Chapitre premier Montre-moi ta bagnole, et je te dirai qui tu es. Pour ma part, je roule en Corvette Sting Ray 327 modèle 1965 décapotable, entièrement restaurée, et héritée de ma grand-mère May à la mort de papy Lew. C’est lui qui m’a tout appris sur les voitures rapides et puissantes. Comment les conduire, les entretenir, et les aimer avec passion. Ce qui expliquait peut-être que, malgré le casque intégral qui dissimulait alors mon visage, si un gouffre béant s’était soudain ouvert sur la route, je me serais volontiers jetée dedans pour y trouver illico une mort prématurée, plutôt que de devoir rester une seconde de plus le cul vissé sur la selle d’une pétrolette modèle 1993. Parfois, mon boulot, ça craint. Ce que n’aurait pas démenti Cole Bemont, mon compagnon de chevauchée mécanique. Il roulait poussivement à mes côtés sur la Bay Trail et fredonnait une chansonnette dans le micro de son casque, tout en évitant de percuter un autre Texan égaré. Par ce doux après-midi ensoleillé, la moitié de Corpus Christi avait dû sentir le souffle de l’aventure qui nous animait, en se disant : « Super ! On va se mettre en travers de leur route ! » Skateurs, motards et pêcheurs rivalisaient d’astuce pour occuper le macadam au milieu des parents qui surveillaient les poussettes et les gamins qui gambadaient. Sur la gauche, une magnifique digue blanche se paraît d’un petit belvédère accueillant et formait un bras de mer d’un bleu étincelant dans le golfe du Mexique. Sur la droite, une vaste pelouse montait en pente douce et bordait un auditorium désert, pour rejoindre des rangées d’hôtels, restaurants et autres discothèques. Devant nous, un parking entouré de palmiers et une marina regorgeant de bateaux marquaient la fin des loisirs de Monsieur Tout-le-monde et le début d’autres festivités. Et c’était là qu’on entrait en piste. On avait décidé de venir en repérage au Festival d’hiver de Corpus Christi, qu’on voyait en ce moment même se dresser à l’horizon. Ensuite, il était prévu de faire notre rapport à notre chef, Vayl. Une fois qu’il se réveillerait… d’entre les morts. C’est un vampire, une minorité en plein essor qui a choisi d’unir sa destinée à la société pour le meilleur ou, le plus souvent, pour le pire. Quoi qu’il en soit, comme on nous avait bien briefés sur notre cible, Cole et moi, on se disait que ce serait sympa, et tout à fait pro, de localiser l’endroit où elle planterait sa tente. Ça ferait pas de mal non plus de se familiariser avec la configuration des lieux, d’autant qu’on n’allait pas tarder à faire aussi partie des attractions. Quelques minutes plus tard, nous arrivions sur le site. Ça grouillait de machinos et de forains qui installaient stands de jeux, baraques à hot dogs et autres boutiques itinérantes où l’on pouvait se délester d’un paquet de billets en achetant des potions, des pendentifs ou des bougies dont le parfum vous faisait rêver de vos chers disparus. Tandis qu’on se frayait un chemin parmi les étals d’artisanat et les cabanes à désenvoûtement, Cole me dit : — Jasmine, promets-moi qu’on s’arrêtera là avant de quitter cette foire ! Il désigna un stand dont l’enseigne d’un mètre cinquante de haut annonçait en grosses lettres orange fluo : « Boogie Chickens ». À en croire la notice au-dessous, moyennant un dollar on pouvait voir quatre poules Brahma danser sur les tubes des Bee Gees. — On devrait les louer pour ouvrir le bal à notre place, suggérai-je. — Ça ne marcherait pas, répondit Cole. Vayl avait son regard obstiné, tu sais. Il tient au numéro de danse du ventre et n’en démordra pas. Aïe. Vayl n’avait même pas essayé d’amortir le choc. Il m’avait balancé ça deux jours plus tôt, tandis qu’on traversait encore l’Indiana. Quand je lui demandai ce que notre équipe allait faire au Festival de Corpus Christi, il répondit : — Chien-Lung, notre cible, y emmène une troupe d’acrobates chinois pour divertir des foules de Texans pendant la dernière semaine de février. Comme il dispose d’un service de sécurité sans égal, le meilleur moyen de l’obliger à se montrer consiste à faire nous-mêmes partie des attractions. En sa qualité de voyante et de cartomancienne, Cassandra sera notre atout majeur. Chien-Lung adore les médiums et ne pourra pas résister à l’envie d’assister à son numéro. Avant qu’elle entre en scène, nous aiguiserons l’appétit de notre cible en faisant montre de nos talents uniques. Cole jonglera, je chanterai, et vous exécuterez une danse du ventre, tandis que Bergman se chargera de l’appareillage électronique, qu’il s’agisse de l’éclairage, de la sonorisation ou de la surveillance. Je levai les deux mains, comme si elles pouvaient stopper net la bombe qu’il venait de m’envoyer : — Waouh ! Attendez une minute. Pas question que je fasse une danse du ventre ! — Mais bien sûr que si. C’est un sublime art ancestral. Vous devriez être fière de nous en faire profiter. — Je ne maîtrise pas la technique. — Mais si. C’est dans votre doss… — Quand est-ce que vous cesserez de lire mon putain de dossier ? Tout le monde se tut. J’avais l’impression de me retrouver en classe, quand le prof pique une crise et jette un manuel scolaire par la fenêtre. Un court instant, j’envisageai de filer de la même manière, mais comme on roulait alors sur l’Interstate 70 à bord d’un camping-car géant, ce n’était pas franchement conseillé. Notre incursion dans le monde du spectacle expliquait la présence de Cassandra, qui nous avait aidés à mater notre dernier monstre en date, même si la Tor-al-Degan avait failli me bouffer l’âme avant que notre beauté aux tresses d’ébène renvoie enfin la bête au pays des Kyrons, là où était sa place. En revanche j’ignorais pourquoi Bergman nous accompagnait. Vu le numéro pépère que Vayl prévoyait pour nous, on n’avait pas besoin d’un génial inventeur névrosé pour s’occuper des projos et du lecteur de CD. Toutefois j’étais prête à laisser ce mystère de côté. Pour le moment, j’avais mon honneur à défendre ! — Il existe certainement un meilleur moyen d’approcher ce Chien-Lung, repris-je d’un ton tout ce qu’il y a de raisonnable, compte tenu du fait que j’avais envie d’arracher les sourcils de Vayl pour les lui coller ensuite à la Super Glue au-dessus des lèvres. Il ne répondit pas et s’adossa simplement à son canapé beige, lequel était la réplique exacte de celui que j’occupais, face à lui. Il fit donc comme si je n’étais pas là et se tourna vers Cassandra, assise à mes côtés, pour lui dire : — Chien-Lung est un vampire séculaire qui fait une fixation sur les dragons. On raconte que peu après sa transformation, on l’a surpris en train de vider de son sang la fille du chef de clan. Pour ce crime, il fut plongé vivant dans l’eau bouillante. Cassandra émit un petit bruit à mi-chemin entre la compassion et l’écœurement, tout en lissant un pli imaginaire sur sa jupe rouge vif. — Il prétend qu’un dragon l’aurait sauvé, mais au dernier moment. Il a perdu la raison mais pas son génie. Chez lui, c’est devenu un mélange explosif. (Vayl enchaîna :) Pendant au moins trois précédents mandats présidentiels, Chien-Lung a bénéficié de l’immunité diplomatique, alors qu’il dérobait de la technologie nucléaire et influençait la politique étrangère envers la Chine. Puis il a disparu. Nos sources indiquent qu’il essayait de parachever sa transformation de vampire en dragon. Sans quitter la route des yeux (un bon point pour lui, puisqu’il conduisait) Cole intervint : — Attendez voir… Il passerait de vampire à dragon ? C’est quoi, cette histoire ? — Il pense que son vampirisme est un état larvaire dont il peut émerger, grâce à une stimulation adéquate, sous la forme d’un dragon. La remarque fit se tourner Bergman, assis sur le siège passager à côté de Cole : — Vous n’êtes quand même pas sérieux ? — Je vous ai dit qu’il était fou. Ouais, mais c’est pas une raison pour faire appel à nos services, songeai-je. Je posai donc la question : — Qu’est-ce qu’il a fait cette fois ? Vayl haussa à peine le sourcil gauche pour me signifier qu’il allait faire une révélation capitale. — Il complote avec Edward Samos. Un silence suivit, pendant lequel tout le monde digéra l’information. Lors de notre dernière mission, on avait évité un désastre national programmé par Samos et quelques-uns de ses nouveaux alliés. Sauf qu’on l’appelait « le Rapace » à l’époque, car on ignorait encore sa véritable identité. Malheureusement seuls ses partenaires avaient payé pour leurs crimes. Samos nous avait carrément filé entre les doigts. — Qu’est-ce qu’ils complotent au juste ? demandai-je d’un ton désinvolte, alors que j’avais envie de boxer quelque chose. — Nous avons pu intercepter une conversation téléphonique au cours de laquelle ils discutaient de la manière dont Samos se débrouillerait pour que Chien-Lung entre et sorte de White Sands sans être repéré. Bergman se redressa comme un chien qui vient de flairer un steak. — Je connais cette base de l’armée, dit-il. J’y ai envoyé deux ou trois trucs pour les faire tester. J’étais tellement perturbée par cette histoire de danse du ventre et par la bombe lâchée par Vayl que je faillis louper son hochement de tête accompagné d’un léger plissement de lèvres. Signes évidents des ennuis qui s’annonçaient. — Vous êtes en train de me dire que le même fils de pute qui a failli répandre la Peste rouge dans notre pays a pu pénétrer dans l’une de nos installations militaires ? Vayl serra si fort les mâchoires que je vis se contracter les muscles de ses joues. — La perspective m’horrifie tout autant que vous, admit-il. Mais nous savons que Chien-Lung s’est rendu à Las Cruces la semaine dernière en compagnie de ses acrobates chinois. Il a présenté le spectacle à la base et, une fois sur place, nous pensons qu’il s’est servi des complicités du Rapace pour dérober une invention technologique capitale. Il se tourna vers Bergman, qui gigota nerveusement, gêné d’être le point de mire du vampire. — Miles, je suis désolé. Il s’agit d’un prototype que vous avez créé. — Mais la seule pièce qu’ils testent en ce moment à White Sands, c’est… Le regard de Bergman se perdit dans le vague. Son visage vira au rouge. Il blêmit, puis s’avachit tellement dans son siège que je crus qu’il s’était évanoui. — Oh ! mon Dieu ! gémit-il en agrippant des touffes de poils bruns entre ses doigts. Pas le M 55. Pas ça… Pas ça. — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Cole. — Les chercheurs avec lesquels je travaillais ont appelé ça « armure de dragon ». C’est un genre de protection individuelle pour les soldats au combat et qui épouse le corps de celui qui la revêt, au niveau cellulaire. J’ai mis huit ans pour mettre au point le prototype et vous m’annoncez maintenant qu’il a disparu ? Bergman porta la main à sa bouche comme pour s’empêcher de vomir. — Nous allons récupérer l’armure, Miles, reprit Vayl d’un ton si rassurant que je me sentis tout de suite mieux. Cela fait partie de notre mission. Même si lors de leur conversation interceptée par nos services Chien-Lung et le Rapace n’ont pas révélé la raison de leur collaboration, il va sans dire que Samos pense poursuivre ses ignominieux desseins dès lors qu’il contrôlera l’armure. Ce que nous ne pouvons en aucun cas tolérer. Malgré la gravité de la situation je me délectai l’espace d’une seconde du lien qui subsistait entre Vayl et le XVIIIe siècle. Oh ! il essayait de s’adapter. À notre QG (on est délocalisés à Cleveland, car la CIA en a marre de payer les loyers en vigueur à Washington, j’imagine), Vayl et notre patron, Pete, pouvaient échanger des anecdotes de foot comme si tous deux avaient joué dans l’équipe de l’Ohio State University. Tout à fait crédible pour Pete. Quant à Vayl… il suffisait de l’entendre prononcer un mot comme « ignominieux » pour se douter qu’il n’avait pas touché une seule peau de porc de sa vie. Du moins pas sous la forme d’un ballon de foot américain. Il croisa mon regard. — La deuxième partie de notre mission se situe dans le droit fil de la première. Afin de récupérer l’armure, nous devons éliminer celui qui la porte. Lorsque Bergman aura recouvré ses esprits, il nous expliquera pourquoi. C’en était trop. Je rejoignis Miles et m’accroupis près de lui en prenant ses mains tremblantes dans les miennes. Il me dévisagea avec un air accablé : — Mon Dieu ! Jasmine, je t’en prie… Récupère-la. On aurait dit qu’il avait perdu son seul enfant. En un sens, c’était le cas. Pour vous dire à quel point il s’investissait dans ses créations ! — On va la récupérer, dis-je. Je te le promets. Depuis lors Bergman avait à peine desserré les dents. Quand on gara enfin notre mammouth devant chez Moe, un garage-station-service, j’accueillis avec soulagement la mission de repérage que me proposa Cole. Celle-ci me donnerait l’occasion d’échapper à la sinistrose qui plombait tellement notre voyage que j’avais l’impression de suivre un enterrement. — Il y a une cabine avec un annuaire, dis-je en désignant une espèce de guérite en plastique dans un coin du parking, tandis qu’on descendait du mobil-home. — On va appeler qui ? demanda Cole, comme je partais dans cette direction. — Un taxi. Je suppose que le festival est trop loin pour qu’on s’y rende à pied. — Oh ! mais on n’a pas besoin de marcher. Je m’arrêtai, tournai les talons et le suivis vers la remorque qu’on traînait depuis l’Ohio. Bien que de taille modeste, elle pouvait largement contenir tout ce que je possédais. Comme il était le dernier à avoir tenu le volant, Cole avait le trousseau de clés dans sa poche. Il déverrouilla les portières et les ouvrit. Je jetai un œil à l’intérieur et toutes mes côtes se mirent à jouer des castagnettes, avant de dégringoler dans mes talons comme un tas d’osselets. Nul doute que le vacarme se répercuta jusqu’au nord du Texas. — Bon sang ! c’est pas possible ! m’écriai-je. — Quoi ? — Des scooters ? C’est ça les deux-roues que nous file Pete ? Je savais bien qu’il était en rogne contre moi ! À cause de tout ce temps que j’ai passé à l’hôpital, non ? À moins que ce soient les épaves de bagnoles ? Pourtant j’en ai bousillé qu’une seule la dernière fois ! Et c’était pas ma faute ! pleurnichai-je. — Jaz, calme-toi ! reprit Cole. Ils n’autorisent rien de plus puissant sur le site de la foire. Pete a pensé nous offrir le meilleur moyen de locomotion dans les limites du règlement. — Ah !…, fis-je d’un air dépité, en le regardant décharger les engins. L’insipide choix de couleurs du fabricant – blanc avec réservoir bleu et selle beige – avait de quoi frustrer ma vision accrue de Sensitive. Bref, ces deux-roues étaient nazes. Le pire, c’est que même en les poussant à fond, ils auraient à peine fini en milieu de peloton au marathon de Boston. Néanmoins ils nous amenèrent au festival, où l’on passa tranquillement devant la multitude de tentes abritant l’exposition florale, le futur site du concours de mangeurs de hamburgers, et les manèges. Miteux, songeai-je en détaillant du regard les vieilles installations, la peinture écaillée, les fuites d’huile… L’ensemble avait l’air aussi épuisé que les forains qui s’escrimaient à tout remettre en marche. — Regarde ce truc, dis-je à Cole en désignant l’espèce de pieuvre géante qui ferait bientôt tournoyer les gens comme des assiettes sur une baguette de jongleur. La prochaine fois qu’on devra interroger quelqu’un, on pourrait commencer par le coller dans une de ces nacelles pendant une vingtaine de minutes, non ? — Pense à l’argent qu’on économiserait en sérum de vérité, dit Cole. — Pete nous donnerait à coup sûr une promotion. — C’est moi ou il y a de plus en plus de monde ? — Ça devient difficile d’éviter ces mioches qui courent partout. Je propose qu’on aille garer ces bécanes et qu’on continue à pied. On s’éloigna de la cohue pour rejoindre le parking d’un Four Seasons ; on se débarrassa des scooters et on garda nos casques. Avec un peu de chance quelqu’un volerait les engins pendant qu’on aurait le dos tourné. Sinon, j’envisageais sérieusement de faire le bonheur d’un ado en lui refilant mes clés. Durant la demi-heure qui suivit, on se promena sur la vaste allée en paillis qui longeait tout le site de la foire et serpentait parmi les attractions comme un long ruban de réglisse rouge foncé. Outre les échoppes et les manèges, on passa devant huit scènes différentes où chanteurs, danseurs, comédiens, médiums et autres magiciens électriseraient les foules au cours des sept jours à venir. Mais pas nous. Cole me précisa que nous disposions de notre propre chapiteau, afin de mieux contrôler les imprévus qui pourraient survenir et foutre en l’air toute l’opération. On découvrit les acrobates chinois de Chien-Lung qui installaient leur arène sur un énorme terre-plein au nord-ouest du site. Pour l’heure, un nombre incroyable de compresseurs, dont chacun avait la taille du vanity case de Cassandra, étaient reliés à des tunnels de plastique. Le tout pour gonfler la toile rouge, jaune et violet que les acrobates déployaient encore. J’imaginais très bien le résultat, car, quatre mois auparavant en France, Vayl et moi avions suivi un gars dans le même genre de structure. Encore qu’en la voyant ainsi dégonflée, c’était peu ressemblant. — Waouh ! s’exclama Cole. Ils ont l’air organisés. — Et pas franchement rigolos, ajoutai-je. Apparemment t’as le droit de te lâcher seulement si tes un citoyen américain. Un cri et des éclats de rire suivirent ma remarque. Je me retournai pour voir qui me trouvait si amusante… et bien entendu je n’y étais pour rien. Agenouillée sur une nappe de pique-nique à carreaux, une jeune femme chinoise en corsaire rouge et en tee-shirt vert s’amusait à lancer son bébé en l’air et à le rattraper. Quand je dis « en l’air », je ne parle pas d’une balle de tennis avant un service… mais du coup d’envoi d’un match de la NFL. Et le gamin adorait vraiment ça. Chaque fois qu’il s’envolait, il riait comme un fou et quand sa mère le rattrapait, il gigotait de plus belle pour l’encourager à le propulser encore plus haut. Je donnai un coup de coude à Cole, qui souriait à belles dents et trouvait lui aussi que le bébé volant était génial. — Tu sais, dis-je, si j’essayais ça avec ma nièce, elle me dégueulerait dessus. — Elle a l’estomac sensible, hein ? — On va dire ça… J’ai aidé ma sœur à s’en occuper pendant trois semaines, et chaque jour à midi j’avais suffisamment de bouffe projetée sur moi pour nourrir tous les chats du quartier. Je ne disais pas ça pour me plaindre. Après un mois d’hospitalisation pour une perforation sur le côté, des côtes fracturées et un collapsus pulmonaire à la suite de notre ultime confrontation avec la Tor-al-Degan lors de notre dernière mission, j’avais eu hâte de rejoindre Evie par le premier vol et de lui donner un coup de main après la naissance de sa fille, E.J. Le séjour s’était plutôt bien annoncé. La venue au monde de leur fille avait rendu les nouveaux parents heureux comme des gamins à Noël. Mais à mon arrivée, la petite avait cinq jours… eux avaient tout juste dormi quatre heures par nuit… et elle hurlait comme un coyote depuis qu’ils l’avaient amenée à la maison. — Des coliques, avait diagnostiqué le pédiatre à sa première visite, en réponse aux questions fébriles de ma sœur. Ça va lui passer, avait-il ajouté d’un air distrait, tandis que je m’étais retenue de lui sauter dessus dans l’intention de le secouer comme un prunier jusqu’à ce que son stéthoscope dégringole et – s’il existait un Dieu sur Terre – de le frapper en plein dans les cojones. J’étais sûre que Tim aurait réagi comme moi, mais il en avait profité pour récupérer un peu dans le rocking-chair, dans un coin de la salle de consultation. Ce jour-là j’avais découvert un nouveau moyen de calmer ma colère. Après avoir reconduit chez elle la petite famille épuisée, j’avais laissé Evie mettre Tim au lit, puis surveillé E.J. dont les vocalises étaient reparties de plus belle au salon, et j’avais emporté un pack de six Pepsi dans l’arrière-cour. Il avait neigé dans la nuit et le sol gelé était recouvert d’une fine couche scintillant de mille et une couleurs qui m’avaient remonté le moral. La hache de Tim était posée sur la véranda en séquoia, là où il l’avait laissée après avoir fendu quelques bûches. J’avais redressé le manche et l’avais fait tournoyer d’un air songeur. Puis une idée m’était venue. — Tu sais quoi ? avais-je murmuré en sortant une canette pour la poser par terre. Ça pourrait peut-être me faire du bien. J’avais pris le temps de mesurer la distance, j’avais balancé la hache au-dessus de ma tête, puis l’avais abaissée d’un seul coup. J’avais écrabouillé la canette dans un merveilleux fracas métallique, tandis que le soda avait giclé de toutes parts. Je n’avais pas pu m’empêcher de sourire à belles dents. Plus tard, j’avais montré à Evie et à Tim mon petit défouloir pour éviter de perdre la boule. Cela dit, je ne pensais pas que cette maman chinoise en avait besoin. Pas avec un gamin si coopératif. Elle finit par se fatiguer et installa son mini-astronaute dans un trotteur dont les roues semblaient bloquées. Comme la balade dans les airs était finie et qu’il se retrouvait coincé à terre, je crus qu’il allait piquer une colère noire. Pourtant il souriait jusqu’aux oreilles. Ses quatre dents étincelaient comme des perles dans le jour déclinant. Je croisai le regard de sa mère qui lui donna des petits morceaux de hot dog, avant de lui tendre une tasse antifuites remplie de lait. — Il est adorable, dis-je en souriant. Elle me sourit à son tour : — Mer… ti. À son accent, je devinai qu’elle ne devait pas bien maîtriser notre langue. Toutefois une question me brûlait les lèvres : — Il est toujours si joyeux ? Elle hocha fièrement la tête. — Lui pleure seulement quand lui faim ou fatigué. — Waouh, c’est génial ! Vous faites donc partie de la troupe d’acrobates ? — Oui, mon mari et moi ensemble. Mais moi eu légère blessure (elle désigna sa cheville bandée façon « vilaine entorse »), alors moi rester assise toute la semaine. Soudain Cole bondit en avant et nous fit toutes les deux sursauter. — Le bébé a un problème, expliqua-t-il en s’agenouillant à côté du trotteur, la tête tout près du petit. Il s’étouffe ! La maman chinoise et moi, on échangea un regard horrifié en constatant que les lèvres du gamin bleuissaient à vue d’œil. Cole tenta de lui dégager la gorge. — Ça ne veut pas sortir, dit-il. Il arracha le petit à son siège et l’étendit sur le dos. Puis, avec douceur mais fermeté, il posa deux doigts de chaque main sur son torse pour expulser l’air de ses poumons vers sa gorge. Après quatre tentatives infructueuses, il réussit enfin. Le bébé cracha un morceau de hot dog assez gros pour étrangler un éléphant. Il inspira un grand coup. Regarda sa mère, l’air surpris. Et éclata en sanglots. Elle craqua dans la seconde et tendit les bras. Cole lui donna l’enfant, et tous deux pleurnichèrent en chœur, tandis qu’elle le berçait pour le calmer, sous nos regards attendris. — On y va ? demanda Cole. — J’ai quelques doutes sur ta manière d’appliquer la manœuvre de Heimlich, répondis-je, mais il se fait tard. (Je tapotai le bras de la maman chinoise en ajoutant :) On est contents qu’il aille mieux. Tout va bien pour vous aussi ? (Elle hocha la tête). Super. Bon ! on doit filer. — Oh non ! je dois d’abord remercier vous comme il faut ! Et mon mari aussi ! Lui voudra vous remercier ! Elle parut si terrifiée à l’idée de nous voir partir que Cole la rassura aussitôt. — On ne s’en va pas vraiment. On est aussi des artistes. Vous savez quoi ? Pourquoi ne pas venir nous rendre visite demain sous notre chapiteau ? On vous offrira des billets pour notre spectacle et ce sera l’occasion de rencontrer votre mari. — Oh oui ! très bien. Ensuite vous venir voir nous à notre spectacle aussi. Oui ? — Bien sûr, accepta Cole, avant que je puisse lui flanquer un coup de coude pour lui rappeler qu’on était venus tuer un vampire et non pas se lier d’amitié avec ses employés. On sourit les uns aux autres en inclinant la tête. Puis Cole et moi fîmes nos adieux au bébé volant, qui avait déjà séché ses larmes et trouvé de quoi se distraire, en essayant de s’accrocher aux boucles d’oreilles de sa mère, pendant qu’elle nous remerciait encore une bonne trentaine de fois. — Waouh ! dis-je à Cole tandis qu’on s’éloignait. Ton acte de bravoure t’assure une place au paradis, j’imagine. Il haussa les épaules. — Je suis sorti un petit moment avec une infirmière. Et une urgentiste, précisa-t-il en me faisant un clin d’œil. J’ai eu ma période « femmes en uniforme ». — Ce qui me donne l’occasion de changer de sujet. Ce gosse est incroyable. Ne dis pas à ma sœur que certains bébés ne pleurent quasiment jamais. Pour l’heure, sa maternité la fait tellement flipper qu’elle serait fichue d’en conclure que les coliques sont de sa faute. Avant d’entrer illico au couvent pour confesser ses péchés, entre deux séances d’auto-flagellation, à un pauvre prêtre qui n’aura rien demandé. — J’ignorais que vous étiez catholiques. — On ne l’est pas. On eut vite fait de parcourir le reste du site. Au-delà de l’arène des acrobates chinois, une minable clôture orange gardée par deux agents de sécurité marquait les limites nord-ouest. Bedonnants et pleins de morgue, les vigiles se tenaient de dos au bout de l’allée et surveillaient un groupe de neuf contestataires qui avaient réquisitionné les derniers vingt-cinq mètres d’une étroite voie d’accès pour manifester. Quatre femmes et cinq hommes entouraient des enfants installés sur des chaises pliantes et qui feignaient de faire leurs devoirs, alors qu’ils étudiaient le plan de la foire. Je repérai au moins deux ados dans le lot qui fileraient en douce à la première occasion pour faire un tour de manège. En attendant, ils continuaient à jouer le jeu, tandis que leurs parents brandissaient de gigantesques pancartes. Ils semblaient tellement crevés à force de les porter qu’ils arrivaient tout juste à psalmodier d’un ton las : « Les alter-humains ne sont pas nos copains. » Les pancartes affichaient des slogans un peu plus énergiques : « Le surnaturel n’est pas naturel. L’être humain est divin ! », « Dieu déteste les alter-humains, vive les humains ! » Et, bizarrement : « Votez pour l’eau purifiée ! » — Qui sont ces gens ? murmura Cole. — Oh ! à coup sûr ils représentent environ la moitié de la congrégation de l’Église sanctifiée dans le Christ crucifié. (Il éclata de rire.) Ça s’invente pas, crois-moi. — Comment tu les connais ? — Un de leurs membres a envoyé une lettre au président. Il menaçait de le tuer s’il accordait aux alter-humains le droit de vote, alors Pete nous a transmis une note de service. — Le président n’a même pas ce pouvoir. — Je ne crois pas que la question ait été évoquée pendant le sermon. Je cherchai la fourgonnette du groupe. À en croire Pete, leurs slogans se révélaient si agressifs que même les alter-humains qui essayaient de se fondre dans la masse seraient peut-être tentés de balancer le véhicule du haut d’une falaise. Non, il était là, garé en amont de la route. De l’endroit où je me tenais, je distinguais seulement une vitre brisée, deux drapeaux américains plantés de part et d’autre du pare-chocs avant et une banderole blanche sur la calandre proclamant : « Dieu est avec nous ! » Cole reprit : — Tu crois qu’ils s’aventurent parfois hors des sentiers battus… chez les alter-humains ? — C’est péché, j’imagine. Cole me jeta un drôle de regard. — Ben quoi ? répliquai-je. — Ces imbéciles ne te rendent pas folle ? — Pourquoi ? Il haussa les épaules. — Vayl est un alter-humain. En outre, après ce qui s’est passé à Miami, tu pourrais théoriquement en être une. Ils dénigrent les gens comme toi, bon sang ! — Tu t’inquiètes trop de ce que pensent les autres. Et puis, ils ont le droit d’avoir leur propre opinion. Moi aussi d’ailleurs. Le problème, ce ne sont pas nos divergences. — Ah bon ? — C’est qu’ils veulent tuer quelqu’un au moindre désaccord. Comme le président, par exemple. Si ça va jusque-là, on fera appel à moi et je devrai alors assassiner l’un des leurs. La première règle que tu apprends dans ce job, c’est… Je le laissai finir ma phrase : — … de « ne jamais tuer sous l’emprise de la colère », acheva-t-il, car c’est à ce moment-là que ça peut devenir un meurtre. Je ne précisai pas combien de fois j’avais transgressé cette règle. Il s’en rendrait compte lui-même assez tôt. Je finis par me lasser de rester plantée là et j’allais proposer qu’on retourne à nos scooters (qui, par chance, auraient disparu), quand l’un des vigiles se tourna pour parler à son collègue. — T’as vu ça ? dis-je à Cole. — Quoi donc ? D’instinct, je l’attirai vers une tente de réception, dont on avait rabattu les côtés pour éviter que le vent renverse plusieurs cartons remplis de gobelets, dont chacun contiendrait plus tard une tonne de glaçons et une cuillerée de sirop. Je jetai un coup d’œil dans l’interstice entre la toile et le mât auquel elle était attachée. Une seconde après, je le revis : — Le gardien sur la droite. Observe son visage quand il bouge. Cole regarda attentivement et plissa les yeux jusqu’à ressembler au bébé chinois. — Je ne vois rien. Bizarre. J’espérais une confirmation. Un accident survenu dans sa jeunesse avait fait de lui un Sensitif, comme moi. Cette faculté nous permettait de détecter la présence de vampires et autres créatures de la nuit. Mais le fait d’avoir donné mon sang à mon chef – vampire de son état – m’octroyait peut-être un avantage sur Cole. — Qu’est-ce que tu as vu, Jaz ? — Chaque fois qu’il bouge, sa tête est comme floue, comme en décalage par rapport au reste du corps. — Waouh !… étrange, en effet. — Ouais. Et d’après moi c’est pas le genre de type devant lequel on peut se pointer les mains dans les poches. — Tu veux qu’on reste dans le coin, pour voir ce qu’il mijote ? Je jetai un autre coup d’œil. — Il n’ira nulle part. Allons chercher le reste de la troupe. Peut-être qu’ils sauront quelque chose. Si le destin m’avait souvent frappée fort au point de m’aveugler, il m’offrait peut-être une paire d’as avec Cassandra et Bergman. Alors que j’avais toujours eu des réserves quant à l’idée de faire appel à des experts conseils, celles-ci disparurent sur-le-champ. Je sentais que ce nouveau problème nécessiterait le déploiement de toutes nos ressources si on voulait l’élucider un jour. Chapitre 2 Je dois admettre que les camping-cars se sont drôlement améliorés depuis ma jeunesse. À l’époque on se cognait le menton au lavabo dès qu’on utilisait la cuvette des W.-C. Celui que Vayl nous avait réservé était au top. Une télé à écran plasma occupait une place de choix derrière la cabine. Le canapé de Cassandra disposait d’un petit pupitre. À côté de celui de Bergman, il y avait suffisamment d’espace pour la banquette en cuir marron ciré qui entourait une table à manger en verre. Derrière ce coin repas, un comptoir en granit sombre pouvant servir de bar pour le petit déjeuner revenait vers la cloison, qui abritait une cave à vin en verre miroir, un frigo noir, et des placards en érable. Sur le mur d’en face, d’autres éléments de rangement encadraient la cuisinière, le four à micro-ondes, et un évier en porcelaine noire. Le concepteur avait même pu nicher un deuxième téléviseur de taille plus modeste. Au bout du couloir recouvert de moquette, la salle de bains semblait tout droit sortie du Ritz. La chambre était équipée de sa propre télé, d’un grand lit et d’une multitude de tiroirs. Oh ! mais ça ne s’arrêtait pas là… Les banquettes, divans et autres canapés se transformaient tous en lit et l’on pouvait encore ranger des tas de choses dans le moindre recoin. La classe, quoi ! J’étais à peine entrée dans le mobil-home quand j’entendis Vayl qui reprenait conscience. Sa façon de déglutir me fit penser à un gamin qui retient son souffle en traversant un cimetière. Je fis un signe de tête à Cassandra, qui avait levé le nez de son livre à mon arrivée. — Cole est en train de refermer la remorque, murmu-rai-je pour ne pas déranger Bergman qui faisait un somme, le visage enfoui dans un coussin, un bras et une jambe effleurant la moquette dorée. Cassandra acquiesça et reprit sa lecture. Je m’approchai de la chambre de Vayl et frappai à la porte. — Jasmine ? Sa voix avait une intonation bourrue et affligée. — Ouais. — Entrez. La tente opaque sous laquelle il dormait (mourait ?) chaque matin recouvrait toute la surface du matelas. Il en émergea en fermant le dernier bouton de son pantalon noir. Sa chemise bleu marine ouverte laissait entrevoir un torse musclé, couvert de poils sombres et frisés, ainsi qu’une chaîne en or où était autrefois suspendue la bague que je portais désormais à la main droite. Je la regardai en réprimant un « waouh ! » qui aurait détonné dans le contexte. Les rubis sertis d’or scintillaient sous les lampes tamisées que Vayl avait allumées à son réveil. Je m’attardai sur le magnifique travail de son grand-père : l’amour et le talent artistique avec lesquels il avait su transformer l’or et les pierres précieuses en une amulette qui nous protégeait et nous liait, Vayl et moi. — À quoi pensez-vous ? s’enquit-il. Il se tenait si près que je sentais son souffle froid sur mon visage enfiévré. — Votre grand-père devait être un homme remarquable pour vous avoir confectionné une si jolie bague. Je scrutai son regard. Ses yeux avaient pris leur douce nuance marron qui caractérisait chez lui le summum de la quiétude. Ils se plissaient aux coins, comme souvent lorsque je l’entraînais vers son lointain et douloureux passé. — Il était… dévoué à sa famille, mais également très déterminé dans sa manière de penser. Ses lèvres se crispèrent, tandis qu’un souvenir quelconque devait lui revenir en mémoire. — Vayl ? Il se mit à fermer sa chemise avec une telle brusquerie que je m’étonnais presque de ne pas voir les boutons sauter. — Savez-vous comment les Roms considèrent les vampires ? reprit-il. — Non, pas vraiment. Encore que j’aurais dû. Pourquoi je ne m’intéressais pas davantage aux racines de Vayl ? Parce que le connaître, c’est l’aimer… et tu nés pas prête à t’aventurer sur ce terrain. — Aux yeux des Roms, nous sommes morts. Et par conséquent impurs. Mais cette impureté s’étend aussi à toute notre famille. (Comme je ne réagissais pas, il ajouta :) Quand mon grand-père a eu vent de la relation entre Liliana et moi, c’est lui qui a conduit la foule venue nous tuer. — Pourtant… il a fabriqué cette bague pour vous. Il savait que votre âme serait en danger… — Certes, mais il s’attendait à ce que je sois attaqué par des démons. Sans se douter que j’en deviendrais un moi-même. — Et que… vous alliez pour ainsi dire contaminer votre famille ? — Non, mais que j’allais les tuer, les transformer, détruire leur âme. — Eh bien, c’est complètement stupide. Son doigt effleura la bague qu’il m’avait offerte. Il l’appelait Cirilai, ce qui signifie « gardien ». L’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres. — J’apprécie votre soutien. Mais ne perdez pas de vue le contexte. Cela se passait en 1751. Bien avant les ordinateurs, les automobiles, la pénicilline, ou tout ce qui se rapporte peu ou prou aux droits civils. De nos jours encore les Roms demeurent un peuple de parias. En ce temps-là, ils subissaient mille fois plus de brimades. Ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. — On a donc dû vous écarter du troupeau pour sauver les autres ? — Vous pouvez considérer les choses sous cet angle, j’imagine. — Pourtant vous êtes là. Comment avez-vous survécu ? — Mon père est arrivé le premier. Il ne supportait pas de me perdre. Il disait que j’étais tout ce qui lui restait de ma mère. Il nous a installés dans un endroit sûr, pendant notre sommeil. Et puis, cette nuit-là, pour notre propre sécurité, il s’en est revenu et nous a bannis. — On peut faire ça ? Bannir des vampires ? Il me décocha son regard le plus perçant. — Oui, si vous disposez du pouvoir et des moyens. Mais ce n’est pas de notoriété publique. Je vous le confie strictement de sverhamin à avhar, ce qui signifie que vous ne pouvez pas le répéter à qui que ce soit. — Et c’est reparti… Vous invoquez encore ce lien particulier qui nous unit, comme si je connaissais toutes les règles. Il existe un bouquin là-dessus quelque par : Parce que j’en ai un peu marre de rester dans le flou en ce qui concerne le pourquoi du comment de cette relation. Crispation des lèvres. Chez n’importe quel autre homme, cela équivalait à un large sourire. Voire à un rire franc et massif. Mais j’imagine que lorsqu’on assassine vos fils, et que vos proches tentent de vous tuer ou de vous virer avant la quarantaine, vous avez tôt fait de laisser ces émotions dans le cercueil où vous refusez de vous coucher au lever du soleil. — J’ai bien peur que vous ne soyez pas du genre à apprécier les cours magistraux, remarqua Vayl. En fait, j’ai le sentiment que si je commence à dresser la liste de toutes les subtilités du lien unissant le sverhamin à son avhar et des règles qui s’y rattachent, vous profiterez que j’ai le dos tourné pour brancher le magnétophone et vous éclipser au rallye de poids lourds le plus proche. — OK, encore que je sois plus attirée par les courses automobiles. Mais je vois où vous voulez en venir. Alors évitez de péter un câble, si je transgresse une règle dont je ne suis même pas au courant. — Fort bien, dit-il. Vayl démonta la tente en un clin d’œil et un magnifique grand lit réapparut dans notre dos. Son regard s’attarda sur mon cou ; je savais qu’il se souvenait du jour où je le lui avais offert. Ses yeux prirent une nuance verte et mon pouls s’accéléra à l’idée qu’on puisse si facilement raviver ces sentiments. — Euh… le bannissement, donc…, bredouillai-je si fort qu’on dut m’entendre trois rues plus loin. Vayl baissa la main. Je n’avais même pas vu qu’il la tendait vers moi. Puis il se détourna. — Oui… — Qu’est-ce que ça signifie exactement pour vous ? — Liliana et moi nous sommes vu interdire tout contact avec les membres de notre famille pendant dix générations. — Qu’est-ce qui se passait sinon ? Vayl me décocha un regard par-dessus son épaule signifiant qu’il en avait assez. — Le bannissement surnaturel n’a rien à voir avec une mesure d’éloignement décidée par la justice, Jasmine. C’est tout à fait efficace. En tout cas, ça le fut. — Vous voulez dire que c’est fini, maintenant ? Il hocha la tête. — Le bannissement a expiré il y a trois ans. Pour le bien que ça m’a fait, semblait dire son regard désolé. Les membres de ma famille que je connaissais sont tous morts maintenant. Disparus à jamais. Ou, comme il l’espérait si fort pour ses fils : morts et réincarnés. Je me sentais tellement gourde. Je l’avais forcé à remuer de mauvais souvenirs, si bien que je ne serais même pas tentée de bazarder le magnéto auquel il avait fait allusion pour y mettre Vayl à la place. Le fait est que lorsque je plongeais mon regard dans ces yeux extraordinaires et songeais à partager un sublime moment de bonheur, ce n’était pas l’image de Vayl et moi qui me venait à l’esprit. Mais celle de Matt et moi. Mon fiancé était mort depuis près de seize mois, mais une partie de mon cerveau refusait encore d’y croire. Vayl avait sorti des chaussettes d’un tiroir et il s’assit sur le lit pour les enfiler. — Vous allez bien ? s’enquit-il. Génial. Je l’avais blessé et c’était lui qui s’inquiétait pour moi. Classique. — Ouais… écoutez, je suis désolée de vous avoir fait parler de tout ça. Ça ne me regarde pas… — En réalité, si. Puisque vous êtes mon avhar, vous devez connaître tous mes secrets passés et présents. (Rictus des lèvres). Mais il y a tant à vous dire, et peu de choses agréables. — Eh bien, prenez votre temps, je vous en prie. Toutes les deux ou trois semaines, on peut faire une soirée pyjama, si vous voulez. Vous viendrez chez moi et on jouera à Action ou Vérité. Vous glisserez deux ou trois anecdotes croustillantes pendant qu’on fera les pétasses, en critiquant Cassandra qui porte trop de bijoux et Cole qui sent toujours le chewing-gum au raisin. J’imaginai soudain Vayl en pyjama imprimé Bob l’Eponge avec des mules roses duveteuses aux pieds et je me mis à glousser. En voyant son air interloqué, je ris de plus belle. Les coups frappés à la porte ne m’arrêtèrent pas, mais le regard de Cole lorsqu’il entra mit aussitôt fin à mon hilarité. Il avait l’air furieux. Lorsqu’il découvrit que Vayl et moi nous tenions quasiment de part et d’autre de la pièce, ses épaules se détendirent et il desserra les poings. Bon sang ! ne me dis pas que je le fais toujours craquer ! On a réglé ça depuis longtemps, non ? Ben voyons ! ironisa une petite voix cynique dans ma tête, la réplique de ma mère qui fumait comme un pompier, portait ses bigoudis comme une tiare en diamants et se débrouillait toujours pour éviter d’avoir ses gosses dans les pattes. — Oui, Cole ? dit Vayl d’un ton qui aurait pu congeler une bouteille de limonade. — Je voulais juste savoir ce que vous pensiez des agents de sécurité. Comme Vayl le regardait sans comprendre, Cole redressa les épaules et se tourna vers moi : — Qu’est-ce que vous avez fait pendant tout ce temps ? Avant que je puisse répondre, Vayl intervint : — Les conversations entre le sverhamin et son avhar demeurent privées. Si une information vous concernait, nous vous en ferions part. — Ça suffit ! lâchai-je à la cantonade en levant les mains, ce qui me parut dans la seconde un peu stupide. Est-ce que j’avais franchement envie d’assister au concours de celui qui pisse le plus loin ? Beurk… — Si vous n’êtes pas capables de vous la jouer cool, les garçons, je vous renvoie chacun dans votre chambre. Vayl haussa un sourcil, comme pour dire : Mais je suis déjà dans la mienne. J’enchaînai : — Cole a raison. J’aurais dû vous dire tout de suite qu’on était allés en repérage au festival, et que j’avais vu un truc bizarre là-bas. Je lui décrivis le vigile. Heureusement, Vayl oublia dans la foulée qu’il se souciait peu du sort de Cole. Ce qui transformait sa participation à notre mission actuelle en une sorte de petit miracle. Et c’est là qu’intervenait la culpabilité faite femme, c’est-à-dire moi. J’avais rencontré Cole la veille du nouvel an, pendant que j’effectuais une reconnaissance. Son lien avec l’épouse de notre cible avait suscité l’intérêt de Vayl. Ce qui n’avait pas échappé à nos ennemis. Lesquels incendièrent le bureau de Cole, le kidnappèrent, et le passèrent à tabac. Au terme de cette aventure, il m’avait tenu la main dans la caverne située sous le Zombie Club, sans pouvoir contrôler les larmes qui coulaient sur son visage tuméfié, tandis qu’il répétait sans cesse : « Je suis désolé. » J’étais quasi anéantie par mes blessures. J’aurais tout donné pour une bonne piqûre de morphine. Mais ça m’avait permis de me concentrer sur les deux hommes qui m’entouraient, Cole à ma gauche, et Vayl qui me caressait doucement les cheveux à ma droite. — Pourquoi ? avais-je demandé d’une voix éraillée, dissimulant à peine ma douleur. — Je devrais être à votre place. Si vous ne m’aviez pas éloigné de cette bombe pour me remplacer… — Elle aurait été virée, lui dit Vayl. J’avais serré la main de Cole. — Et ça, je ne m’en serais pas remise. — Mais… J’avais pressé sa main plus fort au point de le faire grimacer. — Vous venez de me sauver. On est quittes. Toutefois ce n’était pas vraiment mon sentiment. J’avais toujours un job, après tout, alors que celui de Cole avait été réduit à un tas de cendres. Aussi, quand il m’avait rendu visite à l’hôpital une semaine plus tard, pour me demander une lettre de recommandation, j’avais appelé Pete, mon patron, dans l’après-midi. — Est-ce qu’il sait de quoi il parle ? m’avait demandé Pete. — Il était là pour la grande confrontation. Je peux vous assurer qu’il ne se fait aucune illusion. J’avais ensuite énuméré tous les motifs pour lesquels Cole ferait un excellent agent. Ce qui m’avait occupée un petit moment. J’avais terminé avec deux éléments auxquels Pete ne pourrait pas résister : — Il parle couramment sept langues et peut en apprendre de nouvelles en un clin d’œil, car c’est un Sensitif. Doublé d’un tireur d’élite. Il a démarré les concours au lycée. Il y participe encore quand il peut. Et il rate rarement sa cible. — J’ai cru comprendre qu’il était détective privé. N’y a-t-il pas suffisamment de crimes surnaturels à Miami pour le tenir occupé ? — Il ne veut plus exercer. J’ai essayé de le dissuader de nous rejoindre, puis j’ai pris conscience que sa décision était motivée par de bonnes raisons. Amanda Abn-Assan était son amie d’enfance, vous savez. Maintenant qu’il l’a perdue, il affirme ne pas pouvoir se contenter de rester sur le banc de touche pendant que d’autres pourchassent des salopards comme le mari de cette femme. Cole venait d’achever sa première formation lorsque cette mission à Corpus Christi s’était présentée. Comme il parlait chinois – il était le seul parmi nous – Pete avait pensé qu’il pourrait nous donner un coup de main, tandis qu’on le ferait profiter de notre expérience sur le terrain. Vayl ne l’avait pas entendu de cette oreille. Je lui avais fourni plusieurs arguments sensés et convaincants, qu’il avait récusés en bloc. De guerre lasse, je lui avais promis de déposer et de récupérer ses fringues au pressing pendant un mois, puisqu’il soupçonnait le nouveau livreur de farfouiller dans son courrier… et l’affaire avait été conclue ! Je me demandais, songeuse, si la chemise que portait Vayl en ce moment était un modèle réservé au nettoyage à sec, quand il déclara : — Je ne sais pas trop quel genre d’alter-humain vous avez détecté, Jasmine. Cassandra doit posséder des informations à ce sujet. On passa tous au salon pour le vérifier auprès d’elle. Mais l’Enkyklios, sa bibliothèque portable, ne nous fournit pas grand-chose. — Mes ouvrages peuvent peut-être nous renseigner, suggéra Cassandra. Je vais les consulter. — Merci, dit Vayl d’un ton affable. Il sortit une poche de sang du réfrigérateur et la versa dans un mug. Depuis que je travaillais avec lui, j’avais appris qu’il aimait laisser le breuvage tiédir lentement à la température de la pièce. Il soutenait qu’un passage au micro-ondes altérait une grande partie de son arôme. Si ce genre de détail aurait dû me donner la chair de poule, ce n’était pourtant pas le cas, puisqu’il impliquait une confiance que j’étais flattée d’avoir gagnée. On avait fait du bruit et réveillé Bergman, qui se frottait les yeux, assis sur le canapé que j’avais décidé de baptiser Mary-Kate. Face à lui, Cassandra était installée sur un divan identique, Ashley, et feuilletait un lourd volume aux pages épaisses comme du kraft. Cole prit un chewing-gum dans une coupelle verte posée sur la table voisine du sofa (Ashley, pardon) et s’affala auprès de Cassandra. — Je fais des recherches, le prévint-elle d’un ton sévère. Alors pas de commentaires spirituels sur les illustrations. — Non, mais regardez ce type ! Il a l’air franchement constipé. — Il dévore l’âme des gens ! — Ben justement ! Je pris place à côté de Bergman et l’observai à la dérobée. Sa sieste ne l’avait pas vraiment requinqué. Il me faisait penser à un père endeuillé. Bergman rêvait, couvait, puis donnait naissance à ses inventions, et ne les confiait pas à n’importe qui. Il devait se sentir impuissant à l’idée qu’un fou portait en ce moment même sa création, et que le Rapace planait au-dessus, dans l’attente de pouvoir la faucher. Vayl, toujours dans la cuisine, posa les coudes sur le comptoir qui bordait la banquette. Sans même s’éclaircir la voix, il obtint brusquement notre attention. — Avant que nous rejoignions le site du festival, déclara-t-il, je souhaite apporter quelques précisions à propos de l’armure conçue par Bergman. Je lui demanderai dans un instant d’expliquer ses travaux en détail. Comme il l’a dit, c’est une pièce issue de la biotechnologie qui épouse le corps de celui qui la porte. Une fois tous deux réunis, le seul moyen de séparer la cuirasse de son porteur consiste à tuer ce dernier, ou à lui administrer un bain chimique susceptible de faire croire à l’armure que le porteur est décédé. — J’imagine qu’on ne trouve pas encore ce genre de bain moussant dans le commerce ? dit Cole. Bergman se redressa, puis laissa retomber sa tête sur le dossier de Mary-Kate d’un air découragé. — C’est précisément l’objet des expériences de White Sands. Ils essayaient de déterminer quels produits administrés de telle ou telle manière pouvaient faire en sorte que l’armure réagisse à la mort de son porteur. — C’est vraiment un problème ? demanda Cole. On va tuer le gars de toute façon. — Tu peux toujours essayer, marmonna Bergman. Vayl lui fit un signe de tête : — Poursuivez, dit-il en buvant une petite gorgée de sang. Bergman nous regarda à tour de rôle, secoua la tête et caressa distraitement le duvet brun-roux apparu sur sa mâchoire ces dernières vingt-quatre heures. Tout en parlant, il contemplait les néons de la station-service et les lumières de la ville au-delà. — L’armure repoussera toute sorte de projectile existant à ce jour. Elle est ignifugée, indéchirable, et supporte des pressions équivalentes à celles des grands fonds océaniques. — Et le froid ? m’enquis-je, ravie de constater que Vayl m’observait avec fierté. Son pouvoir le plus incroyable consistait à aspirer la chaleur d’une pièce avec une rapidité telle que les gens mouraient frigorifiés dans son champ d’action. Mais Bergman secoua de nouveau la tête. — Le froid va la ralentir mais ne la détruira pas. — L’eau ? hasarda Cole. — Une fois le capuchon fermé, l’armure devient autonome. Elle dispose alors de son propre système de respiration interne qui fonctionne très bien lorsqu’elle est immergée. — Parle-nous de ce capuchon, dis-je. — Il s’active automatiquement dès qu’il sent que le porteur se trouve en danger. C’est la seule partie de la cuirasse qu’on peut désactiver à volonté. Le reste demeure permanent. Cassandra s’anima : — Vous commencez par la fin quand les détails essentiels se situent peut-être au début. À quoi ressemble cette armure ? Bergman haussa les épaules. — On l’a testée sur plusieurs espèces d’animaux, dont les poissons, les chats et les singes. Elle prend un aspect différent sur chacun d’eux, sans doute parce qu’elle s’adapte à la morphologie, la taille, l’espèce… Cassandra agita la main avec impatience, ce qui contraria Bergman : il haussa les sourcils. — Donnez-nous une idée générale, je vous prie. — Des écailles, répondit-il. Le matériau se compose de milliers d’éléments physiquement et chimiquement reliés entre eux. Les couleurs varient autant que la texture. Sur le poisson, elle était rêche, comme de la laine de verre. Sur le chimpanzé, plus douce, plus élastique. — C’est juste une arme défensive ? s’enquit Cole. Encore une excellente question. Ma parole, on était au taquet ce soir ! — Non. La passion se lut dans le regard de Bergman tandis qu’il décrivait les capacités offensives de l’invention, lesquelles me firent frissonner, car nous allions devoir trouver un moyen de les contourner. — Quand la capuche est activée, dit-il, le porteur peut enflammer des produits chimiques volatiles contenus dans ses cavités nasales. — Comment ça ? demandai-je. T’es en train de nous dire que le gars peut cracher du feu ? — Exact. — Quoi d’autre ? intervint Vayl. — Un poison se trouve dans les griffes, il paralyse la victime au premier contact. Des pointes détachables tout le long du dos, disposées de telle sorte qu’elles peuvent atteindre une cible avec précision à douze mètres. — Et lorsqu’elles frappent ? dis-je. — Elles explosent. Je sentis mes épaules s’affaisser sous le choc. Putain, c’est carrément mission impossible… Vayl interrompit le cours de mes pensées, ce qui valait sans doute mieux. Pas la peine de me déprimer toute seule. — Nous savions que ce serait difficile, reprit-il. Mais c’est pourquoi on nous a assigné cette tâche. Nous pouvons la mener à bien. Et c’est ce que nous allons faire. D’une certaine manière ces quelques paroles d’encouragement nous amenèrent à aborder d’autres problèmes. Tandis que Cole nous conduisait au site, on parla de l’installation de la scène. Celle-ci aurait lieu cette nuit, pendant que Vayl pourrait nous aider. On discuta du spectacle, en prenant conscience qu’on passerait probablement toute la journée du lendemain à répéter, histoire de présenter un truc vaguement distrayant. Pour ma part, je me demandais pourquoi un vampire de deux cent quatre-vingt-onze ans et une voyante vieille d’un millier d’années ne semblaient pas connaître la créature que j’avais aperçue ce jour-là et qui se faisait passer pour un être humain. Chapitre 3 À notre arrivée, Cole et moi, on remarqua que l’installation du Festival d’hiver progressait lentement mais sûrement depuis notre récente visite. On s’accorda tous à penser que notre place de parking semblait idéale, car située à un endroit où l’allée en paillis rejoignait quasiment la digue, avant d’obliquer au nord vers toute une série de stands d’artisanat et de jeux, lesquels menaient à la structure à moitié gonflée des acrobates chinois de Chien-Lung. Cole gara le mobil-home au sud de l’allée, parallèlement à la digue, et on commença de décharger la remorque. Le site du concours de barbecue se trouvait si près de l’emplacement prévu pour notre chapiteau qu’en nous étalant un peu on risquait de cogner un grill. Mais ça signifiait qu’on pouvait les laisser s’occuper de l’éclairage extérieur pour nos spectateurs. Plusieurs messieurs à barbe grise, en tablier de cuisine et casquette de base-ball, avaient déjà suspendu des mètres de guirlandes d’ampoules roses et disposaient désormais des tables de pique-nique peintes en vert. Pourtant, lorsqu’on apporta les mâts, notre chapiteau (que Pete avait dû rafler à un vieux prédicateur), les piquets, des tonnes de lattes de bois, et aucune instruction de montage… on comprit qu’on aurait à l’évidence assez de place pour s’installer. À condition qu’un d’entre nous sache comment monter ce foutu machin. On commençait déjà à se chamailler. Cole prit deux mâts et les assembla. — Cole ! s’écria Bergman. Tu dois d’abord les poser par terre pour les compter ! — On a des mâts et une toile, mon pote. Suffit de mettre le petit bout dans le grand bout, répliqua Cole en lui montrant comment faire avec deux autres tubes métalliques. Ça s’emboîte comme par magie. Bergman s’adressa à Vayl : — Dites-le-lui, Vayl. Cole gratifia son rival imaginaire d’un sourire narquois : — J’imagine que depuis le temps vous devez savoir monter une tente, Vayl. Cassandra décida de filer la première : — J’ai des recherches à faire. Un homme au visage bizarre, vous savez, marmonna-t-elle avant de disparaître dans le camping-car. Cette femme est géniale ! Je tournai les talons pour la suivre. — Où allez-vous ? demanda Vayl. Vite, trouve-toi une merveilleuse excuse qu’il va gober sur-le-champ ! — Je vais répéter ! Contrairement à vous, les gars, je ne me suis pas entraînée depuis le jour où grand-mère May m’a inscrite au cours de danse orientale quand j’avais quinze ans. Et d’ailleurs, pourquoi est-ce que j’ai accepté ? ou même décidé que j’aimais ça ? Peu importe, il me croit. En fait, l’idée a l’air de l’enthousiasmer. Ses yeux étincellent, non ? Et Cole a la langue pendante ? Voilà pourquoi je ne voulais pas danser dès le début ! — Bref, m’empressai-je d’ajouter, je vais me trouver un coin tranquille, où personne ne pourra venir se moquer de moi, pendant que vous dresserez cette tente. Ou plutôt ces deux abrutis. — Aaaah ! dit Vayl. (Il fit deux pas vers moi, se prit les pieds dans la toile et se retrouva coincé. Ce qui ne l’empêcha pas de me dévorer des yeux.) Croyez-moi, Jasmine, personne n’oserait se moquer de vous. — Je pourrais t’accompagner, proposa Cole. Histoire de te filer des tuyaux, tu vois. Je pourrais te filmer en vidéo. Peut-être même te masser les hanches si elles se rouillent. En les observant tous les trois, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Vayl se hérissait comme un porc-épic effrayé, tandis que Cole tricotait des sourcils d’un air charmeur et que Bergman disposait furtivement les mâts comme il le souhaitait. — Je serai là-bas, précisai-je en pointant le doigt vers l’ouest, où l’on distinguait à peine une bande de sable blanc, à l’endroit où la digue s’arrêtait pour faire place à une série de jetées abandonnées. Toute seule ! Et je le fus en effet pendant près de une heure. Jusqu’à ce qu’un couple passe dans le coin, en faisant assez de bruit pour que je ne me ridiculise pas totalement. Je ne les voyais pas bien, mais c’était inutile… Ils se tenaient la main, s’embrassaient tous les cinq pas… De vrais tourtereaux. Et j’eus soudain les jambes coupées. Je m’écroulai comme une masse et j’observai, avec la fascination d’une groupie, les amoureux fouler le sable devant moi. Leurs rires complices me firent passer du statut de spectatrice à celui de participante. Tout à coup, je faisais partie du couple, je revivais une scène que je n’osais pas me rappeler jusque-là. Matt et moi avions pris nos premières vraies vacances ensemble, un voyage à Hawaï pour fêter ses vingt-neuf ans. Après notre atterrissage sur l’île, on avait marché sur la plage, bras dessus, bras dessous, le bruit des vagues faisant écho à la musique d’une fête qu’on entendait au loin. Les lumières des hôtels, des bars et des soirées dansantes conféraient une lueur chatoyante à l’atmosphère ambiante. Nous avions croisé d’autres couples et même des familles entières, mais tout se passait comme si on se déplaçait dans notre petite bulle d’amour. Je n’aurais pas été surprise de voir un marlin géant surgir de l’océan pour nous proposer trois vœux à exaucer. Une nuit pleine de magie, en somme. Nous avions marché tout le long de la jetée éclairée par des torches tiki. Au bout, une table dressée avec de la porcelaine et du cristal nous attendait. Nous avions dîné comme des rois sous une paillote. Et après le dessert, nous avions dansé sur la musique d’un groupe de reggae de quatre musiciens appelés les B-tones. — C’est merveilleux, avais-je susurré à l’oreille de Matt qui me serrait fort, tout en ondulant au rythme voluptueux d’une chanson dont je n’ai jamais su le titre. Il m’avait alors regardée droit dans les yeux : — C’est toi qui es merveilleuse, avait-il dit en souriant, son bronzage accentuant la blancheur de ses dents. Mais pas très observatrice. — Ah bon ? Il avait secoué la tête, retiré sa main de la mienne, puis ôté la bague qu’il portait à son auriculaire et me l’avait mise sous le nez. — Je pensais qu’au bout d’un moment tu allais me demander pourquoi je portais une bague de fiançailles ! — Tu l’avais pendant toute la soirée ? Il avait souri de plus belle : Depuis le dessert seulement. J’avais enfin compris de quoi il parlait. — Ça veut dire que tu… qu’on est… ? — Dis-moi « oui », Jaz. J’avais poussé un hurlement et m’étais mise à bondir sur place comme une folle, puis j’avais sauté dans ses bras en l’obligeant à sautiller avec moi, si bien qu’on aurait dit deux clowns. Il en avait profité pour me passer la bague au doigt. C’était une émeraude pure taillée en poire. — Pour mon adorable mégère aux yeux verts, avait-il murmuré avant de m’embrasser à m’en couper le souffle. J’avais toujours cette bague. En fait, elle ne me quittait jamais. Je glissai la main dans la poche gauche de mon jean. Ma couturière y avait cousu un anneau en argent, comme dans tous mes pantalons, d’ailleurs. J’y accrochais ma bague et je ne me déplaçais jamais sans elle. — Merci, madame. Bon séjour. Je battis des paupières. Qu’est-ce qui… s’est passé ? Où suis-je ? De l’autre côté d’un vaste comptoir rutilant, vêtue d’un blazer bleu, avec un badge sur la poitrine indiquant : « Le Four Seasons et Junie Taylor vous souhaitent la bienvenue », une jeune réceptionniste me souriait. Dans ma main, je tenais un reçu pour la chambre 219 et la clé électronique correspondante. Chapitre 4 Encore un black-out, bordel ! Mais sitôt que l’idée me traversa l’esprit, je sus que je me trompais. Les habituels signes avant-coureurs ne s’étaient pas manifestés, et jusque-là je ne perdais pas connaissance en rêvassant, alors que je m’affairais par ailleurs. C’était nouveau. Et ça me faisait peur. Parce que, après avoir combattu la Tor-al-Degan, je pensais m’être débarrassée de ces tics de cinglée qui me faisaient passer… eh bien, pour une cinglée ! OK, je continuais à battre mon jeu de cartes pour me calmer. Et parfois les mots faisaient des loopings dans ma tête avant que j’arrive à les remettre dans le bon ordre. Mais ça se produisait plus rarement désormais. Les black-out avaient donc cessé, et dans la foulée la crainte de fournir à quelqu’un de ma connaissance un bon prétexte pour me conseiller l’internement avec du Zoloft à haute dose. Des rires familiers captèrent mon attention. Le couple de la plage. Tous deux étaient là et venaient d’entrer dans un ascenseur. Sans réfléchir, je les avais suivis jusqu’à leur hôtel pour y louer une chambre. Je vérifiai le reçu. Au moins j’avais utilisé ma propre carte de crédit. Si j’avais dû expliquer ça à Pete, eh bien… j’aurais peut-être pu inventer quelque chose. Quoique j’aurais sans doute démissionné. Je fourrai dans ma poche ce que m’avait remis la réceptionniste. Il me fallait un truc bien concret. Un truc qui m’aide à revenir à la réalité. Je téléphonai donc à ma sœur. — Evie ? — Oh ! Jaz, je suis si contente que tu appelles. — T’as l’air fatiguée. — C’est le cas. E.J. n’a quasiment pas cessé de pleurer de la journée. C’est pas normal, si ? Ben non, tu parles ! Mais je suis la moins qualifiée pour en parler. — T’as appelé le pédiatre ? — Non. Je sais qu’il va me dire que c’est juste des coliques. (Elle se mit à chevroter). J’ai l’impression d’être une mère horrible, je n’arrive pas à la calmer ! Sur ce coup-là, je pouvais intervenir : — Evie, t’es une maman d’enfer. Crois-en mon expérience. Je t’ai vue à l’œuvre. En plus, j’ai eu une mère merdique. Alors je sais de quoi je parle. T’es géniale. C’est pas évident pour vous deux d’avoir un bébé qui pleure tout le temps. Rien que le manque de sommeil, ça doit vous rendre dingues. Moi-même je suis encore ronchonne, alors que je ne suis partie que depuis… quoi ?… deux ou trois jours ? Écoute, tu finiras par régler ce problème, OK ? Long silence au bout du fil. — O…K. — J’ai dit un truc qui fallait pas ? — Ben… d’habitude tu me dis ce que je dois faire. Alors je le fais, et les choses s’améliorent. — Ça, c’était avant que tu te mettes à jouer dans la cour des grands, dis-je en souriant, tandis que j’entendais son petit rire. Fais-toi simplement confiance, OK ? Tim et toi connaissez E.J. mieux que quiconque, y compris le pédiatre. Et tâche de dormir un peu, d’accord ? Les valises que t’as sous les yeux seront bientôt assez grandes pour y mettre toute ta garde-robe d’hiver. — Entendu. Sinon, comment ça se passe pour toi ? Voyons voir. Je pense que mon patron vampire devrait poser pour son propre calendrier et moi, je suis en pleine rechute côté black-out… À part ça… euh… — Tout va bien. Appelle-moi à l’occasion, OK ? — OK, je t’adore. — Moi aussi. Après avoir recouvré un semblant d’équilibre en renouant le contact avec la personne la plus stable de mon entourage, je fis le tour du bâtiment situé en face du site du festival. Comme je serpentais à travers la première rangée de voitures du parking, j’aperçus près d’une clôture dissimulant une grosse benne à ordures une lueur verte qui attira mon attention. Elle se détachait de la lumière blafarde ambiante. Je sortis Chagrin, mon arme, et retirai la sûreté. La lueur s’accentua, passant de la nuance vert sapin à celle du citron vert bien mûr. Je fermai les yeux l’espace de quelques secondes, afin d’activer les lentilles de contact à vision infrarouge que Bergman avait conçues pour moi. Associées à ma vue perçante de Sensitive, elles me permirent de découvrir une silhouette dorée aux reflets verdâtre, debout près de la clôture. Elle me faisait face, mais se penchait par moments, totalement absorbée par quelque chose qui gisait à ses pieds. Bizarrement, une sorte de liseré noir soulignait ses contours comme un trait au marqueur. Je m’approchai en longeant les imposants véhicules garés, et jetai un coup d’œil tous les deux ou trois pas pour tenter d’identifier cette chose à terre qui semblait constituer la source de la lueur verte et le centre d’intérêt de la silhouette. Lorsque je pus enfin la voir distinctement, je me mordis les lèvres en manquant m’étrangler. Il s’agissait du corps du vigile, celui qui accompagnait son collègue aux deux visages. Sa tête à lui, l’image déformée de ses derniers instants de supplice, me dissuadait d’avancer encore. Pourtant il le fallait. C’était l’un des aspects les plus dérangeants de mon boulot. OK, cesse de tergiverser. Si ça se trouve t’es sur une scène de crime avec un éventuel suspect. Commence par examiner le cadavre. Du sang partout, comme jailli d’un geyser d’hémoglobine. La cage thoracique à nu. Des organes sombres et luisants. On avait éventré ce gars du cou au nombril ! L’odeur… putain, on ne s’y habitue jamais. Et Dieu merci ! ça se passait en extérieur, sinon j’aurais dégueulé comme une boulimique après une orgie de cookies. Au-dessus de la dépouille planait un nuage scintillant d’une multitude de pierres précieuses qui, à mon avis, ne pouvait être que son âme. Je souhaitais la considérer comme pure. Le seul élément que son assassin ne pourrait souiller. Impossible… car c’était justement ce qui captait l’attention du tueur. Nul doute qu’il se tenait tout près de lui, comme il l’avait été pendant la journée, en faisant mine d’être un homme avec un seul visage. Le terme « homme » ne convenait pas vraiment en l’occurrence. Ce contour délimitant sa silhouette… je n’avais jamais vu ça. Et quand il s’inclinait, le liseré noir se brisait au niveau de la tête et des doigts, libérant une partie de son halo vert doré. Il ouvrit largement la bouche et déroula une énorme langue rosée recouverte de piquants. Il lécha l’âme du mort sur toute la longueur. Celle-ci frémit, tenta de s’envoler pour rejoindre sa famille, ses amis, son Créateur. Mais les piquants libérèrent une sorte de glu qui immobilisa les pierreries étincelantes. Au même moment le nuage de l’âme perdit son éclat et devint pastel. L’homme aux deux visages se redressa, les yeux clos. L’extase étirait ses lèvres flasques aux commissures. Puis un troisième œil s’ouvrit dans son front… un grand œil émeraude qui s’assombrit à mesure que l’âme du défunt pâlissait. Une coïncidence ? Je ne crois pas. J’en avais assez vu. Je m’approchai encore, contournai le pare-chocs d’un coupé Eldorado et braquai mon arme sur le monstre. — Le repas est terminé, ’spèce de sale cafard ! L’homme aux deux visages ouvrit les yeux – les normaux, qui étaient bleus –, me contempla longuement, et poussa un grognement. — Arrête ton cinéma, OK ? répliquai-je d’un ton hyper-désabusé, alors que mon estomac tournoyait comme une roulette de casino. Je connais des gars qui bossent dans les effets spéciaux et qui produisent des rugissements plus effrayants que ça. Bon ! d’accord… j’en connais aucun, mais j’ai déjà vu Résident Evil, après tout, non ? Cette fois il se mit à beugler, et je dois admettre que ça m’a donné la chair de poule. Sans pour autant me figer comme prévu. J’étais déjà prête lorsqu’il passa à l’attaque en bondissant par-dessus le cadavre comme un lion en quête de chair fraîche ; il écarta les mains et je vis ses griffes mortelles apparaître et disparaître à mesure qu’il se déplaçait. S’il m’éraflait la gorge quand elles étaient rétractées sous la forme de simples ongles, est-ce que j’aurais quand même besoin de points de suture ? Je n’avais pas franchement envie de le découvrir. Je tirai cinq coups d’affilée. Ce qui le déstabilisa, mais je constatai que le liseré noir lui servait de bouclier et lui épargnait toute blessure fatale. Encore cinq balles et il recula presque jusqu’au cadavre. Grâce aux modifications de Bergman, il m’en restait encore cinq. Et j’avais l’intention de les utiliser à bon escient. Comme il revenait vers moi, je me concentrai sur les brèches dans son bouclier. Elles s’ouvraient puis se comblaient rapidement. Toutefois je remarquai que le phénomène se reproduisait en suivant ses mouvements. Il s’approcha avec plus de méfiance, cette fois, ce qui me facilita la tâche. Apparemment, mes balles le blessaient. J’aurais dû m’en contenter, mais parfois on veut tout ou rien. J’observai son visage, dans l’attente du moment où il se brouillerait, tandis que des lézardes se formeraient au même instant dans son bouclier. Là, maintenant ! Je tirai une fois, mais le liseré s’était déjà reformé. J’allais devoir anticiper les déchirures temporaires, plutôt que d’attendre leur apparition. Il me restait quatre balles. Je le mis en joue et fis feu. Une. Deux. Trois. Quatre. Merde ! Je le ratai d’un poil chaque fois. Et à présent je n’avais plus de munitions. Si Chagrin ne fonctionnait pas en mode « pistolet », il ne risquait guère de marcher avec l’option « arbalète ». Je le rengainai donc. Mais j’étais toujours armée. Contrairement à Vayl, je n’ai pas pour habitude d’utiliser des couteaux. D’ordinaire, si je me retrouve si près d’une cible, c’est qu’un truc a sacrement mal tourné. Toutefois je garde toujours un poignard sur moi. Histoire de faire un clin d’œil à ceux qui militent contre l’abus de port d’armes. Mon arme de secours est à l’origine un bolo[1]. On l’avait fourni au premier de mes ancêtres militaires, Samuel Parks, avant qu’il parte à la guerre en 1917. Transmis de père en fils depuis lors, le vieux couteau hideux perdit de son attrait aux yeux de mon frère David, le jour où ma mère le lança sur mon père, après l’avoir surpris allongé sur sa meilleure amie. Comme ledit couteau traversa la fenêtre de la chambre à coucher, je le découvris sur la pelouse le lendemain matin. Et il atterrit donc entre mes mains. Je le transportais depuis avec son fourreau dans une poche discrète et quasi invisible, conçue par ma couturière, Miss Va-te-faire-voir. Je la surnomme ainsi, car c’est toujours ce qu’elle me répond quand je l’appelle en disant : « Sherry Lynn, tu sais quoi ? Je viens de m’acheter un nouveau pantalon ! » Je glissai la main dans ma poche, saisis la garde subtilement dissimulée dans la couture et tirai d’un coup. Une lame de la taille de mon tibia surgit. Conçu pour toutes sortes d’utilisations, le bolo avait été amélioré par Bergman afin de répondre à mes besoins. Désormais, sa lame pouvait trancher le métal ou, mieux encore, me sauver la vie. La créature se mit à tourner autour de moi, visiblement moins intimidée par le couteau de mon trisaïeul que je l’aurais souhaité. Et puis merde ! Je fonçai droit sur elle en hurlant comme une mère de footballeur à un match de championnat et en agitant mon arme blanche comme un samouraï. Je feintais à gauche, à droite, puis encore à gauche, tout en observant son bouclier qui s’ouvrait de plus en plus. Impossible de suivre les mouvements de sa tête, tandis qu’il évitait de se faire trancher la gorge. Une dernière ruse et je bondis en avant, en plantant ma lame dans la brèche créée par ses déplacements. Il mourut dans l’instant. Je retirai le couteau et l’essuyai sur son uniforme volé, ravie d’avoir pu en réchapper grâce au bolo. Désolée, en revanche, que la même famille l’ait soumis au sang et aux entrailles d’autrui pendant près de cent ans. Les Parks n’engendrent que des assassins, ça ne fait aucun doute. Malgré moi, j’espérais de tout cœur qu’E.J. puisse briser cette chaîne. Peut-être que je lui passerais un coup de fil dès que j’aurais un moment. Même si elle avait moins d’un mois d’existence et tenterait sans doute de sucer le combiné. Il n’est jamais trop tôt pour endoctriner la jeunesse. Chapitre 5 Penchée au-dessus du corps, je m’interrogeais sur le genre de créature que je venais de tuer quand Vayl surgit de l’ombre avec notre équipe sur ses talons. Je levai la tête, surprise de voir toute la bande. — J’ai eu le sentiment que vous pourriez avoir besoin d’aide, déclara Vayl. — Vraiment ? (Oh !