Prologue Gursk se présenta devant son peuple, aligné dans un ordre parfait sur la place centrale de la citadelle. Il fit un exposé brillant sur la réunion des Réincarnés. Il était le premier à faire état de cette rencontre. Et s’il ne consultait pas réellement les siens, au moins était-il l’instigateur du mouvement qui allait s’enclencher. Il parla longuement, maniant habilement sa langue, observant avec jubilation les effets de ses mots sur la foule, qu’il pouvait voir onduler en vagues de transe collective. L’humanité de Gursk attendait ce moment depuis longtemps. Personne sur cette Terre n’ignorait l’existence des autres hommes. Depuis plus de mille ans, ses habitants exerçaient même une sorte de prédation sur les autres Terres, enlevant des spécimens par centaines, les dressant comme des chiens d’attaque et libérant leur rage assassine les uns contre les autres. À la fin de son discours, Gursk fit tonner les canons de la citadelle, puis il donna le signal d’ouverture d’agapes exceptionnelles, prélude au carnage qui se préparait. Et, pendant que son peuple versait dans une orgie gigantesque, il se retira dans ses appartements pour donner ses ordres à ses lieutenantes. Il les trouva alignées, dos au vent qui entrait par une ouverture béante. Dès qu’il pénétra dans la salle d’apparat, Gursk fut saisi par le musc succulent de leurs sexes qui flottait sur le courant d’air. Elles étaient quatre. Quatre femmes splendides, justement choisies pour leur plastique, mais aussi pour leur attachement inaltérable à son auguste personne et leur absence totale de pitié. D’une taille impressionnante, il les toisa tour à tour. Il jaugea leur capacité à effectuer la mission qu’il allait leur confier. Il plongea ses yeux dans les leurs, l’une après l’autre, et aucune ne baissa le regard. Pourtant, fixer Gursk était presque impossible, tant il exprimait une animalité démesurée. Lorsqu’il fut assuré de l’état psychique de sa garde personnelle, il alla s’asseoir, face à elles. — Tournez-vous ! ordonna-t-il. Les quatre lieutenantes obéirent dans un mouvement parfait. Elles se trouvèrent ainsi face à un mur gravé de six représentations de la Terre. Au centre, une septième sphère en trois dimensions représentait leur propre planète. Elle figurait au-dessus des autres, soulignée d’une teinte rouge sang. En son centre se trouvait une croix solaire. — Nous allons triompher, une fois encore. Nous allons vaincre partout où il reste une opposition possible. Nous, Gursk, notre général. » Staba, tu rejoins Masha sur la Terre de notre petite garce préférée. » Ariam, tu mets en branle ma machine de guerre. » Nounya, je te garde avec moi pour visiter les jumeaux, et toi, Altac, tu vas t’occuper d’Ilié. Mais pas encore, j’ai d’autres projets te concernant. » Soyez prêtes dans dix jours. » Exécution ! — Gloire à notre général ! répondirent les quatre femmes d’une seule voix. Gursk laissa ses lieutenantes disparaître, puis il emprunta un escalier en colimaçon qui le mena au pied du mur d’enceinte de la citadelle. De là, il se dirigea vers une bastide érigée à l’extérieur des remparts. Les deux gardiens se raidirent à son approche et claquèrent des talons sèchement. Depuis que deux d’entre eux avaient été sauvagement assassinés quelque temps plus tôt, la garde avait été renforcée de véritables soldats et n’était plus uniquement constituée de vieux soudards seulement bons à s’assoupir pendant leur service. Gursk passa devant eux sans un regard et s’engouffra dans le bâtiment. Il descendit jusqu’au dernier sous-sol et pénétra dans la grande salle d’accès à l’Aratta. Là, il prit à l’intérieur de la boucle de son ceinturon une petite sphère de voyage et disparut de son monde. Il gagna directement le cœur de l’Aratta, cet endroit improbable où les univers paraissent intimement collés les uns aux autres. Gursk voulait connaître l’état des accès aux mondes extérieurs, leur nombre et leur apparente vitalité. Ces informations étaient précieuses pour que son plan aboutisse. Une fois qu’il eut récolté ce qu’il était venu chercher, il repartit directement pour sa Terre. Gursk était rassuré. L’Aratta n’avait pas changé. Pourtant, il n’y passait plus beaucoup de temps, préférant déléguer des voyages risqués à ses meilleures troupes. Au moment de ressortir de la bâtisse, il fut approché par le gardien principal du lieu. L’homme voulait savoir ce qu’il devait faire des derniers humains importés d’une autre terre et tenus enfermés dans les sous-sols. Gursk réfléchit un instant. Il n’aimait pas le gâchis, mais aucun spectacle guerrier n’était prévu avant bien longtemps. La période ne s’y prêtait pas, simplement. Il se voyait mal organiser des combats d’extraterritoriaux pour le plaisir de son peuple, alors que son monde allait partir en colonisation meurtrière. — Où sont-ils, et combien ? Le gardien fit avancer Gursk jusqu’à un parapet qui dominait une fosse vaste et profonde. — Une quarantaine, pas plus. — Ils sont conditionnés ? — Pas encore, Généralissime. Ils viennent d’arriver. — Alors, tuez-les. Gursk resta pour assister au massacre. Cette petite distraction réussit à le mettre de bonne humeur. Il songea qu’il avait bien réussi son parcours sur ce monde. La prédation pratiquée par son peuple sur les autres Terres était un exercice bien rodé. Enlever des milliers d’humains pour qu’ils s’entre-tuent, pour le seul plaisir de ses sujets, était un raffinement qu’il chérissait entre tous. Ces batailles étaient strictement organisées et peu importait le camp du vainqueur. Les rouges ou les verts, ça n’avait aucune importance. L’enjeu des paris était dérisoire. Là ne résidait pas l’intérêt de ces manifestations sanglantes. Ce qui comptait, c’est qu’en regardant des inconnus s’éventrer, ses vassaux focalisaient leur violence personnelle. Et la paix régnait sur son monde. « La guerre tue la guerre », répétait Gursk à qui voulait l’entendre. Et cet adage local se vérifiait depuis des centaines et des centaines d’années. Oui, vraiment, c’était un exercice bien huilé. Cette fois, il ne s’agirait que d’élargir quelque peu le champ des opérations. Une Terre parmi d’autres I État de l’écosystème global : détruit. Compte de la population sapiens : 0. Compte de la population néandertalienne : 0. Éternel : Cyke. Unité de temps : 1 de la Terre de référence. Organisation sociale : néant. Lorsque Zagul rentra auprès des siens, après avoir rencontré Yum et six duplications de lui-même, il mourut lui aussi pendant le tremblement de terre, dans l’effondrement de sa grotte. C’était lui l’original, celui qui s’était caché à la vue d’un néandertalien, avant d’être emporté par un raz de marée. C’était sur lui que Yum avait posé son calque. C’était elle, l’humanité de référence, celle qui pouvait à juste titre se prendre pour le sel de l’Univers et qui s’éteignit dans des circonstances tragiques. Borgl, la première réincarnation de Zagul, avait complètement oublié l’existence de la sphère. Et pendant des millénaires, son humanité se développa sans son concours. Finalement, c’est le hasard, l’érosion et le besoin de fouiner des hommes qui en plaça un sur la trace de la sphère. Une longue lutte pour le pouvoir commença alors. Car, contrairement à ce qui arrivait sur les autres mondes, ici les hommes qui se succédèrent aux commandes de l’Aratta ne disposaient que d’une vie pour en apprécier toutes les possibilités. C’était peu, très peu, même en regard des autres humanités. Mais de ce simple fait découlèrent d’importantes conséquences pour ces humains-là. Dix mille ans après la renaissance de Zagul, un ordre vit le jour. Il contrôlait l’accès à l’Aratta. Il protégeait la sphère des appétits des moins raisonnables. Cette perte de pouvoir d’un homme au profit d’un groupe structuré allait être déterminante pour l’accomplissement de la multitude. Car à plusieurs, l’étude de l’Aratta fut beaucoup plus méthodique et cadrée qu’entre les mains d’un seul. Zagul tenta à plusieurs reprises de faire valoir son droit sur l’objet, mais il n’obtint jamais gain de cause. Par tous les moyens, il essaya de se glisser dans les rangs de l’ordre, sous de multiples identités, mais jamais il ne parvint à atteindre un rang assez élevé dans la hiérarchie pour s’en approcher suffisamment. Ces hommes-là étaient éclairés et sages. Ils faisaient régner sur leur monde un régime oligarchique. Leurs règles étaient strictes, mais elles étaient justes. Cette humanité aurait pu s’épanouir dans la sérénité, si deux inconscients n’étaient venus commettre l’irréparable. Les membres de l’ordre ne voyageaient dans l’Aratta que pour étudier les humanités sœurs. Ils prenaient exemple sur leurs réussites et se nourrissaient a contrario de leurs échecs, de manière prudente et intelligente. Si les humains des six autres Terres avaient utilisé ce pouvoir de la sorte, la physionomie des mondes en aurait été bouleversée. Les deux races humaines cohabitaient harmonieusement. Sapiens s’occupait de rêver l’avenir. Neandertal, pour sa part, maîtrisait les ressources alimentaires. Et sur les sept mondes coexistants, il n’y eut de meilleurs protecteurs de leur écosystème. Les accès vers l’Aratta étaient peu nombreux, l’environnement des sas strictement contrôlé. Ces hommes considéraient la matière des mondes comme un formidable moyen de se déplacer sur leur propre Terre. Ainsi réussirent-ils à se prémunir contre l’irruption de certains malfaisants. Les points d’émergence se situaient tous au cœur de grandes cités. L’Aratta leur servait à transporter des marchandises d’un bout à l’autre de la planète et à faire voyager des sages et des savants pour le bien de la communauté. Très tôt tournés vers les sciences fondamentales, les membres de l’ordre voulurent reproduire l’Aratta, pour fermer les accès aux autres Terres et le réserver à leur planète. Après des millénaires d’efforts, les Sapiens parvinrent enfin à appréhender la nature même de l’Aratta, dans le confinement d’un laboratoire. Il ne restait plus qu’à reproduire l’expérience en grandeur réelle. Les membres de l’ordre étaient sur le point d’affranchir leur humanité. C’est à ce moment-là que tout bascula. Zagul, qui se faisait appeler Cyke, était reparti de longue date dans l’Aratta, expulsé par l’ordre pour mauvaise conduite et tentatives de sédition répétées. C’est donc un être assoiffé de vengeance qui émergea de l’Aratta, sans cristal de retour, sur la Terre d’Ethen Ur Aratta, quelque six millénaires avant le dénouement de cette histoire. Il arpenta ce monde à la recherche de son homologue et la trouva enfin après des années d’errance. Elle l’accueillit avec méfiance, lui offrant l’hospitalité, mais sans lui permettre d’approcher la sphère de pouvoir. Alors Cyke élabora un plan machiavélique. Il avait le temps et l’énergie pour parvenir à ses fins. Il se fit l’ami du proche royaume de Sumer et devint le précepteur de l’héritier du trône. Le petit Irinadar d’Uruk grandit ainsi sans le savoir dans un environnement de fiel et de haine. Il acquit des connaissances qu’il n’aurait jamais dû posséder sur les autres mondes. Cyke façonna aussi son esprit afin qu’il apprenne comment l’ouvrir ou le fermer. Irinadar devint très jeune un despote charismatique, sa passion pour le pouvoir se mua alors en obsession. Il voulait conquérir la Terre entière et s’emparer de l’Aratta à des fins personnelles. Fort bien fait de sa personne, Irinadar réussit à attendrir le cœur d’Ethen Ur Aratta, qui commit là sa seule faute. Elle plaça toute sa confiance dans cet homme qui savait si parfaitement répondre à chacun de ses désirs. Tant et si bien qu’elle l’initia aux voyages dans l’Aratta, lui confia un cristal et le laissa aller et venir à sa guise. Ethen voyait aussi là une possibilité de tester les effets de l’Aratta sur un humain extérieur à son royaume. Elle allait avoir des remords pendant six mille ans. Le jour de la présentation aux peuples néandertaliens et sapiens de l’Aratta artificiel , Cyke revint sur sa Terre avec l’aide d’Irinadar. Et lorsque l’artefact se matérialisa au centre de l’immense cité qui administrait les fédérations terrestres, Cyke était présent. Or il ignorait que l’ordre n’était pas parvenu à fabriquer un Aratta véritable, mais son exact contraire, un anti-Aratta. Ces deux pouvoirs antagonistes ne devaient pas se trouver simultanément au même endroit. L’ordre le savait et, afin d’éviter le pire, avait fait éloigner toute émanation de l’Aratta véritable. Le petit cristal d’Irinadar enfermé dans la main de Cyke devint le détonateur. L’anti-Aratta, l’explosif. Il n’y eut jamais de déflagration plus gigantesque. En moins d’une minute, le souffle dévastateur fit le tour de la Terre. Rien n’y survécut. Hommes, plantes, animaux, insectes, tous périrent par le feu et le vent. L’oxygène présent sur Terre fut entièrement consumé et une partie de l’atmosphère fut éjectée vers l’espace. Au point zéro, le produit de la rencontre entre les deux contraires s’enfonça dans l’écorce terrestre, sur les sept mondes en même temps, créant des cataclysmes qui marquèrent les esprits des autres humanités. La plaque continentale sur laquelle la cité administrative était construite s’affaissa d’une centaine de mètres, faisant déferler les eaux d’une mer intérieure dans une plaine située sous le niveau des océans. Précisément là où se trouvait le royaume d’Aratta sur une autre Terre. Ainsi disparut une civilisation prometteuse, anéantie pour avoir voulu se défaire de l’emprise d’un seul être despotique. 1 Le feu crépitait doucement. Le dernier morceau d’une biche tuée la veille finissait de rôtir, mais plus personne ne semblait s’y intéresser. Pas même Stuart, qui venait d’engloutir près de deux kilos de viande. Franklin, Tara et Irina l’avaient regardé s’empiffrer sans rien dire, se demandant jusqu’où l’Irlandais pourrait aller et s’étonnant à chaque bouchée supplémentaire qu’un estomac humain puisse accueillir un tel volume de nourriture. — La vie dans une favela, voyez-vous, lâcha Stuart en jetant dans le feu un os partiellement rongé, ça impose une hiérarchie dans les désirs. Tu prends ceux que tu peux en fonction de leur importance vitale. Manger, baiser, dormir, boire, c’est ça qui est important. Bien sûr, vu mon statut dans l’existence, il y en a un parmi ces quatre que je ne peux décemment pas honorer. Il me reste donc manger, boire et dormir. Et puis bosser un peu aussi. Ça détend. Ça occupe l’esprit. — T’es un drôle de curé, lui lança Tara. — À moi, il me paraît pas mal, pour un curé, surenchérit Franklin. Et toi, Irina, une opinion ? La jeune femme sourit silencieusement. Puis elle se redressa pour entrer dans la lumière du feu. — Je crois, répondit-elle tout bas, je crois que Stuart est un homme bienheureux. Et je me réjouis de le voir dévorer ce pauvre animal. Au moins, il est mort pour une juste cause. Ça force mon respect. Et maintenant, je vais me coucher. Irina se leva et s’éloigna dans la nuit sans un mot de plus. — Ben dis donc ! s’exclama Stuart. Ça lui a fait un drôle d’effet, mes claquements de mâchoires. — Je trouve la petite bizarre, commenta Franklin. Qu’en penses-tu, Tara ? — Qu’il n’est pas très étonnant d’avoir des réactions inhabituelles dans un moment pareil. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Qu’Irina est passée par des endroits extraordinaires ces temps derniers. Qu’elle a vingt-cinq ans à peine, qu’elle est héritière d’une lignée remontant au prédécesseur de Malhorne et qu’elle vient d’arriver sur une Terre où les hommes n’ont pas survécu. Alors, même avec la meilleure volonté du monde, je crois qu’elle peut raisonnablement être un peu bizarre. — C’est vrai qu’elle a vu un crucifié, acquiesça Franklin. Ce genre de truc a remué des générations de jeunes gens. — Tu dis ça parce que tu n’as jamais eu foi en rien, ricana Stuart. — Foi en rien, moi ! Mais tu te plantes complètement. Va en parler à mes spectateurs, tu verras s’ils m’envisagent comme un mécréant. Stuart allait répondre, mais Tara l’en empêcha. — Vous êtes pires que des gamins, tous les deux, dit-elle en se levant. Je vais faire comme Irina, me reposer un peu. Demain est un autre jour. — Fais donc ça, la railla Stuart. Bonne nuit, Scarlett. Tara manqua de riposter, puis elle se ravisa et quitta la lumière du feu. — J’ai pas droit à mon petit bisou du soir ? quémanda Franklin. — Dans tes rêves, répondit-elle sans se retourner. Tu n’as qu’à venir te coucher aussi. Franklin encaissa, se forçant à ignorer le sourire narquois qui naissait sous la barbe de Stuart. — Elle la protège comme une vieille chatte, non ? — Je suis d’accord sur l’animal, mais pas sur son âge. — Ah putain, l’amour ! soupira Stuart. Que le patron ne m’en veuille pas trop, mais qu’est-ce que vous êtes chiants, les amoureux. — Tu dis ça par jalousie… — Mon cul, oui ! le coupa Stuart. J’ai plus connu l’amour dans toute ma vie que tu ne pourrais en accumuler en dix fois la tienne. Alors, ne viens pas te la raconter avec tes deux mois d’idylle pornographique. Franklin esquissa un sourire bonhomme. — Mais tu es devenu plus charretier que moi dans ta favela ! C’est bon de t’entendre jurer comme un soudard. J’avais peur d’être un peu seul dans ce cas, mais je suis l’homme le plus heureux du monde, je viens de rencontrer mon maître. — Vil flatteur, répondit Stuart en souriant à son tour à pleine bouche. Dis donc, pendant tes pérégrinations, t’as pas pensé à rapporter une vieille poire ou un cognac ? Ça m’aiderait à digérer. — Pour ce qui est de la vieille poire… — Salopard ! — J’en ai autant pour toi. Mais non, ça ne faisait pas partie des priorités. Désolé, mon vieux. — Bah, tant pis ! Mais ce serait bien d’y penser. J’ai souvent des lourdeurs après manger. Stuart posa ses mains sur son ventre pour étayer ses dires. — Tu boufferais un peu moins, ça passerait sans doute beaucoup mieux aussi. Stuart fit mine de ne pas avoir entendu et poursuivit : — Bon, on fait quoi, demain, au juste ? — Comment ça, on fait quoi ? Eh bien, on rentre à la maison. — Je sais pas trop si j’en ai envie. Cette Terre sans hommes est apaisante. Il y a de l’énergie dans l’air et nous sommes peu nombreux pour en jouir. Je resterais bien un peu plus longtemps. — À ta guise. Après tout, c’est peut-être même mieux qu’il demeure quelqu’un sur place. Et je me vois mal demander ça à Tara ou à Irina. — Ce que je voulais dire, c’est on fait quoi exactement ? Parce que c’est bien joli de prétendre rameuter tes némonautes, mais tu comptes procéder comment, au juste ? Il y aura peut-être un comité d’accueil à l’autre bout. Je ne partage pas vraiment l’avis d’Ilis sur Denis Craig. — Il n’y a qu’un accès à cette Terre, mais sur la nôtre, on peut débouler à peu près où on veut, tu sais. On a tenté l’expérience avec Milos et Tara. Eh bien, ça marche. — OK. Mais ensuite ? — Rien de plus simple. J’ai fait ça pendant plus de dix ans, figure-toi. Il suffira que je me connecte au réseau pour donner rendez-vous à mes fidèles. — Rendez-vous où ? Tu ne les connais pas, tous ces zouzous. Alors, comment tu vas savoir si on ne ramène pas des vers dans la pomme ? — Finement pensé, mon bon Stuart. Nous n’avons aucun moyen de le savoir. C’est un risque à prendre. Stuart grommela quelque chose, mais Franklin ne comprit pas quoi. Il resta les yeux plongés dans les flammes. Une forme bougea sur un côté de son champ de vision, ce qui le fit sursauter. — C’est moi, les prévint Irina. Je n’arrive pas à dormir. — Faut dire que tu ne t’es pas trop laissé le temps. — Non, ça n’est pas ça. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose qui me trotte dans la tête. Franklin et Stuart échangèrent un regard en silence. Irina semblait hésitante. — Eh bien, l’encouragea Stuart. Qu’est-ce que ça peut donc être ? — Rien d’important, mais je m’en veux de ne pas te l’avoir dit quand nous en avons eu l’occasion. — Et… ? — C’est à propos des Lukingias. Tu te souviens, on en a parlé, quand on était là-haut. — De quoi elle parle, interrogea Franklin. Arrêtez vos simagrées ou je me fâche… — Laisse, Franklin, l’interrompit Stuart. La petite a quelque chose à dire. Continue, Irina. — Le Christ ne faisait pas partie des miens. Moi, je n’en ai jamais douté et depuis que nous avons rencontré Sil, nous en avons la certitude. — S’il est possible d’avoir une certitude sur ce sujet, railla Franklin. J’ai pour ma part… Stuart lui adressa un tel regard de reproche que Franklin n’acheva pas. — Poursuis, Irina. — Par contre, il y a bien un proche du Christ qui appartenait à notre communauté. — Laisse-moi deviner ! ne put s’empêcher de clamer Franklin. Iscariote, n’est-ce pas ? — Franklin, tu fais chier le monde ! jura Stuart. T’as pas envie d’aller faire un tour, là, juste quelques minutes ? — Ma foi, c’est vrai, j’ai une envie que je ne pourrai plus longtemps différer. Je vais en profiter pendant que vous vous faites vos cachotteries de culs-bénits. — Fais donc ça. Franklin se leva et franchit la palissade. Il se retrouva aussitôt isolé dans une nuit épaisse, peuplée des cris étouffés de la faune et des craquements des arbres balancés par le vent. Il urina un long moment, se satisfaisant pleinement de cet acte simple et vital comme s’il se fut agi de la plus importante activité qui soit. Les dernières semaines lui avaient appris à se réjouir de l’insignifiant comme du magnifique. Il referma sa braguette et allait revenir sur ses pas quand il aperçut deux étincelles argentées qui brillaient dans l’obscure épaisseur des sous-bois. Sa première réaction fut une peur sans nom, puis il se souvint du loup qui les visitait parfois et s’apaisa aussitôt. Depuis qu’ils s’étaient installés dans les parages, Tara et lui, ils n’avaient pas vu d’autre prédateur que celui-ci. L’animal avança de quelques pas, jusqu’à ce qu’il sorte de l’ombre et entre dans la lueur de la Lune. Les billes brillantes s’entourèrent alors d’un museau, d’une fourrure rase et de deux longues oreilles. Franklin ne bougea pas. Il ignorait tout des mœurs des loups, et donc de l’attitude qu’il faut adopter en présence d’un grand mâle. Aussi trancha-t-il pour la neutralité. Le loup avança jusqu’à coller son museau humide sur sa cuisse. Il le renifla à plusieurs reprises, comme un chien l’aurait fait. Puis il lui donna un coup de langue sur la main et s’en alla dans la nuit. Ce n’est qu’après, alors que Franklin cherchait à prolonger par le souvenir cet instant magique, qu’il sentit déferler sur sa pilosité les effets de l’adrénaline charriée par son sang. Il réprima un frisson et escalada la palissade dans l’autre sens. Lorsqu’il retrouva Stuart, Irina était repartie se coucher. Le prêtre taquinait les braises à l’aide d’un long bâton courbe. Son regard perdu dans le foyer en disait long sur ce qu’il avait entendu de la bouche de la jeune femme. Franklin décida de ne pas jouer le trouble-fête et s’assit à côté de lui, en silence. — Tu sais ce que j’ai vu en sortant de l’Aratta, Franklin ? — Non, pas vraiment. — J’ai vu ce que je voulais voir, voilà ce que j’ai vu. Franklin garda le silence. Si les propos de son ami pouvaient paraître obscurs de prime abord, une seconde lecture les clarifiait aussitôt. — Rien de plus et rien de moins, répéta plusieurs fois Stuart. Rien de plus et rien de moins. — Tu sais, pour moi, ça a été la même chose, finalement. Pour Tara et moi. Nous ne cherchions qu’à nous retrouver, de la manière la plus intime possible. Je ne me souviens pas l’avoir formulé de cette façon. Je ne me souviens pas avoir songé à quoi que ce soit d’ailleurs, quand Ilis nous a demandé de tourner nos pensées vers elle. Mais je suis persuadé que Tara et moi avions le même désir. Demeurer ensemble. Pour toujours. — Heureux homme, Franklin. Profites-en bien. Tara est une femme merveilleuse et, toi, après tout, tu es un homme comme il faut, d’après mes critères, évidemment. — Nous nous sommes décidés un peu tard, je trouve. Nous avons gâché tant de belles années. Enfin, j’ai gâché tant de belles années. — J’ai vu d’autres choses, là-haut, réitéra Stuart. Je n’ai pas cherché uniquement la réponse à la question qui m’a fait vibrer toute ma vie. — Comme quoi ? — Après m’avoir décrucifié, Irina m’a transporté dans l’Aratta pour y chercher du secours. — Je sais, tu me l’as déjà raconté. — Oui, mais ce que je ne t’ai pas dit, c’est que ces gens qui nous ont recueillis maîtrisent le génie génétique comme nous ne sommes pas près de le faire. — Quelle importance ? — L’importance ? Mais tu perds le sens commun, Franklin. Ces hommes ont repeuplé leur Terre avec les espèces que leur travail de sape avait fait disparaître. Rends-toi compte, Nemo. Avec eux, on pourrait faire revenir n’importe quelle espèce disparue chez nous, à condition sans doute d’avoir conservé un morceau d’ADN, ou quelque chose dans ce genre. — Et ? Je ne vois pas bien où tu veux en venir. — Mais au simple fait que cette technologie a vaincu la mort ! — Tu me racontes des craques, lança soudain Franklin. — Rien du tout, oui. Comment crois-tu qu’ils m’ont ramené de chez les fadas, à moitié carbonisé ? Stuart exhiba ses mains sous le nez de Franklin. Puis il remonta ses manches et finit par soulever sa chemise. — Vois ! Et crois, affreux mécréant. Plus une trace, juste un petit souvenir christique au milieu de chaque paume. Et c’est tout. — Bon, et puis ? — Mais tu n’as aucun enthousiasme, ma parole ! l’apostropha Stuart en se levant. Je vais me coucher, tiens ! — C’est pas une mauvaise idée. Ne m’en veux pas, mais je voudrais rester un peu seul. J’ai besoin de réfléchir. Stuart s’éloigna d’un pas, puis il s’arrêta et se retourna. — Tu n’as pas envie de savoir ce que m’a dit Irina ? Franklin répondit sans même quitter le feu du regard. — Oui, tiens, c’est vrai. Elle a dit quoi ? — Oh, ce n’est pas que j’en sois très étonné, après toutes les révélations de ces derniers jours. Ça n’en fait qu’une de plus. — Et c’est quoi ? — Jean le Baptiste appartenait aux rangs des Lukingias. — Ma foi, ça ne m’empêchera pas de dormir. — Moi non plus. Alors, bonne nuit, Franklin. Il vaut mieux être en forme pour le voyage de demain. — Tu as raison, bonne nuit. Et ne tourne pas trop toutes ces histoires bibliques dans ta tête. Au final, il n’y a que l’homme au centre de tout ça. Rien que l’homme. Stuart disparut à son tour dans la nuit, laissant Franklin à ses rêveries. L’ethnologue resta seul un long moment. Il pensa à Nemo, aux internautes qu’il allait bientôt retrouver. Il pensa aussi à Tara, à la dangerosité du voyage qu’ils allaient entreprendre et à son envie grandissante de ne pas l’exposer inutilement aux possibles périls à venir. Il sortit alors de sa poche une feuille de papier et un stylo et commença à écrire. 2 Le chemin disparaissait dans la brume. Voilà trois jours que Wulm marchait, s’écartant toujours plus de la communauté, pour s’isoler complètement des pensées de ses congénères. À présent, le Grand Rouge dessinait devant lui une barrière infranchissable. Le gigantesque mégalithe posé sur le désert de son peuple était le centre des légendes de ce dernier. Ici naissaient les énergies, bonnes ou mauvaises, qui fertilisaient les esprits. Depuis toujours. C’est aux abords de ce lieu que le peuple de Wulm franchissait le passage vers la maturité. Et c’est sur cette terre interdite que Saroual, son frère, avait disparu des mois plus tôt. Saroual, l’aîné des siens, le plus intrépide de tous, le moins raisonnable aussi. Celui que l’on admirait pour ses actes justement jugés insensés par la communauté. Mais en cachette, dans la partie de l’esprit que l’on ferme à tout jamais aux autres. Là où il était possible de déroger aux règles immuables, ce que tout le monde faisait, sans jamais s’en ouvrir à quiconque. Wulm chercha du regard le départ du sentier qui le mènerait sur le grand rocher. Dans l’aube naissante, tout se fondait en une couleur gris-brun. Puis de l’ocre apparut avec les premiers rayons de lumière directs. Et là, à quelques centaines de mètres, un tracé abrupt, plus escalier érodé que chemin véritable, quittait la plaine pour se perdre dans le relief quasi vertical. Wulm passa sa gourde sous le mince filet d’eau d’une source. Cette résurgence commençait à se tarir. Comme beaucoup. L’eau était un peu boueuse mais Wulm s’en contenta. Il n’en trouverait plus avant longtemps. Avant de repartir, il but longuement, se servant de ses mains comme d’une coupelle, le corps recroquevillé juste au-dessus du maigre filet. Il reprit alors sa route, l’esprit tourné vers celui de son frère. Avant de disparaître dans des circonstances inconnues, Saroual lui avait confié la première partie de son plan. Saroual et Wulm, bien qu’éloignés dans les rangs de leur fratrie par sept frères et sœurs, étaient pourtant les plus proches, les plus intimes et les plus semblables. À une différence près : Saroual agissait, alors que Wulm se contentait de rêver des actes condamnés par leur clan. Et ce que Saroual avait confié à Wulm dépassait tous les interdits établis depuis des centaines d’années par les peuples du désert. Saroual avait rencontré une femme, une ressortissante de l’autre race humaine, celle qui les avait confinés dans cet enfer de sable, dans ces conditions de vie difficiles dans lesquelles ils s’épanouissaient pourtant. Ces autres hommes ne vivaient pas dans le désert. Ils y passaient parfois. Ils ne faisaient qu’y passer. Et tout contact avec eux était impossible. Leur rivalité ancestrale, la différence de mode de communication, leur barbarie maintes et maintes fois attestée, tout les opposait, jusqu’à Saroual… Car il ne s’était pas contenté de croiser cette femme. Il avait noué avec elle un véritable contact. Il avait appris à comprendre ses mots, son oralité qu’il avait jusque-là jugée grossière. Et elle, de son côté, avait fini par comprendre, aidée par Saroual, que les gens du désert ne verbalisaient tout simplement pas, mais qu’ils avaient développé, faute de posséder un organe de la parole, une communication non verbale, d’esprit à esprit, directement. Personne dans le clan ne s’en était douté. Saroual avait bien caché son manège, pendant des semaines. Seul Wulm savait. Il savait ce qu’avait fait son frère. L’impossible vérité. L’impensable accouplement. L’inextricable confusion des émotions entre les représentants de deux races de la même espèce. Saroual, au cours de la dernière nuit qu’il avait passée avec Wulm, lui avait parlé d’amour, d’un autre continent peuplé d’hommes, d’un moyen d’y accéder, tenu secret par les leurs depuis la nuit des temps. Comment l’avait-il dénommée… ? Mirrah. Cette femelle de l’extérieur s’appelait Mirrah. Un drôle de nom, d’ailleurs. Un drôle de nom pour un drôle d’animal. Car Saroual avait projeté une représentation de cette Mirrah dans l’esprit de Wulm. Et celui-ci n’aurait su dire s’il l’avait trouvée belle, ou à son goût tout au moins. Son visage était curieusement plat. Elle ne possédait pas cette barrière osseuse au-dessus des yeux qui signait leur particularité. Non. Et la couleur de ses cheveux, bizarrement sombre, très sombre, presque noire. Alors que tous les humains de la vraie race portaient une pilosité claire, brillante, resplendissante dans la lumière du jour. Saroual avait essayé de détromper Wulm sur ses certitudes. Mirrah n’était pas une sous-catégorie de l’humanité. Mirrah était seulement différente, très différente peut-être, mais néanmoins une parente du clan. Comme le sont deux espèces d’oiseaux. Wulm avait tiqué. Mais faute d’arguments autres que ceux martelés par la tradition, il avait fini par se ranger à la vision de son aîné. Et puis, Saroual n’était-il pas le premier depuis des centaines d’années à avoir côtoyé l’autre ? Si bien qu’il était certainement le mieux placé pour en parler. Wulm posa un pied sur la première marche du gigantesque escalier aperçu quelques minutes plus tôt. L’ascension commençait. Pour un endroit interdit aux hommes, l’érosion du sol était considérable. Or, Wulm le savait, il ne pleuvait pour ainsi dire jamais sur cette partie du monde. Pourtant, les marches étaient usées, creusées par les pas de générations et de générations de visiteurs. Wulm commença à comprendre que la tradition cachait plus d’un secret. Des heures plus tard, le Grand Rouge livrait ses derniers mètres. Wulm monta encore un peu, puis il s’installa derrière de grands blocs de pierre qui le protégeraient du vent et du rayonnement solaire. Il ne pouvait pas aller plus loin pour le moment, pas en plein jour, pas ainsi. Le Grand Rouge devait se révéler dans la lumière naissante. Wulm le ressentait sourdement. C’était ainsi, la coutume, l’incontournable usage dont le sens se perdait dans un passé trop lointain pour être encore déchiffrable. Un lieu sacré se dévoile au lever du Soleil. Il s’installa sur le sol et se prépara un confortable bivouac. Sous ses yeux, des milliers de kilomètres carrés de son désert s’étalaient, vibrant dans l’écrasante chaleur qui durerait jusqu’à la tombée de la nuit. Wulm attendit, puisa dans son sac le pain et les fruits secs qu’il avait emportés, les mangea, puis il s’endormit. 3 Les arbres dressés devant Ilis s’étiraient curieusement. Les perspectives ne semblaient pas conformes à la réalité qu’elle connaissait. Dans les arrondis, les formes ondoyaient légèrement, comme si elle les observait au travers d’une brume. Ilis ne savait pas où elle était, ni comment elle était arrivée là. L’instant qui précédait l’apparition de cette forêt inconnue échappait entièrement à ses souvenirs. Je dois être en train de dormir, songea-t-elle. Je rêve. C’est ça. Je rêve. C’est si rare. Et c’est sans doute annonciateur de quelque chose. Ilis se mit à marcher plus vite, les sens aux aguets. Au-dessus de sa tête, une frondaison très épaisse culminait à une vingtaine de mètres, interdisant à une grande partie de la lumière de pénétrer le sous-bois. Une odeur de champignons et de terre mouillée montait du sol. Ilis la respira un instant. Ces fragrances trouvaient en elle des racines depuis longtemps enfouies. Sa marche l’approcha d’un endroit plus aéré. Là, les arbres disparaissaient peu à peu. La terre avait été ouverte, libérant de l’humus une roche calcaire d’une blancheur idéale. Des blocs anguleux traînaient sur le sol, des parallélépipèdes de toutes tailles. Je connais cet endroit. Mais où, et quand… ? Le souvenir ne revenait pas. Je rêve que je ne me rappelle pas quelque chose. Quelle ironie ! Plus bas, un sentier partait en s’élargissant. Il y avait même des traces de roues et des empreintes de pas. Ilis s’y engagea. Dans un songe, on ne risque rien. Une construction apparut bientôt. Sur sa façade, bâtie avec la roche croisée quelques instants plus tôt, un œil-de-bœuf dominait de sa rondeur impeccable une lourde porte encadrée par deux fenêtres étroites. Il y avait même une date, gravée au-dessus de l’entrée. « 1509 ». Au fur et à mesure qu’elle s’approchait de la demeure, Ilis sentit monter en elle l’individualité de Malhorne. Il cherchait à s’exprimer, et elle ne le laissait pas faire. C’était elle, dorénavant, qui tenait les rênes de cette personnalité aux multiples facettes. Et elle entendait que les choses en restent là. Pourtant, elle sentait de la part de Malhorne une détermination plus forte que d’habitude. Que peut-il bien vouloir ? La maison isolée ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de mètres. Une lumière s’alluma à l’intérieur. Quelqu’un allait venir et Ilis saurait tout. Nul besoin de Malhorne. Autour d’elle, les couleurs du vivant commencèrent à s’affadir. Les feuilles des arbres virèrent vers des tons sépia et les sons furent étouffés. Elle vit approcher la maison dans un brouillard de perceptions qui la conforta dans son idée qu’elle était bien en train de rêver. Puis la porte s’ouvrit. Une silhouette haute et fortement bâtie jaillit de la nuit, referma à clef et se retourna. Le relent d’un souvenir de Malhorne affleura à la conscience d’Ilis. Macarine… Macarine…, disait-il. — Tais-toi ! répondit Ilis. L’homme devant elle fit glisser la capuche qui plongeait son visage dans l’ombre. — Que je me taise ? lança-t-il sur un ton rieur. Comment ça, que je me taise ? On ne se souvient pas de ses vieux amis ? — Père Zach ? s’étonna Ilis. — Lui-même. Et si tu te trouves ici, c’est que tu es venue chercher la réponse, n’est-ce pas ? — S’il n’y en avait qu’une, soupira Ilis. Mais hélas… — Tu ne peux malheureusement pas y accéder pour le moment, se désola le père Zach. — Pourquoi ? — Pour entrer dans ma maison, il te faudra tout d’abord mourir. — Je ne comprends pas. — C’est ainsi. Mais je vois que tes jours sont comptés. Alors, n’aie crainte, tu sauras bientôt. Ilis voulut répondre, mais son rêve s’achevait ainsi. Elle fut en un instant projetée vers un état de conscience éveillée. Il lui fallut quelques secondes avant de comprendre où elle se trouvait. Les rochers jaune ocre qui l’abritaient du Soleil lui cachaient en même temps une grande partie du paysage. Une oasis, en plein désert mauritanien. C’est là qu’elle était venue chercher la tranquillité. Les derniers instants de repos avant longtemps. Elle se redressa pour s’adosser au rocher. Elle s’aperçut alors que sa main traînait dans une flaque d’eau tiède, extension calme de la source qui jaillissait du sol à quelques mètres de là. Une drôle de sensation monta alors de son bas-ventre. Comme une volonté extérieure à sa psyché qui commençait à faire valoir son autonomie. Ilis concentra son attention sur son utérus. Elle sentit deux départs de pensée. L’une avait une odeur nettement féminine, l’autre plus masculine. Depuis combien de temps était-elle enceinte ? Difficile à dire, puisqu’elle n’avait cessé de voyager dans l’Aratta. Deux mois peut-être, pas plus de trois. Ilis comprit soudain une chose importante. Elle allait devoir accoucher le plus rapidement possible. Dans un avenir proche, les pensées des fœtus risquaient de la mettre en danger. Plus elles monteraient en puissance, plus elles parasiteraient sa vigilance et ses capacités à sonder ses environs psychiques. Il fallait qu’elle trouve une solution, et vite. 4 Wulm se réveilla bien avant le lever du Soleil. Il gravit les dernières marches qui menaient au sommet du Grand Rouge et se fit attentif au moindre mouvement d’air. La nuit était encore pleine et l’absence de Lune la rendait quasiment obscure. Wulm chercha le vent. À cette heure précédant le début du jour, il n’y avait presque pas un souffle. Ce n’est qu’avec l’arrivée de la chaleur que les vents montaient en puissance, pour finir parfois en tempête apocalyptique. Après un moment d’écoute patiente, Wulm sentit sur son corps en partie dénudé les signaux recueillis par sa fine pilosité. L’air était en mouvement. L’air était toujours en mouvement. Et, ce matin, alors que Wulm traquait la piste de Saroual depuis des jours, l’air venait du levant. Wulm considéra ce détail avec plaisir. Le levant était sa direction favorite, celle vers laquelle il avait toujours aimé se tourner. Alors il offrit son visage aux premiers rayons du Soleil. Dans le sens du vent. Comme ses ancêtres l’observaient depuis toujours. Pour qu’il apporte les fragrances de la Terre, charrie les moindres informations sans qu’elles soient altérées par la propre odeur de l’observateur. Il chercha mentalement un signe de vie autour de lui, mais il ne perçut rien. Pas même le bruissement doux d’une végétation en attente de la rosée. Wulm finit par ouvrir les yeux. Il ne connaissait pas le relief du sommet du Grand Rouge. Personne n’était autorisé à y monter. Il venait de transgresser une des lois de son peuple. Et ce qu’il découvrit le déçut un peu. Il n’y avait rien. Le sommet s’aplanissait en un vaste plateau. Devant lui, très loin, Wulm devinait une fine ligne sombre qui découpait impeccablement l’Univers en deux. En bas, le plateau et plus haut, le départ de la voûte céleste. Il se décida alors à avancer. Il n’avait ressenti aucun danger dans les environs immédiats, ni même plus loin. Il marcha une vingtaine de minutes ainsi, en aveugle, sur cette terre sacrée presque aussi plate que la surface d’un lac. Bientôt, il distingua, quelque part devant lui, une forme verticale posée sur le sol, toute droite, comme un monolithe ou un tronc d’arbre étêté. Ou un homme debout. Wulm scruta dans cette direction, poussa son attention le plus fort qu’il put, mais n’obtint aucune réponse. Il en fut soulagé. Rencontrer un homme ici, alors que lui-même n’avait pas à y être, lui aurait apporté de sérieux problèmes. Parmi les peuples du désert, on ne plaisante pas avec les interdits. C’était donc un arbre ou un monolithe. Wulm négligea cette forme et s’arrêta au beau milieu du plateau. Il se raidit et attendit que le Soleil apporte sa clarté. Il préférait ne pas aller plus loin. Il patientait depuis une minute à peine quand une pensée s’immisça dans son esprit. — Es-tu le nouveau guetteur ?disait-elle. Es-tu celui que j’attends ? Wulm la reçut en pleine âme. Pourtant, les peuples du désert ne communiquent que par ce biais et savent sentir approcher quelqu’un, aussi doué soit-il pour fermer son esprit aux autres. Il n’avait rien entendu, rien vu. Et pourtant… La pensée avait une odeur neutre. Elle ne recelait aucune pointe d’agressivité. Cela le rassura. Car il lui fallait bien rétorquer quelque chose. S’il acquiesçait, il lui faudrait sans doute inventer de nouveaux mensonges et il n’avait aucune base, aucune connaissance pour les étayer. Il ignorait tout de ce guetteur. S’il infirmait, peut-être la mort se trouverait-elle au bout de sa réponse. Dans les deux cas, Wulm se trouvait coincé. Il décida de dire la vérité. —Je suis venu chercher Saroual, mon frère de sang, lança-t-il vers l’inconnu. Un grand vide mental lui fit écho. Wulm n’entendit rien. Pourtant, il vit distinctement la silhouette se déplacer vers lui, jusqu’à se tenir à moins d’un mètre de sa position, visage contre visage. L’homme était grand, très grand même pour la population du désert. Il dominait Wulm d’une tête. Sa face, ridée à l’extrême, n’exprimait aucune émotion. Il tenait ses mains cachées derrière son dos, ce qui éveilla aussitôt la suspicion dans l’esprit de Wulm. La coutume voulait qu’on exhibe toujours ses mains pour montrer ses bonnes intentions. C’est extraordinaire, pensa Wulm. Il sait fermer son esprit totalement. Personne ne le peut, à moins que… Wulm avait entendu parler de tels hommes aux capacités supranormales. Tous les enfants de son clan grandissaient avec des idées pareilles en tête. Cela faisait partie des légendes, de leur culture ancestrale. Mais ces êtres mythiques n’étaient pas censés fouler réellement cette Terre. — Es-tu venu pour le grand départ ?émit alors le géant. — Je suis venu chercher Saroual, se contenta de répondre Wulm. L’homme sortit les mains de son dos. Elles étaient prolongées par deux longs couteaux très effilés qu’il plaça immédiatement de part et d’autre du cou de Wulm. Le jeune homme pouvait sentir les pointes s’enfoncer dans sa peau, juste au-dessus de ses carotides. — Je ne veux pas mourir , envoya Wulm en essayant de garder son sang-froid. — Tu n’y es pas obligé, mais tu ne peux plus redescendre parmi les tiens. Tu ne peux qu’accepter l’une de mes offres, ou bien mourir . Wulm déglutit avec difficulté. Les pointes commençaient à peser dangereusement sur les muscles de son cou. — Que proposes-tu ? — Soit tu me remplaces ici, et tu attends que le guetteur vienne te délivrer de mon serment, soit tu pars sur les traces de ton frère Saroual. — Tu sais où se trouve Saroual ? — Il est venu me voir. Lui et une femelle de l’autre race. Et ils ont pris le chemin de l’eau. Wulm ferma son esprit pour réfléchir seul. Il ignorait ce que signifiait la première proposition. Prendre la place de cet homme pour attendre le guetteur. Il avait beau chercher dans ses souvenirs, rien ne se rattachait, de près ou de loin, à cette histoire. En revanche, il pouvait partir sur les traces de son frère. Et c’est finalement pour cette raison qu’il avait bravé l’interdit et marché sur la terre sacrée du Grand Rouge. Le temps pressait, il devait se décider. — Je veux retrouver Saroual, prendre le chemin de l’eau. Wulm n’aurait pas su dire s’il interprétait bien ou mal, mais il crut lire un regret dans l’esprit de l’étranger. Le sentiment passa très vite. Sans doute l’homme n’avait-il pas réussi à le garder pour lui. — Alors, suis-moi ! Les premiers rayons du Soleil commençaient à éclairer le plateau rocheux. L’homme fit avancer Wulm devant lui, le poussant doucement de la pointe de ses couteaux. Wulm savait qu’il n’avait aucune liberté en cet instant. Tout ce qu’il voyait du lieu se résumait à cet à-plat minéral qu’il avait deviné dans la nuit. Puis il découvrit un minuscule boyau qui s’enfonçait dans le sol. L’homme l’y conduisit. Wulm vit disparaître le plateau, puis le ciel, et ce fut le noir total. Il marcha ainsi un long moment et pensa aller au-devant de sa mort quand une lueur diffuse lui apporta un nouvel espoir. La lueur grandit au rythme de la marche des deux hommes pour révéler enfin son origine. Une fenêtre taillée dans la pierre rouge du mégalithe ouvrait sur un à-pic vertigineux. Pendant les derniers mètres qui les séparaient encore de l’ouverture, l’étrange géant lui adressa cette pensée : — Quelques-uns partent à chaque génération. Quelques-uns seulement. Et pas toujours les meilleurs. Seuls partent ceux qui bravent l’interdit. Il n’y a là ni récompense ni punition. Seulement un passage vers l’eau. » Sache, frère de Saroual, que tu ne reviendras jamais ici. Tu ne reverras pas les tiens, ni la terre où tu as vu le jour. Je ne sais moi-même pas où je t’envoie. Je ne suis jamais allé plus loin qu’ici, et je ne le ferai pas. Je ne peux qu’attendre le retour du guetteur, c’est tout. » Alors, que l’esprit du désert t’accompagne dans ta quête. Wulm se retourna. Il avait senti dans la pensée de son interlocuteur comme une alarme. Mais il était trop tard. L’homme venait de le pousser vers la fenêtre. Wulm put voir quelque chose briller dans la main du géant, une petite bille ronde, presque transparente. Il pensa basculer dans le vide et fut surpris de n’en rien faire. Il traversa une substance qui ressemblait à de l’eau, comme une fine membrane d’eau. Wulm eut une dernière pensée pour sa mère, ses frères et sœurs, son peuple si fier qu’il ne reverrait plus. Son cri ne parvint jamais jusqu’aux oreilles du géant. Il alla se perdre dans la substance de l’Aratta. 5 Petit point mobile sur la crête d’une dune, une caravane progressait vers l’oasis où se trouvait Ilis. Une caravane à l’ancienne, comme il ne s’en faisait plus guère que pour les touristes en quête de folklore. Depuis quelques minutes déjà, la jeune femme ressentait les pensées des voyageurs. Et la hauteur de leurs réflexions valait son pesant d’or. Il y avait là, encadrés par une vingtaine de chameliers, trois Allemandes, deux Espagnols et une Américaine venue du fin fond de la Virginie. Les échanges avec les autochtones se faisaient dans un anglais métissé d’arabe, de teuton et de pur ibérique madrilène. Les Espagnols, les mains rivées sur la selle de leur monture, tentaient de donner le change aux dames qui les accompagnaient. Ils plaisantaient fort et rivalisaient d’imbécillité pour épater la galerie. Ils faisaient les coqs et ces dames, finalement, le leur rendaient bien, jouant une scène qui n’aurait pas dépareillé dans une basse-cour. Ça caquetait, tant sur un plan oral que mental, et Ilis, qui entendait tout, pouvait apprécier la différence entre ce qui se verbalise et ce qui se pense. Ce soir, si ce que la compagnie avait en tête sans en parler se réalisait, il y aurait une partie fine au cœur du désert mauritanien. Ilis se releva et dévala la petite éminence qui dominait l’oasis. Elle en avait assez entendu comme cela pour comprendre que l’humain ne changerait jamais. Elle alla se rafraîchir à la source qui jaillissait encore chichement entre deux rochers. Bientôt, cet accès à l’Aratta se fermerait, conséquence de la disparition de son véhicule essentiel. Ici, comme en de nombreux endroits sur cette Terre, les points d’eau s’asséchaient. Le nombre des accès à la vie s’amenuisait. La terre est une peau de chagrin, songea-t-elle . Les robinets ne couleront bientôt plus. Ils verront alors ce qu’ils ont saccagé. Ilis présenta son cristal au-dessus de la petite mare nichée dans une dépression du sable et se concentra. Denis Craig, où te caches-tu ? La fine pellicule d’eau qui annonçait l’ouverture de l’Aratta se matérialisa devant elle. Ilis fit un pas en avant et se retrouva dans une bulle de voyage. D’un coup, les pensées grasses des touristes se turent, coupées par la matière protectrice de l’Aratta. Le désert de sable ocre disparut en une fraction de seconde et la bulle jaillit dans la matière des mondes. Mais, par un phénomène qu’Ilis ne comprit tout d’abord pas, l’ouverture s’ouvrit et se referma à plusieurs reprises, offrant différents paysages à la jeune femme. Craig doit être mobile, et rapide sans doute. En avion peut-être… Dans ce cas, allons à la Fondation. C’est là qu’il revient toujours. Son univers se déforma de nouveau et, un instant plus tard, il se rouvrit sur une scène très sombre. Ilis ne pouvait pas voir grand-chose de ce qui se passait à l’extérieur. Dans son souvenir très récent, la plus proche sortie de l’Aratta vers la Fondation Prométhée se trouvait en pleine forêt, à mi-parcours d’une pente assez raide. Mais là, il y avait tout autre chose. Une pièce aveugle avait remplacé la nature en friche. Seules quatre diodes rouges marquaient un semblant de perspective, droit devant elle, à une dizaine de mètres. J’aurais fait la même chose à sa place, se dit Ilis. Craig cherche à dominer la situation. Il a fait coffrer cet accès. Logique. Elle pesa le pour et le contre de la situation et finit par estimer que Craig ne chercherait pas à attenter à sa vie. Elle lui était plus précieuse vivante que morte. Et puis, quoi qu’il en soit, j’ai besoin de lui… maintenant ! Ilis sortit de son habitacle protecteur et avança d’un pas dans le local. Il n’y avait aucun bruit. Des bribes de pensées lui parvenaient de plusieurs directions, comme l’écho lointain d’une radio mal réglée. Dans ce flot assourdi de relents mentaux, elle ne décelait aucune hostilité. Ilis avança dans la pièce. Les diodes indiquaient sans doute le chemin vers la sortie. Personne ne semblait guetter son arrivée. Un rideau métallique s’abattit derrière elle, lui coupant toute retraite possible vers la bulle de voyage. Aussitôt, plusieurs projecteurs puissants se déclenchèrent automatiquement et des canons courts sortirent des murs. Il y eut un court moment de flottement. Sans doute au cœur de la Fondation se demandait-on quelle attitude il convenait d’adopter, puis une fléchette vint se planter dans la cuisse d’Ilis. Elle n’eut qu’à peine le temps de la retirer. Le produit injecté monta jusqu’à son cerveau en quelques secondes. La jeune femme tituba et s’écroula comme un sac sur le sol en béton. Elle entendit dans son dos le bruit du rideau métallique qui se relevait. Quelqu’un d’autre arrivait par l’Aratta. Les perceptions d’Ilis se brouillèrent en un instant. Elle ne put que deviner une silhouette émergeant du néant. Elle perdit connaissance. 6 Tara posa sa main sur la paillasse, juste à côté d’elle. L’absence de Franklin la réveilla en un instant et une certitude s’imposa dans son esprit. Il est de nouveau parti ! Elle ouvrit les paupières et découvrit sur l’oreiller ce qu’elle s’attendait à y trouver. Un rouleau de feuilles griffonnées était posé en évidence. Une fleur sauvage le tenait fermé délicatement. Tara s’en empara et l’ouvrit, à regret, sachant par avance la teneur de ce qu’elle allait y lire. Par ce sentiment, elle comprit qu’elle savait depuis des heures, peut-être des jours. Et elle s’en voulut de ne pas l’avoir verbalisé. « Tara, ma moitié d’orange. Toi que j’appelle secrètement : « mon âme ». Un mot que je n’ai jamais prononcé, par peur du ridicule, par crainte de tes possibles sarcasmes. J’ai décidé à ta place, j’ai tranché pour nous deux. Je ne risquerai pas ta vie. Je ne m’en sens pas le droit. Je pars seul pour la Terre, notre Terre d’origine, où je vais aller jouer mon rôle d’écologiste hystérique. Les projets d’Ilis méritent que je bouge une dernière fois mon derrière. Juste une dernière fois et, après, nous pourrons roucouler tout notre soûl jusqu’à la fin des mondes. J’emporte avec moi le cristal, le seul dont nous disposons, ce qui t’interdira toute possibilité de me suivre. Ou de te perdre dans l’Aratta. Tu pesteras contre moi, tu me maudiras peut-être, tu penseras que je n’ai pas le droit de te manipuler, de t’empêcher de connaître ton destin, un de ces moments dans l’Histoire du monde comme il en existe peu. Tu jureras contre le nom des Adamov, depuis l’invention de ce patronyme jusqu’à moi, la fin de la lignée. Je m’en fous ! Je t’en interdis l’accès. Pas le choix. L’idée que tu puisses mourir m’est insupportable. Bien sûr, tu me diras que je suis un égoïste, que si je te laisse seule, si mon voyage tourne à la déconfiture, si la mort m’attend au bout de ce chemin, c’est toi qui resteras désespérée. Je le sais. Et je n’envisage pas non plus cette possibilité, même si elle fait raisonnablement partie du champ des possibles. Je n’ai pas pu t’en parler, Tara. Tu m’aurais convaincu de mon erreur de vouloir t’écarter. Tu y serais parvenue. Je ne sais pas te dire non. Je crois que je ne le saurai jamais. Et, avec ton talent de persuasion, tu serais même arrivée à me faire croire que je ne pourrais pas y arriver sans toi. De toutes les femmes que j’ai connues, tu es la plus intelligente, la plus intuitive, la plus radieuse et la plus amoureuse aussi. Tu es tout cela, à la fois. C’est un privilège rare de te connaître, de t’aimer et d’être aimé de toi. Peut-être n’es-tu pas la plus sentimentale, mais, avec le temps, je parviendrai bien à faire tomber tes inhibitions, tes peurs de te livrer, tes besoins de te protéger de la vie, des hommes, du bonheur. Tu n’as pas besoin de monter des remparts contre moi, Tara. Regarde-moi et argumente ! Où se trouve l’agresseur ? Il n’y a pas plus de haine en moi que d’êtres humains sur cette Terre. Alors, pardonne-moi pour ce que je vais faire, ce que j’aurai déjà fait quand tu liras ces lignes. Dans un premier temps, tu feras tout ce que tu pourras pour passer ta colère. C’est un minimum vital sans doute. Et ta colère finira par passer. Elle sera happée par ce que nous éprouvons l’un pour l’autre. Du moins, je veux le croire. Tu finiras par attendre. Et j’espère que cette attente ne sera pas trop longue. Je ne t’imagine pas en Pénélope. Je pars avec la ferme intention de revenir sous peu, un mois tout au plus. J’ai encore des amis sur Terre. Ou, du moins, je crois qu’il m’en reste. Je n’ai pas passé plus de dix ans à me commettre en couillon intégral pour qu’on m’oublie aussi facilement. Il est même possible que je manque à certains, mais de ça, je ne suis pas sûr. Ce sera une chose à vérifier. Je saurai vite à quoi m’en tenir. Je pars rameuter des hommes et des femmes de bonne volonté. Il doit bien s’en trouver quelques dizaines de milliers sur notre vieille planète. Et dans cette masse, il en restera sans doute plusieurs centaines qui répondront à mon appel et qui oseront braver leurs peurs. Nemo va reprendre du service. Je dois t’avouer que l’idée me séduit. J’ai aimé jouer son rôle. Mon rôle d’empêcheur médiatique. Et ce qui me comble dans son retour, c’est que certains vont pâlir de me voir revenir. Bref. Nemo part en guerre contre la bêtise humaine, dans tous ses états, sous toutes les latitudes et contre toutes les formes d’humanités, présentes, passées ou à venir. Vaste programme ! À la dimension du personnage. Tara, mon âme, entends bien ce mot. Laisse-lui le temps de pénétrer toutes les couches de ton cortex. Mon âme. Crois-tu sérieusement que j’ai jamais nommé une autre femme ainsi dans ma vie ? Tara, mon âme. J’ai découvert ce que vivre signifiait vraiment. À cinquante-cinq ans passés, il était temps. Je rage de m’être enfui, il y a vingt ans. Je nous ai fait perdre un temps précieux. Un temps qui était autant le tien que le mien. Vingt années où nous aurions pu bâtir le meilleur des mondes possibles. Je n’en avais pas le droit. J’ai raté le rendez-vous de ma vie et j’ai eu la chance insolente d’avoir droit à un second départ. Je ne la laisserai pas passer. Tu es ma vie, tu es mon eau, une eau pétillante qui me ravit chaque jour davantage. J’ai connu plusieurs femmes. Il a bien fallu que mon corps se distraie et s’occupe. À défaut de combler mon âme. Aucune n’arrive à ta hauteur. Je suis désolé pour elles, mais elles n’avaient pas tes talents. Elles ne correspondaient pas si intimement à l’homme que je suis. Il s’en trouve même parmi elles qui n’avaient aucune correspondance avec moi. La vie nous a mis un temps sur la même route, sans que nous en sachions les raisons. Et nous nous sommes quittés sans presque nous en apercevoir. Des moments de paresse. Des moments manqués. Je ferai attention à moi, je surveillerai mes arrières, mes côtés, le ciel et la terre aussi, s’il le faut. Je te le promets. Mais il est possible que je ne revienne pas. D’autres le pourront. Milos ou Ilis vous libéreront de votre isolement, si c’est nécessaire. Mais je préfère penser que je te reviendrai, triomphant, à la tête d’une armée de jeunes gens au cœur pur. Pour te délivrer des tourments auxquels je t’abandonne par nécessité. L’avenir des humanités est en jeu. Je ne suis pas entièrement persuadé qu’il mérite un tel sacrifice, mais je m’embarque quand même. Comment pourrais-je refuser quoi que ce soit à Malhorne ? Lui qui m’a placé sur ta route. Lui sans qui nous ne nous serions sans doute jamais rencontrés. Il me reste une amertume au fond du cœur. Nous ne verrons sans doute jamais un petit de nous fouler les sols vierges de cette Terre. J’aurais aimé le découvrir, y trouver tes racines, et les miennes aussi. J’aurais aimé le cajoler avec toi, te regarder le couver, voir en toi la mère que tu aurais dû être. Cela n’arrivera pas. Sans doute. Aujourd’hui, on peut avoir des enfants très tard, mais ici, sur notre Terre, aucune clinique spécialisée ne viendra jamais ouvrir ses portes. Et c’est sans doute un bien nécessaire. Voilà, tu sais tout ce qu’il y a à savoir. Le plus important en tout cas. Nous pourrons en débattre plus tard, quatre-vingt-dix-neuf ans si tu le veux. Je te propose un bail à perpète, renouvelable à l’infini. À toi de me dire si tu es d’accord. À bientôt, Tara, mon âme, ma moitié d’orange. Je reviendrai au plus vite. Je m’engage à te laisser me couvrir de reproches sans broncher. Une fois que les choses sont faites… Je t’aime. Ton serviteur, Franklin Adamov. » Tara reposa les feuilles de papier. Elle avait réussi à garder le contrôle d’elle-même jusqu’à ce moment, mais elle sentit que les vannes n’allaient pas tarder à s’ouvrir. Elle parvint à les retenir quelques minutes, pour éprouver encore toute l’amertume qui gagnait son cœur. Puis elle s’abandonna. Le chagrin et la colère se mélangeaient dans son esprit. Et elle les laissa la submerger. Ensuite, plus tard, lorsqu’elle aurait donné libre cours à ses sentiments, il serait temps de les séparer, de les classer, de les ranger à la place qui leur revenait. Elle demeura longtemps immobile, allongée sur la paillasse, les bras croisés posés sur ses yeux rougis. Lorsqu’elle parvint à se lever, elle franchit la palissade qui délimitait leur pourtour de sécurité et sortit jusqu’à la lisière de la forêt. Elle marcha près d’une heure dans les sous-bois, cherchant la solitude et le défoulement. Elle se promit que, au retour de Franklin, elle l’étriperait d’abord, et qu’elle lui pardonnerait ensuite. Elle se promit aussi qu’elle lui laisserait dire tous les mots d’amour qu’il voudrait, qu’elle le laisserait l’appeler « son âme », et que sans doute elle s’y mettrait aussi. Parce qu’elle éprouvait au fond de son cœur un sentiment de stupidité, de gâchis, d’avoir tant de temps retenu ce qui était apparemment si simple. 7 S tacey n’arrivait pas à dormir. Il tournait dans son lit sans trouver le sommeil. Jamais jusqu’à ce jour ses recherches ne l’avaient tant préoccupé. Depuis qu’Ilis avait ramené avec elle d’authentiques néandertaliens à la Fondation, Stacey débordait d’énergie. C’était une chose de fouiller la terre à la recherche d’ossements ou d’artefacts, c’en était une autre d’étudier in vivo des spécimens d’une race prétendue éteinte depuis près de quarante mille ans. Il rageait de ne pouvoir les observer dans leur milieu naturel, mais la situation relevait malgré tout de l’extraordinaire exception. Stacey n’aurait pas une chance pareille deux fois au cours de sa carrière. Il allait pouvoir répondre à bien des questions que se posaient ses confrères depuis des décennies. À commencer par celle relative à la compatibilité génétique entre néandertaliens et homo sapiens . L’archéologue se rendait bien compte que l’arrivée de cette population était bien plus qu’une simple curiosité scientifique. Il ne s’agissait pas d’une espèce à ajouter à la connaissance du biotope. Il était question d’une race humaine, d’une autre race humaine. Et ce statut conférait à ses sujets d’étude une respectabilité extraordinaire, même s’ils ne venaient apparemment pas de la même Terre que lui. Stacey ne versait pas particulièrement dans le religieux mais il ne réfléchissait pas deux secondes avant de se juger au-dessus des animaux. La conscience, la création artistique, la projection dans l’avenir, l’invention d’outils complexes, tout le séparait du reste du vivant, quel que soit l’angle sous lequel on l’observait. Mais cette race humaine sur laquelle il se penchait depuis quelques jours devait nécessairement lui ressembler. Neandertal avait évolué parallèlement à Sapiens . Il avait comme lui recouvert les parois des grottes de peintures rupestres, il avait aussi comme lui consacré du temps à confectionner des outils, des bijoux, des objets de culte. Et surtout, Neandertal avait, comme Sapiens , pris conscience de lui-même, envisagé la survie de ce qui le caractérisait au-delà de la mort en protégeant les dépouilles de ses congénères, en les préservant des prédateurs, en les parant de bijoux et d’armes, en les respectant. C’était donc un animal pensant, conscient, éveillé, exactement la définition que Stacey se donnait de lui-même. Aussi ces quelque deux cents individus qui s’entassaient là, dans un hangar entièrement mis à leur disposition, arrivés dans un état de dénuement et de crasse indescriptible, tenaient-ils à ses yeux la place de presque frères, comme de lointains cousins dont il ne comprenait ni la langue ni les besoins. Mais auxquels il se tenait prêt à porter une assistance sans faille. Stacey les envisageait ainsi. Pas question de jouer avec eux au scientifique froid et distant. Pas question de faire des expérimentations invasives, douloureuses, humiliantes. Il s’en était d’ailleurs ouvert à Denis Craig, qui lui avait donné carte blanche. — Tu me les gardes au chaud, avait répondu son patron. Ilis nous les a confiés en précisant qu’ils devaient nous être aussi précieux que notre propre famille. J’accuse réception de la demande. Mais travaille ! Fais ce que tu sais faire. Établis un contact avec eux. Je ne sais pas de quel ordre, ils n’ont pas l’air bien bavards, mais fais-le, si c’est possible. Alors Stacey s’était mis à les étudier, comme un ethnologue l’aurait fait. Il avait remarqué un détail curieux. Les néandertaliens disposaient d’un vaste espace. Ils auraient pu y trouver par individu, par couple ou par famille, une sphère d’intimité relative. C’est ce qu’auraient fait des humains. Or ce n’était pas le cas. Jamais. Les cent quatre-vingt-douze individus recensés passaient la majeure partie de leur temps regroupés au plus près les uns des autres, entassés dans la partie la plus sombre du hangar. Comme… Stacey avait mis plusieurs jours à formuler sa pensée. Comme du bétail. Ces néandertaliens se comportaient comme des vaches. Les individus mâles gardaient l’extérieur du groupe, les femmes et les enfants se tenaient au centre. Comme une population régulièrement soumise à une prédation sans pitié. Stacey décida qu’il ne servait à rien de ronchonner pour lui-même dans la solitude de sa chambre. Il se sentait en forme, suffisamment pour retourner dans son labo et reprendre son travail. Il s’habilla en vitesse et traversa la moitié de la Fondation à pied. Il faisait doux et l’air embaumait. Une parfaite nuit étoilée sur un monde parfaitement étonnant. En chemin, il songea à Philip Straub. Le chef de la sécurité de Craig était venu fourrer son nez dans ses recherches. Au début. Pour ce maniaque du complot, ce suspicieux détraqué par nature et par profession, toute communauté comportait intrinsèquement son contingent de délinquants. Les néandertaliens ne pouvaient pas échapper à cette supposée grande règle de la vie en collectivité. Et la sécurité de la Fondation lui incombait. Il en portait la responsabilité, mêlée d’une certaine culpabilité due à des erreurs passées. Mais il avait eu beau farfouiller, épier, voire provoquer des comportements d’agression, les délinquants supposés n’avaient su qu’avoir une réaction de repli. La peur principalement animait les néandertaliens. La peur, ou un conditionnement qui allait dans ce sens. Stacey aurait payé cher pour échanger quelque chose avec eux. Pour comprendre. Mais il n’avait pu jusqu’à présent que se heurter à un mur de silence. Straub, évincé par défaut d’intérêt personnel, c’est Federico qui s’était impliqué. Il rôdait souvent dans le voisinage de Stacey. Le manque d’occupation au sein de la Fondation expliquait en partie ce soudain engouement. Mais il y avait autre chose. Federico cherchait le visage de Dieu dans ces créatures présumées douées de raison. Pour tenter de comprendre, Stacey avait relu la Genèse, dans plusieurs éditions de différentes époques. Et nulle part il n’avait vu la moindre allusion à une seconde race humaine. Ou même un indice caché qui pourrait y faire penser. Les Hébreux anciens avaient, semblait-il, oublié jusqu’à l’existence des néandertaliens. Le dieu d’Abraham aussi. Et pourtant ! Stacey, lui, n’oubliait pas les fouilles auxquelles il avait participé très récemment. Ce chantier dirigé par Paula Ruiz où les restes de néandertaliens, contemporains du Christ, avaient été mis au jour. C’était prodigieux. Et maintenant qu’il possédait la preuve vivante de la survivance de cette race, quelque part sur une hypothétique autre Terre, dans un concept de dimension temporelle qu’il acceptait par commodité, Stacey devait ronger son frein en attendant de comprendre. Il ne respirait plus que pour ça. Tendre la main à ces autres hommes, leur rendre la dignité qu’ils paraissaient avoir perdue et, pourquoi pas, leur offrir un territoire où ils pourraient s’épanouir. Car il s’agissait bien de cela. Une fois que ces créatures auraient satisfait ses recherches et si Ilis ne venait pas les chercher pour les emmener vers un ailleurs inconnu, il faudrait bien en faire quelque chose. Car il n’était pas question de rats de laboratoire dont on se débarrasse par euthanasie après la session de travail. Non, il s’agissait d’enfants, de femmes et d’hommes. Des humains. Et c’est précisément à cet endroit que la question devenait problématique. Les néandertaliens ne savaient rien faire. Tout au moins en apparence. Quel pouvait être le devenir d’une communauté aussi fragile ? À partir de quel exemple pourrait-il les aider à réapprendre à se débrouiller seuls ? Et dans quel environnement ? Stacey se trouvait désemparé. Ça revenait à séparer un troupeau de moutons de son berger pour l’implanter dans une région à forte concentration de prédateurs. Peut-être Denis Craig connaissait-il la réponse à ce problème pour lui insoluble. Stacey l’espérait. Au fond de son cœur, il imaginait que le milliardaire pourrait offrir une île assez vaste aux néandertaliens, une île sur laquelle ils pourraient vivre en paix. Stacey s’arrêta alors qu’il atteignait la porte de son bâtiment. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Il avait cette solution entre les mains. Évidemment ! Denis Craig l’avait installé à vie à la tête de la Fondation, avec en prime un chèque au montant extravagant pour services rendus. La solution était là, tout simplement. Stacey présenta sa carte devant le lecteur. Le scanner balaya le corps de l’archéologue et débloqua l’ouverture. La carte avait été lue, ainsi que l’Implant sous-cutané et le second, plus profondément enfoui au milieu des organes vitaux. Stacey monta la volée de marches et s’arrêta net au début d’une coursive. Federico se trouvait à une dizaine de mètres de lui, en contrebas de sa position, entouré d’une demi-douzaine de néandertaliens. Il était agenouillé dans une position de prière profonde et de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Un grand Staulm lui faisait face. Il s’était lui aussi installé dans cette même position dévote, juste devant Federico, la tête à quelques centimètres du prêtre. Et son visage était également inondé de larmes. Stacey descendit en toute hâte porter secours à Federico. Il ignorait s’il courait un danger quelconque, mais dans le doute… Les Staulms s’écartèrent dès que Stacey approcha. Celui qui se trouvait devant Federico ne bougea pas. Stacey n’osa pas intervenir. Il se passait quelque chose d’important. Le visage du Staulm était impassible, alors que celui de Federico se tordait de douleur muette. Le grand Staulm ouvrit soudain les yeux et tourna son regard vers Stacey. Les traits du frère furent alors pris de tremblements et sa bouche s’ouvrit toute grande. — Nous avons failli ! hurla Federico. Sa voix était à ce point chargée de désespoir que l’estomac de Stacey se serra immédiatement. Il sentit une montée de bile ravager une partie de son œsophage et dut se contenir pour ne pas vomir. — Nous avons failli, répéta le frère en ouvrant les yeux. Où qu’ils agissent, les hommes sont des assassins ! Stacey mit un genou à terre et prit Federico par les épaules. — Calmez-vous, mon vieux, dit-il sur un ton qu’il voulut ferme. Que s’est-il passé ? Federico regarda Stacey comme s’il le découvrait. — Ils communiquent… — Qu’est-ce que vous racontez ? Ils communiquent… comment ? Federico chercha ses mots. — Ils… pensent ! Et ils m’ont montré leur monde. Je… Le frère voulut ajouter autre chose mais ses forces se retirèrent d’un coup. Il s’écroula sur le sol comme un pantin désarticulé. Stacey entendit une sirène retentir à l’extérieur du bâtiment. Il connaissait bien les différentes sonneries et leur signification. Celle-ci signifiait qu’un voyageur venait de sortir de l’Aratta. 8 S il se tenait debout devant l’assemblée des vénérables de son monde. Il y avait là plusieurs milliers de personnes, dont la plupart n’étaient représentées que par des hologrammes. Seule une centaine d’individus, parce que peu éloignés de la cité administrative centrale, avaient fait le déplacement. Du centre du gigantesque amphithéâtre où il se trouvait, Sil ne voyait pas grand-chose de cette foule, hormis le plus ancien membre, qui siégeait au-devant de ses pairs, enveloppé dans un intense halo lumineux. Les autres, physiquement présents ou pas, restaient dans une pénombre recherchée. Le débat que son retour avait soulevé passionnait certains mais laissait de marbre la plupart d’entre eux. Pour cette humanité, qui s’était tournée vers les étoiles, la réapparition du Réincarné ressemblait à une vieille fable. Sil appartenait au passé et les vénérables dans leur majorité voulaient que les choses demeurent ainsi à jamais. Cette cause apparemment perdue n’empêchait pas Sil d’argumenter. Il prêchait pour une de ses vieilles paroisses : dévoiler l’Aratta à la multitude. — L’Aratta ne s’ouvre que sur les Terres. C’est là votre problème, argumentait Sil. Imaginons que la matière des mondes ait donné accès à n’importe quel endroit dans l’Univers, alors nous ne serions pas là à discuter du bien fondé de ma requête. Vous l’auriez depuis longtemps déjà codifiée, réglementée et le franchissement de l’Aratta serait géré par un consortium relevant de votre juridiction plénipotentiaire. Je me trompe ? Il y eut un mouvement dans la salle. Les paroles de Sil soulevaient de l’indignation. — Or, et je ne pense pas que ce soit un mal, poursuivit Sil, l’Aratta ne concerne que la Terre. Et plus exactement, elle est connectée aux humains, ce qui ne vous arrange guère. Pour nous, elle n’offre pratiquement plus aucun intérêt. Notre Terre est devenue un sanctuaire depuis longtemps. Vous y avez focalisé tous vos remords, toute votre culpabilité. Vous avez fait de cette planète le blanc-seing qui rachète nos erreurs collectives. Le doyen des vénérables grimaça sur son siège. Mais il se tut. Comme le prévoyait le code, Sil avait droit à un temps de parole prédéfini. Un temps qui était sur le point de s’achever. — Nous avons colonisé la constellation mère et plus personne ne vit sur la planète qui nous a donné la vie. J’ai neuf cents ans de retard à me mettre en mémoire, mais j’ai bien lu dans vos esprits que la planète anciennement bleue est en train de reprendre des couleurs. Je ne vous cache pas que cette décision de redonner vie aux espèces que nous avons contribué à faire disparaître est une idée qui me séduit fort. Je suis plus attaché à cette Terre, j’ai davantage foulé le sol de cette planète qu’aucun d’entre vous ne le pourra jamais. Mes souvenirs remontent à plusieurs milliers de générations. J’ai connu ou j’ai dû fréquenter les ancêtres de la plupart d’entre vous. Je suis même peut-être l’aïeul d’un certain nombre. Et, plutôt que de vous indigner de mes paroles, vous devriez m’appréhender avec la tendresse que mérite un arrière-grand-père. Là, Sil se demanda s’il ne poussait pas un peu loin. Les vénérables portaient bien leur nom. Il ne s’agissait pas de jeunes gens, mais de vieillards très lucides que la corde sensible ne faisait plus tressaillir depuis bien longtemps. Il rebroussa chemin et repartit sur une pente plus rationnelle. — Si nos frères parallèles décident de révéler l’existence de l’Aratta aux masses, que risquez-vous exactement ? Que risquons-nous collectivement ? Sil laissa traîner un silence. Puis il poursuivit. — Rien ! Absolument rien ! Vous contrôlez les accès à notre Terre. Si quelqu’un émerge de l’Aratta, vous en êtes immédiatement informés. Alors, je prétends que nous ne pouvons pas interdire aux autres humains la possibilité de s’élever à leur tour au-dessus de leur condition. Retournez dans l’Aratta. Partez à la rencontre de ces communautés et jugez par vous-mêmes. Nous sommes les seuls à avoir pleinement réussi. Je ne vous demande donc qu’une chose : ne pouvons-nous pas avoir de la commisération pour nos frères séparés ? Si, je le pense sincèrement. Oui, je pense que nous en sommes capables, que nous avons atteint cette maturité rêvée qui fait de nous des êtres sages. La lumière qui baignait Sil d’un halo phosphorescent s’éteignit à la fin de sa phrase. Son temps de parole était écoulé. Le doyen des vénérables se tourna vers l’hémicycle pour prendre l’argumentaire à son compte. — Sil a parlé et nous l’avons laissé faire, comme nous le commandent nos lois. Mais je poserai à présent une question. Qu’en est-il de ses agissements antérieurs ? Il fit un lent demi-tour sur lui-même, se retrouvant ainsi face à Sil. — Par le passé, vous vous êtes mêlé des affaires spirituelles de certaines humanités. C’est pour cela que vous avez été châtié. Nous ne nous nourrissons plus de religions. Vous avez dû envisager de rester parmi les vôtres avec une certaine note d’ennui, n’est-ce pas ? Prouvez-nous que vous n’avez pas en tête de repartir jouer au prophète. Sil garda le silence. — Je ne peux pas le prouver, finit-il par lâcher. — Il ne le peut pas, clama le doyen haut et fort. Il ne le peut pas parce qu’il n’en est pas capable. Tout simplement. Que nous importe le sort des autres communautés humaines ? Nous sont-elles venues en aide un jour ? Une fois seulement ? Non. Mais nous n’allons pas trancher sur-le-champ. Je vais laisser l’assemblée statuer, et reporter notre vote à la prochaine session ordinaire. Nous avons le temps, et aucune précipitation ne conduira notre décision. Quant à vous, Sil, malgré tout le respect que nous devons à notre plus ancien représentant, vous allez être reconduit dans une demeure surveillée. Et nous statuerons aussi sur votre avenir. Je ne vous cache pas que, de mon point de vue, c’est la résidence éternelle sur cette petite planète glacée qui vous conviendrait le mieux. 9 Harold Finlay ne trouvait pas le sommeil, lui non plus. Tout comme Stacey qui, deux chambres plus loin, tentait de faire un point sur les néandertaliens, Harold ressassait les dernières nouvelles de New Scotland Yard. Et elles n’étaient pas bonnes. Voilà quelques jours qu’il partageait la vie de la Fondation Prométhée, avec l’aval de sa hiérarchie. Les Américains l’avaient fort bien reçu. Il avait même la sensation qu’on ne lui cachait rien. Rien de ce qu’il avait à savoir pour mener sa mission à bien. Mais en lieu et fait de mission, Harold était parti dans une autre direction. L’Aratta. Une telle découverte faisait passer au second plan tout autre événement, aussi important soit-il. Tous sauf un ! Rufus Baudenuit avait disparu. Il était bien rentré chez lui après avoir déposé Finlay à l’aéroport. Le sas de son immeuble avait enregistré son passage. Puis plus rien. Il ne semblait même pas être physiquement ressorti de son domicile. Et la signature de son Implant n’apparaissait plus nulle part sur le réseau. Finlay ne pouvait se voiler la face. La disparition de Baudenuit était nécessairement en relation avec les disparitions sur lesquelles ils enquêtaient ensemble. Et maintenant qu’il connaissait l’existence de l’Aratta, il savait ce qu’il était advenu du policier français. Baudenuit avait été conduit quelque part via l’Aratta. Oui, mais où exactement ? Et dans quel but ? Il serait sans doute le prochain sur la liste. Enlever Baudenuit seul ne servait à rien. Finlay aussi était un témoin capital dans toutes ces histoires d’enlèvements mystérieux. Il entendit une porte se refermer doucement dans le couloir. Quelqu’un ne parvenait pas à s’endormir. Finlay se leva et regarda par la fenêtre, qui donnait sur l’intérieur de la Fondation. Moins d’une minute plus tard, il vit apparaître le dos un peu rond de Stacey Revel. L’archéologue en chef traversa une grande pelouse d’un pas nonchalant. Il s’arrêta brusquement à quelques mètres de son bâtiment, sembla réfléchir, puis s’engouffra à l’intérieur. Finlay fut tenté d’en faire autant. Au moins pourrait-il aider Stacey dans ses recherches sur les néandertaliens. Mais il changea d’avis. Ces derniers jours, il avait bien essayé, mais ses compétences ne s’élargissaient pas à l’étude d’un comportement humain à ce point étranger à tout code ou référence connus. Finalement, tant qu’il ne se résoudrait pas à faire la seule chose sensée à sa portée, il ne servirait à rien. Son voyage aurait été inutile. Mais il hésitait. Finlay devait bien s’avouer qu’une peur angoissante nouait ses tripes à l’idée de partir dans l’Aratta, même s’il n’y avait pas d’autre solution. Il en avait discuté avec Denis Craig, qui lui avait laissé la responsabilité de la décision. Il avait abordé le sujet avec les autres aussi. Eredan Stavitch, le jeune archéologue turc, Stacey et Federico lui avaient assuré qu’à sa place, ils partiraient, arguant qu’eux-mêmes, tôt ou tard, iraient faire un tour dans l’Aratta, que ce soit ou non en relation avec leur travail. Depuis que l’homme avait posé un pied sur la Lune, il n’y avait pas de plus excitante frontière. Oui, mais où ce voyage allait-il le mener ? Seuls Wilma Stanford et Philip Straub ne semblaient pas pressés de faire cette impensable expérience. Interrogé, Milos Strinker, le jeune délinquant et compagnon d’Ilis, n’avait pas su lui répondre très précisément. — Chez les barges, à mon avis, avait-il lâché. Ça va te conduire chez les barges, ton histoire d’Implant. J’en ai vu des caisses là-bas. Faut pas être très malin pour deviner où vont tes disparus. Mais compte pas sur moi pour te servir de guide. Ils sont tarés, là-bas. Ils se payent des carnages à notre santé. Alors, merci bien. Je suis au chaud ici, y a ma mère qu’est pas loin et je suis peinard. Alors, cool, man ! Réfléchis avant d’aller te jeter au milieu des viandards. Mais si t’es vraiment partant, tu prends une de ces petites babioles transparentes, tu vas là-bas sur la colline, tu penses bien fort à ton pote flic et en avant jeunesse. C’est pas plus difficile que ça. Finlay n’en avait rien tiré de plus. Mais il s’était au moins forgé une opinion. L’Aratta représentait son unique angle d’attaque, s’il voulait reprendre le fil de son enquête. Il restait à s’en pénétrer suffisamment pour aller jusqu’au bout. Seulement, il aurait préféré ne pas s’y aventurer sans une aide à ses côtés. Malheureusement, la mission que lui avaient confiée ses supérieurs, et celle plus importante encore dont il s’était lui-même investi, ne pouvait risquer la vie de quiconque. Finlay regrettait amèrement que Baudenuit ne l’ait pas accompagné aux États-Unis. Au moins auraient-ils été deux et il ne lui serait rien arrivé. Il retourna s’asseoir sur son lit et alluma le poste de télévision. Se gaver d’images était une solution pour cesser de penser en rond. Il changea plusieurs fois de chaîne, tenta de s’intéresser à tout et n’importe quoi, puis il renonça. Rien ne pouvait le sortir du marasme dans lequel il se trouvait. Une aide inespérée vint de l’extérieur. Une alarme venait de retentir. Finlay entra dans des réflexes de flic. Il s’habilla aussitôt et logea son revolver sous sa veste. Il se précipita hors de sa chambre, grimpa dans la première Jeep qu’il trouva et rejoignit rapidement l’équipe d’intervention en route pour la colline où émergeait l’Aratta. 10 La roche formait à cet endroit comme une vasque ovoïde. Longue d’une vingtaine de mètres et large de la moitié, elle était remplie d’une eau si pure qu’il était difficile d’en deviner la présence, à moins qu’un mouvement d’air n’en ride la surface. Enac’h et Chanée se tenaient au pied de l’eau, main dans la main. Autour d’eux, réparties sur plusieurs rangs, une centaine de personnes attendaient la suite de la cérémonie dans un silence recueilli. Toutes observaient une immobilité impeccable. Les enfants échangèrent un regard, puis ils entrèrent dans l’eau. La fraîcheur matinale disparut en un instant. Les eaux chaudes avaient une température constante, en hiver comme en été. Ils avancèrent de plusieurs pas. Enac’h s’arrêta lorsque l’eau atteignit sa poitrine et laissa Chanée poursuivre seule. La petite fille glissa lentement sur le fond lisse. Chaque pas la rapprochait du centre de la vasque. Lorsque le niveau d’eau fut assez important, elle vida l’air que contenaient ses poumons et se laissa couler. Puis elle se retourna vers Enac’h, qui la regardait avec une profonde attention. Chanée ouvrit alors la bouche, pour laisser les eaux du monde l’inonder. Tout le temps que prit sa noyade, elle garda ses yeux fixés sur ceux de son frère. Il n’y avait aucune peur dans leurs regards, seulement l’appréhension du moment, de sa douleur physique. Puis les cristallins de Chanée se voilèrent. La mort l’avait saisie très vite. Son voyage allait commencer. Enac’h vit la moitié de lui-même s’en aller. Il ressentit une lassitude extrême, puis ses forces le quittèrent et il s’évanouit. Deux paires de bras vinrent alors le soutenir, sans toutefois le sortir de l’eau. Cinq minutes plus tard, deux femmes plongèrent dans la vasque. Elles sortirent Chanée de l’eau et l’étendirent sur une longue couverture. Enac’h fut placé près d’elle. La cage thoracique d’Enac’h se soulevait régulièrement. Celle de Chanée restait sans mouvement. Mais ses joues commençaient à reprendre des couleurs. La main d’Enac’h bougea. Elle cherchait celle de Chanée. Lorsqu’elle la trouva, elle la serra si fort que ses articulations blanchirent. La main d’Enac’h appelait Chanée. La moitié d’une âme cherchait sa part perdue. Le corps de la petite fille eut un soubresaut, puis il se plia en deux. Chanée vomit l’eau qui encombrait ses poumons. Elle toussa plusieurs fois avant de pouvoir s’asseoir. Les yeux d’Enac’h retrouvèrent la lumière du jour en même temps. Il se releva et aida sa sœur. Puis il l’interrogea du regard. Chanée : Je suis allée loin, cette fois. J’ai revu les anciens de ce monde. J’ai vu ceux que nous voulions voir. Et d’autres que je n’attendais pas. Enac’h : Qui ? Chanée : Des hommes des autres Terres, qui sont venus mourir ici. Il y a longtemps. Enac’h : Important ? Chanée : Je l’ignore. Il y avait parmi eux l’un des compagnons du frère André de Maillezais. Enac’h : Je me souviens. Chanée : Les derniers nourrissent les premiers. Enac’h : Les derniers ont cette obligation. Chanée : Aucun ne prévoit que la confiance en Gursk puisse ouvrir sur quelque chose de bon. Enac’h : Nous non plus. Chanée : Certains ont peur. Enac’h : Là où ils sont, ils n’ont plus rien à craindre. Chanée : Ils craignent pour nous. Enac’h : Le seul accès à l’Aratta est surveillé. Chanée : Les anciens sont d’accord pour que les humains se rencontrent. Enac’h : C’est une bonne chose. Chanée : Les autres aussi. Le compagnon du frère André ne veut plus qu’ils soient nourris de religion. Enac’h : Il est aussi excessif dans un sens qu’il le fut jadis dans l’autre. Chanée : Je le préfère à présent. Souviens-toi des longues conversations que nous avons eues ensemble sur son dieu. Enac’h : Il aurait aimé nous convertir. Chanée : C’était avant qu’il ne quitte cette Terre. Enac’h : Avant qu’il ne rejoigne les eaux du monde. Chanée : C’est là qu’il a tout compris. Enac’h : Comme les autres. Chanée : Comme la plupart d’entre nous. Enac’h : Comme tous. Chanée : Il y avait aussi des hommes et des femmes de la Terre de Gursk. Enac’h : Ont-ils dit quelque chose ? Chanée : Que nous étions nous aussi en danger, ainsi qu’Ilis et les autres Réincarnés. Ceux qui restent encore. Enac’h : Alors, devons-nous ouvrir l’Aratta ? Chanée : Comment pourrions-nous interroger les eaux du monde et ne pas nous plier à leur décision ? Enac’h : Parce que nous sommes la génération vivante. Et qu’il nous appartient aussi de trancher sur notre sort. Chanée : Nous ne pouvons pas refuser cette chance à la multitude. Enac’h : Alors, il faudra s’opposer à Gursk, par tous les moyens nécessaires. Chanée : Nous avons su aider Ethen, lorsque Zagul lui a transmis le flambeau. Enac’h : Oui, tout comme nous avons aidé Malhorne, lorsque Ethen fut brûlée vive. Chanée : Nous n’avions pas le choix. La sphère devait changer de monde. Enac’h : Qu’arrivera-t-il si Gursk triomphe ? Chanée : Je pense, frère, qu’une nouvelle époque est sur le point de débuter, quel que soit le vainqueur. Enac’h : Si toutefois il y a un vainqueur. Chanée : C’est vrai que la nécessité n’impose ni défaite ni victoire. Enac’h : C’est décidé ? Chanée : C’est décidé. Enac’h : Alors, allons l’annoncer aux nôtres. Chanée : Et que la nouvelle voyage dans toutes nos communautés. Les enfants quittèrent leur position et se tournèrent vers les rangs des spectateurs muets. Une vibration d’excitation passa entre les rangs. Ce qu’allaient dire les enfants était très attendu, depuis des temps reculés. Ils parlèrent d’une seule voix, qui s’éleva claire et forte dans l’air frais du matin. — L’Aratta va être rouvert. Les humanités devront apprendre à se connaître. Vous qui avez assisté à ce voyage dans les eaux du monde, partez à présent. Partez annoncer le jour du partage aux populations qui vous attendent. 11 Ilis émergea du sommeil artificiel une bonne heure après avoir reçu la fléchette anesthésiante. Elle se trouvait étendue sur un canapé, dans le bureau personnel de Denis Craig. Devant elle, sur une table basse, il y avait un grand verre d’eau fraîche. Après les problèmes qu’elle avait causés étant enfant à partir de ce même breuvage, Ilis déduisit que la Fondation ne la craignait pas, ou plus. Sans doute y avait-il entre elle et Craig une sorte d’accord tacite temporaire. Elle s’assit et se massa les tempes. Le produit qui courait encore dans ses veines avait engendré un lourd mal de crâne. — Tu te serais fait annoncer, aussi ! retentit une voix sur sa droite. Nous n’aurions pas recouru à des procédés, disons, aussi radicaux. Ilis se tourna lentement vers son interlocuteur. Elle savait qu’il ne pouvait pas se trouver dans la même pièce qu’elle. Elle n’avait ressenti aucune émission de pensées dans son voisinage immédiat. Ça ne pouvait être qu’une transmission à distance. — Denis, dit-elle vers un écran mural sur lequel figurait le visage de Craig. J’ai déjà été plus mal reçue. Ne pouvons-nous pas nous voir autrement que par écran interposé ? — Mais je suis à l’autre bout de la Terre, ma chère ! Si j’avais su que tu reviendrais si vite, je t’aurais attendue, mais, hélas, ma place en ce monde nécessite quelques voyages de temps à autre. — C’est en effet dommage, car je ne peux pas t’attendre. — Si mon avion fait demi-tour maintenant, je peux être à la Fondation ce soir. — Trop tard. Je pourrais aussi bien me rapprocher de toi par l’Aratta. Où es-tu exactement ? Craig se pencha sur le côté. Il demanda quelque chose qu’Ilis n’entendit pas, puis il retrouva sa place au centre de l’écran. — Pacifique sud ! Et il n’y a pas une terre où nous puissions nous poser à moins de quatre heures de vol. — Ça ne fait rien, rétorqua Ilis. Soit je reviendrai, soit j’enverrai quelqu’un à ma place. — Ne peux-tu pas parler maintenant ? Les liaisons avec la Fondation sont cryptées. — Pour être mieux surveillées, sans doute. Et mieux décryptées. — C’est parce que tu ne connais pas les sommes folles que je dépense dans les encodages. — Tu ignores tes ennemis, Denis. Certains d’entre eux n’ont que faire de l’argent dont tu t’es fait un rempart. — Cite-m’en un pour qui ça ne compte pas. — Plus tard, Denis, plus tard. À présent, j’ai besoin de ton concours. — Somme toute, deux fois en si peu de temps, c’est plus que j’en attendais. Que veux-tu ? — Tu n’as plus rien à faire de mes amis, n’est-ce pas ? Ils n’étaient ici que dans le but de m’y attirer, je suppose. — Tu supposes on ne peut mieux. Tu les veux ? — En effet. Tout au moins que tu leur rendes leur liberté. — Accordé. Autre chose ? — Oui. Je veux voir les Staulms. — À une condition, imposa Craig. — Il fallait bien qu’il y en ait une… — À quoi les réserves-tu ? — C’est encore un peu tôt pour en parler. — C’est ma condition. — Je veux qu’ils participent à la libération de leurs frères. — Qui donc ? Les agneaux qui sont sortis avec toi de l’Aratta ? — Ils n’ont pas toujours été ainsi. — C’est ton affaire si tu veux t’embarquer dans des projets impossibles. Et comment comptes-tu t’y prendre ? — Comme tu dis, c’est mon affaire. Mais j’ai besoin de les voir, avec ton appui auprès de ta milice. — Straub écoute notre conversation. Je l’y avais convié. Il est donc d’ores et déjà à ta disposition, tant que tes petits projets ne mettent pas en péril la sécurité de la Fondation. — Le danger viendra aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, Denis. Méfie-toi des tiens, méfie-toi de tous. — Mes hommes sont sûrs, Ilis. Et le monde entier n’en a pas après moi, comme tu sembles le croire. — Après toi, non. Après nous, oui. — Si tu voulais bien être un peu plus explicite… — Notre monde est en danger, Denis ! répondit Ilis un ton plus haut. L’Aratta ouvre la porte à d’autres peuples. — Eh bien, il suffira de les neutraliser. — Tu ne le pourras pas. — Permets-moi d’en douter, Ilis. Les Implants par exemple… — Ils sont déjà ici, le coupa la jeune femme. Tes Implants ne serviront à rien. Tu n’as aucun moyen de les identifier et certains d’entre eux sont probablement là depuis des générations. À l’autre bout du monde, Denis Craig eut un blanc. — Ils peuvent être partout, déjà prêts pour l’offensive, poursuivit Ilis. Revois chaque membre de tes troupes et préviens tes pairs et les grands de ce monde. — C’est… impossible ! — Et pourtant, c’est la réalité, le contra Ilis. Si tu ne fais rien, tu seras mort dans quelques jours, voire quelques heures. À présent, je dois partir. Ilis se leva pour prendre congé. — Une dernière question, la rattrapa Craig. — Je t’écoute. — Qui est l’invité que tu as amené avec toi ? Ilis balaya rapidement les émissions de pensées autour d’elle, de façon concentrique, courant sur un rayon de plus en plus large. Elle passa une demi-seconde sur Straub, le plus proche de sa position. Son pouce manquant le démangeait comme s’il l’avait encore. Ses pensées étaient tournées vers le pécari de Bout de chou, cet enfant qu’elle avait été vingt ans plus tôt. Plus loin, il y avait plusieurs gardes, entièrement dévoués à Straub, et qui paraissaient s’ennuyer ferme, vue l’absence totale de rapport entre leurs relents mentaux et les affaires de la Fondation. Plus loin encore, Ilis détecta la présence de Wilma Stanford. La jeune femme travaillait à peaufiner la cartographie de la sphère. Ses pensées étaient douces, positives. Une belle âme qu’elle aurait aimé rencontrer. Ce n’est que dans le rayon d’investigation suivant qu’Ilis comprit. Stacey et Federico se trouvaient en compagnie du docteur Van Kriegs dans une salle d’examen. Ils avaient en face d’eux un Staulm d’une vingtaine d’années, entravé. Elle sut immédiatement qu’il ne faisait pas partie de ceux qu’elle avait ramenés avec elle quelques jours auparavant. Celui-là possédait une structure mentale évoluée et un langage beaucoup plus structuré. Ilis força son étude. Wulm s’en aperçut aussitôt. Il bloqua l’intrusion et chercha la source à son tour. C’est ainsi que les deux représentants des deux races humaines firent connaissance. Ils se virent de l’intérieur et furent presque aussi surpris l’un que l’autre. — Ton silence me fait penser qu’il n’est pas ton invité, reprit Craig. — Je veux voir ce Staulm qui vient d’arriver. — Qu’a-t-il de particulier ? — Eh bien, justement, c’est ce que j’aimerais savoir. S’il a pu parvenir jusqu’ici, c’est qu’il a accès à l’Aratta. — J’aimerais en savoir plus sur ces néandertaliens et je ne suis pas le seul dans ce cas. Mais Ilis était déjà partie, laissant Craig avec ses questions sans réponse. Elle franchit un couloir et trouva Straub dans un bureau vitré. Il venait de mettre un terme à la conversation avec son patron. — On se retrouve, dit-il sans amabilité. — Je suis venue sans mauvaises intentions, ce qui ne peut pas être ton cas. Mais méfie-toi de moi, Philip Straub. Tu ne peux pas penser à me nuire sans que je le sache. Je le saurai même une fraction de seconde avant toi. — Denis Craig m’a demandé d’accéder à tes demandes. Je le ferai, que ça me plaise ou non. — Alors, allons-y dans ce cas. Je veux voir le jeune néandertalien. Ilis ne perdit pas de temps à saluer quiconque lorsqu’elle entra dans la salle d’examen. Elle fondit sur Wulm et le laissa entravé, le temps de nouer un contact. Elle lut en lui une profonde détresse et en chercha la raison. Par les pensées de Stacey, qui ne savait pas se fermer ni empêcher ses souvenirs d’affluer, Wulm avait appris la mort de Saroual, son frère. Il en avait lu une représentation morbide, telle qu’elle avait été rédigée dans un article d’une revue scientifique. Ilis profita du désarroi de Wulm pour s’immiscer profondément dans sa psyché. Elle vit ses plus récents souvenirs. Le Grand Rouge, son gardien, les trois jours de marche depuis le territoire de son clan, la vie difficile dans le désert, les autres néandertaliens. Et elle sut que le souvenir d’Anasdahala se trouvait encore gravé dans la mémoire de cette communauté. Petit à petit, elle réussit à calmer Wulm, puis à lui faire accepter qu’elle était la réincarnation de cette ancêtre qu’il vénérait lui aussi. Si Wulm opposa une résistance au début, il se laissa bientôt totalement faire, offrant de temps à autre à Ilis des souvenirs personnels ou des bribes de l’histoire de son peuple. Ce manège silencieux dura longtemps. Stacey, Van Kriegs et Straub n’intervinrent pas. Ils assistèrent au contraire passivement à cette drôle de « conversation ». Tous les trois se demandaient ce qui se déroulait précisément sous leurs yeux. Et aucun ne comprenait vraiment, malgré ce qu’ils savaient des performances si particulières de la jeune femme, depuis son plus jeune âge. Lorsqu’Ilis retira son esprit de celui de Wulm, le jeune humain était totalement apaisé. Son désarroi avait trouvé un écho bienfaisant dans les pensées de la jeune femme. Entre-temps, Harold Finlay et Federico de Salva avaient rejoint l’assistance. Ilis les découvrit en se redressant, après avoir libéré Wulm de ses liens. Elle les regarda tour à tour et leur adressa un léger signe de tête, accompagné d’une pensée, dédiée à chacun. — C’est dans l’Aratta que se trouvent les réponses à tes questions, émit-elle vers Finlay . J’ai rencontré ton ami, Rufus Baudenuit. J’ai fermé ses yeux moi-même. Tu ne le retrouveras pas, mais d’autres t’attendent. Son cadavre te guidera. » Dieu est définitivement mort, je pense, envoya-t-elle vers Federico . Il te reste à décider de ce que tu feras à présent de ta vie. » Ce sera ta consécration, Stacey Revel. Je t’ai connu, il y a longtemps. Tu as été veule, comme les hommes savent l’être. Mais, si tu m’aides à retrouver les frères de ce néandertalien, tu connaîtras la véritable réussite. Pour finir, Ilis s’approcha de Straub. Elle le fixa un instant. Ce fut bref, mais elle lut dans son esprit comment il avait assassiné Five de sang-froid, et pour rien. — Quant à toi, Philip Straub, m’est avis que ta fin est proche. Profite bien du temps qu’il te reste. Après quoi, Ilis quitta la pièce et sortit du bâtiment. Pour l’avoir lu dans l’esprit de Stacey, elle savait où trouver les Staulms. L’archéologue était de toute façon sur ses talons. Philip Straub ne réagit pas immédiatement. Le message envoyé par Ilis lui faisait encore froid dans le dos, d’autant plus qu’il n’arrivait pas à trancher sur le véritable sens du mot « fin ». Le grand hangar était plongé dans la pénombre. Les Staulms se reposaient toujours après le repas. C’est ce qu’avait constaté Stacey. Ils étaient tous vêtus de pyjamas en papier bleu pâle, identiques aux consommables utilisés en milieu hospitalier. — Ils sont très craintifs, dit-il à Ilis. On dirait une population carcérale, ou pire peut-être. — Il y a de ça, Stacey, répondit Ilis avec gravité. Et c’est pire que ce que vous pouvez imaginer. Ils ont été mis en esclavage par les sapiens de leur Terre. On mange du néandertalien sur cette planète, voyez-vous ? Pour les grandes occasions. — C’est une abomination… — C’est au-delà du langage. Encore pire peut-être que le génocide des juifs. Ilis longea une coursive et descendit dans le hangar par un escalier métallique. Il y avait des lits de camp occupés un peu partout. Une odeur musquée se dégageait de tous ces corps. Ilis respira à fond. Elle connaissait le parfum de cette espèce, pour l’avoir côtoyée pendant des millénaires, sous une autre apparence. Elle en fut émue, profondément. Cette odeur portait en elle une véritable identité. Elle s’agenouilla au centre de la vaste salle et scanda mentalement le nom qu’elle portait jadis : « Anasdahala ». Petit à petit, les Staulms commencèrent à s’éveiller. Ils n’osèrent tout d’abord pas bouger. Des réflexes conditionnés de longue date leur interdisaient pratiquement toute initiative. Mais un mâle d’une taille imposante vint bientôt s’agenouiller devant elle. Ilis le releva et prit le grand Staulm par les épaules. Elle le força à plonger son regard dans le sien et se concentra. Lorsqu’elle fut prête, elle distilla dans l’esprit de son vis-à-vis des images du centre d’élevage où elle l’avait trouvé. Le grand mâle grimaça de dégoût. Ilis n’en resta pas là. Elle remplaça bientôt ces images par d’autres, celles qu’elle avait vues dans l’esprit de Wulm. Les images d’une Terre où des Staulms vivaient en liberté, dans des conditions certes difficiles, mais dignes. Le visage du Staulm se décomposa. Il découvrait que l’esclavage et la boucherie n’étaient pas l’unique chemin et qu’il existait quelque part sur son monde des frères libres, sortes de garants de la tradition des Staulms. Il s’écroula sur les genoux, tenant Ilis par les hanches, et finit par enfouir son visage contre le bas-ventre de la jeune femme. Ilis cessa de lui adresser des pensées. Elle se mit à caresser doucement sa chevelure, comme une mère l’aurait fait. Les autres Staulms resserrèrent alors peu à peu leurs rangs autour d’elle. Chacun voulait connaître la nature du désarroi de son frère. Ilis réitéra l’expérience, mais pour la masse cette fois. Une dizaine de secondes plus tard, l’assemblée était agenouillée aux pieds de celle qu’ils considéraient comme une déesse légendaire. Lorsque même les plus fragiles émotionnellement furent apaisés, Ilis demanda à Straub de lui prêter son arme de poing. Straub eut une seconde d’hésitation, puis il obtempéra, se souvenant des consignes de Denis Craig. Ilis enclencha une cartouche dans la chambre, visa une baie vitrée et tira. Le verre vola en éclats et les Staulms eurent massivement une réaction de terreur. Mais Ilis ne leur laissa pas le temps de respirer. Elle vida le chargeur sur des bombonnes d’eau, qui explosèrent les unes après les autres. Pour finir, elle visa la tête de Straub et attendit. Straub resta immobile, la gorge serrée, mais concentrant toute son énergie pour n’en rien montrer. — Je sais que tu fais dans ton froc, Philip Straub, commenta Ilis sur un ton neutre. Tu ne peux rien me cacher. Mais tu as mal compté. Elle appuya sur la détente. Le percuteur entra dans une chambre vide. Cela ne fit qu’un bruit métallique, sec. Le visage de Straub passa du blanc livide au rouge cramoisi. — Tu avais mal compté, répéta Ilis. Et ne rêve pas, tu n’auras pas l’occasion de te venger. Straub préféra quitter le hangar sur-le-champ, sans même récupérer son arme. Alors qu’il marchait vers le poste de sécurité, la voix d’Ilis fit irruption dans sa boîte crânienne : — Envoie-moi les miens ! Tous, y compris les deux sapiens qui sont arrivés en même temps que les néandertaliens. Compris ? Straub marmonna quelque chose qui ressemblait à un « reçu » militaire. — Inutile de parler à voix haute. Pense, Philip, pense. Fais ce à quoi ton espèce est destinée. Straub tenta de fermer son esprit, sans savoir si cela était seulement possible. Il dut s’avouer que ces choses-là ne l’avaient jamais intéressé et qu’il n’était pas certain de vouloir s’y mettre aujourd’hui. Il songea au moyen d’abattre Ilis et se rendit en même temps compte que la jeune femme devait déjà connaître la teneur de sa pensée. Il attendit le retour de flamme avec une angoisse au fond du ventre. Mais rien ne vint. Ilis eut un petit sourire. Les angoisses de Straub lui procuraient une joie mauvaise. Elle gardait envers lui un désir de vengeance qui remontait à sa prime enfance. Mais elle savait qu’elle ne l’assouvirait pas personnellement. Le temps lui manquait, et ça n’avait finalement pas vraiment d’importance. Le sort d’un être humain, aussi détestable soit-il, ne pouvait pas compter dans la balance de ce qui allait se jouer. En revanche, il y avait quelqu’un au sein de la Fondation qui deviendrait son instrument, sans le savoir. Une personne qui nourrissait à l’encontre du chef de la sécurité une véritable haine, motivée et recevable. Ce bref instant de plaisir passé, Ilis retourna son attention sur les Staulms. Elle fit passer l’arme de Straub de main en main. L’idée lui répugnait, mais il n’y avait pas d’autre solution. Les Staulms, pour retrouver leur amour-propre, allaient devoir porter eux-mêmes secours à leurs frères toujours entravés. L’arme fut accueillie avec prudence. De grands mâles pour commencer entourèrent celui qui l’avait en main. Ils la sentirent, la soupesèrent, en firent jouer le mécanisme. Puis la passèrent aux rangs qu’ils protégeaient de leur imposante stature. Ilis profita de ce temps pour adresser un nouveau message au mâle avec lequel elle était entrée en contact. Elle lui montra qu’il existait sur sa Terre d’autres centres d’élevage et qu’il allait falloir apprendre à se servir des armes pour partir les libérer. Le Staulm alla transmettre aux siens ce qu’il venait d’apprendre. Ilis le quitta et s’enquit auprès de Stacey sur l’endroit où Milos, Gail, Kinuyo et Acil étaient retenus. — Je dois repartir vite, précisa-t-elle. Je dois les voir tous les quatre, ainsi que Mélite et Yurgan. — Ils sont à deux bâtiments d’ici. Venez. Stacey la mena jusqu’à un hangar assez similaire à celui où se trouvaient les Staulms. Ils passèrent devant un poste de sécurité et entrèrent dans l’immense appartement où se tenaient certains des premiers compagnons de Malhorne. Dans un coin, Mélite et Yurgan tentaient de communiquer avec Milos, qui venait de se découvrir une âme de traducteur. Kinuyo s’occupait de Gail, dont la psyché n’était pas entièrement revenue des territoires abscons où elle avait divagué pendant des années. Acil, lui, regardait la télévision. Tous se tournèrent vers la porte quand ils entendirent le mécanisme claquer. Ilis entra et déclara sans plus de préambule : — Je vous propose de partir d’ici et de rejoindre Franklin et Tara. Vous avez le choix. Denis Craig n’a plus besoin de vous, mais vos amis seront heureux de vous retrouver. Et j’ai de plus une vieille dette à solder avec vous. Décidez-vous ! Milos fut le premier à sauter sur ses pieds. — Cool ! J’en suis. Plein le cul du régime bidasse. — Milos ! l’apostropha gentiment Gail. Ne parle pas comme ça. Je ne t’ai pas élevé de cette façon. — M’man ! se lamenta Milos. Laisse tomber, tu veux ? — Acil ? Kinuyo ? interrogea Ilis. — Évidemment, qu’on est de la partie. Où est Franklin, où sont les autres ? — Ce sera plus rapide de nous y rendre ensemble que de vous expliquer. Suivez-moi. Ilis adressa à Mélite et Yurgan une invitation à la suivre. Les deux jeunes gens ne se firent pas prier. Ils emboîtèrent le pas à ceux qu’ils considéraient toujours comme des étrangers, malgré les jours passés à leurs côtés. Deux Jeep les attendaient devant l’entrée du hangar. La petite troupe s’y engouffra. Milos, qui traînait en arrière, fut arrêté par Ilis, alors qu’il allait monter dans le second véhicule. — J’ai besoin que tu restes ici, Milos, lui déclara-t-elle. — Merde ! Fais chier, se plaignit le jeune homme. Pourquoi moi ? Demande à quelqu’un d’autre ! — Tu seras parfait dans ce rôle. Ce serait dommage de t’en priver. — C’est quoi ton embrouille ? — Aucune embrouille. Je veux que tu prépares les Staulms à gagner leur liberté. — C’est quoi ce charabia ? Sois plus claire, tu veux… — Le maniement des armes, le combat à mains nues, le lancer de couteau, ce genre de choses. Ça te parle, maintenant ? — Mais, c’est des gonzesses, tes Staulms ! Tu veux que j’apprenne à tuer à des gonzesses. C’est ça ? — C’est ça. Ilis, qui sentait monter les réticences de Milos, décida de le manipuler. Elle glissa dans son esprit des images glorifiées de lui-même, qu’elle superposa avec la plus célèbre représentation de Che Guevara. Milos se vit alors, superbe, éternel jeune héros à la tête d’une armée galvanisée, et il en fut heureux. — Ça marche, dit-il froidement. Mais, à ma façon. — Merci, Milos. Tu n’auras pas à le regretter. — Je dois être prêt quand ? — Bientôt. Fais vite. Fais-toi aider par Wulm. — Qui ? — Un autre Staulm. — Bon, OK. Allez, barrez-vous maintenant, avant que je change d’avis. Ilis s’engouffra alors dans la voiture et fit signe au chauffeur de démarrer. Milos les regarda partir sans un geste. Il avait le cœur gros, mais ne voulait pas que les autres le sachent. Quand on a grandi dans un orphelinat, on ne montre pas ces choses-là. Les Jeep les déposèrent devant le bâtiment blindé qui enfermait l’accès à l’Aratta. Stacey, qui les accompagnait, prenant très à cœur son nouveau rôle de directeur de la Fondation, ouvrit lui-même la porte avec son passe. — Tu iras dans l’Aratta, ce n’est qu’une question de patience, lui dit Ilis. Mais pas maintenant. Ta mission est ici pour quelque temps encore. Entre en communication avec les néandertaliens et aide Milos à faire d’eux des humains fiers. Le jour venu, tu iras étudier sur le terrain, fais-moi confiance. — Je vais faire de mon mieux, rétorqua Stacey. — J’en suis sûre. — Je me souviens de toi quand tu étais enfant, et tu n’as pas changé. Le problème avec toi, c’est que rien n’est jamais limpide. — C’est sans doute parce que rien ne peut l’être complètement. Stacey secoua la tête de dépit et actionna la commande de déverrouillage du rideau métallique qui obstruait le passage vers la source. Puis il s’effaça pour céder le passage. Ilis présenta son cristal au-dessus de la résurgence. Elle invita ses cinq compagnons à franchir le sas d’eau, puis elle disparut avec eux. 12 Denis Craig retira lui-même l’aiguille de son bras. Il appliqua un coton sur le minuscule orifice et appuya un moment. À force d’être maltraitées, ses chairs le faisaient souffrir et ses veines semblaient durcir. Il grimaça en abaissant la manche de sa chemise. Le tissu frottait sur la peau et la sensation était très désagréable. Craig serra les dents et se leva. L’infirmière ne tarderait pas. Il alla dans la salle de bains et s’aspergea le visage. Quand il releva la tête, il découvrit son reflet dans le miroir mural. Merde ! Ça ne va pas en s’arrangeant. Encore quelques séances et je vire au verdâtre… Il avait les traits tirés, le teint terreux, rendu gris par la fatigue et la chimie. Mais ses yeux restaient les mêmes. Et ces yeux-là avaient pesé pendant des décennies sur les destinées du monde. Allez, mon vieux, c’est la dernière ligne droite. Plus que quelques semaines et ce sera l’apothéose. Craig réussit à se sourire. Mais il ne parvint pas à retenir une dernière idée. Et puis la mort… Il s’assombrit et délaissa son reflet. Puis il attrapa un dossier et s’éclipsa en vitesse vers le poste de pilotage de son jet. L’avion ne tarderait pas à se poser et il appréciait de temps à autre de participer aux manœuvres. Comme un gosse. Un gosse qui sent sa mort approcher à grands pas. Comme prévu, une limousine l’attendait sur le tarmac. Craig la rejoignit d’un pas rapide. Malgré la fatigue, il avait tendance à marcher vite, ces derniers temps. Plus vite que d’habitude. Le temps, justement, devenait une obsession. Le chauffeur lui ouvrit la portière. Craig grimpa à l’intérieur et s’installa en face d’une jeune femme élégante. — Bonjour, Masha, dit-il en proposant un de ses plus beaux sourires. Merci d’être venue. — Bonjour, Denis. Et ne me remerciez pas. C’est le moins que je pouvais faire. Le chauffeur remonta la vitre centrale et quitta le tarmac. — Nous pouvons parler à notre aise, Denis. Cette voiture est sécurisée. Nous sommes comme seuls au monde. Masha Svenson prononça cette dernière phrase avec une certaine gourmandise. Cette presque quadragénaire travaillait dans l’ombre de la Présidence depuis sa sortie de l’université. Cette femme aimait le pouvoir, au moins autant que Denis Craig lui-même, et devait en partie sa place au milliardaire. Ses études avaient été payées intégralement par Craig Corporation, qu’elle aurait dû rejoindre une fois son cursus achevé. Mais Craig avait jugé plus utile, et plus habile aussi, de la placer comme pion dans les hautes sphères de l’administration fédérale américaine. Depuis dix ans, Masha avait fait du chemin. À présent, c’est au président lui-même qu’elle dispensait ses conseils. Masha croisa les jambes, qu’elle avait fort longues, et chercha à deviner la raison de ce rendez-vous pris à la dernière minute. Son visage ne trahissait aucun sentiment, sans être figé pour autant. Elle portait les cheveux attachés en chignon, ce qui la rendait plus austère qu’elle ne l’était en réalité, impression renforcée par des lèvres très minces et un nez droit et long. En d’autres temps, Craig aurait aimé la séduire. Il en aurait même fait une question d’honneur. Mais il n’avait plus la tête à ça. Plus du tout. Depuis que les métastases avaient envahi son appareil génital, sa libido était tombée à zéro, comme si son corps et son inconscient savaient ensemble par où la mort viendrait le prendre. Il quitta des yeux la taille de la jeune femme et se concentra sur son visage. — J’ai des informations à faire passer à la Maison-Blanche, commença-t-il. — Et depuis quand avez-vous besoin de moi pour informer le président ? Craig fit craquer ses doigts avant de répondre. — Je crains qu’il me soit difficile d’accorder ma confiance depuis quelque temps. Masha fronça les sourcils et se pencha légèrement vers Denis Craig. — Que voulez-vous dire ? — Qu’il y a parmi l’entourage du président des personnes qui ne sont pas ce qu’elles prétendent. — Ce ne serait pas une nouveauté, Denis ! Dites-m’en plus, je ne comprends pas. Craig ouvrit le porte-documents qu’il venait de poser sur la banquette. Il en sortit une copie du listing récupéré par Harold Finlay dans les ordinateurs de la secte des Éclairés du Septième Monde et la tendit à son interlocutrice. — Jetez un œil sur ça, proposa-t-il simplement. Masha s’exécuta et parcourut les colonnes de noms. — De qui s’agit-il ? — De contacts sortis d’un ordinateur, une simple liste. — Je vois le nom de Muamar Diang. Est-ce un homonyme du gendre du vice-président ? — Non, c’est bien lui. — Et ? Qu’avez-vous à reprocher à ces personnes ? — D’être des ennemis de l’État, pour commencer. — Pour commencer… — Ce sont tous des transfuges, en quelque sorte. — Écoutez, Denis, l’arrêta Masha. Si vous voulez que je vous aide, il va falloir m’en dire un peu plus. Pour le moment, je ne peux rien faire si je ne comprends pas un minimum. — Dites-vous simplement que cette liste est reliée à l’affaire Malhorne. — À quoi précisément ? Craig se massa les tempes. La chimie commençait à lui donner la nausée. Il fit une pause, puis poursuivit. — Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons eu maille à partir avec le successeur de Malhorne. Masha acquiesça d’un signe de tête. — Bien. Et vous savez aussi qu’un ambassadeur officieux du Vatican travaille pour moi, n’est-ce pas ? Craig n’attendit pas que Masha réagisse. — Il est question d’un accès direct vers d’autres mondes. — Qu’est-ce que vous racontez ? — Qu’il y a dans l’entourage de la Présidence des personnalités qui ne sont pas ce qu’elles prétendent être. Je vous l’ai déjà dit. Malgré le profond abattement qui l’envahissait, Craig réussit à sourire de son effet. — Cette liste a été trouvée dans les contacts d’une secte, en France. Cette organisation a fait l’objet de poursuites pour enlèvements de personnalités, usurpation d’Implants, disparitions, etc. Elle est aussi à relier avec les hommes que j’ai confiés au colonel Pics. — Je vois, commença à comprendre Masha. — Ces hommes ne viennent pas d’ici. Pas de notre Terre, vous comprenez ? — J’aimerais mieux pas. — Et pourtant, c’est une idée à laquelle il va falloir se faire. J’ai couru toute ma vie après une découverte pareille. J’ai… Craig ne put achever sa phrase. Une violente quinte de toux l’en empêcha. — Qu’avez-vous ? Vous ne vous sentez pas bien ? Craig éluda la question de la jeune femme d’un geste de la main. — Un mauvais rhume. Portez cette liste dans le bureau ovale et ne la montrez qu’au président. Insistez sur le fait qu’elle ne doit absolument pas circuler. Je sais qu’elle comporte des centaines de noms et que ce ne sera pas facile de faire surveiller tout ce petit monde, mais il y a des gens influents parmi eux. Commencez par ceux-là. Et insistez aussi sur l’urgence absolue ! Vous m’avez compris ? — Je crois que c’est assez clair, répondit Masha. Elle allait dire autre chose, hésita, puis se ravisa. — Je ne peux pas vous en raconter plus, regretta Craig. Mais j’avais envie de voir votre tête. Ça m’a plu. Déposez-moi ici, à présent. J’ai besoin de prendre l’air. Sur un signe de Masha, la limousine s’arrêta le long d’un trottoir, à quelques encablures du Capitole. Craig descendit, la regarda s’éloigner, puis fit un signe vers un second véhicule qui approchait lentement. Il prit place à l’avant, contrairement à ses habitudes, juste à côté de Philip Straub. — Où allons-nous ? demanda le chef de la sécurité. — À la Fondation. Et vous me déposerez directement au sas. J’ai besoin de récupérer un peu. Vous devriez faire un tour dans l’Aratta, Straub, vous n’avez pas idée comme cet endroit peut vous faire du bien. 13 Deux heures après avoir déposé Denis Craig au centre de Washington, la limousine de Masha Svenson quitta la route d’État pour s’engager sur une voie non goudronnée, faite de mâchefer écrasé. Quelques minutes plus tard, la voiture s’arrêtait devant une vieille bâtisse adossée à une colline boisée. Masha en descendit et fit signe au chauffeur de surveiller les environs. L’homme sortit un automatique de son holster et alla se cacher derrière un bosquet. Masha avança jusqu’à la façade, scruta le chambranle décrépi et trouva ce qu’elle cherchait : une minuscule croix solaire y était punaisée. Elle entra dans la maison. Elle essaya plusieurs portes avant d’ouvrir celle qui donnait sur la pièce principale de la demeure. L’endroit n’était pas meublé, à l’exception d’une table et d’une chaise. Une femme s’y trouvait assise, de dos. Elle ne se retourna pas en entendant la porte s’ouvrir. Elle resta concentrée sur l’écran de son ordinateur portable. — Une seconde, Masha, dit-elle en pianotant sur le clavier. Voilà. Elle referma l’écran, se leva et traversa la pièce en quelques enjambées. Les deux femmes se prirent par les épaules et se regardèrent un instant. — Staba ! soupira Masha. Je suis heureuse de te voir. Ça fait si longtemps. — Notre Généralissime m’a depuis longtemps prévue pour des opérations très spéciales. — Je sais cela. Je suis venue aussi vite que possible. — Ne t’inquiète de rien. Ça m’a laissé le temps de tout préparer. Et de dormir aussi. Les jours qui viennent seront éprouvants. — Que se passe-t-il ? Je n’ai été tenue au courant de rien. — Gursk notre maître a rencontré les Éternels. Le moment est venu, Masha. Le grand moment est enfin venu ! Masha traversa la pièce à son tour et s’assit sur la chaise que venait de quitter Staba. — Je ne pensais pas que ça arriverait… Je veux dire, pas tout de suite. Staba s’approcha d’elle et lui releva le visage. — On dirait que tu n’apprécies pas la nouvelle, dit-elle sur un ton où la menace sourdait. — Non, ce n’est pas ça. — Tu t’es trop habituée à ce monde, Masha. N’oublie pas que c’est à Gursk le Généralissime que tu as juré allégeance. Pas aux États-Unis d’Amérique ! — Je ne l’oublie pas. — Alors, réjouis-toi ! L’ère des humains est arrivée. — Je viens de quitter Denis Craig. Il m’a remis ceci. Masha déposa sur la table la liste que lui avait donnée l’homme d’affaires. Staba la parcourut et comprit en quelques secondes de quoi il s’agissait. — Il sait depuis quand ? demanda-t-elle — Il ne sait pas tout, enfin, je ne crois pas. — Depuis quand ? gronda Staba. — Quelques jours, deux ou trois semaines au plus, je pense. Et il n’a encore rien fait. Il me l’a remise pour que je la transmette au président directement. Mais il sait que nous sommes parmi eux et que rien ne peut nous différencier de la population. — Il faut s’occuper de Craig. Il est le seul à en savoir autant et nous ne tolérerons aucune opposition. Remarque, je ne vois pas bien ce qu’ils pourraient faire. — J’aurais fait un rapport de toute façon. — Alors, notre Généralissime a raison. — C’est pour quand ? Staba se pencha au-dessus de son ordinateur. Elle l’ouvrit et, d’un frôlement de doigt, elle ranima l’écran, sur lequel s’afficha une liste de contacts d’une longueur impressionnante. — Maintenant ! affirma-t-elle en enfonçant la touche « Enter ». Près de sept cent mille des nôtres viennent de recevoir leur ordre de mission. Qui est l’homme qui t’accompagne ? — Il appartient à la sécurité de la Maison-Blanche. — Alors, tue-le. Tu n’es jamais venue ici et tu aurais mieux fait de t’y rendre seule. — Je vais m’en occuper. Qu’est-ce qui va se passer au juste ? Staba lança un regard suspicieux vers Masha. — Nous allons nous servir des infrastructures de cette planète. Utiliser ses ressources et ses points forts, c’est le mieux pour nuire à quelqu’un, non ? — Tu as autre chose à me dire ? — Reste ou rentre chez nous. Ton rôle ici est terminé. Mais je te garantis qu’il ne fera pas bon traîner sur cette Terre d’ici peu. Masha se leva. Elle défroissa sa jupe et sortit sans un mot. Staba éteignit son portable, en retira le disque dur et s’appliqua à le réduire en miettes à l’aide de la crosse de son automatique. Elle s’empara ensuite d’un bidon d’essence et le répandit sur les boiseries de la pièce, le plancher, ainsi que l’escalier. Elle craqua alors une allumette, recula jusqu’à la porte et lâcha la brindille enflammée sur le sol. Une langue bleue ondula à toute vitesse au ras du parquet, puis monta sur les murs dans un ronflement de tuyère. Staba demeura un instant sans un geste, l’esprit perdu dans la contemplation de ce spectacle de destruction. Lorsqu’elle quitta la demeure, elle découvrit le corps sans vie du chauffeur de Masha. La voiture avait disparu. Elle prit l’homme par les pieds et l’amena dans la maison, au plus près des flammes, qui rugissaient. Elle ressortit en hâte et débâcha sa Jeep. Dans la boîte à gants, elle trouva un coffret, l’ouvrit, choisit une puce d’Implant et la logea dans un réceptacle cousu dans le dos de sa veste. Elle vérifia enfin que la cabine arrière était convenablement rangée, recensa pour la centième fois le nombre d’armes qui se trouvaient cachées sous le plancher, s’installa derrière le volant et prit la direction du sud-ouest. 