nuque de son adversaire, à travers la lourde cape, l’assommant à moitié. Le Chat vacilla. L’attrapant par le col, Tavi virevolta et l’envoya au sol, tête la première, avant de se jeter sur son dos pour lui faire une clé de bras, le forçant à l’immobilité. — Tiens-toi tranquille, répéta Tavi d’un ton furieux. Je ne suis pas de la légion municipale. Je veux seulement te parler. Le Chat Noir cessa brusquement de se débattre, et quelque chose dans son immobilité fit penser à Tavi que c’était sous l’effet de la surprise. Les muscles du voleur cessèrent de frémir dans leur effort pour échapper à son emprise, et se détendirent soudain. Tavi regarda sa victime avec perplexité, puis arracha le capuchon qui lui cachait le visage. Une crinière de fines boucles d’un blanc argenté s’échappa de la cape, épousant la courbe pâle et lisse de la joue d’une jeune femme aux lèvres pleines et purpurines. Ses yeux légèrement taillés en amande étaient d’un vert éclatant identique à ceux de Tavi, et elle avait l’air stupéfaite. — Aléréen ? demanda-t-elle d’une voix haletante. — Kitaï, murmura Tavi. C’est donc toi, le Chat Noir ? La jeune fille tourna la tête autant qu’elle put pour le regarder, ses grands yeux visibles même dans l’obscurité de la ruelle. Tavi la dévisagea un long moment, envahi d’un soudain frisson d’excitation au creux de l’estomac. Il prit pleinement conscience des membres fins et musclés de la jeune Marate coincée sous lui, de la chaleur presque fébrile de sa peau et du fait qu’elle avait toujours le souffle court, même si elle avait cessé de se débattre contre lui. Il relâcha lentement son poignet et, tout aussi lentement, elle ôta son bras d’entre leurs deux corps. Parcouru d’un long frisson, Tavi se pencha un peu plus près de la jeune fille, respirant par le nez. Des mèches de cheveux soyeux lui chatouillèrent les lèvres. Kitaï dégageait des odeurs multiples : le parfum de fragrances probablement volées dans de luxueuses boutiques, l’arôme frais et appétissant de la brioche encore chaude, et, en dessous, un parfum de bruyère et de vent hivernal purifié. Au même moment, elle tourna la tête vers lui, effleurant son menton de sa tempe et lui réchauffant la gorge de son haleine. Elle ferma à moitié les yeux. — Bien, murmura-t-elle après un autre moment d’immobilité. Tu me tiens, Aléréen. Fais quelque chose de moi ou laisse-moi me relever. Tavi sentit son visage s’empourprer et prit promptement appui sur ses bras pour ôter son poids de la jeune Marate. Celle-ci resta un instant immobile à le regarder, un petit sourire narquois sur les lèvres, avant de se relever avec une grâce féline et sans affectation. Elle regarda autour d’elle et repéra sa miche de brioche mal acquise sur le sol, tout écrasée par leur lutte. — Non mais regarde ce que tu as fait, dit-elle d’un ton agacé. Tu as détruit mon dîner, Aléréen. (Les sourcils froncés, elle l’observa des pieds à la tête un moment, avec une lueur de contrariété dans le regard, puis vint se placer juste devant lui, les mains sur les hanches. Tavi baissa les yeux sur elle d’un air légèrement perplexe.) Tu as grandi, lui dit-elle sur un ton de reproche. — Deux ans ont passé, répondit Tavi. Kitaï fit entendre un léger grognement agacé. Sous sa cape, elle portait une tunique d’homme taillée dans une soie sombre et luxueuse et brodée à la main de belles-de-nuit de Forcia, un épais pantalon de légionnaire en cuir et des chaussures en cuir souple qui devaient coûter une petite fortune. La jeune Marate avait changé, elle aussi, et même si elle n’avait manifestement pas beaucoup grandi, elle s’était développée sur d’autres fronts extrêmement intéressants. Tavi dut faire un effort pour détourner les yeux de la parcelle de peau douce et pâle révélée par l’encolure de la tunique de Kitaï. La joue de la jeune fille était rougie par une éraflure sous laquelle un hématome fleurissait à vue d’œil, à l’endroit où elle s’était cognée lorsque Tavi l’avait rudement poussée contre le mur. Une autre marque du même genre, mais fine et précise, était visible sur sa gorge, laissée par le lasso du garçon. Si elle ressentait la moindre douleur, elle n’en laissait rien paraître. Elle regarda Tavi d’un œil intelligent et plein de défi, et reprit : — Doroga m’avait prévenue que tu me ferais ce coup-là. — Quoi donc ? — Grandir. (Elle l’observa des pieds à la tête, sans ressentir, apparemment, le moindre scrupule à le dévisager ainsi.) Devenir plus fort. — Euh… Désolé ? répondit Tavi. Elle lui jeta un regard noir et chercha des yeux son couteau. Elle le ramassa et Tavi vit que la lame en était damasquinée d’or et d’argent, et la poignée ornée d’un motif d’ambre et d’améthystes ; l’objet lui aurait probablement coûté toute une année des modestes gages que Gaius lui accordait tous les mois. D’autres bijoux encore étincelaient au cou, aux poignets et à une des oreilles de Kitaï, et Tavi songea, l’air sinistre, que la valeur des biens qu’elle avait volés lui vaudrait probablement d’être exécutée si jamais elle était capturée par les autorités. — Kitaï, dit-il, par toutes les Furies, qu’est-ce que tu fais ici ? — Je meurs de faim, répliqua-t-elle sèchement. (Elle donna un coup de la pointe de sa chaussure dans la miche désormais immangeable.) Grâce à toi, Aléréen. Tavi secoua la tête. — Qu’est-ce que tu faisais avant ça ? — Je ne mourais pas de faim, répondit Kitaï avec un reniflement de provocation. — Par les Corbeaux, Kitaï ! Pourquoi est-ce que tu es venue ici ? La jeune Marate pinça les lèvres, puis répondit : — Pour Observer. — Euh… Quoi ? — J’Observe, répéta sèchement Kitaï. Tu ne connais donc rien à rien ? — Je commence à croire que non. Qu’est-ce que tu observes ? Kitaï leva les yeux au ciel d’un air à la fois agacé et méprisant. — Toi, espèce d’idiot. (Elle le regarda d’un œil suspicieux.) Mais toi, qu’est-ce que tu faisais sur ce toit ? Pourquoi est-ce que tu m’as attaquée ? — Je ne savais pas que c’était toi. J’essayais d’attraper le voleur appelé le Chat Noir. Je suppose que j’ai réussi. Kitaï plissa les yeux d’un air menaçant. — Il arrive que l’Unique bénisse même les idiots de bonne fortune, Aléréen. (Elle croisa les bras.) Tu m’as trouvée. Qu’est-ce que tu veux ? Tavi se mordilla la lèvre, songeur. Il était déjà dangereux pour Kitaï de se trouver en Aléra, et dans la capitale, c’était encore pire. Le royaume n’avait connu que tensions, hostilité et violence avec les autres peuples de Carna. Lorsque les Marats avaient anéanti la légion du Princeps Gaius Septimus lors de la Première Bataille de Calderon, ils avaient créé toute une génération de veuves, d’orphelins et de familles endeuillées. Et comme les légionnaires de la Couronne avaient été recrutés à Aléra Impéria, il y avait dans la ville des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes qui gardaient une profonde rancune envers les Marats. Avec sa carrure athlétique, sa peau claire, ses cheveux blancs – et, surtout, ses yeux bridés si exotiques – Kitaï serait immédiatement reconnue comme l’une de ces barbares de l’est. Étant donné tout ce qu’elle avait volé (et l’humiliation qu’elle avait, ce faisant, infligée à la légion municipale), elle ne verrait jamais l’intérieur d’une prison ou une cour de justice. Si on la repérait, elle serait probablement capturée par une foule en colère et lapidée, pendue ou brûlée sur-le-champ, pendant que la légion municipale fermerait les yeux. L’estomac négligé de Tavi protesta en gargouillant et le garçon soupira. — D’abord, dit-il, je vais aller nous chercher à manger pour tous les deux. Tu veux bien m’attendre ici ? Kitaï haussa un sourcil vexé. — Tu crois que je ne sais pas voler de quoi me nourrir ? — Je ne vais rien voler. Et prends ça comme une excuse pour avoir abîmé ta brioche. Kitaï fronça les sourcils en réfléchissant aux paroles de Tavi, puis hocha la tête avec circonspection et répondit : — Très bien. Tavi eut juste assez d’argent pour acheter deux gros pilons de volaille sauvage, une miche de brioche et une bouteille de cidre. Il les rapporta dans la ruelle obscure, où Kitaï attendait patiemment, immobile. Il lui tendit un des pilons puis rompit la miche en deux morceaux et lui laissa choisir le sien. Puis il s’adossa au mur à côté d’elle et se mit à dévorer consciencieusement. Manifestement, Kitaï était au moins aussi affamée que lui, et ils firent disparaître viande et pain en quelques instants. Puis Tavi but longuement à la bouteille avant d’offrir ce qui en restait à Kitaï. La jeune Marate but à son tour puis s’essuya la bouche sur sa manche, avant de se tourner vers Tavi, ses yeux exotiques étincelant dans l’obscurité. Elle laissa tomber la bouteille vide et observa le garçon tout en se léchant les doigts pour en enlever les miettes et la graisse. Tavi, fasciné, la regarda faire en silence pendant un moment. Kitaï esquissa lentement un sourire. — Oui, Aléréen ? dit-elle. Je peux faire quelque chose pour toi ? Tavi s’arracha de sa transe et toussota en détournant les yeux avant de se remettre à rougir. Il se rappela avec sévérité que l’heure était grave et qu’il n’avait pas le droit de se laisser distraire lorsque la vie de tant de personnes était en jeu. Le poids terrifiant de sa responsabilité fit fuir de sa tête toute pensée des doigts et de la bouche de Kitaï, et l’envahit à la place d’une angoisse qui lui tordit le ventre. — Justement, oui, dit-il. J’ai besoin de ton aide. Le petit sourire taquin de Kitaï s’effaça et elle le scruta d’un œil curieux, voire soucieux. — Pour faire quoi ? — Pour entrer par effraction quelque part. J’ai besoin d’apprendre comment tu as réussi à contourner toutes les mesures de protection des endroits que tu as cambriolés. Kitaï fronça les sourcils d’un air interrogateur. — Pourquoi ? — Un homme est enfermé dans la Tour Grise, une prison. J’ai besoin de l’en faire sortir sans déclencher la moindre alarme furiforgée et sans être vu. Oh, et on doit faire en sorte que personne ne remarque sa disparition pendant au moins un quart d’heure. Kitaï reçut cette information sans sourciller. — Est-ce que ce sera dangereux ? — Très. Si on nous attrape, on nous jettera en prison ou on nous tuera tous les deux. Kitaï acquiesça d’un air songeur. — Alors il ne faut pas se laisser attraper. — Ni échouer. Kitaï, c’est peut-être une question de vie ou de mort. Non seulement pour moi, mais aussi pour tout Aléra. — Pourquoi ? Tavi fronça les sourcils d’un air soucieux. — Je manque de temps pour t’expliquer. Que connais-tu de la politique aléréenne ? — Assez pour savoir que vous êtes tous fous. Malgré lui, Tavi laissa échapper un rire bref. — Je vois ce qui peut te faire dire ça, reprit-il. As-tu besoin d’une autre raison que la folie, alors ? — Je préfère. Tavi y réfléchit un instant, puis répondit : — L’homme qui est en prison est mon ami. Il y a été mis pour m’avoir défendu. Kitaï dévisagea Tavi un moment puis hocha la tête. — Ça me suffit. — Tu vas m’aider ? — Oui, Aléréen, répondit Kitaï. (Elle regarda le visage du garçon d’un air pensif.) Je vais t’aider. Tavi hocha la tête d’un air sérieux. — Merci. Les dents blanches de Kitaï étincelèrent dans l’obscurité. — Ne me remercie pas. Attends d’avoir vu ce que nous allons devoir faire pour entrer dans cette tour. Chapitre 31 Tavi regarda l’énorme vide qui le séparait de la Tour Grise et sentit son cœur battre la chamade sous le coup de ce que certains auraient qualifié de « méprisable terreur ». Il n’avait pas eu de difficulté à trouver quelqu’un pour lui indiquer la tour. Il lui avait suffi de poser la question à un légionnaire municipal un peu trop gai, au nez rouge et à l’haleine presque inflammable, en expliquant qu’il était en visite dans la ville et aurait souhaité la voir. Le légionnaire s’était montré serviable et amical, et lui avait donné des indications rendues à peine compréhensibles par ses bredouillements inarticulés et zézayés. Puis Tavi et Kitaï avaient rapidement traversé les rues de la capitale, en prenant soin d’éviter les festivités les plus exubérantes, comme celles de la rue des Artisans. Ils se tenaient à présent au sommet d’un aqueduc qui acheminait l’eau d’une source montagnarde située en dehors de la capitale vers la grande cuvette verdoyante de champs et d’exploitations qui entourait la ville. Là, l’aqueduc se divisait en une dizaine de ramifications qui apportaient de l’eau propre dans les réservoirs tout autour de la ville. De l’endroit où ils se trouvaient, Tavi pouvait voir la pente presque imperceptible de l’aqueduc qui passait au-dessus de quartiers entiers, avec ses arches majestueuses soutenant le canal de pierre où l’eau gazouillait incessamment à ses pieds tandis qu’il suivait Kitaï d’un pas décidé. À peine quelques centaines de mètres devant eux, l’aqueduc passait entre le quartier général et les casernes de la légion municipale d’une part, et la Tour Grise d’autre part. Kitaï lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule tout en avançant avec une parfaite assurance en dépit des brises nocturnes et de l’eau qui rendait glissant le bord déjà étroit de l’aqueduc. — Tu veux que je ralentisse ? — Non, répondit Tavi avec irritation. (Il se concentrait sur leur destination, essayant d’éviter de penser combien il était facile de faire une chute mortelle et humiliante.) Continue, avance. Kitaï haussa les épaules avec un petit sourire arrogant, et regarda de nouveau devant elle. Tavi examina la Tour alors qu’ils l’approchaient. C’était un édifice d’une apparence étonnamment simple. Il ne ressemblait guère à une tour, non plus. Tavi s’était imaginé quelque chose d’élégant et de lugubre, comme il se devait, peut-être quelque chose de grand, sinistre et menaçant, où les prisonniers se seraient estimés heureux de pouvoir se jeter du haut de la tour pour faire leur propre chute mortelle et humiliante. Au lieu de ça, il voyait une bâtisse à peine différente des casernes militaires voisines. Elle était simplement plus haute, percée de fenêtres très étroites, et il y avait moins de portes apparentes. Une vaste pelouse l’entourait, elle-même ceinte d’une palissade. On pouvait voir des gardes à la porte de celle-ci, aux portes principales de l’édifice, et en patrouille tout autour de la palissade. — Ç’a l’air… plaisant, murmura Tavi. Vraiment plutôt agréable. — Les prisons agréables, ça n’existe pas, répliqua Kitaï. Elle s’arrêta brusquement et Tavi faillit lui rentrer dedans, ce qui aurait pu avoir des conséquences désastreuses. Il reprit son équilibre et lui jeta un regard noir. Un groupe de chanteurs ambulants était en train de passer dans la rue en dessous de l’aqueduc. Chaque membre du groupe portait une chandelle, et ils chantaient l’un des airs traditionnels de la fête du Printemps. Kitaï les regardait avec attention et curiosité. — Tu aimes cette musique ? demanda Tavi. — Vous les Aléréens, vous ne chantez pas comme il faut. — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? La jeune fille fit un geste agacé de la main. — Parmi mon peuple, on chante l’air qu’on a sur les lèvres. Parfois plusieurs mélodies en même temps. Tous ceux qui chantent mêlent leur chanson à celles qui sont déjà là. Au moins trois, sinon ça ne vaut guère la peine. Mais vous les Aléréens, vous n’en chantez qu’une. Et vous la chantez tous de la même façon. (Elle secoua la tête d’un air déconcerté.) Le temps que vous devez passer à répéter pour faire ça doit vous rendre fous d’ennui. Tavi sourit. — Mais est-ce que tu aimes le résultat ? Kitaï regarda disparaître le groupe au loin et répondit d’un ton nostalgique : — Vous ne faites pas comme il faut. Elle se remit en marche, et Tavi la suivit jusqu’à ce qu’ils arrivent à hauteur de la Tour Grise. Tavi regarda par-dessus le rebord de pierre de l’aqueduc. Ils se trouvaient bien à quinze mètres du sol durci par le martèlement incessant des bottes d’un terrain d’exercice militaire qui venait s’accoter au mur encerclant la Tour. Un vent printanier descendait des montagnes, froid et vif, et Tavi dut se pencher en arrière pour ne pas basculer par-dessus le rebord. Il se força à garder les yeux sur le toit de la Tour plutôt que de regarder en contrebas. — Il doit bien y avoir quinze mètres entre ici et la Tour, dit-il à voix basse à Kitaï. Même toi, tu ne peux pas sauter si loin. — Exact, répondit Kitaï. Elle repoussa sa cape et ouvrit une grande et lourde pochette en cuir de fabrication marate pour en sortir un rouleau de corde grisâtre, à l’aspect presque métallique. Tavi la regarda faire en fronçant les sourcils. — C’est encore une de ces cordes faites de cheveux d’Hommes des Glaces ? — Oui, répondit Kitaï. Elle plongea de nouveau la main dans son sac et en sortit trois crochets de métal tout simples. Elle les assembla à l’aide de petits onglets et de rainures qui s’encochèrent pour fixer les trois crochets dos à dos, et les attacha solidement avec un cordon de cuir, de façon que les crochets soient tournés vers l’extérieur comme des doigts d’acier, et répartis en cercle autour de leur arête centrale. — Ce grappin n’est pas de facture marate, fit remarquer Tavi. — Non. Il était à un voleur aléréen. Je l’ai vu cambrioler une maison avec, une nuit. — Et tu le lui as volé ? Kitaï sourit tout en accrochant la corde au grappin avec des doigts vifs comme l’éclair. — L’Unique nous apprend que ce qu’on donne aux autres, on le reçoit en retour. (Elle lui décocha un sourire espiègle.) Baisse-toi, Aléréen. Tavi mit un genou à terre au moment même où Kitaï soulevait le grappin pour le faire tournoyer en l’air, de plus en plus vite, en laissant filer la corde. Il ne lui fallut pas longtemps. Quatre tours, cinq tours et le grappin s’envola en sifflant vers le toit de la Tour, de l’autre côté du vide. Il y eut un faible bruit métallique lorsque l’outil toucha la pierre. Kitaï entreprit de tirer la corde à elle avec beaucoup de lenteur et de prudence. Soudain, celle-ci se tendit, et la jeune Marate continua à tirer en se penchant en arrière, pour la tendre davantage. — Là, dit-elle. Dans mon sac. Il y a un gros clou en métal et un marteau. Tavi glissa la main dans la besace et les trouva. Le clou comportait un anneau à son extrémité, et le garçon en comprit immédiatement l’usage. Clou et marteau à la main, il s’agenouilla. Il enleva sa cape, la plia plusieurs fois, et s’en servit pour assourdir les coups de marteau qu’il donnait pour enfoncer le clou dans la roche de l’aqueduc. Il le positionna à l’oblique par rapport à la traction de la corde, et lorsque, ayant terminé, il leva les yeux, Kitaï regardait son travail d’un air approbateur. Elle lui tendit l’extrémité de la corde et il la fit passer dans l’anneau du clou. Il tira très lentement sur le dernier mètre, tandis que Kitaï maintenait la pression contre le grappin, jusqu’à ce que Tavi puisse à son tour tirer de tout son poids sur celui-ci pour le maintenir en place. Avec un bref hochement de tête, Kitaï exécuta promptement un autre nœud, que Tavi ne connaissait pas, et qui, en se serrant, accentua encore la tension de la corde. Kitaï lâcha enfin la corde, se pencha en arrière et fit un signe de tête à Tavi. À son tour, le garçon relâcha lentement la corde, qui fit entendre une vibration sonore et resta tendue entre l’aqueduc et la Tour, luisante comme un fil d’araignée dans la luminosité ambiante des milliers de lampes-furies qui éclairaient la ville. — Donc, dit le garçon, on traverse sur la corde pour éviter les furies de terre et de flore de la pelouse. C’est ça ? — Oui. — Ça laisse encore les furies de l’air qui montent la garde autour du toit. Et on dirait bien qu’il y a une gargouille de chaque côté. Tu vois, là, ces bosses ? Kitaï fronça les sourcils. — C’est quoi ça, une gargouille ? — C’est une furie de terre, expliqua Tavi. Une statue capable de percevoir et de se mouvoir. Elles ne sont pas très rapides, mais elles sont puissantes. — Elles vont nous vouloir du mal ? — Probablement. Elles réagiront au moindre mouvement sur le toit. — Alors il ne faut pas poser un pied sur le toit, c’est ça ? Tavi hocha la tête. — Ça pourrait marcher. Mais je ne vois pas comment on va pouvoir entrer autrement que par la porte du toit. Il y a des gardes partout aux étages inférieurs. — Donne-moi ta cape, dit Kitaï. Tavi s’exécuta et lui demanda : — Qu’est-ce que tu fais ? — Je règle le problème des furies du vent, répondit la jeune Marate. Elle enleva sa propre cape et plongea les deux vêtements dans l’eau froide qui courait dans l’aqueduc. Puis elle ouvrit une autre sacoche à sa ceinture et en sortit une lourde boîte en bois, remplie de sel. Elle entreprit d’en verser généreusement sur les deux capes trempées. Tavi la regarda faire en fronçant les sourcils. — Je sais que le sel est douloureux pour les furies du vent, dit-il. Mais tu es sûre que ça va marcher ? Kitaï interrompit son geste et le dévisagea d’un air égal. Puis elle baissa les yeux sur ses vêtements et ses bijoux avant de les relever vers Tavi. Il leva les mains en un geste apaisant. — D’accord, d’accord. Si tu le dis. La jeune Marate se releva bientôt et lui jeta sa cape. Il l’attrapa et drapa le vêtement trempé sur ses épaules. Kitaï fit de même et dit : — Tu es prêt, Aléréen ? — Prêt à quoi ? Je ne sais toujours pas comment on va faire pour entrer sans poser le pied sur le toit. Kitaï indiqua d’un signe de tête les étroites fenêtres du dernier étage. — Je vais entrer par là. Attends que je sois complètement passée avant de me suivre. La corde n’est pas prévue pour supporter le poids de deux personnes. — Tu ferais mieux de me laisser passer le premier, répondit Tavi. Je suis plus lourd. Si elle doit se casser, ce sera pour moi. Kitaï fronça les sourcils, mais acquiesça. Elle lui indiqua la corde. — Vas-y. Laisse-moi un peu d’espace pour opérer quand j’arriverai. Tavi hocha la tête puis se tourna vers la fine corde tendue entre l’aqueduc et la Tour. Il déglutit et sentit ses doigts trembler. Mais il se força à avancer, s’approcha souplement de la corde et l’attrapa entre ses mains. Il se laissa tomber dans le vide, la tête vers la prison, les talons croisés au-dessus de la corde pour soutenir ses jambes. Une rafale de vent passa, faisant trembler la corde, et Tavi pria pour que le grappin ne lâche pas. Puis, aussi prudemment et fluidement que possible, il entreprit de traverser le vide à la force des bras en direction de la Tour. À un moment, il jeta un coup d’œil derrière lui, et vit Kitaï qui le regardait avec des yeux étincelants d’espièglerie, une main levée devant sa bouche sans vraiment réussir à cacher son sourire amusé. Tavi se força à se concentrer sur sa tâche, sur le mouvement régulier et assuré de ses bras et de ses jambes, de ses doigts et de ses mains. Il ne se précipitait pas, mais au contraire se mouvait avec une prudence posée, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’autre côté du vide. Il réussit à repérer un rebord de fenêtre et posa prudemment les pieds dessus, sans lâcher la corde, pour s’assurer qu’il allait supporter son poids. Puis il y prit pied plus fermement et se retourna vers Kitaï, en se tenant encore d’une main à la corde. La jeune Marate ne se pendit pas à la corde comme il l’avait fait. Elle posa simplement le pied dessus comme s’il s’agissait d’une épaisse traverse de bois, large et sûre. Les poings sur les hanches, elle s’avança avec une sorte d’arrogance nonchalante à l’égard de la mort certaine que lui réservait le précipice si elle y tombait, traversa en trois fois moins de temps qu’il en avait fallu à Tavi, et sauta sur le rebord voisin en effectuant un demi-tour en l’air, atterrissant avec assurance sur les talons. Tavi la dévisagea longuement. Elle lui rendit son regard en haussant un sourcil. — Oui ? Il secoua la tête. — Où est-ce que tu as appris à faire ça ? — Marcher sur une corde ? — Oui. C’est… impressionnant. — C’est un jeu d’enfants. On y a tous joué quand on était petits. Avec un sourire, elle ajouta : — J’étais meilleure quand j’étais plus jeune. J’aurais été capable de traverser en courant. (Elle se tourna vers la fenêtre et regarda à travers la vitre.) C’est un couloir. Je ne vois personne. Tavi regarda à son tour. — Moi non plus, dit-il. (Il tira son couteau de sa ceinture et s’en servit pour tester les bords de la fenêtre. Elle était faite d’une seule vitre, furiforgée directement dans la roche.) On va devoir la casser. Kitaï hocha brièvement la tête, puis sortit d’un autre sac un rouleau de tissu épais. Elle le déroula d’une secousse, puis prit une petite bouteille et l’ouvrit. Une âcre puanteur s’en dégagea tandis qu’elle versait une substance épaisse et huileuse dans le creux de sa paume et l’étalait sur sa propre fenêtre. Elle s’essuya rapidement la main sur le tissu, puis fronça les sourcils en remuant les lèvres. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Tavi. — Je compte, répondit-elle. Tu vas me faire perdre le fil. Elle continua ainsi pendant encore environ une minute, puis aplatit le tissu sur la fenêtre, à laquelle il adhéra presque immédiatement. Elle l’étala autant qu’elle put, attendit encore un moment, puis sortit son couteau et, du bout arrondi de son manche, décocha un coup vif, court et précis sur la vitre. Le verre se brisa avec un craquement sec. Kitaï recommença son geste à plusieurs endroits différents, puis retira lentement le tissu. La vitre brisée resta collée à l’étoffe. Puis Kitaï retrouva la portion de tissu où elle s’était essuyé la main et la pressa contre le mur à côté de la fenêtre, où le tissu resta collé aussi fortement que juste avant sur la vitre. Avec un rapide coup d’œil à Tavi, la jeune Marate détacha quelques éclats de verre tranchants qui n’étaient pas venus avec le tissu, les laissa tomber, puis se baissa souplement pour entrer dans la Tour Grise. Tavi secoua la tête avec ébahissement et gagna la fenêtre ouverte en s’aidant prudemment de la corde. Il se sentait gauche et lent en comparaison de Kitaï, ce qui était vaguement agaçant. Mais en même temps, il prenait un réel plaisir à voir l’habileté et l’assurance de la jeune Marate. Comme lui, elle n’avait pas de furies, mais elle ne se jugeait manifestement pas désavantagée. Et elle n’avait aucune raison de le penser, ayant passé les derniers mois à se rire des mesures de sécurité furiesques et à s’en jouer grâce à son intelligence et à son adresse. Tavi se promit de garder en mémoire cette astuce de l’adhésif et du tissu pour un jour où cela pourrait lui servir, et se glissa à l’intérieur de la Tour pour atterrir accroupi à côté de Kitaï. Ils se trouvaient dans un couloir dont un côté était percé de fenêtres, et l’autre de lourdes portes en bois, sur toute la longueur. Tavi s’avança vers la porte la plus proche et appuya sur la poignée. — Verrouillée, murmura-t-il à l’intention de sa compagne, avant de plonger la main dans sa propre sacoche. Il en sortit un rouleau de cuir contenant plusieurs petits outils. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Kitaï en chuchotant. — Je déverrouille, répondit-il. Il glissa la pointe des outils dans la serrure, ferma les yeux et en testa à tâtons le mécanisme. Bientôt, il crispa les mains sur ses outils, les tourna légèrement, et le verrou s’ouvrit. Tavi poussa la porte sur une petite pièce presque vide. Il y avait un lit, une chaise, un pot de chambre et rien d’autre hormis des murs de pierres lisses. — Une cellule, murmura-t-il avant de refermer la porte. Kitaï lui prit ses outils des mains et les regarda fixement. — Comment ? demanda-t-elle. — C’est ce genre de choses que j’ai appris à faire, répondit-il. Je peux te montrer, plus tard. Mais comment as-tu réussi à voler toutes ces choses sans apprendre à forcer une serrure ? — J’ai volé les clés. Évidemment. — Évidemment, répéta Tavi à mi-voix. Allez, viens. Ils longèrent le couloir et Tavi vérifia chaque porte. Toutes les chambres étaient semblables : mornes, unies et vides. — Il ne doit pas être à cet étage, murmura Tavi alors qu’ils atteignaient une autre porte au bout du couloir. Celle-ci s’ouvrit sur des marches descendant en colimaçon, éclairées par de faibles lampes-furies orange. Le moindre bruit résonnait gaiement dans l’escalier, et Tavi fit signe à Kitaï de rester silencieuse, avant de s’y engager. Il n’avait pas descendu trois ou quatre marches qu’il entendit les accords d’une chanson résonner plus bas dans la Tour, un autre canon de la fête du Printemps, même si c’était plus l’alcool que la pratique qui motivait ses interprètes. Tavi sourit et accéléra un peu. Si les gardes faisaient autant de tapage en bas, il serait plus facile de se déplacer dans la Tour. Ils arrivèrent à l’étage en dessous, et Tavi ouvrit la porte sur une rangée de cellules identique à celle qu’ils venaient de quitter. Ils repartirent dans l’escalier. Soudain, Kitaï retint Tavi par l’épaule, avec une pression de mise en garde. Juste en dessous de lui, le bruit d’un lourd verrou qui s’ouvrait se fit entendre, ainsi que des voix d’hommes en train de parler. Tavi se figea, mais les entendit bientôt descendre les marches en direction des chanteurs. Tavi attendit qu’ils se soient éloignés avant de descendre les marches restantes à pas de loup, en s’efforçant de maîtriser son excitation pour ne pas se laisser déconcentrer. Il força la serrure avec autant de facilité que précédemment et ouvrit la porte sur un palier très différent des étages précédents. Bien que meublé de façon tout aussi sobre, l’étage entier était occupé par une seule et large suite. Il y avait une énorme baignoire, plusieurs étagères de livres avec divans et fauteuils austères dans lesquels s’asseoir pour lire, une table à manger pouvant accueillir quatre personnes et un large lit, le tout derrière d’épais barreaux d’acier avec une seule porte. Les fenêtres étaient pareillement munies de barreaux. — Je vous dis que ça va, marmonna une voix fatiguée quelque part sous les couvertures du lit. J’ai juste besoin de repos. — Max ! chuchota Tavi. Max, ses cheveux courts encore humides collés sur son crâne, se redressa brusquement dans son lit, et resta bouche bée. — Tavi ? Par les Corbeaux, comment est-ce que tu as fait pour entrer ? Et qu’est-ce que tu fiches ici ? — Je t’aide à t’évader, répondit Tavi. Tandis que Kitaï laissait la porte de l’escalier entrouverte et faisait le guet, il s’approcha de la porte de la grille et se mit au travail sur le verrou. — T’embête pas, lui dit Max. Elle est sur la table à côté du mur nord. Tavi regarda autour de lui, repéra la clé et alla la chercher. — Ce n’est pas très prudent de leur part. — Quiconque atterrit dans cette cellule est retenu par des raisons politiques plus que par toute autre chose, répondit Max. Les barreaux sont juste là pour faire bien. (Il fit la grimace.) Et puis, de toute façon, la furifèvrerie ne marche pas ici. — Pauvre chéri, pas de furifèvrerie, le taquina Tavi en introduisant la clé dans la serrure. Allez, dépêche. Habille-toi et allons-y. — Tu plaisantes, hein ? — Non. On a besoin de toi, Max. — Tavi, ne sois pas fou. Je ne sais pas comment tu as fait pour entrer, mais… — Aléréen, chuchota Kitaï, il nous reste peu de temps avant l’aube. (Elle tourna la tête vers Tavi ; son capuchon, tombé en arrière, révéla son visage.) Nous devons repartir, avec ou sans lui. — Qui c’est, ça ? demanda Max. (Il cligna des yeux, éberlué.) Mais c’est une Marate ! — Elle s’appelle Kitaï. Kitaï, je te présente Max. — C’est une Marate, répéta Max à mi-voix. Kitaï haussa un sourcil moqueur et demanda à Tavi. — Il est simple d’esprit, ou quoi ? — Il y a des jours où je me le demande, répliqua Tavi. (Il entra dans la cellule et s’approcha de Max.) Allez. Écoute, on ne peut pas laisser le royaume entier sombrer dans le chaos à cause de cet imbécile de Brencis. On te fait sortir de là. On passe par les Souterrains pour ressortir juste à côté du palais et te ramener à Killian sans que personne se doute de rien. Tu te remets au travail et tu aides ma tante. — S’échapper de garde à vue est un crime contre le royaume. Je pourrais être pendu pour ça. Et plus précisément, tu pourrais être pendu, toi, pour m’avoir aidé. Et par toutes les Furies, Tavi, tu fais ça avec une Marate à ton côté. — Ne parle pas de Kitaï à Killian et à Miles. On s’occupe du reste. — Comment ? ! — Je ne sais pas. Pas encore. Mais on va trouver, Max. Si cette situation nous échappe, un tas de gens risquent d’en pâtir. — C’est infaisable. Tavi, tu as peut-être réussi à rentrer, mais les mesures furiesques pour empêcher de sortir sont deux fois plus puissantes. Quoi que j’essaie de faire, les furies vont s’en rendre compte et… Tavi ramassa un large pantalon en lin et le jeta à la tête de Max. — Enfile ça. On est entrés sans utiliser la moindre furie. On va ressortir de la même façon. Max dévisagea Tavi d’un air sceptique. — Comment ? Kitaï fit entendre un grognement écœuré. — Tout le monde ici pense que rien ne peut se faire sans sorcellerie, Aléréen. Je te le répète : vous êtes tous fous. Tavi se retourna vers Max. — Max, tu m’as déjà sauvé la vie une fois ce soir. Mais j’ai encore besoin de ton aide. Et je te jure qu’une fois ma famille en sécurité, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider à ne pas être puni pour ça. — Tout ce qui est en ton pouvoir, hein ? — Je sais. Ce n’est pas grand-chose. Max regarda Tavi d’un œil égal, puis s’assit brusquement au bord du lit pour enfiler son pantalon. — C’est assez pour moi. (Il se leva et chancela en grimaçant, les dents serrées.) Désolé. Ils ont soigné mes blessures, mais je suis encore un peu raide. Tavi agença rapidement les oreillers sous la couverture pour simuler vaguement une forme humaine, puis passa son épaule sous le bras de son ami pour le soutenir. Avec un peu de chance, les gardes laisseraient « Max » dormir en paix pendant des heures avant de remarquer que le prisonnier n’était plus dans sa cellule. Les deux jeunes gens sortirent et Tavi referma la porte derrière eux, avant de remettre la clé à sa place. — Tavi, marmonna Max alors qu’ils remontaient l’escalier, suivis de Kitaï. C’est la première fois que j’ai un ami qui fait une chose pareille pour moi. Merci. — Eh, répliqua Tavi, ne me remercie pas avant d’avoir vu ce qu’on doit faire pour sortir. Chapitre 32 — Et puis nous sommes ressortis par le chemin que nous avions pris à l’aller, Maestro, et nous voilà. Personne ne nous a vus entrer dans les Souterrains ou venir ici, sauf au poste de garde dans l’escalier. Tavi, face à Killian, s’efforçait de garder une expression, et surtout un ton, ferme et calme. Assis dans le fauteuil à côté du lit de Gaius, Killian pianotait lentement du bout des doigts sur sa canne. — Laisse-moi vérifier que je t’ai bien compris, dit le vieux professeur. Tu as trouvé la Tour Grise. Tu es entré par la fenêtre du septième étage au moyen d’un grappin et d’une corde lancés du sommet de l’aqueduc, en évitant les furies de l’air grâce à une cape salée, et les furies de terre en ne touchant pas le sol. Puis tu as fait tous les étages jusqu’à ce que tu trouves Antillar, tu l’as libéré et tu l’as fait sortir, le tout sans être vu. — Oui, Maestro. Tavi donna un discret coup de hanche à Max. — Je crois qu’il a à peu près tout dit, renchérit Max. En fait, la pièce où ils m’avaient installé était bien plus agréable que tout ce que j’ai jamais habité. — Mmm. (Le ton de Killian se fit sardonique.) C’est Gaius Secundus qui a demandé qu’on y aménage une cellule de luxe lorsqu’il a fait arrêter la femme du Haut Duc de Rhodes, il y a huit cents ans. Elle avait été accusée de trahison, mais ne fut jamais jugée ni reconnue coupable, en dépit de séances d’interrogatoire avec le Premier Duc trois fois par semaine pendant quinze ans. Max éclata de rire. — C’est un peu extrême, comme façon d’entretenir une maîtresse. — Cela permettait d’éviter une guerre civile, répondit Killian. D’ailleurs, les archives semblent indiquer qu’elle était réellement traîtresse à la Couronne. Ce qui rend leur liaison d’autant plus énigmatique, ou plus compréhensible. Je ne sais trop pour quelle théorie pencher. Tavi exhala lentement, soulagé. Killian était content, et peut-être plus que ça. Le Maestro racontait des anecdotes historiques seulement lorsqu’il était de très bonne humeur. — Tavi, reprit le vieux Curseur, je suis curieux de savoir ce qui t’a inspiré ces méthodes. Tavi regarda Max du coin de l’œil. — Euh… Mon exercice final pour vous, monsieur. J’avais fait quelques recherches. — Et les résultats en ont été si concluants que tu as parié l’avenir du royaume dessus ? demanda Killian d’une voix calme. Te rends-tu bien compte des conséquences que cela aurait pu avoir si tu avais été capturé ou tué ? — Si je réussissais, tout irait bien, répondit Tavi. Si j’étais arrêté et que Gaius ne se montrait pas pour me soutenir, j’aurais révélé son état de santé. Si j’étais tué, je n’aurais pas eu à passer mon examen final avec Maestro Larus. (Il haussa les épaules.) Avec deux chances sur trois d’obtenir un résultat positif, c’était un pari raisonnable. Killian éclata d’un petit rire plutôt sinistre. — Tant qu’on gagne. (Il secoua la tête.) Tu as fait preuve d’une incroyable témérité, Academ. Mais tu as réussi. Tu découvriras probablement au cours de ta vie que succès et victoires tendent à éclipser les risques pris, alors que l’échec met l’accent sur leur stupidité. — Oui, monsieur, répondit respectueusement Tavi. Soudain, Killian lui décocha un coup de canne sur la cuisse. Le jeune homme sentit sa jambe se dérober sous lui, inerte et privée de sensations, et il s’écroula lourdement par terre, en proie à une violente souffrance. — Si tu désobéis encore une fois à un de mes ordres, fit le Maestro d’un ton très calme, je te tue. (Il garda ses yeux aveugles tournés vers Tavi.) Est-ce bien clair ? Tavi, le souffle coupé, acquiesça d’un hoquet haletant et crispa les doigts sur sa jambe en attendant que le feu de la douleur s’atténue. — Tout ceci n’est pas un jeu, mon garçon, poursuivit Killian. Aussi je tiens à m’assurer que tu te rends bien compte des conséquences. Y a-t-il quoi que ce soit que tu ne comprends pas dans ce que je viens de dire ? — Je comprends, Maestro. — Parfait. (Killian tourna ses yeux aveugles vers Max.) Antillar, tu es un imbécile. Mais je suis content que tu sois là. — Vous allez me frapper aussi ? demanda Max avec méfiance. — Bien sûr que non. Tu as été blessé ce soir. Mais je le ferai quand toute cette crise sera passée, si cela peut te tranquilliser. — Non. Killian hocha la tête. — Est-ce que tu peux toujours jouer ton rôle ? — Oui, monsieur, répondit Max, d’un ton qui parut toutefois à Tavi beaucoup plus ferme que son ami en avait l’air lui-même. Accordez-moi quelques heures pour me reposer, et je serai fin prêt. — Parfait, dit Killian. Prends le lit de camp. Nous ne pouvons pas nous permettre de te laisser faire des allers et retours constants entre ici et ta chambre. — Maestro ? demanda Tavi. Maintenant que Max est ici… — Oui, Tavi, répondit le vieil homme avec un soupir. Je vais mettre les ordres par écrit de lancer des recherches de grande envergure pour retrouver l’Exploitante Isana. Cela te convient-il ? — Parfaitement, monsieur. — Excellent. J’ai d’autres missives à te faire distribuer. Après cela, je veux que tu dormes un peu plus. Reviens me voir après ton examen d’histoire. Tu peux t’en aller. — Bien, monsieur. Tavi ramassa le paquet de lettres et se dirigea vers la porte, en évitant de trop s’appuyer sur sa jambe encore douloureuse. Alors qu’il était sur le point de sortir, Killian le rappela : — Oh, Tavi ? — Monsieur ? — Qui d’autre est entré dans la Tour Grise avec toi ? Tavi réprima un sursaut de surprise et une poussée d’adrénaline. — Personne, monsieur. Pourquoi cette question ? — Tu as dit « nous sommes ressortis par le chemin que nous avions pris à l’aller ». Cela sous-entend que quelqu’un d’autre était avec toi. — Oh. Simple lapsus, Maestro. Je voulais dire « le chemin que j’avais pris ». — Oui, murmura Killian. J’en suis sûr. Tavi ne répondit rien, et le Maestro riva sur lui ses yeux aveugles pendant une bonne minute de silence. Puis le vieil homme eut un petit rire et leva la main, ajoutant d’un ton doux et totalement dénué d’amusement : — Comme tu veux. Nous pourrons reprendre cette discussion plus tard. Et il congédia Tavi d’un geste sec. Tavi s’empressa de sortir de la salle de méditation et entreprit de distribuer ses lettres. Avant la deuxième sonnerie du matin, il remit la dernière d’entre elles, une autre missive adressée à l’Ambassadeur Varg dans le Couloir Sombre. Tavi s’approcha du poste de garde et retrouva les soldats qu’il y avait vus la veille. Il y avait quelque chose dans leur expression et dans leur posture qui lui parut bizarre, sans qu’il sache dire pourquoi, et il scruta longuement l’entrée de l’ambassade canime jusqu’à ce qu’il comprenne soudain ce qui avait changé. Les gardes canims n’étaient pas présents. Les Aléréens se tenaient comme d’habitude face à l’ambassade, mais leurs homologues canims avaient disparu. Tavi se faufila entre les deux soldats en leur adressant un signe de tête, et alla déposer la lettre à travers la grille dans la corbeille prévue à cet effet. Puis il se retourna vers eux et leur demanda : — Où sont passés les gardes ? — Aucune idée, répondit l’un des deux. On ne les a pas vus de toute la matinée. — Ça, c’est bizarre. — Je te le fais pas dire. Cet endroit est déjà assez bizarre comme ça, pourtant. Tavi prit congé d’un signe de tête et sortit à la hâte du palais pour regagner l’Académie et la chambre qu’il partageait avec Max. En chemin, il se mit soudain à trembler et sa respiration s’accéléra, même s’il ne faisait que marcher. Son estomac se noua. Tante Isana, disparue. Et s’il avait été plus rapide, ou plus intelligent, ou s’il avait dormi d’un sommeil un peu plus léger, de manière à entendre passer son messager, elle n’aurait pas été enlevée, il en était presque certain. À supposer qu’elle avait bien été enlevée. Et pas simplement emmenée ailleurs pour y être tuée. Sa vue se voila de larmes, et il chancela un instant. Il n’avait plus rien pour occuper ses pensées, songea-t-il avec lassitude. Tant qu’il avait été en mouvement, à traquer Kitaï, à entrer dans la Tour Grise, à sauver Max et à mentir à Maestro Killian, il était resté concentré sur sa tâche immédiate. Mais, à présent qu’il avait un peu de répit dans ses devoirs, toutes les émotions qu’il avait réprimées s’emparaient de ses pensées, inéluctables comme la marée. Il ouvrit violemment la porte de sa chambre, la referma à la volée, et s’y adossa, les yeux levés vers le plafond. Ses larmes ne voulaient pas cesser de couler. Il aurait dû être capable de se contrôler, mais il n’y arrivait pas. Peut-être était-il tout simplement trop épuisé. Il y eut un mouvement dans la pièce plongée dans l’obscurité, puis il entendit la voix de Kitaï qui lui demandait doucement : — Aléréen ? Ça ne va pas ? Tavi passa sa manche sur ses yeux et regarda la jeune Marate qui se tenait devant lui, l’air perplexe. — Je… Je suis inquiet. — À propos de quoi ? Il croisa les bras sur son ventre. — Je ne peux pas te le dire. Kitaï haussa brusquement ses pâles sourcils. — Pourquoi ? — Question de sécurité. La jeune fille le regarda sans comprendre. — Des secrets dangereux, clarifia-t-il. Si les ennemis de Gaius les apprenaient, beaucoup de gens pourraient en souffrir ou en mourir. — Ah… Mais je ne suis pas l’ennemie de Gaius. Donc tu peux me raconter. — Non, Kitaï, commença Tavi. Tu ne comprends pas. C’est… Il s’interrompit une seconde, en clignant des yeux, et réfléchit. Kitaï n’était évidemment pas une menace pour Gaius. En fait, de tout Aléra Impéria, c’était probablement la seule personne (à part lui-même) dont il pouvait être absolument sûr qu’elle n’était pas une ennemie de la Couronne. De toute évidence, elle n’avait aucune tendance politique, aucun pouvoir en jeu, aucun conflit d’intérêts. Parce qu’elle était étrangère au royaume, elle n’était pas concernée par l’influence des pressions politiques et personnelles. Et il avait terriblement besoin de parler à quelqu’un. Ne serait-ce que pour se débarrasser du nœud qui lui convulsait les entrailles. — Si je te raconte, tu me promets de ne jamais en parler avec personne d’autre que moi ? Kitaï fronça légèrement les sourcils, les yeux attentivement posés sur le visage de Tavi, et acquiesça. — Très bien. Tavi exhala lentement. Puis il se laissa glisser le long de la porte pour s’asseoir par terre. Kitaï s’installa en tailleur face à lui, avec une expression où se mêlaient l’intérêt, l’inquiétude et la perplexité. Tavi lui raconta tout ce qui lui était arrivé ces derniers jours. Elle l’écouta patiemment, ne l’interrompant que pour lui poser des questions sur tel mot ou telle personne qu’elle ne connaissait pas. — Et maintenant, conclut Tavi, ma tante Isana est en danger. Il est peut-être déjà trop tard pour la sauver. Et le pire, c’est que je suis presque certain qu’elle cherchait à joindre le Premier Duc parce qu’il se passe quelque chose de grave dans la vallée de Calderon. — Tu as des amis là-bas, dit doucement Kitaï. Et de la famille. Tavi acquiesça. — Mais je ne sais pas quoi faire. Et ça m’énerve. Kitaï appuya le menton sur l’une de ses paumes et l’observa d’un air légèrement perplexe. — Pourquoi ? — Parce que j’ai peur de passer à côté de quelque chose. Quelque chose d’autre que je pourrais faire pour aider. Et s’il existe un moyen de résoudre toute cette affaire, et que je ne suis tout simplement pas assez intelligent pour y penser ? — Et si une pierre tombe du ciel et te tue à l’endroit où tu es assis, Aléréen ? Tavi regarda la jeune Marate d’un air interloqué. — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? — Que tu ne peux pas tout contrôler. Que te faire du souci à propos des choses que tu ne contrôles pas n’y changera rien. Tavi fronça les sourcils et baissa les yeux. — Peut-être, dit-il. Peut-être. — Aléréen ? — Oui ? Kitaï se mordilla la lèvre d’un air pensif. — Tu dis que cette créature, Varg, agit de façon étrange ? — On dirait, oui. — Est-il possible qu’il agisse ainsi parce qu’il est impliqué dans ce qui arrive à ton chef ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? La jeune Marate haussa les épaules. — C’est juste que, de tout ce que tu décris, Varg est le seul qui n’a pas l’estomac qui va avec ses mains. — Quoi ? Kitaï fit la grimace. — C’est un dicton du Clan des Chevaux. On perd un peu à la traduction. Je veux dire que Varg n’a aucune raison d’agir comme il le fait. Alors, la question que tu dois te poser, c’est : pourquoi est-ce qu’il fait ça ? Tavi fronça les sourcils en réfléchissant furieusement. — Parce que peut-être qu’il a une raison pour faire toutes ces choses. Peut-être qu’on ne peut simplement pas la voir de là où on se tient. — Alors quelle pourrait être cette raison ? — Je ne sais pas. Et toi ? — Non, répondit paisiblement Kitaï. Peut-être que tu devrais poser la question à Varg. — Ce n’est pas exactement le genre à engager aimablement la conversation. — Alors observe-le. Ses actions parleront pour lui. Tavi soupira. — Il faudra que j’en parle à Maestro Killian. Mais je pense qu’il a autre chose à me faire faire que de me laisser suivre Varg. Et de toute façon, ça n’a pas d’importance pour moi. — Mais ta tante en a. Tante Isana. Soudain, Tavi eut mal dans tout le corps et l’angoisse menaça de le submerger de nouveau. Il se sentait tellement impuissant. Et il haïssait ce sentiment avec toute la rage d’une vie passée à en souffrir. Sa gorge se noua de nouveau et il ferma les yeux. — Je veux juste la savoir en sécurité. Je veux l’aider. C’est tout. Il baissa la tête. Kitaï se releva doucement et s’approcha à pas de loup pour se rasseoir à côté de lui, le dos à la porte. Elle se rapprocha un peu pour se presser contre lui et s’immobilisa, détendue, muette, mais lui offrant la chaleur indéfectible de sa présence, en une déclaration silencieuse de soutien. — J’ai perdu ma mère, fit-elle au bout d’un moment. Et je ne souhaiterais cette douleur à personne, Aléréen. Je sais qu’Isana a été comme une mère pour toi. — Oui. — Autrefois, tu as sauvé la vie de mon père. Je te suis toujours redevable de ça. Je t’aiderai si je le peux. Tavi se laissa légèrement aller contre elle, incapable d’exprimer la gratitude qu’il ressentait. Au bout d’un moment, il sentit des doigts chauds sur son visage et, ouvrant les yeux, découvrit ceux de Kitaï à quelques centimètres à peine des siens. Il se figea, n’osant plus bouger. La jeune Marate lui caressa la joue, suivit la ligne de sa mâchoire et rangea des mèches folles de cheveux bruns derrière son oreille. — J’ai décidé que je n’aime pas te voir souffrir, dit-elle doucement, sans détourner les yeux de ceux de Tavi. Tu es fatigué, Aléréen. Tu as assez d’ennemis sans avoir besoin en plus de te déchirer le cœur à propos de choses que tu n’aurais pas pu éviter. Tu devrais te reposer tant que tu le peux. — Je suis trop fatigué pour dormir. Kitaï le regarda fixement un instant, puis soupira. — Fous. Vous êtes tous fous. Tavi s’efforça de sourire. — Même moi ? — Surtout toi, Aléréen. Elle lui rendit son sourire, le regard brillant et lumineux. Tavi se détendit un peu et se laissa aller davantage contre elle, goûtant la simple chaleur de la présence de la jeune femme. — Kitaï, demanda-t-il. Pourquoi est-ce que tu es là ? Elle resta silencieuse un moment, puis répondit : — Je suis venue te prévenir. — Me prévenir ? La jeune fille hocha la tête. — La créature de la vallée du Silence. Celle que nous avons réveillée pendant l’Épreuve. Tu te souviens ? — Oui, répondit Tavi avec un frisson. — Elle a survécu. La croache est morte. Les Gardiens sont morts. Mais elle, elle a quitté la vallée. Elle avait ton sac. Il y avait ton odeur dessus. Tavi frissonna. — Elle est ici, poursuivit calmement Kitaï. J’ai perdu sa trace dans une tempête deux jours avant d’arriver ici. Mais elle venait droit sur toi depuis le début. Cela fait des mois que je la cherche, mais je ne l’ai pas vue. Tavi réfléchit un moment, puis répondit : — Pourtant, une créature pareille ne serait guère passée inaperçue dans la capitale. Généralement, un insecte géant et monstrueux, ça se remarque. — Peut-être qu’elle est morte aussi. Comme les Gardiens. Tavi se gratta le menton. — Mais le Chat Noir vole depuis plusieurs mois. Tu es ici depuis plusieurs mois. Si tu étais seulement venue me prévenir, tu aurais pu le faire aussitôt et repartir. Ce qui veut dire qu’il y a une autre raison qui t’a fait rester. Une ombre passa dans le vert profond des yeux de la jeune Marate. — Je te l’ai déjà dit. Je suis ici pour Observer. (Quelque chose dans sa voix avait discrètement mis l’accent sur ce mot.) Pour en apprendre plus sur toi et ta race. — Pourquoi ? — C’est la coutume de mon peuple. Une fois qu’on sait que… Elle ne finit pas sa phrase et détourna les yeux. Tavi fronça les sourcils avec perplexité. Quelque chose lui fit sentir qu’elle n’apprécierait pas qu’il insiste, et il ne voulait rien dire qui puisse la faire s’écarter de lui. Pour juste un moment, il ne voulait rien de plus que rester assis là tout près d’elle, à parler. — Qu’est-ce que tu as appris ? lui demanda-t-il à la place. Kitaï tourna de nouveau les yeux vers lui, et, lorsque leurs regards se croisèrent, Tavi ressentit un frémissement. — Beaucoup de choses, dit-elle doucement. Que cet endroit est un lieu d’étude où très peu apprennent quoi que ce soit d’utile. Que toi, qui as du courage et de l’intelligence, tu es méprisé par la plupart des gens de ta race parce que tu n’as pas de sorcellerie. — Ce n’est pas vraiment de la sorcellerie, commença Tavi. Sans changer d’expression, Kitaï posa légèrement les doigts sur la bouche du jeune homme et poursuivit comme s’il ne l’avait pas interrompue. — Je t’ai vu protéger d’autres personnes qui te considéraient pourtant comme plus faible qu’elles. J’ai vu un très petit nombre de gens bien, parmi lesquels le garçon qu’on a fait sortir de la Tour. (Elle s’interrompit un instant pour réfléchir.) J’ai vu des femmes donner du plaisir pour de l’argent afin de nourrir leurs enfants, et d’autres faire la même chose pour négliger leurs enfants pendant qu’elles s’abrutissent avec des vins et des poudres. J’ai vu des hommes qui travaillent du lever au coucher du soleil rentrer chez eux et se faire mépriser par leurs épouses parce qu’ils ne sont jamais là. J’ai vu des hommes battre et utiliser ceux qu’ils sont censés protéger, même leurs propres enfants. J’ai vu certains d’entre vous réduire en esclavage des gens de leur propre race. Je les ai vus se battre pour échapper au même sort. J’ai vu des hommes de la loi trahir celle-ci, et des hommes qui détestent la loi faire preuve de gentillesse. J’ai vu des défenseurs pleins de douceur, des Guérisseurs sadiques, des créateurs de beauté méprisés alors que des artisans de destruction sont vénérés. La jeune fille secoua lentement la tête et conclut : — Ceux de ta race, Aléréen, sont les créatures les plus méchantes et les plus douces, les plus féroces et les plus nobles, les plus fourbes et les plus loyales, les plus terrifiantes et les plus fascinantes que j’aie jamais vues. (Elle lui effleura de nouveau la joue du bout des doigts.) Et tu es unique parmi eux. Tavi resta un long moment silencieux, puis répondit : — Pas étonnant que tu nous croies fous. — Je crois que ton peuple pourrait être extraordinaire. Un peuple de vraie valeur. Un peuple que l’Unique serait fier de regarder. Vous avez ce potentiel en vous. Mais il y a tellement d’ambition. De traîtrise. De masques. Et d’erreurs intentionnelles. Tavi fronça légèrement les sourcils. — Des erreurs intentionnelles ? Kitaï acquiesça. — Lorsque quelqu’un dit quelque chose, mais que ce n’est pas vrai. Ce quelqu’un se trompe, mais c’est comme s’il le faisait exprès. Tavi réfléchit une seconde et comprit brusquement. — Tu veux dire des mensonges. Kitaï le regarda d’un air vaguement perplexe. — « Déments songes » ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? — Non, non. « Mensonges ». C’est un mot. Quand tu dis quelque chose qui n’est pas vrai, intentionnellement, pour faire croire à quelqu’un d’autre que c’est vrai. Les Aléréens appellent ça « mentir ». — Tu veux dire que tous les Aléréens font ça ? Disent ce qui n’est pas vrai ? Disent des mensonges ? — La plupart. Kitaï fit entendre un petit soupir légèrement agacé. — Par les larmes de l’Unique, pourquoi ? ! Le monde n’est-il pas déjà assez dangereux comme ça ? — Ton peuple ne ment jamais ? Ne dit jamais de mensonges ? — Pourquoi le ferions-nous ? — Eh bien, parfois les Aléréens mentent pour ne pas blesser la sensibilité des autres. Kitaï secoua la tête. — Dire que quelque chose est quelque chose d’autre ne change rien à ce qu’elle est. Tavi esquissa un léger sourire. — Certes. Je suppose que nous espérons le contraire. Kitaï plissa les yeux d’un air suspicieux. — Donc vous vous racontez même des mensonges à vous-mêmes. (Elle secoua la tête.) Vous êtes fous. Du bout de ses doigts chauds, elle suivit la courbe de l’oreille de Tavi. — Kitaï, lui demanda celui-ci, d’un ton très doux, tu te rappelles le moment juste avant qu’on ressorte de la vallée du Silence ? La jeune fille frissonna, sans détourner les yeux des siens, et acquiesça. — Il s’est passé quelque chose entre nous. N’est-ce pas ? poursuivit Tavi. (Il se rendit compte qu’il avait inconsciemment porté la main au visage de Kitaï en sentant la peau chaude et lisse de la joue de la jeune fille sous ses doigts.) Tes yeux ont changé de couleur. Ça veut dire quelque chose pour toi. La jeune Marate garda le silence un moment et, à la surprise de Tavi, des larmes apparurent dans ses yeux. La bouche de la jeune fille se mit à trembler, mais elle resta muette, se contentant de répondre d’un lent hochement de tête, à peine perceptible. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda doucement Tavi. Kitaï avala sa salive et secoua la tête. Tavi fut pris d’une brusque intuition et la suivit : — C’est ça que ça signifie quand tu dis que tu es venue Observer, dit-il. Si ç’avait été un gargante, tu Observerais des gargantes. Si ç’avait été un cheval, tu Observerais des chevaux. Des larmes tombèrent des yeux verts de la jeune fille, mais sa respiration resta la même, et elle ne détourna pas le regard. Tavi fit courir ses doigts sur les cheveux pâles de la Marate. Ceux-ci étaient d’une finesse et d’une douceur presque incroyables. — Les clans de ton peuple. Ratites, Loups, Chevaux, Gargantes. Ils… communient avec eux, d’une certaine façon. — Oui, Aléréen, répondit Kitaï. Nos chalas. Nos totems. — Alors… Ça veut dire que je suis ta chala. Kitaï frissonna violemment et un petit gémissement s’échappa de sa gorge. Puis elle s’affaissa contre Tavi, laissant retomber sa tête contre le torse du jeune homme. Celui-ci passa le bras autour des épaules de la jeune Marate en un geste instinctif. La sensation l’étonna vaguement. Il n’avait encore jamais tenu une fille serrée contre lui de cette façon. Elle avait la peau chaude et douce, et ses cheveux dégageaient une odeur grisante. Il sentit son cœur et sa respiration s’accélérer, son corps réagissant à la proximité de celui de la jeune fille. Mais en dehors de tout ça, il y avait un tout autre niveau de sensation. Tenir ainsi Kitaï contre lui, sous son bras, lui était profondément et inexplicablement naturel. Il resserra un peu son étreinte et au même moment, Kitaï se rapprocha, se pressant un peu plus fort contre lui, secouée de sanglots muets. Tavi ouvrit la bouche pour parler, mais son instinct l’en dissuada. Il se contenta donc d’attendre en la serrant dans ses bras. — Je voulais un cheval, Aléréen, finit par chuchoter Kitaï, d’une petite voix brisée. J’avais tout prévu. J’aurais chevauché avec la sœur de ma mère, Hashat. J’aurais parcouru tout l’horizon rien que pour voir ce qui s’y trouvait. J’aurais fait la course avec les vents et, avec le reste de mon clan, j’aurais défié le tonnerre des orages d’été avec le bruit des sabots de mon cheval galopant sur les plaines. Tavi attendit. Sans qu’il sache comment, il avait trouvé la main gauche de la jeune fille avec la sienne et leurs doigts s’étaient joints, un geste qui encore une fois lui parut tout simplement naturel. — Et puis tu es arrivé, poursuivit doucement Kitaï. Tu as défié Skagara devant mon peuple dans le horto. Affronté la vallée du Silence. M’as vaincue dans l’Épreuve. As risqué ta vie pour revenir me chercher alors que tu aurais pu me laisser mourir. Et tu avais de si beaux yeux. (Elle leva son visage sillonné de larmes et chercha de nouveau le regard de Tavi.) Je ne l’ai pas fait exprès. Je ne l’ai pas choisi. Tavi soutint son regard. Il sentait dans la gorge de la jeune fille le pouls de celle-ci battre au même rythme que son propre cœur. Leurs respirations étaient mêlées. — Et maintenant, dit-il doucement, te voilà. En train d’essayer d’en apprendre plus sur moi. Et tout te paraît étrange. Kitaï hocha lentement la tête. — Ça n’était jamais arrivé à personne de mon peuple, chuchota-t-elle. Jamais. Et soudain Tavi comprit la douleur, la peine, la peur que ressentait la jeune Marate. — Tu n’as pas de clan, murmura-t-il. Tu n’appartiens à aucun des clans de ton peuple. Kitaï versa de nouvelles larmes et répondit d’une voix basse, calme et ferme : — Je suis toute seule. Tavi soutint son regard et put presque goûter l’angoisse enfouie sous la surface calme des paroles de Kitaï. La jeune fille tremblait toujours, et ses propres pensées et émotions formaient un tel tourbillon dans sa tête qu’il aurait été incapable d’en retenir une seule pour l’analyser. Mais il savait que Kitaï était courageuse, belle, intelligente, et que sa présence était quelque chose de fondamentalement bon. Il se rendit compte qu’il détestait la voir souffrir. Il se pencha pour lui prendre le visage dans le creux de sa main. Il tremblait autant qu’elle, et osait à peine bouger de peur de faire voler en éclats ce moment frémissant. L’espace d’un moment – il n’aurait su dire combien de temps –, il n’y eut plus qu’elle à ses yeux, les profondeurs de son regard vert, où il aurait pu se noyer, la chaleur de son corps pressé contre le sien, la douceur de sa peau sous ses doigts, et ses doigts à elle, d’une chaleur fiévreuse, qui lui caressaient le visage, le cou, les cheveux. Quelques instants passèrent. Tavi ne se préoccupait pas de savoir combien. Les yeux de Kitaï faisaient du temps quelque chose d’insignifiant, quelque chose qui s’adaptait à leurs besoins, et non l’inverse. Le moment dura jusqu’à sa fin, et alors seulement le temps put reprendre son cours. Tavi plongea les yeux dans ceux de Kitaï, si proche d’elle que leurs visages se touchaient presque, et lui dit à voix basse, d’un ton ferme et assuré : — Tu n’es pas toute seule. Chapitre 33 Amara observa la grotte des Hors-la-Loi à travers la loupe formée par le champ d’air densifié que Cirrus avait créé entre ses mains tendues. — Tu avais raison, murmura-t-elle à Bernard. (D’un mouvement de tête, elle lui fit signe d’approcher et tendit les mains de façon qu’il puisse regarder par-dessus son épaule.) Là, tu vois, ce qui sort de la grotte. C’est ça, la croache ? Sur deux cents mètres tout autour de l’entrée de la cavité, le sol était couvert d’une épaisse substance à l’apparence visqueuse qui miroitait comme de l’eau dans la lumière du crépuscule. Elle avait englouti les épaisses broussailles devant l’ouverture, les transformant en une tache semi-translucide de la taille d’une petite maison. Les arbres voisins de la grotte, des arbres à feuillage persistant pour la plupart, avaient connu le même sort, et seules leurs plus hautes branches avaient échappé à la cire gélatineuse. L’ensemble donnait au coteau une apparence pustuleuse et maladive, surtout avec la masse millénaire du mont Garados qui se profilait, menaçante, à l’horizon. — C’est la même chose que ce qu’il y avait dans la forêt de Cire, c’est sûr, répondit calmement Bernard. Cette grotte a toujours été source de problèmes. Les hors-la-loi avaient l’habitude de s’y cacher, parce qu’elle est assez proche de Garados pour qu’aucun des autochtones n’ait envie de s’en approcher. — La montagne est dangereuse ? — Elle n’aime pas les gens. J’ai demandé à Brutus d’étouffer le bruit de nos pas de sorte que la vieille roche ne remarque pas notre présence. Tant que nous ne nous rapprochons pas davantage, elle ne devrait pas nous causer de problèmes. Amara hocha la tête, puis s’exclama soudain : — Là, tu as vu ? Quelque chose a bougé. Bernard regarda entre les mains de la jeune femme. — Des araignées de cire, l’informa-t-il. (Il déglutit.) Beaucoup. Il y en a partout au bord de la croache. Les pas lourds de Doroga se firent entendre et le chef marat vint se poster juste derrière eux. — Ah, grommela-t-il. Ils sont en train d’étaler la croache. Comme du beurre. Elle se forme toute seule, mais je suppose qu’ils essaient d’accélérer le processus. — Pourquoi ? murmura Amara. Doroga haussa les épaules. — C’est ce qu’ils font. Si on les laisse faire, ils recouvriront tout. Amara sentit un frisson glacé lui courir le long de l’échine. — On ne les laissera pas faire, dit Bernard. Je ne vois aucune trace de nos gens, Volés ou non. Et je ne vois pas non plus leurs guerrières. — Elles sont là, répondit Doroga d’un ton assuré. Elles rentrent dans la grotte par la croache, on ne peut pas les voir. Elles se confondent avec. Bernard posa la main sur l’épaule d’Amara et inspira lentement. — J’ai bien envie de mettre notre plan en action, lui dit-il. Nous allons attendre la nuit et leur tomber dessus. Nous rapprocher assez pour nous assurer que les vordes sont bien là-dedans, et les éliminer. Comtesse ? Amara libéra Cirrus et baissa les mains. — Nous ne pouvons guère rester là sans rien faire à attendre qu’elles nous attaquent. (Elle jeta un coup d’œil à Bernard.) Mais ce sont vos terres, comte. Je me rangerai à votre décision. — Qu’y a-t-il à décider ? demanda Doroga. C’est très simple. Tuez-les. Ou mourez. Bernard esquissa un sourire. — Je préfère chasser qu’être chassé. Doroga, je vais aller faire le tour de cette grotte à bonne distance. Pour essayer de voir si elles nous réservent d’autres surprises cachées à l’intérieur. Tu veux venir ? — Pourquoi pas ? répondit le Marat. Marcheur est occupé à fourrager. C’est mieux que de rester à le regarder déterrer des racines. — Comtesse, dit Bernard, si vous le voulez bien, j’aimerais savoir ce que vous pouvez voir depuis le ciel avant que la nuit tombe. — Pas de problème. — Trois heures, dit Bernard après un moment de silence. Je vais dire à Giraldi de tenir ses hommes prêts à attaquer dans trois heures, dès la nuit noire. Si nous ne trouvons pas de surprises avant, c’est là que nous mènerons l’assaut. Amara inspira et expira profondément, puis se redressa, affichant un calme et un sang-froid qu’elle ne ressentait pas, et invoqua Cirrus pour qu’il la soulève dans les airs. Elle était encore fatiguée de ses excès d’aérifèvrerie, mais elle avait assez d’endurance pour faire un rapide vol de reconnaissance au-dessus du terrain de bataille proposé. Cela ne lui prendrait que quelques instants. Et une fois cela fait, les heures d’attente qui resteraient avant qu’ils passent à l’attaque lui sembleraient durer une éternité. Une fois rentrée de son vol paisible (et infructueux) au-dessus du nid de vordes, Amara s’était assise le dos à un arbre pour se reposer. Lorsqu’elle se réveilla, elle était allongée sur le côté, à demi recroquevillée, la tête soutenue par la cape de Bernard pliée pour lui servir d’oreiller. Elle en reconnut l’odeur sans même ouvrir les yeux, et resta là un moment, à respirer lentement. Mais autour d’elle, les vétérans de Giraldi étaient en train de se préparer au combat, ceignant leur armure et leurs armes avec des cliquetis et des grincements discrets là où le métal touchait le métal ou glissait sur le cuir. Pas un mot n’était échangé, hormis une brève formule affirmative chuchotée ici et là tandis qu’ils s’aidaient mutuellement à boucler leurs sangles et à vérifier leur équipement. Amara se redressa lentement, puis se releva. Elle s’étira en grimaçant. Sa cotte de mailles n’était pas adaptée à sa carrure, et, même si elle était relativement fonctionnelle, les muscles de la jeune femme n’étaient pas habitués au poids de l’armure ; lorsqu’elle les fit jouer de nouveau, ils furent agités de spasmes douloureux. Amara chercha du regard l’homme qui se trouvait le plus près du nid de vordes et s’approcha de lui. — Comtesse, dit Bernard de sa voix de basse. Une demi-lune brillait faiblement dans le ciel, voilée par moments de nuages, et il y avait à peine assez de lumière pour permettre à Amara de reconnaître le profil du comte. Celui-ci regardait fixement le nid, sans ciller, les yeux étincelants dans l’ombre qui masquait son visage. De nuit, l’endroit était d’une étrange beauté. La croache émettait une lumière d’un vert pâle et spectral qui créait des formes et des tourbillons de couleur d’une luminosité limitée. Cette lueur surnaturelle palpitait lentement, comme au rythme d’un cœur gigantesque, faisant onduler les ombres en vagues lentes autour d’elle. — C’est magnifique, dit doucement Amara. — Oui, répondit Bernard. Tant qu’on ne pense pas à ce que ça implique. Je veux que ça disparaisse. — Absolument. (Amara fit encore un pas pour venir se placer à côté de Bernard et regarda le nid pendant un moment ; puis elle frissonna et se tourna vers le comte.) Merci, dit-elle en lui tendant sa cape roulée. Bernard prit celle-ci, et elle put entendre le sourire dans sa voix lorsqu’il répondit : — Quand tu veux. (Il drapa le vêtement sur ses épaules et le ragrafa, laissant son bras gauche dégagé pour pouvoir tirer.) Ce qui n’arrivera peut-être pas de sitôt, en fait, ajouta-t-il d’un ton songeur. Tu as changé d’avis. Par rapport à nous deux. Amara se figea et fut contente que l’obscurité masque ses traits. Elle pouvait garder un ton ferme. Elle pouvait dire ce mensonge. Mais elle n’aurait pas pu le regarder en face en le faisant. — Nous avons tous les deux des obligations envers le royaume, dit-elle calmement. Et j’ai eu la fièvre noire étant enfant. Bernard garda le silence pendant un long moment. Puis il répondit : — Je ne savais pas. — Tu comprends maintenant pourquoi nous n’avons pas le choix ? Bernard resta de nouveau muet. — Je ne pourrai jamais te donner d’enfants, Bernard, reprit Amara. Selon la loi, cela suffirait à te forcer à chercher une autre épouse. Sinon, tu perdrais ta Citoyenneté. — Je ne l’ai jamais demandée, de toute façon, répondit-il. Pour toi, je pourrais m’en passer. — Bernard, fit Amara d’un ton légèrement teinté de frustration ; il y a déjà assez peu de Citoyens honnêtes comme ça. Surtout parmi la noblesse. Le royaume a besoin de toi là où tu es. — Le royaume peut aller aux Corbeaux. Avant, je vivais en homme libre. Je peux le refaire. Amara prit une inspiration et dit, très doucement : — J’ai moi aussi des serments à honorer, Bernard. Des serments auxquels je crois encore. Que je ne violerai pas. Ma loyauté va à la Couronne ; je ne peux pas et ne veux pas renier mes obligations. Ou en accepter d’autres qui pourraient entrer en conflit avec elles. — Tu penses que je suis en conflit avec la Couronne ? demanda calmement Bernard. — Je pense que tu mérites quelqu’un qui puisse devenir ta femme. Qui puisse te donner des enfants. Qui puisse être à ton côté quoi qu’il arrive. (Amara avala péniblement sa salive.) Je ne peux être rien de tout cela. Pas tant que je suis liée par serment à Gaius. Ils restèrent tous les deux sans rien dire un moment. Puis Bernard secoua la tête. — Comtesse, je ne vais pas vous laisser prendre cette décision sans résister. Farouchement. D’ailleurs, j’ai bien l’intention de vous épouser avant la fin de l’année. Mais, pour l’instant, nous avons tous deux des problèmes plus pressants à régler, et il est temps que nous nous concentrions sur eux. — Mais… — Allez voir Giraldi et assurez-vous que tous les hommes ont leurs lampes. Après ça, rejoignez votre position auprès de Doroga. — Bernard… — Comtesse, nous sommes sur mes terres. Ces hommes sont sous mes ordres. Si vous ne voulez pas servir à leur côté, je vous donne la permission de partir. Mais si vous restez, je m’attends à être obéi. Est-ce clair ? — Parfaitement, Votre Excellence, répondit Amara. Elle ne savait pas si elle était plus agacée ou amusée par le ton qu’il avait pris, mais ses émotions étaient bien trop tumultueuses pour lui permettre de réagir autrement qu’avec professionnalisme. Elle prit congé d’un signe de tête et repartit en direction des légionnaires pour trouver Giraldi. Elle s’assura que chaque homme portait deux lampes-furies, puis gagna l’arrière de la colonne en s’aidant pour s’orienter presque autant de l’odeur âcre de Marcheur, le gargante de Doroga, que de la faible lumière. — Amara, dit Doroga. Il était debout dans le noir, appuyé contre le flanc de Marcheur. — Vous êtes prêt ? — Mmm. Ça n’a pas été difficile de le charger. Mais vous êtes sûrs de ce que vous faites ? — Non. Mais de toute façon, qu’est-ce qu’il y a de vraiment sûr dans la vie ? Doroga sourit, perçant brièvement l’obscurité de l’éclat de ses dents. — La mort, répondit-il. — Voilà qui est encourageant, répliqua Amara d’un ton sardonique. Merci. — Il n’y a pas de quoi. Tu as peur de mourir ? — Pas vous ? Le chef marat pencha la tête d’un air songeur. — Autrefois, oui. Maintenant… je ne sais pas. Ce qui vient après, personne ne le sait. Mais nous croyons que ce n’est pas la fin. Et que, où que mène ce chemin, ceux qui sont partis avant nous nous y attendent. Ils me tiendront compagnie. (Il croisa ses bras musculeux sur sa poitrine.) Ma compagne, la mère de Kitaï. Et après notre bataille de l’autre nuit, beaucoup de membres de mon peuple. Des amis. Des parents. Parfois, je me dis que j’aurais plaisir à les revoir. (Il leva les yeux vers la lune faiblement lumineuse.) Mais Kitaï est ici. Alors je crois que je vais rester aussi longtemps que je peux. Elle aura peut-être besoin un jour de son père, et il serait irresponsable de l’abandonner. — Je crois que je vais essayer de ne pas mourir, moi aussi, fit Amara. Même si… ma famille m’attend là-bas aussi. — Alors c’est une bonne chose que tu sois avec moi ce soir, dit Doroga. (Il se retourna pour attraper l’épaisse corde tressée qui pendait le long du flanc de son gargante, et s’en aida pour grimper avec aisance sur le dos de l’animal. Puis il se pencha pour faire redescendre la corde vers Amara et lui tendit la main pour l’aider à monter, le sourire aux lèvres.) Quoi qu’il arrive, nous avons quelque chose à attendre. Avec un rire léger, Amara se hissa derrière Doroga sur le tapis de selle posé sur le large dos de Marcheur. Le gargante se balança avec nervosité d’une patte sur l’autre. Un clapotement se fit entendre dans les tonneaux de bois accrochés de chaque côté de sa selle. Doroga poussa l’animal en avant, et celui-ci s’ébranla d’un pas pesant et silencieux, pour rejoindre les légionnaires qui étaient en train de former les rangs. Amara regarda Giraldi longer chaque rang, son bâton de centurion à la main, et inspecter les soldats un par un dans la faible lumière du clair de lune. Ses fulminations et ses sarcasmes habituels étaient absents. Son regard était attentif, son visage dur, et lorsqu’il indiqua des défauts dans l’équipement de deux légionnaires, ce fut d’un coup sec de son bâton. Les soldats eux-mêmes restaient muets, sans se bousculer ou lever les yeux au ciel après le passage du centurion. La concentration se lisait sur tous les visages. Ils ressentaient de la peur, bien sûr : seuls des imbéciles n’en auraient pas éprouvé, et ces vétérans n’étaient pas des imbéciles. Mais c’étaient des soldats de métier, des légionnaires aléréens ; le produit de plus d’un millénaire de tradition, et la peur était un ennemi devant lequel ils ne capituleraient jamais. Giraldi leva les yeux vers Amara lorsque le gargante passa calmement à côté de lui, et porta son bâton à sa poitrine. Amara lui rendit son salut d’un signe de tête et Marcheur poursuivit sa route pour venir s’arrêter auprès de Bernard et des Chevaliers qui lui restaient : une demi-douzaine de terrafèvres et autant de florifèvres, dont aucun n’avait la puissance de Janus ou de Bernard, mais qui étaient tous de bons soldats avec plusieurs années de service dans les légions. Ils s’étaient débarrassés de leurs boucliers et ne portaient que leurs lourds arcs, pour les florifèvres, et leurs marteaux et merlins, pour les terrafèvres, à l’exception du jeune Sire Frédéric, qui avait opté à la place pour sa bêche. Bernard jeta un coup d’œil à Amara et Doroga. — Prêts ? Doroga acquiesça. — Centurion ? demanda Bernard en s’adressant aux ombres derrière lui. — Prêts, monsieur, répondit calmement la voix de Giraldi. — En avant, dit Bernard, en traçant un cercle dans l’air avec son bras pour finir en indiquant le nid de la main. Le large dos du gargante tangua lorsque l’animal s’ébranla en avant sans le moindre signal apparent de Doroga. Amara entendit quelques craquements légers de bottes en cuir usé et le grincement métallique de ce qui devait être le bord d’un bouclier sur une des bandes d’acier d’une armure, mais autrement, légionnaires et Chevaliers avançaient dans le silence le plus complet. Les ombres se courbaient et se brouillaient autour d’eux, grâce à un subtil réseau de charmes de flore. Amara sentit son cœur battre plus fort alors qu’ils approchaient de la lueur verte et spectrale de la croache. — Est-ce ainsi que ton peuple a procédé ? demanda-t-elle à Doroga dans un souffle. — Avec plus de hurlements. — Qu’est-ce qu’on fait si elles sortent plus tôt que prévu ? — Ça n’arrivera pas. Pas tant que les Gardiens ne les auront pas prévenues. — Mais s’ils le font ? — Alors nous leur ferons payer chèrement nos vies. Amara eut soudain la bouche sèche. Elle essaya de déglutir, mais sa gorge semblait complètement nouée. Aussi la jeune femme renonça-t-elle à parler et attendit alors qu’ils avançaient dans un silence tendu. Accompagné de ses Chevaliers, Bernard atteignit le bord de la croache. Il s’arrêta là un instant pour permettre aux légionnaires derrière lui de reformer les rangs, puis prit une profonde inspiration. Tout en s’agenouillant, il souleva son arc, y encocha une flèche de chasse à large tête et tira sur la corde. Il aligna son projectile avec la surface de la croache, puis décocha son trait. Le grand arc fit entendre une vibration sonore. La flèche vola au ras du sol puis, au bout de trente ou quarante mètres, entama la surface gélatineuse d’une longue et fine incision. La substance cireuse s’ouvrit comme un furoncle qu’on éclate, et un fluide vert phosphorescent jaillit en bouillonnant sur toute la longueur de l’entaille, qui faisait plusieurs mètres. Le nid de vordes se remplit soudain d’une violente agitation et un concert de hurlements et de sifflements sinistres s’éleva vers le ciel nocturne. Les araignées de cire, des créatures de la taille d’un gros chien, surgirent de la croache. Leur corps était constitué d’une matière pâle et partiellement translucide qui se confondait avec leur environnement. Des plaques se chevauchaient sur leur dos pour former une cuirasse et, grâce à leurs pattes chitineuses aux multiples articulations, elles se propulsaient en bonds qui pouvaient couvrir vingt mètres. Tout en continuant à hurler et à siffler, elles se précipitèrent vers la longue entaille creusée dans la croache. Amara tressaillit de surprise. Elle n’aurait tout simplement pas cru qu’il pouvait y en avoir autant aussi près, pratiquement sous son nez, invisibles. Il y en avait des dizaines, qui devinrent bientôt des centaines sous les yeux de la jeune femme. Bernard et ses Chevaliers Flora bandèrent leur arc et se mirent au travail. Les flèches commencèrent à pleuvoir sur les araignées de cire qui accouraient en bondissant sur la croache, flèches rendues infaillibles, équipées cette fois d’une tête effilée comme un stylet afin de pouvoir traverser armures ou carapaces. Décochées à l’aide des lourds arcs que seul un florifèvre pouvait bander, elles se révélèrent meurtrières. Encore et encore, elles touchaient leurs cibles, transperçant les araignées de part en part, les laissant agoniser dans de violentes convulsions, et il fallut une bonne minute aux créatures pour se rendre compte qu’elles étaient attaquées. Certaines des araignées les plus proches firent volte-face vers les troupes aléréennes, les yeux encore plus lumineux, et se mirent à sautiller sur place en redoublant de hurlements stridents. D’autres reprirent le signal, et au bout de quelques secondes, toute la horde s’était détournée de l’entaille dans la croache pour se ruer sur les assaillants. — Maintenant ! rugit Bernard. Les archers reculèrent en continuant à tirer, frappant les araignées en plein bond alors qu’elles se jetaient sur eux. La moitié des fantassins de Giraldi s’avancèrent sur la croache, enfoncèrent violemment leurs boucliers dans la substance cireuse de façon à former un mur, et tinrent fermement position face à la vague d’araignées qui se ruait sur eux. Les légionnaires travaillaient ensemble ; ils avaient abandonné leurs lances habituelles au profit de leurs lames courtes et larges, qu’ils abattaient sur les araignées sans merci ni hésitation. L’un d’eux, pris d’assaut par trois des créatures, faiblit. Des crocs venimeux s’enfoncèrent dans son cou et il chancela, créant une brèche dangereuse dans la rangée de boucliers. Sur un ordre de Giraldi, deux légionnaires du deuxième rang s’avancèrent pour attraper le blessé et le traîner en arrière, avant de venir prendre sa place en première ligne. Le massacre continua pendant peut-être trente secondes, puis il y eut une brève hésitation dans la progression des araignées. — Deuxième rang ! hurla Giraldi. Comme un seul homme, les légionnaires qui formaient le mur de boucliers pivotèrent pour laisser passer leurs camarades, qui enfoncèrent leurs propres boucliers dans le sol un pas en avant des premiers, et se mirent à jouer de leur glaive avec la même efficacité meurtrière. D’interminables secondes plus tard, une autre pause dans l’assaut des araignées donna l’occasion au troisième rang de s’avancer à son tour, puis au quatrième, chaque changement permettant à des légionnaires plus frais de remplacer leurs prédécesseurs pour avancer contre le raz-de-marée d’araignées. Avec leurs lourdes bottes, ils crevaient la surface de la croache, de sorte que le fluide visqueux en dessous giclait à chacun de leurs pas, rendant le terrain glissant. Mais les vétérans de Giraldi avaient déjà manœuvré dans la boue avant, à l’exercice et au combat ; ils tinrent bon et continuèrent à avancer vers la grotte, pendant que les archers de Bernard gardaient leurs flancs, abattant de leurs flèches toutes les araignées qui tentaient de les attaquer par les côtés. — On a fait presque la moitié du chemin, dit Doroga. Elles vont bientôt sortir. Et là, on… De l’entrée de la grotte leur parvint un autre cri, plus profond, plus strident encore et d’une certaine manière plus autoritaire que les précédents. L’espace d’une seconde, le silence régna, puis ce fut l’effervescence. Les araignées s’éloignèrent des Aléréens en bondissant, battant en retraite, et, au même moment, les guerrières vordes jaillirent de la grotte. Elles se ruèrent sur la ligne aléréenne dans un grand bruit de plaques de carapace qui s’entrechoquaient, leurs cruelles mandibules grandes ouvertes. — Doroga ! hurla Bernard. Giraldi, repliez-vous ! Le chef marat cria quelque chose à Marcheur, qui fit lourdement demi-tour et entreprit de revenir sur ses pas, en suivant le chenal creusé dans la croache par leur précédent passage. Amara se pencha alors sur les tonneaux fixés à la selle du gargante et enleva d’un coup sec les plaques recouvrant les larges bondes situées à leur base. Un mélange d’huile de lampe et de l’alcool le plus fort que les vétérans de Giraldi avaient pu trouver se mit à en couler à flots, laissant derrière Marcheur, qui continuait à avancer, deux larges filets de liquide qui se répandirent dans le chenal. Les légionnaires se précipitèrent vers le bord de la croache en courant à toutes jambes, poursuivis par les vordes. Au moment où les premiers d’entre eux atteignaient leur destination, Giraldi lança un autre ordre. Ses hommes firent volte-face et reformèrent leur mur de boucliers en un clin d’œil, mais cette fois de chaque côté du chenal, pour canaliser les guerrières vordes entre eux. Celles-ci s’engouffrèrent avec agressivité et imprudence dans l’entonnoir ainsi formé par les Aléréens, qui les mena droit sur Doroga, Marcheur et la force colossale des Chevaliers Terra de Bernard. Avec un beuglement de défi, le gargante se cabra pour intercepter une vorde en plein air alors qu’elle essayait de prendre son envol, et broya sans peine la carapace de la créature. Celle-ci retomba à terre, brisée, tandis qu’Amara s’accrochait de toutes ses forces à la taille de Doroga pour éviter de tomber du dos du gargante. Les Chevaliers Terra se tenaient de chaque côté de celui-ci, et de violentes vagues de terre soulevées par leurs furies accueillirent l’arrivée des vordes, rompant l’élan de leur charge et les exposant aux marteaux des terrafèvres, dont les coups assenés avec violence et précision brisèrent les carapaces des créatures comme des coquilles d’œuf. Et tout cela n’était qu’un prélude à l’attaque proprement dite. — Giraldi ! lança Bernard. — Feu ! hurla le centurion. Feu, feu, feu ! Tout le long des deux rangées de boucliers, des lampes-furies s’embrasèrent soudain d’un éclat aveuglant dans les mains des légionnaires. D’un seul geste, ceux-ci les jetèrent violemment dans le fluide visqueux de la croache brisée, imbibé d’huile de lampe et d’alcool. Les flammes se propagèrent à une vitesse incroyable alors que près d’une centaine de petits feux individuels se rejoignaient rapidement, se confondaient et se nourrissaient mutuellement. En quelques secondes, la totalité du chenal s’embrasa et l’incendie commença à dévorer les guerrières vordes prises au piège. Dès lors, les légionnaires durent faire appel à toutes leurs forces pour combattre les vordes qui essayaient de percer leurs rangs pour sortir du chenal. Des cris retentissaient. Une fumée noire et une puanteur abominable emplissaient l’air. Giraldi hurlait des ordres à peine audibles par-dessus les cliquetis frénétiques des vordes cuirassées. Et les lignes tinrent bon. Les vordes à l’arrière du chenal réussirent à faire demi-tour et repartirent en direction de la grotte. — Comtesse ! hurla Bernard. Amara invoqua Cirrus et sentit la présence soudaine et empressée de sa furie. Elle prit une profonde inspiration, se concentra sur son objectif et cria : — Prête ! — À terre ! À terre ! aboya Giraldi. Autour d’Amara, tout bougea soudain au ralenti. Sur toute la longueur des lignes, les légionnaires reculèrent brusquement d’un pas, tombèrent à genoux puis sur le côté, et ramenèrent leurs hauts boucliers incurvés par-dessus eux comme autant de couvercles de cercueil. Dans le chenal, les vordes éperdues continuaient à se convulser dans les affres de l’agonie, tandis que celles qui avaient réussi à battre en retraite repartaient droit vers la grotte. Amara attira Cirrus dans ses pensées puis le lança, avec toute la force de sa volonté, sur les vordes en fuite. Un violent ouragan s’abattit du ciel sur l’ordre de la jeune femme. Il souleva le liquide en feu et le propulsa en une soudaine et éblouissante tempête de flammes gigantesques. L’incendie embrasa l’air lui-même, nourri par le vent en folie, et la chaleur consuma la croache partout où elle se trouvait, la faisant fondre comme la cire dont elle avait l’apparence. Chaque arbre couvert de croache devint rapidement un brasier, et l’incendie déchaîné poussé par le vent d’Amara continua d’avancer. Il engloutit les dernières vordes quinze mètres avant qu’elles aient pu atteindre la grotte, puis poursuivit sa course sans s’arrêter, ses flammes tourbillonnantes se propageant en tous sens pour consumer la croache. La concentration et la volonté d’Amara faiblirent soudain sous l’assaut d’un spasme d’épuisement nauséeux, et la jeune femme s’affaissa brusquement contre le dos de Doroga. Sans les rafales de vent pour les entretenir et les pousser en avant, les flammes moururent peu à peu en brasiers épars. Il n’y avait plus la moindre trace de croache nulle part ; il ne restait que de la terre noircie et des arbres en feu. Ils avaient réussi. Amara ferma les yeux, épuisée. Elle remarqua qu’elle penchait d’un côté seulement lorsqu’elle commença vraiment à tomber du dos de Marcheur, et si Doroga ne s’était pas retourné pour la rattraper de son bras puissamment musclé, elle aurait fini par terre. Pendant un moment, tout ne fut qu’un brouillard pour elle, puis elle entendit Bernard donner des ordres. Elle se força à relever la tête et regarda autour d’elle jusqu’à ce qu’elle l’aperçoive. — Bernard ! appela-t-elle d’une voix faible. (Le comte releva les yeux de l’endroit où il était agenouillé, occupé à soutenir un légionnaire blessé à la jambe, de laquelle un Guérisseur retirait un éclat de mandibule.) La reine. Est-ce qu’on a tué la reine ? — Je ne sais pas encore, répondit Bernard. Il faut qu’on inspecte la grotte, mais ça doit être une vraie fournaise là-dedans. Le plafond est haut, mais elle n’est pas très profonde. Je ne serais pas surpris que l’incendie ait rôti tout ce qui se trouvait à l’intérieur. — Nous devrions nous dépêcher, dit Amara tandis qu’à un mot de Doroga, Marcheur tournait lentement le dos à l’entrée de la grotte. Les achever avant qu’elles aient une chance de se ressaisir. Il faut que nous tuions la reine, ou nous aurons fait tout cela pour rien. — Compris. Mais j’ai des hommes en train de mourir ici, et pas d’aquafèvre. On s’occupe d’eux d’abord. — Hé, gronda Doroga, vous deux. La reine n’est pas dans la grotte. — Quoi ? (Amara leva la tête, le regard voilé de fatigue.) Qu’est-ce que vous voulez dire ? D’un signe de tête, Doroga désigna d’un air sinistre le sommet de la colline derrière eux, en direction du domaine d’Aric. Les fermiers Volés étaient là, silencieux, un simple groupe de gens de tout âge et des deux sexes qui se tenaient immobiles dans le faible clair de lune, et posaient sur les forces aléréennes des yeux dénués d’expression. À côté se trouvait la centurie de Félix et, apparemment, tous les légionnaires blessés qu’ils avaient dû laisser derrière eux au domaine d’Aric, jusqu’au dernier. Et tous avaient été Volés. À la tête de cette armée silencieuse, quelque chose était accroupi, et Amara ne douta pas un seul instant de son identité. La créature faisait à peu près la taille d’un homme, et ne formait guère plus qu’une silhouette floue aux contours étranges. Sans l’éclat phosphorescent de ses yeux, Amara aurait cru que la reine des vordes n’était qu’une illusion créée par la lumière insuffisante et les ombres épaisses. Mais la créature était bien réelle. Elle entreprit de descendre lentement et sûrement la pente, d’une démarche étrange, comme si elle se déplaçait à quatre pattes alors qu’elle était censée se tenir sur deux ; et exactement au même instant, l’armée entière de Volés s’avança aussi. — Par les Grandes Furies, murmura Amara, presque trop fatiguée pour être terrifiée par ce qu’elle voyait. Alors même qu’ils refermaient leur piège sur les vordes, celles-ci les avaient contournés pour venir attaquer leurs arrières, plus vulnérables. Plus tôt, sur l’exploitation, une simple poignée de Volés s’étaient révélés dangereux, et à présent, ils surpassaient largement en nombre les légionnaires qui restaient face à eux. — Bernard, demanda calmement Amara. Combien de blessés ? — Une vingtaine, répondit le comte d’un ton fatigué. Les Volés continuaient à descendre la colline en une vague lente, menés par l’ombre aux yeux lumineux. Un son qui ressemblait vaguement à un rire sifflant et gémissant résonna dans la nuit, dansant au milieu des étincelles crépitantes des arbres en feu. — Ils sont trop nombreux, dit calmement Amara. Beaucoup trop. Est-ce qu’on peut s’enfuir ? — Pas avec autant de blessés. Et même si on pouvait les déplacer, on est acculés à Garados. On serait obligés de se replier sur ses pentes, et on ne pourrait pas empêcher la montagne de percevoir autant de mouvement. Amara hocha la tête et prit une grande inspiration. — Alors nous allons devoir nous battre. — Oui, répondit Bernard. Giraldi ? Le centurion apparut à ses côtés. Il avait une jambe en sang, et les plaques de métal qui protégeaient une de ses épaules étaient violemment cabossées, mais il frappa son plastron du poing avec fermeté. — Oui, monsieur. — Que tout le monde se mette en marche. Nous allons nous replier dans la grotte. De là-bas, nous pourrons nous relayer pour combattre. Peut-être tenir un petit peu. Giraldi dévisagea Bernard pendant un moment, le regard soucieux mais le visage par ailleurs dénué d’expression. Puis il acquiesça, salua de nouveau et entreprit de donner des ordres d’une voix calme. Amara ferma les yeux. Une partie d’elle-même se demanda s’il ne serait pas plus simple de s’abandonner au sommeil et de laisser les choses suivre leur cours. Elle était si fatiguée. Elle essaya de se trouver une raison de continuer à lutter, à repousser le désespoir. Le devoir, songea-t-elle. Elle avait le devoir de faire son maximum pour protéger ces nobles, légionnaires et fermiers du royaume. Et cela lui interdisait de simplement céder à la mort. Mais ces mots sonnaient creux. Ce qu’elle voulait par-dessus tout, c’était retrouver la chaleur et la sécurité ; mais le devoir était un abri bien froid et aride pour une âme blessée. Elle releva les yeux et vit Bernard aider un blessé à se relever et l’encourager à gagner la grotte. Le légionnaire se mit en route, clopin-clopant, en s’appuyant sur sa lance, et Bernard se tourna vers un autre homme qui avait besoin d’aide, continuant à organiser leur retraite, même si cela ne devait que temporairement prolonger leur vie. Il constituait une raison suffisante. Soudain, Doroga éclata de rire. — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? lui demanda calmement Amara. — Heureusement que nous avons discuté avant, répondit le Marat, les yeux étincelants de gaieté. Sinon, j’aurais peut-être oublié que, quoi qu’il arrive, nous avions quelque chose à attendre. Il riait toujours à mi-voix lorsqu’il fit avancer Marcheur pour fermer la marche de la colonne aléréenne. Tout en se laissant emporter par le gargante, Amara tourna la tête et regarda la reine vorde et les Volés se rapprocher lentement derrière eux. Chapitre 34 Tavi regarda Ehren en fronçant les sourcils, et chuchota : — Comment ça, rien ? — Je suis désolé, répondit Ehren. J’ai fait tout ce que j’ai pu dans le temps que j’avais. Pendant l’attaque, quelqu’un a apparemment éteint les réverbères. Plusieurs personnes ont entendu qu’on se battait, deux d’entre elles ont même assisté au début de l’attaque, mais quelqu’un a éteint les lampes et après ça, plus rien. Tavi relâcha lentement son souffle et appuya la tête contre le mur. Il régnait une chaleur étouffante dans la salle d’examen. La partie écrite du devoir d’histoire avait commencé après le repas de midi et s’était terminée presque quatre heures plus tard, pour être suivie par les interrogations orales individuelles. Le soleil couchant dardait des rayons orange par les fenêtres les plus hautes de la salle, et, parmi la centaine d’étudiants présents, il ne s’en trouvait pas un seul qui n’ait pas une folle envie de sortir. Maestro Larus, un homme aux épaules tombantes avec une impressionnante crinière de cheveux argentés et une barbe d’un blanc immaculé, adressa un hochement de tête à l’étudiant debout devant lui et le congédia d’un bref geste de la main. Il prit un moment pour écrire un commentaire sur la feuille supérieure d’une pile de parchemins, puis jeta un regard noir à Tavi et Ehren. — Messieurs, dit-il d’une voix teintée d’agacement, j’aurais espéré que vous démontreriez assez de courtoisie envers vos collègues pour garder poliment le silence pendant leur interrogation. Comme j’espère qu’ils le feront pour vous. (Son regard se concentra sur Tavi seul, et il plissa les yeux d’un air mauvais.) En fait, si vous ne vous taisez pas, je me verrais obligé d’évoquer devant vous tous le sujet de la courtoisie académique, longuement. J’espère que ce ne sera pas nécessaire ? Dans un grand bruissement d’étoffes, toute la classe se retourna vers Ehren et Tavi. Une centaine de paires d’yeux agacés et menaçants se posèrent sur les deux garçons, lourds d’une promesse silencieuse d’émeute. — Non, Maestro, répondit Tavi en essayant de prendre un ton contrit. — Pardon, Maestro, enchérit Ehren. Soit il savait jouer la contrition mieux que Tavi, soit il la ressentait vraiment. — Parfait, répliqua Larus. Bien. Voyons voir… Ah, Demetrius Ania, si vous voulez bien approcher. C’est à vous. Parlez-moi, je vous prie, des progrès économiques réalisés sous le règne de Gaius Tertius et de leur effet sur le développement du val d’Amarante… La jeune fille commença à répondre en bredouillant sous le regard fixe et menaçant de Larus. Tavi se pencha en arrière pour se rapprocher d’Ehren et chuchota : — Ça n’a pas de sens. Pourquoi un archer qui cherche à tuer irait-il éteindre la lumière ? Il n’y verrait pas assez clair pour viser. Ehren fit les gros yeux à son ami et lui indiqua Larus d’un regard expressif. Tavi grimaça. — Fais juste attention à ne pas élever la voix. Il ne t’entendra pas par-dessus tous les gargouillements d’estomac. Ehren soupira. — Je ne sais pas pourquoi quelqu’un ferait ça, Tavi. Gaëlle, assise de l’autre côté d’Ehren, se pencha pour chuchoter à Tavi : — Je n’ai pas découvert grand-chose de plus. Aucun des domestiques à qui j’ai parlé ne se rappelait les assassins dont tu as parlé. Mais j’ai regardé dans leur poubelle et trouvé plusieurs ensembles de vêtements encore parfaitement utilisables, des draps, des tasses et d’autres articles de ce genre, comme s’ils avaient complètement vidé une ou deux pièces. Il y avait les ordures du petit déjeuner par-dessus, donc ç’a dû être fait tard hier soir. — Par les Corbeaux ! marmonna Tavi. Il s’adossa de nouveau au mur, impatient. L’examen durait depuis beaucoup trop longtemps. Kitaï avait accepté de rester dans la chambre de Tavi jusqu’à la tombée de la nuit pour pouvoir sortir discrètement de l’Académie, mais il lui avait dit qu’il serait rentré bien plus tôt que ça. Chaque minute qui passait augmentait le risque qu’elle décide toute seule de partir. — Tavi ? demanda Ehren. La légion municipale n’a rien appris ? Tavi secoua la tête avec frustration. — Elle n’avait rien quand je suis entré dans cette salle il y a deux cents ans, grommela-t-il. (Il jeta un regard furieux à l’étudiante incapable de répondre à la question pourtant simple de Larus.) Par les Corbeaux, la politique de Tertius a mis fin à l’inflation, ce qui a rendu la domestication des chauves-souris à soie possible et ainsi lancé toute l’industrie de la soie. Les maudites pommeraies n’avaient rien à voir. — Sois gentil, Tavi, murmura Gaëlle. Elle est de Riva, et j’ai entendu dire que les gens de là-bas ne sont pas très vifs d’esprit. Ehren prit un air perplexe. — C’est la première fois que j’entends ça. Je veux dire, Tavi est de là, et… (Il s’arrêta en clignant des yeux, puis leva les yeux au ciel.) Oh. Tavi jeta un regard noir à Gaëlle, qui se contenta de sourire et d’écouter Ania mentionner enfin quelque chose à propos d’élevages de chauves-souris à soie dans sa réponse interminable. Maestro Larus la congédia d’un autre geste de la main accompagné d’un regard acide, avant de faire une nouvelle annotation sur sa feuille et de tourner, enfin, la dernière page. — Eh bien, murmura-t-il, cela ne nous laisse plus qu’un seul étudiant. Tavi Patronus Gaius, veuillez vous approcher. (Il jeta un regard dur au jeune homme.) C’est-à-dire, si vous pouvez vous arracher à votre conversation un instant. Tavi sentit ses joues s’empourprer mais ne répondit rien et quitta sa place près du mur pour venir se poster à l’avant de la classe, devant Maestro Larus. — Très bien, dit celui-ci de sa voix traînante. Si ce n’est pas trop vous importuner, je me demandais si vous pourriez m’éclairer sur ce que l’on appelle les « arts romans » et leur prétendu rôle aux commencements de l’histoire aléréenne. Un murmure parcourut la salle. La question était loin d’être innocente, et tout le monde le savait. Tavi s’était disputé à ce sujet avec Maestro Larus à quatre reprises au cours des deux dernières années, et voilà que le Maestro soulevait la question en examen. Il avait clairement l’intention de forcer Tavi à reconnaître que celui-ci avait tort sur le sujet, au risque de se voir recalé. C’était une tactique d’intimidation avouée, et Tavi trouvait cela d’une mesquinerie incroyablement agaçante au regard des situations qu’il affrontait depuis quelques jours. Mais il serra instinctivement les dents, et la partie calme et logique de son cerveau constata avec une certaine inquiétude que l’apprenti berger obstiné en lui n’avait aucune intention de se rendre. — De quel point de vue, monsieur ? Maestro Larus cligna lentement des yeux d’un air interloqué. — De quel point de vue ? Mais de celui de l’histoire, bien sûr. Tavi pinça davantage les lèvres. — L’histoire selon qui, monsieur ? Il y a, vous le savez, plusieurs écoles de pensée sur le sujet des arts romans. — Je ne m’en étais pas rendu compte, répondit doucement Larus. Pourquoi ne pas commencer avec une explication de ce que sont, précisément, les arts romans ? Tavi hocha la tête. — Le terme, en général, fait référence à l’ensemble des savoir-faire et des méthodes utilisés par les Aléréens au tout début de l’histoire. — Qui auraient été utilisés, voulez-vous dire, je pense, intervint Larus d’un ton mielleux. Étant donné qu’aucune archive authentique connue ne reste de leur époque. — Qui auraient été utilisés, répéta Tavi. Les arts romans renvoyaient à divers domaines de connaissance, tels que les tactiques militaires, la doctrine stratégique, la philosophie, les mécanismes politiques et l’ingénierie sans usage des furies. — Oui, fit Larus, une note de suffisance envahissant sa voix douce et chaude. L’ingénierie sans furies. Ils renvoyaient aussi à des pratiques comme l’observation d’entrailles d’animaux pour prédire l’avenir et l’adoration d’êtres appelés « dieux », ou à des allégations ridicules comme, par exemple, que leurs soldats étaient payés avec du sel plutôt qu’avec de l’argent. Des gloussements discrets se firent entendre dans la salle. — Monsieur, les ruines de la ville d’Appia à l’extrémité sud du val d’Amarante, ainsi que la vieille route pavée qui mène à la rivière quinze kilomètres plus loin, semblent indiquer que leur capacité à construire sans bénéficier de la moindre aide furiesque était à la fois certaine et considérable. — Vraiment ? Et qui dit cela ? — Le plus récent est Maestro Magnus, votre prédécesseur, dans son livre Des temps anciens. — C’est vrai. Pauvre Magnus. C’était un orateur réellement doué, en son temps. Il l’a toujours été, jusqu’au jour où il s’est fait renvoyer par le Comité de l’Académie afin d’éviter que sa démence affecte la jeunesse d’Aléra. Larus s’interrompit, puis ajouta, avec un ton de patience insultant : — Il n’a jamais été très équilibré. — C’est possible. Mais ses écrits, ses recherches, ses observations et ses déductions sont lucides et difficiles à controverser. Les ruines d’Appia offrent une architecture comparable à la fois en qualité et en échelle aux techniques de construction modernes, mais ont clairement été fabriquées à partir de blocs de pierre taillés à la main qui ont… Maestro Larus fit un geste dédaigneux de la main. — Oui, oui, vous voudriez nous faire croire que des hommes non doués de furifèvrerie pouvaient tailler des blocs de marbre à mains nues, je suppose. Et qu’ensuite, toujours sans l’aide de la moindre furie, ils soulevaient ces énormes blocs – dont certains pesaient jusqu’à six ou sept tonnes – rien qu’avec leur dos et leurs bras ! — Comme Maestro Magnus… Larus fit entendre un bruit impoli et moqueur. — … et d’autres avant lui, poursuivit Tavi, je crois que les capacités d’hommes utilisant des outils et des machines, combinées à une coordination de leurs efforts, ont été largement sous-estimées. — Vous parlez effectivement comme Magnus, vers la fin, répliqua Larus. Si user de telles méthodes était aussi faisable que vous le prétendez, alors pourquoi les ouvriers ne les emploient plus ? Tavi prit une inspiration pour se calmer, et répondit : — Parce que l’avènement de la furifèvrerie a rendu ces méthodes superflues, coûteuses et dangereuses. — Ou peut-être que ces méthodes inefficaces n’ont tout bonnement jamais existé. — Pas inefficaces. Seulement différentes. Les techniques de construction modernes ne se sont pas révélées fondamentalement supérieures à celles utilisées pour bâtir Appia. — Oh, pour l’amour des Furies, Calderon ! cria quelqu’un depuis le centre de la salle. Ils n’ont pas pu le faire sans furies, c’est impossible ! Ils n’étaient pas aussi nuls que toi ! Et les gens normaux dans cette salle ont faim ! Un rire nerveux traversa rapidement la salle. Tavi fut pris d’une soudaine bouffée de colère, mais n’en laissa rien paraître sur son visage et ne détourna pas les yeux de Maestro Larus. — Academ, dit celui-ci, vous défendez une position intéressante – et romantique, je suppose – de votre point de vue. Mais le fait est que la petite société primitive et limitée que constituaient les Aléréens des premiers temps était clairement incapable de soutenir le genre d’effort collectif requis pour une telle construction. Ils n’avaient tout simplement pas les moyens de le faire sans l’aide de furies : ce qui, à son tour, implique de manière assez évidente que les Aléréens n’ont jamais été dépourvus de furifèvrerie, même si leurs talents plus limités, à l’époque, rendaient nécessaire de construire en plusieurs parties assemblées ensuite, tandis que les méthodes modernes permettent d’extraire toute la pierre du sous-sol. C’est la seule opinion défendable. — C’est votre opinion, Maestro. Il y a beaucoup d’érudits et d’historiens en dehors de Magnus qui ne la partagent pas. — Alors ils devraient venir partager leurs théories à l’Académie, n’est-ce pas ? répondit Larus avec un regard dur. Enfin. Je suppose qu’il faut faire preuve d’indulgence envers vous considérant votre… perspective unique sur le sujet. Tavi s’empourpra de nouveau, en proie à une colère et à une humiliation qui lui demandèrent un véritable effort pour garder une expression calme. — Même si votre compréhension du sujet est clairement erronée, Academ, poursuivit Larus, je dois admettre que vous avez lu les textes au programme. Je suppose que c’est déjà plus qu’en ont fait une grande partie de vos collègues. (Il baissa les yeux sur sa feuille et y inscrivit la note finale de Tavi : le minimum accepté pour valider le cours. Il congédia le jeune homme d’un geste.) Ce sera tout. Tavi serra les dents, mais regagna sa place près du mur, tandis que Maestro Larus parcourait rapidement ses papiers, puis demandait : — Ai-je oublié quelqu’un ? Si vous n’avez pas passé la partie orale de l’examen, vous serez recalés. (Il balaya du regard la classe qui commençait déjà à s’emplir d’un brouhaha de voix et de mouvements.) Très bien. Vous pouvez sortir. Il avait à peine dit « bien » que tous les étudiants étaient déjà debout et affluaient vers la porte. — Quel tyran mesquin ! dit Gaëlle à Tavi en sortant. Par les Grandes Furies ! Cet homme est vraiment un imbécile arrogant. — C’est un crétin, répondit Tavi. Il n’a jamais mis les pieds à Appia, n’a jamais étudié la ville. Magnus est peut-être fou, mais ça ne veut pas dire qu’il a tort ! — Ce n’était pas le but de sa question, intervint calmement Ehren. Tavi, tu ne peux pas contredire un Maestro de l’Académie comme ça, impunément. Il voulait te remettre à ta place. Tavi grommela à mi-voix et frappa plusieurs fois sa paume du poing avec violence. Puis il grimaça. Les meurtrissures sur ses articulations l’élançaient de nouveau, et sa peau s’était rouverte à un ou deux endroits. — Par les Grandes Furies, Tavi ! s’exclama Gaëlle d’une voix inquiète. Comment est-ce que tu t’es fait ça ? — Je n’ai pas envie d’en parler, répondit le jeune homme. — Si on allait manger un morceau ? suggéra Ehren. — Allez-y, je vous rejoins, répondit Tavi. Je dois aller me présenter chez Gaius immédiatement. Il va probablement être furieux que l’examen se soit terminé avec autant de retard. — Peut-être qu’on aura retrouvé ta tante, dit Ehren. Si ça se trouve, elle t’attend là-bas. — C’est ça, fit Tavi. Voyez ce que vous pouvez apprendre d’autre, vous voulez bien ? On en reparle dès que je peux. Il tourna les talons et partit en direction de sa chambre, sans tenir compte des regards soucieux de ses amis. Il crut entendre un ou deux ricanements de la part d’étudiants qui le regardèrent passer, mais c’était peut-être son imagination, et de toute façon, il n’avait pas le temps ni l’envie de relever l’affront. Un dernier rayon de soleil éclairait le ciel, et il fallait que Tavi fasse sortir Kitaï de l’Académie avant que Killian commence à fureter pour trouver qui l’avait aidé à délivrer Max. Tavi ne pensait pas que le vieux Maestro ferait quoi que ce soit de dangereux, du moins tant que les choses n’auraient pas été tirées au clair, mais, au moins, il se sentirait plus à l’aise une fois Kitaï hors de la Citadelle. Il marchait d’un pas rapide, l’estomac noué par la faim, et le cœur tenaillé par la crainte que la jeune Marate se soit lassée de rester dans sa chambre comme il le lui avait demandé. Il tourna au coin de l’allée qui menait à la chambre qu’il partageait avec Max, et s’arrêta net. Les sourcils froncés, il scruta l’ombre déjà épaisse dans laquelle la rangée de portes menant aux chambres d’étudiants était plongée. Cette aile de l’internat était bâtie tout contre le rempart de la citadelle, et, entre le sombre mur de pierres et les portes de l’autre côté, l’obscurité était déjà complète. Tavi ne voyait rien devant lui, mais son instinct lui soufflait de ne pas avancer. Il s’humecta les lèvres. Il n’avait même pas pris son couteau en partant pour l’examen, car ce genre d’objet n’était pas autorisé dans les salles de cours ; le poids rassurant de cette arme modeste lui manquait. Il quitta rapidement le sentier pour venir s’adosser au rempart, où il serait lui aussi caché dans l’ombre, au lieu d’être visible à contre-jour dans la faible lumière qui émanait des zones plus ouvertes derrière lui. Il ferma les yeux un moment et se concentra sur ses autres sens, pour essayer de comprendre ce qui avait alerté son instinct. Il entendit des pas longs et feutrés s’éloigner quelque part devant lui dans le noir. Puis, juste après, il sentit l’odeur âcre d’animal en cage qui régnait d’habitude dans le Couloir Sombre. Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Un Canim attendait dans l’obscurité devant sa porte. Le premier réflexe de Tavi fut de prendre la fuite – une simple réaction de terreur – mais il le réprima impitoyablement. Non seulement Kitaï était là, toute proche, peut-être inconsciente du danger, mais en plus, aux yeux d’un Canim, un tel geste aurait constitué une invitation à attaquer. Par ailleurs, même si Tavi avait eu son couteau sur lui et une dizaine d’armes en plus, cela n’aurait pas changé grand-chose. Engager le combat était pratiquement du suicide. Une seule option semblait pouvoir le protéger d’un Canim tapi dans l’ombre : une assurance intrépide. — Vous, là ! s’écria-t-il d’une voix sèche et vibrante d’autorité. Qu’est-ce que vous faites ici ? Pourquoi vous êtes-vous éloigné du Couloir Sombre ? De l’obscurité lui parvint un grondement grave et saccadé qu’il interpréta comme un ricanement de Canim. Puis il y eut un grognement féroce et un fracas assourdissant de bois volant en éclats : une porte enfoncée. Un rai de lumière projeté par une chandelle filtra à travers l’ouverture, éclairant l’obscurité à l’extérieur, et une énorme silhouette velue se dessina dans cette maigre lueur alors qu’elle se jetait à travers la porte cassée dans la chambre de Tavi. Un cri retentit, et un frémissement de rage belliqueuse bourdonna aux oreilles de Tavi. Il se rua en avant. Le bruit d’une lame tirée de son fourreau se fit entendre, puis celui de quelque chose qui était renversé, et un hurlement bestial où se mêlaient la surprise, la colère et la douleur. Kitaï lança un cri de guerre strident où perçait un rire moqueur, mais un grondement féroce et grandissant le couvrit bientôt ; puis Tavi arriva sur le seuil. L’Ambassadeur Varg remplissait la pièce de sa carrure imposante, replié sur lui-même et accroupi si près du sol que sa position aurait pu paraître douloureuse s’il n’avait pas fait preuve d’une telle agilité et d’une telle souplesse en se jetant sur Kitaï. La jeune Marate lui faisait face, accroupie sur la commode de Max, les yeux étincelants et un sourire méprisant aux lèvres. Elle tenait d’une main son couteau, à la lame trempée de sang cramoisi, et de l’autre le poignard de Tavi. Lorsque Varg bondit sur elle, la jeune fille abattit les deux armes sur les griffes tendues du Canim, et l’une d’elles fit voler des gouttes de sang au plafond. Le hurlement de Varg fit trembler la pièce, et avec une force désinvolte, l’Ambassadeur repoussa la commode d’un coup de pied, faisant tomber Kitaï. Celle-ci émit un léger hoquet de surprise et retomba à quatre pattes comme un chat. Malgré sa rapidité, elle ne parvint pas à éviter les griffes de Varg, qui la souleva du sol et la secoua comme un terrier aurait secoué un rat. Les armes de la jeune fille lui échappèrent des mains, tombant par terre avec fracas, et Varg se retourna vivement vers la porte. Tavi n’hésita pas une seule seconde en arrivant dans la chambre. Lorsque Varg se tourna vers lui, il avait déjà saisi le lourd broc en argile qui se trouvait sur la table à côté de l’entrée, et il le jeta sur le Canim de toutes ses forces, à deux mains. L’ustensile se brisa sur le museau de Varg, le faisant reculer d’un pas. Les yeux couleur de sang du Canim s’arrondirent de surprise, de douleur et de colère, et il retroussa ses lèvres sombres sur ses crocs jaunâtres avec un grognement d’indignation. — Lâchez-la ! gronda Tavi en lançant sans plus attendre le plat sur lequel le broc était posé d’ordinaire. Mais Varg intercepta sans effort le projectile en plein vol, d’un geste précis, et bondit sur Tavi dans un éclair de fourrure, de crocs et d’yeux rouge sang. La pure puissance du Canim prit Tavi par surprise. Lorsque Varg lui rentra dedans, la violence de l’impact le fit voler dans les airs comme s’il ne pesait pas plus lourd qu’une poignée de plumes, et il retomba sans grâce sur le dos et les coudes, trois mètres plus loin. — Aléréen ! s’écria Kitaï d’une voix étranglée. Varg, accroupi au-dessus de Tavi, ses crocs découverts étincelant dans la nuit, gronda : — Suis-moi ou elle mourra. Sur ces mots, il partit au pas de course le long de la rangée de portes plongées dans l’ombre, pour traverser ensuite la cour à ciel ouvert en empruntant un chemin réservé aux domestiques qui, Tavi le savait, menait à une grille qui pouvait être soulevée et permettre ainsi d’accéder aux Souterrains. L’espace d’une seconde, Tavi resta immobile à regarder Varg s’éloigner, puis il se redressa avec un juron et ramassa vivement les deux couteaux. Il attrapa la chandelle allumée, l’introduisit promptement dans sa petite lanterne en fer-blanc, et sortit de la chambre en courant, pour se lancer à la poursuite de l’Ambassadeur. C’était de la folie, il le savait. Il ne pouvait pas vaincre Varg au combat. Il ne survivrait même pas. Mais il ne pouvait pas non plus permettre aux Canims de lui prendre Kitaï, ni abandonner la jeune fille à son sort alors qu’elle lui avait fait confiance pour l’abriter le temps de cette journée. Il savait que Varg pourrait facilement le distancer, et que lui-même ne pourrait rattraper l’Ambassadeur que lorsque celui-ci le voudrait bien, mais il n’avait pas le choix. Il avait promis à Kitaï qu’elle n’était pas seule, et même si cela devait lui coûter la vie, il tiendrait sa promesse. Chapitre 35 Amara regardait fixement l’extérieur depuis l’entrée de la grotte. Elle murmura : — Qu’est-ce qu’ils attendent ? Dehors, l’armée silencieuse de Volés était arrivée au bas de la colline, puis s’était avancée jusqu’au bord de l’étendue de terre noircie où se trouvait auparavant la croache. Pendant un temps, les possédés avaient été visibles à la lumière des arbres en feu, mais, lorsque ces derniers s’étaient lentement éteints, s’écrasant un par un au sol, la pénombre avait englouti les Volés, jusqu’à ce qu’ils ne forment plus que des silhouettes immobiles dans le noir. Puis la lune s’était retirée du ciel, intensifiant l’obscurité de façon dramatique. L’intérieur de la grotte donnait l’impression de se tenir dans un énorme foyer de cheminée qui n’avait pas été nettoyé depuis bien trop longtemps. Tout était recouvert de suie après l’incendie monstrueux qui, poussé par le vent, avait envahi les lieux et dévoré tout ce qui s’y trouvait. Lorsque les Aléréens étaient entrés, il ne restait plus que de hideux tas de chair carbonisée et des morceaux de carapaces vordes roussis et déformés par la chaleur. Il régnait une odeur douceâtre, un nuage nauséabond d’exhalaisons invisibles, et, même s’ils se trouvaient dans la grotte depuis déjà plusieurs heures, la puanteur ne s’était pas estompée, et ils ne s’y étaient pas habitués non plus. — Ils attendent le lever du soleil, peut-être, répondit Doroga. — Pourquoi ? demanda Amara en gardant les yeux rivés sur leur ennemi silencieux. — Pour y voir quelque chose. Les vordes voient plutôt bien dans le noir. Les Marats aussi. Mais ton peuple, pas si bien que ça. Alors les Volés, ils ne voient pas si bien que ça. — C’est peut-être ça. Mais, dans ce cas, ils auraient dû nous attaquer immédiatement, pendant qu’ils avaient encore la lumière des feux et de la lune. — Ils doivent bien savoir que nous n’avons pas beaucoup d’eau. Ni de nourriture. Peut-être qu’ils se disent qu’ils peuvent nous forcer à sortir au bout d’un moment. — Non, fit Amara en secouant la tête. Ils opèrent de façon intelligente depuis le début, de façon très intelligente. Ils connaissent bien leur ennemi, nos capacités, nos faiblesses. Ils savent forcément que nous ne sommes qu’une petite partie d’une nation beaucoup plus grande. Ils doivent bien se douter que des renforts arriveront d’ici à quelques jours au plus tard. Ils n’ont pas le temps de mener un siège. — Peut-être qu’ils veulent envoyer plus de Voleuses. — Ils l’auraient déjà fait. Or, avec Marcheur, vous gardez l’entrée de la grotte. Tous les blessés et ceux qui dorment ont un partenaire qui reste à l’affût des Voleuses. Personne n’en a vu une seule. Doroga poussa un grognement, croisa les bras et s’appuya contre l’épaule de Marcheur, qui était couché sur le ventre et ruminait placidement les plantes avalées plus tôt. Le gargante remplissait presque entièrement l’entrée de la grotte et contemplait l’ennemi silencieux au-dehors sans crainte particulière. Amara lui enviait cette impavidité. La force d’un simple Aléréen ne faisait pas le poids face à l’énergie déchaînée d’un Aléréen Volé, mais l’un comme l’autre étaient insignifiants à côté d’un animal aussi gros que Marcheur, et Doroga semblait partager le calme de ce dernier. Bernard quitta l’arrière de la grotte pour s’approcher d’un pas silencieux malgré sa haute taille. Ils avaient placé plusieurs lampes-furies sur le sol à l’extérieur de la grotte pour pouvoir repérer toute approche, mais maintenu la lumière à l’intérieur au minimum pour empêcher qu’on les observe. Il fallut un moment à Amara pour percevoir la fatigue et le souci que ressentait le comte. — Comment va-t-il ? demanda-t-elle doucement. — Giraldi est un dur à cuire, répondit Bernard. Il va s’en tirer. Si on arrive à sortir d’ici. Il garda un moment les yeux rivés sur les silhouettes silencieuses des Volés, puis reprit : — Trois morts de plus. Si nous avions eu un aquafèvre, ils auraient tous survécu. Mais les autres ont l’air d’être hors de danger. Amara acquiesça et tous trois restèrent silencieux un instant. — Qu’est-ce qu’ils attendent ? demanda Bernard en soupirant. Je ne vais pas me plaindre s’ils continuent comme ça, mais j’aimerais bien savoir pourquoi. Amara cligna des yeux, prise d’une illumination, et dit : — Mais bien sûr ! — Mmm ? fit Bernard. — Ils ont peur, murmura Amara. — Peur ? De quoi est-ce qu’ils pourraient bien avoir peur ? Ils nous tiennent à la gorge. S’ils prennent cette grotte d’assaut, ils peuvent probablement nous éliminer jusqu’au dernier. Ils savent forcément qu’on est mal en point. — Bernard, tu ne vois donc pas ? Ils ont fait bien attention à s’en prendre à nos Chevaliers dès le début : d’abord nos aquafèvres, puis nos ignifèvres. Ils ont compris la menace que ceux-ci représentaient et les ont éliminés. — Oui, et alors ? — Alors, on vient juste de détruire le nid de vordes par le feu. Alors qu’ils croyaient avoir tué nos ignifèvres. On a fait une chose à laquelle ils ne s’attendaient pas, et ça les a ébranlés. Bernard jeta un coup d’œil à leurs ennemis et baissa brusquement la voix, pour chuchoter : — Mais on n’a pas d’ignifèvres. — Ça, ils ne le savent pas, répondit Amara sur le même ton. Ils s’attendent probablement qu’on fasse une sortie et qu’on recommence. Ils attendent parce qu’ils pensent que c’est leur option la plus sage. — Mais qu’est-ce qu’ils attendent ? Amara secoua la tête. — Qu’il fasse plus clair ? Que nous soyons plus faibles ou plus fatigués ? Que nos blessés expirent ? Je n’en sais pas assez sur eux pour faire une meilleure supposition. Bernard fronça les sourcils. — S’ils croient que nous avons des ignifèvres ici, ils doivent penser que c’est du suicide d’attaquer la grotte. Nous les rôtirions depuis l’entrée, avant même qu’ils aient pu s’approcher assez pour combattre. Ils attendent que nous sortions les brûler à l’extérieur, là où ils peuvent faire jouer l’avantage du nombre contre nous. (Il laissa échapper un petit rire.) Ils pensent que ce sont eux qui sont en mauvaise posture. — Alors tout ce que nous avons à faire, c’est rivaliser de patience. Il y a sûrement des renforts qui vont bientôt arriver. Bernard secoua la tête. — Nous devons envisager qu’ils vont le comprendre aussi. Tôt ou tard, si on ne fait pas une sortie, ils vont finir par se douter que c’est parce que nous n’avons pas ce qu’ils croient que nous avons. Et alors, ils passeront à l’attaque. Amara déglutit. — Combien de temps vont-ils encore attendre, à ton avis ? Bernard fit un geste d’ignorance. — Pas moyen de savoir. Mais ils se montrent bien trop malins depuis le début. — Jusqu’à l’aube, intervint Doroga d’un ton nonchalant et plein de certitude. Amara regarda Bernard, qui hocha la tête et dit : — Il en sait autant que toi et moi. Sans doute plus. Amara regarda la nuit au-dehors pendant un long moment. — Jusqu’à l’aube, répéta-t-elle calmement. Si le Premier Duc nous avait envoyé des Chevaliers Aeris, ils seraient déjà là. Bernard resta sans rien dire à côté d’elle. — Combien de temps cela nous laisse-t-il, à ton avis ? lui demanda Amara. — Huit heures, répondit calmement Bernard. — Pas assez longtemps pour que les blessés se rétablissent sans furifèvrerie. — Mais assez pour se reposer. Nos Chevaliers en ont besoin. Et vous aussi, comtesse. Amara regarda de nouveau les ténèbres au-dehors, et c’est alors que la reine vorde s’avança dans la lumière des lampes-furies. Elle marchait sur deux pieds, mais quelque chose dans sa façon de bouger manquait légèrement de naturel, comme si elle imitait une démarche qui n’était pas celle pour laquelle son corps était prévu. Une vieille cape usée la dissimulait presque entièrement aux regards. Elle avait de longs pieds dont les orteils s’écartaient et agrippaient le sol à chaque pas. Son visage, là où il n’était pas caché par son profond capuchon, avait une forme étrange : des traits presque humains, mais comme sculptés dans une matière verte rigide incapable d’expressions. Ses yeux, des sphères de couleur sans la moindre paupière ou pupille visible, émettaient une douce lueur vert pâle. Elle tenait la main droite levée au-dessus de sa tête. Son bras était trop long, étrangement articulé, mais la main avec laquelle elle tenait une large bande d’étoffe blanche était elle aussi presque humaine. Amara ne put que la regarder d’un air hébété pendant un moment. La reine vorde prit la parole, d’une voix lente et gémissante d’asthmatique, désagréable à l’oreille et difficile à comprendre. — Aléréens. Amara frissonna en entendant la voix de la créature, ses intonations et ses inflexions étranges. — Chef des Aléréens, reprit la reine. Approchez. Parlons blanc. Trêve. — Par les Corbeaux ! souffla Bernard à voix basse. Écoutez ça. J’en ai le sang qui se glace. Doroga regarda la reine d’un œil dur et Marcheur fit entendre un grondement mécontent. — Ne vous fiez pas aux paroles de la reine, dit le chef marat. Elle est dans l’erreur et elle le sait. Amara le regarda d’un air perplexe. — Elle est dans l’erreur ? — Elle ment, clarifia Bernard. (Il jeta un regard scrutateur à Doroga.) Tu en es sûr ? — Elles tuent, répondit le Marat. Elles Volent. Elles se multiplient. C’est tout ce qu’elles font. Bernard observa attentivement la reine, qui attendait désormais dans une immobilité parfaite et presque effrayante. — Je vais aller lui parler, dit-il. Doroga se rembrunit davantage et, sans quitter la reine des yeux, répondit : — Mauvaise idée. — Tant qu’elle est occupée à me parler, elle ne lancera pas une attaque contre nous. Si je peux nous faire gagner un peu de temps en discutant, cela pourrait changer la donne. — Doroga, intervint Amara, ces reines sont dangereuses, n’est-ce pas ? — Encore plus que les guerrières, répondit le Marat. Rapidité, force, intelligence, sorcellerie si tu t’approches trop près. Amara fronça les sourcils d’un air interrogateur. — Quel genre de sorcellerie ? Doroga regardait la vorde d’un œil qui paraissait nonchalamment insouciant. — Elles commandent les vordes sans avoir besoin de parler. Elles peuvent faire apparaître des fantômes, déconcentrer et aveugler, créer des illusions sans substance. Lorsqu’une reine vorde est présente, il ne faut pas faire confiance à ses yeux. — Alors tu ne peux pas prendre ce risque, Bernard, dit Amara. — Pourquoi ? — Parce que Giraldi est blessé. S’il t’arrive quelque chose, le commandement me reviendra, et je ne suis pas un soldat. On a trop besoin de tes talents de meneur pour que tu te mettes en danger. (Elle secoua la tête.) Je vais y aller. — Par les Corbeaux ! Certainement pas. Amara leva une main pour le faire taire. — C’est ce qu’il y a de plus logique. Je peux parler en notre nom. Et, pour être honnête, je pense que de nous deux c’est moi qui ai le plus d’expérience dans l’art de manœuvrer la conversation et d’évaluer les réactions. — Si Doroga a raison, et qu’il s’agit d’un piège… — Alors je suis la plus à même de réussir à m’échapper. — Doroga, gronda Bernard, dis-lui que c’est une idée stupide. — Elle a raison, rétorqua le chef marat. Elle est assez rapide pour échapper à un piège. Bernard le dévisagea durement. — Merci. Doroga sourit : — Vous autres Aléréens, vous êtes vraiment stupides dans la façon dont vous traitez vos femelles. Amara n’est pas une enfant à protéger. C’est une guerrière. — Merci, Doroga, dit la jeune femme. — Une guerrière stupide, de vouloir sortir, mais une guerrière. Et puis, si elle y va, tu peux rester ici avec ton arc. Si la reine tente quelque chose, tu la tues. — Ça suffit, conclut Amara. Elle repoussa sa cape pour dégager le bras dont elle maniait son épée, fit jouer celle-ci dans son fourreau et sortit de la grotte pour s’avancer d’un pas décidé dans la lumière régulière des lampes-furies. Elle s’arrêta à environ trois mètres de la reine vorde, assez décalée pour ne pas être dans la ligne de tir de Bernard. Elle contempla son adversaire un moment. Pendant tout ce temps, celle-ci était restée parfaitement immobile, ses yeux phosphorescents rivés sur la jeune femme. — Vous avez demandé à parler, dit Amara. Alors parlez. La tête de la reine vorde pivota de façon étrange à l’intérieur de son capuchon, pour regarder Amara en biais. — Vous êtes pris au piège. Vous n’avez aucun moyen de vous échapper. Rendez-vous et épargnez-vous une souffrance inutile. — Nous ne nous rendrons pas. Si vous nous attaquez, c’est à vos risques et périls. Une fois le combat engagé, nous serons sans merci. La vorde pencha la tête dans l’autre direction. — Vous croyez que votre Premier Duc va vous envoyer des renforts. Cela n’arrivera pas. Il y avait quelque chose dans sa déclaration, une certitude dans son ton, qui ébranla l’assurance d’Amara. Mais celle-ci n’en laissa rien paraître sur son visage ou dans sa voix, et répondit : — Vous vous trompez. — Non. (La reine vorde bougea légèrement, et sa cape remua d’une façon qui n’avait rien d’humain.) Votre Premier Duc est au seuil de la mort. Vos messagers sont morts. Votre nation sera bientôt déchirée par la guerre. Nulle aide n’arrive. Amara la dévisagea un moment, et sentit les doigts glacés de la peur lui étreindre le bas du dos. Là encore, la créature avait parlé d’un ton de certitude absolue. Si elle disait la vérité, cela voulait dire que les vordes opéraient à plusieurs endroits à la fois. Que la reine vorde dont Doroga se souciait avait effectivement atteint la capitale. D’autres pièces du puzzle se mirent en place, et le sentiment d’horreur d’Amara s’accrut. Le festival du Printemps rassemblait la majeure partie de la noblesse du royaume. Les victoires publiques obtenues durant cette période en étaient d’autant plus précieuses… et les défaites publiques d’autant plus désastreuses. Ce n’était sûrement pas une coïncidence si on avait choisi ce moment pour s’attaquer aux Curseurs. Si Gaius était réellement malade et ses services de renseignements désorganisés, il serait presque ridiculement facile de révéler sa faiblesse ; et après cela, il faudrait effectivement peu de temps pour que le pays s’enfonce dans une guerre civile officielle. Amara fut prise d’un sentiment croissant de désespoir. Oh oui, les vordes s’étaient montrées de fines stratèges. Elles avaient pris le temps d’apprendre à connaître leur ennemi. Amara ne pouvait émettre que de vagues conjectures quant à l’étendue de ce qu’elles préparaient, mais si vraiment elles travaillaient en collaboration avec des perturbateurs dans la capitale même… Alors ils étaient peut-être effectivement condamnés. Tout en tournant et retournant ces pensées dans sa tête jusqu’au vertige, Amara continuait à regarder fixement la reine. — Intelligence, dit celle-ci. Intuition. Une analyse rapide de faits disparates. Une hypothèse logiquement formulée. Rendez-vous, Aléréenne. Vous ferez une excellente recrue pour le Dessein. Le choc glacé de l’épouvante fit reculer Amara de deux pas, et son cœur se mit à battre à tout rompre. La créature avait lu dans ses pensées. — Vous vous êtes battus honorablement, poursuivit la reine vorde, et, avec chaque mot, sa prononciation semblait devenir plus claire. Mais c’est fini. Ce monde fait maintenant partie du Dessein. Vous allez périr. Je vous offre la possibilité d’une mort sans souffrance. C’est le maximum que vous pouvez espérer. Capitulez. — Nous ne capitulerons pas, gronda Amara, d’une voix aiguë et étranglée qui la surprit elle-même. Notre royaume n’est pas à vous. Pas encore. (Elle leva le menton avec défi.) Nous choisissons de nous battre. Les yeux brillants de la reine vorde se rétrécirent et leur blanc-vert palpitant laissa place à un rouge doré profond. D’une voix grinçante, elle répondit : — Soit. Elle ouvrit la main et laissa le morceau de tissu blanc tomber par terre. Puis elle fit demi-tour et disparut dans l’obscurité à grands bonds gracieux et rapides qui n’avaient rien d’humain. Amara regagna promptement la grotte, les jambes presque trop tremblantes pour réussir à marcher. Bernard, l’arc à la main, garda les yeux rivés sur les ombres au-delà des lampes-furies, mais fronça les sourcils. — Que s’est-il passé ? — Elle… (Amara tomba brusquement assise par terre et resta là, agitée de frissons.) Elle… a regardé dans mes pensées. Vu ce qui me passait par la tête. — Quoi ? ! — Elle a vu… (Amara secoua la tête.) Il y a certaines choses que je n’ai jamais évoquées, et pourtant elle en a parlé. Bernard se mordit la lèvre. — Alors… Elle a vu que nous n’avons pas d’ignifèvres. — Je vous l’avais dit, fit observer Doroga. Stupide. — Quoi ? demanda Amara en le regardant d’un air hébété. Elle le dévisagea un moment puis répondit : — Oh, non. Non, je n’ai même pas envisagé cette possibilité pendant que je lui parlais. Je suppose que c’est heureux. (Elle se frotta les bras.) Mais elle a prétendu que Gaius était gravement malade. Que nos messagers étaient morts. Qu’aucun renfort n’arrivait, et que donc nous ferions aussi bien de capituler. Bernard, elle a sous-entendu qu’elle travaillait en collaboration avec d’autres de sa race dans le royaume, peut-être même dans la capitale. Bernard exhala lentement. — Doroga, dit-il, est-ce que tu pourrais aller raconter à Giraldi ce qui s’est passé, s’il te plaît ? Et demande-lui de désigner des soldats pour monter la garde. Je nous veux prêts à repousser une attaque à tout moment. Doroga regarda Bernard, puis Amara, d’un air sceptique, mais se leva en acquiesçant et, donnant une tape sur l’épaule de Marcheur, se dirigea vers l’intérieur de la grotte. Dès qu’il fut parti, Amara s’affaissa contre Bernard et éclata en sanglots. C’était humiliant, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était secouée de frissons, et arrivait à peine à respirer. Bernard la soutint et la serra contre lui, et elle resta là à trembler dans ses bras pendant un moment. — C’était… si surnaturel, dit-elle. Elle était si sûre d’elle, Bernard. Nous allons mourir. Nous allons tous mourir. Le comte continua à la serrer dans l’étreinte chaude de ses bras puissants. Amara pleurait, bredouillait sans retenue. — Si elle disait la vérité, c’est peut-être la fin, Bernard. Pour tout le monde. Les vordes pourraient se propager partout. — Calme-toi. Calme-toi. On n’est encore sûrs de rien. — Si. Elles vont nous détruire. On s’est battus du mieux qu’on pouvait, mais leurs forces n’ont fait que s’accroître. Une fois qu’elles auront commencé à se multiplier, rien ne pourra les arrêter. (Elle frissonna de nouveau, et eut l’impression de sentir quelque chose se déchirer en elle.) Elles vont nous tuer. Elles vont nous attaquer et nous tuer jusqu’au dernier. — Si on en arrive là, répondit calmement Bernard, je veux que tu t’en ailles. Tu peux t’enfuir par les airs et aller prévenir Riva, et le Premier Duc. Amara releva la tête pour le regarder à travers ses larmes. — Je ne veux pas t’abandonner, dit-elle en se figeant soudain, prise de panique. Elle avait fait tellement d’efforts pour le repousser, pour leur bien à tous les deux. Mais ses nobles préoccupations de devoir et de loyauté étaient devenues terriblement insignifiantes au cours de ces dernières heures, et encore plus de ces dernières minutes. Elle croisa son regard et baissa la voix pour chuchoter : — Je ne veux pas être séparée de toi. Les yeux de Bernard se firent souriants. — Vraiment ? Elle acquiesça, le souffle trop tremblant pour se risquer à parler. — Alors ne le sois pas, reprit Bernard d’une voix douce. (Du bout du pouce, il essuya tendrement la joue mouillée de larmes de la jeune femme.) Épouse-moi. Amara le dévisagea, les yeux arrondis de stupeur. — Quoi ? — Ici. Maintenant. — Tu es fou ? On aura déjà de la chance si on survit jusqu’à demain. — Si on meurt, on aura au moins eu une partie de la nuit ensemble. — Mais… Mais tu es obligé… Ton serment de… Bernard secoua la tête. — Comtesse. On aura déjà de la chance si on survit jusqu’à demain, rappelle-toi. Je ne pense pas que le Premier Duc tiendra rancune d’avoir contracté pour quelques heures un mariage légèrement litigieux à ses fidèles vassaux qui ont sacrifié leur vie au service du royaume. Amara dut retenir un brusque éclat de rire qui rivalisait avec ses sanglots pour sortir de sa gorge. — Espèce de fou. Je devrais te tuer pour me demander ça à un moment pareil. Tu es sans cœur. Bernard lui prit la main. Celle-ci paraissait extrêmement fine et fragile entre les doigts calleux, chauds, forts et infiniment doux du terrafèvre. — Si je suis sans cœur, comtesse, c’est parce que j’ai donné le mien à une belle jeune femme. Amara fut soudain incapable de détourner les yeux de ceux de Bernard. — Mais… ce n’est pas… pas moi qu’il te faut. Je… Nous n’en avons jamais parlé, mais je sais que tu veux avoir des enfants de nouveau. — Je ne sais pas tout ce qui arrivera demain. Mais je sais que c’est avec toi que je veux le vivre, Amara. — Espèce de fou, dit-elle doucement. Ce soir ? — Tout de suite. J’ai vérifié la loi. Doroga a le statut de chef d’État en visite. Il peut nous marier. — Mais… nous… Amara désigna l’extérieur d’un geste, sans terminer sa phrase. — … ne sommes pas indispensables pour monter la garde, répondit calmement Bernard. Et nous ferons notre devoir en temps voulu. Tu avais autre chose de prévu avant demain matin ? — Eh bien, non. Je suppose que non. — Alors, veux-tu m’épouser, Amara ? La jeune femme se mordit la lèvre, le cœur encore gonflé, les mains encore tremblantes, mais pour une raison totalement différente. — Je suppose que cela ne changera pas grand-chose, à long terme, chuchota-t-elle. — Peut-être pas. Je n’ai aucune intention de me laisser tuer sans me battre. Mais si cela doit être ma dernière nuit, je voudrais que ce soit en tant que ton époux. Amara leva une main pour lui effleurer la joue, et répondit : — Je n’aurais jamais cru que quelqu’un voudrait de moi, Bernard. Surtout quelqu’un comme toi. Je serais fière d’être ta femme. Bernard sourit, d’un sourire plein de chaleur qui toucha cette fois ses lèvres, et ses yeux pétillèrent d’une soudaine et puissante lueur de défi à l’égard de leur situation désespérée. Amara lui rendit son sourire, en espérant qu’il pourrait voir le reflet de cette force dans ses propres yeux. Puis elle l’embrassa, doucement et longuement. Aucun d’eux ne remarqua le retour silencieux de Doroga, jusqu’à ce que celui-ci dise, avec un grognement amusé : — Eh bien, moi, ça me suffit. Je vous déclare unis par les liens du mariage. Amara tressaillit et tourna les yeux vers lui, puis vers Bernard. — Quoi ? — Tu l’as bien entendu, répondit Bernard, avant de la soulever dans ses bras. La jeune femme ouvrit la bouche pour protester, mais il l’embrassa de nouveau. Elle eut vaguement conscience qu’il la portait vers une petite alcôve creusée au fond de la grotte, fermée par un rideau de capes pendues à une lance, derrière un mur de boucliers empilés. Mais, plus que tout, elle avait conscience de la présence de Bernard, de sa chaleur et de sa puissance, de la force tendre de ses mains et de son cœur. Il l’embrassa, la déshabilla, et elle se serra contre lui aussi fort qu’elle le put, frissonnante et avide de partager sa chaleur dans le noir. Et, l’espace d’un instant, il n’y eut plus de combat meurtrier. D’ennemis immobiles dans l’ombre. De mort certaine les attendant quelque part dans la nuit. Il n’y eut que leurs corps, leurs bouches, leurs mains, leurs murmures. Même si elle devait bientôt mourir, elle aurait au moins eu ce moment, cette chaleur, ce réconfort, ce plaisir. C’était à la fois terrifiant et merveilleux. C’était suffisant. Chapitre 36 Isana se réveilla en proie à la douleur et à une sensation d’étouffement. Un élancement sourd lui perçait le flanc. Elle se débattit contre quelque chose de doux qui pesait sur elle, et il lui fallut plusieurs secondes pour réussir à s’en dégager. Et encore quelques longs instants pour reprendre ses esprits et se rendre compte qu’elle se trouvait dans un lit, sur un matelas plein de bosses, dans une pièce plongée dans le noir. — Lumière, murmura une voix masculine, et une lampe-furie rose s’alluma, éclairant d’une lueur faible et maussade la table de jeu délabrée, appuyée contre un mur, sur laquelle elle était posée. Isana voulut se redresser, mais la sensation cuisante dans son flanc se transforma en un violent élan de souffrance et elle renonça, se contentant de tordre le cou jusqu’à apercevoir l’assassin assis dans un fauteuil devant la porte. Elle le dévisagea un moment en silence, et il lui rendit son regard avec une expression impassible qui la déconcerta étrangement. Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était parce qu’elle n’avait pas la moindre perception émotive de lui. Ses dons d’aquafèvre s’accompagnaient d’une capacité d’empathie permanente, mais elle ne sentait émaner aucune émotion de lui. Elle finit par comprendre qu’il les lui cachait avec encore plus d’efficacité que personne, même Tavi, n’en avait jamais démontré. Elle scruta son expression, ses yeux, cherchant un indice de ses émotions, de ses intentions. Mais en vain. Il aurait aussi bien pu être fait de pierre froide et lisse. — Eh bien, dit-elle sèchement, pourquoi est-ce que vous ne terminez pas le travail tout de suite ? — Quel travail ? répliqua l’homme. Il avait une voix douce qui s’accordait parfaitement avec son apparence quelconque. — Vous les avez tués, reprit Isana d’un ton calme. Le cocher. Le valet de pied. Nédus. Séraï. Une ombre infime passa dans le regard de l’assassin, et un très bref sentiment de regret émana de lui. — Non, répondit-il d’un ton tout aussi calme. Mais en revanche, j’ai tué l’archer qui a tiré sur Séraï. Et sur vous, d’ailleurs. Isana baissa les yeux et vit qu’elle n’était plus vêtue que de la combinaison de soie qu’elle portait sous sa robe. Le vêtement était taché de sang et avait été découpé pour permettre à quelqu’un, probablement Fidélias, de nettoyer et de panser la blessure. Isana ferma les yeux et invoqua Rill pour sonder la plaie. Cela aurait pu être bien pire. Le trait avait transpercé la chair, la graisse et le muscle, mais n’avait touché aucun de ses organes vitaux. L’homme avait enlevé la flèche, nettoyé la plaie et arrêté le saignement avec compétence. Elle rouvrit les yeux et demanda : — Pourquoi est-ce que je vous croirais ? — Parce que c’est la vérité, répondit l’assassin. Le temps que je trouve l’archer, il était déjà trop tard pour Séraï. Je le regrette. — Vraiment ? fit Isana d’un ton dur. Fidélias haussa un sourcil. — Eh bien oui, pour être franc. C’était quelqu’un que je respectais, et sa mort ne servait aucun but. J’ai eu l’archer juste au moment où il tirait sur vous, Exploitante. — Ce qui m’a valu la vie ? Je suppose que maintenant je devrais vous être reconnaissante de m’avoir sauvée de mon aspirant assassin. — Je pense que vous préféreriez m’envoyer le rejoindre, répliqua Fidélias. Surtout avec ce qui s’est passé à Calderon il y a deux ans. — Vous voulez dire, lorsque vous avez essayé de tuer ma famille, mes fermiers et mes voisins. — J’avais une mission. Je ne faisais que mon travail. Je n’y ai pas pris de plaisir. Isana put sentir l’apparente sincérité de l’homme, mais cela ne fit que renforcer, aiguiser sa colère. — Vous y avez déjà pris plus de plaisir que les habitants du domaine d’Aldo. Que Warner et ses fils. Que tous les hommes et les femmes qui sont morts à Garnison. — Certes, admit Fidélias. — Pourquoi ? Pourquoi l’avez-vous fait ? L’ex-Curseur croisa les bras sur sa poitrine et réfléchit un moment, avant de répondre : — Parce que je crois que les décisions politiques de Gaius ces dix dernières années sont en train de conduire le royaume au désastre. S’il reste Premier Duc ou meurt sans héritier solide, ce ne sera qu’une question de temps avant que les Hauts Ducs les plus puissants essaient de s’emparer du pouvoir. Ce genre de guerre civile pourrait nous mener à notre perte. — Ah. Pour sauver les habitants d’Aléra, vous devez les tuer. Fidélias lui adressa un sourire glacial. — Si vous tenez à formuler les choses de cette façon. J’apporte mon soutien au Haut Duc que je considère comme le plus apte à devenir un bon dirigeant pour le royaume. Je ne suis pas toujours d’accord avec ses stratégies et ses méthodes. Mais je les juge tout de même moins préjudiciables pour le royaume à long terme. — Cela doit être agréable d’avoir autant de sagesse et d’assurance. Fidélias haussa les épaules. — Chacun de nous ne peut faire que ce qu’il pense être le mieux. Ce qui nous amène à vous, Exploitante. Isana leva le menton et attendit. — Mon employeur voudrait que vous montriez publiquement votre soutien à sa Maison. Isana rit malgré la douleur. — Vous n’êtes pas sérieux. — Bien au contraire. Vous devriez songer aux avantages qu’une telle alliance vous apporterait. — Jamais. Je ne trahirais jamais le royaume comme vous l’avez fait. Fidélias haussa un sourcil. — Qu’est-ce qui, dans le royaume, mérite un tel loyalisme, selon vous ? Est-ce Gaius ? L’homme qui a fait de vous et de votre frère des symboles de son propre pouvoir et par contrecoup des cibles pour tous ses ennemis ? L’homme qui tient virtuellement votre neveu en otage à la capitale comme garantie de votre loyauté ? Isana le regarda fixement, et ne répondit rien. — Je sais que vous êtes venue ici lui demander son aide pour quelque chose, poursuivit Fidélias. Et je sais que vous n’avez pas réussi à l’approcher, et qu’il n’a manifestement fait aucun effort pour assurer votre protection, malgré le danger auquel il vous a exposée en vous invitant ici. Sans l’intervention de mon employeur, vous seriez morte à présent, avec Nédus et Séraï. — Cela ne change rien, répondit doucement Isana. — Vraiment ? Qu’a-t-il fait, Exploitante ? Qu’a jamais fait Gaius pour mériter votre loyauté et votre respect ? Isana resta muette. Après un autre moment de silence, Fidélias reprit : — Mon employeur voudrait que vous rencontriez son commandant en second. — Ai-je le choix ? dit sèchement Isana. — Bien entendu. Vous n’êtes pas prisonnière ici, Exploitante. Vous êtes libre de vous en aller quand vous le souhaitez, répondit Fidélias en haussant les épaules. Vous n’êtes pas obligée non plus de rencontrer le porte-parole de mon employeur. La chambre est payée jusqu’à l’aube et, après, il vous faudra soit partir, soit vous arranger vous-même avec la maîtresse de maison. Isana le dévisagea un moment d’un air surpris. — Je… Je vois. — J’ai supposé que vous souhaiteriez soigner votre blessure, aussi ai-je pris la liberté de vous faire préparer un bain. (D’un signe de tête, il indiqua une large baignoire en cuivre installée devant l’âtre. Une lourde bouilloire chauffait au-dessus du feu.) Exploitante, vous êtes libre d’agir à votre guise. Mais je vous demanderais de songer sérieusement à accepter cette rencontre. Elle pourrait vous offrir des options que vous n’avez pas pour le moment. Isana regarda la baignoire, puis Fidélias, en fronçant les sourcils. — Avez-vous besoin d’aide pour entrer dans la baignoire, Exploitante ? demanda celui-ci. — Pas de votre part, monsieur. L’espion esquissa un sourire, se leva, et inclina légèrement la tête. — Il y a des vêtements propres pour vous dans le coffre à côté du lit. Je serai dans le couloir. Vous devriez être en sécurité ici, mais si vous soupçonnez le moindre intrus, appelez-moi aussitôt. Isana haussa un sourcil sardonique. — Soyez assuré, monsieur, que si je me sens en danger, vous occuperez certainement toutes mes pensées. Le sourire à peine esquissé de Fidélias se fit plus chaleureux, pendant un instant presque sincère. Puis l’espion s’inclina et sortit de la pièce. Isana baissa les yeux sur sa blessure au côté en grimaçant et se redressa lourdement dans le lit. Assaillie par une vague de douleur, elle ferma les yeux et attendit que celle-ci passe. Puis elle se leva, lentement et prudemment, et traversa la pièce à pas mesurés pour venir repousser le verrou de la porte. Alors seulement elle se dirigea vers la baignoire. La bouilloire sur le feu, fort heureusement, était montée sur une tringle tournante, et Isana l’amena lentement au-dessus de la baignoire pour y verser de l’eau bouillante jusqu’à ce que son bain atteigne une température confortable. Puis elle fit glisser sa combinaison tachée de ses épaules, défit le bandage qui lui enserrait la taille, et entra péniblement dans la baignoire. Elle sentit aussitôt la présence de Rill qui se resserrait autour d’elle en un tendre nuage d’inquiétude affectueuse. Isana indiqua son flanc à sa furie et lui fit refermer la blessure avec précaution. Elle sentit rapidement sa douleur cuisante se transformer en un picotement engourdi alors que sa furie se mettait au travail, et, au bout de plusieurs minutes de concentration, se laissa de nouveau aller contre la paroi de la baignoire, avec une langueur épuisée. La douleur avait presque complètement disparu, mais il lui restait une sensation de raideur et de crispation. L’eau s’était teintée de sang, mais la peau qui recouvrait à présent la blessure était rose et tendre comme celle d’un bébé. Elle ajouta un peu plus d’eau chaude dans la baignoire et s’enfonça dedans. Nédus était mort. Séraï était morte. Ils avaient été tués en essayant de la protéger. Et elle était toute seule dorénavant, loin de tout ami, de toute famille, de toute personne en qui elle pouvait avoir confiance. Non, pas loin de toute famille. Tavi était dans la capitale, quelque part. Mais il était apparemment injoignable, comme tout le monde depuis l’arrivée d’Isana. Même si sa lettre lui avait été remise, elle l’aurait seulement conduit chez Nédus. Oh, par les Grandes Furies. S’il avait été chez Nédus en réponse à sa lettre, s’il avait été là devant le manoir en train de l’attendre lorsque les assassins avaient pris position… Et Bernard. Isana avait l’atroce intuition qu’il était en train d’affronter un danger assez grand pour causer sa mort et celle de tous les hommes sous ses ordres, et pourtant elle n’avait toujours pas réussi à contacter le Premier Duc pour le mettre au courant de la situation. Pour ce qu’elle avait apporté comme aide à son frère et à son neveu, elle aurait aussi bien pu mourir dans l’étable lors de l’attaque du premier assassin. Elle ferma les yeux et y appuya la paume de ses mains. La peur, l’inquiétude, la futilité déchirante de ses efforts désespérés la submergèrent, et elle se recroquevilla dans la baignoire, les bras serrés autour de ses genoux, pour fondre en larmes malgré elle. Lorsqu’elle releva enfin les yeux, l’eau était devenue tiède. Isana avait les paupières gonflées et douloureuses à force d’avoir pleuré. Son objectif, se rendit-elle compte, n’avait pas changé depuis son arrivée dans la capitale. Elle devait obtenir de l’aide pour ceux qu’elle aimait. Par tous les moyens nécessaires. Dès qu’elle se fut rhabillée, elle déverrouilla la porte et l’ouvrit. Fidélias – assassin, traître et serviteur d’un duc impitoyable – attendait poliment dans le couloir. Il se tourna vers elle avec une expression interrogatrice. Elle leva le menton et déclara : — Conduisez-moi à votre employeur. Immédiatement. Chapitre 37 L’Ambassadeur Varg filait dans les tunnels des Souterrains, suivi par Tavi. Les cent premiers pas, celui-ci avait été fou de peur. Sans la moindre arme digne de ce nom, sans la moindre situation à exploiter à son avantage, Varg allait le mettre en pièces, et rattraper le Canim reviendrait donc à un suicide. Mais Varg tenait toujours Kitaï. Qu’est-ce que Tavi pouvait faire d’autre ? Mais ensuite une idée lui avait traversé l’esprit. Même chargé de sa prisonnière, Varg aurait pu semer Tavi sans se fatiguer. Les meutes de guerriers canims marchaient souvent plus vite que les légions aléréennes, sauf quand ces dernières utilisaient les furies des routes pour augmenter la rapidité et l’endurance de leurs troupes. Et pourtant, même si Varg courait très vite, il n’avait toujours pas distancé Tavi. Le garçon ralentit même le pas un temps, mais l’avance de Varg n’augmenta pas. La suspicion envahit le jeune homme, et il se mit à réfléchir furieusement. Tout en longeant les tunnels au pas de course, il entreprit de heurter les murs avec son couteau à chaque intersection, marquant clairement la pierre dans une pluie d’étincelles. Il connaissait bien les tunnels près de la Citadelle, mais Varg avait rapidement emprunté une galerie inconnue de Tavi et commencé à s’enfoncer au cœur de la montagne, par les tunnels qui menaient à la ville en contrebas, et dont les murs devenaient de plus en plus glissants d’humidité à mesure qu’ils descendaient. Enfin, Tavi tourna au coin d’un dernier couloir qui ouvrait sur une salle longue et étroite. Il s’arrêta en dérapant et sentit aussitôt quelque chose heurter durement sa lanterne, la lui arrachant de la main et éteignant la chandelle à l’intérieur. Il se mit immédiatement le dos au mur le plus proche et crispa les doigts sur son couteau, tout en s’efforçant d’étouffer assez ses halètements pour entendre quelque chose. Le son discret d’un filet d’eau régulier lui parvint, résultat des ruissellements pluviaux qui avaient échappé aux citernes en surface et s’étaient infiltrés dans la montagne pour gagner les souterrains. Au bout d’un long moment, Tavi finit par distinguer une faible lueur rougeoyante semblable à celle émise par les lampes canimes à peine visibles dans les quartiers de Varg. Il fallut encore quelques instants à ses yeux pour s’accoutumer à l’obscurité, puis il distingua enfin la silhouette énorme et silencieuse de l’Ambassadeur, tapi à une dizaine de mètres de lui, une main autour de la taille de Kitaï pour la retenir contre lui, et l’autre, toutes griffes dehors, pressée sur la gorge de la jeune fille. Celle-ci avait l’air plus furieuse qu’effrayée ; une lueur farouche étincelait dans ses yeux verts et elle affichait une expression froide et hautaine. Mais elle ne se débattait pas contre l’emprise de son ravisseur, largement plus fort qu’elle. Varg dévisageait Tavi, les yeux cachés dans l’ombre de son museau et de sa fourrure. Il retroussa ses lèvres noires sur ses crocs. — Je suis là, dit Tavi, d’un ton très calme. Qu’est-ce que vous vouliez me faire voir ? Varg laissa pendre sa langue par-dessus ses crocs un moment, en ce qui ressemblait à un sourire satisfait. — Qu’est-ce qui te fait croire ça, jeune chiot ? — Vous n’aviez pas besoin d’une manœuvre aussi compliquée pour me tuer. Vous auriez pu le faire sur place, sans prendre la peine de m’emmener quelque part. Alors j’en déduis que vous vouliez me montrer quelque chose. C’est pour ça que vous avez enlevé Kitaï. — Et alors ? — Vous avez perdu votre temps. Vous n’aviez pas besoin de faire tout ça pour m’amener ici. — Vraiment ? Dis-moi, jeune chiot, m’aurais-tu suivi si loin dans ces tunnels simplement parce que je te l’avais demandé ? (Le Canim retroussa les babines sur ses dents blanches.) Te serais-tu tant éloigné de toute aide en ma compagnie, si tu avais eu le choix ? — Bonne remarque. Mais je suis là, maintenant. Relâchez-la. Un grondement profond, à secouer les os, sortit de la poitrine de Varg. — Relâchez-la, Ambassadeur, répéta Tavi, en gardant un ton neutre et égal. S’il vous plaît. Varg continua à le dévisager un moment, puis acquiesça et libéra Kitaï en la poussant légèrement. La jeune Marate trébucha en avant et rejoignit Tavi. — Ça va ? lui demanda le jeune homme. La jeune fille s’empara de son couteau, qu’il avait passé à sa ceinture, et se retourna vers le Canim avec une lueur meurtrière dans le regard. — Attends, lui dit Tavi en la retenant fermement par l’épaule. Pas tout de suite. Varg éclata d’un rire rauque et haché. — Féroce, ta compagne. Tavi le regarda d’un air ahuri et répondit : — Ce n’est pas ma compagne. Au même instant, Kitaï dit : — Ce n’est pas mon compagnon. Tavi s’empourpra et jeta un coup d’œil à la jeune fille, qui lui accorda un regard acide. Varg rit de nouveau. — Vous êtes aussi combatifs l’un que l’autre. Voilà quelque chose que je peux respecter. Tavi fronça les sourcils. — Je suppose que c’est vous qui avez cassé ma lanterne. Varg fit entendre un grognement affirmatif. — Pourquoi ? demanda Tavi. — La lumière. Trop vive. Elles l’auraient vue. — Qui ça ? — Rangeons nos crocs pour le moment, proposa Varg, ses dents blanches étincelant toujours dans le noir. Faisons une trêve. Après, je te montrerai. Tavi hocha brièvement la tête, sans la moindre hésitation. Il rengaina son couteau et dit à Kitaï : — S’il te plaît, range ça pour l’instant. La jeune Marate lui jeta un regard méfiant mais remit son propre couteau dans son fourreau. La posture de Varg se fit plus décontractée, et ses lèvres retombèrent sur ses crocs. — Par là, dit-il. Il se baissa pour ramasser la lampe canime, un petit objet en verre qui ressemblait à une bouteille remplie de braises liquides sur le point de s’éteindre. Tavi remarqua que le Canim portait cette fois l’armure qu’il avait vue sur le mannequin dans le Couloir Sombre, ainsi qu’une énorme épée à la ceinture. Varg reposa la lampe sur le sol à côté d’une ouverture irrégulière dans le mur, et gronda : — Pas de lumière à partir de là. Il faut ramper. Reste du côté gauche du mur. Regarde à droite, vers le bas. Sur ces mots, il se laissa tomber à quatre pattes et se tortilla pour faire passer son corps long et mince par l’ouverture et disparaître dans l’inconnu au-delà. Tavi et Kitaï échangèrent un regard. — Qu’est-ce que c’est que cette créature ? demanda la Marate. — Un Canim. Ils vivent de l’autre côté de l’océan à l’ouest d’Aléra. — Ami ou ennemi ? — Une nation ennemie, c’est certain. Kitaï secoua la tête. — Et cet ennemi vit ici au cœur de la forteresse de ton chef. Vous êtes vraiment bêtes ! — Sa nation est peut-être hostile, murmura Tavi, mais je commence à me demander s’il l’est lui-même. Attends-moi ici. Je serai plus rassuré si je sais que quelqu’un surveille mes arrières pendant que je suis là-dedans avec lui. Kitaï fronça les sourcils. — Tu es sûr que c’est une bonne idée de le suivre ? Varg fit entendre un grondement guttural. — Euh. Oui. Je suis sûr. Je crois, marmonna Tavi. Il se baissa pour se faufiler par l’ouverture, qui débouchait sur un passage très bas de plafond, et avança avant de pouvoir trop réfléchir à ce qu’il était en train de faire. Il était obligé de marcher à quatre pattes, et même ainsi son dos effleurait les saillies du plafond. Au bout de un ou deux mètres à peine, il se retrouva dans le noir complet, et dut se forcer à poursuivre sa progression, l’épaule gauche pressée contre le mur. Devant lui, Varg émit un nouveau grognement presque inaudible et Tavi s’efforça d’accélérer, jusqu’à ce que l’odeur fauve du Canim et celle, métallique, de son armure lui assaillent les narines. Ils continuèrent ainsi pendant un moment. Tavi comptait ses « pas » chaque fois qu’il posait sa main droite au sol. Le bruit d’eau ruisselante se faisait de plus en plus fort. Au bout de soixante-quatorze pas, Tavi put vaguement distinguer une silhouette devant lui : celle de Varg. Et, dix pas plus loin, il aperçut une pâle lueur verdâtre dans le lointain. Puis le mur à sa droite disparut, et le tunnel devint un rebord dangereusement étroit au fond d’une galerie de roche humide et vivante. Varg s’accroupit, jeta un coup d’œil à Tavi et, d’un signe du museau, lui indiqua la caverne en dessous d’eux. Tavi se redressa à côté du Canim, en restant instinctivement silencieux. La caverne était gigantesque. De l’eau suintait goutte à goutte de centaines de stalactites au plafond, certaines plus longues que le rempart de la Citadelle était haut. Les stalagmites correspondantes se dressaient en cônes irréguliers au sol, certaines plus longues encore. Un filet d’eau jaillissait d’un mur de l’autre côté de la galerie, se jetait dans un bassin bouillonnant quelques mètres plus bas et poursuivait sa route dans un lit creusé dans la pierre, avant de disparaître rapidement sous le mur du fond, pour rejoindre la Gaule. Tavi regarda fixement la scène baignée de lumière verdâtre, et resta pétrifié d’horreur. Parce que toutes les surfaces de la caverne étaient tapissées de croache. Ce ne pouvait être que ça. Cela ressemblait exactement à la substance qu’il avait vue deux ans plus tôt dans la forêt de Cire. Elle ne semblait pas être aussi épaisse que celle qui couvrait la cuvette de la vallée du Silence, mais elle émettait la même lueur palpitante. Tavi aperçut une demi-douzaine d’araignées de cire qui parcouraient la croache avec une grâce paresseuse, s’arrêtant ici et là, leurs yeux phosphorescents luisant de vert, d’orange pâle ou de bleu clair. Tavi les regarda fixement un moment, trop choqué pour faire autre chose. Puis ses yeux se posèrent sur une zone où la croache avait formé une sorte d’énorme cloque pleine de bosses qui recouvrait plusieurs des plus grosses stalagmites. La surface de la bulle vibrait de lueurs vertes tournoyantes et était assez translucide pour révéler des ombres mouvantes à l’intérieur. À l’extérieur se trouvaient des Canims. Ils étaient accroupis dans leur position habituelle de garde, tout autour du dôme, à intervalles réguliers d’un mètre cinquante maximum, portaient tous armes et armure, et avaient la tête presque entièrement dissimulée sous le profond capuchon de leurs courtes capes rouge foncé. Aucun d’eux ne bougeait. Ils étaient complètement immobiles. De l’endroit où il se tenait, Tavi ne pouvait pas les voir respirer, et ils donnaient du coup l’impression d’être des statues en couleur plutôt que des êtres vivants. D’ailleurs, une araignée de cire qui traversait lentement la croache escalada l’un d’eux comme s’il n’était qu’un élément du paysage. Soudain, un grognement sauvage retentit, se réverbérant sur les parois de la caverne, et plusieurs Canims apparurent presque directement en dessous de Tavi et Varg. Trois d’entre eux en traînaient un quatrième, lequel était ligoté et se débattait, à l’intérieur de la grotte. Le prisonnier était blessé, et ses pas laissaient des empreintes sanglantes sur le sol. Il avait les poignets liés, les doigts entrelacés, et plusieurs tours de corde lui fermaient la mâchoire. Il y avait une lueur affolée dans ses yeux rouge sang, mais, malgré toutes ses contorsions, il ne pouvait pas échapper à ses gardes. Ceux-ci, à l’inverse calmes et silencieux, n’émettaient aucun grognement et leur gueule féroce n’affichait pas la moindre expression. Ils s’avancèrent sur la croache en traînant leur prisonnier, brisant la surface gélatineuse. Des araignées de cire se précipitèrent avec une grâce nonchalante pour réparer les dégâts, caressant et lissant la cire avec leurs pattes multiples pour lui redonner sa forme d’origine. Derrière lui, Tavi entendit un autre grondement furieux mais discret rouler dans la poitrine de Varg. Les trois Canims traînèrent leur prisonnier vers ce qui se révéla être une ouverture dans la paroi de la bulle. Ils le tirèrent à l’intérieur. Une seconde plus tard, un autre grognement strident et étranglé s’échappa du dôme. À côté de lui, Tavi entendit les griffes de Varg s’enfoncer en crissant dans la pierre. Le Canim avait les oreilles aplaties en arrière, et montrait les dents en un grondement féroce mais silencieux. Pendant un moment, il ne se passa rien. Puis quatre Canims émergèrent de la bulle. Ils longèrent la paroi du dôme jusqu’à ce qu’ils atteignent la fin de la rangée de Canims, puis prirent la même position accroupie et s’immobilisèrent. Le dernier d’entre eux était le prisonnier, désormais délié. Deux araignées de cire apparurent et, lui grimpant dessus, entreprirent d’étaler de la croache gélatineuse dans ses blessures. — Rarm, gronda l’Ambassadeur Varg d’une voix à peine audible par-dessus le bruit de la petite cascade. Je chanterai ton Chant de Sang. Un moment plus tard, d’autres ombres remuèrent sous le dôme, et un cinquième Canim en sortit, d’apparence maigre, sournoise et dangereuse : Sarl. Il balaya la caverne de ses yeux écarlates, et, lorsqu’une araignée de cire l’effleura en allant réparer la croache qu’il avait brisée, il poussa un grondement féroce et, d’un coup de pied, l’envoya voler contre la stalagmite la plus proche. La créature s’y écrasa avec un gros bruit humide et tomba au sol, les pattes agitées de convulsions. Sans hésiter un seul instant, deux autres araignées changèrent de trajectoire pour venir sceller leur consœur mourante dans la croache, où Tavi savait qu’elle serait lentement dissoute pour servir plus tard de nourriture à ses congénères. Une deuxième silhouette sortit de la bulle, plus petite, de taille humaine tout au plus. Elle était vêtue d’une cape gris foncé et avait la tête entièrement dissimulée sous son capuchon ; mais sa façon de se mouvoir, d’une grâce sinistre et posée, n’avait absolument rien d’humain. — Où est le dernier ? demanda la créature. Les intonations et les inflexions de sa voix étaient profondément étranges, et ne donnaient pas la moindre indication de ce qui pouvait être caché sous la cape. — Nous allons le trouver, répondit Sarl. — Il le faut. Il pourrait avertir les Aléréens de notre présence. — Varg est haï. Il n’a même pas réussi à obtenir une audience avec le dirigeant aléréen. Même s’il réussissait à lui parler, aucun Aléréen ne le croirait. — Peut-être. Et peut-être pas. Nous ne devons pas prendre le risque d’être découverts maintenant. Sarl secoua les épaules d’une façon étrange et ne répondit rien. — Non, fit la créature voilée. Je n’ai pas peur d’eux. Mais ce ne serait guère logique de laisser compromettre nos chances de succès. Sarl lui jeta un regard maussade et recula discrètement d’un pas. — Vos alliés sont-ils prêts ? reprit la créature. — Oui. Des tempêtes vont s’abattre sur toute la côte occidentale cette nuit. Cela va le forcer à se retirer dans sa salle de méditation pour les combattre. Il n’y a qu’un seul chemin pour entrer et sortir de cette pièce. Il ne pourra pas s’échapper. — Très bien. Cherchez votre chef de meute. Si vous ne le trouvez pas avant le coucher de la lune, nous attaquerons sans lui. — Il est dangereux, objecta Sarl. Tant qu’il est vivant, nous ne serons pas en sécurité. — Ce n’est pas pour moi qu’il constitue une menace. Seulement pour vous. Nous attaquerons au coucher de la lune. Après quoi… Soudain, la créature s’interrompit et se tourna brusquement vers le rebord, donnant à Tavi l’impression de regarder droit dans sa direction. Le jeune homme se figea, et sentit sa bouche devenir sèche. Un moment se passa en silence, puis la silhouette voilée se retourna vers Sarl. Au même instant, deux des Canims accroupis à côté de la bulle se levèrent pour venir prendre position derrière le secrétaire. — Prenez ces deux-là, lui dit la créature. Et trouvez-le. Sarl claqua durement des dents et fit volte-face pour sortir de la caverne à grands pas. La silhouette voilée regarda de nouveau le rebord pendant un moment, puis fit demi-tour et rentra avec grâce dans la bulle. Varg poussa légèrement Tavi et lui indiqua le tunnel de la tête. Le jeune homme se retourna et s’accroupit de nouveau pour revenir en rampant vers la pièce où Kitaï les attendait, son couteau et la lampe canime à la main. Tavi se releva aussitôt, mis mal à l’aise par la présence muette et furieuse du Canim derrière lui, et rejoignit Kitaï pour s’adosser au mur à côté d’elle, face à Varg. — Qu’est-ce que tu as vu ? demanda à voix basse la jeune Marate. — Des Gardiens du Silence, répondit Tavi. De la croache. Un énorme nid, qui ressemble beaucoup à celui de la forêt de Cire. Kitaï retint son souffle. — Elle est donc bien venue ici. — Oui. Varg émergea à son tour du tunnel et se redressa de toute sa taille en s’étirant. Même s’il ne montrait plus les dents, il avait toujours les oreilles aplaties sur le crâne, et bouillonnait visiblement de rage. Tavi le regarda et lui demanda : — Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Le Canim secoua la tête. — Ils ont été ensorcelés, d’une façon ou d’une autre. — Mais qui sont-ils ? — Des membres de ma meute de guerriers. Mes gardes. Tavi fronça les sourcils. — Mais vous n’avez droit qu’à six gardes. Il y en avait vingt là-bas. — Vingt et un, le reprit Varg. Garl a été blessé au ventre lorsque les autres nous ont attaqués. Je l’ai envoyé en avance dans les Terres de Sang avant que ces choses puissent lui faire la même chose qu’à Rarm. — Vous saviez qu’ils allaient s’en prendre à vous ? Varg acquiesça. — J’ai commencé à me douter de quelque chose il y a deux jours, lorsque quatre de mes gardes se préparaient à partir. Ils ont évoqué des rats dans leur chambre. Il n’y en avait jamais eu jusqu’alors. Mais le mois précédent, Morl et Halar avaient dit la même chose. Le lendemain, lorsqu’ils sont partis, ils se comportaient de façon étrange. — Comment ça ? L’Ambassadeur secoua la tête. — Silencieux. Distants. Plus que d’habitude. (Il plissa les yeux.) Et leurs oreilles n’avaient pas l’air normales. Tavi fronça les sourcils. — Donc… Les gardes en partance, ceux qui étaient censés regagner vos terres, ne sont pas vraiment partis. Ils sont venus ici dans les Souterrains à la place. — Et c’est Sarl qui est derrière tout ça, grogna Varg. Avec celui en cape, qui ensorcelle mes loups. — Pourquoi ferait-il une chose pareille ? Varg poussa un grondement. — Parmi mon peuple, il y a plusieurs… castes ; c’est le mot que vous utilisez. Les guerriers constituent la caste la plus grande et la plus puissante. Mais il y a aussi les Ilrarums qui sont très puissants. Les prophètes du sang. Les sorciers. Fourbes et sournois. Sarl en fait partie, même s’il feint d’être d’une caste inférieure afin de travailler pour moi et ainsi me surveiller en secret. Comme si j’étais trop bête pour m’en apercevoir. Les prophètes du sang détestent ta race. Ils sont déterminés à vous éliminer par tous les moyens possibles. — Alors Sarl travaille en collaboration avec la créature voilée. — Et il s’apprête à tuer Gaius. Il veut désemparer votre gouvernement. Vous laisser vulnérables. (Varg posa la main sur le pommeau de son épée et retroussa les babines en un sourire décontracté.) J’ai essayé de mettre en garde ton Premier Duc. Mais un chiot avec plus de cran que de cervelle m’a arrêté avec un couteau. — Alors vous avez essayé de me donner un indice. Et espéré que j’allais tout découvrir par moi-même. C’est pour ça, aussi, que vous avez envoyé cette lettre à Gaius, rédigée de cette façon. Pour qu’il fasse inspecter le bateau et se rende compte que les gardes ne repartaient pas. Varg laissa échapper un grondement qui pouvait être interprété comme un acquiescement. — Mais ça n’a pas marché, ajouta-t-il. Alors je t’ai amené ici. Tavi pencha la tête pour étudier le Canim attentivement. — Pourquoi ? demanda-t-il. — Pourquoi quoi ? — Pourquoi nous révéler tout cela ? Vous êtes un ennemi de mon peuple. Varg le regarda un moment, puis répondit : — Oui. Et un jour, mon peuple vous attaquera, jeune chiot. Et lorsque j’égorgerai ton Premier Duc, ce sera sur un champ de bataille, une fois que j’aurai brûlé vos terres, détruit vos foyers et massacré vos guerriers, y compris toi. Il n’y aura pas de secrets. Pas de sorcellerie. Pas de trahison. Un jour, j’étriperai toute ta race, Aléréen. Et tu auras tout le temps de me voir arriver. Tavi déglutit, soudain pris de peur. — Je n’ai aucune sympathie pour les méthodes de Sarl, poursuivit Varg. Il est prêt à sacrifier la vie de ma meute au nom d’une fourberie qui, croit-il, nous livrera vos terres. Il défie mon autorité. Il fait des pactes avec des forces inconnues qui emploient une magie étrange. Il est prêt à dépouiller notre victoire de tout honneur, de toute passion. (Varg examina les griffes de sa main droite un moment.) Il n’est pas question que j’accepte cela. — Et puis en plus, il veut votre mort, fit remarquer Tavi. Varg retroussa de nouveau les lèvres. — Mais j’ai découvert son jeu trop tard. Seuls deux de mes guerriers n’étaient pas encore ensorcelés. Ils ne sont plus là. Ils vont me traquer. Ils pourraient très bien réussir à me tuer. Mais je ne laisserai pas Sarl dire qu’il a remporté un triomphe complet sur moi. Alors c’est à toi d’agir, maintenant, jeune chiot. — Moi ? Varg acquiesça. — Il ne reste pas beaucoup de temps avant que Sarl passe à l’attaque. Et nous savons tous les deux que même si j’arrivais à parler à Gaius, il mettrait du temps à me croire. (Varg releva le capuchon de sa cape et se dirigea vers un passage latéral qui s’éloignait de la longue galerie.) Tu es le seul à pouvoir les arrêter maintenant, jeune chiot. Et sur ces mots, il disparut dans l’obscurité du tunnel, laissant sa lampe rougeoyante derrière lui. — Par les Corbeaux ! s’exclama Tavi d’une voix faible. Pourquoi est-ce que c’est toujours à moi que ça arrive, ce genre de choses ? Chapitre 38 Fidélias devait bien reconnaître cela à l’Exploitante Isana : elle avait du courage. À peine quelques heures plus tôt, elle avait été blessée au cours d’une attaque qui avait tué pratiquement tous ceux qu’elle connaissait dans la capitale. Elle-même n’avait échappé à la mort que de justesse, par l’épaisseur d’un cheveu et la fraction de seconde qu’il avait fallu à Fidélias pour viser l’archer assassin et décocher sa propre flèche. Et, selon son point de vue, elle était en train de frayer avec des meurtriers et des traîtres à la Couronne. Et pourtant, elle faisait preuve d’une sobre dignité en quittant avec lui la sécurité relative de la maison close. Elle s’était enveloppée dans une large cape et l’avait suivi sans une plainte, même si, lorsqu’elle était entrée dans la bruyante salle principale, elle avait franchement rougi en découvrant ce qui s’y passait. — Ce commandant en second, demanda Isana alors qu’ils sortaient dans la rue, aura-t-il le soutien de votre employeur ? Fidélias considéra songeusement le choix de mots de l’Exploitante. Elle aurait tout aussi bien pu dire « dame Aquitaine » et « Sire Aquitainus », mais elle ne l’avait pas fait. Elle avait compris qu’il avait évité de mentionner leur nom dans un endroit où ils pouvaient être entendus, et elle avait respecté cela. Cet effort de sa part donnait bon espoir à Fidélias que l’Exploitante montre en définitive assez de souplesse d’esprit pour accepter de collaborer avec eux. — Totalement, répondit-il. — J’ai des conditions, le prévint-elle. Il acquiesça. — Vous devrez en parler à la personne que je vous fais rencontrer, Exploitante. Je ne sers que de messager et d’escorte. Mais je pense qu’une sorte d’échange de faveurs pourra sans doute être négocié. Isana hocha la tête sous son capuchon. — Très bien. Avons-nous longtemps à marcher ? — Nous ne sommes plus très loin, Exploitante. Isana poussa un petit soupir exaspéré. — J’ai un nom. Je commence à en avoir assez que tout le monde m’appelle « Exploitante ». — Voyez cela comme un compliment, lui conseilla Fidélias. (Soudain, il sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque, et il dut se retenir pour ne pas se retourner et regarder autour de lui comme un chat effarouché. Quelqu’un était en train de les suivre. Il avait assez d’expérience pour s’en rendre compte. Mais pour le moment, au moins, il n’avait pas besoin d’en savoir plus. Il s’était bien trop montré la veille, et il y avait plus d’un opportuniste qui aurait adoré le livrer à la Couronne pour obtenir la récompense.) Aucune autre femme dans le royaume ne peut prétendre au même titre. — Aucune autre femme dans le royaume ne connaît ma recette de pain aux épices, non plus, rétorqua Isana. Mais personne ne parle de ça. Fidélias se tourna vers elle pour lui adresser un bref sourire. Il en profita pour regarder du coin de l’œil les hommes qui les suivaient. Ils étaient deux, du type grande brute, sûrement des débardeurs pour l’une des centaines d’embarcations fluviales amarrées dans la ville à l’occasion des festivités. Il ne distingua pas grand-chose à part qu’ils étaient mal habillés et que l’un d’eux avait une démarche légèrement titubante d’ivrogne. — Ça vous dérange si je vous pose une question ? dit l’ex-Curseur. — Oui. Mais faites. — Je ne peux m’empêcher de remarquer que vous n’avez pas d’époux, Exploitante. Ni d’enfants. C’est… inhabituel, pour une femme du royaume, compte tenu de nos lois. Je suppose que vous avez passé le temps requis dans les camps lorsque vous avez atteint la majorité ? — Oui, répondit Isana d’un ton neutre. Comme l’exige la loi. — Mais pas d’enfant. — Pas d’enfant. — Il y a eu un homme ? — Oui. Un soldat. Nous sommes restés ensemble un moment. — Vous n’êtes pas tombée enceinte ? — Si. Mais la grossesse s’est terminée prématurément. Il m’a quittée peu après. Mais le commandeur local m’a renvoyée chez moi. (Elle lui jeta un coup d’œil oblique.) J’ai rempli mon devoir aux yeux de la loi, monsieur. Pourquoi me posez-vous cette question ? — Juste pour passer le temps, répondit Fidélias en essayant d’arborer un sourire aimable. — Juste pour passer le temps pendant que vous cherchez un endroit pour vous occuper des deux hommes qui nous suivent, vous voulez dire. Fidélias leva les yeux – l’Exploitante faisait presque une tête de plus que lui – avec surprise, mais cette fois son sourire fut sincère. — Vous n’avez pas les yeux dans votre poche, pour une civile. — Ce ne sont pas mes yeux. Ces hommes empestent l’avidité et la peur comme un mouton pue la laine rance. — Vous pouvez percevoir leurs émotions d’ici ? (Fidélias sentit son respect pour l’Exploitante s’accroître davantage.) Ils doivent bien être à quinze mètres de nous. Vous avez un réel talent pour l’aquafèvrerie. — Parfois, je crois que je préférerais ne pas en avoir, répondit Isana. Ou du moins pas autant. (Elle pressa les doigts contre sa tempe.) Je crois qu’à l’avenir, j’éviterai les villes. Elles sont bien trop chargées d’émotions, même quand la plupart des gens dorment. — Je compatis, dans une certaine mesure, répondit Fidélias. (Il s’engagea dans une ruelle latérale pleine d’ombres, qui serpentait entre plusieurs maisons.) J’ai vu des aquafèvres incapables de conserver leur équilibre mental lorsqu’ils avaient un talent aussi développé que le vôtre. — Comme Odiana. Fidélias sentit une vague inquiétude s’emparer de lui à la mention de l’aquafèvre folle. Il n’appréciait guère celle-ci. Elle était bien trop imprévisible. Mais il répondit : — Oui. — Elle m’a raconté dans quelles circonstances son éveil aux furies s’était passé. Franchement, je suis étonnée qu’elle soit aussi équilibrée. — Intéressant, dit Fidélias tout en trouvant un recoin entre deux bâtiments. Elle ne me l’a jamais raconté, à moi. — Le lui avez-vous demandé ? — Pourquoi l’aurais-je fait ? — Parce que les êtres humains se soucient les uns des autres, monsieur. (Isana haussa les épaules.) Mais effectivement, pourquoi l’auriez-vous fait ? Fidélias fut saisi d’un léger pincement d’irritation en sentant les paroles de l’Exploitante faire mouche. Sa réaction le surprit. L’espace d’un instant, il envisagea la possibilité qu’elle ait vu plus juste qu’il était prêt à l’admettre. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’agir selon d’autres motifs que la nécessité et l’instinct de survie. Depuis le jour où il avait trahi Amara, en fait. Il fronça les sourcils. Cela faisait un moment qu’il n’avait pas pensé à elle. C’était un peu étrange, à présent qu’il y pensait. Peut-être l’avait-il sciemment écartée de ses pensées, délibérément oubliée. Mais pour quelle raison ? Il ferma les yeux quelques secondes, songeant à l’horreur qui s’était peinte sur le visage d’Amara lorsque celle-ci était enterrée jusqu’au cou dans le sol, capturée par les hommes de main les plus compétents d’Aquitainus. Elle avait déduit la trahison de Fidélias avec la perspicacité d’une vraie Curseur, mais sa capacité de raisonnement ne l’avait pas préparée à sa réaction émotionnelle. Lorsqu’elle l’avait accusé, lorsqu’il avait admis la véracité de cette accusation, il avait vu passer dans son regard une expression qu’il était apparemment incapable d’oublier. Les yeux de la jeune femme s’étaient remplis de stupeur horrifiée, de colère et de chagrin. Fidélias ressentit un pincement de compassion dans la poitrine, mais le refoula impitoyablement. Il n’était pas sûr de regretter de s’être débarrassé si complètement de ses émotions, et c’était justement cette absence de regret qui l’ennuyait. Peut-être l’Exploitante avait-elle raison. Peut-être avait-il perdu quelque chose d’essentiel, quelque étincelle de vie, de chaleur et d’empathie qui avait été éteinte par sa trahison envers la Couronne et ses actions ultérieures dans la vallée de Calderon. Le cœur, l’âme d’un homme pouvaient-ils périr et cependant laisser ce dernier continuer à marcher et à parler comme s’il était vivant ? Une fois de plus, il écarta ces pensées de sa tête. L’heure n’était pas à ce genre d’introspection larmoyante. Les chasseurs de primes avaient commencé à se rapprocher d’Isana et lui. Fidélias dégagea son arc court et lourd de sa cape et y encocha une grosse flèche à l’apparence cruelle. Avec le geste rapide et exercé d’un archer et florifèvre chevronné, il se tourna, banda son arc et décocha son trait, touchant à la gorge l’homme qui se trouvait le plus loin. Son partenaire chargea avec un hurlement, ignorant manifestement que son compagnon était déjà mort, remarqua Fidélias. Des amateurs, donc. C’était une vieille ruse d’archer que de tirer sur l’ennemi le plus lointain, de manière que ses compagnons continuent à avancer à découvert, inconscients du danger, au lieu de se disperser pour se mettre à l’abri. Avant que le chasseur de primes improvisé ait pu terminer sa charge, Fidélias encocha une nouvelle flèche et la lui envoya dans l’œil gauche, à moins d’un mètre cinquante de distance. L’homme s’écroula au sol, tué sur le coup, une jambe encore agitée de soubresauts. Son compagnon se convulsa pendant quelques secondes de plus, arrosant les pavés de son sang, puis s’immobilisa. Fidélias les surveilla pendant encore toute une minute, puis reposa son arc, dégaina son couteau et leur prit le pouls à la gorge pour s’assurer qu’ils étaient bien morts. Il avait peu de doutes à ce sujet, mais le professionnel en lui détestait le travail bâclé, et ce ne fut qu’une fois cette vérification faite qu’il reprit son arc. Peut-être Isana avait-elle vu plus juste qu’elle le savait elle-même. Peut-être avait-il perdu toute capacité à ressentir des émotions. Non que cela ait de l’importance. — Exploitante, dit-il en se tournant vers elle, il vaudrait mieux nous dépêcher. Isana le dévisagea en silence, livide. Son masque d’assurance soigneusement contrôlé avait disparu, remplacé par une expression horrifiée. — Exploitante, répéta Fidélias, il nous faut quitter les rues au plus vite. Isana tressaillit comme si elle sortait d’une transe. Elle détourna les yeux, fronça les sourcils et reprit son masque. — Bien sûr, dit-elle d’une voix légèrement tremblante. Je vous suis. Chapitre 39 — Allez, viens, dit Tavi. Il faut qu’on y aille. — Pas tout de suite, répliqua Kitaï. Elle s’approcha du tunnel et se faufila par l’ouverture. — Par les Corbeaux ! marmonna Tavi. Il posa la lampe par terre et suivit la jeune fille en chuchotant : — Ça ouvre sur un précipice à droite. Reste sur ta gauche. Il regagna la saillie qui dominait la caverne et sa scène irréelle, et s’accroupit à côté de la Marate qui regardait fixement la croache, les araignées de cire aux mouvements lents, et les Canims immobiles. — Par l’Unique ! murmura Kitaï, les yeux écarquillés. Aléréen, il faut sortir d’ici. Avec un hochement de tête, Tavi se retourna pour repartir. Une araignée de cire apparut sur la saillie rocheuse, entre eux et la sortie, et longea le rebord avec une grâce paresseuse en direction du jeune homme. Celui-ci se figea. Les araignées de cire étaient venimeuses, mais surtout, elles travaillaient en équipe. Si celle-ci alertait ses compagnes, elles se rueraient toutes sur lui, et s’il pouvait peut-être leur échapper, vu leur lenteur, il n’arriverait jamais à distancer les Canims ensorcelés. Et il pouvait peut-être tuer l’araignée, mais pas sans avertir du même coup toutes les autres. Il jeta un coup d’œil à Kitaï par-dessus son épaule. La jeune fille ne put que lui rendre son regard fixement, les yeux arrondis de peur. Puis la patte avant de l’araignée effleura la main de Tavi, et il dut serrer les dents pour retenir un hurlement. La créature s’arrêta, le vert de ses yeux phosphorescents agité de tourbillons. Elle tâtonna sa main un moment, puis, du bout de deux de ses pattes avant, parcourut doucement son bras et ses épaules. Tavi resta d’une immobilité de marbre. L’araignée fit courir ses pattes avec légèreté sur tout le corps de l’adolescent, passant de son bras à son cou plusieurs fois de suite, puis elle se contenta de poursuivre sa progression en marchant sur la main, le coude puis l’épaule du jeune homme pour l’escalader, sans l’attaquer ni pousser son sifflement d’alarme, et sans paraître autrement le remarquer. Tavi tourna lentement la tête et vit l’araignée répéter son manège avec Kitaï puis lui ramper par-dessus pour gagner l’autre extrémité de la saillie, où elle s’accroupit pour vomir un peu de croache vert pâle qu’elle se mit ensuite à étaler sur le rebord rocheux. Tavi, perplexe, échangea un long regard avec Kitaï et se remit en route vers le tunnel sans perdre plus de temps, pour quitter la caverne tapissée de croache. — Pourquoi est-ce qu’elle a fait ça ? demanda le jeune homme dès qu’il fut sorti du tunnel. Kitaï, elle aurait dû donner l’alarme et attaquer. Pourquoi est-ce qu’elle ne l’a pas fait ? Kitaï émergea à son tour du tunnel, et même à la faible lumière de la lampe canime, Tavi put voir qu’elle était pâle et tremblait violemment. Il se figea. — Kitaï ? La jeune fille se redressa en serrant ses bras sur sa poitrine, l’œil hagard. — Ce n’est pas possible, chuchota-t-elle. Ce n’est pas possible. Tavi s’approcha pour lui poser la main sur le bras. — Qu’est-ce qui n’est pas possible ? La Marate leva les yeux sur lui, prête, eut-il l’impression, à s’effondrer. — Aléréen, dit-elle. Si… Les légendes. Si les légendes de mon peuple disent la vérité… Alors ce sont les vordes qu’on vient de voir. — Euh… Les quoi ? — Les vordes, répondit Kitaï avec un frisson. Les dévoreuses. Les mangeuses de mondes. — Je n’en ai jamais entendu parler. — Non. Sinon, vos villes seraient réduites en cendres et en ruine. Ton peuple serait en fuite. Pourchassé. Comme le mien. — De quoi est-ce que tu parles ? — Pas ici, Aléréen. Il faut repartir. (La voix de la jeune fille commençait à monter sous l’effet de la panique.) On ne peut pas rester ici. — D’accord, fit Tavi en essayant de prendre un ton apaisant. D’accord. Viens. Il ramassa la lampe de Varg et entreprit de retraverser les Souterrains en sens inverse en se repérant grâce aux marques qu’il avait laissées sur les murs à chaque intersection. Il fallut un long moment à Kitaï pour calmer sa respiration. Puis elle reprit : — Il y a bien longtemps, mon peuple vivait ailleurs. Pas sur les terres que nous avons maintenant. Autrefois, nous vivions à la façon de ton peuple. Dans des villages. Des villes. Tavi haussa un sourcil surpris. — C’est la première fois que j’entends ça. Je ne pensais pas que vous aviez des villes. — Non. On n’en a plus. — Qu’est-ce qui leur est arrivé ? — Les vordes sont venues. Elles ont Volé un grand nombre des gens de mon peuple. Les ont Volés comme elles ont Volé ces espèces de loups qu’on a vus dans la grotte. — « Volés ». Tu veux dire « contrôlés » ? Asservis, d’une façon ou d’une autre ? — Pire que ça. Ces loups que tu as vus ont été dévorés. Tout ce qui, en eux, faisait d’eux ce qu’ils étaient a disparu. Leur âme a été dévorée, Aléréen. Seul l’esprit de la vorde reste en eux, et les Volés ne connaissent pas la douleur, la peur ou la faiblesse. L’esprit de la vorde leur donne une grande force. Tavi fronça les sourcils avec perplexité. — Mais pourquoi ces vordes feraient-elles une chose pareille ? — Parce que c’est ce qu’elles font, répondit Kitaï. Elles pondent. Se reproduisent. Elles Volent, dévorent ou détruisent toute vie, jusqu’à ce qu’il n’existe plus rien d’autre qu’elles sous le ciel. Elles se créent de nouvelles vies, de nouvelles formes. (La jeune fille frissonna.) Mon peuple en a gardé le souvenir. Des dizaines de légendes terrifiantes, Aléréen, transmises de génération en génération depuis des temps immémoriaux. Le genre d’histoire qui pousse même les Marats à rester tout près de leur feu et à se blottir en frissonnant sous leurs couvertures la nuit. — Pourquoi vous continuez à les raconter, alors ? — Pour ne pas oublier. Par deux fois, les vordes ont presque complètement anéanti mon peuple ; seules quelques petites bandes ont réussi à s’enfuir. Même si c’était il y a bien longtemps, nous continuons à conter les légendes pour qu’elles nous mettent en garde si jamais les vordes devaient revenir. (Elle se mordit la lèvre.) Et elles viennent de le faire. — Comment est-ce que tu sais ça ? Je veux dire, si les Marats ont fait tellement attention à se souvenir d’elles, pourquoi est-ce que tu ne me les as pas simplement montrées il y a deux ans en me disant : « Oh tiens, regarde, ce sont les vordes » ? Kitaï lâcha un soupir exaspéré. — Tu ne m’écoutes donc pas ? s’exclama-t-elle. Je te l’ai dit, Aléréen. Elles changent de forme. Ce sont des métamorphes. Chaque fois qu’elles ont détruit mon peuple, c’était sous une apparence différente. — Mais alors, comment sais-tu que ce sont elles ? — Il y a des indices. Les gens qui disparaissent. Qui sont Volés. Les vordes travaillent d’abord en secret, afin de ne pas être découvertes avant d’avoir eu l’occasion de se multiplier et de se répandre. Elles s’efforcent de diviser leurs ennemis pour les affaiblir. (Kitaï eut un frisson.) Et elles sont dirigées par une reine, Aléréen. C’est seulement maintenant que je comprends : cette créature, celle qui dormait au cœur de la vallée du Silence, celle que tu as brûlée… c’était la reine vorde. Tavi s’arrêta pour chercher le repère suivant. — Je crois que je l’ai vue, dit-il. Ici. — Dans la caverne ? — Oui. Elle était dissimulée sous une cape et donnait des ordres à un Canim qui n’avait pas été… euh… Il fit un geste vague. — … volé, acheva Kitaï pour lui. — Volé, répéta Tavi. Il raconta à la jeune Marate la conversation qu’il avait surprise entre la créature voilée et Sarl. Kitaï hocha la tête. — C’est bien elle que tu as vue. Elle a l’intention de tuer ton chef. Elle veut créer un chaos suffisant pour accroître ses rangs sans être remarquée. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Tavi se rendit compte qu’il accélérait le pas. — Par les Corbeaux ! Elle en est capable ? — La deuxième fois que les vordes ont attaqué mon peuple, nous n’avons pas réussi à les retenir ; et pourtant, nous avions déjà eu affaire à elles. Ton peuple, lui, ne sait rien d’elles. Et elles cherchent à vous affaiblir, à vous diviser. — La reine vorde se sert de Sarl, murmura Tavi. Diviser pour mieux régner. Il lui a fourni les soldats pour commencer son opération, et sa caste n’a cessé de lancer des tempêtes sur notre côte pour affaiblir Gaius et le forcer à passer la plupart de ses nuits dans sa salle de méditation, afin qu’ils aient une idée d’où le trouver lorsqu’ils essaieront de le tuer. Et la reine sait que si Aléra se trouve affaiblie, les Canims nous attaqueront. Elle veut qu’ils nous attaquent, qu’ils nous affaiblissent encore plus, et qu’ils essuient eux aussi des pertes, du même coup. Comme ça, ils seront plus vulnérables face aux vordes. Kitaï hocha la tête. — Dans nos légendes, elles ont monté nos tribus les unes contre les autres de la même façon. — Par les Corbeaux ! souffla Tavi. Il songeait au long escalier qui menait à la salle de méditation du Premier Duc. Passé le premier poste de garde, il n’y avait plus aucun autre moyen d’y entrer ou d’en sortir. C’était un véritable piège à rats. Il hâta davantage le pas. — Ils savent où est Gaius. Vingt Canims peuvent venir à bout des gardes qui le protègent. Il faut qu’on les en empêche. Kitaï accéléra pour rester à sa hauteur. — Nous allons prévenir tes guerriers, les amener ici, et détruire les vordes. — Sire Miles, fit Tavi. Kitaï le regarda sans comprendre. — C’est un chef de guerre, expliqua le jeune homme. Mais je ne suis pas sûr qu’il décide d’attaquer. — Pourquoi ? Tavi serra les dents et poursuivit sa course, pressé, mais pas assez bête pour se mettre à galoper dans les tunnels au risque de se perdre. — Parce qu’il ne m’aime pas beaucoup, répondit Tavi. Il y a un risque qu’il ne me croie pas. Et si je lui dis que je tiens l’information d’une Marate, j’aurai de la chance s’il se contente de sortir en claquant la porte. — Il nous déteste. — Oui. — C’est de la folie. Les vordes sont une menace pour nous tous. — Et Sire Miles comprendra cela. Tôt ou tard. Mais je ne suis pas sûr que nous ayons le temps de le laisser faire son obtus. (Tavi secoua la tête.) C’est Maestro Killian qu’il faut convaincre. Si j’y arrive, il ordonnera à Miles d’agir. Ils finirent par atteindre le dernier repère laissé par Tavi sur le mur et retombèrent sur des tunnels familiers à ce dernier. Le jeune homme se lança au petit trot, réfléchissant à toute vitesse à ce qu’il devait faire, et à la meilleure façon de le faire. Soudain, il perçut un mouvement brusque devant lui et s’écarta vivement juste au moment où un assaillant masqué, surgissant de derrière un voile furiforgé, abattait une lourde matraque sur lui. Le coup dévia sur le bras gauche de Tavi, qui s’engourdit brutalement. Quelque part derrière lui, Kitaï poussa un grondement. Tavi se cogna contre le mur, trébucha et réussit tout juste à éviter de tomber. Il dégaina son couteau et se retourna pour affronter son agresseur, juste à temps pour voir la matraque arriver à quelques centimètres de son visage. Il fut ébloui par une explosion d’étoiles, puis tout devint noir. Chapitre 40 L’aube n’était pas encore arrivée lorsque Amara et Bernard se réveillèrent ensemble. Ils échangèrent un long et tendre baiser, puis, sans un mot, se levèrent et revêtirent armes et armure. Ils avaient à peine terminé qu’un bruit de pas se fit entendre à l’extérieur de leur chambre de fortune, et Doroga repoussa le rideau de capes. Les traits épais et disgracieux du Marat étaient sinistres. — Bernard, dit-il. C’est l’aube. Ils arrivent. Chapitre 41 Isana accompagna l’assassin jusqu’à un club de dégustation de vin dans une section calme et faiblement éclairée de la rue des Maîtres-Artisans, où les meilleurs artisans de tout Aléra exerçaient leur métier auprès de la riche clientèle de la ville. Le club lui-même était situé entre un ensemble de bâtiments spécialisés dans la statuaire et l’atelier d’un fabriquant de lampes-furies. Il n’y avait aucune pancarte sur la porte, rien pour indiquer qu’elle était autre chose qu’une entrée de service, ou peut-être celle d’une salle des comptables, ou d’un commerce du même genre qui n’avait pas besoin de vitrine pour attirer le chaland. En dépit de l’heure tardive, la porte s’ouvrit promptement lorsque l’assassin frappa, et un domestique en livrée leur fit longer un couloir pour les conduire dans une pièce privée, sans leur dire un mot. La pièce était douillette et luxueusement meublée d’un cercle de petits divans prévus pour qu’on s’y étende sur le côté pour bavarder en sirotant du vin. Invidia Aquitaine était allongée sur l’un d’entre eux, toujours magnifiquement vêtue de la robe de soie qu’elle portait à la fête de Kalarus. Elle tenait à la main une coupe en cristal à moitié remplie d’un vin pâle. Elle avait en outre le visage couvert d’un voile translucide, qui avait sans doute pour but, se dit Isana, de préserver un semblant d’anonymat juridique si jamais leur discussion venait à être examinée dans le cadre d’une enquête judiciaire. Dame Aquitaine leva les yeux lorsqu’ils entrèrent et inclina aimablement la tête. — Bienvenue, Exploitante. Je présume que mon associé a réussi à vous convaincre de l’intérêt de me rencontrer. — Il s’est montré persuasif, compte tenu des circonstances, répliqua Isana. Dame Aquitaine lui indiqua le divan en face du sien. — Je vous en prie, détendez-vous. Aimeriez-vous goûter ce vin ? C’est un excellent millésime. Isana s’approcha du siège indiqué mais ne s’allongea pas dessus, préférant s’asseoir tout au bord, le dos bien droit. Elle regarda dame Aquitaine en fronçant les sourcils. — Je n’ai pas vraiment envie de vin. Merci. Le sourire de dame Aquitaine s’effaça pour laisser place à un masque neutre. — Les choses seraient peut-être plus faciles pour vous si vous cédiez un peu aux civilités d’usage. Elles ne font de mal à personne. — Et ne servent à rien, si ce n’est à perdre du temps. Et le temps a beaucoup d’importance pour moi en ce moment. Je suis ici pour parler affaires. — Comme il vous plaira. Par quoi voudriez-vous commencer ? — Dites-moi ce que vous voulez. Qu’attendez-vous de moi ? Dame Aquitaine prit lentement une gorgée de vin. — Premièrement, que vous appuyiez publiquement l’Aquitaine et M. mon époux, qui deviendrait votre patron politique. Cela signifie que vous porteriez en public les couleurs de la Maison d’Aquitaine, tout particulièrement lors de la présentation à la fin du festival. Vous devrez peut-être assister à des dîners, à des cérémonies mondaines, ce genre de choses, pour lesquels mon époux vous fournira le transport et couvrira tous vos frais. — Je travaille pour gagner ma vie. Et je suis responsable d’une exploitation où vivent plus de trente familles. Je ne leur rendrais guère service si je passais mon temps en mondanités à la capitale. — Certes. Négocierons-nous un nombre raisonnable de jours par an, dans ce cas ? Isana pinça les lèvres et acquiesça en se forçant à contenir soigneusement ses émotions. — Bien, poursuivit dame Aquitaine. Nous réglerons cela plus tard. Deuxièmement, je requerrais votre appui en tant que membre de la Ligue Dianique, ce qui vous obligerait à vous rendre à une assemblée de la Ligue par an et à participer aux débats par écrit le reste de l’année. — Et au sein de la Ligue, vous voulez que je vous appuie. — Naturellement. Et enfin, nous vous demanderons peut-être de soutenir certains candidats aux élections sénatoriales de Riva. Celle-ci étant la ville à laquelle vous êtes rattachée, vous pourrez voter lors de ces élections, et votre opinion aura inévitablement une certaine influence sur celle des autres Citoyens. — Je souhaite mettre quelque chose au clair, Votre Grâce, intervint calmement Isana. — Quoi donc ? — Je connais parfaitement l’étendue de vos ambitions, à vous et à votre époux, et je n’ai aucune intention de violer les lois du royaume pour vous aider à les réaliser. Mon appui et ma participation s’en tiendront à la lettre de la loi, point final. Dame Aquitaine haussa les sourcils d’un air choqué. — Mais bien entendu. Jamais il ne me viendrait à l’idée de vous demander d’en faire plus. — J’en suis persuadée. Mais je voulais simplement m’assurer que nous nous comprenions bien. — Je crois que c’est le cas. Et que voudriez-vous en échange de votre soutien ? Isana inspira profondément et répondit : — Ma famille est en danger, Votre Grâce. Je suis venue ici pour demander au Premier Duc d’envoyer des renforts dans la vallée de Calderon, et pour prévenir mon neveu d’un danger qui menace peut-être sa vie. Mais je n’ai réussi à contacter ni l’un ni l’autre par moi-même. Si vous souhaitez mon soutien, vous devez m’aider à protéger les miens. C’est mon prix. Dame Aquitaine prit lentement une autre gorgée de vin. — J’aurais besoin d’en savoir davantage quant à ce que vous demandez, Exploitante, avant de vous promettre quoi que ce soit. Expliquez-moi les circonstances plus en détail, je vous prie. Isana hocha la tête et entreprit de raconter tout ce que Doroga leur avait dit sur les vordes, la façon dont elles se multipliaient, où elles étaient allées, et le danger qu’elles représentaient pour le royaume tout entier. Lorsqu’elle eut terminé, elle croisa les mains sur ses genoux et regarda la Haute Duchesse dans les yeux. — Voilà un récit… intéressant, murmura celle-ci. Êtes-vous certaine que tout cela est vrai ? — Absolument. — Alors même que vous tenez vos informations, si j’ai bien compris, d’un chef de clan barbare. — Son nom est Doroga, répondit calmement Isana. C’est un homme intègre et intelligent. Et ses blessures étaient tout ce qu’il y a de plus réel. — Fidélias, murmura dame Aquitaine, qu’avons-nous comme troupes près de Calderon ? L’assassin, qui avait discrètement pris position contre le mur près de la porte, répondit : — Les Loups du Vent sont en entraînement dans les collines Rouges, Votre Grâce. — Cela fait… vingt Chevaliers ? — Soixante, Votre Grâce, la reprit Fidélias. — Oh, exact, répondit dame Aquitaine d’un ton négligent, même si Isana ne crut pas un seul instant que la Haute Duchesse avait sincèrement oublié de quelles ressources elle disposait, et où. Ils recrutent. Combien de temps leur faudra-t-il pour atteindre Calderon ? — Trois heures au minimum, Votre Grâce, et sept au maximum, selon la direction des vents. Dame Aquitaine hocha la tête. — Alors informez Sa Grâce, je vous prie, lorsque vous lui ferez votre rapport, que je les envoie au secours et en renfort de la garnison de Calderon de la part de notre nouvelle cliente. Fidélias dévisagea son employeuse un moment, puis répondit : — Sire Rivus n’appréciera peut-être pas que nous envoyions des troupes se battre sur ses terres. — Si Rivus faisait son travail correctement, ses propres troupes seraient déjà sur place pour renforcer la garnison. Mais je suis certaine qu’il préfère traiter de haut le nouveau comte de Calderon plutôt que de répondre par une mobilisation rapide et coûteuse ; et par ailleurs, j’aurai grand plaisir à humilier ouvertement Rivus devant tout le royaume. Mais assurez bien à mon époux que je demanderai à nos hommes de rester aussi discrets que possible, et ainsi de n’humilier Riva que devant tous ses pairs. L’assassin eut un sourire narquois. — Très bien, Votre Grâce. — La chose suivante au programme sera de trouver le neveu de l’Exploitante et de le mettre à l’abri à la fois de cette vorde et des assassins de Kalarus. — Ses assassins supposés, Votre Grâce, la reprit Fidélias. Après tout, nous ne sommes pas certains qu’ils soient aux ordres de Sire Kalarus. Dame Aquitaine lui décocha un regard malicieux. — Oh, exact. Quelle maladroite je fais. Je suppose que vous tenez les propriétés de Kalarus dans la capitale sous surveillance ? Fidélias lui adressa un vague regard de reproche. — Bien sûr que oui, poursuivit la Haute Duchesse. Demandez à vos sentinelles ce qu’elles ont vu récemment et lancez immédiatement tous les hommes disponibles dans cette recherche. Trouvez le garçon et assurez sa sécurité. L’espion inclina poliment la tête. — Bien, Votre Grâce. Mais puis-je me permettre de vous faire part d’une pensée avant de partir ? Dame Aquitaine fit un geste d’acquiescement de la main. Fidélias poursuivit : — L’enquête que j’ai menée depuis mon arrivée ici m’a révélé une hausse inhabituelle de l’activité dans les Souterrains. Un nombre significatif de personnes ont disparu depuis le début de l’hiver, et selon moi, ce n’est pas le résultat de luttes intestines au sein de la pègre locale. Ces créatures contre lesquelles les Marats ont mis en garde sont peut-être impliquées. Dame Aquitaine haussa un sourcil surpris. — Vous croyez vraiment ? Fidélias haussa les épaules. — Cela semble certainement être une possibilité. Mais les Souterrains sont grands, et étant donné nos effectifs réduits, cela prendrait un temps considérable de les fouiller. Dame Aquitaine fit un geste de refus. — Non. Ce n’est pas à nous de le faire. La sécurité des Souterrains est certainement quelque chose dont la Garde Royale et la Légion Royale se soucieront. Nous les avertirons du danger potentiel à la première occasion. Pour l’instant, concentrez vos efforts sur le garçon. C’est lui qui nous intéresse ici. — Bien, madame. L’assassin s’inclina respectueusement à l’adresse de la Haute Duchesse, salua Isana d’un hochement de tête et sortit de la pièce. Isana resta assise en silence un moment et prit conscience que son cœur battait la chamade. Elle avait les mains tremblantes et les serra l’une contre l’autre, mais ce fut pour sentir alors une sueur froide lui picoter le front et les joues. Dame Aquitaine se redressa et la dévisagea avec une expression inquiète. — Exploitante ? Vous ne vous sentez pas bien ? — Ça va, murmura Isana. Elle déglutit pour faire passer l’amertume qui lui avait envahi la bouche et ajouta : — Madame. La Haute Duchesse fronça les sourcils mais hocha la tête. — Je vais devoir vous quitter rapidement afin de contacter par voie d’eau notre officier supérieur sur place. Isana se figea, stupéfaite. Elle-même était capable de faire voyager Rill par les rivières de la majeure partie de la vallée de Calderon, mais essentiellement parce qu’elle vivait là-bas depuis longtemps et connaissait très bien les furies locales. En se concentrant, elle aurait peut-être réussi, par l’intermédiaire de Rill, à contacter Garnison, mais c’était là l’extrême limite de ses capacités. Dame Aquitaine, elle, parlait avec une parfaite désinvolture d’envoyer ses furies cinq cents fois plus loin qu’Isana aurait pu le faire. La Haute Duchesse la contempla pendant encore un moment, avant de dire : — Vous croyez vraiment qu’ils sont en danger de mort. Votre frère et votre neveu. — Ils le sont, répondit simplement Isana. Dame Aquitaine hocha lentement la tête. — Vous ne seriez jamais venue me voir, sinon. — Non. Jamais. — Vous me détestez ? Isana inspira lentement avant de répondre : — Je déteste ce que vous représentez. — C’est-à-dire ? — Le pouvoir sans conviction, répondit Isana d’un ton neutre et terne. L’ambition sans conscience. Des gens honnêtes souffrent aux mains de vos semblables. — Et Gaius ? Détestez-vous le Premier Duc ? — De toute mon âme. Mais pour des raisons entièrement différentes. Dame Aquitaine fit un signe de tête accompagné d’un léger raclement de gorge pour indiquer qu’elle écoutait, mais Isana ne poursuivit pas. Au bout d’un moment de silence, la Haute Duchesse hocha de nouveau la tête et dit : — Vous semblez être de ceux qui apprécient la franchise sans détour. Aussi je peux vous dire ceci : je regrette ce qui s’est passé à Calderon il y a deux ans. C’était un gâchis de vies insensé. J’avais tenté d’en dissuader mon époux, mais je ne contrôle pas ses décisions. — Vous vous y étiez opposée par pure bonté d’âme ? demanda Isana, en goûtant la nuance de sarcasme dans ses mots. — Je m’y étais opposée parce que c’était une stratégie inefficace qui pouvait facilement échouer et se retourner contre nous. Je préférerais nettement obtenir le pouvoir en fondant de solides alliances et en m’attachant de fermes loyautés, sans recourir à la violence. Isana la regarda en fronçant les sourcils. — Pourquoi devrais-je vous croire ? — Parce que je vous dis la vérité, répondit dame Aquitaine. Gaius est vieux, Exploitante. Il n’est nul besoin de violence pour le chasser du trône. Le temps finira par le tuer pour nous, et il n’a pas d’héritier. Les mieux placés pour gouverner lorsque Gaius décédera pourraient s’arroger la couronne sans laisser la situation dégénérer en une lutte armée pour le pouvoir. (Elle offrit sa main à Isana.) C’est pour cela que je suis très sérieuse lorsque je vous dis que votre loyauté me met dans l’obligation de protéger votre famille comme si c’était la mienne. Et que je le ferai par tous les moyens à ma disposition. (Elle indiqua sa main d’un signe de tête.) Prenez-la et voyez par vous-même. Je ne vous cacherai rien. Isana la dévisagea un moment avant de prendre sa main tendue dans la sienne. L’espace d’une seconde, elle ne perçut rien ; puis soudain, elle sentit une aura d’émotions émanant de dame Aquitaine appuyer doucement sur ses sens. — Êtes-vous sincère avec moi ? demanda calmement Isana. Avez-vous réellement l’intention de nous aider, moi et ma famille ? — Oui, répondit la Haute Duchesse. J’en ai l’intention. Par le biais de leurs mains jointes, Isana pouvait percevoir l’aura émotionnelle de son interlocutrice, telle une vibration discrète dans l’air, et la réponse de celle-ci retentit avec la clarté de la vérité et de l’assurance. Ce n’était pas un simulacre obtenu par furifèvrerie. Cette note de sincérité n’était pas quelque chose qui pouvait être feint et tromper une aquafèvre de la puissance d’Isana. Dame Aquitaine aurait peut-être réussi à dissimuler des mensonges derrière un voile nébuleux de désintérêt et de détachement, mais là, la force palpitante de la sincérité emplissait ses mots, et elle n’avait rien de nébuleux. Invidia d’Aquitaine était peut-être ambitieuse, calculatrice, impitoyable, mais elle pensait ce qu’elle disait. Elle avait vraiment l’intention de faire tout ce qui était en son pouvoir pour aider Bernard et protéger Tavi. Isana frissonna violemment et ne put retenir un sanglot de soulagement. Ces derniers jours avaient été un cauchemar de sang versé, de peur et d’impuissance frustrée alors qu’elle s’efforçait par tous les moyens de joindre l’homme qui avait le pouvoir de protéger sa famille. Elle avait trouvé dame Aquitaine à la place. Mais, comprit-elle, si Invidia pouvait faire ce qu’elle avait promis, si elle réussissait à mettre Bernard et Tavi hors de danger, alors Isana n’aurait d’autre choix que de lui rendre cette loyauté en toute bonne foi. Elle ferait partie d’un complot visant à faire tomber le Premier Duc, et de son plein gré, si c’était là le prix à payer pour protéger les siens. Elle s’était engagée. Mais c’était sans importance. Tant que Tavi et Bernard étaient saufs, c’était un marché acceptable. Dame Aquitaine lui laissa sa main sans rien dire jusqu’à ce que l’Exploitante relève enfin les yeux. Alors seulement la Haute Duchesse se leva et, jetant un coup d’œil à sa robe, fronça les sourcils jusqu’à ce que l’écarlate de celle-ci laisse place à un rouge si profond qu’il en était presque noir ; une couleur plus adaptée pour éviter d’être remarquée dans la nuit. Puis elle regarda Isana d’un air froid mais pas totalement dénué de compassion et dit : — Je dois m’occuper de nos communications, Exploitante. J’ai pris des dispositions pour que vous soyez emmenée sous bonne garde dans mon manoir, où une chambre vous attend. Je vous apporterai des nouvelles de votre frère et de votre neveu dès que j’en aurai. Isana se leva à son tour. Sa migraine s’était considérablement apaisée, et l’absence de douleur était un puissant somnifère. Elle n’avait guère envie que d’une chose : se reposer. — Bien, madame, dit-elle doucement. — Venez avec moi, alors, dit dame Aquitaine. Je vais vous conduire à votre voiture. Isana la suivit à l’extérieur du bâtiment, où attendait un carrosse. Celui-ci comportait une demi-douzaine d’emplacements pour accueillir des valets, et chacun était occupé par un homme armé au visage dur et aux gestes assurés. D’une main, dame Aquitaine aida Isana à monter dans le véhicule, et un des valets referma la portière derrière l’Exploitante. — Reposez-vous si vous le pouvez, dit dame Aquitaine, en faisant un geste bref à l’adresse de la nuit. (Un grand coursier gris sortit de l’ombre et s’arrêta pour frotter amicalement son museau sur l’épaule de la Haute Duchesse. Celle-ci repoussa la tête de l’animal avec une expression de tendresse agacée.) Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour agir au plus vite et prévenir le Premier Duc des dangers qui menacent ici et dans la vallée de Calderon. Vous avez ma parole. — Merci. — Ne me remerciez pas, Exploitante, répliqua dame Aquitaine. Ceci n’est pas un cadeau de patronne à cliente. Nous avons passé un contrat d’égale à égale, un contrat qui, je l’espère, nous profitera à toutes les deux dans les années à venir. — Comme vous préférez, madame. Dame Aquitaine enfourcha gracieusement sa monture, salua Isana d’un signe de tête et dit au cocher : — Martus, soyez prudent. Des tueurs à gages s’en sont déjà pris à elle une fois cette nuit. — Bien, Votre Grâce, répondit l’homme. Nous veillerons à ce qu’elle arrive saine et sauve. — Excellent. Dame Aquitaine fit faire demi-tour à son cheval et s’éloigna à un trot rapide dans la rue, son voile et sa robe volant derrière elle. L’un des valets de pied déroula d’épais rideaux de cuir de chaque côté du carrosse, plongeant celui-ci dans le noir et permettant de cacher la passagère aux regards. Puis le conducteur adressa un claquement de langue à son attelage, et la voiture s’ébranla en cahotant. Isana appuya la tête contre un coussin et resta là, inerte, trop fatiguée pour en faire plus. Elle avait réussi. Elle avait pour cela payé un prix qu’elle allait regretter plus tard, elle le savait, mais ce qui était fait était fait. Tavi et Bernard étaient sur le point de recevoir de l’aide. Le reste n’avait pas d’importance. Le carrosse n’avait pas fait dix mètres qu’elle dormait déjà. Chapitre 42 Tavi se réveilla avec un violent mal de tête, mais son instinct le mit en garde, et il évita soigneusement de bouger ou de changer le rythme de sa respiration. S’il était encore vivant, cela voulait dire que ses ravisseurs souhaitaient qu’il en soit ainsi. Faire savoir qu’il était réveillé ne lui serait d’aucune utilité. Il resta donc inerte et passif, et s’efforça de découvrir tout ce qu’il pouvait sur ses alentours et ses ravisseurs. Il était assis dans un fauteuil. Il pouvait en sentir le bois dur sous ses cuisses, et ses jambes étaient attachées, chacune à un des pieds du siège. Ses coudes reposaient à la hauteur adéquate pour des accoudoirs, mais il ne sentait pas ses mains. Il supposa qu’il avait les poignets ligotés, et que ses liens avaient coupé la circulation vers ses doigts. Il entendait des craquements de bois autour de lui. La plupart des bâtiments de la ville étaient en pierre. Les seules constructions en bois se trouvaient en dehors de la capitale proprement dite, ou alors sur les Quais. Tavi inspira légèrement par le nez et une faible odeur d’eau et de poisson lui parvint aux narines. La rivière, donc, et non l’extérieur de la capitale. Il devait se trouver dans un entrepôt ou l’atelier d’un constructeur naval… Ou, rectifia-t-il en pensée, à bord d’un bateau. La Gaule était un fleuve large et profond, le plus grand de tout Aléra, et même les navires à coque profonde pouvaient le remonter jusqu’à la capitale. — Tu as réussi à le soigner ? gronda une voix masculine. À en juger d’après sa sonorité, elle parvenait à Tavi d’une pièce adjacente, ou peut-être de l’autre côté d’une mince porte ou d’un lourd écran. Sa résonance indiquait également que l’homme se trouvait à l’intérieur d’un édifice. Il s’agissait donc très probablement d’un de ses ravisseurs. — J’ai arrêté le saignement, répondit une voix féminine. (Elle avait un accent étrange, de quelque part au sud du royaume, estima Tavi ; peut-être Forcia.) Mais il va devoir consulter un professionnel pour récupérer son nez. L’homme éclata d’un rire qui n’avait rien à voir avec la gaieté. — Elle est bonne, celle-là ! Ça lui apprendra à laisser une petite gamine avoir le dessus sur lui. Un silence oppressant s’ensuivit. — Tu n’es pas petite, Rook, finit par dire l’homme, sur la défensive. — N’oublie pas, répondit la femme, que cette fille est une Marate. Ils sont physiquement plus puissants que la plupart des Aléréens. — Ça doit leur faire de l’exercice, de se taper tous ces animaux. — Merci, Turk, de me rappeler pourquoi certains d’entre nous s’occupent des missions qui requièrent de l’intelligence, tandis que d’autres sont cantonnés à l’usage des couteaux et des gourdins. L’homme répondit d’un grognement : — Je fais mon boulot. — Alors pourquoi l’Exploitante n’est-elle pas morte ? — Quelqu’un a interféré. Et personne ne nous avait dit que ce vieillard maniait si bien l’épée. — Tu as raison. L’homme d’armes qui protégeait le carrosse savait se battre : par les Grandes Furies, quel scandale ! Je vois pourquoi tu as été pris de court. Turk lâcha un juron venimeux. — J’ai attrapé le gamin, non ? — Oui. Le vieux corbeau pourrait même décider de ne pas te faire regretter d’avoir négligé d’accompagner les hommes chez Nédus. — T’inquiète pas, répondit Turk d’un ton maussade. Je vais la retrouver. — J’espère pour toi que oui. Maintenant, si tu veux bien m’excuser… — Tu ne restes pas ? Je pensais que tu avais fini. — Essaie de ne pas trop penser. Ça ne fait de bien à personne. J’ai encore quelques détails à régler avant de partir. — Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ces deux-là ? — Garde-les jusqu’à ce que le vieux corbeau arrive pour les interroger. Et, avant que tu poses la question, la réponse est « non ». Interdiction de leur faire quoi que ce soit en attendant. Il te dira après ce qu’il veut que tu en fasses. — Un de ces jours, fit Turk d’un ton mauvais, quelqu’un va te clouer le bec une bonne fois pour toutes. — Possible. Mais pas aujourd’hui. Et certainement pas toi. Une porte s’ouvrit et se referma, et Tavi se risqua à couler un vif coup d’œil à travers le rideau de ses cheveux. Il était dans un entrepôt, entouré de caisses de marchandises en bois. Un homme musculeux au visage disgracieux, vêtu de la tunique sans manches des débardeurs rivait sur la porte en train de se refermer un œil mauvais. À la droite de Tavi se trouvait une autre chaise, sur laquelle Kitaï était ligotée de la même façon que lui, sauf qu’on lui avait en plus recouvert la tête d’un sac en cuir grossièrement attaché autour de son cou. Tavi rebaissa la tête, et une seconde après, Turk, l’homme laid, se retourna et traversa la pièce dans sa direction. Tavi resta immobile pendant que l’autre lui appuyait les doigts sur la gorge, poussait un grognement, puis s’approchait de Kitaï. Tavi entrouvrit un œil et le vit toucher le poignet de la jeune fille, puis faire demi-tour pour sortir de l’entrepôt. L’homme claqua violemment la porte derrière lui et le bruit d’un lourd verrou qui se refermait se fit entendre. Tavi se rongea les sangs un moment, pris d’indécision. L’endroit avait peut-être été doté de mesures de surveillance furiesques. D’un autre côté, la présence de toute furie un tant soit peu puissante aurait attiré l’attention des furifèvres de la légion municipale, qui inspectaient régulièrement les entrepôts sur les Quais. Cela signifiait que s’il avait été laissé à la garde de la moindre furie, celle-ci ne ferait probablement que donner l’alarme, plutôt que d’attaquer. Tavi testa ses liens, mais chaque centimètre en était serré au maximum. S’il avait été conscient lorsqu’on l’avait ligoté, il aurait pu essayer de bander ses muscles de façon à pouvoir, en les relâchant, créer assez de mou dans les cordes pour réussir à s’en défaire. Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi, et il ne semblait pas y avoir grand-chose qu’il puisse faire à présent. Et même s’il avait réussi à se libérer, cela ne lui aurait peut-être rien apporté. Il n’y avait qu’une porte à l’entrepôt : celle par laquelle Turk venait de sortir. Tavi testa quand même sa chaise. Elle n’était pas fixée au sol, et ses pieds cognèrent discrètement sur le plancher alors qu’il se balançait d’avant en arrière en se tortillant. Kitaï leva brusquement la tête et demanda, d’une voix étouffée par le sac en cuir : — Aléréen ? — Je suis là, répondit Tavi. — Ça va ? — J’ai un mal de crâne que je ne vais pas oublier de sitôt. Et toi ? La jeune Marate fit entendre un bruit de crachement sous son capuchon. — Un sale goût dans la bouche. Qui étaient ces gens ? — Ils parlaient d’essayer de tuer ma tante Isana. Ils travaillent probablement pour le Haut Duc de Kalare. — Pourquoi est-ce qu’ils nous ont capturés ? — Je ne suis pas sûr. Peut-être parce que m’éliminer fera paraître Gaius faible aux yeux du royaume. Peut-être pour essayer de m’utiliser comme appât afin d’attirer tante Isana dans un piège. Quelle que soit la raison, ils ne nous laisseront pas partir une fois qu’ils en auront terminé avec nous. — Ils vont nous tuer. — Oui. — Alors on doit s’échapper. — Ce serait une bonne idée, oui, répondit Tavi. (Il se tendit de nouveau pour tester ses liens, mais il était toujours aussi solidement attaché.) Ça va me prendre des heures pour me détacher. Est-ce que tu peux, toi ? Kitaï se contorsionna d’avant en arrière, faisant craquer sa chaise. — Peut-être, répondit-elle au bout d’un moment. Mais ça va faire du bruit. Est-ce qu’on est surveillés ? — Le garde est sorti, mais il y a peut-être des furies qui nous observent. Et les hommes qui nous ont capturés ne sont sans doute pas très loin. Kitaï pencha brusquement la tête sous son sac en cuir et dit : — Aléréen, quelqu’un vient. Tavi laissa aussitôt retomber sa tête en avant dans la même position que lorsqu’il s’était réveillé, et, une seconde plus tard, le verrou se fit entendre et la porte s’ouvrit. Tavi eut un vif aperçu de Turk et d’un autre homme, plus grand, qui entraient dans l’entrepôt. — … certain que vous voyez bien que nous l’aurons retrouvée avant le lever du soleil, monsieur, était en train de dire Turk d’un ton mielleux. Il ne faut pas écouter tout ce que dit Rook. L’autre homme répondit, et Tavi dut se retenir de faire le moindre geste en entendant la voix du Haut Duc de Kalare. — Vraiment ? Turk, Turk, Turk. Si Rook ne m’avait pas demandé de te donner une deuxième chance, je t’aurais tué en entrant dans la pièce. — Oh, marmonna Turk. Bien, monsieur. — Où est-il ? demanda Kalarus. (Turk dut lui répondre d’un simple geste, car un instant plus tard, Tavi entendit des pas s’approcher et s’arrêter à quelques dizaines de centimètres de lui.) Il est inconscient. — Rook lui a fait voir trente-six chandelles, répondit Turk. Mais il ne devrait pas y avoir de séquelles. Il sera réveillé au matin. — Et ça ? — Une barbare. Elle était avec lui. Kalarus émit un grognement. — Pourquoi a-t-elle un sac sur la tête ? — Elle s’est pas mal débattue avant qu’on réussisse à la ligoter. Elle a arraché le nez de Cardis avec les dents. — Elle le lui a arraché ? — Oui, monsieur. Kalarus eut un petit rire. — Amusant. Les pétulantes le sont toujours. — Rook m’a dit de vous demander ce que vous vouliez qu’on en fasse. Dois-je les détacher ? — Turk, dit Kalarus d’un ton content, tu as employé un euphémisme. Si ça continue comme ça, tu montreras bientôt des signes de sagacité. Turk resta muet une seconde, manifestement perplexe, avant de répondre : — Merci ? Kalarus soupira. — Ne faites rien pour l’instant. Un appât vivant nous sera plus utile qu’un cadavre. — Et la barbare ? — Pareil. Il y a une possibilité qu’elle soit là suite à quelque accord d’échange culturel conclu entre les barbares et le comte de Calderon, et tant que nous n’aurons pas eu le loisir de leur soutirer l’information, je n’ai guère d’intérêt à me faire un ennemi mortel du peuple marat. Pas tant que ça ne me profite pas. Soudain, Tavi sentit des doigts lui agripper brutalement les cheveux et lui relever la tête. Il réussit à rester complètement inerte. — Cette petite brute, dit Kalarus. Si la femme n’était pas une menace plus grande que lui, je crois que j’aurais plaisir à le voir fouetté et jeté dans une fosse aux slives. Dire qu’un bon à rien pareil a osé lever la main sur mon héritier. Sa voix tremblait de rage et de dédain, et il lâcha les cheveux de Tavi avec un geste brusque du poignet qui fit hurler les muscles du cou du jeune homme. — Voulez-vous que j’organise son transport, monsieur ? Kalarus exhala bruyamment. — Non, décida-t-il. Non. Pas la peine de lui donner une chance de s’en tirer vivant, étant donné ce que j’ai prévu pour sa famille. Même quelque chose comme ça pourrait devenir une menace, avec le temps. Nous les jetterons tous dans la même fosse. Il regagna la porte en faisant vibrer le plancher de ses bottes. Le pas plus lourd et moins gracieux de Turk le suivit, et la porte s’ouvrit et se referma de nouveau, avec un bruit de verrou. Tavi entrouvrit un œil pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, puis dit à Kitaï : — Tu lui as arraché le nez ? ! La jeune fille répondit d’une voix étouffée : — Je n’ai pas réussi à atteindre ses yeux. — Merci de m’avoir prévenu. — Non. J’ai dit que quelqu’un venait. Mais je ne voulais pas dire par la porte. — Quoi ? — Le sol. J’ai senti une vibration. Tiens, là, encore, murmura Kitaï. Tavi sentait à peine ses pieds, mais il entendit un raclement discret quelque part derrière lui. En se tordant le cou, il put voir une des lattes du plancher à quelques pas de lui trembler puis soudain s’arquer vers le haut comme si elle était faite de saule souple et vivant et non de chêne sec. Il vit quelqu’un sous le plancher dégager la planche et la tirer à lui, hors de vue. Deux autres lattes subirent le même sort, puis une tête dotée d’une tignasse ébouriffée et couverte de poussière émergea du trou ainsi créé et regarda autour d’elle avec des yeux ronds. — Ehren ! fit Tavi, et il dut lutter pour contenir son excitation et continuer à chuchoter. Qu’est-ce que tu fais là ? — Je crois que je suis en train de te sauver, répliqua son ami. — Il y a des gardes ici. Ils vont percevoir ce que tu as fait pour entrer. — Je ne crois pas. (Ehren esquissa un sourire tremblant.) Pour une fois, c’est une bonne chose que mes furies soient si faibles, hein ? Elles ne font pas beaucoup de bruit. Il grimaça et entreprit de sortir du trou en se tortillant. — Comment est-ce que tu nous as retrouvés ? demanda Tavi. Ehren afficha une mine vexée. — Tavi. Je suis la formation de Curseur depuis aussi longtemps que toi, après tout. Tavi décocha à son ami un sourire éclatant, que celui-ci s’efforça de lui rendre tout en renonçant à sortir du trou pour entreprendre plutôt de passer lentement la main au-dessus d’une autre latte, qui frémit et commença lentement à se courber. — J’étais en ville en train de poser des questions, expliqua Ehren, et j’ai remarqué qu’un homme me suivait. Il m’a paru évident que ceux, quels qu’ils soient, qui avaient capturé ta tante avaient peut-être un intérêt à me suivre. Alors je suis retourné à la Citadelle, j’ai fait demi-tour une fois que j’étais hors de vue et… — … et tu l’as filé jusqu’ici. Ehren incita la planche à se tordre davantage. — Je suis allé me cacher sous l’appontement à la nage et j’ai entendu deux hommes parler de prisonniers. Je me suis dit que c’était peut-être ta tante, alors j’ai décidé de venir voir. — Bien joué, Ehren. Le petit scribe sourit. — Ouais… C’est surtout un heureux hasard, non ? Tiens, j’y suis presque. La planche commençait à bouger avec un craquement lorsque Kitaï chuchota vivement : — La porte. Il y eut de nouveau un bruit de verrou, et la porte de l’entrepôt s’ouvrit. Avec un sifflement apeuré, Ehren se laissa précipitamment retomber dans le trou, invisible à l’exception d’une main aux articulations blanchies avec laquelle il retenait la planche tordue à plat sur le sol, en s’y suspendant de tout son poids. Tavi s’humecta les lèvres avec nervosité, en réfléchissant furieusement. S’il restait inerte, les gardes n’auraient rien de mieux à faire que de remarquer les lattes manquantes. Il leva la tête pour faire face à Turk. L’homme au torse puissant portait à la ceinture un couteau de chasse kalarien à lame incurvée, et son regard était orageux. Derrière lui entra un homme maigre, vêtu comme son compagnon à la façon des marins qui travaillaient sur le fleuve, et muni lui aussi d’un couteau incurvé. Il était chauve et noueux, comme s’il était fait de lanières de cuir brut nouées entre elles ; et il n’avait plus de nez. Un charme d’eau avait cicatrisé ce qui en restait, laissant la peau rose vif, mais ses fosses nasales réduites à deux fentes oblongues sur son visage lui donnaient l’air d’un squelette. Cardis, donc. — Tiens tiens, dit Turk. Regarde ça. Le gamin est réveillé. — Et alors ? gronda Cardis d’un ton rageur, en s’approchant à grands pas de Kitaï. (Il ôta violemment le capuchon de cuir qui couvrait la tête de la jeune fille, agrippa une poignée de ses cheveux et les lui arracha sauvagement.) J’en ai rien à foutre du gamin, par les Corbeaux ! Les yeux de Kitaï étincelèrent d’un feu d’émeraude, gagnés par une lueur sauvage et furieuse. Une de ses joues était contusionnée, et tout le bas de son visage couvert de sang qui avait séché en caillots brunâtres. — Ne la touchez pas ! gronda Tavi. D’un geste presque nonchalant, Cardis lui assena une gifle cuisante en travers du visage, puis se retourna vers Kitaï. Celle-ci le dévisagea sans tressaillir ou émettre le moindre son, puis lécha délibérément le sang sur sa lèvre supérieure, en esquissant lentement un sourire de défi. Le regard de Cardis se fit dur et meurtrier. — Cardis, dit sèchement Turk. On n’a pas le droit de leur faire de mal, à l’un comme à l’autre. Son compagnon garda les yeux rivés sur Kitaï et lui arracha une autre mèche épaisse de cheveux. — On n’a qu’à pas laisser de traces visibles, c’est tout. Qui le saura ? — Je tiens mes ordres du vieux corbeau lui-même, gronda Turk. Si je te laisse désobéir à ses ordres, il te tuera. Et après il me tuera moi, pour ne pas t’en avoir empêché. Cardis se mit soudain à hurler furieusement en indiquant son visage : — Non mais, t’as vu ce que cette petite garce m’a fait ? Tu attends vraiment de moi que j’encaisse ça sans rien faire ? — J’attends de toi que tu suives les ordres. — Ou sinon quoi ? — Tu sais très bien quoi. Cardis retroussa les lèvres et tira son couteau de sa ceinture. — J’ai supporté assez de ces conneries pour aujourd’hui. Turk dégaina son arme à son tour, l’air mauvais. Il regarda rapidement Tavi du coin de l’œil, et son regard s’arrêta sur le sol derrière lui. — Par tous les Corbeaux ! marmonna-t-il. Vise-moi ça. Il fit quelques pas pour s’approcher du trou dans le plancher. — Quoi ? demanda Cardis, d’un ton un peu moins furieux. — On dirait que quelqu’un essaie de… Soudain, la tête et les épaules d’Ehren surgirent du trou, et le petit scribe planta son couteau droit dans la botte de Turk, traversant le cuir épais et le pied à l’intérieur pour aller enfoncer la pointe de la lame dans le plancher. Turk poussa un cri de surprise et de douleur et essaya de reculer, mais son pied cloué au sol ne put suivre le mouvement, et il s’écroula. Kitaï poussa soudain un hurlement de rage primale à glacer le sang. Son corps se convulsa violemment une fois, deux fois, et le fauteuil auquel elle était ligotée se rompit en morceaux qui restèrent liés à ses poignets et à ses chevilles. Elle décrivit de son bras une courbe dans les airs et abattit le lourd morceau d’accoudoir qui y était encore attaché sur la main armée de Cardis. Sonné, l’homme lâcha son couteau, qui tomba avec bruit sur le plancher. Ehren poussa un hurlement et la quatrième planche céda soudain. Le petit scribe se hissa précipitamment hors du trou et martela le crâne de Turk de coups de pied. Mais l’homme réussit à lui assener un coup maladroit de son arme incurvée sur le mollet. Ehren recula en chancelant, sa jambe blessée incapable de supporter son poids. Il tomba par terre juste derrière Tavi, attrapa tant bien que mal le couteau que Cardis avait fait tomber, et s’attaqua frénétiquement aux liens qui retenaient son ami. Celui-ci vit Turk arracher de son pied la dague qui le clouait au sol, la retourner en la faisant sauter dans sa main pour l’attraper par la lame, et la jeter sur Ehren qui lui tournait le dos. — Baisse-toi ! hurla Tavi. Ehren n’était peut-être pas imposant physiquement, mais il était rapide. Il se laissa tomber à plat ventre, et l’arme alla s’écraser contre le dossier du fauteuil de Tavi avant de retomber bruyamment par terre. Les liens qui retenaient les bras de Tavi se défirent au moment où Turk chargeait sur eux. Le jeune homme fit sauter sa chaise pour la retourner et se laissa basculer sur le côté, tombant durement sur le flanc, mais il avait été trop lent. Turk était déjà sur eux, sa lame incurvée kalarienne à la main. Avec un hurlement perçant, Kitaï lui décocha un coup de poing. Elle le rata, mais son attaque força l’homme à faire un bond de côté et cela offrit une précieuse seconde supplémentaire à Tavi, qui s’empara de la dague d’Ehren sur le sol et se retourna juste au moment où Turk l’attrapait par les cheveux. L’homme abattit son couteau. Tavi arrêta le coup en bloquant le poignet de son adversaire avec son avant-bras et, simultanément, lui décocha lui-même un coup de couteau. Sa lame entailla profondément l’intérieur de la cuisse de Turk, à hauteur de l’aine. Le sang se mit à gicler. Kitaï attrapa l’homme par-derrière, lui saisissant l’arrière du crâne et la pointe du menton de ses mains encombrées. Avec un hurlement, elle se tordit d’un mouvement brusque et violent, et lui brisa la nuque. Turk s’effondra comme une masse sur le plancher. Kitaï s’empara vivement du couteau de l’homme d’une main pendant que de l’autre elle déchirait sa chemise pour lui dénuder le torse. Puis, une lueur sauvage dans les yeux, elle visa le cœur de Turk et se mit à lui taillader la poitrine. — Kitaï ! s’écria Tavi d’une voix haletante, tout en coupant les liens qui retenaient encore ses jambes. Kitaï ! La jeune fille releva brusquement la tête pour le regarder, le visage tordu en un masque terrifiant de fureur et de sang. Sa lame incurvée dégoulinait de sang, et elle avait déjà les doigts de l’autre main à l’intérieur de l’entaille qu’elle venait de faire, prêts à déchirer les chairs de l’homme pour lui prendre son cœur. — Kitaï, répéta encore Tavi, d’un ton plus calme. Écoute-moi. Je t’en prie. Tu ne peux pas faire ça. On n’a pas le temps. La jeune fille le dévisagea, figée, et l’étincelle de sauvagerie dans ses yeux vacilla. — Mes jambes, poursuivit Tavi. Je ne les sens pas. J’ai besoin de ton aide pour sortir d’ici avant que d’autres rappliquent. Kitaï plissa les yeux avec une expression avide, presque excitée. — D’autres. Qu’ils viennent. — Non. On doit s’en aller. Kitaï, il faut que je te délie. Donne-moi le couteau, dit Tavi en tendant la main. Kitaï le dévisagea encore un moment, et son énergie sauvage sembla la quitter peu à peu, la laissant haletante et couverte de contusions, de zébrures, de coupures et de brûlures dues à ses liens. Après une seconde d’hésitation, elle inversa sa prise sur le couteau et le lui tendit, manche en avant, avant de s’agenouiller à côté de lui. — Par les Grandes Furies, murmura Ehren. C’est… C’est une Marate ? — Elle s’appelle Kitaï, répondit Tavi. Et c’est mon amie. Avec des gestes aussi doux que possible, il entreprit de couper les liens de la jeune fille. Elle resta assise et se laissa faire passivement, les paupières de plus en plus lourdes à mesure que l’énergie furieuse et sauvage qui l’avait envahie disparaissait. — Ehren, demanda Tavi, tu peux marcher ? Son ami s’ébroua et hocha brièvement la tête. Il coupa une bande de tissu au bord de sa tunique, l’enroula plusieurs fois autour de son mollet et la noua serré. — Heureusement qu’ils n’avaient pas de furies, dit-il. — Peut-être que si, répondit Tavi. Les brutes de ce genre sont généralement des terrafèvres, et cet entrepôt se trouve sur l’appontement. Ils ne touchaient pas le sol. Mais il faut qu’on sorte d’ici avant que quelqu’un d’autre arrive. (Il se leva et tira sur la main de Kitaï.) Allez, viens. On s’en va. La jeune fille se leva, à peine consciente de ce qui l’entourait. — Il y a une corde à nœuds sur ta gauche, dit Ehren. Utilise-la pour atteindre l’eau. Immerge-toi aussi discrètement que possible et regagne la rive. Je vous rejoins dans un moment. — Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Tavi. Son ami lui adressa un mince sourire. — Remettre ces lattes en place et les laisser se demander ce qui a bien pu se passer ici. — Bonne idée, fit Tavi. Bien joué. (Il se laissa glisser jusqu’à la corde, posa fermement les pieds sur un des nœuds et s’arrêta.) Ehren ? — Oui ? — Quelle heure est-il ? — Je ne sais pas trop. Mais la lune est en train de se coucher. Tavi sentit son sang se glacer et la chair de poule l’envahir. Il se laissa descendre le long de la corde en encourageant Kitaï à le suivre, tenaillé par l’envie de se dépêcher mais obligé de se mouvoir lentement, discrètement, tant qu’il n’était pas hors de portée des assassins du Haut Duc de Kalare. La lune était en train de se coucher. Les Canims étaient sur le point d’attaquer le Premier Duc. Chapitre 43 Postée à l’entrée de la grotte, Amara regarda fixement les Volés à la lumière croissante du soleil levant. — Pourquoi est-ce qu’ils n’avancent pas plus vite ? On dirait qu’ils espèrent nous pousser à sortir les massacrer avant qu’ils soient en position. — On devrait déjà être en train de le faire, grommela une voix derrière elle. — Giraldi, gronda Bernard. Vous ne devriez pas être debout sur cette jambe. Retournez avec le reste des blessés. Du coin de l’œil, Amara regarda le centurion s’approcher de l’entrée de la grotte en boitant fortement pour se poster à côté de Bernard, Doroga et elle. — Oui, monsieur. Tout de suite, monsieur, dit-il. Mais il trouva une place libre contre le mur, et s’y adossa, sans la moindre intention apparente de s’en aller, pour observer la ligne de bataille ennemie (si on pouvait employer ce terme). — Giraldi, fit Bernard d’un ton de mise en garde. — Si on s’en sort, comte, vous pourrez me rétrograder pour insubordination, si ça peut vous tranquilliser. — Bon, d’accord, céda Bernard en faisant la grimace. Il hocha la tête à contrecœur à l’adresse de Giraldi et se retourna pour surveiller l’ennemi. Cela faisait plusieurs minutes que les Volés se rassemblaient en une colonne d’une largeur à peu près équivalente à celle de l’entrée de la grotte. Ils n’avaient pas encore fini de se mettre en formation mais les premiers rangs, largement hors de portée même pour Bernard et ses Chevaliers Flora, étaient constitués des hommes les plus grands, les plus jeunes et les plus forts parmi les fermiers et les soldats que les vordes avaient capturés. La reine se contentait de rester accroupie à leur tête, complètement immobile et d’une informité troublante dans sa cape sombre. — On dirait qu’ils ont opté pour la méthode rapide et sanglante, dit Giraldi. Former une colonne et nous engorger avec. — Les Volés sont très forts, fit remarquer Doroga. Même les Aléréens. Et nous sommes en sous-nombre. — Nous allons prendre position à trois mètres de l’entrée du tunnel, dit Bernard. Cela nous permettra de maintenir nos fronts à égalité et de réduire l’avantage du nombre. (Du talon, il traça une ligne sur le sol terreux.) Nous allons former le mur de boucliers ici, de ce côté du tunnel, et laisser l’autre côté à Marcheur et Doroga. — Ça fait trois boucliers de largeur, on dirait, grommela Giraldi. Bernard acquiesça. — Épées au premier rang. Lances aux deuxième et troisième. (D’un signe de tête, il indiqua une saillie légèrement surélevée le long d’un des murs, qui avait été utilisée pour disposer des paillasses.) Je serai là avec les archers pour tirer dès que nous en aurons l’occasion. Nous n’avons pas beaucoup de flèches, cela dit, donc nous devrons faire attention. Et vous aurez nos Chevaliers Terra au sol devant nous, prêts à aider soit Doroga, soit les légionnaires s’ils ont besoin qu’on les relève un moment. Giraldi acquiesça. — Neuf hommes à la fois sur la ligne de front. Je suggère six escouades, comte. Chacune combattra dix minutes par heure. Cela leur permettra de se reposer autant que faire se peut et de tenir plus longtemps. — Doroga, demanda Bernard, tu es sûr que Marcheur et toi n’aurez pas besoin de vous reposer ? — Marcheur ne peut pas reculer beaucoup plus que ça dans le tunnel, répondit le Marat. Accordez-nous quelques minutes pour respirer de temps en temps. C’est le maximum qu’on peut demander. Bernard hocha la tête. — Il va falloir réfléchir aux charmes qu’on veut utiliser, Giraldi. Brutus est toujours occupé à nous dissimuler aux perceptions de la montagne. Qu’est-ce que vos hommes ont qui n’est pas sur la liste officielle ? — Ils ont tous un peu de ferrofèvrerie en eux, monsieur, répondit le centurion. L’un d’eux se débrouille pas mal en ignifèvrerie. Il a été apprenti dans une poterie pendant un temps, et c’était lui qui s’occupait des feux là-bas. Je ne dis pas qu’il est capable d’invoquer un incendie, mais si on prépare une tranchée remplie de combustible et qu’on allume un petit feu, il pourrait peut-être en faire une barrière pendant quelque temps. J’ai aussi deux hommes qui ont assez d’aérofèvrerie pour soulever des nuages de fumée et de poussière. Ils pourront probablement aider la comtesse si elle a envie de tenter de lancer une autre tempête. On a un homme qui s’y connaît assez en aquafèvrerie pour être un sacré bon joueur de poker et, d’après lui, il y a un cours d’eau au fond de la grotte qu’il pourrait peut-être appeler si on vient à manquer d’eau. Et enfin, j’ai un homme qui avait toujours son mot à dire lorsqu’il s’est engagé, et il s’est retrouvé à creuser la plupart des fosses d’aisances pendant trois bonnes années. Bernard retint un petit rire. — Il a appris à tenir sa langue ? — Non. Il a développé assez de puissance en terrafèvrerie pour ne plus avoir à souffrir des conséquences. Avec votre permission, j’aimerais qu’il m’aide à préparer une position de repli plus à l’intérieur de la grotte. Une tranchée, une redoute, rien de bien compliqué. S’il se trouve qu’on en a besoin, ça ne sauvera personne, mais ça pourrait leur faire payer plus cher notre mort. — Bien. Allez-y, faites… — Non, intervint Amara. (Tous s’arrêtèrent pour la regarder d’un air interloqué, et elle chercha désespérément ses mots pour formuler sa pensée.) Pas de furifèvrerie externe, finit-elle par dire. Nous ne pouvons pas prendre ce risque. — Pourquoi ça ? — Parce que je crois que c’est ce qu’ils attendent. Rappelez-vous que les Volés ont effectivement utilisé des charmes furiesques, mais seulement quand nous l’avons fait nous-mêmes. Quand nous avons mis les énergies en branle. — Oui, répondit Bernard. Et alors ? — Alors, et s’ils avaient attendu seulement parce qu’ils ne pouvaient pas engager un charme ? Nous savons tous combien la confiance en soi et la personnalité sont importantes pour se faire obéir des furies. Ces Volés ont peut-être le corps d’Aléréens, mais ils n’en sont pas. Et s’ils ne pouvaient utiliser leurs talents de furifèvres qu’une fois que quelqu’un d’autre a mis en branle assez de furies ? Bernard fronça les sourcils. — Giraldi ? — Ça me paraît un peu léger, répondit le centurion. Sans vouloir vous offenser, comtesse. J’aimerais vous croire, mais il n’y a rien pour prouver votre hypothèse. — Bien sûr que si, rétorqua Amara. S’ils pouvaient se servir de furifèvrerie, pourquoi ne l’ont-ils pas déjà fait ? Un charme de vent ou de feu aurait pu aspirer ou brûler notre oxygène et nous laisser tous inconscients. Un florifèvre aurait pu faire pousser les racines des arbres qui surmontent cette grotte et nous suffoquer avec la poussière ainsi dégagée, et un terrafèvre aurait pu faire pareil ou pire. Un aquafèvre aurait pu nous inonder grâce à ce cours d’eau dont votre légionnaire a senti la présence, Giraldi. Nous savons que les vordes ont une contrainte temporelle : elles veulent nous achever et disparaître avant que les légions arrivent. Alors pourquoi les Volés n’ont-ils pas fait usage de furifèvrerie pour mener les choses à une rapide conclusion ? — Parce que pour une raison ou une autre, ils en sont incapables, répondit Bernard en hochant la tête. Cela explique pourquoi ils ne sont pas passés à l’attaque hier soir. Ils voulaient nous attirer dehors dans l’espoir que nous fassions appel à nos techniques militaires furiesques pour les attaquer. D’autant plus qu’ils croient que nous avons encore un ignifèvre puissant avec nous. Un tel nombre de fermiers Volés – et peut-être même un ou deux Chevaliers, maintenant – pourraient retourner toute cette énergie contre nous et nous achever en quelques minutes. Giraldi poussa un grognement. — Cela expliquerait aussi pourquoi ils se mettent en formation si lentement, et sans chercher à se cacher. Par les Corbeaux ! Si c’était moi qui dirigeais les opérations et que nous avions effectivement un ignifèvre, je les attaquerais maintenant, avant qu’ils soient prêts. En espérant les éliminer tous d’un seul coup. — Exactement, fit Amara. Ces vordes sont des ennemies intelligentes, messieurs. Si nous continuons à réagir de façon aussi prévisible, cela nous vaudra d’être tués. Dehors, le ciel s’illumina d’un bref éclat argenté, et un grondement de tonnerre se fit entendre en provenance du pic menaçant au-dessus de la grotte. Tout le monde s’arrêta de parler pour lever le nez, et Amara fit quelques pas à l’extérieur pour envoyer Cirrus inspecter l’air et les vents. — C’est une tempête furiesque, rapporta-t-elle à ses compagnons quelques instants plus tard. Le ciel se couvre à une vitesse terrible. — Garados et Thana, fit Bernard. Ça ne leur a jamais plu que des fermiers se déplacent dans leur vallée. — La grotte devrait nous protéger des harpies, estima Amara. Non ? — Oui, répondit Bernard. Si on tient jusque-là. Même Thana ne peut pas créer une tempête aussi vite. — Est-ce que les harpies vont s’attaquer aux vordes ? — Elles n’ont jamais embêté mon peuple, intervint Doroga. Mais c’est peut-être seulement qu’elles ont bon goût. — Giraldi, reprit Bernard, occupez-vous d’organiser les équipes de combat, et que les deux premières prennent position. Faites affleurer ce cours d’eau et creuser cette tranchée immédiatement. — Mais…, protesta Amara. — Non, comtesse. Nos hommes vont avoir besoin d’eau s’ils se battent. Alors on s’en occupe maintenant, avant que les Volés soient trop près, et pendant qu’on y est, on creuse ces fortifications de dernier recours. Allez, centurion. — Bien, monsieur, répondit Giraldi en retournant d’un pas claudiquant vers l’intérieur de la grotte. — Amara, reprit Bernard. Mets nos Chevaliers en position près de cette saillie, et rassembles-y tous les récipients à eau que tu peux trouver pour nos combattants. — Oui, Votre Excel… (La jeune femme s’interrompit, pencha la tête et sourit.) Oui, mon époux. Le visage de Bernard s’éclaira d’un sourire farouche, et ses yeux étincelèrent. — Doroga, dit-il. Le chef marat s’installa par terre entre les pattes avant de Marcheur. — Je reste assis ici en attendant que tes gens forment les rangs pour que nous puissions combattre. — Garde un œil sur la reine. Assure-toi qu’elle ne passe pas sa cape à un des Volés pour l’utiliser comme leurre. Appelle-moi si elle arrive à portée de flèche. — Si je veux, répondit Doroga d’un ton laconique. Bernard, pour un homme qui est le seul à avoir eu une femme cette nuit, tu es bien tendu. Amara laissa échapper un petit rire nerveux et sentit ses joues s’empourprer. Elle s’approcha de Bernard et se mit sur la pointe des pieds pour l’embrasser de nouveau. Il lui rendit son baiser, une main posée sur sa taille en un geste possessif. La jeune femme mit lentement fin à leur baiser, et scruta son regard. — Tu crois qu’on va pouvoir tenir ? demanda-t-elle. Bernard ouvrit la bouche pour lui répondre, puis s’interrompit. Il reprit à voix basse : — Un petit moment. Mais nous sommes en grande infériorité numérique, et nos ennemis ne craignent pas la mort. Nos hommes vont être blessés. Se fatiguer. Lances et épées vont se casser. Nous allons rapidement être à court de flèches. Et je ne suis pas si sûr que l’homme de Giraldi puisse nous obtenir de l’eau. En utilisant nos furies, nous aurions pu tenir plusieurs heures. Mais sans… Il haussa les épaules. Amara se mordit la lèvre. — Tu penses que nous devrions nous en servir, en définitive ? — Non. Tes arguments sont convaincants, Amara. Je pense que tu as repéré quelque chose qui nous avait échappé. Tu es une petite futée ; c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je t’aime. (Il lui sourit.) Je veux te donner quelque chose. — Quoi donc ? — C’est une vieille coutume de légionnaire, dit-il doucement en retirant l’épais anneau d’argent serti d’une pierre verte qu’il portait à la main droite. Tu sais que les légionnaires ne sont pas autorisés à se marier. — Mais que la plupart ont une femme. Bernard sourit et acquiesça. — Ceci est ma bague de service. Elle symbolise le temps que j’ai passé dans la Quatrième Légion de Riva. Lorsqu’un légionnaire a une épouse qu’il n’est pas censé avoir, il lui donne sa bague à garder. — Je ne pourrai jamais la porter, dit Amara avec un sourire. Elle n’est pas tout à fait assez large pour mon poignet. Bernard hocha la tête et tira de sa poche une fine chaîne en argent. Il y enfila la bague et passa l’ensemble au cou d’Amara, refermant le fermoir avec une dextérité surprenante pour un homme aux mains aussi grandes. — C’est pourquoi un soldat passe sa bague sur une chaîne de cette façon. Ce n’est pas une alliance. Mais il sait ce que ça veut dire. Et sa femme aussi. Amara déglutit et cligna des yeux pour en chasser des larmes soudaines. — Je serai fière de la porter. — Et moi je suis fier de la voir à ton cou, répondit doucement Bernard. (Il serra les mains de la jeune femme dans les siennes et jeta un coup d’œil, derrière elle, à la fine bruine qui avait commencé à tomber.) Peut-être que cette pluie va leur saper le moral. Amara esquissa un sourire. — C’est vraiment dommage que nous n’ayons pas, mettons, une trentaine de Chevaliers Aeris. Avec un tel nombre, j’aurais peut-être pu faire quelque chose de cette tempête. — Trente ou quarante terrafèvres et ignifèvres supplémentaires n’auraient pas été de refus, non plus, répliqua Bernard. Oh, et peut-être une demi-légion pour les soutenir. (Son sourire s’effaça et son regard se durcit tandis qu’il observait l’armée vorde.) On ferait mieux de s’activer. Ils seront bientôt là. Amara lui rendit brièvement son étreinte puis se hâta vers le fond de la grotte pour rassembler leurs Chevaliers, tandis qu’autour d’elle les légionnaires vétérans, déjà en armes et armure, commençaient à se lever, le visage fermé, pour former les rangs avec une détermination tranquille et assurée. Giraldi passa à côté d’elle en boitillant, se servant d’un bouclier comme d’une béquille improvisée, pour donner des ordres à voix basse, resserrer une boucle ici, redresser un ceinturon là. Il fit s’aligner les légionnaires en décuries et ordonna à chaque file de former une escouade. Les hommes de la première escouade gagnèrent posément l’entrée de la grotte, tandis que les autres s’attroupaient derrière eux, prêts à s’avancer lorsque le besoin s’en ferait sentir. Amara rassembla les Chevaliers, fit monter les archers sur la saillie et positionna les quatre Chevaliers Terra restants devant eux, au sol. Les quatre hommes imposants étaient tous revêtus de leur pesante armure et portaient les armes monstrueusement lourdes que seule leur force accrue de terrafèvres leur permettait de manier. Lorsque ces hommes rencontreraient les rangs dépourvus d’armures des Volés, ce serait un pur carnage. Un nouveau roulement de tonnerre retentit, assez fort pour faire trembler la grotte, et, à sa suite, un mugissement sinistre s’éleva dans le ciel matinal, faisant courir des vagues de peur glacée sur l’échine d’Amara. La jeune femme sentit sa bouche devenir sèche, et elle se hissa sur la saillie pour mieux voir. Dehors, la file de Volés s’était mise en marche et avançait rapidement sur la grotte. C’était une vision à donner le frisson. Hommes, femmes et même enfants aux tuniques aléréennes ou aux uniformes de légionnaire sales, chiffonnés, déchirés, sans qu’ils aient fait le moindre effort pour y remédier. Ils regardaient fixement devant eux à travers la pluie, les yeux vides et le visage inexpressif, mais avançaient d’un pas si parfaitement synchrone que c’en était inhumain, et étaient tous munis d’une arme, même si celle-ci se réduisait parfois à un lourd morceau de bois. — Par les Grandes Furies ! murmura l’un des légionnaires. Regardez ça. — Des femmes, dit un autre. Des enfants. — Regardez leurs yeux, dit Amara, assez fort pour que tout le monde puisse l’entendre. Ils ne sont plus humains. Et tous vous tueront si vous leur en laissez l’occasion. Ceci est la bataille de votre vie, messieurs, ne vous y trompez pas. La reine marcha à côté du rang de tête jusqu’à ce qu’ils arrivent à portée de tir, puis se replia le long de l’extrémité opposée de la colonne, hors de vue. De derrière la file de Volés s’éleva de nouveau le gémissement sinistre qu’ils avaient entendu, et Marcheur se releva en se secouant et en faisant jouer ses griffes pour y répondre de son propre mugissement de guerre tonitruant. Bernard revint du fond de la grotte et sauta sur la saillie, son grand arc à la main. — Messieurs, vous serez ravis d’apprendre que nous avons toute l’eau qu’il nous faut, avec les compliments de Rufus Marcus. Et elle a presque un goût normal. Un discret éclat de rire parcourut les rangs de légionnaires, et deux ou trois d’entre eux lancèrent : — Bien joué, Rufus ! Dehors, la colonne de Volés au regard vide se rapprochait toujours, marchant d’un pas rapide et ferme malgré la pluie. — On y est presque, dit Bernard. Premier rang, tenez fermement vos boucliers, faites attention à votre jeu d’épée, et laissez les lanciers participer. Deuxième rang, si un homme est touché, ne le tirez pas en arrière. C’est au troisième rang de le faire. Prenez sa place dans le mur de boucliers. Le martèlement régulier de centaines de pieds frappant le sol à l’unisson devint plus fort, et Amara sentit son pouls s’accélérer de nouveau. — Tenez-les à distance si vous le pouvez ! ordonna Bernard par-dessus le vacarme. Ils vont tous être plus forts qu’ils en ont l’air ! Et, par les Grandes Furies, faites attention à ne pas toucher les auxiliaires alliés par mégarde. — Il n’y a que toi et moi, dit Doroga à Marcheur. Mais ils nous appellent des auxiliaires alliés. Le gargante eut un reniflement moqueur. Un nouvel éclat de rire parcourut les rangs de légionnaires. Le martèlement se fit encore plus fort. Soudain, des centaines, si ce n’étaient des milliers de corbeaux apparurent au-dessus du sommet de la colline en face de la grotte, en une énorme nuée criarde. — Les corbeaux, soufflèrent plusieurs voix, y compris celle d’Amara. Les sombres volatiles savaient toujours lorsqu’un massacre se préparait. Les corbeaux croassèrent. Le tonnerre gronda. Le martèlement des pas fit trembler le sol. Doroga et Marcheur rugirent de concert. Les Aléréens se joignirent à eux. Puis les premiers des Volés brandirent leurs armes, entrèrent dans la grotte et se jetèrent sur le mur de boucliers et de froides lames aléréennes. Chapitre 44 Tavi avait déjà fait tellement de folies en une soirée qu’il décida que voler trois chevaux n’allait pas changer grand-chose aux ennuis qu’il aurait lorsque l’attention des autorités finirait par se porter sur lui. Il trouva un marchand de chevaux aux écuries pleines de montures venues des quatre coins du pays, certaines d’aussi loin qu’Aquitaine ou Placida. Leur premier pas sur la propriété leur révéla la présence hostile d’une furie de terre, et Ehren prévint ses compagnons qu’une furie de l’air montait la garde autour de l’écurie. Tavi et Kitaï, non sans une certaine satisfaction arrogante, utilisèrent les méthodes de cette dernière pour s’introduire dans le bâtiment comme ils l’avaient fait dans la prison. Quelques instants plus tard, ayant contourné les furies, forcé les serrures et fait sortir montures et harnachements de la calme pénombre des stalles, les deux jeunes gens ressortirent à cheval, traînant derrière eux une troisième monture pour Ehren, qui sauta en selle dès qu’ils sortirent de la propriété. Ils se trouvaient déjà à plusieurs dizaines de mètres de distance lorsque les lampes-furies de l’écurie cambriolée se mirent à clignoter, et le propriétaire eut beau essayer de crier haro sur eux, ses efforts se perdirent au milieu du joyeux désordre général des festivités du Printemps. — Tu m’as bien compris, Ehren ? demanda Tavi d’un ton ferme. (Maintenant leurs chevaux au petit galop ou au moins à un trot soutenu, les trois jeunes gens traversaient la ville par le chemin le plus court pour gagner la Citadelle.) Il faut que tu lui répètes exactement ce que je viens de te dire, c’est important. — C’est bon, j’ai retenu. Mais pourquoi ? Pourquoi aller la voir, elle ? — Parce que les ennemis de mes ennemis sont mes amis. — J’espère que c’est vrai, répliqua Ehren. (Il avait pour le moment réussi à rester en selle, ce qui, étant donné sa blessure à la jambe, n’était pas un mince exploit. Le galop semblait lui faciliter la tâche, mais le trot saccadé qu’ils étaient obligés d’adopter la plupart du temps devait lui faire souffrir le martyre.) Je vais me débrouiller. Je vous ralentis. Partez en avant. Tavi le regarda d’un air surpris. — Tu ne veux pas savoir ce qu’on fait ? — Tu es en mission pour le Premier Duc, manifestement. Je suis studieux, Tavi, mais pas aveugle. Il est évident qu’il te garde à portée de main depuis le début du festival. (Le petit scribe pâlit et s’agrippa à sa selle.) Écoute, vas-y. Tu me raconteras plus tard. (Il esquissa un sourire.) Si on te le permet. Tavi s’arrêta juste le temps de se pencher sur sa selle pour tendre la main à son ami. Ils échangèrent une solide poignée de main et Tavi se rendit compte que la poigne d’Ehren, si elle n’avait pas la force écrasante de celle de Max, valait bien la sienne. Il n’était pas le seul à avoir retenu sa force en présence d’autres Curseurs. Ehren les quitta au croisement de la rue des Jardins, et Tavi et Kitaï lancèrent leurs montures au galop. Tavi serra les dents en songeant à l’imprudence d’une telle vitesse, mais dut se contenter d’espérer que personne ne serait trop absorbé par les festivités (ou n’aurait trop absorbé lui-même) pour s’écarter de leur chemin. Kitaï ne communiquait que par monosyllabes et gestes brefs, et ce depuis qu’elle avait quitté l’entrepôt. Elle paraissait assez éveillée, mais suivait Tavi sans dire un mot, et à un moment, le jeune homme la surprit en train de regarder fixement ses mains d’un œil épuisé. Ils arrivèrent enfin aux portes de la Citadelle, auxquelles menait un long chemin bordé de chaque côté par d’imposants murs de pierre du haut desquels pouvaient s’abattre toutes sortes de calamités sur une armée d’envahisseurs, comme si la moindre force hostile aurait pu ne serait-ce qu’approcher des portes de la capitale du royaume. Tous les quelques pas se dressaient de part et d’autre du chemin d’énormes statues de pierre morne. Elles représentaient d’étranges créatures à moitié humaines que les écrits les plus anciens appelaient des « sphinx », même si rien de tel n’avait jamais été vu en Aléra, et que les historiens y voyaient une espèce disparue, voire un pur canular. Mais chacune d’elles constituait un danger très réel pour les ennemis du royaume, car elles faisaient partie de la véritable légion de furies de terre, rattachées à des statues dans toute la Citadelle, qui répondaient aux ordres directs du Premier Duc lui-même. Une seule de ces gargouilles, disait-on, pouvait massacrer une centurie entière de fantassins aléréens avant d’être abattue ; et la Citadelle en comptait des centaines. Bien sûr, il n’y aurait rien à abattre sans un Premier Duc pour les délivrer de leur immobilité. En grinçant des dents, Tavi serra la bride de son cheval pour le ramener au petit trot, et Kitaï l’imita. — Pourquoi est-ce qu’on ralentit ? murmura la jeune fille. — On arrive aux abords du portail, lui répondit Tavi. Si on arrive au triple galop dans le noir, les gardes et les furies risquent d’essayer de nous arrêter. Tu ferais mieux de remettre ton capuchon. J’ai les mots de passe pour qu’on nous laisse entrer dans la Citadelle, mais pas s’ils te voient. — Pourquoi est-ce qu’on ne passe pas par les tunnels ? — Parce que les vordes y grouillent. Et, pour autant qu’on sache, les hommes de Kalarus continuent peut-être à y monter la garde. Ils surveilleraient les intersections principales, et si on voulait les contourner, ça nous prendrait des heures. Kitaï releva son capuchon. — On ne peut pas tout simplement expliquer aux gardes ce qui se passe ? — Je n’ose pas. L’ennemi surveille peut-être le palais. Si j’essaie de donner l’alarme dès maintenant, je risque de perdre un temps précieux à les convaincre, et ils ne me laisseront certainement pas partir prévenir le Premier Duc avant que tout soit tiré au clair. Or, une fois l’alarme donnée, l’ennemi se dépêchera d’attaquer, et le Premier Duc ne sera toujours pas averti. — Et il y a un risque qu’ils ne te croient pas, enchérit Kitaï d’un ton désapprobateur. Toute cette notion de mensonge chez ton peuple complique bien plus les choses qu’il est nécessaire. — Tu n’as pas tort, répondit Tavi. Ils continuèrent ainsi, l’haleine de leurs chevaux dégageant des nuages de vapeur dans l’air nocturne et leurs sabots ferrés d’acier cliquetant sur les pavés, jusqu’à ce qu’ils arrivent à hauteur des portes de la Citadelle. Un centurion de garde leur cria une sommation depuis le haut du rempart. — Qui va là ? — Tavi Patronus Gaius, et une compagne, répondit Tavi. Nous devons entrer immédiatement. — Je suis désolé, mon garçon, mais tu vas devoir attendre le matin comme tout le monde. Le portail est fermé. — L’hiver est fini, déclara Tavi. Répondez. Il y eut une seconde de silence interloqué. — L’hiver est fini, répéta Tavi d’un ton plus sec. Répondez. — Même l’été meurt, répondit le centurion. Corbeaux et Charognes, gamin ! Il éleva la voix pour hurler docilement : — Ouvrez le portail ! Allez, allez ! Osus, lève tes fesses de ta chaise et envoie tes furies prévenir les autres postes de garde de l’arrivée d’un messager ! Les majestueuses portes en fer s’ouvrirent avec un léger grincement métallique et Tavi talonna son cheval pour passer le portail au galop et entrer dans la ville-au-cœur-de-la-ville que constituait la Citadelle. Deux niveaux supplémentaires étaient composés de logements réservés à la Garde Royale et à la Légion Royale, la nombreuse équipe de support nécessaire pour que les choses se passent sans heurts au palais, à la Chambre du Sénat et à celle des Ducs. La route se déroulait en ligne droite jusqu’au pied d’un nouveau soubassement, qu’elle escaladait par une rampe en zigzags pour redevenir droite au niveau supérieur, où se trouvaient le Sénat, la Chambre des Ducs et l’Académie. Tavi passa devant tous ces bâtiments pour atteindre l’ultime rampe fortifiée. Les gardes postés au pied comme au sommet de celle-ci leur firent signe de passer sans les arrêter, et Tavi ne ralentit brusquement son cheval qu’en arrivant devant les portes du palais, qui s’ouvrirent au moment même où il mettait pied à terre. Kitaï en fit autant. Plusieurs gardes s’avancèrent, et deux d’entre eux prirent les rênes des chevaux tandis que le centurion de garde saluait Tavi d’un bref hochement de tête ; mais son regard était clairement suspicieux. — Bonsoir. Je viens juste d’être informé par les gardes aux portes de la Citadelle qu’un Curseur arrivait, apportant la nouvelle d’un danger menaçant le royaume. — L’hiver est fini. Répondez, dit Tavi. — Oui, oui, je sais, répondit le centurion en se renfrognant. Tu te sers des mots de passe personnels du Premier Duc. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que tu t’imagines être en train de faire, Tavi. Et qui c’est, ça ? ajouta-t-il en regardant Kitaï. Il fit un petit geste du poignet et un léger souffle de vent repoussa le capuchon du visage de la jeune fille, révélant ses yeux en amande et ses cheveux pâles. — Par les Corbeaux ! s’exclama sèchement un des gardes, et une demi-douzaine d’épées sortirent de leur fourreau dans un raclement d’acier. En un clin d’œil, Tavi fut encerclé de lames étincelantes et de soldats en garde, prêts à s’en servir. Il sentit Kitaï se raidir derrière lui et porter la main au couteau accroché à sa ceinture. — Lâche ton arme ! aboya le centurion. Les gardes étaient frémissants, à deux doigts d’attaquer, et Tavi sut qu’il n’avait que quelques secondes pour trouver un moyen de les arrêter avant qu’il soit trop tard. — Cessez immédiatement ! s’écria-t-il d’une voix éclatante. À moins que vous préfériez expliquer au Premier Duc pourquoi ses gardes ont assassiné l’Ambassadrice marate. Tout le monde se figea. Puis le centurion leva lentement la main gauche, les doigts écartés, et les gardes quittèrent leur position de combat, sans toutefois rengainer leur arme. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda le centurion. Tavi prit une grande inspiration pour garder un ton ferme. — Messieurs, je vous présente l’Ambassadrice Kitaï Patronus Calderon, fille de Doroga, chef du clan des Sabot-ha, souverain des Marats. Elle vient seulement d’arriver dans la capitale, et mes ordres sont de l’escorter à l’intérieur immédiatement. — Je n’ai rien entendu à ce sujet, répliqua le centurion. Une femme Ambassadeur ? — Centurion, je vous ai donné mon mot de passe et je vous en ai déjà dit plus que j’aurais dû. Laissez-nous passer. — Pourquoi es-tu si pressé ? — Écoutez-moi, répondit Tavi en baissant la voix. Le chancelier de l’Ambassadeur Varg a passé les six derniers mois à faire entrer clandestinement des guerriers canims dans les Souterrains. À l’heure où je vous parle, au moins vingt d’entre eux sont sur le point d’aller tuer le Premier Duc dans sa salle de méditation. Le centurion le regarda, bouche bée. — Quoi ? — Il y a peut-être un espion à l’intérieur du palais, alors je veux que vous rassembliez tous vos soldats aussi discrètement que possible et que vous gagniez la salle de méditation. Le centurion secoua la tête. — Tavi, tu n’es qu’un page. Je ne pense pas que… — Ne pensez pas ! l’interrompit sèchement Tavi. Ne posez pas de questions. Le temps manque pour l’un comme pour l’autre. Si vous voulez que le Premier Duc s’en sorte vivant, contentez-vous de faire ce que je dis. L’homme le dévisagea, manifestement choqué par son ton d’autorité. Mais Tavi n’avait pas davantage de temps à perdre avec lui. Les gardes en poste dans les escaliers devaient immédiatement être alertés, et ils se trouvaient trop loin à l’intérieur de la montagne pour qu’un charme de vent puisse leur faire parvenir la nouvelle. Tavi fit volte-face et partit au pas de course dans le palais, en criant par-dessus son épaule. — Faites-le ! Vite ! Il monta le long escalier de marbre qui menait en pente douce à l’intérieur du palais, entra dans une salle de réception couronnée d’une rotonde de la taille d’une petite montagne, tourna à droite et fila comme le vent le long des couloirs mal éclairés. Il eut l’impression de mettre une éternité à atteindre l’escalier, et il était terrifié à l’idée d’arriver trop tard. Il ouvrit la porte du premier poste de garde à la volée, le cœur battant. Quatre gardes assis à une table de jeu se levèrent d’un bond, renversant celle-ci et faisant voler pièces et cartes en dégainant leurs épées. Deux autres hommes, l’un occupé à affûter sa lame et l’autre à raccommoder une tunique déchirée, se levèrent tout aussi vite, l’arme au poing. Une porte s’ouvrit et le centurion Bartos sortit des cabinets, son épée dans une main et retenant son pantalon de l’autre. Il dévisagea Tavi avec stupeur un moment, puis son visage s’assombrit d’une rage furieuse. — Tavi ! gronda-t-il. Qu’est-ce qui te prend ? (Il tourna les yeux et aperçut Kitaï.) Une Marate ? ! Ici ? ! Non mais tu as perdu la tête ? — L’hiver est fini. Répondez. Non, attendez, pas la peine, pas le temps. Centurion, il y a plus de vingt Canims qui arrivent ici au moment où je vous parle. Ils viennent tuer Gaius. Il avait à peine fini sa phrase qu’un hurlement de douleur et de terreur atroce résonna dans le couloir derrière lui. Son cœur bondit dans sa poitrine et il fit volte-face, les yeux écarquillés, en dégainant instinctivement son couteau. — C’était pas Joris, ça ? murmura un des gardes. Ça ressemblait à Joris. Un autre cri, cette fois plus proche, plus fort, retentit jusqu’à eux, suivi de supplications incompréhensibles bredouillées d’une voix perçante, qui se turent brusquement. Puis, arrivant du Couloir Sombre, une silhouette gigantesque et maigre apparut avec une grâce de fauve. Le Canim se laissa tomber à quatre pattes, le museau presque complètement caché sous son capuchon profond. Son nez, ses babines et ses crocs dégoulinaient de sang. Il était couvert de taches rouges et sa lame d’acier écarlate avait un miroitement humide. Il resta immobile un instant, puis un deuxième Canim le rejoignit. Et un troisième. Et un quatrième. Ils s’avancèrent, plus rapidement que leur démarche nonchalante le laissait paraître, et le couloir se remplit de guerriers canims silencieux. Les sonnettes d’alarme de la Garde Royale se mirent à retentir, un peu tard, dans toute la Citadelle. Bartos resta immobile à côté de Tavi une seconde, les yeux écarquillés de stupeur. — Grandes Furies miséricordieuses, souffla-t-il. Puis il tourna vivement la tête et hurla : — Boucliers ! Préparez-vous au combat ! Tavi empoigna vivement la porte en fer et la referma à la volée, puis repoussa brutalement les trois lourds verrous qui la condamnaient. Les gardes enfilèrent à la hâte leur heaume, leur bouclier, et dégagèrent à coups de pied un espace autour de la porte pour pouvoir combattre. Tavi et Kitaï reculèrent vers l’extrémité opposée de la pièce, où l’escalier reprenait sa descente. — Tavi, ordonna sèchement Bartos, descends au prochain poste de garde et dis-leur de venir nous rejoindre. Ensuite, va prévenir le Premier Duc. Cette porte devrait tenir jusqu’à ce qu’il soit là, puis on le fera sortir de… Il y eut un bruit semblable à un claquement de tonnerre, un hurlement métallique de lourds verrous et de gonds qui se tordaient et cédaient, et la lourde porte en fer s’écrasa presque à plat sur le sol en pierre. Elle broya le centurion Bartos sous son poids. Une gerbe de sang arrosa toute la pièce, et s’abattit sur Tavi comme une rafale de pluie tiède. Le métal des verrous et des gonds rougeoyait, brûlants, à l’endroit où ils avaient été arrachés. Le Canim de tête, celui qui avait la gueule ensanglantée, et dont une des mains velues était désormais réduite en une bouillie enflée, marcha sur la porte avec une grâce meurtrière et s’attaqua au garde le plus proche. Celui-ci et ses compagnons n’avaient pas hésité plus d’une seconde, mais cela avait laissé le temps à un deuxième Canim de passer la porte. Les gardes formèrent une ligne face à eux, brandissant leurs boucliers, plus petits que ceux des légionnaires réguliers, et leurs épées étincelantes. Un des gardes frappa le Canim le plus proche d’un geste voilé par la vitesse que lui prêtait sa furie. Son épée s’enfonça avec succès dans le ventre de son adversaire, mais celui-ci ne parut même pas s’en rendre compte, et sa riposte faillit décapiter le soldat avant que ce dernier ait eu le temps de retirer sa lame et de soulever son bouclier. Un second garde arrêta de son bouclier un coup qui s’abattait sur lui, et seule sa force de terrafèvre lui permit de ne pas être écrasé par la violence de l’attaque ; puis, d’un grand mouvement circulaire de son glaive vers le haut, il trancha le bras armé du Canim à quelques centimètres du poignet, envoyant main et épée voler en tournoyant à travers les airs. Le Canim n’eut même pas un battement de paupières. Il se contenta d’écraser son moignon sur le bouclier du garde, avec une telle force que celui-ci dérapa en arrière sur le sol, puis il se jeta sur lui en faisant claquer sa mâchoire. Le garde tomba à terre, essayant désespérément d’interposer son bouclier entre sa gorge et les crocs du Canim. Kitaï dégaina son couteau et le lança dans un même geste avec une telle rapidité que Tavi vit à peine son bras bouger. La lame tournoya dans les airs et s’enfonça dans l’œil gauche du Canim. Celui-ci se convulsa sous l’effet d’un réflexe spasmodique, voire sous celui de la douleur, et le soldat voisin de l’homme tombé à terre en profita pour abattre son épée en un geste circulaire sur le cou du Canim, lui décollant nettement la tête des épaules. Mais d’autre Canims continuaient à pousser pour entrer dans la pièce, forçant les gardes à reculer. Or, chaque pas en arrière laissait plus de place aux créatures pour se battre, et il y en avait dorénavant trois qui bataillaient avec les gardes au lieu de deux. Tavi se rendit compte, au vu de l’inégalité en nombres et en pure puissance, que les gardes ne pourraient pas tenir très longtemps. — Vas-y ! hurla un des gardes. Va prévenir le Premier Duc ! Tavi hocha la tête, le cœur battant la chamade, et se retourna pour descendre le long escalier quatre à quatre, plus vite qu’il l’avait jamais fait dans sa vie, suivi de près par Kitaï. Chapitre 45 Les clameurs des combattants les accompagnèrent dans l’escalier, hurlements de défi furieux mêlés de cris de souffrance et de tintements de lames qui se croisaient. Juste au moment où il atteignait le deuxième poste de garde, Tavi faillit renverser un garde qui montait les marches, le visage soucieux. — Tavi, dit l’homme, qu’est-ce qui se passe là-haut ? — Des Canims, répondit Tavi en haletant. Ils en ont après le Premier Duc. — Par les Corbeaux ! Bartos les retient ? — Il est mort, répondit Tavi d’un ton sec et plein d’amertume. Ils sont mal en point là-haut, mais l’alarme a été donnée. S’ils tiennent le choc, ils peuvent retenir les Canims dans le couloir jusqu’à l’arrivée des renforts, mais si les Canims réussissent à atteindre l’escalier… Le garde acquiesça et jeta un coup d’œil à Kitaï. — Elle est avec moi, dit précipitamment Tavi. L’homme hésita mais hocha brièvement la tête, repartit en direction de la seconde salle des gardes et donna sèchement une série d’ordres pour rameuter ses hommes et leur faire monter l’escalier. Tavi les laissa passer puis poursuivit sa descente. Lorsqu’il atteignit le bas des marches, les bruits du combat et l’alarme, de plus en plus faibles, s’estompèrent complètement. Il traversa l’antichambre au pas de course pour entrer dans la salle de méditation de Gaius. Le Premier Duc gisait toujours au même endroit, immobile, Ombre accroupi non loin de lui. Max était étendu sur son lit de camp, dans la position où Tavi l’avait laissé, plus inconscient qu’endormi. Lorsque Tavi passa la porte, Maestro Killian se redressa d’un bond plein de souplesse en serrant sa canne dans ses mains. Sire Miles, au bureau, se releva aussi, l’épée au poing. — Marate ! hurla le capitaine des gardes, et il se rua en avant, brandissant son arme. — Non ! s’écria Tavi. Kitaï esquiva l’estocade, arracha sa cape de ses épaules et la jeta d’un geste large, comme un filet, sur la tête de Miles. Celui-ci trancha le vêtement en deux avant qu’il retombe, mais, dans la seconde qu’il lui fallut pour le faire, Kitaï ressortit de la pièce et s’accroupit dans l’escalier, dans une pose féline, les yeux brillants et dénués de peur. Tavi se plaça entre le capitaine et la porte. — Elle n’est pas armée ! s’écria-t-il. Sire Miles, elle n’est pas notre ennemie ici. — Miles, intervint Killian d’un ton cinglant comme un coup de fouet. Retenez votre main. Le capitaine des gardes, les yeux haineux, se figea sans quitter Kitaï du regard. — Tavi, poursuivit Killian, je suppose que voici la personne qui t’a aidé à sortir Maximus de prison. — Oui, Maestro, répondit Tavi. Je vous présente Kitaï, fille du chef des Marats, Doroga. Et mon amie. Sans son aide ce soir, Max serait encore en prison, je serais mort, et nous n’avons pas le temps de discuter de tout cela. Le visage de Killian s’assombrit de colère, mais il se força, de façon presque visible, à rester calme et demanda : — Et pourquoi ça ? — Parce que vingt Canims sont en train de descendre l’escalier pour venir tuer le Premier Duc, répondit Tavi en essayant de ne pas laisser l’infime satisfaction vindicative qu’il ressentait se refléter dans son ton. L’alarme a été donnée, mais ils étaient déjà au premier poste de garde lorsque je suis descendu. Le centurion Bartos est mort, et je ne crois pas que les gardes vont pouvoir les retenir dans l’escalier très longtemps. Miles lâcha un juron sulfureux et se dirigea vers la porte. — Non, Miles, l’arrêta Killian. — Mes hommes sont en danger, gronda le capitaine. — Le Premier Duc aussi. Nous devons partir en groupe. Miles, vous allez prendre la tête. Tavi, réveille Max. Il viendra en deuxième. Puis, Ombre et toi, installez Gaius sur le lit de camp de Max et montez-le. Tavi traversa la pièce sans attendre que Killian ait fini de parler et se contenta de soulever un des bords du lit de camp pour faire tomber Max par terre. Le grand jeune homme toucha le sol avec un grognement et se réveilla en battant des bras et des jambes. — Oh, dit-il. C’est toi. — Max, lève-toi, répondit calmement Tavi. Trouve une épée. Il y a des guerriers canims qui descendent l’escalier. Il attrapa le lit de camp et le traîna jusqu’au lit. Ombre se redressa, souleva Gaius sans effort apparent pour le déposer sur la civière improvisée, et enveloppa le vieil homme de couvertures. Tavi jeta un coup d’œil à l’esclave et vit qu’il avait son épée à la ceinture, même si elle était en grande partie cachée par un pan de sa longue surtunique en haillons. Max se releva en s’aidant de ses mains, renfila sa chemise et marmonna : — Où est-ce que je vais trouver une épée ? — Dans l’antichambre, intervint Killian. Dernier tiroir du cabinet à alcools. C’est celle de Gaius. Max s’arrêta et dit : — Si vous m’accordez une minute, je peux reprendre mon déguisement. Ça pourrait… Je veux dire, si c’est après Gaius qu’ils en ont et qu’ils croient l’avoir eu… Il ne termina pas sa phrase. Killian garda un visage de marbre. Il hocha la tête. — Fais-le. — Bien, répondit Max. Il échangea avec Tavi un regard où il ne put dissimuler sa peur, puis gagna l’antichambre d’un pas résolu. Tavi prit un moment pour enrouler un des draps du lit autour du Premier Duc inconscient et pour le nouer aussi serré que possible, de façon à retenir plus facilement le vieil homme sur sa civière, si celle-ci venait à se renverser. — On est prêts à le transporter, dit-il enfin, calmement. — Très bien, fit Killian. Maximus ? Tavi et Ombre soulevèrent le lit de camp et l’emportèrent hors de la salle de méditation. Il y eut un silence, un gémissement discret, puis Max, sous la forme de Gaius, apparut dans l’encadrement de la porte. Il tenait la longue et lourde épée du Premier Duc à la main, dégainée. — Prêt, répondit-il, mais sa voix était encore la sienne. Il fronça les sourcils, toussota une ou deux fois en se posant la main sur la gorge et répéta, cette fois avec la voix de Gaius : — Prêt. Je ne suis pas sûr de pouvoir utiliser beaucoup mes furies, Maestro. — Fais de ton mieux, répondit calmement Killian. Kitaï fit entendre un sifflement depuis l’escalier, les yeux posés sur les marches au-dessus d’elle. Sans vraiment penser à ce qu’il faisait, Tavi tira son couteau de sa ceinture et le lui lança à travers la pièce. La jeune Marate regarda du coin de l’œil l’arme arriver, l’empoigna fermement par le manche et se mit en position de combat, tout en continuant à surveiller l’escalier. Killian leva la tête une seconde plus tard et plissa ses yeux aveugles. — Tu as l’ouïe fine, jeune fille, murmura-t-il. Miles. Le capitaine se faufila dans l’escalier pour se placer quelques marches au-dessus de Kitaï et s’accroupit, l’épée au poing. Puis quelque chose tourna au coin de l’escalier et Miles se releva en brandissant son arme. Il y eut un éclair métallique, un tintement, et un cri de panique. Puis Miles gronda : — Prios, mon gars, c’est moi. Calme-toi. Il redescendit les marches en soutenant à moitié un garde blessé. Prios était un homme de taille et de carrure moyennes qui était plus connu pour sa vue perçante que pour son habileté à l’épée. Son bras droit pendait mollement, couvert de sang, et il avait perdu son casque. Une blessure superficielle à la tête lui collait les cheveux au crâne sur le côté gauche de la tête. Il portait son épée de la main gauche, et était pâle comme un linge. D’un geste furtif, Tavi tira une couverture pour cacher la majeure partie du visage de Gaius. Il y eut un moment de silence, puis Killian donna un petit coup de coude à Max. Celui-ci toussa de nouveau, et dit : — Au rapport, garde. Que se passe-t-il ? — Ils sont fous, répondit l’homme en haletant. Fous, Votre Grâce. Ils n’essaient même pas de se protéger. Ils n’ont rien à faire de blessures qui devraient pourtant les jeter au sol. C’est comme s’ils ne se souciaient pas de survivre. Max lui posa une main sur l’épaule. — Prios. J’ai besoin que vous me renseigniez sur la situation tactique. — O-Oui, Sire, répondit le garde. Les Canims nous ont repoussés hors de la première salle de garde, et certains y sont restés pour retenir les renforts. Il y en a encore au moins une dizaine de plus qui descendent. Je ne pouvais plus manier mon épée et Karl le Rouge, qui était l’officier supérieur, m’a ordonné de gagner le deuxième poste, de fermer toutes les portes à clé derrière moi et de venir vous faire mon rapport. Ce qui voulait dire, songea Tavi, que les gardes au-dessus d’eux venaient de se laisser enfermer avec les Canims, sacrifiant leur vie pour offrir quelques minutes supplémentaires au Premier Duc. Max prit une brusque inspiration et jeta un coup d’œil à Killian. — Ils ont perdu la bataille, donc. Et ils le savaient. — Sire, dit Miles, si nous pouvons atteindre le deuxième poste avant eux, cela nous donnera plus de chances de les retenir. Ils seront obligés de passer la porte un par un, et nous pourrons combattre en terrain plat plutôt que sur des marches. — Vous avez raison, répondit Max. Avancez. Miles inclina brièvement la tête et s’engagea dans l’escalier. Prios et Max le suivirent, puis Killian. En posant le pied sur la première marche, le Maestro s’arrêta et dit : — La Marate passe en dernier. Ombre jeta un coup d’œil à Tavi, puis suivit Killian dans l’escalier, portant son extrémité du lit de camp sans effort apparent. Tavi dut bander ses muscles avec un grognement en sentant le poids de son côté s’accentuer, mais il maintint la civière bien droite et cala son pas sur celui de l’esclave. Kitaï le suivit de près et chuchota : — Est-ce que les sorcelleries de vos guerriers ne peuvent pas les brûler, tout simplement ? Tavi répondit en grognant et en haletant, sans cesser de monter. — Ils ne peuvent pas prendre le risque dans des lieux aussi étroits. Un charme de feu consumerait presque tout l’air et rendrait le reste si chaud que ça nous dessécherait les poumons. Et on est si loin sous terre qu’un charme de terre pourrait tout faire s’écrouler sur nous et qu’un charme de vent serait trop faible pour être utile. On est obligés de se battre. — Silence ! gronda Miles. Tavi serra les dents et se concentra pour maintenir son extrémité de la civière bien droite et se déplacer sans à-coups. Au bout d’une centaine de marches, ses bras et ses épaules commencèrent à trembler et à le faire souffrir. Kitaï vint promptement se placer sur la même marche que lui en disant : — Laisse-moi prendre ce coin-là. Trop essoufflé pour protester, Tavi bougea sa main pour laisser la jeune fille porter la moitié de son fardeau, et ils poursuivirent leur ascension. — Halte ! ordonna Miles au-dessus d’eux, à voix basse. On arrive bientôt. Attendez ici. Tavi l’entendit faire un pas, puis plus rien. Un moment plus tard, le capitaine les appela : — La voie est libre jusqu’au deuxième poste. Les deux portes sont toujours debout. Dépêchez-vous. Ils reprirent leur route et débouchèrent dans la salle de garde. — Écartez-vous de la porte, conseilla Tavi à Miles. Ils ont fait tomber l’autre d’un coup lorsqu’ils l’ont enfoncée. C’est comme ça qu’ils ont tué le centurion Bartos. Miles le toisa du regard puis se posta à côté de la porte en fer, posa la main gauche dessus et ferma les yeux. Un bourdonnement lent et grave se fit entendre. Les paupières toujours closes, Miles fronça les sourcils. — Sire, je recommande que nous fassions tout notre possible pour renforcer ce métal avant que les Canims arrivent. — Bien entendu, répondit Max. Il alla se placer de l’autre côté de la porte et appuya sa propre main symétriquement par rapport à celle de Miles. Le bourdonnement se fit plus fort. — Ombre, dans ce coin, dit Tavi. Avec l’aide de l’esclave et de Kitaï, il emporta le Premier Duc dans le coin opposé de la pièce et posa délicatement le lit de camp par terre. Puis il traîna une lourde table devant et la renversa sur le côté pour créer une barricade de fortune. Ombre la contourna à la hâte pour aller s’accroupir derrière, le regard terne et hagard, et la bouche ouverte comme un demeuré. — Bien, approuva Killian. (Il souleva sa canne pour indiquer le râtelier d’armes accroché au mur.) Armez-vous. Kitaï s’en approcha et s’empara d’une paire de glaives et d’une pique à hampe courte. Elle jeta cette dernière à Tavi, qui l’attrapa au vol et en testa l’équilibre. Killian prit lui aussi une épée, gardant sa canne dans sa main gauche. Ils n’eurent pas la moindre mise en garde. Juste le fracas tonitruant d’un poing s’écrasant sur la porte et le hurlement du métal qui se tordait, alors qu’une section de la porte de la taille d’un jambon gardé pour la fête du Printemps se bombait soudain sous la force de l’impact. Deux autres bosses tout aussi énormes apparurent, mais les verrous de la porte tinrent bon. — On ne va pas réussir à tenir encore très longtemps, dit Miles, grognant sous l’effort. Ces torsions font chauffer le métal. D’autres bosses continuèrent à apparaître sur la porte, une toutes les quatre ou cinq secondes. Tavi posa sa pique, attrapa une cruche, la plongea dans le tonneau à eau posé contre le mur et jeta sans cérémonie le liquide froid sur la porte. Un nuage de vapeur s’éleva avec un sifflement. — Bien joué, gamin, dit Miles. Ça va peut-être nous donner un peu plus de temps. Tavi retourna en courant remplir sa cruche et la vida de nouveau sur la porte, avant de répéter le procédé. D’autres bosses continuaient à fleurir sur le panneau de métal, et celles qui l’ornaient déjà se bombèrent davantage sous les coups répétés, jusqu’à ce que le cadre de la porte lui-même se mette à se tordre en grinçant et finisse par ne plus correspondre à son encadrement. Alors qu’il aspergeait une fois de plus le métal chauffé au rouge, Tavi entraperçut un Canim en cape de l’autre côté. Soudain, une âcre odeur de brûlé emplit l’air, et Miles grinça des dents. — On ne peut plus tenir, dit-il. On va devoir lâcher la porte d’ici à trente secondes, et après ils seront là. Tenez-vous prêts. Tavi sentit son cœur bondir dans sa poitrine, et il lâcha la cruche pour reprendre sa pique. Ombre était accroupi derrière la table. Prios se tenait à plusieurs pas de la porte. Il avait mis son bras mutilé en écharpe et tenait maladroitement son glaive de la main gauche, prêt à se battre. Kitaï, l’air insouciant, fit virevolter l’épée dans sa main droite, puis celle dans sa main gauche, et se plaça à côté de Tavi, juste devant la table renversée. — Tu sais te servir de ça ? lui murmura Tavi. — Ça ne doit pas être bien difficile, si ? répliqua Kitaï. Tavi haussa un sourcil. — Hashat m’a montré, une fois, expliqua la Marate. — Oh. D’accord. Quand ça commencera, essaie de rester près de moi. Je veillerai sur toi. Kitaï rejeta la tête en arrière et éclata d’un grand rire argentin, une vague d’hilarité complètement incongrue qui résonna dans toute la pièce. Tous sauf Miles et Max se retournèrent pour la dévisager. — Tu vas me protéger. Comme c’est drôle, dit Kitaï en secouant la tête, d’une voix étranglée de rire. Vraiment très amusant, Aléréen. Tavi sentit le feu lui monter aux joues. — Bien, dit Miles à Max d’une voix crispée par l’effort. Au prochain coup, on recule, on laisse la porte tomber et on attaque le premier qui entre. — J’ai une meilleure idée, répondit Max d’un ton haletant. La porte s’ébranla sous un autre impact, et Miles cria : — Maintenant ! Et il retira sa main de la porte. Mais Max ne suivit pas son exemple. Il recula la main droite en serrant les dents, et la pierre autour de lui se mit soudain à trembler, sous l’effet d’une tension soudaine. Puis, avec un rugissement, il lança son poing en avant. La porte, que Miles et lui avaient cessé de rendre plus flexible et plus solide grâce à leurs furies, s’arracha de ses gonds dans un hurlement de métal fendu. Elle s’écrasa au sol d’un seul coup, comme elle l’avait fait sous les poings des Canims au premier poste de garde, et le Canim qui se trouvait derrière se retrouva broyé dessous. Il y eut une seconde de silence abasourdi, puis Miles bondit à l’attaque par-dessus la porte tombée en faisant tournoyer son glaive. Le jeu d’épée de Sire Miles était aussi différent de celui d’un simple garde que l’était un blaireau de son gigantesque cousin, le gargante. Sa lame traversa armure, chair et os avec une dédaigneuse facilité, brisa les sabres d’acier écarlate de deux Canims et aspergea les marches et les murs de leur sang. Les créatures n’eurent pas le temps de reprendre leur équilibre que Miles avait déjà repassé le seuil d’un saut agile pour regagner la salle de garde. Un des Canims l’y suivit mais Max était prêt, et l’épée du Premier Duc s’abattit sur la créature en un grand geste vertical, lui fendant pratiquement le torse en deux. Dégoulinant de sang, mourant, le Canim silencieux tourna la tête pour regarder son attaquant. Il écarquilla alors les yeux et un faible grognement gargouillé s’échappa de sa gueule. Il se jeta sur le jeune homme, qui portait toujours les traits de Gaius, l’aplatit contre le mur et l’attaqua à coups de crocs. Miles jeta un coup d’œil dans leur direction et entreprit de s’approcher, mais à cet instant un deuxième Canim passa le seuil, forçant le capitaine à engager le combat avec lui avant qu’il puisse entrer complètement dans la pièce et récupérer toute sa liberté de mouvement. Prios bondit en avant et abattit son glaive sur le Canim horriblement mutilé. Son attaque fut gauche mais puissante, et sa lame s’enfonça profondément dans la cuisse la plus proche de la créature, lui faisant perdre son sang encore plus rapidement. Le Canim ne parut même pas s’en rendre compte. Il aurait déjà dû mourir, mais la terrible volonté de la vorde refusait de se rendre simplement à la mort et insufflait au guerrier mutilé une férocité croissante à mesure que les coups pleuvaient sur lui. Max poussa un hurlement. — Max ! s’écria Tavi, et il se rua en avant. Il chargea le Canim par le flanc gauche et planta sa pique entre les côtes de la créature. L’arme s’enfonça jusqu’à ses ergots, qui la bloquèrent brusquement, et le Canim recula sous la violence de l’assaut, s’écartant de Max. Il se tordit pour essayer de happer l’arme qui lui trouait le flanc, mais le geste était vain. Il s’effondra brusquement, sans cesser de claquer des mâchoires. Tavi arracha sa pique du corps de la créature et tourna vivement la tête vers Max. Celui-ci, toujours sous les traits de Gaius, était couvert de sang. Il avait une sauvage lacération sur l’avant-bras gauche et une blessure à la tête, par lesquelles il saignait abondamment. Une de ses jambes était tordue de telle façon que son pied était orienté à un angle opposé à celui qu’il aurait dû avoir. Tavi attrapa son ami par le col de sa chemise et le traîna vers le rempart improvisé. L’inertie rendait Max encore plus lourd et Tavi avait de la peine à le déplacer, mais Ombre apparut bientôt à son côté et, attrapant Max sous les bras, le ramena rapidement derrière la barricade. Maestro Killian les y suivit, baissa ses yeux aveugles sur Max en grimaçant et fit courir ses doigts sur le corps du jeune homme. Il sortit un couteau pour couper la manche du blessé et s’en servit pour bander la plaie sur son avant-bras, bien serré afin d’arrêter le saignement. — Tavi, dit-il, va aider Miles et Prios. Cette porte doit être défendue à tout prix. Tavi acquiesça et repartit en courant vers l’entrée de la salle, déjà essoufflé et toujours aussi terrifié. Miles avait déjà ouvert une dizaine de plaies sur le Canim en essayant de l’empêcher d’entrer dans la pièce. Le guerrier aux yeux rouges ne montrait aucun signe de souffrance ni de peur, et se battait avec une férocité muette et sans répit. Son jeu d’épée ne valait pas la rapidité et l’agilité de celui de Miles, et celui-ci était toujours indemne, mais les lourds coups que lui assenait le Canim le forçaient à reculer pas à pas. En voyant Tavi approcher, Miles gronda : — Tavi, lie-le vers le haut ! Tavi réagit avec une vitesse instinctive, sans réfléchir. Alors que l’épée du Canim s’abattait sur Miles, il tendit sa pique par-dessus l’épaule de ce dernier pour bloquer la lame écarlate sur les ergots de sa lance, la fit dévier et la coinça contre l’encadrement de la porte. — Bien ! s’exclama Miles en saisissant aussitôt l’occasion. Il se jeta sur son adversaire et l’entailla de l’aine à la gorge en un grand coup d’épée vertical. Le Canim battit en vain l’air de ses bras, aspergeant le seuil de sang et de boyaux, et s’effondra par terre, sans vie. Le compagnon qui le suivait dans l’escalier bondit en avant, indifférent au danger, pour être immédiatement accueilli par les arcs de cercle argentés et miroitants du jeu d’épée meurtrier de Miles. Tavi dut faire un bond de côté pour esquiver le Canim, qui retomba au sol, secoué de convulsions… et en trois morceaux. Puis quelque chose passa à une vitesse folle dans l’escalier : l’éclair gris d’une cape. Tavi avait à peine eu le temps de s’étonner qu’une créature puisse se déplacer si vite, que celle-ci avait déjà bondi sur le côté et pris appui sur le mur pour sauter par-dessus la tête de Miles. Le capitaine fit virevolter son épée dans les airs, mais réagit un quart de seconde trop tard et la silhouette lui échappa. Elle se retourna en plein bond pour s’accroupir au plafond et, de là, se propulsa pour atterrir sur Prios. Sans laisser au garde blessé le temps ne serait-ce que de hurler, la créature sortit de sous sa cape une main maigre, à la peau d’un vert sombre étincelant presque comme un miroir et aux doigts ornés de griffes luisantes, et lui trancha la gorge jusqu’à la colonne vertébrale. Tavi l’attaqua avec sa pique, mais la créature était vraiment trop rapide, et le fer de l’arme fit jaillir des étincelles du sol en pierre tandis que sa cible bondissait de nouveau, du sol sur le mur, puis en direction de Sire Miles. Celui-ci fit tournoyer son épée, qui retomba dans une soudaine gerbe d’étincelles sur la créature. Celle-ci poussa l’horrible cri métallique qui hantait régulièrement les cauchemars de Tavi depuis deux ans. — Aléréen ! s’écria Kitaï. Attention ! La reine vorde ! La créature darda ses griffes sur Miles, dans un geste littéralement trop rapide pour être visible, mais le capitaine de la Légion Royale était un combattant chevronné, et sa lame fut là pour parer l’attaque de la reine vorde. Parallèlement, il passait rapidement d’un pied sur l’autre pour éviter de laisser le dangereux équilibre de la distance jouer en faveur de la reine, tout en la contournant. Tavi comprit brusquement que Miles était en train de forcer la reine vorde à lui tourner le dos et le flanc, à lui. Le capitaine fit encore deux pas de côté et Tavi darda la pointe de sa pique sur le dos de la reine vorde ; mais, une fois de plus, celle-ci réagit à une vitesse stupéfiante, faisant volte-face pour attraper le manche de l’arme de Tavi et, d’un geste brusque, projeter le garçon dans les airs. La vue de Tavi se brouilla tandis qu’il volait à travers la pièce. Il aperçut brièvement les yeux fixes et terrifiés de Prios, puis heurta quelque chose de dur et retomba au sol. Étourdi, il se força à relever la tête et jeta un regard éperdu autour de lui. Il gisait de tout son long sur la porte en fer que Max avait fait s’écraser par terre, et qui était encore douloureusement brûlante. Il était également entouré de Canims. Deux d’entre eux étaient déjà entrés dans la salle de garde. Un autre avait un pied posé sur la porte tombée, et ses yeux vides étaient rivés sur Tavi. Au même instant, le jeune homme vit un autre guerrier canim apparaître derrière celui-ci, ses yeux rouges dénués d’expression, puis un autre encore. Chacun d’eux dévoilait des crocs ensanglantés et brandissait une arme qui l’était encore plus. Chacun d’eux pouvait littéralement mettre Tavi en pièces en quelques secondes. Et chacun d’eux avait les yeux posés sur lui. Chapitre 46 Amara serra le poing sur son épée à se faire mal aux doigts en regardant les Volés prendre la grotte d’assaut. L’affrontement fut brutal, primaire. Les fermiers aux yeux vides attaquaient le mur de légionnaires avec bêches et autres outils de ferme, avec leurs poings nus, avec haches, épées et marteaux empruntés à la forge. Ces dernières armes causaient des dégâts incroyables, déformant les boucliers, cabossant les casques, broyant les os même à travers l’épaisse armure des légionnaires. Deux hommes dans la première équipe se firent tuer lorsque les premiers Volés armés de marteaux attaquèrent, et, après cela, Bernard laissa ses archers tirer sur ceux qui portaient ce genre d’armes lourdes. Seule une flèche dans l’œil ou dans la bouche pouvait les mettre hors de combat de façon sûre, mais Bernard était un archer d’une adresse presque incroyable, et il exigeait des florifèvres sous ses ordres le même niveau d’excellence. Lorsqu’un de ses archers décochait une flèche, on pouvait être sûr de voir celle-ci atteindre sa cible et un des Volés tomber. Même si elle n’avait pas encore levé son arme, Amara se rendit compte qu’elle haletait par empathie instinctive avec les légionnaires en train de se battre, et elle se mit à jeter des regards à Bernard de temps en temps en les voyant commencer à se fatiguer. Au bout de ce qui lui parut une éternité, le comte lui cria : — Comtesse, faites-les reculer. Amara fit un bref signe de tête aux Chevaliers Terra qui l’entouraient, et les légionnaires leur ouvrirent un passage. Amara leva vivement le bras pour intercepter un gourdin qui s’abattait sur son casque, le déviant avec son épée. Puis les terrafèvres se frayèrent un chemin dans la mêlée d’assaillants grâce à la force que leur donnaient leurs furies, et firent virevolter leurs lourdes épées avec une terrible efficacité, tandis qu’Amara gardait leurs flancs et leurs arrières. En moins d’une minute, ils eurent réussi à repousser les Volés jusqu’à l’entrée de la grotte, et Amara les arrêta avant qu’ils sortent à l’extérieur, où ils auraient risqué d’être encerclés et submergés par le simple nombre de Volés. Reculer leur prit plus de temps. Ils n’osaient pas se contenter de battre en retraite, ce qui aurait permis à leurs adversaires de les suivre de près et de prendre un dangereux élan, et risqué de créer la confusion dans leurs propres rangs par la précipitation. Il leur fallait reculer lentement, de manière contrôlée, pour maintenir les rangs ; et Amara et ses Chevaliers Terra regagnèrent donc leur position première pas à pas, posément, en continuant à se battre. Pendant ce temps, la deuxième escouade avait reformé la ligne de défense, pendant que la première se repliait pour reprendre son souffle, boire et se reposer. Même ce bref engagement avait laissé Amara à bout de souffle et haletante. C’était là une des vérités fondamentales de la guerre : il n’y avait rien, absolument rien, de plus épuisant que l’effort, l’euphorie et la terreur qu’on ressentait au combat. Amara s’assura que les soldats avaient de l’eau avant d’en prendre elle-même une chope, et regarda la bataille. La deuxième escouade perdit un de ses hommes lorsqu’un coup de hache perdu lui fendit le pied comme une bûche et qu’il dut être tiré en arrière vers ce qui passait pour leur hôpital. Un autre hésita en voyant arriver sur lui une Volée qui avait l’apparence d’une femme d’âge mûr, et cela lui coûta la vie lorsqu’elle le fit tomber hors du mur de boucliers, au milieu des assaillants. Quelques instants plus tard, un autre homme s’écroula, inconscient, sous un coup porté à son casque, mais, avant que ses compagnons aient eu le temps de le traîner en arrière, les Volés l’attrapèrent par le poignet et, dans la lutte acharnée qui s’ensuivit, lui arrachèrent le bras de l’épaule. Selon leur plan, la deuxième escouade devait tenir encore quatre ou cinq minutes. Mais Amara ne voyait pas comment ils allaient y parvenir sans perdre plus d’hommes. Les Volés n’avaient pas le moindre instinct de conservation, et ils étaient prêts à mourir pour estropier ou tuer un légionnaire ; et ils étaient trois à quatre fois plus nombreux que les Aléréens. Ils pouvaient se permettre leurs pertes, et il n’y avait pas grand-chose que les Aléréens puissent y faire. Le soleil avait fini de se lever, et aucun renfort n’était arrivé en grande pompe du ciel ou de la terre. Et il était peu probable qu’il en vienne désormais, pensa Amara. La pluie s’était mise à tomber plus fort, le vent à souffler en rafales mugissantes, et il y avait des corbeaux perchés dans chaque arbre en vue, en train d’attendre dans le froid que les cadavres tombent. Les Aléréens menaient un combat sans espoir. Si les morts et les blessés continuaient à s’accumuler à ce rythme – et cela ne ferait que s’accélérer, parce que les légionnaires seraient de plus en plus essoufflés et blessés, et que les archers de Bernard finiraient par être à court de flèches –, la moitié des légionnaires seraient hors de combat avant la fin de la matinée. Et lorsqu’ils commenceraient à céder du terrain, tout se finirait très rapidement, dans un brusque effondrement de discipline et de volonté face à la violence implacable de l’assaut des Volés. Ils ne survivraient probablement pas jusqu’à la mi-journée. Amara se força à écarter cette froide estimation de ses pensées et essaya de se concentrer sur quelque chose de plus encourageant. L’élément le plus solide de l’affrontement était, étonnamment, Doroga, et son compagnon. Marcheur se révélait une présence prépondérante, voire écrasante dans la bataille, la reine vorde n’ayant rien dans ses rangs qui puisse égaler la force phénoménale que le gargante déployait dans l’étroit tunnel. L’animal semblait opérer selon un ensemble très simple de règles. Il restait accroupi plus ou moins à son aise de son côté de la grotte. Tout ce qui approchait à portée de ses pattes semblables à d’énormes marteaux et de ses griffes capables de creuser la pierre était rapidement broyé ou mis en pièces. Doroga, de son côté, restait tapi entre les pattes avant de la bête et, à coups de massue, arrachait les armes des assaillants et achevait ceux qui avaient été réduits à l’immobilité par les griffes de Marcheur. Les Volés continuaient à attaquer sans mollir, mais ils commençaient à faire preuve d’un peu plus de circonspection à l’approche du gargante, essayant de l’attirer au-dehors par de petites reculades feintes qui n’avaient cependant pas l’effet escompté. Amara regarda avec admiration le gargante envoyer valser un légionnaire Volé à dix mètres de la grotte d’un simple coup de patte, et songea qu’il n’était finalement pas si grave qu’ils n’aient pu réduire furiesquement l’ouverture du tunnel pour en faire une position plus facile à défendre : Doroga et Marcheur gardaient si férocement la moitié de l’entrée à eux deux qu’ils étaient de toute façon plus efficaces qu’un mur de pierres. Un mur n’aurait fait qu’arrêter les assaillants. Doroga et Marcheur faisaient plus : ils éliminaient les Volés à un rythme presque aussi rapide que les Aléréens. Amara n’aurait jamais imaginé que l’espace réduit de la grotte pouvait à ce point accroître la valeur du gargante au combat. Sur un champ de bataille à découvert, les gargantes étaient pratiquement impossibles à arrêter, mais généralement faciles à éviter ou à contourner. Mais dans l’étroitesse de la grotte, tout cela changeait. Il n’y avait tout simplement nulle part où aller pour échapper au gargante, aucun moyen de l’encercler, et la force brute et écrasante de Marcheur le rendait bien plus dangereux qu’Amara l’avait cru. Elle venait à peine de terminer son verre que Bernard lui ordonna de se relancer dans la bataille, abrégeant légèrement le temps que devait initialement tenir la deuxième escouade. De nouveau, la jeune femme et ses Chevaliers Terra s’avancèrent pour permettre à des légionnaires frais et dispos de remplacer leurs prédécesseurs essoufflés. La troisième escouade s’en tira mieux que les deux premières, mais la quatrième joua tout simplement d’une malchance terrible et perdit l’ensemble de son premier rang en l’espace de quelques secondes, obligeant la cinquième escouade à s’avancer plus tôt que prévu, et Amara et ses Chevaliers à retourner au combat sans avoir pu reprendre leur souffle correctement. Doroga prit note de la situation et fit charger Marcheur en même temps que les Chevaliers sur une courte distance ; le gargante s’exécuta avec des mugissements de défi qui firent tomber de la poussière de la voûte de la grotte. Ce fut seulement grâce à son aide qu’ils réussirent à repousser de nouveau l’ennemi vers l’entrée de la grotte, laissant aux légionnaires derrière eux une chance d’être remplacés par des hommes dispos. Il y avait désormais dans les gestes des Chevaliers d’Amara une certaine trépidation, une hésitation. Ils étaient en train de se fatiguer, et leurs mouvements étaient gênés par les corps des Volés et des légionnaires tombés qui rendaient plus difficile d’avancer et de combattre de front. Pire, chaque poussée en avant leur révélait combien de leurs adversaires il restait au-dehors. En dépit de tous leurs efforts, il y avait encore trop de Volés pour les compter aisément, et nulle trace de la reine. Ils atteignirent l’entrée de la grotte et Amara les arrêta. Ils entreprirent leur repli contrôlé et en ordre vers leurs positions d’origine. C’est alors qu’un éclair d’étoffe grise entra dans la grotte, rampant au plafond comme une araignée d’une taille et d’une rapidité inconcevables. La reine vorde. Amara l’avait vue dès son apparition, mais avant qu’elle ait pu prendre son souffle pour prévenir ses compagnons, la créature se propulsa de la voûte sur le Chevalier à l’extrémité gauche de leur ligne, un grand jeune homme débonnaire aux cheveux roux décolorés par des heures d’exposition au soleil. Il était en train de repousser un Volé d’un grand coup d’épée et fut pris complètement par surprise. La vorde lui tomba dessus en une confusion de membres qui cinglaient l’air. Un chapelet de sons rappelant des coups de fouet se fit entendre, puis la reine se jeta sur le mur opposé, derrière Marcheur et, rebondissant aussitôt comme un ressort, se propulsa de la même façon sur le Chevalier le plus à droite, laissant le sang jaillir en gerbes soudaines du Chevalier roux. Sa deuxième cible était un homme plus âgé, un soldat de carrière, et son expérience lui permit d’esquiver la reine tout en abattant sa lourde massue sur elle à la verticale, avec une force écrasante. Mais la vorde attrapa la massue d’une main, l’arrêtant net. Sa peau était d’un vert profond, presque noir, luisante et d’apparence rigide. D’une torsion de son corps, elle fit perdre l’équilibre au Chevalier et l’envoya, trébuchant, dans les rangs de Volés qui attendaient. Avant que l’homme ait pu reprendre son équilibre, ceux-ci se jetèrent sur lui comme une meute de slives sur un daim blessé, tandis que la reine bondissait de nouveau sur le mur de gauche, évitant de justesse d’être broyée par un coup de patte arrière de Marcheur. D’autres Volés, mus cette fois par une sorte d’horrible excitation, commencèrent à pousser pour entrer dans la grotte sans se soucier du danger. La créature était si rapide, songea Amara. Prise de panique, la jeune femme invoqua Cirrus pour lui emprunter sa fluide vélocité. Le temps ne ralentit pas, pas exactement. Mais elle prit subitement conscience des moindres détails de ce qui l’entourait. Elle pouvait voir le reflet de la lumière et les gouttes de sang sur les griffes de la reine vorde. Elle pouvait voir et sentir le flot de sang palpitant qui jaillissait de la gorge du premier Chevalier, ouverte jusqu’à l’os. Elle pouvait voir chacune des gouttes de pluie qui tombaient à l’extérieur, et le balancement de la cape trempée de la reine. — Bernard ! hurla-t-elle tout en tournant la tête pour suivre du regard la créature. Celle-ci bondit du mur pour se jeter sur Amara avec une grâce, une férocité et une puissance cauchemardesques. Amara fit promptement un pas de côté au moment où la reine arrivait sur elle pour la lacérer, jambes et bras tendus, toutes griffes dehors. La Curseur fit mouliner son épée pour dévier l’attaque et sa lame mordit dans la chitine vert foncé de la jambe la plus proche de la créature, qui perdit l’équilibre et alla rouler au sol. Une de ses griffes fouetta Amara au visage, ratant son œil de quelques centimètres mais lui laissant une douleur soudaine et cuisante sur la pommette. La reine atterrit à quatre pattes, recouvra son équilibre en un instant et, même aidée de Cirrus, Amara était trop lente pour se défendre contre une attaque venant d’une direction diamétralement opposée. Elle fit quand même volte-face, l’épée levée, mais la vorde était déjà presque sur elle, ses griffes meurtrières prêtes à la lacérer et à la mettre en pièces. Mais c’est alors que le dernier des Chevaliers Terra, Sire Frédéric, abattit sa bêche droit sur le dos de la créature, avec une force fracassante qui la fit s’écraser violemment par terre. La reine se tordit comme un serpent et griffa sauvagement la jambe du jeune Chevalier, qui poussa un hurlement de souffrance et tomba à genoux. La reine roula sur elle-même pour se rapprocher, prête à lui trancher les artères de la cuisse d’un coup de griffe, mais l’intervention du jeune homme avait permis à Amara de se retourner complètement et d’abattre son épée sur le dos de la reine. Le coup, assené avec une violence que renforçait la vitesse prêtée par sa furie, aurait percé un homme en armure de part en part. La reine vorde, en revanche, c’était une autre histoire. La lame d’Amara s’enfonça à peine plus loin que la pointe. La créature se retourna à une vitesse terrifiante et se jeta sur Amara tout en aveuglant Frédéric d’un nuage de poussière soulevé d’un coup de pied. — À terre ! rugit Bernard. Amara se laissa tomber comme une pierre. Une flèche passa à côté d’elle, si près qu’elle sentit le déplacement d’air créé par le trait, et la pointe lourde et épaisse s’enfonça dans la gorge de la reine vorde. La créature poussa un hurlement assourdissant et roula au sol. Amara lui décocha un nouveau coup, sans réussir à la blesser davantage. Puis la reine, la flèche de Bernard en travers de la gorge, passa en courant entre les rangs de Volés pour ressortir de la grotte. Tout en passant, elle émit un nouveau cri strident, et les Volés, poussant à l’unisson leur hurlement sinistre, se ruèrent en avant avec un sursaut de férocité. Amara entendit Bernard ordonner aux légionnaires d’avancer, et ceux-ci chargèrent avec un cri de défi. Frédéric, la jambe dégoulinante de sang, n’arrivait pas à se relever. Il fit tournoyer sa bêche au niveau du sol, et le bord de son arme mordit durement dans le genou du Volé le plus proche, qui s’écrasa par terre. Un autre se jeta sur Amara et la frappa aux cuisses, la faisant tomber, et la jeune femme en vit trois autres arriver sur elle en bondissant. À côté d’elle, d’autres encore se jetèrent sur Frédéric. Les légionnaires se trouvaient encore à une dizaine de pas derrière eux. Amara attaqua les Volés les plus proches, mais ils étaient tout simplement trop forts. Ils écrasèrent son bras armé au sol, et quelque chose lui heurta violemment la tête, lui infligeant une douleur fulgurante qui la laissa sonnée. Elle ne put que crier et se débattre inutilement alors qu’Aric, ex-Exploitant du domaine qui portait son nom, ou plutôt son enveloppe corporelle, retroussait les lèvres et se penchait pour lui lacérer la gorge avec ses dents. Puis Aric fut propulsé loin d’elle, allant s’écraser contre le mur avec une violence qui lui broya les os. Un rugissement se fit entendre, et le pied de Marcheur écrasa un autre Volé sur le sol. Amara vit un lourd gourdin de guerre s’abattre sur le dos du dernier des Volés qui l’avaient assaillie, puis Doroga repoussa celui-ci d’un coup de pied, releva son arme et l’acheva d’un coup qui lui fracassa le crâne. Il fit volte-face pour frapper un autre Volé avant que celui-ci puisse broyer la gorge de Frédéric, tandis que Marcheur tournait sur lui-même avec une souplesse dont Amara ne l’aurait pas cru capable vu son énormité, pour faire de nouveau face à l’entrée. Le gargante poussa son cri de guerre tonitruant et, avec fureur et abandon, accueillit de plein fouet la vague de Volés qui chargeaient, déchiquetant et broyant ses attaquants avec frénésie. Ceux-ci l’attaquèrent avec une détermination dépourvue de toute pensée, à coups d’épée, de gourdin, de pierre, ou simplement à mains nues pour lui arracher des poignées de chair. Les légionnaires se ruèrent en avant pour venir en aide au gargante, mais les corps et le sang répandu rendaient les rangs impossible à maintenir, et les Volés qui avaient réussi à contourner Marcheur foncèrent sur eux avec une folle sauvagerie. Une main puissante se referma sur le dos du haubert d’Amara, et Giraldi la traîna sur le sol, attrapant au passage Frédéric de la même façon pour les tirer tous deux vers l’arrière de la grotte, en dépit de sa jambe blessée. — Ils sont en train de faire une percée ! hurla quelqu’un juste derrière Amara. La jeune femme, en levant les yeux, vit un légionnaire tomber et une demi-douzaine de Volés passer la ligne de front, tandis qu’à l’extérieur de la grotte, toujours plus de leurs congénères se pressaient pour entrer avec une détermination fatale, utilisant la pure force du nombre pour obliger les Aléréens à reculer. — Feu à volonté ! hurla Bernard, et soudain la grotte se remplit du bourdonnement des traits meurtriers décochés par les florifèvres. Les quelques Volés qui avaient percé une brèche tombèrent sur le coup. Puis les florifèvres se mirent à tirer ici et là entre les lignes de bataille, décochant leurs flèches dans l’espace dégagé par un légionnaire qui levait le bras pour porter un coup d’épée, ou par un autre qui se baissait pour éviter un coup de gourdin maladroitement assené, ou encore entre le bouclier d’un troisième et son oreille lorsqu’il se fendit en avant, changeant d’appui. Cela suffit, de justesse. Même si les Chevaliers Flora étaient vite venus à bout de leur réserve trop maigre de flèches, ils avaient réussi à retenir l’assaut des Volés assez longtemps pour permettre à des légionnaires supplémentaires d’avancer depuis l’arrière de la grotte, qui renforcèrent les rangs affaiblis de la ligne de front, combattant de toutes leurs forces. Quelque part à l’extérieur, la reine vorde poussa un nouveau cri, assez fort pour couvrir le bruit de la bataille et appuyer douloureusement sur les tympans d’Amara. Aussitôt, les Volés en train de combattre firent demi-tour pour se replier hors de la grotte à toute vitesse et, avec un rugissement, les légionnaires poursuivirent leurs ennemis en fuite en en tuant autant que possible. — Halte ! hurla Bernard. Restez dans la grotte ! Repliez-vous, Doroga, repliez-vous ! Doroga se jeta devant son gargante pour repousser l’animal furieux qui voulait poursuivre l’ennemi. Marcheur beugla sa rage, mais s’arrêta un ou deux mètres avant de sortir de la grotte et, à la demande instante de Doroga, recula jusqu’à leur position de départ. Il n’y eut soudain plus un bruit dans la grotte, hormis les gémissements des blessés et la respiration haletante des soldats essoufflés. Amara regarda autour d’elle. Ils avaient perdu encore une dizaine de combattants, et la plupart de ceux qui avaient affronté les Volés étaient blessés. — De l’eau, finit par grommeler Bernard. Première décurie, rassemblez les gourdes et remplissez-les. Deuxième décurie, ramenez ces blessés vers l’arrière. Troisième et quatrième décuries, je veux que vous débarrassiez le sol de ces cadavres. (Il se tourna vers les florifèvres qui l’accompagnaient.) Aidez-les, et récupérez toutes les flèches que vous pouvez trouver pendant que vous y êtes. Allez. Les légionnaires s’attelèrent à leurs tâches diverses, et Amara fut consternée par le petit nombre d’entre eux qui pouvaient encore se mouvoir. Les blessés au fond de la caverne étaient désormais plus nombreux que ceux en état de se battre. Elle se redressa et resta assise un moment, les yeux fermés ; elle ne pouvait rien faire d’autre. — Comment va-t-elle ? entendit-elle Bernard demander. Elle avait mal à la tête. — Elle a une bosse sur le crâne, là, répondit la voix traînante de Giraldi. Vous la voyez ? Elle s’est pris un coup sérieux. Elle ne répond à aucune de mes questions. — Son visage, dit doucement Bernard, d’une voix où perçait une note peinée. Une douleur cuisante rongeait la joue d’Amara, soutenue et sans répit. — C’est moins grave que c’en a l’air. La blessure est propre et nette, répondit Giraldi. Les griffes de cette créature sont plus acérées que nos épées. Elle a eu de la chance de ne pas perdre un œil. Quelqu’un prit la main d’Amara et elle leva les yeux sur Bernard. — Tu m’entends ? lui demanda-t-il doucement. — Oui, répondit-elle. (Sa propre voix lui paraissait trop basse et trop frêle pour être la sienne.) Je… Je commence à me remettre, ça y est. Aide-moi à me relever. — Vous êtes blessée à la tête, intervint Giraldi. Vous feriez mieux d’éviter. — Giraldi, répondit calmement Amara, il y a déjà trop de blessés comme ça. Bernard, aide-moi. Bernard s’exécuta sans faire de commentaire. — Giraldi, dit-il ensuite, déterminez qui est en état de se battre et reformez les escouades selon le besoin pour combattre en rotation. Et donnez de quoi manger à tout le monde. Le centurion grisonnant hocha la tête, se releva et repartit en direction de l’arrière de la grotte. Quelques instants plus tard, les légionnaires à l’avant du tunnel finirent leur tâche horrible et retournèrent vers le fond, laissant Amara, Bernard et Doroga tout seuls près de l’entrée. Amara s’approcha de Doroga, suivie de Bernard. Marcheur était de nouveau allongé, et respirait bruyamment. Son épaisse fourrure noire lui collait au corps par endroits, trempée de sang. Sa respiration était étrangement sifflante. Le sang qui s’écoulait de son poitrail et de son menton transformait la poussière du sol en boue. Doroga était accroupi devant le gargante, muni d’un pot en terre d’où émanait une désagréable odeur de plante médicinale, en train d’examiner les blessures de l’animal et d’y étaler une sorte de graisse qu’il tirait de son pot. — Comment va-t-il ? demanda Amara. — Il est fatigué, répondit le Marat. Il a faim. Il a mal. — Est-ce que ses blessures sont sérieuses ? Doroga pinça les lèvres et hocha la tête. — Il a connu pire. Une fois. Marcheur poussa un grondement grave, plaintif et malheureux. Les traits épais et disgracieux de Doroga se tordirent de douleur, et Amara remarqua qu’il avait lui-même plusieurs blessures superficielles dont il ne s’était pas encore occupé. — Merci, dit-elle d’une voix douce. D’être là. Vous n’aviez pas à venir avec nous. Nous serions tous déjà morts si vous n’étiez pas là. Doroga lui adressa l’ombre d’un sourire et inclina légèrement la tête. Puis il se remit à sa tâche. Amara s’approcha de l’entrée de la grotte pour regarder à l’extérieur. Bernard l’y rejoignit bientôt. Ils regardèrent les Volés, qui s’agitaient d’un air décidé autour d’un bosquet d’arbres sur l’une des collines voisines. — Qu’est-ce qu’ils sont en train de faire ? demanda Bernard. Malgré sa fatigue, Amara invoqua Cirrus pour qu’il réfracte la lumière, et observa les Volés un instant. — Ils coupent des arbres, rapporta-t-elle à Bernard. Ils font quelque chose avec le bois. Difficile de voir quoi avec cette pluie. Je ne sais pas trop quel est leur objectif. — Ils fabriquent de longues piques, répondit calmement Bernard. — Pour quoi faire ? — Le gargante pose une menace trop grande pour eux. Ils fabriquent ces piques afin de pouvoir essayer de le tuer sans le payer aussi cher que jusqu’à présent. Amara baissa les mains et jeta un coup d’œil à Doroga et Marcheur. — Mais… ce ne sont même pas de vraies piques. Elles ne vont sûrement pas être efficaces. Bernard secoua la tête. — Tout ce qu’ils ont besoin de faire, c’est d’aiguiser une des extrémités. Les Volés ont assez de force pour les lancer sur Marcheur s’il se tient à distance. Et s’il s’approche d’eux, ils positionneront leurs piques et le laisseront faire tout le travail. Ils restèrent à regarder la pluie un moment. Puis Bernard dit calmement : — Personne ne vient à notre secours. — Probablement pas. — Mais pourquoi ? ! fit Bernard en serrant le poing, d’un ton frustré. Le Premier Duc se rend forcément compte du danger que ces vordes représentent. — Il y a tout un tas de raisons possibles. Des affaires urgentes ailleurs, par exemple. Des problèmes de logistique qui ont retardé le départ des légions. (Elle fit la grimace.) Ou peut-être un problème dans la chaîne de communication. — Oui. Aucun renfort n’est arrivé. Ce qui veut dire que Gaius n’a jamais été informé. Ce qui veut dire que ma sœur est morte. Rien d’autre n’aurait pu l’arrêter. — Ce n’est qu’une des possibilités, Bernard. Isana est une femme capable. Séraï est pleine de ressources. Nous ne pouvons pas savoir avec certitude. Doroga s’approcha et se planta à côté d’eux. Il observa les Volés en plissant les yeux, et dit calmement : — Ils sont en train de fabriquer des piques. Bernard acquiesça d’un air morne. Une lueur de colère passa dans les yeux de Doroga. — Alors c’est presque terminé. Marcheur ne va pas rester caché dans la grotte et se laisser tuer de cette façon, et je ne vais pas le laisser seul. — Ils vont vous tuer, dit Amara. Doroga haussa les épaules. — C’est ce que font les ennemis. Nous allons les affronter à découvert. Et nous verrons combien nous pouvons en emporter avec nous. (Il leva les yeux vers les nuages.) Dommage qu’il pleuve. — Pourquoi ? — J’aurais aimé que l’Unique regarde lorsque je tomberai. (Il secoua la tête.) Bernard, j’ai besoin d’un bouclier pour apporter de l’eau à Marcheur. — Certainement, répondit Bernard. Demande à Giraldi. — Je te remercie, répondit Doroga avant de repartir. Le tonnerre grondait. La pluie murmurait. — On aura de la chance si on a trois escouades, maintenant, fit remarquer Amara. — Je sais, répondit Bernard. — Les hommes vont vite se fatiguer. Moins de temps pour se reposer et reprendre des forces. — Oui. — Combien de flèches tes Chevaliers Flora ont-ils pu récupérer ? — Deux chacun. Amara acquiesça. — Sans Marcheur et Doroga, on ne peut pas leur tenir tête. — Je sais. C’est pourquoi j’ai décidé que je devais le faire. Amara secoua la tête. — Faire quoi ? — J’ai mené ces hommes ici, Amara. Je suis responsable d’eux, répondit Bernard. (Il regarda dehors en plissant les yeux.) Si nous devons mourir… je ne veux pas que ce soit pour rien. Je leur dois au moins ça. Et je dois trop à Doroga pour le laisser aller à leur rencontre tout seul. Amara se figea et le regarda. — Tu veux dire… — La reine, répondit calmement Bernard. Si la reine survit, peu importera le nombre de Volés que nous aurons tués. Elle pourra bâtir un nouveau nid. Nous devons empêcher cela. À n’importe quel prix. Amara ferma les yeux. — Tu as l’intention d’aller à leur rencontre. — Oui. Doroga et Marcheur y vont de toute façon. Je vais aller avec eux, accompagné de tout homme capable de marcher et de tenir une arme, et qui le souhaite. Nous allons trouver la reine et la tuer. — Hors de la grotte, on ne survivra pas longtemps. Bernard adressa un sourire lugubre à la jeune femme. — Je ne suis pas sûr que ce soit une mauvaise chose. Amara fronça les sourcils et détourna les yeux. — Ça va être difficile de pénétrer leurs rangs sans le moindre Chevalier Terra. — Marcheur peut le faire. — Tu crois qu’on peut atteindre la reine avant qu’ils nous tuent ? — Probablement pas, avoua Bernard. J’ai transpercé la gorge de cette chose d’une flèche, et tout ce que ç’a fait, c’est la pousser à s’enfuir. Et j’ai vu avec quelle force tu l’as frappée. (Il secoua la tête.) Elle est tellement rapide. Et avec tous ces Volés autour d’elle, il y a peu de chances que nous ayons le temps de lui porter un coup mortel. Mais nous n’avons pas le choix. Si nous ne tuons pas la reine, tous ceux qui ont donné leur vie aujourd’hui seront morts pour rien. Amara déglutit et acquiesça. — Je… Je crois que tu as raison. Quand ? — Je vais accorder encore quelques instants à nos hommes pour respirer, répondit Bernard. Puis je demanderai des volontaires. (Il prit la main de la jeune femme et la serra dans la sienne.) Tu n’es pas obligée de venir avec moi. Amara lui rendit son étreinte aussi fort que possible et sentit des larmes lui brouiller la vue. — Bien sûr que si, dit-elle doucement. Je ne t’abandonnerai pas, mon époux. — Je pourrais t’ordonner de le faire. — Je ne t’abandonnerai pas. Quel que soit ton degré d’idiotie. Il lui sourit et l’attira contre lui. Elle resta là un moment dans l’étreinte de ses bras, les yeux fermés, respirant son odeur. Puis Bernard finit par dire : — Il est temps. Je reviens tout de suite. Le monde au-dehors n’était que tonnerre et pluie, et Amara souffrait horriblement de ses blessures à la tête et au visage. Elle avait peur, même si la fatigue l’empêchait presque de s’en soucier. Bernard était en train de parler calmement aux légionnaires. Amara resta debout, les yeux posés sur la colline où se tenait l’implacable ennemi qui comptait les mettre tous en pièces, et se prépara à sortir l’affronter. Chapitre 47 Le Canim le plus proche se baissa pour attraper Tavi par le devant de sa tunique et le souleva à hauteur de son museau. Il le renifla une fois, deux fois, les crocs dégoulinant de salive et de sang. Puis il le laissa simplement retomber par terre. Sans plus lui prêter attention, il acheva d’entrer dans la salle de garde. Ses compagnons le suivirent. Tavi les regarda avec effarement passer sans le regarder, mais serra les dents et, se forçant à bouger, se faufila vivement entre deux des énormes guerriers pour revenir dans la salle de garde, où Miles se battait toujours contre la créature en cape, la reine vorde. Le capitaine avait le coude gauche ensanglanté, mais son visage restait lisse et totalement dénué d’expression tandis qu’il combattait, opposant à la puissance et à la rapidité brute de la créature une grâce fluide et une technique inébranlable. Plus près de Tavi, Kitaï affrontait un autre Canim, tandis qu’Ombre rôdait avec nervosité à l’arrière-plan. À l’évidence, tous deux s’étaient immédiatement rués au secours de Tavi lorsque la reine l’avait jeté hors de la pièce, mais le Canim leur avait bloqué