…) Oui, bien sûr. Depuis qu’il avait pris mon sang, Vayl semblait percevoir ce que j’éprouvais à une certaine distance. Je pensais qu’il y faisait allusion jusqu’à ce qu’il désigne la bague à mon doigt d’un hochement de tête. — Cirilai m’a laissé entendre que vous vous battiez. — Il nous a tous traînés ici, puis n’a pas voulu qu’on t’aide, intervint Cole comme pour s’excuser. D’après lui, on risquait de te distraire au mauvais moment. Mais on surveillait tes arrières ! J’acquiesçai en signe de gratitude. Bergman s’accroupit à mes côtés puis, du bout d’un de ses stylos qu’il gardait dans la poche de sa chemise, il effleura le troisième œil du cadavre aux deux visages. — Bon sang ! c’est quoi, ce truc-là ? se demanda-t-il à voix haute. — J’en sais rien, mais garde cet œil ouvert, dis-je. Il devint livide tandis que l’âme du vigile assassiné recouvrait toutes ses couleurs. Bientôt elle reprit la nuance qui avait attiré mon attention au début. Elle frémit encore l’espace d’un bref instant, puis se subdivisa en des centaines de fragments minuscules qui disparurent dans la nuit. — Cool, murmurai-je. — Je ne sais pas trop, dit Cassandra. Pour ma part, ça me retournerait plutôt l’estomac. Elle observa Bergman qui, à l’aide d’un autre stylo, déroulait de la gueule du monstre la langue hérissée de piquants. — Qu’est-ce qu’on trouve dans l’Enkyklios à ce sujet ? s’enquit-il en lorgnant l’assortiment de globes bleu doré dans la main de Cassandra. — Rien pour l’instant, répondit-elle sur la défensive, mais ça va venir. Propheneum, ajouta-t-elle d’un ton sec. L’une des sphères remonta au sommet de la pile. Cassandra se mit à raconter le combat auquel elle avait assisté, en me demandant quelques précisions de temps à autre. Lorsqu’elle eut terminé, elle reprit : — Daya ango le che le. Enkyklios occsallio terat. Les grosses billes s’agencèrent différemment en roulant les unes sur les autres, sans jamais tomber, et une nouvelle sphère rejoignit celle du haut, sur laquelle on venait de consigner mon récit. — Qu’est-ce que vous avez fait ? s’enquit Bergman en regardant à tour de rôle l’Enkyklios et Cassandra, comme si l’un ou l’autre, ou les deux, risquaient d’exploser. — J’ai procédé par recoupement, expliqua-t-elle brièvement. Maintenant, nous allons voir ce qu’il y a déjà en archive. (Elle effleura la nouvelle sphère en appuyant assez fort pour y faire une marque temporaire, puis psalmodia :) Dayavatem. Elle tint ensuite la bibliothèque magique à bout de bras et la séance de ciné débuta. Au début, on vit juste une lumière clignotante, comme si la grosse bille papillonnait des paupières. Et puis, « ta-dam ! » le son et la lumière en jaillirent, avec des images si précises qu’on avait peine à croire que Cassandra puisse tenir tout ça entre ses mains. Des nuages gris sombre filèrent dans le ciel. Un vent violent agita les feuillages, rendant les arbres aussi lugubres que le couple de vieillards qui cahotait sur la route accidentée dans son attelage d’apparat. Est-ce qu’ils rentraient d’un enterrement ? Leurs vêtements noirs m’y faisaient songer, mais pour ce que j’en savais, ils pouvaient aussi bien revenir de l’opéra. Soudain le gentleman remit les chevaux au pas, tandis que son épouse et lui se tournèrent vers la gauche. L’horreur s’afficha peu à peu sur leur visage. Comme pour assouvir ma curiosité, la cause de leur consternation apparut. Un bandit à cheval, coiffé d’un tricorne sombre. Son habit marron crotté recouvrait une chemise blanche tachée et une culotte tout aussi souillée, de même que ses bottes de cavalier, déchirées aux coutures. Il brandit un pistolet rouillé qui semblait sur le point de lui éclater dans la main, plutôt que de blesser la personne qu’il menaçait. Un foulard rouge sale dissimulait le bas de son visage. — Remettez-moi vos objets de valeur ! grogna-t-il d’un air féroce. Le couple obtempéra en déposant bijoux et argent liquide dans le chapeau qu’il leur tendait. L’homme dut se pencher pour récupérer son butin, et lorsqu’il se redressa sur sa selle, le foulard glissa sur son cou. — Randy, s’étrangla la femme, comment as-tu osé ? — Sacrebleu ! jura le bandit. À présent, je dois vous tuer ! Le vieil homme se leva : — Non, attends ! Randy pointa son pistolet, mais avant qu’il puisse tirer, un autre cavalier surgit dans un nuage de poussière. Il avait tant galopé que la sueur perlait sur les flancs de son cheval pantelant. L’homme à proprement parler semblait assez inoffensif. S’il devait compter parmi les suspects, lors d’une identification policière, nul doute qu’on aurait dit de lui : « Non, il n’a pas pu massacrer cette pauvre femme à coups de démonte-pneu. Ça doit être le sergent de garde que vous avez glissé dans le lot pour tromper le témoin. » Il avait effectivement les épaules larges et le regard franc du flic digne de confiance. Mais lorsqu’il se tourna pour faire un clin d’œil aux deux vieux, sa tête se brouilla comme si un autre visage se cachait derrière celui qu’il montrait à la face du monde. — Qui êtes-vous ? demanda Randy. L’individu sourit jusqu’aux oreilles, dévoilant des dents jaunes et tordues… ainsi qu’un truc horrible tapi derrière. — Je m’appelle Frederick Wyatt et suis un de vos grands admirateurs. Ah ! Randy (il roulait le « r » avec gourmandise comme s’il dégustait du chocolat), un jour vous me procurerez de tels plaisirs ! Mais pour l’heure j’ai un travail à accomplir. Alors, déguerpissez. Ouste ! Il sourit encore, tandis qu’un troisième œil s’ouvrit au milieu de son front, et Randy hurla comme un gamin dans une maison hantée. Puis il fit volter son cheval et s’enfuit au galop. Quand Wyatt se tourna vers le couple, son troisième œil tournait joyeusement dans son orbite sous leurs regards terrifiés, et je crus que le vieux allait faire une crise cardiaque. Il porta vivement la main droite à sa poitrine et s’affala sur son siège, son chapeau roulant à l’arrière de l’attelage, tandis que sa femme criait comme une folle. — Boucle-la, espèce de vieille chouette ! D’un coup d’éperon, Wyatt fit avancer sa monture afin de pouvoir gifler la vieille. Il laissa un filet de sang sur ses pommettes. Peine perdue. Elle brailla de plus belle. — Sauve-toi, Joshua ! C’est le diable incarné ! Ils descendirent tant bien que mal et mirent pied à terre. Mais Wyatt leur barra la route avec son cheval et celui-ci s’approcha petit à petit avec ses sabots d’acier tranchants, jusqu’à ce que le couple se retrouve plaqué contre la roue arrière. — Détrompe-toi, reprit-il. En réalité, je ne suis qu’un serviteur du Grand Collecteur. Encore que nous autres Pillards soyons ses préférés. Il eut un gloussement affectueux et descendit de sa monture. Je m’attendais à voir le cheval s’éloigner, mais il resta près de lui, suant à profusion et crachant des filets de bave sur le crâne chauve de Joshua. Le Pillard s’avança vers la vieille et la souleva par la peau du cou. — Maintenant, cesse de gigoter et ferme ton clapet, sinon je t’arrache les poumons et je dis que c’est de la légitime défense ! prévint-il en repoussant la femme dans la calèche, avant de revenir vers le mari. L’image se figea comme Wyatt plantait ses mains/griffes dans la poitrine de Joshua. — Puis je me suis évanouie, dit la voix éreintée, désespérée de la veuve de Joshua. Ce dont je me souviens ensuite… Wyatt s’était remis en selle. Le cadavre de Joshua gisait entre ses jambes, le poitrail ouvert. L’âme luttait pour se libérer, tandis que le Pillard se penchait pour la lécher avec sa langue hérissée de piquants. Comme je l’avais vu à l’instant, l’âme pâlit progressivement à mesure que le troisième œil du Pillard se remplissait. À la fin, l’enveloppe de l’âme de Joshua se désintégra en retombant dans son corps qui fut agité d’un soubresaut horrible sous l’impact. Nouveau fondu au noir, sans voix off cette fois. Pauvre femme. Je ne trouvai pas d’autres mots. Pauvre, pauvre femme. Lorsqu’elle revint à elle, elle se retrouva avec sa calèche sur le site d’un vieux cimetière abandonné. Les pierres tom-bales dépassaient çà et là entre les hautes touffes d’herbe. La plupart penchaient fortement sur la gauche, comme d’énormes dominos qu’un géant mauvais joueur aurait envoyés valser avant de partir en tapant du pied. Wyatt fit avancer son cheval jusqu’au milieu des sépultures, plongea la main dans la poitrine du cadavre, lui arracha le cœur, puis le lança contre un tronc d’arbre couvert de lierre. Quand les feuilles noircirent et s’effritèrent, je compris que le tronc était en fait une sorte de grande flèche en pierre. La femme gardait le silence depuis que le Pillard l’avait menacée. Je la soupçonnais même d’être tombée en catalepsie. Mais lorsque le cœur heurta cette pierre et que le sang suinta à grosses gouttes le long des sculptures de marbre blanc, elle se mit à gémir comme un animal à l’agonie. Quelle poisse, songeai-je malgré moi, tandis que l’envie de battre mon jeu de cartes me démangeait. Je l’avais laissé dans le mobil-home. C’est la dernière fois que je l’oublie, me promis-je. On a foutu les pieds dans une sacrée merde. Dès que le sang toucha le sol, il se solidifia, puis poussa en formant une clôture, un mur, une entrée voûtée qui palpita comme une monstrueuse artère aorte. Le Pillard caracola vers elle et se débarrassa du corps de Joshua au passage. Une petite porte de la taille d’un poing apparut sur la porte principale, aux trois quarts de sa hauteur environ. Wyatt se pencha vers elle et sa selle grinça de manière sinistre. Cette espèce de trappe s’ouvrit à la volée. « Boum ! » il en jaillit un épais tentacule sinueux recouvert de minuscules ventouses. Il s’accrocha au troisième œil du Pillard et tira violemment, ce qui le fit hurler et tambouriner à la porte. Finalement l’œil céda et le tentacule se rétracta avec lui, puis referma la petite porte dans un claquement. Wyatt resta plusieurs minutes contre la grande porte, sous l’œil effaré de la vieille dame. Puis il se tourna vers elle, son front saignait. — Je ne peux pas vous prendre la vie, déclara-t-il d’un air effroyablement enjoué, mais je crois que je vais ôter celle de votre œil. L’image s’effaça comme il s’avançait vers elle, un sourire diabolique sur les lèvres. Mais ce n’était pas fini. Un diaporama débuta, commenté par une femme dont l’élocution me rappela toutes les fois où j’avais dormi pendant les cours de biologie de l’environnement. — C’est la seule archive visuelle que nous possédons d’un Pillard, annonça la professeur d’un ton monocorde, tandis qu’apparaissait un cliché de Frederick Wyatt. Nos recherches nous indiquent qu’il s’agit de monstres parasitaires, lesquels doivent trouver un corps pour les accueillir afin qu’ils puissent évoluer parmi les humains. L’unique dessein d’un Pillard consiste à dévorer l’âme de malheureuses victimes pour l’envoyer ensuite au royaume des ténèbres. Ce qui ne survient pas au hasard, mais obéit à certaines règles : le meurtre est soit commandité par un ennemi de la victime, soit perpétré par un autre être humain à l’endroit de son semblable. Auquel cas, le Pillard agit comme un charognard, à savoir qu’il dérobe l’âme avant qu’elle puisse être libérée. » Les Pillards sont connus pour se déplacer individuellement ou en meute, et on les trouve souvent dans le sillage des scélérats humains. Ils sont très difficiles à vaincre. En réalité, toutes nos sources affirment qu’en présence d’une de ces créatures la meilleure tactique consiste à battre en retraite. Sans tarder. À noter que les Vrais Croyants sont plus ou moins immunisés contre leur pouvoir. Consulter aussi : « Poignard sacré d’Anan ». « Tactique de meute pillarde ». Nouveau fondu au noir. Bergman contemplait l’Enkyklios avec nervosité, comme si un nouveau film d’horreur allait en surgir d’un instant à l’autre. Il balaya le parking du regard, et jeta plusieurs coups d’œil par-dessus nos épaules. — Aucune meute à l’horizon, dit-il. — Je ne pense pas qu’il y en ait une, déclara Vayl. — Pourquoi ? — Parce que s’ils étaient là, ils nous auraient déjà attaqués. — Enfin, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais quand même installer le système de sécurité pour le camping-car. Juste au cas où la meute viendrait s’abreuver au point d’eau. Sur l’échelle des remarques pince-sans-rire de 1 à 10, j’aurais accordé un 7,5 à Bergman, ce qui signifiait qu’il crevait de peur. Je retins mon souffle, en attendant de voir si Vayl comprenait que Bergman se calmerait dès qu’il aurait enclenché le système, ou s’il en prenait ombrage, auquel cas j’allais passer le reste de la nuit à réconforter les cœurs blessés. Pas vraiment mon fort, d’où le temps que ça me prendrait. — Vous avez mon accord, dit Vayl avec un léger haussement de sourcil, tandis qu’il regardait Bergman jeter les stylos dans la benne à ordures avant de rejoindre le mobil-home. Heureusement, il ignorait que l’expression de Vayl équivalait à : « J’ai une folle envie de te trucider. » Cassandra semblait avoir sa petite idée sur la question. Après avoir considéré Vayl avec une inquiétude grandissante, elle finit par suivre Bergman. Elle le rattrapa en quinze secondes et l’instant d’après ils étaient en pleine conversation. On resta tous les trois à contempler les deux cadavres. Vayl reprit enfin la parole : — Cole, appelez le bureau. Je pense qu’il vaudrait mieux que nos agents se débarrassent de ces deux-là. Inutile que tout le monde apprenne que Jasmine sait comment tuer les Pillards. Cela va sans dire, mon cher Sherlock ! Evitons de leur laisser croire qu’ils peuvent m’éliminer avant que j’aie le temps de lancer mon stage : « Comment poignarder un Pillard en dix leçons ». Cole acquiesça et sortit son portable. — Attends, dis-je. (Je me penchai et retirai la montre du poignet de l’homme aux deux visages. Sous les regards perplexes et un peu écœurés des deux mecs, j’ajoutai :) Si possible, autant éviter de demander à Cassandra de toucher le corps, ou même ce truc-là. (Les médiums sont connus pour devenir dingues s’ils entrent en contact avec les affaires personnelles de meurtriers connus.) Mais si on n’a vraiment pas d’autre solution, elle peut éventuellement toucher sa montre. Histoire de voir ce que ça nous apprend sur ce monstre, d’où il vient et pourquoi. — Entendu, dit Vayl, mais uniquement si nous y sommes contraints. Chapitre 6 J’avais pris une mauvaise habitude pendant mon séjour chez Evie, Tim et E.J. Je mettais ça sur le compte de la petite. Si elle avait fait sa nuit complète ne serait-ce qu’une seule fois, je n’aurais pas eu besoin de piquer plusieurs sommes par jour, afin de rattraper le biberon de 2 heures du matin. (Tim et Evie s’occupaient des autres tétées, alors je n’aurais pas dû me plaindre. Mais j’avais quand même râlé.) Pendant les trois semaines durant lesquelles j’avais séjourné chez eux, j’avais fini par m’endormir n’importe où. En faisant la queue au service d’immatriculation des véhicules. Par terre, tandis qu’Evie et moi, on s’amusait avec les jouets d’E.J. en prétendant que c’était pour le bien du bébé. Une fois ça m’était même arrivé aux toilettes. J’avais donc gardé cette habitude à notre arrivée à Corpus Christi. Dès qu’on entra dans le mobil-home et que je sentis cette immense fatigue me gagner, je me dis que je ferais bien de piquer un roupillon vite fait, avant qu’on me surprenne à pioncer sur la cuvette des chiottes. — Voulez-vous que nous discutions du plan de ce soir ? s’enquit Vayl. — Ouais, absolument, mais vous savez quoi ? J’ai besoin de me rafraîchir d’abord. Donnez-moi cinq minutes, OK ? — Prenez tout votre temps, dit-il avec bienveillance. Nous allons finir de monter la tente pendant que vous récupérez. Il ne me fait pas vraiment une fleur. Il souhaite me voir d’attaque pour la suite, c’est tout. Car ce seront deux ou trois heures de boulot assez exigeantes, songeai-je. Pourtant ses paroles m’avaient fait chaud au cœur et je gagnai l’arrière du camping-car pour m’étendre sur le grand lit, en évitant presque de penser qu’il était immense et qu’on pouvait s’y sentir bien seule. — Terminé les lits pour moi, murmurai-je, la tête dans l’oreiller. Dès que je rentre à la maison, j’opte pour le hamac. Personne ne déprime dans un hamac, si ? — Jasmine, réveille-toi ! Le hamac tanguait tellement que j’allais soit dégringoler, soit vomir. Ou les deux. J’ouvris les paupières. Euh… attendez… en fait de hamac, j’étais toujours au lit. Un coup d’œil à ma montre. Je n’avais dormi que huit minutes. — M’enfin, c’est quoi ce… ? m’écriai-je, agacée. — Chut…, dit David. Le temps presse. Ils arrivent. Bizarre. Je croyais qu’il était à des milliers de kilomètres de là, à buter des terroristes quelque part au Moyen-Orient. Pourtant il se tenait debout devant moi, avec un stress plus contagieux que la varicelle. Je bondis hors du lit, sachant qu’il avait absolument raison. Je savais aussi à qui il faisait allusion. Un nid de vampires novices et leurs gardiens survivants humains, tous furieux qu’on ait tué leurs chefs, ceux qu’on appelait « les vautours ». Je le suivis à l’extérieur du mobil-home, mes yeux scrutant la plage déserte et le festival grouillant de monde. Je ne pouvais les voir, mais ils étaient là. Avant qu’ils apparaissent, leur alter-humanité associée à leurs intentions diaboliques répandait une pestilence paranormale qui me retournait l’estomac. — On doit ruser pour les éloigner d’ici, me dit David devant le camping-car. Sinon, on peut dire adieu à Jesse et à Matt. Cette seule pensée me fit paniquer. Si l’un ou l’autre était blessé, je ne me le pardonnerais jamais. Avec une cohésion parfaite, on courut vers l’ouest en traversant le dernier carré de verdure inoccupé par les forains. On franchit un muret de béton pour se retrouver dans une partie de la plage non aménagée. Là l’herbe poussait presque jusqu’à hauteur d’homme. On s’y fraya un chemin en évitant les tas d’ordures et en sautant par-dessus les pilotis d’une jetée en ruine, construite pour la marée haute. Bientôt on les entendit derrière nous ; ils trébuchaient, juraient, se déplaçaient comme un troupeau de buffles. En fait, je pensais qu’on pourrait les distancer. On émergea alors des hautes herbes pour déboucher dans un bras de mer marécageux qui nous barrait le passage. On échangea un regard lugubre. Puis on choisit de mettre le cap au sud et l’on pataugea au clair de lune dans les eaux du Golfe, en espérant que ça ralentirait l’attaque et nous donnerait le temps de charger et de tirer. Dave leva son arbalète. Je la regardai avec un pincement au cœur. C’était la préférée de Matt, dont il s’était séparé depuis peu. Je sortis Chagrin de son holster et libérai la sûreté. Comme on pouvait s’y attendre, les humains apparurent les premiers et se précipitèrent dans le terrain vague entre les herbes et l’eau, comme si eux aussi s’attendaient à une poursuite prolongée. Je les mitraillai comme au stand de tir aux canards à la fête foraine. Les vampires s’approchèrent plus prudemment ; ils se dispersèrent dans les hautes herbes, scrutèrent le champ de bataille et échangèrent des instructions. J’appuyai sur le bouton magique de Chagrin et « hop ! » mon pistolet se transforma en arbalète miniature. David et moi nous tenions côte à côte, dans l’attente de les voir se ruer sur nous, tout en essayant de garder les idées claires afin de mettre à profit notre entraînement le moment voulu. En revanche on ne s’attendait pas à voir deux vampires se promener main dans la main au bord de l’eau, comme Hansel et Gretel version film d’épouvante. Ils avaient l’air familiers, même si je ne discernais pas bien leur visage de prime abord. Je pouvais toutefois sentir leur sang. Leur transformation était récente ; voilà pourquoi on les lâchait sur nous. Nul n’est plus âpre au combat qu’un humain qui vient de se métamorphoser en vampire. — Oh ! mon Dieu ! gémit David en lâchant son arbalète. — David, ne… Je suivis son regard en direction des deux créatures qui s’approchaient. Sa femme Jesse et mon fiancé Matt nous considéraient de ce regard vide d’outre-tombe qui annonce la perte d’une âme. — Matt, murmurai-je. Il m’entendit. Évidemment, il était capable de percevoir le bruit des glaçons en train de fondre. — Jasmine. Cette façon de prononcer mon nom, comme si c’était pour lui une langue étrangère, me brisa le cœur. — On n’aurait pas dû les laisser, reprit David, la voix entrecoupée de sanglots. — Ils auraient dû nous accompagner, dis-je d’un ton étrangement sévère et inflexible pour mes propres oreilles. — C’est ta faute ! répliqua David en se tournant vers moi. Il m’arracha Chagrin des mains et le braqua directement sur mon front. Je sentis une partie de moi-même se briser. Et je sus qu’il ne pourrait plus jamais rien dire ou faire pour recoller les morceaux. Dans le même temps, je restai interloquée par une telle ironie du sort. Après tous ceux qui avaient tenté de me tuer, mon frère jumeau serait le seul qui parviendrait enfin à accomplir cette tâche. — JASMINE ! Je sursautai et me retournai vers la plage. Bergman, Cassandra et Cole étaient blottis l’un contre l’autre, comme pour éviter de geler sur place. Vayl s’avança dans l’eau. Le blanc de ses yeux contrastait violemment avec le noir de ses iris. Je ne l’avais jamais vu si secoué. Il tendit une main légèrement tremblante et me dit : — Jasmine, je vous en prie, donnez-moi cette arme. Je pris alors conscience que je rêvais. David n’avait pas remis les pieds aux Etats-Unis depuis plus d’un an. Matt et Jesse étaient morts. Et je tenais mon propre pistolet pointé sur mon crâne. Chapitre 7 J’abaissai mon arme, enclenchai la sûreté, puis déposai Chagrin dans la main de Vayl. Dès que je m’en fus débarrassée, mon chef me serra dans ses bras. Cela me fit plus l’effet d’une camisole de force que d’un gros câlin. Ne bouge pas, espèce d’idiote. — Jasmine, je ne vous savais pas si désespérée. Vous auriez dû me parler. Je vous aurais aidée. Je suis votre sverhamin. Comme si ça expliquait tout. À force de me débattre, je finis par me libérer de son étreinte. Je n’aimais pas le ton de sa voix. Il était trop… flippé. Et Vayl ne flippe jamais. Jamais ! — Je sais que les apparences sont contre moi, dis-je, mais je n’essayais pas de me tuer. C’était un rêve. — Vous voulez dire que vous faisiez une crise de somnambulisme ? — Ça m’en a tout l’air. Reste calme. Comme si c’était pas le truc le plus dingue que t’aies jamais fait jusqu’ici. Et pour l’amour du ciel ! chasse de ton esprit déglingué cet air des Pink Floyd ! Mais j’avais beau m’escrimer, j’entendais toujours Brain Damage, et Roger Waters qui susurrait : « The lunatic is in my head[2]. » On avait rejoint la terre ferme. Cole, Bergman et Cassandra se tournèrent pour nous ramener Vayl et moi vers le mobil-home. — J’ai entendu dire que les somnambules vivaient ce qu’ils rêvaient. Ça porte un nom, suggéra Bergman. — Comme tout le reste, rétorquai-je sèchement. J’avais l’air calme, mais à l’intérieur ma psyché avait pété un câble. « Clac ! » L’ordre normal des choses se retrouvait de nouveau tout chamboulé au Jazland. Sauf que cette fois je ne pourrais pas le dissimuler à mes collègues et faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Merde, merde, merde… Je me mordis la lèvre. OK, Jaz, maintenant tu vas limiter les dégâts. Ça signifie que t’as pas intérêt à perdre les pédales. Fini les mots qui se bousculent dans ta tête. Fini les black-out. Et tu ne vas pas battre ton jeu de cartes… jusqu’à ce que tu sois seule. À ce moment-là si t’as envie de jouer à Tarzan, suspendue au lustre, ou d’aboyer comme un berger allemand, surtout ne t’en prive pas. Mais entre-temps… évite de faire la folle. Une fois dans le camping-car, je vis plusieurs tasses sur la table, mais aussi une pile d’assiettes en carton qu’on avait fait tomber par terre. Je les ramassai pour les poser sur le plan de travail à côté de l’évier, puis me dirigeai vers la douche. — Jasmine, me dit Vayl d’une voix suave. Je fis volte-face. Il restait à l’entrée et essayait de ne pas mouiller la moquette. Il avait laissé les autres passer devant lui, lesquels se tenaient toujours groupés entre les canapés Mary-Kate et Ashley et me regardaient avec une expression plus ou moins inquiète. Tous les trois se révélaient d’une normalité à pleurer. Un bandeau multicolore retenait les nattes de Cassandra en arrière. Elle portait au moins cinq paires de boucles d’oreilles, dont la plus grosse effleurait son corsage turquoise aux épaules. Sa jupe paysanne noire lui descendait aux chevilles, et des escarpins assortis, bordés d’un liseré bleu, complétaient l’ensemble. Bergman était vêtu d’un pull gris aux manches déformées, par-dessus un vieux jean et les après-ski qu’il portait déjà en venant me chercher chez Evie. Cole arborait ses baskets montantes rouges, un pantalon en toile et un tee-shirt sur lequel était imprimé un mètre ruban déroulé, avec dessous l’inscription : « HE ! m’dame ! Vous cherchez un ÉTALON ? » — Quoi donc, Vayl ? dis-je. — Ce qui vient de se produire ne relève pas du somnambulisme. Vous teniez une arbalète prête à décocher une flèche. Nous ne pouvons nous contenter d’écarter ce problème en espérant qu’il ne se présentera plus. Bon ! d’accord, je crevais d’envie de hurler : On peut quand même l’ignorer ! Mais je savais qu’il avait raison. Et si je me réveillais avec mon arme pointée sur Cassandra ? ou sur l’un des mecs ? Je hochai la tête : — Vous suggérez quoi ? Mais il avait perdu l’usage de la parole. Cassandra attendit quelques instants, et lorsqu’il devint clair que Vayl n’avait aucun plan à proposer, elle hasarda : — Je connais quelqu’un qui pourrait peut-être vous aider. — OK, quand cette mission sera terminée… — En fait, il vit au Nouveau-Mexique. Il pourrait sans doute vous rencontrer demain. — C’est un médecin ? — En quelque sorte. La médecine alternative. OK, ça me va. — Parfait, je vous laisse organiser le rendez-vous. — Et…, commença Cole. Je me retins de répliquer. Ils voulaient seulement me venir en aide. Ce n’était pas leur faute si l’idée même de m’attaquer à la racine de ce comportement bizarre me terrifiait. À mon avis, celui qui découvrirait de quoi il retournait ne commencerait pas son explication par : « Bonne nouvelle, Jaz… » Mais comme je risquais de me tirer une balle dans la tête, faire comme si de rien n’était ne représentait sans doute pas la plus intelligente des marches à suivre. — Oui ? dis-je à Cole. — Tant qu’on ne saura pas comment traiter le problème, quelqu’un devrait te surveiller pendant ton sommeil. — Naturellement. Vous pouvez tous tirer votre tour à la courte paille. Et arrêtez de faire ces gueules d’enterrement, OK ? Je ferai face. — Bien sûr, dit Bergman. Jaz ne baisse jamais les bras ! J’acquiesçai, en appréciant son vote de confiance. Contrairement à lui, en revanche, je connaissais mes limites. Parfois elles m’apparaissaient sous la forme d’un mur tout noir à l’horizon, qui me rappelait que la santé mentale, contrairement à la Terre, était plate. Et qu’une fois le point d’équilibre franchi, on risquait de basculer dans le vide. J’espérais seulement que ce rêve ne signifiait pas que je me trouvais déjà du mauvais côté. Chapitre 8 Evie m’avait offert l’ensemble que j’enfilai après ma douche : un petit haut blanc décolleté en dentelle et un jean que le fabricant avait dû passer au marteau-piqueur avant de l’expédier chez le détaillant. Bref, ça me faisait un look d’enfer. Ma frangine avait l’œil pour ce genre de choses. En plus… hyperconfortable, la tenue. Et pas uniquement parce qu’elle connaît ma taille. C’est toujours un peu magique quand ça vient de la famille. Quand je suis chez moi, par exemple, je dors sous une courtepointe confectionnée par grand-mère May. C’est le couvre-lit le plus moche que j’aie jamais eu. Pourtant j’adore me pelotonner sous ce patchwork qu’elle a réalisé exprès pour me tenir au chaud. La tenue d’Evie, l’édredon de mamie… autant d’éléments essentiels à ma vie qui me prouvent que je compte à leurs yeux. Pour la même raison, Bergman triait sur le volet les endroits où ses inventions étaient acheminées et les personnes qui s’en occupaient. Et plus j’en savais sur le monstre qui lui avait piqué son bébé, moins j’en voulais à Miles d’avoir perdu la boule en l’apprenant. Car après m’être plongée dans mon ordinateur portable, pendant que Vayl se douchait, pour lire le dossier qu’un agent intrépide avait rassemblé sur ce Chien-Lung, j’en arrivais à une seule conclusion : ce type était complètement dingue. Franchement, ça me consolait de mes propres bizarreries. Toutefois la folie de Chien-Lung obéissait à une certaine logique. À commencer par les dragons qu’il vénérait. Selon la légende, ceux-ci possédaient des superpouvoirs parmi lesquels la possibilité de contrôler le climat et de donner la vie. Et on les considérait comme des créatures gentilles et bienveillantes. Bizarre. Chez moi, dans les contes de fées mettant en scène des dragons, d’audacieux chevaliers tenaient la vedette et s’en allaient sur leur monture tuer lesdites créatures. C’est sans doute la raison pour laquelle chaque fois que l’Orient rencontre l’Occident, les Orientaux s’énervent et nous balancent du thé en pleine face. Vayl sortit de la salle de bains vêtu d’un jean et du tee-shirt vert sapin. — Où sont les autres ? demanda-t-il. — Les mecs sont retournés monter la tente et Cassandra a décidé de les surveiller, pour éviter que Cole soit tenté de massacrer Bergman avec un mât en rab. (Je me rendis compte au même moment que nous étions seuls.) Je faisais à l’instant des recherches sur Chien-Lung, m’empressai-je d’ajouter en poussant l’ordinateur devant moi. J’imagine qu’en voyant qu’il n’arrivait pas à se transformer en dragon, il s’est alors retranché sur l’armure, faute de mieux. Vayl haussa un sourcil. — À ce que j’ai pu entendre à son sujet, je ne décrirais pas l’armure comme un pis-aller. — En effet, Bergman ne fait jamais les choses à moitié, pas vrai ? Vayl se laissa choir sur la banquette à mes côtés et soupira : — Nous n’allons pas discuter de ce problème de somnambulisme, n’est-ce pas ? — Le sujet est clos. Je vois demain le pote de Cassandra. Il va me coller un remède. Et « paf ! » je serai de nouveau opérationnelle. — Avez-vous conscience du fait que peu de choses se résolvent avec un « paf » ? — Vous n’avez jamais regardé Les Pierrafeu, alors ? Rictus de la lèvre. L’équivalent d’un gloussement chez lui. — Entendu. Parlons travail, alors. — OK. Comment comptez-vous liquider un vampire ancestral vêtu d’une cuirasse le rendant invincible ? — L’approche la plus simple consisterait à trouver l’endroit où il repose. À l’aube, il meurt, donc l’armure se détache automatiquement. Nous la lui retirons et nous n’avons plus qu’à le fumer comme un cigare cubain. Il annonça tout ça avec un tel entrain que je l’imaginais assis sur le balcon d’une villa des Antilles en compagnie d’Hemingway avec qui il partageait une de ces feuilles cancérigènes roulées à la main, méditant sur l’arôme du vampire gazéifié et discutant des chaussures qu’ils porteraient au prochain lâcher de taureaux. J’émis un grognement narquois. — Parfois vous êtes aussi politiquement correct que Peter Griffin. — Qui donc ? — Le personnage de dessin animé… Peu importe. Mais je m’interroge… Vous avez quand même remarqué que la plupart des gens sont contre le tabac, à l’heure actuelle, non ? — Certes. Ce qui est une bonne chose. Dans le passé, nombre de maisons et d’étables furent détruites à cause de fumeurs négligents. De nos jours, les incendies sont le fruit d’installations électriques défectueuses ou d’enfants pyromanes. J’imagine que le taux de pertes par le feu a dû sérieusement chuter depuis que fumer est devenu si impopulaire. Je croisai les bras et hochai la tête en faisant la moue tout au long de sa tirade. Mais j’avais beau l’observer, impossible de détecter le moindre rictus d’ironie. Vayl semblait tout à fait sincère. Mais après tout, en quoi la malfaisance d’autrui pouvait-elle toucher un gars susceptible de vivre éternellement, si toutes les conditions étaient réunies ? — Vous savez quoi ? repris-je. Votre idée d’aller le buter dans son sommeil a l’air de tenir la route. Pourtant je pense que si elle avait marché, quelqu’un l’aurait testée depuis longtemps. Vayl leva l’index. — Ah ! mais voyez-vous, ce quelqu’un ne vous connaissait pas. Il pointa le doigt dans ma direction et je réprimai ma forte envie de regarder par-dessus mon épaule. Qui ça, moi ? — Vayl… — Ce soir, nous irons repérer tous les endroits possibles. Et demain, Cole et vous retournerez les inspecter, ainsi que tous ceux auxquels vous penserez. Si vous sentez la moindre présence de vampires… quel est le terme déjà ?… Ah oui ! « paf ! » Chapitre 9 Vayl et moi, on quitta le mobil-home en pensant aller jeter un coup d’œil sur le campement des acrobates chinois. Chien-Lung hébergeait ses employés dans des mobil-homes comme le nôtre. OK, pas tout à fait. Comme le nôtre, disons, mais pour des gens normaux. Ils s’alignaient en rang d’oignons derrière l’arène gonflable. Peut-être que Chien-Lung possédait sa propre petite tente installée dans une de leurs chambres. OK, c’était hautement improbable. Mais bon ! il fallait bien commencer quelque part. Des éclats de voix et des rires encore plus sonores détournèrent presque aussitôt notre attention. Ils provenaient de notre futur stand « Bienvenue chez les Esprits ». En y regardant de plus près, on découvrit que notre équipe avait sympathisé avec trois des chefs du concours de barbecue, lesquels avaient apporté une glacière remplie de canettes de bière, des fauteuils de jardin, et quelques bons conseils amicaux. — Vous savez quoi ? dit un monsieur à grosse bedaine, penché au-dessus d’une pile de mâts. (Sa ceinture à outils en cuir menait un combat héroïque pour cacher sa raie des fesses et lui éviter l’attentat à la pudeur.) Je crois qu’ils ont utilisé la même tente pour le QG de la 82e division aéroportée pendant la Seconde Guerre mondiale. — J’ai pigé : elle date de Mathusalem, dit Cole avec un sourire débonnaire. Maintenant que je vous ai raconté ma blague sur la joueuse de tennis à trois seins, c’est à vous de jouer, Steve. (Il saisit une partie de la toile et la tint sur son torse). Est-ce qu’elle va tenir ? — Ouais, on va tout faire pour. Mais je pense qu’on aura besoin d’aide. (Il s’adressa à ses potes). Hube ! Larry est encore debout ? L’un des messieurs assis but une gorgée de bière et se tourna vers son compagnon, un gars rougeaud dont le bouc servait surtout à séparer ses joues rebondies de son cou de taureau. — Il ne devait pas aller quelque part ? lui demanda Hube. — Ouais, répondit Barbichu, sa cousine a appelé. Elle avait besoin d’un coup de main pour un boulot de dernière minute dans le coin. Je crois que c’est pour ce Chinois, tu sais, celui qui dirige le spectacle avec les acrobates. Il donne une grande soirée et son cuisinier est coincé à Chicago. Mais attends… la fiesta ne démarre pas avant une heure du matin. Alors Larry va l’aider à préparer la bouffe, à tout mettre en place, puis il reviendra avant l’arrivée des invités. — Ça m’a l’air réglo, dit Hube. Au moins, elle n’est pas obligée de faire le service. — Non, mais faut qu’elle apporte tout sur place. — Et ça se passe où ? Barbichu remua dans son fauteuil, qui grinça si fort que j’étais certaine qu’il avait atteint la limite de sa résistance. Il désigna un grand yacht blanc qui flottait sereinement sur l’eau. — Ça doit être une soirée du tonnerre, observa-t-il. Ils ont commandé des escargots ! Vayl et moi, on tint un conciliabule près du camping-car, comme deux commères chez l’esthéticienne. — Vous avez entendu ce qu’il a dit ? chuchotai-je. — Bien sûr. Je suis un vampire ! — Vous êtes de mauvais poil ou quoi ? — Peut-être… mais uniquement parce que je déteste les questions dont les réponses coulent de source. Oh ! vraiment ? — Vous pensez à ce que je pense ? — Aucune idée. — Il faut qu’on mette la main sur ce traiteur. On monte sur le yacht avec elle. Puis on regarde si Chien-Lung s’est aménagé une planque à bord dans la journée. Et on installe des caméras un peu partout. — J’ai comme l’impression que je pensais à ce que vous pensiez. — En fait, non. J’envisageais sérieusement de vous poser une question qui me tenaillait. — Laquelle ? — Croyez-vous qu’on devrait demander à Barbichu où trouver le traiteur ? dis-je d’un air innocent, tandis que ses sourcils se rejoignaient quasiment au-dessus de son nez. — Je ne vous confierai plus jamais ce qui m’agace. — Est-ce qu’on demande à Bergman de nous préparer quelques caméras ? — Jasmine ! — Et peut-être aussi un système sympa qui nous permette de communiquer vous et moi, même si on se trouve dans deux pièces différentes ? Ça se passa ensuite si rapidement que je fus prise de court. La seconde d’avant Vayl me jetait des regards noirs, irrité par mon arrogance et ma façon de lui faire la morale, et voilà que tout à coup ses lèvres entrèrent en contact avec les miennes. Pas vraiment ce que j’appellerais un baiser. Juste sa bouche effleurant la mienne, avant de se rétracter aussitôt. Mais le geste me laissa pantoise. — Ça vous apprendra à pousser un vampire à bout, déclara-t-il avec une sensualité dans la voix qui contrastait vivement avec la dureté de son regard, l’ensemble me replongeant dans notre quatrième mission. On nous avait chargés d’éliminer un vampire du nom de Léonard Potts, lequel s’était constitué une petite fortune en faisant entrer ses semblables en fraude aux États-Unis. C’est si dur pour les alter-humains d’immigrer légalement que ce genre de trafic connaît un boom sans précédent. Toutefois ce n’est pas un crime passible de la peine de mort. À moins que vous fournissiez à vos clients sitôt atterris d’innocents citoyens en guise de casse-croûte. En toute honnêteté, ça serait sans doute resté un problème secondaire si Potts s’était contenté de piocher parmi les SDF et les touristes égarés. Mais lorsqu’il jeta son dévolu sur la fille d’un membre du gouvernement, il signa lui-même son arrêt de mort. Tandis qu’on se préparait à l’affronter dans sa résidence XVIIIe du Connecticut, Vayl m’avait enjointe à la discrétion : — Je ne comprends pas ce qui vous pousse à faire enrager nos cibles avant de les éliminer, mais dans le cas présent j’apprécierais un soupçon de sang-froid. Potts est réputé pour sa couardise. Il va sans doute céder facilement, à condition que vous évitiez de l’agacer. J’étais arrivée sur place, pétrie de bonnes intentions. Mais dès que je l’avais vu se prélasser sur sa chaise longue, en train de regarder le David Letterman Show pendant que deux de ses clients buvaient le sang de la fille comme si c’était un milk-shake à la fraise, je m’étais déchaînée. — Je m’occupe de lui, avais-je grogné en laissant Vayl se charger des deux affamés. Et j’avais foncé sur Potts qui se levait au même moment ; c’était le premier vampire qui semblait effrayé de me voir. — Bon ! alors c’est quoi ton truc ? lui avais-je demandé en m’approchant suffisamment pour le repousser dans son fauteuil. T’aimes bien t’attaquer à des femmes sans défense, pas vrai ? Je l’avais encore poussé. Il avait basculé en arrière et dégringolé. Lorsqu’il s’était relevé, il avait l’air furax. Le cadet de mes soucis. J’avais entendu les autres se battre dans mon dos. J’avais imaginé que Vayl avait le dessus, mais ça non plus n’avait pas eu d’importance. — Qui êtes-vous ? avait demandé Potts. Qu’est-ce que vous faites chez moi ? — On est juste deux désœuvrés en quête d’action, avais-je répondu. Regarde… (je lui avais montré mes mains)… aucune arme. Alors viens par ici, monsieur le vampire-sans-peur-et-sans-reproche. Montre-moi que t’es un dur à cuire ! Il avait bondi par-dessus son fauteuil. L’espace d’une seconde, j’aurais aimé avoir la force d’un vampire pour le percuter de plein fouet. Et lui ôter ce petit air suffisant d’un coup de boule. J’avais esquivé au dernier moment, mais trop tard pour éviter un direct du droit qui m’avait propulsée dans le mur. Mais je lui avais assené ensuite un coup de pied dans l’épaule qui l’avait laissé tout ramollo. — Jasmine ! avait hurlé Vayl. Ce n’est pas un match de boxe ! Abattez-le ! La fille abandonnée par terre gémissait. Le corps recouvert de morsures, elle avait l’air d’avoir été livrée en pâture à une meute de chiens. Elle n’aurait jamais passé la nuit. Tuer le fils de pute qui avait orchestré la boucherie ne m’aurait pas suffi. Je voulais d’abord le faire souffrir. Qu’il éprouve un peu la douleur de sa victime. J’avais virevolté sur lui, en utilisant tous les mouvements de mon répertoire pour l’attaquer. Les coups de pied avaient été destinés à lui briser les os. Les coups de poing à le rendre inconscient, à le plonger dans le coma, voire la mort. J’avais déployé si peu d’efforts que n’importe quel autre vampire m’aurait déjà expédiée dans le siècle suivant. Mais après seulement deux ou trois secondes, le gars n’avait déjà plus voulu avoir affaire à moi. Il était si lâche qu’il s’était couvert le visage et avait reculé en braillant : — Sortez de chez moi, espèce de sorcière ! Pourtant, une fois qu’il s’était retrouvé coincé à l’angle de la pièce avec nulle part où aller, il s’était rappelé que j’étais humaine. — Jasmine ! s’était écrié Vayl. L’avertissement était parvenu trop tard à mes oreilles. Potts s’était rué sur moi. Il m’avait saisie par le menton, forcée à plonger mon regard dans le sien et s’était mis à parler. J’avais perçu toute la puissance de ses paroles, sachant que ce don particulier qu’il possédait s’insinuait dans l’esprit des gens pour s’emparer de leurs secrets les plus profonds et les plus sombres. Et pourtant j’avais cru tout ce qu’il m’avait dit. — L’aval du gouvernement ne change rien, Jaz. Vous n’êtes rien de plus qu’une meurtrière. Le sang qui souille vos mains reste indélébile à jamais. Car même si vous pouvez justifier les assassinats de vauriens, vous n’en demeurez pas moins responsable des meurtres de votre équipe d’Helsingers, de votre belle-sœur, de votre fiancé. Leurs morts sont autant de cicatrices sur votre âme et vous paierez, paierez et paierez encore… jusqu’à la fin des temps. J’avais lâché prise et m’étais retrouvée face à lui aussi impuissante que toutes ses victimes… Un sentiment qui m’avait glacée jusqu’à la moelle. Non, attendez… en fait, c’était Vayl qui avait envoyé une vague de froid dans la pièce, histoire de m’éclaircir les idées. Et ça avait marché. J’avais levé d’un seul coup la main droite et la seringue d’eau bénite que j’avais gardée prête dans ma manche. La seconde d’après, j’avais enfoncé l’aiguille dans le ventre de Potts. Il était mort en se tordant de douleur, d’énormes cloques se formant sur sa peau en feu pour éclater ici et là, et il avait fini par exploser comme s’il avait gobé une grenade. Vayl s’était débarrassé de son dernier vampire et m’avait rejointe. Affalée sur la chaise longue, l’œil hagard, j’avais regardé mourir la fille du membre du gouvernement. Lorsque Vayl avait effleuré ma jambe, j’avais fait un bond en arrière comme sous l’effet d’une décharge électrique. — Vous saignez, avait-il dit. — C’est rien. Et c’était à ce moment-là que j’avais eu droit au regard et aux paroles qu’il venait de me répéter à l’instant… Après quoi les missions s’étaient enchaînées sans que j’aie le droit au moindre commentaire. Contente-toi de liquider la cible, Jaz, me rappelai-je encore. C’est pas à toi de décider qui mérite quelle punition. Et ouais, l’expérience t’a appris que lorsque tu pousses un vampire au-delà de ses limites… (j’observai Vayl, aussi immobile qu’un modèle prenant la pose, son manteau de cuir claquant dans la brise… L’appétissante combinaison du pouvoir, de la force et de la sensualité)… tu risques fort d’avoir mal. — Que souhaitez-vous faire maintenant ? s’enquit Vayl. Je me passai la langue sur les lèvres. Il se contracta, ses yeux virèrent au vert émeraude sous la lumière tamisée du festival. Je me tournai alors vers Barbichu : — En fait, on va bientôt avoir besoin d’un traiteur. Vous savez où on peut trouver Larry et sa cousine ? Chapitre 10 Debout à l’extrémité de la jetée, on regardait au loin le yacht dont on avait appris que Chien-Lung était le propriétaire depuis une semaine. — Si on jouait dans un film de James Bond, dis-je, on enfilerait nos minimaillots de bain et on nagerait avec palmes, tuba et masque jusqu’au Dragon… Car c’est forcément le nom du bateau, intervint Cole. J’acquiesçai. — Ensuite, on grimperait à bord sur le côté, sans alerter l’unique garde en train de dormir, pour se faufiler dans la chambre de Chien-Lung… — Puis on se ferait prendre et on nous donnerait à bouffer aux requins, dit Bergman. — Il y a des requins au Texas ? s’enquit Cassandra. — Il y en a partout, répondit Vayl. On observa encore les lumières clignotantes du yacht. — En tout cas, cette soirée ne risque pas de commencer sans le traiteur, dis-je en contemplant les tenues de mon équipe d’un œil critique. La cousine de Larry, Yetta Simms, nous les avait fournies. En fait, elle s’était révélée une vraie patriote, prête à coopérer. Selon elle, on accomplirait bien mieux notre tâche en n’ayant pas ses employés dans les pattes. Elle nous avait donc confié tout le service. — Rappelez-vous, précisa-t-elle en me tendant le plan du bar et de la mise en place détaillée des tables, que Chien-Lung a strictement exigé que nous quittions le yacht avant que lui et ses invités arrivent. Ce qui signifiait sans doute qu’il passait le plus clair de sa journée ailleurs. Ce qui était logique. Même un palais flottant ne pouvait protéger un vampire d’un incendie. Sous terre, voilà où on le dénicherait… à condition de bénéficier d’un miracle. Même si on ne s’attendait pas à tomber sur lui, chacun de nous avait modifié son look, juste au cas où. On portait tous des prothèses sur le visage qui remodelaient la forme du nez et du menton. Par ailleurs, Bergman s’était coiffé d’une casquette qui lui donnait l’allure d’un candidat au traitement pour la repousse des cheveux. Cassandra, Cole et moi avions opté pour la perruque : moi, brune ; Cassandra, rousse ; et Cole, châtaine. Sinon, outre notre bandana rouge, on était tous déguisés en pirate. L’idée ne venait pas de nous. La société de Yetta s’appelait Les Délices des sept mers, d’où le gilet en cuir sur chemise blanche bouffante, et le pantalon noir moulant glissé dans de grandes bottes noires. À propos desquelles je signalai à Cole qu’elles me plaisaient, en ajoutant : — Tu crois qu’ils me les céderaient à bon prix ? Je n’arrête pas de bousiller les miennes. — Depuis quand t’as des problèmes d’argent ? répliqua-t-il d’un air amusé. Je me demandais même comment tu pouvais bien le dépenser. Je haussai les épaules. — Une femme a certains besoins à combler, tu sais. — Ah bon ? dit-il. Enfin, Jaz, pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je m’en voudrais de ne pas combler tes frustrations. — Du calme et grimpez sur le bateau ! aboya Vayl en lui décochant un regard tellement lourd de sous-entendus que je m’étonnai de ne pas voir des vaisseaux éclatés ici ou là dans ses pupilles. On obtempéra en s’entassant sur un vieux rafiot dont la peinture verte s’écaillait et qui semblait menacer de couler si l’un de nous tapait du pied un peu trop fort. Sur les sièges métalliques les coussins/gilets de sauvetage devaient dater du Mayflower. Puisque les glacières, cartons et autres plateaux occupaient le moindre espace libre, on se serra les uns contre les autres : Cassandra au milieu avec moi, Bergman et Cole de chaque côté. Vayl largua les amarres et sauta à la proue du bateau, tandis qu’il s’éloignait du quai. À mon grand soulagement, il ne passa pas au travers de la coque. Le moteur se mit à rugir avec une telle puissance que je craignais de voir se détacher l’arrière de l’embarcation. Ensuite, comme dans un dessin animé de Bugs Bunny, Vayl conduirait cet Evinrude jusqu’au Brésil pendant qu’on sombrerait au fond de la baie, l’air lugubres mais résignés, et notre dernier souffle s’échapperait de nos lèvres sous la forme de bulles toutes rondes… « Glouglou… glouglou… glouglou… » Tout bien réfléchi, si ce rafiot se brisait en deux, j’avais l’intention de sauter sur les épaules de Vayl. S’il devait faire toute la traversée jusqu’en Amérique du Sud avec juste ses sourcils au-dessus de l’eau, eh bien, soit. J’évaluai la distance, prête à bondir, tout en me cramponnant au bastingage. Bergman prit la parole : — Vayl ? Est-ce qu’on peut tester une dernière fois le matériel ? — Nous venons de le faire à quai, protesta Cassandra. Il lui décocha un regard mauvais : — Ça peut fonctionner différemment quand on est entourés d’eau. « Ça », c’était un petit système drôlement sympa où les câbles (gentiment cousus dans le col de notre tenue par notre médium à demeure également douée pour les travaux d’aiguille) captaient les ondes des objets qui nous entouraient. Une machine que Bergman avait branchée sur le bateau traduisait ensuite ces signaux. Dans l’idéal, ça devait nous épargner de nous faire prendre par les gardes faisant leur ronde, pendant qu’on installait les minicaméras de surveillance. On avait chacun cinq de ces gadgets dans nos poches, guère plus grands que des Tic-Tac à la menthe. Est-ce un inconvénient d’avoir besoin d’une loupe pour inspecter son matériel de surveillance ? J’ai bien peur que oui… Le boulot de Vayl – outre le fait de garder le bateau à flot pour nous ramener sur la terre ferme – consistait à surveiller le moniteur vidéo. Si quelqu’un se pointait sur l’écran, il nous contactait par une sorte de pastille émet-trice, ou, comme Bergman aimait l’appeler, un « émetteur buccal sans fil ». Chacun de nous portait un sonotone modifié qui nous permettait de capter les communications en étroite harmonie, et nous épargnait d’avoir l’air de ceux qui ont passé leur folle jeunesse à danser trop près des haut-parleurs aux concerts de Kiss. Vayl pouvait aussi recevoir nos messages, mais on nous avait recommandé de ne pas blablater à tort et à travers. Comme tous les vampires jouissaient d’une forte acuité auditive, Vayl nous conseillait de ne pas divulguer d’infos par mégarde aux méchants qu’on risquait de croiser. — Vous savez, je pourrais sans doute nous dénicher des talismans susceptibles de nous rendre le même service, déclara Cassandra d’un air désinvolte, tout en observant Bergman du coin de l’œil. Elle le provoquait, ma parole ! Elle savait pourtant à quoi s’en tenir, non ? Surtout qu’il était prêt à exploser à tout moment depuis que son invention se trouvait entre les mains d’un malade. L’éventualité d’une catastrophe imminente atteignit d’un coup le niveau d’alerte orange… comme lorsqu’on annonce à une candidate d’un concours de beauté que ses chaussures ne sont pas assorties à sa robe. Je crus que Bergman venait de se coincer la tête dans une machine à emballage sous vide. Pour un peu ses pommettes se rejoignaient. Sachant que s’il se jetait sur Cassandra, il risquait soit de basculer par-dessus bord, soit de faire un trou dans la coque, je me penchai vers lui et lui tapotai le genou. D’une main ferme. — Elle plaisante, Bergman. On ne pourrait pas se passer de tes inventions, voyons. — Je ne plaisantais pas, marmonna Cassandra. Bordel de merde ! qu’est-ce qui lui prend ce soir ? C’est la tenue de pirate, je parie ! — Cassandra, chuchotai-je. Je sais que vous êtes… disons… mille ans plus âgée que moi. Mais croyez-moi, c’est pas le moment de lancer un débat « magie contre technologie ». Alors évitez d’asticoter Bergman. — Même pas un petit peu ? Les lèvres encore brûlantes de mon récent flirt vampirique, je répondis tout net : — Non. — Jaz, regarde ! intervint Cole en désignant le yacht de Chien-Lung tandis qu’on s’apprêtait à l’accoster. (Sur la coque, on pouvait lire en grosses lettres noires : Constance Malloy). Je ne m’attendais pas à ça, et toi ? — Hmm… Un vampire chinois à bord d’un bateau irlandais. Non… je n’y aurais pas pensé. Vayl manœuvra le bateau jusqu’à la poupe du yacht qui s’ouvrait pratiquement au ras de l’eau. Cole nous amarra et l’on se mit tous les trois à décharger directement sur le minipont. Des portes en verre nous laissaient entrevoir des tables et des bancs métalliques, sans doute le carré de l’équipage. Il avait l’air aussi confortable que la cafétéria du Centre médical Sainte-Marie de Cleveland. Au moins, il bénéficiait d’une vue sur la mer. Deux échelles de part et d’autre des portes menaient au pont principal. J’envisageais de grimper sur l’une d’elles, histoire de jeter un coup d’œil, quand une odeur me titilla les narines. — On a de la compagnie, murmurai-je en prenant la dernière glacière que me tendait Vayl. Quelques instants plus tard, un vampire asiatique à la minceur hollywoodienne, en costume violet, chemise blanche à jabot et chaussures noires vernies, franchit les portes comme s’il entrait en scène. Cassandra, Bergman, Cole et moi, on échangea des regards interloqués. Est-ce qu’on était censés applaudir ? — Vous êtes en retard, nous reprocha-t-il, tandis que son petit doigt caressait son front, en soulevant ses fins cheveux noirs jusqu’à l’oreille. Il s’adressait à Cole, ce qui m’agaça prodigieusement. Pourquoi ces abrutis partent toujours du principe que c’est le beau mec qui commande ? — Désolée, répondis-je. Je tendis la main en lâchant une des poignées de la glacière. Comme prévu, il s’en empara, mais n’apprécia guère le contact avec le matériel d’une supposée domestique. Je serrai sa main molle assez fort pour le faire grimacer. Alors qu’il aurait pu me casser en deux sans verser une goutte de sueur. En théorie, du moins. J’enchaînai : — Le four a pris feu pendant qu’on faisait cuire les bouchées au fromage, et ça nous a pris un temps fou pour l’éteindre. Vous savez comme le fromage est inflammable. Je souris en lâchant l’autre poignée pour ajuster mon bandana. Hop là ! Désormais il tenait la glacière à bout de bras. Il la posa, puis s’épousseta les mains sur son pantalon violet. Il me regardait de haut, ce qui n’était pas évident, vu que je le dépassais d’une bonne dizaine de centimètres. — Je n’y entends rien en fromage, répliqua-t-il. (Et comme j’allais reprendre, il leva la main :) De surcroît, je ne souhaite pas en savoir davantage. « De surcroît » ? Qui emploie cette expression ? — J’adore votre tenue ! repris-je en y mettant toute l’ironie possible. Où avez-vous trouvé un ensemble si sublime ? Mes sarcasmes lui échappèrent totalement, tandis qu’il pavoisait : — Oh ! cette vieillerie ? Chez Frierman, une petite boutique pour hommes. Leur tailleur a des doigts de fée. Mais j’ai bien peur que ses créations soient largement au-dessus de vos moyens. OK, non content d’avoir des goûts de chiotte, ce gars est une vraie plaie pour la société ! Je devrais peut-être le tuer sur-le-champ. — Vous nous indiquez la cuisine, je vous prie ? — La cambuse, vous voulez dire ? rectifia-t-il de son petit air supérieur. Cassandra s’interposa avant que je puisse passer une ancre autour du cou de ce crétin pour le balancer par dessus bord. Elle lui colla un carton dans les mains et ramassa la glacière : — Soyez gentil de porter ça, dit-elle. Il virevolta vers les portes, suivi par mon équipe, et moi à la traîne. Vayl toussota dans mon dos. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Il fit trois gestes brefs signifiant : vous entrez, vous sortez, et vous évitez les conneries. Je répliquai par un geste de mon cru on ne peut plus clair. Il le prit malheureusement au pied de la lettre et je crois bien l’avoir laissé dans un état d’excitation croissante. Le petit merdeux franchit les portes et nous conduisit dans le carré de l’équipage. Un comptoir en inox séparait la salle à manger de la cambuse. — Quelle magnifique cuisine ! m’exclamai-je, tandis que l’autre abruti me jetait un regard mauvais et que Cassandra réprimait un sourire. (J’ouvris le frigo et inspectai les placards.) Très… bien agencé. Le petit merdeux posa son carton sur le plan de travail. — Chien-Lung se montre très scrupuleux sur la propreté, me dit-il d’un ton sévère. Veillez, je vous prie, à ce que tout soit en ordre avant votre départ. — Mais certainement. Nous sommes ici à votre service. Je le gratifiai d’une révérence suffisamment narquoise pour qu’il sache comment les gens du Midwest traitaient ceux qui avaient un manche à balai dans le cul. Il prit un petit air pincé puis fit un brusque mouvement de la tête tout en regrettant sans doute de ne pas avoir de longs cheveux pour accentuer son côté diva outragée. Il sortit par un grand passage voûté à l’autre bout de la cambuse. Comme j’avais étudié le plan du yacht avant de partir, je savais qu’il empruntait une passerelle sinueuse rejoignant le pont principal. On déballa ensuite les victuailles. Les vampires n’ont peut-être pas besoin de cocktails de crevettes, de petits canapés fantaisie aux légumes, et de litres de margarita pour survivre, mais nul doute qu’ils les savourent à sang pour sang. Lorsqu’on eut terminé, la cuisine ressemblait aux coulisses d’une émission culinaire. Je m’attendais presque à voir surgir un chef à la minceur cadavérique pour nous donner la recette des minikebabs. — Je crève de faim, dit Cole, la main remplie de petits brownies. Et puisqu’il n’y a pas de place sur le plateau… (Il les avala tout rond). — Cole ! dit Cassandra en lui mettant une claque sur l’épaule. — Ben quoi… ? répliqua-t-il la bouche pleine. — T’as quel âge ? dis-je. Je lui lançai une crevette qui se retrouva coincée dans une boucle de sa perruque. Bergman la récupéra, l’épousseta, puis la remit sur le plat de service. — Enfin, c’est dégoûtant ! s’offusqua Cassandra. — Du calme, les enfants ! rugit la voix de Vayl dans nos oreilles en nous faisant tous sursauter d’un air coupable. J’imagine que vous êtes tous au travail, maintenant. — Relax, Vayl, répondis-je. Bergman conduit en ce moment même une expérience pour voir comment les vampires réagissent après avoir ingéré des cheveux teints. — À ce propos, Vayl, intervint Cole d’une voix onctueuse qui me rappelait celle de Winnie l’Ourson après une orgie de miel, je voulais vous demander… Vous êtes-vous déjà teint les cheveux ? Vous savez que les blonds ont plus de succès. — Sauf quand ils se retrouvent à l’hôpital ! Cole prit soudain une attitude incroyablement semblable à celle du petit merdeux. — Ça alors… quel odieux personnage… On passa les trois minutes suivantes à réprimer un énorme fou rire, et lorsqu’il finit par s’échapper, maquillé en quinte de toux… on pleurait tous à chaudes larmes en s’époumonant comme une armée de fumeurs. Certaines personnes jouent à la Playstation quand elles stressent. D’autres flanquent des coups de pied à leur chien, battent leur conjoint ou font une crise cardiaque. Moi, je rigole ! En général au mauvais moment. Apparemment, mon équipe avait chopé le virus. Mais ça marchait. En fait, c’était exactement ce qu’il nous fallait pour nous détendre dans chacune des tâches qu’on nous avait assignées. Après avoir consulté le plan de Yetta et trouvé à quel endroit placer les victuailles, on s’empara des cartons marqués « Nappes », puis on posa les boissons, quelques plateaux, et la vaisselle sur un chariot et on grimpa avec l’ensemble à l’étage. On se retrouva dans un énorme espace ouvert, avec une salle à manger classique au fond, une partie divertissement avec piano demi-queue à l’avant, et un coin plus intime où étaient disposés deux canapés hyperconfortables et six fauteuils autour d’une fausse cheminée. Le décor associait l’érable verni à de riches nuances de bleu et à une légère touche d’ivoire. Bref, la classe. On se dirigea ensuite vers des portes en verre donnant sur le pont principal. Une fois celles-ci franchies, Cole s’arrêta au bar en libre-service et l’approvisionna, avant d’y planquer deux caméras. Un auvent intégré protégeait des intempéries, mais il se situait au moins trois mètres plus haut… Donc, pas de caméra. Une soie dorée enveloppait le bastingage sur toute la longueur ; ce qui signifiait que tout ce qu’on y fixerait risquait d’être obstrué par le tissu flottant dans la brise, ou découvert par l’équipe de nettoyage dans la matinée, ou encore de tomber à l’eau dès que quelqu’un viendrait y frotter ses fesses. Tout le reste pouvait se déplacer. Des chaises à dossier droit s’alignaient à tribord comme dans une salle d’attente. À bâbord, deux tables toutes nues, l’air un peu gêné, attendaient qu’on y dispose le buffet. — C’est le moment d’explorer les lieux, murmurai-je. Cassandra hocha la tête, et pendant que Bergman et elle commençaient d’arrimer les nappes je regagnai la cambuse. Un plateau de canapés à la main, je repassai sous l’arcade. Mais au lieu d’emprunter la passerelle, j’obliquai dans la coursive attenante. Après avoir longé plusieurs portes donnant sur les cabines de l’équipage, j’arrivai au bout, où des marches en métal me conduisirent au poste de pilotage, deux niveaux au-dessus. Quelle splendeur ! Spots encastrés, mobilier en érable et équipement de navigation dernier cri… On se serait cru à bord d’un paquebot de croisière. J’espérais au moins trouver un jeune marin désœuvré surveillant toute une série de cadrans inactifs, pendant que le capitaine passait la soirée à terre. Mais j’étais toute seule et mes pas résonnaient dans la cabine. — Hmm… On n’avait vu aucun membre de l’équipage en cuisine et je n’avais croisé personne dans les coursives. Chien-Lung avait-il donné quartier libre à tout le monde ? Ma foi, si la chance était de mon côté, autant en profiter. Je planquai une caméra, avant d’emprunter une autre volée de marches menant à l’étage des invités, où une longue coursive à l’épaisse moquette bleue donnait sur plusieurs magnifiques portes cintrées aux rutilantes poignées dorées. Après avoir frappé doucement à la première à droite, je l’entrouvris et jetai un coup d’œil à l’intérieur. Vide. Je laissai une caméra près du hublot, puis revins dans la coursive. Je venais d’ouvrir une autre porte quand j’entendis la voix pressante de Vayl dans l’écouteur : — Jaz, quelqu’un arrive ! Merde ! Je me glissai dans la cabine, fermai la porte derrière moi et parcourus l’endroit du regard : un lit contre la cloison avec des draps noirs et des oreillers assortis, un jeté de lit en velours rouge ; une table de chevet noire, avec lampe intégrée ; un placard en miroir sur la gauche. Rapide coup d’œil à l’intérieur. Pas de place pour m’y cacher, à moins d’enlever les costumes en soie et les chaussures impeccablement alignées au-dessous. Incroyable le nombre de mocassins ! Ce mec était gay, sans l’ombre d’un doute. Je voulus dégainer Chagrin, tout en prenant conscience que je tenais un plateau de canapés dans la main avec laquelle je tirais… mais c’était déjà trop tard. Au moment où je me tournais, la porte s’ouvrit et le petit merdeux entra. — Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il. — On nous a demandé d’apporter un plateau de sandwichs dans cette cabine, répondis-je sourire aux lèvres, tout en changeant de main. — Je n’ai rien commandé, rétorqua-t-il sèchement. — Eh bien, elle nous a pourtant dit de le déposer ici. Je voyais qu’il faisait défiler dans sa tête la liste des éventuelles femmes auxquelles je pouvais faire allusion. Elle devait être très courte, car en quelques secondes son agacement fit place à un intérêt grandissant. — Pengfei doit savoir que les brunes, je les apprécie avec de la salade de poulet. Il avança vers moi et je reculai, regrettant le manque de place pour manœuvrer. — Hé ! attendez une minute ! m’écriai-je, mon cœur battant si fort que je crus que mes bretelles de soutien-gorge allaient lâcher. Le traiteur fournit la bouffe. Mais on n’est pas à consommer. Je ne voulais pas buter ce sale type. Ça compromettrait la mission, et j’avais déjà suffisamment merdé la dernière fois. Comme j’étais coincée, je montai sur le lit. Le petit merdeux ne me lâchait pas d’une semelle, se réjouissant de ma fuite avortée, certain du dénouement. — Ecoutez, repris-je, en essayant de ne pas avoir l’air désespérée. (Ce qui l’aurait encouragé à se jeter sur moi. Chagrin commençait de peser dans son holster, tandis que je tentais de dissuader cet abruti afin de lui épargner une mort prochaine). Chien-Lung, c’est votre chef, pas vrai ? Il ne serait pas très content d’apprendre que vous avez mangé l’employée du traiteur. Après tout, il est là pour recevoir ses invités, pas pour nettoyer vos saletés. — Chien-Lung n’est pas mon chef, grogna le petit merdeux, en plissant les lèvres comme s’il avait mordu dans de la viande avariée. — Pengfei, alors, dis-je en m’accrochant au nom qu’il venait de prononcer. Il se redressa de toute sa petitesse, ramena ses frêles épaules en arrière. — Ces deux-là méritent à peine de lécher la semelle des bottes de mon sverhamin. Parfois, je me demande comment Edward peut encore perdre son temps avec eux. Je n’ai jamais rencontré plus désaxés. Je procédai à un rapide contrôle de ma réaction. Bouche fermée ? Regard concentré ? Chambardement intérieur dissimulé ? Je l’espérais de tout cœur, car, compte tenu des circonstances, le petit merdeux faisait sans doute allusion à Edward Samos, dit le Rapace. Comme celui-ci ne pouvait pas traiter cette affaire en direct, il avait chargé son avhar de s’en occuper à sa place. Bizarre d’avoir un point commun avec ce gringalet à la mine de papier mâché. Je croyais que c’était un truc uniquement humain. Apparemment les vampires pouvaient aussi avoir ce genre de lien entre eux. — Si vous avez l’intention de me dévorer, pourrais-je au moins connaître votre nom ? Il eut l’air de méditer ma requête. Puis finit par acquiescer. — Je m’appelle Shunyuan Fa. Il ne demanda pas le mien en retour. Ce qui nous ramena d’emblée à notre jeu du chat et de la souris. J’allais aborder la phase d’acceptation, celle où Chagrin entrerait en scène et où tout risquait de me péter à la gueule, quand Vayl fit irruption dans la cabine. Il claqua la porte suffisamment fort pour faire trembler le lit. Le petit merdeux et moi, on se figea en le regardant, interloqués. — Ah ! vous voila ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel (ce qui me rappelait mon oncle Barney qui avait toujours le geste ample et le verbe haut). Je suis infiniment navré (il s’inclina devant Shunyuan Fa), mais elle ne peut s’empêcher de flirter avec les clients, alors qu’elle devrait superviser les opérations. Il se tourna vers moi : — Il semble que nous ayons quelques petits problèmes avec les crevettes et le punch. Miles prétend qu’il vient d’inventer un hors-d’œuvre, toutefois les invités risquent de ne guère apprécier. Et les bouchées au fromage ont explosé. Par ailleurs, je ne saurais vous l’affirmer, mais je crois bien avoir vu Cole éternuer sur les verres du bar. Le petit merdeux émit un glapissement horrifié qui faillit me faire éclater de rire. Mais, comme mes jambes flageolaient encore à l’idée d’avoir presque foiré ma mission, je me débrouillai pour conserver mon calme, tandis que Vayl me prenait par le bras pour m’escorter dans la coursive. Je partis volontairement dans la mauvaise direction et j’en profitai pour planquer des caméras sur deux encadrements de porte distincts, avant que Shunyuan Fa nous rejoigne et nous remette sur le bon chemin. On se sépara une fois sur le pont. Vayl et moi, on retrouva le reste de l’équipe dans la cambuse. Après avoir rapidement fait le point en vérifiant qu’on avait dissimulé la totalité des caméras, installé le buffet, et chargé les glacières vides à bord du bateau, on décida qu’il était temps de mettre les voiles avant que la chance nous tourne le dos. Chapitre 11 On accosta sans avoir coulé, ce qui, à mon avis, était la deuxième bonne chose qui me soit arrivée dans la soirée. On s’attarda juste le temps d’amarrer le bateau à quai, encore qu’il aurait été plus sympa de le laisser dériver. Les gosses rejoignirent ensuite le mobil-home, tandis que les adultes se retrouvaient en tête à tête, entourés de voiliers, de hors-bords et de chalutiers. Le reflet de la lune sur les vaguelettes de la baie et la brise légère créaient une ambiance idéale pour la conversation. — On l’a échappé belle, dis-je. — Oui. — Il semble que Shunyuan Fa soit lié au Rapace. — En effet. — Quelle pipelette ! J’arrive à peine à en placer une… Crispation des lèvres. Regard en coin. En tout cas, il s’exprima autrement que par monosyllabes : — Si je vous avais offensée d’une manière ou d’une autre, vous me le diriez, n’est-ce pas ? — Bien sûr. — Vous savez, selon moi vous n’aviez pas besoin d’être sauvée tout à l’heure. Je me suis seulement dit que ce ne serait pas idiot de laisser Shunyuan Fa en vie, afin de pouvoir éventuellement le traquer jusqu’à Samos. — Ouais. — Et, auparavant (il poussa un long soupir)… quand nos lèvres se sont effleurées… — Je sais que vous essayiez juste de me donner une leçon, m’empressai-je de finir à sa place, ravie qu’il fasse nuit et que Vayl ne me voie pas rougir. La leçon m’avait beaucoup plu. Bizarre, la façon dont il plissait à peine les yeux. D’ordinaire, c’était uniquement quand il était blessé. — Bien sûr, dit-il dans un hochement de tête. Tout à fait. Je suis heureux que nous ayons réglé cela. Nous rentrons ? — OK. Rien n’avait changé. La brise soufflait toujours sur la baie. Remonter la jetée au clair de lune se révéla très agréable. Pourtant je frissonnais. J’observai Vayl à la dérobée. Pourquoi j’avais si froid, tout à coup ? — Bon sang ! notre roulotte a avalé un Radio Shack[3] ! m’exclamai-je en entrant dans le camping-car. Bergman avait connecté toute une série de bidules électroniques à notre télé plasma qui donnait l’impression d’avoir une grosse barbe de câbles. L’écran lui-même était subdivisé en plusieurs moniteurs vidéo avec différentes vues des parties communes et du pont du Constance Malloy. On s’installa pour regarder, Vayl et Cassandra sur le canapé Mary-Kate, Cole et moi sur le divan Ashley, et je fis mine de ne pas m’offusquer du fait que mon sverhamin me délaisse au profit de la médium. Pas grave… Cesse de te sentir comme la gamine que la prof de gym choisit en dernier pour le match. En quête de réconfort, je regardai mon vieil ami et ancien colocataire à la fac. Il m’adressa un sourire narquois depuis la banquette du coin repas, où il avait installé deux ordinateurs portables, dont un que je reconnus comme du matériel de l’Agence. — J’ai programmé l’ensemble pour qu’on voie seulement ce que filment les caméras placées dans la partie réception, expliqua-t-il. Le reste s’enregistrera directement sur l’ordinateur. On pourra le visionner plus tard. — C’est quoi ça ? s’enquit Cole en montrant un boîtier noir deux fois moins gros qu’un lecteur de DVD, posé sur la table du divan Ashley. Il était pourvu de huit cadrans et d’un bouton rouge. — Le cerveau du système de sécurité de notre mobil-home, dit Bergman, qui pianotait sur son clavier tout en essayant de garder un œil sur l’écran. Comme je ne pouvais pas tout câbler, j’ai dû trouver des solutions. On a des caméras dans les lampions chinois qu’on a suspendus aux auvents du camping-car, devant et derrière. Ils sont contrôlés par les cadrans et ne s’activeront que s’ils détectent des mouvements, auquel cas la télé de la chambre s’allumera automatiquement et nous transmettra des images vidéo. Comme ça, personne ne peut s’introduire à notre insu. OK, ça expliquait le fil noir qui serpentait depuis le boîtier jusque dans la chambre. Un autre remontait le long de la cloison et passait par une bouche de ventilation au plafond. Je supposais qu’il était relié aux caméras à l’extérieur. Ce bon vieux Miles n’avait pas chômé. — Vayl m’a dit que je ne pouvais pas trafiquer la serrure de la porte, mais c’est de la bonne camelote. Tout le monde doit s’assurer de bien mémoriser le code. J’ai placé un paillasson que je viens d’inventer sur le perron. Dès qu’un visiteur ne nous plaît pas, on appuie sur le bouton rouge placé sur le côté du boîtier, et le paillasson lui balance une décharge qui le laisse KO. — Impressionnant, remarqua Vayl. — Merci. Bergman remua sur son siège et jeta un regard par la vitre sur la remorque cadenassée, laquelle contenait deux ou trois cartons remplis de matériel qui lui serait peut-être utile, mais qu’il ne souhaitait pas nous montrer. C’était un de ces gars qui préféraient de loin travailler dans un bunker souterrain en plein cœur du Montana. Avec une chambre forte rien que pour lui. — Est-ce que les sorciers n’ont pas une sorte de contrat qu’ils font signer à leurs apprentis ? demandai-je. Vous savez, le truc dans lequel on s’engage à ne pas divulguer le moindre secret sous peine de mort ? J’avais lancé ma question à la cantonade, mais je regardai Cassandra. Comme elle était l’aînée, elle devait tout savoir à présent. Mais elle s’en remit à la compétence de Vayl. — Je présume. — Faut que tu rédiges un truc, Bergman. Le regard affolé de Miles s’éloigna de la remorque et virevolta comme une perruche des ordinateurs à l’écran plasma, comme si quelque chose allait en surgir pour le dévorer, puis il se riva sur moi avec l’acuité paisible d’un hibou. — Qu’est-ce que tu racontes ? s’écria-t-il, sa voix montant dans les aigus, comme celle d’un collégien à une boum d’anniversaire. Il s’éclaircit la voix, tandis que je répondais : — La remorque se trouve tout près. Sans le faire exprès, on risque de voir le matériel que tu seras obligé d’aller chercher pendant cette mission. Alors on va tous signer un document où l’on s’engage à ne jamais souffler mot de ce qu’on aura vu à quiconque… sous peine de… à toi d’en décider. Bergman plongea sur-le-champ derrière l’écran de son ordinateur, si bien que plus personne ne pouvait le voir. Il retira ses lunettes, son bras gauche dissimula son visage pour essuyer ses larmes. On l’entendit renifler. Puis : — Merci, Jaz. Je m’en occupe tout de suite. Satisfaite, je me calai sur le canapé pour regarder Chien-Lung TV. Cole prépara du pop-corn, nous apporta des sodas, et pendant la demi-heure qui suivit, on visionna l’arrivée des invités. Au début, ça ressemblait à n’importe quelle soirée, où les convives paradaient dans des vêtements guindés et faisaient mine de s’apprécier les uns les autres. Les vampires se mêlaient aux humains, dont tous étaient chinois. Shunyuan Fa était là, mais se comportait plus en invité qu’en hôte. — Vous reconnaissez quelqu’un, en dehors du petit copain du Rapace ? demandai-je à Vayl. — Non. Bergman intervint : — Si vous voulez, je peux filmer chaque visage présent et le transmettre à votre base de données. — Parfait, dit Vayl. À force d’entendre ses réponses laconiques, je finis par comprendre le message. J’avais écarté cette histoire de baiser comme quelque chose de futile. Alors qu’à ses yeux c’était important. Voire capital. Mais c’est pas comme si tu pouvais affirmer qu’il avait des sentiments, me raisonnai-je. La plupart du temps, il affiche la même expression figée qu’à son réveil. Et alors, ça signifie que rien ne le blesse ? demanda grand-mère May qui jouait perpétuellement aux cartes dans un coin de ma tête. En ce moment, elle disputait une partie de bridge avec Spiderman, Bob Hope et Abraham Lincoln. Elle posa son verre de thé glacé, tendit à Bob un as de cœur et enchaîna : Tu n’as jamais pris le temps de réfléchir à tout le mal qu’il doit se donner pour faire bonne figure en société ? C’est comme qui dirait le Hoover Dam[4] une gueule pareille. Tu imagines un peu tout le chagrin qu’elle est censée retenir ? Je jetai un coup d’œil furtif à Vayl. Je pouvais l’imaginer, en effet. Tandis que Bergman tentait d’identifier les gens dans la foule, ceux-ci demeuraient tranquilles, courtois, et contenaient leur impatience. Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Une Chinoise menue et svelte, en robe de satin rouge, surgit du coin salon. Elle portait ce genre de coiffure asiatique très élaborée qui donnait toujours l’impression d’être prête à bondir de la tête pour aller s’enrouler autour du cou du premier imbécile venu. Son maquillage traditionnel lui conférait un teint de porcelaine, des yeux charbonneux et des lèvres écarlates. Elle tenait une paire de baguettes rutilantes dans les mains. D’un geste rapide des poignets, les baguettes se transformèrent en d’énormes éventails, l’un représentant un guerrier dans une longue tunique dorée avec une épée à la ceinture, l’autre un dragon étincelant qui se prélassait au bord d’un fleuve. Tout en décrivant des mouvements lents et gracieux, elle se mit à danser et à manipuler les éventails de sorte qu’on croyait voir d’abord le guerrier combattre le dragon, puis celui-ci jaillir du guerrier. — Elle est douée, commenta Cole, époustouflé. — Comment veux-tu que je rivalise, franchement ? Vayl me considéra avec son regard bleu glacial, celui que je qualifiais secrètement d’« intellectuel ». Puis, comme je le connaissais mieux que quiconque, je devinai qu’il m’imaginait dans mon costume, roulant des hanches devant lui, au rythme des musiques ancestrales. Ses yeux s’assombrirent. — Pour certains, ce sera incomparable, déclara-t-il. Ma gorge se serra. Comme mon regard se posait sur ses lèvres, je me demandai ce qui se serait produit si l’un de nous avait eu le courage de se laisser aller, quand nos bouches s’étaient effleurées. Nos deux mondes auraient-ils explosé pour s’enrichir de nouvelles couleurs, de merveilles, de miracles ? Ou bien nous serions-nous déjà détruits mutuellement ? Nos regards se croisèrent. Vu le temps qu’il avait passé sur terre, il ne me connaissait que de fraîche date. Mais suffisamment pour que je puisse souvent communiquer avec lui sans parler. En général, c’était en rapport avec le boulot. Il y a un gars planqué derrière ce buisson. Avant de faire le moindre mouvement, donnez-moi trente secondes pour me mettre en position. Je vais buter celui qui m’emmerde. Cette fois, j’avais autre chose à lui dire. Ce baiser ma désarçonnée. Il ma foutu la trouille. J’ai compris à quel point vous pouviez ébranler tout mon univers. J’ai adoré. Maintenant, laissez-moi le temps de m’y faire, OK ? Il s’adossa au canapé, un léger sourire au coin des lèvres. Quand ses yeux s’adoucirent en une nuance noisette et qu’il m’adressa un bref hochement de tête, je sus qu’on s’était compris. Des applaudissements ramenèrent mon attention vers la télé. La danseuse avait terminé. Elle attendit que les acclamations faiblissent, puis se tourna vers le coin repas/divertissement et s’inclina avec une telle souplesse qu’elle aurait pu se mordiller les genoux en cas d’envie soudaine. Les invités se courbèrent à leur tour, tandis que Chien-Lung surgissait de l’ombre et entrait dans le champ de la caméra. J’avais vu des photos de lui, prises lors de ses précédents voyages aux Etats-Unis. Elles montraient un homme robuste de taille moyenne, doté d’une moustache et d’une barbe élégantes, de féroces yeux marron, et d’une arrogance vous indiquant d’emblée que l’idée même de suprématie raciale était chez lui une seconde nature. Rien à voir avec l’individu qu’on découvrait désormais sur l’écran. Il avait perdu tellement de poids que sa peau semblait adhérer directement à son crâne chauve, sans la moindre couche intermédiaire de graisse ou de muscle. Il n’avait même pas de sourcils pour adoucir la dureté de ses traits. — Est-ce qu’il a le cancer ? demanda Cole. Personne ne sut quoi répondre. La danseuse tendit le bras. Chien-Lung y posa la main. Au début, je crus qu’il portait des gants. Puis je compris qu’un matériau sombre recouvrait ses deux mains. Leur forme m’intriguait malgré tout, mais avant que je puisse mieux les discerner, la danseuse se tourna pour le conduire vers un fauteuil installé à l’exact opposé des portes qu’il venait de franchir. Deux drapeaux, qui ne se trouvaient pas là auparavant, dépassaient de l’auvent où ils étaient suspendus. Ils encadraient le fauteuil et, même s’ils flottaient dans la brise, je distinguais les dragons mordorés qui y figuraient sur fond de végétation luxuriante. Chien-Lung passa fièrement devant ses convives, sa longue tunique dorée bruissant à chacun de ses pas. Lorsqu’il parvint au fauteuil, la Chinoise se tint devant lui, empêchant les autres de le voir rajuster sa robe de cérémonie. Lorsqu’elle s’écarta, il était assis. Sur les genoux. — OK, c’est vraiment bizarre, observai-je. Suivirent boissons, canapés et conversations polies durant lesquelles la danseuse joua d’un instrument qu’elle avait sorti de sa manche. Bien que ce ne soit pas le genre de musique qui puise, ça passait bien pour l’apéro en grignotant des amuse-gueules. Puis elle se mit à chanter. — Putain, l’horreur ! m’exclamai-je. On dirait qu’elle se passe du fil dentaire dans les narines ! Cole se boucha les oreilles. — T’es sûre que c’est pas elle notre cible ? Car je pense qu’on peut sérieusement l’accuser de menacer la sécurité nationale avec une voix pareille ! — Bergman, dit Vayl sans tenir compte de nos débor-dements juvéniles, sauriez-vous pourquoi Chien-Lung est assis sur les genoux ? — Aucune idée. Hormis sa tête, toutes les parties de son corps sont couvertes, alors j’ignore comment l’interaction avec l’armure peut fonctionner. Verbiage très pro, mais en filigrane la voix de Bergman vibrait de colère et signifiait : « Si je me trouvais seul avec ce fils de pute dans un univers sans foi ni loi, je lui arracherais la tête et la planterais au bout d’une pique pour parader ensuite dans la foule. » En réponse à ses sentiments non exprimés, je repris la parole : — Vayl, je me demande si vous et moi ne devrions pas retourner là-bas. (Sur un bateau qui ne prenne pas l’eau, cette fois). Chien-Lung représente une cible idéale en ce moment même. Vayl acquiesça. — Tout le laisse supposer. Mais la négligence ne lui aurait pas permis de survivre jusqu’à ce jour. (Il réfléchit un instant, puis :) Nous allons attendre. Laissons-le croire que ses mesures de sécurité actuelles lui suffisent. — Ce sera sans doute le cas, intervint Bergman, à la fois déprimé et fier de son invention. Dès que l’armure détecte un danger, le capuchon recouvre aussitôt sa tête. Les armes conventionnelles ne peuvent rien contre ce vampire. — Il a forcément une faille, dis-je, en proie à l’envie soudaine de balancer un truc en travers de la pièce (Bergman, par exemple). Tu veux récupérer ton prototype, pas vrai ? lui demandai-je. — Bien sûr ! — Alors, tâche de trouver un moyen de le vaincre ! Il pressa quelques touches de son clavier et reprit : — Tu crois que je pourrais en récupérer un morceau par un moyen quelconque ? Ça me permettrait de faire certains tests. — Pourquoi tu ne peux pas recréer un échantillon et le tester ? s’enquit Cole. — Parce que ce matériau change une fois qu’il est en contact avec la personne ou la chose qui le porte. Ça, au moins, on l’avait découvert avant qu’on me vole la cuirasse. — Il t’en faudrait beaucoup ? demandai-je. — La valeur d’un ongle. Une écaille… Je me tournai vers Cassandra : — C’est nous qui avons le plus de chances de l’approcher. Vous pensez qu’à nous deux, on… ? Elle avait soudain beaucoup de mal à me regarder en face. — Peut-être. J’aimerais d’abord consulter les tarots. — Comme si ça allait nous aider, grogna Bergman. Je saisis un coussin et le lui lançai sur la tête. — Hé ! pourquoi t’as fait ça ? — Pour débloquer ton cerveau coincé sur le mode « enfoiré » ! — Il se passe quelque chose, dit Vayl d’un ton impérieux qui fit converger tous les regards sur l’écran plasma. Au début, on aperçut quelques mouvements rapides à la limite du champ de la caméra. Puis la Chinoise à la voix meurtrière poussa un hurlement. Un groupe d’une dizaine d’intrus masqués surgit sur l’écran ; ils ruisselaient et devaient tout juste sortir de l’eau. Ils se ruèrent sur Chien-Lung, accompagnés par plusieurs hommes et femmes faisant partie des invités. Les autres convives se dispersèrent si vite que j’aurais juré qu’ils avaient l’habitude de participer à des exercices d’alerte. Seuls Shunyuan Fa et la chanteuse restèrent. Cette dernière agrippa un invité au passage et lui entailla la gorge de ses délicates petites canines, avant d’agrandir l’estafilade. Shunyuan Fa frappa un assaillant égaré, lui tourna brusquement la tête et planta ses crocs dans la jugulaire. L’autre gesticula, puis rendit son dernier souffle dans un gargouillis atroce. Son compagnon était mieux préparé. Il brandit une courte épée toute droite et trancha la tête de Shunyuan Fa qui se penchait au-dessus du corps de sa victime. Vayl et moi, on échangea un bref regard accablé, tandis que la meilleure piste censée nous mener au Rapace partait en fumée. Puis notre attention revint vers l’écran. Il nous restait Chien-Lung, et notre contact d’origine avec Samos se débrouillait beaucoup mieux. Sa capuche s’était activée sur-le-champ et avec une telle rapidité qu’on n’y vit que du feu. Plus tard, quand Bergman repassa l’image au ralenti, on put observer la manière dont les écailles apparaissaient sur sa peau comme d’immenses cloques dorées, qui éclataient et envahissaient le pourtour de ses sourcils et de sa bouche ; et lorsque les écailles se stabilisèrent, deux paires de cornes garnies de barbillons jaillirent de son front, tandis que son long museau carré se hérissait de crocs. D’un geste vif, Chien-Lung se débarrassa de sa tunique. Des écailles recouvraient la totalité de son corps, étincelant d’or et d’écarlate à mesure qu’il se déplaçait ; ce qui attira mon regard sur ses jambes. Il ne s’était pas assis sur les genoux, tout compte fait. Ses jambes semblaient comme courbées en permanence. En réalité, il était accroupi sur ses pieds, lesquels avaient grandi d’une bonne trentaine de centimètres. Ses orteils s’étaient allongés, si bien qu’il pouvait marcher dessus comme une autruche. Ça semblait peu commode, mais pourtant il se déplaçait aussi rapidement que ses soi-disant assassins. La première vague fonçait sur lui lorsqu’il l’arrêta en crachant une seule flamme bleue qui atteignit deux assaillants en plein visage. Elle les consuma avec une telle force qu’en quelques secondes leur crâne se transforma en cratère fumant. Malgré leurs vêtements trempés, les trois hommes les plus proches prirent également feu. Ils ôtèrent aussitôt leur veste et plongèrent par-dessus bord. — Remarquable, murmura Vayl. Tout en serrant les poings, Bergman marmonna avec hargne : — Attendez la suite… Chien-Lung bondit de son perchoir, leva les mains en l’air et amortit la chute par une flexion. Le matériau qui les enveloppait se déchira, tandis que ses mains enflaient et doublaient de volume. En fait, il grandissait, se développait en hauteur et en largeur jusqu’à atteindre au moins deux fois la taille du plus imposant de ses agresseurs. Je regardai de nouveau ses mains. Comme Bergman nous l’avait expliqué plus tôt, elles avaient été remplacées par des griffes sinueuses et empoisonnées, dont Chien-Lung se servait avec une efficacité fatale, en creusant de profonds sillons dans les visages, les cous et les poitrines. Il laissa ses victimes se tordre de douleur par terre et affronta la vague suivante. Ces gars-là débarquèrent avec différentes sortes de pistolets-mitrailleuses – Uzi, MAC-10, MP 40, sans doute « tombés » du camion d’un malfrat quelconque – qu’ils braquèrent tous sur la tête de Chien-Lung. Logique, selon moi. Les yeux, les narines, la bouche… autant de cavités susceptibles d’accueillir une balle, surtout si elle filait à près de cent mètres par seconde. Mais comme l’avait annoncé Bergman, l’armure renvoyait les munitions en se refermant sur les parties vulnérables à la vitesse de l’éclair. Et pendant que les assassins se focalisaient sur la tête de Chien-Lung, sa queue entra en action. Il la gardait planquée derrière lui depuis le début. Et voilà qu’elle claquait comme un fouet parmi les hommes armés, laissant dans son sillage plusieurs membres sectionnés et brisés. — C’est nouveau, commenta Bergman. Il avait désormais les mains dans les cheveux, et les tirait dans les deux sens… comme s’il éprouvait des sentiments contradictoires : le scientifique en lui était fasciné, alors que le créateur ne s’était jamais senti si outragé. L’acolyte de Chien-Lung se défendait pas mal aussi. Elle préférait le corps à corps, et ponctuait ses coups d’une morsure à l’occasion. Je la regardai faire en l’admirant malgré moi. Elle virevolta pour assener un coup de pied à la tête, que son adversaire voulut bloquer pour contre-attaquer, comme je l’aurais sans doute fait. Mais il échoua. — Je n’en reviens pas de sa rapidité, murmurai-je, la vue rendue trouble par ses mouvements, tandis que l’homme tombait à terre, le cou cassé, attendant l’estocade. J’éprouvai l’envie soudaine de m’entraîner à l’ancienne, accompagnée par une musique qui donne la pêche genre… la BO de Rocky IV, par exemple. Juste au cas où elle et moi, on s’affronterait, je n’avais pas envie de me retrouver sur les fesses et qu’elle m’achève d’un coup de talon. En trois minutes c’était fini. Chien-Lung et sa partenaire se tenaient, triomphants, au milieu d’une mare de sang, tandis que les invités trouillards revenaient tout doucement sur le pont. Chien-Lung prit enfin la parole. Tout en levant ses bras massifs, il défia l’assemblée. En chinois. — Qu’est-ce qu’il raconte ? demandai-je à Cole. Comme un gamin à sa première séance de ciné, il n’avait pas bronché pendant que l’action se déroulait sur l’écran. Est-ce qu’il se débrouillait mieux qu’un môme de trois ans pour faire le lien entre les images qu’il voyait et la réalité ? Je l’observai attentivement. Visage et épaules détendus, mains jointes tranquillement sur les genoux. Mais son talon s’agitait comme s’il télégraphiait un message à un cuirassé… et voilà que sa main s’approchait insensiblement de la coupelle où il avait jeté son chewing-gum. Plutôt soulagée de voir que notre petit nouveau n’était pas si novice qu’il en avait l’air, j’attendis sa traduction. — Regardez-moi… Ecoutez-moi… Je suis… le… DRAGON ! annonça Chien-Lung en parcourant lentement la foule du regard. Vous avez vu mes ennemis. Même s’ils tentent de m’attaquer, ils ne peuvent résister à ma puissance. Je serai votre prochain empereur ! Personne ne répliqua dans l’assistance. L’un après l’autre, ils s’inclinèrent devant lui. Chapitre 12 Assis devant l’écran, on regardait le cocktail de Chien-Lung se transformer en soirée serpillière. Personne n’avait envie de parler. Ni sur le yacht. Ni dans le mobil-home. Cassandra avait replié ses jambes qu’elle entourait de ses bras. Ses nombreuses nattes dissimulaient son visage. Affalé sur le canapé à mes côtés, un nouveau chewing-gum dans la bouche, Cole détournait la tête toutes les deux ou trois secondes pour voir notre réaction. Je ne pouvais deviner les pensées de Vayl, mais disons que son expression évoquait celle d’un guerrier romain sur le point d’être empalé par la lance de son ennemi. Et puis il y avait Bergman, absorbé par son écran d’ordinateur, annonçant les noms des invités à mesure que les images trouvaient une correspondance avec la base de données. — Le général Sang Lee et sa femme… Le général Ton Sun et sa femme… Le général Wing Don. À l’évidence, Chien-Lung convoitait l’Armée de libération du peuple. Nul doute qu’il avait convaincu les généraux survivants de s’allier à lui. Et s’il trouvait un moyen de reproduire l’armure, ses soldats, déjà les plus nombreux au monde, deviendraient invincibles. Bref, c’était comme si on venait d’aspirer tout l’espoir et la majeure partie de l’oxygène présents dans le mobil-home. — Tout ça me rend malade, avouai-je. M’arracher au canapé exigea un certain effort, et me fît comprendre que le combat avait déjà commencé. Notre ennemi avait gagné la première manche. Et la peur du dragon n’était pas un mythe. Mais maintenant que j’étais debout, je me sentais mieux. Cassandra ramena ses cheveux en arrière. Tout en lui faisant un signe de tête, je poursuivis : — Ce gars n’est rien d’autre que la version mec de Tammy Shobeson. Cole se redressa et se tourna pour écouter. — Qui est Tammy Shobeson ? s’enquit Vayl. — La terreur de mon enfance. S’il y a une justice sur Terre, aujourd’hui elle est grosse, avec des boutons plein la gueule, divorcée, et affligée d’une mycose vaginale chronique. Même Bergman tendait l’oreille désormais. À l’époque de la fac, ce fut notre premier point commun. La petite brute de sa jeunesse était un rouquin du nom de Clell Danburton, et je me disais qu’il devait parfois revivre leurs affrontements dans ses cauchemars. — Où veux-tu en venir au juste ? demanda-t-il. Il avait perdu sa voix robotisée et recouvré celle de mon vieux partenaire de jogging. Je le regardai droit dans les yeux : — À la base, Chien-Lung n’est rien d’autre qu’un enfant gâté qui prend son pied en effrayant les gens. Il a peut-être trouvé un moyen efficace pour y parvenir, mais il n’est pas à l’épreuve des assassins. Nous (mon geste englobait toutes les personnes présentes) sommes payés pour botter le cul de cette petite frappe. Et c’est exactement ce que nous allons faire. L’aube allait se lever sur le Corps du Christ. Si choquant que ça puisse paraître, Corpus Christi rayonnait d’une lueur pleine de promesses depuis notre poste d’observation sur la Bay Trail. La brise était vivifiante. Ou peut-être était-ce un regain d’espoir de voir notre plan fonctionner, et de mener à bien cette mission sans être rôtis vivants par le chef Chien-Lung. On regardait tous les cinq les lumières du Constance Malloy s’éteindre l’une après l’autre. Sans nous concerter, nous étions pourtant sortis ensemble du camping-car. Même Bergman l’avait quitté pour prendre un bol d’air, comme si le massacre retransmis sur l’écran avait plus ou moins empoisonné le système de ventilation du mobil-home. Mais il ne s’attarda pas. — Faut que je dorme un peu, si je veux mettre au point un truc valable dans la matinée. Par « truc valable » il voulait parler d’une nouvelle invention. Dont on déciderait, après s’être longuement concertés, si elle pouvait détruire Chien-Lung à condition de la lui faire avaler. — OK, je prends donc le relais aux moniteurs, décida Cole. Il resterait debout pendant qu’on dormirait. Et si je me remettais à rêver, il serait responsable de ma sécurité. Peut-être qu’il savait vraiment à quel point ça m’embêtait, parce qu’il me tapota l’épaule et ajouta, espiègle : — T’en fais pas, Jaz. Si tu tentes un truc bizarre, je te plaque au sol et je te chatouille jusqu’à ce que tu te pisses dessus. — Super ! J’ai hâte de voir ça, répliquai-je, narquoise. Les cauchemars suicidaires et l’incontinence. Je suis comblée ! Il écarta les bras et me gratifia d’un sourire désarmant : — Toujours prêt à rendre service, tu sais. Et il me quitta dans un gloussement pour rejoindre Bergman dans le mobil-home. Cassandra resta avec nous. Elle gardait les bras croisés, tout en contemplant les eaux sombres. — Vous êtes troublée, lui dit Vayl. Elle ne le regarda pas en roulant des yeux, mais c’était tout comme. — Naturellement, dit-elle. — Une vision ? demanda-t-il, plein d’espoir. Elle secoua la tête. — Rien de précis. Juste une intuition, dit-elle en se redressant légèrement, comme si elle lui claquait la porte au nez. Rien d’important. — Mais… — Croyez-moi, Vayl, si je savais quoi que ce soit d’utile, je vous le dirais. Elle le regarda fixement. J’eus le sentiment qu’elle tenait un double langage. Elle s’éloigna d’un pas majestueux et tranquille, mais je crois qu’elle aurait adoré lui marcher sur les pieds, avant de s’enfuir en ricanant comme une folle dans le petit matin texan. Vayl et moi, on garda le silence pendant quelques secondes, le temps que je décide à quel point je risquais de l’ébranler. Aucune importance, en définitive. On était en mission, donc l’équipe passait avant tout le reste. Même nos sentiments personnels. J’optai pour la méthode directe : — Qu’est-ce que vous avez dit pour la rendre furieuse ? — À ma connaissance, rien. Je sentis sa force m’envahir et la température dégringoler de quelques degrés. — Pas besoin de me faire votre numéro de vampire à la con, rétorquai-je. Si vous n’êtes pas d’humeur à en parler, dites-le franchement. — Je ne suis pas d’humeur, déclara-t-il, avec ce sourcil en accent circonflexe dont j’avais appris qu’il représentait un défi. Vas-y, semblait-il dire, tente le coup… Et on verra qui est le plus têtu des deux. — Parfait, repris-je. Mais vous et moi savons pertinemment que la recherche de vos fils ne doit pas s’interposer entre vous et les gens qui vous aident à mener cette mission à bout ; ce serait non seulement malvenu, mais également stupide. Et pas question que je perde encore une équipe à cause de la bêtise d’un seul membre. Vayl pensait que Cassandra pourrait éventuellement le mettre en contact avec les hommes qui, dans une autre vie, avaient été ses fils. Après avoir consulté un nombre incalculable de voyants, il en était venu à croire que ses enfants étaient américains. Bien qu’il n’ait pas eu la chance de les retrouver. — Je ne suis pas un de ces assassins amateurs qui vont lancer une nouvelle malédiction sur vos compagnons, précisa Vayl d’une voix grave, comme chaque fois qu’il était sérieusement perturbé. Je veux simplement ce qui m’appartient. Et c’est reparti ! Dès lors qu’on s’aventure sur son territoire, impossible de lui faire entendre raison. Si ses fils avaient vécu une existence normale, ils étaient morts depuis plus de deux siècles. Mais il ne pouvait pas, ne voulait pas l’admettre. Et qui étais-je pour le juger… alors que j’étais encore anéantie par le chagrin de mes propres pertes ? Je n’aurais rien ajouté si la mission n’avait impliqué que nous deux. Mais on avait entraîné plusieurs personnes dans l’aventure et je me sentais profondément responsable de leur sécurité, alors que je n’avais pas su préserver ma première équipe. — Vous devez seulement être patient… — Je suis las d’être patient ! s’écria-t-il en direction de l’océan, comme pour défier une divinité invisible qui aurait joué à cache-cache avec ses fils pendant toutes ces années. (Il posa les yeux sur moi et ajouta :) Je veux savoir où ils sont. Je veux les voir. Leur parler. Leur dire tout ce que j’ai sur le cœur depuis le jour où ils sont morts. Cassandra peut bien faire cela pour moi. Elle peut me mettre en relation avec eux, mais encore faudrait-il qu’elle veuille bien essayer ! Alors cessez de la materner et laissez-la faire son travail ! Sa voix prenait des accents désespérés, désormais. pre, furieuse. Foncièrement injuste. — Cassandra ne va pas vous pondre une vision en claquant des doigts, simplement pour vous tranquilliser ! En revanche, elle vous dira de vous la carrer quelque part, si vous continuez à la harceler. Et on a besoin d’elle pour accomplir correctement cette mission. Alors, basta ! Je tentai de faire une sortie toute en grâce et en dignité, mais apparemment Cassandra détenait le monopole sur ce coup-là. Je trébuchai sur un paquet de câbles, que Bergman avait reliés du camping-car à la borne de prises électriques la plus proche, et faillis m’étaler comme une crêpe. — Et merde ! C’est drôle comme parfois ce simple mot résume tout. Et comme je me sentais mieux après l’avoir prononcé ! Peut-être que j’allais même pouvoir dormir pendant les huit prochaines heures. Eh bien non. Agitée et incapable de fermer l’œil au bout d’à peine trois quarts d’heure sur un canapé qui ressemblait plus à une fine housse de coton remplie de cailloux, j’errai dans le mobil-home vide. Supposant qu’ils étaient tous sortis, attirés par les arômes appétissants des barbecues de nos voisins, je les imitai. Bergman, Cole et Cassandra s’étaient éclipsés, mais je trouvai mon frère assis à une table de pique-nique. Il remuait dans un bol une mixture qui avait dû être de la crème glacée. Ça me fendait le cœur de le voir si triste. Et par-dessus le marché, autour de nous des familles entières se goinfraient de trucs pleins de graisse et s’éclataient sur des engins qui tournoyaient, roulaient, basculaient et semblaient prêts à voler en éclats d’un moment à l’autre. — Je n’en reviens pas qu’elle soit partie, dit Dave comme je m’asseyais à ses côtés. Je m’attendais qu’il me saute à la gorge, m’accuse d’avoir tué la seule femme qu’il ait jamais aimée. Bizarrement, je souhaitais le voir s’emporter, sachant que ça m’aiderait à me sentir mieux s’il se mettait à me haïr. Je supportai à peine son regard lorsqu’il croisa le mien. — Est-ce qu’il existe un moyen de la faire revenir ? — Je ne… Non, Dave… aucun. — Pourquoi elle est partie ? — Je ne crois pas qu’elle avait le choix. Mais aucun de nous deux n’était dupe. Impossible de transformer en vampire quelqu’un qui ne le souhaite pas. Je baissai les yeux sur mes mains posées sur la table, regardai mes poings se serrer peu à peu. J’éprouvai une étrange sensation de détachement en prenant conscience que je n’avais jamais autant détesté Jesse qu’à ce moment précis. Quand je relevai la tête, il faisait noir. Dave avait disparu et Matt était assis à sa place. Il avait l’air d’avoir faim. Mais pas de crème glacée en vue. — Un tango, ça te dit ? proposa-t-il en me décochant ce sourire langoureux, genre « Viens me chercher si tu l’oses… ». Mais les canines pointues gâchaient l’effet. — T’es pas un vampire, dis-je en m’enfonçant les ongles dans les paumes pour m’empêcher de lui ôter d’un coup de poing ce regard qui ridiculisait tout ce qu’on avait vécu et tout ce qu’on aurait pu vivre. Aidyn Strait t’a tué. J’ai vu ton âme… se volatiliser. Tu te souviens ? — Est-ce que j’y peux quelque chose si c’est la manière dont tu me vois dans tes rêves ? — Oui ! hurlai-je, en sachant que je mentais. Toutes sortes de possibilités s’offrent à toi, mon salaud, et toutes ont une influence sur moi ! Tu y as pensé au moins une fois avant de te métamorphoser ? Quoi ? Voilà que je m’emmêlais les crayons. C’était un vampire, oui ou non ? Je le contemplai et sentis quelque chose en moi se briser en mille morceaux. — Je te déteste. Il sourit jusqu’aux oreilles : — Tu m’adores. — Tu m’as abandonnée. Il écarta les bras et baissa la tête en se regardant, d’un air de dire : « Alors qu’est-ce que je fous là, bon sang ? » — Tu sais très bien ce que je veux dire ! — Allons, ma chérie. Si j’avais eu besoin d’une transfusion, tu te serais dévouée. Ainsi on serait réunis à jamais. Je me mis à trembler à force de retenir le torrent de larmes qui m’assaillait. — Le Matt que j’ai connu ne m’aurait jamais demandé une chose pareille. Il bondit soudain par-dessus la table, mais je l’avais vu venir et m’enfuyais déjà en me faufilant parmi la foule, à présent composée d’adolescents qui riaient aux éclats et de jeunes couples au premier stade torride de leur idylle. Bref, l’endroit était mal indiqué pour le combat. Je m’éloignai de l’allée principale, me glissai entre les stands alimentaires, traversai le parking d’un restaurant de fruits de mer, puis m’enfonçai dans la ville. Grâce à son odorat vampirique, Matt me suivait à la trace et je savais que je ne le distancerais que tant qu’il me le permettrait. Et ensuite quoi ?… Tu sais ce que je veux, susurrait sa voix dans ma tête. Je m’arrêtai sur le trottoir d’une rue animée, entourée d’immeubles de bureaux dont les vitres reflétaient mon image entre les réverbères, comme ces lunettes de soleil à verres miroirs qu’affectionnent les flics du genre implacable. Bien sûr, j’ai pigé ! Matt veut me rendre folle. C’était le prix qu’il avait fixé pour me faire payer sa mort, celle de Jesse et du reste de notre équipe. Car il me connaissait si bien qu’il savait que pour moi la folie équivalait à l’enfer. Consume-toi, ma chérie, envole-toi en fumée, résonnait sa voix dans ma tête qui était sur le point d’éclater. — Non. Pas comme ça. Je jetai un coup d’œil dans la rue. Les véhicules roulaient vite, sans doute au-delà de la vitesse autorisée. Je m’avançai. — Jasmine ! Je regardai par-dessus mon épaule. Cole se tenait trois pas derrière moi et me tendait désespérément la main. Mon Dieu ! Matt le poursuivait aussi ? Je titubai au bord du trottoir, un pied flottant au-dessus de la chaussée, l’autre jambe vacillant pour conserver un semblant d’équilibre. Je tendis la main et Cole la saisit et me tira si fort à lui que je dégringolai par terre. Quand mes genoux heurtèrent le béton je me réveillai complètement. Cole m’aida à me relever. Derrière moi, j’entendais le vacarme de la circulation. Le soleil me martelait la tête, que je m’empressai de poser sur l’épaule de Cole. Oh ! s’il vous plaît, faites que ça ne recommence pas. — Désolé, Jasmine, dit Cole en me caressant les cheveux. J’ai quitté le mobil-home une seconde à peine. La maman chinoise est venue pour échanger les billets, notre spectacle contre le sien… tu te souviens ? Et le bébé m’a distrait. Il m’aurait distraite aussi. Il était presque aussi mignon qu’E.J. — Quelle heure est-il ? demandai-je. Je portais toujours la montre que Bergman m’avait confectionnée, mais mon bras pesait une tonne. — Pas loin de 14 heures. — Je suis tellement fatiguée. — Viens, dit-il en me prenant par l’épaule pour me ramener à la baie. Je vais te préparer un truc bourré de caféine. J’avais mal au cœur. Et mon cœur… OK, autant changer de sujet. — Je crois qu’il va me falloir quelque chose de plus fort. — Ah ouais ? Quoi donc ? — Du chocolat. Cole me gratifia d’un baiser fraternel sur la joue qui faillit me faire fondre. — Ça marche, chef ! Chef ! Il m’a appelée « chef ». Seigneur, comment assurer leur sécurité, alors qu’ils ont déjà du mal à m’empêcher de me suicider ? Silence radio. De la part du bon Dieu, en tout cas. Bien sûr, j’avais un autre contact là-haut. Raoul. Pourtant quand je songeais à lui, l’envie de rentrer sous terre s’emparait de moi. Raoul faisait partie de mes souvenirs les plus difficiles à évoquer. Il m’avait ramenée d’entre les morts. À deux reprises. Si son aide me fut alors indispensable, elle anéantit quasiment tous mes sens. Par ailleurs, j’ignorais ce qu’il était. Je savais juste qu’il avait été guerrier dans la vie réelle et que sa faculté à diriger l’avait suivi dans l’au-delà, où il menait à bien ses activités dans un lieu qui ressemblait beaucoup à une suite du Mirage à Las Vegas. Pourtant je ne pouvais pas me rendre là-bas. Car je craignais trop d’y découvrir quelque chose de plus dévastateur encore que tout ce que j’avais vécu jusque-là. Chapitre 13 Cole monta le premier dans le camping-car. Dès qu’il se tourna vers moi avec « Oooh ! merde !… » inscrit sur son visage, je sus qu’un truc déconnait dans La Caravane de l’étrange. J’entendis alors des sanglots à peine étouffés par un coussin qu’on allait tous vouloir faire nettoyer à sec très, très, très… (je me mordis l’intérieur de la joue pour couper court à la litanie)… vite. J’entrai puis fermai la porte. Assise sur le divan Ashley, Cassandra se hâta de sécher ses larmes en évitant mon regard. — Je vais bien, hasardai-je. Inutile de vous inquiéter. Cole m’a rattrapée à temps. — Oh ! ce n’est pas ça, dit-elle. (Dès qu’elle s’entendit prononcer cette phrase, elle se tourna vers moi en s’excusant :) Oh ! ne vous méprenez pas… bien sûr, je me faisais du souci… — Vous cassez pas la tête, répliquai-je dans un sourire forcé, tout en m’affalant sur le canapé Mary-Kate. Je sais que vous ne pleurez pas facilement. — Non, je ne me souviens pas de la dernière fois où… Elle sécha d’autres larmes sur sa peau café au lait, puis ses doigts humides sur sa jupe orange. Elle portait des bottes en daim dans le même ton et avait complété l’ensemble par un petit haut blanc à manches courtes d’aspect duveteux qui aurait transformé en caniche n’importe qui d’autre. Mais pas Cassandra. Même en pleine crise émotive, elle conservait cette grâce incroyable, cet aplomb signifiant qu’elle ne vous ferait jamais perdre votre temps, ni ne vous mènerait en bateau. Cole avait foncé direct sur le frigo ; il farfouilla à l’intérieur, puis revint avec une tablette de chocolat Hershey de la taille de mon avant-bras. Il me l’apporta d’un air si triomphant que je ne pus m’empêcher de rire. Je l’invitai à s’asseoir à côté de moi, puis on la partagea entre nous trois. Comme Bergman dormait toujours sur la banquette convertible, on lui mit des carrés de côté. Après quelques instants d’une intense mastication qui confinait à l’expérience divine, je m’adressai à Cassandra : — Est-ce que vous pouvez en discuter ? — Ça ne servirait à rien, répondit-elle avec un haussement d’épaules. — Qu’est-ce que vous en savez ? — Ça ne sert jamais à rien. — Vous savez ce que ma grand-mère May avait l’habitude de dire ? dis-je en prenant une nouvelle bouchée de chocolat avec volupté. — Quoi donc ? — « Jamais », c’est un gros mot. — Pas étonnant que tu passes ton temps à jurer, observa Cole. (Il pivota sur ses fesses, étendit les jambes sur mes cuisses et posa la tête sur l’accoudoir du canapé. Sa veste achetée au surplus militaire s’ouvrit et dévoila un tee-shirt blanc criblé de taches de sang en trompe-l’œil, comme sous l’effet de balles de calibre 22, avec l’inscription : « Le paintball, c’est pour les tafioles. ») À l’évidence, t’as un problème avec le langage. J’exerçai une pression sur son genou qui le fit hurler et il reprit aussitôt la position assise. — Allez, repris-je en faisant signe à Cassandra comme pour l’aider à traverser un terrain miné. Vous savez que tôt ou tard je vous soutirerai l’information, alors autant cracher le morceau tout de suite. Elle soupira et ses épaules s’affaissèrent, tandis qu’elle capitulait face à mon immense don de persuasion. Elle posa ensuite les mains à plat sur ses jambes, de sorte qu’on distinguait chacune de ses bagues, puis tripota sa jupe tout en parlant : — J’ai eu une vision (elle déglutit)… de ma propre mort. Waouh ! on avait beau retourner le problème dans tous les sens, ça craignait un max. Cole se redressa et prit la parole : — Est-ce que… euh… vos visions se réalisent toujours ? — À peu de chose près, oui. — Qu’avez-vous vu ? demandai-je. Cassandra se mit à gratter le vernis de ses ongles. — Je me trouvais sous le chapiteau du spectacle avec le dragon. — Avec Chien-Lung ? précisai-je. Nouveau haussement d’épaules signifiant : « Peu importe. » — Je venais d’achever une séance de voyance qui l’avait plongé dans une rage meurtrière. Il… (Elle secoua la tête, comme pour chasser la vision, mais celle-ci s’incrustait dans sa tête.) Je sentais ma peau craqueler sous les flammes qu’il crachait. (Elle se remit à pleurer à chaudes larmes et enfouit la tête dans le coussin, qui étouffa la suite de ses propos.) Je le sens encore maintenant. Bon sang ! Jaz, faut que tu règles ça. Et tout de suite ! Cette pauvre Cassandra est en train de perdre les pédales. Sans même réfléchir, je déclarai tout net : — Ça n’arrivera pas. — Qu…Quoi ? — Je l’en empêcherai. C’est pas plus compliqué. Je ne permettrai pas à Chien-Lung de vous tuer. — Comment allez-vous vous y prendre ? sanglota-t-elle. Je m’attendais à cette question. Je décidai de procéder lentement. Si j’exposais la situation de manière cohérente, peut-être que ça deviendrait logique pour nous deux. — Eh bien… pour commencer, il y a deux choses qui sont très claires dans ma tête. Primo, ça vous arrive de vous planter dans vos visions. Et deuzio, s’il essaie de vous tuer, il risque d’avoir une mauvaise surprise. Car vous m’aurez avertie… et une femme avertie en vaut deux ! Et voilà ! Ses sanglots redoublèrent et elle pleura bientôt à torrents. Cole et moi, on échangea des regards angoissés. — Je suis désolée, dis-je à Cassandra. Vous m’avez mal comprise ? Je ne vais pas le laisser vous tuer. Cole s’empressa d’aller chercher une boîte de mouchoirs en papier, revint s’asseoir auprès d’elle et la posa entre ses mains tremblantes. Au bout d’un petit moment, elle se calma, se moucha plusieurs fois et essuya ses yeux. — Je suis infiniment navrée, dit-elle enfin. Je ne pensais pas que vous alliez me croire, figurez-vous. — Pourquoi donc ? — Tant de gens ne me croient pas. Vayl, par exemple… Elle s’interrompit, sachant qu’il ne souhaitait sans doute pas qu’elle en dise plus. Même si je nageais déjà en eau trouble à cause de lui, je me promis de l’asticoter de nouveau à propos de ses fils. Il devait drôlement la harceler pour qu’elle les localise à tout prix, comme si elle était une sorte de GPS humain. Et plutôt que de lui dire de mettre un terme à ses obsessions, elle avait ajouté ces soucis à son stress actuel… tant et si bien qu’elle assurerait la prospérité de Kleenex jusqu’au prochain siècle. — Je suis une vieille femme, vous savez, déclara-t-elle d’un air misérable. Je me penchai et lui tapotai la main. — Ne soyez pas si dure avec vous. Même en ce moment, vous ne faites guère plus de sept cents ans. Elle hésita, puis finit par esquisser un sourire. — J’ai passé les premières années de ma vie à Seffrenem. — Jamais entendu parler. — Il s’agit d’une cité disparue, désormais ensevelie dans le désert. Mais c’était jadis une ville renommée pour les arts, le commerce et la religion. Tous les dieux y vivaient, chacun au cœur de son propre temple. Et j’étais l’oracle du plus grand de tous, Seffor. Les gens voyageaient des mois durant pour se prosterner à mes pieds, écouter mes prophéties. Ils m’offraient des présents somptueux : bijoux, mets délicats et fourrures. Ils me traitaient en déesse. Et compte tenu des visions que j’avais alors, pourquoi s’étonner que j’en sois venue à me considérer moi-même comme une divinité ? Je n’avais pas de réponse à lui fournir. Je savais en revanche quel regard je portais sur moi, après avoir entendu l’immense voix vibrante de Raoul, et c’était loin d’être une opinion si élevée. — Les dieux ont dû bien rire à mes dépens, dit Cassandra d’un ton amer. Ils savaient ce qui m’attendait. Peut-être qu’ils avaient même orchestré toute la tragédie. (Elle se tut, médita sur son passé tandis que Cole et moi nous retenions de sauter sur le canapé en hurlant : « Quelle tragédie ? Quelle tragédie ? » Puis elle reprit enfin :) Un matin je me suis éveillée avec une vision si horrible que j’ai failli en perdre la parole. J’ai vu mon mari tomber de sa jument, Faida, et mourir écrasé sous ses sabots. Je lui ai confié ce que j’avais vu, mais il en a ri. Il avait dressé Faida toute jeune, quand elle n’était qu’une pouliche. Depuis lors elle était devenue un animal racé, docile et très calme. Il m’a dit que ma grossesse me rendait nerveuse. C’était mon troisième mois et j’entrais dans mon quatrième. (Elle reprit péniblement son souffle.) Il est mort cet après-midi-là. Personne n’a jamais vu le serpent qui a mordu Faida, la faisant paniquer puis se cabrer, en renversant mon époux à terre, avant de lui piétiner le crâne. Tous les hommes présents avec lui m’ont dit ensuite que Faida est morte peu après. Le lendemain, je perdais le bébé. (Elle tourna vers nous son regard ravagé par le chagrin). Depuis ce jour, ça s’est toujours passé ainsi. Je ne peux sauver les gens qui me sont proches, car ils ne croient jamais à mes visions. Ahuris, Cole et moi gardions le silence. Il était impossible de mesurer l’ampleur d’une existence si longue. Mais l’amour. Et la douleur. Ça, je pouvais comprendre. Et j’étais toujours saisie d’effroi en présence de ceux qui y survivaient. — Les gens n’écoutent que ce qu’ils veulent bien entendre, repris-je enfin. C’est l’une des caractéristiques humaines les plus stupides, mais elle possède aussi ses avantages. Par exemple, quand quelqu’un dit : « Ne sois pas idiot, c’est impossible que tu puisses trouver un remède contre le sida », c’est le moment ou jamais de faire la sourde oreille. — Alors qu’est-ce que vous voulez entendre ? demanda-t-elle. — Que vous êtes soulagée de savoir que l’on vous croit, dis-je en cherchant une confirmation dans le regard de Cole. Il s’empressa de hocher la tête. — Vous savez ce que ça signifie, d’après moi ? deman-da-t-il. (On secoua la tête et il prit les mains de Cassandra, en époussetant au passage le vernis écaillé sur ses ongles.) Je pense que les dieux ont fini de rigoler. Chapitre 14 Comme on avait déjà mangé le dessert, on décida qu’un solide déjeuner s’imposait. Pendant que Cole ouvrait trois boîtes de raviolis et que Cassandra préparait du jus d’orange, j’appelais Evie. — Jaz, un miracle s’est produit ! Dieu merci, j’avais tellement envie d’entendre de bonnes nouvelles. — Dis-moi tout ! — E.J. a pleuré toute la nuit dernière. — Génial… — OK, je vois bien que tu ne piges pas. Mais tu vas finir par comprendre. Il était 4 heures du matin, je me balançais dans le rocking-chair à côté de son berceau, et on pleurait en chœur toutes les larmes de notre corps. Et soudain, ça m’a traversé l’esprit. Tout ça, c’était rien que des conneries ! J’éloignai le combiné de mon oreille et le regardai, interloquée. Evie ne jure jamais. Vraiment jamais. Je mesurai alors la gravité de la situation qu’elle vivait. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — J’ai réveillé Tim et je lui ai dit : « Tim, on peut toujours pleurer pendant des lustres sans que ça nous fasse du bien. » Je ne pense pas qu’il ait compris ce que je voulais dire, mais il a reconnu que c’était pas idiot d’amener E.J. aux urgences. Là-bas, on est tombés sur cette fabuleuse pédiatre qui nous a expliqué qu’E.J. souffrait d’une otite atroce. Elle a dit qu’E.J. avait dû en baver. Et elle a ajouté qu’il existait des médicaments qu’on pouvait lui donner pour les coliques, qui sont en fait des remontées acides. E.J. n’a pas besoin de souffrir, Jaz. Tu trouves pas ça incroyable ? Du coup, on continuera de consulter cette nouvelle pédiatre. Elle est super ! — Quel soulagement ! Tu n’imagines pas à quel point je suis heureuse d’entendre ça ! Hé ! t’écoutes bien ce que je suis en train de te dire, au moins ? — Bien sûr. — Parce que je veux être certaine qu’il n’y a pas des parasites à l’autre bout de la ligne, si je t’annonce à présent que tout ça… je te l’avais dit ! Evie éclata de rire ; elle était enfin détendue et recouvrait toute la joie qu’elle m’avait communiquée à la naissance de sa fille, en me remontant le moral comme personne. — Ouais, j’imagine que tu m’avais prévenue, en effet. — OK, continue d’être une excellente mère et je vais me remettre au boulot. Et la prochaine fois que la petite fait une sieste, t’en fais une aussi. — Bien, m’dame ! répliqua Evie en chantonnant. — Ah ! ça fait plaisir à entendre ! Je mis dix minutes pour me doucher et me changer. Entre-temps le repas était prêt. Après que j’eus annoncé ma bonne nouvelle, on déjeuna plus ou moins en silence. Sans doute la raison pour laquelle les paupières de Cole se retrouvèrent en berne, et, si Cassandra n’avait pas de si bons réflexes, il aurait piqué du nez dans la sauce tomate une minute plus tard. Je réveillai Bergman, qui prit volontiers la place de Cole en apprenant qu’on lui avait gardé une boîte de raviolis et du chocolat. — Dites donc, les femmes, vous allez rester là toute la journée ? demanda-t-il en s’attablant. (Un seul coup d’œil sur le moniteur lui confirma ce que Cole avait déclaré voir depuis le matin : absolument rien.) Puisque le Constance Malloy a l’air plongé dans le coma, je pensais me livrer à quelques expériences. — Tes petits tests sont tellement timides qu’ils ne supportent aucun auditoire ? demandai-je. — C’est un peu ça, admit-il. Alors qu’on s’était tous engagés par écrit à ne rien divulguer… Décidément, ses vieilles habitudes avaient la vie dure. Il risquait même de ne jamais les perdre, du moins pas pendant cette mission. — Pas de problème, dit Cassandra. Il est temps que Jaz rencontre mon ami, de toute manière. — Il vous a envoyé la fée Clochette pour vous prévenir ? s’enquit Bergman dans une moue dédaigneuse. Ça y est y il recommence… — Bergman… (Cassandra s’éclaircit la voix, secoua la tête, et murmura :)… Euh… nous verrons ça plus tard. On prit chacune nos papiers et de l’argent, puis je glissai Chagrin dans son holster, avant d’enfiler ma veste en cuir. Je portais aussi la tenue que Vayl m’avait offerte pour remplacer celle bousillée lors de notre dernière mission : un corsage décolleté en soie rouge et un jean noir. Je gardais mes bottes, puisque Cole m’avait dit qu’un gars des Délices des sept mers était venu un peu plus tôt récupérer les leurs, avec tout ce qu’on avait emprunté. Bergman alla chercher deux ou trois cartons de matériel électronique dans la remorque, puis se mit à jouer avec comme un gosse avec ses Lego. Après avoir claqué la porte derrière nous, je confiai à Cassandra : — J’ai envie de vous dire de ne pas faire attention à lui, mais vous devriez. C’est vrai qu’il se comporte comme un abruti. — Il a peur, dit-elle. — La peur est le leitmotiv de toute son existence. Mais ça ne lui donne pas le droit de vous rabaisser, vous et votre travail, chaque fois qu’il ouvre la bouche. S’il n’était pas si doué, ça fait des semaines que je lui aurais passé un savon. Le hic, c’est qu’il prend facilement la mouche, alors on risque chaque fois de le blesser à mort. Après quoi on peut dire adieu aux supergadgets qu’il nous fabrique. — Je peux m’accommoder de Bergman, reprit-elle. En réalité, j’ai été tellement déstabilisée depuis… (elle m’adressa un regard à la fois accusateur et bienveillant)… depuis que je vous ai rencontrée, en fait. — Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je sais m’y prendre avec les gens. Bon ! il se trouve où, votre copain ? — Dans un bistrot appelé La Pitance. Nous allons devoir prendre un taxi. Même si j’aurais préféré arriver dans ma Corvette, tant que Cassandra ne suggérait pas qu’on enfourche les scooters, n’importe quel autre mode de transport me convenait. Nous étions donc parties pour La Pitance, soit vingt-deux rues plus loin, dans un taxi où avait dû se dérouler un grand match de la Ligue internationale de catch. Là où elle n’était pas bossuée, la tôle était froissée, et tout ce qui n’était pas cassé était taché. — C’est du sang ? me chuchota Cassandra en désignant une marque sur le plancher, près de ses pieds. — Si c’en est pas, c’est du liquide amniotique, ironisai-je. Elle me regarda, horrifiée : — Ne me dites pas qu’une femme a déjà accouché dans cette voiture ! — Pourquoi pas ? La banquette est bourrée de ressorts et dès que les contractions arrivent, il vous suffit de saisir cette poignée-là, suspendue au plafond. Je fis comme si j’allais y glisser la main, mais elle l’agrippa en poussant un petit cri. Merde ! — Ah non ! pas ce regard lointain avec moi ! lâchai-je. Trop tard, elle avait eu une-vision pendant le court instant où nos mains s’étaient touchées. — Vous devez nous emmener Bergman et moi pour votre prochaine mission, murmura-t-elle. — Quoi ? — On se disputera plus tard à ce sujet. — Tout va bien là-derrière ? s’enquit le chauffeur, dont l’accent situait ses origines juste au sud de la frontière. — Impeccable, merci, répondis-je. Mon amie ici présente est juste un peu allergique aux Mercedes. (OK, peut-être que je me vengeais de Cassandra, histoire de lui ôter l’envie de me toucher, quand je la mis en garde :) Faites gaffe à la lunette arrière. Je crois que cette tache, c’est du vomi. Elle tressaillit. — Vous savez que j’ai passé une année entière à nettoyer les étables d’un homme riche et que pas une seule fois je n’ai senti les moindres bactéries ramper sur ma robe comme une horde d’insectes fous ? Ce n’est pas moi. C’est cette voiture ! — Vous avez besoin d’une douche ? — Oui ! — Dommage, on est arrivées. Pendant que je réglais la course, elle bondit hors du véhicule, se précipita dans le café et demanda où se trouvaient les toilettes. C’est drôle comme une bonne nausée peut couper court aux cauchemars et aux visions. Je sais que je me sentais beaucoup mieux. Je lorgnai les tables sur le trottoir, toutes rondes avec quatre places et un grand parasol jaune planté au milieu. Des coussins à rayures jaunes et blanches décoraient les chaises en métal noir. Seules trois étaient occupées pour l’instant. Deux mamans qui sirotaient un café, tandis que les gamins roupillaient dans leur poussette respective. À l’autre bout de l’étroite terrasse, j’aperçus un homme dont le physique aurait pu me faire croire aux extraterrestres, pour peu que je sois portée là-dessus. Ses épais cheveux blancs se dressaient sur sa tête, comme s’il venait de passer le dernier quart d’heure suspendu par les pieds. Ses yeux étaient d’un bleu si pâle qu’ils frisaient le gris argent. De profondes rides s’entrecroisaient sur les fragments de peau qu’on entrevoyait sous ses sourcils broussailleux, sa moustache en guidon de vélo et son collier de barbe. Il portait une chemise corsaire, avec des manches bouffantes et un col en V fermé par un lacet. Son pantalon en velours côtelé marron foncé était assorti à ses bottes western aux motifs élaborés. — J’aime bien vos santiags, lui dis-je comme je m’approchais, tout en remarquant son diamant à l’oreille gauche. — Merci. Je les fais fabriquer sur mesure à Reno. J’ai découvert là-bas un magasin, Frierman, que je ne saurais que trop recommander aux hommes de votre vie. Son doux accent du Sud-Ouest mettait tout de suite à l’aise et encourageait à partager sa table un petit moment, si l’envie vous prenait. Je fourrai les mains dans les poches de mon jean, car c’était sans doute poli de ma part de serrer la sienne… mais aussi très stupide. D’un geste, il m’invita à le rejoindre. Je m’assis en face de lui, tout en me disant que j’avais déjà entendu ce nom – Frierman –, mais ce n’était pas le moment de me creuser les méninges. Le vieux monsieur me dévisageait d’un air impatient. — Cassandra va sortir d’ici peu. Disons qu’elle a très mal vécu le trajet en taxi. Il sourit. — C’est si difficile de confier votre vie à une tierce personne. — Ouais. — Je m’appelle Desmond Yale. La serveuse l’interrompit pour me demander ce que je souhaitais. Je commandai du thé glacé. — Moi, c’est Lucille Robinson. Cassandra m’a dit que vous étiez originaire du Nouveau-Mexique, déclarai-je après le départ de l’employée. — J’y suis né et j’y ai grandi. — En fait, je n’en sais pas plus. — Qu’aimeriez-vous savoir ? Je le considérai un instant, puis : — Comment avez-vous découvert votre Don ? Il prit le temps de réfléchir avant de répondre : — À la mort de ma femme, je suis plus ou moins devenu un ermite. J’ai pas mal vécu dans le désert. Alors je dirais que la solitude m’a révélé cette faculté. (Il but une gorgée de café et sourit.) J’ai passé tellement de temps dans ma tête que j’ai fini par découvrir une voie qui transcendait le chagrin et le sentiment de perte. Après des années d’études, j’ai appris comment en faire profiter autrui. J’acquiesçai, mais un doute subsistait en moi. Yale ne cadrait pas avec le vieil homme censé interpréter les rêves décrit par Cassandra. Qu’est-ce que ce type pouvait bien manigancer ? — Pouvez-vous me donner une idée de ce à quoi je peux m’attendre ? À en croire Cassandra, c’a l’air tout simple. — Ça l’est, m’assura-t-il. On frappe dans les mains et « hop ! » on s’en va. — Et où ça ? Est-ce que ce cinglé allait littéralement me faire revisiter mes cauchemars ? Et où était passée Cassandra ? Elle me devait quelques explications, non ? La serveuse revint avec ma boisson, resservit Desmond et posa trois séries de couverts enveloppés dans une serviette. — Vous êtes prêts à commander ? demanda-t-elle. — On attend encore mon amie, lui dis-je. En fait, je vais peut-être aller voir ce qu’elle fait, histoire de m’assurer qu’elle n’est pas tombée dedans. La serveuse sourit à ma blague minable en s’éloignant, et rien que pour ça, elle méritait au moins quinze pour cent de pourboire. Je tentai de me lever, mais ne reculai pas suffisamment la chaise et cognai la table avec ma cuisse. Comme mon thé vacillait, je retins un juron et posai les deux mains sur la table pour la stabiliser. Mais la tasse de Desmond se retrouva en équilibre précaire et il la rattrapa avant qu’elle se renverse, en s’épargnant dans la foulée une tache de café brûlant sur les genoux. Ses mains ! Je me tournai vers la serveuse, dans l’espoir qu’elle confirmerait ce que j’avais vu, mais elle regardait les bébés par-dessus son épaule, lesquels s’étaient réveillés et mis à hurler en même temps. Je connaissais ces cris. Quelque chose les avait effrayés… le genre de cris que poussait E.J. quand elle entendait une sirène. Depuis, Tim regardait la série Cops en sourdine dans sa chambre et la porte fermée. Tandis que les gamins obligeaient leurs mères à réagir au plus vite, j’aperçus Cassandra à travers la vitrine. Elle se précipitait vers moi et montrait Desmond du doigt, en secouant si fort la tête que ses nattes lui fouettaient le visage. Je regardai une nouvelle fois ce type, quasi certaine désormais d’avoir vu ses mains se brouiller lorsqu’il rattrapa la tasse de café… et j’aperçus la naissance de ses griffes sous ses longs doigts d’un blanc rosâtre. — Ne le laissez pas vous toucher ! s’écria Cassandra en sortant sur le trottoir. Je retirai les mains, mais trop tard. Il les saisit, les immobilisa sur la table en enfonçant ses ongles (ses griffes ! me souffla une petite voix fébrile dans ma tête) dans la chair tendre entre les phalanges et le poignet. Je hurlai de douleur. Le sang coula aussitôt, avec une abondance peu commune pour ce genre de blessure. Il se répandit sur la table et goutta sur le trottoir. Les gamins braillèrent un ton au-dessus, bientôt rejoints par leurs mères lorsqu’elles découvrirent mon état. On semait la panique en plein cœur de la ville. On m’avait toujours dit le plus grand bien du SWAT[5] texan… Alors qu’est-ce que fabriquaient ses agents, maintenant que j’avais besoin d’eux ? — Vous me faites quoi, là ? beuglai-je. J’essayai de détacher mes mains. On aurait dit qu’elles étaient clouées à la table. Peut-être qu’elles l’étaient vraiment ! Desmond me regarda fixement de ses yeux hilares d’extraterrestre et me dit : — Tu as tué mon meilleur élève, espèce de petite garce. Il était vraiment doué pour dévorer les âmes. Désormais, il ne m’en reste plus qu’un. (Il pencha la tête sur le côté, comme s’il écoutait sa propre station de radio.) Cesse de gémir, tu veux ? Je vais m’occuper de toi. J’essayai de ne pas paniquer, tandis que le Pillard schizo m’empêchait de bouger et qu’une des mamans braillait dans son portable : — Allô, la police ? Une femme est agressée ! À La Pitance, sur Est Léopard ! J’étais ravie d’apprendre que la cavalerie allait rappliquer. Mais à la vitesse où mon sang s’écoulait de mes mains, je serais morte bien avant son arrivée. J’étais si mal positionnée que je n’aurais pas pu flanquer un coup de pied efficace même avec des talons de quinze centimètres. Il ne me restait plus qu’une chose à faire. Je rassemblai tout mon souffle, toute ma force, jusqu’à la dernière parcelle d’énergie qui subsistait dans mon corps souffrant le martyre, et je concentrai l’ensemble sur ce bout de peau parcheminée entre les sourcils de Desmond. J’imaginai l’endroit marqué d’un gros X noir et j’y donnai un grand coup de tête. Le vieux Pillard chancela en arrière, aussi sonné que s’il avait reçu une balle dans le front. Cassandra profita de l’accalmie pour rapatrier les mères et leurs gosses dans le café, relativement moins dangereux que le trottoir. Quant à moi, j’utilisai deux des serviettes entourant les couverts pour envelopper mes pognes sanguinolentes. Pas une seule fois l’idée de dégainer Chagrin ne me traversa l’esprit. Et peu importe si Desmond évoquait une espèce de papy martien. J’oubliai toutes les leçons que Vayl avait tenté de m’inculquer, à propos de la distance raisonnable à conserver face à l’adversaire, et décidai de tabasser ce Pillard sans me gêner et d’en faire une affaire personnelle. J’attaquai par le torse. « Pif ! paf ! pof ! » Trois coups de pied dans le diaphragme. Merde alors ! j’avais l’impression de marteler des blocs de béton ! Pourtant, s’il respirait par les oreilles, c’était le moment ou jamais. La puissance des coups le projeta violemment en arrière contre une table. Elle le heurta sous les fesses et l’élan le fit décoller du sol. Jusqu’ici je n’avais pas encore vu son bouclier. Peut-être que ma réaction avait suffisamment surpris Yale pour qu’il le laisse apparaître. Peut-être que je lui avais fait mal. Le cas échéant, je ne voyais aucune brèche dans l’épais liseré noir qui vibrait autour de sa silhouette comme un câble sous tension. Je ne pensais donc pas avoir causé trop de dégâts. Cependant, je me dis qu’à force de le cogner je finirais par trouver son point faible. Ensuite je n’aurais plus qu’à l’achever. Pour l’heure, je me remis à lui donner des coups de pied. Deux à l’épaule, un à la tête, histoire de m’assurer qu’il touche terre. Mais il n’était pas venu se battre sans quelques astuces bien à lui. En tombant, il donna un coup de pied qui vint me cueillir derrière les genoux et me fit dégringoler. Je roulai sur moi-même et mon cul amortit le choc. Un truc voltigea vers moi comme je me relevais, et je revins sur la terrasse. L’objet en métal fit un bruit métallique en atterrissant. Un couteau ? Une étoile ninja ? Quoi qu’il en soit, c’était mortel et ça ne représentait que le premier d’une série. Je me redressai et plongeai sur la droite, tandis qu’un autre projectile passait à toute vitesse devant ma tête. Le sifflement me déchira les tympans. Je suivis des yeux sa trajectoire dans la rue. C’était un couteau. D’un genre ancestral, à en croire les caractères runiques gravés sur le manche, et la lame courbe qui perfora le pneu du monospace qu’elle atteignit. Je renversai une table et plongeai derrière, au moment où Desmond faillit me manquer de peu une nouvelle fois. Le couteau traversa le métal et s’arrêta à quelques centimètres de mon œil. Bordel de merde ! Apparemment, on maîtrisait la technologie des couteaux Ginsu à l’université des Pillards. Je sortis Chagrin de son holster, pas facile avec mes mains de momie. Je faillis le faire tomber et j’appuyai par mégarde sur le bouton magique en le rattrapant, ce qui signifiait que je braquais soudain une arbalète et non plus un pistolet. À ce stade, aucune importance. Tant que ça volait et que ça frappait ce fils de pute, ça me convenait. Des sirènes se mirent à hurler quelque part non loin de là, Venez, les mecs ! Il se pourrait même que je vous colle un gros bisou bien baveux si vous arrivez avant que je trépasse ! Un autre couteau se planta dans la table ; il entailla ma manche mais épargna ma peau. Je me relevai pour tirer rapidement. La flèche creva le bouclier de Desmond qui tomba à la renverse. Mais elle ne pénétra même pas son corps. Désormais passé en mode « défense non-stop », il me lança trois couteaux d’affilée tout en quittant la terrasse. Quand je me redressai pour lui rendre la monnaie de sa pièce, je le vis au loin en train de fuir. La prof de l’Enkyklios de Cassandra avait omis de mentionner la vélocité vampirique des Pillards. J’envisageai de le poursuivre. OK, pas vraiment. Les flics semblaient intéressés, du moins à en juger par ces sirènes. À priori, ils voulaient entrer dans le jeu. Et puis je me sentais vraiment faiblarde. Je rengainai Chagrin, fis quelques pas, puis jugeai plus tentant de m’asseoir. Mes mains se mirent à m’élancer si fort que la douleur étouffa les premières paroles de Cassandra. — Qu’est-ce que vous dites ? demandai-je, comme elle relevait la chaise renversée près de la mienne, pour s’y installer. — Vous êtes d’une pâleur cadavérique, répéta-t-elle. — J’ai perdu beaucoup de sang, précisai-je en désignant du menton la petite mare accumulée sous ma table d’origine. — Je peux vous apporter quelque chose ? — Du jus d’orange et des cookies aux pépites de chocolat. Et quelqu’un qui me tapote affectueusement l’épaule en me disant que je n’ai pas tout fait foirer. Enfin quoi, c’était moi la victime, non ? Par ailleurs, personne n’est mort, et notre mission tient toujours. Alors j’ai juste envie de chialer maintenant… Ça doit être l’adrénaline et tout ce sang que j’ai perdu, décidai-je. Tout ça, c’est chimique, petite, ne va pas chercher d’autre explication. Cassandra rentra de nouveau dans La Pitance. Quand je la vis se dresser de toute sa taille, je compris que le patron préférait nous voir déguerpir au plus vite. Mais c’était dur de lutter contre les gestes impérieux de ses mains fendant l’air (Et si je te tranchais la tête, espèce de rustre désobligeant ?) et le ton de sa voix. Ma commande arriva juste avant les flics. J’engloutis mon premier cookie en observant avec intérêt les cinq voitures de patrouille se garer en formant un demi-cercle dont le café aurait été le centre. Deux charmants officiers se mirent à interroger les mamans hystériques, peu après que deux autres véhicules eurent redémarré dans la direction prise par Desmond. Un esclandre dans mon dos détourna mon attention. Un petit homme au nez pointu et avec d’énormes oreilles s’agitant derrière ses favoris noirs surgit du bistrot, avec le patron sur ses talons. — Ça faisait un bon quart d’heure que je tambourinais à cette porte ! Ne me dites pas que vous ne m’avez pas entendu ! — Désolé, monsieur, dit le propriétaire. (Sa voix plaintive semblait vouloir éviter une éventuelle action en justice, tandis qu’il ajoutait :) Accepteriez-vous un chèque-cadeau valable pour deux dîners gracieusement offerts par la maison, avant votre départ ? Cassandra se releva : — Gregory ? Il s’approcha d’elle et prit les mains qu’elle lui tendait. — Cassandra ! Tu n’imagines pas ce que je viens de traverser ! Elle écarquilla les yeux : — En réalité, si. (Elle m’adressa un regard perçant :) Le Pillard l’a enfermé à clé dans leur réserve. J’observai Gregory d’un air songeur. — Qu’est-ce qui est arrivé à ton amie ? s’enquit-il. Cassandra lui raconta ma mésaventure. Même si elle sauta pas mal de détails, ça semblait toujours supereffrayant. Elle n’en était qu’à la moitié de son récit, qu’il regagnait déjà sa voiture. — Où vas-tu ? lui dit-elle. — Je… Je suis navré, Cassandra. Je ne peux pas être mêlé à ce genre d’histoire. — Mais… ses rêves. Ils pourraient la tuer, Gregory. Je levai la main avant qu’elle se croie obligée de supplier ce gars. — Laissez-le s’en aller. Il est plus en sécurité loin de moi. C’est ce que j’ai tenté de faire avec Bergman, Cole et vous depuis le jour de notre rencontre ou presque. Gregory hocha la tête en guise de remerciements et s’en alla, sans même attendre son chèque-cadeau. — Très intéressant… On tourna la tête en direction du beau Black au crâne rasé qui appartenait au SWAT. Son fourgon s’était garé peu après que Gregory eut fait irruption sur le trottoir, et si les cinq types qui en descendirent avaient l’air drôlement déçus d’avoir raté le spectacle, l’un d’entre eux s’était approché tranquillement pour écouter. Il avait aussi profité du fait que Cassandra parlait à son ami pour l’admirer ostensiblement, tandis que je cherchais un moyen de les faire entrer en contact. À mon tour de me lever : — Cassandra, ma pièce d’identité se trouve dans ma poche gauche. Vous voulez bien la montrer au sergent… ? — Preston, précisa-t-il, d’une voix de basse veloutée qui fit légèrement se redresser Cassandra. Elle récupéra mon badge de la CIA, tout en me laissant m’effondrer sur ma chaise avant que la rue se mette à tournoyer encore plus vite. Plus de jus d’orange, décidai-je en avalant deux généreuses gorgées, avant d’enchaîner sur un autre cookie. Preston prit son temps pour examiner le morceau de plastique qu’il avait sous les yeux. Lorsqu’il le rendit à Cassandra, leurs mains s’effleurèrent et elle lui adressa un long regard triste avant de se détourner. Est-ce qu’elle rejetait vraiment un jeune mec si canon ? Mais… Cassandra… c’est un agent du SWAT ! — Que pouvez-vous me dire ? demanda-t-il. Je l’aurais juré. Il ne tardait pas à piger ce que je n’avais pas exprimé avec des mots et devait être assez patient pour rester des heures en planque sous un soleil de plomb, jusqu’à ce qu’il reçoive l’ordre de presser la détente. Si ces gars-là ressemblaient à ceux du SWAT de Cleveland, ils s’occupaient d’affaires paranormales. Sinon… oh ben ! je sentais que je pouvais quand même leur faire confiance. — Les Pillards, ça vous dit quelque chose ? dis-je. (Il secoua la tête. Peu surprise, j’enchaînai :) On arrive à les tuer, mais en se donnant beaucoup de mal. J’en ai descendu un la nuit dernière près du festival. Il avait déjà assassiné un homme, mais je l’ai coincé avant qu’il puisse carrément dépouiller le type de son âme. Vous pigez ? — Vous voulez parler de démons de haut vol, c’est ça ? (Je hochai la tête.) On n’en croise pas trop dans le coin. On a plutôt le tout-venant. Conflits entre différentes assemblées de sorcières. Malédictions pour se venger. Querelles domestiques sur l’emploi controversé de telle ou telle potion. Ce genre de trucs, vous voyez… — Eh bien, c’est tout ce que je peux vous dire. Je me suis fait agresser par un autre Pillard, apparemment le chef du premier. J’ai l’impression d’être la seule à être capable de voir les points faibles de ces monstres, mais je n’en ai pas trouvé un seul sur celui-ci. (Je lui donnai une description détaillée.) Si vous tombez sur lui, je vous suggère la grosse artillerie. Aplatissez-le au rouleau compresseur. Lâchez-lui une bombe dessus. Ne le sous-estimez pas, OK ? — Est-ce que je dois m’attendre à des trucs bizarres pendant le festival cette semaine ? — Si ça se produit et qu’on ait besoin de renforts, je vous passerai un coup de fil. Il sortit une carte de sa poche. En la tendant à Cassandra, il ajouta : — N’hésitez pas à m’appeler. Le sergent Preston veilla à ce que personne ne vienne nous importuner, hormis une urgentiste qui empestait le tabac froid et semblait avoir passé les dernières quarante-huit heures éveillée. Je fus la seule à ne pas tressaillir quand on m’ôta mes pansements de fortune. Desmond m’avait marquée à vie. Quatre profondes blessures au dos de chaque main pissaient encore le sang, mais à un débit plus lent, qui ne semblait plus mettre mes jours en danger. — Il va vous falloir des points de suture, déclara l’urgentiste. Bizarrement une image s’imposa à mon esprit, impossible à chasser. Grand-mère May penchée au-dessus de son couvre-lit en patchwork… Elle tirait l’aiguille en fredonnant Rock of Ages[6] et levait la tête de temps à autre pour me sourire, tandis que j’étais allongée par terre en train de faire une partie de solitaire et tentait d’écarter son chat Snookums qui ne cessait de poser ses fesses sur mes cartes. Des larmes inattendues me montèrent aux yeux. — Ah bon ? dis-je. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Si on comptait l’école primaire, j’étais sans doute plus recousue qu’une robe de bal victorienne. — Il se peut qu’elle soit en état de choc, dit l’urgentiste à Cassandra. Cette dernière désigna la flaque rouge sous la table : — Tout ce sang est le sien. L’urgentiste hocha la tête. — Autant emporter les cookies et le jus de fruit, alors. Je me laissai guider par ces dames jusqu’à l’ambulance et ne protestai même pas quand l’urgentiste me mit une couverture sur les épaules. Parfois, c’est agréable de se faire dorloter. Chapitre 15 Trente-deux points de suture, douze cookies, et cinq verres de jus d’orange plus tard, Cassandra et moi regagnions le mobil-home. L’agacement de Bergman s’atténua un peu lorsqu’il découvrit mes blessures de guerre, mais il ne voulait toujours pas de nous dans les parages pour l’observer en train de tripoter son matériel top secret et top niveau. Alors on laissa nos affaires et on ressortit. Quelqu’un, sans doute Cole, avait disposé cinq fauteuils de jardin vert fluo sous l’auvent. Je me dis qu’on était désormais des stars du petit écran, après avoir installé les caméras dans les lanternes chinoises, mais ça n’avait aucune importance. Personne n’était réveillé dans la chambre pour nous regarder. — Je suis éreintée, dit Cassandra en se laissant glisser dans son fauteuil pour poser la tête contre le dossier. Comment suis-je censée lire les cartes ce soir, alors que j’ai l’impression d’être un toast carbonisé ? — Faites semblant, suggérai-je. Elle me décocha le genre de regard horrifié que m’adressait grand-mère May quand elle m’entendait prononcer un gros mot. — Vous plaisantez ? — Cassandra, vous devez tenir pendant une heure pour le public, et accomplir ensuite une voyance « personnalisée »… et si vous avez de la chance, ce sera pour l’homme-dragon. Quel mal y a-t-il à dire aux gens qu’ils vont trouver le véritable amour ou tomber sur un coup de chance ? Elle grimaça comme si elle venait de mordre dans un citron. — Il se trouve que les médiums authentiques ne le font pas. C’est contraire à la déontologie. — OK, calmez-vous. J’essaie juste de vous aider. Elle tourna la tête vers moi et me sourit d’un air las : — C’est que la journée a été si longue… — Ouais, j’imagine que je lui en avais fait voir de toutes les couleurs. Comme si le combat sur le trottoir n’avait pas suffi, à sa manière, la visite à l’hôpital avait été pire. Dans le style « ça-fait-des-semaines-que-je-n’ai-pas-roulé-si-vite », j’avais fini par apprécier le trajet en ambulance. En chemin, une étrange fringale de sucre s’était emparée de moi. Une fois à l’hôpital, on m’avait installée dans un fauteuil roulant et j’avais aussitôt fait flipper Cassandra en m’amusant à le faire tournoyer. Hé ! fallait bien que je fête mon récent triomphe, puisque à l’évidence personne ne s’en chargeait ! On nous avait installées dans une salle d’attente temporaire (le couloir) pendant quelques minutes, et je l’avais surprise en train de sécher furtivement une larme. Ce qui m’avait dérangée. — Vous êtes encore bouleversée par votre vision ? Ou bien c’est la bagarre qui était trop dure à supporter ? Je savais qu’elle avait connu la violence en son temps, mais je détestais encore les exposer, Miles et elle, au côté sordide de mon travail. Une idée m’était venue alors. Est-ce que je les protégeais sincèrement ? Ou est-ce que je craignais le regard qu’ils porteraient sur moi lorsqu’ils comprendraient enfin ce dont j’étais capable ? Waouh !… peut-être valait-il mieux gérer ça plus tard. À tête reposée. Elle avait pris le temps de réfléchir à ma question, en serrant les lèvres, puis avait haussé les épaules. — J’ai beau me plaindre de mon sort, j’adore la vie. Quand je songe à tous les endroits que j’ai connus, à tous les gens que j’ai rencontrés, à toutes les merveilleuses curiosités que j’ai explorées. Et quand je me dis qu’après tant d’années il me reste tant de choses à voir, à connaître… j’ai peur que ça finisse par me filer entre les doigts. — Vos visions, je sais qu’elles se réalisent souvent, mais à mon avis elles représentent plutôt des probabilités. Je pense que ce que vous voyez, c’est simplement censé se produire. Toutefois, dans un monde où tout peut arriver, vous devez croire qu’on peut choisir. Et qu’on peut changer les choses. — En fait, je veux… — Et ce gars, le sergent Preston ? Pour quelle raison vous l’avez repoussé ? Cassandra eut de nouveau les larmes aux yeux. — Quand je l’ai touché, j’ai vu… — Quoi donc ? — Il a un petit garçon d’un premier mariage. Sa mère veuve compte beaucoup sur lui et ses trois frères l’adorent. Et il va tenter de me sauver. — Waouh !… si c’est pas les conditions rêvées pour une idylle qui démarre ! — Jasmine, je suis sérieuse ! — Oh ! pour l’amour du ciel ! Cassandra, pourquoi vous êtes si rabat-joie ces derniers temps ? (J’avais eu une inspiration soudaine :) Qu’est-ce qui vous empêche de sauter au pieu avec ce type, de faire « tagada-tchouk-tchouk », puis de vous morfondre plus tard dans le regret, comme les pauvres filles que nous sommes toutes ? — « Tagada-tchouk-tchouk » ? avait-elle répété, narquoise. — Hé ! je me suis vidée d’un bon litre. Si vous souhaitez quelque chose de plus stylé, débrouillez-vous pour qu’on me fasse une transfusion. — Vous êtes une belle hypocrite. Je sais que vous n’avez jamais « sauté au pieu » avec n’importe qui. Ce n’est pas dans votre caractère. — Dites donc, si je veux entendre un sermon sur mes défauts, je vais appeler mon père. D’ailleurs ça me fait penser que je devrais lui téléphoner, avais-je déclaré en sortant mon portable. — Jasmine… on n’en a pas encore fini toutes les deux. — Oh ! que si ! On vient d’établir de manière limpide que vos dernières visions sont si craignos qu’on va devoir prendre des mesures drastiques. Et aussi que vous avez drôlement besoin de tirer un coup. (Comme un bulldozer, j’avais passé outre son air suffoqué en saluant mon père :) Allô, Albert ! (J’avais montré le téléphone et j’avais articulé en silence : « C’est mon papa », puis lui avais tourné le dos avant qu’elle oublie son vernis civilisé pour m’en coller une bonne.) — Jaz ? T’as essayé de m’appeler plus tôt ? — Non. — Hmm… Quelqu’un n’arrête pas de téléphoner et de raccrocher. — Sans doute un téléprospecteur. Euh… tu pourrais me rappeler ? Genre : sur ta ligne brouillée. — Entendu. On avait raccroché. Quelques secondes plus tard, on avait repris notre conversation de manière plus sécurisée, en tout cas à l’autre bout de la ligne. — Ecoute, Albert, je suis tombée sur une créature, mais personne n’a l’air de savoir grand-chose à son sujet. On appelle ça un « Pillard ». Il a un troisième œil au milieu du front. Un bouclier d’enfer autour de lui qui renvoie les balles et les couteaux, sauf si on arrive à trouver une faille. Il dévore les âmes mais seulement dans certaines circonstances. J’ai collecté quelques infos, mais c’est assez maigre. Je me suis dit que tu pourrais appeler certaines personnes. Histoire de voir si quelqu’un a déjà eu affaire à un de ces monstres. Je ne m’étais pas vraiment attendue à voir Albert m’aider sur ce coup-là. Mais il avait recouvré une bonne partie de son amour-propre en m’aidant au cours de ma dernière mission, alors j’avais espéré qu’on pourrait continuer sur celle-ci. — Absolument. — Merci. Je te rappelle bientôt. — Ça marche. C’est drôle, en trente secondes de conversation, il avait semblé avoir perdu dix ans. Il s’était donc senti si inutile depuis qu’il était à la retraite ? Auquel cas, j’aurais peut-être dû en toucher deux mots à Evie. Je n’avais pas de quoi le tenir suffisamment occupé pour qu’il garde la pêche. Peut-être qu’elle trouverait quelque chose. — Lucille Robinson ? Cassandra m’avait poussé dans mon fauteuil roulant vers la quadragénaire en blouse blanche qui tenait mon dossier médical à la main. Elle m’avait examinée d’un air incrédule. — Comment peut-on se retrouver avec huit blessures quasi identiques sur les mains ? — Je traîne avec des gens peu recommandables. Ma mère m’a toujours dit que ça finirait par arriver. J’imagine que j’aurais dû l’écouter, pas vrai ? Elle avait observé mes poignets recouverts de gaze. — Qu’est-ce que vous avez fait ? — Me croiriez-vous si je vous disais que je me suis cassé la figure en essayant de surfer sur la rampe du grand escalier de l’immeuble des télécoms ? Elle avait secoué la tête, sa queue-de-cheval ponctuant le mouvement d’une double négation. — Me croiriez-vous si je vous disais que j’ai boxé un gars en skateboard qui surfait sur la rampe du grand escalier de l’immeuble des télécoms ? — Ça, je veux bien le croire. — Génial ! m’exclamai-je, tandis qu’un jeune Noir avec « Docteur Darryl » cousu sur sa blouse blanche était entré en scène. L’espace d’une minute, il avait eu l’air ne pas savoir qui méritait le plus son attention : mon dossier ou moi. — Mademoiselle Robinson… — Salut, doc. Me croiriez-vous si je vous disais que j’ai boxé un gars en skateboard qui… — Non. « Bing ! » D’un seul coup l’adrénaline accumulée pendant la bagarre était retombée comme un soufflé, l’euphorie d’y avoir survécu s’était envolée en fumée, et les petites bulles d’insouciance avaient éclaté dans mon cerveau mal irrigué. — Je crois que j’ai besoin de m’allonger. Cassandra m’avait accompagnée jusqu’à la table d’auscultation et avait glissé la main sous ma joue, car je ne sais quelle infirmière sadique avait bourré l’oreiller de cailloux. Tandis que ma tête reposait dans sa paume, j’avais eu ma propre vision. Mon cadavre baignant dans une mare de sang gisait sur le pont rutilant du Constance Malloy. Desmond se tenait au-dessus de moi, et lapait mon âme avec sa grande langue, pendant que son troisième œil brillait d’un bleu de plus en plus vif. Le docteur Darryl avait enfoncé une aiguille dans mon bras gauche afin de l’endormir, et je m’étais alors dit que toute la profession médicale n’était qu’un ensemble de paradoxes et de contradictions. Mon cerveau avait encore eu envie de divaguer, mais la vision avait pris de l’ampleur. La Tor-al-Degan avait débarqué sur le yacht. Elle n’était pas vaincue, mais seulement transférée depuis Miami pour finir le boulot qu’elle avait commencé. Elle s’était traînée jusqu’à mon âme défaillante en se léchant les babines, tandis que ses pinces s’agitaient avec volupté à la perspective du repas qui l’attendait. — Vous sentez ça, mademoiselle Robinson ? avait demandé le docteur Darryl en pinçant la peau de ma main ankylosée. Est-ce que je le sens ? Vous plaisantez ou quoi ? Je me trouve au milieu d’un truc absolument épique. Moi, Jasmine Parks, la fille qui sait à peine faire marcher son micro-ondes. Je vais vous dire un truc : ce gars que je connais, Raoul, a commis une énorme erreur en me recrutant pour combattre ces monstres. Je ne peux plus les affronter. C’est pas comme s’ils voulaient faucher ma carte de crédit ou me vendre une dose de shit. Samos souhaite devenir empereur de cette putain de planète, et la tenue de dragon de Chien-Lung pourrait bien l’y aider. Comme si c’était pas assez flippant, ce Pillard qui me fout les jetons s’attaque à la source, au truc qui fait que je suis Jaz et pas quelqu’un d’autre. Et il pourrait l’avaler. Il pourrait m’achever. Et puis quoi encore ? QUOI ENCORE ? Je m’étais mise à trembler. Ça n’avait guère facilité le travail de suture et par conséquent le toubib n’avait pas apprécié. Il m’avait observée en fronçant les sourcils. — Elle a peur des aiguilles, avait dit Cassandra. (Comme il lui avait adressé un regard perplexe, elle avait haussé les épaules d’un air de dire : « Qui peut expliquer l’esprit humain ? ») Moi, je peux ! C’est une caverne. Une tanière. Un labyrinthe. Et dans le mien, je suis à deux doigts de me perdre. Cassandra s’était penchée et avait murmuré à mon oreille : — J’ai eu aussi cette vision, Jaz. C’est ce qu’ils vous obligent à voir. Ils souhaitent que la peur vous colle à la peau, comme une sorte de plâtre qui moulerait tout votre corps. Car si vous ne pouvez pas bouger, vous ne pouvez pas vous battre. Vous aviez raison tout à l’heure. Nous avons le choix. Nous pouvons changer la vision. Vous aviez raison. Ah bon ? J’avais eu un blanc, durant lequel j’avais espéré que le spécialiste des grandes questions (Hé ! Raoul, t’es là ?) viendrait à ma rescousse. Raoul est occupé, Jaz. Alors choisis. T’as raison ? Ou t’es folle ? Je devais avoir raison. Forcément. Sinon j’allais passer le reste de l’éternité étendue sur un lit d’hôpital dur comme la caillasse, où je pisserais dans une cuvette en métal et gueulerais pour que l’infirmière monte le son de La Roue de la fortune. J’avais observé le fil recoudre à petits points les morceaux de ma peau déchirée, en trouvant étrange de pouvoir assister à mon propre rafistolage. — Vous vous faites souvent ce genre d’entailles ? avait demandé le docteur Darryl. — Ouais. — Eh bien, tant que vous êtes au Texas, j’imagine que je n’aurai pas de problème de chômage. Ha ! ha ! ha ! Hé ! doc, pendant que vous y êtes, vous pouvez aussi me recoudre l’âme bien comme il faut ? J’ai peur qu’elle soit en train de craquer sur les bords. — Jaz ? Je levai le nez, tellement plongée dans le souvenir de notre équipée à l’hôpital que je m’étonnai de me retrouver assise sous l’auvent du camping-car en compagnie de Cassandra, avec des cris de gamins en fond sonore et des odeurs de grillade de porc qui me mettaient l’eau à la bouche. Elle se leva : — Je pense que je vais faire une promenade. Ça m’aidera peut-être à y voir plus clair. — OK. Je la regardai s’éloigner. Puis je me tournai vers la baie et constatai que rien n’avait changé. Le Constance Malloy mouillait toujours au large, comme une grosse verrue sur l’eau, et personne ne s’en doutait. — Cette saloperie doit être brûlée, marmonnai-je. Un coup d’œil à ma montre. Je vis que c’était presque l’heure de se préparer. Même si on avait mis au point le spectacle dans les grandes lignes et répété jusqu’à ne plus faire trop ringards, il nous manquait encore une sono et deux ou trois projos. Le domaine de Bergman, mais peut-être que je pourrais lui donner un coup de main. Je me hissai avec peine hors du fauteuil. Des maux divers et variés me rappelèrent que c’était le moment de prendre une nouvelle dose d’antalgiques. Puis j’entrai dans le mobil-home pour voir si Miles avait besoin d’un machino. Il était assis par terre, adossé à Mary-Kate. Il avait range tous ses gadgets et ses bidules dans leurs cartons respectifs. Désormais il serrait dans sa main une petite tasse en plastique à la manière du roi Arthur agrippant le Saint Graal. — Je l’ai ! s’écria-t-il. — Quoi donc ? — Notre arme ! Viens, je vais te montrer. Il sortit de la tasse une gélule rouge de la taille d’un Advil et me la tendit. — C’est quoi, ce truc ? — Un choc neural à effet prolongé, de sorte que le cerveau de Chien-Lung préviendra son corps qu’il a été soumis à une grave exposition aux ultraviolets. C’est difficile à expliquer… — Même si tu le voulais… — Et je n’en ai pas envie. Le plus cool, c’est que ce sera généré par la biochimie de son propre corps ! — Donc… c’est l’énergie produite par lui-même qui déclenche le processus ? — Pas seulement, il amplifie l’effet jusqu’à plusieurs centaines de fois. Il devrait mourir deux heures après avoir ingéré ce truc. — Donc, maintenant on doit juste s’assurer qu’il chope une migraine colossale ? Bergman haussa les épaules. — Ou la fringale. Tout ce qui est censé lui faire avaler la pilule. Il m’épatait et je le considérai avec un regain de respect. — Je peux te poser une question, Miles ? À en juger par son air crispé, je voyais bien qu’il allait dire « non ». Mais il me surprit : — OK. — Pourquoi tu fais tout ça ? demandai-je en désignant d’un même geste le moniteur, les ponts et les coursives déserts du Constance Malloy, les ordinateurs portables qui ronronnaient par terre à côté de Cole, et la pilule mortelle dans la main de Bergman. Il rajusta ses lunettes, essaya de me regarder en face, mais en vain. — Parce que je dois le faire, marmonna-t-il. Je l’avais mis mal à l’aise ? Pour l’instant, ça m’était égal. — Non, personne ne t’y oblige. — Si, je dois le faire, insista-t-il. — Et si tu ne le faisais pas ? Il y réfléchit une seconde, tout en pianotant des doigts sur sa jambe et en examinant la télé par-dessus mon épaule. Il me regarda droit dans les yeux, cette fois. — Sinon je serais sans doute mort. — Vraiment ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — L’ennui. Je ne suis pas très doué avec les gens, tu sais. — Tu pourrais l’être. Il secoua la tête. — J’ai essayé. Je dis toujours ce qu’il ne faut pas dire. Et pour être honnête, la plupart des gens m’agacent à un point pas possible. Je préfère encore être seul que de supporter leur bêtise. En fait… il suffit que je regarde deux minutes de n’importe quelle émission de téléréalité pour me rappeler pourquoi je ne sors jamais. De toute manière, j’ai fini par accepter que je passerais le plus clair de mon temps avec des machines. Et ça me va, parce que je les adore. Tout me plaît en elles. Toutes ces minuscules parties qui doivent coopérer entre elles pour que l’ensemble fonctionne comme prévu. J’adore suivre le processus de A à Z, du concept à la réalisation. Même quand il y a des pépins, ça me plaît. — En d’autres termes, t’es accro. — Ouais. — T’es heureux ? Il hocha bizarrement la tête sur le côté. — La plupart du temps. Waouh ! encore une grande première pour moi. De nous deux, je n’aurais jamais cru que je finirais par devenir celle qui enviait Bergman. Chapitre 16 Tandis que Miles et moi finissions les préparatifs pour notre spectacle, le rabat de la tente se souleva et je vis apparaître la Chinoise qui portait son bébé rieur sur la hanche ; c’était la femme acrobate avec laquelle Cole et moi avions sympathisé. — Tiens, salut vous deux ! m’exclamai-je en bondissant de la scène. Elle fit deux ou trois courbettes en souriant : — Bonjour ! Bonjour ! — Au fait, je crois qu’on ne s’est pas présentés. Je m’appelle Lucille Robinson, dis-je en pointant le doigt sur moi-même, car j’ignorais encore si elle comprenait bien notre langue. Puis j’inclinai la tête à mon tour. — Mon nom est Xia Ge, dit-elle avec douceur. (Elle désigna l’enfant et ajouta :) Et voici Xia Lai. — Enchantée. — Cole est là ? Je regardai par-dessus mon épaule. Oh ! elle voulait… — On m’a appelé ? demanda Cole qui surgit d’un air frimeur depuis l’arrière du chapiteau, en souriant à Xia Ge et à son petit garçon. Il s’était douché et avait enfilé son costume : pantalon noir moulant, chemise assortie, et gilet rouge à paillettes avec d’énormes boutons noirs. Xia Lai lui tendit aussitôt les mains et Cole, pour lui faire plaisir, le saisit fermement sous les bras et le fit tournoyer jusqu’à ce que le petit rie aux éclats et hurle de joie. — Vous faites spectacle ce soir ? s’enquit Xia Ge d’une voix timide. Je voyais bien que la tenue de Cole lui plaisait. — Ouais. Et vous venez toujours nous voir ? Si j’ai le temps, je peux peut-être faire participer Xia Lai à mon numéro de jongleur. Elle acquiesça joyeusement. — Oui, nous être là. (Elle lui effleura brièvement la main en ajoutant :) Après vous venir voir notre spectacle acrobates à la fin de semaine. Oui ? Vous avez toujours billets ? Cole hocha la tête. — Ouais. Sauf si on a un empêchement, on viendra vous voir. Il rendit le petit Lai à sa maman, qui s’inclina encore, et tous deux s’en allèrent. Hmm… je le sermonne ou je laisse passer ? — Tu produis toujours cet effet sur les femmes et les petits enfants ? questionnai-je. Cole fourra les mains dans ses poches et contempla le bout de ses baskets montantes d’un air gêné. — Plutôt, oui. — Tu sais que t’es un dragueur invétéré ? — Je ne drague pas les femmes mariées, se défendit-il en me regardant droit dans les yeux. (Vraiment ? Je n’étais pas sûre de gober ça et il devait s’en rendre compte.) Est-ce que j’ai l’air de te draguer ? demanda-t-il. J’observai son expression, son attitude… Ça ne changeait pas vraiment de son comportement habituel. Et en général il draguait plus ou moins. — Peut-être, répondis-je. Il s’approcha sur-le-champ, un sourire niais sur les lèvres. — Alors ça fait un petit moment que je n’ai pas flirté avec toi. (Il attrapa mon bras et se mit à l’embrasser tout du long en jouant les latin lovers.) Hmm… hmm… hmm… vous êtes si ravissante, mademoiselle. — Non, mais je rêve… Quel abruti ! Ça me chatouillait un peu et je ne pus m’empêcher d’éclater de rire, au moment où il parvint à ma main et s’arrêta, la mine sincèrement horrifiée. — Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Fini la rigolade. Retour au calme. — J’ai été prise en embuscade par un Pillard, expliquai-je brièvement. — J’espère qu’il est en plus mauvais état que toi. — Bof !… ça m’étonnerait. Il s’est enfui avant que je puisse l’amocher vraiment. — T’as besoin d’un garde du corps, ma vieille. — C’est sans doute ma faute. Il était en rogne à cause du Pillard que j’ai tué hier soir. Tu sais ce qu’on dit : « Regarde bien avant de tirer. » — On dit ça ? — Oui. Et c’est valable pour les amis qu’on se fait en mission. Est-ce que tu te rends compte que tes nouveaux potes risquent de se retrouver dans le public en compagnie de Chien-Lung ? — En fait, ouais. D’après moi, le père du petit est un de ses acrobates, alors ils doivent être à sa botte depuis un petit moment. Ce qui veut dire qu’ils savent peut-être des trucs susceptibles de nous être utiles. — T’as pas trop confiance en Bergman et ses inventions, on dirait. — J’ai juste prévu ça au cas où. Je considérai ce jeune gars de vingt-six ans qui aimait les femmes et les enfants, mais n’était pas marié ; qui avait perdu son affaire mais trouvé un moyen de s’en sortir ; qui faisait éclater ses bulles de chewing-gum comme un môme de sixième… mais prenait malgré tout des décisions sensées, réfléchies, très professionnelles. — Pas étonnant que tu te sois bien intégré à l’équipe, dis-je. T’es aussi tordu que nous ! Il frétilla des sourcils d’un air charmeur. — T’as mis du temps à t’en apercevoir. À propos, il fait presque nuit, ma belle. T’es pas censée enfiler un truc un peu plus dénudé ? Ma tenue ! Je refusais tellement de faire la danse du ventre que je ne m’en étais pas encore occupée. Bon sang ! si je devais modifier ce costume qui risquait d’être un peu trop sexy, je ferais mieux de m’y mettre tout de suite ! Je me sauvai du chapiteau, en souhaitant presque me briser une cheville – à cause de ma toute nouvelle maladresse – avant de courir jusqu’au placard et, selon moi, vers la catastrophe. Quand j’arrivai au mobil-home, Vayl était déjà debout. Grincheux. Dès que j’entrai dans la cuisine, ses premiers mots furent : — J’aimerais vous parler. Dehors. J’avais envie de cogner quelque chose, car, malgré ma peine, je réagissais toujours chaleureusement (OK, intensément) à son réveil. Il s’était vêtu pour le spectacle dans une tenue si rétro qu’il n’aurait pas déparé sur le plateau d’Un chant de Noël. Toutefois le pantalon était juste serré comme il faut, la veste juste à la bonne longueur, et la chemise montrait juste assez de pilosité sur le torse pour que je me laisse glisser, bouche bée, le long de la cloison. Une fois dehors, je le suivis jusqu’au bord de l’eau et tâchai de ne pas me sentir trop coupable, comme si j’avais été surprise par le proviseur en train de fumer dans les toilettes des filles. — Que s’est-il passé aujourd’hui ? demanda-t-il. Ni Cassandra ni Bergman n’ont voulu me donner le moindre détail. — Ça ne m’étonne pas. On dirait que vous allez vous jeter sur nous. — Exact ! (Prenant conscience qu’il hurlait presque, il baissa le ton). Considérez ceci comme un débriefing officiel. N’omettez aucun élément. Go ! Go ? Je rêve ou il me prend pour une sprinteuse ? Et c’est quoi ce langage de film d’espionnage à la noix ? Tout en le trouvant de plus en plus craignos, je me livrai à son foutu débriefing : le rêve, le Pillard, l’hôpital, la pilule qui tue, Xia Lai et tout le reste. Quand j’eus terminé, il me regarda fixement, une main dans la poche de son pantalon gris, l’autre agrippant si fort sa canne que je m’attendais à voir sauter la pierre du pommeau d’un instant à l’autre. — Et pourquoi sentez-vous le parfum de Cole ? — Oh ! on a fait les fous tous les deux. (Les yeux de Vayl prirent une nuance vert foncé, mouchetée de paillettes dorées.) C’est pas ce que vous croyez. On rigolait, point barre. Il se mit à marcher de long en large, sa canne martelant la digue un pas sur deux. De même qu’il marmonnait dans sa barbe et faisait des gestes très nerveux, en se retenant de boxer dans le vide. Lorsqu’il fit volte-face, je sursautai, ce qui n’arrangea guère mon état d’esprit. Mais alors… pas du tout. — Vous me rendez fou ! vociféra-t-il. Vous n’avez donc aucun sens de la retenue ? — C’est vous qui m’avez demandé d’aller m’exhiber devant des foules de tarés ! — Cela n’a rien à voir avec la danse du ventre ! — C’a tout à voir avec la danse du ventre ! De manière indirecte, mais quand même… — Si vous n’aviez pas tué ce Pillard hier soir… — Le pauvre homme qu’il a assassiné aurait perdu son âme ! Vayl frappa si violemment le béton avec sa canne qu’elle en trembla. — Vous auriez pu mourir, aujourd’hui ! Et comment l’aurais-je su ? Peut-être en surprenant les commérages des cuisiniers du concours de barbecue ? À moins que Cole en ait fait mention entre deux séances de jeux avec Mama China et Bébé Cadum ? — Où voulez-vous en venir ? Il lutta pour ramener sa voix à un niveau audible, en évitant qu’elle résonne jusqu’au Mexique. — J’aimerais me lever un soir sans me demander si oui ou non vous serez en vie pour m’accueillir. — Je suis comme je suis, Vayl ! Je prends des risques. Ça signifie que je peux être blessée parfois. Un jour, ça signifiera que je serai morte. Et que je ne ressusciterai pas. Vous devez vous y faire. — Pourquoi le devrais-je, alors que vous pourriez être comme moi ? La phrase lui échappa, comme arrachée à ses lèvres par une main invisible. Il tressaillit comme si je l’avais giflé. Je n’en aurais jamais eu l’énergie. Ses derniers mots me laissaient sans voix. Vayl voulait me transformer en vampire ? Afin que je puisse traîner avec lui pour l’éternité ? J’hésitais entre les larmes et la nausée. — Je vous prie de m’excuser, dit-il. Je n’avais aucun droit de… — Non. En effet. Nouveau silence. Il poussa un grand soupir, et je me demandai soudain si ça lui faisait du bien de prendre une bonne bouffée d’air après n’avoir pas respiré de toute la journée. À en croire sa posture actuelle, pas vraiment. Il s’était tourné de profil, de sorte qu’il se tenait face à la baie, avec les pieds placés dans la position idéale pour frapper la balle à coup de batte si j’en avais eu une à lui lancer. — Les rêves… — Oui. — Sans l’aide de Gregory… avez-vous la moindre idée de la manière d’agir maintenant ? — Oui. Il me regarda droit dans les yeux : — Vraiment ? — Je pense que j’ai besoin d’en parler à David. — Pas au téléphone, je présume. — Non. — J’aimerais… (Il grinça des dents.) Voudriez-vous le faire quand je suis éveillé ? J’apprécierais de pouvoir veiller sur vous. — Pas de problème. Vayl s’approcha de moi, souleva une boucle rebelle tout en frôlant ma joue du bout des doigts. Je ne comprenais pas pourquoi, malgré son pouvoir à glacer tout ce qu’il effleurait, son toucher ne me laissait pas engourdie. Je n’aurais pas cette chance ! Sauf que ce léger contact de nos deux peaux avait allumé plein de petites étincelles dans mon corps. Je fis un effort pour ne pas suffoquer. C’est ton chef. Qui t’a fait miroiter la métamorphose d’humain en vampire. Où est passée ta fierté, enfin ? — Croyez-moi, je vous en prie, dit-il, aussi vivement que je pouvais le souhaiter, je ne vous demanderai jamais de devenir un vampire. Je sais aussi faire preuve de bon sens. — J’espère bien ! et voilà ! Tu recommences ! Au moins jusqu’à ce quitte touche encore ! Il acquiesça. — Mais j’aimerais que vous vous employiez davantage à prolonger votre existence. — J’ai l’impression d’entendre Pete, maintenant. (Ohé ! quelqu’un veut bien donner un coup de gong, histoire d’en finir ? Je venais juste de repérer l’ombre d’une fossette sur sa joue.) Écoutez, je suis douée pour ce job, Vayl. Vous êtes bien placé pour le savoir. — Certes. Il se trouve que… depuis Miami, une vision me hante : celle de votre corps inerte entre les mâchoires de la Tor-al-Degan. Ce qui m’a vivement rappelé combien vous étiez vulnérable. Waouh !… combien de fois ça t’arrive de voir les choses sous un autre angle que ton point de vue purement égoïste ? Et moi qui pensais que j’étais la seule à encore faire des cauchemars avec en vedette ce monstre à l’odeur putride et aux tentacules rouge vif. — Jaz ! s’écria Bergman par la porte du camping-car. Une demi-heure avant le lever de rideau ! — Faut que j’enfile ma tenue, dis-je à Vayl. J’arborai un sourire radieux, sans tenir compte du nœud qui venait de se former dans mon estomac. Tu peux y arriver, Jaz. Sans problème. Fais comme si t’étais sur la plage en train de répéter, pas sous un chapiteau rempli d’étrangers. — Vous êtes nerveuse ? demanda Vayl. — Qui ça, moi ? Bien sûr que non ! Pourquoi le serais-je ? Ha ! ha ! ha ! Je m’esquivai vers le mobil-home, en faisant mine de ne pas entendre l’indéniable gloussement sourd de Vayl dans mon dos. Chapitre 17 D’après les estimations de Bergman, nos quinze doubles rangées de bancs pouvaient accueillir environ cent cinquante personnes confortablement assises. Comme les gens ne semblaient pas si à l’aise que ça. Je me dis que notre public devait avoisiner les deux cents spectateurs. Ça ne fait aucun doute, songeai-je en attendant dans les coulisses. Ma jupe va tomber direct. Oh ! mon Dieu ! est-ce que je n’ai pas oublié de mettre une culotte. Je vérifiai. Ouf ! ça va, la jupe est bien serrée à la taille. Oh ! bon sang ! et le haut ? Ce foutu machin ne va pas tenir ! Et si je trébuche ! Si je m’étale carrément sur la scène ? Car si je me retrouvais là, c’était parce que cet abruti de Vayl m’y avait forcée ! Mais je préparais déjà ma revanche. La prochaine fois qu’il dormirait, je me glisserais sous sa tente et lui dessinerais une moustache au marqueur rouge. J’insisterais pour qu’il m’accompagne quand je ferais du shopping, et je m’arrangerais pour le faire attendre devant un présentoir de sous-vêtements pendant que j’essaierais des tenues. Je l’emmènerais à la première réunion de parents d’élèves d’Evie et je l’inscrirais comme volontaire pour servir les cookies et le punch. Eh ! Cole se débrouille bien comme jongleur. Des quilles, des anneaux, plusieurs balles de tennis. J’ignorais qu’il avait ça dans la peau. Quoi il a déjà fini ? Putain ! c’est mon tour ! Bergman coupa l’éclairage général pour ne laisser qu’un seul projecteur et lança la musique. J’arrivai sur scène en froufroutant. Le public m’accueillit dans un tonnerre d’applaudissements. Maintenant que je ne pouvais plus me cacher derrière le rideau avec mes idées fixes, je me sentais mieux. Après tout, je portais trois tonnes de maquillage, la majeure partie des bijoux de voyage de Cassandra, et six jupons superposés, sous lesquels j’avais sanglé mon étui et un joli petit calibre 38 réservé pour les fois où je ne portais pas de pantalon. Mon corsage pailleté donnait dans le genre minimaliste, mais on y avait cousu des rangées de pastilles dorées, de sorte qu’il évoquait davantage le style Paco Rabanne de la grande époque qu’un soutien-gorge de sport. De longues et fines manches noires recouvraient mes bras, et des mitaines assorties dissimulaient les bandages sur mes mains. Et celles-ci représentaient un vrai défi. Car elles font partie intégrante de la danse orientale et donnent l’air gracieux. Malgré les antalgiques, elles me faisaient un mal de chien si je voulais exécuter des mouvements corrects. Mais en me concentrant je parvins à ignorer que Chien-Lung avait fait son apparition et qu’il était assis au premier rang, juste au milieu ; il souriait et agitait la tête au rythme de la musique. Il portait encore une tunique chinoise traditionnelle, noire et brodée de dragons rouges, cette fois. Je croisai son regard, et me réjouis aussitôt qu’il ait fourré les mains dans ses manches surdimensionnées. Sinon il aurait agité les dollars comme le témoin du marié à un enterrement de vie de garçon. Assise à sa droite, la comparse de Chien-Lung n’avait pas l’air d’apprécier son enthousiasme pour la danseuse. Elle ne cessa de lui donner des coups de coude, jusqu’à ce qu’il finisse par glisser quelque chose à l’oreille du vampire à sa gauche, et tous deux gloussèrent d’un air complice. Il me sembla reconnaître le nouveau vampire : c’était celui qui attendait la fin du combat, la veille au soir, pour voir qui l’emporterait. De l’autre côté de l’allée, les trois Xia avaient l’air d’apprécier leur soirée en famille. Maman Xia se tenait bien droite, les mains sur les genoux, mais ses yeux s’étaient mis à briller en voyant Cole apparaître sur scène. Xia Lai était debout sur les cuisses vigoureuses de son papa et bondissait au rythme du tempo. Avant que je m’en aperçoive, la première chanson était terminée. La suivante se révéla plus rapide. Plus dure, certes, mais plus sympa à exécuter. Vers le milieu du morceau, le public se mit à battre la mesure en claquant des mains, ce qui m’inspira de nouvelles figures que je n’avais pas tentées depuis des années, même si je risquais de ne plus pouvoir bouger le lendemain matin. Néanmoins je dus réussir mon coup, car les acclamations fusèrent à la fin. À présent je me souvenais pourquoi j’étais toujours la première à arriver au cours de danse et la dernière à en partir. Oubliez les tatouages. Exécutée dans les règles de l’art et accueillie avec sincérité, la danse du ventre, c’est de l’art corporel pur. Et puis je bénéficiais d’un auditoire de rêve. Outre Chien-Lung et son copain, que j’ignorais volontairement, le public se composait en majorité de familles. Pas de sifflets vulgaires, pas de cris. Uniquement des claquements de mains en mesure, tandis que je les entraînais dans la musique en leur racontant une histoire dont ils comprenaient l’essentiel, où le rythme tenait lieu de langage universel. OK, admis-je en saluant sous une nouvelle salve d’applaudissements, je fais un tabac ! Le dernier morceau commençait à peine que Vayl se mit à chanter à l’arrière du chapiteau. Je ne savais pas qu’il existait des paroles, et encore moins que mon chef allait transformer le numéro en un duo. Pourtant il remontait l’allée centrale pour me rejoindre et chantait en roumain de sa voix chaude de baryton. À coup sûr une chanson d’amour, décidai-je comme je me tournais pour chalouper des hanches dans sa direction. Je jetai un regard par-dessus mon épaule. Il arborait un sourire de prédateur. J’ondulai légèrement du torse et il me gratifia d’un regard si affamé que je faillis me jeter sur lui. J’ignore encore comment on put terminer le morceau en restant dans les limites de la décence. Toutefois l’ovation finale me confirma que le public était conquis. Je quittai la scène, plus cabotine que jamais, en agitant la main et en envoyant des baisers à mes nouveaux fans. Sans doute la raison pour laquelle, dès que je passai derrière le rideau des coulisses, je heurtai de plein fouet l’un des principaux mâts du chapiteau. Je faillis casser la baraque. Au sens littéral ! Cramponnée au poteau, j’évitai de penser à ce qui se produirait si on ratait le face-à-face avec Chien-Lung, parce que l’assistante assassin s’était cogné la tête. Un bruit sur ma droite attira mon attention. Très subtil, entre le grognement étouffé et le rire sous cape. Je sortis du chapiteau et découvris Cole qui se roulait par terre. — Tu vas bien ? (Je me précipitai vers lui et tentai de le calmer pour voir où il s’était blessé. Puis j’observai son visage.) T’es en train de rigoler ? — Bon sang ! si t’avais vu ta tronche ! Il se retenait pour ne pas gêner les spectateurs qui écoutaient Vayl chanter. Mais son rire s’échappait encore à la commissure des lèvres. — T’as rien de mieux à faire ? dis-je. — Que de regarder une superbe femme s’adonner à la danse orientale ? On parle bien de moi, non ? — C’était réussi, alors ? — Je ne comprends pas pourquoi tout ça te faisait flipper. Jusqu’à ce que tu percutes le mât, bien sûr. Heureusement que personne ne t’a vue, à part moi. — Je l’ai vue aussi, dit Cassandra qui nous rejoignit en riant si fort que ses épaules en tremblaient. — Oh ! pour l’am… ! C’est pas bientôt à vous d’y aller ? répliquai-je en lui jetant un regard mauvais. — Oui, et j’avais tellement le trac que j’ai vomi trois fois. Mais je me sens mieux, maintenant. (Son sourire évoquait la chaleur d’une étreinte.) Merci. — Hé ! chaque fois que je vous amuse en m’humiliant, j’ai l’impression de faire mon boulot. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ces temps-ci ? me demandai-je à voix haute. On dirait que je n’arrive pas à finir une seule journée sans me cogner ou trébucher. Quand je pense que j’étais une athlète à la fac ! Cassandra me regarda d’un air grave. — L’Univers a besoin d’équilibre, Jasmine. Vos facultés de Sensitive se sont accrues, non ? — Ouais, en effet… — Peut-être que cette récente série d’incidents due à votre maladresse en constitue le prix à payer. — Eh bien, si c’est vrai, ça craint. Elle acquiesça, à l’évidence distraite par d’autres considérations plus importantes. — Vous serez… (elle humecta ses lèvres tout en lançant des regards furtifs vers le chapiteau, comme si elle pouvait voir Chien-Lung à travers deux épaisseurs de toile et un rideau noir)… le moment venu, vous serez près de moi, n’est-ce pas ? — Dans la même pièce, ça vous paraît assez proche ? — Oh ! vraiment ? Vous n’imaginez pas à quel point ça me rassure. — C’est Vayl qui en a eu l’idée. Quand on offrira la séance de voyance gratuite, on ajoutera en prime une danse du ventre en privé. Ce qui fait que je resterai à vos côtés tout le temps où Chien-Lung sera là. (Il y eut un bref silence sous le chapiteau, suivi par des applaudissements nourris. Puis Vayl entama sa dernière chanson.) On sait de la bouche de Yetta Simms que Chien-Lung adore les escargots. On lui proposera donc un plateau d’amuse-gueule, dans l’espoir qu’il se sentira d’humeur à se faire plaisir. Cassandra savait déjà tout ça, mais il fallait que j’occupe son esprit, d’où le récapitulatif. Si son esprit analytique se mettait en branle, elle allait se figer comme un petit génie des maths à un concours d’orthographe. — Et s’il n’y goûte pas ? s’enquit-elle. — On trouvera un autre moyen de lui faire gober la pilule. En la collant parmi ses vitamines ou un truc comme ça. On verra plus tard… Pour l’heure, encouragez-le à manger. Goûtez-y avec lui au besoin, mais tenez-vous à l’écart des escargots. Elle acquiesça encore, l’air tout à fait calme jusqu’à ce que je regarde ses mains. Ses longs doigts effilés ne cessaient de se tordre et de s’entrelacer comme une nouvelle nichée de serpents. — Au fait, Cassandra, intervint Cole, j’ai oublié de vous dire… Votre petit copain est dans le public. Il annonça la nouvelle comme si on s’était téléportés plusieurs années en arrière, à l’époque du collège, et qu’il la soupçonnait de craquer à mort pour un élève. — Mon… quoi ? Cole adopta alors sa posture de superhéros, jambes écartées, mains sur les hanches, menton levé vers le ciel, et se mit à chanter : — Na-na-na-na, na-na-na-na, SWATMAN ! — Oh ! mon Dieu ! lâcha Cassandra tandis qu’elle s’agrippait à moi, ses ongles s’enfonçant dans mes bras. (Aïe !) Jasmine ! La vision ! Je dissimulai la terreur qui me nouait les entrailles, lorsque je compris que chaque personnage du scénario qu’elle avait imaginé se trouvait à sa place. — Ne vous inquiétez pas, Cassandra. Dès que je vois le dragon, je vous promets de tirer avant qu’il morde. — Je serai là aussi, lui assura Cole. J’observai Cassandra et me demandai comment elle parvenait à tenir le coup, avec la mort qui envahissait sa tête et son avenir qui dépendait d’un assassin novice, d’une femme qui avait plus de points de suture que de bon sens, d’un vampire distrait, et d’un électronicien paranoïaque. Mais je le savais déjà, j’imagine. Elle s’accrochait parce qu’elle n’avait pas le choix. C’est toujours la façon dont les gens comme nous finissent par traverser un enfer pareil. Les applaudissements gagnèrent en puissance puis se dissipèrent comme Vayl présentait le clou de notre spec-tacle. Cole souleva le rabat pour laisser Cassandra regagner la scène, en évitant avec grâce le pilier qui avait failli m’assommer quelques minutes plus tôt. Elle prit deux ou trois profondes inspirations. — J’ai l’air de quoi ? demanda-t-elle. Elle avait ramené ses nattes en arrière en les nouant avec un foulard bleu vif. Sa jupe assortie était brodée de fleurs noires en paillettes. Son corsage noir sans manches constituait un superbe écrin pour l’un de ses bijoux qu’elle ne m’avait pas prêté : un large collier en or qui débutait juste sous le lobe de l’oreille pour s’achever à la naissance de la clavicule. — D’une superbe reine d’Egypte, répondis-je. Elle sourit dans un hochement de tête, mais le plaisir ne transparut pas dans ses yeux. Vayl écarta le rideau de scène. Les applaudissements la firent avancer. — Elle va s’en sortir ? demanda Cole. — Je pense. Mais la présence du gars du SWAT n’est pas un bon signe. Il meurt aussi dans sa vision. — Etre médium, ça doit pas être évident. (Il ajouta mezza voce !) On a de la compagnie. J’entendis alors des pas feutrés, accompagnés des cris d’excitation d’un gamin. Le mari de Xia Ge surgit à l’angle du chapiteau. Il portait Xia Lai dans ses bras, dont la ressemblance avec son père était remarquable, compte tenu de leur différence d’âge… et d’état émotionnel. De toute évidence Xia Lai se régalait de se promener avec papa. Il bondissait sur l’avant-bras de son père et ne cessait de tambouriner sa poitrine et ses épaules robustes, comme un orchestre miniature à lui tout seul avec son père en guise d’instruments. Papa Xia, en revanche, semblait avoir les larmes aux yeux. Il ne faisait pas cette tête sous le chapiteau, mais à ce moment-là sa femme et le directeur de la troupe se trouvaient dans les parages. Je me sentis aussitôt proche de cet homme. Pas facile de dissimuler ses pires frayeurs à son entourage. Je le gratifiai d’un large sourire et m’inclinai. — Bonsoir. Moi, c’est Lucille, et voici Cole. Il s’inclina à son tour, un mouvement que Xia Lai souhaita répéter une vingtaine de fois. Il se penchait en avant et obligeait son père à le rattraper pour le redresser. Il le fit pendant tout le temps de notre discussion. — Je suis Xia Shao, dit le père. Ma femme, Xia Ge, ma dit que vous sauvez la vie de Xia Lai. Je remercie vous. Il se courba de nouveau. — Ce n’est rien, dit Cole. En se redressant, Xia Shao enchaîna : — Xia Ge a dit à moi que vous être personnes très agréables. Bonnes personnes. (Il nous regardait avec intensité, comme si ses yeux seuls pouvaient lui révéla d’éventuelles tendances maléfiques qu’on pourrait lui cacher. Puis il finit par hausser les épaules, d’un air désespéré.) Elle connaît les gens. Je fais confiance à elle. Elle dit à moi que je devais parler à vous. — Elle est adorable, repris-je. C’est une bonne mère. Tellement patiente, ajoutai-je en secouant la tête d’un air ébahi. Il hasarda un sourire. — En général. (On regarda Xia Lai faire de nouvelles contorsions avant que Xia Shao poursuive :) Je travaille… (Il désigna d’un mouvement de tête l’incroyable structure gonflable des acrobates). Beaucoup d’amis là-bas. (Il haussa les épaules). Vous voyagez ensemble, travaillez ensemble, vous devenez proches. Cole et moi, on acquiesça. — J’ai des amis… (Xia Shao détourna les yeux et les plissa, tandis qu’il luttait pour retenir ses larmes.) Eux disparaître. Leurs vêtements, matériel, tout ça toujours dans remorques, mais plus amis. Eux pas venus voir spectacle ce soir. (À présent, il nous dévisageait en essayant de nous faire comprendre combien tout cela lui semblait bizarre.) Quelque chose ne va pas du tout. C’est terrible. Je songeai alors aux hommes qui avaient attaqué Chien-Lung, encore ruisselants de leur traversée à la nage depuis la côte, et j’admis avec Xia Shao qu’une chose horrible s’était passée. À présent qu’il avait pu nous confier le plus difficile, les mots s’enchaînaient dans sa bouche et devenaient plus durs à comprendre, à mesure que son accent était plus marqué. — Je crois que Chien-Lung a quelque chose à voir dans tout ça. Vous connaissez lui ? (Il pointa le pouce en direction du chapiteau). Assis premier rang ? On hocha la tête. Tu parles qu’on l’avait repéré. — Bateau là-bas appartient à Chien-Lung. (Il désigna le Constance Malloy) Lui amène tout équipage chinois pour travailler sur bateau. Mais eux coincés à Chicago par… Ne trouvant pas le mot, il tenta de le mimer avec sa main libre, qu’il abaissa lentement au-dessus de sa tête en agitant les doigts. — Tempête de neige ? devina Cole. Xia Shao le montra de l’index et acquiesça. Ah ! Maintenant je comprenais pourquoi on avait eu du pot de jouer les employés du traiteur. Le fait que Chien-Lung admette des étrangers à bord de son yacht, j’avais trouvé que ça ne collait pas avec le personnage. Mais avec sa grosse fiesta de prévue et son personnel sous la neige à Chicago, il n’avait guère eu le choix. Xia Shao continua : — Mon frère, Xia Wu, fait partie équipage. J’ai peur ce qui va se passer quand lui arrive. J’ai peur que lui disparaître aussi. — Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il puisse courir un danger ? demanda Cole. Xia Shao regarda par-dessus son épaule droite, par-dessus la gauche, puis derrière nous. Il se pencha en avant, donnant à Xia Lai tout loisir de tripoter les énormes boutons du gilet de Cole. Le petit en agrippa un et tenta de le mettre à la bouche, tandis que son père murmurait : — Xia Wu est dans armée. Comme mes amis étaient aussi. Très chuuut. Il porta un doigt à ses lèvres pour insister sur le secret. Oh ! L’Armée de libération du peule souhaite donc la mort de Chien-Lung. Bon ! j’imagine qu’on ne peut pas fomenter un coup d’État sans que certaines rumeurs viennent effleurer des oreilles indiscrètes. De toute évidence Xia Wu était censé aider à détrôner Chien-Lung hier soir, mais son vol ajourné l’avait mis hors combat. — Et si Chien-Lung apprend ce que prépare mon frère ? s’enquit Xia Shao. Peut-être lui disparaître aussi. (Je me dis que c’était certes une possibilité.) Impossible parler à autorités chinoises. Je ne sais pas qui être fidèle à Chien-Lung. Mais vous. Vous être d’Amérique, précisa-t-il, comme s’il fallait nous le rappeler. Vous savoir qui peut aider nous ? Euh… bien, bien… Cole et moi, on échangea un regard. Il me gratifia d’un haussement d’épaules genre : « À toi déjouer. » — Qu’attendez-vous de nous exactement ? demandai-je à Xia Shao. — Je pense que mes amis être sur ce bateau. (Il montra de nouveau le Constance Malloy. À mon avis, ils se trouvaient plutôt sous le bateau, puisque j’avais vu les généraux soulever les corps avant de les faire basculer par-dessus bord. Mais je le laissai poursuivre :) Peut-être votre police peut aller là-bas et trouver eux. Peut-être arrêter Chien-Lung ? Peut-être même que Chien-Lung allait mourir ce soir et qu’on n’aurait pas à s’en soucier. — Je connais un policier ici, dis-je en songeant à Preston, l’agent du SWAT de Cassandra, qu’elle et moi tenions à tout prix à garder en vie. Je lui parlerai demain, suggérai-je, en sachant que je n’aurais pas à le faire. Sauf en cas d’obligation extrême. Chapitre 18 Je parvins à convaincre Xia Shao de regagner le public, en promettant de le tenir au courant le lendemain matin. Avec un peu de chance, Chien-Lung penserait que Xia Lai en avait eu marre de rester assis et leur absence n’aurait aucune conséquence. Xia Lai pourrait même y ajouter de la crédibilité, car à force de gigoter dans les bras de son père et d’essayer de grignoter les boutons de Cole, le petit était évidemment exténué. Tandis qu’on se disait au revoir, il se tourna et posa la tête sur l’épaule du papa. Je me dis qu’il serait endormi avant qu’ils franchissent l’entrée du chapiteau. — OK, t’avais raison, admit Cole. Je n’aurais jamais dû mêler la famille Xia à toute cette histoire. Maintenant je ne vais plus dormir et me faire du souci pour eux. Il sortit un chewing-gum de sa poche et le glissa dans sa bouche. Ainsi la gomme à mâcher était passée chez lui du substitut nicotinique à l’antistress. Comme moi quand je battais mon jeu de cartes, sauf que c’était plus sain. Je pris Cole par le bras, en songeant qu’il m’était encore plus sympathique maintenant qu’on avait un autre point commun. — Ils sont déjà dans de beaux draps, ou alors tu n’écoutais pas ? Et puis, si tout se passe comme prévu ce soir, ils n’auront plus rien à craindre. À propos, tu t’es occupé de la bouffe ? — Ouais. Yetta la apportée juste quand tu commençais ton numéro. Il me ramena sous le chapiteau, derrière le rideau noir du décor, puis m’indiqua une table couverte d’une nappe en dentelle que je n’avais pas vue parce que située dans un coin sombre. Tout en écoutant Cassandra s’adresser au public, j’empruntai à Cole sa lampe-stylo pour jeter un œil sur les plats livrés par Les Délices des sept mers. Tandis que Cassandra annonçait à un spectateur que sa fille obtiendrait sa bourse d’études, je murmurai à l’oreille de Cole : — C’est lequel ? Il me prit la main et dirigea la lumière sur un plateau en verre et en forme d’étoile où étaient disposés les escargots. Il braqua la lumière sur l’un des gastéropodes. Il était placé à l’extrémité d’une des branches de l’étoile. — Voilà, murmura-t-il. On sait que c’est le bon, parce que le plateau est un peu ébréché dessous. Je palpai la base de l’étoile et, en effet, mon doigt trouva la partie écaillée. De l’autre côté du rideau, Cassandra déclara : — Je commence à être fatiguée. Un dernier spectateur, peut-être ? Je perçus un léger brouhaha. Puis Cassandra reprit, avec un regret à peine dissimulé : — Sergent Preston ? Oh ! oh !… Je jetai un coup d’œil sur le côté du rideau qui séparait la scène de l’espace exigu où l’on se trouvait. Ouais, l’agent du SWAT avait tendu sa Seiko. Lui et son gosse, un adorable petit bonhomme de cinq ou six ans avec les yeux bruns intelligents de son père, étaient assis au dernier rang. Enfin, Preston l’était. Le gamin se tenait debout sur le banc et semblait captivé. Cassandra ne pouvait pas repousser davantage ses admirateurs. — Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle d’une voix compassée, tandis que ses mains se tordaient sur la montre. — Il y a une femme qui m’intéresse beaucoup, dit-il en lui faisant un clin d’œil discret. Vais-je la revoir ? Elle hésita, mais même à ce moment précis, ne put se résoudre à mentir. Ce qui était tout à son honneur. — Oui. — Vous avez droit à deux autres questions, déclara Vayl. Je ne le voyais pas mais pouvais sentir sa présence, debout à l’autre extrémité de la scène. Cassandra et lui s’étaient mis d’accord pour que chaque spectateur puisse lui poser trois questions, dans l’espoir d’aiguiser l’appétit de Chien-Lung. — Vais-je me remarier un jour ? — Je ne le vois pas dans votre avenir. Il parut étonné, puis haussa les épaules. — Et votre dernière question ? intervint Vayl. — OK… Euh… il n’y a pas classe demain, alors mon fils et moi allons à la pêche dans la matinée. Va-t-on attraper quelque chose ? Les mains de Cassandra qui agrippaient la montre se mirent à trembler. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix sembla si tendue que je pouvais quasiment entendre vibrer ses cordes vocales : — Rien que vous souhaitiez le voir décrocher de l’hameçon. Tout l’auditoire retint son souffle. — Dans ce cas, je vais certainement l’emmener au zoo, dit Preston. Tout le monde éclata de rire, hormis lui-même, Cassandra, et Vayl. En regardant Preston, j’eus le sentiment qu’il savait qu’elle préférait ne pas lui divulguer les vérités les plus graves. Vayl s’avança au centre de la scène. Il tenait une coupe noire étincelante. Comme prévu, Bergman y avait glissé les talons des billets de nos spectateurs. — Le moment est venu d’annoncer le gagnant de ce soir, qui se verra offrir une séance de voyance personnalisée de la part de Cassandra, précédée par une danse orientale de la fabuleuse Lucille, le tout accompagné d’un buffet gratuit. Cela se déroulera après le départ du public. Nous allons à présent procéder au tirage du billet, alors veuillez je vous prie vérifier le numéro inscrit sur le vôtre. (Il farfouilla dans la coupe, puis annonça :) Et l’heureux gagnant est… le numéro 103. (Il parcourut l’assistance du regard). Si la personne veut bien m’apporter son talon… Le compagnon de Chien-Lung, qui tenait leurs billets, se mit à lui chuchoter à l’oreille tout en s’agitant sur le banc. Il avait l’air aussi excité qu’un vieux qui vient de remplir un carton de Bingo. Lorsque Chien-Lung hocha la tête, il se leva d’un bond et tendit le billet à Vayl, qui fit mine de l’examiner. — C’est bien celui-ci ! déclara mon chef. (Il leva les mains et s’adressa au public :) Veuillez faire une ovation à notre heureux gagnant ainsi qu’à tous nos artistes ! (Les spectateurs obtempérèrent et, tandis qu’ils se dirigeaient vers la sortie, Vayl ajouta :) Merci d’être venus nous voir et soyez prudents sur la route en rentrant chez vous ! Je gardai un œil sur Chien-Lung, qui se retrouvait en mode « stéréo ». D’un côté, sa compagne marmonnait dans son oreille et faisait de grands gestes signifiant qu’elle n’appréciait pas la tournure des événements. De l’autre, le nouveau vampire l’encourageait à rester, à se détendre et à profiter de l’instant présent. Chien-Lung les écoutait tous les deux, mais il suivait des yeux les Xia en train de quitter le chapiteau et son regard s’attarda d’un air vorace sur Xia Lai qui sommeillait sur l’épaule de son père. T’inquiète pas, espèce de monstre, songeai-je. On t’a préparé un en-cas rien que pour toi. Chien-Lung se concentra enfin sur Vayl. — Je suis en effet bien fortuné, déclara-t-il avec un accent britannique parfait. Verriez-vous toutefois un inconvénient à ce que je me lève ? Je trouve ces bancs quelque peu désagréables. — Certainement. Si vous voulez bien attendre ici, je vais reconduire Cassandra en coulisses pour qu’elle se repose, et Lucille va venir vous divertir un petit moment. Oups ! Je me cramponnai au rideau, comme s’il pouvait réprimer la nausée subite qui m’envahissait. À présent, j’allais danser devant seulement trois personnes, mais l’intimité d’une telle prestation me donnait envie d’enfiler une parka jusqu’aux chevilles. Je fermai les yeux et inspirai un grand coup. Cesse défaire ta mijaurée. Tu peux y arriver. Tu dois y arriver. Je caressai le calibre 38 sanglé à ma cuisse comme je l’aurais fait avec un chien fidèle. Ça me calma suffisamment pour que j’aille rejoindre Vayl et Cassandra en les gratifiant d’un sourire affable. — Tout est prêt ? demandai-je gaiement, comme si on se rendait au pique-nique paroissial avec Tom Sawyer et Becky Thatcher. Vayl hocha la tête et lâcha Cassandra pour m’offrir son bras. On regagna la scène. Chien-Lung se tenait maintenant accroupi sur le banc, comme on l’avait vu faire à bord du yacht. Ses compagnons l’encadraient toujours. Vayl me conduisit à leur rencontre en bas des marches. — Permettez-moi de vous présenter Mlle Lucille Robinson, déclara-t-il. Chien-Lung s’inclina. — Vous êtes la grâce et la beauté personnifiées. Je m’appelle Chien-Lung, dit-il. Des paroles fort agréables. Mais ses yeux disaient tout le contraire. Ils me rappelaient Dave et ses potes, l’été où ils avaient grandi d’environ quinze centimètres chacun. Chaque fois qu’ils déboulaient dans la cuisine et ouvraient le four, c’était comme s’ils découvraient le Pérou : « Waouh ! des brioches au lait ! Génial ! » La fille en moi avait envie de gifler Chien-Lung en hurlant : « Arrête de mater mes miches, espèce de sale type ! » Bon ! en général, ça ne me dérange pas. Je sais que les mecs hétéros reluquent les nichons et les fesses. Mais d’ordinaire ils sont superdiscrets, et j’apprécie. Ce gars-là… non. Jasmine, ne me dis pas que t’es étonnée que ce mec soit un petit pervers du genre sournois, me raisonnai-je. Maintenant, fais abstraction des réactions perso et agis en pro ! Le nouveau vampire, qui se régalait aussi de ce qu’il avait sous les yeux, affichait des manières plus civilisées. Toutefois ça ne l’empêchait pas d’être fasciné par le faux rubis que j’avais glissé dans mon nombril. Il se leva vivement. — Voici mon assistant, Li Ruolan, déclara Chien-Lung, comme je glissais la main dans celle du nouveau vampire et murmurais : — Enchantée de vous rencontrer. Il était vêtu à l’occidentale : un joli pantalon marron et une chemisette bleue, agrémentée d’une cravate à rayures bleues et grises. Chien-Lung poursuivit : — Et voici ma fille adoptive, Pengfei Yan. Ben voyons… — Ravie de faire votre connaissance, dis-je, en luttant ferme pour rester courtoise. Avec sa longue tresse noire dans le dos, elle avait l’air assez normale. Une couturière particulièrement chevronnée avait brodé de délicates fleurs blanches sur son corsage en soie bleue sans manches. Son pantalon en soie noire était assorti à ses talons plats. J’aimais même ses pendants d’oreilles en perle noire. Non, son apparence physique ne me dérangeait pas le moins du monde. Pourtant je l’avais vue tuer une demi-douzaine d’hommes la veille au soir. Sans doute une goutte d’eau dans l’océan, pour quelqu’un qui s’acoquinait avec un monstre tel que Chien-Lung. Et rien de tout cela ne transparaissait sur ce visage lisse et pâle. Pas plus que dans ces yeux d’obsidienne. Mais quelque chose dans son odeur psychique – signalant aux Sensitifs comme moi que j’avais affaire à une vampire – me retourna l’estomac. Pengfei exhalait une espèce de fragrance d’holocauste évoquant des images de charniers. Bergman se tenait toujours assis dans les coulisses, et je lui fis signe que j’étais prête. Vayl s’installa sur un banc opposé à celui de Chien-Lung, de l’autre côté de l’allée, où la famille Xia était assise quelques minutes plus tôt. Tandis que la musique démarrait, je remontai sur scène et me mis à danser. Les antalgiques prescrits par le docteur Darryl cessèrent de faire effet vers le milieu du morceau, et à la fin mes mains m’élançaient comme si on me passait les os des phalanges à la moulinette. Je me débrouillai pour ne pas flancher, mais bon sang ! ce que ça faisait mal ! Même si je le cachais bien, Pengfei eut l’air de se douter de quelque chose. Et cette petite garce était si perverse que ça l’excitait ! — Merveilleux, dit-elle quand j’eus terminé. (Li Ruolan et elle applaudissaient avec enthousiasme.) Vous pourriez en danser une autre ? Jaz aurait volontiers dégainé son calibre 38 pour la dégommer en pleine figure. Mais Lucille Robinson prit le dessus et, dans un sourire radieux, répondit « Bien sûr » avant de laisser Jaz commettre l’irréparable. Je jetai un regard plein d’espoir en direction de Bergman. Il tripota deux ou trois boutons l’espace d’une seconde, puis annonça : — Désolé, mais mon matériel est HS. J’ai bien peur de devoir réparer certaines pièces, mais ce sera fait d’ici à demain. Je lui souris jusqu’aux oreilles, sauf que cette fois c’était sincère. Le génie de la technique venait de me sauver la mise. Un vrai miracle ! Vayl se leva. — Merci, Lucille. Voulez-vous apporter le buffet avec Cole, pendant que Cassandra se prépare, je vous prie ? (J’acquiesçai et me précipitai dans les coulisses, tandis que Vayl se tournait vers Chien-Lung :) C’est l’heure à laquelle nous dînons habituellement, alors nous espérons que vous voudrez bien vous joindre à nous. J’écartai le rideau pour laisser passer Cole, qui se tenait prêt avec la table. Je l’aidai ensuite à la monter sur scène en revenant côté cour. À présent qu’elle était bien éclairée, je distinguai nettement la nappe en dentelle qui la recouvrait. Yetta avait choisi des plats de service en argent et en verre. Et des assiettes en porcelaine blanche décorée de roses rouges, avec des couverts en argent. Vayl s’inclina devant Chien-Lung : — Puisque vous êtes l’heureux gagnant, monsieur, nous vous invitons à vous servir le premier. — Comme c’est gentil. Chien-Lung monta les marches pour rejoindre le buffet, talonné par ses comparses. Cole et moi nous tenions à une extrémité de la table, ce qui les obligeait à passer de l’autre côté, tout près des escargots farcis. Bien qu’il n’y ait pas fait allusion, Chien-Lung était incapable de tenir une assiette, avec ses mains qu’il gardait comme emmitouflées dans ses manches. Il laissa donc Li Ruolan le servir. Li prit son temps et disposa la nourriture avec une telle délicatesse qu’on aurait dit une nature morte. Heureusement, ce tableau se serait appelé Assassinat, car l’escargot mortel y occupait la vedette. On s’installa tous sur les bancs pour manger, comme à une étrange réunion de famille. Si Roméo et Juliette avaient pu vivre et avoir un enfant, j’imagine que les Capulet et les Montaigu se seraient comportés ainsi au premier anniversaire du gamin. Personne ne se donna la peine de faire la conversation. De notre côté, on les observait du coin de l’œil, un peu écœurés de voir Li Ruolan donner la becquée à Chien-Lung, et inquiets de constater que Li semblait tout goûter au préalable. Li avait l’escargot au bout de sa fourchette. Je pris un minuscule biscuit que j’avais tartiné de beurre et de miel, et l’avalai tout rond. Comme ça, espèce de lèche-cul ! songeai-je. Colle ce mollusque dans la bouche de ton patron et on passe à l’action ! Cassandra nous rejoignit et Li posa la fourchette dans l’assiette. Aaaargh ! Chien-Lung lorgnait l’escargot avec envie. À présent il reluquait Cassandra. Un regain de voracité animait son regard, qui n’avait rien à voir avec les gastéropodes. Et je compris aussitôt la raison de son obsession pour les médiums. Il voulait son sang. Parfois les vampires font ce genre de fixettes. Ils ont une forte envie d’un certain type d’humains. Adolescentes. Druides. Canadiens. En se nourrissant d’un groupe bien spécifique, ils prennent un tel pied qu’ils en deviennent accros. Quand ça se produit, on a un mal fou à les arrêter. Li allait se lever, peut-être pour se présenter, mais Chien-Lung l’obligea à se rasseoir. En le voyant sortir la main de son cocon, je compris qu’il se moquait d’avoir des témoins à ce moment-là. Je commençai à loucher à force d’observer Li récupérer la fourchette avec l’escargot au bout, pendant que Chien-Lung ne quittait plus Cassandra des yeux. Elle se posta à l’autre bout de la table, si bien qu’elle nous faisait face en garnissant son assiette. La fourchette de Li s’approcha de la bouche de Chien-Lung. Chien-Lung se leva. Pengfei posa une main sur la tunique de Chien-Lung et lui murmura quelque chose en chinois. Elle semblait plus contrariée que réellement agitée. Vayl et moi, on se raidit, prêts à bondir. Derrière nous, Cole et Bergman posèrent leur assiette. Derrière eux, le rabat se souleva et Preston fit son apparition. — Cassandra ! s’écria-t-il. J’espérais que vous seriez encore là. (Son expression amicale et franche s’assombrit à mesure qu’il découvrait la scène. Après une brève reconnaissance des lieux, son regard revint sur Cassandra, sa main droite se déplaçant furtivement vers son dos.) Tout va bien ? Cassandra écarquilla les yeux et l’horreur sembla la clouer sur place. Elle tenta de hocher la tête, mais celle-ci se tourna de côté. Des mouvements parmi nos invités attirèrent mon attention. Li avait mis l’escargot dans sa propre bouche. Je le regardai l’avaler avec un curieux détachement, comme si je me trouvais à cinq cents kilomètres de là et l’observais par la lunette d’un télescope. Dans ma tête, un mot se mit à tournoyer, encore et encore… In-cro-ya-ble. Pengfei agrippa avec plus de force la tunique de Chien-Lung pour le contraindre à se tourner vers elle. Mais le dragon gardait les yeux rivés sur sa proie. Il bondit sur scène sans prévenir, comblant ainsi la distance qui les séparait avec une telle rapidité que Cassandra n’eut même pas le temps de crier. Il venait d’atteindre la table quand Preston l’interpella gravement : — Arrêtez ou je tire ! Je lui jetai un bref coup d’œil. OK, il avait dégainé son Kimber calibre 45, et si nous, les gentils, on ne plongeait pas sur-le-champ à plat ventre, on risquait de prendre quelques balles perdues. — Preston ! hurla Cassandra. Chien-Lung s’était tourné vers l’agent du SWAT et sa bouche terminait de se transformer en gueule. Sachant ce qui viendrait ensuite, je courus vers Preston et le plaquai en nous entraînant tous les deux à terre, juste au moment où Chien-Lung crachait une flamme gigantesque. La chaleur s’abattit sur nous et laissa une odeur de roussi, mais sans nous brûler. Je soulevai ma jupe pour empoigner mon calibre 38. Je me trouvais trop loin pour tirer un coup mortel, mais c’était toujours mieux que rien. Je relevai la tête, histoire de voir si Chien-Lung avait prévu une nouvelle salve, mais il s’était retourné vers Cassandra. Sauf qu’elle avait disparu. Tandis que Chien-Lung restait là, perplexe, Vayl et Pengfei rejoignirent la scène. Sur ces entrefaites, Bergman et Cole avaient pris chacun l’un des extincteurs placés au fond du chapiteau et s’avançaient vers le milieu, où plusieurs bancs étaient en feu. La fumée commença d’envahir la tente et me fit larmoyer. Je cherchai Li et le vis s’esquiver par l’arrière. Apparemment, les incendies ou les dragons assoiffés de sang, c’était pas son truc. Sur scène, Vayl atteignit Chien-Lung juste au moment où il renversa la table dans un fracas d’enfer et Cassandra apparut, tapie dessous. Mais en se cachant elle avait pris le temps de s’armer d’un couteau, qu’elle enfonça dans l’aine de Chien-Lung avec l’énergie du désespoir. Comme je parvenais aux marches qui menaient à la scène, le pouvoir de Vayl s’abattit sur le chapiteau et la température chuta aux alentours de zéro degré. La moindre surface se recouvrit de givre. Même si mes facultés de Sensitive m’octroyaient une certaine résistance aux pouvoirs vampiriques, j’avais l’impression de pêcher dans la glace depuis une heure sans être couverte. L’arrière de la tunique de Chien-Lung se déchira, m’offrant ainsi une excellente vue sur ses piquants éjec-tables. Comme Vayl se tenait juste derrière lui, je craignis qu’il en ait le torse criblé, mais de la glace s’était formée à la base des épines et empêchait leur largage. Le couteau de Cassandra n’avait pas pénétré la chair de Chien-Lung, mais la brutalité de l’impact le fit rugir de douleur. Entre-temps, Vayl passa le bras autour du cou de Chien-Lung et l’attira en arrière. À mon avis, il n’avait aucun plan de prévu, hormis l’éloigner de Cassandra. Une flamme jaillit de la gueule de Chien-Lung et atteignit le sommet du chapiteau. La toile s’enflamma et le feu partit dans toutes les directions. J’entendis Preston parler au téléphone, qui semblait se déplacer avec peine, comme si ses articulations étaient gelées ; il appelait les pompiers, la police, une ambulance, la totale… Il grimpa sur scène à mes côtés, m’aida à relever Cassandra pour la conduire en vitesse à l’arrière du chapiteau. Je braquai ensuite mon calibre 38 sur Pengfei. Tout en hurlant après Chien-Lung en chinois, elle sortit deux shurikens de ses poches. Je lui tirai dessus comme elle se préparait à lancer, mais elle fit un bond sur le côté. Elle parvint malgré tout à en envoyer un qui frappa Vayl à la cuisse. Ce qui le déstabilisa suffisamment pour lâcher Chien-Lung, lequel s’éloigna de lui et récupéra Pengfei. À présent, tout le haut du chapiteau était englouti par les flammes. D’un instant à l’autre, il allait s’effondrer et l’on finirait carbonisés. Cole et Bergman se rabattirent vers l’entrée en criant : — Sauvez-vous ! Sauvez-vous ! Impossible de voir Preston et Cassandra, ce qui signifiait qu’ils avaient déjà dû s’enfuir. Je courus vers Vayl, qui avait délogé le shuriken de sa jambe. Le sang s’écoulait de sa blessure en jets réguliers et trempait son pantalon en laissant une trace bien distincte dans son sillage, tandis que je l’entraînais dans les coulisses pour le faire sortir par-derrière. Cole et Bergman nous attendaient à l’extérieur, le second avec les clés du mobil-home à la main. — Viens m’aider, dis-je à Cole comme je guidais Vayl vers la digue. Sans un mot, Cole passa le bras de Vayl autour de son cou. Mon inquiétude grandit en voyant mon chef se laisser faire. — Je déplace le camping-car ? demanda Bergman. — Dès que tu nous auras apporté la trousse de premier secours. Quand ce fut fait, Bergman gara notre QG temporaire hors de portée des flammes, tandis que Cole et moi, on s’affairait à stopper le flot de sang. Quand la première étape consiste à serrer une ceinture autour de la cuisse du patient, ça veut dire que ce n’est pas gagné. — Au cours de votre longue existence, on ne vous a donc jamais dit de ne pas retirer le projectile qui a pénétré dans votre chair ? braillai-je, alors que j’appliquais la gaze et que Cole resserrait fermement la ceinture. Vayl ne répondit pas, encore que je sentis sa jambe se raidir sous ma main. Je crus que c’était une réaction à la douleur jusqu’à ce que Cole intervienne : — Jaz, tu devrais peut-être éviter d’engueuler le blessé qui vient de sauver notre amie médium des griffes du dragon fou. — Oh ! mon Dieu ! balbutiai-je en observant Vayl et Cole à tour de rôle. Je suis devenue comme ma mère. Vite, regardez-moi, est-ce que j’ai ces petites rides hargneuses de chaque côté de la bouche ? Je tournai la tête de gauche à droite, afin qu’ils puissent mieux voir. — J’ai suffisamment vécu pour savoir faire la différence entre l’expression d’une inquiétude sincère et de mesquines récriminations, déclara Vayl. (Il posa son front contre le mien.) Maintenant, calmez-vous. Ce saignement est la conséquence toute simple de mon refus de partir en chasse. Il y a une certaine qualité présente dans le sang des donneurs vivants qui semble disparaître dès lors que celui-ci est conditionné. Jasmine, je vais me rétablir bien plus vite que n’importe quel humain. (Ses yeux se plissèrent.) Et la blessure en valait la peine, ne serait-ce que pour voir le désarroi s’afficher sur votre visage. Quand la ceinture tint bon et que la gaze resta blanche, on s’assit tous les trois dans l’allée, le dos à la digue, et l’on regarda les pompiers finir d’éteindre les vestiges fumants de notre chapiteau. Quel désastre ! Mais c’aurait pu être pire. Cassandra nous rejoignit. Entre la fumée et le givre, sa tenue s’était transformée en haillons. Je jetai un regard sur la mienne. Ouais… je ressemblais à une pauvre fille qu’on venait d’extraire des gravats, après un tremblement de terre. Mais si j’avais l’impression qu’une partie de moi restait encore coincée sous le frigo, Cassandra semblait ragaillardie, comme si sa marraine la fée lui avait promis une nouvelle robe de bal et une paire de pantoufles de vair. — Le chapiteau est totalement détruit, annonça-t-elle d’une voix enjouée. Mais il n’y a aucun dégât alentour. Je n’en reviens pas de la rapidité avec laquelle les pompiers sont arrivés sur les lieux. Jéricho m’a dit qu’ils étaient les meilleurs de l’Etat. — Qui est Jéricho ? s’enquit Vayl d’une voix lasse. — L’agent du SWAT, répondit-elle. Jéricho Preston. Je levai la main et Cassandra y fit claquer la sienne. — Qu’est-ce que vous fêtez ? demanda Cole. — La vision de Cassandra est partie en fumée avec le chapiteau, expliquai-je. Ce qui signifie que Preston et elle peuvent être ensemble, en définitive. Il s’agenouilla aussitôt devant elle. Les deux mains sur le cœur, il déclara : — Je vous en prie, ma beauté, ôtez-moi d’un doute. Avez-vous donné votre cœur à quelqu’un d’autre ? — Ne dites pas n’importe quoi, répliqua-t-elle en riant, tandis qu’il se relevait. — Je ne sais pas pour vous, les gars, reprit-il, mais depuis que j’ai survécu à cet incendie, j’ai comme un petit creux. Si on allait voir ce qu’il y a au frais ? Vous semblez avoir besoin d’un remontant, Vayl. Ce dernier acquiesça. — Mais d’abord, une douche. — Pas si j’arrive le premier, rétorqua Cole en jaugeant l’état de notre chef. Et ce soir, je crois que je peux vous battre. Je pris alors la parole : — On a tous besoin de se débarbouiller, et je parie qu’il n’y aura pas assez d’eau chaude dans le cumulus du camping-car. (Je songeai à la clé de la chambre d’hôtel, cachée dans le sac où je rangeais mes armes, et mon acte insensé prenait soudain une tournure agréable.) Je vais aller à l’hôtel. Comme ça, je pourrai m’éterniser sous une douche bien chaude pendant que vous autres y passerez trois minutes à tour de rôle. — Ça me paraît merveilleux, dit Cassandra. Je peux venir ? J’hésitai. À présent, j’allais devoir lui révéler mon comportement bizarre ou inventer une histoire alambiquée pour lui faire croire que j’allais réserver une chambre, alors que celle-ci était déjà louée. Vous savez quoi ? Rien à foutre ! Après tout, il lui suffisait de me toucher pour découvrir le pot aux roses. — Absolument, répondis-je. Allons chercher nos affaires ! Cassandra m’aida à me relever. — Oh !