Prologue La peur, ça craint. Car on ne sait jamais quand elle va frapper. Parfois, elle se faufile par derrière, en gloussant comme votre meilleure copine de 5e. Et « paf » elle vous balance un coup sur la nuque et vous vous retrouvez à genoux avant même d’avoir compris ce qui vous arrivait. À d’autres moments, vous la voyez venir de loin ; c’est juste un point à l’horizon, mais vous êtes coincé comme un canari dans sa cage. Vous n’avez pas d’autre solution que de rester là, en espérant ne pas avoir le mal de mer et ne pas dégueuler sur le papier journal. Assise dans le bureau de mon patron, Peter, sur l’unique chaise pliante qu’il réserve aux visiteurs, je me sentais déjà bien nauséeuse. En fait, je n’avais jamais été aussi effrayée depuis que je travaillais avec lui. C’était même pire que lorsque j’étais entrée dans ma chambre d’hôtel – ma première mission ayant commencé une dizaine d’heures plus tôt – et que j’étais tombée sur un vampire debout près du lit, une arbalète à la main. Mon arbalète. Celle que je comptais utiliser pour l’éliminer. Mais, cette fois, je ne pouvais pas simplement juste m’enfuir et tenter de revenir plus tard. Ou bien, comme – je l’avais fait à ce moment-là, lui flanquer deux coups de pied dans la tronche pour le déséquilibrer, puis lui péter les rotules à l’aide du calibre .38 que je gardais toujours sous ma jupe en cas de pépin, avant de le finir avec l’arbalète qu’il avait laissé tomber quand ses os avaient volé en éclats. Dans le cas présent, j’étais obligée de rester assise bien sagement, en évitant de rendre tripes et boyaux sur les rangées de dossiers top secrets qui s’empilaient à hauteur de cinquante centimètres, voire du double, sur le bureau métallique vert de Pete. Car, même si j’avais rempli jusque-là toutes les missions qu’il m’avait confiées, Pete était sur le point de me virer. Je ne voyais pas d’autre explication à cette convocation. Le gars, réputé pour être près de ses sous, m’avait appelée à Londres à 3 heures du mat’ depuis l’Ohio, dans le seul but de m’informer que je devais rentrer au QG sur un vol première classe aussitôt mon job accompli. En ce moment, il devait sans doute examiner le reçu du billet et toutes les notes de frais de mon dernier voyage à l’étranger. Tout en étudiant le dossier ouvert sous ses yeux, il passa une main sur son crâne d’œuf qui hérissa les trois derniers poils restants. J’en avais marre d’attendre. On a vite fait de se lasser des murs nus couleur turquoise, des rangées de classeurs métalliques noirs et des lamelles blanches d’un store vénitien toujours baissé (ce qui expliquait la plante crevée sur la table près de la fenêtre). Je m’avançai sur le bord de la chaise, qui grinça de manière alarmante sous mes fesses. Ça ne fait aucun doute, je suis le seul élément de moins de cinquante ans dans ce bureau. Vous auriez pourtant cru l’inverse en voyant mes vêtements. J’étais venue directement après avoir débarqué de mon vol American Airlines, durant lequel une veuve aviophobique s’était cramponnée de toutes ses forces à mon chemisier et à ma veste. Bref, j’avais l’air d’une SDF. Bon sang, si je perdais ce boulot, je ne tarderais pas à en devenir une. Dans le meilleur des cas ! — Écoutez, Pete, je sais que vous m’avez demandé d’éviter de faire du stock-car. Les réparations coûtent trop cher. Vous me l’avez dit. Alors j’ai arrêté. Ça fait trois mois que je n’ai provoqué aucune collision « accidentelle »… vous le savez ! Mais la dernière fois, je n’ai pas pu l’éviter. — Si j’ai bien compris, vous avez dégommé mon homologue du MI-5. — Euh… ouais, mais uniquement parce que son chauffeur était mêlé au complot. Il va s’en tirer. Vous l’avez su aussi, non ? Son dos sera d’aplomb dans… disons… six mois. — J’ai entendu dire qu’il y avait une bombe. — Elle n’a pas explosé. — Mais elle aurait pu. Je haussai les épaules. — Il valait mieux qu’elle saute là-bas que pendant la cérémonie du couronnement. Attends deux secondes… Ça fait un peu léger pour quelqu’un qui, à ce stade, devrait l’implorer. — Mais je suis désolée pour la voiture. J’ai contracté une assurance supplémentaire. — Ça n’a rien à voir avec la voiture. À vrai dire, je suis ravi que vous ayez envoyé ce connard à l’hosto. Un crétin totalement imbu de lui-même. Non, vous êtes ici parce que j’ai une nouvelle mission à vous confier. Merci mon Dieu, j’ai encore du boulot ! Je me détendis presque. Ce qui, compte tenu de ma posture, m’aurait envoyée au sol. Mais Pete s’était mis à faire craquer ses phalanges. Depuis que je le connaissais, je l’avais vu mordiller ses crayons, shooter dans le mobilier, balancer des dossiers en travers de la pièce, et piquer sa crise avec des bougies parfumées. Le craquement des phalanges, en revanche, c’était nouveau. Je m’adossai soigneusement à la chaise et j’attendis. — Vous avez entendu parler de Vayl ? s’enquit mon boss. — Ben… euh… De vagues murmures, seulement. On ne pouvait guère appeler ça des rumeurs tant elles paraissaient peu plausibles. À en croire les histoires qui circulaient, Vayl s’était bâti une carrière légendaire, et pas uniquement parce qu’il comptait désormais parmi les quelque 15 % de vampires à être tolérés des humains. On prétendait aussi qu’il était le meilleur assassin que notre service ait jamais eu à sa tête. — J’ai décidé que vous feriez équipe avec lui, reprit Pete en évitant mon regard. J’imagine donc que je ne cachais pas très bien le « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ». Un long silence suivit, durant lequel j’essayai de refréner mes vertiges, tandis que Pete s’éclaircissait plusieurs fois la voix. — Pete, euh… en m’engageant, vous m’avez promis que je pourrais travailler seule. Mon boulot précédent avait impliqué toute une équipe dont j’étais le chef. Ça s’était mal terminé. — Jasmine, Vayl a réclamé un partenaire. Vous correspondez à ses critères. Vous êtes intelligente, solide, résistante… Je sentais mes lèvres s’engourdir. — Hum-hum… Et ? — De plus en plus dangereuse, soupira-t-il. (Avant que je puisse l’interrompre, il s’empressa de poursuivre, ce qui valait mieux, car ma première réaction risquait de lui percer le tympan.) Vous prenez de plus en plus de risques. Vous agissez en franc-tireuse et je commence à hésiter à vous faire travailler en solo. Des conneries tout ça ! Arrête les clichés de flic de cinoche, espèce de branleur ! Je ne suis pas née de la dernière pluie ! Il enchaîna aussitôt : — Je sais combien vous devez être furieuse de… — Je ne crois pas ! Ça fait six mois que je fais des étincelles aux quatre coins du globe, Pete. J’ai pas foiré une seule mission. Pas une. Présentez-moi un autre agent avec ce genre de palmarès. — Vayl… — … a besoin de moi comme d’une crème dépilatoire ! Pete me lança un regard du style « Contrôle-toi ma belle » qui me donna l’impression de me regarder dans un miroir. Merde alors, est-ce que j’avais déjà la bave aux commissures ? — Vous vous souvenez de la mission à Cuba ? s’enquit-il. J’avais liquidé le conseiller le plus fiable de Castro, un général du nom de Miguel Santas. Au milieu d’un marché grouillant de monde. En plein jour. À deux pas de ses lieutenants. Mais je m’en étais bien tirée. Ça ne comptait pas, alors ? — Et celle dans le Colorado ? Aaaah, génial. Un pédophile dénommé George Freede avait lancé une secte appelée la Confrérie internationale de la Lumière. L’activité principale de ses membres consistait à kidnapper des enfants aux États-Unis pour les vendre à l’étranger le plus offrant. J’avais traqué le fondateur jusque dans une station de montagne, avant de le balancer du haut d’un sommet. OK, on était tombés tous les deux, mais j’avais atterri avec grâce sur mes skis dans la poudreuse. Lui s’était fracassé sur un rocher. — Il m’incombe de m’assurer de la survie de mes agents, m’informa Pete. — Vous m’avez donc trouvé une baby-sitter. Il éclata d’un rire qui remontait du tréfonds de ses entrailles, le seul endroit où ça ne sonnait pas creux. — Mais non, bon sang ! Je vous ai associée à un type qui vit depuis près de trois siècles. Dans l’espoir que sa sagesse déteindrait un tant soit peu sur vous. Ce fut son rire qui me décida. J’inspirai une première fois, puis une seconde. Je me dis : OK, peut-être qu’il a raison. Peut-être que j’ai dépassé les bornes un peu trop souvent. Et il n’est même pas au courant de mes black-out. Et puis c’était plutôt sympa qu’on s’occupe de moi, qu’on me chouchoute. Ça faisait à peine plus de six mois que j’étais seule. Mais j’avais l’impression que ça faisait des siècles. — Vous disiez qu’il m’avait choisie, dis-je en soupirant. Pourquoi ? — Il a ses propres raisons, dont il affirme qu’il vous les révélera en temps voulu. Haussement de sourcils cynique. — C’est un personnage assez mystérieux, non ? remarquai-je. — Quand il veut l’être, admit Pete. — Alors que pouvez-vous me dire sur lui ? Pete sortit un dossier épais de cinq centimètres de dessous une petite pile et l’ouvrit. — Il nous a rejoints au début des années 1920. Son nom au complet, c’est Vasil Nicu Brancoveanu. Né le 18 novembre 1713 à Mogosoaia, en Roumanie, aux environs de Bucarest. — Pour l’amour du ciel, on peut pas sauter l’extrait de naissance et s’attaquer direct aux détails croustillants ? Pete secoua la tête devant mon impatience, mais ferma le dossier et me gratifia d’un sourire indulgent. — Il est puissant, Jaz, et je remercie Dieu chaque jour que Vayl ait choisi notre camp. J’ai lu son dossier quatre fois et je reste persuadé que toutes ses aptitudes n’y sont pas décrites. Il sait manier l’épée comme personne, se montre aussi doué avec les armes de tir, mais préfère le corps-à-corps. Sans parler de la force et de la vitesse propres aux vampires, bien sûr, alliées à une faculté de disparaître parfaitement affinée. — Et ? Pete hocha la tête. Il savait que j’attendais l’apothéose, l’aptitude essentielle autour de laquelle les autres gravitaient. — C’est un Spectre. Alors ce qu’on racontait était vrai. Son seul toucher pouvait pétrifier un homme et le tuer. On discuta encore un peu, et Pete en profita pour m’avouer que s’il souhaitait me voir cesser de prendre des risques démesurés, ses patrons apprécieraient le fait que j’accepte sa proposition. — Notre gouvernement considère Vayl comme un trésor national, Jaz. Sur le papier, vous apparaissez comme son assistante. En réalité, vous êtes son garde du corps. Vous avez déjà rencontré les membres de notre conseil de surveillance… Et comment ! Les sénateurs Fellen, Tredd et Bozcowski m’avaient guérie à jamais de l’envie de revoter un jour. Pete poursuivit : — Ils m’ont demandé d’insister sur l’importance de votre mission première, à savoir de veiller à ce que Vayl revienne chaque fois en un seul morceau. Je mesure un mètre soixante-huit. Je pèse cinquante-quatre kilos quand je songe à m’alimenter, ce qui ne m’arrive pas tout le temps. Aucun doute que ce Vayl pourrait m’écraser comme une brindille chaque fois qu’il en éprouverait l’envie. Par ailleurs, on ne vit pas aussi longtemps sans parfaire des capacités de survie hors du commun. J’éclatai de rire. — Pete, arrêtez les conneries, vous voulez bien ? Vayl a besoin d’un garde du corps comme moi d’un caniche nain. Vous et moi savons pertinemment que vous n’êtes pas réglo sur ce coup. Mais je vais vous dire un truc… J’accepte pour l’instant. Car je suis curieuse. Et aussi… Dieu soit loué… parce que j’adorais ce boulot. Il m’avait permis de rester en vie. De ne pas sombrer dans la folie, après… après… Peter avait l’air suffisamment embarrassé pour que j’envisage de pousser le bouchon un peu plus loin. — Allez, patron, franchement. Pourquoi moi ? Il lissa ses trois poils sur le crâne, puis laissa retomber sa main sur le bureau. — Parce que Vayl vous veut. Et chez nous, ce que Vayl veut, Vayl l’obtient. Chapitre 1 Six mois plus tard — Bouge de là, espèce de vieille peau, marmonnai-je tandis qu’une femme d’un certain âge, qui n’aurait même pas dû conduire une voiturette de golf et encore moins une Lincoln Town. Car à cette heure de la nuit, roulait devant moi à une allure d’escargot, son clignotant annonçant qu’elle souhaitait tourner à droite… quelque part avant d’arriver à l’océan. — On se sent d’humeur grincheuse ce soir, Lucille ? Lucille Robinson, c’était mon habituel nom d’emprunt et mon alter ego : une jeune femme gracieuse, adorable qui savait toujours quoi dire au bon moment. Vayl l’invoquait dès que je m’écartais du droit chemin. Je faillis lui faire un doigt d’honneur, mais comme il a toujours un pied embourbé dans le XVIIIe siècle, je me ravisai et préférai lui tirer la langue. Je n’étais pas sûre qu’il me voie lui faire des grimaces dans le rétroviseur, mais évidemment Vayl voit tout. Je compris alors que je cherchais autant à compter là-dessus qu’à obtenir son approbation, laquelle, sur le moment, m’avait été refusée. — Ne vous laissez pas distraire par des détails sans importance, me rappela-t-il de sa voix sévère de baryton. Nous avons une tâche à accomplir. — Mais si vous me laissiez pousser d’un coup de pare-chocs cette vieille bonne femme dans le premier poteau électrique, je me sentirais beaucoup mieux. — Détrompez-vous. Je soupirai. Six mois. C’était effarant tout ce que Vayl avait découvert à mon sujet en une si courte période. À ma décharge, disons qu’en lui laissant suffisamment de temps, il pouvait deviner les âges véritables de tout le casting de Desperate Housewives. Néanmoins, la seule personne vivante qui en savait davantage sur moi était ma sœur, Evie, aussi fouineuse que lui. — Bon sang, c’est la veille du nouvel an, grommelai-je. Il devrait y avoir de la neige partout. Il devrait faire froid. J’imagine que les natifs de Miami ne seraient pas d’accord. Et, pour être honnête, tous ces palmiers m’auraient déjà envoyée voltiger ailleurs si j’avais été en vacances. Mais nous, les gens du Midwest, on adore les fêtes de Noël et la neige, et cette année j’avais été privée des deux. Vayl se figea, donnant une vision qui vous flanquait la chair de poule la première fois que vous en étiez témoin. De toute façon, il ressemblait déjà à une statue, comme si Léonard de Vinci avait ciselé son front carré, ses pommettes hautes et son long nez droit dans une sorte de pierre douce et pâle. Ses cheveux noirs bouclés étaient à présent coupés si court que j’aurais pu jurer qu’ils étaient peints sur son crâne. À bord de notre Lexus métallisée, la température chuta soudain de dix degrés. Une brise souleva mes boucles rousses, caressant mes épaules à la manière d’une main sur les cordes d’une harpe. — Faites tomber la neige dans cette bagnole et je vous balance dans le prochain village de retraités dont je vois le panneau sur la route, avant de sauter dans le premier avion qui me ramènera en Ohio, prévins-je. Ça paraissait bizarre d’avoir choisi l’Ohio comme base de nos opérations, qui se révélaient plus délicates qu’une chirurgie de la cataracte. Mais c’est la raison pour laquelle on continuait de travailler pour le gouvernement. Bien sûr, les gens savaient qu’on tuait des méchants. Ils ne voulaient pas connaître les détails sanglants, c’est tout. En revanche, si on leur posait la question en aparté, dans un coin où leurs voisins ne risquaient pas de les entendre, ils nous reprocheraient de ne pas être aussi proactifs qu’ils le souhaiteraient. Les sorcières, les vampires, les loups-garous… certains de nos concitoyens voteraient volontiers pour les jeter dans un gigantesque feu de joie une bonne fois pour toutes. Pourtant, parmi ces autres, on comptait de bons sujets les mêmes droits et les mêmes protections dont nous autres humains bénéficions. Vayl était l’un d’entre eux. Et après six mois de partenariat, j’étais ravie de ne pas avoir fait ma diva et claqué la porte du bureau de Pete, lorsqu’il avait suggéré cette association. Vayl et moi, ça avait fait tilt dès le début. À ce stade, je ne m’imaginais d’ailleurs pas travailler sans lui. Cela dit, il avait ses excentricités. Et, à cause de certaines de ses lubies, j’avais de temps à autre envie de l’accrocher tout en haut de la Terminal Tower de Cleveland. Son immense intérêt pour mes soi-disant Dons. Le fait que les compliments ne soient pas franchement sa tasse de thé. Et surtout qu’il s’acharne à ne pas vouloir comprendre le pourquoi de notre connexion mutuelle m’agaçaient parfois au plus au point. Il revint en quelque sorte à la vie, en me prenant de court, comme si, disons, je me baladais dans un parc et que l’angelot de la fontaine se mettait tout à coup à battre des ailes. Il s’avança, ses lèvres esquissant un vague sourire. — Comment pouvez-vous regretter notre petit Ohio somnolent alors que je vous ai emmenée dans l’un des endroits les plus exotiques de la planète ? — OK, je sais que vous êtes trop âgé pour recevoir des leçons de la part d’une morveuse comme moi… — Jasmine… (Il prononçait Yaz-mi-na, ce qui me procurait des frissons dans tout le corps, mais je n’en laissais rien paraître.) Si je conçois que vingt-cinq ans, c’est tout à fait juvénile, vous ne pouvez guère vous qualifier de « morveuse ». Ouais, mais abrutie serait trop proche de la vérité. — Tu t’es enfin décidée à tourner, la vieille ! Ben c’est pas trop tôt ! À la tête de la file de voitures qui bloquait sans doute toute la rue, la tortue à cheveux blancs avait dû régler son sonotone. Car elle se gara enfin dans le parking de l’United Methodist Church – Dieu merci -, nous laissant, les autres automobilistes et moi, libres d’aller où bon nous semblait… jusqu’à ce qu’un autre octogénaire juge utile de s’aventurer au volant après la tombée de la nuit. Dans l’Ohio, les vieux ne s’avisent pas de conduire le soir. Encore une bonne raison de trouver Cleveland géniale. On rejoignit directement notre hôtel très ancien et très sélect. Appelé Diamond Suites, il surplombait l’enceinte de stuc rose qui entourait son bâtiment principal et son parc, et s’élevait sur une douzaine d’étages avant de s’achever par un toit pointu de tuiles rouges. Le haut et le bas des fenêtres, toutes dotées de barreaux, se paraient d’ornements décoratifs. Le parking fermé par une grille nécessitait une carte magnétique pour entrer. On nous avait remis la nôtre avec la voiture que je conduisais, ce qui faisait partie de la politique de confidentialité propre au Diamond Suites, lequel attirait une clientèle de solitaires, généralement célèbres. Les yeux de Vayl prirent la nuance bleu glacier de ceux d’un husky tandis qu’il consignait chaque détail de l’endroit, son cerveau dressant cet inventaire en vue d’un référencement futur. Parking rempli de véhicules de location haut de gamme. Enregistré. Porte automatique pourvue d’un verre à l’épreuve des balles, s’ouvrant à l’aide d’une clé électronique. Enregistré. Hall d’entrée regorgeant d’articles gracieusement mis à la disposition de la clientèle, des serviettes éponge moelleuses aux shampoings importés, le tout harmonieusement disposé sur les étagères d’armoires anciennes. Enregistré. Pas une seule âme en vue. Excellent. Les bras chargés de bagages, Vayl se pencha pour me glisser à l’oreille : — Selon la légende, cette auberge est hantée. J’émis un grognement. Habitude peu distinguée chez une dame, je sais, mais parfois justifiée, comme les jurons. — J’imagine que vos vieux copains de poker vous attendent quelque part, histoire d’égaliser le score. Ma réflexion n’était pas si farfelue. À en croire la rumeur, Vayl avait gagné sa canne et sa première mine d’or lors d’une partie de stud poker à cinq cartes. Ses lèvres se crispèrent de nouveau. Si jamais il sourit vraiment, son visage risque de se briser en mille morceaux, pensai-je pour la énième fois. Mais j’essayai de ne pas le penser trop fort. Dans l’avion, il avait surpris les stewards en train de discuter du pistolet hypodermique du pilote, alors qu’ils se tenaient à l’arrière et que lui était assis à côté de moi à l’avant. Un homme doté d’une telle faculté devait seulement tendre l’oreille pour deviner mes pensées hostiles. Vayl ayant réservé l’appartement terrasse, on prit l’ascenseur 6A pour le onzième. Je me mis alors à faire des claquettes – la version semi-claustrophobe de j’ai-envie-de-faire-pipi – jusqu’à ce que Vayl comprenne comment glisser notre carte électronique dans la fente du panneau de contrôle afin d’ouvrir la porte. Dès que j’eus bondi hors de la cabine et recouvré un pouls un tant soit peu régulier, je fis à mon tour l’inventaire des lieux. On se tenait dans un petit vestibule orné d’une fresque florale sur les quatre côtés, dont les portes de l’ascenseur et la moitié du plafond. Des tomettes de ce rose pastel si courant en Floride recouvraient le sol. Je fronçai le nez. Il y a un truc qui me retourne l’estomac dans la couleur rose. Peut-être que ça ressemble trop au Pepto-Bismoll[1]. Personnellement, je suis plutôt attirée par les couleurs vives. C’est d’ailleurs pour cette raison que je portais un chemisier émeraude sous ma veste noire. Contrairement au manteau de Vayl, qui lui arrivait aux genoux et donnait l’impression de dissimuler sans problème un fusil de chasse, une épée, voire un poney des Shetland, ma veste s’arrêtait juste sous ma taille et, comme elle était confectionnée sur mesure, elle masquait à merveille mon holster. Je flottai un peu dans mon pantalon noir, sans doute parce que j’avais sauté le déjeuner tout le mois durant. Et comme la chaîne météo avait prévu une vague de froid sur la Floride pendant notre séjour, je portais mes nouvelles bottes. J’espérais qu’elles tiendraient plus longtemps que les précédentes, que j’avais bousillées en marchant dans la première flaque d’eau venue. Je franchis une série de portes-fenêtres en traînant ma malle dans mon sillage et débouchai dans un salon en contrebas, meublé de canapés et de fauteuils à fleurs, de tables basses en verre, le tout moquetté de Pepto-rose. À l’autre bout de la pièce, à proximité des tentures de velours bleu Elvis, trônait une table à manger entourée de chaises. Ce furent leurs roulettes qui attirèrent mon attention, car elles me replongeaient dans mon enfance. Mon frère, ma sœur et moi séjournions tout l’été à la ferme, chez notre grand-mère May. Ses chaises de cuisine étaient pourvues de roulettes, si bien qu’on passait nos journées à se pousser les uns les autres dans la pièce ou à s’amuser à tourner le plus vite possible, pour voir qui tomberait le premier. Le bon vieux temps… J’éprouvai un pincement au cœur en songeant à ces rares moments de bonheur où mon frère, ma sœur et moi étions amis, camarades de jeux et co-conspirateurs. Pourquoi cela n’avait-il pas duré ? — Peu importe, murmurai-je. C’est fini maintenant. Tu dois aller de l’avant… aller de l’avant. Je me surpris à psalmodier ma litanie et refermai aussitôt la bouche, emprisonnant les mots avant qu’ils puissent me trahir. Les bras toujours chargés d’une valise, de notre ordinateur portable, de sa valise-penderie et de sa canne, Vayl se promena dans la pièce et regarda autour de lui. Ses yeux s’attardèrent un instant sur un vase en verre sculpté contenant un bouquet d’orchidées blanches, avant de se poser sur un seau en argent rempli de glaçons et d’une bouteille de champagne. — C’est agréable, observa-t-il avec un hochement de tête approbateur. — Oui, c’est… euh… gééénial ! bredouillai-je en tentant d’insuffler l’enthousiasme attendu dans ma voix. Je longeai le pourtour du salon en faisant rouler ma cantine derrière moi. Je l’aimais bien, parce qu’elle me ressemblait plus ou moins : vieille et toute cabossée. À cet instant précis, elle détonnait fortement dans le cadre ambiant, et si le mobilier pouvait parler, j’étais sûre qu’il ferait honte à ma malle bas de gamme pour l’obliger à quitter les lieux. Mon sac à dos ne valait guère mieux. Même s’il pavoisait en noir classique, lui aussi avait connu des jours meilleurs. Toutefois il se révélait bien pratique pour transporter mes armes dans des poches rembourrées, avec mes munitions et mes étuis de nettoyage. Donc, plutôt que de me précipiter dans le premier Motel 6, je continuai mon chemin en trimballant mes précieuses petites affaires et me dirigeai vers d’autres portes-fenêtres sur ma gauche, qui donnaient sûrement sur une somptueuse chambre à coucher. — Allons, faites un effort, Jasmine, me rabroua Vayl. Déjà à l’autre bout de la pièce, il posa l’ordinateur sur la table et s’avança vers les tentures, qu’il allait sans doute se mettre à caresser comme une panthère domestiquée. Au lieu de quoi, il les ouvrit et scruta par la fenêtre. Satisfait, il me regarda par-dessus son épaule et reprit : — Je vous amène dans l’hôtel le plus sélect de Floride et vous me donnez l’impression de râler dans votre coin, comme une brute mal dégrossie. Je faillis m’effondrer contre le mur, avant de m’y cogner plusieurs fois la tête jusqu’à me mettre KO. Mais non, la cloche avait sonné, m’obligeant à revenir sur le ring pour le quatorzième round du Sempiternel Combat. Sans échange de coups, Dieu merci. La lutte qui nous opposait n’était rien moins qu’une conversation sans fin, au cours de laquelle Vayl tentait de comprendre comment j’avais pu entrer dans l’âge adulte sans acquérir le moindre raffinement ; et moi je n’en revenais toujours pas qu’un homme, assez vieux pour avoir connu l’époque où les toilettes se limitaient à une cabane sans fenêtre construite sur une fosse nauséabonde, puisse se faire blouser par d’horribles fleurs et une bouteille d’alcool merdique, au point de les considérer comme le nec plus ultra. — Écoutez, Vayl, une longue nuit nous attend. On pourrait pas simplement se dire que je suis une idiote et vous un snob, et passer à autre chose ? L’espace d’une minute, je crus qu’il convulsait. Puis je me rendis compte qu’il riait. Tout en déposant ses affaires sur une table basse, il s’affala sur le canapé le plus proche et soupira en masquant à peine sa joie. Il avait l’air… Pourquoi le mot « appétissant » me venait-il à l’esprit ? Sous son manteau, il portait un chandail bleu foncé qui moulait son torse comme si tous deux étaient réunis après une longue séparation. Dans l’avion, il m’avait glissé que son pantalon gris sur mesure était l’œuvre d’un certain Nigel Clay, lequel parlait avec un cheveu sur la langue et cousait comme un dieu. Ses rutilantes chaussures noires provenaient d’une boutique… en Italie. Comme il devait incarner un antiquaire de haut vol, appelé Jeremy Bhane, son élégance était de mise. Qu’elle puisse venir aussi naturellement, ça défiait mon entendement. Ou encore que je puisse la trouver aussi… alléchante. Tu vas où avec ces métaphores culinaires, ma belle ? me demandai-je. Tas trop fait l’impasse sur les entrées ou quoi ? Ou alors ton appétit réclame quelque chose d’un peu plus… Non, non, non, ne t’aventure pas sur ce terrain. Certainement pas avec ton patron vampire du genre coriace. Il ne pourrait jamais remplacer Matt de toute façon. Personne ne le pourrait. — Jasmine ? — Hmm ? — Vous allez bien ? Tout à coup vous semblez… avoir vu un fantôme. — Ouais… euh… enfin, je veux dire, non. Petit rire bref, pendant que je cherchais quoi répondre. — Je me demandais seulement pourquoi vous ne souriez pas plus souvent. Et je me suis dit que c’était peut-être pour éviter qu’on voie vos canines. — Cela vous dérangerait ? répliqua-t-il du tac au tac. — Pas du tout. On avait deux vampires dans mon équipé d’Helsingers. Des gens épatants. Maintenant morts et bien morts… Avec une fierté un peu coupable d’avoir pu prononcer cette phrase sans m’effondrer, j’ouvris la porte de la chambre. Surprise, surprise, elle disposait d’un gigantesque lit rond, doté d’un duvet fuchsia et d’un miroir en guise de dosseret. Quant à la moquette, je l’aurais qualifiée de mélange de Pepto-rose et de NyQuil[2] parfumé à la cerise. En revanche, j’aimais bien la baignoire jacuzzi dans la pièce attenante, et la douche se révélait assez grande pour nous accueillir, moi et la demi-douzaine de mecs mignons que je pourrais rassembler dans les plus brefs délais. — Cette chambre doit vous sembler un peu tape-à-l’œil, je suppose, dit Vayl, qui me fit sursauter en m’arrachant un petit cri. — Qu’est-ce qui vous prend ce soir ? Et pourquoi tu la ramènes chaque fois que j’essaie de ne pas penser que ça fait des lustres que je n’ai pas fait l’amour ? Il haussa les épaules : — Je me sens… comment dites-vous, déjà… en pleine forme, peut-être ? répondit-il en laissant une pointe de son accent d’origine s’insinuer dans sa voix. Son sourcil gauche se haussa de deux crans. J’oubliai de respirer en m’interrogeant sur le nombre de femmes qui avaient dû se perdre dans ces yeux vert émeraude. Sur une période d’environ trois siècles ? Me fais pas rire. Et cesse de penser à lui en ces termes. T’es son assistante. Point final. Je soupirai, plus déprimée que jamais. — Eh bien, moi non, c’est pas la forme. J’étais censée passer la soirée avec ma sœur et pas m’envoler pour Miami. Elle m’en veut déjà de rater Noël, alors si mon départ lui déclenche les contractions, je ne me le pardonnerai jamais. Et à vous non plus. Donc, si on pouvait tout de suite passer au briefing, OK ? Plus vite on aura terminé cette mission, plus vite je pourrai rentrer chez moi. Et me traîner aux genoux de ma petite sœur. Comme tombent les héros au milieu de la mêlée… Il jeta un œil sur sa montre à gousset. — Entendu, dit-il. La réception a lieu dans deux heures et, si je me fie à ma connaissance de la gent féminine, la moitié de cette durée sera nécessaire pour vous préparer. Je savais que Vayl ne se plaignait pas, mais comme je me sentais déjà vulnérable, la remarque me piqua au vif. Et quand je suis vexée, je me fous en rogne. C’est comme s’il sous-entendait qu’une dure à cuire comme moi avait besoin d’un miracle pour se transformer en une femme séduisante et, comme chacun sait, les miracles… ça prend du temps. Quel salaud ! Le frôlement de ses doigts nus sur ma joue me fit assaillir. Je devinai à la chaleur de son toucher qu'il avait mangé à son réveil au crépuscule. Les vampires scrupuleux qui essayaient de s’intégrer, se nourrissaient tous sans tuer qui que ce soit. La plupart disposaient de donneurs volontaires. D’autres achetaient leur sang auprès de l’un des deux fournisseurs officiels du gouvernement. Le marché allait sans doute se développer, dans la mesure où des empires tels que Vayl témoignaient des avantages indéniables de l’intégration. — Je vous ai blessée, dit-il. — En fait, ouais… Je secouai la tête pour chasser sa main. Son geste me paraissait un peu trop… agréable. — Mais tout va bien, enchaînai-je, tandis que ma colère s’atténuait plus ou moins en réponse à son expression accablée. Les gens devraient pouvoir dire la vérité, ou du moins y faire discrètement allusion au passage, sans que leurs interlocuteurs se mettent à flipper. — Je n’ai absolument rien compris à ce que vous venez de dire. — Parfait. Maintenant, laissez-moi déballer mes affaires et je vous retrouve dans la fosse du salon dans… disons… cinq minutes. Il me laissa seule pour que je puisse défaire ma malle. Ce que je ne fis pas. Je m’assis sur le lit, sortis un jeu de cartes de mon sac, puis me mis à le battre avec la dextérité d’un magicien. Je mélangeai encore et encore les cartes cornées jusqu’à ce que les larmes d’Evie, les fantômes de mon passé, la maladresse involontaire de Vayl et l’immense fiasco des fêtes de fin d’année, équitablement réparties entre black-out et crises de larmes, finissent par se dissiper sous le bruissement régulier des cartes que je manipulais. Quand je revins au salon, Vayl était déjà allongé langoureusement sur un canapé. Avec une couronne de lierre sur la tête et une bimbo à demi nue pour l’éventer à l’aide d’une feuille de palmier, pendant qu’il croquerait une grappe de raisin, il aurait incarné un Jules César plus vrai que nature. Euh… si ça se trouve, tous les deux s’entendaient comme larrons en foire, avant que Cléopâtre se pointe pour tout gâcher. Je m’affalai sur le canapé d’en face, en repliant les jambes sous moi. — Vous entrez dans la peau de votre personnage ? — Nous nous rendons à un dîner dansant de charité à cinq mille dollars le couvert. Notre cible n’a invité que le gratin de la société. Il s’attend à ce que nous nous comportions avec une certaine classe. — Voyons si j’arrive à décoder vos conneries… euh, votre langage imagé, je veux dire. On est censés former un couple qui claque un max de thunes, non ? — Certes, répondit-il en gratifiant mon vocabulaire d’un sourcil réprobateur. — Alors, qui est la cible ? — Un chirurgien esthétique d’origine pakistanaise. Mohammed Khad Abn-Assan. Il a lifté, remodelé ou liposucé la moitié d’Hollywood. J’ai cru comprendre que plusieurs de ses clients célèbres seront présents ce soir. — Et dire que j’ai laissé mon carnet d’autographes dans mon autre sac à main. C’est pour quelle œuvre caritative au juste ? — Elle s’appelle « Nouveau Départ ». Elle brasse des millions de dollars par an, soi-disant pour offrir une chirurgie reconstructrice à des enfants défigurés à la suite d’un accident. — Sympa. Sauf que je devine que les gosses ne verront jamais la couleur de tout ce fric. — J’en doute fortement, quand on considère qu’Assan détourne la majorité de ces fonds pour financer les Fils du Paradis. — Waouh… Attendez une seconde. Les Fils du Paradis ? Vous êtes en train de m’annoncer qu’on va s’attaquer à un bastion financier du plus extrême des groupes terroristes extrémistes ? Vayl opina du chef. — Génial ! Ces crétins mangeront du sable et boiront leur pisse quand on aura réglé son compte au docteur Dollar. Si j’exultais, c’était sans doute parce que les Fils du Paradis, entre autres atrocités récentes, avaient tait sauté un hélico Pave Hawk de l’armée au-dessus de la Birmanie, assassiné les cinq membres de son équipage et diffusé la vidéo des corps mutilés dans le monde entier. Baptisée la « Secte des sectes » par les journalistes, les Fils du Paradis vénéraient une créature mythique appelée le Tor-al-Degan qui, en sa qualité de monstre sanguinaire, ne possédait ni visage ni lieu de prédilection. Toutefois les Deganites semblaient pouvoir se dispenser de statues ou d’un olympe. Ils trouvaient toujours un prétexte pour laisser libre cours à leur haine et semer la dévastation. — Mais vous disiez qu’ils ne touchaient que la majeure partie de l’argent. Pourquoi pas la totalité ? Les yeux de Vayl se durcirent et prirent une nuance d’obsidienne noire que le plus pénétrant des regards ne pouvait percer. — Nos sources indiquent qu’Assan utilise le reste pour réaliser des opérations chirurgicales sur les membres de l’organisation ne pouvant plus se permettre de ressembler à leur portrait d’ennemi public n°1. Il n’en fallut pas davantage pour me convaincre. — Quel sale type. — Le monde en est rempli. — À qui le dites-vous. Heureusement qu’il y a des gens comme nous pour rectifier le tir. — D’où vient cet optimisme qui transparaît dans vos propos ? s’enquit Vayl. Seriez-vous le clone diabolique de Jasmine, venue me charmer avec ses pensées légères d’une blancheur virginale, pour mieux me planter un pieu dans le cœur durant mon sommeil ? — Dans le meilleur des cas, vos pensées sont roses. Un peu comme cette moquette. Les yeux de Vayl s’illuminèrent soudain, une caractéristique qui vous force à y regarder à deux fois si vous n’y êtes pas habitué. Les vampires que j’avais connus avant lui ne possédaient pas cette aptitude particulière, mais j’avais tort d’établir une comparaison. À l’instar des humains, les vampires avaient chacun leurs dons et leurs défaillances. Celui qui se trouvait en face de moi, par exemple, incarnait à lui seul quelque quatre-vingts années de missions à la réussite ininterrompue. Il avait infiltré les factions les plus occultes, brisé les systèmes de sécurité relevant de la plus haute Technologie, affronté et vaincu les forces surnaturelles les plus puissantes jamais vues sur Terre. Alors pourquoi avait-il besoin de moi ? Je devrais franchement avoir une petite idée au bout de six mois, non ? Non ? — À part ça, vous avez autre chose à me dire ? demandai-je. — Jusqu’ici, Assan n’était rien de plus qu’un maillon de la chaîne. Comment dites-vous… un béni-oui-oui. Mais son pouvoir s’est soudain accru au sein des Fils du Paradis. Nous avons découvert qu’il leur avait amené un nouvel allié, quelqu’un qui dispose de l’argent et de l’influence pour ébranler ce pays jusque dans ses fondements. Peu de rumeurs circulent ouvertement sur cette personne, mais ce qui se chuchote à son sujet, en revanche, a de quoi donner la chair de poule. — Vous voulez dire que c’est encore plus effrayant que d’habitude ? Vayl hocha la tête. — Cet allié apporte davantage qu’un simple soutien financier. Il amène avec lui les autres… en provenance de nids, de congrégations de sorcières et de hordes de loups-garous. Oh-oh… Attache ta ceinture, Jaz. Tu entres dans une zone de turbulences. — Ça m’a tout l’air du Rapace… Seul le Rapace pouvait obtenir que des factions aussi traditionnellement combatives puissent coopérer assez longtemps pour avancer ensemble vers un objectif commun. — Précisément. Notre mission de ce soir consiste donc à passer au peigne fin la demeure d’Assan, repérer son système de sécurité, puis revenir au petit matin. Nous enlèverons Assan, l’interrogerons ici au Diamond Suites, puis nous le liquiderons. — Eh bien, est-ce que cela ne présentait pas cette mission sous un tout nouveau jour ? Si on pouvait mettre une raclée aux Fils du Paradis, obtenir d’Assan qu’il identifie le Rapace, nous refile éventuellement une adresse, alors on serait aux anges. Depuis près d’une décennie, à mesure que les preuves surgissaient et s’accumulaient contre lui, le Rapace représentait la cible n°1 de notre service. Son mélange funeste de charisme et de sauvagerie lui avait permis d’occuper dès le début une place dominante au sein de la gent hématophage. Mais à l’évidence la domination vampire ne lui suffisait pas. Il avait appris à consolider son pouvoir à l’échelon mondial, recueillant les serments d’allégeance d’une dizaine de vastes nids américains, de deux assemblées de sorcières écossaises et de plusieurs hordes de loups-garous espagnols. Sa stratégie se révélait brutale, ses intentions perverses. Vayl promena ses doigts sur la canne noire posée près de lui sur le canapé. Sculptée en Inde, cette pièce de musée suscitait au bureau autant de murmures que son propriétaire. Une succession de tigres délicatement ciselés s’enroulait le long de la hampe jusqu’à la bague dorée qui la séparait de la tête, ornée d’une pierre précieuse bleu a multiple facette. Une simple torsion du pommeau escamotait les tigres et dévoilait une épée façonnée à la main, dont le fabricant était réduit en poussière depuis des siècles. Le fait que Vayl l’apporte ici avec lui était inhabituel, car il aurait du se sentir en sécurité. Moi-même je n’avais rien à craindre. Je me redressai et balayai la pièce du regard. — Qu’est-ce que vous ne me dites pas ? demandai-je. — Nous allons devoir nous montrer d’une extrême prudence. Si nous croyons qu’Assan n’est autre que la nouvelle marionnette du Rapace, nous pensons que celui-ci tire aussi les ficelles d’au moins un membre éminent du gouvernement des États-Unis. Il ne s’agit pas d’une simple exécution, Jasmine, loin de là. Et puis… — Quoi ? Vayl secoua la tête. — Ouvrez grands vos yeux et vos oreilles. Dans cette affaire, il y a quelque chose qui… cloche. Dans la bouche de l’assassin n°1 de la CIA, ces paroles n’étaient pas à prendre à la légère. Chapitre 2 Une demi-heure plus tard, j’avais recouvré ma féminité. À l’occasion, c’est plutôt sympa, comme le résultat de fouilles archéologiques, mais sans la sueur. Debout devant le miroir de la salle de bains, je ressemblais à cette fille au teint pâle, majestueuse, que ma mère aurait préférée avoir, tout en me demandant comment j’étais censée planquer mon Walther PPK modifié, que je surnommais Chagrin, sous le tissu de la robe qui me collait à la peau comme un ex-petit ami qui ne voudrait pas me lâcher. J’avais opté pour un look asiatique et découvert que le col Mao rouge et les manches courtes en demi-lune m’allaient comme un gant, surtout avec mes cheveux relevés et torsadés comme je l’avais vu dans Cosmo. Des diamants fantaisie pendillaient à mes oreilles et, même si personne ne le voyait, ils s’harmonisaient à merveille avec celui de mon nombril. Le plus drôle, c’était que Pete me l’avait offert. Je revoyais son visage rougissant lorsqu’il m’avait tendu le petit coffret : — J’ai pensé que cet accessoire vous conviendrait… euh… puisque vous avez ce… euh… piercing… — C’est quoi ? demandai-je en m’emparant de l’écrin, duquel je sortis un clou orné d’un faux diamant. — Une tête chercheuse, expliqua-t-il, visiblement soulagé de ne plus bafouiller. Vous l’activez en arrachant le bijou à sa griffe. Si vous ne pouvez le conserver sur vous dès qu’il émet son signal, sachez que des tests ont prouvé qu’il ne présentait aucun danger pour le système digestif, alors vous pouvez l’avaler. Chouette ! — Qu’est-ce qui se passe une fois que le système se met en route ? questionnai-je. — Nous avons une équipe en poste à Miami. Dès qu’elle reçoit l’appel, ses membres ont l’ordre d’essayer d’entrer en contact avec vous et, s’ils échouent, d’organiser des recherches à grande échelle pour votre sauvetage. Donc, après avoir mis le bijou en place, je contemplai une dernière fois mon reflet d’un œil critique. Je n’avais pas trop forcé sur le maquillage, de sorte que mes yeux paraissaient plus grands, plus verts et plus mélancoliques qu’à l’ordinaire. Je possédais des traits fins qui me donnaient l’air fragile et trompaient la plupart des gens que je croisais, un atout non négligeable dans ma profession. En outre, ma silhouette tendait plutôt vers la morphologie osseuse et ce n’était pas plus mal. Mes jambes étaient de loin mon meilleur atout. Ma jupe mi-mollet en satin rouge, fendue sur les côtés, les laissait entrevoir. Je portais des sandales assorties à talons plats, avec lesquelles je pouvais courir, et j’avais choisi un sac à main en strass, dans lequel j’avais finalement glissé mon arme. En sortant dans le salon, je constatai que la chambre de Vayl demeurait fermée. Je frappai doucement à la porte. — Oui ? — Je pars en repérage. Je reviens dans une demi-heure. — Entendu. Je filai vers l’adresse indiquée sur notre carton d’invitation parfaitement falsifié. Le Diamond Suites se situait à une quinzaine de minutes de chez Assan. Tandis que je me dirigeais vers le domicile du chirurgien, la Lexus ronronnait sous mes pieds comme une panthère somnolente, mais je résistai à l’envie d’aller la réveiller sur l’autoroute. La tension nerveuse de Pete avait tendance à grimper dès qu’il pensait que j’avais trop dépensé, et je le voyais déjà piquer sa crise si je lui rapportais un PV pour excès de vitesse. Je fis donc tranquillement le tour du quartier d’Assan, en évitant de rester trop longtemps bouche bée devant les énormes propriétés, superbement éclairées, au cœur d’un parc paysager du genre country club. Les pelouses étaient si bien entretenues qu’elles pouvaient servir de parcours de golf. Quelle rigolade si Dave et ses copains avaient vécu là quand ils avaient dix-huit ans, car ils auraient sûrement fait la fête. Je les imaginais, avec tout le culot de leur jeunesse, qu’on aimerait ne jamais voir disparaître chez les mecs adultes, buvant la bière de papa et menant leur vie comme si ce n’était qu’une partie de billard. Je songeai une minute de plus à mon jumeau en me demandant dans quelle partie du monde il se trouvait ce soir-là et en espérant qu’il allait bien. Comme moi, Dave n’était pas trop du genre à s’épancher. Comme moi, il avait démarré dans un autre service de l’Agence, mais faisait désormais partie des Forces spéciales, si bien qu’il passait le plus clair de son temps à l’étranger. Une excellente excuse pour ne pas garder le contact, et l’on s’en servait comme d’un cache-misère. Si on faisait attention, on ne serait même plus obligés de se reparler. Un sacré exploit pour deux personnes qui avaient autrefois l’habitude de finir mutuellement leurs phrases. Ça suffit, me dis-je. Ça suffit… ça suffit… Je me mordis la lèvre et cessai de me torturer l’esprit. T’es au boulot, Jasmine, alors bosse. Concentre-toi. C’est le boulot qui te gardera d’aplomb. Au moins aux yeux des autres. Je pris une profonde inspiration et j’expirai en manquant de m’étrangler de rire quand j’aperçus le panneau tape-à-l’œil et tout en volutes sur la grille de la propriété d’Assan. Avec son entrée digne de Jurassic Park et sa clôture susceptible d’abriter un troupeau de brachiosaures, Assan avait choisi Les Alpages. Pas l’ombre d’une montagne aux alentours. Pas non plus de charmants gamins autrichiens gambadant en chantant joyeusement. Ce type voulait faire de l’humour ou quoi ? Le nom évoquait peut-être La Mélodie du bonheur, mais on songeait plutôt à La Maison du diable en la voyant. Comme je continuais mon petit tour, je découvris que le coin comptait plus de cul-de-sac et d’impasses qu’une partie de Cluedo. Toutefois, je dénichai deux voies de sortie rapides juste au cas où. Je me baladai encore cinq minutes dans le quartier, histoire de m’imprégner de l’atmosphère ambiante, comme si je vivais dans une de ces horreurs abritant au bas mot six chambres à coucher, quatre salles de bains et une salle d’eau. Puis je rejoignis Vayl. Je ne le vis pas tout de suite en entrant dans le parking, mais je sentis qu’il m’attendait. C’était plus qu’une simple impression. Une sorte de sixième sens que je possédais seulement depuis… disons… quatorze mois. Et je n’étais pas la seule que cette aptitude intriguait. Durant notre première mission commune, Vayl avait manifesté son intérêt pour ma faculté à flairer les vampires. Pas au sens littéral. Mais il s’agissait bien d’un sens olfactif, situé quelque part au fond de mon nez et juste derrière les paupières, qui murmurait immortel à la base de mon cerveau. Je réagissais différemment selon les vampires, mais grosso modo voilà à peu près comment ça fonctionne. On était alors sur les traces d’un renégat appelé Gerardo, que les autorités italiennes nous avaient demandé de supprimer avant qu’il décime une nouvelle résidence universitaire. Apparemment, il en avait tant écumées à travers l’Europe qu’il éprouvait le besoin d’émigrer chez nous. Après avoir traqué notre proie jusque dans les couloirs feutrés de la résidence Noyés de l’université de Vassar, on espérait que les étudiants auraient suffisamment de jugeote pour se barricader dans leurs chambres respectives, et que mon détecteur de vampire sonnerait avant que l’un d’eux ait besoin de sortir en vitesse pour une pause-pipi. — Vous ne sentez toujours rien ? m’avait demandé Vayl. — Non. Et je ne suis pas sûre que ça m’aiderait. — Pourquoi ? — C’est pas comme si je pouvais vous indiquer ses coordonnées. Ma Sensitivité ne fonctionne pas comme ça. Dans le meilleur des cas, je sais quand il se trouve dans la même pièce que nous. Vayl m’arrêta net, ses doigts si brûlants sur mon épaule que je l’aurais volontiers conduit aux urgences s’il avait été humain. — Je crois que ce Don ne représente que la partie visible de l’iceberg, Jasmine. Si nous l’aidons à émerger, à se développer, je pense que vous serez émerveillée par sous l’eau. L’ironie du sort voulut qu’on déniche Gerardo planqué sous les nénuphars de la fontaine au beau milieu de la cour du bâtiment. J’avais déjà assisté à des combats de vampires. J’en avais moi-même combattu, en fait. Mais Vayl les surpassait tous. Il attaqua Gerardo avec la férocité d’un crocodile affamé, en ouvrant si grand la bouche que j’entrevis ses molaires du fond sans le moindre effort. Ils tombèrent tous deux dans la fontaine et percutèrent la statue d’Emma Hartman Noyés avec une telle violence qu’elle en vacilla. Lorsqu’ils refirent surface, le sang sortait à gros bouillons d’une énorme estafilade dans l’épaule de Gerardo. Il se libéra de l’emprise de Vayl et tenta de bondir hors de l’eau. Vayl l’attrapa au vol et Gerardo s’écroula violemment sur le bord en béton. Tel un lion s’acharnant sur un zèbre, Vayl saisit Gerardo par la nuque, les yeux flamboyant d’une férocité quasi primitive. Tout à coup, je compris pourquoi les Romains remplissaient régulièrement leur Colisée. J’avais envie de rugir pour l’encourager. Mon gladiateur emportait, haut la main ! Un bruit sur ma droite détourna mon attention. Une étudiante à queue-de-cheval surgit de l’ombre. Je courus vers elle : — Filez dans votre chambre ! Vous n’avez certainement pas envie de voir ça ! Elle m’avait sauté dessus avant que je comprenne qu’elle empestait la morte-vivante. Faut bien avouer que les novices sont négligentes. Elles manquent d’entraînement, peut-être, ou bien sont tenaillées pas la fringale, allez savoir… La fléchette de mon arbalète lui transperça le cœur avant qu’elle ait le temps de montrer les dents. Lorsque je me retournai vers la fontaine, je vis que Vayl s’y tenait seul lui aussi. On avait liquidé nos deux vampires sans y laisser trop de plumes. Ce qui méritait comme toujours des félicitations. Vayl désigna le petit tas de cendres et de poussière à l’endroit où s’était tenue la fille quelques instants auparavant : — C’est pour cette raison que vous devez affûter votre technique. — Sachez que je suis une tueuse de vampires hors pair ! ripostai-je. Il hocha à peine la tête. Nos regards se croisèrent et je ne pris pas la peine de dissimuler mon agacement. — Je n’ai jamais remis en cause vos capacités de tueuse, reprit-il. Toutefois, cette arme que vous tenez ne vous servira à rien si vous mourez avant d’avoir eu l’occasion de l’utiliser. Six mois plus tard, alors que j’avais accepté la logique de ce qui se cacher dans son raisonnement, je n’avais guère progressé. J’éprouvais souvent l’envie de m’arracher les cheveux, mais Vayl conservait son flegme. Il se contentait de répéter : — Seuls les imbéciles et les morts véritables demeurent des cibles faciles. Ne l’oubliez pas. Je balayai le parking du regard dans l’espoir de capter quelque signal radar en provenance de Vayl. Après tout ce temps, je n’avais toujours pas trouvé le moyen de restreindre mon champ d’investigation. J’avais certes appris qu’en prenant la peine de rester sur le qui-vive, je pourrais éventuellement percevoir le moment où il se déplacerait. Tout en laissant tourner le moteur au ralenti, je coupai les phares et passai en vision nocturne. Avec une facilité déconcertante. Un de mes camarades de fac était un petit génie de la technologie appelé Miles Bergman. Grand et sec, ce fils d’un dissident russe et d’une biologiste écolo souffre d’une telle parano qu’il ne peut traiter en direct avec le gouvernement. Cependant, il nous vend les droits (parfois exclusifs) d’utiliser ses gadgets. Ce genre d’arrangement enchante Pete, car cela signifie qu’il n’a pas besoin de débourser pour des trucs empoisonnants comme la Sécu ou les congés payés. Parmi les nombreuses inventions sympas que Bergman a mises au point pour moi, il y a ce kit de lentilles de contact destinées à la vision nocturne. Il me suffit donc de plisser les yeux pendant deux ou trois secondes et, en les rouvrant, l’habitacle de la Lexus me donna l’impression qu’elle avait été garée sous un lampadaire vert. Les voitures alentour semblaient sortir tout droit des usines de la Cité d’Émeraude. Telles les candidates du concours de beauté Miss Oz, elles s’alignaient sur le parking dans de subtiles nuances verdâtres. Seule l’une d’entre elles n’avait rien à voir avec son allure extérieure. Elle dissimulait un sombre secret qui ne datait pas d’hier. Mais laquelle ? Je scrutai rapidement les rangées de véhicules, sans trop m’attarder au même endroit. Et je faillis le rater. Il se tenait entre une Toyota Tundra et une Jeep Cherokee, une tache d’encre dans l’ombre, tapotant sa chaussure du bout de sa canne. — Je vous vois, murmurai-je. Comme si j’avais hurlé, il s’avança. Je déverrouillai donc les portières tandis qu’il s’approchait de la Lexus, tel un riche gentleman s’en allant dîner en ville, séduisant et distingué dans son smoking noir. On aurait dit qu’il venait de recevoir un oscar. Même sa canne complétait à merveille la tenue de soirée de cet homme fortuné, au point de faire oublier qu’elle n’était autre que l’outil d’un assassin. Il se glissa dans la voiture à côté de moi, ce qui me surprit davantage que je ne le laissai paraître. Je préférais le savoir assis sur la banquette arrière, comme un patron, plutôt qu’à l’avant, comme un petit ami. Tandis que j’empoignais le levier de vitesse, je faillis glapir lorsque sa main effleura la mienne. — Attendez un instant, dit Vayl en me détaillant de ses yeux de prédateur. Pendant qu’il observait ma coiffure, ma robe, mes chaussures, j’essayai de ne pas broncher, alors que j’avais les nerfs à fleur de peau, comme emprisonnés dans un étau de fil de fer barbelé que Vayl resserrait de seconde en seconde, jusqu’à ce qu’ils se mettent à hurler. Je l’aurais giflé. Il ne savait donc pas que son attitude était grossière ? Et déstabilisante ? Mais surtout grossière ? J’ouvris la bouche pour lui livrer le fond de ma pensée lorsqu’il reprit la parole : — Vous êtes resplendissante. Comme une déesse. Je retire tout ce que j’ai dit auparavant. Je sentis fondre l’adolescente en mal de reconnaissance qui sommeillait en moi. Même mon cerveau en fut chamboulé. Tout ce qui me vint à l’esprit, c’était : Il m’aime bien ! Il m’apprécie vraiment ! OK, il ne m’avait encore jamais fait de compliment. Mais quand même. J’en restai bouche bée. Je plissai les paupières en les fermant, puis repris ma vision normale. Ce qui m’aida à recouvrer mon équilibre. — Merci, dis-je. Vous êtes plutôt pas mal vous aussi. (Une seconde de pause, puis j’ajoutai :) Je pensais justement à notre première mission. — Ah bon ? — Ça m’a rappelé une question que je souhaite vous poser depuis un petit moment. Et que je n’avais visiblement pas le courage de poser, avant de passer pour une déesse à ses yeux. — Oh ? répliqua-t-il d’un ton subitement collet monté. Mais je profitai de ma déification temporaire pour enchaîner : — J’ai noté que vous saignez toujours vos cibles vampires avant de les supprimer. — C’est vrai. — Pour l’amour du ciel, ne prenez pas cet air glacial avec moi. J’en ai rien à battre, vous savez. J’ai seulement remarqué ce mode opératoire et ça m’a intriguée… Vayl soupira et le bruit résonna dans tout l’habitacle, tel un vent plaintif sur les flancs désertiques d’un canyon. — C’est en quelque sorte mon système de sécurité. Je ne souhaite pas tuer des innocents, alors je prélève un peu de leur sang pendant le combat. En le goûtant, je sais si oui ou non le donneur était volontaire ou bien si on le lui a volé quand il rendait son dernier souffle. — Waouh, j’ignorais que vous pouviez faire ça. Cool. Je l’observai à la dérobée. Son visage n’avait guère changé. Sauf que ses rides atténuées autour des yeux et des lèvres me prouvaient que j’avais dit ce qu’il fallait. Et je me rendis compte dans la foulée que Vayl attachait de l’importance à ce que je pensais de lui. Waouh. Depuis quand ? Sans doute depuis ton dernier black-out, répliqua une petite voix amère et effrayée dans un coin de ma tête. Je la considérai comme étrangère à moi… cette jeune étudiante sans trop de poitrine, avec une tonne d’ombre à paupières et l’assurance d’un canard boiteux. Ferme ta gueule, lui dis-je. Puis je conduisis mon patron sur les lieux de la mission. On parvint aux grilles du manoir d’Assan derrière une petite file de véhicules, parmi lesquels deux limousines et une étincelante Jaguar noire. Un par un, les chauffeurs montraient aux gardiens leur carton d’invitation avant d’être autorisés à entrer. Je n’avais vu aucun vigile lors de mon petit repérage, bien qu’on nous ait informés qu’Assan disposait de dix à douze personnes à son service. Ces deux-là devaient s’habiller au rayon « grands baraqués », mais leur veste de costume paraissait taillée sur la bête, peut-être à dessein, afin que tous les invités puissent deviner les contours de l’arme quelle dissimulait. L’un des deux semblait avoir des ancêtres chinois. Il portait ses cheveux noirs en queue-de-cheval. Son coéquipier me faisait penser à Schwarzenegger dans sa période la plus massive. S’il s’exprimait avec un accent autrichien, j’aurais du mal à ne pas lui rire au nez. Pas très professionnel, je sais, mais plus j’étais stressée, plus j’avais tendance à céder à une hilarité mal à propos. J’en avais déjà des démangeaisons dans l’arrière-gorge. — J’espère que cette invitation est bien imitée, dis-je en m’emparant du carton, avant de baisser la vitre. — Quoi ? chuchota Vayl. Vous êtes nerveuse à ce point-là ? Autant demander au pape s’il était catholique ! — Chut… c’est à notre tour. Je m’arrêtai devant le portail et tendis l’invitation à Arnold Junior. De près, sa silhouette défiait l’entendement… Bâti comme un semi-remorque, avec l’assurance de celui qui sait qu’il pourrait nous aplatir sans verser une goutte de sueur. — Bienvenu aux Alpages, déclara-t-il avec un accent américain. Vayl se pencha en avant : — Merci, dit-il d’une voix plus mélodique qu’à l’ordinaire alors que son regard croisait celui du vigile. Je sentis la magie traverser ma peau pour rejoindre Arnold Junior, un souffle surnaturel exhalant une fragrance typiquement vaylesque que j’aurais reconnue entre mille. — D’ici cinq minutes, ajouta-t-il, vous aurez oublié nos visages et le fait même de nous avoir permis d’entrer. La mâchoire de Junior s’affaissa et ses pupilles se dilatèrent comme s’il était tout à coup défoncé. Il hocha la tête, me rendit l’invitation et s’éloigna de la voiture. — Vous pouvez refaire ce truc, la prochaine fois que Pete voudra me tordre le cou ? dis-je en dirigeant la Lexus vers le castelet d’Assan. Vayl émit un bruit de gorge qui oscillait entre le grognement et l’éructation. Je l’observai du coin de l’œil et, à la manière dont ses lèvres frémissaient, décidai qu’il s’agissait d’un gloussement. Le voiturier eut beaucoup de mal à comprendre qu’une dame de la haute société souhaite garer elle-même son véhicule. Mais Vayl s’adressa à lui et arrangea l’affaire. Le gars nous fit tourner à l’angle de la demeure et je me garai en marche arrière le plus près possible de la porte d’entrée. J’étais pour ainsi dire la spécialiste de la fuite sur les chapeaux de roue. Dommage que je n’aie pas conduit un Hummer. Ça aurait été drôle d’arriver en ligne droite, puis d’écraser les haies impeccablement taillées et les urnes gigantesques en repartant. Comme une brave petite aristo, j’attendis que Vayl fasse tranquillement le tour de la voiture pour m’ouvrir la portière. On emprunta un chemin jalonné de lanternes japonaises pour rejoindre l’entrée de la demeure… pardon, du manoir… enfin… de l’horreur tape-à-l’œil tenant lieu de résidence. Ouais, c’était plutôt ça. Au sommet de l’escalier de marbre blanc qui menait à des portes de la taille d’un lance-fusées, un autre gorille, avec le visage grêlé et des yeux de scorpion, prit notre invitation et l’ajouta à la corbeille tapissée de dentelles à ses pieds. Je l’imaginai soudain folâtrant dans les bois avec son panier comme le Petit Chaperon rouge et j’éclatai de rire. Vayl et lui me dévisagèrent, interloqués. Je glissai ma main gauche au creux du bras de Vayl, que je tapotai de ma main droite. — Oh, chéri, j’ai enfin saisi cette blague que tu m’as racontée en chemin. C’est d’un drôle ! Vayl hocha la tête en faisant mine de comprendre et me conduisit à l’intérieur. — Vous m’expliquerez plus tard, j’espère ? marmonna-t-il du coin des lèvres. — Je vais le faire tout de suite. Puis j’oubliai ce que j’allais dire quand on entra dans un hall imposant et tout en marbre avec cinq – excusez du peu – lustres étincelants. Il y avait tant de candélabres sur les murs que même s’ils s’éteignaient, on y voyait encore assez clair pour déchiffrer les clauses en petits caractères d’un contrat douteux. Et que dire des peintures ! Je souris à Vayl comme si je faisais partie de ces gens qui pouvaient se permettre de posséder des tableaux plus grands que mon appartement. Je ne m’étais jamais sentie aussi peu à ma place. Même mes dents faisaient toc. — Tu es très en beauté ce soir, ma chérie, reprit Vayl. Un tant soit peu rassurée, je déclarai : — Merci, mon chéri. Puis-je ajouter pour ma part que tu es chaque jour plus séduisant que la veille ? Il hocha la tête avec l’élégance du multimillionnaire sûr de lui qu’il était censé incarner aux yeux de notre hôte. Puisqu’on parle du loup… celui-ci apparut, saluant ses invités avec la sympathie onctueuse d’un fauve s’apprêtant à attaquer son festin quotidien. Son smoking blanc mettait superbement en valeur ses cheveux noirs et sa peau basanée, tandis que l’or à six de ses dix doigts soulignait la remarquable finesse de ses mains aux ongles manucurés. Je me débrouillai pour ne pas tressaillir lorsqu’il s’approcha de moi, toutes dents dehors et regard de braise. Parfois, les choses seraient tellement plus simples si l’on pouvait juste sortir son arme et descendre le méchant. Une des raisons (la numéro 17) pour lesquelles Indiana Jones est mon héros. — Chèèère madame, siffla le petit serpent en prenant ma main posée sur le bras de Vayl pour l’embrasser… (Beurk.) Je suis si heureux de faire votre connaissance. J’arborai un sourire radieux et ses lèvres continuaient à remuer, alors que je n’entendais plus les paroles. Oh mon Dieu, pas maintenant… Mais Dieu faisait une pause-café et ma conscience était partie acheter les beignets. Un autre son remplaçait le babillage d’Assan dans mon cerveau. Un violent bourdonnement, comme si une minuterie de four sous stéroïdes donnait l’alerte. Ensuite, ma vision se réduirait peu à peu et puis… pffi ! plus rien. Je pouvais revenir à moi cinq minutes plus tard. Ou dans deux jours. Après quoi, si je posais les bonnes questions, je découvrais éventuellement ce que j’avais dit et fait dans l’intervalle. Impossible, ça ne peut pas m’arriver ! Et pourtant si, et j’avais l’impression de mourir, de sombrer corps et âme dans la folie. Je jetai un coup d’œil à Vayl, dans l’espoir qu’il viendrait à mon secours, tandis que j’essayais de faire bonne figure, de ne pas paniquer. Nos yeux se croisèrent un quart de seconde et, sans prononcer une seule parole, il se débrouilla pour me faire comprendre qu’il savait que je perdais pied et que je trouverais un moyen de refaire surface. Je ne pouvais pas trahir une telle confiance. Pas question. Je pris une profonde inspiration et le voile noir reflua. — Lucille Robinson, dit Vayl d’une voix traînante en présentant mon avatar à Assan. Et je suis son… (Il s’interrompit, laissant à notre hôte le temps de tirer les conclusions les plus salaces)… son associé, Jeremy Bhane. Bien entendu, nous soutenons ardemment Nouveau Départ et sommes ravis de rencontrer enfin son célèbre fondateur. Assan lui serra la main. — C’est si gentil à vous d’être venus, dit-il. Il fit alors venir un clone de Jessica Simpson à ses côtés. J’étais si distraite que je ne l’avais pas vue nous rejoindre. Elle me dépassait d’environ huit centimètres, ce qui lui en donnait une bonne quinzaine de plus que son mari. — Voici ma femme, reprit-il. Amanda. Je tendis la main à grand-peine. Mon mini black-out avait pompé toute l’énergie de mes muscles et pesait à présent sur mon estomac. Si elle me serrait la main trop fort, j’allais vomir sur sa robe Vera Wang. Mais Amanda n’avait pas la poigne d’un haltérophile. Elle effleura ma main comme si elle était en porcelaine fine, agit de même avec Vayl, puis laissa retomber son bras comme s’il était en plomb, tout en murmurant : — Ravie de vous rencontrer. L’avantage de se sentir minable, c’est de pouvoir aussitôt repérer les personnes dans le même état. Je compris qu’Amanda Abn-Assan puisait au tréfonds de ses ressources pour simplement tenir debout. Rapide coup d’œil à Vayl, pour voir s’il avait remarqué les paupières gonflées de notre hôtesse. Le regard qu’il m’adressa en retour me le confirma. Voyons, pourquoi l’épouse d’un brillant chirurgien aurait-elle pleuré récemment ? Plusieurs raisons me vinrent à l’esprit, mais aucune ne satisfaisait totalement ce que me dictait mon instinct. Le mystère méritait d’être éclairci. Plus tard. Assan s’excusa en son nom et celui d’Amanda, puis nous laissa Vayl et moi livrés à nous-mêmes, essayant d’avoir l’air naturel. Vayl saisit au passage deux flûtes de champagne sur le plateau d’un serveur et on trinqua tous les deux. À force de sourire, je commençais à avoir mal aux zygomatiques. Vayl se pencha en faisant mine de déposer un baiser juste sous mon oreille. Même s’il était feint, j’en éprouvai la sensation jusqu’à la pointe des pieds. OK, Jaz, c’est pas le moment de te mettre à suffoquer. On simule juste un couple d’invités, c’est tout. Si t’as les jambes en coton, c’est sans doute une poussée d’œstrogènes. Ouais, c’est ça. — Allons-y, murmura-t-il. Je hochai la tête, soulagée de ne plus devoir rester plantée parmi les convives. J’étais prête à piquer un sprint, en fait, si ça pouvait m’éloigner de ces émotions franchement déplacées. J’allais concentrer tous mes efforts sur le repérage du système de sécurité et la mémorisation de l’agencement des lieux. Ensuite, une fois tous les invités partis, on reviendrait pour Assan. Voilà en quoi consistait le boulot et, Dieu soit loué, je l’adorais. Mon corps tout entier en frémissait d’avance. Ce job était ma raison de vivre. Grâce à lui, j’oubliais mes pensées délirantes, mon anxiété, mes cauchemars. Lui seul me permit de recouvrer un ton désinvolte en disant : — Je reviens tout de suite, mon chéri. Tâche de ne pas trop t’ennuyer sans moi ! — Tu me manques déjà, répliqua Vayl en me décochant un regard si plein de guimauve que toute personne plus lourde qu’un marshmallow s’y serait enfoncée jusqu’aux genoux. De l’eau de rose comme s’il en pleuvait ! Toutefois, c’était rassurant de savoir qu’on pourrait se recycler en dialoguistes pour Les Feux de l’amour si par malheur Pete nous virait un jour. Je le gratifiai de mon plus beau sourire artificiel puis me tournai vers l’escalier le plus grandiose que j’ai jamais vu sauf peut-être sur un écran de cinéma. Son tapis rouge camouflerait joliment les taches de sang, si d’aventure quelqu’un était abattu au beau milieu. Les marches s’interrompaient à mi-hauteur pour déboucher sur un palier intermédiaire, où vous accueillait un banc doré et richement décoré, au cas où la promenade vous aurait éreinté. Comme je souhaitais visualiser le premier étage, je fis ma Scarlett O’Hara à l’envers et gravis majestueusement la première volée de marches. Un petit panneau discret où figurait une Belle du Sud m’encourageait à emprunter le second escalier sur ma gauche, tandis qu’un autre écriteau en haut des marches me suggérait d’essayer la première porte se présentant à moi et prendre le temps de scruter les alentours. À ce dernier étage étaient disposés plusieurs canapés drapés de soie blanche, ainsi qu’une ottomane assortie et susmentionnée qui séparait les toilettes des dames à ma gauche de celles des messieurs à ma droite. De mon côté, le palier se resserrait en passant devant les W.-C. et quatre portes closes, deux de part et d’autre. Un petit tour rapide dans le couloir de droite, en faisant mine d’apprécier la vue, m’indiqua une disposition à l’identique. Je revins aux toilettes des dames. Tout en ouvrant la porte, je jetai un œil par-dessus mon épaule. J’avais déjà repéré les hommes de main d’Assan camouflés parmi les invités. Aucun d’eux ne regardait dans ma direction, car Vayl avait choisi ce moment pour faire tomber sa flûte. J’avançai donc sur le palier et testai la poignée de chacune des portes… toutes fermées à clé. Au bout de ce couloir, je tournai à droite, car en allant à gauche je serais descendue au rez-de-chaussée et, à en croire le bruit, dans les cuisines. Ce palier abritait une longue banquette d’un côté et une rangée de fenêtres de l’autre. Comme elles donnaient sur plusieurs hectares de pelouse, le panorama devait être splendide dans la journée. Au-dessus de la banquette, le mur s’ornait d’un tableau rectangulaire éclairé par des spots où figurait une kyrielle de servantes égyptiennes dénudées apportant de l’or, des victuailles et des animaux sauvages en cage au pharaon, lequel semblait extatique à cette vue. Aucun escalier au bout du couloir, cette fois ; uniquement un énorme miroir ovale dans son cadre doré et fantaisie. J’y croisai mon regard soucieux tandis que je me remémorai le mini black-out dont je venais de faire l’expérience. Cette seule pensée me donna la nausée et je la chassai en me forçant à me concentrer sur le travail. — Boulot, boulot, boulot, murmurai-je jusqu’à ce que je me rende compte de ce que je faisais, en me mordant l’intérieur de la joue. J’obliquai à droite et, comme prévu, me retrouvai dans le couloir des toilettes messieurs. Une fois de plus, deux séries de portes verrouillées. Devant celle des W.-C., je fis semblant de me tromper et feignis la gêne, en m’empressant de repasser devant les canapés pour rejoindre les toilettes pour dames. Cette fois, j’y entrai. La pièce abritait un petit salon aux murs tapissés de papier peint à losanges, un fauteuil en velours rouge et une imposante fougère en pot. La cabine de W.