la route. Sous les yeux de Tavi, celui-ci abattit son épée à la verticale, dans l’intention de couper Kitaï en deux par le milieu. Mais la jeune Marate para le coup en croisant ses deux épées au-dessus de sa tête et le fit dévier avec une grâce de danseuse, avant d’attaquer le Canim à son tour avec une de ses armes, faisant jaillir le sang de l’abdomen de son adversaire. Ce dernier ne s’effondra pas pour autant, et Tavi remarqua qu’il avait plusieurs autres blessures de ce genre : douloureuses, mais pas débilitantes. Ombre poussa un cri de joie en apercevant Tavi. Il souleva une deuxième pique et la lança au jeune homme. Celui-ci fit un pas de côté et attrapa l’arme au vol, raffermit sa prise dessus et se retourna pour la planter durement dans le dos de la reine vorde. La pointe d’acier de la pique ne perça que modestement la peau vert foncé de la créature ; ce n’avait pas été, de toute façon, le but de Tavi. Son attaque avait à peine blessé la reine vorde, mais la force de l’impact la poussa rudement en avant et lui fit perdre l’équilibre, ne serait-ce qu’un instant. C’était tout ce dont Sire Miles avait besoin. Il poussa un rugissement d’exultation soudain, et sa retraite fluide s’inversa en un quart de seconde. Il abattit sa lame en deux féroces coups de taille, faisant jaillir avec chacun une gerbe d’un sang étrangement foncé, et la reine poussa un hurlement perçant, métallique, assourdissant et plein de souffrance. Exploitant son avantage, Miles continua à faire tournoyer son épée en un lacis étincelant d’acier froid et frappa la reine encore deux fois, l’acculant dans un coin. La créature émit alors un sifflement étrange et sinistre en tournant brusquement la tête vers son adversaire, les yeux luisant d’un furieux éclat écarlate sous son capuchon. Miles écarquilla les yeux et chancela, tournant vivement la tête de part et d’autre et agitant son épée en parades mal assurées d’attaques invisibles. Un des Canims se retourna et se rua sur lui, mais le capitaine ne parut pas l’avoir remarqué. — Sire Miles ! cria Tavi. Le capitaine pirouetta à temps pour dévier la lame du Canim, mais, avant qu’il ait pu faire volte-face vers la reine, celle-ci retrouva son équilibre et l’attaqua. Ses griffes noires et l’épée du capitaine se rencontrèrent en l’air. Avec un autre sifflement sinistre, la reine s’écarta de Miles, et alla se cramponner d’un bond au mur au-dessus de la porte. Elle tourna la tête vers Tavi, qui vit deux yeux écarlates flamboyer sous son capuchon, et brusquement, les deux Canims les plus proches du jeune homme se retournèrent et avancèrent vers lui en jouant de leurs sabres. La reine poussa un nouveau cri, et le restant des Canims déferla par la porte pour se diriger vers la barricade improvisée dans le coin opposé. — L’escalier ! s’exclama Maestro Killian. Emportez les blessés dans l’escalier ! Tavi se baissa pour esquiver une lame incurvée, frappa avec sa pique la garde de l’épée de l’autre Canim, pour contrer son coup avant que celui-ci puisse retomber correctement, et battit en retraite pour venir se placer à côté de Miles. D’autres Canims entrèrent dans la pièce et s’avancèrent vers eux ; il y avait désormais dans la pièce une demi-douzaine des monstrueux guerriers. La reine vorde se laissa retomber par terre derrière l’écran de Canims, hors de vue. — Capitaine ? demanda Tavi. Est-ce que ça va ? — Je peux combattre, répondit Miles en levant la tête avec défi pour affronter les Canims qui approchaient. Le côté de son visage le plus près de Tavi était un masque de sang et de chair déchiquetée, et tout ce qui restait de son œil était une orbite vide. Son visage n’affichait aucune expression de douleur, grâce à ses dons de ferrofèvre qui lui permettaient de faire abstraction des distractions comme la douleur et la fatigue. Un des Canims lui porta un coup de taille, et Miles para l’attaque d’un geste presque méprisant. Tavi allongea sa pique au même moment, et le fer de son arme toucha le bras armé du Canim, faisant couler le sang. La reine vorde hurla de nouveau, quelque part au-delà de la pièce, et les Canims rugirent, jouant de leurs armes. L’espace étroit – du moins pour des créatures de leur taille – ne leur accordait que quelques angles d’attaque, et Tavi parvenait, en sautillant d’un pied sur l’autre, à esquiver et à parer avec sa pique la plupart de leurs coups. Quant à Miles, son épée ne ralentissait jamais, interceptant chaque coup et plongeant à chacune de ses attaques dans la chair de l’ennemi. Tavi avait le cœur qui battait la chamade sous l’effet de la peur, mais il n’abandonnait pas le côté aveugle de Miles. — Kitaï, Ombre ! appela-t-il. Aidez Killian ! Emportez-les dans l’escalier ! Miles abattit un adversaire de plus, mais un autre Canim lui porta une dure estocade à la poitrine. Le capitaine se détourna et bloqua le coup sur la partie bombée de son plastron, mais l’impact le fit tituber. Tavi poussa un hurlement et assaillit les Canims avec des estocades furieuses et répétées de sa pique, pour accorder à Miles le temps de se remettre. Les Canims ne reculèrent pas. Un sabre fendit l’air à l’horizontale, si proche qu’il coupa des boucles au sommet de la tête de Tavi. Un autre coup s’abattit sur le jeune homme, qui dut le bloquer avec la hampe de sa pique. Celle-ci tint le choc, mais de justesse, car l’acier écarlate du sabre canim la coupa presque en deux. Le Canim dégagea son arme pour frapper de nouveau, et le bois se brisa. Killian se mêla à la bataille, dans un silence total. De sa canne, il décocha au bras armé du Canim un coup assez fort pour lui faire rater complètement son attaque suivante sur Tavi. Puis le Maestro abattit son épée sur le mollet du Canim, lui coupant le tendon, et le guerrier chancela et tituba de côté. — Ils ont percé ! s’écria Killian, en tendant brutalement son épée à Tavi. Repliez-vous ! Tavi prit l’arme et obéit, aidant Miles qui chancelait toujours à regagner la porte. Killian esquiva une autre attaque, abattit violemment sa canne sur la truffe très sensible d’un guerrier canim et, tirant un petit sac de sa poche, l’ouvrit d’une secousse pour éparpiller dans l’air sable et limaille de fer. Il ferma le poing en laissant échapper un grognement sous l’effort, et une minuscule tempête se leva soudain, projetant les grains de sable et de métal en tourbillon dans les yeux et sur les nez sensibles des Canims. Le phénomène ne dura pas longtemps et n’eut pas de réel effet, mais cela leur donna le temps de se précipiter vers l’escalier. Dès qu’ils eurent tous passé la porte, Ombre la claqua violemment et ferma les verrous en toute hâte, avant de reculer d’un bond. — Ça ne va pas les retenir très longtemps, dit Tavi en haletant. Il regarda derrière lui plus bas dans l’escalier, et vit Kitaï installer doucement Max sur les marches. Gaius était toujours ficelé sur sa civière, posée en travers de plusieurs marches. Ni l’un ni l’autre ne bougeait. — Ça n’a pas d’importance, répliqua Miles, le souffle court lui aussi. L’escalier représente maintenant notre meilleure option. Ils vont être obligés de descendre un par un. C’est comme ça qu’on les retiendra le plus longtemps. — Nous allons combattre en ordre, dit Killian. Miles, puis moi, et enfin toi, Tavi. Mais d’abord, je veux que tu ramènes Gaius dans la salle de méditation. — Max aussi ? — Non, répondit Killian d’un ton rude. Laisse-le là. Tavi dévisagea le Maestro aveugle. — Quoi ? — Si ces créatures pensent qu’elles ont tué Gaius, il est possible qu’elles ne continuent pas jusqu’au bas de l’escalier. — Vous allez… Mais monsieur, Max… Il est inconscient. Il est sans défense. — Il savait ce qu’il faisait lorsqu’il a pris cette forme, répondit doucement Killian. — Au moins, laissez-moi le déplacer jusqu’au bas des marches. Si votre ruse doit marcher, elle le fera aussi bien là-bas qu’ici. Killian hésita, mais finit par acquiescer brièvement. — Prends la Marate et l’esclave avec toi, et reviens ici aussi vite que possible. Est-ce que ton esclave peut se battre ? Tavi déglutit. — Je ne crois pas qu’il aime ça, monsieur. Mais si vous avez besoin qu’il le fasse, dites-le-lui. (Il jeta un coup d’œil à Ombre par-dessus son épaule et chercha son regard.) Il est loyal. — Très bien, fit Killian. Miles, qu’est-ce qui vous est arrivé lorsque vous combattiez cette créature ? Je croyais que vous la teniez. — Moi aussi, répondit le capitaine. Elle a dû me jeter un charme quelconque. Pendant une seconde, j’en ai vu deux de plus comme elle, à ses côtés, et je n’ai plus su où donner de la tête. — Vos blessures ? — Elle m’a arraché un œil, répondit calmement Miles. Cela va limiter l’agressivité de mes attaques. — Vous l’avez tuée ? Miles secoua la tête. — Ça m’étonnerait. Je l’ai touchée à la gorge, mais elle n’a pas saigné comme elle aurait dû. De nous deux, c’est peut-être elle qui s’en est le mieux tirée. Au-dessus d’eux, la porte en acier s’ébranla sous un lourd impact. — Tavi, dit Killian d’un ton pressant, descends. Miles, ne cherchez pas à les tuer. Combattez de manière défensive, et reculez lorsque c’est nécessaire. Cela va donner à la Garde le temps de venir. — Compris, répondit Miles d’une voix sinistre. Tavi, donne-moi cette épée, s’il te plaît. Tavi lui tendit l’arme qu’il tenait et le capitaine se retrouva avec une épée dans chaque main. Il les fit pirouetter l’une après l’autre, puis hocha sèchement la tête et se retourna vers la porte. — Va, Tavi, dit calmement Killian. Il ne reste plus beaucoup de temps. Chapitre 48 Fidélias frappa deux coups à la porte des appartements privés de dame Aquitaine, attendit une seconde et l’ouvrit. — Madame, dit-il, avant de s’interrompre. Dame Aquitaine se tenait de profil devant l’immense cheminée de la pièce, nue à l’exception d’un fin peignoir de soie qu’elle pressait à deux mains contre sa poitrine. Ses cheveux sombres, libérés de leurs épingles, retombaient en cascades jusque sur ses reins. Ses longs membres étaient minces et élancés, sa peau pâle et sans défaut, et un malicieux petit sourire en coin errait sur ses lèvres. Debout derrière elle, les mains sur les hanches de sa femme, se tenait le Haut Duc d’Aquitaine, torse nu. C’était un homme léonin, bâti en grâce autant qu’en puissance, aux cheveux d’un or sombre qui lui retombaient sur les épaules, et aux yeux noirs étincelant d’intelligence… et d’agacement. — Il y a lieu de se demander, dit-il d’une voix douce et onctueuse, pour quelle raison mon maître espion se sent assez à l’aise pour se contenter de ne frapper qu’une fois à la porte de la chambre de ma femme et entrer sans attendre. Fidélias s’arrêta et inclina la tête, en gardant les yeux baissés. — Pour être tout à fait exact, monsieur, répondit-il, j’ai frappé deux fois. — Ah. Ça change tout alors, n’est-ce pas ? murmura Aquitainus d’un ton sardonique. Je suppose qu’il y a une très bonne raison pour cette intrusion qui va me convaincre de ne pas vous tuer immédiatement. Sa voix était froide, mais teintée d’une note d’amusement qui, Fidélias le savait, réduisait en grande partie le risque de le voir mettre cette menace à exécution. En grande partie seulement. — Attis, fit dame Aquitaine d’un ton gentiment grondeur. (Fidélias entendit le bruissement de la soie glissant sur sa peau nue tandis qu’elle renfilait son peignoir.) Je suis certaine que seule une affaire de la plus extrême urgence l’aurait amené ici de cette façon. Très bien, Fidélias, je suis présentable. L’espion releva les yeux et inclina la tête à l’adresse de dame Aquitaine. — Oui, madame. J’ai reçu une information qui, selon moi, mérite votre attention immédiate. — Quelle information ? — Si vous voulez bien m’accompagner à la bibliothèque, madame, les personnes concernées pourront vous la donner directement et répondre à vos questions. Dame Aquitaine haussa un sourcil. — Qui ? — Un jeune homme que je ne connais pas, et dame Placida Aria. — Placida ? murmura Sire Aquitainus. Je n’aurais jamais cru que Placidus ou sa femme se mêleraient de politique. Qu’est-ce qu’elle fait ici ? — Allons le lui demander, voulez-vous ? répondit sa femme. Le Haut Duc passa nonchalamment son ample chemise blanche par-dessus sa tête. Dame Aquitaine tendit la main pour dégager quelques mèches de ses cheveux restés coincés sous le col, et tous deux sortirent de la pièce. Fidélias leur tint la porte, puis les suivit jusqu’à la bibliothèque. La pièce n’était pas grande par rapport au reste de la demeure, et elle était plus souvent utilisée que la majeure partie de cette dernière. L’ameublement en était d’excellente qualité, bien sûr, mais elle était également chaude et confortable. Un feu brûlait dans l’âtre, et deux personnes se levèrent lorsque les Aquitaine entrèrent. La première était une femme de haute taille aux cheveux d’un roux éclatant, vêtue d’une somptueuse robe vert émeraude. — Invidia, Attis, murmura-t-elle. Elle haussa un sourcil en détaillant leur tenue et dit : — Oh, par les Grandes Furies. Je vous prie de m’excuser pour ce moment mal choisi. Elle échangea une accolade polie avec dame Aquitaine et offrit sa main au Haut Duc, qui la lui baisa avec un petit sourire narquois. — L’anticipation ne rendra les choses que plus agréables, répondit Aquitainus. (Il lui fit signe de se rasseoir et attendit que sa femme ait fait de même avant de prendre place.) Qu’est-ce qui vous amène ici ? Fidélias resta debout à l’écart, contre le mur. — C’est lui, répliqua dame Placida en indiquant le garçon à côté d’elle, qui était resté debout et se tortillait gauchement. (Il portait des vêtements simples mais bien taillés, et un cordon d’Academ autour du cou, où seules trois petites perles garantissaient ses capacités de furifèvre.) Je vous présente Ehren Patronus Vilius, étudiant à l’Académie, qui m’a approchée avec un message insolite. (Elle sourit au garçon.) Répétez-leur ce que vous m’avez dit, jeune homme, je vous prie. — Oui, Votre Grâce, répondit Ehren. (Il s’humecta les lèvres avec nervosité.) J’ai été enjoint par Tavi Patronus Gaius de présenter à dame Placida ses plus respectueuses salutations et ses plus sincères excuses pour le stratagème qu’il a employé afin de lui parler à la réception en plein air de Sire Kalarus. Il m’a également chargé de vous dire qu’il y a une heure, lui et une compagne ont été amenés de force dans un entrepôt sur l’embarcadère numéro sept, sur les Quais, et retenus là-bas par des agents se désignant eux-mêmes par le nom de « Corbeaux de Sang », et qui, selon lui, sont à la solde de Sire Kalarus ou de l’un de ses gens. Le visage du Haut Duc d’Aquitaine s’assombrit. — Tavi Patronus Gaius. Le garçon de la Seconde Bataille de Calderon ? — Oui, mon cher, répondit dame Aquitaine en lui tapotant le bras d’un geste apaisant. (Elle prit un air interrogateur.) Comment se fait-il qu’il ait pu envoyer ce message s’il est retenu prisonnier ? — Il a réussi à s’échapper, Votre Grâce, répondit Ehren. Aquitainus jeta un regard à sa femme. — Il a échappé aux Corbeaux de Sang ? — Je t’avais dit qu’il avait de la ressource, murmura dame Aquitaine. (Elle tourna les yeux vers dame Placida.) Aria, tout ceci est fascinant, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi vous nous faites part de ces informations. — Je suppose que vous êtes au courant de l’attaque qu’ont subie l’Exploitante Isana et son escorte ici dans la capitale, répondit dame Placida. Et j’ai trouvé plutôt intrigant qu’elle et son neveu aient été attaqués tous les deux dans la même soirée. Manifestement, quelqu’un essaie d’embarrasser Gaius devant le Conseil des Ducs et le Sénat en les tuant ici, pratiquement sous son nez. — Manifestement, fit dame Aquitaine en gardant une expression sereine. — Je sais combien votre époux et vous êtes loyaux envers le Premier Duc, et l’importance que vous accordez au bien du royaume, poursuivit dame Placida, sans la moindre trace de sarcasme ou d’humour dans la voix. Et j’ai pensé que vous verriez peut-être une cause d’inquiétude, en tant que loyaux partisans du royaume, dans le fait que l’un des nôtres est peut-être en train de lever la main sur Gaius. Un silence absolu pesa sur la pièce pendant de longues secondes, puis dame Placida se leva, tout en grâce et en réserve polie. — Ehren, je crois que nous avons abusé de l’hospitalité de nos hôtes suffisamment longtemps. Je vous remercie d’avoir pris le temps de m’accompagner ici. — C’est tout naturel, Votre Grâce, répondit le jeune homme en se levant. — Venez. Je vais demander à mon cocher de vous ramener à l’Académie. Les Aquitaine se levèrent à leur tour et échangèrent des adieux polis avec dame Placida, puis celle-ci et Ehren sortirent de la pièce. — Plus tôt dans la journée, dit Fidélias, une de mes sources a découvert que les Canims avaient mystérieusement disparu du Couloir Sombre. Et dix minutes avant l’arrivée de dame Placida, on m’a averti d’une activité inhabituelle dans les Souterrains. Un de mes informateurs a vu deux guerriers canims en train de se battre dans une ruelle derrière le Cerf Noir sur les Quais, et l’un d’eux se faire tuer. Celui qui a remporté le duel était presque certainement l’Ambassadeur Varg. D’après ma source, le Canim qui est mort s’était battu sans proférer le moindre son et sans manifester la moindre réaction émotive, même devant sa propre mort. Apparemment, c’était comme si tout instinct de survie avait été volé à ce Canim. — Volé ? souffla dame Aquitaine. Ces vordes dont nous a parlé l’Exploitante ? Fidélias hocha la tête d’un air sinistre. — C’est une possibilité. Il y a cinq minutes, j’ai été informé qu’on se battait dans les tunnels supérieurs des Souterrains, près de la Citadelle, et que l’alarme sonnait dans le palais. Aquitainus fit entendre un sifflement. — Cet imbécile de Kalarus. Il s’en prend au Premier Duc maintenant ? — Trop risqué, répondit dame Aquitaine. Il ne tenterait jamais quelque chose aussi ouvertement. C’est là une manœuvre qui vient des Canims, je pense. — Mais alors pourquoi leur chef tue-t-il ses propres gardes en duel dans les ruelles obscures ? demanda Aquitainus. Sa femme secoua la tête. — Il est possible que leur loyauté lui ait été volée. (Elle fronça les sourcils.) Mais si le désarroi et le chaos atteignent des proportions suffisantes, Kalarus va sauter sur l’occasion. C’est une véritable slive. Sire Aquitainus acquiesça et termina la pensée de son épouse : — Il ne laisserait jamais passer une occasion d’attaquer un ennemi affaibli. Nous devons donc nous assurer qu’il ne tire pas profit de la situation. (Il fronça les sourcils.) En préservant l’autorité de Gaius. Par les Corbeaux ! Voilà qui ne me plaît guère. — La politique conduit à d’étranges alliances, murmura dame Aquitaine. Si Gaius est assassiné maintenant, avant que nous ayons pu régler le problème de Kalarus, vous savez ce qui va se passer. En fait, je ne serais pas surprise d’apprendre que les Canims essaient de tuer Gaius pour fomenter une guerre civile ouverte entre Kalare et Aquitaine… — … afin d’affaiblir le royaume dans son entier. (Aquitainus hocha brièvement la tête.) Il est temps que nous débarrassions Kalarus de ses Corbeaux de Sang. Embarcadère numéro sept, a dit le garçon, c’est bien ça, Fidélias ? — Oui, monsieur. J’y ai envoyé des hommes en observation, qui m’ont rapporté une activité grandissante. À mon avis, Kalarus a demandé à ses agents de se rassembler là-bas pour pouvoir attaquer en groupe. Aquitainus échangea un regard avec sa femme, et lui adressa un faible sourire. — Les tunnels ou la rivière ? Dame Aquitaine fronça le nez. — Tu sais bien que je déteste l’odeur du poisson mort. — Alors je m’occupe de l’entrepôt. — Pense à en garder un en vie si tu peux, Attis. Le Haut Duc d’Aquitaine jeta un regard froid à son épouse. — Si je ne te le dis pas, reprit calmement celle-ci, et que tu n’y penses pas tout seul, après tu te plaindras que je ne te l’ai pas rappelé, mon amour. Je ne fais que protéger tes intérêts. — Ça suffit, dit Aquitainus. (Il se pencha pour embrasser sa femme sur la joue.) Sois prudente dans les tunnels. Ne prends pas de risques. — Je serai sage, promit-elle en se levant. Et puis, Fidélias connaît ces Souterrains comme sa poche. Aquitainus haussa un sourcil en regardant Fidélias, et dit : — Oui. Ça ne m’étonne pas. Il plaqua un baiser sur les lèvres de sa femme et gronda : — Je compte bien reprendre notre conversation plus tard. Elle lui retourna son baiser et sourit d’un air candide. — Je te retrouverai dans le bain. Aquitainus esquissa un bref sourire étincelant et sortit à grands pas de la pièce, plein d’une résolution qui émanait de lui comme un feu invisible. Dame Invidia se leva, les yeux luisants elle aussi, et traversa la pièce en direction d’une armoire à côté du cabinet à alcools. Elle l’ouvrit et en sortit calmement une épée, protégée d’un fourreau et accrochée à une ceinture de cuir finement ouvragée. Elle dégaina l’arme, un long sabre élégamment incurvé, la remit dans son fourreau et passa l’ensemble à sa taille. — Très bien, mon cher espion, murmura-t-elle. Il semble que nous devions entrer dans les Souterrains. — Pour sauver Gaius, répondit Fidélias, en laissant l’ironie teinter ses mots. — Allons, voyons, il ne faudrait pas laisser Kalarus l’assassiner, n’est-ce pas ? Elle sortit de l’armoire une cape en cuir noir et la drapa sur ses épaules, puis passa une paire de gantelets d’escrime à sa ceinture. — Je ne suis pas un expert en mode vestimentaire, fit remarquer Fidélias, mais je crois que l’acier est généralement considéré d’un goût plus sûr que la soie pour toute occasion impliquant une épée. — Nous allons nous retrouver près du palais, mon cher espion, avec des centaines de Gardes Royaux furieux et paranoïaques. Il vaut mieux être vue comme une Citoyenne consciencieuse qui se trouvait là par hasard pour aider dans une situation de crise plutôt que comme un soldat armé et cuirassé rôdant dans le noir pour approcher du palais. (Elle attacha vivement ses cheveux en arrière à l’aide d’un ruban rouge sombre.) En combien de temps pouvez-vous nous amener au palais ? — Il faut compter vingt-cinq minutes de marche, répondit Fidélias. Mais il y a un long puits qui monte tout droit presque jusqu’au palais. On ne peut pas l’escalader, mais si vous pouvez nous soulever tous les deux, je peux vous mener au palais en cinq minutes. — Excellent. Je vous suis. Nous avons du travail à faire. Chapitre 49 Tavi grinça des dents en voyant la porte s’ébranler de nouveau sous les coups des Canims Volés. Il se tourna vers Ombre et Kitaï. — Prenez la civière, dit-il. Je me charge de Max et je passe devant ; comme ça, s’il m’échappe, il ne tombera pas sur Gaius. Kitaï fronça les sourcils. — Tu es assez fort ? — Oui, répondit Tavi en soupirant. Je le ramène comme ça à l’Académie régulièrement. (Il s’approcha de son ami inconscient et passa un des bras du garçon sur ses épaules.) Allez, Max. Bouge-toi. Faut que tu regagnes ton lit. Max entrouvrit un œil et jeta un regard trouble autour de lui. L’autre était fermé par une croûte de sang. Il continuait à saigner de sa vilaine blessure au bras, mais les bandages avaient réduit l’abondant flot de sang du début à un mince filet. Il réussit à bouger les jambes tandis que Tavi commençait à descendre l’escalier. Il ne marchait pas à proprement parler, mais il parvenait à soutenir assez de son propre poids pour permettre à Tavi, les muscles bandés, de faire le reste. Ils descendirent les marches d’un pas régulier à défaut d’être rapide. Quelque part au-dessus d’eux, un nouveau gémissement métallique leur parvint, suivi d’un grand bruit caverneux qui se répercuta dans la cage d’escalier. Quelques secondes plus tard, ils entendirent le tintement métallique de fers qui se croisaient, de moins en moins distinct à mesure qu’ils s’éloignaient de l’endroit où le capitaine blessé luttait pour retenir les Canims. Pour la première fois depuis qu’il s’était échappé de l’entrepôt, Tavi put prendre le temps de réfléchir. Il avait l’habitude de traîner le poids inconscient de Max, et même si ce n’était pas exactement une tâche facile, elle ne requérait pas non plus toute son attention. Il entreprit de rassembler dans sa tête tout ce qu’il avait vu, pour essayer de se faire une idée de l’avenir immédiat. Et soudain, il ne parvint plus à respirer. Ce n’était pas qu’il était essoufflé ou manquait d’air. Il avait tout simplement l’impression de ne plus pouvoir faire parvenir assez d’air dans ses poumons, et la peur faisait battre son cœur si vite qu’il n’arrivait pas à en distinguer les pulsations. Ils étaient pris au piège. Même si la Garde Royale était sans aucun doute en train de se battre pour essayer d’arriver jusqu’au Premier Duc, certains des Canims devaient forcément être restés en arrière pour les retenir. Les guerriers à tête de loup étaient mortellement dangereux dans ce genre d’espace clos, où il y avait peu de place pour les éviter ou les contourner, et où leur taille supérieure et la plus grande portée de leur bras en faisaient des adversaires largement supérieurs à n’importe quel Aléréen, hormis les légionnaires les plus chevronnés. Les Chevaliers de la Garde Royale utiliseraient sûrement leurs talents de furifèvres contre eux, mais l’étendue de ce qu’ils pourraient faire serait sévèrement limitée par les raisons que Tavi avait données à Kitaï précédemment. Et par ailleurs, il était parfaitement possible que la plupart des Chevaliers ne soient même pas encore arrivés en haut de l’escalier. L’attaque avait commencé aux heures les plus noires de la nuit, alors que la plupart des gens étaient couchés, et il leur faudrait de longues minutes pour se réveiller, s’armer et se précipiter vers le lieu des combats. C’étaient des minutes dont le Premier Duc ne disposait tout simplement pas. À un moment ou à un autre, la Garde finirait par vaincre les Canims, bien sûr. Mais ceux-ci n’avaient qu’à les retenir quelques minutes de plus, et dans un combat à mort, ces minutes sembleraient des heures. Les Canims allaient tout bêtement se jeter sur l’épée de Miles, lui infligeant en échange de leur vie de simples blessures légèrement handicapantes. Mais ils étaient assez nombreux pour, à force, finir par l’achever, et mettre ensuite en pièces tous ceux qui se trouvaient derrière lui. Il n’y avait aucun moyen de sortir de cette salle profondément souterraine à part l’escalier. Ils n’avaient nulle part où fuir. Les Canims arrivaient toujours, et la reine était encore en vie. Miles, le seul d’entre eux à pouvoir espérer tenir tête aux Canims assez longtemps, était déjà blessé ; il avait perdu beaucoup de sang et un œil. La plus petite erreur d’appréciation ou de tactique pouvait lui coûter la vie, et, si Tavi était certain que Miles aurait pu s’en sortir haut la main en toute autre circonstance, ce n’était plus qu’une question de temps avant que ses blessures le ralentissent ou que sa vision altérée l’empêche de se battre parfaitement. Lorsque Miles serait tombé, les Canims tueraient le Maestro. Ils tueraient Tavi et Kitaï. Ils tueraient Max, bien sûr. Et à moins d’être extrêmement stupides, ils tueraient également Gaius, malgré le sacrifice volontaire que Max avait fait en lui servant de doublure. Gaius était toujours inconscient. Max, incohérent. Le Maestro était un excellent professeur d’arts martiaux, mais c’était un vieil homme, et pas un soldat. Kitaï semblait se débrouiller dans un combat au moins aussi bien que Tavi, mais elle ne faisait tout simplement pas le poids face à un Canim, et encore moins à une dizaine d’entre eux. Tavi lui-même, malgré son entraînement rigoureux, n’avait pour ainsi dire aucune chance de l’emporter sur un Canim. L’écart de taille, de portée, de puissance et d’entraînement était tout simplement trop important. Si le Premier Duc mourait, cela mènerait à une guerre civile, une guerre civile que les Canims seraient ravis d’utiliser à leur avantage. La mort de Gaius pourrait très bien être l’événement déclencheur de la fin du peuple aléréen. Trop de pensées se bousculaient encore dans la tête de Tavi et il serra les dents, essayant de mettre ses idées au clair et de se concentrer. Il ne parvint à isoler que trois réflexions concrètes : Il fallait sauver Gaius par tous les moyens. Tavi ne voulait pas mourir, ni voir ses amis et ses alliés souffrir. Parmi les personnes enfermées avec le Premier Duc, une seule pouvait changer la donne. Ils atteignirent le bas de l’escalier et Tavi étendit Max aussi doucement qu’il le put à côté du cabinet. Le jeune homme, sans quitter l’apparence du Premier Duc, s’affaissa aussitôt, sombrant de nouveau dans l’immobilité et l’inconscience. Un ronflement sonore s’échappa de ses lèvres. Tavi posa la main sur l’épaule de son ami un moment, puis se leva lorsque Kitaï et Ombre ressortirent de la salle de méditation en refermant la porte derrière eux. Ils se dirigèrent vers l’escalier, mais Tavi, serrant les dents, se mit en travers du chemin d’Ombre et, nez à nez, le dévisagea d’un œil noir. — Ombre, dit-il durement, pourquoi est-ce que tu ne t’es pas battu ? L’esclave le mesura du regard puis détourna les yeux en secouant la tête. — Je ne pouvais pas. — Pourquoi ? ! demanda Tavi d’un ton insistant. On avait besoin de toi. Max aurait pu se faire tuer. — Je ne pouvais pas, répéta Ombre. (Tavi vit une véritable peur dans le regard fuyant de l’esclave.) Miles était en train de se battre avec cette créature, la vorde. Elle était trop rapide. Si j’avais dégainé, il m’aurait reconnu immédiatement. (Ombre inspira lentement.) Cette distraction lui aurait valu la mort. Elle le peut toujours. — Il est blessé. Et nous ne savons pas combien de temps il va encore pouvoir les repousser. Ombre hocha la tête d’un air morose, plein d’une ancienne douleur. — Je… Tavi, je ne sais pas si j’en suis capable. Je ne sais pas si je pourrais le supporter si… (Il secoua la tête.) Je croyais que je pourrais, mais revenir ici… Tellement de choses changeraient, et je ne veux pas ça. — La mort est un changement, intervint Kitaï. Tu ne veux pas ça non plus. Ombre se recroquevilla légèrement. Tavi fit signe à Kitaï de le laisser parler. — Ombre, le Premier Duc a besoin de toi. — Ce vieux bâtard arrogant, pontifiant et égocentrique ! cracha Ombre d’un ton soudain rempli d’une haine étrange et féroce. Il peut servir de pâture aux Corbeaux. Tavi décocha un coup de poing sur le menton de l’esclave déguenillé, qui tomba assis sur le sol de pierre lisse et porta la main à son visage avec une expression de pure stupeur. — Puisque tu n’as pas l’air d’utiliser toute ta tête, dit Tavi d’un ton froid, laisse-moi t’aider. Tes sentiments à l’égard de Gaius sont hors de propos. Il est le Premier Duc légitime d’Aléra. S’il meurt ici ce soir, cela fera sombrer le royaume tout entier dans une guerre civile qui sera le signal qu’attendent nos ennemis pour attaquer. Les vordes représentent une menace qui pourrait se révéler pire que Canims, Marats et Hommes des Glaces réunis si on les laisse se multiplier, et nous avons besoin d’un commandement central fort et unifié si nous voulons éviter cela. Ombre garda les yeux sur Tavi, encore sous le coup de la surprise. — Tu comprends ce qui se joue ici ? reprit le jeune homme. Des millions de vies dépendent de l’issue de cette bataille, et tu n’as pas le temps de te laisser distraire par des rancunes personnelles. Pour sauver le royaume, nous devons sauver Gaius. (Il se pencha pour attraper la vieille épée usée d’Ombre, et la tira de son fourreau. Puis il mit un genou à terre et regarda l’esclave droit dans les yeux tout en inversant sa prise sur l’arme pour lui en offrir la poignée par-dessus son bras.) Ce qui signifie, dit-il calmement, que le royaume a besoin d’Araris Valérien. Les yeux d’Ombre se remplirent de larmes, et Tavi put presque sentir la terrible peine qui les avait fait monter, la peur qui emplissait le regard tourmenté de l’esclave. Celui-ci leva la main pour toucher du bout des doigts la marque des lâches qui le défigurait. — Je… Je ne sais pas si je peux redevenir cet homme-là. — Tu l’as fait à Calderon, dit Tavi. Tu m’as sauvé la vie. On trouvera une façon d’arranger les choses avec ton frère, Ombre. Je te promets de faire tout mon possible pour vous aider. Je ne connais pas les détails de ce qui s’est passé entre vous. Mais tu es son frère. Son sang. — Il va être furieux, chuchota Ombre. Il risque… Je ne pourrais jamais lui faire de mal, Tavi. Même s’il devait me tuer. Tavi secoua la tête. — Je ne laisserai pas une telle chose arriver. Peu importe la fureur qu’il ressentira ; au fond, il t’aime. La colère s’atténue. Pas l’amour. Ombre croisa les bras sur sa poitrine, en secouant la tête. — Tu ne comprends pas. Je… Je ne peux pas. Ça fait trop longtemps. — Tu dois le faire. Tu vas le faire. Tu m’as donné ton épée. Et ce n’est pas un cadeau que tu m’as fait pour que je l’accroche au mur. Cela avait un sens plus profond pour toi. N’est-ce pas ? C’est pour ça que Gaius s’est montré si désapprobateur lorsqu’il l’a vue. Le visage d’Ombre se tordit d’une peine nouvelle, mais il hocha la tête. Tavi fit de même. — Avec ou sans toi, je remonte ces marches, dit-il. Et je combattrai ces animaux tant que je serai en vie ou que le Premier Duc ne sera pas en sécurité. Prends ton épée, Ombre. Viens avec moi. J’ai besoin de ton aide. Ombre exhala brusquement et inclina la tête. Puis il inspira profondément, leva sa main droite, et prit l’épée que Tavi lui présentait. Il chercha le regard du jeune homme et dit doucement : — Parce que c’est toi qui me le demandes. Tavi hocha la tête, étreignit une dernière fois l’épaule d’Ombre, et ils se relevèrent d’un même mouvement. Chapitre 50 — Ils sont en train de reformer les rangs, annonça Amara, les yeux posés sur les Volés. (Une vingtaine de ces derniers brandissaient de longues piques de bois brut grossièrement taillées en pointe à coups de couteau, de faucille et d’épée.) On dirait qu’ils utilisent les boucliers des légionnaires, aussi. Bernard poussa un grognement et s’approcha de l’entrée de la grotte pour se placer à côté d’elle. — Ils vont s’en servir pour protéger les lanciers de nos archers. Cette volée doit avoir été plus mortelle que ce qu’ils escomptaient. (À l’extérieur, la pluie tombait à grosses gouttes régulières. Des éclairs verdâtres continuaient à danser au milieu des nuages qui voilaient le sommet de Garados, et l’atmosphère devenait de plus en plus lourde et oppressante, imprégnant chaque forme et chaque son d’une sourde malveillance ancestrale.) Et la tempête est sur le point d’éclater, si je ne me trompe pas. Nous verrons arriver des harpies sur nous d’ici à une demi-heure. — Une demi-heure, répéta Amara d’un ton songeur. Tu crois qu’on sera encore là pour s’en soucier ? — Peut-être que non. Peut-être que si. Rien n’est écrit dans la pierre. Amara fit une grimace d’ironie. — On pourrait survivre aux vordes pour être tués par des harpies. C’est ce que tu appelles des paroles encourageantes ? Rassurantes ? Bernard sourit tout en continuant à regarder l’ennemi, une lueur de défi dans les yeux. — Avec un peu de chance, même si nous ne l’emportons pas sur eux, la tempête finira ce que nous avons commencé. — Ce n’est guère mieux, fit Amara. (Elle lui posa une main sur l’épaule.) Est-ce qu’on pourrait attendre ici ? Laisser la tempête faire le travail ? Bernard secoua la tête. — J’ai l’impression qu’ils savent eux aussi qu’elle arrive. Ils vont forcément essayer de s’emparer de la grotte avant qu’elle éclate. Amara acquiesça. — Alors il est temps. Bernard regarda par-dessus son épaule et dit : — Préparez-vous à charger. Derrière lui, en rangs immobiles, se trouvaient tous les légionnaires encore capables de se tenir debout et de manier une épée. Une quarantaine d’épées sortirent de leur fourreau avec un sifflement métallique prometteur de carnage. — Doroga, appela Bernard, donne-nous vingt pas d’avance avant de bouger. Le chef marat était à califourchon sur le large dos de Marcheur, le torse pressé contre la fourrure de l’animal pour ne pas toucher le plafond de la grotte. Il fit signe à Bernard qu’il l’avait entendu et dit quelque chose à voix basse au gargante. Celui-ci contracta ses énormes griffes, creusant le sol, et un grondement menaçant sortit de son poitrail à l’adresse de l’ennemi à l’extérieur. Bernard hocha sèchement la tête et jeta un coup d’œil à ses archers. Les Chevaliers Flora tenaient chacun une flèche encochée sur leur arc. — Attendez le dernier moment pour tirer, leur dit-il calmement. Et écartez autant de lanciers du chemin de Marcheur que vous le pouvez. (Il encorda son propre arc et jeta un regard à Amara.) Prête, mon amour ? La jeune femme était effrayée, mais pas autant qu’elle l’aurait cru. Peut-être avait-elle été trop terrifiée ces dernières heures pour laisser la peur la submerger à présent. Elle tira d’une main ferme son épée de son fourreau. En réalité, elle était plus triste qu’apeurée. Triste d’avoir vu tant d’hommes et de femmes de mérite perdre la vie. Triste de ne rien pouvoir faire de plus pour Bernard et ses hommes. Triste de n’avoir plus d’autres nuits en compagnie de son époux, plus d’autres moments de tendresse ou de désir à anticiper. Tout cela était derrière elle. Son épée était froide, lourde et étincelante dans sa main. — Prête, répondit-elle. Bernard hocha la tête, ferma les yeux et prit une grande inspiration avant de les rouvrir. Il tenait son arc dans sa main gauche, flèche prête à l’emploi. De la main droite, il dégaina son épée et la brandit en rugissant : — Légionnaires ! En avant, marche, au pas de course ! Il partit au petit trot et tous les légionnaires s’élancèrent à sa suite en adoptant la même cadence, martelant le sol de leurs bottes à l’unisson. Amara suivit le mouvement en s’efforçant de caler le rythme de ses pas sur celui de Bernard. Lorsque les légionnaires furent tous sortis de la grotte, Bernard leva la main gauche et l’abattit sur le côté. Amara et les Chevaliers Flora se détachèrent immédiatement de la colonne par la gauche pour monter sur une légère éminence qui leur permettrait de tirer par-dessus la tête des légionnaires pratiquement jusqu’au moment où ceux-ci engageraient le combat avec les Volés. Dès qu’ils eurent dégagé le chemin, Bernard leva la main et hurla : — Légionnaires ! Chargez ! Un rugissement collectif jaillit de toutes les gorges aléréennes : — Calderon pour Aléra ! Et les légionnaires se ruèrent en avant, telle une vague d’acier, suivant le comte de Calderon au combat dans un grondement assourdi de bottes sur le sol détrempé. Au même instant, Marcheur émergea de la grotte et joignit son rugissement de guerre à celui des légionnaires tout en accélérant pour prendre un galop pesant, plus rapide que son apparente maladresse le laissait paraître, en griffant le sol à chaque pas. Il réduisit bientôt la distance qui le séparait des légionnaires, et continua à prendre de la vitesse tandis que Doroga faisait tournoyer sa massue à long manche au-dessus de sa tête en hurlant. Une sorte de miaulement surnaturel se fit entendre du bosquet d’arbres, et les Volés s’avancèrent soudain d’un pas silencieux et parfaitement homogène. Ils formèrent un large demi-cercle, porteurs de boucliers au premier rang, tandis que les lanciers se préparaient à accueillir la charge des Aléréens, hérissant le mur de boucliers de leurs armes grossières. Amara fit appel à Cirrus tout en courant et rassembla avec peine le minimum de concentration nécessaire pour que sa furie puisse réfracter la lumière et lui laisser voir l’ennemi. Elle n’avait qu’un seul devoir dans cette bataille : trouver la reine vorde et l’indiquer à Bernard. À côté d’elle, les Chevaliers Flora levèrent leurs arcs. Leurs flèches traversèrent les rideaux de pluie en un éclair, perçant yeux et gorges avec une précision infaillible, et, en dix secondes, une demi-douzaine des lanciers ennemis tombèrent en dépit des boucliers de légionnaire qui les protégeaient. D’autres Volés ramassèrent aussitôt les piques de leurs camarades tués et prirent leur place ; mais la perturbation avait suffi à ouvrir une brèche dans la barrière de piques rudimentaires, permettant aux légionnaires de réussir leur charge. Dans un fracas assourdissant de boucliers qui s’entrechoquaient, les légionnaires s’attaquèrent aux lances de fortune à grands coups de leurs lourdes épées acérées, élargissant davantage la brèche et semant la confusion dans les rangs des Volés. — Vers la gauche ! cria Bernard. Gauche, gauche, gauche ! D’un commun accord, les légionnaires se ruèrent aussitôt sur le côté, se déplaçant de cinq mètres tout au plus. Et, une seconde plus tard, Doroga et Marcheur s’engouffrèrent dans la brèche ainsi créée au milieu du buisson de piques. Amara resta un instant ébahie par la violence de l’attaque du gargante. Elle n’avait jamais entendu un animal faire autant de bruit, n’avait jamais rien vu démontrer une puissance aussi inimaginable. Marcheur heurta de plein fouet le mur de boucliers, écrasant plusieurs des Volés qui les portaient. Il balança sa grosse tête, faisant voler en tous sens plusieurs autres Volés comme un enfant en colère jetant ses jouets, tandis que, depuis sa selle, Doroga se penchait dans le vide pour abattre sa massue sur le crâne des ennemis qui se trouvaient à portée. Le gargante se creusa un passage entre les rangs de Volés sans ralentir, laissant derrière lui une trouée de destruction, s’arrêta et fit volte-face pour revenir immédiatement à la charge, toutes griffes dehors. Sans attendre qu’il ait terminé sa charge, les légionnaires, rugissant de concert, se ruèrent en avant pour attaquer sauvagement les Volés et les coincer entre eux et le gargante ivre de rage. Amara se mordit la lèvre en parcourant le champ de bataille du regard, impatiente de trouver la reine, de faire quelque chose pour aider Bernard et ses hommes. Tout ce qu’elle pouvait faire pour l’instant, c’était observer la bataille, dont certains détails s’offrirent brièvement à son regard avec une terrible netteté tandis qu’elle cherchait la reine. Après le choc initial de la charge de Marcheur, les Volés s’étaient rassemblés pour contre-attaquer. En moins d’une minute, plusieurs lanciers s’étaient déployés tout autour du gargante pour l’attaquer avec leurs piques, tandis que Doroga tentait de parer leurs coups avec son énorme massue. Les autres s’étaient concentrés sur les légionnaires, et même si ces derniers se battaient avec un talent et un courage indéniables, le nombre auquel ils se mesuraient était tout simplement trop important, et leur élan commençait à faiblir. Amara regarda Bernard se baisser pour esquiver un coup de hache que lui portait un vieillard grisonnant, et le légionnaire à côté de lui abattre son épée sur ce dernier de toutes ses forces, lui assenant un coup mortel. Quelques secondes plus tard, une enfant à peine âgée de dix ou douze printemps fit tomber un légionnaire en lui attrapant la jambe et la lui brisa d’une violente torsion. L’homme poussa un hurlement tandis que d’autres Volés le traînaient en arrière et se jetaient sur lui avec une sauvagerie bestiale. Une vieille femme toute ratatinée enfonça une pique dans l’épaule de Marcheur ; le gargante fit volte-face avec un cri de douleur et brisa l’arme d’un grand coup de patte. Puis Amara perçut l’ombre d’un mouvement derrière Doroga et Marcheur, quelque chose qui surgissait de l’ombre des arbres, enveloppé dans les plis sombres d’une cape à capuchon. — Là ! cria-t-elle aux archers, en montrant du doigt. Là ! Deux des Chevaliers attrapèrent promptement leur dernière flèche, sous la tête desquelles avaient été enroulées des bandes de tissu huilé pour qu’ils puissent y mettre le feu en les plongeant dans les pots à braises accrochés à leur ceinture. Ils bandèrent leur arc et tirèrent, décochant deux rais de feu parallèles qui traversèrent les rideaux de pluie en sifflant. L’un des traits toucha la reine vorde de plein fouet, et se brisa comme s’il avait percuté un épais plastron. L’autre ne rencontra rien de solide, mais se logea dans les plis de sa cape. C’était le signal. Bernard suivit de la tête la trajectoire des flèches enflammées et, d’une voix tonitruante, lança un ordre à ses légionnaires qui virevoltèrent et se précipitèrent sur la reine avec l’énergie du désespoir. Doroga tourna vivement la tête au moment où la créature lui sautait dessus. Il se jeta sur le côté, se laissa tomber en roulé-boulé du dos de son gargante et atterrit lourdement à quatre pattes. La reine vorde fit volte-face pour fondre sur lui, mais changea de trajectoire en voyant Marcheur se ruer en travers de son chemin. — Épées ! lança sèchement Amara aux Chevaliers qui l’entouraient. Avec moi ! Ils dégainèrent et s’élancèrent, contournant le chaos de la mêlée pour atteindre la reine. Amara partit en avant, plus rapide qu’eux à pied, évitant la tentative maladroite d’un Volé pour l’attraper, et le terrassant d’un coup d’épée sans ralentir sa course. Elle vit la reine vorde bondir de nouveau, griffes en avant, dans un effort pour crever un des yeux de Marcheur. Le gargante tourna la tête pour contrer son mouvement et la taillada avec ses défenses, l’envoyant rouler au sol à moins de dix mètres d’Amara. Avec un cri de guerre inarticulé, la Curseur leva son épée, et invoqua Cirrus afin qu’il lui prête assez de rapidité pour défier la reine. Celle-ci se retourna pour faire face à la jeune femme, griffes écartées, et émit un nouveau hurlement strident. Une demi-douzaine de Volés se détachèrent de la mêlée pour foncer sur Amara, mais les Chevaliers qui l’accompagnaient les interceptèrent, l’arme au poing, et les empêchèrent d’avancer. Amara feignit d’attaquer par un coup de taille, puis inversa son geste pour le transformer en estocade, visant les yeux de la reine. Celle-ci écarta la lame d’une tape, mais pas assez vite pour l’empêcher de faire mouche et de déchirer son capuchon, permettant pour la première fois à Amara de voir pleinement les traits de son adversaire. Elle avait un visage humain. Presque familier. En dépit de sa peau vert foncé, brillante et dure, le visage de la créature ressemblait presque à celui d’un Aléréen, à l’exception de ses yeux légèrement bridés comme ceux des Marats. De folles boucles brunes formaient un halo ébouriffé autour de sa tête. Des crocs creusaient de légères fossettes dans des lèvres pleines et féminines. S’il n’y avait eu les crocs, la couleur de sa peau et les yeux phosphorescents, la reine vorde aurait pu être une jeune et ravissante Aléréenne. La créature eut un mouvement de recul, et un épais fluide verdâtre suinta de la coupure qui balafrait sa pommette. Elle toucha sa joue et regarda fixement le sang sur ses doigts, avec une expression de stupéfaction presque enfantine. — Tu m’as blessée. — Maintenant, on est quittes, répondit Amara d’un air sinistre. Avec un cri, elle se fendit de nouveau pour porter un violent coup d’estoc à la reine. Celle-ci fit un bond de côté pour esquiver et se rapprocha de nouveau d’Amara avec une contre-attaque d’une telle rapidité que la Curseur ne l’évita que de justesse. Tout en continuant à se battre, la reine émit son hurlement, et Amara entendit et sentit la présence soudaine d’encore plus de Volés, derrière elle, qui se détachaient de la mêlée pour venir en aide à la reine. Elle réprima impitoyablement l’envie soudaine d’invoquer Cirrus pour s’élever dans les airs au-dessus du champ de bataille et essayer sur la reine des attaques classiques de combat en vol, et resta concentrée sur son adversaire. Elle échangea avec celle-ci une nouvelle série rapide d’attaques et de ripostes, bien trop consciente pourtant que les Volés se rapprochaient derrière elle à chaque seconde qui passait. — Comtesse ! lança un des Chevaliers. Amara se retourna à temps pour voir l’un d’eux terrassé par une hache de bûcheron usée. À peine une seconde plus tard, le poing d’un Volé s’écrasa sur la gorge d’un deuxième Chevalier, qui s’effondra comme une masse, inerte. Le troisième Chevalier paniqua. Une demi-douzaine de Volés étaient en train de l’encercler et, manifestement à bout de ressources, il regarda derrière lui les branches déployées d’un chêne voisin. Il fit un bref geste de la main et l’une d’entre elles se courba vers le bas, assez pour qu’il puisse la saisir d’une main. La branche se redressa brusquement, le hissant hors de portée des mains et des armes des Volés. Mais à l’instant où il avait fait ce geste, au moins une dizaine de Volés s’étaient vivement retournés pour regarder le Chevalier en détresse. Amara put presque sentir sur ses paupières une pression soudaine et surnaturelle alors que les Volés concentraient leur attention sur lui. Toutes les branches de l’arbre où il était perché et de ceux qui l’entouraient à vingt mètres à la ronde se mirent à fouetter l’air en tous sens, tordant, broyant et lacérant. Quelques secondes plus tard, ce qui restait du malheureux Chevalier retomba des branches et des rameaux en une pluie macabre. Aucun de ces vestiges n’aurait pu être identifié comme appartenant à un être humain. À cet instant, la reine sourit à Amara, car une vingtaine de Volés se jetaient par-derrière sur la jeune femme. Et celle-ci lui rendit son sourire, car Doroga arrivait en courant et, faisant un tour sur lui-même pour donner de l’élan à son arme, abattait sa massue de guerre sur la créature. La reine se retourna à la dernière seconde, et même si elle ne parvint pas à éviter complètement le coup, elle l’esquiva assez pour survivre à la terrible violence de l’impact, qui l’envoya malgré tout rouler cinq mètres plus loin sur le sol boueux. Elle se redressa aussitôt à croupetons mais dans une position bizarre, son poids soutenu uniquement par ses orteils et sa main gauche. Son autre bras pendait mollement, inutile. Avec un sifflement, elle fit volte-face pour battre en retraite, mais ce fut pour voir Marcheur foncer dans les rangs de Volés. D’un côté, Doroga se rapprochait, sa massue levée, les yeux remplis de fureur glacée. De l’autre, Amara attendait, sa lame froide et amère au poing, déjà tachée du sang de la reine. Et lorsque celle-ci se retourna vers sa dernière issue potentielle, les légionnaires de Bernard vinrent à bout du dernier Volé qui se tenait en travers du chemin de leur comte, et celui-ci, pendant que ses hommes retenaient les Volés derrière lui, planta son épée dans la terre meuble et souleva son grand arc noir. La reine se retourna vers la plus proche de ses adversaires, Amara, pour la dévisager d’un œil éperdu ; et la jeune femme sentit soudain une présence étrangère qui se pressait contre ses pensées, telle la main d’un aveugle tendue pour tâtonner son visage. Le temps se ralentit et Amara comprit ce qui était en train de se passer. Plus tôt, la reine avait écouté ses pensées. À présent, elle essayait d’y fouiller, même si, en le faisant, elle exposait son propre esprit à la jeune femme. Celle-ci pouvait pratiquement voir les pensées de la reine. La créature était tout simplement stupéfaite par ce qui arrivait. Même si les Aléréens avaient réussi à la piéger, ils s’étaient condamnés en le faisant. Ils n’avaient aucune chance d’échapper à la fureur des Volés autour d’eux, aucune chance de survivre, et il n’était jamais venu à l’esprit de la reine que ses ennemis puissent tout simplement refuser de prendre leur survie en considération dans leur stratégie. Sacrifice. L’esprit de la reine vorde se bloqua sur ce mot, trouvé là dans les pensées d’Amara. Sacrifice. Elle ne comprenait pas. Plus exactement, elle comprenait que ses adversaires étaient prêts à renoncer à leur propre vie pour lui ôter la sienne, mais elle ne comprenait pas la raison sous-jacente, la motivation de cette décision. Comment pouvaient-ils voir dans leur propre mort une victoire, indépendamment du sort que connaissait leur ennemi ? Ce n’était pas logique. Ce n’était pas une manière de penser qui permettait la survie. Une telle mort ne servait aucun Dessein. C’était de la folie. Et, alors qu’elle regardait la reine vorde, Amara fut soudain empêtrée dans la toile des pensées qui se bousculaient dans la tête de la créature. Elle vit celle-ci se raidir, faire un bond en avant, vit ses crocs et ses griffes étinceler alors qu’elle approchait, et elle sentit la reine la considérer, après mûre réflexion, comme l’adversaire la plus faible, celle la moins susceptible de faire obstacle à sa fuite. Elle sentit la reine parvenir à cette froide conviction et rassembler ses forces pour lacérer la gorge de la jeune femme avec ses griffes. Il y eut une vibration sonore, un bruit d’impact, et la première flèche de Bernard toucha la reine vorde sous le bras, s’enfonçant dans la chair jusqu’à l’empennage. La puissance du trait la fit tituber et tomber par terre, et Amara fut brusquement délivrée de l’horrible enchevêtrement de ses pensées et de celles de la créature. Elle regarda celle-ci se relever, et la dernière flèche de Bernard s’enfoncer violemment dans sa gorge, sa pointe ensanglantée jaillissant de la chair cuirassée. De nouveau, le coup projeta la reine à terre. De nouveau elle se redressa en chancelant, ses plaies dégoulinant de sang. Elle hésita, puis ses yeux phosphorescents se rivèrent sur Amara, et elle se jeta sur la jeune femme en un dernier bond désespéré. — Amara ! s’écria Bernard. La Curseur leva son épée et planta fermement les pieds dans le sol, jambes écartées, prête à soutenir l’assaut de la reine vorde. Elle ne fit pas attention aux griffes meurtrières de la créature, même en sachant que cette dernière avait l’intention de tuer jusqu’à son dernier souffle, et préféra se concentrer sur la distance qui les séparait, sur le miroitement des crocs dans la bouche hurlante de la reine. Puis Amara se mut brusquement, dans une explosion d’énergie tirée de chaque nerf et de chaque fibre musculaire qu’elle avait dans le corps, et concentrée dans son bras seul. Elle brandit son solide glaive de légionnaire en avant, et la pointe de l’arme s’enfonça dans la bouche de la reine, dans sa gorge, pour ressortir derrière sa nuque, fendant l’os et la chair. Amara ressentit le choc terrible de l’impact, une vive douleur au bras et à la jambe, et une collision brutale avec le sol. Elle resta étendue un moment, assommée, désorientée, incapable de comprendre pourquoi elle ne voyait soudain plus rien, et pourquoi on lui versait de l’eau sur le visage. Puis le poids qui l’écrasait fut enlevé, et elle se rappela la pluie froide qui tombait du ciel. Bernard la souleva, l’aidant à se redresser, et Amara regarda un instant le corps inerte de la reine à côté d’elle, un glaive de légionnaire enfoncé jusqu’à la garde dans sa bouche. — Tu as réussi, mon amour, dit Bernard. Tu as réussi. Amara se laissa aller, épuisée, contre lui. Autour d’eux, elle voyait une vingtaine de légionnaires qui se battaient côte à côte, en formation défensive. Doroga, couvert d’une dizaine de légères entailles, se tenait à côté de Marcheur. Ce dernier agitait ses défenses avec défi, mais semblait à peine capable de rester debout, encore moins de se battre, et lorsqu’il voulut s’en prendre à l’un des Volés, celui-ci esquiva aisément son attaque maladroite et boiteuse. Amara cligna des yeux pour en chasser la pluie et regarda les dizaines et dizaines de Volés qui luttaient pour écraser les Aléréens épuisés et en sous-nombre. — On a réussi, corrigea-t-elle, et le simple fait de parler l’épuisa. On a réussi. Le tonnerre gronda de nouveau, accompagné d’éclairs déchaînés, et les nuages rougeoyants de la tempête furiesque déferlèrent le long du flanc de la montagne en direction du champ de bataille. — Tiens-moi dans tes bras ? demanda doucement Amara. — D’accord, répondit Bernard. Et soudain, dans un claquement de tonnerre, un éclair énorme s’abattit depuis les nuages et carbonisa une vingtaine des fermiers Volés, n’en laissant que des cendres et des ossements noircis. Amara, le souffle coupé, s’appuya faiblement contre Bernard. — Rapprochez-vous ! hurla ce dernier. Rapprochez-vous, rassemblez-vous, restez baissés ! Amara perçut vaguement les efforts des légionnaires pour suivre les ordres de Bernard, et les exhortations que Doroga adressait à Marcheur dans une des langues marates. Mais surtout, elle perçut une autre lueur fulgurante dans les nuages : une étoile à huit branches formée de foudre qui dansait de pointe en pointe si rapidement qu’on aurait dit une roue de feu… Une roue de feu qui brusquement fusionna en un gigantesque éclair qui s’abattit sur un groupe encore plus grand de Volés et les réduisit en cendres. Elle devait rêver. Dans le ciel furieux apparurent des dizaines de silhouettes : des Chevaliers Aeris, volant en formation de combat ou portant des litières aériennes à toit ouvert. Par deux fois encore, des éclairs déchirèrent le ciel pour décimer les rangs des Volés, puis huit autres Chevaliers Aeris descendirent assez bas pour qu’on les voie, et amassèrent entre eux une dernière salve de foudre en une étoile à huit branches, pour la projeter sur les Volés. Des hommes en armure – des mercenaires, se dit Amara – descendirent des litières et attaquèrent les ennemis restants. La stupeur régna un moment. Puis les légionnaires survivants poussèrent un rugissement, reprenant soudain espoir après avoir cru que tout était perdu. Amara se releva péniblement, soutenue par Bernard qui tenait toujours son épée au poing, tandis que les mercenaires et les légionnaires, ensemble, fracassaient les rangs des Volés et les tuaient jusqu’au dernier. La plupart des mercenaires combattaient avec la grâce et le talent dévastateurs de maîtres ferrofèvres. — Des Chevaliers, chuchota Amara. Ce sont tous des Chevaliers. Jusqu’au dernier. L’un d’eux tua trois Volés en autant de coups d’épée puis, sans même attendre que le dernier ait fini de s’effondrer au sol, se retourna nonchalamment pour s’avancer vers Bernard. C’était un homme gigantesque, lourdement armé, et, alors qu’il approchait, il enleva son casque pour le mettre sous son bras. Il avait les cheveux sombres, une barbe, une vilaine balafre relativement récente sur une joue, et un regard calme, détaché, dépourvu de passion. — Vous, dit Bernard. — Aldrick ex Gladius, enchaîna Amara. Des Loups du Vents. Au service du Haut Duc d’Aquitaine. Je vous croyais mort. Le capitaine des mercenaires hocha la tête. — C’était le but, dit-il. (Il indiqua d’un geste large les mercenaires désormais occupés à éliminer les derniers ennemis et à chercher les blessés qui avaient besoin d’aide.) Avec les compliments de l’Exploitante Isana, monsieur le comte et madame la comtesse. Bernard fit la moue. — Vraiment ? Elle a donc trouvé de l’aide à la capitale, tout compte fait. Aldrick acquiesça brièvement. — Nous avons été envoyés ici pour venir en aide à la garnison par tous les moyens que nous avions. Je vous prie de nous excuser de n’être pas arrivés plus tôt, mais le mauvais temps nous a ralentis. Même si je suppose que, du coup, nous avons eu une belle tempête bien mûre à disposition en arrivant. Il jeta un coup d’œil aux cieux et ajouta d’un ton songeur : — Ça gâche un peu le plaisir, mais il n’aurait pas été professionnel de ma part de laisser ce genre de ressource se perdre. — Je ne peux pas dire que je regrette d’avoir votre aide, Aldrick, dit Bernard. Mais je ne peux pas dire non plus que je sois content de vous voir. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous m’avez pratiquement étripé sur le rempart de Garnison. Aldrick pencha la tête et répondit : — Vous avez été soldat. Vous savez que ce n’était pas personnel, Votre Excellence. Je n’ai pas d’excuses à vous présenter, et je n’ai pas non plus pris de plaisir à ce que j’ai fait en cette occasion. Mais j’ai besoin de savoir si vous pouvez accepter cela, tout de suite. D’une façon ou d’une autre, le problème doit être résolu immédiatement. Bernard fronça les sourcils en le regardant, et hocha sèchement la tête. — Je peux l’accepter. Pourriez-vous me donner des nouvelles de l’Exploitante Isana ? Aldrick acquiesça. — Bien entendu, même si j’en ai peu à vous offrir. Mais d’abord, Votre Excellence… Bernard l’interrompit d’un geste. — Bernard, corrigea-t-il. Vous avez sauvé la vie de mes hommes. Vous n’avez pas besoin de m’appeler par mon titre. Aldrick le regarda avec une légère surprise, et son expression se modifia de façon presque imperceptible. Il inclina la tête en un signe de respect infime mais significatif, et poursuivit : — Je suggère que nous prenions refuge dans cette grotte. Mes Chevaliers Aeris ont volé une grande partie de la foudre d’une puissante furie du vent, et elle va envoyer des harpies après nous pour se venger. Avec votre permission, comte, nous nous installerons à l’abri de cette grotte jusqu’à ce que la tempête se calme. Mes aquafèvres pourront s’occuper de vos blessés pendant que nous y serons. Amara regardait toujours Aldrick en fronçant les sourcils, mais lorsque Bernard lui jeta un coup d’œil, elle hocha faiblement la tête. — Nous pourrons régler nos différends passés une fois que nous aurons tous survécu à la tempête. — Excellent, conclut Aldrick, avant de se détourner avec une préoccupation toute professionnelle. Il fit une série de gestes rapides à l’adresse d’un de ses compagnons, qui transmit ses ordres au reste des mercenaires. Bernard fit lui aussi circuler l’ordre de ramasser les blessés aléréens et de se diriger vers la grotte afin de s’abriter de la tempête qui approchait toujours. — Je peux marcher, dit Amara à Bernard. Elle fit un pas pour le prouver, et faillit s’effondrer. Il la rattrapa et dit : — Doucement, mon amour. Laisse-moi te porter. Tu t’es cogné la tête. — Mmm, murmura Amara avec un soupir. Puis elle ouvrit lentement les yeux en battant des paupières et s’exclama : — Oh ! là là. — « Oh ! là là » ? répéta Bernard d’un ton interrogateur. Amara leva la main à son cou, auquel la bague de Bernard était toujours pendue par une chaîne. — Oh ! là là. On a survécu. On est vivants. Et… on est mariés. Bernard cligna lentement des yeux d’un air pensif, puis répondit : — Tiens, c’est vrai. Je suppose que tu as raison. On a survécu. Et on s’est mariés. Je suppose que maintenant, on va être obligés de rester ensemble. Peut-être même de s’aimer. — Exactement, fit Amara en fermant les yeux avec un soupir épuisé et en se laissant aller contre le torse large et puissant de son époux. Ça gâche tout. Bernard, la portant sans effort apparent, fit quelques pas en silence avant de reprendre : — Tu veux toujours de moi, alors ? Amara leva le visage pour lui déposer un baiser dans le cou et murmura : — À jamais, mon mari, si tu veux bien de moi. Il lui répondit d’une voix chargée d’émotion : — Oui, ma femme. Et j’en serais honoré. Chapitre 51 Tavi monta le premier, gravissant quatre à quatre l’escalier en colimaçon. Le tintement des lames qui se croisaient les avertit qu’ils approchaient, et bientôt, ils posèrent le pied sur des marches rendues sombres et glissantes par le sang répandu. Tavi leva les yeux et vit le capitaine Miles qui défendait l’escalier contre les Canims. L’un de ces derniers était tombé, recroquevillé sans vie sur les marches, et c’était son sang qui coulait sur celles-ci et les tachait. Les compagnons du Canim mort avaient simplement marché sur son cadavre, enfonçant leurs orteils griffus dans sa chair pour ne pas perdre l’équilibre sur les marches dangereusement glissantes. Miles avait été lentement forcé à descendre l’escalier par la pure puissance de ses adversaires, et il avait reçu une blessure de plus : sa jambe gauche était trempée de sang à partir du genou et jusqu’au pied. Son équilibre en était devenu précaire dans la courbe de l’escalier en colimaçon, et il dut maladroitement changer de pied d’appui pour descendre encore une marche tandis que son opposant l’assaillait de coups sans discontinuer. Maestro Killian se trouvait derrière Miles, lourdement adossé à un mur. Son épée gisait quelques marches plus bas, et il tenait sa canne serrée contre sa poitrine. Celle-ci et son épaule étaient trempées de sang. Il avait aussi été blessé. — Tavi ? fit-il d’une voix entrecoupée. Dépêche-toi. Vite, mon garçon ! — Ombre, lança sèchement Tavi en se pressant contre le mur pour laisser passer l’esclave défiguré. Ombre leva les yeux sur lui, puis, plus haut, sur Miles, et les écarquilla en voyant les blessures du capitaine et combien, manifestement, celles-ci l’avaient ralenti et affaibli. Son regard se durcit, et il se mut brusquement, passant devant Tavi en coup de vent pour rejoindre le capitaine de la Garde. — Miles ! aboya-t-il. Retrait au sol ! Miles réagit aussitôt, avec le genre de réflexes que seules de longues années d’entraînement et de pratique pouvaient donner. Il fit une feinte en hauteur, puis, au moment où Ombre arrivait, se laissa tomber à croupetons et roula sur la gauche, descendant plusieurs marches en un roulé-boulé maladroit. Ombre attendit que Miles se soit baissé, puis dégaina son épée si rapidement qu’elle traversa l’air avec un sifflement, et attaqua dans le même geste. Sa lame s’abattit sur celle du Canim à son endroit le plus fragile, juste au-dessus de la garde, et la brisa en éclats d’acier écarlates qui firent jaillir des étincelles en touchant le sol. Sa deuxième attaque trancha la jambe du Canim à hauteur du genou, et, alors que la créature perdait l’équilibre, un troisième coup d’épée la décapita. D’un coup de pied dans le ventre, Ombre repoussa le corps en train de s’effondrer, qui recula en titubant et en arrosant d’une giclée de sang le nez et les yeux du Canim qui le suivait. Ombre s’avança, posant le pied sur le Canim tombé pour garder l’équilibre, et glissa son épée dans la garde du Canim aveuglé, lui ouvrant le ventre d’une entaille en forme de S, par laquelle sang et entrailles se répandirent sur les marches. Le Canim s’effondra, claquant des mâchoires et brandissant son épée malgré sa mort imminente ; mais Ombre para les deux attaques avec une facilité presque dédaigneuse, acheva son adversaire en lui tranchant la gorge d’un coup vif comme l’éclair, et enchaîna aussitôt sur un nouveau pas en avant et un sauvage coup de taille destiné au Canim suivant. Tavi remonta les marches en courant pour rejoindre Killian et déterminer la gravité de ses blessures. Le Maestro avait reçu un vilain coup d’épée entre le cou et l’épaule, et avait eu de la chance que l’arme ne s’enfonce pas plus profondément dans sa chair. Tavi dégaina son couteau et coupa un morceau de sa cape pour en faire une compresse qu’il appliqua sur la blessure. — Tenez, dit-il. Appuyez là-dessus. Killian s’exécuta, malgré la douleur qui le rendait blême. — Tavi, dit-il, je ne peux pas les voir, dit-il d’une voix crispée. Je ne peux pas… Décris-moi ce qui se passe. — Ombre est en train de combattre, répondit Tavi. Miles est blessé, mais vivant. Il y a trois Canims de morts, maintenant. Killian laissa échapper un gémissement. — Il y en a encore dix à venir. J’ai perçu leur présence tout à l’heure. L’un d’eux a lacéré la jambe de Miles en tombant sous ses coups. A réussi à y enfoncer ses crocs, et Miles est tombé. J’ai dû prendre sa place le temps qu’il se relève. Stupide. Trop vieux pour croire que je peux encore faire ce genre de folies. — Dix ! répéta Tavi dans un souffle. L’effet de surprise créé par l’arrivée d’Ombre s’était estompé, et à présent il combattait sans avancer d’un pas, interceptant chaque coup du hargneux Canim dans un tintement métallique, alternant attaques et parades à une vitesse incroyable. Un rapide courant d’air remonta soudain l’escalier, suivi d’un grondement caverneux et assourdissant qui fit trembler le sol sous leurs pieds. — Par tous les Corbeaux ! s’écria Tavi en se retenant d’une main contre le mur. Qu’est-ce que c’était que ça ? Killian inclina la tête pour mieux écouter, ses yeux aveugles perdus dans le vague. — Un charme de feu, dit-il. Un gros. Peut-être dans le couloir en haut des escaliers. — La Garde, dit Tavi, la poitrine soudain gonflée d’espoir. Elle arrive. — Dois… tenir, balbutia Killian. Dois… Puis le Maestro s’affaissa et manqua de tomber. Tavi rattrapa le maigre vieillard en poussant un juron. — Kitaï ! appela-t-il. La jeune fille s’approcha immédiatement, l’épée au poing, les yeux tournés vers le duel qui faisait rage quelques marches au-dessus d’eux. — Il est mort ? demanda-t-elle. — Pas encore, répondit Tavi. Prends-le. Redescends-le en bas des marches, à côté de Max. Kitaï acquiesça brièvement et passa son arme à sa ceinture, avant de soulever Killian au moins aussi facilement que Tavi l’avait fait. — Attends, lui dit le jeune homme. (Il coupa à la hâte un autre morceau de sa cape et s’en servit pour fixer le tampon qu’il avait fabriqué, déjà imbibé de sang, sur la blessure du Maestro.) Voilà. Vas-y. Kitaï chercha son regard. Ses yeux étaient inquiets. — Sois prudent, Aléréen. — Reviens vite, répliqua Tavi. La jeune fille hocha brièvement la tête et se retourna pour descendre les marches. Tavi s’approcha ensuite de Miles, qui avait réussi à se traîner jusqu’au mur pour s’y adosser et gisait là assis, haletant, son œil unique fermé. Il semblait être dans un état d’épuisement extrême, le souffle court, et son visage ensanglanté était affreux à voir avec son orbite vide et la douleur qui lui convulsait les traits malgré son don de ferrofèvre. Tavi commença à s’agenouiller à côté de lui, et le bras armé du capitaine, comme mû par sa propre volonté, se tendit brusquement pour appuyer la pointe de son épée sur la gorge du jeune homme. Tavi se figea, les yeux écarquillés, et dit : — Sire Miles, c’est moi, Tavi. Le capitaine ouvrit l’œil et regarda Tavi d’un air hagard. Son arme trembla et lui échappa de la main. Tavi s’agenouilla immédiatement pour examiner les plaies de Miles. Celles qui couvraient son visage étaient affreuses, mais pas mortelles. Dans certaines, le sang était déjà coagulé. Sa blessure à la jambe était bien plus sérieuse. Le Canim avait enfoncé ses crocs dans le gras de sa cuisse, juste au-dessus du genou, puis sauvagement lacéré les chairs, donnant à la jambe de Miles l’apparence d’un tas de viande crue. Tavi arracha sa cape et utilisa ce qui lui restait de tissu pour confectionner une autre épaisse compresse et la bander bien serré. — Garde ? marmonna Miles. (Sa voix était réduite à un faible filet.) La Garde est arrivée ? — Pas encore, dit Tavi. — Q-qui, alors ? C’est… C’est du vieux jargon militaire. Retrait au sol. Ça fait des années que je n’ai pas entendu ça. Il regarda Tavi d’un air hébété, puis tourna la tête, à la façon d’un homme ivre, vers le duel qui faisait rage à quelques marches de lui. Il se figea. Son œil s’arrondit de surprise, et ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser échapper un faible gémissement. Il fut pris d’un tremblement si violent que Tavi put le sentir dans ses doigts alors qu’il finissait de lui bander la cuisse. — Ça ne peut pas être… (Son visage se tordit d’une grimace monstrueuse.) Non, c’est impossible. Il est mort. Il a été tué avec Septimus. Ils sont tous morts avec Septimus. Ombre évita de justesse l’épée tournoyante du Canim, puis riposta d’une paire de coups, tranchant du premier le bras armé de son adversaire et du deuxième son museau. Le Canim tomba en avant avec un geste convulsif, essayant de l’attraper de la main qui lui restait, mais Ombre l’esquiva en se baissant, redescendit trois marches pour le laisser tomber, et lui assena un dernier coup d’épée qui lui fendit le crâne et le tua sur le coup. Il eut à peine le temps de relever son arme pour parer l’attaque du Canim suivant, et la violence de cette dernière l’obligea à se mettre sur la défensive, le faisant encore reculer d’une marche. — Maintenant, fais-le sortir de sa garde, dit Miles d’une voix éteinte. Fais-le se fendre trop loin, et prends son bras armé et sa jambe. Le Canim rata d’un cheveu une attaque destinée à trancher la gorge d’Ombre, faillit le toucher d’un grand coup de taille en sens inverse et, l’ayant poussé en équilibre précaire au bord de la marche, se fendit en avant. Mais à l’instant où le Canim allait frapper, Ombre recouvra son équilibre – si vite que Tavi comprit que ç’avait été une ruse depuis le début –, esquiva la lame de son adversaire en se baissant et s’immisça dans sa garde pour lui assener un coup terrible sur le bras droit puis, dans le même mouvement circulaire, sur la jambe d’appui. Le Canim tomba, mais pas avant que la lame d’Ombre ait achevé son cercle et que, se servant du poids de son adversaire pour ajouter de la puissance à son mouvement d’ascension, elle ait pratiquement décapité le guerrier à tête de loup dans sa chute. — Parfait, commenta Miles avec calme. Il a toujours été parfait. (Il cligna plusieurs fois de l’œil, et Tavi vit une larme se frayer un chemin au milieu du sang qui lui couvrait le visage.) Par les Grandes Furies ! Il est même devenu meilleur qu’à cette époque. Mais c’est impossible. Impossible. — Miles, dit doucement Tavi. Vous n’avez pas d’hallucinations. C’est bien votre frère. — Araris est mort, gronda le capitaine. — Il me paraît plutôt bien vivant, à moi, répliqua Tavi. Miles secoua de nouveau la tête en pleurant, alors qu’Ombre tissait un infranchissable écran d’acier avec son épée entre lui et le Canim suivant. — Tu vois, là, marmonna Miles d’un ton redevenu distrait, c’était la défense préférée de Septimus. Il l’avait apprise des pirates, pour se battre sur les ponts glissants lorsque la mer est mauvaise. Le Princeps nous l’avait enseignée à tous. Avait essayé, du moins. Seuls Aldrick et Araris l’avaient réellement comprise. Comment est-ce que j’ai fait pour ne pas le voir ? (Il détourna le regard d’Ombre pour contempler Tavi d’un air effaré.) Comment est-ce possible ? Comment peut-il être là ? — Il est venu avec moi, répondit Tavi. De Calderon. Il était esclave dans l’exploitation de mon oncle depuis que j’étais tout petit. Gaius l’a amené ici lorsque je suis arrivé. — Gaius ? Pourquoi Gaius… (Miles s’interrompit soudain en écarquillant de nouveau l’œil. Sous le sang qui lui couvrait le visage, il pâlit, et dévisagea Tavi.) Par les Grandes Furies ! chuchota-t-il. Par toutes les Grandes Furies ! Tavi le regarda en fronçant les sourcils. — Qu’est-ce qu’il y a ? Miles ouvrit la bouche pour lui répondre, puis hésita, le visage tourmenté de douleur, d’épuisement et de surprise. — Tavi ! lança soudain Ombre, et le jeune homme releva vivement les yeux. Ombre se battait toujours avec acharnement, sa vieille épée toute simple arrachant des étincelles à l’acier écarlate des armes canimes, mais un mouvement au plafond attira le regard de Tavi : des silhouettes aux pattes multiples et grêles, qui rampaient avec grâce et rapidité le long de la pierre. Des araignées de cire. Des Gardiens. Miles crispa le poing sur son épée, mais les araignées ne les attaquèrent pas. Elles se contentèrent de passer au-dessus d’eux en une file ondulante d’une dizaine ou plus, et disparurent au coin de l’escalier en colimaçon en dessous. Le Premier Duc. Max. Le Maestro. Ils gisaient tous sans défense, là, en bas. Le venin mortel des Gardiens allait les achever. Seule Kitaï était capable de se défendre, et elle ne savait pas que les araignées arrivaient. Elle ne pourrait jamais protéger tous les blessés si celles-ci l’attaquaient par surprise. Elle aurait déjà de la chance de survivre elle-même. — Gaius, chuchota Miles d’une voix sifflante. Elles en ont après Gaius. Il essaya de prendre appui sur sa jambe pour se relever, mais Tavi se rendit soudain compte que le Canim avait déchiqueté la bonne jambe de Miles. L’autre, celle dont la blessure n’avait jamais complètement guéri et lui avait laissé une claudication permanente, ne pouvait pas le soutenir. Et même si les blessures de Miles l’avaient laissé en état de marcher, Tavi n’était pas sûr que le capitaine aurait pu se relever tout seul pour autant. L’épuisement et les hémorragies avaient sérieusement sapé son énergie, et Tavi comprit que Miles faisait déjà un effort énorme pour simplement rester conscient. Il repoussa le capitaine contre le mur et lui dit : — Restez là. J’y vais. — Non, gronda Miles. Je t’accompagne. Il réessaya de se lever, mais Tavi le repoussa de nouveau durement contre le mur, sans effort. — Capitaine ! Il plongea le regard dans celui du blessé et lui dit, sans rancœur : — Vous ne serez d’aucune utilité à qui que ce soit dans cet état. Vous allez me ralentir. Miles ferma l’œil un moment, en pinçant amèrement les lèvres. Puis il hocha sèchement la tête, prit son épée et en offrit la garde ensanglantée à Tavi. Celui-ci la prit en cherchant le regard du capitaine, qui essaya de lui sourire puis lui étreignit l’épaule d’une main et dit : — Va, petit. Tavi avait le cœur qui battait la chamade sous l’effet d’une terreur plus grande et plus atroce que tout ce qu’il avait jamais pu ressentir auparavant. Mais ce n’était pas tant la perspective de mourir qui le terrifiait – même s’il en était certainement effrayé – que la possibilité de ne pas être à la hauteur de la tâche qui l’attendait. Il était le seul à pouvoir prévenir Kitaï et défendre les blessés contre les araignées de cire. Il n’osait même pas imaginer les conséquences d’un échec de sa part, et chaque seconde qui passait jouait contre lui. Alors même que ces pensées se bousculaient dans sa tête, Tavi ramena l’épée contre son avant-bras au cas où il glisserait sur une marche et se jeta à corps perdu dans l’escalier. Chapitre 52 Fidélias détestait voler. Certes, remonter le long puits des Souterrains n’avait pas grand-chose en commun avec un vol au-dessus de la campagne, du moins en apparence, mais si on réduisait les deux expériences à leur essence, la seule vraie différence était qu’on profitait d’une plus belle vue en plein air. Sinon, il se déplaçait toujours avec la même terrifiante rapidité, et ne contrôlait absolument pas sa vitesse ni sa trajectoire ; et, surtout, sa vie dépendait entièrement d’autrui. Dame Aquitaine pouvait le tuer à tout instant, sans rien avoir à faire. La gravité le ferait s’écraser au sol tout là-bas en dessous de lui, et celui qui trouverait son corps ne pourrait probablement pas l’identifier, et encore moins remonter jusqu’à dame Aquitaine. Fidélias ne pourrait rien faire pour l’en empêcher, et il savait parfaitement qu’elle était capable de meurtre prémédité. Si jamais il venait à contrecarrer ses ambitions, elle pourrait très bien décider de l’éliminer. Bien entendu, songea-t-il, dame Aquitaine pouvait certainement le tuer à tout moment, pour n’importe quelle raison, même gratuitement, et il ne pourrait rien faire de plus pour l’en empêcher. Il avait trahi la Couronne et s’était engagé à servir la cause de la Maison de son époux, et c’était seulement parce qu’ils continuaient à être satisfaits de ses services qu’ils ne décidaient pas de le livrer à la Couronne ou, plus probablement, de l’éliminer discrètement. Voilà. Sa réaction à leur vol le long de ce puits interminable était irrationnelle. Il n’était pas plus en danger à cet instant qu’à tout autre moment. Mais cela ne changeait rien au fait qu’il détestait voler. Il jeta un regard en coin à dame Aquitaine tandis qu’ils continuaient à s’élever sur une colonne de vent. La sombre chevelure de la Haute Duchesse battait en tous sens comme une banderole dans une bourrasque, et sa robe de soie faisait de même, offrant de temps à autre un aperçu de ses jambes pâles et bien galbées. Cela faisait longtemps que Fidélias ne partageait plus l’hésitation naturelle de la plupart des gens à traiter les aquafèvres comme quelqu’un du même âge qu’eux en dépit de l’apparente jeunesse de leurs traits. Il avait eu affaire à bien trop d’hommes et de femmes qui jouissaient d’une expérience et d’une capacité de jugement bien supérieures à ce que leur physionomie juvénile laissait supposer. Dame Aquitaine était à peine plus jeune que lui, mais son visage et sa silhouette étaient ceux d’une femme dans la fleur de l’âge. Mais ce n’était pas comme si Fidélias n’avait pas déjà vu ses jambes, et bien plus encore. Elle surprit son regard et lui adressa un petit sourire en coin, les yeux étincelants. Puis elle leva la tête vers le minuscule point lumineux indiquant le sommet du puits au-dessus d’eux, qui se rapprochait de plus en plus, jusqu’au moment où Fidélias put voir les barreaux de fer qui couvraient l’ouverture du puits. Ils ralentirent et finirent par s’arrêter, juste sous les barreaux ; Fidélias agrippa le troisième en partant de la droite, lui imprima une torsion et une violente secousse. Le barreau glissa hors de son support et Fidélias se hissa par l’ouverture, avant de se pencher pour tendre la main à dame Aquitaine et l’aider à faire de même. Ils émergèrent dans un couloir à l’intérieur même du palais, un passage de service qui reliait les cuisines aux salles de banquet et aux appartements royaux. Des alarmes sonnaient, et Fidélias savait que le son se propageait à coup sûr dans pratiquement tous les couloirs du palais. À cette heure de la nuit, ce passage de service était probablement désert, mais il y avait toujours le risque qu’un garde, répondant à l’alarme, s’en serve comme raccourci. Par ailleurs, dans moins de une heure, les premiers domestiques se dirigeraient vers les cuisines pour commencer à préparer le petit déjeuner. Plus vite ils s’en iraient, donc, mieux cela vaudrait. — Je continue à penser que c’est de l’imprudence, murmura Fidélias. (Il encorda son arc, petit mais lourd, y encocha une flèche et s’assura d’avoir les autres à portée de main.) C’est une folie de votre part de risquer d’être vue en ma compagnie. Dame Aquitaine fit entendre un gloussement et écarta sa remarque d’un geste désinvolte. — Tout ce que vous avez à faire, c’est me conduire jusqu’à l’endroit des troubles, puis vous en aller, dit-elle. Elle fit la grimace et porta une main à son front. — Est-ce que ça va ? lui demanda Fidélias. — L’aérofèvrerie me donne parfois des migraines, répondit-elle. J’ai dû faire remonter cet air depuis la rivière et à travers les Souterrains pour nous soulever. Il était extrêmement lourd. — L’air ? Lourd ? — Lorsque vous essayez d’en mouvoir une quantité suffisante, oui, cher espion, croyez-moi. (Elle laissa retomber sa main et regarda autour d’elle en fronçant les sourcils.) Un couloir de service ? — Oui, répondit Fidélias en se mettant en marche. Nous sommes proches des suites royales et de l’escalier qui descend à la salle de méditation. Il y a plusieurs passages qui mènent aux Souterrains dans toute cette partie du palais. Avec un hochement de tête, dame Aquitaine lui emboîta le pas, marchant légèrement en retrait de lui. Il suivit le couloir sur une courte distance, jusqu’à une intersection qui allait leur permettre de contourner un poste de sentinelle ; même si, à son avis, la Garde tout entière avait répondu à l’alarme, il était inutile de prendre des risques. Il entra par la porte de service dans une salle de séjour richement meublée, sombre et silencieuse depuis la mort de la première épouse de Gaius une vingtaine d’années plus tôt, et qui n’était désormais ouverte que pour faire les poussières et ranger. À l’intérieur, une section du lambris de chêne qui couvrait les murs de pierre s’ouvrait pour révéler un petit passage. — J’adore ces passages secrets, murmura dame Aquitaine. Où mène celui-ci ? — Aux anciens appartements de dame Annalisa, répondit Fidélias. Cette pièce, ici, servait de bureau à Gaius Pentius. — Avec un chemin direct vers les appartements de sa maîtresse, hein ? (Dame Aquitaine secoua la tête en souriant.) Palais ou non, tout semble si mesquin une fois qu’on a gratté le vernis. — Vous n’avez pas tort, répondit Fidélias. Ils refermèrent le panneau secret derrière eux et émergèrent dans une grande chambre à coucher organisée autour d’un énorme lit situé sur une section du sol légèrement surélevée. Cette pièce aussi avait l’apparence d’un endroit pratiquement abandonné ; Fidélias la traversa pour s’approcher de la porte, qu’il entrebâilla pour jeter un coup d’œil dans le couloir. Le fracas et les cris du combat retentirent dès qu’il eut ouvert la porte. À moins de dix mètres de lui, la Garde Royale était attroupée autour de l’entrée du premier poste de garde menant à la salle de méditation du Premier Duc. Fidélias eut le souffle coupé. La porte métallique avait été abattue au sol vers l’intérieur de la pièce, par un impact d’une puissance inconcevable. Alors même qu’il regardait, un garde passa le seuil, l’arme au poing, pour ressortir une seconde plus tard en titubant, les mains pressées sur une longue plaie en travers de l’abdomen. On le traîna d’un côté de la porte, où d’autres blessés recevaient les soins d’un Guérisseur à la mine soucieuse qui faisait tout son possible pour refermer suffisamment les plaies les plus critiques afin de garder les blessés en vie jusqu’à ce qu’on puisse en faire davantage pour eux. Les autres membres de la Garde se battaient de toutes leurs forces pour essayer de franchir la porte, mais il était clair que l’alarme les avait pris au dépourvu, et leurs efforts semblaient cruellement manquer d’organisation. — Attendez ici, dit dame Aquitaine, et elle sortit dans le couloir. Elle s’approcha d’un pas décidé du garde le plus proche et lui demanda, d’un ton ferme et crépitant d’autorité : — Garde, qui commande cette émeute ? L’homme tourna brusquement la tête pour la regarder avec stupeur. Il ouvrit et ferma une ou deux fois la bouche sans émettre le moindre son, puis finit par répondre : — Par ici, Votre Grâce. (Il la conduisit au Guérisseur, et appela celui-ci.) Jens ! Jens ! Dame Aquitaine. Le Guérisseur leva vivement les yeux pour étudier la Haute Duchesse une brève seconde, puis inclina la tête à son adresse et se remit au travail. — Votre Grâce, dit-il. — Vous êtes l’officier de commandement ici ? Une lance jaillit de la salle de garde, comme projetée par un arc gigantesque, et transperça un autre soldat. L’homme se mit à hurler. — Amenez-le ici ! cria le Guérisseur. Il releva les yeux vers la Haute Duchesse et répondit : — Le capitaine est introuvable. Tous les centurions réguliers de service ont été tués, mais théoriquement, j’ai le grade de centurion aussi. (Les gardes lui amenèrent l’homme empalé et il attrapa sa sacoche de Guérisseur pour en sortir une scie à os. Il entreprit de tailler le manche de la lance avec.) Par tous les Corbeaux ! gronda-t-il, empêchez-le de bouger ! (Il grimaça en terminant de couper l’arme et la retira du corps du garde.) Si vous voulez bien m’excuser, Votre Grâce. Si je n’accorde pas toute mon attention à ces hommes, ils vont mourir. — Si personne ne les commande, vous allez en avoir bien plus à soigner, répondit dame Aquitaine. Elle le regarda en fronçant les sourcils et ajouta : — Je prends le commandement des opérations jusqu’à ce qu’un de vos centurions ou le capitaine arrivent, Guérisseur. — Bien, d’accord, répondit l’intéressé. Il regarda un des gardes et lui dit : — Laisse dame Aquitaine organiser les choses, Victus. — Oui, monsieur, répondit le garde. Euh, Votre Grâce. Quels sont vos ordres ? — Faites votre rapport, dit sèchement dame Aquitaine. Que se passe-t-il ici exactement ? — Il y a quatre ou cinq Canims qui nous empêchent de passer le premier poste de garde. Ils ont tué tous les gardes à l’intérieur, et environ une dizaine d’autres qui ont essayé d’entrer, dont le centurion Hirus. D’autres hommes vont bientôt arriver, mais nos Chevaliers avaient quartier libre ce soir, et nous sommes encore en train de les chercher. — Qui y a-t-il en bas ? — Nous ne savons pas exactement. Mais le page du Premier Duc est passé et nous a avertis d’une attaque, et Gaius se trouve habituellement dans sa salle de méditation à cette heure de la nuit. Les hommes du premier poste sont tombés en combattant, donc il a dû les prévenir. — Certains des Canims sont restés pour vous empêcher de passer la porte pendant que les autres descendaient s’en prendre au Premier Duc, conclut dame Aquitaine. Depuis combien de temps sonne l’alarme ? — Dix minutes environ, Votre Grâce. Donnez-nous-en encore dix, et nos Chevaliers seront là. — C’est un temps dont le Premier Duc ne dispose pas, répliqua la Haute Duchesse. (Elle se tourna vivement vers la porte, et prit la parole d’une voix qui paraissait normalement sonore mais retentit pourtant clairement par-dessus le vacarme de la bataille, et dans laquelle résonnait une autorité absolue.) Gardes, libérez l’entrée immédiatement. Elle s’avança pour se placer devant celle-ci, et les gardes se replièrent pour la laisser faire. Elle fit face à la pièce, fronça les sourcils et leva la main gauche, paume vers le ciel. Il y eut un bref éclat de lumière rougeoyante, puis une boule de feu de la taille d’un gros grain de raisin y apparut. — Votre Grâce, protesta Victus. Un charme de feu pourrait être dangereux pour ceux d’en dessous. — Un gros feu, oui, rétorqua dame Aquitaine avant de jeter la sphère de feu par l’ouverture. De l’endroit où il se tenait, Fidélias ne put voir ce qui se passait exactement, mais il y eut un grondement de tonnerre et une folle lueur dansante émana de la pièce. Il vit la sphère passer plusieurs fois devant l’entrée, rebondissant sur chaque surface à l’intérieur à une telle vitesse qu’elle en était indistincte. Dame Aquitaine garda les yeux posés sur la pièce pendant environ une minute, puis hocha brièvement la tête, d’un air résolu. — La voie est libre. Messieurs, au secours du Premier Duc ! Soudain, quelque chose mit l’instinct de Fidélias en éveil, et il ouvrit un peu plus la porte pour regarder de l’autre côté du couloir tandis que la Garde Royale s’engouffrait dans la salle de garde. C’était la première fois qu’il voyait les vordes. Deux silhouettes bossues remontaient le couloir, chacune de la taille d’un petit cheval et couverte de plaques noires et chitineuses. Elles avaient des jambes qui ressemblaient à des pattes d’insecte, et se déplaçaient d’une démarche gauche et saccadée, mais néanmoins très rapide. Sur le sol à côté d’eux, sur les murs tout autour, et même au plafond, des dizaines et des dizaines de formes pâles de la taille d’un chien sauvage les accompagnaient, elles aussi couvertes de plaques chitineuses, portées par huit gracieuses pattes arachnéennes. Fidélias les regarda une demi-seconde, et ouvrit la bouche pour donner l’alerte. Il refréna durement son réflexe. Il y avait trente à quarante gardes dans ce couloir, et d’autres sur le point d’arriver à tout moment. Si un seul d’entre eux le voyait, il y avait de grands risques que Fidélias ne sorte pas du palais vivant. La seule chose rationnelle à faire était de garder le silence. Les créatures se rapprochèrent, et Fidélias vit les épaisses mandibules des deux plus grosses, et les crocs pointus des plus petites. Chose incroyable, personne dans le couloir ne les avait encore repérées. Tout le monde était trop occupé à passer la porte pour se porter au secours du Premier Duc. Dame Aquitaine avait le dos tourné aux vordes, écoutant une requête que lui adressait le Guérisseur éperdu. Les vordes étaient encore plus près. Fidélias les regarda fixement, et se rendit compte de quelque chose. Il avait peur pour les hommes dans le couloir. Il avait peur pour les blessés qui gisaient sans défense sur le sol de marbre, pour le Guérisseur qui essayait désespérément de les soigner, et pour dame Aquitaine, qui avait agi avec un esprit de décision si efficace pour maîtriser le chaos qu’elle avait découvert en arrivant. L’une des pâles araignées fit un bond gracieux de plusieurs mètres en avant, atterrissant en tête de ses compagnes sur le marbre, et à cinq mètres seulement de dame Aquitaine qui avait toujours le dos tourné. Sans s’arrêter, la créature se jeta sur elle. Révéler sa présence serait le comble de l’irrationalité, songea Fidélias. Ce serait du suicide. Il leva son arc, tendit la corde et tira sur l’araignée en plein saut, un mètre avant qu’elle retombe sur dame Aquitaine. Sa flèche transperça la créature et alla la clouer contre le lambris de bois, où elle resta, impuissante, à se tordre de douleur. — Votre Grâce ! lança Fidélias d’une voix sonore. Derrière vous ! Dame Aquitaine se retourna, et ses yeux lancèrent un éclair en même temps que la lame qu’elle dégaina en apercevant la menace qui approchait. Une fois prévenus, les gardes réagirent avec la rapidité de soldats bien entraînés, brandissant soudain des armes comme sorties de nulle part, tandis qu’une nuée d’araignées se propulsaient dans les airs pour retomber sur eux comme une vague surnaturelle. Les hommes se mirent à crier, joignant leur voix à un concert de sifflements et de hurlements stridents. L’acier s’enfonça dans la pâle chair arachnéenne. Les crocs mordirent dans les gorges et les mollets nus, et dans tout ce qui n’était pas protégé par les armures. Fidélias avait assisté à bien des batailles. Il avait vu la furifèvrerie militaire employée à petite comme à grande échelle. Il avait travaillé en étroite collaboration avec des unités de Chevaliers, s’était mesuré à d’autres furifèvres de forces variées, et avait vu la puissance meurtrière de ce genre de charmes furiesques. Mais c’était la première fois qu’il voyait un des Hauts Nés d’Aléra participer à une bataille. En quelques secondes, il comprit le vaste abîme qui s’ouvrait entre la puissance d’un Chevalier, ou d’un homme comme lui, et celle d’une personne de la naissance et du talent de dame Aquitaine. Lorsque les araignées s’étaient ruées en avant, le couloir s’était enfoncé dans le chaos, sauf autour de la Haute Duchesse. Sa lame bougeait comme un rayon de lumière, interceptant araignée après araignée avec une précision meurtrière. Sans quitter un seul instant son masque de sérénité habituel, elle résista à l’assaut initial des créatures puis, dès qu’elle trouva quelques secondes de répit, leva la main en poussant un cri, les yeux étincelants. La moitié du couloir devant elle s’enflamma dans une explosion de chaleur aveuglante qui dévora les vordes. Un vent brûlant comme l’air sortant d’un four parcourut le couloir avec une nouvelle déflagration assourdissante. Mais le charme de feu n’avait que temporairement arrêté le flot d’araignées. Celles qui avaient survécu aux flammes se ruèrent de nouveau en avant, par-dessus les restes fumants de leurs compagnes. Puis leurs sœurs plus grosses, les guerrières vordes, arrivèrent. L’une d’elles saisit un garde et, sans prêter attention aux violents coups d’épée qu’il lui assenait et qui glissaient sur sa carapace, le secoua violemment comme un chien l’aurait fait avec un rat. Fidélias entendit la nuque du malheureux se briser, et la vorde le laissa tomber pour se jeter sur la personne suivante : dame Aquitaine. Celle-ci lâcha son épée en la voyant approcher, pour lui attraper les mandibules dans ses mains gantées alors que la créature essayait de les refermer sur son cou. La Haute Duchesse esquissa un petit sourire amusé, et la terre trembla alors qu’elle en invoquait la force pour rouvrir lentement les mandibules de son attaquante. Celle-ci se débattit frénétiquement, mais la femme ne relâcha pas sa prise, et écarta au contraire davantage les mâchoires de la créature jusqu’à ce qu’un craquement écœurant se fasse entendre et que la vorde se mette à convulser violemment. Dame Aquitaine attrapa alors une des mandibules de la créature à deux mains, tournoya sur elle-même et la projeta quinze mètres plus loin dans le couloir, contre un pilier de marbre, brisant la carapace de la vorde ; celle-ci retomba au sol comme un jouet cassé et agonisa en se convulsant et en perdant des flots de fluide étrange. La deuxième guerrière se jeta droit sur dame Aquitaine, mais celle-ci la vit venir. Avec le même petit sourire amusé, elle fit un bond en arrière et, soulevée par un vent soudain, s’éleva gracieusement dans les airs, juste hors de portée de la vorde. Mais en dépit de toute sa puissance, la Haute Duchesse n’avait pas d’yeux derrière la tête. Des araignées qu’elle n’avait pas vues se laissèrent tomber sur elle du plafond. Fidélias ne perdit pas de temps en réflexion. Il se concentra et décocha deux lourdes flèches, épinglant l’une des créatures au plafond avant qu’elle ait pu tomber de plus de quinze centimètres, et écartant violemment l’autre de sa trajectoire à peine trente centimètres au-dessus de dame Aquitaine. Celle-ci tourna vivement la tête, vit le résultat des deux tirs de l’assassin et lui adressa un sourire farouche et exalté. En dessous d’elle, les gardes se battaient désormais en formation, après le choc initial de l’attaque vorde, et des renforts arrivèrent, parmi lesquels deux Chevaliers Flora et une demi-douzaine de Chevaliers Ferro, dont l’habileté à l’arc et à l’épée vint rapidement à bout de la deuxième guerrière vorde. Dame Aquitaine se précipita pour planer au-dessus des blessés, tuant presque avec nonchalance deux araignées qui s’en approchaient, d’une poignée de vents et de flammes. Une fois que d’autres gardes furent arrivés, elle atterrit sur le sol en marbre devant la porte de la pièce où Fidélias était resté. — Bon travail, Fidélias, dit-elle calmement. Vous êtes un excellent archer. Et merci. — Croyiez-vous donc que je ne vous soutiendrais pas une fois la bataille commencée, madame ? Elle le regarda d’un air pensif, puis dit : — Vous avez révélé votre présence pour me prévenir, Fidélias. Et pour prévenir la Garde. Ces hommes, s’ils n’avaient pas de plus gros problèmes à régler pour l’instant, vous donneraient la chasse et vous tueraient. Fidélias acquiesça. — Oui. — Alors pourquoi avez-vous risqué votre vie pour eux ? — Parce que, madame, répondit-il tranquillement, j’ai trahi Gaius. Pas Aléra. La Haute Duchesse plissa les yeux et hocha la tête d’un air songeur. — Je vois. Je ne m’attendais pas à cela de votre part, Fidélias. Il inclina la tête. — Certaines de ces créatures arachnéennes ont réussi à passer. Elles ont gagné l’escalier. — Il n’y a pas grand-chose que nous puissions y faire maintenant, répondit dame Aquitaine. Vous feriez mieux de vous en aller maintenant, avant que la bataille se termine et que quelqu’un se rappelle vous avoir vu. Il y a déjà des gardes en train de descendre l’escalier. Nous avons eu de la chance que vous nous ayez prévenus. Sans vous, leur attaque aurait peut-être réussi. — Je ne crois pas qu’il était prévu qu’elle réussisse, répondit Fidélias en fronçant les sourcils. Le but était de nous ralentir. — Quand bien même, nous n’avons perdu que quelques minutes. Fidélias hocha la tête et s’éloigna du seuil pour regagner le passage secret. — Mais des minutes cruciales, madame, en cette heure fatidique. Plaise aux Grandes Furies que nous n’arrivions pas trop tard. Chapitre 53 Tout en descendant l’escalier quatre à quatre, Tavi songea que c’était peut-être aussi bien que Gaius lui ait fait monter et descendre ces maudites marches à longueur de temps ces deux dernières années. Et s’il devait les dévaler encore une fois, il allait se mettre à hurler. Il rattrapa les araignées de cire quelques dizaines de marches avant la fin de l’escalier. — Kitaï ! hurla-t-il. Kitaï, des Gardiens ! Attention ! Il entendit un brusque fracas de verre qui se brisait, puis atteignit la dernière marche et entra dans l’antichambre. Kitaï avait manifestement entendu l’avertissement de Tavi à temps, et sa réaction avait été de se jeter sur le cabinet à alcools du Premier Duc, où elle s’était emparée de bouteilles de vin centenaires pour les jeter avec une précision meurtrière sur les araignées qui approchaient. Lorsque Tavi arriva dans la pièce, trois d’entre elles gisaient déjà sur le dos, partiellement écrasées par les projectiles de Kitaï. Mais alors même que Tavi se ruait en avant, deux des créatures atterrirent sur la silhouette allongée de Max, tandis que trois autres se dirigeaient vers Maestro Killian. Kitaï bondit pour venir protéger ce dernier, tirant vivement ses épées de sa ceinture et lançant un cri de défi aux créatures. Tavi se précipita vers Max et attrapa l’épée qui se trouvait à côté de lui : celle de Gaius, dont Max s’était servi plus tôt. Une des araignées baissa la tête pour mordre ce dernier. Tavi fit tournoyer l’épée sans avoir eu le temps de bien la prendre en main, et toucha la créature essentiellement du plat de la lame. Mais au moins, l’impact écarta l’araignée de Max, et Tavi enchaîna avec un violent coup de pied destiné à la deuxième créature. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Killian, d’une voix grêle et rauque. Tavi ? — Des araignées de cire ! répondit Tavi en criant. Réfugiez-vous dans la salle de méditation ! Kitaï enfonça une de ses épées dans une créature. Celle-ci se convulsa et lui arracha l’arme des mains en s’enfuyant d’une démarche titubante à travers la pièce. La jeune Marate décocha un coup de pied à la deuxième, qui sauta en arrière pour l’éviter, mais la troisième bondit sur Killian et plongea ses crocs dans l’épaule ensanglantée du vieux Maestro. Celui-ci poussa un hurlement. Kitaï saisit l’araignée à bras-le-corps et essaya de lui faire lâcher le vieil homme, mais la créature s’accrocha obstinément, arrachant avec chaque traction un cri de douleur au Maestro. Tavi fit deux pas dans sa direction et lança une vive mise en garde. Avant même qu’il ait fini sa phrase, Kitaï lâcha l’araignée et roula sur le côté. Tavi abattit l’épée du Premier Duc sur la créature, et la lame affûtée comme un rasoir trancha net ce qui passait pour son cou, la décapitant. — Continue avec les bouteilles ! lança vivement Tavi en s’agenouillant pour aider le vieil homme. Killian repoussa le corps du Gardien en se convulsant, et Tavi tendit les mains pour arracher la tête – qui mordait toujours – de l’épaule du vieil homme. Celle-ci était percée de profondes blessures qui enflaient déjà. Une sorte de dépôt jaune-vert visqueux suintait des plaies. Du poison. Tavi se mordit la lèvre, attrapa la poignée de la porte de la salle de méditation et l’ouvrit à la volée. Puis il saisit le Maestro par le col et le traîna à l’intérieur. Le vieil homme poussa un cri de douleur – un son pitoyable et dépourvu de toute dignité – et Tavi dut faire un effort pour en faire abstraction. Le bruit de verre brisé reprit dans l’antichambre et Tavi ressortit aussitôt en courant. Kitaï, de retour auprès du cabinet à alcools, jeta une lourde bouteille sur une araignée près de Max et l’envoya rouler au sol. Une autre bondit sur elle ; la jeune fille saisit une autre bouteille et, la faisant tournoyer comme une massue, la brisa sur son assaillante, écrasant celle-ci. — Ici ! lança Tavi. Casse-les ici, juste devant la porte ! Il attrapa Max par le col et entreprit de le traîner. Son ami pesait deux fois plus lourd que Killian, mais Tavi découvrit qu’il pouvait le déplacer. Cela lui demanda un effort considérable, mais son entraînement et son conditionnement supplémentaires avec le Maestro payaient, et la peur et le feu de l’action décuplaient ses forces. Une araignée bondit sur Max, et Tavi lui assena maladroitement un coup de taille avec l’épée du Premier Duc. Avec stupeur, il vit la créature se contenter de bloquer la lame entre ses mâchoires, puis remonter le long de l’arme avec toute la rapidité de ses huit pattes grêles, jusqu’à son bras. Elle ne le mordit pas. Elle ne fit que passer sur ses épaules et redescendre sur son autre bras, en direction de Max. Tavi lâcha son ami et secoua violemment le bras, projetant l’araignée en l’air au moment précis où une bouteille vert foncé s’écrasait sur elle, l’envoyant rouler au sol. — Dépêche-toi ! lui lança Kitaï. Je n’ai presque plus de bouteilles ! Tavi reprit Max par le col, lui fit passer le seuil de la salle de méditation et hurla : — Devant la porte, vite ! D’autres bouteilles se brisèrent sur le sol, éclaboussant les alentours de vin et d’alcools plus forts, tandis que Tavi traînait Max à l’intérieur. — Aléréen ! s’écria Kitaï. — Vite, entre ! hurla Tavi. Il regagna la porte en courant. Kitaï se rua à travers l’antichambre, ramassant au vol l’épée qu’elle avait fait tomber. Deux araignées supplémentaires débouchèrent de l’escalier, rejoignant la demi-douzaine qui restaient, et se jetèrent d’un bond sur la Marate. — Attention ! s’écria Tavi. Là encore, avant même qu’il ait fini d’articuler, Kitaï réagit, bondissant de côté pour les esquiver ; mais elle glissa sur les liquides renversés et tomba sur un genou. Les deux araignées atterrirent sur elle et la mordirent férocement. La jeune fille poussa un hurlement de terreur et de rage en essayant de les repousser, mais elle ne réussit pas plus à leur faire lâcher prise qu’avec Killian. Elle s’efforça de se relever et glissa de nouveau. Une troisième araignée arriva sur elle. Une quatrième. Elles étaient en train de la tuer. Une rage telle qu’il n’en avait jamais connu s’empara brusquement de Tavi. Sa vue s’embua de rouge, et il sentit la fureur parcourir ses membres comme la foudre. Il se rua en avant, et soudain il n’eut plus de peine à manier la lourde épée du Premier Duc avec efficacité. Sa première attaque coupa l’une des araignées en deux et en repoussa une autre. Il enfonça son arme dans une de celles qui restaient, puis dut la repousser d’un coup de pied pour dégager sa lame. Il tua l’autre de la même façon, attrapa Kitaï par le poignet, et la traîna jusque dans la salle de méditation. Les araignées restantes les suivaient de près, émettant leurs stridulations glaçantes. Tavi fit volte-face vers la porte, saisit une lampe-furie sur le mur et la jeta sur le sol couvert d’alcool devant la porte. La nappe de liquide s’embrasa et les flammes engloutirent les araignées qui, avec des sifflements stridents, se mirent à courir en tous sens, affolées. L’une d’elles passa le seuil d’un bond, visiblement par pur hasard. Tavi l’écrasa au sol d’un premier coup d’épée, l’estropiant, et l’acheva d’une estocade rapide, l’empalant sur l’épée de Gaius. Puis il tourna sur lui-même et, la vitesse faisant glisser l’araignée de la lame, projeta la créature agonisante sur la porte entrouverte de l’antichambre. L’araignée s’y écrasa dans une explosion de sang verdâtre, et son poids referma la porte. Tavi se rua pour verrouiller celle-ci et se précipita au chevet de Kitaï. Elle gisait là, frissonnante, perdant son sang par une dizaine de petites plaies. La plupart étaient enflées et maculées de poison, comme celles de Killian, mais d’autres n’étaient que des blessures plus classiques, des coupures dues aux éclats de verre qui jonchaient le sol. — Kitaï, dit Tavi. Est-ce que tu m’entends ? La jeune fille, en battant des paupières, leva ses yeux verts sur lui et hocha presque imperceptiblement la tête. — P-poison, balbutia-t-elle. Tavi acquiesça, et des larmes soudaines l’aveuglèrent un moment. — Oui. Je ne sais pas quoi faire. — Bats-toi, répondit Kitaï d’une voix qui n’était plus qu’un chuchotement. Vis. Elle donna l’impression de vouloir dire autre chose, mais ses yeux chavirèrent et elle tomba dans l’inertie, agitée seulement par moments de petites convulsions. À quelques pas de là, Killian avait réussi à se redresser partiellement, en prenant appui sur un coude. — Tavi ? — Nous sommes tous dans la salle de méditation, Maestro, répondit Tavi. Vous avez été empoisonné. Kitaï aussi. (Il se mordit la lèvre en regardant désespérément autour de lui à la recherche de quelque chose, quoi que ce soit, qui puisse les aider.) Je ne sais pas quoi faire maintenant. — Le Premier Duc ? Tavi jeta un coup d’œil au lit de camp. — Il va bien. Il respire. Les araignées n’ont pas réussi à l’atteindre. Killian frissonna et hocha la tête. — J’ai très soif. Peut-être le venin. Est-ce qu’il y a de l’eau ? Tavi grimaça. — Non, Maestro. Vous devriez vraiment vous rallonger. Vous détendre. Essayer de conserver vos forces. La Garde va forcément arriver bientôt. Le vieil homme secoua la tête. Son pouls battait furieusement dans sa gorge, et les veines de son front et de ses tempes se gonflaient, de plus en plus visibles et palpitantes. — Trop tard pour ça, mon garçon. Trop vieux. — Ne dites pas ça. Vous allez vous en sortir. — Non. Viens plus près. Ça me fait mal de parler. En disant ces mots, Killian leva la main pour faire signe à Tavi d’approcher. Tavi se pencha sur lui pour l’écouter. — Il faut que tu saches, dit le vieillard, que j’étais en relation avec Kalarus. Je travaillais avec ses agents. Tavi le regarda d’un air interloqué. — Quoi ? — C’était une ruse. Je voulais les garder près de moi, pour surveiller leurs mouvements. Leur donner de fausses informations. (Il fut agité d’un nouveau frisson et des larmes coulèrent de ses yeux aveugles.) Il y a eu un prix à payer. Un terrible prix. Pour gagner leur confiance. (Un sanglot s’échappa de sa gorge.) J’ai eu tort. J’ai eu tort de le faire, Tavi. — Je ne comprends pas. — Tu dois, chuchota Killian d’une voix sifflante. Espion. Kalarus… (Il retomba brusquement au sol, et il se mit à haleter comme s’il venait de courir.) Ici, reprit-il d’une voix entrecoupée. Kalarus. Son assassin principal. Tu dois… Soudain, les yeux aveugles de Killian s’écarquillèrent et son corps s’arqua. Sa bouche s’ouvrit comme s’il essayait de crier, mais pas le moindre son n’en sortit… pas le moindre souffle non plus. Son visage devint cramoisi, et il battit follement des bras, en essayant d’agripper le sol. — Maestro, dit doucement Tavi. Sa voix se brisa au milieu du mot. Il prit l’une des mains ridées de Killian dans la sienne, et le vieillard lui serra les doigts dans une étreinte douloureuse, terrifiée. Peu après, son corps contorsionné commença à se décrisper, se dégonflant comme une outre percée. Tavi continua à lui tenir la main et posa l’autre sur la poitrine du Maestro, pour sentir son cœur qui battait la chamade. Celui-ci se ralentit. Et finit par s’arrêter. Tavi reposa doucement la main de Killian, la poitrine gonflée d’une tempête de frustration et de chagrin. Impuissant. Il avait regardé le vieil homme mourir, et il n’avait rien pu faire pour l’aider. Il se détourna et revint vers Kitaï. Elle était couchée sur le côté, à moitié recroquevillée sur elle-même. Elle avait les yeux fermés, et respirait par saccades rauques. Il posa la main sur son dos, et sentit les battements frénétiques de son cœur. Il se mordit la lèvre. Elle avait reçu bien plus de morsures que le Maestro. Elle était plus jeune que celui-ci, et n’avait pas reçu d’autre blessure par ailleurs, mais Tavi ne savait pas si cela allait changer grand-chose en fin de compte. Il prit la main de la jeune fille dans la sienne et, cette fois, ses larmes coulèrent, tombant sur le sol en mosaïque. Le chagrin lacérait son cœur à chaque battement. La rage suivit de près. Si seulement il était capable d’aquafèvrerie comme sa tante Isana. Il aurait pu aider Kitaï. Même s’il n’avait pas eu la puissance de sa tante, il aurait peut-être pu la maintenir en vie jusqu’à ce que de l’aide arrive. S’il avait eu des capacités même dérisoires d’aquafèvre, il aurait au moins pu donner un peu d’eau à Killian. Mais il n’avait rien de tout ça. Il ne s’était jamais senti aussi inutile. Aussi impuissant. Il garda la main de Kitaï dans la sienne et resta auprès d’elle. Il lui avait promis qu’elle ne serait pas toute seule. Il lui tiendrait compagnie jusqu’à la fin, quelle que soit la douleur que lui infligeait le spectacle de son agonie. Il pouvait, au moins, faire ça. C’est alors que la porte de la salle de méditation sortit violemment de ses gonds et s’écrasa au sol. Tavi releva vivement la tête. La Garde était-elle enfin là ? Un Canim Volé s’avança sur la porte et balaya la pièce de ses yeux écarlates. Il était blessé ; la fourrure de son torse et d’une cuisse était humide de sang. Il lui manquait toute une oreille, et une balafre au visage lui avait ouvert un côté du museau jusqu’à l’os et crevé un œil. Mais, en dépit de tout cela, il se mouvait comme s’il ne ressentait aucune douleur. Son œil s’arrêta sur Max. Puis sur Gaius. Son regard alla de l’un à l’autre plusieurs fois de suite, puis il s’avança, vers Max. Tavi sentit une vague de pure terreur l’envahir, et pendant un instant il crut qu’il allait s’évanouir. Les Canims avaient réussi à passer le barrage d’Ombre et de Miles. Ce qui voulait dire que ces derniers étaient probablement morts. Et que la Garde n’était pas en train d’approcher pour les sauver. Tavi ne pouvait compter que sur lui-même. Chapitre 54 Tavi regarda Kitaï. Max. Gaius. Le Canim s’avança avec une grâce magnifique et meurtrière de prédateur. Il était tellement plus grand, plus fort, plus rapide que Tavi. Celui-ci avait peu de chances de survivre à un combat avec lui, et il le savait. Mais, s’il le laissait faire, le Canim allait tuer les âmes sans défense derrière Tavi. L’imagination de celui-ci lui offrit une vision très nette du carnage. Max, la gorge lacérée, le teint gris de s’être vidé de son sang. Gaius, les entrailles répandues hors de son corps déchiqueté. Kitaï, la tête séparée par quelques mètres de son corps, décapitée par la lame incurvée du Canim. La peur de Tavi disparut complètement. Seul lui resta le voile de brume rouge de la fureur. Il lâcha la main de Kitaï. Ses doigts se refermèrent sur la poignée de l’épée du Premier Duc alors qu’il se relevait, et il sentit un sourire combatif se dessiner sur ses lèvres. Il souleva l’épée pour se mettre en garde haute, les deux mains sur la poignée. Un guerrier canim en pleine forme l’aurait littéralement mis en pièces. Mais celui-ci n’était pas en pleine forme. Il était blessé. Et même si Tavi ne pouvait pas espérer le vaincre par la force, il avait une épée acérée, un corps agile et un esprit qui l’était encore plus. Il pouvait dominer la créature intellectuellement, utiliser contre elle non seulement la force, mais aussi la ruse. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui, et son sourire se fit encore plus féroce. Puis il donna voix à sa rage, en hurlant à pleins poumons, et attaqua. Le Canim retroussa les babines et, au moment où Tavi arrivait, abattit sa lame incurvée sur lui, dangereusement avantagé par sa haute taille. Tavi bloqua le coup avec son épée, les deux mains crispées sur la poignée. L’arme canime écarlate heurta l’acier aléréen dans un tintement. Tavi ressentit la violence de l’impact jusque dans ses deux épaules, mais arrêta net la lourde épée du Canim, la repoussa et inversa la trajectoire de sa propre lame pour lui décocher un coup de taille horizontal. Cela fit jaillir des étincelles du haubert de son adversaire et en arracha une dizaine de mailles qui volèrent dans les airs et tombèrent sur le sol pavé avec un tintement métallique. Tavi n’osa pas se rapprocher pour poursuivre ces échanges de force brute. Il avait déjà des fourmillements dans les doigts. Encore un ou deux coups comme ça, et il ne pourrait plus tenir une épée ; mais cette première attaque avait été nécessaire. Tavi avait ainsi prouvé qu’il était une menace, et le Canim se retourna pour s’en prendre à lui. Sa contre-attaque fut rapide, mais Tavi, continuant sur sa trajectoire, contourna le guerrier à tête de loup du côté de sa jambe blessée afin de l’obliger à prendre appui sur celle-ci pour tourner. Cela ralentit le Canim, et Tavi, se baissant pour esquiver le sabre de son adversaire, abattit lourdement son épée sur son autre pied. Il se releva aussitôt en remontant son arme à deux mains en un coup qui aurait pu ouvrir le Canim de l’aine à la poitrine ; mais ce dernier para son attaque, déviant aisément sa lame, et, avec une agressivité bestiale, se jeta sur le jeune homme en claquant des mâchoires. Il était bien trop rapide pour sa taille ; mais ses deux jambes blessées rendaient son équilibre précaire et Tavi réussit à reculer la tête hors de portée des mâchoires du guerrier avant qu’elles se referment. Il sentit une bouffée de chaleur sur l’un de ses yeux et fit un roulé-boulé en arrière, en direction du corps de Killian, gardant les genoux serrés contre sa poitrine jusqu’à ce qu’il puisse se redresser. Il reprit sa position de garde presque avant d’avoir fini le mouvement, et réussit à dévier la lame du Canim qui s’abattait droit sur son crâne. Le guerrier à tête de loup fit de nouveau claquer ses mâchoires près du visage de Tavi. Celui-ci se baissa pour éviter la gueule écumante et se releva de l’autre côté de la créature, du côté où elle n’avait plus d’œil. Le Canim tenta de lui assener un coup d’épée, mais le manqua de loin ; il virevolta pour l’attaquer une fois de plus avec ses crocs, vif, monstrueusement fort… et aveugle. Tavi modifia sa prise sur la poignée de son épée et, avec un nouveau hurlement sauvage, en poussa violemment le pommeau en avant. Le métal lesté heurta violemment la mâchoire du Canim, et des fragments de dents cassées volèrent en tous sens sous l’impact. Le Canim rejeta la tête en arrière puis la rabaissa avec un grognement aigu de souffrance ; c’était manifestement plus que ce que même les Volés pouvaient refouler. Tavi en profita pour lui porter un coup rapide et dur à la gueule, du tranchant de son arme. Le coup ne fut pas très violent, mais il entailla le museau écrasé du Canim et lui arracha un autre hurlement de douleur. La créature recula en titubant, comme Tavi l’escomptait, dans la mare de sang à côté du cadavre de Killian. Les pieds glissant sur le sol mouillé, les jambes dangereusement affaiblies, le Canim poussa un grognement de rage et leva de nouveau son épée incurvée. Mais, dans le temps qu’il lui fallut pour faire ça, Tavi l’attaqua de nouveau par son côté aveugle, gagnant d’un bond dansant le carrelage en mosaïque qui représentait Aléra. Il frappa le Canim à la gorge, tranchant son collier de guerre en cuir. La chair que celui-ci protégeait s’ouvrit et un torrent de sang s’en déversa. Le Canim fit un moulinet avec son arme, mais il était ralenti par ses blessures et son équilibre instable, et Tavi esquiva facilement le coup ; puis, avec un hurlement de défi, le jeune homme plongea la pointe de l’épée du Premier Duc dans la poitrine du Canim. Les mailles du haubert de ce dernier se brisèrent et s’éparpillèrent sur le carrelage. Le Canim assena un coup d’épée à Tavi, mais le jeune homme se pressa contre lui, à l’intérieur de son champ de portée. Il ressentit quand même une vive douleur à un mollet, et s’entendit hurler à pleins poumons tout en continuant à presser de tout son poids sur le Canim, enfonçant sa lame plus profondément et réussissant à faire reculer en chancelant la créature beaucoup plus grande que lui. Le Canim, estropié aux deux jambes et glissant sur les carreaux couverts de sang, s’effondra dans le fracas métallique de sa cotte de mailles. Sans lâcher la poignée de son épée, Tavi se laissa tomber sur son adversaire. Celui-ci essaya une fois de plus de le lacérer à coups de crocs, mais sa terrible force faiblissait avec le sang qui coulait de sa gorge à chaque battement de son cœur. Sans cesser de hurler, Tavi appuya de tout son poids sur l’épée, essayant de l’enfoncer davantage, de clouer le Canim au sol rocheux s’il le fallait. S’il le laissait se relever, le guerrier pourrait encore tuer Gaius, Max ou Kitaï, et Tavi était déterminé à ne pas laisser cela arriver. Il ne sut trop combien de temps il lutta pour retenir la créature à terre, mais, à un moment, il se retrouva affalé, haletant, sur un ennemi inerte. Les lèvres du Canim étaient retroussées sur ses crocs en une grimace macabre, et son œil indemne était devenu vitreux. Tavi se releva lentement ; il avait mal partout. La folle énergie que lui avait donnée la fièvre du combat avait disparu, et il était blessé au front et à la jambe. Aucune des deux blessures ne saignait gravement, mais Tavi tremblait de pur épuisement. Il avait réussi. Tout seul. Si le Canim n’avait pas déjà été blessé, ou si Tavi n’avait pas exploité ces blessures, il n’aurait peut-être pas survécu au combat. Mais lui, Tavi, tout seul, sans l’aide de la moindre furie ou du moindre allié, avait vaincu un des monstrueux guerriers en duel. Il entendit des pas à l’extérieur de la salle, en train de descendre l’escalier. Il prit une grande inspiration, attrapa l’épée et, avec un énorme effort, la retira du cadavre du Canim. Sa jambe blessée se déroba presque sous lui, mais il souleva l’arme à deux mains, sa jambe arrière soutenant l’essentiel de son poids, et l’autre plantée sur la poitrine du Canim, prêt à affronter l’ennemi qui arrivait, quel qu’il soit. Le bruit de pas s’intensifia et Ombre, ses grossiers vêtements d’esclave couverts de sang, sauta d’un bond les dernières marches, l’épée au poing. Il se rua dans la pièce avec un hurlement, mais s’arrêta brusquement en voyant ce qui l’y attendait. Derrière lui, plusieurs Gardes Royaux, ainsi que Sire Miles soutenu par l’un d’entre eux, arrivèrent en courant dans l’escalier. Miles s’approcha aussitôt de la porte en boitillant, ordonnant aux gardes de le laisser passer, puis s’arrêta à son tour en dévisageant Tavi, bouche bée. Tavi leur fit front une seconde sans baisser sa garde, puis comprit lentement que c’était fini. La bataille était finie, et il y avait survécu. Il exhala lentement, et ses doigts soudain sans forces laissèrent retomber l’épée. Il chancela, et oublia brusquement comment faire pour rester debout. L’épée d’Ombre heurta le sol avec un tintement de métal, et il se précipita pour retenir Tavi avant que celui-ci tombe. — Je te tiens, dit-il doucement. (Il aida délicatement le jeune homme à s’asseoir par terre.) Tu es blessé. — Kitaï, répondit Tavi en haletant. Empoisonnée. Elle a besoin d’aide. Max est toujours blessé. Killian… (Tavi ferma les yeux, pour éviter de voir la silhouette immobile du Maestro.) Le Maestro est mort, Ombre. Empoisonné. Les araignées, dans l’antichambre. Rien n’a atteint Gaius. — Tout va bien, dit Ombre. (Il murmura quelque chose, puis pressa le goulot d’une gourde sur les lèvres de Tavi. Le jeune homme but avidement l’eau tiède.) Pas trop vite. Les Grandes Furies soient louées, Tavi. Je suis désolé. Un des Canims s’est jeté sur mon épée pour en laisser un autre me contourner. Je suis descendu aussi vite que j’ai pu. — Ne t’inquiète pas, répondit Tavi. Je l’ai eu. Il put entendre dans la voix d’Ombre le sourire farouche qui s’était brusquement affiché sur ses lèvres. — Oui. Tu l’as eu. Des aquafèvres et des Guérisseurs sont en chemin, Tavi. Tu n’as plus de souci à te faire. Tavi hocha la tête avec épuisement. — Si ça ne te fait rien, dit-il, je vais rester assis ici une minute. Me reposer les yeux en attendant qu’ils arrivent. Il appuya la tête contre le mur auquel Ombre l’avait adossé, et céda au sommeil avant d’avoir entendu la réponse de l’esclave. Chapitre 55 — … N’arrive pas à comprendre comment la fille a fait pour y survivre, dit une voix masculine sonore. Ces créatures ont empoisonné une vingtaine de gardes, et, même avec des aquafèvres à leurs côtés, seuls neuf d’entre eux ont survécu. — C’est une barbare, répondit une voix que Tavi reconnut. Peut-être que ça n’a pas d’effet sur son peuple. — J’ai plutôt eu l’impression que ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait. Qu’elle avait développé une immunité par l’exposition. Elle avait déjà repris conscience lorsque nous avons commencé à la traiter, et elle n’a presque pas eu besoin d’aide. Je suis sûr qu’elle s’en serait parfaitement tirée sans nous. Son interlocuteur émit un grognement, et Tavi ouvrit les yeux sur Sire Miles, en train de parler à mi-voix avec un homme vêtu d’une luxueuse surtunique de soie jetée par-dessus un pantalon et une chemise d’étoffe plutôt simple et solide. Ce dernier lui jeta un coup d’œil et lui sourit. — Ah, vous voilà réveillé, mon garçon. Bonjour. Et bienvenue à l’infirmerie du palais. Tavi cligna plusieurs fois des yeux et regarda autour de lui. Il se trouvait dans une grande pièce remplie de lits alignés et séparés par des rideaux. La plupart étaient occupés. Les fenêtres étaient ouvertes, laissant passer une brise agréable qui agitait doucement les rideaux, et une odeur printanière de pluie récente et de plantes en fleurs emplissait la pièce. — B-bonjour. Depuis combien de temps est-ce que je dors ? — Près d’un jour entier, répondit le Guérisseur. Vos blessures n’étaient pas très graves, mais vous en aviez tellement qu’elles ont eu raison de vos forces. Du poison était aussi entré dans vos plaies, même si je ne pense pas que vous avez été mordu. Sire Miles m’a ordonné de vous laisser dormir. Tavi se frotta le visage et se redressa dans son lit. — Sire Miles, dit-il en inclinant la tête. Est-ce que Kitaï… le Premier Duc… Est-ce que tout le monde va bien, monsieur ? Miles fit un signe de tête au Guérisseur, qui l’interpréta comme une invitation à s’en aller. L’homme hocha la tête et donna gentiment une tape sur l’épaule de Tavi avant de s’éloigner le long de la rangée de lits pour s’occuper d’autres patients. — Tavi, demanda calmement Miles, est-ce que c’est toi qui as tué ce Canim au-dessus duquel tu te tenais quand on t’a trouvé ? — Oui, monsieur. Je me suis servi de l’épée du Premier Duc. Miles hocha la tête en souriant. — Voilà qui était hardi, jeune homme. Je m’attendais à ne trouver que des cadavres au pied de l’escalier. Je t’ai sous-estimé. — Il était déjà blessé, monsieur. Je ne crois pas que… Enfin… il était déjà à moitié mort lorsqu’il est arrivé. Je n’ai eu qu’à le malmener un petit peu. Miles rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Bien sûr. Bref. Quoi qu’il en soit, tu seras heureux d’apprendre que tes amis et le Premier Duc se portent tous bien. Tavi redressa le dos. — Gaius… Il est… — … réveillé, irascible, et pourrait dépouiller un gargante de sa peau avec sa langue tant elle est acérée, répondit Miles d’un air content. Il souhaite te parler dès que tu en auras la force. Tavi s’assit promptement au bord du lit et commença à se lever. Puis il s’arrêta net en baissant les yeux pour se regarder. — Peut-être que je devrais m’habiller, si je dois voir le Premier Duc. — Fais donc ! fit Miles en lui indiquant un coffre au pied du lit. Tavi y trouva ses propres vêtements, fraîchement nettoyés, et les enfila. Ce faisant, il jeta un coup d’œil au capitaine et dit : — Sire Miles. Si… Si je peux me permettre. Votre frère… Miles l’interrompit en levant une main. — Mon frère, dit-il en insistant légèrement sur les mots, est mort il y a près de vingt ans. (Il secoua la tête.) Sur une note absolument sans rapport, ton ami Ombre, l’esclave, va bien. Il s’est distingué pour la bravoure dont il a fait preuve dans l’escalier, à mes côtés. — À vos côtés ? Miles hocha la tête en gardant une expression soigneusement neutre. — Oui. Un imbécile a déjà composé une chanson sur le sujet. Sire Miles et sa célèbre défense de l’Escalier en Colimaçon. On la chante dans tous les troquets et les tavernes de la ville. C’est humiliant. Tavi fronça les sourcils. — Ça fait un bien meilleur sujet de chanson qu’un esclave défiguré, dit-il doucement, avant d’ajouter, en chuchotant : Mais c’est votre frère. Miles pinça les lèvres en regardant Tavi un moment, puis répondit : — Il sait ce qu’il fait. Et il ne peut pas le faire aussi bien si tous les bavards du royaume peuvent jaser sur le fait qu’il est revenu d’entre les morts. Il poussa les bottes de Tavi, qui se trouvaient au pied du lit, vers lui et ajouta, si bas que le jeune homme l’entendit à peine : — Ou sur la raison de ce retour. — Il vous aime, dit calmement Tavi. Il était terrifié à l’idée que… que vous penseriez du mal de lui en le voyant. — Il avait raison. Si c’était arrivé de toute autre façon… (Miles secoua la tête.) Je ne sais pas comment j’aurais réagi. (Son regard se fit légèrement absent.) J’ai passé beaucoup de temps à le haïr, mon garçon. Pour être mort avec Septimus, au milieu de nulle part, alors que ma jambe était trop grièvement blessée pour me permettre d’être là-bas à ses côtés. À leurs côtés à tous. Je n’arrivais pas à lui pardonner d’être mort en me laissant derrière. Alors que j’aurais dû être avec eux. — Et maintenant ? — Maintenant… (Miles soupira.) Je ne sais pas, mon garçon. Mais j’ai ma place. J’ai mon devoir. Cela ne semble plus rimer à grand-chose de le détester maintenant. (Une étincelle passa dans son regard.) Mais par les Grandes Furies ! Tu l’as vu ? ! La plus fine lame qu’il m’ait été donné de connaître, hormis peut-être Septimus lui-même. Et même alors, j’ai toujours soupçonné Rari de se retenir pour ne pas gêner le Princeps. Le regard de Miles se perdit dans le vague, puis il battit des paupières et sourit à Tavi. — Le devoir ? suggéra celui-ci. — Précisément. Comme je le disais. Le devoir. Comme tu en as un envers le Premier Duc. Debout, Acad… (Le capitaine s’interrompit et regarda Tavi d’un air attentif.) Debout, jeune homme. Tavi enfila ses bottes et se leva, un léger sourire aux lèvres. — Sire Miles, demanda-t-il, est-ce que vous avez des nouvelles de ma tante ? L’expression du capitaine se fit plus distante tandis qu’il se mettait en marche avec une claudication désormais plus prononcée. — On m’a dit qu’elle était saine et sauve. Elle n’est pas au palais. Je n’en sais pas davantage. — Quoi, rien du tout ? s’étonna Tavi, les sourcils froncés. Miles haussa les épaules. — Et Max ? Kitaï ? reprit Tavi. — Je suis sûr que Gaius répondra à toutes tes questions, Tavi, fit Miles avec un faible sourire. Désolé d’être comme ça avec toi. Ce sont les ordres. Tavi hocha la tête et fronça davantage les sourcils. Il suivit Miles jusqu’aux appartements privés du Premier Duc, remarquant au passage qu’ils croisaient trois fois plus de gardes qu’en temps ordinaire. Ils atteignirent la porte du salon où Gaius recevait ses visiteurs, et un garde les fit entrer avant de disparaître derrière des rideaux au fond de la pièce pour parler à voix basse à quelqu’un. Le garde reparut et sortit de la pièce. Tavi regarda le mobilier qui l’entourait : plutôt austère, songea-t-il, pour celui d’un Premier Duc ; tout en bois dur, fin et sombre des forêts forciennes de la côte ouest. Des tableaux étaient pendus à un mur, dont un inachevé. Tavi les observa attentivement. Ils représentaient des scènes simples, idylliques. Une famille en train de pique-niquer dans un champ par une journée ensoleillée. Un