… euh… (Je baissai les yeux sur Vayl.) Ça va aller si je m’absente une heure ou deux ? Il hocha la tête, l’air drôlement stupéfait. Tandis que Cassandra et moi nous éloignions, j’entendis Cole déclarer : — Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? Et Vayl lui répondit : — Elles ont été plus futées que nous. Heureusement qu’elles sont dans notre camp. Chapitre 19 Cassandra insista pour que je me douche la première, puisque c’étaient mon idée, ma chambre, et mes hallucinations qui m’avaient conduite dès le départ à cette situation. — Vous comprenez quand même que tout le problème est centré sur votre relation avec Matt, n’est-ce pas ? me demanda-t-elle, une fois que je lui eus expliqué comment je m’étais retrouvée avec une carte magnétique en main. Je hochai la tête. — Je regrette que Gregory se soit enfui comme il l’a fait. Je suis sûre qu’il aurait pu vous aider. Peut-être que nous devrions l’appeler. — J’ai pensé à quelqu’un d’autre à qui je pourrais parler, conclus-je sans en dire davantage. La saleté ne me dérange pas trop, parce qu’on se sent toujours impeccable en sortant de la douche. Assise sur le lit, je regardais la télé en zappant d’une chaîne à l’autre et m’imaginais déjà dans une pub Camay, quand quelqu’un frappa. Sans doute Cole avec son air de chien battu, venu mendier une douche chaude. J’ouvris la porte. David apparut sur le seuil, prêt à tuer dans son gilet pare-balles bleu marine. — Jasmine, ils sont là ! — Comment nous ont-ils trouvés ? murmurai-je, tandis qu’un petit gars galopait dans ma tête, chevauchant une monture en sueur et hurlant : « Les vampires arrivent ! Les vampires arrivent ! » — Peut-être que Matt les a informés. Je lui assenai un coup de poing dans le bras. Fort. — Matt ne nous trahirait jamais. Le regard de Dave affirmait le contraire, mais il eut l’intelligence de la boucler. J’enfilai mon holster et le sanglai fermement, pendant que Dave inspectait le couloir. — Rien à signaler, annonça-t-il. Je m’avançai tout doucement sur le palier derrière lui. Murs jaune paille. Moquette bordeaux à gros motifs floraux. Luminaires dorés. Ambiance feutrée et bourgeoise qui ne faisait que tripler l’angoisse. Il ne manquait plus que la bande originale de Psychose et on était bons pour l’asile. Dave me secoua un peu. — Ressaisis-toi ! grinça-t-il. On peut toujours compter sur son jumeau quand on est à deux doigts de flipper. Impossible de voir l’ascenseur depuis notre poste d’observation, mais l’escalier se situait à deux portes de nous sur la gauche. On n’était qu’au premier étage. On aurait vite fait de rejoindre le hall d’entrée. Puis les superbes motos noires qui nous attendaient à l’extérieur. Enfin… si on avait de la chance. Mais ce ne fut pas le cas. La porte de l’escalier s’ouvrit à la volée et une bonne dizaine de gardiens humains envahirent le couloir. Dave mitrailla la troupe à l’aide de son M 4. La moitié environ s’écroulèrent. Le reste se replia, nous laissant le champ libre pour tourner les talons et filer. On courut dans le couloir, en échangeant des regards paniques quand la sonnerie de l’ascenseur retentit… indiquant qu’il parvenait à notre étage. Jesse et Matt surgirent alors tranquillement du renfoncement, tous deux d’une beauté surnaturelle et d’une cruauté qui ne les ressemblait pas. Le sang coulait le long de leur cou, mais ils n’y prêtaient guère attention en s’avançant vers nous. — Espèce de salope ! me hurla David. Tu les as laissé mourir ! Les paroles me déchirèrent les entrailles avec la puissance d’une grenade. — Non ! répliquai-je. Ils auraient pu vivre. Ils auraient pu être ici avec nous ! — Pourquoi on l’aurait souhaité, voyons ? demanda Matt, tout sourires, ses nouvelles canines ruisselantes du sang de ses propres lèvres. Je sentis la rage monter en moi, soudaine et dévastatrice. Elle consumait ma bouche et l’extrémité de mes doigts. Je m’étonnai même que mes cheveux n’aient pas encore pris feu. — Pauvre CONNARD ! beuglai-je. Tu t’es transformé, espèce d’abruti ! Je me ruai sur lui comme un bulldozer, avec une seule idée en tête : écrabouiller ce fils de pute et foutre le camp d’ici. Je le frappai si fort que je crus que ma tête allait exploser. Il tomba comme une masse, entraînant Jesse dans sa chute. David vociférait toujours dans mon dos… des paroles confuses, pleines de rage que j’entendais sans les comprendre. Je lui hurlai : — Viens ! Viens ! Viens ! Il y avait une grande baie vitrée au bout du couloir. Je m’y lançai à la vitesse d’un dragster, la fracassai avec les pieds et me jetai au travers en protégeant mon visage, de sorte que les éclats de verre n’entaillent que mes jambes, mes bras et mes épaules. C’était peu cher payé pour la liberté. J’amortis ma chute en pliant les genoux, puis je fis une roulade comme ce malheureux skieur qui rata sa porte aux derniers Jeux olympiques et faillit carrément dégringoler du haut de la montagne. Je me relevai rapidement et j’atteignis le parking avant qu’il m’attrape. Je me tournai, en grognant comme un blaireau pris au piège. C’était Vayl. Il me lâcha et leva les mains, comme si j’avais besoin de savoir qu’il n’était pas armé. — Vous êtes allée à l’hôtel pour prendre une douche, dit-il. Je n’aurais pas dû vous laisser sans surveillance. J’aurais dû me douter que vous risquiez de vous endormir. Cirilai m’a prévenu du danger. (Ses yeux s’embuèrent en constatant les dégâts sur ma peau. Je l’entendis à peine prononcer les paroles suivantes, sans doute trop choquantes pour qu’elles restent gravées dans ma mémoire :) Putain de bordel de merde ! regardez ce que je vous ai laissé faire ! Je sentis la douleur m’envahir de toutes parts. Une vague de fatigue me submergea. — Vayl ? Je ne me sens pas très bien. (Je baissai les yeux pour me regarder. Le sang et les bris de verre se disputaient la vedette sur la totalité de mon corps. Un éclat particulièrement gros dépassait de ma cuisse droite.) Nul doute qu’il va me falloir des points de suture, murmurai-je. Puis je perdis connaissance. Chapitre 20 Les deux heures suivantes s’écoulèrent au ralenti pour Bécassine au pays des Zombies. La plupart du temps, j’avais le regard fixe, noyé dans le vague. Je promis tout de même au docteur Darryl, inquiet et dépourvu d’humour, que je n’étais pas suicidaire et qu’il ne me reverrait plus cette semaine. J’acceptai de consulter un spécialiste des troubles du sommeil, sans même m’étonner de l’existence d’une telle profession. Mais lorsque Vayl et moi, on quitta les urgences, je jetai la carte de rendez-vous à la poubelle. — Pourquoi avez-vous fait ça ? me demanda-t-il. — C’est dans trois semaines. Impossible que je survive à ces cauchemars d’ici là. On prit un taxi pour rentrer à l’hôtel. Je restai assise dans un coin, tandis que Vayl s’arrangeait avec la réceptionniste. Un entretien tout ce qu’il y a de courtois. Ils échangèrent même une poignée de main à la fin, encore que j’aurais préféré une engueulade. Si elle m’en avait voulu à mort de lui avoir brisé sa vitre, je ne me serais pas sentie si débile. Après avoir certifié à Vayl que je pouvais regagner le camping-car à pied, je regrettai malgré moi de ne pas l’avoir laissé me porter. C’aurait atténué sa culpabilité, dont l’ampleur pouvait alors faire le bonheur de la Cité du Vatican pendant une semaine. Tout ça ne rimait pas à grand-chose pour moi. Il ne s’était même pas trouvé là, je veux dire. Mais à ses yeux, il aurait dû. Encore ce truc de sverhamin. Je le savais sans avoir besoin de le lui demander. Et la culpabilité… eh bien, ça vous prend toujours en traître. — Vous avez faim ? s’enquit-il. Nous pourrions prendre des sandwichs. — Non, ça va. — Froid ? — Pas vraiment. — Fatiguée ? — Un peu. — Vous devriez dormir, dit-il. (Il frappa le sol de sa canne.) Enfin, passons… Ses yeux s’attardèrent sur mes bras entourés de pansements. Puis descendirent le long de ma jambe. — Ça ne fait pas mal, lui dis-je. — Mais ce sera le cas plus tard. Ouais, bientôt les médocs ne feraient plus d’effet et je serais un cri de douleur ambulant. Que dire au juste ? « Je vous pardonne. » Trop arrogant. « Ç’aurait pu arriver à n’importe qui. » Évidemment. « C’est mon problème. » Pas vraiment, à moins de vouloir rester toujours toute seule. Il existait forcément des mots capables de dégeler cette expression figée sur le visage de Vayl, celle qui dissimulait le sentiment de n’avoir pas su me protéger. — Vous avez une dette envers moi, déclarai-je. — Quoi ? J’effleurai son bras et l’obligeai à s’arrêter, pour le regarder droit dans les yeux. — Je veux ma revanche, voilà tout, dis-je, sourire aux lèvres. Et avec moi, vous savez que ce sera une vacherie. Il pencha la tête en arrière et partit d’un rire tonitruant, à la fois féroce et détendu. — Je n’en doute pas un instant. Alors, avez-vous des requêtes particulières ? — En fait, ouais. Pourriez-vous éclaircir un point précis ? — Je peux essayer. — Combien de mines d’or avez-vous gagnées au poker ? Léger haussement du sourcil. — Vous avez encore cancané avec les gens du bureau ? — Contentez-vous de répondre à la question, mon cher. — Une seule. J’ai acheté les deux autres environ dix ans plus tard. — Oh !… (Je réfléchis une minute.) Vous êtes vraiment la seule personne de ma connaissance à posséder trois mines d’or. — Aimeriez-vous les visiter un jour avec moi ? Je sens déjà mes orteils se crisper quand je songe à toutes les éventualités soulevées par cette question. — Ouais, ça me plairait, j’imagine. Son regard s’éclaircit. — Vous venez d’accepter de partir en vacances avec moi ? Glupsl Pourquoi faut-il que je parle avant de faire travailler mon cerveau ? — Euh… eh bien, en théorie, je crois bien que oui. Mais pour une date à choisir ultérieurement. Et quand vous me harcellerez au point que je finirai par prendre contact avec mon agence de voyages, on sera sans doute obligés de combiner ça avec le boulot, ça m’emballera déjà moins, alors changeons de sujet, OK ? La fossette fit son apparition tandis qu’il acquiesçait. Mais il se borna à me demander : — Que comptez-vous faire le reste de la soirée ? — Travailler. — Vous en êtes certaine ? Tu rigoles ou quoi ? Je viens à l’instant d’attiser ces sentiments dérangeants que j’éprouve à ton égard, et te les ai servis sur un plateau, après avoir sauté par la fenêtre d’un premier étage ! Si je bosse pas, je vais devenir dingue ! — Oh oui ! répondis-je. Bergman nous accueillit à la porte du mobil-home. Il ne me demanda pas comment j’allais. C’était pas dans ses habitudes, mais ça m’embêtait toujours un peu. Moi, j’aurais pris des nouvelles de sa santé. — Vous voulez bien entrer, tous les deux ? J’ai des trucs à vous montrer ! (Comme on le suivait à l’intérieur, il ajouta :) J’ai enregistré ça tout à l’heure. — Jasmine ! s’écria Cassandra en bondissant du canapé Mary-Kate pour se précipiter vers moi. Vous allez bien ? Je suis tellement désolée. J’ignorais que vous alliez vous assoupir. Je n’étais pas dans mon assiette ! Cole surgit de la cuisine. — Elle était littéralement à côté de ses pompes. Elle a tellement marché de long en large que je crois bien qu’elle a dû se croiser à un moment donné. — Jaz va bien, déclara Bergman. Suffit de la regarder. C’est évident qu’ils ont pris soin d’elle et qu’elle n’a rien à craindre, sinon ils ne l’auraient pas laissé sortir. Maintenant, si on visionnait tous ensemble ma vidéo, OK ? — Oh ! mon Dieu !…, fis-je en suivant du regard les traces de pas sur la moquette, depuis la cuisine jusqu’à la cabine. Regardez ces taches ! Quelqu’un sait comment les faire partir ? Moi, je l’ignore. Je glissai la main dans ma poche et mes doigts s’enroulèrent autour de mon jeu de cartes. Son simple contact m’aida à me sentir un peu mieux. Mais en songeant à la réaction de Pete quand il verrait ces saletés, j’eus l’envie folle de battre les cartes. Est-ce qu’on pouvait se faire virer si on perdait sa caution ? — J’appellerai une société de nettoyage dans la matinée, dit Cassandra. Ces taches devraient partir sans problème. — Vraiment ? — Bien sûr. OK… tu peux reprendre ton souffle, Jaz. Je sortis la main de ma poche et la gardai le long de ma cuisse. Bergman nous aligna derrière le plan de travail qui jouxtait la banquette : Cole près de la cloison, puis Vayl, moi, et Cassandra, Bergman étant le plus proche de la porte. — Tout le monde regarde bien, d’accord ? dit-il en désignant l’écran du milieu sur le moniteur. L’image sur laquelle il exigeait notre attention montrait Chien-Lung, Pengfei et Li qui montaient à l’arrière du yacht, en sortant d’un petit hors-bord bleu et blanc. Ils avaient l’air de surgir d’une benne à ordures. Ils grimpèrent aux échelles menant au niveau intermédiaire, où la soirée-boucherie s’était déroulée la veille au soir. Depuis lors on avait disposé plusieurs chaises longues avec des coussins, en formant quatre petits salons distincts, dont un incluait le bar. Ils traversèrent celui-ci directement pour gagner le séjour, chacun choisissant une chaise longue pour s’y affaler. Pengfei n’avait cessé de parler en chinois pendant tout ce temps, sa voix de plus en plus forte et irritée à mesure que les minutes s’écoulaient. L’impact de la balle sur sa peau s’était déjà refermé. — Qu’est-ce qu’elle raconte ? demandai-je à Cole. Il appuya les coudes sur le comptoir et se concentra sur l’écran. — Elle est à l’évidence en colère. Elle traite Chien-Lung et Li de tous les noms ; Chien-Lung pour avoir perdu le contrôle, Li pour s’être enfui. (Il écouta encore :) Elle leur dit qu’il y a une énorme différence entre massacrer une poignée de Chinois rebelles et tuer des Américains au hasard. Ils étaient censés s’en tenir à leur plan. Elle est folle de rage que les flics soient intervenus, parce que ça met en péril tout ce qu’elle a préparé. (Il me regarda, intrigué :) C’est elle qui commande. Chien-Lung lui sert juste d’homme de paille, car les Chinois ne respecteraient ou ne craindraient jamais une femme comme elle le souhaite. J’observai Pengfei avec un regain d’intérêt, tandis qu’elle se levait de son fauteuil pour marcher de long en large ; elle commença par enguirlander Li, puis passa à Chien-Lung. Lorsqu’il lui répondit, elle lui colla une baffe d’une telle violence que sa tête se renversa en arrière pour se cogner à la cloison. — Je devais tuer la voyante ! dit Cole en traduisant les paroles de Chien-Lung qui se frictionnait le crâne. Je l’ai découvert dans ses yeux. Elle avait déjà eu une vision à mon sujet, et je ne pouvais lui permettre de réitérer la prophétie. — Quelle prophétie ? demanda Pengfei. Le visage de Chien-Lung se crispa. — Celle qui concerne le dragon blanc, murmura-t-il. — Ah ! le dragon blanc, le dragon blanc ! Tu es malade, obsédé, fou à l’idée d’avoir été vaincu par ce ridicule dragon blanc ! Pourquoi tu laisses encore la malheureuse prophétie d’un moine te hanter au bout de cinq cents ans, dis-moi ? Est-ce que je ne l’ai pas suffisamment tué pour toi ? s’enquit Pengfei d’un ton hargneux. Chien-Lung baissa les yeux et hocha la tête. — Est-ce que je ne t’ai pas sauvé de la marmite bouillante et soigné pour que tu recouvres la santé ? Il acquiesça encore. — Alors souviens-toi à qui tu dois fidélité et rentre tes griffes jusqu’à ce que je t’ordonne de les sortir ! vociféra-t-elle. Il ne lui adressa plus la parole. — Chien-Lung est donc assez superstitieux pour faire capoter leur plan à cause d’une prophétie vieille de cinq siècles, et Pengfei se révèle être notre véritable cible, déclarai-je. Est-ce que ça résume bien la situation ? — Pas tout à fait, répondit Vayl. Samos fait toujours partie du scénario. Nous ne pouvons écarter son influence, quand bien même il nous est impossible de le voir. — Mais on doit récupérer mon armure, intervint Bergman d’un ton craintif, comme si on envisageait d’abandonner son bébé. — Oui, bien sûr, confirma Vayl. Malheureusement, elle ne se détachera pas de Chien-Lung ce soir. (Il gratifia Bergman d’un sourire las.) C’est Li qui a mangé l’escargot. — J’ai vu ça, reprit Bergman, les épaules tombantes. Je n’aurais jamais cru que Chien-Lung aurait un goûteur. Qui peut bien en utiliser à l’heure actuelle ? — Des gens qui sont sur Terre depuis bien plus longtemps que toi et moi, dis-je. — Considérons l’aspect positif des choses, intervint Cassandra. J’ai reconnu Li. Il dort dans l’une des chambres dotées d’une caméra ; vous pourrez donc voir si la pilule fonctionne comme prévu. On se tourna tous vers elle. — Cassandra ? dis-je. C’est bien vous ? qui voyez la vie du bon côté ? — Bravo Jéricho ! murmura Cole. — Oh ! oh !…, dit Bergman en ramenant notre attention sur l’écran. Pengfei s’était mise dans tous ses états à présent. Nez à nez avec Li, elle s’époumonait, postillonnait comme une malade, et dévoilait ses canines en grognant comme une furie. Soudain, elle se jeta sur lui. Comme il était plus du genre à s’enfuir qu’à se battre, Li résista juste pour la forme, tandis qu’elle lui plantait ses crocs dans la gorge, tout en lui enfonçant ses griffes dans la poitrine. Et il ne tarda pas à s’immobiliser. Par sa seule force, elle le garda assis bien droit pendant qu’elle le saignait, et ses ongles ne cessaient de lui poignarder la poitrine en transperçant chaque organe qu’elle pouvait atteindre. Il eut une longue agonie. Et l’on resta là devant l’écran, comme des spectateurs horrifiés, alors qu’elle le torturait sous les yeux de Chien-Lung, lequel attendait tranquillement qu’elle termine. Finalement, elle ouvrit la poitrine de Li et lui arracha le cœur, réduisant le sang à une poignée de cendres et à une bouffée de fumée. Ça me rappelait tellement l’œuvre effroyable du Pillard que je me demandais s’il existait un lien quelconque. Pouvait-elle être une Pillarde ? En connaissait-elle au moins un ? — Désolé, Bergman, dit Cole en lui tapotant le dos. J’imagine que tu ne verras pas agir la pilule, tout compte fait. Il essayait de prendre un air détaché, genre : « Je suis un gars tout ce qu’il y a de normal », mais on entendait à mi-voix : Je n’avais pas envie de voir ça et maintenant, je n’oublierai jamais. Ça craint trop ! Je l’observais en me mordant les lèvres, afin de ne pas lui hurler après pour avoir accepté d’emblée ce boulot de dingue. Quel imbécile. Il ne serait plus jamais le même, désormais. Chapitre 21 Tandis que les images violentes se dissipaient sur l’écran, on s’éloigna tous du plan de travail, chacun cherchant à réintroduire un semblant de normalité dans l’atmosphère ambiante. Cole et Bergman attaquèrent une partie d’échecs sur la table. Cassandra s’occupa un petit moment à farfouiller dans son sac à main, une horreur vert olive cousue de perles, avant d’en sortir un magazine de mots croisés. J’ouvris le réfrigérateur. Qu’espérais-je y dénicher ? Des œufs ? Du bacon ? Des poches en plastique transparent remplies de sang s’alignaient sur une tablette. Je me penchai dans le frigo. Vayl avait-il une préférence ? O positif ? Plasma allégé ? — Vous cherchez quelque chose ? me demanda-t-il calmement. Je sursautai et me cognai la tête contre le rebord de la porte. AIE ! Je me redressai et frictionnai mon crâne endolori. — Il y a des jours où une fille souhaite juste un verre de lait et des cookies, dis-je. Et pas seulement parce qu’elle vient d’être recousue pour la deuxième fois par un médecin qui ne supporte pas de voir des cicatrices sur une jolie femme. — Ça va, votre tête ? s’enquit-il. C’est quoi, ce genre de question ? Je l’ai toujours sur les épaules, pas vrai ? Sinon… c’est vachement personnel, d’abord. — Elle va très bien. — Laissez-moi voir. — Non. Inclinaison du sourcil. Traduction : Maintenant, t’es stupide et têtue. — Venez, laissez-moi jeter un coup d’œil. — Allez, Jaz, dit Cole en prenant la tour de Bergman avec son fou. Tu pourrais avoir un traumatisme ou je ne sais quoi. Vayl tendit la main. — Je n’ai rien ! répliquai-je en reculant brusquement pour percuter la porte du freezer, cette fois. OK, maintenant, je vais moins bien, admis-je en frictionnant les deux points douloureux. (Mais soudain, tout s’éclaircit dans mon esprit et je souris à belles dents.) Vayl, ça y est ! Regard inquiet de sa part : — Quoi donc, vous avez la migraine ? — Vous voulez bien arrêter de vous en faire pour moi ? Vous allez devenir dingue à force ! (Je le contournai et rejoignis les joueurs d’échecs). Bergman, repasse-moi la bande vidéo de Pengfei en train de sermonner Chien-Lung et Li. — Ça peut attendre une seconde ? C’est à mon tour de jouer. Je saisis sa dame, la déplaçai de huit cases, avant d’annoncer à Cole : — Echec et mat ! Il contempla l’échiquier, interloqué, tandis que Bergman prenait son ordinateur portable posé sur le siège voisin. — On dirait que j’ai du temps à te consacrer, tout à coup, dit-il avec un sourire en coin. (Tout en allumant l’appareil, il ajouta :) Si tu veux voir le passage sur la télé, ça va prendre un peu de temps pour le retrouver sur le DVD. Mais si tu veux le regarder directement là-dessus, je peux te le trouver en moins d’une minute. — Autant ne pas traîner, dis-je. On se rassembla tous sur la banquette pour visionner de nouveau l’enregistrement de la grosse colère de Pengfei. Lorsque ce fut terminé, je posai la question à la cantonade : — Est-ce que quelqu’un l’a vu ? Vayl acquiesça et son visage parut plus jeune, moins soucieux, en comprenant où je voulais en venir. — Lorsqu’elle le gifle, son armure ne réagit pas. Exact ! m’écriai-je. Regardez ! Les écailles ne se mettent pas à envahir sa tête comme lorsqu’il s’est senti menacé hier soir. — Intéressant, observa Cassandra. Mais en quoi cela nous aide-t-il ? — C’est comme ça qu’on trompera ses défenses. En lui faisant croire que je suis Pengfei. On devra la liquider avant, mais… (je haussai les épaules)… on allait le faire, de toute manière. Je voyais bien que l’idée intriguait Vayl, mais le risque qu’elle impliquait pour moi le gênait tellement qu’il devait y réfléchir. Il se leva de la banquette et alla récupérer sa canne dans la chambre. Je l’entendis marmonner dans sa barbe à l’aller et au retour, même s’il cessa de parler avant que je puisse véritablement tendre l’oreille. J’aurais pu lui dire que seuls les fous parlaient tout seuls, mais je n’étais pas en position de porter ce jugement. Cole se leva aussi et gagna le frigo. Tout en se servant un mug de soda à l’orange, il déclara : — Je ne vois pas comment on peut y arriver, Jaz. Pour commencer, tu mesures environ cinq centimètres de plus qu’elle. — Et puis tu ne parles pas chinois, ajouta Bergman. Et même si tu t’en tiens à notre langue, tu auras l’accent minable du bouseux qui se moque de n’importe quel Asiatique. — Il a raison sur ce point, dis-je à Cassandra avec regret. Je n’arrive même pas à imiter l’accent nasillard de Chicago, et mon père vit là-bas. — Ma foi, je ne peux pas vous aider à parler chinois, mais ressembler à Pengfei pourrait se révéler plus facile que vous le pensez. Que diriez-vous d’une formule magique de déguisement ? suggéra-t-elle. Je sentis Bergman tressaillir, comme s’il avait effleuré une clôture électrifiée à basse tension. Tout en évitant de le regarder, je répondis : — En général, je fais appel à la bonne vieille méthode, mais je suis prête à essayer ça. Vous pouvez faire ce genre de truc ? — Peut-être. Mais… — Quoi ? Pas du tout ! Vous êtes médium, hurla Bergman comme si elle souffrait soudain d’Alzheimer. (Il parlait si fort que j’avais envie de me boucher les oreilles.) Vous avez des visions, insista-t-il. Vous ne jetez pas des sorts. C’est bon pour les sorcières. Et les magiciens. Et… Et… (il remarqua qu’on le regardait tous bizarrement)… tous ces gens qui foutent les jetons. Il agita les mains comme pour accentuer l’effet. Je secouai la tête : — Bergman, sans déconner, si tu refuses de vivre au XXIe siècle, je vais finir par te le rentrer dans le crâne à coups de marteau. — Quoi ? Cassandra tendit la main au-dessus de moi et donna une chiquenaude sur l’épaule de Bergman, pour attirer son attention : — Une bombe, c’est une arme puissante, pas vrai ? — Bien sûr. — Tout le monde ne peut donc pas en fabriquer une. — Ben euh… — Il me suffirait de surfer sur Internet et de trouver un bon schéma de montage pour m’en construire une d’ici à la fin de la journée, non ? — Ouais… mais c’est pas honnête comme comparaison. — Pourquoi pas ? — C’est deux trucs totalement différents. Cassandra se pencha en avant. — Dans les deux cas, la fin justifie les moyens. — Deux philosophies à des années-lumière l’une de l’autre. Ils se tenaient quasiment nez à nez désormais, une posture pas très confortable pour moi qui était assise entre eux. — Bergman, reprit Cassandra, je pourrais fabriquer une bombe si je le voulais, mais il faudrait pour ça que je m’intéresse à la science. Et si vous aviez des dispositions pour la magie – ce qui est le cas, soit dit en passant –, vous pourriez jeter un sort. Il bondit si rapidement en arrière qu’on aurait dit qu’elle lui avait craché à la figure. Je levai la main : — Stop ! lui dis-je. Je sais que t’es sur le point de dire quelque chose que je vais regretter pour toi, alors ne t’avise pas de le faire. — Mais… — Bergman, je t’aime comme un frère et respecte ton droit de croire en tout ce que tu veux. Mais tu ne peux pas rester dans cette équipe si chaque fois que t’ouvres la bouche, tu dois blesser un de ses membres. Il ouvrit la bouche. Puis la referma. — Bravo ! le félicitai-je. (Je m’attardai sur lui une seconde, en essayant de comprendre pourquoi cette magie le perturbait autant, mais impossible de lire en lui. Je repris donc :) Maintenant, Cassandra, si vous nous parliez de ce sortilège… — Après tout, je ne suis pas sûre que ça va marcher. Ça peut modifier votre apparence, mais pas votre voix. — Merde, alors… Silence dans le groupe, tandis qu’on regardait les deux moniteurs à tour de rôle, comme si l’inspiration allait venir nous claquer la bise sur le front. Au lieu de ça, on entendit quelque chose se fracasser sur le côté du camping-car. Bergman se baissa, comme si un grand gaillard de plus de cent kilos venait de lui lancer un frisbee sur la tête. — C’était quoi, ce truc ? Cassandra écarta les tentures : — Il fait trop sombre à l’extérieur pour y voir quoi que ce soit. Et l’on se mit tous à crier : — Fermez les rideaux ! Elle recula aussitôt la main en tremblant, comme si le tissu l’avait mordue. Nouveau craquement contre la carrosserie, à deux, trois, quatre reprises. Maintenant Bergman était presque sous la table. Il fit signe à Cassandra de le rejoindre. — Baisse-toi ! ordonna-t-il à Cole. Ce Pillard est peut-être revenu pour Jaz ! — Je vais jeter un coup d’œil sur le moniteur de la chambre, dit Cole. Bergman et Cassandra, trouvant l’idée géniale, le suivirent à l’arrière du mobil-home, pour voir ce que la caméra de sécurité avait enregistré. Vayl et moi, on préféra se rendre directement sur place. Il avait déjà franchi la porte. Je lui emboîtai le pas et dégainai Chagrin ; j’activai ensuite ma vision nocturne d’un battement de cils, puis fis claquer le bracelet de ma montre pour qu’on n’entende pas mes mouvements (encore une invention de Bergman). Vayl me fit signe de contourner le camping-car par l’arrière, puisqu’il avait choisi l’approche frontale. J’entendis une nouvelle série de craquements, ainsi que des murmures haletants. Si mon instinct me disait que notre agresseur n’était pas un Pillard, ça ne m’empêcha pas de contourner le véhicule avec prudence. Je repérai aussitôt ma cible. Et relevai dans la foulée Chagrin en remettant la sûreté. — Des mômes, marmonnai-je, écœurée. Ils se tenaient à cinq ou six mètres de là, dans la flaque de lumière fournie par le stand du concours de barbecue. En jean, chemise à carreaux et tennis. Coiffés avec la raie sur le côté. Pas le genre à lancer des œufs, qu’ils prélevaient dans la boîte de dix-huit posée sur la table de pique-nique derrière eux. Pourtant, je les reconnaissais. C’étaient les ados que j’avais repérés parmi les contestataires antialter-humains, prêts à filer en douce pour faire des tours de manège jusqu’à en dégueuler. Mais pas pour tapisser notre mobil-home d’ingrédients de base pour la cuisine ! Je rengainai Chagrin et m’approchai d’eux à grandes enjambées, me préparant à les choper par la peau du cou pour les secouer à mort, jusqu’à ce qu’ils implorent ma miséricorde. Vayl avait d’autres idées en tête. Sa canne fendit l’air et s’empala sur la boîte d’œufs… lesquels volèrent de toutes parts. Je faillis éclater de rire en voyant les garçons faire un bond, pousser des cris et filer dans la nuit. Enfin… ils tentèrent de s’enfuir. — Stop ! ordonna Vayl. (Et ils obtempérèrent, bien sûr). Asseyez-vous. (Ils se posèrent sur le banc). Donnez-moi chacun votre nom et votre âge. L’ado de gauche, qui semblait combattre son acné par un régime alimentaire uniquement composé de beignets et de Doritos, déclara : — James Velestor. Quinze ans. Celui de droite, un brun maigrichon dont les lunettes ne cessaient de glisser vers son appareil dentaire, marmonna des paroles inintelligibles. — Je n’entends rien ! aboya Vayl. — Aaron Spitzer ! Quatorze ans ! — Qui vous a amenés ici ? Les garçons échangèrent un regard et un sourire en coin. À mon tour d’intervenir : — Allons, Vayl, ce serait bien plus drôle si vous me laissiez cogner leurs têtes l’une contre l’autre. Ça les calma dans l’instant. James me regarda et son double menton tremblota un peu tandis qu’il me demandait : — Pourquoi vous traînez avec des alter, comme cette médium ? C’est une abomination aux yeux de Dieu, vous savez. Aaron renchérit, en s’adressant plus à son pote qu’à moi : — Et ce mec zarbi, là ? dit-il en agitant le pouce pour désigner Vayl. Non mais regarde comment il est en train de contrôler notre esprit en ce moment même ! — Vous m’avez l’air de deux petits voyous qui ont subi un lavage de cerveau, déclarai-je en prenant une voix du genre « Tatie-Jasmine-va-vous-lire-une-histoire ». Papa et maman ont dû vous inculquer que la race humaine était de loin supérieure à celle des alter, ce qui vous donnait le droit de détruire leur propriété et de les traiter comme des moins-que-rien chaque fois que vous en aviez l’occasion. J’imagine qu’ils sont allés jusqu’à acheter les œufs et vous indiquer notre emplacement. Je me trompe ? Je me penchai et regardai d’un œil mauvais leurs gueules d’ados boutonneux. Ils n’en revenaient pas que je puisse si bien les décrire en les connaissant si peu. — Où sont-ils ? reprit Vayl d’un ton lugubre. (Comme il n’obtenait pas de réponse, il beugla :) Où ça ? James et Aaron pointèrent en même temps un index tremblant par-dessus leur épaule. On en déduisit que leurs parents devaient être garés dans le minibus qui menait la campagne de dénigrement, près de la marina. Vayl remit sa canne-épée dégoulinante dans son étui et l’on escorta les garçons avec leurs œufs jusqu’au véritable lieu du crime. En général, le pouvoir de Vayl évoque la tranquillité de l’océan Arctique, d’un bleu mystique avec d’innombrables vaguelettes en surface et un courant glacial sous-jacent. Mais en suivant les ados, je décidai que tout marin digne de ce nom et doté de ma Sensitivité admettrait que le baromètre venait de dégringoler et qu’il fallait s’attendre à la tempête du siècle. — Hmm… Vayl ? Vous percevez ce que j’éprouve en ce moment ? murmurai-je. D’ordinaire, je préfère qu’il se tienne à l’écart de mes émotions. Genre à mille bornes de là. Mais pour l’heure… — Non. — Eh bien, aiguisez vos sens. Je m’accordai un petit soupir de soulagement en ne voyant pas une étincelle briller dans ses yeux lorsqu’ils croisèrent les miens. Au bout de quelques instants, il me demanda : — Pourquoi vous faites-vous du souci pour moi ? — Parce que je sais de quoi je suis capable quand moi je suis trop en rogne pour avoir les idées claires. Et les retombées ne sont jamais jolies à voir. Alors je me dis que vous ne devriez peut-être pas suivre votre premier instinct quand vous vous adresserez aux parents de ces garçons, car si vous leur arrachez les bras pour leur cogner la tête, ça ne risque pas de résoudre le problème. — Hmm… Bon sang ! voilà qu’il se mettait à adopter la même attitude que moi ! Toutefois il ne fit pas un numéro de Jaz classique en arrivant au minibus. Il s’approcha de la portière côté chauffeur, tandis que les ados se réfugiaient dans le véhicule, et attendit patiemment que l’homme daigne baisser la vitre. Je pris place derrière celle du côté passager… celui-ci avait les traits flasques et blafards du gars qui passe sa vie avachi sur son canapé. — Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le chauffeur. Peut-être qu’il pensait n’avoir rien à craindre à cause de sa taille. Nul doute qu’il remplissait son blazer bleu ciel, et s’il avait un cou, celui-ci disparaissait derrière sa fine cravate noire. — Je veux savoir pourquoi vous avez cru bon d’envoyer votre fils abîmer ce que je possède, répondit Vayl d’une voix genre « Je-suis-à-deux-doigts-de-péter-un-câble ». Elle peut tromper tous ceux qui ne le connaissent pas, en raison de sa douceur de ton. De sa quasi-discrétion. Mais quand les gens en font l’expérience et l’ignorent, ils peuvent en général compter ce qui leur reste à vivre en quelques brèves respirations. Comme le conducteur ne se doutait pas du danger qui l’attendait, je me dis qu’il allait inventer une histoire à la con et prétendre qu’un des ados avait perdu son portefeuille et qu’ils venaient de les ramener au festival pour tenter de le retrouver. À presque 3 heures du matin. Un lundi. Il dut se douter que son excuse aurait l’air bidon, puisqu’il déclara : — Nos garçons accomplissent l’œuvre de Dieu, et nous en sommes fiers. Les médiums ne sont rien d’autres que des sorciers et des sorcières, et un affront pour le Seigneur. — Un affront, approuva le vieux assis de mon côté. — Comment vous appelez-vous, mon vieux ? lui demandai-je. — George Velestor. — Ça vous est déjà arrivé d’avoir une pensée originale dans votre vie, George ? Il regarda le chauffeur. — Apparemment non, poursuivis-je. (Car Vayl était au taquet et je me dis que si je n’agissais pas bientôt, on allait vite se retrouver avec un minibus avec quatre personnes transformées en bâtonnets de glace.) Vous vous appelez comment, le chauffeur ? Il reluqua mes cheveux, mes nibards, mes yeux, encore mes nibards, puis de nouveau mes yeux. Je me demandai si beaucoup de gens le regretteraient au cas où il disparaîtrait tranquillement. — Je m’appelle Dale Spitzer, m’dame. — Vous êtes marié, Dale ? — Pour sûr, m’dame. — Alors arrêtez de mater mes seins. Il détourna vivement la tête et je crus entendre les garçons ricaner. Vayl ouvrit la portière. — Qu’est-ce que vous faites ? demanda Dale. — Sortez. — Pas question. La voix de Vayl se mit à vibrer d’une puissance implacable et glaciale. — Tous les quatre, vous allez descendre de ce véhicule et nous précéder jusqu’au mobil-home. Aux yeux de nos interlocuteurs, son visage ressemblait sans doute à un masque impassible, mais je voyais les muscles contracter sa mâchoire et la veine de son front palpiter. Pas de quoi se réjouir. Comme de braves toutous, ils obéirent. Les hommes semblaient pourtant s’attendre qu’on les assomme à tout moment. Lorsqu’on arriva à destination, ils adoptèrent un profil bas et dénichèrent deux bassines remplies d’eau savonneuse et des serviettes en papier. Vayl installa les fauteuils de jardin, invita Cassandra à nous rejoindre, et tous les trois, on les regarda nettoyer les dégâts qu’ils avaient faits. Vayl s’était aussi muni d’une lampe-torche, afin qu’elle puisse désigner les endroits qu’ils oubliaient. Elle en repéra quelques-uns. Je crus que Vayl était satisfait de sa revanche jusqu’à ce qu’il se lève et se mette à arpenter la pelouse. Je ne pus détourner le regard de sa canne s’enfonçant de plus en plus dans le sol à chacun de ses pas. — On a fini, annonça Dale. Il laissa tomber ses serviettes en papier dans l’eau et rabaissa les manches de son blazer. Je me levai. — Parfait. Foutez le camp. — Non, j’ai d’abord quelques mots à vous dire, répliqua Dale. Faut toujours qu’ils la ramènent. — Dale, on ferait peut-être mieux de s’en aller, intervint George. Je l’appréciais davantage quand George partageait mon avis. — Dieu nous a fait venir ici pour une raison précise, George, reprit Dale de cette voix chantante de télévangéliste qui me fait grincer les dents. Nous devons faire face à notre responsabilité envers Lui… Je sentis Vayl rassembler tout son pouvoir et compris soudain d’où provenaient les blizzards… et pourquoi mon chef avait besoin d’un avhar. S’il tuait ces hommes sous les yeux de leurs fils, outre les évidentes conséquences tragiques d’un tel acte, il causerait aussi des dommages irréparables à son âme. Mon instinct et une chaleur soudaine émanant de Cirilai m’aidèrent à en prendre conscience. Je m’approchai d’un bon pas et me plantai fermement entre Dale et mon sverhamin. — Dale, vous êtes tellement à côté de la plaque que si c’était une compétition de stock-cars, vous seriez déjà dans le décor. Je ne vais pas discuter philosophie ou religion avec vous. Vous pouvez penser ce que vous voulez. Je n’en ai strictement rien à branler. Mais voici la situation : derrière moi, il y a un vampire capable de vous congeler sur place comme une descente de ski alpin. Il est fou de rage que vous ayez insulté sa voyante. Mais c’est un adulte et ça finira par lui passer. Je comblai la distance qui me séparait de Dale, car celui-ci avait bombé le torse et se balançait d’un pied sur l’autre, en faisant sa danse de macho avant même que j’aie terminé. Du tranchant de la main, je lui flanquai un coup sur le diaphragme qui le fit reculer et lui ôta l’envie de faire le mariole. — Ecoute-moi bien, ducon ! vociférai-je. Car ce que je vais dire pourrait te sauver la vie. Mon chef ici présent se retient à mort pour ne pas te faire un grand trou dans la gorge, mais plus ça va, plus il se dit : « Pourquoi pas, après tout ? Voilà un gars qui n’hésite pas à envoyer son fils courir un danger mortel, alors qu’il devrait être plus précieux que son âme à ses yeux. Aaron sera sans doute plus en sécurité si je tue son père là, maintenant. » (Je regardai George :) C’est aussi valable pour James et toi, la copie conforme. Aaron s’avança et agrippa mon bras : — S’il vous plaît, dit-il en jetant un regard désespéré à Vayl, ne tuez pas mon père. Je lui répondis : — Un jour, un paysan a tué deux garçons d’environ votre âge. Pourquoi ? Parce que c’était un ignorant. Trop stupide pour se poser des questions. Trop étroit d’esprit pour se demander si les choses avaient changé pendant qu’il regardait ailleurs. Si je l’avais connu avant ce moment-là, je l’aurais assassiné. Et ce faisant, j’aurais sauvé la vie de ces garçons. (Je regardai Aaron, puis mes yeux s’attardèrent sur James.) Vayl se demande en ce moment s’il doit vous sauver la vie, comme je l’aurais fait avec ses propres fils. Ou bien si vous avez l’intelligence et le courage de sauver vous-mêmes votre peau. Aaron et James se dévisagèrent. C’était la première fois que je voyais un ado devenir adulte. J’espère seulement que ça se produisit chez tous les deux. Chapitre 22 Dès que les lanceurs d’œufs disparurent de notre champ de vision, je me laissai tomber dans mon fauteuil, les bras ballants par-dessus les accoudoirs, les jambes étendues et les bottes pointées vers le ciel. — Je suis tellement fatiguée, marmonnai-je. Vayl rapprocha son fauteuil du mien et s’assit. — Je peux vous apporter quelque chose ? proposa Cassandra. — De la caféine, répondis-je. Elle regagna illico le mobil-home. Cirilai s’était calmé, et Vayl aussi, d’ailleurs. — Vous avez bien agi, dit-il. Je… Parfois, c’est plus difficile. Cette année s’annonce plutôt mal. J’ai perdu mes fils en avril et déjà… — Je sais. Il hocha la tête. Même si ça craint d’avoir une telle tragédie en commun, c’est sympa de ne pas devoir parler de la torture que représente chaque date anniversaire. Il savait simplement que je serais là pour l’aider à traverser cette période. Et en novembre prochain, j’avais le sentiment que je ne serais pas aussi effondrée que l’année précédente. Cassandra revint, un pichet de Coca Light à la main. — Original et euphorisant, lui dis-je en souriant. Bergman l’accompagnait. — J’ai réfléchi, dit-il. Alors t’as résolu la moitié du problème ! Comme j’avais la bouche pleine de bulles, je me contentai d’acquiescer et le laissai continuer. — Il se pourrait que je trouve un truc qui te permette de parler comme Pengfei, annonça-t-il. J’ai travaillé sur un logiciel de traduction à une époque et si je pouvais… Enfin, je vais voir ce que je peux faire, OK ? J’avalai ma boisson, en remerciant ma bonne étoile de l’avoir fait couler dans le bon tuyau. — Vraiment ? Je veux dire… c’est vraiment vrai ? Bergman, c’est génial ! — Bon, c’est pas encore sûr à cent pour cent… — Mon pote, s’il y a quelqu’un qui peut y arriver, c’est bien toi. Je venais seulement de voir à quel point il se tenait mal, la tête dans les épaules, lorsqu’il se redressa. — Merci. Alors je crois que je vais m’y mettre. — Parfait ! Dès que Bergman s’éloigna et ne put nous entendre, Vayl déclara : — Je vais vous acheter des pompons et une jupe plissée… — Hé ! si Bergman a besoin d’une pom-pom girl, eh bien, c’est moi, répliqua Jaz. Vayl pencha la tête et eut un sourire espiègle. — Je me disais que j’en avais peut-être besoin d’une, à mon tour. Cassandra se leva. — Si la conversation prend ce genre de tournure, je m’en vais. — Elle veut elle aussi des pompons, dis-je à Vayl. — Pas du tout ! L’instant d’après la porte du camping-car se referma sur elle. — Oh ! bon sang ! soufflai-je en mettant la tête le plus en arrière possible. Je suis tellement dans le coltard. Et vous savez ce qu’il y a de plus triste dans tout ça ? — Quoi donc ? — À ma connaissance, je suis la seule personne de mon âge à pouvoir dire ça sans sous-entendre que je me suis enfilé trop de vodka-orange. — Vous avez besoin de dormir ? Tu parles, Charles ! — Non. — Vous souhaitez voir David ? Absolument pas. Je contemplai le ciel immense du Texas et songeai à la corde d’or que je verrais s’étirer dans l’espace, à condition de la regarder avec d’autres yeux. Elle nous reliait mon jumeau et moi, et je pouvais m’en servir pour lui rendre visite, chaque fois que je souhaitais accomplir un voyage astral. C’est plus dangereux que c’en a l’air. Mais ce n’était pas ça qui m’arrêtait. Je tournai la tête et laissai mon regard se poser sur le vampire qui m’avait permis d’en réchapper un nombre incalculable de fois, la dernière s’étant produite moins de deux mois plus tôt, la nuit du réveillon quand je crus lâcher prise pour de bon. J’avais peur que ce voyage m’entraîne aussitôt là-bas. J’ouvris la bouche, mes lèvres se crispant déjà à cause des paroles que j’avais peine à prononcer : — Je crois que je commence enfin à me remettre de ce qui s’est passé à l’époque. Ça ne semble pas très sage de remuer tout ça. C’est comme si je tripotais de vieilles plaies. Autant l’éviter, non ? lui demandai-je. Il se livra à un rapide inventaire de mes blessures récentes, lesquelles m’élançaient, en dépit des antalgiques prescrits par le docteur Darryl. — C’est peut-être le seul moyen de les guérir vraiment, suggéra-t-il. (Il posa ses yeux sur moi. Je n’y avais jamais vu une telle sincérité auparavant.) C’est ce que je vous souhaite. (Ses sourcils se haussèrent, comme s’il avait découvert un truc surprenant derrière je ne sais quelle porte imaginaire.) Même si cela se produit à mes dépens, j’aimerais que vous puissiez recouvrer votre intégrité. Peut-être que David pourra vous montrer le chemin. Je soupirai, l’air un peu soulagée, mais pas suffisamment pour que ce voyage se fasse sans un nœud à l’estomac et mon cœur battant la chamade. — Je ferais mieux de tenter le coup. Vayl se redressa sur son siège, sa présence m’enveloppant comme une couverture. — Je vais rester auprès de vous. Je hochai la tête, incapable d’exprimer ma gratitude par des mots. J’aurais voulu rentrer dans ma carapace à l’instar d’une tortue, comme si cela pouvait mieux me protéger pour la balade qui m’attendait. Mais ma jambe recousue refusait de coopérer. Tout comme mon fauteuil. Au bout du compte, je fermai simplement les yeux et baissai la tête. Je me rappelai encore les paroles de Raoul lors de ma dernière décorporation, quand le sort de mon pays était en jeu. Honnêtement, je préférais les circonstances d’alors à celles-ci. Je murmurai la phrase, en me concentrant sur le visage de David, son front haut, ses yeux verts réfléchis, ses lèvres qui ne souriaient pas, et ses cheveux châtain foncé tirant un peu sur l’auburn. Je jaillis de mon corps comme une fusée. J’avais oublié la vitesse à laquelle ça pouvait se produire, et que si peu d’éléments pouvaient ralentir ma traversée fulgurante de l’espace-temps. Je suivis ce long fil de lumière dorée jusqu’à l’épaule de Dave. Et si j’avais été un peu plus « incarnée » quand il tourna la tête pour reprendre son souffle, avant de s’abaisser de nouveau pour pratiquer le bouche-à-bouche, il aurait littéralement vu à travers mon corps. La femme qui avait besoin d’être ranimée faisait partie de son équipe, une vétérane à la peau burinée, dont la queue-de-cheval blonde s’étalait sur le sol crasseux de la maison abandonnée, comme un lotus dans une mare recouverte d’écume. On avait placé un garrot autour de sa cuisse mutilée et bandé sa tête. Elle gisait au rez-de-chaussée, dans le coin le plus éloigné d’une rangée de fenêtres, où cinq gars et une femme en tenue de combat pour le désert et armés de M 4 assuraient un tir de barrage. Deux d’entre eux étaient également blessés. J’entendis d’autres armes d’assaut, parmi lesquelles une minimitrailleuse SAW qui tirait depuis l’étage. J’avais l’impression qu’ils avaient prévu un raid et étaient tombés dans une embuscade, ou alors l’ennemi disposait d’une puissance de feu supérieure à la leur. Quoi qu’il en soit, ils avaient dû se rabattre dans cet endroit. La fusillade ralentit et, l’un après l’autre, les membres de l’unité de Dave abattirent leurs cibles. Il leur faisait évidemment confiance pour accomplir leur tâche sans qu’il ait besoin de les superviser, car son esprit était ailleurs. — Allez, sergent, dit-il d’un air désespéré en lui comprimant le torse à l’aide du talon de ses mains. Allez, Susan. Restez avec nous. J’avais dit les mêmes mots à Matt, en le suppliant, tandis que je pleurais sur son corps la nuit où Aidyn Strait l’avait tué d’un coup de poignard. Mon cerveau parut se couper en deux et j’eus envie de hurler ma douleur. Je replongeais d’un seul coup dans le passé et mon cœur explosait comme je criais à Matt de revenir vers moi. Et je me tenais là auprès de Dave, en souhaitant pouvoir verser des larmes quand je vis l’âme de Susan, d’une pureté cristalline, s’élever de son corps. Tout comme Matt, il lui fallait quitter ce monde. Et comme mon amour, elle laissait une partie d’elle-même derrière elle. Le joyau azuré qui composait son essence se mit à tournoyer, puis se subdivisa en neuf pierres précieuses, qui rejoignirent chacun de ses frères et sœurs d’armes. Ceux qui se trouvaient dans la pièce avec elle prirent le temps de la contempler une dernière fois. Et la partie principale de son être s’envola vers le soleil. Fa-bu-leux ! — Elle s’en est allée, Dave, déclarai-je. Il se tourna vers moi, ses yeux d’un vert étincelant sur son visage bronzé aux traits tirés. Il éprouvait une telle peine qu’il ne s’étonnait même pas de me voir, songeai-je. — Bordel de merde ! C’était notre toubib ! Il n’était pas fou de rage d’avoir perdu leur médecin. Mais simplement parce qu’elle-même aurait peut-être pu sauver les autres membres de leur équipe s’ils avaient eu les mêmes blessures. Je m’agenouillai aux côtés de mon frère. Les tirs avaient quasiment cessé. Le bruit des hélicoptères signalait un sauvetage imminent. D’ici à quelques minutes ils atterriraient, l’unité de Dave s’en irait et la vie suivrait son cours. Pour l’heure, on se tenait auprès du cadavre de Susan et on la pleurait, ouais… elle et tous nos morts. Il y en avait eu beaucoup trop dans notre existence. M’man et grand-mère May. Matt et Jesse. Les Helsingers. — Est-ce que je t’ai déjà dit que je comptais parmi les pertes lors du massacre des Helsingers ? demandai-je à Dave. Aidyn Strait m’a brisé le cou. — Ouais. — Ah bon ? — Ouais. Lorsque je t’ai appelée. — C’était quand ? — Le jour où p’pa m’a dit que t’étais à l’hôpital. — Désolée. Je ne m’en souviens plus. — T’étais drôlement dans les vapes. Ils avaient dû te donner une mégadose de morphine. Hmm… je me demande ce que j’ai dû encore oublier à l’époque. Faut que je pense à demander à quelqu’un de confiance. Certainement pas à Albert. — Alors t’es au courant pour Raoul ? — On s’est rencontrés, dit-il d’un ton sec. (Il referma la veste de Susan. Lui lissa les cheveux.) Environ un mois après que je m’étais engagé, on m’a tiré dessus lors d’un entraînement à balles réelles et j’ai été tué, ajouta-t-il à voix basse pour que ses hommes ne puissent pas l’entendre. Pendant qu’on tentait de me ranimer, je me suis retrouvé dans une sorte d’endroit à mi-chemin entre la vie et la mort, encore que ça m’avait tout l’air d’une chambre d’hôtel à Vegas. Merde alors ! Il avait beau se tenir à genoux à mes côtés, je sentis malgré tout mon cœur se serrer à l’idée que mon frère était mort. Même temporairement, cet état me dérangeait quand il s’agissait de ma famille. Je me rendis compte que j’avais toujours espéré partir la première. Avant lui. Bien avant Evie. Même avant Albert. Et c’était le cas, je suppose. Sauf que j’étais revenue de manière inopinée. — Alors Raoul t’a donné le choix ? demandai-je en essayant de clarifier l’expérience de Dave dans mon esprit passablement désorienté. — Ouais. — Et t’as choisi de revenir. Pour te battre. — Je suis là… — Je… (Bon sang ! c’était dur à dire.) J’ai des troubles du sommeil en ce moment. En fait, dormir, ça va. C’est ce que je fais en dormant qui est beaucoup moins cool. — Genre ? — Sauter par la fenêtre d’un premier étage. Il me regarda droit dans les yeux. Puis me détailla vraiment, cette fois, et à en juger par la façon dont il baissa les sourcils, il n’apprécia pas ce qu’il vit. Il reprit en secouant la tête : — On a sacrement morflé, Jazzy. — Je ne peux pas continuer comme ça. Mais en venant ici, en te voyant perdre Susan, j’ai au moins fini par comprendre où se situait mon vrai problème. Il attendit. Je haussai les épaules d’un air pitoyable. — Je crois qu’après sa mort Matt a parlé à Raoul, tout comme toi et moi. Sauf qu’il a décidé de ne pas revenir. Il ne m’aimait pas assez pour rester parmi nous. Inconsciemment, je le sais depuis un bout de temps et… ben, ça me fait mal. Je sentis cette effroyable vague de chagrin et de colère me submerger peu à peu, comme le fruit d’une profonde douleur dont je niais jusqu’à l’existence, comme la riche snob qui passe chaque jour devant le même SDF en martelant le trottoir crasseux de ses talons hauts, au rythme de la musique qu’elle fredonne dans sa tête. Je me mis à sangloter, comme si je venais de recevoir des coups de pied dans ce ventre pourtant immatériel. Je restai là un petit moment sans pouvoir dire un mot. Puis je me levai simplement et pleurai, sous le regard impuissant de Dave. — Il est resté auprès de toi de son vivant, Jasmine. Tu ne peux pas le lui reprocher. Même la Bible n’exige pas que les relations durent après la mort. Si tu dois être en rogne, oriente ta rage contre le fils de pute qui l’a assassiné. — Mais Matt vit dans l’autre monde et moi dans celui-ci. Ça en dit long sur le lien qui nous unissait, non ? Mes sanglots redoublèrent. J’étais comme le fantôme dans la salle de bains de Poudlard. Une gamine triste, pathétique. — Il t’aimait. Tu le sais. Je le sais aussi. Il avait simplement besoin d’aller de l’avant. — Et mes besoins à moi alors ? Il secoua la tête. — Je crois que ni toi ni moi n’étions faits pour le mariage, les gosses et une vie pépère avec des tas de chaînes câblées. C’est plus le genre d’Evie. — Bien sûr. Mais… — Franchement, Jasmine… t’aurais pu aller n’importe où pour pleurer. Pourquoi venir ici ? La réplique sécha aussitôt mes larmes, et j’étais sûre que c’était le but. — T’es la seule personne de ma connaissance qui a survécu à ce genre de perte. Je me suis dit que je pourrais tirer une leçon de ton expérience. Avant de me rendormir, tu vois… David me considéra d’un air pensif : — Tu es toi aussi une survivante, Jaz. Tu dois simplement l’accepter. Chapitre 23 Comme avec l’épilation à la cire, le meilleur moyen de réintégrer son enveloppe charnelle est une action rapide et sans préambule. Je réintégrai mon corps avec une crampe d’enfer et me relevai en poussant un tel hurlement qu’à coup sûr les Mexicains se dirent que le Texas faisait enfin sécession d’avec l’Union. — Jasmine ! s’écria Vayl en écartant les bras, comme s’il s’attendait à ce que je m’écroule à tout moment. — Je vais bien, hoquetai-je, en m’appuyant une seconde, le temps de m’assurer que je n’allais pas recracher mon dîner sur la pelouse. — Vous devriez vous rasseoir, suggéra-t-il en rapprochant mon fauteuil afin que je n’aie qu’à plier les genoux. L’idée me parut soudain excellente. Vayl s’assit devant moi, si bien que nos jambes se touchaient presque. Une étrange sérénité s’abattit sur moi. Je ne savais pas trop ce que ça signifiait. Je me trouvais peut-être dans l’œil d’un gigantesque cyclone, auquel cas Vayl devrait sans doute s’enfuir. À moins que les eaux troubles alentour se soient calmées, car je n’avais plus la moindre énergie en moi pour les agiter. — Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez auprès de David ? demanda Vayl. — En un sens, oui. C’est… enfin, les rêves… il est question de Matt. Les mains de Vayl se crispèrent autour de sa canne posée sur ses genoux. Ça m’agaçait qu’il ne l’ait pas encore nettoyée… tous ces petits morceaux gluants ici et là sur la tête, le corps et la queue des tigres ciselés le long du fût, sans parler de la terre qui encrassait l’extrémité. Ça me démangeait de la saisir pour la briquer. — Qu’en est-il de Matt, alors ? — Il est mort. C’était d’une telle évidence que je m’étonnais presque qu’il ne claque pas mon front du plat de sa main. Il préféra déclarer d’un ton prudent : — Matt s’est éteint dans des circonstances terribles. — Ce n’était pas censé lui arriver, ajoutai-je. — Certes. — Je croyais avoir surmonté cette épreuve. Vayl se pencha vers moi et fit rouler sa canne en arrière, afin de poser les coudes sur ses cuisses. Il entrecroisa ses longs doigts. — Ce qui mettrait un terme à vos tourments. Vous aviez l’intention de l’épouser. Vous éprouviez pour lui un amour susceptible de durer une vie entière. Ce sentiment ne changera pas nécessairement parce qu’il est mort. Aujourd’hui j’aime mes fils toujours autant qu’à leur naissance. Le mieux que nous puissions espérer l’un comme l’autre, c’est peut-être de ne pas oublier notre chagrin, mais d’aller de l’avant en le transcendant. Ouais, avancer, c’était le mot-clé, comme j’avais cru le comprendre tout à l’heure. Lorsque j’avais perdu Matt et mon équipe, ma vie d’alors s’était interrompue. Et le temps s’était arrêté. Mais j’avais découvert un moyen de faire avancer l’aiguille de l’horloge et d’égrener les secondes. Le truc, à mon avis, consistait à bouger sans cesse. Et pourtant les cauchemars m’avaient rattrapée. Pour m’entraîner à toute berzingue dans une impasse. En définitive, il ne suffisait pas de bouger, de s’agiter. Surtout si l’on se borne à contourner la source de son chagrin. Le hic, c’est que lorsqu’on lâche prise… on se raccroche à quoi ensuite ? Chapitre 24 Parfois, juste avant de me lever, je me rends parfaitement compte de la tête que j’ai, et en général je suis ravie que personne ne puisse me voir. Ce matin-là, je savais que j’avais la bouche béante comme une boîte aux lettres vides. De la bave s’écoulait le long de mon menton. Je venais de ronfler comme un remorqueur et mon haleine de poney crevé formait un petit nuage vert en orbite au-dessus de ma tête. Je fermai la bouche, m’essuyai le menton du revers de ma manche, tressaillis en sentant une blessure encore vivace sur mon bras et ouvris les yeux. Maudits soient Cassandra et le bacon qu’elle faisait frire ! Pas étonnant que j’aie la bave à la commissure des lèvres. Bergman tripotait ses deux ordinateurs sur la table. Cole était assis avec les jambes posées sur le canapé Mary-Kate, ses yeux passant de Cassandra à moi, visiblement amusé d’avoir Jekyll et Hyde dans la même pièce. Je me redressai en position assise. Lentement. Entre la danse du ventre, l’incendie, la visite rendue à Dave et ses conséquences, la nuit avait laissé des traces. — T’as une gueule de déterrée ! me lança Cole d’un air joyeux. Mais j’aime bien ta coiffure. (Il forma un cadre avec ses pouces et ses index et, tel un photographe avec la voix du génie d’Aladin, ajouta :) Voyons voir… qu’est-ce que ce visage m’évoque ? Une sans-abri ? La victime d’une tornade ? Britney Spears ? J’y suis ! Une gosse de maternelle qui a perdu son chewing-gum ! Je le regardai d’un œil torve : — T’es du matin, pas vrai ? — À t’entendre, on dirait que c’est mal. — Pas si tu cesses de parler. (Dans un grand geste théâtral, il recouvrit ses lèvres closes du dos de sa main.) C’est mieux, dis-je en décollant les jambes du divan Ashley pour me tourner vers Cassandra. Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur d’un tel petit déjeuner ? demandai-je en remarquant les œufs brouillés, près d’un plateau de brioches à la cannelle, à peine sorties du four. Elle sourit d’un air impatient : — Jéricho se joint à nous. J’aurais dû m’en douter. Elle était toute pimpante avec ses cheveux entrelacés sur sa tête comme une couronne. Elle portait ses plus beaux bijoux et une robe fourreau blanche imprimée de piments rouges. — Est-ce qu’il est au courant, au moins ? — Il le sera quand vous l’aurez appelé. Ah ! ouais… j’avais promis à Xia Shao d’aller lui parler ce matin. Bien sûr, c’était quand je caressais le fol espoir d’éliminer Chien-Lung et de rejoindre le monde merveilleux de Walt Disney… — Vous avez son numéro ? Cassandra glissa une carte de visite sur le plan de travail et me tendit mon portable. Je composai le numéro. — Preston à l’appareil. — Sergent Preston, c’est Jaz Parks. Comment allez-vous, ce matin ? — À vrai dire, c’est pas la forme olympique, mais merci de vous en soucier. — Je peux vous affirmer qu’on était tous soulagés d’avoir survécu à cette pagaille, et vous nous y avez drôlement aidés. C’est d’ailleurs un peu la raison de mon appel. On se demandait si… euh… avant que votre fils et vous alliez au zoo, vous pourriez passer prendre le petit déjeuner. Il y a deux ou trois choses dont on aimerait discuter avec vous. — Bien sûr, j’arrive tout de suite. « Clic ! » Je brandis le téléphone et regardai Cassandra : — Il a raccroché. C’est impoli ou c’est moi qui suis… ? Je fus interrompue par des coups frappés à la porte. Bergman ferma les ordinateurs portables, bondit de son siège, s’empara du drap sous lequel j’avais dormi et en recouvrit la table. Puis il fila à la chambre pour voir la tête du visiteur sur l’écran vidéo, tandis que Cassandra allait ouvrir. Je lui fis signe d’attendre deux secondes, pendant que Cole et moi éteignions la télé du salon et tout le matériel qui y était connecté. — Qu’est-ce qu’on fait, Bergman ? lançai-je. — C’est bon, on peut y aller, répondit-il en revenant tranquillement dans la cuisine. D’un hochement de tête, j’indiquai à Cassandra qu’elle pouvait ouvrir la porte. Preston se tenait sur notre paillasson, mains sur les hanches, juste un peu essoufflé. — Où étiez-vous ? s’enquit Cassandra. — À la pêche. — Je ne vois ni canne ni moulinet. — À la pêche aux indices, précisa-t-il. L’espèce de monstre qui vous a attaquée hier soir a disparu. Avec vous tous comme témoins, je me suis dit que je pourrais le mettre au frais pendant un bon bout de temps, alors je traînais dans le coin en essayant de trouver où il s’était enfui. — Mais c’est adorable, commenta Cassandra en m’adressant un sourire forcé. N’est-ce pas, Jaz, que c’est adorable ? — Tout à fait, approuvai-je. (Combien de relations ce type avait-il dû faire jouer pour se trouver là au bon moment ?) Vous aimez les œufs, sergent Preston ? — Appelez-moi Jéricho, je vous en prie. On l’appela donc par son prénom et il salua officiellement Cole et Bergman, après quoi on passa à table. Je m’excusai pour aller faire un brin de toilette, car je ne me supportais plus comme ça. Quand je revins, Cole haussa les sourcils à la vue de ma tenue. Je portais mon dernier achat en date, un corsage bleu cobalt à manches trois quarts, dont le haut col de style victorien dissimulait les éventuelles morsures sur mon cou. Il n’y en avait aucune apparente. Mais au cas où… Lors de notre dernière mission, j’avais dû offrir mon sang à Vayl quand on avait découvert que sa réserve était contaminée. J’arborais aussi un pantalon gris à rayures tennis et ma veste en cuir noir qui cachait Chagrin dans son holster. Mes habituelles armes de secours, dont le bolo, se trouvaient dans ma poche droite. Je glissai la main dans la gauche pour y effleurer ma bague. Peut-être qu’elle n’a pas besoin de me rappeler la mort de Matt et à quel point il me manque parfois, songeai-je alors pour la première fois. Peut-être qu’elle peut m’aider à évoquer notre vie commune avant sa disparation. Bon sang ! ce que c’était génial… Jéricho et Cassandra s’étaient installés sur Mary-Kate, face à Cole qui avait décidé une fois de plus de s’allonger en mettant les pieds sur l’accoudoir d’Ashley. Avec son short en jean et sa chemise hawaïenne imprimée de feuilles de palmier, il était paré pour la plage. Bergman, qui portait quant à lui un charpentier marron et un tee-shirt proclamant : « LES METEORS SONT LES PLUS FORTS », occupait le siège passager qu’il avait fait pivoter ; je pris donc place sur le siège conducteur que je tournais aussi face au public. Comme Vayl et moi n’avions pas du tout abordé la question, j’ignorais au juste ce qu’il accepterait de me voir confier à Jéricho au sujet de la mission. Par conséquent, je jugeai bon de partir moi aussi à la pêche aux infos avant de révéler tous nos petits secrets. — Alors quel est votre rôle exact dans l’équipe du SWAT ? demandai-je. — Ça dépend des situations, répondit Jéricho. Par exemple, si l’on fait une descente quelque part pour mettre la main sur un revendeur de drogue ou un marchand de magie noire, je suis en général le gars qui défonce la porte à coups de bélier. S’il s’agit d’un face-à-face ou d’une prise d’otage, je fais partie des tireurs d’élite. Une idée folle me traversa l’esprit et je faillis sauter sur Bergman pour l’étrangler. Mais la présence de Jéricho m’obligea à rester sagement assise, en souhaitant que quelqu’un dans les parages ait soudain envie de braquer une banque. Est-ce qu’on appelait le SWAT pour ce genre de truc ? Au même instant, le portable de Jéricho se mit à sonner, ce que je pris pour un signe divin. Le cas échéant, j’irai volontiers à l’église au moins une fois cette année. Et presque simultanément quelqu’un frappa à la porte. Cole alla ouvrir. Il s’adressa à notre visiteur, que je ne pouvais voir depuis l’endroit où je me trouvais, puis me regarda d’un air stupéfait. — Ce gars demande à quel endroit on veut installer notre nouveau chapiteau ? La question me plongea dans des abîmes de perplexité, car Jéricho s’était mis à aboyer dans son téléphone, ce qui signifiait que je pouvais faire part de mon nouveau plan à Bergman ; mais si je plaignais celui ou celle qui faisait les frais de la colère de Preston, ça m’intriguait quand même de savoir ce qu’il disait. Heureusement Cassandra et Bergman tendaient l’oreille sans vergogne, aussi je remballai ma brillante idée et rejoignis Cole à la porte. Un petit bonhomme rondouillard en combinaison blanche et coiffé d’un Stetson me salua. Il s’adressa à moi tout en chiquant du tabac qui menaçait de gicler de sa bouche à chacune de ses paroles. — Bonjour, ma p’tite dame, me dit-il. Pas besoin de vous faire du mouron pour le nettoyage. Je suis l’homme de la situation. Cole passa un bras autour de mes épaules, un geste apparemment tout ce qu’il y a d’amical, mais en réalité une mise en garde : Jaz, ne t’avise pas d’étrangler ce sosie d’Elvis en miniature. Je lorgnai les santiags blanches éraflées de notre visiteur. Elles étaient posées en plein milieu du paillasson zappeur de Bergman. Le bouton sur le panneau de contrôle se mit quasiment à clignoter dans ma tête, alors qu’il se trouvait à moins d’un mètre cinquante de là. Ce ne serait pas facile… Allons, Lucille, tâche de gérer la situation. Jaz a déjà presque la bouche qui écume. — Navrée, mais je n’ai pas bien saisi votre nom ou celui de votre société, dis-je d’un ton affable. — Moi, c’est Tom Teller des Tentes, tonnelles et chapiteaux Teller. Oups ! Un filet de jus de tabac goutta sur son menton. Il l’essuya d’un revers de manche, se pencha sur le côté et cracha. Le problème, c’est qu’il ne se pencha pas suffisamment. Une énorme chique d’aspect semi-solide atterrit sur le paillasson, lequel étant un prototype bergmanien, se révéla un poil plus sensible aux liquides que prévu à l’origine. Après avoir consulté sa commande sur le porte-documents qu’il tenait en main, Tom Teller dit à Cole : — C’est la troupe des acrobates Chien-Lung qui nous envoie pour nettoyer le bazar laissé par l’incendie d’hier soir et ériger un nouveau chapiteau avec… Aaaaah ! Tom Teller se dressa sur la pointe des pieds, leva les bras en l’air et se livra à une remarquable imitation de la petite ballerine qui tournoyait jadis dans la boîte à bijoux offerte pour mon huitième anniversaire. Avec un sang-froid incroyable (en ce sens qu’il évita de rire aux éclats), Cole tendit la main tout en veillant à ne pas toucher notre visiteur. — Vous allez bien, mon vieux ? — Bon sang ! c’était quoi, ce truc ? s’enquit Tom Teller. — Je crois que vous venez de recevoir une décharge de fourmis électriques[7] lui répondis-je en donnant un coup de coude à Cole quand je crus l’entendre pouffer. — Vous plaisantez ? J’ai eu l’impression d’être sur une foutue chaise électrique ! — Ma foi, on dit que tout est plus gros au Texas, répli-quai-je en lui décochant un sourire mielleux à la Lucille Robinson. Il épongea son front où perlait la sueur. — Je crois bien l’avoir entendu dire aussi. Euh… je voulais juste savoir si vous souhaitiez qu’on monte le nouveau chapiteau au même endroit que l’ancien. Certaines personnes sont superstitieuses. Elles ne veulent pas qu’on installe le… AAAhhh ! Et hop ! un nouveau numéro de ballerine. — Waouh ! m’exclamai-je. Il n’y a pas de doute, on va devoir appeler l’exterminateur d’insectes. Je levai les yeux vers le ciel d’un bleu si intense qu’il parut confirmer tout ce qu’on m’avait dit sur le paradis. OK, t’as gagné. Après le coup de fil à Jéricho et maintenant le coup du paillasson, je suis à tout jamais à ton service. Derrière moi, l’agent du SWAT pétait les plombs : — Comment ça, l’affaire est close ? On vient à peine d’ouvrir le dossier ! Une femme a été victime de voies de fait hier soir ! Une espèce de face de lézard a essayé de tuer un flic ! (Un bref silence, puis :) J’en ai rien à branler de ce que le gouverneur… Je reconnus le bruit qui suivit, pour l’avoir moi-même produit deux ou trois fois. C’était celui du portable qui se fracassait contre la cloison. De nouveau, Lucille Robinson vint à la rescousse. Elle sourit avec grâce à Tom Teller et lui dit : — Vous savez, cet emplacement convenait à merveille par rapport au passage, alors je pense qu’on va le conserver. Vous savez à quel moment les travaux seront achevés ? Il se dandina d’un pied sur l’autre et se dévissa le cou afin d’entrevoir notre invité en colère. Cole me glissa à l’oreille : — On dirait une dinde constipée. Mon sourire passa en mode « rictus » tandis que Tom Teller crachait une nouvelle chique sur le paillasson défectueux. Putain, ce type va finir dans le coma à force de recevoir des électrochocs ! Une fois de plus il ne s’adressa pas à moi directement. — On devrait avoir fini sur le coup de 17 heures, répondit-il à Cole. — T’entends ça, patronne ? me lança-t-il d’un ton enjoué. Le chapiteau sera dressé à 17 heures ! Je n’avais qu’une envie : que cet abruti dégage au plus vite, en me foutant pas mal qu’il ait froissé mon amour-propre. — Splendide ! Merci beaucoup ! Sur ce, je lui claquai la porte au nez, et Cole et moi, on regagna le canapé vide, où l’on échangea des regards interloqués avec Cassandra. D’un côté, on avait envie de rire aux larmes. Et de l’autre, on se demandait qui Jéricho allait zigouiller en premier. Bergman avait sauvé les différentes pièces du portable et essayait de les remettre en place sur la table recouverte d’un drap. Jéricho crevait d’envie de sortir pour casser la gueule du premier venu, mais il ne quittait pas Cassandra des yeux, laquelle secouait la tête. Non ! non !