-C. proprement dite était d’une exiguïté à faire fuir les claustrophobes, tandis que la baignoire sur pieds griffus et le coin douche se partageaient une pièce attenante avec quatre lavabos alignés sur tout un pan de mur. Histoire d’occuper le temps que j’étais supposée passer dans cet endroit, je me lavai les mains et m’arrangeai un peu les cheveux. Quelqu’un entra et je me tournai pour quitter les lieux, sourire poli aux lèvres. Il s’évanouit aussitôt quand je tombai nez à nez sur un homme, visiblement aussi perturbé que moi. — Désolé, dit-il en passant la main dans son épaisse crinière blonde. Je sais que les mecs sont censés utiliser les toilettes de l’autre côté du couloir, mais j’étais sûr qu’on me retrouverait là-bas. — Eh bien, on va sans doute vous dénicher ici, dès que le bruit se sera répandu qu’un type se cache dans les toilettes pour dames. Je le dévisageai tout en parlant et la vue était loin de me déplaire. Son look post-étudiant me faisait penser que le monde n’était pas si effroyable, en définitive. Il portait un smoking, un nœud papillon rouge, une large ceinture dans la même teinte et des baskets assorties. Et il mâchait du chewing-gum. J’avais déjà vu des sourires comme le sien par le passé. Le message était clair… Si tu n’es pas encore sous le charme, ça ne devrait pas tarder. Mais l’ensemble s’accompagnait d’un humour si naturel que je ne pouvais pas me vexer. — Allez, quoi…, reprit-il. Je suis sûr que vous n’êtes pas du genre concierge. Aidez-moi à sortir d’ici. Je n’ai rien d’un pervers, je suis juste un mec qui s’invite dans les soirées. Pour un peu, je l’aurais cru. Mais il détourna le regard au mauvais moment. J’avais l’habitude de débusquer les menteurs et lui ne maîtrisait pas vraiment l’art de la mystification. — C’est quoi votre truc ? Vous vous gavez d’olives et de petits-fours, puis vous vous cassez ? — En gros, oui. — Arrêtez vos conneries. Son air offusqué avait quelque chose de comique. Apparemment, il n’avait jamais entendu une femme adulte jurer… — Dites-moi vraiment pourquoi vous êtes là, avant que j’avertisse la police sans passer par les vigiles. Il prit le temps de réfléchir à l’idée de dire la vérité à une parfaite étrangère, qui plus est au langage de charretier. — La plupart des gens gobent mon petit numéro, vous savez. — Je ne suis pas « la plupart des gens ». — Ça ne fait aucun doute. Il m’adressa un regard mi-respectueux, mi-dragueur. Bon OK, ça me flattait, mais je n’en laissai rien paraître. J’étais trop occupée à camoufler mon sourire amusé tandis qu’il soufflait une bulle parfaite, avant de la faire éclater et de la récupérer. Dans un grand sourire en guise d’excuse, il reprit : — Ma dernière petite amie était une fumeuse qui trouvait marrant de me corrompre. Le chewing-gum m’aide à réprimer mes envies de nicotine. — Bonne idée. Maintenant, cessez de détourner la conversion et crachez le morceau. — OK, alors voilà. Je suis détective privé. La plupart du temps, j’enquête sur les arnaques à l’assurance. Mais je connais Amanda Assan de longue date. On était amis quand elle avait encore les dents de devant écartées et les genoux sans arrêt couronnés. C’était avant que sa mère décide qu’elle ne serait heureuse que le jour où Amanda remporterait le titre de Little Miss Beautiful de Miami à Tallahassee. Son dégoût envers la mère d’Amanda me permit de m’en faire une idée assez précise. Une divorcée aigrie entre deux âges, avec plus de cellulite que de bon sens. Pauvre Amanda, elle croyait sans doute se libérer en épousant Assan. Il poursuivit : — Quoi qu’il en soit, Amanda m’a appelé pour enquêter sur les faits et gestes secrets de son petit mari. En d’autres termes, pour savoir avec qui il baisait en secret. — La fête de ce soir n’est-elle pas un peu trop publique pour une enquête privée ? demandai-je, surtout pour masquer ma déception. Je lui en voulais d’avoir essayé de me gruger et je m’en voulais d’avoir cru qu’on puisse dépasser l’âge de dix ans dans ce monde et conserver un semblant d’innocence. — Ouais, mais on peut apprendre beaucoup de choses sur un type en l’observant dans ce genre d’événement. Les gens qui ont des trucs à cacher pensent ne jamais se trahir, alors qu’il suffit souvent d’y prêter attention pour les percer à jour. — Et je présume que quelqu’un vous a accordé une trop grande attention ? Je ne pus m’empêcher de rire en voyant sa tête. On aurait dit un gosse surpris en train de boire du Coca au petit déjeuner. — Assan m’a vu discuter avec sa femme il y a quelques minutes, et maintenant ses gorilles me pourchassent dans toute la maison afin de savoir pourquoi. — Ça devait être une discussion drôlement animée. — Elle pleurait. Quelle bande d’amateurs… — Entendu, repris-je. Tâchons de vous faire sortir d’ici, OK ? Son regard s’illumina comme si je venais de lui promettre un poney pour son anniversaire. — Vous allez m’aider alors ? Génial ! Waouh, je ne sais pas comment vous remercier ! (Le sourire hollywoodien réapparut). Je vous plais, hein ? Bon sang, il devait coucher le premier soir plus souvent que George Clooney ! — Ouais, c’est pour ça que je vais vous donner un coup de main. Je vous trouve irrésistible. Et mon instinct me dit qu’il faut te faire sortir d’ici au plus vite. — Vous vous appelez comment ? ajoutai-je. — Cole Bemont. Il me tendit la main et je la serrai. Au moins, il avait de la poigne. — Lucille Robinson, dis-je. Alors, voilà ce qu’on va faire. Vous et moi allons trouver un moyen de sortir par-derrière. Si on croise quelqu’un, on jouera les ados pleins d’ardeur. En général, les gens ne s’attardent pas sur une étreinte fougueuse au détour d’un couloir. Je vous emmène au parking et vous disparaissez. Pigé ? Il acquiesça. — J’ai juste un truc à faire avant qu’on s’en aille, dit-il. Avant que j’aie le temps de répondre, il m’attira à lui et me planta un baiser sur la bouche. Ce fut bref mais torride, en dépit du goût raisin du chewing-gum, et lorsqu’il me lâcha, je haletais. — Ben merde alors ! Il sourit, pas du tout pour s’excuser, et déclara : — J’ai eu envie de faire ça depuis que j’ai vu mon premier James Bond. Je hochai la tête. — Ma foi, ça ne pouvait pas mieux tomber. On y va, maintenant ? Il s’inclina avec élégance : — Après vous, madame. J’ouvris la porte, scrutai les environs, puis la refermai. — Gorille au pied de l’escalier en train de monter, dis-je à Cole. Changement de plan. Vous attendez ici pendant que je le distrais. Dès qu’il a le dos tourné, vous prenez ce couloir, vous tournez à gauche une fois au bout. Vous descendez direct aux cuisines et vous sortez. Compris ? Je dois reconnaître qu’il conserva son calme. — Compris. Je rouvris la porte et sortis dans le couloir. Le gorille arrivait sur le palier intermédiaire. Je pris la direction de l’escalier, en calculant mon coup pour qu’il se trouve deux marches au-dessous de moi quand je trébucherais sur lui. Jim Carrey n’aurait pas mieux fait. Je poussai un cri pour attirer son attention, levai les mains sans oublier de cramponner mon sac, et tombai direct dans ses bras. Dès qu’il me rattrapa au vol, je le fis pivoter, de sorte qu’il se retrouve dos aux toilettes. Haletante, je me confondis en excuses afin de permettre à Cole de sortir en douce et de filer à l’autre bout du couloir. — Oh, merci infiniment, bredouillai-je au vigile, en rajustant sa veste et en l’époussetant, comme si je venais de déverser une bouteille de talc sur ses épaules. Je lui fis un numéro de charme qui aurait pu attendrir un banc de requins, tout en surveillant Cole du coin de l’œil. Il allait tourner à l’angle lorsqu’une porte s’ouvrit derrière lui. Il s’arrêta un bref instant, prononça quelques mots, et la porte se ferma aussitôt. Il haussa alors les épaules et poursuivit son chemin, tandis que je bénissais une dernière fois le vigile pour son acte chevaleresque, avant de descendre le reste des marches. Je retrouvai Vayl dans la salle attenante au grand hall d’entrée. Ce qu’on aurait appelé un petit salon dans un autre siècle. Ma flûte dans une main, il grignotait l’amuse-gueule qu’il tenait dans l’autre. — Ma chérie, dit-il, tu dois absolument essayer ce pâté[3]. Je crois que c’est le meilleur que j’aie jamais goûte. Je souris, récupérai ma flûte et rejoignis le buffet. Vayl me suivit de près. De trop près. Je m’arrêtai net et il faillit me percuter. Je virevoltai et partis d’un petit rire cristallin tout en marmonnant dans un souffle : — Vous me reniflez ou quoi ? Son visage resta de marbre, mais ses yeux prirent la nuance bleu-gris d’un ciel d’orage. — Je ne peux pas flairer les vampires, rétorqua-t-il d’un ton glacial. Je tournai les talons, puis m’emparai d’une assiette, d’une fourchette et d’une serviette de table, puis gagnai l’autre bout du buffet, obligeant Vayl à slalomer entre plusieurs couples et un serveur en veste blanche. — Pour les humains, ça n’a rien à voir, reprit-il. Il m’arrive parfois de si bien les sentir que j’ai l’impression de rouler sur une route fraîchement goudronnée. Il se tint si immobile que, lorsqu’il se tut, j’aurais juré côtoyer la statue du plus bel homme du monde du musée Grévin. Sauf qu’il n’avait pas l’air si beau à cet instant précis. — Où voulez-vous en venir ? — Deux odeurs distinctes masquent la vôtre, dit-il tandis que je déposais des saucisses cocktail dans mon assiette. Les deux sont masculines. Et ce qu’il subsiste de votre rouge à lèvres déborde aux commissures. Pourriez-vous me fournir une explication, je vous prie ? Je lui souris froidement tout en m’essuyant la bouche avec ma serviette. — C’est une longue histoire, dis-je. Et on a un travail à accomplir. J’ajoutai d’autres petits-fours dans mon assiette pendant que Vayl attendait que deux stars de série B débarrassent le plancher. Tout en poursuivant notre conversation mezza voce, il remplit généreusement son assiette. Il conservait une voix posée, mais ses yeux, qui étaient pour moi les seules fenêtres sur ses vrais sentiments, changèrent de nouveau. Oh-oh… — Certes, et si j’ai bonne mémoire, nous avons en quelque sorte convenu d’un plan, un peu plus tôt dans la soirée. Vayl et l’ironie allaient de pair. Ce mélange détonnant me donnait envie de boxer quelque chose. J’optai pour un saladier de caviar, où je plantai la cuiller de service à plusieurs reprises. Vayl m’observa m’acharner sur les œufs d’esturgeon tandis qu’il continuait : — Le système de sécurité sera facile à neutraliser. Nous allons devoir surveiller les vigiles, afin de comprendre leur manière de se déplacer, même si la soirée doit sans doute les détourner de leurs rondes habituelles. À moins que vous préfériez sortir un Uzi et les liquider là sur-le-champ ? Je le fustigeai du regard. Toutefois je pestais davantage contre moi-même. Apparemment, j’avais tendance à sauter d’abord dans le vide en espérant qu’on me lance ensuite un parachute. — Dites-moi que vous n’avez pas compromis cette mission, exigea-t-il. — Franchement, vous me connaissez quand même mieux que ça ! Je me réfugiai dans un coin, près d’un ficus en pot, et j’enfournai une cuillerée de champignons sautés tout en cherchant une explication plus ou moins logique à ce que je venais de faire. Je secouai la tête. Dans le temps, j’étais quelqu’un de sensé. Désormais, mon comportement ne s’expliquait pas… En tout cas, ça ne servait à rien de me traiter de folle, d’idiote ou de m’accuser d’avoir forcé sur les somnifères. Pourtant j’avais si bien réussi à me voiler la face… jusqu’à maintenant. Vayl s’approcha, me dominant de toute sa hauteur comme un proviseur de lycée. Je levai les yeux vers lui et j’engloutis un grain de raisin d’un air coupable. — Est-ce qu’on pourrait reporter cette discussion à… jamais ? — Que s’est-il passé ? Je lui racontai tout de A à Z. Et tant pis si ça ne ressemblait pas à une aventure d’Alice détective. — Vous avez donc coutume d’embrasser des inconnus dans les toilettes ? Les yeux de Vayl s’étaient assombris en une nuance jade, avec des paillettes dorées tourbillonnantes qui me donnaient un peu le vertige. Comme je tardais à répondre, il ajouta : — Parce que votre dossier n’en faisait certes pas mention. Qu’est-ce qui se passait dans la tête des gens qui vous connaissaient bien ? Pas la peine de leur dissimuler vos points sensibles, ils finissaient toujours par les découvrir et, tels des gamins de maternelle, ils s’amusaient ensuite à appuyer comme des malades là où ça vous faisait mal. Le genre d’attitude qui me donnerait envie de dégoupiller une grenade dans l’instant. Aussi, dès que Vayl eut terminé sa phrase, c’était comme s’il venait de provoquer un tremblement de terre. Mon dossier ? J’aimerais bien l’avoir dans les mains pour te claquer la gueule et te sonner les cloches jusqu’à la prochaine messe ! Ensuite je n’aurais plus qu’à me cogner la tête contre le mur. Peut-être que ça me guérirait et que je ne serais plus jamais gênée par ce que nous autres à la CIA aimons appeler mon JSP (Jugement Stupide Prématuré). Toutefois je n’avais pas fini de creuser ma tombe. — Je n’ai pas coutume d’embrasser qui que ce soit, grâce à vous ! (Tout en me disant que cette simple assertion aurait occupé Freud une journée entière, j’enchaînai de plus belle :) C’était un acte spontané, un domaine dans lequel vous n’avez à mon avis aucune expérience, et même si le fait que j’aie aidé ce garçon a pu éventuellement vous perturber en tant que patron, compte tenu de la raison de notre présence ici, vous pourriez sans doute aussi me féliciter pour avoir su désamorcer une situation qui aurait pu interférer avec notre mission. En toute honnêteté, une partie de moi ne regrettait pas mon geste. Avoir permis à Cole de s’échapper, c’était une bonne chose. Pour lui et, même si je ne pouvais expliquer pourquoi, également pour nous. Quant au baiser, je ne l’avais pas simplement permis. J’y avais participé. Avec enthousiasme. Parce que… euh… pourquoi au juste ? La réponse me vint à l’esprit tels les sanglots discrets d’une veuve de longue date. Parce que, l’espace d’une seconde, Cole t’a rappelé la Jaz que tu étais avant la tragédie. Tu te souviens comme tu adorais être elle ? — Pensez-vous que ces deux hommes que vous avez rencontrés se rappelleront de vous ? s’enquit Vayl. — J’espère bien ! — Donc, lorsque la police mènera l’enquête concernant la disparition d’Assan et son éventuel trépas, puis interrogera toutes les personnes dont l’invitation se trouve au fond de cette corbeille tapissée de dentelle, et ne pourra mettre la main sur la dénommée Lucille Robinson, ces hommes pourront fournir de vous un signalement précis ? Mon estomac se contracta et toute la nourriture que je venais d’engloutir fit l’objet d’une combustion spontanée. — Dites donc, quand vous aurez fini de me faire la morale, vous pourriez dans la foulée en toucher deux mots à mes ulcères ? eux aussi n’ont pas l’air de se porter comme il faut. Vayl prit mon assiette d’une main et, de l’autre, m’entraîna vers la poubelle dans laquelle il la jeta (mais je suis sûre qu’il envisagea de m’y laisser à la place). Puis il m’escorta à l’extérieur du salon, pour gagner la salle à manger, avant de franchir une porte métallique ouvragée qui donnait sur la piscine. — Euh… Vayl, compte tenu de votre longévité, je sais que vous n’avez pas suffisamment vécu en Amérique, mais j’aimerais juste vous faire remarquer que les patrons ne noient pas leur assistante quand elle a fait une grosse connerie. Il fourra les mains dans ses poches. Les commissures de ses lèvres s’affaissèrent ; chez n’importe qui d’autre, on aurait décrit cela comme une grimace. — Vous avez mis en péril notre mission et la haute opinion que j’ai de vous, dit-il en fronçant les sourcils. Ça ne vous ressemble pas le moins du monde. Dites-moi ce qui vous a pris. — Écoutez, ça m’a semblé la meilleure chose à faire sur le moment. — Embrasser un parfait étranger ? Vous vous rendez compte du ridicule de vos propos ? Il croisa mon regard et, même si j’avais envie de lui répliquer : « Je sais que vous attendez de moi un professionnalisme irréprochable. Et j’ai été à la hauteur jusqu’ici. Mais je suis humaine, Vayl. C’était inévitable que je me mette à cafouiller un jour », je m’abstins. À force d’essayer de se justifier, on finit par passer pour une pleurnicharde. — J’ai foiré, Vayl. Je suis désolée. À présent, la sentence allait tomber. Je m’étais montrée d’une extrême prudence, mais il avait enfin démasqué Jaz la cinglée. J’aurais dû me douter que je ne ferais pas long feu à l’Agence. C’était pourtant l’espoir de recoller les morceaux de ma carrière qui m’empêchait de me jeter sous un train après mon… incident. J’imagine que j’aurais dû utiliser de la Super Glu. Vayl m’entraîna dans l’ombre, entre la maison et un coin-repas en fer forgé. L’espace d’une minute, je crus qu’il avait pété un câble et que je n’allais pas tarder à connaître la morsure d’un vampire. — Je sens votre désespoir, murmura-t-il. Il a la saveur du métal carbonisé sur ma langue. Mais par-dessus tout, je perçois de la détermination. Du courage. L’instinct d’une prédatrice et le savoir-faire d’une virtuose. C’est un mélange pour le moins troublant, Jasmine. Est-ce que je peux lui faire confiance ? Quoi ??? En un clin d’œil, je pouvais passer d’une forte émotion à la colère noire. M’man mettait ça sur le compte des cheveux roux. J’imagine qu’un psy aurait une théorie différente. Soudain, j’avais envie de rassembler les six derniers mois en un joli paquet cadeau pour les lui fourrer au fond de la gorge. J’avais sué sang et eau pour en arriver là où j’étais aujourd’hui. J’avais lutté contre mes cauchemars, je m’étais donnée à fond, sans rater une seule cible. J’avais enterré mon passé et une partie de moi-même, et tenté de satisfaire aux exigences incroyables d’une foutue légende. J’avais été parfaite… jusqu’à cette mission. Je le foudroyai du regard en espérant retenir les larmes qui menaçaient de couler. Il réagit en m’adressant le regard le plus impénétrable qui soit. Je pensai à celui de Cole, qui pétillait, et à son sourire enjôleur, en me demandant combien de fois un homme devait réprimer ses propres émotions pour obtenir l’expression de Vayl. — Je vous défendrai au péril de ma vie, lâchai-je. Si on doit en arriver là, je n’hésiterai pas. Sans poser de questions. Et tu le sais très bien. Alors ton « Est-ce que je peux lui faire confiance ? », tu peux te le carrer où je pense… — Là n’est pas le problème, dit-il. OK, dans deux secondes, j’aurai le cerveau en compote. De quoi d’autre on pourrait discuter ? Une cloche sonna et les gens commencèrent à affluer dans la salle à manger. Même si j’avais la sensation d’avoir été éjectée du transsibérien par temps de blizzard, le bref hochement de tête de Vayl signifiait qu’il avait pris sa décision. — Vous voulez bien vous joindre à moi ? Je savais qu’il ne parlait pas seulement du dîner. J’aurais voulu rétorquer : Non, si on remettait ça à un autre jour… quand je ne tremblerai plus comme une junkie en manque de crack. Au lieu de quoi, j’acquiesçai, puis je glissai la main dans le creux de son coude et le laissai me guider à l’intérieur. Lucille échangea de nombreux sourires avec les invités qui se rassemblaient dans la salle à manger. Et personne parmi eux ne devina qu’une tueuse se cachait derrière son charmant minois. Chapitre 3 Soit dit en passant et en ma faveur, même lorsque mes entrailles jouent les contorsionnistes du Cirque du Soleil, je sais recouvrer ma concentration. Le temps de rejoindre nos places, Lucille Robinson avait donc repris le dessus. Elle se délecta de l’atmosphère ambiante, apprécia le plateau de table en granit, les énormes vases (prononcez « va-a-a-ses », ma chère) débordant de tulipes roses et blanches. Ma voisine de table m’apprit que le pépiniériste truquait leur floraison prématurée. Ils mettaient les bulbes six semaines au frigo, obtenant ainsi le même résultat que si ces derniers avaient passé un hiver entier sous terre. La technique s’appelait « floraison forcée », m’affirma-t-elle. Ces fleurs sublimes me faisaient penser à Amanda Assan, tandis que je l’observais mener sa barque tant bien que mal pendant le repas. Moyennant cinq mille dollars, elle consomma de la soupe à l’oignon, de la salade César, du poulet au parmesan et une tarte à la noix de coco, tout en devisant agréablement avec mes voisins de table, lesquels, après que Vayl leur aurait touché deux mots, ne se souviendraient plus jamais de moi le lendemain. Peu de temps auparavant, elle pleurait encore sur l’épaule d’un vieil ami. Et voilà qu’elle arborait un sourire de pub pour dentifrice. Lorsque les soubrettes en tablier blanc eurent desservi la dernière assiette à dessert, Assan nous suggéra de passer dans la salle de bal. Vayl se pencha pour me glisser à l’oreille : — Je l’ai aperçue tout à l’heure en faisant mon repérage. À vous de deviner ce qui se trouve derrière la porte n°4. — Une Corvette flambant neuve ? — Non, mais sans doute quelque chose d’aussi onéreux. On quitta donc la salle à manger pour traverser le grand hall et se retrouver devant deux immenses battants de porte ornés de volutes entrelacées et richement dorés à la feuille. Deux cerbères aux muscles hypertrophiés nous firent entrer dans une salle qui laissa les invités bouche bée. Le plafond donnait le ton à la décoration de l’ensemble. Des nymphes à demi nues gambadaient dans des champs de fleurs, sous les yeux de séduisants jeunes princes sur leurs nuages gris argenté. Je suspectais l’artiste de descendre en ligne directe de Michel-Ange. Les murs en or bruni se paraient d’un tel luxe de moulures qu’il y avait de quoi occuper une armée de plâtriers pendant six mois. Le plancher était si sombre qu’il en devenait presque noir. Le long d’une cloison, sous des fenêtres surdimensionnées aux tentures en velours noir, on avait disposé des bols à punch et des verres en cristal sur deux immenses tables. Adossé à une autre paroi, on découvrit un petit orchestre dont les membres portaient une tenue assortie aux rideaux. Dès l’ouverture des portes, ils entamèrent un morceau qui s’acheva quand tous les invités eurent rempli la salle. Tandis que l’assemblée applaudissait les musiciens, Assan s’avança vers le micro. — Regardez l’homme brun qui se tient dans l’ombre, juste à la gauche d’Assan, murmura Vayl. Je hochai la tête et l’on se comprit sans échanger d’autres mots. Le moment venu, j’aurais la responsabilité de supprimer le garde du corps. — Merci à vous tous d’être venus, dit Assan, sa voix résonnant bizarrement dans la pièce gigantesque. Grâce à vous, de nombreux jeunes enfants se sont vu accorder une deuxième chance dans la vie… Il continua mais je cessai d’écouter ; ses conneries me mettaient dans une telle rage que je me demandais déjà comment je pourrais le liquider, si Vayl m’en offrait l’occasion. Toutefois ma rêverie s’interrompit soudain, car mes narines frémissaient et un frisson parcourait la surface de mon crâne. — Jeremy ? — Hmm ? Je le tirai par la manche pour qu’il penche son oreille à deux centimètres de mes lèvres. — Il y a un autre vampire dans la salle. Ça semblait étrange que je sois la seule de nous deux à posséder ce flair si particulier. Mais les vampires étaient totalement fermés les uns aux autres. J’imagine que leurs relations de couple devaient être horribles. — Trouvez-le. Je me concentrai sur la fragrance, une espèce d’odeur de patate pourrie qui me soulevait le cœur. La plupart des vampires qui ne cherchaient pas à s’intégrer sentaient vaguement la tombe. Ceux qui tentaient réellement de s’adapter aux règles de la société y gagnaient un petit supplément. Certains appelaient ça l’âme, mais je ne vois pas comment on pourrait le prouver. Tout ce que je savais, c’était que l’odeur de Vayl évoquait pour moi une pente enneigée d’Aspen. Cet autre type… la putréfaction. Lorsque le vampire se faufila tel un serpent au-devant de la foule, je sus que c’était lui. Ses cheveux longs, châtain foncé, descendaient sous ses épaules. Son profond regard saphir, aussi glacial que la mer de Béring, était suffisamment viril pour qu’on ne le confonde pas avec une femme. Son costume bleu à rayures tennis lui allait si bien qu’au moins la moitié des invités lui demanderaient le nom de son tailleur avant la fin de la soirée. Son regard croisa celui d’Assan, auquel il fit un léger signe de tête, et notre hôte fut subitement pressé de se débarrasser du micro : — Excusez-moi, mais j’ai bien peur que le devoir ne m’appelle. Surtout, amusez-vous bien en sachant que ce soir vos généreux dons auront une fois de plus permis de réparer le corps d’un enfant malheureux. Je me surpris à grommeler dans mon coin : — S’il s’en va maintenant pour rafistoler le visage d’un pauvre gamin, alors moi je danse le hula hoop. — C’est une bien jolie danse. Tout le secret réside dans les mains. J’ignorais que vous saviez… — Je plaisantais, Vayl. — Oh… Pincement des lèvres. Traduction : Merde alors, qu’and est-ce que je vais enfin m’adapter au XXIe siècle et à leur humour naze ? Hochement de tête. Traduction : À l’évidence pas aujourd’hui… Alors, mettons-nous au travail, OK ? En général, mes sens percevaient le pouvoir surnaturel de Vayl qui flottait dans son sillage, comme le brouillard qui planait au sommet d’une montagne. Lorsqu’il passait à l’action, j’éprouvais différentes sensations selon ses intentions. À cet instant précis, j’eus l’impression d’enfiler un pyjama en soie. Génial, on va agir incognito. Vayl se mit à suivre les deux hommes. Je le talonnai afin de profiter de son camouflage magique. Nul ne nous adressa le moindre regard au passage, et la plupart ne nous auraient pas vus, de toute façon. On prit donc en filature Assan et son ami vampire dans la partie du hall qui descendait sous l’escalier. Le vampire ne pourrait pas non plus sentir ma présence, tant que je resterais dans l’ombre de Vayl. On s’accroupit derrière l’énorme statue d’un mec à poil et on tendit l’oreille. OK, j’étais un peu distraite par cette luisante paire de fesses en marbre noir, mais je restais quand même une pro et captai les temps forts de la conversation. — … alors ? disait Assan. — Oui, répondit le vampire. Le virus s’approche de son troisième stade. Mon estomac se noua en entendant le mot « virus ». Assan agitait joyeusement la tête. — Nous sommes donc prêts pour le test final ? Le vampire acquiesça en rejetant ses cheveux en arrière d’un geste qui me glaça, à cause précisément de sa délicatesse. Les pires monstres sont toujours les plus raffinés. — J’aimerais pouvoir agir dès ce soir, hasarda Assan. Mais le vampire secoua la tête. — Non, nous devons nous conformer au plan et vérifier la létalité du virus avant de procéder à l’ultime transfert. — Et ensuite ? — Vous savez bien, dit le vampire avec indulgence. Le sourire d’Assan aurait rendu jaloux un requin. — Ensuite la purge peut commencer. Le vampire acquiesça en dévoilant ses crocs d’un air ravi. Il jeta un œil à sa montre. — Svetlana et Boris arrivent dans trente minutes. Nous devons filer. Vayl et moi, on échangea des regards effrayés. D’un hochement de menton, je désignai le chirurgien et son copain mort-vivant tout en haussant les sourcils. Sautons-leur dessus tout de suite. Tâchons de les faire parler avant qu’ils puissent libérer ce virus. Je crevais d’envie de choper ces salopards et d’en prendre un pour taper sur l’autre. Vayl secoua la tête. Je devinai ce qu’il pensait. Et s’ils la bouclaient assez longtemps pour que le virus se propage parmi la population ? Même si ça m’irritait de l’admettre, il avait raison. Dieu seul savait quelle information vitale on risquait de perdre en les attaquant tout de suite. On les suivit donc jusqu’à l’arrière de la maison. Dès qu’on comprit qu’ils se dirigeaient vers le garage, on passa à la vitesse supérieure. Vayl me prit la main et je sentis son pouvoir fuser en moi comme si je venais d’avaler un pack de six Frappuccino. On s’esquiva dans la salle à manger, puis on se faufila à l’extérieur par les portes donnant sur la piscine, pour foncer jusqu’à la voiture. Ensemble, on glissait dans la nuit comme deux fantômes, portés par l’énergie de Vayl, de sorte que nos pieds touchaient à peine terre. Je ne m’étais jamais sentie aussi puissante, comme si tous les systèmes complexes me permettant d’exister œuvraient avec une telle précision que je pouvais faire des miracles à la demande. La classe ! songeai-je. À en croire le sourire féroce de Vayl, il semblait m’approuver. Je n’avais pas verrouillé les portières, juste au cas où. J’avais les clés en main avant même d’y penser, et dans les secondes qui suivirent on roulait déjà dans l’allée. — Aucun phare dans le rétroviseur, dis-je. — Bien. Vous savez où vous allez ? — Ouais. Une des demeures voisines est inoccupée. Quelqu’un a laissé la grille ouverte, mais il y a une rangée de pins près de la route qui masquent le reste du jardin et la maison. On peut attendre là-bas. Vayl acquiesça. En sortant de chez Assan, les gardiens nous firent signe, mais sans nous prêter davantage d’attention. J’obliquai à gauche, comme pour prendre l’autoroute. Lorsque le portail eut disparu derrière nous, je pris la première à droite et coupai les phares. Après avoir roulé comme une folle, en dépassant largement la vitesse limitée, j’entrai dans l’allée de la maison vide, passai dans l’herbe, puis me garai derrière le rideau d’arbres. Comme j’avais activé ma vision nocturne, je distinguais facilement le manoir d’Assan et, quelques instants plus tard, les phares d’un véhicule se mirent à combler la distance entre la maison et le portail. Vayl ne me dit pas que tout dépendait de moi désormais. Même si j’avais merdé moins de une heure plus tôt, il me faisait toujours confiance et savait que je connaissais mon boulot. Ça ne s’était pas toujours passé comme ça. En général, nos missions s’enchaînaient si rapidement que si l’une d’elles s’achevait au petit déjeuner, la suivante débutait avant midi. Mais on nous avait accordé en fait deux semaines de repos entre la première et la deuxième. Ce fut à ce moment-là que je découvris que Vayl n’appréciait pas mon style de conduite. — Nous allons nous entraîner, avait-il annoncé dès qu’il avait appris qu’on avait du temps libre. Merde alors… Moi qui croyais pouvoir passer chez Evie. — Chaque soir, vous me retrouverez sur le parking près des bureaux et nous conduirons. — Je suis une excellente conductrice, répliquai-je en évitant à tout prix de ressembler à Dustin Hoffman dans Rain Man. J’ai terminé première de ma promo à… — L’école n’a rien à voir avec la vie, riposta Vayl d’une voix posée, mais le regard implacable. Alors on a roulé. Tous les soirs. Partout. Contrairement à certains de mes précédents stages, on n’a pas pris d’autres agents en filature. On a suivi le maire. On a volontairement brûlé les feux rouges et les stops, puis semé les flics qui nous pourchassaient. Vayl avait repéré deux ou trois vampires du coin, qui avaient besoin qu’on leur rabatte un peu le caquet ; alors on a testé les vieilles techniques du stock-car sur eux et leurs chauffeurs. J’étais déjà douée, mais je m’améliorais encore. Et la passion avec laquelle Vayl abordait chaque aspect de son métier commençait à déteindre sur moi. Ce fut donc avec une vigilance accrue que je reculai à présent dans la rue. Suivre les feux arrière d’un véhicule ne pose pas de problème dans un secteur peu fréquenté comme le quartier d’Assan. Sur l’autoroute, en revanche, ça se corse… mais le pick-up du chirurgien, un imposant 4 x 4 Dodge Ram couleur fraise, ne pouvait guère passer inaperçu. Dommage que la nouvelle du virus ait eu l’effet d’une bombe et fait voler en éclats notre mission d’origine. J’aurais pu liquider sa bagnole sur l’autoroute et personne n’aurait jamais su qu’il ne s’agissait pas d’un accident. Vingt minutes plus tard, le 4 x 4 couleur fraise nous avait conduits à une base aérienne isolée. Dès qu’on le put, on se débarrassa de notre Lexus, puis on marcha vers un ensemble de bâtiments à l’abandon sur le terrain désert. À cent mètres du pick-up d’Assan, on se cacha parmi la jungle de buissons et de hautes herbes qui bordaient l’une des anciennes hélistations de la base, et on observa les deux hommes pendant qu’ils descendaient de leur véhicule. Le vampire s’appuya contre le capot tandis qu’Assan rejoignait un poteau électrique, où il tripota l’intérieur d’un grand boîtier gris. Une poignée de secondes plus tard, un anneau de lampes rouges s’alluma, et moins de cinq minutes après, je perçus le battement régulier des pales d’un hélicoptère au-dessus de notre tête. Je me crispai en attendant la suite, alors que l’hélico se posait et que deux personnes – une grande, une petite – bondissaient à terre, vêtues d’une combinaison noire. Quelques instants s’écoulèrent et l’hélico repartit dans les airs, tandis que nos quatre sujets quittaient à leur tour les lieux. Assise dans les herbes folles, je les regardai s’éloigner en tentant d’en tirer des conclusions pratiques. OK. On a donc deux nouveaux vampires appelés Svetlana et Boris qui débarquent en pleine nuit, à la veille du test final d’un virus mutant capable de causer la mort par épuration. Hé ! Peut-être que c’est pas si terrible. Peut-être que les Russes sont juste des petits génies de l’informatique et que le virus n’est rien d’autre qu’un bon gros méchant ver qui purge les disques durs de fond en comble. Si seulement, je préférerais ça… et de loin ! On laissa à Assan, à son copain et aux Russes juste assez d’avance pour éviter qu’ils nous voient démarrer derrière eux, en espérant que leur prochain arrêt allait nous mener à certaines réponses qui n’incluaient pas l’expression « fin du monde ». Chapitre 4 Dans l’un de mes pires souvenirs d’enfance, je me revoyais assise à la table de cuisine de notre petite maison de Quantico. Ce jour-là, je pleurais si fort que mon tee-shirt préféré de Mariah Carey était taché par mes larmes et des bulles de morve s’échappaient de mes narines, ce que Dave trouvait « trop cool » ! Je me rappelais lui en avoir voulu encore plus, car il aurait dû lui aussi pleurer, d’après moi. Assise de l’autre côté de la table, m’man fumait une cigarette et tapotait gentiment le dos d’Evie qui braillait. Evie pleurait toujours quand je pleurais. L’une des raisons pour lesquelles j’avais fini par m’arrêter. M’man m’avait regardée avec ce que j’avais pris à l’époque pour un manque total de compassion. Et elle m’a dit : — Je sais que tu attendais le retour de ton papa aujourd’hui. Je sais que tu avais prévu de partager avec lui ton gâteau d’anniversaire. Mais tu dois savoir, Jaz, que rien ne se passe jamais comme prévu. Rien. Jamais. Je l’avais crue. Ce que je ne pouvais pas lui dire, c’était que je croyais aussi que p’pa n’était pas rentré parce qu’on l’avait tué pendant l’opération Tempête du désert. Ma voisine me l’avait dit. gée de douze ans, cette fille d’un sergent-chef nous en imposait à tous car elle connaissait des tas de gros mots et ne se battait jamais à la loyale ; elle s’appelait Tammy Shobeson et prenait son pied en me torturant, quand Dave n’était pas dans les parages pour me défendre. Inspirée par la perspective de mon dixième anniversaire, elle avait su planter ses griffes là où ça faisait mal. J’avais passé le reste de mon enfance à appréhender la nouvelle de la mort d’Albert. Malgré ses longues absences. Malgré notre relation un peu distante. Et puis « paf », m’man s’était effondrée au rayon chaussures d’un Wal-Mart. Une crise cardiaque fulgurante qui prouvait une fois pour toutes que rien ne se passait jamais comme prévu. Rien. Jamais. Cette leçon m’avait servi de guide. Et la plupart du temps, elle m’avait amenée sur la bonne voie. Cette fois, cependant, le destin me prenait de court. En jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, alors qu’on roulait de nouveau sur l’autoroute depuis moins de quinze cents mètres, je découvris un 4 x 4 qui flirtait avec le pare-chocs arrière de notre Lexus. — Ça ne faisait pas du tout partie du plan, marmonnai-je. — Pardon ? En guise de réponse, Vayl sentit la secousse le long de sa colonne vertébrale. — Qu’est-ce que… ? Il se tourna juste au moment où le 4 x 4 nous percutait de nouveau, en défonçant tellement le coffre vers le haut qu’on aurait dit qu’un spoiler venait de pousser à l’arrière. Soudain, mes mains cramponnèrent le volant et s’escrimèrent à garder ma voiture accidentée entre les lignes blanches. Le 4 x 4 avait dû lui aussi faire une embardée, mais il ne tarda pas à revenir à la charge, en fracassant mon pare-chocs comme si on jouait aux autos-tampons. Assan nous avait repérés ? Il avait appelé du renfort pour nous faire dégager ? Pas le temps d’y réfléchir. Après une nouvelle collision, l’arrière de notre véhicule se retrouva encore plus flétri qu’un roman d’Agatha Christie. — Le fils de pute ! J’accélérai à fond, mais la vitesse ne réglait que provisoirement le problème. On manquait de reprise pour le distancer, et s’il accrochait mon pare-chocs sous le mauvais angle, j’allais foncer dans le décor comme Jeff Gordon après une prise de bec avec Tony Stewart[4]. — Cette fois, c’en est trop, dit Vayl. — Vous envisagez quoi au juste ? — Je pense qu’il est temps pour nous de découvrir qui essaie de nous tuer. — On peut faire ça sans mourir ? — Peut-être. — Dans ce cas, je suis preneuse. Un œil sur le rétroviseur, je surveillai le 4 x 4 qui se rapprochait. Bon sang, il fonçait droit sur nous ! — Accrochez-vous, dis-je à Vayl. Je freinai d’un coup sec. Pris par surprise, le 4 x 4 se déporta tandis que mon pare-chocs arrière percutait son aile, et il continua à tournoyer sur la ligne médiane. Nos airbags se déclenchèrent sous l’impact, et Vayl et moi, on mit un petit moment à y voir de nouveau clair. Les coussins nouvelle génération se gonflent peut-être moins vite, mais une fois dilatés, on a toujours l’impression d’avoir le cou démonté par Robocop. Je me demandais si mes bourdonnements d’oreille provenaient du coup sur la tête ou m’annonçaient un autre black-out quand les portières s’ouvrirent. Un type rougeaud à la barbe grise me bloqua le passage. Vêtu d’une salopette bleu délavé et d’un blouson aux couleurs des Dolphins de Miami, il me dominait de toute sa hauteur et donnait l’impression de pouvoir retourner la voiture sans verser une goutte de sueur. Son œil tuméfié était fermé. — J’ai entendu dire qu’un steak cru faisait des miracles sur les cocards de cette taille, suggérai-je. — Ferme ta gueule avant que je m’en charge. Il m’attrapa par le bras et me fit descendre de force. Je trébuchai sur lui et sentis les contours saillants d’un pistolet contre mes côtes. — Qu’est-ce que vous voulez ? Bravo. On sentait la fille courageuse. — Disons que vous êtes des taches et nous l’eau de Javel. OK. Peut-être que ces gars n’avaient rien à voir avec Assan, tout compte fait. Peut-être qu’ils s’étaient échappés d’un asile en manque de personnel et de financement. Je tournai la tête pour voir comment allait Vayl. Les autres le prenaient très au sérieux. Debout au milieu des broussailles qui servaient d’accotement sur ce tronçon d’autoroute, il s’appuyait sur sa canne et échangeait des regards avec trois jeunes mecs qui n’avaient pas encore la trentaine. Deux d’entre eux le tenaient à distance avec un crucifix en argent. L’un arborait Jésus est notre Sauveur en grosses lettres orange sur son tee-shirt gris. L’autre portait un sweat-shirt noir où figuraient deux mains jointes dans la prière, entourées d’un chapelet duquel pendillait un pieu en argent. Le troisième, qui devait revenir d’un enterrement avec son costume trois pièces, braquait une arbalète armée en direction de Vayl, laquelle m’aurait fait rire en d’autres circonstances. Le gars semblait l’avoir fabriquée en cours de travaux manuels au collège. — N’essayez pas un de vos tours de passe-passe sur nous, prévint Jésus-notre-Sauveur à l’adresse de Vayl. Sinon, vous serez transformé en fumée avant d’avoir eu le temps de dire ouf. Tandis que Barbe-grise m’amenait manu militari auprès de Vayl, j’eus l’impression que deux grosses ampoules éclataient dans ma tête, sans doute le signe précurseur de la rupture d’anévrisme. Mais pendant que je possédais encore mes facultés mentales, je me dis que Jésus-notre-Sauveur devait être un Sensitif comme moi. Par ailleurs, il avait dû assister à des assassinats de vampires, pour savoir que ceux-ci, une fois le cœur transpercé d’un pieu, laissaient certes des cendres et de la poussière, mais qui s’envolaient surtout en fumée. Vayl et moi nous révélions plus faibles en nombre et en armes. Ce qui n’est jamais l’idéal, même si on se prétend des pros. Bref, un frisson d’effroi me parcourait la nuque et ça ne m’aidait pas vraiment à avoir les idées claires. Vayl croisa alors mon regard… et me glissa une œillade. Soudain, je recouvrai mon souffle. Car je compris à ce moment-là que ce n’était pas un groupe de rustauds qui l’emporterait sur nous. Ni ce soir. Ni jamais. Une fois mon esprit clarifié, deux choses m’apparurent distinctement. L’affection indéniable envers mon partenaire dont la survie signifiait davantage pour moi que la simple satisfaction professionnelle. Et l’identité de l’organisation qui dirigeait le petit numéro de ce soir. — Hé, Vayl, dis-je en pointant le pouce sur Barge-grise. Celui-ci donne dans la propreté et celui-là (hochement de tête en direction de Jésus-notre-Sauveur) dans la dévotion. À quoi ça vous fait penser ? — Le Bras de Dieu, répondit Vayl illico, pour le plus grand plaisir de nos ravisseurs. Les gens sont toujours ravis quand on reconnaît le groupe d’ultra-fanatiques religieux auxquels ils appartiennent. — Allons-y, reprit Barbe-grise en désignant un bouquet d’arbres à distance avec le 357 Magnum qu’il venait de sortir de sa poche. D’un léger signe de tête, Vayl m’invita à coopérer… pour l’instant. J’avançai donc, mes sandales me protégeant si peu des cailloux et des herbes folles que j’envisageai de les ôter. Seule la possibilité de fouler des bris de verre m’en dissuada. Il faisait plus frais aussi, et ma robe du soir ne me protégeait guère de la brise marine et hivernale qui soufflait par intermittence. Sous la pleine lune, je vis la chair de poule parcourir mes bras et un vague sentier se dessiner sous mes yeux. Mais je préférai plisser les paupières et activer la vision nocturne de mes lentilles, prête à affronter une randonnée dans les fourrés. Personne ne parla pendant le trajet, qui nous éloigna de la route d’à peine deux cents mètres, mais parut interminable. Quelque chose me semblait étrangement familier dans cette escapade nocturne. C’était comme si toutes mes connaissances accumulées sur les criminels et leurs victimes invoquaient les fantômes de ceux qui avaient précédé leur assassin, d’un pas décidé ou chancelant, et que je n’avais plus qu’à suivre leurs traces. Sauf que ça les mettait en rogne. — Bats-toi ! me murmuraient-ils, la voix farouche, hantée par leurs effroyables souvenirs. Bats-toi maintenant. De toutes tes forces. Meurs s’il le faut, mais meurs au combat ! Je n’ai jamais eu l’intention de procéder autrement. Et d’ailleurs… ouais, maintenant. J’inspirai un grand coup, puis lâchai un cri : — Oh, mon Dieu ! Quelque chose m’a mordue ! Je cramponnai ma cheville droite et sautillai tant bien que mal, car Barbe-grise me maintenait toujours fermement. — Comment ça ? demanda-t-il. Il lorgna mon visage déformé par la douleur, puis ma cheville, et revint sur ma figure. — Un serpent…, haletai-je. Regardez, le voilà ! Mon index désigna les pieds de Costard-trois-pièces, qui recula aussitôt et baissa les yeux. — Il fait trop froid pour les serpents, observa Barbe-grise. Trop tard. Vayl en avait profité pour brandir sa canne et assommer Costard-trois-pièces, qui trébucha sur le côté. La flèche de son arbalète alla se planter dans les buissons. La lame de Vayl jaillit de son fourreau et ce brave Costard dégringola à terre, cramponnant son bras gauche et gémissant sous les giclées de sang. Je n’attendis pas de voir comment Vayl allait régler leur compte à Jésus-notre-Sauveur et à Mains-jointes. Car, dans l’intervalle, Barbe-grise s’était remis de ses émotions et son Magnum allait entrer en action d’un instant à l’autre. La main aussi rigide qu’une lame de couteau, je le frappai si fort que je crus voir les nerfs de son coude se rouler en boule. Ses doigts cessèrent de coopérer et il lâcha son arme dans les broussailles. J’enchaînai par un coup de poing dans les parties, qu’il para aussitôt… tout comme les coups de pied que je tentai ensuite et qui auraient dû lui couper le souffle. Mais il était entraîné, et très bien même. J’alternai ensuite coups de poing et coups de pied dans son torse, en allant si vite qu’il commençait à s’essouffler pour garder le rythme. Une fois certaine qu’il défendrait sa poitrine et son ventre, je fis un bond et donnai un coup de pied dans sa tempe. Sa tête bascula de côté dans un bruit sec et il tituba en arrière. Je ne le lâchai pas, mais il récupéra plus vite que prévu. Le direct qu’il me décocha m’aurait brisé les côtes s’il ne s’était pas tenu en position de repli. Malgré tout, j’allais avoir mal pendant une semaine. Je virevoltai et mon pied vient le cueillir au creux du genou, tout en râlant intérieurement car ma cage thoracique me brûlait. Barbe-grise s’écroula comme une masse, tel un arbre qu’on vient d’abattre. Il tenta de rouler sur lui-même, mais je l’immobilisai par deux violents coups de pied dans la tête. Il ne bougea plus ensuite et saigna tranquillement dans les broussailles. Je m’étais bien réchauffée, bon sang ! Totalement dans mon élément, je fonçai droit devant, prête à botter le cul du suivant. Non seulement l’adrénaline m’avait laissé le temps de capter le rayon de lune dans mon poing pour m’en servir comme d’une ultime grenade aveuglante, mais également offert la faculté de voir ce qui se passait derrière moi. Bizarrement, alors que j’avais le dos tourné, je sentis que Mains-jointes abandonnait son match nul avec Vayl pour venir s’en prendre à moi. Je fis volte-face. Il courait vite, croyant pouvoir me renverser dans son élan, me dominer par son poids et sa masse musculaire. Mais il annonça la couleur comme un joueur de poker amateur, ce qui me permit d’opérer une de mes prises d’aïkido préférées. Juste au moment où il m’atteignit, je m’écartai vivement, tendis la main pour le saisir à l’épaule et le faire pivoter, tout en le frappant au cou de mon bras droit tendu afin de le faire tomber en arrière. Il toucha terre comme un lutteur professionnel, expulsant l’air de ses poumons dans un grognement. Je n’étais pas assez stupide pour plonger sur lui, mais il hésita, pensant sans doute le contraire. J’allais shooter dans sa tête, mais il esquiva le coup en roulant sur lui-même. Lorsqu’il se releva, il chancela un peu et tendit la main gauche pour garder l’équilibre. Je ne savais trop quoi en penser. Le gars fonctionnait toujours à plein régime ? Ou bien il jouait les bancals, en vue de me récupérer dans son filet ? Pas question de le sous-estimer. Ça m’était déjà arrivée dans le passer. Et parfois j’en subissais encore les conséquences. Je relâchai les épaules, laissai mes mains descendre légèrement, histoire de lui faire croire que je baissais la garde. Et une fois de plus ma supervision gonflée à l’adrénaline me sauva. Je sentis plus que je ne vis réellement la lame de son cran d’arrêt s’ouvrir dans sa main droite. Une partie de moi savait toujours si la mort serait plus ou moins douloureuse selon l’arme qu’on pointait sur moi. Oh merde, me soufflait une petite voix, tu risques de souffrir le martyre. Ouais, je lui répondais. Alors, tâche de l’éviter et bats-toi. Il frappa vite. Mais mes yeux eurent le temps de décomposer chacun de ses mouvements. Je saisis sa main qui tenait le couteau dans la mienne, je la serrai et la tordis de telle manière qu’il dut avoir l’impression que son coude et son épaule allaient se déboîter. Le manche du couteau glissa dans ma paume tandis qu’il lâchait prise, le souffle coupé par la douleur. Il tomba à genoux. Toujours agrippée à sa main, je lui passai le bras dans le dos, en le levant et en le redressant un peu, histoire de lui faire comprendre que je pourrais le lui casser sans problème. Dans le même temps, j’appuyai la lame contre sa gorge. — Qui vous a envoyé ? — Je ne sais pas de quoi vous parlez. J’augmentai la pression de la lame. Un filet de sang coula le long de son cou. — Vous vous battez trop bien tous les quatre pour n’être qu’un groupe de fanatiques enragés. Et maintenant que vous m’avez bien énervée, sachez que je suis prête à tout pour vous arracher la vérité. Sa mâchoire se contracta et, avant que je puisse lui ouvrir la bouche, il avait tourné de l’œil. — Le fils de pute ! Je tâtai son pouls et comme il n’était pas arrêté, je me dis qu’il avait avalé une substance moins mortelle que le cyanure. De nos jours, on pouvait glisser toutes sortes de drogues dans une fausse molaire, parmi lesquelles bon nombre d’entre elles pouvaient plonger un espion jusqu’à une semaine dans le coma. Ce gars-là ne risquait pas de me répondre tout de suite. Vayl devait sans doute mieux se débrouiller. Je me tournai pour jeter un œil. Ouais, le patron s’en était bien tiré. Apparemment Jésus-notre-Sauveur avait tenté de prendre la fuite, car Vayl et lui se trouvaient à une cinquantaine de mètres. Le type le regardait tel un rat pris au piège, brandissant sa croix comme un pistolet à eau, tandis que Vayl l’encerclait. Je sentais son pouvoir augmenter, à mesure que son épée cinglait l’air à quelques centimètres du crucifix. Jésus-notre-Sauveur le percevait aussi, comme en témoignaient son bras tremblant et sa vessie qu’il ne put manifestement retenir. — Vous allez me dire tout ce que vous savez au sujet des gens qui vous ont engagé, déclara Vayl. Puisque c’était un Sensitif, comme moi, Jésus-notre-Sauveur était plus ou moins immunisé contre les pouvoirs des vampires. Malgré tout, ça ne l’empêchait pas de percevoir route la fureur glaciale portée par chacune des paroles de Vayl lorsque mon patron s’avança vers lui, il hurla comme une fillette et courut tout droit vers la Lexus. Vayl l’observa quelques instants d’un air amusé avant de le rejoindre à grandes enjambées. Bafouillant comme un survivant du projet Blair Witch, Jésus-notre-Sauveur atteignit la Lexus, vit des phares qui fonçaient sur l’autoroute et se précipita sur la chaussée. — Stop ! vociféra-t-il en sautant sur place et en agitant les bras. Vayl courut vers lui : — Vous êtes fou ? Dégagez de la route ! — Stop ! Aidez-moi ! brailla Jésus-notre-Sauveur en se ruant sur les phares. Hurlement de freins… mais un semi-remorque ne s’arrête pas comme ça. Jésus-notre-Sauveur mourut la croix en main, sous le regard incrédule du vampire qui essayait de le sauver. Quel con ! Je me détournai du carnage tandis que Vayl sortait son portable pour passer un coup de fil. Costard gémissait dans son coin. J’allai voir comment il allait. Il avait défait sa ceinture et essayait de la serrer au maximum sur son biceps pour arrêter le sang qui coulait en abondance sur son épaule, sa manche et la moitié de son visage. — Attendez, dis-je, laissez-moi vous aider. Je tirai bien fort sur la ceinture et il glapit de douleur. Les saignements se réduisirent à un goutte-à-goutte. — La prochaine fois, tâchez de bien choisir les victimes de votre embuscade, repris-je. Il y a dans le monde des monstres plus dangereux que les vampires. — Je sais, murmura-t-il en me regardant droit dans les yeux, comme s’il pouvait y voir défiler ma vie secrète… une horrible carte mondiale de violence et de destruction justifiées… peut-être, peut-être… par la violence et la destruction qu’elles avaient empêchées. Vayl revint, se pencha sur la silhouette inerte de Barbe-grise, chuchota à son oreille. — Il ne vous reste plus que quelques secondes, dis-je à Costard. D’ici peu, il va s’accroupir au-dessus de vous, vous murmurer à l’oreille, vous brouiller le cerveau. Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez me confier avant que votre cervelle se ramollisse comme du yaourt ? OK, j’exagérais. Vayl suggérait sans doute au subconscient de Barbe-grise que s’il se hasardait encore à tuer quiconque, même un vampire, son cœur allait exploser. Peut-être que Costard le sentait. — Non, répondit-il. — Vayl aime bien tripoter l’esprit des gens, continuai-je. Au sens propre. Peut-être qu’il sera sympa avec vous, qu’il vous laissera les souvenirs de votre femme et de vos gosses, de votre enfance. Si vous lui révélez qui vous commandite. Costard était blafard, moite, à peine conscient. Sans doute la raison pour laquelle il perdait pied. — Il nous tuerait, murmura-t-il. Ses yeux se fermèrent. Une larme coula sur sa joue. Si je vous disais qu’il me faisait de la peine, vous me croiriez ? Je gardai la voix basse, pour éviter de le brusquer et qu’il se taise complètement. — Qui ça ? Pas de réponse. Je le secouai, mais il s’était évanoui, et tout laissait croire qu’il ne reviendrait pas à lui avant deux ou trois heures. — Démarrez la voiture pendant que je m’occupe de lui, dit Vayl. J’entends les sirènes. Chapitre 5 Je guidai gentiment la Lexus cabossée hors de l’autoroute en empruntant la prochaine bretelle de sortie, puis mis le cap au sud. Je n’avais jamais pris ces routes, pas plus que je ne les avais vues sur une carte. Mais j’allais malgré tout nous ramener à l’hôtel. Evie se plaisait à dire aux gens que j’avais un GPS implanté. Une idée sympa, certes, mais fausse. Mon incroyable sens de l’orientation m’était venu en même temps que ma Sensitivité… enfin, après. D’une certaine façon, c’était logique. Ma vie, telle que je l’avais connue, avait changé du tout au tout. Il paraissait donc normal que ma manière de percevoir la vie change aussi. — Il est encore tôt, dis-je à Vayl. Vous voulez retourner chez Assan ? Il secoua la tête. — Pas encore. Nous devons en savoir davantage au sujet de son partenaire vampire. Et maintenant que nous sommes au courant de l’existence du virus, ajouta-t-il en s’affalant dans son siège, il est clair que nous devons revoir notre plan. Peut-être agrandir notre filet pour l’inclure lui, ou même les vampires qu’Assan et lui viennent de retrouver. Nous devons nous assurer que notre petite confrontation ne signifie pas que toute la mission est compromise. — Vous voulez dire quoi au juste ? Qu’on devrait abandonner ? — Peut-être qu’une agence moins clandestine, mieux pourvue en personnel, conviendrait davantage pour traiter ce genre d’affaire. Nous devons bien réfléchir et prendre les bonnes décisions. Ce qui me cloua le bec. Vayl se tut aussi, peut-être pour méditer sur les choix qui s’offraient à nous. Ou simplement pour récupérer. Dans le silence ambiant, le claquement lancinant de notre pare-chocs défoncé me fit grincer des dents. Barbe-grise et compagnie avaient sacrément amoché la Lexus. On avait dû redresser les ailes pour éviter qu’elles frottent les pneus et pouvoir rouler, et je n’aurais pas donné cher de l’essieu. À présent, chacun des trois survivants devait se retrouver sanglé sur son lit à roulettes, et d’ici dix minutes le personnel hospitalier s’interrogerait sur la blessure à l’épée de l’un d’eux, qui ne travaillait pourtant pas dans un cirque. Dès qu’ils seraient un tant soit peu guéris, notre équipe auxiliaire entrerait en action et commencerait à les cuisiner. Elle ne risquait pas de découvrir grand-chose. Du moins pas suffisamment à temps pour nous aider. Mais cela ne coûtait rien d’essayer. — C’était malin, votre petite manœuvre, reprit-il. — Oh, le coup du serpent ? Merci. Ouais, ça a marché. — J’ai remarqué. Pourriez-vous éviter de recommencer à l’avenir ? Je jetai un coup d’œil à Vayl. Comme j’avais désactivé ma vision nocturne, seul le clair de lune se reflétant sur les vitres dévoilait l’expression de son visage. Il paraissait tendu, de cette manière dont les hommes se crispent en éprouvant ou en se remémorant la douleur. J’avais souvent vu cette expression sur le visage d’Albert quand le diabète l’avait contraint à prendre sa retraite, et sur celui de David la nuit où on cessa de se parler. Je ne pouvais qu’en être émue et éprouver un pincement au cœur. — Vous… euh… n’appréciez pas trop les serpents ? — Non. — Eh bien arrêtez de prendre cet air d’aristo coincé. Je ne vais pas me moquer de vous. — Disons que j’ai tendance à faire une fixation sur mes phobies. — Vous voulez dire qu’il y en a d’autres ? Il tourna vivement la tête vers moi. Je levai aussitôt la main. — OK, OK, je n’ai rien dit. Euh… je suppose que le moment est mal choisi si je vous demande de parler à Pete pour moi, vous savez, à propos de la voiture ? Il écarquilla les yeux. Je l’entendais déjà hurler intérieurement : Elle ne manque pas de toupet ! — C’est vous qui teniez le volant, précisa-t-il. — Mais il vous préfère de loin à moi. — Parce que je ne passe pas mon temps à transformer les voitures de location en épaves. — Nom d’un chien, Parks, pourquoi y a-t-il quelque chose qui explose chaque fois que je vous envoie en mission ? Seul Pete m’appelait Parks, et seulement quand il était en colère. Il m’appelait Parks assez souvent, en fait. — La voiture n’a pas explosé, Pete, elle est froissée. À l’arrière. Sur une quinzaine de centimètres. Un cri étouffé à l’autre bout du fil m’indiqua que Pete s’étranglait peut-être avec sa langue. Si j’attendais tranquillement de mon côté, peut-être qu’il s’étoufferait avant d’avoir eu le temps de me virer. — Passez-moi Vayl. — OK, ne quittez pas. Je rejoignis Vayl, qui se prélassait sur un des canapés et prenait un pied d’enfer à me voir en fâcheuse posture. Quel salaud ! — Dites-lui que ce n’était pas de ma faute, murmurai-je en lui tendant l’appareil. — Jasmine n’y est pour rien, Pete, déclara Vayl. Pour la peine, j’allai lui chercher une bière dans le minibar. Je m’en pris une aussi ; je la méritais bien pour toutes ces heures passées à tenter d’éclaircir le nouveau mystère de l’affaire Assan, depuis notre retour au Diamond Suites. — Oui…, poursuivit Vayl. On avait au moins trouvé l’identité du complice d’Assan. Il faisait partie de la liste des vampires les plus recherchés par le FBI. — Je sais…, dit Vayl. Le nom du vampire, Aidyn Strait, revenait à maintes reprises dans plusieurs dossiers ultrasecrets. Il avait passé toute sa longue, très longue vie à essayer de résoudre des problèmes scientifiques au moyen d’horribles méthodes absolument pas scientifiques, laissant ainsi dans son sillage une succession de corps mutilés qui remontait jusqu’au XVIIIe siècle. D’après sa fiche, que je consultais encore sur l’écran de notre ordinateur portable, sa dernière entreprise en date consistait à pousser des vampires à engendrer leurs semblables, non par le biais d’un échange de sang, mais par des méthodes humaines traditionnelles. Restait à savoir comment un spécialiste en fertilité version vampire avait fini par s’associer à un champion du relooking version humaine. Le lien était ténu, mais évident. Les financements d’Aidyn provenaient d’une société pharmaceutique appelée JetVitale, laquelle appartenait à un allié connu du Rapace qui – on le savait – s’était récemment acoquiné avec les Fils du Paradis par l’entremise d’Assan. On avait donc tout lieu de croire qu’Aidyn avait fourni ce virus au Rapace. Quant aux terroristes, on devinait facilement leur rôle dans le scénario. Vayl prit une gorgée de sa bière et me remercia d’un signe de tête. — Qu’est-ce que dit Pete ? chuchotai-je. Vayl posa la main sur la partie micro du combiné : — Il est extrêmement bouleversé à l’idée qu’on ait voulu nous tuer ce soir. — Donc, il n’a pas l’intention de me virer ? Vayl leva un doigt pour me faire patienter, écouta ce que lui disait Pete, puis secoua la tête. — Jasmine, reprit-il, votre poste est… pour ainsi dire… inébranlable. Pete ne licencierait jamais un de ses meilleurs agents. Surtout quelqu’un dont je ne peux pas me passer. Je ne lisais pas dans ses pensées. Je savais juste que c’était celle qui lui traversait l’esprit à ce moment-là. — Oh… Je vidai ma bière, regagnai ma chambre à grandes enjambées, fermai les portes, me jetai sur les oreillers où j’enfouis mon visage et éclatai en sanglots. Peu de temps après, je sentis la présence de Vayl à côté de moi. Le matelas se creusa quand il s’assit. — Tout va bien ? — Super, répondis-je en me tournant, pour m’assurer qu’il voie mon sourire. Notre mission s’est transformée en un cauchemar bioterroriste. Ce soir, j’ai failli mourir. Mon patron m’a engueulé pendant cinq bonnes minutes d’affilée sans reprendre son souffle, et dans l’intervalle, j’ai passé six heures devant un écran d’ordinateur. Pour un peu je vais choper le cancer à cause des ondes. Pourtant je ne m’étais jamais si bien sentie depuis des lustres. Bizarre, hein ? De son index, Vayl écarta une mèche de cheveux de ma joue, ce qui, étrangement, me fit frémir de l’intérieur. — Exceptionnelle, dit-il. Et je n’en attendais pas moins de vous. Il arrive parfois – assez rarement – qu’une personne dont vous êtes proche affiche ce regard signifiant qu’on peut lui demander n’importe quoi. Lorsque cela se produit, tâchez d’être prêt. Dès que des petits plis se formèrent au coin de ces doux yeux marron, je sautai sur l’occasion : — À propos, vous n’avez jamais vraiment expliqué pourquoi vous avez choisi de travailler avec moi. — Non ? — Ben non. Ne vous méprenez pas ; jusqu’ici, je me suis éclatée. Et j’espère passer le reste de ma carrière à bosser avec vous. Mais je dois avouer que je me creuse la cervelle depuis six mois et je n’ai toujours pas d’explication valable quant à savoir pourquoi un vampire qui roule sa bosse depuis près de trois siècles a besoin d’une assistante. Pete m’a sorti une histoire à dormir debout pour noyer le poisson. Alors… pourquoi moi ? Il attendit un petit moment avant de répondre, en secouant légèrement la tête comme s’il cherchait des arguments, puis les écartait l’un après l’autre. Finalement, il reprit la parole : — Après ce qui vous est arrivé en novembre dernier, à votre place, la plupart des gens se seraient renfermés sur eux-mêmes et laissé mourir. Je le dévisageai, prête à m’en aller, si par malheur il ne faisait ne serait-ce qu’effleurer la raison même de mon chagrin. — Vous n’avez pas agi ainsi. Vous avez survécu, mais grâce à vos Dons qui viennent à peine d’émerger. Et j’ai senti que vous aviez besoin d’aide pour les développer. — Mais encore ? — Certes, il y a d’autres raisons. Je dois vous demander d’être patiente. Quand le moment viendra, nous le saurons tous les deux. Ben voyons… — OK, grommelai-je. J’avais subitement besoin de mes cartes. Je pris le jeu posé sur la table de nuit tout en lorgnant la pendule au passage. — L’aube va bientôt se lever, dis-je. Vous avez besoin d’un coup de main pour monter la tente ? Vayl ne dormait jamais dans un cercueil. Maintenant que je savais qu’il avait des phobies, je le soupçonnai d’avoir la chair de poule à l’idée de s’allonger dans une bière. J’ignorais comment il se débrouillait pour dormir chez lui. D’ailleurs je ne savais même pas où il habitait ! Mais en voyage, il apportait toujours une tente faite sur mesure qui recouvrait entièrement son lit. Comme le matériau ne laissait pas passer la lumière, si quelqu’un devait par mégarde ouvrir un rideau ou quoi que ce soit, Vayl ne risquait pas de roussir. J’aurais adoré en avoir une moi aussi, car j’étais restée très gamine et j’aurais trouvé ça génial… comme faire du camping sans l’inconvénient des insectes. — Non, me répondit-il. Je vais me débrouiller. En outre, vous devez être fatiguée. Il n’avait pas sitôt prononcé ces mots que mes paupières se firent plus lourdes que jamais. — OK, alors… marmonnai-je en m’abandonnant à la douceur veloutée de mon oreiller rose. Je l’entendis me retirer le jeu de cartes des mains, puis chuchoter : — Bonne nuit, mon avhar. Mais j’étais si fatiguée qu’il prononça peut-être toute une phrase en roumain qui m’échappa complètement. Chapitre 6 Vous avez déjà remarqué que les bruits de la vie réelle pouvaient parfois envahir vos rêves ? Comme le jour où je faisais la sieste sur le canapé. Je rêvais que j’interviewais Steven Tyler, le chanteur d’Aerosmith. Ensuite, je me suis réveillée et je l’ai vu sur MTV avec une bimbo quelconque… Elle lui posait des questions si nulles que j’étais ravie d’avoir rêvé et de ne pas être cette fille. À présent je rêvais que Vayl et moi discutions de la mission. — Alors, comment agit ce virus, d’après vous ? lui demandai-je. Et Vayl me répondit en émettant une sorte de stridulation, comme s’il avait un criquet coincé dans la gorge. — Vous pensez qu’il se transmet ? poursuivis-je. Dri-i-i-ng… — Et le Rapace, quel rôle joue-t-il ? Je veux dire, personne n’a jamais répliqué : « Non, on préfère pas jouer avec toi, parce que t’es vraiment un gros salaud » ? Dri-i-i-ng… — Vayl, c’est bizarre, vous sonnez comme mon… portable, marmonnai-je en ouvrant les yeux. Je contemplai le sac à main en strass sur la table de chevet, un peu défraîchi depuis qu’il avait fait un vol plané la veille au soir sur le plancher de la Lexus. Juste au-dessous, là où je l’avais laissé avant de partir, se trouvait mon portable personnel. Et il sonnait. Ce qui signifiait qu’Evie ou Albert m’appelait… mais je ne me sentais pas d’humeur à parler à l’un ou à l’autre. Un coup d’œil à la pendule… Il était bien trop tôt dans la matinée. Je lâchai un mot fort inélégant en tendant la main vers le téléphone tandis que mes côtes me rappelaient de mieux me défendre la prochaine fois qu’un baraqué s’attaquerait à moi. — T’as idée de l’heure à laquelle je me suis couchée hier soir ? Enfin… ce matin, je veux dire ? J’attendis. Rien. Zut ! J’avais oublié d’appuyer sur la touche. Ça valait peut-être mieux, compte tenu de la suite. Bip ! — Allô ? — Jaz, je suis si contente que tu me répondes. — Evie… tu as pleuré ? — C’était ça ou frapper papa à grands coups de marteau sur la tête. Merde. Je n’étais vraiment pas d’attaque pour ça. — Qu’est-ce qu’il a encore fait ? — C’est plutôt ce qu’il n’a pas fait. Evie ne fonctionnait pas réellement comme nous. Trop gentille. Trop attentionnée. Ce qui tendait à faire ressortir le pire chez les autres membres de la famille, y compris Albert. — OK, alors qu’est-ce qu’il n’a pas fait ? — Il n’a pas pris son insuline tous les jours, pas plus qu’il n’a suivi son régime, ou qu’il ne s’est occupé de son infection au p… p… pied. — J’ai cru qu’on avait engagé une infirmière pour s’en charger. Evie inspira un grand coup, mais sa voix tremblait et elle fondit de nouveau en larmes, si bien que je ne compris pas ce qu’elle me dit. — Evie, toutes ces pleurnicheries, c’est sûrement pas très bon pour le bébé, alors arrête ça. Je savais que j’avais l’air dur, mais le principal avantage de la grande sœur, c’est de pouvoir user de son autorité. Et Evie se calma en effet rapidement. — Bon, pour commencer, où est ton mari ? Il piquerait une crise s’il savait que tu te mettais dans un tel état à cause d’Albert. — Tim est à Philadelphie pour affaires. — OK, quand tu auras raccroché, appelle-le. Ça te fera du bien de l’entendre. Maintenant, l’infirmière… Qu’est-ce qui s’est passé ? — Papa l’a virée. — Quoi ? Je sentis des démangeaisons au sommet de mon crâne qui annonçaient une Grosse colère. J’aurais aimé être la reine de Cœur d’Alice au Pays des Merveilles et pouvoir ordonner à mes cartes-soldats de trancher la tête d’Albert. — Quand ça ? ajoutai-je. — Il y a environ un mois. — Un mois ! Mais entre-temps je lui ai envoyé deux chèques pour couvrir le salaire de l’infirmière. — Moi aussi. De nouveau, la voix d’Evie s’entrecoupa de sanglots. Je l’imaginais assise devant son petit déjeuner, les coudes sur la table, ses cheveux châtain cuivré recouvrant son visage comme elle laissait tomber son front dans sa main. — Apparemment, papa a utilisé l’argent pour s’acheter des beignets, de la bière et des cigarettes. Maintenant, il est malade, l’infection s’est étendue au talon et jusqu’à la cheville. Le médecin de l’hôpital des vétérans a dit qu’il sera peut-être obligé de l’amputer, mais il ne pourra se prononcer qu’après avoir examiné papa, et papa ne veut pas y aller ! — Quel taré… — Jasmine ! — Ben écoute, c’est ce qu’il est. — Non, c’est moi, pour ne pas l’avoir mieux suivi. Mais avec tout ce chamboulement au bureau, on croulait sous le travail. Elle était ingénieur à la Trifecta Petroleum d’Indianapolis. Si j’avais des billets gratuits pour les 500 Miles ? Ouais, bien sûr. — Sitôt rentrée à la maison, ajouta-t-elle, je suis tellement crevée que je peux à peine bouger. Mais c’est pas une excuse… — Bien sûr que si. Tu ne vas quand même pas rouler jusqu’à Chicago pour aller t’occuper du Vieux grincheux. C’est lui qui se néglige, pas toi, alors arrête de te sentir coupable. — Ça signifie que tu vas l’appeler ? — Ouais, juste après avoir raccroché. — Je vais bientôt partir au boulot, mais si tu veux, tu peux me rappeler plus tard dans la soirée, pour me dire comment ça s’est passé. — Je vais essayer. Mais je ne te promets rien. Là, en ce moment, je suis sur un truc énorme. — Moi pareil. Malheureusement, c’est moi le truc énorme. Elle eut un petit rire… qui me ravit les oreilles. — Tu es si épanouie, dis-je. J’ai vu la dernière photo que tu m’as envoyée par e-mail. T’es splendide. Et j’étais sincère. — M… merci. — Tu pleures encore ? — Juste un peu. Mais de joie, cette fois. — Bon, je pense que ça va aller. Prends bien soin de toi et d’Evie Junior, OK ? Vous êtes mes deux seules copines, figure-toi. — OK. Je t’aime. Bye. — Moi aussi je t’aime. Bip ! Elle avait disparu, retrouvé la vie normale, celle de tous les jours, que j’étais prête à défendre au péril de ma propre vie. Je composai le numéro d’Albert, mais avant d’arriver à la dernière touche, je coupai le téléphone. Il avait une heure de décalage avec moi et ne serait donc pas réveillé avant 10 heures, heure de Miami. Je mis le réveil à 9 h 30 et me rendormis. Se préparer mentalement à parler à Albert Parks, c’est comme se préparer au combat, une métaphore qu’il apprécierait sans doute, pour l’avoir parfois vécu au cours de ses trente années de service chez les Marines. Il faut bien fourbir ses armes avant de se jeter à l’eau. C’est pourquoi, avant de l’appeler, je pris une douche, enfilai ensuite ma tenue la plus confortable (jogging marron et tee-shirt noir ultralarge) et bus deux litres de café. Ensuite, je me fis un petit speech de motivation : — OK, Jaz, me dis-je en battant mon jeu de cartes pour la centième fois, histoire de me détendre avec leur bruissement. Alors voilà. Tu vas éviter de crier après Albert pendant les cinq premières minutes. (À mon humble avis, j’aurais raccroché bien avant, mais je suis du genre à me couvrir au cas où je perdrais patience.) Cette fois, tu garderas pour toi ce que tu penses de lui et tu ne feras aucune allusion à maman. — D’accord, je vais essayer, dis-je à mon reflet dans le miroir de mon placard. Mais je ne promets rien. Je hochai la tête puis j’appelai Albert. Il répondit à la cinquième sonnerie. Mauvais signe. Son « Allô » était à peine audible. Même s’il s’était mis lui-même dans cette situation, il espérait maintenant qu’on le plaigne. Grrr ! Je saisis un coussin et le jetai en travers de la pièce. — Salut Albert, dis-je d’une voix qui se voulait détendue et pas trop inquiète. Evie m’a dit que c’était pas la grande forme. — Toujours à m’espionner, celle-ci, comme ta mère. Je serrai les dents. Je n’allais pas relancer le débat… Ce que lui interprétait comme de l’espionnage, c’était à nos yeux le fait indéniable que maman était rentrée un jour plus tôt du travail et l’avait trouvé au lit avec sa meilleure amie ! — Il paraît que t’as viré ton infirmière. — Encore une foutue fouineuse. Fallait toujours qu’elle sache ce que je mangeais, sans parler de ces satanées piqûres. L’aiguille de mon « exaspéromètre » atteignit le maximum. Je sentais mes veines battre mes tempes comme les tambours de la guerre à mesure que je perdais patience. C’est une chose fragile, ma patience. Un peu comme le joli papier de soie qui tapisse un paquet cadeau. Je l’imaginais se déchirer en tout petits lambeaux qui voletaient au loin, pour se rassembler peut-être ailleurs et plus tard, tandis que mon père pleurnichait : — Elle m’a traité comme un chien, Jazzy. Et maintenant, je me sens vraiment mal. — Pour l’amour du ciel, p’pa, tu te sens mal parce que tu n’écoutes pas le médecin. Evie se fait un sang d’encre à cause de toi, et Dave et moi n’avons pas le temps de venir te dorloter pour que t’arrêtes d’essayer de te foutre en l’air ! Alors, voilà ce que je te propose. On va engager une nouvelle infirmière. Tu vas manger ce qu’elle te dit de manger. Tu accepteras les piqûres d’insuline sans râler. Et si tu la vires, je viens moi-même te prendre par la peau du cul et je te largue direct à la maison de retraite de l’armée. — Mais… — Et puis, tu vas prendre rendez-vous avec ton médecin aujourd’hui, et s’il doit t’amputer de ton foutu pied, personne parmi nous ne va te plaindre, parce tu l’auras cherché ! — Jasmine Elaine Parks… — Ne t’avises même pas de prendre ta voix de paternel avec moi, le vieux ! Je sais exactement à quel jeu tu joues et ça ne marche pas. T’étais pas là pour nous voir grandir. Qu’est-ce qui te fait croire que ta santé pitoyable va nous ramener vers toi maintenant ? Il y eut un long silence durant lequel j’étais sûre qu’Albert dévorait des yeux sa canette de bière, tandis que je m’en voulais d’avoir engueulé un vétéran décrépit. Je savais qu’il avait été un Marine hors pair. Il avait un tiroir plein de médailles et un carnet d’adresses rempli des numéros de téléphone de soldats qui donneraient encore volontiers leur