Chapitre premier Les coups de feu résonnèrent dans mes oreilles, tandis que le sergent accroupi à mes côtés hurlait de triomphe en voyant sa cible s’écrouler. — Z’aviez raison, m’dame, me dit-il. Ils tombent comme des mouches si on les atteint au front. J’acquiesçai, ravie de constater qu’il m’avait écoutée. Car ce n’était pas le cas de tout le monde. Mon chef, Vayl, et moi terminions à peine de décharger nos affaires avec l’aide des trois autres personnes de notre équipe. On regardait notre hélico Chinook disparaître dans la nuit, quand les monstres étaient passés à l’attaque. La situation s’annonçait désastreuse. On se tenait à une centaine de mètres de la minuscule ferme où l’on devait retrouver les soldats d’élite censés nous aider dans notre prochaine mission. La majeure partie de notre matériel était encore emballée, y compris les armes high-tech que Bergman avait apportées pour les gars des Forces spéciales… lesquelles nous auraient été sacrement utiles. Chagrin, le Walther PPK que Bergman avait modifié pour moi afin de pouvoir éliminer les humains comme les vampires, se trouvait dans mon holster. Je portais aussi mon habituel arsenal de secours. Une seringue d’eau bénite nichée dans l’étui sanglé à mon poignet droit. J’avais glissé trois couteaux de lancer dans ma manche gauche, au cas où… et le bolo philippin hérité de mon arrière-arrière-grand-père dans une poche en cuir le long de ma cuisse droite. Tout le reste était dans mon vieux sac à dos noir. Autrement dit… inaccessible. Vayl tenait la canne qu’il gardait toujours en main, une merveille artisanale dissimulant une épée aussi fatale que son possesseur. Même s’il semblait bien plus vulnérable que moi de prime abord, les apparences ne trompaient jamais bien longtemps ses adversaires. Le vampire élancé et large d’épaules qui était mon chef depuis huit mois et mon sverhamin depuis deux mois disposait d’une puissance telle qu’il avait pu survivre depuis près de trois cents ans, dont quatre-vingts à la solde de la CIA. Ce qui rendait mes quatre années de service un peu minables. Encore qu’on pouvait les multiplier par sept, comme pour les chiens, compte tenu de tout ce que j’avais accompli en si peu de temps. En tant que consultants, Bergman et Cassandra n’étaient pas armés ; on les protégeait donc en les gardant au cœur de notre petit groupe, récemment complété par notre nouvelle recrue. Cole Bemont avait en effet rejoint nos rangs après l’incendie ayant détruit son cabinet de détective privé, conséquence directe de sa participation à l’une de nos missions. Dans cette affaire, Vayl et moi nous nous étions drôlement investis physiquement, Bergman nous fournissant toute l’assistance technologique nécessaire, mais Cole témoigna d’un Don pour les langues qu’aucun parmi nous ne pouvait égaler. Outre sa Sensitivité, il avait acquis cette faculté dans sa jeunesse après une noyade dans les eaux glacées de l’étang familial, quand les pompiers l’avaient ranimé au bout de longues minutes. Son Don l’avait rendu indispensable pour notre dernière mission, car aucun d’entre nous ne parlait chinois, et pour celle-là, car personne ne connaissait un mot de farsi. Autre atout non négligeable : Cole tirait avec la précision et le calme imperturbable d’un sniper. Son arme de prédilection était un Beretta Storm 9 mm qu’il avait à présent dégainé et tenait avec fermeté dans la main gauche. Son Parker-Haie M85 n’avait pas quitté sa housse de transport, sanglée à son dos. — Vision nocturne ! lui avais-je crié, quand les créatures avaient surgi de la noirceur du désert pour se ruer sur nous, leur rugissement et la brusquerie de leur attaque les faisant ressembler à une armée d’envahisseurs. Tandis que Cole obtempérait, je plissai moi-même les paupières pour activer les lentilles spéciales que Bergman nous avait concoctées. Elles corrigeaient nos problèmes de vue à distance, de près ou dans l’obscurité. Par ailleurs, comme j’avais donné mon sang à Vayl à deux occasions, mon acuité visuelle s’était depuis lors renforcée, si bien que j’avais désormais sous les yeux un spectacle qui me faisait froid dans le dos. Une bonne