bateau hissant les voiles pour affronter les premières houles de l’océan, avec une ville qui se dessinait quelque part derrière lui dans la brume. Et le dernier, celui qui était inachevé, représentait un jeune homme. Son visage était terminé, mais seul un tiers de son torse et de ses épaules était peint. Les couleurs du portrait se détachaient âprement sur la toile blanche en dessous. Tavi regarda le tableau de plus près. Les traits du jeune homme lui étaient familiers. Gaius, peut-être ? Si on faisait disparaître les ravages du temps de son visage, le Premier Duc aurait pu être ce jeune homme. — Septimus, murmura la voix grave de Gaius quelque part derrière Tavi. Le garçon se retourna et vit le Premier Duc émerger de derrière le rideau. Il était vêtu d’une ample chemise blanche et d’un pantalon noir serré. Les couleurs lui étaient revenues, et ses yeux gris-bleu étaient clairs et brillants. Mais ses cheveux étaient devenus d’un blanc pur. Tavi inclina aussitôt la tête. — Je vous demande pardon, Sire ? — Le portrait. C’est celui de mon fils. — Je vois, répondit Tavi avec prudence. (Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il convenait de dire en pareilles circonstances.) Il… Il n’est pas terminé. Gaius secoua la tête. — Non. Tu vois la marque sur son cou ? Là où le noir a mordu sur la peau ? — Oui. J’ai pensé que ça représentait peut-être un grain de beauté. — Ça représente l’endroit sur lequel travaillait sa mère lorsqu’on nous a annoncé sa mort. (Gaius désigna d’un geste le reste de la pièce.) Elle a peint tout cela. Mais lorsqu’elle a appris pour Septimus, elle a lâché ses pinceaux. Elle ne les a jamais repris. (Il regarda le tableau sans détourner les yeux.) Elle est tombée malade peu de temps après. M’a demandé de l’accrocher dans sa chambre près d’elle, pour qu’elle puisse le voir. Et m’a fait promettre, la dernière nuit, de ne pas m’en débarrasser. — Je suis désolé, Sire. — Beaucoup le sont. Pour beaucoup de raisons, répondit Gaius. (Il regarda par-dessus son épaule.) Miles ? Le capitaine inclina la tête et recula vers la porte. — Bien sûr, dit-il. Voulez-vous que j’envoie quelqu’un vous apporter à manger ? Tavi sentit son estomac se mettre à approuver vigoureusement mais se retint, en jetant un coup d’œil à Gaius. Celui-ci éclata de rire et répondit : — Avez-vous déjà connu un jeune homme qui ne soit pas affamé, ou sur le point de l’être ? Et je devrais également manger davantage. Oh, et auriez-vous l’obligeance de m’envoyer les autres dont je vous ai parlé ? Miles acquiesça en souriant et ressortit tranquillement de la pièce. — Je crois que je n’ai jamais vu Sire Miles, depuis deux ans que je le connais, sourire autant qu’aujourd’hui, fit remarquer Tavi. Le Premier Duc hocha la tête. — Ça donne le frisson, n’est-ce pas ? (Il s’assit dans un des deux fauteuils de la pièce et fit signe à Tavi de prendre l’autre.) Tu veux que je te dise comment va ta tante. Tavi esquissa un sourire. — Suis-je donc si prévisible ? — Tu accordes beaucoup d’importance à ta famille, répondit Gaius avec sérieux. Ta tante va bien, et a passé la nuit entière à ton chevet. Je l’ai fait prévenir que tu étais réveillé. Elle ne devrait pas tarder à venir à la Citadelle pour te voir, j’imagine. — Venir à la Citadelle ? s’étonna Tavi. Sire, je pensais qu’elle serait invitée à séjourner ici. Gaius hocha la tête. — Elle a accepté l’invitation du Haut Duc et de la Haute Duchesse d’Aquitaine à résider chez eux pour la durée du festival du Printemps. Tavi dévisagea le Premier Duc avec stupeur. — Elle a quoi ? (Il secoua la tête.) Le complot d’Aquitainus a failli causer la destruction de toutes les exploitations de la vallée de Calderon. Elle le méprise. — Je n’en doute pas. — Mais alors, par toutes les Furies, pourquoi ? Gaius haussa imperceptiblement une épaule. — Elle ne m’a pas fait part de ses motivations, aussi ne puis-je que conjecturer. Je l’ai invitée à rester ici, auprès de toi, mais elle a poliment refusé. Tavi se mordilla la lèvre d’un air songeur. — Par les Corbeaux ! Ç’a d’autres implications, n’est-ce pas ? (Une sensation glacée envahit soudain son ventre.) Ça veut dire qu’elle s’est alliée avec eux. — Oui, répondit Gaius d’un ton neutre et détendu. — Mais elle a forcément… Sire, est-il possible qu’elle y ait été contrainte d’une manière ou d’une autre ? Par un charme furiesque ? Gaius fit un geste de dénégation. — Rien de ce genre ne l’affectait. Je l’ai examinée moi-même. Et ce genre de contrôle mental est impossible à cacher. Tavi se creusa éperdument la tête, à la recherche d’une explication. — Mais si elle y a été poussée par la menace ou l’intimidation, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qu’on peut faire pour l’aider ? — Ce n’est pas ce qui s’est passé. Parviens-tu à imaginer ta tante poussée à faire quelque chose par la peur ? Par ailleurs, elle n’a montré aucun signe de ce genre de peur. En fait, je pense qu’elle a offert sa loyauté dans le cadre d’un marché. — Quel genre de marché ? On frappa poliment à la porte de la pièce, et un portier entra en poussant une table roulante. Il arrêta celle-ci près des fauteuils, en releva les panneaux latéraux pour former une table, et disposa dessus plats et bols recouverts de cloches argentées, l’attirail complet d’un énorme petit déjeuner, avec même une aiguière de lait et une autre de vin allongé d’eau. Gaius garda le silence jusqu’à ce que le portier prenne congé et referme la porte. — Tavi, reprit-il alors, avant de t’en dire plus, j’aimerais que tu me racontes tout ce qui s’est passé de façon aussi détaillée que possible. Je ne veux pas que mes explications brouillent tes propres souvenirs avant que tu aies pu me les faire partager. Tavi hocha la tête, malgré sa frustration d’être obligé d’attendre pour avoir des réponses. — Très bien, Sire. Gaius se leva, et Tavi l’imita. — J’imagine que tu as encore plus faim que moi, dit le Premier Duc. Mangeons, veux-tu ? Ils empilèrent de la nourriture sur des assiettes et se rassirent dans leurs fauteuils. Après sa première assiettée, Tavi alla se resservir, puis entreprit de raconter les événements des jours passés par le menu, en commençant par sa confrontation avec Kalarus Brencis Minoris et ses comparses. Cela lui prit près de une heure. Gaius l’interrompit une ou deux fois pour demander plus de détails, et à la fin, se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil, une coupe de vin doux à la main. — Eh bien, dit-il, cela explique le comportement de Caria ce matin, en tout cas. Tavi sentit ses joues s’empourprer si fort qu’il crut qu’elles allaient se couvrir de cloques à tout instant. — Sire, Max essayait seulement… Gaius lui jeta un regard froid, mais Tavi put voir le sourire au coin des yeux du Premier Duc. — Jusqu’à récemment, cela ne m’aurait pas dérangé de voir une ravissante épouse s’inviter dans mon bain. Mais, ce matin, c’était… J’étais assez épuisé comme ça. J’ai presque quatre-vingts ans, pour l’amour des Furies ! (Il secoua gravement la tête.) Je me suis adapté aux exigences de ma fonction, bien entendu, mais, lorsque tu parleras à Maximus, pense à lui dire qu’à l’avenir, si jamais la situation est amenée à se reproduire, il ferait mieux de trouver une solution autre que tripoter ma femme. — Je l’en informerai, monsieur, répondit Tavi d’un ton solennel. Gaius émit un petit rire. — Remarquable, murmura-t-il. Tu as très bien géré les choses. Pas à la perfection, mais tu aurais pu faire bien pire. Tavi grimaça et baissa les yeux. Gaius poussa un soupir. — Tavi. Tu n’es pas responsable de la mort de Killian. Tu n’as pas besoin de te punir pour ça. — Quelqu’un devrait le faire, répondit doucement Tavi. — Il n’y avait rien que tu puisses faire que tu n’aies déjà fait. — Je sais, répondit Tavi. (Il fut surpris par la colère amère présente dans sa voix.) Si je n’étais pas un raté, si j’avais ne serait-ce qu’une once de furifèvrerie… — … alors il est fort probable que tu te serais reposé sur tes furies plutôt que sur ton intelligence, et que tu en serais mort. (Gaius secoua la tête.) Des hommes, bons soldats comme bons furifèvres, sont morts en combattant ces ennemis. La furifèvrerie est un outil, Tavi. Sans une main exercée et une cervelle capable de s’en servir, elle n’est pas plus utile qu’un marteau laissé à terre. Tavi détourna les yeux vers le sol à côté de l’âtre. — Tavi, poursuivit le Premier Duc, je te dois la vie, et les amis que tu as protégés aussi. Et grâce à toi, des milliers d’autres ont aussi été sauvés. Killian est mort parce qu’il a choisi de consacrer sa vie à ce service ; de protéger le royaume de sa personne contre les dangers. Il savait ce qu’il faisait quand il s’est engagé dans cette bataille, et le risque qu’il prenait. (La voix de Gaius se fit plus douce.) C’est de l’arrogance puérile de ta part que de déprécier son choix, son sacrifice, en essayant d’endosser la responsabilité de sa mort. Tavi fronça les sourcils. — Je… Je n’y avais pas pensé en ces termes. — Tu n’avais aucune raison de le faire. — J’ai quand même l’impression d’avoir manqué à mes devoirs envers lui. Ses dernières paroles étaient importantes, je pense. Il a fait tellement d’efforts pour me les adresser, mais… Tavi se remémora les dernières secondes de la vie de Killian et se tut. — Oui, dit Gaius. Il est regrettable qu’il n’ait pas réussi à révéler l’identité de l’assassin ; même si je suppose que maintenant que Killian est mort, l’agent de Kalarus va s’en aller. — Est-ce qu’on n’a pas un moyen de découvrir de qui il s’agit avant qu’il – ou elle – s’en aille ? Le Premier Duc secoua la tête. — J’ai énormément de choses à faire pour réparer certains dégâts. Et exploiter un ou deux avantages. Aussi, jeune homme, je te confie cette recherche. Peux-tu t’appliquer à trouver cet assassin avec autant d’habileté que tu as réussi à arrêter cette attaque ? Je pense que Killian aimerait cela. — Je vais essayer. Mais, si j’avais été plus rapide de seulement quelques secondes, cela aurait peut-être pu l’aider. — Peut-être, répondit Gaius. Mais on pourrait tout aussi facilement dire que, si tu avais été plus lent de quelques secondes, nous serions tous morts. (Gaius mit fin à la discussion d’un geste de la main.) Ça suffit, mon garçon. Ce qui est fait est fait. Rappelle-toi ton patriserus pour sa vie. Pas pour sa mort. Il était plutôt fier de toi. Tavi cligna des yeux plusieurs fois pour refouler ses larmes et acquiesça. — Bien. — En ce qui concerne ta tante, il y a deux choses que tu dois savoir. Tout d’abord, il y a eu une attaque de ces créatures dans la vallée de Calderon. Ton oncle et la comtesse Amara ont mené une force armée contre elles, pendant que ta tante venait m’en informer pour demander des renforts. — Une attaque ? Mais… qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce que mon oncle va bien ? — J’ai envoyé deux centuries de Chevaliers Aeris et Ignus à leur secours il y a douze heures environ ; j’ai par ailleurs informé le Haut Duc de Riva du problème et lui ai fortement suggéré de prendre des mesures pour investiguer l’affaire, mais il est encore trop tôt pour que nous soyons informés de ce qu’ils ont trouvé. — Par les Grandes Furies, murmura Tavi en secouant la tête. Quand le saurez-vous ? — D’ici à demain matin, peut-être. En tout cas, sûrement avant demain soir. Mais j’ai le sentiment que ton oncle et ses hommes ont déjà reçu du secours. Tavi fronça les sourcils d’un air perplexe. — Mais comment ? — Les Aquitaine. Ils ont le contrôle d’un nombre phénoménal de mercenaires Chevaliers, Aeris et autres. Je crois que c’est l’une des choses que ta tante a obtenues en échange de son soutien politique. — Une des choses ? — Oui. Lorsque les vordes et les Canims Volés ont essayé de prendre d’assaut l’escalier, le temps était devenu d’une importance cruciale. La Garde Royale aurait fini par l’emporter, mais, dans la confusion qui régnait, il était peu probable qu’elle y parvienne à temps. Jusqu’à ce que dame Invidia arrive, prenne le commandement de la riposte, détruise la majeure partie des créatures qui avaient attaqué et brise l’arrière-garde canime de façon que les gardes puissent descendre l’escalier. Tavi regarda le Premier Duc avec stupéfaction. — Elle vous protégeait, vous ? Gaius esquissa un sourire en coin. — J’ai le sentiment qu’elle cherchait à éviter ma mort afin d’empêcher Kalarus de tenter un coup d’État avant qu’elle et son mari soient prêts à tenter le leur. Il existe une infime possibilité qu’elle ait craint qu’une guerre de succession éclate et rende le royaume vulnérable à ses ennemis. (Il sourit.) Ou peut-être te protégeait-elle, toi, pour honorer le marché conclu avec ta tante. Quelle que soit la raison, c’est une tactique gagnante pour elle. Par les Corbeaux ! Je vais être obligé de lui décerner une médaille pour ça, devant tout le royaume : le Premier Duc sauvé par une femme. La Ligue Dianique risque de se pâmer d’extase collective devant cette occasion. — Et dame Aquitaine va se servir de tante Isana pour rallier la Ligue autour d’elle. (Tavi secoua la tête.) Je n’arrive pas à y croire. Tante Isana… — Il n’est pas difficile de la comprendre, mon garçon. Elle est venue me demander mon aide et ma protection. Je n’ai pas pu les lui donner. — Mais vous étiez inconscient. — Et pourquoi cela devrait-il changer quelque chose ? Sa vallée était en danger. Sa famille était en danger. Elle n’avait pas réussi à me contacter pour obtenir mon aide, et elle l’a donc prise là où elle pouvait la trouver. (Il baissa les yeux sur son verre en fronçant les sourcils d’un air soucieux.) Et on la lui a donnée. — Sire, savez-vous qui a tué la reine vorde ? Après l’attaque initiale, je ne l’ai pas revue. Gaius secoua gravement la tête. — Non. À notre connaissance, la créature s’est échappée ; le chancelier canim aussi. Miles fait déjà fouiller les Souterrains par la Légion Royale, ce qui, je pense, va sérieusement ébranler le trafic des contrebandiers, mais j’ai le sentiment que c’est à peu près tout. Toutes les embarcations qui ont quitté la ville ces deux derniers jours ont été rattrapées et fouillées, mais en vain. — Je crois que Sarl se servait des navires de liaison et coopérait avec les vordes. Gaius prit un air attentif. — Ah ? — Oui, Sire. Les gardes canimes se faisaient relever tous les mois. Il y en avait toujours deux au moins qui arrivaient ou repartaient, et tous étaient vêtus de grandes et lourdes capes à capuchon. À mon avis, Sarl et les vordes Volaient les hommes les plus grands et les plus costauds qu’ils pouvaient trouver, les affublaient d’une armure canime, les recouvraient de ces capes et les amenaient au bateau, pendant que les deux Canims censés rentrer chez eux étaient en fait Volés et cachés dans le nid vordien des Souterrains. C’est comme ça qu’ils ont réussi à monter une telle force de gardes canims. Gaius hocha lentement la tête. — Ça se tient. Cette information concernant des troubles entre factions au sein de la nation canime est plutôt encourageante. Il est agréable de savoir que nos ennemis peuvent être aussi divisés que nous. — Sire ? Qu’est devenu l’Ambassadeur Varg ? — Il est revenu au palais hier soir et s’est rendu, en assumant la responsabilité complète des actions de son chancelier. Il est en résidence surveillée. — Mais il nous a aidés, Sire, sans avoir aucune raison de le faire. Nous lui devons des remerciements. Gaius hocha la tête. — Je sais cela. Mais c’est également le chef militaire d’une nation dont les guerriers viennent juste d’essayer ouvertement d’assassiner le Premier Duc d’Aléra. Je crois pouvoir veiller à ce que sa vie soit épargnée, pour le moment, du moins. Mais je ne peux pas lui promettre grand-chose de plus. Tavi fronça les sourcils mais acquiesça. — Je vois. — Oh, reprit Gaius. (Il ramassa une enveloppe à côté de lui et la passa à Tavi.) Je pense que tu auras très bientôt dépassé le stade d’être mon page, Tavi, mais voici un dernier message que je souhaiterais te voir remettre au nouvel Ambassadeur, dans le couloir nord. — Bien sûr, Sire. — Merci. J’ai pris des dispositions pour dîner avec ta tante et tes camarades apprentis Curseurs ce soir, ainsi qu’avec l’Ambassadeur. J’aimerais t’y voir aussi. — Bien, Sire. Gaius congédia Tavi d’un signe de tête. Ce dernier se dirigea vers la porte ; mais une fois devant, il s’arrêta et se retourna. — Sire, puis-je vous poser une question à propos d’Ombre ? Gaius se renfrogna et porta une main à son visage pour se pincer l’arête du nez entre le pouce et l’index. — Tavi, dit-il d’une voix fatiguée, il y a certaines questions dans la vie auxquelles on ne peut répondre que par soi-même. Tu as un cerveau. Sers-t’en. (Il fit un geste évasif de la main.) Et sers-t’en ailleurs, si tu veux bien ? Je suis facilement épuisé ces derniers temps, et mes Guérisseurs me disent que, si je ne fais pas attention, je risque de faire une nouvelle crise. Tavi fronça les sourcils, perplexe. Gaius ne lui avait pas paru se fatiguer au cours de leur conversation, et le jeune homme avait le sentiment que c’était là une simple excuse pour éviter le sujet. Mais que pouvait-il y faire ? On n’obligeait pas le Premier Duc d’Aléra à parler de ce dont il n’avait pas envie de parler. — Bien, Sire, répondit-il, avant de s’incliner profondément et de quitter la pièce. Il sortit des appartements privés du Premier Duc et gagna lentement le couloir nord. Il s’arrêta pour demander à une domestique où se trouvaient les quartiers du nouvel Ambassadeur, et elle lui indiqua une imposante double porte à l’extrémité opposée du couloir. Il s’en approcha et frappa doucement. Un des battants s’ouvrit, et Tavi se retrouva nez à nez avec Kitaï, telle qu’il ne l’avait jamais vue auparavant. Elle était vêtue d’une tunique de soie d’un vert émeraude profond qui lui tombait aux genoux, resserrée à la taille par une ceinture lâche. Ses cheveux détachés retombaient en longues vagues blanches et chatoyantes jusque sur ses reins. Ses pieds délicats étaient nus, et de fines chaînettes d’argent scintillaient à l’une de ses chevilles et à ses deux poignets, tandis que celle autour de son cou supportait le poids d’une pierre verte. Ces couleurs mettaient parfaitement en valeur ses grands yeux exotiques. Tavi sentit son cœur s’emballer. Kitaï observa le visage du jeune homme, affichant pour sa part une expression légèrement suffisante, et esquissa lentement un sourire. — Bonjour, Aléréen. — Euh. J’ai un message pour l’Ambassadeur. — Alors tu as un message pour moi, répondit Kitaï en tendant la main. Tavi lui donna l’enveloppe. Elle l’ouvrit et regarda la lettre à l’intérieur en fronçant les sourcils, avant de dire : — Je ne sais pas lire. Tavi reprit la lettre et lut à voix haute : — « Ambassadrice Kitaï. J’ai été ravi d’apprendre du garde de la Couronne que vous avez croisé en entrant dans le palais hier matin que Doroga avait envoyé un légat à Aléra pour servir d’Ambassadeur et d’émissaire entre nos deux peuples. Même si je ne m’attendais pas à votre arrivée, vous êtes la bienvenue ici. J’espère que vos quartiers vous conviennent et que tous vos besoins ont été satisfaits. S’il vous faut quoi que ce soit d’autre, il vous suffit de demander à n’importe quel membre du personnel. » Kitaï sourit. — J’ai mon propre bassin, creusé dans le sol. Tu peux le remplir d’eau chaude ou d’eau froide, Aléréen, et il y a des parfums et des savons et des huiles de toutes les sortes. On m’a apporté à manger, et j’ai un lit assez grand pour accueillir une gargante sur le point de mettre bas. (Elle leva le menton et montra du doigt son collier.) Tu vois ? Tavi vit surtout une peau très douce, très pâle, mais le collier était ravissant aussi. — Si j’avais su, poursuivit Kitaï, j’aurais peut-être demandé à être Ambassadrice avant. Tavi toussota. — Ouais, je… Je veux dire, je veux bien croire que tu es Ambassadrice, si le Premier Duc le dit, mais, pour l’amour des Furies, Kitaï ! — Tu peux garder ton opinion pour toi, petit messager, dit la Marate d’un ton de dédain. Reprends ta lecture. Tavi lui jeta un regard égal, et lut le reste de la lettre. — « Afin de vous aider à mieux comprendre vos fonctions ici, je vous suggère de prendre le temps et la peine d’apprendre à comprendre la langue écrite. Pareille compétence vous sera extrêmement utile à long terme, et vous permettra de consigner vos expériences et vos connaissances afin de les transmettre à votre peuple. À cet effet, je mets à votre disposition le porteur de ce message, dont le seul devoir durant au moins les quelques semaines à venir sera de vous enseigner tout ce qu’il sait en matière de mots. Bienvenue à Aléra Impéria, Ambassadrice, et au plaisir de parler avec vous à l’avenir. » Signé : « Gaius Sextus, Premier Duc d’Aléra. » — À ma disposition, fit Kitaï. Ha. Je crois que c’est une idée qui me plaît. Je peux te faire faire tout ce que je veux, maintenant. C’est ton chef de clan qui l’a dit. — Je ne crois pas que c’était ce qu’il entendait par… — Silence, garçon de course ! l’interrompit-elle, ses yeux verts pétillant d’espièglerie. Il y a des chevaux ici, oui ? — Eh bien… Oui. Mais… — Alors tu vas m’emmener les voir, et nous allons faire une promenade, poursuivit-elle, toujours souriante. Tavi soupira. — Kitaï… peut-être demain ? J’ai besoin de m’assurer que Max va bien. Et ma tante. Et on dîne ensemble ce soir. — Bien sûr, dit aussitôt la jeune Marate. Les choses importantes d’abord. — Merci. Kitaï inclina légèrement la tête. — Merci à toi, Aléréen. Je t’ai vu affronter le Canim. Tu t’es bien battu. C’était bien joué. Et, sur ces mots, elle se rapprocha de Tavi, se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la bouche. Le jeune homme cligna des yeux, stupéfait, et, pendant une seconde, fut incapable de bouger. Puis la jeune Marate leva les bras pour les passer autour de son cou et l’attirer plus près d’elle, et Tavi perdit la notion de tout ce qui n’était pas la bouche, les bras, l’odeur et la chaleur presque fébrile de la peau de la jeune femme. Lorsque leur baiser prit fin, un moment plus tard, il avait les jambes en coton. Kitaï leva les yeux vers lui avec un regard alangui et comblé. — Bien joué. Pour un Aléréen. — M-merci, bégaya Tavi. — À ma disposition, reprit Kitaï d’un ton satisfait. Voilà qui promet un printemps agréable. — Euh… Q-quoi ? La jeune fille émit un grognement d’impatience agacée. — Quand vas-tu arrêter de parler, Aléréen ? ronronna-t-elle d’une voix basse et râpeuse, avant de l’embrasser de nouveau tout en l’attirant à l’intérieur de la pièce, jusqu’à ce qu’il puisse refermer la porte d’un coup de pied. Chapitre 56 Amara resta à côté de Bernard tandis que les légionnaires qui avaient survécu à la bataille formaient rapidement les rangs face au tumulus qu’ils avaient érigé sur le champ de bataille. Les mercenaires et leur commandeur étaient repartis dès que leurs Guérisseurs avaient fini leur travail. Avant la fin de la journée, deux cents Chevaliers étaient apparus sur ordre direct du Premier Duc, et, le lendemain matin, une troupe de secours issue de la Deuxième Légion de Riva était arrivée à marche forcée, pour assurer la sécurité de Garnison et de la vallée. Ils avaient apporté avec eux la nouvelle d’un petit miracle : le Guérisseur Harger avait gardé son sang-froid face à l’attaque surprise menée par les vordes contre les blessés restés au domaine d’Aric et, malgré ses blessures, avait réussi à mener les enfants qui avaient survécu à la première attaque à l’écart de l’exploitation condamnée. C’était un maigre rayon de soleil dans les tristes ténèbres du carnage, mais Amara en était quand même reconnaissante. Même si Bernard n’avait donné aucun ordre à ce sujet, aucun des survivants n’avait mentionné la présence des Loups du Vent et de leur chef hors la loi. Ils devaient leur vie aux mercenaires, et ils le savaient. Il y avait bien plus de morts à enterrer que de vivants pour creuser leurs tombes, aussi avaient-ils décidé de faire de la grotte la dernière demeure de leurs camarades tombés au champ d’honneur. Légionnaires comme fermiers Volés avaient été transportés dans la grotte et disposés avec le plus de dignité possible, ce qui dans la plupart des cas ne voulait pas dire grand-chose. Ceux qui mouraient au combat rencontraient rarement la mort dans la même position que ceux qui mouraient paisiblement, mais on avait fait tout ce qu’on pouvait pour eux. Puis les survivants de la bataille s’étaient rassemblés pour faire leurs adieux à leurs camarades, frères d’armes et amis morts au combat. Après une veillée silencieuse de une heure entière, Bernard vint se placer devant la formation et s’adressa à ses hommes. — Nous sommes ici, dit-il, pour dire adieu à ceux qui sont tombés en défendant cette vallée et ce royaume. Non seulement les légionnaires qui se sont battus à nos côtés, mais aussi ces fermiers et ces soldats qui sont tombés sous l’emprise de notre ennemi et dont les corps ont été utilisés comme des armes contre nous. Il se tut un long moment, puis reprit : — Ils méritaient tous mieux que cela. Mais ils ont donné leur vie pour empêcher cette menace de se propager et de se transformer en un fléau qui aurait ravagé le royaume tout entier, et c’est seulement aux caprices de la chance que nous devons de nous tenir devant leur tombe aujourd’hui plutôt qu’eux devant la nôtre. Un autre long silence s’abattit sur la scène. — Merci, reprit doucement Bernard. À vous tous. Vous vous êtes battus avec courage et dignité, même lorsque vous étiez blessés, et alors même que le combat semblait perdu d’avance. Vous êtes le cœur et l’âme des légionnaires d’Aléra, et je suis fier d’avoir eu l’honneur et le privilège de vous commander. (Il se tourna vers l’entrée déserte de la grotte.) À vous, je ne peux que vous offrir mes excuses, pour n’avoir pas pu vous protéger de cette fin, et la promesse que votre mort me rendra plus vigilant et plus sérieux à l’avenir. Et je prie pour que la puissance, quelle qu’elle soit, qui gouverne le monde après celui-ci regarde nos morts avec une compassion, une clémence et une douceur que ne leur ont pas accordées leurs tueurs. Puis Bernard, Sire Frédéric et une demi-douzaine de Chevaliers Terra qui étaient venus avec les troupes de secours s’agenouillèrent et invoquèrent leurs furies. Une vague souterraine fit onduler le sol en direction de la grotte et, avec un grondement sourd, le flanc de colline où celle-ci était creusée commença à changer de forme. L’opération s’accomplit avec lenteur, douceur même, mais la simple ampleur du phénomène fit trembler le sol sous les pieds d’Amara. L’entrée de la cavité s’affaissa et commença à se fermer, dans un mouvement lent, pesant, inéluctable, jusqu’à ce que l’ouverture dans la roche ait disparu, ne laissant que le flanc de colline. Le silence retomba sur la vallée, et les terrafèvres se relevèrent d’un même accord. Bernard se tourna pour faire face à la cinquantaine de vétérans survivants de la centurie de Giraldi. — Légionnaires, dit-il, rompez. Ramassez votre équipement et préparez-vous à rentrer à Garnison. Giraldi donna quelques ordres à mi-voix, et les hommes fatigués se mirent en marche vers le domaine d’Aric. Bernard les regarda partir. Amara resta à ses côtés jusqu’à ce qu’ils aient disparu. Marcheur sortit d’un pas tranquille de l’ombre des arbres, accompagné de Doroga, sa massue sur une épaule. Ils s’approchèrent de Bernard et d’Amara, et Doroga leur adressa un signe de tête. — Vous vous battez bien, Calderon. Les hommes qui te servent sont des braves. Bernard esquissa un sourire. — Merci pour ton aide, Doroga. Une fois de plus. (Puis il se tourna vers le gargante.) Et merci à toi aussi, Marcheur. Le visage large et disgracieux de Doroga se fendit d’un sourire sincère. — Peut-être que ton peuple est capable d’apprendre quelque chose, commenta-t-il. Marcheur émit un grognement sonore. Doroga éclata de rire. — Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Bernard. — Pas tant dit que… hmm. C’est quelque chose du genre « tous les fruits gâtés ont le même goût ». Il veut dire que ton peuple et le mien ont un ennemi commun. Il veut bien reconnaître qu’en cas de bataille, vous êtes des substituts passablement satisfaisants pour les Sabot-ha, mon clan. — C’est grâce à lui que nous avons survécu à cet assaut dans la grotte. Je ne l’oublierai pas. Le grand Marat haussa ses épaules massives en souriant. — Envoie-lui des pommes. Peut-être pas gâtées. — Il a ma parole, répondit Bernard. Il tendit la main à Doroga. Celui-ci l’accepta sans hésiter. — Et toi, Chevaucheuse du Vent, dit-il en se tournant vers Amara, tu ne vas pas faire une bonne épouse aléréenne, je pense. — Non ? fit Amara en souriant. Le Marat hocha gravement la tête. — Je parie que tu ne feras pas beaucoup le ménage. Ou la cuisine. Ou des couvertures et ce genre de choses. J’ai le sentiment que tu t’attireras toujours des ennuis. — C’est possible, reconnut la jeune femme avec un sourire. — Mais bonne au lit, d’après ce que j’ai pu entendre. Amara s’empourpra tellement qu’elle crut que son visage allait émettre de la vapeur. — Doroga ! — Une femme à problèmes, conclut Doroga. Mais qui en vaut la peine. Ma compagne était ainsi. Nous étions heureux. (Il frappa légèrement sa poitrine du poing, à la mode aléréenne, et inclina la tête à leur adresse.) Je vous souhaite la même chose. Et que vos morts reposent en paix. — Merci, bégaya Amara. Bernard inclina lui aussi la tête. Sans ajouter un mot, Doroga et Marcheur s’en allèrent, d’un pas lent et régulier, sans un regard en arrière. Amara les regarda partir, debout tout près de Bernard. Elle ne se rappelait pas quand leurs doigts s’étaient enlacés, mais rien ne lui semblait plus naturel et plus juste que de sentir sa main dans la sienne. Bernard soupira. Elle pouvait percevoir le chagrin qu’il ressentait, sans même le regarder, sans même lui parler. — Tu as fait tout ce que tu as pu, dit-elle doucement. — Je sais. — Tu ne devrais pas te sentir coupable de leur mort. — Je sais ça aussi. — N’importe quel commandeur digne de ce nom éprouverait ce que tu ressens maintenant. Il aurait tout aussi tort que toi. Mais c’est à ça qu’on reconnaît les meilleurs. — J’ai perdu l’intégralité des habitants d’une exploitation placée sous ma protection. Et près des trois quarts de mes légionnaires. On ne peut pas vraiment dire que je fais partie des meilleurs. — Laisse faire le temps. Ta peine finira par s’atténuer. Il lui rendit l’étreinte de ses doigts, très doucement, et ne répondit rien. Il resta là un instant à regarder l’endroit où s’était trouvée la grotte, puis se retourna et s’en fut. Amara lui emboîta le pas. Ils étaient arrivés à mi-chemin du domaine d’Aric lorsqu’elle dit : — Il faut qu’on parle. Il exhala par le nez et hocha la tête. — Vas-y, dit-il. — Bernard. (Amara chercha ses mots. Aucun de ceux qu’elle trouvait ne semblait capable de communiquer l’étendue de ce qu’elle ressentait.) Je t’aime, finit-elle par dire. — Moi aussi je t’aime. — Mais… Mon serment à la Couronne, et le tien… Ils ont la priorité sur le reste. Nos vœux de mariage… — Tu souhaites prétendre que nous ne les avons pas échangés ? demanda calmement Bernard. — Non, répondit aussitôt Amara. Non, ce n’est pas ça. Mais… Est-ce qu’on ne s’est pas parjurés ? — Peut-être. Peut-être pas. Si tu pouvais avoir des enfants… — Je ne peux pas, répondit sèchement la jeune femme, avec une dureté et une amertume qu’elle n’avait pas cherché à mettre dans sa voix. — Comment le sais-tu ? Amara rougit. — Parce que… toi et moi, on a… Par tous les Corbeaux, Bernard. Si je pouvais, je suis sûre que je serais tombée enceinte avec toi, depuis le temps. — Peut-être. Et peut-être pas. Nous ne nous voyons qu’une nuit ou deux tous les mois. Maximum. Ce n’est pas la meilleure méthode pour être sûr de concevoir. — Mais j’ai eu la fièvre noire. Même si les cicatrices sont à peine visibles. — Oui. Mais il y a des femmes qui ont contracté la fièvre noire et qui ont quand même eu des enfants. Pas beaucoup, peut-être, mais c’est arrivé. Amara poussa un petit soupir exaspéré. — Mais je n’en fais pas partie. — Comment le sais-tu ? demanda Bernard. Comment peux-tu en être sûre ? La jeune femme le regarda un instant puis secoua la tête. — Où veux-tu en venir ? — Au fait qu’il y a au moins une chance que tu puisses encore tomber enceinte. Et que tant que nous n’aurons pas la preuve du contraire, il n’y a aucune raison que nous ne soyons pas ensemble. Amara regarda Bernard d’un œil incertain. — Tu sais ce que dit la loi. Tu as une obligation envers le royaume, Bernard, d’engendrer des héritiers afin de transmettre ta puissance de furifèvre. — Et j’ai bien l’intention de m’acquitter de cette obligation. Avec toi. Ils marchèrent en silence pendant un moment. Puis Amara demanda : — Tu crois vraiment qu’il y a un espoir ? Bernard hocha la tête. — Je pense qu’il y a un espoir. Je souhaite qu’il se concrétise. La seule façon de faire en sorte que ça arrive, c’est d’essayer. Amara resta muette un moment, puis répondit : — Très bien. (Elle déglutit.) Mais… je ne veux pas que Gaius l’apprenne. Pas à moins que… Elle s’interrompit et recommença sa phrase : — Pas tant que nous n’avons pas procréé. Si on lui dit avant, il risque de nous ordonner de nous séparer. Mais s’il y a un enfant, il n’aura aucun motif éthique ou légal pour objecter. Bernard observa la jeune femme pendant un instant. Puis il s’arrêta, lui souleva le menton d’une large main et l’embrassa sur la bouche, d’un baiser très lent et très tendre. — C’est d’accord, murmura-t-il enfin. Pour l’instant. Mais le jour viendra peut-être où nous ne pourrons plus tenir notre mariage secret. Ce jour-là, je veux être sûr que tu seras à mes côtés. Que si on doit en arriver là, on défiera ensemble la volonté du Premier Duc et la loi. — Ensemble, promit Amara, avant de l’embrasser de nouveau. Bernard esquissa un sourire. — Quelle est la pire chose qui pourrait nous arriver ? Nous serions rayés des cadres. Nous verrions notre Citoyenneté révoquée. Et une fois que nous en serions là, eh bien, nous n’aurions plus besoin de nous inquiéter de nos obligations légales de Citoyens, n’est-ce pas ? — Nous serions ruinés, mais ensemble, conclut Amara avec un sourire ironique. C’est ça ? — Tant que je t’ai, je ne serai pas ruiné, répliqua Bernard. Amara passa les bras autour du cou de son mari et se serra contre lui. Elle le sentit l’étreindre avec force et tendresse. Peut-être avait-il raison. Peut-être que tout se passerait bien. Chapitre 57 Fidélias termina de brosser le cuir de ses bottes et les posa près du lit. Son sac, déjà rempli et sanglé, s’y trouvait aussi. Il regarda la pièce autour de lui un instant, d’un air songeur. La chambre de domestique qui lui avait été attribuée au sous-sol du manoir d’Aquitaine avait, comprit-il, pratiquement les mêmes dimensions que celle qu’il occupait autrefois à la Citadelle. Le lit était plus doux, peut-être, et les draps et couvertures de meilleure qualité, ainsi que les lampes. Mais sinon, c’était sensiblement la même. Il secoua la tête et se laissa tomber de tout son long sur le lit, pour le moment trop fatigué pour faire l’effort de se déshabiller et de se glisser sous les couvertures. Il préféra regarder le plafond en écoutant les bruits assourdis de déplacements et de conversations dans les pièces adjacentes et le couloir. La porte de sa chambre s’ouvrit sans qu’on ait frappé, et Fidélias n’eut pas besoin de relever la tête pour savoir qui c’était. Dame Aquitaine garda un moment le silence, puis dit : — Vos bagages sont déjà faits, à ce que je vois. — Oui, répondit Fidélias. Je pars avant l’aube. — Vous ne restez pas pour la cérémonie de présentation ? — Vous n’avez pas besoin de moi pour ça. J’ai vu la robe que vous avez fait faire pour l’Exploitante. Je suis sûr qu’elle fera l’impression escomptée. D’autres choses requièrent mon attention. — Ah oui ? Je ne vous ai même pas encore donné votre prochaine mission. — Vous allez m’envoyer à Kalare. Pour que je renoue le contact avec mes sources là-bas. Vous voulez savoir quels liens Kalarus entretient avec les Hauts Ducs du Sud, et avoir une idée de ce qui pourrait semer la confusion entre eux, voire carrément la discorde. Dame Aquitaine éclata d’un rire discret. — Devrais-je être aussi contente de moi pour m’être donné le mal de vous recruter, cher espion ? — Ne vous donnez pas cette peine. C’est moi qui vous ai choisis, votre époux et vous. Non l’inverse. — Quel cynisme, murmura la Haute Duchesse. Un gentleman aurait fait des ronds de jambe. — Ce n’est pas pour cela que vous m’avez embauché, répondit calmement Fidélias. — Non. En effet. Elle garda un moment le silence, avant de reprendre : — Vous penserez à garder de l’eau de notre fontaine ? — Oui. Tant que je n’aurai pas trop soif. Les étés méridionaux sont chauds. — Faites attention, Fidélias. Vous êtes un atout précieux. Mais ma tolérance pour vos insubordinations occasionnelles ne durera pas éternellement. — Si j’étais vous, Votre Grâce, je songerais sérieusement à conserver mes sources de renseignements. — C’est-à-dire vous ? — C’est-à-dire moi. — Et pourquoi cela ? répondit dame Aquitaine d’un ton où perçait une vague menace. Fidélias détacha ses yeux du plafond pour la première fois depuis qu’elle était arrivée. Elle se tenait à l’entrée de sa chambre, grande, élégante et ravissante, couverte d’une volumineuse cape grise, des mules légères aux pieds. Ses cheveux sombres étaient relevés, maintenus par un certain nombre de peignes en ivoire. Il contempla sa beauté un instant, et sentit un frisson de désir mêlé de colère le parcourir. Nul homme ne pouvait voir une femme d’une telle beauté et ne rien ressentir, bien sûr. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était sa colère. Il la refoula prudemment pour la cacher aux perceptions de la Haute Duchesse. Au lieu de lui répondre, il lui indiqua d’un signe de tête la commode à côté de la porte. Les sourcils froncés, elle suivit son regard, et tendit la main d’un air perplexe pour attraper une cape de voyage usée posée sur le meuble. — C’est une cape, dit-elle avec une patience légèrement exagérée. Quelle menace cela peut-il bien représenter ? — Ce n’est pas une simple cape. C’est une cape de mer. Elles sont fabriquées à Kalare, Forcia et Parce. Les peaux qui la composent proviennent d’une race de gros lézards qui se nourrissent de bulbes et de racines dans les marais et les rivières. Il suffit de les humidifier un peu pour qu’elles gonflent et deviennent imperméables. Toute personne qui voyage dans ces régions a besoin d’une de ces capes, pour se protéger soit à bord d’un bateau, soit pendant la saison des pluies. Sans cape de mer, il est très facile de tomber malade. Dame Aquitaine hocha patiemment la tête. — Je ne vois toujours pas en quoi cela peut représenter un danger pour nous, cher espion. — Cette cape est la mienne. La Haute Duchesse le regarda d’un œil neutre. — Je l’avais laissée dans ma chambre à la Citadelle, reprit Fidélias, le jour où je suis parti dans le sud avec Amara, pour son examen pratique. Le jour où j’ai trahi Gaius. (Il secoua la tête.) Je l’ai trouvée ici ce soir. Une ride se creusa entre les sourcils de dame Aquitaine. — Mais… Cela voudrait dire que… — Cela veut dire que Gaius lui-même est venu ici, dans votre propre manoir, et que vous n’en avez pas eu le moindre soupçon. Cela veut dire qu’il sait où je suis. Qu’il sait qui je sers. Qu’il est parfaitement conscient que vous m’envoyez dans le sud pour fomenter des troubles chez Kalarus, et que j’ai sa bénédiction pour le faire. (Fidélias croisa les bras derrière sa tête et se remit à contempler le plafond.) Soyez prudente, madame. Le lion que vous chassez est peut-être vieux, mais il n’est ni sénile, ni faible. Un seul faux pas, et la chasseuse deviendra la proie. Dame Aquitaine le dévisagea un moment en silence, puis ressortit sans dire un mot, en fermant la porte derrière elle. Ses pas s’éloignèrent dans le couloir un peu plus vite que d’ordinaire. Elle avait peur. Pour une raison ou une autre, cela fit plaisir à Fidélias, de même que cela lui avait fait plaisir de prévenir les gardes aléréens lorsque les vordes se rapprochaient furtivement d’eux. Il y avait des réflexions à se faire à ce sujet ; de dangereuses réflexions, de dangereuses émotions qu’il ne souhaitait pas examiner de trop près de peur qu’elles le paralysent. Aussi acceptait-il ces émotions pour ce qu’elles étaient en surface, uniquement. Cela lui avait fait plaisir. Ce n’était pas ce qu’on faisait de plus intense, comme émotion ; mais c’était mieux, bien mieux que rien. Cette nuit-là, il s’endormit facilement pour la première fois en près de trois ans. Chapitre 58 Isana croisa les mains sur ses genoux et s’efforça de réprimer leur tremblement. Elle était seule dans la voiture, mais ce serait une mauvaise idée de se laisser voir dans un tel état en arrivant au palais. Même si, en esprit du moins, elle était désormais une traîtresse à la Couronne. Fermant les yeux, elle inspira et expira lentement. C’était seulement un dîner, et le Premier Duc ne s’attarderait sûrement pas après le repas. Et puis elle allait pouvoir revoir Tavi, en pleine santé cette fois. Elle avait cru que sa poitrine allait exploser tant elle avait pleuré en arrivant à l’infirmerie pour le trouver blessé, épuisé, inconscient, mais autrement sain et sauf. Elle avait repoussé les Guérisseurs de la Citadelle avec irritation et soigné elle-même ses blessures, à la dure, avec des linges mouillés et un travail lent et éreintant. Elle était restée au chevet de Tavi jusqu’à ce que le sommeil commence à la gagner elle aussi, puis Gaius était arrivé. Le Premier Duc se déplaçait avec beaucoup de lenteur et de précautions, comme un vieillard fatigué, même s’il ne faisait en apparence pas plus que la quarantaine, à l’exception de ses cheveux, devenus entièrement gris et blancs depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il lui avait offert une chambre, mais elle avait décliné en lui parlant de l’offre d’hospitalité de dame Aquitaine. Il l’avait dévisagée alors d’un œil ferme et perçant, et elle avait su qu’il en comprenait bien davantage que ce que les quelques mots qu’elle avait dits laissaient entendre. Il n’avait soulevé aucune objection à son départ, et avait même, en fait, pris la peine de l’inviter au palais pour dîner avec Tavi et lui-même. Il savait qu’elle viendrait, bien sûr, si cela lui permettait de voir son neveu. On ne pouvait peut-être pas faire confiance à dame Aquitaine, mais il y avait une part de vérité dans ses paroles quand elle avait accusé Gaius de retenir Tavi prisonnier pour contrôler le comportement de sa tante. Dans ce cas précis, au moins, il se servait du garçon pour s’assurer qu’elle vienne bien au palais. Mais au moins, elle avait obtenu ce qu’elle voulait. Les mercenaires d’Aquitaine avaient fait savoir que son frère était sain et sauf, même si l’intégralité des habitants d’une exploitation avaient été tués, ainsi que nombre des soldats de Bernard. Ils avaient réussi à détruire le nid vordien. Le carrosse s’arrêta, et le valet de pied déplia les marches avant de lui ouvrir la portière. Isana ferma les yeux et prit une profonde inspiration, pour se forcer à adopter au moins un semblant de calme. Puis elle descendit de voiture, sous l’œil vigilant des hommes d’armes aquitainiens au visage dur, et fut escortée par un centurion de la Garde Royale – un homme bien jeune pour son rang, songea-t-elle – à l’intérieur du palais et jusqu’à ce qui, au regard de ce qui se faisait chez les grands d’Aléra, était une petite salle à manger intime et douillette. La pièce dépassait en longueur et en largeur la grand-salle du domaine d’Isana, et faisait peut-être la taille de l’étable de l’exploitation. Une énorme table trônait au milieu, autour de laquelle, à l’origine, sièges et couverts devaient probablement être disposés à intervalles réguliers de quelques mètres ; mais quelqu’un avait visiblement décidé que cet arrangement ne convenait pas. Toutes les chaises avaient été traînées à un bout de la table, en une grappe inégale, la vaisselle pareillement déplacée, et plusieurs voix riaient bruyamment. Isana s’arrêta un moment sur le seuil pour observer la scène. Le grand jeune homme en train de raconter une histoire devait être Antillar Maximus, dont Tavi avait si souvent parlé dans ses lettres. Il avait une sorte de beauté rude et sauvage qui lui donnait un vague air de voyou pour le moment, mais qui, avec le temps, deviendrait quelque chose de plus fort, de plus solennel, sans perdre pour autant de son attrait ; et il racontait son histoire avec le panache d’un conteur chevronné. À côté de lui était assis un jeune homme menu aux yeux intelligents, arborant un grand sourire, malgré la manière effacée dont il se tenait sur sa chaise, écoutant en silence, comme s’il s’attendait qu’on ne le voie pas et ne s’en trouvait pas plus mal, au contraire. Ehren, sûrement. Une jeune fille au visage quelconque mais à l’air sympathique était assise en face d’eux, à côté de Tavi, les joues roses de rire. De l’autre côté de Tavi se trouvait une beauté exotique ; il fallut un moment à Isana pour reconnaître en elle Kitaï, la fille du chef des Marats. Elle était habillée d’une chemise de soie fine et d’un pantalon serré, et ses pieds pâles étaient nus. Ses longs cheveux blancs étaient coiffés en une tresse qui lui tombait tout droit le long du dos, et des bijoux d’argent étincelaient à sa gorge et à ses poignets. Une lueur d’espièglerie brillait dans ses yeux ; des yeux qui avaient la couleur exacte de ceux de Tavi, remarqua Isana. Et il y avait ce dernier, en train d’écouter Max. Il avait grandi, et pas seulement en taille ; elle s’en rendit compte aussitôt. Il y avait quelque chose dans son silence qui n’avait rien à voir avec de la timidité. Il écoutait Max avec un sourire silencieux qui touchait sa bouche mais surtout ses yeux, et sa posture dénotait une assurance tranquille qu’elle n’avait encore jamais vue chez lui. Alors que Max s’interrompait pour reprendre son souffle, il glissa un commentaire rapide, et toute la tablée partit d’un nouvel éclat de rire. Isana sentit brusquement une présence derrière elle, et Gaius Sextus murmura : — Ça fait plaisir d’entendre ça. Le rire de jeunes gens. Cela faisait bien trop longtemps qu’on n’en avait pas entendu dans ces couloirs. Isana raidit le dos en se retournant vers le Premier Duc. — Votre Majesté, dit-elle en effectuant une petite révérence que Séraï lui avait enseignée, le jour de sa mort. — Exploitante, répondit Gaius. Il baissa les yeux sur elle, les releva et dit, d’un ton neutre et plaisant : — Vous portez une tenue ravissante. La robe que dame Aquitaine avait fournie à Isana était taillée dans la soie exotique et coûteuse qu’elle avait fait admirer à la réception, mais sur un modèle beaucoup plus modeste. Le rouge profond de la soie s’assombrissait graduellement jusqu’au noir à l’extrémité des manches et du bas de sa jupe. Écarlate et sable : les couleurs d’Aquitaine. Gaius, lui, portait bien sûr une tunique rouge et bleu : les couleurs de la Maison Royale du Premier Duc. — Merci, répondit Isana en gardant une voix ferme. Elle m’a été fournie par mon hôtesse. Il aurait été impoli de ne pas la porter. — Je comprends bien. (Il y avait à la fois de la réserve et de la compassion dans le ton de Gaius. Encore une fois, Isana eut l’impression frappante qu’il comprenait bien plus qu’elle en disait, et qu’elle-même, à son tour, comprenait bien davantage que le sens évident des paroles du Premier Duc.) Cela vous intéressera peut-être de savoir que j’ai obtenu le pardon de Maximus et la cessation des poursuites contre lui. J’ai proposé à Kalarus de faire mener une enquête minutieuse sur les événements de cette nuit-là, et il s’est effarouché de l’idée assez rapidement. Aussi, en l’absence d’accusateur, j’ai fait rendre un arrêt de non-lieu. — Est-ce que cette affaire me concerne ? — Peut-être pas vous. Mais peut-être quelqu’un de votre connaissance trouvera-t-il l’information digne d’intérêt. Par cela, il entendait les Aquitaine, bien entendu. — Allons-nous nous joindre à eux ? demanda Isana. Gaius regarda le groupe de jeunes gens encore en train de rire. Il garda un moment les yeux posés sur eux, le visage dénué de toute expression et, même si ses propres compétences d’aquafèvre ne lui permettaient pas de percevoir réellement ce qu’il ressentait, Isana eut soudain le sentiment que le vieil homme, en tant que Premier Duc, devait surtout avoir mené, plus que toute autre chose, une vie terriblement solitaire. — Attendons encore un moment, dit Gaius. Leurs rires ne survivraient pas à notre arrivée. Isana le dévisagea un moment, puis hocha la tête. La tension tacite qui régnait entre eux ne disparut pas, mais s’atténua pendant un moment. Lorsqu’ils entrèrent enfin dans la salle, Isana étreignit longuement Tavi dans ses bras. Il avait incroyablement grandi : elle le dépassait de quelques centimètres avant son départ, et il en faisait dorénavant au moins quinze de plus qu’elle. Ses épaules s’étaient élargies de façon tout aussi prodigieuse, et sa voix, du ténor tremblotant qu’elle était lorsqu’il avait quitté la vallée, était passée à un baryton solide. Mais, en dépit de tout cela, Amara avait dit vrai. Il était encore lui-même. Isana pouvait le sentir dans la chaleur de son sourire, dans la tendresse avec laquelle il lui rendait son étreinte. Ses yeux pétillants, son sens de l’humour, son sourire : il avait gardé tout cela, même s’il était devenu plus sérieux, plus réfléchi. Ses deux années à l’Académie ne lui avaient rien enlevé. Elles n’avaient peut-être même fait qu’exacerber ce qu’il était déjà : un jeune homme à l’esprit vif, au jugement parfois discutable, et au cœur bon. Ils mangèrent un excellent repas en conversant plaisamment, puis le Premier Duc demanda à Tavi de raconter les événements des quelques jours précédents tels qu’il les avait vécus. Isana comprit soudain pourquoi ils étaient aussi peu nombreux. Même les domestiques avaient été congédiés lorsque Tavi avait commencé son récit. Isana avait de la peine à croire à ce qu’elle entendait, et pourtant tout était vrai. Cela au moins, elle pouvait le sentir émaner de Tavi. Elle restait stupéfaite d’apprendre le pouvoir immense que celui-ci avait tenu entre ses mains. Il n’était qu’un jeune étudiant, et pourtant le sort du royaume lui-même avait dépendu des décisions qu’il avait prises. Tout n’avait pas reposé entièrement sur ses épaules, bien sûr, mais – par les Grandes Furies ! –, il avait une fois de plus agi en héros. Isana ne fut en revanche guère surprise d’apprendre que Tavi avait suivi la formation de Curseur. Cela correspondait largement à ce qu’elle avait imaginé qu’il se passerait lorsque le jeune homme arriverait à la capitale. Tout en l’écoutant parler, elle passa une grande partie de son temps à étudier les expressions et les émotions des autres occupants de la table. Elle eut également le sentiment que Tavi omettait des détails ici et là, même si elle ne voyait pas trop pour quelle raison il ne disait pas tout sur la mascarade de Max en tant que Premier Duc ou sur la mort du Maestro, Killian. Il était très tard lorsque le Premier Duc laissa entendre que la soirée avait duré assez longtemps. Isana resta en arrière jusqu’à ce que tout le monde soit sorti hormis Tavi et Gaius. — J’espérais, dit-elle à ce dernier, pouvoir parler seul à seul avec Tavi un moment. Gaius haussa un sourcil et riva un instant les yeux sur la robe d’Isana. Celle-ci dut faire appel à Rill pour s’empêcher de rougir, mais soutint le regard du Premier Duc sans fléchir. — Exploitante, finit par dire ce dernier d’une voix douce, vous êtes ici chez moi. Je préférerais entendre ce que vous avez à dire à l’un de mes Curseurs. Isana pinça les lèvres, mais inclina la tête. Elle n’avait aucune envie d’évoquer le sujet devant Gaius, mais cela faisait partie du prix qu’elle allait désormais devoir payer pour s’être procuré l’aide des Aquitaine. Tant pis. — Tavi, dit-elle calmement, je m’inquiète au sujet de ton amie. Gaëlle, je crois. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais il y a quelque chose de… de louche chez elle. Tavi jeta un coup d’œil à Gaius, au grand agacement d’Isana. Le Premier Duc lui répondit d’un hochement de tête. — Je sais, tante Isana, dit alors Tavi en baissant la voix, et d’un ton très sérieux. Ce n’est pas Gaëlle. Ou du moins, ce n’est pas la vraie Gaëlle. Isana fronça les sourcils. — Comment le sais-tu ? — Parce que les hommes qui nous ont enlevés dans les tunnels, Kitaï et moi, travaillaient pour Kalarus, et ils nous attendaient. Maestro Killian m’a dit avant de mourir que l’assassin principal de Kalarus était encore proche, et qu’il avait lui-même dû payer un terrible prix pour implanter celui-ci à l’intérieur de la Citadelle. Il jouait les traîtres auprès de Kalarus dans l’espoir d’en apprendre davantage sur l’ennemi par l’intermédiaire de son assassin principal : une femme appelée Rook. Qui que soit cette dernière, ça ne pouvait être qu’une femme, et quelqu’un qui soit en contact régulier avec le Maestro pour éviter d’éveiller les soupçons, qui m’ait vu entrer dans les tunnels cette nuit-là et qui sache où j’aurais besoin de commencer à marquer les murs pour retrouver mon chemin. En résumé, ça ne pouvait pratiquement être que l’un des apprentis Curseurs. — C’est là le prix qu’a mentionné Killian, murmura Gaius. La jeune fille réellement sélectionnée pour recevoir la formation a été remplacée par Rook, qui a pris son apparence grâce à un charme d’eau. La jeune fille a probablement été tuée quelques jours après avoir été choisie. Isana secoua la tête. — C’est… Votre Majesté, vous savez aussi bien que moi qu’une aquafèvre capable d’une telle chose serait forcément en contact profond avec les émotions de ceux qui l’entourent. — Ce qui constituerait un énorme avantage pour réussir à convaincre ces derniers qu’elle n’était qu’une jeune fille inoffensive, murmura Gaius. — Oui. Et si elle tuait assez, cela finirait presque certainement par lui faire perdre la raison. — C’est plus que probable, acquiesça le Premier Duc. — Vous avez laissé cette pauvre fille se faire tuer dans le simple but d’obtenir un avantage hypothétique. — Killian ne m’a jamais parlé de cette affaire. Il a fait ça tout seul. Isana secoua la tête d’un air écœuré. — Ça ne change rien. C’est monstrueux. — Oui, répondit Gaius sans la moindre trace de honte. Ça l’est. Mais Killian jugeait cela nécessaire. Isana secoua la tête — Cette tueuse. Rook. Quand allez-vous l’arrêter ? — Nous n’allons pas l’arrêter, répondit Tavi. Pas tout de suite, en tout cas. Pour l’instant, Rook ne sait pas encore que nous avons deviné son identité. Nous pouvons utiliser cela contre elle, et contre Kalarus. — C’est une meurtrière, protesta calmement Isana. Très probablement une folle. Et vous allez la laisser rôder en liberté ? — Si le Premier Duc la fait éliminer, expliqua Tavi, s’il la fait arrêter ou exiler, Kalarus se contentera de recruter quelqu’un d’autre et de recommencer ; et, cette fois, nous n’aurons peut-être pas la chance de le découvrir. Il est moins dangereux de la laisser où elle est. Du moins pour le moment. — Monstrueux, dit Isana. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et ne prit pas la peine de les cacher. Tavi s’en rendit compte et rougit en baissant les yeux. Puis il les releva et dit : — J’espère que je ne te déçois pas trop, tante Isana. Elle esquissa un sourire. — J’espère que je ne te déçois pas trop, Tavi. — Jamais, répondit calmement le jeune homme. Je comprends pourquoi tu… (Il fit un geste vague de la main.) Tu as fait ce qui était nécessaire pour protéger ceux que tu aimes. — Oui. Je suppose que je ne devrais pas être la première à jeter la pierre. (Isana se rapprocha de Tavi pour lui prendre le visage entre ses mains et l’embrassa sur le front.) Promets-moi d’être prudent. — Promis. Isana le serra de nouveau dans ses bras, et il lui rendit son étreinte. Gaius sortit discrètement, pendant que Tavi, offrant poliment son bras à sa tante, la raccompagnait vers l’entrée, où l’attendait de nouveau le carrosse des Aquitaine. Il l’aida à monter dans la voiture. — Tavi, dit Isana avant que la portière se referme. — Oui, tante Isana ? — Je t’aime énormément. — Je t’aime aussi, répondit Tavi avec un sourire. Isana hocha la tête. — Et je suis fière de toi. Ne pense jamais le contraire. Je m’inquiète pour toi, c’est tout. Mais tu grandis tellement. Le jeune homme sourit de toutes ses dents. — Ça coûte une fortune au Premier Duc de me fournir en pantalons. Isana rit et il se pencha pour l’embrasser une dernière fois sur la joue. Elle lui ébouriffa les cheveux et dit : — Écris-moi souvent. Où que nous nous trouvions l’un et l’autre, cela ne changera jamais rien à mes sentiments envers toi. — Pareil pour moi, assura Tavi à sa tante. (Il recula et fit un signe de tête plein d’autorité naturelle aux valets de pied, qui refermèrent la portière.) Toi aussi, écris-moi aussi souvent que possible. Et prends soin de toi. Isana acquiesça avec un sourire puis les valets de pied terminèrent de fermer le véhicule et celui-ci s’ébranla pour sortir du palais. Isana se laissa lentement aller contre son dossier, les yeux fermés. Elle se sentait très, très seule dans le carrosse des Aquitaine. Et elle l’était, seule. — Prends soin de toi, chuchota-t-elle en se remémorant le sourire de Tavi derrière ses paupières fermées. (Sa main se porta instinctivement à la chaîne qu’elle portait autour du cou, toujours bien cachée.) Oh, prends soin de toi, mon fils. Épilogue Miles finit de descendre l’escalier et traversa l’antichambre pour gagner la salle de méditation du Premier Duc. Il y avait toujours des marques de brûlure sur le sol, là où Tavi et Kitaï avaient allumé des feux, mais les taches de sang d’origines et de couleurs diverses avaient été nettoyées. La porte de la pièce était entrouverte, mais Miles s’arrêta quand même devant et frappa calmement. — Entrez, Miles, dit la voix de Gaius. Le capitaine de la Garde poussa la porte et entra. Le Premier Duc était assis dans un fauteuil près de son petit bureau, et écrivait une lettre avec une moue pensive. Il termina, signa, plia calmement la feuille et la scella avec de la cire sur laquelle il appliqua le manche de la dague qui portait son sceau. — Qu’est-ce qui vous amène ici, Miles ? demanda-t-il. — La même chose que d’habitude. Nous n’avons rien trouvé dans les Souterrains, hormis cette étrange caverne où les vordes avaient fait leur nid. Il n’y a aucun signe d’elles nulle part ailleurs, mais j’ai signalé aux légions de toutes les villes d’exercer la plus extrême vigilance, au cas où quoi que ce soit arriverait qui puisse indiquer une présence vordienne. — Bien, répondit Gaius. Au bout d’un moment, il ajouta d’un ton songeur : — Saviez-vous que les vordes, sous une forme ou une autre, ont refusé de prendre Tavi en considération en au moins trois occasions ? Miles fronça les sourcils. — Je l’ai vu échapper à tout un groupe de Canims. Sur le moment, j’ai simplement supposé qu’il avait été assez vif pour leur filer entre les doigts. Et ils l’ont quand même attaqué aussitôt après. — Mais seulement une fois qu’il a frappé la reine avec sa pique. — Vous n’êtes quand même pas en train de suggérer que le garçon est de connivence avec les vordes ? Gaius haussa un sourcil. — Bien sûr que non. Mais c’est une anomalie que je ne comprends pas encore. Peut-être n’était-ce rien : de la chance, tout simplement. Mais si c’était autre chose ? Cela pourrait nous dire quelque chose d’important sur elles. — Pensez-vous qu’elles sont encore ici ? — Je n’en suis pas entièrement sûr, c’est étrange, répondit le Premier Duc d’un ton pensif. J’ai cherché un signe de leur présence. Je n’ai rien perçu. — D’après le comte de Calderon, elles étaient très difficiles à détecter par furifèvrerie, Sire. Gaius hocha la tête et fit un geste de la main. — Bien. Nous savons qu’elles existent. Nous sommes à l’affût d’un signe de leur présence. C’est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. — Oui, Sire. (Miles regarda la pièce autour de lui.) Ç’a été bien nettoyé. Gaius soupira. — Je n’arrive pas à croire que ces deux-là ont utilisé tout mon cabinet à vins comme arme contre l’ennemi. Miles pinça les lèvres et se renfrogna. — Sire, puis-je… — Parler en toute franchise, oui, oui, répliqua Gaius avec un geste irrité de la main. Combien de fois dois-je vous répéter que vous n’avez pas besoin de me demander la permission ? — Encore une, au moins, répondit Miles. Je ne regrette pas votre cabinet à vins. Cette destruction est une bénédiction cachée. Vous buviez trop. Le Premier Duc fronça les sourcils d’un air pensif, mais ne contesta pas les paroles du capitaine. — Vous l’avez fait exprès, n’est-ce pas ? demanda celui-ci. — Quoi donc ? — Vous avez fait venir Ombre ici. Vous avez fait en sorte que Tavi partage la chambre d’Antillar Maximus. Vous vouliez qu’ils deviennent amis. Gaius esquissa l’ombre d’un sourire, mais ne répondit rien. — Est-il ce que je crois qu’il est ? reprit Miles. — C’est un Curseur, Miles. C’est un ancien apprenti berger. — Par les Corbeaux, Sextus ! s’énerva Miles. (Il dévisagea le Premier Duc d’un air renfrogné.) Vous savez ce que je veux dire. Gaius le regarda droit dans les yeux. — Il n’a aucune furie, Miles. Tant que c’est le cas, il ne sera jamais rien de plus que ce qu’il est déjà. Miles détourna le regard d’un air contrarié. — Miles, le gronda gentiment le Premier Duc. Est-ce une si mauvaise chose, ce qu’il est maintenant ? — Bien sûr que non, répondit le capitaine avant de soupirer. C’est seulement que… — Patience, Miles. Patience. (Gaius prit la lettre qu’il venait d’écrire et se leva. Miles lui emboîta le pas alors qu’il se dirigeait vers la porte.) Oh, reprit Gaius. Ça me fait penser. Ne réapprovisionnez pas le cabinet à vins. Faites-le enlever. Miles s’arrêta net et cligna des yeux d’un air interloqué. — Vous ne… Il indiqua la mosaïque d’un geste vague. Gaius secoua la tête. — J’ai besoin de repos. Miles le regarda d’un air légèrement perplexe. — Je ne comprends pas. — Je dois m’accrocher encore un peu plus longtemps, Miles. Pour ce faire, j’ai besoin de ma santé. (Il tourna les yeux vers la mosaïque et son visage se voila soudain de chagrin.) C’était de l’arrogance de ma part, de me comporter ainsi comme si je n’avais pas de limites. Si je ne les respecte pas maintenant… (il haussa les épaules) je risque de ne pas me réveiller la prochaine fois. — Vous accrocher encore un peu plus longtemps ? Gaius hocha la tête. — Tenir bon. Empêcher Aquitainus et Kalarus de nous faire sombrer dans une guerre de succession… Et il y en aura une, c’est certain, lorsque je serai mort. Mais je peux retarder les choses en attendant. — En attendant quoi ? — Un changement chez le garçon. Miles fronça les sourcils. — Et s’il ne change jamais ? Gaius secoua la tête. — Alors tant pis. Sauf évolution de la situation, Miles, personne ne doit entendre parler de ça. Même de simples rumeurs, de simples soupçons, feraient de lui un homme marqué. Nous devons le protéger, autant que possible. — Oui, Sire. Avec un hochement de tête, Gaius remonta d’un pas ferme l’escalier qui ramenait au palais. Miles lui emboîta le pas, pris d’une peur silencieuse de l’avenir. Remerciements Il y a toujours des quantités de gens à remercier pour leur aide dans un projet aussi long qu’un roman, mais cette fois je voudrais remercier la seule personne qui en fait toujours le plus pour moi, sans jamais rien attendre en retour. Merci, Shannon. Pour plus de choses que je suis capable de me remémorer, et encore moins de lister. Je ne sais pas comment tu fais pour me supporter, mon ange, mais j’espère que tu continueras. Jim Butcher est expert en arts martiaux depuis quinze ans, dompteur de chevaux, cascadeur, escrimeur… Il est l’auteur des Dossiers Dresden, qui connaissent un succès faramineux. Il vit dans le Missouri avec sa femme, son fils et un chien de garde particulièrement vicieux. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Codex Aléra : 1. Les Furies de Calderon 2. La Furie de l’Academ 3. La Furie du Curseur 4. La Furie du Capitaine Chez Milady : Les Dossiers Dresden : 1. Avis de tempête 2. Lune fauve 3. Tombeau ouvert 4. Fée d’hiver 5. Suaire Froid Codex Aléra : 1. Les Furies de Calderon 2. La Furie de l’Academ Chez Milady Graphics : Les Dossiers Dresden : Welcome to the Jungle www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne Titre original : Academ’s Fury – Book Two of the Codex Alera Copyright © 2005 by Jim Butcher © Bragelonne 2010, pour la présente traduction L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales. ISBN : 978-2-8112-0666-6 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville - 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir vos noms et coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l'adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d'autres surprises !