vie pour le sauver. Le hic, c’est qu’il n’aurait jamais dû avoir des enfants. — Je suis fatiguée, repris-je en me sentant soudain plus âgée que ses soixante et un ans. Je travaille sur une grosse affaire qui m’a foutue à cran. Le coup de fil d’Evie, c’était la goutte qui a fait déborder le vase, et maintenant c’est toi qui en subis les retombées. Ce n’étaient pas des excuses. Il n’en méritait aucune et le savait. — Je vais appeler le médecin dans la matinée, dit-il. Si je pouvais faire des concessions, j’imagine que lui aussi. — Bien. Je te tiens au courant dès que j’ai trouvé une infirmière. — OK. Nouveau silence gênant. C’était le moment où nombre de pères et de filles échangeraient des petits mots d’affection, tels que « Je t’aime » ou « Tu me manques ». On le savait. Mais impossible pour nous d’en arriver là. — Bon… je t’appellerai plus tard, dis-je. — Entendu. Bye. — Bye. Bip ! L’ironie du sort voulait que toutes mes conversations familiales s’achèvent par ce son strident et agaçant, ces temps-ci. Je jetai le portable sur mon lit, m’affalai à côté. Avant que d’autres sujets exigent mon attention, je repris le téléphone, rappelai Evie et lui laissai un message, en lui demandant le numéro du cabinet d’infirmières où l’on avait trouvé la dernière en date. Avec un peu de chance, je pourrais en engager une qui n’avait pas encore parlé à l’ancienne et appris à quel point Albert pouvait être pénible. Chapitre 7 Je fus réveillée par la sonnette de l’entrée. — Hé, dis-je à la pendule. Je me suis rendormie. Cool, non ? D’autant plus cool que je n’avais fait aucun cauchemar. J’allais bondir joyeusement hors du lit, mais mes côtes endolories transformèrent mon mouvement en une lente roulade. Mon fidèle Chagrin m’accompagna jusqu’à la porte. Vayl y avait scotché un petit mot. Jasmine, Avant d’aller me reposer ; je vous ai commandé un petit quelque chose, car je sais combien vous détestez vous restaurer à l’extérieur. Je vous retrouve au crépuscule. V. Je jetai un coup d’œil par le judas. Personne. J’ouvris la porte et je découvris dans le couloir un chariot de service rempli de plats sous cloche. J’imaginai le garçon d’étage filer vers l’ascenseur après avoir sonné, pour éviter que je l’entraperçoive en songeant, interloquée, que de vraies personnes faisaient tourner cet établissement. Je supposai que les employés devaient souvent s’esquiver dans les cages d’escalier et les placards à linge. Est-ce qu’on leur demandait de piquer un sprint matinal avant le boulot, histoire de garder la forme ? Hmm… cela méritait réflexion. Le temps de pousser le chariot à l’intérieur, de fermer la porte et de dresser la table pour mon repas, j’avais décidé que le personnel au complet se réunissait dans le grenier chaque matin pour un cours de gymnastique suédoise et que, de la femme de chambre au cuistot en passant par l’ouvrier de maintenance, tout le monde arborait un justaucorps rose. Je soulevai l’une après l’autre les cloches en applaudissant chaque plat que je découvrais. La première assiette contenait trois petits pancakes, du beurre et un minipichet de sirop d’érable. L’assiette n°2 présentait une omelette aux champignons, tandis que la troisième abritait quatre tranches de bacon croustillant à souhait. Vayl avait également commandé du café et un grand verre de jus d’orange. Je brandis celui-ci en direction de sa chambre close et lui portai un toast : — À vous, patron. Puissiez-vous ne jamais vous rendre compte à quel point je vous apprécie. Tout en dégustant mon meilleur petit déjeuner depuis des mois, je préparai mon après-midi. Comme tout ce qui concernait Assan relevait de la responsabilité de Vayl, je mis la question de côté et passai à notre problème le plus urgent. Quatre assassins drôlement bien informés et déguisés en fanatiques religieux ne sortaient pas de nulle part pour tenter d’éliminer deux agents de la CIA. Je ne savais pas trop comment ils nous avaient trouvés sur cette autoroute, mais j’avais néanmoins ma petite idée. Quelqu’un avait dû les informer qu’on pourchassait Assan, et ils avaient sans doute surveillé la maison jusqu’à ce qu’on se montre. Ce quelqu’un avait lui aussi couru de gros risques, car seule une poignée de personnes connaissaient notre existence. Celles-ci incluaient Pete, les trois sénateurs de notre comité de surveillance, Bergman, et la femme que j’étais sur le point d’appeler. Notre téléphone sécurisé se trouvait là où on l’avait laissé la veille au soir, près de l’ordinateur portable, sur la table de mon petit déjeuner, devant la chaise inoccupée. J’avalai ma dernière bouchée et utilisai donc cet appareil pour contacter Martha. Elle répondit à la première sonnerie. — Demlock Phamaceuticals, dit-elle de sa voix d’alto rauque, alors qu’elle n’avait jamais fumé de sa vie. — J’ai besoin de passer une commande. — Ne quittez pas, je vous prie. Quelques instants plus tard, Martha reprit la parole, sur la ligne désormais sécurisée de son côté et du mien. — De quoi as-tu besoin, mon chou ? La secrétaire de Pete m’appelait « mon chou ». Cool, non ? Bien sûr, elle pouvait se le permettre. C’était peut-être une mamie d’un mètre quarante-six à la peau café au lait et aux cheveux couleur crème chantilly mais elle vous mettait plus bas que terre d’un simple regard. Je lui avais demandé un jour son secret. Elle m’avait répondu qu’elle avait élevé sept enfants, dont chacun se flétrissait encore comme une vieille laitue sous le fameux Regard. Même si le moins diplômé de ses gamins, par ailleurs tous titulaires d’un doctorat, était « seulement » médecin, tous reconnaissaient en elle le Chef suprême du clan Evans. Heureusement qu’à ses côtés son mari Lawrence, un homme à la voix posée, tempérait l’ambiance et lui évitait de sombrer dans la dictature. En semaine, Lawrence enseignait au Southern Baptist Seminary, tandis qu’il passait ses week-ends à sauver les âmes à l’église baptiste de l’Espoir, juste en bas de la rue, en face de chez moi. Un homme si doux. Et généreux avec ça… contrairement à certains que j’étais sur le point de nommer. — Martha… je dois parler à Pete. Euh… il est comment aujourd’hui ? — Énervé. Mais on a l’habitude, soupira-t-elle. Ce matin je lui ai dit que les chefs des autres services avaient lancé des paris sur la date de sa mort. Ils misent à deux contre un sur une crise cardiaque au bureau. Cet homme ne sait absolument pas se détendre ! Aïe ! S’il mourait, ça ne ferait qu’ajouter au semi-remorque de culpabilité que je me trimballais déjà. Pas très réjouissant comme idée. — Vous devriez lui conseiller de partir à la pêche ou un truc du genre. — Je pourrais. Mais il serait encore fichu de repêcher un cadavre ou de surprendre un baron de la drogue en villégiature, et ça mettrait un terme à son escapade. — Eh bien, va falloir qu’on pense à quelque chose. À part ça… il vous a touché deux mots à propos d’hier soir ? — J’ai entendu dire que votre voiture a été un peu défoncée. — Ouais. Mais c’était pas de ma faute. — Ça ne l’est jamais, mon chou. Vayl et toi, vous allez bien ? Ouais, pas de problème. — Ma foi, c’est le principal… Elle poussa un soupir. À croire qu’elle était déçue qu’on ait survécu, ou bien redoutait-elle la tâche qui l’attendait ? — Je commence à remplir les papiers ce matin, alors tout devrait être prêt pour que vous les signiez à votre retour. Il vous faut un nouveau véhicule ? Je devrais pouvoir vous en trouver un auprès de la même agence. La même agence. Merde alors… Martha savait exactement le type de voiture qu’on conduisait, car elle s’était occupée de la location ! Elle avait pu facilement communiquer tous les détails à Barbe-grise. Bien sûr, Pete avait lui aussi accès à ces infos. Les sénateurs ? Idem. On avait vite fait le tour de la liste des suspects. Seul Bergman disposait d’un alibi en béton, compte tenu de sa parano. Il n’engagerait jamais quiconque pour faire son sale boulot, par crainte d’être trahi. Le fait de mettre Bergman hors course ne me consolait pas vraiment. Il me restait quand même cinq personnes que j’aimais bien et/ou pour lesquelles je bossais. Trouver la réponse à cette énigme ne me transporterait pas au septième ciel. Mon estomac se mit à gargouiller, crachant de l’acide sur mon succulent petit déjeuner… et me donnant envie de me séparer de mon système digestif. — Jasmine ? — Désolée, j’étais ailleurs… Complètement à l’ouest, tu veux dire… Je plantai mes ongles dans ma cuisse et repris : — Euh… Ne vous en faites pas pour la voiture. On s’en charge. Pete, en revanche, c’est une autre paire de manches. Il est occupé ? — Jamais trop occupé pour vous parler. Ne quittez pas. Je n’attendis pas longtemps. Pete a un problème avec les factures de téléphone… Il n’aime pas les payer. — Qu’est-ce qui se passe, Parks ? — Au sujet du fiasco d’hier soir. Il semble qu’il y a des fuites au sein de notre service. Sinon, je ne vois pas comment ces blaireaux auraient pu nous trouver. — Je suis d’accord avec vous. Je suis également préoccupé par ce que manigance Assan. Si on ne règle pas cette affaire tout de suite… Il s’interrompit. Comment continuer sans dramatiser ? On observa tous deux un silence pétrifié, parfaitement conscients des ramifications d’un projet incluant les mots « Rapace », « alliés terroristes » et « virus ». Cela dit, j’imagine que les unités téléphoniques s’égrenant le ramenèrent à la réalité, car Pete poursuivit aussitôt : — Hier soir, j’ai suggéré à Vayl que vous pourriez éventuellement avoir besoin de renforts. Il m’a dit que ce serait à vous d’en décider. Ben ouais, avais-je envie de répliquer, pourquoi pas la Garde nationale de Floride pour commencer ? Dans notre profession, si on avait dû céder à la panique chaque fois qu’on pensait que le monde était en péril, on se serait retrouvés au chômage avant d’avoir eu le temps de bafouiller une vague explication. Malgré tout, ça aurait été sympa d’avoir quelqu’un de tout à fait fiable, mais extérieur à l’Agence, car on ne savait jamais ce que ces abrutis risquaient de nous balancer. Et j’avais un candidat idéal en tête. — J’aimerais bien intégrer Bergman à l’équipe. Silence à l’autre bout du fil, durant lequel Pete calculait les frais éventuels occasionnés par la requête. — Vous êtes sûre d’avoir besoin d’un technicien ? — On a déjà ce qu’il faut côté muscles. J’imagine que ça va vous coûter cher, mais vous savez comme moi que ce gars est un génie. Et puis il vient de l’extérieur. Tellement « de l’extérieur » qu’il vivait dans son monde, mais je pouvais gérer. — Sans lui, on n’aurait pas si bien réussi notre dernière mission, ajoutai-je. Vous l’avez vous-même reconnu. — OK, passez-lui un coup de fil. — Merci. Par ailleurs, Pete, je crois qu’on doit vraiment se faire discrets jusqu’à ce que ça soit fini. J’attendis qu’il se mette à râler. S’il avait orchestré l’attaque d’hier soir, il voudrait sans doute nous suivre à la trace, afin de savoir à quel endroit diriger la prochaine attaque. Sa réponse, immédiate et précise, ne laissa planer aucun doute sur le camp auquel il appartenait. — Je pense que ça vaut mieux ainsi. Super ! Une déception de moins à l’horizon. — OK, je vous reparlerai quand on sera sortis d’affaire. — Parks… — Ouais ? — Prenez bien soin de vous. C’est un ordre. — Oui, chef. Après qu’on eut raccroché, je me lançai dans une petite danse tout autour du salon encaissé, en me débrouillant pour ne pas tomber dans la fosse, malgré quelques levers de jambe assez spectaculaires. Bon sang, si je n’avais pas eu honte de montrer mes fesses au monde entier, j’aurais été show-girl ! Je fis un dernier tour de piste, puis me réinstallai à table pour appeler Bergman. Après avoir pianoté des codes en réponse à cinq choix préenregistrés et pressé une combinaison de touches qui m’obligeait quasiment à sacrifier le premier enfant que je mettrais au monde si je révélais à quiconque le moindre détail de notre conversation en instance, je dus laisser un message sur une boîte vocale. En attendant qu’il me rappelle, j’entrai le nom du sénateur/suspect n°1 dans notre base de données et me mis à lire ce qui apparut sur l’écran. Deux heures plus tard, j’avais lu toutes les informations que j’avais pu collecter sur les sénateurs Fellen, Tredd et Bozcowski. Par pure curiosité, j’avais aussi vérifié le passé de Cole Bemont. À présent que je savais qu’il comptait réellement parmi les gentils, j’étais beaucoup plus à l’aise à propos de notre petite démonstration spontanée d’affection. Tandis que je me demandais si Bergman allait se décider à sortir de son antre pour réintégrer le monde réel, je décidai que j’attendrais avec davantage de patience si je faisais ça debout. Je sortis donc tous les meubles de la fosse et les alignai contre les murs, tels des préados terrorisés au bal de Noël du collège. Le taekwondo était le premier art martial que j’aie jamais appris. M’man m’avait inscrite au cours quand j’avais huit ans et s’était débrouillée pour me trouver un nouveau moniteur chaque fois qu’on déménageait, si bien qu’à l’âge de onze ans, j’avais décroché ma ceinture noire premier dan. J’avais pratiqué des tas d’autres disciplines depuis, mais le taekwondo restait ma préférée. J’avais commencé par une ceinture blanche, puis franchi toutes les étapes jusqu’à ce que j’atteigne le rang de ceinture noire cinquième dan. Quand j’eus fini de m’exercer, mes côtes martelaient un SOS sur mes poumons et mon jogging était trempé. Je gagnai donc la douche. Au passage, je jetai un œil à l’extérieur entre les tentures. Il n’y a pas âme qui vive au-dehors. L’État entier doit avoir la gueule de bois. Ce fut alors que je compris qu’une nouvelle année venait de s’abattre sur moi. Devais-je prendre des résolutions ? Me montrer plus gentille envers les vieilles dames et les chats ? Moins jurer ? Apprendre une nouvelle langue ? — Ça y est ! m’exclamai-je devant mon reflet dans le miroir de la salle de bains, tandis que je me déshabillais. Ma résolution, c’est d’apprendre des jurons dans une nouvelle langue ! Si Evie s’était trouvée là, elle aurait levé les yeux au ciel. — C’est pas pour autant que tu jureras moins, Jaz, aurait-elle dit. — Ah, mais c’est là où tu fais erreur, petit scarabée tout rond, lui aurais-je rétorqué avec mon accent d’épicier chinois. (Celui-là, elle l’adore, parce que je l’imite très mal, bien sûr.) Je jurerai moins en anglais, j’apprendrai une nouvelle langue. Je me prélassai sous ma deuxième douche, puis pris le temps de m’épiler et me ravalai un tant soit peu la façade, histoire d’être présentable. À présent vêtue d’un jean noir et d’un chemisier violet imprimé de peintures rupestres, j’étais fin prête… à attendre encore. Parfois c’était Evie qui me manquait le plus. C’était le genre de personne facile à vivre, décontractée, peu exigeante, jamais vulgaire… comme moi. Parfois, je me disais que c’était un atout d’avoir été des mômes de militaire. Tous ces déménagements nous avaient forcés à être amis entre nous, car on savait que nos autres amitiés ne pouvaient durer. OK, si je continue dans le larmoyant, je n’aurai plus qu’à troquer mon Walther PPK contre une ombrelle. Je m’affalai sur le lit, j’allumai la télé et pris mon jeu de cartes. Tandis qu’Oprah Winfrey aidait une pauvre abrutie à faire enfin le deuil de son perroquet, je battis les cartes. Ça a l’air nul, je sais. Mais j’aime les entendre claquer doucement l’une sur l’autre. C’est plus agréable que mes pensées qui font des loopings dans ma tête et se pourchassent comme les bagnoles d’un circuit automobile de gamin, sans jamais gagner, jamais s’arrêter, en tournant encore et encore jusqu’à ce que j’aie envie de m’allonger en travers d’une voie ferrée particulièrement fréquentée… en espérant que Zorro soit occupé ailleurs. Bergman appela juste au moment où je changeais de chaîne et – je vous le donne en mille ! – Zorro traversa l’écran au grand galop, à la poursuite d’un bandit quelconque. — Jasmine ? T’es en sécurité ? Hmm… Il y aurait trop de réponses possibles à cette question, et pas toutes réconfortantes. — On peut parler sans crainte. Tu travailles sur quoi ? — Rien. Ce qui signifiait qu’il avait plusieurs projets de haut niveau et ultrasecrets sur le feu, mais ne souhaitait parler d’aucun d’entre eux. — Cool. Ça veut dire que t’aurais un peu de temps libre, alors ? — Possible. T’as besoin de quoi ? — De renfort. D’un bon soutien technico-informatique avec tout le matos. D’ici combien de temps tu peux être à Miami avec un véhicule ? Un long silence s’établit, durant lequel Bergman se livra à un petit calcul mental. — T’as besoin de moi à partir de quand ? — D’ici la tombée de la nuit, ça serait sympa, gloussai-je. Mais il saisit le message. — Je pars ce soir et je t’appelle quand j’arrive en ville. — Parfait, dis-je. Et on raccrocha. L’avantage avec Bergman, c’est qu’il aime réserver les détails pour les conversations de visu. — Ne vous inquiétez pas, Vayl, dis-je en contemplant mon mur comme si je pouvais voir au travers, direct dans sa chambre. Les renforts arrivent. Chapitre 8 Comme personne ne put me louer un véhicule avec la puissance que je souhaitais, même si j’avais l’intention de l’utiliser uniquement jusqu’à l’arrivée de Bergman, je finis donc par en prendre un à crédit. Cette corvée accomplie, je passai le reste du temps à remettre les meubles en place dans la fosse. En fait, je modifiai totalement la configuration du salon, en songeant que j’étais bien plus douée que les designers de l’hôtel. Quand j’allais la voir, Evie me forçait toujours à regarder la chaîne Home and Garden, et j’étais certaine que la plupart de leurs décorateurs approuveraient le nouveau coin intime que je venais de créer. Maintenant, il suffisait de me demander pourquoi je pensais en avoir besoin. En réponse à ce nouveau casse-tête, j’allais encore éprouver une forte envie de battre mon jeu de cartes quand la nuit tomba. Un bruit étrange en provenance de la chambre de Vayl me fit bondir. Un son entre le serrement de gorge et le halètement… que pouvait éventuellement émettre un homme n’ayant pas l’habitude de crier. Chagrin au poing, j’avais déjà franchi la porte de sa chambre. Vayl se tenait debout devant son lit recouvert d’une tente et me dévisageait comme si j’étais venu le transpercer avec des pieux et le noyer dans de l’eau bénite. Il était nu. — Waouh ! Je me couvris les yeux et me retournai. Ça faisait double emploi, je sais, mais la vision de son magnifique corps tout pâle avait réveillé mes vieilles valeurs conservatrices du Midwest, parmi lesquelles la conviction suprême qu’on ne doit pas reluquer les hommes nus qui ne vous appartiennent pas. — Je suis désolée ! J’ai entendu ce bruit et j’ai cru que vous étiez en danger, alors je suis venue vous sauver. Bon, je sors, ajoutai-je en gagnant la porte. — Non, restez. Il y a… il y avait…, hésita-t-il avant de se ressaisir. J’ai trouvé un serpent dans ma valise. Je fis volte-face, suivis des yeux la direction de son index. Sa valise était posée à la verticale, entre le mur et le lit. — Quel genre de serpent ? m’enquis-je. — Gros. Mais il ne bougeait pas… Je pense… disons que je suis quasi certain qu’il était mort. Compte tenu de sa phobie des reptiles sans pattes, il faisait de sacrés efforts pour ne pas paniquer. Je m’approchai de la valise, l’ouvris de la pointe du pied. — Je ne vois que des vêtements, j’ai besoin de votre canne. Tandis qu’il allait la chercher près de la commode, j’ajoutai : — Ça signifie que vous n’avez ouvert votre valise que ce matin ? — Tout ce dont j’avais besoin pour la soirée se trouvait dans la valise-penderie. Et, comme vous voyez, je ne porte pas de pyjama. En fait, j’essaie précisément de ne pas le voir, merci… Je pris la canne dans ma main gauche, mon Chagrin toujours prêt à tirer dans la droite. Je soulevai une chemise, deux ou trois boxers-shorts en soie… et découvris la bestiole. Un long serpent à sonnette, épais comme un bras d’enfant. J’appuyai dessus du bout de la canne. Rien. Il ne s’enroula pas, n’émit pas sa stridulation caractéristique, ne remua pas du tout. — Vous avez raison. Il est mort, dis-je. Il acquiesça. — Vous pensez qu’il était vivant quand on l’a placé dans ma valise ? — Ouais, j’imagine. Il n’a pas dû résister aux secousses ou aux basses températures dans la soute de l’avion. Il hocha encore la tête. — Quelqu’un ne veut pas nous voir terminer cette mission. Sinon, il risque de se retrouver dans le pétrin. Ou carrément mort. — Laissez-moi vous débarrasser du serpent pendant que vous vous préparez. On réfléchira à tout ça une fois que vous serez habillé. — Non ! hurla Vayl, comme je me penchais pour ramasser la bête. Merde ! C’était la première fois que je l’entendais hausser la voix et j’avais failli tomber à la renverse. — Et s’il revenait à la vie ? — Vayl, il ne va pas… Je croisai alors son regard. OK, peut-être que l’idée n’était pas si improbable. Puisqu’il souhaitait ne prendre aucun risque, je dégainai l’épée de sa canne et tranchai la tête de la bestiole. Je jetai ensuite les morceaux dans le sac plastique qui tapissait la poubelle et sortis avec celui-ci en main. — On parlera à mon retour, dis-je. Je suis une vraie pro, songeai-je, étant donné que la vision de Vayl dans le plus simple appareil restait imprimée sur ma rétine et que je n’avais qu’une envie : quitter la pièce et savourer cette image. Vayl hocha la tête et rejoignit la douche. Et si je jetais un dernier coup d’œil sur ce joli cul musclé avant de quitter la pièce, aucune femme normalement constituée ne pourrait m’en vouloir. En revanche, je ne m’attendais pas à voir ces cicatrices s’entrecroiser sur ses larges épaules et son dos. Je tressaillis en me demandant si elles étaient apparues avant ou après sa métamorphose. Quoi qu’il en soit, je n’en revenais pas. Après m’être débarrassée du serpent, je me lovai sur l’un des canapés dans le nouveau coin salon que j’avais créé. Vayl sortit peu de temps après de sa chambre. Apparemment, la nouvelle disposition des meubles encourageait moins à la conversation que je l’avais prévu, car j’avais soudain perdu ma langue. Sauf lorsqu’il passait en mode camouflage, Vayl entrait rarement dans une pièce sans qu’on perçoive sa présence. Sa personnalité s’apparentait à une sorte de brume s’insinuant doucement dans vos poumons jusqu’à ce que vous la sentiez glisser dans vos veines à chaque respiration. Ou bien, comme sous l’effet d’un violent changement de la pression atmosphérique, elle pouvait vous faire reculer et vous plaquer dos au mur. Pour l’heure, en l’observant d’un regard dont j’espérais qu’il n’était pas trop vague, je n’aurais rien remarqué si un ninja avait sauté du plafond et s’était mis à casser les chaises. Vayl se déplaçait avec l’aisance corporelle d’un athlète professionnel, et maintenant que je savais à quoi ressemblait ce corps, mon regard ne pouvait s’en détacher. Si une scientifique devait donner une conférence sur le mâle dominant, nul doute qu’elle illustrerait son propos par deux ou trois diapos de Vayl. — Vayl, je… vous… Je croisai son regard et cessai de parler. Ses yeux reflétaient le gris-bleu des vagues secouées par la tempête, et ses lèvres étaient si comprimées que je discernai la forme de ses canines dessous. — Vous allez bien ? demandai-je tandis que j’effleurai d’instinct mon arme, à présent dans mon holster. Vayl descendit dans le salon et se laissa choir sur le canapé que j’avais placé en diagonale par rapport au mien. L’espace d’une minute, il resta assis là, les coudes sur les genoux, le regard perdu dans le lointain. — Vayl ? — Il y a quelque chose qui cloche dans ma réserve de sang. — Que voulez-vous dire ? Il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas. — Celui que j’ai apporté pour me nourrir… il est contaminé. J’eus l’impression de retrouver la même confusion qui m’assaillait quand mon prof de maths me donnait un problème à résoudre. Comment moi j’étais censée savoir quel train arriverait à Dallas le premier ? — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Vayl s’empara d’un des coussins du canapé et se mit à tripoter un des coins. Je ne l’avais jamais vu aussi perturbé et ça commençait à m’effrayer. — Écoutez, Vayl, dites-moi simplement ce que vous savez. Il se rassit, évita mon regard, contempla ses doigts qui s’acharnaient sur le coussin. — Quand je suis allé boire, je me suis rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond. C’est-à-dire qu’une fois le sang réchauffé, il présentait une odeur singulière qu’il n’aurait pas dû avoir. Si je me fie à mon nez, le sang contient une substance qui va me rendre malade. — Vous avez vérifié toutes les poches ? — Oui. Toutes sont contaminées. D’abord les abrutis du Bras de Dieu. Ensuite le serpent. Et maintenant le sang. Qui est derrière tout ça ? — Vous en avez gardé ? On devrait le faire analyser. — Oui. La situation devient très, très critique. — Vayl vous pensez à ce que je pense ? — Bien sûr. Mais le venin de serpent et le sang contaminer ne me tueraient pas. Ils me rendraient seulement malade. — Alors, ce ne sont peut-être que les préludes à une autre attaque. J’attendis son approbation, mais il se borna à hausser les épaules. Entre ses mains, le coussin allait se retrouver en lambeaux. Je commençais sérieusement à m’identifier à lui. OK, Jaz, reprends-toi. T’es une pro bien entraînée. Tu vas finir par dénicher celui qui mérite une bonne raclée, et d’ailleurs tu ne vas rien faire d’autre. Tant que tu évites de flipper. — Bon, tâchons de trouver qui se cache derrière tout ça, dis-je surtout pour me rassurer. Je ne pense pas que ce soit Pete. Il était trop pressé d’approuver nos suggestions. — Ça nous laisse tout de même plusieurs suspects hautement fiables, répliqua Vayl en secouant la tête. On nous a trahis. Il avait l’air d’avoir déjà subi ce genre d’affront. — Hier vous me disiez qu’on savait plus ou moins de source sûre que le Rapace avait une personnalité à sa solde, pas vrai ? — Oui. — Et si c’était l’un des sénateurs de notre comité de surveillance ? Il aurait des tas de raisons de nous empêcher de mener notre mission à bien, si on finissait par découvrir son lien avec le Rapace. Et si je ne m’abuse, on a affaire à l’un des pires salauds de la Terre. — Poursuivez votre raisonnement… Je haussai les épaules. — Je ne vois vraiment pas qui d’autre serait au courant de notre présence ici, qui pourrait avoir accès à votre réserve de sang et connaître votre phobie des serpents. — Je n’en ai parlé à personne d’autre que vous. Vraiment ? Waouh ! — Non, mais en consultant votre dossier quelqu’un aurait pu glaner cette info, vous savez, en lisant entre les lignes, si vous aviez rempli une mission impliquant des serpents… J’en sais trop rien, je tâtonne, à vrai dire. — Non, reprit-il calmement, les yeux rivés au mur comme si on y projetait d’horribles souvenirs. J’ai traité une affaire en 1939… sans doute directement liée à cette frayeur que j’éprouve. J’attendis. Comme il ne fournissait pas davantage de détails, je ne boudai pas pour autant, mais j’envisageai de rafler son dossier. Il traînait toujours sur le bureau de Pete ? — On doit faire face à un problème drôlement épineux, Vayl. — Deux, en réalité. — Ah ouais ? Vayl s’adossa mollement au canapé avec la mine lugubre d’un cancéreux. — Non seulement quelqu’un essaie de me tuer, mais je dois aussi trouver une réserve de sang frais. Nos regards se croisèrent et je savais que la même idée nous traversait l’esprit. Ni l’un ni l’autre ne voulait l’exprimer à haute voix, mais il le fallait. Je me lançai. — Bon, quels choix s’offrent à vous ? — Ils sont limités, répondit Vayl. Il prit une profonde inspiration tout en se tordant nerveusement les mains. Je ne l’avais jamais vu aussi agité. — Je ne peux pas chasser. J’ai… fait un serment, dit-il en me lorgnant du coin de l’œil. Je sais que ça doit vous paraître idiot et démodé… — Pas du tout. Bien sûr que la chasse est hors de question. Les gentils, c’est nous. Les lèvres de Vayl se crispèrent. — OK, rectifiai-je, disons qu’on opère toujours à l’extrême limite entre le bien et le mal, mais on ne kidnappe pas des enfants et on ne fait pas sauter des immeubles… alors, si on se trompe, moi je dis que c’est pour la bonne cause. — C’est la raison pour laquelle on ne peut pas braquer une banque du sang ou tout ce qui s’y apparente. — Certes. — N’étions-nous pas deux adultes responsables, franchement ? Voilà comment réagissaient des agents secrets comme nous, quand la seule alternative aurait consisté à céder à la panique. — Bon, alors qu’est-ce que vous pouvez faire au juste ? — Je peux trouver un donneur volontaire. Les vampires ont tendance à les attirer. J’en connais un dans le coin que je pourrais approcher. Houlà… T’es allé où, mon pote, quand j’avais le dos tourné ? — Vous… avez pris contact ? Récemment ? Si Vayl avait eu du sang dans les veines, il aurait rougi. Il évita mon regard et se mit à gigoter, comme si je venais de le surprendre en train de glisser une grenouille dans le bureau du prof. — Je… eh bien… euh… oui. Il se redressa et me regarda droit dans les yeux, tout en réalisant peut-être qu’il n’avait de compte à rendre à personne, encore moins à moi. — Je ne peux pas en discuter maintenant, dit-il. Son regard s’adoucit. Avais-je l’air si blessé que ça ? — Je vous en parlerai plus tard, quand nous aurons le temps. — Vous voulez mettre ça de côté pour le vol de retour ? Il hocha la tête, un rictus tordit ses lèvres. — Oui. Je vous expliquerai tout à ce moment-là. Mouais… En attendant, mon imagination débridée pouvait s’en donner à cœur joie. Ce dont j’étais sûre, en revanche, après ces multiples tentatives d’assassinat dont on avait été victimes, c’était de ne plus vouloir traîner devant une porte fermée à clé, de l’autre côté de laquelle il pouvait se passer Dieu sait quoi. Et si ce donneur volontaire dont parlait Vayl faisait partie de la prochaine vague ? Je lui fis part de mes craintes… que Vayl ne souhaita pas partager dans un premier temps, mais j’insistai : — Soyez logique, Vayl. On compte parmi les deux personnes les plus clandestines qui existent sur Terre. Et pourtant celui qui est après nous a été capable de nous trouver sur une autoroute, de glisser un serpent dans vos bagages et de contaminer votre réserve de sang. Impossible d’agir ainsi avec quelqu’un en qui on n’a pas confiance. Nos regards se croisèrent de nouveau. Inutile pour moi d’ajouter quoi que ce soit. Il savait quels choix lui restaient. Cependant, il résistait. — Je ne veux pas. Je ne peux pas… — Pourquoi ? Vayl me dévisagea un petit moment, desserrant puis contractant sa mâchoire comme si les mots qu’il allait prononcer devaient au préalable être mastiqués, broyés sous ses molaires afin d’en atténuer la puissance. — Jasmine… Il s’interrompit, réfléchit une minute, essaya encore : — J’ignore les conséquences pour nous deux. Vous risquez de vous aventurer sur un chemin qui pourrait vous mener au vampirisme. — Pas si vous ne me videz pas de mon sang. Pas si je ne bois pas le vôtre. — Vous avez raison. Mais comme vous êtes une Sensitive, vous pourriez – selon toute probabilité – changer.(Je dus avoir l’air perplexe, car il tenta de poursuivre son explication :) Le genre de… d’association… que vous suggérez n’est pas à sens unique. — Vous êtes donc en train de me dire qu’il y aurait une sorte de contrecoup surnaturel ? Le regard de Vayl se détendit un peu et une fossette creusa sa joue droite : — On pourrait dire cela, en effet. — Qu’est-ce qui risquerait de m’arriver ? Vayl s’enfonça de nouveau dans le canapé et je m’assis auprès de lui. — N’ayant jamais accompli cela avec un Sensitif, je ne peux donc présager du résultat. — Vous pourriez faire en sorte que je puisse voler ? demandai-je. Ma question capta toute son attention. — Comment ? Je me sentis un peu honteuse, tout en me disant que j’avais depuis longtemps fait une croix sur mon petit ego. — J’ai toujours voulu voler, confiai-je, comme Superman, mais pas dans ce costume ridicule. — Ce n’est pas… — Ou alors ça pourrait me donner une force surhumaine qui me permette de balancer des gens à l’autre bout de la pièce ? — C’est sérieux, voyons ! répliqua Vayl en me transperçant de ses prunelles d’obsidienne. Ce qui me mit en rogne. Bon sang, j’étais prête à lui sauver la vie, et il ne trouvait rien de mieux à faire que de me menacer du regard ! — Ne prenez pas cela à la légère, Jasmine. Nous allons ni plus ni moins nous entremêler. Je ne puis prédire l’issue d’un tel amalgame. Vous ne pouvez connaître les risques encourus ! J’envisageai de le secouer comme un prunier jusqu’à ce que ses dents s’entrechoquent, puis je me ravisai. — Calmez-vous, Vayl ! Putain, c’est fou ce que vous êtes grincheux quand vous avez faim ! Ma réplique l’amadoua. Il se massa le front du tranchant de la main. — Vous frisez la démence, vous le savez ? Aïe ! — Je suis pragmatique, c’est tout. Je n’ignorais pas qu’un jour ou l’autre je risquais d’être obligée de… vous offrir ma gorge. Pete et moi avons déjà abordé cette éventualité. Quant au danger et à la prise de risques, Pete me paie pour ça. Et vous comme moi savons qu’il tient à en avoir pour son argent. — Jasmine, je ne peux pas… — Pourquoi pas, nom d’un chien ! — Parce que vous n’êtes pas… de la nourriture ! Je le contemplai une bonne minute, puis me mis à sourire. C’était plus fort que moi. — Vayl… (J’essayai de garder l’air sérieux)… je ne vous demande pas de me… manger. Il me regarda bouche bée et j’éclatai de rire. Il finit par glousser avec moi et je compris que tout allait bien se passer. Dès que j’eus repris le contrôle de mon sens de l’humour un peu tordu, je déclarai : — C’est juste une solution temporaire. En attendant de trouver mieux. OK ? Dès lors que Vayl soupira et que ses épaules fléchirent, signe d’abandon du mode défensif, je sus que j’avais gagné. Il hésita encore une minute. — Je ne vais pas en prendre beaucoup, m’assura-t-il. Uniquement ce dont j’ai besoin et pas davantage. Pas davantage, pas davantage… À mon tour de soupirer, tandis que son énergie m’enveloppait, aussi chaleureux et confortable qu’un bon vieil édredon. Ses lèvres effleurèrent le lobe de mon oreille, descendirent vers ma gorge. Il continua à me caresser de ses lèvres, du bout de ses crocs jusqu’à ce se produise un phénomène nouveau entre nous, une force fulgurante qui électrisa l’air ambiant. Je sentis ma respiration s’entrecouper, devenir haletante. — Vayl… je vous en prie. — Oui… répondit-il, la voix rauque de désir. Pour moi ? Mon sang ? À cet instant précis, je n’étais pas sûre qu’il y ait une différence. Je souhaitais seulement creuser plus loin cette nouvelle expérience, mais mon lobe frontal choisit juste ce moment pour disjoncter. Même la douleur de ses dents s’enfonçant dans ma chair ne me réveilla pas. L’atmosphère bruissait d’énergie, de magie. Le tout bourdonnant dans ma tête. À travers mes paupières mi-closes, j’observai des bulles de lumière colorées flotter sur les murs. L’obscurité vint ensuite si rapidement que je ne me rendis compte du black-out qu’en revenant à moi et en comprenant que j’étais allongée sur le canapé, avec une jambe par-dessus l’accoudoir. Assis sur le divan d’en face, Vayl me regardait comme s’il m’était poussé une seconde tête, tandis que je bataillais pour me mettre en position assiste. Je sentis une raideur au cou et j’y portai la main, mais lorsque mes doigts effleurèrent le tampon de gaze, je la laissai retomber sur mes genoux. — Quoi ? demandai-je en essayant de ne pas pleurer. J’ignore si j’étais plus perturbée par le fait d’avoir perdu connaissance ou d’avoir manqué la majeure partie d’une expérience qui s’annonçait inoubliable. — J’ai fait un truc de travers ? poursuivis-je. J’ai dit un truc qui fallait pas ? Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Vayl secoua la tête. — Vous avez été parfaite. Et même au-delà de la perfection. Je n’ai jamais… éprouvé cela auparavant. — Moi non plus. On échangea un sourire. La crainte qui me nouait la gorge à chaque nouveau black-out s’estompa. Vayl ne savait pas. Mon secret restait préservé. À présent que je pouvais laisser libre cours à mes pensées, je me rendis compte des séquelles laissées par l’expérience. — Malgré tout, je me sens bizarre, commentai-je. Il s’avança sur son siège, plissant les yeux d’un air inquiet : — Que voulez-vous dire ? — Hmm… comme si j’étais ivre… mais pas vraiment. Je crus qu’il viendrait s’asseoir auprès de moi, serait à mes petits soins, mais il resta à sa place, immobile comme une statue. — Je sais, finit-il par murmurer. — Vous savez quoi ? — C’est comme si vous aviez une aura lumineuse qui viendrait de m’apparaître à l’instant. Je peux… entendre les battements de votre cœur. Sentir les crampes de votre estomac qui crie famine. Je sais que vous êtes effrayée. Mais également remplie d’allégresse, fatiguée, inquiète et… excitée, précisa-t-il d’une voix éteinte. — Ah non, répliquai-je. Non, non, non, non… J’interrompis la litanie en me mordant la lèvre jusqu’au sang. Vayl avait tenu parole. Il m’en restait beaucoup. La goutte glissa sur mon menton, tandis que j’essayais de me lever, mais je me redressai trop vite et perdis l’équilibre. Vayl me rattrapa juste avant que je m’écroule comme une masse. Dès que je fus de nouveau stabilisée, je grognai : — Bas les pattes. Il recula. — Non, je parle de votre nouvelle façon de me percevoir ou je ne sais quoi. Vous étiez censé me donner des superpouvoirs. Me faire voler. Et non pas vous balader dans mes pensées comme un bûcheron en pleine forêt ! — Jasmine, ce n’est pas ce qui s’est passé ! Il n’y a pas lieu de céder à la panique. — Je ne panique pas ! (En fait si, mais impossible de le cacher.) Je ne vous veux pas dans ma tête, lui dis-je en tentant de garder une voix posée, alors que j’avais envie d’enfouir ma tête dans un coussin et de hurler. C’est trop intime, trop terrifiant. Je ne suis pas prête pour ça ! Je me rendis compte que j’avais haussé le ton et me couvris la bouche. — Je vous ai prévenue. Je vous ai dit que… Je levai la main pour le faire taire, tout en essayant de surmonter la peur abyssale qui me submergeait. — Je ne peux pas supporter que vous… exploriez mon cerveau comme ça. Il y a certaines choses que vous ignorez. Que je ne peux pas expliquer. Je me tus, pris une profonde inspiration pour m’éviter de continuer à bafouiller jusqu’à ce qu’il découvre pour de bon mon secret. Ses lèvres se crispèrent : — Vous vous sentez vraiment aussi mal ? — À vrai dire… je ne me sens pas si bien que ça. — C’est peut-être la raison pour laquelle je vous trouve si intéressante. — Hmm…, répondis-je avec brio. Il désigna le canapé d’un hochement de tête, m’exhortant à me calmer. — Jasmine, le changement commence à s’opérer. Vous ne pouvez pas le laisser vous détruire. Je me laissai choir sur le divan et il s’assit à côté de moi. — Non, en effet. Je ne peux pas, je ne peux pas… — Alors, s’il vous plaît, détendez-vous. Je vous le promets, je ne sonderai pas votre esprit. Je ne jouerai pas les intrus. Vos pensées, vos souvenirs demeurent votre propriété. — OK. J’inspirai de nouveau profondément et je m’adossai au canapé. Il se tourna légèrement vers moi, les yeux débordant d’une émotion dont je ne pouvais comprendre la signification. Surtout dans mon état. — J’hésitais à vous l’offrir depuis quelque temps, reprit-il, mais le lien qui nous unit désormais m’a convaincu. Vous devez accepter ceci. Il sortit une chaîne en or de dessous sa chemise, la détacha, libéra la bague qui y était suspendue et me la tendit dans sa paume. Je contemplai les entrelacs d’or formant l’anneau. Au centre de chaque nœud scintillait un superbe petit rubis. La délicatesse du travail faisait songer à un artefact magique, un peu comme le gage d’amour qu’une nymphe au cœur brisé aurait lancé dans le Lac des Songes. — Waouh… Je l’effleurai comme s’il était taillé dans du verre filé. — Elle vous plaît alors ? dit Vayl en la glissant à mon doigt. Même si la bague ornait ma main droite, j’éprouvai un curieux sentiment d’effroi, comme si on venait de conclure une sorte de pacte de non-mariage. — Elle est magnifique, dis-je en levant le bras pour mieux l’admirer. Ma main retomba sur mes genoux tandis qu’une pensée me traversait l’esprit : — Je ne peux pas la garder. — Quoi ? — C’est beaucoup trop, Vayl. Trop cher. Trop beau. Trop personnel. Et puis Pete me tuerait. Vous vous rappelez qu’il nous a interdit d’accepter des cadeaux ? — De la part des clients, pas entre nous. Jasmine… (La contrariété creusait son front, durcissait sa voix)… pourquoi faut-il toujours que vous compliquiez tout ? D’instinct, j’allais lui répondre, mais je n’avais aucun argument valable. Vayl venait de faire un geste merveilleux. Était-ce franchement le moment de lui cracher dans la main ? — C’est juste que je ne comprends pas pourquoi vous m’offririez ce bijou alors que, comme vous l’avez mentionné à juste titre, je me suis comportée comme une vraie emmerdeuse dernièrement. — Parce que c’est plus qu’un simple présent. Vous portez une bague confectionnée par le père de mon père le jour de ma naissance. Elle s’appelle Cirilai… ce qui signifie « gardien ». Ma mère, tandis qu’elle agonisait en couches, en raison de ses difficultés à me mettre au monde, a eu une vision de ma propre mort. Elle a su que celle-ci serait violente, qu’elle mettrait mon âme en péril. Cirilai renferme tous les pouvoirs ancestraux que ma famille pouvait rassembler pour me protéger. Tant qu’elle existe, je puis perdre la vie, mais jamais mon âme. Merde alors, j’avais entendu des légendes au sujet de ce genre d’artefacts ! Mais de là à en porter un autour de mon doigt ? Enfin, pour être honnête, ça me flanquait un peu la nausée. — Mais pourquoi me donner un objet aussi précieux, bon sang ? Si je l’avais connu depuis des années, j’aurais lu la réponse dans ces yeux d’ambre qui me contemplaient. Cela devait faire une bonne minute qu’il tentait d’expliquer par le regard ce que les mots n’auraient su exprimer. Car il subsistait encore une trop grande part d’inconnu entre nous pour traduire sa pensée. C’est ce que je me dis à ce moment-là. Peut-être que j’étais trop effrayée pour m’autoriser à comprendre. Finalement, il déclara : — Je vous ai offert Cirilai parce que cette bague vous protégera aussi. Et parce que j’ai senti en vous le même pouvoir qui est investi dans l’anneau. Vous deux ne formez qu’une seule et même entité… avec moi. Au risque de passer pour une gosse de deux ans, je répétai : — Mais pourquoi ? Grâce à Dieu, contrairement à moi, Vayl possède des trésors de patience et ne pète pas les plombs à tout bout de champ. Il joignit les mains sur ses genoux et poursuivit : — Cirilai et vous me rappelez que, si je ne suis plus humain, je ne suis pas non plus meilleur qu’un humain. — C’est tout ? On préserve votre humilité ? — Songez a ce qui arrive aux gens détenteurs de pouvoirs tels que les miens, lorsqu’ils décident que leurs idées, leur dessein, leur race sont supérieurs à tous les autres. — Napoléon, murmurai-je. Hitler. Saddam Hussein. Vayl hocha gravement la tête. — En devenant la gardienne de mon âme, vous protégez le monde. Et c’est pourquoi vous m’êtes nécessaire en qualité d’assistante. « Paf ! » Notre partenariat s’expliquait enfin de manière plus ou moins logique. Et, dans la foulée, Vayl s’élevait si haut dans mon estime que, même s’il n’en aurait jamais besoin, je m’interposerais allègrement entre lui et une balle éventuelle. Ce qui me donna un aperçu de la personnalité d’Albert dont je me serais volontiers dispensée. Mais on ne peut continuer à croire que son père est l’instrument d’un système quand les autres le tiennent en aussi haute estime. — J’aimerais vous poser une question, reprit Vayl. — Laquelle ? — Pourquoi avez-vous encore déplacé les meubles ? — Eh bien, je voulais faire de l’exercice et… encore, vous dites ? — Vous vous souvenez de l’Éthiopie ? Et de l’Allemagne ? Et de Hong Kong ? — Oui. Et ? — Donc, vous avez réorganisé l’agencement du mobilier dans chaque appartement, chambre d’hôtel ou cabane où nous avons séjourné depuis que je vous connais. Et toujours de la même façon. Je me demandais seulement pourquoi. — Oh…, dis-je avec un petit rire étouffé, tout en me creusant la cervelle en quête d’une justification plausible. Eh bien, ça se passait comme ça dans ma jeunesse. Peu importe la maison où on vivait, maman disposait toujours les meubles de la même façon pour qu’on se sente bien chez nous. Une explication du tonnerre de Dieu, je dois dire, et que Vayl goba d’un trait. — Je m’interrogeais, voilà tout. — Si on allait botter le cul aux salopards, suggérai-je, en pensant que ça m’aiderait sûrement à aller mieux. Je me sens d’attaque à balancer un sale type en travers de la pièce. — Nous n’avons que l’embarras du choix. Vayl réfléchit quelques instants, le temps pour moi de remettre mes idées en place. Comme les meubles, ça ne suivait pas vraiment de logique à mes yeux, mais je repris en grande partie le contrôle de moi-même. — Vous pensez à quelqu’un en particulier ? s’enquit-il. — Assan me vient aussitôt à l’esprit. — Je ne doute pas que mettre un terme à son existence nous sera des plus agréable. Mais il demeure plus précieux tel qu’il est actuellement, inconscient de notre présence et indemne. Nous devons d’abord trouver où Aidyn et lui ont entreposé le virus. — Et comment ils le fabriquent, renchéris-je. Vous pensez qu’ils conservent leurs notes chez Assan ? — C’est possible. Bien qu’Aidyn semble être le concepteur du projet. Nous devons aussi déterminer l’endroit où il réside. — Ce serait bien pratique si on avait un contact à l’intérieur, dis-je. Mais on ne peut pas approcher le personnel d’Assan. — Et sa famille ? — Sa femme, vous voulez dire. On échangea un regard entendu. — Vous voulez parler de l’épouse jalouse, enchaînai-je, qui a engagé un détective privé ? Hochement de tête en duo, cette fois. Puisqu’on allait officiellement se relancer dans l’action, je me déplaçai vers un fauteuil mauve près d’un guéridon avec un téléphone posé dessus, un tiroir pour l’annuaire et une petite lampe pour la lecture. La plupart des hommes que je croisais dans le travail donnaient plutôt dans le style je-ne-mène-pas-la-vie-de-monsieur-tout-le-monde. En fait, la plupart des gars que je croisais dans mon boulot voulaient me tuer. Aussi, quand je découvris le nom et le numéro de Cole dans les pages blanches, je fus saisie d’une irrépressible envie de glousser. Il décrocha à la première sonnerie : — Cole Bemont. — Cole ! Lucille Robinson à l’appareil. On s’est rencontrés… — Hier soir ! — Vous vous souvenez… — Vous voulez rire ? Je me suis collé des baffes toute la journée pour ne pas avoir pris votre numéro. On se tut un petit moment… en hommage à notre baiser hollywoodien. — Cole, j’ai un problème et j’espérais que vous pourriez m’aider. Je conservai un ton très professionnel, car Vayl se trouvait à un mètre cinquante et, sincèrement, je ne tenais pas à entraîner davantage Cole sur un terrain glissant. — Bien sûr. — Hmm… Vous ne souhaitez pas d’abord entendre de quoi il s’agit ? — Aucune importance. Vous m’avez sauvé la vie hier. Et puis, mes lèvres me picotent encore agréablement. À ce stade, je suis prêt à faire absolument tout ce que vous suggérez. Houlà ! Qu’est-ce que je venais de provoquer ? J’aurais voulu répliquer : « Cole, malgré mes faits et gestes d’hier soir, je ne cherche pas une relation avec vous. Je ne peux d’ailleurs en entretenir une pour la simple et bonne raison que je ne le souhaite pas. Par ailleurs, je voyage constamment et mon patron est un vampire pour lequel j’éprouve une fascination assez perturbante. Ces choix de vie ne font pas de moi une bonne candidate à l’adoption d’un animal de compagnie et encore moins au rôle de petite amie. » Cependant j’avais besoin que Cole m’obtienne certaines infos ; il me fallait donc encore susciter son intérêt un petit moment. Merde, merde, merde ! — Mon partenaire et moi pouvons vous retrouver quelque part… d’ici environ une heure ? — Votre… partenaire ? — C’est quasi impossible à expliquer au téléphone. — OK. Que dites-vous d’Umberto ? C’est plutôt intime et la cuisine est succulente. — Parfait. Cole m’indiqua l’adresse du restaurant et on raccrocha. Je me tournai vers Vayl. — C’est réglé. — Bien. Mais encore ? — Quoi ? — Vous voulez ajouter quelque chose, j’en suis sûr. J’acquiesçai. — Par moments, ce travail me sort par les yeux. Chapitre 9 Une fois cette mission terminée, et si j’en réchappais, j’étais sûre que Pete ne m’accorderait plus qu’une vieille Mobylette pour me déplacer. Ce qui n’encourageait pas vraiment à l’instinct de conservation. Mais pour l’heure, je m’en fichais. Mon concessionnaire Mercedes local m’avait procuré une berline sport C 230 bleu marine qui rendait même la circulation du nouvel an supportable. La voiture ronronnait comme un crooner de Broadway. Je me joignis à elle pour fredonner un duo que Stephen Sondheim aurait volontiers accompagné en battant du pied tandis qu’on sillonnait les rues illuminées de Miami. — J’allais vous demander comment vous vous sentiez, dit Vayl, mais je crois avoir ma réponse. — C’est incroyable, déclarai-je. J’ai envie d’embrasser tous ceux que je connais. J’ai envie d’acheter une bouteille de champagne au gars qui a conçu cette voiture. J’ai envie de voler. Hé ! m’exclamai-je en me tournant vers lui. Après ce rendez-vous, si on allait faire du Deltaplane ? — Dans le noir ? — C’est la pleine lune. Je m’arrêtai au feu rouge et j’oubliai le vol libre tandis qu’un monospace bordeaux stoppait à côté de mon véhicule. — Je n’ai jamais vu cette nuance de rouge auparavant, repris-je. Vous distinguez cette myriade de particules noires et or qui la compose ? — Oui, répondit Vayl, le sourire plus épanoui et plus naturel que jamais. J’imagine que c’est un des avantages du changement qui s’opère en vous. — Oh, c’est ça, alors ? Le monospace mit son clignotant et commença à mordre sur ma file. — Je crois qu’il est un peu paumé, commentai-je en faisant signe au chauffeur de se glisser devant nous. — Vous savez, hier vous auriez injurié cet homme pendant dix bonnes minutes en lui reprochant de nous retarder, observa Vayl. — Ouais, hier… mais je me sens différente aujourd’hui. Léger haussement de sourcil, prélude à une remarque caustique. — Non… vraiment ? — Ça va durer ? — Je n’en ai aucune idée. Je suivis le monospace sur plusieurs pâtés d’immeubles, puis tournai à gauche dans la rue conduisant au restaurant Umberto. — Alors dites-moi ce que vous avez fait aujourd’hui, en dehors des activités liées au travail, suggéra Vayl. Comment avez-vous occupé votre temps libre ? Je dus réfléchir une minute, le temps de me replonger dans la période qui suivait mon black-out. Pourquoi avais-je tant de mal à reconnaître cette femme ayant passé le plus clair de sa journée à compulser des fichiers codés en quête de ragots sur des politiciens, comme à l’époque de la guerre froide et de la chasse aux sorcières. Tu rêvasses, ma fille. Reviens sur terre maintenant. Je commençai donc par les coups de fil avec la famille. Mais ceux-ci nécessitaient quelques explications – ce qui me prit un petit moment, surtout que je ne cessais de m’interrompre chaque fois que je découvrais une nouvelle couleur fabuleuse s’offrant à mon regard. Finalement, je remontai jusqu’à mes recherches sur les bases de données, en particulier sur ce que j’avais trouvé concernant le passé des membres de notre conseil de surveillance. — Vous en avez tiré certaines conclusions ? demanda-t-il quand j’eus terminé. Je haussai les épaules. — Tous les sénateurs sont suspects car ils semblent tous beaucoup trop innocents. Doris Fellen distribue chaque année des tas de bourses universitaires. Dirk Tredd est un héros de la guerre pur et dur. Et Tom Bozcowski était un quarter-back avec une cote d’enfer à la National Football League avant de s’éclater le genou. Je ne précisai pas que j’avais étudié leurs photos de campagne pendant des heures, histoire de voir ce qui se cachait sous la façade. Ça ne me dérangeait pas outre mesure qu’un d’entre eux ait tenté de nous éliminer. On connaissait les risques encourus en signant notre contrat. Mais mettre la vie des citoyens de son propre pays entre les mains de monstres et de terroristes… Pour être honnête, plus j’y pensais, plus j’étais prête à clouer ledit sénateur au mur. À l’aide d’un poteau télégraphique. — Et puis il y a Martha, dit Vayl. Je secouai la tête. — Bon sang, j’espère que ce n’est pas elle. Vayl posa la main sur mon bras. — Vous devez accepter le fait que quelqu’un de votre entourage proche puisse vous trahir. — Oh, je l’accepte. Je sais seulement que si parmi tous nos suspects Martha se révèle le maillon corrompu de la chaîne, ça ne fait aucun doute qu’on ne sortira pas indemnes de cette histoire. — Vous voulez dire que vous préférez les sénateurs ? — Absolument. Ils ne peuvent pas être aussi vicieux, intrigants, calculateurs et sournois que Martha. — C’est une excellente secrétaire, non ? — La meilleure. Umberto était un restaurant italien situé dans un castelet rose. Sauf qu’il n’était pas tout à fait de cette teinte. Disons qu’il miroitait dans des nuances d’argent et de rose. — Je commence à aimer cette couleur, murmurai-je comme je me garais sur le parking, en choisissant une place de laquelle on pourrait rapidement s’enfuir. Ma gorge se serra tandis que ma nervosité relançait ma nausée. Cette rencontre ne tarderait pas à tourner court si Vayl et Cole se sentaient en concurrence. Et ce serait ma faute, pour n’avoir pas su mieux contrôler mes hormones. Foutues substances chimiques ! Pourquoi notre corps ne pouvait-il pas fonctionner avec quelque chose de plus simple… comme le charbon, par exemple ? Une image me traversa l’esprit, où Vayl et moi marchions en crachant des anneaux de fumée noire. Je ris sous cape. Pourtant, ça ne nous changerait vraiment la vie, non ? Tout le monde bénéficierait d’une assurance automatique pour les soins dentaires, ne serait-ce que pour éviter d’avoir les ratiches pleines de suie. Et on recyclerait nos déchets solides en adorables cendriers, par exemple. — Pourrais-je profiter de votre hilarité ? s’enquit Vayl alors qu’on s’avançait vers le restaurant, sa canne martelant l’asphalte tous les deux pas d’un cliquetis rassurant. — Hein ? — Vous souriez. — Oh… Je lui racontai alors mon délire et on gloussa de concert en franchissant la porte, derrière laquelle se trouvait Cole qui nous attendait. Il le camouflait bien, mais je sentis qu’il n’était pas ravi de nous voir rire Vayl et moi. Merde alors ! Je connaissais d’autres endroits où les baisers ne signifiaient pas grand-chose. Bon sang, à Hollywood, ils passaient leur temps à flirter sans que cela porte à conséquence. Pour Cole, en revanche, et pour la plupart des gens du monde réel, le baiser demeurait un geste significatif, avec lequel on n’était pas censé jouer comme je l’avais fait. Je me mordis la lèvre, en oubliant dans la foulée qu’elle guérissait à peine de la dernière morsure et manquai pousser un cri. Adieu l’euphorie qui avait suivi mon « don du sang » ! L’ascenseur express dans lequel Vayl m’avait transportée s’arrêtait brusquement. La secousse me laissait un furieux bourdonnement d’oreilles et une folle envie de cookies aux pépites de chocolat, suivis par une bonne heure de battage de cartes. — Euh… Cole, voici mon partenaire, Jeremy Bhane. Jeremy, je vous présente Cole Bemont. Vayl tendit la main : — Enchanté de vous rencontrer. — Moi de même, dit Cole en la lui serrant. Je m’attendais à le voir tressaillir, mais Vayl contrôla sa force et évita de lui broyer les os. Je soupirai, soulagée. L’hôtesse nous conduisit à un box dans un coin éclairé par deux ou trois bougies et une ampoule encastrée de faible puissance. Le décor se révéla assez divertissant pour que je cesse de m’autoflageller et que j’en profite pleinement. La moquette scintillait de mille et un tons de vert, offrant un agréable contraste avec la blancheur des nappes et des serviettes. Les couvertures du menu semblaient en cuir véritable, de même que les sièges rembourrés. Vayl et moi, on s’assit en face de Cole. On commanda des boissons… Coca light pour moi, bière pression pour les garçons… et l’hôtesse s’en alla. — Lucille m’a dit que vous étiez détective privé, dit Vayl. Je m’attendais à voir Cole frémir sous le regard bleu glacier de Vayl. Mais pas du tout… ce qui le rendit d’autant plus sympathique à mes yeux. Merde. — Exact, confirma-t-il. Même si mon métier ne prend pas la tournure escomptée. — Non ? Cole haussa les épaules. — Il est assez banal. Et je ne suis pas toujours certain d’aider les gentils. — Ah ouais ? Je lorgnai Vayl et il hocha la tête. Je sortis donc ma pièce d’identité et la glissai sur la table. Cole l’ouvrit et l’examina un petit moment. — J’avais le sentiment que vous n’étiez pas qu’une snob richissime de plus, m’avoua-t-il. Même s’il portait des Nike avec un pantalon noir de ville, si ses cheveux donnaient l’impression d’avoir traversé un ouragan et s’il sentait le chewing-gum aux agrumes, Cole parut subitement tout à fait adulte en me rendant mon badge, que je rangeai dans ma veste. Nos boissons arrivèrent, on commanda à dîner et la serveuse s’éloigna. — Donc, Cole…, commençai-je. — Qu’est-ce qui vous est arrivé ? — Quoi ? — Votre cou, dit-il en désignant le pansement d’un hochement de tête. J’avais complètement oublié. Ma main se porta à ma gorge, comme si je pouvais le lui cacher. Vayl me colla un coup de genou. — Oh ça…, dis-je en souriant comme l’aurait fait Lucille. Je me suis brûlée avec mon fer à friser. Au second degré. Cole acquiesça, apparemment satisfait. — Vous disiez ? reprit-il. — Hmm… OK, ça fait maintenant un bout de temps qu’on enquête sur Assan, et on est sûrs que c’est un des piliers d’un groupe terroriste appelé les Fils du Paradis. On sait qu’il a pratiqué la chirurgie sur des fugitifs, qu’il dispose d’un nouvel associé puissant et d’un plan d’attaque susceptible de menacer la nation tout entière, peut-être même le monde. On pense que les documents qui nous manquent pour les arrêter, lui et son partenaire, se trouvent dans sa maison. Cole émit un sifflement incrédule. — Et vous croyez que je peux vous les procurer ? Vayl se pencha en avant. — Éventuellement. Nous espérons que vous pourrez au moins nous fournir des renseignements. Après tout, vous avez un contact à l’intérieur. Cole joignit les mains et se tordit les doigts, le temps de réfléchir quelques secondes. — Je ne pense pas qu’Amanda sache quoi que ce soit au sujet de la vie secrète de son mari. Sinon elle ne m’aurait jamais engagé. — Il nous faut avoir accès à sa propriété, notamment au bureau de son époux, insistai-je malgré moi. Mais on ne veut pas l’effrayer. Personne ne sait de quel côté elle atterrirait si elle savait la vérité. Tout ce qu’on veut c’est que vous la persuadiez de vous laisser, vous et votre associé, jeter un œil dans le bureau, l’ordinateur et le coffre-fort de son mari… afin de vous aider dans votre enquête. — Mon… associé ? Je hochai la tête. — Ce serait moi. On nous apporta nos plats. Cole attaqua ses lasagnes. Les yeux de Vayl croisèrent les miens. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je à Cole. Vous avez déjà un associé. Merde. Vayl me donna un coup de coude. — Veuillez m’excuser, dit-il. Je crois que je vais aller me laver les mains. Je me levai pour le laisser sortir du box. Cole ne lui lança pas un regard assassin dans le dos, mais mon petit doigt me disait que ça l’avait démangé. — Cole, repris-je en me rasseyant. Le baiser d’hier soir, c’était sans doute le seul contact physique que j’aie eu avec un homme depuis… des lustres. — À vous entendre, on dirait que vous le regrettez. Bordel de merde ! On avait juste échangé de la salive, c’est tout, et voilà qu’il pensait mériter une explication. Et le pire, c’est que moi aussi. J’inspirai à pleins poumons. Il avait lâché sa fourchette et mis les mains sur la table. Je posai les miennes sur les siennes. — Cole… Je m’interrompis aussitôt. Impossible de poursuivre. Ma valise aux souvenirs s’ouvrit brusquement et il en jaillit des voix… des cris… du sang… en partie le mien. Une sombre colère déferla sur moi et manqua de m’engloutir. Impossible de traduire tout cela par des mots. Impossible de décrire à quiconque l’enfer que je revisitais encore dans mes cauchemars. Sachant que Cole ne pourrait jamais se représenter la situation telle que je l’avais vécue, je lui plantai donc brièvement le décor. — Il y a environ quatorze mois, j’étais une Helsinger. Ce terme vous dit quelque chose ? Cole acquiesça. — Ouais, dit-il en se redressant sur sa banquette comme si je lui avais demandé de se mettre au garde-à-vous. Les Helsingers sont les équipes d’élite qui rassemblent les tueurs de vampires, ainsi dénommés en hommage au Dr Van Helsing, le chasseur de monstres ennemi juré du comte Dracula. — Excellent, approuvai-je. Il réagit alors comme un brave petit étudiant, avec un sourire et un petit hochement de tête satisfait. — Au début, on ne formait pas un groupe très uni, précisai-je, mais on a fini par le devenir. Nous étions dix en tout. Je suis tombée amoureuse d’un ancien Navy SEAL dur à cuire appelé Matthew Stae. Mon frère jumeau David faisait aussi partie de l’équipe. C’est d’ailleurs là qu’il a rencontré Jessie Diskov. Et quand il l’a épousée, ça semblait parfait, car elle et moi étions déjà comme des sœurs. Cole tourna ses mains de telle sorte qu’elles serraient à présent les miennes. C’était un peu déprimant de les lui tenir, car il ne tarderait pas à comprendre pourquoi me toucher représentait un trop grand danger. — Une partie de ce qui est arrivé à mes Helsingers la nuit où ma vie a basculé à jamais est classée confidentiel. Il y en a aussi une autre dont je ne me souviens pas. Voici ce que je peux vous en dire… On avait passé la journée à nettoyer un nid en Virginie-Occidentale. Mais on avait raté les Vautours. C’est ainsi qu’on désigne les chefs. Ils étaient si bien cachés qu’on n’a pas découvert leur planque avant la tombée de la nuit, et on n’osait pas rester plus longtemps sans les renforts de nos propres vampires. Ah, les digressions… j’adore ça. Elles vous gardent à bonne distance des sujets pénibles. — Quoi qu’il en soit, repris-je, les Vautours sont revenus nous attaquer ce soir-là, avant qu’on ait eu le temps de se regrouper. Le lendemain, l’équipe ne comptait plus que deux membres encore vivants : mon jumeau et moi. Et si David a survécu, c’est parce qu’on l’avait mis sur la touche, en l’occurrence à l’hôpital, avec deux côtes brisées lors d’une mission précédente. — Nom de Dieu… — Oh, bien sûr, j’ai cessé de lui parler ce soir-là. J’ai perdu mon équipe, mon fiancé, ma belle-sœur. Et mon frère m’a jugée entièrement fautive. C’était mon équipe, après tout ; je devais veiller à ce qu’ils rentrent sains et saufs chez eux après chaque mission. J’avais la gorge en feu à force de retenir ce torrent de larmes qui menaçait de me submerger. J’achevai donc mon récit au plus vite. — Vous comprenez maintenant pourquoi je ne peux m’engager dans une relation avec qui que ce soit, surtout un joli garçon comme vous, tout ce qu’il y a de normal. Si un type reste assez longtemps avec moi, il finit par mourir. — À moins qu’il s’agisse d’un vampire. Cole m’évita de lui inventer une réponse bidon en levant la main : — Je sais que Vayl en est un, Lucille. Je peux le sentir à son odeur. — Vous… vous êtes un Sensitif ? — Ouais. — Mais… comment ça ? Je veux dire, c’est de naissance ou… Je m’interrompis tandis qu’il secouait la tête. Ses paumes devenaient moites tandis que ses douloureux souvenirs refaisaient surface. Il joignit les mains et grimaça un sourire. — Je suis né dans l’État de New York, reprit-il, en banlieue de Buffalo. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de six ans, dans une vieille ferme toute blanche, avec une vraie étable et un étang derrière. Par un bel après-midi de janvier, mes frères et moi faisions du patin sur ce bassin gelé quand je suis tombé à travers la glace. Je suis resté sous l’eau un quart d’heure avant d’être repêché par les pompiers. — Donc… vous êtes mort ? — Ouais. Il essayait de prendre un air détaché, au cas où je me moquerais de l’expérience de mort imminente ayant changé le cours de son existence. Comme si je pouvais me le permettre après ce à quoi j’avais survécu. — Est-ce que c’était… horrible ? Il haussa les épaules. — Je ne m’en souviens pas. Les médecins affirment que les gosses occultent l’événement quand le traumatisme se révèle trop lourd à porter. J’imagine qu’il l’est encore pour moi. Mais après… Il se pencha vers moi avec ferveur, à présent qu’il savait que je l’écouterais. — … après ça s’est passé comme ce qu’on nous raconte à l’église, Lucille. J’ai vu une lumière et mon grand-père qui m’attendait, avec mon chien, Splinter, à son côté. C’était… Les étincelles dans ses yeux m’arrachèrent un sourire. — … absolument fabuleux. — Et puis vous êtes revenu à vous… — Ensuite, j’ai pu sentir les vampires et d’autres monstres qui traversaient les bois à l’est de ma maison. Du coup, après l’horreur de m’avoir presque perdu, mes parents optèrent pour un nouvel endroit, où je ne risquais pas de tomber dans la glace. Il fit un grand geste comme pour désigner l’État de Floride et ajouta : — C’est pourquoi j’ai atterri ici. Je hochai la tête, le cou un peu raidi sous le poids de ces nouvelles infos. J’avais une dizaine d’autres questions à poser, car Cole était le premier de mes congénères auquel j’avais la chance de parler. Mais il me devança : — Alors pourquoi l’avez-vous laissé vous mordre ? s’enquit-il. Ma main se porta à mon bandage, comme par magnétisme. — Ça ne vous regarde pas. Il prit le temps de faire éclater une bulle de chewing-gum orange avant de poursuivre : — Non, mais c’est le prix à payer si vous voulez que je vous donne un coup de main. Je le dévisageai, en essayant de recadrer sa nouvelle image en fonction de ce que je savais déjà de lui. — C’est très personnel, dis-je. — Je sais. Cole baissa les yeux sur nos mains de nouveau entrelacées, l’air sans doute un peu coupable, mais pas suffisamment pour renoncer. — Vous savez quoi ? Vous me donnez une réponse sincère et je vous divulgue la véritable raison pour laquelle Amanda Assan m’a engagé. Soudain, j’eus l’impression de me retrouver à une table de poker… et c’était à mon tour de miser. Je dévisageai Cole en essayant de deviner ses intentions. Mais son visage, d’ordinaire beaucoup plus expressif que celui de Vayl, ne laissait rien transparaître. Il avait une quinte flush ou une paire de deux ? — OK, Cole. On va jouer cartes sur table. Mais si je me fais engueuler sur ce coup, vous en subirez les conséquences. — Très bien, dit-il en tentant de masquer son petit sourire narquois et triomphant. Alors, pourquoi vous avez fait ça ? J’aurais pu lui fournir une réponse toute fabriquée, qu’il aurait gobée. Ou le convaincre avec l’argument qui avait fait céder Vayl. Mais les gens me demandent rarement la vérité, alors quand c’est le cas, je me sens tenue de la leur dévoiler. — D’une part, expliquai-je, je voulais savoir à quoi ça ressemblait. D’autre part, j’avais envie d’éprouver cet élan vital, de savoir que sans moi, Vayl aurait perdu plus que sa vie. Il aurait perdu cette espèce de balise de navigation grâce à laquelle il se retrouve de notre côté. Car il n’existe rien de plus démoniaque qu’un vampire affamé. Et puis (waouh, ça devient gênant)… je voulais simplement me rapprocher, être en étroite relation avec quelqu’un. Comme je vous le disais, ça fait un petit moment que… Cole sourit jusqu’aux oreilles et porta mes mains à ses lèvres. — Alors, j’ai peut-être une chance, après tout. Je levai les yeux au ciel : — Ça vous arrive de penser à autre chose ? Il parut réfléchir à la question. — Pas souvent. Avec moi, on ne s’ennuie jamais disait son sourire espiègle. — Les femmes constituent ma passion, ma faiblesse et ma joie. Et vous (il m’embrassa de nouveau les mains) êtes un parangon de vertu parmi elles. — Vous me faites passer pour une femme de pasteur. — Dieu m’en préserve, grimaça-t-il. Je retirai les mains, remis en place Cirilai qui avait glissé jusqu’à ma phalange. — J’ai parlé. À vous de me dire maintenant pour quelle raison Amanda Assan vous emploie. Je pensais qu’il chercherait à gagner du temps, peut-être en tripotant la salière et le poivrier, ou en rangeant les édulcorants par couleur, mais il répondit sans tergiverser : — Je suis détective privé, mais aussi spécialisé dans les crimes surnaturels. Le frère d’Amanda, Michael, est mort voilà six mois en Inde. Il voyageait avec Assan à l’époque. Elle pense qu’il aurait peut-être quelque chose à voir avec ça. — Uniquement parce qu’il se trouvait là-bas à ce moment-là ou bien… ? — Disons que c’est un concours d’événements. Assan n’a pas témoigné énormément de remords pour son beau-frère ni une énorme compassion envers elle. Sans compter que les circonstances de son décès étaient bizarres, et l’explication fournie par Assan pour le moins bancale. — Comment ça ? — Michael est mort d’un seul coup de poignard dans le cœur. À en croire le coroner, l’arme était une épée ancienne d’origine inconnue. Assan collectionne les épées. On a aussi retrouvé des symboles gravés dans la chair autour de la blessure de Michael. — De quel genre ? — Ils avaient trait à la magie, d’après ce que j’ai pu en déchiffrer. Mais je ne suis pas spécialiste et mes sources n’ont pas été capables de les traduire. Je vais vous les dessiner, mais… Il croisa le regard de notre serveuse et lui fit signe de venir. Elle lui trouva du papier et un stylo, puis nous laissa après qu’on lui eut dit qu’on ne souhaitait pas d’autres boissons. Tout en me griffonnant les fameux symboles, Cole poursuivit : — Assan se trouvait en Inde pour faire un discours à une conférence sur la chirurgie réparatrice. Il a déclaré que Michael, qui exerçait aussi comme chirurgien esthétique, s’était absenté au cours d’un des séminaires, et comme il n’était toujours pas revenu le lendemain matin, Assan a signalé sa disparition. — On ne peut pas dire qu’il se soit affolé… — En effet. Et le séminaire que Michael a quitté était celui dont il avait discuté avec Amanda. Il lui avait dit que cette seule réunion méritait de faire le voyage pour y assister. Ouais, tout ça paraissait de plus en plus louche. Cole enchaîna : — La cerise sur le gâteau, si je puis dire, c’est qu’un pauvre diable ayant envie d’un petit jogging matinal à découvert un torse sur la plage, la semaine dernière. Les requins avaient avalé une grande partie des preuves, mais d’après un de mes amis qui travaille à la criminelle, la victime a été assassinée. D’un seul coup de poignard dans le cœur. Et autour de la blessure… — Des glyphes. Il acquiesça. — Les mêmes que ceux-ci ? — Ouais. — Je me demande ce que Vayl va en penser. J’ignorai son froncement de sourcils tandis que j’examinais ces dessins. Je me rendis alors compte que Vayl s’était éloigné bien plus longtemps que ne l’exigeait ce genre d’absence diplomatique. — Où est-il passé ? dis-je en scrutant l’atmosphère tamisée du restaurant. Tout à coup, je sentis mes cheveux se hérisser sur ma nuque en réponse aux ondes d’énergie qui traversaient la salle. — Vous avez senti ? demandai-je à Cole. Il hocha la tête, l’air grave et un peu secoué. Tout en me glissant hors du box, je crois avoir déclaré : « Excusez-moi », mais je n’en suis pas sûre. Je me sentais attirée par cette force avec une urgence que je n’avais jamais connue jusqu’alors. Elle provenait de l’autre bout du restaurant, si bien que je pris cette direction, talonnée par Cole. — Vayl ? murmurai-je. Où êtes-vous ? Je humai d’abord le phénomène avant de le percevoir avec mes autres sens… Un épouvantable mélange d’œuf pourri et de cendres qui me prit violemment à la gorge. La magie s’opéra devant moi, me laissant une légère marque au cerveau, comme si je m’étais tenue trop près d’une âme qui se consumait. En tout cas, je savais que Vayl n’en était pas la source. Son pouvoir surnaturel ne m’avait jamais donné envie de me doucher à l’eau de Javel. Celui-ci provenait d’une catégorie de vampire totalement différente. Je me tournai, en quête de la cible vampirique. Je la découvris quasi sur-le-champ sous la forme d’un homme à lunettes, au front dégarni, accusant les trente-cinq ans, avec le visage doux et les mains délicates de celui qui paie un jardinier pour tondre sa pelouse. Il était attablé en compagnie de trois autres personnes, manifestement sa femme et ses deux fils. Ils le dévisageaient bouche bée tandis qu’il agrippait sa gorge, sa figure prenant une nuance écarlate que je n’avais encore jamais vue. — Charlie ? Qu’est-ce qui se passe ? La femme s’était levée à moitié, mais Charlie était déjà debout, vacillant et renversant sa chaise dans la foulée. Sur ces entrefaites, les autres clients avaient cessé de parler et leurs regards convergeaient vers cette table. — Je crois qu’il s’étouffe ! s’écria une dame d’un certain âge, dont la canne en ébène aurait pu s’assortir à celle de Vayl. Je m’attendis à voir Charlie hocher la tête, mais ses mains cramponnaient maintenant sa poitrine, comme pour empêcher ses entrailles de se soulever et jaillir de son corps. Les gamins, deux adorables blondinets d’environ sept et neuf ans, étaient pétrifiés sur leur chaise, mais je remarquai qu’ils se tenaient par la main. Quelqu’un hurla : — Appelez le 911 ! et tout le monde s’agita et se mit à parler en même temps. La femme vociféra : « Charlie ! Charlie ! » tandis que des gens assis de l’autre côté de la salle se précipitaient dans cette partie, attirés par le tumulte. Charlie s’effondra, toujours agrippé à sa poitrine, et je sentis l’énergie disparaître si vite que j’eus l’impression qu’on avait débranché la prise. Enfin presque. Il me fallait retrouver Vayl. Il nous fallait localiser l’agresseur de Charlie. Mais avant que je puisse agir, ce fut Charlie en personne qui m’arrêta. Il gisait à terre, les yeux grands ouverts et le regard vide. J’avais vu pas mal de morts dans ma vie et nul doute que Charlie venait de rejoindre le club. En revanche, ce qui se produisit ensuite fut une grande première pour moi. Une lumière éblouissante jaillit du corps et plana au-dessus de lui comme une brume matinale. Sauf qu’elle semblait plus consistante. On aurait dit un diamant de la taille de Charlie qui flottait à un mètre cinquante de la moquette, chacune de ses facettes renvoyant une couleur unique. Puis, comme si une main cosmique avait secoué le kaléidoscope, le diamant explosa en mille morceaux, tourbillonna et se reforma. À présent, une myriade de pierres précieuses ondoyait dans l’atmosphère au-dessus du défunt. L’instant d’après, elles explosèrent comme un sublime feu d’artifice. L’une d’elles s’engouffra dans la bouche de l’épouse et la fît taire aussitôt. Une autre rejoignit chacun de ses fils, se posant doucement sur leur front, avant de disparaître. Plusieurs s’envolèrent par les fenêtres, les murs et les portes, et je supposai qu’elles retrouveraient alors les meilleurs amis et la famille de Charlie. La plus grosse des pierres précieuses traversa directement le plafond vers une destination inconnue… mais moi, Jaz la blasée, la cynique, je décrétai qu’il s’agissait du paradis. — Une transition incroyable, Vayl, murmurai-je. — Quoi ? Je me tournai et le découvris à moins d’un mètre cinquante ; il observait la scène dans un petit renfoncement formé par un arbuste en caoutchouc et l’angle du couloir menant aux toilettes, et je sentis comme d’habitude son pouvoir surnaturel en ébullition. La plupart des gens ne l’auraient pas vu. D’ailleurs j’étais la seule à regarder dans cette direction… et la seule à le voir se « solidifier ». Comme si une simple ébauche prenait forme et couleur sous mes yeux, pour devenir le portrait vivant et en trois dimensions d’un grave et séduisant gentleman. — Vayl…, repris-je. Mais Cole s’interposa et le saisit par la manche pour l’obliger à se tourner vers nous. — Qui a fait ça ? demanda-t-il. Qui vient de tuer cet homme, alors que vous étiez là debout à regarder ? — Je n’avais pas à m’immiscer… — Bon sang, on n’est pas dans un reportage de National Géographie ! Vous n’êtes pas censé vous planquer dans les buissons et filmer les lions qui s’attaquent aux zèbres. Vous êtes supposé tuer les lions ! — Nous sommes les lions, rectifia Vayl, et nous devons nous montrer d’une extrême prudence avant de défier une autre troupe. Les chances doivent être de notre côté, non ? Cole semblait prêt à le transformer en chair à pâté. — Oui, renchéris-je en prenant Cole par la main, pour la lui serrer jusqu’à ce que je parvienne à capter son attention. Tuer à distance… (Je secouai la tête)… c’est du pouvoir hostile, Cole. On ne se met pas comme ça en travers de son chemin. À moins de vouloir être gravement mutilé. — Qui êtes-vous au juste ? marmonna Cole. Vayl et moi, on échangea un regard de marbre dans un silence glacial. Même si le citoyen lambda connaissait notre existence, il souhaitait rarement qu’on le lui rappelle. On songea alors que Cole devait éprouver la chose. Un duo d’urgentistes arriva et Charlie quitta le restaurant sur une civière, suivi par sa famille hébétée, sous le choc. Le patron d’Umberto finit par convaincre chaque client de regagner sa place et proposa un rabais de 50 % sur les additions pour éviter la débandade. Ce qui fonctionna à merveille. — Cole, dis-je comme je prenais une profonde inspiration, tout en formulant mes adieux dans la tête. Allez-vous-en. Casse-toi, casse-toi, casse-toi. — Hé, attendez une minute, répliquèrent Cole et Vayl en chœur, bien que consternés de partager la même opinion. — Vous avez déjà combattu un vampire ? demandai-je à Cole. — Non, mais… — Alors, il n’y a pas lieu pour vous de rester, si ? Fichez le camp pendant que vous possédez encore toute votre humanité. — Mais en ce qui concerne… — On vous appellera, OK ? répondis-je sans le penser, dans l’espoir que j’arriverais à dissuader Vayl d’utiliser les contacts de Cole, si tentants soient-ils. Ma petite balade dans le passé m’avait rappelé combien on souffrait de perdre des gens braves et honnêtes, et plus je connaissais Cole, plus je savais qu’il en faisait partie. — S’il vous plaît, insistai-je, partez avant que le vampire qui a tué Charlie se rende compte que vous nous accompagnez. Il me dévisagea et tenta de déchiffrer mon expression. — Entendu, je vais m’en aller. Dès que vous m’aurez donné votre numéro. J’allais protester, mais tel un magicien sortant un as de sa manche, Vayl fit apparaître notre carte de visite et la lui tendit. Cole la lut à voix haute : — Robinson-Bhane – Antiquaires – Spécialistes en raretés du XVIIIe siècle. Il lorgna Vayl et ajouta : — J’imagine qu’on peut se proclamer expert en cette période après l’avoir effectivement vécue. L’autre ne sourcilla même pas. Je commençais à croire que rien ne surprenait Vayl, pas même le fait d’être démasqué par un détective privé donnant l’impression d’avoir laissé sa planche de surf au vestiaire. — Appelez-nous quand vous aurez pris vos dispositions avec Amanda Assan, dit Vayl. — Je le ferai, promit Cole en me lançant un regard signifiant « Ce n’est que partie remise ». J’acquiesçai, en espérant qu’il empocherait la carte, oublierait où il l’avait fourrée et la laverait avec son pantalon. Tout ce qui lui resterait de moi se réduirait à un bout de bristol déchiqueté aux caractères illisibles. Mais Cole me prit de court, se pencha et me vola un nouveau baiser. — À plus tard, me glissa-t-il. Il tourna ensuite les talons et s’en alla. — J’espère que non, marmonnai-je en le regardant franchir la porte. — Jasmine… La voix de Vayl était si basse et si douce que je la reconnus à peine. — Vayl ? On aurait dit qu’il venait de se réveiller en découvrant qu’il lui manquait un organe vital. Il secoua la tête. — Le vampire est toujours parmi nous ? s’enquit-il. — Ouais. — Marchons un peu, vous voulez bien ? — OK. On repartit en direction de notre table, en faisant tout le tour du restaurant. En chemin, Vayl me parla dans un souffle que seules mes oreilles pouvaient capter. — Peut-être devriez-vous aussi vous en aller. Je fis un effort surhumain pour ne pas tomber aussitôt à la renverse. — Mais de quoi vous parlez, bon sang ? — De votre vie, Jasmine. De votre magnifique et courte vie. Je reconnus l’expression de son visage. Elle signifiait : Si tu dois me briser le cœur, fais-le vite. Le dernier type qui m’avait regardée comme ça, c’était mon petit copain de lycée, le soir où je l’avais plaqué. Même si j’étais sûre que ça devait lui coûter, Vayl continua sur sa lancée : — Vous souhaitez protéger Cole de ce qui définit précisément votre existence. Qu’est-ce que cela vous suggère ? — C’est moi qui définis mon existence, rétorquai-je en serrant les dents. C’est moi qui choisis d’être là en ce moment. Cole n’a pas eu ce choix. Il s’est retrouvé dedans par hasard. C’est le meilleur moyen de se noyer. Et il l’a déjà fait une fois de trop. Vayl n’insista pas. On rejoignit notre table sans qu’aucune alarme extrasensorielle se déclenche dans ma tête. — Le vampire doit se tenir au bar, dis-je comme on s’asseyait, en espérant que mon ton professionnel nous calmerait tous les deux. On attaque ou on attend ? J’avais envie de me défouler et de régler son compte à l’assassin de Charlie. J’avais besoin d’action. Toute cette introspection me tapait sur le système. Mais je savais ce que répondrait Vayl. — Attendons. Ce que l’on fit. On discuta de tout et de rien. On dîna. Tout ça faisait aussi partie du boulot, alors autant bien le faire. À présent que je connaissais l’odeur du vampire, je parvenais à mieux la différencier de celle de Vayl qu’au début. Elle resta au même endroit pendant une heure. Puis se déplaça. Comme on avait déjà réglé l’addition, on s’en alla aussi. Pourtant, on faillit rater notre coup. Telle la plupart des vampires, celui-ci disposait de sa petite cour, et le dernier membre du groupe montait dans une rutilante limousine noire lorsqu’on arriva au parking. La vie n’était pas juste, voilà l’une des premières leçons que j’avais apprise, faute d’avoir eu un père qui me faisait sauter sur ses genoux. Parfois d’innocents gamins se retrouvaient avec un père un peu trop souvent absent et une mère avec la main un peu trop leste. Et parfois ces mêmes gamins grandissaient en découvrant que tout le monde finissait par s’en aller un jour ou l’autre, par hasard ou parce que la vie s’était arrêtée pour eux, et ce n’était jamais juste. Alors, même si ce n’était pas juste du tout, il n’en demeurait pas moins que le gars encore à l’extérieur de la limousine possédait la faculté de repérer des agents fédéraux à cinquante mètres. Apparemment, il se révélait tout aussi capable de s’en occuper, car il fit signe à ses trois potes de descendre de voiture pour le rejoindre. Tous les quatre marchèrent dans notre direction et s’arrêtèrent à une quinzaine de pas de nous deux… ce que j’aime à désigner comme « distance de duel ». On se serait cru à OK Corral sous stéroïdes. À première vue, même sans leur Tech-9 qu’ils tenaient le long de la cuisse d’un air désinvolte, ces gaillards faisaient de l’effet. Je sentis la panique m’envahir devant leur aisance à trimballer ces armes. Ces mecs-là étaient du genre à tirer d’abord, sans même chercher à discuter. Pourquoi j’ai toujours eu peur des monstres que j’imaginais sous mon lit ? me demandai-je. Les vrais croque-mitaines se tenaient là sous mes yeux. Malgré l’air frisquet de janvier, le gorille qui nous avait repérés arborait un tee-shirt gris sans manches qui révélait ses gros biceps tatoués. À son côté se tenait un grand rouquin dont la moustache descendait de part et d’autre de sa bouche pour rejoindre son cou, avant de disparaître dans les poils de ses pecs. On pouvait lire dans son regard : j’ai déjà tué à coups de pelle et je me suis régalé. Une cicatrice rouge vif séparait en deux la joue droite du troisième ; la lame l’ayant provoquée lui avait aussi laissé un œil blanc laiteux, histoire de lui rappeler de baisser la tête plus vite la prochaine fois. Le quatrième avait des yeux de Chinois, un physique d’haltérophile russe et le bouc d’un motard américain. Il sourit, dévoilant deux dents en or, et pointa sa bague griffe en direction de ma poitrine. — T’as un problème ? lâcha-t-il d’une voix traînante, s’attendant manifestement à me voir mouiller mon pantalon avant de me mettre à ramper devant lui. Et il ne m’en fallut pas davantage. Mon attitude va-te-faire-foutre prit le dessus et écrasa ma peur dans la foulée. Une approche hautement dangereuse que je trouve toujours plus facile à adopter. — En fait, ça remonte à ma petite enfance…, commençai-je. Mais je fus interrompue par la vision d’un escarpin noir à talon haut, suivi d’une jambe galbée et gainée d’un bas surgissant de la limousine. — J’aime pas trop la tournure des événements, glissai-je à Vayl. Il grommela en guise de réponse, l’œil rivé sur le spectacle qui s’offrait à lui tandis qu’une seconde jambe rejoignait la première. Des paillettes scintillèrent sous la lune, éclairant l’ourlet de la robe aux genoux. Une main élégante saisit la grosse paluche du gars tatoué et le reste de la dame apparut enfin. — Z’avez-vu, Vayl ? chuchotai-je, c’est la Barbie Vampire. Depuis ses cheveux platine lui arrivant à la taille jusqu’à ses nichons regonflés au silicone, elle semblait sortir tout droit d’un fantasme hollywoodien. Le décolleté de sa toilette se révélait si plongeant qu’elle devait sans doute utiliser un soutien-gorge adhésif super-renforcé. Ses grands yeux violets un peu en amande lui donnaient l’air exotique de l’esclave sexuel d’un richissime bédouin. — Regardez-moi ça… Maquillage parfait, ongles impeccables, silhouette de rêve… Pfft ! Je suis tellement dégoûtée que je pourrais plonger la tête dans du crottin de cheval encore fumant ! Pourquoi la police montée n’est jamais là quand on a besoin d’elle ? Vayl ne répondit pas. Ne réagit pas du tout. Il était pétrifié… comme un poster sur un panneau d’affichage. — Vous connaissez cette femme ? insistai-je. Comme il ne répondait toujours pas, je le secouai. Il me regarda, les yeux vides. Morts. — Qui est-ce ? — Liliana. Ma défunte épouse. Chapitre 10 Il ne se passait pas une journée sans que ma grand-mère May me manque. M’man, pour être tout à fait honnête, j’étais plutôt soulagée quelle nous ait quittés. Mais la disparition de sa mère à elle me touchait encore, même au bout de trois ans. J’avais parfois tellement envie de la voir que j’en souffrais physiquement. À cet instant précis, j’aurais aimé sa présence à mes côtés pour me soutenir, car je tenais à peine sur mes jambes. J’observai Vayl qui regardait Liliana s’approcher de nous et j’en oubliai même ce qu’il pouvait bien éprouver. Moi, en revanche, j’avais la très nette impression que le monde s’était mis à tourner à l’envers. — Votre… défunte… épouse ? marmonnai-je. Vayl acquiesça d’un léger hochement de tête. — Elle est morte. Puis elle m’a tué. Donc… ma défunte épouse. Des bribes de chanson se mirent à me trotter dans la tête, mais les seules paroles dont je me souvenais collaient fort bien à la circonstance. Comme c’est bizarre. Comme c’est bizarre. La voix de Vayl évoquait celle d’un robot prononçant une phrase préprogrammée : — Quoi qu’il arrive, Jasmine, ne retirez pas Cirilai. Qui ça ? Ah, ouais… la bague ! Toujours un peu paumée, je m’en remis à ce que grand-mère May appelait mon « sens de l’araignée ». (Elle adorait les Marvel Comics. Dave a hérité de toute sa collection, le veinard !) Elle faisait allusion à mon intuition féminine, et même sans l’apport de mes sens récemment aiguisés, celle-ci vibrait comme une toile d’araignée solidement tendue. Les vibrations s’accrurent quand Vayl ajouta : — En aucune circonstance vous ne devez sortir votre arme. Chagrin, dont le léger renflement sous ma veste me réconfortait, renfermait quelques options concoctées par Bergman qui auraient fonctionné à merveille sur Liliana. Et Vayl ne voulait pas que je le dégaine ? Tu perds la boule, mon vieux ! — Vayl… Son regard, lointain et glacial, m’enjoignit le silence. Soudain, j’eus l’impression de ne pas faire le poids. — On n’en réchappera pas par la violence, précisa-t-il en se décontractant un peu tandis que je le dévisageais. — Et si on s’en sortait en menaçant d’utiliser la violence ? Ses lèvres se crispèrent. — Nul ne peut vous croiser sans percevoir cette menace. Ce soir, cela devrait leur suffire de savoir que vous êtes dangereuse. Je n’étais pas d’accord. Je détestais mettre en doute sa loyauté envers moi ou l’Agence, mais c’était comme s’il venait de dégoupiller une bonne vieille grenade. Qu’avait-il donc dissimulé encore ? Devais-je – Dieu m’en préserve ! – inscrire son nom à côté de celui de Martha sur la liste des suspects ? J’avais l’impression de contempler un tableau en fouillant son regard dépourvu d’expression. J’y avais vu la vie des milliers de fois, mais à présent je me trouvais idiote d’avoir supposé que son existence avait le moindre point commun avec la mienne. Ce n’était pas un monstre. J’en avais suffisamment rencontré pour faire la part des choses. Mais ce n’était pas un homme non plus. Pourrais-je un jour avoir réellement confiance en quelqu’un d’aussi différent de moi et de mon existence ? Vayl et moi ne nous quittions pas des yeux, l’un comme l’autre prêt à basculer dans le vide. Devais-je me jeter à l’eau ? Allait-il se lancer ? — À quoi pensez-vous ? demanda-t-il. — Que vous préparez un mauvais coup, soupirai-je. J’espère que grand-mère May avait raison. — À quel sujet ? — Mon sens de Tarai… mon intuition. Les mamies sont en général très perspicaces en la matière. Ouais, mais la mienne n’avait pas de vampire dans ses relations. Liliana s’avança à grandes enjambées, clairement déçue de ne pas fouler le tapis rouge pour son arrivée théâtrale. Je lui décochai un regard qui aurait dû être dénué d’expression. — Ta petite chatte se hérisse, glissa-t-elle à Vayl. — À ta place j’éviterais de la froisser, répliqua Vayl en s’appuyant légèrement sur sa canne. Bien d’autres avant toi l’ont découverte bien plus tigresse que chatte. Je m’attendais à : « Salut, comment ça va ? », « Dis donc, ça fait un bail… » Apparemment, nul n’est tenu d’observer les règles du savoir-vivre en retrouvant l’épouse qui l’a assassiné. — Comment m’as-tu retrouvé ? s’enquit Vayl avec un calme olympien. Il me suffit de me détourner un bref instant des quatre Bad Boys pour avoir la confirmation de ce que je percevais dans cette voix rauque de baryton. Des mouvements quasi imperceptibles du commun des mortels… Un subtil haussement d’épaules, un hochement de tête… Une joue qui se creuse, signifiant qu’il se mordillait l’intérieur de la joue. Vayl luttait contre une rage colossale, tellement démesurée qu’il ne pourrait plus jamais la maîtriser une fois libérée. Angoisse… Je fais ma maligne et Vayl n’a qu’une envie : casser la gueule de son ex. Si on ne se la joue pas fine, on va retrouver nos restes collés au pare-chocs de toutes ces voitures, que les gens devront gratter pendant des jours. Liliana ramena une longue mèche de cheveux en polyester par-dessus son épaule. — Cet environnement est plutôt… public, tu ne trouves pas ? Le sourire qu’elle décocha à Vayl aurait fait fondre la banquise. — Viens dans ma voiture. Ce n’était pas une simple requête. Le regard de Vayl la réfrigéra comme un coup de blizzard. — Non. — Tu me dois… — Rien du tout. Elle remua si vite que je n’eus pas le temps de voir son mouvement de bras. Vayl l’arrêta juste avant que sa main à elle entre en contact avec sa joue à lui. — Recule, salope ! éructai-je. N’ayant pas eu le temps de dégainer mon Chagrin, j’avais eu recours à ma première arme de dépannage, un bracelet-fourreau dissimulant une seringue. L’aiguille était déjà à moitié enfoncée dans sa cuisse avant qu’elle puisse voir ce qui la démangeait. Une série de petits cliquetis me fit tourner la tête vers les gorilles de Liliana. Le Chinois avait ajouté un fusil à canon scié à sa panoplie, qu’il sortit de derrière son long manteau noir façon groupie de Matrix. Le génie du tatouage et les deux autres avaient armé leurs flingues qu’ils braquaient aussi sur nous. — Qu’y a-t-il dans cette seringue ? s’enquit Liliana. — Une mort lente et douloureuse avec de l’eau bénite, répondit Vayl. — Mes hommes peuvent la tuer avant qu’elle pousse le piston. — Auquel cas je finirai ce qu’elle a commencé. Mais peut-être préfères-tu discuter ? Liliana répondit par une jolie moue, qu’elle avait dû à coup sûr peaufiner devant son miroir avant de sortir au restau. — Tu as toujours aimé faire les choses à ta manière. Comme nous étions tacitement d’accord, je retirai l’aiguille et Vayl relâcha son ex. Les gorilles baissèrent leur arme. — C’est vraiment tout ce dont tu te souviens de notre vie commune ? répliqua Vayl d’un ton lugubre. Car je possède des cicatrices qui prouvent le contraire. Dieu du ciel, c’était à Liliana que Vayl devait ces marques sur son dos ? — Tu as mérité chacune d’entre elles, affirma-t-elle avec virulence, comme prête à recommencer. — Peut-être. L’espace d’un moment fugace, Vayl baissa la garde. Son expression devint aussi sinistre que celle d’un agonisant. Puis elle disparut pour céder la place à la haine la plus implacable. — Qui t’a dit que j’étais là ? — Enfin, Vayl, ce n’est pas comme si j’avais passé ces deux derniers siècles à te chercher. J’aurais pu te trouver aussi souvent que je le souhaitais. Il secoua la tête, le regard si sombre qu’on pouvait s’imaginer le traverser pour se retrouver dans un tout autre univers. — Tu mens. Quelqu’un a dû t’informer de mes faits et gestes. Elle inclina la tête, ses cheveux formant un rideau argenté dans son dos. — Pourquoi es-tu aussi certain que je te cherchais ? Quoi qu’il en soit, j’ai su attirer ton attention, non ? Le spectacle t’a plu ? demanda-t-elle en désignant le restaurant d’un hochement de menton. Je me suis dit que tu apprécierais l’ironie de la scène, à savoir deux fils voyant leur père disparaître. L’énergie de Vayl atteignit son apogée et la température chuta dans les parages. Mais il ne répondit pas. S’il avait essayé, il lui aurait sans doute craché de la neige fondue en pleine figure. — Tu dois admettre que je me suis améliorée au fil des siècles, continua Liliana. Jadis, j’aurais dû enfoncer mes canines dans sa chair pour le tuer. Désormais, une seule éraflure et le tour est joué. Elle fit glisser son ongle sur son avant-bras laiteux et un mince filet de sang apparut. — Et le meilleur de tout, c’est que je peux prolonger cette mort aussi longtemps que je le souhaite. Vayl contempla le sang sur la peau de Liliana qui écartait les bras comme pour étirer le temps. Sa main se crispa sur le pommeau de sa canne tandis qu’elle serrait les poings. Est-ce qu’il imaginait le pauvre cœur de Charlie comprimé entre ces ongles mortels ? Elle s’approcha davantage. — Ne la laissez pas vous toucher, Jasmine, m’ordonna-t-il. Une seule goutte de son sang mélangé au vôtre et vous êtes morte. — Seulement si j’en ai envie, précisa Liliana, la bouche en cœur. Elle me coula un regard que je reconnus tout de suite. C’était celui de Tammy Shobeson revu et corrigé. Je m’attendais presque qu’elle me balance un coup de pied dans le tibia et me traite de poule mouillée. Son odeur paranormale me saisit de nouveau à la gorge, tandis que la pestilence de la mort et de la putréfaction me faisait reculer d’un pas. — Il n’y a pas lieu d’être effrayée, ma chère. Je ne vous ferai pas… trop mal. Elle décocha un petit sourire enjôleur à Vayl, mais il avait perdu son sens de l’humour noir. Apparemment, elle m’en tenait responsable. J’eus l’impression d’être cette pauvre chèvre servant d’appât au tyrannosaure dans Jurassic Park. Et lorsqu’elle aperçut mon pansement, Liliana plissa aussitôt les yeux. Je ne pus m’empêcher de lever la main comme pour parer toute attaque éventuelle. Son regard se posa alors sur Cirilai. — Vayl, reprit-elle d’une voix sourde semblant provenir du fond d’un puits, comment se fait-il que cet (elle eut la grimace de celle qui venait d’entrevoir un cafard) eichfin… porte ta bague ? Et son cou… tu l’as marquée elle aussi ? Le mot « marquée » me déplaisait. Ça me faisait trop penser au chien qui marque son territoire en levant la patte sur sa borne d’incendie préférée. — Elle est mon avhar, répondit Vayl. Je dus rassembler tout mon sang-froid pour ne pas me tourner vers lui en répliquant : — Votre quoi ? Je n’avais jamais entendu ce terme. À vrai dire, si… Vayl l’avait murmuré hier soir en quittant ma chambre. Sur le moment, je n’avais pas fait attention, mais je savais maintenant que le mot revêtait une certaine importance, car la nouvelle ébranla Liliana comme sous l’effet d’un boulet de canon. Elle sombra dans un silence furibond, fît un geste dédaigneux de la main et les quatre compères reculèrent. Même si j’étais soulagée qu’elle ait choisi de différer les hostilités, je la soupçonnais de vouloir toujours nous blesser. Et, comme la plupart des maniaques de l’homicide, elle collait parfaitement au profil. — De son côté, Vayl a-t-il rempli le contrat ? me demanda-t-elle d’une voix douceâtre. Mon silence dut correspondre à la réponse souhaitée, car elle enchaîna : — Une avhar doit supporter un lourd fardeau et d’énormes responsabilités. Par conséquent, elle bénéficie aussi de certains privilèges, parmi lesquels le droit de connaître le passé de son sverhamin dans les moindres détails. Mon quoi ? Je lançai un regard à Vayl. Un minimum d’explications s’impose, mon pote. — Liliana, grogna Vayl telle une panthère prête à bondir. — Je me demandais simplement si Vayl vous avait parlé de ses fils… de nos fils… et de la façon dont il les avait tués… — Assez ! La voix de Vayl vibra de toute sa puissance surnaturelle. Quelque part dans le coin, un météorologue dut s’étrangler en voyant le mercure chuter de 15°C. Je frissonnai sous le voile de givre recouvrant mes cils et l’air glacial emplissant mes poumons. N’étant pas des Sensitifs, les hommes de main de Liliana ne s’en tiraient guère mieux. Ils soufflaient dans leurs mains et piétinaient sur place, et j’entendis le Tatoué déclarer : — Je ne sens plus mon nez. — Vous quatre, aboya Vayl, grimpez dans la voiture ! Ils se mirent au garde-à-vous, firent volte-face et s’engouffrèrent illico dans la limousine. — Et toi…, dit-il à son ex-femme, telle une mangouste défiant un cobra, hors de ma vue, et pour de bon cette fois ! Elle montra ses canines et cracha comme un félin, une réaction pour le moins comique en toute autre circonstance. — Je pourrais t’offrir une alliance avec le plus puissant vampire du monde. Alors que toi, avec ton avhar humaine, tu n’arrives même pas à la cheville du Rapace. Merde alors ! Elle travaille pour le Rapace ! Mon instinct me poussait à la démolir et je la détestais déjà suffisamment pour passer à l’attaque. Mais j’avais à peine levé le petit doigt que Vayl me barra aussitôt le chemin de sa canne. Incroyable ! — Ne crois pas que c’est fini, prévint Liliana. Tu ne peux la surveiller à chaque instant. Tu ne peux avoir un œil partout. Il me suffit d’attendre que tu clignes des paupières. — Touche un seul de ses cheveux et je brûle cette ridicule perruque que tu portes avec ta tête dedans. J’éprouvai l’envie subite d’applaudir alors que Liliana marmonnait une insulte qui m’échappa, mon roumain se limitant à : « Oui », « Non » et « Où sont les toilettes ? » Mais, à ma grande surprise, elle battit en retraite vers la limousine. La portière claqua et la voiture démarra. — On les laisse filer, alors ? dis-je. Vayl se dirigea vers notre Mercedes. — Non, nous le leur laissons croire. Venez. On se rua dans notre véhicule, puis on se glissa dans la circulation en gardant une distance convenable entre la limousine et nous. D’ordinaire, la filature n’aurait pas posé de problème, compte tenu de la marque de leur voiture. Mais à l’intérieur de notre Mercedes l’atmosphère n’était pas franchement détendue. — Je vous dois une explication, finit par déclarer Vayl. — Et comment ! répliquai-je. Quoique je ne sois plus si pressée, tout compte fait. — Pour l’instant, ajoutai-je, dites-moi juste ce que j’ai besoin de savoir pour survivre à cette mission. Vous pouvez garder le reste… — … pour le vol de retour ? On échangea un sourire. — Avec tout ce qu’on doit se dire, on va devoir passer par le Portugal avant de rejoindre l’Ohio. Nos éclats de rire atténuèrent la tension ambiante et quand Vayl reprit la parole, il paraissait redevenu lui-même. — En premier lieu, je pense que nous devons probablement vous considérer comme la cible de ces attaques depuis le début. Je suis d’accord en ce qui concerne le Bras de Dieu, admis-je. Mais pourquoi est-ce qu’ils vous exposeraient au venin de serpent et contamineraient votre sang ? — Réfléchissez. S’ils m’ont mis en position de vulnérabilité, c’était pour que vous me forciez à accepter votre sang afin de me nourrir. La plupart des vampires vous en auraient vidée. — Ouais, mais vous ne m’avez pas fait mal… Vayl secoua la tête d’un air agacé : — Vous voyez toujours la situation d’un point de vue humain. Placez-vous plutôt dans une perspective vampirique. Vayl s’interrompit, les yeux fixant la route, comme perdus dans le vague. Lorsque son regard croisa de nouveau le mien, je sus qu’on était parvenus à la même conclusion, et l’on s’écria en chœur : — Le sénateur est un vampire ! Chapitre 11 — C’est parfaitement logique, enchaîna Vayl tandis que j’essayais de rassembler mes pensées pour éviter de nous envoyer dans un poteau électrique. Seul un vampire pouvait savoir que pour assouvir une faim grandissante, j’allais me tourner vers la source alimentaire la plus proche. — À vous écouter, j’ai l’impression d’être une barre de céréales. — Jasmine ! — Je rigole. Je sais bien que ça n’a rien à voir. Poursuivez. — La plupart des vampires, du moins ceux qui méprisent l’idée même d’assimilation, vous auraient vidée sans hésiter. M’est avis que celui-ci ne fait pas exception à la règle. — Vous pensez donc que l’offre d’association faite par Liliana est liée aux attentats contre moi ? Vayl haussa les épaules. — C’est difficile à dire. Surtout qu’elle a désormais ses propres raisons de souhaiter votre mort. Il me regarda avec regret et ajouta : — Je suis désolé. Elle ensanglante tout ce qu’elle touche. Je n’ai jamais voulu qu’elle fasse votre connaissance. Ni que moi j’apprenne son existence ? À mon tour de hausser les épaules. J’en étais venue à penser que tout ça ne me regardait pas, d’autant que je lui cachais moi aussi certaines informations graves à mon sujet. — Donc, en résumé, l’un des sénateurs de notre conseil de surveillance est un vampire qui me pourchasse ? On suit cette piste, alors ? J’ai vu Martha juste avant notre départ. Elle était tout ce qu’il y a d’humain. Vayl acquiesça. — Et elle l’est encore, je parie. Mais ça ne la met pas hors de cause. Ça fait d’elle une associée éventuelle, ou le pigeon, disons, du sénateur. — Un sénateur, quand même… Vous êtes certain qu’on n’est pas en plein délire ? — Vous vous rappelez que je vous disais au début que quelque chose ne tournait pas rond dans cette mission ? — Ouais. — Le comité était censé nous rencontrer avant notre départ. Ils appelaient ça « le bilan des six mois ». Même si Pete et moi leur avons certifié que nous étions enchantés de votre travail, ils souhaitaient vous poser tout un tas de questions. Apparemment pour s’assurer que nous avions pris la bonne décision. Je vis ressurgir le spectre de mon passé avec sa tête ravagée qui ricanait. L’idée qu’il puisse me hanter à jamais me rendait vraiment malheureuse. J’aurais voulu me glisser dans un lit, m’enfouir sous les couvertures et devenir une espèce de grosse vache. On n’attend rien d’une grosse vache. Ça pourrait être une vie tranquille. Sauf quand on vient de manger du chili. Et j’adorais le chili. Enfin, peu importe. Vayl continua : — Ensuite, sans prévenir, les sénateurs ont annulé réunion. Ils ont déclaré que cette nouvelle mission était bien trop urgent pour la retarder davantage. — Pourtant, lorsque j’en ai discuté avec Pete, il n’a jamais dit qu’il fallait précipiter quoi que ce soit. — Où voulez-vous en venir au juste ? — Si l’entretien avait eu lieu, le politicien mort-vivant aurait été tenu d’y assister. Vous êtes une Sensitive. Dès votre entrée dans la pièce, vous auriez repéré le vampire. — Un sénateur vampire…, repris-je en secouant la tête ça fout les jetons. Mais comment espérait-il s’en tirer ? Les gens de Washington risquent de tiquer, s’ils vous voient sortir uniquement la nuit. — La technologie est venue en aide à l’espèce humaine. J’imagine qu’elle sourit parfois aussi aux vampires. Ouais, va savoir… Notre sénateur avait peut-être un double. C’était déjà arrivé pour de grands personnages de l’Histoire. Ou alors il ou elle s’était métamorphosé récemment et son plan avait si vite éclos qu’il ou elle pouvait passer deux ou trois semaines dans l’ombre sans éveiller les soupçons. Bref, notre sénateur avait trouvé un moyen. — OK, dis-je, pour l’heure on est donc en présence d’un chirurgien esthétique véreux, en cheville avec des terroristes alliés à un vampire recherché par le FBI, lui-même acoquiné à un sénateur, et tout ce petit monde œuvre sous les auspices du Rapace, qui semble intéressé par votre contribution à un complot impliquant un monstrueux virus. (Une idée me traversa l’esprit et j’ajoutai :) Le Rapace doit savoir depuis combien de temps vous travaillez à l’Agence. Pourquoi espérerait-il vous voir tout à coup changer votre fusil d’épaule ? — On ne saurait considérer son point de vue sans y inclure une dose de pouvoir d’une banalité affligeante. Je suppose qu’il doit se dire qu’il a mieux à m’offrir. À savoir une situation plus avantageuse que celle que j’occupe actuellement. (Je ne saisis pas l’expression que Vayl utilisa ensuite, même si je devinai d’instinct que c’était en réaction à quelque événement de son passé.) Il ne peut comprendre un vampire qui se détournerait volontairement des trésors qu’il offre. Il cracha le mot « trésors » comme s’il avait un goût de fiel. On se tut, songeant au Rapace, un vampire devenu la pire menace pour tous les gouvernements des pays développés. Si on pouvait trouver un moyen de le faire plier, de lui imposer nos conditions, nul doute que la sécurité et la stabilité du monde ne pourraient que mieux s’en porter. Devant nous la limousine ralentit et chercha à se garer. Elle nous avait entraînés à South Beach, où la jeunesse floridienne dorée venait faire la FËËËTE ! Des bars, deux théâtres, des restaurants, un café-théâtre, le tout dans des immeubles Art déco éclairés au néon, occupaient ce quartier avec l’établissement devant lequel la limousine s’arrêta. L’endroit évoquait une maison hantée sponsorisée par une association de jeunes cadres branchés, depuis les pierres tombales qui tanguaient sur la façade en faux granit où l’on pouvait lire « ZOMBIE CLUB », jusqu’aux squelettes rougeoyants suspendus au balcon du premier, en passant par les lumières vertes qui éclairaient toute la bâtisse. Si bon nombre de fêtards cuvaient encore leur champagne sous leur couette, on assistait ici à un défilé interrompu d’hommes séduisants, de jolies femmes et d’hommes sublimes habillés en femmes. Bravant la fraîcheur peu courante en cette saison, d’autres noctambules étaient attablés aux terrasses alignées sur la promenade et profitaient de l’ambiance, de l’alcool et du scintillement des parasols aux guirlandes multicolores. Heureusement pour nous, Liliana et ses gorilles durent faire la queue avant que le videur du Zombie Club, un Frankenstein version XXIe siècle, les laisse entrer. Ce qui nous permit de trouver une place de parking dans la rue. Une fois la voiture garée, on se mêla à la foule tout en s’approchant le plus possible du club d’un pas nonchalant, avant de dénicher un perron dans la pénombre, près d’un traiteur fermé, pour jouer les amants caressants. Je me tins au creux des bras de Vayl en luttant pour ne pas me laisser distraire par l’environnement. Un nouveau spectre de couleurs s’offrait à moi, mais je ne pouvais m’en délecter. J’avais l’impression d’être un vigile du musée du Louvre, obligé de guetter les éventuels voleurs, alors que je mourais d’envie d’admirer la Joconde. En l’occurrence, cet agréable effet secondaire de ma « transformation » n’était que le premier d’une série de coups de pinceau qui finirait par me révéler le tout nouveau tableau de mon existence. Je sentais poindre l’ombre du deuxième, à savoir un sentiment grandissant d’immense déséquilibre, quand Vayl interrompit mon petit inventaire mental. — Il y a autre chose que vous devez savoir, me glissa-t-il d’une voix forte, presque stridente, à l’oreille. Je n’ai pas tué mes fils. — Ai-je l’air aussi naïve ? répliquai-je. Bon sang, Vayl, je ne crois pas la moitié de ce que vous dites et je vous fais confiance. Je ne me rendis pas compte qu’il se raidissait avant de pousser un soupir et de s’affaler dos au mur. Des heures s’écoulaient et on montait la garde en silence. Les gens allaient et venaient, aucun d’entre eux ne présentant le moindre intérêt pour nous. Vayl reprit enfin la parole : — J’avais presque quarante ans, dit-il calmement, son menton juste à hauteur de mon nez. Mes fils étaient presque adultes. Hanzi avait quinze ans. Son frère, Badu, treize. Vayl prononçait leurs prénoms comme s’ils étaient sacres. — Liliana m’a donné cinq enfants en tout, poursuivit-il, mais seuls Hanzi et Badu ont survécu à la petite enfance. Aussi… nous les avons gâtés. Il s’interrompit. J’eus un pincement au cœur en songeant au couple que Liliana et lui avaient formé, terriblement tristes d’avoir perdu trois enfants et prêts à tout pour assurer la survie de leurs garçons. Une souffrance proche de celle de mes côtes endolories à son summum s’éveilla en moi. Comme si j’allais recevoir un coup de fil particulièrement lugubre. Et même si Vayl me narrait la tragédie de son existence, en vertu d’une règle vampire tordue stipulant que je méritais de la connaître, je savais que la sensation n’émanait pas de lui. — Peu à peu, ils se sont transformés en sauvageons sous mes propres yeux, continua-t-il. Et quand j’ai enfin rassemblé mon courage pour les mater, c’était déjà trop tard. Ils enrageaient les chiens à coups de bâton, brisaient les fenêtres à coups de pierre. Lorsqu’ils sont arrivés au campement un après-midi dans un chariot volé… je suis sorti de mes gonds. Je me suis déchaîné sur eux. Je les ai fouettés, avant de les contraindre à rendre le chariot en présentant leurs excuses. La fille moderne que je suis s’interrogea. La famille de Vayl faisait du camping ? Ils voulaient économiser sur les notes d’hôtel ou quoi ? La pensée suivante m’engloutit dans un océan de gêne à la vitesse d’un raz-de-marée. Ils étaient bohémiens, idiote ! — Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je. — Le fermier auquel ils avaient dérobé la carriole les a abattus d’un coup de fusil avant qu’ils aient le temps de s’expliquer. — Oh, Vayl… Je le serrai fort dans mes bras, et pas seulement parce que son histoire me brisait le cœur. Ce sentiment d’injustice s’intensifiait plus que jamais. La petite fille en moi avait un besoin urgent de nounours à câliner. — C’est affreux, murmurai-je. Vayl émit une sorte de râle des tréfonds de sa gorge, le cri étouffé et primai d’une infinie détresse. — Je voulais tuer l’homme car je ne pouvais me tuer moi-même. Je lui en voulais à mort. Je reportais sur lui ma propre faiblesse et la haine que j’éprouvais envers moi-même, jusqu’à ce que le simple fait de l’abattre ne me suffise plus. Je souhaitais le voir mourir à petit feu, agoniser des jours, des semaines durant, et si possible sombrer dans l’horreur, comme s’il s’enfonçait lentement dans des sables mouvants. — Que… qu’avez-vous fait ? bredouillai-je, consternée, épouvantée par son histoire. — Je suis devenu l’horreur incarnée, répondit-il, sa voix n’étant plus qu’un murmure. C’était si facile. Ma famille… (Il fronça les sourcils)… mon père, mes grands-parents, comme vous l’avez désormais compris, détenaient certains… pouvoirs, n’est-ce pas ? Je hochai la tête tandis que Cirilai irradiait à mon doigt la chaleur d’une créature vivante. — Si je n’avais pas éprouvé le besoin de prendre part à leurs rituels, je les observais néanmoins depuis toujours… lorsqu’ils brisaient les malédictions, sauvaient des âmes. À présent, j’allais simplement agir à l’opposé. — Comment ? — Je me suis emparé de trois croix en bois, profanées par le sang d’hommes assassinés, mes propres fils, en vérité. Je les ai disposées en triangle et me suis placé au milieu. J’ai invoqué ensuite les esprits maléfiques afin qu’ils m’envoient un vampire. — Et ? — Ils ont accédé à ma requête. Toutefois, ils ont veillé à ce qu’il rencontre d’abord mon épouse. — Je suis désolée… — Vous n’avez aucune raison de l’être. Cela se passait il y a si longtemps… Tant de vies se sont écoulées depuis. — Eh ben je suis quand même désolée, mais je ne parlais pas de ça. — De quoi donc, alors ? — Je suis désolée de devoir interrompre une histoire que vous avez eu tant de mal à commencer. Mais on doit filer. Maintenant ! Je le saisis par le bras et le tirai hors de l’ombre, sur un trottoir éclairé par des réverbères et une source lumineuse que ma nouvelle vision surnaturelle appréciait sans pouvoir la localiser. Je l’entraînai dans l’angle, où l’on se tint face à un feu rouge, tandis que la musique d’un groupe de heavy métal faisait trembler les murs du bar situé derrière nous. — Qu’y a-t-il ? demanda Vayl comme on attendait que les voitures dégagent le passage. — C’est difficile à décrire. Je lui pressai la main et tentai de rester calme, de séparer les nouvelles teintes de néon et le vacarme musical de la panique qui me gagnait peu à peu et m’effrayait comme jamais auparavant. — Cette chanson de Lynyrd Skynyrd, dis-je enfin, vous vous souvenez des paroles ? « Oooh, cette odeur ». — Oui, répondit Vayl d’une voix posée tandis qu’il lançait des regards furtifs ici et là, gravant chaque visage, chaque panneau, chaque banc public dans son esprit. — C’est tout à fait ça. Je sens cette odeur, la lente descente dans la détresse et le désespoir. Et par-delà cette fragrance, je flaire la piste des vampires. Il se passe quelque chose d’épouvantable de l’autre côté du Zombie Club. Et j’ai peur d’aller voir… Mais quand le bonhomme passa au vert, on avança. À mi-chemin d’une ruelle qui empestait comme une plaie purulente, derrière toutes ces lumières et ces guirlandes de fête, je me mis à tousser. Plus on s’approchait, plus ma quinte s’amplifiait, comme si je suffoquais. Lorsqu’on parvint à la première benne à ordures, j’eus l’impression d’être enfermée dans une voiture avec une carcasse en train de pourrir. Je vomis derrière un trio de poubelles en ferraille cabossées… en regrettant qu’Umberto n’ait pas fermé avant que j’aie le temps de m’empiffrer de spaghettis. Je baissai les paupières en les plissant, plus par réflexe après avoir vomi que motivée par un réel besoin de voir dans le noir, et lorsque je les relevai la ruelle baignait non seulement dans une lueur verdâtre, mais aussi dans du jaune pâle et du rouge sang. Mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? Je me redressai, aidée par Vayl, et regardai alentour. De petites piles d’ordures s’entassaient contre les bennes qui débordaient. Des nids-de-poule remplis d’eaux grasses ponctuaient cette ruelle que seul un ivrogne aurait pu traverser en titubant. Deux chaises à trois pieds jouxtaient un mur de briques sous un escalier de secours rouillé. Et au beau milieu de tout ça se dressait un vampire qui avait dû combattre des hommes de Neandertal et des mammouths. De longs cheveux noirs masquaient une grande partie de son visage. Sa colossale silhouette m’empêchait de voir la quasi-totalité de la ruelle derrière lui. En revanche, je distinguai fort bien l’homme qui gisait étendu à ses bottes. Agenouillé près de lui, une autre vampire le tenait par sa chemise déchirée et l’attirait vers ses crocs. Je poussai un soupir de déception en découvrant qu’elle avait des cheveux courts, bouclés et bien réels. Bref, rien à voir avec Liliana. La scène sembla se prolonger dans un autre univers tandis que le temps se figeait et que chacun de nous cachait de savoir quelle attitude adopter. J’étais totalement focalisée sur l’homme étendu à terre qui battait lentement des paupières, les yeux dans le vague et le col imbibé de sang, témoin de l’attaque à laquelle il venait de survivre. Oooh, cette odeur. Le colosse nous vit et se mit à parler en russe, d’un ton prudent mais pas encore alarmant. À sa connaissance, Vayl avait simplement décidé de quitter la boîte pour manger un morceau sur le coup de minuit. Pendant que Vayl lui répondait, j’essayai de percer le mystère de ce malheureux être humain gisant sur ces pavés glissants, jonchés d’ordures, à deux pas de l’endroit où se retrouvait la jeunesse dorée de Miami. Comme aurait dit ma grand-mère May, il détonnait dans le décor. En me tenant là debout si près de lui, j’avais l’impression de patauger dans un marécage. Si on pouvait distiller la puanteur des asticots sur un tas de fumier, voilà grosso modo l’arôme qu’on obtiendrait. Toutefois ça n’avait rien à voir avec les odeurs corporelles ou la mauvaise haleine. Nul doute que cet homme se lavait régulièrement. En fait, pour quelqu’un dont la pâleur me rappelait celle d’un croque-mort ayant chopé une mononucléose, le mec était vraiment pas mal, le genre mannequin qui aurait fait un aller-retour de trop dans l’ascenseur express. Tu es cernée par l’odeur de la mort. Ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne s’en échappa. Il articula en silence : « Sauvez-moi », puis perdit connaissance. Je sortis mon arme, l’index posé sur ce que j’appelais, pour la plus grande joie de Bergman, le bouton magique. — Je m’occupe de la fille, annonçai-je. Elle me semblait en effet du genre à vouloir s’enfuir, et j’avais très envie de m’éloigner un tant soit peu de l’homme qu’elle avait mordu. Avec ma main libre, je fis passer les clés de voiture de ma poche à celle de Vayl. — Quand vous en aurez fini ici, rendez-moi un petit service. Emmenez le gars à l’hôpital. Si je devais m’en charger, je crois que ma tête exploserait. Vayl acquiesça et se redressa de tout son poids pesant sur sa canne, tandis que le colosse et lui se jaugeaient mutuellement. Je pressai le bouton magique et un bruissement mécanique signala la transformation de mon Walther. Le quart supérieur du canon s’ouvrit sur une cartouchière remplie de fléchettes en bois, aussi fines que des brochettes à chiche-kebab. Des ailes métalliques se déployèrent de part et d’autre du canon ; au même moment une fléchette s’insérait dans la chambre et tendait la corde de l’archet incorporé qui l’enverrait dans les airs, aussi rapide et précise qu’une balle. Vampirella me regarda bouche bée comme je levais mon arme. — Vous n’oseriez pas ! — Je vais me gêner ! rétorquai-je. — J’ai rien fait de mal ! J’ai bien le droit de me nourrir ! lâcha-t-elle, sa voix grimpant dans les aigus. La fille se releva d’un bond en redressant l’homme avec elle. Il papillonna des paupières, essaya d’y voir clair, abandonna et retomba dans les pommes. La tache sur sa chemise s’agrandit et la blessure sur son cou recommença à saigner. Ma main se mit à trembler alors que l’odeur de ce type m’envahissait. — Vous n’avez aucun droit, repris-je en combattant désespérément ma nausée. Mais celle-ci m’atteignit malgré tout et je luttai tellement contre mes haut-le-cœur que j’en eus les larmes aux yeux. Je les chassai en cillant, en parlant vite et en braquant mon arme. — Moi, en revanche, j’ai pas mal de droits, dont celui d’abattre des vampires qui plantent leurs canines dans la gorge d’un donneur non consentant. Hurlant de rage, elle souleva l’homme et le balança sur moi. Lourd comme une pièce de bœuf, il me percuta violemment et je m’écroulai sous lui avec la sensation de ne plus jamais parvenir à me relever, sachant que je ne pourrais échapper à cette horreur qui suintait sur moi comme du pus jaunâtre. Je me mis à crier et à agiter les bras sous le poids mort qui me plaquait au sol, aussi paniquée que si j’étais en train de me noyer. Le voile noir tomba sur moi dans un vrombissement et, pour la première fois, je lui tendis la main, trop heureuse de m’abandonner à son étreinte. Puis je sentis le poids de l’homme se soulever. Je respirai l’air frais teinté du souffle glacial de l’énergie de Vayl. L’individu gisait telle une masse informe cinq ou six mètres plus loin. Vayl me dominait de toute sa hauteur, cinglant le vampire colosse de sa canne. Je cherchai la vampire en tentant de remettre mon cerveau en route. Vayl s’avança et je me redressai en position assise ; je me sentais stupide, abasourdie. Je récupérai Chagrin à l’endroit où il était tombé, non loin de moi. Je me levai, partis en vacillant dans la direction que la fille avait dû prendre, et seules des années d’entraînement me permirent de rester sur mes jambes. J’entendis une porte se fermer dans un cliquetis. Aucun de mes gestes ne me vint d’instinct. Je dus imprimer à mon corps le mouvement vers ladite porte. Je me concentrai sur la poignée, j’ordonnai à mes doigts de l’envelopper et de tirer. À l’intérieur, l’atmosphère dense et chaude vibrait au rythme de la salsa revisitée par la dance music. La porte se referma en claquant derrière moi et je fis un bond en avant, ma nausée cédant la place à une énergie soudaine qui me propulsa parmi les danseurs. Je glissai dans ma poche la main tenant Chagrin et marchai dans le sillage laissé par ma proie. Tandis que je jouais des coudes entre des jeunes gens blafards en quête de sensations fortes et leurs maîtresses ou amants immortels, je me sentis revivre peu à peu et pus à peine distinguer les vrais vampires des simulateurs. D’ailleurs, une grande partie des deux catégories peuplaient les trois niveaux de la piste multicolore du Zombie Club. L’air crépitait d’une énergie surnaturelle et je savais que parmi ces gosses de riches blasés, plusieurs se consumeraient cette nuit. En fait, c’était déjà le cas de l’un d’eux. Il gisait sans doute dans la ruelle, comme une vieille chaise longue abandonnée. Qui était-ce au juste ? Quelle horreur circulait donc dans ses veines pour dégager une telle puanteur qui pouvait me mettre KO à ce point ? Le cancer avait-il pu planter ses griffes dans sa chair ? Peu probable. Des centaines de gens avaient croisé mon chemin ce soir. Certains d’entre eux devaient combattre ce satané crabe. Mais mon radar n’avait rien détecté. Pour éviter de me laisser déconcentrer, je mis de coter le mystère de l’existence de cet individu et l’effet qu’il produisait sur moi. Tandis que je me dirigeais vers l’entrée de l’établissement, je repérai Liliana et ses gorilles, mais aucun d’eux ne me vit. Et j’aperçus Assan qui parlait à son complice vampire, Aidyn Strait. Ils se Tenaient au pied d’un escalier en fer forgé tarabiscoté, buvant et riant comme s’ils venaient de trouver un moyen infaillible de faire sauter Fort Knox. Je me glissai devant eux sans qu’ils remarquent ma présence et suivis Vampirella qui sortait dans la rue. Frankenstein m’arrêta net dès que j’atteignis le trottoir. — Hé ! aboya-t-il comme je tentais de passer en force. Je ne me rappelle pas t’avoir laissé entrer. — Et ton odeur n’a rien à voir avec celle de Frankenstein, répliquai-je en dégainant Chagrin, que j’enfonçai dans sa poitrine en pressant la détente. Tu empestes comme Dracula. Une nouvelle vague de nausée me gagna, quoique pas aussi forte que la précédente. Heureusement pour moi, la piste de la fille s’éloignait de la ruelle cauchemardesque. Je la suivis aussi vite que je pus, en quête d’une éventuelle fenêtre de tir, mais aucune ne se présenta. Après avoir traversé plusieurs rues au pas de course, en évitant les fêtards et les piétons, elle me surprit en s’arrêtant brusquement. Debout devant un magasin de luminaires, l’éclairage des vitrines scintillant sur ses cheveux telle une star hollywoodienne, elle débordait soudain d’assurance. Depuis la ruelle, elle avait repris du poil de la bête et son attitude me coupa net dans mon élan. Elle sourit et me fut aussitôt sympathique. Son charme aurait fait fondre n’importe qui comme neige au soleil. Peut-être qu’elle était en partie responsable du réchauffement de la planète… Je lui rendis son sourire ; comment résister ? Même si son charisme dépendait uniquement du fait qu’elle avait rechargé ses batteries, j’abaissai Chagrin et je résistai à l’envie de le lâcher. — Cet homme, là-bas dans la ruelle, avec du sang sur la chemise, qui est-ce ? lui demandai-je tout en enviant son look classe avec ses bottes aux genoux, sa minijupe en jean et son chemisier de soie rouge. — Un ami à moi, répondit-elle. Il s’appelle Derek Steele. Je hochai la tête. — Il est très malade, vous savez. Sans doute en train de mourir. Son sourire se fana et toute sa silhouette parut se flétrir dans la foulée. — Du sang pourri, marmonna-t-elle. Aidyn, espèce de fils de pute, qu’est-ce que tu m’as fait ? Je savais à présent où je l’avais vue. C’était la plus petite des deux personnes descendues de l’hélicoptère la veille. Aidyn l’avait appelée Svetlana. J’aurais dû les reconnaître sur-le-champ, elle et le colosse. Je pouvais certes attribuer ma petite défaillance à l’effet nauséeux de Derek Steele sur moi, mais les excuses n’étaient bonnes que pour les mauviettes. J’aurais franchement dû être plus attentive. Entre ça, la Lexus fracassée, le baiser irréfléchi, j’avais frappé fort, décidément… Et je n’avais même pas eu un après-midi de libre pour m’apitoyer sur mon triste sort. En guise de consolation, je m’étais fait une nouvelle copine, ma foi. Je repris la parole : — Je pensais que tous les vampires sentaient le sang pourri. — Pas moi. Pas Boris, dit-elle amèrement. — Aidyn vous a tendu un piège, alors ? Vous devez faire partie de son « expérience finale ». Mais c’était seulement censé vous rendre malade, non ? À la longue, je veux dire, vous devriez vous en remettre. (Je souhaitais de tout cœur quelle s’en sorte.) Tâchez de réfléchir de manière logique. Vous devez représenter quelque chose aux yeux d’Aidyn. Il ne vous aurait pas juste fait venir vous tuer. — Non. Ce n’est pas la raison de notre venue, admit-elle alors que sa voix se transformait en murmure. Le Rapace nous a demandé de venir ici pour nous proposer une alliance entre son cartel et le nôtre. Il a acquis une telle puissance qu’on n’avait pas d’autre choix que de venir. Et de l’écouter. Ses yeux me suppliaient de la comprendre et, bien sûr, je la comprenais. Qui n’en aurait pas été capable ? — Mais on ne pouvait accepter ses conditions, poursuivit-elle. — Ses conditions ? J’étais presque gênée d’interrompre le fil de ses pensées, mais j’avais réellement besoin d’en savoir plus. — Cette histoire d’alliance me dépasse. Qu’avez-vous donc qui pourrait éventuellement l’intéresser ? — Moscou, dit-elle simplement dans un haussement d’épaules. Oh… Elle enchaîna : — On a été idiots de croire qu’il nous laisserait vivre en paix. Edward a dû être fou de rage d’apprendre que Boris et moi rejetions sa proposition. Mais il ne l’a jamais montré. Pas une seule fois. — Le Rapace s’appelle Edward ? m’enquis-je. Elle acquiesça. — Edward Samos. Bingo ! — Et il est à Miami ? — Non. On l’a rencontré à bord de son jet privé. Il est reparti dès la fin de nos négociations. — Vous savez où se trouve son QG ? — Non. — En tout cas ? Edward m’a l’air d’un beau salaud. Elle hocha vivement la tête. — J’ai besoin d’une avhar, chuchota-t-elle. Encore ce mot ! J’avais une vague idée de sa signification, mais peut-être qu’elle pourrait éclairer ma lanterne. — Qu’est-ce qu’une avhar pourrait apporter ? demandai-je. Elle recouvra son sourire, plus radieux que jamais, ses crocs à nu la rendant plus dangereuse qu’une motarde furie. — Elle pourrait être une compagne chère à mon cœur, si je devais tomber malade et me protégerait… de moi-même éventuellement. Elle s’avança vers moi. — Vous pourriez devenir mon avhar. Je me sens… si proche de vous déjà. Quelle douce musique à mes oreilles ! J’agitai la main devant mon visage, comme si ce léger courant d’air pouvait retenir mes larmes. — Je suis vraiment très flattée ! dis-je avec la sensation d’avoir reçu la médaille d’honneur du Congrès. Je sentis ma peau palpiter sous son pouvoir surnaturel, comme sous l’effet de milliers de gouttelettes d’eau tiède et apaisante. — Mais je ne vous ferai pas beaucoup de bien, je crois, ajoutai-je. — Oh ? dit-elle en inclinant la tête de côté, ses fossettes lui donnant des allures de lutin. Et pourquoi donc ? — Parce que je ne suis pas quelqu’un de fiable. Je me sens très proche de vous, vous voyez, comme si on était super-copines. Mais l’an dernier, ma meilleure amie a été tuée par un vampire. En fait, je crois qu’elle était déjà bel et bien morte quand elle est venue me rendre visite trois fois après ses funérailles. Et même si je l’aimais comme ma sœur et que j’étais étrangement ravie de la revoir, je lui avais fait une promesse avant qu’elle se transforme. Une promesse que je ne pouvais me résoudre à briser… (Je levai Chagrin et le braquai sur elle)… et c’est pourquoi je l’ai finalement tuée. Avant qu’elle puisse esquisser le moindre mouvement, j’abattis Vampirella en plein cœur. Tout en observant la brise disperser ses cendres, je murmurai : — Voilà ce que je ne pouvais confier à Cole. Pourquoi David ne peut plus me sentir. Pourquoi j’ai parfois le cerveau qui se bloque sur la touche « REPLAY ». Avec des amies comme moi, on peut facilement se passer d’ennemis. Chapitre 12 Je pressai le bouton magique, rengainai Chagrin sous ma veste, puis repartis vers le Zombie Club, où je parvins à temps pour voir Liliana et ses Liliettes grimper dans la limousine. Aidyn Strait s’était joint à eux, jouant les superpotes avec Liliana comme s’ils se connaissaient depuis un bail. Je me dirigeai vers ma voiture puis me rendis compte qu’elle avait disparu. Vayl avait transporté Derek Steele à l’hôpital, et je me retrouvai temporairement livrée à moi-même. — Derek Steele, grognai-je. On dirait le nom d’un héros de roman Harlequin particulièrement torride. Sauf qu’aucun de ces héros ne se faisait vider de son sang au fond d’une ruelle sombre. Comme si te faire saigner dans le confort de ta chambre d’hôtel rose dégueues te rendait meilleure… Non, ça ne fait pas de moi un héros. Deux fêtards purs et durs me décochèrent un regard bizarre en passant devant moi. Super ! Voilà qu’on me repère dans la foule à présent. Tout m’échappe, bon sang… C’était pourtant mon impression, comme si toutes les couches de ma prétendue existence que je m’étais débrouillée à colmater partaient en vrac. Plus rien ne s’alignait dans l’axe désormais. Je me sentais soudain vieille, une antiquaille usée en train de rouiller sur le trottoir au milieu des poubelles en métal. J’avais les jambes en coton et je tenais à peine debout. Vidée, comme si une mauvaise grippe m’avait secouée jusqu’à ce que ma cervelle sonne creux, je décidai de trouver un endroit plus cool que le carrefour de Washington Avenue pour m’effondrer. Je hélai un taxi, me glissai sur la banquette arrière, puis j’indiquai au chauffeur – qui semblait tout juste débarqué de Cuba – l’adresse d’une de nos planques de secours. J’appelai ensuite Vayl sur mon portable. — Lucille ? Il répondit à la première sonnerie. Seuls les gens attachés à vous répondent à la première sonnerie. J’en eus les larmes aux yeux. Ce qui me donna envie de me baffer. Qu’était-il donc arrivé à la dure à cuire qui engueulait les vieilles dames et sortait ses griffes devant ses jeunes et beaux admirateurs ? — Je suis vannée. Mes côtes fêlées et ma lèvre coupée commençaient à me faire souffrir, comme si j’avais besoin d’une excuse supplémentaire pour m’accorder enfin une pause. — Je vais pieuter à l’appart jusqu’à ce que vous ayez fini de votre côté. Vous pourrez passer me prendre là-bas ? — Absolument. — Est-ce que tout… va bien ? — À merveille. Ce qui voulait dire qu’il s’en était tiré haut la main avec Boris. Bien. — Nous nous garons à l’instant devant les urgences. Je vous retrouve sans doute d’ici une heure ou deux. — Ça me va. Soyez prudent au volant. Il soupira, sachant que ça signifiait : « Prenez soin de ma Mercedes. » On raccrocha et je passai le reste du trajet à me demander quel genre d’univers venait au juste de s’ouvrir à moi. C’était comme si mes sens, deux d’entre eux du moins, venaient de subir une amélioration majeure. Un spectre lumineux tout nouveau s’offrait à ma vue. Et je percevais les maladies graves dont souffraient les humains. Il ne manquait plus que j’entende à travers les murs de brique et je pouvais postuler pour un numéro chez Barnum. Le taxi me déposa à la Star One Resort, un immeuble d’habitation qui donnait sur la plage. La plupart des appartements étant en multipropriété, je pouvais croiser n’importe qui dans les parties communes ou l’ascenseur sans que ma présence éveille le moindre soupçon. La serrure sur la porte se révélait intimidante. Un clavier numérique pourvu d’un lecteur digital évitait tout accès facile, à moins de posséder les empreintes adéquates. Je pressai mon pouce sur le capteur… et la bobinette cherra… puis j’entrai en titubant avant de claquer la porte derrière moi. La pièce avait l’air plus agréable que l’espèce de maison de passe rose bonbon où l’on avait élu domicile. Ici, les murs étaient peints en blanc cassé. Evie aurait rebaptisé la nuance d’un romanesque « dentelle ivoire ». Le mobilier dans les tons chocolat évoquait une douceur veloutée, tandis que la moquette or sombre s’assortissait au motif fleur-de-lis doré des tentures bordeaux. Je les tirai et découvris un petit balcon qui surplombait l’océan. Jolie vue… à condition d’avoir le temps d’en profiter. J’enlevai bottes et chaussettes avant de m’affaler sur le canapé, en me promettant de tester le fauteuil et l’ottomane assortis avant de partir. Et peut-être, ouais, peut-être que si l’aube nous contraignait à rester ici, j’irais aussi explorer le jardin. Il se situait sur le toit et l’on y accédait facilement depuis la chambre, au moyen d’un escalier dissimulé derrière la porte du placard. C’était cette sortie de secours supplémentaire qui nous avait décidés à prendre l’appartement. Rien à faire du petit matin je vais juste me poser une minute, le temps de récupérer ; ensuite j’irai faire un tour sur la terrasse. Je fermai les yeux, respirai profondément l’air recyclé (juste à la température idéale) au parfum d’ambiance pomme-cannelle diffusé par des prises électriques. OK, j’ai foiré. J’aurais dû rester éveillée, me remuer les méninges, résoudre le mystère et me servir un remontant. Au lieu de ça, mon corps privé de sommeil hurla : « Dodooooo ! » et appuya sur la touche « PAUSE ». Mes rêves étaient toujours très intenses. Même mes petites siestes pour me requinquer me faisaient penser à des pubs du Super Bowl. Cette fois-ci, je rêvai de grand-mère May, mais pas comme dans mes souvenirs, en jean délavé et en chandail extralarge qui me donnaient envie de la serrer encore plus fort dans mes bras. Telle que je l’imaginais, à présent, elle avait des ailes et une auréole, et faisait la fête avec papy Lew qui, j’en étais sûre, l’avait retrouvée aux portes du paradis avec un saladier de pop-corn et un DVD de Frank Sinatra. On papota comme deux commères et elle me dit des tas de choses dont je ne pourrais me souvenir ensuite, même si je n’ignorais pas leur importance. Je me rappelle certes une impression de joie profonde et turbulente, du genre qu’on n’éprouve plus une fois dépassé l’âge de six ans. Puis son visage prit une expression que je reconnus, sans qu’elle lui appartienne. Tout à coup, elle ressembla à ma mère sur le point de crier : « Privée de sortie à vie ! » Mon plaisir disparut et j’éprouvai des picotements familiers dans les doigts et les orteils. — Ton heure n’est pas venue ! s’exclama grand-mère May. Réveille-toi ! J’ouvris les yeux. Je me levai. Pour un peu je me serais mise au garde-à-vous. Je crois que c’est vrai que les vieilles habitudes ont la vie dure. Ça reste valable pour les agents de terrain ayant quelques heures de vol. Dès que je compris que mon signal d’alerte n’était pas rêvé, je fis volte-face en direction de la source d’énergie qui l’avait déclenché. Les portes du balcon s’ouvrirent à la volée et je vis réellement le verre frémir lorsqu’elles heurtèrent le mur. L’ex-femme de Vayl entra alors dans la pièce. — Décidément, vous êtes la championne des entrées théâtrales, commentai-je. J’avais l’air calme, amusé. De l’esbroufe, en fait, mais le froncement de sourcils de Liliana m’indiquait qu’elle l’avait gobé. Parfait. Ça me laisserait le temps de faire deux ou trois pas, quand je tournerais les talons pour filer. Si je filais. Je ne m’étais pas encore décidée. — C’est l’une de mes qualités. — Comment m’avez-vous retrouvée ? — Vous laissez une trace plus brillante que le néon, dit-elle en souriant, ravie de me piquer au vif. Merde ! J’étais comme la joueuse pro du Texas hold’em que tous les amateurs adoraient battre. J’avais attiré une ombre que je n’avais même pas remarquée. Besoin de vacances, peut-être ? Je pense que Liliana mourait d’envie de me traiter de poule mouillée, mais l’expression devait lui échapper. Elle alla donc droit au but. — Vous détenez quelque chose qui m’appartient, déclara-t-elle en prenant subitement un accent. Elle doit vraiment être énervée. Je lorgnai discrètement ma montre. Vayl devait être en chemin, mais il n’arriverait pas à temps pour me soutenir, encore moins pour me sauver. Et l’idée de le voir gratter mes restes sur la moquette ne m’enchantait pas vraiment. Que faire ? Que faire ? Mes nerfs s’agitaient en tous sens comme les victimes d’un tremblement de terre, hurlant comme des hystéros et se bousculant les uns les autres, sans pour autant arrêter les dégâts et m’aider le moins du monde. — Tout ce que je possède est à moi, répliquai-je. Erreur fatale. Ses yeux virèrent au rouge sang. Elle se tordit les mains et je constatai que ses superbes faux ongles dissimulaient des griffes rétractables. Je les vis s’allonger et se transformer en coupe-papier susceptibles d’entailler la peau avec une facilité déconcertante. — C’est la cause même de notre profond désaccord. Elle avança puis se déplaça sur la gauche, en vue de me barrer le passage. De toute évidence, elle ne m’imaginait pas sauter du balcon. Ça ne me semblait pas non plus une bonne idée. Mon adrénaline m’avait déjà abandonnée. Je suis si fatiguée. Presque trop fatiguée pour avoir peur. Presque… — Je ne vois pas ce que vous voulez dire, repris-je. Je me déplaçais en même temps qu’elle, en maintenant la distance entre nous deux, tandis que je m’approchais peu à peu de la porte de la chambre. — Cirilai, dit-elle en désignant la bague à ma main droite, alors que ses griffes tremblaient de colère. Elle est à moi. — Vayl m’a confié que sa famille l’avait fabriquée pour lui. — C’est moi sa famille ! répliqua-t-elle, écumant de rage. Le port de la bague de Vayl me revient de droit ! Elle fit un pas en avant et je dégainai Chagrin. Il était toujours en mode pistolet mais ça l’arrêta net. Pour l’instant. Je la provoquai pour la faire parler. — Vous n’êtes plus sa femme, Liliana. Vous n’êtes même plus son avhar. La bague m’appartient et je vais la garder. Elle se mit à hurler. Comme une banshee. Qui aurait avalé des amphés. Et serait prise dans un étau. Je lui tirai dessus au moment où elle se jeta sur moi. À trois reprises… « Pan ! Pan ! Pan !