vingtaine d’hommes nous encerclèrent, leurs tuniques en lambeaux et leurs cheveux maculés de sable flottant dans leur sillage. Je sus aussitôt à qui j’avais affaire en repérant le liseré noir qui délimitait chacune de leurs silhouettes, de même que le troisième œil qui clignait farouchement au milieu de leur front. Une partie de moi lâcha un juron en tapant du pied : Je rêve ou quoi ? Ils sont déjà là ? — Des Pillards ! hurlai-je, trop heureuse d’avoir enfoui mes boucles sous un foulard noir afin de ne pas gêner ma vision. Visez le front ! À notre atterrissage, la plupart des membres des Forces spéciales nous attendaient à l’extérieur de la ferme. Ils s’étaient avancés vers nous pendant qu’on déchargeait, et deux d’entre eux se trouvaient à dix mètres lorsque l’attaque débuta. Ils réagirent avec une promptitude remarquable et criblèrent l’ennemi de balles de M4. Ils semblaient m’avoir écoutée, mais je compris rapidement qu’ils ne visaient pas assez haut et touchaient les cibles entre les oreilles. Logique… quand on n’a pas affaire à des Pillards, qui reculaient à peine sous l’assaut, sans même tomber à terre. — Ils ont un bouclier ! criai-je. Leur seul point faible, c’est leur troisième œil ! Puis je fus trop occupée pour me soucier des soldats. Les Pillards grouillaient de toutes parts. Je compris alors ce que devait éprouver une rock star assaillie par ses fans. Ils allaient nous piétiner. Nous étouffer. Sauf que ce public-là n’était pas avide d’autographes… mais de sang ! Je pris une profonde inspiration. Pas le temps d’avoir peur quand chaque coup de feu comptait. Je tirai balle après balle sur ces monstres qui nous attaquaient, l’arme de Cole faisant écho à la mienne, tandis que Vayl maniait l’épée avec une telle rapidité que ses mains se fondaient en une masse confuse. Derrière moi, Cassandra se tenait à genoux, son abaya se déployant autour d’elle comme une minimarée noire. Est-ce qu’elle priait ? Après tout, elle avait été oracle autrefois. S’il lui restait la moindre influence, ce serait le moment ou jamais de faire appel à ses dons divinatoires. Auprès d’elle, Bergman agrippait ses cheveux bruns et raides à deux mains, et sa barbe clairsemée parut trembler quand il hurla : — Donnez-moi une arme, bordel ! Une pierre ! Un tournevis ! N’importe quoi ! Soudain les gars des Forces spéciales se retrouvèrent à nos côtés, repoussant les Pillards qu’ils ne parvenaient pas à éliminer. — On se replie ! lança leur chef, dont la voix m’était si familière que je dus m’efforcer de ne pas me retourner pour regarder. Un Black massif s’agenouilla devant moi et se mit à tirer ; j’en profitai pour recharger et tendre mon couteau à Bergman. Lentement, sans cesser de mitrailler, on recula jusque dans la ferme. À un moment donné, je me rendis compte que deux hommes placés à l’avant étaient soutenus par leurs camarades. Deux autres avaient également reçu des blessures. Tous avaient les bras et la poitrine ravagés par les griffes des Pillards, mais le gilet pare-balles qu’ils portaient sous leur djellaba claire leur avait épargné le pire. Pendant que le toubib s’occupait d’eux, chacun de nous prit position à une fenêtre ou à la porte. Les Pillards bombardaient la maison sans se soucier de tout le plomb dont on les criblait. Toutefois ils se mirent à tomber comme des mouches dès que je répétai en beuglant : — Visez le troisième œil ! À mes côtés, le sergent abattit un nouveau Pillard en gloussant de plaisir : — J’adore mon boulot ! Sans doute guère plus âgé que moi, ce gars n’accusait pas encore la trentaine et carburait à l’adrénaline ; il avait hérité de ses ancêtres asiatiques une beauté exotique soulignant à merveille sa mâchoire carrée à l’américaine. — Moi aussi, mon pote, dis-je en tirant à mon tour par la fenêtre. Il ne restait que deux ou trois Pillards à abattre. Je décidai de les laisser aux autres. Je n’avais apporté qu’une quantité limitée de munitions et j’étais loin de chez moi. Tandis que je rechargeais, mon voisin se présenta : — Don Hardin, dit-il en me tendant la main, mais tu peux m’appeler Jet. Je serrai sa main, certaine qu’aucune des dix personnes