14 Le voyage ne dura qu’une poignée de secondes. Acil, Gail et Kinuyo n’eurent pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Mélite et Yurgan, pour avoir déjà emprunté l’Aratta, observèrent la bulle avec plus d’attention que la première fois. Le transfert se déroula dans un silence presque parfait où seules les respirations donnaient un semblant d’épaisseur à l’air ambiant. Le sas se rouvrit devant eux. Ilis leur fit signe d’avancer dans une sorte de grotte. Lorsque Mélite se retourna pour tendre la main à Yurgan, elle ne le vit pas. L’Aratta s’était refermée. Il ne restait qu’une paroi rocheuse à sa place. En avançant, Acil fit s’entrechoquer des morceaux de bambou accrochés au plafond par des ficelles. Les tiges creuses tintèrent affreusement fort dans ce lieu étouffé et, bientôt, une silhouette épaisse s’encadra dans l’ouverture. — Qui va là ? fit une voix rauque où chantait un accent irlandais à couper au couteau. Je vous préviens, nous sommes armés et très cons ! Acil ne put réprimer un sourire, malgré l’appréhension qui lui serrait encore les tripes. — Tu serais mort à l’heure qu’il est, si nous n’étions pas uniquement armés d’intentions amicales. — Acil ? s’écria Stuart. C’est toi, mon vieux ? Acil entra dans la lumière, offrant ainsi son visage au regard du prêtre. — Ma barbe n’a pas dû blanchir tant que ça en quelques semaines. — Mais c’est notre griot ! s’exclama Stuart en soulevant Acil dans ses bras. Tu étais parti où, espèce de lâcheur ? Il le reposa et manifesta la même joie débordante avec Kinuyo. — Vous passiez dans le coin ? demanda-t-il enfin. Parce que, si vous comptez rester, ça va nous faire deux bouches de plus à nourrir. Et c’est important, l’intendance. — Quatre, rectifia Acil. Nous sommes quatre. Et nous aurions dû être six en tout, mais… L’arrivée de Tara interrompit Acil. Elle était essoufflée. Elle venait de sprinter sur une centaine de mètres en entendant des voix. — Est-ce que…, lança-t-elle sans achever sa phrase. Stuart se tourna vers elle. — Non, ma grande. Franklin n’est pas du voyage. Désolé. Le visage de Tara se figea un instant, puis il s’éclaira de nouveau lorsqu’elle prit conscience de la présence de ses amis. — Kinuyo, Acil ! dit-elle en les enlaçant tour à tour. On croyait ne pas vous revoir. — Vous disiez quatre, reprit Stuart. Où sont-ils, dans ce cas ? — À l’intérieur, désigna Acil d’un coup de menton. Elles n’ont pas osé sortir, je pense. — Allons voir ça. La population de cette planète double toutes les quarante-huit heures. Et quand la démographie galope, les réserves s’amenuisent. N’importe quel habitant des bidonvilles vous apprendrait ça ! Stuart disparut dans la pénombre de la grotte, laissant Acil, Kinuyo et Tara à leurs retrouvailles. Il découvrit tout d’abord Gail, qui s’était immobilisée à deux pas de la sortie. Il la reconnut aussitôt. Gail l’observa d’un œil vague. Son regard traversait le corps pourtant épais de Stuart. — Venez par ici, madame Strinker. On va s’occuper de vous. Stuart tendit une main vers la lumière et s’intéressa à Mélite. La jeune femme s’était réfugiée dans un recoin de la roche, où elle cherchait encore ce qu’il avait pu advenir de Yurgan. Stuart s’approcha lentement d’elle. Il sentait sans la comprendre la peur qui la paralysait. — Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-il à Gail. La mère de Milos eut un haussement d’épaules. — Mélite, je crois. Mais elle n’est pas d’ici. C’est mon fils qui pourrait vous dire… Stuart avança encore d’un pas, puis il s’accroupit pour se mettre au même niveau que son interlocutrice. — Mélite ? murmura-t-il. Mélite ! Je m’appelle Stuart et vous êtes ici chez vous. Rassurez-vous. Il avança une main et toucha le bras de la jeune femme, qui se raidit d’un coup. — Tout va bien, Mélite. Tout va bien, je vous assure… Mais Mélite réagit à l’inverse des espoirs de Stuart. Elle se redressa et se jeta d’un bond vers la paroi où coulait la source. Elle poussa un hurlement déchirant qui fit rebrousser chemin à Stuart. Il savait par expérience qu’il fallait attendre la fin naturelle de ce genre de crise d’affolement. Il se releva et accompagna Gail vers l’extérieur. — Qui est-elle ? demanda-t-il à Kinuyo. Qui est cette jeune femme ? — Difficile à dire de façon précise. On n’a pu communiquer que par gestes pour le moment. Elle vient d’ailleurs, ça, c’est certain. Mais d’où exactement ? Je ne saurais te dire. — Les humains de l’extérieur, commenta Stuart. Vous ne paraissez pas être très au courant, vous deux, mais nous, depuis quelque temps, on nage dans le paranormal comme des poissons dans l’eau. — C’est-à-dire ? demanda Acil. — Oh ! C’est beaucoup trop long à vous expliquer comme ça. Et nous avons du travail, ici ! Il n’y a pas de supermarché. Alors, arbeit ! Je vous laisse aux bons soins de Tara. À plus tard. Et n’oubliez pas de sortir la donzelle de la grotte, elle va prendre froid là-dedans. Stuart les quitta sans plus d’explications et passa par-dessus la palissade. Acil se tourna alors vers Tara, les yeux pleins d’incompréhension. — Il a laissé une partie de sa cervelle quelque part ? — On peut dire les choses comme ça. Oui, et non à la fois. Mais je le rejoins sur un point : nous avons beaucoup trop de choses à vous apprendre pour le faire en peu de temps, alors venez. On va s’installer confortablement et vous allez commencer par écouter. Ensuite, vous poserez vos questions. Tara tourna le dos à ses hôtes et se dirigea vers le bivouac. — Minute ! intervint Kinuyo. Une question pour commencer, une seule. Tara s’arrêta et fit volte-face. — D’accord pour une. — On est où, ici ? — Tu veux la réponse courte ou la longue ? — Va pour la courte. — Vous venez d’arriver sur une Terre où notre espèce ne s’est pas développée comme sur la nôtre. Ici, nous sommes les seuls êtres humains. Et livrés à des prédateurs qui sévissaient chez nous jusqu’à il y a moins de mille ans. Un vent léger attisait les flammes. De minuscules étincelles partaient vers le ciel où elles mouraient en quelques secondes. La voûte céleste commençait à s’illuminer et l’air embaumait du parfum des cèdres voisins. Tara, Acil, Kinuyo et Stuart discutaient encore de leurs récentes aventures, ou mésaventures. Des heures de palabres passionnées n’avaient pas réussi à combler l’intérêt des nouveaux arrivants. — Et pour Mélite, on fait quoi ? questionna Tara. On ne peut pas la laisser passer la nuit là-dedans, quand même. — L’odeur de la viande grillée la fera venir, c’est certain, assura Stuart, en fin connaisseur du sujet. Rien ne sert de courir. Ni de la brusquer. — Puisqu’on en parle, côté viande, elle arrive quand ? — Maintenant, lâcha Irina dans leur dos. Et fraîchement abattue. Elle déposa sur le sol le cadavre d’un faon qu’elle venait de dépecer. — Elle risque d’être un peu coriace, commenta Stuart. Mais avec les herbes que j’ai ramassées pendant que vous bavassiez tout l’après-midi, vous allez m’en dire des nouvelles ! Irina se laissa tomber à une place restée libre. Elle avait du sang encore frais jusqu’aux coudes. — Ainsi, vous êtes Acil et Kinuyo, n’est-ce pas ? — En effet, répondit Acil. Nous nous sommes manqués de peu, paraît-il. — Finalement, vous n’avez rien raté. La petite balade dans l’Aratta nous a tous secoués. Et, personnellement, je me serais passée de décrucifier notre prêtre. — Bon, lâcha Stuart, qui ne tenait pas à ce que la conversation vire de nouveau sur le sujet. Je m’occupe de la bidoche, histoire de faire sortir la demoiselle de son trou. Il fit glisser d’un fourreau un long couteau à viande, qu’il maniait avec une belle dextérité. — Tu as été boucher, aussi, dans ton bidonville ? le questionna Kinuyo. — Pas que je sache, non, rétorqua-t-il l’air de rien. Mais cette vie m’a appris bien des choses. Et pas des plus ragoûtantes. — Comme ? — Laissons ça pour un autre jour. Tu en as déjà bien assez entendu. — En effet, acquiesça Acil. Nous en avons pour des décennies à digérer une telle somme d’informations, si tout ce que vous nous avez raconté est vrai. — Tu en doutes ? attaqua Tara. — Admets que c’est difficile à croire, même si Bout de chou avait pu nous préparer à l’impensable. — Je te le concède, mais tu t’y feras. D’autant plus lorsque Franklin, ou Ilis, reviendra. Un vrai voyage dans l’Aratta fait tomber les doutes de n’importe quel sceptique. — Surtout que cette foutue matière t’amène précisément vers les réponses à tes questions les plus profondes, ajouta Stuart entre ses dents. — C’est vrai, accepta Kinuyo. Je ne l’avais pas envisagé ainsi. — Tu n’as pourtant pas le choix. — Je comprends pour Irina, pour toi, Stuart, même pour Milos. Mais pour toi, Tara ? Et pour Franklin. Quelles réponses vous ont été offertes ? J’avoue que ça m’échappe. Une terre vierge… — Tu n’es pas très romantique, ma grande, persifla Stuart. Ou alors le romantisme nippon est un peu plus pornographique que ça. Kinuyo haussa les épaules. — Non, ce que je veux dire, c’est… — La réponse était au fond de notre cœur, la coupa Tara. C’était ça, je crois. — Et la question ? — Tu es indécrottable, Kinuyo, gronda Stuart. — Comment vivre à jamais le bonheur d’être deux, proposa Acil. C’était ça la question ? Je me trompe ? — Non, tu as posé le doigt là où ça fait mal. — Allons, allons, Tara, fit Stuart sur un ton radouci. Il reviendra, ton Roméo. — Et pourquoi on n’irait pas le chercher nous-mêmes ? suggéra Kinuyo. Après tout, puisqu’on est arrivés là, il n’y a qu’à repartir. Elle regarda Stuart et Tara tour à tour. — Tu ne le leur as pas dit ? demanda le prêtre tout bas. Tara secoua la tête négativement. — Quoi ? Il y a un problème ? — Pas exactement, non, commença Stuart. Je dirais plutôt un détail agaçant. J’ai bien l’impression que Tara vous a gardé le meilleur pour la fin. — C’est… ? — Que nous sommes totalement coincés ici. — Comment ça, coincés ? — Ilis avait un cristal. Et elle en avait un autre, qu’elle a confié aux bons soins de Franklin. Or, ce monsieur étant parti avec, nous n’avons aucun moyen de quitter cet endroit pour une Terre, disons, plus hospitalière. Pas de cristal, pas de voyage dans l’Aratta, c’est aussi simplement exaspérant que ça. Acil en lâcha le morceau de viande qu’il tenait dans sa main. — Tu veux dire qu’il n’y a aucun moyen de partir d’ici ? — Absolument aucun. Il nous faut attendre le retour de Franklin, ou celui d’Ilis. Et je gage que si elle est passée aussi près de nous pour vous déposer, c’est qu’elle a d’autres chats à fouetter que de nous rapatrier sur Terre. — Mais, c’est la Terre, dit Irina, qui avait jusque-là gardé le silence tout en essuyant au maximum le sang qui lui collait aux mains. C’est la Terre, que ce soit la nôtre ou pas. Maintenant, nous sommes chez nous. Je ne vois pas ce que nous irions faire sur notre monde. En tout cas, moi, je reste. Il y a ici quelque chose de plus que je n’ai jamais ressenti ailleurs. Et puis… — Et puis quoi ? l’encouragea Stuart — Nous, Lukingias, sommes habitués à l’idée que d’autres Terres existent. C’est peut-être pour ça que je m’y fais plus vite que vous. — Vous saviez que les représentants d’autres humanités se baladaient chez nous ? demanda Acil. Irina grimaça avant de répondre. Parler de son ordre revenait à le trahir. — Nous le soupçonnions, admit-elle. Nous avons toujours été à la recherche des signes du retour d’Ethen Ur Aratta. Alors, nous avons fouillé le monde, dans toutes les directions. — Des noms ? la relança Acil. — Quelle importance ? Ces gens ont parfois fait progresser l’humanité, d’autres s’y sont opposés. — Allez ! insista Acil. Rien qu’un… — Albert Einstein. Vous êtes content ? Irina se leva sans attendre de commentaires et partit vers la grotte. Acil l’observa, puis reporta son regard sur Stuart. — Je suis sûr que c’est des craques ! s’exclama-t-il enfin. — Quoi ? Einstein ? — Oui. Elle a dit ça pour nous en mettre plein la vue. C’est tout. — Ça ne serait pas dans le genre d’Irina. C’est une fille remarquable, crois-moi. Je commence à la connaître. — Pourquoi Einstein n’appartiendrait-il pas à notre humanité ? — Trop intelligent, peut-être, glissa Tara. Acil haussa les épaules. — Mais qu’est-ce que ça peut te foutre ? lui demanda Stuart. C’est de l’orgueil mal placé, ton histoire. On s’en bat les noix qu’Einstein soit de chez nous ou pas. L’essentiel, c’est qu’il ait existé, non ? — D’autant plus que je ne suis pas certaine que tous ses travaux aient servi à faire progresser l’humanité. Va savoir si c’était un bien ou un mal. — Elle aurait dit Hitler, ça m’aurait plu, rétorqua Acil. — Pourquoi ? — Parce que je n’ai jamais pu encaisser le fait que j’appartenais à la même espèce que lui. — Bah, il faudra lui poser la question. Mais je crains que nous ayons autant de salopards que les autres. — Elle est spéciale, cette Irina, dit Acil. Vous ne trouvez pas ? — On ne l’a pas bien connue avant, répondit Tara. Mais depuis qu’elle est arrivée ici, elle passe ses journées seule, à chasser et à faire je ne sais trop quoi d’autre. — Je lui ai posé la question une fois, ajouta Stuart. Je lui ai demandé ce qu’elle cherchait à longueur de temps. Il faut dire que le coin regorge de dangers. — Et ? — Elle m’a parlé d’une voix qui l’appelait. — Une voix… Comment ça une voix ? — Je ne sais pas, elle n’en a pas dit plus. — Remarque, railla Acil, les voix, ça te connaît. — Moque-toi autant que tu veux, rétorqua Stuart. Mais Irina est une fille qui a la tête sur les épaules. Alors, quand elle dit qu’une voix l’appelle, moi, je l’écoute. — Une voix sur une Terre sans habitants ? — Je sais, ça paraît fou, mais c’est ainsi. D’ailleurs… Stuart n’acheva pas sa phrase. Irina revenait vers eux. Elle tenait Mélite par la main et l’accompagnait lentement vers le feu. 15 F ranklin, le torse couvert de tatouages, achevait de régler le cadre de son prochain bulletin. Par manque de temps, et aussi par prudence, il avait préféré rester dans les bureaux de Virgile Macare, au cœur de Manhattan. De temps à autre, il jetait un œil vers l’écran de l’ordinateur. Pour le moment, un peu plus de vingt mille connexions s’étaient déjà établies sur son site. Vingt mille personnes qui attendaient le retour de Nemo. Il était loin de ses records d’audience. Mais il n’avait pas été oublié par ses fidèles. Vingt mille, c’était beaucoup plus qu’il ne lui en fallait. Cette fois, personne ne le secondait. Aussi ronchonnait-il régulièrement contre sa solitude et son manque de dextérité pour tout ce qui touchait à la technologie. Il pestait contre lui-même et souriait de sa propre inaptitude. À l’autre bout du bureau, Virgile Macare travaillait à la préparation du plan de Franklin. La tâche était grande et peu orthodoxe pour un juriste, mais Virgile était méthodique. Et finalement, affréter un cargo, le remplir de vivres, d’armes de tous calibres et louer les services d’un personnel peu regardant, ça n’était pas si compliqué. Surtout avec des moyens qui n’avaient pour ainsi dire pas de limites. Entre deux coups de téléphone, il observait d’un regard curieux la transformation de son vieil ami en ce personnage hystérique et très controversé. Souvent, il secouait la tête et Franklin ne savait s’il devait lire dans ce geste du dépit, de la réprobation, ou tout simplement de l’ironie. Puis il retournait à ses occupations, sans rien dire. Lorsqu’il fut satisfait du cadre de la caméra, qui le découperait sur fond de gratte-ciel, Franklin s’éclipsa dans le cabinet de toilette pour parfaire son travestissement. Ne pas être identifiable ne lui importait plus. En revanche, il était nécessaire que les internautes reconnaissent Nemo immédiatement, sans aucun doute possible. Il consacra donc un quart d’heure à peaufiner son maquillage réactif et ressortit enthousiaste. Il était temps d’entrer dans sa seconde peau. — J’ai le trac ! lança-t-il à Virgile. Si Irina était là, je lui ferais un petit caprice de star. Elle adorait ça ! Mais avec toi, évidemment… Franklin ne termina pas. Virgile, qui s’était levé pour détailler l’énergumène, avait tourné les talons aussitôt. — Ben quoi ? se lamenta Franklin. Je ne suis pas magnifique ? Il considéra son reflet dans une des baies vitrées du bureau, envoya un sourire vers la pâle image, puis partit s’asseoir face à la caméra. L’heure du rendez-vous, annoncée depuis quarante-huit heures sur le site, approchait. Ce n’était plus qu’une question de minutes. Franklin brailla quelques vocalises. Pas question d’avoir une panne au moment décisif. Il massacra un God Save the King bien sonné, se gargarisa sur un standard de Robbie Williams et acheva de se chauffer la voix par un kirie eleison tonitruant. Puis il se concentra sur ce qu’il avait à dire. Cette fois, il allait travailler sans filet. En l’absence d’Irina et d’un prompteur, il devrait avancer à vue. Sur l’écran, le décompte indiquait trente secondes. Franklin installa une chaise pivotante sur la marque qu’il avait faite au sol, s’y installa et attendit le signal. 5, 4, 3, 2, 1… — Salut la Terre et les Terreux ! » Vous écoutez crassement mon 445 ebulletin d’informations. Bienvenue sur www.nemo-onthenet.com. Le seul rendez-vous médiatique qui vous fait vous sentir mieux après qu’avant. » Humm ! C’est bon de revenir chez soi. J’avais oublié. C’est fou ce que ça pue ici ! Une bonne dose de monoxyde de carbone bien azoté, y a que ça de vrai ! Ça vous ravigote les papilles comme un rien. Ça vous tue à petit feu, mais ça a l’immense avantage de sentir la maison. C’est pas vrai, ça ? » Combien êtes-vous ? Je lis vingt mille et des cacahuètes ! Bah ! putain, y faut pas s’absenter une quinzaine avec vous ! Ça zappe à tous crins chez les cérébrés du virtuel ! Loin des yeux, loin du cœur. Et la trogne en berne ! » Notez que je ne vous en veux pas. Après le coup que je vous ai fait la dernière fois, je comprends qu’il y ait eu des désistements. Mais haut les cœurs ! Et attention aux hélices. » Ça fait un bail, les nains ! Vous m’avez pas manqué, mais je vous aime quand même. Nemo is back !C’est le grand retour du trublion du Net. » Trublion mon cul, oui ! Dire qu’on m’appelle comme ça parce que je suis le seul à dire tout haut ce que les crapules n’osent même pas penser tout bas. Faut une cervelle pour penser. C’est le minimum requis. » Et encore, même avec ça, il y en a des tonnes qui n’y arrivent pas. » Et pourquoi qu’il revient, le Nemo ? » Eh bien, mes chers concitoyens, voyez-vous, la nuit dernière, j’ai fait un rêve ! » J’ai fait un rêve qu’un jour les hommes… » Mais qu’est-ce que je raconte ? Si je commence à rabâcher ce genre de conneries idéalistes, je vais pas tarder à me prendre une balle. Et la CIA niera toute implication dans ce crime odieux. » Mes cailles, je me lève et je vous demande d’en faire autant. » Je me lève pour faire respecter une minute de silence à la mémoire de tous les agents de la CIA, de la DGSE et du Mossad morts de vieillesse, dans le lit infâme de leurs misérables existences. » Paix à leurs nobles âmes ! » Et maintenant, on fait péter les boutanches, parce qu’il y a du neuf ! » Nemo est grand. Nemo est bon. Et Nemo vous donne rendez-vous en chair et en os. Ça, c’est pour les plus aventuriers d’entre vous. Allez, mes cailles ! On va pas se la raconter. Je sais que depuis toutes ces années, je me suis fait un paquet de bons amis. Et aujourd’hui, j’ai besoin de vous tous. Le plus possible. Mais attention, c’est valable pour un billet aller seulement. Cœurs sensibles s’abstenir. J’accepte autant les couillus que les airbaguées. Les forts en gueule, les salopards, les mange-graines et les crève-la-faim, tout le monde peut venir. Désolé pour les tiers-mondistes, mais il a bien fallu que je trouve un rafiot potable et le premier venu a été le bon. » New York ! New York ! » On va se payer un petit voyage, mes agneaux ! Un aller simple pour commencer. Pas de place pour les chouineurs et les casse-couilles. Je veux des durs, des costauds, des tatoués, des sans famille et des sérieux ! Je veux de la greluche, des compétentes, des grosses, des moches et des gravures de mode ! Je vous veux, toutes et tous. Tous ceux qui sont capables de larguer les amarres comme ça, sur un coup de tête et pour l’éternité si nécessaire. » Pour les moins crevards d’entre vous, les plus accomplis du bulbe, vous aurez compris qu’entre nous, ce sera à la vie, à la mort. Et la mort, c’est long ! » Alors, réfléchissez bien avant de vous décider. Vous avez deux jours. » Pour ceux qui n’ont de toute façon aucune envie de dire non, commencez à vous rapprocher de New York. La grande colonie de vacances partira d’ici quoi qu’il arrive ! » Pour les autres, faites vite. Et attention ! Pas de baltringues dans l’équipage de Nemo. » Y a belle lurette qu’on aurait dû commencer la chasse aux connards. » Alors, pas de ça chez moi. » On est partis pour jouer aux flibustiers, les filles ! Ni Dieu ni maître et la sauvegarde de la planète pour seul credo . C’est bien clair pour tous ? » Alors, rendez-vous dans deux jours, même endroit, même heure. Je vous dirai où aura lieu cette rencontre du troisième type entre némonautes. Et on va s’en payer une bonne tranche ! » Avant que j’oublie, la question du jour : » Imaginez que vous ayez l’occasion de vivre sur une Terre vierge de toute salissure, en clair, une Terre où l’ homo sapiens n’aurait pas mis la patte. » Imaginez donc ça. Et demandez-vous ce que vous y feriez, comment y vivre sans que tout recommence comme ici. » Allez-y, les intellos. Faites-moi phosphorer votre matière grise. Et dans le bon sens, pour une fois. » Comme d’habitude, je n’ai qu’un seul regret, c’est que l’humanité ne soit toujours pas en voie d’extinction. Mais je le répète, tout ça finira mal ! Et, à présent, j’ai la preuve de ce que j’avance ! » Salut, les bouffeurs d’illusions. Vous avez cautérisé votre conscience en regardant Nemo on the Net. Ça pourra aller jusqu’à la prochaine fois ? » D’ici là, que les militants militent, les mourants s’appliquent, et les obèses éclatent. » Quant à votre serviteur, il tirera la chasse ! » Tchao ! Franklin déconnecta la liaison. Il était en nage. Il se sentait épuisé, pourtant, la connexion n’avait pas duré trois minutes. Il s’épongea le front et découvrit alors Virgile. L’avoué restait littéralement bouche bée, médusé par l’énergie déployée par Franklin quelques instants plus tôt. — Ça te la coupe, mon vieux, on dirait, lui lança Franklin d’un air satisfait. Ça te rappelle tes vingt ans, quand tu usais les bancs de la fac avec des idées morales plein la tête. Ça… — J’ai jamais eu vingt ans, le coupa Virgile, du rire plein les yeux. Mais tu ne peux pas comprendre. — Si, si. Moi aussi, j’ai été adulte, un jour. Mais il y a longtemps. 16 A cil sortit de la bulle le premier, aussitôt imité par Kinuyo, puis par Gail, qui suivait le mouvement sans trop se poser de questions. Mélite hésita. Elle tenait fermement la main de Yurgan et restait immobile, dans l’attente d’une impulsion de son compagnon. Elle lança un regard vers Ilis, qui lui fit signe d’avancer. Elle sentit une main qui la poussait doucement dans le dos et se laissa faire. Yurgan allait la suivre, mais Ilis l’en empêcha. Dès que Mélite fut sortie de l’Aratta, le sas se referma. Yurgan sentit un nouveau mouvement de son environnement et se tourna vers la jeune femme, paniqué. L’ouverture venait de disparaître entièrement, les isolant du reste des mondes. — Que fais-tu ? — Je veux rencontrer ton père, le vice-consul. — Pourquoi ? — Ces questions m’appartiennent. — Non, opposa Yurgan. Je veux retourner auprès de Mélite. — Tu la retrouveras quand nous aurons vu ton père. — Alors, explique-moi. Je prends des risques en retournant dans ma cité. J’ai participé au saccage d’un centre d’élevage et, j’ai beau être le fils du vice-consul, les lois sont les mêmes pour tous. — J’ai lu dans ton esprit une partie des réponses que j’attends. Et je dois retrouver quelqu’un qui vit emprisonné sur ta planète. — Qui ? — Ilié. — Tu ne pourras pas voir Ilié. Personne ne le peut. — Pourtant, je dois le faire. Yurgan hésita, mais il sentait une telle détermination chez Ilis qu’il jugea préférable de ne pas s’opposer à sa volonté. Et puis, il avait vu ce dont elle était capable. — Alors, conduis-moi jusqu’à la Cité. Ilis alla s’asseoir au pied d’une paroi et concentra sa pensée sur la salle où elle avait subi une attaque quelque temps auparavant. La bulle se déforma légèrement, puis s’immobilisa. Le sas s’ouvrit sur la pièce aux mosaïques. Mais à la différence de sa première incursion, elle se trouvait à présent occupée par un imposant comité d’accueil. Se tenait là une trentaine d’hommes casqués, armés comme pour une bataille. Une salve de tirs s’écrasa sur la pellicule d’eau qui fermait encore l’Aratta. Par réflexe, Yurgan protégea son visage de ses mains, mais les projectiles furent absorbés sans que la bulle subisse la moindre altération. Ilis resta assise sans bouger. — Ne crains rien, Yurgan. Ici, personne ne peut nous atteindre. Une nouvelle agression connut le même sort, puis une troisième, une quatrième. Après quoi le tir cessa, faute de résultat probant. Le jeune homme se laissa convaincre et se détendit. Il vint s’asseoir près d’Ilis. — Rien ne passera dans ce sens. En revanche, nous pouvons leur parler. Alors, vas-y ! Yurgan chercha du regard un gradé dans l’assemblée de soldats. Lorsqu’il le trouva, il se racla la gorge et essaya de parler, mais aucun son ne sortit. — Détends-toi, lui dit doucement Ilis. Si tout se passe bien, tu n’auras pas à quitter l’Aratta. Fais appeler ton père, ensuite, je te le promets, tu retrouveras la compagnie de Mélite. Yurgan lança un regard empli de doutes vers Ilis. — Tu ne m’intéresses que par ta filiation. — Mélite est tout pour moi. — Je le sais, alors fais venir ton père. Yurgan réfléchit un instant, pesa le pour et le contre de sa situation, puis trancha. Il n’avait pas vraiment d’autre solution. Jouer le jeu d’Ilis était la seule voie. Ilis comprit que le jeune homme allait parler. Elle posa une main sur la membrane d’eau. — Je m’appelle Yurgan Ilopan, du dôme supérieur. Je suis le fils du vice-consul et je demande à voir mon père. — Parfait, apprécia Ilis. Tu vois, ça n’était pas compliqué. Dans la salle, il n’y eut tout d’abord aucune réaction. Puis un homme s’approcha d’un autre et lui glissa quelques mots à l’oreille. Le second homme acquiesça d’un signe de tête et partit en courant vers le fond de la salle, où il disparut. — Ça va prendre longtemps ? interrogea Ilis. Où se trouve cet endroit par rapport au dôme où vit ton père ? — C’est en dehors de la Cité. Il a été partiellement rasé il y a bien longtemps. Ne reste intacte que cette salle. — Les tiens n’ont pas pu détruire complètement leur passé. — Sans doute. Ilis grimaça. Les humains n’avaient guère changé. Leurs réactions étaient souvent prévisibles. Savoir cela était un atout dont elle devrait se servir pour ses propres fins. Elle allait recommencer à questionner Yurgan quand elle sentit une vague d’angoisse la submerger. Cela provenait du fond de son ventre, précisément de son utérus. Elle adressa des ondes positives aux deux fœtus qui s’épanouissaient en elle et conserva le silence quelques instants. Il lui fallait attentivement étudier la vie étrangère qui grandissait au creux de son corps. Sa mémoire antédiluvienne ne lui servait à rien. Jamais Ethen Ur Aratta n’avait eu conscience d’elle-même avant que les eaux de son corps ne rejoignent les eaux du monde. Pour Ilis, et pour la somme de ses réincarnations, c’était donc une première. Elle assistait mentalement de l’intérieur à l’éveil de deux consciences, de deux individualités distinctes. C’était prodigieux et affolant en même temps. Elle devait par nécessité découvrir comment faire taire les émissions de pensées chaotiques qui montaient de son appareil génital. Sa sécurité était à ce prix. Que les fœtus viennent à se manifester dans un moment où elle aurait besoin de toute sa vigilance, et c’en serait fait des capacités exceptionnelles qui faisaient d’elle une femme au-dessus du lot. Mais elle eut beau tenter de calmer les fœtus, rien n’y fit. Elle dut attendre que les émissions s’apaisent d’elles-mêmes. Comme, par réflexe, elle enveloppait son bas-ventre de ses mains ouvertes, Yurgan s’en inquiéta. — Que se passe-t-il ? Ilis fit un effort pour paraître sereine. — Rien, rétorqua-t-elle. Que sais-tu d’Ilié ? — Pas grand-chose, commença Yurgan. Ilié a été un personnage très important dans notre histoire. — Tu mens, Yurgan. Tu mens bien, mais tu as affaire à beaucoup plus fort que toi. Veux-tu que je cesse de te questionner et que j’aille puiser à la source de ta mémoire, comme la première fois ? Yurgan déglutit avec difficulté. Il se souvenait de sa rencontre avec Ilis et de l’intrusion de l’esprit de la jeune femme dans le sien. Il avait détesté cette sensation et ne tenait pas à ce qu’elle se reproduise. — Ilié est un immortel, précisa-t-il alors. — Erreur, le corrigea Ilis. Ilié est un Éternel, pas un immortel. — Bah, hasarda Yurgan. Je ne vois pas trop la différence… — Elle est pourtant de taille, et je suis bien placée pour en parler. Où se trouve-t-il ? — Dans un sarcophage blindé creusé dans le flanc d’une montagne. Mais où précisément… je l’ignore. — Ton père le sait. — Peut-être. Il faudra le lui demander. — C’est bien ce que je compte faire, figure-toi. — Pourquoi veux-tu rencontrer Ilié ? — Pour lui poser une question. Yurgan jeta à Ilis un regard d’incompréhension. — Je sais, dit aussitôt la jeune femme. Ça peut paraître dément, mais c’est pourtant capital. — Alors, raconte-moi. Nous avons le temps avant que mon père rapplique. Il n’est peut-être même pas à l’intérieur de la Cité. Ilis sembla hésiter, puis elle décida que Yurgan méritait de connaître la véritable histoire de l’humanité à laquelle il appartenait. — Cela remonte à un passé perdu, sorti de la mémoire des hommes. Enfin, de la plupart. Nous avons… Ilis chercha ses mots. Elle ne pouvait pas tout dire, d’autant moins qu’il lui manquait encore des bribes dans le fil de ses souvenirs. — Il y a en même temps plusieurs humanités, sur plusieurs Terres, coexistant dans sept Univers parallèles. Voilà ce que tu dois accepter si tu veux connaître et comprendre la suite. Yurgan écarquilla des yeux ronds. La phrase que venait de lâcher Ilis était un peu trop abrupte. — Je continue ? Le jeune homme acquiesça d’un mouvement de tête plus lent qu’il ne l’aurait voulu. — Je ne peux pas te dire la genèse de cette histoire, mais sache que sept chances ont été offertes à une humanité primordiale de s’épanouir. Sept chances de réussir le pari presque impossible de la pérennité pour notre espèce, de son éveil… — Qui… Qui était cette humanité première ? articula Yurgan avec difficulté. — Je l’ignore. Nous l’ignorons tous. — Nous ? Qui nous ? — Nous, les éternels ! asséna Ilis avec force. Tu ne l’avais pas encore compris. Tu me prenais pour une bête de foire, mais tu ne t’étais pas encore demandé qui je pouvais bien être. — Explique. — Dans chacune de ces humanités, la tâche a été confiée à un seul de revenir d’entre les morts. Je suis l’un de ceux-là, ou l’une, même si le genre auquel mon corps appartient ne concerne pas mon esprit. Et depuis des dizaines de milliers d’années, la mort m’étant refusée, je reviens à la vie, de réincarnation en réincarnation. — Alors, tu devrais être le chef de ton monde dans ce cas. — Je devrais sans doute. Mais il n’y a pas continuité de toutes ces existences. Par un phénomène que j’ignore encore, quatre identités distinctes stratifient ma mémoire. Et… Ilis s’arrêta. Elle se perdait en détails qui n’intéressaient pas Yurgan directement. — Ilié est mon alter ego sur ta Terre. Tu comprends maintenant à quel point il est important ? — Je ne connaissais pas son parcours. — Comme la plupart des tiens, mais ton père, lui, est forcément au courant. Sinon, cette salle ne serait pas gardée de jour comme de nuit. Je suis déjà venue ici il y a quelque temps. Eh bien, on m’attendait. Et les soldats que tu vois ici ont bien failli m’avoir. — Pourquoi ? — C’est ce que je voudrais savoir. Il y a six mille ans selon le calendrier de ma Terre que je ne suis pas venue ici. C’est long, six mille ans. Il a dû se passer des événements… Ilié a dû mal tourner pour se retrouver entravé et mutilé comme je l’ai lu dans ta mémoire. Sais-tu qu’avant cette très ancienne époque, je suis venue ici pour fonder une civilisation de partage basée sur l’entraide des Staulms et des tiens ? — C’est impossible, opposa Yurgan. Les Staulms sont des animaux. Comme ces espèces de singes qui vivaient avant que notre écosystème ne se dégrade. — Faux ! Les Staulms sont nos frères presque siamois. Ils sont une race de notre espèce. Mais vous les avez réduits en esclavage. Vous les avez dépecés, congelés, mis sous vide pour vous en remplir le ventre. — Je n’y suis pour rien, se plaignit Yurgan. — Tu cautionnes ton système. Ne seras-tu pas vice-consul à la mort de ton père ? Ou plutôt, n’aurais-tu pas dû être vice-consul, si tu étais resté bien sagement chez toi au lieu de t’amouracher de Mélite ? Yurgan baissa la tête. — Si, dit-il tout bas. — Les choses peuvent changer, Yurgan. Rien n’est immuable, comme tes aînés ont voulu te le faire croire. Le système des castes peut tomber. Regarde-moi. Tu es admiratif de ce que je représente, et pourtant, suis-je à la place que tu me destinais tout à l’heure ? — Ce n’est pas si simple. — Il faut au moins décider de bouger les choses, sinon, on les répète fatalement. — Je ne pourrais plus changer grand-chose, à présent. Je suis un paria ! — Ne crois pas ça, Yurgan. Tu ne peux pas voir l’avenir, moi non plus. Mais il ne faut jamais lâcher prise. Pas avant que la mort te prenne. Non, pas avant. Un brusque mouvement se fit dans la salle. Les soldats postés en embuscade se retiraient les uns après les autres dans un ordre impeccable. Lorsque le dos du dernier eut disparu dans un angle fermé, un nouveau personnage se profila depuis le fond de la pièce. Il venait sans arme, vêtu de couleurs vives, qui variaient en fonction de la lumière. — C’est mon père, murmura Yurgan. Tran Ilopan. Le vice-consul en personne. Avec tout son tralala. L’homme avait une démarche très assurée. Il fixait du regard l’image un peu terne d’Ilis et de son fils qui flottaient à un mètre au-dessus du sol. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas, il ralentit et s’immobilisa à portée de main de la bulle. — Je suis le père de cette Cité, dit-il sur un ton affable. Et je suis venu aussi vite que ma fonction me le permet pour répondre à votre appel. Tout en disant cela, il ne cessa de fixer Ilis dans les yeux. Ce n’est qu’en achevant sa présentation qu’il tourna la tête vers Yurgan. — Tout va bien, mon fils ? — Ça va, père. Je crois que je me suis mis dans de sales draps… — Tu manies l’euphémisme avec brio, mon fils, se contenta de répondre le vice-consul. Mais je ne pense pas que cette personne qui t’accompagne soit venue parler des sanctions que tu encours. Non, son irruption dans cet endroit interdit doit avoir une tout autre cause. Me présenterais-tu ? — Ilis Stark, répondit Ilis elle-même en se levant. Nous rejoindrez-vous, vice-consul, si je vous invite à pénétrer dans l’Aratta ? Tran Ilopan eut une demi-seconde d’hésitation, puis il acquiesça. — En effet, je veux sortir de votre esprit toute idée de traquenard de ma part. Comment dois-je procéder ? — Il vous suffit de vous laisser guider, dit Ilis en tendant une main à l’extérieur de la bulle. Le vice-consul s’en saisit et fit un pas en avant. Son corps traversa la pellicule d’eau sans problème. Il se pencha ensuite vers Ilis, comme le voulait la coutume qu’il respectait à la lettre, puis il s’assit en tailleur, en toute simplicité. — La venue d’une Éternelle doit être justifiée par de graves questions, je suppose. — Une question essentielle, rétorqua Ilis. — Je peux la connaître ? — Non, vous ne pouvez pas. C’est à Ilié en personne que je veux la poser. — C’est hélas impossible. Ilié n’est plus vraiment de ce monde. Nous le gardons à l’état végétatif depuis plus de soixante-dix ans. Et nous tenons à ce que les choses restent ainsi. — Et pourtant, vous me conduirez à lui, affirma Ilis après avoir longuement sondé l’esprit du vice-consul. — Qu’est-ce qui pourrait bien m’y contraindre ? — Ceci, se contenta de répondre Ilis calmement. La jeune femme émit une pensée à l’attention de l’Aratta. La bulle se referma aussitôt et jaillit vers sa destination. Quelques secondes plus tard, le sas se rouvrit sur un espace sombre. — Sortez ! intima Ilis à ses compagnons. Yurgan et son père quittèrent l’Aratta les premiers. Dans l’obscurité, ils entendirent le grondement d’une chute d’eau toute proche, puis leurs yeux s’habituèrent à la pénombre. — Nous sommes dans la retraite où je me réfugiais jadis, précisa Ilis. J’ai passé ici des heures à méditer sur les travers des humains. Sur les vôtres, sur ceux des miens. C’était il y a des milliers d’années. — Et cela nous concerne en quoi ? demanda Tran Ilopan. Je ne vois pas très bien… — Suivez-moi. Et restez bien sur votre droite, contre le mur, si vous voulez éviter un bouillon. Ilis s’éloigna dans la nuit, les deux générations d’Ilopan sur les talons. Elle atteignit bientôt une plateforme qui dominait un lac souterrain, chichement éclairé par un revêtement photoluminescent qui enduisait les parois minérales. Elle pénétra ensuite dans une grande salle. — Voici ceux qui vous obligeront à céder. Une trentaine de cochons de toutes tailles accoururent de plusieurs directions — Mais, c’est une plaisanterie, se moqua le vice-consul. Qu’est-ce que… ? — Je n’ai pas terminé, le coupa Ilis. Sur une sorte de comptoir en marbre qui faisait le tour de la pièce, elle saisit un appareil de forme banale, parallélépipédique, qu’elle actionna d’un léger touché du doigt. L’appareil émit un bourdonnement très assourdi. Lorsqu’Ilis le lâcha, il resta en l’air, à l’endroit où elle l’avait abandonné. Un faisceau de lumière verte sortit de la boîte, sans qu’aucun orifice n’en indiquât l’origine. Ilis le dirigea alors vers Yurgan, qui la laissa faire, à présent curieux de découvrir comment elle allait forcer la main de son père. — Pardonne-moi, lui glissa-t-elle au creux de l’oreille. Je t’ai dit que nul ne peut présager de son avenir… Ilis glissa une main sous son vêtement et en ressortit un fin et long couteau. D’un geste sec, elle planta la lame effilée dans la chair de Yurgan, qui s’écroula sans un cri sous le faisceau de lumière. — Mais vous êtes folle, hurla Tran Ilopan en se jetant sur son fils. Yurgan ne vous a rien fait. Il… — N’est pas mort. Tant qu’il restera sous ce rayon, il ne risquera rien. Et je vous conseille de ne pas le bouger et de quitter la lumière. C’est un gadget que j’ai rapporté d’une Terre avant que son atmosphère soit détruite par les humains qui ont inventé cette prodigieuse machine. Le vice-consul lança vers Ilis un regard où la haine et le désarroi se mêlaient. Il toucha encore une fois le corps de Yurgan. Son cœur avait cessé de battre. Le vice-consul connut alors un moment de doute profond. Le père et le leader politique étaient en train de s’affronter. Yurgan avait depuis sa naissance été une de ses plus grandes fiertés. Il l’aimait à sa façon, une façon un peu rude soit, mais il l’aimait. Il ne pouvait donc se résoudre à l’abandonner au sort que venait de sceller Ilis. — Vous verrez Ilié, lâcha-t-il enfin. — J’en étais persuadée avant que vous ne le disiez. Si l’on ne peut faire plier un vice-consul, alors il faut s’attaquer au père. — Vous êtes amorale ! — Sans doute. Et pourquoi faudrait-il que je m’embarrasse de ces inepties ? — Et après ? Qu’est-ce qui me donne l’assurance que vous porterez secours à mon fils ? — Rien, il va falloir me faire confiance. Mais je peux vous garantir en revanche que je possède ici de quoi le remettre sur pied. Ça vous va ? — Je n’ai pas le choix. — Vous l’aviez et vous n’avez pas su en profiter. Allons-y, à présent. Les cochons veilleront sur le corps de Yurgan. Personne ne pourra s’en approcher, en dehors de moi. 17 Impeccablement camouflée sous une bâche gris-jaune, Staba inspectait les environs à travers ses jumelles. Petit à petit, l’ombre d’un cactus géant avançait vers elle. D’ici une heure, elle serait à l’abri des rayons directs du Soleil. Mais d’ici une heure, Staba ne devrait plus se trouver là. Dans le cadran rectangulaire de son appareil, elle suivait les moindres gestes des soldats en patrouille aux abords de la base enterrée. Ils étaient au nombre de neuf, répartis en trois équipes. Les hommes étaient discrets dans leurs déplacements. Staba connaissait trois d’entre eux. Trois humains de la même origine qu’elle. Le premier, identifié sur cette Terre sous le nom de Mickael Marieck, avait pris l’identité et le visage de sa victime une dizaine d’années plus tôt. Il l’avait remplacée à son poste dans l’armée, avait participé à ses réunions familiales et avait même pris sa place dans le lit conjugal, sans que quiconque s’en aperçoive. Marieck, comme la plupart de ceux de sa race, introduits sur cette Terre pour surveiller la population, maîtrisait à merveille l’immersion en milieu hostile. Le deuxième se nommait Tony Capicci. Il venait d’arriver et faisait ses débuts dans l’armée américaine. Lui n’avait pas de famille, ce qui posait infiniment moins de problèmes pour l’incorporer aux bases de données mondiales, mais pouvait générer une certaine suspicion de la part des autorités lors de contrôles poussés. Le troisième et dernier, Jack Teramo, était un natif de cette Terre. Les siens s’étaient installés aux États-Unis depuis trois générations. Teramo était parfaitement intégré. Des trois, c’est lui qui avait le moins connu la Terre de ses ancêtres. Il n’y était allé que pour suivre des entraînements spéciaux, destinés précisément au type d’opération à laquelle il était sur le point de participer. Trois hommes aux parcours différents, qui entretenaient peu de rapports, pour ne pas éveiller les soupçons de leurs camarades ou de leur hiérarchie. Trois humains dont il était impossible de découvrir l’origine véritable et qui tous restaient fidèles à Gursk le Généralissime, indéfectiblement. Ces trois hommes étaient des soldats, même s’ils ne portaient pas pour l’heure l’uniforme qui leur revenait. Dans les rangs des sections spéciales, on n’abandonnait pas un camarade. Même s’il avait commis une erreur ou une faute. Staba consulta sa montre. Plus que quatre minutes avant l’assaut. À l’issue de ce décompte, une quinzaine des siens allaient sortir de la base souterraine pour être transférés vers une autre prison. En dehors de quelques militaires et du personnel de la Fondation Prométhée, personne ne connaissait leur existence. Ils avaient été faits prisonniers par le service de sécurité de Denis Craig, qui s’en était ensuite débarrassé. Dans cette opération, les hommes de Gursk n’avaient perdu que leur liberté… et quelques cristaux de voyage. Les dommages étaient négligeables. Mais le Généralissime avait tenu à ce qu’aucun de ses fidèles ne reste sur la touche. Le grand chaos allait déferler sur ce monde. Personne n’en sortirait indemne. Staba se trouvait là pour veiller à ce que les ordres de son maître soient appliqués. Elle vit Capicci s’écarter de sa patrouille, sous prétexte de soulager sa vessie, et laisser tomber quelque chose sur le sol. Au même moment, Teramo et Marieck en firent autant, pour d’autres raisons apparentes. Puis tous rejoignirent leur poste. Staba sortit du couvert de sa bâche de camouflage et enclencha les systèmes de reconnaissance des six canons qu’elle avait déployés autour d’elle. Les scanners intégrés détectèrent les émetteurs déposés par les hommes et calèrent les angles de tir des mortiers dessus. Deux minutes. Le bruit d’un moteur se fit entendre. Staba braqua ses jumelles dans la direction présumée. Un camion tout terrain approchait, comme convenu. Elle le suivit jusqu’au poste de sécurité, observa la réaction des factionnaires, se délecta de les voir tomber sous les tirs du conducteur. Tout se passait à merveille. Plus qu’une minute. Staba enleva les sécurités sur les canons. Une première ogive s’engagea automatiquement au sommet de chaque fût. Chacun tirerait à dix secondes d’intervalles jusqu’à épuisement de son chargeur. En tout, cent quatre-vingts ogives meurtrières iraient s’écraser sur la sortie de la base souterraine, interdisant toute possibilité de contre-offensive aux véritables militaires qui grouillaient sous ce coin du désert de l’Arizona. Elle connecta la télécommande et attendit. Plus que quelques secondes et… Le gravier vola sur une dizaine de mètres carrés, soulevant un épais nuage de poussière jaune. Il y eut un temps de latence d’une dizaine de secondes, puis les premiers hommes s’extirpèrent de la base. De sa position, Staba assistait à un curieux spectacle. La terre paraissait engendrer ces hommes. Ils portaient tous des combinaisons orange et certains avaient encore les chevilles entravées. Staba compta une quinzaine de prisonniers en plus des soldats à sa solde, les laissa quitter la zone de tir et appuya sur la télécommande. Le mortier cracha un premier projectile. Staba suivit sa courbe ascensionnelle, puis sa descente, et enfin l’impact. Le bruit de l’explosion lui parvint au bout de quatre secondes. Elle vérifia où en étaient ses trois hommes. Elle les chercha quelques instants, puis les découvrit tour à tour. Ils avaient rempli leur mission. Sept cadavres rougissaient à présent le sable du désert. Aucune réaction ne pourrait venir de l’extérieur non plus. Staba quitta alors sa position. Le rythme de tir des canons était régulier, comme elle l’avait programmé. À mille cinq cents mètres devant elle, la petite base tranquille venait de se transformer en champ de bataille. Staba sauta dans sa Jeep et rejoignit l’unique route qui traversait cette partie du désert. Dans quelques dizaines de secondes, le camion rempli des siens la rejoindrait. Il n’y aurait plus alors qu’à rallier l’accès à l’Aratta le plus proche. 18 Ilis regardait le paysage défiler sous ses pieds par le pare-brise de l’appareil. À six cents mètres au-dessus du sol, l’œil ne pouvait se tromper. Aucune végétation n’était apparue depuis qu’ils avaient quitté l’aire d’envol du dôme supérieur. Du sable et de la pierraille, voilà ce qui constituait l’essentiel de la surface. Du sable, de la pierraille, et quelques traces d’eau. À ses côtés, Tran Ilopan concentrait toute son attention sur le pilotage de son engin privé, une sorte d’hybride entre l’avion et l’hélicoptère, qui fonçait à une vitesse impressionnante. — Vous avez bien bossé, articula Ilis entre ses dents. — Je ne vous suis pas. — Cette Terre était aussi belle que la mienne. Et vous l’avez saccagée comme il faut. Beau travail. Un exemple à suivre. Ilopan ne répondit pas. Il tentait vainement de ne pas penser à son fils, Yurgan, qui se trouvait entre la vie et la mort, quelque part, dans un endroit hors de toute atteinte. Yurgan était son unique fils, celui qui devait en toute logique hériter de sa charge. Et qui en était tout à fait digne, malgré sa récente incartade au code du système des castes. Yurgan, un jour, deviendrait vice-consul. À son tour, comme c’était arrivé à Tran à la mort de son père, il connaîtrait tous les secrets de son rang. Tous les secrets qu’il devrait taire à son tour, pour que la société puisse perdurer dans cet état d’équilibre instable, en perpétuelle recherche de révolution. Et cette fugue, qui l’avait mené jusqu’à un élevage de Staulms, était sans doute salutaire. Il fallait bien qu’il existe une étape décisive, une crise d’opposition, pour que l’adulte fasse le deuil de l’adolescent. Cette Mélite représentait une sorte de cerise posée sur la vie prédestinée de Yurgan. Un souvenir excitant sur lequel il pourrait revenir à loisir tout au long des années de travail qui l’attendaient. Mais pour cela, il fallait que Yurgan vive. Tran chassa l’image de son fils agonisant. Il vira sur la droite et commença à descendre. Une chaîne de montagnes se dessina alors en face d’eux, haute, impressionnante, qui leur barrait la route sur des centaines de kilomètres. Une maigre végétation apparut sur les premiers reliefs. Ilis ne pouvait pas en être certaine, mais, en lieu et place de forêts d’altitude, ne poussaient là que des arbustes rabougris, rejetons abâtardis de splendeurs passées. Ilopan désigna une vallée légèrement plus verdoyante. — L’entrée du sarcophage d’Ilié est là. Accrochez-vous, le vent souffle très fort. Nous allons être secoués. L’appareil ralentit jusqu’à s’immobiliser, puis descendit rapidement. Des vibrations de plus en plus violentes ébranlèrent la carlingue, mais la main du vice-consul était sûre. Le contact avec l’aire d’atterrissage se fit sans heurt, avec une délicatesse étonnante au regard des conditions atmosphériques. — À vous de me suivre ! ordonna Ilopan en s’extirpant du cockpit. Ilis sortit à son tour et dut lutter contre le vent tourbillonnant qui soufflait en rafales. Ils venaient de se poser sur une vaste terrasse taillée à mi-hauteur d’une falaise vertigineuse. Apparemment, aucun chemin n’y aboutissait. La voie des airs était la seule façon d’y accéder. Ilis força le pas. Ilopan se trouvait déjà près de l’entrée d’un large tunnel creusé dans la roche. Elle le rejoignit et gagna bientôt une zone à l’abri de la tourmente. L’endroit était désert. Le vice-consul marcha sur une centaine de mètres jusqu’au fond du boyau. Là, une porte en métal fermait l’accès. L’extrémité de canons émergeait des murs et ils suivaient de leur gueule sombre l’arrivée de ces visiteurs improbables. — Vice-consul Tran Ilopan, de la cinquième cité, articula-t-il lentement. Je demande accès pour moi et un autre visiteur. Une fenêtre s’ouvrit dans la paroi métallique, dévoilant un clavier numérique. Ilopan y entra une série de cryptogrammes et attendit. Des claquements retentirent, puis la porte s’ouvrit, vers l’extérieur. Un air aux remugles malsains pénétra dans les narines d’Ilis. Elle détesta aussitôt cet endroit. Mais elle était venue pour y trouver Ilié, sonder son esprit si c’était encore possible, et rapporter sa réponse à la prochaine réunion des Éternels. Elle fit donc un pas en avant, puis un autre, et s’enfonça dans un tunnel obscur où ne brillaient que de rares lumières, émises depuis le sol, posées de loin en loin. Le vice-consul la rattrapa et marcha à côté d’elle en silence. Le bruit de ses talons résonnait fortement dans un air qui ne satisfaisait pas les poumons. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la montagne, la température baissa, puis se stabilisa. La voûte qui les surplombait culminait à une dizaine de mètres. La roche très sombre renvoyait de temps à autre des reflets cristallins, révélant la présence de veines de quartz. — Les humanités ne se sont plus côtoyées depuis très longtemps, dit le vice-consul au bout d’un moment. Ici, nous avons réussi à faire disparaître toute trace de cette entraide des esprits de nos concitoyens. — Je sais ce que vous allez dire, vice-consul. Et rassurez-vous, je ne suis pas venue pour ça. Le sort des vôtres ne m’importe pas. Et, finalement, guère moins que celui des miens. — Mais alors, pourquoi venir troubler le repos d’Ilié ? — Ce n’est pas le repos d’Ilié qui vous préoccupe. — Je ne peux pas le nier. — Vous vous inquiétez pour la pérennité du système que vous avez établi. Que les castes d’en bas viennent à apprendre qu’il existe d’autres humains, d’autres façons de vivre, et c’en serait fini de votre beau système. Mais je vous l’ai dit, je ne suis pas là pour cette raison. Tran Ilopan fit machine arrière et se retrancha dans un silence plus confortable que la conversation. Cette femme jeune, en apparence, était beaucoup trop forte pour lui, tout vice-consul qu’il était. Bientôt, une lumière plus vive commença à monter devant eux. Le bout du tunnel approchait. Ilis accéléra le rythme de ses foulées. Ils arrivèrent en quelques minutes devant une fosse profonde, baignée dans une lueur bleue. Là, au centre de l’excavation cylindrique, le sarcophage d’Ilié les attendait. Ils descendirent jusqu’à lui, au moyen d’un escalier qui tournait autour de la fosse. — Vous ne tirerez peut-être rien de lui, hasarda le vice-consul. D’autres que vous sont venus parfois, des gens d’ici, des historiens, mais tout ça est fini depuis longtemps. Ilié ne répond plus, même lorsqu’on le ranime. Son corps est vivant, mais son esprit a cessé d’exister. — Je possède des moyens d’investigation dont vous ne disposez pas, se contenta de répondre Ilis. — À votre guise. Le vice-consul fit alors coulisser la partie haute du sarcophage, révélant une sorte de cocon de matière transparente dans lequel un corps amputé baignait dans un liquide laiteux. Ce qui restait d’Ilié était relié par de fines canules à une machine sur laquelle le cocon reposait. Il n’avait plus ni bras ni jambes, et sa peau s’était ratatinée comme une feuille de tabac séchée. Une pilosité éparse couvrait son visage de vieillard et ses paupières s’enfonçaient curieusement dans ses orbites. Un masque, qui avait pris la même couleur que sa peau, couvrait sa bouche et une partie de ses joues. — Vous lui avez crevé les yeux ? Tran hocha la tête. — Le priver de mouvements ne vous suffisait pas ? — Vous n’avez jamais affronté le regard d’Ilié ! — Vous n’avez jamais affronté le mien ! Tran ignora la réplique d’Ilis et se pencha au-dessus du corps. La poitrine du malheureux se soulevait très doucement, sur un rythme extrêmement lent. — Nous n’avions plus besoin de lui… Il vit toujours. — Évidemment, sinon vous l’auriez eu sur les bras tôt ou tard dans un autre corps. — Vous voyez bien qu’il est hors d’atteinte. — Laissez-moi en juger et ne me dérangez pas. Le vice-consul recula de quelques pas et s’assit sur la dernière marche de l’escalier. Il était curieux d’observer comment la jeune femme allait s’y prendre. Ilis se pencha à son tour au-dessus du corps de l’homme tronc et ferma les yeux. Elle ne voulait pas que ses perceptions soient parasitées par cette vision dérangeante. L’esprit d’Ilié fut difficile à trouver. Les Éternels ne se laissaient ordinairement pas sonder. Mais le fait qu’il soit inconscient de la présence d’Ilis lui facilita la tâche. Elle trouva une petite porte psychique par laquelle elle s’engouffra en observateur passif. Ilis fut tout d’abord surprise de ce qu’elle découvrit. L’esprit d’Ilié voyageait au cœur de ses souvenirs. Finalement, son emprisonnement devait être plus doux qu’elle ne se l’était figuré. Le corps anesthésié par cette immobilité forcée, son homologue s’était laissé glisser dans les méandres de ses vies antérieures. Sans doute depuis de nombreuses années. Il y circulait au gré de ses envies, repassait par des moments chers à ses cœurs, révisait certains autres, rejouait des scènes, retrouvait de vieilles connaissances. Et, au bout du compte, ce ressassement sans fin devait ressembler d’assez près aux sensations de la véritable existence. Ilié traversait pour l’heure une période très ancienne. Ilis voyait des hommes chevauchant à travers une plaine verdoyante. Elle pouvait sentir la caresse d’un vent doux et humide sur son corps, projeté virtuellement dans la psyché du dormeur. Elle assista quelques instants à ce doux souvenir, puis elle attendit que le décor change. Dans la tête d’Ilié se trouvait une tranche d’Histoire qu’Ilis rêvait de connaître. Cette période, qu’elle nommait la « grande trahison », remontait à la fin physique d’Anasdahala. La trahison d’Ilié, Ilis n’en connaissait pas la cause. Et, malgré ses souvenirs encore incomplets, elle était certaine qu’il ne s’agissait pas d’une déficience de sa mémoire. Si elle continuait d’ignorer la raison de la volte-face de l’Éternel vis-à-vis des Staulms, c’est tout simplement parce qu’elle ne l’avait jamais sue. Anasdahala, après la destruction du royaume d’Ethen, n’avait jamais reposé le pied sur cette Terre. Ses intérêts s’étaient portés ailleurs, vers une obsession meurtrière qui avait causé l’anéantissement de tout un peuple. La reine aux deux visages, Ethen Ur Aratta pour les uns, Anasdahala pour les autres, avait été la cause d’un massacre innommable. Malgré le peu de ressentiment qu’elle pouvait encore éprouver, Ilis frissonna à l’évocation de la tragédie de ce peuple maudit. Les descendants d’Irinadar d’Uruk avaient connu la déportation, l’avilissement, l’esclavage. Ils avaient eux-mêmes creusé la tombe qui devait se refermer sur leur communauté tout entière. Ilis gardait toujours à l’oreille le cri inhumain du jeune roi, dernier des siens, ultime témoin de l’agonie de milliers d’enfants, de femmes et d’hommes, conservés dans une gangue de sel au cœur du désert sumérien. Ilis, par ses ancêtres, était elle aussi responsable de cet acte immonde, qu’aucune prescription ne pourrait jamais effacer, ni même amoindrir. Le socle de la nécropole antique refermé, Ethen Ur Aratta s’en était allée, laissant aux Lukingias le soin de conserver son souvenir et d’attendre son hypothétique retour. Elle n’était jamais revenue. Si bien qu’elle n’avait pas trahi une, mais deux communautés. Les Staulms de la Terre d’Ilié, réduits au statut d’aliments, avaient connu une déchéance totale. Et les Lukingias, dont le nombre s’était étiolé au fil des ans, n’avaient finalement que peu contribué à faciliter son retour. Tant de vies et de destins gâchés ! Ilis recentra ses pensées sur Ilié. Il allait lui montrer ce qui s’était passé en son absence, mais elle devrait l’aider un peu. Elle projeta dans son esprit l’image d’Anasdahala, accompagnée de nombreux Staulms. Il y eut une brusque interruption dans les souvenirs d’Ilié, comme s’il était sur le point de reprendre conscience. Mais l’évocation d’Anasdahala l’expédia vers un continent de moments qui se bousculèrent dans un maelström d’images difficile à interpréter. Elle attendit que quelque chose de significatif se présente, puis bloqua la source. L’effort requis était important. L’esprit d’Ilié luttait contre cette volonté extérieure. Toute la concentration psychique et musculaire d’Ilis fut nécessaire pour qu’elle entre pleinement dans la vie végétative de son homologue. Lorsqu’elle y parvint, c’est son esprit qui fusa d’un jet à travers les souvenirs d’Ilié. Son corps à bout de force s’affaissa sur la matière transparente qui enfermait l’homme tronc. Il n’y resta pas et glissa lentement jusqu’au sol, où il demeura inerte. Ilis venait de prendre le contrôle de l’esprit d’Ilié. Tran Ilopan hésita, faillit se lever, puis jugea préférable de ne pas intervenir. Il sortit quand même de la fosse, pour garder une distance de sécurité respectable vis-à-vis des deux personnages monstrueux qui avaient de longue date agi sur le devenir de leurs humanités. L’esprit d’Ilis demeura des heures dans celui d’Ilié. Il passa par des époques lointaines, parfois sans rapport entre elles, et redescendit le cours du temps jusqu’à la période qu’Ilis recherchait. Et alors elle sut. Gursk se trouvait là encore à l’origine du mal. Après le départ d’Anasdahala, Ilié s’était retrouvé seul pour gouverner les destinées des Staulms et des sapiens . Il avait attendu le retour de la reine, et puis, il s’était lassé. Des décennies ou des centaines d’années plus tard, Ilis l’ignorait, Gursk s’était présenté en ami. Et avait été reçu comme tel. Il avait sans doute comploté, introduit des espions dans la population, fait germer parmi les deux communautés des racines de tensions raciales. Jusqu’à ce que les événements se déchaînent et qu’une guerre ouverte oppose Staulms et sapiens . Des abominations de toute nature avaient été perpétrées. Les Staulms, moins nombreux, moins agressifs, avaient eu le dessous. Une question restait encore à combler : pourquoi Gursk s’en était-il pris aux Staulms de manière aussi systématique ? Ilis eut beau chercher, la réponse ne se trouvait pas dans l’esprit d’Ilié. Son homologue ne le savait pas. Il avait été manipulé par Gursk, qui maniait habilement cette arme, et avait même cru agir de son propre chef en massacrant la majorité des Staulms adultes, ne gardant que les jeunes, pour mieux détruire jusqu’au souvenir de leur civilisation. Et enfin les parquer dans des centres d’élevage, avec les autres animaux. Ilis abandonna sa quête et revint à la raison de sa présence. Elle s’offrit alors telle qu’elle était aujourd’hui dans la partie la plus proche de la conscience du dormeur. Et se présenta. Anasdahala est de retour, Ilié. Je suis enfin revenue. Dans le cylindre de verre, le corps amoindri se contorsionna. Je suis mandatée par les Éternels pour te poser une question, Ilié. Les brusques mouvements commencèrent à brouiller l’eau déjà laiteuse. Le corps disparaissait peu à peu. L’Aratta doit être ouvert à la multitude. Ton humanité peut en profiter ou pas. Mais nous voulons ton consentement. Les paupières d’Ilié s’ouvrirent d’un coup, révélant deux orbites sombres et creuses. Sa bouche tenta de faire de même sous le masque, mais les lèvres, collées par tant d’années d’immobilité, refusèrent de se séparer. Je suis venue chercher ta réponse ! Un long hurlement psychique suivit la dernière phrase d’Ilis. Puis des mots percutèrent l’esprit de la jeune femme, les seuls dont Ilié fût capable : Va-t’en ! Qu’ils crèvent tous ! Ilis tenta vainement de renouer un contact, mais Ilié s’en était allé vers des contrées abstruses où Ilis ne put le suivre. Elle quitta l’esprit devenu dément et retrouva suffisamment de force pour se relever. L’Aratta s’ouvrit sur la salle souterraine. Ilis et le vice-consul trouvèrent le corps de Yurgan dans la position où ils l’avaient laissé. Le temps paraissait s’être suspendu à l’intérieur du curieux faisceau de lumière. Les cochons étaient toujours là, eux aussi. Ils s’étaient regroupés autour de Yurgan, prenant garde de ne pas entrer dans le faisceau. — Est-il…, n’osa pas achever Tran. — Non, je vous l’ai déjà dit. Mais si j’éteins cet appareil, ce sera le cas. — Je vous en prie. Épargnez-le ! Yurgan… — Ne mourra pas, le coupa Ilis. Je vous l’ai promis, non ? Elle traversa la pièce et fouilla à l’intérieur d’un coffret. Elle revint quelques instants plus tard, tenant entre le pouce et l’index une minuscule pastille translucide aux reflets fluorescents. Elle s’accroupit alors au chevet de Yurgan et souleva sa tête. Puis, délicatement, elle entrouvrit ses lèvres et glissa la pastille au fond de sa bouche. Yurgan déglutit avec difficulté, puis des couleurs vinrent relever son teint terni. Il ouvrit alors les yeux. — Je veux pas aller là-bas ! s’écria-t-il vers Ilis. Je veux pas, jamais ! — Calme-toi, Yurgan, lui dit doucement la jeune femme. C’est terminé, pour le moment. Tu es revenu. — De quoi parle-t-il ? s’énerva Tran. — De la mort, tout simplement, vice-consul ! Yurgan ne veut pas y aller, parce qu’il a des choses à faire ici. Avant d’y retourner, évidemment. Personne n’échappe à sa condition. — Alors, ne restons pas ici. Viens, Yurgan ! Nous avons depuis trop longtemps été absents de la Cité. — Non, père, opposa Yurgan en se relevant. Je ne le désire pas, à moins que tu te décides à réformer notre monde. — Qu’est-ce que tu racontes là ? — J’ai vu des choses, père. Et je ne peux pas les nier. — Tu as vu quoi ? — Par exemple, j’ai vu qu’il existe d’autres Terres. Et qu’il est possible d’y vivre dehors, qu’il reste des forêts, que… — Des forêts ! se moqua Tran avec méchanceté. Et que veux-tu faire de forêts ? Tu as toujours été un rêveur, Yurgan. Mais il est temps d’entrer dans ton âge d’homme. C’est terminé, les fugues et les projets idéalistes. Tu es fils de vice-consul. Tu seras vice-consul à ton tour. Et tu n’as pas le choix ! Assume tes responsabilités et suis-moi ! — Non, je ne retournerai pas sur notre monde. À moins que tu ne m’aides à détruire le système des castes… — Pauvre fou ! hurla Tran. Mais c’est justement ce système qui permet à l’édifice de tenir debout. Fais le disparaître, et tout disparaîtra. — C’est un risque que je suis prêt à courir. — Eh bien, tu es le seul dans ce cas. Même les castes inférieures se contentent de leur sort. — C’est parce qu’elles ignorent qu’il pourrait en être autrement. Le vice-consul fulminait. Il leva le poing au-dessus de la tête de Yurgan et le garda ainsi quelques secondes. Son bras était parcouru de tressaillements. — Vas-y, si tu l’oses, brava Yurgan. Vas-y, et c’en sera terminé, définitivement ! Le bras du vice-consul redescendit lentement. Il se tourna vers Ilis, l’air mauvais. — Raccompagnez-moi, je vous prie. Ilis ne dit rien, n’argumenta en faveur de personne. Elle se contenta de s’éloigner vers l’entrée de l’Aratta et de l’ouvrir. Tran Ilopan eut un dernier regard pour son héritier avant de pénétrer dans la bulle. Yurgan détourna les yeux. Ilis demanda au jeune homme de l’attendre, puis elle disparut à son tour. Le transfert se passa en silence. Le vice-consul venait de perdre son fils. Il en éprouvait un sentiment de gâchis comme jamais au cours de sa vie. — Ne revenez pas, dit-il, lorsque la salle remplie de soldats fut visible en face de lui. Nous ne vous laisserons plus entrer. Et je vais donner l’ordre aux autres vice-consuls de faire surveiller tous les accès connus. Pour ce qu’il en reste… — Une dernière chose ! le retint Ilis. Je veux les Staulms, tous, vos centres d’élevage compris. — Jamais ! rétorqua Tran Ilopan avec véhémence. Vous pouvez disposer des dernières communautés en liberté comme vous voulez. Enfin, comme elles le voudront. Mais vous ne mettrez jamais la main sur nos ressources alimentaires. — Pourtant… Ilis n’acheva pas sa phrase. Le vice-consul venait de bondir dans la salle. Elle le suivit du regard pendant qu’il rejoignait ses troupes, puis s’en allait sans se retourner. Au moment où elle allait repartir, Ilis sentit une bribe de pensée l’atteindre. Et si je le peux, j’achèverai le travail de nos aînés…, disait-elle. Les Staulms… Elle n’en sut pas davantage. Mais la férocité de cette émission mentale ne lui disait rien qui vaille. Il ne lui fallait plus traîner. Elle dirigea alors ses pensées vers Yurgan et le rejoignit presque aussitôt. Le jeune homme n’avait pas bougé. Il se tenait toujours immobile, le visage braqué vers l’endroit où Ilis et Tran Ilopan venaient de disparaître. Il prit la main qu’Ilis lui tendait et entra dans la bulle à son tour. — Il n’y a pas d’obligation d’amour entre un père et un fils, lui dit-elle tout en pensant à la Terre où Mélite se trouvait. — Sans doute, répondit Yurgan sur un ton amer. Mais c’est difficile à avaler. Il ne voit en moi que la continuité de sa charge. — Comme son père avant lui. — Ça ne me console pas. La grotte où Mélite s’était tenue tapie apparut. — Va rejoindre celle qui compte à tes yeux. Et pense au monde que vous bâtirez peut-être ensemble. Ilis regarda Yurgan s’éloigner dans la grotte, jusqu’à ce que sa silhouette se fonde dans la lumière. Puis elle voulut s’isoler. Aussitôt, la bulle se referma et migra dans l’Aratta, où elle s’arrêta, quelque part au milieu de cette matière. Le souvenir de son rêve revint alors la hanter. Que lui avait dit le père Zach, au juste ? Que le temps lui était compté… Qu’elle ne vivrait pas… La psyché d’Ilis connut le doute. Toutes ses composantes, mâles et femelles, la poussaient vers la plus grande rapidité d’action qui soit. Il fallait à présent décider, choisir un camp. Elle comprenait qu’elle ne pourrait pas aider tout le monde. Et qu’elle ne le désirait pas vraiment non plus. Ilis n’avait plus connu la peur depuis si longtemps. Retrouver ce sentiment réussit à faire naître en elle une sensation de plaisir. Le père Zach lui avait aussi dit qu’elle accéderait bientôt aux réponses. Toutes les réponses. Mais alors, qu’est-ce que cela signifiait ? Seules les eaux du monde recelaient toutes les réponses… La mort allait-elle enfin l’accepter ? Mais si tel était le cas… cela signifiait aussi la fin des autres Réincarnés. Forcément. Ilis réprima un frisson. Le père Zach appartenait au territoire des morts. Que pouvait-il connaître de la destinée des vivants ? Ilis tenta de se rassurer ainsi. Mais elle comprenait au fond d’elle-même qu’une réalité, une vérité profonde devait se cacher au fond de ce songe. Il fallait qu’elle y retourne. Retrouver la trace du père Zach était une solution, mais comment y parvenir ? Et puis, il y en avait une autre. Enac’h et Chanée. Eux connaissaient intimement l’Aratta et ses possibilités presque infinies. Elle devait les convaincre de lui livrer une part de leur savoir, même s’ils semblaient désireux qu’elle trouve elle-même l’accès à cette connaissance. 19 Milos avait fini par comprendre. Milos était un garçon intelligent. Les Staulms, mâles et femelles, ne s’exprimaient que par le biais d’images mentales. Et il avait été le seul à pouvoir se rendre compte de cette particularité. Sans doute l’amitié que lui portait Ilis avait-elle joué un rôle non négligeable dans cette découverte. Sans doute aussi les voyages extracorporels qu’il avait faits avec elle l’y avaient-ils préparé. Mais, en tout état de cause, l’impulsion était venue des Staulms eux-mêmes. Car il avait bien fallu qu’ils coopèrent, Wulm en tête de liste. Wulm aussi était un humain intelligent. Lui et Milos avaient à peu près le même âge. Ils partageaient quelques centres d’intérêt essentiels. Le goût pour le sexe et une propension innée à la violence, ce qui, pour un Staulm, relevait d’une extraordinaire déviance. Alors, d’assistant de Straub au départ, Milos était passé chef instructeur en peu de temps. Et il n’avait pas ménagé sa peine. Du matin au soir, les abords de la Fondation Prométhée avaient été mis à contribution. Armes de guerre chargées de munitions à blanc en main, les grands néandertaliens avaient connu le goût de la terre, l’anxiété de l’attente, du coup fourré, des grenades à plâtre qui pouvaient jaillir de toutes parts. Leurs mains s’étaient couvertes de cals, parfois rougies de sang, à force de manier les pelles, de creuser des tranchées, des trous de guerre dans lesquels ils s’enterraient presque et passaient des journées entières. Ils s’étaient aguerris, contre leur nature, parce qu’ils comprenaient l’intérêt de ce savant apprentissage. Libérer les leurs, les sauver du couteau du boucher, retrouver la fierté qu’ils avaient depuis si longtemps perdue. Et ils y avaient pris goût, peu à peu, comme un appétit enfoui qu’on révèle en dégustant un mets pour la première fois. Au départ, leur rencontre avec Wulm avait été un choc. Aucun Staulm d’élevage ne connaissait l’existence de ses frères en liberté. L’esprit de la communauté s’était perdu. Ilié, l’homologue d’Ilis sur leur Terre, avait bien travaillé. Les Staulms d’élevage avaient tant oublié leurs racines qu’ils pensaient appartenir à la catégorie du bétail, aux bêtes utiles parce que comestibles. Et ils s’étaient résignés. Ils avaient été phagocytés par une machine impitoyable dont la résignation était l’unique issue. En quelques jours, l’union de Milos et de Wulm avait réussi à faire rejaillir une volonté d’émancipation, de rachat de la défaite de leurs ancêtres. À présent, ils s’entraînaient avec hargne, presque avec avidité. De son côté, Milos découvrait sa place en ce monde. Depuis son enfance, il savait qu’il serait quelqu’un, un jour. Comme tous les enfants, sous toutes les latitudes. Rencontrer Ilis avait été un détonateur et il avait pensé que sa mission était justement de libérer cette femme hors du commun. Mais maintenant qu’il marchait à la tête d’une troupe de néandertaliens, il savait qu’il avait enfin trouvé son rôle. Alors, c’est avec un zèle appliqué qu’il s’était mis à lire des manuels de tactique militaire, qu’il avait dévoré des films d’archives, appris presque par cœur des carnets de notes de grands généraux. Pour devenir comme eux, dans la victoire ou la défaite, un grand parmi les grands. Et puis, une autre motivation, à peine nécessaire, venait gonfler son orgueil à l’extrême. Dans leurs exercices d’apprentissage de la guerre, la compagnie des Staulms, et donc lui aussi par la même occasion, se trouvait opposée aux troupes de sapiens , orchestrées par Straub. Les premiers temps, les néandertaliens n’avaient su qu’encaisser défaite sur défaite. Mais depuis peu, la balance des forces en présence tendait à s’équilibrer. Et, la veille au soir, le général Milos Strinker avait failli l’emporter. Il s’en était fallu de peu. Straub avait été un peu plus fourbe que prévu, ou Milos encore un peu naïf. Peu importe. À la guerre, tous les coups sont bons et permis. Seul le résultat compte. La revanche était pour ce soir. Et les néandertaliens entendaient enfin vaincre. Aussi Milos étudiait-il sur plan la portion de terrain qu’il devrait défendre. Elle se situait en pleine forêt, à mille mètres de l’enclos de la Fondation. Une position difficile, puisque très encaissée et située en fond de vallon. Straub l’avait lui-même choisie, comme chaque fois, et il ne lésinait pas sur les difficultés quasi insurmontables que Milos et ses recrues pourraient rencontrer. Les hommes de Straub arriveraient de partout, et sans doute surtout des hauteurs. Vers minuit, Milos passa ses hommes en revue. Tous portaient des tenues de camouflage de nuit, tous avaient préparé leurs armes et leur paquetage. La compagnie se mit en marche dans un silence impeccable. Les Staulms, muets par nature, étaient étonnamment discrets pour d’aussi fortes corpulences. Ils passèrent le poste de sécurité de la Fondation sous les yeux amusés des deux gardiens en faction et pénétrèrent dans la forêt. Deux d’entre eux partirent à petites foulées en reconnaissance. Il était établi que l’engagement ne se passerait que sur la zone prédéfinie, mais Milos se méfiait. Avec Straub, on ne pouvait jamais être sûr de rien. Un quart d’heure plus tard, sans avoir croisé la moindre manifestation d’hostilité, la compagnie commença à s’établir selon les plans de Milos. Lui-même occupa le flan gauche du vallon, tandis que Wulm partait avec la moitié des hommes sur le versant opposé. Seuls quelques Staulms s’établirent au centre de la dépression, davantage comme appât que pour opposer une véritable résistance. La nuit s’installa, moite et bruissante. Une nuit faite d’attente tendue où chacun savait qu’à n’importe quel moment, tout pouvait arriver. Vers trois heures du matin, alors que Straub ne s’était toujours pas manifesté, les Staulms commencèrent à s’agiter. Les hommes montraient une tendance à se rapprocher les uns des autres que Milos interpréta mal. Un froid mouillé descendait depuis peu sur le vallon. Le général les recentra en passant dans chaque poste occupé, du plus avancé au plus reculé. Il les réconforta et leur fit comprendre que l’attente serait sans doute longue. Le Soleil au zénith signifierait la fin de la mission. Peu avant l’aube, des éclaireurs signalèrent des mouvements discrets qui convergeaient vers la Fondation et puis, il ne se passa plus rien jusqu’au matin. Milos vit la lumière monter en se demandant à quelle espèce de salopards Straub appartenait exactement. Il cherchait sans en rien laisser paraître le moment où il pourrait enfin lui faire la peau. Il en rêvait, depuis que Straub et ses hommes avaient mis le Quartier à feu et à sang et surtout depuis qu’il avait froidement assassiné Five. Mais, pour le moment, Milos avait encore besoin de Straub. Pour le moment. L’arrivée de Wulm l’extirpa de ces pensées jubilatoires. Le jeune Staulm était en proie à une grande excitation. Avant que Milos ait pu comprendre quoi que ce soit, Wulm lui expédia une image mentale. Milos vit par procuration des scènes sanglantes dont il ne reconnut pas tout de suite la localisation. Puis il entendit des détonations en direct, sons qui vinrent se superposer aux images stockées par Wulm. Alors Milos comprit. La Fondation était attaquée de tous les côtés. Les munitions n’étaient pas à blanc et les corps qui jonchaient déjà les abords des bâtiments ne mimaient pas des positions de cadavres. Il réagit aussitôt et lança un signal d’alerte, relayé avec force par Wulm. La compagnie se regroupa au centre du vallon et partit au pas de course. À ce rythme, elle rejoindrait la Fondation en une dizaine de minutes, mais ce délai, si court soit-il, risquait d’être malgré tout trop long. Milos percevait les préoccupations de ses hommes. Toutes leurs pensées étaient tournées vers leurs femmes et leurs enfants, dont le devenir semblait de plus en plus incertain. 20 A lors que Milos s’installait avec les Staulms pour une longue nuit d’attente,Ilis jaillissait de l’Aratta sur la Terre d’Enac’h et Chanée. Elle fut aussitôt assaillie par une gigantesque plainte mentale. Les psychés qui unissaient leurs voix ne parlaient que de mort, de deuil et de douleur. Ilis chancela sous la gifle. Pourtant, la sortie de l’Aratta était telle qu’elle l’avait vue la fois précédente, en dehors du fait que personne ne l’y attendait. Ilis s’élança vers la cité où vivaient Enac’h et Chanée. Elle courut à toutes jambes sans se poser de questions, car le drame qui s’était déroulé avant son arrivée était achevé. Nulle part elle ne décelait de présence agressive. Elle gagna en peu de temps le bord du canyon où se trouvait la cité. Et alors elle comprit. Des corps s’entassaient par milliers au fond du ravin. D’autres gisaient sur les terrasses ou les ponts. Ilis ne pouvait les dénombrer tant les cadavres se superposaient et en masquaient d’autres. Hommes, femmes, enfants, tous confondus en une même matière rougissante, où parfois un spasme contrefaisant la vie faisait tressauter un membre de façon grossière. Du fond du canyon, une épaisse fumée montait en tourbillonnant. Ilis s’avança vers le premier escalier et commença à le descendre. Ses yeux cherchaient les enfants, Enac’h et Chanée, et redoutaient en même temps de les trouver. Elle dut enjamber des centaines de corps. La plupart avaient été égorgés, d’un seul coup de lame. À deux reprises, elle croisa des cadavres vêtus de l’uniforme des combattants de Gursk. Le crime était signé et les meurtriers n’avaient même pas pris la peine d’effacer leurs traces. Ce détail en disait long sur l’assurance du Généralissime et des siens. Lorsqu’Ilis les découvrit enfin, elle sut que l’irréparable avait été commis. Le corps d’Enac’h gisait sur la dalle. Il avait été éventré d’un coup de hache. L’arme traînait près de lui, comme une pièce à conviction délibérément laissée en évidence. À dix mètres de lui, Chanée était étendue, face vers le ciel, et paraissait indemne. Ilis se précipita vers elle. Elle retourna la fillette et constata qu’elle n’était pas même blessée. Mais ce n’était pas nécessaire. Enac’h disparu, sa jumelle ne tarderait pas à le suivre. Elle ne parviendrait pas à exister avec une moitié d’elle-même retournée vers les eaux du monde. Ilis se pencha sur la poitrine de l’enfant. Ses poumons s’emplissaient encore, mais le mouvement était faible, presque imperceptible. Elle décida de la ramener dans l’Aratta pour, au moins, se laisser le temps de comprendre ce qui s’était passé. Elle la souleva dans ses bras. Chanée ne pesait presque rien. La petite fille laissa échapper un soupir et réussit à ouvrir un œil, mais elle perdit aussitôt connaissance. Il fallait faire vite. Lorsqu’Ilis parvint dans l’Aratta, elle déposa Chanée sur le sol élastique de la bulle et s’employa à la ranimer. — Je vais te laisser partir, Chanée, adressa-t-elle mentalement vers l’enfant. Je vais te laisser retrouver Enac’h. Mais je dois savoir avant. Je t’en prie… Les couleurs, qui avaient quitté le visage de Chanée, commencèrent à affluer. L’Aratta venait de stopper l’irréparable. — Yum !, envoya Chanée avant même d’ouvrir ses paupières. Va retrouver Yum. Ilis fut abasourdie par ce que l’enfant venait de lui dire. Yum était sans doute mort depuis des dizaines de milliers d’années. Chanée la regarda enfin. Ses pupilles emplissaient ses cristallins presque complètement. Chanée : Yum, c’est la seule solution. Ilis : Mais Yum est mort… Chanée : Retrouve la sphère qui nous délivra tous, nous autres Zagul . Ilis : Montre-moi comment la trouver. Chanée : La Terre des Staulms… Ilis : La sphère est sur la Terre d’Ilié, c’est ça ? Chanée tenta de secouer la tête, mais Ilis ne sut pas si la fillette voulait dire oui ou non. Chanée : Et libère-toi de tes enfants. Tu n’y arriveras pas avec eux. Ilis : Me libérer ? Comment ? Chanée : L’Aratta. Ilis : Laisse-moi pénétrer tes souvenirs, Chanée. Toi seule peux m’aider à nous sauver tous. Chanée : L’Aratta… Gursk… Les yeux de l’enfant se révulsèrent. Ilis sentit une angoisse sourde déferler de son ventre. Elle comprit aussitôt que le sentiment ne venait pas d’elle. Les fœtus exprimaient leur douleur. Ils entraient en résonance avec l’envol imminent de la moitié d’âme de Chanée. Ilis fit un effort de concentration. Mais elle n’arriva pas à stopper les deux émissions simultanées de pensées en souffrance. Elles se mêlaient à la sienne et rendaient difficile sa possibilité de communiquer avec l’enfant. Ilis : Reste encore. Je vais te déposer sur ta Terre, mais laisse-moi encore un peu de temps ! Chanée : Les eaux du monde m’accueillent. C’est trop tard. Ilis tenta de percer les barrières mentales de Chanée, mais le contact était trop ténu pour qu’elle s’y accroche. Chanée était mourante. Et ce qu’Ilis devinait lui fit peur. Les relents mentaux qu’elle percevait étaient constitués de sentiments d’une noirceur sans pareille. Elle prit l’enfant dans ses bras et sortit de la bulle. Là, elle la déposa délicatement sur un long monolithe plat chauffé par le Soleil. — Va, Chanée, dit Ilis à voix haute. Je sais que tu reviendras. La cage thoracique de Chanée se souleva une dernière fois, puis elle expira lentement et ne bougea plus. Ilis s’assit à côté du petit corps. Elle lui prit une main, qu’elle caressa longtemps, ses pensées tournées vers les possibilités qui lui restaient encore. Retrouver la sphère initiale, c’était de l’ordre de l’impossible. Ilis ignorait sur quelle Terre elle se trouvait, si elle existait encore. D’après son compte personnel, près de quarante mille ans s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec Yum. Quarante mille années au cours desquelles elle n’avait pas cherché la sphère. Parce que perdue dans l’abîme. Et puis surtout parce que le souvenir de cet objet s’était évanoui rapidement de l’esprit de Zagul. Et retrouver cette sphère pour en faire quoi ? Chanée ne l’avait pas dit. Mais Ilis pouvait sans grand risque d’erreur en deviner la raison. L’Aratta s’était ouvert avec l’arrivée de Yum, ou par sa volonté, elle ne savait pas exactement. Mais elle pouvait facilement déduire que la sphère première, si elle avait donné naissance à l’Aratta, la refermerait ou la ferait disparaître aussi. Oui, ce devait être cela. Alors, cette sphère devait se trouver sur la Terre initiale, celle à partir de laquelle l’Aratta avait dupliqué les autres. Mais cette Terre-là était morte. Ilis l’avait vu de ses propres yeux. Elle avait été ravagée par la faute d’Irinadar d’Uruk, près de six mille ans plus tôt. Alors où ? Chanée avait parlé des Staulms. Où restait-il des Staulms ? Uniquement sur la Terre d’Ilié, d’après ce qu’elle savait. Ailleurs, les autres populations avaient été exterminées, ou s’étaient éteintes. Il faudrait donc commencer par là. Retrouver l’emplacement de la grotte de Zagul et en déduire sur quelle partie du littoral s’était abîmée la sphère de Yum. Ilis fut satisfaite de sa réflexion. Les priorités venaient de changer. Il n’était plus question pour elle de se rendre sur sa Terre pour révéler l’existence de l’Aratta à ses contemporains, comme il en avait été décidé lors de la réunion des Réincarnés. Il fallait absolument empêcher Gursk et ses troupes de sévir sur les mondes, à commencer par le sien. Et pour cela, elle devait trouver la sphère de Yum et couper l’accès à l’Aratta. Ilis songea que cet acte la tuerait sans doute, ou l’isolerait à tout jamais des autres êtres vivants. Mais elle s’en moquait. Depuis sa première existence, depuis que Zagul avait rencontré Yum, elle avait été mandatée. Elle était devenue un lien entre les humains et elle avait plus que quiconque goûté au plaisir de vivre. Elle seule pouvait de toute façon endosser ce fardeau. Enac’h et Chanée partis, il ne restait plus qu’elle, Ilié, Sil et Gursk. Ilié resterait prisonnier des siens pour des siècles. Sil n’était pas fiable. Son passé ne plaidait pas en sa faveur. Et Gursk allait sans doute tout faire pour l’empêcher de mener son projet à son terme. La réunion des Éternels avait tout précipité, dans une direction que personne n’avait prévue. Tout indiquait que Gursk avait décidé de devenir le maître du jeu. Il s’était d’abord débarrassé de ceux qui pouvaient le percer à jour, les autres viendraient ensuite. Ilis se trouvait donc en danger, ainsi que l’humanité à laquelle elle appartenait. Elle devait donc s’en charger elle-même, sans chercher d’alliance auprès de ses homologues Réincarnés. Elle seule. Mais avant cela, elle allait trouver dans l’Aratta la possibilité de se libérer du fardeau vivant qu’elle portait en elle. Elle allait avoir besoin de toutes ses capacités et les fœtus la privaient d’une partie de ses moyens. Ilis se redressa et fit un pas vers l’Aratta. Elle entra dans la bulle et pensa à ses amis. Elle ne pouvait pas les laisser tomber complètement. Il fallait au moins les prévenir, leur dire qu’un danger plus important que tous ceux qu’ils avaient connus était sur le point de fondre sur leur monde. Cela ne différerait l’accomplissement de son projet que de quelques minutes, une heure tout au plus. Ilis décida qu’elle devait commencer par là. Elle se concentra sur l’image de Franklin, l’homme le plus libre qu’elle connaissait. La bulle se déplaça dans l’Aratta et s’ouvrit sur le bunker bâti par la Fondation autour de l’accès. Franklin devait être dans les parages. Elle allait simplement lui adresser un message mental. Ensuite, elle repartirait s’occuper d’elle. Ilis ne quitta pas l’espace protecteur de la bulle. Elle se contenta de poser sa paume ouverte sur la surface de la pellicule d’eau qui la séparait de l’extérieur et commença à sonder les environs. Franklin Adamov, émit-elle le plus fort qu’elle put. Tu m’as bien servi par le passé. J’ai une dernière chose à te demander avant de te laisser tranquille. 21 L ’ homme portait un élégant manteau trois-quarts sombre, rayé de discrètes bandes plus claires. Pour tout bagage, il avait un attaché-case, qu’il tenait fermement dans sa main droite. Les cheveux coupés court, les joues impeccablement rasées, un costume de bonne facture, il ressemblait assez à la moitié des voyageurs qui, comme lui, convergeaient vers le hall d’embarquement. Il passa devant le douanier, répondit aux questions de routine et récupéra sa mallette. Puis il s’éloigna d’un pas nonchalant vers la zone de départ. Le douanier l’observa un instant, un demi-sourire sur les lèvres. — M. et Mme Smith ont un fils, pensa-t-il, toujours ce sourire sur le visage. Comment l’appellent-ils ? John. John Smith, faut vraiment être à court d’idées. Puis il retrouva sa face austère et passa au voyageur suivant. John Smith entra dans une boutique de la zone détaxée. Il acheta plusieurs journaux et alla s’installer près des hôtesses. Son avion décollait dans moins d’une demi-heure. Il avait encore le temps de faire demi-tour. Mais il ne le ferait pas. Smith avait une mission à accomplir. Il ne faillirait pas. Un quart d’heure avant le décollage, son téléphone sonna. — Smith, dit-il tout bas. Oui, Las Vegas. Et il raccrocha. Les premiers numéros de siège furent appelés. Smith se leva, tendit son billet à l’hôtesse et gagna sa place dans l’avion. Tout allait bien. Tout se passerait comme c’était prévu. Smith ne décevrait pas ses chefs. Il était préparé pour ce type de rendez-vous depuis sa naissance. Aucun des siens ne ferait défaut. Il expliqua au jeune homme qui s’était installé sur son siège qu’il tenait beaucoup à se trouver contre le hublot. Il insista poliment, mais fermement, et obtint gain de cause, sans avoir recours à l’aide du personnel de bord. Avoir la place à côté du hublot était primordial. L’avion décolla à l’heure, emportant huit cent cinquante passagers à son bord. Smith avait cinquante-cinq minutes devant lui. Au même moment, dans un créneau n’excédant pas cent quatre-vingts secondes, vingt-quatre avions décollèrent un peu partout dans le monde. De Calcutta, Paris, Lisbonne, Buenos Aires, Singapour, Moscou, Johannesbourg… Tous emportaient entre cinq et neuf cents passagers au milieu desquels un John Smith tentait de se reposer en attendant son heure. Bien sûr, des John Smith, ça court les rues américaines. Mais tous portaient aussi le même numéro d’Implant. Et dans un créneau aussi court, les centres de gestion nationaux n’avaient pas encore pu recouper leurs informations. Ce croisement des fichiers mondiaux ne mettrait en lumière l’impossibilité de vingt-cinq numéros d’Implants identiques qu’environ une heure plus tard. Exactement au moment où ces vingt-cinq John Smith se levèrent pour gagner les toilettes de première classe. 22 Franklin vitupéra contre lui-même. Occupé à traquer le détail qui pouvait lui avoir échappé sur l’organisation du rendez-vous de Nemo, il avait manqué la bifurcation. Depuis combien de temps ? Une dizaine de miles peut-être. Il se traita de nigaud intégral, puis éclata de rire. Rien ne le pressait et il se laissait pourtant gagner par un début de stress. Décidément, respirer sur cette Terre faisait rapidement revenir des comportements programmés. — Pavlov me guette, ricana-t-il en exhibant ses dents dans le rétroviseur central. Mon pauvre vieux Franklin, excuse-moi de te dire ça, mais tu vieillis. Il ralentit et se rangea sur le bas-côté. La Fondation Prométhée se trouvait dans son dos. Il la rejoindrait vite. Et il se faisait une joie de découvrir la tête que feraient Stacey Revel et Denis Craig lorsqu’ils le verraient arriver, dans sa voiture à énergie solaire remplie de matériel informatique. Car Franklin avait décidé que Nemo ferait son bulletin depuis l’ancienne base militaire. Là où tout avait commencé, vingt ans plus tôt. Il se réjouissait aussi d’assister au contrôle de son Implant par les plantons du poste de sécurité. Jésus Ben Mahomet. C’est le mieux qu’il avait trouvé pour faire le pitre. Et il trouvait que ça sonnait très bien. — C’est interethnique, avait-il cru bon de préciser à Virgile Macare, devant ses mimiques de désapprobation. Tu ne peux pas comprendre, sans doute. Interethnique, c’est un concept du siècle dernier. Cette petite friandise passée, il devrait persuader Craig, ou son chef de la sécurité, de la pertinence de sa démarche. Mais il était confiant. Le milliardaire ne cherchait plus à leur nuire, à lui et aux siens. Craig devait à présent avoir ce qu’il cherchait depuis tant d’années. L’Aratta comblait quiconque s’en approchait. Encore fallait-il garder au creux de son cœur une part de curiosité, sans quoi cette étrange matière qui reliait les mondes avait une forte tendance à vous perdre. Mais ça, c’était l’affaire de chacun. Au-delà d’assouvir son désir de provocation quasi permanent, Franklin avait une autre idée en tête. Maintenant que le milliardaire pouvait se déplacer dans l’Aratta, il était curieux de savoir ce qu’il allait faire de ce pouvoir. Et sur ce point, Franklin restait dubitatif. Craig vieillissait, son envie de domination avait peut-être faibli. Mais il devait toujours se trouver en lui cette impulsion de prédation qui avait motivé toute son existence. À moins qu’une forme d’altruisme n’ait gagné son cerveau. Comblé par la vie, bien au-delà de toute possibilité de corruption, le Craig sexagénaire découvrirait peut-être le plaisir de briller par sa générosité. Il demeurait donc un espoir de mieux, sinon de bien. Et de toute façon, Franklin était décidé. Il abaissa le levier des clignotants et scruta les rétroviseurs. Personne. Au moment où il allait faire demi-tour, il sentit que quelque chose se passait à l’intérieur de son crâne. Il n’en soupçonna tout d’abord pas l’origine et pensa à un vertige. Aussi entama-t-il sa manœuvre. La sensation revint, alors qu’il se trouvait au milieu de la chaussée, plus forte, plus désagréable. Au lieu de se lancer sur la route d’État, Franklin jugea préférable d’immobiliser son véhicule de nouveau. Des années plus tôt, il avait été sujet aux migraines. Ce qui lui arrivait à présent y ressemblait beaucoup. Il connaissait cette impression qu’une main venait s’emparer de son cerveau pour le presser. Il ferma les yeux et respira profondément, en essayant de contrôler les mouvements de son diaphragme depuis son ventre. C’est à ce moment-là, alors qu’il tentait de se calmer, que la pensée d’Ilis se glissa en lui. — Franklin Adamov, résonna la voix entre ses oreilles. Tu m’as bien servi par le passé. J’ai une dernière chose à te demander avant de te laisser tranquille. — Mais merde, dit Franklin tout haut. Tu peux pas t’adresser aux gens comme tout le monde ? Franklin jura mentalement contre Ilis, s’apercevant trop tard qu’il ne pouvait rien lui cacher. — Je suis habituée à la hauteur des pensées des hommes, le rassura-t-elle. Tu ne fais pas exception à la règle. — Garde pour toi tes commentaires, rétorqua-t-il. En quoi puis-je t’être utile ? Si j’ai bien compris ta démarche… — Je veux que tu ailles voir Craig. — Ça, c’est en cours. — Silence, Franklin. Écoute-moi. Va trouver Craig et dis-lui que la guerre a commencé. — La guerre ? Quelle guerre ? Et pourquoi ne vas-tu pas le lui dire toi-même ? On n’est jamais aussi bien servi que par… — Je n’en ai pas le temps. Et tu seras un parfait ambassadeur. Franklin bouillonnait. Autant la personnalité de Malhorne l’avait séduit, autant celle d’Ilis l’exaspérait. Il convenait de l’étrangeté de ce sentiment. Malhorne et Ilis n’étaient après tout que deux faces d’une même entité. Mais il n’y pouvait rien changer. Ilis avait le don de le faire sortir de ses gonds. Et pourtant, ils ne s’étaient rencontrés jusqu’à présent qu’en deux occasions. — Je vais voir ce que je peux faire, répondit-il pourtant. Craig et moi, on n’est pas vraiment potes. — Il t’écoutera. Je n’aurais pas envoyé quelqu’un d’autre. — Très flatté. — Quand tu auras terminé, je veux que tu viennes me rejoindre dans l’Aratta. C’est compris ? — Sir, yes sir !aboya Franklin, à bout de patience. Tu veux que je te rende des comptes ? — C’est à peu près ça, oui. Pardonne-moi, mais c’est très important. — Qu’est-ce que je dois lui dire, exactement ? — Qu’un autre Éternel est en train de nous envahir. Il devra abattre à vue tous ceux qu’il soupçonnera. Et tant pis pour les innocents. — Mais…, hésita Franklin, et Tara ? — Cette Terre n’intéresse pas Gursk, pas encore. — Tu es sûre ? — Certaine. Il n’y a là-bas aucune forme de pouvoir à gagner. Tu as compris ? — OK, message bien noté, soupira Franklin. — Tu ne vas pas le faire, c’est ça ?gronda Ilis. — Mais si, je m’en charge ! Va là où le vent te mène à présent. Puisque tu sais tout ou presque, tu dois savoir aussi que je serai à la Fondation dans cinq minutes. Alors, tranquillise-toi. — Je compte sur toi, Franklin. Viens me retrouver ensuite. — C’est ça, je raccroche. Le visage de Franklin se fendit d’un sourire généreux. Il repensa à ce qu’il venait de répondre et éclata de rire. Vraiment, il était fier de son bon mot. Il adressa une parole d’excuse à Ilis, mais il n’y avait plus personne. Un peu dépité, il quitta le bas-côté et se lança sur la route d’État. Quelques minutes plus tard, il atteignit la route privée qui montait vers la Fondation Prométhée. Franklin se crut revenu vingt ans en arrière, mais le poids des ans tirait suffisamment sur sa peau pour que l’illusion s’éloigne. Il vira sur la route forestière et commença à remonter le versant de la colline. De loin, il vit une demi-douzaine de gardes armés lui barrer le chemin. Franklin ralentit. Il n’avait rien à se reprocher, hormis son identifiant d’Implant. Malgré cela, il ne put réprimer un frisson. Il n’avait jamais aimé les milices. Jésus Ben Mahomet n’allait pas résister longtemps devant un scanner, quel que soit le niveau de stupidité du milicien. Il stoppa et attendit derrière le volant. Mais, contre tout usage, l’homme qui lui faisait face lui fit signe de descendre et de venir jusqu’à lui. Franklin commença à douter. Sur le sol américain, les contrôles ne se passent pas ainsi. Qui étaient donc ces hommes ? Son interlocuteur, pour le moment resté muet, exhiba une arme de poing et réitéra son injonction. Franklin n’avait pas le choix. Il ouvrit sa portière et descendit. C’est alors qu’il remarqua la présence d’une femme parmi les soldats tout proches. Longue, très brune, elle portait un diamant monté en piercing sur le nez. Ce qui étonna Franklin, ce n’était pas le bijou, mais sa forme. Le diamant représentait une croix, sans doute une croix templière, ou un succédané du même acabit. L’homme posa le canon de son arme sur la tempe de Franklin, puis s’adressa à la jeune femme dans un étrange langage. Lorsqu’elle se retourna, Franklin comprit dans ses yeux que sa dernière heure était arrivée. La femme ne dit pas un mot. Elle se contenta de faire glisser l’ongle de son index le long de son cou, puis elle reprit ses occupations sans plus se soucier de lui. Une Terre parmi d’autres II État de l’écosystème global : pur. Compte de la population sapiens : environ 600 millions. Compte de la population néandertalienne : 0. Éternel : Gursk le Généralissime. Unité de temps : 1,5 de la Terre de référence. Organisation sociale : martiale, faite d’agressivité et de bacchanales. Lorsque Zagul retrouva la surface des flots, sur cette Terre, il y a près de quarante mille ans, il y avait sept Zagul, sept créatures strictement identiques, multipliées là, sur ce rivage de début du monde, par la seule volonté d’un être extraordinaire, mythique. Sept chances venaient d’être données aux hommes de développer une forme de vie consciente et, pourquoi pas, dominante dans l’harmonie. Pour Yum, cet être impensable qui devait inspirer la source de toutes les mythologies à venir, donner un coup de pouce à une espèce, chétive mais déjà adroite et d’une intelligence certes primaire mais réelle, était une des raisons de sa propre existence. Zagul, l’être humain, allait devenir un exemple, ce déjà presque vieux d’à peine vingt ans avait su attirer sur lui le regard de la créature la plus évoluée qu’ait connue la création. Zagul. Celui qui allait régner sur cette Terre était le deuxième spécimen à être sorti des flots. Il venait de frôler la mort par noyade, avait fait une rencontre extraordinairement marquante, pourtant… Son premier geste en sortant des vagues tumultueuses fut de s’attaquer à un autre Zagul. Il le mordit au sang et lui subtilisa la jolie sphère qu’il tenait entre ses mains. Lorsqu’il en posséda deux, il se sentit supérieur aux autres, et surtout plus fort que sa victime. Infiniment plus fort qu’elle. Pourtant, ce Zagul-là était aussi couard que ses jumeaux, avant de connaître cet épisode marquant. Il avait suffi d’une impulsion réussie pour qu’un trait de caractère différent prenne racine en lui. Aussi décida-t-il de devenir le chef de cette bande, de ce clan qui pourrait être aussi le sien, à condition qu’il montre les crocs suffisamment longtemps pour vassaliser les autres. Il était sur le point de le faire quand arriva l’inimaginable. L’Univers se segmenta. Les autres devinrent inaccessibles. Il tenta de se ruer sur une seconde proie humaine, afin de dérober une autre sphère, et pourquoi pas toutes s’il le pouvait, mais il se heurta à une barrière invisible et pourtant bien réelle. La bosse qui poussa sur son front en fut une preuve douloureuse. Les autres disparurent, corps et âme, dans un incompréhensible maelström de plans fractionnés de sa réalité. Zagul oublia vite ce qu’il ne put comprendre. En revanche, il possédait deux sphères. Il était le vainqueur. Bien sûr, il ignorait ce qu’étaient ces objets, ou à quoi ils servaient. Mais il les possédait. Il avait un droit sur eux. Le premier droit de propriété connu en ce monde. Les conserver ne fut pas chose facile. Mais, dès sa première mort, Zagul comprit qu’il était différent des autres. Lui survivait à la pourriture qui réduisait ses congénères à néant. C’était normal, il était le vainqueur. Aussi les cacha-t-il, ces objets de pouvoir et de puissance. Aussi les protégea-t-il de la convoitise de ses semblables. Ce Zagul-là était presque immédiatement devenu un être assoiffé de domination. Et il allait asseoir sur son monde une vision gouvernée par ce principe de domination. Guerrière pour commencer, puis psychologique, quand les balbutiements de cette connaissance commenceraient. Il se fit encore appeler Zagul pendant quelque temps, trois ou quatre mille ans tout au plus, puis il changea de nom, souvent, pour se faire oublier, ou par coquetterie, le développement du langage aidant. C’est sous le nom de Gursk que l’Histoire allait le retenir. Gursk le Sanguinaire, Gursk le Prédateur, Gursk le Généralissime. Il avait pour son espèce un amour dévastateur, un désir de possession permanent qui se développait dans toutes les directions. Il ne souffrait aucune concurrence sur sa Terre. Aussi la parcourut-il en tous sens, détruisant toute civilisation naissante, toute tentative d’hégémonie autre que la sienne. Sur le monde de Gursk, il ne finit par exister que la vision du monde imposée par Gursk. Car, avec le système de la terreur et son cortège de petits chefs, de hiérarchie finement pensée, de passe-droit, de privilèges et d’exécutions sommaires, il ne se trouva bientôt plus personne pour s’opposer au Généralissime Gursk. Ce fut l’homme du « tout-guerre », un concept nouveau qui consistait à balayer tout esprit de rébellion, à le tuer dans l’œuf, et pourquoi pas avec la poule qui en est l’origine. Et ce fut particulièrement sur une race de l’espèce humaine qu’allaient se concentrer ses efforts : les Staulms. Gursk comprit très vite que cette catégorie d’humains représentait un grand danger pour sa domination du monde. Car les néandertaliens, par un choix génétique de l’évolution qui les avait privés de l’usage de la parole, avaient développé un mode de communication non verbale fondé sur une forme de télépathie. À la différence des homo sapiens , ils n’avaient nul besoin de se voir pour communiquer et pouvaient établir un contact mental à des kilomètres de distance. Or le Généralissime portait bien son nom. C’était un stratège, il ne pensait qu’en termes de batailles, de manipulation, d’évaluation de ses ennemis, et donc aussi de leur éradication en fonction de leur dangerosité. Lorsque, après six mille ans passés à annexer les clans voisins les uns après les autres, et grandement aidé par la quête du père, sise au cœur de la psyché humaine, Gursk se vit dominer la quasi-totalité de la race sapiens, il sut qu’il pouvait enfin s’attaquer à son véritable ennemi. Le seul qui pouvait encore faire vaciller sa position et ses prérogatives. Les jours de Neandertal furent alors comptés. Car, partout sur la Terre de Gursk, les clans sapienssous domination du Généralissime allaient traquer leurs frères humains. Les traquer pour les tuer, ou parfois les réduire en esclavage. C’est ainsi que disparut cette race humaine sur la planète du Zagul devenu Gursk le Généralissime. L’histoire des sphères détenues par Gursk est un peu plus floue. Leur usage apparut tardivement, au moment où les néandertaliens connurent leur déclin forcé. Ce fut le hasard qui mit Gursk devant la clé d’ouverture de l’Aratta. Le culte de l’eau, chaque spécimen de Zagul le nourrissait. Chaque être humain l’avait en lui, intrinsèquement, parce que l’eau était vitale et qu’elle le composait. Elle était la source même de la vie, infiniment plus précieuse que toute autre matière. Or, même pour un sapiensd’il y a trente-cinq mille ans, Gursk était un fruste. Il ne connaissait que l’art de la guerre, il n’avait d’appétit que pour les objets à usage létal, il ne tendait la main que pour prendre. Analyser, comprendre, déduire étaient des concepts inutiles dans son esprit. Aussi est-ce le hasard qui plaça un soir Gursk, une source connectée à l’Aratta et une sphère en un même lieu. Et là, miracle du vivant et de la magie, une porte vers un ailleurs s’ouvrit devant lui. Par chance pour lui, Gursk entra dans l’Aratta avec l’une de ses sphères en main. Il ne s’en séparait que pour les cacher en lieu sûr. Fut-ce une déveine pour l’humanité à laquelle il appartenait ? L’histoire ne le dit pas. Mais, si Gursk était parti dans l’Aratta sans sphère, il n’aurait pas pu retourner auprès des siens. Ou alors, après un temps si long que son humanité aurait oublié jusqu’à son existence. Et les néandertaliens auraient peut-être survécu sur cette planète. Mais la gangrène rongeait sans doute déjà trop cette population pour qu’une simple privation de son leader la ramène vers des penchants plus raisonnables. L’esprit fruste de Gursk sut rapidement tirer bénéfice de cet étrange phénomène. Tout à son esprit de conquête, et l’apprentissage de l’Aratta avançant, il voyagea à travers les Terres, côtoya d’autres humanités et comprit qu’il y avait là une grande source d’enrichissement. Dans bien des domaines. Car chaque humanité se développait indépendamment, prenant des directions différentes, fouillant en aveugle tous les champs du possible. Les autres inventaient pour lui de nouvelles techniques. Les autres trouvaient des combinaisons de plantes ou de minéraux qui pouvaient soigner. Certains, en commençant à se sédentariser, lui prouvèrent qu’il existait des conditions de vie meilleures. C’est de ces mêmes autres qu’il tira l’enseignement de l’élevage, de la domestication. Il ramena d’ici ou là l’âge de fer, de bronze. Et toujours sans parler à quiconque de l’Aratta et des Terres extérieures, Gursk revenait parmi les siens la tête emplie d’un savoir nouveau qu’il livrait à sa population, conquise par cet être merveilleux. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’il mit au point sa société fondée sur l’annihilation des conflits internes par des guerres amenées de l’extérieur, qu’il dut s’ouvrir aux siens de l’existence de l’Aratta. Car Gursk ne pouvait pas tout faire seul. Partir sur les autres Terres pour enlever et ramener des humains, dans le seul but d’offrir des jeux sanguinaires à son peuple galvanisé, c’était plus qu’un seul homme pouvait accomplir, fût-il conscient de ses réincarnations sur des centaines de générations. Il dut mettre au point des sections d’élite en qui il plaça sa confiance. Ces hommes-là, et ceux-là seulement, furent autorisés à voyager dans l’Aratta pour ramener des esclaves voués à la guerre… et à la mort. Sa société évoluant, il eut bientôt peur d’une trahison de la part de ses troupes d’élites. Aussi plaça-t-il des espions dans leurs rangs, puis décida qu’il serait sage d’installer également des espions sur les autres Terres. Et il s’y rendit souvent en personne. Gursk voulait en permanence connaître les agissements de ses pairs, les autres Réincarnés qui, comme lui, avaient reçu un jour la grâce de ne pas partir complètement. Il épia les décisions de Zagul, contra souvent les plans d’Ethen Ur Aratta et garda un œil sur Malhorne. Celui-ci ne fut pourtant jamais un réel danger, tout ignorant du pourquoi de son état hors du commun. Mais Gursk, malgré la réussite éclatante de son parcours, avait en réalité failli presque entièrement à la mission muette livrée par son créateur. Car Gursk, le deuxième Zagul à être sorti des flots, avait oublié jusqu’au souvenir de Yum, l’être impensable par qui tout ce bien était arrivé. Dans cet écheveau complexe de parcours croisés, ce fut sans aucun doute possible le plus bénéfique des oublis que les Terres aient connus. Si Gursk avait conservé le souvenir de Yum, il aurait fait main basse sur la sphère initiale et toutes les humanités auraient été à sa botte. La terreur aurait gouverné les hommes, où qu’ils se trouvassent et quelles que fussent leurs tentatives pour s’en libérer. 23 Straub fit un signe à ses hommes. À quelques dizaines de mètres sur leur gauche, le premier avant-poste établi par Milos guettait leur arrivée. Il redescendit de la butte contre laquelle son groupe se cachait et donna ses ordres par gestes. Aussitôt, les six paramilitaires s’exfiltrèrent en remontant la déclivité. Il fallait contourner cet obstacle en effectuant une boucle assez large. Le foisonnement des taillis absorbait une partie du bruit de leurs déplacements, mais le tapis de feuilles sèches était épais, bruyant sous la semelle. Le succès de l’opération résidait dans la discrétion. Straub ne voulait pas perdre, jamais. Milos Strinker, avec ses vingt ans et son esprit déviant, ne devait pas l’emporter contre son expérience des combats et sa maturité. Il en faisait une affaire personnelle. Il avait suffisamment pris sur lui, lorsque Denis Craig lui avait demandé de collaborer pleinement avec le jeune homme. Il n’allait pas s’infliger une humiliation supplémentaire. Ils arrivèrent tout près de la route secondaire qui menait à la Fondation. Là, les hommes se regroupèrent, puis longèrent le fossé d’écoulement des eaux, en restant loin à couvert. À la place de Milos, Straub aurait laissé des guetteurs dans cette zone. Il ne pouvait pas négliger ce genre de détails. Et Straub se mettait toujours à la place des autres pour prévoir leurs réactions. Arrivé au sommet de la colline, à portée de voix du poste de sécurité, Straub entra en contact avec ses deux autres groupes. Chacun avait atteint sa position. La tenaille était en place. Dans le silence épais de la forêt, tous armèrent leur fusil. Les billes de peinture se logèrent dans les lanceurs, prêtes à éclabousser l’adversaire. Prêtes à administrer la défaite. Straub allait donner un ordre de départ quand un détail attira son attention. À l’intérieur du poste de sécurité, juste devant l’entrée de la fondation Prométhée, le planton observait une immobilité parfaite. Il le détailla un instant, puis sortit ses jumelles. L’homme avait les yeux fermés. Son menton reposait sur sa poitrine. Straub fixa son attention sur celle-ci. Après quelques secondes, il fut convaincu qu’elle ne bougeait pas. Ou en tout cas ne pouvait-il pas le déceler. Soit le planton dormait à poings fermés, soit il était mort. Dans les deux cas, la situation imposait d’être éclaircie. — Mayerson, dit-il tout bas à l’homme le plus proche de lui. Je veux un compte rendu sur ce qui se passe dans le poste de sécurité. Mayerson acquiesça sans un mot et partit le dos courbé vers la route. Il se posta d’abord contre un talus, jaugea la situation d’un rapide coup d’œil et traversa la bande d’asphalte en deux bonds. Arrivé de l’autre côté, il gagna le pourtour grillagé au pas de course et contourna le poste de sécurité. Straub le vit disparaître dans le bâtiment vitré et attendit qu’il réapparaisse. Dix secondes passèrent. Rien. Mayerson ne donnait pas signe de vie. Les questions commençaient à tournoyer dans la tête de Straub. Avant d’envoyer deux autres de ses hommes, il connecta son assistant numérique sur le système de sécurité de la Fondation, via le web. Rien. Il réessaya avec le port infrarouge. Après tout, le poste de sécurité ne se trouvait qu’à une vingtaine de mètres. La connexion fut plus longue à venir que d’habitude, mais elle s’établit correctement. Straub commença ses investigations par les extérieurs. La caméra de surveillance numéro trois montrait le corps de Mayerson allongé derrière le poste de sécurité. Il gisait par terre dans une position curieuse, les mains crispées autour de la gorge. Sa mort avait dû être rapide. Il n’avait pas même eu le temps d’émettre le moindre son. Straub commuta les nombreuses vues de la Fondation. Il ne vit personne à l’extérieur. — Leader à escadrilles, dit-il tout bas dans le micro de son émetteur. Leader à escadrilles. Ceci n’est pas un exercice. Retour immédiat sur la base, on a un code 2, ici. Je répète, on a un code 2. Avant de redéployer ses troupes autour de la Fondation, Straub chercha à connaître la situation à l’intérieur des bâtiments. Il eut un bref aperçu du bunker, qu’il jugea conforme à son souvenir, puis l’image s’interrompit d’un coup. Sans doute les agresseurs venaient-ils d’accéder au centre de télésurveillance. Il tenta d’appeler les autorités, mais aucun signal ne passait. La Fondation était coupée du monde. Milos courait. Milos courait à perdre haleine. Il ne se rappelait pas avoir fourni un tel effort de toute sa vie. Et pourtant, il se trouvait en queue de sa compagnie. Les Staulms, tous forts, puissants, l’avaient dépassé dans les premiers hectomètres. À présent, il commençait à peiner. La pente se faisait de plus en plus raide et sa motivation n’était pas aussi grande que celle de ses soldats. Lui n’avait ni femme ni enfant à sauver. Et puis, les sauver de quoi ? La Fondation jouissait d’un personnel de sécurité important. Le doute s’insinuait peu à peu dans sa tête et trahissait son corps. Il fut contraint de s’arrêter pour reprendre son souffle. Et puis il repartit. Un chef n’arrive pas après ses hommes. Un chef doit montrer l’exemple. Et c’est ce qu’il allait faire. Il entendit des coups de feu droit devant lui. Milos redoubla d’efforts et arriva bientôt sur la route qui menait à l’entrée de la Fondation. De loin, il ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Les Staulms s’étaient agglutinés près d’une voiture stationnée en plein milieu de l’asphalte et gesticulaient dans tous les sens. Milos en vit un reculer d’un bond et retomber lourdement sur le dos. La déflagration parvint jusqu’à ses oreilles avec une demi-seconde de décalage sur l’image. Milos regarda le pistolet d’entraînement qui pendait encore dans son holster de ceinture et secoua la tête. Même lui ne possédait pas une arme réelle. Straub l’avait interdit. Il n’avait pas de quoi venir en aide à ses hommes, ni se sauver lui-même. Mais Milos Strinker avait depuis longtemps franchi la limite de la raison. Beaucoup à sa place auraient fait machine arrière. Lui, au contraire, chargea de plus belle vers l’échauffourée, la bouche ouverte sur un cri muet et les poings pressés d’en découdre. Mais lorsqu’il atteignit l’attroupement, les opérations étaient déjà achevées. Deux corps vêtus d’uniformes noirs gisaient sans vie sur le sol et un troisième s’était pelotonné sous le pare-chocs de la voiture. Côté Staulms, quatre hommes manquaient à l’appel. Milos tenta sans succès d’extirper le froussard qui s’accrochait comme un diable à un cardan. Les Staulms ne s’étaient pas encore intéressés à lui, mais cela n’allait plus tarder. Quatre des leurs venaient de mourir. Deux paires de bras vinrent en effet palier les limites physiques de Milos. L’homme sous la voiture résista une paire de secondes, puis il lâcha prise en hurlant qu’on le laisse tranquille. — Ça va être ta fête, se contenta de dire Milos en le retournant vers lui. Ça va… Il fut incapable de terminer sa phrase. Le visage poussiéreux qu’il avait devant lui venait de se fendre d’un sourire presque enfantin, un sourire qu’il aurait reconnu entre mille. — Nemo ! s’exclama Milos. Que… quand… ? — Ton séjour sur Terre t’a fait du bien, à ce qu’il paraît. Tu as toujours le mot juste ! Milos allait répondre, mais il en fut empêché par le départ des Staulms. — Eh, qu’est-ce qu’ils ont tes gorilles ? — Je ne sais pas très exactement, répondit Milos en se redressant. Ils ont senti quelque chose, un danger… — Ce sont les humains de Gursk qui nous envahissent ! asséna Franklin. — Qui ? Les barges ? — Je suppose que oui. — Mais ils veulent quoi, au juste ? — La Terre, Milos, notre Terre. Et il vaudrait mieux aller filer un coup de main vite fait à tes gorilles si on ne veut pas qu’ils nous la prennent. 24 John Smith quitta l’écran plasma des yeux. Sa montre affichait vingt heures cinquante-cinq. Il restait quatre minutes avant que le centre de gestion des Implants lance une alarme et qu’un agent de vol vienne l’appréhender. Smith ouvrit son attaché-case et prit son stylo-plume. Il vérifia que son voisin de siège dormait toujours à poings fermés, puis il dévissa le corps du stylo et actionna la pompe. Un liquide visqueux gicla sur le hublot, où il demeura, collé en une tache noirâtre. Smith dévissa un second stylo et réitéra l’opération. Cette fois, le liquide, rouge sombre, plus huileux, avait tendance à couler le long de la vitre. Mais, en quelques instants, les deux matériaux s’amalgamèrent en se solidifiant. Il ne restait plus qu’une trentaine de secondes avant la phase finale de la combinaison explosive. Smith referma sa mallette, la rangea dans le casier à bagages et se leva tranquillement. Il enjamba son voisin et s’éloigna vers les toilettes. Alors qu’il entrait dans une des cabines, il sentit l’assiette s’incliner doucement. L’avion amorçait un virage. Sans doute le centre de gestion des Implants venait-il de donner au pilote l’ordre de poser l’appareil sur l’aéroport le plus proche. Il n’avait pas encore atteint l’altitude de croisière des longs courriers. Smith attrapa les poignées sur les parois de la cabine et attendit. Dix secondes. Il entendit frapper contre la porte. Puis contre les suivantes. On le cherchait. Un agent avait déjà localisé sa place dans l’avion. Peut-être même avait-il compris ce qui allait se passer. Mais il ne pourrait rien faire. Même avec la meilleure volonté du monde, il manquerait de temps pour détacher la pâte explosive du hublot. 