… » en dessinant un joli motif sur sa poitrine. Du sang rouge vif éclaboussa le mur de derrière alors qu’elle tombait à la renverse. Dans sa chute, elle percuta la table de la salle à manger. Celle-ci vacilla et se fracassa sous l’impact. Je profitai de ce laps de temps supplémentaire pour m’enfuir. J’aurais dû lui planter une fléchette dans le cœur. Je me serais baffée. T’aurais dû presser le bouton magique, Jaz. OK, mais je ne l’avais pas fait… Plus le temps de m’interroger sur le pourquoi du comment. Mes pieds nus touchèrent à peine le sol tandis que je fonçai vers la chambre, stimulée par les cris et les grognements de Liliana. Je franchis la porte, la claquai derrière moi et la verrouillai avant qu’elle puisse m’atteindre. Elle me talonnait de plus près que je ne l’aurais cru. Je n’avais pas sitôt tourné la clé dans la serrure que Liliana tambourinait à la porte en la faisant trembler sur ses gonds. J’eus la vision subite de sa silhouette se découpant dans le panneau en le traversant d’une traite et j’éclatai de rire. Ce qui décupla ses vociférations et ses martèlements sur la porte, qui finirait par voler en éclats. Je filai vers le placard. J’ouvris donc celui-ci, puis gravis deux par deux les marches froides de béton. Tout en haut, une nouvelle porte, solide et métallique, avec une barre en travers qui me rappela l’entrée du vieux gymnase de mon lycée. Je me ruai dessus. L’espace d’un millième de seconde, je songeai qu’elle était peut-être verrouillée et je me vis rebondir sur la rampe et les marches, tel un oiseau qui se serait cogné à une vitre. Mais la porte s’ouvrit facilement sur la terrasse la plus stupéfiante que j’aie jamais vue. Sur le coup, j’eus l’impression de débarquer au royaume des fées. On avait suspendu des lumières blanches aux arbres en pot et sur les cloisons en treillis qui divisaient l’endroit en nombreuses petites pièces à ciel, mais mes orteils se crispaient dans l’air frisquet de la nuit et la chair de poule envahissait mes bras. Je ne tardai pas à localiser un banc en béton, dont le haut se détachait du piétement. Je le traînai jusqu’à la porte et le coinçai sous la poignée pour empêcher qu’on l’abaisse. Peut-être que Liliana serait bloquée assez longtemps pour que je puisse m’enfuir sans encombre. Comme je devais d’abord passer de l’autre côté du toit, je traversai donc le jardin le plus vite possible en évitant les tables et les bancs où les gens viendraient siroter leur café du matin, une fois cette petite vague de froid passée, sans jamais savoir ce qui s’était déroulé ici même. Je sentais le pouvoir surnaturel de Liliana me talonner, tel un pitbull à l’extrémité de sa chaîne. Ça me rappela l’épisode chez Umberto, mais je ne tenais pas à être la prochaine qui piquerait du nez dans son plat de linguinis. Je franchis à la hâte des tonnelles recouvertes de plantes grimpantes, passai devant des statues d’angelots, des carillons éoliens dont les délicates vibrations frôlaient la mélodie, une vasque vide pour les oiseaux qui paraissait à l’abandon. J’avais traversé la moitié de la terrasse quand la puissance de Liliana atteignit son apogée et un soudain bruit d’explosion m’arrêta net. La voix de la vampire fit trembler l’atmosphère comme un moteur à réaction. — Je ne vais pas seulement te tuer ! s’égosilla-t-elle. Je vais te déchirer la poitrine en lambeaux et boire directement le sang de ton cœur encore en train de battre ! — C’est vraiment dégoûtant, Liliana. Ta pauvre mère défunte ne t’a donc jamais appris les bonnes manières ? Je me faufilai dans une autre partie du toit tandis qu’elle pistait ma voix. Avec un peu de chance, je pourrais jouer assez longtemps au chat et à la souris pour dénicher la porte jumelle de celle que Liliana venait de détruire. Ensuite, je continuerais à courir. Cette perspective me donnait envie de fracasser quelque chose. Je pouvais l’affronter, bien sûr, voire la liquider si elle ne se révélait pas trop rapide ou trop coriace. Et si je visais juste. Mais bien que je veuille la tuer, je me rendis compte que je ne pouvais pas le faire. La tâche incombait à Vayl. Je trouvai la porte, encadrée de pots de fleurs suspendus et j’abaissai doucement la poignée. Aucune réaction. Elle était verrouillée. OK Jaz, te voilà coincée au sommet d’un immeuble de sept étages avec une vampire meurtrière. Il est temps de passer au plan B. L’énergie de Liliana m’enveloppa comme un épais brouillard. Je me mis à transpirer en m’échinant à le traverser, jusqu’à ce que j’atteigne tant bien que mal l’escalier de secours sans faire de bruit. Comme j’agrippais la rampe pour amorcer ma descente, je baissai les yeux et j’aperçus la limousine de Liliana garée sous un réverbère. Je ne voyais que la voiture mais ne pouvais croire qu’elle ait congédié ses gorilles pour la soirée. Est-ce qu’ils se tenaient tous les quatre pelotonnés dans le véhicule, avec le chauffage à fond, histoire de récupérer un peu la chaleur dont Vayl les avait dépossédés ? Surveillaient-ils les accès par lesquels j’étais censée m’enfuir, prêts à me sauter dessus au moment où je me croirais libre ? Pourquoi Liliana ne les avait-elle pas amenés avec elle ? Ça me semblait presque… Fairplay de sa part. Non, ce n’était pas du fair-play… mais de l’assurance. Elle était certaine qu'une faible femme ne pourrait lutter contre ses incroyables superpouvoirs. Elle s’était pointée sans renforts parce qu’elle n’en voyait tout bonnement pas l’utilité. Je décidai que le mieux pour moi consistait à refaire le tour jusqu’à la porte que j’avais franchie au début. Je me débrouillai pour rebrousser chemin en silence dans le dédale de buissons en pot et de meubles de jardin. J’entrevis les restes entortillés d’un hamac au-dessous de la porte qu’elle avait fait sauter. La brèche laissée par l’explosion me tendait les bras. J’allais m’y précipiter quand la voix de Liliana me figea sur place : — Je me suis dit que tu reviendrais ici. Merde ! Je me serais volontiers tapé la tête contre le mur, mais songeai alors que Liliana avait dû le prévoir dans son plan et décidai donc de la laisser s’en charger. Je fis volte-face et redevins une Lucille plus vraie que nature. Elle tendit la main, son sourire était à la fois condescendant et triomphant. Les trois taches sombres sur sa poitrine étaient les seuls vestiges de l’impact des balles que j’avais tirées. — La bague, dit-elle en agitant les doigts pour m’obliger à presser l’allure. Qu’il s’agisse de force, de vitesse ou de dessein maléfique, elle me battait à plate couture. J’étais certaine qu’elle s’attendait à me voir ramper et courber l’échine. J’eus donc le temps de lever la jambe, sans qu’elle tente d’amortir le choc ou de la bloquer. Mon coup de pied la cueillit sous le menton, entraîna sa tête en arrière et lui brisa la mâchoire, à en croire le son produit. Déséquilibrée, chancelant sur ses talons vertige, Liliana tendit la main en avant pour essayer de se stabiliser. Pas question de lui laisser ce plaisir. Je frappai à trois brèves reprises dans sa poitrine, la forçant à reculer chaque fois de plusieurs pas. Lorsque ses talons atteignirent le bord de la terrasse, je fis un bond et la poussai du pied dans le vide. Sa chute fut longue et sonore. Le bruit que fit son corps en embrassant le trottoir évoqua celui d’une pastèque écrabouillée par un magistral coup de marteau. Oh, mais ce n’était pas terminé. Les gens ne paieraient pas un si lourd tribut à l’immortalité si celle-ci ne s’accompagnait pas de gros avantages. Ses hurlements avaient peut-être cessé lorsque son corps avait percuté l’asphalte et elle ne serait certes plus en état d’exiger quoi que ce soit de ma personne ce soir, mais elle guérirait. Rapidement. Un peu de repos et du sang frais la remettrait sur pied d’ici le lendemain soir. Mais pour l’heure, j’avais gagné. Je jetai un œil par-dessus le rebord du toit. Les phares de deux ou trois voitures éclairaient la scène comme le plan-séquence d’un film d’Hitchcock. Le corps de Liliana s’étalait dans la rue, aussi tordu et disloqué que celui d’un épouvantail. Un automobiliste braillait dans son portable, tandis que l’autre prenait le pouls de la vampire. Après avoir fait le tour du pâté de maisons, la limousine de Liliana s’arrêta dans un crissement de pneus. Les quatre gorilles descendirent en se bousculant, puis se mirent au travail. Pistolet au poing, deux d’entre eux retinrent les conducteurs qui protestaient, tandis que les deux autres soulevaient la vampire inconsciente par les poignets les chevilles pour la transporter jusqu’à la voiture, ce me rappela le cerf qu’Albert et Dave avaient l’habitude de trimballer hors des bois après une bonne chasse matinale. Les Bad Boys n’avaient pas sitôt chargé Liliana dans la limousine et disparu dans la nuit que les sirènes annonçaient déjà l’arrivée des flics, lesquels, après avoir tout vu ou presque en matière de surnaturel, croiraient sans doute le témoignage des deux automobilistes dans ses moindres détails. Compte tenu du tapage qu’on avait fait dans l’appartement avant de venir sur la terrasse, je décidai que même mon badge de la CIA ne suffirait pas à m’éviter une visite au poste de police. Une pensée qui ne me réjouissait guère, d’autant que j’attendais Vayl d’une minute à l’autre et que l’aube le suivait comme un chien égaré. Je descendis l’escalier en serrant les dents à cause du mauvais traitement infligé à mes pauvres pieds nus. Une fois dans la pièce, je renfilai aussitôt mes chaussettes et les entourai de ma veste avant de composer sur mon portable la série spéciale de numéros qui assurerait un semblant d’intimité à ma conversation. Ignorant les éclaboussures sanglantes sur le mur, je gardai les yeux rivés sur la poignée du tiroir de la table basse près de mon fauteuil, tout en attendant la réponse. On décrocha à la douzième sonnerie. — Allô ? — Pete. C’est Jasmine. — Ne me dites pas que vous avez encore bousillé une voiture. — OK… Silence momentané. Je l’entendis farfouiller ; il devait jeter un œil sur le réveil de sa table de nuit, car il reprit : Vous savez l’heure qu’il est ? — Ici, il est cinq heures du matin passées. Silence. Je m’attendais presque à l’entendre ronfler. — Allez droit au but, Parks. — Je n’ai pas bousillé la voiture. — Ne tournez pas autour du pot, Jaz. — Ne m’engueulez pas, s’il vous plaît. — Je ne vous engueule pas ! — Je sais. Mais ça pourrait venir. Bientôt. — Si vous ne me livrez pas la moindre info digne de ce nom d’ici peu, c’est sur ma femme que je vais me mettre à brailler. Ensuite, vous vous sentirez coupable. — Espèce de manipulateur. — Crachez le morceau. Je me passai la main dans les cheveux et Cirilai se prit dans mes boucles emmêlées. Tout en essayant de la détacher, je déclarai : — J’ai poussé une vampire du haut d’un toit, ce soir. — Ça ne fait pas partie de la mission, mais ça fait toujours plaisir, ma foi. — Pas vraiment. Les flics ne vont pas tarder et ils ne me croiront pas innocente, quand ils verront les taches de sang. — Les taches de sang ? — Je lui ai d’abord tiré dessus, là dans la pièce. Et ses gorilles sont venus et l’ont récupérée sur le trottoir, quand moi j’étais encore sur la terrasse ; alors je n’ai aucune preuve qu’elle et moi nous sommes battues. — Votre badge… — … pourrait être falsifié. Je n’ai pas le temps de me dépêtrer de la situation, Pete. L’aube va se lever. — D’accord. Laissez-moi leur parler. — J’ai entendu les sirènes. Ils vont rappliquer dans une poignée de secondes. Entre-temps… — Ne vous avisez pas de me chanter une berceuse. — Loin de moi cette idée. Je voulais juste que vous sachiez qu’on pense qu’un des sénateurs de notre conseil de surveillance pourrait bien être véreux. — Ce sont des politiciens, Jaz. Chez eux, c’est quasiment une seconde nature. — Vous êtes fatigué, à ce que je vois. Je lui parlai alors de nos soupçons, tout en me demandant s’il pigeait ce que je lui racontais. Peut-être qu’il s’était déjà rendormi. Dave pouvait faire ça, à savoir qu’il tenait une conversation totalement logique avec vous en plein milieu de la nuit, puis ne se souvenait plus de rien le lendemain, car il avait roupillé les trois quarts du temps. — Pete, vous êtes éveillé ? — Oui, Jasmine, je ne dors pas. À cause de vous, d’ailleurs. Je tiens à vous le rappeler. — Croyez-moi, le message est passé. Sinon… euh… c’est nous qui nous chargerons du sénateur, OK ? Si vous fourrez votre nez partout et que vous vous faites tuer, je vais devoir m’occuper de placer vos gosses à la fac ou je ne sais quoi, alors, faites-moi plaisir, tenez-vous à l’écart. — Figurez-vous que la semaine dernière, Ashley parlait de préparer son doctorat à Yale, alors je dois dire que ça me tente. Mais ne vous en faites pas. Ce n’est pas pour rien que j’engage les meilleurs. Waouh ! Si je monte d’un cran dans son estime… va falloir que je le mérite. — Ne quittez pas. Il y a quelqu’un à la porte. J’ouvris avant même qu’on ait fini de frapper. Le flic sur le palier eut l’air un peu étonné que je réagisse aussi vite. D’autant plus quand je lui tendis ma plaque et le téléphone en disant : — C’est pour vous. Il s’en empara prudemment, comme si l’appareil était piégé, et le tint à une quinzaine de centimètres de l’oreille. — Allô ? dit-il tandis que son équipier se tenait en retrait, le Glock pointé vers le sol pour l’instant. Le premier flic écouta un petit moment et, quand il me lança un regard amusé, je me détendis. Lorsqu’il gloussa, je me mis à fulminer. Nul doute que Pete lui parlait de ma tendance à laisser dans mon sillage des voitures accidentées et des murs ensanglantés qu’un chien aveugle enrhumé pouvait suivre à la trace. — Vraiment ? s’enquit le flic. Il s’esclaffa de plus belle et fit signe à son partenaire de venir écouter. L’un dans l’autre, Pete les régala encore trois minutes et vingt-cinq secondes, tandis que j’attendais, adossée au mur, en les chronométrant. Au bout de trois minutes vingt-six, le flic me rendit le portable et mon badge : — Il veut vous parler, me dit-il. Puis il me fit un signe de tête avant de s’en aller, suivi de près par son collègue. — Je suppose que je suis hors de cause, dis-je à Pete en fermant la porte. — Ouais. — Merci. — À votre service. On raccrocha. Comme j’avais toujours les orteils gelés, je me rendis dans la salle de bains, enlevai mes chaussettes, fixai la bonde au fond de la baignoire et fis couler suffisamment d’eau chaude pour un bain de pieds. De l’endroit où j’étais assise, je voyais la porte d’entrée, aussi découvris-je Vayl et son regard de marbre lorsqu’il la franchit quelques minutes plus tard. Son expression changea du tout au tout quand il aperçut le sang. — Dieu du ciel ! Il tituba sur le côté, recouvra l’équilibre en prenant appui sur le chauffage, puis sortit son portable de sa poche d’une main tremblante. — Jasmine… pourvu qu’il ne vous soit rien arrivé. Je vous en prie, ne me faites pas ça, murmura-t-il en composant un numéro, son visage soudain très humain et extrêmement inquiet. Il décolla du sol de sept bons centimètres lorsque mon téléphone sonna. Je répondis : — Venez vite. Il y a quelqu’un d’autre dans l’appartement, et il a l’air paniqué. Sans dire un mot, il lâcha le portable, me rejoignit et me souleva du bord de la baignoire. C’était un peu déconcertant de se retrouver ainsi, bras ballants et jambes pendantes. D’autant que j’assimilais plutôt les bonnes grosses étreintes aux bûcherons et à Barney, le gentil dinosaure violet… pas aux vampires suaves et sexy, qui ne crachent pas sur leur dose quotidienne de bécotage dans le cou. — Je vous ai crue morte, avoua-t-il. Ah, voilà qui expliquait cette fugace démonstration d’affection ! — Vous saviez donc que Liliana me pourchassait ? — Je… j’ai eu un pressentiment. Pour l’instant, je fermai les yeux sur sa dérobade. Mais je m’imposai mentalement une limite. Encore une échappatoire comme ça et je faisais un esclandre. Ou bien… dans un genre plus classe, mais moins jubilatoire, je lui demanderais de tout déballer. Il me laissa glisser dans ses bras, jusqu’à ce que mes pieds touchent de nouveau la moquette. Puis il me relâcha totalement. Je reculai. J’essayai de passer outre l’énorme sentiment de solitude qui m’envahit juste après. Je luttai contre l’envie de le toucher, de m’assurer que cette étreinte n’était pas le fruit d’une hallucination. — Je suis navré de vous avoir abandonnée. Je la soupçonnais de vouloir vous poursuivre, mais pas de sitôt. Elle a toujours convoité Cirilai, d’abord parce qu’elle était mon épouse et pensait la mériter. Ensuite parce que nos fils étaient morts et qu’elle pensait que je n’étais plus digne de cette bague. — Donc… vous ne l’avez jamais… retirée auparavant ? — Non. Pas pour Liliana. Ni pour qui que ce soit. Jusqu’à maintenant. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je me giflai en pensée. Ne panique pas, Jaz. Chaque fois que ça t’arrive, le ciel te tombe sur la tête. — Vous avez raison. Elle est venue pour la bague, lui dis-je. Elle exigeait que je la lui remette. — Qu’avez-vous fait ? — Je lui ai tiré dessus. Puis je l’ai balancée du toit. Il sourit. Pas sa petite grimace habituelle, mais un sourire sincère et épanoui. — Vous deviez drôlement tenir à cette bague. Je battis en retraite derrière le canapé où je m’étais assoupie et je glissai les mains dans mon dos, car je sentais poindre la crise d’hyper ventilation… et j’avais besoin d’une base solide où m’appuyer. Je plantai mon regard dans ses yeux extraordinaires, dont l’actuelle nuance miel doré se constellait de paillettes ambrées, et je hochai la tête. — Pour ne rien vous cacher, j’y tenais. J’y tiens. Je… je ne peux vous dire à quel point je me sens honorée de la porter. Mais, pour être totalement honnête, tout ce que ça implique me terrifie. — Et c’est parce que… Mon regard s’attarda longuement sur la couture de son col tellement j’éprouvais le désir quasi viscéral d’éviter cette conversation. Lui et moi tournions autour du pot depuis si longtemps que j’avais l’impression que si je nous mettais face à la réalité, l’un de nous deux serait forcé de filer sur-le-champ. Une réaction tout à fait acceptable, à condition d’avoir un endroit où se replier. Ce qui n’était pas le cas ni pour lui, ni pour moi. — Ça ne fait pas si longtemps que je suis votre assistante, votre avhar, déclarai-je enfin, en évitant ses yeux. Je ne sais pas vraiment ce que renferme le pacte que j’ai conclu, et pourtant je ne peux imaginer un autre mode de vie. Quand vous m’avez offert cette bague… quand je vous ai offert mon sang… c’est comme si… On est allés au-delà de tout ce que j’ai jamais pu connaître comme expérience avec un de mes semblables. Nous avons chacun confié notre âme aux bons soins de l’autre. Le simple fait de prononcer ces paroles me donnait un peu le vertige. D’un doigt, il me souleva doucement le menton et je tressaillis quand nos yeux se croisèrent. Le regard que l’on échangea se révélait d’une sincérité si pure que j’avais peine à le supporter. — Vous êtes mon avhar. Je suis votre sverhamin. L’intensité de cette relation nous a entraînés par-delà les liens qui réunissent des collègues ou des coéquipiers. Il attendit que je poursuive, ses yeux flamboyant d’émotion. Et Dieu sait que je voulais dire ce qu’il voulait que je dise. Mais je ne pouvais pas. J’étais encore trop… blessée. Ça paraissait un peu étrange de me décrire ainsi. Je n’avais jamais été en aussi bonne condition physique. Mais je ne trouvais pas de terme plus approprié. — Après que j’ai perdu Matt et mon équipe, Evie n’a cessé de me pousser à mettre des mots sur mes sentiments. Elle pensait que ça m’aiderait d’une certaine manière à aller mieux. Mais je ne pouvais lui dire que j’avais l’impression que je devrais saigner par tous les pores, que j’avais la sensation d’être écorchée vive, qu’en me voyant dans le miroir chaque matin, je ne pouvais croire que mes cheveux n’aient pas blanchi dans la nuit. C’est juste que je n’étais pas assez près de la vérité. Alors je n’ai rien dit du tout. — Je comprends. Je le crus. — Une personne ne peut traverser autant d’épreuves, Vayl. Il me considéra gravement. — Une personne ne saurait traverser tant d’épreuves toute seule. Mais je n’exigerai pas de vous quoi que ce soit que vous ne puissiez supporter. — Alors… je peux conserver la bague ? — Elle vous appartient, dit-il. Peu importe ce qui arrive, ceci ne changera jamais. Chapitre 13 Je ramenai Vayl au palais rose bonbon et laissai le nettoyage de la pièce aux spécialistes. L’Agence employait tout un bataillon de gens comme eux pour des raisons évidentes. On parvint à l’hôtel avec à peine vingt minutes à tuer avant le lever du jour. — Vous semblez épuisée, dit Vayl comme j’enlevais ma veste pour la suspendre au dossier d’une chaise. J’avais un truc intelligent à répliquer, mais j’ôtai alors mes bottes pour m’affaler sur le canapé et répondre aux appels répétés de mon corps qui réclamait le repos. — Je sais que je devrais vous laisser dormir, continua Vayl, mais je suis si soulagé que Liliana ne vous ait pas tuée que je ne peux vous quitter du regard. — Vous êtes soulagé ! Quand elle m’a surprise en train d’essayer de lui échapper, j’ai cru que j’étais grillée. — Et ce jeune homme que j’ai emmené à l’hôpital. Son sang dégageait une odeur si étrange. J’ai eu peur que sa présence ne vous cause des dommages irréparables. — Ouais, qu’est-ce qui lui est arrivé, d’après vous ? — Je n’en ai aucune… Mon téléphone se mit à sonner. Comme l’aube se levait à peine, ce ne devaient pas être de bonnes nouvelles, et je n’avais pas envie de répondre. Mais Vayl sortit l’appareil de ma veste et me le lança. — Ouais ? aboyai-je. — C’est Bergman. Je suis en Floride, mais faut que je dorme. T’as besoin de moi ce soir ou je peux te voir demain ? — Demain, c’est bon. — Où est-ce que je te retrouve ? — Ne quitte pas. (Je couvris la partie micro et m’adressai à Vayl :) C’est Bergman. Vous connaissez un endroit où lui et moi pouvons nous retrouver demain ? Il réfléchit quelques instants, puis ses yeux s’illuminèrent : — En fait, oui. Il me donna l’adresse, que je transmis à Bergman avant de convenir avec lui d’un horaire. Lorsqu’on eut raccroché, je repris : — C’est quoi ce lieu de rendez-vous, alors ? Vayl parut vaguement gêné, comme si je l’avais surpris avec ses potes en train de comploter pour aller au Silver Saddle, où les filles dansaient à moitié nues et toutes les boissons avaient une saveur de limonade amère. — Vayl ? — L’endroit s’appelle La Boutique naturelle de Cassandra, du nom de sa propriétaire. C’est un petit magasin bio. — Jolie couverture, ironisai-je, de plus en plus agacée par l’hésitation de Vayl. Est-ce qu’on ne venait pas de vivre un moment capital ? Qu’est-ce qu’il cachait, à la fin ? — Et si on glisse la pièce à Cassandra ? m’enquis-je. — Elle vous emmène au premier et vous offre une séance. — Une… quoi ? — Elle est médium. Elle vous prend la main, lit dans les feuilles de thé ou vous tire les tarots. À vous de choisir. Je me vautrai de nouveau sur le canapé et me mis à marmonner : — Incroyable… Après tout ce qui s’est passé entre nous… Eh ben non, je n’ai aucun droit. Pas un seul, le dois… — Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que vous baragouinez ? Je me levai d’un bond : — J’en ai tellement ras le bol de vos mystères et de vos échappatoires que ça me donne la gerbe ! Ses yeux virèrent au noir. On aurait dit un sergent à l’exercice sur le point de m’ordonner une série de pompes. — Vous outrepassez les bornes, déclara-t-il lentement et distinctement, afin que la pauvre idiote névrosée que j’étais puisse comprendre. — Eh bien, je ne crois pas ! Vous travaillez six mois avec moi avant de m’offrir une explication valable quant à la raison pour laquelle vous m’avez choisie dès le départ. Vous glissez Cirilai à mon doigt, puis vous annoncez à votre ex que je suis votre avhar. Vous me dites que vous avez rencontré quelqu’un qui pourrait être un donneur volontaire et puis ce médium… — À vrai dire, c’est à elle que je songeais. — Faudrait savoir si oui ou non vous me faites confiance, Vayl. J’en ai marre d’être toujours la dernière au courant ! Il s’assit en face de moi. — Entendu, murmura-t-il. Si vous voulez tout savoir, alors je vais vous le dire. Il me considéra d’un œil torve, avant de poursuivre : — Même si je trouve que vous en demandez trop, vous êtes mon avhar. Il y a une théorie qui me tient à cœur, selon laquelle rien ne saurait être jamais totalement détruit. Tout ce qui a existé un jour va perdurer sous une forme ou une autre. C’est valable pour les âmes, aussi bien que pour les éléments naturels, comme l’eau, le bois. Il s’éclaircit la voix. S’il avait porté une cravate, il l’aurait desserrée. — Je pense que mes fils existent quelque part aujourd’hui, comme c’était le cas en 1751. Je crois qu’ils vivent physiquement quelque part dans ce monde et donc, ici ou là, au gré de mes déplacements, je découvre un Voyant dans l’espoir de me rapprocher d’eux… de les retrouver un jour. — Autrement dit… vous pensez qu’ils sont réincarnés. Il acquiesça. — On m’a dit que nous serions réunis en Amérique. C’est pourquoi je suis ici. — Qu’est-ce que… que…, hésitai-je avant de m’interrompre. Comment lui poser la question sans lui faire davantage de peine ? — Vous voulez donc les rencontrer ? repris-je. Gagner leur confiance… être un père pour eux ? — Je suis leur père ! répliqua-t-il. C’est la seule vérité indéniable de mon existence. Je fermai mon clapet. Puis je le rouvris pour seulement déclarer : — Cassandra, c’est OK. Il se leva. — Parlez-lui des signes qu’ils ont découverts sur le corps du frère d’Amanda Assan. Elle étudie les langues anciennes, comme vous aimez battre les cartes. Autant dire de manière obsessionnelle. — Cela risque de prendre du temps, mais elle n’abandonnera pas avant de trouver une traduction. — OK. — Le jour se lève. — Oui. Il fourra les mains dans ses poches. C’était l’instant précis où tout nous séparait, comme si nous nous tenions chacun sur une rive opposée du Pacifique. J’en étais désolée. Et reconnaissante. — Eh bien, dit-il, bonne nuit. — Bonne nuit. Il se déplaça d’une manière si discrète que je n’aurais pas su qu’il avait regagner sa chambre et fermer sa porte si je ne l’avais pas regarder. Si les vampires rêvaient – ce qui lui serait d’un grand réconfort – j’espérai que ses fils lui apparaîtront en songe. Chapitre 14 Je changeai le téléphone d’oreille et secouai la main qui l’avait tenu. À force d’agripper ce truc, j’avais des crampes et ça m’ôtait l’envie de boxer le mur. — Poursuivez, dis-je. — J’ai beaucoup de mal à faire coopérer sa femme, continua Cole. Il s’était débrouillé pour éviter à ma carte de visite les ravages d’une lessive en machine. C’était en partie la raison pour laquelle je me sentais si agressive. Il avait tenu parole et confié notre plan à Amanda Assan, avant de m’appeler pour me faire part de ses résultats. Inutile de préciser qu’elle ne débordait pas franchement d’enthousiasme. — Sans blague ? dis-je en jetant un œil sur ma montre. Je n’étais debout que depuis une heure et ma journée s’annonçait déjà merdique. Et pas uniquement à cause des cauchemars qui avaient hanté mon sommeil, ou parce que Cole avait ignoré mon conseil. Comme je pouvais m’y attendre, Evie m’avait laissé le numéro du pool d’infirmières d’Albert sur ma boîte vocale. J’avais appelé l’agence et l’on m’avait répondu que je devais l’inscrire sur une liste d’attente. Entre-temps, on m’avait recommandé un autre établissement, que j’avais donc appelé. Mais ça m’embêtait d’engager quelqu’un à l’aveuglette, sans connaître la réputation de la société. Pourtant je n’avais pas le choix. Compte tenu de son état physique et mental, je n’allais certes pas demander à Evie de se renseigner. Je m’en chargerais moi-même dès que j’aurais une minute de libre. Dans l’intervalle, Albert allait se faire les dents sur une nouvelle infirmière dénommée Shelby Turnett d’une minute à l’autre. Je n’étais pas douée pour les prières, mais je souhaitais quand même de tout cœur qu’elle ait le cuir plus coriace que le mien. Elle en aurait besoin. Le cas Amanda, à présent. Essayer d’obtenir la coopération de quelqu’un sans avoir recours à la menace, ça m’agaçait au plus haut point. Car les gens étaient trop souvent enclins à refuser. — Elle a dit pourquoi ? demandai-je. — Elle rangeait ses bijoux dans le coffre-fort l’autre soir quand il l’a surprise en train de zyeuter le contenu d’un petit sac fourre-tout qu’elle l’avait vu rapporter d’Inde. Lorsqu’elle lui a posé des questions, il lui a dit de se mêler de ses affaires. Puis il lui a ordonné de ne pas quitter la maison de toute la semaine. Elle a dû me téléphoner en douce sur son portable. Apparemment, elle n’a pas non plus le droit de parler à qui que ce soit. Je serrai les dents, en proie à un accès de colère. Puis je me calmai en me rappelant qu’Amanda serait bientôt une femme libre. Cole enchaîna : — Elle m’a aussi confié qu’une personne séjournant actuellement chez eux avait dû se rendre aux urgences hier soir, pour une raison qui a davantage énervé Assan qu’elle l’a chagriné. Pour faire court, disons qu’il est déchaîné et que, jusqu’à nouvel ordre, tout le monde lui obéit au doigt et à l’œil à la maison. — Il existe forcément un moyen de jeter un œil dans ce sac. Ça ne me déplairait pas non plus de passer voir leur invité malade. Elle vous a dit où on l’avait emmené ? Mais il s’agit peut-être d’une femme ? Cole mit tellement de temps à me répondre que je crus qu’on avait été coupés. — Allô ? — Une idée vient de me traverser l’esprit et je me sens idiot de ne pas y avoir songé plus tôt. — Vous pouvez préciser ? — Je détiens les photos de tous ceux auxquels Assan a parlé depuis deux semaines, reprit-il, son débit s’accélérant à mesure qu’il s’excitait. Amanda m’a engagé comme le nouveau gars chargé de nettoyer la piscine pour qu’on puisse parler sans attirer les soupçons de son mari. Il se peut que j’aie un cliché de cet invité. Et si Assan doit rencontrer des terroristes, j’ai peut-être les photos permettant de les identifier ! Waouh ! — Je suis censé nettoyer la piscine aujourd’hui, poursuivit Cole. Pourquoi ne pas m’accompagner ? Vous pourriez me rejoindre au bureau et jeter d’abord un coup d’œil sur les photos. Ensuite, on pourrait se rendre ensemble chez Assan. On s’occupera de la piscine, puis j’irai à la cuisine, maintenant que je sais où c’est… (Il s’interrompit et je devinai qu’il souriait)… et je distrairai le cuisinier pendant que vous faites un petit tour discret. Qu’en dites-vous ? — Ça pourrait se révéler très dangereux pour vous, Cole. Je crois qu’il ne m’entendit même pas. Tel un ado rebelle qui prépare sa première cuite à la bière et qui met ses parents au défi, il embraya sur sa lancée : Au fait, vous savez quoi ? J’ai vu quelqu’un le soir de notre rencontre. À la fête chez Assan. — Ouais ? — Au moment où je m’en allais, une porte s’est ouverte et un homme a passé la tête dans l’embrasure. J’ai eu comme l’impression que lui et moi avons eu la même réaction du genre « Merde t’es pas censé me voir ». Vous pourriez le reconnaître ? — Sans problème. Étant purement hétéro, je suis un peu gêné de l’avouer, mais c’était sans doute le plus beau mec que j’aie jamais vu. Tilt ! Des blocs d’infos s’imbriquèrent dans mon cerveau, tandis que je comprenais que Derek Steele le Fétide devait être le beau gosse que Cole avait entraperçu au moment de la Grande Évasion des Toilettes. Son look fabuleux s’expliquait subitement à la lumière de la profession légitime d’Assan. Tout à coup, il devenait urgent de connaître la véritable identité de cet homme. — Oubliez le nettoyage la piscine pour le moment, repris-je, et dites-moi que vous êtes un mordu des films de la Panthère rose. — J’ai toute la collection. — Alors je suppose que vous possédez aussi quelques déguisements ? — Une bonne dizaine au bas mot. Je suis toujours primé quand je nettoie la piscine d’Amanda. Comme ça, personne ne me reconnaîtra si j’ai besoin de… disons… m’inviter à un dîner un de ces quatre. J’étais certaine qu’il souriait à belles dents. Et moi aussi, même si j’aurais dû m’en dispenser. — Parfait. Je lui demandai de me retrouver en bas de la rue de l’hôpital où Vayl avait emmené Derek. Dans combien de temps pouvez-vous y être ? — Une heure. — Bien. À plus tard. On raccrocha et, après une recherche rapide, je dénichai le Samaritan Care Center dans les Pages jaunes. Trente secondes après, j’eus la confirmation que Derek y était toujours hospitalisé, chambre 429, où on lui réinjectait certains fluides corporels perdus la veille au soir. J’entrai alors en action. Je sortis de ma malle les costumes que j’avais apportés. L’un d’eux me transformait en employée de bureau brune, l’autre en serveuse blonde d’un relais routier. J’optai pour la brune. Les cheveux étaient raides et m’arrivaient aux épaules. J’y ajoutai un béret rouge, en l’inclinant avec coquetterie sur le côté, et une nouvelle fille commença à apparaître dans le miroir. Je l’appelais Dee Ann. Elle aimait prononcer son prénom « Dee-on » et, bien qu’elle travaille au guichet d’une banque, elle prétendait peindre mieux que Van Gogh. Une chemise d’homme aux motifs de perroquets multicolores, un jean, des Rangers, un long trench-coat et des lunettes à verres réfléchissants complétèrent la tenue. Je m’habillai dans ma chambre. Sans oublier Chagrin et un petit boîtier noir contenant le dernier prototype de Bergman. Au départ, il s’agissait d’un simple pansement adhésif. Mais Bergman avait remplacé la compresse absorbante par un minuscule microémetteur. Je le collai sur mon majeur droit. Je glissai ensuite le récepteur, un sonotone modifié par Bergman, dans mon oreille gauche. En principe, je devais pouvoir fixer le faux pansement sur la peau de Derek, puis le dispositif me transmettrait toutes les conversations auxquelles il participerait dans les deux heures suivantes. Comme j’avais déjà testé les nouvelles inventions de Bergman, je ne m’attendais pas que l’engin dure plus de vingt minutes. Avec un peu de chance, ce serait tout le temps dont j’aurais besoin. En roulant vers l’hôpital, j’appelai Albert. Je lui téléphonais souvent quand je me rendais quelque part. Ça me donnait toujours une excuse pour raccrocher. Il répondit à la deuxième sonnerie. — Allô ? — Salut, Albert. C’est Jaz. Il gloussa et reprit : — Deux appels en deux jours, Jazzy… c’est du harcèlement, ma parole ? Je dus ralentir pour éviter de percuter la prochaine borne d’incendie. Ça faisait des années qu’Albert n’avait pas plaisanté avec moi… ni avec qui que ce soit. Il prenait des amphés ou quoi ? — Je voulais juste savoir ce qu’avait dit le docteur, répondis-je en prenant soin de garder la voix neutre. — D’après lui, je peux garder mon pied… pour l'instant. Faut que je te dise un truc : je ne me suis jamais senti aussi soulagé ! Ah, ceci expliquait cela… — Super ! — Alors… euh… au sujet de l’infirmière. — Ouais ? — J’ai fait le ménage. Elles sont assez maniaques quand il y a des sandwichs qui traînent une semaine sur la table du salon. — J’imagine… C’est un phénomène à la fois étrange et injuste que les enfants de parents merdiques aiment toujours ces parents-là. Malgré tous mes efforts, je n’avais jamais pu éradiquer ce sentiment. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle j’avais soudain envie de me garer et de finir le trajet en faisant des claquettes jusqu’à l’hôpital, en glissant deux ou trois pas de danse à la Gene Kelly dans la foulée. Heureusement, je parvins à résister à la tentation. — T’en as déjà engagé une ? demanda Albert. — Ouais. Elle devrait être chez toi d’ici une vingtaine de minutes. — Elle s’appelle comment : — Shelby Turnett. Grognement agacé. — Tu veux bien me dire à quoi ça rime, franchement ? Avec tous les noms de fille qui existent, pourquoi faut-il qu’elles choisissent des noms d’homme ? Dès que tu prénommes une fille Bobbi, Terri ou Shelby, celui-ci est foutu pour tous les mecs qui vont le porter ! J’aurais dû me douter que le vieux grincheux n’avait pas dit son dernier mot. — Va falloir que j’y aille, maintenant. — Travail ou plaisir ? — Travail. — T’as remarqué que c’est tout ce que tu fais ? Tu devrais t’amuser davantage. Il aboya sa phrase comme un ordre, et j’eus aussitôt envie de bosser les quarante-huit prochaines heures d’affilée. Une réaction de gamine, je sais, mais il m’y poussait chaque fois. Je luttai pour me contrôler. — Je crois que j’ai oublié le mode d’emploi. C’était censé être une blague, mais elle ne déclencha aucune hilarité chez lui ou moi. — Matt était doué pour ça. Il veillait toujours à ce que tu prennes du bon temps, histoire de contrebalancer ton côté trop sérieux. Faut que tu trouves quelqu’un comme lui. Ton deuil a assez duré. Je savais que, pour lui, le sujet était clos. Il m’ordonnait d’aller de l’avant. Par conséquent, j’étais censée obéir. Pauvre type ! — Faut que je te laisse, dis-je le plus calmement possible compte tenu du fait que j’avais envie de passer à travers le téléphone pour le baffer. — Moi aussi. Bip ! Fin de la conversation. Tels deux pèlerins qui se seraient éloignés de la procession, Cole et moi, on arriva en duo au lieu de rendez-vous, et l’on se gara l’un derrière l’autre. À la minute où il me vit, Cole éclata de rire. — C’est sérieux, Cole, dis-je en essayant d’avoir l’air grave. — Allez, Lucille, admettez que c’est drôle. Il souffla une grosse bulle de chewing-gum bleue et la fit éclater sur son nez. — Vous êtes si naïf. Mais j’avais du mal à retenir le sourire qui me démangeait chaque fois que je découvrais un détail de son accoutrement. Il avait chaussé une paire de lunettes façon Woody Allen. Un bob vert, où pendillaient des leurres pour la pêche, camouflait la majeure partie de sa tignasse hirsute. Il arborait de fausses dents à la Bugs Bunny, ainsi qu’un jogging gris lui donnant une allure de gringalet anémique. — Regardez les chaussettes, dit-il en tricotant des sourcils comme Groucho Marx. Il souleva le bas de son pantalon de survêtement et dévoila ses fines chaussettes noires. Je n’en pouvais plus. Je me mis à pouffer. — Elles mettent vraiment en valeur vos tennis turquoise. — Vous avez remarqué qu’elles étaient assorties à mes yeux ? Les tennis, pas les chaussettes. Il battit des cils comme je faisais mine d’inspecter ses jambes. Je hochai la tête. — En effet. On n’a plus qu’à vous trouver un sac pour compléter l’ensemble. Il frappa dans les mains en écartant les doigts comme un môme de trois ans. — Super ! On va faire du shopping ! Je l’entraînai vers ma voiture. — Fermez-la et montez. Il me dévisagea, le visage radieux : — Vous voulez dire que c’est moi qui conduis ? — Ouais. Il ne discuta pas, se glissa d’un bond derrière le volant et se mit à caresser le cuir souple du siège comme s’il s’agissait de son chat préféré. Je m’installai à son côté. — Alors, c’est quoi le plan ? — On se pointe dans la chambre de Derek en faisant mine de chercher notre père. Comme il n’est pas là, on pique une crise, en le croyant mort. Vous ameutez tout le monde et je tombe dans les pommes sur Derek. Le but de la manœuvre, c’est que je puisse le toucher. — Pourquoi donc ? Je lui montrai le pansement. — Hé, c’était juste une question ! Pas besoin de me faire un doigt. — Je voulais juste vous… Je remarquai mon majeur dressé en un signe on ne peut plus vulgaire et laissai retomber ma main sur mes genoux en rigolant si fort que je manquai de tapisser de morve le pare-brise. Cole rit de bon cœur lui aussi et l’on resta là deux bonnes minutes à ricaner comme des hyènes, pendant que des événements d’une extrême gravité se poursuivaient sans nous. Finalement, on parvint à se calmer, mais sur le coup ça m’avait fait du bien de me lâcher. Même si ça me coûtait de le reconnaître, Albert avait raison : il y avait longtemps, très longtemps que je ne savais plus m’amuser. Soit Cole était arrivé juste au bon moment, soit j’allais devoir le trimballer avec moi pour le restant de mes jours. Il jeta un œil par sa vitre et désigna un 4 x 4 noir qui venait de passer devant nous. — Hé, je reconnais ces types ! Il me regarda d’un air subitement sérieux : — Ils travaillent pour Assan. Je hochai la tête et j’attachai ma ceinture de sécurité. — Suivez-les. Pendant qu’on roulait, je le briefai sur le microémetteur. Heureusement, ça ne dura qu’une minute, car on n’eut pas un long chemin à parcourir. Les autres s’arrêtèrent dans l’aire de déchargement de l’hôpital. On devinait facilement qui ils étaient venus récupérer. — On change de plan ? questionna Cole, les sourcils arqués. — Ouais. Laissez-moi faire et ça pourra peut-être encore marcher. — À quoi vous pensez ? Pour éviter son regard, je rajustai ma perruque en me détournant vers le miroir de courtoisie. Jusqu’à présent, il se tenait à l’écart de cette sale affaire. Désormais, j’allais le balancer en plein milieu. La culpabilité me flanqua des crampes d’estomac. — Je crois que je vais avoir une nausée carabinée. Chapitre 15 L’avantage avec Cole, je devais bien l’admettre, c’est qu’il s’adaptait à la situation et réagissait bien sous la pression. Compte tenu du style de sa clientèle, je n’aurais pas été ravie d’écrire ce genre de lettre de recommandation, mais ça n’en restait pas moins vrai. On contourna le pâté de maisons, pour se garer juste derrière le 4 x 4. — Faites le tour et ouvrez-moi la portière, dis-je en sentant mon visage devenir exsangue. Il est déjà là. — Déjà ? Pas besoin de le lui confirmer. Cole descendit de la voiture et m’ouvrit la portière. — Détachez ma ceinture et prenez tout votre temps, poursuivis-je, tandis que cette terrible sensation de vertige me brouillait la vue. Quelque chose m’ébranlait au plus profond de moi-même, comme si le fleuve Ohio coulait soudain en sens inverse ou que la pelouse entière du Browns Stadium prenait feu. — Il faut qu’on les retrouve près de la porte, indiquai-je. Soyez bruyant. Effrayé. Comme si vous pétiez un câble. Faites en sorte que je puisse le toucher. Il acquiesça. — Prête ? Espérant ne pas vomir sur sa jolie veste de jogging en velours ras, je hochai la tête. Il me fit sortir du véhicule et m’aida à marcher vers la porte. J’avais l’impression que mon sang faisait des cabrioles dans mes veines… un si mauvais présage que je me serais volontiers enfuie, si Cole ne m’avait pas soutenue. — Les voilà, annonça-t-il. Je me redressai et m’efforçai de ne pas loucher, afin de voir correctement ce qui se passait. Les hommes, identiques aux vigiles auxquels Vayl et moi avions eu affaire l’autre soir, avaient atteint la première série de portes à ouverture automatique. L’un d’eux poussait la chaise roulante. L’autre avançait à grandes enjambées. Affalé dans le fauteuil, le visage blême et l’air fatigué, Derek portait un col roulé noir et un jean blanc. Sa tête était penchée sur le côté, comme pour protéger la partie bandée qui me rappelait avec force ma dernière confrontation avec son agresseur. Je compris alors qu’il regardait son reflet dans les portes vitrées. — Il n’y voit que du feu, murmurai-je. — Quoi ? — Allez-y. Tâchez de vous faire entendre. Il haussa la voix. — Ça va aller, ma chérie. Cramponné à moi, il me tapota le bras pour me réconforter et s’avança. On était presque arrivés aux portes d’entrée. Il attendit que Derek et les deux autres apparaissent. — Ne t’évanouis pas dans mes bras maintenant ! Tout va bien se passer ! J’obtempérai et m’affaissai, tout en agrippant le dos de sa veste d’une main ferme. Je fis un effort pour ne pas tomber à genoux. Je n’avais qu’une envie : tout dégobiller jusqu’à ce que mon estomac soit aussi déshydraté que le Grand Canyon. — Regarde, ma chérie, un fauteuil roulant ! Cole nous entraîna vers Derek en lui barrant la route. — Vous sortez, pas vrai ? leur demanda-t-il. On a besoin de ce fauteuil, mon pote ! Ma femme ne se sent vraiment pas bien. — Dégagez le passage, grogna l’un des gorilles. Il bouscula Cole et je le lâchai. Cette fois, je dégringolai directement sur les genoux de Derek. J’agitai les mains et je me débrouillai pour lui coller le micro sur la partie indemne de son cou. — Je me sens tellement mal, marmonnai-je. Derek me repoussa et je tombai à terre comme une masse informe. J’envisageai de rester là. J’étais quasiment à l’hôpital, après tout. Quelqu’un finirait bien par me découvrir, puis on m’installerait dans un joli lit tout propre, en me bourrant peut-être de tranquillisants. L’un dans l’autre, j’étais en droit de dormir une semaine. Heureusement que Cole me releva. Mon fantasme Hospitalier s’achevait à peine qu’il était déjà en train de boucler ma ceinture sur le siège passager de la Mercedes. À vrai dire, je m’y sentais encore mieux que dans mon lit d’hôpital imaginaire. J’adore ces modèles luxe. Je tâchai de me concentrer sur la route tandis que Cole quittait l’entrée de l’établissement. Le 4 x 4 devait rouler une vingtaine de mètres devant nous et s’éloignait encore. — À quelle distance doit-on les suivre ? s’enquit Cole. J’essayai de me rappeler ce que Bergman avait dit au sujet de la portée de réception. Tandis que l’écart se creusait entre eux et nous, ma nausée s’atténua et mon cerveau se remit à fonctionner. — Assez près pour les garder dans notre champ de vision. On resta un peu à la traîne et je me redressai, puis j’épongeai la sueur sur ma lèvre supérieure, me débarrassai de la perruque et du béret. — Vous vous sentez mieux ? demanda Cole en m’observant du coin de l’œil, le sourcil en poing d’interrogation. — Beaucoup mieux. — Vous ne faisiez pas semblant, alors ? Je secouai la tête. Il y a un truc tellement bizarre chez cet homme que chaque fois que je m’en approche, j’ai l’impression que la Terre va s’arrêter de tourner. Cole prit le temps de réfléchir à ma réponse. — Comment se fait-il que je ne ressente rien ? Je haussai les épaules. — Je suis devenue pour ainsi dire « Hyper-Sensitive » depuis que Vayl m’a pris du sang hier soir. Je crois que cette réaction fait partie de ma transformation. — Alors on ferait mieux de trouver ce qu’il manigance. Toujours rien dans l’oreillette ? — Aucune parole, en tout cas. Juste une sorte de battement régulier. Connaissant Bergman, ce truc est si sensible que je vais pouvoir entendre le pouls de Derek, mais sa conversation sera plus ou moins brouillée. — Qui est Bergman ? Je levai un doigt : Quelqu’un est en train de parler, murmurai-je… — Assan n’est pas trop content de toi, dit l’un des gardes d’une voix tendue rendue rauque par sans doute plusieurs décennies de consommation de nicotine. Je le surnommai aussitôt Marlboro Man. — Je ne faisais que suivre les ordres. (C’était Derek… qui pleurnichait.) J’y suis pour rien si quelqu’un a décidé de jouer les superhéros. Tu ne crois quand même pas que ça va compromettre mes chances, hein ? Assan a promis de me faire tourner dans un film dès que tout ça sera terminé. — T’as rien à craindre, j’en suis sûr. Qui donc est venu s’immiscer dans l’expérience ? — Une fille rousse et un homme à l’accent étranger. Il avait une canne. Disait s’appeler Jeremy. Quant a elle, je ne me rappelle rien d’autre à son sujet. — Eh bien, à eux deux, ils ont réussi à liquider Jonathan et tes deux victimes. Jonathan devait être le videur. Ça paraissait bizarre de considérer Boris et Svetlana comme les victimes de Steele, mais elle n’envisageait pas la situation autrement hier soir. L’expérience finale me chuchota une petite voix dans ma tête, consistant à transférer le virus mutant de l’humain au vampire. Quel effet cela produisait-il sur le vampire ? Sur le virus ? — Le rituel de Tor-al-Degan a lieu demain. Même le sénateur sera de la fête reprit Marlboro man d’un ton de reproche. — Comment je pouvais le deviner ? S’enquit Derek. Je fais seulement ce qu’il me dit de faire et il ne me dit jamais grand-chose. — Eh bien, voilà ce qu’il te dit à présent, déclara l’autre vigile, la voix dure et tranchante comme un couperet. (Un gros bruit de frottement étouffa une partie du message du Hachoir. Derek avait dû se gratter le cou ou déglutir bruyamment, car tout ce que j’entendis se résuma à :) — … Zombie Club ce soir, et tu dragues une autre vampire pour qu’on puisse finir le test. — Ce soir ? se plaignit de nouveau Derek. (M’est avis qu’il était toujours à deux doigts d’adopter ce ton geignard.) J’ai perdu tellement de sang. Je suis sûr que demain… — … il sera trop tard, répliqua Marlboro Man. De nouveau, des parasites m’empêchèrent de capter la réponse. — … et ensuite ? demanda Derek. — Tu nous laisses nous en occuper, dit le Hachoir. Fais-nous confiance. La troisième fois fut la bonne pour ces salopards. Les interférences reprirent de plus belle et je n’entendis plus rien. Derek avait bousillé le microémetteur. Un coup d’œil à ma montre. Le temps avait filé plus vite que je ne croyais. Mais cela m’avait suffi pour récupérer avant mon prochain rendez-vous. — Qu’est-ce qu’ils ont dit ? questionna Cole. J’hésitai à lui répondre, mais il était déjà impliqué jusqu’au cou. Je lui confiai donc ce que je savais. — Ce rituel va être capital, dis-je. Si le sénateur se déplace, les autres grands pontes aussi. — Comment vous le savez ? — Ça fonctionne comme ça en politique, mon vieux. Je vais être tellement ravie de planter une fléchette dans ton petit cœur rabougri, cher sénateur. — Vous êtes occupé dans la prochaine heure ? — Pas vraiment. — Alors allons suivre une autre piste. Vayl connaît une femme qui pourrait nous aider à déchiffrer ces glyphes que vous m’avez dessinés. — Parfait. Je lui indiquai l’adresse, et Cole prit la première à gauche, nous éloignant ainsi de Derek et de ses acolytes. En tout cas, je savais à présent ce qui me déséquilibrait chaque fois que j’approchais cet homme. Le virus dont il était porteur devait être aussi mortel qu’Aidyn et Assan l’avaient affirmé. Cependant, je ne comprenais toujours pas pourquoi ces deux-là pensaient qu’il devait devenir un cocktail vampire. Cassandra pourrait peut-être nous éclairer sur ce point. Chapitre 16 La Boutique naturelle de Cassandra se limitait à une petite devanture en brique, au cœur d’un quartier majoritairement cubain. Des cageots de fruits frais regorgeant de pommes, d’oranges et de pamplemousses étaient posés à même le sol, près de la porte, équipée du carillon le plus doux que j’aie jamais entendu. À l’intérieur, les murs et les rayons présentaient un éventail surprenant d’épices, d’aromates, de vitamines et de remèdes bio pour soigner des tas de choses : des troubles de l’érection au rhume le plus anodin. Je demandai à la caissière, une vieille dame menue aux éclatantes dents blanches et à l’aveuglante chevelure rousse, où l’on pouvait trouver Cassandra. Elle nous indiqua le fond du magasin, où mon estomac se mit à gronder quand je découvris les étagères remplies de petits pains sortant du four et de gâteaux sans sucre. Dès que Cole aperçut Cassandra, il ôta ses lunettes, cracha ses fausses dents et enveloppa le tout dans son bob de pêche, qu’il glissa dans la ceinture élastique de son jogging. Littéralement. Nul doute qu’il devrait ensuite couper les hameçons avec les leurres afin de séparer les deux. Mais pour l’instant, il s’en moquait. Son regard se focalisait sur Cassandra qui ajoutait quelques muffins au son sous une cloche en verre, laquelle contenait déjà d’autres bonnes choses aux fibres pour la clientèle contrainte de surveiller la régularité de son transit intestinal. Silhouette élancée à la peau noire et veloutée, et des cheveux tressés lui arrivant à la taille, Cassandra se déplaçait avec la grâce d’une danseuse. Elle portait un corsage jaune canari, une jupe rouge à fleurs, des mocassins perlés et suffisamment de bijoux en or pour une semaine d’enchères sur e-Bay. — En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-elle avec un accent à côté duquel mes inflexions du Midwest semblaient bien plates et asexuées. — Je m’appelle Lucille Robinson, dis-je. Et voici mon ami Cole Bemont. Il acquiesça, en se débrouillant comme un chef pour ne pas baver. — Je… enfin, nous… avons besoin d’une traduction, poursuivis-je. Elle hocha la tête. — C’est une relation commune qui vous a parlé de moi, je présume ? — Oui… eulf… vous le connaissez probablement sous le nom de Vayl. La compassion envahit dans l’instant ses yeux bruns chaleureux, mais elle se borna à déclarer : — Oui, je me souviens de lui. Elle se pencha sur le côté, attira l’attention de la caissière et lui dit : — Nous montons au premier, Rita. Puis elle ajouta à notre adresse : — Suivez-moi, je vous prie. Tandis qu’on gravissait l’escalier dans le sillage chaloupé des hanches de Cassandra, Cole parvint à ne pas laisser traîner sa langue sur les marches. Je ris intérieurement de le voir s’emballer autant. Mais j’étais ravie d’avoir assisté au spectacle. Cela confirmait les sentiments qu’il éveillait en moi. Je pourrais peut-être l’aimer un jour, mais jamais de la manière dont j’avais aimé Matt. Jamais de celle dont je pourrais peut-être, si j’en trouvais la force, aimer Vayl. Une fois sur le palier, je fus étonnée de découvrir trois portes ouvertes. Celle placée sur notre gauche dévoilait un salon et une cuisine, celle du milieu une salle de bains, tandis que celle de droite laissait entrevoir un cabinet de voyance. Cassandra nous entraîna dans cette vaste pièce, aux murs recouverts de tissus soyeux qui allaient des unis rouge sang aux imprimés or sombre. Les nouvelles couleurs qui m’apparaissaient parmi ces teintes familières réjouirent mes yeux et mon esprit. Bizarrement, en dépit des coussins à franges sur les canapés noirs et de la multitude de bougies sur la grande table du milieu, l’endroit dégageait une certaine grâce exotique. Quatre chaises en bois sombre, dont les fioritures rivalisaient avec les frisettes de Shirley Temple, étaient disposées autour de la table, qui devait dater de l’époque de la métamorphose de Vayl. Cassandra s’installa et nous invita d’un geste à se joindre à elle. — J’ai senti que je recevrais trois visiteurs aujourd’hui, nous confia-t-elle d’une voix aussi satinée que les tentures murales. Vous attendez quelqu’un d’autre ? — En fait, oui, nous devons retrouver un ami ici. Il ne devrait pas tarder. Cassandra hocha la tête, les clous dorés à ses oreilles réfléchissant la lumière. — Rita l’enverra au premier lorsqu’il arrivera. Vous voulez bien me montrer ce qu’il vous faut traduire ? Je sortis le bout de papier où Cole avait dessiné les symboles. Je pris soin de ne pas la toucher en le lui tendant. Vayl avait peut-être besoin des services d’une Voyante, mais je préférais ne pas connaître mon avenir. Mes nouveaux sens me disaient que si Cassandra m’effleurait, elle me révélerait des choses que je ne voulais pas entendre. Et j’aurais tendance à y croire. Je n’avais jamais douté des dons de notre hôtesse. Dès lors qu’ils comptent des vampires dans leur clientèle, les charlatans ne font pas long feu dans le métier. Mais même si j’avais trouvé bidon son petit numéro de cartomancienne, sa réaction face aux symboles m’aurait convaincue du contraire. Elle lâcha le bout de papier sur la table comme s’il lui brûlait les doigts. Son visage se crispa en un masque d’effroi, tandis que l’âme derrière ses yeux avait le même mouvement de recul qu’un visiteur du musée de l’Holocauste. — Où les avez-vous vus ? questionna-t-elle. Elle désignait les glyphes d’un doigt tremblant, tout en veillant à ne pas les toucher. — Ils étaient gravés dans la chair d’un défunt, répondit Cole. Ils se trouvaient en réalité sur deux cadavres, dans des circonstances différentes. Cassandra tripota un crucifix suspendu à son cou et marmonna quelque chose. Bizarrement, ça ressemblait à du latin. — Que récitez-vous ? demanda Cole. Elle lui décocha un regard lugubre : — Une prière pour vous protéger. — Pourquoi avons-nous besoin de la protection de Dieu, Cassandra ? — Ces symboles, expliqua-t-elle, sont de puissantes runes destinées à piéger l’âme après la mort, afin de l’empêcher de s’élever vers le Ciel. Je me remémorai la scène au restaurant, lorsque la belle âme bleutée de Charlie s’était envolée vers l’infini. Et si elle était restée coincée en ce bas monde, luttant pour se libérer ? L’image me fit tressaillir. Cole secoua la tête. — Comment est-ce possible ? s’enquit-il. Cassandra fit un effort manifeste pour se ressaisir : — Lorsque les gens meurent violemment, leur âme ne se libère pas sur-le-champ. Pendant cette courte période de latence, l’âme peut être emprisonnée dans le corps si l’on grave ces runes dans la chair, autour de La blessure mortelle. — Donc… (Aaargh…je n’en reviens pas de dire ça…) on se retrouve en présence de quoi ? De zombies ? — C’est une possibilité, répondit-elle, l’air aussi révolté que moi. Il peut aussi s’agir d’une sorte de « garde-fou », d’un serviteur du diable qui a piéger l’âme jusqu’à ce que son maître arrive pour la dévorer. Je ne pus m’empêcher d’imaginer soudain un démon cornu et tout rougeaud se curant les dents d’une griffe violette, tandis qu’on débarrassait sa table. — Comment avez-vous trouvé l’âme ? demandait le serveur. — Pas mauvaise avec du beurre et un zeste de citron, répondait le démon. En fait, je dois avouer qu’elle était rudement bonne. Je sais, je sais… c’est pas drôle. — En dehors des évidentes explications bibliques, repris-je, pourquoi un démon mangerait-il des âmes ? Cassandra frissonna. — Pour le plaisir, suggéra-t-elle, ou peut-être pour satisfaire la demande d’un humain à l’esprit vengeur et prêt à en payer le prix. Super, c’est tout ce qui manque à mon bonheur ! Je dois déjà empêcher un méga terroriste de répandre son horrible virus, et par-dessus le marcher il va me falloir pourchasser un psychopathe débarqué des enfers fringale ! — Il existe une troisième possibilité, dit Cassandra. — Laquelle ? — Les démons ne sont pas les seuls monstres à dévorer les âmes, précisa-t-elle en désignant du menton les symboles griffonnés par Cole. La femme qui m’enseigna cette langue m’a raconté qu’il existait jadis un empereur maléfique du nom de Tequet Dirani, dont la passion consistait à régner non seulement sur ce monde, mais aussi sur tous les autres par-delà le nôtre. Il a invoqué une Kyron pour venir lui prêter main-forte. — Qu’est-ce qu’une Kyron ? demanda Cole. Cassandra parut gagnée par la nausée à mesure qu’elle décrivait ce qui évoquait davantage une création de George Lucas que la véritable bestiole. — C’est une bête créée pour la destruction. Sa présence peut annoncer l’arrivée d’un fléau ou d’une catastrophe nucléaire. Ce qui peut faire éclater les cloisons entre les divers univers comme sous le coup d’un boulet de démolition. — Ça m’a tout l’air d’un démon, murmura Cole. — Pas du tout. Elle détruira pour servir n’importe quelle cause, bonne ou mauvaise. Comme le djinn, elle demeure à la merci du bon vouloir de son maître. — Sauf que les génies ne bouffent pas l’âme des gens chaque matin au petit déj’, observai-je. Alors comment maîtriser une saleté pareille ? Comment la battre ? Cassandra ne réalisa pas qu’il s’agissait de questions de pure forme. — On la contrôle avec la nourriture, dit-elle. Les âmes, pour être précise. De cette manière, vous pouvez la vaincre en l’affamant. — C’est comme ça que la Kyron de l’empereur est morte ? — Oh, une Kyron ne meurt pas, répliqua-t-elle gravement. Elle devient suffisamment faible pour qu’on la ligote. J’avais comme l’impression que ça n’avait rien à voir avec : « Hé, mec, va donc me chercher une corde ! » — Comment ? m’enquis-je, subitement envahie par la fatigue. Je lorgnai l’un des divans d’un œil inquisiteur. Cassandra se vexerait-elle si une parfaite inconnue allait s’y vautrer pendant… disons… trois ou quatre jours ? — Selon la légende, un puissant mage a ligoté la Kyron en lui faisant oublier son propre nom. — Elle a dû prendre un sérieux coup sur la tête. — En effet, admit Cassandra. Il faut beaucoup plus qu’une légère commotion pour oublier le nom de Tor-al-Degan. Chapitre 17 — Attendez une seconde repris-je, vous êtes en train de me dire que Tor-al-Degan existe ? Cassandra acquiesça, manifestement déroutée par ma question. À l’évidence, elle n’avait jamais entendu parler des Fils du Paradis ou de leur déesse « mythique ». Et nous autres à l’Agence allions bien sûr devoir mettre à jour notre dossier sur la secte d’Assan. — C’est important, Cassandra, insistai-je tandis que je me penchais en avant et tentais de sonder les profondeurs de ses yeux sombres, renfermant des univers invisibles auxquels elle seule avait accès. Serait-ce possible que cette Tor-al-Degan soit détachée d’une manière ou d’une autre ? Ramenée dans le monde ? Tout en regardant la porte comme si elle mourait d’envie de se sauver, elle s’humecta les lèvres et acquiesça. — Êtes-vous…, hésita-t-elle. (Elle s’éclaircit la voix et recommença :) Ces écrits et ce que je vous ai raconté. Tout cela vous a permis de mieux comprendre ? Oh merde, me dis-je pendant les quelques secondes où mon esprit essayait de se fixer quelque part, n’importe où ailleurs, tandis qu’un mauvais pressentiment m’assenait un coup de poing à l’improviste dans le ventre. Je remarquai les taches de rousseur qui parsemaient l’arête du nez de Cole. Le rouge à lèvres de Cassandra était de la même teinte que la robe que je portais à la soirée d’Assan. Et je m’étais cassé un ongle. Accroche-toi, ma vielle. T’a pas fini d’en baver. — Oui, admis-je. Le mystère s’éclaircit un peu. Le Rapace avait dû s’allier avec les Fils du Paradis, car il avait besoin de leur déesse, leur Tor-al-Degan. Cassandra l’avait décrite comme un monstre porteur de fléau et leur virus semblait aussi effroyable. Quant au mobile… Même directement branché sur un générateur, le Rapace chercherait toujours à gagner en puissance. Menés par leur nouveau héros, Assan, les Fils du Paradis adoreraient l’idée de rayer l’Amérique de la carte en répandant une épouvantable épidémie. Aidyn pavoiserait comme un papa tout fier quand ses bébés microbes auraient décimé la nation entière. Je ne savais pas trop à quel moment le sénateur intervenait, mais nul doute qu’il y aurait plusieurs caméras dans le coup et son sourire hollywoodien. J’ignorais où et comment ils agiraient, mais ça n’avait guère d’importance, car je savais à quel moment cela se passerait. Demain soir le rituel aurait lieu. Ils seraient tous présents. Vayl et moi avions juste besoin de revenir au plan A. Capturer Assan. Le faire parler. Le liquider lui et ses gorilles. Peut-être qu’on pourrait tout faire sauter d’un coup. Quelqu’un veut bien crier boum ? Avant que je puisse demander à Cassandra si elle pensait que Kyron pourrait être vaincue par une explosion programmée au bon moment, Bergman entra subrepticement dans la pièce. — Quoi ? dit-il, l’air suspicieux, comme je le dévisageais. J’étais si engluée dans mes réflexions à propos de ce que je venais d’apprendre et du meilleur moyen de traiter la situation que je ne trouvai rien d’aimable à lui dire. — On n’a pas grand-chose, déclarai-je enfin. Juste quelques éclaircissements. Tout l’art de minimiser les choses… Autant affirmer que l’éruption du Vésuve n’était qu’une anomalie passagère dans le climat pompéien. Bergman lança des regards furtifs ici et là. Quand on ne le connaissait pas, on le soupçonnait d’avoir dévalisé à l’instant un magasin de vins et spiritueux. Partout où il allait, il trimballait avec lui cet air coupable. — Je te brieferai plus tard, dis-je. On… euh… c’est-à-dire que… voilà, on a découvert ce qu’on avait besoin de savoir, alors maintenant que t’es arrivé, on va laisser Cassandra tranquille. Je me levai, puis fouillai ma poche en quête d’un billet de vingt. — Non, je vous en prie, dit-elle, c’est gratuit. — Vous avez la bénédiction de mon patron, répliquai-je. Je me penchai au-dessus de la table et tendis la main… mon éducation de gosse de militaire prenant soudain le pas sur le bon sens. — Merci pour votre aide. Vous nous avez été d’une aide précieuse. Vayl et moi vous tiendrons au courant. Elle me serra à peine la main en réponse à ma poigne vigoureuse. Puis son regard changea et je sus que j’étais coincée. J’essayai de me détacher avant qu’elle puisse entrer en contact avec des esprits que je n’étais pas prête à affronter. Mais sa vision n’avait rien à voir avec l’au-delà. — David est en danger, m’annonça-t-elle d’une voix tendue. Vous devez lui dire de se tenir à l’écart de la maison avec la porte rose. Elle est piégée et risque d’exploser. Elle me lâcha la main et se rassit avec l’air de quelqu’un qui descend à peine d’un tour dans le grand huit. Elle marmonna quelque chose comme : « Qui êtes-vous ? » Mais je pus à peine l’entendre à cause du bourdonnement dans mes oreilles. C’était comme si la déflagration s’était déjà produite dans ma tête. Le voile noir déferla sur moi comme une tornade de niveau cinq, une sorte de train d’enfer de plusieurs kilomètres de large, lancé à toute allure, et que je ne pouvais espérer arrêter. Mais je tentai le coup. Pour sauver David, je m’escrimai à rester debout, bien droite, et les idées bien claires, alors que ma propre psyché au regard farouche essayait de me faire basculer. Cette fois-ci, ça fonctionna. La force qui, depuis si longtemps, me comprimait la cervelle jusqu’à ce que je perde connaissance me tirait à présent si fort vers le haut que j’en avais le tournis. Je me sentis chargée à bloc d’énergie, comme si je pouvais tout voir en même temps, me retrouver partout à la fois, faire tout ce que bon me semblait. Comme c’était parti, c’était pas le moment de balancer un coup de pied dans les dents de la fée Clochette. J’avais envie de rejoindre David, une envie dingue de le retrouver, comme quand on était gamins et que Tammy Shobeson me faisait mordre la poussière et me forçait à reconnaître que je n’étais qu’une pauvre trouillarde, comme mon salaud de père, qui mangeait des serpents[5] à l’instar de tous les gars des Forces spéciales. Il y eut un moment où je crus discerner une sorte de balise de navigation, ma propre route de briques jaunes où je pourrais établir un nouveau record de vitesse. Plus tard, j’aurais acquis les connaissances nécessaires pour ralentir le rythme, prendre un certain recul. Pour l’heure, je ne devais pas traîner… Je pédalais dans la semoule, mais cette piste m’amenait là où il fallait… quelque part au milieu du désert de nulle part, dans le noir, dans la chaleur… Je heurtai mon frère, traversai son corps en hurlant : « David ! David ! David ! » d’une voix si haut perchée que je m’attendais qu’un ennemi invisible me balance une grenade juste pour me faire taire. David se tenait immobile, son visage artificiellement noirci luisant de sueur. Ses lunettes infrarouges masquaient ses yeux, mais je savais à quoi ils ressemblaient. Je croisais leurs jumeaux chaque jour dans le miroir. Il tenait un M4 dans une main et une radio dans l’autre. Il paraissait tellement en forme, en bonne santé que je restai là une seconde à l’observer respirer. — Jaz ? murmura-t-il. — Tu peux me voir ? Il secoua aussitôt la tête. Je pouvais quasiment lire ses pensées. Non. Je ne peux rien voir, parce que c’est pas prévu dans le manuel 14A des Forces spéciales. Mais il tendit la main, qui passa au travers de mon ventre et ressortir dans mon dos. Celle-ci se porta immédiatement à son front pour le frapper violemment. — C’est bien le moment d’avoir des hallucinations ! Il me tourna le dos et, par-dessus son épaule, je vis la maison, une petite bâtisse toute carrée aux fenêtres très, très sombres et une porte rose pâle. Les membres de son équipe l’encerclaient, tapis dans l’ombre, tels des ninjas new-look qui attendaient ses ordres. — David ! m’écriai-je en bondissant devant lui et en agitant les mains pour stopper sa lente progression. La porte ! La porte rose ! Elle est piégée ! — Arrête de flipper, D. (Il s’appelait comme ça pendant ses séances de motivation pour se déstresser.) Une équipe a reconnu le terrain. Tout va bien. Il porta la radio à ses lèvres. — Bordel de merde, je n’ai pas fait tout ce chemin pour te foutre la trouille, Daz. Ne franchit pas cette porte. Il me regarda droit dans les yeux. — Tu ne m’as pas appelé Daz depuis la Virginie-Occidentale. Même pas dans mes rêves. C’était le petit nom que je lui donnais, celui qui m’aidait à me rappeler qu’il faisait partie de moi, malgré ses potes branchés, ses prouesses d’athlète, sa faculté de faire rire même les petites vieilles bibliothécaires. — Tu ne m’as pas appelée du tout, chuchotai-je. Il marmonna des ordres dans la radio et attendit. On se tut l’un et l’autre. Je ne voulais pas l’effrayer davantage. Il ne souhaitait pas comprendre par quel miracle je pouvais à la fois me trouver là sans être là. Je l’entendis murmurer avec frénésie. — T’avais raison, Jaz. La porte était entourée de Fils de fer, comme une balle de foin. — Bien. Bien. Je suis ravi que tu m’aies écouté. Merci. — Merci à toi. Il ôta ses lunettes et prit alors le temps de me dévisager, comme pour que je constate qu’il pensait vraiment ce qu’il disait. Mais il le pensait encore plus pour son équipé, sept hommes et deux femmes qui cassaient du Terroriste aux quatre coins du monde sans que la plupart des gens aient même eu vent de leur existence. — C’est…, grimaça-t-il. C’est pas évident de les garder tous en vie. Je le sais à présent. C’était la meilleure excuse qu’il ait jamais trouvée pour combler la faille qu’il avait ouverte entre nous deux. Je me contentai d’acquiescer. — Faut que j’y aille… Je devais me tenir dans l’œil du cyclone le plus longtemps possible. J’étais de nouveau prise dans la tourmente qui allait me ramener là d’où je venais. David s’attardait sur moi, le regard subitement paniqué : — Comment tu fais ça, Jazzy ? Tu n’es pas… morte, hein ? Car t’as l’air d’un putain de fantôme, là, devant moi. — Non, gloussai-je, un peu gênée. Bien sûr que non. Je suis surnaturelle… c’est tout. Le soulagement éclaircit son visage. — OK, alors. Je… je t’appellerai. Bientôt. Promis ? — J’y compte bien, Dave. Prends soin de toi. Je laissai la tornade m’emporter loin de mon jumeau et de son équipe. Je revins au cabinet de voyance et repris connaissance à une vitesse vertigineuse. Je restai bouche bée et regardai autour de moi. Par chance, j’avais atterri sur un des canapés. Cole, Bergman et Cassandra se tenaient penchés au-dessus de moi, comme les infirmières des urgences. — Waouh, qu’est-ce qui vient de se passer ? demandai-je. Enfin… qu’est-ce que j’ai dit ? — Pas grand-chose, répondit Cole. Vous êtes seulement devenue tout pâle et vous commenciez à chavirer, alors on vous a installée là. Vous avez répété « David » plusieurs fois. C’est votre… — … frère, complétai-je. Mon jumeau. Cole parut impressionné. — Un jumeau. Waouh ! J’aurais parié qu’on avait cassé le moule après vous. — Merci… Enfin, je crois. Cassandra se tordait les mains et semblait de plus en plus agitée. — Mais enfin, il y a sans doute quelqu’un que vous pouvez appeler ? Quelqu’un qui puisse empêcher David de… — Oui, bien sûr, dis-je en prenant volontairement une voix inquiète. Je n’avais pas lieu de raconter sur-le-champ ma dernière aventure. Plus tard, peut-être, quand je trouverai un moyen d’éviter qu’elle ressemble à un mauvais épisode de Star Trek. Je sortis mon portable de ma poche. — Y a-t-il un endroit où je puisse parler en privé ? demandai-je. Cassandra hocha la tête et fit sortir les hommes de la pièce avant de fermer la porte derrière elle. Je composai un numéro sans même y réfléchir. Je fus probablement encore plus surprise qu’Albert lorsqu’il décrocha et reconnut ma voix. — P’pa ? — Jasmine ? T’as un problème ? — Tout va bien, pour l’instant. Il y a eu un petit truc, mais c’est arrangé. Je m’interrompis. Il le fallait. Les larmes me serraient la gorge et d’ici peu j’allais pleurer au téléphone avec papa. Non. Pas question. Albert dut le sentir, car il déclara : — L’infirmière est venue. Putain, Jaz, c’est pas une femme ! Enfin, je veux dire que Shelby est un mec. Il a été toubib dans l’armée. Dingue, non ? Sacré bon joueur de poker avec ça ! — Vraiment ? Super ! J’insufflai tellement d’entrain et de peps dans ma voix qu’une pom-pom girl en aurait été verte de jalousie. Albert prit le temps de discerner le vrai du faux dans mon air enjoué, avant de me dire : — Jasmine, raccroche. Je te rappelle sur l’autre ligne. — OK. Je coupai la communication. Je m’assis sur le canapé et j’attendis puis, lorsque mon portable sonna, je décrochai : — P’pa, t’as pas d’autre ligne. — Si, j’en ai une, rectifia-t-il d’un ton plus sérieux, que je n’avais pas entendu depuis des années et qui ressemblait davantage à ce père que j’avais admiré et craint en grandissant. On peut parler en toute sécurité. Cette ligne est brouillée. — T’es en train de manger du gâteau et tu parles la bouche pleine ? Parce que tu as dit « ligne brouillée », alors que je suis certaine que tu voulais dire « œufs brouillés ». — Je vais faire vite, car Shelby est dans la cuisine en train de préparer un repas que je suis censé manger, d’après lui, et je ne veux pas éveiller sa curiosité. Je dispose d’une ligne brouillée parce que lorsque j’ai pris ma retraite, j’ai effectué deux ou trois boulots en free-lance pour la CIA. De temps en temps, il m’arrive de jouer les experts-conseils pour l’Agence, et c’est pour cette raison que j’ai toujours cette ligne. — Mais… t’as pris ta retraite à cause du diabète. Pourquoi est-ce qu… — J’en avais pas à l’époque, précisa Albert. En revanche, je possédais une bonne expérience dans les services de renseignements militaires, ce qui intéressait la CIA. Le diabète… Disons que le mensonge est devenu réalité. Il marqua une pause et me laissa le temps de digérer l’info avant d’enchaîner : — Je sais très bien comment tu gagnes ta vie, Jaz. Depuis le début. Alors quand tu me téléphones avec la voix de quelqu’un qui vient d’esquiver un boulet de canon, j’ai tout naturellement envie de te donner un coup de main. Bon, pour commencer, est-ce que tu vas vraiment bien ? Je réfléchis avant de répondre. — Non, mais je ne cours aucun danger. — Ne m’oblige pas à te supplier, Jasmine, merde ! J’en ai tellement marre d’être un vieux bonhomme plus bon à rien que je suis prêt à jouer les bénévoles. Ouais, je l’ai dit ! Bénévole, comme ces grenouilles de bénitier, ces pauvres types qui ont déjà un pied dans la tombe et qui pensent sauver leur pauvre vieille âme rabougrie en effectuant cinq heures de bonnes actions par semaine. Seul mon père pouvait considérer ainsi le bénévolat. Un vieil emmerdeur à l’esprit tordu ! Toutefois, comme on ignorait toujours l’identité de la taupe dans notre service, quelqu’un comme lui, avec tous ses contacts, me serait fort utile. Et l’exercice, pour ainsi dire, ne lui ferait pas de mal. J’eus l’impression de nager dans la quatrième dimension quand je m’entendis lui proposer : — Albert, tu peux m’être utile, en effet. Pourrais-tu te renseigner au sujet de certains sénateurs et d’une vieille secrétaire toute menue ? Chapitre 18 C’était sans doute dû à son passé militaire, car, bon sang, quand Albert lâchait une bombe, tout le pays tremblait. Je me sentais aussi secouée qu’une survivante de l’ouragan à La Nouvelle-Orléans et j’étais sûre qu’en Alaska un malheureux Inuit avait dégringolé de son traîneau pour la même raison. Trente secondes plus tôt, j’avais découvert que mon père était non seulement un consultant en retraite pour l’Agence, mais qu’il gardait aussi quelques contacts à Washington, lesquels mouvaient drôlement me faciliter la vie et même la prolonger. Désormais, j’allais croire n’importe quoi. Si Cole et Bergman se précipitaient dans la pièce en m’annonçant lue des ptérodactyles cernaient l’immeuble de Cassandra, je courrais à la fenêtre pour profiter du spectacle. D’ailleurs, mes compagnons n’allaient pas tarder à faire irruption, malgré mon désir d’intimité. Je sentais leur angoisse à travers la porte. Je soupirai. Je regrettais déjà le bon vieux temps où ma Sensitivité ne se rapportait pas aux vampires et où je ne percevais même pas leurs sentiments. Je songeai aussi qu’il serait bien commode de pouvoir ouvrir la porte à distance, d’un simple geste de la main. Malheureusement, ça n’entrait pas dans mes facultés acquises de fraîche date. Je pourrais peut-être acheter un chien bien dressé pour ce genre de truc. Nouveau soupir… tandis que je me levai en vacillant et j’allai ouvrir la porte. Ils n’arpentaient pas le couloir comme je le pensais, mais se tenaient dans l’appartement de Cassandra. — Tout va bien, annonçai-je en entrant dans la pièce. Personne ne me sauta au cou. Cassandra continua à se balancer dans son rocking-chair tandis que Bergman, l’œil toujours aussi furtif, marchait de long en large derrière le divan bleu roi. Cole me prit par le bras et m’aida gentiment à m’asseoir dans le fauteuil assorti. — Arrêtez, j’ai l’impression d’être une vieille, lui dis-je. Il se borna à sourire à belles dents. Puis s’installa sur le plateau en granit de la table basse, laquelle offrait un contrepoint visuel entre le coin salon et la cheminée en brique, sur le manteau de laquelle s’alignaient une dizaine de bougies blanches. — Ça va ? me demanda-t-il en m’examinant de près, au cas où il me serait poussé je ne sais quel appendice pendant notre brève séparation. Vous avez l’air en meilleure forme. — Je me sens mieux que je devrais sans doute l’être. — Donc, tout est rentré dans l’ordre ? — Pour l’instant, disons. — Vous voulez bien me raccompagner en voiture jusqu’à mon pick-up, alors ? Il faut vraiment que j’aille nettoyer cette piscine, sinon ils vont se douter de quelque chose. — OK, mais n’allez pas fureter dans la maison. Et appelez-moi quand vous aurez fini. J’ai envie de voir ces fameuses photos. (Un coup d’œil à ma montre, avant d’ajouter :) D’ici là, Jeremy devrait être debout. Je l’amènerai avec moi. (Je lançai un regard à Bergman en haussant les sourcils :) Tu nous suis ? Il hocha la tête. — Ensuite, faudra qu’on se parle. Seul à seule, précisa-t-il en lorgnant Cole d’un air plein de sous-entendus. Je faillis lui lancer d’une voix rageuse : « Évidemment, seul à seule. On sait déjà que Cole s’en va ! » Parfois la paranoïa de Bergman m’horripilait au point de vouloir casser des trucs. Lui briser le cou, par exemple. Mais comme c’est un génie… névrosé… disons hypersensible, Bergman bénéficia encore de ma clémence. Pour l’instant. — Bien sûr, répondis-je. J’ai hâte de découvrir ce que tu dois me dire. Je me levai et me tournai vers Cassandra : — Merci d’avoir sauvé mon frère. C’était… Waouh !