de son unité ne devait avoir une poigne molle. — Ravie de faire ta connaissance. Moi, c’est Jaz Parks. Vous savez qu’on prétend que le silence est d’or ? Eh bien, pas toujours. Sur le moment, je dirais qu’il prenait une nuance orangée. Comme ces feux qui signalent des travaux sur la nationale et vous demandent de freiner avant de renverser le pauvre diable qui tient le panneau de stop. Le dernier coup de feu retentit. Et l’ultime Pillard s’écroula au moment où je prononçais mon nom et où le silence envahissait la ferme. Je regardai autour de moi. Aucune lumière dans l’unique pièce en murs de pierre. Les soldats portaient leurs lunettes à infrarouge. Vayl voyait très bien dans le noir. Et les autres membres de notre groupe étaient équipés avec les lentilles de Bergman. Tout à coup je compris qu’il nous fallait à tout prix voir le visage de notre interlocuteur, afin de percevoir ses sentiments ou ses éventuelles ruses de langage. — Couvrez les fenêtres. Éclaire-nous, Cam, ordonna le chef de sa voix bourrue que j’étais sûre d’avoir reconnue tout à l’heure. On procéda tous aux ajustements techniques nécessaires afin de ne pas être aveuglés, tandis qu’une femme carrée d’épaules fermait la porte et obturait les ouvertures à l’aide de couvertures, et que l’un des gars à l’autre bout de la pièce soulevait la housse de protection d’une lanterne incroyablement lumineuse. Je battis des paupières, tandis que le chef s’avançait vers moi d’un air menaçant, comme Albert mon père avait coutume de le faire avant de m’envoyer dans la cour, notamment quand j’avais ouvert ma gueule alors que j’aurais dû la boucler. Une fois dehors, j’étais censée faire des tours de piste jusqu’à nouvel ordre. À chaque déménagement, il devait regazonner l’allée autour de la maison, puisque je jugeais en général ma punition méritée, mon frère Dave aussi, et que notre sœur Evie courait avec nous pour nous tenir compagnie. Dave avait grandi depuis, et je ne l’avais jamais revu en si grande forme. Mais je n’allais pas m’extasier sur ses incroyables abdos devant son unité, je ne crois pas qu’il aurait apprécié. Mes soupçons se confirmèrent lorsqu’il me demanda d’un air insistant et un poil agacé : — Qu’est-ce que tu fais là ? Bravo la CIA ! Même pas fichue de te prévenir de l’arrivée des renforts avant que ces derniers soient sur place. J’étais tentée de prendre une pose théâtrale, les mains sur les hanches, cheveux flottant dans la brise qui se lèverait à point nommé, tandis que j’aurais répondu : — On est venus vaincre le Magicien ! Mais personne n’aurait l’air interloqué si je réagissais comme ça. À en croire les porte-parole du Pentagone qui nous avaient briefés, ces gars poursuivaient ce salopard depuis un an. Mais il tuait depuis bien plus longtemps. Dans la dernière décennie, le Magicien avait causé plus de pertes parmi les soldats US et alliés que des pays entiers lors de conflits armés. Il avait assassiné des milliers d’innocents au cours d’attaques terroristes… aussi bien parmi son peuple que parmi le nôtre. Il ne faisait pas dans le détail. Quiconque reniait son dieu, Angra Mainyu, comme étant le Grand Kahuna, devenait aussitôt une cible potentielle. Quant au Magicien, même s’il n’était pas vraiment à tu et à toi avec Angra Mainyu, c’est ce qu’il laissait entendre. Franchement, on avait parfois l’impression qu’il bénéficiait d’une certaine assistance divine. Il avait esquivé tant de pièges que les gens du cru affirmaient qu’il avalait l’ombre et absorbait la lumière. Par ailleurs, il faisait marcher les morts. Ce qui signifiait que notre entraînement pour cette mission avait inclus une formation intensive à la nécromancie qui m’avait collé une nausée à faire gerber un ver de terre. Cassandra (qui l’eût cru ?) avait joué les profs. Pete nous avait installés dans une salle de réunion vide, autour d’une table éraflée sur laquelle elle avait posé en douceur l’Enkyklios. De la taille d’un vanity-case, l’engin renfermait des siècles d’histoires et de connaissances rassemblées par les voyantes du monde entier. Même si je l’avais vu fonctionner plusieurs fois auparavant, je restais émerveillée