… Pas de crâne à défoncer, ce matin, SWATMAN… — Cole, demandai-je, on a des boissons gazeuses au frigo ? — Ouais, hier j’ai rapporté un carton de sodas à l’orange. — Parfait, dis-je en me levant. Jéricho, suivez-moi. Vingt minutes plus tard, Cole rendait la massue au stand « Fais-tinter-la-cloche-si-t’es-un-homme », tandis que je jetais à la poubelle la dernière canette écrabouillée, et Jéricho s’affala, aussi calme qu’à son arrivée, dans le fauteuil voisin de Cassandra. Seul Bergman était resté à l’intérieur pour travailler et surveiller les moniteurs. Cole revint avec de la crème glacée frite[8] pour tout le monde, qui embauma l’atmosphère déjà parfumée au soda orange. Jéricho agita l’index dans ma direction : — C’était génial. D’où vous est venue cette idée ? — Fallait que je sois sympa avec un bébé malade et ses deux jeunes parents qui paniquaient et manquaient de sommeil pendant trois semaines. C’était soit ça… (Je désignai la pelouse piétinée et trempée d’eau gazeuse sous nos pieds)… soit je donnais libre cours à ma folie meurtrière dans un quartier résidentiel d’Indianapolis. Il hocha la tête. — Un choix tout ce qu’il y a de judicieux. — Merci. Je fis une pause-toilettes. Une nécessité, mais aussi un prétexte pour aller chercher notre téléphone sécurisé dans la chambre. Mon cœur fit un bond quand j’ouvris la porte, mais je l’ignorai. En revanche, je ne pouvais nier ce dont je prenais soudain conscience : à savoir que j’avais dormi non-stop depuis mon dernier voyage astral. Sans tenter de me tirer une balle dans la tête. Sans traverser la rue en pleine circulation. Et sans me jeter par la fenêtre. Pas un seul rêve. Uniquement un profond silence, serein et paisible, comme celui dont profitait Vayl chaque jour. En récupérant l’appareil sur la commode, je contemplai la tente noire au-dessus du lit, comme une espèce de chauve-souris hypertrophiée. Je tenais beaucoup à Vayl. Plus que je l’aurais dû. Beaucoup plus qu’il le souhaitait. Mais est-ce que j’avais envie de lui ressembler ? Et désirer avec la même ardeur que lui ce que j’avais perdu plus de deux cents ans plus tôt ? En un sens, ça semblait vain et déplacé. Mais est-ce que je n’agissais pas comme lui, à vrai dire ? Est-ce que je ne me raccrochais pas à Matt comme si j’allais le retrouver un beau jour au rayon « Primeurs » de chez Aldi, en train de palper les pamplemousses avec cet air mauvais qui me faisait toujours rigoler ? Vue sous cet angle, ma colère à son encontre prenait davantage de poids. Comme s’il me donnait l’impression de m’avoir trompée en s’en allant. Et moi, dans la suite logique de cette idée, je lui restais fidèle en restant sur place. Le bourdonnement commença tout doucement dans ma tête, puis s’amplifia tellement que je me frappai les tempes du plat de la main. Pas maintenant. J’ai des trucs à faire ! Mais Raoul avait son propre emploi du temps, et je savais que lorsqu’il souhaitait me parler il valait mieux que je l’écoute. Je fermai les yeux, avant qu’il envahisse mon champ de vision pour capter toute mon attention, et lui dis : — Vous avez appelé ? Cette voix énorme gronda dans ma tête. Inversez les rôles une fois de plus. Sans trop savoir pourquoi, je retournai le téléphone que j’avais en main, de sorte qu’en le portant à l’oreille le combiné se trouverait à l’envers. Non, ça ne marchait pas comme ça. Inversez les rôles une fois de plus. Matt m’avait laissée. Inversez les rôles. Et je l’avais abandonné. À l’apogée de notre amour, on avait laissé la mort nous séparer. Une partie de moi n’avait jamais cru que ça arriverait. En fait, je nous méprisais tous les deux pour avoir permis un truc pareil. Je lui en voulais de m’avoir laissée. Et je m’en voulais de rester. — Maintenant réfléchissez. — Quoi ? — Réfléchissez ! — Putain, Raoul, je ne fais que ça ! Je pense tout le temps à Matt. Plus que je le souhaiterais. Si peu de gens le connaissaient. Mais tous l’appréciaient. Surtout Albert. Je plaçai l’appareil à mon oreille, à peine surprise d’avoir composé son numéro. — Ouais ? — Albert ? — Quoi de neuf ? Tout se passe bien ? — J’ai pensé à Matt aujourd’hui. — Moi aussi. — Ah bon ? — Quel faux-jeton ! Je ne t’ai jamais raconté le jour où il m’a bluffé avec juste un roi en carte haute, pour rafler la mise de vingt dollars ? T’imagines ! Quand je pense que j’avais une paire de dix ! — Sans déconner… — Tu sais pourquoi je l’aimais bien quand même ? — Pas vraiment. T’aimes pas grand monde de toute manière. — Parce que le jour où vous vous êtes fiancés tous les deux, on a eu une petite discussion. Et il m’a dit : « Colonel Parks, je veux simplement que Jaz soit heureuse. C’est tout. Peu importe où on est, ou ce qu’on fait. Qu’on soit séparés par des milliers de kilomètres ou collés l’un à l’autre. Tant qu’elle est heureuse, ça me va. » Ne pleure pas, Jaz. — Pourquoi tu me racontes ça maintenant ? — Ton frère a appelé. Il s’inquiétait à ton sujet. Mon père est un peu comme un lanceur au base-ball. Il s’échauffe à sa manière avant de feinter. J’aurais dû reconnaître le ton de sa voix. Mais ça faisait un moment qu’il parlait et j’étais distraite. — Qu’est-ce qu’il a dit ? — Que t’étais dans une sacrée merde ! Alors, maintenant écoute-moi ! aboya-t-il. Elle va finir par t’ensevelir si tu la laisses faire ! Tes déjà dedans jusqu’au cou, Jasmine. C’est comme ça que t’as envie de sombrer ? Il hurlait à tue-tête désormais, comme le jour où j’étais rentrée couverte de boue à l’âge tendre de six ans. Après quoi, j’avais eu les larmes aux yeux. Aujourd’hui j’aurais volontiers shooté dans ses vieux genoux cagneux. Peut-être qu’il m’avait donné une éducation, tout compte fait. J’avais enfin appris à frapper cette balle feinte. — Non, mon colonel. — Alors bouge-toi le cul et réagis ! — Bien, mon colonel. — T’as déjà baisé avec ton chef ? — Quoi ? — À l’évidence, t’as besoin de te faire sauter, Jaz. — Oh ! mon Dieu ! ne me dis pas qu’on a ce genre de conversation. Albert, on n’a pas ce genre de conversation ! Je raccrochai, horrifiée, tout en rigolant. Ce type devrait être mis en cage. Dans un zoo. Sur la planète Mars ! Toutefois, à sa manière directe et plutôt crue, Albert m’avait fourni la réponse. Matt et moi nous étions aimés jusqu’à la fin de nos existences respectives. Jusqu’à l’aube de notre éternité. J’espérais certes qu’il s’éclatait comme un fou à l’endroit où il avait atterri. Est-ce qu’il éprouvait la même chose pour moi ? Souvenez-vous-en, reprit Raoul, en projetant dans ma tête la seule scène que je n’avais pas envie de revoir. Mais ma psyché nous représentait tous les deux morts sur le sol de la cuisine d’une planque manifestement peu sûre, mon corps enveloppant celui de Matt, nos âmes s’élevant dans notre dernier acte commun. Puis la sienne, cette magnifique œuvre d’art aux mille et une facettes multicolores, que je pouvais admirer des journées entières sans me lasser, vola en éclats. Et une partie rejoignit la mienne. Se fondit dans la mienne. Il me laissait une part de lui-même. Pour que je n’oublie pas. Que je puisse trouver le repos. Chapitre 25 Pourtant, avant de pouvoir trouver la paix, j’avais ce boulot à finir. Et maintenant que je savais comment faire, il fallait que je mette le plan en action. J’appelai notre QG. — Demlock Phamaceuticals, répondit Martha de sa voix râpeuse et volontaire. — Le service marketing, je vous prie. Trois « clic » et un bourdonnement plus tard, Martha se sentit en sécurité pour me parler. — J’écoute… — Jaz à l’appareil. Pete est dans le coin ? — Où voudrais-tu qu’il soit ? — À un cours de claquettes ? — Ha ! Ne quitte pas, mon chou. Pete m’accueillait toujours de la même manière : — Dites-moi que vous n’avez pas accidenté une voiture. — Comment je pourrais ? répliquai-je d’un ton amer. Tout ce que vous m’avez refilé, c’est un scooter pourri. — Avez-vous jeté un coup d’œil au palace roulant que Vayl a loué ? Ça me coûte un bras, une jambe et deux ou trois organes vitaux ! — Alors je ferais bien de dire à Bergman d’enlever le compresseur V 8 du plancher, pas vrai ? Vous pensez que les taches d’huile Pennzoil, ça part au savon Palmolive ? (Pete émit ce bruit caractéristique qui précédait ses crises du genre « Vous-avez-explosé-le-budget ». Au début, ça m’effrayait, mais j’avais fini par apprécier. C’est tordu, je sais.) Je plaisante. Le mobil-home est comme neuf. (Enfin, il le serait après le passage des nettoyeurs de moquette.) Toutefois le chapiteau du spectacle a brûlé hier soir. De nouveau le petit bruit, un subtil mélange entre le gars qui s’étouffe sur une grosse part de gâteau et celui qui marche pieds nus sur des éclats de verre. Je m’empressai d’ajouter : — À l’heure qu’il est, les gens qui ont mis le feu remplacent le chapiteau. Ce qui m’amène à mon problème… (Je lui expliquai alors le scénario de la veille au soir, le rôle de Jéricho, et la manière dont Pengfei – par l’entremise de Chien-Lung – avait commencé de brouiller les pistes.) Ils se sont déjà mis le gouverneur du Texas dans la poche. Quelqu’un vous a dit d’interrompre notre mission ? — Non, répondit-il, songeur. Mais on m’a demandé en revanche de briefer le président demain matin à propos d’une affaire qui n’a rien à voir. Du coup, je me demande si… — Ouais, moi aussi. Il y a un moyen pour que vous puissiez vous faire oublier d’ici là ? Juste au cas où. — Vous pouvez régler ça ce soir ? Je n’en avais aucune idée. — Absolument. — Alors, on va dire que je me sens patraque. Ça doit être le fromage blanc avec lequel j’ai tartiné mon bagel ce matin. Je rentre chez moi, Jaz. Vingt-quatre heures. C’est tout ce que je peux vous promettre. Et vous savez quoi ? Merci de me donner ce prétexte. Je déteste le costume que je porte aujourd’hui. Je suis engoncé sous les bras. J’ai hâte de me débarrasser de cette veste et… — Bon sang ! Pete, je crois que je tiens une piste. — Quoi ? — L’allusion à votre costume m’a mis la puce à l’oreille. L’avhar de Samos m’a confié qu’il avait trouvé cet horrible costume trois-pièces violet dans une boutique pour hommes appelée Frierman. Par la suite, le Pillard engagé par Samos m’a dit avoir acheté ses santiags au même endroit. — On va vérifier. — Attendez. Je réfléchis… Laissez-moi le temps de me remémorer la conversation. (Je songeai à mon échange avec Shunyuan Fa, puis avec Yale.) Le magasin se situe à Reno. — Excellent ! Chapitre 26 Comme j’avais la bénédiction de Pete pour fournir à Jéricho autant d’informations que je l’estimais nécessaire, j’étais prête à cracher le morceau en ressortant du camping-car. Mais en le voyant discuter sérieusement avec Cassandra, le vieux désir de protéger les vies fragiles qui m’entouraient fit tinter des cymbales dans ma tête. Ce gars est père de famille, et pas du genre d’Albert. Pour l’heure, il ne court aucun danger. Même son service souhaite lui retirer cette affaire. Alors autant ne pas l’impliquer. Xia Ge apparut à ce moment-là. Tout comme Cassandra, elle avait pris le temps de se pomponner. Elle avait dénoué ses cheveux soyeux qui s’harmonisaient avec son pull rouge, col en V. Son pantalon noir semblait impeccable, l’un des avantages d’avoir un gamin qui ne régurgite pas régulièrement ses repas. Vêtu d’une combinaison bleue parsemée de singes, et aussi joyeux que s’il avait écrabouillé des biberons toute la matinée, bébé Lai précédait maman dans son trotteur. Cole s’était déjà levé pour les saluer. La lueur dans les yeux de Xia Ge quand elle lui sourit me dérangea. Je ne pensais pas qu’elle le draguerait un jour, mais le simple fait qu’elle soit attirée par lui me faisait de la peine pour Xia Shao. Il ne devrait jamais exister un autre homme. Même pas dans tes fantasmes. Je regardai Xia Ge. Même pas dans tes rêves. Je m’accroupis près de la poussette et passai un petit moment à papoter avec Xia Lai, en lui suggérant qu’un jour il pourrait peut-être apprendre à E.J. comment bondir dans les airs sans gerber. Deux minutes plus tard Xia Ge s’accroupit à mes côtés. Tout en souriant au bébé, elle s’adressa à moi : — Xia Shao parti prendre son frère, Xia Wu à l’aéroport. Lui demander si vous avez déjà parlé à police ? Je désignai Jéricho d’un hochement de tête : — C’est lui. Xia Ge parut si soulagée que je faillis lui tapoter l’épaule. Mais elle pensait à l’évidence qu’on nous observait, alors je jouai le jeu. — Qu’est-ce que lui a dit ? demanda-t-elle. — Il s’est passé quelque chose de grave et des gens puissants essaient d’étouffer l’affaire, répondis-je. (Ses mains agrippèrent le trotteur, mais elle conserva un visage serein.) On a ordonné aux forces de police régulières de ne pas s’en mêler. (Je baissai le ton.) Je n’en fais pas partie, mais je travaille pour le gouvernement des États-Unis. (Je chatouillai Xia Lai sous le menton et le fis rire aux éclats.) Je ne peux pas vous donner la raison de ma présence ici, mais sachez que votre famille sera davantage en sécurité quand j’aurai fini mon travail. Si je vous confie un numéro de téléphone, vous voudrez bien le retenir ? — Oui. J’énumérai les chiffres par séries afin qu’elle les retienne plus facilement. Je les énonçai trois fois et les lui fis répéter trois fois. — Dites à Xia Wu de m’appeler lorsque je pourrai monter sans crainte à bord du Constance Malloy. Précisez-lui qu’il ne doit en aucune circonstance tenter quoi que ce soit à titre individuel. Il échouerait sinon. Nous seuls avons les moyens de vaincre Chien-Lung. Elle hésita si longtemps que je finis par la regarder en face. Mais elle avait baissé la tête et farfouillait dans le sac à langer. — Qu’est-ce qu’il y a ? Les sanglots entrecoupaient ses paroles. — Si rare que nos deux pays coopèrent… Moi craindre le pire… Xia Wu va mourir. Xia Shao aura grand chagrin… Peut-être Chien-Lung va le tuer aussi… Peut-être sa colère s’abattre ensuite sur Xia Lai et moi. Puisqu’on était manifestement passés en mode « changement de couches », je détachai Xia Lai et le soulevai de sa poussette. Incroyable le poids que pouvait contenir un si petit paquet ! — Je vois qu’on a bien profité de son petit déjeuner, lui dis-je. Il sourit et, en gage de bonne volonté, remplit en stéréo et en odorama sa Huggies, après quoi Xia Ge reprit les opérations en main pour ma plus grande joie. J’essayai de ne pas avoir l’air trop dure, même si ça transparaissait dans mes propos : — Dites à votre beau-frère que la Chine et les Etats-Unis peuvent aller au diable. Il s’agit de votre famille. Pigé ? Elle hocha la tête. Et Xia Lai aussi. Puis il lâcha un pet et on éclata de rire. Le débat était clos. Chapitre 27 Après le départ de Xia Ge et Xia Lai, je retournai dans le mobil-home. Bergman bondit quasiment par-dessus la table puis, voyant que c’était moi, reprit sa position d’origine, penché au-dessus de ses jouets, une loupe fixée sur le verre gauche de ses lunettes, comme un joaillier qui expertise des diamants. — Bergman, j’ai une idée. — Quoi ? — Arrête de sursauter au moindre bruit. Tu vas adorer. Il s’adossa à son siège. — Jasmine, j’ai environ dix heures pour fabriquer un traducteur qui parle normalement comme ça… (il appuya sur une touche du clavier de son ordinateur, et l’on entendit une voix robotisée s’exprimer en chinois)… mais puisse s’exprimer comme ceci… Il pressa une autre touche, et l’ordinateur reproduisit la dernière tirade de Pengfei. — Hmm… ça n’a rien à voir, en effet. — Tu trouves ? — Bergman, c’est là où t’es le meilleur. Tu vas t’en tirer haut la main. C’est pourquoi je suis certaine que t’auras du temps à consacrer à mon autre idée. Il s’avachit tellement sur son dossier que je crus qu’il allait glisser sous la table. Mais ses genoux se retrouvèrent bloqués de l’autre côté. Je poursuivis donc : — La pilule qu’on voulait faire avaler à Chien-Lung hier soir… Est-ce qu’on pourrait la glisser dans une balle et accélérer ses effets ? Pour une réaction quasi instantanée, tu vois ? Comme si quelqu’un l’avait soulevé par-dessous les bras, Bergman se redressa sur son siège. — Quel calibre ? — La balle doit rester intacte, mais j’aimerais utiliser Chagrin. Comme ça, l’arbalète me servira d’arme de secours. J’attaque d’emblée avec mon arme habituelle, mais il faut que je sois sûre de mon coup, tu comprends ? Ainsi, je pourrais atteindre Pengfei quasiment n’importe où et « paf ! ». Il se redressa davantage : — Ou plutôt… « pschit ! clac ! ». J’acquiesçai : — Cool ! — Je m’en occupe, dit-il en souriant. Je ressortis. Cassandra et Jéricho discutaient toujours. Cole s’était joint à eux, si bien que les rires ponctuaient la conversation. Je rapprochai un fauteuil et tous les trois se tournèrent vers moi d’un air impatient. — Comment savez-vous que j’ai un truc à vous annoncer ? demandai-je. — Cassandra nous l’a dit. Je la regardai en grimaçant. — Rappelez-moi de ne plus jamais tenter de vous faire une surprise. (Je captai le regard de Preston et poursuivis :) On veut mettre la main sur Face-de-lézard. Faut à tout prix qu’on le chope ce soir, car si d’ici à demain votre gouverneur éternue, il y a de fortes chances pour que ses microbes atteignent le président sous peu. Toutefois je sais que vous ne pouvez pas agir de manière officielle. Mais faut s’attendre à quelque chose ce soir. Avec un peu de chance, ça se passera à bord de ce yacht (je désignai le Constance Malloy), c’est-à-dire loin des côtes. Mais si on n’arrive pas à contenir la violence, les gens ici présents ne seront pas bien protégés. J’ai inspecté la sécurité de ce festival et ça craint. Pourquoi tu dis ça ? s’enquit une partie de mon cerveau qui aurait dû certes réagir plus tôt. Il risque d’y avoir beaucoup de monde, alors t’as besoin de flics ne serait-ce que pour gérer ces problèmes-là. On a déjà eu une minimanif de la part de fanatiques antialterhumains, et même si c’était minable en soi… ça pourrait engendrer une émeute bien plus importante et bien plus effrayante, si on ne traite pas ça correctement. — Pourquoi Chien-Lung est-il là ? repris-je. — J’imagine que tu n’attends pas la réponse qui coule de source, dit Cole. — Il a volé un objet d’une valeur inestimable et s’il parvient à le reproduire en série, celui-ci rendra son armée quasi invincible. Alors pourquoi est-ce qu’il ne prend pas le premier vol pour la Chine ? Cassandra intervint : — Vous voulez dire : « Pourquoi Pengfei ne se fait-elle pas discrète, en l’occurrence ? » — Ouais, j’imagine. — Je suis perdu, avoua Jéricho. Je m’avançai sur mon fauteuil. — Écoutez, ce soir Chien-Lung aura tout un équipage chinois à bord de son yacht. Il attend le bon moment, à savoir quand ils seront tous là. Qu’est-ce que ça vous inspire ? Ils me dévisagèrent tous les trois, visiblement déroutés. — C’est à bord de son bateau qu’il va s’enfuir, expliquai-je. Voilà pourquoi il est encore là. Il n’a rien pu faire parce que son équipage n’était pas arrivé de Chine. — Alors il s’en va ce soir ? — C’est ce que je pense, mais autre chose va se produire avant son départ. (Je me tournai vers Jéricho :) D’un point de vue logistique, ce festival est prêt à exploser. Ça va être bourré de monde ce soir. La sécurité n’est pas au point et les gens engagés par les organisateurs sont largement sous-entraînés. (Une idée me traversa l’esprit :) L’épisode de l’incendie de notre tente, c’était peut-être un test pour voir le genre de pagaille qu’ils peuvent créer et pendant combien de temps. (La vidéo de Pengfei arrachant le cœur de Li me revint alors en mémoire.) Ou peut-être que je me trompe. En tout cas, je me sentirais drôlement mieux si vous pouviez faire en sorte que cette foire grouille d’agents du SWAT hors service. Veillez simplement à ce qu’ils sachent tous qu’en cas de pépin c’est vous qui commandez. Il s’était mis à hocher la tête vers le milieu de mon intervention. Dès que j’eus fini, il se leva et parla dans son portable réparé par Bergman, tout en gagnant l’allée qui menait à l’arène des acrobates. Cassandra l’observa s’éloigner, glissant dans son fauteuil à mesure qu’augmentait la distance qui les séparait. — Tellement adorable… — Ouais. — Et regardez cette paire de fesses. Je considérai ledit postérieur. — Au-dessus de la moyenne, ça ne fait aucun doute. Mais pas pour les mains de Cassandra ? Elle secoua la tête avec tristesse. — Une autre femme s’interpose désormais entre nous. Il la rencontrera d’ici à un mois. — Plus jolie que vous ? Cassandra esquissa un sourire. — Alors ? — Non. — Ah ! — Jaz ! — Ma chérie, on doit savourer ses petites victoires chaque fois quelles se présentent. Chapitre 28 Jéricho revint, mais ne s’attarda pas. Le devoir l’appelait. Après être convenus de se retrouver plus tard dans la moirée, on se dit au revoir. — Et maintenant ? demanda Cole. On se tenait tous les trois sous l’auvent du mobil-home quand je commençai à culpabiliser de laisser Bergman si longtemps seul, mais il aimait tellement ça. Pour notre prochaine mission ensemble, il lui faudrait à tout prix se rendre plus sociable, même s’il ne jugeait pas ça nécessaire. — Ça dépend vraiment de vous, Cassandra, dis-je. De quoi avons-nous besoin pour ce sortilège de déguisement ? Elle leva l’index : — J’ai étudié ça hier soir. Le temps de chercher mon livre et je suis à vous. Elle entra dans le camping-car. J’attendis les grognements et les éclats de voix signalant l’habituelle prise de bec avec notre névropathe à demeure, mais elle ressortit indemne avec un vieil ouvrage dont la reliure avait l’air d’être… — Ne me dites pas que c’est de la peau humaine, hasarda Cole. — Non, dit-elle. Il pourrait s’agir d’agneau, je crois. — Ce qui n’est guère mieux, observai-je. Vous savez, là où j’ai grandi, entre 1988 et 1990 on ne pouvait même pas acheter de l’agneau chez le boucher. Cassandra secoua tristement la tête. — Ça explique sans doute beaucoup de choses à votre sujet. Cole se mit à rire, jusqu’à ce que je lui flanque un coup de pied. — Bon ! reprit-il, qu’est-ce que raconte le livre à la couverture qui donne la chair de poule ? Elle l’ouvrit à une page marquée par – je ne plaisante pas – un morceau de papier-toilette. L’ouvrage grinça. Cole et moi, on échangea un regard. Il frissonna comme s’il entrait dans une maison hantée, tandis que je roulais des yeux. — Vous voulez bien arrêter vos singeries ? — Désolé, dit Cole. — T’as une influence perturbatrice, lui fis-je remarquer. — Si tu savais le nombre de profs qui m’ont fait cette réflexion, tu n’en reviendrais pas. — Permets-moi d’en douter… — Nous devons faire une liste de courses, déclara Cassandra. Elle avait apporté son sac à main. Après avoir fouillé à l’intérieur pendant une trentaine de secondes, elle en sortit un calepin et un stylo qu’elle tendit à Cole. Il agita celui-ci d’un air admiratif. Le stylo était enrobé d’une étoffe rouge toute douce et l’on avait collé de fines plumes rouges à l’extrémité. — Cassandra, dit-il, j’espère que vous savez que le braconnage de Muppets est illégal dans ce pays. — Taisez-vous donc et écrivez ! Elle lut la liste qui comprenait quelques plantes potagères courantes comme l’herbe à chat ou le basilic, ainsi que des ingrédients dont je n’avais jamais entendu parler tels que la derrentia et le triptity. — Où va-t-on trouver ces trucs ? demandai-je. — Corpus Christi est une grande ville, répondit-elle. Il y a forcément une assemblée de sorcières qui dirige une boutique de ravitaillement, sans doute située près de la baie. Elle arriva au bout de la liste et s’arrêta, alors que je savais qu’elle n’avait pas terminé. — Quoi ? — Il nous faut un bout d’un de ses vêtements. — Bien sûr. On ne peut pas garder ça pour la fin ? Jusqu’à ce que je me trouve à bord du yacht, vous savez ? Elle parcourut la recette du sortilège, puis : — Oui, dit-elle lentement. Mais nous avons aussi besoin de quelque chose qui lui appartient… — Genre… une mèche de cheveux ? Cole leva les bras au ciel. — Comment on est censés trouver ça, bon sang ? On est quasi certains que Chien-Lung et elle ne passent pas la journée sur ce bateau. Ils seraient trop vulnérables. — En réalité, j’ai une autre idée. Bergman peut éventuellement nous aider. Je grimaçai. — Il a une tonne de boulot en ce moment. — Alors laissons ça de côté pour l’instant. On a une chance de pouvoir se débrouiller sans lui. D’abord, les commissions. — Je peux venir ? Oh ! cesse de me regarder comme ça ! Bergman ne me laissera pas le regarder et encore moins lui donner un coup de main. Vayl est hors course pour le moment, et toutes les belles nanas sont au taf. (Il tricota des sourcils en ajoutant :) Ou au centre commercial… Quatre heures plus tard, les bras chargés de sacs et – Bon, ça va – d’une jolie robe verte constellée d’étoiles argentées qui était en solde dans le même magasin que le triptity – ce qui m’ôtait toute culpabilité –, on revint au mobil-home. Cassandra ouvrit la porte et posa le pied sur la première marche. Je me tordis le cou pour voir ce qui se passait derrière elle, surtout quand j’entendis Bergman fredonner gaiement : — Ba-bam-bam, ta-da, tou-dou-dou ! Je glissai la tête sous le coude de Cassandra. Bergman dansait ! OK, ça ressemblait plus au papy qui voulait éviter de se casser le col du fémur tout en prouvant qu’il savait encore se trémousser au mariage de son arrière-petite-fille. Mais quand même. — Bergman, dis-je, c’est ta danse de la victoire ? Il me sourit jusqu’aux oreilles. — Regardez, Cassandra, dis-je. Bergman a des dents ! — Elles sont très jolies, répliqua-t-elle. — Laissez-moi entrer avant que mes bras se disloquent ! s’écria Cole. On s’engouffra tous à l’intérieur en laissant tomber les sacs sous le moniteur, lequel n’avait pas révélé autant d’activité depuis un petit moment. Je jetai un nouveau coup d’œil. L’équipage chinois était arrivé. Mais Xia Wu n’avait pas appelé. Bon ! je savais que je ne pourrais peut-être pas compter sur lui. S’il ne me contactait pas d’ici au lever de Vayl, on modifierait notre plan en conséquence. Je me tournai encore vers Bergman : — Qu’est-ce que t’as fait, alors ? (En guise de réponse, il brandit un long câble fin. Au prix d’un énorme effort, je me retins de le lui arracher des mains et poursuivis :) C’est le traducteur ? Il hocha la tête, toutes dents (magnifiques) dehors, puis vint vers moi et passa le fil autour de ma tête. — Le but consiste à l’entremêler à tes cheveux. Si tu les gardes lâchés comme ça, me montra-t-il en prenant une poignée de boucles qu’il enroula autour du fil, on ne devrait rien voir. Voilà… Dis quelque chose. — Comment ça marche ? C’est tellement fin, je veux dire. Où est la batterie ? Personne ne répondit. Ils me contemplaient. Je vis la stupéfaction s’afficher sur leur visage. — J’en reviens pas, dit Cole. Tu parles comme cette salope ! — Modérez votre langage, jeune homme ! rétorquai-je. Cassandra acquiesça. — Tout à fait. Bergman s’approcha encore. — Maintenant dis quelque chose. — C’est tellement incroyable, Bergman. T’es un génie d’enfer ! — C’est bien ce que je pensais. (Il ne réagissait pas à mon compliment.) Quand je me tiens tout près, j’entends notre langue avant qu’elle soit traduite en chinois. Alors assure-toi que les gens se trouvent au moins à un mètre cinquante de toi. Et trouve un moyen de masquer tes lèvres. À l’aide d’un éventail peut-être. — Comment t’as pu fabriquer ça ? s’enquit Cole. — Pour commencer, je n’aurais pas pu sans avoir déjà la voix de Pengfei sur l’ordinateur. Euh… pour le reste, ça ne te regarde pas. Il s’exprimait d’un ton désinvolte, mais ses yeux de chien battu imploraient : Nourrissez-moi, cajolez-moi, aimez-moi. Je tenais quand même à ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ce serait trop nul de tout gâcher par un excès d’optimisme. On voyait ça tous les jours sur les chaînes ciné du câble. — Tu t’es surpassé, Miles. Sans doute le meilleur travail que tu aies jamais accompli, compte tenu des délais ultraserrés. Pourquoi ne pas te reposer pendant le reste de la journée ? Oublie l’idée dont on a parlé tout à l’heure. Je peux très bien buter Pengfei avec une balle classique. — Tu veux rire ? Je suis trop bien parti, Jaz. Ton truc sera prêt d’ici à la tombée de la nuit ! Une lueur folle brillait dans ses yeux, à présent. Un peu fanatique, comme Dale Spitzer et sa bande de cinglés anti-alter. Une lueur tellement plus effrayante que je pouvais m’y reconnaître. C’était le boulot qui l’engendrait, bon sang ! On devenait vite accro, si on se laissait envahir par lui ou bien, comme dans notre cas, si on l’apprivoisait, on le baratinait et on le suppliait parfois de ne pas nous lâcher. J’hésitai. — OK, mais je te préviens. On n’a plus le temps de faire mumuse dans le bac à sable. Cassandra doit encore préparer sa partie du déguisement de Pengfei. Et puis il faut que je trouve un moyen de remonter à bord du Constance Malloy. Allez, Xia Wu, prends tes couilles à deux mains et appelle-moi, bordel ! Ce qu’il fit effectivement deux heures plus tard. Encore heureux, parce que je venais de psalmodier : « Pique-nique-douille-c’est-toi-l’andouille », histoire de piocher celui que j’allais étrangler le premier, et l’avenir proche s’annonçait lugubre pour Bergman. Le gros problème, c’est que quatre adultes n’étaient pas censés se retrouver dans un espace si réduit avec autant de risques en jeu. Pour faire un bridge, OK. Mais préparer l’assassinat de deux vampires qui pouvaient facilement déclencher un incendie… Nooon. Personne ne trouva amusantes les pitreries de Cole, ce qui le poussa à remballer ses billes pour aller jouer ailleurs. Il disparut un moment dans la salle de bains. Personne ne voulut même savoir ce qu’il mijotait là-dedans. Puis il alla s’installer à la place du chauffeur et zapper si vite entre les stations de radio que Cassandra finit par lui hurler de se décider une bonne fois pour toutes ou bien de passer un foutu CD. Oui, elle dit un « foutu » CD. Elle commençait vraiment de transpirer. J’attribuais ça en partie à la vapeur qui s’élevait de la grosse marmite en ébullition sur la cuisinière. J’ignorais pourquoi elle se croyait obligée de pencher toute sa tête au-dessus chaque fois qu’elle remuait son contenu, mais allez savoir… j’imagine que certains jeteurs de sorts aiment bien mettre les mains (ou la tête) dans le cambouis. L’autre partie du problème, c’était Bergman. — Ces instruments sont très sensibles à la température, annonça-t-il à la cantonade. (Puis il se tut. Cinq minutes après :) Le métal transpire. Comment je suis censé faire un travail si délicat avec du métal qui transpire ? Cassandra quitta la cuisine comme une furie pour s’engouffrer dans la salle de bains. Quelques instants plus tard elle revint et flanqua un stick de déodorant sur la table de Bergman. — Essayez ça sur votre foutu métal ! lâcha-t-elle avant de se remettre à son travail. Il me regarda, sourcils haussés, comme pour dire : « C’est quoi son problème ? » Je le montrai aussitôt du doigt. Puis je comprimai les lèvres, fis mine de les fermer d’un coup de zip, et de donner un tour de clé imaginaire aux commissures, avant de jeter ladite clé par la fenêtre. Je me débrouillai pour éviter le conflit ouvert, mais Xia Wu dut percevoir le soulagement dans ma voix quand je décrochai : — Désolé de ne pas avoir appelé plus tôt, déclara-t-il d’un ton sincère. Il y avait tant de choses à faire avant que je puisse me libérer. — Ne vous inquiétez pas, assurai-je. Je suis touchée que vous acceptiez de nous laisser notre chance. — Je suis prêt à parler, rectifia-t-il comme pour se couvrir. Merde alors, jài pas de temps à perdre en négociations ! D’une manière ou d’une autre, il fallait pourtant que je mette la main sur une tenue de Pengfei. Et sur un éventail. Et peut-être même sur son maquillage et les trucs qu’elle se mettait dans les cheveux. À force de vouloir pousser ce sortilège à fond, il risquait de foirer. Par ailleurs, ce serait sympa d’isoler Pengfei de Chien-Lung pour commencer. Notre plan se déroulerait tellement mieux si je pouvais la tuer et la remplacer avant même que Chien-Lung la voie ce soir-là. Si je parvenais à m’introduire dans sa chambre, peut-être que j’y trouverais un indice pour savoir où elle se cachait. Mon boulot serait tellement plus simple si je savais où deux macchabées se planquaient pendant la journée ! — Mademoiselle Robinson ? — Navrée, Xia Wu, mon esprit vagabondait… Euh, oui… nous pourrions bien sûr discuter. Puis-je vous retrouver abord ? — Certainement. En guise de couverture, veuillez rapporter le vêtement de Pengfei laissé au pressing J-Pards à l’angle de la 26e et d’Elm. J’ai omis de passer le récupérer pendant que j’étais en ville, afin d’avoir un prétexte pour me le faire livrer. — Très astucieux, commentai-je. Un pressing ! Argh ! Pengfei avait laissé une tenue là, sur la terre ferme, comme un fruit mûr prêt pour la cueillette, et je n’avais même pas envisagé cette possibilité. — Mon frère Xia Shao a le ticket. Il va s’assurer que vous l’ayez d’ici à une heure. Tâchez d’être sur le bateau avant 17 heures. OK, j’avais à présent deux bonnes raisons de ne pas aimer ce mec, peut-être trois. Primo, il n’était pas prêt à se jeter à l’eau d’emblée. Deuzio, il n’avait aucun scrupule à impliquer son frère. Alors qu’avec une famille sur les bras Xia Shao ne pouvait se permettre d’affronter de si près le danger représenté par Chien-Lung. Et tertio… peut-être… comme il était isolé par le téléphone, la diction de Xia Wu me laissait penser que l’Armée de libération du peuple avait recruté des alterhumains. Et je ne pensais pas que le groupe particulier de Xia Wu fasse grand cas du mien. En fait, je me dis qu’il pouvait bel et bien être un Pillard. Chapitre 29 D’instinct, je voulus expédier la famille Xia loin de la ville. Les planquer quelque part en lieu sûr, jusqu’à ce que Pengfei, Chien-Lung et Xia Wu ne représentent plus la moindre menace. Mais cela prouverait alors qu’ils étaient des alliés des Américains et leur ferait peut-être courir un risque d’autant plus grand. En outre je pouvais très bien me tromper au sujet de Xia Wu. Par conséquent, quitte à le regretter plus tard amèrement, je décidai que la meilleure ligne de conduite consistait à ne rien faire du tout. Toutefois je devais récupérer ce ticket de pressing et l’on avait vu un peu trop souvent les Xia traîner du côté de notre camping-car. — Cole, t’as l’air de t’ennuyer. Il pivota sur son siège et me fit face ; j’étais debout entre les canapés Mary-Kate et Ashley, le téléphone toujours en main. Pour l’heure, Cole faisait des grimaces. C’est-à-dire qu’il pinçait ses sourcils entre le pouce et l’index de chaque main et changeait d’expression au rythme de la chanson qui passait à la radio, à savoir un classique intemporel : Help Me, Rhonda, par les Beach Boys. Je glissai le portable dans ma poche. — C’est parce qu’on t’a privé de Monsieur Patate quand t’étais petit que t’es devenu comme ça ? Il fronça les sourcils : — Sache que je suis traumatisé à vie pour avoir manqué de jeux PlaySkool entre sept et neuf ans. Tu savais qu’à un certain Noël j’ai dû me contenter d’un circuit électrique avec double looping de chez Tyco ? — Je suis épatée que tu n’aies pas encore fait sauter toute une chaîne de magasins de jouets. Allez viens, sortons d’ici ! — Vous partez ? s’écrièrent Cassandra et Bergman en chœur, leurs voix de soprano (lui) et de ténor (elle) s’associant pour gratifier nos oreilles attentives d’une exquise harmonie de vive appréhension et de panique totale. — Oui, répondis-je, encore que ça ressemble plus à une fuite, à mon avis. Si vous vous entre-tuez avant notre retour, tâchez de mettre par écrit – sous forme « imprimée » je précise, et non pas « manuscrite » – les instructions pour utiliser vos gadgets. Je ne franchis pas vraiment la porte comme une tornade, mais ce fut certes l’une de mes sorties les plus énergiques. Pris par surprise, Cole ne put me rattraper et dut esquiver la salve d’exigences et de requêtes diverses et variées dont Cassandra et Bergman l’assaillirent avant de pouvoir me rejoindre enfin à l’extérieur. — J’aime bien ces deux-là, me confia-t-il, mais seulement quand on les prend chacun à part. — Entièrement d’accord. — Ensemble, ils sont comme une nappe de pétrole et des créatures aquatiques d’Alaska. — En tout cas, pour notre salut à tous, j’espère qu’ils vont trouver un moyen de s’entendre. Sinon, à terme, j’ai bien peur qu’un des deux doive s’en aller. Cole plaça les doigts aux commissures de ses lèvres et tira celles-ci vers le bas. — Arrête avec tes grimaces à la con ! Il haussa les épaules, comme s’il ne pouvait comprendre mon manque d’humour. — Bon ! on va où alors ? — Chercher les Xia. À cette heure-ci, on aurait dû les trouver chez eux, puisque Xia Shao était entre deux représentations, et je me dis qu’ils devaient plus ou moins nous attendre. On se balada dans le coin, en souriant aux gens qu’on croisait, dans l’espoir qu’on dénicherait les Xia avant d’être obligés d’arrêter quelqu’un pour demander après eux en citant leur nom. J’eus alors une inspiration. Je pris Cole par la main et l’entraînai vers l’allée où plusieurs stands de jeux venaient d’ouvrir. — T’as joué au base-ball quand t’étais gamin, pas vrai ? lui demandai-je. — Bien sûr. — Et ton père entraînait l’équipe ? — Ouais, admit-il sur ton bizarre, genre : « Comment t’as pu deviner ? Est-ce que j’ai l’air si niais ? » — Donc t’étais lanceur. — J’étais le seul gosse à pouvoir lancer la balle au-delà du marbre sans la faire rebondir. Il était un peu sur la défensive désormais. Je le poussai vers le comptoir d’un stand conçu pour ressembler à un banc de remplaçants au base-ball. À l’arrière, on avait installé des quilles sur quatre tables différentes. Plus on en faisait tomber, plus le lot était sympa. J’attirai attention de Cole sur un petit nounours marron assis sur une étagère. Il valait… dix quilles. — C’est celui que je veux. Le patron du stand, un type de la cinquantaine, auquel il manquait au moins quatre dents et dont les cheveux bruns et gras encadraient son visage triste et squelettique, s’approcha pour prendre mes cinq dollars. Je gardai le billet en main en l’obligeant à me regarder en face. — Vous savez quoi ? dis-je. Je suis flic, mais également ici pour m’amuser. Alors j’ai pas franchement envie de vérifier si votre commerce est parfaitement réglo. Que diriez-vous de procéder à deux ou trois petits changements avant qu’on commence ? Avec mon seul regard, je m’arrangeai pour qu’il comprenne ce que je lui ferais subir s’il tentait de me rouler, et il lâcha le billet comme si je l’avais trempé dans de l’huile de ricin. Il nous tourna le dos pour tripoter le jeu du milieu. Je vis ses mains se glisser dans le minitablier attaché autour de ses hanches osseuses, puis il se retourna et regarda Cole. — Prêt à jouer ? — Toujours ! répondit Cole. Trois lancers plus tard, j’avais mon nounours en main et on repartait vers les caravanes. On dut seulement arrêter deux gars, en leur expliquant qu’un bébé, dont les parents étaient acrobates, avait laissé son nounours sous le chapiteau pendant notre spectacle de la veille. L’un d’eux ne parlait pas notre langue. L’autre nous indiqua aussitôt le camping-car des Xia. Xia Shao nous ouvrit la porte. Il portait un tee-shirt blanc et un pantalon noir ample, noué à la taille. Ses cheveux étaient dressés sur sa tête, comme s’il n’avait pas cessé de se passer la main dedans. Ses yeux étaient rouges et bouffis. Oh ! mon Dieu ! Xia Ge les a quittés. Mais elle apparut ensuite à ses côtés et posa la main sur l’épaule de son mari. Xia Shao se détendit aussitôt. Ouf ! Je ne m’étais pas rendu compte à quel point je tenais à ce que cette famille reste soudée. C’était à cause du petit bonhomme que j’aperçus à l’arrière-plan, assis dans sa chaise haute et martelant son assiette à l’aide d’une cuiller en plastique, tel le futur batteur du groupe Cereal Killers. Je tendis le nounours. — Votre bébé l’a laissé hier soir sous notre chapiteau. On souhaitait le lui rendre, car on s’est dit qu’il aurait du mal à s’endormir sans son doudou. Je souris, en espérant qu’ils pigeraient l’astuce. Ce qui fut le cas. Avec une rapidité incroyable. Xia Shao s’inclina avec effusion. — Merci. Merci. Vous vouloir entrer, s’il vous plaît ? Je jetai un regard à Cole. — Bien sûr. On a bien une minute, j’imagine. Je décrirais la déco du mobil-home des Xia comme « période bébé ». Hormis le fait que l’environnement était propre et sans un grain de poussière, l’endroit était jonché de balles, de hochets, de marionnettes de Rue Sésame et d’anneaux pour que le petit se fasse les dents. Xia Ge alla débarbouiller le décorateur en herbe, tandis que Xia Shao nous conduisit à un canapé deux places dans les tons rouille qui toucha pratiquement le sol quand on s’y installa. Dès que je pus m’extirper, je repris la parole : — Je viens de parler à votre frère. Xia Shao grimaça. Il se laissa tomber dans un fauteuil à nos côtés. — Mon frère plus exister. Allons bon !… — Que voulez-vous dire ? Il posa les coudes sur les cuisses et se prit la tête dans les mains. Pendant un moment, il resta dans cette position puis fourragea dans ses cheveux en pétard et releva la tête. — Lui était bien quand descendre de l’avion. Lui-même, oui ? J’acquiesçai comme si j’avais pu reconnaître Xia Wu n’importe où. — On se dit bonjour. On se serre bien fort. Lui doit aller aux toilettes. Alors moi l’attendre. Quand lui ressort… Xia Shao secoua la tête. On n’imagine jamais le père Fouettard dans les W.-C. Mais c’est un de ses endroits de prédilection. Planqué dans la cabine marquée « Hors service », il attend que vous ayez le pantalon aux chevilles et que les autres usagers soient partis. — Vous avez vu quelqu’un entrer ou sortir après lui ? Quelqu’un avec l’air bizarre, vous voyez ? Xia Shao secoua de nouveau la tête. — Je sais que vous êtes perturbé par la conduite de Xia Wu et vos propres soupçons, mais réfléchissez bien à ce qui s’est passé à ce moment-là. Vous vous tenez debout… où ça ? Près de la porte des toilettes messieurs ? Il acquiesça. — Adossé au mur. Bagages de Xia Wu à mes pieds. — Deux secondes… revenez quelques pas en arrière. Xia Wu pose ses affaires. Fait-il autre chose avant d’entrer dans les toilettes ? Xia Shao ferma les yeux et plissa les paupières. — Il me pince la joue. Il taquine et dit que je suis toujours mignon comme petit lapin. J’ai envie de faire à lui prise de tête comme quand nous enfants et jouons à la lutte. Quand lui se tourne pour ouvrir porte des cabinets, il manque bousculer vieil homme. Je me penchai vers lui : — Décrivez-le. — Des cheveux blancs comme ça. (Xia Shao tira sur les siens.) Des yeux, euh… (Il se leva et gagna la cuisine où il s’empara d’une casserole. Tout en montrant le revêtement extérieur, il reprit :) Cette couleur un peu plus bleue. Et avec beaucoup poils. (Il fit des mouvements circulaires avec sa main devant son visage.) Partout des poils. Et à son oreille un anneau brillant. J’aurais parié un an de salaire que Xia Wu avait rencontré Desmond Yale, le Pillard. Xia Shao revint s’asseoir et enchaîna : — Quand Xia Wu sortir des toilettes, je vois quelque chose nouveau derrière ses yeux. (Il secoua la tête.) Mais pas bonne façon de décrire lui. J’ai aussi une impression. Il frappa plusieurs fois sa poitrine, dit quelques mots en chinois, puis se tourna vers Xia Ge pour qu’elle lui vienne en aide. Même si Xia Lai gazouillait à qui mieux mieux, comme s’il avait d’importantes déclarations à faire, elle planta son regard dans celui de son mari, tandis qu’elle emportait le môme au salon. — Je crois le mot est « diabolique », murmura-t-elle. Pour une fois bébé Lai ne voulut pas jouer. Il devait manifestement sentir qu’un truc – et non des moindres – ne tournait pas rond dans son petit monde. Même si Xia Ge le posa au milieu de tas de jouets fabuleux, il passa par-dessus et rejoignit à quatre pattes son père, qui le prit aussitôt dans ses bras. Tous deux semblaient ravis de pouvoir faire un câlin. Ne trouvant aucune parole de réconfort pour ces gens formidables, je décidai de faire mon boulot et de me tirer. Plus tôt je partirai, plus vite ils pourraient s’en remettre. — Xia Wu m’a dit que vous aviez un ticket de pressing pour moi. Xia Shao acquiesça. Il sortit son portefeuille et me tendit le bon de dépôt. — Qu’est-ce que vous faire ? s’enquit-il. — Désolée, Xia Shao, mais je ne peux pas vous le dire. Il hocha encore la tête, tout en chassant discrètement les larmes, alors qu’il rempochait son portefeuille. — Mon frère pire que mort maintenant, déclara-t-il en me décochant un regard féroce, tandis que sa colère et son accent s’amplifiaient. Lui tombé dans un piège. Lui sera jamais libéré avant sa mort. Vous mettre un terme à ça, laisser son âme s’envoler et sa famille peut l’honorer, comme tradition le dit ! (Il se leva, tenant Xia Lai dans un bras, tandis que Xia Ge tenait le petit de l’autre côté.) Comprenez, je vous prie, ajouta-t-il gravement. Le peuple chinois honore tous ses ancêtres. Tradition très ancienne. Xia Wu doit être honoré ! Ce qu’il ne pouvait exprimer en paroles, je le lus sur son visage. C’était aussi important que respirer à ses yeux. Je me tus subitement. Ma gorge se serrait face à cette terrible réalité : un homme se voyait contraint de demander à une tierce personne de tuer son frère, afin de libérer son âme. Mais à son tour Xia Shao lut la réponse dans mes yeux et hocha la tête d’un air lugubre. — On doit s’en aller, dit Cole avec douceur. Il me prit la main et me fit lever du canapé pour m’entraîner à l’extérieur. Il nous trouva ensuite un taxi qui nous emmena au pressing, et régla même la note. On n’échangea pas un mot de tout le trajet. Enfin, lorsqu’on revint au festival, il déclara : — Pour commencer, de quelle manière les démons s’introduisent dans les corps qui les accueillent, d’après toi ? La question me prit de court : — J’ai toujours supposé que les victimes se trouvaient au mauvais endroit, au mauvais moment. — Je ne sais pas trop. J’y ai pensé depuis que Xia Shao nous a parlé de Xia Wu. Tu dois choisir pour devenir vampire, je veux dire. Peut-être que c’est pareil pour la possession. — T’essaies de rendre cet assassinat plus facile pour moi ? Cole prit le temps de réfléchir. — À vrai dire, je crois que je le fais pour moi. On approchait du mobil-home à présent. C’était presque l’heure de retrouver Xia Wu, mais on avait le temps de s’asseoir deux minutes sur un banc face à la baie. Je pris Cole par le bras et l’y entraînai, et je posai les affaires du pressing entre nous. — OK, profite de cette occasion. Ce sera peut-être la seule, dis-je. Demande-moi ce que tu veux. Il contemplait les reflets bleus sur l’eau qui ondoyait et me dit : — Est-ce que ça devient plus facile à la longue ? Je songeai à l’ex-femme de Vayl. — Oui, dans certains cas. — Est-ce qu’on cesse un jour d’avoir peur ? Hmm… bonne question ! Rapide coup d’œil sur ma carrière. — Oui, parfois. À d’autres moments tu arrives juste à gérer la trouille. Si tu fais du bon travail, ça marche. Si tu foires, ça te blesse, toi et les gens qui t’entourent. Il gratta son léger duvet de barbe apparu depuis qu’il avait négligé de se raser ce matin-là. Mais il évita de croiser mon regard, tandis qu’il poursuivait : — Tu penses que je vais être bon dans ce boulot ? — Si… Ouais, je crois que tu vas te débrouiller comme un chef. — Tu voulais dire quoi… avant de t’interrompre ? Pffi ! Va vraiment falloir que j’apprenne à mentir aux gens auxquels je tiens. — J’allais dire… si tu survis assez longtemps pour en avoir l’expérience. Mais ensuite, j’ai décidé que je veillerais simplement à ce que tu fasses du bon travail. Il me regarda enfin en souriant jusqu’aux oreilles : — Super ! — Alors arrête de traîner et mets-toi au boulot, hein ? On apporta les vêtements dans le camping-car. L’atmosphère s’y était drôlement rafraîchie, et pas seulement parce que Cassandra avait abandonné la cuisine pour le salon. Bergman avait carrément quitté les lieux. — Sa colère s’est amplifiée, nous déclara-t-elle. Il a proféré plusieurs jurons. Puis il a lancé deux ou trois objets en l’air. Ensuite il a hurlé : « Je ne suis pas équipé pour ce genre de travail ! » Il a finalement décidé qu’un certain outil lui manquait et dès qu’il a trouvé sur Internet l’adresse d’un revendeur, il est parti. J’étais tiraillée. Devais-je me sentir coupable pour avoir rendu cinglé mon vieil ami ? Ou devais-je continuer à le tenir occupé pour qu’il ne rende précisément pas tout le monde fou avec son comportement enfantin ? Euh… Alex, pourrais-je avoir N’engagez-jamais-votre-ancien-colocataire moyennant 200 $[9] s’il te plaît ? Je posai les vêtements de Chien-Lung sur le canapé Mary-Kate, à côté de Cole, et brandis les deux robes que Pengfei avaient données à nettoyer. — Laquelle devrais-je porter ce soir ? Cassandra les examina toutes les deux. — J’aime bien la noire avec les phénix. — Va pour la noire. J’emporte le reste sur le yacht maintenant. Cole, tu veux bien aller à la marina nous louer un hors-bord ? Et pas un rafiot qui risque de couler à tout moment comme celui des Délices des sept mers, OK ? — Pas de problème, dit Cole en s’en allant. Je me rendis dans la chambre et pris les vêtements du pressing avec moi. Je suspendis la robe choisie dans le placard et sortis le sac où je rangeais mes armes. Si Xia Wu s’était en effet transformé en Pillard, même novice, il ne serait pas facile à éliminer. Il me fallait donc prévoir plusieurs options. Avec Chagrin déjà dans mon holster, je glissai le bolo de mon arrière-arrière-grand-père dans son fourreau spécial de poche. Le calibre 38 prit place entre ma ceinture et le bas de mes reins. Je sanglai un étui rempli de couteaux de lancer à mon poignet droit, encore qu’ils soient prévus en dernier recours. Pour l’attaque frontale, je sortis l’arme en question d’une enveloppe de vingt-cinq centimètres sur trente. Une feuille transparente de microcellules robotisées, conçue par des grosses têtes du ministère de la Défense, et adhérant naturellement à presque toutes les surfaces. Je pressai ladite feuille sur le plastique protégeant le costume ce Chien-Lung et me reculai. Exact… elle se fondait sur la housse de protection. Je passai ensuite la main sur le plastique. J’arrivais à sentir à quel endroit la feuille s’arrêtait pour laisser la place au plastique proprement dit. Bien. Une fois ma stratégie offensive mise au point, je me sentais prête à m’occuper de Xia Wu, qui – me rappelai-je durement – n’était plus Xia Wu du tout. En partant, mes doigts effleurèrent distraitement la tente sous laquelle Vayl dormait. Peut-être que je ne reviendrai pas, songeai-je. Ces Pillards sont des durs à cuire. J’ai comme l’impression que l’un d’entre eux risque de me faire passer un mauvais quart d’heure. Je pris soudain conscience que l’idée ne m’aurait pas dérangée du tout deux ou trois mois plus tôt. Mais à présent je comprenais mieux pourquoi mon chef revenait toujours à la vie. C’était tellement passionnant. Surtout quand vous passiez une partie de vos journées en compagnie de quelqu’un qui faisait faire des loopings à votre cœur au moindre contact physique. Le problème, c’est que j’étais la mieux placée pour savoir ce qui risquait d’arriver quand on perdait pied. Je retrouvai Cole sur le quai, au gouvernail d’une vedette rouge vif qui avait l’air de ne pas prendre l’eau. Il s’était dégoté une casquette de capitaine qu’il portait à l’envers. — Tu sais, dis-je en lui tendant les vêtements dans leur housse pour grimper à bord, tu violes sans doute une règle de la marine avec ce truc sur la tête. Il fit claquer une bulle verte de chewing-gum. — Ça fait de moi un pirate ? Je roulai des yeux. À force de réagir ainsi à ses pitreries, c’était devenu un tic et j’avais peur de les garder à jamais écarquillés. — OK, Johnny Depp, on se calme. J’ai besoin que tu sois opérationnel en cas de pépin. En apparence, on va juste livrer les vêtements déposés au pressing. C’est ce que savent les autres membres de l’équipage. À mon avis, ce sont tous des partisans de Chien-Lung et ils se tiendront à carreau sauf contrordre. Tu restes dans ce bateau. Tiens-toi prêt à t’en aller vite fait. — Et si j’entends des bruits ? — Genre ? — Une bagarre ? Je viens voir ce qui se passe ? — Cole, c’est tout juste si moi j’arrive à tuer les Pillards et je peux voir leur bouclier. Ne le prends pas mal, mais tu n’aurais aucune chance. Reste à bord de la vedette jusqu’à ce que je ressorte ou que tu sois, sûr que je suis morte. Ensuite tu files. Pigé ? Sa deuxième bulle de chewing-gum se dégonfla quand je prononçai le mot « morte ». Mais il acquiesça. — Ça craint d’être le bleu de l’équipe. — Oui, en effet. Mais vois les choses du bon côté : je ne peux pas quitter le yacht sans toi. Cette idée l’égaya. Besoin de vitamines ? Appelez le docteur Jasmine ! Chapitre 30 Ce que j’avais dit à Cole sur la meilleure façon de gérer la peur, c’étaient trois quarts de conneries pour un quart de vœux pieux. La peur, c’est comme un cochon à la foire agricole. Baguette en main, vous pouvez lui faire faire le tour de l’enclos, et la plupart du temps il ira où vous lui dites d’aller. Mais cet abruti pèse plus de cent cinquante kilos et s’il décide de sauter la barrière et de filer sur la route, en laissant des déjections verdâtres dans son sillage pour rejoindre la ferme, vous ne pourrez pas l’en empêcher ! Le mien trottinait encore avec docilité en faisant son tour de piste, mais cette clôture commençait de drôlement le tenter. J’avais appris depuis longtemps que la manière douce ou la corruption, ça ne marchait pas avec mon cochon à moi. Contente-toi d’avancer, lui dis-je d’un ton brusque. J’en ai marre de patauger dans la merde, alors évite d’en rajouter ! Tandis que Cole accostait le Constance Malloy, je pris les vêtements du pressing et sautai à bord. Je laissai Cole s’occuper de l’amarrage, car Xia Wu venait d’apparaître sur le pont supérieur et se penchait au-dessus du bastingage en me souriant à belles dents. — Vous devez être mademoiselle Robinson du pressing ? Montez, je vous prie. Je vais vous montrer où ranger les vêtements. Ouais, il avait beau jouer les mecs sympas, il me laissa quand même me débrouiller toute seule pour grimper à l’échelle, avec trois cintres et leurs lourds vêtements en brocart et en soie. Pas des plus faciles, surtout quand on doit anticiper une attaque. Il me salua d’un hochement de tête quand j’arrivai en haut, puis me fit traverser le salon, où tant de gens étaient morts récemment. Je détournai vivement les yeux du parquet impeccable pour me concentrer sur le dos de Xia Wu. Il portait une tunique-uniforme bleu foncé et un pantalon assorti avec des revers noirs. Ses chaussures et sa casquette étaient également noires. Il ressemblait à Xia Shao mais pas au point de faire de son assassinat un cauchemar pour moi. Je plissai les yeux et tentai de discerner le fameux liseré sombre délimitant le bouclier de Pillard. Rien. Mais c’était une journée très ensoleillée, idéale pour camoufler ce genre de protection. Le moment était venu de passer au test n° 2. — Aaaah ! m’écriai-je en faisant mine de trébucher. J’agrippai le bastingage de la main droite, tout en relevant les vêtements de l’autre. Je gardai les yeux rivés sur Xia Wu. Comme il fit volte-face pour voir ce qui se passait, une partie de son visage se brouilla et m’apparut comme décalée d’un demi-temps, de même que ses mains qu’il tendit pour m’aider. Je reculai pour qu’il ne puisse pas me toucher, tout en lui souriant. — Merci. Tout va bien. Je me suis pris les pieds dans le plastique, expliquai-je en montrant la housse dont l’extrémité frôlait le plancher, tandis que je voyais la silhouette de Xia Wu se recomposer. Mon cerveau ordonna à la terreur qui me rongeait les intestins d’aller s’en prendre à quelqu’un d’autre pour changer. J’allais me mesurer à un Pillard flambant neuf, pas un vieux de la vieille comme Desmond Yale. La mort prochaine de Xia Wu ne devrait pas poser de problème. Ma terreur éclata de rire, à la manière de ces adolescentes hyper-apprêtées qui se moquent de votre coiffure, de vos boucles d’oreilles, de vos chaussures, de votre jean, de votre façon de marcher, de parler, et de papillonner des paupières toutes les trente secondes environ… puis elle se remit à me ronger les entrailles. Parce que je devais désormais supposer que Xia Wu avait jeté son dévolu sur mon âme. À vrai dire, j’ignorais comment il avait pu m’identifier. Peut-être que les Pillards disposaient d’une voyante à leur service. Peut-être que Desmond Yale transportait un passager dans sa tête quand je m’étais battue avec lui à La Pitance. Un gars qui serait passé dans le corps de Xia Wu aux toilettes de l’aéroport. Quoi qu’il en soit, les règles d’assassinat des Pillards semblaient autoriser la vengeance. Et Xia Wu venait soudain de découvrir que c’était son tour. Nul doute qu’il retenait sa jubilation à l’idée que je lui tombais toute cuite dans le bec. C’était la pire des malchances. Mais ça arrive. Je suivis Xia Wu dans la grande pièce à usage multiple, où trois autres hommes en uniforme époussetaient et astiquaient, comme si leur vie dépendait du résultat qu’ils laisseraient derrière eux. C’était peut-être le cas, après tout. Une coursive reliait la partie salle à manger aux cabines, comme je l’avais découvert à ma première visite. On passa devant les portes closes de part et d’autre pour se diriger vers celle située tout au bout. Xia Wu l’ouvrit à l’aide d’une clé qu’il sortit de sa poche. Je pressentis un problème au cas où il déciderait d’agir avec galanterie, mais il entra le premier dans la cabine. Il ferma effectivement la porte et je l’entendis la verrouiller, mais ça ne me dérangeait pas. Ça ne me dérangeait pas non plus d’être interrompue. — Voici la chambre de Pengfei, annonça Xia Wu. Vayl l’aurait adorée. Et ça m’agaçait qu’elle et lui puissent partager les mêmes goûts. Qu’est-ce que ça trahissait de son caractère, quand une personne appréciait les lits gigantesques soutenus par des colonnes de marbre blanc et plus ou moins éclairés de l’intérieur ? Les draps s’harmonisaient avec la moquette et les tentures, l’ensemble était dans les tons crème avec une superposition de disques jaune paille entrelacés. Commodes blanches de part et d’autre du lit, au-dessus duquel était tendu un voilage écarlate. Les coussins dans le même ton contrastaient avec la tête de lit blanche capitonnée, comme autant d’énormes taches de sang. Un paravent orné de dragons rouges sur fond blanc se dressait dans le coin, à l’opposé de la porte. Xia Wu me dit d’y accrocher la robe de Pengfei. Je gardai les tenues de Chien-Lung contre moi, afin de soulager un peu mon bras. — Dites-moi, demandai-je en soulevant un coin de la feuille plastique, quelle est votre fonction à bord de ce bateau ? — Je suis un simple membre de l’équipage, répondit-il en joignant ses mains dans le dos, tandis qu’il allait se poster dans le coin du lit le plus proche de la porte. — Mais, je veux dire, vous participez à la cuisine, au ménage, ou… ? — Ah ! je comprends, dit-il en souriant. Je sers les invités. Nous en avons plusieurs à bord, mais ils dorment en ce moment, puisqu’ils essaient de calquer leurs horaires sur ceux de Pengfei Yan et de Chien-Lung. Tandis qu’il parlait, je l’observais. À présent qu’on était dans la cabine, avec les rideaux tirés et la porte fermée, je distinguais nettement son bouclier et le pourtour de celui-ci se déplacer avec son corps. Comme pour le premier Pillard que j’avais rencontré, le liseré s’entrouvrait principalement quand il remuait la tête. Je pouvais l’abattre, mais si une balle pénétrait le bouclier, son sang et sa cervelle éclabousseraient toute la pièce, sans parler de la détonation que le reste de l’équipage jugerait incongrue dans la quiétude de la fin d’après-midi. L’option arme blanche ne m’enchantait pas plus, à cause de la quantité de sang qu’elle produirait, et du fait que j’allais incarner Pengfei et que cette cabine me servirait peut-être plus tard. Bon ! c’étaient les plans B et C, de toute manière. Vu que son bouclier paraissait plus vulnérable au niveau de la tête, comme je l’espérais, le plan A risquait donc de marcher. — Pour ce qui est de ma mission, alors…, commençai-je. — Je crains que mon gouvernement ne puisse coopérer avec vous, même si Chien-Lung demeure notre ennemi commun. Ben voyons !… Xia Wu avait totalement perdu l’accent à couper au couteau qu’il avait encore au téléphone. Fini la comédie ou quoi ? Je détendis mon bras et grimaçai, comme si les tenues devenaient trop lourdes pour moi. Je m’avançai ensuite vers le lit, où j’avais évidemment l’intention de les poser. — Comment ça ? dis-je. Vous pensez qu’en nous donnant un coup de main vous allez perdre en crédibilité ? À moins que vous ayez peur que la Corée du Nord vous traite de minus et s’en aille faire joujou toute seule avec ses armes nucléaires ? Xia Wu sourit, en dévoilant beaucoup trop de dents. J’imaginai que s’il déroulait sa langue, la pointe de celle-ci atteindrait mon nombril. — Je crois que c’est plutôt parce que nous vous prenons vous, les Américains, pour des sales cons. J’avais alors atteint le lit. Déposer les vêtements comme prévu nécessitait toute une mise en scène. Afin de pouvoir vraiment m’approcher de Xia Wu. Tandis que je m’avançais pour être à portée de tir, je fis claquer ma langue en lui décochant un regard du style « T’as-été-un-vilain-garçon ». — Seuls les abrutis à l’esprit étroit se cramponnent à des stéréotypes pareils, Xia Wu. Moi, par exemple, j’aurais très bien pu croire qu’en tant que membre de l’Armée de libération du peuple vous étiez un communiste pur et dur avec la carte du Parti. (Je continuai à me pencher au-dessus des vêtements, afin de lui faire croire que j’étais déséquilibrée et qu’il puisse voir mes deux mains toucher le plastique recouvrant les tenues. J’enchaînai :) Mais comme je suis prête à considérer la situation sous différents points de vue, j’en suis venue à la conclusion que vous étiez en réalité un Pillard dévoreur d’âmes. Comme je l’espérais, il fit un bond en avant. Laisser ne serait-ce qu’une seule idée me traverser l’esprit à ce moment précis m’aurait valu la mort. Au lieu de quoi je passai donc à l’action. Je détachai le film transparent de la housse de protection. Je virevoltai sur le côté tandis que Xia Wu tombait sur le lit et enfonçait le film – que j’appelais mon « oreiller de voyage » – à travers la brèche dans son bouclier. Le film se mit à palpiter sur son visage comme un masque vivant, tout en adhérant si fort à sa bouche, à son nez et à ses yeux que j’aperçus leurs contours sous le matériau. Il voulut l’arracher et dégringola du lit dans la foulée. Je le fis rouler sur le ventre et le clouai à terre en le bloquant avec mon genou, puis je retirai sa main de son visage et la tordis avec une telle vigueur qu’il fut obligé de lâcher prise. Je lui pris l’autre de la même manière, puis lui ligotai les deux à l’aide d’un bracelet en plastique. Lorsqu’il cessa enfin de gigoter, je le retournai sur le dos et récupérai mon « oreiller de voyage », avant de le plier en huit pour le glisser dans ma poche. Je reculai et le troisième œil apparut sur le front de Xia Wu. Contrairement à ses yeux normaux, il était vert clair. J’attendis, mais rien ne s’en échappa. Il regardait fixement le plafond, le regard vide et aveugle comme celui des deux autres. — Où êtes-vous, Xia Wu ? murmurai-je. Puis je me rendis compte que je n’avais jamais vu l’âme du premier Pillard que j’avais tué. Ce qui signifiait… Un Pillard ne peut tuer quelqu’un qui n’est pas menacé de mort. Mais lorsqu’il entre dans un corps, l’âme s’échappe. Par conséquent ces gens-là, ces hôtes de Pillards, doivent en accepter l’idée dès le début. Cole avait raison. Xia Wu souhaitait devenir Pillard. Samos avait dû lui brosser un tableau drôlement idyllique de cette existence… quitte à la rendre quasi divine. Dotée de pouvoirs sur la vie et la mort Sans aucune éthique pour vous gêner aux entournures. Et avec tous les avantages sociaux ! Mais à quel prix ? Où était son âme à présent ? J’avais ma petite idée, en fait, mais pour l’heure je décidai alors de ne pas le révéler à Xia Shao. Je dissimulai le corps derrière le paravent. Puis j’inspectai encore une fois la cabine, tout en songeant que ce serait bien commode de soulever une lame du parquet au hasard pour découvrir Pengfei et/ou Chien-Lung prêts à recevoir un pieu dans le cœur. Toutefois je ne sentais aucune présence vampirique à bord. J’ouvris violemment les portes du placard et étouffai un cri. Plusieurs têtes en polystyrène, chacune recouverte d’une perruque, s’alignaient sur l’étagère. L’espace d’une seconde je crus qu’elles étaient réelles. Je saisis un sac de voyage de taille moyenne au fermoir doré, et j’y fourrai la perruque avec la longue natte (elle se trouvait au fond derrière les autres et son absence passerait inaperçue), quelques produits de maquillage et un éventail. Avec les vêtements de Chien-Lung et le sac en main, je quittai la cabine. Même si j’avais envie d’emprunter le chemin le plus court pour rejoindre le hors-bord, en passant devant l’échelle menant à la cabine de pilotage, je songeai à mes énormes lacunes et décidai de faire un détour pour les combler. Comme prévu, un vrai capitaine se tenait aux commandes. Dès lors qu’on la porte dans le bon sens, c’est fou ce que cette casquette a de l’allure ! — Excusez-moi, monsieur. Je pensais avoir aperçu Xia Wu qui venait par ici. (Je brandis les vêtements du pressing.) Il m’a demandé de porter ceci dans la cabine de Chien-Lung, mais je me suis perdue. Votre bateau est si grand ! (Mesdames, notez dans vos tablettes qu’aux yeux d’un marin l’embarcation équivaut à la virilité. Le capitaine fondit comme neige au soleil.) De toute manière, je voulais lui dire que je me suis rendu compte que nous n’avions pas correctement enlevé la tache sur cette tunique, alors j’aimerais la remporter pour la nettoyer de nouveau à titre gracieux. Ça sera fait dès demain matin à la première heure. — J’ai bien peur que ce ne soit pas possible, répliqua mon interlocuteur avec un fort accent britannique, tout en me décochant un sourire genre « Viens-donc-t’asseoir-sur-mes-genoux-pour-admirer-l’océan ». Nous appareillons ce soir. — Oh ! non ! Vous partez bientôt ? Parce que je peux rapporter tout de suite la tenue au magasin et revenir avec d’ici à deux heures. Il se leva de son siège et me rejoignit d’un pas nonchalant, et je constatai alors qu’il ressemblait à Sulu dans la vieille série Star Trek. Comme je l’avais toujours trouvé assez sexy, je n’eus aucun mal à prendre mon air enjôleur lorsqu’il déclara : — En réalité, nous ne devons pas lever l’ancre avant minuit. Mes employeurs m’ont prévenu de ne pas les attendre à bord avant 22 heures. Alors pourquoi ne pas rapporter le vêtement nettoyé vers les 19 heures… et nous pourrions dîner en tête à tête ? Bon… ça signifiait que je pouvais rayer le yacht sur la liste des planques éventuelles de Pengfei. En tout cas, je n’aurais pas à m’inquiéter de son retour éventuel. Si j’avais pris le temps d’y réfléchir davantage, j’aurais compris que puisque Chien-Lung et elle avaient déjà tout nettoyé après l’incendie, ils n’éprouveraient aucun besoin de revenir à bord du yacht lorsqu’ils se réveilleraient pour recommencer à tuer. Quelle que soit leur cachette, leurs aventures de ce soir débuteraient dès qu’ils rouvriraient les yeux. Ce qui voulait dire que je devais rejoindre la côte sans tarder. Je parcourus la cabine du regard, sans même avoir à feindre d’être ébahie par le panneau de commandes à l’éclairage bleuté. — Waouh ! un dîner à bord d’un vrai yacht ! Formidable ! (Il se pencha vers moi :) Et apportez votre bikini. Peut-être que nous prendrons le dessert dans le jacuzzi. Mais là, il dépassait les bornes. Pas question de faire trempette avec Sulu… et il était sincèrement mignon. — Merci, ce sera génial ! (Je regardai par le hublot.) Oh ! voilà mon bateau ! Je désignai Cole et lui fis signe comme s’il pouvait me voir. Puis je saluai le capitaine Sulu en agitant la main et dévalai les marches qui me conduiraient au pont inférieur, puis dans le hors-bord qui nous ramènerait à terre. Chapitre 31 Même si je chope la maladie d’Alzheimer, je n’oublierai jamais l’image de Bergman recroquevillé sur son travail. C’est l’un des premiers souvenirs que je garde de lui. À la fac, j’avais sympathisé avec une fille appelée Lindy Melson au cours de littérature anglaise. Elle et son colocataire, un étudiant de troisième cycle prénommé Miles, cherchaient une troisième personne pour partager leur loyer. En me montrant leur appartement, la première chose que je découvris lorsqu’elle ouvrit la porte, ce fut Bergman penché au-dessus du comptoir en Formica de la cuisine, en train d’installer une alarme sur le grille-pain, laquelle était censée se déclencher une fois la cuisson des gaufres terminée. — Alors Miles, quoi de neuf ? dis-je comme j’entrais dans le mobil-home et le voyais faire le dos rond au-dessus de la table. — Ta balle n’est pas encore au point, c’est sûr. Il s’adossa à son siège et se frotta les yeux des deux mains, le signe évident d’une tension extrême. — Où est Cassandra ? — Dans la salle de bains, elle fait couler de l’eau sur l’« élément magique ». Il prononça les deux mots comme si c’étaient deux petites brutes qui l’avaient coincé à la récré pour lui piquer son casse-croûte. Je m’assis en face de lui. — Ne… (Je levai les deux mains.)