… Merci, en tout cas. Elle me gratifia d’un hochement de tête des plus gracieux. — Je vous verrai plus tard. — Vraiment ? Oui. Comme elle n’entra pas dans le détail, je n’insistai pas. À quoi bon chercher d’autres problèmes ? — D’ici là, je dois vous demander de redoubler de prudence. — Qui, moi ? Dites donc Cassandra, je crois que j’aurais dû vous prévenir… Il n’y a pas de raison de vous en faire pour moi. Au travail, on me surnomme Miss Sécurité. Elle lâcha un humpf ! pas très féminin, ce qui me la rendit encore plus sympathique. On descendit tous les quatre au rez-de-chaussée et, comme elle m’avait sans doute vue les dévorer des yeux en arrivant, Cassandra nous offrit à chacun une boîte de muffins aux myrtilles pour la route. — J’adore les filles qui cuisinent, soupira Cole sur le trajet du retour. J’étais au volant cette fois. Il se lança alors dans un récit délirant, avec pour héroïnes – je ne plaisante pas – les tourtes aux pommes de sa mère. Il passa ensuite à son enfance et aux histoires de cookies volés, et lorsqu’on parvint à son pick-up, j’avais déjà avalé deux des muffins offerts par Cassandra. J’avais aussi décidé que si je rencontrais un jour la mère de Cole, je n’irais pas par quatre chemins et lui demanderais de m’adopter. Je le laissai au coin de la rue. Bergman s’arrêta à ma hauteur et cria : « Suis-moi ! » par la vitre ; ce que je fis. Il conduisait une camionnette vert foncé, sans lunette arrière, les vitres de devant étant teintées. Sur le côté, les mots Flaherty-épicerie-fine était inscrit au pochoir en grosses lettres dorées entourant un soleil aux rayons incurvés, avec des lunettes façon Blues Brothers et un grand sourire épanoui. Il roula jusqu’à un vaste parc désert. Aucun gamin en train de jouer dans les cages à écureuil rouges et jaunes. Personne sur les bancs ou dans les plates-bandes. Il se gara à côté d’un bassin où coulait une fontaine, et je montai le rejoindre dans sa fourgonnette. — Merci d’être venu, Bergman. J’apprécie beaucoup. — Pas de problème, dit-il, alors qu’on savait tous les deux à quoi s’en tenir. Désolé d’insister sur la discrétion, mais tu m’as demandé d’apporter tout le matos et je ne tenais pas à ce que quelqu’un d’autre jette un œil sur tes nouveaux joujoux. Je sentis mon sourire dissiper définitivement mon agacement de tout à l’heurt. J’adore les nouveaux joujoux. Il passa la main derrière son siège et sortit un coffret en métal argenté pourvu de multiples serrures à combinaison. Le genre de truc qui a l’air de contenir une ou deux armes ultrasecrètes. Souriant à belles dents en réponse à mon enthousiasme, il déverrouilla la mallette et la posa sur mes genoux. — À toi de l’ouvrir. Je soulevai le couvercle. À l’intérieur, dans un écrin de mousse noire, étaient disposés trois petits boîtiers en acier rutilant. Je faillis faire des bonds sur mon siège, mais me contentai d’applaudir à toute force. — Tu ne sais pas encore ce qu’ils contiennent ! — Admirez le travail d’orfèvre, repris-je en désignant l’ensemble d’un geste gracieux. Des objets aussi beaux en apparence ne peuvent renfermer que des merveilles. Tu ne regardes jamais le télé-achat ? — Allez, dit-il, sa longue figure pâle se crispant d’impatience. Ouvre-les. — Si tu insistes. Le premier coffret contenait un collier réalisé avec des coquillages, des perles et une espèce de flèche qui ressemblait affreusement à une dent de requin. Je le sortis et l’examinai de près. — OK, j’abandonne, finis-je par déclarer. Qu’est-ce qui le différencie d’un bijou volé dans un magasin de souvenirs ? — Je vais te montrer, répondit Bergman tandis que derrière ses lunettes scintillait dans ses yeux marron sa passion pour la high-tech. Il retira sa clé de contact et la troqua contre le collier, dont il inséra précisément la dent de requin dans le contact, en la faisant jouer un peu. Il la tourna ensuite franchement et la camionnette démarra. Pour son plus grand plaisir, je m’exclamai : — Waouh ! Trop cool ! Il coupa le moteur et me rendit le collier. La dent de requin avait désormais la forme de la clé de contact, mais une fois dans ma paume elle reprit son aspect initial. — Quel est ton secret ? demandai-je. Je savais qu’il ne me répondrait pas, quand bien même il aurait les pieds en sang et les cheveux en feu. — La caféine, me dit-il. Et on sourit tous les deux. Je me mis le collier autour du cou, tandis qu’il précisait : — Ah, ouais… le fil qui maintient le tout est ultra résistant. Testé pour supporter jusqu’à deux cent quatre-vingts kilos. Je tripotai les perles et le fil élastique d’un air songeur. — Super ! Maintenant, je vais pouvoir piquer la Ferrari d’un vieux schnoque pété de thunes et ensuite aller pêcher le marlin avec le même bijou ! — Peu de femmes peuvent s’en vanter, tu sais. — Nul doute que je suis une privilégiée. Qu’avons-nous d’autre ? Voyons voir… J’ouvris le deuxième coffret. J’y découvris une paire de prothèses auditives comme celle que je venais d’utiliser, et deux trucs ronds qui ressemblaient à des pastilles à la menthe. — Un système d’écoute ? — Et de transmission, précisa Bergman. La partie ronde est prévue pour adhérer à ton palais. Le récepteur se place dans ton oreille. Le deuxième kit est destiné à Vayl. Une fois tous les deux équipés, plus besoin de radio et d’écouteur pour communiquer. Le seul inconvénient, c’est que le son est un peu déformé. — Ah ouais ? Bergman grimaça. — C’est comme si on montait les basses fréquences à fond. Je travaille à corriger ce truc. — Et l’avantager. Il pointa l’index sur deux éléments que je n’avais pas remarqués, car ils avaient quasiment la même couleur que le revêtement du boîtier. On aurait dit des faux tatouages que les commerçants vendent aux gamins. L’un d’eux ressemblait à un bout de fil de fer barbelé, l’autre à une sorte de long dragon serpentin. — Ils adhèrent à ta peau et personne ne peut les différencier des vrais tatouages, une fois posés. Ce sont des émetteurs, expliqua Bergman. Ils devraient vous permettre de vous entendre jusqu’à environ trois kilomètres de distance. — Sans blague ? Aussi loin ? Bergman hocha vivement la tête, tel un coq qui vient de découvrir le poulailler. J’ouvris le dernier coffret. Il contenait une simple montre en or, dotée d’un bracelet extensible. Je la retournai dans tous les sens, mais elle semblait tout ce qu’il y a de plus banal. Je l’enfilai donc à mon poignet. — Fais claquer le bracelet, suggéra Bergman. J’obtempérai et sentis comme des fourmis sur mon poignet. Le cadran de la montre vira au bleu, même si je pouvais lire l’heure sans peine. Il redevint blanc et les picotements cessèrent. — C’est quoi, ce truc ? — Je suis encore en train de chercher toutes les applications possibles, mais pour le moment, je peux te dire que la montre absorbe l’énergie créée par les mouvements de ton corps, puis la renvoie à l’extérieur comme une sorte de bouclier électronique. Quand elle est chargée à bloc, tu peux passer à travers un détecteur de métaux avec un bazooka sans pour autant déclencher la moindre sonnerie. Ça masque aussi les sons provoqués par tes mouvements naturels. — Si j’ai bien compris, il me suffit de faire claquer ce bracelet et je passe en mode furtif ? — Tant que le cadran de la montre est bleu. Comme tu peux le constater, il n’est resté bleu qu’un bref instant, car il n’a pas eu le temps de pomper ton énergie. Il dispose aussi d’une capacité de stockage limitée. — Combien de temps ? — Cinq minutes au plus. — Pas si mal, quand trente secondes suffisent. — Alors, ça te plaît ? C’était le côté de Bergman que je n’arrivais pas à élucider. Ce gars pouvait faire sauter une porte blindée, mais il avait quand même besoin de compliments. — Tu plaisantes ? Ce sont les gadgets les plus élaborés que tu m’aies jamais donnés pour le boulot. Tu t’es franchement surpassé, cette fois. Ce souci de reconnaissance en moins, il se redressa un tant soit peu. — T’as un endroit où dormir ? demandai-je. — Ouais. Il ne précisa pas lequel, ce qui ne me surprit pas. — Impeccable. Maintenant, écoute… Avant que tu t’en ailles, j’ai deux petites choses à te demander. — À ton service. Je lui parlai du sang contaminé et de la nécessité d’une réserve saine pour Vayl. — Donc, est-ce qu’il y aurait un moyen pour que tu puisses traiter le sang frelaté ? Pour savoir à quoi correspond exactement l’odeur que Vayl a sentie ? — Pas de problème, répondit Bergman. Il leva son pouce par-dessus son épaule, histoire d’attirer mon attention sur les quelque quarante sacs et cartons qui remplissaient la fourgonnette. — J’ai pratiquement déménagé mon bureau, puisque tu n’étais pas tout à fait sûre de ce qu’il te fallait. Ma seconde requête avait du mal à passer mes lèvres, mais je l’y forçai : — Que penses-tu d’un donneur volontaire pour Vayl ? Il haussa les sourcils : — En contournant les réseaux officiels de l’Agence ? — Pour l’instant. Il hocha la tête d’un air pensif : — Je crois pouvoir arranger ça d’ici demain. Mais impossible de lui trouver un approvisionnement plus tôt. — Pour ce soir, il n’y a pas de souci, précisai-je. J’avais ôté mon pansement en me débarrassant de ma perruque et de mon béret, mais le regard de Bergman s’attardait sur mon cou. S’il parvint à entrevoir la marque de la morsure entre la pénombre et ma tignasse bouclée, il se garda pourtant de tout commentaire. — Le sang se trouve à l’hôtel, dis-je. Tu me suis ? — Pas de problème. Je sautai de la fourgonnette pour grimper de nouveau dans la Mercedes. Histoire d’apaiser Bergman au cas où il craindrait qu’on nous suive et, je dois bien l’admettre, pour m’accorder quelques minutes supplémentaires derrière ce magnifique volant revêtu de cuir souple, j’empruntai l’itinéraire le plus long pour rejoindre le Diamond Suites. Bergman trouva l’établissement génial, jusqu’au moment ou notre ascenseur prive s’ouvrit sur notre hall d’entrée privé et qu’on découvrit que ni l’un ni l’autre n’étaient aussi privés que le vantait la pub. — Bordel de merde…, murmurai-je en entraînant Bergman dans un coin. La scène me rappelait un Noël chez papy et mamie Parks. L’odeur d’après-rasage bon marché. Le salon saccagé. Le bruit des voix dans la chambre à coucher… deux abrutis qui chuchotaient en s’engueulant à moitié. Je fis signe à Bergman de ne pas bouger tandis que je dégainais Chagrin. D’un hochement de menton, il désigna le bracelet de ma montre et me montra ses doigts, pour me faire comprendre que je pourrais disposer d’une vingtaine de secondes de réserve pour passer en mode furtif. Je fis claquer le bracelet et franchis la porte ouverte en direction de la chambre de Vayl. — Jette un œil dans le placard, dit l’un des intrus, une femme dont l’accent me fit penser à ces villages de mobile-homes surpeuplés qui attirent autant les flics que les tornades. — Les vampires ne dorment pas dans les placards, répliqua son partenaire masculin avec le même accent marqué. En plus, j’ai déjà regardé. Aucun mouvement, aucun son en provenance d’un autre endroit de la suite… Je décidai donc que ces deux-là avaient débarqué sans renforts. Je longeai le mur jusqu’à ce que je parvienne à l’entrée de la chambre. — On n’aurait jamais dû accepter ce boulot, Rudy, pleurnicha la femme. On gagne pas sa vie en tuant des zombies. — C’est toi qui voulais rentrer dans le rang, Amy Jo, pas moi. Ça me plaisait bien de descendre les maris adultères et les vieux tontons à héritage. — Franchement, quel genre de personnes on serait devenues si on continuait à tuer les parents d’autres personnes ? T’as regardé sous le lit ? — Oui, j’ai regardé sous le lit ! On percevait dans la voix de Rudy cette note d’exaspération étouffée mais néanmoins audible chez tous les maris menés par le bout du nez aux quatre coins de la Terre. — J’ai comme l’impression que c’est pas votre jour, Rudy, déclarai-je en pénétrant dans la chambre, Chagrin au poing. Je choisis la cible la plus proche, sachant qu’ils réagiraient sitôt l’effet de surprise passé, et que je devais me tenir prête à tirer. Malheureusement, ladite cible était enceinte jusqu’aux yeux, et mon choc initial compensa le leur… si bien qu’on réagit quasiment tous les trois en même temps. — Ne tirez pas ! hurla Rudy en s’interposant d’un bond entre Amy Jo et moi. Ce qui lui vaudrait sans doute un maximum de bons points pour toute sa vie durant. — Restez tranquilles et je n’aurai pas besoin de presser la détente, répliquai-je de ma voix la plus pro. Amy Jo me rappelait beaucoup Evie. Rudy et elle portaient des combinaisons noires recouvertes de croix peintes en jaune fluo. — Vous devriez postuler pour représenter la lettre « T » dans Sesame Street. Ils échangèrent un regard signifiant qu’ils avaient eu la même discussion. — Qui êtes-vous ? demanda Rudy d’un air plutôt hautain à mon goût. Non seulement il était habillé comme une lettre de l’alphabet dans une émission de télé pour les enfants, mais il me faisait également penser au Dr Magoo version jeune. — La CIA, répondis-je d’un ton sec qui crissait comme un billet de cinquante dollars tout neuf. Et la longue liste de crimes à votre actif vous mettra derrière les barreaux jusqu’à ce que votre futur gosse ait besoin de prothèses aux genoux. — On fait juste notre boulot, se défendit Amy Jo en ramenant d’une main ses cheveux blond vénitien en arrière, tandis que l’autre reposait sur son ventre distendu. — Pour qui travaillez-vous ? Rudy plissa vivement les yeux jusqu’à ce qu’ils ressemblent à deux têtes d’épingle scintillantes, derrière ses verres de lunettes en cul de bouteille de Coke. — Ça regarde qui, d’abord ? Je poussai un soupir. — La C-I-A, prononçai-je en détachant bien chaque lettre pour qu’il n’y ait pas de malentendu. Notre acronyme pouvait tellement prêter à confusion. Amy Jo enfonça son coude droit dans la poignée d’amour gauche de Rudy. — C’est elle qui tient le flingue. Dis-lui ce qu’elle veut savoir ! Au tour de Rudy de soupirer. — On n’en a aucune idée. Ils nous ont engagés par Internet, on a reçu par courrier la moitié de l’argent en liquide, et ils nous ont promis l’autre moitié quand on aura descendu le vampire. Je baissai Chagrin pour le pointer directement sur l’entrejambe de Rudy. — Vous seriez incapables de reconnaître Internet si un serveur vous tombait sur la tête. Alors tâchez de me répondre correctement cette fois, Rudy, avant que je perde patience et que je fasse en sorte que Junior se retrouve fils unique. Rudy poussa un cri à la Homer Simpson et croisa les mains sur ma cible. — D’accord ! D’accord ! Il y a un couple qu’est rentré dans le bar où on a l’habitude de traîner. — Ils ressemblaient à quoi ? — Elle avait des gros nichons et des cheveux blancs brillants qui lui descendaient jusqu’aux fesses, répondit Amy Jo en penchant la tête par-dessus l’épaule de Rudy. — Et lui avait des cheveux plutôt longs et châtains qui tiraient vers le roux, compléta Rudy. Je pense que c’étaient tous les deux des vampires. Aidyn et Liliana. Devais-je m’en étonner ? Ouais, sans doute. On n’engage pas un couple de ringards pour descendre deux des meilleurs assassins au monde. Sauf si ce n’est pas vraiment ce qu’on veut avoir pour son argent. Peut-être que celui-ci est bien dépensé, si le but consiste uniquement à détourner lesdits assassins de leur mission initiale. Ça semblait logique, surtout si l’on considérait cela comme un incident sans aucun rapport avec toutes les autres tentatives d’assassinat en apparence parfaitement authentiques. — Le vampire que vous recherchez est déjà parti en fumée, dis-je. — Quoi ? braillèrent-ils en chœur, comme un couple de geais bleus contrariés. — Ouais. Il devait se trouver trop pâle, j’imagine. Il est sorti en plein soleil ce matin. — Le fils de pute ! lâcha Amy Jo en frappant ce pauvre Rudy au bras parce que… ma foi, il avait le malheur de se trouver à sa portée. — Écoutez, repris-je avant qu’elle lui flanque un autre coup qu’il ne pourrait pas esquiver. Dites-leur que vous avez liquidé le vampire. Il est mort, de toute manière, donc peu importe que ce soit grâce à vous ou pas. Ensuite, quittez la ville. Et partez loin. Vous empocherez l’argent et rendrez service à la CIA dans la foulée. Amy Jo semblait un peu dubitative, mais Rudy était tout sourires et se frottait les mains comme s’il avait déjà touché le fric. — On peut faire comme ça, approuva-t-il. — Et… euh… (Je désignai leur costume)… à votre place, j’envisagerais une reconversion. Les vieux vampires sont trop malins pour se laisser transpercer le cœur dans leur sommeil. Quant aux autres, la plupart utilisent des gardes du corps plus costauds que vous, quand ils se sentent vulnérables. Pourquoi ne pas ranger des voitures et… disons… ouvrir un petit commerce, genre débit de boissons ou autre ? — Waouh, fit Amy Jo, comment vous avez deviné ? Parce que tu me fais penser à Evie et moi, sans les années de fac et notre grand-mère May, songeai-je. Mais je gardai ma réplique pour moi. Je me contentai de l’observer et, quand elle plissa les yeux, je sus qu’elle m’avait cataloguée. — Z’êtes une Nettoyeuse, pas vrai ? Je haussai les épaules : — Je ne connais pas ce terme. — Vous faites le ménage, comme qui dirait. Vous zigouillez les vampires et vous vous débarrassez des cendres. Vous descendez des gens aussi, je parie, ajouta-t-elle d’un air entendu, en hochant la tête comme un vieux sage chinois. J’acceptai la métaphore, bien qu’elle ignore ce qui se passait réellement quand un vampire tirait pour de bon sa révérence. — Oui, admis-je, c’est ce que je fais. Je la laissai lire dans mes yeux tout ce que mes victimes avaient pu y voir en leur temps. Elle avait déjà roulé sa bosse, même si je ne lui aurais pas donné plus de vingt-deux ans. Je la fis pourtant reculer d’un pas en déclarant : — Il se pourrait que vous deveniez aussi douée que moi un jour, si un vampire ne vous tranche pas la gorge le premier. Bien sûr, Junior ici présent risquerait de ne pas apprécier, précisai-je en désignant son ventre. Il y a des Mamans et il y a des Nettoyeuses, Amy Jo. Vous ne pouvez pas être les deux. Je m’arrêtai et m’en voulus de lui avoir fait la leçon. Soit elle était assez intelligente pour le comprendre d’elle-même, soit elle était trop nulle pour que je gaspille ma salive. — Jetez la clé de la chambre sur le lit, dis-je à Rudy, trop fatiguée pour être polie. Il sortit la carte magnétique de sa poche arrière et la posa sur l’édredon tout chiffonné de Vayl. — On va descendre par l’escalier, dis-je en leur faisant signe de quitter la chambre. Tu nous accompagnes, ajoutai-je à l’adresse de Bergman lorsqu’il croisa mon regard. Il manqua de s’éloigner d’un bond quand on s’approcha de l’entrée, telle une gazelle apeurée qui flaire les prédateurs de toutes parts. À sa décharge, je dois avouer qu’il ne s’est pas rué sur sa caisse, une fois que nous avons atteint le parking. Il se tint un peu en retrait derrière moi tandis que Rudy et Amy Jo grimpaient dans leur camionnette Chevrolet beige, qui devait dater du milieu des années 1970, et démarraient. Même à distance, j’aperçus Amy Jo parler dans son portable, et j’espérai qu’elle annonçait le décès de Vayl. — Viens, Bergman, tâchons de te trouver cet échantillon de sang pour que tu puisses enfin te barrer. — Vayl va bien, alors ? s’enquit-il comme on remontait par l’ascenseur. — Bien sûr. Si tu m’as appris un truc, c’est qu’il faut se montrer parano quand il s’agit de sécuriser l’endroit où l’on dort. Il est en train de ronfler au sous-sol. — Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Maintenant que ces salauds connaissent ton hôtel, je veux dire ? Comme on quittait l’ascenseur pour rentrer de nouveau dans la suite, je secouai la tête d’un air dépité. Les deux autres s’étaient crus dans leur mobile-home, ma parole… Je me mis à ramasser les détritus pour en faire un tas. — Trouve-moi le seul coin de Miami impossible à repérer par ces connards. Bergman fronça les sourcils tout en m’aidant à nettoyer. Au bout de quelques minutes, il redressa les épaulés et m’annonça : — Je connais l’endroit idéal. — Vraiment ? Il hocha vivement la tête : — En fait, c’est là où je suis installé. Je déglutis de travers et manquai de m’étrangler. Dans la quinte de toux qui suivit, je parvins à articuler : — Tu… nous invites… chez toi ? Bergman acquiesça à contrecœur : — C’est le moment de faire acte de patriotisme, imagine. — Tu imagines bien. Merci ! Bon sang, Vayl allait en rester bouche bée. L’intimité de Bergman, aussi sacrée que la Torah, se pliait aux besoins de deux des membres les plus célèbres de l’Agence. Je devrais choisir le bon moment pour le lui annoncer. Certainement après qu’il serait descendu du placard abritant la réserve de papier hygiénique sur lequel il était juché en ce moment. La veille au soir, après notre petite prise de bec, je m’attendais qu’il râle de me voir débarquer dans sa chambre en exigeant qu’il change d’endroit pour dormir, afin que je puisse sortir en toute quiétude dans la journée. Mais il avait simplement haussé les épaules, s’était emparé d’un oreiller, avant de me suivre vers le coin le plus sombre que j’avais pu dénicher. Une fois recouvert d’une bâche, j’avais camouflé la protubérance de sa silhouette en disposant une rangée de bidons de peinture le long du bord du placard. Désolée, avais-je conclu en partant, sachant qu’il était allongé dans un nid de microbes et de moisissure. — Ne vous inquiétez pas, avait-il répondu. Une bonne douche chaude et il n’y paraîtra plus. Quel mec ! Dommage qu’il soit quasiment mort depuis des siècles… Chapitre 19 Bergman et moi étions assis sur des seaux retournés, dans le sous-sol du Diamond Suites, en attendant la tombée de la nuit. D’une minute à l’autre, Vayl allait remuer et n’apprécierait sans doute pas la présence d’un public à son réveil, mais Bergman et son sens inné des priorités avaient déteint sur moi. On devait vraiment s’en aller avant qu’Aidyn et Liliana comprennent qu’on les avait arnaqués, et qu’ils aient recours à un truc plus fiable que des blaireaux en guise d’assassins. Une bombe, par exemple. Le dernier rayon de lumière disparut du sous-sol. Ouais, ça donnait la chair de poule. Bergman et moi, on alluma nos torches électriques. En un sens, c’était pire. Et pas rassurant de savoir que des monstres pouvaient en effet se tapir dans l’ombre, entre la chaudière et les placards de la réserve. Ça faisait près d’une minute que je lorgnais les confins de Monsterland quand j’entendis un énorme bâillement étouffé qui me fit sursauter et renverser mon seau, alors que je m’y attendais. Ce bruit annonçait que la magie ramenait Vayl à une vie qu’il ne pouvait supporter d’abandonner. Lorsqu’il marmonna, je me détendis. Dans le coin le plus éloigné du sous-sol, la bâche en plastique au-dessus du placard se mit à crisser tandis que Vayl commençait à remuer, et à geindre de plus en plus fort en se rappelant où il se trouvait. Sous la lumière de nos lampes électriques, on était comme hypnotisés par la vue d’un vampire vêtu de plastique bleu. On l’observa batailler pour se dégager de la bâche, qui paraissait gigantesque, alors que les bidons de peinture dégringolaient. Les jambes encore entortillées dans la toile jusqu’aux genoux, Vayl décolla du haut du placard, avant qu’on songe à lui faire la courte échelle, et chuta d’un coup, tel un pingouin ayant oublié qu’il n’était qu’un oiseau coureur. Il se rattrapa je ne sais trop comment – avec une telle rapidité que ses mouvements se fondirent en une masse confuse qui donnait le tournis – et atterrit sur ses pieds. Qu’est-ce que vous faites là ? grommela-t-il en saluant Bergman d’un léger signe de tête. — On vous attendait, répondis-je. Un petit café ? — Non. Il lorgna ostensiblement mon cou et, c’est assez gênant, mais je suis sûre d’avoir rougi. Ce qui ne m’empêcha pas d’enchaîner : — Bergman a besoin d’une journée pour vous dénicher un donneur volontaire… — Je vous l’ai dit. Je peux en trouver par mes propres moyens, rétorqua-t-il. (Il prit une minute pour se ressaisir.) Je suis navré. Le réveil n’est jamais agréable pour moi. En fait… Il s’interrompit, parut dresser l’inventaire de ses besoins, puis : — Je me rends compte que je peux me passer d’un donneur, pour ce soir en tout cas. Je me suis réveillé avec la même envie que d’habitude, mais sans la nécessité. La nuit dernière… le sang qui m’a nourri s’est révélé plus… puissant… que prévu. Je m’éclaircis la voix. Que dire quand on découvre que son sang est vraiment fortifiant ? C’est pas un amuse-gueule, mais un vrai repas ! Non, ne t’aventure pas sur ce terrain-là. — Euh… on doit filer d’ici au plus vite. Je lui livrai alors la version abrégée des aventures de Rudy et Amy Jo, et mon hypothèse concernant le plan de Liliana et d’Aidyn. Je lui racontai aussi ma visite chez Cassandra. Son visage de marbre accusa le choc quand je fis allusion à la Tor-al-Degan. — Je sais, dis-je. C’est censé être une créature mythique, non ? — C’était ce que je pensais. — Eh bien, écoutez, le gorille d’Assan a dit qu’ils donneraient demain une cérémonie en l’honneur de cette Tor-al-Degan. Le sénateur sera là, donc vous voyez que c’est important. J’imagine qu’en éliminant Assan ce soir, dès qu’on en saura davantage, on n’aura plus qu’à s’inviter à leur petite fête et (tels le héros et l’héroïne d’un bon film d’action) à déjouer leur plan. — Je suis d’accord. Mais nous devons anticiper leurs autres tentatives destinées à nous en empêcher. Comme par hasard, mon téléphone sonna au même moment. C’était Cole. — Lucille ? Mon immeuble est en feu ! Les photos ! Elles sont en train de brûler ! — Où êtes-vous ? — Ici ! Avec les pompiers ! Bordel de merde ! — Écoutez ! Ce n’est pas un accident ! Assan est à vos trousses ! Regardez autour de vous. Est-ce que vous voyez des hommes de main à lui ? — Non. Je ne sais pas… Il y a des zones d’ombre. Ils pourraient se cacher. J’entendis une explosion. — Cole ? C’était quoi ? — Les fenêtres viennent de voler en éclats ! Oh, mon Dieu… mon bureau ! — On vous trouvera une solution, Cole. Mais pour le moment, vous devez filer… — … Hé ! Qu’est-ce que vous faites ! Lâchez-moi ! — Cole, dites-moi ce qui… — Lucille ! Ils ont… La communication s’interrompit. Je fourrai le portable dans ma poche et lâchai tout de go : — Assan détient Cole ! Vayl posa une main sur mon épaule, sans doute pour m’empêcher de courir dans la nuit comme une marathonienne folle. — Nous pourrons peut-être le récupérer… ce soir. Mais nous devons aussi passer prendre Cassandra. C’est la seule autre personne qui a été en contact avec nous. Ils sont peut-être au courant de son existence. Ils peuvent également s’en servir pour nous détourner de notre but. J’avais envie de dire un truc débile, du genre : — Mais elle n’habite pas sur notre chemin. Je retins ma langue. Vayl avait raison. — Je devrais l’appeler, malgré tout. Pour qu’elle se tienne prête quand nous arriverons. J’imagine qu’elle le sait déjà. Bergman et moi avions chargé dans la fourgonnette tout ce qu’on pouvait sauver. La Mercedes ne bougerait pas du parking jusqu’à l’arrivée du concessionnaire en fin de semaine. On ne démarra pas franchement sur les chapeaux de roue, mais on ne traîna pas pour se mettre en route. Bergman conduisait, tandis que Vayl et moi étions assis dans les sièges baquets derrière lui, les jambes coincées entre les boîtes et les malles. Naturellement, comme je ne tenais pas le volant, la circulation n’avait jamais été aussi fluide. — Je suis désolé, me glissa Vayl à l’oreille. Je sais que vous souhaitez préserver votre intimité, mais je sens vos émotions jaillir de vous tels des feux d’artifice. Vous avez tout à fait le droit d’être effrayée ou inquiète, mais vous ne pouvez pas laisser ces sentiments prendre le dessus. Pas ce soir. Dans un sursaut de colère, j’eus envie de le gifler, telle la diva qui n’avait pas eu comme prévu ses cookies préférés avant son concert. Je pris une profonde inspiration, puis une autre. — OK, je me calme. Je comprends. Ça va aller. Cassandra nous attendait sur le trottoir, devant sa boutique deux sacs en main, deux autres par terre a ses coter. Même après tout ce que j’avais vu et fait dans ma vie la fille du Midwest qui sommeillait en moi songea : Waouh ! Tous ces bagages, j’hallucine ! Mais je voulais dire que je trouvais ça sympa au fait. Bergman l’aida à charger ses affaires, en nous tendant à Vayl et à moi un sac chacun, qu’on posa sur nos genoux. Elle conserva les deux autres, en coinça un sous ses pieds et garda le dernier en main. — Ne fonce pas, dis-je à Bergman qui se réinstallait au volant. Suffit que tu heurtes une bosse à plus de 90 km/h et ton pot d’échappement va se péter en deux comme un Lego. — Je sais, je sais, j’ai trop chargé. Comme toujours. Il avait l’air si penaud que je revins sur mes paroles : — Tu n’aurais pas apporté tout ça si t’en avais pas l’utilité. — C’est ce que j’aime chez toi, Jaz. Tu ne te moques jamais de mon côté monomaniaque. — Si tu pouvais voir un film de mon enfance, tu comprendrais pourquoi. Il gloussa, comme quelqu’un dont la santé mentale aurait aussi été mise en doute dans sa famille. — On va où maintenant ? Je regardai Vayl : — Bergman nous a offert l’hospitalité. On peut rester chez lui tant qu’on fait nos lits et qu’on range nos assiettes sales dans le lave-vaisselle. — Parfait. Emmenez-nous là-bas, je vous prie. Vayl regarda ensuite vers Cassandra : — Quel plaisir de vous revoir. — Pour moi aussi. Elle me regarda et sourit : — Bonsoir, Lucille. À moins qu’il faille vous appeler Jaz ? — Pourquoi ne pas nous en tenir à Lucille. Moins vous en savez sur moi mieux c’est. — Mais c’est la raison de ma présence parmi vous. — Vraiment ? Elle soutint mon regard, ses yeux évoquant deux abîmes dans la pénombre. Pour un peu, j’allais enclencher ma vision nocturne, mais je n’étais pas certaine de vouloir la voir aussi distinctement. — Quand nous nous sommes serré la main, l’image que j’ai eue de David n’a jamais été aussi forte, me confia-t-elle. Mais une autre s’est insinuée ensuite, comme une ombre, et je ne comprenais pas sa signification. Alors, après votre départ, j’ai consulté L’Enkyklios. Vayl hocha la tête comme s’il savait de quoi il s’agissait, ce qui m’agaça. Ou bien il n’appréciait pas que Cassandra se soit permis de fourrer son nez dans ma psyché. — Qu’est-ce qu’un Enkyklios ? demandai-je d’une voix suspicieuse qui poussa Bergman à me lancer un regard approbateur dans le rétroviseur. Cassandra éclaira ma lanterne : — C’est un peu comme une bibliothèque métaphysique, remplie d’informations que les Voyantes ont chuchotées à leurs descendants quasiment depuis la nuit des temps. Depuis plusieurs générations, nous avons décidé de voyager aux quatre coins du monde, de collecter et d’emmagasiner toutes ces données afin qu’elles ne soient pas perdues à jamais. — Nous ? intervint Bergman. C’est qui ce « nous » ? — Une corporation internationale à laquelle j’appartiens et qui s’appelle Les Sœurs de la Seconde Vue. — Jamais entendu parler. Il semblait aussi hargneux et impatient que moi. — Non, bien sûr, dit Cassandra en souriant avec douceur. C’est impossible. J’allai droit au but, avant que Bergman invente je ne sais quelle théorie de complot que même Julia Roberts n’aurait pas gobée. — Bon, qu’avez-vous trouvé au juste dans la bibliothèque ? Elle baissa les yeux, pour éviter mon regard. Oh-oh… — Je crois que vous devez le voir par vous-même quand nous serons en lieu sûr. Je m’adossai au siège en soupirant. — De quoi avez-vous peur ? me murmura Vayl à l’oreille, de sorte que personne ne puisse entendre. Je lui répondis sur le même ton : — Elle va me dire pourquoi mon père est un démon et pourquoi ma mère était une harpie. Elle va découvrir que je suis un monstre. Je ne serai pas étonnée de l’apprendre, j’imagine. Je l’ai toujours plus ou moins su. Après tout, il faut un sacré tempérament pour pouvoir assassiner des gens. Il se trouve qu’on déteste voir les traits les plus sombres de sa personnalité authentifiés par un panel de juges indépendants, OK ? Je sentis Vayl hausser les épaules. — Je pense que votre point de vue est déformé. Mais si vous tenez à considérer les choses sous cet angle, est-ce si terrible d’être un monstre tel que vous ? Regardez tout le mal que nous avons déjà éradiqué depuis que nous travaillons ensemble ! (Il ramena une mèche rebelle derrière mon oreille et ajouta :) Tant que vous ne dépravez pas des moines ou ne dessinez pas des faux cils a la venus de Milo, je dirais que vous n’avez aucun souci à vous faire. Aucun souci… Aucun… Aucun… Aucun… Chapitre 20 Bergman s’arrêta dans l’allée circulaire tandis que Vayl et moi jetions un œil par la vitre avant. Élégamment éclairée par des lampes basse tension et deux ou trois spots bien placés, la villa sur deux niveaux avec vue sur la mer évoquait une confortable demeure de Cape Cod. Les aménagements paysagers, le porche qui faisait tout le tour de la maison, le mobilier en osier blanc… Bref, l’ensemble sortait tout droit du dernier numéro de Maisons et Jardins. — C’est ça, ta planque ? demandai-je à Bergman. — Ouais. Et alors ? J’attendis qu’il sorte et ouvre la portière latérale pour répondre. — Eh bien, dis-je comme Vayl et moi lui tendions les bagages de Cassandra, elle a l’air si… agréable. Je descendis, saisis un carton et le suivis jusqu’à l’entrée. — Je t’aurais plutôt imaginé dans une grotte. Ou, au mieux, dans une de ces vieilles bicoques aux volets branlants et avec plus de souterrains que de fenêtres. — Je préfère de loin un excellent système de sécurité. Il posa les sacs, souleva le heurtoir à tête de lion, puis tripota un interrupteur au-dessous. Le heurtoir glissa sur le côté et laissa entrevoir un carré de métal bourré de puces électroniques, qui prit l’empreinte oculaire détaillée de son œil gauche, avant de décider s’il pouvait passer. On entendit une série de déclics, puis plus rien. — Attends, dit Bergman alors que je tendais la main vers la poignée. Deux ou trois secondes s’écoulèrent encore et je perçus le cliquetis final. Bergman hocha la tête et je tournai donc la poignée. Comme la porte s’ouvrait, Vayl intervint : — N’oubliez pas, Bergman, que vous allez devoir tôt ou tard nous fournir un moyen d’entrer sans avoir besoin de votre globe oculaire. — Pas de problème. Dès qu’on aura déposé toutes nos affaires, je vais modifier le système. J’entrai dans le vestibule et un sifflement strident m’arrêta net. Connaissant Bergman, si je faisais un pas de plus, un canon allait descendre du plafond et me faire sauter la cervelle. — Qu’est-ce donc ? demanda Vayl à Bergman, qui s’approchait en me lorgnant d’un œil critique. Je levai les mains en disant : — J’ai rien fait ! — Mais pourtant si. C’est un capteur de longueur d’ondes. T’as envoyé une espèce de signal. — C’est dans la montre ? questionnai-je en faisant claquer le bracelet pour voir si ça stoppait l’alarme. Non. Bergman était reparti vers la camionnette en courant. Il revint avec une boîte, fourragea à l’intérieur et sortit une baguette qui évoquait une sorte de briquet surdimensionné. Il commença par ma tête et me balaya tout le corps avec l’engin. Dès qu’il atteignit mon nombril, l’appareil se mit à biper. Je soulevai ma chemise. — C’est le bijou que tu portes sur ton piercing, dit Bergman. Donne-le-moi, s’empressa-t-il d’ajouter. Je le retirai et le lui tendis. Il repartit dans son van au pas de course, démarra et fila dans la nuit. Le temps qu’on réfléchisse à un moyen de débrancher l’alarme, il était de retour : — Je l’ai collé sur la camionnette d’un marchand de glaces. Avec un peu de chance, ceux qui suivent ce signal vont aller direct sur lui et oublier qu’il a cessé d’émettre ici même pendant deux ou trois minutes. — Pete a dit que je devais arracher le bijou à sa griffe pour l’activer. C’est seulement à ce moment-là que notre équipe de secours entrait en piste. Bergman grimaça : — Quelqu’un l’a activé à distance et a envoyé un faux signal censé donner le feu vert à votre équipe. — La même personne qui a fourni le bijou en premier lieu ? se demanda Vayl. — En tout cas, c’est pas un de mes engins, se défendit Bergman. — C’est comme ça qu’ils nous ont retrouvés, dis-je. Ces faux membres du Bras de Dieu sur la route. Liliana au restaurant, puis à l’appartement. Le Dr Magoo et madame à l’hôtel. Tout ce qu’il leur suffisait de faire, c’était de suivre le signal envoyé par l’anneau de nombril. Je serrai les dents en essayant de ne pas donner un coup de pied rageur dans le mur. — Dès que j’aurai mis la main sur ce sénateur, je lui arrache les oreilles et je les lui fais bouffer. — Et Martha ? s’enquit Vayl. Je chassai l’idée d’un geste vif de la main. — J’ai l’intuition qu’elle est innocente, alors tant qu’on ne trouve pas une preuve en béton pour la coincer, elle ne fait pas partie de ma liste. Je leur parlerai plus tard de la contribution d’Albert à la recherche d’indices. — Et le Rapace ? — Je vous le laisse, tant que vous lui en faites voir de toutes les couleurs. Bordel, ce que ça peut me foutre en rogne ! Comme la colère ne m’aiderait pas à garder les idées claires pour réfléchir, je tentai de l’évacuer en explorant la maison. L’intérieur se révélait à la hauteur des promesses de la façade. Parquet au sol, tapis multicolores, fauteuils et divans moelleux, sans parler des accessoires en fer forgé et du chêne qui donnaient à la maison l’allure d’un décor des séries sentimentales que grand-mère May adorait regarder à la télé. Elle les appelait ses « histoires » et ne manquait jamais de secouer la tête d’un air triste quand le véritable amour de la dernière saison devenait la grande rupture de la saison suivante. J’avais de nouveau repris le contrôle de mes émotions quand on eut fini de décharger le contenu de la camionnette dans le salon : une pièce claire, aérée, dotée de lambris bleu pâle et d’un énorme filet de pêche suspendu au plafond. Un long bar en acajou séparait le séjour de la cuisine-salle à manger, où trente convives pouvaient largement dîner. Un couloir peint en vert pastel menait à trois chambres et à une salle de bains. L’escalier sur la droite conduisait à un second et vaste séjour plus décontracté, un bureau et une chambre parentale avec une vue qui me donnait des envies d’apprendre à naviguer. Je songeai alors qu’il y avait du vrai dans l’idée selon laquelle l’environnement influençait l’humeur. Peut-être que je devais repeindre mon appartement. Une fois tout le matériel à l’intérieur, Cassandra et moi, on se mit à le déballer, tandis que Bergman et Vayl l’installaient au fur et à mesure. Comme plusieurs cartons contenaient des éléments d’ordinateur, la table à manger se transforma bientôt en centre de communication. Quatre PC étaient donc disposés dos à dos, connectés entre eux, à Internet, ainsi qu’à une imprimante, grâce à un méli-mélo de câbles divers et variés en plein milieu. Bien que placé non loin, notre ordinateur était à l’écart, comme une pièce rapportée, cachottière et un peu snob. La table était si grande que la moitié du plateau restait disponible pour d’autres utilisations. Bergman et Vayl installèrent ensuite un minilabo sur le bar tandis que Cassandra rangeait les boîtes vides dans une chambre du rez-de-chaussée ; je m’occupai donc ailleurs. — Jaz, pourquoi t’as déplacé les meubles ? s’enquit Bergman quelques minutes plus tard en me dévisageant d’un air curieux, par-dessus une rangée d’étincelants vases a bec en verre. — Qu’est ce que tu veux dire ? j’ai juste… Je regardai le salon et me rendis compte que j’avais recommencé. Sans en avoir conscience, comme si une partie de mon cerveau s’était inscrite aux abonnés absents, j’avais reproduit le même agencement qu’au Diamond Suites. — Putain, qu’est-ce qui se passe ? murmurai-je. Cassandra surgit du couloir, jeta un œil sur ma petite déco revue et corrigée, puis m’adressa un regard chargé d’inquiétude qui m’alla droit au cœur. Vayl plissa le front et les commissures de ses lèvres s’affaissèrent… l’équivalent chez lui d’un froncement de sourcil. — Vous m’avez trompé à ce sujet, n’est-ce pas ? lâcha-t-il en désignant d’un geste large le nouvel agencement de la pièce. Ça n’a rien à voir avec l’ancienne disposition des salons de votre enfance. Je secouai la tête. — Je ne peux pas supporter les menteurs. Son ton de maîtresse d’école d’une autre époque me fit serrer les dents. Avant que je puisse me défendre ou préparer avec Jimmy et Susie une foudroyante attaque de boulettes, qui nous vaudrait sans doute d’être renvoyés, Cassandra intervint : — Je peux éventuellement mieux expliquer cela que Jasmine. Elle apporta la plus petite de ses mallettes et la posa sur l’ottomane que j’avais éloignée du canapé cinq minutes plus tôt. À présent, elle trônait au milieu. Je m’affalai sur le divan voisin. Toujours irrité, Vayl s’installa dans une bergère à oreilles recouverte de sergé bleu. Cassandra ouvrit la mallette, puis en sortit une pyramide d’une trentaine de centimètres de haut composée de globes multicolores, chacun ayant la taille d’une grosse bille, j’écartai la mallette et posa l’objet avec soin sur l’ottomane. — C’est ce que je pense ? demandai-je. — L’Enkyklios, répondit-elle dans un hochement de tête. Ma vision de votre… ma seconde vision est enregistrée ici. Elle effleura la bille placée au sommet de la pyramide et l’ensemble se mit à vibrer. — Peut-être souhaitez-vous voir cela en privé ? — Non, dis-je en défiant Vayl du regard. Que tout le monde en profite. Comme ça, on ne pourra plus m’accuser de mentir, et ensuite on pourra aborder le fait que moi je ne peux pas supporter les gens qui portent un jugement sans réfléchir. Je laissai la rage me porter, me donner suffisamment de force pour rester assise dans la pièce comme une personne normale, plutôt que d’aller m’enfermer dans un placard comme une gamine effrayée. C’était dur. C’était difficile de ne plus se cacher. Bref, profitant de ce nouvel, et peut-être ultime accès de colère, je déclarai : — Allons-y ! Cassandra pressa la bille du haut de la pyramide, laquelle se déforma sans se briser, comme les sujets en Jell-O que grand-mère nous préparait dans des petits moules, parce qu’elle pensait qu’on aimait la saveur caoutchoutée des lettres à la fraise et des éléphants à deux pattes. — Enkyklios occsallio veraproma, murmura Cassandra. Enfin, ça ressemblait à ça, en tout cas. Elle poursuivit, psalmodiant une série de mots qui ressemblaient à du latin, mais n’en étaient pas. Tandis qu’elle parlait, les billes se remirent à vibrer, puis à rouler dans tous les sens, sans pour autant se détacher les unes des autres. Ça me faisait penser à un mécanisme d’horloge, et pourtant aucun mouvement ne semblait en entraîner un autre. La pyramide se démonta, puis se reconstitua sous de multiples formes, lesquelles évoquèrent la proue d’un navire, une casquette de marin, une Harley-Davidson, ou encore une molécule d’ADN. — C’est génial, chuchotai-je, malgré mon cœur qui battait la chamade et ma crainte de la future réaction de Vayl qui me donnait la nausée. Ô miracle ! Bergman avait abandonné son mini-labo et son minicentre informatique pour s’approcher en douce de la bergère vide. Il resta debout derrière le fauteuil en ayant l’air de vouloir attaquer l’Enkyklios à la batte de base-ball. Les billes finirent par se stabiliser par colonnes de trois, formant ainsi une sorte de plateau, avec une seule bille bleu doré au-dessus des autres. — C’est moi ? dis-je à Cassandra, en me sentant défaillir quand elle acquiesça. — Vous êtes prête ? demanda-t-elle. Je frottai mes paumes moites sur mon pantalon. — Ouais, ouais, ouais, qu’on en finisse. Ma voix sonnait faux dans ma tête, comme un enregistrement ayant sérieusement besoin d’être remixé. Elle effleura la bille et prononça : — Dayavatem. Puis elle retira la main et s’adossa à son siège, laissant la place aux images qui surgirent de l’Enkyklios, des hologrammes de qualité numérique, avec le son et les couleurs. Je me revis, quatorze mois plus tôt et plus innocente, assise dans un salon qui évoquait celui d’une vieille cité-U. Le canapé et les fauteuils étaient défoncés et l’on entrevoyait le rembourrage par endroits, la table basse se composait d’une ancienne porte, soutenue par des agglos empilés en double. Et si les chaises se balançaient, c’était uniquement parce que leurs pieds n’avaient pas tous la même hauteur. — Regarde, Jaz, intervint Bergman, les meubles sont exactement disposés comme tu viens de le faire ici. — Comme elle les dispose toujours, renchérit Vayl en croisant les bras. — Puisque vous avez décidé de passer votre mauvaise humeur sur moi, allez-y, ne vous gênez pas ! répliquai-je. Mais le fait est que je n’ai jamais su pourquoi je déplaçais toujours les meubles. Je n’en étais même pas consciente. Ce n’est que lorsque vous me l’avez fait remarquer que ça m’a paru bizarre. (Je haussai les épaules et j’ajoutai :) J’ai donc inventé une raison quelconque pour que vous ne me preniez pas pour une cinglée. Avais-je détecté un léger attendrissement dans l’expression de son visage ou bien avais-je simplement voulu le voir ? Peu importe. Le spectacle continuait. Dans cette pièce dont la seule apparition me faisait tant de peine, je me revis avec mon équipe d’Helsingers, tous assis autour de cette porte recyclée en table de salon, en train de jouer à un jeu de cartes auquel j’excellais, mais dont je ne me rappelais plus le nom. Je pouvais affirmer qu’on allait ressortir, car on portait encore notre uniforme. On le surnommait notre tenue de Superman, une armure légère comme une plume, moulée dans du cuir bleu marine. L’adrénaline et le succès nous avaient tous regonflés à bloc, et l’on se portait des toasts les uns les autres, comme une équipe de base-ball après la victoire, autour d’une pizza… Une malheureuse pizza. La pièce chavira et faillit m’emporter avec elle. Mais la main de Vayl sur mon épaule me stabilisa. Je levai les yeux, ravie qu’il ait suffisamment d’estime pour quitter son fauteuil. Il s’installa à mon côté, sur l’accoudoir du canapé. — Je ne me rappelle que des bribes de cet épisode, dis-je, sentant que des explications risquaient de me faire basculer la tête la première dans un cauchemar qui, jusqu’à présent, ne se déroulait que derrière mes paupières closes. C’est Matt à ma gauche. Il venait de fêter ses vingt-neuf ans, deux semaines plus tôt. Son bronzage datait du voyage qu’on avait fait à Hawaï pour son anniversaire. Ma gorge se serra et je ne pus m’exprimer pendant une minute. Matt et moi étions donc assis sur le divan, discutant tranquillement pendant que les autres jouaient chacun à leur tour. Brad et Olivia, un couple marié de Géorgie, étaient assis sur le petit canapé à deux places tout défoncé, lequel était placé à un angle de 45° par rapport à notre divan. À tour de rôle, chacun lançait des jetons en plastique sur la pile qui augmentait, et ils plaisantaient en disant qu’ils allaient perdre en une partie la première mensualité de leur future maison. Dellan, un vampire aux muscles hypertrophiés dont la métamorphose datait des années soixante, se tenait assis par terre à ma droite, chouchoutant son arbalète et mangeant uniquement la garniture de sa pizza. Il laissait la croûte à Thea, également vampire et parfois sa maîtresse – selon le degré d’agacement qu’il suscitait en elle –, laquelle était assise par terre, à la gauche d’Olivia. La sauce tomate lui donnait la nausée, mais elle raffolait de cette croûte farcie au fromage. On allait repartir sur le terrain dès qu’on aurait fini nos pizzas et la partie de cartes, mais à ce moment-là on profitait ensemble de ce moment de détente. — C’est Jessie, assise dans le fauteuil en face de nous, celui devant la cheminée. C’était ma belle-sœur. C’était… Je secouai la tête, ne sachant comment traduire par des mots tout le dynamisme, l’humour contagieux de cette fille, son intense loyauté, la passion profonde et sans faille qu’elle vouait à mon frère. Je l’adorais. Jessie avait étendu la jambe sur le fauteuil voisin, comme pour garder la place de David. Elle venait de miser et fabriquait un avion avec deux serviettes en papier. Je savais qu’elle finirait par le lancer dans ma direction et que j’allais devoir lui envoyer ma serviette en retour, mais pour l’instant j’étais heureuse de faire un câlin à mon chéri. Je me sentis un peu mal de regarder mon jeune et bel amant rire à gorge déployée d’une de mes vannes, et j’eus l’impression d’être comme ces veuves folles de chagrin qui se repassent sans cesse les films de leur histoire d’amour et s’offrent une douloureuse promenade dans le passé. Pourtant, ça me faisait un bien fou de le revoir, de tous les revoir, et de me rappeler, comme sous l’effet d’un électrochoc combien on était heureux ensemble. Je recommençai à parler, luttant contre ce tourbillon de douleur qui m’avait dépouillée de tout ce que j’appréciais chez moi : — Personne n’a jamais entendu les coups frappés à la porte d’entrée. Sauf Ron. C’était l’adjoint de Dave, un jeune gars frais émoulu de l’académie. La tuerie l’avait laissé patraque, parce que chaque fois qu’on abattait un vampire, on assassinait aussi sa part d’humanité. Bref, il se rendait périodiquement aux toilettes du premier. On l’observa, avec ses cheveux blonds en pétard, le physique d’un marathonien et la constitution (provisoire, du moins) d’un alcoolique tuberculeux. Il descendait l’escalier, une main sur la rampe, l’autre sur l’estomac. Au salon, c’était à moi de distribuer et je commençais à mélanger les cartes. Ron descendit lentement les marches, au rythme angoissant du bruissement des cartes que je battais. Une fois au rez-de-chaussée, il entendit frapper. Il fut bien le seul. Les autres braillaient après moi : — Tu vas te remuer, oui ou non ? lâcha Jessie en envoyant son avion en papier vers ma tête. Je souris à belles dents : — Je chauffe les cartes pour toi, Jess. Et tout le monde de hurler à l’unisson : — Allez, quoi ! Distribue-les, bon sang ! Ce qui étouffa la voix de Ron qui, tout en ouvrant la porte, nous lançait : — Ne me dites pas que vous avez commandé d’autres pizzas ? Une grande blonde aux yeux bleus se tenait sur le seuil, une boîte à pizza isolante à la main. Elle sourit à Ron d’un air de sainte nitouche. — Salut ! Waouh ! J’adore votre uniforme ! Vous êtes un gars du SWAT[6] ? Ron lui rendit son sourire. Il n’y pouvait rien, le pauvre. À elle seule, elle rassemblait toutes les pages centrales de Play boy qui le faisaient baver. — Ouais, plus ou moins, dit-il. Euh… je vous dois combien ? — Seize dollars cinquante, répondit-elle en faisant apparaître ses fossettes, avec un bout de décolleté affriolant en prime. — Vous voulez bien me laisser entrer ? demanda-t-elle en regardant par-dessus son épaule avec juste la petite touche d’effroi nécessaire. J’ai un peu peur, là, dehors… dans le noir. — Bien sûr, entrez donc. Faites comme chez vous, dit-il, tel un preux chevalier s’octroyant temporairement la jouissance d’une propriété fédérale pour sauver une damoiselle en détresse. Il s’avéra que la damoiselle était damnée. Ron mourut les deux mains dans les poches, en quête d’un billet de vingt, avec le sourire niais de celui qui croit avoir emballé une Playmate. Mais Pizza Girl lui avait sauté à la gorge et déchiré le larynx avant qu’il ait eu le temps de comprendre que son erreur signait notre arrêt de mort. Les geignements de mes camarades avaient enfin atteint le summum recherché et je venais à peine de distribuer à Matt sa première carte quand on entendit le corps de Ron heurter le sol. Jessie, qui était la mieux placée pour voir le vestibule, bondit de son fauteuil en s’écriant : — Vampire ! Juste au moment où Pizza Girl beuglait par la porte ouverte : — Entrez et soyez les bienvenus ! Un flot de vampires envahit la maison avec la violence d’un tsunami. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on était prêts, et chacun de nous portait encore sur lui l’arme avec laquelle il avait nettoyé le nid un peu plus tôt, ce jour-là. Brad et Olivia luttèrent côte à côte, criblant de balles les assaillants. Pizza Girl, la poitrine souillée de son propre sang et de celui de Ron, se fraya un chemin au milieu du tir de barrage, souleva le petit canapé et le projeta sur eux. Ils dégringolèrent dans une gerbe d’éclats de bois et de mousse déchiquetée, puis les vampires se ruèrent sur eux, telle une nuée de sauterelles, jusqu’à ce qu’on n’aperçoive plus que les doigts disloqués de Brad et qu’on n’entende plus que les cris étouffés d’Olivia. Dellan liquida deux de ses agresseurs, mais faute d’avoir le temps de recharger son arbalète, il eut recours au combat à mains nues. Ses coups de poing ébranlèrent les trois monstres qui en avaient après lui, ses coups de pied les assommèrent, et je suis certaine d’avoir entendu des côtes se briser avant qu’ils parviennent à le maîtriser. Un vampire aux allures de guichetier de la National Bank releva Dellan et le propulsa la tête la première dans la cheminée, où il atterrit, inerte et brisé, tel un pantin. Son adversaire lui porta alors l’estocade en lui transperçant le cœur à l’aide d’un tisonnier. Thea vida son chargeur dans la meute avant de se replier vers la cheminée, où elle se défendit à coups de pelle à charbon. Elle tint bon jusqu’à ce que Dellan succombe. Le bref moment d’inattention où elle le vit se volatiliser suffit à ses agresseurs pour se précipiter sur elle comme une bande de violeurs… sauf qu’ils n’en voulaient pas à son corps. Ils la vidèrent de son sang, avant de l’achever tandis que Matt, Jessie et moi battions en retraite vers la cuisine et la porte de derrière tout en luttant avec nos poings, nos balles et nos fléchettes à parts égales. L’espace d’une minute, l’atmosphère devint tellement chargée de sang et de fumée qu’on aurait pu jurer qu’on se trouvait en pleine tornade de plasma. — File, Jessie ! hurlai-je à ma belle-sœur, qui se trouvait près de la porte. Va chercher de l’aide ! Elle s’enfuit et je tirai sur le vampire qui tenta de l’intercepter, en creusant une brèche dans son cerveau qui mettrait des jours à guérir. Jessie ouvrit la porte à toute volée et sortit. Mais ils l’attendaient à l’extérieur… Une petite horde de novices affamés, dont la métamorphose était si récente que leur cou portait encore les marques de morsure rougeoyantes sur leur peau livide s’offrant à mes yeux effarés. Malgré mon chagrin et les larmes que je retenais, alors que je claquais des dents comme si je grelottais de froid, je parvins à déclarer en visionnant cette scène : — Je ne me souviens plus du tout de ce qui a suivi la mort de Jessie. — Je déteste devoir vous imposer cela, murmura Cassandra, en joignant si fort les mains que ses ongles laissaient des marques rouges dans sa chair. Mais c’est nécessaire pour que vous compreniez l’issue finale… pour y croire. Oh, ça fait un petit moment que je crois bien que je suis la plus grosse erreur de Dieu, Cassandra, songeai-je en regardant Matt et celle que j’étais alors que nous étions sur le point de livrer bataille contre nos adversaires. Ils semblaient venir de toutes parts, alors que j’en dénombrais seulement quatre. Mais ils se déplaçaient si vite qu’on avait l’impression de combattre une armée. — Quoi ? dit une voix en provenance de ma mémoire holographique, une voix que je reconnaissais à présent. Ils sont toujours vivants ? Aidyn Strait entra dans la cuisine et les combats cessèrent subitement. Il nous dévisagea en ricanant, ses canines dégoulinant du sang des autres Helsingers. Quand vous avez tué mes humains, vous m’avez retardé de plusieurs années dans mes recherches. Vous le saviez ? Il s’empara d’un couteau de boucher sur le plan de travail qui séparait la cuisine du coin salon. — Ça me met en colère. Et c’est pas gentil de mettre Aidyn en colère, pas vrai, les enfants ? Les autres vampires tressaillirent à l’évocation de leurs propres souvenirs et secouèrent la tête. Alors qu’il s’approcha d’abord de nous à pas feutrés, l’instant d'après ses mouvements vifs se fondirent en une masse confuse. Il se jeta sur moi, sa lame étincelant dans le prolongement de son bras. — Jasmine ! Je n’avais jamais entendu pareille épouvante dans la voix de Matt ; elle me déchirait le cœur. Mais impossible de le réconforter car j’étais à la merci du couteau. Déséquilibrée par la vitesse de l’attaque, comprenant que ma vulnérabilité me serait fatale, je me sentis envahie par l’immense regret de quitter la vie si jeune, en ayant accompli si peu de chose. Et tout à coup Matt me rejoignit, me poussa de côté et se trouva à ma place, essayant de détourner la lame de sa trajectoire, de me défendre. Je m’agrippai à lui, pour l’écarter. J’avais encore la naïveté de croire que le couteau s’arrêterait, me laisserait tout le temps nécessaire pour sauver Matt. Mais ma jeunesse et toute la volonté du monde ne ralentirent pas le trajet du couteau. Je le regardai tomber et souhaitai finalement en être la cible. Mais le temps me prit de court. Les larmes se mirent à couler le long de mes joues, aussi bien dans la réalité que sur la représentation holographique qu’on visionnait, où je gigotais comme une marionnette désarticulée tandis que le couteau d’Aidyn transperçait la poitrine de Matt. Il s’écroula à terre, emportant tout mon univers avec lui. Un chagrin abyssal m’engloutit, occultant toute autre pensée. Je m’agenouillai au-dessus de lui, ne pouvant plus contrôler mes sanglots. Et Aidyn, sa lame toujours dans le cœur de Matt, s’approcha de moi. D’un seul coup de pied, puissant et bien visé, il me frappa au cou. Je m’effondrai sur Matt… et ma mort paraissait si évidente qu’en me voyant à présent sur l’hologramme je portai les mains à ma poitrine, médusée d’entendre les battements de mon cœur. Dans la pièce, tous les yeux étaient braqués sur moi, mais je ne pouvais détacher les miens de la tragédie qui avait mis fin à la vie que j’avais connue. Je secouai la tête. — Je ne sais pas, leur dis-je. Je ne me souviens plus… Bergman se mit à parler : — Comment se fait-il que… — Quel dommage de devoir les tuer, en un sens, dit l’Aidyn holographique. Ils auraient fait d’excellents rats de laboratoire. — On en a transformé au moins une parmi eux, intervint Pizza Girl, venue constater les dégâts. Tu peux faire tes expériences sur elle, ajouta-t-elle en poussant mon corps inerte du pied. T’as vu le regard de celle-ci quand elle est morte, Aidyn ? J’adore voir leur tête quand ils meurent. Soudain, comme si une fenêtre s’ouvrait dans mon cerveau, je me rappelai pourquoi j’avais raté Noël. Je pourchassais Pizza Girl. En fait, je lui avais planté dans le corps la seringue à laquelle Liliana avait échappé. Et mes autres black-out prolongés, ouais… c’étaient aussi des expéditions vengeresses. Au cours des quatre mois écoulés, j’avais tué tous les vampires présents dans l’hologramme, à l’exception d’Aidyn Strait. Dieu du ciel, si une autre révélation s’abattait sur mon pauvre crâne, mes yeux allaient cesser de tournoyer et jailliraient carrément de leurs orbites. Dans l’hologramme, il n’y avait plus aucun mouvement, aucun bruit, et pourtant tous les vampires levèrent la tête, regardèrent dans un coin du plafond de la cuisine comme si quelque chose y voltigeait et menaçait leur existence même. Et c’était le cas. Je pus quasiment l’apercevoir, telle la masse d’air en surchauffe au-dessus d’un feu de joie. — On dégage, prononça Pizza Girl dans un souffle. Par la porte de devant. Sauve qui peut ! Ils s’enfuirent comme des gosses effrayés et vidèrent si rapidement les lieux que les rideaux tourbillonnèrent dans leur sillage. — Je ne vois rien, dit Bergman. J’étais désolée pour lui. Car moi je voyais. Mon âme s’éleva de mon corps holographique et s’étira pour effleurer celle de Matt, laquelle planait dans l’atmosphère, à l’instar d’une écume verte entrelacée de bleu, un joyau vivant qui s’envola soudain, comme l’âme de ce pauvre Charlie. La majeure partie fila dans la nuit. Mais quelques fragments subsistèrent, s’entremêlèrent à mon essence rouge argenté et restèrent là, dans l’attente, en faisant corps avec moi. Une lumière dorée, étincelante comme un météore et chaleureuse comme un pull en cachemire, s’éloigna de ce coin du plafond en surchauffe et m’enveloppa en prenant forme humaine. Masculine, précisément. Cela aurait pu être l’un des hommes de David tant il avait le port altier, militaire. Mais il était aussi doux qu’un amant lorsqu’il tourna mon corps pour que mes yeux sans vie se retrouvent face à lui. Il posa mes mains sur mon ventre, puis redressa mon cou tordu. Il se pencha et posa ses lèvres sur les miennes, transmettant son souffle dans ma bouche. Puis il s’assit sur les talons. — Quel est ton souhait, Jasmine ? Il observa mes lèvres s’entrouvrir et m’entendit lui répondre : — Combattre. Dans un hochement de tête satisfait, il effleura mon cou du bout des doigts, puis se pencha de nouveau pour m’accorder un dernier souffle. Chapitre 21 J’ai vécu d’étranges moments dans mon existence. Un jour que grand-mère May m’emmenait faire les courses de Noël, on s’arrêta dans un magasin Hallmark. Je lorgnais distraitement un présentoir de bougies, tout en me demandant si je pourrais lui extorquer vingt-cinq cents pour aller tirer une boule de chewing-gum au distributeur, lorsque toutes les bougies s’allumèrent d’un coup. Je regardai alentour et croisai le regard d’un garçon de mon âge qui, d’un mouvement de la tête, les éteignit tout aussi rapidement. Sans doute une nouvelle manière d’aborder les filles, qui j’espère aura fini par lui réussir. Une autre fois, je travaillais sur une affaire m’obligeant à m’associer à une congrégation de sorcières qui prirent tellement notre cible en grippe qu’elles lui jetèrent un sort. Avant que je puisse l’éliminer pour de bon, il descendit du trottoir du mauvais pied et se brisa la cheville, mangea un hamburger qui datait de la veille et passa la nuit à vomir dans son lit d’hôpital, découvrit que sa femme le trompait avec son patron à lui, et eut la plupart des dents de devant brisées quand un serveur ivre mit un peu trop d’enthousiasme à ouvrir une bouteille de champagne en lui balançant le bouchon en pleine figure. Je pense qu’à la fin il remercia le ciel lorsqu’un piano tout ce qu’il y a de normal lui tomba sur la tête. J’ai rencontré des médiums et des charmeurs de serpents, des tueurs en série et des génies. Pourtant je n’avais rien vécu d’aussi fort que la vision de ma propre renaissance. Je comprenais soudain la signification du mot « mystérieux » dans un contexte surnaturel. J’avais toujours imaginé les résurrections comme des événements paisibles, sacrés. Mais je songeai à présent que Lazare s’était peut-être mis à hurler, comme mon double holographique, quand mon âme réintégra subitement mon corps et que des parties qui n’auraient jamais dû être brisées furent réparées de force. Entrecoupés d’une quinte de toux ma première et profonde inspiration ressemblait tellement aux réveils nocturnes de Vayl que je tressaillis en me voyant dans l’hologramme. La créature masculine qui m’avait ramenée à la vie m’adressa un regard étrange, mélange de fierté et de compassion qui lui donnait des allures de patriarche. Lorsque j’ouvris les yeux il avait disparu. J’éprouvai une si grande confusion que je luttai pour me concentrer. Mes premiers mouvements manquaient tellement d’assurance que je faisais plus penser à un bébé qu’à une tueuse de vampires professionnelle. Au prix d’un effort suprême, je me mis à quatre pattes, et ce fut alors que je découvris Matt. Au fond de mon regard, l’âme se fendit comme de la porcelaine qu’on aurait malmenée. Cassandra effleura le globe de verre et l’hologramme se volatilisa tandis que commençait ma véritable descente aux enfers. Tout me revenait en mémoire à présent. Une mélopée funèbre avait envahit ma tête j’entendais de nouveau les pleurs et les gémissements, je me revoyais rampant parmi les cadavres de mon équipe qui baignaient dans leur sang…Et je hurlais au secours en croyant devenir folle. Je remerciai Cassandra du coin de l’œil pour m’avoir épargné l’humiliation d’un public au moins pour la fin de ce funeste épisode. — Je suis infiniment désolée, dit-elle en séchant les larmes qui coulaient sur mes joues. Elle avait beau essayer, elle ne pouvait toujours pas soutenir mon regard. Peut-être songeait-elle que j’allais punir la messagère. Bon, OK, l’idée m’avait traversé l’esprit. Très brièvement. — Je ne suis pas cinglée, Cassandra, dis-je en bataillant pour m’expliquer. Selon moi, il vaut toujours mieux savoir. Il y avait tant de choses dont je ne me souvenais plus au sujet de ce fameux soir, tant de choses que j’avais besoin de comprendre. Désormais, je crois que c’est chose faite. — Ouais, mais est-ce que tu peux y croire ? s’enquit Bergman. Je suis resté assis là à regarder tout ça et j’essaie encore de me faire à l’idée que t’es… — En vie ? dis-je en me tournant vers lui. Ou bien devrais-je dire « morte-vivante » ? Vayl me pressa le bras d’un air compatissant et me dit : — Bienvenue au club. Le choc finit par s’estomper, cédant la place à notre besoin urgent de sauver Cole et à mon propre désir de réduire Aidyn en poussière. Vayl se concentrait toujours sur Assan, ce qui était parfaitement normal. Et l’on espérait les trouver tous les trois aux Alpages. Chacun vaqua plus ou moins à ses occupations, me laissant libre d’agir à ma guise. Je me mis donc au travail. Préparer notre matériel se révéla pour moi le meilleur calmant. En passant chaque détail en revue comme j’en avais l’habitude, j’eus l’impression de me sentir… vivante. J’occupai le temps qui me restait à nettoyer Chagrin et je m’assurai qu’il était bien chargé et prêt à tuer. Je trouvai de nouvelles poches dans mon sac pour les nouveaux gadgets fournis par Bergman que je ne portais pas sur moi, puis stockai le reste de notre équipement à sa place habituelle. Je revins totalement à la réalité lorsque je me cognai la tête contre la portière de la camionnette en la chargeant, et compris enfin que les gens avaient parfois juste besoin qu’on les pince pour se dire qu’ils ne rêvaient pas. On laissa Bergman plongé jusqu’au cou dans ses analyses de sang et Cassandra absorbée par de vieux grimoires poussiéreux qu’elle avait apportés. Si la situation allait de mal en pis – ce qui est souvent le cas, comme j’avais pu le constater –, elle pourrait peut-être trouver un moyen de s’occuper de la Tor-al-Degan. Elle allait essayer la bonne vieille méthode. Elle consulterait ses manuscrits, trouverait un détail pertinent et le murmurerait à L’Enkyklios. Quand on partit, elle n’avait pas encore fait remuer les billes, mais avec un peu de chance ce n’était qu’une question de temps. De nouveau au volant, je me faufilai avec le van dans la circulation, sans pousser un seul juron quand la Volkswagen rouge me coupa la route ou quand la Taurus bleu ciel me colla au train comme un gosse cramponnerai sa mère. Lorsque le véhicule finit par changer de rue. Vayl poussa un soupir de soulagement : — J’ai bien cru que vous alliez donner un violent coup de freins si cet homme vous suivait d’encore plus prés. — L’idée ne m’a jamais effleurée. Il resta la a me dévisager en silence un si long moment que je commençai à m’agiter. — Quoi ? lâchai-je enfin. — Vous allez changer maintenant ? La question m’interloqua : — Je ne devrais pas ? Il fronça les sourcils. Puis son masque impassible recouvra de nouveau son visage, tel un linceul. — Bien sûr. Peu importe. — Écoutez, Vayl, c’est… le fait d’avoir revécu le cauchemar… Tout ce que je viens d’apprendre… Ça fait beaucoup, vous comprenez ? J’ignore comment réagir. Bon sang, je ne sais même pas quoi en penser, avouai-je en secouant la tête. C’est trop énorme pour comprendre tout ça d’un coup. Alors, pour l’instant, je vais me contenter d’être Jaz Parks, fille d’Albert, sœur de Dave et d’Evie, et avhar de Vayl. Si j’ai besoin d’y ajouter une autre étiquette… Ange ? Démon ? Zombie ?