3, 2, 1… Dans le poste de pilotage, l’altimètre indiquait vingt-huit mille mètres. L’explosion arracha le hublot et une partie du métal qui l’entourait. Le voisin de Smith, qui avait eu l’heureuse idée de ne pas se détacher avant de s’endormir, perdit un bras, mais pas la vie. L’agent de sécurité, qui venait de se pencher sur le voisin, fut happé par la différence de pression. Son corps resta coincé un court instant, puis les chairs perdirent la partie. L’agent disparut dans le ciel bleu nuit, à près de trente kilomètres au-dessus du Pacifique. Toujours à l’abri dans la cabine des W-C, Smith entendit les cris de panique des passagers, mêlés au bruit furieux du vent et aux appels au calme lancés par le commandant de bord. L’avion descendit en flèche pour gagner une altitude où l’air était respirable. Smith attendit qu’il se stabilise et sortit enfin des toilettes. Le personnel, trop affairé à calmer près de huit cent cinquante passagers, s’était désintéressé de son existence. Smith gagna l’escalier qui menait au poste de pilotage et retira de la poche de son veston deux autres stylos. Il recommença l’opération qu’il avait pratiquée sur le hublot et alla se plaquer contre la paroi opposée. À quatre mètres de distance, il ne risquait rien. Il apprécia le discours du commandant de bord avec un air de jubilation sur le visage. Dans la cabine, on assurait que l’avion était sous contrôle et qu’il se poserait sans dommages dans les plus brefs délais. Lorsque la porte vola en éclat, Smith se rua dans le poste de pilotage. Le copilote avait eu la moitié du visage arrachée par la déflagration. Smith le fit tomber de son fauteuil et attrapa le pistolet dans le tiroir situé sous son poste de travail. Il le braqua aussitôt sur la nuque du pilote, appuyant sciemment le canon froid contre la chair. Il indiqua les nouvelles coordonnées du vol, précisa qu’il ne servait à rien de lutter. Il assura aussi qu’il n’était pas dans ses objectifs d’être responsable du décès de huit cent cinquante personnes innocentes. Le commandant entra les coordonnées données par Smith dans l’ordinateur et lâcha le manche. L’assiette s’inclina de nouveau. L’avion se dirigeait à présent vers l’ouest, destination l’Afrique saharienne. Smith asséna un coup de la tranche de la main sur la nuque de son otage. Il l’installa sur le sol, ligota ses mains et ses pieds, puis prit sa place aux manettes. Il abattit sans sommation le premier steward qui se présenta et donna l’ordre au suivant d’aller rassurer les passagers, en précisant qu’il poserait l’avion d’ici quelques heures et qu’il ne projetait pas de s’en prendre à leurs vies. Une fois sa mission ainsi lancée sur des rails, Smith pensa à chacun de ses compatriotes qui, comme lui, contrôlait à présent un gros-porteur. Il espéra qu’ils avaient tous réussi, puis estima que cela n’avait aucune importance. Le détournement de ces avions représentait peu dans le plan général. Seul le chaos qui venait de s’emparer du centre de gestion des Implants comptait. L’opération était d’ores et déjà un succès. Gursk le Généralissime triompherait, comme il l’avait toujours fait. 25 H arold Finlay n’avait rien pu faire pour sauver Wilma. La jeune femme était en train de traverser la pelouse sud de la Fondation quand un projectile avait déchiré sa poitrine. Harold avait eu beau chercher, il n’avait pas découvert d’où le tir mortel avait pu venir, jusqu’à ce qu’une silhouette vienne se pencher sur le corps sans vie. Une, puis une autre. Finlay s’était aussitôt retranché dans la pénombre de sa chambre. Et c’est de là qu’il avait vu passer une dizaine d’agresseurs anonymes, tous cagoulés et vêtus de combinaisons noires. Harold se mit à réfléchir à toute vitesse. Il n’avait que peu de moyens à opposer. Son arme de service se trouvait dans le coffre-fort mural, avec une boîte de cartouches, une cinquantaine au total. Mais il était seul. Dans l’aile où se trouvait sa chambre, il n’y avait que des scientifiques. Straub était en mission d’infiltration dans le camp de Milos et des Staulms, avec une partie de ses hommes. Si bien que la Fondation était pour l’heure appauvrie d’une grande partie de sa sécurité ordinaire. L’intrusion de ces hommes masqués en était une preuve évidente. Finlay secoua la tête. L’entraînement des Staulms, dans ces conditions, avait été une erreur. Il avait bien essayé d’en persuader Denis Craig, mais ç’avait été en pure perte. Le milliardaire ne cherchait qu’à plaire à Ilis. Le reste lui importait finalement peu. Finlay récupéra son automatique et les cartouches, puis se glissa dans le couloir. Il fut obligé de se réfugier dans un placard de service quelques secondes plus tard. Les assassins de Wilma venaient de pénétrer dans le bâtiment. Finlay attendit, l’oreille aux aguets. Il ne servait à rien de se faire tuer en vain, juste parce qu’il était là et qu’il possédait un moyen de se défendre. Le bruit feutré de pas grandit puis diminua. Il entendit des portes s’ouvrir, puis se refermer, sans qu’aucune autre information sonore ne lui parvienne. Lorsque le silence fut revenu de manière durable, Finlay ressortit de son cagibi et se lança à la poursuite des agresseurs. Il traversa le bâtiment, son arme braquée devant lui. Il ouvrit doucement chacune des portes qu’il croisa. Dans la première pièce, il n’y avait personne. Il n’ouvrit pas la deuxième, qui se trouvait être celle de sa propre chambre, et passa à la suivante, celle de Stacey Revel. Finlay trouva l’archéologue effondré nu dans la douche. Il se précipita sur lui pour le relever, mais comprit au premier contact que c’était inutile. Stacey était mort. Finlay chercha la cause du décès sur l’épiderme et finit par découvrir une petite aiguille fichée à la base du cou. Seul un neurotoxique avait pu délivrer une mort aussi rapide. À aucun moment il n’avait entendu crier. — Tas de salopards ! jura-t-il tout bas. Finlay s’empêcha de penser à Stacey, avec lequel il avait pourtant sympathisé. Il allait avoir besoin de tout son sang-froid, toute sa lucidité et son expérience pour que son action ait encore un sens dans la demi-heure qui allait suivre. Il abandonna la dépouille et ressortit de la chambre. Dans la suivante, il découvrit la même scène, à peu de détails près. Federico gisait pour sa part à côté de son lit. Il avait les yeux grands ouverts, fixés sur le crucifix qu’il avait accroché au mur dès son arrivée. Finlay hésita à lui fermer les paupières, puis décida qu’il ne toucherait plus à aucun corps. Dans la suivante, c’est Eredan qu’il trouva, roulé en boule sous son bureau. La mort l’avait rejoint alors qu’il travaillait. Sur chaque cadavre, Finlay isola la même fine aiguille létale. Aucune chance n’avait été laissée à ses récents compagnons. Bouleversé par cet amer constat, Finlay rallia l’extrémité du bâtiment sans plus s’attarder dans les chambres. Il avait une mission à remplir. Finlay était un policier, et même s’il se trouvait loin de son secteur d’investigation, il ne pouvait pas laisser filer des assassins sans rien tenter. Il scruta longuement les alentours avant de sortir de la protection relative du bâtiment. Puis, quand il eut la certitude que personne ne se tenait en embuscade, il se lança vers le hangar le plus proche. C’est là qu’il vit Straub avancer avec ses hommes, une demi-douzaine au total. Ils se dirigeaient vers le centre de sécurité et bifurquèrent dans une autre direction. Deux des hommes de Straub tombèrent, puis un autre, avant que leurs collègues ripostent. Le bâtiment que Finlay venait de rejoindre l’empêchait de voir sur qui les hommes de Straub étaient en train de tirer. Aussi longea-t-il lentement le mur d’enceinte. Lorsqu’il parvint dans l’angle opposé, seul Straub était encore debout. Le chef de la sécurité s’était réfugié derrière un transformateur électrique et devait compter ses munitions. Finlay allait tenter d’attirer son attention, mais une main se posa sur son épaule pour l’en empêcher. — Qu’il se démerde seul, murmura une voix à son oreille. Finlay se retourna et découvrit Milos et les Staulms. — Nous n’avons pas d’armes, poursuivit Milos. Et vous, vous n’en avez qu’une ? — Oui, mais je sais où en trouver. — Alors Straub réussira sans doute à les retarder un peu. Finlay semblait hésiter. Il ne se sentait pas prêt à abandonner un homme en danger. — Restez si ça vous chante, mais moi, je prends votre flingue, dans ce cas. — Pas question, trancha Finlay. Nous serons plus utiles armés. Les néandertaliens savent se servir de fusils d’assaut ? — Et comment ! rétorqua Milos, un sourire gourmand au coin des lèvres. Et si en plus ils ont des munitions réelles dans leur chargeur, ça va être un joli carton. Franklin décida que, finalement, c’était sans doute la meilleure décision à prendre. Il avait pourtant bataillé un moment, mais Milos l’avait convaincu. Il ne servirait à rien dans un assaut rangé. Il savait haranguer des foules virtuelles, chassait depuis peu assez correctement le daim, mais affronter des hommes aguerris, jamais. Aussi était-il remonté derrière son volant pour aller donner l’alerte dans la ville la plus proche. Jésus Ben Mahomet réussira-t-il à entrer dans un poste de police ? se demanda-t-il sans trop y croire. Il fit marche arrière jusqu’à un chemin de terre, fit demi-tour et descendit la pente. Franklin roula doucement. Le petit frisson qui l’avait averti un peu plus tôt recommençait à taquiner le haut de son échine. Il vit le comité d’accueil bien avant de sortir de la forêt. Deux véhicules tout terrain barraient la voie, tout près de l’accès à la route d’État. Franklin stoppa, le cerveau en ébullition. Il regarda son téléphone et constata une fois encore que le réseau ne passait pas. Il jaugea ses chances de passer en force et les estima quasi nulles. Les deux véhicules ennemis pesaient chacun dans les deux tonnes. Sa petite Jeep de location ne ferait pas le poids face à ces mastodontes. En revanche, il pouvait les semer dans la forêt. La légèreté de sa voiture jouerait cette fois en sa faveur. Il fit de nouveau demi-tour et démarra sur les chapeaux de roue. Dans son rétroviseur, l’un des véhicules faisait mouvement dans sa direction. Franklin bifurqua sur le premier chemin qu’il croisa. Il s’engagea dans les sous-bois, sans savoir qu’il conduisait au plus proche accès vers l’Aratta. Quelques minutes après, il fut intercepté par une équipe de Straub, chargée de veiller à la sécurité de Denis Craig. Franklin immobilisa sa Jeep au beau milieu de la voie en terre et se dépêcha de se placer sous la protection des hommes en arme. — Je m’appelle Franklin Adamov, dit-il sans autre préambule. — Ce n’est pas ce que prétend votre Implant, répondit le responsable du groupe en regardant son scanner de poche. Jésus Ben Mahomet. Vous n’avez rien trouvé de plus crédible, ou vous cherchez à attirer l’attention ? — C’est… c’est une plaisanterie personnelle. — Quoi qu’il en soit, je connais votre visage, monsieur Adamov. — Alléluia, s’écria Franklin. Un milicien équipé d’une cervelle ! — Plus pour très longtemps, si vous le prenez sur ce ton. — La Fondation a été attaquée. — Pardon ? — Vos collègues sont en train de se faire laminer. — Vous avez vu quoi exactement ? — Vu ? Pas grand-chose. Mais ça tire dans tous les coins, là-haut. — Il y a des exercices en cours. Vous vous êtes trompé, mais merci de vous inquiéter. — Bordel ! ragea Franklin. Je retire ce que j’ai dit au début. Vous avez la cervelle d’un légume ! Essayez donc de joindre votre patron ! — Suivez-moi. Franklin fut conduit à l’intérieur du bunker. Il fut fouillé et amené devant la paroi de protection amovible. Le responsable appuya sur un boîtier et la paroi s’effaça. Puis il s’éloigna, son talkie-walkie à la main. — Denis Craig, s’étonna Franklin en découvrant l’image du milliardaire flottant dans l’air à un mètre du sol. Vous trafiquez quoi, là-dedans ? Craig quitta la bulle pour se retrouver devant Franklin, qui ne savait plus très bien quelle attitude adopter. — Je combats les métastases, voyez-vous ! — Alors dites-vous qu’il y a pas loin un combat plus urgent encore. La fondation est attaquée. C’est ce que je tentais d’expliquer à votre sbire, mais il ne veut rien entendre. Vous devriez les choisir avec un peu plus de cervelle. — Ilis est avec vous ? — Pas vraiment. Elle m’a mandaté pour vous approcher. — Que veut-elle ? — C’est un peu tard… Vous dire que la guerre a déjà commencé. Craig interrogea son garde du corps d’un mouvement de tête. — Je n’ai pas réussi à joindre M. Straub, répondit celui-ci. Pas plus que la Fondation. — Je n’en comprends pas la raison, acquiesça Craig. Mais tout porte à penser que vous êtes dans le vrai, Franklin. — Et ? — Je ne vois qu’une chose à faire. Allons prêter main-forte à nos hommes ! Milos entra en tête dans le hangar de vie des Staulms et de leurs familles. Il fut pris à la gorge par une odeur âcre qui l’obligea aussitôt à battre en retraite. Ses yeux le brûlaient horriblement et son larynx semblait avoir rétréci dans des proportions alarmantes. Les Staulms ne purent résister plus longtemps, malgré ce que leur hurlait leur instinct. Ou plutôt malgré l’absence de contact mental avec les leurs. Ils entrèrent les uns après les autres et ressortirent bientôt, à peu près dans le même ordre. Un mélange d’abattement, d’hébétude et de fureur se lisait sur leurs visages ruisselant de larmes. Une condition psychique impossible à maintenir en l’état sans un gigantesque effort de volonté. Milos s’en rendit compte et adressa à ses hommes la promesse d’une vengeance prompte et sans merci. Dans le hangar, qui s’aérait peu à peu, tous les Staulms femelles et les enfants avaient été gazés, sans autre forme de procès. Lorsque les émanations létales furent suffisamment dissipées pour que les hommes puissent entrer, ils ne purent que constater cette abomination. Une centaine de corps gisaient pêle-mêle sur le sol. Certains avaient été surpris pendant leur sommeil et n’avaient pas bougé de leur lit de camp. D’autres avaient tenté de fuir, ou de s’opposer à leurs assassins, et avaient été repoussés manu militari vers le centre de la salle. Ceux-là portaient pour certains de visibles fléchettes plantées sur une partie de leur épiderme. L’examen des lieux ne dura qu’une courte minute, mais il allait laisser des traces indélébiles dans l’esprit de tous, Milos compris. — Il ne faut pas traîner ici, les encouragea Finlay. Allons nous armer, et ensuite nous donnerons la chasse aux tueurs d’enfants. Ils trouvèrent des fusils d’assaut dans l’armurerie du bunker, là même où Julian Stark avait été tenu au secret près de vingt ans plus tôt. À présent rompus à ce type d’exercice, les Staulms chargèrent leurs fusils et les armèrent en un rien de temps. Ils ressortirent à l’air libre en file indienne, dans le silence le plus total. À l’autre bout de la Fondation, des coups de feu retentissaient encore, preuve que Straub vivait toujours et qu’il avait sans doute été rejoint par des renforts. Milos élabora rapidement un plan d’action, qu’il adressa mentalement aux Staulms. Ils se divisèrent en trois groupes, qui partirent chacun vers le même objectif, mais par des chemins différents. Milos et Finlay arrivèrent en même temps sur leur base d’assaut. Ils découvrirent Straub, à la tête d’une quinzaine de ses hommes, qui continuait à donner le change aux assassins des néandertaliens et des scientifiques. Mais ils virent aussi, à travers le grillage d’enceinte, les deux véhicules qui remontaient la route vers le poste de sécurité. Lorsqu’elles furent au plus près de la position de Straub, les voitures s’immobilisèrent. En descendirent plusieurs silhouettes cagoulées, qui prirent le chef de la sécurité et ses troupes à revers. Straub était sur le point de perdre la partie. — Allons-y, ordonna Finlay. Mais Milos l’en empêcha. — Non, pas maintenant. Straub a beaucoup de chance. Je veux savoir jusqu’où ça ira. On a tout le temps et j’ai une vieille dette à solder. — Avec lui, peut-être, contra Finlay. Mais pas avec les autres. — Tant pis. Il faut savoir choisir ses amis dans la vie. Milos observa les échanges de tir avec la patience d’un entomologiste, presque du détachement. À côté de lui, Finlay jugea qu’il n’avait pas à se laisser dicter sa conduite. Il hésita entre ouvrir le feu sur les assaillants les plus proches de Straub et faire le tour pour riposter sur les nouveaux arrivants. Les événements tranchèrent pour lui. Trois soldats de Straub tombèrent sous les tirs des nouveaux venus, contre lesquels ils n’avaient aucune protection. Finlay s’éloigna donc et partit à toutes jambes en direction du poste de sécurité. Les Staulms et Milos s’occuperaient du plus gros des opposants. Il gagna la guérite en quelques secondes, puis il ralentit. C’était une chose de venir en aide à des personnes en péril, une autre, d’affronter les balles d’armes automatiques. Il se posta d’abord derrière un épais muret en brique et jeta un œil par-dessus. Son visage se refléta sur la plaque en métal doré qui accueillait les visiteurs. Ses yeux se perdaient dans le logo de la Craig Corporation et son menton disparaissait dans les entrelacs formés par les lettres de Prometheus Foundation. Finlay demeura un instant interdit devant cette image tronquée de lui-même. Puis la réalité remplaça la surface glacée. À moins de cent mètres de lui, les rafales reprenaient de plus belle, après une brève accalmie. Finlay chassa la peur qui montait de ses tripes et gagna la couverture d’un bosquet. Il continua ainsi à se rapprocher de sa cible, par petits bonds. Son pistolet ne lui permettait des tirs précis qu’à moins de quarante mètres. Mais il fut bientôt dépassé par quatre Staulms. Ils se ruaient sans hésitation vers le véhicule immobilisé le long du grillage d’enceinte de la Fondation. Finlay leur emboîta le pas. Il ne servait plus à rien d’avancer avec prudence et crier vers les Staulms les ferait repérer à coup sûr. Tout se passa alors très vite. Les néandertaliens vidèrent leurs chargeurs en même temps. De prédateurs, les nouveaux venus endossèrent le rôle de proies. Cinq d’entre eux tombèrent immédiatement sous les tirs. Deux purent riposter, le temps que les Staulms rechargent leurs armes. Puis tous périrent. En moins de vingt secondes, les échanges de feu cessèrent, faute de combattants. Milos profita de l’attaque des Staulms, de l’autre côté du grillage, pour gagner l’abri derrière lequel se cachait Straub. Le chef de la sécurité avait été blessé d’une balle dans la cuisse. En cas de charge de leurs adversaires, il ne pourrait pas battre en retraite. Mais avec ses quatre agents encore indemnes, il tenait bon. Il conservait même un sourire figé sur le visage, ce sourire que Milos avait vu à Straub le jour où celui-ci s’était occupé de le faire parler. L’adrénaline et la violence semblaient être ses seuls plaisirs en ce monde. Milos se coucha près de Straub et garda les yeux sur lui, sans plus se soucier des balles qui sifflaient pourtant tout près. Il n’avait plus qu’une idée en tête, et leurs agresseurs, quels qu’ils fussent, ne faisaient plus partie de ses plans immédiats. Straub ne se rendit pas tout de suite compte de sa présence. Ce n’est qu’en se retournant, après avoir apprécié en connaisseur l’anéantissement de la menace arrière par les Staulms, qu’il découvrit le nouvel arrivant. Le visage de Straub se défit aussitôt. Le sourire se décomposa en un rictus où Milos put lire de la peur. Il n’eut pas le temps de passer à l’attaque en premier. Milos lui tira une rafale en pleine tête, à bout portant. Straub mourut sur le coup, le cerveau traversé de part en part par plusieurs projectiles. L’idée même qu’il allait mourir ne se matérialisa pas entièrement dans son esprit. Trop occupés à défendre leur peau, les hommes de Straub ne virent pas l’exaction commise par Milos. Tout ce qu’ils purent constater, lorsque leurs adversaires battirent en retraite, ce fut que leur chef avait trouvé la mort. Craig arriva avec Franklin et quelques agents de sécurité à la fin de la courte bataille acharnée. Ils virent les rangs des assaillants se disloquer et battre en retraite par un trou pratiqué dans le grillage. Personne n’était en état de leur donner la chasse. Il fallait compter les morts et secourir les blessés. Une aide rendue d’autant plus difficile que plus aucun téléphone cellulaire ne fonctionnait dans les parages de la Fondation et que les lignes filaires avaient été sectionnées en aval. 26 Betty Crooper venait de prendre son poste devant le pupitre de surveillance. À elle seule, elle contrôlait les données recoupées de quatre pays européens, données fournies par le logiciel principal de traque des usurpations d’Implants, principal délit recherché. Sur le poste voisin, sa collègue Clarisse Mayer en faisait autant. Derrière Betty, trois autres pupitres affichaient des données similaires, concernant d’autres pays encore. Si bien que cet étage, occupé par une trentaine d’analystes, elles-mêmes surveillées par des chefs tatillons, pouvait scruter les agissements de la moitié des habitants de la planète. La moitié civilisée, comme on disait sur le ton de la plaisanterie dans les couloirs du centre de gestion des Implants. Le tiers-monde, en réalité le trois-quarts monde, la part négligeable de la globalisation du système breveté par la Craig Corporation depuis une vingtaine d’années, occupait l’étage inférieur. Quels que soient les agissements des citoyens – consommation, mouvements d’argent, location d’une voiture, appels téléphoniques, allées et venues, déplacements dans la rue –, tout était surveillé en permanence. Les bornes de scanner se comptaient par dizaines de millions sur Terre. Du simple passage dans un hôtel au sas d’accès à la Maison-Blanche, tout arrivait là, entre ces deux étages d’une tour hyperprotégée de Phoenix en Arizona. Rien ou presque n’échappait au réseau. Seul un délai pouvait survenir dans le transfert des données. Les mouvements de masse de certains jours occasionnaient parfois un retard non négligeable dans le recoupement des numéros d’Implant. Et il y avait toujours des petits malins pour en profiter. C’était la situation que vivait Betty, justement. Elle venait de prendre son service pour douze heures sans interruption. Ensuite, et elle y pensait déjà beaucoup, elle rejoindrait Doug Angstolm, son nouveau petit ami. Et elle s’en donnerait jusqu’à plus soif. Même si la fatigue se ferait sans doute sentir, elle n’allait pas rater ce samedi soir. Les numéros défilaient sur les écrans, analysés pas les logiciels. Betty n’avait pas grand-chose à faire, hormis vérifier régulièrement le suivi des candidats douteux ou assurer la mise en relation de délits avérés avec les services de police les plus proches. De la qualité de son attention dépendait l’avenir immédiat de certaines personnes, malencontreusement bloquées dans des sas parce que leur Implant avait été utilisé par un délinquant. Betty fouillait son sac à main, à la recherche d’un chewing-gum, quand un brouhaha résonna depuis l’étage inférieur. En général, une telle effervescence ne pouvait avoir qu’une origine : des hackers tentaient de s’introduire dans le système de gestion. Betty ne quitta pas son poste pour autant. Ce qui se passait en dehors de son pupitre de travail ne la concernait pas. En temps ordinaire. Mais cette fois, il ne s’agissait pas de quelques petits malins doués en informatique. Grund Del Pietri, le surveillant général des pays en voie de développement, fit irruption. Il parla en privé au chef de Betty, qui s’adressa au staff quelques instants plus tard. — OK ! dit-il à pleine voix. Vous lâchez tout et vous vous concentrez sur les mouvements aériens. Les civils, les militaires, les gros-porteurs et les avions privés. Je veux tout ce qui concerne des numéros d’Implant au nom de John Smith au-dessus du plancher des vaches. Exécution ! Il y eut quelques tentatives de questions. Les troupes avaient besoin de comprendre, aussi le directeur d’étage précisa-t-il : — Dans le département du dessous, sept John Smith portant le même numéro d’Implant ont déjà été identifiés. Je veux savoir si on a affaire à la même chose ou pas chez nous. Suis-je bien clair ? Vous connaissez la procédure ! Dans l’hypothèse où nous serions nous aussi en présence de cette situation, ça risque de chauffer sérieusement. On va se retrouver avec des dizaines de milliers de sas bloqués. Et pourquoi pas pire ! Vous avez toutes appris ce cas à l’école. Alors, on évite ça et on s’active. Betty ne se fit pas prier. Le cas théorique dont venait de parler son directeur, elle le connaissait parfaitement. C’était la bête noire du service qui, heureusement, ne s’était jamais présentée. Si un nombre trop élevé d’Implants usurpés était isolé, ou si une sérieuse présomption d’intention de type terroriste se précisait, alors le système se bloquerait entièrement, en attendant que des mesures drastiques de préservation aient été prises. En clair, cela signifiait que plus personne ne pourrait sortir d’un bâtiment géré par un sas ou y entrer, qu’il s’agisse d’une habitation, d’un lieu de travail, d’une station de métro ou d’autre chose. L’ensemble du système enfermerait les uns à l’intérieur, et les autres à l’extérieur. Il s’ensuivrait un gigantesque capharnaüm qui pourrait durer de quelques heures à plusieurs jours. La procédure de décontamination du système, dans un tel cas presque impossible en pratique, avait été pensée, décrite et souvent répétée lors d’exercices d’entraînement. Ces simulations avaient toutes remporté de francs succès. Mais tout le monde savait à quoi s’en tenir. Les exercices employaient des personnels prévenus, à l’aise, et même payés pour se laisser enfermer une demi-journée dans les tunnels d’un métro, d’un parking souterrain ou d’une mine. Il manquait à ces exercices la couleur du naturel, l’odeur de la panique, les crises d’hystérie d’une population majoritairement névrosée, atteinte sans le savoir de pathologies bénignes en temps normal. Claustrophobie, agoraphobie, ces altérations du comportement pouvaient faire des ravages dans des circonstances de crise. Plus grave encore, les magasins d’alimentation, les crédits d’eau, d’électricité et d’essence des foyers les plus modestes risquaient d’être interrompus sans préavis. Cela représentait une écrasante majorité de la population mondiale. La production des centrales électriques risquait aussi de chuter à un niveau très bas et les moyens de transport accessibles s’arrêteraient rapidement, faute d’énergie. Une véritable catastrophe économique pouvait découler de ce simple cas d’école. Un bouleversement qui pourrait avoir de lourdes conséquences. Mais le centre de gestion des Implants pensait avoir tout prévu. Des statisticiens, des ingénieurs, des hackers chèrement payés avaient planché des années durant sur ce problème. Le centre était prêt. Betty et ses collègues assureraient, le temps de redresser la situation. Si toutefois elle se présentait effectivement. Car pour le moment, rien ne le laissait entendre de façon certaine. Betty entra sa recherche spécifique, comme tous ses collègues étaient en train de le faire, et scruta ses écrans en quête de propositions des logiciels. Cela ne tarda pas. Une minute à peine après que leur directeur eut recentré leurs investigations principales, Clarisse Mayer signalait un premier John Smith sur un vol à destination de Los Angeles. Elle se mit aussitôt en rapport avec les services de sécurité de l’aviation civile. Ce vol ne répondait plus depuis deux ou trois minutes. Il avait fait une chute vertigineuse puis s’était stabilisé et avait changé de cap. Pour une destination inconnue. Astrid Vrielink, à six pupitres de Betty, signala un deuxième John Smith. L’effervescence qui avait gagné le niveau inférieur venait de s’emparer de Betty et de ses collègues. Un quart d’heure plus tard, les directeurs des deux niveaux firent le point. Ils remontèrent la voie hiérarchique, contrôlèrent auprès de la Craig Corporation que le système fournissait des informations correctes et finirent par appliquer la procédure proposée par les logiciels. La désactivation des sas, qu’ils soient équipés de scanners ou non, débuta à dix-neuf heures trente-cinq, heure de Phoenix, Arizona. Et ce pour une période indéfinie. Le temps de vol du plus long courrier comptant à son bord un faux John Smith dépassait douze heures. Il faudrait au minimum appréhender le ou les passagers contrevenants, en fonction de la destination de l’appareil, pour le moment inconnue. Betty proféra tous les noms de dieux qu’elle connaissait. Étant donné la situation, elle allait devoir faire une croix sur sa soirée avec son petit ami. Elle ne pourrait sortir du bâtiment avant la fin de l’alerte mondiale. Et pas question de se faire la belle par une fenêtre. La tour du centre de gestion était plus sécurisée qu’une banque. 27 Une heure à peine s’était écoulée depuis la fin de l’engagement armé à la Fondation Prométhée. Milos et ses Staulms s’occupaient d’enterrer les victimes du massacre. Ils avaient choisi la partie la plus à l’écart du périmètre sécurisé pour creuser à la pelle une grande fosse commune. Cinquante paires de bras s’activaient à tour de rôle pour enlever la terre que d’autres déposaient un peu plus loin. Les muscles gonflés par l’effort empêchaient les cerveaux de se focaliser sur l’atrocité des faits. Seules les victimes staulmes viendraient prendre place côte à côte dans l’humus. Sur cette Terre, les néandertaliens n’étaient personne. Ils ne possédaient aucune identité, aucune existence légale, aucun numéro d’Implant, ils n’étaient répertoriés nulle part. Et cet état rabaissait leurs dépouilles au rang de viande froide dont aucun service vétérinaire ne saurait quoi faire. Aussi Denis Craig avait-il permis que la Fondation devienne leur dernière demeure. Il était de toute façon trop abattu pour refuser quoi que ce fût à quiconque. Finlay aidait les secours à prendre en charge les autres victimes. Les agresseurs avaient été efficaces, car, en dehors de quelques agents de sécurité restés près de Straub dans la dernière partie de l’assaut, on ne comptait que des morts. Presque aucun blessé. Pour le moment, les services de police ne posaient pas trop de questions, en tout cas pas celles qui mettraient Craig en position délicate. Mais elles viendraient tôt ou tard. Denis Craig avait donc convoqué, sitôt le réseau téléphonique rétabli, certains de ses meilleurs avocats qui travaillaient pour son empire à l’année. Il ne tenait pas à ce que l’existence de l’Aratta se propage à travers la planète comme une traînée de poudre. Car il s’agissait bien de cela. Comment expliquer sinon l’irruption d’une troupe d’agresseurs qu’aucun scanner n’avait repérés ? Craig n’avait donc rien dit, hormis un gros mensonge sur l’identité des Staulms, qu’il avait fait passer pour des collaborateurs aborigènes. Le shérif avait arrondi des yeux de stupeur, puis battu en retraite devant l’identité de son interlocuteur. Mais il reviendrait. C’était inévitable. Et là, il aurait affaire au bataillon des avocats. Protégé par cette bulle juridique des tourments du citoyen ordinaire, Craig tentait de faire le point avec Franklin. Il restait près de la fenêtre centrale de son bureau, immobile, les yeux fixés sur les gestes répétitifs des Staulms qui, à cent mètres de là, ensevelissaient leurs femmes et leurs enfants. — Regardez ça, Franklin. La Fondation n’est plus qu’un vaste cimetière. Franklin pour sa part restait avachi dans un fauteuil, un verre de scotch dans une main, des images de cadavres plein la tête. — Moi qui me faisais une joie de me payer votre trogne une fois de plus, dit-il sur un ton de regret. — La grande récréation s’est achevée dans un bain de sang ! gronda Craig, les poings serrés. — Je voudrais me recueillir auprès de Stacey, quelques instants. — Bien sûr, accepta Craig. Venez. Ils descendirent au rez-de-chaussée du bâtiment. Dans une salle de conférence, des tables avaient été alignées perpendiculairement au mur. Elles étaient recouvertes de draps, qui épousaient la forme des corps. Franklin retint son souffle. Il ne s’attendait pas à un tel nombre de victimes. — Où est-il ? demanda-t-il d’une voix éteinte. Craig traversa la pièce. — Ici. Il souleva le drap. Le visage intact de Stacey sortit de l’anonymat. — Je venais de le nommer président à vie de la Fondation, déclara-t-il en soupirant. Je ne pensais pas que je verrais la fin de son mandat… Franklin s’approcha de Stacey. Sa main survola le corps, faillit le toucher, puis se retira. — Nous avons eu des divergences d’opinion, mais c’était un honnête homme. Je me souviens de mon arrivée à la Fondation. C’est lui qui m’avait accueilli en m’offrant un thé glacé. — Vous m’étonnez, Franklin. Je le savais plus amateur de bières. — C’était un premier contact. Il devait être en phase d’approche, sans doute. Craig parvint à sourire. Cette description ressemblait assez au personnage qu’avait été Stacey. — Nous avons travaillé ensemble pendant trente ans, reprit-il. Quel gâchis ! — Et les autres ? demanda Franklin en regardant les corps qui attendaient les services mortuaires sous leur protection de coton. Je les connais ? — Non, je ne pense pas. Il souleva le drap qui recouvrait le voisin de Stacey. — Federico de Salva, expliqua-t-il. Un homme d’une grande valeur que je n’aurai pas beaucoup connu. Il nous était envoyé par le Vatican. — Pour quelle raison ? — L’Aratta n’est pas un secret si bien gardé. Il y a eu contact entre notre humanité et une autre au Moyen ge. Le Vatican a envoyé des émissaires pour… — Évangéliser, je suppose, acheva Franklin. — C’est ça ! Pour imposer l’Église. — Et ça n’a pas marché ? — Comme on pouvait s’y attendre. L’accès à l’Aratta a été condamné et la sphère mise au secret. Le frère Federico est venu nous l’apporter. — Quand vous déciderez-vous à fréquenter des gens honorables ? — Federico était… — Je veux parler de ses supérieurs, évidemment ! le coupa Franklin. Je ne me permettrais pas de salir la mémoire d’un cadavre. — Évidemment, répéta Craig, qui dut s’appuyer contre la table où reposait le mort. Franklin fit glisser le drap d’un autre anonyme. — Sauf peut-être de celui-là, déclara-t-il en découvrant le visage en partie mutilé de Philip Straub. Celui-là est un assassin de la pire espèce ! — Il n’a fait qu’obéir à mes ordres, corrigea Craig. S’il faut condamner quelqu’un, c’est moi. Straub était un agent fidèle. Je ne l’aimais pas, mais il m’était précieux. — Alors, il vaut mieux ne pas vous être utile, conclut Franklin en se dirigeant vers la porte. Partons d’ici. Ils remontèrent en silence dans le bureau de Denis Craig. — Me direz-vous enfin pourquoi vous vous trouviez là au pire moment ? demanda le milliardaire au bout de quelques minutes. — Mlle Stark m’a mandaté, en quelque sorte. Je vous l’ai déjà dit. — Tout ça pour me dire ce que je savais depuis longtemps ? Vous auriez aussi bien fait de me téléphoner. — J’étais en route pour venir ici lorsqu’elle m’a contacté. Craig se frotta les yeux à la manière d’un gosse. — C’est de toute façon sans importance. — Je ne crois pas trop au hasard, même si je ne comprends pas mieux les plans du grand organisateur pour autant. Craig ne tint pas compte de la remarque de Franklin. Il ne paraissait pas réussir à réfléchir à autre chose que le dernier acte qui venait de se dérouler presque sous ses yeux. — Pourquoi la Fondation ? marmonna-t-il, les dents serrées par la tension qui l’animait. Pourquoi maintenant ? J’avoue que quelque chose m’échappe. Sans doute étais-je visé en première ligne… — Je ne suis pas aussi sûr que vous l’êtes sur les objectifs réels des assassins. Craig se retourna et soutint le regard de Franklin. — Que voulez-vous dire ? — Vous vous souvenez de l’assassinat du commandant Massoud au début des années deux mille ? Craig acquiesça. — Qu’est-ce que les meurtriers de Massoud visaient exactement ? Massoud ou ce qu’il connaissait d’Al-Qaida ? — Pardonnez-moi, mais le rapport avec ce qui nous occupe m’échappe… — J’y viens. En détruisant la Fondation, qu’est ce qui est en même temps compromis ? — Oh, c’était un jouet entre mes mains. — C’est vite dit, poursuivit Franklin. Qui avait connaissance de l’Aratta en dehors des gens de la Fondation ? — Deux ou trois personnes au Vatican, répondit Craig, qui commençait à comprendre où Franklin voulait en venir. Et quelques-unes à la Maison-Blanche et au Pentagone. — Qui d’autre ? — Personne, je crois. Je veux dire, personne de chez nous. — Exactement, Denis, le félicita Franklin. Personne de notre humanité. Cela signifie qu’en détruisant la Fondation, vos ennemis détruisaient en même temps toute possibilité de révéler leur existence. Exactement comme ce fut le cas pour le commandant Massoud. Craig quitta la fenêtre pour venir s’asseoir face à Franklin. Son visage était plus creusé qu’à l’accoutumée. — Je suis un homme vieillissant, Franklin. Et bientôt, je serai mort. Mais je ne laisserai pas ces salopards triompher. Je ne sais pas ce que l’attaque de la Fondation veut cacher de plus important, mais j’ai les moyens de m’y opposer. Franklin ne sut pas l’exacte nature des arguments de Craig. Milos venait de faire irruption dans le bureau. Il était couvert de poussière de la tête aux pieds et dans ses yeux se lisait une froide détermination. — Nous aurons bientôt terminé et nous avons pris une décision, les Staulms et moi. Milos marqua un temps d’arrêt. Il voulait être sûr que Craig et Franklin comprendraient bien ce qu’il avait à dire. Aussi chercha-t-il ses mots pour qu’ils soient le plus précis possible. — Je pars dans la journée avec les Staulms. Nous allons libérer leurs compagnons. Et je ne pense pas que nous reviendrons ici. Milos scruta le visage de Craig à la recherche d’une réaction. Comme le milliardaire ne répondait pas, il décida qu’il avait obtenu un accord tacite et tourna les talons aussi vite qu’il était arrivé. — Eh bien, lâcha Craig, quand le bruit des pas de Milos se fut éteint. On peut dire que tout m’échappe à présent. — Ça vous pendait au nez. — Que comptez-vous faire maintenant ? — J’ai une petite broutille à terminer, répondit Franklin en se levant. Ensuite, je pense que je vais rentrer à la maison. — Avant que vous ne partiez, j’ai une dernière chose à vous demander. Franklin s’arrêta sur le pas de la porte. Il ne se souvenait pas avoir jamais entendu ce ton d’homme blessé dans la voix de Craig. — Si je peux faire quelque chose… — Voyez-vous, j’ai commis quelques erreurs dans ma vie, certaines graves, d’autres qui ne demandent même pas à être relevées. Et puis, il y en a une que je ne me suis toujours pas pardonnée… — De quoi s’agit-il ? — De Malhorne, lâcha Craig dans un souffle. De la fin de Julian Stark. — Nous partageons ce point. Moi non plus, je n’ai jamais pu tirer un trait. Et sans doute pas pour les mêmes raisons. — Non, sans doute pas. — Alors, je ne vois pas très bien… Craig traversa le bureau et ouvrit un placard. Il en retira une boîte sombre, qu’il déposa sur son bureau. Dans la boîte, il y avait un vase oriental en céramique hermétiquement fermé. Craig le prit et le tendit vers Franklin. — Ce sont les cendres de Julian Stark. Je me disais que vous sauriez où les répandre, pour être au plus proche de ce qu’il aurait sans doute souhaité. — Il faut poser la question à Ilis, dit Franklin dans un demi-sourire. J’en ai peur. — Je sais, mais je n’ai jamais réussi à amalgamer ces deux identités en une seule. — C’est quand même de votre fait si Malhorne s’est donné la mort, poursuivit Franklin. Je trouve que vos regrets arrivent un peu tard, nom de Dieu ! Et puis… Franklin s’arrêta au milieu de sa lancée. Une idée venait de se former au fond de son cerveau. Un embryon d’idée qui germa à toute vitesse, parcourut les chemins de ses possibles et s’épanouit en un clin d’œil. — C’est d’accord, je sais où je les répandrai. — J’apprécie, Franklin. — Échange de bons procédés, dans ce cas. J’ai besoin d’un peu de calme, d’un ordinateur digne de ce nom et d’une liaison webcam. Vous me fourniriez ça ? — Faites comme chez vous. Il y a tout ce matériel ici même. — Vous voulez dire, dans votre bureau ? — Exactement. Franklin hocha la tête à plusieurs reprises. La situation commençait à lui plaire. — Un bulletin de Nemo en direct du bureau de Denis Craig ! C’est on ne peut plus décalé. Je prends ! 28 Abdel Hadj Chraïbi raccrocha le combiné avec force. Avait-on idée de le réveiller au milieu de la nuit pour une histoire de sas bloqué ? Il n’était pas technicien de maintenance. Tout ça n’avait aucun sens. Il fut tenté de reposer sa tête sur l’oreiller. La douce chaleur de son épouse l’invitait à succomber. Il résista quelques instants. Son bras lui semblait s’enfoncer mollement dans le matelas. Alors, lentement, comme au ralenti, sa peau revint se coller sur celle de Satia, la seule femme qu’il eut aimée en trente ans de vie d’homme. Dieu que c’était bon de se laisser aller au plus simple des désirs ! Le téléphone sonna de nouveau, suivi par la vibration d’un bip. Le commandant Chraïbi soupira. La gangue épaisse du sommeil ne voulait pas le quitter. Dans le combiné, une nouvelle voix l’informa du dysfonctionnement de plusieurs sas. Et cette fois, il ne s’agissait pas, comme ç’avait été le cas lors du premier appel, d’un accès d’importance secondaire. Trois hôtels de la chaîne Five Continents refusaient de s’ouvrir, dans un sens comme dans l’autre. Et dans deux d’entre eux, trois étrangers étaient coincés depuis plus d’un quart d’heure déjà. — Qu’est-ce que c’est que ce merdier ! gronda Chraïbi. Je suis le chef de la police, moi. Pas régisseur pour voyagiste. Mais il se leva quand même. Malgré le ressentiment qu’il éprouvait, il savait que le tourisme était la priorité des autorités locales. Ouarzazate se trouvait être la dernière ville digne de ce nom aux portes du Sahara. Et, pour des motifs que Chraïbi ne cherchait plus à comprendre, les étrangers adorent le désert. Quoi qu’il en pense, ça ne servirait à rien de ruminer. La municipalité se moquait pas mal de ses états d’âme. Chraïbi était payé pour faire régner l’ordre public, et le bon fonctionnement des bornes de scanner et des sas sécurisés en faisait partie. Il n’appela le centre de maintenance qu’une fois installé dans sa voiture. Le repos de Satia valait bien ce petit délai. Il apprit alors que ce qu’il considérait comme une affaire de moindre importance se révélait être le début d’un véritable problème. Car les sas d’accès tombaient en panne un peu partout dans le pays, de Rabat à Ouarzazate, en passant par Essaouira. — Et qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? avait râlé Chraïbi en démarrant. Réparez. Je ne vois pas mieux à vous dire. L’ennui, lui avait-on répondu, c’était que les logiciels refusaient l’accès au secteur de maintenance virtuelle. Et qu’un ordre émanant du siège indiquait clairement qu’il fallait laisser les choses en l’état jusqu’à plus amples informations. Le commandant Chraïbi avait donc envoyé paître les receveurs d’ordres, puis fait demi tour, direction le commissariat central. Puisqu’il ne pouvait rien pour ces touristes mis en boîte, autant ne pas aller les voir. Mais il n’était pas au bout de ses surprises. Plus alarmant encore, il découvrit en arrivant au poste central que les sas du commissariat étaient eux aussi coincés. Plus personne ne pouvait y entrer et aucun des fonctionnaires en service ne pouvait non plus en sortir. Chraïbi se trouvait donc en quelque sorte indésirable dans son bureau à cause des atermoiements d’un logiciel récalcitrant. C’était plus qu’il en fallait pour échauffer sa patience somme toute d’assez courte durée. — Écartez-vous ! ordonna-t-il aux policiers bien obligés de rester dans la rue. Cette mascarade est grotesque. Il extirpa son automatique de son étui et fit signe aux personnes agglutinées de l’autre côté de la double porte vitrée de s’écarter aussi. — Pas me laisser emmerder par un logiciel ! grommela le commandant en armant son pistolet. Une première balle se ficha au milieu de la vitre blindée. Elle n’occasionna que peu de dégâts. Chraïbi allait tirer la deuxième quand il sentit son bip vibrer au fond de sa poche. — Merde, j’ai oublié de le regarder, celui-là ! Le numéro d’appel se trouvait à Rabat. Chraïbi le composa aussitôt sur son portable et attendit que quelqu’un décroche. Un numéro d’appel en provenance de Rabat sur son bip professionnel ne lui disait rien qui vaille. Ses craintes se confirmèrent dès la première seconde de communication. Un attaché auprès du ministre de l’Intérieur et de la Sécurité du territoire l’informa qu’il devait se rendre, avec la plus grande force armée qu’il pourrait réunir, quelque part au milieu du désert, à près de cinquante kilomètres des derniers quartiers de Ouarzazate. Quand Chraïbi chercha à en connaître la raison, il crut qu’on se moquait de lui. Une vingtaine d’avions de ligne convergeaient au même moment vers ce coin de désert, et un gros-porteur s’y était déjà posé. Moins de deux minutes plus tôt. Chraïbi ravala son étonnement et s’exécuta. Il rassembla ce qu’il put de ses effectifs. Par chance, les sas d’accès au parc automobile fonctionnaient encore. Le système semblait se bloquer par étapes. Le convoi s’élança dans la nuit, sur le point de finir. Il était quatre heures trente du matin. Il reçut par mail les coordonnées géographiques du site à inspecter, ainsi que des consignes plus précises. En bref, il semblait qu’une vingtaine de terroristes s’étaient emparés de gros-porteurs et que tous avaient pris la direction du nord-ouest du Sahara. — Drôle d’endroit ! n’avait pu s’empêcher de songer le commandant Chraïbi. Ça sent pas bon, cette histoire. Ils ne pourront pas redécoller, alors… Alors, il fallait s’en tenir aux consignes. Isoler la cible, rendre compte et intervenir le cas échéant. D’autres troupes les rejoindraient bientôt. Des sections d’assaut, des militaires, tout ce qu’il fallait pour achever ce type d’affaire dans un joli bain de sang. Si le compte de Chraïbi était correct, vingt avions de ligne remplis de passagers, ça représentait pas mal de monde. D’ici à ce qu’ils atterrissent tous, il y aurait bientôt près de dix mille personnes au milieu du désert. Et la chaleur ne faisait qu’augmenter, avec les premiers rayons du Soleil. Sous peu, il ferait dans les quarante degrés. Le convoi avala le trajet en un peu moins d’une heure. Les pistes empêchaient un déplacement plus rapide. Dans les derniers kilomètres, ils virent un Boeing passer au-dessus de leurs têtes. Il se trouvait à moins de cent mètres d’altitude. Le bruit des réacteurs en phase de décélération était tout simplement apocalyptique. Une chose était certaine : Chraïbi et ses hommes se trouvaient sur la bonne voie. L’avion disparut derrière la butte que les véhicules étaient en train de gravir. Ils le retrouvèrent lorsqu’ils passèrent la ligne de crête. Lui et les autres. Au total, huit avions de ligne étaient déjà présents à cet étrange rendez-vous. Chraïbi fit stopper le convoi. Avant d’approcher, il voulait en avoir le cœur net, savoir dans quel guêpier il allait se jeter. Ce que lui montrèrent ses jumelles ne le déçut pas. Les rampes de secours de chaque appareil avaient été déployées. Chraïbi fit glisser lentement les jumelles. Il cherchait les passagers et ne les trouvait pas. Il décida alors d’attendre la fin des manœuvres du dernier appareil arrivé. Le Boeing vint se ranger tout près des autres, puis les portes s’ouvrirent. Les rampes gonflables descendirent jusqu’au sol et les premiers voyageurs s’extirpèrent de la carlingue. C’est alors que des silhouettes apparurent. Elles semblaient surgir du désert lui-même, mais Chraïbi comprit très vite sa méprise. Dans sa précipitation à analyser la zone, il n’avait pas repéré une multitude de filets de camouflage d’excellente facture qui imitaient à la perfection le sol caillouteux. Les terroristes étaient fortement armés. Ils contraignirent les passagers à se regrouper sous l’appareil puis, lorsque tous furent sortis, les organisèrent en une longue procession qui prit la direction de l’erg le plus proche. Chraïbi n’en revenait pas et, surtout, ne saisissait pas la raison de ces détournements. Il était né dans la région. Fils de paysans démunis, il avait été repéré par son instituteur, qui lui avait obtenu une bourse, reconduite d’année en année. C’est ainsi, en évitant le dur labeur de la terre, qu’Abdel Hadj Chraïbi avait peu à peu gravi les échelons de la police, fait son pèlerinage à La Mecque et fini par gagner la place qu’il convoitait parmi toutes : la direction centrale de Ouarzazate. Celle qui aurait tant rempli d’admiration et de fierté le cœur de sa mère. Si elle avait vécu assez longtemps pour le voir. Chraïbi connaissait donc bien le désert. Il avait grandi à une dizaine de kilomètres des premiers grands ergs sahariens. Il avait tendu la main plus souvent que sa fierté ne l’aurait voulu, pour grappiller auprès des touristes quelques dirhams vite dépensés pour nourrir ses neuf frères et sœurs. Et il savait qu’au-delà de cette longue et haute dune de sable mordoré, il n’y avait rien. Rien d’autre que la promesse de dunes plus hautes, plus nombreuses. La promesse de la soif et de cette chaleur de plomb qui ruine les velléités de marche des plus courageux en un rien de temps. Alors, que dire d’une population de plusieurs centaines d’individus, contraints par la force des armes à avancer vers une destination inconnue ? D’autant plus que parmi ces passagers, il devait forcément y avoir de jeunes enfants, des vieillards, des malades, pourquoi pas des femmes enceintes. Chraïbi secoua la tête. Il se sentait stupide de ne pas comprendre. Il rendit compte de la situation à ses chefs au ministère. On lui demanda de ne pas se faire repérer et d’envoyer une partie de ses hommes au plus près de l’objectif. Le commandant Chraïbi ne chercha même pas à discuter. Il savait combien cette attitude était inutile. Il divisa donc les vingt-cinq policiers à sa disposition en deux groupes et décida de partir avec celui qu’il expédiait en mission d’espionnage. La curiosité était trop forte. Et la curiosité est à la base même du travail de flic. On ne pourrait pas le lui reprocher. Il prit la tête du groupe et décida de contourner l’erg par le côté opposé à celui que semblaient prendre les terroristes et leurs otages. Il recommanda à ses hommes la plus grande discrétion et de, malgré tout, garnir les armes. On ne savait jamais. Il pouvait se trouver sur les hauteurs de la dune des adversaires embusqués. Sur fond de sable, il était difficile, voire impossible, de deviner la présence d’un homme bien camouflé. Le contournement dura une demi-heure. Lorsque Chraïbi et sa troupe croisèrent les traces des pas de leurs cibles, ils n’en purent deviner la destination, là non plus. Ils les suivirent donc, redoublant de vigilance et de discrétion. Dans leur dos, un neuvième avion de ligne venait d’atterrir. La piste formée par les milliers de pieds chaussés les mena jusqu’à un point d’eau pratiquement à sec. Là, il y avait eu un piétinement très clairement visible. Et puis plus rien. À presque trois cent soixante degrés autour de la résurgence, il n’y avait plus aucun signe de passage. C’était à n’y rien comprendre. Et pourtant, dans le désert, on voit loin, très loin. Putain de journée, songea le commandant. Il repensa aux formes rondes de Satia qui l’attendaient toujours sous le drap de leur lit. Et il regretta de l’avoir quittée. — J’aurais jamais dû répondre à ce foutu coup de téléphone, maugréa-t-il en scrutant les environs. Jamais ! Il donna l’ordre de faire demi-tour et resta encore un moment, seul devant cette disparition collective qui relevait à ses yeux du miracle. Il ne se rendit pas compte de l’apparition tout aussi miraculeuse de deux silhouettes dans son dos. Il ne les vit pas descendre de nulle part, ni se préparer à le ceinturer. Chraïbi essaya d’appeler ses hommes à l’aide, quand il sentit enfin un contact particulièrement viril au niveau de ses épaules, mais il ne le fit pas. D’autres mains venaient de se plaquer sur sa bouche, interdisant toute supplique. Il bascula en arrière, mais ne tomba pas. Il venait de pénétrer dans un drôle d’univers bleuté, à l’atmosphère ouatée, dont il ignorait tout. Jusqu’au nom. 29 Partis de la Fondation Prométhée sitôt le dernier Staulm enterré, Milos et ses troupes s’étaient engouffrés dans l’Aratta, à destination de laTerre d’origine des néandertaliens. Harold Finlay était lui aussi du voyage. Ils avaient emporté avec eux la quasi-totalité du stock d’armes. Straub n’était plus là pour s’y opposer et Denis Craig s’en moquait éperdument. Suréquipé de grenades, d’explosifs, de mines antipersonnel et d’armes de tous calibres, Milos se sentait invincible. Mais la matière reliant les mondes ne s’ouvrait sur celui-ci qu’en trois points : la grotte, qui s’était effondrée, la salle antique où un fort comité d’accueil attendait les visiteurs, et un troisième, gardé par un Staulm curieusement habillé. Pour ce dernier, Wulm avait fait comprendre à Milos qu’il s’agissait de l’accès vers son monde, celui-là même qu’il avait emprunté pour se rendre sur la Terre d’Ilis. Les Staulms qu’ils cherchaient à libérer étaient hors de portée par cette sortie. En ce qui concernait la grotte, l’accès semblait impraticable, obstrué par d’énormes blocs de roche. Quant à la salle, la situation revenait à peu près au même. Milos avait bien jeté quelques grenades par l’ouverture de la bulle, ce qui avait provoqué de gros dégâts chez leurs adversaires en même temps qu’une vague d’allégresse dans sa propre poitrine, mais de nouvelles troupes avaient aussitôt remplacé les premières pertes. De plus, ni Milos, ni Finlay, ni Wulm, ni aucun des Staulms présents ne savaient où se trouvait l’autre centre d’élevage. Seule l’Aratta pourrait les y conduire. Mais Milos avait eu beau forcer sa concentration sur ce lieu, ou sur ses occupants, la bulle qui les contenait tous n’avait pas bougé d’un pouce. Ils se trouvaient donc bloqués dans l’Aratta, dans l’incapacité de rejoindre cette Terre. Finlay, encore moins habitué à cette étrange matière que pouvait l’être Milos, avait préféré taire les conjectures qui lui tournaient en tête. Récemment promu meneur d’hommes, livré à lui-même et responsable du destin de milliers d’individus, Milos se retrouvait au pied d’un mur dont il n’aurait pas soupçonné l’existence quelques semaines plus tôt. L’insouciance qui l’avait toujours gouverné commençait à se fissurer sérieusement. Alors le jeune homme s’était mis à réfléchir. Depuis qu’il côtoyait au quotidien les Staulms, Milos avait peu à peu fait sienne la volonté d’Ilis. Sortir les jeunes néandertaliens de leur enfer programmé était pour lui devenu une évidence. Il n’avait plus besoin des ordres de l’Éternelle. Sa réflexion tourna autour de l’Aratta. Personne dans son entourage ne s’était demandé comment les accès s’étaient ouverts dans le passé. Ilis le savait peut-être, mais elle ne se trouvait pas à ses côtés pour le lui expliquer. Milos avait constaté que sa Terre en comptait beaucoup, qu’il était envisageable d’approcher n’importe quel endroit de son monde de près ou de loin. Pourtant, là, sur cette planète violentée par son climat, il n’y en avait que trois. Alors que, en théorie, trois cent quarante-trois accès étaient possibles. Ilis le lui avait dit. Alors, pourquoi pas ici ? L’eau ! C’est ça. L’Aratta fonctionne avec la flotte. Plus de flotte, plus d’Aratta. Ou alors, il faut rouvrir le robinet. Milos se sentit de plus en plus fort. Le fruit de ses déductions irradiait son ventre d’une chaleur délicieuse, plus appréciable encore que le plaisir de tuer auquel il s’adonnait depuis des années. Il allait sans doute pouvoir rouvrir des accès vers l’Aratta, mais depuis cette Terre. Le problème principal résidait dans leur mode de transport. Ils étaient à pied et ne pouvaient pas traverser des continents, sans cartes ni repères, à la recherche d’un lieu. Alors une nouvelle déduction germa dans son esprit. Le centre d’élevage d’où provenaient les Staulms qui l’entouraient avait nécessairement été réapprovisionné. Son cheptel avait dû être reconstitué, en prélevant sur les autres centres. C’est ainsi que toute entreprise humaine aurait réagi sur son monde. Milos voulait croire que les hommes se ressemblaient, quelle que fût leur Terre d’origine. Ils allaient donc retourner dans le même centre. Son audace le fit sourire. La sécurité des autres centres avait dû être renforcée après l’attaque d’Ilis. Mais on ne devait pas s’attendre à ce que cette cible soit frappée deux fois de suite. Il se tourna vers ses hommes, qui attendaient tranquillement sa décision. — On va jouer les salopards ! rugit Milos. On va jouer les mercenaires ! Et surtout, on va les niquer ! Dans les yeux de l’assistance, Milos vit passer une lueur de férocité. Les Staulms venaient de quitter les dépouilles de leurs femmes, de leurs enfants. Ils se sentaient prêts comme jamais à en découdre avec les sapiens. Le déblaiement de la grotte demanda du temps, beaucoup de temps. Les Staulms, à grand renfort d’explosifs et de sueur généreusement versée, réussirent à ouvrir un passage entre des blocs de roche de plusieurs dizaines de tonnes. Ce fut Milos qui officia dans le rôle d’artificier. C’était la première fois qu’il manipulait de la dynamite, mais il possédait un sens inné pour tout ce qui touchait à la violence. Il sut vite doser les charges, les placer judicieusement et se retirer au dernier moment pour admirer l’impact sur la membrane de la bulle, que rien ne semblait pouvoir altérer. Il utilisa jusqu’au dernier bâton pour libérer le chemin vers l’extérieur, puis il sortit en tête pour jauger la situation. La nuit était pleine. Une Lune partielle brillait dans un ciel limpide. La vallée aride était telle que dans son souvenir. En amont, la station de pompage ronronnait doucement. Plus loin, de l’autre côté de l’à-plat caillouteux, les premiers versants d’une chaîne de montagnes découpaient une masse sombre sur la voûte étoilée. Ils partirent en petites foulées, chargés au maximum d’armes et de munitions. Les Staulms connaissaient le chemin. Milos n’avait pour sa part pu voir que sa dernière portion, lorsqu’il avait dû prendre ses jambes à son cou pour fuir les représailles contre les Staulms menés par Ilis. Ils disparurent bien vite dans les montagnes, progressant le plus possible au fond de petites combes ou sous le couvert de la végétation rabougrie qui s’entêtait à pousser là. En une dizaine d’heures, ils gagnèrent le promontoire qui dominait les verrières du centre d’élevage. Le Soleil venait d’apparaître dans le V d’un col de basse altitude. L’air, qui jusqu’à présent était demeuré quasi immobile, commença à balayer le sol doucement, soulevant les premières poussières de la journée. Milos décida de rebrousser chemin. Quelques centaines de mètres en contrebas, la troupe avait croisé une source vive. Il allait avoir largement le temps de tester sa théorie sur le rapport entre l’Aratta et les sources. Finlay prit avec lui une demi-douzaine de Staulms parmi les plus aguerris et partit en direction du centre. Il voulait apprécier l’endroit, en faire le tour pendant que le vent le permettait encore pour revenir ensuite avec une idée précise sur leur cible du lendemain. Les deux hommes se séparèrent en se souhaitant bonne chance. Pendant que les Staulms se dispersaient par grappes dans des recoins à l’abri du vent, Milos offrit son cristal devant le filet d’eau claire. Il ne savait pas ce qu’il devait demander, ni même s’il devait demander quelque chose. Il se présenta donc sous son vrai jour, l’esprit occupé par la raison de sa présence et le besoin dans lequel lui et ses hommes se trouvaient. Il était par contre sûr de son fait. L’Aratta allait s’ouvrir. L’eau servait le chemin des mondes. Dans la lumière chiche du jour naissant, Milos ne vit tout d’abord rien. Il demeura agenouillé au pied de la source pendant un long moment, cherchant et cherchant encore quelles pourraient être les options en cas d’échec. Puis il crut apercevoir un reflet, juste devant lui, à la hauteur de son visage. Ce n’est qu’après quelques secondes d’observation, au moment où un rayon de Soleil éclaira la roche, que la surface de la pellicule d’eau lui apparut vraiment. Milos éclata d’une joie d’enfant, pleine et entière, comme il n’en avait plus connu depuis des années. Il se retourna pour montrer à ses hommes la réussite de son projet et les découvrit tous agenouillés. Au premier rang se trouvait Wulm. Il était à un mètre de lui et lui renvoyait la même joie bonhomme. Milos sentit des larmes jaillir de ses yeux. Il s’agenouilla et prit Wulm dans ses bras. Milos le devinait depuis des jours déjà, sans se l’être vraiment avoué, mais en cet instant, il sut qu’il avait enfin trouvé une famille. Ils passèrent la journée entière à se cacher des intempéries. En altitude, le vent atteignait des vitesses que Milos ne pensait même pas possibles. Ils en profitèrent pour se restaurer et se reposer. Puis, quand la nuit descendit enfin sur ce monde, apaisant une Terre en état de folie diurne, ils se préparèrent pour l’assaut. Finlay et son groupe reparurent au même moment. Le policier avait le visage fatigué. Pour lui, la journée semblait avoir été difficile. — Il faut y aller de front, exposa-t-il à Milos, qui ne connaissait pas les lieux. Le bâtiment est énorme et les seules véritables ouvertures sont sur sa façade. — Quel genre ? — Des portes, général, répondit Finlay avec un sourire. Avec des quais de chargement. Tout ce qu’il faut pour transporter des bestiaux. Il y a deux postes de sécurité juste avant d’arriver. Je n’ai rien vu de plus. — Bien, acquiesça Milos, qui jouait à la perfection son rôle de chef. Alors, allons-y ! La troupe s’ébranla. Les Staulms, à présent habitués aux dispositifs d’attaque enseignés au sein de la Fondation, se séparèrent en plusieurs groupes et se fondirent dans la nuit. Les postes de défense mentionnés par Finlay furent rapidement éliminés. Les gardiens n’eurent pas le temps de réagir. Ils furent égorgés dans le plus grand silence et abandonnés à la vindicte de quelques Staulms laissés sur place par Milos. Le centre d’élevage était enfin à leur merci. Ils y entrèrent par une grande porte coulissante, éliminèrent au passage deux manutentionnaires qui charriaient des quartiers de viande et se dispersèrent dans ses entrailles. Là, Milos se laissa guider par les Staulms. Les néandertaliens se dirigeaient sans hésiter au cœur du bâtiment. Leurs frères nouvellement arrivés les guidaient par le flot de leurs émissions mentales dans ce labyrinthe immense. Personne n’avait reçu de consignes, mais tous se comportaient de la même façon. Chaque sapiensrencontré était abattu sans état d’âme, comme on se débarrasse d’un nuisible. Les couloirs du centre résonnèrent de cris d’horreur et de déflagrations. Peu à peu, le calme revint. Moins de cinq minutes après avoir pénétré dans le centre, les libérateurs arrivèrent dans le secteur d’élevage de leurs congénères. Des dizaines de portes furent ouvertes, faisant surgir de la nuit autant de salles sordides où des centaines de jeunes néandertaliens s’entassaient dans le dénuement le plus total. Les Staulms captifs, prévenus par leurs frères libres, s’étaient préparés. Leur fuite en fut ainsi grandement facilitée. Milos avaient eu raison. Le bétail humain était là, prêt à être engraissé. Et dans cet impensable lieu où des hommes étaient stockés, un détail lui fit monter la nausée. Parmi les centaines de Staulms qui investissaient le couloir central ne se trouvait qu’une infime proportion d’adultes. Le reste était constitué d’enfants, d’adolescents. Les plus jeunes n’avaient pas plus de six ou sept ans. Milos songea aux cochons de lait, aux veaux élevés sous la mère, aux astrakans, aux cobayes de laboratoire, à toutes ces créatures que son propre monde égorgeait avant qu’elles aient atteint la puberté, avant qu’elles aient vécu. Et il eut une irrépressible envie de tuer ses semblables. Un besoin à ce point pressant qu’il donna le signal du retour. Le temps de s’exfiltrer était arrivé. Et avec lui allaient se présenter de nouvelles confrontations avec des sapiens. Mais toutes les salles d’élevage n’avaient pas été ouvertes. Alors Milos fit accélérer la manœuvre. Dans la dernière cage, il découvrit une scène qui fit monter d’un cran son ressentiment à l’égard de ses semblables. Elle n’était occupée que par de nombreuses jeunes femmes et quelques mâles adultes. La pièce était davantage chauffée que les autres et ses murs étaient peints de couleurs vives. Des cloisons basses formaient des recoins ou des paillasses noircies de crasse attestaient un usage répété. Il n’était nul besoin de posséder une intelligence brillante pour déduire la finalité de cet endroit. Milos fit évacuer le lieu et entraîna la troupe vers la sortie. Quinze minutes après leur irruption dans le centre, Milos et près d’un millier de Staulms étaient sur le point de ressortir. Il n’y avait jusqu’alors eu que quelques morts dans les rangs des gardiens. Mais les choses dégénérèrent lorsque la troupe passa devant les ateliers d’abattage et de découpe. Galvanisés par leur succès, les Staulms traquèrent alors les sapienspour les abattre, les uns après les autres. Milos participa au carnage. Mais Finlay le rappela bien vite à l’ordre. Jusqu’à cet instant, il était resté en retrait, privé de ses moyens par l’horreur de la situation. Le pire de sa carrière de policier n’approchait que de très loin ce qu’il avait découvert là. Seules les exactions commises par les hommes au cours des guerres pouvaient supporter la comparaison avec une telle abomination. Mais Finlay ne les avaient pas vues, pas de ses propres yeux. Il n’avait pas senti jusque dans sa chair ce que pouvaient signifier ces mots presque conceptuels sur lesquels son monde avait focalisé l’horreur qu’il recelait intrinsèquement. Massacres, pogroms, déportation, Shoah. La pensée ne pouvait véritablement envisager ces réalités. Il fallait en être le témoin pour en cerner toute la cruauté, pour approcher la bestialité consciente de l’être humain. Ramené à la raison, Milos tenta alors de calmer les ardeurs vengeresses de ses soldats. Mais ils éprouvaient une telle soif de sang qu’il lui fallut passer à l’étape suivante. Il braqua son pistolet sur le front de l’un des leaders et arma le mécanisme de percussion. Sans doute le grand Staulm prévint-il ses compagnons, car tous se figèrent au même moment, puis se tournèrent vers la scène. Le visage du Staulm fut parcouru de rictus, découvrant par intermittences deux longues canines écumant de salive. Milos ne faiblit pas. Il avança le canon jusqu’à ce qu’il entre en contact avec la boîte crânienne du meneur. Les autres comprirent l’intention de leur chef. Dans un mouvement commun, ils retournèrent se grouper autour des jeunes qu’ils venaient de libérer et les entraînèrent à leur suite. Milos indiqua d’un mouvement de tête ce qu’il attendait de son vis-à-vis. Le Staulm gronda, puis ses muscles faciaux se détendirent et il gagna les rangs de ses pairs. Milos venait d’apprendre les obligations détestables d’un chef. La partie s’était jouée sur le fil du rasoir. Et Milos savait que s’il avait dû abattre le forcené, il l’aurait fait. Pour calmer les autres et peut-être sauver l’ensemble, il n’aurait pas eu le choix. Il s’élança à son tour vers la sortie, où il trouva la troupe réunie. Mille mètres séparaient le centre d’élevage du nouvel accès à l’Aratta. Milos organisa des groupes de protection des fugitifs. Un premier resterait à l’intérieur même du bâtiment, pour opposer un premier rideau défensif. Il en confia la tête à Finlay. Il répartit ensuite deux autres groupes, dans un desquels il s’incorpora, qui rejoindraient les postes de sécurité. Il offrit pour finir la responsabilité de guider les jeunes Staulms vers l’Aratta au meneur qu’il avait mis en joue quelques instants plus tôt. Il emmènerait avec lui la majeure partie des hommes en armes qui, chargés pour certains de deux enfants, seraient bien en peine de se défendre. Puis Milos donna le signal du départ. Ensemble, ils gagnèrent les postes avancés. Milos et les deux équipes prédéfinies s’y établirent, pendant que le reste de la troupe partait tout droit dans la montagne. Milos décida d’attendre une réaction du centre d’élevage. Il voulait laisser à ses hommes le maximum de temps pour gagner l’accès vers l’Aratta. La contre-attaque ne tarda pas. Deux engins s’élevèrent au-dessus du toit du bâtiment principal et fondirent sur sa position. Milos n’avait pas prévu ça. Il s’apprêtait à tirer sur les deux masses sombres quand elles explosèrent en même temps, libérant une pluie de projectiles enflammés sur la terre desséchée. Milos comprit dans la seconde suivante ce qui venait de se passer. Finlay brandissait quelque chose dans sa main. Il ne pouvait pas voir de quoi il s’agissait, mais il le devinait sans mal. L’emploi du temps du policier lors de la journée de repos devint tout à coup limpide. — Petit cachottier, murmura-t-il en souriant de contentement. Si tu as d’autres surprises dans ce genre, je suis preneur. Mais il n’y en eut pas. De nombreuses silhouettes apparurent sur le flanc du bâtiment principal, tandis qu’à l’intérieur résonnaient les premiers échanges de tir. Milos s’étendit sur le sol, déplia le trépied de son fusil et étala tous ses chargeurs à côté de lui. Il s’installa derrière le viseur et grimaça de plaisir en appuyant sur la queue de détente. Il exultait. C’était comme dans son jeu, quand il était un jeune enfant et que sa mère lui laissait à peu près tout faire. Il suffisait de viser, d’ajuster et de tirer. Mais, à la différence du jeu de massacre qu’il pratiquait gamin, à présent des hommes remplaçaient le virtuel. Chaque balle crachée par son fusil d’assaut avait une chance de transpercer une carcasse vivante. Et Milos visait bien. Il s’était entraîné des années, avec ou sans appareillage optique. Tirer, tuer à distance, c’était encore ce qui l’excitait le plus. Et de loin ! Alors, il vidait chargeur sur chargeur, n’espérant même plus compter le nombre de ses victimes. Et s’en moquant pas mal, d’ailleurs. Tout ce qui importait à présent, c’était de protéger les arrières des Staulms qu’il venait de libérer de cet odieux centre d’élevage. Milos nourrissait pourtant peu de commisération pour le genre humain, mais là, il venait de rencontrer la limite de ce qu’il pouvait tolérer. Il n’était tout simplement pas possible d’exploiter des hommes de cette façon, comme des animaux de boucherie, livrés à la vermine, entassés comme des porcs, avec pour unique avenir le fil d’un couteau. Alors il tirait avec d’autant plus d’ivresse que les cibles se trouvaient être les responsables de cette abomination. Et le fait qu’il s’agissait d’autres humains ne le retenait pas. C’était même quasiment jubilatoire. Wulm et Finlay débouchèrent à l’angle du bâtiment d’élevage. À vingt mètres à peine, un groupe de quatre ou cinq gardiens les avait pris en chasse. Milos recolla son œil au viseur, affermit la pression de son doigt sur la détente et attendit encore une seconde. Faut qu’ils sentent le souffle de ces enflures sur leur cul… Lorsqu’il jugea la situation limite, Milos pressa la gâchette. Le fusil aboya. Dans le viseur, un pantin humain tomba. Comme à la foire. Il réitéra l’opération à quatre reprises et fit mouche chaque fois, jusqu’à ce que Wulm et Finlay l’aient rejoint. Putain, j’suis le meilleur ! Et en ce jour de grande libération pour les Staulms, Milos était en effet le meilleur, l’homme de la situation. Wulm vint se coucher à côté de lui. Il braqua son arme vers l’entrée du centre, puis regarda Milos. Un air de triomphe se lisait sur son visage. Le triomphe d’un humain depuis toujours livré à des conditions extrêmes par la décision d’autres hommes et qui comprenait enfin où se trouvait le sens de son existence. — Putain, ragea Milos. Qu’est-ce que c’est chiant que tu saches pas parler ! Wulm laissa peser son regard sur le jeune homme, un sourire narquois accroché au coin des yeux. — Ouais, poursuivit Milos. J’imagine que c’est moi le phénomène de foire dans le coin. — C’est pas le moment de discuter, intervint Finlay. J’ai pas fini mon carton, pensa Milos. Mais il convint de la justesse de la remarque du policier. Il envoya vers l’entrée du centre trois grenades et détala vers l’accès à l’Aratta. Il y retrouva l’ensemble de ses hommes, attroupés autour du filet d’eau claire. Les Staulms nouvellement libérés commencèrent à entrer dans la bulle sans que Milos ait besoin de rien faire. Le jeune homme appréciait de plus en plus leur forme muette de communication. À l’intérieur de l’Aratta, l’habitacle s’allongea au fur et à mesure que les néandertaliens y pénétraient. Finlay et Wulm furent les derniers à passer devant Milos. La bulle se referma sur eux. Près d’un millier de Staulms avaient survécu à l’opération. Milos avait beau s’être peu à peu habitué au silence de ces créatures humaines, se trouver en ce lieu, en présence d’une telle foule sans que même un murmure ne vienne troubler l’ambiance ouatée, relevait de l’extraordinaire. Et, plus surprenant encore, ils ne paraissaient souffrir d’aucun sentiment de peur. Sans doute leurs libérateurs les avaient-ils préparés à ce qu’ils allaient découvrir avant même leur premier contact physique. Pourtant, ce n’étaient pour la plupart que des enfants. Et bien qu’ils ne fussent pas de son sang, Milos éprouva un sentiment de fierté pour ces mômes. Aucun ne pleurait. C’était prodigieux. Il laissa courir son regard sur les centaines de visages et commençait déjà à en reconnaître certains. Tous n’avaient d’yeux que pour leurs aînés, leurs libérateurs. Et dans cette masse muette, Milos croisa les yeux d’un tout jeune. Celui-là ne devait pas avoir cinq ans. Ses lèvres tremblaient légèrement et ses narines étaient dilatées. Il s’attendait à le voir éclater en sanglots, mais ce fut tout le contraire qui arriva. Le petit lui envoya un sourire désarmant, puis se cacha derrière les jambes d’un adulte. Milos sortit de son étonnement. Il fallait agir. Il se tourna vers le sas et dirigea ses pensées vers sa Terre d’origine. Au moment où l’Aratta se fermait, Milos sentit une main se poser sur son épaule. Il découvrit alors que Wulm était demeuré à ses côtés et, à en croire l’intention volontaire qu’affichait son visage, il avait une idée en tête. Curieux, Milos le laissa se placer devant la paroi de la bulle. Wulm projeta une image des siens. Quelques secondes plus tard, le sas se rouvrit sur le gardien du Grand Rouge. Le géant offrait son dos à Wulm. Il dut sentir les eaux du monde se réveiller, car il se retourna lentement, comme n’y croyant pas réellement. De sa vie, jamais personne n’était revenu. En découvrant l’identité de son visiteur, le visage du géant se décrispa, mais une note d’incertitude persista sur ses traits. — As-tu retrouvé ton frère Saroual ?envoya-t-il vers l’image de Wulm qui flottait dans l’encadrement de la fenêtre percée dans la roche. — Je reviens avec beaucoup de nos frères, répondit Wulm. Mais je n’ai pas retrouvé Saroual . — Tu ne peux pas revenir. Je ne peux pas le permettre. — Il y a des femmes, des enfants, beaucoup… Le géant hésitait. Derrière Wulm, il apercevait une foule nombreuse qui se distordait dans une brume vaporeuse. — Tu ne peux pas revenir, le gardien ne le permettrait pas. — Alors, je n’ai pas d’autre choix que celui de te tuer ! Une jeune Staulme s’avança. Elle portait dans ses bras un nourrisson de quelques semaines. Elle sortit lentement de la bulle et se campa devant le géant. Qui la considéra un instant, puis s’effaça pour la laisser passer. Wulm sortit alors à son tour, et la bulle se vida de ses occupants. Seul Finlay y demeura. Il avait conservé plusieurs armes de poing et un sac rempli de munitions. Il adressa un signe de tête à Milos, le dernier à être sorti. Milos hésita. Il ne voulait pas laisser Finlay partir seul, mais il était maintenant quelqu’un sur qui beaucoup comptaient. Il n’était pas préparé à faire ce choix. — Personne ne m’y oblige, Milos. Mais j’ai un bon ami qui a été assassiné. Je peux sans doute le venger. Et puis, il n’y a pas que lui. Des centaines, voire des milliers d’entre nous ont disparu là-bas. Milos hocha la tête. — J’aurais jamais cru pouvoir respecter un flic, dit-il à voix haute. Bonne chance. La silhouette de Finlay disparut. Milos ne le reverrait plus. 30 — S alut la Terre et les Terreux ! Si mon compte est juste, vous écoutez crassement mon 446 e bulletin. Vous entendez ça ? 446 fois, je me suis tracassé les méninges pour vous servir autre chose que la soupe insipide, vomitive et abrutissante qu’on vous prépare ailleurs. Oh, je ne prétends pas être le seul dans ce cas. Mais depuis aussi longtemps… ? Ça mérite bien une petite friandise, ça ! C’est pourquoi je propose que les meilleurs d’entre vous lancent une souscription publique afin d’ériger une statue à ma mémoire. Je verrais bien un texte dans le genre, « les internautes terrestres reconnaissants à Nemo ». Et pas n’importe quoi comme statue, mes cailles, hein ! Pas une saloperie dans une pose grotesque de votre serviteur assis sur une branche ou à poil derrière une grille de zoo. Non ! Je veux être debout, je veux être habillé, je veux être aussi chauve que vous m’avez toujours vu, et surtout, je veux que cette belle statue soit dressée en face de la Maison-Blanche, ou du siège de l’Onu, pourquoi pas. Je veux qu’elle fixe ces associations de malfaisants et qu’elle ait un bras levé bien haut. Et au bout de ce bras, je verrais comme un hommage qu’un doigt soit lui aussi tendu, bien raide, aussi raide que la justice, le majeur de préférence. Ça fera un beau perchoir pour les oiseaux. Et ça permettra aux bonnes gens de penser qu’ils ont toujours eu raison de me ranger dans la catégorie des pornographes ! Faut penser aux bonnes gens, mes amis ! Faut vraiment en tenir compte. Parce qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit. Et allez pas leur jeter une caillasse ou deux. Réfléchissez un peu avant d’envoyer le premier jet. Allez savoir si, dans une vingtaine d’années, vous serez pas vous aussi assez crasses pour porter l’étiquette que vous conchiez aujourd’hui ? Ah, fontaine de l’âge mûr, je ne boirai pas de ton eau ! Jamais ! Oui, mais après jamais ? Jamais, c’est jamais. Un point c’est tout. Oui, mais ensuite ? J’ai dit jamais. Oui, mais faut pas croire que ça n’arrive qu’en vieillissant. On peut très bien naître « bonne gens » et finir dans le même état. Mais faites le taire ! À écouter des trucs pareils, on nous prépare des générations d’anarchistes. Et qu’est ce qu’on en fera ensuite de ces inutiles ? Vous feriez quoi, vous, avec une génération d’anarchistes ? C’est pas avec ça qu’on va payer la retraite d’artiste de Nemo ! Bon, entrons dans le vif du sujet. Parce que vous ne croyez quand même pas que j’allais bouffonner simplement pour tirer ma révérence ensuite, non ? Alors, évidemment, j’entends d’ici vos questions. Qu’est-ce qu’il a bien pu nous préparer, le Nemo ? Alors, avant que vous ne vous lanciez dans vos conjectures habituelles, je vais vous répondre. Eh bien, justement, rien. Et pourquoi ? me direz-vous. Tout simplement parce que tout a été dit, à mon sens. En 446 bulletins d’info, j’ai quand même abordé un sacré paquet de sujets. La dernière info, celle qui pourrait manquer aux fidèles parmi les fidèles, c’est le nom du rafiot et le numéro du quai d’embarquement. Alors, je vais vous les donner tout de suite, au cas où il y aurait un bug général. Après, nous pourrons continuer de badiner. New York, dans deux jours, je sais je l’ai déjà dit, mais j’ai eu quelques imprévus. Quoi, quels imprévus ? Je vais quand même pas vous raconter ma vie, non. Y a de toute façon pas grand-chose à en dire. Bien, continuons, où en étais-je ? Ah oui. Le rafiot. Figurez-vous que je ne vous invite pas pour des vacances de rêve sous les tropiques. Il nous faut du pratique, du costaud, donc de l’industriel. Et qui dit industriel, pour une coque de noix, dit cargo. Alors, je ne promets pas un cinq étoiles, mais on y sera bien. Comme des coqs en pâte, si vous me passez l’expression. Tout ce que vous avez toujours rêvé de savoir sur Nemo, vous le saurez, vous, les aides de camp du trublion du Net. Embarquement New York, mercredi 14, port industriel de Jersey City, quai 112. Voilà, vous savez tout ce qu’il y a à savoir. Quant au nom du rafiot, je l’ignore, mais on sera assez de fous pour se retrouver ! Maintenant, au boulot. Alors ! Pour les moins bigleux d’entre vous, qu’est-ce que vous voyez derrière moi ? C’est que ça a dû sérieusement commencer à se poser des questions de l’autre côté de la toile. C’est qui à votre avis la tête de premier de la classe qui se trouve accrochée au mur ? C’est… ? Non, il ne s’agit pas de mon grand-père. Mauvaise pioche pour le grand dadais du Wisconsin qui me fait cette proposition. D’abord, sache, jeune couillon, que Nemo n’a pas de grand-père connu, et qu’en plus, si tu ne reconnais pas ce portrait, c’est que tu es soit aveugle, soit perdu au fin fond du trou du cul du monde ! Et peut-être même les deux, mon général ! Denis Craig, le milliardaire et génial inventeur de l’Implant universel. Bonne réponse d’une certaine Spider, d’où ça ? Je lis France, région sud-est. Eh ben ! On peut dire que tu es une accro, toi. Il est quelle heure dans ton bled ? Mais merci quand même pour l’info. Il s’agit en effet d’un magnifique portrait de Denis Craig. Soit dit en passant, Craig est certes milliardaire, mais il n’est ni génial ni inventeur. C’est un type qui a très bien compris le fonctionnement de notre système capitaliste, voyez-vous. Il fait bosser les autres à sa place et rafle la majeure partie des bénéfices. Oh, je sais, c’est d’une banalité confondante. Mais, entre nous, dans le règne animal et végétal, on donne à cette attitude un nom moins folichon, une proposition peut-être… ? Rien, que dalle sur mon écran. Comme d’hab’. Faudrait voir à vous secouer les méninges, mes lascars. J’ai pas envie de me taper une bande de mous du bulbe dans deux jours. Alors ? J’attends… Voilà. Monzon, encore un Européen, nous fait l’offre suivante : un parasite. Bravo, Monzon. Tu viens de gagner un billet pour monter sur mon cargo. Si l’idée te séduit, je suis preneur. Et donc, qu’est-ce que Nemo fabrique avec un portrait du type qui nous a à tous collé une puce sous la peau ? Réponse : je m’acoquine. Avec Craig ? Pas du tout. Qu’est-ce qui a bien pu vous mettre une pareille ânerie en tête ? Il y a que je me trouve en ce moment même dans le bureau personnel de ce cher parasite, comme l’a si justement qualifié Monzon. Et pourquoi ? me demanderez-vous. C’est parce qu’il y a le feu, camarades. Il y a le feu à ma planète, et il y a aussi le feu pour vos fesses, mes très chers voyeurs. Alors, à votre place, que vous soyez ou non intéressés par le grand voyage que j’ai proposé plus tôt, j’écouterais attentivement ce qui va suivre… 31 La jeune Staulme et son enfant nouveau-né sortirent en tête du long tunnel. Lorsqu’elle prit pied au sommet du Grand Rouge, son visage ruisselait de larmes. Mais, sans doute pour la première fois de sa vie, c’était de la joie qui s’exprimait de cette façon. Le nourrisson qu’elle tenait dans ses bras, réveillé par les sentiments puissants que lui envoyait sa mère, ouvrit ses yeux sur une terre de liberté. Bien sûr, il ne pouvait pas comprendre ce qu’il voyait, mais, pour lui, une chose était certaine : cela ne ressemblait pas aux quatre murs qu’il avait connus depuis sa naissance. Quelque chose de nouveau venait d’apparaître, engendré par les perspectives naturelles que dominait le haut plateau : un horizon. Et cet horizon semblait faire le tour du monde, épousait magnifiquement la courbe d’une terre, pas même supposée quelques heures plus tôt. Pour l’ensemble des Staulms, qui s’agglutinèrent bientôt autour de la jeune femme, ce spectacle relevait de l’extraordinaire. Aucun d’entre eux n’avait vu l’extérieur du centre d’élevage. Aucun ne l’avait même rêvé. Parfois quelques bribes des pensées de leurs éleveurs leur étaient parvenues. Mais ce qu’ils y avaient vu ne valait pas le coup qu’on se batte pour le connaître plus en profondeur. Les sapiensde cette Terre s’étaient détournés de leur environnement naturel. Pour eux, il n’existait que les dômes et les lieux de travail. Hormi ces deux centres d’intérêt, il n’y avait rien de véritablement important. La foule marcha jusqu’au pied du précipice. De là venait un air tiède, chargé de senteurs inconnues, qui réveillaient pourtant une connaissance intuitive, sans doute cachée au fond de son patrimoine génétique. Le vent léger parvenait jusqu’à elle après avoir longuement rasé le sable du désert. Il s’était sur des kilomètres chargé du parfum des plantes, du musc des animaux et des hommes qui vivaient là, sauvages ou en collectivités organisées. Il portait aussi les poussières de ceux qui étaient, depuis longtemps repartis vers les eaux de ce monde, et dont les dépouilles s’étaient désagrégées sous l’action du Soleil implacable. Pour le millier de Staulms qui regardaient l’horizon en frémissant de tous leurs membres, ce vent charriait la simple odeur de la vie, celle qu’ils n’avaient jamais connue jusqu’alors. Sous les yeux de Milos, qui ne savait quoi faire, Wulm vint se placer devant ses congénères. Il sembla capter leur attention, mais Milos n’en sut pas la raison. Il vit simplement le groupe regarder dans plusieurs directions, puis se mettre en mouvement vers le bord opposé du plateau. Il ne put alors que suivre, lui qui se prétendait leur chef et qui devait bien accepter que ce rôle s’arrête aux portes de l’Aratta. Il emboîta le pas aux derniers Staulms, puis il força l’allure et rattrapa Wulm, qui se trouvait en tête. Il chercha à connaître la raison de ce mouvement soudain, mais les questions abstraites étaient compliquées à émettre sous forme d’images mentales. Milos fit plusieurs tentatives, avant de capituler. Les événements lui répondraient tôt ou tard. Wulm obliqua vers la gauche du plateau désertique, jusqu’au chemin qu’il avait déjà emprunté des jours plus tôt, alors qu’il partait à la recherche de son frère. Ils descendirent ainsi plusieurs centaines de mètres de dénivelé sans encombre. Les jeunes Staulms d’élevage n’avaient pas l’habitude de marcher aussi longtemps, ils ne connaissaient même pas la notion de pente, mais ils étaient tous en parfaite santé et peu étaient sortis de l’adolescence. Au pied du Grand Rouge, ils rencontrèrent la première manifestation de la présence d’une communauté humaine. Le chemin était barré d’une courte muraille bâtie entre deux énormes rochers qui fermaient l’accès au promontoire. Il fallut gravir l’obstacle, pour se retrouver face au désert. L’à-plat dépourvu du moindre relief semblait ne jamais se terminer. Mais en regardant mieux, les détails apparaissaient. Légers creux, faibles bosses à peine visibles, rides curieuses à sa surface, il semblait que ce désert fourmillait d’imperfections, signes de possibles abris et d’hypothétiques points d’eau. Wulm se mit en marche, et, à sa suite, tous avancèrent dans cette fournaise de sable et de pierre. Milos ne fut pas long à s’inquiéter de la dangerosité du Soleil sur les peaux nues des Staulms. Il le fit comprendre à Wulm, qui lui adressa en retour des images d’eau et de végétation. Puis il tendit un bras droit devant lui en souriant. Milos fut rassuré, pour les Staulms et pour lui-même. Il détestait la chaleur. Moins d’une heure après avoir quitté l’ombre du Grand Rouge, la foule arriva en amont du lieu idéal que Milos avait prévisualisé grâce aux souvenirs de Wulm. Le désert était parcouru de canyons étroits qui s’ouvraient en de rares endroits. Tous ces détails, ils n’avaient pas pu les voir auparavant, pas même du haut du plateau, les canyons étant tous parallèles au Grand Rouge. En suivant Wulm, ils aboutirent ainsi au pied d’une dépression. D’un côté, elle partait en un à-pic infranchissable. De l’autre, l’érosion avait œuvré de telle sorte qu’un éboulis de petites pierres gagnait le fond suivant une pente à faible inclinaison. Cette seconde option les déposa au prix de moindres efforts au pied du canyon. Là, après quelques détours dans un dédale minéral, ils découvrirent une oasis blottie contre une falaise, agréablement plongée pour l’heure dans une ombre bienfaisante. Peu rompus à la marche, les Staulms gagnèrent le bord de l’eau, où ils s’assirent tous, à l’exception de leurs libérateurs, que Milos répartit suivant un dispositif de défense. Il reprenait enfin un peu possession de ses attributions. L’eau coulait ici en abondance. De ce côté, il n’y avait pas de danger immédiat. Mais les Staulms d’élevage avaient l’habitude de manger à heure fixe. Certains parmi les plus jeunes commençaient à défaillir. Ce fut Wulm qui vint trouver Milos. Il projetait de rejoindre son clan, qui se trouvait à une journée de marche forcée. D’ici là, soit les Staulms jeûneraient, soit Milos et sa troupe réussiraient à chasser. Mais le gibier était rare et difficile à attraper. Et nourrir près de mille individus, même en disposant d’une centaine de chasseurs, peu entraînés, relèverait de l’exploit. Il montra donc les plantes qui pouvaient être consommées et s’apprêta au départ. Avant de partir, Wulm s’adressa de nouveau à Milos. Il lui montra ce qu’il devait faire pendant son absence, et surtout où il devrait se trouver à son retour, lorsqu’il serait accompagné d’un grand nombre des siens. Dans cette partie du désert, on n’avait jamais vu d’humains tels que Milos, ou peu s’en fallait. Et ils avaient mauvaise réputation. Wulm ne pouvait que supposer l’attitude de ses frères quand ils le découvriraient. Aussi lui conseilla-t-il de rester au milieu des Staulms d’élevage, jusqu’à ce qu’il les ait persuadés de sa bonne volonté. 32 — …E t je ferais même mieux : je téléphonerais à ma famille, mes amis, mon psychiatre, mon gynéco ou mon proctologue, en clair tout ce qui me touche de près, sitôt ce bulletin achevé, pour les prévenir du marasme dans lequel ils vont bientôt se trouver. Me suis-je bien fait comprendre, mes agneaux zélés ? Parce que, dans le cas contraire, je peux recommencer. À partir d’où ? De : « vous écoutez mon premier bulletin », etc. Non, mais vous vous croyez où, les nains ? C’est pas la foire d’empoigne ici ! Bon, je m’y recolle. Quand je cesserai de me couper moi-même la parole, ça me simplifiera la tâche. Donc, je fais quoi chez ce cher Denis ? C’était ça, la question. D’abord, je trouve assez jouissif de pousser une dernière gueulante de l’intérieur même du sérail que j’ai conchié toutes ces années. Et Craig fait partie du saint des saints en matière de sérail capitaliste. Et puis, il a bien fallu que je vienne sonner le tocsin dans un endroit où l’on me prêterait une oreille attentive. Or il se trouve que j’ai fréquenté M. Craig, voilà quelques années. Je ne vais pas entrer dans les détails, ça n’intéresserait pas grand monde. Ce qui va vous passionner en revanche, c’est la suite. Qu’est-ce que Nemo pouvait avoir de si important à révéler à Denis Craig ? Un nouveau concept de mon cru. Oh, je ne lui ai pas dit les choses ainsi, mais avec vous, les cérébrés, je peux me permettre cette facétie. « Faire la guerre à la guerre », voilà le concept made in Nemo. Le tout dernier. Et sûrement l’ultime. Parce que je ne vous l’ai pas dit, mais pour les veinards qui ne se rendraient pas à mon rendez-vous, je peux affirmer avec la certitude absolue d’un pape parlant de Dieu que c’est la dernière fois que je me commets devant vos yeux ébaubis. Retenez vos larmes, mes frères et sœurs. Ce n’est qu’un au revoir. Nous nous retrouverons tous un jour paraît-il, juste après le grand passage. Je dis ça pour les crédules et les autres, et je tiens ça de source sûre ! Faire la guerre à la guerre, c’est pas très écolo, c’est pas très peace and love , mais ça a le mérite d’être la seule attitude défendable devant le bordel sans nom qui va fondre sur vos chères petites têtes. Retenez bien ce que je dis. Il se prépare une panique comme on n’en a plus connu depuis… comme on n’en a jamais connu, je crois. Je peux pas vous raconter exactement de quoi il s’agit. Sachez simplement que d’ici peu, il vous faudra à tous choisir un camp. Et ne cherchez pas du côté des religions, la question n’est pas là. Pour une fois. Ne faites confiance qu’à ceux de votre sang. Je sais, ça fait un peu fasciste, mais je peux vraiment pas mieux dire. Par « ceux de votre sang », comprenez que vous ne pouvez être vraiment sûrs que de ceux que vous aurez vu naître, ou qui vous ont donné la vie, ou à côté desquels vous aurez grandi. Avec ceux-là, vous pouvez vous barricader, partir à la campagne ou creuser un bunker. Mais faites vite pour le bunker. Je pense que le temps va manquer. Pour les autres et pour tous, en général comme en particulier, faites-vous des stocks. De la bouffe, des médocs, des armes et des munitions et surtout de la flotte. Beaucoup de flotte. Et un peu de pinard aussi, pensez à vous faire plaisir, je ne le répéterai jamais assez ! Enfin, dernier acte d’hygiène intellectuelle, voire de salut public, arrachez vos Implants dès que possible. On ne sait jamais, au cas où notre propre technologie se retournerait contre ses créateurs. Ça va pas faire plaisir à mon pote Craig, mais tant pis. Ne donnez pas à vos ennemis la possibilité de vous pister comme des animaux d’élevage. Bien, maintenant, mes amis, mes rebelles à la petite ou à la grande semaine, mes frères et sœurs, l’heure de nous quitter est bientôt arrivée. Pendant des années, j’ai achevé mes hystéries linguistiques en vous disant que je n’avais qu’un seul regret, vous vous souvenez sans doute lequel. Eh bien, au moment du grand adieu, je peux bien vous l’avouer, j’ai aimé respirer sur la même planète que vous tous. Je veux donc dire adieu aux meilleurs comme aux pires d’entre vous, ainsi qu’à tous ces lieux charmants que la société humaine a su créer en quatre mille ans de civilisation citadine. C’est vrai qu’il y a quand même des petits riens du tout qui vont me manquer. Adieu donc aux subtils caffè y latte du Campo dei Fiori à Rome. Je suis pas près d’en reboire un. Adieu aux associations caritatives qui m’ont parfois laissé entrevoir qu’on pouvait être fier d’être un homme. Adieu aux hammams et au simple plaisir d’être dans la moiteur. Adieu à toutes les cavernes où l’idée de Platon a failli me faire croire que j’étais intelligent. Adieu à toutes ces nuits magiques à Paris, Londres, Vladivostok, Moscou, New York et ailleurs. Dommage pour la marmaille que je n’ai pas eue et qui aurait pu m’offrir de belles heures de bonheur. Adieu, adieu, adieu… Comme d’habitude, je n’ai qu’un seul regret, c’est que l’humanité ne soit toujours pas en voie d’extinction. Mais je le répète. Tout ça finira mal ! Tout ça est même déjà en train de mal tourner. Salut, les bouffeurs d’illusions. Vous avez cautérisé votre conscience en regardant Nemo on the Net. Ça pourra aller jusqu’à la prochaine fois ? Alors, repassez-vous des bandes d’archives, parce qu’il n’y aura pas de prochaine fois. D’ici à jamais, que les militants militent, les mourants s’appliquent, et les obèses éclatent. Quant à votre serviteur, il tirera la chasse ! Tchao ! Ah, au fait, j’y pense, ne coupez pas encore. J’ai une dernière chose à vous dire. Et promis, je raccroche les gants après. Je voulais vous parler de la notion du sacrifice si chère à l’esprit héroïque des… Franklin, sous les traits de Nemo, fut interrompu au beau milieu de cette phrase. Tout venait de s’éteindre d’un seul coup. L’écran, sur lequel il suivait son show, les plafonniers du bureau, la diode sur la webcam, même les fenêtres réactives s’étaient opacifiées presque totalement. Franklin demeura interdit quelques instants. Il se sentait à la fois stupide et furieux. De tous les bulletins qu’il avait lancés sur le Net, celui-ci était peut-être le meilleur. Sans doute parce qu’il s’agissait du dernier. Denis Craig, arrivé en cours de programme, se mit à applaudir depuis un canapé d’angle, à l’autre bout de la salle. — Chapeau l’artiste ! apprécia-t-il alors tout haut. Si j’avais su que c’était vous, j’aurais suivi de plus près ce Nemo, plutôt que de l’envisager comme un simple mal nécessaire. — Que se passe-t-il ? s’enquit Franklin, sans chercher à savoir si Craig se moquait ou non de lui. Qui a fait couper la lumière ? — Pas d’inquiétude, les groupes ne vont pas tarder à prendre le relais. Les plafonniers clignotèrent, s’éteignirent puis s’allumèrent pour de bon. — Vous voyez. Il suffit d’être patient. Et pour répondre à votre question, ce sont les logiciels qui font barrage. — Comment ça ? Craig quitta sa place et vint s’asseoir sur le siège un instant plus tôt occupé par Franklin. Il effleura l’écran souple de l’ordinateur. — Regardez ça ! Le centre de gestion des Implants a détecté vingt numéros identiques sur autant de vols longs courriers. Ça, c’était il y a quelques heures. Soupçonnant une attaque terroriste de grande envergure, les logiciels de sécurité ont mis en place des procédures établies par Craig Corporation. Résultat, l’ensemble du système des sas et des scanners est en train de se bloquer. — Ça pue, votre histoire. — C’est normal. La sécurité avant tout. Les hommes, eux, peuvent attendre. Mais ne craignez pas pour vos petits protégés. Le système doit se bloquer pour être débloqué par la suite. Simple mesure de précaution. — Vous paraissez bien sûr de vous. — Nous avons nous-mêmes mis cette mesure de sauvegarde au point. Nous gérons la situation. Il peut y avoir quelques mouvements de panique par ci par là. Mais tout rentrera très vite dans l’ordre. — Quel délai ? — Oh… au pire, je dirai dans les quarante-huit heures. — Mazette ! s’étonna Franklin. Trouvez-vous bloqué dans un sas pendant deux jours, vous allez m’en dire des nouvelles. Craig haussa les épaules. Un mal nécessaire, semblait-il dire. — J’espère que je peux quitter le bâtiment, s’enquit Franklin. C’est pas que je ne resterais pas avec vous, Denis, mais je suis attendu, voyez-vous ? — Où comptez-vous aller ? — Là où vous calmez vos métastases, paraphrasa Franklin. — Je vois, dit Craig en se levant. Vous nous quittez. Eh bien, allons-y. Et n’oubliez pas votre urne. — Je vous ai piqué un sac à dos. J’aurai eu l’air trop con avec votre jolie céramique entre les mains. Mais, et vous, qu’avez-vous décidé de faire ? Craig jeta un bref coup d’œil vers son bureau, puis reporta son attention sur Franklin. — Oh, je vais partir crever chez moi. — Merde. Désolé, je veux dire… — Non ! Je plaisante. On va sortir l’artillerie lourde et commencer à se défendre. Avant d’attaquer ! 33 — M erde ! ragea Arthur Darblay. Ils ont censuré mon pote, ces enfoirés ! Allongé sur son lit, Arthur tenta de rétablir la connexion sur le site de Nemo. Mais tous ses efforts se soldèrent par un écran blanc. Il essaya d’autres sites et n’obtint pas plus de réponse. Le web semblait avoir disparu. Il prit le téléphone de la chambre et composa le numéro de la réception. On lui annonça que les problèmes de connexion étaient pour le moment secondaires. D’autres affaires occupaient les services techniques, comme par exemple des sas bloqués, avec des clients coincés à l’intérieur. Arthur décida d’en sourire. Après tout, que la toile ait des ratés n’avait rien d’étonnant. Et puis, ce jour était son jour. Il n’allait pas tout gâcher avec des petits soucis d’ordre domestique. Il s’étira. La chambre dont il jouissait au dix-neuvième étage du Ritz Carlton était splendide. Arthur n’était pas habitué à tant de luxe. Salle de bains en marbre, lit en acajou, salon décoré en authentique mobilier français du XVIII esiècle, large fenêtre donnant sur Central Park. Il y avait même un petit télescope pour épier ce que faisaient les fourmis, soixante-dix mètres plus bas. Ce dont il avait joui ces derniers jours à loisir, essayant de trouver dans les agissements de la foule des applications à ses théories en physique quantique. Arthur retourna à ses pensées à propos du bulletin de Nemo. Sa brutale interruption était tout de même curieuse. Arthur suivait les pérégrinations du trublion du Net depuis des années, avec toujours autant de joie bonhomme. Lui qui, ordinairement, ne pensait qu’en termes d’équations, de chiffres astronomiques et de projections délirantes de l’univers, trouvait dans les mots de Nemo un possible rachat des hommes, pour qui il nourrissait un amour très modéré. Nemo représentait pour lui comme une sorte de bulle où l’air était peut-être un peu moins vicié. Arthur s’était étonné au fil du temps que ce mâchouilleur de grossièretés et de vérités dérangeantes n’ait pas été inquiété plus que ça par les autorités. Il avait bien fait de la prison, mais il n’y était pas resté longtemps. Il en était ressorti, libre de recommencer. Et dans cette civilisation policière, ce simple fait avait de quoi surprendre. Arthur avait cru un temps que les grands de ce monde jugeaient sans doute nécessaire un minimum d’esprit subversif à l’état sauvage pour faire passer d’énormes pilules mises au point par eux-mêmes. Peut-être… Mais il n’était sûr de rien. Arthur disposait d’un cerveau en tous points excellent pour ce qui était des mathématiques et de la physique fondamentale. En revanche, la compréhension de ses semblables lui échappait bien souvent. Arthur repassa le bulletin, qu’il avait pris le soin d’enregistrer, comme chaque fois. Que disait Nemo, au moment où quelqu’un lui avait coupé le sifflet ? Que le monde allait basculer, qu’il fallait se préparer à affronter un siège, prévenir ses amis et se barricader chez soi, ou partir dans un lieu jugé sûr. Oui, c’était ça. Nemo sonnait l’alarme générale. Arthur connaissait les discours enflammés de l’écologiste. Il pouvait avoir des mots provocateurs, à dessein, pour choquer les auditeurs, pour provoquer une réaction de leur part. Mais là, Nemo n’avait pas utilisé le même délire verbal que d’habitude. Il n’était pas aussi enflammé qu’à l’accoutumée. Il était… Arthur dut faire un effort pour cerner ce qu’il y avait de différent. Nemo lui avait paru sérieux. Et ça, c’était nouveau. Arthur consulta l’heure. Dans vingt minutes, il descendrait dans le grand salon de réception pour exposer devant un parterre d’éminents confrères ses nouvelles théories en matière d’indétermination quantique. Et il savait qu’il allait bouleverser l’assemblée. Il y aurait forcément des détracteurs, mais la majorité d’entre eux accueillerait son discours par un silence respectueux, réflexif. Sans doute suivi par des applaudissements. Ce n’est pas qu’Arthur courait après les honneurs, mais dix ans de travaux allaient être résumés en une demi-heure. Dix ans d’efforts, de projections osées de l’Univers, du comportement des particules, allaient être servis sur un plateau. Ça méritait tout de même quelques manifestations bruyantes, du type de ce comportement festif directement hérité des primates qui consiste à frapper ses mains l’une contre l’autre le plus fort possible. À quarante-huit ans, Arthur s’apprêtait à connaître le couronnement de sa vie de chercheur. Et il se sentait bien. Aussi bien qu’il pouvait espérer l’être dans un moment pareil. Au fond, ce qu’il regrettait un peu, c’était qu’il ne recevrait pas ces honneurs en France, dans son pays, mais aux États-Unis. Il savait, sans vouloir en rien changer, qu’il exprimait là de la vanité. Arthur éteignit son portable et acheva de se préparer. Il hésita une dernière fois devant le nœud papillon. Définitivement, ce genre d’artifice ne lui seyait pas. Mais avait-il le choix ? Non, finalement, le résultat n’était pas si mal que ça. Ou alors le miroir était indulgent. La veste du smoking avait même tendance à gommer son ventre un peu gras. Il ne restait que les cheveux. Un peu trop absents, un peu trop clairsemés, et, contre ça, il ne pouvait pas grand-chose. Il avait beau savoir que cette déperdition capillaire tenait à son taux élevé de testostérone, ça ne le consolait pas vraiment. Arthur disposait encore d’un quart d’heure avant de descendre dans l’arène. Il ne tenait pas à attendre devant tout le monde. Sa nervosité serait par trop évidente. Il alla se poster devant la fenêtre et glissa son œil derrière le télescope. Quelque chose d’inhabituel se passait dans la rue. Il y avait du monde, mais à New York il y a toujours du monde. Pourtant, là, il semblait que l’ordre se défaisait, que le va-et-vient des gens ne répondait plus à aucune règle. Curieux de la suite, Arthur resta à contempler ses contemporains. Et bientôt, il comprit. Il n’y avait plus de mouvements de circulation. Les feux qui régulaient le trafic ne changeaient plus de couleur. Les voitures ne bougeaient pas. Les moteurs étaient arrêtés tous, ou presque. Arthur nota que seuls de vieux modèles avançaient encore entre les véhicules immobilisés. Le grand bug !songea-t-il. Nemo avait raison. Il va y avoir du grabuge. La lumière de la chambre s’éteignit alors. Une sirène d’incendie monta quelque part dans l’immeuble. Arthur quitta sa chambre tranquillement. Il passa devant les ascenseurs, vit s’y engouffrer une quarantaine de personnes et décida que l’escalier était plus sûr. Dix-neuf étages à pied, ce n’était pas le bout du monde. Arthur avait encore le temps, même s’il n’était plus du tout persuadé que ce congrès de physique quantique s’achèverait comme prévu. 34 Lorsque la silhouette de Milos eut totalement disparu, l’estomac de Finlay commença à se serrer. Il ne savait pas vraiment vers quoi son voyage dans l’Aratta allait le diriger, mais il avait un drôle de pressentiment. Ce genre de sensation qu’il avait souvent éprouvée au cours de sa carrière, quand les choses avaient manqué tourner mal. Un petit picotement chaud au cœur des tripes, qui titille désagréablement à l’approche du moment crucial. Milos n’était plus aux commandes de la bulle. Il devrait se débrouiller seul. Ce fait même, ajouté à son ignorance du fonctionnement de l’Aratta, l’aida à reprendre son sang-froid. Il ne perdit pas de temps à passer ses atouts en revue, jugeant qu’il ne disposait pas d’une grande marge de manœuvre. Il vérifia simplement le contenu d’un de ses sacs en le vidant sur le sol élastique. Recenser ses armes était une bonne façon de lutter contre le stress. Il les étala donc à ses pieds, en rangées bien ordonnées, pour embrasser ses moyens d’un seul coup d’œil. Une dizaine de grenades offensives, cinq défensives, deux pains de plastic, deux fois plus de détonateurs, trois lampes torches, deux pistolets automatiques et trente chargeurs garnis. Avec ça, il avait de quoi tenir un bon moment. Satisfait de son inventaire, Finlay rangea ce qui ne lui servirait pas immédiatement et conserva les deux automatiques, deux grenades et une dizaine de chargeurs qu’il fourra dans ses poches. Puis il solidarisa le sac au second, qui contenait quelques provisions de bouche ainsi que de l’eau, et remit le tout sur son dos. Ce qu’il vit par l’ouverture de la bulle le déconcerta. Dans la perspective, légèrement déformée par la pellicule d’eau qui le protégeait des agressions extérieures, il y avait une salle immense, très haute et totalement vide. Finlay ne devinait pas la destination de cette salle. Il n’avait fait qu’appeler Rufus Baudenuit de ses vœux. Observer, percevoir, déduire, se remémora-t-il, comme il avait souvent l’habitude de le faire. Observation, action, réaction. Au premier plan, juste sous les pieds de Finlay, un plan incliné partait en pente douce vers le sol. Il était large de trois ou quatre mètres et son pavement paraissait usé. On reçoit du monde par ici. Beaucoup de monde. Un centre d’émission ou de réception d’agents. Ou les deux à la fois. Plus loin, en partie cachée par l’une des nombreuses colonnes de soutènement de la voûte, il y avait une sorte de cage montée sur un chariot. Qu’est-ce que c’est ?… Plus loin encore, une double porte s’ouvrait sur un couloir sombre. Une sortie ! Finlay se décida. Pour en savoir plus, il fallait avancer, agir. Avant de quitter la bulle, il toucha du bout des doigts le petit renflement qui faisait saillir sa veste à la hauteur de sa poitrine. Le cristal de voyage se trouvait bien à sa place. Il n’était pas question de rester coincé dans cet endroit hors du temps. Il traversa la salle tout en la détaillant davantage. Il n’y avait pas d’autre issue que celle aperçue quelques instants plus tôt. Il allait la gagner quand il entendit un bruit de pas martelant le sol juste devant lui. Des hommes venaient à sa rencontre. Finlay empoigna la crosse de ses pistolets, tout en scrutant les alentours à la recherche d’un endroit où se cacher. Le contact tiède du métal le réconforta un peu. Mais, dans cette salle quasiment vide, il n’y avait que deux solutions pour se mettre à couvert : sous le chariot ou derrière une colonne. Il jugea la première possibilité trop incertaine. Le chariot pouvait très bien être manœuvré. Quant à la seconde, Finlay ne l’aimait pas beaucoup plus, considérant qu’à la place de ses possibles adversaires, ce serait le premier endroit où il irait chercher un intrus. Encore fallait-il qu’il ait été repéré, ce dont il n’avait pas la moindre certitude. Il fila donc vers la dernière colonne de la salle, celle qui se trouvait dans un angle, au plus près de la double porte. Avec un peu de chance, pensait-il, il pourrait se glisser derrière les arrivants et sortir de là. Mais il n’en eut pas la possibilité. Une centaine d’hommes en armes débouchèrent par le couloir. Ils avancèrent en deux colonnes jusqu’au fond de la salle, là où l’Aratta s’ouvrait, tournèrent le dos aux murs et s’immobilisèrent. Les deux rangées de soldats firent alors une dizaine de pas l’une vers l’autre, ce qui créa un couloir de sécurité, puis elles ne bougèrent plus. De sa position, Finlay ne pouvait voir qu’une partie de la salle. Le reste se trouvait caché à sa vue par la colonne la plus proche de lui. Il ne put que supposer d’où venaient les milliers de personnes qui défilèrent bientôt entre les deux rangées de soldats. Finlay ne sut combien ils étaient au juste, mais leur passage nécessita un bon quart d’heure. D’autant plus que les nouveaux venus, tous ou presque habillés à la mode occidentale, semblaient avancer au ralenti, les yeux un peu trop fixes, dans un silence morbide brisé çà et là par des ordres brefs crachés dans une langue curieuse. Lorsque la foule quitta la salle, deux soldats fermèrent les battants de la porte, coinçant Finlay. Il sortit de son abri et alla jusqu’à la porte. Elle était solide, très épaisse et fermait apparemment de l’extérieur. Il était piégé, pour le moment. Patience, Harold, se dit-il. Patience. Tu as fait des planques bien plus longues que ça ! Lorsqu’il se retourna, il découvrit trois silhouettes à l’autre bout de la salle. Elles se tenaient au-dessus de la rampe et se matérialisaient. Le temps manquait à Finlay. Il n’avait plus la possibilité de retourner se cacher derrière la colonne. Il se rua alors vers les silhouettes. À cette distance, il n’était pas sûr de faire mouche. Exercé à repérer les bonnes cibles parmi des civils, Finlay tira deux fois. Et toucha mortellement à chaque coup. Mais, par un phénomène qui lui échappa tout d’abord, les trois silhouettes s’écroulèrent les unes sur les autres. Ce n’est qu’en s’approchant qu’il comprit. Le troisième homme, celui qui se trouvait entre les deux autres, gisait inconscient sur le sol. À grand renfort de claques, Finlay s’appliqua à le ranimer. L’homme avait une cinquantaine d’années. Il portait un costume de bonne coupe et, à en croire la forte odeur d’après-rasage qui émanait de son visage, il s’était apprêté peu de temps avant. L’homme ouvrit des yeux ahuris et dit quelque chose en arabe. Ignorant à quel camp il appartenait, Finlay appuya le canon d’un de ses pistolets sur sa joue. L’homme ne montra pas un sentiment de peur excessif. Finlay fouilla la poche intérieure de sa veste. Il trouva un portefeuille, quelques billets estampillés de la banque centrale marocaine et une carte de police au nom d’Abdel Hadj Chraïbi. — Vous me comprenez, dit-il à voix basse. Chraïbi acquiesça du menton. Il paraissait souffrir d’un engourdissement pesant, mais ses yeux étaient clairs. — Alors, aidez-moi. Il faut faire disparaître ces cadavres. Finlay ne se répandit pas plus en présentations. Il attrapa l’un des cadavres par les pieds et le traîna jusque derrière une colonne. Chraïbi commença à faire de même, mais l’effort requis dépassait ses capacités. Il parvint à déplacer le corps sur une dizaine de mètres avant de chuter en jurant. Finlay avança jusqu’à lui mais ne put le rejoindre. La porte venait de s’ouvrir sur plusieurs soldats, sans doute alertés par les coups de feu. Il tira sans sommations et se rua vers Chraïbi, qu’il poussa derrière le corps de l’un de leurs agresseurs. Les soldats ripostèrent aussitôt. Le cadavre protecteur tressautait sous l’impact des balles. Dans l’impossibilité de relever la tête pour viser, Finlay envoya une grenade défensive, qui roula jusqu’à la porte où elle explosa. Lorsque la déflagration eut fini de rebondir contre les murs, Finlay découvrit que trois fois plus d’adversaires dévalaient le couloir en pente. Mais, contrairement à ce qu’il pensait, ils ne tirèrent pas et se contentèrent de fermer les portes. Finlay comprit trop tard, quand un objet froid vint appuyer contre sa nuque. Il essaya de se retourner, mais ses adversaires ne lui en laissèrent pas le temps. Le métal pénétra son épiderme, se faufila entre ses vertèbres où il libéra un liquide tiède à la consistance épaisse. Il ne perdit pas tout de suite connaissance. La substance qui recouvrait la tige en métal lui laissa encore quelques secondes de conscience. Juste le temps pour lui de se demander d’où pouvait venir son agresseur, dans son dos, alors que la pièce n’avait pas d’issue de ce côté. Et d’y répondre. Il n’avait pas pensé à se méfier de l’Aratta. 35 La bulle ne bougeait plus. Elle venait de s’immobiliser, quelque part dans l’Aratta. Franklin serra l’urne dans ses bras et s’approcha de la paroi où aurait dû s’ouvrir le sas. Il ne se passait rien. Il réitéra sa demande, concentra sa pensée sur l’image de Tara, et l’appela de tous ses vœux. Sans résultat. Une vague d’angoisse commença à lui serrer les tripes. Franklin devait bien s’avouer qu’il ne savait rien, absolument rien de cette matière, et qu’en cas de dysfonctionnement, il pouvait rester bloqué à tout jamais là, dans cet habitacle minuscule, perdu il ne savait même pas où. Franklin chercha à calmer les battements de son cœur, qui avait une fâcheuse tendance à s’emballer. Il fit un point sur sa situation, tout en cherchant une explication. L’Aratta avait, dès son premier passage, répondu à tous ses désirs, même les plus enfouis, même ceux dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Alors pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui pouvait avoir changé ? Franklin pensa à l’urne qu’il portait dans son sac à dos. Ça !comprit-il aussitôt. Je n’avais pas les cendres de Malhorne avant. Mais qu’est-ce que ça peut faire ?… Il tenta de faire machine arrière, de retourner vers la Fondation Prométhée, mais, là non plus, l’Aratta ne voulait rien savoir. C’est au moment où il décida de s’asseoir qu’une vague hurlante déferla dans son esprit. Franklin tituba, puis se recroquevilla sur le sol bleuté. Il ne put réfléchir avant un long moment, trop occupé à repousser cette pensée extérieure qui ruinait petit à petit chez lui tout sentiment d’existence propre. Lorsque la voix cessa, Franklin sut que c’était celle d’Ilis. Et qu’elle l’appelait. Ilis se trouvait dans une profonde détresse, sans doute au sein même de l’Aratta, où elle était venue trouver refuge. Franklin se releva et tourna sa pensée vers la jeune femme. Les rares occasions où ils s’étaient croisés lui en avaient peut-être donné une mauvaise image, mais secourir Ilis, c’était secourir Malhorne. Franklin ne pouvait ignorer une pareille évidence. Il devait la retrouver et, si possible, l’aider. Dès qu’il forma l’image d’Ilis dans sa tête, la bulle jaillit dans l’Aratta. Si bien que Franklin finit par se douter que le dysfonctionnement qu’il venait de vivre était sans doute du fait de la jeune femme. Mais quant à savoir comment elle s’y était prise pour arriver à ses fins… Il se contenta de se laisser guider. Son univers se modifia juste avant l’ouverture du sas. La lumière bleutée de l’Aratta, habituellement striée de formes lumineuses allongées, s’éteignit tout à coup. Il ne demeura plus qu’un halo ténu, comme une rémanence, qui alla en diminuant. Franklin ne vit pas la bulle s’ouvrir, mais il comprit qu’il venait d’arriver quelque part quand un léger mouvement de l’air vint caresser la peau de son visage. Il fit un pas en avant, hésitant. Un début de peur, d’appréhension, noua sa gorge l’espace d’un instant. Est-ce que ça peut mourir ?se demanda-t-il sans oser prononcer le mot « Aratta ». Puis il décida que non. Ce devait être autre chose. Mais quoi ? Il n’en avait aucune idée. Le mieux était encore d’avancer. Franklin marcha dans l’obscurité pendant une dizaine de secondes, tous les sens aux aguets. En dehors du bruit que faisait un liquide qui gouttait quelque part près de lui, il ne percevait rien qui puisse l’informer. Le sol paraissait toujours aussi souple. Un cri déchira l’air, juste devant lui. — Aide-moi ! dit la voix d’Ilis dans un souffle. Franklin se précipita dans la direction estimée et finit par buter sur une forme. Il se pencha et comprit du bout des doigts qu’Ilis se trouvait dans une posture délicate. Ses mains lui racontèrent ce que son esprit ne voulut pas croire. Le ventre de la jeune femme était gonflé, déformé, et ressemblait à celui d’une parturiente. Il sentait près de son visage la respiration saccadée d’Ilis. Elle accouche, finit-il par penser sans l’admettre. — Je ne vois rien, Ilis, dit-il alors. Ça ne va pas être facile de t’aider si je ne vois rien. Une maigre lumière monta alors autour d’eux, mais dans une petite partie de l’endroit où ils se trouvaient, si bien que Franklin ne sut pas où Ilis était venue accoucher. Il se pencha au-dessus de ses cuisses ouvertes et faillit tourner de l’œil. L’ovale d’un petit crâne était déjà engagé et formait une masse rougissante qui écartait à l’extrême le vagin d’Ilis. J’aurais pas pu être une femme ! C’est dégueulasse… On fait comment, maintenant ? — Attrape la tête ! gémit Ilis. — Mais je peux pas, se plaignit Franklin, avant même d’avoir essayé. — Fais-le ! J’ai mal. — Fais chier ! jura Franklin en retroussant ses manches. J’ai jamais fait un truc pareil, moi. Si j’avais voulu, je serais devenu obstétricien, et c’est pas le cas. Il arrêta de geindre, se rendant compte que, dans la situation présente, ce n’était pas lui le plus mal loti. Il ramassa les maigres souvenirs d’accouchement qu’il avait pu glaner çà et là, au hasard de reportages. Mais il n’y avait pas grand-chose sur ce sujet dans ses cinquante dernières années d’existence. À quoi ça tient, des fois… Au bout d’un moment et de quelques efforts, il réussit à passer deux doigts de chaque main entre la tête du nouveau-né et les parois du vagin. Ilis le laissait faire, mais Franklin se rendait bien compte, aux regards furtifs qu’il lui lançait souvent, combien cette pression supplémentaire sur son intimité devait la faire souffrir. Elle gardait les mâchoires serrées, sans doute pour ne pas hurler, et agissait sur les muscles de son ventre à intervalles réguliers. Les souvenirs d’Ethen devaient lui être d’un grand secours. — Ton couteau, Franklin… Vite ! Franklin la regarda, les yeux pleins de doute. — Tu veux quand même pas que je coupe ton… Enfin, je veux dire… Ilis acquiesça d’un signe de tête. — Vite ! Franklin sortit son canif de sa poche. Il ne voulait plus réfléchir à ce qu’il était en train de faire. Juste agir. — Oh, mon Dieu ! gémit-il, alors qu’il plaçait la lame pour pratiquer une épisiotomie de fortune. Je peux pas… Il fit pourtant pression sur les chairs, mais son couteau n’était pas très bien aiguisé. Il dut alors couper, comme il l’aurait fait avec un morceau de viande dans une assiette. La pression autour de la tête de l’enfant se relâcha un peu, ce qui lui permit de progresser d’un coup. Franklin put alors passer ses doigts sous les mâchoires du nourrisson et l’aider à sortir. Mais il se rendit compte en même temps qu’un liquide visqueux s’écoulait sur le sol. Ilis faisait une hémorragie. Une fois les épaules passées, l’enfant sortit d’un coup, glissa littéralement vers les mains tendues de Franklin, qui le regarda d’un air bête, un vague sourire de soulagement sur le visage. Il lui donna une petite tape sur une fesse et l’enfant déploya ses poumons dans un cri perçant. Franklin s’empressa d’enlever sa chemise, emmaillota le petit être et coupa le cordon ombilical comme il put. Il achevait de l’envelopper quand ses yeux se posèrent sur l’entrejambe du nourrisson. — Mais… C’est impossible… C’est… Franklin bredouillait. Ses fonctions cognitives ne suivaient pas le rythme élevé des événements. — Un garçon ! acheva-t-il. C’est un garçon ! — Il y en a un autre, murmura Ilis. — Un autre quoi ? demanda Franklin, qui n’avait plus vraiment les pieds sur terre. Ilis ne répondit pas. Elle recommença à pousser et, à la façon dont son ventre se déformait encore, Franklin combla lui-même son incompréhension. — Merde ! Mais c’est pas vrai ! La sortie du second nouveau-né, grandement facilitée par le passage du premier, se fit en quelques minutes. Franklin se trouva ainsi torse nu, son tee-shirt servant alors à la fillette qui venait de naître. — Le choix du roi, comme disent les couillons, dit-il alors, l’air presque réjoui. Il se tourna vers Ilis, pour lui présenter les chairs de sa chair, et se rendit compte qu’elle avait perdu connaissance. Le sang qui s’écoulait d’elle continuait de se répandre sur le sol de l’Aratta. Franklin déposa le second bébé à côté de son frère et retourna au chevet d’Ilis. Son pouls battait faiblement. Franklin tenta de se rassurer. D’après ce qu’avait dit Ilis à Milos, on ne pouvait pas mourir dans l’Aratta. — Sauf qu’on ne peut pas se vider de son sang et continuer à vivre, bordel ! Il regarda tour à tour les bébés et Ilis. Franklin sentit une déferlante de panique submerger sa raison. — Pas le moment de perdre les pédales, pensa-t-il. Y a pas quelqu’un dans le coin ? Comment on fait dans ces cas-là ? On sauve la mère ou les nains ? Les enfants étaient calmes, curieusement calmes. Le pouce gauche de chacun avait trouvé le chemin vers la bouche. Ils tétaient, tranquillement, sans se soucier du destin tragique vers lequel leur mère descendait inexorablement. Franklin trancha pour la mère. Les nourrissons ne risquaient rien. Il passa un bras sous la nuque d’Ilis, l’autre sous ses jambes et la souleva. Il s’apprêtait à marcher jusqu’à la bulle de voyage quand la jeune femme rouvrit les yeux. — Pas sur notre Terre, dit-elle tout bas en devançant l’intention de Franklin. J’y suis attendue. Emmène-moi sur le monde de Sil. — Mais… Il n’y a rien là-bas. — Obéis-moi ! C’est la seule solution. Ensuite, tu devras te séparer de Tara. Franklin fut abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Il fixa les yeux d’Ilis, cherchant à interpréter le sens de ses paroles, puis il la reposa lentement sur le sol. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Elle ne doit pas s’approcher des enfants. Tu m’entends ? Il ne faut pas… — Qu’est-ce que tu racontes ! répéta Franklin, un ton plus haut. Laisse Tara en dehors de tout ça ! Ilis ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Son énergie vitale s’épuisait. Ne sois pas si naïf, glissa-t-elle dans le cerveau de Franklin . Tu t’es toujours méfié des femmes. Cette fois, tu as raison. Tara est… — Tu te trompes ! rétorqua-t-il. J’aime Tara et je ne me méfie pas d’elle ! Ses poings se crispèrent. Une colère sans nom s’emparait de sa raison. Personne n’avait le droit de s’en prendre à Tara. Personne ! Au cours de sa vie, il n’avait pas aimé grand monde. Ses contemporains l’avaient toujours plus déçu que contenté. Il s’était peu à peu retranché derrière une façade cynique, pour faire bonne figure, pour se construire un rempart, une cohérence personnelle. Il avait eu tort. Franklin le savait. Et cette façade idiote l’avait empêché de reconnaître Tara pour ce qu’elle était. La peur de l’autre l’avait laissé seul, persuadé qu’il ne pouvait porter son chagrin que dans l’amertume. Mais, depuis peu, ces réflexes de sauvegarde étaient tombés. Il avait retrouvé Tara, son autre moi au féminin. Nul ne viendrait leur barrer le chemin. Ni Ilis ni personne d’autre. — Nous n’avons plus besoin de toi, gronda-t-il. Tu nous as montré l’Aratta. À présent, nous pouvons nous en servir seuls. En tout cas, Tara et moi ! Et aucune force au monde ne m’obligera à faire ce que tu demandes. Tu as compris, Ilis ? Parce que cette fois, c’est à toi de comprendre ! Le visage de Franklin rougissait. Il observa un instant ses mains, paumes ouvertes, puis son regard glissa vers le sac à dos où se trouvaient les cendres de Julian Stark. On ne peut pas mourir dans l’Aratta…, songea-t-il pour la seconde fois. À moins d’y être assassiné ! Et l’idée, qui était jusque-là restée profondément enfouie dans son inconscient, s’épanouit en un instant. Il relia dans ce bref temps ce que lui avait raconté Stuart de ces humains partis à la conquête des étoiles, les restes carbonisés de Malhorne et le corps agonisant d’Ilis, dont la vie se répandait sur la matière de l’Aratta. Est-ce que je… Franklin n’osait pas prendre possession de son plan. Est-ce que je peux faire ça ? Il regarda les nourrissons qui se tortillaient dans leurs langes de fortune. Est-ce que j’en ai le droit ? Il allait falloir leur trouver une nouvelle mère. Oui ! J’ai tous les droits ! Ilis hoqueta. Un mince filet de sang venait d’apparaître au coin de sa bouche. L’étincelle, qui brillait habituellement dans ses yeux, s’était presque éteinte. Ne fais pas ça, Franklin !lui adressa-t-elle mentalement . Nous ne pouvons pas perdre tout ce temps. Les individualités n’ont plus d’importance, désormais… Franklin ne soutint pas le regard de la jeune femme. Il n’était pas très fier de lui. Pourtant, il ne comptait pas changer d’avis. L’image de Bout de chou traversa son esprit. Il revit la fillette courir vers lui. Il entendit ses rires, il revécut ses propres joies de quasi-père. Et il ne parvint pas à établir le pont entre la femme qui gisait à ses pieds et l’enfant qu’il avait aimée. Franklin sut en cet instant que son deuil était achevé. Bout de chou était bel et bien morte cette année-là en Amazonie, brisant le rêve que lui et tant d’autres avaient secrètement nourri. Il se campa au-dessus d’elle et, sans plus réfléchir aux conséquences de son geste, plaqua ses mains sur la bouche et le nez de la mourante. — Je veux retrouver Malhorne, dit-il, un trémolo dans la voix. C’était mon ami, je veux simplement le retrouver. Lui saura quoi faire. Ton temps est passé, Ilis. Et tu ne t’es pas montrée tellement habile. Pardonne-moi… Privée d’air, Ilis commença à se débattre, mais les forces lui manquaient. Elle chercha à concentrer ses énergies mentales pour s’opposer à Franklin, mais, là encore, l’accouchement l’avait privée de ses capacités. Sans doute la perte de l’eau contenue dans son sang amoindrissait ses forces habituellement extraordinaires. Son visage devint rouge, puis vira au violet. Au moment où sa vie basculait de l’autre côté, elle eut l’énergie d’adresser une dernière pensée à Franklin. Prends mon eau, prends mon âme, sinon… Ilis mourut avant d’achever sa phrase. Mais elle fut assez claire pour Franklin. Sauf qu’il ne voyait aucun moyen de récupérer cette eau. C’est alors que le sol de l’Aratta se mit à bouger. Franklin prit peur et s’écarta de plusieurs mètres en emportant les enfants. La lumière ambiante monta d’un coup autour d’eux et les parois perdirent de leur opacité. Franklin vit une sorte de colonne naître à côté du cadavre d’Ilis. Elle poussa sur près d’un mètre, puis s’évasa à son sommet. La forme concave forma alors comme une coupelle, qui se remplit en quelques secondes d’une eau claire et cristalline. Franklin ne se demanda qu’à ce moment-là comment Ilis avait pu se trouver dans cet état en si peu de temps. Il l’avait vue quelques semaines plus tôt seulement. Et Ilis en était alors à deux mois de grossesse, trois au plus. Et pourtant, là, elle venait d’accoucher de deux enfants parfaitement viables. À présent, la matière des parois était devenue presque transparente. Au-delà, il pouvait voir des planètes, un Soleil, des astéroïdes qui fusaient devant lui. Et ces planètes tournaient trop rapidement sur elles-mêmes, ce qui le conforta dans son explication de temps modifié. Et puis, il y avait autre chose. Franklin ignorait s’il n’était pas abusé par des reflets de lumière sur les parois de l’Aratta, mais il croyait voir la forme d’un œil. Et puis, plus loin, beaucoup plus loin dans cette noirceur qui ressemblait à l’espace, il y avait comme un museau. Et des dents. Des dents démesurément longues qui semblaient former la gueule d’un animal. Un iguane peut-être, ou un varan, Franklin n’aurait pu le jurer. Mais une image traînait au fond de son esprit : celle d’un dragon. Les contours de la forme étaient faits dans cette même matière cristalline, qui variait en fonction de la lumière des étoiles. Si bien qu’il ne pouvait être sûr de rien. Il scruta la noirceur qui l’environnait, un drôle de sentiment au fond du ventre. Ce n’était pas de la peur à proprement parler qu’il éprouvait, mais la sensation d’être devant quelque chose d’extraordinairement excitant. Et ce vieil agnostique, qui avait blâmé toutes les religions du monde pendant des décennies, ne put s’empêcher de penser à Dieu. Une Terre parmi d’autres III État de l’écosystème global : très endommagé. Compte de la population sapiens : 200 millions. Compte de la population néandertalienne : cheptel de 10 000 têtes. Éternel : Ilié. Unité de temps : 3,2 de la Terre de référence. Organisation sociale : système de castes. Ilié, littéralement « celui qui revient », fut très longtemps le guide de cette humanité. Les siens le reconnurent très tôt pour ce qu’il était. Il organisa son monde pour qu’il progresse et alla parfois chercher l’inspiration dans l’Aratta. Mais il le fit patiemment et rechercha même des alliances auprès de ses homologues Éternels. Il trouva une résonance favorable en la personne d’Ethen Ur Aratta. Après le massacre des Staulms par les Zagul, Ethen jugea, un peu tard, combien cette race aurait pu améliorer les conditions de vie de la sienne. C’est pourquoi elle accepta la proposition d’entraide d’Ilié et alla même plus loin. Elle fonda sur la Terre de son pair une utopie fondée sur la coexistence des sapienset des néandertaliens. Sur ce monde-là, elle fut connue sous le nom d’Anasdahala, la reine aux deux visages. La Terre d’Ilié recelait plus d’un avantage et, parmi eux, le fait que le temps s’écoulait beaucoup plus vite que sur la sienne permettait de voir s’épanouir cette nouvelle aventure rapidement. Anasdahala projetait de rapatrier des Staulms dans son propre monde lorsqu’ils se seraient suffisamment multipliés. Mais cela, Ilié l’ignorait. Ce fut la cause d’un profond désaccord, puis d’une méfiance grandissante. Anasdahala persista dans son projet et Ilié fourbit des plans de contre-offensive. Lorsque le royaume d’Aratta disparut sous les eaux de la Méditerranée, elle abandonna toute envie, tout désir de bien-être pour les humains, sapienset Staulms confondus. Déçue, elle se détourna des néandertaliens et les livra ainsi à la vindicte d’Ilié. Ilié attendit son retour quelques décennies, puis il ordonna un abattage systématique des néandertaliens. Il ne voulait plus entendre parler de cette race qu’il pensait sournoise. Les Staulms adultes furent tous assassinés. Les sapiensne gardèrent que les enfants en bas âge et les décrétèrent bétail à viande. Globalement, l’humanité d’Ilié se comporta comme celle de Malhorne, sauf qu’elle alla plus vite en besogne. Elle atteignit plus rapidement l’ère industrielle et se rendit compte très tard qu’elle endommageait sérieusement son écosystème. Ce fut alors le temps de prendre le problème à bras-le-corps et de trancher pour des décisions incroyablement impopulaires. Cette civilisation était dans l’incapacité de cesser d’émettre des gaz à effet de serre. Le climat de la Terre s’emballa, la température globale monta en flèche, les océans se répandirent sur les terres de basse altitude. Presque chaque jour, la chaleur du Soleil, prisonnière d’une atmosphère viciée, décuplait l’énergie du vent. Les villes, les habitats, l’agriculture n’étaient pas pensés pour subir pareille violence. Il s’ensuivit une longue période de pénurie alimentaire, au cours de laquelle il fallut bien tout repenser, intégralement. Les différents pays de cette Terre furent unifiés sous une même bannière. Le pouvoir passa entre les mains de quelques élites choisies par les peuples. Trente années furent nécessaires à l’accomplissement du projet global de survie. Trente années au cours desquelles des centaines de millions d’humains périrent. La sécheresse, la sous-nutrition, les catastrophes dites naturelles, les épidémies éliminèrent une partie du problème posé aux élites. C’est au cours de cette période qu’Ilié fut démis de ses fonctions. Lui ne croyait pas à ce vaste plan. Par orgueil sans doute, car les élites abattaient finalement tout ce qu’il avait lui-même mis au point pendant des millénaires. Ilié fut incarcéré, mais il parvint à s’évader, en se suicidant. Il fut rattrapé une centaine d’années plus tard. Pendant tout ce temps, Ilié avait cherché à mettre la main sur un cristal de voyage pour franchir l’Aratta à la recherche d’une Terre d’accueil. Les autorités décidèrent alors de le priver de ses moyens de locomotion naturels. Ilié fut amputé des bras et des jambes et plongé dans un container nourricier. Ainsi éliminèrent-ils leur Éternel. Ses morts étaient assistées médicalement, programmées même, et plusieurs parturientes se trouvaient disposées tout autour de son lit de mort. Ainsi, sa réincarnation était-elle aussitôt envoyée vers un nouveau pénitencier, en attendant qu’elle atteigne sa taille adulte. Et un nouveau container nourricier. C’est à cette période que les villes conventionnelles furent abandonnées au profit des dômes, mieux conçus pour tenir face aux tempêtes catastrophiques, utilisant même le déchaînement des éléments pour produire leur énergie. Un système de castes extrêmement rigide accompagna ce grand exode. Une politique restrictive de natalité fut scrupuleusement appliquée. La société ainsi figée recommença à regarder vers l’avenir, un avenir sombre, mais qui avait au moins le mérite d’exister. L’humanité d’Ilié ne puisait plus dans ses réserves et réussit de la sorte à vivre, à survivre, au sein d’un écrin totalement dévasté. 36 Le museau formidable de l’animal sembla sourire. C’est en tout cas ce que Franklin crut voir au bout d’un long moment. Les lignes s’étaient peut-être légèrement relevées aux commissures. Peut-être. Là non plus, il n’aurait pu en jurer. Rien dans cet Univers ne paraissait réel, ou durer vraiment. Tout changeait. Tout était mobile, lentement, presque imperceptiblement. Mais il suffisait à l’observateur de se poser une simple question pour que tout devienne flou et qu’il retrouve dans la seconde suivante l’à-peu-près qu’il venait de quitter. Mais pas complètement, pas entièrement. C’était une idée à devenir fou pour de bon. Perdu dans la contemplation de ce spectacle hors de toute réalité, Franklin ne vit pas le temps passer. Mais il comprit soudain que rester dans ce lieu représentait pour lui un danger plus important que n’importe quel autre. Si Ilis avait pu accoucher là en quelques jours, cela signifiait – comme il se l’était déjà formulé – qu’une période très longue était ici contractée en une poignée d’heures. Cela signifiait qu’y demeurer davantage le séparerait du temps réel de ses amis, et surtout de Tara. Une heure dans cette partie de l’Aratta équivalait peut-être à une semaine sur la Terre de sa moitié d’orange. Une semaine ! Il fallait impérativement qu’il se fasse une idée. Assister Ilis dans ses derniers instants, emmailloter les nourrissons, mettre fin au parcours de la jeune femme…, il pouvait quantifier tout ça. Mais combien de temps était-il resté dans la contemplation de cette tête gigantesque, quasiment cosmique, au cœur de laquelle Ilis était venue donner la vie ? Franklin était bien incapable d’y répondre. Cette vision lui avait ôté toute capacité de mesure. Alors, Franklin commença à éprouver de l’appréhension. Jamais il n’aurait dû s’attarder là. Il ne pouvait pourtant rien se reprocher. Il n’avait pas cherché à y venir. Et pourquoi Ilis lui avait-elle demandé d’écarter Tara ? Cette question aussi le taraudait, mais la jeune femme n’avait pas pu lui répondre. Il allait devoir se contenter de soupçons, jusqu’à ce que Malhorne revienne. Et puis il décida que non. Il ne jetterait pas sur leur amour le voile de la suspicion. Jamais. La situation imposait à présent qu’il agisse. Il s’approcha de la colonne qui était née de la matière même de l’Aratta. À son sommet, elle s’était incurvée, évasée, pour recueillir deux ou trois litres d’une eau claire. Il se pencha au-dessus de la vasque et approcha son visage de la surface. Cela ne sentait rien. Il trempa son doigt dans le liquide, puis déposa une goutte sur sa langue. Ça n’avait aucun goût. Pourtant, Franklin savait que cette chose recelait plus qu’il ne pouvait voir. Infiniment plus. La dernière pensée d’Ilis résonnait encore dans son crâne. Prends mon eau, avait-elle dit. Et pour Franklin, cette ultime supplique était limpide. Il devait emporter ce que l’Aratta lui offrait, s’il voulait retrouver l’esprit de Malhorne. Mais comment faire ? Il n’avait aucun récipient avec lui, hormis l’urne, qui ne pourrait pas même contenir la moitié de la vasque. Et il se refusait de toute façon à mélanger les cendres avec cette eau. Il n’aurait pas pu l’expliquer rationnellement. Dans son esprit, cela revenait à un sacrilège, un acte contre nature. Il n’y avait donc pas d’autre solution que de la boire. L’eau serait ainsi stockée dans son corps, jusqu’à ce qu’il la restitue par des moyens naturels. Franklin dévissa l’urne et se servit du couvercle comme d’un verre. Il ne ressentait aucune soif et dut donc se forcer. Mais après avoir avalé l’équivalent d’un litre, il dut se contraindre au-delà de ce qu’il pensait pouvoir faire. Boire deux litres de plus fut une torture, mais il y parvint. Il manqua vomir en se baissant pour reprendre les enfants et dut faire une pause, accroupi près du corps d’Ilis. Maintenant que l’acte était accompli, Franklin prenait peu à peu conscience de sa portée. Et de ses conséquences sur lui-même. Sur la vision qu’il avait de sa propre intégrité. En l’espace d’une poignée de secondes, Franklin était devenu un assassin. Il avait assisté une femme pour qu’elle accouche, puis l’avait tuée. Il avait assassiné une mère devant ses enfants. C’était monstrueux. Mais Franklin ne ressentait pas l’once d’un remords. Sa vision du monde avait définitivement basculé vingt ans plus tôt, au contact de Malhorne. Son idée de la mort et de l’importance de la vie aussi. Cela ne lui donnait pas le droit de tuer, mais ça ne lui imposait pas non plus le devoir de laisser vivre. Franklin trancha ainsi. Pas d’états d’âme. Pas de scrupules. Ce sont les situations qui font les hommes, et pas l’inverse. Il s’était simplement trouvé là, à portée de son crime et dans l’état d’esprit pour le commettre. Il n’y avait rien de plus à en dire. À présent, il fallait agir, sinon tout cela n’aurait servi à rien. Il ferma les paupières de la jeune femme, glissa l’urne dans son sac, serra les bambins dans ses bras et traversa l’étrange salle. Une bulle s’ouvrit aussitôt qu’il se présenta devant le sas d’accès. Il y pénétra sans adresser un dernier regard à Ilis. Il ne quittait qu’un corps, quelques dizaines de kilos de chairs et de liquides. Quant à ce qu’elle avait été, il l’emportait avec lui, en lui. Il orienta ses pensées vers la plus jolie représentation qu’il put se faire de Tara. La bulle s’allongea puis s’immobilisa. Le voyage n’avait duré qu’une seconde au plus. Franklin reconnut l’intérieur de la grotte. Dans ses bras, les nourrissons vagissaient. Sans doute avaient-ils faim. Il quitta l’Aratta en prenant soin de ne pas faire tinter les bambous d’alerte qui pendaient devant l’ouverture. Il ne tenait pas à arriver en fanfare. Déjà, une pressante envie d’uriner pesait sur son bas-ventre. Franklin décida de mentir sur les derniers instants d’Ilis. Tara n’avait pas besoin de savoir. Et personne ne le lui dirait, à moins que les nourrissons ne soient déjà conscients, comme leur mère l’avait été en son temps. 37 Rien ne s’était déroulé comme prévu. Rien. Arrivé au rez-de-chaussée du Ritz Carlton, Arthur Darblay avait dû remettre à plus tard son moment de gloire. L’hôtel était plongé dans l’anarchie. Plus d’électricité, plus d’ouverture de sas, plus d’ascenseurs, plus de téléphone, plus d’eau. Plus rien. Il ne restait du majestueux édifice qu’une carcasse de fer et de béton avec près de deux milles êtres humains emprisonnés à l’intérieur. Même les groupes électrogènes, censés pallier les déficiences des infrastructures externes, ne s’étaient pas mis en marche. Ils répondaient eux aussi à un système de réseau et plus aucun ne fonctionnait. Le hall de l’hôtel s’était très rapidement rempli de monde. Et l’air, saturé d’humidité par l’absence de climatisation, était vite devenu épais, pénible à respirer. Bien des solutions avaient été lancées par les clients, mais il ne se trouvait dans leurs rangs que des chercheurs en sciences théoriques, imperméables à l’esprit de débrouille qui seyait au moment. Dans la cohue générale, Arthur avait fini par retrouver l’un de ses vieux camarades, Eliah Marcetti, un astrophysicien de l’université de Milan. Le septuagénaire semblait beaucoup s’amuser de la situation. Qu’un groupe d’éminents cerveaux soient retenus prisonniers par des réseaux fonctionnant sur des principes qu’ils avaient eux-mêmes contribué à mettre au point le comblait d’allégresse. — Tu sais, dit-il à Arthur, qui ne lui prêtait qu’une oreille distraite, j’ai grandi en Sicile. Et, vois-tu, dans l’Italie de mon enfance, il n’y avait aucun de ces machins autour desquels le monde tourne à présent. Eh bien, je te donne ma main à couper qu’une chose pareille ne peut toujours pas arriver dans le village où je suis né. — Sans doute, Eliah, rétorqua Arthur au bout d’un moment. Mais tu n’aurais pas une solution pour sortir d’ici ? — Si, apprécia le septuagénaire avec un beau et franc sourire. J’ai ça. Il sortit de sa poche un tournevis multifonction, qu’il exhiba devant les yeux d’Arthur. — Et… ? — Tu ne crois quand même pas que ces fenêtres sont venues se coller là toutes seules ? — Concept intéressant, accorda Arthur. Il y a peut-être plus simple, non ? — Justement, je ne crois pas. Les sous-sols sont dans le noir. Les portes des parkings HS, les sas et les fenêtres sont blindés. Alors, il reste quoi, selon toi ? Monter au sommet de ce merdier et faire le grand saut ? Non, il reste l’huile de coude et ce tournevis. Mais pas ici. Eliah Marcetti se tourna vers la foule. — Ils vont nous caqueter dans les oreilles si on fait ça là. Et j’aime pas qu’on me caquette dans les oreilles ! La basse-cour, au loin ! Eliah s’éloigna vers le fond du hall en zigzaguant au milieu des clients, puis il prit la direction des salons privés. Il ouvrit plusieurs portes, avant de trouver la pièce qui lui convenait enfin. Il s’agissait d’une desserte réservée au personnel. Arthur y entra à sa suite, finalement assez content de se retrouver dans une atmosphère moins confinée. Eliah s’attaqua aussitôt à la fenêtre, qui offrait l’avantage de ne pas être coffrée, comme c’était le cas dans les parties communes. Il mit une demi-heure à dévisser la trentaine de points de fixation, relayé de temps à autre par Arthur, qui maniait aux dires d’Eliah le tournevis comme une femme d’ambassadeur. Arthur chercha bien à comprendre ce qu’une épouse de diplomate était censée ne pas savoir faire, mais il obtint des grommellements pour seule réponse. — Dis donc, tu as fait ça toute ta vie ! finit par abdiquer Arthur. — Bien plus que ça. Figure-toi que j’ai passé quelque temps en prison dans les années mille neuf cent quatre-vingts. C’était la belle époque. J’avais dans les vingt ans. — Pourquoi ? — Pourquoi quoi ? — La prison ! — À cause de la fiancée d’un ambassadeur, justement. Arthur ne put trancher sur le sérieux des paroles d’Eliah. Il l’aida à déposer la fenêtre sur le sol et oublia son commentaire. Il se laissa ensuite glisser jusqu’au trottoir, puis fit la courte échelle à Eliah. Ses soixante-dix printemps l’avaient privé d’une partie de sa souplesse naturelle. — Ça me donne l’impression de faire le mur, gloussa Eliah en rajustant sa veste. Tu parles d’un voyage, toi ! — Ce qui est en train de se passer n’est pas aussi léger que tu sembles le croire. Regarde. Les deux hommes venaient d’arriver sur Central Park South et le spectacle était surnaturel. La rue ne produisait plus un bruit. Les voitures étaient immobilisées, certaines avaient achevé leur course sur les trottoirs, dans des Abribus. Les gens cherchaient à comprendre, et, pour le moment, ils ne manifestaient aucune réaction particulière. Ni panique ni colère. Seulement de la stupeur, de l’incompréhension. Phénomène invraisemblable, peu de gens se parlaient. Il n’y avait pas de sonneries de téléphones portables, pas de conversations au verbe trop haut. Finalement, les véritables bruits qui commençaient à envahir l’avenue venaient des arbres du parc. La nature reprenait ses droits, déjà. Arthur songea même un instant que les oiseaux, surpris eux-mêmes de s’entendre siffler, s’égosillaient de plus belle. — Stupéfiant ! N’est-ce pas ? commenta Eliah. Arthur ne répondit pas. Il s’avança jusqu’au milieu de l’avenue, où il demeura, parmi une foule de plus en plus nombreuse. Dire que je devais parler de l’indétermination quantique ! On nage en pleine invraisemblance. Une des baies vitrées de l’hôtel Ritz Carlton vola en éclats, créant un fracas totalement incongru au milieu de cette ambiance citadine idéale. Le responsable de ce forfait sortit à l’air libre, le visage rougeaud et très satisfait de sa personne. Il portait une hache de pompier, qu’il garda dans ses bras en découvrant le spectacle de la rue, comme un bien plus précieux qu’un nouveau-né. L’académie de scientifiques se déversa alors de l’hôtel. Aux airs hagards qu’ils affichaient, Arthur pensa que des crises de nerfs ne tarderaient pas à se manifester. Comme il préférait s’éviter ce genre de scène, il poursuivit son chemin jusque dans Central Park. Là encore, les gens se trouvaient dans l’expectative. Beaucoup regardaient bêtement soit un portable, soit un assistant personnel. La technologie embarquée sur laquelle ils avaient toujours compté les lâchait sans prévenir. Ils n’y étaient absolument pas préparés. Arthur avisa un banc et alla s’y asseoir. Eliah le rejoignit bientôt, deux beignets dans chaque main. — Tiens, dit-il en s’asseyant. Il ne faut pas garder le ventre vide. Va savoir quand on pourra déjeuner. Arthur dévora les beignets. Il n’avait rien pu avaler avant sa conférence. — N’en fais pas un drame, tenta Eliah. Tu nous feras tes révélations quand tout sera rentré dans l’ordre. — Ce n’est pas ça, Eliah, répondit Arthur. Vraiment pas. Tu ne sembles pas te rendre compte de ce qui se passe ici. Eliah souleva les épaules dans un geste d’ennui. — Nous sommes cloués à New York pour un bon moment, si tu veux mon avis, reprit Arthur. Ce sont les réseaux qui viennent de lâcher en même temps. Et si les bornes de scanner ne répondent plus, ça signifie que nos Implants ne sont plus lus. Donc, on n’est plus personne. Je veux dire, pour l’administration et consort. Et tant que la situation ne sera pas rétablie, il n’y aura pas de vols vers l’Europe, pas d’électricité, pas de communications, rien. Tu vois le tableau ? — Bah ! La belle affaire ! Regarde autour de toi. C’est pas beau, New York ? Tu vas avoir l’occasion de rencontrer des vrais Américains sans toute leur technologie. C’est pas une chance, ça ? Et des Américaines aussi ! Décrispe-toi. De toute façon, comme tu dis, on n’a pas le choix. Arthur observa le visage d’Eliah. Il venait de découvrir chez lui une philosophie bonhomme du quotidien qu’il rêvait de posséder. Mais il était trop sujet à l’angoisse pour un jour développer une pareille sympathie pour l’existence et ses imprévus. — Et avec ce genre d’autochtones, tu fais quoi ? demanda-t-il soudain en pointant un endroit du parc de la main. Eliah suivit du regard la direction indiquée. Il ne vit tout d’abord qu’un mouvement de foule. Des gens couraient vers le sud de Central Park, sans aucune raison apparente. Une masse plus volumineuse émergea alors des silhouettes. Eliah vit un corps soulevé dans les airs, à trois mètres de hauteur, puis retomber sur le sol où il demeura sans mouvement. — Mais… C’est… — Tu m’ôtes les mots de la bouche, mon vieux, acheva Arthur. Un rhinocéros… Non deux. — Qu’est-ce qu’ils foutent là ? — Il y a un zoo dans ce parc, tu ne le savais pas ? J’imagine que les portes des cages devaient être électriques. Plus de courant et voilà les fauves qui se baladent en liberté. — Les fauves… — J’extrapole, bien sûr. Mais, si les rhinos sont déjà dans les parages, tu peux être sûr que le reste va suivre. Comme des lions, par exemple, ou des tigres. C’est gros, un tigre ! Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais moi, je retourne à l’hôtel. 38 Sitôt rentré au Ritz Carlton, Arthur avait réintégré sa chambre. Et, pendant deux jours, il avait surveillé les agissements de la population, en bas, dix-neuf étages en dessous de son confort ouaté. Par deux fois, il était descendu jusqu’aux cuisines, pour se ravitailler, mais le reste du temps, il avait préféré le passer loin des humains. Il faut dire que ce qu’il voyait de sa fenêtre, grossi par le train de lentilles du télescope, ne donnait pas envie de se mêler à la foule. Les gens avaient vite commencé à se livrer à toutes sortes d’exactions, de pillages et de crimes. Tout de suite après être remonté, il s’était rué sur la longue-vue, pour voir ce qu’il se passait dans Central Park. Les deux rhinocéros avaient commis pas mal de dégâts dans la foule. Chacun représentait près d’une tonne de chair en mouvement. Les corps ne faisaient pas le poids face à ces mastodontes. Arthur avait frémi en voyant des hommes, des femmes, des enfants voler dans les airs, être démembrés, transpercés, piétinés. Il en avait frémi, d’abord. Et il avait aussi pris du plaisir, ce qui lui fit horreur, pour lui-même, pour cette partie sombre qui se trouve en chaque être humain et qui parvient à se délecter de l’innommable. La police était finalement intervenue, mais elle avait mis du temps. Les policiers aussi étaient contraints de se déplacer à pied. Ce délai avait permis aux fauves de venir se repaître du carnage occasionné par les rhinocéros. Arthur, au début du festin des félins, s’était interdit de regarder les malheureux se faire dévorer. Mais il n’avait pas tenu plus de cinq minutes. Et son œil était revenu se coller au télescope, sans pouvoir se fermer de dégoût. Arthur avait dû accepter cette part de voyeurisme qu’il n’avait pas su découvrir au cours des quarante-huit premières années de sa vie. Puis l’armée s’était très vite présentée dans les rues de la ville gigantesque. Des transports de troupes, des véhicules antiémeutes avaient investi les carrefours. Arthur avait assisté à leur déploiement avec, là encore, une sorte de fascination. Dans combien de films avait-il vu semblables scènes ? Des dizaines, voire des centaines. La seule différence avec la fiction résidait dans la violence des militaires. Là, elle marquait la chair des vivants, qui ne semblaient pas vouloir obtempérer sans explications. Mais au cours de ces deux journées, le cerveau d’Arthur avait également fonctionné. Il se savait coincé aux États-Unis pour une période indéterminée, sans, pour le moment, aucun moyen de joindre ses proches ni possibilité de quitter New York. Alors une idée, timide pour commencer, avait fini par s’imposer. Nemo. Il allait aller au rendez-vous de Nemo. Après tout, Eliah avait raison. Arthur devait rendre positive sa situation, qu’il jugeait tout de même fâcheuse. Et rencontrer Nemo avait toujours été dans ses projets. Plus velléité que projet véritable sans doute, mais comme l’occasion se présentait… Aussi se prépara-t-il pendant les quarante-huit heures qui le séparaient du rendez-vous annoncé. Dans les cuisines de l’hôtel, il fit des provisions, principalement en conserves et en eau. Comme il ne connaissait pas New York, il s’apprêtait à tenir un siège. Il se procura aussi un revolver auprès d’un des rares employés de la sécurité resté à son poste, ainsi qu’un plan. Tout au long de ses préparatifs, Arthur pensa à la vie qu’il allait peut-être laisser derrière lui. Il pensa à Grenoble, où il travaillait, à sa femme, Judith, avec laquelle il ne s’entendait plus depuis bien longtemps. Il se demanda si le grand bug avait là-bas aussi chamboulé la vie des gens. Sans doute que oui, puisque aucun secours ne semblait venir de l’Est. Ni par les airs ni par la mer. Il eut une pensée triste pour Vladimir, son vieux chat siamois, qui l’accompagnait depuis dix ans dans ses travaux. Lui se moquait pas mal de la fin des réseaux et du confort des hommes, mais Arthur n’était pas certain que Judith penserait à lui donner à manger. Vladimir était un permanent sujet de discorde entre eux. Le vieux matou allait peut-être payer pour lui. Arthur n’y pouvait rien. Il s’inquiéta, puis renonça. Le destin du monde était sans doute en train de basculer. Le sort malheureux d’un chat ne changerait rien au capharnaüm qui s’annonçait. Il boucla son sac à dos et descendit les dix-neuf étages sans plus y penser. Eliah se trouvait dans le hall de l’hôtel, à présent partiellement déserté par les clients, dont beaucoup avaient jugé préférable de quitter les lieux par leurs propres moyens. Le vieil astrophysicien ne souhaitait pas l’accompagner, mais pour rien au monde il n’aurait raté le départ d’Arthur pour ce qu’il appelait « l’aventure de sa petite existence rangée ». — Je t’ai trouvé un moyen de locomotion, lui dit-il alors qu’Arthur accrochait son sac sur son dos. — Un nouveau tour de ta part, sans doute. — Ricane autant que tu veux, je suis sûr que tu vas me remercier. Eliah l’entraîna à l’extérieur et le conduisit jusque sous les premières frondaisons de Central Park. — Eh bien ? interrogea Arthur, qui ne voyait rien de plus que de la verdure. — Mécréant ! l’apostropha Eliah. Et ça ! Ça fonctionne au diesel ? Dans l’ombre d’un taillis, Arthur découvrit la masse imposante d’un cheval. — Tu ne vas pas me dire que tu as peur des chevaux, non ? — Tu l’as trouvé où ? — Trouvé ? Tu crois qu’on peut trouver un cheval ? Sacré Arthur ! Je l’ai acheté au type des calèches qui attendait devant l’hôtel. Voilà d’où il vient. Ça ne te convient pas ? Tu aurais préféré une autre couleur ? Arthur se mit à rire. — Non, il est parfait. Il y a bien longtemps que je n’ai pas mis les fesses sur un canasson, mais ça doit être comme le vélo, je suppose… — Mieux que ça, même, rétorqua Eliah. Et si les choses se gâtent, comme tu essaies de me le faire croire, eh bien, tu auras toujours quatre à cinq cents kilos de bidoche à partager avec tes copains anarchistes. Arthur reprit son sérieux. Il avança vers l’animal et lui caressa la joue. — Ça m’a tout l’air d’être une bonne bête, apprécia-t-il. Et il portera mon sac mieux que moi. — Il faut dire que tu ne fais pas dans la dentelle quand tu pars en goguette. — Une dernière fois, Eliah. Tu es sûr que tu ne viens pas ? — Sûr et certain. Je vais attendre bien sagement dans ma suite que le courant revienne. Ensuite, je t’envoie une équipe de télé au cul, mon pote. Tu n’es pas prêt de retourner dans ta ville. On va faire des gorges chaudes à Grenoble après ça ! Arthur accrocha son sac sur le pommeau et réussit à se mettre en selle à la première tentative. Il donna un coup de talon contre les flancs de l’animal, qui avança aussitôt sans broncher. Il tira alors sur la bride et stoppa sa monture. — Comme le vélo, apprécia-t-il en souriant à la manière d’un enfant. — Allez, file. Et fais attention aux mauvaises rencontres, vieux bandit. Arthur fit un geste de la main, puis il donna le signal du départ. Le cheval partit au pas vers Colombus Circle. Là, un dispositif militaire interdisait l’accès vers le sud. Arthur mania les rênes et gagna la Cinquante-septième Rue avant d’atteindre la place. Il tourna sur sa droite, en direction de l’Hudson. Les sabots ferrés du cheval claquaient sur l’asphalte. Arthur sentit la fierté grandir dans sa poitrine. Le moment était exaltant et il se laissait aller à en jouir. Il y avait du monde sur l’avenue, uniquement des piétons et des cyclistes. Les seuls moteurs qui ronronnaient provenaient de vieilles guimbardes, rares, qui ne possédaient pour ainsi dire aucune électronique embarquée. Arthur ne passa pas inaperçu dans son équipage. Mais il ne croisait pour le moment que des visages souriants ou neutres. En tout cas, aucune animosité. — C’est encore trop tôt, pensa-t-il. Mais d’ici quelques jours, quand ils auront compris qu’il n’y a plus rien dans les supermarchés… Une demi-heure plus tard, Arthur gagnait la voie express, le long de l’Hudson. Là, il n’y avait plus grand monde, hormis quelques pillards qui fouillaient les voitures abandonnées par leurs propriétaires. Arthur lança son cheval au trot et profita du paysage. Découvrir New York de cette façon était une expérience unique. L’air sentait la mer, et seulement la mer. Cette odeur d’iode, accompagnée d’une absence quasi totale d’êtres humains, donnait le sentiment que la ville était sur le point de retourner à l’état sauvage. Arthur en profita autant que le lui permit le pas de son cheval. Puis, lorsqu’il arriva au niveau du Holland Tunnel, il força l’animal à y pénétrer. La pauvre bête accepta de descendre dans les profondeurs, mais s’arrêta à la limite de l’obscurité. La petite lampe torche qu’il avait emportée en prévision de ce passage ne réussit pas à calmer l’animal, si bien qu’Arthur dut mettre pied à terre. La traversée de l’Hudson dura une vingtaine de minutes Le tunnel avait pris des airs de film catastrophe. Des centaines de voitures s’y trouvaient bloquées, pare-chocs contre pare-chocs. Leurs occupants avaient disparu, laissant souvent des affaires personnelles en évidence. Apparemment, aucun pillard n’était encore passé par là. Arthur dut souvent slalomer entre les véhicules. Après ce temps passé dans cette atmosphère épaisse, faite de gaz lourds d’échappements, il fut sans doute aussi content que son cheval de retrouver la lumière du jour. Il émergea sur la Treizième Rue. Jersey City offrait les mêmes scènes que Manhattan, de l’autre côté de l’Hudson, à la différence qu’il s’y trouvait sensiblement plus de monde dans les rues. Arthur ne parvint pas à en deviner la raison. Peut-être cette partie de la ville était-elle plus populaire. À certains endroits, il put voir qu’un début d’entraide naissait parmi les gens. Il ne s’y attarda pas. Son passage était remarqué. Il ne tenait pas à avoir des ennuis. Il obliqua sur Henderson Street et descendit tranquillement vers le sud. Une dizaine de blocs plus loin, Arthur mit pied à terre. Le quai 112 se trouvait à deux cents mètres sur sa gauche. Il prit les rênes et entraîna le cheval à sa suite. L’accès au quai était gardé par une demi-douzaine d’hommes en armes. Arthur en fut surpris. Il ne s’attendait pas à ça de la part de Nemo ou de son organisation. Il s’avança pourtant jusqu’à la grille, luttant contre une furieuse envie de faire demi-tour. — Vous allez où comme ça ? lui dit un gros barbu qui avait posé ostensiblement la main sur la crosse de son revolver. — J’ai rendez-vous avec Nemo, répondit Arthur les dents serrées. — Alors, vous êtes arrivé. — Je peux faire entrer mon cheval ? — Ma foi, rien ne stipule dans le règlement que ça soit possible, mais rien ne dit le contraire non plus. Et, franchement, je vais vous dire une chose : que ce canasson entre ou n’entre pas, ça ne me défrisera pas. Arthur fut étonné par la réponse du vigile. Il s’attendait à quelqu’un de plus rigide. Il attendit que la grille s’ouvre et entra rapidement, au cas où le barbu changerait d’avis. Le long du quai 112, un gros navire marchand était amarré. Il y avait déjà du monde à bord, et d’autres personnes sur le quai lui-même. Avec ses quarante-huit ans, Arthur songea qu’il allait faire remonter la moyenne d’âge. La plupart de ceux qu’il apercevait devaient avoir entre vingt et trente ans, guère plus. Au pied de la passerelle qui reliait le quai au bateau, un homme était assis, derrière une petite table couverte de papiers. Celui-ci était manifestement moins jeune que les autres. Il damait même le pion à Arthur d’une décennie. Arthur s’avança jusqu’à lui. — Vous venez pour Nemo, je suppose, l’accueillit l’homme en lui tendant une main. Virgile Macare ! Je m’occupe de l’embarquement. — Arthur Darblay. Virgile Macare nota scrupuleusement le nom sur sa liste de passagers. — Vous n’êtes pas américain, je me trompe ? — Non, je suis français. Ça pose un problème ? — Nullement, cher monsieur. Nullement. Ce sera même un plaisir de vous avoir. Et ce cheval est à vous ? — Oh, c’est un bien grand mot. Disons que nous faisons route ensemble. — Alors, qu’il nous accompagne aussi. Dans la nouvelle arche de Nemo, toutes les compétences seront les bienvenues. 39 Le robinet ne fuyait plus. Le goutte-à-goutte qui marquait ordinairement le passage du temps venait de cesser. Lee Cochran bougea sur son lit. Ses cheveux mi-longs tombaient en mèches sales sur son front. Des mouches tournoyaient sous le ventilateur, juste au-dessus de lui, et certaines, attirées par la transpiration sèche qui recouvraient son visage, venaient de temps à autre se poser sur sa peau. Il les chassait au bout d’un moment, d’un geste trop lent pour les inquiéter vraiment. Sa main retombait alors sur le sommier, comme trop lourde pour le bras. Venant de l’extérieur, étouffée par le double vitrage et les rideaux épais, la vie pénétrait sourdement dans l’appartement surchauffé. Mais avec difficulté, de façon ouatée, presque à regret. Un coup résonna dans la tuyauterie. Lee Cochran ouvrit une paupière et consulta son vieux réveil mécanique. Onze heures cinquante-quatre. Il venait de dormir plus de quinze heures d’affilée. Il passa sa langue sur ses lèvres. Elles étaient desséchées. La peau, presque craquante, se fissurait aux commissures. C’était douloureux. Il s’assit alors péniblement sur le bord du matelas. L’univers tanguait salement. La bouteille de whisky qui traînait encore sur la moquette attestait ses derniers excès. — In vino veritas mon cul, marmonna-t-il en se mettant debout. Rien à voir au fond. Jamais rien à voir… Cela faisait quinze jours qu’il cherchait fébrilement à démontrer cette théorie latine. Quinze jours à frôler le delirium tremens , de bouteille en bouteille, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à l’abrutissement éthylique. Lee tangua un bon moment avant de trouver son équilibre. Puis, quand ses capteurs internes réussirent à s’accommoder du fort surdosage en alcool charrié par son sang, il se dirigea enfin vers la salle de bains. Machinalement, il commuta l’interrupteur, sans résultat. — Fait chier, merde ! Il s’énerva, puis capitula. L’ampoule devait être hors d’usage. Il entra quand même dans la salle de bains. Sa peau avait besoin d’eau, d’urgence. Ses lèvres et son œsophage aussi. Là, il se campa devant le lavabo et chercha à retenir un flot de bile. Mais il n’y arriva pas et vomit copieusement, l’estomac secoué de spasmes violents. Lorsqu’il n’eut plus rien à évacuer, il se redressa et s’observa dans le miroir. Malgré la pénombre de la pièce aveugle, le reflet était sans concession. Quinze jours alcoolisés, avec pour seule nourriture des corn-flakes et quelques boîtes de conserve, ça laissait des traces évidentes. Lee ne paraissait pas ses trente-cinq ans. Son teint grisé par l’absence de lumière du jour, ses dents jaunies de nicotine, les cernes nettement soulignés avaient eu raison d’un visage auparavant avenant. Beaucoup de femmes l’avaient même trouvé beau. C’est en tout cas ce qu’il avait cru lire dans leurs yeux. Le plus souvent. Jusqu’à ces derniers temps. Jusqu’à ces quinze derniers jours. — Salope ! jura-t-il sans desserrer les mâchoires. Putain de salope ! Lee quitta la salle de bains. Et surtout le miroir. Il alla dans la cuisine et se mit en quête d’une bouteille. Comme il ne voyait pas grand-chose au fond du placard, il voulut allumer le plafonnier. Mais là encore, l’ampoule fut récalcitrante. — Merde, c’est une épidémie ! Ou alors… Lee ouvrit la porte du réfrigérateur. Une odeur putride monta aussitôt, soulevant son estomac déjà malmené. Il referma la porte sans demander son reste. La cause était entendue, il s’agissait d’une panne de secteur. Ou d’une facture non réglée. Peu importait, au fond. Il ne se servait plus beaucoup de l’électricité et il avait décidé d’attendre qu’on le vire de chez lui, ce qui prendrait sans doute encore un mois ou deux. Pendant ce temps, il continuerait de se faire livrer des caisses de whisky. Mais avant d’ingurgiter sa première rasade de la journée, Lee voulut prendre sa médication. Curieusement, malgré la vie impossible qu’il infligeait à son corps, Lee avait conservé ce réflexe acquis vers l’âge de huit ans. Il faut dire que sa mère n’y était pas allée avec le dos de la cuiller pour le faire entrer dans son crâne. — Lee, souviens-toi bien de ça ! Ta vie ne tient qu’à ce petit comprimé. Tu m’écoutes, Lee ? Oublie-le et tu mourras. Alors, Lee mémorisa la recommandation. Plus tard, lorsqu’il fut en âge de comprendre les réponses du médecin, il sut que sa mère avait exagéré, un peu. La lévothyroxine qu’il avalait chaque matin était très importante pour son organisme, mais un oubli ne le condamnait pas dans la minute. Ni même dans le mois. L’hormone de synthèse remplaçait sa thyroïde, qui avait dû être enlevée très tôt. Sa fonction était de réguler la température du corps, principalement. Mais elle avait en même temps bien d’autres applications, chose que Lee avait pu constater un jour, vers l’âge de vingt ans. Parti en randonnée avec des amis, il s’était retrouvé au milieu du Colorado, à pied, sans téléphone, dépourvu de ses précieux comprimés. Un animal nocturne avait eu raison de son sac. Lee avait paniqué. Puis il s’était aperçu que rien ne se passait. Cinq jours plus tard, il regagnait la civilisation, en parfaite forme physique, il avait recommencé à prendre son médicament, sans même aller consulter un médecin. À quoi bon ? Lee se sentait bien, même mieux qu’avant, puisque débarrassé de l’angoisse qu’avait su lui transmettre sa mère. Le contrecoup était arrivé un mois plus tard. En plein examen pour son entrée dans l’ Air Force . Bouffées de chaleur, coups de froid brutaux, moral en berne, idées noires, envie de rien, incapacité à se concentrer. Il n’avait pas achevé la cession des examens écrits. Quant à l’oral, il ne s’en sentait absolument pas capable et était reparti dans son Montana natal. Pourtant, Lee avait toujours été un élève brillant, doublé d’un athlète de très bon niveau. Il possédait tout ce qu’il fallait pour devenir pilote dans l’armée américaine. Il aurait même fait un excellent instructeur, plus tard. Sa vie avait basculé pour rien, ou pas grand-chose. Quelques nanogrammes d’hormone en moins avaient suffi. Et, depuis cette période, il n’avait fait que réagir aux contingences de la vie, avait pris le premier job qui passait, s’était marié avec une fille qu’il n’aimait pas. Par chance, la fille en question ne lui avait pas donné d’enfants. Et comme Lee s’en moquait pas mal, il n’avait pas cherché à savoir lequel des deux péchait en la matière. Par contre, la mariée, elle, s’en était allée, après deux ans d’un hyménée désastreux, couver son œuf auprès d’un reproducteur digne de ce nom. Lee n’avait même pas réussi à lui en vouloir. Lee avait fini par se moquer de tout. Jusqu’à ce qu’il rencontre Anna… Plus d’électricité, passait. Plus d’alcool, pourquoi pas. Mais plus de médicaments, c’était impossible. Il devait d’urgence descendre à la pharmacie pour reconstituer son stock. Ensuite, il reprendrait son travail d’autodestruction avec autant d’application qu’il l’avait fait jusqu’alors. Il enfila en vitesse un jean et une chemise, vérifia qu’il lui restait un peu de monnaie et quitta son appartement en savates. La lumière l’aveugla un bon moment. Il devait être midi et demi et le Soleil n’était plus très loin de sa position zénithale. Les ombres très marquées rasaient les façades. Lee protégea ses yeux du revers de son bras. Une sérieuse névralgie montait dans son crâne. Il s’adossa à la façade de son immeuble et attendit de s’accoutumer. Ses jambes le tenaient à peine. — Faut que je mange quelque chose, pensa-t-il. Je réussirai jamais à traverser cette foutue rue. Lee était sur le point de remonter chez lui pour contenter un peu son estomac, quand il découvrit enfin la rue. Première chose très inhabituelle, il n’y avait personne. Lee habitait dans un quartier commerçant de Tampa. Il y avait toujours du monde, jusque tard dans la nuit. Mais là, rien. Les boutiques de vêtements, l’épicier en face, même l’hôtel à deux pas avaient baissé leur rideau de fer. — C’est quoi, ce merdier ? Plus loin, deux carcasses de voitures encombraient la chaussée, entièrement carbonisées. Plus loin encore, une colonne de fumée montait tout droit vers le ciel, à peine déviée par un vent léger. Mais à en croire sa couleur, très noire et très épaisse, il devait s’agir de pneus en flammes, ou d’un camion transportant des produits chimiques. Lee se plaqua davantage contre le mur. C’était à n’y rien comprendre. La dernière fois qu’il avait mis le nez dehors, tout allait bien. Tout allait comme d’habitude. Il réfléchit un instant. Depuis combien de temps n’était-il pas sorti ? La réflexion fut lente à revenir. Lee ne disposait pour seuls repères que le nombre de bouteilles vidées et sa plaquette de médicaments. Laborieuse traque d’éléments répétitifs. Mais, en fin de compte, il décida que sa dernière balade remontait à huit jours. Putain ! On dirait une guerre civile ! Comme pour répondre à sa dernière pensée, une fusillade éclata, quelque part du côté de la Septième Avenue. Lee vit deux voitures, des vieux modèles des années dix, se courser puis disparaître au-delà du carrefour. Merde ! Ça alors ! Lee passa sa main sur ses yeux. Va falloir réfléchir, mon vieux, s’encouragea-t-il. Parce que si tu continues de boguer comme ça, tu es cuit. Il regarda les fenêtres au-dessus de lui. La vieille Farmwel devait guetter derrière son trou, comme elle le faisait à longueur de journée. Lee s’écarta de la façade. De là, il ne pouvait rien voir. Il alla se planter au milieu de la rue et leva la tête. Sa voisine n’était pas à son poste. Même les rideaux étaient tirés, en plein jour, chose totalement exceptionnelle. Pourtant, il ne l’avait vue se calfeutrer qu’à la nuit tombée, lorsque les voisins d’en face risquaient de voir chez elle. Et encore, même jusqu’à des heures tardives, elle restait à guetter, un doigt passé sur le pli du voilage pour l’écarter un peu. Un bruit de moteur alerta Lee. Il se tourna vers le centre-ville. Là-bas, à deux mille mètres au plus, les buildings de Tampa s’élevaient sur fond d’azur. Lee se rendit alors compte qu’il n’y avait pas beaucoup d’hélicoptères dans le ciel, qu’il n’y en avait même pas du tout. — Bizarre, ça. Rien ne va aujourd’hui. Pas de bagnoles, pas d’hélico, personne en ville. Qu’est-ce que j’ai raté ? Le bruit ronronnant de puissants moteurs diesels monta. Bientôt, trois véhicules blindés apparurent à l’angle de la rue. Lee tenta de se dissimuler derrière une voiture stationnée, mais il ne put échapper à la vigilance des soldats. — Hé ! Vous là ! aboya un militaire depuis une tourelle équipée d’une mitrailleuse. Mains en l’air, contre le mur ! Lee essaya de se tapir derrière la carrosserie, de se faire tout petit, de disparaître, mais deux paires de mains vinrent très vite le sortir de sa cachette pour le plaquer contre le mur de son immeuble. — Tu viens d’où, toi, l’interrogea l’un des deux hommes. — J’habite ici, au premier étage, vous pouvez vérifier. — C’est ce que je fais, rétorqua le second soldat. Il nous reste encore les fichiers de la ville. Ton nom ? — Lee Cochran, mon Implant… — Il est marrant, celui-là. — Ouais, mâchouilla un troisième militaire, visiblement plus gradé que les deux autres. Alors, ce Cochran ? — C’est réglo, il habite bien ici. — Mais, qu’est-ce qui se passe ? demanda Lee quand il fut enfin libre de bouger. C’est quoi tout ça ? — Qu’est-ce qui se passe ? singea le gradé. C’est ça, mon con. On me l’avait pas faite, celle-là, pas encore ! — Mais, expliquez-moi… — Ce qui se passe, c’est que tu rentres chez toi et que tu ne ressors pas jusqu’à nouvel ordre. Tu n’as pas entendu parler de la loi martiale ? Lee dut avoir un air parfaitement imbécile. — Ben non, il a pas dû en entendre parler. Tu sors d’où exactement ? — C’est-à-dire…, tenta Lee. J’ai pas trop mis le nez dehors ces temps-ci. Le gradé allait répondre à Lee quand les deux voitures qu’ils avaient prises en chasse repassèrent sur la Septième Avenue. — On y va, les gars. Et toi, Cochran, tu dessoûles et tu reviens dans le monde. C’est le bordel ici, plus rien ne fonctionne. Procure-toi une arme si tu n’en as pas et planque tes fesses. Allez, on va les choper, ces salopards ! Le convoi blindé repartit sur les chapeaux de roue, abandonnant Lee à ses questions innombrables. Après quelques minutes passées à chercher des réponses dans le silence inquiétant de la ville, Lee finit par retourner dans son appartement. Il frappa à plusieurs portes au passage et ne reçut aucune réponse. Il s’arrêta sur son palier et colla une oreille à la porte de Chiara Belantini, sa voisine. Il avait à plusieurs reprises arrosé ses plantes en son absence. Son intérieur était toujours impeccablement tenu. Comme il ne percevait aucun signe de vie, il alla chercher les clés dans son appartement et entra chez elle. Une odeur de vieille sueur, mêlée à des relents de poubelle, le saisit aussitôt. L’endroit n’avait pas été aéré depuis longtemps, ce qui ne ressemblait pas à ce qu’il savait de Chiara. Un tour rapide du propriétaire le renseigna sur plusieurs points. Chiara était partie depuis cinq jours, les croix sur le calendrier s’arrêtaient en début de semaine, et elle n’avait emporté que peu d’affaires personnelles. Sa voisine avait quitté les lieux précipitamment. D’accord, mais pourquoi ? Lee ne comprenait toujours pas ce qui se passait à Tampa. Ce qu’avaient dit les militaires ne l’aidait pas vraiment. Le couvre-feu, il savait ce que c’était. Mais pourquoi aurait-on établi un couvre-feu en Floride ? Il rentra chez lui et essaya de téléphoner. Sans succès. Non seulement il ne put passer aucun appel à partir de la ligne fixe, mais son portable n’affichait aucune présence de réseau. Il sortit d’un placard une petite radio qui fonctionnait sur pile. Lee voulait en avoir le cœur net. Au bout de quelques secondes de recherches infructueuses, Lee acquit la certitude qu’il ne se passait plus rien sur les ondes non plus. Pendant qu’il s’était alcoolisé, le monde avait semblait-il basculé dans le chaos. Maintenant qu’il avait cerné les conséquences, Lee voulait connaître la cause, ou les causes. Il attrapa sa paire de jumelles et monta sur le toit. Il voulait en avoir le cœur net. Lee scruta les rues dans toutes les directions. Et, où qu’il regarde, Tampa et ses abords offraient les mêmes scènes. La ville était quadrillée par des véhicules militaires. À certains endroits, il y avait des hommes de troupe qui interdisaient ou sécurisaient des accès. Même à l’œil nu, on pouvait voir des colonnes de fumée s’élever un peu partout. Voitures, magasins, petits immeubles, tout semblait partir en fumée avec une facilité déconcertante. Lee chercha le quartier où vivait Anna, mais il ne pouvait pas le voir. Les tours du centre-ville le cachaient totalement. Elle s’en tirera jamais seule dans ce merdier, songea Lee en serrant les dents. Jamais ! Il prit alors la décision de partir à sa recherche. Bien sûr, elle venait de le plaquer comme un malpropre. Bien sûr, c’était une garce de vingt ans de la pire espèce, mais Lee éprouvait un tel sentiment de dépendance à son égard qu’il ne se sentait pas capable de courir le moindre risque. Il ne pouvait pas vraiment appeler ça de l’amour. Et après tout, qu’importe. Lee ne pensait pas avoir jamais éprouvé ce sentiment. Une certaine lucidité guidait encore ses choix. Il ne l’aimait sans doute pas, mais il en était dingue ! Voilà à quoi sa situation affective pouvait se résumer. Lee retourna dans son appartement. Là, il ouvrit un sac à dos où il jeta l’indispensable. Un colt, des cartouches, les rares conserves qu’il possédait encore, un change complet et des bouteilles en plastique vides qu’il lui faudrait remplir à la première occasion. Il fut prêt en cinq minutes et quitta son appartement. Mais avant de partir en expédition, il devait trouver de la lévothyroxine. Coûte que coûte, et quel qu’en soit le prix. Sa vie tenait maintenant à ces petits comprimés blancs. Et à une part de chance. 40 La charge se solidifia en quelques instants, en émettant une légère fumée. Altac s’approcha de la porte blindée et vérifia les points d’ancrage de l’explosif. Elle se retourna, satisfaite, et fit signe à sa troupe de se mettre à couvert le plus loin possible de l’entrée du tunnel. La déflagration risquait d’expédier ses hommes vers le vide. Plus qu’une poignée de secondes. Altac courut se protéger elle-même. Elle eut tout juste le temps de se plaquer contre la paroi de la falaise. Le souffle de l’explosion passa à côté d’elle, charriant dans sa puissance des tonnes de gravats et de morceaux de métal. Le bruit, effroyable, roula quelques secondes, puis la montagne retrouva son calme immémorial. Altac envoya trois grenades rouler dans le tunnel. Elle compta mentalement. 3, 2, 1. Les percuteurs entrèrent en action, libérant un nouveau déluge de feu, suivi de près par l’éboulement d’une partie de la voûte. Altac vérifia d’un coup d’œil l’état du tunnel. De gros moellons gisaient sur le sol, mais ce qui restait du plafond semblait stable. Elle s’y engagea, immédiatement suivie par une quinzaine d’hommes en armes. La porte tenait toujours, mais un trou béait en son centre, assez grand pour qu’un adulte s’y faufile. Altac posa sur le sol, de l’autre côté de la porte, un petit robot sur roues, qu’elle mit sous tension. Puis, à l’aide d’une télécommande, elle expédia l’engin à l’intérieur du tunnel. Une minute passa sans qu’aucun son ne lui parvienne. Altac fut alors convaincue que le tunnel n’était pas piégé. Petit à petit, ses yeux s’habituèrent et, bientôt, elle devina une lueur droit devant elle, à une distance incertaine. Altac installa devant son visage un dispositif d’intensification de lumière et avança. Elle marcha tout d’abord, puis se mit à courir, de plus en plus vite. Altac voulait être la première à voir Ilié dans son sarcophage. Dans son dos, elle entendait les bruits de pas de son commando. Jamais ils ne réussiraient à la rattraper. Altac était vive, extrêmement musclée et souple. Et sa fine combinaison ne l’embarrassait pas d’un surplus de poids. Seules ses armes venaient frapper ses hanches, qui se balançaient à une vitesse folle. Elle parvint ainsi en tête de sa troupe au pied d’une fosse. D’un regard, elle comprit la simplicité du lieu. Une rampe descendait en tournant jusqu’au sol, de telle sorte qu’elle toucherait le fond de la cavité juste en dessous de l’endroit où elle se trouvait. Je m’attendais à mieux, pensa-t-elle, déçue. Il faut croire qu’ils n’ont jamais cru qu’on viendrait le chercher… Altac s’élança sur la rampe et se retrouva bientôt devant un long cylindre en verre. À l’intérieur du tube, un liquide laiteux cachait en partie une forme humaine amoindrie. Depuis combien de temps es-tu dans cet état ? Le corps, amputé de ses quatre membres, n’était plus qu’à peine humain. À travers la blancheur du liquide, Altac devinait un sexe d’homme, minuscule, rabougri, qui rentrait pratiquement dans la matière molle du tronc. Altac se demanda l’espace d’un instant si elle ne s’était pas trompée de cible. Ce presque cadavre ne pouvait pas être aussi dangereux que Gursk le prétendait. Mais elle changea vite d’idée. Les ordres de Gursk ne se discutaient pas, ou alors, il fallait être prêt à en payer le prix. Altac se tourna vers l’un de ses hommes. Celui-ci, natif de cette Terre, se pencha au-dessus du système qui maintenait Ilié en vie. Il arracha un boîtier dans lequel convergeaient des dizaines de fils et les examina attentivement. — J’en ai pour quelques instants, dit-il en ouvrant un sac. Je mets en place une source secondaire d’énergie et on pourra l’emmener. Altac acquiesça d’un signe de tête. Le moment était important. Pour elle, pour ses hommes, et, surtout, pour les projets du général Gursk. Dès que le sarcophage d’Ilié fut raccordé à une alimentation portable, deux commandos équipés de scies à disque attaquaient l’infrastructure fixée dans le sol. Puis deux autres soulevèrent le cylindre en verre et le déposèrent sur une sorte de brancard. — Il doit rester en vie ! dit-elle à ses hommes. Ne l’oubliez pas. Il doit mourir dans l’Aratta. L’opération était sur le point de s’achever. Altac demeura à côté du cylindre jusqu’au bout du tunnel. À plusieurs reprises, elle crut voir le corps bouger, mais ce n’était sans doute que les soubresauts de la course qui le faisaient remuer dans le liquide nourricier. Elle redoubla cependant de vigilance. Le réveil d’Ilié pouvait se transformer en catastrophe car, comme tous ses homologues Réincarnés, il possédait des capacités psychiques qui pouvaient faire de lui une arme vivante. Gursk avait longuement insisté sur ce point : Ilié ne devait pas se réveiller. Sur le point de franchir le trou pratiqué dans la double porte, Altac fut assaillie par des pensées sinistres. Elle vit ce qu’elle comprit être un champ de bataille après le combat. Jetés pêle-mêle les uns sur les autres, des milliers de cadavres gisaient sur des centaines de mètres à la ronde. Altac ne sut pas expliquer ce prodige, mais elle pouvait sentir l’odeur de ces corps. Et les remugles de ces viandes faisandées étaient abominables. Altac ne se souvenait pas d’avoir connu une pareille puanteur. Elle vit bientôt un homme très grand approcher de l’endroit où elle se trouvait. Elle ne le reconnut pas, mais elle sut qu’il s’agissait d’Ilié en personne, sous une de ses nombreuses apparences à travers les âges. Il la dépassa et s’arrêta devant une forme humaine qui dépassait d’une tête le sommet des corps amoncelés. Celui-ci était encore en vie. Ilié dit quelque chose, dans une langue qu’Altac ne comprit pas. Mais elle sut, à l’expression d’horreur qui s’afficha sur le visage du supplicié, que la mort ne l’attendait pas encore, que la sentence était justement qu’il vive, à demi moribond dans cet univers de putréfaction et que, pire encore, on le maintiendrait sans doute dans cet état aussi longtemps que possible. Ilié éclata alors de rire et s’en retourna. La pensée invasive s’arrêta là. Altac ne franchit pas la porte avec ses hommes. Elle demeura un instant dans le couloir, seule, pour y vomir. Le souvenir de cette odeur était insupportable. Lorsque son estomac cessa de faire des bonds, elle rejoignit son commando à l’extérieur. Elle s’approcha du cylindre. Le visage d’Ilié remonta dans le liquide laiteux et vint toucher le verre qui le retenait prisonnier. Ses lèvres venaient de s’étirer en un sourire disgracieux. Ilié rêvait de sa gloire passée. Altac ne connaissait pour ainsi dire pas le sentiment de pitié. Elle avait tué des hommes, des femmes, même des enfants à de nombreuses reprises, de ses propres mains, et dans une indifférence pathologique. Mais là, quand elle et sa troupe auraient retrouvé le confinement de l’Aratta, elle s’occuperait personnellement de mettre Ilié à mort. Cette mission, elle en avait eu peur. Altac savait qu’Ilié et Gursk, sur un autre plan de réalité, ne faisaient qu’un et que la psyché d’Ilié était donc obligatoirement surdimensionnée. Elle connaissait bien l’étendue des pouvoirs du Généralissime pour avoir été punie plusieurs fois au cours de son apprentissage. Mais, à présent, elle savait qu’elle allait pouvoir anéantir une partie de ce pouvoir. Et qu’elle le ferait avec d’autant plus de plaisir que c’était au nom de Gursk qu’elle agirait. Ilié ne se réveillerait pas. Elle devait juste fermer son esprit, comme Gursk le lui avait enseigné. Il dormait et ne chercherait pas à forcer ses barrières mentales. Ce détail la sauverait sans doute. Ce détail sauverait tous les membres du commando. Malgré sa préparation, elle venait de se laisser assaillir par le rêve de sa future victime. Il fallait agir avec rapidité. Elle quitta à regret la face blanchâtre d’Ilié. Cette vision la fascinait. Puis elle lança une fusée de position depuis l’aire d’atterrissage située au bout de la terrasse qui dominait une étroite vallée. Le projectile monta haut dans le ciel délavé. Passé le sommet de la montagne, il obliqua vers la droite. Sans doute les vents soufflaient-ils plus fort en altitude. Dans la minute qui suivit, un vaisseau de transport de troupes apparut au-dessus de sa position. Il descendit rapidement et se posa sur la terrasse. Une heure plus tard, le vaisseau atterrissait dans une région désertique de cette planète, entre une usine d’aspiration d’eau et une barrière minérale naturelle. Le commando et son précieux chargement débarquèrent et gagnèrent un passage vers l’Aratta, situé au fond d’une grotte dont ils avaient dû élargir l’accès. Le pilote abandonna lui aussi l’appareil. Sa couverture sur cette Terre était tombée. Il ne pouvait plus regagner les dômes et le système des castes. Altac fut la dernière à pénétrer dans la bulle. Elle ferma elle-même le sas, après avoir jeté un puissant explosif dans la grotte. Plus personne ne pourrait les suivre à présent. Elle s’agenouilla alors près du cylindre. Plus rien ne la pressait. Si Ilié se réveillait maintenant, il pourrait les tuer tous, mais il ne parviendrait pas à bouger par ses propres moyens. Et Gursk ne tarderait plus à les rejoindre. Elle sortit d’un sac un récipient transparent contenant une eau pure, puis elle brisa le cylindre. Le liquide se répandit sur le sol de l’Aratta, où il disparut bientôt, absorbé par la matière des mondes. Elle retira ensuite les sondes qui alimentaient le corps d’Ilié et le pencha en avant pour que ses poumons se vident. Altac attendit une poignée de secondes. Ilié bougea les lèvres, juste avant d’expectorer ce qui gênait encore sa respiration. Il tenta de parler et n’y arriva pas. Ses cordes vocales, plongées dans ce liquide nourricier depuis des décennies, n’étaient plus en mesure de remplir leur fonction initiale. Altac ne chercha pas à savoir si la parole lui reviendrait plus tard. Elle sortit de son fourreau un long poignard à lame torsadée et la posa en travers du cou d’Ilié. — Avec les compliments du général Gursk, dit-elle en ouvrant la gorge de part en part. Le sang se répandit sur le sol. Rapidement, le cœur vida la presque totalité du volume contenu dans ce petit corps dépourvu de membres. Altac vérifia le pouls. Il n’y avait plus rien. Ilié, littéralement « celui qui revient », ne reviendrait plus. La jeune femme déboucha alors le récipient et le laissa ouvert une minute entière. Puis elle le referma. Ilié avait trouvé sa nouvelle prison, celle dont il ne devrait plus jamais sortir. Ilié avait rejoint les eaux du monde. 41 Marcher était l’un des passe-temps favoris de Lee Cochran. Marcher pour se vider la tête, ou pour libérer l’esprit des contraintes du corps. Marcher, ça revenait à faire toujours la même chose et ça ne demandait pas de réflexion. C’est tout juste si, la douleur venant après des heures, la volonté de continuer requérait une infime partie de son cerveau. Pas après pas, la marche lui permettait souvent de se rassembler. Cette fois-ci, Lee marchait pour survivre. Et pour retrouver Anna. Dès qu’il fut sorti de son immeuble, Lee avança prudemment, cherchant à rester au maximum sous le couvert des galeries marchandes. Tout le temps qu’il resta dans Ybor City, cette tactique fut aisée. Mais bientôt, il gagna le centre-ville et il dut avancer en terrain découvert, le long d’immeubles démesurés. De temps à autre, une fusillade éclatait quelque part, signe que tout allait vraiment mal. Lee se cachait alors où il pouvait, puis il se remettait en route après avoir vérifié plusieurs fois que sa sécurité n’était pas menacée. Une heure après avoir quitté son immeuble, il arriva sur le port, face à la baie de Tampa. Là, il trouva le même calme apparent. Mais en observant plus attentivement les alentours, il finit par conclure qu’il devait manquer les trois quarts des bateaux ordinairement à quai. Les gros comme les petits étaient partis vers des destinations sans doute plus rassurantes. Là encore, la plupart des commerces étaient fermés, et ceux qui ne l’étaient pas avaient été tout simplement pillés. Lee se dirigea vers une galerie marchande. Il y avait un drugstore à l’intérieur. Avant de partir à la recherche d’Anna, c’était son seul but. La galerie avait été sévèrement pillée. Pas un seul des magasins n’avait résisté à ce que Lee imagina être des émeutes. Le drugstore non plus n’avait pas été épargné. Sa vitrine traînait sur le sol, en milliers d’éclats qui brillaient dans la lumière. Lee entra en enjambant des caisses renversées et se rendit au fond du magasin. La porte qui donnait accès aux médicaments sur prescription avait été défoncée, sans doute à coups de hache. Sur le sol, il y avait des traces de sang. — Ça a dû faire du vilain ici, commenta-t-il à voix haute. — Plus que tu ne l’imagines, cow-boy ! aboya une voix dans son dos. Retourne-toi lentement. Et fais pas le con, je veux voir tes mains. Lee obéit sans broncher. Le ton de son interlocuteur était ferme, déterminé. Il trouva devant lui un homme d’une cinquantaine d’années, au crâne dégarni et avec des lunettes fêlées sur le nez. Il portait un pansement rougi sur l’oreille gauche. — Je vous reconnais, dit Lee. Vous travailliez ici, non ? Une grimace d’incertitude passa sur le visage de l’homme. Un vague souvenir semblait vouloir percer sa mémoire visiblement défaillante. Mais ses yeux racontaient autre chose. Ils trahissaient une démence sans retour, un état de peur agressive mal contenue. Un regard qui révéla aussitôt à Lee la fâcheuse posture dans laquelle il se trouvait. Il leva les mains bien haut au-dessus de sa tête. Ce n’était pas le moment de donner à cet homme un prétexte pour faire feu. — Je suis juste venu chercher de la lévothyroxine sodique, précisa Lee pour ramener l’homme à la raison. Vous savez, c’est pour la thyroïde, regardez. — M’en branle. T’es là pour piller ce qui reste de ma boutique. C’est alors que Lee se rendit compte que l’arme n’était pas chargée. Le levier qui signalait l’absence de munitions était relevé. Il baissa doucement les mains. Le type semblait en avoir vu de toutes les couleurs. Il ne comptait pas en ajouter. — J’ai dit les mains sur la tête ! — Désolé, mon vieux. Mais ta pétoire est hors service. Et je veux ma lévothyroxine. Que ça te plaise ou non. L’homme fit une curieuse grimace, comme s’il se mangeait les lèvres. Il dodelina de la tête une dizaine de secondes, fut sur le point de capituler, puis se jeta sur Lee, qui s’attendait à le recevoir. L’engagement ne dura qu’une fraction de seconde. La tempe de l’agresseur rencontra le poing de Lee. L’homme tomba comme une masse, sans même un cri. Lee le regarda un instant. — Pauvre type, pensa-t-il. Il a dû péter un câble ! Lee ne resta pas pour s’appesantir sur le sort du commerçant. Il fonça dans l’arrière-boutique, là où étaient entreposés les médicaments. Il régnait dans la pièce un désordre indescriptible. Tous les rayonnages avaient été mis à terre, si bien que le sol se trouvait jonché d’un demi-mètre de boîtes et de tubes. Lee passa vingt minutes à quatre pattes, le nez au-dessus des médicaments, avant de trouver ce qu’il cherchait. Un premier flacon pour commencer, puis un deuxième, et enfin un troisième. Avec ça, il était tranquille pour six mois. Il fourra le tout dans son sac, y adjoignit des antibiotiques courants, de l’aspirine et des anti-inflammatoires. Il allait ressortir du magasin quand il entendit des éclats de voix tout proches. Lee chercha d’où venaient les bruits et n’en isola la source qu’au dernier moment. Juste à temps pour se cacher derrière un amoncellement de cartons publicitaires. Six ou sept hommes armés venaient d’entrer dans la droguerie. Ils ressemblaient à une milice paramilitaire et ne semblaient pas être à jeun. Tout était réuni pour que la situation dérape. Dès qu’ils virent le commerçant à terre, ils le rouèrent de coups, sans aucun motif apparent, chacun rivalisant de violence et d’imagination pour frapper les parties du corps les plus faibles. Quand ils furent apparemment contentés, ils ressortirent du magasin, sans rien emporter, en promettant simplement de revenir sous peu. Tout le temps qu’avait duré la bastonnade, Lee n’avait pas desserré les poings ni les mâchoires. Il savait qu’il n’était pas de taille contre six ou sept crétins armés. Pourtant, l’envie d’en découdre avec eux avait été forte. Lee jura tout bas. Ce monde était tellement con. Il devait fuir la compagnie des hommes, manifestement trop dangereuse en ces temps incertains. Mais, avant cela, il devait récupérer Anna. Lee ne savait pas vraiment ce qu’il ferait une fois qu’il aurait accompli cette première étape. Une chose était certaine, il ne pourrait pas compter sur elle. Trop jeune, trop délurée et insouciante pour se prendre vraiment en charge. Vu les circonstances, mieux valait ne pas avoir de projets à long terme. Il devrait s’adapter aux événements. En sortant du drugstore, Lee se souvint qu’il y avait une armurerie dans la galerie, tout au fond. Il s’y rendit aussitôt. Il avait peu de munitions, et une arme ou deux de plus lui permettraient de se sentir moins vulnérable. Il déchanta bientôt. Le magasin avait été entièrement pillé. Il ne restait rien, hormis des boîtes vides et des centaines de douilles au sol. Là encore, des traces de sang attestaient de récentes exactions. Derrière le comptoir, Lee trouva une pile de journaux. Il les emporta et quitta la boutique. Il s’arrêta au beau milieu de la galerie, après quelques pas seulement vers la sortie. Les titres qui s’étalaient sur les quotidiens le privèrent plusieurs secondes de sa motricité. Le monde avait basculé, en moins d’une semaine. Lee découvrit dans le désordre ce qui s’était passé pendant sa descente dans ses abîmes personnels. Mais après cinq minutes de lecture en diagonale, il put tout remettre dans l’ordre. Des terroristes non identifiés avaient non seulement détourné vingt-huit avions longs courriers, mais ils l’avaient tous fait sous la même identité. En avait découlé un blocage total des sas et des bornes de scanner du monde entier. Il y avait eu des manifestations un peu partout puis, faute de réactions des gouvernements, sans doute dépassés par l’ampleur du phénomène, des émeutes avaient rapidement éclaté. Rien qu’aux États-Unis, pas loin de vingt millions de personnes s’étaient retrouvées bloquées, dans des sas, chez elles, dans des parkings ou même dans leurs voitures, lorsque celles-ci disposaient d’un système de sécurité de niveau cinq. Après ces événements, les journaux ne faisaient que relater un enchaînement de faits, sans pouvoir les expliquer vraiment. Il semblait que tous les secteurs sensibles avaient été la cible de terroristes, ou de personnes y travaillant de longue date. Les centrales électriques avaient ainsi cessé toute activité, privant dans la seconde l’économie de sa principale source d’énergie. Le centre de gestion des Implants n’avait pas réussi à relancer son système d’exploitation, peut-être, là encore, à cause de manœuvres hostiles venant de l’intérieur. Les centres de communications terrestres, hertziennes et satellitaires avaient subi de lourds dommages. Il s’en était suivi le chaos prévisible dans les grandes villes. Plus personne ne stockait quoi que ce soit. Aussi les citadins en étaient-ils vite venus aux mains pour une simple bouteille d’eau ou un morceau de viande. Les banques avaient été vidées de leurs liquidités en une matinée. Et pour les succursales qui n’avaient pas été prises d’assaut, la consigne de ne pas tenter de rouvrir les sas avait été donnée par les maisons mères. Il n’y avait plus d’argent liquide dans les banques américaines. Plus d’électricité signifiait aussi plus d’échanges sur le Net, plus de bourse, plus de téléphone, plus d’alimentation en eau, mais aussi plus de trains, plus de lumière, plus de sécurité. Plus grand-chose en fait. Même les voitures de particuliers, dont la plupart possédaient des antivols électroniques reliés au réseau des scanners, refusaient de démarrer. L’économie des pays riches s’était bloquée en quelques jours. La nourriture n’arrivait plus dans les mégapoles, l’essence et les produits de première nécessité non plus. Un gigantesque exode vers les campagnes avait alors commencé, un moment tempéré par l’armée, qui avait fini par capituler devant la masse. Les citoyens voulaient fuir les villes pour assurer leur survie à la campagne, il n’y avait rien de plus compréhensible. Lee venait de lire le résumé d’une apocalypse. Mais il n’en comprenait pas la raison. Nulle part il n’avait vu la moindre revendication provenant de ces supposés terroristes, si bien qu’il douta aussitôt de leur existence réelle. Le monde occidental avait à son sens tout simplement basculé à cause de ses propres points faibles. — Tout ça pour ça ! commenta-t-il tout haut, se rassurant avec le son de sa voix. On y est arrivés ! Lee retrouva la lumière du jour avec un sentiment de gratitude. Il resterait toujours de bonnes choses sur cette Terre. Un bruit de verre brisé attira son attention. Lee leva les yeux au ciel et vit une forme tomber depuis le tiers supérieur d’un building. La forme hurla, puis se tut avant de toucher le sol. Le cadavre s’écrasa juste à côté de Lee, percé de plusieurs balles. Une autre forme, minuscule point sombre sur la façade en verre teinté, venait de vider un chargeur d’arme automatique sur sa victime. Lee partit en petites foulées vers le bord de mer. Il ne tenait pas à côtoyer la mort plus longtemps, qu’elle tombe du ciel ou qu’elle patrouille en bande. Et le sentiment qu’Anna pouvait ne pas avoir survécu au chaos avait peu à peu grandi en lui. À présent qu’il venait de cerner l’extrême gravité de la situation, il savait que tout était possible, que plus aucune loi ne gouvernait les hommes, en dehors de celle du plus fort. Et que le sort d’Anna était peut-être déjà scellé. Lee se mit à courir. Il passa devant plusieurs blocs d’immeubles noircis par des incendies, traversa un carrefour encombré de voitures abandonnées, puis fondit sur la résidence de luxe que possédait le père d’Anna sur la Vingt-quatrième Avenue. La résidence était intacte en apparence. Lee souffla. Ça s’annonçait moins mal qu’il ne l’avait imaginé. Le blindage des sas d’accès avait résisté aux assauts des vandales et seules les fenêtres des deux premiers étages avaient été la cible de coups de feu. Le père d’Anna occupait tout le dernier étage. Lee s’approcha de l’entrée. Des impacts de balle étaient visibles un peu partout, mais les vitres renforcées tenaient encore bon. Il essaya d’en desceller une à coups de pied, sans succès. Il hésita à sortir son colt et renonça. Les déflagrations risquaient d’attirer d’indésirables. Mourir sous les fenêtres d’Anna reviendrait à crever pour rien. Impossible. Lee chercha alors aux alentours une solution à ce semblant d’impasse. Et la trouva. La carcasse carbonisée d’un camion de pompier se trouvait à un jet de pierre de là. Il y mit la main sur une échelle double et revint aussitôt avec sa trouvaille devant l’immeuble. L’échelle, quoique légèrement tordue sous l’action de la chaleur, tenait encore debout. Lee ne cherchait qu’à atteindre le premier étage. Ensuite, il achèverait l’ascension par l’escalier de service. Il réussit à gagner le balcon visé facilement. Là, il souleva l’échelle et la déposa à côté de lui. Puis il pénétra dans un appartement ravagé où une odeur atroce de viande avariée le prit à la gorge. La cause s’imposa à lui alors qu’il traversait un salon, cherchant à quitter l’endroit le plus vite possible. Deux cadavres traînaient sur le sol, dans un état avancé de décomposition. De la position des corps, Lee déduisit que les malheureux cherchaient à s’enfuir quand les décharges de chevrotines les avaient fauchés. Les trous béants qui ouvraient leurs poitrines ne laissaient pas de doute sur le calibre utilisé. Lee gagna l’escalier sans traîner. Il trouva trois autres corps entre le deuxième et le cinquième étage. Deux femmes et un homme. Tous les trois étaient jeunes, de race blanche, sans doute des résidents qui avaient payé leur appartenance sociale du tribut le plus lourd. La porte du sixième et dernier étage de l’immeuble était défoncée, malgré sa robustesse. Les pillards avaient dû s’acharner longtemps avant d’en venir à bout. Le cœur de Lee se serra dans sa poitrine. S’ils étaient arrivés jusque-là, il y avait fort à parier qu’ils étaient allés au bout de leur haine des nantis. Il sortit son colt et avança lentement dans le couloir. La porte de l’appartement avait subi le même sort que celle du palier. Lee se plaqua dans un angle et attendit, aux aguets. Un pressentiment envahissait peu à peu sa poitrine. Et Lee avait toujours écouté ses intuitions. Après une trentaine de secondes d’écoute, il entendit quelqu’un remuer dans l’appartement. Lee y entra, se dirigeant vers la source du bruit. Quelqu’un fouillait les placards, probablement dans la cuisine. Lee arma le chien de son colt. Il emprunta deux couloirs et se posta à l’angle d’un troisième. Dans l’embrasure de la porte, il voyait une silhouette à quatre pattes, de dos. Ça ne pouvait pas être Anna et Lee doutait qu’il s’agisse de son père. Il s’approcha encore. La silhouette se retourna au même moment. — Qu’est-ce tu fous là, Ducon ? dit ce qui apparut être un homme chevelu d’une vingtaine d’années. Lee l’attrapa par le pan de sa chemise ouverte et fit glisser le canon de son colt le long de sa joue. — Où est Anna ? Le jeune homme plissa les yeux. Il sentait l’alcool et la sueur. — Hé ! Smile ! se mit-il à hurler. Smile ! Y a un mec avec un flingue. Lee envoya la crosse de son arme s’écraser sur la tempe du pillard. Puis il se retourna. Il y avait donc un autre homme, et pourquoi pas plusieurs. Il quitta la cuisine en toute hâte et courut à travers les pièces, son arme braquée devant lui. Le grand salon était vide, le bureau du père d’Anna aussi. Lee se propulsa jusque sur la terrasse. C’est là qu’il trouva les comparses de sa première victime. Deux hommes, approximativement du même âge que celui de la cuisine, étaient vautrés au bord de la piscine. L’un des deux avait déjà posé une main sur un automatique et cherchait à se relever. Lee l’expédia ad patres d’une balle en pleine poitrine et se rua sur le second. Il le plaqua au sol de tout son poids et écrasa son colt sur son œil. — Où est Anna ? demanda-t-il sur un ton menaçant. Où est la fille ? L’homme réagit à peine. Son sang devait charrier des flots de substances illicites à caractère psychotrope. Il tendit un bras dans une direction vague et grommela des paroles incompréhensibles. Lee le força à se mettre à quatre pattes, puis lui plongea la tête dans l’eau de la piscine. Il attendit une vingtaine de secondes et, lorsque le corps qu’il contraignait commença à ruer, il le sortit et lui reposa la même question : — Où est la fille ? — Tu cherches la petite salope ? répondit l’homme avec un air complètement embrumé. Elle gueule, hein ! Elle gueule tout le temps… — Elle est où ? recommença Lee. — J’sais pas moi… Tu lui veux quoi ? — Tu t’appelles comment ? — J’sais pas, camarade… Nicky… Ouais, c’est ça, Nicky. — Alors, prends ça de ma part, Nicky ! Lee posa le canon de son colt sur le genou de l’homme et tira. Le corps de Nicky se recroquevilla d’un coup, et il poussa une longue plainte qui alla mourir dans l’eau. Lee l’extirpa de la piscine — Là, haleta Nicky. La… La panic room … Lee lâcha le jeune homme et se releva. Il n’était venu que deux fois dans cet appartement. Il ignorait l’existence de cette pièce. Il mit cinq minutes à la trouver, tant cet appartement était grand. L’entrée de la panic room était très bien dissimulée, dans le fond d’un grand dressing. La porte se trouvait à l’extrémité d’un petit couloir d’à peine cinquante-cinq centimètres de large, qui s’achevait sur un angle droit et interdisait toute possibilité de la défoncer. Lee demeura planté devant longtemps. Il appela Anna sur tous les tons, du plus implorant au plus autoritaire. Mais tout ce qu’il obtint en retour fut des sanglots étouffés. Anna était en état de choc. Il essaya de forcer la porte, en vain. L’architecte avait bien fait son travail. Il décida alors qu’il valait mieux revenir, pour lui laisser le temps de comprendre qu’elle n’était plus seule, qu’il lui avait pardonné et qu’à présent, le monde avait changé. Sans doute pour toujours. Mais pas trop longtemps quand même. Lee ne connaissait pas encore le nouveau visage de Tampa la nuit, mais il pensait que les gens devaient sortir de leurs tanières à ce moment-là, quand l’obscurité cachait en partie leurs déplacements. Il fallait bien qu’ils mangent et boivent. Anna devait revenir à la raison. Bientôt. Le plus vite serait le mieux. Personne ne pouvait savoir qui allait vouloir prendre possession de l’appartement. Une piscine, ça allait attirer bien des convoitises. Une piscine, c’était des dizaines de milliers de litres d’eau potable. Et en ces temps de pénurie extrême… Lee décida qu’ils partiraient le soir même. Au pire, il enfumerait la panic room . Anna serait obligée de sortir. Il n’y avait plus de système d’aération. Mais avant cela, il devait s’occuper du sort des deux types qu’il n’avait pas encore tués. 42 M anou posa son fusil contre le tronc d’un tamarin. Il coiffa le canon avec son chapeau de paille, pour qu’aucune bestiole ne vienne s’y fourrer, puis il s’assit sur le sable et laissa son regard errer sur l’horizon. En face de lui, à plusieurs milliers de kilomètres, il y avait la côte centre-américaine. Plus au nord, c’était la Floride, avec Cuba et la République Dominicaine sur la route. Au sud-ouest, très loin de là, le Brésil s’arrondissait dans les eaux de l’Atlantique. Entre son île et ces ailleurs honnis, des millions de kilomètres carrés d’eau. Les yeux de Manou revinrent sur le sable, à l’endroit où les vaguelettes venaient mourir, abandonnant une fine frange d’écume qui s’évanouissait en quelques instants. Manou aimait son île par-dessus tout, comme on peut aimer ce que l’on a mérité. Et pour ce qui est du mérite, Manou et son clan avaient payé une contrepartie exorbitante. Car la tribu de Manou était originaire du Pacifique, d’une grappe d’atolls qui furent paradisiaques. Avant. Avant d’être submergés par la montée du niveau des océans. Le souvenir de sa terre natale lui fit serrer les poings. Manou cherchait à y penser le moins possible. À présent, son atoll se trouvait sous dix centimètres d’eau et tout ce qui y avait été bâti par les siens avait été emporté par les tempêtes. Les sculptures ancestrales, les tombes des anciens, l’esprit de l’île, tout s’était noyé. Par la faute des hommes. À cause de la bêtise, l’aveuglement et l’esprit de lucre de la majeure partie de ses contemporains. Personne n’avait voulu entendre les discours alarmistes des climatologues. Personne ne s’était inquiété de l’inexorable montée des eaux sur toutes les mers de la planète. Et Manou et les siens, ainsi que tous les habitants du monde vivant au niveau des océans, avaient pu vérifier jusque dans leur chair la clairvoyance de ces prévisions. Ça n’avait pourtant pas été faute d’en parler, dès la fin du siècle précédent. Des centaines de scientifiques, de personnalités unanimement respectées avaient tiré la sonnette d’alarme. Mais il fallait avoir les pieds déjà dans l’eau pour craindre qu’elle ne monte encore. C’était une évidence que les peuples insulaires avaient dû apprendre à leur corps défendant. Le père de Manou avait œuvré dans ce sens. Et il en était mort. Manou avait tout juste quinze ans quand les autorités de régulation des Nations unies avaient proposé à son peuple de le délocaliser vers les îles francophones du Pacifique. L’inéluctable montée des eaux s’était présentée au rendez-vous devant les caméras du monde entier. La proposition semblait honnête. Mais c’était sans compter sur les autochtones des îles en question. Personne n’avait voulu d’eux, nulle part. En désespoir de cause, les Nations unies avaient trouvé une solution presque convenable. Les changer d’océan, les déraciner à l’autre bout du monde sur des cailloux posés sur le fond de l’Atlantique, dans la mer des Caraïbes. Des cailloux où poussait une végétation luxuriante, mais qui avaient un inconvénient majeur, raison évidente de leur virginité : il n’y avait pas d’eau. Alors, à grand renfort de dollars, de foreuses et de bulldozers, l’eau avait fini par couler. Les Nations unies avaient dépensé sans compter, épongeant dans les gravats une dette inextinguible envers le peuple de Manou. Le dernier bateau parti, la nouvelle communauté avait édicté ses lois. Et, à l’unanimité des trois cent cinquante habitants en âge de voter, tous avaient décidé d’interdire l’accès de leur territoire aux étrangers. Pour ne pas en pâtir sur un plan économique, cette volonté d’autarcie s’était accompagnée de nombreuses autres décisions, drastiques et sans retour possible. L’île et ses hôtes humains durent régresser. Toute technologie fut proscrite, exception faite de l’apport en énergie via des panneaux solaires, pour alimenter les pompes des puits, le bloc opératoire et deux radios longue portée pour alerter les secours en cas de besoin urgent. Le dernier petit arrangement dans cette politique volontariste fut de s’équiper en armes de tous calibres. Une île peuplée de sauvages refusant le reste du monde risquait d’exciter bien des convoitises et des curiosités déplacées. Manou regarda passer une voile posée sur l’horizon. À vue d’œil, elle devait croiser les bouées qui délimitaient le périmètre de sécurité voulu par les insulaires. À peu de chose près. Manou posa la main sur la crosse de son fusil. Le contact avec le matériau composite le rassura. Il savait qu’un jour, il aurait à s’en servir, sans doute contre un humain, ou plusieurs. Il attendait presque ce moment, tant il avait dû toute sa vie lutter pour survivre par la faute de ses congénères. Mais il souhaitait en même temps que cela n’arrive pas trop tôt. Le sang appelle le sang. Si un tombait, d’autres viendraient le remplacer. Un bruit léger de pas sur le sable le fit se retourner. C’était Karyl, son frère cadet. — Manou, on… on… on te cherche. — Alors, tu m’as trouvé, frangin. Et qu’est-ce qu’on me veut ? Karyl dansa d’un pied sur l’autre. Composer une phrase était une épreuve pour ce simple d’esprit. Alors, quand une urgence le stressait, l’épreuve se transformait en supplice. Manou se leva et prit son frère par l’épaule. — Doucement, Karyl, dit-il avec gentillesse. Qui veut me voir ? Karyl ramassa sa capacité à se concentrer et lâcha : — Pas bon ça. Plein de bateaux ! Plein de bateaux ! Il accompagna sa phrase d’un grand geste du bras. Sa main acheva sa course en l’air, l’index pointé vers le sommet de l’île. — Là ! Manou n’eut pas besoin d’informations supplémentaires. Ce que lui avait dit son frère suffisait. Le moment qu’il attendait tout en le redoutant arriverait peut-être beaucoup plus vite qu’il ne le pensait. Il attrapa son fusil et partit en petites foulées vers l’observatoire. Moins d’une demi-heure plus tard, Manou gagnait le sommet de l’île, à près de deux cent quarante-cinq mètres au-dessus des eaux de l’Atlantique. Là, une bâtisse circulaire, à ciel ouvert, servait de vigie à la communauté. Karyl y passait le plus clair de son temps, même si jamais on ne lui avait confié la responsabilité de guetter. Manou s’accorda une minute, le temps de reprendre son souffle, puis il rejoignit Laoré, qui officiait ce jour-là à la surveillance de l’horizon. Laoré et lui se connaissaient depuis l’enfance, ils étaient même vaguement cousins. Tous les membres de la communauté avaient des liens de parenté. Ils avaient la même corpulence, ce même surplus adipeux qui pouvait faire passer pour de gentils gros ces forces de la nature. — Là, dit simplement Laoré en braquant le télescope vers le nord-ouest. Ça se passe de commentaires. Manou plaqua son œil derrière l’appareil et comprit immédiatement l’affolement de Karyl. À une trentaine de kilomètres au large, la ligne courbe de l’océan était couverte de bateaux de tourisme. À voile ou à moteur, il y en avait de toutes les tailles. — Tu as essayé les gardes-côtes ? demanda Manou. — Personne ne répond. Ni Saint-Domingue, ni Cuba, ni ailleurs. On dirait que le monde s’est volatilisé, mis à part les touristes, là ! — Si tu pouvais dire vrai ! — Ouais, bah… On aura peut-être besoin de renforts s’ils se mettent tous à débarquer. J’ai pas pu compter, mais il doit y avoir dans les quatre à cinq cents unités. Et même à une moyenne de deux par bateau, ça fait pas loin de mille envahisseurs. Rappelle-moi combien on est, ici ? — Je sais, Laoré, convint Manou sur un ton grave. Je sais. On est moins de quatre cent cinquante, dont seulement cent quatre-vingts en âge de se battre. Mais on a des armes et ils sont en mer, donc vulnérables. Et, s’ils outrepassent les messages des bouées, il n’y aura plus qu’à attendre qu’ils se trouvent à portée de tir. 43 L e monde venait de basculer, peut-être irrémédiablement, et Denis Craig s’en moquait. Depuis quelques jours, il avait pris ses quartiers dans sa villa-colline. Et, contrairement à la quasi-totalité de ses semblables, il ne manquait de rien. La propriété de Craig était immense. Elle disposait de sa propre centrale électrique, de son système autonome de production d’eau potable. Avec les stocks de nourriture, Craig pourrait y tenir des années. Il n’avait rien à craindre, sauf qu’on vienne le piller. Mais là encore, Craig avait des solutions. Non seulement ses hélicoptères n’étaient pas reliés au système de gestion planétaire, mais il se trouvait entouré d’une milice privée constituée d’une soixantaine d’individus. Des patrouilles effectuaient des rondes nuit et jour. En fin de compte, si toutes ces mesures échouaient face à un nombre trop important d’envahisseurs, il resterait toujours à Craig la possibilité de s’enfermer dans le bunker de la propriété. Où des réserves l’attendaient. Mais Craig aimait la lumière, sous toutes ses formes. Il s’interdisait pour le moment un tel recours. Pourtant, les nouvelles étaient catastrophiques, d’où qu’elles viennent. Via un réseau satellitaire de télécommunications privé, l’un des rares encore en service, Craig avait pu entrer en contact avec les grands de ce monde, ses homologues privés ou publics. Partout, on assistait aux mêmes scènes d’émeutes. Les populations citadines, prises au dépourvu, avaient d’abord vidé les banques, puis les commerces, pour finir par les grossistes. Quand les entrepôts furent à sec, ce qui arriva en quelques jours seulement, les gens durent se tourner vers ce qui restait. L’extérieur. Le système d’approvisionnement des mégapoles, fondé sur le système du flux tendu, avait connu ses limites. Seules les campagnes s’en sortaient, mais pour combien de temps ? Les grandes villes se vidaient de leurs habitants. Ces centaines de millions d’individus allaient bien arriver quelque part. Craig avait pour sa part soigneusement choisi l’endroit où il avait fait construire sa propriété. Aucune ville d’importance ne se trouvait à proximité. Et comme les citadins étaient pour la plupart contraints de se déplacer à pied, il avait encore du temps devant lui avant de voir apparaître les premiers rangs de ces malheureux. Toutes les chaînes de production s’étaient arrêtées, par défaut d’énergie ou la suite d’actes de malveillance. Le nombre des saboteurs était invraisemblable. Si Craig pouvait se fier aux rapports qu’il recevait quotidiennement de ses propres industries, il y en avait partout. Dans tous les pays. Craig se demanda depuis combien de temps ces attentats terroristes étaient planifiés. Car, pour introduire dans les lieux stratégiques autant d’employés modèles, il fallait une logistique et des moyens gigantesques. Et surtout des décennies de préparatifs minutieux. L’enquête avait montré que ces saboteurs avaient tous reçu un mail la veille du chaos. Un mail comprenant une date, une heure et une ligne de symboles inconnus. Si les autorités avaient un temps travaillé sur la traduction de ce texte, elle ne devait plus le faire à présent. Les urgences avaient changé de visage et les rangs de la police s’étaient rapidement clairsemés, eux aussi. Il y avait parmi eux des pères et des mères de famille, en clair des gens dont la place en ces temps de crise se trouvait aux côtés de leurs proches. Ce qui était difficile à avaler, pour un professionnel de la parano comme Craig, c’est que quoi qu’il eût pu préparer à partir des révélations d’Ilis, il n’aurait rien pu éviter. Il aurait fallu changer la totalité du personnel des sites sensibles. Alors qu’il s’apprêtait simplement à sécuriser les accès à l’Aratta. Et encore. À condition de ne pas réintroduire de nouveaux loups dans la bergerie. Qui était qui, exactement ? Qui faisait quoi ? Qui donnait les ordres ? Le tissu social apparaissait infiniment plus complexe qu’il se l’était imaginé. Mais comment aurait-il pu ne serait-ce qu’envisager un déferlement venu d’une autre Terre, d’une autre humanité ? Craig appuya sur la télécommande de l’auvent qui le surplombait. Les rayons du Soleil, qui commençaient à lécher la plante de ses pieds, furent arrêtés par le lé de tissu. Une ombre rafraîchissante vint calmer le léger échauffement de sa peau. Craig se prit à sourire. Au bord de sa piscine, tout près d’une eau fraîche, disposant de moyens extravagants pour entretenir son bien-être, il était encore plus nanti aujourd’hui qu’une semaine plus tôt. — Il n’y a vraiment pas de justice en ce monde, dit-il au majordome, qui lui renvoya un sourire pincé. La seule petite différence avec le passé, c’était qu’à présent, il ne pouvait plus partager sa situation odieusement privilégiée avec qui que ce soit. Maintenant, il goûtait la véritable solitude, alors qu’il avait pensé le faire tout au long de sa vie de pouvoir. Il faudrait agir. Oui, mais pour faire quoi ? En l’état, le mieux était encore d’attendre que la situation se régularise d’elle-même. Faute de combattants…, songea-t-il en se rendant compte de l’ampleur de son cynisme. Je ne vois rien de mieux. L’humanité ne disparaîtra pas comme ça. Il restera les pays du tiers-monde. C’est fou de penser que ce seront les moins bien lotis qui resteront. Incroyable ! Ce monde est d’une perversité… Denis Craig se leva d’un bond et plongea dans l’eau fraîche de la piscine. Il la traversa intégralement en apnée et ressortit de l’autre côté. Il marcha jusqu’à la balustrade en tek qui dominait la vallée. Tout ce qu’embrassait son regard lui appartenait, sauf le vent qui caressait délicieusement sa peau ridée par les ans. Tout, exception faite de l’essentiel. Le vivant, ce souffle irremplaçable qui commençait à lui manquer. Et qui allait bientôt lui faire totalement défaut. Finalement, Craig n’avait plus qu’une réelle interrogation, qui annihilait toutes les autres : Mourir sur ce monde moribond, ou partir mourir sur une Terre en pleine renaissance ? Quelle décision conviendrait le mieux au personnage d’exception qu’il prétendait être ? Craig hésitait. Il n’avait qu’une certitude, ce n’était plus qu’une affaire de jours, au mieux de semaines. À moins qu’il ne passe son temps dans l’Aratta, ce qu’il avait finalement décidé de ne plus faire. Puisqu’il fallait mourir, autant que ça aille assez vite. Le milliardaire inspira profondément l’air tiède. Putain ce que c’est bon, quand même ! Je peux pas renoncer à ça… Une idée jaillit aussitôt dans son esprit. Il avait encore le temps, il possédait d’énormes moyens, même si ses avoirs en banque n’existaient plus vraiment. Et, par-dessus tout, il avait toujours l’énergie d’aller de l’avant. 44 Franklin buta contre une haie en bambou. La grotte était fermée. Il essaya de pousser la barrière, mais elle tenait bon, et les deux nourrissons qu’il portait dans ses bras ne lui permettaient pas de développer toute sa force. Comme les bébés dormaient, il n’osa pas crier. Il se trouvait déjà suffisamment encombré comme ça. Deux braillards ne feraient qu’ajouter au grotesque de sa situation. Le treillage était ajouré en son centre d’une petite fenêtre presque rectangulaire. Franklin y colla son visage et essaya de voir sur le côté, mais l’angle de vue était trop étroit. Il ne distinguait qu’un autre mur végétal, perpendiculaire à celui contre lequel il se trouvait. — Merde ! marmonna-t-il. C’est pire que la réserve fédérale, ma parole ! Je vais quand même pas… Il n’acheva pas sa phrase. Le canon d’un fusil d’assaut venait de se poser contre sa joue. — Pas un geste, mon mignon ! clama la voix de Stuart. Haut les mains et en arrière ! — Arrête tes conneries, Stuart. C’est moi. C’est Franklin. — Je sais, répondit le prêtre. Mais je crevais d’envie de sortir un truc pareil un jour. — Alors, dis-toi que c’est fait et ouvre-moi. L’arme s’éclipsa et le visage de Stuart apparut. Il était ébouriffé et ses yeux gonflés trahissaient une sieste récente. Son visage disparut et la porte en bambou s’ouvrit. Stuart s’apprêtait à enchaîner une plaisanterie de potache de son cru quand il découvrit les nourrissons. — On peut pas te laisser t’en aller, toi. Tu ne reviens pas les mains vides. Qui sont ces charmants enfants ? — Ce sont ceux d’Ilis. — Mais… Qu’est-ce que tu me racontes là ? Ilis est… Manifestement, Stuart jugeait la chose impossible. La dernière fois qu’il avait vu la jeune femme, sa grossesse n’était pas encore visible. — Ah ! les voies du Seigneur, se moqua Franklin. Tu as bien défendu l’idée qu’une femme pouvait être enceinte sans avoir connu le loup, non ? — Tu m’emmerdes avec tes blasphèmes à la petite semaine. Bon, admettons. Et où est la maman ? Franklin redoutait une question aussi frontale. Il baissa la tête et regarda ses pieds. — Elle est morte, finit-il par dire à voix basse. — Morte ? Comment ça, morte ? — Elle n’a pas survécu à son accouchement. Stuart se prit la tête à deux mains. L’annonce de Franklin lui faisait l’effet d’une douche froide. — Mais, c’est pas possible ! — J’étais à côté d’elle, Stuart. Je… je l’ai accompagnée moi-même. — Mais, ça s’est passé où ? Ilis était à quoi ? Deux mois de grossesse, non ? — Trois au plus, je sais, expliqua Franklin. Je l’ai retrouvée dans l’Aratta, dans un endroit où le temps ne s’écoule pas de la même façon, je pense. C’est la seule explication. — Mais… qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? — Rien n’est perdu. J’ai pris l’eau d’Ilis. Elle reviendra. — Elle est peut-être dans un de ces enfants, ou les deux… — Non, je ne crois pas. Ilis est morte après l’accouchement. Franklin commençait à se trémousser. Un inconfort grandissant se lisait sur son visage. L’eau ingurgitée dans l’Aratta demandait à sortir. — Ça veut dire quoi au juste, j’ai pris l’eau d’Ilis ? — L’Aratta m’a montré comment faire. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Difficile à expliquer. Juste avant de mourir, Ilis m’a demandé de prendre son eau et j’étais plutôt embarrassé, crois-moi. Mais l’Aratta me l’a donnée et… Stuart désigna le sac de Franklin. — Tu la transportes là-dedans ? — Non, ça, c’est autre chose. Je l’ai bue. — La belle affaire ! Tu l’as bue ? Et tu comptes la restituer de quelle… Stuart s’arrêta au beau milieu de sa phrase. Le procédé de restitution venait tout à coup de lui apparaître. — Évidemment, acheva-t-il. — Je n’ai pas trouvé mieux. D’ailleurs, ça presse. Il me faut un récipient. — On a plein de bouteilles vides au campement. Et ce truc-là, alors, c’est quoi ? — Les cendres de Julian Stark. Craig me les a données. Tu veux bien prendre les bébés ? Je vais finir par me pisser dessus. Franklin urina dans une bouteille, longuement, en faisant attention de ne laisser échapper aucune goutte. Lorsqu’il revint au campement, il trouva Tara et Mélite, chacune portait un nourrisson dans les bras. — Je vois qu’on ne change pas les vieilles habitudes, clama-t-il en arrivant. Stuart vous a déjà plantées là pour aller au bistrot ? Tara confia l’enfant à Mélite et se leva. — Viens avec moi ! dit-elle à Franklin en l’entraînant par le bras. J’ai deux mots à te dire. Franklin fronça les sourcils et jeta un regard faussement inquiet vers Mélite, qui ne comprenait rien à ce qui se passait. — Tu ne me refais pas un coup comme ça, Franklin Adamov, dit calmement Tara lorsqu’ils furent éloignés de quelques mètres. Tu ne me plantes plus jamais pour partir en goguette, tu as compris ? Soit je suis ta moitié d’orange, comme tu roucoules si bien, soit je ne le suis pas. Mais je ne peux pas être les deux, d’accord ? Franklin hocha la tête. Un sourire satisfait commençait à illuminer son visage. — Tu me plais quand tu te mets en colère, dit-il en l’enlaçant. Je suis parti à peine trois jours et tu meurs déjà d’amour… — Trois jours ! Mais tu délires, Franklin. Ça fait pas loin de deux semaines que tu es parti. Et c’est long deux semaines, quand on n’est même pas sûre que son homme soit toujours en vie ! Alors, entends bien ce que je… — Un instant, Tara, la coupa Franklin. Tu es sérieuse quand tu parles de deux semaines ? — Je l’ai même rarement été davantage. — Ça par exemple, répéta Franklin plusieurs fois. — Tu ne vas pas t’en tirer comme ça, Franklin Adamov. Stuart m’a dit pour Ilis. Que s’est-il passé ? — Je l’ai trouvée très mal en point en rentrant de la Fondation Prométhée. Son premier bébé avait du mal à passer et j’ai… Enfin je l’ai aidée, quoi. — Je croyais qu’on ne pouvait pas mourir dans l’Aratta, hasarda Tara. — Je le pensais aussi. Il faut croire que nous nous sommes trompés. Tous autant que nous sommes. — Mais alors, elle ne reviendra pas ! Si Ilis est morte dans l’Aratta, elle ne pourra pas se réincarner ! Ça veut dire que c’est la fin de sa lignée. — Justement, non ! — Comment ça ? — J’ai bu son eau. L’Aratta m’a présenté son eau et je l’ai bue. Tara jeta un regard étonné sur Franklin. — Ilis vit en toi ? — Sa mémoire, oui. Et celle de Malhorne aussi. Figure-toi que ça me fait drôle. Mais j’ai déjà commencé, comment dire…, à la restituer. — Je comprends, dit Tara lentement. Je comprends. — Eh bien, Tara. Tu as l’air bizarre. Tu ne vas pas me dire que c’est à cause de l’eau, quand même ! — Non, non, biaisa-t-elle en se serrant contre Franklin. Je suis heureuse de te retrouver, c’est tout. Tellement heureuse. En quinze jours, Yurgan et Stuart avaient beaucoup œuvré, malgré l’évidente barrière du langage. Le campement s’était agrandi de deux huttes spacieuses, d’un système d’adduction d’eau et d’une double palissade de protection contre de possibles envahisseurs en provenance de l’Aratta. Mélite et Irina avaient de leur côté réussi à prendre au piège plusieurs spécimens d’une variété d’herbivores non répertoriée sur leurs Terres respectives, de petits animaux très craintifs physiquement situés entre le daim et la chèvre. Par chance, une femelle avait été attrapée avec son petit. Si bien que les nourrissons d’Ilis ne manqueraient de rien pendant les semaines à venir. Le plus difficile fut finalement de fabriquer des biberons adéquats. Le soir du retour de Franklin sur cette Terre d’adoption, un orage éclata, libérant des trombes d’eau. La pluie se mit à ruisseler sur la falaise contre laquelle s’adossaient les constructions, charriant des flots gorgés de craie. Il fallut rapatrier le feu à l’intérieur d’une hutte, heureusement percée en son centre d’un conduit d’évacuation. Irina rejoignit le bivouac tard dans la nuit. Elle rentrait d’une de ses excursions habituelles. Cette fois, elle avait emmené Gail, Kinuyo et Acil à la découverte de cette Terre sans humains. En réalité, la jeune femme répondait à un appel muet qu’elle ressentait au plus profond de son être. Un appel qui, d’après elle, provenait de la Terre elle-même. Irina ne s’en était ouverte qu’à Tara, qui n’avait pas relayé l’information. Chacun vivait l’aventure à sa façon. Tara ne trouvait là rien à redire. Irina ne s’étonna pas de voir Franklin de retour, ni de la présence de deux nouveau-nés. Elle ne parut pas non plus affectée par la mort d’Ilis, dont elle servait pourtant la mémoire avec l’ordre des Lukingias. Irina ne semblait plus s’étonner de rien. Elle arriva sans un bruit au moment où Tara, Franklin et Stuart se chamaillaient pour déterminer les prénoms qu’allaient recevoir les faux jumeaux. Franklin refusait catégoriquement de les laisser affubler des prénoms bibliques des premiers humains. — C’est grotesque ! clamait-il. On ne va pas tout recommencer ici comme chez nous, non ? Adam et Ève, c’est le début du merdier. Porter ces prénoms, ça n’est vraiment pas un honneur. Ah non, loin de là ! Figurez-vous qu’Adam a pris Ève et lui a donné trois fils, Abel, Caïn et Seth. Vous connaissez la chanson. Bien ! Après le premier crime judéo-chrétien perpétré par Caïn, Ève a encore eu des fils. Et il est dit dans la Bible que ses fils ont à leur tour eu des enfants. Encore des garçons d’ailleurs. Et avec qui ils les ont eus, ces marmots d’après vous ? Avec qui ? Avec leur mère, puisqu’il n’y avait toujours pas d’autres femmes sur Terre. Ah, c’est joli ça. On pose tout ce que j’apprécie chez les hommes et on recommence ? Sûrement pas ! Moi vivant, jamais ! — Et comment comptes-tu les appeler ? lâcha Irina en entrant dans la lumière du feu. Malhorne et Malhornette ? Franklin fut surpris par l’intervention d’Irina, autant que par son aspect extérieur. Elle avait maigri et ses muscles saillaient sous sa combinaison, qui se trouvait dans un sale état. Le Soleil avait doré sa peau, ce qui renforçait la blondeur de sa chevelure, et son regard avait gagné en dureté. — Mais parfaitement ! dit-il après un court silence. Je n’y avais pas pensé, mais c’est une idée, une excellente idée d’ailleurs. Pas pour Malhornette évidemment. Mais le garçon pourrait s’appeler comme son… grand-père, je crois. — Et si nous les laissions choisir eux-mêmes, comme nous l’avons fait pour Bout de Chou ? proposa Tara pour couper court aux délires de Franklin. Après tout, un prénom, ça vous suit toute une vie. Autant qu’il leur plaise. — Mais comment veux-tu que Malhorne ne plaise pas à ce petit ? C’est original, Malhorne. Il n’y en aura pas deux comme lui… — Argument malhonnête ! Espèce d’escroc ! vociféra Stuart. Ces enfants sont les seuls ici bas. Ils ne risquent pas de trouver leur prénom banal. Ni aucun des nôtres d’ailleurs. — Et Adam et Ève, c’est très bien, appuya Irina. C’est court, ça se dit vite. Pas besoin d’inventer des diminutifs. Moi, je vote pour Adam et Ève. — Tu votes surtout pour m’emmerder au maximum, rugit Franklin. Tu te venges des années de servitude que tu as passées à mes côtés. Un point c’est tout. — Je reconnais bien là une mesquinerie typiquement masculine, rétorqua Irina. Si je ne suis pas d’accord avec ton idée, c’est que je suis contre toi. Bravo ! Franklin chercha du secours sur les visages de Mélite et Yurgan, mais les deux jeunes gens ne participaient pas à la conversation. Ils se tenaient étroitement enlacés, les yeux rivés sur les flammes dansantes, leurs esprits unis vers un ailleurs connu d’eux seuls. De temps à autre, ils partageaient un sourire, regardaient l’assemblée, puis retournaient leur attention sur le feu. Rien d’autre que leur propre sort ne paraissait les atteindre. — Puisque tout le monde est contre moi, dit Franklin en se levant. Je vais faire un tour. Il s’éloigna sous la pluie battante, finalement assez satisfait d’avoir échappé au sujet des circonstances de la mort d’Ilis. — Où sont les autres ? demanda alors Tara. — Ils ont voulu passer une nuit à la belle étoile. — Ne me dis pas que… — Il n’y a aucun problème, tempéra Irina. Acil est habitué à vivre dans la nature. — Peut-être, critiqua Stuart. Mais ce n’est pas le cas de Kinuyo, et encore moins de Gail. — Nous avons rencontré des troupeaux en revenant, expliqua alors Irina. Ils ont voulu assister au regroupement des animaux près d’un lac. — Qui dit troupeau dit prédateurs ! — Justement. Je crois que c’est précisément ce qui les intéressait. Et puis, quoi qu’il en soit, ils sont tous les trois majeurs. Je les ai installés dans un endroit où ils seront en sécurité. Le reste leur appartient. Irina se leva et disparut à son tour dans la nuit. Depuis qu’elle était arrivée sur cette Terre, elle perdait peu à peu le sens du contact avec ses semblables. 45 Au coucher du Soleil, Manou vit les centaines de bateaux s’amarrer les uns aux autres, comme un immense radeau articulé qui ondulait dans la houle. Il régla le télescope minutieusement, mais il ne parvint pas à distinguer les passagers. Il demeura longtemps les yeux rivés sur ces possibles envahisseurs, cherchant à comprendre ce qu’ils pouvaient bien faire là. Il attendit qu’on le relève de son poste pour retourner dans son village. Peut-être que là, il en apprendrait davantage. Il sut qu’il y avait du neuf avant même d’arriver. L’ambiance n’était pas la même que d’habitude, sa communauté était trop bruyante pour un soir ordinaire. Il fut immédiatement informé par l’une de ses cousines. Mélyl, leur chef, avait sorti d’une malle une vieille radio qui couvrait toutes les hauteurs de fréquences possibles. Il avait sondé les hertz pendant quelques minutes avant de trouver celle des bases scientifiques internationales avec lesquelles il avait parfois communiqué dans le temps. Et là, la réalité était apparue aux villageois, brutale, choquante, incompréhensible. Tous les systèmes informatisés reliés au réseau avaient rendu l’âme en même temps, partout autour de la Terre. Finalement, seules les vieilles machines fonctionnaient encore, comme c’était le cas de cette radio qui datait du début des années deux mille. Les conséquences de ce chaos, Manou pouvait les imaginer. Ces pauvres gens en étaient venus à prendre la mer pour sauver leur vie, en tentant de gagner des contrées où la nature était plus généreuse. Les scientifiques d’une mission située en Antarctique joints par radio avaient corroboré ces faits. Ces mêmes scientifiques s’apprêtaient d’ailleurs à abandonner leur base pour une expédition plus qu’incertaine. Ils se trouvaient à trois mille kilomètres de la première agglomération et arriveraient d’ici quelques jours à la limite critique de leur stock de nourriture. Ils savaient que personne ne viendrait les chercher. Les autorités qui géraient leurs existences précaires avaient d’autres priorités. Mélyl et son interlocuteur s’étaient salués, puis ils avaient mis fin à la communication. Les vieux du clan de Manou s’étaient alors réunis à huis clos pour décider de la conduite à tenir. Cela faisait maintenant trois heures qu’ils palabraient, faisant peu à peu monter la tension parmi les membres de la communauté. Manou fit taire sa cousine et partit s’asseoir légèrement à l’écart des villageois. Il avait besoin de réfléchir, calmement, comme devaient le faire les anciens. La situation paraissait extraordinairement grave, il convenait de statuer en toute quiétude. Qu’allaient faire les vénérables du clan ? Le conseil pouvait décider de venir en aide aux voyageurs, même si cela mettrait rapidement en péril les équilibres alimentaires et hydriques de l’île. C’était sans doute la solution la plus humaine, mais Manou doutait que ce serait là l’option prise par le conseil. Alors, il serait possible de les diriger vers d’autres îles vierges. Dans la région, il en restait encore un bon nombre. Bien sûr, les émigrants auraient d’énormes problèmes d’eau potable et de nourriture, mais en s’unissant, ils pourraient s’en sortir. Ou encore leur faire peur en tirant sur eux, dès qu’ils franchiraient le périmètre de sécurité défini par des bouées aux panneaux très évocateurs. Oui, pensa Manou en se rassurant déjà . Ça sera sûrement ça. Le monde est grand. Ils pourront trouver leur bonheur ailleurs. Il se leva, apaisé. Il n’y aurait pas de violence, juste une démonstration de force pour intimider les possibles envahisseurs. Il n’y aurait pas de sang versé. Le conseil sortait de la chambre protocolaire au moment où Manou revenait sur la place du village. Les bruits de la foule, qui un instant plus tôt jacassait de façon incessante, disparurent peu à peu. Mélyl vint se placer sous l’arbre le plus vieux de la place, frappa dans ses mains à plusieurs reprises pour obtenir un silence absolu, puis il s’adressa à ses compatriotes. — Nous avons pris la seule décision qui convenait, commença-t-il de sa voix traînante. Et cette fois, nous l’avons votée à l’unanimité. Mélyl se racla la gorge. Manifestement, ce qu’il avait à dire lui coûtait, ce qui n’était pas dans ses habitudes. — Nous nous sommes installés sur cette île il y a bientôt quinze ans. Vous savez que la planète entière a refusé d’écouter les conseils des écologistes, des scientifiques. Vous savez comment on nous a gentiment éconduits quand les représentants des communautés insulaires se sont déplacés aux Nations unies. Vous éprouvez chaque jour ce que signifie « être déraciné ». Vous avez, comme moi, abandonné la terre de vos ancêtres, les tombes de vos parents et toute une vie d’efforts. Balayées par les eaux ! Rasées, anéanties, engouffrées par le mal nommé « Pacifique », notre océan. » Alors, nous avons décidé de nous enrichir de notre passé et de ne pas commettre une seconde fois les mêmes erreurs. » Nous ne laisserons pas ces bateaux accoster. Manou soupira. Il avait vu juste. Les émigrants seraient priés d’aller trouver ailleurs une terre d’accueil. — Et nous ne les laisserons pas repartir. Ainsi, ils ne ramèneront pas plus de monde encore au prochain voyage. Manou crut qu’il avait mal entendu. Si l’on ne les laissait pas accoster, et qu’en même temps on leur interdisait de repartir, qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire ? Ils ne pouvaient pas les laisser entassés au milieu de l’océan, sans moyens de survie. Non, bien sûr ! À moins que… — Nous les coulerons, tous, dès qu’ils entreront dans notre espace ! Jusqu’au dernier ! 