… touche pas au matos. Je passai de l’autre côté et me pelotonnai contre lui. Il me regarda d’un air suspicieux. Je posai la tête sur son épaule, respirai son odeur et commençai de me détendre. Après un assassinat, j’ai toujours du mal à revenir à la réalité. Au cours des six mois où j’avais travaillé en solo… disons que c’était le meilleur moyen pour moi de me ressaisir. — Qu’est-ce qui cloche ? demandai-je. — En dehors du fait que j’ai besoin de tout mon labo pour fabriquer un truc si compliqué, tu veux dire ? — Ouais, en dehors de ça. Il se déplaça et me força à le regarder. — Jaz, tu veux une balle assez dure pour pénétrer la chair, mais suffisamment souple pour se fractionner une fois dedans et ne pas ressortir de la victime. Assez solide pour protéger son revêtement interne, mais assez souple, encore une fois, pour se briser et permettre audit revêtement d’éclairer un vampire de l’intérieur. Tu as conscience de l’ampleur de ta requête, compte tenu du matériel dont je dispose ? (Je tendis les mains vers le ciel.) Pis que ça, dit-il. Ça crève le plafond. Adossé au plan de travail de la cuisine, Cole visionnait d’un air absent la frénésie de nettoyage à bord du yacht sur les images du moniteur. Il se tourna alors vers nous : — Vous savez ce qu’exige ce genre de situation ? Bergman et moi, on secoua la tête. Il glissa la main dans sa poche, la ressortit en serrant le poing, puis s’attabla avec nous et ouvrit la paume : — Du chewing-gum ! Chacun de nous se servit, puis on resta assis là à mastiquer en silence, à l’exception des bulles qui éclataient de temps à autre. Soudain, l’idée me traversa l’esprit : — Et si c’était pas une balle ? suggérai-je. Bergman se redressa, un signe manifeste de son intérêt. Cole fit une nouvelle bulle, et je sus donc que je pouvais poursuivre : — Si c’était une fléchette ? — Naaan…, dit Bergman. La pointe est trop fine. Il nous faut quelque chose d’assez rond pour contenir la pilule. — Un carreau d’arbalète ? hasarda Cole en nous dévisageant, Miles et moi, à tour de rôle. Hé ! ne prenez pas cet air effaré. Sous ma magnifique crinière blonde il y a aussi un cerveau qui fonctionne. Regardez Cassandra. Elle venait de surgir de la salle de bains et on se dévissa le cou pour voir non seulement ses superbes longues nattes, mais aussi l’étincelant médaillon argenté qu’elle tenait entre ses doigts, suspendu à une chaîne. — C’est prêt ? questionnai-je. — Cesse de remuer comme ça, grommela Bergman. Tu vas finir par renverser quelque chose. — Laisse-moi passer ! ordonnai-je. Bergman se leva, je rejoignis Cassandra et m’emparai du médaillon. Lorsqu’elle l’avait placé dans la marmite avec les autres ingrédients, il ressemblait à un disque argenté tout simple. Désormais il était imprégné du pouvoir des herbes. De même que les écrits magiques, les paroles qu’elle avait murmurées au-dessus du chaudron s’étaient gravées sur sa surface. — Cool, commentai-je. Elle sourit à belles dents, rayonnante de fierté. — Vous vous rappelez qu’il nous fallait quelque chose appartenant à Pengfei pour que le sortilège puisse s’opérer ? demanda-t-elle. — Ouais ? Elle tapota sa tête de ses doigts récemment manucures. — Je crois avoir trouvé une solution. Pendant votre absence, Bergman a fait apparaître l’image de Pengfei sur son ordinateur. — Contre mon gré, précisa Miles. Cassandra ne tint pas compte de cette remarque. — Ce qui m’a permis de procéder à un transfert détaillé vers l’Enkyklios. Ensuite j’ai balancé le médaillon devant l’image ainsi rediffusée, tout en prononçant la formule d’imprégnation. Allez-y, voyons s’il vous transforme, suggéra-t-elle. — OK, mais je veux d’abord revêtir la robe. Je filai dans la chambre, ôtai mes vêtements et passai la tenue de Pengfei. Ample au buste et étriquée aux fesses, ce qui me fit la détester encore plus ! Je revins aussitôt au salon. Bergman et Cole s’étaient installés sur les sièges conducteur et passager, qu’ils avaient tournés pour me faire face. Cassandra se tenait debout à côté du divan Ashley. — OK, dis-je. Mettez-le-moi autour du cou. Elle s’exécuta. J’observai chacun d’entre eux. Lorsque le visage de Bergman se mit à blêmir, je sus que le charme s’opérait. — Retire-le, murmura-t-il, avant d’être maudite ! Sans prêter attention à sa remarque, je regardai Cassandra avec impatience : — Alors ? En guise de réponse, elle frappa dans ses mains, très fort, et me gratifia d’un sourire si radieux qu’on aurait dit qu’elle venait de gagner au loto. Cole fit claquer une bulle de chewing-gum. — Hé ! Cassandra ! dit-il. Vous pouvez m’en faire un pour que je ressemble à Keith Urban ? (Il se tourna vers Bergman :) Il est toujours marié à Nicole Kidman ? Elle est super, cette nana. Mais Bergman s’était manifestement laissé pousser des œillères. Cole aurait pu lui parler depuis la station spatiale, vu l’attention que Miles lui portait. Ses mains tremblaient et je constatai qu’il avait enfoncé ses ongles dans les accoudoirs jusqu’à la première phalange. Il se pencha en avant et, l’espace d’une seconde, je crus qu’il allait bondir de son siège, m’arracher le médaillon, le jeter par terre et le piétiner comme un gamin enragé. Au lieu de quoi il s’avachit dans son fauteuil, ferma les yeux et ôta ses lunettes. Et comme si ça ne suffisait pas, il fit pivoter son siège d’un demi-tour pour éviter que la scène continue à se dérouler derrière ses paupières closes. OK, fais ce que tu veux, je m’en fous ! songeai-je, sans tenir compte du fait que ma petite voix intérieure était celle d’une collégienne. Pourquoi Bergman faisait-il toujours ressortir l’adolescente hargneuse en moi ? — Cassandra, vous avez fait un boulot génial ! m’exclamai-je en tournant sur moi-même pour qu’elle puisse m’admirer une dernière fois, avant que je renfile mes vêtements confortables. — Elle va sans doute se transformer en citrouille à minuit, marmonna Bergman. — OK, ras le bol ! (Je fonçai sur lui et tournai son siège pour le regarder en face. Il ouvrit les yeux, surpris, voire un peu effrayé. Parfait !) Rien à foutre que t’aies le cerveau d’Einstein et que tu me fasses saliver avec tous tes gadgets. J’en ai marre de tes petites remarques narquoises sur Cassandra et tout ce qui se rapporte à elle. Cassandra fait partie de cette équipe et mérite autant de respect que toi ! Il plissa les yeux et je devinai qu’il se cherchait déjà des excuses dans sa tête. Mes inventions sont bien plus importantes et plus efficaces que ses petits jouets ridicules. Je vends mes créations à des agences gouvernementales. Elle possède une épicerie bio dont elle a transformé l’étage en refuge pour cinglés et marginaux. Moi, je rends les gens plus performants dans leur travail. Alors quelle est juste bonne à leur faire peur. Qui est le véritable pro, franchement ? Je m’approchai et collai quasiment mon nez contre le sien : — Tes préjugés à l’encontre du paranormal commencent à influer sur ma mission. Ça devient insupportable. T’as décidé de jouer les mecs sectaires ? Alors, fais-le quand t’es seul ! Silence. Je reculai et tâchai d’évaluer la portée de mes propos. Je l’avais foutu en rogne, naturellement. Mais est-ce que j’avais réussi à faire exploser la porte ultra-blindée du puits de science qu’il était ? À mon avis, non. Par égard pour notre amitié, je tentai le coup une dernière fois : — Ecoute-moi bien, Bergman, si tu ne fais pas preuve d’une grande tolérance, et sans tarder, c’est fini entre nous. On ne retravaillera plus jamais ensemble. OK une sortie en douceur s’imposait. Je virevoltai et traversai le mobil-home jusqu’à la chambre. Sans me casser la gueule. Pas une seule fois. Yeah ! Dès que j’eus changé de vêtements, j’appelai Albert. D’ordinaire, ça me perturbe de lui parler. Mais comme j’étais déjà chamboulée par Bergman, aucun problème. Je pensais lui avoir laissé le temps de trouver des infos supplémentaires sur les Pillards. Et même s’il n’avait rien de plus que ce qu’on savait déjà, peut-être qu’il pourrait m’aider à découvrir pourquoi Pengfei et Chien-Lung, deux salopards ayant déjà accompli tout ce qu’ils avaient prévu, n’envisageaient pas de mettre les voiles ce soir sitôt réveillés. Ça devait avoir un rapport avec Samos. Mais lequel ? Une demi-heure plus tard, une idée étincela en moi. — Les Pillards ont besoin d’un parrain, m’avait déclaré Albert, après que j’ai été obligée de laisser un message sur son répondeur. Il filtrait, car il y recevait de nombreux appels raccrochés. Bizarre, mais c’était le cadet de mes soucis. — Comme aux Alcooliques anonymes, tu veux dire ? avais-je demandé. — C’est un peu plus diabolique que ça. Un Pillard se consume rapidement à travers un corps. Le parrain doit donc accepter de lui en fournir au moins un nouveau pour chaque semaine passée sur Terre. Durée pendant laquelle, comme on le savait déjà, le Pillard pouvait collecter les âmes. Tant qu’il suivait les règles. — Il y a un truc qui m’échappe, dis-je. Je sais, par exemple, qu’un Pillard est entré dans les toilettes de l’aéroport et que deux en sont sortis. Comment ça marche, au juste ? — Il semble qu’un seul corps puisse en transporter plus d’un pendant un temps assez court, jusqu’à ce que tous se dispersent. Hmm… voilà qui ouvre de nouvelles perspectives à l’interprétation des voix qu’on entend dans sa tête. Je ne demandai pas à Albert où il avait puisé ses infos. D’abord, c’étaient pas mes oignons. Ensuite, j’imaginai que son histoire se révélerait aussi déchirante que celle visionnée sur l’Enkyklios et, franchement, à ce stade, je n’étais pas certaine que mon cœur pourrait l’encaisser. Pourtant, ça m’intriguait de connaître le genre de contribution apportée par une créature démoniaque qui pouvait valoir de courir un tel risque. — Ce Pillard auquel tu as fait allusion, reprit Albert. Desmond Yale ? — Ouais ? — Mes sources pensent que son parrain est Edward Samos. Waouh ! le Rapace avait donc obtenu les services d’un Pillard particulièrement coriace. — Continue… — Quel que soit le plan de Samos, ça risque d’être un truc d’envergure. Un incident d’ampleur internationale, par exemple. — Qu’est-ce qui te fait penser ça ? — Les Pillards sont des créatures très spécialisées. Un seul domaine les intéresse. — Lequel ? — Déclencher un conflit mondial. Chapitre 32 La chambre ressemblait trop à un tombeau. Elle me rendait nerveuse. Je m’assis par terre, sortis mon jeu de cartes et commençai de le battre. Albert et moi n’avions jamais raccroché sur une note si lugubre, mais jamais en si bons termes non plus. — Samos essaie donc de déclencher une guerre Chino-américaine, me dis-je. Et ça t’étonne ? T’as vu Chien-Lung s’acoquiner avec des généraux chinois il y a moins de trente-six heures de ça. C’est un peu ce qu’ils font. Pfouit ! Les cartes retombèrent en tas. À mon annulaire, la chaleur de Cirilai me prévenait du réveil imminent de Vayl. Tandis que je rempochai mon jeu, j’écoutai mon chef prendre sa première respiration. Lorsqu’il sortit de la tente je lui souris. La dernière fois que j’avais déboulé dans sa chambre à son réveil, il était nu comme un ver. Cette image me revenait encore à l’esprit certaines nuits, très tard. Waouh ! quel corps ! Depuis, j’avais exigé qu’il dorme désormais avec quelque chose sur la peau, afin de ne pas me distraire si d’aventure j’étais précisément appelée à venir la lui sauver… Il avait accepté. Pour l’heure, il arborait un pantalon de pyjama en soie noire, noué à la taille. Rien de plus. Il haussa les sourcils en me découvrant. — Il y a un problème ? s’enquit-il. — Peut-être qu’on devrait discuter des mérites de la veste de pyjama. Encore que ce serait presque un péché de couvrir ce large torse musclé et ce ventre voluptueusement plat. — Jasmine ? — Hein ? — Ce n’est pas que cela me dérange en soi, mais pourquoi êtes-vous assise dans ma chambre ? Je soupirai. Mater les pecs de mon chef, OK… c’était plutôt cool, mais ça ne me remontait pas le moral. Non seulement ce n’était pas professionnel du tout, mais en plus l’enthousiasme me manquait. Au fond de moi, je ne voulais toujours pas avoir d’histoire avec un homme, quel qu’il soit. Alors pourquoi ma libido emballait le moteur ? Ces abruties d’hormones allaient me faire péter une durite à la longue. — Le mobil-home est trop petit, m’empressai-je de répondre, tandis qu’il hochait la tête avec impatience. Je lui parlai ensuite du médaillon et de ma discussion avec Bergman. Il acquiesça, puis se mit à défaire sa tente. Tout en l’aidant, je l’informai de ma dernière conversation téléphonique avec Albert. Vayl glissa la tente repliée dans son sac, se rassit sur le lit et s’adossa aux oreillers en entrecroisant les doigts derrière sa tête. — Que savons-nous au sujet de Samos, alors ? — Pas grand-chose, répondis-je, le dos contre la cloison, tout en empêchant ma contrariété de venir troubler ma réflexion. Il est d’origine américaine, issu des rangs d’un cartel vampirique. Mais je me demande bien comment on a pu le découvrir. En principe personne n’arrive à infiltrer ces organisations. Une lueur dans ses yeux m’indiqua que j’avais peut-être découvert notre informateur. — Vayl ? Vous en faisiez partie ? Mes paroles n’étaient pas sitôt prononcées que je les regrettai. Et voulus lui présenter mes excuses. Autant demander à un prêtre s’il avait déjà servi de mule à la mafia. Il posa les mains sur ses genoux. — Oui. J’attendis des explications, mais comme aucune ne venait, je tentai ma chance : — J’imagine que vous étiez très différent à l’époque. — Vous ne m’auriez pas connu. Et ne l’auriez pas souhaité. — Qu’est-ce que… Pourquoi avez-vous quitté l’organisation ? Comment l’avez-vous fait ? À ma connaissance, Samos et vous êtes les seuls à y être parvenus. — En ma qualité de sverhamin, je suis tenu de répondre à ces questions, mais je dois vous demander de les retirer. Connaître les réponses présenterait un trop grand danger pour vous. Pour moi ou pour lui ? me demandai-je. Toutefois je hochai la tête et repris ma revue de détail à propos du Rapace. — Samos semble passer le plus clair de son temps à recruter des alliés dans la communauté surnaturelle. Si les vampires bannissent en général tous les alterhumains et se sentent même supérieurs à leurs semblables en provenance d’autres nids, Samos a cependant la réputation de s’être associé à des loups-garous et à des sorcières, sans parler des humains. — Il est donc en train de constituer sa propre armée ? s’interrogea Vayl comme s’il pensait à voix haute. — Ça m’en a tout l’air. Maintenant qu’il a Pengfei et Chien-Lung comme partenaires, et ce Pillard dans sa poche, la menace qu’il fait peser sur le territoire américain passe désormais à l’échelle mondiale. Par conséquent, il devient plus que jamais impératif de récupérer cette armure. — Certes, admit Vayl. Et je crois qu’il nous faut trouver un moyen d’éliminer ce Pillard, Desmond Yale. Chapitre 33 Comme on entrait dans la partie séjour, Vayl récupéra sur le canapé Mary-Kate l’arbalète qu’il allait utiliser. Un superbe modèle noir en acajou et acier inoxydable, lourd mais précis, qui avait été l’arme de prédilection de Matt. Et je la transportais fidèlement avec moi depuis sa mort. Elle était à présent chargée avec le carreau, modifié par Bergman pour déverser son contenu dès qu’il transpercerait la peau de Pengfei. Ça ne me dérangeait pas de laisser Vayl utiliser l’arme de Matt, tant qu’on aboutissait au résultat souhaité. Tout en achevant leur dîner sur la table enfin débarrassée, Cassandra, Cole et Bergman ne cessaient de lancer des regards furtifs sur l’arbalète. Je les observai en essayant de sonder leurs pensées. À mon avis, Cassandra se demandait sans doute si elle pourrait supporter les visions qui lui viendraient à l’esprit en effleurant l’arme. Cole devait s’imaginer en train de s’en servir. Bergman priait pour que son mécanisme, censé consumer le corps de Pengfei de l’intérieur, se déclenche avant qu’elle ait l’occasion de nous arracher tripes et boyaux. Vayl s’éclaircit la voix afin de requérir notre attention. — J’aimerais que vous trois vous déplaciez vers le chapiteau flambant neuf qu’on a érigé pour nous, comme si vous vous prépariez pour un nouveau spectacle. Notre comportement ne doit éveiller les soupçons d’aucune personne susceptible de nous épier. Cole leva la tête pour dire ce qui lui brûlait les lèvres, mais on le fit tous deux baisser les yeux. — Ça craint d’être le bleu, marmonna-t-il. — Je vais me préparer, annonçai-je. J’allai dans la chambre, décrochai la robe de son cintre et l’enfilai, en la passant d’un coup sec par-dessus mes fesses. Avec une fente de chaque côté jusqu’en haut de la cuisse, impossible de cacher l’étui de jambe. C’était l’inconvénient. Côté avantage : en dépit de son allure classique, elle était conçue pour faciliter les mouvements. Les mules à talon plat, trouvées dans le placard de Pengfei, ne m’allaient pas. Elle avait les pieds trop étroits et moi l’impression d’être la belle-sœur de Cendrillon. Cassandra en possédait une paire assez flashy qui ferait l’affaire, si ça ne me dérangeait pas de soigner mes ampoules aux talons pendant les huit jours à venir. Ben si, justement. J’optai donc pour mes bottes. Tant pis si les gens rigolaient. La prochaine fois, Pete n’aurait qu’à me prévenir que j’allais devoir me déguiser en geisha version chinoise en cours de mission. Vayl entra et s’assit tranquillement sur le lit pendant que je me maquillais. Je devinai qu’un truc le préoccupait. Et mon nœud à l’estomac me signalait que c’était encore un de ces problèmes épineux. Je me concentrai donc sur le maquillage, en espérant qu’il ferait comme si on n’avait aucune question à aborder. Les yeux, c’était la partie la plus délicate. Pengfei n’y allait pas de main morte avec le mascara et pouvait cependant franchir la porte sans ressembler à une prostituée. Je me débrouillai pas trop mal, puis passai aux accessoires. De longues boucles d’oreilles noires. La perruque tressée par-dessus mes cheveux noués en chignon serré. Le fil du gadget de traduction s’enroulait à merveille dans la fausse chevelure. Je pris ensuite sur la commode le collier fabriqué par Cassandra, là où je l’avais posé en arrivant. Vayl remua et fit grincer les ressorts du lit. Je partageai leur protestation. — J’attendais que vous y fassiez allusion la première, mais vous avez suivi votre tactique habituelle consistant à esquiver le problème, jusqu’à ce que je me jette à l’eau. La nuit dernière, vous avez dormi, déclara-t-il. Je vous ai surveillée jusqu’à l’aube et pas un seul de vos muscles n’a bougé. Je me tournai vers lui et m’approchai suffisamment pour qu’il m’entende dans notre langue : — Non, en effet. — Je présume donc que vos crises de somnambulisme se sont calmées. Je hochai prudemment la tête. — Je me méfie toujours de moi-même, dis-je. Mais je crois que c’est terminé. Je souhaitais en rester là. En tout cas, j’essayais. Mais un type qui vous veille pendant des heures pour s’assurer que vos ronflements ne se transforment pas en fusillade mérite de voir ses efforts un tant soit peu récompensés. Je tâchai donc de traduire par des mots ce que mes rêves m’avaient appris. — J’avais à la fois le besoin et le désir d’aller de l’avant. Mais je n’en étais pas capable, sachant ce que ça impliquait de laisser Matt s’en aller. Je crois que c’est la raison pour laquelle je n’ai pas cessé de le voir en vampire dans mes rêves. Parce qu’il ne voulait pas vivre sous cet aspect, pas plus que Jesse. En un sens, cela aurait été plus facile de lui dire adieu s’il s’était transformé à la fin. Vayl acquiesça. — C’est si important la manière dont les gens nous quittent. Peut-être que cela ne devrait pas l’être. Dès lors qu’on est mort, on est mort. Mais le pourquoi du comment fait toute la différence pour les survivants. Et j’en suis une. David me l’a dit. Les paroles d’Evie me revinrent également en mémoire : « On peut toujours pleurer pendant des lustres sans que ça nous fasse du bien. » J’en avais marre de pleurer. Le temps du chagrin était révolu. Parce que je savais que Matt souhaitait me voir heureuse désormais. Pourtant j’avais besoin d’éclaircir un point auprès de Vayl. — J’aimerai toujours Matt, repris-je. Certaines choses l’évoqueront parfois. Et il me manquera aussi de temps à autre. Quand je serai prête à m’engager avec un autre type, ça ne voudra pas dire que j’aime moins Matt. — Je comprends, dit Vayl en hochant encore la tête. — Mais… (Je m’éclaircis la voix, je baissai les yeux en évitant de paraître trop XVIIIe siècle et de rougir comme une ado)… c’est pas le cas, je me sens encore un peu… euh… bips… (Je manquai de m’étrangler et Vayl haussa les sourcils, tandis que je poursuivais :)… quand j’envisage une relation. Sa fossette était réapparue. Faudrait un effet sonore pour annoncer son arrivée, c’est tellement rare. Ils vendent des cornes de brume dans le commerce ? Vayl reprit la parole : — Je suis heureux que vous ayez trouvé une certaine paix en vous. Et peut-être que dans un futur proche vous rencontrerez un homme qui ne vous donnera pas la nausée ? Je haussai les épaules, en tentant d’avoir l’air désinvolte, mais j’échouai lamentablement. — On ne sait jamais… — Entre-temps, vous voulez bien me décrire votre emploi du temps de la journée ? — Pas génial, en fait. J’ai dû tuer le frère de Xia Shao, car il était possédé par un Pillard. Et maintenant que je sais ce que les Pillards manigancent, je suis quasi certaine que Yale et Pengfei ont l’intention de perturber le festival d’une manière ou d’une autre. Je précisai ensuite que Jéricho et ses potes viendraient sous couverture pour assurer la sécurité, et poussai à cet égard un grand soupir de soulagement. — J’ai le sentiment que vous avez besoin de prendre l’air, observa Vayl. Allons-nous finalement dénicher notre femme-dragon ? — Ouais, mais comment ? Et si elle est avec Chien-Lung… — Ce qui risque fort d’arriver… — Comment on les sépare ? — S’il existe un domaine où nous excellons, outre l’assassinat, c’est bien la réflexion sur le terrain. Nous trouverons donc une solution dès lors que nous aurons une situation… comment dites-vous ?… à gérer. — OK. Donc, faut d’abord la trouver. Et on risque de ramer. La ville est grande, Vayl. — Je pense que vous possédez les facultés nécessaires pour la pister, Jasmine, m’assura-t-il d’un ton grave. Vous vous souvenez comment vous m’avez retrouvé dans le parking de notre hôtel à Miami ? — Ouais, mais vous étiez à quelques mètres de moi. — Exact. Toutefois il faut bien débuter quelque part. Et peut-être qu’en portant la robe de Pengfei votre Sensitivité va s’accroître. Ce n’est pas une simple vue de l’esprit, voyez-vous. Dans le passé, certains Sensitifs étaient réputés avoir la faculté de traquer les vampires. — Vous avez une idée de l’endroit où on pourrait commencer ? — Tâchons de raisonner un peu. Nous savons que Pengfei et Chien-Lung ne passent pas leur journée à bord du Constance Malloy. Ce qui signifie qu’on doit les ramener à terre avant l’aube. Je suggère que nous trouvions le bateau qui s’en est chargé hier soir et essayions de suivre leurs traces à partir de là. — OK. Si j’avais l’air peu enthousiaste, c’était sans doute parce que l’idée me paraissait tirée par les cheveux. Mais impossible d’en trouver une meilleure, alors on n’avait pas le choix. Vêtue de pied en cap, avec le médaillon glissé sous mon col et le fil traducteur entremêlé à ma perruque, je traversai le salon en minaudant. J’avais passé tous mes moments libres cet après-midi-là à visionner les vidéos de Pengfei sur l’ordinateur portable de Bergman, en essayant de copier ses manières. Bref, je faisais de mon mieux, mais un truc clochait. Probablement ma culotte qui me rentre dans les fesses à cause de cette foutue robe moulante ! Depuis le siège conducteur, Cole avait une vue d’enfer. Il se mit à siffler en me voyant. — Waouh ! ça fout les jetons ! — Je suis d’accord, dit Cassandra. Elle avait passé une nouvelle tenue de chez www.medium.com et aidait Bergman à ranger les dernières pièces de son labo portable dans des boîtes en plastique. Le fait qu’il autorise quelqu’un, surtout elle, à toucher son sacro-saint matériel signifiait que mon dernier sermon avait porté ses fruits. C’était peut-être le signe qu’il refusait de passer pour un enfoiré… en tout cas, je l’espérais. Il remarqua que je l’observais et me dit : — Nos bienfaiteurs nous ont fait livrer une sono il y a environ une heure. Dès qu’on aura terminé, on ira l’installer sous le chapiteau. (Il interrompit ce qu’il faisait pour nous tendre nos pastilles émettrices et nos oreillettes.) On va utiliser le même système de communication que lorsqu’on a mis en place la vidéosurveillance à bord du yacht. Les transmissions ne posaient pas de problème parce qu’on était tous proches les uns des autres. Ce soir, en revanche, ce sera plus compliqué. Il remit ensuite à Vayl et moi les faux tatouages qu’on avait utilisés lors de notre dernière mission. Le mien représentait un dragon. Ironique, non ? Celui de Vayl, du fil de fer barbelé. Ces gadgets nous permettraient d’émettre à plus grande portée. Une fois que Bergman les eut placés et testés sur nous, Cole donna un coup de coude à Vayl pour capter son attention : — Vous êtes sûr que vous n’avez pas besoin d’aide ? Je pourrais porter votre arbalète. Il observa l’arme, que Vayl souleva comme si elle ne pesait quasiment rien. — C’est un travail pour deux personnes, dit-il. — OK… (soupir de déception)… appelez si vous avez besoin de moi. — Je vais avoir besoin de toi, dis-je. Ne crois pas que Pengfei va me parler dans notre langue. Il va falloir une traduction simultanée de ce qu’elle me dira, et c’est pas un gars planqué dans les buissons qui peut s’en charger. Tu vois ce que je veux dire ? Faut que ce soit fait correctement. Cole hocha la tête et se redressa un peu à présent qu’il comprenait la nature cruciale de son rôle. — Pigé ! On a toujours la carte de Jéricho ? demandai-je à Cassandra. — Oui. — En cas de pépin, appelez-le. Cassandra plongea la main dans son sac. Après avoir sorti trois paires de lunettes de soleil, un échantillon de carrelage et une boîte de tampons hygiéniques qui fit littéralement bondir Bergman vers la porte, elle trouva la carte. — Bravo ! s’écria Cole en la lui arrachant des mains pour entrer le numéro dans son portable. Rappelez-moi de vous emmener pour mes prochaines fouilles archéologiques. — J’ai besoin de tout ça, dit-elle en rangeant ses affaires au bon endroit. Je secouai la tête. Je ne possédais même pas de sac à main. — On doit filer, dis-je. Tout le monde acquiesça. Cole brandit son téléphone pour signaler qu’il se tenait prêt si l’opération tournait court. — Bonne chance ! lança Cassandra. À l’extérieur, on rattrapa Bergman à mi-chemin du chapiteau. Il regarda l’arbalète dans les mains de Vayl, désigna d’un hochement de tête le carreau en position, prêt à être lancé, dès que Vayl libérerait la sûreté. — J’espère que ça va marcher, dit-il. — Ne t’en fais pas, répliquai-je en tapotant mon holster sous l’aisselle. On a un plan de secours. En fait, je pouvais aussi bien toucher d’autres parties de mon corps, mais j’aurais eu l’air de chercher des allumettes ou de me tripoter. Quoi qu’il en soit, c’était une manière un peu niaise de faire comprendre que j’avais ajouté quelques couteaux à mon arsenal. Bergman acquiesça et poursuivit son chemin. Bizarrement, une Chinoise en bottes noires et un grand Roumain avec une arbalète n’attirent pas vraiment l’attention dans une foire. On évita le plus possible l’allée centrale, mais à certains endroits on dut se mêler à la foule de plus en plus nombreuse, afin de rejoindre la marina. Le bureau était ouvert et seuls deux billets de vingt suffirent pour qu’on nous indique le point de mouillage du bateau-taxi de nos vampires. Ils l’avaient amarré près du chemin. Vayl m’aida à monter à bord et mes doutes s’amplifièrent. On perdait un temps précieux dans cette embarcation dépourvue d’indices. Je ne pouvais y déceler la moindre trace de Pengfei. — Pas de panique, dit Vayl. Essayez plusieurs sièges différents. Peut-être a-t-elle laissé un peu d’elle-même ici ou là. Comme elle n’avait sans doute pas piloté le bateau, je m’assis à l’arrière. Non, rien. Hé ! on parlait de Pengfei ! Pas le genre à rester en retrait. Je me déplaçai donc vers l’avant. Toujours rien. Tandis que mon malaise grandissait, je promenai mon regard de la proue à la poupe, puis sur le quai, songeant aux itinéraires qu’elle aurait pu emprunter à partir de là. Des centaines, voire des milliers de vies humaines dépendaient de moi et de ma faculté à découvrir où se trouvait Pengfei ce soir, et ma Sensitivité ne s’était pas manifestée depuis… — Hé ! attendez une minute ! dis-je à Vayl en le désignant de l’index comme s’il avait fait quelque chose de mal. Vous n’êtes pas en train de bouillir. — Je… (Il s’examina des pieds à la tête, ne sachant pas trop s’il sentait mauvais ou s’il avait des cloques.) Je vous demande pardon ? — Je ne sens pas vos pouvoirs. Je ne vous perçois pas du tout. Vous êtes comme une grande page blanche ! (Je me levai, une vague d’effroi me serrant la gorge. Je tendis la main droite et l’agitai sous son nez.) Je ne sens pas la bague non plus. D’ordinaire, elle me chauffe le doigt, surtout quand vous êtes dans les parages. Bon sang ! qu’est-ce qui m’arrive ? La voix de Cassandra tonna dans mon oreillette : — Jaz, écoutez-moi ! — Quoi ? — Je crois que la magie du médaillon anéantit votre Sensitivité. Retirez-le. Plus facile à dire qu’à faire quand l’objet en question est coincé sous le col d’une robe moulante et une longue perruque tressée avec le fil d’un traducteur électronique. Quelle galère ! Pourtant, dès que je m’en débarrassai, le soulagement m’envahit. Du coup, ma culotte n’était plus coincée dans la raie de mes fesses. Je sentis de nouveau le pouvoir glacial de Vayl se diffuser lentement. Je voyais mieux, comme si je m’étais baladée jusque-là avec des lunettes de soleil et venais de me rappeler de les enlever parce qu’il faisait nuit. Je me rassis sur le siège, le médaillon dans une main, l’autre cramponnée au coussin. J’espérais conserver mon équilibre, comme si le bateau tanguait. Au lieu de quoi il me chuchota : « Pengfei… » Mais pas assez fort. Je ne pourrais jamais suivre ce murmure jusqu’à sa source. Je me penchai par-dessus bord, contemplai l’eau, sachant comment agir, mais pas comment aborder le sujet. Vayl avait résisté presque violemment la première fois, bien qu’il en ait eu cruellement besoin à ce moment-là. — Je crois qu’on perd du temps, déclarai-je tout en contemplant, fascinée, les minuscules vaguelettes. Je détachai mes yeux de l’eau, en songeant que ceux de Vayl n’étaient guère différents. De profondes étendues liquides où l’on pouvait se perdre à jamais si on le souhaitait. — Que dites-vous ? — Je la sens, mais ça ne suffit pas. J’ai besoin de renforcer mon pouvoir. Et je ne connais qu’une seule manière d’y parvenir. Son regard se focalisa sur moi. — Vous voulez que je prenne votre sang, c’est cela… Toute l’équipe retint son souffle dans mon oreillette. J’avais presque oublié qu’ils pouvaient nous entendre. — Oui. Et avant qu’on passe les vingt prochaines minutes à débattre des questions morales soulevées par le problème, pourquoi ne pas simplement admettre que j’ai raison, que c’est une excellente idée, et qu’on a une chance ainsi de sauver de nombreuses vies ? Sa présence, une vibration constante sur ma nuque, se mit à gagner en ampleur. Un peu comme si ma requête avait fait sauter une sorte d’énorme verrou et ouvert une vieille porte grinçante, pour lui permettre de se nourrir du sang originel de ma personnalité. L’espace d’un instant, je perçus toute sa puissance se libérer. Elle jaillit de lui en tournoyant comme une tornade, tandis qu’étincelaient des images comme des éclairs. Je vis toute la colère, la douleur et la violence qu’il avait dû endurer depuis la perte de sa propre humanité pour se retrouver à mes côtés. Sa force et son goût du devoir m’impressionnaient. Je reconnus son dévouement pour le travail, sa passion pour la justice. Et l’espoir de retrouver un jour ses fils, qui donnait du corps et du sens à tout le reste. Dieu du ciel ! si on pouvait rendre la quintessence de son être à travers une sculpture ou un tableau, on obtiendrait un chef-d’œuvre. Et puis, de manière tout aussi soudaine, il se retira. — Entendu, déclara-t-il, sa voix encore rauque de m’avoir mordue. — Waouh…, murmurai-je en luttant pour garder la tête sur les épaules. (Il avait une telle façon de me la tourner. Est-ce que ça ne m’avait pas dérangée dans le passé ?) C’était plus rapide que prévu. Rictus aux lèvres. Lueur dans l’œil qui me déconcertait un brin. Il avait l’air si… affamé. Ce fut alors que je compris qu’il n’avait pas encore dîné. Il devait avoir l’intention de prendre sa dose sur Pengfei et Chien-Lung. Voire sur le Pillard, si on arrivait à lui mettre la main dessus. Vayl m’avait confié un jour qu’il agissait ainsi par sécurité. Sa manière à lui de s’assurer qu’il ne prenait pas le sang d’innocents. Il était déjà assis à mes côtés. Alors il se glissa tout près. — Dites-moi que vous êtes certaine de le vouloir. — Eh bien, je l’étais. — Et ensuite ? — Je me suis rappelé combien vous aimiez la saveur de Jaz. La fossette creusa sa joue. Merde alors, si elle apparaissait couramment, j’allais devoir annoncer sa venue par un coup de sonnette ! — Si ça peut vous aider, je vous laisse me mordre la première. — Non ! hurlèrent en chœur mes collègues dans l’oreillette. — Euh… message à toute l’équipe… Je serai plus opérationnelle si je ne deviens pas sourde ce soir, merci ! Cassandra prit la parole, Dieu merci en douceur, mais tout aussi gravement que les autres : — Nous tenions seulement à vous dire combien nous appréciions le fait que vous soyez humaine. Le terme s’inspirait librement de la réalité, j’imagine, vu mon passé et mon avenir prévisible. — Ne vous inquiétez pas, les gosses. J’ai pas envie de devenir vampire, mais juste l’intention d’améliorer certaines de mes qualités. (Je me tournai vers Vayl :) Vous allez vous régaler, n’est-ce pas ? Ses yeux étincelèrent d’une lueur irréelle, tandis qu’il me dévisageait. — Je suis un vampire, Jasmine. Voudriez-vous que je prétende le contraire ? — Hmm… non. (On en avait fini avec les préliminaires. Le bras que Vayl m’avait déjà passé autour des épaules baissa le long de mon dos et m’attira contre lui.) On ne doit pas voir ces marques, murmurai-je. — Je prendrai soin de les dissimuler, m’assura-t-il. Ses paroles étaient étouffées par ses lèvres qui remontaient le long de ma mâchoire. J’éprouvai des picotements dans le cou, tandis que la pointe de ses crocs effleurait ma carotide. Ils descendirent encore, comme il ramenait mon col en arrière et déboutonnait le haut de ma robe. Je crois que mes yeux firent un tour à cent quatre-vingts degrés lorsque ses dents transpercèrent ma chair juste au-dessous de ma clavicule. La dernière fois que Vayl avait pris mon sang, je m’étais en partie évanouie. Cette fois-ci je restai consciente pendant tout le spectacle. Et c’était génial ! J’essayai de comprendre pourquoi, mais cette partie de mon cerveau fut la première à déclarer forfait. Quant au reste… eh bien, ça ne semble pas très décent de décrire les sensations que Vayl éveilla en moi. Sachant que Cassandra et les garçons pouvaient entendre tout ce qui se passait, je restai silencieuse, même si je crevais d’envie de gémir, de l’encourager, et à la fin de hurler de triomphe, comme si j’avais atteint le sommet de l’Everest sans oxygène, sans carte, ou même sans sherpa pour me guider. Lorsque Vayl se redressa, il avait l’air aussi stupéfait que moi. — C’était meilleur cette fois. Comment est-ce possible ? — L’âge, hasardai-je. Comme le bon vin, vous savez ? Son hilarité, qui en général ne renfermait pas un iota d’amusement, m’arracha un sourire. — Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il en sortant un mouchoir de sa poche pour l’appliquer sur la morsure. — Superbien, répondis-je. Même si ça ne va sans doute pas durer. Je me suis écroulée comme une masse la première fois. — Alors nous ne devrions pas traîner. — OK. Chapitre 34 Il vérifia son mouchoir. Le saignement ayant déjà cessé, je reboutonnai ma robe. — Vayl, ça marche. — Déjà ? Oh que oui ! Je me rendis compte que je pouvais pratiquement voir dans le noir, même sans activer mes lentilles spéciales. Et je voyais Pengfei aussi, avec ce troisième œil cérébral qui flairait les vampires, à la manière dont les chiens de chasse sentent les lapins. Elle s’était assise juste à cet endroit. Paisible. Sereine. La tête tournée vers les étoiles comme si elle appréciait la balade, alors qu’en réalité elle partait à l’attaque. Je fermai les yeux, me concentrai sur sa piste psychique. — Je pense que nous allons pouvoir la retrouver. Ma Sensitivité… est améliorée, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. — Quelque chose se produit aussi en moi, dit Vayl. Un changement que je n’arrive pas encore à définir. (Je ne l’avais jamais entendu s’exprimer sur ce ton. Je compris alors que c’était de l’émerveillement. J’ouvris les paupières. Depuis combien de temps n’avait-il pas éprouvé ce sentiment ? On se dévisagea.) J’ai eu raison de vous choisir, mon avhar, ajouta-t-il. — Dites donc, Vayl, ça sonne presque comme un compliment. — Il ne faudrait pas que cela vous monte à la tête. — Ne vous faites pas de souci. Sinon je vais encore me la cogner dans un mât de tente. (Je me levai, me rassis, histoire de laisser passer le tournis, puis repris :) Vous devriez peut-être passer le premier. Vayl descendit à terre, m’aida à sortir du bateau, puis attendit patiemment, tandis que je refermais les yeux. Ouais, ça y est ! Un bouquet de Pengfei, un peu dans le style moufette… mais mortelle. Je rouvris les paupières parce que, soyons réalistes, j’aurais du mal à avancer si je me prenais… disons… tout le golfe du Mexique dans la tronche. La piste s’atténuait un peu, mais je pouvais toujours la flairer. Je plissai les yeux, et elle devint plus distincte. OK, donc j’allais devoir regarder comme si j’avais besoin d’une bonne paire de doubles foyers. Pourquoi, oui pourquoi est-ce que je ne pouvais pas un jour recevoir un Don qui m’octroie un bronzage permanent et un styliste perso à demeure ? Vayl émit un bruit que j’interprétai comme un gloussement mal camouflé. — Gardez vos remarques spirituelles pour vous, OK ? — Je n’ai pas dit un mot. — Vous n’avez pas besoin de parler. Bon ! allons-y ! Je pris la direction du parking, d’où sortaient encore des groupes de Texans, qui parlaient, rigolaient et se préparaient à passer une bonne soirée. J’aurais voulu leur crier « Sauve qui peut ! » et tant pis pour les conséquences. Au lieu de quoi je suivis la piste de Pengfei vers l’est et le vaste jardin public que Cole et moi avions traversé en venant repérer les lieux. Un panneau argenté, patiné à l’ancienne indiquait : « Sanford Park ». La baie et sa digue s’étendaient toujours sur notre droite. La piste de Pengfei nous conduisit le long d’un parcours rectiligne qui grimpait jusqu’à l’auditorium. En été, j’imaginai que la colline devait grouiller de familles venues pique-niquer, de vieux couples sur leurs chaises longues, et peut-être d’une poignée de jeunes amoureux qui écoutaient gratos les concerts de l’orchestre local. Mais a en juger par le graffiti « Britney aime Mark » en grosses lettres rouges sur le mur du fond, je supposai que personne n’y avait joué une note depuis des mois. Conçu pour supporter les pires intempéries, le bâtiment avait l’air aussi solide qu’un bureau de poste. Excellentes fondations. Parquets costauds. Eclairage encastré qui avait dû coûter cher. Tout le câblage serpentait sous la scène, si bien que lorsque l’odeur de Pengfei m’entraîna jusqu’à une trappe située en façade, je ne fus pas surprise. Vayl la souleva et passa le premier. Je le suivis. On trouva quasi aussitôt l’endroit où ils dormaient en paix. Deux cercueils à peine enterrés, ouverts et vides. — Merde ! lâchai-je. — Ça va, vous deux ? C’était la voix de Cole, qui semblait inquiet. Je faillis l’envoyer paître, mais me retins. C’est toujours plus dur d’attendre. — Tout va bien, dis-je. Ils se sont déjà levés, c’est tout. Bien sûr. Tu t’en doutais. Les vampires ne font pas la « grasse soirée », pauvre imbécile ! Ils doivent aller dans des tas d’endroits. Ils ont des gens à saigner. Je continuai à marcher, en suivant la piste de Pengfei qui me ramenait sur la scène. Elle s’était dirigée vers l’arrière, avait descendu les marches du côté est, puis pris la direction du belvédère. Même la nuit, il attirait l’œil. Arrête-toi là. Regarde la baie. Prends le temps d’admirer juste une seconde et admets qu’il existe des choses plus belles dans la vie. — Vayl, chuchotai-je comme on atteignait la bâtisse. — Je sais. Avait-il, comme moi, senti ce cadavre, avant de l’apercevoir ? Non ! Rectificatif… il s’agit d’une femme. Pengfei, cette salope, ne mérite pas qu’on réduise quiconque à l’état de simple « cadavre ». Mais elle avait essayé. Sa victime, ou du moins ce qui en restait, gisait sur le sol du pavillon. Pengfei avait mutilé son cou comme un jouet à mâcher qu’on donne à un chiot. Puis elle avait ouvert la poitrine de la femme. À moins qu’une autre créature s’en soit chargée. Car la plupart des organes manquaient, dont son cœur. Un Pillard, me souffla une voix dans ma tête, et mes boyaux en vrac l’approuvèrent. En fait, inspiré par la proximité de véritables acrobates, mon estomac tenta un quadruple salto arrière avec double vrille. Comme il n’avait toujours pas filtré les graisses de son dernier repas, le résultat ne fut guère joli à voir. Je le déversai dans la baie. — Pengfei et Desmond Yale ! crachai-je avec l’odeur de vomi. Ne formaient-ils pas le couple idéal ? Ce qui me ramenait à Samos, l’Entremetteur du Diable. Il devrait avoir son propre site Web : www.monstromeetic.com. Je l’imaginais déjà faire la tournée des talk-shows de la matinée : « Franchement, ça marche à tous les coups ! Nos clients remplissent un questionnaire de personnalité de trente pages. Certes, ils versent une cotisation minimale, mais nous faisons un malheur avec les bénéfices ! Ha ! ha ! ha ! » Et si je surgissais du public pour sauter sur le plateau et lui coller mon poing en pleine figure, quelle satisfaction j’en retirerais ? Sur une échelle 1 à 10 ? Disons… 90 ! La main de Vayl sur mon bras me replongea dans la réalité. — Vous n’êtes pas opérationnelle si vous laissez pareils sentiments prendre le dessus, dit-il. Comme si je ne le savais pas ! Je regardai mes mains qui tremblaient de rage devant cette mort inutile, et aussi parce que j’étais celle qui avait dû découvrir son corps, éprouver sa douleur, et devait la venger. Dans ces moments-là, je regrettais de ne pas ressembler davantage à Evie. Si j’avais pu me satisfaire de son mode de vie, je me serais épargné des tonnes de chagrin. — Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je. — Nous devons trouver Pengfei. — Mais l’âme de cette femme… — … risque d’être encore dans l’œil du Pillard, à moins qu’elle soit déjà perdue. D’une manière ou d’une autre, c’est maintenant que vous devez agir, surtout si Pengfei a prévu de provoquer une catastrophe, comme vous le soupçonnez. — Pour un gars qui veut vivre éternellement, vous avez une façon passablement inhumaine de considérer la mort, rétorquai-je. Vayl me regarda fixement, jusqu’à ce que je me tourne vers lui. — Je pourrais vous demander ce qui vous prend de dire une chose pareille, compte tenu de votre profession, déclara-t-il d’un ton si posé que je sus qu’il faisait tout pour se maîtriser. (Ce qui signifiait que j’avais intérêt à me calmer, avant qu’il décide de me faire passer les six prochaines semaines à voir des cadavres dans toutes sortes de situations épouvantables, histoire de m’endurcir un peu.) Cependant, tout en reconnaissant que vous avez commis l’erreur de vous identifier à cette femme, je vous demanderai simplement de rester concentrée sur votre travail et de sauver les âmes dans la mesure de vos possibilités. Je détournai les yeux. Vayl avait raison. Je ne pouvais pas toutes les sauver. Je jetai un regard par-dessus mon épaule, tout en m’en voulant de ne pas pouvoir pleurer… sinon mon maquillage allait couler. Bon sang ! j’étais à fond dans mon rôle désormais ! Je n’avais plus qu’à piquer la barbe à papa d’un gamin et je passerais facilement pour la peau de vache de service. — Jasmine, ressaisissez-vous ! m’ordonna Vayl en faisant passer le reste de sa colère sur ma posture avachie. Pengfei ne se relâche jamais, elle ! — Elle devrait. En fait, elle devrait même carrément dégringoler de son piédestal. Pour que je puisse lui défoncer la tête à coups de pied, la prochaine fois que je la croise. Revigorée par cette image lugubre à souhait, je suivis la trace de Pengfei en revenant vers la foire, et j’empruntai le même chemin que Cole et moi avions pris deux jours plus tôt. Un changement radical s’était opéré depuis. Fourmillant de familles hilares aux yeux écarquillés, avec ses stands soigneusement repeints, ses manèges qui semblaient construits par la NASA et éclairés comme la Maison-Blanche à Noël, le Festival d’hiver de Corpus Christi paraissait sorti tout droit du cerveau d’Einstein. On quitta l’allée centrale juste avant d’atteindre l’arène des acrobates chinois. L’itinéraire de Pengfei l’avait entraînée derrière la structure gonflable multicolore pour rejoindre le campement de la troupe. Le spectacle avait commencé et les acclamations du public résonnaient au-dehors. Des « Oooh ! » et des « Aaaah ! », et des applaudissements parvinrent jusqu’à nos oreilles, tandis qu’on observait l’arrière d’un petit camping-car Winnebago. — Mignons, ces réservoirs de propane, remarquai-je sans grande conviction. — Oui, admit Vayl. — Je ne comprends pas pourquoi je ressens plus fortement sa présence ici. Rien ne me paraît bizarre. Et vous ? Vayl regarda sous le véhicule, tandis que je grimpais pour examiner le toit. Quand on se retrouva sur la pelouse, on secoua tous les deux la tête. Rien. — On continue ? suggérai-je. — Je suppose, dit-il. Je me remis à plisser les yeux, et la piste à présent familière de Pengfei nous mena directement à l’arène. Pengfei avait contourné l’entrée principale et suivi un mur rouge jusqu’à l’arrière du bâtiment, où une seconde structure violette plus petite s’y rattachait. Elle permettait aux acrobates d’accéder rapidement à la vaste piste à l’intérieur. — Elle est allée là-dedans, murmurai-je. La foule applaudissait un numéro particulièrement impressionnant. On se glissa dans l’entrée pour mieux voir, mais un rideau noir dissimulait l’endroit où l’on se tenait, ainsi que la paroi du fond sur une bonne cinquantaine de centimètres. L’orchestre passait d’une musique de suspense à un air entraînant. Je saisis Vayl par le bras : — Elle est ici ! On épia par une ouverture dans le rideau. — Là, dit Vayl. Au premier rang, en corsage blanc à manches courtes et pantalon turquoise, assise à côté de Chien-Lung dans la tunique dorée. (Vayl se tourna vers moi :) Comment allez-vous expliquer le changement de tenue à Chien-Lung, quand vous le verrez ? — Je n’aurai pas besoin. Il saura déjà qu’on a renversé du Cherry Coke sur ma robe. — C’est donc ainsi que vous prévoyez de les séparer ? — Ouais. Et les vingt dollars que j’ai en poche me disent que je trouverai un brave jeune homme dans le public, qui acceptera de m’accorder cette faveur avant la fin du spectacle. Regardez. (Je désignai les tribunes sur notre droite.) Vous voyez cet étudiant dégingandé installé au fond ? Celui qui boit deux bières à la fois ? Je pense qu’il fera l’affaire. — Voulez-vous que j’engage la conversation ? proposa-t-il, en songeant sans doute que tous deux noueraient spontanément une amitié virile de bon aloi. Je me dis qu’il flanquerait plutôt la trouille à ce gamin. Même en contrôlant ses pouvoirs, Vayl donnait toujours l’impression de pouvoir passer à tabac le premier venu et tenait ainsi à distance la plupart des mecs. Mais je ne pipai mot. — Non. Laissons l’argent agir. On allait s’avancer, mais on s’arrêta net, car le plancher se mit à pivoter dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, déplaçant notre jeune étudiant et le reste de l’auditoire d’un quart de tour sur la gauche. Une nuée d’acrobates passa devant nous et rejoignit la piste qui, elle, n’avait pas bougé. Le public salua cette innovation par des acclamations et en tapant du pied. On échangea des regards impressionnés. — Je me demande qui a conçu un truc pareil, dis-je. — Vous pensez qu’ils ont leur propre Bergman à demeure ? — Susceptible de voler ses idées au nôtre, au cas où ? Après deux ou trois tentatives ratées, j’attirai l’attention de l’étudiant, découvris qu’il adorait l’argent et faire des blagues, et me fis un nouveau partenaire. Comme les tribunes avaient pivoté, je ne voyais plus Pengfei ni Chien-Lung. Je me dressai sur la pointe des pieds et sautillai sur place, mais en vain. — Qu’est-ce qui se passe ? dis-je. Elle est encore là ? — Jasmine, faites confiance à votre Sensitivité. Vayl était si calme que je me tins immobile, mis à contribution mes cinq sens et absorbai tout ce qu’ils captaient. Cela me prit dans les trois minutes, mais à la fin je pus affirmer : — Elle se déplace. — Vous en êtes sûre ? J’acquiesçai. — Elle s’en va. Il y a une sortie à l’opposé de la nôtre. Elle part dans cette direction. — Rattrapez-la. Je me tournai pour me ruer vers la porte. J’évitai au passage un nouveau groupe d’acrobates avec une agilité qui se faisait rare depuis ma Sensitivité accrue. Dès que je repris le contact visuel avec Pengfei, je repassai le médaillon par-dessus la tête et recouvrai du même coup ce sentiment de gêne et de nervosité. La vraie Pengfei était en rage et marchait quasiment au trot, mais je parvins néanmoins à la rattraper sur le chemin menant à la marina et au joli bateau bleu qui la transportait au Constance Malloy. Je l’attrapai par le bras et l’entraînai de force vers un coin sombre, à l’ouest de la foire. Le fait qu’elle se laisse faire témoignait du choc énorme qu’elle avait éprouvé en voyant son double se refléter sur le visage d’une parfaite étrangère. Elle se ressaisit rapidement et se libéra de mon emprise. — C’est ma robe ! vociféra-t-elle, furieuse comme n’importe quelle femme devant pareil outrage. Je compris plus ou moins ce qu’elle disait uniquement par son expression, mais Cole me traduisit presque aussitôt ses paroles. Je reculai, en prenant un peu de distance pour que mon équipement fonctionne, tout en déployant son éventail devant mes lèvres. — En effet, dis-je, et tu sais quoi ? T’as le cul plat ! Ah ! ça allait déjà mieux ! — Qui es-tu ? pesta-t-elle. Je m’exprimai d’une voix lente, impérieuse, de sorte que mes éventuelles hésitations, dans l’attente de la traduction de Cole, puissent s’interpréter comme celles d’une femme âgée prenant tout le temps qu’elle méritait grandement. — Tu ne me reconnais donc pas, Pengfei Yan ? Je suis ton arrière-arrière-grand-mère ! Avec son speech sur les ancêtres et l’honneur dû à Xia Wu, Xia Shao m’avait donné cette idée. J’ignorais ce qu’il en était chez les Chinois à notre époque, mais les vieux comme Pengfei avaient vénéré leurs ancêtres. Vu que Vayl trimballait quasiment tout le XVIIIe siècle avec lui, j’espérais que Pengfei se souvienne tout aussi clairement de ses origines. Forte de toute l’ardeur matriarcale que je pus rassembler, j’ajoutai : — Je ne puis croire que tu ne reconnaisses pas ta propre aïeule. Mais sans doute n’est-ce pas surprenant, car cela fait des siècles que tu ne m’as pas vénérée comme le veut la tradition, espèce de petite morveuse ingrate ! (Voyant que je touchais la corde sensible de la superstition, je me rapprochai suffisamment pour lui coller une baffe. Elle porta la main à sa joue, tandis que je reculais en transformant mon gloussement de plaisir en un délice purement cérébral.) À présent, dis-moi ce qui pourrait m’empêcher de faire s’abattre sur toi la pire des infortunes pendant les trois prochains millénaires ? — J’ai conçu un plan merveilleux, vénérable grand-mère, répliqua Pengfei avec enthousiasme. Il fera de la Chine la plus puissante des nations au monde, car toi et moi savons que telle est la place qui lui revient de droit. (Je fis un geste signifiant qu’elle arrête le baratin pour en venir aux faits. Elle se pencha vers moi et murmura :) Je vais faire exploser les acrobates chinois. Je faillis la baffer encore. Ne serait-ce que pour ôter cette lueur de joie dans ses yeux noirs. Mais des gens risquaient encore de mourir, et même des tout-petits comme Xia Lai et E.J., et je ne pouvais pas le permettre. — Quel prodigieux dessein, ironisai-je, que celui qui consiste à détruire ton propre peuple. (Je fis un mouvement de vrille avec l’index sur ma tempe et roulai des yeux.) Magnifique, en effet ! — Non, grand-mère, ne vois-tu pas où je veux en venir ? J’ai envoyé des lettres au Washington Post et au New York Times qui revendiquent la responsabilité de l’explosion, en me faisant passer pour ces fanatiques américains qui manifestent à l’entrée de cette foire. Personne ne doutera du bien-fondé de l’histoire, car il est de notoriété publique que les acrobates chinois sont dirigés par des vampires. — Je ne saisis pas. De quels fanatiques américains parles-tu ? Qui veux-tu piéger ? — Les religieux ! s’écria Pengfei. Leur haine du surnaturel est bien connue. Ils nous ont effectivement envoyé une lettre de menaces quand ils ont su qu’on amènerait les acrobates à Corpus Christi. C’est ce qui nous a donné l’idée… enfin… qui l’a donnée à notre partenaire. — Et qui est-ce ? Les yeux de Pengfei scintillèrent. — Il s’appelle Edward Samos. Il a commandité un groupe de Pillards afin qu’ils viennent nous aider à atteindre notre but. Leur chef est un monstre impitoyable ! Elle devait faire allusion à Yale, qui, d’après moi, avait dû porter en lui le vigile et Xia Wu, jusqu’à ce que Samos leur trouve d’autres corps. Je me demandai s’il existait d’autres détails qu’on ignorait. Mais avant de formuler une question sur les Pillards qui risquait d’éveiller ses soupçons, je songeai à une autre, bien plus capitale : — Et ce Samos. Pourquoi s’intéresserait-il à la Chine ? — C’est le monde entier qui l’intéresse ! Pour sa part, toute créature qui naît ou acquiert un élément en plus, quelque chose qui fait d’elle un alterhumain, tombe sous sa protection. — Et de quoi les protège-t-il ? Elle me regarda comme si j’avais un grain de riz cantonais à la place du cerveau. — De l’humanité, bien sûr ! Samos s’était donc trouvé une cause à défendre ? À moins qu’il se camoufle derrière celle-ci pour rassembler davantage d’alliés, augmenter sa puissance jusqu’à la surcharge ? — Donc, quand cette bombe va exploser, insistai-je, que se passera-t-il ensuite ? — Nos compatriotes seront outrés de voir autant de morts atroces parmi les nôtres en terre étrangère. Les paroles céderont la place aux armes, puis aux bombes. Et au milieu de ce carnage nous surgirons avec une nouvelle armée. (Elle joignit les mains sur son cœur et eut un sourire de folle en imaginant le champ de bataille ensanglanté.) Les hommes cuirassés en dragons mèneront la grande marche à travers cette contrée de barbares égocentriques et cupides, en ne laissant que des cendres dans leur sillage ! — Et comment une jeune fille comme toi a-t-elle appris l’art de poser des bombes ? demandai-je, une main sur la hanche. Je sentis que Vayl avait pris position. Je pouvais lui faire signe d’un instant à l’autre. Comme je l’espérais, ma pique la vexa. — Grand-mère, de nos jours les femmes peuvent agir comme bon leur semble. Parfois, il leur suffit de lire les ouvrages adéquats ou bien d’engager les bons techniciens. Il n’est plus nécessaire d’épouser l’homme idéal. Je hochai la tête, comme si j’appréciais son point de vue. — Or donc ? — J’ai relié les explosifs à l’un des camping-cars. Quand les acrobates auront terminé leur spectacle, ils rentreront tous chez eux se doucher et se changer. Et dans… (coup d’œil à sa montre incrustée de diamants à son poignet droit)… quinze minutes, nos quarante acrobates, dont douze enfants, seront morts ! — Espèce de salope ! hurla Cole dans l’oreillette, avec une telle force que je crus devenir sourde. (J’ai rarement dû faire autant d’effort pour dissimuler la douleur sur mon visage.) Désolé, Jaz, dit-il aussitôt. Désolé, désolé… Ça ne se reproduira pas. — Mais si quelqu’un découvre la bombe ? questionnai-je. — Jamais de la vie ! affirma-t-elle avec une morgue qui anéantit mes espoirs de trouver l’engin à temps pour le désarmer. Ma cantrantia (elle parlait de son pouvoir essentiel), c’est l’art de la dissimulation. Même si tu te trouvais juste au-dessus, tu ne pourrais la détecter. (Son rire tintinnabula comme des clochettes dans l’air du soir.) Même moi, je ne pourrais plus la retrouver maintenant. Ça craint d’avoir raison. Si je n’avais pas été si inquiète pour les acrobates et leurs enfants, sans parler des passants innocents, j’aurais été profondément déprimée. Mais Pengfei souhaitait à l’évidence entendre quelques louanges grand-maternelles pour ses exploits atroces, alors je m’exclamai : — C’est fabuleux ! Tu as sans conteste su tirer ton épingle du jeu, ma petite-fille. Fais-moi, je te prie, l’honneur de te saluer. Je m’inclinai suffisamment pour que le carreau projeté par l’arbalète de Vayl passe à quinze centimètres au-dessus de mon dos pour se planter direct dans le ventre de Pengfei. Elle émit un cri qui tenait moins de la douleur que de la stupéfaction et de l’incrédulité. Je me redressai. — Voilà ce qu’on mérite quand on n’honore pas sa mamie ! J’ironisais, mais le cadavre gisant dans le kiosque occupait toujours mon esprit. La femme n’était pas seulement morte. On avait violé son âme. Celle-là est pour vous, pauvre victime innocente. Et quand j’aurai mis la main sur ce salopard de Yale… Pengfei agrippa la fléchette des deux mains et tenta de la retirer, mais Bergman avait prévu cette éventualité. Une fois dans le corps, deux longues pointes surgissaient de l’extrémité du carreau et s’ancraient à l’abdomen, le temps que la cire recouvrant la pilule puisse fondre. En principe, du moins. Pengfei hurla en tirant sur la fléchette et des trucs remuèrent dans son corps, alors qu’ils n’auraient jamais dû bouger. — Allez, murmurai-je. Allez, allez… (J’avais l’impression de me trouver à l’entrée d’une grotte et d’attendre que le guide daigne enfin allumer sa lampe-torche. Mais au lieu d’éclairer la nuit par un rayon de soleil émanant de sa petite personne, Pengfei arracha le carreau.) Merde ! J’aurais dû m’en douter. Bon sang ! est-ce que le paillasson zappeur ne t’a rien appris, Jaz ? Les prototypes de Bergman ne fonctionnent qu’une fois sur deux, et pas toujours comme ils le devraient. Quelle idiote ! Tu voulais tellement que ça marche que tu t’es voilé la face. Ma main me démangeait de dégainer Chagrin, mais je n’avais pas été honnête envers Bergman, en lui disant que le flingue faisait partie du plan de secours. C’était faux. Car Pengfei était réservée pour Vayl. Et j’avais appris très tôt dans notre collaboration qu’on ne s’interposait pas entre lui et sa cible, à moins de souhaiter gentiment lui rappeler qu’on était dans son camp alors que ses yeux crachaient des éclairs et que sa canne-épée s’agitait dangereusement près de votre gorge. — Hé ! c’est quoi, ça, là-bas ? — J’en sais rien. Allons jeter un coup d’œil ! Des voix juvéniles et braillardes venaient dans notre direction. Je jetai un regard par-dessus l’épaule. Vayl avait intercepté deux jeunes rebelles, et j’en voyais plusieurs autres surgir derrière eux. Merde ! voilà qu’il est obligé de contenir la foule, maintenant ! Que faire ? Que faire ? Pengfei lâcha ce qui restait de la fléchette, au moment même où je me rendis compte que le bout de l’engin était resté dans son corps. Mais le truc tardait encore à s’allumer. À l’origine, l’ignition était prévue pour deux heures. J’avais demandé qu’elle soit instantanée. — Bergman, murmurai-je en couvrant ma bouche, dans l’espoir que le son ne parvienne pas jusqu’au traducteur. Où est le « Pschitt ! clac ! » que tu m’avais promis ? — Depuis quand la pilule est-elle active ? — J’en sais rien… quelques secondes. — Laisse-lui le temps, supplia-t-il. Je sais que ça va marcher. — T’as idée de ce que tu me demandes ? — Je sais que c’est dangereux, mais ça pourrait révolutionner la manière de tuer les vampires. Je t’en prie, Jaz, j’y ai mis tout mon cœur et toute mon âme. Oh ! pour l’amour du ciel ! Pengfei commençait à reculer. — Où vas-tu ? demandai-je. — Au yacht, marmonna-t-elle. C’est plus sûr là-bas. On guérit plus vite, dit-elle, tandis que le sang coulait au coin de sa bouche. Je m’avançai vers elle. — Je ne crois pas, rétorquai-je en ayant recours à un coup classique de petite brute. Je tendis la jambe et cueillis son mollet par-derrière à l’aide de ma cheville, tout en la poussant de la main pour la faire basculer. Sauf que mon bras resta une seconde de trop dans cette position. Ce qui lui laissa le temps de l’attraper pour me déséquilibrer et me faire tomber sur le dos. Me rappelant combien ses techniques de corps à corps s’étaient révélées mortelles, lors du massacre à bord du yacht, je me redressai d’un bond. Sa blessure l’avait un peu ralentie et elle se relevait à peine. Sans perdre un instant, je lui lançai une série de coups de pied dans le ventre, espérant l’affaiblir davantage. Elle les bloqua tous. Pour avoir vu son style à l’œuvre, je m’attendais à une contre-attaque d’une telle rapidité qu’une seule pensée m’obsédait : survivre. Mais la plaie avait malgré tout entamé sa combativité. Elle vint vers moi avec un bras protégeant son ventre, l’autre cinglant l’air pour me frapper à la gorge. J’esquivai le coup et lui en assenai un en pleine poitrine qui la fit vaciller. Tout en m’approchant, je tentai de la mettre de nouveau à terre, mais elle recula en lançant quelques légères ruades, dont au moins deux atteignirent leur cible pour me laisser des hématomes aux tibias pendant des jours. Je fis mine de shooter dans son abdomen et elle baissa le bras, rendant ainsi sa tête vulnérable. J’en profitai pour lever davantage la jambe et frapper juste au-dessus de l’œil droit. Elle tomba à genoux. Vayl vint alors à mes côtés. — Elle est à vous, dis-je. — En fait, je crois que Bergman lui a réglé son compte, répliqua-t-il. Je baissai les yeux sur Pengfei. La peau commençait à se décoller de ses mains, de son cou, et de son visage en fines bandelettes frisées. Juste après la chaleur s’amplifia si vite en elle que j’en perçus le souffle, comme si je me tenais trop près d’un feu de camp. On recula à mesure que la vapeur s’échappait de son corps, lequel se transforma bientôt en une colonne de fumée, tandis que sa peau bouillonnait et noircissait sous nos yeux. Ses cheveux et ses vêtements finirent par s’enflammer, et j’entendis deux ou trois gamins s’exclamer : — Hé ! regarde ça ! Vayl les arrêta avant qu’ils atteignent le chemin. — Rentrez chez vous ! leur cria-t-il d’un ton sinistre. Ils tournèrent les talons et s’en allèrent. Chapitre 35 Tandis qu’on s’éloignait à la hâte des restes fumants de Pengfei, je dis dans l’émetteur : — Cole ? Sa voix vibra d’excitation dans mon oreillette : — Je raccroche à l’instant avec Jéricho. L’évacuation a commencé. Il m’a dit que l’équipe de déminage pourra peut-être contenir l’explosion, mais elle fera quelques dégâts. — OK. Dis-leur qu’on va inscrire un gros repère sur le camping-car qui est piégé. Ils ne pourront pas trouver la bombe. Inutile qu’ils perdent du temps à la chercher, elle est dissimulée par magie. Mais ils connaîtront au moins son emplacement général. (Qui sait ? peut-être qu’ils pourront recouvrir l’endroit d’une espèce de retardateur. Si j’avais bonne mémoire, le véhicule n’était pas si gros que ça. En tout cas, s’il s’agissait de celui qu’on avait examiné tout à l’heure. Et je savais que c’était celui-là. Quelle merde ! On avait inspecté tout le truc sans se douter qu’on avait la bombe, pour ainsi dire, sous les yeux. Une idée me traversa l’esprit :) Euh… tu veux bien encore déplacer le mobil-home ? S’il est endommagé, Pete va en faire des convulsions jusqu’à la prochaine décennie. — Pas de problème. Vayl effleura mon bras. Malgré tout ce qu’on avait vécu et les épreuves qui nous attendaient encore, le léger frôlement de ses doigts sur ma peau capta aussitôt mon attention en me rendant toute fébrile. — Oui ? dis-je, en tâchant de me contrôler. — Notre temps est compté. Je vais aller marquer ce camping-car. À vous de trouver Chien-Lung. Sans même un « À plus, ma puce », il était déjà parti. Tandis que je regagnais l’allée principale, les pensées défilaient dans ma tête : C’est maintenant que ça se corse. Chien-Lung se trouve parmi la foule qu’on évacue vers les sorties. Il sait qu’on a contrecarré leur plan. Qu’est-ce que je suis censée lui dire ? Qu’est-ce qu’il va croire ? J’avais atteint l’arène des acrobates. Les spectateurs au regard effaré sortaient à flots par l’entrée principale, s’accrochant les uns aux autres et cramponnant leurs enfants ; la plupart parlaient fort et bon nombre pleuraient. Mais personne ne criait. Personne ne courait. Grâce aux gars du SWAT postés à la sortie et le long du chemin, et que j’entendais parler à l’intérieur de la structure gonflable, d’un ton calme et autoritaire. Je tentai de percevoir la présence de Chien-Lung parmi cette masse d’humanité en mouvement. Il ne devrait pas être difficile à repérer. Je me remémorai la scène sous notre chapiteau, juste avant qu’il prenne feu. Quelle était l’odeur de Chien-Lung, déjà ? Attends… je portais encore le médaillon. Puis je me rendis compte que ça n’avait plus d’importance. — Quelle poisse, grommelai-je. Vayl, qui m’entendit dans son oreillette, me demanda : — Ils n’arrivent pas à contrôler la foule ? — Si, tout va bien. C’est moi qui déconne. En fait, c’est Chien-Lung. Vayl, je n’ai jamais pu flairer sa présence. Pas une seule fois. J’ai toujours senti Pengfei et les autres vampires qui l’entouraient, mais jamais lui. Sa cuirasse masque tout. Je ne l’ai toujours pas aperçu, et si je n’arrive pas à le localiser parmi ces gens, je n’ai aucun moyen de le retrouver. Une seconde ! Il se passe quelque chose derrière l’arène. Attirée par les cris et les pleurs d’une femme, je courus de l’autre côté de la structure. Dès que je reconnus Xia Ge qui gesticulait dans les bras de son mari, je me précipitai vers elle : — Xia Ge ! Qu’est-ce qui se passe ? Elle me vit, poussa un hurlement et s’évanouit sur-le-champ. Je me rappelai alors que j’avais toujours l’apparence de Pengfei. Je m’approchai de Xia Shao : — C’est moi, mon vieux ! Lucille Robinson ! Qu’est-il arrivé ? Le pauvre Xia Shao manqua lui aussi de tourner de l’œil, mais il parvint à me répondre : — Chien-Lung kidnapper Xia Lai. — Comment ? — Xia Lai attaché dans poussette. Xia Ge assise au premier rang et regarder spectacle. Quand évacuation commence, elle passer par sortie des acrobates. Alors Chien-Lung frapper elle et emporter Xia Lai. — Où est-il allé ? Xia Shao pointa l’index en direction de la marina. Je lui pressai affectueusement le bras : — Je vais le pourchasser, Xia Shao. J’aurais aimé lui promettre de ramener son bébé. Mais on savait tous les deux qu’on ne vivait pas dans ce monde-là. Je me lançai donc à la poursuite de Chien-Lung. — Cole, je veux que tu partes toi aussi à sa recherche, dis-je. Ne l’affronte pas, contente-toi de le chercher. — J’y vais ! répondit-il. Vayl intervint : — Je me trouve dans le camping-car Winnebago et j’essaie de trouver quelque chose pour le marquer, mais je vous rejoins sous peu. — Essayez la moutarde, suggérai-je. — Ah ! — Ça ne devrait pas être trop dur de retrouver ce type, dis-je à tous les deux. Un Chinois en tunique dorée qui promène un bébé dans une poussette, y en a pas des tonnes, si ? — J’en vois aucun, répondit Cole. Mais les gens commencent de rejoindre par petits groupes le parking où je me trouve. Je suis aussi bien placé pour surveiller l’allée derrière eux, mais le fait est que je ne vois toujours pas de Chinois. Et alors ? On devrait le repérer comme le Père Noël sur une plage naturiste ! — Peut-être qu’il possède la faculté de se fondre dans la masse comme un caméléon, suggéra Vayl. La voix tendue de Bergman trépida dans nos oreillettes : — Ecoutez, quand certains animaux ont revêtu l’armure, ils étaient capables de se fondre dans leur environnement. Et il s’agissait de mammifères dont le pelage ne changeait pas d’une saison à l’autre. Il s’est peut-être débarrassé de sa tunique et la cuirasse elle-même est devenue son déguisement. Merde ! Une partie de moi voulait s’asseoir sur ce chemin de terre, au milieu des papiers d’emballage, des pailles à soda, des débris de pop-corn et des vieux chewing-gums, et tout envoyer balader ! Vous croyez avoir atteint le sommet de cette putain de montagne. Vous avez tué l’Impératrice des ténèbres, sauvé des innocents, évité la guerre mondiale… et voilà qu’un cinglé qui rêve d’être un dragon s’est tiré avec le deuxième gamin le plus adorable sur Terre (après ma nièce), et qu’en plus il pourrait aussi être invisible ! C’était quoi, ce bordel ? Je continuai malgré tout à scruter les visages, tout en suivant le chemin. Puis j’entendis le bruit. Pas distinctement, mais ça ne se situait pas très loin non plus. Impossible de courir. Sinon j’allais déclencher un mouvement de panique. Toutefois je gardai une bonne allure. Je suivis cette route presque jusqu’à la marina, puis je m’arrêtai encore et tendis l’oreille. Au-delà du brouhaha des voix effrayées, des enfants qui pleuraient, et des ordres des flics indiquant les directions à prendre, un bébé hurlait. Je repris la parole : — Les gars, j’ai passé suffisamment de temps avec E.J. pour savoir que le gosse que j’entends s’égosiller n’a pas faim, n’est pas mouillé ou fatigué. C’est un bébé épouvanté qui réclame sa mère. Vayl intervint : — Je suis en chemin, mais ne m’attendez pas. — Cole ? — Je te vois. — Bien. Garde-moi bien en vue. Sois prêt à tout. Je fonçai aussi sec vers la source du bruit. Dans les trente secondes, je trouvai Xia Lai qui braillait si fort que ses petites joues rebondies étaient écarlates et ruisselaient de larmes. Celui qui le promenait dans son trotteur avait les traits de Chien-Lung. Mais rien de plus. Il avait en effet ôté sa tunique et son armure s’était transformée en un costume noir, dont les longues manches dissimulaient ses mains. Il portait même des chaussures assorties et un feutre sur la tête. Bergman serait si fier de son invention, me dis-je amèrement. Tout en songeant à me comporter comme l’aurait fait Pengfei, j’avançai à grands pas vers Chien-Lung et lui arrachai la poussette des mains. Avec tous gens qui nous bousculaient ici et là, difficile de garder la distance pour que la traduction s’opère, mais je me débrouillai quand même. — Tu perds la raison ? lançai-je d’une voix stridente, en me rappelant juste à temps d’ouvrir l’éventail devant mes lèvres à l’aide de ma main libre. Chien-Lung poussa vivement le trotteur en arrière. — Samos nous a trahis, comme je te l’avais prédit ! Tu n’aurais pas dû confier notre grand projet à celui qui ne place pas la Chine au premier plan ! Maintenant, nous allons agir comme moi je le souhaitais ! Ce nouveau-né sera le premier soldat d’une armée à laquelle on inculquera dès l’enfance notre manière de penser. Avec cinq fois plus de garçons que de filles, notre réserve de guerriers chinois est sans limite. Et comme nous possédons désormais l’armure, nous pouvons garantir leur invincibilité sur tous les champs de bataille du monde ! Même dans ce moment épouvantable, où je savais qu’au moindre faux mouvement – comme pencher la tête dans la mauvaise direction –, ce cinglé risquait de tuer le petit Lai, je ne parvenais toujours pas à comprendre comment Chien-Lung se débrouillait pour contenir autant de folie dans un corps si frêle. Je me disais qu’un truc monstrueux devrait jaillir de sa tête, peut-être un poing dégoulinant de pus qui brandirait un panneau avertissant le public que ce gars pouvait singer la normalité pendant un petit bout de temps. Mes paroles s’échappèrent si vite que j’eus l’impression d’incarner Pengfei jusqu’au bout des ongles. Mais j’étais ravie, puisque ça l’horripilerait même post mortem : — Nous ne pourrons jamais quitter le Texas avec ce bébé, Chien-Lung. Ses parents ont déjà lancé la police à sa recherche. Le FBI prendra bientôt le relais. Nous n’aurons pas quitté les eaux territoriales que son visage apparaîtra sur des millions d’écrans de télévision. En outre, réfléchis un peu, nous n’avons pas les moyens de nous occuper d’un bébé, alors encore moins des milliers qui seront nécessaires à fonder une armée. Je saisis la poussette. Mais Chien-Lung l’écarta sur sa droite, hors de ma portée. Je continuai à parler, ce qui s’avérait stupide, je le savais. Les fous ne suivent aucune logique. Mais les gens nous entouraient toujours. Vayl n’était pas arrivé. Je devais penser à Xia Lai, donc… — Chien-Lung, je t’en prie, crois-moi. Ton idée est une effroyable erreur de stratégie. Sache que les Américains placent les enfants en tête de toutes leurs préoccupations. Ils n’auront pas l’esprit à combattre les Chinois, s’ils s’apitoient sur l’histoire des parents chinois qui ont perdu leur petit. Ne t’en prends pas à celui-ci, au moins. Attends que nous soyons rentrés au pays. Ensuite tu pourras enlever autant de bébés que tu le souhaites. Je m’approchai tout doucement de la poussette. Ça me démangeait de m’en emparer. Au lieu de quoi je souris : — J’ai pris des dispositions pour que notre vedette nous retrouve dans un lieu isolé, loin de la foule. Si un journaliste nous reconnaît, nous n’arriverons jamais jusqu’au yacht. Qu’y avait-il dans ses yeux ? Une lueur fugace de raison, en dépit de ses réticences ? — Entendu. La poussette roula et atterrit entre mes mains. D’une pichenette, je l’aidai à continuer sa course parmi les gens et sentis, davantage que je ne vis, Cole la récupérer. — Viens, dis-je en entraînant Chien-Lung vers la marina. On traversa le parking rempli de voitures pour rejoindre Sanford Park. Pourquoi faisait-il si sombre tout à coup ? Ah ! ouais, encore l’amulette qui occultait ma vision accrue. Heureusement, mes lentilles à infrarouge fonctionnaient toujours, alors j’abaissai les paupières en les plissant très fort. Quand je les relevai, tout m’apparut de manière plus distincte, encore qu’on aurait dit qu’un lutin saoul avait pissé partout. J’entraînai Chien-Lung vers le kiosque. Le cadavre gisait à l’endroit où je l’avais trouvé. Chien-Lung s’accroupit au-dessus. Ses narines frémirent lorsqu’il le renifla : — Je vois que tu as laissé sa part à Yale. (Il se redressa.) Eh bien, comme Samos n’est plus notre allié, nous voilà au moins débarrassés des Pillards. — Oui. Exact. Je posai l’éventail sur la rambarde. Il faisait assez noir dans ce coin pour qu’il ne remarque pas mes lèvres asynchrones. Et puis j’avais besoin de mes deux mains. L’avantage de la robe que je portais, c’étaient les manches qui dissimulaient à merveille les étuis sanglés à mes poignets. Celui de droite renfermait ma seringue remplie d’eau bénite. Celui de gauche mes couteaux de lancer. Mon bolo m’avait posé le plus grand défi. Cassandra m’avait aidée à le résoudre en tressant la perruque tout autour et en nouant un ruban rouge autour du manche. Il n’avait jamais été aussi joli, même s’il me donnait une sacrée migraine. — Je ne vois toujours pas de bateau, et toi ? demandai-je, en désignant la marina de ma main gauche, tandis que la droite activait le remplissage automatique de l’étui. Une seconde après, je tenais la seringue. Comme Chien-Lung se tournait vers l’océan, je me jetai sur lui et plantai l’aiguille dans son oreille. Mais l’armure me vit venir. Elle avait réagi un peu plus lentement que d’habitude, comme si mon déguisement la troublait. Au moment où l’aiguille frappa, le frottement du métal sur le métal m’annonça que les écailles recouvraient déjà cette partie de son visage. Autrement dit, elle parait l’attaque. Sachant que le premier essai ne serait pas forcément le bon, je m’emparai de mon bolo et sentis le manche glisser dans la main gauche, quand je compris que la seringue ne servirait à rien. Stupéfait que Pengfei puisse tenter de le tuer, Chien-Lung réagit aussitôt en s’acroupissant. Deux ou trois battements de cœur plus tard, l’armure lui recouvrait totalement la tête. Les cornes et les crocs lui avaient déjà poussé. Mais cette brève interruption me permit d’agir. À l’aide des deux mains pour renforcer le coup, je plantai le bolo à travers sa joue et dans son nez. Il poussa un cri et recula en projetant l’un des piquants de son dos, plus par instinct que pour réellement me frapper. Celui-ci atterrit à mi-hauteur de la colline et explosa dans une gerbe de touffes d’herbe et de mottes de terre. — Vayl ! hurlai-je ! Le pavillon ! Venez vite ! Afin d’éviter de me retrouver pulvérisée ou carbonisée, je restai tout près de lui, pour ne pas dire collée à lui, comme une tique sur un berger allemand