… j’imagine qu’il reste de la place au bout de la liste. Dès que je prononçai avhar, les yeux de Vayl se posèrent sur mon visage et attendirent de croiser les miens. — Vos résolutions me conviennent. — Vous les approuvez comme telles ? — Oui. — Et mon idée d’aller sauver Cole ? — Elle me plaît aussi. Où sont les grenades fumigènes ? — Dans le sac à dos, avec le reste. — Et qu’en est-il de ces nouveaux émetteurs-récepteurs que Bergman vous a donnés ? — Autant qu’on les essaie aussi. Je lui indiquai où les trouver, puis il me tendit mon écouteur et ma pastille émettrice, tandis qu’il mettait ses propres éléments en place. On fit un petit test et j’eus la chair de poule en entendant Vayl me parler avec la voix de basse de Barry White. Elle disparut quand il m’affirma que la mienne faisait le même effet. Quarante-cinq minutes plus tard, on parvint dans l’impasse située derrière la maison d’Assan. On allait accéder à sa propriété par l’arrière, en inspectant les lieux et en tâchant de savoir qui se trouvait où avant de passer au plan B, lequel supposait beaucoup de fumée et un coup de fil aux pompiers le moment venu. Pendant cette diversion, on pourrait porter secours à Cole et, avec un peu de chance, exécuter Assan et Aidyn dans la foulée. Mais pas avant qu’ils nous aient fourni tous les détails sur le rituel du lendemain. Ensuite, on leur ferait regretter de ne pas avoir attrapé leur propre virus. De bien grands mots pour une petite rousse un peu maigrichonne qui ne s’était jamais sentie aussi accablée de toute sa vie. Parce que, pour être honnête, je n’étais pas certaine qu’on puisse y arriver. Ouais, on pouvait se lancer dans un combat d’enfer. Mais on s’attaquait aux brutes épaisses les plus perverses de la planète. Des individus sans foi ni loi, pour qui la miséricorde ou le caractère sacré de la vie ne signifiaient rien. Et pire encore, c’étaient des gens qui disposaient de l’argent et des relations nécessaires pour mettre en œuvre à loisir toutes les atrocités concocter par leur esprit tordu. De plus, j’ignorais absolument comment vaincre leur Kyron. En l’affamant ? Et l’accablant d’une amnésie permanente ? Tu rigoles ou quoi ? Si on avait du bol, on pourrait du même coup arracher cette information à Aidyn ou à Assan. Dans le cas contraire, Cassandra, ses vieux grimoires et sa bibliothèque New Age représentaient notre ultime espoir. On gara la fourgonnette. Vayl récupéra notre sac et je verrouillai le véhicule à l’aide d’un bouton spécial sur le trousseau de clés de Bergman qui activait un système de sécurité. Je ne savais pas vraiment comment ça fonctionnait, mais je n’aurais pas été étonnée d’apprendre que le van explosait si quiconque s’aventurait à tripoter la poignée de la portière. L’impasse où l’on s’était garés était bien éclairée mais paisible. Chacune des six maisons qui l’entouraient aurait pu abriter un président. Malgré les lumières qui brillaient à plusieurs fenêtres, j’eus pourtant le sentiment qu’aucun occupant ne se trouvait chez lui. Ce qui ajoutait foi à ma théorie, selon laquelle les gens pouvant s’offrir une demeure aussi luxueuse n’avaient jamais le temps d’en profiter. On traversa le rideau d’arbres qui bordait la propriété d’Assan. Une palmeraie aménagée avec goût, qui me rappelait, en dépit des lumières dans mon dos, une île déserte. Mais c’était peut-être parce ce que je ne pouvais chasser l’impression d’avoir été abandonnée, après avoir visionné l’hologramme. Lorsqu’on atteignit les confins de la palmeraie et qu’on découvrit l’immense arrière-cour d’Assan, mon sentiment se mua en une sorte d’angoisse qui me soulevait le cœur. — Vayl, murmurai-je, il y a un truc qui déconne. Il acquiesça. — Nous allons attendre et observer ce qui se passe. Un quart d’heure plus tard, toujours aucun mouvement dans la maison ou à l’extérieur… et moi toujours aussi nerveuse. — Je m’attendais plus ou moins à des chiens, repris-je. — Ou à une patrouille de vigiles, renchérit Vayl. — Allons-y. Sans le moindre incident, on couvrit au pas de course la petite distance qui nous séparait de la porte de la cuisine. Je commençai à vérifier le système de sécurité, puis me rendis compte que la porte était entrouverte. — Vayl, prononçai-je d’une voix si faible que même l’émetteur de Bergman ne put la capter. Mais il se tourna vers moi tandis que je désignais l’embrasure en disant : — C’est un piège ? Il examina la porte et ce qu’il put entrevoir de la pièce vide et sombre par la fenêtre. — Ça se pourrait, chuchota-t-il. Il poussa la porte du coude et se faufila de l’autre côté. Je le talonnai, tout en faisant claquer mon bracelet de montre pour me déplacer le plus furtivement possible. Mon appréhension ne fit que s’accroître et je tentai de savoir ce qui la motivait. — Il y a vraiment un truc qui cloche, soufflai-je. Comme on passait en catimini devant la cuisinière a six brûleurs, un immense îlot central, un frigo à trois portes. — Quelqu’un est en grand danger… C’est dur à expliquer. Cette personne est… sur le fil du rasoir. — Oui, c’est aussi ce que je ressens. Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’on est attendus ? demanda Vayl. — J’en sais rien. On trouva l’escalier de service par lequel Cole avait échappe aux vigiles lors de la soirée de charité. D’un geste, Vayl m’indiqua qu’il allait jeter un œil dans les pièces situées dans le couloir le plus éloigné ; je m’occupai donc des trois plus proches, en me frayant un chemin par l’arrière, jusqu’à ce que j’atteigne les toilettes où Cole et moi nous étions rencontrés. Personne dans la première, mais l’odeur de Derek l’imprégnait toujours, un peu comme lorsqu’on vient de vider une poubelle. La deuxième avait servi de bureau et l’était peut-être encore. Mais les tiroirs du classeur à dossiers étaient ouverts et vides. De même que ceux du secrétaire. Tandis qu’on distinguait dans la poussière l’emplacement de l’ordinateur qu’on avait enlevé. — Ils ont tout débarrassé, dis-je à Vayl au moyen de mon micro-pastille sous le palais. Cette pièce devait contenir des documents compromettants. Même la déchiqueteuse est nickel maintenant. — De mon côté, je n’ai vu que deux chambres à coucher abandonnées, me confia Vayl. Cintres nus. Tiroirs vides. — Merde ! Ça ne nous laisse aucune pièce à conviction. Peut-être pas. J’ai entendu quelque chose dans la troisième pièce. — Je vous rejoins tout de suite. Je traversai le couloir où Vayl se trouvait, prêt à ouvrir la troisième porte dès lors qu’il serait certain qu’elle ne dissimulait pas toute une armée. — C’est de là que provient mon mauvais pressentiment, murmurai-je. Derrière cette porte… — Vous avez entendu ? s’enquit-il. Je hochai la tête en tentant d’identifier le bruit. Puis celui-ci reprit… On aurait dit la voix entrecoupée et rauque d’une personne qui souffre. Et puis… — Est-ce que c’est… ? — Des sanglots ? Oui, je pense. — Entrons là-dedans. En guise de réponse, Vayl tourna la poignée. Fermé à clé. — Pas de problème, chuchotai-je en retirant mon collier. Je glissai la dent de requin dans la serrure, attendis une seconde, puis la tournai. Dans un cliquetis étouffé, la porte céda avec ma clé miracle. Elle resta dans la serrure tandis que je dégainais Chagrin. Vayl avait laissé sa canne dans la camionnette, mais n’était pas désarmé pour autant. Alors qu’on se préparait à entrer dans la pièce, je sentis s’accroître tout son pouvoir surnaturel. — À trois, murmura-t-il. Il leva rapidement les doigts à tour de rôle… Un… Deux… Trois. Vayl rassembla toute son énergie et la porte s’ouvrit comme sous l’effet d’un coup de vent glacial. Quiconque se tenant à l’intérieur serait contraint d’avoir des stalactites sous les paupières. Je m’élançai dans la chambre, le dos courbé, en quête de cible. La seule que je vis saignait trop pour représenter la moindre menace. Je rengainai chagrin et me précipitai la où elle gisait par terre, dans cette chambre à coucher tellement raffinée que je ne pouvais y imaginer des actes de violence, hormis sur cette femme battue à mort, étendue sur le tapis persan. — Amanda ? Elle gémit et tenta d’ouvrir ses yeux tuméfiés. Seul le droit lui obéit, formant une simple fente. — Il a dit que vous alliez venir. — Assan ? Elle secoua la tête, tressaillit de douleur, et de nouvelles larmes coulèrent sur son visage brisé et meurtri. — Cole, dit-elle d’une voix cassée. J’avais peine à croire qu’elle puisse encore s’exprimer. — Donnez-moi votre téléphone, intervint Vayl. Je vais appeler une ambulance. Je le sortis de ma poche et le lui lançai. — Trop tard, lâcha Amanda dans un souffle. Je… vous devez m’écouter. Elle tendit la main et je la lui pris. Ce qui sembla la réconforter. — J’ai pensé que… puisque je ne pouvais pas vous faire entrer en douce… je pourrais dénicher des preuves pour vous. — Oh, Amanda… Cole ne vous a donc pas dit que votre mari était très dangereux ? — Si… (Elle humecta ses lèvres). J’ai tellement soif. — Je vais vous chercher de l’eau, dit Vayl, qui avait déjà passé son coup de fil. Il quitta la pièce. — C’est lui le vampire ? demanda-t-elle. — Oui. Mohammed… a cru qu’il était mort. — Comment savez-vous ça ? Elle prit deux ou trois inspirations, parut se ressaisir. — Je l’ai entendu parler au téléphone. Alors je lui ai demandé des comptes. — Je le regrette pour vous. — On s’est disputés, poursuivit-elle d’un ton lugubre. Il… a reconnu avoir tué mon frère. Il a dit que Michael était aussi un Fils du Paradis. Que c’était lui qui avait eu l’idée du voyage en Inde, afin de trouver certaines reliques dont ils avaient besoin pour invoquer… Mais ensuite, il a tenté de faire machine arrière. Je les imaginai tous deux en train de se battre à cause des projets délirants d’Assan, et Michael mourir ensuite dans d’atroces souffrances. Mais il s’attendait à quoi, franchement ? Ça me mettait en boule de voir que cette famille n’avait aucun instinct de conservation. Des années plus tôt, quelqu’un aurait dû leur coller une claque sur la tête en leur disant : « Réveillez-vous, espèces d’abrutis ! Sinon vous risquez d’en pâtir un jour ! » Mais tout en m’énervant, mon côté logique m’obligeait à me demander pourquoi ils s’étaient installés aux États-Unis alors qu’ils avaient déjà la Kyron à portée de main en Inde. Amanda continua : — Il m’a forcée à admettre que j’avais engagé Cole. Puis il a amené Cole ici et l’a obligé à regarder pendant qu’il… me battait. Un sanglot désespéré s’échappa de ses lèvres boursouflées. — Ce salopard va mourir pour ça Amanda. — Si vous le dites…, soupira-t-elle. Elle resta tranquille un si long moment que je crus qu’elle était évanouie. Ou carrément morte. Mais elle bougea. — Il a brûlé les dossiers. Il a pris le sac dans le coffre-fort. À l’exception de… Il a dit que c’était la clé, alors je l’ai piquée dans le sac, pendant qu’il était… sorti. La main que je ne tenais pas reposait sur sa poitrine. Elle la leva et la tendit vers le lit. Je soulevai le cache-sommier à froufrous, en luttant contre un regain de vieille appréhension enfantine pendant que je scrutais sous le lit. Même avec ma vision nocturne améliorée, je distinguai à peine la pyramide qui était posée là-dessous, dont la hauteur effleurait les ressorts du sommier. Je la sortis. Elle pesait un peu plus que je ne l’aurais cru. — C’est une clé censée ouvrir quoi ? me demandai-je tout haut. Vayl, qui venait de revenir dans la chambre, s’approcha et considéra l’objet : — D’autres recherches en perspective pour Cassandra ? — J’imagine. Si elle a le temps. Si on a le temps. Vayl aida Amanda à boire le verre d’eau qu’il lui avait apporté. Lorsqu’elle fut désaltérée, il posa sa tête sur un coussin que je pris sur le lit. Je ne l’avais jamais vu aussi attentionné. — Mohammed a emporté tout le reste avec lui. L’esprit d’Amanda vagabondait… ou l’abandonnait. Elle se répétait. Mais sa remarque suivante apportait un nouvel élément : — Il a dit que les choses contenues dans son sac… il les avait utilisées pour invoquer sa déesse et que… (Elle ferma son seul œil valide et de nouvelles larmes apparurent)… qu’elle avait mangé l’âme de mon frère. Je lui tapotai le bras affectueusement, ne sachant trop comment la consoler. Je me tournai alors vers Vayl : — On détient ici la preuve qu’il a invoqué la Tor-al-Degan en Inde. Alors pourquoi ne pas avoir décimé ce pays-là ? Pourquoi a-t-il besoin de recommencer ici ? — Peut-être a-t-il commis une erreur là-bas. Peut-être a-t-il agi au mauvais moment, suggéra Vayl. Je secouai la tête, contrariée par notre ignorance. — Cassandra trouvera sans doute quelque chose… On entendit le hurlement strident de l’ambulance et l’on convint en silence qu’il était temps de partir. — On doit s’en aller, Amanda. Les secours sont là. Mais elle ne m’entendit pas. Parfois, ça se passe comme ça ; il suffit que vous détourniez le regard, distrait par un événement, une conversation quelconque. Parfois les gens s’en vont simplement. Ces départs paisibles ne me plaisent pas. La mort devrait faire davantage de bruit. — Attendez, dis-je comme Vayl s’emparait de la pyramide. J’avais l’impression de lui manquer de respect en partant avant Amanda. Son âme s’éleva de son corps, violette et bleue, entrelacée de grands cristaux dorés. — Vous la voyez ? murmurai-je à Vayl. Il secoua la tête. — Je souhaiterais que vous puissiez la voir. Elle est si… Aucun mot ne pouvait la décrire. Sauf peut-être les « Oh ! » et les « Ah ! » qui nous échappent en présence d’un fabuleux spectacle pyrotechnique. L’instant d’après, elle disparut donc aussi soudainement qu’un feu d’artifice se volatilisant dans la nuit. Je récupérai mon collier-clé dans la serrure et on emprunta en sens inverse le chemin pris à l’aller, en nous mêlant aux arbres qui bordaient la propriété, au moment où l’équipe médicale pénétrait dans la chambre d’Amanda et allumait la pièce. — Faut qu’on trouve Cole. Une phrase inutile, je sais, mais je pouvais à peine contenir le sentiment d’urgence qui me taraudait. — Par où commencer, selon vous ? — En dehors de chez lui, je n’ai vu Assan qu’à un seul autre endroit… en train de bavarder avec Aidyn Strait au Zombie Club. — L’endroit en vaut bien un autre, ma foi. Je laissai Vayl prendre le volant. Je pense que ça le flattait. Pour moi, en toute honnêteté, rouler en camionnette sur l’autoroute, c’était à peine plus exaltant que de déguster un éléphant en Jell-O. Par ailleurs, j’avais des infos à mettre à jour. J’appelai d’abord Bergman. Après toute une série de bips et de sifflements, il répondit : — Ta ligne est sécurisée ? — Autant que les archives secrètes du Vatican. — Qu’as-tu découvert ? — Un médicament appelé Topamax dans le sang de Vayl. Ils ont essayé de le droguer avec une surdose de traitement antiépileptique qui soigne aussi la migraine. J’en informai Vayl, lequel lâcha une bordée d’injures qui aurait fait rougir Hugh Hefner1. — OK, merci. Comment s’en sort Cassandra ? — Jusqu’ici, elle n’a rien trouvé. — Hmm… tu veux bien l’aider dans ses recherches ? On a vraiment besoin de trouver un maximum d’infos sur ce monstre. Je décrivis la pyramide découverte chez Assan et j’attendis qu’il suive le mouvement, même s’il prenait le train en marche. Sauf qu’il avait peur des trains. Et préférait ouvrir la marche. Silence interminable à l’autre bout du fil, durant lequel je l’entendis presque grincer des dents. — Bergman, on peut lui faire confiance. Sa voix baissa d’un ton pour n’être plus qu’un chuchotement : — J’en sais trop rien… Elle a un air bizarre, surnaturel. — Parce que Vayl mène l’existence de monsieur Tout-le-monde ? Et moi, d’ailleurs, quand on y réfléchit ? — Elle est différente. — À quel niveau ? insistai-je. J’aurais souhaité plonger dans le téléphone et le secouer pour qu’il recouvre un peu de bon sens. — Si elle me touche, par exemple ? Ah, nous y voilà ! L’homme qui amassait ses petits secrets comme un trésor de pirates ne voulait pas avoir affaire à la femme susceptible de les deviner à tout moment. Je repris la parole : — Je te promets qu’elle ne te touchera pas. Et si ça t’inquiète vraiment, enfile une paire de gants. Tu n’as qu’à lui dire que t’as froid, et ensuite tâche de nous donner un coup de main, mon pote ! — OK, dit-il après un petit instant d’hésitation. Tu appelleras ? — Ou bien je frapperai à la porte. — Ça me va. On coupa la communication. Albert était le suivant sur ma liste. Il répondit à la première sonnerie. — P’pa ? — Jaz ? Ne quitte pas. Je l’entendis couper la télé qui beuglait en fond sonore. Puis d’autres déclics, jusqu’à ce qu’il transfère la ligne sur le téléphone sécurisé. — OK, je t’écoute, reprit-il. — Je sais que t’as pas eu beaucoup de temps, mais… — J’ai une piste. — Ah bon ? J’imagine que je dus lui paraître abasourdie, car il répliqua : — Dis donc, je suis peut-être un vieux Marine mal en point, mais j’ai encore des relations. — Et ? — Exact. Il a eu un nombre inhabituel de stagiaires. Il semble qu’ils tombent tous malades. — De quoi ? — D’anémie. — C’est très intéressant. Est-ce qu’un certain Mohammed Khad Abn-Assan est apparu comme étant en rapport avec le sénateur ? Ou peut-être Aidyn Strait ? — Attends deux secondes… le premier me dit quelque chose. Il se mit à marmonner dans sa barbe – donc, impossible de comprendre un traître mot – et je l’entendis farfouiller dans ses papiers. — Ah, voilà… J’ai demandé à mon contact qu’il recherche tout ce qui pouvait avoir l’air étrange et il a ajouté ce petit détail au reste. À savoir que Bozcowski a subi une opération de chirurgie esthétique, sous le scalpel d’Assan, juste avant de se présenter aux élections il y a cinq ans. — Merci. Continue à chercher, tu veux bien ? — Pas de problème. Ah, au fait… ta petite secrétaire ? Martha, c’est ça ? — Ouais ? Je gardai la voix neutre, mais mon cœur faisait des pirouettes. — Elle est clean. Alléluia ! — Meeeerci ! Hé, pendant que t’y es, tu pourrais regarder si Bozcowski s’est fait prescrire un médicament appelé Topamax ? Et chercher des liens avec l’achat de technologies pour l’Agence ? (Je décrivis la balise défectueuse, sans lui préciser à quel endroit je la portais. Inutile de lancer une dispute que je n’aurais pas le temps de terminer.) Faudrait aussi que tu regardes s’il a eu des contacts avec un marchand d’animaux exotiques ou un truc du genre. On a trouvé un serpent à sonnette mort dans la valise de Vayl et on aimerait savoir qui a pu le mettre. — Merde ! OK… Euh, Jaz ? — Ouais ? — Est-ce que tu t’alimentes comme il faut ? Tu manges assez de fruits et légumes, et tout le bazar ? Je te demande ça parce que Shelby m’a fait un laïus sur la nutrition. Tu serais étonnée des bienfaits que peut t’apporter une alimentation équilibrée. — T’inquiète pas, répondis-je, à la fois exaspérée que cet abruti découvre enfin qu’il ferait mieux de surveiller son alimentation, et touchée qu’il s’inquiète pour ma santé. Je mange bien, lui assurai-je. (Mon ami vampire aussi, mais on ne va pas entrer dans les détails. À ton âge autant éviter de flirter avec la crise cardiaque, Albert) Pourquoi ne pas appeler Evie ? Elle aurait besoin d’un bon sermon sur la nutrition. — Je vais peut-être lui passer un coup de fil. Je raccrochai. Vayl me lança un regard, les sourcils en point d’interrogation. — Quelle est la raison de votre sourire démoniaque s’enquit-il. — J’ai lancé Albert à l’assaut d’Evie. — Je pensais que vous adoriez votre sœur. — En effet. Elle se fera moins de souci quand elle aura de ses nouvelles, et c’est bon pour le bébé. Tout comme le fait de bien s’alimenter, ce dont il va sans doute lui parler. — Je vois. Est-ce l’unique raison de votre sourire ? — Martha est innocente. Ses lèvres s’ourlèrent, l’équivalent d’un large sourire chez Vayl. — Et je pense qu’on a trouvé notre sénateur, ajoutai-je. Chapitre 22 Le Zombie Club agitait ses pierres tombales bidon quand on passa devant au ralenti. Un nouveau videur surveillait l’entrée, où seuls les plus beaux et les plus blêmes des fêtards faisaient la queue pour avoir la chance de toucher à l’immortalité. À côté du videur, je découvris un chevalet avec un écriteau qui n’était pas là l’autre soir. Le message en couleur annonçait : « BIENVENUE À LA SOIRÉE JAZZ », sauf que les mots « BIENVENUE À JAZ » se détachaient en jaune fluo sur le fond noir de la pancarte. On y avait aussi tracé une flèche de la même teinte, pointée vers le haut. — Vous le lisez comme moi ? demandai-je en me penchant au-dessus de Vayl pour mieux voir. — En effet. — Vous pensez que Cole est là-dedans, entouré de gorilles qui attendent de m’abattre ? — C’est le scénario le plus plausible, je dirais. Malgré le chauffage allumé et ma veste fermée, je réprimai un frisson. Mais la peur n’avait pas voix au chapitre. Cole avait besoin de moi, en revanche. — Déposez-moi à l’angle, OK ? — Qu’allez-vous faire ? — Enfumer les innocents au rez-de-chaussée, puis je vous retrouve à l’étage. Je pense que c’est là-haut que ça se passe. Rappelez-vous qu’ils vous croient mort. Mettez ça à profit. — Comme je le fais toujours. Il s’arrêta le long du trottoir ; je descendis et lui fis signe de s’éloigner. Il se garerait dans la ruelle et s’introduirait à l’étage de la discothèque depuis là-bas. J’ouvris ma veste, remontai la file d’attente devant le club en me trémoussant façon bimbo jusqu’au nouveau videur, et lui décochai un sourire de spot de pub grâce auquel j’aurais pu vendre des Mon Chéri à un public de diabétiques. OK, Amanda, où que vous soyez… celui-ci est pour vous. — Vous savez ce que je flaire en vous ? demandai-je au videur. — Non. Il semblait malgré tout intéressé. — Le vampire de fraîche date. Je fourrai la main dans la poche spéciale, réservée à Chagrin, et il glissa dans ma main avec l’agilité d’un cobra prêt à fondre sur sa proie. Une pression sur le bouton magique et, deux secondes après, il ne resta plus qu’une bouffée de fumée s’élevant d’un minuscule tas de cendres à la place du videur. Les filles près de la porte hurlèrent et bousculèrent tout le monde pour se sauver dans la rue. D’autres les suivirent. Quelqu’un cria : « Elle a un flingue ! » Erreur bien compréhensible, compte tenu de l’éclairage merdique… ce qui donna lieu à une minidébâcle dont je profitai pour me faufiler dans le Zombie Club. La musique m’assomma comme un coup de marteau. Qui aurait dit que le jazz possédait un tel impact ? Mes grenades fumigènes fonctionnaient comme ces petits désodorisants qu’on branche sur une prise. Elle disposait d’un conduit programmer pour s’ouvrir dans les vingt secondes et d’un ventilateur destine à répandre la fumée dans un rayon de dix mètres. De la manière dont Bergman les avaient conçues, je pouvais en tenir deux sans problème dans chaque main et espérer produire suffisamment de fumée noire pour qu’on s’imagine au cœur d’un parc national en feu. Je les répartis de façon homogène au rez-de-chaussée, en évitant au passage l’habituelle meute de danseurs en quête d’immortalité. — Vayl, où êtes-vous ? — Je m’approche de l’issue de secours. — Je vais prendre l’escalier en colimaçon. Je me glissai devant des couples qui riaient et parlaient fort et s’imaginaient avoir déniché un coin tranquille au premier, alors que c’était aussi bondé qu’en dessous. Uniquement éclairée par des néons bleus et le panneau lumineux rouge et blanc indiquant « SORTIE » au-dessus d’une porte sombre sur le mur du fond, cette salle caverneuse évoquait un foutu tunnel. J’épongeai la sueur sur ma lèvre supérieure, en longeant la piste de danse et une série de tables recouvertes d’une nappe blanche. Chacune était décorée d’un vase avec une rose noire, de même que des bougies noires assorties se dressaient dans de luxueux candélabres en cristal. Hommes et femmes se penchaient les uns vers les autres, échangeant caresses et regards passionnés, tandis que je me demandais comment leurs cheveux ne prenaient pas feu. À ce propos… — Au feu ! Les grenades fumigènes se déclenchèrent l’une après l’autre, répandant des nuages de fumée noire qui montaient vers le plafond. Hurlements. Cohue. Bras s’agitant en tous sens et cavalcade dans l’escalier. Le genre de pagaille dont raffolaient les Fils du Paradis. Sauf que cette fois-ci, c’était pour me faciliter la tâche. J’avançai rapidement vers le panneau de sortie en lorgnant la porte qu’il éclairait. Impossible de dire ce qu’il y avait derrière, mais ce serait de toute façon une mauvaise surprise. Je regardai alentour, dans l’espoir de trouver un autre moyen de monter. Ce que j’aperçus suspendu au plafond me rappela le théâtre de la fac. Des spots orientés sous divers angles recouvraient toute la surface, à l’exception de la passerelle proprement dite. Celle-ci partait d’une cage de verre juchée à environ trois mètres au-dessus de l’endroit où je me tenais, puis traversait le plafond de manière à accéder à tous les projecteurs. Une échelle métallique noire, quasi invisible contre le mur sombre, permettait de monter là-haut. Je fis part de ma découverte à Vayl. — Je vais aller jeter un coup d’œil, dis-je. Peut-être que la cabine a une porte dérobée. — Bonne idée. Je me dirige en ce moment vers le deuxième. Il semble que les fenêtres soient murées, vous serez donc mes yeux. — OK. Je grimpai à l’échelle, qui longeait le mur du sol au plafond, en traversant la passerelle. À partir de là, quelques pas m’entraînèrent jusqu’à la porte du mirador de verre. Elle était ouverte. — Je suis dans la cabine, murmurai-je. Elle est vide J’adore les fumigènes. À ma gauche, un pupitre avec des boutons de contrôle clignotants s’étendait d’un angle à l’autre de la vitre. Deux fauteuils noirs à roulettes étaient placés devant. À part ça, la cabine contenait aussi une poubelle vide et un cendrier plein. Il y avait toutefois une autre porte. Je l’ouvrai doucement et m’attendis à un bruit, un déclic peut-être, qui annoncerait que le piège se refermait. Inutile de m’inquiéter. Le piège qu’Aidyn et Assan m’avaient préparé serait trop gros pour un simple déclic. Un gong, peut-être, mais pas un déclic. Mes sens m’annoncèrent que l’endroit n’était pas vide, mais bel et bien occupé par quelqu’un qui souffrait le martyre, et une fois de plus mes sens ne se trompaient pas. Je sortis du kit que j’avais préparé chez Bergman un miroir dentaire à long manche et le glissai dans l’embrasure de la porte. Je ne vis aucun vigile, pas un seul. Mais j’aperçus Cole. Il était assis au beau milieu d’une pièce qui me rappelait fortement le grenier de grand-mère May. Des cartons, de vieilles malles et des chaises abandonnées occupaient tout l’espace le long des murs. À en croire les traînées dans la poussière recouvrant le sol, on avait manifestement tout écarté et fait de la place pour le fauteuil. Et Cole. Parfaitement immobile, il regardait droit devant lui et respirait par la bouche, car il avait le nez cassé. La seule manière de contenir la rage que j’éprouvai en le voyant aussi amoché fut de me promettre que j’allais tabasser Assan comme une malade, avant de le supprimer définitivement de la surface de la Terre. Après avoir examiné la pièce une seconde fois, je décidai que Cole en était le seul occupant. — Jaz ? me souffla Vayl à l’oreille, la voix légèrement inquiète. — Je suis là. Cole aussi. Aucun signe de ses ravisseurs. — Ces planches qui recouvrent les fenêtres sont minces. Je peux les traverser dès que vous avez besoin de moi. — Mais vous feriez mieux de rester discret, non ? — Pour l’instant, certes. Nous n’aurons pas d’autre occasion. Alors prenez garde. — Ça fait six mois que je traîne avec vous, lui rappelai-je. OK, Prudence n’est peut-être pas mon deuxième prénom… mais l’idée suit son chemin. Je poussai la porte du pied en braquant Chagrin dans toutes les directions, lui et moi parés à l’attaque. Mais rien ne se produisit, hormis le fait que Cole tourna la tête et me vit. Il avait l’air d’un étudiant tombé du balcon après une fête de remise des diplômes bien arrosée. Des hématomes noirs et bleus recouvraient la totalité de son visage, à l’exception du nez maculé de son sang séché. Ses vêtements déchirés laissaient entrevoir des estafilades aux croûtes rougeâtres. Ses mains, qui gisaient inertes sur ses genoux, étaient tuméfiées, ses phalanges écorchées et entaillées. Il aurait pu se lever à tout moment ; rien ne le retenait à la chaise, ou même dans cette pièce, mais il ne bougeait pas et me dévisageait comme à regret, sans dire un mot. — Cole ? dis-je en m’approchant. — S-s-s-top…, lâcha-t-il aussitôt d’une voix pâteuse en raison de sa lèvre boursouflée et des deux ou trois dents qu’il avait dû perdre en se faisant rouer de coup : — Il faut qu’on file en vitesse, insistai-je. — Impossible. — Pourquoi ? Il détourna les yeux et je suivis son regard pour découvrir une télé éteinte, posée sur un tabouret de bar rond en bois. L’appareil s’alluma et je me retrouvai quelques secondes plus tard face à Mohammed Khad Abn-Assan en train de me dévisager. — Assan, déclarai-je, surtout pour en faire profiter Vayl, qu’est-ce que vous fabriquez à la télé ? Vous ne savez donc pas que les voyous de votre espèce sont bannis par la Commission fédérale des communications ? — Bonsoir, Lucille. Ou devrais-je dire Jasmine ? Nous apprécions la promptitude avec laquelle vous êtes venue. Ce qui nous laisse un peu de temps pour préparer… — Quoi ? Il s’esclaffa, dévoilant deux ou trois plombages en or lorsqu’il se tourna hors champ pour partager son hilarité avec ses camarades. — La fin du monde, voyons ! La peur qui m’envahit m’incita à lui rétorquer : — Vous pourriez vous faire tuer, vous savez, pour avoir balancé ce genre de clichés qui ne veulent rien dire, en fait. Cependant, je crois que je vais vous liquider pour d’autres crimes. En commençant par l’assassinat de votre femme. Cole émit une sorte de plainte désespérée qui exigeait. Cole émit une sorte de plainte désespérée qui exigeait du réconfort. Mais je ne pouvais le lui prodiguer. Pas maintenant, alors que j’étais en pleine conversation avec Assan. Celui-ci éclata de rire de nouveau, son manque total de remords me donna franchement des envies de meurtre. — Vous êtes une perle rare. Quelle chance pour nous deux que mon maître ait trouvé le parfait écrin pour vous. — Bozcowski n’est pas un maître, mais l’esclave de ses propres fantasmes psychotiques. Allons, sénateur, voyons voir si votre ego peut accuser le coup, même si on sait tous les deux qui dirige réellement les opérations. Ma remarque eut l’effet d’un cube d’emmental sur une souricière. J’avais à peine fini de parler que le rat lui-même bondissait devant la caméra, tout rougeaud et pétri d’arrogance. Je m’attendais à le voir exploser, mais il eut tôt fait de se reprendre. Il passa ses doigts boudinés dans ses cheveux gris-blond et rajusta son blazer bleu marine. Ah, la magie du petit écran ! — Vous êtes une femme plutôt directe, n’est-ce pas ? commença-t-il. Dans ce cas, je vais aller droit au but avec vous. Dans les minutes qui vont suivre, vos actes vont déterminer si oui ou non votre jeune ami va mourir. Nous avons fixé, voyez-vous, un petit engin fort intelligent sous sa chaise. S’il se lève de tout son poids, celui-ci explosera, vous détruisant tous les deux, ainsi que la discothèque et la majeure partie du bloc d’immeubles. Songez à la disparition de toutes ces vies innocentes. — Poursuivez… — De l’endroit où nous sommes, nous pouvons, désamorcer la bombe, mais seulement pendant dix secondes qu’il vous faudra pour prendre sa place. Salopard ! — Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je vérifie ce que vous venez de me dire, n’est-ce pas ? Il me gratifia d’un sourire radieux, comme si je venais de lui faire gagner un pari. Ses bajoues frémissaient de plaisir et me rappelaient le bouledogue d’une ancienne BD. Est-ce qu’il viendrait se pavaner dans la pièce si je l’appelais ? Viens voir maman, Médor ! Je camouflai mon sourire narquois tandis qu’il répondait : — Bien sûr que non. Faites donc. Je m’agenouillai dans la poussière du grenier du Zombie Club et j’inspectai le dessous de la chaise. Ouais, pas de doute, c’était bien une bombe. J’avais déjà vu ce type d’engins dans des manuels de déminage, sous la rubrique Sauve qui peu ! Même si j’étais certaine que Bozcowski exagérait sa puissance – à mon avis, sa quantité d’explosifs détruirait tout au plus le dernier étage de l’immeuble –, la bombe tuerait Cole et tous les gens qu’ils avaient réussi à faire remonter au premier. Bref, scénario inacceptable. J’avais donc l’impression de marcher sur des sables mouvants, sachant que toute tentative d’évasion nous ferait dégringoler plus bas et mourir plus vite. Je me relevai tandis que mon cerveau m’ordonnait de prendre mes jambes à mon cou, avec Run Like Hell des Pink Floyd en fond sonore. J’entendis une sorte de rugissement dans mes oreilles, et ça n’avait rien à voir avec mon sonotone reconfiguré. Le voile noir suivit, enveloppant peu à peu mon champ de vision, tandis que ma peau me démangeait et que mes yeux se mettaient à pleurer. D’instinct, je me raidis et résistai. J’avais tellement l’impression de perdre le contrôle, d’être engloutie par une autre personnalité, plus puissante que la mienne. Je regardai Cole et mon cœur se mit à psalmodier. Fais-le sortir de là. Mets-le à l’abri. Peu importe le prix à payer. Peu importe le prix… Peu importe… Je laissai ma tête s’affaisser en avant et fermai les paupières. Comme je n’étais plus distraite par la vision, je sentis les ténèbres dominer ma psyché tel un ciel tourmenté par un gigantesque orage. Je luttai contre l’envie de fuir. Je n’invitai pas le phénomène à pénétrer en moi, mais j’écoutai seulement. Dès lors le rugissement n’évoqua plus l’ouragan Barney terrassant la Floride, mais simplement… une voix. « Laisse-toi aller », me disait-elle, mais les mots signifiaient davantage, m’indiquaient exactement la marche à suivre. Je reconnus cette voix. Elle appartenait à cet homme nimbé d’or qui m’avait ramenée à la vie. Au combat. Je relevai la tête et ouvris les yeux, découvrant Bozcowski dont le regard était si cupide qu’il me rappela aussitôt le bandit qui avait hanté bon nombre de mes cauchemars de jeunesse, le voleur d’enfants de Chitty Chitty Bang Bang. — Pourquoi moi ? demandai-je. — L’expérience nous a enseigné qu’il nous fallait un sacrifice volontaire. En prenant la place de Cole, vous vous dévouez. Ce qui élimine du même coup tout l’inconfort que vous avez provoqué. Autant dire que j’étais considérer comme une vieille rognure d’ongle. Mais une telle dépréciation renfermait un certain pouvoir. Je m’adressai à Assan : — C’est pour ça que vous n’avez pas pu vous servir du frère d’Amanda en Inde, hein ? Il ne voulait pas faire don de sa personne. Faut savoir lire les clauses du contrat en petits caractères, pauvre andouille. Assan faillit loucher de rage devant mon manque de respect, mais quelque chose détourna son regard et il s’écarta. Aidyn Strait le rejoignit, lui et Bozcowski, et se plaça devant la caméra. Je luttai pour garder mon calme, réprimer la fureur qui grandissait en moi. — Rien de tel qu’une expérience ratée, me fit observer Aidyn. Je travaillais sur un projet totalement différent quand j’ai découvert par hasard la peste rouge. Et je n’aurais jamais pu la développer jusqu’à son potentiel maximal, sans procéder à une série de tests. La peste rouge ? Un nom si banal pour tant d’horreurs en perspective. Persuadée qu’on n’aurait pas d’autre occasion de retourner la situation en notre faveur, je continuai à jouer le jeu, à aller à la pêche aux infos, guettant le moindre faux pas qui trahirait leur faiblesse. — C’est ce que je pige pas, repris-je. Pourquoi ne pas l’avoir laissée se répandre comme la grippe ? Pourquoi ce système foireux de contamination des vampires par les humains ? Aidyn n’attendait que ça pour vanter les mérites de son bébé. Il s’exprima avec passion, comme en présence d’une journaliste scientifique du New York Times. — Quand j’ai commencé cette expérience, j’avais prévu une transmission sexuelle. Vous autres humains étiez tellement branchés amour libre et partenaires multiples que, d’après mes calculs, 65 % d’entre vous allaient mourir dans les six semaines. Mais le virus a muté en une forme non mortelle de pneumonie quand les humains se sont contaminés entre eux. — Ça a dû vous contrarier, remarquai-je. Mais mon ironie lui échappa et il acquiesça d’un air lugubre avant de poursuivre : — Une fois de plus, j’ai découvert tout à fait par hasard que lorsque les vampires prenaient le sang d’un porteur humain, la peste rouge devenait mortelle à 90 %. Toutefois elle perdait ses spécificités contagieuses. Je l’interrompis : — Elle ne peut donc pas se répandre ? — Pas par l’entremise d’un porteur vampire. Je ne saurais vous dire combien tout le processus m’a agacé. Waouh ! Personne n’y avait vu l’intervention d’une main divine venant coller une baffe à Aidyn, chaque fois qu’il faisait un pas en avant ? Il avait échoué une première fois, en croyant que les humains allaient répandre cette maladie soi-disant abominable. Et lorsque les vampires avaient pris la relève, selon son idée de génie, ils avaient refusé de partager… comme des mômes de deux ans cramponnés à leurs jouets. « Naaan, c’est à moi ! » Aidyn continua : — Cependant, quelqu’un parmi nous connaissait l’histoire d’un empereur visionnaire du nom de Tequet Dirani, qui avait presque réussi à diriger ce bas monde pour la répandre dans le monde entier et d’autres univers avec l’aide de la Tor-al-Degan. Elle va devenir notre système de livraison si je puis dire. En puisant la peste rouge de la vampire contaminée pour la répandre dans le monde entier. — Donc d’après ce que vous me dite je n’ai plus qu’à envoyer une carte de félicitations au Rapace : « Paf ! » Si on s’était tenus devant un jury impartial la seule expression de leur visage m’aurait valu un verdict de culpabilité. Mais ils se ressaisirent vite, les salauds, et se gardèrent de faire d’autres révélations qui les incriminaient. C’était pourtant le moment idéal pour que le Rapace bondisse en exultant devant la caméra. Mais il n’apparut pas. Svetlana ne mentait sans doute pas en affirmant qu’il avait, pour ainsi dire, pris son envol. Est-ce qu’il souhaitait se garder un alibi, lorsque la peste rouge se répandrait ? Non, monsieur l’agent, ça ne pouvait pas être moi. Je faisais une partie de racquetball, hier soir. Naaan. À l’évidence, il concoctait une autre attaque d’envergure, qu’il déploierait une fois sa stratégie parfaitement au point. Les salopards de son espèce ne restaient jamais trop longtemps au même endroit. Ça ne servait pas leurs intérêts. Pendant tout ce temps, Aidyn m’observait en silence. Il reprit la parole : — Votre visage m’est familier. Je vous connais ? Sa question me bouleversa. Est-ce qu’il me connaissait ? J’eus l’impression de vivre un interminable moment de néant total, comme le choc qui nous atteint juste avant une explosion nucléaire. Dans cette vacuité intégrale, j’éprouvai d’instinct l’envie de m’accrocher à quelque chose de solide. Mes émotions étaient si altérées que j’avais peine à me croire capable de pensées cohérentes. Oh… mon… Dieu ! Je me transformai alors en explosif, une petite boîte toute lisse et argentée renfermant un champignon atomique porteur de la mort. Il avait tué Matt. Il m’avait tuée, moi ! Et j’étais censée tailler une bavette avec lui, comme si on s’était croisés des années plus tôt à un congrès et qu’on renouait connaissance ? — Jasmine ! s’écria la voix de Vayl dans mon oreille, inquiète, peut-être même un soupçon paniquée. Je perçois vos sentiments là où je suis. Quelque chose vous déchire intérieurement. Avez-vous besoin de ma présence ? Et comment, putain ! Rapplique et fous le bordel dans cette pièce ! Empale l’image d’Aidyn sur ce portemanteau, là, dans le coin ! Viens au secours de Cole ! À mon secours ! Je pris une profonde inspiration. Et puis une autre. Fallait que je garde le contrôle. Là. Tout de suite. Je me mis à trembler. Je sentis des trépidations dans tout mon corps, qui m’obligèrent à contracter les épaules et à serrer les poings. Mes dents ne claquaient pas, mais c’était limite… comme si je marchais depuis des heures sans même une veste sur le dos, alors qu’il faisait à peine 4°C. Je fermai les yeux. L’heure du massacre sonnera, Jaz. Tu peux attendre encore. La Voix te l’a dit. — Jasmine, je vais entrer, prévint Vayl. — Non. — Non ? répéta Aidyn. — Non, vous ne me connaissez pas, répondis-je en regrettant que ma voix tremble autant. J’essayai d’en revenir aux faits. Aux détails qu’on souhaiterait connaître à la CIA, quand on allait suivre ceux qu’on n’aurait pas liquidés sur-le-champ. Vayl et moi. — Ce qui m’échappe c’est… Pourquoi vous voulez nous tuer, en premier lieu ? Si je m’en tiens à votre vision de la situation, la majorité de votre réserve de sang son descendue si bas dans la chaîne alimentaire que même les asticots n’en profiteront pas. Je n’avais pas achevé ma phrase qu’Aidyn secouait déjà la tête. — Non, pas du tout. Nous procédons simplement à une sélection, en éliminant les faibles afin de purifier notre descendance. Lorsqu’ils auront disparu, nous introduirons l’antidote. J’aurais voulu effacer l’arrogance de son expression à l’aide d’un lance-flammes. — Les survivants nous en seront donc, bien sûr, extrêmement reconnaissants. En fait, ils se sentiront redevables envers nous de les avoir sauvés du fléau même que nous avons déclenché. — Je suppose que c’est à ce moment-là que vous entrez en piste, sénateur ? Celui-ci me décocha alors son sourire classique, façon CNN. Si attentionné, si sincère. Connard ! — Un pays assiégé a besoin d’un leader fort. Populaire. Quelqu’un qui sait expliquer aux citoyens l’ordre nouveau, de telle sorte qu’ils se demanderont pourquoi eux-mêmes n’y avaient pas songé. Son discours était si lisse que je l’aurais juré écrit par un scénariste. Du nom d’Edward Samos, dit le Rapace. — Et vous voulez parler de… ? — La servitude volontaire, ma chère Jasmine. Le sang garant de la sécurité, de la santé. Le prix n’est pas si élevé. Je le leur montrerai. Comprenez-moi bien. Malgré ce que j’ai affirmé au tout début de cette histoire, je vote à chaque élection. J’imagine que c’est mon devoir d’Américaine. En plus, je n’allais pas me mettre à critiquer l’orientation prise par le pays si je n’y participais pas moi-même pour commencer. Mais tandis que je me tenais là debout à côté de mon ami blessé, je savais que seul un politicien pouvait affronter une caméra avec un sourire affable, tout en décrivant comment il avait aidé à mettre en œuvre la dévastation de son propre pays. J’eus du mal à refréner le hurlement que je sentais monter dans ma poitrine pour me mettre à parler posément. J’y parvins malgré tout. — Vous vous faites donc élire président et vos amis terroristes assistent à l’asservissement de l’Amérique. Bozcowski hocha la tête avec amabilité tandis qu’Assan souriait à belles dents. — Nous danserons dans la rue, ajouta ce dernier. On l’imaginait sans peine. Ils avaient fait la même chose après la chute des Tours jumelles, et j’avais eu envie de tuer chacun de ces salopards, à l’époque. J’allais bientôt en avoir l’occasion. Mais d’abord… — Entendu, soupirai-je. Appuyez sur l’interrupteur. Je change de place avec Cole. — Vous rigolez ! s’écria Cole. Tandis qu’au même moment Vayl hurlait dans mon oreille : — Il n’en est pas question ! Je pris Cole par les mains, mais je m’adressai aussi à Vayl en lui disant : — Vous devez me faire confiance maintenant. Croyez-moi. Je sais ce que je fais. Alors que Cole tentait de secouer la tête en évitant de s’évanouir, Vayl vociférait dans mon oreille : — Jasmine ! Je vous l’interdis ! — Attention ! brailla Assan. Je coupe ! J’empoignai les mains de Cole le plus fort possible et l’arrachai à la chaise, avant de prendre sa place. Il vacilla en arrière jusqu’à ce qu’il se cogne sur une pile de cartons. Je crus qu’il allait dégringoler ensuite, mais il recouvra l’équilibre. — C’est le moment de filer, dis-je aux deux hommes avant que l’un ou l’autre puisse la ramener. Je vous reverrai. Bientôt. — Je reviendrai vous chercher, promit Cole. Son visage tuméfié prenait une expression féroce qui lui donnait des allures de prophète biblique. Un look d’enfer ! — J’y compte bien. Je vérifiai Chagrin, pour m’assurer que la sécurité était enclenchée, et je le lui lançai en ajoutant : — Tirez sur tous ceux qui se mettent en travers de votre chemin. Maintenant, partez. Cole m’adressa un dernier signe de tête, puis quitta la pièce en titubant. Je n’eus pas le temps de m’inquiéter de savoir s’il arriverait oui ou non en bas de l’échelle et encore moins de l’escalier. Les trois amigos étaient toujours à l’écran et j’avais vraiment besoin de m’en débarrasser. — Voudriez-vous avoir un aperçu des activités de demain ? s’enquit Assan. Nous avons prévu une soirée tellement fabuleuse. Génial ! La Nuit des morts-vivants version La Croisière s’amuse ! — Pourquoi ne pas me surprendre ? suggérai-je. Si vous me donnez trop de détails, je risque de ne pas avoir envie d’y aller. — Mais… vous seriez soufflée ! — Exact. Aidyn et lui échangèrent quelques mots avec le sénateur. — Très bien, dans ce cas. Nous allons vous laisser tranquille. L’image vacilla, puis l’écran s’éteignit. Ils avaient disparu, mais j’étais sûre qu’on me tenait à l’œil à la régie de Monster-TV. Je fermai les paupières et baissai la tête. Avec un peu de chance, celui qui me surveillait me croirait en train de prier. En un sens, c’était ce que je faisais. Comme lorsque j’étais sortie de mon enveloppe charnelle pour retrouver David. Je focalisai toutes mes pensées sur mon vœu le plus cher. Sauf que cette fois-ci, j’avais les mots pour l’exprimer, ceux qu’une certaine Voix me transmettait à présent par le truchement de formidables battements qui semblaient résonner sur le tambour le plus immense du monde. Ma voix n’était qu’un murmure paisible, parfaitement adaptée au désordre poussiéreux qui m’entourait. À mesure que les paroles s’échappaient de mes lèvres, je me sentis perdre pied et tout contact avec la réalité, comme si l’instant qui précédait l’endormissement avait été magnifié une centaine de fois. Tout mon corps fut parcouru de picotements, et j’eus la sensation que je risquais désormais de transmettre une décharge électrique à toute personne que j’effleurerais. J’ouvris les yeux et me sentis décoller. Ça m’effraya à vrai dire. Je crus que je me mettais réellement debout et j’étais sûre de ne pas vouloir finir dans un grand Boum ! Une partie de moi, la bombe humaine que la gravité maintenait sur la chaise, resta à sa place. Mais une autre partie continua à s’élever au plafond, qu’elle traversa jusqu’aux combles, et même au-delà. Je commençai à me demander si quelque chose m’empêcherait de m’éloigner en flottant comme une montgolfière sans sa soupape de sûreté. J’essayai de diriger mes mouvements, mais en vain. Je montai et montai encore vers le ciel… tel un esprit n’ayant plus d’emprise sur le monde. FAUX ! gronda la Voix toujours plus proche du tonnerre que de la communication paisible. REGARDE ! — Ben, je regarde ! La petite réponse hargneuse était sur le bout de ce qui me servait désormais de langue. Mais je mentais. Toute mon attention se concentrait jusque-là sur moi-même. À présent je regardai vers l’extérieur. Sept cordes d’or jaillirent de divers endroits de la Terre et s’élevèrent peu à peu vers moi. Je fis un effort de concentration et découvris que je pouvais deviner le possesseur de chacune d’elles par sa seule vibration. Il s’agissait plutôt d’une mélopée, à vrai dire. J’identifiai aussitôt Albert et Evie. Dave, dont la corde s’apparentait à une masse jaune confuse la première fois que j’étais sortie de mon corps, était également présent. Vayl possédait sa propre mélodie, ainsi que Bergman et Cassandra. Je me focalisai cependant sur Cole. Je saisis cette corde musicale avec ce qui me servait de mains et la dévalait en trombe, ravie de la vitesse, en me demandant si la course en skeleton procurait les mêmes sensations. Je m’arrêtai juste avant de percuter Cole, ou plutôt de le traverser. Adossé mollement à un panneau de signalisation, il tentait de héler un taxi. Mais aucun ne voulait prendre un type qui avait l’air de s’être fait agresser et qui, par conséquent, n’avait pas de quoi payer la course. — Cole, chuchotai-je d’une voix suave à son oreille. Détendez-vous. Vayl ne va pas tarder. Il se redressa et fit volte-face, son visage exprimant la joie et le soulagement. Avant de passer rapidement à la confusion teintée de déception. Elle n’est pas là, imbécile, se reprocha-t-il. Elle est assise sur une bombe. À ta place ! OK, je suis invisible. Comment ça se fait ? Dave m’a vue pourtant. Je lâchai la corde de Cole et m’emparai de celle de Vayl. Laquelle m’entraîna aussitôt dans la camionnette, qu’il tentait de faire démarrer, mais sans succès. Je m’installai sur le siège passager tandis qu’il tournait la clé de contact et pompait sur l’accélérateur. Par-dessus le bruit du moteur qui toussait, je l’entendis marmonner : — Saloperie… Saloperie… Saloperie de bagnole ! Il frappa le volant des deux mains en le faisant vibrer. — Bon sang, Vayl, vous allez vous calmer ? À ce tarif-la, Cole va paniquer et traverser devant un bus pendant que vous hésitez encore entre noyer le moteur et bousiller la colonne de direction. Il me regarda bouche bée, me décocha son sourire funeste et voulu saisir mon bras. J’imagine qu’il espérait m’étreindre, mais ses doigts me traversèrent. Son expression consternée aurait été comique en d’autres circonstances. — Humm ! J’imagine que j’aurais du vous prévenir que je n’étais pas vraiment en chair et en os. Mais je ne savais pas trop si vous me verriez. Il secoua lentement la tête. — Incroyable… — Vous avez l’air impressionné, mais vous faites la grimace, celle à laquelle j’ai droit quand j’ai commis une bêtise impardonnable. Il fit un geste signifiant « T’as tout compris ». — Comment avez-vous prévu de réintégrer votre corps… enfin… s’il n’explose pas en mille morceaux entre-temps ? — Je me suis dit que j’essaierais de sauter dedans. — Vous perdez la raison ? Maintenant que Vayl disposait d’une cible vivante – enfin, plus ou moins – sur laquelle décharger sa colère, il n’eut aucun problème pour démarrer le van. Et maintenant qu’il m’avait posé la seule question que j’appréhendais, je me dis que j’étais trop furieuse pour m’en soucier. — Vous savez quoi ? Je dois être vraiment tarée, en effet ! Je suis allée me jeter à pieds joints dans un piège tellement flagrant que même un mammouth laineux l’aurait évité. Parce que c’est mon boulot. Oui, c’est vraiment fou de laisser la partie la plus charnue de mon anatomie reposer sur une bombe. Mais si je m’en tiens au descriptif de mon job, je suis supposée sauver des innocents, pas les mettre en danger. Oui, c’est insensé de rester là à attendre qu’un monstre pourvoyeur de fléaux vienne me dévorer l’âme. On aurait pu croire que je me limiterais à une seule mort. Mais apparemment, ça ne me suffit pas ! Alors, on va simplement dire que je suis folle et on va se bouger, OK ? Vayl agita la tête par saccades, sa version de l’acquiescement, et répliqua : — Bon, où est Cole ? — Deux rues à l’ouest, la dernière fois que je l’ai vu. — Vous… l’avez vu. Vous êtes allée vers lui en Premier ? — Il a le nez cassé, rétorquai-je, sur la défensive. Et vous savez quoi ? J’ai pas besoin de me justifier. Je suis peut-être deux cents ans plus jeune que vous, mais toujours une adulte ! Si je veux témoigner ma sollicitude à un ami, je ne vois pas ce qui m’en empêcherait ! Je faillis taper du pied pour appuyer ma démonstration, mais ça faisait un peu trop lycéenne boutonneuse. Vayl s’engagea dans la rue tout en se remettant à marmonner. Je ne compris pas tout, mais crus l’entendre dire : — Il n’y aura pas que cela de cassé. Merde alors ! S’il existait une manière quelconque de foutre en l’air une relation, je la trouvais ! J’imaginai Cupidon, ivre et déprimé, assis dans un petit bar minable et s’adressant d’un ton plaintif au barman : — Cette Jasmine Parks, elle commence à me gonfler sérieux ! Z’avez vu ce qu’elle vient de faire ? Elle envoie balader son mec immortel pour aller soigner les bobos d’un petit détective qui papillonne. Pourquoi ? Parce que c’est la plus dégonflée de la planète ! Je suis prêt à troquer mon arc contre un bazooka ! — Vayl ? — Quoi ! — Je…je suis désolée, je ne voulais pas vous blesser. Il refusa de me regarder et se borna à fixer le pare-brise avec une telle férocité que je crus que le verre allait se fissurer. — Comme toujours. Chapitre 23 Pendant ce temps-là, au ranch de la famille Ewing, songeai-je en flottant dans la maison de Bergman alors que je laissai Vayl et Cole passer l’épreuve du heurtoir magique. À en croire l’ambiance, on n’aurait pas dû laisser notre cow-boy et notre cow-girl seuls aussi longtemps. Entre Bergman qui se hérissait pour un rien et Cassandra qui émettait de mauvaises vibrations, je sentais qu’une bagarre était à deux doigts d’éclater, comme au bon vieux temps du Far West. Même si aucune goutte de whisky n’avait jamais entaché le bar de ce salon bourgeois, Cassandra semblait mourir d’envie d’y traîner Bergman sur toute la longueur, dispersant tubes à essai, produits chimiques et poches de sang contaminé dans la foulée. Je me déplaçai vers elle, dans l’espoir d’entendre ce qu’elle marmonnait : — Espèce de connard ! Minable, névrosé, narcissique, grenouille de bénitier et névrosé ! Elle lança un regard oblique à Bergman en s’installant à la table de la salle à manger, sans se rendre compte qu’elle l’avait traité deux fois de névrosé, et que je l’approuvais à 98 %. En revanche, je n’avais jamais remarqué le côté bigot de Bergman, mais j’étais prête à botter son cul bénit si cela se révélait nécessaire, une fois que j’aurais récupéré mes jambes. Je compris alors que ça n’avait rien à voir avec leur différence de couleur de peau. — Il s’imagine que la magie est juste bonne pour les superstitieux, les putes et les lesbiennes, c’est ça ? ronchonna-t-elle. Tiens ! J’aimerais bien lui… (Elle ne termina pas sa phrase. Elle plissait les yeux en imaginant une forme de représailles qui semblait la satisfaire. Puis elle se tourna vers le ciel et grommela :) C’est quoi ton problème ? On pourrait croire qu’un millier d’années d’expiation devrait suffire à une seule femme. Nooon, tu parles ! Faut encore que tu me martyrises en me balançant des snobinards et des cinglés dans les pattes ! Un millier d’années ? Tout à coup, j’eus l’impression d’avoir passé ma vie à fumer des pétards. Hé, mec ! Elle est vachement vieille ! Waouh ! Trop cool !… furent les seuls mots qui me vinrent à l’esprit. Puis elle m’aperçut, grimaça comme si elle venait de mordre dans une pomme acide et s’adossa si violemment à sa chaise qu’elle bascula en arrière. Tandis qu’elle tentait de recouvrer l’équilibre, j’essayai de percer ce dernier mystère – David, Vayl et Cassandra pouvaient me voir. Cole, non. — Hé, Bergman ! criai-je assez fort, car en dépit de son énervement il se concentrait sur ses expériences en cours. Aucune réaction. — Jas… mine ? s’étrangla Cassandra. Bergman leva le nez, le visage tellement crispé par l’agacement qu’il paraissait plus vieux de dix ans. — Qu’est-ce que vous avez dit ? répliqua-t-il sèchement. Sa chaise de nouveau sur quatre pieds, Cassandra se tourna vers lui, son froncement de sourcils rivalisant avec celui de Bergman : — Vous ne la voyez donc pas ? — Je la verrais si elle était la, lâcha-t-il d’un ton suggérant que Cassandra perdait les pédales. — Un de ces quatre, quelqu’un va vous venir vous arracher votre petite tête étriquée, lui dit-elle. Il avait déjà une réplique toute prête et tous deux se chamaillèrent pendant deux ou trois minutes comme des gamins de dix ans. Mais leur dispute ne m’empêcha pas de constater que Bergman ne me voyait pas non plus. Bergman et Cole étaient en vie, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Enfin, Cole… tout juste… mais puisqu’il était revenu à lui au prix d’efforts humains, et non grâce à un bellâtre nimbé d’or aux cheveux en brosse, je le classais dans la même catégorie que Miles Bergman. Vayl, Cassandra et moi… c’était une autre histoire. À laquelle s’ajoutait évidemment David. Un peu dur à avaler, tout ça. Cassandra m’arracha à mes méditations. Bergman et elle avaient cessé de se balancer des piques et elle marmonnait de plus belle dans son coin : — Il ne me croit pas capable de lutter contre ce monstre avec la magie, hein ? Eh ben, je vais lui montrer, moi ! Et, telle la cliente qui s’impatiente chez l’esthéticienne, elle se mit à feuilleter rageusement les pages d’un ouvrage. — Vous avez trouvé quelque chose ? hasardai-je. Elle me regarda en roulant des yeux : — Rien de probant sur la Tor-al-Degan en dehors de ce que je sais déjà. C’est tellement agaçant ! Et puis ce nom, franchement, ça ressemble à quoi ? Je suis même allée faire une recherche sur Google. Vous savez ce que ça a donné ? Rien ! Elle tourna encore quelques pages, changea de bouquin et poursuivit ses recherches. — Au risque de jouer les Sherlock Holmes, déclara Vayl en entrant dans la pièce, Jaz et moi avons découvert un indice pour le moins fascinant. Cole, qui lui emboîtait le pas, se laissa tomber sur le canapé. Cassandra le dévisagea bouche bée, regarda Vayl, puis revint sur moi. — Comment pouvez-vous parler d’indices quand il y a un homme blessé à vos pieds ? Vayl évalua l’état de Cole d’un coup d’œil, puis reprit : — Il survivra. À présent, dites-moi ce que vous pensez de ça. Il sortit la pyramide de sa veste et la brandit de telle sorte que tout le monde puisse la voir. Bergman la contempla avec dureté, puis détourna les yeux. Compte tenu de ses précédents commentaires et des récriminations de Cassandra, je compris qu’il devait considérer l’objet comme magique et donc ne pas s’y intéresser. Il préféra s’emparer de la trousse de premier secours rangée sous l’évier et alla s’asseoir près de Cole ; il passa les dix minutes suivantes à nettoyer ses blessures, à le soigner et à le panser, tout en lui conseillant d’aller sans tarder à l’hôpital avant que son nez guérisse dans cet état. Cassandra réagit totalement à l’inverse. Elle posa les mains à plat sur les pages ouvertes de son livre, ses pouces et index encadrant l’image d’un cyclope ailé et cornu dont les crocs éviscéraient une malheureuse victime. Cependant, son attention ne se portait pas sur l’illustration mais sur la clé qu’Amanda nous avait remise. Posée dans la paume de Vayl, elle faisait penser à un jouet d’enfant qu’on aurait roulé dans la boue. — Je crois que je m’y suis prise de travers, dit Cassandra. Depuis le début, je me focalise sur la Tor-al-Degan, alors que j’aurais dû chercher la clé. Même si jusqu’à maintenant j’ignorais à quoi elle ressemblait. Elle décocha un regard furieux à Bergman comme elle saisissait un nouvel ouvrage parmi ceux étalés sur la table. J’en déduisis que Bergman n’avait pas dû lui transmettre entièrement ma description de la pyramide au téléphone. Étant donné l’importance de telles informations, j’envisageai presque d’appeler les flics pour le faire coffrer. Peut-être que ça le guérirait de ses préjugés idiots. Mais bon, je verrais ça plus tard. Pour l’heure, Cassandra était manifestement lancée. Elle consulta le livre avec un intérêt grandissant tandis que les hommes ne la quittaient plus des yeux. Au moment où je m’attendis à la voir bondir en criant Eurêka ! ou un truc tout aussi enthousiaste, mais beaucoup moins high-tech, mon portable se mit à sonner. Après quelques instants étranges, où mes mains immatérielles cherchèrent à plonger dans mes poches inexistantes, je me rendis compte que Vayl tenait l’appareil. Nos regards se croisèrent de part et d’autre de la pièce, et il haussa les sourcils comme pour me demander : Je réponds ? Ce à quoi j’acquiesçai. — Bonjour, vous êtes sur la ligne de Jasmine Parks. Vayl à l’appareil… Il écouta attentivement puis reprit : — Non, je crains que Jasmine Parks ne soit pas disponible. Puis-je prendre un message ?… Oh, bonjour, monsieur Parks ! Bordel de merde ! Mon père en train de parler à mon patron mort-vivant ! Plus bizarre, tu meurs… Apparemment, non. Car en raccrochant, Vayl déclara : — Vous ne m’avez jamais dit que votre père était aussi gentil, Jasmine. Gentil ? Au supermarché, il était du genre à bloquer les petites mamies avec son caddie pour passer devant elles à la caisse. Si vous le croisiez au jardin public, il ne nourrissait pas les pigeons, mais leur tirait dessus. Un jour, je l’avais vu balancer un chihuahua à vingt mètres parce qu’il lui avait mordillé la cheville. Gentil ? Tu parles ! Je glissai d’une traite vers Vayl en le faisant battre des paupières. — Oh, non… Pas question que vous vous mettiez à apprécier mon père avant que moi je commence à l’aimer, et pour le moment c’est pas le cas, si ? (Je voyais bien qu’il pensait que je flippais à mort. J’essayai donc de le distraire. Ce qui s’avéra d’une facilité déconcertante.) Qu’est-ce qu’Albert vous a raconté ? demandai-je. — Le sénateur Bozcowski s’est fait prescrire du Topamax. Il semblerait qu’il souffre de migraines. Par ailleurs, son cousin par alliance possède la société qui a fabriqué votre balise défectueuse. Et… tenez-vous bien : il siège à la direction du parc zoologique national de Washington. Sans parler du fait qu’il est actuellement en vacances à Miami avec sa famille. Mais vous le saviez. En revanche, savez-vous pour quand est prévu son retour à la capitale ? — Ben… je suis sûre en tout cas que son carnet de bal est plein pour demain soir. Donc, je dirais… après-demain ? — Non. — Non ? Il part demain matin. Ce matin ? Tandis que Vayl hochait la tête, je jetai un coup d’œil à la pendule au-dessus de la cheminée. Elle indiquait qu’on approchait de minuit. Panique à bord ! C’est donc pour cette nuit ! Ces sales fouines m’ont menti ! — Euh… Vayl ? intervint Bergman d’un ton hésitant. Il y a une raison pour que vous soyez en train de parler à la cheminée ? Vayl lui expliqua en deux mots comment je m’étais trouvée dans cet état, alors que j’essayais en réalité de tirer ce pauvre Cole du pétrin où on l’avait fourré depuis le début ! Pendant que Vayl s’exprimait, Bergman scrutait l’air environnant en quête de preuves éventuelles de ma présence, sous le regard narquois de Cassandra, tandis que Cole restait vautré parmi les coussins en lorgnant d’un œil mauvais les tentures tirées. Lorsque Vayl eut terminé, Cassandra dévisagea Bergman d’un air triomphant : — Maintenant, expliquez ça avec vos équations ! (Avant qu’il puisse trouver une réplique valable, elle embraya :) À propos, pendant que vous jouiez aux infirmiers, je l’ai trouvée. — Quoi donc, Cassandra ? demanda Vayl. Faites vite, je vous prie. Jasmine et moi devons partir. — La clé ! s’écria-t-elle en désignant l’artefact. Pour la Tor-al-Degan ! Je crois avoir trouvé les mots !