46 Franklin s’installa dans la caverne, le seul lieu parfaitement sec à des kilomètres à la ronde. Il alluma une lampe chargée à bloc par les rayons du Soleil et s’assit face à la source, considérant que l’accès à l’Aratta était plus dangereux qu’il ne le paraissait. De là pouvait surgir n’importe qui, ou n’importe quoi. Il sortit le cristal, qui ne quittait pas sa poche, et chercha l’inspiration dans sa transparence. Le projet que nourrissait Franklin dépassait l’entendement. Il avait besoin du concours de Stuart, ou d’Irina, même s’il se doutait que la jeune femme ne coopérerait sûrement pas. Stuart, par contre, pouvait accepter. Mais il faudrait pour cela lui présenter la chose habilement. Et c’est précisément sur le mode opératoire que Franklin butait. Comment prononcer des paroles violentes en essayant de les amoindrir, mais sans les édulcorer ? Comment lui faire comprendre qu’il avait pris la seule décision possible, sans remords ni scrupule. Sans même une once de regret pour l’image qu’il se faisait de lui-même. Tuer n’était au final pas plus compliqué que ça. Les êtres vivent, et puis un jour meurent. L’assassin est celui qui précipite les choses. — Tu sais que tu fais un bel emmerdeur ! tonitrua la voix de Stuart de l’extérieur. — Ça m’arrive, répondit Franklin en souriant. — Et tu sais que tu vas arrêter de me prendre pour un con, aussi ! Franklin fit mine de s’offusquer, puis il se ravisa. — Vas-y, vide ton sac, se contenta-t-il de dire. Stuart s’adossa contre la roche et se laissa glisser jusqu’au sol, tout près de l’endroit où se tenait Franklin. — Ce n’est pas moi qui vais vider quoi que ce soit. — Tu veux que je commence par où ? — Par me dire ce que tu fais avec les cendres de Malhorne, par exemple. Ou comment tu te trouves en possession de ces deux bambins, sans leur mère. Ou encore pourquoi tu pisses dans une bouteille. J’en ai d’autres, mais je ne vais pas te démoraliser. Il faut bien que je te laisse la possibilité de t’expliquer. Franklin rangea le cristal dans sa poche et se tourna vers le prêtre. — Est-ce que tu as encore la foi, Stuart ? — Qu’est-ce que c’est que cette question à la noix ? — Je ne cherche pas à te piéger. — Alors, où veux-tu en venir exactement ? — Penses-tu que nous autres, humains, avons encore une chance de nous en sortir ? — Nous sortir de quoi ? Bon sang, si tu parlais avec des mots clairs. — Je crois qu’il faut interdire cette Terre aux autres hommes, Stuart. Voilà ce que je pense. — Le rapport avec ce que je viens de te demander ? — Ilis ne m’aurait pas laissé faire… Stuart fronça les sourcils. Il se racla la gorge, puis se lança. — C’est pour cette raison que tu l’as laissée mourir ? — Quand as-tu deviné ? — Presque tout de suite. On ne se balade pas avec une urne funéraire et deux nourrissons sans interloquer le passant, tu sais. Et puis, je ne suis pas aussi couillon que tu le penses. — Je n’ai jamais… — À d’autres, Franklin. Réserve tes mensonges à Tara. Et tes conversations oiseuses sur les prénoms des enfants aussi. Je t’ai observé ce soir. Tu as tout fait pour ne partir que sur des sujets de second ordre. Comme s’il y avait une urgence à nommer ces marmots. Tu veux que je te dise ce qu’ils en pensent de tes réticences sur leurs prénoms ? Ils s’en foutent. Tu m’entends ? Ils s’en battent comme de ma première soutane ! Le prêtre tendit ses mains et commença à énumérer les étapes de son raisonnement. — Un, tu veux garder cet endroit comme une sorte de sanctuaire. Deux, tu assistes à l’accouchement d’Ilis, qui se passe mal. Trois, tu peux intervenir ou laisser faire. Et tu laisses faire. Je préfère ne pas penser que tu l’as aidée à partir. Passons là-dessus. Quatre, Craig te donne les cendres de Julian Stark. Cinq, tu viens me tournicoter autour. Six, tu sais ce que j’ai vu dans l’Aratta. Je te l’ai raconté ! Sept, j’ai pas de sept… Mais, conclusion : tu me prends vraiment pour un con. — J’avoue que tu me bluffes. — Ça n’était pas mon but. J’aurais préféré que tu viennes me voir en me posant directement la question, plutôt que de me laisser parler à ta place. Ah, j’oubliais, je savais bien que j’avais un sept. Donc sept, tu ne t’es jamais remis de la disparition de Malhorne. Alors, tu as fait un savant calcul, qui comporte beaucoup d’inconnues ! — Est-ce qu’on ne pourrait pas lui permettre de revenir ? — Précisément, puisque tu as emporté l’eau d’Ilis. — Tu es brillant, Stuart. — Flagorneur, va ! Non, je commence à me demander si je ne suis pas aussi pervers que toi. Et cette question ne me fait pas vraiment plaisir. — Oh ! défaitiste ! Il y a pire référence humaine que ton serviteur. — En ce monde ? — Là, tu marques un point. Mais admets à ma décharge que nous ne sommes pas très nombreux. Les deux hommes discutèrent à bâtons rompus du sujet. Dans son périple à travers l’Aratta, Stuart avait vu tant de prouesses technologiques, tant de maîtrise du vivant de la part de cette humanité partie coloniser l’espace, que rien ne semblait impossible. L’idée séduisait le prêtre, mais il gardait des réserves sur son application réelle. — Ce sera un clone de Julian Stark, mais en aucun cas il ne s’agira de Malhorne. — Que tu dis, argumenta Franklin. J’ai déjà récupéré une bonne partie de l’eau. Je pense que d’ici vingt-quatre heures, j’aurai le bon compte. Rien n’empêchera alors de procéder à sa réincarnation. — J’aimerais en être aussi sûr que toi, essaya de tempérer Stuart. Qu’est-ce qui te prouve que l’esprit de Malhorne, ou sa mémoire, appelle ça comme tu veux, se trouve dans cette eau souillée ? J’ai vu là-haut de quoi ils sont capables. À partir de rien du tout, ils te remettent en vie des espèces disparues depuis des lustres. Mais de là à dire qu’ils pourront le ramener… — Nous n’en demandons pas tant, le coupa Franklin. Il suffit qu’ils récupèrent l’ADN à partir des cendres. Pour le reste, nous nous en occuperons. Je suis persuadé qu’il suffit de rendre l’âme au corps sur leur Terre pour que ça marche. Tu m’as bien dit qu’il n’y avait plus d’habitants, n’est-ce pas ? Son âme ne pourra alors s’incarner que dans son clone. Ce sera la seule naissance, en quelque sorte… — Vous êtes des malades ! lâcha la voix de Tara depuis l’entrée de la grotte. De parfaits apprentis sorciers. Et vous n’en avez pas le droit ! Franklin et Stuart sursautèrent comme deux écoliers pris en faute. Ils se tournèrent dans un même mouvement vers l’origine de la voix. Tara se tenait debout, une épaule contre la roche, légèrement en retrait de l’entrée. — Je vous écoute depuis un bon moment, précisa-t-elle. C’est édifiant ! Pire que ça même. J’ai rarement entendu une conversation aussi navrante. Mais que l’aventure te tente ou non, Franklin, je te rappelle que tu as pris des engagements sur notre Terre. Et que tu vas les honorer. — Quoi ? Les internautes ? — Précisément. — Et depuis quand ils t’intéressent, mes némonautes ? Tara vint se planter devant Franklin, les mains posées sur ses hanches. — Depuis que nous devons protéger cette Terre, articula-t-elle posément. Voilà depuis quand. Je t’ai détesté quand j’ai trouvé cette lettre sur l’oreiller. Mais j’ai fini par comprendre que tu avais raison sur un point : il nous faut préparer la guerre… ou l’empêcher. Quelques dizaines de combattants armés feraient l’affaire. Pour le moment. Après tout, il n’y a que cette grotte à défendre. Franklin observa Tara un long moment. Dans son esprit se mêlaient deux sentiments : de l’orgueil, pour commencer. L’orgueil d’aimer et d’être aimé par cette femme qui venait de démontrer une fois de plus son intelligence et son sens des priorités. Et aussi de l’agacement. Parce qu’elle contrecarrait ses projets, qu’il n’aurait pas voulu repousser pour tout l’or du monde. — Je constate que votre édifice s’écroule au premier coup de semonce, se moqua Tara pour détendre l’atmosphère. Vous allez rester bouche bée longtemps ? — Tu as raison, une fois de plus, convint Franklin en cherchant le regard de Stuart. Mais je ne m’avoue pas vaincu. — Je vois où tu veux en venir, accepta Stuart. Et je suis partant. Après tout, je suis déjà allé là-bas. Je suis donc sans doute le seul à pouvoir faire cette demande délirante. Laisse-moi l’urne. — Tu vois ? fanfaronna Franklin en se retournant vers Tara. Tu peux me ramener à la raison sans changer nos plans. — Sur lesquels je suis en total désaccord, conclut-elle. Mais je reste démocrate. Allez jouer aux alchimistes, mais plus tard. Que tu sois un apprenti sorcier ou pas, je veux mon câlin. Franklin passa une nuit très agitée. Son sommeil fut hanté par de curieux rêves, cauchemars, fantasmes, il n’aurait trop su dire. Il vit des scènes atroces, des crimes odieux. Il ressentit, comme s’il se fut agi de sa propre chair, l’acier froid d’innombrables lames s’enfoncer dans des entrailles. Il se noya, connu le dernier souffle des vieillards, tomba de falaises vertigineuses. Il goûta la morsure de serpents, d’araignées. Il vit sa tête tomber au milieu d’une foule, en comprenant avec horreur qu’il venait d’être décapité. Il éprouva cent fois au cours de cette nuit l’indicible moment où la vie bascule vers sa fin, cet instant où l’angoisse déferle du fond de l’âme et vient transformer une paix attendue en tragédie abominable. Il émergea souvent, englué dans un sommeil collant dont il ne parvenait pas à se défaire. Il retournait vers ces contrées redoutées, dont il comprenait intuitivement qu’elles ne provenaient pas de lui. Et alors il douta. Était-il charitable de faire revenir Malhorne. Était-ce une bonne chose pour un ami que de le renvoyer vers ces trépas multiples ? Car lui ne connaîtrait pas de répit. Tant que sa mésaventure durerait, Malhorne serait condamné à vivre, à vivre et à vivre. Et donc à mourir autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce que son destin s’achève. Le petit matin le trouva ainsi, exténué par cette nuit écourtée et chaotique. Il chercha du réconfort auprès de Tara, mais sa main se referma sur une couche vide. Il se réveilla d’un coup. Quelque chose d’inhabituel venait de le mettre en alerte. Tara n’était pas une lève-tôt. Elle préférait au contraire se prélasser au lit. Franklin s’habilla en vitesse. Il savait Tara capable d’impétuosité et sans doute de plus, beaucoup plus, si son intérêt allait dans ce sens. Il fouilla frénétiquement ses affaires, les doigts avides de se refermer sur le cristal. Mais il ne le trouva pas. Il se rua alors vers la grotte et buta finalement sur Tara, qui en sortait tout juste. — Où es-tu allée ? demanda-t-il, le souffle court. — Et où veux-tu que j’aille ? s’étonna Tara. Je me suis nettoyée à la source, comme tous les matins. — Mais, bredouilla-t-il, tant l’émotion le submergeait. Tu… tu as pris le cristal ! Tu es allée où ? — Toi, mon chéri, tu nous fais un mauvais trip. Calme-toi, voyons ! Je te dis que je viens de me laver. Tu n’as qu’à sentir mon cou, il a été savonné. Franklin se trouva ridicule. Il enlaça Tara. — J’ai eu peur que tu aies fait une bêtise, avoua-t-il. — Quel genre de bêtise ? — Dans le genre des miennes. — Mais j’ai autre chose à faire que de t’abandonner dans ton sommeil, figure-toi. Si l’intention me passait par la tête, je te le dirais en face, comme les femmes le font en général. — OK, n’en jette pas trop quand même. Mais ça ne me dit pas où est passé mon cristal… — Écoutez-moi ça, « mon cristal » ! Mais c’est que ça a le sens de la propriété pour un écolo donneur de leçons. Tu veux que je te dise où il est ? Il a dû tomber de ta poche quand je t’ai arraché ton pantalon hier soir. Il doit être quelque part près du lit. Tara se dépêcha d’aller elle-même vérifier son hypothèse. Elle mit la main sur la petite sphère la première, à un endroit où Franklin était persuadé d’avoir regardé. Après quoi, ils se préparèrent à honorer le rendez-vous lancé par Nemo, des jours et des jours plus tôt. Mais un événement inattendu allait les retarder encore un peu. Alors qu’ils entraient avec Stuart dans la grotte, la pellicule d’eau qui annonçait l’arrivée imminente d’un visiteur se matérialisa au-dessus de la résurgence. Franklin, Tara et Stuart reculèrent, bouclèrent la porte et se munirent d’armes d’assaut. Ils restèrent en retrait de l’entrée, imaginant qu’un assaillant tirerait sans sommations avant même de poser un pied sur le sol de la grotte. — Hum ! Il y a quelqu’un ? demanda bientôt une voix qu’ils ne reconnurent pas tout de suite. Hé là ! Il y a du monde ? — Merde alors ! murmura Franklin, les yeux ronds de stupéfaction. C’est Craig ! — Tu es certain ? — Je l’ai quitté il y a pas… Je veux dire que je l’ai vu il y a vraiment pas longtemps. Stuart abaissa le canon de son fusil. Lui aussi avait reconnu la voix de leur ancien ennemi. — C’est la salle des pas perdus, ici, grogna-t-il entre ses dents. Tu vas voir, bientôt, on sera en état de surpopulation. — C’est un peu la raison de notre départ, Stuart. Si tout se passe bien, nous reviendrons plus nombreux… — Je ne voudrais pas déranger, dit la voix de Craig à travers le treillage. Mais je ne suis pas seul et ça risque de pousser au portillon ! Franklin, qui se trouvait au plus près de la porte, vit, incrédule, un billet d’un dollar passer entre deux tiges de bambou, juste sous son nez. — C’est mon dernier, expliqua Craig. Je l’ai pris pour le partager. Le dollar symbolique en quelque sorte. — Putain ! C’est pas vrai. Il veut faire copain-copain maintenant ! Ils ouvrirent, révélant ainsi Craig à la lumière de ce nouveau monde. Le milliardaire cligna des yeux plusieurs fois avant de s’habituer. — Ça sent bon chez vous, dit-il pour tout premier commentaire. — Les salopards de votre espèce n’ont pas encore commencé leur travail de sape, ne put s’empêcher de lâcher Stuart. — Ça, c’était une réplique pour moi ! se lamenta Franklin. Qu’est-ce qui va me rester si… — Vous le prenez ou pas, ce dollar ? le coupa Craig, le billet de banque toujours tendu entre deux doigts. — De quels autres visiteurs parliez-vous à l’instant ? s’enquit Tara. — Des techniciens, rétorqua Craig. Oh, rassurez-vous. Tous volontaires et triés sur le volet. Aucun maniaque de la gâchette parmi eux. Vous n’aurez à vous inquiéter de rien. — Et qu’est-ce qui vous fait dire que nous avons besoin de quoi que ce soit ? — Mais, l’évidence ! répondit-il sur un ton très courtois en désignant la palissade et les huttes sommaires. L’évidence ! Mes techniciens ont apporté avec eux du matériel directement issu de mes entreprises. Je devrais dire, feu mes entreprises. Mais laissez-les venir, vous comprendrez. Franklin se glissa dans la grotte. À un mètre au-dessus du sol, il voyait plusieurs silhouettes vêtues de blanc qui flottaient dans l’air. Il fit un signe de tête dans leur direction, accompagné d’un geste d’invitation. Un premier homme sortit de l’Aratta. Il portait une longue tige métallique, qui paraissait sortir de nulle part, jusqu’à ce qu’un deuxième homme sorte à son tour du néant, les mains chargées de la seconde extrémité de l’objet. Franklin assista alors à un véritable déchargement. On aurait dit que plusieurs semi-remorques attendaient dans la bulle. Caisses, structures métalliques, bidons par dizaines, parois concaves en verre souple, la quinzaine d’hommes, tous vêtus de blanc, se relayèrent pendant une demi-heure pour achever leur travail. — Ça n’est même pas encore commercialisé, expliquait Craig quand Franklin quitta la grotte. Ça devait être mis sur le marché d’ici deux ou trois ans, le temps qu’on finisse d’amortir la dernière génération de moteurs thermiques. Nous en aurons besoin ici, c’est une certitude. — Mais qu’est-ce qui vous fait croire que votre aide nous est nécessaire ? hurla Franklin. Je ne me suis quand même pas cassé le cul toutes ces années pour retrouver un type comme vous sur mon chemin ! Merde ! — Ça, c’est un cri du cœur, répondit Craig sans s’énerver. Ça doit faire du bien de pousser une gueulante de temps en temps. — Mais il se fout de moi en plus, marmonna Franklin en se frottant les tempes. — Il n’a pas tort, Franklin, intervint Tara. Denis Craig nous a expliqué la fonction de ce matériel. Ce sont des moteurs à hydrogène, des capteurs solaires dernier cri et une unité de production d’hydrogène liquide. — Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir foutre avec des moteurs à hydrogène ? continua de beugler Franklin. — Ayez un peu d’imagination, mon cher Franklin, l’encouragea Craig. Avec ces moteurs et le reste du matériel, on pourra voler, rouler, démultiplier la force animale, que sais-je encore. Et quant à ma présence parmi vous, rassurez-vous, elle sera de courte durée, comme je vous l’ai d’ailleurs expliqué il n’y a pas longtemps ! La cause de Denis Craig fut entendue. Il fallut à Franklin plus de temps qu’aux autres pour s’y ranger, mais en deux heures de palabres, l’affaire fut réglée. Le matériel fut stocké en dehors du campement, sous une simple bâche plastique qui le protégerait des intempéries. Mais les techniciens durent repartir sur-le-champ, à l’exception de deux d’entre eux, choisis par Craig lui-même. Franklin s’était massivement opposé à ce qu’une troupe étrangère soit acceptée sur ce qu’il appelait injustement sa Terre. Tara essaya bien de le convaincre, mais Franklin usa des pires arguments pour faire accepter son point de vue. Et, en fin de compte, Tara céda, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Le dernier argument de Franklin, en l’occurrence ne pas se rendre au rendez-vous de Nemo, l’emporta sans contradiction possible. Persuadés qu’il n’était plus un danger pour eux, tous acceptèrent que Craig reste aussi. Le presque septuagénaire s’était de toute façon assis près du feu. Il aurait fallu le porter jusqu’à la caverne pour le jeter de force dans l’Aratta. Personne n’avait le cœur à faire une chose pareille. Mais il se releva dès qu’il comprit où partaient Franklin, Stuart et Tara. — J’en suis ! dit-il sans même leur demander leur avis. — Vous en êtes de quoi ? — Mais du voyage, Tara, répondit Craig tout simplement. Je viens avec vous. Et plus exactement avec Stuart. Vous ne pouvez pas refuser ça à un condamné en sursis, n’est-ce pas ? — Eh bien, puisqu’on en parle, opposa Franklin. — J’accepte, intervint Stuart. Nous sommes en train de bâtir un nouveau monde. Alors, je me refuse à en exclure quiconque. Venez, Denis, ainsi je me sentirai moins seul. C’est que nous ne partons pas exactement en voyage d’agrément. Le danger est réel. — Pour ce qui est des risques, apprécia Craig en emboîtant le pas au prêtre, les plus redoutés sont quelque part devant mes pas. Quoi qu’il en soit et quoi que je fasse. — Alors, l’affaire est entendue ! envoya Stuart vers Franklin et Tara, qui n’avaient toujours pas bougé. Vous venez, les tourtereaux ? Ils entrèrent dans l’Aratta un peu avant que le Soleil bascule derrière l’horizon. Ils partirent à quatre, puis Stuart et Craig laissèrent leurs compagnons sous la cathédrale Saint-Patrick, au plus près du port industriel de New York. Le prêtre irlandais tenait, enfermés dans un sac à dos, l’urne contenant les restes de Julian Stark et trois bouteilles remplies des urines de Franklin. 47 Dans le désert, l’attente se transformait en supplice. Milos l’éprouvait pour la première fois. Lorsque Wulm était revenu, accompagné des siens, Milos avait patienté le temps que l’on statue sur son sort. L’épreuve avait duré près d’une journée pleine, une journée passée à ressasser la chaîne d’événements qui l’avait mené là. Et, quel que soit l’angle sous lequel il l’envisageait, Milos ne parvenait pas à définir quand tout cela avait commencé. Bien sûr, il en connaissait l’origine. La libération d’Ilis était un point de départ évident, mais il ne le satisfaisait pas. Dans la tourmente d’idées qui occupait son esprit, Milos ressentait sourdement que son destin était lié depuis sa naissance à celui de l’Éternelle. Et cette seule pensée lui donnait le vertige, car elle impliquait un nouvel abîme de hasards et de péripéties. Sans le savoir vraiment, il cherchait comment il avait trouvé sa place dans la chaîne du vivant. Ou comment sa place avait été définie par ce maelström. Milos, que tout avait conditionné à devenir un délinquant, un futur bon client pour les prisons d’État américaines, s’était transformé en libérateur. Et ce destin hors du commun, il le devait à Ilis, et à personne d’autre. Gail serait fière de lui. Il faudrait qu’il lui raconte, qu’il demande à Wulm de projeter dans son esprit ses propres souvenirs. S’il la revoyait jamais. Mais là, enchâssé dans les résidences souterraines des Staulms, son avenir lui paraissait incertain. Maintenant qu’il avait rempli la mission que lui avait confiée Ilis, Milos se demandait ce qui allait se passer. Certes les néandertaliens l’avaient accepté dans leurs rangs, mais ils refusaient pour le moment de quitter leur monde pour la Terre verdoyante où Ilis se proposait de racheter une faute antédiluvienne. Milos se voyait mal repartir seul, ou même simplement accompagné par les Staulms qu’il avait formés dans la Fondation. Il n’accepterait pas le jugement d’Ilis. Milos se retourna sur sa paillasse. Il commençait à avoir des impatiences dans les jambes. Bouger lui ferait du bien, mais bouger pour faire quoi ? Dans ce drôle de village souterrain, les Staulms ne faisaient rien, en apparence, tout au long de la journée. Ce n’était qu’au coucher du Soleil qu’un début d’activité commençait à les agiter, comme des abeilles dans une ruche. Au-dessus de lui, à une dizaine de mètres, la surface du désert atteignait près de soixante degrés au plus fort de la journée. Les Staulms y faisaient cuire leur nourriture. Milos avait cru un temps que nulle vie ne s’y épanouissait. Il en fut pour une surprise de plus. Guidé par Wulm dans un Univers hostile, le jeune homme avait pu admirer l’incroyable foisonnement d’espèces qui s’épanouissaient en surface, sitôt le Soleil couché. Cette découverte, ajoutée à la somme de ses expériences des mois écoulés, avait fini par asseoir en lui une forme peu dégrossie de philosophie. De bouillonnant jeune mâle obnubilé par ses frasques sexuelles, Milos était en passe de s’assagir véritablement. Le rythme lent du style de vie des Staulms et la précarité réelle dans laquelle ils se trouvaient tous confinés donnaient une base solide à ce nouvel envol personnel. Milos se rendait compte qu’il n’avait pas su profiter de la prodigalité de sa propre civilisation. Par rapport aux Staulms, il avait été un privilégié toute sa vie, même à l’orphelinat où il avait grandi. Ici, sur et sous cette plaine surchauffée par le Soleil, vivre signifiait combattre, au quotidien. Et cela n’avait finalement rien à voir avec ses petits atermoiements passés. Les Staulms vivaient de peu de chose et semblaient merveilleusement s’entendre entre eux. À aucun moment Milos n’avait senti d’animosité monter dans leurs rangs. Et ce n’est pas leur silence permanent qui lui inspirait ce sentiment. La violence, Milos la connaissait bien. Il savait qu’elle se passe de mots ou de cris, qu’elle se propage de proche en proche comme une traînée de poudre et qu’elle gagne sans qu’on s’en rende compte les cœurs des plus calmes. Les Staulms, eux, étaient d’authentiques êtres évolués pratiquement dépourvus d’agressivité naturelle. Ce caractère majeur de leur comportement fascinait Milos. Il considérait les Staulms comme des semi-débiles au regard de leur développement technique, mais il leur enviait leur capacité de coexistence. Même l’arrivée de centaines de leurs congénères libérés de l’esclavage n’avait pas altéré l’atmosphère de paix qui les solidarisait. Les nouveaux venus avaient été accueillis. On leur avait fait de la place. On avait su partager l’eau, la nourriture et le couchage. Bien sûr, chacun devait savoir qu’à court terme, ce surplus de bouches à nourrir allait poser des problèmes. Mais il n’avait pas été envisagé une seule seconde d’abandonner des frères. Et, là encore, Milos avait solitairement tiré son chapeau. La débrouille, il avait connu. La notion de prise de guerre résonnait dans sa tête comme une norme. Mais la solidarité, l’entraide… Milos entendit des bruits de pas très proches. Il s’assit sur la paillasse et attendit. L’alvéole souterraine où il résidait tout au long du jour ne possédait pas d’autre issue. Wulm apparut dans la maigre lumière qui tombait d’un trou dans le plafond. Il se courba pour franchir l’arrondi de la porte, puis vint s’agenouiller près de Milos. Le jeune homme comprit aussitôt qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Wulm ne souriait pas. Il avait même un visage fermé, concentré. Le Staulm posa ses mains sur les épaules de Milos et força son attention. Bientôt, Milos commença à visualiser la pensée de Wulm. Il vit le Grand Rouge et le long tunnel qui le perçait. Il vit aussi le gardien des lieux, ce grand Staulm longiligne, capable de fermer totalement son esprit aux autres. Lorsque Wulm fut certain que Milos avait bien reçu son message, il lui prit la main et l’entraîna dans les souterrains de la communauté enterrée. Tout près de la sortie, ils durent se frayer un chemin à travers une foule compacte. Tous les Staulms, ou presque, étaient réunis pour assister à leur départ. Il y avait là près de trois mille êtres humains, la totalité des néandertaliens libérés par le commando de Milos et une partie des autochtones. Des centaines de mains les touchèrent avant qu’ils gagnent l’air libre. Milos soupira en retrouvant un ciel au-dessus de sa tête. Vivre sous terre ne lui plaisait pas beaucoup. Les deux jeunes gens s’élancèrent en silence dans le crépuscule. Le désert exhalait la chaleur emmagasinée pendant la journée, rendant presque entêtantes des odeurs épicées qui faisaient penser au curry. Le Grand Rouge se trouvait loin à l’est, à trois nuits de marche. Moins s’ils se dépêchaient. 48 Traverser Manhattan, main dans la main avec Tara, sans être inquiétés une seule seconde par des agents du réseau des Implants, sans être incommodés par les rejets de dioxyde de carbone, Franklin appréciait. D’autant plus que la ville ressemblait à son plus beau fantasme de réussite humaine : l’apocalypse. Il ne semblait plus y avoir personne. Les rues étaient jonchées de débris de toutes natures, les voitures encombraient les chaussées sans aucun ordre apparent. À un moment, ils avaient aperçu une colonne de véhicules blindés et s’étaient réfugiés dans une bouche de métro. Ils n’y étaient pas restés. Des bruits dérangeants, d’origine humaine incontestablement, leur avaient fait comprendre qu’il se passait sous terre des scènes dont ils pouvaient sans problèmes se passer. La patrouille disparue, ils s’étaient alors vite remis en marche, en direction du plus proche tunnel de franchissement de l’Hudson. L’air de New York était frais. Il n’y avait que très peu de bruits, aucun hélicoptère, aucune trace d’avion de ligne dans le ciel. Il ne restait plus qu’une ville aux airs fantomatiques. Ce qui avait été l’un des emblèmes du monde occidental s’était étiolé en peu de temps. — Quelque chose m’échappe, dit Tara, alors qu’ils ressortaient à l’air libre, sur la rive de Jersey City. Pourquoi prendre un bateau ? Il serait plus simple de retourner directement dans l’Aratta, non ? — Ma foi, répondit Franklin après une courte réflexion. Tu n’as pas tort. Mais j’ai pris ce rendez-vous avant que ce merdier commence. Et puis, devenir le capitaine Nemo une fois dans ma vie, ça flatte mon ego ! — Orgueilleux ! — Jalouse ! — Macho à la gomme… Franklin s’arrêta et enlaça Tara. Ils partirent ensemble d’un grand éclat de rire. — Putain ce que c’est bon d’être avec toi ! cria presque Franklin. On va pouvoir tout recommencer, tout ! Et sans faire les mêmes erreurs en plus. C’est pas formidable, ça ? — Si, si, sans doute, le tempéra Tara. Mais nous ne sommes pas éternels. D’autres prendront notre place, et alors, va savoir ce qu’ils voudront faire. — Rien de plus que ce que nous leur aurons mis dans la tête, ma belle. Rien de plus, rien de moins. Tout se trouve entre nos mains. Tara l’observa avec un drôle d’air dont Franklin ne parvint pas à interpréter le sens précis. Ils reprirent leur marche et arrivèrent bientôt en vue du quai 112. Le poste de vigiles était abandonné et la double porte grillagée était ouverte, sans plus aucune surveillance. — Tu es certain qu’il va rester du monde à t’attendre ? questionna Tara. Si le temps s’est écoulé ici comme chez nous, alors ça fait quinze jours que tu as raté ton rencard. — Peut-être, et vu la tête de la ville, je ne serais pas très étonné que tu aies raison. Mais, dans ce cas, il restera les fidèles, les purs, ceux qui n’ont rien à perdre. Et c’est justement ceux-là que je veux emmener dans notre galère. Ils longèrent le quai sur une centaine de mètres. Le bateau était là, amarré par de solides bouts enroulés avec art autour d’énormes bites corrodées. Le navire mesurait une centaine de mètres de la poupe à la proue et avait des airs de vieille carcasse passablement rouillée. Des bruits de voix sortaient par les hublots ouverts. Sur le pont arrière, il y avait un cheval, qui se mit à hennir à leur approche. — Tu vois, dit Franklin. Ils sont là. Mes doux agneaux ! Il y a même un canasson. — Tu ne vas pas nous verser une larme, quand même. — Tu ne peux pas te laisser aller une fois de temps en temps, Tara ? C’est la première fois que je vais rencontrer mes némonautes. Après quinze ans de guignoleries sur tous les fronts, permets-moi d’être ému. C’est possible, ça, d’être ému ? Franklin n’attendit pas la réponse de Tara. Il monta sur la passerelle et prit pied sur ce qu’il considérait comme son navire. Il ouvrit la première porte qu’il rencontra et pénétra dans une salle simplement occupée par quelques bancs vieillots. La peinture qui recouvrait les cloisons métalliques semblait très épaisse, plus épaisse même que le support qu’elle était censée embellir. Il y avait sur le sol un revêtement de type linoléum à ce point usé qu’on pouvait apercevoir le parquet d’origine à certains endroits. — Ben, dis donc ! Virgile ne s’est pas foulé. Ça prend la mer, un truc pareil ? — Nous n’avons pas encore testé, dit la voix de Virgile Macare dans leur dos. Nous t’attendions, figure-toi ! Franklin et Tara firent volte-face et se retrouvèrent nez à nez avec le gestionnaire de la fortune Malhorne. — J’ai pris ce que j’ai trouvé, ajouta-t-il en désignant le bateau. Et ces temps-ci, je ne sais pas si vous l’avez constaté, mais les commandes suivent assez mal. — Avoue donc que ça te fait plaisir de nous voir, rugit Franklin en ouvrant les bras. Pète un coup, mon bon juriste, ça détend ! Virgile eut un sourire vaguement pincé, puis ses dents apparurent et il avança vers Franklin. — C’est très élégant. Tu ne m’as jamais ménagé, mon vieux, dit-il en empoignant Franklin, puis Tara. Mais cette fois, c’est le pompon. Passer quinze jours avec tes troupes est plus qu’une cure de jouvence. — Ne dis pas n’importe quoi, plaisanta Franklin. Tu n’as jamais été jeune. — Ne l’écoute pas, Virgile, positiva Tara. C’est un vieux grincheux, à présent. Virgile Macare lança : — Et quel est le programme ? — On largue les amarres, rassemblement des troupes sur le pont arrière et on discute une fois en mer. La statue de la Liberté diminuait peu à peu. Plantées sur l’horizon, des colonnes de fumée marquaient l’emplacement d’incendies. Des immeubles entiers avaient été carbonisés, rappelant de bien fâcheux souvenirs. Les pyromanes avaient dû s’en donner à cœur joie. Privés des règles qui prévalaient dans la vie en société et des forces armées pour les faire respecter, les habitants avaient laissé éclater leurs fantasmes. La ville était devenue le théâtre d’exactions quotidiennes. Et la vieille radio de bord attestait que des scènes identiques endeuillaient toutes les villes de la côte est, sur des milliers de kilomètres vers le sud comme vers le nord. D’après ce que Virgile put en dire à Franklin, New York s’était vidé de ses habitants au cours de la deuxième semaine suivant l’interruption généralisée de tous les systèmes informatiques. Cet exode, tout d’abord spontané, avait bien vite été encouragé par les autorités militaires. C’est en tout cas ce à quoi il avait pu assister depuis le port, qu’il n’avait pas quitté. Les stocks de nourriture n’avaient pu être remplacés que de manière très sporadique. Il valait donc mieux migrer vers des zones de moindre densité humaine si l’on voulait éviter de se faire égorger pour une simple bouteille d’eau ou un paquet de riz. Il avait fallu repousser des intrus, logiquement attirés par les quais et leurs hangars remplis de marchandises. Les fusils d’assaut entreposés dans les soutes du navire avaient été utilisés plusieurs fois. Et Virgile n’était pas certain que personne n’avait été touché au cours de ces échauffourées. Américain, fier de son pays, il n’en revenait pas. Il ne pouvait pas comprendre que tout puisse disparaître en si peu de temps. Franklin, de son côté, savourait le constat dressé, et tentait de le cacher à Virgile. Il s’appliquait à poser correctement le maquillage exigé par Nemo, cachant parfois sa bouche derrière une main, pour que son ami ne le voie pas sourire. — C’est le bordel absolu, certes ! tenta-t-il quand même pour rassurer Virgile. Mais ne t’en fais pas trop. C’est la fin du monde que nous avons connu toi et moi. Ça, je ne te le cacherai pas. Mais ce n’est pas la fin de l’humanité ! C’est trop tôt pour parler d’une pareille douceur. Le règne de la démerde est venu, c’est tout. Et il vaudra mieux vivre à Ouagadougou qu’à Washington, si tu veux mon avis. Là-bas, au moins, on sait encore se débrouiller tout seul. D’une manière générale, il vaudra mieux dans les temps à venir habiter sur l’équateur que dans le coin. L’hiver prochain risque d’être rude. — J’aimerais partager ton optimisme… — Moi ! Optimiste ? C’est la meilleure que j’ai entendue depuis bien longtemps. Ne va pas raconter ça à mes troupes, tu te ferais lyncher ! Virgile allait rebondir, mais Franklin se leva au même moment. — Mon habit de moine est au petit poil, lança-t-il en s’admirant dans le miroir de la cabine. Allons-y, mon vieux frère. Ne faisons plus attendre nos braves soldats. Tous les internautes qui avaient répondu à l’appel de Nemo se trouvaient réunis sur le pont arrière. Leur nombre n’atteignait pas la centaine. D’après Virgile, ils auraient dû être beaucoup plus nombreux, mais les événements avaient bien vite clairsemé leurs rangs. Certains parmi eux avaient des familles, des attaches de toutes natures, et les événements qui venaient d’ébranler le monde avaient eu raison de leur motivation. Franklin apparut sur une coursive dominant le pont arrière. Il était torse nu, avait partiellement maquillé son visage et portait une sorte de pantalon court en coton épais qui lui arrivait à mi-mollets. Nemo venait de remplacer Franklin. Il posa ses mains sur le dernier barreau de la balustrade, campa ses pieds bien écartés pour contrer le léger roulis et jeta un regard vainqueur sur sa foule. — Salut les Terreux, clama-t-il en lançant ses poings fermés vers le ciel. Salut mes cérébrés, vous tous que j’ai réussi à faire venir malgré des années passées à essayer de vous ruiner le moral. Cent visages se levèrent vers la balustrade. Des sourires apparurent, des rires aussi, et puis des acclamations, des vivats et des applaudissements. Même le cheval s’ébroua un court instant, juste avant que Nemo reprenne : — Je sais, je vous ai fait languir, voire plus que ça. Mais c’était pour la bonne cause, croyez-moi. Franklin se tourna dans la direction de la côte. Il désigna les colonnes de fumée qui s’élevaient au-dessus de New York. — Vous venez de vivre des heures difficiles. Et vous ne savez pas vraiment pourquoi. Bien malin celui qui, parmi vous, pourrait me donner le début de la réponse. Qu’est-ce qui est arrivé à notre monde ? Franklin fit une pause. Il attendait une ou plusieurs manifestations de la part des jeunes gens immobiles devant lui. Mais l’assistance restait suspendue à ses lèvres. — Je vois que ce sont les mêmes que sur le Net, poursuivit-il en souriant à pleines dents. Eh ! Les comprimés du cortex, on va se lâcher à partir de maintenant. Vous ne m’avez pas attendu pendant deux semaines pour jouer aux poissons clowns, non ? ! Alors, je recommence, qu’est-il advenu du monde merveilleux dans lequel je pouvais faire le con par écran interposé il y a quinze jours encore ? J’attends !… — Nemo, t’as mis dans le mille ! dit une grosse voix anonyme. Tu nous avais prévenus, et voilà ! — Pas mal, rétorqua Franklin. Mais avoue que c’est un peu court, camarade. Non, je ne suis pas prophète, et oui, j’aurais quand même préféré me tromper. Mais c’est un fait, je suis dans la confidence depuis quelques lustres, depuis en fait une vingtaine d’années. Ça va vous sembler inouï, mais j’ai approché la vérité qui nous occupe en 2010, période à laquelle je pratiquais le respectable métier d’ethnologue. Eh oui, mes cailles, Nemo s’est intéressé de près à la matière humaine. Il faut dire que pour sérieusement conchier une espèce, il vaut mieux s’en être approché au plus près, n’est ce pas ? » Donc, je vous disais, avant de m’interrompre moi-même, que je portais un joli petit nom bien de chez nous. Ça, c’était pour la confidence. Ceux et celles qui ne viendront pas au bout du voyage que je vais vous proposer, s’il s’en trouve, auront cette gentille consolation pour retourner vers le merdier qu’on aperçoit encore un peu. Bref ! » Moi qui vous parle, j’ai… je… Franklin hésitait. Il avait soudain un trac fou. Il venait de réciter son laïus d’une seule traite, mais à présent, il s’apprêtait à rentrer dans le concret. Il n’en menait pas large. De cet instant allait dépendre l’engagement de ses troupes. — Je vous dois la vérité, reprit-il après une longue, très longue minute de silence. Vous me connaissez sous le pseudonyme de Nemo. Mon état civil est tout autre. Ce qu’aucun d’entre vous n’a jamais mis en doute, je suppose. Je m’appelle Franklin Adamov, voilà, vous savez, je mets ainsi un terme brutal à quinze ans de fantasmes sur la toile. Son ton venait de changer ; Franklin était en train de déshabiller Nemo pour retrouver le chemin de la lumière. Il se mit alors à s’exprimer normalement, sans utiliser les vociférations tonitruantes qui avaient fait les heures de gloire du trublion du Net. — Il y a vingt ans, j’ai découvert une statue en Amazonie qui a changé le cours de ma vie. Il s’agissait d’une pièce dans une affaire qui a été connue sous le nom de « Malhorne ». Même les plus jeunes d’entre vous doivent en avoir entendu parler. Et pour les moins jeunes, évidemment ! » Je ne sais pas très bien comment vous dire ça pour que vous me croyiez sans douter, mais l’histoire de Malhorne, à peu près telle qu’elle est relatée dans ce film, est tout à fait authentique. Malhorne était l’auteur de la statue que j’ai trouvée, une statue datée du XVI esiècle. Et nous en avons découvert d’autres, six pour être précis. Vous devez vous demander comment nous avons fait ? Eh bien, le plus simplement du monde : Malhorne nous a montré lui-même ! Eh oui. Si on adhère à l’idée qu’un homme se réincarne en se souvenant de son passé, cet homme peut vous donner des secrets sur ses vies antérieures. Le plus simple est alors d’aller vérifier. C’est exactement ce que nous avons fait. Et quand je dis « nous », il s’agit d’une équipe de spécialistes, réunis au sein d’une Fondation financée par Denis Craig. Il y avait là des femmes et des hommes, pour la plupart jeunes, entre vingt et trente ans au plus. Quelques-uns peu plus âgés s’étaient regroupés sur un bord, du côté des chaloupes et formaient une sorte de club des seniors. Franklin les regarda tout en parlant, laissant ses yeux vagabonder sur leurs visages. Il put lire de l’étonnement, voir naître des sourires, se cabrer des sourcils, se rider des fronts. Mais, quand les inconditionnels de Nemo comprirent qu’il ne plaisantait pas, Franklin découvrit une nouvelle vague de sentiments. Et il s’en reput à loisir. Ce n’était pas tous les jours qu’il pouvait assister à un tel panel d’expressions faciales. Au milieu de la foule, il vit aussi Tara, qui lui adressait un sourire délicieux. Un sourire plein d’énergie positive qui lui disait : « Vas-y, continue, tu t’en sors très bien ! » Alors, Franklin poursuivit. — Malhorne, comme vous le savez aussi, s’est donné la mort à la fin de cette histoire, pour échapper aux mains de Craig. Je reste persuadé qu’il connaissait le dénouement depuis le départ et qu’il s’est intentionnellement jeté dans la gueule du loup. Et quand je dis « depuis le départ », c’est vraiment le départ. Sinon, pourquoi aurait-il sculpté sept statues ? » Je me suis enfui avec un bébé, résultat d’une fécondation in vitro dont le sperme était celui de Malhorne. Craig a joué aux apprentis sorciers. Et il a perdu. » L’enfant que j’ai arraché à ses griffes avait reçu l’âme de Malhorne en héritage. L’âme de son propre père, si cela veut dire quelque chose. » Avec l’aide de Tara, qui se trouve parmi vous, je me suis réfugié en Amazonie, là où tout avait commencé pour moi. Franklin se sentait à présent à l’aise. Il parlait fort, pour couvrir le bruit du moteur, mais il ne hurlait plus. Il avait trouvé la sérénité nécessaire pour cet instant qu’il jugeait historique dans son cheminement personnel. Il parla près d’une heure, racontant par le menu les deux années passées auprès de ses amis et de l’enfant en Amazonie. Puis le carnage orchestré par Craig, la perte de Bout de chou, l’insupportable chagrin, le départ, l’exil, la descente au cœur de ses propres enfers. Et ensuite la remontée. Vers la vie, les hommes, vers Nemo. Il raconta comment Tara et les autres avaient retrouvé la trace de Bout de chou, vingt ans après l’avoir crue morte. Il exposa devant un auditoire séduit toutes les pistes du vivant qui avaient conduit des humains banals vers un destin exceptionnel, vers l’Aratta. Lorsqu’il mentionna ce nom, Franklin vit bien aux ridules d’incompréhension qui parcouraient les visages que la partie la plus ardue de son exposé n’allait pas être comprise facilement. — Quelques connaissances en astrophysique m’aideraient, poursuivit-il. En clair, je veux dire – en langage du profane que je suis – qu’il existe différentes possibilités d’existence. Différents plans du réel. Ça paraît complètement fou, mais je l’ai vu de mes propres yeux. Tara l’a vu aussi, elle pourra l’attester, et bientôt, ceux d’entre vous qui voudront continuer l’aventure le verront aussi. » Il existe dans… l’Univers, je crois, une matière insensée que les anciens ont appelée « l’Aratta », et qui relie notre monde à d’autres. Notre Terre à d’autres Terres. Comprenez-vous ce que cela implique ? Il y a d’autres humanités qui coexistent dans des sortes d’Univers parallèles ! — Hé ! Nemo ! dit une voix dans la foule. T’as trouvé des nouveaux hallucinogènes, dans ton Aratta ? Franklin s’arrêta aussitôt. Des réflexions de ce genre, il s’y attendait. Elles étaient même nécessaires. Quelques rires naquirent çà et là, puis des conversations les remplacèrent. Franklin ne bougea pas. — Non, sans blague, reprit la même voix. C’est quoi ton histoire ? Tu es gourou d’une secte ou quoi ? — Tu n’es pas obligé de venir, camarade, répondit enfin Franklin. Personne ne l’est, d’ailleurs, sauf peut-être ce canasson. Mais, si tu viens, il faudra au moins m’accorder le bénéfice du doute. Isolé vers l’arrière du bateau, un homme d’une cinquantaine d’années ne perdait pas une miette des paroles de Franklin. Cet homme, venu des jours plus tôt à cheval, comprenait parfaitement ce que signifiait cet Aratta, même s’il ne donnait pas ce nom à ce qu’il considérait comme étant le plus grand mystère de la science moderne. Théoricien brillant de la physique quantique, Arthur Darblay ne pouvait pas ne pas entrer en résonance totale avec ce que d’autres autour de lui commençaient à tourner mentalement en dérision. Tara s’approcha de lui doucement. — Je comprends que cela vous chamboule, dit-elle d’une voix très douce. Vous voulez vous asseoir ? L’homme acquiesça d’un signe de tête. Il était visiblement trop ému pour parler tout de suite. Il se laissa glisser jusqu’au pont et adressa un sourire triste à Tara. — Pardonnez-moi, madame, je… — J’ai voyagé dans l’Aratta avec Franklin, expliqua-t-elle. Je peux vous assurer que ce qu’il raconte est… — Magnifique ! acheva Arthur Darblay. Tout bonnement prodigieux. J’ai consacré ma vie à… Darblay ne put terminer. De gros sanglots secouaient sa gorge et des larmes commençaient à rouler sur ses joues. Pendant que Tara tentait de le calmer, Franklin, qui avait peu à peu calmé ses détracteurs, continuait son exposé : — C’est là que je vous propose de partir. Alors, je vous demande de trancher en votre âme et conscience. Je ne peux vous assurer un retour. Peut-être aurons-nous cette possibilité, peut-être pas. Et pour ma part, je ne souhaite pas revenir. J’ai trouvé ce dont je rêve depuis des années, une Terre vierge de toute salissure où nous pourrons tout recommencer sans commettre les mêmes erreurs. Ma question à présent concerne chacun d’entre vous. Individuellement. » Oubliez ce que vous saviez de moi. Oubliez Nemo. Ne pensez qu’à vous et à ce que vous voulez vraiment. Et répondez à cette question : m’accompagnerez-vous sur ma planète ? Renoncerez-vous à tout ce que vous possédez en ce monde pour aller défendre l’accès de l’Aratta ? Êtes-vous prêt à mettre votre vie en jeu pour préserver ce que la vie nous a donné de meilleur ? Une Terre parmi d’autres IV État de l’écosystème global : en cours de régénération. Compte de la population sapiens : 25 milliards. Compte de la population néandertalienne : 0. Éternel : Sil. Unité de temps : 2 de la Terre de référence. Organisation sociale : fédération de planètes. Que dire de cette humanité, sinon qu’elle réussit si bien à appauvrir son écosystème qu’elle ne trouva d’autre solution pour survivre que de se tourner vers l’espace ? Ce qui la sauva finalement, c’est de s’être très tôt dirigée dans la voie des sciences et des techniques. Elle découvrit les vertus de la vapeur, du pétrole et de ses dérivés, bien avant ses humanités sœurs. Si bien qu’elle plaça son premier satellite en orbite huit mille ans avant Spoutnik . À partir de là, son envol vers les contrées glacées de l’espace interstellaire est placé sur des rails. De découverte en découverte, ses cerveaux mirent au point des procédés de déplacement de plus en plus rapides, qui permirent à cette civilisation de couper le cordon ombilical avec une planète ravagée par ses débordements. Un constat simple et pourvu de peu d’intérêt. Son Éternel, en revanche, fut sans doute le plus actif des sept dans l’Aratta. Sil fut le plus illuminé des Éternels. Et son désir de guider les hommes vers des contrées spirituelles allait le conduire à cheminer sur les sept mondes, proposant de-ci de-là des versions de religions qu’il inventait intégralement et dictait à ses futures victimes. Sil était un chercheur empirique. Il se préoccupait de la psyché humaine, du rapport au sacré et de la peur qu’entretenaient ses contemporains avec leur propre disparition. Il ne s’embarrassait pas de détails. Ce qu’il voulait, c’était canaliser ces peurs ataviques du mieux possible. Alors, il tenta tout ce qui lui passait par la tête. Au commencement de sa longue quête, la mort occupa une place centrale dans ses tentatives. La mort et les sacrifices, humains de préférence. Sil constata très tôt que rien ne rassure davantage un homme pétri d’angoisse que d’en voir mourir un autre. Il poursuivit dans cette voie sur toutes les Terres. Mais de la peur de mourir à la fascination pour la boucherie, il n’y a qu’un pas. Un pas que les communautés embrigadées franchirent sans scrupule. Alors, maintes fois dépassé par ses disciples, Sil se contenta souvent de les abandonner à leur sort, attendant que le temps accomplisse son travail, aucune civilisation ne pouvant prétendre à l’éternité. Mieux armé par de multiples tentatives, Sil établit une énième base de peuple mortifère sur la Terre de Gursk, sans savoir qu’il allait être un exemple pour ce Zagul-là. Gursk se jeta avec gourmandise dans cette direction, en y apportant des modifications notables. Sil découvrit plus tard qu’un autre moteur gouvernait l’humain : l’amour. Et le besoin d’être aimé. Alors, allait commencer pour lui le véritable grand œuvre. Certaines de ses expérimentations se terminèrent dans des débordements de dépravation sexuelle, d’autres se ratatinèrent par excès d’ascèse, d’autres enfin, et ce furent ses plus grandes fiertés, finirent par s’établir durablement dans des versions plus ou moins proches de la culture christique. Celles-là restèrent pour lui la pierre de base à partir de laquelle il construisit les autres, toutes les autres. Car après tant et tant de tentatives en tous sens, Sil avait compris que l’humain recherche le père en permanence, qu’il a besoin de garde-fous, d’une morale, de liberté et de contraintes en même temps, d’un code de bonne conduite. Sans quoi il se condamne à errer, à divaguer, à se lâcher vers ce qu’il aime finalement le plus : la bestialité. Sil lança ses projets un peu partout, se servant de l’Aratta pour sillonner les Terres. Un matin ici, un après-midi là, le soir encore ailleurs, il mena une vie, des vies, de travail acharné. Sa propre mort devint un problème, car il fallait chaque fois attendre que son nouveau corps grandisse, atteigne sa maturité sexuelle pour revenir à sa mémoire. Il considéra ceci comme un problème de taille, au début. Mais en y regardant mieux, il comprit que ces quinze années en moyenne laissaient à ses chères communautés la possibilité de se bonifier seules, ou le contraire. Il les envisagea alors comme un temps de maturation, comme un outil d’accélération qui, finalement, lui permit de ne pas attendre. Et dans la plupart des cas, les hommes, manipulés par des élites animées par des intérêts personnels, avaient tout fait pour se passer de ses services. Les propres humains de Sil, cette humanité où le Zagul qu’il était avait vu le jour pour la première fois, furent les premiers à se lasser de sa marotte religieuse. Passé la lassitude, ils éprouvèrent franchement de l’agacement, puis de la colère. Il devint alors chez lui persona non grata . Et enfin l’ennemi public numéro un. Sil obtint le statut d’homme à abattre. Et pas de n’importe quelle façon. Les patriarches des obédiences qui sévissaient sur son propre monde avaient accès à l’Aratta. Elles ordonnèrent la formation de sections de tueurs pour le ramener. Cette humanité était partie coloniser l’espace. De cela découla un moyen certain de se défaire de cet Éternel embarrassant. La dernière Église connue de Sil se nomma « l’hérésie cathare ». Reprenant les principes d’un de ses vieux mouvements, Sil, sous le nom d’Archalb le Nazaréen, revint à la source même de la spiritualité fondée sur l’amour de l’autre. Il jeta sur la Terre de Malhorne une graine vivace qui enflamma le cœur des simples et effraya les autorités séculaires. Ce fut son dernier coup, une belle ultime tentative. Traqué par les siens à travers l’Aratta, Sil fit les frais de l’alliance de deux humanités. Il tomba dans le piège tendu par les sections de tueurs et finit ses jours sur une planète glacée, unique habitant d’un monde perdu aux confins de la Voix lactée. 49 Wulm inspirait à fond. Il foulait pour la première fois une Terre vierge, épargnée par les hommes, et se soûlait de ses beautés incomparables. Wulm ne connaissait que le désert, le Soleil implacable, la survie de tous les instants, la poussière brûlante de la terre et le vent si chaud qu’il desséchait sur pied les végétations mal protégées. Dans sa culture ancestrale, un Staulm ne pleure pas. Laisser tomber une larme hors de son corps, c’est perdre une partie de son eau, un bien plus précieux que la vie elle-même, puisqu’elle l’engendre. Et pourtant… Malgré un attachement très fort pour le terreau de ses traditions, Wulm ne put réprimer la formidable explosion de reconnaissance qui peu à peu avait grandi en lui. La Terre était belle, formidablement belle. Et elle regorgeait de merveilleuses formes de vie. Après bien des efforts, Milos avait fini par comprendre ce que Wulm attendait de lui. Pour se décider, les Staulms avaient besoin de preuves. Wulm serait le passeur d’images et Milos le guide. Pour les autres, pour la communauté. Ils étaient donc sortis de l’Aratta dans la grotte, tout près du campement où Mélite et Yurgan veillaient sur deux nourrissons de quelques jours. Wulm avait senti leur présence. Il avait lu dans les pensées de Yurgan qu’il appartenait à la même humanité que lui et qu’il faisait partie des rangs de la race honnie des responsables de son malheur. Il avait été tenté d’aller à sa rencontre, pour regarder en face un fils de la lignée des carnassiers. Wulm avait vu les centres d’élevage de ses frères. Il ne pouvait plus prétendre qu’il ignorait tout du drame de son peuple. Mais Milos l’avait entraîné derrière lui. Le jeune homme avait intuitivement compris le ressentiment du Staulm. Et ils n’étaient pas venus pour régler des comptes. Ensemble, ils avaient franchi la palissade et s’étaient enfoncés dans la forêt. Loin, très loin du campement et de l’accès à l’Aratta. Tout au long de la nuit, ils avaient marché, se guidant au maigre éclairage d’une Lune qui jouait à se cacher derrière les nuages. De cette Terre, Wulm avait tout d’abord senti les puissantes odeurs. Il en avait été presque effrayé, tant elles lui étaient inconnues et tant elles se mélangeaient les unes aux autres, dans un formidable bouquet olfactif. Pourtant, il se servait beaucoup de son odorat, chez lui, dans son désert, quand, au coucher du Soleil, il partait avec ceux de son clan en quête de gibier. Mais cela n’avait rien à voir avec ce qu’il découvrait là. Sur sa Terre, les odeurs se faisaient rares. Il fallait les traquer, comprendre où le vent les cueillait, pour en déduire une ou plusieurs informations. Ici, c’est l’humus lui-même qui régurgitait la nuit les millions de signaux emmagasinés tout au long du jour. Et c’était presque trop fort. Cette exhalaison charriait tant de nouveautés, tant de fragrances brutes, épaisses, qu’il ne parvenait pas à les dissocier pour en tirer un enseignement. Comment l’aurait-il pu ? À moitié groggy par l’ivresse de ses sens, Wulm s’était alors laissé aller, guidé par Milos, qui avait une idée en tête : lui montrer l’eau. Au petit jour, les deux voyageurs avaient enfin rencontré une rivière. Wulm en avait été ému plus que Milos l’aurait cru. Mais le Staulm n’était pas au bout de ses surprises. Quelque part dans cette forêt, un bruit sourd montait du sol et semblait l’appeler. Un grondement, comme la plainte d’une Terre impatiente de lui faire découvrir de quoi elle était capable. Wulm avait alors pris la tête de l’expédition. Et c’est en courant presque, malgré un terrain parsemé d’embûches, qu’ils avaient fini leur périple. Là, dans cet endroit inimaginable pour un habitant du désert. Là où les eaux prises de folie ou de joie primale se rejoignaient pour se jeter ensemble dans l’abîme. Dans un vacarme assourdissant qui ne cessera jamais. Wulm resta immobile, les pieds au bord du vide, les yeux perdus dans la contemplation de ce spectacle qui dépassait son entendement. Lui qui n’avait pas même rêvé voir un jour une rivière. Comment aurait-il pu imaginer, projeter le fantasme d’une cascade ? Cent, deux cents mètres, peut-être plus. La brume qui flottait en bas depuis la création du monde interdisait de se faire une idée réaliste de la hauteur de la chute d’eau. Mais cela n’était pas important. Ce qui l’était en revanche sortait à présent des yeux de Wulm. De minuscules gouttes, légèrement salées, qui tombaient vers le déluge éternel. Le jeune Staulm venait de s’oublier. Il communiait avec cette Terre généreuse et livrait son tribut personnel. Millimètre cube par millimètre cube. Son eau partait rejoindre l’immense débordement aquatique. Jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi beau. Il aurait pu demeurer là jusqu’à la fin de sa vie, sans même une seconde se lasser de ce spectacle grandiose. Mais Milos venait d’avoir une autre idée. Il secoua Wulm et l’invita à le suivre. Ils mirent plus d’une heure à descendre la pente le long de la cascade, se cramponnant à une végétation retombante qu’ils empruntèrent comme une sorte d’escalier rempli de pièges. Dès qu’il atteignit un sol à peu près plat, Milos se déshabilla et se jeta à l’eau. Elle était fraîche, vivifiante. Il poussa des cris de joie et invita Wulm à le rejoindre, à grand renfort de gesticulations. Mais le Staulm restait interdit sur la berge. Dans sa tête, l’idée de s’immerger était incongrue. Milos dut ressortir pour le forcer à se baigner. D’abord les pieds, puis les chevilles. C’était froid. Wulm pouvait sentir le courant, qui l’appelait, l’accueillait, l’invitait à le rejoindre. Et puis il y eut un déclic dans l’esprit du Staulm. Il avança à pas lents, raide de la plante des pieds au sommet du crâne. Il ne s’arrêta que lorsque la surface de l’onde caressa le bas de son menton. Alors il éclata d’une joie muette, entière, viscérale. Wulm venait de comprendre qu’il était enfin chez lui. 50 Manou et une quarantaine de jeunes hommes, aussi robustes et enveloppés que lui, venaient de prendre place sur la plage. Tous disposaient d’un tatami, d’une bouteille d’eau, d’un fusil à lunette et d’une caisse d’un millier de munitions. Mélyl avait insisté pour que les exécuteurs de la décision du conseil utilisent des balles traçantes. Il savait que le phosphore, qui recouvrait les projectiles, ferait fondre les coques en résine et exploser les réservoirs d’essence immanquablement. Manou avait trouvé cette demande de Mélyl particulièrement vicieuse, mais il avait finalement compris qu’elle abrégerait les souffrances de leurs cibles. Manou et nombre de ses camarades désignés préféraient ne pas employer les termes de « personne », ou de « gens », pour qualifier les êtres qu’ils s’apprêtaient à mettre à mort. Manou s’était accommodé de ce mot : « cible ». De toute façon, il n’allait pas viser des humains. Il allait couler des bateaux. Leurs fusils étaient précis à distance maximale de deux mille deux cents mètres. Pour être plus sûrs, les tireurs laisseraient les embarcations approcher à mille cinq cents mètres. Alors commencerait le carnage sur des cibles à peine mobiles, comme à la foire. Ce n’était plus qu’une question de minutes, trois au plus pour les premiers bateaux, qui avançaient à quatre ou cinq nœuds, presque toujours aussi serrés les uns contre les autres. Manou frotta son œil, puis le replaça derrière le viseur. De temps à autre, il jetait un regard vers ses camarades dans son voisinage immédiat. Il ne pouvait pas voir plus loin. L’estimation de quatre cent cinquante bateaux avait été ramenée par un compte exact à trois cent quarante-sept embarcations. Les plus grosses dépassaient de peu les trente mètres, les plus petites ne disposaient même pas d’une cabine. Mélyl passa derrière Manou. Il posa sa main sur la tête du jeune homme et psalmodia quelques mots dans un vieil idiome du Pacifique. Manou n’en comprit pas un mot, mais il était certain que ces paroles allaient le protéger du mal qu’il s’apprêtait à commettre. Mélyl accomplit le même rituel sur chaque tireur allongé, puis il lança une pierre très haut en l’air. Le caillou monta à une trentaine de mètres, puis redescendit vers l’eau, où elle disparut dans une gerbe d’éclaboussures. C’était le signal. Les quarante hommes armèrent leur fusil, calèrent leur position pour qu’elle reste confortable et visèrent avec application. Une zone approximative de tir avait été définie pour chacun. Certains avaient planté des bâtons dans le sable devant eux pour la délimiter. D’autres, et c’était le cas de Manou, s’adapteraient en fonction de ce qui allait se passer. Le premier coup de feu partit de la droite du dispositif. Manou préféra ne pas savoir de qui il s’agissait. Mais c’était quelqu’un de son sang, forcément. La première balle enduite de phosphore pénétra le réservoir d’essence d’un yacht, qui explosa une seconde plus tard, embrasant trois embarcations voisines. Un déluge de feu commença alors. Manou fut un des derniers à appuyer sur la queue de détente, mais quand il eut passé le cap de l’impossibilité morale, il vida chargeur sur chargeur, comme les autres. La mer se couvrit bientôt de coques en flammes. Dans le viseur, Manou distinguait à présent nettement les gens qui tentaient de fuir la mort. Il vit des familles, hommes, femmes et enfants, se jeter à l’eau pour échapper aux brasiers. Il vit aussi des ailerons de requin raser la surface des flots, tourner autour des malheureux, puis plonger pour attaquer par-dessous. L’horreur dura près d’un quart d’heure. Une épaisse fumée couvrait à présent une petite partie de l’horizon. Il ne restait plus qu’une dizaine d’embarcations, les plus éloignées au début de l’opération, et qui cherchaient à gagner le large. Les quarante tireurs se concentrèrent sur les dernières, en atteignirent trois, mais sept réussirent à s’en tirer et disparurent bientôt dans le lointain. Malgré tout ce qu’il avait pu leur en coûter, malgré les centaines de victimes, malgré le prix à payer pour la sauvegarde de leur île, ils avaient échoué. Ces sept navires rapides auraient tôt fait d’en rallier d’autres. Car ces quelque mille envahisseurs étaient sans doute les premiers représentants d’une longue transhumance forcée. Mélyl l’avait dit. Et Manou pensait comme lui. Le jeune homme se releva. Il tenait à peine sur ses jambes. Cette odieuse séance de massacre lui avait vidé l’esprit et le corps. Il fut bientôt gagné par une irrépressible envie de pleurer. Il venait de tuer personnellement plusieurs dizaines d’êtres humains. Et dans le lot se trouvaient des enfants. Certains, comme lui, se laissèrent aller. D’autres se mirent à hurler. D’autres encore ne parvinrent à quitter le viseur de leur fusil qu’après de longues minutes de chaos mental. La plage de sable blanc piquée de cocotiers ressemblait à présent à un asile. Manou jeta un regard vers le large. Il espérait qu’il ne les verrait plus jamais. Mais la nature humaine est ainsi faite. Elle s’entête, sait être pugnace, surtout quand elle n’a pas vraiment de choix. Les envahisseurs allaient revenir. 51 Un verre de Jack Daniel’s dans une main, un cigare cubain dans l’autre, Lee Cochran appréciait le simple fait de vivre, vautré dans un fauteuil gonflable au milieu de la piscine. Tard dans la nuit, Anna était enfin sortie de la panic room où elle avait trouvé refuge. Crise de nerfs, suffocations, malaises à répétition, elle avait épuisé toute la liste de ce qu’avait craint Lee. Pour le moment, elle dormait dans sa chambre, le cerveau engourdi par une puissante dose de somnifère. Contraint de changer ses plans, Lee avait alors transformé l’appartement en camp retranché. Il avait remonté la porte, fixé des barres en travers et, préalablement, mis le feu à l’escalier. Un incendie contrôlé dont il pensait qu’il dissuaderait les rôdeurs. Le stratagème semblait fonctionner. Depuis deux jours, il n’avait pas entendu le moindre bruit en provenance des communs. Lee vida le fond de son verre d’un trait. L’alcool lui brûlait la gorge et c’était bon, délicieux même. Délicieux de se sentir vivant, entouré d’un monde où tout basculait, sombrait, régressait vers des niveaux de bestialité impensables quelques semaines plus tôt. Au cours des dernières quarante-huit heures et particulièrement les nuits, Lee avait pu analyser la situation. Tampa était retournée à l’état sauvage. Tout simplement. Dans le disque dur du téléviseur, il avait trouvé environ une centaine d’heures d’informations récentes, les dernières en fait diffusées par CNN. Grâce aux capteurs solaires qui couvraient une partie de la façade de l’immeuble, il avait réussi à bricoler une installation électrique de fortune. Alors, il avait compris. Son trou de mémoire, consécutif à deux semaines d’ivresse volontaire, avait été comblé. Et de quelle façon ! Dans les jours qui avaient suivi la fin du réseau mondial de télécommunications, des manifestations immenses avaient envahi les artères des mégapoles. Partout à travers le monde, les citoyens avaient exigé de leurs élus qu’ils les sortent de cette situation inimaginable. Ils payaient leurs impôts et leurs abonnements au réseau. Aussi entendaient-ils que soient respectés les contrats. Tous les contrats. Mais il n’y avait eu, hélas, aucun moyen de faire repartir la machine. Des bandes armées tenaient les centres névralgiques du système et peu à peu, tout avait fini par s’éteindre. Les manifestations avaient cessé, pour se transformer en émeutes. Dans pratiquement tous les pays, les militaires avaient été obligés de tirer sur la foule. Des mères de famille, quelques jours plus tôt tranquilles et pacifistes, s’étaient transformées en furies. Pour un pack de lait, pour un nourrisson affamé, elles étaient prêtes au pire. Émeutes réprimées dans le sang, scénario écrit d’avance, militaires rapidement débordés, gouvernements impuissants. La loi de la jungle, celle qui prévaut à l’évolution des espèces, s’était installée. Les grands de ce monde ayant tous ensemble décidé qu’il fallait préserver l’élite de l’humanité dans des espaces confinés et sûrs. Anna se réveilla trente-six heures après la prise de somnifère. Lee avait dû la changer une demi-douzaine de fois. La jeune femme avait uriné et déféqué dans son lit. Son premier mot fut : « papa », ce qui agaça Lee au plus haut point. Mais il n’en montra rien et mit tout en œuvre pour la calmer. Car avec le réveil revinrent les souvenirs, les salopards, la panic room , la peur du viol et de la mort. Lorsqu’elle cessa enfin de pleurer, Lee l’installa sur la terrasse. La lumière du Soleil lui ferait sans doute du bien. Il la plongea délicatement dans l’eau de la piscine et la serra contre lui. — Doucement, mon amour, murmura-t-il à son oreille. Je suis là, maintenant, tout va bien se passer. Anna se laissa bercer comme une enfant. Son esprit reprenait peu à peu conscience de la réalité, et les bras musclés de Lee la rassuraient plus que tous les mots du monde. Lorsqu’elle fut enfin pleinement consciente, Lee sortit de la piscine et se sécha. Puis il fit asseoir Anna sur une chaise longue et s’agenouilla devant elle. — Il faut qu’on s’en aille d’ici, Anna, lui dit-il. Ce soir, quand il fera nuit, nous partirons. — Pourquoi es-tu venu ? répondit la jeune femme, à présent parfaitement lucide. — Mais il n’est pas question de ça, rétorqua Lee en s’énervant. Il n’est plus question de rien du tout d’ailleurs. Tu as vu ce qui se passe dehors ? On ne va pas revenir sur le passé, non ! Il faut vivre, Anna, juste réussir à vivre. Et pour y arriver, on doit quitter la ville. Il faut se barrer le plus loin possible, remonter vers la Géorgie, ou l’Alabama. On trouvera un coin peinard où on pourra se poser. — Tu ne réponds pas à ma question, Lee, insista Anna. Je t’ai traité comme un moins que rien, et pourtant tu es là. J’ai pensé à toi quand je m’étais enfermée. Mais je n’aurais jamais espéré que tu viendrais… — Je t’aime, répondit Lee sur un ton plus grave. Et je t’aimerai toujours. C’est comme ça, je t’ai dans la peau et je n’y peux rien. Je me voyais mal partir sans toi. Allez, viens maintenant. Il faut qu’on se prépare. On partira quand il fera nuit. Lee se releva, mais Anna le retint par la main. — Tu veux faire quoi en remontant vers le nord ? — Hein ? Mais fuir cette ville. Il y a que des vieux et des tarés en Floride. J’ai jamais supporté ce coin, sauf quand je t’ai rencontrée. — Écoute, Lee, j’ignore ce que tu as fait avant de venir, mais je peux t’assurer que nous ne parviendrons pas à traverser l’État. Même pas l’État, tu m’entends ? Avant de m’enfermer, j’ai essayé de sortir d’ici. Les voitures ne roulent plus. J’ai vu des gens se battre pour un vélo ! — Je sais, j’en sors aussi. Où veux-tu en venir ? — Dans la panic room , je n’ai pas cessé de penser au bateau de mon père. Je me suis dit que si j’arrivais à m’en sortir, c’est là qu’il faudrait que je fonce. Là et nulle part ailleurs ! Lee se baissa lentement. Il ne savait pas vraiment comment il pourrait gagner l’Alabama avec Anna. Il ne savait même pas s’ils parviendraient à quitter la ville ensemble. Seul, Lee se savait capable de bien des choses, et pas des plus ragoûtantes. Mais avec Anna, il serait retardé. La jeune femme était grande et fine, avec un visage d’ange, de longs cheveux blonds, des lèvres charnues. Elle allait attirer la convoitise de tous les hommes qu’ils allaient croiser. Lee irait jusqu’à se faire tuer pour défendre Anna, mais après, une fois qu’il serait mort, qu’adviendrait-il d’elle ? — Il est où, ce bateau ? — Là, montra-t-elle en se levant d’un bond pour pointer le port du doigt. Dans les enclos protégés, au fond des docks. Lee se redressa à son tour. Il posa une main au-dessus de ses yeux et scruta dans la direction indiquée. À deux mille mètres au plus, il y avait des cargos à quai. — C’est la meilleure nouvelle depuis longtemps, dit-il en soupirant. Et comment on entre dans ces enclos ? — Mon père passait par un sas, évidemment. — Alors, oublie. — Mais on peut entrer par-dessous, ajouta la jeune femme, les yeux pleins de malice. Tu crois que ça flotte sur quoi, un bateau ? Le Soleil venait de passer derrière l’horizon, enflammant l’éther de nuances orangées et rouges. Lee mit son sac sur son dos. Il fixa sur les bretelles les objets dont il pensait avoir besoin en route, vérifia que ses armes tenaient correctement, puis se tourna vers Anna. — Prête ? La jeune femme fit un signe affirmatif de la tête. Elle avait revêtu un habit ample et portait elle aussi un bagage en bandoulière. — Tu as mis quoi là-dedans ? — Je te rassure tout de suite. Il n’y a aucun maquillage, pas de téléphone portable et pas de carte bancaire non plus. Je n’ai emporté que des choses utiles. — Genre ? — Eh bien, répondit-elle en ouvrant son sac, couteau de poche, lampe à chargeur solaire, huile de protection, si, si, j’y tiens, la réverbération sur l’océan est terrible. Un ouvre-boîtes, le bateau de mon père est chargé, quelques accumulateurs de rechange et… un revolver modèle féminin. Je sais m’en servir, ajouta-t-elle avec fierté. Lee la regarda pendant de longues secondes. Il y avait de la joie dans ses yeux, une joie mêlée à de la tendresse. — Alors, allons-y, finit-il par dire. J’ai rouvert la porte palière. Un quart d’heure plus tard, Lee et Anna se trouvaient dans la rue, plongée dans une quasi-obscurité. De lourds nuages sombres voilaient la plupart du temps une Lune dans son dernier quartier. — Plus un mot, chuchota Lee. On avance vite et avec le moins de bruit possible. Si on croise du monde et qu’ils nous cherchent des noises, on tire d’abord. Pour les sommations, on verra un autre jour. Anna cala son pas sur celui de Lee, la main serrée autour de la crosse de son petit revolver. Son pouls battait la chamade. Ça cognait fort dans son crâne, si fort qu’elle n’entendit bientôt plus les bruits de la rue. Elle ne regardait qu’une chose : les talons de Lee qui faisaient comme des raies blanchâtres sur l’asphalte. Ils prirent l’avenue qui menait directement au port industriel. Lee avait bien pensé faire quelques détours par des artères secondaires, mais la chance ou la déveine pouvait se trouver n’importe où sur leur chemin, quel que soit l’itinéraire emprunté. Autant miser leur salut sur la seule chose qu’ils pouvaient encore maîtriser : le temps. En une poignée de minutes, ils accomplirent les trois quarts du chemin. Lee commençait à respirer un peu mieux. Le calme autour d’eux, la marche forcée qui éprouvait son corps, le but qui approchait, tout cela contribuait à le rendre de plus en plus optimiste. Jusqu’à ce qu’une bouteille éclate à ses pieds, suivie d’une seconde. Lee se figea sur place, obligeant Anna à le percuter involontairement. Il sortit son automatique, qu’il avait intentionnellement laissé dans la poche de son pantalon, et scruta les ténèbres. — Elle est bonne, ta petite salope ? dit une voie rauque dans la nuit. — Faut voir, répondit Lee sans se démonter. — Oh, mais c’est tout vu, répondit la voix. Tu me la donnes, ça fait longtemps que j’ai pas niqué une poupée dans son genre. Et je suis sûr qu’elle vaut encore plus le coup d’œil à la lumière du jour. La phrase avait été suffisamment longue. Lee tira au jugé, cinq fois, conservant par réflexe des munitions dans son chargeur. Devant lui, il y eut un hurlement, puis le bruit d’un corps qui chute lourdement. D’autres voix s’élevèrent autour d’eux. Des coups de feu retentirent un peu partout. Lee riposta. Les éclairs des détonations venaient de trahir leurs agresseurs. Cette fois, il vida son arme et en sortit une autre. Puis il attrapa la main d’Anna et s’élança dans la nuit. — Cours, mon amour, cours ! hurla-t-il en tirant à la volée. Dans leur dos, un bruit de cavalcade les poursuivit une minute à peine. Lee vida un deuxième chargeur, puis un troisième, ce qui mit un terme aux velléités de leurs poursuivants. Lorsqu’ils arrivèrent au port, Anna n’en pouvait plus. Elle s’écroula dans les bras de Lee. De gros sanglots la secouaient de la tête aux pieds. — Ce n’est pas fini, murmura Lee en prenant son visage entre ses mains. Où se trouve le bateau de ton père ? Anna indiqua une direction et se serra contre lui. Il dut l’entraîner de force vers les docks. La jeune femme était incapable d’agir par elle-même. Quand ils parvinrent aux quais d’embarquement, Lee n’eut pas le cœur d’en demander plus à Anna. Il jugea aussi impossible d’atteindre le bateau en pleine nuit, en passant sous l’eau. Il fit donc demi-tour et chercha un abri dans les hangars qu’ils venaient de croiser. Ils passèrent la nuit dans un entrepôt carbonisé. Ça sentait encore très fortement le poisson. Le feu n’avait pas réussi à venir à bout de cette odeur tenace. Mais ils s’en contentèrent, heureux d’avoir échappé à la plus importante menace qui pesait sur eux. Un Soleil voilé les cueillit enlacés, sous une pluie fine qui allait tomber tout au long du jour. Ils découvrirent alors leur refuge en pleine lumière. Si l’endroit avait été un entrepôt, il n’en portait plus que le nom. Tout avait brûlé, même le plafond. — J’ai faim, se plaignit Anna en s’étirant. J’ai faim et je veux partir d’ici. Ça sent trop mauvais, ton nid d’amour. — Mais c’est quand tu veux, rétorqua Lee. À toi de me montrer le chemin. Anna sortit de l’entrepôt et observa les environs. — Là, indiqua-t-elle. Dans ces anciens hangars de la Navy . — Ben merde, soupira Lee. On va braquer l’armée, maintenant ! — Mais non ! C’est loué à des privés. Et puis, il n’y a rien de compliqué pour atteindre le bateau, il n’y a qu’à plonger. Je l’ai déjà fait, tu sais. Attends-moi, je vais te montrer. Anna se dirigea jusqu’au bord du quai. Elle posa son sac et plongea directement dans les eaux du port, avant même que Lee ait pu la retenir. Il regarda l’onde sans réagir. Des bulles d’air remontaient à la surface, mais Anna ne reparut pas. Pas par là. Une minute plus tard, une porte en acier gris s’ouvrit dans l’épaisseur du mur d’enceinte. — Et voilà, s’écria Anna en faisant de grands gestes vers lui. J’ai fait le plus gros. À toi de t’occuper du hayon ! Lee entra dans le bâtiment et prit Anna dans ses bras. Il était désarmé par cette jeune femme. Ce mélange de spontanéité, de joie de vivre et de sophistication de privilégiée l’avait conquis dès le premier regard. Il était totalement charmé. — Je t’aime, lui dit-il en passant ses doigts dans ses cheveux. Je t’aimerai toujours… Lee avait laissé traîner la fin de sa phrase. Il espérait une réponse. Mais il n’y en eut pas, pas celle qu’il attendait. — Ne tardons pas, rétorqua Anna en se défaisant d’un mouvement de hanche de l’étreinte de son compagnon. Plus vite on sera en mer et plus vite on pourra manger. Lee soupira et descendit une volée de marches à la suite d’Anna. Il découvrit un deux-mâts magnifique plongé dans la pénombre. Une coursive l’entourait sur trois côtés, à un mètre de l’eau au plus. Le quatrième bord était marqué par un rideau métallique qui s’abaissait jusqu’en dessous du niveau de la mer. Le plafond se perdait dans la nuit artificielle. — Pas besoin de démâter pour sortir, j’espère ? — Tu rigoles ! Mon père payait la location une fortune. — Évidemment, soupira Lee. S’il payait cher, il devait exiger de ne pas s’emmerder. — Ben, voilà ! Exactement ! Lee sortit sa lampe et passa outre la réflexion de gosse de riche de sa bien-aimée. Il leva le faisceau de lumière, fit le tour de la coursive et inspecta le mécanisme d’ouverture. — C’est bien un local militaire, clama-t-il, fier de sa trouvaille. Quand c’est militaire, c’est pratique. Il y a une crémaillère à enroulement manuel. Anna ne répondit pas. Elle était déjà entrée dans la cabine de pilotage et s’affairait sous le roof. Lee plaça la lampe entre ses dents, cracha dans ses mains et commença à faire tourner la manivelle. Contrairement à ses craintes, le mécanisme était parfaitement graissé. La porte monta rapidement jusqu’à son point de butée. Il bloqua le système, pour que le hayon ne retombe pas et rejoignit Anna. — Dis donc, c’est un palace ! — Tu t’attendais à quoi venant de mon père ? Lee haussa les épaules. Le voilier devait mesurer une quinzaine de mètres. Il était entièrement construit en bois précieux, et l’intérieur était plus luxueux que le plus bel appartement que Lee avait jamais pu se payer. Rien que l’accastillage devait valoir une année de son salaire. — Il y a de la bouffe ? demanda-t-il pour changer de sujet. — Pour des semaines, et pas du tout venant ! Anna exhiba sous les yeux de Lee quelques exemples du stock de bord. Uniquement des produits de premier choix. — Je vois, dit-il en maugréant. Ça va pas être très diététique. Il sortit de la cabine et s’installa à l’arrière. Il retira le système de blocage du moteur d’appoint et le fit basculer. Puis il ouvrit la durite d’arrivée d’essence, vérifia le niveau de carburant et connecta le démarreur. Le moteur ronronna aussitôt. Faut bien qu’il y ait des avantages à avoir autant de pognon, pensa-t-il sans en rien dire. Il détacha les bouts d’amarrage et fit lentement sortir le voilier de son enclos. — Mission accomplie, lança-t-il fièrement vers la cabine. — Moi aussi, lui répondit Anna, qui venait vers lui, une bière fraîche dans chaque main. J’ai fini par mettre la main sur ce fichu décapsuleur. — Merci, c’est une excellente idée. Et ton petit déj, c’en est où ? — Quand on aura quitté le port. Non, mieux. Quand on aura franchi les ponts. Anna s’assit à côté de Lee, qui passa un bras autour de ses épaules. Elle se laissa faire et posa même sa tête contre le cou de son compagnon. Pour la première fois depuis des semaines, Lee Cochran se sentait vraiment heureux. Ils quittèrent le port sans rencontrer le moindre problème et gagnèrent la baie de Tampa. Devant eux, le pont de la Highway se profilait. Ils y seraient dans quelques minutes. Le moteur de quarante chevaux les propulsait aux alentours de quinze kilomètres à l’heure. Pour le moment, tout allait bien. L’ombre du pont s’avança vers eux. Lee ne put réprimer un frisson. Il n’aimait pas ce passage. La masse de béton qui allait bientôt les surplomber se trouvait à quarante mètres au-dessus des flots. Elle pouvait cacher n’importe quel abruti armé. Ou plusieurs. — Rentre dans la cabine et passe-moi mon flingue, s’il te plaît. Anna n’opposa pas de résistance. Elle aussi regardait l’édifice approcher avec une sorte de répulsion instinctive. Elle jeta l’arme dans les mains de Lee et alla s’asseoir derrière le comptoir de la cuisine. Lee tourna la poignée des gaz à fond et se concentra sur le tablier du pont. Lorsque l’ombre projetée les happa, Lee sentit son estomac se serrer. Sa main se ferma sur la crosse de son automatique. Il savait pourtant qu’à cette distance, cette arme de poing ne lui serait pas d’un grand secours. Il perçut une vibration dans le bois, juste à côté de lui, avant d’entendre la déflagration. Une balle de gros calibre venait de faire sauter une latte du parquet. Lee fouilla du regard la gigantesque barre de béton qui le surplombait à présent. Personne. Une deuxième déflagration résonna, puis une autre. — Va te cacher à l’avant ! hurla-t-il à Anna. Et ne bouge pas avant que je te le dise. Lee chercha le tireur embusqué. Il ne se trouvait pas à l’aplomb du navire. Une nouvelle salve lui permit de l’isoler. Le salopard se cachait dans les infrastructures métalliques qui devaient servir aux techniciens de maintenance de l’édifice. Lee pointa son arme et tira en rafale. Une chance sur cent que je le touche. Sans doute, mais l’agresseur allait être obligé de se cacher. Et pendant ce temps, le bateau filerait. Lee changea de chargeur, attendit trois secondes, puis recommença. Ça y était. Il venait de dépasser le pont et s’en éloignait à présent rapidement. Le moteur hurlait. Sans doute n’était-il pas fait pour supporter un plein régime pendant longtemps. Lee ne décéléra pas avant d’avoir mis un millier de mètres entre le pont et lui. Il se leva alors pour aller retrouver Anna, lui dire que tout allait bien à présent. Mais il dut attendre. Ses jambes flageolaient tant qu’il fut obligé de se rasseoir. Ses mains poissaient de transpiration. Il avait eu vraiment peur cette fois. Lorsqu’il fut certain de pouvoir se remettre debout, il alla uriner par-dessus bord. Puis il descendit dans les cabines. — Anna ? Pas de réponse. — Anna ? Où es-tu, mon ange ? Le silence qu’il obtint en retour noua aussitôt son estomac, déjà malmené. Lee partit directement vers la cabine principale, celle qui occupait tout l’avant du voilier. Il vit Anna avant même d’être entré dans la pièce. Elle gisait sur le lit ; une flaque de sang imbibait le drap blanc sous elle. La mort avait dû la cueillir instantanément. Elle avait encore les yeux ouverts, ses cristallins fixaient un point, quelque part sur le plafond. Lee suivit la direction de son regard. Un trou laissait entrer la lumière du jour. Par un effet du hasard et de la météo, le Soleil gagna provisoirement la partie contre les nuages à ce moment précis. Un rai tomba en oblique et éclaira le visage d’Anna, qui était resté intact. Lee s’effondra à genoux, un cri muet dans la gorge. Il venait de perdre en une seconde tout ce qui comptait vraiment dans sa vie. 52 Personne. Pas de comité d’accueil comme lors de son premier passage. Rien. Juste une cascade d’eau douce et un marigot où grouillait une faune invisible et pourtant bruyante. Stuart déposa son sac à dos délicatement et scruta les alentours à la recherche d’un objet se déplaçant dans le ciel. — Non, parce que c’est ravissant, ici, dit bientôt Denis Craig, mais il n’y a rien dans le coin. Rien du tout, voyez-vous ? Alors, la petite balade a été fort sympathique, mais ce n’est pas ici que nous trouverons du monde. — Je ne comprends pas, rétorqua Stuart. J’étais dans les vapes la première fois, mais Irina m’a assuré qu’ils étaient arrivés presque aussitôt. — Regardez par vous-même, reprit Craig en effectuant une rotation complète sur lui-même. Cet endroit doit ressembler à des millions d’autres. Il se peut tout aussi bien que nous soyons retournés chez nous ! — Oh ! Ça va, soupira Stuart. Il n’y a qu’à attendre. Ce qu’ils firent. Le Soleil partait vers le couchant. Il pouvait être sept heures du soir, mais en l’absence d’une localisation géographique précise, toute estimation de cet ordre devenait impossible. Dans l’esprit des deux hommes, l’idée que la nuit allait bientôt enténébrer ce lieu était assez dérangeante. Surtout pour Craig, qui ne connaissait que le luxe et la sécurité. Ils s’assirent côte à côte, sans échanger une parole. Puis Stuart rompit le silence : — Alors, comme ça, nous sommes potes à présent ? Denis Craig haussa les épaules. — Il ne faut rien exagérer. Disons que nos intérêts convergent. Je vois davantage les choses de cette façon. Stuart ravala sa réplique et se tourna vers le milliardaire. Il l’observa un long moment, cherchant à percer sa carapace. — Il n’y a plus de jeu maintenant, Denis. Il n’y a plus d’intérêts, plus de calculs, plus de politique, même plus d’argent. — Je ne l’ignore pas. — Alors, bas les masques. Les pieds dans la boue, nous sommes à égalité, même si ça ne m’étonnerait pas que vous en doutiez encore. — Oh, que non, mon bon Stuart ! Hélas, hélas. Y a-t-il un sujet que vous aimeriez aborder en particulier ? — En effet, affirma Stuart en hochant la tête à plusieurs reprises. Il y en a un parmi beaucoup. — Je m’efforcerai d’y répondre. — Bout de chou. Pourquoi ? Pourquoi l’avoir tuée ? Pourquoi les autres aussi ? Est-ce que ça valait ces sacrifices ? Craig accusa le coup. Il s’attendait bien à une question de cette nature, mais l’angle d’attaque du prêtre était abrupt. Infiniment plus que ce à quoi il était habitué. — Si les événements se passaient là, tout de suite, je vous répondrais non. Non, ce n’est pas obligé. Mais ce n’est pas le cas. Enfin, ce ne fut pas le cas. — Ne tournez pas autour du pot, je vous prie. Vous avez fait assassiner des dizaines de personnes pour étouffer une affaire que vous aviez vous-même contribué à laisser éclater au grand jour. Alors, répondez-moi franchement ! Était-ce nécessaire ? — Oui ! lâcha Craig aussitôt. Et si c’était à refaire, compte tenu de la situation présente, je donnerais de nouveau cet ordre. — Vous dites blanc et noir dans la même réponse, c’est lassant. — Je me serais mal exprimé dans ce cas, se reprit Craig. En d’autres mots, si je voulais arriver à la situation présente, il fallait bien que je prenne cette décision il y a vingt ans. Suis-je plus clair ? — Vous faites un beau salopard, tout de même, marmonna Stuart en serrant les dents. Et je ne vois pas ce que la situation présente, comme vous dites, pourrait changer à ce fait. Le silence s’installa entre les deux hommes, que tout finalement opposait. Des milliers de coassements montaient partout autour d’eux, créant une atmosphère angoissante. — La vie est une drôle de compagne, vous ne trouvez pas ? questionna Craig, autant pour reprendre l’échange que pour se rassurer par le son de sa propre voix. Qui aurait pu parier que, vous et moi, nous retrouverions un jour à deviser ainsi ? — Personne, en effet. — Je n’étais pas présent. Et je n’ai à l’époque pas même visionné les bandes enregistrées de l’assaut. — Les mains propres ? — Non, je ne suis pas schizophrène à ce point. Mais vous êtes toujours prêtre, n’est-ce pas ? Confessez-moi. — À d’autres. Vous êtes responsable de vos actes, autant que de ceux que vous avez fait accomplir. Je ne vous laverai de rien. Et puis, d’ailleurs, au nom de qui ? — Comment ça, au nom de qui ? Mais de Dieu, parbleu ! — Et où se trouve cet oiseau rare ? Sur cette Terre ? Sur la nôtre ? Ou plutôt sur celle de ces enfants rois que j’ai eu l’honneur de croiser ? — Je constate que je ne suis pas le seul à avoir tout perdu. Amer ? — Désabusé serait un mot plus juste. Mais émerveillé en même temps. C’est difficile à verbaliser. Bousculé dans ma vision du monde, ça, c’est certain ! — Je comprends, finit par dire Craig. Après quoi, il se tourna vers les marais, montrant ostensiblement qu’il préférait le silence à cet échange qui le mettait personnellement en danger. Ce n’est qu’une heure plus tard, alors qu’ils envisageaient sérieusement de trouver une solution de remplacement à ce qui ressemblait de plus en plus à un cul-de-sac, qu’un léger vrombissement se fit entendre. Ils n’eurent pas le loisir d’en situer l’origine. Au-dessus d’eux, une forme sombre s’approcha, puis se posa à quelques mètres, en douceur. Deux hommes en jaillirent. Stuart reconnut l’un d’entre eux. Il attrapa son sac à dos et avança à leur rencontre. Pour sa part, Craig se demandait s’il allait suivre Stuart ou se réfugier dans l’Aratta. Il demeura assis sur le sol, jusqu’à ce qu’il tranche pour la première option. Ici, privé de ses moyens de protection habituels, il n’avait plus vraiment le choix. On les invita à prendre place dans le curieux aéronef, qui décolla aussitôt pour s’élever au-dessus de la Terre à une vitesse vertigineuse. Craig admira le niveau de technologie de ces humains. Il ne ressentait aucune sensation d’écrasement, aucun début de malaise, rien. En quelques secondes, il put voir disparaître l’atmosphère et les étoiles en même temps. — Je ne suis jamais allé dans l’espace, dit-il à Stuart en souriant comme un gosse. Vous me croyez ? Stuart dédaigna la question et désigna, par un hublot, un objet qui grossissait. Craig se tourna pour voir. Ils approchaient d’une gigantesque station orbitale faite d’éléments fixes et d’autres, de toutes les formes, qui tournaient autour. Le sourire de Craig s’élargit jusqu’au rire. Sa joie bonhomme fut encore amplifiée lorsqu’il entendit le pilote s’exprimer dans une langue aux sonorités inconnues et le vit manœuvrer pour entrer dans la station. — Admirable…, murmura-t-il pour lui-même. Un sas se referma sur leur vaisseau, puis des gaz propulsés recréèrent une atmosphère respirable. Enfin les portes de l’appareil s’ouvrirent. Leur garde du corps se leva, descendit en premier, puis se retourna pour les inviter à l’imiter. Un homme les attendait. Il était habillé d’une combinaison grise, égayé de deux bandes écarlates sur chaque côté. L’homme se frottait les mains, sans nervosité apparente. Il paraissait même heureux de les recevoir. — Denis Craig et Stuart Mac Conkey ! s’exclama-t-il lorsqu’ils furent descendus. C’est pour moi un honneur. Craig et Stuart se regardèrent un court instant. Ils ne comprenaient pas. — J’ai passé un peu plus de trente ans sur votre Terre, s’expliqua l’homme. À Washington, pour être précis. Quelques années à Londres aussi, mais là n’est pas le sujet. Vous vouliez savoir comment je pouvais parler votre langue, je suppose. Voici la question réglée. Il tendit sa main droite vers les deux hommes, qui n’en revenaient pas encore. — Dustin Fontanueva, votre guide. J’ai été rappelé il y a peu. Tout ceci est évidemment en relation avec ce qui se passe sur votre planète. — Certainement, acquiesça Craig en empoignant la main de leur interlocuteur. Je… Je ne vous suis pas très bien. — C’est pourtant très simple, argua Fontanueva. L’ordre n’a jamais oublié l’existence des humanités séparées. Un certain nombre d’entre nous vivait parmi vous, pour vous surveiller, vérifier votre envol. — Vous nous espionniez, si je comprends bien, rétorqua Craig. — C’est bien du Denis Craig tout craché, ça, intervint Stuart. Vous voyez le mal partout. Et ça n’est pas très élégant pour notre hôte. — Élégant ? dit Craig. C’est un point de vue. Infiltré pour les uns, espion pour les autres. Le résultat est le même. Et je trouve cette façon de procéder assez extraordinaire. Combien y a-t-il d’humains sur notre Terre qui n’appartiennent pas à notre humanité ? — Assez pour réussir à bloquer vos systèmes de flicage de la population, asséna Stuart avec un sourire triomphant. Il se tourna vers Fontanueva. — Vous êtes un observateur, si je comprends bien. Dites-moi si je me trompe. — Non, vous êtes dans le vrai. Mais je ne suis pas là pour parler de ça. Notre ordre gouvernant m’a mandaté pour statuer sur votre séjour… ou votre retour immédiat. Vous êtes venu il y a quelque temps, père Mac Conkey. Pourquoi revenez-vous ? Craig allait répondre à la place de Stuart, mais le prêtre l’en empêcha d’un geste. — Nous avons perdu notre Réincarné, expliqua Stuart posément. Il se passe sur les autres Terres des événements tragiques, tous liés aux Éternels. Nous avons pensé que… — Nous savons cela, enfin, en partie. Et quel rapport avec nous ? — Nous avons besoin de votre aide. — Je comprends la démarche, mais pas la nature de l’aide. Stuart ouvrit son sac à dos et en retira l’urne contenant les cendres de Julian Stark. Il dévissa le couvercle en céramique sombre et tendit l’objet vers Fontanueva. — Ce sont les cendres de Malhorne. Comprenez bien ce qu’il m’en coûte de vous demander une chose pareille. La vie est sacrée à mes yeux. Son développement naturel également, mais… — Acceptez-vous de le cloner ? le coupa Craig. — C’est ce que j’allais dire, soupira Stuart. Nous… Comment dire ?… Nous avons besoin de lui. Et nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre sa prochaine réincarnation. Alors… — Alors vous avez pensé que puisque nous étions capables de reproduire des animaux disparus depuis longtemps, nous pouvions le faire avec un homme. — Précisément. — La question est plutôt : serons-nous d’accord pour le faire ? Fontanueva regarda les deux hommes tour à tour, puis il observa le dos de ses mains. — Nous vous considérons comme des frères, reprit-il après ce court silence. Ce que vous êtes au premier sens de ce terme. Mais l’ordre a décidé il y a longtemps de ne pas interférer dans votre destinée. — Ça veut dire non ? demanda Craig. — Pas exactement, ou pas encore, répondit Fontanueva. Je dois en référer devant le conseil. Votre requête n’est pas du tout celle à laquelle nous nous attendions. C’est surprenant. Vous feriez mieux de vous passer de votre Réincarné. Nous-mêmes l’avons fait il y a des siècles. Il ne nous manque pas. — Pourtant, hasarda Stuart. Il est le lien, n’est ce pas ? Il est celui qui manifeste notre survivance… — Avez-vous véritablement besoin d’une preuve ? s’étonna Fontanueva. — C’est pourtant bel et bien le cas. Nous ne saurons pas comment poursuivre sans lui. — Qui est-ce « nous » ? Et quelle est cette nécessité ? continua de questionner leur hôte. Je ne me trompe pas en prétendant que vous avez personnellement fait disparaître Malhorne, il y a une vingtaine d’années, monsieur Craig. Et je suis toujours dans le vrai si je dis que vous êtes une poignée à en connaître aujourd’hui l’existence. Alors, répondez-moi. Qu’en attendez-vous vraiment ? Stuart fronça les sourcils. Il ne s’attendait pas à cette question, pas plus que leur interlocuteur ne s’était préparé à leur requête. Il observa le bout de ses chaussures un instant, puis releva la tête. — Nous sommes quelques-uns à avoir rejoint cette Terre où les humains ne se sont pas développés. — Dans quel but ? — Pour recommencer sur de nouvelles bases. — Êtes-vous certains que son écosystème vous attendait ? La question prit Craig et Stuart de court. — Manqueriez-vous à la création ? — C’est elle qui me manquerait, je crois, proposa Stuart, à court d’arguments. Fontanueva eut un sourire triste. Il fit un geste vers les deux pilotes, qui s’approchèrent et vinrent encadrer les visiteurs. — Vous n’aurez qu’un clone. Pas un être conscient. Il sera neuf, aussi dépourvu de souvenirs qu’un nouveau-né. Qu’attendez-vous d’un être pareil, dans l’hypothèse où le conseil accéderait à votre demande ? Stuart s’empara alors d’une des trois bouteilles qui attendaient dans son sac à dos. — Peu importent le comment et le pourquoi. Les souvenirs de Malhorne se trouvent à l’intérieur. — Je vois, acheva Fontanueva. Vous avez tout préparé. Il ne vous manque que notre accord. Je vous laisse à présent. Vous allez être conduits dans le secteur de quarantaine. Vous n’êtes pas nos prisonniers, mais vous n’êtes pas libres de vos déplacements pour autant. 53 Le navire faisait à présent route vers le nord. Franklin se trouvait aux commandes. Il était heureux, plus heureux qu’il aurait jamais pensé pouvoir l’être. Il faut dire que tout le comblait. Tara était à ses côtés, aussi épanouie qu’il paraissait l’être. Il emmenait avec lui une bande de jeunes gens sains d’esprit, volontaires, vers la source de l’Aratta la plus proche des côtes en dehors de New York. La veille, quelques personnes seulement avaient quitté le navire pour regagner la Terre. Huit au total. Franklin était venu saluer personnellement les sept premières, pour leur souhaiter bonne chance. Puis il avait étreint la huitième. Virgile Macare ne participerait pas à l’aventure. Il avait une famille, des neveux, des gens qu’il aimait et qu’il ne voulait pas abandonner. Les deux hommes étaient restés enlacés longtemps. Chacun pensait sans l’exprimer qu’ils ne se reverraient sans doute jamais. — Ne retournez pas à New York, avait finalement conseillé Franklin. Quittez les villes, quoi qu’il arrive. Si vous avez de la famille à la campagne, allez-y, à pied si nécessaire, mais allez-y. Personne n’avait bronché. La chaloupe était descendue jusqu’aux flots, puis s’en était allée, à contre-courant du sillage laissé par le cargo. Franklin était resté à la poupe du navire, à secouer bêtement son bras vers Virgile, dont la silhouette avait finalement disparu dans la grisaille de la ville. Assez régulièrement, le navire croisait le cap de petites embarcations. Il semblait que de nombreuses personnes cherchaient à remonter vers le nord par la mer. Franklin confia leur destinée commune au véritable commandant de bord et descendit retrouver son équipage. En tout, soixante-dix-huit personnes attendaient ses ordres dans une soute aux allures de gymnase. Elles étaient assises sur des caisses en bois, ou par terre, et discutaient entre elles. — Salut mes cailles ! clama-t-il à peine entré. Vous devez vous demander pourquoi je vous ai fait lever à une heure aussi matinale ! Eh bien, je vais vous éclairer. Mais d’abord, y a-t-il parmi vous des gens qui savent manier les armes à feu ? Plusieurs mains s’agitèrent. — Alors, mesdames et messieurs, venez près de moi. Une quinzaine de jeunes femmes et de jeunes hommes se levèrent et vinrent se placer près de Franklin. — Bien, poursuivit-il. C’est pas gras, mais ce n’est pas rien non plus. Y a-t-il ici des bâtisseurs ? Des charpentiers, des constructeurs de bateaux ou que sais-je ? Une seule main bougea. — Moi, dit un homme d’une trentaine d’années. — Alors, tu apprendras aux autres, répondit Franklin. C’est déjà bien que tu sois là. Reste assis, je n’ai pas terminé. Y a-t-il un ou des Lukingias dans cette salle ? Un silence suivit sa question. L’assemblée s’entre-regardait, ne sachant pas vraiment de quoi il retournait. — S’il y en a un, qu’il le dise, insista Franklin. Ça ne sert plus à rien de cacher ce genre de choses ! Et je peux vous dire que là où nous allons, vous retrouverez Irina Maïenkov, alors vous pouvez parler en toute tranquillité. Un couple vint au-devant de Franklin. — Nous servons la mémoire d’Aratta, dit la femme. — Parfait, apprécia Franklin. Mais servez-vous vous-mêmes à présent. Vous allez former ceux qui prétendent savoir se servir d’une arme à feu, et ensuite, tout ce petit monde apprendra aux autres. Une heure plus tard, des caisses ouvertes servaient de cibles à une cinquantaine de femmes et d’hommes allongés sur le pont. Fusil d’assaut en main, ils appliquaient les consignes de sécurité dispensées par le couple de Lukingias. Franklin appréciait en meneur d’hommes la formation accélérée de ses troupes. À deux pas, Tara discutait avec Arthur Darblay, qui avait refusé son incorporation militaire. Dans le fracas des détonations, Franklin ne pouvait pas les entendre. Il s’approcha bientôt. Les mimiques concentrées de Tara l’intriguaient au plus haut point. — Qu’est-ce que vous complotez tous les deux, dit-il avec un air faussement jaloux. — Franklin, tu n’as pas encore fait la connaissance d’Arthur, je crois, rétorqua Tara. — Ma foi, je n’en ai pas eu le temps. — L’honneur est plus que partagé, dit Darblay, une main tendue en avant. Sachez, Nemo, que je vous suis pratiquement depuis vos origines. — Dans ce cas, répondit Franklin en tendant la sienne. Si vous vous trouviez à la maternité où ma très chère mère m’a déposé ici bas, secouons-nous les paluches. Et, d’où venez-vous, Arthur ? Vous avez un accent à trancher à la tronçonneuse. — Je viens de Grenoble, se contenta de dire Arthur, un brin évasif. — Grenoble ! ? Charmant pays. Et où c’est-y que ça perche, ça ? — En France, Europe continentale. — Le pays de naissance de Malhorne. Voilà qui vous fait un bon point. Mais dites-moi, vous êtes le doyen des némonautes, non ? Si vous nous en disiez un peu plus sur votre parcours. — C’est justement ce dont nous étions en train de parler, intervint Tara. Figure-toi qu’Arthur est physicien quanticien. — Diable ! apprécia Franklin. Un matheux. Et ça sait faire quelque chose de ses mains, un matheux ? — Pas construire des maisons, en tout cas, si c’est ça que vous cherchez. Je me suis contenté toute ma vie d’observer l’Univers et de découvrir ce qu’il pouvait bien nous cacher. — Et ? questionna Franklin. Qu’avez-vous trouvé ? Parce qu’on nous dissimule beaucoup de choses, je crois. — Que nous vivons dans un réel bien irréel, par exemple. Que le champ des possibles est infiniment plus vaste que tout ce que nous pouvons imaginer et que chacun de nos choix crée un plan d’existence où un autre nous-même partira dans une autre direction. Est-ce que ma réponse vous éclaire ? — Je vois qu’on va se plaire ! — Votre Aratta m’intrigue beaucoup, poursuivit Darblay. Ou plutôt devrais-je dire qu’il me fascine. C’est ce que je racontais à Tara. Il pourrait m’expliquer bien des choses. — Alors, vous avez choisi le bon tour operator. Et à mon avis, ce n’est pas il, mais elle. Si on me demandait mon opinion, je dirais sans hésiter que la matière qui relie les mondes est plutôt féminine. — Une matière peut-elle avoir un genre ? — Dans la tête du commun des mortels, oui. — Voilà un concept intéressant. Je n’avais jamais cherché à sexuer l’Univers. — Alors, il convient de changer votre manière de l’envisager. Dans certaines civilisations, on attribuait même un genre aux pierres. Et puis, il suffit de regarder autour de soi pour s’apercevoir que la plupart des choses fonctionnent par paires, par opposés ou par complémentarité. — C’est vrai, convint Arthur. Cette règle s’applique souvent dans l’infiniment petit. — Vous voyez ! s’exclama Franklin, qui avait une fâcheuse tendance à repartir sur les rails de Nemo. Vous l’avez eu sous le nez toute votre vie et vous ne vous en rendez compte que maintenant ! — Ai-je jamais dit une chose pareille ? — Non, mais c’était criant d’aveuglement caractéristique. C’est ça, les sciences fondamentales ! On rêvasse le cul sur une chaise et on oublie de sortir le nez dehors. Vous voulez que je vous dise… — Stop, Nemo ! l’arrêta Tara. Laisse Franklin revenir. Je supporte de moins en moins ce ton gloussant. — Oh, mais c’est que madame est charmeuse ce matin ! s’extasia Franklin en glissant un bras autour de la taille de sa moitié d’orange. — Arrête, Franklin, tu pousses, là. — Pardonne-moi, ma belle, et vous aussi, Arthur, c’est vrai que j’ai tendance au verbiage et à l’emportement, ces temps-ci. — Il n’y a pas de problème, dit Darblay. J’ai grandi dans les décibels d’une mère italienne. Pourriez-vous me décrire cet Aratta ? — Ma foi, rétorqua Franklin en se frottant le menton. Je crois que je vais avoir du mal à le faire. C’est… Je n’en ai aucune idée. Ça ressemble à de l’eau, mais en élastique. Et toi, Tara, tu te sens d’en faire une description ? — Ça, c’est tout le courage des hommes devant l’inconnu, lâcha Tara, la bouche pleine d’une morgue feinte. Je pense qu’il faut admettre ses limites devant ce qui n’est même pas concevable. — Vous pouvez malgré tout le comparer à quelque chose de connu, non ? — Alors, je me rangerai à ce qu’en a dit Franklin. De l’eau, de l’eau solide ou élastique. — Et vous me disiez, Tara, que cette matière donne accès à d’autres Terres, identiques à la nôtre et différentes en même temps. C’est bien ça ? — Exactement. Sur celle où nous allons, les hommes n’ont tout simplement pas dû se développer. C’est en tout cas l’idée que nous nous en faisons. — Comment allons-nous y accéder ? — Ce n’est pas comment, répondit Franklin à la place de Tara, mais où ! Et sur cette information, je resterai discret pour le moment. Je ne sais pas encore qui compose notre équipe. Il se pourrait bien qu’il y ait parmi nous un ou plusieurs indésirables. Sachez simplement que l’Aratta s’ouvrira seul quand nous nous trouverons devant un de ses points d’émergence. — Je comprends votre souci de sécurité, accepta Arthur. Mais dans ce cas, me permettrez-vous une dernière question ? Dans leur dos, une salve de tirs aboya dans le vent léger. Franklin fit un geste las, puis il se reprit et sourit à Arthur. — Après tout le mal que vous vous êtes donné pour venir me retrouver, s’il n’y en a qu’une… — Qui sont les Lukingias ? — Ah ? fit Franklin. Les Lukingias, ça remonte à loin, figurez-vous. Il y a environ six mille ans, des hommes ont eu accès à l’Aratta, ici, sur notre Terre. Je résume évidemment, mais ils y ont voyagé. La reine de ce peuple s’appelait Ethen Ur Aratta et elle a fondé un royaume du même nom. C’était l’ancêtre de Malhorne. Vous voyez que ça nous rapproche de notre sujet. Elle partait vers d’autres humanités pour en rapporter des savoir-faire et les transmettre à ses gens. Les Lukingias étaient une caste particulière de son peuple, chargé de divulguer peu à peu ce même savoir aux autres peuples de la Terre. Vous voyez, cette femme était d’une grande clairvoyance. — Qui aurait donc dû laisser des traces jusqu’à nous, hasarda Arthur Darblay. — Je pense que nous en avons beaucoup, mais nous ignorons que cela vient d’elle. Cela se passait il y a fort longtemps, comme je vous l’ai dit. Et il se trouve que le royaume d’Ethen a été submergé par un raz de marée. Presque totalement détruit. Les Lukingias, qui par définition n’étaient que très peu présents dans leur royaume, furent pour beaucoup épargnés. Ils ont transmis leur secret de génération en génération, pendant des milliers d’années. — Jusqu’à nous ? ! — Aussi incroyable que ça puisse paraître, oui, jusqu’à nous. — C’est fantastique ! s’exclama Darblay. Si ça ne vous dérange pas, je vais aller discuter un peu avec ce couple de Lukingias. — Mais je vous en prie, répondit Franklin, soulagé d’en finir. Nous serons amenés à nous recroiser ces temps prochains. Arthur s’éloigna d’un pas rapide vers le stand de tir improvisé. Franklin et Tara le regardèrent s’approcher des instructeurs, leur tourner quelques secondes autour, puis entrer en contact avec eux. — Il a l’air bien, cet Arthur, déclara Franklin. — Oui, et il nous expliquera peut-être ce qui nous échappe encore complètement. — Oh, tu sais, comprendre le merveilleux risque de tuer le merveilleux. Je sais pas trop si j’ai envie de tout savoir… — À propos d’énigme, relança Tara. Je rebondis sur la question d’Arthur. Où allons-nous exactement ? — Je me demandais quand tu allais me poser la question, ma belle, répondit Franklin en plissant les yeux. Figure-toi que j’ai bien préparé cette petite escapade en mer pendant que tu jouais au Robinson. Nous allons au Canada. J’ai déjà repéré la sortie de l’Aratta. Nous en avons pour deux jours de navigation, trois au plus, vu l’état de ce rafiot. 54 Manou fut tiré du sommeil en sursaut. Pendant une poignée de secondes, il ne sut pas si les cris qui lui parvenaient étouffés étaient la réalité, ou simplement le dernier écho de son songe. Il se leva et avança d’un pas en dehors de la rotonde de surveillance. Non, il y avait bien des cris et des détonations qui montaient depuis les deux villages de l’île. Manou retourna sous l’abri et chercha son fusil. Il le trouva au pied du télescope, là où il le laissait toujours. Puis il ressortit et chercha son frère. Karyl s’était roulé en boule dans un recoin de rocher. Il tremblait de tout son corps. Malgré ses efforts, Manou ne parvenait pas à l’en empêcher. Il l’enveloppa de ses bras en douceur. — Cours te réfugier aux grottes, lui dit-il tout bas. — Que… Que…, balbutia Karyl. — Je ne sais pas. Mais rien de bien. Alors, écoute-moi et va te cacher. Tu sais, là où on jouait aux aventuriers. Karyl fit oui de la tête. — Moi, poursuivit Manou, je vais descendre au village. — Peur, articula Karyl. Y va pas ! — Je dois le faire, expliqua Manou. Ils comptent sur moi en bas. Toi, tu fais ce que je te dis et je viendrai te chercher après. Tu m’as compris ? Karyl baissa le menton pour éviter le regard de Manou. — Tu m’as compris ? répéta Manou en relevant le visage de son frère. Tu ne me suis pas et tu vas te cacher ! — D… d’accord. — Alors, file ! Karyl se dressa d’un bond et disparut dans la nuit. Manou chercha à l’accompagner du regard le plus longtemps possible, mais son frère fut happé par la végétation. Il supposa qu’il lui avait obéi et s’élança à son tour, dans la direction opposée. Le village se trouvait à moins de deux kilomètres du sommet du volcan. Manou n’eut qu’à se laisser emporter par la pente. Il connaissait bien le sentier, presque par cœur, pour l’avoir emprunté des milliers de fois depuis que son clan était arrivé sur l’île. Plus il approchait, plus les bruits grandissaient. Il y avait des rafales d’armes automatiques, des hurlements et des voix impérieuses, sans équivoque quant à leur volonté. Le village était sur le point d’être rasé. Manou se cacha dans les champs de canne qui entouraient les habitations et avança prudemment vers le centre. Lorsqu’il fut au bord du chemin, il descendit dans le canal d’irrigation et scruta la nuit. Des flammes s’élevaient des cases. Les toits en tiges de canne séchées flambaient comme des allumettes. Il vit de nombreux hommes en tenue militaire et d’autres, civils comme lui, qui entouraient le village. Ils portaient tous des fusils-mitrailleurs dont ils vidaient chargeur sur chargeur. Ils sont revenus, pensa Manou . Ils sont revenus avec l’armée. Le jeune homme se demandait ce qu’il pouvait faire, s’il n’était pas déjà trop tard. Et surtout, il ne voyait pas les villageois. Où étaient-ils ? La case du conseil s’embrasa d’un coup, éclairant le centre du village d’une lumière crue. Alors Manou comprit. La place était jonchée des cadavres des siens. Il y en avait des dizaines, tombés les uns sur les autres. Parmi les corps, Manou pouvait voir que la vie n’avait pas entièrement quitté certains. À cause de la distance, il ne pouvait pas reconnaître les traits des victimes, mais il savait que se trouvaient là des cousins, des amis, des frères peut-être, des parents… Il se retint de hurler et de se jeter sur les assassins. Vivant, il aurait des chances de rejoindre les survivants et de se venger. Il baissa la tête et redescendit au fond du canal d’irrigation. La seule solution était de faire le tour par ce fossé suffisamment profond pour le cacher à la vue des agresseurs. Manou commençait à avancer quand il entendit un hurlement derrière lui. Il se retourna et découvrit Karyl, debout sur le remblai du canal. Son malheureux frère avait enfin compris la nature des bruits qui l’avaient réveillé. Et il exprimait dans cette plainte toute la détresse de son esprit simple. Manou courut vers lui, mais il ne put que le recueillir dans ses bras tendus. Deux armes automatiques venaient de libérer une pluie de balles dans sa direction. — Karyl…, bredouilla Manou. Karyl ! Dis-moi que tu n’as rien. Karyl entrouvrit les lèvres, mais aucun son n’en sortit. Un filet sombre s’échappait de sa bouche et se répandait sur sa joue, son cou, imbibait sa chemise claire et trempait les mains de Manou. Manou déposa son frère sur la terre humide et bondit en dehors du fossé. Il tira sur les meurtriers de Karyl qui s’approchaient et vida le reste de son chargeur sur la ligne d’assassins. Quatre hommes s’affaissèrent, alertant aussitôt leurs voisins indemnes. Manou se jeta dans le canal juste à temps. Des balles sifflèrent en passant au-dessus de sa tête. Il attrapa Karyl par les bras et le tira vers le champ. Lorsqu’il eut réussi à lui faire monter le remblai secondaire, heureusement moins haut que le principal, il souleva Karyl et l’emporta dans la nuit. Bientôt, Manou vit les tiges de canne se briser sous les impacts de balle. Les poursuivants tiraient à l’aveuglette en espérant le toucher. Dans sa course, il vérifia d’un coup d’œil comment son frère allait. Karyl gardait les yeux ouverts. Il saignait toujours, mais il semblait garder conscience. Un nouvel impact projeta Manou en avant. Il fut certain d’avoir été touché, mais comme il courait toujours et qu’aucune douleur ne montait dans son corps, il se rassura et poursuivit son effort. La pensée d’avoir été atteint ne le quittait pas complètement, mais une autre idée, plus désagréable encore, le fit s’arrêter. Il s’agenouilla et chercha le regard de Karyl dans la nuit. Il devina le blanc de ses yeux comme deux taches légèrement claires. Il passa une main sous sa nuque, pour lui redresser la tête. C’est alors qu’il comprit l’origine du choc ressenti quelques instants plus tôt. L’arrière du crâne avait été emporté par une balle. Karyl était mort. Manou se recroquevilla sur la forme sans vie et plaqua sa bouche contre le cou de Karyl, pour qu’aucun cri ne sorte de sa gorge. Il demeura ainsi de longues secondes, l’esprit déchiré par un mélange d’amour, de détresse et de haine. Puis sa raison reprit le dessus. Manou se releva, à présent armé d’une intention. Il laissa le corps de Karyl sur place. Il reviendrait le chercher lorsqu’il aurait terminé ce qu’il avait à faire, s’il y parvenait. Karyl aurait alors droit à la sépulture qui lui revenait, ainsi que tous les autres. Puis il disparut dans la nuit. Il courut sans s’arrêter, sans se retourner, et gagna le centre de l’île. Là, à flanc d’un monticule fait de roches volcaniques, il y avait l’entrée du stock d’armes. Manou y pénétra sans se poser de questions. Il n’avait plus qu’une idée en tête : tuer ces salopards, même s’ils étaient sans doute venus se venger de crimes similaires, perpétrés par Manou et les siens. Dans son esprit, l’heure n’était pas à la réflexion. L’heure était à la vengeance. Dans la petite salle en béton armé creusée dans la roche, il trouva ce qu’il était venu chercher. Il ouvrit deux caisses, prit dans la première un viseur à guidage laser pour son fusil et dans la deuxième, des grenades à main dont il remplit un sac à dos. Puis il bourra ses poches de chargeurs garnis et ressortit à l’air libre. La nuit était claire, doucement tiède, idéale. À présent, Manou avait besoin de courage. Il se représenta mentalement la scène qu’il avait entraperçue au village, quelques minutes plus tôt. Ces corps entassés, ces flammes qui dansaient, les reflets inversés sur ces peaux luisantes, la vie qui s’écoulait dans la terre sablonneuse, les espoirs bénis qui étaient partis, pour toujours. L’adrénaline recommença à couler dans ses veines. Les alvéoles pulmonaires de Manou se dilatèrent, son pouls accéléra, ses muscles se tendirent. Il était prêt. Paré pour tuer. Il s’élança de nouveau dans la nuit tropicale et redescendit vers le village. Il alla se poster dans un arbre, à mi-pente du volcan. De cette position, il dominait la vallée, la rivière. Au loin, la Lune se reflétait sur l’océan étal. Manou installa le nouveau viseur sur son fusil et scruta les environs. Il repéra bientôt plusieurs groupes d’individus qui quadrillaient la zone. Leur technique avait apparemment changé. Le tir nourri avait cessé. Manou en choisit un et retint sa respiration. Ils étaient quatre, tous vêtus d’uniformes bariolés. Manou aurait donné beaucoup pour savoir à quelle armée ils appartenaient. Il compta les battements de son cœur et s’en servit comme d’un métronome. Une balle sortit du canon toutes les trois pulsations. Sept secondes plus tard, quatre cadavres supplémentaires rougissaient le sol de sa patrie. Manou changea aussitôt de poste de tir. Les déflagrations ne pouvaient pas le trahir, mais il ne pouvait en dire autant de la chaleur dégagée par son arme. Ces militaires devaient disposer de viseurs infrarouges. Il gagna un bosquet un peu en contrebas du précédent. Àmi-hauteur d’un tronc, il se stabilisa, chercha un autre groupe d’hommes et fit un deuxième carton. Dans le village, les agresseurs commençaient à le chercher. Manou s’approcha encore. Plus il serait près de ses cibles, plus il pensait pouvoir leur échapper. Il alla cette fois se coucher sur le toit en canne d’une réserve de bois. Plutôt que de tirer tout de suite, il décida d’attendre un peu, pour voir comment ces salopards s’organisaient. Il n’eut pas le temps de contempler le désordre qu’il avait occasionné chez ses ennemis. Une pluie de balle crépita sur le mur de la réserve, juste en dessous de lui. Manou avait vu juste. La partie adverse devait être équipée de dispositifs de vision nocturne. Il dégringola du toit et sprinta jusqu’à la rivière. Cette fois, c’était lui le gibier. Plusieurs tireurs venaient de le prendre en chasse, s’il en croyait les nombreux bruits d’impact qui jalonnaient sa course. Il plongea directement dans un bassin d’irrigation et piqua vers le fond. Son sac rempli de grenades agissant comme un lest, il n’eut aucun mal à s’immobiliser sur la couche de vase. L’eau était froide, très froide. Manou pêchait presque tous les jours en apnée sur les tombants de l’île. Il retint sa respiration. Son record était de trois minutes vingt secondes. Sa température cutanée chuta au contact de l’eau. En quelques instants, il disparut des écrans des capteurs thermiques. Assis en tailleur au milieu d’une forêt d’algues, Manou se concentrait. Il visualisait à présent ses flux d’énergie, plus rapidement qu’il ne l’avait jamais fait. Son esprit ne ressentait plus rien. Il ne connaissait plus la peur, l’envie, la douleur. Il n’était plus qu’une peau environnée de froid, à l’intérieur de laquelle circulait librement son être essentiel. Il donna une petite tape de la plante du pied sur le fond et remonta doucement vers la surface. Sa tête sortit silencieusement de l’eau. Il expira sans précipitation, puis laissa entrer l’air tiède. C’était délicieux. Il rampa ensuite vers le lit principal de la rivière et s’y laissa glisser. Il reviendrait, dans une heure ou deux. Pour le moment, mieux valait que les agresseurs le pensent mort. Son retour serait d’autant plus inattendu. Lorsque Manou remonta vers le village, il recommença son travail de guérilla. À deux reprises, il fut obligé de retourner au stock pour faire des provisions de munitions. Au début, il essaya d’établir un compte des morts, mais il dut bientôt renoncer. Les grenades ne tuaient pas forcément tous ceux qu’elles touchaient. Il aurait bien aimé, pourtant. Œil pour œil, l’un de ceux-là pour l’un des siens. Mais il perdit vite le fil de ce calcul morbide. Son esprit partait manifestement vers des territoires déviants, seul refuge possible pour accepter de vivre l’enfer. Un enfer où il était à la fois le damné et le bourreau. 55 L a fosse entièrement carrelée de mosaïques à l’iconographie guerrière fumait dans la fraîcheur matinale. Au centre du bassin, une colonne d’eau affleurait la surface, créant une légère protubérance où pétillaient des bulles de gaz carbonique. Derrière le carré de vingt mètres de côté, des cubes en marbre de toutes les couleurs, polis sur leur face supérieure, créaient une sorte de damier gigantesque où le Généralissime aimait à se reposer après le bain. Devant le bassin, une courte terrasse allait lécher une longue bande de terre herbeuse, coupée avec soin, qui s’achevait sur une prairie naturelle à perte de vue. Gursk se baissa pour franchir le linteau qui marquait l’entrée de ses thermes personnels. Il aurait pu passer à côté, mais Gursk était ainsi. S’il existait une entrée, qu’elle soit la plus symétrique possible, et il l’emprunterait, que cela soit pratique ou non. Celle-ci avait pourtant été construite pour lui, mais à une époque où il occupait un corps beaucoup plus petit. Par mesure de précaution, il pencha la tête. Les cornes de taureau en or qu’il portait comme couvre-chef étaient démesurées. Il ne voulait pas les abîmer. Ces cornes, ou les originaux sur lesquels celles-ci avaient été moulées, s’étaient un jour trouvées solidarisées au crâne du plus grand taureau qu’il eut jamais vu. Un animal formidable qu’il avait tué de ses propres mains. Gursk en était très fier. Comme de tout ce qu’il avait personnellement pensé, fait ou ordonné. Le linteau passé, il avança jusqu’aux marches qui donnaient accès au bassin. Il fit tomber sur le sol le vêtement satiné qui le ceinturait étroitement, puis descendit les niveaux un par un, effectuant chaque pas avec lenteur, dans une intention de chorégraphie soigneusement exécutée pour donner de l’importance à l’instant. Même seul, Gursk ne pouvait s’empêcher de mettre en scène sa gigantesque personne. Le sommet de son crâne dépassait les deux mètres et, ainsi coiffé des cornes de son malheureux adversaire d’un jour, il culminait à deux mètres cinquante. Son torse énorme foisonnait d’une pilosité incroyable, ses bras étaient aussi épais que des cuisses de porc, son cou de buffle portait les marques de plis fonctionnels et ses cuisses… ses cuisses étaient aussi larges que des abdomens d’adolescents en pleine santé. Plantée au milieu de ces membres démesurés, sa verge pourtant de belle taille paraissait perdue, misérable. La surface de l’eau atteignit le haut de son nombril. Gursk se laissa glisser en poussant un grondement de plaisir. L’eau était son élément favori, juste après le sang. Il nagea jusqu’au bord opposé du bassin et s’adossa à la margelle. Puis il souleva ses bras, posa ses coudes sur la pierre et se laissa bercer par les remous qui provenaient de la source centrale. Staba n’allait plus tarder. Il commença à caresser son sexe. Tout devait être idéalement proportionné pour recevoir le rapport de sa principale lieutenante. Comme répondant à son appel, une feuille d’eau se matérialisa à l’aplomb de la source. Puis une silhouette se dessina, d’abord floue, puis de plus en plus définie. Staba était là, debout au-dessus du bassin, les pieds à quelques centimètres des remous. Elle avait quitté sa tenue de sortie pour passer une tunique courte en tissu moiré. Elle ne portait rien d’autre. Pas de bijoux, pas de coiffe, pas de chaussures. Rien de plus que ce petit morceau d’étoffe qui la mettait particulièrement bien en valeur. — Je te salue, Gursk le Généralissime, dit-elle en s’inclinant très bas. — Viens me rejoindre, Staba, répondit Gursk, les yeux gorgés de désir encore contenu. Viens, approche que je t’entende. Staba se releva, passa une jambe à travers le sas de l’Aratta et sauta dans le bassin. Elle s’immergea complètement. Gursk aimait quand elle avait les cheveux et le visage mouillés. Staba connaissait bien les goûts de son maître. Lorsqu’elle creva la surface fumante, elle s’approcha de Gursk doucement, l’onde montant au niveau de sa lèvre supérieure, comme un soldat qui s’apprête à surprendre un ennemi. Elle s’arrêta à un mètre de Gursk, baissa le regard vers son entrejambe et sut ce que son maître désirait. — Altac a enfermé l’eau d’Ilié à jamais, Généralissime, déclara Staba avec un sourire gourmand. — Bien. Très bien ! Ce salopard a ce qu’il mérite. Et les autres ? — Les jumeaux sont morts sans qu’on recueille leur eau. — Je sais cela, dit-il en repoussant cette contrariété d’un soupir. Ce sera pour leur prochaine existence. Je les retrouverai facilement. Il ne va plus naître beaucoup de bâtards sur leur Terre, à présent. — Sil n’est pas encore revenu sur sa Terre, poursuivit Staba. — Ça m’étonnerait que tu le trouves sur celle-là. Il n’y a plus personne. Cherche plutôt du côté de celle d’Ilis. Je le connais. C’est un idéaliste grotesque, un inventeur d’idéologies, un fornicateur de vierges ! Il y retournera, tôt ou tard. — Ilis est morte. — Ilis ? s’interrogea Gursk. Morte, dis-tu ? Excellent ! Comment ? — Dans l’Aratta. Elle était partie y accoucher. — Son eau ? — Récupérée par l’un des siens. — C’est fâcheux, Staba. Il faut la récupérer. Tu sais qui c’est ? — Oui, notre sœur qui vit avec eux me l’a montré. Il a décidé de reproduire le corps de Malhorne pour le faire revenir à la place d’Ilis. — Il n’aime pas les femmes ? demanda Gursk. — Non, il préfère Malhorne, répondit Staba en souriant. Il ne devait pas s’entendre avec Ilis. — Ce que tu dis est un non-sens ! Quelle différence entre les deux ? — Je ne sais pas, Généralissime. — Profites-en, l’opportunité est belle… — Oui, Généralissime. — Chez les humains de Sil, n’est-ce pas ? — Quoi, Généralissime ? — Il est parti faire ça chez les humains de Sil ! Staba commençait à douter des intentions immédiates de Gursk. Elle eut l’envie de reculer, mais la peur la paralysait. — Retrouve-les, Staba, gronda Gursk, retrouve les deux derniers Éternels. Mets tes meilleurs éléments dessus. C’est ta priorité ! Tu m’entends, Staba ? Je veux être le dernier des Sept ! Tu as saisi ? Je veux être le seul, l’unique et je n’accepterai pas que tu échoues ! — Oui, Généralissime, je réussirai. — Si tu échoues, tu rejoindras les eaux du monde, par ma main. Et je serai obligé de finir ta mission moi-même. — Je sais, Généralissime. — Viens, à présent. Assez parlé de ces petits tracas. Fais-moi du bien, Staba, j’en ai besoin. La jeune femme essaya de soupirer sans que cela se voie, même si elle savait que Gursk partageait la plupart de ses pensées. Elle se laissa glisser sous l’eau et, en deux mouvements de brasse, elle fut entre les jambes de son maître. 