en plein mois de juillet. Chien-Lung se mit à grossir, tandis que j’assenai des coups de pied dans son torse qui prenait de l’ampleur, en essayant de garder un œil sur sa queue et l’autre sur son appendice qui crachait le feu. Mais apparemment mon couteau avait enrayé le mécanisme. En fait, un quart de son visage, de la joue au front, n’était pas recouvert d’écailles. Le sang gicla sur ses épaules, sur moi, et sur la pelouse, alors qu’il remuait la tête pour tenter de déloger le bolo, mais celui-ci restait coincé. Quand ses griffes jaillirent, je m’écartai, car je me souvenais des dégâts qu’elles avaient causés à ses adversaires sur le yacht. Mais il semblait plutôt vouloir s’en servir pour arracher le couteau. Il se mit à rugir en se débrouillant malgré lui pour l’enfoncer davantage, et le sang dégoulina de plus belle le long de sa joue et de son cou. Je fis sauter le premier bouton de la robe de Pengfei et sortis Chagrin. Autant viser un chasseur F-18 à l’aide d’une sarbacane ! Je n’étais pas franchement outillée pour liquider ce monstre. D’ailleurs personne peut-être ne disposait de la puissance nécessaire ! Pourtant la présence soudaine de Vayl et son « Je suis là » me laissèrent espérer le contraire. Il passa devant moi si vite que j’entraperçus une image floue tandis qu’il bondissait sur Chien-Lung. Mon cœur cessa de battre pendant deux horribles secondes lorsqu’il s’attaqua directement au visage, et je me dis : « Mon Dieu ! et si le feu jaillit maintenant ? S’il brûle, il ne reviendra jamais ! » Pareille éventualité me coupa les jambes. Avec une agilité telle que mon regard pouvait à peine le suivre, Vayl fit brusquement pivoter la tête de Chien-Lung, en se servant du manche du bolo comme d’une poignée, puis planta ses crocs dans la peau restée nue. Chien-Lung devint fou. Il beugla comme si tous les démons de l’enfer dépeçaient son âme lambeau par lambeau. Il lança chacune des épines de son échine et creusa tant de cratères sur la colline de Sanford Park que le terrain évoqua la surface lunaire. Sa queue s’agitait violemment de tous côtés. Il frappa Vayl avec ses griffes, lui laboura le dos, et aurait dû lui laisser de profonds sillons d’abord remplis de poison, puis de sang. Mais rien ne se produisit. Vayl lâcha prise et, d’un bond, s’écarta de Chien-Lung. Je me redressai tant bien que mal, sans pouvoir détacher mon regard de ces blessures bénignes. Je n’en croyais pas mes yeux. — Vayl, murmurai-je. Qu’est-ce qui se passe ? — Ce sont les pouvoirs que vous m’avez transmis ce soir avec votre sang, dit-il d’une voix triomphante. Vous vous rappelez que je disais éprouver un changement ? — Ouais. — C’est une seconde cantrantia. La faculté d’anéantir le pouvoir d’un autre vampire pour me l’approprier. Je m’approchai de lui, suffisamment pour effleurer les bords déchirés de sa chemise, les entailles béantes qui révélaient… — De la glace, dis-je. Vous avez une armure de glace ! La voix de Bergman résonna dans mon oreillette, lointaine et métallique : — Jaz, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu dis ? — Bergman, j’ai cru que tu affirmais que ton armure était… synthétique. Comment… Comment ça se fait que… ? Les mots me manquaient tandis que j’observais les écailles recouvrir le reste du corps de Vayl, son dos, son cou, sa tête et son visage. Des écailles blanches de givre qui, comme une seconde peau, l’enveloppaient d’une cuirasse épaisse et dure. Il n’avait ni griffes ni gueule de dragon, pas plus qu’il ne doublait de volume. Vayl donnait juste l’impression d’avoir essuyé une tempête de glace particulièrement virulente. Je touchai son dos et retirai aussitôt mes doigts, rougis par le froid. Ses vêtements ne tenaient plus très bien non plus. Son pantalon se déchira au niveau des cuisses et sa chemise se désintégra quasiment. Et dessous… de superbes écailles blanches. Même si je savais que Vayl s’était en quelque sorte approprié la partie biologique de l’armure pour la remodeler en fonction de ses propres pouvoirs, je secouais la tête, l’air incrédule. Chien-Lung n’en revenait pas non plus : — Nooon ! hurla-t-il. Pas le dragon blanc ! Exact. Il s’était attaqué à Cassandra afin de l’empêcher de réitérer sur lui la prophétie d’un moine mort de longue date. Une vague histoire de… (je contemplai Vayl et restai bouche bée devant sa beauté surnaturelle)… dragon blanc. Non, ce n’était pas tout à fait ça. Mais Chien-Lung n’opérait pas vraiment dans la réalité. Si je devais situer Vayl dans une prophétie quelconque, je le décrirais comme un chevalier blanc. Et tout le monde savait comment se terminait ce genre d’histoire. Il fonça sur Chien-Lung comme une torpille, et l’autre, ne disposant plus de l’option « siège éjectable », baissa la tête et encaissa le coup. Ils se percutèrent comme deux éléphants. Le sang et les écailles jaillissaient de toutes parts. Sous leurs pieds le sol se mit à trembler. Ils se lancèrent dans un farouche corps à corps, perdirent l’équilibre, puis roulèrent sur eux-mêmes le long de la colline jusqu’au bord de l’eau. Chien-Lung perdit aussitôt l’avantage au profit de Vayl, car il n’avait aucune prise sur l’armure lisse de mon boss. Ses griffes demeuraient sans effet sur les flancs, la tête et le dos de Vayl. N’ayant jamais combattu dans ce genre de cuirasse, Vayl évoquait une sorte de jeune quarterback qui s’initie au football américain : lent et maladroit, ayant du mal à évaluer les angles d’attaque et sa propre force. Toutefois il gagna en confiance à mesure qu’il luttait et dominait son adversaire. Sans perdre de vue le point faible de Chien-Lung, il visa le visage encore et encore, jusqu’à que celui-ci soit réduit à une masse de chair méconnaissable et sanguinolente. Tout en le frappant à répétition, Vayl délogea la lame du bolo, et Chien-Lung se mit à cracher des flammes avec sauvagerie. L’armure recouvrant la tête et le bras droit de Vayl se craquela et vola en éclats. Je m’abaissai et protégeai mon crâne des projectiles mortels et glacés qui atterrissaient alentour. En relevant le nez, je constatai que la lutte se poursuivait, mais désormais Vayl empêchait que Chien-Lung lui lacère le côté droit devenu vulnérable, à l’aide de ses griffes, de sa queue et de ses dents. Jusque-là il se défendait à merveille, mais n’avait aucun moyen de combattre le feu. — Bergman ! hurlai-je. Combien de temps d’ici au prochain jet de flammes ? — Trente secondes ! Merde ! Ras le bol de jouer les spectatrices passives ! Je lorgnai Chagrin qui attendait dans ma main. Naaan… Il me faut une arme invincible, et tout de suite ! Là ! Par terre, à l’endroit où Vayl l’avait laissée, l’arbalète qui avait tué Pengfei semblait attendre ce moment. Elle m’attendait ! Je rengainai Chagrin et m’emparai de celle-ci. Puis je me précipitai vers Chien-Lung et Vayl. Ils luttaient toujours et pataugeaient à moitié dans l’eau boueuse. Tout en gardant à l’esprit que je tenais en main une arme finement ouvragée et faite pour durer, je courus comme une folle, puis me ruai sur Chien-Lung et le frappai de toutes mes forces sur le côté, comme si c’était une balle de base-ball géante. Mes bras vibrèrent de douleur comme l’arbalète percutait son armure. La partie droite de l’arc se cassa net, gicla en arrière, et me frappa au front, créant une entaille qui se mit à saigner le long de mon nez. Je ne tardai pas à cracher le sang et à m’ébrouer comme une jument à l’agonie. Mais j’y voyais toujours et, à ce stade, c’était le plus important. Je retournai l’arbalète et cognai encore Chien-Lung, en brisant l’autre partie de l’arc. Je me retrouvais désormais avec une sorte de pieu en main, à savoir l’arbrier proprement dit, qui ne serait plus gêné dans son mouvement vertical par la tension de l’arc. — Quinze secondes, Jaz ! lâcha Bergman d’une voix suraiguë dans mon oreillette. — Vayl ! criai-je. (Je grimpai comme je le pus sur le corps surdimensionné de Chien-Lung qui remuait toujours, et peinai pour conserver l’équilibre en m’avançant vers sa tête.) J’ai besoin de votre force, murmurai-je, dans l’espoir que Vayl m’entendrait et comprendrait. Il comprit, mais Chien-Lung aussi. La voix qui tonna ensuite dans ma tête n’était pas celle de Vayl ou de Bergman. Raoul gronda : Baisse-toi ! Je m’aplatis sur le dos cuirassé de Chien-Lung, tandis que sa queue battait l’air au-dessus de moi et faillit m’arracher la perruque. — Dix secondes ! beugla Bergman. Je me redressai et remontai le long de l’échine de Chien-Lung. Du coin de l’œil, je surveillais sa queue qui s’agitait toujours. Cette fois, elle allait m’atteindre et me propulser par-dessus la colline, et j’allais sans doute atterrir sur le capot d’un mobil-home. À moins que… — Vayl ! Bloquez-lui la mâchoire ! — Cinq secondes ! Je devais frapper à angle droit. Quasi à la verticale. Comme pour décapsuler une canette de soda. Je reculai en prenant de l’élan, puis plantai le pieu dans la plaie ouverte par Vayl. — Maintenant, Vayl ! Enfoncez-le ! — Le temps est écoulé, Jaz ! Je bondis en arrière et me retrouvai dans de l’eau si froide que je crus l’espace d’une seconde que ma peau allait lever l’ancre et mettre les voiles. Je me relevai d’un bond et restai bien à l’écart de Chien-Lung qui gesticulait dans tous les sens, tandis que Vayl lui enfonçait le pieu à coups de poing dans le corps. Ça se produisit d’un seul coup. L’instant d’avant, Chien-Lung se tordait et hurlait de douleur. Juste après, il avait disparu. Dans le silence soudain, mes oreilles bourdonnaient, tandis que je contemplai ses restes fumants se volatiliser dans la nuit. L’armure, songeai-je, abasourdie. On est censés récupérer l’armure ! Ayant retiré mes bottes pour les vider, je les laissai sur la pelouse et revins au bord de l’eau. Mes orteils s’enfoncèrent dans la boue glacée, comme je délogeais le seul morceau de cuirasse encore visible. Le reste avait coulé plus rapidement qu’un appât lesté de plomb. Tout en gardant un œil sur Vayl, je remontai petit à petit l’armure, aussi épuisée qu’un pêcheur après une longue journée en mer. — Bergman, viens chercher ton armure. Amène Cole avec toi en renfort. (Son cri de joie faillit me crever le tympan. Mais il avait recouvré le sourire. On avait sauvé son bébé. À ce propos :) Est-ce que Xia Lai s’est calmé une fois que tu l’as rendu à ses parents ? demandai-je à Cole, pendant que Vayl se redressait comme il pouvait. Je ramassai sa canne là où il l’avait abandonnée, près de l’arbalète, et j’essayai de la lui tendre. Il me regarda de ses yeux métamorphosés, pupille à la verticale, iris argenté, comme un extraterrestre qui trouvait encore le moyen d’avoir l’air en colère après moi. Je mis ça sur le compte de ses mains, toujours figées dans la glace et ne pouvant saisir sa canne. Comme je la laissai tomber maladroitement à côté de moi, il déclara : — Je ne puis croire que c’est la première chose que vous ayez à me dire ! Je retirai le médaillon, histoire d’anticiper la suite. S’il décidait de me battre froid (Oh ! super, le jeu de mots, Jaz !), on n’était pas sortis de l’auberge. — Je m’adressais à notre interprète, précisai-je pour sa gouverne. Et Cole de répondre : — Le bébé est allé mieux dès que tu l’as retiré des griffes de Chien-Lung. Comme s’il avait deviné qu’il n’avait plus rien à craindre. Je hochai la tête, satisfaite qu’on ait vraiment pu sauver le gamin. J’aurais aimé me planter nez à nez devant Vayl et lui brailler : « Quant à vous, qu’est-ce qui vous défrise, encore, bordel ? On vient de gagner ! » Mais j’aimais trop mon boulot pour mettre en rogne celui qui avait le plus d’influence sur la poursuite de ma carrière. Je voyais son souffle glacial quand il expirait. Il tourna la tête juste avant de pouvoir me congeler le visage. Quelque chose dans sa manière de se tenir me poussa à l’observer discrètement. Ses épaules, son torse, ses jambes demeuraient toujours tendus, comme s’il se tenait encore prêt à se battre à tout moment. Mais il n’y a que moi. Pourquoi est-il encore sur la défensive ? Une lumière me vint alors à l’esprit… Aaaaah ! d’accord ! Je pris une profonde inspiration. Il y a des moments où travailler en solo me manque. Juste un peu. Ne serait-ce que pour ne pas avoir à ménager la susceptibilité d’autrui. Jamais. — Vayl, je suis une femme. — Inutile de me le rappeler, commença-t-il en me regardant de haut. — Eh bien, si, justement. Comme je suis une femme, la sécurité d’un enfant passera toujours avant de trouver sympa d’avoir une armure de glace et d’avoir réglé son compte à Chien-Lung. — Vous… trouvez que c’est « sympa » ? L’homme de glace se dégelait, on dirait… — Vous rigolez ou quoi ? Regardez ! (Je touchai une écaille et retirai aussitôt la main, pour lui montrer mon doigt brûlé.) Plus rien ne vous résiste ! Il jeta un regard sur la preuve même de son combat avec Chien-Lung. — Oui, je suppose. — Et si je n’aimais pas votre nouvelle tenue, est-ce que ça changerait grand-chose pour vous au final ? demandai-je. Je souhaitais l’entendre répondre que non. Je ne voulais pas avoir autant d’influence. Mais je savais à quoi m’en tenir. — Comme vous tardiez à vous exprimer, j’ai cru que vous alliez dire : « Comment parvenez-vous à puiser en vous une telle froidure qu’on ne trouve qu’en Arctique ? où il n’y a aucune vie ? où rien ne pousse ? où tout n’est qu’un immense désert de glace ? » Sa voix recouvrait son accent d’origine, la marque évidente de son désarroi. — Le froid, la glace… arrêtez de faire une fixette. Nous les humains avons même un nom pour les vampires dotés de vos pouvoirs. Vous vous rendez compte de l’influence que peut avoir un Spectre comme vous au sein de la CIA ? Il me fit un geste, signifiant : « La question n’est pas là. » — Jasmine, vous portez ma bague. Vous conservez tout ce qui reste de bon en moi. Avec une seconde cantrantia comme celle-ci, je ne puis être certain que les pouvoirs ainsi acquis seront bénéfiques pour moi-même comme pour ceux que je sers. (Il baissa le ton :) Surtout les facultés qui me rendent invincibles. Je suis fort. Puissant. Mais toujours limité dans mes perceptions, mes expériences. Si vous jugez que mes pouvoirs me changent, me déforment, dites-le-moi. Je m’en débarrasserai. (Il passa la main sur sa poitrine, qui en l’occurrence était mieux protégée que s’il se tenait derrière une vitre à l’épreuve des balles.) Même si je ne peux m’imaginer revivre sans eux. Ma question suivante se teinta malgré moi de cynisme : — Vous jetteriez l’armure ? Comme ça ? Rictus de la lèvre. — Peut-être pas. Mais vous êtes une femme opiniâtre et pleine de ressources. J’ai le sentiment que vous trouveriez un moyen de me convaincre. Sur ces entrefaites Cole et Bergman arrivèrent, Bergman pour récupérer son armure, Cole pour baver d’envie devant la nouvelle apparence de Vayl. — C’est un truc permanent, alors ? s’enquit-il, plein d’espoir. — Sans doute pas, répondit Bergman, en observant mon chef à distance respectueuse. À mon avis, elle va s’estomper dès que vous dormirez, comme chez Chien-Lung. Il se peut même que vous puissiez la revêtir et l’ôter à volonté. Mais… (il secoua la tête)… je ne sais pas vraiment. Cela n’aurait pas dû se produire. Enfin, je veux dire qu’en tant qu’outil biologique l’armure était censée opérer des changements essentiels sur la personne de Chien-Lung. Mais en prenant son sang, j’imagine que Vayl a pu s’approprier cette métamorphose. Mais… je ne m’attendais pas… à un truc pareil. (Il regarda à tour de rôle la cuirasse étincelante de Vayl et le médaillon qui se balançait au bout de mes doigts.) Faut que je me sauve, Jaz, conclut-il en serrant contre son cœur l’armure de Chien-Lung comme un nounours qu’il avait perdu depuis longtemps. Désolé, mais j’ai un boulot dingue qui m’attend. (Il commençait de s’éloigner.) Je ne peux pas gérer ce… Faut que je file. — Je comprends, dis-je. Sincèrement. T’inquiète pas. Il hocha la tête, tourna les talons, et s’éloigna. À mes côtés, un parfum de chewing-gum au raisin, suivi d’une bulle qui explosait détourna mon attention de Bergman. — Pfft ! c’est nul, dit Cole. Il est parti avant de me fabriquer un flingue sympa. Comme le tien, mais en mieux. Je soupirai et lui décochai un regard, dont j’avais l’impression qu’il aurait dorénavant la primeur : — D’abord, dis-moi que t’es pas en train de mastiquer ton Hubba Bubba avec ta pastille émettrice. — Non, Bergman me l’a enlevée dès que vous avez buté Chien-Lung. — OK, sache que Bergman ne va pas s’en aller direct à l’aéroport. Il rentre d’abord au mobil-home pour faire ses bagages. Il risque même d’y dormir s’il ne trouve pas un vol ce soir. Alors suis-le et demande-lui de te fabriquer une arme que tu promets de lui payer. Non. Attends. (Je le retins par le bras. Quelque chose avait remué entre mes omoplates, me procurant une sensation à mi-chemin entre le picotement et la douleur.) Je ne crois pas que tu aies le temps. Je sens une créature qui arrive, et c’est pas un vampire. Juste une impression que je n’ai jamais eue auparavant, mais Vayl et moi devons garder l’esprit ouvert aux nouveautés. — Il y a un auditorium en haut de la colline, lui dit Vayl. Allez vous y mettre à l’abri. Cole acquiesça et fila sans demander son reste. — Vous aussi, Vayl, suggérai-je. Quel que soit ce truc, je ne pense pas qu’on souhaite voir se propager la nouvelle de l’existence d’un vampire à écailles, pas avant qu’on se mette d’accord sur la version officielle, en tout cas. — Fort bien, dit-il, en grimpant la butte avec une aisance remarquable pour quelqu’un de cuirassé depuis peu. Il aurait dû briller comme un projecteur, mais je sentis qu’il utilisait son pouvoir de camouflage pour donner l’impression de disparaître. Je rejoignis le belvédère, juste à l’entrée, et portai mon regard sur ce cadavre qui devait être celui d’une fille, d’une épouse, d’une mère… D’une femme décédée dans des circonstances horribles, totalement éventrée. J’aurais tant voulu recouvrir son corps. Mais ce n’était pas ce dont elle avait besoin à présent. — Pengfei Yan, tu ne devrais pas être à bord du yacht ? lança la voix de Desmond Yale dans la pénombre. Putain, le Pillard ! Tandis qu’il comblait la distance qui nous séparait, je remis le médaillon, tout en priant pour que Yale ne jouisse pas d’une vision nocturne aussi aiguë que la mienne. En tout cas, il parlait ma langue. Il pénétra dans la limite du mètre cinquante pour m’examiner de plus près : — Tu as l’air d’avoir été grillée à la broche, puis rouée de coups. Que s’est-il passé ? J’avais envie de courir au Festival médiéval le plus proche, histoire d’y piquer un joli plastron d’armure et de le sangler sur ma poitrine. Faute de mieux, je croisai les bras. — Chien-Lung a voulu imposer ses idées pour notre révolution. J’ai dû lui donner une leçon. Qu’est-ce que tu fais là ? Il écarta les bras, paumes vers le ciel, un gros anneau d’or brillant à l’index de sa main gauche. — Tu as planqué les explosifs comme je te l’ai dit ? Ainsi que les preuves incriminant les fanatiques religieux ? En guise de réplique, un grand « boum ! » fit trembler le sol au même moment. Les yeux bleu glacier de Yale devinrent si pénétrants qu’il aurait pu faire couler tous les bateaux de la marina d’un simple regard. — Où sont les morts, Pengfei ? Je ne vois aucune victime. — La police a découvert le pot aux roses, murmurai-je. Elle a mis les gens à l’abri. Le temps s’écoulait lentement ce soir-là… J’aurais juré que la lutte avec Pengfei, la poursuite de Chien-Lung et Xia Lai, sans parler du combat et de ses retombées… tout cela avait duré une éternité. Eh bien, non. Quinze minutes montre en main, du début à la fin. — À quoi sers-tu, vampire ? reprit Yale. Tu te vantes de tes formidables pouvoirs de dissimulation, et pourtant ces espèces de têtards à lunettes ont été plus malins que toi. (Il s’avança vers moi. Plus menaçant que jamais.) Je veux les âmes qu’on m’a promises ! — J’ai donc une dette envers toi, j’imagine. Il s’arrêta net. Prit une seconde pour réfléchir. — Exact, et je sais exactement laquelle. — Vraiment ? — Elle s’appelle Lucille Robinson. — Continue. — Je veux que tu la tues. Il attend que tu dises quelque chose. Alors, parle ! Attends, évite de le traiter de connard. OK, vas-y… — Et pourquoi je devrais me charger de ton sale boulot ? Il soupira avec dégoût : — Les Pillards ne peuvent tuer, à moins que leurs victimes fassent l’objet d’un contrat exécuté par un tueur à gages, ou encore qu’ils puissent prouver la légitime défense. Pourquoi tu me poses toujours la question ? — Parce que je sais que ça te fout les boules ? — Je déteste les règles. — Tu sais que je n’agis jamais sans en tirer un profit quelconque, dis-je. Un éclat jaune teinta alors son regard. On aurait dit celui d’un python. — Chez cette femme… cette Lucille… l’œil de l’esprit commence à s’ouvrir. L’œil de l’esprit… c’est quoi, ce truc ? Ça ne peut pas être bon. Même si c’est mauvais pour les Pillards. Et si ça se trouvait au milieu de mon front, comme chez eux ? Beurk ! Ma main me démangeait d’aller palper l’endroit où ma peau se plissait, chaque fois que je fronçais les sourcils. Est-ce qu’il y en aurait un nouveau, avec un globe oculaire en dessous ? L’idée me donnait envie de vomir. OK ! Reprends-toi. Tu travailles, là. T’auras tout le temps de flipper plus tard. — En quoi ça devrait perturber mes projets ? — C’est déjà fait. Elle perçoit la faiblesse dans le bouclier des novices. Elle a tué deux d’entre eux, y compris Xia Wu, que j’avais placé à bord de ton yacht pas plus tard qu’aujourd’hui. Il agita un doigt dans ma direction, comme si c’était ma faute. Certes, il n’avait pas tort. Tiens… à propos de bouclier, impossible de voir le sien. Mais alors pas du tout. Une fois de plus, le médaillon jouait contre moi. — Tu es sûr que c’était elle ? Peut-être que… — Certain ! J’ignore la source de son pouvoir, mais elle commence à voir, Pengfei. Et lorsque son œil s’ouvrira pleinement, elle commencera aussi à savoir. Après quoi, aucun parmi nous ne trouvera la vie aussi facile ou aussi éternelle qu’avant. Tu saisis ? Alors que je ne comprenais rien, je hochai la tête, car c’était à mon avis ce qu’il attendait. — Dis-moi comment la retrouver. — Attire-la par la ruse. Elle ne résistera pas à te traquer dès lors que tu auras tué la femme qui l’accompagnait le jour où je l’ai rencontrée. — Sais-tu où trouver celle-ci ? — Elle s’appelle Cassandra. Le taxi est venu la chercher par ici. Je crois qu’elle fait partie d’un spectacle. — Waouh ! c’est cool, non ? dit une voix de jeune gars qui semblait venir vers nous. — T’es le roi des premiers rencards ! Voix d’adolescente qui minaude. Ils cherchent un coin pour se peloter ? Foutez le camp ! Les yeux de Yale se mirent à rougeoyer, tandis qu’il faisait un signe de tête et se léchait les babines du bout de son effroyable langue rose. — Les voilà, me chuchota-t-il. Le jeune gars fait l’objet d’un contrat payé par son ex-petite amie. J’allais le partager avec Xia Wu, mais vu les circonstances, pourquoi ne pas t’offrir un dessert ? Oooh non ! Ça ne pouvait pas plus mal tomber ! Yale souleva un rabat sur la jambe droite de son pantalon de cuir lisse qui dissimulait une longue lame fine. Je profitai de l’intervalle pour dégainer Chagrin. J’inspirai un grand coup, avant de hurler : — Barrez-vous, les gosses ! Y a un maniaque avec une épée, par ici ! La fille poussa un cri et je les entendis détaler. Ils avaient dû voir un film d’horreur récemment et préféraient ne pas venir vérifier si je disais vrai. Un bon point pour eux. Yale ayant eu son lot de batailles, il ne resta pas indéfiniment surpris… Le temps de déverser sur lui toutes les munitions de Chagrin. Balles et fléchettes comprises. Elles le firent reculer pendant que je préparais la seule lame qui méritait d’être utilisée. Celle de la canne-épée de Vayl. Je fis pivoter le joyau bleu incrusté dans le manche et projetai le fourreau sculpté sur le Pillard. Il le frappa à la gorge. Merde alors, il n’a même pas grogné ! Espérant marquer quelques points pour l’intimider, je m’élançai rapidement sur lui et compris aussitôt quelle était sa spécialité. Seul mon âge et mon entraînement l’empêchaient de me transformer en Jaz-kebab. Nul doute qu’il maîtrisait parades et ripostes bien avant la naissance de ma quadrisaïeule. Mes techniques à moi, toutes apprises très jeune auprès de mes professeurs d’arts martiaux, tenaient à peine la route sous ses assauts mûrement réfléchis. Même si j’avais de la chance et parvenais à glisser un coup offensif ici ou là, j’ignorais comment en tirer profit, car… le médaillon m’empêche encore de visualiser le bouclier. Retire cette putain d’amulette, Jaz ! Bon sang ! il maniait l’épée en virtuose. Il accélérait le mouvement ou c’était moi qui fatiguais ? J’empoignai la chaîne autour de mon cou et tirai dessus. — Aïe ! Dans les films, les chaînes se brisent toujours comme un rien. Celle-ci me causa peut-être un léger traumatisme cervical. Mais peu importe, car je compris soudain la signification de l’œil de l’esprit. Tandis que je parais un coup en sauvant ainsi une bonne partie de mon avant-bras, je sentis la chaleur diffusée par Cirilai. Même pendant ces quelques minutes, elle m’avait manqué. Le fait qu’elle s’amplifie m’assurait que Vayl ne tarderait pas. Je voulais juste survivre. Mais peut-être que je n’en pouvais plus. Le bouclier de Yale se profilait-nettement avec la côte à l’arrière-plan ; il n’était plus d’une couleur uniforme désormais, mais d’un profond noir velouté, avec des zones plus claires de violet et de bleu, où j’allais le frapper et, en théorie, l’affaiblir. Néanmoins il ne flottait pas comme celui des deux premiers Pillards. Ce qui n’était guère encourageant, car je n’avais pas trouvé d’autre moyen de les tuer qu’en frappant à l’intérieur de ces brèches. Il se battait à l’évidence comme un escrimeur et je dus me concentrer au maximum pour éviter qu’il me tranche et me débite en morceaux, comme un kilo de patates Russet de l’Idaho. Cependant je ne me gênais pas pour lancer un coup de pied ou de poing, chaque fois que la possibilité s’offrait à moi. J’avais l’impression de cogner un vieux congélateur, mais le bouclier s’éclaircit également à ces endroits-là. Je ne cessais de bouger, en évitant qu’il me fasse reculer vers l’eau, où je serais piégée. Mais comme je me focalisais sur son épée, je ne pouvais contrôler mon jeu de jambes. Je mis le pied dans un des cratères créés par les piquants explosifs de Chien-Lung et dégringolai à l’intérieur, pour me retrouver au fond, poussive comme une asthmatique. Yale sourit à belles dents, la pointe de sa langue sortant de sa bouche, pendant qu’il brandissait son épée en décrivant un long arc de cercle, afin de me couper en deux. Je m’écartai en roulant sur moi-même, sa lame tranchant le point exact où se situait ma gorge quelques secondes plus tôt. Je virevoltai tout aussi vite, en utilisant la même astuce que lui sur la terrasse de La Pitance, pour le cueillir au creux du genou. Déjà plus ou moins vacillant, il tomba facilement. REGARDE, tonna la voix de Raoul dans ma tête, en concentrant cette partie de moi qui voyait au-delà des couleurs et des formes dans l’univers des alterhumains. Ce que Yale appelait « l’œil de l’esprit ». Pour m’épargner de flipper encore sur le globe oculaire qui risquait de me pousser sur le front, j’imaginais une jolie sphère bleu azur avec de longs cils flottant au-dessus de ma tête, afin de m’éveiller en douceur à une réalité nouvelle et plus étendue. Pour l’heure, ladite sphère voyait une Jaz plus miteuse que jamais et un Yale abasourdi, tous deux à terre et à quelques mètres d’un pavillon où gisait un cadavre atrocement mutilé. Yale remuait un peu mieux que Jaz, ce qui n’augurait rien de bon pour l’état physique futur de cette dernière. D’autant que le bouclier de Yale, en dépit des marques violettes, bleues et mêmes jaunes de vilains hématomes, demeurait totalement intact. Toutefois une crête se formait au milieu de son front, bordée de rouge fluo, comme une grosse cible circulaire. Hein ? Je me ressaisis pour me traîner jusqu’à Yale, puis l’attrapai par les épaules et lui donnai un si violent coup de tête que ma vision normale se retrouva dans le noir absolu pendant une seconde. Elle me revint juste quand il se redressait tant bien que mal pour récupérer son épée. Panique totale de mon côté quand je réalisai que j’ignorais ce que j’avais bien pu faire de mes armes. En fait, les trente secondes suivantes s’écoulèrent dans le brouillard. Je portai la main à mon front et sentis la bosse. OH ! MON DIEU ! IL ME POUSSE UN TROISIÈME ŒIL ! La peur me réveilla sur-le-champ. Non, c’était sans doute une légère commotion suite au coup de boule. Ouf ! Dans l’intervalle, Yale avait pu mettre au point sa prochaine offensive. Il s’avança vers moi en faisant tournoyer son épée comme pour me décapiter. Mais son pas lent et vacillant me laissa le temps de baisser la tête et de fuir en titubant. Je perdis l’équilibre et m’effondrai, pour avoir voulu m’en aller trop vite avec le cerveau embrumé. Ma chute se révéla toutefois salutaire, car en rampant sur quelque chose de dur et pointu, je compris qu’il s’agissait de l’épée de Vayl. Quelle chance ! Mon genou en garderait peut-être des séquelles. Mais bon ! tout est relatif… J’avais l’intention de me redresser pour me relancer dans la bataille, mais le vertige me reprit et je me mis à marcher en canard. Comment allais-je me défendre et, qui plus est, vaincre le Pillard ? Je l’ignorais. Il s’approcha de moi, son expression passant de la prudence à l’assurance à chacun de ses pas. Il fit tournoyer son épée une, deux, trois fois… et mon cou l’évita de peu. À la quatrième tentative, un bras puissant et scintillant intervint. L’épée de Yale fit « clac ! » et s’arrêta net. On la contempla tous deux, l’air médusés. Puis on leva la tête. Je souris. — Salut, Vayl ! — Désolé d’avoir mis autant de temps pour redescendre en bas de la butte, dit-il. Je crois que votre émetteur s’est détaché, et Cirilai ne m’a pas averti du danger que vous encouriez jusqu’à maintenant. Je me tournai vers Yale. — Mon chef est là, ça va barder. (Je regardai Vayl de nouveau :) C’est tellement pas mon genre de dire ça. Je crois que j’ai une lésion cérébrale. Ce fils de pute a la tête dure. Vayl hocha la tête : — Dois-je l’expédier de vie à trépas pour vous ? Je souris encore : — Vous êtes parfois si XVIIIe, Vayl… Yale finit par se lasser de notre numéro de duettistes. Il poussa un grognement et retira son épée. Mais il revint vite à la charge dans une succession de mouvements confus que Vayl interrompit en le frappant du revers de la main, pour le faire tomber à la renverse… Et l’autre se retrouva à bout de souffle sur le dos. — Relève-toi, Pillard, ordonna Vayl. Mon avhar souhaite vengeance pour la femme que tu as tuée, et j’ai l’intention de la lui obtenir, dussé-je y passer toute la nuit ! Yale se releva avec peine. Malgré la chute, son bouclier tenait bon. Il pourrait sans doute se battre jusqu’à l’aurore. Voire jusque dans la matinée. Sauf qu’il avait aussi une bosse énorme sur le front. Au moins aussi douloureuse que la mienne en apparence. Mais c’était quoi le problème ? J’avais tiré à multiples reprises sur ce gars, sans même tacher sa jolie chemise à carreaux. Alors qu’après un seul coup de boule il avait besoin d’une poche de glace pendant vingt-quatre heures. Pourquoi au juste ? Parce que ce n’est pas son œil à lui, me souffla une petite voix dans ma tête. Rappelle-toi le film projeté par l’Enkyklios. Quand le Pillard a renoncé à cette âme, il a dû prendre l’œil d’une pauvre femme pour remplacer celui qu’il avait perdu. S’il ne fait pas partie de lui, peut-être qu’il n’est pas protégé non plus. Peut-être que c’est son point faible. — Visez le front, Vayl ! hurlai-je. C’est son talon d’Achille ! Je m’arrêtai net. OK, c’était la phrase la plus idiote que j’aie jamais prononcée, non ? Le jury n’eut pas le temps de trancher, car Desmond Yale en profita pour prendre la fuite. Vayl se lança à ses trousses, mais son apparence le ralentissait. Encore plus que moi. — Merde, il va nous échapper ! m’écriai-je. Mais je pense pouvoir le pister comme Pengfei. On a juste besoin d’être motorisés ! Vayl passa en revue nos possibilités : — Mobil-home. Scooters. Taxi. Réquisitionner un véhicule. — Cole ! appelai-je. — Ouais ! Je le vis dévaler la colline pour nous rejoindre, en évitant les cratères comme un roi de la glisse sans ses skis. — Contacte Jéricho ! Dis-lui qu’on a besoin d’un deux-roues au camping-car, tout de suite ! (Je me tournai vers Vayl :) Ça vous va ? — Dans la mesure où il ne tarde pas. — OK. On s’empressa de rejoindre le mobil-home. Vayl attendit à l’extérieur, pendant que je rentrais me changer. Une migraine qui s’annonçait sévère avait remplacé mes vertiges, et je réclamai donc deux Advil en me dirigeant vers la chambre. En cinq minutes, j’avais retiré la perruque, la robe, enfilé un jean, un pull bordeaux et ma veste noire en cuir, rechargé Chagrin, avec un chargeur en rab dans la poche, glissé mes pieds boueux dans les chaussures « garanties cent pour cent ampoules » de Cassandra, tout en promettant de lui en racheter une paire. — Jéricho est là ! s’écria Cole, posté devant le camping-car. Je me dépêchai de sortir et j’avais déjà mal aux pieds en croisant Bergman, qui avait fait une pause dans la préparation de ses bagages et écoutait Cole lui raconter les derniers événements. — Je sais que t’es pressé de partir, dis-je à Miles en passant devant lui, et je ne t’en veux pas. En fait, j’applaudis même ta décision. Mais Vayl est toujours coincé dans cette armure. Si par hasard tu penses à un truc qu’il pourrait tenter pour s’en débarrasser avant l’aube, tiens-nous au courant, tu veux bien ? Bergman acquiesça. J’avalai les pilules et le verre d’eau que me tendait Cassandra et qui me lança un regard genre « J’aimerais-tant-pouvoir-vous-aider ». — Restez à l’intérieur, lui dis-je. Le Pillard vous a choisie pour cible dans l’intention de m’atteindre. Si j’avais de la chance, à mon retour, elle serait déjà partie avec Bergman. Je filai dans les rues désertes de Corpus Christi, chevauchant une super-Kawasaki Ninja 250 de couleur rouge. La moto personnelle de Jéricho. Vayl était assis à l’arrière, un bras me serrant fermement la taille. Je ne sentais plus mon dos et commençai de claquer des dents. À part ça, j’avais la pêche. Les belles motos me faisaient cet effet. — On s’approche, dis-je à Vayl dans le micro. Quand Cole avait appris qu’on roulerait en deux-roues, il avait sorti les casques de la remorque. Ceux-ci allaient mieux avec cette moto qu’avec les autres pétrolettes. Il nous suivit avec Jéricho et les trois flics qu’il avait pu rassembler dans un fourgon tout-terrain noir. Je ne jugeai pas leur présence nécessaire ni même très avisée. Mais je n’avais pas eu le temps de discuter. Et, franchement, si je possédais la moto sur laquelle je roulais en ce moment, je garderais moi-même un œil dessus. La piste du Pillard me fit passer devant des bâtisses classiques du Sud-Ouest aux façades présentant de superbes nuances de terre, lesquelles avoisinaient des gratte-ciel de verre et d’acier. Même complétées par des rangées entières d’imposants palmiers, le mélange me désorientait. Il ne semblait exister aucune transition entre le présent et le passé ici, rien qui puisse épargner à la ville de se lézarder en quelque sorte, à force de vouloir endosser trop de personnalités à la fois. Les alterhumains m’apparurent alors. Des vampires, pour la plupart, du genre qui souhaitent se fondre dans la masse. Mais mes sens nouvellement aiguisés m’indiquèrent qu’ils n’étaient pas seuls. J’avais cependant besoin d’une confirmation. — Vayl, demandez à Cole ce qu’il perçoit. Vayl s’exécuta et me transmit la réponse quelques instants plus tard. — Cole remarque une abondance de sorcières, de loups-garous un peu spéciaux, bien qu’il ne sache pas très bien ce qu’ils sont au juste. Et il pense que les deux superbes femmes que nous venons de croiser sont des néréides. Je jetai un coup d’œil dans le rétro. Waouh ! quand on sait où regarder, ça prend tout son sens. Ces deux filles ultra-grandes aux cheveux argentés passaient à l’évidence plus de temps à nager dans l’océan qu’à battre le pavé. Les rues de Corpus Christi n’étaient pas si différentes de celles de Chicago, de New York ou de L.A., en définitive. On y sentait grouiller la magie. Les pouvoirs surnaturels. Les créatures qui devaient se souvenir de l’époque où ces artères alors boueuses étaient sillonnées par des chariots remplis de colons. Peut-être que ça empêchait toutes ces grandes villes d’exploser. Deux blocs plus loin, on vit le Pillard, une image floue et sombre qui courait au centre d’une artère à deux voies. La circulation se révélait si faible qu’il n’avait sans doute pas dû effrayer grand monde avec ses singeries. Deux voitures. Trois au pis-aller. Le feu passa au rouge et Yale ouvrit violemment la portière d’une Pontiac Grand Prix métallisée. Il éjecta le conducteur, un gosse qui n’avait pas son permis depuis une semaine. Et Yale prit sa place. Les pneus crissèrent, le gamin brandit les poings, et l’on reprit notre chasse au Pillard en s’enfonçant au cœur de la ville. — Pensez-vous qu’il ait la moindre idée de l’endroit où il se rend ? s’enquit Vayl. — Je crois qu’il ne sait même pas ce qu’il fait, répondis-je. À mes yeux, Yale était un de ces démons de la vieille école qui laissent conduire les autres, pendant qu’ils pratiquent sur la banquette arrière une opération à cœur ouvert sur des innocents. La voiture fit une queue-de-poisson comme si le pneu arrière droit se dégonflait, et on n’avait pas encore tourné. Toutefois Yale avait bel et bien un plan. Encastrer la Pontiac dans la barrière de béton qui retenait la colline abrupte à notre gauche n’en faisait peut-être pas partie, mais ça stoppa le véhicule. Il en sortit d’un bond et sauta sur le muret comme un athlète rompu à la course à pied, puis commença l’ascension acharnée de la butte. Je me garai juste derrière lui, Cole et son fourgon rempli d’agents du SWAT me suivaient de près. Mais dès que je posai pied à terre, je compris qu’on serait surpassés par le nombre. Moins bien armés. Et même carrément fous de songer à escalader cette colline. Sous cette route, cette pelouse, un million de monstres s’agitaient en une interminable sarabande. C’était la fête des Vendanges diaboliques et ils tournaient en rond dans une énorme cuve, leurs sabots piétinant sans cesse les âmes de leurs victimes pour les transformer en nectar de Satan. — Pour ma part, je ferais un merlot infect, marmonnai-je. — Qu’avez-vous dit ? demanda Vayl comme il descendait de moto en gémissant. Je ne répondis pas. J’avais un truc coincé dans la gorge. Si j’avais été un mec, j’aurais juré que c’étaient mes couilles. Je levai la tête en mettant la béquille. Tout en haut de cette butte se dressait une église abandonnée. Son clocher demeurait intact, bien qu’une partie du toit soit défoncée et toutes les fenêtres bouchées par des planches. Je passai la jambe par-dessus la moto, et le mouvement se fit au ralenti… car mes membres étaient directement connectés à cette partie de mon cerveau m’indiquant qu’on se trouvait au seuil de l’enfer et qu’on devait FUIR ! — Vayl, repris-je, haletante. Vous le sentez ? — Oui, murmura-t-il. Il semble que la route soit infestée d’insectes carnivores, même si mes yeux m’affirment le contraire. Derrière nous, les gars avaient encore plus de problèmes. Cole était descendu du fourgon et peinait pour venir vers nous, comme si l’asphalte lui collait aux semelles. Les hommes du SWAT, privés de tout pouvoir susceptible de les protéger, échangeaient les regards anxieux, paupières plissées et lèvres serrées, des soldats prêts à battre en retraite, si l’amitié et la loyauté ne les avaient pas retenus. Jéricho avait amené avec lui le top des tireurs d’élite. Un homme grisonnant, au physique mince et nerveux, armé d’une carabine Remington SPS Varmint, nous salua et se présenta comme étant le sergent Betts. Quant au caporal Fentimore, non content de ses muscles d’origine, il avait visiblement décidé d’en sculpter une deuxième couche en pratiquant le culturisme. Lui et son copain taillé en V, qui dit simplement : « Appelez-moi Rand », tenaient chacun un fusil d’assaut SIG-551 en main. C’étaient des hommes faits sur le même moule que mon frère et mon père dans la fleur de l’âge. Il suffisait de les regarder pour savoir que ce n’était pas un tir de mortier qui allait les effrayer. Et pourtant ils piétinaient sur place comme des sprinters sur la ligne de départ. Je compris alors que l’endroit était envoûté. Je ne m’en étais pas rendu compte sur-le-champ en raison de la magie omniprésente. Ma Sensitivité se retrouvait en surcharge d’infos, un peu comme le cerveau quand on entre pour la première fois dans un musée. Jusqu’à ce qu’on décide d’y aller à son rythme, sinon on ne verra pas un seul tableau. Je me débarrassai de mon casque et aidai Vayl à retirer le sien. Entre-temps Cole nous avait rejoints. — Il y a une espèce d’excédent de sortilège sur cette butte, annonçai-je à tout le monde. Ce que vous ressentez n’est pas réel. Il suffisait de le savoir et on serait tous beaucoup plus opérationnels. — Et eux, c’est quoi ? s’enquit Jéricho en désignant la colline d’un hochement de tête. Je regardai par-dessus mon épaule. Des silhouettes sombres sortaient à flots de l’église désacralisée. Merde ! — Ceux-là, c’est une autre paire de manches… Chapitre 36 La moitié de la colline de l’Enfer se dressait entre nous et Desmond Yale. Il avait pris de l’avance, mais lui aussi courait depuis un petit moment et la fatigue commençait de se faire sentir sur son corps d’apparence humaine. Ses jambes flageolaient et il ne cessait de trébucher tous les deux ou trois pas. Sa langue pendait comme celle d’un chien de chasse et le sang coulait des parties affaiblies de son bouclier. Voilà pour les bonnes nouvelles. Bien sûr, il s’était dégoté une petite secte d’humains bien armés pour couvrir ses arrières. Sachant qu’il s’agissait d’un vieux démon plein de jugeote, j’aurais dû me douter qu’il avait un plan d’évasion. Ses comparses s’étaient planqués derrière un minibus abandonné avec « La Mission du Seigneur de Corpus Christi » peint sur le côté, et nous tiraient dessus pendant que Yale s’avançaient vers eux. Ils n’avaient pas l’air très doués, mais jouissaient d’un énorme avantage. Il leur suffisait de continuer leur tir de barrage, tandis que Yale continuait à grimper tant bien que mal jusqu’à ce qu’il nous échappe totalement. Dès que la bande de Yale avait ouvert le feu sur nous, on s’était réfugiés derrière le muret d’un mètre vingt qui longeait le bas de la butte, histoire de réfléchir à la tactique à adopter. Et aussi d’éviter de se faire sauter la cervelle. Même les abrutis ont de la chance parfois. — Jéricho, vous avez prévu un appui aérien quelconque ? — C’est parti, me dit-il en glissant son téléphone dans la poche, mais il n’arrivera pas à temps pour choper le vieux. — Merde ! Le dos collé à la barrière, j’échangeai des regards furieux avec Vayl. Je ne savais pas trop qui de nous deux était le plus en pétard. Se retrouver si près du but et tout rater. Ni lui ni moi ne pouvions le supporter. Il nous fallait escalader cette colline, et vite ! — L’armure est quasiment à l’épreuve des balles, me rappela-t-il. Mais elle me ralentit trop. Je crains qu’un de ces imbéciles m’en tire une dans le cerveau avant que je parvienne jusqu’à lui. Il désigna la partie de sa tête dont les flammes de Chien-Lung avait fait fondre la glace. Même si un coup de fusil n’allait pas tuer Vayl, ça le mettrait hors jeu, et on ne pouvait se le permettre, à ce stade. Allons, Jaz, regarde autour de toi. Quels sont tes outils ? Qu’est-ce qui peut t’aider à grimper cette colline en vitesse, sans te faire tuer avant d’avoir l’occasion de liquider ce monstre ? — Jéricho, vous avez une rampe de chargement à l’arrière de ce fourgon ? Il hocha la tête. — Il nous faut bien un moyen d’emporter le quad dans la cambrousse. — C’est tout ce que je voulais entendre. Vayl, où en est votre dextérité ? Il fléchit les doigts. Il ne pouvait serrer les poings qu’à moitié, mais ça suffirait largement. Bizarrement, le simple fait de savoir que quelqu’un parmi eux avait ne serait-ce qu’un début de plan en tête allait galvaniser le reste de l’équipe. Pendant que Fentimore et Rand se servaient de leur SIG pour éviter que la bande du Pillard contrôle totalement le terrain, on assembla la passerelle. On dut procéder à certains réglages, mais quand on eut terminé, celle-ci tenait fermement contre le muret en béton. Si les services des Ponts et Chaussées en avaient envie, ils pouvaient faire passer leurs tracteurs sur la rampe, continuer le long de la butte, puis descendre l’autre versant sans problème. Mon plan différait légèrement. — Donc, dit Jéricho tandis que j’enfilais un vieux gilet pare-balles que quelqu’un avait laissé traîner dans le fourgon, vous allez jouer les cascadeurs ? Depuis notre poste d’observation, accroupis devant le véhicule, on contempla d’abord la rampe, puis la précieuse moto. — Ça risque d’être un peu raide, admis-je. Mais on va prendre tout l’élan possible. Il faut partir à l’assaut de cette butte. Sinon je ne vois pas comment attraper notre Pillard. À moins que vous ayez une meilleure idée ? Tandis que Jéricho réfléchissait à d’autres possibilités, mon gilet pare-balles se mit à me comprimer la poitrine. Angoisse. Bien sûr, ma carte mère choisit ce moment pour se livrer à un scan rapide de mes organes internes, avant de lever les bras au ciel en hurlant : « Seigneur, un VAMPIRE a bu mon sang ! », puis elle lança l’extinction de mon disque dur. J’allai m’asseoir sur la surface plane la plus proche… le marchepied du fourgon. — Tout va bien ? s’enquit Jéricho. Accroupi près des pneus arrière pour aider Vayl à enfiler son casque, Cole me lança un regard inquiet. — Ça va, répondis-je en mettant mon propre casque avant que ma pâleur me trahisse. Tel était le prix à payer pour ma Sensitivité accrue. Je me doutais aussi qu’il y aurait des implications à long terme… mais je m’en soucierais plus tard. Le hic, c’est que, une fois ce dôme doublé de Kevlar vissé sur ma tête, même le bruit métallique des balles perdues ne put m’ôter de l’esprit cette idée qui me faisait froid dans le dos : à savoir que j’avais peut-être visé trop haut, cette fois-ci, et que je risquais d’y laisser la peau. Je m’adossai à la porte et me cognai la tête. — Et merde ! — Qu’y a-t-il ? demanda Vayl. Comme je n’étais pas d’humeur à discuter de mon envie actuelle de me pelotonner sous la couette pendant une semaine, je hasardai un regard par la vitre : — Yale est parvenu au sommet de la butte. Il se penchait en avant, les mains sur les genoux, pantelant comme un fumeur en surpoids. Le sergent Betts lui tira dessus, et l’autre tomba à terre. — Yeah ! s’écria Betts, avant de secouer la tête, incrédule, en voyant Yale se relever. C’est quoi, ce bordel ? — Visez le milieu du front, les gars ! hurlai-je. Mais ils ne m’entendaient pas. À quoi bon, de toute manière ? Yale n’allait pas se retourner vers nous. Pas volontairement. Vayl avait enfourché la Ninja de Jéricho et démarré celle-ci. Il roula jusqu’à moi et Cole m’aida à monter dessus. — On donne dans le poids plume, tous les deux ? fis-je remarquer à Vayl, tandis qu’il emballait le moteur pour traverser la rue, puis le parking d’une station-service délabrée. — Ce serait le cas si on roulait sur la lune, répondit-il. Sa phrase me parut drôle et m’arracha un éclat de rire. Mais je priai pour que les pneus de la moto soient bien gonflés. Je contemplai ensuite la colline. Comme un fait exprès, Yale ouvrit une nouvelle poche secrète dans son superpantalon en cuir. Je faillis faire un commentaire spirituel, en suggérant de présenter le tailleur de Yale à ma couturière, Miss Va-te-faire-voir, mais il sortit alors un sac en plastique. L’organe rougeâtre qu’il contenait sembla frémir, comme s’il essayait d’échapper à son destin funeste. — Oh ! mon Dieu ! J’avais tellement envie de détourner les yeux. De sauver cette infime parcelle de moi-même qui croyait encore qu’on pouvait faire un vœu en voyant une étoile filante, et que le Père Noël était un vieux bonhomme bien sympa, même si les parents se chargeaient du plus gros. Toutefois une partie de mon boulot impliquait l’observation. On ne peut pas viser juste en gardant les yeux fermés. Yale lança le cœur qui éclaboussa le mur latéral de l’église souillée, libérant une pluie sanguinolente qui lentement se métamorphosa en porte. Juste au moment où elle se mit à palpiter, Vayl accéléra. Je me cramponnai à sa taille, ravie de la poussée d’adrénaline qui m’empêchait de lâcher prise. On fonça vers la rampe comme deux cascadeurs fous… On roula dessus à merveille et « hop ! » on décolla tellement de la barrière qu’un semi-remorque aurait pu passer en dessous, et nous voilà lancés à l’assaut de la butte. Si ma vessie n’avait pas été vide, je me serais pissé dessus au moment où Vayl faillit perdre la roue en atterrissant. On fit un tel écart sur la droite que j’eus le temps de sentir les vers de terre, puis on rectifia le tir sur la gauche et mon mollet resta longtemps coincé entre la pelouse et le pot d’échappement. La chaleur traversa mon jean et me laissa une cloque en souvenir sur ma peau. Seule la force vampirique de Vayl épargna à cette moto – et à nous-mêmes – de finir en épave. À mi-hauteur de la colline, deux ou trois balles rebondirent sur l’armure de Vayl, mais les tirs cessèrent quand je dégainais Chagrin pour répliquer. Pas facile d’atteindre votre cible quand vous accélérez le long d’une pente cahoteuse, mais on était assez près et les tireurs qui me couvraient remplissaient si bien leur rôle que les comparses du Pillard optèrent un petit moment pour le profil bas. On roula jusqu’à Yale en rattrapant l’écart perdu au pied de la butte. — Il nous reste très peu de temps, observa Vayl. Yale avait presque atteint la porte. Celle-ci s’était entrouverte. Une lumière surnaturelle, noire et acérée comme un rasoir, du genre de celle de son bouclier, s’échappa de l’embrasure. Je le mis en joue, en tâchant de ne pas trembler, même si j’avais l’impression de devoir faire tenir une bille sur une boule de bowling. Je tirai une fois. La balle rebondit sur la tempe de Yale. Il vacilla et tomba à genoux. Sans même chercher à se relever, il rampa vers la porte, en se jetant dessus lorsqu’il parvint à proximité. Elle s’ouvrit davantage, comme ses doigts s’agrippaient au bord et la tiraient vers lui. Vayl lui passa sur les jambes avec la Ninja et Yale hurla si fort que les chauves-souris s’envolèrent de la cheminée de l’église. Vayl lâcha la moto et l’on sauta tous deux à terre en roulant sur nous-mêmes. Je me relevai avec peine, mais je sentis quelque chose percuter mon dos si violemment que je crus une seconde cracher mes poumons. Je basculai tête la première en comprenant aussitôt que j’avais reçu une balle. Le gilet avait rempli son office, mais ça faisait quand même un mal de chien. — Espèce de fils de pute ! Je levai la tête. C’était la voix de Cole ? Dieu soit loué ! Il avait déniché un ravin qui longeait le versant ouest de la butte. Je l’apercevais depuis l’endroit où j’étais, alors qu’on ne le voyait pas tout à l’heure. Il avait bien progressé, mais se trouvait sans doute encore à cinquante mètres en contrebas. J’entrevis l’étincelle qui jaillit du canon de son arme et le cri d’un homme à l’agonie. Cole avait apporté son flingue. — Jasmine ! Venez m’aider, je vous prie ! appela Vayl. Encore une détonation en provenance de l’arme de Cole, suivie d’un autre cri… et je me dis qu’il était temps de me remuer. Je rejoignis Vayl tant bien que mal. Il semblait au beau milieu d’une lutte sans merci. Des doigts crochus, osseux, de la couleur d’une peau écorchée, brûlée par le soleil, enveloppaient les poignets de Yale et essayaient de l’entraîner dans l’embrasure de la porte qui s’était encore agrandie. Yale lui-même avait creusé un sillon dans la terre avec ses bottes, tandis qu’il tentait d’échapper à Vayl qui le tirait dans l’autre sens. Mais Vayl n’avait guère de prise, à cause de ses membres toujours recouverts de glace. Il l’agrippait à la taille, mais ne cessait de glisser et de s’y raccrocher, et chaque fois, Yale s’avançait un peu plus vers la porte. Avant que je puisse le mettre en joue, le complice de Yale tira assez fort pour lui faire passer la tête derrière la porte. — Nous devons le faire sortir ! reprit Vayl. Cramponnez-le ! Je m’élançai sur ses vieilles jambes pour les tirer d’un coup, et le cri que poussa leur possesseur me confirma que la moto avait causé quelques dégâts. Bien. Je continuai à tirer et, avec l’aide de Vayl, on parvint à faire ressortir la tête de Yale à portée de tir. Mais dès que je lâchai pour faire feu sur lui, Vayl perdit prise aussi. — Putain ! ça commence à me saouler, ces conneries ! vociférai-je en m’accrochant aux mollets au-dessus des santiags que j’avais tant admirées. Entre les balles, les coups de griffes et les brûlures, j’ai eu la totale pour cette mission ! Je suis tellement naze que je pourrais dormir pendant une explosion nucléaire, et je viens seulement de me rendre compte que je devais encore tuer d’autres sous-fifres de Samos avant d’arriver enfin jusqu’à lui. J’en ai ras le bol ! (Je tirai un dernier grand coup et dégringolai sur les fesses.) Je me redressai à peine à genoux quand Vayl déclara : — Je vois le troisième œil ! — Et alors, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? râlai-je. Si je lâche, il va de nouveau se glisser à l’intérieur ! — Enfin, il faut bien que quelqu’un l’abatte ! grogna Vayl. Le coup partit de l’arme de Cole et étouffa ma réponse. Les jambes entre mes mains devinrent inertes. Je me tournai. Cole avait atteint la cible. Le Pillard mourut sur place, ses doigts toujours agrippés à la porte. Et de son troisième œil explosé jaillit une belle âme couleur magenta qui fusa dans la nuit telle une comète. Vayl et moi, on recula. Je braquai Chagrin sur l’endroit où se planquait la bande du Pillard, mais les rares survivants s’étaient dispersés dès que Yale avait trouvé la mort. Les mains crochues continuèrent à tirer le cadavre de Yale par l’embrasure, et quand ses pieds franchirent le seuil, la porte entière disparut, tandis qu’un coup de tonnerre résonnait dans le ciel. Chapitre 37 Cassandra et Bergman nous accueillirent devant le mobil-home. — Vous avez recouvré votre apparence ! s’exclama Bergman à la seconde où Vayl retira son casque. Ce dernier acquiesça d’un air las. — Il semble qu’un simple moment de calme m’ait suffi après le combat. — Une serviette de bain, c’aurait été bien utile, ajoutai-je. Même si Vayl pensait avoir absorbé une grande partie de l’armure, il avait quand même fini trempé. Et puisque j’avais conduit la moto au retour, c’était un peu comme si je sortais d’un bizutage à moitié réussi… à savoir que j’étais mouillée de la tête aux pieds. Mais uniquement derrière. On avait remercié et salué les gars du SWAT sur place, en promettant de rendre à Jéricho une Ninja nettoyée et rutilante dans la matinée. Ses copains s’étaient proposés pour le nettoyage, puisqu’on avait en quelque sorte permis d’éviter la catastrophe au festival. Cole, exceptionnellement tranquille et replié sur lui-même, était resté en leur compagnie. Comme si elle avait lu dans mes pensées – et peut-être que c’était le cas, d’ailleurs –, Cassandra demanda : — Où est passé Cole ? — Il ne va pas tarder, dis-je. Il est avec Jéricho en ce moment. — Et ? — Je m’inquiète pour lui. Il a tué deux humains et le Pillard aujourd’hui. Il n’était pas du tout dans son assiette quand on est partis. — Il s’en remettra, répliqua Vayl, irrité. (Pour un peu, il avait l’air… jaloux. Ses propos suivants confirmèrent mes soupçons :) Pourquoi ne vous souciez-vous jamais de moi ? La métamorphose que j’ai subie m’a épuisé. — Vous êtes immortel, enfin ! C’est pas comme si vous aviez du sommeil en retard à rattraper ! Par ailleurs, je me sentais moi-même vidée, ce qui ne me laissait pas de place pour le plaindre. Surtout lui, le vampire qui avait le premier entraîné Cole dans nos combines. Même si j’avais une envie folle de m’engouffrer dans le mobil-home pour aller me coucher, tellement j’avais mal partout, je descendis à contrecœur de la Ninja de Jéricho. J’étais amoureuse de la moto d’un autre homme. On aurait dit que je commettais un péché. Malheureusement Cassandra me barra la route à l’entrée du camping-car. Je me rendis seulement compte du regard coupable qu’elle échangea avec Bergman. Il prit la parole : — On s’est dit… tu sais… avant que tu nous descendes encore en flammes… Voilà… on voulait te dire qu’on était désolés. — Oui, admit Cassandra, c’était notre faute. — Naturellement, dis-je, alors que j’avais au moins un métro de retard sur eux et ne comprenais pas où ils voulaient en venir. Cassandra reprit : — J’aurais dû vous prévenir que les éléments envoûtés risquaient d’inhiber votre Sensitivité naturelle, comme de percevoir les points faibles dans le bouclier d’un Pillard. Je le savais. Mais je n’ai rien dit, parce que je pensais que Bergman ferait encore une remarque sournoise sur la magie. Et à cause de mon omission… vous auriez pu mourir. (Elle avait les larmes aux yeux.) — Et moi, dit Bergman, je n’aurais jamais dû laisser mes peurs me transformer en un abruti pareil. Je… ne veux pas couper les ponts avec toi. T’es quelqu’un de vraiment génial. (Et puis je comptais parmi les rares amis qui lui restaient. Mais comme c’était un mec, il n’allait pas s’aventurer sur ce terrain.) Le truc, c’est que… j’ai été dépassé par les événements. Mais je suis désolé de t’avoir laissé tomber. (Il regarda Cassandra, qui acquiesça). On l’est tous les deux. C’est tellement vrai que les gens les plus susceptibles de vous tuer sont les plus proches de vous. Je croisai les bras, histoire de ne pas être tentée de les secouer ou peut-être de prendre la tête de l’un pour frapper celle de l’autre. Je faillis leur dire que s’ils voulaient continuer de travailler avec moi, ils avaient intérêt à commencer par agir en adultes, et non pas comme deux mômes qui se disputaient les meilleurs jouets de la halte-garderie. Mais mes bras se mirent à m’élancer. Mes mains et mes jambes aussi d’ailleurs. Je revis le visage de Cassandra quand elle m’avait emmenée à l’hôpital, et l’expression de Bergman lorsqu’ils m’avaient retrouvée debout dans la baie avec l’arme qu’il avait conçue pour moi, pressée contre ma tempe. Je pris une profonde inspiration. — Je sais que cette mission n’a pas été facile, pour l’un comme pour l’autre. Vous êtes tous deux tellement doués dans vos domaines. Vous êtes animés par cette passion qu’on trouve chez les personnalités d’exception telles que vous… alors c’est sûr que vous entrez en conflit. Et pourtant vous êtes là, et vous accomplissez la partie la plus délicate du travail, tout en formant une superéquipe. (Je haussai les épaules.) Je vous pardonne. Cassandra applaudit, comme chaque fois qu’elle était aux anges. Et les yeux de Bergman brillèrent si fort qu’il dut ôter ses lunettes pour ne pas s’éblouir lui-même. Ils se tapèrent dans la main, sans doute un peu fort pour Bergman, car il frotta la sienne sur sa cuisse et regagna le mobil-home. Il en ressortit peu après avec notre téléphone sécurisé : — C’est pour vous, dit-il, en tendant le portable à Vayl. — Oui ?… (Vayl écouta une vingtaine de secondes, ses yeux s’assombrissant à mesure qu’il apprenait les nouvelles.) Bien sûr que nous le souhaitons. Nous y serons dans vingt minutes. (Il referma le clapet dans un bruit sec.) Vous feriez mieux de vous changer. — Ah ouais ? — C’était Pete. Il a dit qu’ils avaient trouvé le magasin de vêtements pour hommes dont vous lui aviez parlé. Celui où se sont habillés Shunyuan Fa et Desmond Yale. — Frierman ? À Reno ? Il acquiesça. — Au bout d’environ une heure d’interrogatoire intense, le tailleur a reconnu qu’Edward Samos tenait de nombreuses réunions dans sa boutique, et qu’il en avait prévu une ce soir. Pete nous a affrété un avion. Nous avons… (un coup d’œil à sa montre)… dix-huit minutes pour nous rendre à l’aéroport. Je filai vers la porte. — Jasmine ? Je fis volte-face. — N’oubliez pas de recharger votre arme. Chapitre 38 Je dormis dans l’avion. D’un sommeil agréable. Réparateur. Profond. Sans rêves. Sans la moindre crise de somnambulisme. Et au réveil… je me moquais même d’avoir ronflé. Pete avait demandé à une voiture de nous attendre, dont le chauffeur était un jeune gars énergique en bonnet de laine noire et tenue de jogging assortie. Il nous offrit du café et nous ouvrit les portières, puis se tint tranquille pendant qu’il filait dans les artères de Reno, où brillaient les enseignes au néon. On se gara dans la rue. Frierman était une petite boutique dégageant un certain luxe. Je l’attribuai surtout aux smokings noirs exposés en vitrine, éclairés par des lustres scintillants, sur fond de velours rouge. — Vous avez l’autorisation d’y entrer, déclara le chauffeur en nous tendant les papiers officiels pour qu’on puisse les voir. J’aurais pu lui rétorquer : « Chéri, t’es gentil, mais mon patron n’irait jamais affréter un avion au prix que ça coûte, s’il n’était pas sûr qu’on puisse franchir la porte, une fois arrivés à destination. » Toutefois je me contentai de hocher la tête et suivis Vayl à l’extérieur. Le chauffeur fit le tour, histoire de bloquer la sortie de secours au cas où un participant à la réunion aurait envie de se barrer. Mais dès qu’on pénétra dans le renfoncement de l’entrée, j’eus le sentiment que personne ne prendrait la fuite. — En dehors de vous, je ne perçois aucune présence vampirique dans les parages, murmurai-je à Vayl, tout en forçant la serrure. (Elle ne me résista pas longtemps. Je portais un collier conçu par Bergman, dont la pièce maîtresse était une dent de requin capable de prendre la forme de n’importe quelle clé en deux secondes.) En vérité, je ne sens aucun alterhumain. — Et la seule émotion humaine que je perçois émane de notre chauffeur, dit Vayl. Il était tout excité par cette sortie nocturne. — Mouais… Je l’avais remarqué aussi. Ça m’agaçait. Notamment parce que le gars avait à peu près mon âge, et pourtant je me sentais vieille à côté de lui. On entra dans le magasin, en longeant des rangées de pantalons et de chemises sur des portants, et on se fraya un chemin vers le fond, où des étagères remplies de chaussures avoisinaient une porte dont le panneau nous prévenait qu’on ferait mieux d’être des employés si on souhaitait la franchir. On l’ouvrit quand même. Mais juste pour passer de l’autre côté. Dès qu’on se retrouva dans l’arrière-boutique, la vue et l’odeur nous arrêtèrent au bout de deux pas. — Je n’aurais jamais cru qu’un homme si menu puisse contenir autant de sang. Je me penchai vers Vayl, en évitant de dégueuler, de pleurer, de tomber dans les pommes ou de lâcher un juron. C’était plus facile que prévu. Morty Frierman était pendu à une solive du plafond, au moyen d’un nœud coulant réalisé avec son propre mètre ruban. Ensuite quelqu’un – Samos, espèce de salopard, de dégénéré, j’ai hâte de voir le jour où je mettrai fin à ton existence diabolique ! – l’avait éventré façon Pillard. J’avais comme l’impression que tous ses organes étaient intacts, alors je me dis que Samos avait dû se faire briefer par ce vieux briscard de Yale. Notre téléphone vibra contre ma cuisse. Je sortis dans la rue pour répondre. — Ouais ? — Jasmine ? C’est Cassandra. — Qu’est-ce qui se passe ? — Cole est rentré. Long silence qui n’augurait rien de bon. — Qu’est-ce qu’il manigance ? — Il s’est montré très… professionnel. (OK, la nouvelle en soi était bizarre.) Il n’a rien dit de ce qui s’est passé pendant son absence. Mais, bien sûr, il avait parlé à Jéricho du massacre à bord du Constance Malloy. Alors il s’est mis à raconter la manière dont les hommes de Jéricho ont investi le bateau, puis arrêté les généraux et découvert les cadavres. Ensuite, sans même prévenir Pete, Cole a décidé qu’il serait l’agent de liaison de la CIA pour cette affaire, et il est allé observer ce qui se passait. Et juste avant de partir, il a déclaré : « À propos, Cassandra, Jéricho m’a demandé de vous dire qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de vous revoir, alors adieu. » Il s’est montré d’une telle froideur, Jasmine. Comme si j’étais censée grandir et passer à autre chose depuis hier, vous voyez. Pfft ! Mon premier instinct me commandait d’ordonner à Cassandra et à Bergman d’aller récupérer Cole sur ce yacht et de lui plonger la tête dans la baie, jusqu’à ce qu’il cesse de jouer les crétins donneurs de leçons. Mais je savais qu’à long terme ça ne résoudrait pas le problème… à savoir qu’il était devenu un assassin ce soir. Qu’il tuerait davantage au fil du temps. Et qu’il allait devoir trouver un moyen pour éliminer ses cibles sans détruire des petites parcelles de lui-même chaque fois. — OK, Cassandra, merci de m’avoir mise au courant. Je vais… euh… Je vais tâcher de trouver un truc. Vayl sortit : — Des problèmes au Texas ? — Ouais. Je vous en parlerai en chemin. On a fini ici, non ? — Je crois que nous avons trouvé tout ce que nous pouvions. Nous allons laisser les spécialistes se charger du reste. — Alors, rentrons. Cole réagit assez mal à son premier assassinat, et les deux personnes qui devraient l’aider à franchir ce cap ne sont pas à ses côtés. — Que pouvons-nous donc faire pour lui, selon vous ? s’enquit Vayl d’une voix aussi dure que la canne qu’il tenait en main. — Vous pourriez mettre votre numéro de jalousie mal placée en veilleuse, non ? Quand je serais prête à sauter au pieu avec un mec, je vous garantis que celui-ci ne mâchera pas du chewing-gum ni ne portera des baskets montantes avec ses costards. Vayl ne se jeta pas vraiment sur moi, mais j’eus l’impression qu’on venait de finir un slow, vu qu’on se tenait tout près l’un de l’autre. J’en oubliai de respirer, tandis qu’il soutenait mon regard. — Ce sera quel genre d’homme, alors ? demanda-t-il d’une voix suave, ses yeux de ce vert étincelant, très pur que je commençais à associer à ces instants chargés d’émotion intense. Pour la première fois, j’étais sûre de la réponse. Et cette prise de conscience m’offrit l’assurance nécessaire pour me hisser sur la pointe des pieds, approcher mes lèvres à deux centimètres des siennes en lui chuchotant : — Un homme qui ne me saoule pas en posant trop de questions. Je reculai d’un pas et réprimai un sourire, tandis que Vayl levait la tête. Un vampire si vieux, j’imagine que c’est pas si souvent qu’on lui coupe le sifflet. Alors autant en profiter… Le charme cessa d’opérer quand notre chauffeur surgit au coin de la rue. — Venez, dis-je à Vayl, tandis que la voiture se garait le long du trottoir. On a encore une dernière mission à accomplir avant l’aube. Chapitre 39 Vayl et moi, on passa la majeure partie du vol vers Corpus Christi au téléphone, à échanger des infos avec nos contacts à Reno, Pete, et Jéricho Preston. Une fois de retour au mobil-home, on avait réglé un maximum de points de détail. On pouvait donc se concentrer sur Cole. Aucun problème pour le déloger du Constance Malloy. Il me suffit d’en parler à Jéricho, lors de notre dernier coup de fil, et il le renvoya à terre. Cole faisait du café quand Vayl et moi, on arriva. — Cole, commençai-je pendant que le percolateur se mettait en route, il faut qu’on mette un plan assez compliqué au point, mais ça ne peut pas se faire sans l’aide de bulles. Chewing-gum, s’il te plaît ! Bergman et Cassandra avaient chacun un double déca en main et tous deux observaient Cole d’un air à la fois contrarié et tendu, comme des parents qui n’arrivent pas à raisonner leur ado borné. Sans trop savoir où je voulais en venir, ils m’accordèrent leur attention, tandis que Cole farfouillait dans sa réserve à chewing-gums. Grâce au parfum du Dubble Bubble, à l’intérêt constant et à la contribution apportée par l’objet de notre inquiétude, notre plan se déroula à merveille. J’admets qu’on faillit se faire prendre, car on gloussait comme des pintades pendant toute l’opération. (OK, Vayl ne souriait même pas au début. Mais dès qu’on parvint à le convaincre qu’on avait les meilleures raisons au monde – ne serait-ce qu’en apparence – d’agir ainsi, il finit par montrer ses canines de temps à autre.) Mais cela nous fit du bien, surtout à Cole, d’imaginer les têtes que feraient les contestataires « antialter » en découvrant le lendemain matin les cercueils de Chien-Lung et de Pengfei accrochés au pare-chocs de leur minibus, avec l’inscription « NOUVEAUX ENTERRES » peinte en blanc sur les couvercles. On rentra juste à temps au mobil-home pour que Vayl rejoigne la chambre d’un pas chancelant, dresse sa tente et se glisse au-dessous. Bref, c’était une opération totalement déjantée. Mais elle avait aidé Cole à sortir de sa coquille et à recouvrer toute sa bonne humeur. Mission accomplie. Cole, Cassandra, Bergman et moi nous tenions devant le camping-car et regardions l’aube se lever sur la ville. Cole but une gorgée de café. — Je ne comprends pas pourquoi t’es si détendue, Jaz, dit-il. Enfin quoi… tu pensais pouvoir coincer Samos cette nuit. Mais il t’a encore filé entre les doigts. Je ne te connais pas depuis longtemps, mais tu devrais grincer des dents et t’arracher les cheveux ; ça te ressemblerait davantage. (Il chercha une confirmation dans le regard de Bergman.) — C’est vrai, dit Miles. Un jour, quand on était à la fac, elle a tellement pété les plombs après qu’on nous eut cambriolé l’appartement, qu’elle a défoncé la porte de la salle de bains avec son poing. — J’ai retrouvé le gars, rappelai-je à Bergman. Il acquiesça. — Elle a récupéré toutes nos affaires et lui a fait remplacer la porte. — Alors, qu’est-ce qui t’arrive ? insista Cole. — Je m’interroge aussi, renchérit Cassandra. Vous nous avez dit que la police scientifique de Reno n’avait trouvé aucune empreinte. Aucune trace d’ADN. Aucune preuve tangible que Samos aurait tué Morty Frierman. Alors pourquoi êtes-vous si calme ? — Parce que je suis revenue de chez Frierman avec tout ce qu’il me fallait sur ce salopard, leur annonçai-je en sentant mon sourire s’épanouir, sans m’inquiéter qu’il puisse paraître un soupçon démoniaque. J’ai découvert quelque chose qui me permettra de le repérer dans une foule. À condition d’avoir le temps et l’occasion, ça me conduira tout droit à lui. Et ensuite Vayl et moi, on n’aura plus qu’à le liquider. — Qu’est-ce que t’as bien pu rapporter de Reno, alors ? reprit Cole. J’avais envie de glousser en me frottant les mains. Mais en l’occurrence ça faisait un peu détraqué, alors je me contentai de boire une gorgée de mon mug de café et répondis : — L’odeur d’un vampire. Fin du tome 2 * * * [1] Couteau de combat d’origine philippine. (NdT) [2] Littéralement : « Le fou est dans ma tête. » (NdT) [3] Chaîne de magasins d’équipement électronique. (NdT) [4] Célèbre barrage sur le fleuve Colorado, à la frontière entre l’Arizona et le Nevada. (NdT) [5] Spécial Weapons And Tactics : équivalent américain du GIGN français.(NdT) [6] Cantique traditionnel. (NdT) [7] Wasmannia auropunctata, surnommée « fourmi électrique » ou « petite fourmi de feu » en raison de sa piqûre très urticante. (NdT) [8] Dessert mexicain : boules de crème glacée enrobées d’une sorte de pâte à beignet à base de chapelure de corn-flakes, et trempées une quinzaine de secondes dans l’huile de friture. (NdT) [9] Clin d’œil à l’étudiant britannique Alex Tew qui, pour financer ses études, créa une page Web, www.milliondollarhomepage.com, sur laquelle il vendait des espaces publicitaires au prix de un dollar le pixel, par paquet de cent. Il lança ensuite le site de loterie www.pixelotto.com, à raison de deux dollars le pixel. (NdT)