… (Elle observa Bergman du coin de l’œil)… La formule magique qui active la clé. Elle brandit non pas un grimoire mais l’Enkyklios et ajouta : — Il semble que nous ayons un rapport détaillé sur ce monstre, en définitive. — Ça signifie que vous allez venir avec nous, alors. Bergman bondit du canapé, rejoignit Vayl et le saisit par l’épaule, qu’il relâcha aussitôt quand Vayl lui décocha son regard signifiant « Bas les pattes ». Mais Bergman ne renonça pas pour autant : — Si elle vous accompagne, moi aussi, dit-il en montrant Cassandra du doigt. — Parfait. Bergman battit des paupières, étonné de son succès. — Vous n’allez pas me laisser ici alors que Jaz est assise sur cette bombe, intervint Cole. On se tourna tous vers lui. En dépit du fait qu’il ressemblait au survivant d’un crash aérien, personne ne trouva d’argument pour le contredire. Finalement, Vayl conclut : — Entendu, si tel est votre souhait. — Ça l’est. Chacun se tut quelques instants par respect pour la détermination de Cole, tandis que je sentais l’inquiétude m’envahir et me déstabiliser. Comment assure : la sécurité de tous ? Je n’étais pas certaine d’y parvenir mais je savais en revanche que personne n’écouterait mes arguments. Alors que je luttais contre un sentiment d’échec imminent, Bergman se mit à ranger ses affaires avec frénésie, aussitôt imité par Cassandra. Dans les cinq minutes qui suivirent, ma petite bande eut l’air de préparer une évacuation de masse. À l’exception de Cole, qui contemplait les tentures d’un air si furieux que j’étais surprise de ne pas les voir s’enflammer. Et je savais que ce n’était pas du collyre qui faisait étinceler ses yeux. Vayl roula en direction du Zombie Club comme s’il participait à une course de dragsters. Chaque fois qu’il devait s’arrêter à un feu rouge ou marquer un stop, il redécollait aussitôt après pied au plancher. Les deux premières fois, où le compteur passa de 0 à 90 km/h, je m’y attendais si peu que je me retrouvai propulsée à l’extérieur de la camionnette en train de regarder les phares arrière filer dans la nuit. Lorsque je repris ma place entre Vayl et Cassandra pour la troisième fois, il m’adressa un regard contrit et s’excusa : — Navré pour le démarrage en trombe. — Pas de problème, dit Cassandra, coupant court à mes objections sans penser que j’avais envie de les exprimer. Bon, puis-je vous confier ce que j’ai découvert au sujet de la clé ? On acquiesça de concert. — Elle agit comme un contrôleur. Vous vous rappelez que je vous ai dit que la Tor-al-Degan pouvait faire le bien comme le mal. Quiconque possède la clé peut lui dire comment agir. — Donc, s’ils invoquent ce monstre avant notre arrivée, dit Vayl, il nous suffit de lui enjoindre de repartir là d’où il vient. — Je n’en suis pas sûre. En fait, je pense que la Tor-al-Degan est déjà là. Vous disiez qu’elle avait dévoré l’âme du frère d’Amanda. Et Cole affirmait que le torse retrouvé sur la plage portait les mêmes marques. — Exact. Mais Jaz a dit qu’ils prétendaient avoir besoin d’un sacrifice volontaire. — Certes. Selon mes recherches, c’est la condition sine qua non pour que la Tor-al-Degan soit complètement libérée de ses entraves. Elle peut néanmoins exister dans plusieurs univers à la fois. C’est pourquoi je pense qu’elle est déjà là. En grande partie, du moins. — Pourquoi voudraient-ils la faire venir partiellement dans notre monde ? s’enquit Bergman. — Je suppose qu’ils ne pouvaient pas s’en douter. Il semble qu’ils aient travaillé sur des fragments de texte, ou peut-être la copie de la copie d’une traduction ayant omis des informations essentielles. Vayl agrippait le volant tout en s’agitant avec angoisse sur son siège. — Nous devons nous rendre là-bas. Tout de suite ! Il klaxonna à mort lorsqu’une Ford Crown Victoria marron clair déboîta devant lui et l’obligea à écraser la pédale de frein. — La prochaine fois prends le bus, espèce de vieux knack ! aboya-t-il en faisant une embardée pour éviter le véhicule. — « Schnock », rectifiai-je. Il me fusilla du regard : — C’est la dernière fois que vous quittez votre corps. Il donna un coup de volant pour revenir dans notre file, en évitant de justesse de nous faire aplatir par un Hummer customisé. Il recommença à deux reprises manquant d’entrer en collision avec une Mustang rouge et une Toyota Camry bleu marine, avant de réussir enfin à se débarrasser du vieux bonhomme pour le laisse : mijoter dans son jus. — Vous allez arrêter de conduire comme un cinglé si je retourne dans mon corps ? demandai-je. Je ne l’avais jamais vu aussi énervé. — Oui ! répondit-il quasi à tue-tête. (Il prit une inspiration, à l’évidence pour se ressaisir, puis enchaîna.) Nous devons savoir si vous ne risquez toujours rien, s’ils vous ont déplacée, et ce qu’ils préparent. Venez faire votre rapport dès que vous découvrez quoi que ce soir. — Avec plaisir, approuvai-je. Votre façon de conduire me donne la nausée et je n’ai même pas d’estomac ! Je traversai le toit du van en flottant et regardai alentour. Toutes mes cordes musicales dorées s’étiraient dans leurs directions respectives. Ma vue me jouait des tours ou elles m’apparaissaient moins distinctement que tout à l’heure ? Je ne pris pas le temps d’y réfléchir. J’étais trop occupée à chercher la lumière qui me reliait à mon enveloppe charnelle. Je les fis vibrer à tour de rôle, telles les cordes d’une harpe gigantesque, ravie d’entendre l’une d’elles me renvoyer ma propre mélodie. Elle n’était pas aussi pure que celle d’Evie ou aussi puissante que celle de Vayl, mais elle me plaisait quand même. Surtout lorsqu’elle me conduisit tout droit à mon corps. J’étais assise là-bas dans ce grenier ; je respirais, battais des paupières, aussi pâle que ces poupées de porcelaine que collectionnait ma sœur. Je secouai ma tête immatérielle. Ça dépassait l’entendement. Je demeurais là toute seule et… certes, après avoir vérifié sous la chaise… la bombe me renvoyait toujours ces lumières vives et clignotantes. Comme je n’avais plus envie de rester debout près de mon corps, je franchis la porte qui donnait dans la cabine du DJ, où opérait à présent un Noir chauve avec un physique de sprinter susceptible de battre des records du monde. Il mixait avec les platines, triturant la musique qui faisait vibrer les salles grouillant de monde en contrebas. La fumée avait mis peu de temps à disparaître et les fêtards à revenir. Tout en flottant par la vitre, puis au-dessus des humains et des vampires qui dansaient au coude à coude, j’imaginai le désastre qui surviendrait si je replongeais d’un coup dans mon corps pour me lever ensuite de la chaise. Des morts par centaines. Pourtant, ce n’est rien, comparé à la catastrophe que tes cibles ont programmée. Ça méritait réflexion. Sérieusement. Mais pas encore. En tout cas pas avant de les avoir trouvées, et j’allais perdre de précieuses minutes à scruter la foule… Un temps qui ne m’appartenait plus. — Tu veux bien me donner un coup de main ? demandai-je en espérant que celui dont la voix grondait comme le tonnerre ne faisait pas une petite sieste. Il faut que je retrouve les Marx Brothers. J’eus l’intuition de pouvoir flairer le mal, maintenant que j’avais vu et accepté ma métamorphose, mais ce genre de faculté ne m’aidait pas vraiment, avec mon nez coincé au grenier. La réponse me submergea avec la force d’une avalanche et trépida en moi… à tel point que j’étais ravie de mon état incorporel, sans quoi mes dents se serait entrechoquées. — SOUS LA TERRE ! Je luttai contre l’envie perverse de faire exactement le contraire : m’envoler, histoire de remonter jusqu’à la source de cette voix tonitruante et discuter avec elle des avantages du murmure. Mais mon petit doigt immatériel me dit que dès lors que je pourchasserais mon guide, je risquais de ne plus jamais pouvoir revenir. Je descendis donc de mon perchoir aérien, à proximité de la passerelle, passai devant les visages figés des danseurs, puis traversai la piste sous leurs pieds. La cave à vins où je pénétrai semblait appartenir à un château médiéval. Des rangées et des rangées de bouteilles poussiéreuses s’alignaient sur des étagères occupant plus de la moitié de l’espace. Entourée de ses quatre chaises assorties, une somptueuse table en merisier trônait à l’autre bout de la pièce, qu’un tapis persan mettait d’autant plus en valeur. En flottant à proximité de la table, je découvris une volée de marches en pierre qui menait vers le haut. Cependant mon guide m’avait laisse des instructions précises. Je plongeai donc au travers du plancher en pin pour atteindre les entrailles cancéreuses du Zombie Club. Chapitre 24 J’arrivai dans une caverne, dont la signification symbolique ne m’échappait pas. Éclairé par des torches, les parois noircies par la fumée, ce souterrain mesurait quatre fois la superficie de la cave à vins située au-dessus. Des tas de pierres de différentes hauteur occultaient la vue, si bien que mon champ de vision n’englobait jamais plus du quart de l’endroit. Les murs étaient aussi sinueux que les piliers de soutènement, comme si une taupe gigantesque avait rongé divers endroits, laissant des galeries peu profondes et des affleurements rocheux dans son sillage. J’atteignis le pourtour de la caverne, frôlant les parois déchiquetées comme un skateur débutant. Sous mes pieds immatériels, le sol paraissait boueux, tandis qu’ici et là des flaques d’un liquide visqueux me laissaient perplexe… et je me demandais ce qu’un expert de la police scientifique y aurait découvert en utilisant les produits chimiques adéquats. Dans un coin, un véritable ruisseau coulait doucement au travers d’une brèche et se déversait dans une vasque pouvant atteindre plus de cinq mètres de profondeur, étant donné sa surface sombre et opaque. Dans un autre angle, j’aperçus un escalier mobile en métal conduisant à une trappe dans le plafond. Un coup d’œil rapide me confirma qu’elle communiquait avec la cave à vins, même si elle était cachée par le tapis persan étendu sous la table à dégustation. À mi-chemin entre la vasque et l’escalier, une table pliante était posée contre le mur. Ça me rappelait les buffets dînatoires de la paroisse auxquels grand-mère May nous traînait, ma sœur, mon frère et moi, un dimanche soir sur deux pendant nos vacances d’été. Huit fidèles auraient pu s’y installer à l’aise… Enfin, peut-être pas si à l’aise que ça… car les taches sur la nappe ressemblaient davantage à du sang qu’à du jus de viande. Les occupants de la caverne se tenaient par groupes de deux ou trois personnes, toutes en tenues noires classiques, comme si elles comptaient se rendre à un cocktail d’intellos, une fois les festivités terminées. J’en dénombrai treize en tout, mais je ne reconnus aucun personnage clé. Déçue que Bozcowski, Aidyn et Assan, sans parler de Derek et de Liliana, puissent hanter une autre bauge – un autre bouge, je veux dire – de Miami, je poursuivis mon exploration. Longeant toujours la paroi, je m’avançai vers la salle la plus éloignée de l’escalier. Je la vis avant qu’elle me voie, et même si je reculai dans un renfoncement, je savais que je n’échapperais pas à son regard dès qu’elle saurait où chercher. La Tor-al-Degan considérait le monde de ses yeux froids et inertes, et j’avais l’impression d’être une biche contrainte de s’abreuver dans une mare infestée de crocodiles. Les iris putréfiés du monstre baignaient dans une sclérotique jaunâtre et purulente qui faisait tressaillir et reculer d’un pas quiconque se sentait observé. Moi-même, je n’aurais peut-être pas pu y résister. Et je comprenais la Tor-al-Degan dans les vieux grimoires de Cassandra. La vision se révélait tout bonnement insupportable. Il pouvait s’agir d’une illusion d’optique due à la lumière, au vacillement des flammes projetant des ombres bizarres, si bien qu’on n’entrevoyait que des images fugaces et partielles. Après avoir découvert ses veux je ne m’attendais pas à entrevoir une parcelle de beauté dans cette bête, pourtant, j’aperçus une pommette finement sculptée, puis le doux arrondi d’une épaule. Mais ce n’était pas dû aux parasites que la Tor provoqua ensuite sur la lumière des torches. Je papillonnai des paupières et les plissai pour les baisser, avant de me rappeler que mes globes oculaires n’existaient plus pour l’instant. Ça doit être dur d’exister dans deux ou trois univers en même temps, songeai-je comme la vision se faisait plus nette et que je parvenais à discerner un pied… enfin… disons une grosse griffe velue. Pas évidente non plus, la posture. La Tor semblait se tenir voûtée, comme pour protéger quelque chose qu’elle serrait contre elle et que je ne pouvais deviner, car son espèce de tunique ample et sombre camouflait quasiment tout son corps. Elle tourna alors la tête et je vis les tissus nerveux entrelacés reliant son cou à quelque chose d’encore plus gros qui remuait, gigotait sous l’étoffe recouvrant son dos. De nouveau, la Tor-al-Degan sembla disparaître en prenant l’aspect diaphane du délicat papier japonais. Sa tête se tourna cette fois vers l’assistance dans l’attente et qui entama aussitôt ses incantations en se balançant, le tout me rappelant les charmeurs de serpent que j’avais vu dans un reportage sur Discovery Channel. Trois femmes, dans les trente-huit ans, toutes à la chevelure prématurément poivre et sel, s’avancèrent. Dos à l’auditoire, elles s’agenouillèrent, s’enfonçant de deux ou trois bons centimètres dans la boue. Le reste du groupe forma un demi-cercle derrière elles et tomba aussi à genoux. Le bas des pantalons s’assombrissait à mesure que le tissu s’imprégnait de ce mystérieux bouillon recouvrant le sol. Comme j’essayais d’en deviner les ingrédients, la voix stridente de grand-mère May jaillit dans ma tête. Ces taches ne partiront jamais, même à la Javel. Franchement, j’étais ravie de l’entendre. Toute cette scène me foutait la trouille. Surtout parce que j’imaginais que mon sacrifice ferait partie du grand final. Les yeux de la Tor tourbillonnèrent dans leurs orbites alors qu’elle ouvrait si grande la bouche que sa mâchoire se déboîta dans un bruit sec et sonore. D’énormes crocs surgirent parmi les dents pointues qui les entouraient et elle cracha une substance blanche et visqueuse sur les spectateurs, ce qui les fit battre en retraite, sans pour autant cesser leurs incantations. Le monstre tourna alors vivement la tête sur le côté et planta ses canines dans la paroi. La puissance qu’il ne tarderait pas à libérer m’apparut clairement quand je le vis dévorer un morceau de la terre qui tremblait, en laissant d’horribles plaies sombres dans son sillage. Dès que la Tor commença à mastiquer, elle se solidifia et je compris comment elle avait pu survivre depuis si longtemps. Outre les âmes non consentantes, la terre l’alimentait aussi. Si les Indiens jetais pas mes papiers gras dans la rue et qu’il m’arrive, de recycler une canette de soda de temps à autre je ne m’étais jamais sentie aussi écolo qu’à ce moment-la, voyant les cicatrices que sa perpétuelle consommation, laissait dans notre terreau nourricier. Ça suffit, songeai-je. J’en ai assez vu. Pas besoin de plus. Je me précipitai vers mon corps qui était là ou je l’avais laissé, toujours en train de battre des paupières et de respirer, toujours seul. Je m’envolai par la fenêtre mon cœur immatériel manquant de s’arrêter de battre quand je découvris que les cordes musicales me reliant a tous mes êtres chers s’estompaient dans la nuit, comme si notre octuor réduit au silence quittait peu à peu le sublime orchestre d’origine. L’urgence de la situation m’obligea à mettre le turbo et je rejoignis la camionnette en trente secondes. Vayl fit un bond sur son siège quand je traversai le toit du véhicule pour atterrir sur les genoux, ou plutôt dans les genoux de Cassandra. Tout en bredouillant une excuse, je repris ma place initiale pendant que Vayl informait Bergman et Cole que je les avais retrouvés. — Ils ont commencé la cérémonie, dis-je. Elle se déroule sous la cave du Zombie Club. Vayl freina d’un coup sec et je me retrouvai perchée sur le capot du van tandis qu’il s’arrêtait à quelques centimètres du pare-chocs d’un break vert sale. Juste devant nous, quatre véhicules qui s’étaient télescopés bloquaient la rue. L’accident venait sans doute de se produire, car tous les conducteurs étaient encore assis à leur volant et il n’y avait aucun flic en vue. Je flottai vers Vayl et me tins debout à côté de sa vitre, comme si j’avais des pieds, avant de lui dire ce que j’avais vu. — Merde ! Vayl ne jurait jamais. Jamais. J’imagine que je pouvais donc mesurer à quel point il s’inquiétait pour mon sort. Il passa la marche arrière, mais freina aussitôt en découvrant tout un cortège de monospaces qui lui barrait la route. Il remit le levier de vitesse en position « stationnement ». — Cela va prendre un petit moment. Rentrez dans votre corps et tâchez de gagner du temps. — Quoi ? Enfin, Vayl, c’est pas un match de basket ! Je ne vais pas avaler la minuterie, et lorsque l’alarme va sonner, tout l’étage va sauter ! — Vous devez le faire, Jasmine. Nous serons là-bas dès que j’aurai convaincu ces automobilistes de dégager le passage. — Comment saurez-vous où me retrouver ? — Indiquez-moi le chemin. Ce que je fis, en ajoutant ma dernière excuse : — Je ne veux pas y aller. Et si le monstre mange mon âme ? J’avais l’air d’une gamine de trois ans tapie sous les couvertures, car on savait tous qui dormait sous le lit. Mais j’avais encore plus peur que lors de cette affreuse nuit en Virginie-Occidentale, quand j’étais jeune et assez idiote pour croire que je survivrais à tout. Vayl me regarda droit dans les yeux, tentant de me persuader. — Ça ne se produira pas, dit-il. Et le cas échéant, nous suspendrons la Tor-al-Degan par les chevilles et la frapperons dans le dos jusqu’à ce qu’elle vous recrache. Je souris uniquement pour lui faire plaisir. — Ne traînez pas Vayl, je ne veux pas mourir une nouvelle fois. Je m’élançai dans les airs, puis m’arrêtai presque immédiatement. Seules quatre cordes sur les huit apparaissaient encore, et je dus faire un effort pour les distinguer. Je saisis la mienne, la seule à m’éloigner ce fourgonnette et filai sur toute sa longueur, en la faisant vibrer, m’efforçant de diffuser sa délicate mélodie dans le cosmos. Elle disparut totalement quand j’entrai dans le Zombie Club et les picotements le long de ma nuque immatérielle me rappelèrent que je pouvais encore éprouver une grosse frayeur même si mes glandes surrénales me faisaient actuellement défaut. Je me glissai dans le grenier. La scène se déroulant dans la demeure temporaire de mon enveloppe charnelle me parut à la fois comique et désespérée. J’étais assise là, à moitié sur la chaise… « inconsciente et respirant à peine ! », à en croire le diagnostic hystérique d’Assan, tandis qu’Aidyn se tenait accroupi devant moi, la tête et les avant-bras sous la chaise, son dos soutenant mes jambes, pendant qu’il tripotait l’engin. Apparemment, leur interrupteur à distance n’était pas fiable à cent pour cent. Idée peu rassurante. D’une main, Assan pressa ses doigts tremblants sur ma carotide tout en vérifiant mes pupilles avec l’autre. — Elle est en train de mourir ! s’égosilla-t-il. Comment est-ce possible ? — Silence, pauvre imbécile ! J’essaie de désarmer cette bombe ! La vive réaction d’Aidyn ébranla mon corps, au point que mes jambes glissèrent de son dos et tombèrent sur le côté, mes pieds heurtant le sol dans un bruit sourd tandis que mes fesses décollaient complètement du siège pour atterrir entre ses épaules. Assan hurla comme une vierge effarouchée en me voyant changer de position. — Ça y est ! brailla Aidyn. Maintenant, retire-la de mes épaules ! C’est le moment. Je sais que c’est le moment. Pourquoi est-ce que je rechigne autant à réintégrer mon corps ? Je levai le nez et j’imaginai les étoiles qui clignotaient dans le ciel nocturne, avec mon guide au volant d’une Jeep Cherokee noire sur la Voie lactée, chantant ma propre version de When You Wish Upon a Star. Ce genre de liberté m’attirait énormément. Un jour, me promis-je, je me l’offrirai. Quand le prix ne sera pas aussi élevé. Sans hésiter davantage, je me coulai en moi, tout en douceur, avec discrétion même. Toutefois la réunion de la chair et de l’esprit me colla des crampes d’enfer. Je m’éveillai en poussant un cri, surprenant tellement mes ravisseurs qu’ils hurlèrent dans la foulée. Aidyn vacilla et m’envoya valser dans une pile de cartons. Je restai là une seconde, abasourdie et endolorie, jusqu’à ce qu’Assan m’attrape par les bras et me relève sans ménagement, son épée heurtant mes tibias. Une épée ? songeai-je. Bizarre. Puis… Nom de Dieu, il veut graver les runes dans ma chair ! — Salope ! écuma-t-il en postillonnant sur mes joues tandis que ses yeux lançaient des éclairs. Qu’est-ce que t’as fait ? Qu’est-ce que t’as fait ? Je m’essuyai le visage et rajustai ma tenue. — J’ai tenu parole, répondis-je, trop déprimée, trop démunie pour ne serait-ce qu’envisager de lui coller un gnon. J’avais récupéré mon corps, merde ! Pourquoi ce sentiment de perte ? Il dominait tout le reste, même la colère que j’aurais dû ressentir en étant malmenée par ce petit mec pourri avec son âme rabougrie comme un pruneau. Et puis il y avait Aidyn, grâce auquel je comprenais vraiment ce que Vayl avait dû éprouver en découvrant ses fils morts. Je souhaitais qu’Aidyn meure, oh oui… mais lentement… à petit feu. Non ? Même cette rage ne permettait pas de surmonter ce terrible chagrin. J’espérai ne pas l’avoir laissée derrière moi. J’avais tant souhaité lui donner libre cours… et voilà que je me demandais si j’allais pouvoir la rassembler à temps pour assurer notre survie ce soir. Dans le cas contraire, j’espérai qu’elle se transforme en un petit nuage noir qui planerait au-dessus de ces deux monstres pour le restant de leurs jours et leur balancerait grêlons et éclairs aux moments les plus inopportuns. Assan me poussa vers la porte et je trébuchai. Aidyn me rattrapa et m’évita de tomber. — Ça suffit ! beugla-t-il en lorgnant son comparse d’un œil mauvais. Manquerait plus qu’elle se casse le cou à la veille de notre triomphe. Pardon ? D’un geste, je me libérai de son emprise tandis que ma peine passagère se dissipait sous une colère si soudaine et si ardente qu’elle m’étouffait presque. — Jasmine ! bourdonna la voix lointaine de Vayl dans mon oreille. Qu’est-ce qui ne vas pas ? Je n’ai jamais aperçu tant de fougue en vous ! — Combien de gens avez-vous saignés à blanc, Aidyn ? demandai-je, la force de mes émotions entamant peu à peu mon sang-froid. Combien de cous avez-vous brisés ? Ne me la jouez pas gentleman. Je sais à quoi m’en tenir. Assan grogna et me lâcha le bras. — Quoi ? — Jasmine, grand Dieu, Jasmine, ressaisissez-vous ! m’avertit Vayl. Son conseil n’eut guère plus d’impact qu’un murmure. Mais je l’entendis. — Ouais, c’est ça… Faut que je m’accroche à un truc. Je saisis Aidyn par le revers de sa veste Armani. J’ignore ce qu’il lut sur mon visage, mais il en eut les yeux exorbités. Assan attrapa mon bras gauche, néanmoins je savais que je pouvais les battre. Une simple torsion suivie d’une poussée et ma main se retrouverait sur la gorge d’Assan, laissant l’autre libre pour arracher la tête d’Aidyn, après quoi je la ferais rebondir contre le mur. À plusieurs reprises. Mais pas encore. Ce n’était pas une voix dans mon esprit, pas vraiment. Juste un sursaut de bon sens qui partit de Cirilai et rejoignit illico mon cerveau. Je lâchai les mains comme la porte s’ouvrait à la volée et que deux gorilles d’Assan entraient en force. — Qu’est-ce que vous faites là ? dit Aidyn d’un ton cassant. Vous êtes censés contrôler les issues. On va les boucler d’une minute à l’autre. Un homme dont la chevelure avait la couleur et la consistance de l’huile de vidange prit la parole : — Liliana regardait les moniteurs vidéo. Elle nous a dit que vous aviez besoin d’aide. — Certainement pas ! Aidyn passa ses deux mains dans sa crinière. — On s’en tient au plan les mecs ! Vous deux Maintenant, (Il désigna Huile-de-vidange et son pote plus petit et plus gras)… retournez vous poster aux issues. Liliana, Derek… (Il s’adressa à un conduit dans le mur qui devait dissimuler une caméra)… ça fait un quart d’heure que vous devriez avoir rejoint le sénateur, là en bas. Foutez le camp ! Les gorilles s’empressèrent d’obtempérer comme, je l’imaginai, Liliana et Derek. — C’est valable pour, vous aussi, me dit Aidyn en camouflant si mal sa méfiance que j’aurais aimé prendre une photo. — Bien sûr. Je le gratifiai d’un haussement d’épaules façon Lucille Robinson, sachant qu’elle devait contenir Jaz et toute sa rage. Sachant aussi que je ne le ménagerai pas quand je ferai sauter la soupape. Chapitre 25 La scène dans l’antre du monstre avait quelque peu changé depuis ma brève absence. Pour commencer, je bénéficiai d’une meilleure vue. Aidyn et Assan y veillèrent. Ils m’escortèrent jusqu’au premier rang tandis que les fidèles, auxquels s’étaient joints Bozcowski, l’ex de Vayl et Derek Steele version « Jugement dernier – psalmodiaient des paroles dans une langue que je ne comprenais pas, mais qui sonnaient un peu comme : « Over llama catcha fur. » La Tor-al-Degan se balançait au rythme des incantations, les yeux mi-clos, comme en transe. J’aurais dû m’en soucier davantage, mais la proximité de Derek m’obligea à me plier en deux et j’étais à deux doigts d’ajouter mon propre dégueulis aux répugnantes flaques visqueuses jonchant le sol. Tandis que je m’appuyai à une colonne et tentai de récupérer, Bozcowski se tourna vers l’auditoire, levant les mains pour l’enjoindre au silence. — Aujourd’hui, la victoire nous appartient ! s’écria-t-il en dévoilant ses crocs étincelants sous les applaudissements. Nous ne verrons plus notre déesse errer entre deux mondes, frustrée et impuissante. Nous avons trouvé notre victime qui consent au sacrifice. Il me présenta à la foule en délire, tel un fermier exhibant sa génisse primée. J’eus un léger moment de panique quand ils se ruèrent vers moi, mais ils s’arrêtèrent net et se tinrent à distance, restant hors de portée de la Tor-al-Degan. Leur vacarme et leurs cris de joie me transperçaient le crâne comme une aiguille à tricoter trempée dans de l’éthanol. Dans mon dos, le monstre poussa un hurlement strident qui me fit larmoyer. Assan rejoignit le fond de la caverne à grandes enjambées et emmena trois baraqués avec lui tandis que Bozcowski continuait à galvaniser son public. J’observai le groupe d’Assan qui revenait en transportant la table du buffet. Ils la placèrent devant la Tor, puis s’agenouillèrent avec respect. — Non. Bozcowski s’interrompit en plein discours pour se tourner vers moi en me décochant un regard mauvais : — Qu’avez-vous dit ? — Non, répétai-je. Pas d’autel, pas de sacrifice païen, pas question de me laisser faire. — Mais… vous étiez d’accord. — Pour mourir ce soir, OK. Mais je n’ai pas précisé comment. Qu’est-ce qui m’a pris de leur donner carte blanche ? Décidément, je dois être la fille la plus nulle du monde ! Assan et ses acolytes s’étaient relevés, les genoux trempés, pour écouter notre conversation. À ce moment-là, la lèvre inférieure d’Assan s’avançait et ses yeux noirs vitreux se réduisaient à deux fentes. — Vous devez utiliser l’autel. J’ai apporté l’épée sacrée et le reste. Tu parles ! Impossible d’oublier cette arme qui n’avait pas arrêté de se cogner à mes mollets dans la descente de l’escalier, et avait failli me faire plonger la tête la première dans la trappe de la cave à vins quand elle s’était coincée entre mes chevilles. — C’est cette épée qui vous a servi à faire vos gravures dans la poitrine de votre beau-frère ? murmurai-je mon estomac en vrac m’empêchant de hausser la voix. — Oui. Mais nous n’aurons pas besoin des runes pour vous. Juste une exécution rapide, nette et précise. — Oh ? Que d’amabilités, n’est-ce pas ? Je commençais à saturer. — Nous n’avons pas besoin de garder votre âme au frais, puisque la Tor-al-Degan est déjà là, prête à la manger. Une grande partie d’elle-même se trouve parmi nous, en tout cas. Le reste ne va pas tarder à la rejoindre. — Je ne comprends plus très bien. Elle semble être totalement là. On ne voit pas à travers son corps ou je ne sais quoi. — Les apparences sont parfois trompeuses. Je songeai alors à mon récent voyage astral et décidai de ne pas contester ce point de vue. Mais comme Vayl m’avait demandé de gagner du temps, je surmontai ma nausée et la migraine que je sentais poindre, pour aborder un sujet auquel ils ne pourraient pas résister. — Je comprends ce qui est arrivé au frère d’Amanda. Mais qu’en est-il du torse sur la plage ? Il portait les mêmes inscriptions. Assan fit la moue et refusa de parler. Aidyn me répondit alors : — Après avoir échoué avec le beau-frère d’Assan, nous avons découvert que notre déesse avait besoin d’un sacrifice volontaire. Nous avons donc prié un membre de notre secte de se dévouer. Il s’est livré de bonne grâce à ses crocs, mais son âme n’a pas libéré la déesse. C’est alors que nous avons eu vent du caractère spécifique de ce sacrifice consentant, à savoir qu’un fidèle de la Tor-al-Degan ne pouvait en être l’objet. Waouh ! Celui ou celle qui avait attrapé la Tor n’avait reculé devant rien pour qu’elle reste prise au piège. Mais il avait fallu qu’une bande de voyous vampiro-terroristes viennent profaner un sortilège parfaitement au point. — Donc… euh… qu’est-ce qui va se passer quand la Tor-al-Degan boira votre sang de vampire contaminé par la peste rouge ? demandai-je. Aidyn leva les yeux vers le plafond, attirant mon attention vers la discothèque au-dessus de notre tête. Dont les issues venaient d’être bouclées. — Elle s’avancera parmi eux, les transformera en versions humaines d’elle-même. Je crus qu’il me fournirait de plus amples détails, mais il s’arrêta et sourit en songeant à sa vision délirante. Jusque-là, Liliana se tenait tranquille, tout en me jaugeant comme une tigresse à l’affût. À la voir, on n’aurait pas cru qu’elle avait récemment piqué une tête du haut d’un toit. À moins de commettre l’erreur de croiser son regard. Le souvenir y demeurait, venimeux et rageur. Elle passa soudain à l’attaque. — Dis-moi, sale mortelle, où est ton sverhamin ? s’enquit-elle en s’approchant de moi comme si on allait partager un secret d’alcôve. Alors que l’odeur de Derek me donnait envie de me rouler en boule en me disant que tout ça n’était qu’un mauvais rêve, je me redressai et l’arrêtai en levant la main, comme un footballeur attendant qu’on lui passe la balle lors d’une rentrée de touche rediffusée au ralenti. — Reculez, Liliana. Elle saisit Derek par le bras et le tira vers elle en trébuchant un peu, afin qu’il se tienne tout près. Son état avait empiré depuis la dernière fois. Il avait la mâchoire toute flasque, les yeux dans le vague, la peau rouge de fièvre. Il ne cessait de tendre les mains devant lui, comme pour essayer d’attraper quelque chose, tel un gamin devant un film en 3D. Je levai le bras plus haut en m’adossant à un pilier. — J’ai découvert ta kryptonite, pas vrai, Wonder Woman ? reprit Liliana en secouant Derek comme une poupée de chiffon. — Je crois que vous mélangez les séries, Lil. Je me redressai et, tout en sachant qu’elle avait trouvé ma faiblesse, je découvrais en moi une nouvelle force. Elle émanait de Cirilai, en réaction aux paroles que Vayl prononçait dans mon oreillette, diffusant une énergie dans mon bras et à travers tout mon corps qui repoussait la pestilence de Derek pour maintenir un éloignement supportable. Je compris à présent pourquoi Vayl s’était montré évasif quant à la manière dont la bague me protégerait. Peut-être que je ne l’aurais pas accepter si j’avais appris quelle permettait à Vayl de partager à distance avec moi son pouvoir surnaturel. En n’importe quelle autre circonstance, j’aurais peut-être rechigne à l’intimité que cela impliquait entre nous. Mais dans le cas présent… génial ! — Donne-moi la bague, siffla Liliana, en imitant si bien le Gollum du Seigneur des Anneaux que j’éclatai de rire. Hurlant de colère, elle saisit mon cou à deux mains. — Liliana, arrêtez ! Vous devenez folle ? C’était la voix d’Aidyn que je percevais par-delà le voile noir qui troublait ma vision comme Liliana tentait de m’étrangler. Je trouvai vaguement étrange qu’elle ne se contente pas de me griffer. Elle m’anéantirait bien plus facilement. Mais elle perdait les pédales depuis le début et la logique n’avait plus de raison d’être chez elle. Je l’attrapai par les poignets, que je serrai fort à mon tour. Elle poussa un cri. Je la forçai à retirer ses mains de mon cou et les éloignai de mon corps avant de lui coller un coup de tête si violent que ma vision se nimba d’une lueur dorée pendant les dix secondes qui suivirent. Mais ça en valait la peine. Elle grogna de douleur. Je lui écrasai le pied, puis shootai dans son genou… ce qui la fit hurler, tandis que sa jambe se dérobait sous elle. Elle tenta de me gifler en s’effondrant comme la méchante Sorcière de l’Ouest du Magicien d’oz, sauf qu’il n’y avait pas moyen de la faire fondre. — Je vous en prie, ne la tuez pas ! Incroyable. Deux appels à la clémence m’empêchaient de liquider Liliana sur-le-champ. Aidyn m’implora de visu. Vayl en chuchotant dans mon oreille. — Je vous tuerais si je le pouvais, lui dis-je. Peu importe qui me supplie de vous laisser la vie sauve. Vous êtes une créature maléfique et ne méritez pas la pitié. Aucune. Alors que la Tor-al-Degan n’avait même pas toussoté Tout le monde semblait subitement à ses petits soins. — J’aime bien l’âme de cette femme. Putain jamais une voix ne m’avais fait flipper autant. On avait l’impression de la sentir ramper sur votre peau comme une colonie d’araignées. Je dus me mordre la lèvre pour ne pas à mon tour implorer la pitié. Sous la férule de Bozcowski la petite congrégation se remit à genoux comme un seul homme. La Tor-al-Degan me dévisageait avec le même air que le mien quand je louchais sur une grosse part de cheesecake. — Elle aura un parfum épicé, plein de vitalité, déclara la Tor. Nous pouvons commencer. Avec un regain de courage, je me sentis prête à lutter contre tous ceux qui tenteraient de me traîner de force vers le buffet. Mais ce ne fut pas moi qu’un des gorilles d’Assan empoigna. Derek s’était écroulé auprès de Liliana, qui observait la scène de ses yeux larmoyants en se tordant de douleur Quatre Deganites la soulevèrent de la boue et la portèrent vers la table. Elle s’y assit, les jambes pendantes, celle ayant reçu ma béquille toujours de travers. Derek rampa jusqu’à elle et les Deganites l’aidèrent à se relever. — Prononcez-les ! lâcha Bozcowski d’une voix pressante depuis sa tribune dans la boue. Prononcez les paroles ! Aidyn s’était approché de la table, mais le sénateur ne s’adressait pas à lui, ni à Liliana ou à Derek. Mais Assan, qui avait récupéré son sac de gym déposai dans un coin. Il en sortit un objet de la taille d’une torche électrique et entouré d’emballage à bulles. Lorsqu’il défit le paquet et posa l’artefact à terre, entre les pieds de la Tor-al-Degan, je découvris que la base de celui-ci se composait d’un crâne humain… de petite taille, peut-être celui d’un enfant ? Trois poignards primitifs dépassaient du sommet du crâne, et une pierre creusée en forme de coupe reposait sur leurs pointes. Sur la pression de Bozcowski, Assan avait commencé son incantation. Chaque fois qu’il s’arrêtait, les fidèles répétaient sa phrase. Si ridicule que cela puisse paraître, je pensai à ma jeunesse chez les éclaireuses et à cette chanson que je connaissais encore par cœur… L’autre jour (L’autre jour)… J’ai rencontré un ours (J’ai rencontré un ours)… Là-bas dans les bois (Là-bas dans les bois)… Très loin d’ici (Très loin d’ici). Je réalisai que mon esprit commençait à me jouer des tours et essayait de fuir le moment présent pour retrouver des jours meilleurs. Afin d’éviter que ma santé mentale fragile bascule du mauvais côté. Quelle grande idée ! Dommage que je ne puisse me le permettre. Je m’efforçai de ne pas relâcher ma vigilance. Quelque part au milieu de toute cette folie diabolique… mon Dieu, pourvu que je ne me trompe pas… se trouvait la solution qui permettrait d’anéantir cette secte. Assan avait déballé et disposé trois de ses statues macabres en un triangle étroit autour de la Tor. Mais Liliana avait continué sans lui. Elle tenait Derek entre ses jambes, son rideau de cheveux argenté masquant le cou de sa victime, dont elle s’apprêtait à boire le sang. Pour le bénéfice de Vayl, je déclarai : — Liliana, si vous prenez son sang, vous allez mourir. Il est contaminé par la peste rouge. Aidyn vous a mise au courant, non ? Elle me décocha un sourire narquois. — Je suis la maîtresse du Rapace pauvre abrutie. Il ne permettrai jamais cela, sauf si son scientifique préféré n’avait pas aussi crée un antidote. Pour les vampires. Comme elle se penchait pour boire le sang de Derek, mon regard se tourna vers Aidyn, ce que je vis sur son visage ressemblait affreusement à l’arrêt de mort de Liliana. Samos avait dû se trouver une nouvelle copine. — L’heure est venue. Je tressaillis sous le grognement rauque de la Tor-al-Degan qui m’écorchait tous les sens. — Amenez-la ! Assan avait reculé pour rejoindre Bozcowski et je percevais les changements apportés par les psalmodies qui se poursuivaient. La Tor semblait avoir gagné en vitalité, en énergie meurtrière, comme si la cérémonie lui insufflait son venin. — Vayl, murmurai-je, où êtes-vous ? Pas de réponse. Bergman et ses foutus prototypes — Votre petit eunuque vagissant ne peut plus vous sauver désormais, me lança Aidyn avec hargne. Il me saisit par le bras et me fit avancer de force. On passa devant Derek, qui s’était évanoui, le sang maculant de nouveau son col. Il ne risquait pas de connaître un antidote de son vivant, encore moins de faire carrière à Hollywood. Liliana se prélassait sur la table comme s’il s’agissait d’un gigantesque matelas vibrant. — Pas elle, espèce d’imbécile ! répliqua la Tor en faisant sursauter Aidyn. La vampire ! Je faillis m’esclaffer de voir Aidyn se prendre ses propres insultes en pleine figure. Il n’avait pas l’air d’apprécier, le bougre. On aurait dit un prêtre découvrant des tas de lacunes dans la Bible. Il me lâcha et je me retrouvai à un mètre ou deux de la Tor tandis qu’il allait chercher Liliana. Le teint rose de s’être gavée de sang, elle se leva langoureusement de la table et le suivit jusqu’au premier crâne, sans même boiter du fait de notre dernière échauffourée. D’une pichenette désinvolte de son ongle, elle ouvrit une veine dans son poignet et fit couler le sang de Derek, maintenant vampirisé, dans la pierre creusée en coupe. J’observai le liquide rouge et épais se déverser, une arme conçue pour tuer 90 % des gens avec lesquels elle entrerait en contact. Des familles par milliers, des villes entières seraient décimées si Vayl et moi ne pouvions pas mettre un terme à cette folie ce soir. Notre pays deviendrait le théâtre de gigantesques funérailles, dont le sénateur Tom Bozcowski lirait l’oraison funèbre. Les incantations se firent plus puissantes et plus impérieuses que jamais. Les Deganites, dont Bozcowski et Assan, se balançaient à leur propre rythme, leur visage arborant le même masque de béatitude fanatique. Derek, toujours à genoux, baigné de son propre sang, s’était joint à eux. La deuxième coupe était remplie et j’avais comme l’impression que ma cavalerie était encore coincée dans les embouteillages. Assan plongea la main dans son sac de sport, sortit un autre paquet, dont il ne tarderait pas à découvrir que ce n’était pas la fameuse clé. Ensuite, l’enfer se déchaînerait. Au sens littéral peut-être. Sans la clé pour contrôler ses actes, la Tor n’aurait-elle pas la bride sur le cou ? Pas en l’absence d’une âme volontaire. Je pouvais m’enfuir, mais n’irais pas loin. Et la Tor serait toujours susceptible de causer des ravages. Quand les premières gouttes du sang de Liliana tombèrent dans la troisième coupe, j’étudiai une dernière fois la Kyron. Son incapacité à conserver une enveloppe corporelle la faisait paraître vulnérable, en dépit des ondes d’énergie qu’elle diffusait. Un seul coup net et sans bavure, Jaz. C’est tout ce qui t’attend et ensuite t’es fichue. Je jetai un dernier regard sur la vie que j’aurais pu connaître et l’abandonnai. Je commençai à entrer en moi, comme si mon âme était une sorte de panier à linge pliant. Je retournai et repliai, retournai et repliai, jusqu’à ce que la seule portion restante de ma personne se limite à une espèce de boule de papier qui tiendrait entre les mains d’un gamin de douze ans. C’était la seule forteresse dont je connaissais la construction, et ma raison se pelotonnait à l’intérieur où, si je survivais, le sang et les horreurs que je prévoyais ne laisseraient qu’une légère tache. — Aaaah ! Aaaah ! AAAHHH !!! C’était Assan, trop stupéfié pour hurler autre chose, qui brandissait un objet en bois représentant un poing fermé avec uniquement le majeur dressé. J’avais peine à imaginer ce Doigt d’honneur statufié dans la chambre raffinée d’Amanda ; l’objet devait appartenir à son frère et datait peut-être de l’époque où il faisait sa médecine, quand il avait suffisamment d’assurance pour dire au monde entier d’aller se faire foutre. À l’évidence, Assan avait saisi le message. Des lambeaux de gros adhésif et d’emballage à bulles pendaient de ses doigts comme d’épaisses toiles d’araignée se trémoussant au rythme de ses mains tremblantes. La folie se lisait dans ses yeux, qui ne cessaient de guetter la Tor, Bozcowski, puis Aidyn comme si l’un d’eux allait l’étriper d’un instant à l’autre. Et peut-être le feraient-ils si l’auditoire de Deganites en furie ne le lynchait pas de prime abord. Ils convergèrent sur lui, le poussèrent, le bousculèrent et l’insultèrent à grand renfort de postillons. Aidyn, toujours fasciné par le lent écoulement du sang de Liliana, regarda autour de lui. L’ex de Vayl l’imita. Je me ruai sur la torche la plus proche et l’arrachai au mur, brisant dans la foulée l’extrémité de son manche en bois si bien que des éclats tombèrent sur le sol boueux. Une lamelle flottant dans une flaque graisseuse me donna une idée. J’approchai la torche de ce fragment de bois et celui-ci s’enflamma quasiment jusqu’à hauteur de ma taille, captant au passage les gaz présents dans l’atmosphère qui se transformèrent en flammèches vertes et empestèrent davantage qu’une mouffette crevée en plein marais. N’ayant plus qu’une poignée de secondes avant que l’un d’entre eux s’aperçoive que leur victime avait repris du poil de la bête, je courus d’une flaque à l’autre pour les allumer à tour de rôle, en laissant autant de fusées de détresse dans mon sillage. Quand j’eus terminé, Liliana et la Tor se retrouvèrent cernées par une barrière de flammes. Toutes les deux conspuèrent Bozcowski, Aidyn, Assan et toute la congrégation en leur reprochant de ne pas avoir songé à équiper le donjon d’un extincteur. Je profitai du peu de répit qui me restait pour m’emparer d’une seconde torche avant que les salopards s’organisent. Derrière moi, la Tor et Liliana rampaient vers la paroi du fond tandis que des flammes vertes pestilentielles léchaient l’air ambiant comme du petit bois. Je brandis les torches devant moi et la foule recula. Je fis un pas en avant. Ils reculèrent encore, leurs chaussures pataugeant dans un bourbier pouvant contenir une bonne quinzaine de paires. — Je parie que personne parmi vous ne se doute que j’ai pu aller en fac grâce à une bourse d’athlétisme, dis-je en décochant un regard assassin à leurs visages empourprés et craintifs alors qu’ils cherchaient un moyen de m’encercler. J’étais championne de javelot ! Je lançai la torche que je tenais dans la main droite, la rattrapai au vol avant de la jetai a leurs pieds. La grosse flaque s’enflamma aussitôt, de même que la jupe d’une femme et la manche d’un homme. Panique et bousculade s’ensuivirent, les fidèles poussant leurs coreligionnaires dans la boue tandis qu’ils fuyaient en se piétinant mutuellement parmi les flammes. Ils parvinrent en horde à l’escalier en se grimpant les uns sur les autres pour atteindre la trappe. Les hommes juraient, les femmes hurlaient, certains tombaient, d’autres se relevaient et fonçaient de plus belle dans la mêlée. Bozcowski, Aidyn, Assan et moi observions la débâcle tels les spectateurs d’une catastrophe ferroviaire. Puis Assan se mit à agiter sa statue dans ma direction. — Tu es morte, coassa-t-il en s’avançant lentement vers moi. Je hochai la tête d’un air lugubre. — Vous ne croyez pas si bien dire. Il s’arrêta net, interloqué par ma réplique. Aidyn et Bozcowski tentèrent de me rejoindre. Je brandis la torche. — N’y pensez même pas. Cassez-vous ! Derrière eux, le rugissement de la foule doubla de volume. Comme les hommes se tournaient pour regarder, j’en profitai pour jeter un œil à mon tour. Les Deganites reculaient, trébuchaient, dégringolaient des marches sous la menace d’une paire de flingues futuristes que braquaient Bergman et Cole. Pendant qu’ils dégageaient l’escalier et commençaient à rassembler les Deganites, Vayl les rejoignit, armé de sa canne, tandis que Cassandra tenait la clé à bout de bras. Dans son autre main, l’Enkyklios opérait une transformation, ses grosses billes prenant la forme d’un sablier. Elle psalmodiait déjà et je risquai un coup d’œil derrière moi pour voir si la Tor avait entendu son appel. Évidemment. Malgré la chaleur du feu qui la piégeait, elle s’était détachée du mur et redressée de toute sa hauteur, les yeux rivés à la clé. Le grincement du métal qui se déforme attira de nouveau mon attention vers l’escalier. Cole et Bergman avaient descendu la dernière marche avec leurs prisonniers. Vayl et Cassandra atteignaient la quatrième lorsque toute la structure métallique s’effondra. Vayl essaya de retenir Cassandra, mais elle lui échappa et dégringola à terre en détournant le visage juste à temps pour éviter la puanteur de la boue et des gaz inflammable. Une partie de l’escalier rebondit sur sa tête et son épaule, les artefacts s’envolèrent et son incantation s’interrompit. Je retins mon souffle et me retournai vers la Tor. Elle s’était mise à quatre pattes et lapait le sang contamine de Liliana dans les coupes à offrandes, l’une après l’autre, se nourrissant du fléau qui dépouillerait notre nation en laissant sur son parcours une multitude de plaies purulentes si l’on ne l’arrêtait pas. — Cassandra ! hurlai-je. Faites vite ! Reprenez le contrôle ! Assan choisit ce moment pour passer à l’attaque, en se jetant sur moi comme un linebacker fou. Je n’aurais jamais pu résister à un tel assaut de plein fouet, mais telle n’était pas mon intention, de toute manière. Je fis donc mine de m’enfuir vers la droite, jusqu’à ce qu’il parte dans cette direction ; je revins alors sur la gauche et lui fis un croche-pied grâce auquel il se vautra de tout son long. Je m’avançai ensuite vers lui dans l’optique de lui écraser le crâne d’un coup de talon, mais la voix de Vayl m’arrêta dans mon élan : — Jaz ! Derrière vous ! Je virevoltai à temps pour voir Liliana bondir par-dessus le mur de flammes, dont la hauteur avait beaucoup diminué depuis tout à l’heure. Le gloussement triomphant de la Tor m’annonça qu’elle devait y être pour quelque chose. J’essayai d’esquiver la vampire, mais mon pied s’enfonça dans une boue épaisse qui emprisonna ma botte, ce qui me ralentit suffisamment pour que Liliana m’érafle le cou en fondant sur moi, et ses ongles rouvrirent la cicatrice laissée par les canines de Vayl. — Maintenant, je te tiens ! exulta-t-elle tout en se tenant à distance pour éviter la torche que je brandissais désespérément pour me défendre. Assan se releva tant bien que mal et dégaina son épée. Ses yeux se rivèrent sur les filets de sang s’écoulant sur mon cou tandis qu’il me lançait : — À présent, Jasmine… l’heure est venue pour toi de mourir. Le fils de pute ! Liliana se mit à tourner autour de moi, son visage rayonnant de plaisir. Assan lui emboîta le pas. — Il semble que notre souris soit enfin prise au piège, lui dit-elle. On s’amuse un peu avec, avant de lui voler son âme ? Il acquiesça en souriant à belles dents, se léchant les lèvres comme s’il allait s’attabler devant un succulent repas. Tandis que je me tournais pour ne pas les perdre de vue tous les deux, j’aperçus Vayl et Aidyn par-dessus leurs épaules, livrant bataille pour prendre possession de la clé que Cassandra avait laissé tomber. L’Enkyklios était abandonné dans un coin, à moitié englué dans la boue. Un détail dans la scène qu’il diffusait attira mon regard, mais je me trouvais trop loin pour le distinguer nettement. Vayl détourna mon attention en décochant la gaine de sa canne-épée au moment où le poing d’Aidyn percutait son épaule. Le projectile dériva de sa trajectoire et manqua Aidyn mais frappa Assan à la nuque, en le faisant tomber à genoux, puis basculer sur le côté. Liliana ne lui accorda même pas l’ombre d’un regard et me dit : — Admets que j’ai pris le dessus, Jasmine. Peut-être voudrais-tu maintenant me donner Cirilai ? Non ? Dans cas… Elle leva les deux mains comme si elle voulait m’agripper par les épaules. Puis elle serra les poings. L’étau se referma si rapidement et si douloureusement sur mon cœur que je poussai un cri. J’eus l’impression qu’elle avait plongé ses griffes dans ma poitrine et pressait de toutes ses forces. Mais ce n’était pas le pire… Je ne parvenais plus à reprendre mon souffle, hormis par saccades de plus en plus pénibles. Un bref répit me permit d’inspirer à fond, puis l’étau se referma de nouveau, m’obligeant à me pencher en arrière, me faisant larmoyer. Malgré l’afflux de sang et la panique qui m’anéantissaient, j’entendis le bruit sec d’un coup de feu. Les Deganites poussèrent des cris et l’étau relâcha mon cœur. Depuis l’endroit où je me tenais accroupie, je relevai la tête, une main sur la poitrine, l’autre sur la cuisse, en essayant d’éviter le bain de boue pendant que la torche crachotait par terre à mon côté. J’eus le temps de remercier le ciel que rien d’autre n’ait pris feu tandis que je cherchais d’où provenait la détonation. Cole retournait son arme sur le groupe de Deganites tout en me lançant un regard pouvant signifier tout et son contraire. Je l’interprétai comme un ordre. J’ai fait ma part. Maintenant, debout et prends la relève. Liliana chancelait, écartant les bras pour garder l’équilibre, le trou dans sa poitrine se résumant à une tache sanguinolente de muscle et d’os. J’empoignai la torche. Elle étincela et s’enflamma de nouveau alors que je la brandissais et bondissais sur la vampire. Elle leva les mains comme pour se défendre, mais sa blessure l’avait trop affaiblie pour m’opposer ne serait-ce qu’une résistance symbolique. Au dernier moment, je fis tournoyer la torche dans ma main et j’enfonçai son manche déchiqueté dans la brèche que Cole avait laissée pour moi. Liliana agrippa la torche et tituba en arrière, la surprise et le déni s’affichant sur son visage éclairé de flammes jaunes et orangées. Puis sa tête ne fut bientôt plus qu’une ombre spectrale ou fumée et vapeur s’entrelaçaient, tandis que les vestiges de son enveloppe charnelle s’effondraient à terre, laissant un tas de vêtements et une perruque auxquels se mêlaient quelques particules de poussière et de cendre. Je passai devant Bozcowski, qui fouillait la boue, se croyant sans doute au beau milieu d’une guerre de tranchée. — Ou est-elle passée ? J’ai cru la voir tomber par ici. Ou est la clé, ne cessait-il de demander. Étant quasi certaine qu’il creusait au mauvais endroit, j’allai aider Vayl et je l’encourageai en pensée lorsqu’il assena un uppercut d’enfer a Aidyn lequel décolla de terre et se retrouva projeté cinq mètres en arrière. Une entaille noire sur sa gorge me révéla que Vayl avait déjà failli lui trancher la tête. Ce fut alors qu’Assan s’interposa sur mon chemin : — Oh non, vous ne passerez pas, marmonna-t-il en dressant son épée devant lui à deux mains. J’ai encore des projets pour vous. — Ça ne marchera pas, Assan. Je ne suis pas une victime consentante. — Mais vous l’étiez dernièrement, et dans la plupart des accords, surnaturels ou autres, la parole donnée pour sceller le contrat demeure la seule qui compte. J’éprouvai une haine féroce pour ce minuscule tas d’os et d’ordures qui avait osé jouer les époux aimants, les âmes charitables. Deux ou trois coups de pied bien placés me suffiraient pour le désarmer. Ensuite, je l’étriperais à l’aide de sa propre épée, laquelle, à mesure que je l’observais, me semblait de plus en plus familière. Où l’avais-je déjà vue ? Et récemment, qui plus est. Il la pointa sur moi, me forçant à reculer, à réduire la distance entre la Tor-al-Degan, toujours prise au piège d’un mur de flammes, et moi-même. Tout à coup, je compris. — L’Enkyklios, soufflai-je. — Le quoi ? L’épée apparaissait dans la scène diffusée tout à l’heure par-delà mon champ de vision. Une minuscule silhouette floue, luisante de sueur et couverte de sang, avait combattu la Tor-al-Degan avec l’arme d’Assan. — J’ai besoin de cette épée, lui dis-je. Ne vous inquiétez pas, vous allez l’avoir. Son sourire, dont les dents blanches et les couronnes en or étincelaient au milieu d’un visage à demi recouvert de boue et de crasse, le rendait plus démoniaque que jamais. — Dans ce cas, venez me la donner, exigeai-je. — Je n’ai jamais su dire non à une jolie femme. Tu m’étonnes ! Je jetai un coup d’œil par-dessus sa tête. Vayl maintenait Aidyn à genoux, une main sur sa gorge, l’autre comprimant son poignet avec force afin de lui faire lâcher son coutelas. Vayl se pencha, prit une profonde inspiration, ouvrit la bouche, puis se redressa pour souffler de l’air glacé sur le visage d’Aidyn. Je vis sa peau se craqueler et noircir. Sur ces entrefaites, Bozcowski s’était déplacé vers une autre flaque de boue dans sa quête éperdue de la clé. Assan requit alors toute mon attention. Il s’élança sur moi, brandissant l’épée devant lui. — Dégage, salope ! beugla-t-il. Et tu sauveras ta peau ! — Franchement, qu’est-ce qui vous fait croire que je vais suivre votre conseil ? répliquai-je. L’incrédulité dépassa la rage qui embrasait ses yeux en voyant que j’avais l’intention de tenir bon. Mais ça ne l’empêcha pas de se précipiter sur moi à toute vitesse, ses chaussures bousillées projetant des gerbes de boue, l’épée tendue prête à porter un coup fatal. Pourtant je le laissai venir et, juste au moment où il commençait à abaisser l’épée, je lui sautai dessus et brisai son mouvement en arc de cercle en le cueillant par en dessous tandis que sa lame cinglait l’air et éraflait à peine mon mollet, sans me laisser la moindre douleur cuisante. Me rappelant tous les tuyaux que j’avais entendu Albert donner à David, à l’époque où il jouait dans l’équipe de foot du lycée, je chopai Assan juste au-dessus, à la cuisse droite, en le poussant en arrière contre un pilier. Lorsque j’entendis l’air s’échapper de ses poumons, je saisis son poignet droit et le tordis, tout en appuyant fortement mon autre main sur son coude. Son hurlement de douleur me confirma que j’avais correctement exécuté le mouvement. Dès lors, je pus lui arracher facilement son épée et le forcer à capituler. Il tomba une dernière fois à genoux, tenant son bras cassé dans celui qui était encore valide. J’abaissai l’épée d’un geste vif et précis, tranchant sa tête si proprement qu’elle resta un bref moment sur son cou avant de basculer dans la boue, et son corps suivre une seconde plus tard. Par-delà mon épaule gauche, à six mètres de moi, Vayl se servait lui aussi d’un des piliers pour y cogner Aidyn. Le craquement qui en résulta indiquait sans l’ombre d’un doute une fracture du crâne. Puis il me regarda : — C’est à vous de l’achever, Jasmine. Je vous l’ai réservé. Venez… Il s’interrompit et ses yeux se détournèrent des miens pour regarder derrière moi… et son expression horrifiée me rappela que rien ne se déroulait jamais comme prévu. Je pivotai sur un talon pour découvrir la Tor-al-Degan debout à quelques centimètres, son haleine fétide me donnant l’impression de pénétrer dans une bouche d’égout. Je reculai d’un bond et elle sourit, dévoilant au passage au moins trois rangées de dents grisâtres, toutes aussi pointues que celles d’un requin. — Cassandra ! m’écriai-je. En piste, ma belle ! Il y a un monstre à dompter ! Je hasardai un coup d’œil par-dessus mon épaule et le regrettai aussitôt. Tandis que Cole surveillait les prisonniers, Bergman bataillait pour aider Cassandra à se redresser. Elle paraissait mal en point, comme si elle avait bu du jus de fruits avarié au petit déjeuner. Vayl s’en tirait à peine mieux. Aidyn avait profité de sa distraction passagère pour le désarmer. À présent, ils réglaient ça comme deux boxeurs à l’ancienne, face à face, échangeant des coups de poing auxquels la plupart des individus n’auraient pas résisté. Seul Bozcowski continuait son petit bonhomme de chemin, comme un pirate fouillant la boue, en mal de trésor. Je me retournai vers la Tor tandis qu’une vague de désespoir obscurcissait ma vision et qu’une saveur de métal et de poussière d’outre-tombe envahissait ma bouche. Je sentis mes épaules s’affaisser, regardai le bras tenant mon épée qui se relâchait. — C’est ce que tu éprouveras quand je dévorerai ton âme, murmura la Tor. Tout ce qui était bon et heureux en toi va me nourrir, m’entraîner dans ce monde savoureux qui est le tien, où je vais manger, manger et manger encore… Elle se calma, l’œil vitreux, le sourire démoniaque à la perspective de telles agapes. À cet instant précis, elle me rappela vraiment un tueur en série au crâne dégarni et à la bouche lippue, que Vayl et moi avions récemment descendu. Il affichait cette même expression avant qu’on lui fasse sauter la cervelle. J’étais tentée d’y voir un mauvais présage, mais le temps pressait. Je me contentai d’éclater d’un rire amer. Dès qu’il fusa dans l’atmosphère, je me sentis mieux et compris qu’elle m’avait ensorcelée. J’étais tellement focalisée sur Cassandra et Vayl que je n’avais pas vu l’aiguille de mon « magicomètre » atteindre le maximum. — Pourquoi ris-tu ? s’enquit la Tor. — Parce que tu ne pourras pas puiser suffisamment de joie dans mon âme pour satisfaire l’appétit d’une anorexique. Je lui plantai l’épée dans le ventre et elle poussa un cri, son haleine d’œuf pourri me brûlant les narines et me donnant la nausée. Elle vacilla en arrière et je retirai l’épée. Comme elle se tournait pour s’enfuir, je frappai encore et transperçai sa bosse que je tranchai en deux jusqu’à ce que la lame se loge dans sa colonne vertébrale. Elle hurla encore, mais en me regardant par-dessus son épaule, elle arborait un sourire maléfique. — Je t’ai eue. Ces trois mots suffirent à faire basculer sa voix du registre de vieille mégère à celui de résidante des enfers. Au même instant, sa tunique déchirée tomba à ses pieds. Toute la salle eut la vision cauchemardesque d’une peau flasque, couvertes de pustules… et il s’ensuivit une panique monstre. Chapitre 26 Nul doute que si Dante avait pu voir la caverne taillée dans la roche sous le Zombie Club, il l’aurait jugée digne d’illustrer au moins un de ses nombreux enfers. Éclairée par des torches et des flaques boueuses en feu, l’actuelle résidence de la Tor-al-Degan empestait les gaz nocifs, le sang, le vomi et les forces du mal à l’état pur. L’endroit vibrait aussi des voix des fidèles qui n’avaient pas trouvé mieux que d’invoquer le monstre afin qu’il s’installe pleinement dans notre univers… Une grosse bête malfaisante et Carnivore pour qui le monde entier n’était que nourriture. Les Deganites, qui dans la journée passaient sans doute pour des citoyens au-dessus de tout soupçon – banquiers, agents d’assurance et, à coup sûr, avocats – hurlaient comme des fans de U2 en concert tandis que leur déesse opérait sa métamorphose. Quant à nous, nous observions dans un silence médusé une substance rouge jaunâtre ayant la consistance du gel pour les cheveux suinter de la blessure de la Tor. Je lâchai l’épée et reculai, la peur et la confusion luttant avec la panique et l’épouvante pour savoir laquelle finirait par prendre le contrôle de mon esprit. Défiant les lois de la gravité, le liquide suinta vers le haut et s’étendit au-dessus de la tête du monstre, avant de redescendre jusqu’à ce que la Tor donne l’impression d’avoir mis les pieds dans une énorme cuve de vaseline rose. Oh, mon Dieu… Oh, mon Dieu… Je me tournai vers mes amis. Cole maintenait toujours les Deganites rassemblés, mais ils semblaient désormais se réjouir de la situation. Pour le reste, tout allait de mal en pis. Aidyn s’était débrouillé pour échapper assez longtemps à Vayl et flanquer Bergman à terre, lequel gisait replié sur lui-même, comme un chien de chasse épuisé, dans un des rares endroits secs de la caverne. Aidyn avait ensuite saisi Cassandra, l’air toujours aussi largué, et la maintenait à présent devant lui comme un bouclier. Posé à leurs pieds, l’Enkyklios rediffusait une autre scène de combat entre la Tor et un héros mort de longue date. Celui-ci ne tenait pas une épée, mais une hache d’armes à deux manches. À maintes reprises, la Tor prenait des coups qui auraient achevé un éléphant en furie, mais elle en demandait toujours plus. Elle ne cessait de… se régénérer. — Donnez-moi la clé ! s’écria Aidyn. Donnez-la-moi avant que je brise votre Voyante d’un coup de genou ! — Je ne l’ai pas, répliqua Vayl. L’un de nous a dû la pousser dans une flaque pendant le combat. Il s’exprimait d’une voix désinvolte, tel un journaliste météo décrivant le front froid qui allait s’abattre sur la région. Mais il ne quittait pas des yeux la Tor, tout comme Aidyn. Dans le court laps de temps où j’avais détourné le regard, elle s’était totalement transformée. Sa hauteur avait doublé à l’intérieur de sa coquille visqueuse. Ses cheveux s’étaient amalgamés pour se changer en tentacules. Des plaques osseuses avaient poussé le long de sa colonne vertébrale, tandis qu’à l’endroit où aurait dû se trouver une protubérance supplémentaire en forme de garde d’épée, j’aperçus une sorte de masse turgescente et agitée qui évoquait de manière inquiétante un sac d’œufs géant. Sauf que j’avais l’impression abominable que son contenu n’augurait pas une naissance mais une mort. Cela ne faisait plus l’ombre d’un doute, elle avait ingéré la peste rouge. Pourtant, elle n’avait pas totalement intégré notre monde. Je continuai à y songer alors que ses métamorphoses se poursuivaient, à une allure si rapide que j’entendais le craquement de son ossature qui s’allongeait, la déchirure humide de sa peau laissant la place à de nouveaux appendices, parmi lesquels deux horribles pinces émergeant de ses mâchoires ensanglantées. La Tor s’étira et atteignit une hauteur d’au moins deux mètres cinquante. Ses nouveaux muscles saillaient sous sa peau, qui avait pris la teinte d’un bronzage raté. Ses yeux étaient devenus violets, soit la même couleur, en fait, que ceux de Liliana. Je n’avais jamais vu un monstre aussi gigantesque, aussi lugubre, aussi invincible. La voix de Tammy Shobeson résonnait dans ma tête. T’as perdu ! T’es qu’une nullité ! — C’est le moment de s’amuser, grogna la Tor en s’ébrouant pour se débarrasser du gel recouvrant son nouveau corps (si seulement les Weight Watchers possédaient sa recette !). Elle marcha dans ma direction. Même si je savais tout au fond de moi que c’était la fin, je tins bon malgré tout. Je n’avais pas d’autre choix. — Dégage ! lâcha-t-elle. — Non. — Qu’espères-tu gagner en restant sur mon chemin ? Je pris le temps d’y réfléchir. Même en ces derniers instants de mon existence je ne renonçai pas à l’ironie et aux sarcasmes. — Remporter le titre d’Idiote de l’année, peut-être. À moins qu’il soit déjà attribué ? Elle se pencha au-dessus de moi, son haleine forte et putride flétrissant mes jolies boucles. — Essaies-tu de sauver la vie de tes pitoyables amis ? — Qu’est-ce que je risque, le cas échéant ? De passer sans conteste pour la victime consentante d’un sacrifice. Merde ! Je tournai les talons et m’enfuis, fonçant dans la boue comme un véhicule tout-terrain. J’agitai les bras en braillant : — Sauve qui peut ! Elle va tous nous tuer ! Dès que je passai devant Vayl, j’entendis une nouvelle détonation. Un coup d’œil par-dessus mon épaule et je vis Cassandra plonger sur la droite comme Aidyn tombait à la renverse, un trou sombre et béant au milieu du front. Épée en main, Vayl s’abattit aussitôt sur lui avec la puissance d’un colosse et lui trancha la tête tandis que les restes d’Aidyn se volatilisaient en une fumée qui souilla le plafond. Les Deganites se mirent à tourner en rond, les yeux révulsés, et Cole retourna son arme contre eux après avoir fait son possible pour mettre toutes les chances de notre coté. Il semblait prêt à déguerpir, mais résistait ce qui me rendait extrêmement fière. Je lui fis signe de me lancer son arme et il obtempéra. Je criblai le mur de balles juste au-dessus des Deganites. — Foutez le camp, maintenant. Tel de braves petits moutons, ils obéirent et se ruèrent sur l’escalier en ruine en bafouillant dans leur jargon. Même si les marches ressemblaient plus à la victime d’une tornade qu’a une issue de secours les gens se débrouillèrent pour grimper vers la liberté. Je braquai alors l’arme sur la Tor. Je ne pourrais pas l’affirmer, mais je crois avoir crié en ouvrant le feu et en la perforant tellement qu’elle ressemblait à un puzzle auquel manquait une multitude de pièces. Quelques instants plus tard, Vayl se joignit à moi et tira avec l’arme de Bergman. Il croisa mon regard et je constatai qu’on souriait tous les deux à belles dents, telles deux hyènes en folie se déchaînant sur un lion particulièrement coriace. La Tor recula à toute vitesse, alternant cris rauques et mugissements. Elle s’empara de Bozcowski, toujours occupé à fouiller la boue, et le tint devant lui en guise d’armure. Le corps du sénateur se trémoussa comme un pantin sous nos salves nourries. — Lâche-moi, sale monstre ! pleurnicha-t-il dans les aigus. Lâche-moi, espèce de pourriture des marais ! D’une certaine manière, elle accéda à sa requête en le projetant contre un mur. Le bruit de sa colonne vertébrale qui se brisait évoqua curieusement le craquement d’une bûche qui se fend en deux. Il s’étala à terre comme une masse en geignant lamentablement et s’en prit à ses jambes comme si elles l’avaient trahi. Et je crus qu’on en avait fini avec elle. Sincèrement. Tant j’avais envie que ce soit vrai. Elle fit alors un brusque mouvement vers nous. Même au cœur de la bataille, quand les minutes parurent interminables, la Tor n’était plus qu’une sorte de nébulosité rougeâtre. Des crocs de la taille de ma main s’enfoncèrent dans mon côté droit. J’eus l’impression d’être transpercée par des brochettes enflammées, lesquelles provoquèrent des décharges électriques dans tout mon corps. Une douleur atroce m’envahit, comme si je m’enlisais dans un puits de lave dont je ne pourrais jamais m’échapper. La Tor me secoua comme un prunier. Mes pieds décollèrent du sol et, alors que mon cerveau se paraît du voile écarlate du supplice, je songeai avec le recul que je devais ressembler à un vieux jouet de chien, un nonosse tout rongé qui avait besoin de prendre sa retraite. Je pressai le canon de mon arme sur le crâne de la bête et vidai la totalité de mon chargeur… mais elle refusa de me lâcher. Au loin, comme en écho au bruit phénoménal du sang affluant dans mes veines, à mes côtes qui se brisaient, à mes poumons qui se vidaient, j’entendis Vayl qui me hurlait des ordres inflexibles et pressants, auxquels je devais obéir… à condition toutefois de pouvoir comprendre la langue dans laquelle il les beuglait. Je me retrouvai ensuite à l’extérieur, au-dessus, observant la scène d’un endroit si paisible, si douillet et si sûr, qu’il ne me manquait plus qu’une assiette de cookies et un verre de lait pour me sentir chez grand-mère May. Je compris que j’étais sortie une dernière fois de mon corps, sauf que toutes les cordes dorées ne faisaient plus partie du décor. Je les cherchai peinée par leur disparition. J’en découvris alors une nouvelle déployant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et m’étonnai de ne pas l’avoir vu plutôt tant elle était grande, magnifique et vibrait a un rythme qui aurait put être celui des battements de cœur de l’univers. Je m’approchai d’elle. Qui n’aurai pas agis ainsi. Cependant, quelque chose m’arrêta, me tira en arrière. Je baissai les yeux, perplexe, et compris enfin le problème. À l’aide d’un des tentacules encadrant sa mâchoire, la Tor s’était accrochée à un fragment de mon âme flottant dans mon sillage. Je l’observai en train d’essayer de me récupérer tandis que la panique entamait peu à peu ma brève quiétude. Mais j’avais conscience d’autre chose, car je pouvais voir tout le monde et divers endroits à la fois. Le dernier Deganite avait atteint la trappe et passait au travers. Cassandra avait rampé jusqu’à Bergman et le faisait rouler sur le dos. Il tressaillit et porta la main à son côté, en lui disant quelque chose qui la poussa à le tourner encore, avant de s’emparer de l’objet sur lequel il était étendu. Cole avait rejoint Vayl, et tous les deux luttaient pour forcer la Tor à lâcher mon corps. Cole assena une rafale de coups dans le ventre de la bête, et parvint en tout cas à frapper son bras assez fort pour le lui briser, lui arrachant un hurlement strident. Vayl bondit sur le dos de la Tor et enfouit ses doigts dans la gorge du monstre. Le givre craquela son menton puis son visage. Il les plongea plus profondément et le givre se transforma en glace. Plus aucun son ne s’échappa de la gorge de la Tor, pas même lorsqu’il lui cassa la mâchoire d’un magistral coup de poing. Mon corps s’écroula, rebondissant un peu avant de se poser dans la boue. Cole s’affaira aussitôt, examinant mes blessures et cherchant mon pouls. Mais Vayl continuait à frapper de ses poings ensanglantés les tentacules de la Tor. Je compris que même s’il ne pouvait me voir, il savait… La Tor-al-Degan grignotait mon âme. Lentement. En la savourant comme un gourmet. Et lorsqu’elle aurait terminé, rien ne pourrait l’empêcher de sauter à la gorge du monde entier. Un jour l’idée m’avait traversée que j’étais peut-être folle, et la crainte de perdre la raison, de me perdre moi, avait hanté la moindre de mes respirations, dicté le moindre de mes actes. Pire qu’une invasion de cafards, qu’une tumeur cancéreuse ou que la perte de ma famille… ce sentiment m’avait laissée incapable de trouver le repos, la paix. Ce n’était que de la peur. À présent c’était bel et bien réel. De seconde en seconde, la Tor ingérait le meilleur – et le pire – de ma personnalité. Je me perdais dans l’épouvantable enfer écarlate de sa gueule béante. Je luttai. De toutes mes forces. Je priai. Je tentai désespérément de me libérer. Mais le long supplice de ma destruction se poursuivait. Et bien que n’ayant plus de voix, je me mis à hurler, encore et encore… Une autre voix résonna dans la salle, et je me sentis baigner dans les riches et profondes tonalités de Cassandra comme dans des eaux claires, à la douce tiédeur. Elle avait rejoint Cole, qui s’activait comme un fou au-dessus de mon corps entrain de refroidir. Elle tenait dans la main droite la pyramide, la fameuse clé. Et dans la gauche L’Enkyklios, répétant les paroles à mesure quelle les entendait sur l’image projetée d’une Voyante ayant vécu dans un passé lointain et sauvé temporairement le monde. La Tor mugit et secoua la tête, niant le pouvoir surnaturel qui avait soudain surgi, exigeant son allégeance. Mais Cassandra ne céderait pas. Et quelques instants plus tard, j’étais libre. Je pris mon envol. Pour rejoindre cet arc-en-ciel auquel je m’accrochai comme à une corde de sécurité, et que je suivis jusqu’en haut. Chapitre 27 — Vous savez, j’ai cru que je me dirigeais vers le paradis, avouai-je en regardant par la fenêtre. La ligne des toits de Las Vegas se découpait à l’horizon. Je me trouvais dans une suite gigantesque, au royaume des flambeurs, entourée de mobilier luxueux, de rideaux en satin et d’une quantité si phénoménale de marbre que la pièce aurait pu rivaliser avec un mausolée. — Certains vous diraient que vous y êtes déjà, déclara mon interlocuteur. D’emblée, je l’aurais catalogué comme soldat, même sans la coupe en brosse et cette manière de se tenir bien droit. Je reconnaissais ces yeux, j’avais grandi au milieu d’hommes ayant le même regard. Il évoquait le vrai combat, le champ de bataille et la mort de ceux que vous aimez comme des frères. Je le reconnus aussi depuis notre dernière rencontre, lorsqu’il avait réparé mon cou brisé sur le sol ensanglanté d’une maison qui n’aurait jamais dû s’appeler « planque ». Ce type-là, ce guerrier avait souri à mon arrivée en disant : — Ah, vous voilà. Comme s’il avait organisé d’avance mon apparition au beau milieu de cette chambre d’hôtel. Il était descendu de son tabouret de bar en cuir noir pour venir me serrer la main. — Bonjour, Jasmine. Je m’appelle Raoul. L’Espagne dorait sa peau et teintait son accent, mais ses manières étaient bien celles d’un soldat américain. — Je suis morte, pas vrai ? Il avait penché la tête de côté, comme pour jauger la nouvelle recrue. — Ça reste à voir. Je m’étais alors approchée de la baie vitrée, certaine d’avoir été reléguée à l’éternel Entre-deux. Au-dessous de moi, la ville du péché étincelait comme une tiare royale. Dommage que les pierres précieuses soient fausses. — J’imagine que certaines personnes aimeraient passer l’éternité à jouer et à regarder des danseuses se trémousser sur scène, dis-je. Je me détournai de la fenêtre pour m’affaler dans un canapé dont le confort combla d’aise tous les os de mon corps immatériel. — Bah… ça ne me déplairait pas non plus de passer deux ou trois semaines ici. Raoul s’installa sur un divan assorti, placé à un angle de quarante-cinq degrés par rapport au mien. Je me rendis soudain compte que les meubles étaient agencés tels que je les avais disposés au Diamond Suites et dans la planque de Bergman. Certes… ainsi que dans celle plus lointaine où Aidyn avait détruit ma vie. — Je suis déjà venue ? demandai-je. Il acquiesça. — Et David ? D’une certaine façon. — Oh… — Vous n’êtes pas censée vous en souvenir. — Hmm… — Vous allez bien ? — Je devrais ? Il sourit de nouveau. — Probablement pas. — Alors, pourquoi je suis là ? Il eut l’air surpris, comme si je devais être au courant. — Vous êtes une héroïne. Je commençais à me faire une petite idée. — Écoutez, c’est pas moi qui ai sauvé le monde là-bas. C’est Cassandra. — En dépit du fait que ça sonne comme un slogan, je dirais que nous ne formons tous qu’une seule et même armée. — Qu’attendez-vous de moi au juste ? Il me décocha ce regard signifiant « Fais pas l’idiote » qu’on déteste avoir sous les yeux quand on cherche à gagner du temps. Mais à ma grande surprise, j’eus droit à une réponse. — Vous vous trouvez au quartier général, soldat. Soit vous rempilez, soit vous vous retirez. À vous de choisir, bien sûr, mais nous aimerions vous voir poursuivre votre mission. Je désignai la baie vitrée d’un hochement de tête : — Drôle d’endroit pour un QG. — Nous essayons de rester proches du front. — Dans ce cas, vous devriez être à Miami. — Cette bataille-là est gagnée. — Mais pas la guerre ? — Vous n’avez pas vaincu le Rapace. Quand ce sera chose faite, j’en aurai fini. Si vous le souhaitez. Mais c’est un monstre rusé. Vous ne l’attraperez pas facilement, précisa Raoul en faisant la moue et en secouant la tête. Toutefois, je m’éloigne du sujet. Vous devez faire un choix. J’acquiesçai, il était temps de me décider, dans un sens ou dans l’autre. Je pouvais prendre ma retraite. Le mot « repos » me faisait fantasmer comme un confortable peignoir en velours. Mais j’avais vu le résultat sur Albert et je n’avais aucune raison de penser que ça se passerait mieux pour moi. Par ailleurs, mon retrait des « affaires » signifiait qu’Evie devrait s’occuper toute seule du vieux grincheux. Et je ne verrais jamais sa petite fille. Je n’entendrais jamais le récit de David, qui devait être aussi remarquable que le mien. Bergman et Cassandra allaient sans doute s’entre-tuer. Cole deviendrait un vieil aigri. Et Vayl… Vayl sillonnerait la terre tout seul, en quête de ses fils. De mon souvenir. Je regardai Raoul droit dans les yeux. — Je suis des vôtres. — Parfait. Il me fit un signe de tête et un vent mystique se leva dans la pièce, renversant les lampes, brisant les vases et m’obligeant à fermer les yeux. Lorsque je les rouvris, le visage de Cole n’était qu’à quelques centimètres du mien, son souffle encore tiède sur ma bouche, ses doigts pressant mon cou. Quand il sentit le sang affluer de nouveau dans mes veines, un regard extatique de triomphe illumina son visage. — Elle revient parmi nous, annonça-t-il en se tournant vers les autres. Cassandra et Bergman s’étreignirent et me regardèrent en levant le pouce de la victoire. Vayl s’agenouilla près de moi, son sourire étirant ses lèvres comme jamais, lequel exprimait à la fois le bonheur et la peine. — Jasmine, je suis si heureux que vous soyez là. Je pris le temps d’y réfléchir et hochai la tête. — Moi aussi. Toutefois un détail me perturbait. Malgré la douleur, quelque chose ne… Je scrutai la caverne comme je le pouvais, compte tenu du fait que seule ma tête était capable de remuer. Là-bas, toujours vautré contre le mur… Bozcowski… Tout le monde l’avait oublié, sauf moi. Il croisa mon regard. Même dépourvue de facultés télépathiques, je pouvais lire les pensées traversant son esprit ravagé. Il disposait d’un bon avocat et d’un publiciste de génie. S’il tenait sa langue, il risquait de s’en tirer à bon compte. Pourquoi pas ? Les politiciens étaient connus de longue date pour s’extirper des situations les plus délicates. Et après tout, le peuple l’adorait. Bon sang, il serait bien capable de lancer la mode du vampirisme à travers tout le pays ! Ce qui me dérangeait, c’était d’imaginer une ou deux situations dans lesquelles ses fantasmes devenaient réalité. Je dévisageai Vayl, puis désignai Bozcowski du regard afin qu’il comprenne. Faut terminer le boulot. Il se leva, s’approcha à grandes enjambées du sénateur, le saisit par le col et le traîna jusqu’à une trentaine de centimètres de l’endroit où j’étais étendue. Tel un gamin obèse ayant besoin de l’aide du prof de gym pour finir sa première pompe, Bozcowski paraissait tout flasque sous la poigne de Vayl. — Cole, vous avez le pistolet de Jasmine à portée de main ? s’enquit Vayl. Cole sortit Chagrin de la ceinture de son pantalon. — Ôtez la sécurité et pressez le bouton magique, lui dit Vayl. Pendant que Cole préparait larme, Vayl et moi échangions de nouveau un regard. De plus en plus, certains moments clés nous dispensaient de toute conversation. Vayl aurait préféré liquider Bozcowski lui-même, car il savait que cela allait me faire de la peine. Il savait aussi qu’il m’était nécessaire de m’en charger. Bref, le sénateur avait trahi son pays. C’était donc normal qu’une de ses semblables l’élimine. Cole posa Chagrin, à présent transformé en arbalète, dans ma main. Vayl souleva Bozcowski de quelques centimètres pour m’offrir une cible bien distincte. — Jaz, je vous en prie, bredouilla le sénateur. Vous n’allez pas faire une chose pareille ! — Ben si, justement. Je levai l’arme et tirai. Le corps de Bozcowski se volatilisa comme la fumée d’un feu de joie qu’on vient d’éteindre. Vayl se frotta les mains et me reprit Chagrin. Je fermai les yeux. — Ça va mieux ? demanda-t-il. — Ouais, soupirai-je. Maintenant, j’allais pouvoir me reposer. Fin du tome 1 * * * [1] Médicament contre les malaises gastriques. {NdT) [2] Médicament contre le rhume. (.NdT) [3] En français dans le texte. (NdT) [4] Célèbres pilotes de formule 1. (NdT) [5] Surnom donné aux soldats des Forces spéciales depuis la guerre du Vietnam, car ils sont censés survivre dans la jungle en se nourrissant au besoin de serpents. (NdT) [6] Spécial Weapons And Tactics, unité de police d elite. (NdT)