56 Stuart attendait. Le conseil avait donné son accord. Le corps de Julian Stark allait être reproduit, à l’identique. Ensuite, Stuart et Craig repartiraient avec dans l’Aratta, qui serait fermé après leur départ. Libre à eux de tenter la réincarnation du clone. Voilà ce qui avait été décidé. Cette humanité, qui colonisait l’espace depuis des centaines d’années, allait une dernière fois tendre la main, avant de s’isoler définitivement. Quelques heures plus tôt, Fontanueva était venu prendre les cendres de Malhorne. Il avait été peu bavard, mais il avait finalement dit la seule chose qui comptait aux yeux de Stuart. Malhorne allait revenir, ou tout au moins le corps de Julian Stark. Il avait précisé certaines des raisons qui motivaient vraisemblablement le conseil. Et puis il s’en était allé, l’urne entre les mains, promettant de venir les chercher dès que le processus de clonage serait avancé. Depuis, Stuart attendait. De son côté, Denis Craig se gavait jusqu’à l’écœurement d’images de la galaxie mère. Un peu avant, il avait même dormi, trouvant à son goût les banquettes moelleuses qui composaient le mobilier de leur appartement en zone de quarantaine. Devant le mur écran qui diffusait les images de la Voie lactée, il allait jusqu’à pousser de petits cris ponctués de longs soupirs à fendre l’âme. Stuart l’avait entendu regretter à plusieurs reprises ses vingt ans et déplorer l’envahissement de son corps par les métastases. Si bien qu’il n’avait pas eu le cœur de le faire taire. Alors il attendait, une angoisse sourde au fond du cœur. Il savait pourtant que ce n’était plus l’heure de se poser des questions éthiques, chose qu’il aurait pu faire avant. Mais tout avait été si rapide. Ilis morte, la proposition de Franklin avait été si alléchante, si prometteuse. Retrouver Malhorne, ou plutôt rencontrer cet être qui l’avait mentalement contacté des années plus tôt, alors qu’il balayait le sol dallé de son église, là-bas, dans cette Irlande qui s’évanouissait peu à peu de sa mémoire, était plus qu’un simple projet. Stuart en était là, à échafauder le champ des possibles, cette incroyable imbrication des individus, des événements, des riens en apparence, du dérisoire comme de l’exceptionnel, qui constituait le destin des hommes. Nous avons toujours pensé être libres de nos actes alors que nous ne sommes finalement que des pantins, des programmes habilement dupliqués par un processus biologique… Le libre arbitre ! Où est-il, ce cher libre arbitre ? Je ne sais plus. Je ne sais plus grand-chose en fait… Le temps passa, s’étirant différemment selon le point de vue, l’abattement ou l’enthousiasme de l’un et de l’autre. Stuart finit par s’endormir à son tour, plus par ennui que par fatigue véritable. Son sommeil fut agité de sombres rêves où il se trouva entouré de milliers de corps en parfaite santé, mais dépourvus d’intelligence et de volonté. Des corps d’adultes des deux sexes, aussi inertes que des nourrissons mort-nés. Il faillit émerger à plusieurs reprises, mais son rêve l’engluait tant qu’il sombrait aussitôt le point d’éveil presque atteint. Dans la dernière partie de ce cauchemar, l’un des corps finissait par bouger, d’une façon inhabituellement lente, et venait se coller contre lui, dans une macabre pantomime lubrique, une main enserrant son sexe et l’autre posée sur son épaule. Stuart ouvrit brutalement les yeux. Le cri qui bloquait sa respiration s’acheva en un long soupir. Il découvrit Fontanueva, penché au-dessus de lui, qui secouait doucement son épaule pour le réveiller. — Venez, dit-il en s’apercevant de l’émoi du prêtre. Nous avons récupéré l’ADN de votre Réincarné. Le début du processus de multiplication cellulaire n’attend plus que vous. Venez avec moi. Craig était déjà prêt à partir. Lui aussi manifestait des signes d’impatience. Stuart se mit debout, encore secoué par les réminiscences de son rêve, et emboîta le pas à Fontanueva. Craig ferma la marche. Le trio traversa le bloc de quarantaine, sans rien voir de plus qu’un couloir d’une cinquantaine de mètres de long, entièrement fait de cette matière dure et souple en même temps, qui semblait produire sa propre lumière. Une porte s’ouvrit sans un bruit sur une salle immense, remplie de matériel aux destinations insoupçonnables. — C’est un peu comme une casse, expliqua Fontanueva pour répondre aux interrogations muettes de ses hôtes. Tout ça ne sert plus. Autrefois, ces machines auraient été larguées vers la Terre. L’atmosphère se serait chargée de les brûler bien avant qu’elles touchent le sol. Mais, évidemment, on ne fait plus ça. Alors elles dorment ici en attendant qu’un cargo de déchets vienne les emporter. — Et c’est quoi, exactement ? demanda Craig. — Pour la plupart, ce sont des incubateurs et des synthétiseurs de cellules. Archaïques, dépassés, obsolètes. Qui feraient pourtant votre bonheur. — Il n’y a qu’à nous les expédier par l’Aratta, proposa Craig. — Chaque humanité doit connaître sa propre évolution, c’est ainsi que nous voyons les choses. — C’est criminel ! — Observez bien ce que vous avez vous-mêmes fait chez vous. Vous avez essayé d’imposer des régimes démocratiques à des populations qui n’y étaient pas préparées. Résultat ? Ai-je besoin de le préciser ? Le silence qui s’ensuivit stoppa la conversation. Craig n’essaya pas de surenchérir, Stuart se préparait à affronter le clonage d’un homme en direct et Fontanueva n’avait pas toute latitude de parole avec les étrangers. À l’autre bout de la salle, un iris en métal s’ouvrit sur un long tube en verre qui reliait deux secteurs de la station. La matière transparente traversait l’espace. D’un côté, la noirceur de l’infini semblait happer le spectateur, alors que de l’autre, celui-ci avait la sensation de marcher juste au-dessus de la Terre. Presque dessus. — C’est magnifique, apprécia Craig, de nouveau excité comme un enfant devant un jouet convoité. — Nous l’avons beaucoup abîmée, se méprit Fontanueva. À présent, nous lui rendons tout ce qu’elle nous a donné, tout ce que nous lui avons pris. Craig le laissa dire. Il trouvait charmant le romantisme confit de cette humanité, cet amour immodéré qu’elle nourrissait pour sa Terre d’origine. Craig quitta le tunnel transparent avec regret, mais il oublia bien vite jusqu’à son existence, quand il découvrit ce qui l’attendait au-delà. Ils venaient d’entrer dans le secteur de création et de reproduction, celui que Stuart et Irina avaient traversé lors de leur première visite. Il y régnait une activité de ruche. Des dizaines de femmes et d’hommes allaient et venaient au milieu de ce qui semblait être des couveuses. Des dômes cristallins renfermaient des créatures souvent reconnaissables, à différents stades de leur croissance. Plus ils remontaient vers l’extrémité opposée de la salle, plus ils cheminaient vers le début de la vie dans cette invraisemblable animalerie en devenir. Là, les incubateurs n’étaient plus visibles. D’épaisses parois en métal cachaient les tout débuts de la création, confinés dans des liquides nourriciers protégés par des champs de force électromagnétique. — Nous y sommes, déclara Fontanueva. La cellule totipotente de votre Réincarné se trouve là. Il désigna un espace confiné derrière de larges parois vitrées. Là, aucun humain ne s’affairait. Ils étaient remplacés par des machines complexes, faites de bras articulés qui plongeaient régulièrement dans une bulle de liquide transparent, légèrement teinté de jaune. — C’est un primo incubateur, précisa leur hôte. Stuart colla son nez contre la vitre. Il observa le manège des automates, chercha à comprendre ce qui était en train de se passer et ne trouva pas. — Vous avez l’air déçu, dit Fontanueva. — C’est-à-dire… — On ne voit rien ! le coupa Craig. Nous nous attendions à autre chose. — Je comprends. Pour le moment, votre Réincarné se résume à une cellule, voilà pourquoi vous ne le voyez pas. Mais venez par ici, puisque vous voulez assister à tout. Il les fit entrer dans une pièce située de l’autre côté de l’incubateur. Sil y était installé, en compagnie d’une femme qui entrait des données sur la paroi vitrée elle-même. — Notre bon prêtre, s’exclama Sil en venant à leur rencontre. C’est un plaisir inégalé de vous retrouver ! — Plaisir partagé, prophète, répondit Stuart. Je ne vous savais pas dans les parages. — Oh ! Je ne suis jamais très loin. — Denis, je te présente Sil, l’homologue de Malhorne sur cette Terre. — L’homologue de Malhorne, répéta Denis Craig en observant le nouveau venu. On ne m’avait pas dit. — Je ne suis plus tout à fait le bienvenu parmi les miens, rétorqua Sil. — Vous aurez tout le temps de discuter plus tard, intervint Fontanueva. Prenez place et observez. Sil, Stuart et Craig s’installèrent juste devant la vitre épaisse. La manipulatrice, qui attendait manifestement un signal de départ, se tourna vers Fontanueva. Il hocha la tête, puis s’assit à la droite de Stuart. Le prêtre ouvrait grands ses yeux. Il ne voulait pas manquer une miette de cette naissance en direct. La manipulatrice enclencha une séquence automatique et quitta la salle. Sur la vitre, les observateurs pouvaient voir une sorte de fine arborescence reliant des groupes géométriques. Cela ressemblait à des fichiers informatiques sur un écran d’ordinateur. Les groupes clignotèrent les uns après les autres, puis disparurent. Il n’en resta bientôt qu’un, qui lui aussi s’éclipsa. Un ronronnement se fit alors entendre, comme une trépidation sourde à très haute fréquence. La paroi transparente s’opacifia, puis de l’obscurité jaillit l’image d’une cellule. Le cycle de création assistée commençait. La cellule se divisa bientôt en deux petites sphères identiques, puis en quatre, huit, seize et ainsi de suite. Au bout de quelques secondes, la cellule initiale s’était autodupliquée pour former une morula. Il y eut alors comme un temps de latence, puis quelque chose se passa. Il semblait qu’un mouvement s’organisait à l’intérieur de la petite sphère. Fontanueva observa son voisin. Stuart avait les yeux rivés sur l’écran. Sa bouche entrouverte lui donnait un air vaguement stupide et il frottait nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Fontanueva approcha sa bouche de son oreille. — Je pourrais vous dire qu’un être humain est constitué de dix puissance vingt-trois cellules de trois cent vingt types différents. Je pourrais vous raconter comment nous avons appris à accélérer le processus du développement embryonnaire. Je pourrais vous expliquer beaucoup de choses. Mais le spectacle auquel vous allez assister dépasse de loin tous les mots que je pourrais trouver. Julian Stark va grandir sous vos yeux ; je vous laisse. Stuart se contenta de sourire, puis il reporta son attention sur l’écran, pendant que Fontanueva quittait la salle à son tour. À présent, deux masses distinctes se dessinaient. Stuart ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, mais il était certain que tout allait comme il le fallait. L’une des formes entra dans l’autre, pour y disparaître complètement. L’image se brouilla alors un court instant, puis revint, encore plus nette que précédemment. Stuart devina que les capteurs retransmettaient ce qui était en train de se passer à l’intérieur de la plus grosse des deux masses, sans comprendre vraiment. Et d’ailleurs, il s’en moquait. Peu importait, finalement. Il avait déjà vu des images identiques à la télévision. Mais, aujourd’hui, il y avait une différence de taille : cette minuscule cellule allait se transformer en un adulte, sans avoir connu les entrailles d’une mère, sans avoir souffert les affres de l’accouchement, sans passé ni expérience. Un adulte vierge de tout traumatisme, de tout souvenir. Et ça, personne sur sa Terre n’y avait jamais assisté. Les couleurs de l’amas de cellules partaient vers des dominantes bleutées, frangées de rouge et de violet. Visiblement, la multiplication cellulaire continuait de se faire. L’embryon évoluait par étapes, entre lesquelles il semblait comme reprendre des forces avant l’effort suivant. Une ligne grise commença à se dessiner au milieu des autres couleurs. Cette ligne s’incurva, se creusa comme un tube, puis disparut à son tour à l’intérieur du plus petit amas. Et soudain, alors que Stuart se demandait combien de fois la création allait jouer au chat et à la souris, un mouvement binaire se mit à palpiter. Mon Dieu, un cœur !… Il n’en voyait pas la forme, n’en distinguait pas même un vague contour. Pourtant, il y avait bien une pulsation qui agitait ce foisonnement. Alors, la cadence du développement accéléra. Et une forme apparut. Stuart l’apparenta tout d’abord à une sorte de monstruosité à laquelle il n’aurait su donner un nom, mais il y avait indéniablement une silhouette repliée sur elle-même avec une rondeur figurant une tête, une partie plus plate et un appendice caudal. En grandissant, la créature lui évoqua une salamandre, tête arrondie, pattes courtes et queue de têtard. Puis le curieux animal se ratatina, comme s’il dégoulinait sa propre matière, se nourrissait de lui pour s’étoffer. Stuart eut peur d’un échec. Cela ne pourrait pas se transformer en un être humain. C’était trop laid, trop… Un cochon, voilà ce que ce visage lui inspirait. Est-il possible que… Stuart n’osa pas achever sa pensée. Il vida son esprit et se concentra sur les infimes changements qui modelaient la silhouette sous ses yeux. La tête avait un crâne incroyablement bombé. La partie qui allait devenir un visage se trouvait encore ratatinée sur son tiers inférieur. Cette tendance s’inversa. Et puis, des membres poussèrent le long du tronc, des bras et des jambes distordus, mal proportionnés, mais qui donnaient à leur porteur un indéniable air de mammifère. Un air de famille qui commençait à plaire à Stuart. La forme du fœtus humain se dessinait peu à peu. Craig regardait avec avidité tout ce qui se passait, lui aussi. Mais bientôt, lorsque le corps du bébé fut à peu près reconnaissable, il se lassa et commença à discuter avec Sil. Stuart ne s’en rendit compte qu’après un très long moment. Trop fasciné par l’épanouissement de la vie, il n’avait pas fait attention. Même les bruyants effets de langage de Sil n’avaient pas réussi à le tirer de sa contemplation. Mais celui-ci venait de s’esclaffer si fort qu’il aurait fallu être sourd pour ne pas être distrait. — Une aubaine, je vous dis, cher Denis ! brailla Sil. Les papes ont si bien œuvré pour défaire l’enseignement du Christ. Pensez-vous ! Je n’ai eu qu’à me baisser pour ramasser le blé qu’ils avaient égaré. C’est ainsi que ladite hérésie cathare est née, sur les mensonges de Rome ! Ah ! si seulement nous avions eu plus de temps ! Mais, comprenez-moi, ce qu’apportait Archalb ne pouvait être accompagné d’une armée de défense. Ça n’était tout simplement pas en harmonie. — J’apprécie votre franchise, le coupa Craig. Mais il y a une question à laquelle vous ne répondez pas. C’est pourquoi ! Pourquoi être venu sur notre Terre pour jouer au prophète ? Sil offrit une expression de faciès qui oscillait entre l’exaspération et l’hébétude. — Comment ça pourquoi ? Ça me paraît pourtant évident. — Alors, dites-le-moi. — Mais… l’amour, Denis. L’amour ! J’ai tant donné à votre humanité, je me suis tant investi… Je ne pouvais pas laisser faire ces hommes de pouvoir. En une poignée de siècles, ils ont réussi à si bien pervertir mon premier message d’amour qu’il n’était plus possible d’y trouver une source d’épanouissement. Ils ont fait perdre la voie aux hommes. — Soyons sérieux un instant ! recentra Craig. On ne traverse pas l’Aratta pour convertir des gens par amour. Il me faut autre chose, du concret. — Et pourtant… — Il a joué à l’apprenti prophète à plusieurs reprises, intervint Stuart. Il est responsable d’au moins deux religions monothéistes sur notre Terre. Et quand je dis au moins , c’est à défaut de pouvoir prouver qu’il ne les a pas toutes initiées. Tu vois où ça nous mène. Sans cet énergumène, nous aurions peut-être évolué différemment, nous aurions pu inventer nos propres règles. — Nous aurions pu inventer nos dieux à nous, railla Craig. — Je ne l’ai pas dit, opposa Stuart. — J’ai toujours prodigué une parole d’amour, insista Sil. Mais vous autres avez de tout temps été portés vers la politique, l’art de la guerre et de l’intrigue. Si vous n’aviez pas été tels que vous êtes, là vous auriez pu connaître un autre destin. Je n’y suis pour rien. Ne cherchez pas une poutre dans mon œil, elle est dans le vôtre. — Ben, voyons, grogna Stuart en reportant son regard vers l’écran. — Admettons, finit par lâcher Denis Craig. Puisque vous le dites. Mais précisez-moi autre chose. D’où vous venait cette croix solaire que les cathares prirent comme symbole ? Je l’ai croisée dans des endroits inattendus et, pour être plus précis, sur des corps affreusement mutilés. — Récemment ? demanda Sil, une lueur de curiosité dans les yeux. — Moins de deux mois, pourquoi ? — Gursk est toujours des nôtres, dans ce cas. — Gursk ? — L’un des Réincarnés, précisa Sil en s’agaçant légèrement. Il y en avait un par Terre. Vous avez un sacré retard à rattraper. — Et ce Gursk est spécialisé en croix cathares ? — Une vieille rivalité entre nous. Disons qu’il a singé mon style pour me mettre des bâtons dans les roues. Et, si je comprends bien, il continue. C’est peut-être l’une des raisons qui ont poussé le conseil à accéder à votre demande. Je m’étonnais aussi d’une si grande magnanimité à votre égard. — Comment ça ? demanda Stuart sans se tourner vers son interlocuteur. — Eh bien, sur les sept que nous étions au commencement, il n’en reste plus beaucoup. Deux ont disparu à jamais, un autre est tenu en esclavage par les siens, le vôtre se trouve pour l’heure dans une soupe nourricière, Gursk est un malade depuis toujours. Quant aux jumeaux, à leur place je m’en méfierais. Si bien qu’il ne reste plus que moi. Stuart a dû vous raconter où il m’a rencontré. C’est vous dire le peu de considération qu’ils me portent. En revanche, ils ne doivent pas oser abandonner les humanités à Gursk. Un beau geste de leur part et qui les dédouanera quand ils refermeront l’Aratta pour se couper des mondes. Un esprit tranquille ignore les mains sales, comme on dit chez nous. — Où se trouve l’amour dans tout ça ? le piqua Craig. Vous voyez bien que vous êtes calculateur jusqu’au bout des ongles. La meilleure qualité pour faire un grand politicien ! — Regardez ! les apostropha Stuart. Ça y est ! Craig s’interrompit. Sur l’écran, le fœtus avait laissé la place au nourrisson, même s’il ne l’était pas dans les faits. Des cheveux avaient poussé sur son crâne, les doigts de ses mains s’étaient séparés, ses yeux bougeaient. Julian Stark était en train de revenir. — C’est extraordinaire, s’extasia Stuart. Depuis combien de temps sommes-nous ici ? — Deux heures vingt-trois minutes de votre temps, répondit la voix de Fontanueva dans leur dos. Quatre heures dix-sept ici. À présent, le fœtus va être séparé du placenta et raccordé directement à la couveuse. Il n’a plus qu’à grandir, mais ça va prendre du temps et le spectacle risque de vous lasser. Je vous invite à revenir plus tard. Qu’en dites-vous ? — Que ce n’est pas de refus, répondit Craig aussitôt. Vous proposez quoi ? — Par exemple de découvrir notre travail de repeuplement de la Terre. C’est très instructif. Vous ai-je dit que nous avons également cloné l’ homo erectus ? — Magnifique ! admira faussement Craig. Mais j’ai une requête, si cela m’est possible. — Allez-y toujours. — Eh bien…, vous devez être capable de guérir un cancer très avancé, non ? — Vous voulez parler du vôtre. Craig ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. — Alors, rassurez-vous, acheva Fontanueva. La thérapie a commencé peu de temps après votre arrivée. — Mais… Comment ? — Souvenez-vous ! Vous avez bu un verre d’eau. 57 Lee était assis à la proue du deux-mâts. Il avait passé ses jambes de part et d’autre du bastingage et regardait, à dix mètres devant lui, l’écume franger l’onde en mouvement. La mer était agitée. Ses pieds entraient en contact avec l’eau au creux de chaque vague. Sa peau était flétrie par le temps passé dans le liquide. Le sel commençait à ronger ses chairs blanchies. Depuis combien de temps se trouvait-il là, l’esprit perdu dans le chagrin, la raison emportée par un deuil qu’il se refusait de faire ? Nul n’aurait pu le dire. Même à ses propres yeux, Lee avait disparu de la mémoire du monde. Il se contentait de demeurer là, à l’avant du navire, comme ouvrant la route à sa bien aimée qui se décomposait dans la cabine principale. Lee n’avait pas pu se résigner à jeter le corps d’Anna par-dessus bord. C’était tout simplement au-dessus de ses forces. Il quittait de temps à autre sa place de vigie pour aller la voir. Même dans la mort, il la trouvait encore belle. Pourtant, son teint avait viré au jaune verdissant. Et une puanteur infecte avait envahi la cabine. Mais il s’en moquait. Il ne semblait pas même s’en apercevoir. Il retournait ensuite s’installer à la proue. Peut-être inconsciemment cherchait-il à ne pas trop côtoyer ce cadavre en putréfaction, pour ne pas s’incommoder. Pour ne pas s’écœurer. Il offrait des heures entières son dos nu au Soleil, jusqu’à ce que la nuit tombe et qu’il commence à faire froid. Il s’enroulait alors dans une voile dans le poste de pilotage, calfeutrait l’accès vers les cabines pour que sa belle ne s’altère pas trop vite et s’endormait comme une masse, se moquant des collisions possibles avec d’autres navires. Sur le côté du voilier, Lee venait d’apercevoir une branche feuillue. Il la suivit des yeux un instant, puis retourna son attention sur la matière en perpétuel mouvement de l’écume. Il ne s’en rendit pas compte, mais sa capacité de raisonnement était en train de se remettre en route. Une idée commençait à progresser dans sa psyché dérangée. Une branche encore verte signifiait la proximité d’une île. Une île, c’était la promesse d’une terre. Une terre, c’était une possible tombe pour Anna. Lee comprit que c’était la seule solution. S’il n’avait pas voulu jeter son corps par-dessus bord, c’était sans doute parce qu’il se refusait à la savoir dévorée par les poissons nécrophages. Mais dans la terre, c’était normal, c’était comme ça, tout simplement, depuis la nuit des temps humains. Il releva la tête et aperçut la patrie de cette branche. Au loin, un point émergeait de la mer. Lee quitta la proue du voilier et gagna le poste de pilotage. Dans deux heures, il serait sur le point d’accoster. — J’ai trouvé une île ! cria-t-il vers les cabines. Tu m’entends, mon amour ? J’ai trouvé notre île ! Manou avait entendu le bruit d’un moteur. Il attrapa son fusil et sortit de la grotte. Entre deux rochers, il découvrit un deux-mâts luxueux qui approchait du rivage. Un homme se trouvait sur le pont. Il coupa les gaz et lança l’ancre par-dessus bord. Manou avança le dos courbé, à couvert sous les arbres qui bordaient la plage. Il courut pour se trouver juste en face du navire et épaula. Personne ne devait survivre. Aucun Occidental ne devait plus jamais toucher son île. L’homme était en train de gonfler un canot de sauvetage. Manou le regarda faire. Il pouvait le mettre à mort à tout moment, et c’était justement ce qui le faisait encore vibrer. La décision lui revenait. Le choix de stopper cette vie était entre ses mains. Et, puisqu’il avait tranché sur ce point, il restait encore à choisir le moment. La vie de cet étranger ne tenait plus qu’à la légère pression qu’appliquerait bientôt son doigt sur la queue de détente. Dans le viseur de son fusil, Manou voyait très distinctement les traits de l’homme. Il paraissait fatigué. Pour lui non plus, les derniers jours n’avaient pas dû être simples. Manou en prit acte. La vie n’était plus facile pour personne. L’homme déposa le canot sur l’eau, puis il disparut dans la cabine. Manou s’attendait à le voir ressortir avec une arme, un harpon, ou quelque chose dans ce genre. Mais pas les bras chargés d’un corps. Le jeune homme ajusta la mise au point de sa lunette sur le visage de ce cadavre. Son doigt tressaillit sur la gâchette. Il s’agissait d’une femme et, d’après ce que Manou pouvait en voir, morte depuis un certain temps. Sa peau était verdâtre. Curieux de la suite, et interloqué par la vue de cette femme en état de putréfaction, Manou laissa l’homme faire. Il observa chacun de ses gestes. Il le vit retourner dans la cabine, en ressortir avec une pelle, descendre le cadavre dans le canot et pagayer avec sa pelle jusqu’à ce qu’il atteigne une zone peu profonde. Là, l’homme descendit du canot et tira son triste chargement jusque sur le sable sec. Manou baissa le canon de son fusil. Il ne savait plus quoi faire. Il n’avait aucun scrupule à tuer un envahisseur de plus. Par contre, cet homme-là venait visiblement offrir une sépulture à un être aimé. Et ça, Manou ne pouvait pas l’empêcher. Respecter le corps des défunts est sacré. L’homme gagna le couvert de la bande de forêt et choisit un endroit ensoleillé, au centre d’une clairière, légèrement au-dessus du niveau de l’océan. Il se mit alors à creuser avec acharnement une tombe parfaitement rectangulaire. Il en inspecta longuement les proportions, en rabota les bords avec minutie, jusqu’à ce qu’il décide qu’elle correspondait à ce qu’il voulait. Il s’assit alors à côté du cadavre et se mit à lui parler. Le manège dura un bon quart d’heure. Manou pouvait entendre des bribes de ce qu’il disait tout bas. L’homme faisait ses adieux à cette femme. D’après les mots qu’il percevait, Manou comprit qu’un amour démesuré les avait unis. L’homme se releva et déposa le corps au milieu de la fosse. Puis il entreprit de le recouvrir avec le sable de l’excavation. Lorsqu’il eut terminé, il s’allongea sur la tombe, juste au-dessus du corps, le dos contre le sol meuble, les yeux perdus dans l’azur impeccable. C’est alors que Manou décida de manifester sa présence. Il approcha à pas lents, discrètement, pour ne pas troubler l’ordre voulu par cet homme pour qui il éprouvait à présent de la pitié. — Elle s’appelait comment ? demanda-t-il au bout d’un long silence. L’homme ne répondit pas. Il ne cilla même pas en entendant la voix de Manou. — J’aurais pu te tuer cent fois tout à l’heure… — Tu aurais dû, dit enfin l’homme. Tu m’aurais évité d’attendre la mort. — Je viens de perdre toute ma famille, poursuivit Manou. Tous ceux que je connaissais, en fait. Manou s’assit à côté de l’homme. Il le regarda un moment, puis lui tendit une main. — Je m’appelle Manou. — Elle s’appelait Anna. C’était ma femme. — Tu ne devrais pas rester ici. L’île est pleine de soldats, ils sont revenus et ça tire dans tous les sens. — Et toi ? demanda l’homme en se redressant. Qu’est-ce que tu fous là ? — Je dois venger les miens. — Ça n’a pas de sens, mon vieux. Mais si ça ne te dérange pas, je vais rester ici quand même. — Alors, je reste avec toi. Ça fait trop longtemps que je suis seul. Je ne m’y habitue pas. L’homme eut un sourire triste. Il tendit la main à Manou à son tour. — Je m’appelle Lee Cochran, déclara-t-il. Et je suis content de t’avoir rencontré. 58 Wulm se tenait debout, immobile, devant l’ensemble des siens réunis dans le désert. La plupart d’entre eux s’étaient assis en tailleur. Ils attendaient que Wulm commence son rapport. Milos patientait derrière Wulm, à quelques mètres sur le côté. Il n’avait aucun doute sur l’issue de cette réunion extraordinaire. Le peuple des Staulms se rallierait à la proposition de Wulm, il ne pouvait pas en être autrement. C’était pour lui une absolue certitude. Le Soleil apparut sur l’horizon. Dans l’air, une vibration électrisa l’éther. La chaleur montait déjà. Wulm attendit encore. Il ne faisait pas assez chaud. Il se concentrait. S’adresser à autant de psychés à la fois requérait beaucoup d’énergie. Et Wulm voulait que la transmission de ses pensées soit la plus fidèle possible aux souvenirs qu’il avait gardés de cette Terre prodigue. Bien plus que des images, Wulm allait chercher à transmettre l’incroyable sensation de l’eau. C’était au-delà de la simple évocation de paysages. Il allait falloir qu’il se replonge mentalement au pied de cette cascade merveilleuse, qu’il retrouve le contact, la caresse vertigineuse de l’eau sur chaque parcelle de sa peau. À présent, le disque du Soleil apparaissait entièrement au-dessus du désert. La froidure de la nuit avait complètement disparu. La température montait graduellement, de façon tangible. Wulm décida que le moment était venu. Il ferma les yeux et adressa aux milliers de Staulms immobiles devant lui des images de la Terre, telle qu’ils auraient tous dû la connaître. Milos fut surpris de ne rien ressentir. Il se décala sur le côté, jusqu’à voir Wulm de profil. Des bribes d’images lui parvinrent enfin. Il avança vers la foule et s’assit au premier rang. La vision qu’il reçut alors fut incroyablement réaliste. Peu habitué à ce genre de manifestation, il fut le seul à partir à la renverse quand Wulm plongea mentalement dans l’eau de la cascade. Il éprouva le contact du liquide, frais et doux à la fois, quasi maternel. Milos constata avec amertume que Wulm pouvait restituer des souvenirs plus criants d’authenticité que ses propres sensations. Il découvrit à cet instant que les Staulms disposaient d’une étonnante propension à goûter le vivant, à l’apprécier individuellement pour le faire connaître ensuite aux autres. La projection des souvenirs dura un quart d’heure environ. Wulm s’attarda particulièrement sur le premier bain de sa vie. Il y promena ses « spectateurs » un bon moment, jusqu’à ce que le vent se lève et entraîne un brouillard de poussière particulièrement désagréable pour les yeux. La foule rentra alors dans les abris souterrains. Milos la regarda passer. Il voulait demeurer un peu seul, même si cela devait être au prix d’une chaleur grandissante doublée de ce vent compact. Il constata que bien des visages étaient inondés de larmes. Les milliers de Staulms disparurent l’un après l’autre sous le sable du désert. Wulm fut le dernier à s’abriter. Lui avait lu les esprits de ses frères, ainsi que celui des Staulms d’élevage, qu’il avait contribué à libérer. Il en savait donc infiniment plus sur leur ressenti que Milos. Il se retourna vers lui avant de pénétrer dans le boyau qui conduisait aux salles de vie. Dans ses yeux, Milos lut de la tristesse. Alors il se mit à douter. Milos voulut se mettre à l’écart des délibérations des néandertaliens. Les assemblées de Staulms se transformaient en épreuve pour les êtres qui, comme Milos, ne partageaient pas leur mode de communication non verbale. Il marcha quelque temps, le visage protégé du sable en suspension par une toile de grossière facture. Il erra autour de l’entrée des abris, effectuant des cercles de plus en plus larges. Puis, quand il estima avoir suffisamment attendu, il gagna à son tour la ville souterraine. Il remonta lentement le long boyau qui menait aux premières salles. Il se débarrassa de la poussière qui s’était incrustée dans les moindres replis de son vêtement, puis il descendit dans les profondeurs de la communauté. Le premier niveau était creusé à même le sable, compacté par le temps et chichement soutenu par des branchages entrelacés. Ensuite, la cité enfouie s’enfonçait sur trois niveaux, creusés dans la roche mère. Les Staulms se révélaient d’habiles mineurs. Des escaliers, tendus comme des arcs, surplombaient des vides immenses où l’écho se perdait. Des puits de lumière éclairaient les profondeurs de loin en loin, soutenus par des torches enduites de résine fossile dont le désert regorgeait. La cité était sombre, mais il était possible de s’y diriger sans se cogner. Elle reposait sur un monolithe de pierre métamorphique très dure, d’un noir brillant, que même les plus habiles Staulms n’avaient réussi à forer. Là se trouvait la base solide de la cité. Toute l’infrastructure maçonnée, tous les arcs-boutants de roche taillée reposaient sur ce gigantesque affleurement minéral. Là se trouvait aussi l’approvisionnement en eau potable de la communauté. Avec le temps, une source avait réussi là où les outils rudimentaires des Staulms avaient échoué. Elle jaillissait de la roche sur le monolithe, qu’elle avait patiemment creusé en un lac souterrain d’un hectare. Milos n’avait jamais eu accès à cet endroit. C’était une partie sacrée de la cité où, ordinairement, seuls les anciens venaient se recueillir. Mais, en ce jour extraordinaire, l’ensemble des Staulms y étaient réunis. Il n’y avait pas un gardien dans les couloirs interminables, pas même un enfant qui courait ou en cherchait un autre. Aussi Milos y parvint-il sans entraves. Il y entra, le cœur serré par l’atmosphère fraîche et le silence impressionnant. Ce n’était plus Wulm qui présidait aux débats. Il avait été relégué dans la foule, au même titre que des milliers d’anonymes. Milos fut saisi par des images projetées par les sept vieillards qui officiaient. Il vit la Terre de Franklin, la cascade, l’eau. Il vit la libération des Staulms d’élevage. Mais ce qu’il vit le plus, ce fut le désert, le Grand Rouge et la cité souterraine. Et dans ces dernières images, Milos comprit qu’un sentiment se mêlait intimement. Il ne put le qualifier sur l’instant, mais il sut qu’il s’agissait de quelque chose de bien. Ce n’est qu’après coup, des jours plus tard, quand il eut enfin le loisir de se pencher sur ces heures délicates, qu’il réussit à mettre un mot sur ce qu’il avait perçu : l’amour. Les Staulms aimaient leur désert. Ils avaient habilement appris comment il fonctionnait. Avec le temps, ils s’étaient imposé quantité de règles pour pouvoir y survivre. Et ils en étaient fiers, si fiers que pour rien au monde ils n’auraient voulu le quitter. Même après avoir vu qu’il existait quelque part dans le monde, sur un monde, un endroit où l’eau tombait du ciel en cascade, à foison, sans doute éternellement. Lorsque les anciens cessèrent de prodiguer leurs émissions mentales, il y eut un moment de flottement. Puis un mouvement s’organisa dans la foule des Staulms. Certains se dirigeaient d’un côté du lac souterrain, tandis que les autres ne bougeaient pas. Milos comprit vite que les natifs du désert se rapprochaient les uns des autres, s’éloignaient de leurs compagnons d’élevage. Il ne pouvait pas en être autrement. Milos repensa au sentiment de tristesse qu’il avait surpris dans les yeux de Wulm, alors que celui-ci s’apprêtait à rejoindre ses frères. Lui avait déjà compris que la communauté ne quitterait jamais son désert. Cette terre était dure, hostile, implacable, mais c’était leur terre. Wulm fut le dernier à rallier la population locale, à présent entassée sur une trop petite portion sèche du monolithe. Si bien que certains furent obligés de pénétrer dans l’eau glaciale du lac, heureusement très peu profond. Le choix était fait. Seuls les Staulms d’élevage rejoindraient la Terre prodigue. Milos eut un sentiment de lourd échec au fond du cœur. Ilis ne le lui pardonnerait sans doute pas. Mais Milos avait malgré tout l’esprit en paix. Il n’aurait pas pu faire davantage. Il allait repartir sous peu, peut-être dès la tombée de la nuit, avec un millier de Staulms libérés et une centaine de combattants maintenant aguerris. Il n’y avait aucune honte à avoir. Il pouvait même se sentir fier. 59 Denis Craig ouvrit une paupière, puis l’autre. Il demeura allongé, immobile, cherchant à analyser la moindre parcelle de son corps. Il se sentait bien, mieux que jamais même. L’excitation qui avait retardé son sommeil la veille le gagna de nouveau. — Je vais remettre ça pour soixante ans de plus. Balle au centre et on rejoue la partie. Depuis que Fontanueva l’avait assuré qu’il était soigné depuis quelques jours, Craig ne pensait plus qu’à ça. Il gardait en mémoire le formidable appareillage médical du mystérieux voyageur retrouvé par ses équipes dans le désert turc. Van Kriegs, son médecin personnel, s’en était servi sur lui. Les nanomédicaments avaient fait reculer son cancer de façon incroyable, jusqu’à ce qu’ils cessent toute activité sans crier gare. Les métastases étaient alors reparties de plus belle, et Craig s’était résigné à regarder la mort approcher. Il avait alors distribué une partie de sa fortune à ses collaborateurs, passé de plus en plus de temps dans une bulle d’Aratta, où il se sentait davantage respirer, et préparé son départ prématuré. Mais à présent, la situation s’inversait. Craig ne récupérerait pas ce qu’il avait distribué avec largesse, et il s’en moquait éperdument. Son monde avait changé, les hommes dans leur quasi-totalité étaient livrés au chaos, à la débrouille et à la loi du plus fort. Ce n’était plus son affaire. Il avait donné sa part dans ce résultat navrant. Il avait même largement contribué à la faiblesse du système. L’Implant, dont il était le père financier, imaginé pour garantir une sécurité maximale aux humains, s’était transformé en un talon d’Achille remarquable. Craig pouvait se lamenter de n’avoir rien vu venir. Pourtant, il avait engagé les meilleurs catastrophistes de la planète pour envisager les failles du réseau mondial. Tout avait été prévu. Tout, absolument tout. Sauf une chose, l’Aratta. Et Craig ne pouvait rien se reprocher. Finalement, on ne peut pas appréhender l’inimaginable. Et il ne servait à rien de se flageller pour des fautes qui n’étaient pas les siennes. Cette absolution morale effectuée, Craig poursuivit son auto-auscultation. Son corps ne le faisait pas souffrir. Il se sentait en très grande forme. Indice révélateur entre tous, une vigueur nouvelle gagnait à présent sa verge, ce qui ne lui était plus arrivé depuis des lustres. Son examen intime effectué, Craig se leva. Un appétit tel qu’il n’en avait pas connu depuis la fin de son adolescence semblait tordre son estomac. Il se permit de jouir encore un peu de cette légère douleur et avança jusqu’au sas de sortie. La cloison s’effaça devant lui. La veille, il avait pris rendez-vous avec Sil pour partager l’étonnante nourriture de ces humains des étoiles. Sil se trouvait déjà attablé. Il parcourait des yeux ce que Craig comprit être un journal virtuel. — La fédération des mondes colonisés vient d’ouvrir sa grande réunion décennale, dit-il en apercevant Craig. — Vous me voyez ravi de l’apprendre, apprécia Craig en s’asseyant en face de Sil. — Vous ne vous rendez pas compte de l’importance de la chose. — Manifestement pas, mais si vous m’en disiez davantage… — Nous avons étendu notre territoire à près de six cents planètes réparties dans une zone n’excédant pas vingt années lumière. Ce qui donne quand même un écart de quarante années lumière pour les plus éloignées. Vous comprenez ? — Que ça doit être un joyeux merdier pour que tout ce petit monde s’entende. Sil releva la tête et sourit à pleines dents. — Je ne l’aurais pas mieux dit. Un joyeux merdier ! — Une chose m’échappe pourtant. — Dites toujours. — Vos humains se sont passés de vous pendant des siècles, si j’ai bien compris. — Ils m’ont congelé, oui ! — Alors, qu’allez-vous devenir ? — Excellente question, monsieur Craig. Voyez-vous, j’ai été mis sur la touche pour des raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, mais je ne peux pas leur donner tort. — Qu’avez-vous pu faire de si désastreux ? — Oh, j’ai diligenté comme un esprit de rébellion. Au niveau philosophique, bien sûr. — Ce que vous aviez fait chez nous, en somme. — Du même genre, c’est vrai. J’ai toujours été porté vers l’esprit, le mieux-être spirituel de mes congénères. Ça n’a pas plu, mais vraiment pas. Et ce petit faux pas m’a valu d’être exilé dans les conditions que je vous ai racontées hier. — Ils ne vous laisseront pas recommencer, lâcha Craig. Vos manœuvres visaient davantage à nourrir votre goût pour le pouvoir, je me trompe ? — Sans doute pas. — J’ai connu Malhorne, notre Réincarné. J’ai pu apprécier sa dangerosité. Ce qui fait que je comprends assez bien leurs appréhensions. « Chat échaudé craint l’eau ». Je réitère donc : qu’allez vous devenir ? Sil mâcha longuement une bouchée de son déjeuner avant de répondre. — Je ne vois que deux solutions. Soit on me laisse vivre en milieu confiné, pour ne pas dire autre chose, et je mourrai seul quelque part dans l’espace ou sur une planète désertique où je ne me réincarnerai pas. Soit on me laisse partir avec vous. — Je serais étonné que vos humains choisissent la seconde hypothèse, opposa Craig. Vous avez été condamné pour avoir justement porté la bonne parole, que ce soit chez vous ou chez moi. — Allez savoir, dit Sil, intentionnellement énigmatique. L’Aratta n’est plus un danger pour eux. Il ne s’ouvre que sur la Terre, et ils n’y vivent plus. Alors que Denis Craig et Sil fomentaient des projets d’avenir, Stuart suivait Fontanueva dans les méandres de la station orbitale. Il s’était levé très tôt pour méditer, prier, réfléchir à ce qu’il était en train de faire. Puis il avait rejoint son hôte devant le sas du secteur de quarantaine. Ils avaient alors emprunté un véhicule de sortie pour gagner un gigantesque module indépendant de la station. Cette annexe en forme de dôme était une animalerie. Stuart s’en rendit compte dès qu’il y entra. Une aussi forte odeur musquée ne trompait pas. Dans des enclos se trouvaient des dizaines d’espèces différentes, chacune isolée des autres par des parois transparentes. — Ils ne se voient pas, expliqua Fontanueva. La chèvre ne voit pas le tigre juste à côté d’elle. Elle n’a pas peur, n’est absolument pas traumatisée. — Que font-ils, alors ? — Ils s’adaptent à leur futur environnement. — Comment cela ? — Nous produisons des clones adultes, dans la plupart des cas. On ne peut pas réimplanter des bébés, ils n’auraient aucune chance de survivre dans leur environnement naturel. Mais ces adultes naissent vierges de tout apprentissage, de tout réflexe conditionné. Ils n’ont pas plus de chances de survie que des nouveau-nés. — Ce n’est pas non plus dans ces enclos que… — Détrompez-vous, Stuart. Fontanueva désigna des bornes qui clignotaient au-dessus de chaque cage. — Ces petits boîtiers que vous voyez là sont des transmetteurs, des sortes de relais. Ils impriment dans les cerveaux des animaux l’illusion de leur biotope. C’est ainsi qu’ils acquièrent les connaissances qu’une mère naturelle leur aurait données. Vous voulez essayer ? Vous comprendrez mieux. — Ma foi, répondit Stuart. Pourquoi pas ? — Alors, suivez-moi. — Ne me dites pas que moi aussi… — C’est le seul endroit où les ondes agissent. — D’accord, hésita Stuart en suivant Fontanueva. Mais en quel diable d’animal allez-vous me transformer ? — Le pire, Stuart. Le pire. Fontanueva fit asseoir Stuart au centre d’un enclos. — Vous n’êtes pas préparé à ce que vous allez voir, précisa-t-il. C’est préférable. Détendez-vous et laissez faire. Stuart obéit sans broncher, à présent anxieux. Fontanueva quitta la cage et disparut dans la structure du dôme. Stuart recula jusqu’à une paroi, contre laquelle il s’adossa. Le matériau transparent devait émettre un champ magnétique, car il lui était impossible de le toucher véritablement. Le contact était doux. Cette sensation le rassura. On ne lui voulait aucun mal. Il patienta deux minutes au plus en réfléchissant aux paroles de son guide. À quoi pouvait-il s’attendre ? Fontanueva avait dit qu’ils reproduisaient le biotope des animaux. Sans doute allait-il percevoir des images d’environnement naturel, quelque chose dans ce goût-là. Stuart se contenta de cette hypothèse et attendit, à présent totalement serein. Le réalisme de l’illusion le saisit dès la première seconde. En un instant, il ne vit plus la cellule en verre, les animaux dans les enclos tout proches, le dôme qui culminait à une centaine de mètres au-dessus de sa tête. Le temps d’un battement de paupières, il se retrouva au milieu d’une savane aride, en compagnie d’êtres humains poilus, chevelus et totalement nus : une bande de primates dont il faisait à présent partie. Stuart profita à satiété du spectacle. C’était une expérience incroyablement réaliste car, outre l’image, son cerveau recevait les odeurs, les bruits. Il pouvait sentir la caresse du Soleil, la corne très épaisse sous ses pieds qui martelaient la terre brute. Sa respiration s’accéléra, son cœur suivit le mouvement et, sans bouger d’un pouce, Stuart commença à transpirer. La bande d’hominidés changea brusquement de direction. Stuart découvrit que sa main tenait une lance rudimentaire, simple tige de bois à l’extrémité aiguisée durcie au feu. Un troupeau de mammouths se profila droit devant lui. Avant-dernier du groupe, Stuart sentait les odeurs très fortes de ses compagnons virtuels. Il avait pourtant vécu dans un bidonville, mais là, il devait bien admettre que ces humains rustiques puaient à s’en boucher le nez. Il n’essaya même pas : l’odeur était dans son esprit, pas dans ses récepteurs olfactifs. La troupe s’approcha des animaux, puis bifurqua vers un individu qui s’était un peu éloigné. L’attaque fut rapide, sans sommations, frontale. Et la riposte immédiate anéantit en une dizaine de secondes la moitié des humains qui précédaient Stuart. Les corps, écrasés par les pattes énormes du pachyderme immédiatement secouru par ses congénères, éclatèrent sous le poids, répandant tripes et boyaux dans la chaleur de la savane. Stuart eut un haut-le-cœur, autant de peur que de dégoût. Il sentit son estomac se révolter, pensa que, là encore, ce n’était qu’illusion, et vomit sur ses genoux tout ce que contenait son ventre. L’image s’arrêta aussitôt. Stuart retrouva la cage en verre et découvrit qu’il avait réellement vomi. Fontanueva arriva en courant, avec à la main un tissu absorbant, qu’il tendit à Stuart. — Au moins, maintenant, vous saurez qu’il ne faut jamais attaquer plusieurs mammouths en même temps. — Si j’avais pu prévoir, réussit à répondre Stuart entre deux hoquets. — La leçon suivante vous aurait permis d’attaquer un jeune mâle isolé. Beaucoup plus facile. Stuart fit disparaître les dernières traces de bile qui déshonoraient son habit, puis il se releva et quitta l’enclos. — Navré pour les dégâts, dit-il en passant devant Fontanueva, qui ne put réprimer un sourire. — La première fois est toujours la plus dure. — J’aimerais aller voir où en est le clonage, si ça ne vous dérange pas. — Il n’est pas terminé, mais c’est comme vous voulez. Ils reprirent le chemin de la station orbitale. — Merci quand même pour le spectacle, finit par lâcher Stuart. C’était extraordinaire. Très réaliste. C’est d’ailleurs pour ça que je n’ai pas tenu jusqu’au bout. — J’ai moi-même essayé, le réconforta Fontanueva. Je n’étais pas plus fier que vous. On s’y laisse vraiment prendre. — Ce sont des images véritables, hormis les hommes préhistoriques ? — Non, tout est synthétisé. Enfin, presque tout. — Mon Dieu, c’est si réaliste ! — Nous sommes allés recueillir les données sur la Terre que vous projetez de coloniser. — Je vois, apprécia Stuart. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas avoir capturé des spécimens là-bas ? Évidemment, je ne parle pas des mammouths, mais des autres. Ça aurait été beaucoup plus simple. — Nous n’allions pas tenter de réparer notre Terre en commençant par en saccager une autre. C’était contre-productif, même si l’idée était plus facilement réalisable. Non, ici, nous gérons le repeuplement de la Terre comme nous l’entendons, exactement. Couple par couple, nous modifions les ADN pour enrichir les patrimoines génétiques. Et ça marche. — Une question encore, dit Stuart. Vous faisiez quoi sur notre Terre ? — Vous voulez parler de mon métier ? Stuart acquiesça sans un mot. — Aucun rapport avec tout ça, dit-il en désignant la station d’un geste. Je présentais les infos sur une chaîne câblée. C’était une bonne façon d’être au courant de beaucoup de choses. — Vous n’avez pas laissé de femme… ou d’enfants ? — Non, c’est une de nos règles. Mais nous arrivons. Voyons où en est votre futur Réincarné. — Ce n’est pas ici que nous… Stuart ne termina pas sa phrase. Au travers d’une bulle transparente, il pouvait voir un corps, allongé dans un liquide blanchâtre. Le jeune homme qui se trouvait là n’avait pas encore atteint sa maturité, mais les traits de Julian Stark étaient déjà inscrits sur son visage. Stuart bredouilla un début de commentaire, puis se tut, les yeux rivés sur cet homme qu’il avait amèrement regretté de ne pas avoir rencontré. 60 L e cargo faisait route vers le Canada. Le radar ne fonctionnait plus. Pas plus qu’aucune autre technologie fondée sur un échange avec les réseaux. Toutes les deux heures, des équipes armées se relayaient à la surveillance de l’océan. Deux némonautes se tenaient immobiles à la proue, pendant qu’une dizaine d’autres patrouillait sur les coursives, scrutant les reflets argentés de la Lune à la recherche d’un objet posé sur la houle. Franklin venait enfin de se mettre au lit, après dix-huit heures consécutives passées à faire connaissance avec ses troupes. Il voulait connaître un minimum chacun d’eux, s’assurer qu’ils avaient la conviction nécessaire au projet qu’il nourrissait pour tous. Et pour sa Terre. De cette journée de contacts humains, il ne gardait qu’un regret : ses recrues étaient presque exclusivement américaines. Il aurait aimé une population cosmopolite pour défendre et peupler son nouveau monde, et tout aurait pu recommencer comme avant l’erreur de la tour de Babel. Mais le chaos dans lequel venait de sombrer cette Terre lui avait interdit la concrétisation de ce rêve. — Y a pas à dire, murmura-t-il pour lui-même en se glissant doucement à côté de Tara, on a inventé de belles choses sur cette Terre. C’est quand même bon, un vrai lit. Tara dormait à poings fermés depuis deux heures déjà. Franklin s’allongea et remonta le drap sur ses épaules, le visage tourné vers celui de sa belle, pour respirer son haleine et s’endormir le nez dans ses cheveux. Il fut réveillé par un choc sourd au milieu de la nuit. Quelque chose venait de buter contre la coque. Franklin réagit aussitôt. Il abandonna la douce chaleur du lit et commença à s’habiller. Tara émergea elle aussi du sommeil. Elle fit mine de se lever, mais Franklin l’en empêcha. — Enferme-toi derrière moi, je vais voir ce qui se passe. — Mais… — Y a pas de mais, Tara, intima Franklin. On est en plein océan et c’est pas le genre d’endroit où des visites impromptues sont souhaitables. Il finit de se vêtir et quitta la cabine. Tara obéit à la demande de Franklin. Elle alla boucler la porte, puis elle s’habilla à son tour. Au poste de pilotage, Franklin trouva l’officier en second. Pour le moment, celui-ci n’avait aucune idée de ce qui était entré en contact avec le navire. Le choc remontait à cinq minutes au plus. L’équipe de surveillance devait bientôt revenir pour les informer. Mais elle n’en eut pas la possibilité. Dans la seconde qui suivit, des détonations retentirent à bâbord. Immédiatement, une riposte se fit entendre, puis une autre. Même une oreille peu avertie pouvait isoler des armes différentes. Le second alluma toutes les lumières du pont. S’il y avait agression de l’extérieur, autant voir de quoi il retournait. Franklin attrapa un fusil-mitrailleur posé dans un angle de la cabine et courut vers la zone de combat. Il n’éprouva même pas de peur. Franklin avait endossé un rôle de chef, il devait assistance à ses troupes. Ce sentiment de responsabilité occupait tout son esprit. Huit des dix patrouilleurs étaient à terre, en sang, blessés ou morts. Les deux derniers, deux jeunes hommes, s’étaient réfugiés derrière des conduits d’aération en métal épais. L’un d’eux tirait à l’aveuglette, en dirigeant le canon de son arme vers l’ennemi, mais l’autre ne parvenait plus à bouger. Il tremblait de tout son corps, bien incapable de réagir. Franklin se plaqua contre le sol, tout près d’eux. — Il se passe quoi ? cria-t-il pour couvrir le bruit du fusil d’assaut. — Je sais pas trop au juste, répondit un jeune homme. Il y a un autre bateau à côté, un petit je crois, mais plein de monde. — Tu as pu les voir ? — Pas bien, il fait trop sombre. — Qui a tiré en premier ? — Eux. — Sûr, petit ? — Oui, sûr. — Tu es absolument certain ? — Sir, yes sir ! Franklin adressa un sourire au jeune homme. Il se souvenait de lui. Il lui avait parlé dans l’après midi. Il devait s’appeler Franck, quelque chose dans ce goût. Il venait de Californie et s’était fait piéger à New York par la panne des réseaux. Un garçon gentil. Celui même qui s’était moqué de lui quand il avait parlé de l’Aratta et des mondes parallèles. Ce gamin avait du cran. À présent, tous ceux qui venaient d’être réveillés en sursaut sortaient des entrailles du navire. Le couple de Lukingias partit à toute vitesse du côté tribord. Franklin les regarda faire, curieux d’en connaître la raison. Son esprit de déduction se mit en marche. L’attaque d’un côté peut en cacher une autre ailleurs… Malin ! Les Lukingias approchèrent du bastingage en se courbant en avant. Ils braquèrent leurs armes dans le même mouvement vers le bas. Franklin les vit tirer en rafales, sans discerner pourquoi. Il fit des signes à ses recrues d’aller leur prêter main-forte. Quelques jeunes gens participèrent, mais la plupart étaient désemparés. L’usage des armes était une chose nouvelle dans leur vie. Ils ne savaient pas comment réagir et la conviction de certains ployait sous une peur entière et viscérale. Franklin comprit qu’ils ne feraient rien s’il ne bougeait pas lui-même, en premier. L’exemple, mon vieux. Toujours donner l’exemple si tu veux qu’on te suive ! Franklin découvrit que ses mains tremblaient. Il agrippa la crosse de son fusil et tenta de faire tomber la tension qui l’animait. Mais il n’en avait pas le temps. Il devait agir, maintenant, sans délai, sans quoi la situation risquait de lui échapper. En une poignée de secondes, il vit défiler devant ses yeux tous les événements qui l’avaient mené sur le pont de ce bateau. Il ne pouvait avoir traversé deux décennies d’efforts pour mourir là, de mains dont il ne savait encore rien. Non, il ne se laisserait pas faire. Il valait mieux que ça. Et, surtout, il avait un rendez-vous à honorer, avec une planète qu’il chérissait plus que sa propre vie. Franklin sentit une colère froide monter en lui. Il se leva et se tourna vers ses troupes. — C’est maintenant, mes cailles ! hurla-t-il en reprenant instinctivement le parler de Nemo. C’est maintenant ou jamais. Je ne sais pas qui est en train de nous canarder, mais nous ne nous laisserons pas faire. Et en plus, on se fout de qui il s’agit. On tire dans le tas et on vérifiera après. Vous êtes avec moi ? Un long coup de sirène couvrit les réponses des némonautes, mais Franklin comprit à leurs signes de tête que beaucoup étaient partants. — OK, poursuivit-il. Alors, on y va et on défouraille jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un bruit de l’autre côté de ce rafiot ! Franklin joignit aussitôt le geste à la parole. Il s’approcha de la balustrade, posa le canon de son fusil contre le bastingage, puis il le fit pivoter vers le bas et commença à vider son chargeur au hasard. Une trentaine de némonautes le rejoignirent. Tous l’imitèrent, en prenant soin de protéger leur corps derrière la coursive métallique. Des douilles volaient par centaines sur le pont. Entre deux rafales, ils pouvaient entendre les bruits des impacts de leurs camarades. Métal contre métal. Mais pas un cri, pas une voix humaine ne manifestait une quelconque douleur. Au bout d’un moment, Franklin réussit à se faire entendre. Il fallait vérifier qu’ils ne se trompaient pas de cible, qu’il y avait bien un ennemi en bas. C’est alors que les premiers némonautes tombèrent. Mais contrairement à ce qu’ils croyaient tous, les tirs ne venaient pas de la direction escomptée. Leurs ennemis se trouvaient derrière eux. En se retournant, Franklin comprit ce qui s’était passé. Le couple de Lukingias gisait sur le pont. Leurs aides également. Des grappins étaient accrochés aux balustrades des coursives et des silhouettes vêtues de noir sortaient du néant. Le brusque mouvement d’une masse sombre attira son regard. Le cheval d’Arthur Darblay ne connaîtrait pas la terre promise. Il venait de s’affaler sur le pont. — Derrière ! hurla Franklin. Tous avec moi ! Il écrasa la queue de détente et envoya une rafale sur les plus proches silhouettes. Trois d’entre elles tombèrent ou furent projetées vers la mer. Mais de nouvelles surgirent aussitôt de la nuit pour prendre la relève. Dans l’échange de tirs, une dizaine de némonautes connut le même sort. Mais ce massacre réussit à extirper une partie des apeurés de leur immobilité traumatique. Ce renfort inespéré fit basculer la partie. Les assaillants furent repoussés vers leur origine et, bientôt, la bataille rangée cessa. En quelques minutes, le navire ennemi ne fut même plus visible. Les némonautes acharnés vidèrent chargeur sur chargeur un long moment encore. Franklin les laissa faire. Il retraversa le pont pour vérifier la situation de l’autre côté. Là non plus, il n’y avait plus personne. L’embarcation qui se trouvait là quelques minutes plus tôt avait disparu. Étrange, songea Franklin . On dirait que leur but n’était pas de nous éliminer tous. Étrange… Il fut alors l’heure de comptabiliser les morts et les blessés. L’attaque surprise avait fait beaucoup plus de mal que Franklin ne l’avait imaginé tout d’abord. Quinze de ses recrues manquaient à l’appel et une dizaine souffraient de blessures légères. Il n’y avait même pas un médecin à bord. Franklin prit la décision de dérouter le navire vers le port canadien le plus proche, même s’il doutait qu’on leur prêtât assistance. Quant aux cadavres ennemis, ils ne leur apprirent rien. Les neuf qui gisaient sur le pont à la fin de la bataille ne portaient aucun signe distinctif, aucun papier, rien. Fait curieux aux yeux de tous : sept d’entre eux étaient des femmes. Mais un détail montra à Franklin qu’il ne s’agissait pas d’humains de sa Terre : pas un seul ne portait un Implant sous-cutané. Tara ne sortit de sa cabine qu’une fois l’engagement achevé. Elle était très pâle. Franklin la prit dans ses bras, persuadé qu’elle avait besoin de réconfort. Tara se laissa faire. Ses yeux allaient des cadavres ennemis aux jeunes gens morts pour la cause de Nemo. Tous demeurèrent sur le pont jusqu’au lever du Soleil. Personne n’imaginait dormir après ce qui venait de se passer. Les corps furent alors enveloppés dans des draps et passés par-dessus bord, les uns après les autres. Ils partirent tous vers le large, emportés par le courant du Saint Laurent. 61 Sur l’écran, Stuart pouvait voir les nouveaux venus sortir de l’Aratta. Ils étaient une vingtaine au total, tous vêtus de noir. Ils se divisèrent en plusieurs groupes, qui partirent se cacher dans la végétation, le long de la rivière. — Vous les connaissez ? demanda Fontanueva. — Difficile à dire, hésita Stuart. Je ne suis pas habitué à identifier mes amis ou ennemis du ciel. Ne pouvez-vous pas faire descendre cet appareil un peu plus ? — Non, nous ne sommes pas encore entrés dans l’atmosphère. Ça annulerait l’effet de surprise. Alors ? — Je n’ai pas d’amis qui s’habillent ainsi, décida Stuart, ni même qui se cachent de cette façon. — Ce sont des sections de Gursk, plaça Sil. Un piège à une sortie de l’Aratta, ça lui ressemble assez. Fontanueva acquiesça d’un mouvement de tête. Il passa dans le poste de pilotage et en revint après quelques instants. — L’élimination est enclenchée, affirma-t-il. Moins d’une minute plus tard, Stuart vit sur l’écran une demi-douzaine de petits objets volants fondre sur leurs possibles agresseurs. Il n’y eut qu’un passage. Des éclairs blancs strièrent le ciel. Il ne resta des hommes tapis que des carcasses noircies encore fumantes. L’aéronef toucha le sol à mille mètres de l’entrée de l’Aratta, sur une terre stable en lisière du marécage. Le hayon descendit lentement et des hommes en armes en sortirent pour sécuriser les abords. — Une fois partis, vous n’aurez plus le loisir de revenir, expliqua Fontanueva. L’accès sera enfermé par nos soins dans un sarcophage, sans doute définitivement. — Je n’en comprends toujours pas la raison, se navra Stuart. Nous pourrions nous entraider, je pense. Mais puisque telle est votre décision… — Les échanges entre humanités ont rarement été bénéfiques. Ou alors, uniquement au profit d’une seule. Le conseil a tranché. Je n’y peux rien. Stuart et Fontanueva descendirent du cargo. Craig et Sil les suivaient de peu. Un robot de charge monté sur chenillettes portait le corps de Julian Stark, dont l’évolution avait été arrêtée à la fin de sa croissance naturelle, vers l’âge de vingt-deux ans. Il reposait dans un tube en métal argenté long de deux mètres cinquante. Seul son visage était visible, derrière une plaque transparente. Le lieu d’atterrissage était légèrement surélevé par rapport au marécage, si bien qu’il était possible de voir l’horizon. Des myriades d’oiseaux s’envolaient pour se reposer un peu plus loin, sans doute dérangés dans leur festin par un ou plusieurs prédateurs. Le robot toucha la terre meuble et se dirigea aussitôt vers l’accès à l’Aratta. Il avançait lentement, stabilisant sa charge en accentuant ou réduisant la portance de ses chenilles. — L’air est respirable, par ici. — Au début, nous avons donné un petit coup de pouce à l’écosystème, mais, à présent, l’oxygène est fabriqué naturellement. — Vous avez l’air fier de vous. — En effet. Vous savez, pour moi, ça a toujours été difficile de revenir ici en quittant votre Terre. Vous l’avez pas mal endommagée, mais elle reste encore magnifique. — Je comprends, acquiesça Stuart. Difficile d’apprécier à sa juste valeur ce que l’on a sous les yeux au quotidien. — Il y a de ça, en effet. Allons-y maintenant. La troupe s’ébranla. Les gardes prirent la tête, posant leurs pas dans les traces du robot de charge, ensuite venaient Stuart et Fontanueva, puis Craig, et enfin Sil, suivi par deux autres soldats. Le cargo décolla, les survola et resta stationnaire, à une centaine de mètres au-dessus du marécage. Stuart reconnut bientôt le tracé de la rivière qui circulait à l’intérieur du marigot. Un peu plus loin, elle s’incurvait sur la droite, à l’endroit où elle recevait les eaux d’une petite cascade. Là se trouvait l’entrée de l’Aratta. Ils mirent une demi-heure pour franchir ce petit kilomètre de terre fangeuse. Ils se regroupèrent alors tous sur une bande de sable. Les restes encore fumants de l’attaque éclair noircissaient le sol en plusieurs endroits. Stuart et Fontanueva notèrent qu’une majorité de femmes composait les rangs anéantis des participants au guet-apens. — Tenez ! dit Fontanueva en donnant un cristal de voyage à Stuart. Ne le perdez pas. Il se tourna ensuite vers Denis Craig et lui confia un autre cristal. — Vos chemins ne sont pas forcément les mêmes, précisa-t-il. Vous êtes à présent libres de vous séparer ou de demeurer ensemble. — C’est une délicate attention, apprécia Craig. Mais j’aime bien notre curé. Et, à moins qu’il ne veuille plus de ma présence, je profiterai encore quelques années de la sienne. Stuart bougonna, puis sourit. — Un milliardaire désargenté pour animal de compagnie, c’est on ne peut plus décadent. « Fin de siècle », comme disent les peigne-cul. Fontanueva se tourna alors vers Sil. Il présenta sa main fermée devant l’Éternel, puis l’ouvrit lentement. Il marmonna quelque chose au Réincarné, puis Sil s’empara du cristal. — Voilà, acheva Fontanueva. Tout est dit. Bon voyage à tous. Sil présenta le cristal devant lui. Aussitôt, un film d’eau se matérialisa au-dessus du sol, déformant à peine la perspective qui se trouvait derrière. Il regarda Fontanueva et les soldats, un léger sourire au coin des lèvres. Puis il disparut d’un coup. Deux hommes s’occupèrent de diriger le robot supportant le corps de Malhorne vers le sas. — Je passe devant ! dit Craig. Adieu, donc. J’espère que vos petites pilules tiendront le coup. Je n’ai jamais été autant en forme. — De ce côté, ne vous faites plus de soucis, le tranquillisa Fontanueva. Ces pilules, comme vous dites, ont intégré votre ADN. Elles iront jusqu’au bout. Il ne vous reste plus qu’à être prudent. — De ce côté, soyez sans crainte. Je… La voix de Craig fut happée par l’Aratta. Stuart se tourna alors vers celui qui l’avait guidé tout au long de ces jours passés en orbite. Il tendit une main, que Fontanueva serra chaleureusement. — Peut-être changerez-vous d’avis pour l’Aratta, dit-il en poussant le robot à l’intérieur de la bulle. Je le souhaite. — N’y comptez pas trop, le tempéra Fontanueva. Adieu, Stuart. Gardez toujours vos distances avec les Réincarnés. Je ne connais pas le vôtre, mais Sil a maintes fois prouvé qu’il n’était pas digne de confiance. Stuart fit un signe de tête et entra dans le sas. Craig et Sil étaient déjà en grand conciliabule. Stuart les rejoignit dans la bulle et l’Aratta se referma. La dernière image qu’il garda de cette autre Terre fut celle de Fontanueva lui adressant un signe de la main. Il déposa le sarcophage sur le sol de la bulle et rejoignit les deux premiers arrivants. — On peut commencer tout de suite, dit-il en interrompant leur conversation. Je ne vois du reste pas pourquoi nous traînerions davantage. — Sil me disait que le mieux serait de gagner le centre de l’Aratta. — Ah ? fit Stuart, qui ne savait pas que l’Aratta possédait un centre. Et ça perche où, cette affaire ? — Il n’y a qu’à demander pour l’obtenir, rétorqua Sil. — Je ne sais pas trop, se méfia Stuart. La bulle est très bien. C’est très petit. De cette façon, rien ne pourra en sortir. — C’est comme vous voulez, curé, s’inclina l’Éternel. Mais au moins devrions-nous nous rapprocher d’une aide extérieure, en cas de malheur. Stuart avait une telle confiance dans la technologie du monde de Fontanueva qu’il ne parvenait pas à envisager sérieusement un dysfonctionnement de leur machine. Il avait de plus assisté au réveil de Sil. Tout avait semblé si simple. — Peut-être, en effet, finit-il par accepter. Mais où trouver du secours ? Notre monde est sens dessus dessous. Celui que nous venons de quitter nous est dorénavant interdit. Que reste-t-il ? Je veux dire, où avons-nous des amis ? — Vous, je ne sais pas, reprit Sil. Mais moi, je fréquente l’Aratta depuis des milliers d’années. — Personne ne meurt dans l’Aratta, lâcha Craig. Pas de mort naturelle en tout cas, c’est ce que vous m’avez raconté il n’y a pas si longtemps. Dans ce cas, ici ou ailleurs, ça revient au même. — Je suis d’accord, Denis. Une fois n’est pas coutume. Et puisque nous sommes du même avis, je propose que nous commencions maintenant. Stuart joignit le geste à la parole. Il posa le sac qu’il portait sur le dos et en sortit les trois bouteilles contenant les urines de Franklin. Il les regarda d’un air pensif. Avec le temps, les toxines contenues dans le liquide s’étaient oxydées, si bien qu’elles teintaient de marron l’intérieur des bouteilles auparavant jaune. — J’en fais quoi, maintenant ? — Il n’y a qu’à les vider par terre, proposa Craig. — Si je peux me permettre, s’immisça Sil, l’Aratta va l’absorber. Et alors, je ne suis pas certain du résultat. — Vous avez déjà fait ça ? demanda Stuart. — Quoi donc ? Cloner l’un de mes pairs ? Si c’est votre question, jamais. — Alors, vidons le container et déversons l’urine à l’intérieur. L’affaire fut ainsi entendue. Stuart appuya sur un pavé tactile, ce qui eut pour effet d’enclencher la procédure de réveil. La face supérieure du sarcophage coulissa, dévoilant une seconde protection, entièrement en matière transparente celle-là. Julian Stark reposait les yeux fermés, nu comme un nouveau-né. Sa pilosité n’était pas encore celle d’un adulte. Son torse ne comptait que quelques dizaines de poils épars et une fine moustache marquait le bord de sa lèvre supérieure. — Le clonage n’a pas que des mauvais côtés, commenta Craig. Il était en moins bon état quand je l’ai connu. — Sans parler de celui dans lequel vous l’avez laissé, vitupéra Stuart, acide. Assez de bavardages, allons-y. Il y eut comme un frémissement dans le liquide où baignait le corps. Des bulles vinrent se coller contre le cylindre de verre, puis le contenu du sarcophage se répandit sur le sol bleuté de l’Aratta. Ils entendirent un claquement, suivi par un bruit de dépressurisation. Le tube transparent se scinda en deux parties, qui s’ouvrirent comme la coquille d’un mollusque. — Je crois que nous y sommes, dit Stuart. Denis, vous m’aidez ? Il n’y a qu’à répandre ces bouteilles sur le corps. Craig attrapa la plus proche de lui, en dévissa le bouchon et vida le liquide nauséabond sur la chair palpitante de Stark. Stuart fit de même avec la deuxième bouteille et Sil s’occupa de déverser la troisième. Stuart et Craig reculèrent d’un pas, comme s’ils sentaient intuitivement que Julian Stark aurait besoin d’air à son réveil. Sil en revanche demeura à genoux aux pieds du corps. Peut-être était-il simplement curieux de voir une réincarnation d’un autre point de vue que celui qu’il avait toujours connu. Stuart étudia la scène très précisément. Une question le hantait, relative à l’âme. Lui ne doutait pas de son existence. Et, à côtoyer Malhorne, ou Sil, personne ne l’aurait pu. Mais il demeurait une interrogation : à quel moment l’âme prenait-elle possession du corps ? Bien sûr, Malhorne n’allait pas naître, pas véritablement, pas de manière naturelle. Mais pour le moment, ce corps allongé était comme celui d’un nouveau-né. Il était vierge. Et Stark allait s’y réincarner, ce qui, dans l’esprit du prêtre, revenait au même. Stuart vit nettement la pilosité de Julian Stark se dresser, ses pores s’élargir. Un dispositif placé dans le sarcophage libéra une puissante décharge électrique. Le corps se cabra, puis retomba. La poitrine se souleva une fois, puis Stark fut plié en deux par un spasme. Il tomba hors du container, la bouche ouverte contre le sol. Ses paupières s’ouvrirent sur des yeux révulsés. Ses poumons se vidèrent du liquide nourricier dans lequel il avait baigné depuis sa conception, qui remontait à présent à trois jours. Il hoqueta, toussa, expulsa glaires, liquide et bile avant de commencer à respirer normalement. Stuart se précipita. Il soutint Julian Stark et l’aida à s’asseoir. Craig recula d’un pas encore. Il doutait de la réaction du revenant. Stark vomit encore un flot de bile, puis il regarda Stuart. Il avait un air halluciné, totalement absent et habité de l’intérieur à la fois. Puis une ombre passa sur son visage. Le prêtre sentit aussitôt comme une main s’emparer de son cerveau et le secouer. La sensation ne dura qu’une fraction de seconde, mais elle le laissa pétrifié, incapable d’émettre la moindre parole. — Stuart Mac Conkey ! parvint enfin à dire Malhorne entre deux hoquets. Digne héritier de ce braillard d’Irlandais. C’est toi qui as eu cette idée de me couvrir de pisse ? Mais c’est dégueulasse ! J’ai l’impression de revenir dans une fosse d’aisance ! Une Terre parmi d’autres V État de l’écosystème global : altéré. Compte de la population sapiens : 6 milliards 500 millions. Compte de la population néandertalienne : 0. Éternel : Malhorne. Unité de temps : 1,5 de la Terre de référence. Organisation sociale : velléités démocratiques. Lorsque Zagul marcha vers le littoral et surprit celui qu’il considérait comme un voleur, que lui reprochait-il exactement ? De venir sur son territoire pour dérober les pigments qu’il utilisait pour ses peintures. Peut-être. Mais le représentant de l’autre race, lui, que faisait-il là ? N’était-il présent que par un effet du hasard ? Au mauvais endroit au mauvais moment ? À quoi pouvaient lui servir ces algues qu’il était en train de ramasser ? À peindre sur les murs d’une grotte ? Non. Alors, à quoi ? Deux points essentiels distinguaient homo sapiens de son proche parent : le volume cérébral et la dominante comportementale. Sapiens était un conquérant, un agressif. Il allait se transformer peu à peu en ce super-prédateur que l’écosystème global pouvait redouter de voir surgir un jour. Neandertal, pour sa part, était naturellement doté d’un tempérament doux, voire docile. C’était un observateur, un contemplatif, un déductif. Sapiens et Neandertal, pourtant frères de race, étaient aussi différents que les chimpanzés le sont des bonobos. Les durs et les doux, les tueurs et les bergers, le chaos et l’harmonie. Neandertal était un humain, mais, oh miraculeux paradoxe du vocabulaire, c’était un humain pacifique. Alors, qu’allait-il faire de ces pigments sur lesquels Zagul remit finalement la main ? De génération en génération, Neandertal s’aperçut que certaines plantes se mangeaient, que d’autres soignaient. En deux cent mille ans d’existence, il découvrit les vertus des infusions, des décoctions, des onguents, une partie de la pharmacopée. Mais il ne s’arrêta pas là. Les mains de Neandertal fouillaient, testaient, comparaient tout ce qu’elles pouvaient atteindre. Ces petites algues vertes, translucides, qui poussaient sur son littoral, avaient un goût très amer, repoussant pour le palais d’un bébé, mais elles apaisaient ses cris lorsque, au cours de ses deux premières années, ses dents meurtrissaient la chair délicate de ses gencives. On pourrait penser que cette découverte n’était que le fruit d’un heureux hasard. Ce ne fut pas le cas. Ce frère disparu testait tout ce qu’il touchait, jusqu’à ce qu’il atteigne son but, soupçonnant plus ou moins consciemment que rien de ce qui existait autour de lui n’était inutile. C’est dire s’il était différent de sapiens . Et cette divergence d’attitude ne s’arrêta pas là. L’impossibilité de langage verbal poussa Neandertal à se surpasser, à utiliser toutes les possibilités que lui offrait son corps. Ce que sapiens négligea par facilité, Neandertal l’utilisa. Et il s’en servit si bien que, rapidement, son proche cousin le considéra comme un dangereux rival. Une population à abattre. Neandertal communiquait par la pensée, sur de courtes distances, à une époque où sapiens caractérisait son environnement et ses émotions par des séries de cris et de grognements qui peu à peu deviendraient des mots articulés, un langage codifié. Neandertal était privé du plus simple des moyens d’expression : la voix. C’était un obstacle indéniable à son développement. Alors, il sut s’adapter. Il explora ses capacités et découvrit la clé de son avenir. Bien sûr, les choses ne se passèrent pas consciemment. Neandertal utilisa simplement un sens commun à tous les hommes, qu’il poussa plus avant pour palier son absence d’oralité. Là où sapiens n’avait fait que balbutier, Neandertal excella rapidement. La pensée ne connaît pas de limites matérielles. La pensée est créatrice. Le monde d’alors était en friche, le terrain de jeu immense, il pouvait accueillir tous les humains, les cérébraux comme les impulsifs, les doux comme les agressifs. Neandertal ne se doutait pas qu’un complot se préparait contre lui, sur l’ensemble du champ des possibles, les sept Terres. Car, partout, ce surdoué pacifique dérangeait. Et, sans se concerter, les descendants de Zagul commencèrent à chasser les Staulms. Ensuite, ils unirent leurs forces, quand la connaissance de l’Aratta leur permit de jeter entre eux des passerelles. Quarante mille années avant que Malhorne ne s’apprête à découvrir l’ultime vérité, ce mur improbable au-delà duquel la réalité se transforme en illusions, les humains de la race de Zagul étaient très loin de vivre les mêmes expériences que leurs frères néandertaliens. En sortant de l’eau, Zagul découvrit la duplication de son image, assista à l’impensable multiplication de son univers en sept parties identiques, avant de se retrouver de nouveau seul au bord de l’océan, unique témoin apeuré de ce qui aurait pu être le point de départ d’un formidable bouleversement des mentalités. Que fit-il alors ? Il retourna auprès des siens. Les algues qu’il était venu ramasser sur la grève, il ne les avait plus en main. La sphère l’occupait entièrement. Ses peintures étaient devenues secondaires. Pour un temps. Pour un temps très court. Zagul ne se projetait pas loin dans l’avenir. Et, de la même façon, il se souvenait mal de ce qu’il avait vécu. Faute de repères, l’amoncellement des jours passés créait dans son esprit une compilation de souvenirs. Les plus frais obscurcissaient les plus anciens. Zagul avait une mémoire immédiate. Plus les faits qu’il gardait en tête s’éloignaient dans le temps, plus ils s’affadissaient, s’étiolaient, se désagrégeaient. Sa rencontre avec Yum subit le même processus de désintégration. Et finalement, il ne s’attacha qu’à l’objet qu’il en avait rapporté : la sphère. Pendant quelques semaines, ce qui était un temps très long pour lui, Zagul s’employa à comprendre à quoi pouvait servir ce drôle d’objet auquel il ne connaissait pas de pareil. Sur le monde de Zagul, le métal n’existait pas encore. Ce qui brillait était forcément merveilleux et recevait toute son attention. Le Soleil, les étoiles, la Lune, le feu, le quartz et l’ambre étaient autant de matières dignes de sa convoitise. Alors, cette sphère faite d’une substance étincelant dans la lumière était une source de joies incroyables. De frustrations aussi. Car Zagul eut beau s’échiner à le manipuler en tous sens, cet objet ne servait à rien. Bien sûr, il était rond, ce qui suscitait déjà un intérêt doublé d’un attachement gigantesque. Dans la nature qui l’environnait, cette forme parfaite n’existait que dans les cieux. Zagul, sans le verbaliser aucunement, ressentit que cet objet était parfait, admirable, digne de vénération. Et il aurait pu en comprendre, sinon le fonctionnement, du moins les applications, très vite après avoir rencontré Yum. Un soir, alors qu’il venait d’agrandir le bestiaire qui ornait les murs et le plafond de sa grotte, Zagul reporta son attention sur sa sphère. Cela faisait un peu plus d’une Lune qu’il avait croisé le destin de Yum. Manipuler son trésor était devenu une obsession. Il y consacrait un temps de plus en plus important. Et finalement, puisqu’il n’en comprenait pas la valeur, ce fut un puissant sentiment de possession qui grandit en lui. S’il retournait auprès d’elle cent fois par jour, c’était maintenant principalement pour que personne d’autre que lui ne l’approche. Zagul était devenu propriétaire, peut-être le premier dans l’histoire de l’humanité. Et avec cette petite révolution conceptuelle arriva une autre idée, une tourmente qui fit couler des rivières de sang à travers les millénaires : la peur d’être dépossédé de son bien. « Pas de fumée sans feu. » « Pas de biens sans convoitise. » « Pas de propriétaire qui ne craint d’être volé. » Zagul ne dérogea pas à cette règle qui devint immuable sitôt définie. Le soir en question, à la lueur d’un maigre feu, l’Éternel se pencha pour la millième fois sur son joyau étincelant. Il le caressa, le tâta, le couvrit de baisers mouillés. Il lui parla aussi, à sa façon, avec les labiales rauques dont il était capable. Son orgueil était immense. Depuis que la sphère lui appartenait, sa place dans le clan n’avait cessé de croître. Il n’était pas devenu le chef, sa carrure ne le lui permettait pas, mais on venait le voir, on s’approchait de lui et surtout de la sphère, sitôt qu’un problème nouveau survenait. Zagul était devenu quelqu’un. Alors, il éprouva de la reconnaissance pour son bien. Et ce sentiment emplit son cœur d’émotions inattendues, inédites. Penché sur la forme parfaite, Zagul était plus protecteur qu’une mère aurait pu l’être pour son petit. Et une larme apparut au coin de son œil. Une larme qui coula le long de sa joue. Maintes fois déviée par une pilosité fournie, la petite goutte d’eau salée finit par tomber sur la sphère, où elle disparut aussitôt. Zagul ne vit pas ce phénomène miraculeux. La grotte n’était pas assez éclairée. Il ne vit pas non plus cette fine pellicule d’eau qui venait de se former sur le fond de la grotte, ouvrant un accès direct vers les autres mondes, vers la connaissance. Zagul s’épancha quelques instants, puis il se releva et alla se rouler en boule près du feu, la sphère calée contre son ventre pour qu’on ne vienne pas la lui dérober au cours de la nuit. Zagul manqua ainsi un premier rendez-vous avec l’Aratta. Et il allait falloir quelques milliers d’années avant qu’un nouveau se présente. Car la vie suivait son cours imperceptible. Zagul avait près de vingt ans, c’était presque un vieillard pour son époque. La mort l’attendait, tapie quelque part sur son chemin. Elle survint plus tôt que prévu encore. Un tremblement de terre brisa ses reins, bloquant l’entrée de la grotte et, surtout, interdisant l’accès à la sphère. Cette première mort intervint le lendemain d’un autre phénomène sortant de l’ordinaire. Pendant des nuits, les rêves de Zagul avaient été hantés par une forme ronde, ceinte de sept figures pointues, sept petits triangles mystérieux. Lorsque Zagul se réincarna, lorsqu’il revint à la connaissance de sa mémoire antérieure dans le corps d’un dénommé Saùr, il avait oublié jusqu’à l’existence de la sphère. La rencontre avec Yum était partie dans les eaux du monde, le lien s’était perdu. Mais tout n’avait pas disparu. Il demeurait dans l’esprit de Saùr une réminiscence, une trace d’abord ténue qui allait se transformer en une nouvelle obsession. Saùr se souvenait de son rêve, et il voulut impérativement revoir la peinture qu’il en avait faite. Mais le plafond de la grotte s’était écroulé. Alors, patiemment, il s’attela à en déblayer l’accès. Faute de moyens de levage, il mit des siècles à y parvenir. Les monolithes pesaient des tonnes, parfois plusieurs dizaines. Saùr ne pouvait pas les soulever, aussi dut-il creuser. Et les outils de son époque étaient rudimentaires. De réincarnation en réincarnation, il découvrit qu’il était le seul à revenir d’entre les morts. Il apprit de plus en plus de choses. La superposition de ses expériences faisait de lui un personnage important de son temps. Il s’acharna si bien, entraînant dans sa quête certains de ses contemporains, qu’un jour il accéda enfin au fond de la grotte. Jamais peut-être une telle émotion n’a traversé le cœur d’un homme. Zagul était dans tous ses états quand il retrouva à la lueur d’un brandon le dessin ésotérique sur la paroi rocheuse. Il était pareil à son souvenir, à peine terni par le temps. Il retrouva aussi la sphère, dans un repli minéral, là où il l’avait soustrait à la convoitise de son clan d’alors. Il cria, il sauta, il esquissa quelques pas d’une danse sauvage, triomphale. La sphère prolongea sa main, reprit sa place dans l’ordre des choses terrestres. Et là, sous les yeux de ses compagnons excavateurs, il disparut d’un coup. Il passa dans l’Aratta sans s’en rendre compte, par l’ouverture qu’il avait créée des siècles plus tôt en pleurant sur la sphère. Là commença pour lui une errance incroyablement longue. Car si d’autres Zagul surent bien vite retourner auprès des leurs, ce ne fut pas le cas de celui-ci. Son humanité se passa donc de sa précieuse présence et évolua comme il se doit : seule, sans guide. Elle aurait alors pu prendre son envol, en toute impunité. Et c’est ce qu’elle tenta de faire, en aveugle, chaque minuscule communauté ignorant qu’elle appartenait à une espèce déjà bien représentée. Pourtant, elle ne sut pas maîtriser sa trajectoire. Cette humanité, comme beaucoup d’autres, avait une propension très forte à dominer son environnement. Et la tentation d’aller au bout de ce penchant était grande. La domination. Voilà ce qui risquait de la perdre. Voilà surtout pourquoi elle manquait chaque jour l’occasion de s’amender. La domination d’abord, puis l’état de confort du dominant, qu’il fallut sans cesse améliorer, en puisant toujours plus dans les ressources de l’écosystème. Quand il ressortit des flots, le Zagul qui devint Malhorne n’était ni plus couard ni plus malhonnête que ses jumeaux. Que fit-il exactement ? Certains attaquèrent, d’autres proposèrent une allégeance immédiate à leur agresseur. Celui-ci examina la scène un instant, essaya lui aussi de se débarrasser de la sphère qui emprisonnait sa main puis, quand elle tomba sur le sable de cette grande plage de début du monde, il la ramassa et commença à battre en retraite. Apparemment, au regard des autres lui-même, ce Zagul était un spécimen prudent, qui préférait s’éloigner du danger plutôt que l’affronter. Sage comportement, qui allait être repris par des générations et des générations de ses semblables. Les humains de Zagul passèrent des centaines de générations, tapis dans l’ombre de rochers, misérables, fragiles, et très observateurs. L’énorme talent de sapiens résidait là, dans l’observation des phénomènes naturels. Observer d’abord et reproduire ensuite. Le feu, le fer, les mécanismes, l’image, les modes de transport, tout cela peut se résumer à une reproduction astucieuse de ce qui l’entourait. Sapiens n’inventa rien, il régurgitait ce qu’il avait observé. Et il le fit avec talent. Il se tourna vers l’industrie, très tard, deux cent cinquante ans avant la naissance d’Ilis. Et finalement, par rapport à la Terre d’Ilié, il fut plus sage, moins assassin envers son écosystème. On dit de l’humanité de Malhorne qu’elle sut progresser, qu’elle tendit vers le mieux. Son niveau technologique fut assez avancé, mais il ne concerna pas tout le monde. Il y eut des périodes où le plaisir d’être était élevé. Mais là encore, ce ne fut jamais le cas pour l’ensemble de la population. Pourtant, ce n’était qu’à cet endroit de l’existence qu’une espèce consciente pouvait espérer s’épanouir. Le confort matériel n’était qu’un leurre, ou une cerise posée sur le gâteau spirituel. Car c’est entre la naissance et la mort que la quête de sens pouvait trouver ses réponses. Sa réponse. Avant, l’humain se trouvait sur une autre affaire. Après, c’était trop tard, pour cette fois. Car, après tout, la mort n’est qu’un éternel recommencement. 62 Lee Cochran n’avait pas voulu quitter la tombe d’Anna. Il était resté étendu sur la terre sablonneuse fraîchement retournée. Manou avait fini par le laisser sur place. D’autres activités l’attendaient. Des choses inavouables, écœurantes, dérangeantes, qui viendraient le hanter jusqu’à la fin de ses jours. Patiemment, il avait continué son travail de prédation. Il voulait venger les siens, jusqu’au dernier. Les militaires qui avaient prêté main-forte aux civils avaient quitté l’île. Mais d’autres bateaux de plaisance accostaient régulièrement. D’autres malheureux en exil, à la recherche d’une terre d’accueil, arrivaient pour rapidement tomber sous les balles meurtrières de Manou. Dans son viseur, il n’avait reculé devant aucun crime, aucune abomination. Même les enfants n’eurent pas grâce à ses yeux. Manou écrasa la queue de détente jusqu’à en avoir mal au doigt, jusqu’à faire siffler ses tympans, jusqu’à ne plus se rendre compte qu’il assassinait des innocents. De temps à autre, il repassait voir Lee, le retrouvait à son poste, souvent en grande conversation avec le fantôme de sa femme. Manou restait auprès de Lee. Sa présence lui faisait du bien. Lee était calme, posé. Presque trop. L’insulaire s’attendait à chaque visite à le découvrir mort, adossé à l’arbre contre lequel il avait élu domicile. Il ne comprenait pas pourquoi il ne le tuait pas, lui aussi. Après tout, Lee Cochran était un Blanc, américain de surcroît, la nationalité de la plupart des envahisseurs de son territoire. Mais il gardait sur lui un œil bienveillant, comme il l’aurait fait avec un être attardé. Ce manège dura trois jours. Lee avait abandonné Anna une fois seulement, pour récupérer de la nourriture et de l’eau dans le bateau du père de la jeune fille. Le reste du temps, il l’avait passé à son chevet, dormant le long de la tombe, ne s’éloignant de quelques mètres que pour se soulager. Au soir du troisième jour, Manou arriva en courant, incapable de parler pendant un long moment tant il était essoufflé. Il ne sut que tirer Lee par la manche de sa chemise, ponctuant son effort de « faut pas rester ici ! » Mais il n’eut pas besoin d’expliquer sa démarche. Des balles se mirent à siffler dans les feuillages bas, perforant des troncs au passage. Lee sortit pour la première fois de cette dangereuse indolence dans laquelle il versait depuis qu’il avait enseveli Anna. Après les balles, il y eut des bruits de voix, puis des aboiements de chiens. — Ils vont te tuer si tu restes ici, réussit finalement à dire Manou. — C’est qui ? interrogea Lee. — Des gens comme toi. Des gens perdus. — Et pourquoi voudraient-ils me tuer. Je ne leur ai rien fait, moi. — Toi non, mais moi, oui. Et tu es avec moi, donc… — J’aurai qu’à leur dire que je te connais pas. — Impossible. De toute façon, je crois qu’ils te tueront quand même. — Faut croire que tu les as sérieusement énervés. — Y a de ça, acheva Manou en se levant. On n’a qu’une seule issue, c’est ton rafiot. Les balles crépitaient de plus belle. L’une d’elle traversa la chemise ouverte de Lee, mettant définitivement fin à ses atermoiements. Il fut sur ses pieds d’un bond et partit en courant sur les traces de Manou. La plage se trouvait à moins de cent mètres de la tombe d’Anna. Il fut dans l’eau en même temps que son compagnon, plus jeune mais aussi beaucoup plus fatigué que lui. Ils se ruèrent ensemble contre les vagues, se jetant dans un même mouvement sous la plus grosse. — Ils ont lâché leurs chiens, brailla Manou en jetant un regard par-dessus son épaule. C’est des pit-bulls ! C’est à cause d’eux que je me suis fait avoir. L’eau leur arrivait à présent à la poitrine. La marche devenait difficile. Le bateau se trouvait à seulement deux ou trois cents mètres droit devant. — Les clébards nous rattraperont avant, cria Lee pour couvrir le bruit des vagues. Faut plonger, eux ne le feront pas. Il joignit aussitôt le geste à la parole, sans se soucier de ce que faisait Manou. Les pit-bulls ne nageraient sans doute pas sous la surface, mais s’ils les attrapaient, les chiens préféreraient mourir noyés plutôt que lâcher prise. Lee connaissait bien cette race. Il en avait eu un. Il savait quel genre de saletés ils pouvaient devenir dans un contexte d’agression, comme c’était le cas. Il était question de sauver sa peau. Les amitiés de quelques jours devenaient secondaires. Lee gagna le bateau en premier. Il fit démarrer le moteur de secours, bondit vers la proue pour lever l’ancre et s’aperçut alors que Manou était cerné par trois chiens. Le jeune homme s’épuisait et les animaux paraissaient s’y entendre pour l’affoler. Dès qu’il plongeait pour se déplacer en apnée, les pit-bulls partaient dans deux directions. Celui qui se trouvait au plus près de l’endroit où Manou surgissait des flots poussait un bref aboiement, qui rameutait les deux autres. Lee ne donnait pas cher de sa peau. Encore deux ou trois manœuvres comme celle à laquelle il venait d’assister, et il se retrouverait avec le visage prisonnier d’une des trois gueules béantes. Alors, c’en serait terminé pour lui. L’ancre relevée, il fit avancer le bateau vers Manou. Il attrapa une longue gaffe et fouilla le roof arrière à la recherche du pistolet à fusées. Il mit la main dessus au moment où Manou plongeait de nouveau. Il le suivit des yeux, vira légèrement pour caler sa trajectoire sur la zone où il devrait émerger et attendit. La barre en aluminium survolait les vagues, une dizaine de centimètres au-dessus de l’écume. — Hé ! hurla-t-il vers le jeune homme. Derrière toi ! Manou se retourna juste à temps pour attraper le bout recourbé de la gaffe. Lee se campa sur ses jambes et fit virer le voilier, une main posée sur le gouvernail. Dans le mouvement de retournement, Manou fut contraint de passer tout près d’un des chiens. Trop près. La gueule du molosse se referma sur son bras, écrasant les chairs de centaines de kilos de pression. Lee cala le gouvernail pour que l’embarcation conserve la direction du large et vint en aide au malheureux. Il approcha Manou au plus près de la coque, serra la crosse du revolver et en glissa le canon dans la gueule du chien. Il dut forcer sur les babines pour le faire entrer, puis il tira l’unique fusée de détresse qu’il possédait. Le pit-bull ne lâcha pas prise aussitôt. Pourtant, l’intérieur de sa gueule était en feu. Une épaisse fumée noire en sortait, ainsi que des grondements sourds, tout juste couverts par les hurlements de Manou. Il fallut attendre une trentaine de secondes avant que le molosse desserre assez sa mâchoire, libérant le bras meurtri. Il coula dans l’instant. Lee le regarda jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les eaux sombres, stupéfait de voir le phosphore continuer de brûler sous la surface. Il hissa alors le jeune homme à bord et déplia les voiles. Il n’avait qu’une idée en tête : mettre le plus de distance possible entre lui et cette île de furieux. — Mets le cap sur l’Afrique, demanda Manou avant de perdre connaissance. L’Afrique… Lee remonta sur le pont. Il n’était pas certain de vouloir gagner le continent africain. Là-bas, les hommes ne seraient sans doute pas plus tendres que sur cette île. Pas plus qu’aux États-Unis d’ailleurs, qu’il venait de quitter, quelques jours plus tôt. Mais alors, où aller ? Partout où il y aurait des hommes, ils seraient en danger. Partout. Et rares étaient les terres vierges. Alors, que faire ? Lee décida de répondre à la demande de Manou. L’île avait rapidement disparu derrière l’horizon. À la nuit tombée, Lee avait calculé qu’ils l’avaient laissée à plus de cent mille nautiques à l’ouest. Il pouvait arrêter de surveiller ses arrières, plus personne ne viendrait les attaquer par surprise. Le bras de Manou était dans un sale état. La mâchoire du pit avait déchiré les chairs. Heureusement, l’os était intact. Dans la pharmacie de bord, Lee avait trouvé de la morphine de synthèse et des antibiotiques à large spectre. Avec ça, le jeune insulaire allait vite se remettre. Lee eut tout loisir d’étudier les cartes de bord. Ignorant la destination précise que Manou pouvait avoir en tête, il décida de viser le centre, la Côte-d’Ivoire. Il traça un cap et manœuvra en conséquence. Plus tard, il serait toujours temps de choisir une destination plus précise. L’Afrique, ça représente des dizaines de milliers de kilomètres de côtes. D’ici à ce qu’ils y arrivent, Manou aurait repris conscience. 63 — O uvrez ! criait Milos en tambourinant contre la porte en bambou. Mais ouvrez, quoi ! Il martela de plus belle la cloison végétale, jusqu’à ce qu’un visage apparaisse dans la fenêtre. — Ben, t’es qui, toi ? — Permettez-moi de vous retourner la question, jeune homme, dit Acil, légèrement amusé par la situation. — Je vois, encore un emmerdeur ! jura Milos entre ses dents. Je suis Milos, Milos Strinker. Allez chercher Gail, c’est ma mère, elle vous dira la même chose ! Le visage d’Acil disparut sans crier gare. — Hé ! Ouvre ! beugla Milos. Ça pèle ici ! Il commença à secouer les bambous pour affirmer son intention. — Reviens ! Mais reviens, merde ! Il s’arrêta quand il entendit des pas approcher. — Milos ? Mon chéri ! s’écria Gail. Mon Milos est revenu. — C’est bien ton rejeton, ce gueulard ? la questionna Acil. Tu es sûre ? Gail lança vers Acil un regard plein de fiel. — On ne pose pas une question pareille à une mère, si je comprends bien l’intention, dit-il pour lui-même. Acil débloqua la porte, permettant à Gail de se jeter dans les bras de son fils. — Pas maintenant, maman ! se plaignit aussitôt Milos. On verra plus tard. Et puis, tu sais très bien que j’aime pas les câlins… — Alors, quel bon vent vous amène ? s’enquit Acil. — C’est pas le vent, répondit Milos en se défaisant tant bien que mal de l’étreinte de Gail. C’est les Staulms. J’en ai un bon millier au cul, alors va falloir ouvrir les portes de cette taule, et en grand. Acil prit une seconde pour traduire la réponse du jeune homme, puis il arrondit les yeux et fila de nouveau. — Qu’est-ce qu’il a, lui ? interrogea Milos. Il a pas l’air bien. Il a pété un câble ou quoi ? — Je t’ai demandé cent fois de ne pas parler comme ça, le sermonna Gail. Il s’appelle Acil et c’est un homme très comme il faut. — J’sais pas ce que c’est, un homme comme il faut. Tu vas pas te remarier, maman. Parce que je te préviens, je ne viendrai pas à la noce. — Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu n’es pas rentré pour me faire des reproches, tout de même ? — Bon, faut que je voie les autres. Ça urge ! Milos laissa sa mère sur place et partit vers la zone de campement. — Eh ben, admira-t-il. Vous n’avez pas chômé ! Trois baraquements supplémentaires avaient été construits, plus un système d’adduction d’eau fait de tiges de bambou ouvertes sur leur longueur et mises bout à bout, de telle sorte qu’un filet d’eau claire partait à présent de la grotte pour arriver tout près de la palissade. — Y a même l’eau courante ! Il trouva Acil en compagnie de Kinuyo Misushi. Elle l’écoutait d’une oreille attentive, ponctuant le discours de l’Africain de courtes remarques. — Où sont les Staulms ? demanda-t-elle en se tournant vers Milos. — Je suis venu seul, rétorqua celui-ci. — Pourquoi ? — Parce qu’il y en a des tonnes et qu’il va falloir faire de la place. — Inutile, les interrompit Acil. Il y a une porte dans nos défenses, maintenant. Milos se tourna vers la palissade. Il y avait bien une sorte de porte, complètement de guingois, sans serrure, simplement retenue par une tresse de fibres de bambou séchées. — Je vois, c’est mieux qu’un palace. La porte s’ouvrit au même moment sur Mélite et Yurgan. Chacun tenait dans ses bras l’un des enfants d’Ilis. — Vous vous êtes reproduits ? — Parle correctement, Milos, dit la voix de Gail dans son dos. Ce sont les enfants d’Ilis. Le visage de Milos se décomposa. — Comment ça, les enfants de… Mais, c’est pas possible ! Je… Il tourna le dos et marcha d’un pas rapide vers la grotte. Il s’arrêta tout à coup, prévint qu’il allait revenir en nombre et s’éclipsa dans l’Aratta. — Qu’est-ce qu’il a ? demanda Acil. — Les enfants sont sans doute de lui, rétorqua Kinuyo. C’est même logique. Qui Ilis a-t-elle côtoyé depuis son évasion ? Lui. Elle n’a pas fait ces enfants toute seule. Du coup, il se barre. C’est normal, pour un homme ! Gail était trop émue par ce qu’elle venait d’entendre pour répondre quoi que ce soit. Elle posa en revanche sur les enfants un regard de tendresse encore plus confit que d’habitude. Kinuyo et Acil n’eurent pas le temps de franchir l’entrée de la grotte. Une silhouette sombre, chevelue et presque entièrement dénudée en sortit au moment où ils allaient l’atteindre, avant-garde hésitante du déferlement qui allait suivre. Le grand Staulm portait un fusil d’assaut en bandoulière et un sac estampillé du logo de la Fondation Prométhée sur le dos. Il grimaça un sourire vers Acil et Kinuyo, puis se posta sur le chemin qui menait à la palissade. Un autre émergea de la grotte. Lui marcha directement vers la porte, l’ouvrit et braqua son arme vers l’extérieur. — Comment a-t-il su pour la porte ? s’inquiéta Acil. Ils ne sont pas censés être muets ? — Ce qui ne signifie pas idiots ! rétorqua Kinuyo. Le petit Milos doit avoir appris à communiquer avec eux. — Petit, petit… Il se débrouille pas mal, pour son âge. Kinuyo jeta un regard vers Gail avant de répondre. La doyenne de la troupe venait de prendre son supposé petit-fils dans les bras et lui parlait doucement au creux de l’oreille. — Il est un peu limité, lâcha Acil tout bas. Tu ne trouves pas ? — C’est en contradiction avec ce que tu viens de dire. — Peut-être, disons qu’il a de l’instinct. Ça ne l’empêche pas d’être limité. Une vingtaine de Staulms armés étaient déjà sortis de la grotte. Sans un bruit, ils s’étaient disposés en deux rangées se faisant face, formant un couloir qui reliait les deux issues du campement. Un flot continu de néandertaliens se déversa alors de l’Aratta. Pendant une vingtaine de minutes, plus d’un millier de femmes, d’enfants et d’hommes de l’autre race humaine martelèrent cette terre d’accueil, marchant d’une même intention vers leur liberté. Leurs visages affichaient parfois de l’appréhension, mais tous portaient sur leurs traits l’expression d’une volonté farouche. Ils savaient que le bout du chemin n’était plus très loin. Lorsqu’ils furent tous sortis, Milos apparut enfin. Il ferma la porte de bambou derrière lui et rejoignit les Staulms de l’autre côté de la palissade. Il les trouva massés tous ensemble, les femmes et les enfants au centre, les hommes sur le bord. Milos contourna l’assemblée et vint se planter devant elle. Et là, sous les regards étonnés de Kinuyo et d’Acil, le jeune homme désigna la lisière de la forêt toute proche. Un frémissement agita les Staulms. Lentement, des grappes d’individus se détachèrent du groupe pour partir vers les arbres. Leurs gestes furent tout d’abord timides, comme s’ils s’apprêtaient à transgresser un tabou. Un premier Staulm effleura l’écorce d’un grand conifère, puis un deuxième l’imita, ouvrant la voie à tous les autres. — Les arbres ! s’écria Milos vers Acil et Kinuyo. Ce sont les arbres ! — Il est perspicace pour un esprit limité, dit Acil tout bas. — Il devait cacher son jeu, critiqua Kinuyo. Disons que je me suis plantée. Ça te va comme ça ? — Mea culpa accepté, acquiesça Acil. — Maintenant, on va avoir un gros problème. — Tu veux dire logistique ? — Comment allons-nous réussir à faire manger tout ce petit monde ? Pour l’eau, pas de problème, mais pour le reste… — On n’a qu’à aller se ravitailler sur notre Terre. — Dangereux, opposa Kinuyo. Souviens-toi de ce qu’a raconté Craig. Notre Terre n’est plus fréquentable. Plus pour un bon moment. Ceux qui partiront risquent de ne pas en revenir. — J’aimerais bien qu’Irina soit là. Elle saurait quoi faire… — Pas la peine de l’attendre, dit Milos, qui venait de les rejoindre. J’ai réfléchi à tout ça. Il faut que nous allions au bord de l’océan. C’est le seul endroit où on trouvera de la bouffe. Et puis, ils n’ont jamais vu la mer. Ça, ça va leur faire un choc. Il n’y a qu’à laisser quelques hommes à moi sur place. Il faut bien protéger l’Aratta. Enfin, je veux dire, se protéger de ce qui pourrait en sortir. On verra pour Irina plus tard. Et puis, on se débrouillera très bien sans elle. Qu’est-ce que vous me cassez les noix avec votre Irina ? ! Il tourna le dos pour rejoindre les Staulms et fit volte-face aussitôt. — Et puis, tant qu’on y est, je vais prendre aussi Mélite et Yurgan avec moi. Ils sont bien, ces tourtereaux, et je suis sûr que vous entravez que dalle à leur charabia ! Irina n’était pas là. Elle se trouvait même à des dizaines de kilomètres de ses compagnons. Depuis la première seconde où elle avait respiré l’air de cette planète, elle ressentait au fond de ses tripes comme un vide qui la happait, l’attirait vers elle ne savait trop quel endroit. Irina restait persuadée que quelque chose l’appelait. Elle n’aurait pu argumenter, c’était une simple intuition, forte, dominatrice, qui l’empêchait de rester sur place avec les autres. Alors, depuis cet instant premier, Irina cherchait. Elle était partie dans toutes les directions autour du campement. D’abord quelques heures puis, sa conviction grandissant, de plus en plus loin, de plus en plus longtemps. L’entraînement qu’elle avait reçu des Lukingias révélait à présent toute son importance. Irina était capable de se contenter de peu, d’extrêmement peu de chose pour satisfaire son corps, préparé pour résister aux pires conditions. Cette fois, elle était partie depuis une semaine. Deux jours plus tôt, son chemin avait croisé une côte qu’elle avait remontée vers le nord. Ce qui l’appelait se trouvait de l’autre côté. Elle en était certaine. Mais elle avait eu beau marcher, marcher et marcher encore, la sensation était toujours la même. C’est vers l’ouest qu’elle devait aller. Or, dans cette direction, il n’y avait que de l’eau. Alors, la jeune femme avait fini par s’arrêter, pour bâtir, assise sur les talons, une modeste embarcation. L’esquif, plus radeau que bateau à coque, assurerait une flottaison convenable. Le plus difficile avait été de planter un mât au milieu et, surtout, de le fixer. Mais elle y était arrivée. Pour Irina, seul l’objectif comptait. Peu importait la douleur de l’effort, tant qu’elle aboutissait. Pour la voile, elle avait utilisé l’écorce d’une variété de palmier dattier endémique. La gaine végétale se détachait en bandes, qu’elle avait entrecroisées comme du papyrus. Irina ne se faisait pas beaucoup d’illusions. Un coup de vent trop fort déchirerait les fibres, mais elle n’en faisait pas grand cas. Elle comptait sur la force de ses bras, et sur la pagaie qu’elle s’appliquait à rendre la plus ergonomique possible. Elle se redressa et admira son travail. Le bateau était achevé. Elle releva la tête et chercha le Soleil. Il n’avait pas encore atteint le milieu du ciel. Elle pouvait partir, tout de suite. Irina rangea alors ses outils de coupe dans son sac qu’elle attacha autour du mât, vérifia le niveau de ses gourdes et mit enfin son radeau à l’eau. Il flottait. C’était déjà une première victoire. Irina entra à son tour dans l’eau et poussa l’embarcation jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le fond. Elle se hissa au sec et commença à pagayer. La voile se gonflait un peu, mais son action était limitée. Les fibres naturelles laissaient passer une grande partie du vent. Après un quart d’heure, elle se retourna. Le rivage n’était pas très loin, peut-être mille mètres, pas davantage. Ça n’était pas très rapide, mais elle savait qu’en peu de temps, elle se trouverait assez loin pour bénéficier de courants. Elle remit donc sa destination à la clémence des éléments. Lorsque la nuit tomba, Irina se trouvait au milieu d’une eau calme. À trois cent soixante degrés, l’horizon était plat, marin. Plus une terre en vue. Elle rama encore une heure pleine après le coucher du Soleil, puis elle mangea et se roula en boule autour du mât, les yeux tournés vers les constellations qui rasaient l’horizon. De sa vie, Irina ne s’était sentie aussi heureuse, autant à sa place. Dans la nuit, un coup de vent fit surgir des vagues. Irina détacha la voile et tenta de se rendormir. La journée l’avait épuisée. Elle eut un sommeil en pointillé. Son esprit était tendu vers son objectif, qu’elle sentait de plus en plus proche. Au petit matin, le calme était revenu, et, avec lui, une bande de terre venait de naître au milieu de la mer. Elle rasait l’eau sur deux ou trois kilomètres, puis se ramassait en une colline aride et abrupte. Irina reprit sa pagaie en main et s’activa à rallier cette île prodigieuse. Ses rêves avaient été visités par une forme identique sortant des flots. Ce qui l’appelait se trouvait là. Il ne pouvait en être autrement. Elle abandonna son radeau sur la grève et marcha vers la falaise. Elle marcha d’abord, puis rapidement se mit à courir. À présent, ce n’était plus un appel qu’elle ressentait au creux de son estomac, mais une urgence. La falaise mesurait une trentaine de mètres de hauteur. Irina s’en rendit compte lorsqu’elle fut arrivée à son pied. Il ne restait plus qu’à l’escalader, ce qu’elle entreprit aussitôt. Il lui fallut une heure pour découvrir le meilleur endroit pour gravir la paroi quasi verticale, et deux de plus pour réaliser son projet. Mais quand elle parvint au sommet de l’éminence, ses efforts furent récompensés. Un court plateau couvert d’une végétation naine l’attendait. Et au milieu de cette terrasse minérale se trouvait deux colonnes en pierre surmontées chacune d’un buste humain. Irina jubilait. Elle savait bien depuis le début que cette Terre n’était pas aussi vierge que tous les autres le prétendaient. Des hommes vivaient là, ou y avaient vécu. Mais à en croire la formidable étreinte qui serrait ses entrailles, elle pouvait affirmer que c’était toujours le cas. En s’approchant, Irina découvrit qu’il s’agissait de représentations d’enfants, un garçon et une fille. Elle tendit une main et effleura les contours des visages. La pierre était lisse, tiédie par le Soleil. Derrière les colonnes, un escalier partait vers les profondeurs de l’île. Irina s’y engagea aussitôt. Il n’était plus temps de se poser des questions. Le danger viendrait toujours bien assez tôt. Et elle se sentait prête à l’affronter. Tout en dévalant les marches, elle attrapa une lampe torche dans son sac. Elle actionna le commutateur, mais il ne se passa rien. Pourtant, elle s’en était encore servie dans la nuit, pour détacher la voile du radeau. Tant pis, elle poursuivrait tant bien que mal. D’ailleurs, l’obscurité n’était pas au rendez-vous. L’appel qu’elle avait ressenti depuis son arrivée n’avait fait que croître à l’approche de l’île. À présent, il irradiait tout son corps d’une certitude absolue. Au cœur de la roche se trouvait un Soleil. Plus elle descendait, et plus l’intensité de la lumière augmentait. Irina ne put même pas se rendre compte de l’endroit où l’escalier aboutissait. La lumière étrange grignotait la matière. Ses pupilles ne pouvaient pas s’étrécir davantage. Elle avança alors vers la source de la lumière, les mains tendues devant elle, cherchant à tâtons un obstacle. À un moment, elle crut traverser une matière liquide, mais elle ne put s’en assurer. C’est alors qu’elle entendit des bruits dans son dos. Quelque chose se déplaçait. Ou quelqu’un. Irina eut peur, alors qu’elle pensait ce sentiment à jamais disparu de sa palette d’émotions. Elle se retourna. Il y avait des formes autour d’elle, mais il lui était impossible d’en distinguer l’exact contour. C’était bipède, assurément. Grand, un mètre quatre-vingt-dix, peut-être plus. Irina n’en sut jamais davantage. Elle eut juste le temps de sentir sa chair traversée en plusieurs endroits. La douleur fut atroce et heureusement très courte. La jeune femme tomba en arrière. Dernier souvenir aussitôt évanoui, son crâne rencontra une matière élastique. Elle expira une dernière fois. Puis ce fut le noir. Et l’envol… 64 Malhorne s’était séché, puis il avait enfilé une combinaison orange fournie par Fontanueva. Le vêtement lui allait impeccablement. Pendant tout ce temps, il était resté silencieux, sous les regards attentifs de Stuart et de Craig. Sil, pour sa part, braquait sur son homologue des yeux amusés. Quand il eut terminé, Malhorne se tourna vers les trois hommes. — Merci, messieurs, dit-il en penchant sa tête à droite et à gauche. Ce corps me plaît bien. Je me souviens que le précédent tirait parfois sur les cervicales. Celui-ci est beaucoup plus souple. Il faudra que je le ménage. Il fit un pas vers eux, tendant son esprit vers leurs psychés. Il s’attarda d’abord sur Stuart, grimaça de douleur au contact de certains souvenirs, puis passa à Craig. — Ne vous avais-je pas dit que vous donneriez tout pour vivre un jour de plus ? Ne vous l’avais-je pas prédit ? — Ce n’était pas un grand mystère, rétorqua Craig. Surtout de la part d’un multirécidiviste de la vie. Mais c’est vrai, j’en conviens. Malhorne sourit, dévoilant une dentition immaculée, magnifique. — J’en conviens, singea-t-il Craig. Voyez-vous ça ! Lorsqu’il posa son regard sur Sil, son sourire s’éteignit. — Zagul a aussi mal tourné chez toi que chez moi, dirait-on. — L’échiquier est grand, confrère, glissa Sil, sans se départir de son air amusé. Et, soit dit sans offense, je n’ai pas de leçon à recevoir d’un aveugle. — Tu as souffert de cécité glacée plus longtemps que je n’ai moi-même vécu. Stuart observait les deux êtres exceptionnels se toiser. Il était fasciné par la tension qui émanait de leur rencontre. C’était presque palpable. Il aurait pu rester des heures devant ce spectacle surréaliste, mais Craig ne l’entendait pas de la même oreille. — Est-ce que l’un de vous a une idée sur ce qu’il convient de faire ? plaça-t-il entre deux phrases assassines de Sil et Malhorne. Sil fut tenté de parler en premier, mais Malhorne l’en empêcha d’un geste. — Je veux voir Franklin, dit-il simplement. Il faut qu’il sache… Stuart prit un air vexé. Franklin, pensait-il. Il est parti faire le guignol, ton Franklin . — Et quand bien même, lui répondit Malhorne. La noblesse ne réside pas uniquement dans la gravité. À quoi ressemblerait ton monde s’il n’y avait eu que des gens sérieux ? Le visage de Stuart devint cramoisi. Il avait oublié que pour les Réincarnés, son esprit était aussi facilement décryptable qu’un poste de télévision allumé. — Pourquoi pas, déclara Craig, pour venir en aide à Stuart. Mais nous ne savons pas où il est. — Si, nous le savons, le reprit Malhorne. Il est sur notre Terre, d’ailleurs je dois y aller aussi. — Et peut-on savoir dans quel but ? s’insurgea Craig, qui voyait ses plans compromis. — C’est sur ma Terre que je dois aller mourir, se contenta-t-il de répondre. La réponse de Malhorne avait fait l’effet d’une douche froide. Alors qu’ils venaient de le faire revenir, Stuart et Denis Craig apprenaient que c’était pour mieux le laisser mourir. Un projet purement incompréhensible. D’autant que Malhorne n’avait pas voulu en dire plus. Il s’était contenté de tendre une main vers le prêtre, pour lui prendre le cristal de voyage, et s’était tourné ensuite vers la matière bleutée de la bulle. Sil l’avait aussitôt imité. Les deux Éternels, côte à côte, étaient entrés dans un court conciliabule. Lorsqu’ils eurent terminé, Malhorne s’écarta d’un pas. — À toi l’honneur, dit-il très courtois. Nos enjeux ne sont pas les mêmes, tu dois être beaucoup plus pressé que moi. La bulle jaillit à travers l’Aratta. Quelques secondes plus tard, elle s’ouvrait sur un lac magnifique bordé d’une végétation de type tropical. Sil se tourna vers Stuart et Craig. Il leur adressa son plus beau sourire et sauta à l’extérieur. — Il fait quoi ? s’étonna Stuart. — Disons qu’il est reparti en goguette, l’informa Malhorne. — C’est-à-dire ? — Que je n’en sais guère plus que vous. Nous ne pouvons pas nous sonder entre nous. Mais je gage qu’il a une brillante connerie en tête, comme d’habitude. — Ah ! lâcha Stuart, qui venait de comprendre ce à quoi Malhorne faisait allusion. — Ce n’est pas parce qu’Ilis tenait les rênes que je n’étais pas là ! acheva Malhorne en adressant un clin d’œil au prêtre. Et maintenant, allons-y. Stuart faillit lui demander des précisions, mais il décida finalement de se taire. D’après ce que lui avait raconté Franklin, Malhorne ne se livrait jamais à contrecœur. Cette habitude ne semblait pas avoir changé, peut-être s’était-elle même renforcée. Il revenait de loin, bien plus loin que tout ce que Stuart pouvait raisonnablement envisager. Aussi laissa-t-il faire. L’éclaircissement viendrait avec le temps. Les années aidant, Stuart avait appris la patience. Malhorne s’était de nouveau tourné vers le sas, qui venait de se refermer, pour se rouvrir moins d’une seconde après sur un paysage totalement blanc, glacé et, semblait-il, balayé par de violentes bourrasques chargées de cristaux. — C’est où, ici ? s’inquiéta Denis Craig. Nous ne sommes pas vraiment équipés pour une expédition polaire. — Précisément, apprécia Malhorne sans se retourner. Le pôle, nous y sommes. — Mais… Et Franklin ? Vous aviez dit que… — Il y a plus urgent. Bien plus urgent. Tout va recommencer ici. Stuart n’y tint plus. Il voulait savoir. — C’est quoi cette histoire de mourir ? demanda-t-il dans un souffle. — Mourir ? J’ai dit ça, vraiment ? Une ombre passa sur le visage de Malhorne. Il ne paraissait pas vraiment être là, pas en ce qui concernait son esprit. Puis le moment de flottement disparut, aussi rapidement qu’il s’était manifesté. — Oui, mourir, c’est ça ! Je n’ai pas d’autre issue. — Mais… expliquez-nous au moins pour quelle obscure raison il faut en passer par ce… — Trépas ? acheva Malhorne. C’est on ne peut plus simple. Toutes les questions qui restent encore en suspens se trouvent là. — Où donc ? le relança Stuart. Au pôle Nord ? — Oui et non. — Arrêtez de nous faire mariner. C’est du sadisme ! Malhorne se retourna enfin vers ses interlocuteurs. Sa bouche s’ouvrait sur sa dentition d’une insolente blancheur. — L’eau, messieurs ! C’est dans l’eau du monde que se trouvent les réponses. Et ici, elle est bien plus pure que nulle part ailleurs sur cette planète. Stuart et Craig ne purent rien tirer de plus de leur étrange compagnon. Ni à propos des questions auxquelles il voulait trouver des réponses, ni sur le rapport que l’eau entretenait avec tout ce mystère. Malhorne ne leur en laissa pas le temps. Il s’était avancé d’un pas en dehors de la bulle et avait pris une position de bonze en méditation, s’enfonçant légèrement dans un épais tapis de neige craquante. Et puis plus rien pendant un temps qu’ils estimèrent à une demi-heure. Un son leur parvint alors, mais, déformé par l’Aratta. Ils n’en saisirent pas l’origine. Il fallut attendre qu’une forme matérialise le bruit, sous l’apparence d’un chien, puis d’une meute entière. Une vingtaine de huskies entoura l’homme frigorifié de leurs épaisses fourrures. Ils se pelotonnèrent un instant contre lui, puis une dizaine d’entre eux repartit d’un coup, disparaissant derrière les bourrasques glacées. Malhorne revint alors se réchauffer dans l’air idéalement tiède de la bulle. Ses lèvres avaient viré au violet et son visage était couvert de givre. Les chiens le regardèrent faire, assis sur leurs postérieurs. Leurs queues touffues battaient l’air joyeusement. — Pas mal, pour un début, dit Malhorne, les dents serrées. — Sauf qu’on n’y comprend toujours rien, opposa Denis Craig. — Les gens de Sil vous ont prolongé de quelques décennies, si je ne me trompe pas. — C’est exact, enfin je l’espère. Mais je ne vois pas le rapport. — Le temps, mon cher Denis, le temps. Avec vous, c’est toujours une histoire de temps. Faites comme Stuart, apprenez donc la patience. Vous deviendrez un homme heureux. — En ce qui vous concerne, quelle que soit l’apparence sous laquelle vous vous présentez, vos réponses sont toujours des énigmes. — Alors, dites-vous que les chiens vont ramener les hommes. La prédiction de Malhorne se réalisa rapidement. Moins d’une heure après que le second groupe de chiens eut disparu dans la tempête, trois motoneiges, précédées par la meute, entrèrent dans le champ visible depuis la bulle. Les hommes qui en descendirent disparaissaient sous d’épais vêtements. Leurs visages étaient entièrement recouverts d’une coque semi-rigide et leurs yeux se cachaient derrière des lunettes réfléchissantes. Ils furent un moment sans réaction. Découvrir trois hommes curieusement habillés en lévitation au-dessus de la banquise avait de quoi surprendre. Puis l’un d’eux leva une main vers le sas de l’Aratta pour en caresser la surface. Malhorne l’imita. Les deux mains se frôlèrent un instant, puis Malhorne sortit de la bulle. — Dieu n’est pas de la partie, dit-il simplement. Nous avons besoin de vous et vous de nous. L’homme s’exprima dans une langue slave, puis il se tourna vers ses compagnons. L’un d’eux s’avança alors vers Malhorne. — La question va paraître incongrue, lança-t-il avec un fort accent. Mais qui êtes-vous ? — C’est précisément la question qui demande la plus longue réponse. Mais je vous connais, vous. Vous êtes Piotr Ivanisevitch. Votre compatriote, c’est Milan Svenko et le troisième, là, celui qui n’est pas encore descendu de sa motoneige, c’est un Français. Il s’appelle Bernard Charpentier. Vous êtes tous les trois membres d’une base scientifique internationale et vous n’avez plus de nouvelles du monde depuis près d’un mois. — En effet, répondit Piotr Ivanisevitch. Mais vous ne répondez pas à ma question. Et comment êtes-vous parvenus jusqu’ici ? Une bourrasque chargée d’une neige fine et coupante empêcha Malhorne de poursuivre. Craig sortit alors de la bulle. — Denis Craig, dit-il en tendant une main déjà rougie par le froid. Auriez-vous un endroit plus agréable où nous pourrions poursuivre cette dis-cussion passionnante ? — Bien sûr, s’inclina Piotr. Évidemment ! Le curieux équipage rejoignit rapidement un assemblage de modules préfabriqués simplement posés sur la glace. Les six hommes gagnèrent aussitôt la relative quiétude de la construction. Malhorne, Craig et Stuart furent conduits vers le plus grand des ensembles, qui servait apparemment de lieu de vie à la petite communauté de scientifiques. Ils s’y trouvaient d’ailleurs tous regroupés. La nouvelle de leur arrivée avait vite fait le tour de la base. En dehors des avions cargo de ravitaillement, les visites dans le coin étaient chose rarissime. En vingt ans d’existence, la base internationale n’en avait connu que trois. Deux expéditions télévisées et celle-ci. Mais les deux premières avaient été prévues. L’irruption de trois hommes, vêtus de simples combinaisons très colorées, et dans les conditions immédiatement décrites par Piotr aux autres membres de l’équipe scientifique, relevait du surnaturel. Craig s’empressa d’expliquer à la vingtaine de femmes et d’hommes qui l’écoutaient d’une oreille attentive pourquoi leur radio ne répondait plus à leurs appels. Le visage de Denis Craig était connu de tous, ce qui les rassura. S’ils s’en doutaient un peu, la réalité dans laquelle avait basculé l’humanité provoqua nombre de lamentations. La base se trouvait à trois mille kilomètres de la première communauté humaine digne de ce nom. Avec le matériel dont ils disposaient, rallier cette ville relevait de l’exploit. Ils le savaient. Et tous ne pourraient y survivre. Ils étaient condamnés à tenir le plus longtemps possible, avec de maigres ressources, jusqu’à ce que la situation se débloque. Craig essaya de les persuader du contraire mais, dans le brouhaha qui suivit sa déclaration, amplifié par la dizaine de langues utilisées, il échoua. Jusqu’à ce que Malhorne se manifeste enfin. Il était demeuré à l’écart du groupe, les mains tendues au-dessus d’un radiateur. Il s’avança vers eux et, sans un mot, réussit à calmer l’assistance. D’un seul coup, vingt paires d’yeux se tournèrent vers lui, vingt visages se détendirent, vingt esquisses de sourires montrèrent que leurs craintes étaient en train de disparaître. Craig et Stuart ne surent pas ce qu’il avait imposé à leurs cerveaux. Malhorne ne leur laissa pas le temps de le lui demander. Et la suite s’enchaîna si vite qu’ils ne purent qu’y assister sans rien faire. — À présent, allons-y, verbalisa seulement Malhorne en guise de conclusion. Le groupe de scientifiques se scinda et ils partirent dans plusieurs directions. Malhorne en suivit deux qui quittaient les modules. — Ici, ce sera parfait, dit-il lorsqu’il se fut éloigné sur la glace de quelques mètres. Dehors, le vent s’était calmé. Quelques flocons de neige tombaient encore mollement. Le ciel se dégageait. Déjà, des portions d’azur se dégageaient dans le plafond bas. La meute entière des chiens de traîneau était regroupée non loin. Les museaux suivaient les moindres faits et gestes de Malhorne. En un quart d’heure, la volonté de Malhorne fut accomplie. À l’aide de puissants chauffages thermiques soufflants, les scientifiques avaient fait fondre la glace sur un mètre d’épaisseur. D’autres achevaient de préparer un défibrillateur et les produits qui permettraient de faire revenir Malhorne de l’état de mort clinique dans lequel il allait bientôt se laisser basculer. Toute l’assistance se trouvait réunie. Ils s’étaient, comme le leur avait demandé Malhorne, équipés d’armes en tous genres. Gursk et ses hordes pouvaient arriver à n’importe quel moment. Malhorne le sentait. Ilis le lui murmurait au creux de l’âme. Il se dévêtit alors. Le thermomètre affichait trente degrés en dessous de zéro, malgré un Soleil brillant haut dans le ciel. La glace fondue formait à présent une vasque bleu clair, qui allait en s’opacifiant. Il se retrouva nu devant l’assemblée, sans en manifester une quelconque gêne. Stuart s’approcha enfin de lui. Cela faisait plusieurs minutes qu’il se refrénait. Il ne tenait plus. — Je sais, lui dit Malhorne. Tu es hostile à mon projet. Mais je n’ai pas le choix. Je dois tout connaître de mes origines si je veux venir en aide aux miens. Et toutes les réponses se trouvent là. Il désigna l’eau qui ruisselait à présent en dehors de la cavité de glace. — Tu ne paierais pas cher pour tout savoir, Stuart Mac Conkey ? — Et si nous échouons ? éluda le prêtre. Si nous ne parvenons pas à vous ranimer ? — Alors, ce sera reparti pour un tour. Je suis passé tellement de fois par ce moment. Moi, je n’en ai pas peur. — Mais nous n’avons pas le temps ! insista Stuart. C’est maintenant que les choix doivent se faire… — Comment pourrais-je trancher sur un sujet que j’ignore en partie ? Tu as une solution à ce problème ? Moi, oui. N’en parlons plus. Il mit un terme à l’échange et descendit dans l’eau glacée. Fermer les yeux, simplement fermer les yeux. C’est ça, je l’ai déjà fait. Je me suis déjà noyé… Ça n’est pas si douloureux. — Denis, faites-moi le plaisir de m’aider. Je ne vais quand même pas demander à un prêtre de tenir intentionnellement ma tête sous l’eau. Ça ne serait pas moral. — Je ne sais pas si j’en suis capable, hasarda Craig, visiblement mal à l’aise. — Ça ne vous a jamais défrisé de donner ce genre d’ordre, cher Denis. Vous êtes un assassin par procuration. C’est le moment de passer votre baptême du crime. Soyez mon saint Jean, le bon Dieu vous le rendra ! Craig baissa la tête. Malhorne avait raison. Il ne pouvait pas se défiler. Il le rejoignit alors, se demandant bien comment il allait s’y prendre. — Gardez fermement ma tête sous l’eau, lui expliqua Malhorne en s’immergeant. Je ne sais pas si j’arriverais seul jusqu’au bout. L’eau lui arrivait au menton. Il souffla l’air qui se trouvait dans ses poumons et plongea complètement. Craig approcha ses mains de la surface. Il n’osait pas poursuivre son geste. Il n’avait pas le cran nécessaire. Mais Malhorne l’y obligea. L’une de ses propres mains jaillit à l’extérieur, s’empara de celles de Craig et les déposa sur sa tête. Le milliardaire appuya, légèrement d’abord, puis, une sourde angoisse montant au creux de son estomac, il appliqua une pression de plus en plus forte. À présent, il voulait en finir et vite. La tête de Malhorne se retrouva au fond de la vasque, collée contre la glace. Il gardait encore de l’air dans ses poumons et tenait sa bouche fermée. Comme s’il conservait encore pour quelques secondes la possibilité de renoncer. À travers ses cristallins vieux de moins de deux heures, il distinguait parfaitement le visage de Denis Craig, qui effleurait la surface. Un rictus d’effort et de fureur mêlés crispait ses traits. Plus loin, Stuart se signait. Au-delà encore, les scientifiques se trouvaient toujours sous sa coupe mentale. Bientôt, le charme serait rompu. Ils se demanderaient ce qu’ils faisaient tous réunis autour d’un cadavre dans la glace. Il serait alors temps de le ramener à la vie, leurs réflexes professionnels seraient plus forts que la stupeur. Malhorne déglutit avec difficulté. L’air commençait à lui manquer. Il n’était plus question de réfléchir. Son choix était de toute façon tranché. Il ouvrit alors la bouche en grand et inspira. L’eau s’engouffra dans sa gorge, jusqu’à ses poumons. Denis Craig dut le tenir plus fermement encore. Le corps de sa victime consentante commençait à se cabrer. La vie refusait sans doute de quitter les chairs animées depuis si peu de temps. Craig avait beau se trouver en meilleure forme physique que depuis longtemps, Malhorne était fort. Il n’allait pas tarder à le surpasser. C’est alors que Stuart se jeta au secours de Craig. — Puisqu’il ne changera pas d’avis, lâcha-t-il, autant que ça ne dure pas ! Craig adressa un regard plein de reconnaissance au prêtre. Il était trempé et tremblait de la tête aux pieds. Stuart coinça les jambes du condamné entre les siennes. Quelques secondes plus tard, Malhorne ne bougeait plus. Une guirlande de bulles s’échappa de sa bouche, puis son corps alla se poser entièrement sur le fond de glace bleutée. 