par son pouvoir invisible qui déplaçait ses billes de verre aux couleurs de l’arc-en-ciel. Du genre de celles que les bourgeoises branchées déposent au fond des vases. Ne me demandez pas pourquoi. Je n’ai jamais été une fondue de la déco. Bergman était encore enfermé dans son labo, si bien que seuls Cole, Vayl et moi assistions à la séance, tandis que Cassandra murmurait : « Enkyklios occsallio vera proma » et que les sphères se déplaçaient, s’agençaient différemment, avant de révéler les secrets de la création des zombies. Un groupe de billes en forme de cloche produisit alors un hologramme si lumineux que j’eus envie de tendre la main pour effleurer la femme en pleurs dans sa robe à l’imprimé fleuri délavé. Elle marchait sur un chemin de terre, ses grosses chaussures soulevant de petits nuages de poussière à chaque pas. Sur sa nuque, son chignon de cheveux blonds comme les blés se défaisait, et des mèches flottaient sur ses épaules en retombant sur la fillette qu’elle tenait dans ses bras. Elle se dirigeait vers une masure au toit de chaume, dont le jardin se révélait si sombre et si sauvage qu’il semblait sortir tout droit d’un tableau de Van Gogh. Lorsqu’elle parvint à la porte, elle y flanqua deux coups de pied : — Laissez-moi entrer, madame Otis ! lâcha-t-elle avec un fort accent cockney. J’ai besoin de votre aide ! J’ai de quoi payer ! Après qu’elle eut shooté deux ou trois fois dans la porte, celle-ci s’ouvrit à la volée. — Qu’est-ce que… ? (Une femme à la tignasse filandreuse lorgna la visiteuse en plissant les yeux et croisa les bras.) Rentrez chez vous et enterrez la petite, déclara-t-elle tout net. — C’est mon unique enfant, reprit la mère, la voix brisée par le désespoir. Je sais que vous pouvez la ramener à la vie. L’autre femme cracha dans l’enchevêtrement d’herbes folles et de roses trémières proches de l’entrée. — Pas question. On échangea des regards intrigués autour de la table. Elle ne « voulait pas », mais le « pouvait ». Mme Otis était nécromancienne. — J’ai besoin d’elle ! gémit la mère. Je ne peux vivre sans elle ! Vous n’avez pas idée de mon chagrin ! — Quel est ton nom, femme ? s’enquit Mme Otis. — Hilda Barnaby, et voici Mira, ajouta-t-elle en désignant son fardeau d’un hochement de tête. — Comme si vous étiez la première mère accablée par la perte d’un enfant ! rétorqua Mme Otis, sarcastique. Ce que vous me demandez engendrera des horreurs qui dépassent l’entendement. Enveloppez cette petite dans un linceul, surmontez votre chagrin et allez de l’avant. Parce que, croyez-moi, vous ne sauriez la retrouver en ce bas monde sans susciter davantage de douleur et un infini regret. Les deux femmes se défièrent mutuellement du regard. Presque au même moment, les yeux de Hilda parurent découvrir quelque chose, et l’on comprit que Mme Otis avait éprouvé une perte semblable et eu le même genre de réaction. À une différence près. Elle était devenue nécromancienne… de sorte qu’elle pouvait ressusciter ses propres morts. Cette expérience cauchemardesque se lisait encore sur son visage, mais on devinait qu’elle remontait à plusieurs décennies. L’image se dissipa dans une sorte de brouillard, tandis que la voix de Hilda nous parvenait toujours, monotone et inexorable. — J’ai fini par convaincre Mme Otis de faire revivre Mira. Il m’en a coûté tout ce que je possédais. Ce qui me paraissait peu. Même si Mme Otis m’a expliqué que Mira ne serait jamais comme avant, je ne m’en souciais guère. Ma petite fille allait de nouveau marcher et s’exprimer. Je pourrais la serrer dans mes bras. Préparer ses repas. Assister un jour à son mariage. (Rire amer.) Je ne pouvais me tromper davantage. Une nouvelle image à ce moment… Celle de Mira allongée sur un lit de pétales de rose, dans le salon en désordre de Mme Otis. La tâche qui semblait incomber à Hilda consistait à alimenter le poêle à bois. Toutes les deux ou trois minutes, elle ouvrait la porte en fer forgé noir pour y jeter une bûchette d’érable. Hilda reprit la parole : — Avec le recul, je pense que c’était uniquement pour détourner mon attention. Le plus important se déroulait à côté, et même si