65 Un remugle musqué courait sur le vent tiède. Des animaux approchaient du lac. Le Soleil dessinait un disque rond posé sur l’horizon. L’heure était idéale. Bientôt, le vent commença à faiblir, puis il chuta complètement, comme chaque soir. Sil demeura longuement immobile, les sens tournés vers cette nature presque intacte. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas éprouvé une telle joie primale. Un troupeau d’éléphants entra dans son champ de vision. Ça aussi, il y avait une éternité qu’il n’en avait pas vu. Des éléphants ! Combien d’armées avait-il menées vers leur inéluctable destin, monté sur de tels pachydermes ? Il ne s’en souvenait pas. Beaucoup, mais quant à en préciser le nombre… Sil existait depuis si longtemps. Il ne pouvait pas tout se rappeler. Que c’était bon d’être de nouveau libre d’aller et venir à sa guise. Tout allait recommencer. Il serra le cristal dans sa main. Le champ des possibles reprenait corps et sensations. Les mastodontes firent détaler un lion venu s’abreuver au bord du lac. Sil regarda la croupe du félin jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans les hautes herbes. Tout était parfait. L’ordre immuable qu’il connaissait avait perduré. Satisfait par ce constat, Sil rouvrit l’Aratta. Malhorne et ses compagnons devaient être loin, à présent. Il pouvait gagner sa tanière sans se soucier d’être suivi. Il dilata ses narines et huma profondément l’air. L’eau pénétrait ses poumons sous sa forme vaporeuse. Cette Terre lui plaisait toujours autant. Il allait revenir. Mais avant, il devait s’équiper. Affronter les hommes demande un minimum de préparation. Il franchit alors le sas et projeta mentalement sa destination. L’Aratta le mena à bon port, quelque part sur l’une des sept Terres, précisément dans ses entrailles. Là, il avait de très longue date repéré un long boyau, ancien lit de rivière souterraine, qui descendait doucement vers l’à-pic d’une cascade. Sil y avait installé son nid, sur les pentes abruptes d’un volcan éteint. Patiemment, il avait creusé la roche éruptive, drainé les eaux d’écoulement, charrié les gravats par-dessus l’abîme. Ce travail l’avait occupé des années, au moins une décennie. Mais que représentait cette durée en regard de l’éternité qu’il s’apprêtait à affronter ? Aussi avait-il creusé des pièces vastes, confortables, agréables, lumineuses. Son appartement de solitude s’ouvrait sur un océan de la zone tropicale. Il n’y avait personne sur ce bout de rocher posé au milieu de l’eau. Personne, exactement ce qu’il cherchait. Quelques millénaires plus tôt, une tribu de la région, en quête d’un nouveau territoire, avait voulu faire main basse sur son domaine. Sil avait tué toutes les femmes, si bien que les hommes avaient dû repartir, emportant avec eux une histoire d’île maudite. Le boyau collait avec l’image qu’il en avait gardée. De loin en loin, des taches phosphorescentes indiquaient la direction à prendre quand, au hasard de la porosité des roches, des embranchements naissaient et risquaient de l’égarer. Bientôt, une luminosité monta. Sil rayonnait d’une joie entière. Il retrouvait son chez lui, après neuf cents ans d’absence. La visite fut de courte durée, tant l’impatience taraudait ses entrailles. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas agi. Il constata que rien n’avait changé. Son appartement dans la roche, protégé par une température constante, sentait à peine le renfermé. Quelques moisissures avaient réussi à se développer çà et là, malgré les traitements qu’il avait appliqués sur les parois. Les matériaux utilisés avaient résisté à l’usure du temps, des substances composites, détournées des autres Terres par ses bons soins, qui n’auraient sans doute plus jamais d’égales. Sil songea un instant à cette humanité prématurément disparue par la faute d’Ethen Ur Aratta, à cause de l’amour aveugle porté à un homme. Bien des inventions qui l’attendaient dans les coffres de son appartement provenaient de cette civilisation à jamais disparue. Il en avait été chagriné, à l’époque. Chagriné d’abord, puis il était passé à autre chose. Qu’une humanité disparaisse n’était pas si dommageable, même si cette expérience-là avait inventé des merveilles. Il avait su se les approprier à temps. Le reste n’avait pas beaucoup d’importance. Sil traversa sa demeure. Il trouva les coffres-forts intacts, encore alimentés en énergie par le Soleil et la montagne elle-même. Face à une porte faite dans un métal sombre, il entra un code sur un clavier composé de symboles, de représentations d’animaux et d’objets. Il y eut une sorte de déclic interne, puis le coffre-fort se dépressurisa et la porte s’ouvrit. Sil entra dans la cavité blindée. Il retrouva avec bonheur tous les objets qu’il y avait laissés. Il y en avait de toutes provenances, de toutes les Terres. Certains avaient attiré son attention pour leur dimension artistique, d’autres relevaient de la technologie pure, d’autres encore étaient rattachés à des souvenirs. Sil passa sa main au-dessus des objets hétéroclites, en frôla la surface, puis il s’empara d’un tube d’un demi-mètre de long, manifestement de la même matière que le coffre-fort. Il ressortit du bunker de poche avec le cylindre en main. C’était la seule chose dont il allait avoir besoin. Il le déposa sur une longue table en pierre, taillée dans la masse de la roche, et l’ouvrit. Le tube se déroula automatiquement, dévoilant une série de casques fins, de tubulures transparentes et d’objets compacts, reliés entre eux par ce qui ressemblait à une ceinture. Sil hésita entre plusieurs éléments et trancha finalement. Il les sortit de leurs logements et les commuta les uns aux autres, selon une procédure qu’il maîtrisait parfaitement. Il passa ensuite dans la pièce voisine, où il se dénuda complètement. Sil tenait à endosser l’habit d’un moine, celui que les hommes attendraient de lui, un habit qu’il avait déjà revêtu des siècles et des siècles plus tôt. Dans une cage en verre, ce vêtement l’attendait, protégé des outrages du temps par un vide d’air artificiel. À l’aide d’un poinçon, Sil percuta une valve souple sur le sommet de la cage, qui se remplit rapidement. Il put alors ouvrir une sorte de sas et récupérer le vêtement. Il était usé, sale, fabriqué dans une fibre végétale qui n’avait plus court sur la Terre où il allait se rendre. Mais Sil n’en avait cure. Il le passa, puis ajusta le casque extrêmement fin et souple sur son crâne. La matière collait à sa peau intimement, si bien qu’on pouvait le croire chauve. Il attacha enfin la ceinture autour de sa taille, la dissimula sous son linge de corps et récupéra le cristal de voyage dans sa combinaison. Il était prêt. Avec ce matériel, il allait pouvoir augmenter la puissance de ses ondes mentales. Il l’avait déjà utilisé à plusieurs reprises. Il avait bien su multiplier du pain et des poissons, transformer de l’eau en vin, et tant d’autres choses. C’est en tout cas ce que la foule de l’époque avait cru. Et rapporté. Après tout, quoi de plus normal. On ne peut témoigner que de ce que l’on a vu, que cette vision soit réelle ou pas. Et Sil pensait que ce qui avait marché quelques siècles plus tôt fonctionnerait toujours. Les humains étaient restés les mêmes. Leur technologie avait sans doute progressé, mais leur psychisme, lui, devait être identique, tortueux, tourné vers l’image de la mère, en perpétuel besoin d’être rassuré. Les hommes devaient toujours aimer les belles histoires. Surtout en période sombre, comme c’était le cas, d’après Stuart et Craig. Il repartit vers l’Aratta par le souterrain qu’il avait emprunté quelques minutes plus tôt, l’esprit tourné vers ses futurs agissements. Sil jubilait à présent. Sa destination serait noire, l’Afrique noire. Jamais un prophète n’avait eu cette couleur de peau. Il fallait leur rendre justice. Les temps à venir seraient noirs ou ne seraient pas. 66 Gursk finissait de revêtir son habit d’apparat. Les coques bicolores en métal léger étaient finement articulées autour de sa musculature puissante. Rouge pour le sang versé et doré, couleur de sa position prédominante dans sa société. Gursk était le seul à pouvoir afficher des dorures. Sa jeune aide passa derrière lui pour serrer les lanières qui solidarisaient les dix-huit parties de sa cuirasse. Gursk s’admira dans le grand miroir de la salle d’honneur. La jeune femme disparaissait complètement derrière sa masse imposante. Il rugit de plaisir. Il s’approcha alors d’une desserte où étaient alignées des armes de tous types. Sa large main caressa la surface des objets. Un passage, puis un autre. Gursk hésitait. Il les aimait toutes, du colt Smith & Wesson qu’il avait personnellement rapporté d’un voyage sur la Terre de Malhorne au sabre à lame recourbée, forgé par un de ses soldats, artiste, près de mille cinq cents ans plus tôt. Il dédaigna le colt, trop long à recharger, et jeta son dévolu sur des pistolets automatiques, une hache à double tranchant et des poignards de lancer. Gursk partait en guerre. Rien ne pouvait le rendre plus heureux. Il s’avança alors vers la terrasse. Le nombre des armes qu’il porterait personnellement importait peu, finalement. Il aurait en permanence avec lui une dizaine de jeunes femmes choisies parmi les plus combatives de ses légions, chargées de l’approvisionner en munitions, ou de le seconder si les choses devenaient difficiles. Gursk souleva le voile léger qui atténuait la lumière du jour et monta sur la terrasse. C’était une belle journée, claire, déjà chaude malgré l’heure matinale. Une journée idéale pour tuer ou être tué. Il s’approcha de la balustrade, le cœur empli d’un orgueil gigantesque. Il sentait déjà l’énergie projetée par ce qui l’attendait, dès qu’il aurait atteint l’extrémité de la plate-forme. Au moment de découvrir le panorama, Gursk ferma les yeux. Cet instant, cela faisait des siècles qu’il n’y avait plus goûté. Les Terres s’étaient peu à peu fermées les unes aux autres. Les humanités avaient soit décliné, soit atteint un niveau trop élevé de technologie martiale. Mais, à présent, il se sentait prêt. La Terre de Malhorne venait de sombrer dans le chaos. Ses espions avaient bien travaillé. Celle d’Enac’h et Chanée était privée de ses guides pour un bon moment. Ses légions partiraient sous peu s’occuper de ruiner cette civilisation. Il fallait profiter de ce moment. Gursk était le maître de l’échiquier. Lorsqu’il rouvrit les yeux, ses mains venaient de rencontrer le linteau de pierre. En contrebas, une foule de femmes et d’hommes attendait son ordre, alignés en rangs impeccables. Ils venaient de toutes les provinces de son monde, des quatre continents habités, une section de vingt individus par communauté. Plus loin venaient les compagnies chargées de la logistique, des milliers de chariots, de machines de combat. Un silence étonnant survolait l’assemblée, ponctué çà et là par les échos lointains des animaux de trait. Gursk s’appuya contre la balustrade et toisa son armée. — Qui est le maître ? hurla-t-il vers ses soldats. — Gursk ! répondirent des centaines de milliers de gorges, galvanisées par l’adrénaline et l’impatience. En avant du premier rang, Staba, sa principale lieutenante, leva un long bâton ferré couronné d’une tête de taureau. Elle l’envoya en l’air, le rattrapa au vol et martela une dalle creuse destinée à amplifier le son des coups portés. Au troisième choc sourd, la multitude scanda le nom du Généralissime. — Gursk ! Gursk ! Gursk ! Debout sur la terrasse, l’Éternel reçut la clameur de la foule comme autant de caresses délicieuses. Il leva les poings vers le ciel, ce qui eut pour effet de libérer les vivats de son peuple. Gursk et les siens étaient prêts pour le carnage. Alors, se déplaçant en magnifiant chacun de ses gestes, Gursk descendit parmi ses troupes. Il vint se placer devant Staba, qui s’agenouilla aussitôt, imitée par la foule tout entière. — Tu n’as pas achevé la mission que nous t’avons confiée, gronda Gursk. Tu es ma principale lieutenante et tu as échoué. Je vais aller chercher les derniers Réincarnés moi-même. Et tu devras me suivre. Mais avant, il nous faut amuser nos gens. Staba ne bougea pas, ne répondit rien. Elle savait qu’en cas d’échec, Gursk n’avait aucune indulgence. Elle garda le visage tourné vers le sol, offrant la blancheur de sa nuque à la lumière du Soleil. Et sans doute aussi au fil d’une lame. Mais, contre toute attente, elle eut la vie sauve. Elle vit les pieds de Gursk passer à côté d’elle, puis disparaître. — Tu mourras bien assez tôt, entendit-elle Gursk dire. Et ce sera à ton corps défendant. Staba se releva alors et emboîta le pas à son maître. Celui-ci remontait vers la tour où se trouvait l’entrée de l’Aratta. Devant lui, les soldats en armes s’effaçaient pour lui laisser le passage, ouvrant une allée qui se refermait derrière la lieutenante. La foule immense continuait de scander son nom, de plus en plus rapidement. Gursk calait ses pas sur le rythme des voix innombrables, si bien qu’il commença à courir en hurlant un cri de victoire, bien avant d’atteindre la porte. Dans un ordre toujours aussi parfait, les troupes firent demi-tour, puis se présentèrent devant l’entrée. Elles pénétrèrent dans le bâtiment par rangées de six soldats, laissant une dizaine de mètres entre compagnies d’origines différentes. Tous étaient lourdement armés, portant des équipements de toutes provenances et remontant à des époques parfois lointaines. Chaque section avait reçu ses ordres de bataille. Gursk s’était de longue date préparé à cette guerre ultime, celle qui assiérait à jamais sa suprématie sur les autres mondes. Les troupes partaient pour les quatre Terres encore habitées. D’abord verser le sang, ensuite viendrait le temps de l’esclavage et de la prise de tributs. Il fallait en premier lieu instiller dans l’esprit des populations agressées une terreur suffisamment grande pour anéantir toute idée d’opposition. Raser des villes, entasser les corps, y mettre le feu, les jeter dans le cours des fleuves et traquer les fugitifs, les harceler jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Ou alors juste assez pour qu’un semblant de guérilla s’organise. Ne pas les tuer tous pour que des campagnes de répression puissent être montées par la suite. Anéantir des guérillas était un des passe-temps favoris du Généralissime. Gursk atteignit l’entrée de l’Aratta le premier. Le cristal, qu’il portait au bout d’une lourde chaîne, était déjà trempé de sueur. Cela ne l’empêcha pas d’entrer en résonance avec la matière dont il était une extension. L’Aratta s’ouvrit entre deux piliers de pierre, contre le mur de soutènement de la salle, dans les sous-sols de la tour. Il se retourna une fois vers les soldats les plus proches de lui. Son sourire, toutes dents dehors, laissait voir la joie furieuse qui l’animait. Gursk partait en guerre. L’un de ses espions l’avait renseigné sur la survivance de communautés de Staulms sur la Terre d’Ilié. C’est là qu’il porterait personnellement son premier coup. Ensuite, il passerait aux autres humains. Il partirait sur la Terre de Malhorne et franchirait l’Aratta par l’un de ses trois cent quarante-trois points d’émergence. Mais d’abord, les Staulms. 67 Derniers échanges électriques dans un cerveau moribond. Il demeurait encore un sentiment, quelque chose de confus, une ultime perception d’être, un soubresaut de vie. Puis l’étincelle finit par s’éteindre à son tour. Malhorne, mal mort, mâle mort. Mort. Expédié vers son éternel recommencement, jaillissement… Mort. Malhorne était mort. Extinction de la pensée, de la conscience, des ressentis, subjectivité annihilée. Plaisir, douleur, sensations, perceptions, angoisses et jouissances. Plus rien de ce qui constituait la vie ne subsistait. L’apocalypse d’un Éternel était sur le point de commencer. Destination inconnue. L’envol… Le temps n’existait plus. Passé, présent et avenir réunis dans un lieu unique. Le temps n’existe plus. Présent… Derrière la noirceur d’une paupière fermée vient éclore un nouvel Univers. Noir, obscurité, un monde se cache dans un linceul de ténèbres. Il n’y manque plus que la lumière pour naître. Naître. La conscience vient juste de revenir à elle-même. Mais elle est jeune, vierge, avide d’enfler et pourtant dans l’incapacité de faire des choix. Il y a comme le sentiment d’assister au redémarrage de tout, d’être conduit par quelqu’un d’autre, plus fort, plus grand. Infiniment plus grand. C’est la seule chose qui existe alors, à ce moment précis. La découverte est grande, pleine, entière, livrée pour un seul observateur, qui ne se connaît pas encore. Ne se reconnaît pas encore. Là-bas, des particules vibrent. C’est… Là-bas n’existe pas, et pourtant, ça vibre. L’Univers est immense, c’est gigantesque. Retour d’une perception. Le « je » renaît à lui-même. Malhorne a perdu son identité, mais pas l’embryon d’une conscience. Il doit se retrouver, c’est ce qu’il est venu chercher ici, au-delà du dernier souffle. Il doit… « Je dois trouver les réponses ! Là-bas, il y a quelque chose, qui bouge, qui brille, qui s’organise. La lumière… Le tunnel de lumière… L’appel que tous ont ressenti. Qui se cache derrière cette éclatante étoile ? » « Des myriades de… Je ne sais pas ce que c’est. Une chose pareille ne peut pas avoir de nom. Le vocabulaire est trop restrictif. La pensée est fulgurante… Et ça vient vers moi. Ça… Minable nombrilisme humain. Je n’ai rien appris pour avoir des pensées pareilles. Je plonge dans cette chose, qui me happe, m’accueille peut-être. Je crois que c’est ce qui m’a toujours refusé. Est-ce que cette fois… ? » « Tout tourne ! Tout est sphérique, tout est si… femme, femelle, féminin, ourlé comme les lèvres d’une bouche d’Orientale, généreux comme un sein. Je ne veux pas simplement revivre ! Je veux comprendre, percer le rideau obscur de l’avant-moi ! » « Ça n’a pas le droit de ne pas me le donner ! Il y a si longtemps que je cherche, si longtemps… C’est vrai, j’ai été veule, j’ai longtemps refusé de me tourner dans la bonne direction. Mais ça doit me prendre ! Comment aurais-je pu comprendre ? Je n’étais rien, je ne pouvais pas, c’était impossible. » « Je ne suis rien… » « Un iris, un cristallin, un œil ! Je suis dans un œil… Je me trouvais dans un autre, un être gigantesque, universel. Mais non. Je suis projeté ailleurs, expulsé, expédié. Je monte et retombe… Où ?… Ça signifie qu’un ailleurs existe. Mais où ? » — Justifie-toi ! » Qui es-tu ? — Qui je suis ? Je suis… » Malhorne, je crois… — Justifie-toi ! Tu n’es pas un nom. — J’ai été Malhorne, Jean l’Essart, Nelson Harringby, Julian Stark, Vladimir Julianov Starkovitch. — Tu n’es pas cela, humain. Justifie-toi ! « Je ne peux pas me justifier… Je n’ai pas demandé la vie, je n’ai pas réclamé la mort non plus. Il n’y avait personne auprès de qui réclamer. » — Si tu ne te justifies pas… — Stop ! Je suis. — Bravo, conscience parcellaire, tu es, et tu n’es pas en même temps. Tu es et tu es moi à la fois, nous sommes, je suis aussi toi… Le rideau peut s’ouvrir. « Mon ventre se déforme, c’est répugnant ! La vie grouille en moi. Ils sont deux. Deux petits salopards qui me déchirent pour sortir. Je… » « Je tombe, c’est vertigineux. Je tombe, je retombe. J’ai repris corps. Le fil électrique se détend, le plafonnier se rallume, l’air afflue de nouveau dans ma poitrine. Plus de place pour le doute, je remonte vers l’origine. Bientôt, je le sais, je vais revoir Franklin Adamov, Stacey Revel, Denis Craig. Il y aura aussi Karl Spencer, ce brave Spencer. Pourtant, je sais qu’il est mort… » « Mes mains dénouent le fil électrique. Ou plutôt, elles ne sont pas en train de le nouer. Je me souviens de la vague angoisse que j’ai ressentie à ce moment-là, mais elle part, ne se crée pas. Tout vient à rebours. La Fondation Prométhée, les statues, la sphère, tout va repartir vers son origine. Je changerai de corps, je retrouverai Kimberley quand nous avions vingt ans ensemble. » — Kim… Toi aussi, tu es partie dans les eaux du monde. Toi aussi, comme les autres, tu connais la réponse. « Je me fous de tout ça. Ce ne sont pas mes souvenirs que je suis venu chercher ! Je veux savoir ce qui s’est passé avant. Vous m’entendez là-dedans ? Avant ! Avant moi… » « Je tombe de nouveau. La chute dure, je n’aurais pas dû jurer ! Pardonne-moi, je voulais… Qu’est-ce que je voulais au juste ? Après tant de temps, j’ai bien le droit de comprendre, non ? » « Je m’écrase sur une matière verte, un peu molle, mouillée. Mais non, la matière m’accepte, me renvoie en l’air. L’attraction me récupère, je retombe, c’est doux, il fait chaud. C’est… La Macarine. Là, devant moi, c’est la Macarine. Il va y avoir… » « La porte s’ouvre. Derrière, il fait noir, mais cette obscurité est vite masquée par une silhouette. Remplie par un être à qui je dois tant. Le père Zach ! Mon Dieu, c’est le père Zach ! Et il vient vers moi. » — Te revoilà, Malhorne. Tu as l’air aussi perdu que lors de notre première rencontre. Te souviens-tu de Jean l’Essart ? M’avait l’air presque plus dégourdi que tu ne l’es aujourd’hui. — Aujourd’hui… ? — Oui, enfin, ici. Ou là. Ou ailleurs. Ou plus loin, si tu préfères. Ne t’embarrasse plus avec ce genre de choses et viens. — Où, père Zach ? Où allons-nous ? — Tu avais la même question en tête lorsque nous nous sommes quittés. C’était il y a longtemps pourtant. Tu cours toujours après les mêmes chimères ? « Je me sens stupide. J’ai erré si longtemps. N’ai-je réellement rien appris ? Suis-je devant ce que j’attends depuis toujours, ou n’est-ce là qu’un ultime rêve de ma cervelle moribonde ? » Dernières connexions neuronales. « Le père Zach me tourne le dos et marche vers la Macarine. Je le suis. Que puis-je faire de mieux ? Et puis, sur le seuil, il s’arrête, se tourne de nouveau vers moi et m’invite d’un geste à entrer. — Toujours tenté ? Il a un sourire sur les lèvres. Mais je ne sais pas décoder son intention, et la noirceur qui m’attend me glace. Pourtant… » « J’entre, le noir me happe. La porte se referme. Et ça recommence. » « Le fil électrique est tendu. La gorge de Julian Stark est cisaillée sous son propre poids. J’ai mal, c’est abominable. La souffrance ne s’arrête pas. Au contraire, elle semble enfler. Mon cœur immobile tente un nouveau battement. Il s’emballe, bat à tout rompre, puis se calme. Mes pieds retrouvent la chaise. Le plafonnier se rallume. Je sais ce qui va se passer ensuite. La dernière personne à m’avoir rendu visite ce jour-là, c’est Franklin. Mais je n’en suis plus très sûr. Ici, rien ne marche comme il faut, même pas à rebours, finalement. Le bunker de la Fondation vient de disparaître, aussitôt remplacé par autre chose, que je ne reconnais pas. C’est… Des étoiles, un ciel enténébré piqué de milliers d’étoiles. J’ai froid, horriblement froid. À côté de moi, je vois une paire de bottes, mais je suis incapable de détourner le regard de cette foutue Voie lactée. J’entends un son, une parole. Ça dit : « Davaï ». Et ça ricane fort. Le souvenir reprend sa place. Les bottes, ce sont celles de ce nariadtchik en chef dont j’ai oublié jusqu’au nom. Cet infâme salopard du goulag. Celui qui m’a privé de revoir Kim dans notre jeunesse commune. C’est… Je ne veux pas revivre toutes mes morts. Je veux… » « La glace s’est réchauffée d’un coup. Un vent léger caresse ma peau. Devant moi, il y a une haute falaise, si haute que je n’en distingue pas bien le début. Le Rimpoché est là. Il médite tranquillement. Sa peau cuivrée est tendue par endroits, incroyablement ridée à d’autres. Un gigantesque sentiment d’amour gonfle ma poitrine. Le Rimpoché est là. Je peux rester ici, pour l’éternité si possible. Finalement, je ne cherchais rien de plus que la quiétude et l’harmonie. Et la présence d’un éclairé aussi. Mais là n’est pas le but de mes tortionnaires. » « Je ne peux que revoir des images de mon passé. Rien de plus. Ça ne m’apporte rien, mais je laisse aller. Je n’ai pas le choix. » « Les pierres se sont transformées en fleurs. Des centaines de roses exhalent un parfum enivrant, excessif. Cette odeur, je la reconnais. Cette journée, je m’en souviens, comme si c’était hier. Il suffit que je me tourne, et je vais trouver Morgane, presque centenaire, assise dans une chaise pour vieillard. Elle ne pourra pas me voir, ses yeux n’ont pas tenu le coup aussi bien que le reste. Elle ne voit plus rien, depuis des années. Je l’ai conduite dans cette roseraie pour lui offrir son cadeau d’anniversaire. Elle va pleurer et puis… » « Et puis un feu s’illumine tout à coup. Des tam-tams résonnent près de moi. Sous ma peau, il y a une autre peau. Elle est chaude, vibrante, aimante. Elle se tend sous mes assauts, se donne, me reçoit. Maoré est là aussi. Maintenant que les flammes s’élèvent davantage, je peux distinguer toute l’assemblée des vénérables de ce qui fut ma communauté. Mais je ne reste pas. On dirait que ma plongée au cœur de mes souvenirs s’accélère. Je ne maîtrisais déjà rien, je ne suis plus qu’un pion conduit, dirigé, entièrement sous l’emprise d’un flot tumultueux, qui me propulse vers mon origine. » « Je suis dans… l’indicible, moi, insignifiante conscience parcellaire ballottée par une monstrueuse omnipotence. » « Mes chers disparus, les voyageurs sans retour, ils sont tous là. Devant moi, autour de moi, se trouvent tous ces visages qui ont marqué mes passages. Mes mères naturelles, mes pères souvent absents, mes frères et sœurs, et puis les autres, les compagnons choisis, Pablo Cabral, Harold Mac Conkey, Virgile Macare, Hélène… ils sont tous là. Il y a même Five, l’un des clones d’Ilis. L’un de mes clones… Et leurs familles, les clans auxquels j’ai appartenu, tous ces visages connus, ces personnalités appréciées ou honnies. Tout ce qui me constitue m’entoure à présent de toutes parts. C’est… énorme, gigantesque et en même temps si peu. Je ne suis pas là pour ça. » « Ils sont une foule, ils sont une multitude, ceux que j’ai aimés, ceux que j’ai seulement croisés et, plus loin, beaucoup plus loin, s’étalant sur des lieues de visages anonymes, pas mêmes reconnus, ceux qui ont partagé le même air que moi. Mon humanité, les millions, les milliards de femmes et d’hommes, d’enfants et de vieillards, mes contemporains. » « L’énorme masse de corps se fend. Je la traverse. Elle se referme sur moi, fourmilière sans nombre dont je ne suis pas le roi. En remontant à l’intérieur de ses rangs, je repars vers mon origine. Là-bas, tout au bout de cette bête qui elle aussi devient ronde, il y a un bord, et sur ce bord, je reconnais le Rouquin, ce grand lanceur de haches à qui je dois mon premier trépas. Il est tel que je l’ai vu pour la dernière fois. Et ce rictus haineux qui animait son visage s’est transformé en sourire. Sa bouche s’ouvre. Le Rouquin éclate de rire, un rire grand, énorme, qui se propage peu à peu à la foule entière pour devenir onde, sinusoïde, énergie pure, boule qui se ramasse sur elle-même et me happe à nouveau. » « Rien. Il n’y a rien à l’intérieur des miens. Je pense retomber, mais non, je flotte, quelque part. L’angoisse des premiers jours vient de me nouer les tripes. La peur de mourir m’anime. Je dois être proche de la révélation que j’appelle de tous mes vœux. Une main se pose sur moi et je me retourne. Le père Zach est là. Il ne m’a pas quitté. Son visage est à présent neutre. Sa bouche s’ouvre. — Toujours partant ? Je n’ai pas le temps de répondre. Quelque chose me fait traverser le noir pour me poser sur l’épaule d’une femme. Elle est ligotée, entravée contre un pieu piqué sur un tas de branchages. Je la reconnais, c’est Ethen, celle que j’ai prise longtemps pour une simple sorcière. Mon prédécesseur. Ethen Ur Aratta s’embrase. La graisse chauffée qui imbibe le bois fait ronfler les flammes, qui montent haut dans le ciel. » « Je ne suis plus sur son épaule. Je suis à présent entré dans le corps d’Ethen. Et je hurle avec elle. Ma peau fond. Elle se décolle, se tord, se racornit. Un bref instant, j’ai un aperçu des expériences cumulées d’Ethen. Mais la fenêtre se ferme et je suis expédié dans le monde de ses souvenirs. De mes souvenirs. Je suis au centre d’un maelström d’instants figés. Tout se met à tourner, vite, très vite, si vite qu’il ne m’est bientôt plus possible de comprendre quoi que ce soit. Je ne fais plus que ressentir. Et pourtant… » « Je pénètre dans le monde d’Ethen aussi facilement que s’il s’agissait du mien. Elle est moi, je suis elle. Nous remontons ensemble vers Zagul. Vers ce point de départ qui m’expliquera la suite. » « Je comprends la Terre de mon ancêtre. Je comprends ma Terre natale. Elle s’y est établie, changeant de résidence de temps à autre, pourchassée souvent pour ses talents, attrapée parfois. Elle voyage dans l’Aratta quelquefois, mais elle n’a plus de projet pour l’humanité. Tout juste parvient-elle à s’intéresser à ses proches, au sort de quelques voisins, mais guère davantage. Et cela dure, dure, je n’ai vécu que si peu de choses par rapport à elle. Ethen est morte des centaines de fois, a aimé, enfanté, s’est battue, terrée plus que quiconque en ce monde. À moins que… Je remonte encore vers son origine. Et je sais que c’est aussi vers la mienne que le maelström m’emporte. » « Ethen vient de sceller une énorme dalle au milieu d’un désert. Je me trouve au début de son errance. Le royaume d’Aratta n’est plus, celui des hommes guerriers, privés de sa lumière, est derrière moi. Je vois la cité magnifique, organisée autour de son temple. Je vois ses sujets, libres, érudits, volontaires, curieux de tout. Et, d’un regard, j’embrasse les autres peuples de la Terre, contemporains d’une si belle promesse d’avenir. » « Irinadar d’Uruk se présente devant moi. Et dans son esprit, je comprends enfin ce qui s’est passé. J’entrevois en un instant comment le monde formidable vers lequel Ethen nous dirigeait tous a basculé vers la sauvagerie. Irinadar le félon a dépossédé Ethen d’une sphère. Mais bien avant cela, il lui a pris un cristal de voyage. Pendant des années, il a arpenté l’Aratta en grand secret. Il m’a laissé l’aimer, comme seule une femme peut le faire. Il m’a trahi, au-delà de ce qu’il est possible d’imaginer. Irinadar cherchait le pouvoir. Il l’a eu. Mais il a en même temps privé les humains du plus formidable tremplin que nous pouvions espérer. Nous, et cette autre humanité qui n’est plus, par sa faute. » « La cité se dépeuple, diminue, retourne vers un état sauvage. Il ne reste encore debout qu’Ethen, avec à ses côtés un enfant, un jeune garçon qu’elle a enlevé pour en faire son compagnon, le futur premier homme d’Aratta, celui qui lui permettra d’enfanter la première génération des Lukingias. Celui qui me permettra d’enfanter. » « Et puis lui aussi disparaît. Ethen est seule, sur les chemins du monde, des chemins en friche, à tracer, parce que rien n’existe. La pensée créatrice en est à son balbutiement. Tout autour d’elle, il n’y a que des peuples nomades, des populations clairsemées et une nature de plus en plus prodigue, vivante, bruissante, d’une formidable diversité. » « Mille, cinq mille, dix mille ans s’écoulent ainsi. Ethen ne sait pas, elle non plus. Pas plus que moi, mais je n’ai pas eu le temps dont elle a disposé. » « Je n’ai pas eu sa chance. Un couple a franchi l’Aratta pour la trouver. Un couple qui n’en est pas un. L’omnipotence me ballotte dans le temps, d’avant en arrière, pour mieux me faire comprendre ce qui est arrivé. Après des milliers d’années d’errance et de balbutiements, Ethen rencontre un homme et une femme, ceux qui se font déjà appeler Enac’h et Chanée. C’est par eux qu’elle accède à la connaissance de l’Aratta, eux qui savent le prix de ce pouvoir, eux qui en ont constaté les ravages. Prise sous leurs ailes, Ethen progresse vite. Elle est en selle, prête à conquérir le monde et à donner ce pouvoir aux hommes. » « Nouveau bond en arrière. L’humanité est chaotique, fragile, menacée. Elle ne doit sa survie qu’à une formidable capacité d’adaptation et une habileté à se servir de ses mains. Mais son devenir est incertain. Des guerres tribales déciment régulièrement ses rangs, le taux de survie à la naissance est infime, l’espérance de vie ridiculement basse. Pourtant, un pouvoir s’est déjà levé sur la Terre. Un homme est déjà au-dessus des autres. Il se nomme Zagul. » « Je me vois tel que je suis, tel que j’étais, tel que je resterai. De corps en corps, de vie en vie, des dizaines de milliers d’années se sont écoulées. Et tout cela me montre qui je suis, l’unique responsable de tous ces agissements. La conscience initiale avait raison. Je suis… Responsable de tout ! Zagul, Ethen, Malhorne, Ilis. » « Zagul. L’Aratta est son instrument. Il s’en sert principalement sur sa Terre. Les trois cent quarante-trois points d’émergence sont pour lui autant de portes vers les tribus dont il est le chef. Et tous, Noirs, Blancs, Asiatiques et autres le considèrent comme leur maître. De simple humain un peu particulier, Zagul a acquis l’aura d’un dieu auprès de ses semblables. Depuis combien de temps revient-il ? Dix mille, vingt mille ans ? Davantage peut-être. Je ne le sais pas encore, mais patience. » « Le maelström se fige sur un instant précis de son parcours. Zagul est en fâcheuse posture. Il se trouve entravé, comme Ethen le sera beaucoup plus tard. Mais lui ne brûlera pas sur un bûcher. Il est entouré de néandertaliens, qui dardent sur lui toute leur attention. Toute leur haine. Je ne comprends pas pourquoi. L’intention ne me l’a pas montré. Je veux savoir. Je sais que cet instant-là est crucial, qu’il me fera comprendre tant de choses. Les néandertaliens ont ouvert l’Aratta. Ils y partent avec Zagul. Que vont-ils faire ? Les néandertaliens n’ont pas accès à l’Aratta, pas de cette façon. Et que savent-ils de la violence ? Ils m’ont paru si doux à travers les yeux d’Ilis… Zagul hurle. Il se démène, montre les dents, éructe tant qu’il bave d’impuissance à se libérer. Les Staulms sont… … insensibles à ses capacités mentales. Ils savent se protéger, dresser des barrières contre ses tentatives d’intrusion. Pourtant, il ne ménage pas ses efforts. Je ne ménage pas mes efforts. Zagul, Ethen, Malhorne et Ilis. Tous réunis dans une seule tête, à présent. Des dizaines de milliers d’années de souvenirs unis au sein d’une même conscience. Dix mille façons de mourir, dix mille instants cruciaux, ultimes. Douleur et soulagement. Gloire et déchéance. Le destin des hommes dépend de notre compréhension. Je doute… » « Le sang de Zagul coule sur le sol de l’Aratta. La matière bleue réagit, elle se ramasse, s’anime, prend forme. Une petite vasque de la matière éternelle vient de naître à côté du corps sans vie. Elle ignore le sang et se remplit d’eau. » « Je ne sais pas comment les Staulms ont eu connaissance du fonctionnement de l’Aratta. Peut-être ont-ils réussi à sonder l’esprit de Zagul, ou d’un autre Éternel. Ils sont les derniers représentants de leur race sur cette Terre. Et leur haine des sapiens est telle qu’ils sont prêts à se sacrifier pour mener leur vengeance à son terme. L’Aratta s’est rouvert quelque part, ailleurs, sur une autre planète sœur. Les néandertaliens débarquent, tous sauf un, qui se sacrifie pour les autres. Il demeure dans la bulle pour l’expédier dans l’Aratta. C’est le plus vieux du groupe. Il n’en a plus pour très longtemps. Il mourra là, cadavre contre cadavre, deux représentants de l’espèce humaine enfin réunis dans leur dernière demeure. Pourtant, il va mettre du temps à s’éteindre. L’Aratta fait des miracles mais ne peut pas tout. Des jours, des semaines, des mois plus tard, privé de nourriture, seulement soutenu par l’énergie de la matière mère, il finit par se planter un poignard dans le cœur. Emprisonnant l’esprit de Zagul à côté de lui. Ultime jubilation de cet être qui a vu mourir tant de ses compagnons, il pense avoir vaincu pour toujours. L’esprit malin du pire des hommes enfermé pour l’éternité dans ce qui aurait dû être la plus grande chance offerte aux siens. » « J’ignore comment je peux voir tout cela. Zagul mort, je ne devrais pas accéder à ces scènes, preuve que ce ne sont pas uniquement des souvenirs qui me sont transmis. Il y a une volonté derrière tout ça. Une volonté qui me manipule, qui me montre ce qu’elle juge utile. Sans doute à ses projets. » « La bulle prison éternelle reste bloquée dans l’Aratta. Elle y erre pendant des siècles, s’y éteint peu à peu, unique point sombre dans une immensité bleutée. » « Jusqu’à ce qu’une autre bulle vienne s’y attarder. À l’intérieur se trouvent trois personnes, trois sapiens , deux femmes et un homme. L’une des femmes est ronde, belle, pleine de la vie d’un petit être. Les deux autres sont semblables physiquement, et pourtant bien représentatifs de chaque sexe. « L’être en devenir appelle l’Aratta de ses vœux. Alors se passe une chose inouïe. La bulle enfermant l’esprit de Zagul vient se coller contre la nouvelle venue. Toutes les règles tombent, aussi immuables puissent-elles paraître. L’esprit est créateur, l’Univers entier peut se plier à sa volonté. Zagul veut revenir à la chair. Il a senti la proximité de l’enfant, il le veut pour lui, pour repartir en guerre contre les Staulms. Il sait que certains lui ont échappé. Il sait parce qu’il n’a eu que ça à faire, réfléchir, tout au long de ces décennies passées dans l’Aratta. Mais si les règles peuvent être transgressées, ce n’est pas sans conséquences. Les bulles se collent, s’étirent, s’épousent et finissent par n’être plus qu’une. La parturiente s’allonge sur le sol et enfante, offrant à l’esprit enfermé un réceptacle vivant. Vivant mais inadéquat, car c’est une femelle qui vient de vagir, un petit bout de fillette qui n’a rien à faire ici, et qui s’y trouve pourtant. » « Le temps s’est étiré. Je viens d’assister à l’impensable. Zagul n’est plus. C’est une nouvelle expérience qui commence. Une nouvelle entité, vierge de tout souvenir, qu’il va falloir former, qui va devoir découvrir son importance, trouver la trace de son héritage. Comme ce fut jadis le cas pour moi. » « L’intention qui me gouverne repart à contresens de l’écoulement du temps. Je retrouve Zagul, avant sa mise à mort dans l’Aratta. Je lis dans ces pages une volonté farouche de sang, de règlements de compte abominables, de génocides. Je le vois, mais je n’en comprends pas la cause. Zagul est un chef guerrier, il pourrait se contenter de gouverner… Mais non, il traverse l’Aratta avec ses troupes, armes en main, des peintures rituelles sur le corps. Ils partent pour massacrer des néandertaliens. Juste cette idée en tête : assassiner un maximum de ces créatures pacifiques. Pourquoi ? Pourquoi ai-je fait cela ? » « Zagul n’est pas seul. D’autres grands chefs de guerre se sont ralliés à lui. Des troupes innombrables sillonnent l’Aratta, ensanglantent les Terres, traquent les Staulms partout. Il n’y en a presque plus. Deux mondes seulement en comptent encore une communauté importante. » « Je vois la main de l’artiste qui s’élève dans la nuit. Sur une paroi sombre, il y a des animaux peints. Je ressens toute la tension de cet être grossier qui m’a précédé et pourtant, quelque chose d’inouï le transfigure. Il a la foi, cet animal. Il a une formidable soif de postérité, pour lui-même, parce qu’il témoigne d’un événement qui s’est déjà évanoui de sa mémoire. Mais qui a laissé une trace indélébile. Zagul est marqué, à jamais. Et même ses autres états de conscience s’en souviendront. Même moi, qui n’ai gardé de lui qu’un vague écho infime, j’ai eu foi en l’homme. » « Le rythme se ralentit enfin. Zagul est apaisé. Il revient d’une longue bande de littoral avec une sphère métallisée en main. Il ne sait pas ce que c’est. Son port est gauche, il se retourne souvent. Je sens que le début est proche. Zagul vient de rencontrer la matière des songes, c’est sans doute cela qui le fait se retourner. » « Le ciel et la Terre viennent de se fracturer, de se démultiplier. Ou au contraire, de multiples, des parties se rapprochent. C’est difficile à comprendre. Zagul n’a fait que le subir. Il en a eu peur, avant d’oublier. Je me suis trompé, ce ne sont pas différentes parties, ce sont plusieurs fois la même, sept fois la même portion de littoral, qui convergent les unes vers les autres, vers cet endroit où Zagul se trouve, trempé des pieds à la tête, une sphère enserrée dans sa main. » « Sept Zagul pour une seule Terre. C’est à n’y rien comprendre… Je crois que je n’ose pas accepter ce que je vois. Sept ! L’heptagone, cet heptagone qui me suit depuis l’aube de ma seconde vie et n’a jamais eu pour moi plus de clarté ni de sens que ce qu’il représente. Quatre et trois, le quaternaire associé à la Trinité, la matière à l’esprit, les éléments au divin… Il est là ! Le sens est là. Sept Terres, sept Univers, sept portions de Terres et… sept Zagul ! Ils sont tous sur une plage de début du monde. Sept créatures chétives dont je suis l’un des représentants. Sept humains… Qui est mon aïeul ? Qui suis-je ? Lequel des sept ? Peu importe, ils sont identiques. Mais pourquoi ? Ils se battent. Visiblement, ce sont les sphères qui se trouvent au centre du litige. Pourtant, ils en ont chacun une. Ah, l’humain est indécrottable ! » « L’eau, tout est né dans l’eau, sous cette eau où brûle comme un Soleil. Et ce… Ce je ne sais pas quoi, cette… Où suis-je exactement ? Tout est devenu blanc. Uniformément. Zagul est isolé dans cette blancheur. Où est le Soleil qui brillait sous l’eau ? Je veux revoir ce Soleil. Je veux… Il y a quelque chose dans le blanc. Quelque chose habite le blanc. Ou alors, le blanc fait partie de quelqu’un. Je n’arrive pas à m’y retrouver. C’est trop diffus, trop abstrait. À moins que… Une forme émerge du blanc. Zagul l’a vue, il vient de se pisser dessus. Et puis il fait de grands gestes, c’est sans doute comme ça qu’il essaie de faire peur aux prédateurs. Bravade ! La chose est ovoïde, et puis non, elle s’effile, s’évase, se prolonge de filaments luminescents. Qu’est-ce que c’est ? Zagul est attrapé par les longs filaments, il n’a aucune réaction, il est pétrifié. Il est… offert en pâture. Sacrifié. Par cette… drôle de créature qui est en train d’apparaître dans la chose ovoïde. Elle se dessine, émerge peu à peu du blanc cotonneux, se profile, s’allonge, se matérialise, s’incarne. Zagul est tétanisé… Je suis tétanisé. » « Des yeux ! Mon Dieu, ces yeux ! Ils me brûlent de l’intérieur, balaient mon être de leur invraisemblable acuité. Je ne peux rien cacher, je suis nu, complètement exposé, totalement. Et je sais que ce n’est pas Zagul. C’est bien moi que ces yeux auscultent parfaitement, moi qui suis sur le grill, moi qui ne peux rien cacher à cet être impensable … qui se présente enfin sous sa véritable apparence. Ce long museau, ces dents aiguisées, cette boîte crânienne osseuse, couverte d’écailles luisantes … ce lézard, ce dragon de légende. Qui me veut du bien ! Je ressens une intention positive, altruiste. Je ne suis pas en danger, au contraire, je n’ai jamais été plus en sécurité qu’à ce moment précis. Pourtant, je suis mort. C’est vrai. Suis-je réellement mort ? » « Une main griffue m’englobe. Elle m’approche de ces yeux brûlants, puis me retourne. J’ai la sensation de n’être rien dans la main de Dieu… dans la main de je ne sais pas quoi. Je dois oublier ce vocabulaire, le monde est à réinventer. Et là, elle me place devant quelque chose de fascinant. L’Univers est devant moi. Les sept Univers sont devant moi. Et je suis en eux, eux en moi, c’est vertigineux. Je sens que je pourrais les prendre dans ma propre main, les garder au creux de ma paume et… Mais il, elle, ça ne me laisse pas faire. Ça me retourne encore et… » « Je dois savoir où cette rencontre s’est passée. Je dois retrouver ce Soleil qui brillait sous l’eau. Rien, ça n’existe pas. Zagul est entré en contact avec notre créateur. Il était lui-même quelque chose, il avait une apparence, il vivait quelque part. Dans ce Soleil sous-marin, cette drôle de chose ronde dans lequel l’Univers, les Univers tenaient en entier… » « Le père Zach est de nouveau devant moi. En un instant, la créature qui me protégeait si intimement s’est volatilisée. Zach me regarde avec le même air protecteur. Il avance une main vers moi, attrape la mienne, me tire vers lui. Son sourire est comme une fleur qui ne cesse d’éclore. On dirait qu’il grandit, grandit, s’épanouit sans pour autant dépasser les limites de son visage. Il m’entraîne dans le blanc. Nous nous y déplaçons sans percevoir aucun changement. C’est… surréaliste. Mais je résiste, ou plutôt, je tente de résister. Je veux savoir où habitait Zagul, où se trouvait sa tribu lorsqu’il a fait la rencontre. Zach s’arrête. Il me connaît. Il me sait têtu, mulet invétéré quand j’ai une idée en tête. Je sais maintenant que le premier accès vers l’Aratta s’est ouvert là, au fond d’une grotte où mon ancêtre, mon autre moi, peignait un bestiaire. Et je sais aussi que la résidence de l’être impensable n’en est pas loin. Je veux savoir ! » « L’océan défile sous mes yeux. Un océan. J’ignore lequel. Je ne le vois pas, mais je sais que l’esprit de Zach est à mes côtés, qu’il me guide vers mon souhait. Une terre apparaît au loin. Elle grandit, s’élève au-dessus des flots. Des falaises de calcaire se découpent, sombrent dans l’eau. Il n’y a pas d’habitation. Cet endroit doit être tourmenté par les vents à longueur de temps. Si, il y a bien quelque chose, mais c’est encore trop éloigné pour que je distingue de quoi il s’agit. Une baraque pour touristes. J’en ai vu des milliers comme celle-là. Où suis-je ? Il y a des gens un peu partout. Il fait beau. Ça doit être agréable de se promener ici. Quel été, quelle année, quelle population ? Aucune idée. Il faut que je m’approche. L’endroit sent la friture et le poisson grillé. Il y a des gens attablés. Ça parle français, anglais, allemand et espagnol. Où est-ce ? Là, au-dessus de la terrasse, un écriteau. Le cap Finistère ! J’ai été si près de cet endroit quand Jean L’Essart a voulu mourir à Saint-Jacques-de-Compostelle. Si près du lieu de la rencontre. Lui qui cherchait déjà. Je sais maintenant. La demeure que je recherche doit se trouver là, à mille mètres au plus, juste sous la surface. Je reviendrai. » « Le brouillard remplace cette belle région de ma Terre. Je suis de nouveau dans le blanc idéal. Sans rien autour, en dehors de la présence immatérielle de mon guide. Et puis, enfin, quelque chose émerge du brouillard. Nous sommes de nouveau devant la porte de la Macarine. Zach pose une main sur la poignée et se tourne vers moi. — Toujours partant pour la suite ? Quelle suite ? Je viens de comprendre d’où je viens. Ça devrait être suffisant… Quelle suite ? La suite de quoi ? Je me sens perdu. Sa question m’a déstabilisé. Je suis mort depuis longtemps je crois. Il ne faut pas que ça dure trop. Les miens comptent sur moi. Je m’entends pourtant dire “oui”. Advienne que pourra ! » 68 Comme le commandant de bord s’était engagé à mener ses passagers à bon port, il fallait bien tenir parole. Mais il n’en menait pas large. La ligne de flottaison montait régulièrement. Une voie d’eau avait été découverte après l’attaque en mer. D’ici peu, le navire sombrerait. Par précaution, il cabotait à moins de trois milles de la côte. Depuis la mort des réseaux, le commandant ne pouvait compter que sur le sonar de bord. Franklin se tenait à ses côtés, dans le poste de pilotage. Il surveillait lui aussi l’écran vert, à la recherche de la moindre parcelle de roche à fleur d’eau. Toute sa troupe se trouvait sur le pont, prête à se ruer sur les chaloupes. L’intégralité du matériel avait été rangée dans les petites embarcations. Armes, vivres, vêtements, munitions, outils, tout ce dont les passagers allaient avoir besoin pour jeter les bases d’une nouvelle humanité se trouvait là. — Nous y sommes, dit le commandant en montrant une bande de mer qui venait d’apparaître sur leur droite. C’est l’île Anticosti et la dernière difficulté du voyage. Il va falloir laisser le New Brunswick derrière nous et traverser ce détroit. On devrait en avoir pour trois heures au plus. Franklin regarda dans les jumelles. Au loin, il voyait bien une bande de terre posée sur l’océan, avec de hautes falaises crayeuses et des forêts de conifères. Ça ressemblait assez à l’endroit d’où il avait émergé de l’Aratta, alors qu’il préparait le dernier baroud de Nemo. Il chercha sur la côte le navire échoué qu’il avait vu lors de sa première visite et le trouva bientôt. Le cargo filait droit dessus. L’accès à l’Aratta se trouvait juste à côté. Moins de trois heures plus tard, les chaloupes touchaient la surface de l’océan. La grève se trouvait à cinq cents mètres environ. Trop lourdement lesté d’eau, le cargo ne pouvait pas s’approcher plus du littoral. Le commandant refusa de partir, arguant qu’un homme n’abandonne pas son navire. Franklin tenta vainement de le raisonner. Il avança tous les arguments possibles avant d’abdiquer. Le commandant de bord devait avoir d’autres raisons pour être aussi buté. Tara et Arthur Darblay descendirent les premiers, donnant au reste du groupe le signal du départ. Franklin demeura sur le pont pour organiser la manœuvre puis, quand tous furent répartis dans les six chaloupes, il salua celui qui les avait menés là et rejoignit Tara. — Il n’a pas changé d’avis ? demanda-t-elle. — Non, il est aussi têtu qu’une mule. M’est avis qu’il a un trésor de guerre dans ses soutes, ou quelque chose dans ce goût-là. (Franklin saisit Tara par la taille et posa un baiser sur son cou.) Comme c’est romantique, dit-il à son oreille, une balade en mer, conduit par de solides matelots. Tu ne trouves pas ? Tara adressa un regard navré à Arthur Darblay. — Allons-y, mes gaillards ! brailla Franklin en se tournant vers l’avant de la chaloupe. Souquez ! L’appétit viendra en ramant. Il prit lui-même une rame et donna la cadence aux autres. L’embarcation commença à s’éloigner du cargo. Régulièrement, Franklin ajustait le cap en faisant stopper les coups de rames d’un côté. Seuls Tara et Darblay restaient au milieu à ne rien faire. — Hé ça ne rame pas, un physicien ? lança Franklin. — Si je peux prendre la place de cette demoiselle à côté de vous, ce sera avec plaisir. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années. Franklin avait discuté avec elle une fois, quelques jours plus tôt. Elle s’appelait Anita. Son nom de famille s’était perdu dans le trop-plein d’informations qu’il avait ingurgité. Il la dévisagea un instant, songeant qu’elle représentait l’un des futurs ventres de la nouvelle humanité. — Anita, lui dit-il gentiment, si tu pensais à te reposer. — On ne fait que commencer, rétorqua-t-elle. Je ne suis pas encore fatiguée. — Oui, mais ça va venir. Et puis, j’ai bien envie de tester un peu la résistance physique d’un théoricien de l’univers. Anita échangea un sourire complice avec son mentor et céda sa place. Arthur Darblay releva ses manches et s’installa aux côtés de Franklin. — Comment disiez-vous tout à l’heure ? Souquez ferme ? — Absolument. Souquons donc. Ils donnèrent ensemble un premier coup de rame dans l’eau, puis un autre. Rapidement, le visage de Darblay se couvrit de sueur. — Une petite surcharge pondérale peut-être, se moqua Franklin. Finalement, sortir de votre labo vous fera le plus grand bien. Darblay haussa les épaules et se concentra sur sa rame. — Alors, racontez-moi un peu à quoi vous passiez vos journées avant que le monde perde la boule, le relança Franklin. J’avoue que le quotidien d’un physicien m’intrigue. — À rêver, Franklin. À rêver. Voyez-vous, nos travaux n’étaient pas si différents. Vous avez traqué les vicissitudes de l’écosystème et les malfaisants en tous genres. Moi, j’ai traqué des façons d’envisager le monde. — Mais encore ? — La physique n’a pas vocation à découvrir ce qu’est la nature, mais ce que l’on peut dire sur elle. — Mazette, ça sonne intelligent votre histoire ! — C’est une phrase de Niels Bohr, le fondateur de la mécanique quantique. Voilà un homme qui s’est longuement penché sur le sens intrinsèque des règles qui nous gouvernent. — Vous avez trouvé des règles qui gouvernent les hommes, vous ? — Pas les hommes en particulier. Il ne faut pas être nombriliste. Mais je travaillais sur ce sujet. Enfin, j’y travaillerai toute ma vie, que je sois dans un labo, comme vous dites, ou en pleine nature. C’est un état d’esprit, la quête. Rien de plus, rien de moins. — Vous ne vous essoufflez pas ? La forme revient. — J’essayais d’envisager l’espace, le temps et la matière sous un même et unique angle, comme nombre de mes confrères. — Et ça vous a mené où ? — À la conclusion que le temps est une forme d’ignorance. Franklin fit une moue dubitative, qui engagea Darblay à s’expliquer : — Le temps n’existe pas au niveau microscopique. Vous vieillissez, certes, mais pas les molécules qui vous composent. Nous autres, physiciens, sommes arrivés au constat suivant : le temps n’existe que pour des êtres de niveau intermédiaire, nous. Tout ça parce que nous ne pouvons pas ingurgiter la masse d’informations qui nous parvient du niveau microscopique. Nous sommes obligés de compresser, en quelque sorte. Et cette compression nous apporte l’illusion que nous appelons « temps ». Suis-je clair ? Franklin se tourna vers le littoral. La grève n’était plus qu’à une centaine de mètres. Les vagues commençaient déjà à se soulever pour aller mourir sur les galets. — Disons que vous venez de me plonger dans un abîme de réflexions, répondit Franklin en redonnant un coup de rame. Et que la réflexion nuit à l’action. Alors, souquons, nous approchons du but. Ce n’est plus le moment de défaillir. — Toute question apporte sa ou ses réponses, conclut Darblay en lançant un clin d’œil vers Tara, qui n’avait pas perdu une miette de la conversation. Vous n’en maîtriserez jamais qu’une partie. La proue de la chaloupe toucha la plage et s’immobilisa. Ses occupants se levèrent, organisèrent une chaîne et débarquèrent le matériel. Puis chacun s’équipa d’une arme d’assaut. Lorsque les six embarcations furent vidées, puis hissées sur la grève, Franklin indiqua une épave qui gisait sur le flanc, à quelques centaines de mètres d’eux. — L’accès à l’Aratta se trouve derrière ce rafiot, clama-t-il à ses troupes. Restons discrets, j’ignore si nous sommes attendus. Tara, qui se tenait à côté de lui, lui lança un regard interrogateur. — Si j’ai bien compris ce que m’a raconté Ilis, il y a pas mal de monde qui se balade dans l’Aratta, et pas des plus recommandables. Donc, méfiance ! Ils se mirent tous en marche, Franklin et Tara en tête, avec Darblay sur les talons. Chacun portait, seul ou avec l’aide de quelqu’un, une partie du matériel préparé pour s’installer sur leur nouvelle Terre. À trois cents mètres derrière l’épave échouée, ils trouvèrent une fontaine maçonnée surmontée d’une vierge grisâtre. Franklin sortit son cristal de voyage et se tourna vers son équipe. — Ne vous attendez à rien de spectaculaire, dit-il pour qu’ils ne soient pas déçus. C’est pas Hollywood. Attendez d’être à l’intérieur. Là, vous en aurez pour votre argent. Il tendit alors le cristal vers l’eau et passa son bras à travers la membrane de l’Aratta. — En voiture ! cria-t-il sur un ton joyeux. Tara passa la première, indiquant le chemin aux novices. Il y eut des manifestations bruyantes dans l’assemblée. Tara se trouvait à présent au-dessus de la fontaine, à un mètre du sol, comme suspendue dans le vide. — C’est pas qu’on a rencard, mes cailles, les encouragea Franklin, mais je ne vais pas rester la main tendue pendant des plombes. Allez, au premier de ces messieurs dames. Arthur Darblay se décida. Il sauta gauchement vers Tara, qui le réceptionna dans ses bras. — Pas besoin de jouer aux sauterelles, commenta Franklin. Vous marchez simplement et c’est tout. Un, puis deux, puis dix, puis la totalité de la troupe franchirent le sas de l’Aratta. Franklin les rejoignit et projeta l’image des nourrissons d’Ilis. Aussitôt, la bulle se referma et se propulsa dans la matière des mondes. Lorsqu’elle se rouvrit, Franklin fit en sens inverse la même opération. Il attendit que tout le monde sorte avant de quitter la bulle à son tour. Il reçut un coup sur la nuque au même moment. Dans son dos, l’Aratta s’était rouvert et une vingtaine d’hommes et de femmes lourdement armés s’apprêtaient à surgir. Franklin tomba sur le sol boueux de la grotte en poussant un cri de douleur. Son crâne heurta un morceau de roche et il s’évanouit. Les nouveaux venus ne firent pas de sommations. Ils ouvrirent le feu sur les premiers rangs des némonautes, qui se trouvaient coincés dans la grotte fermée. Les corps frappés par les balles servirent de bouclier de chair aux autres, qui purent alors réagir. Les plus rapides contre-attaquèrent avec la rage des innocents. Une pluie de projectiles meurtriers ricocha sur les parois de la grotte. Certains atteignirent le camp émetteur. Des corps s’écroulaient de part et d’autre d’une ligne de front inscrite dans le sang et les cris. L’échange de tirs dura quelques dizaines de secondes, moins d’une minute. Les agresseurs qui survécurent au massacre regagnèrent l’Aratta, où ils disparurent en un clin d’œil. La porte de la grotte s’ouvrit au même moment sur Acil et une poignée de Staulms. Les némonautes purent quitter leur prison et respirer à l’air libre. La plupart se trouvaient en état de choc. — Mon Dieu ! ne sut que balbutier Acil en découvrant les cadavres. Les Staulms furent plus efficaces que lui. Ils isolèrent rapidement les blessés et les aidèrent à gagner l’une des cases du campement. Certains némonautes leur prêtèrent main-forte dans ce délicat travail. Les représentants des deux races humaines se regardèrent du coin de l’œil. Ce n’était pas le moment idéal pour se découvrir. Ils sortirent ainsi une trentaine de corps sans vie, des deux camps, ainsi qu’une quinzaine de blessés. Tara chercha Franklin parmi les corps pendant un long moment. Elle n’arrivait pas à les toucher pour les faire rouler et atteindre les victimes situées dessous. Lorsqu’elle le trouva enfin, libéré par deux Staulms du cadavre qui l’avait sans doute protégé de la pluie de balles, son sang se retira de son visage. Pendant une poignée de secondes, elle le crut mort. Jusqu’à ce que sa main bouge enfin. Dans son émoi, ses jambes s’étaient dérobées sous elle. Tara était à genoux à côté de lui. Franklin était tombé face contre terre. Une plaie rougissait son front. Il ouvrit les yeux et découvrit Tara, le visage inondé de larmes, qui riait sans un bruit. Il leva une main vers sa joue, où il recueillit une perle d’eau salée. — Tu pleures, mon amour ? dit-il, la voix cassée par la douleur. Qu’est-ce que… — Chut, imposa doucement Tara en posant ses lèvres sur les siennes. Laisse-moi goûter à toi. Elle l’embrassa avec toute la tendresse dont elle était capable. Franklin se laissa aller lui aussi. Il avait eu peur au moins autant qu’elle. Il tenta ensuite de se redresser, mais une douleur sans nom enserrait son crâne. Il chancela et s’écroula sur le sol, où il perdit de nouveau connaissance. Les marchandises qu’ils venaient de rapporter de leur périple furent aussitôt mises à contribution. Il se trouvait dans les sacs à dos une impressionnante réserve de médicaments. Kinuyo et Arthur Darblay s’occupèrent de soulager les malheureux blessés à coups de puissants antalgiques. La plupart ne passeraient sans doute pas la nuit, faute de soins plus appropriés. De longues heures plus tard, Franklin sortit enfin du sommeil artificiel dans lequel Kinuyo l’avait plongé. Tara somnolait à côté de lui, le dos appuyé contre le pilier central de la case. Dans un coin, une Staulme allaitait l’un des jumeaux d’Ilis. L’autre dormait à poings fermés, enroulé dans un drap de coton. Franklin chercha de l’eau. Une soif intense épaississait sa langue. Tara sursauta à son premier geste. Elle lui donna à boire, tout en lui racontant ce qui s’était passé. Franklin apprit la gravité de la situation comme on prend un uppercut en pleine figure. Allongé sur le sol de la grotte, il n’avait pas pu se rendre compte de grand-chose. — Mais comment…, demanda-t-il en se tenant la tête à deux mains. — Nous avons été attaqués par surprise, lui expliqua Tara. — Par qui ? — Je ne sais pas. Je n’ai pas vraiment pu les voir. Un homme s’est couché sur moi et puis, tout s’est passé si vite… Franklin se redressa. — Combien ? — Seize, dit Tara tout bas. Seize des nôtres sont tombés. — Oh, merde ! se lamenta Franklin. Ces jeunes gens sont morts à cause de moi. — Ne raconte pas de bêtises, ma moitié d’orange. Ils t’ont suivi parce qu’ils croient en toi, c’est tout. Pour le reste, tu n’es pas leur père. Franklin lâcha sa tête et fixa Tara d’un drôle d’air. — Ben quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? — Comment tu m’as appelé ? Tara sourit. L’expression lui avait échappé. — Acil a monté une garde directement dans la grotte, plaça-t-elle pour se sortir de la situation. — Comment tu m’as appelé ? répéta Franklin. — « Ma moitié d’orange », finit par redire Tara. — Ma lettre n’aura donc pas servi à rien. Acil mit un terme à l’échange en débarquant dans la case. — Content de voir que tu vas mieux, mon vieux. Comment te sens-tu ? — J’ai la gueule en vrac, nous avons perdu seize des nôtres, mais, à part ça, tout va bien. Acil eut un sourire gêné. Sa question était stupide. — J’ai mis cinq hommes armés dans la grotte, reprit-il en s’asseyant. Ils seront relevés toutes les deux heures. La porte, c’était bien, mais nous n’avions pas prévu une situation pareille. — Nous avons déjà été attaqués quand nous nous trouvions en mer, rétorqua Franklin. — Tara m’a raconté. — Ils agissent chaque fois comme s’ils voulaient nous terroriser, nous obliger à partir nous terrer. Je ne comprends pas bien la tactique. Mais je suis sûr que ce sont les mêmes. — Des humains d’ailleurs ? Franklin acquiesça d’un signe de tête. — Peut-être les barges dont parlait Milos, mais quels peuvent être les enjeux ? J’avoue que ça m’échappe. — À moi aussi, Acil. Ce que je voudrais surtout savoir, c’est ce qu’ils veulent nous empêcher de faire. Un silence s’installa entre les trois amis. Chacun cherchait une réponse convenable dans ce brouillard d’inconnues. — Est-ce que Stuart est rentré ? demanda soudain Franklin. Acil prit une mine contrariée. — Rien depuis votre départ. — Si Malhorne ne revient pas, on ne s’en sortira pas vivants. Il est le seul à connaître les réponses qui nous font défaut. Une Terre parmi d’autres VI État de l’écosystème global : pur. Compte de la population sapiens : environ 30 millions. Compte de la population néandertalienne : 0. Éternel : Enac’h et Chanée. Unité de temps : 1,75 de la Terre de référence. Organisation sociale : harmonieuse. Zagul sortit de l’eau, découvrit ses jumeaux et prit possession de sa sphère. Comme les autres, il assista atterré à la diffraction de son Univers. Comme les autres, il retourna ensuite auprès des siens, où il peignit des animaux sur les parois de sa grotte. Et, comme les autres, il oublia très vite le tour impensable que venait de lui jouer le destin. Le souvenir de Yum était trop puissant pour qu’il le conserve intact. Cette rencontre avait provoqué un traumatisme dont l’unique issue était l’enfouissement. C’était un détail insignifiant, en comparaison avec les millénaires d’existence qui attendaient ce Zagul, qui allaient modifier sa trajectoire. En se séparant, les Zagul avaient globalement agi de la même façon. Ils provenaient tous de la même entité, aussi réagissaient-ils aux événements d’une manière quasiment identique. Le jour de l’effondrement de la grotte, l’ancêtre d’Enac’h et Chanée se retrouva coincé. Il n’essaya pas de fuir le tremblement de terre, ce qui épargna sa vie. Momentanément. Mais il resta seul, bien seul pour trouver une solution à cette situation catastrophique. Il n’avait pas couru, il était vivant, mais condamné à mourir asphyxié dans de brefs délais. Il alla donc aussitôt chercher du réconfort auprès de sa sphère. Cela faisait quelques jours qu’il l’avait avec lui. Il ne se souvenait déjà plus comment elle était arrivée entre ses mains, mais il la chérissait. Elle était à ses yeux le bien le plus précieux et le plus convoité de son humanité balbutiante. Qu’était-elle, à quoi servait-elle ? Il n’en avait pas la moindre idée, mais il en était le propriétaire, le maître ou l’esclave. Son devenir était peut-être lié à celui de cet objet. Alors, perdu au fond de la grotte où un feu brûlait peu à peu ses dernières réserves d’oxygène, Zagul se mit à prier. Bien sûr, il le fit à sa façon. Son vocabulaire était restreint, mais sa pensée, déjà, le distinguait du règne animal. Zagul voulait vivre, il pouvait se projeter dans un avenir très proche, de l’ordre du lendemain. Et il voulait voir le Soleil se lever de nouveau sur un monde où il respirerait encore. Entre le maître et l’esclave, Zagul venait de trancher. Ce n’était plus une prière, c’était de la dévotion qui sortait de sa bouche en une litanie composée de quelques mots grognés. S’il assistait à un nouveau lever du Soleil, il s’occuperait de l’objet comme de lui-même, il le protégerait, lui prodiguerait des soins répétés, attentionnés, quotidiens. Il mourrait pour lui. S’il le fallait. La source coulait toujours. Le tremblement de terre n’avait pas modifié son parcours souterrain. Alors, l’Aratta s’ouvrit. Le premier accès se matérialisa. Un être conscient, de l’eau, la sphère, tous les éléments étaient réunis pour que le miracle souhaité par Yum se produise. La part du hasard intervint là encore. Zagul avait pris la sphère et s’était levé. Il voulait s’éloigner de la fumée très âcre dégagée par le feu. Il ne voyait plus rien, plus aucune lumière ne pénétrait de l’extérieur jusqu’à lui. Perdu, suffoquant, paniqué, Zagul pénétra dans l’Aratta sans même s’en rendre compte. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes, quand l’air pur de la bulle contenta enfin ses poumons, qu’il ouvrit les yeux. Tout avait changé. La lumière était revenue et, avec elle, un monde magnifique se présentait. Bleu, comme de l’eau, sur laquelle il pouvait marcher. Le sol était souple, élastique. La bulle douillette était l’endroit idéal pour apaiser une psyché qui avait cru mourir. Un endroit où ni la soif ni la faim ne se faisaient sentir. Et en ces temps difficiles où chaque bouchée se gagnait, se méritait, Zagul vécut le premier conte de fées de l’Histoire. Alors, il resta dans la bulle, longtemps. Et ses pensées allaient le conduire vers le cœur de l’Aratta, vers ce lieu d’où partaient les liens vers les sept Terres. Zagul ne comprit rien de ce qu’il y vit, mais il en garda la trace et put y retourner quand bon lui sembla. Mais avant, il dut trouver le chemin du retour vers sa Terre. Et pour le moment, il n’en existait qu’un, qui s’ouvrait dans une grotte obturée par des centaines de tonnes de roche effondrée. Le prix de sa survie était là. Sur les mondes parallèles, tous les autres Zagul étaient morts. Tous s’étaient déjà réincarnés, attendant leur premier acte sexuel pour revenir à leurs propres mémoires. Celui-là allait devoir compter sur ses facultés d’adaptation pour s’en sortir, seul. La solution se trouvait dans l’Aratta, qui l’accueillait et le réconfortait le temps nécessaire. Régulièrement, Zagul repartait dans la grotte. Il tentait avec ses maigres moyens de trouver une issue à son impasse. Mais il n’avait que ses mains et les rochers étaient énormes. Alors, il retourna dans l’Aratta, ne se doutant pas qu’il aurait été tellement plus simple de mourir dans la grotte. Zagul s’entêtait. Son isolement allait durer des années, des années au cours desquelles il allait intimement se pénétrer de la proximité de l’Aratta, et inversement. Le souvenir de Yum, de leur rencontre, allait peu à peu lui revenir. Il serait le seul à en garder une trace lisible. Et puis, un jour, alors qu’il perdait patience dans la grotte effondrée, il entendit des coups frappés sur le sol. Quelqu’un grattait tout près de lui. Zagul prit peur et se réfugia dans la bulle. Là, il se savait en sécurité. Jamais la matière bleue ne lui avait fait le moindre mal. Et c’est de cette position privilégiée qu’il vit sortir une main de la terre, puis une autre, puis un humain de son clan, qu’il reconnut aussitôt. Zagul ne comprit pas. Celui-là portait encore la trace d’une blessure récente qu’il s’était faite au cours d’une chasse, juste avant que le monde tremble. Zagul douta. Il n’avait pas pu compter les jours, mais il ressentait que son errance avait duré longtemps, très longtemps. La blessure aurait dû être guérie. Il le savait, les corps saignent et puis sèchent. Ce qu’il ignorait, c’est que le temps passé dans l’Aratta ne s’écoulait pas comme à l’extérieur. Seuls ses séjours dans la grotte avaient égrené les heures, les jours. Peu en fait. Mais c’est l’autre qui allait subir le choc de sa courte existence. Lui était venu jusque-là pour récupérer la sphère, qu’il convoitait depuis son apparition. Il ne s’attendait pas à voir Zagul flotter à un mètre au-dessus du sol, baigné dans une étrange lumière sans Soleil. L’humain fut écrasé par cette vision, qui allait ancrer l’idée du sacré dans son esprit et dans celui des générations suivantes. Il se prosterna devant Zagul, se ramassa, se fit tout petit. Et puis se retira. D’autres vinrent, avant que Zagul sorte enfin de l’Aratta. D’autres qui attestèrent la folie du premier, pour la répercuter auprès de tous les clans vivant à proximité du leur. Alors, quand Zagul quitta enfin la bulle, sa sphère entre les mains, et qu’il parvint à ramper jusqu’à l’extérieur, c’est une sorte de dieu vivant qui fut accueilli par les siens. Cette extrapolation de la mésaventure de Zagul allait grandement compter dans la suite des événements. Fort de son incroyable pouvoir, Zagul décida d’étendre sa domination sur les autres humains, tous les autres. Au seuil de sa mort, une vingtaine d’années plus tard, Zagul avait réussi à fédérer une dizaine de communautés proches. L’Aratta venait de prolonger sa vie au-delà des limites de l’époque. Il était le plus vieil humain de son temps. Son pouvoir, il voulut le garder pour lui, pour l’emporter de l’autre côté. Aussi s’isola-t-il pour mourir loin des regards de ses contemporains, dont certains auraient aimé lui succéder. Sa réincarnation retrouva sa dernière demeure après quelques années de recherches. À cette époque, la Terre était vaste, peu peuplée, la probabilité de revenir à la vie près du lieu de sa précédente mort extrêmement faible. Aussi Zagul, de corps en corps, perdit-il beaucoup de temps à retrouver la sphère. Mais, avec les siècles, la connaissance de l’Aratta grandissant, Zagul allait peu à peu comprendre comment maîtriser cet inconvénient. Un peu plus de cinq cents ans après son premier trépas, Zagul décida de se donner dorénavant la mort auprès d’une parturiente. Il fut le premier à faire cette déduction et à avoir le courage d’aller au bout. Cette simple constatation lui permit de gagner du temps sur ses homologues qui, eux aussi, découvraient les avantages de la sphère de manière empirique. La chance lui sourit. Et, de vie en vie, ce Zagul ouvrit de nouveaux accès vers l’Aratta, décida de coloniser son monde, qu’il n’imaginait ni plat ni rond. Et partout, tout comme les autres Zagul, il se heurta à l’opposition des néandertaliens. Ces humains-là ne voulaient pas lui jurer allégeance. Ils restaient entre eux, communiquaient bizarrement et fuyaient la plupart du temps ses tentatives d’approche. Alors Zagul décida de les éliminer. Ce qui ne se pliait pas à sa volonté devait disparaître, tout simplement. Son pouvoir auprès des sapiens était grand. Il n’eut pas à faire beaucoup d’efforts pour les plier à sa décision. D’autant plus que les néandertaliens représentaient un gibier de choix qui assurerait la pérennité des clans. Ainsi commença le premier génocide, qui n’en était qu’à ses balbutiements. Car Zagul était sur le point de passer de Terre en Terre, au gré des accès libérés par ses homologues. Lors de sa première tentative, il ne se rendit même pas compte qu’il n’était pas retourné chez lui, comme il le pensait. Ce ne fut qu’ensuite, quand il multipliait les voyages à travers l’Aratta, que des différences allaient lui sauter aux yeux. Et, comme chaque Zagul recherchait les autres, ils allaient finir par se rencontrer. S’ils partageaient un trait de caractère, en dehors d’être des entités sœurs, c’était une souveraine méfiance pour les néandertaliens en général. Petite vendetta sur sa Terre d’origine, une chasse systématique s’organisa peu à peu. Et plus leurs investigations les entraînaient loin sur la Terre, plus les accès à l’Aratta se multipliaient, plus il devint possible d’expédier des troupes fraîches pour généraliser le massacre. En quelques milliers d’années, la race de Neandertal se raréfia à ce point sur la Terre de ce Zagul que son avenir était de toute façon compromis, même si sapiens avait arrêté sa traque. Il se consacra alors à aider ses homologues à obtenir le même résultat. Le problème, c’est qu’avec les années, l’un de ses pairs s’était transformé en un assassin abominable. Et les néandertaliens, de leur côté, avaient réussi à s’unir sur son monde. C’est ainsi que se produisit la première véritable guerre, menée par un homme belliqueux, connu ultérieurement sous le nom de Gursk le Généralissime. La rupture de l’alliance des homo sapiens contre leurs frères de race date de cette époque, environ dix mille ans après la rencontre avec Yum. Ce furent les ancêtres d’Enac’h et Chanée, puis celui d’Ilié, qui rompirent cette coalition guerrière. L’écœurement né du génocide eut raison de ces précivilisés pourtant encore frustes. Et la réaction qui allait suivre ne se fit pas plus dans la douceur. Zagul décida d’interdire sa Terre aux autres humanités, il fit murer les accès et surveiller les sites. Puis il se consacra à son peuple. La vendetta contre les néandertaliens avait profondément modifié le comportement des sapiens . Il devint nécessaire de les rééduquer. Si Zagul pensait qu’il était capable de faire changer ses contemporains en douceur, il déchanta vite. La soif du sang les animait en profondeur. Il fallut un bouleversement radical. Ce que fit l’Éternel. Les principaux excités furent égorgés, au cours d’une seule nuit. Zagul pouvait à sa guise se trouver en de maints endroits de la planète quasiment au même moment. Puis les bébés, les enfants en très bas âge furent retirés à leurs mères pour être confiés à des jeunes filles choisies pour leur tempérament docile. Des colonies furent construites pour les recevoir, les premiers centres d’éducation sortirent de l’humus. Les hommes furent employés pour la chasse, le dressage des proies capturées vivantes et les travaux de force ; les femmes se chargèrent de sélectionner les plantes, de mettre au point l’agriculture et de donner à l’humanité le fruit de leur ventre. Grâce à cette radicalisation, qui se généralisa en quelques décennies seulement, l’humanité de Zagul se sédentarisa vingt mille ans avant celle de Malhorne. La peur du lendemain disparut peu à peu, la connaissance des plantes médicinales s’élargit, une ère de paix durable s’installa sur ce monde, qui semblait tout avoir pour réussir. Mais Zagul n’était toujours pas satisfait. En quatre cents générations, il avait eu le temps de se familiariser avec l’humain. Il en connaissait les tourments et les qualités. Aussi attendait-il davantage de son peuple. Il recherchait l’intelligence, la finesse d’esprit, l’émergence des arts et de la gnose. Il voulait plus, toujours plus, d’abord pour lui-même, pour sa propre réussite, puis son amour immodéré pour sa personne s’étendit à ses proches, à ses sujets. Il inventa l’eugénisme passif. De longue date, Zagul avait noté que certains enfants étaient plus réceptifs aux signes immatériels, plus sensibles aux énergies telluriques qui gouvernent le vivant et l’esprit. Il allait faire de ceux-là l’élite pensante de sa civilisation, une poignée d’humains pour commencer, tournés vers la spiritualité, l’abstrait, le non-visible. De génération en génération, cette élite se multiplia, recruta de nouvelles têtes parmi les communs. Et finalement empêcha que ces communs se reproduisent. Dix mille ans furent nécessaires à cette chasse aux obtus, aux terriens, aux fâcheux non célestes. Zagul en fut le guide, jusqu’à ce qu’il atteigne un niveau de connaissance de soi suffisamment élevé pour qu’une dichotomie de son esprit lui permette de revenir non plus dans un seul corps, mais dans deux. Naquirent alors Enac’h et Chanée, ceux qui devaient mener l’humanité vers le plus haut degré d’harmonie jamais atteinte sur les sept mondes. 69 « La signifie qu’un ailleurs exisL a porte se referme. Zach est devant moi. Il s’éloigne à l’intérieur d’une maison en désordre, aux murs couverts de traînées sombres. Détail qui m’étonne, je ne reconnais rien. Ce n’est pas la Macarine. Les meubles, la disposition des pièces, rien ne m’est familier. Sur un tableau, quelqu’un a écrit des notes. L’écriture aussi m’est étrangère. Par une fenêtre ovale, je vois d’autres bâtisses. Elles sont biscornues, inhabituelles et en mauvais état. Au loin, de gigantesques incendies ravagent ce qui a dû être une ville. — Où sommes-nous, Zach ? Le père Zach s’arrête devant la fenêtre. — Dans le sous-jacent, Malhorne. Nous sommes en dessous de la réalité des choses. Je dois avoir un air idiot, car il se met à sourire. — Toutes les explications du monde ne vaudront pas l’expérience. Viens, tu vas comprendre. Nous sortons de la demeure. L’air est saturé de particules en suspension. La respiration est difficile. — Je suis perdu, Zach. — Ouvre ta conscience et fais tomber tes préjugés. Le reste viendra de lui-même. J’écarte un sentiment d’agacement et me laisse guider dans les décombres d’un quartier d’habitation. Là, sous le plancher d’une construction éventrée, il y a un groupe d’humains. Ils sont en piteux état, sales, crasseux même, et visiblement terrifiés. Je n’en saisis pas la raison. Zach dirige ses pas vers eux. Je le suis, de plus en plus intrigué par ce monde que je ne reconnais absolument pas. Les individus de tous âges sont regroupés autour d’un enfant allongé sur un ballot de vêtements. Le jeune garçon a une plaie béante au visage. Une partie de sa joue droite a été arrachée. Il est mourant. Nous nous faufilons jusqu’à lui. Ses compagnons ne semblent pas s’apercevoir de notre présence. Lui, au contraire, paraît effrayé lorsqu’il nous découvre près de lui. Il entrouvre la bouche pour parler, mais un doigt se pose sur ses lèvres ensanglantées pour le faire taire. Sans doute est-ce la mère de l’enfant. Elle murmure des mots à son oreille, des mots totalement abscons. Suis-je devenu un ange ? Le père Zach m’envoie un sourire mi-triste, mi-moqueur. Je dois être à côté de la plaque. Le garçon a un dernier hoquet, puis il expire son ultime souffle. J’entends les cris de la mère, auxquels viennent se mêler d’autres plaintes, mais je n’ai pas le loisir de m’en attrister. Une sorte de vapeur vient de s’extraire du corps de l’enfant. Le père Zach attrape ma main et, ensemble, nous suivons cette âme en cours de transfert. C’est alors que je me rends compte d’une chose étonnante. La réalité se brouille peu à peu. Tout devient vaporeux, l’évanescence du petit garçon se mélange au reste, dans un mouvement circulaire très apaisant. — Les eaux de ce monde sont partout. L’eau est partout. La mémoire des humains est partout. Et donc nulle part en même temps. Enfin, cela signifie que l’ici n’existe pas vraiment. Pas dans le sens où l’entendent les êtres faits de chair et de sang. Ne l’oublie pas, Malhorne. Quand tu reprendras chair, souviens-toi que l’eau de ton corps est aussi la mémoire de tous ceux qui t’ont précédé. Le commentaire de Zach me frappe frontalement. Je me trouve dans un autre plan de la réalité, où les hommes existent et se comportent comme dans mon monde. Ils y meurent aussi et tout ce qui constituait leur individualité subsiste après leur mort. C’est vertigineux ! — Il y a d’autres niveaux du réel ? Zach prend cet air dépité qu’il savait si bien utiliser quand je l’ai côtoyé il y a plus de cinq siècles. Ma question doit être stupide. — Puisqu’il faut te le prouver… Devant nous s’ouvre un cercle de feu, seule forme définissable dans cet environnement cotonneux. Zach m’y entraîne sans ménagement. Le feu n’émet aucune chaleur, aucune odeur. Nous y entrons. Un monde nouveau s’ouvre devant mes yeux. C’est toujours la Terre, et en même temps ce n’est pas elle. C’est comme si nous la survolions à basse altitude, et tout ce qu’il m’est permis de voir n’est que merveille, fantasmagorie. La Terre est devenue un gigantesque jardin. Par le patient savoir-faire de ses habitants sans doute. L’humanité ici a atteint un niveau de tranquillité et d’harmonie immense. Mais quelque chose me chagrine. Je cherche, cherche, cherche la cause de ma déception. Et la raison m’apparaît soudain. Tout a été civilisé, aplani, lissé. Il ne reste plus de place pour la spontanéité, pour la formidable beauté de la nature dans son expression sauvage. — Tu n’es pas là pour donner une note, Malhorne. Indécrottable juge. Je n’ai pas le temps de répondre. Un nouveau cercle de feu s’ouvre devant nous. Cette fois, le paysage est bel et bien en friche, livré à lui-même. Mais j’ai beau chercher des humains, je n’en trouve pas. — Oublie tes yeux, cherche avec ta tête, avec ton cœur ! Chercher avec ma tête… Je suis un esprit. Là, oui, bien sûr. C’est une autre forme de la vie, d’autres facettes du vivant, d’autres expressions. Tout n’est qu’essence, quintessence de l’être. Il y a comme un rayonnement qui se propage à partir de toute chose. Minéral, végétal, animal. Je cherche le divin depuis toujours, alors qu’il se trouve sous mes yeux. Quelle ironie. Ce n’est plus une planète qui sert de support à la vie, c’est une sphère d’énergie. Je ne regardais avec mes yeux que ce que je voulais trouver. Stupidité millénaire ! Zach ne me laisse pas le temps de souffler. Il me fait passer de plan du réel en plan du réel, à défaut de savoir les nommer autrement. Je me gave de nouveautés incommensurables. — Combien y en a-t-il ? — Pas de nombre, Malhorne. Il y a autant d’expressions de la vie que d’observateurs. Chacun projette un monde peuplé de créatures qui, à leur tour, fantasment d’autres hypothèses. Nous ne sommes que cela. Nous n’avons toujours été que cela, des intentions. Souviens-toi du champ des possibles. Ce ne sont que des mots, et en même temps, c’est ce qui forge le réel. Je sens que la visite s’achève. Zach me fait revenir en arrière. Nous traversons une multitude de cercles de feu, qui créent ensemble comme un tunnel de lumière pure. La Macarine est là, de nouveau. Avec son œil-de-bœuf et sa vieille porte en partie couverte de moisissures. — N’ouvre pas le septième sceau, Malhorne. Ne fais pas ce que tu vas rêver de faire. Tu n’es pas Dieu et tu ne pourras pas retourner en arrière. De quoi veut-il me parler ? Le septième sceau… Je ne comprends pas pourquoi il s’attache encore à ces histoires bibliques. À moins que les anciens n’aient su aussi… Zach ouvre la porte, mais, cette fois, il me laisse à l’extérieur, seul. Je marche quelques instants dans les herbes hautes, espérant qu’il va revenir. Je ne suis plus sûr de vouloir retourner sur ma Terre. Les hommes n’ont pas un tel besoin de moi. Un froid intense commence à m’envahir. Je sens sa morsure lente, douloureuse. La Macarine est sur le point de disparaître dans la brume. Mes sens s’affadissent, s’éteignent. Je reviens. Je ne m’en étais pas rendu compte, mais tout était si douillet dans cet ailleurs innommable. La vie revient avec l’étendue de sa dureté. La douleur est atroce. L’envie de repartir plus que tentante. Mais le défibrillateur m’expédie pour longtemps… dans le plan de ma réalité présente. » L’un des scientifiques posa les électrodes sur la poitrine de Malhorne. Il attendit une seconde, puis envoya une nouvelle décharge. La cage thoracique se souleva à plusieurs centimètres au-dessus de la couverture étendue sur la glace. — J’ai quelque chose, dit-il en écoutant le cœur du noyé. Malhorne cracha un mélange de glaires et d’eau. On le fit rouler sur le côté, dans une position qui faciliterait les écoulements, puis une jeune femme commença à frictionner son corps frigorifié. — Quatre minutes dans la sciure, c’est beaucoup, dit-elle en se tournant vers Stuart. Je ne serai pas étonnée s’il lui manque quelques cases après ça. D’un geste des épaules, Stuart émit un doute. — Vous allez me dire enfin pourquoi cet homme a voulu qu’on le noie ? reprit-elle, de la colère dans la voix. Je n’ai pas fait quinze ans de fac pour sauver des tarés ! Merde ! Malhorne fut plié en deux par une quinte de toux. Il ouvrit alors les paupières et observa autour de lui. Dans ses yeux, un étonnement profond brillait par-dessus tout autre sentiment. — Un prêtre, dit-il, une main tendue vers Stuart, qui se précipita au chevet du revenant. — Raconte-moi… les eaux du monde. — Je plaisantais pour le prêtre, sourit Malhorne. Je rêvais de dire un jour une ânerie dans ce genre. Stuart commença à croire la prédiction de la jeune femme. — Mais je vais te répondre, poursuivit Malhorne. Les eaux du monde rassemblent tous les humains qui ont vécu avant nous. Tous, tu m’entends. Je les ai tous vus. — Et…, hésita Stuart. Est-ce que… — Non, aucun dieu ne m’attendait là-bas, enfin pas comme tu l’entends. — Si je ne vous dérange pas, s’interposa la femme qui continuait de masser Malhorne, vous vous ferez vos confidences plus tard. D’abord, répondez à ma question. Comment êtes-vous arrivés jusqu’à nous ? — Quelle importance ? demanda Stuart. — Quand je saurai, ça me donnera peut-être une indication sur la façon de nous tirer d’ici. Je ne sais pas si vous le savez, mais nous aimerions bien rentrer chez nous. — Voyez-vous, mademoiselle, au risque de vous sembler malséant… Malhorne coupa Stuart d’un geste. Il comprenait cette femme. Il la comprenait intimement. Et il était en train de s’apercevoir qu’il se passait la même chose pour tous les autres scientifiques, pour Stuart, et même pour Denis Craig. Par un phénomène qu’il ne s’expliquait pas, il parvenait à pénétrer au plus profond de l’inconscient de chacun, de telle sorte qu’il s’appropriait leurs problèmes, leurs rêves, leur quotidien. Il avait déjà vécu des expériences qui s’approchaient de celle-ci, mais pas avec cette intensité. En comparaison, ces précédentes capacités paraissaient bien fades. À présent, il s’agissait d’autre chose. Il pouvait se mettre à la place de ses contemporains, complètement. Il s’enroula dans une couverture et se leva. — Je vais vous ramener chez vous, dit-il alors en se tournant vers la dizaine de scientifiques qui l’entourait. Tous autant que vous êtes. Donnez-moi un endroit, un seul, et je vous y conduirai. La jeune femme qui l’avait aidé à se réchauffer le regarda droit dans les yeux. — Quand ? se contenta-t-elle de demander. — Mais maintenant, glissa Malhorne en soutenant son regard. Laissez-moi me rhabiller, allez chercher vos affaires et allons-y. Je sais que vous êtes sans nouvelles de vos deux fillettes depuis plus d’un mois. Je comprends votre angoisse. Je la partage. Ne vous inquiétez plus. Vingt minutes plus tard, l’expédition pour le lieu d’émergence de l’Aratta s’ébranlait. Ils firent le trajet à pied. Les motoneiges, en nombre insuffisant, servirent à transporter le matériel. Les scientifiques étaient très attachés à leurs recherches sur la climatologie. Ils ne pouvaient pas se résoudre à abandonner une décennie d’études, malgré les avertissements de Stuart et de Craig sur la situation qu’ils allaient trouver en rentrant chez eux. Ils couvrirent la distance en un peu plus d’une heure. Devant l’Aratta, certains eurent des inquiétudes, mais Malhorne sut trouver les mots pour les apaiser, malgré des décennies d’endoctrinement cartésien. Et finalement, quel que fût le moyen de transport, ils étaient tous soulagés de quitter la base, eux qui se pensaient condamnés à y périr dans de brefs délais. Aux commandes de la bulle, Malhorne projeta l’image de Paris. Certains des scientifiques étaient français, la plupart étaient européens. Ils s’étaient entendus sur cette destination. La bulle se colla contre la résurgence parisienne de l’Aratta. Le sas s’ouvrit dans une crypte située sous l’évêché, juste à côté de Notre-Dame, à quelques centimètres au-dessus du niveau de la Seine. Restés seuls dans l’Aratta, Malhorne, Stuart et Craig se regardèrent un moment sans rien se dire. Ils avaient tous le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait. Puis Malhorne brisa le silence. Il offrit à ses compagnons l’un de ses plus beaux sourires. — Ça vous dirait de rentrer à la maison ? Après quoi, il adressa à la matière des mondes une projection de sa nouvelle destination. 70 Perché à huit mètres au-dessus des flots, Lee Cochran jouait avec un goéland. Il avait réussi à s’installer à califourchon au sommet du grand mât et jetait en l’air des morceaux de corned-beef à l’oiseau, qui accomplissait de grands cercles autour de lui. L’air, le balancement du bateau, la proximité de l’animal glissant sur le vent, tout lui soufflait que la liberté était toujours de ce monde. Et même qu’elle n’avait jamais été aussi présente, ni plus à l’état brut. Au loin, la côte africaine défilait lentement, bande de terre immense aux dominantes vertes posée sur la grisaille de l’océan. Très loin dans le ciel, d’épais cumulus roulaient de grosses volutes éclatantes. Après la canicule des jours passés, cette blancheur qui humidifiait l’air faisait du bien. Lee avait enfin pu dormir le peu de temps qu’il s’accordait chaque nuit et Manou avait cessé de souffrir. Ses plaies s’étaient refermées et la pharmacie de bord avait largement contribué à l’amélioration de son état. Depuis peu, il parvenait de nouveau à bouger la main. Les chairs tuméfiées avaient dégonflé. L’épisode du pit-bull commençait à s’éloigner. Lee plongea les doigts dans la boîte de conserve. Il ne restait plus qu’un morceau de viande. — C’est le dernier ! cria-t-il au goéland. Profites-en bien, parce que je ne suis pas près de trouver un supermarché ouvert ! Il lança la boulette le plus fort qu’il put, loin sur le côté, pour ne pas être gêné par le vent frontal. L’oiseau vira presque à angle droit et fonça sur le minuscule point qui retombait rapidement vers l’eau grise. Lee pensa que, cette fois, il en serait pour un plongeon, mais l’animal replia en partie ses ailes pour augmenter sa vitesse. L’interception se fit à un mètre au-dessus des plus grosses vagues. Le goéland donna quelques grands coups d’ailes et remonta en ligne droite vers les nuages. Lee l’observa jusqu’à ce qu’il finisse par se confondre avec la couleur dominante du ciel. Il sourit. L’oiseau paraissait savoir qu’il n’avait plus rien à lui donner. Huit mètres plus bas, assis à l’arrière du navire, Manou était en train de se soigner. Le jeune homme avait longuement examiné son bras, puis l’avait couvert de crème cicatrisante. À présent, il l’entourait d’un bandage enduit d’antibiotiques percutanés. Lui seul connaissait avec exactitude leur destination. Le lendemain de leur fuite précipitée de l’île, Lee et Manou avaient eu une conversation houleuse. Manou voulait absolument gagner l’Afrique noire et Lee, de son côté, supposait que les Africains étaient la dernière population où un Blanc comme lui pouvait aller se réfugier. — Tu ne piges pas, lui avait-il dit. On a surexploité les Blacks pendant des siècles. Alors, maintenant que le monde tourne en leur faveur, je ne vois pas très bien pourquoi ils me fileraient un coup de main. Moi, à leur place, je renverrais les Blancs dans leurs pénates à coups de fusil. Manou avait insisté. Lee s’était mis en colère. La conversation s’était arrêtée là. Jusqu’au lendemain. Au sortir d’une nuit tourmentée par des douleurs sans nom, Manou était venu trouver Lee à la barre. Sur une carte, il avait désigné le delta du Niger, précisant que c’était par ce fleuve qu’ils allaient pénétrer le continent africain. — Putain, t’es un casse-couilles ! avait ragé Lee. Dis-moi pourquoi, au moins. Regarde cette foutue carte. Il y a un tas de petites îles dans le coin. Ça te dirait pas, une île. Ils sont peut-être pas tous aussi xénophobes que vous, les insulaires. — C’est justement chez des insulaires qu’on va. — Des insulaires ! Sur le Niger ? Tu te fous de ma gueule, ma parole ! Alors Manou s’était expliqué. — Il y a là une communauté déportée comme la mienne. Tu es au courant que trente pour cent des habitants du Pacifique ont été déplacés ! — Je sais, je sais, la montée des eaux. M’en fais pas tout un foin, j’y suis pour rien, moi. J’ai même pas de bagnole ! Manou avait fixé Lee avec un regard dur. Il était habitué à ce que les Occidentaux refusent toute implication ou responsabilité personnelle dans le désastre écologique qui les avait touchés, lui et les siens. Mais là, il avait trouvé que Lee poussait le bouchon un peu loin. Même dans le pétrin sans nom dans lequel l’humanité entière baignait depuis peu, il trouvait encore la ressource de nier avoir de près ou de loin participé au massacre. Manou avait serré les dents et poursuivi. — Les Nations unies les ont déplacés là, sur des terres agricoles prises aux populations locales, près du fleuve. Je les connais, nous avons essayé ensemble de faire savoir au monde qu’on allait tous crever. Ce genre de combat crée des liens. — Pourquoi t’as pas commencé par me dire ça ? — J’sais pas. — Résumons, Manou. On entre dans les terres par le delta du Niger et on remonte le fleuve. Ensuite, à une cinquantaine de bornes, on tombera sur tes potes, c’est bien ça. Manou avait acquiescé. — Eh ben, voilà ! La conversation datait d’une semaine. Depuis, ils n’avaient que peu parlé. Lee noyait son chagrin dans le vent, l’absence de sommeil et le bar très fourni du luxueux voilier. Quant à Manou, il nourrissait naturellement peu de goût pour l’oralité. Et les analgésiques dont il se gavait l’expédiaient dans un état de somnolence une grande partie du temps. À la mi-journée du cinquième jour après leur départ, ils avaient croisé les îles du Cap-Vert. Puis l’Afrique s’était dressée devant eux. Depuis, ils longeaient le continent à distance respectable, restant attentifs aux nombreuses embarcations de toutes tailles qui croisaient comme eux dans les eaux internationales. Au petit matin du neuvième jour de navigation, ils obliquèrent vers la côte. Ils avaient laissé sur leur flanc gauche plusieurs plateformes pétrolières à l’arrêt. Le delta du Niger se présentait enfin devant eux. Toute sa partie occidentale était couverte de raffineries de pétrole. De gigantesques incendies ravageaient certaines installations, créant d’épaisses colonnes de fumée noire qui empuantissaient l’air et noircissaient l’horizon. Des jetées constituées d’énormes X en béton arrêtaient les vagues à des kilomètres du rivage, protégeant un champ de quais où des pétroliers sans équipage attendaient un hypothétique chargement. Lee était déçu. Il ne s’attendait pas à rencontrer le pire de sa civilisation dans un endroit pareil. Il en fit part à Manou, qui lui explosa de rire à la figure. — Faut bien qu’on tire le pétrole là où il se trouve. Pour les gens comme toi qui n’ont pas de voiture. La découverte de ces gisements remonte à trente ans. Et ça a été la plus grande catastrophe pour les populations locales. Tu piges, maintenant. C’est vrai que les Africains te tireront peut-être dessus quand ils te verront. Tu paieras pour les autres. Alors, je te conseille de bien prendre le soleil, pour faire couleur locale. En plus, tes cheveux frisent un peu. Va savoir, t’es peut-être même un peu moricaud ! Ils s’introduisirent dans le delta par le bras principal du fleuve, délaissant auparavant des dizaines de cours d’eau secondaires. La région était enfin belle, magnifique même, regorgeant d’une végétation dense, faite de forêts intactes et de marécages. Ils durent un temps lutter contre les courants provoqués par la marée. Puis ce mouvement alternatif cessa peu à peu. Le bateau remonta alors plus rapidement le cours du Niger. — Comment on va savoir qu’on est arrivés, demanda Lee. Y a rien qui ressemble plus à une rive qu’une autre rive, si tu veux mon avis. Manou réfléchit une seconde, puis il lança : — T’inquiète ! On saura. Lee maugréa quelques jurons de son cru, puis il remit son nez dans les cartes. Un jour plein passa sans qu’ils croisent un quelconque repère. Les rives couvertes de forêts ne trahirent pas la présence d’un seul humain. Pourtant, Lee se sentait épié en permanence. Ils jetèrent l’ancre au milieu du fleuve. Lee n’avait aucune confiance dans les populations indigènes. Leur bateau était trop luxueux pour faire couleur locale et Lee pensait que les signes extérieurs de richesse étaient toujours une source d’ennuis dans les pays du tiers-monde. Même en ces temps incertains où les anciennes valeurs avaient failli. Au matin, Lee fut surpris de se réveiller encore en vie. Il n’y avait pas même eu l’ombre d’un incident. — Ils ont dû se barrer, lança-t-il à Manou en guise de bonjour. Sinon, on serait en train de danser les pieds devant. Crois-moi ! Manou n’avait pas relevé. Il commençait à se demander ce qu’il allait pouvoir faire de Lee quand, très bientôt, ils auraient trouvé la communauté qu’ils étaient venus rencontrer. Lee se montrant de moins en moins coopératif pour participer aux manœuvres, Manou releva l’ancre lui-même et prit les commandes. — Ou alors ils se sont fait trucider, tes potes, lui lança Lee au bout d’un moment. On a volé la terre aux Blacks pour la leur donner. Qu’est-ce que tu crois qu’ils ont dû faire, les Blacks ? La reprendre ! Moi, c’est comme ça que j’agirais à leur place ! — Sauf qu’ils ne sont pas toi et que la Terre est grande, rétorqua Manou. Surtout depuis que vous, les Blancs, vous avez commencé à vous entre-tuer ! Lee resta interdit. Il n’avait pas envisagé la situation sous cet angle. Il s’était alors retranché derrière un rempart de silence. Manou n’avait plus besoin de son aide. Lui, en revanche… Pendant deux heures de navigation, Manou scruta l’amont du fleuve dans les jumelles de bord. Lee le regarda faire d’un air suspicieux, pensant que le jeune homme ne lui avait pas tout dit et qu’il devait très bien connaître son affaire. Il fut certain d’être bientôt mené vers sa fin quand Manou poussa un cri de victoire. — Là, regarde ! hurla-t-il. On est arrivés ! Lee eut beau écarquiller les yeux dans la direction indiquée, il ne vit qu’une longue bande de terre verdoyante. Puis un point de couleur commença à apparaître au loin, flottant à quelques mètres au-dessus de la rive. Un drapeau. C’était un immense drapeau rouge sur fond bleu qui flottait au sommet d’un mât. — Je connais pas, dit-il en descendant dans la cabine. C’est quoi ? Alors, pendant qu’il furetait dans les placards de la cuisine, Manou lui expliqua : — C’est le drapeau des insulaires exilés. Tu aurais vu le même dans mon île, si tes compatriotes ne l’avaient pas brûlé. Lee ressortit de la cabine. Il avait glissé son colt sous sa ceinture et ne cherchait pas à le cacher. La crosse argentée brillait dans la lumière du jour. — C’est comme ça que tu veux te faire des amis ? lui demanda Manou. — Je suis pas trop sûr de leurs intentions, répondit Lee, plein de morgue. — Et après ? Tu vas tirer dans le tas ? Mais, au mieux, tu as six cartouches. Donc tu te feras quand même étriper. — Peut-être, mais j’en emporterai quelques-uns dans la tombe avec moi ! — Range ça, Lee. Je me porte garant pour eux. — Non ! — Tu ne me fais pas confiance ? — Je devrais ? Une expression de tristesse passa sur le visage de Manou. — J’aurais pu me débarrasser de toi pendant le voyage, tu sais. — Pas sûr ! — Et on ne pratique plus le cannibalisme depuis des siècles dans nos îles. Lee se sentait stupide, mais ne voyait pas comment il pouvait rebrousser chemin. — Allez, l’encouragea Manou doucement. Lâche cette arme. Tu resteras dans le bateau et je rejoindrai la rive à la nage. Comme ça, tu pourras toujours repartir si tu vois que les choses se gâtent pour toi. Lee abdiqua. La proposition paraissait honnête et ses inquiétudes commençaient à prendre des airs de paranoïa. — Entendu, dit-il pour garder sa fierté. Mais si je vois quoi que ce soit qui ressemble à un traquenard, je me tire ! L’affaire entre les deux hommes fut ainsi entendue. Manou monta sur le grand mât et plaça ses mains en porte-voix. — Aloa ! cria-t-il du plus fort qu’il put. Aloa ! Sur la rive, distante d’une centaine de mètres au plus, des gens avaient commencé à s’attrouper. Ils faisaient de grands gestes dans la direction du bateau. Des gestes que même Lee ne put qu’interpréter positivement. Manou plongea alors, pendant que Lee s’occupait de jeter l’ancre. Il regarda ensuite le nageur gagner la rive. Moins d’une demi-heure plus tard, Manou regagnait le voilier à bord d’un canot à rames. — Ne crains plus pour tes fesses, lança-t-il en montant sur le pont. Tu es accueilli ici comme moi. Et tu peux arrêter de me regarder en coin. Je ne suis pas aussi tordu que toi ! Lee se sentit lâche. Manou n’avait pas tort. Il avait une mentalité de Blanc, de possédant, et envisageait trop les autres à travers ce prisme réducteur. — Bon, dit-il en regardant les paumes de ses mains. Je te présente mes excuses. — Pas la peine de jouer au coupable. Je ne leur ai rien dit, sauf que tu es américain. Viens maintenant. — Y a pas grand monde, on dirait, commenta Lee. — Non, pas pour le moment, essaya d’expliquer Manou. J’ai pas bien tout compris, mais la plupart des membres de la communauté sont partis dans la brousse. — Quoi foutre ? — Ben, justement ! Je n’ai pas bien compris. Il paraît qu’il y a un type qui rameute les foules autour de lui. — Quel genre ? Manou se tourna vers la rive, où une vingtaine d’habitants les attendaient. Il parla lentement, comme réfléchissant en même temps à l’incongruité de ses mots. — Un messie, ou quelque chose dans ce style. — Quoi ! Jésus est de retour ? se moqua Lee. Nous voilà dans de beaux draps ! — Non. Si j’ai bien entendu, celui-là s’appelle Sil ! 71 Kinuyo essayait de garder les yeux fixés sur la paroi rocheuse, à l’endroit où l’Aratta s’ouvrait, mais l’absence de mouvement, la totale quiétude du lieu annihilaient en quelques secondes sa capacité de concentration. Son regard partait alors sur la source, accompagnant ses pensées qui vagabondaient sur les récents événements. Dans la nuit, cinq des quinze blessés étaient passés de vie à trépas. Kinuyo adoucissait son chagrin en songeant qu’ils n’avaient pas dû souffrir. Avec la dose d’analgésique qu’elle leur avait prodiguée, ils n’avaient pas même pu reprendre conscience. Les dix autres devraient s’en tirer, leurs blessures étaient superficielles. En face d’elle, l’une des jeunes recrues de Franklin sommeillait. Au début de leur tour de garde, ils avaient un peu discuté. Il s’appelait Win Masterson. Il portait de grands tatouages gothiques sur le torse et n’avait pas grand-chose à raconter. Sa vie et ses connaissances se résumaient à l’élevage bovin, activité qu’il pratiquait dans le ranch de son père, dans l’Arkansas. Il devait sa présence aux côtés de Nemo à sa fiancée, Julie, qui s’était toute petite passionnée pour la Terre et luttait activement pour sa sauvegarde. Win se trouvait à présent seul. Julie gisait près d’une vingtaine de cadavres qui attendaient une sépulture. Faute d’ingrédients à partager, la conversation s’était vite tarie. Win s’était laissé aller contre le mur, les yeux fermés, tandis que Kinuyo se concentrait sur la source. Elle s’était installée sur le côté du mince filet d’eau, de telle sorte qu’un agresseur faisant irruption ne pourrait pas la voir tout de suite. Il tomberait d’abord sur trois Staulms qui, eux, restaient debout devant l’accès, à cinq mètres de distance au plus. Leurs fusils braqués en permanence montraient que leur vigilance ne faiblissait pas. Ils sont plus forts que nous, songea Kinuyo. Beaucoup plus décidés et volontaires. Elle nageait dans cet état d’esprit quand elle sentit les pores de sa peau se dilater. Elle frissonna. Puis elle vit les Staulms se crisper. Quelqu’un arrivait. Kinuyo se leva lentement, son arme braquée vers la source. Elle fit un pas sur le côté. De sa position, elle ne voyait vraiment rien. — Win, chuchota-t-elle vers l’endormi. Win, réveil ! Mais Win dormait profondément. Kinuyo décida de rejoindre les Staulms, même si elle prenait moins de risques en demeurant sur le côté. Leur présence la rassurait. Deux silhouettes accolées émergèrent du néant. Les mains se durcirent sur les poignées et les queues de détente. Kinuyo sentit des gouttes de transpiration couler sous ses aisselles. Elle reconnut d’abord Stuart. La barbe blanchissante du prêtre la réconforta comme jamais. Puis elle vit le visage de celui qui l’accompagnait. Son cœur manqua un battement. Kinuyo n’avait aperçu Malhorne que sur les vidéos de surveillance de la Fondation Prométhée, mais son visage était resté gravé dans sa mémoire. Pourtant, il y avait quelque chose de différent. Elle ne comprit pas tout de suite quoi, puis cela s’imposa : il était plus jeune d’au moins une dizaine d’années. Elle avança vers la source et se retourna vers les Staulms, les mains tendues vers eux dans un geste d’apaisement. Dans son dos, Malhorne et Stuart descendirent de la bulle, immédiatement suivis par Denis Craig. — Nous nous sommes souvent ratés, Kinuyo Misushi, entendit-elle derrière elle. Pourtant, ça n’a pas été faute de nous chercher. Kinuyo fit volte-face. Le visage de Malhorne était à quelques centimètres du sien. Elle le trouva beau dans son insolente jeunesse. Beau et grave en même temps. — Vous êtes un personnage difficile à suivre, dit-elle en tentant de cacher son émotion. — Et je lis en vous comme dans un livre ouvert, murmura Malhorne pour ne pas la gêner davantage devant les autres. Win se réveilla en sursaut. Il sauta sur ses pieds, l’air hébété, son fusil braqué devant lui. — Pas de panique, Win, lui dit Malhorne. Je partage ta tristesse. Julie était une jeune femme irremplaçable, mais rassure-toi, tu la retrouveras, je t’en donne ma parole. Win ne sut comment réagir. Il demeura gauche, cherchant son centre de gravité en basculant son corps d’un pied sur l’autre. — Tu comprendras peu à peu qui je suis, poursuivit Malhorne. Va te reposer. La vie n’a pas été généreuse avec toi, mais les choses vont changer, crois-moi. Tout en parlant, Malhorne sondait ses environs psychiques. Il détecta la présence d’une cinquantaine de personnes, dont plusieurs souffraient dans leur chair. Il se laissa gagner par cette connaissance, intégra totalement le goût de leurs psychés et fouilla encore. Plus loin. Au bout de quelques secondes, il perçut deux esprits distincts. Il rencontra d’abord Milos, qui se crispa aussitôt, puis Gail, sa mère. Elle, en revanche, se laissa faire avec un total ravissement. Malhorne vit par leurs yeux que Mélite et Yurgan les avaient accompagnés, mais il ne put accéder à eux. C’était comme s’ils n’avaient pas été là. Malhorne essaya encore, sans succès. Quelque chose avait changé depuis qu’il avait visité la matière des songes, il fallait qu’il comprenne quoi. L’esprit des Staulms avait une odeur différente. Elle s’intégrait idéalement dans l’odeur mentale de la Terre elle-même, si bien qu’il était difficile de les dissocier. Ils savaient interdire l’accès d’une grande partie de leur conscience à ses investigations invasives. Il poussa encore. Quelque chose clochait. Il percevait parfaitement l’esprit de Franklin. L’ethnologue discutait avec quelqu’un, mais il ne parvenait pas à distinguer de qui il s’agissait. Pourtant, Malhorne sentait au fond de son cœur que cette personne lui était chère, extrêmement précieuse. Il fallait qu’il sache. Il traversa la grotte et sortit au grand jour, sous les yeux interloqués de Stuart, Kinuyo et Craig. Il fila sans s’arrêter jusqu’à la case où se tenaient Franklin et Tara et se rua sur celle-ci. Tara n’eut pas le temps de crier gare. Malhorne la saisit à la gorge et la plaqua contre le pilier central. — Qui es-tu ? gronda-t-il. Tara suffoquait. Franklin, un instant resté interdit, attrapa le bras de Malhorne pour lui faire lâcher prise. — Mais qu’est-ce qui te prend ? hurla-t-il. Tara est ma femme ! — Alors, ta femme est une traîtresse, lui répondit Malhorne sans même le regarder. Je t’ai posé une question : qui es-tu ? — Arrête et calme-toi ! Quoi qu’elle ait à répondre, tu n’as pas à la brutaliser ! Tu m’entends, Malhorne. Arrête où je te renvoie d’où tu viens. Franklin venait de s’emparer du fusil d’assaut de Tara et le braquait sur la tempe de Malhorne. — J’ai dit, arrête ! Malhorne relâcha son étreinte. Il était hors de lui. Les jumeaux se réveillèrent. Les deux couffins posés sur le sol vibrèrent de cris déchirants. Ils absorbaient sans aucun filtre la tension qui animait la scène. Tara respirait avec difficulté. Elle porta les mains à sa gorge pour masser ses chairs meurtries. — Ça veut dire quoi, ce cirque ? vociféra Franklin. — Tara n’est pas celle qu’elle prétend être, voilà ce que ça signifie. Franklin regarda Tara. Il attendait une réaction de sa part, une dénégation. Mais elle évita soigneusement de relever les yeux. — Dis-moi quelque chose, murmura Franklin. Mon âme… — Tu es une espionne de Gursk ! C’est ça ? l’apostropha Malhorne. Tara releva enfin la tête. Elle avait un regard dur et fier comme jamais on ne lui en avait vu. — Je suis l’une de ses principales lieutenantes. Franklin lui attrapa une main. — Mais qu’est-ce que tu racontes, Tara ? On se connaît depuis vingt ans… — Eh bien, ça fait vingt ans qu’elle te ment, enfonça Malhorne. Qu’est-ce que tu attendais pour agir ? Tu as eu mille fois l’occasion de t’emparer de moi quand j’étais Bout de chou. Pourquoi avoir attendu ? — Je n’en avais plus envie, rétorqua Tara. — On ne discute pas les ordres de Gursk. Explique-toi. — Je n’en ai pas reçu. Je devais seulement me trouver dans les parages de l’enfant. Franklin retira sa main. Il n’arrivait pas à croire ce qu’il entendait. — Et notre couple, il faisait aussi partie des ordres ? Il n’attendit pas la réponse et quitta la case. Malhorne tenta de le retenir, en vain. Une douleur sans nom venait de s’emparer du cœur de Franklin. Il avait besoin de solitude. — J’aime cet homme, poursuivit-il en reportant son attention sur Tara. — Moi aussi, je l’aime. Le visage de Malhorne était en train de se radoucir. — Je vais te laisser réfléchir, Tara, ou quel que soit ton nom. Quand je reviendrai, tu devras me dire ce que tu auras décidé. Malhorne se leva et sortit sans un regard pour elle. Il s’arrêta sur le pas de la porte. Stuart se trouvait devant lui, l’épaule appuyée contre la cloison. Il avait un visage triste, comme perdu. Malhorne posa une main sur son bras. — Surveille-la jusqu’à ce que je revienne. Et fais éloigner les enfants, elle pourrait s’en prendre à eux. Je les verrai tout à l’heure. Stuart accepta de mauvaise grâce. Il lui en coûtait de pointer son arme sur celle qu’il considérait toujours comme son amie. Malhorne franchit la palissade et s’éloigna vers le nord. Il savait où trouver Franklin. Sa psyché envoyait de puissants signaux de détresse, dont il n’avait pas même conscience. Il le trouva assis par terre, à flanc de falaise, où il avait pris l’habitude de dépecer le gibier. — Comment as-tu su pour Tara ? — J’ai eu une vision immédiate de vous tous, s’expliqua Malhorne. Et elle n’en faisait pas partie. Je ne sais pas trop comment te l’expliquer. Je suis à présent conscient de l’existence de chacun d’entre vous et sans doute de toute notre humanité. Mais je ne pense plus voir les autres. Plus du tout. — Je ne te suis pas bien, l’arrêta Franklin. — Plus tard, soupira Malhorne. On verra ça plus tard. — Je devrais être fou de joie de te revoir, Malhorne. Et c’est le pire jour de mon existence. — Tara a dû beaucoup changer depuis qu’elle a quitté sa Terre natale. Je ne la crois pas mauvaise. Au contraire. Mais je comprends ton ressentiment. — J’apprécie tes efforts, mais je me sens trahi. Je suis trahi ! — Nous avons beaucoup à faire, Franklin. — Je n’en ai plus le goût. Pas maintenant. Ça reviendra peut-être. — Ne te désespère pas, mon ami, tenta Malhorne en s’asseyant à côté de lui. Elle aurait pu agir cent fois et elle ne l’a pas fait. Je lui ai proposé un marché. Tu seras fixé tout à l’heure. — Mais je l’aime, tu comprends. Tara est ma femme, la femme de ma vie. Il n’y en a pas deux comme elle. Si je la perds, je perds tout ! Tout ! — Crois en toi, Franklin. Crois en elle. C’est une humaine, même si elle ne vient pas de la même Terre que toi. C’est une fille de Zagul et tous les humains peuvent changer. — J’espère. Oui, je l’espère vraiment. Les deux hommes goûtèrent quelques instants au silence. — Je vais avoir besoin de toi, encore une fois, le relança Malhorne. Ce sera sans doute la dernière. Après, nous pourrons vieillir ensemble. — Nous ne sommes pas vraiment sur un pied d’égalité sur ce sujet, lâcha Franklin. Et je ne t’envie toujours pas. — Il va falloir fermer l’Aratta. Franklin jeta sur Malhorne un regard torve. Une ombre passa dans ses yeux. — Le sort des hommes t’intéresse donc tant que ça ? dit-il après un moment. — Ce n’est pas le sort des hommes qui est en jeu. C’est l’avenir de cette planète. — Je ne suis pas dans un jour où je vais être très enthousiaste. — Pourtant, tu es parti chercher du monde pour la protéger. — Un jour, j’ai eu la foi. — Moi aussi, il y a longtemps. Tu vois, je vis toujours. — Arrête, s’il te plaît ! Nous ne sommes pas dans la même situation, toi et moi. Quand je pense que j’ai braqué une arme sur ta tempe… — Tu as défendu ce en quoi tu croyais. C’était le moins que tu pouvais faire. À ta place, moi, j’aurais tiré. Franklin avança les lèvres en signe de doute. — Ouais, dit-il. Tu as toujours été un peu fanfaron. Et que puis-je faire pour toi ? — Pour nous, tu veux dire, le reprit Malhorne. Regarde. D’un geste du bras, il désigna les milliers d’arbres qui leur faisaient face. — Ne me dis pas que cette merveille ne t’intéresse plus. Ça te dit que des humains d’un peu partout viennent ici pour puiser dans les réserves ? Il y a du pétrole en pagaille, de l’or, des diamants et, en plus, ils sauront précisément où chercher ! Alors, ça te dit ? — Bien sûr que non, tu le sais bien. Mais fermer l’Aratta, c’est bien joli, on fait comment ? — Viens, dit Malhorne en se levant. J’ai une histoire à te raconter. Ils descendirent la pente douce qui menait à la forêt et y pénétrèrent. Les cèdres laissaient passer beaucoup de lumière jusqu’au sol, recouvert de fougères géantes. Ils s’y promenèrent tranquillement dans le vent léger qui balançait les plantes. — Stuart et Craig m’ont aidé à mourir sur notre Terre. — Je ne te suis pas très bien. — Étant Ilis, j’ai fait un rêve dans lequel je rencontrais une personne de mon passé. Et cette personne me disait que pour accéder à la totalité de mes souvenirs, il me faudrait mourir. Franklin fronça les sourcils. Il n’avait pas très envie de parler de ce qui s’était passé dans l’Aratta entre Ilis et lui. — Je ne te condamne pas, Franklin. Ce que tu as fait m’a permis de revenir sur le devant de la scène. Et puis, tu ne t’en es pas rendu compte, mais je t’ai appelé quand j’accouchais, enfin je veux dire quand Ilis accouchait. L’idée ne venait pas de toi. Elle t’a séduite, je t’ai séduit, mais tu n’en as pas été l’instigateur. Alors, ne te flagelle pas avec ce sentiment de culpabilité qui te ronge. Laisse ça au monde que tu viens de quitter. Le salopard, c’est moi ! — Si seulement tu pouvais dire vrai. — Mais c’est le cas. Stuart m’a donc accompagné jusqu’aux portes de la mort où Zach m’a montré ce que je devais voir. — Il y a réellement quelque chose à voir ? douta Franklin. — Oui, Franklin. Je suis remonté jusqu’aux origines de ma disgrâce. — Tu veux dire que tu sais enfin pourquoi tu te réincarnes ? — Le comment, je l’ignore, et ça ne m’intéresse pas vraiment, mais le pourquoi, oui. Franklin s’arrêta au milieu d’une clairière. Il avisa un tronc couché et alla s’y adosser. — Je t’écoute. — Il y a des dizaines de milliers d’années, je m’appelais Zagul. Et j’ai fait une rencontre avec un être venu d’ailleurs. — Une rencontre du troisième type ? — Sans doute, et peu importe le nom. Mais tout part de là. Ce Zagul que j’étais aurait dû mourir définitivement. Je ne saurais dire comment cet être a procédé, toujours est-il que la naissance des sept humanités parallèles date de là. Il est tombé du ciel dans une sorte de sphère gigantesque et minuscule à la fois. — Concept ardu, plaça Franklin. — Comme l’est tout le reste. Cet objet, je l’ai vu, j’y suis entré, et j’ai retrouvé cet être. Et je sais que tu l’as croisé aussi. Franklin soupira. — J’ai pensé à une hallucination, confessa-t-il, ça ressemblait à… — Un dragon, acheva Malhorne. C’est aussi ce que j’ai pensé. Et ça explique bien des légendes qui courent sur notre Terre depuis des siècles. » Maintenant, je veux retrouver cette sphère. Il n’y a qu’en mettant la main dessus que nous pourrons couper les accès à l’Aratta. — Pure hypothèse de ta part, non ? — Ce qui a pu créer peut détruire. C’est de cette façon que je vois les choses. — Admettons, mais une Terre, c’est déjà grand, alors sept… — Sauf que je sais où la rencontre s’est déroulée, précisément. — Et tu crois que ta sphère y sera encore, après tout ce temps. — Elle est sous l’eau, à mille mètres de la côte, au plus. — Voilà qui n’arrange pas nos affaires, Malhorne. — L’Aratta permet bien des extravagances. Je lis dans ton esprit que tu en as testé au moins une. Franklin se remémora avec plaisir le voyage qu’il avait entrepris sous la surface d’un océan, protégé à l’intérieur d’une bulle. L’expérience avait été sublime. — Quand ? demanda-t-il simplement. — Très vite, demain. Aujourd’hui, nous allons honorer les morts. Mais je dois agir vite. Nous ne tiendrons pas longtemps ici face aux hordes de Gursk. C’est moi qu’il cherche. Vous ne l’intéressez pas. Je pense qu’il veut juste être le dernier des Sept. — Alors, je t’accompagne, déclara Franklin sur un ton qui n’autorisait aucun refus. Tu ne vas pas y aller seul. Malhorne lui sourit. Il espérait une telle réaction. — Tu m’as manqué tout au long de ces années. Et puis, je me trouvais sous la domination d’Ilis. Pas simple ! — Et moi donc. Si tu savais comme j’ai regretté, il y a vingt ans, de ne pas avoir su prévoir les plans de Craig. — Il a plutôt bien vieilli, lui. — Charmant, s’insurgea faussement Franklin. C’est à titre de comparaison ? — Même pas, tu feras un beau vieillard, j’en suis sûr. — Tu ne m’as pas dit grand-chose sur ta… mort. J’avoue que ça m’intéresse, vu que ce sera le dernier tournant, pour moi. Malhorne tenta d’expliquer ce qu’il avait vu, mais les mots étaient manifestement trop étroits pour relater de telles visions. Il projeta alors une partie de ses souvenirs imposés à Franklin. Il montra la mémoire de l’humanité contenue dans les eaux du monde, sa rencontre avec Yum. Puis il fit une pause, pour voir comment Franklin réagissait. Il était soufflé, émerveillé et avide d’en voir d’avantage. Alors le voyage recommença. Cette fois, Malhorne entraîna Franklin vers les autres plans de réel, pour lui faire comprendre que la vie ne s’arrêterait manifestement pas à la fin de ses échanges physiologiques, qu’il existait autre chose, d’autres formes de l’être au présent et que cet ailleurs, quel qu’il soit, où qu’il soit, valait le coup que l’on se batte. En retirant son esprit, Malhorne laissa un Franklin complètement abasourdi. Il fallait qu’il recolle avec sa réalité du moment, et ce n’était pas simple. — Waouh ! Les bouddhistes sont dans le vrai. C’est très tentant. — C’est bien plus que cela, Franklin. Retournons voir Tara à présent, je t’ai assez fait planer pour que tu envisages la situation différemment. — Non, pas maintenant, refusa Franklin. Vas-y, je vais rester un peu seul. J’en ai besoin. — Comme tu veux. — Oh, une dernière question avant que tu partes, le relança Franklin. Puisque tu sembles tout savoir de nous… Je ne sais pas très bien comment dire ça… — Je n’ai pas senti la présence d’Irina, l’aida Malhorne. Soit elle a quitté cette planète, soit elle est morte. — Ah, fit Franklin. C’est moche. Irina était une fille bien. — Rien ne se perd, lâcha Malhorne. Irina, sa mémoire, a simplement changé d’état. La peine n’est plus de ce monde. Malhorne quitta donc la clairière, laissant Franklin à sa solitude. Tout au long du chemin qui le ramenait vers le campement, il écouta les pensées de son ami. Le choc affectif qu’il avait subi en apprenant la véritable identité de Tara pouvait le conduire à des décisions brutales, au caractère définitif. Et Malhorne se souciait de l’avenir immédiat de Franklin. Mais il fut bientôt rassuré. L’ethnologue reprenait du poil de la bête. Malhorne retourna directement dans la case où Tara était retenue prisonnière. Il la trouva en train de discuter avec Stuart. Le sujet de leur échange lui était déjà connu. Malhorne avait épié la psyché du prêtre avant d’arriver. Ils débattaient des avenirs possibles des humains, de ce que les différentes communautés pourraient mutuellement s’apporter, le jour où toutes auraient connaissance les unes des autres. Stuart avait encore foi en l’homme. Quant à Tara, ses doutes n’avaient d’égal que son amour pour Franklin, sujet sur lequel elle revenait souvent. Quand il entra sous le couvert de branchages qui constituaient le toit, la conversation s’arrêta net. Stuart se leva pour céder sa place à Malhorne. Le visage de Tara se figea dans une expression butée. — Je ne suis pas ton ennemi, dit Malhorne sans préambule. À toi de me dire où tu as décidé de te situer sur l’échiquier. Tara resta muette. — Comprends-moi, poursuivit-il. Il y a beaucoup de raisons qui pourraient me pousser à t’expulser dans l’Aratta, mais il y en a d’autres qui m’intiment de n’en rien faire. Alors, à toi de trancher sur ton sort. Es-tu toujours fidèle à Gursk ? Tara tourna lentement la tête vers Malhorne. — Tu ne ressembles pas à ton autre moi, finit-elle par dire. Alors que tu aurais pu être le même. — Je n’ai pas toujours été tel que tu me vois. J’ai moi aussi versé le sang, infiniment plus que tu ne le feras jamais, malgré l’entraînement que tu as sans doute subi. — J’ai été éduquée à l’art de l’immersion en milieu hostile. Tuer pouvait faire partie de mes solutions. — Tu ne réponds pas à ma question, Tara. — Je le fais pourtant depuis que j’ai retrouvé Franklin. — J’ai vu dans son esprit qu’il ne t’a pas trouvée un matin au saut du lit. Et qu’il n’a pas non plus mis la main sur son cristal, le même jour. Où étais-tu partie ? Tara se sentit piégée. Elle réfléchit une seconde et opta pour la carte de la vérité. — J’avais des comptes à rendre. Gursk se serait méfié si je ne m’étais pas rendue au rapport. — Que lui as-tu dit ? — J’ai été contrainte de donner une partie de la vérité. Mais ce que je veux cacher, je peux le dissimuler. Pas très longtemps, mais j’ai appris à le faire. — Quel camp choisis-tu, Tara ? — Je l’ai choisi il y a vingt ans, quand je suis partie protéger ta précédente réincarnation. Jamais je ne t’ai mis en danger, ni toi… ni Franklin. Ce sont tes frères humains qui se sont chargés du travail. — Je sais. Mais, aujourd’hui, je te demande de choisir définitivement. — Il n’y a que Franklin et moi. Et puis ces deux enfants aussi. — Bien, apprécia Malhorne. J’espère que Franklin saura te pardonner. Que veut Gursk ? — Être le dernier des Sept. — Ça, je m’en doutais. Il n’y a rien d’autre ? — Pas que je sache, mais je ne suis pas dans ses confidences. Il se sert des gens, même de ses proches, et il ne fait confiance à personne. Malhorne se leva. Il avait obtenu ce qu’il voulait et jugeait inutile de cuisiner Tara davantage. Il sortit de la case et partit à la rencontre des jumeaux d’Ilis, de ses jumeaux, qu’il trouva dans les bras de la jeune Staulme qui les allaitait. Le lien qu’il partageait avec ces enfants était étrange. Ils étaient ses propres enfants, issus d’un corps dont il était lui-même le géniteur. Le cas ne se présenterait sans doute pas deux fois. Il s’approcha de la Staulme et tendit les bras en direction des nourrissons. Tout en caressant leurs têtes, il poussa sa conscience vers eux. La fillette cessa de babiller pour le regarder avec de grands yeux gris-bleu. Le petit garçon était trop occupé à tirer sur le téton pour se laisser distraire par la venue d’un adulte. Les petites mains se tendirent et attrapèrent un pouce de Malhorne. Il sentait au fond de son cœur que ces deux enfants ne seraient pas comme les autres, qu’ils ouvriraient peut-être la voie de la spiritualité à cette humanité en devenir qui allait s’épanouir sur cette Terre sans hommes. Tara chercha Franklin au pied de la falaise, là où il aimait venir se recueillir. Ne le trouvant pas, elle partit dans la forêt et marcha au hasard. Franklin aimait cet endroit, elle le savait. Chaque fois qu’il avait voulu s’isoler, c’est là qu’il était venu chercher l’inspiration. Tara trouva Franklin assis contre un tronc d’arbre. Elle ne s’annonça pas et l’approcha silencieusement par-derrière. — Qui que vous soyez, foutez-moi la paix ! grogna-t-il sans se retourner. Cette forêt est assez grande pour qu’on y soit tous tranquilles, mais chacun de son côté. Ai-je été clair ? — Je ne partirai pas d’ici sans t’avoir parlé, déclara Tara. Franklin se pétrifia. Il ne s’attendait pas à être retrouvé si vite. Elle le contourna et se campa devant lui. — Malhorne t’a proposé un marché, dit-il avec un trémolo dans la voix. Tu lui as répondu quoi ? — Que je n’avais aucun choix à faire. — J’ai eu le temps de réfléchir, Tara. Et je t’ai déjà pardonné. Quoi que tu décides aujourd’hui, tu es et tu resteras ma moitié d’orange. C’est comme ça. Je suis peut-être le plus grand pauvre con de cette planète, mais je t’aime et je t’aimerai toujours. — Je suis venue te dire… — Attends que je termine, s’il te plaît. C’est difficile pour moi de me foutre à poil comme ça ! Je ne sais pas qui tu étais, mais je suis certain d’une chose : je sais qui tu es. Au moins pour moi. Et c’est tout ce qui compte à mes yeux. Alors voilà. Tu peux m’arracher le cœur. Moi, je ne te renierai pas. Et je ne ferai rien pour t’en empêcher. Tara resta interdite. Elle qui pensait avoir à s’expliquer sur ses années de mensonge, elle devait bien admettre que Franklin la bouleversait totalement, une fois de plus. Il courait tout droit sur la corde de la sincérité. Il ne savait sans doute pas faire autrement, mais Tara ne pouvait que s’incliner très bas devant une telle générosité d’âme. Elle s’approcha de lui et s’agenouilla à ses pieds. Puis elle posa son épaule contre son ventre, sa tête contre sa poitrine. Dans son oreille, le cœur de Franklin battait sur un rythme beaucoup trop rapide pour celui d’un homme immobile. Elle sentit une main caresser ses cheveux doucement. Alors les vannes s’ouvrirent en grand. Tara se mit à pleurer en silence, de chaudes larmes qui roulaient sur ses joues. Comme la gamine qu’elle avait sans doute été, là-bas, sur la Terre de son enfance. Cette Terre où les hommes ne trouvaient leur plaisir que dans la barbarie et la fornication. Les deux amants n’échangèrent plus un mot. La douceur de l’air, les émotions accumulées et le rythme binaire du cœur de Franklin eurent vite raison de la vigilance de Tara. Elle s’endormit là, contre son homme, finalement le seul endroit sur les sept Terres où elle se sentait chez elle. 72 La brousse était recouverte de milliers de personnes, venues des villages alentour sur plus de cinquante kilomètres à la ronde. Beaucoup avaient dormi sur place, apportant avec elles tentes et victuailles. Par familles entières, par villages entiers. La population humaine de la région convergeait comme un seul être vers ce lieu. Perdu au milieu de cette foule compacte, seul Blanc dans une marée noire immense, Lee écoutait le discours d’un homme simple, portant pour seuls vêtements une longue chemise élimée et une culotte dans le même état. Sil se trouvait perché sur une charrette à bras. Il ne disposait d’aucun micro, d’aucun système d’amplification et pourtant, chacun recevait son message comme s’il avait chuchoté dans le creux de son oreille. Ses paroles étaient simples. Elles glissaient doucement du conduit auditif vers la partie affective du cortex cérébral. Elles parlaient d’amour et de partage, de monde à reconstruire et de la place qu’allait y tenir le peuple noir, pour les siècles des siècles. Elles diffusaient un message attendu, professant que le temps béni de la négritude était enfin arrivé pour les hommes de bonne volonté. Sil ne bougeait pratiquement pas. Il gardait les bras ouverts devant lui, paumes levées vers le ciel. La foule vibrait sous ses mots, quelques phrases répétées à l’infini. Et plus encore sous les images qu’il distillait dans l e crâne de chacun. Il y était question de paix, d’opulence, de pouvoir, d’abondance et d’harmonie. Le tout était si finement instillé que tous y trouvaient leur compte, du plus orgueilleux au plus sage. Même les enfants finissaient par se pâmer devant son oraison quasi silencieuse. Cet étrange attroupement demeura ainsi pendant des heures et des heures. La foule se gonflait sous l’apport de nouvelles recrues. Il ne fut bientôt plus possible d’estimer le nombre des victimes du charme envoûtant de Sil. C’est alors que se passa l’impensable. Sil s’apprêtait à disparaître dans l’Aratta, comme il le faisait à la fin de chaque journée. Il considérait cet instant comme crucial, puisque unique manifestation de sa part à caractère spectaculaire. Et comme il comptait jouer à Dieu, autant utiliser les moyens que les gens du peuple pouvaient attendre. Disparaître et réapparaître devant des témoins en faisaient partie. Mais, aussi, être au même moment à différents endroits du monde, ce qu’il ferait dans un deuxième temps, lorsqu’il aurait réuni autour de lui une équipe de « lieutenants » éclairés capables de relater ses agissements, et surtout dignes de foi auprès des générations à venir. Sil avait bien étudié son plan. Il pensait avoir tout prévu. Il n’en était pas à son coup d’essai et ses précédentes tentatives l’avaient enseigné. Il fit taire la longue litanie qui avait duré près de douze heures et referma ses bras. Dans la foule, des plaintes commencèrent à monter. Personne ne voulait voir partir celui qui prodiguait tant de bien. À l’intérieur de sa manche, il trouva le cristal, niché dans une poche qu’il avait lui-même cousue. Il allait le présenter devant l’entrée de l’Aratta, quand le sas s’ouvrit de lui-même. Dans la lumière du jour finissant, les rayons obliques accrochaient quelques reflets irisés dans la fine membrane d’eau. Sil demeura interdit un instant. L’Aratta ne s’était jamais comporté de la sorte. À moins que quelqu’un soit sur le point d’arriver… Il quitta la foule des yeux. Un pressentiment venait de l’envahir. Il tourna la tête vers la membrane d’eau et vit le corps gigantesque d’un homme. Il le dépassait de deux têtes et portait sur son chef une paire de cornes tout aussi disproportionnées. Sil ne l’avait jamais vu sous cette apparence, mais il sut immédiatement qu’il s’agissait de Gursk. Il sut aussi qu’à moins d’un coup de chance inespéré, il vivait sa dernière heure. L’assemblée innombrable commença à être parcourue de mouvements désordonnés. Privés de la caresse mentale de Sil, les gens retrouvaient leur autonomie, un semblant de libre arbitre qui fit déguerpir la plupart. Gursk s’extirpa de l’Aratta lentement. Pour tous ceux qui regardaient encore dans la direction de Sil, le sentiment qu’un démon jaillissait de nulle part s’imposa. D’autant plus lorsque, dans la seconde qui suivit l’émergence du géant, une multitude de guerriers caparaçonnés et coiffés de casques figurant des crânes humains se répandirent dans la brousse. La plupart pensèrent que des djinns quittaient les mondes infernaux pour se répandre sur Terre. Un seul crut que les cohortes prédites par l’Apocalypse venaient de briser l’un des sceaux annoncés par saint Jean. Aucun n’avait raison, mais tous se figuraient la même chose. Pendant que les guerriers envahissaient la brousse pour semer la terreur, Gursk s’avança vers Sil. Il portait dans une main un simple filet aux mailles serrées qu’il envoya aussitôt sur son homologue. Sil bougea trop tard. Tout s’était passé si vite. Le filet tomba sur lui. Gursk tira alors sur une corde et les mailles se refermèrent sur son adversaire. Sil essaya bien de lutter, mais plus il remuait pour se sortir d’affaire, plus le filet se resserrait sur lui. — J’aurais aimé une chasse un peu plus passionnante, gronda Gursk à l’oreille de Sil. Tant pis, je ne prendrai pas le risque de te laisser filer. Je me rattraperai plus tard avec tes ouailles. Il n’ajouta rien et repartit vers l’Aratta, qu’une de ses lieutenantes maintenait ouverte pour son maître. Gursk ramassa Sil et jeta le malheureux dans la bulle. Celui-ci atterrit sur la matière souple qui l’accueillit en douceur. Toujours dans l’incapacité de se mettre sur ses pieds, il ne put que découvrir ce qui l’attendait. Dans la bulle, il y avait deux jeunes femmes. L’une tenait un récipient, l’autre un long couteau à la lame effilée. Il comprit aussitôt le sort qu’on lui réservait. Dans la seconde qui suivit, Gursk fut sur lui. Il attrapa la tête de Sil de sa main surdimensionnée et la rejeta en arrière, offrant un cou démuni à la lame assassine. La jeune femme tendit alors l’arme rituelle à Gursk. — Tu ne reviendras pas, dit-il en plongeant ses yeux injectés de sang dans ceux de sa victime. Salue la mort pour moi. Il eut la décence de ne pas prolonger ce moment. Il eut surtout la prudence de ne pas risquer un mauvais tour du sort. D’un coup sec et rapide, il trancha la gorge de Sil, qui expira définitivement en quelques secondes. 73 Malhorne et Franklin montèrent ensemble dans l’Aratta. Derrière eux, tous leurs compagnons présents sur le campement étaient réunis. Tara se trouvait au premier rang. Son visage d’habitude rayonnant était teinté d’une gravité marquée qui la vieillissait cruellement. Outre l’appréhension liée au départ de Franklin, elle venait d’apprendre, ainsi que tous les autres, la mort probable d’Irina. La peur et la peine se mêlaient ainsi à un moment où, faute de temps, le deuil était impossible. Franklin lui adressa un baiser du bout des doigts, puis l’environnement de la grotte disparut. Malhorne ferma les yeux pour se concentrer sur l’image d’une sphère minuscule et gigantesque à la fois. Ils sentirent un déplacement rapide de leur habitacle. Le voyage dura plus longtemps que d’habitude et quand il s’acheva, aucun sas ne se matérialisa. Ils se trouvaient enfermés quelque part dans l’Aratta, sans aucune possibilité de comprendre où ils étaient. — Une grève des aiguilleurs, peut-être, plaisanta Franklin sur un ton qui trahissait une sourde angoisse. Malhorne ne répondit pas. Il secoua la tête de dépit et projeta aussitôt la scène qu’il avait vue lors de son état de mort clinique. La bulle se déforma à peine, puis se rouvrit. Ils ne virent rien du cap Finistère. L’Aratta s’ouvrait dans une autre grotte, totalement aveugle, que seule la lumière bleutée diffusée par la bulle éclairait maigrement. Du sac qu’il avait préparé, Franklin sortit une torche électrique. Il balaya l’intérieur de la caverne du puissant rayon, faisant surgir de la nuit tout un bestiaire peint à même les parois. — Fantastique ! émit-il en sifflant. Où sommes-nous ? — À l’endroit où j’ai connu ma première mort, l’informa Malhorne qui, pour une fois, observait avec avidité ce qu’il redécouvrait. Quarante mille ans plus tard. — C’est toi qui as… — Peint ces murs ? Oui. — Tu te débrouillais plutôt bien pour un primate. On peut sortir ? Malhorne sourit de la remarque de Franklin. — Primate toi-même, dit-il en quittant la bulle. Il attendit que Franklin le rejoigne pour s’emparer de sa torche. Puis il la promena sur les parois. Il cherchait quelque chose. Un détail particulier qu’il trouva bientôt. Encadré d’une frise d’antilopes et de plusieurs girafes, une forme ronde ceinte par sept triangles sortit pour quelques instants de la nuit éternelle dans laquelle elle se trouvait plongée. Le cœur de Malhorne accéléra. Retrouver ce dessin, qui avait hanté de nombreuses nuits de Zagul, lui permettait de matérialiser ce lointain autre lui-même dont il ne possédait que des souvenirs. Des souvenirs si reculés, si étalés dans le temps qu’ils s’étaient affadis, relégués au stade de simple trace. Tout ça n’était pas un rêve. Ou alors, c’est la vie entière qui l’était. Malhorne chassa cette idée de son esprit et effleura les pigments du bout des doigts. La dernière personne à avoir agi de la sorte ne pouvait être que Zagul. C’était un peu comme s’il venait tout juste de retirer sa main, encore couverte de peinture. Malhorne porta la sienne vers son visage. Ça ne sentait plus rien. Pourtant, il conservait encore le souvenir de l’odeur de ses peintures. La graisse de cervidés qu’il utilisait pour lier les pigments avait un parfum musqué, très entêtant. — Un tableau de famille ? s’enquit Franklin. — Quelque chose dans ce style. C’est l’Aratta que j’ai voulu représenter. — Alors, tu ne lui as pas fait honneur. Et maintenant, on fait quoi ? — La grotte s’est effondrée il y a longtemps. J’avais pratiqué une excavation, mais elle n’a pas dû tenir non plus. Nous allons nous servir de la bulle. Franklin ne comprit pas comment ils allaient procéder, mais il n’en dit rien. Avec les années, la patience était devenue chez lui comme une seconde nature. Malhorne présenta le cristal devant la paroi du fond. Le sas s’ouvrit aussitôt. Il entra dans la bulle et s’assit juste devant le sas, indiquant d’un geste à Franklin qu’il pouvait demeurer là où il se trouvait. Puis il demanda à la matière des mondes de le guider vers l’extérieur, jusqu’à l’océan. Malhorne n’éprouva aucune sensation physique de mouvement. Il vit le sas s’arrondir devant lui et créer comme un tube au bout duquel sa vision demeurait parfaitement claire. Franklin pour sa part put nettement observer ce phénomène de l’extérieur. Alors qu’il contemplait encore les peintures rupestres, il sentit une présence dans son dos. Il se retourna et découvrit un spectacle surprenant. Malhorne semblait dormir, assis dans la position d’un bonze et une minuscule excroissance de l’Aratta se formait dans la grotte, comme une racine qui s’étirait en accomplissant des volutes compliquées dans l’air. La chose était extrêmement fine, de la taille d’un stylo, mais elle brillait d’une lumière intérieure qui illumina bientôt toute la caverne. Franklin supposa qu’il avait créé le même phénomène le jour où il avait demandé à l’Aratta de lui montrer sa véritable nature. Il se plaqua contre un mur et se contenta de dévorer des yeux cette féerie de lumière. Le long et fin tube se tordit dans tous les sens, puis partit vers l’amas de roches qui obstruait la sortie. La matière transparente parut hésiter devant plusieurs trous, puis le tube se glissa à l’intérieur du plus petit, où son extrémité disparut. Franklin ne constata plus alors aucun mouvement. Malhorne tenait seul dans l’air au-dessus du sol. Dans la grotte, les méandres du tube brillaient intensément. Le temps paraissait suspendu. Franklin partit fouiner dans la caverne pour s’occuper. La vision jaillit d’un coup dans l’esprit de Malhorne. La grotte se trouvait devant lui, de l’autre côté de la membrane d’eau. Sur sa droite, Franklin étudiait les peintures chères à Zagul. Et lui se concentrait, les yeux fermés, toute sa volonté tendue vers l’Aratta. Le point de vue présenté par l’eau ne cessait de tourner, de virer dans tous les sens. Le visage de Franklin était radieux, émerveillé. Les peintures retrouvaient comme une nouvelle jeunesse. Quelque part sous la couche de poussière, les restes osseux de Zagul reposaient pour l’éternité, la colonne vertébrale brisée. L’intention imposée par l’Aratta vira une dernière fois. Elle offrit à Malhorne la partie de la grotte la plus proche de sa sortie, ralentit devant plusieurs recoins entre des blocs de roche effondrés, puis s’introduisit à l’intérieur de l’un d’eux. Malhorne eut la sensation de vivre l’expérience du quotidien d’un ver de terre. L’eau se frayait un chemin à travers la matière et lui, sa conscience projetée, se trouvait à l’extrémité de cette canule. La vitesse de déplacement de l’Aratta était phénoménale. Malhorne se laissa guider, sans tenter de contrôler quoi que ce soit. Il se retrouva ainsi rapidement de l’autre côté de la roche, mais il ne le comprit pas immédiatement. Malhorne se souvenait des abords de l’antre de son clan. Aussi s’attendait-il à le retrouver. Mais il n’en fut rien. L’extérieur était sombre, très sombre. L’atmosphère paraissait épaisse. Ce n’est qu’au moment où un poisson entra dans son champ de vision qu’il comprit. En quarante mille ans, le niveau des mers avait changé. Il était monté de plusieurs dizaines de mètres, sans doute sur toutes les Terres. Malhorne en fut soulagé. Grâce à cette modification du climat, la sphère, si elle se trouvait toujours à l’endroit où Zagul l’avait vue, avait été cachée au regard des hommes par une importante hauteur d’eau. À partir de cet instant, Malhorne reprit le contrôle de ses mouvements. Il poussa devant lui l’eau de l’Aratta, qui se prêta à ses investigations docilement. Au-dessus de sa tête, un pâle disque flottait, indiquant que là-haut, sur sa Terre natale, il faisait jour. Il descendit la colline de ses souvenirs, obliqua sur la gauche pour franchir une dune, qui ne se trouvait plus là, puis se dirigea droit devant lui sur la pente douce de l’ancien littoral. Malhorne se projeta vers l’avant, s’enfonçant de plus en plus profondément sous la surface, qu’il ne distinguait même plus. Au fur et à mesure qu’il descendait, la lueur qui émanait de l’Aratta grandit. Malhorne scrutait le fond de l’océan, les yeux avides de rotondités. Son errance sous-marine fut de courte durée. Moins de mille mètres au-delà des rochers, il trouva une forme dans la roche, une sorte de vasque parfaitement hémisphérique où aucune végétation n’avait poussé. Il s’y attarda, cherchant un détail qui pourrait le renseigner. Le creux mesurait une dizaine de mètres de rayon. L’intérieur était lisse, aussi dépourvu d’aspérités qu’une coupe en cristal. Ses bords s’arrêtaient net. Au-delà, la roche partait en vaguelettes qui ondulaient sur une courte distance. Quelque chose avait fait fondre la matière. Un objet extrêmement chaud, de forme sphérique. La sphère existait, ou avait existé, quelque part dans le temps. Malhorne en avait à présent la preuve sous les yeux. Il prit note de la topographie, puis décida de remonter à la surface à la verticale de la vasque. De cette façon, il pourrait prendre un point de repère sur la côte, ce qui faciliterait ses recherches sur les autres Terres. L’Aratta creva des flots déchaînés. Une tempête faisait rage sur le cap Finistère. Des vagues énormes, crêtées d’une écume volatile, partaient s’écraser sur les courtes falaises. Le point de vue de Malhorne s’éleva de quelques mètres au-dessus des éléments. Là-bas, au loin, il y avait un attroupement. Un millier de personnes peut-être se trouvaient agglutinées près d’une baraque à frites. La curiosité piqua Malhorne. Dans l’Aratta, le temps ne comptait pas. Tout à sa découverte des peintures rupestres, Franklin pouvait l’attendre une minute de plus. L’Aratta se déplaça avant même qu’il ait formulé sa question. Son esprit et la matière qui reliait les mondes étaient de plus en plus étroitement connectés. La fibre d’eau s’étira d’un jet, directement sur l’objectif de Malhorne. Il se trouva de la sorte nez à nez avec Gursk, qui semblait l’attendre. Le géant guerrier s’était porté en avant de sa troupe. Il se tenait les pieds au ras de la falaise, les mains sur les hanches, les jambes largement écartées. Le vent pourtant violent qui soufflait du large ne le faisait pas bouger d’un pouce. Gursk ne vit pas Malhorne, mais il sentit sa présence. Il sourit alors à pleines dents, passa une langue gourmande sur le pourtour de ses lèvres et pérora : — Tu seras ma petite friandise, Malhorne, gronda-t-il. Je vais d’abord aller m’occuper du prophète. Ensuite, je reviendrai te chercher ! Il ne me manque plus que vous deux et je serai le dernier. Gursk travestissait la réalité, mais Malhorne ne pouvait pas le savoir. Il comprit en revanche qu’une urgence absolue devait guider ses choix. Il battit en retraite et se retrouva en l’espace d’une seconde dans la bulle. Franklin contemplait encore le bestiaire que Zagul avait exécuté des millénaires plus tôt. — Viens, ordonna Malhorne en sortant la moitié de son corps seulement de l’Aratta. Vite ! Franklin maugréa. Il aurait aimé rester plus longtemps. Mais il y avait dans le ton de l’Éternel une vibration qui ne se prêtait pas à la discussion. Il attrapa la main tendue de Malhorne et retourna dans la bulle. — Gursk est à mes trousses ! expliqua-t-il. — La belle affaire ! s’étonna Franklin. Tu as peur de quelqu’un, toi ? — Là n’est pas la question, Franklin. Mais je suis certain d’une chose, il n’a pas mis la main sur la sphère initiale. Peut-être même en ignore-t-il l’existence. Et si c’est le cas, il ne faut pas que ma quête la révèle. — Donc, il faut arrêter de la chercher. — Si c’était aussi simple. Je me méfie de Gursk. Il est pire que tout ce que les mondes ont pu connaître. Crois-moi ! Il ne faut surtout pas raisonner à partir de ce qu’il vient de me dire. Au contraire. Je ferais mieux de l’oublier. — Sauf que tu ne le peux pas, critiqua Franklin. Personne ne le pourrait. Rentrons auprès des nôtres pour dresser un plan de bataille. — Non, mon ami, opposa Malhorne. Je lis en toi la raison de ta proposition. Tu voudrais être aux côtés de Tara si un malheur arrivait là-bas. Mais c’est justement ce qu’il aura prévu. Gursk me veut, moi. Les autres n’ont aucune importance à ses yeux. Sauf s’il les envisage comme une monnaie d’échange. Ce qu’il ne fera pas, à mon avis. — Qu’est-ce qui te rend si sûr de toi ? Malhorne eut un geste à ce moment-là. Ce qu’il allait dire déplairait à son interlocuteur. — Nous partageons bien des traits de caractère, Gursk et moi. Que ça me plaise ou non. Je le sais, il le sait, tous les Éternels savent qu’une ou plusieurs vies humaines ne valent pas que nous sacrifions la nôtre. Franklin baissa la tête. Il était préférable que certaines opinions restent tues. — Mais ta vie, Malhorne, c’est justement ce qu’il y a de plus banal… je ne comprends pas ! — Gursk sillonne l’Aratta et les Terres à la recherche des Réincarnés. Il a déjà tué certains d’entre nous, et conservé leur mémoire. Comme tu l’as fait pour moi, Franklin. De la même façon. Ceux-là ne se réincarneront plus. Plus jamais, à moins que quelqu’un ne délivre leur mémoire. Mais ça ne sera pas moi, pas pour le moment en tout cas. Nous ne pouvons pas nous permettre de me perdre. Le but est si proche ! — Sauf que nous ne savons absolument pas où se trouve cette foutue sphère ! — Elle n’est pas sur notre Terre. Il n’en reste donc plus que six à visiter. 74 Stuart quitta la case en bambou. Tout allait bien. Les enfants dormaient à présent. La jeune femme qui s’occupait d’eux était infirmière. Ils étaient entre de bonnes mains. Il prit d’abord la direction du camp en cours de construction dont il dirigeait l’installation, puis se ravisa. Depuis que Franklin était parti avec Malhorne dans l’Aratta, il n’avait que peu discuté avec Tara. La révélation sur sa véritable origine l’avait troublé plus qu’il ne voulait se l’avouer. Il rebroussa chemin et la trouva devant l’entrée de la grotte. Elle discutait avec quelques némonautes venus prêter main-forte à l’équipe de sécurité protégeant l’accès vers l’Aratta. Ils étaient une vingtaine, nouveaux venus et Staulms réunis, disposés près de l’entrée et prêts à faire feu sur tout ce qui pourrait arriver. Lorsqu’elle le vit approcher, Tara interrompit sa conversation et se dirigea vers lui. — Nous n’avons pas beaucoup eu l’occasion de discuter ces derniers temps, dit-elle gentiment. Tu me manques, Stuart. Stuart prit la déclaration en plein cœur. Il appréciait Tara. Ils s’étaient tant de fois soutenus, dans des circonstances particulièrement difficiles. Elle avait toujours été là, parfois chancelante, parfois exaspérante, mais il avait toujours pu compter sur son écoute et ses conseils. À présent, c’est elle qui se trouvait en marge du groupe pourtant très soudé des premiers compagnons de Malhorne. Elle avait trahi leur confiance, depuis le commencement. — Toi aussi, tu me manques, ma grande. Je venais justement te voir. — Marchons un peu, dans ce cas. Je commence à m’ennuyer à jouer les Pénélope. Stuart eut un sourire et resta silencieux. Ils franchirent la palissade et s’éloignèrent le long de la falaise, à l’opposé du camp en construction. Tara passa la bandoulière de son fusil sur son épaule et posa un coude dessus. — J’ai pas mal repensé à ce qui s’est passé l’autre jour, commença Stuart. Ça m’a beaucoup peiné de l’apprendre… — Je ne te demande pas de me pardonner, Stuart. J’ai eu plus d’une fois l’occasion de… — Je t’arrête tout de suite. Je ne suis pas là pour te juger, Tara. Je sais que tu as appris à nous aimer et que tu as dû te trouver dans une position bien inconfortable. — Le cul entre deux chaises, oui. C’est ça. Et puis ensuite, le cul sur une seule, mais mes sœurs l’ignoraient. Stuart s’arrêta sous l’ombre fraîche d’un bosquet. Il attrapa une branche basse et s’en servit de soutien pour s’asseoir. — L’arthrite me guette, commenta-t-il en pestant. Et pas une clinique en vue avant un bon siècle ! Tara l’imita. Elle s’adossa au tronc, en essayant de trouver une position confortable sur le sol caillouteux. — Raconte-moi un peu cette histoire de sœurs, ce monde d’où tu viens. — Je suis arrivée sur votre Terre à l’âge de huit ans. Il fallait une fille à mes parents d’adoption. J’ai donc quitté le centre d’élevage pour venir les retrouver. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de centre d’élevage ? — Chez moi, enfin, là d’où je viens, les enfants ne grandissent pas avec leurs parents, mais dans des structures d’accueil faites pour eux. — Et l’amour ? Tara sourit, un fond de tristesse dans les yeux. — L’amour est un concept que j’ai découvert avec vous, Stuart. Il n’y a pas beaucoup d’amour sur mon monde. De la passion, oui, de la bestialité aussi, mais de l’amour, pas vraiment. — Bigre ! Ça fait froid dans le dos. Mais continue. — Donc, j’arrive à huit ans. Je m’étais spécialisée en langues étrangères, du coup, pas de problèmes. — Tu veux dire que tu avais appris à parler ma langue ? — Celle-là, et d’autres. Je me débrouillais assez correctement, même si je devais passer pour une enfant un peu attardée au début. Mais j’ai vite comblé mes lacunes. L’immersion en milieu hostile, il n’y a rien de mieux pour apprendre à jouer des coudes. Vers l’âge de onze ans, j’ai été repérée pour mes capacités, disons intellectuelles, pour faire sobre. — Tu n’y vas pas avec le dos de la cuiller. — Ni avec le manche. Et ce n’est pas ce qu’on attendait de moi. Je suis donc retournée sur ma Terre pour intégrer une école d’élite. C’est comme ça que j’ai gagné mes galons pour devenir membre de la garde rapprochée de Gursk. — Votre Malhorne. — Exactement. Enfin, si on veut. Ce n’est pas du tout le même genre d’individu. — Qu’ont-ils de différent ? — C’est un assassin, un sanguinaire, un boucher, et c’est le maître de mon monde ! J’ai longtemps pensé que c’était la seule façon de voir le monde et si je ne vous avais pas croisés sur ma route, je pense que je serais toujours dans la même logique. — Mais justement, pourquoi t’es-tu rapprochée de Franklin ? — Parce qu’il venait de trouver la première piste qui permettrait de retrouver votre Éternel. — Pour en faire quoi ? — Le garder sous surveillance. Peut-être plus, mais ça, je l’ignorais à l’époque. Je n’étais pas dans les confidences de Gursk. — Tu devais faire quoi, exactement ? — Rien de plus que le garder à l’œil. Quand Franklin a intégré la Fondation Prométhée, j’ai compris que les moyens étaient réunis pour que je remplisse ma mission. — Je comprends, acquiesça Stuart. Et quand as-tu commencé à te sentir le cul entre deux chaises ? Tara s’attendait à la question. Elle se tourna vers lui et soutint son regard. — Espèce de vieux fourbe barbu, je me demandais quand tu allais la poser, celle-là. — Il ne te reste plus qu’à y répondre, dans ce cas. — En Amazonie. C’est là que j’ai commencé à vous apprécier et à me dire que je n’avais peut-être pas grandi dans le meilleur des mondes. Ça s’est peut-être passé plus tôt, difficile… — Je te l’ai déjà dit, Tara. Je ne suis pas là pour te juger. — Tu n’as pas besoin de le préciser. — Oh, que si ! Ce n’est pas une évidence. Et… Comment dire ça ? Est-ce que tes humains sont différents des miens ? — De quel point de vue ? — Je ne sais pas vraiment. Disons en petit nombre, ou en tête-à-tête. Quelles sont les différences ? — Il y en a et il n’y en a pas en même temps. Mais nous avons tous la même origine, je crois. Enfin, c’est la déduction que j’ai faite quand j’ai débarqué sur votre Terre. Nous ne sommes pas différents, juste plus ou moins formatés, quelque chose dans ce genre. Stuart hocha la tête à plusieurs reprises. Il paraissait se contenter de la réponse de Tara. Il allait la relancer quand un bruit de fusillade résonna sur leur gauche, en provenance du campement. — Voilà ce que je craignais ! cria Tara en se relevant d’un bond. — Quoi ? Sa réponse se perdit dans le vent. Tara s’était déjà élancée vers l’entrée de la grotte. Elle atteignit la palissade en quelques secondes. Là, elle bifurqua vers la case où étaient gardés les jumeaux. — Vite ! ordonna-t-elle à la jeune femme qui les berçait doucement. Venez avec moi. Tara prit un enfant dans ses bras et traversa en courant l’espace qui la séparait de la palissade. Elle tomba nez à nez avec Stuart, qui arrivait seulement. — Prends-le et partez dans la forêt. Allez le plus loin possible et cachez-vous. — Mais…, balbutia Stuart. On a besoin de moi là-bas ! — Eux ont besoin de toi, insista Tara en désignant les nourrissons. Moi, je vais leur prêter main-forte. Et je suis plus douée que toi pour ce genre de choses. Stuart n’insista pas. Il prit l’enfant et descendit vers la forêt, suivi par la jeune infirmière. Tara leur tourna le dos et se dirigea vers la grotte. La première vision qu’elle en eut fut apocalyptique. Trois Staulms qui s’étaient levés pour charger leurs adversaires furent hachés par des rafales meurtrières. Deux némonautes connurent le même sort dans la seconde qui suivit. Tara se posta derrière un arbre, mit un genou à terre, cala son arme contre le tronc et visa. Dans la pénombre de la grotte, elle distinguait de vagues silhouettes, mais pas celle qu’elle redoutait d’y voir. Gursk ne faisait pas partie de l’assaut. Pas cette fois. Son fusil cracha la mort six fois et autant de silhouettes s’affaissèrent. — Reculez ! hurla-t-elle vers les hommes qui constituaient encore un dispositif de défense. Vous allez vous faire massacrer si vous restez là ! Je vous couvre, baissez-vous ! Elle aligna de nouveau son œil avec les deux instruments de visée et vida son chargeur, balle après balle, méthodiquement, sans aucun état d’âme. Dans leur mouvement de repli, trois autres némonautes furent abattus. Il ne restait plus qu’une dizaine de combattants valides. Une épaisse fumée commença à sortir de la grotte. Les agresseurs se protégeaient derrière un écran de fumigènes. Tara vida son chargeur sur l’entrée, aussitôt imitée par les Staulms, qui venaient de la rejoindre. Une minute plus tard, les tirs cessèrent, engendrant un silence angoissant. Plus un bruit ne venait de l’accès à l’Aratta. Plus rien ne sortait de la grotte. Tara comprit trop tard, lorsque la fumée se fut suffisamment dissipée. Dans la pénombre de la caverne, elle vit nettement deux diodes rouges clignoter, de plus en plus vite. — Ça va exploser ! cria-t-elle vers les Staulms. Elle n’eut que le temps de se redresser et de franchir la palissade. Une formidable explosion rugit dans son dos, provoquant un souffle qui la projeta sur le sol. Tara dut attendre que le nuage de poussière soulevé par la déflagration soit chassé par le vent avant de constater l’étendue des dégâts. Elle vit d’abord plusieurs corps qui gisaient à terre, puis son regard remonta jusqu’à la falaise. Elle s’était littéralement affaissée sur près de cinq mètres, écrasant l’entrée sous des milliers de tonnes de gravats et de blocs de roche énormes. Tara ne ressentit aucune émotion. Pour commencer. Puis la réflexion retrouva son chemin. — Nous sommes ses prisonniers…, dit-elle sans réussir à y croire vraiment. Elle avança de quelques pas vers l’éboulement. C’est à ce moment-là que ses sentiments se mêlèrent à son raisonnement pour clamer une évidence : — Franklin ! Tara venait de comprendre. L’unique chemin du retour était condamné. Elle tomba à genoux et glissa ses mains sur son visage. — Pas ça, Franklin, gémit-elle. Oh non, pas ça !… 75 F ranklin attendait. Pour la cinquième fois, l’esprit de Malhorne s’était tendu vers l’Aratta. À quatre reprises déjà, il était revenu de son investigation le visage sombre. La certitude qu’il ne trouverait pas la sphère grandissait en lui. Mais il devait inspecter chaque Terre. Ensuite viendraient les questions. Cette fois, Malhorne tardait à revenir et Franklin commençait à s’inquiéter. La grotte ne l’intéressait plus. Au début, il en avait détaillé les différences, d’une Terre à l’autre. Sans avoir le réel sentiment de s’être déplacé. Les différents Zagul avaient agi différemment. Certains bestiaires s’étendaient, d’autres s’arrêtaient prématurément. Sur la Terre d’Enac’h et Chanée, la grotte avait même été entièrement déblayée, renforcée et décorée de sculptures dédiées à la nature. Le boyau s’achevait sur ce que Franklin prit pour un lac souterrain, jusqu’à ce que Malhorne lui explique qu’il n’en était rien. La mer se trouvait derrière, mais, par un phénomène de siphon, le fond de la grotte restait au sec. Malhorne y avait vu un encouragement. Si l’un des Éternels avait pu se préoccuper de la sphère de Yum, ce ne pouvait être que les jumeaux. Eux seuls avaient de longue date emprunté un chemin suffisamment pacifique pour en faire bon usage. Ou pour ne pas s’y intéresser du tout. Franklin s’impatientait vraiment. Il voulait au plus vite rejoindre Tara. Les hypothèses de Malhorne ne le satisfaisaient pas. Sa connaissance de Gursk remontait à un passé lointain. Il était coupé de son homologue depuis des milliers d’années et, bien qu’ils aient partagé la même psyché initiale, le Généralissime pouvait avoir changé complètement. Franklin n’en doutait pas. Nemo faisait partie de lui, sans être lui pour autant. Différents visages constituent une personnalité normale. Alors, que dire d’une entité aussi âgée que celle de Gursk ? Ne pas revoir Tara signifiait aussi renoncer à lui-même. Franklin ne se sentait pas préparé à un tel désastre. Depuis qu’il avait retrouvé celle grâce à qui l’air était devenu respirable, Franklin et Nemo s’étaient enfin réconciliés. Un homme plein, entier, était né. Il voulait en jouir jusqu’à plus soif, jusqu’à ce que ses corps caverneux ne répondent plus aux stimuli de son hypophyse, jusqu’à ce que les portes de la sénilité les emportent ensemble vers un suicide commun. Ils en avaient parlé, sérieusement, en toute confiance. Et ils avaient décidé qu’ils n’assisteraient pas à leur décrépitude, qu’ils partiraient en beauté, vieux et ridés, mais conscients et heureux d’avoir pu vivre le bonheur d’être à deux, sans autre dépendance que celle où ils s’étaient délicieusement laissés glisser. Il était donc impensable de ne pas retrouver Tara, quelle qu’en soit la raison, fut-elle le devenir de milliards d’êtres humains. Voilà vingt ans que Nemo remuait dans tous les sens pour alerter les gens, vingt ans qu’il passait pour un illuminé aux yeux de la plupart. À présent, il ne voulait plus penser qu’à lui. Et à Tara. Dans la grotte, le tube de matière lumineuse flottait dans l’air, recourbé comme une spirale maintes fois contrariée, partant et repartant dans tous les sens avant de plonger au cœur de l’éboulis de roche. Franklin l’observait depuis l’intérieur de la bulle. Malhorne lui avait fortement déconseillé de quitter l’espace protecteur de l’Aratta. Cette Terre était morte. Elle entraînerait vers son destin quiconque tenterait de la visiter. Le dos de l’Éternel se découpait sur le fond de la bulle. Il était parfaitement immobile, dans une posture de méditation profonde. — Mais qu’est-ce qu’il branle, bordel ! gronda Franklin, n’y tenant plus. La peur de ne pas revoir Tara était sur le point de triompher de sa patience. Franklin hésita. Il pouvait très bien demander à l’Aratta de l’expédier auprès d’elle, mais il ignorait si Malhorne n’en subirait pas des dommages. Tout au moins en ce qui concernait sa psyché, tendue vers l’extérieur et dont une partie se trouverait peut-être alors coupée du reste. Il allait poser sa main sur l’épaule de son ami lorsqu’il vit les entrelacs suspendus dans l’air de la grotte commencer à se replier vers la membrane du sas. Il arrêta son geste. Le visage de Malhorne blanchissait à vue d’œil. Puis de blanc, la peau vira vers une couleur grise et terne. Lorsque la canule disparut complètement, redonnant à la membrane son impeccable surface lisse, Malhorne s’affaissa sur le sol. Franklin se précipita sur lui. — Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il en prenant le corps allongé par les épaules. Oh ! Camarade ! Malhorne ne réagissait pas. Sa cage thoracique ne paraissait pas se soulever. Franklin le retourna sur le dos et lui administra une claque magistrale puis, ne constatant aucune amélioration, en appliqua deux autres, coup sur coup. Elles n’eurent pas plus d’effet. Malhorne demeurait inerte, suspendu entre la vie et la mort, bloqué quelque part, peut-être sur cette Terre où il avait eu peur de se rendre. Franklin ne tergiversa pas plus longtemps. Il écarta les doigts de son compagnon et s’empara du cristal. Puis il le tendit vers le sas et pensa à Tara, du plus fort qu’il put. La bulle se referma aussitôt et jaillit dans la matière des mondes. En une fraction de seconde, elle y trouva son chemin et se rouvrit sur une scène qui atterra Franklin. Des centaines de silhouettes humaines l’empêchaient d’accéder à la grotte. Elles étaient toutes lourdement armées et concentraient leur attention sur un point que Franklin ne pouvait pas voir. Bientôt, leurs rangs s’écartèrent. Une masse imposante avança vers lui. Elle était surmontée d’une paire de cornes effilées de plus d’un mètre d’envergure. Franklin n’en crut pas ses yeux, jusqu’à ce que le géant vienne coller son visage sur la membrane qui séparait les deux bulles. Gursk !pensa Franklin immédiatement. Ça ne peut être que lui… — Alea jacta est, petit homme, gronda Gursk en découvrant ses dents dans un sourire de prédateur. Il ne dit rien de plus. Il se contenta de jeter vers Malhorne un regard plein de mépris, puis la bulle qui les contenait, lui et ses troupes, se déforma légèrement avant de disparaître dans l’Aratta. Franklin découvrit alors ce qui restait de la grotte. Le plafond entier s’était effondré, obstruant l’accès par des rochers de plusieurs dizaines de tonnes chacun. Une substance brûlait encore, dégageant une fumée épaisse qui peu à peu noircissait toute la scène. — Tara ! hurla-t-il en essayant de sortir malgré l’impossibilité physique. Tara ! Me fais pas ça, mon amour ! Me fais pas ça !… Il tomba à genoux. Ses mains martelaient la roche à travers la membrane d’eau. Il avait été si près du but. 76 Les mains de Tara retombèrent lentement. Une fine poussière de craie vaporisée blanchissait ses traits, affadissait son expression de douleur, de renoncement. Une larme quitta le coin de son œil et se fraya un chemin à travers la poussière, traçant un sillon plus net jusqu’au bas de sa mâchoire. La goutte d’eau salie de particules resta un instant en l’air, suspendue à la peau, puis elle tomba sur le sol. Une larme. Une seule. Les trois Staulms avaient survécu à l’explosion, mais les deux derniers fidèles de Nemo placés en défense gisaient dans des positions invraisemblables. Tara se releva. Elle épousseta ses vêtements et se tourna vers la foule qui commençait à se masser devant les décombres. En quelques instants, tous ceux qui participaient à la construction du nouveau village avaient pris la fuite vers la forêt, puis, avec la fin des tirs, les plus courageux avaient osé revenir. — Nous devons partir, dit-elle haut et fort. Nous devons mettre le plus de distance possible entre nous et l’Aratta. Arthur Darblay s’approcha d’elle et la prit par l’épaule. — Vous devriez vous reposer un peu, tenta-t-il maladroitement. Vous êtes en état de choc. Tara retira sa main d’un geste ferme. — Écoutez ce que je vous dis. Je connais le responsable de cette explosion. — Mais, hésita Darblay. Plus personne ne peut venir par là… — C’est mal connaître Gursk. Il nous a coupé toute retraite possible vers votre Terre et nous a séparés de Malhorne et de Franklin. Mais il reviendra quand bon lui semblera. Vous m’entendez ? Il faut partir. — Et pour aller où ? dit la voix de Stuart sur sa gauche. Tu veux fuir combien de temps ? Tara se tourna vers le prêtre. Il revenait avec les enfants, escorté par deux grands Staulms. — Autant qu’il sera nécessaire, rétorqua Tara. Gursk est une monstruosité. Il cherchera à se débarrasser des enfants d’Ilis. Au cas où. Et quoi qu’il puisse advenir de Malhorne dans l’Aratta où ailleurs, il viendra tôt ou tard s’occuper de notre sort. Ce n’est pas un homme à laisser des témoins derrière lui. — Tu le connais mieux que moi… — C’est le moins qu’on puisse dire, conclut Tara. Alors, on enterre les corps et on part rejoindre Milos. — Mais on ne sait pas exactement où il est parti, Tara, opposa Stuart, qui continuait de penser que rien ne se résoudrait dans la fuite. — Nous, peut-être pas. Mais eux nous guideront vers leurs frères, dit-elle en désignant les Staulms. Et crois-moi, Stuart, quand Gursk décidera de revenir nous prendre, nous épuiserons nos munitions sur ses troupes d’assaut. Et quand nous n’aurons plus de quoi nous défendre, il sera trop tard pour fuir ! Stuart garda le silence. Tara avait sans doute raison, même s’il avait du mal à accepter cette idée. Deux heures plus tard, la troupe s’ébranlait en direction de l’océan. Tara fut la dernière à quitter ce qui restait du campement. S’arracher à ce lieu de souvenirs, où elle avait passé tant de moments privilégiés avec Franklin, lui coûtait infiniment. Elle ne conserva que son carnet de notes. Puis elle mit le feu à la case où ils avaient si souvent fait l’amour. Rien ne devait subsister. Rien d’autre que leur solitude, à eux qui ne vivaient plus désormais dans la même dimension. Acil et Kinuyo rejoignirent le groupe alors que le dernier des Staulms pénétrait dans la forêt. Acil portait un cervidé qu’ils venaient de tuer. Le bruit de l’explosion avait écourté leur chasse. Mis au courant des récents événements par Stuart, ils attendirent Tara et la soutinrent dans son épreuve. — Si Gursk peut revenir ici, alors Malhorne sans doute aussi, objecta Kinuyo. Lui et Franklin peuvent aller chercher des renforts chez nous. — J’ai confiance et en même temps je suis désespérée, lâcha Tara. — Il y a toujours une solution, intervint Acil. Le mieux que l’on puisse faire… — Je craquerai ce soir, le coupa Tara. Quand je serai assez fatiguée. Maintenant, j’ai besoin d’être seule. Pardonnez-moi, mais vous n’y pouvez rien. Acil et Kinuyo comprirent le besoin de leur amie. Ils la laissèrent fermer la marche, une vingtaine de mètres derrière eux. Tout au long de la journée, la troupe suivit la piste des Staulms menés par Milos. Elle cheminait le long d’une rivière qui partait vers la mer. Le soir venu, ils établirent un bivouac dans une ambiance morne. Personne n’avait le goût à rire. Même Stuart, qui trouvait des ressources positives jusque dans les pires conditions, dut bien s’avouer qu’il atteignait là les limites de sa jovialité. Leur situation était critique. Isolés des autres mondes, et surtout du leur, à la merci probable d’un tueur de la pire espèce, ils n’avaient que peu de marge de manœuvre. Lorsqu’ils auraient rejoint le groupe de Milos, il leur faudrait reprendre la route, trouver un lieu sûr, y installer des défenses efficaces et se préparer à la guerre. Ce n’est pas ce que Stuart rêvait de vivre sur cette Terre d’adoption. Et finalement, ses amis et lui n’avaient su y apporter que le pire de l’humanité. Alors que tous fantasmaient sur une ère nouvelle pour les hommes de bonne volonté. Stuart tenta de se remonter le moral en passant de groupe en groupe. Il savait, pour l’avoir vécu à plusieurs reprises, que dans l’adversité, seuls les rapports humains peuvent amoindrir la peine. Il conversa un moment avec Arthur Darblay, qui se révéla être un hôte de qualité, puis passa du temps avec les autres némonautes. Ce n’est qu’en élargissant son tour qu’il découvrit des scènes qui lui mirent du baume au cœur. L’intimité créée par la nuit aidant, des couples s’étaient déjà formés parmi les fidèles de Nemo. Et d’après ce que lui racontaient ses oreilles, l’un d’entre eux était en train de faire l’amour. Le vivant reprenait le dessus. Peu à peu, le sentiment d’échec et de deuil allait s’émousser. Stuart se prit à sourire et partit se lover près du feu, l’esprit plus serein. Il trouva Tara endormie. Sur son visage passait un sourire presque enfantin. Stuart se réveilla en sursaut au milieu de la nuit. Quelque chose était venu perturber son sommeil. Il gardait en mémoire la sensation d’un rêve, ou d’un cauchemar, il n’aurait su trancher. Il se tourna sur la couverture de fortune et s’aperçut alors que Tara ne dormait pas elle non plus. — Tu l’as senti, toi aussi, n’est-ce pas ? lança-t-elle à voix basse pour ne pas réveiller les autres. Stuart resta dubitatif. Il ne comprenait pas réellement de quoi Tara voulait parler. — Cette présence ! Ne me dis pas que tu n’as rien senti ! — J’ai été réveillé par un mauvais rêve, Tara. C’est tout. — Quel genre ? — Je ne sais plus bien au juste, je ne me souviens jamais de mes rêves… — Fais un effort, Stuart. C’est important. Stuart se redressa sur ses coudes. À présent, il se sentait tout à fait réveillé. — Eh bien…, j’étais englouti par quelque chose d’énorme. C’est très confus, mais désagréable, ça, c’est certain. — Désagréable, ou incroyablement supérieur à toi, le reprit Tara. — Peut-être bien les deux, tu as raison. Tara paraissait très excitée. — J’ai fait le même rêve, Stuart. C’est extraordinaire ! — Bah, la belle affaire ! Ce n’est qu’une pure coïncidence… — Tu te trompes, mon vieux. Nous ne pouvons pas avoir le même songe sans que cela ait un sens. Nous ne sommes pas seuls, ici. — Allons bon ! Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi. Une seule Irina suffit par planète. — C’est toi qu’il faut persuader de la réalité des signes immatériels ? se vexa Tara en se levant. Reste à tes croyances stupides, moi, je vais me promener. Elle s’éloigna dans la nuit, où elle disparut presque aussitôt. Stuart ne se rendormit pas, mais ne revit pas Tara avant le lever du jour. En début d’après-midi le lendemain, ils arrivèrent en vue d’un campement déjà bien avancé. Il était bâti sur de grandes dunes, à quelques centaines de mètres du rivage. Prévenu par les Staulms, Milos vint à leur rencontre. Il portait pour tout vêtement un pantalon transformé en short. Son séjour au soleil l’avait doré de la tête aux pieds et il affichait un air réjoui. — Qu’est-ce que vous trafiquez dans les parages ? lança-t-il en guise d’accueil. Vous restez pour dîner ou quoi ? Puis il détailla les nouveaux arrivants. — Et les zigotos, là, vous les avez dénichés où ? Ce fut Stuart qui lui répondit. — Nous avons été attaqués il y a deux jours. La grotte s’est effondrée et… — Ben, comme ça, on est peinards maintenant ! acheva Milos. — Si tout était aussi simple, mon petit. Malhorne et Franklin ne nous avaient pas encore rejoints. Ils sont coupés de nous à présent et je ne vois pas comment nous les reverrons. Le visage de Milos s’assombrit. Il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. — Merde, Nemo ! se plaignit-il alors. C’est moche ! — On ne sait jamais, l’encouragea Stuart. Malhorne trouvera peut-être un moyen. Avec l’Aratta, c’est peut-être encore possible. — Mouais, ben, nous, on n’a pas chômé, ici. Milos désigna les fortifications derrière lui. — On n’a pas encore terminé, mais ça avance bien. Comme dit ma mère, Rome ne s’est pas faite en un jour. — C’est vrai, mais elle a brûlé en une seule journée. Et c’est ce qui va se passer ici aussi. Milos lança vers Stuart un regard plein d’incompréhension. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Nous ne pourrons pas rester ici. Lorsque Gursk et ses troupes débarqueront sur cette Terre, il faudra que nous soyons loin, très loin d’ici. — Merde, ça, c’est la tuile ! Milos garda pour lui le reste de ses commentaires. Tous les Staulms qui participaient à la construction de leur village fortifié s’étaient arrêtés et descendaient la dune. Stuart reconnut la démarche lente de Gail et, juste à ses côtés, il y avait Mélite et Yurgan qui se tenaient par la taille. — Vous avez vu Irina ? lui demanda Stuart. Ça fait longtemps qu’elle n’est pas retournée au campement. Nous espérions qu’elle était passée par ici. — Non, répondit Milos, l’esprit visiblement ailleurs. Pas vue. Une jeune Staulme courait dans sa direction. Elle s’arrêta à quelques mètres, et hésita. Milos tendit la main vers la jeune femme, qui avança jusqu’à lui et s’en empara. — Qui est cette jeune personne ? s’intéressa Stuart. — Lilaé, répondit Milos, dont les joues s’empourpraient. Enfin, c’est comme ça que je peux le prononcer. — Vous vous comprenez bien ? — Ça dépend de quoi tu veux parler exactement, rétorqua Milos sur un ton ambigu. — Bien sûr, bien sûr, hésita Stuart, incertain du sens de cette dernière phrase. C’est votre affaire, mais c’est formidable. — N’en fais pas trop. J’aime bien Lilaé. C’est une fille simple et plutôt débrouillarde. Et, en plus, elle est assez jolie pour une Staulme. Mais je suis pas encore prêt pour le mariage. Donc, pas de fausse joie. — Aucune festivité n’est de toute façon prévue, le tempéra Stuart. — Ouais, j’ai compris qu’on a construit tout ça pour rien. Mais il y a un truc que je pige pas. Pourquoi on s’y met pas tous ici ? Tara arriva au même instant. Elle venait de remonter les rangs des némonautes pour se porter au niveau des deux hommes. — Parce qu’on aura Gursk sur le dos et qu’il ne débarquera pas seul, dit-elle avec fermeté. Tu les as vus à l’œuvre. Tu sais de quoi ils sont capables. Et encore, le pire est à venir. Tu n’en as même pas idée. — Donc on fuit, comme des gonzesses ! Tara réussit à sourire. — Je m’étonne que tu en sois encore à ce type de cliché. Tu sembles avoir élargi ta conception du monde ces temps derniers. Comment s’appelle ta petite amie ? — Lilaé. Tara effleura la joue de la Staulme de sa main. — Enchantée, Lilaé. Puis elle se retourna vers Milos. — Oui, on part. Demain, je ne vois pas pourquoi on attendrait plus longtemps. — Mais tu veux aller où ? gronda Milos. Si Gursk veut nous trouver, il nous trouvera. Ce n’est pas une question d’endroit. — Si, Milos, justement. Et plus on partira loin, plus on aura le temps de se préparer. Lilaé s’empara de la main de Tara. Elle la serra, puis ferma les yeux. Milos et Tara sentirent en même temps leur colère s’apaiser, comme si elle refluait, quittait leur corps, s’évanouissait. Quand Lilaé rouvrit ses paupières, les deux antagonistes ne ressentaient plus aucun besoin de dominer l’autre, de lui imposer sa volonté. — Nous avons beaucoup à apprendre de vous, dit Tara en regardant la jeune femme. Oui, beaucoup… — Bah, on fera ça en chemin, termina Milos. Disons, à partir de demain. 77 En ouvrant les yeux, Malhorne vit Franklin. Ses pensées l’assaillirent aussitôt et il sut ce qui venait de se passer, alors qu’il errait dans les limbes de l’Aratta. Son ami s’était recroquevillé au pied du sas. Il sanglotait doucement, l’esprit accaparé par l’impossible tour que venait de lui jouer le destin. Malhorne s’approcha de lui et le prit dans ses bras. — Il y a toujours une solution, murmura-t-il dans le creux de son oreille. Je ne sais pas encore comment, mais nous allons trouver. — Tara ! se lamenta Franklin. Je l’ai perdue… Malhorne força son compagnon à le regarder. — Moi aussi, j’ai une dette, commença-t-il. Nous plaindre ne rouvrira pas l’accès. Alors, relève-toi et viens. Ensemble, nous allons y arriver ! Franklin calma les soubresauts de son diaphragme. Le ton de Malhorne l’apaisait. — Il n’y avait qu’un accès utilisable vers cette Terre, opposa-t-il au bout d’un moment. On n’est pas équipés pour déblayer… — Non, ce n’est pas ça, le coupa Malhorne. J’ai une idée qui va te sembler folle, mais ce sont les idées des fous qui ont toujours fait avancer le monde, non ? — … Quoi ? hésita à demander Franklin. — Revenir en arrière, tout simplement. Franklin l’observa quelques secondes. Son incrédulité grandissait à vue d’œil. — Souviens-toi de ce que me disait Pablo Cabral. Il suffit de croire qu’il y a une terre au bout de notre navire pour qu’elle finisse par apparaître ! — Je ne sais plus quoi croire. — Alors peut-être vas-tu voir et espérer ! Malhorne récupéra le cristal et fit une demande muette à l’Aratta. La bulle quitta le spectacle désastreux de la grotte et migra à travers la matière des mondes. Son voyage fut plus long que d’ordinaire. Et son arrivée tout aussi inhabituelle. Franklin vit la bulle se fondre dans les parois d’un lieu hors de toute proportion. Ils arrivaient au cœur des Univers. Malhorne ne lui laissa pas le temps de souffler, ni de se familiariser avec cet endroit. Il l’entraîna au centre du dôme vertigineux où brillaient des myriades d’étoiles enroulées en spirales. Là, le sol s’élevait légèrement. Ils s’y dirigèrent, comme l’avaient fait Ilis et Milos des semaines plus tôt. L’Aratta s’amalgama juste derrière eux. — Assieds-toi, ordonna Malhorne sans plus de précisions. Franklin jeta un regard vers la masse bleutée. Finalement, il n’avait pas très envie de s’y installer. La forme grouillait d’une vie propre qui ne lui disait rien qui vaille. C’était la première fois qu’il voyait l’Aratta faire autre chose que s’ouvrir ou se refermer. — Retrouver Tara est à ce prix, l’encouragea Malhorne. Tu dois faire un don à l’Aratta, si tu veux qu’elle te serve. Franklin se força. Il prit place sur la protubérance, qui épousa aussitôt la forme de son corps. Surpris par la réaction de l’Aratta, il voulut se relever immédiatement, mais il était trop tard. Une gangue de matière visqueuse le retenait. — Et, c’est normal, ça ? apostropha-t-il Malhorne. — Laisse-toi faire. S’il y a bien un endroit où il ne peut rien t’arriver, c’est ici. Franklin en convint et réussit à dépasser l’appréhension que lui inspirait cette matière au comportement envahissant. Il se laissa doucement englober, pensant un peu tard que l’Aratta était curieusement tiède pour de l’eau en état de surfusion supposée. Les scientifiques de la Fondation Prométhée s’étaient trompés, une fois de plus. Puis il oublia ses réticences. L’état dans lequel il se trouvait glissait vers un sentiment de retour au stade fœtal. Il s’y abandonna, lui qui avait toujours aimé le silence, la solitude et la quiétude, il trouvait là exactement ce dont il avait besoin. L’angoisse de la séparation qui étreignait encore sa poitrine disparut peu à peu. Il pensa à Tara, de plus en plus persuadé qu’il allait sous peu la revoir. La matière gélatineuse atteignit son menton, puis happa d’un coup sa tête. Franklin eut juste le temps de remplir ses poumons et de fermer la bouche, qu’il maintint close aussi longtemps qu’il le put. Un dernier moment de panique le gagna. Depuis sa naissance, il s’était habitué à respirer. Renoncer à ce plaisir vital ne pouvait pas se faire sans une dernière angoisse. Sa main chercha à atteindre celle de Malhorne. L’Aratta lui laissa bouger le bras. Leurs doigts se rencontrèrent et s’étreignirent. La matière des mondes pénétra ses poumons. Franklin ne lutta plus. Tout son esprit était à présent tourné vers ce qui allait se passer. Le passé, émit Malhorne . Aide-nous. Ramène-nous dans le passé… Franklin accusa réception de la commande et attendit, une excitation grandissante au fond du ventre. La protubérance qui les englobait bougea lentement, puis se dressa d’un coup. Une colonne naissait sous eux, engendrée par la salle elle-même. La voûte se rapprocha, puis elle s’amalgama à leur gangue protectrice. Ils eurent alors le sentiment d’être expédiés vers les étoiles. Non, ça n’est pas ça !émit Malhorne vers l’esprit de Franklin. Je me suis trompé. L’Aratta se compacte ! Franklin commençait à paniquer. Que Malhorne puisse se tromper n’avait pas jusqu’alors fait partie de ses hypothèses. Quoi ?songea-t-il. Qu’est-ce qui n’est pas quoi ? Il n’y a pas de retour en arrière, nous allons… Franklin ne saisit pas la fin de la phrase. Une formidable explosion éclata dans son crâne, un rugissement comme il n’en avait jamais entendu, qui lui fit aussitôt songer au souffle d’une bombe atomique. Il voulut protéger ses oreilles, mais la matière visqueuse dans laquelle il baignait l’en empêcha. Il eut une dernière pensée, qui frôla l’idée de Dieu avant de disparaître dans un tourbillon où il fut lui-même emporté. Il eut le sentiment écrasant d’être projeté vers les galaxies, de les pénétrer, de passer au travers d’une et d’en ressortir pour traverser la suivante. Cent mille fois, il crut brûler, happé par la matière en fusion qui s’effondrait sur elle-même sous la pression inimaginable de sa propre masse. Il traversa des espaces d’une noirceur sans pareille, éprouva le froid absolu qui hantait ces contrées inutiles, avant de se jeter vers de nouveaux mondes. La conscience de Franklin vacilla. Il crut se perdre, il pensa mourir et puis, sans doute guidée par l’Aratta, la compréhension du phénomène s’imposa dans son esprit. Il ne se déplaçait pas. Bien au contraire. Lui et Malhorne se tenaient au centre de sept Univers qui se ratatinaient les uns sur les autres, sept Univers qui repartaient vers leur point d’origine, vers eux. Le son qu’il avait tout d’abord pensé infini continua d’augmenter. La vitesse de déplacement des objets stellaires s’accrut d’autant. Et plus ils accéléraient, plus ils rapetissaient. Franklin se sentit traversé par d’innombrables impacts. Sa peau était piquée sur toutes les parties de son corps, comme balayée par un vent de sable. Puis il ne sentit plus rien. La matière avait disparu, ne laissant pour preuve de son existence qu’un halo de lumière disparate qui, elle aussi, alla en s’intensifiant. Cette lumière gagna bientôt tout l’espace. L’esprit de Franklin et celui de Malhorne furent eux aussi aveuglés, irradiés, éblouis. Leurs yeux ne leur servaient plus à rien. Ils ressentaient à présent directement avec les molécules de leurs corps. Ils étaient en train de devenir l’Univers, les Univers. Le centre. Voilà ce que les humains avaient tous pensé être. Le centre de tout, le centre de ce qui se voit, de ce qui compte. Pour la première fois, deux êtres conscients éprouvaient le rêve de tous les autres. Mais ils ne le vécurent pas ainsi. L’humilité guidait leur apprentissage. La lumière devint feu, mais un feu qui ne dévore pas. Un feu qui enseigne. Une lumière enflammée de savoir pur. Qui disparut à son tour. Malhorne et Franklin se retrouvèrent tout à coup libres de leurs mouvements. L’Aratta s’était évanoui. Ils flottaient à présent au centre d’une sphère gigantesque faite dans un métal aux reflets argentés. Malhorne sut aussitôt où ils étaient arrivés. Ce qu’il avait appelé de ses vœux se trouvait devant lui. Il venait d’établir le pont entre Zagul et lui-même. À ses côtés, Franklin flottait dans l’air. Il observait son nouvel univers avec les yeux émerveillés d’un enfant. — As-tu compris ?lui adressa Malhorne. — Nous sommes à l’intérieur, je crois. La sphère est l’Aratta… — Nous ne l’avons jamais quittée. J’ai passé quarante mille ans à chercher ce que j’ignorais… — … alors que tu as toujours été dedans ! Une Terre parmi d’autres VII État de l’écosystème global : pur. Compte de la population sapiens : 0. Compte de la population néandertalienne : environ 3 millions. Éternel : Zagul. Unité de temps : 1,75 de la Terre de référence. Organisation sociale : harmonieuse. Q uel jeu ? Et quelle étrange solution le vivant a-t-il trouvée pour se passer des hommes ? Que dire de cette Terre qui se prive d’un regard conscient pour la contempler ? À quoi bon tout ça ? À quoi cela rime-t-il de tourner ainsi dans l’espace infini, sans même un humain pour en observer les effets ? Curieuses questions égocentrées… Pourtant, Zagul était bien sorti de l’eau. Celui-là même qui s’était fait mordre par son jumeau. Il garda de cette expérience traumatisante un souvenir apeuré. Comme les autres, il regagna son clan. Comme les autres, ce soir-là, il eut une nuit agitée. Comme les autres, quelque temps après avoir rencontré Yum, il rêva d’un heptagone flamboyant dans un ciel enténébré. Zagul était meurtri. Les canines de son autre moi s’étaient enfoncées profondément dans son avant-bras. La sphère, qu’il tenait dans ses mains, et dont il ne soupçonnait pas l’importance, était tombée sur le sable mouillé. Zagul avait juste voulu se protéger. Son bras était plus important qu’une boule dont il ignorait tout. Et puis, Zagul ne se sentait pas l’âme d’un chef. Ni de son clan, ni de l’humanité à laquelle il appartenait et dont il ne connaissait même pas l’existence. Zagul rentra donc auprès des siens sans le précieux artefact. Et son humanité dut se développer sans le concours des autres. Sans la sphère, l’Aratta, la conscience des autres et la possibilité de commettre des erreurs, ces hommes avaient moins de chances de s’épanouir. Et c’est précisément ce qui arriva. Zagul se réincarna, aussi longtemps que son humanité parvint à se reproduire. Mais elle déclina rapidement. Et, quelques millénaires seulement après sa rencontre avec Yum, une terrible pandémie virale mit à mal son espèce. Cette maladie, probablement véhiculée par des oiseaux migrateurs, fit le tour de la planète en moins de deux ans. Huit homo sapiens sur dix moururent au cours de cette période. La proportion de femmes atteintes, trois fois supérieure à celle des hommes, priva les sapiens des génitrices nécessaires pour porter le devenir de la race. Neandertal eut sur cette Terre plus de chance qu’ailleurs. Le hasard de la génétique l’avait pourvu d’un système immunitaire capable de se défendre contre ce virus. Zagul fut le dernier des sapiens . Il mourut seul, entouré des restes desséchés de ceux de ses clans, au cours du vingt-quatrième millénaire avant notre ère. Il mourut dans une solitude absolue, sans connaître la première réunion des Réincarnés, ni la décision des autres Éternels d’éradiquer la race des néandertaliens. Au cours de sa dernière vie, il vit partir des milliers de femmes et d’hommes, d’enfants et de vieillards. Sa mémoire demeure à jamais dans les eaux de ce monde, témoin muet de l’erreur qui fut initialement la sienne. À jamais. Neandertal se retrouva seul. Unique espèce dotée d’un état de conscience assez avancé pour partir coloniser la Terre. Mais il ne le fit pas. Car au cours de cette même période, d’autres sapiens étaient venus visiter leur planète. Les précurseurs de Malhorne, d’Enac’h et Chanée, de Gursk et d’Ilié avaient franchi l’Aratta pour éradiquer Neandertal sur les sept mondes. C’était leur décision, une décision collégiale, prise quelque six mille ans après la rencontre avec Yum. Aussi ces néandertaliens prirent-ils ensemble le parti de la fuite. Ils avaient déjà vu leurs frères sapiens à l’œuvre. Ils avaient compris que l’agressivité et la volonté de dominer gouvernaient majoritairement cette race. Ce fut une sage décision. D’un naturel docile, Neandertal s’était dès l’origine tourné vers la connaissance de son environnement, plutôt que vers la lutte acharnée pour la domination. Contre toute attente, même ces frères humains pouvaient s’intégrer harmonieusement dans leur écosystème, grâce à une prédation adaptée et régulée. Ils ne cherchèrent jamais à domestiquer l’Univers par tous les moyens. Mille ans avant la dernière mort de Zagul, les néandertaliens avaient commencé l’apprentissage de la navigation. D’abord sur les fleuves, les lacs, puis ils s’étaient hasardés sur les océans. Et grâce à ce talent, ils purent massivement échapper à la vindicte des sapiens . Des milliers d’embarcations sommaires prirent le chemin des flots, en direction de l’est. Parce que l’endroit où le Soleil se lève semblait porteur de l’espoir d’un lendemain. Beaucoup périrent au cours de ce voyage, mais plus de la moitié gagna une côte. Une côte où sapiens ne poserait jamais le pied. Leur mode de communication les aida grandement dans cette entreprise. Sur mer, les néandertaliens, hors de portée de voix, restèrent à portée d’esprit, par petits groupes de quelques dizaines d’embarcations. L’Histoire ignore combien partirent ainsi. Car tous ne s’embarquèrent pas. Ceux qui restèrent, refusant de croire qu’une espèce puisse vouloir en faire disparaître une autre, périrent. Ceux qui ne comprirent pas quel intérêt une race pouvait avoir à en éradiquer une autre périrent aussi. Ce fut le premier génocide orchestré par des sapiens . Et le plus ignoré de tous aussi. Les néandertaliens prirent pied sur l’équivalent de l’Indonésie, puis de l’Australie. Et pendant trente mille ans, ils restèrent seuls représentants de l’espèce humaine. Jusqu’à ce que les envoyés de Chanée et Enac’h les retrouvent. Ceux-ci avaient changé. Cette humanité s’était tournée vers un développement spirituel et une recherche d’harmonie. Leurs premiers ambassadeurs furent purement et simplement assassinés par les néandertaliens. Malgré tout, la tentative de ces derniers de ne pas être découverts par les sapiens fut justement ce qui les révéla. Le contact entre les deux races fut rétabli. Les jumeaux sapiens surent faire amende honorable et gagner la confiance de leurs proches cousins humains. Le développement des facultés mentales chez les hommes de cette Terre fut sans doute d’une grande aide. Leur ambassade recelait un intérêt. La sphère. La première sphère de pouvoir, qui n’était autre que le vaisseau de Yum. Enac’h et Chanée en confièrent la garde aux néandertaliens et leur promirent en échange de porter une extrême vigilance sur les agissements des sapiens des autres Terres. La sphère de Yum fut cachée et le lieu tenu secret. Seuls quelques néandertaliens en connurent l’emplacement précis. Il arriva au cours des millénaires que la sphère contenant tous les secrets du monde retourne dans le monde d’Enac’h et Chanée. Cela arriva trente mille ans après la chute de Yum. Cela arriva aussi au cours de la mille quatre cent quatre-vingt-onzième année après la crucifixion de Sil sur la Terre de Malhorne. Cela se produisit une troisième fois, quelque temps avant la naissance d’Ilis. 78 Les deux hommes flottaient dans le vide, suspendus au centre d’une sphère gigantesque faite dans une matière argentée. Franklin paraissait aux anges. Ses yeux balayaient la paroi lointaine, cherchant un point d’accroche sans parvenir à en trouver un. Tout était mouvant, liquide, éloigné et proche en même temps. Malhorne, lui, prenait possession d’un souvenir ténu vieux de près de quarante mille ans. L’aventure de Zagul prenait corps. Tout rentrait dans l’ordre. La continuité s’établissait enfin. — C’est ici que tout commence, Franklin. — Ou c’est ici que tout finit. — Je n’ai été que le témoin. Je me rends compte à présent de la vanité de mes prédécesseurs… et de la mienne. — Que veux-tu dire ? — Tout n’est qu’illusion, sauf peut-être le premier monde, mais il est mort. Nous aurions pu nous élever si haut… si seulement nous avions réussi à nous entendre ! — Alors, si nous sommes au cœur de l’illusion, déclara Franklin. Il nous suffit de décider… Franklin ferma les yeux. — Je t’accompagne, Franklin. Tu dois avoir raison… Malhorne attrapa les mains de son compagnon. Ensemble, ils projetèrent une autre sphère, beaucoup plus petite celle-là. Leurs pieds rencontrèrent bientôt une matière plane, lisse, assez dure pour qu’ils s’y tiennent debout. — Nous y sommes. Franklin rouvrit les yeux. Ses perceptions physiques n’avaient pas changé. Il se trouvait toujours au centre de la sphère, mais celle-ci s’était considérablement réduite. Et s’il tenait debout sur quelque chose, il n’en comprenait pas la nature. Ses pieds flottaient dans le vide, comme avant, alors qu’il sentait autre chose, un matériau dur, résistant, et pourtant invisible. — L’illusion, répéta Franklin en souriant. Ce que je ne vois pas n’existe pas, n’est ce pas ? — Et pourtant, elle tourne ! Les deux hommes échangèrent un sourire. Si la situation revêtait un caractère exceptionnel, ils n’en ressentaient aucune peur pour autant. Ils se lâchèrent la main et s’éloignèrent l’un de l’autre. L’air se mit à vibrer. Dans ce lieu en dehors de toute dimension connue, quelque chose allait arriver. Les deux hommes éprouvaient un sentiment d’attente sourde, comme celui précédant une naissance. Leurs dos frôlèrent la paroi métallisée de la sphère à géométrie variable, mais ils ne purent la toucher. Une forme d’énergie émanait de la matière, qui les repoussait doucement. Apparut alors un scintillement. Il se matérialisa entre les deux hommes, un mètre au-dessus du sol transparent. D’abord composé de minuscules reflets en mouvement, le phénomène augmenta de volume et d’intensité. La lumière pure commença alors à s’opacifier, engendrant elle-même sa propre substance. Franklin longea la paroi de la sphère pour se rapprocher de Malhorne. Cette apparition était très belle, mais elle ne lui disait rien qui vaille. Le nuage en suspension se densifia et ne bougea plus, apparemment. Malhorne et Franklin avancèrent jusqu’à le toucher, puis hésitèrent. La matière vaporeuse brillait de l’intérieur d’une multitude de minuscules lumières colorées. Il y en avait de toutes les teintes, bleues, blanches, rouges, orange et d’autres auxquelles Franklin ne parvenait pas à donner un nom. — C’est magnifique, apprécia-t-il, l’œil à quelques centimètres seulement du phénomène. — Je crois savoir de quoi il s’agit, le prévint Malhorne. Puisque nous sommes au centre… Il n’eut pas le temps de préciser sa pensée. Le nuage sembla exploser. Il se dilata avec une rapidité incroyable, si bien que les deux hommes se trouvèrent très vite au beau milieu d’un brouillard lumineux dont les particules grossissaient à vue d’œil. Ils virent d’abord un chaos indescriptible d’objets en mouvement, de la taille d’un grain de sable. Puis, un semblant d’ordonnancement commença à se faire. Les grains continuaient de grossir, tout en s’enroulant autour d’axes multiples. Malhorne et Franklin assistèrent ainsi à la mise en volume de galaxies en spirales, d’objets célestes en forme de disques, de poches de gaz. Tout l’Univers était en train de se matérialiser devant eux. — Je sais…, dit Malhorne. Je veux, maintenant ! Le sens de rotation s’inversa. Les galaxies défilèrent à toute vitesse. Puis le mouvement ralentit et finit par s’arrêter. — C’est quoi ? demanda Franklin. Il ne restait plus devant eux qu’une longue galaxie plate et très allongée, frangée de courtes excroissances filiformes plus ternes que le corps principal. — La voie lactée, finit par répondre Malhorne. L’hôte de notre Terre. Et nous sommes quelque part par là. Il pointa du doigt une portion située en périphérie. — Notre Terre ! Dans ces parages. La Voie lactée se dilata, chassant tout le reste. Puis elle-même disparut. Il ne resta plus qu’une frange de la galaxie où de minuscules Soleils brillaient. — La Terre, répéta Malhorne. Les Soleils s’éclipsèrent à leur tour. Il n’y avait plus rien. En apparence. Mais quelques secondes plus tard, une dernière étoile se matérialisa. Elle enfla jusqu’à atteindre la taille d’un gros ballon orange, qui brûlait de l’intérieur. Alors apparurent neuf planètes, qui se déplaçaient autour du Soleil dans un mouvement très lent. Malhorne effleura une petite bille bleutée du doigt. — La voilà, apprécia-t-il. La Terre grossit et chassa le système auquel elle appartenait. Elle atteignait à présent la taille d’une balle de tennis mais, par un effet que Franklin ne comprit tout d’abord pas, ses contours restèrent flous. — L’Aratta est le lien des mondes, proposa Malhorne. C’est donc normal que nous les voyions tous en même temps ici. Les sept Terres sont superposées. — C’est prodigieux ! réussit à dire Franklin. — Mieux que ça, mon ami. Bien mieux que ça. Nous sommes au centre de tout ce qui existe, ou semble exister. — Est-ce que c’est la véritable Terre ? demanda Franklin. Je veux dire, les hommes sont dessus ? Ou ce n’est qu’une représentation ? — À ton avis ? Illusion ou représentation de l’illusion ? Pour ce que ça change. Malhorne tendit ses mains et les plaça de part et d’autre de la petite planète. Puis il les rapprocha, formant ainsi un écrin autour de la boule bleutée. — Tu as parlé d’une dette, tout à l’heure, l’arrêta Franklin. — Ça semble bien dérisoire ici, répondit Malhorne. Que vaut une vie d’homme ? Quel est le prix de cent mille vies ? — Une dette vis-à-vis de qui ? répéta Franklin. Malhorne releva la tête. Jamais Franklin ne l’avait vu ainsi. L’Éternel était blanc et ses yeux étaient particulièrement cernés. — Tu as déjà pris une décision dont tu ne veux pas me parler, c’est ça ? Malhorne éluda d’un geste de la main. — J’ai une dette vis-à-vis des Staulms, lâcha-t-il. Je les ai abandonnés il y a des milliers d’années. Nous les avons tous abandonnés. Et si je ne m’étais contenté que de ça ! Je les ai chassés, massacrés par milliers, par millions, simplement parce qu’ils nous faisaient peur. C’est l’unique fois où les hommes ont su faire alliance ; nous, les Éternels, avons réussi à nous entendre sur leur disparition. — Pourquoi ? — Ils étaient différents. Ils sont différents. Plus fins que nous, plus doués, plus capables. Nous les avons assassinés ou asservis. Ils étaient trop dangereux pour l’épanouissement de notre race. À présent, j’ai la possibilité de m’amender et de leur offrir une Terre d’accueil. J’ai le pouvoir de les protéger, pour toujours. — Comment Malhorne ? Comment comptes-tu faire ? Nous sommes prisonniers de l’Aratta ! Souviens-toi, bordel ! Malhorne sourit tristement. — Tu n’as pas encore compris… — Quoi ? Mais parle, dis-moi. — Les hommes ont eu leur chance. Ils l’ont laissée passer. — Et après ? Tu n’es pas Dieu… — Sans doute que non, mais j’ai la possibilité aujourd’hui de prendre sa place ! — Est-ce que si tu touches à ces Terres, tu… Franklin n’acheva pas sa phrase. Ce qu’il entrevoyait était aussi monstrueux que séduisant. — Je ne te l’ai pas dit, Franklin, mais j’ai eu accès aux hommes, à tous les hommes, les vivants et les morts. — Quand ? — Je suis mort pour entreprendre ce voyage. Stuart m’a aidé à le faire. Et j’ai vu qu’il existe une multitude de plans de réalité. Exactement ce que décrivent les bouddhistes. Alors, en faire disparaître un ne sera pas un bien grand crime. — Tu veux éliminer Gursk, c’est ça ? — Quelle autre possibilité avons-nous ? Il s’acharnera à nous poursuivre jusqu’à ce qu’il atteigne son objectif. Gursk est un malade, bien plus atteint que moi. Il n’arrêtera pas. Condamner l’accès au nouveau monde n’est pour lui qu’une étape. Crois-moi, Franklin. Il reviendra, outillé, et il libérera sur cette Terre les Cohortes citées dans l’apocalypse. L’immensité du pouvoir devant lequel Franklin se tenait commençait à faire son chemin dans sa tête. Il hésita, pensa avoir tranché, puis fit machine arrière. — En avons-nous le droit ? — La question n’est pas là, Franklin. La question est : voulons nous le faire ? Franklin grimaça un rictus d’incertitude. Le doute l’habitait encore. — Tu veux retrouver Tara ! lui lança Malhorne, un ton plus haut. — Il n’y a que ça qui compte pour moi. — Alors, il faut le faire. Nous avons chacun un objectif. Le mien est juste plus radical que le tien, c’est tout. — Radical en quoi ? Malhorne ne répondit pas. Il se contenta d’effleurer la surface d’une des terres superposées. Il eut aussitôt une vision de l’endroit qu’il touchait. Il vit une longue construction en pierre qui serpentait dans un paysage de montagnes. — La Grande Muraille, je suppose qu’il n’y en a pas deux comme celle-là. Il avança son doigt d’un millimètre et entra en contact avec une deuxième Terre. Là, il vit une cité, aux toits de chaume et d’ardoise. Au centre des murs fortifiés, une grande foule était amassée dans une arène. Gursk se tenait sur une tribune, richement vêtu de tissus damassés. Il assistait à un combat à mort entre humains. Il y avait des femmes et des hommes, peints en rouge ou en vert, qui s’égorgeaient furieusement pour le bonheur de l’assistance. — Je te tiens, salopard ! murmura Malhorne. Le combat cessa en une fraction de seconde et tous – combattants, public et Gursk lui-même – levèrent les yeux vers le ciel. Le temps paraissait suspendu. Des bras se tendirent, des doigts pointèrent quelque chose qui terrorisait la multitude. Dans l’arène, un homme éclata de rire. Le point de vue de Malhorne s’en approcha. À tel point que le visage de l’homme se trouva à quelques centimètres du sien. Par les souvenirs d’Ilis, Malhorne sut qui il était. Ce malheureux avait quitté Londres pour travailler avec la Fondation Prométhée. Puis il était parti dans l’Aratta pour venger un ami. Il s’appelait Harold Finlay. Sur ses lèvres, Malhorne lut des mots, que Finlay répétait comme une litanie. — Vas-y, disait-il. Fais-le ! Libère-moi ! Malhorne hocha la tête plusieurs fois. Puis il poussa la Terre de Gursk en dehors du système créé par la superposition des autres. Il ne quitta pas la vision qu’il avait de Finlay. Ce qui lui permit d’assister à sa désagrégation. Les atomes qui constituaient son corps s’éparpillèrent dans toutes les directions. Le même phénomène se passait pour tout ce qui l’entourait. Il semblait que les forces subatomiques qui liaient la matière venaient de disparaître. Au bout du doigt de Malhorne, la petite Terre devint translucide, puis s’évanouit totalement. — Est-ce que c’est fait ? demanda Franklin. — Oui, la première étape est achevée. Maintenant, ne me dérange pas, je dois poursuivre. Malhorne retourna son attention sur les six planètes restantes. Il recommença la même opération et toucha la surface de la Terre morte. Celle-là ne sert plus à rien, pensa-t-il. Il l’expulsa comme la première. La boule, grise comme la Lune, s’évapora en un clin d’œil. Encore cinq… Sur la suivante, il eut la vision de gigantesques dômes abritant des colonies humaines. Mélite et Yurgan ne retourneront jamais chez eux. De toute façon, ils n’en ont plus le droit… Malhorne fit tourner la Terre sur elle-même. Il s’approcha d’un désert. Là vivaient les Staulms libres de ce monde. Mais il vit aussi une longue colonne de véhicules qui s’en approchait. Vous ne pourrez finir qu’en animaux de boucherie. Pardonnez-moi. Je ne fais qu’abréger vos souffrances. Il sortit la planète aux couleurs délavées par une désertification généralisée. Elle disparut comme les précédentes. Malhorne répéta la même opération sur la couche de Terre qui suivait. Sur celle-là, il n’y avait plus d’hommes. C’est là que son âme avait retrouvé un corps neuf. Ils viendront tôt ou tard. Et ce ne sera pas pour de bonnes choses, j’en suis certain. Son doigt hésita encore une seconde, puis il expulsa la Terre d’une chiquenaude. Il chercha les nourrissons sur la suivante. L’un était dans les bras de Tara, l’autre dans ceux de Stuart. Les Staulms et les sapiens se tenaient dans le fort inachevé commencé par Milos. Malhorne fit avancer le bout de son index un peu plus loin. Il entra en contact avec le monde d’Enac’h et Chanée. Il vit des cadavres éventrés par milliers et chercha les vivants. La sphère bleutée tourna plusieurs fois avant de lui proposer une vue convenable. Le long d’un littoral magnifiquement épargné des agissements humains, une cité était assiégée. Elle ne tiendrait plus longtemps face aux machines de guerre des armées de Gursk. Malhorne la prit entre deux doigts et la retira délicatement des deux dernières. Il y avait des femmes et des hommes d’une très grande valeur sur ce sol. Mais ils n’avaient aucune chance. Le pouvoir de l’esprit ne peut rien face à la barbarie. Il l’expulsa, amenant lui-même la planète miniature vers sa destruction finale. Il restait la sixième. Celle sur laquelle se trouvaient les jumeaux d’Ilis. Malhorne l’épargnerait. Il se saisit de sa Terre natale comme s’il se fut agi d’un trésor inestimable. Il fallait statuer sur son sort, tout de suite. Malhorne commençait à ressentir les effets de l’incroyable concentration requise par cet exercice. Il se força à tenir encore. La fin était toute proche. Il eut de nombreuses visions de sa Terre. Villes en flammes, populations jetées sur les routes, cela ressemblait à un état de guerre généralisée. Quelque part sur le sol africain, tout près d’un delta, il vit de nouvelles troupes de Gursk. Elles investissaient une région de brousse et pourfendaient tout individu rencontré. Malhorne focalisa son attention sur deux hommes. L’un était blanc et l’autre, indubitablement originaire des îles du Pacifique. Ils étaient entourés par une vingtaine de soldats et se battaient comme des diables. Mais là encore, les forces en opposition étaient déséquilibrées. Ces hommes valeureux n’avaient aucune chance. Il les quitta et chercha Virgile Macare. C’était son dernier proche encore en vie sur cette planète. Son dernier regret possible. L’Aratta fit tourner la boule. Malhorne découvrit une vue aérienne de New York. Puis il fondit sur un groupe d’immeubles, traversa plusieurs couches de béton et de fer et assista à la mise à mort de Virgile. Il se trouvait dans son bureau, un automatique à la main, et il tentait de faire feu sur un groupe de pilleurs. Mais son arme était vide. Le plus grand des agresseurs fondit sur lui et le terrassa d’un coup de barre à mine. Virgile s’écroula sur la moquette, le visage en sang. Malhorne n’hésita plus. Sa main se referma sur la Terre et la tira vers lui. Une voix se glissa alors dans son crâne. La fatigue devint lancinante, si bien qu’il ne reconnut pas tout de suite à qui ce timbre appartenait. — N’ouvre pas le septième sceau, disait le Père Zach. Mais Malhorne n’écouta pas la mise en garde de son vieux maître. Il expédia la Terre vers la paroi de la sphère, de toutes ses forces. Elle n’atteignit jamais son objectif et se désagrégea comme les autres. — C’est terminé, lâcha Malhorne en se laissant tomber à genoux. Plus personne ne viendra pervertir cette humanité. — Pourquoi les avoir toutes détruites ? demanda Franklin. Ce n’était pas nécessaire d’aller jusque-là ! Malhorne se tourna vers lui. Son visage était gris de fatigue. — Parce que, si je ne me trompe pas, s’il ne reste qu’une Terre, c’est là que nous nous trouverons. C’est là que sera posée cette sphère. Voilà pourquoi ! Et puis, je te l’ai dit. Les hommes ont failli. Je ne voulais pas en laisser. Mais pose-toi la question à toi-même. Tu m’as laissé faire, oui ou non ? Franklin accusa le coup. Il n’avait en effet rien tenté pour arrêter Malhorne dans son travail de destruction. — Pardonne-moi, demanda-t-il. Tu as raison, j’étais d’accord avec toi. Malhorne fit un geste las de la main. — Laisse tomber, tu veux. Ce qui est fait est fait. La dernière Terre qui flottait encore dans l’air de la sphère diminua d’un coup. Le Soleil et les planètes voisines retrouvèrent leur place, puis la Voie lactée, puis l’Univers entier, qui se volatilisa pour finir dans ce brouillard de particules qu’ils avaient découvert au début. Il ne resta plus aucune trace du fabuleux spectacle auquel ils venaient d’assister… et de participer activement. Malhorne découvrit alors une sphère de voyage à ses pieds. Elle s’était matérialisée là, pendant qu’il gardait les yeux en l’air, se rassasiant jusqu’à la lie de la disparition de l’Univers comprimé dans un aussi petit volume. C’est alors que les parois de leur environnement de métal commencèrent à perdre de leur opacité. Lorsqu’elles devinrent translucides, les deux hommes remarquèrent une forte lumière, de l’autre côté. Et dans cette lumière, qui dansait curieusement comme un feu de bois, des silhouettes humanoïdes les attendaient. 79 Malhorne dut accepter l’aide de Franklin pour se relever. Son corps neuf, ses vingt-cinq ans ne lui servaient à rien. Il venait de faire disparaître en quelques instants près de dix milliards de possibilités d’individus. Et là, alors qu’il s’apprêtait à quitter la sphère, l’effort requis par ses gestes exterminateurs s’abattait sur ses épaules. Il demeura immobile, le souffle court et les traits tirés. — À quoi va bien pouvoir nous servir cet engin, puisqu’il ne reste plus qu’une Terre ? se dit tout haut Franklin en regardant la sphère qui traînait sur le sol. — Laisse-la ici, parvint à prononcer Malhorne. On ne pourra plus revenir sans la clé. — Je ne sais pas trop, hésita Franklin. Admets que cet endroit offre bien des possibilités. Les générations futures pourraient nous reprocher de nous en être privés. — Fais ce que tu veux. Mon temps s’achèvera bientôt, je pense. Le reste appartient à tes fils. — Et les zigotos, là, tu as une idée ? — Aucune, et le mieux est d’aller les voir. — Là, c’est moi qui ai des doutes. Les parois de la sphère étaient devenues pratiquement transparentes, laissant clairement voir tout autour une vingtaine d’hommes de forte carrure. Ils se trouvaient sur une sorte de coursive taillée dans la roche, à leur hauteur. Tout le bas de la sphère reposait sur une surface minérale qui ressemblait à du granite. — Viens, Franklin. On peut rester éternellement ici. Tu es prêt à cette éventualité ? Franklin se racla la gorge. Il ramassa la sphère de voyage et fit un pas en avant. — Tu te sens d’attaque ? — Ça ira. — T’as raison, faudra bien. Les deux hommes marchèrent jusqu’au seuil de leur habitacle. Malhorne approcha une main de la paroi. À présent, la matière ne repoussait plus sa chair. Il la fit glisser dessus. Le contact était tiède, presque liquide. Il tenta alors d’entrer mentalement en relation avec les hommes qui attendaient, dans une immobilité inquiétante. Mais il ne perçut aucune émission mentale en provenance de l’extérieur. Malhorne supposa que la sphère empêchait toute relation de ce genre, qu’à l’intérieur du réceptacle de l’Aratta, rien ne pouvait entrer, ni sortir. Il échangea un dernier regard avec Franklin et quitta l’espace protecteur. Franklin l’imita aussitôt. Quoi que fasse Malhorne, il le suivrait. Si la mort l’attendait dehors, alors il se présenterait devant elle. Mais il défendrait sa peau, aussi chèrement qu’il le pourrait, et celle de son vieil ami en même temps. Mais il doutait d’en arriver là. Quelque chose lui disait qu’à présent, les Terres ayant été définitivement détruites, plus grand-chose ne pourrait les atteindre. Le mal s’en était allé. Un nouveau monde venait de naître et Franklin comptait participer activement à ce qu’il reste ou devienne le plus équitable possible. De l’autre côté de la paroi de la sphère, Malhorne et Franklin se retrouvèrent dans une obscurité totale. Les silhouettes avaient disparu en même temps, mais, dans le silence impressionnant de ce lieu probablement souterrain, ils pouvaient entendre les respirations lentes des observateurs. Des mains vinrent à leur rencontre. De grandes et larges mains qui les tirèrent vers une destination inconnue. Franklin se cramponna instinctivement à la sphère qu’il tenait entre les siennes, comme si elle avait pu le protéger. Ils marchèrent ainsi pendant de longues minutes dans l’obscurité. Rien en dehors des bruits de leurs pas ne venait troubler la quiétude de cet étrange rendez-vous. Car ces hommes les attendaient. Il n’y avait sur ce point aucun doute. De temps à autre, Franklin appelait Malhorne, qui lui répondait par des paroles rassurantes. Personne ne les en empêchait, ce que Franklin jugea encourageant. Et puis, il y eut enfin une lumière, loin au bout d’un tunnel qui semblait ne jamais vouloir finir. Ils marchèrent le cœur ragaillardi par cette promesse. Dehors, il faisait grand jour. Franklin pensa à Tara et pria pour qu’ils soient revenus sur leur Terre d’adoption. Bien sûr, il avait vu Malhorne extraire les six autres et les jeter. Bien sûr, il les avait vues se dissoudre, s’évaporer dans l’air de la sphère, mais il ne parvenait pas à croire raisonnablement qu’il s’agissait d’actes réels. Pour lui, Malhorne s’était débarrassé de représentations, et pas d’autre chose. La source de lumière approchant, il put commencer à détailler leurs gardiens, ou leurs hôtes, le choix du vocable allait dépendre de la suite des événements. À leurs mâchoires proéminentes, à la barre osseuse qui surplombait leurs yeux, Franklin sut qu’ils n’étaient pas de sa race. Mais jamais il n’avait encore vu pareils Staulms. Les quatre spécimens qui marchaient à ses côtés étaient surdimensionnés, extrêmement musclés et devaient mesurer deux mètres en moyenne. L’un d’eux l’observa au même moment. Franklin ne sut lire aucun sentiment sur son visage. Ni haine, ni joie, ni sympathie, rien. Il marcha alors vers son destin, l’esprit troublé par ce regard bleu-gris qu’il venait de croiser. Le boyau souterrain s’acheva sur un long et fin plateau désertique. À trois cent soixante degrés, les deux hommes ne distinguèrent que le bleu d’une mer étale, à perte de vue. À présent, ils découvraient la vingtaine de Staulms qui les encadraient. Tous entraient dans les critères appréciés par Franklin un instant plus tôt. — Laisse-les nous guider, lui adressa Malhorne. Ils nous ramèneront vers Tara. Et ne crains rien. S’ils avaient voulu s’en prendre à nous, ce serait déjà fait. Les Staulms reprirent leur marche après un court arrêt. Ils les firent traverser le plateau sur toute sa longueur. Là, dans la paroi d’une falaise d’une trentaine de mètres de haut, un escalier était creusé dans la roche. Il menait à une grève couverte de galets où se tenait un voilier puissamment cuirassé. Des silhouettes s’affairaient sur le pont et juste au pied du bateau, ils aperçurent un homme, qui attendait, seul. En s’approchant, Malhorne et Franklin virent qu’il s’agissait d’un vieillard, un grand Staulm sans âge qui s’appuyait sur une simple canne en bois usée par les ans. Leurs hôtes les firent stopper à un jet de pierre du vénérable. Ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules partiellement dénudées. Il portait à son cou un cristal de voyage, qu’il enleva d’un geste lent. Puis il s’approcha de Malhorne à petits pas, pour venir à moins d’un mètre de lui. Il garda le cristal dans une main et de l’autre, il effleura le visage de Malhorne. Ses lèvres articulaient des mots que l’Éternel ne comprit pas. Le vieillard expédia alors une pensée dans la tête de Malhorne. Celui-ci se revit en train de séparer les Terres les unes des autres pour les détruire, méthodiquement, sans états d’âme. Lorsque l’émission mentale cessa, Malhorne vit le visage du vieux Staulm grimacer un sourire. Les plus anciens représentants des deux races partageaient le même point de vue. Ce monde allait pouvoir s’établir sur de bonnes bases. Le vieux Staulm ouvrit alors sa paume. Le cristal de voyage brilla dans la lumière. Il s’empara de la main de Malhorne et l’y déposa. Ensuite, il tourna le dos et remonta tranquillement sur le bateau. Malhorne regarda l’objet. — Je pense que c’est une invitation, dit-il à Franklin. Puis il emboîta le pas au vénérable et grimpa sur la passerelle en bois qui menait au pont. Il s’arrêta au beau milieu, un mètre au-dessus de l’eau claire. Les émissions mentales de Franklin exprimaient un doute profond. Malhorne se retourna et redescendit vers lui. — Eh bien, tu ne viens pas ? — Pourquoi il t’a donné son cristal ? le questionna Franklin. — Ma foi, expliqua Malhorne, pour me montrer qu’il avait parfaitement compris. Malhorne s’arrêta là. Il savait que Franklin avait besoin d’un éclaircissement supplémentaire, mais il voulait le laisser y venir seul. Il tourna le dos et s’éloigna d’un pas. Puis il s’arrêta de nouveau. — Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? lui demanda-t-il en désignant la sphère de voyage que son ami gardait serrée dans ses bras. — C’est au cas où, répondit Franklin gauchement. Va savoir ce que l’avenir nous réserve. Mais il se pourrait bien que nous ayons besoin un de ces jours de retourner sur notre Terre. Malhorne s’arrêta et prit Franklin par les épaules. — Écoute-moi bien, vieux mécréant ! lui dit-il sur un ton grave. Contrairement à ce que tu penses depuis que nous sommes ressortis de l’Aratta, j’ai bel et bien détruit six planètes tout à l’heure. Avec tout ce qu’il y avait dessus. Les villes, les animaux, les fleurs, les hommes, même les enfants. Tout a disparu, Franklin. Tu comprends ? Tout. Franklin secoua la tête en signe d’acquiescement. — Non, je ne crois pas que tu comprennes. Et c’est pourtant la seule solution. Réfléchis, s’il te plaît ! Comment serions-nous ressortis ici, sur cette Terre précisément, si toutes les autres existaient encore ? La sphère nous a laissés sortir parce qu’elle n’existe plus nulle part ailleurs maintenant. L’Aratta se résume à présent à cette seule boule métallique cachée sous le sol de cette île. Et j’entends que les choses restent à jamais ainsi. Malhorne tourna le dos d’un geste sec et monta sur le navire, laissant Franklin décontenancé. Il regarda d’un œil morne la sphère qu’il tenait. Puis son regard se ranima et il rejoignit Malhorne. — Tu l’emportes quand même ? le taquina-t-il. — Comme souvenir, rétorqua Franklin. Tu peux pas comprendre, je suis un sentimental. 80 Milos se tenait debout sur le sommet de la dune la plus élevée. De sa position, il dominait le camp fortifié qu’il s’était résolu à abandonner, pour laisser le plus loin possible derrière lui la grotte effondrée. À ses pieds, un millier de Staulms attendaient le signal du départ. Les adultes, au nombre d’une centaine, encadraient la majorité d’enfants et de jeunes adolescents. Les fidèles de Nemo formaient un groupe à part. Ils n’avaient eu qu’une seule nuit pour se familiariser avec ces enfants curieusement sages. La plupart étaient intimidés par un comportement si inhabituel pour de jeunes humains. Mais quelques-uns, majoritairement des femmes, avaient osé se glisser dans les rangs de leurs frères de race. Les petits Staulms les accueillaient sans faire de distinction, en leur donnant une main, en attente de protection. Tara, Stuart et Acil étaient partis inspecter le camp. Il n’était pas question de quitter les lieux en laissant derrière eux un retardataire endormi, ou un groupe de jeunes trop occupés à jouer pour avoir entendu le signal du départ. Ils revinrent bientôt et firent signe à Milos qu’ils n’avaient trouvé personne. Le jeune homme lança un dernier regard vers son œuvre inachevée et descendit rejoindre les autres. — Nous en construirons un autre, l’encouragea Tara. Nous sommes ici pour ça, d’ailleurs, construire ! — Ouais, rétorqua Milos. Mais je me plaisais bien ici. Et ma mère trouvait que l’air marin soignait ses rhumatismes. — C’est grand l’océan, tu sais. Avec un peu de chance, on trouvera une île, et Gail pourra prendre tous les bains de boue qu’elle voudra. Milos grimaça un sourire. Il en avait gros sur le cœur. Il se dirigea alors vers Lilaé, qui attendait à côté de Gail, et chargea un lourd sac sur ses épaules. Puis il tourna le dos à l’assemblée, prit la main de sa compagne et s’éloigna vers le rivage. La veille, ils avaient convenu que la route la plus simple pour se déplacer sur une Terre vierge restait de loin le littoral. — Quand faut y aller, s’exclama Stuart en se chargeant à son tour, faut y aller ! La troupe s’ébranla. Tous portaient des sacs à leur mesure, même les enfants. Ils emmenaient avec eux tout ce qu’ils possédaient au monde. Ils marchèrent ainsi pendant une demi-heure, jusqu’à ce qu’un événement qu’ils ne comprirent tout d’abord pas les arrête. Deux enfants avaient quitté le groupe cinq minutes plus tôt pour faire de grands signes en direction du large. Des adultes les avaient ramenés dans les rangs, mais les enfants s’étaient de nouveau éloignés des autres pour refaire le même manège. Un, puis cinq, puis cinquante jeunes Staulms les avaient alors imités, et tous brandissaient leurs bras vers la ligne courbe de l’océan. Après quelques instants de tergiversations muettes entre les générations de Staulms, tous leurs congénères se retrouvèrent les pieds dans l’eau, le regard posé sur de minuscules points bougeant sur l’horizon. — Qu’est-ce que c’est que ça ! dit Milos à voix haute, verbalisant ce que tous les autres pensaient en silence. Acil posa sa main au-dessus de ses yeux et scruta les points en mouvement. Il en compta quatre, puis cinq. — Si tu veux mon avis, ce sont des bateaux. — Des bateaux, répéta Milos, aussi incrédule que stupéfait. Comment ça, des bateaux ? — Va savoir, lança Stuart. On est peut-être le même genre de découvreur de monde que Colomb en son temps. Mais au bout de deux ou trois minutes, il n’y avait plus de doute. Les points minuscules avaient grossi, dévoilant des voilures gonflées par le vent. — Ben, merde alors ! C’est qui ? Milos rejoignit les Staulms et interrogea Lilaé du regard. La jeune femme lui répondit, à sa façon. Mais tout ce qu’il put en comprendre, c’était que les Staulms étaient là. Il insista et en fut quitte pour le même résultat. Les navires furent bientôt assez proches pour révéler la nature de leur équipage. Il s’agissait effectivement de Staulms. Mais ceux-là étaient vêtus d’étrange façon. — Ben merde ! ne cessait de répéter Milos à qui voulait l’entendre. J’aurais jamais pensé un truc pareil. Des chaloupes furent posées sur les flots, à cent mètres du rivage. — Mais c’est…, n’osa achever Stuart en saisissant le bras de Tara. C’est… Une silhouette particulièrement gesticulante tentait de descendre vers un esquif. L’opération se faisait au moyen d’un va-et-vient. De la plage, tous pouvaient l’entendre brailler qu’on ne l’y prendrait plus, que le ridicule n’avait jamais tué personne, mais que, quand même, il y avait des limites à ne pas dépasser. — Pas de doute, c’est lui, termina Stuart. Je n’en connais qu’un qui puisse gueuler aussi fort. Tara ne dit rien. Elle avait les yeux remplis de larmes. Elle posa d’autorité le nourrisson qu’elle tenait dans les bras de Stuart. Puis elle avança jusqu’à l’eau, au contact des Staulms. Là, Tara demeura un instant, le corps et l’esprit tendus. Puis elle marcha vers l’embarcation. Franklin sauta de la chaloupe et se retrouva à un mètre de Tara. Il écarta les bras, le visage fendu par un large et magnifique sourire. — C’est un petit pas pour l’homme… Sa phrase mourut sur les lèvres de Tara, qui l’enlaça à le faire étouffer. — Plus jamais ! dit-elle quand elle se décolla enfin de lui. Tu m’as comprise ? — Ah ça, ça ne risque pas ! Tara lança vers Franklin un regard interrogatif. — Laisse tomber, je te raconterai plus tard, viens. La chaloupe les avait dépassés. Malhorne venait d’en descendre et les Staulms autochtones allaient à la rencontre de leurs frères libérés. Franklin et Tara revinrent vers la plage, main dans la main, une joie profonde sur le visage et les lèvres cousues par l’émotion. Ils y retrouvèrent tous leurs compagnons, regroupés autour de Malhorne. Tara libéra Stuart de sa charge babillarde et la déposa dans les bras de Franklin. Puis elle alla chercher son frère, gardé par une jeune fille staulme et revint se joindre au groupe. Malhorne se tenait devant eux. Il les observait en silence. Puis il s’approcha et les regarda, chacun tour à tour. Il scruta d’abord le visage de Gail, qui se trouvait tout près de lui. Elle était pratiquement en pâmoison. Jamais elle n’avait espéré voir un jour son dieu vivant de ses yeux. Il était censé reposer en paix, en tout cas sous cette identité. Elle ne regretterait pas de ne jamais retourner sur sa Terre natale. Malhorne fit un pas et passa à son voisin. Craig avait l’air aux anges, lui aussi. Et pour une fois, son visage reflétait exactement le fond de ses pensées. — Tu vas vivre un beau sursis, Denis, dit-il avec un sourire. — Si j’avais su que c’est par toi qu’il arriverait… — Les chemins nous ont toujours été cachés, Denis. Maintenant, nous sommes en paix. Puis il avança de nouveau. Acil et Kinuyo avaient retrouvé leurs amis. Malhorne lut dans leur cœur qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre une affection qu’ils ne s’étaient jamais avouée. Il en informa chacun, mais il le fit en silence, pour ne pas les gêner. Milos et Lilaé se tenaient étroitement enlacés. Malhorne eut plaisir à les voir ainsi, d’autant plus qu’il sut l’immense tendresse que Milos nourrissait pour la jeune Staulme. Les retrouvailles des deux races commençaient bien. La lèvre inférieure de Stuart tremblait légèrement. Le prêtre repenti était ému. — Tu vas nous annoncer ton départ, murmura-t-il. C’est ça, hein ? — Doucement, mon vieil ami, une chose après l’autre. Mais tu as raison, pour un temps seulement. J’ai tant de souvenirs auxquels repenser. Je vais avoir besoin d’un peu de solitude. Pendant ce temps, je compte sur toi pour ne pas réinventer Dieu. — Tu as ma parole de curé, essaya de plaisanter Stuart, sans toutefois parvenir à conserver un ton assuré. Mélite et Yurgan se tenaient en retrait du groupe. Malhorne attrapa chacun par une main et les intégra dans le demi-cercle formé par les autres. Il se contenta de leur sourire. Arriva enfin le tour de Tara et de Franklin. Eux aussi se tenaient côte à côte. Chacun portait dans ses bras l’un des bébés d’Ilis. — La nouvelle génération se situera entre nous et les Staulms, dit-il tout bas en approchant son visage des nourrissons. Écoutez-les bien. Ils commencent à babiller mentalement. Si vous vous ouvrez à eux, vous les entendrez. Malhorne se redressa. Il ressentait encore l’immense fatigue accumulée dans l’Aratta. — Et si vous n’y voyez pas d’objection, j’aimerais que vous les appeliez Enac’h et Chanée, en souvenirs de vieux amis. — Ça me va, répondit Franklin. Je trouvai cette idée d’Adam et Ève complètement ridicule. D’ailleurs, personne ne les appelait comme ça ! Malhorne recula d’un pas et s’adressa à tous. — Nous ne retournerons plus jamais sur nos Terres, dit-il. L’Aratta est maintenant fermée, pour toujours. — Comment ça, fermée ? s’insurgea Franklin. Tu ne leur dis pas… — Laisse-moi terminer. Le chemin des eaux n’existe plus. Nous sommes coupés des humanités. Plus personne ne pourra venir. Ni pour vous attaquer, ni pour vous aider. Et vous ne pourrez pas non plus vous rendre sur une autre Terre pour combler un manque. À vous de construire un nouveau monde avec les Staulms. Et je vois que cela commence bien. Malhorne fit une courte pause. Il avait une dernière chose à leur annoncer, qui lui coûtait. — Tu ne t’inclus pas dans ce nouveau monde ? lui demanda Kinuyo. Est-ce que… — Merci, Kinuyo, acheva Malhorne. Je ne vais pas en faire partie. Pas pour le moment en tout cas. J’ai… J’ai besoin de me ramasser, vous comprenez ? J’ai passé quarante mille ans à traquer cette vérité. À présent, je veux trier mes souvenirs et je n’ai plus qu’une vie pour le faire. Malhorne sourit. Il avait un fond de tristesse dans les yeux. — Une seule vie, reprit-il. Comme c’est curieux à dire… Alors que j’ai couru après tant de temps. Mais je vais devoir me faire à cette idée, comme vous y êtes tous confrontés. Il se tourna vers la longue bande de plage qui s’étirait pour disparaître vers l’horizon. — Et je pars maintenant, mes amis. Travaillez bien, vous en valez la peine. Oui, vous en avez valu la peine. Malhorne n’ajouta rien de plus. Il fit demi-tour et commença à marcher dans la direction de l’ouest. — Mais ! s’exclama Franklin. Tu vas pas… Tara l’arrêta d’un geste. — Laisse-le, dit-elle doucement. Il a tant fait pour que l’on puisse se retrouver. On lui doit bien de le laisser tranquille. Tous le regardèrent s’éloigner sur la plage. De grosses vagues chargées d’écume venaient mourir à ses pieds, effaçant la trace de ses pas. — Tu crois qu’il reviendra ? demanda Tara. Stuart soupira. Il haussa les épaules et fit une moue dubitative. — Je pense que oui, affirma Acil, qui venait de prendre la main de Kinuyo. Nous sommes les derniers. Il aura besoin de notre présence. Tôt ou tard. Franklin quitta des yeux la silhouette de Malhorne, qui s’amenuisait à chaque foulée. Il se tourna vers les Staulms, qui s’étaient tous regroupés en un étrange conciliabule muet, puis il s’exclama : — Évidemment qu’il reviendra ! Épilogue Enac’h et Chanée se réveillèrent au même moment. La grande demeure ouverte sur l’océan était calme. Ils n’entendaient que le bruit du ressac, ce rythme aimé qui avait bercé les neuf premières années de leur vie. Dans la pénombre de leur chambre, ils ramassèrent leurs affaires et s’habillèrent en silence. Puis ils entrèrent dans la grande pièce où Franklin et Tara dormaient. —Le coffre, souffla mentalement Enac’h à sa sœur. Doucement. Chanée souleva le plateau et le maintint en l’air pendant que son frère glissait les mains à l’intérieur. —Ouf ! C’est lourd ! —C’est toi le costaud. Alors prouve-le ! Enac’h réussit à sortir la sphère de voyage du coffre et la posa sur le parquet. Puis il inspira une grande goulée d’air frais et l’emporta sur la terrasse. Là, il la glissa dans un sac qu’il avait préparé la veille, ce qui lui permit de la porter plus facilement jusqu’au ponton le plus proche. Enac’h sauta sur le pont d’un petit voilier et alla mettre la sphère en sûreté, dans le roof avant. Chanée défit les amarres et hissa la voile. Le bateau s’éloigna lentement du rivage, animé par une douce brise matinale. Ce jour était leur jour. Depuis des années, ils attendaient avec fébrilité leur dixième anniversaire. Ils se l’étaient promis. Lorsque cette date arriverait, ils iraient voir cette île dont Franklin leur avait parlé à demi-mots. Cette île mystérieuse qui les appelait en secret depuis leur naissance. Le Soleil se couchait presque quand ils accostèrent sur une petite île caillouteuse. Franklin ne la leur avait jamais décrite, mais les enfants avaient su lire dans ses pensées l’exacte description du lieu, ainsi que le moyen le plus rapide pour se rendre dans la salle souterraine où se trouvait l’objet de leur curiosité. Ils trouvèrent donc immédiatement l’escalier qui menait sur le plateau rocheux. Une fois au sommet, ils se dirigèrent sans hésiter vers l’entrée du boyau qui partait dans les entrailles du monolithe. Et tout aussi sûrement, ils y sentirent la présence d’une conscience puissante. Elle avait ce parfum entêtant qu’ils avaient si souvent senti depuis leur naissance. Quelque chose d’irrationnel et irrésistible à la fois. Enac’h avait volé à Franklin une boîte de ces allumettes qu’il chérissait tant. Quand ils rentreraient, ils allaient en entendre parler, de ces allumettes, sans compter leur escapade et les risques qu’ils étaient censés avoir pris. Mais puisqu’elles étaient là, autant s’en servir. Il sortit donc du sac une torche qu’il avait lui-même confectionnée et l’enflamma. La grande sphère dont Franklin rêvait si fort sortit des ténèbres. Elle leur sembla terne et froide, presque décevante. Mais c’était de loin la plus belle chose qu’ils avaient jamais vue. Ils s’en approchèrent pour en caresser la surface. À l’endroit où leurs doigts se posèrent, la matière terne émit de petits reflets concentriques. La sphère s’animait. Chanée laissa échapper un petit rire aigu, aussitôt imitée par son frère. Leur escapade leur plaisait de plus en plus. Enac’h sortit alors son larcin de son sac. Il sentait intuitivement que les deux objets devaient être mis côte à côte pour qu’il se passe vraiment quelque chose. Il s’installa en tailleur sur le sol et posa la petite sphère sur ses cuisses. Chanée maintint la torche juste à côté, ne perdant pas une miette du spectacle donné pour eux seuls. Il ne se passa tout d’abord rien. Les enfants étaient déçus. Ils n’avaient quand même pas risqué un sermon pour si peu. Eux qui attendaient tant de ce voyage. Mais l’Aratta revenait à sa propre mémoire. Il fallait juste lui laisser un peu de temps. Bientôt, ils sentirent l’humidité de la salle monter en flèche. Un tourbillon de particules d’eau virevolta autour d’eux. Cette fois, Chanée rit aux éclats. La sphère miroita de mille feux dorés, puis sa surface devint translucide. Enac’h joignit ses rires à ceux de sa sœur. La caverne résonnait d’une joie qu’elle n’avait jamais connue. Chanée lâcha la torche. Elle n’en avait plus besoin. La lumière dorée virait vers des nuances bleutées, qui jetèrent sur la salle un éclairage doux. La petite fille posa sa main sur la sphère. Ses doigts s’enfoncèrent à l’intérieur. — Viens, dit-elle à son frère. On peut entrer. Enac’h ne se le fit pas dire deux fois. Il laissa son trésor rouler à ses pieds et s’empara de la main de Chanée. Ensemble, ils entrèrent dans la sphère. Il régnait à l’intérieur une température idéale. L’air ne sentait rien et la salle était légèrement déformée par les parois convexes devenues quasiment transparentes. Ils rirent de plus belle quand ils s’aperçurent qu’ils marchaient sur une matière invisible qui leur donnait la sensation de flotter dans le vide. Au centre de cette féerie qui comblait leurs cœurs d’enfant, Enac’h et Chanée assistèrent au phénomène que Malhorne et Franklin avaient admiré dix ans plus tôt. Un brouillard de particules sortit du néant pour les englober. Ils virent alors se développer des galaxies, puis enfler un système qu’ils ne connaissaient pas, pour finir par ne plus voir qu’une planète toute ronde et très colorée de verts, de bleus et de jaune orangé. — Comme c’est beau ! s’exclama Chanée en approchant sa main de la petite boule. — Non, n’y touche pas ! la prévint Enac’h. Tu ne sais pas si… — N’importe quoi, rétorqua la fillette. Si on n’avait pas le droit, ça ne serait pas là ! Et elle justifia son argument en posant le bout de son index dessus. — Oh ! fit-elle, émerveillée. — Quoi « oh » ? — Touche, tu verras. Enac’h brava son appréhension et imita sa sœur. — Oh ! fit-il à son tour. Ils eurent ensemble la vision d’un océan vu du ciel. Tout petit, posé sur les flots, il y avait un navire. Les enfants le connaissaient. Les Staulms venaient régulièrement les visiter. La vision réagissait avec leurs vœux intimes, ce qu’ils comprirent aussitôt. Le navire se rapprocha à toute vitesse. Enac’h et Chanée purent contempler les membres de l’équipage, comme s’ils avaient été à côté d’eux. — Viens, on va voir Tara et Franklin. Comme ça, on saura s’ils ont trouvé ton petit mot. Le fait d’y penser fit tourner la petite Terre. Ils découvrirent alors le village où ils habitaient. Et ils surent que Tara et Franklin mouraient d’inquiétude de ne pas les avoir retrouvés. — Je crois qu’il faut qu’on rentre, lâcha Enac’h, un peu dépité. — Tu as raison. Qu’est-ce qu’on va recevoir ! — Ça, on le savait. Mais me dis pas que ça ne valait pas le coup. Chanée quitta la sphère la première. Enac’h tarda davantage, car au moment de tourner le dos à la boule bleutée, il s’aperçut que ses contours étaient devenus flous. Il observa le phénomène un instant, puis rejoignit sa sœur. Ils ressortirent au grand jour, assez surpris de ne pas trouver la nuit au dehors. Enac’h avait récupéré son sac, lesté de la sphère de voyage. Ils coururent jusqu’à l’escalier, le dévalèrent rapidement et se préparèrent à embarquer. C’est alors qu’ils entendirent des rires d’enfants dans leur dos. En se retournant, ils aperçurent deux petites silhouettes qui descendaient l’escalier. L’une était une fillette, l’autre un garçon, chargé d’un sac de la même couleur que celui d’Enac’h. Ils les laissèrent s’approcher. Les deux nouveaux venus avaient l’air aussi surpris qu’eux. — Regarde Chanée ! s’exclama Enac’h. C’est toi ! — Et toi, répondit la fillette sur le même ton amusé. Les quatre enfants éclatèrent de rire ensemble. Leur amusement monta d’un cran supplémentaire quand deux autres représentations d’eux-mêmes apparurent dans l’escalier, puis deux autres et ainsi de suite. Au final, sept Enac’h et sept Chanée se retrouvèrent face à face et entrèrent en contact. Ils finirent par se donner la main et se lancèrent dans une ronde joyeuse autour des sept sacs posés en tas. La ronde ne dura pas longtemps. Elle fut écourtée par une force invisible qui sépara les enfants, deux par deux, les écarta les uns des autres sans qu’ils se sentent bouger. Quand ils furent de nouveau seuls, Enac’h et Chanée éprouvèrent un moment de tristesse. Puis ils embarquèrent et mirent le cap sur la côte. Le Soleil doux sur leur peau, le vent tiède dans leurs cheveux firent bientôt disparaître tout sentiment de regret. Ils gardèrent au cœur la joie d’avoir fait la rencontre extraordinaire de ces autres eux-mêmes et le plaisir qu’ils nourrissaient déjà de les revoir bientôt. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Malhorne : 1. Malhorne 2. Les eaux d’Aratta 3. Anasdahala 4. La Matière des songes Du même auteur, chez d’autres éditeurs , en collaboration avec Nathalie Hug : Prédation www.bragelonne.fr Collection dirigée p ar Stéphane Marsan et Alain Névant Copyright © Bragelonne 2006 Illustration de couverture : © Philippe Bouveret ISBN : 978-2-8205-0200-1 Bragelonne 60-62, rue d'Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr BRAGELONNE, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverlandannonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! 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