je ne pouvais pas comprendre de quoi il retournait, j’aurais dû tout arrêter dès le début. Je faillis tomber à la renverse quand Mme Otis s’agenouilla auprès de Mira et se mit à prononcer les paroles que Raoul m’avait apprises. — Je reconnais cette psalmodie ! m’exclamai-je. Elle va sortir de son corps ! Quelques instants plus tard, elle me donna raison, même si j’étais la seule à la voir s’élever, tandis qu’un poignard rouge translucide tacheté de noir planait au-dessus de son corps inerte et imperturbable. Un hurlement surnaturel m’écorcha les oreilles, comme si le premier violon du New York Philarmonic s’était mis à scier les cordes de son instrument, alors qu’un infime fragment se détachait de l’âme de Mme Otis pour transpercer aussitôt le corps de Mira qui convulsa. Hilda poussa un cri et se précipita vers sa fille dont elle prit la main indolente. — Mira, mon bébé ! Parle-moi ! Parle-moi ! Mme Otis se ressaisit rapidement et eut une grimace atroce quand son corps et son esprit fusionnèrent de nouveau. Elle resta courbée une bonne trentaine de secondes avant de se redresser. L’expression de son visage, quand elle se releva enfin, me fit tressaillir. Je la reconnus… pour avoir vu certains de mes adversaires l’afficher lorsqu’ils pensaient m’avoir prise au piège. Le triomphe du mal à l’état pur. — C’est mon enfant désormais, Hilda. Sortez de chez moi avant que je décide qu’elle doit vous étrangler. Elle décocha un regard malveillant à Hilda qui tressaillit et s’accroupit. Mais elle n’avait pas l’intention d’abandonner. Pas en voyant sa fille chérie rouvrir ses adorables yeux bleus. Même s’ils étaient… disons… — Mira, ma petite Mira à moi. Viens à la maison maintenant. Nous avons tant de choses à faire. Mais la Mira à laquelle Hilda tenait était déjà loin. Celle qui restait avait choisi une voie différente, celle d’un nouveau maître. Mira ouvrit la bouche en grand et planta ses dents dans le poignet de Hilda… qu’elle se mit à dévorer. Hilda hurla et tenta de se libérer de son emprise, tandis que le sang giclait déjà de sa profonde blessure. Mira grogna d’un air agacé, comme sa mère la repoussait. Elle lâcha le poignet pour mieux se jeter sur sa proie. Hilda recula, mais pas assez vite. Cette fois Mira s’attaqua à sa main. Je baissai les yeux sur les miennes, à jamais marquées par les griffes d’un Pillard en colère. Je commençai alors de prendre vraiment parti pour la plus faible. Après une brève lutte acharnée, ponctuée par les grognements de Mira, les cris de Hilda et les gloussements ravis de Mme Otis, Hilda parvint à se libérer. Elle s’enfuit de la chaumière en laissant une traînée sanglante dans son sillage. De nouveau l’image s’évanouit. — Dès ce jour-là, j’occupai tout mon temps à me documenter sur la nécromancie, nous dit la voix monocorde de Hilda. J’ai découvert que les morts pouvaient être ranimés par les énergies du nécromancien, à condition que celui-ci se montre parcimonieux dans ses choix. Parce que si l’âme a quitté le corps, il en reste toujours une parcelle. Une ombre qui peut se révéler difficile à manipuler en fonction de la manière dont la personne a vécu. Ainsi, les enfants et les gens ayant eu des obsessions dans la vie sont les plus faciles à contrôler, tant que le nécromancien garde un contact visuel avec ses sujets. Je viens de découvrir qu’il existerait une méthode plus insidieuse pour contrôler les défunts. Toutefois celle-ci requiert davantage de sacrifices de la part du nécromancien, car l’âme est prise au piège dans le corps de la victime. On a donc rarement recours à cette méthode. Une nouvelle voix, plus énergique, remplaça soudain celle de Hilda : — Avant que Hilda puisse achever ses recherches, elle fut assassinée. Consulter le témoignage de Letitia Greeley. Pourtant, lorsque Cassandra essaya d’interroger ce compte, l’Enkyklios se contenta d’offrir un nom : sœur Doshomi. — Ça veut dire quoi ? s’enquit Cole en faisant claquer une bulle de chewing-gum bleue. — L’histoire de Letitia Greeley est référencée dans son Enkyklios à elle, répondit Cassandra. Je vais devoir entrer en contact avec elle, pour voir si elle peut m’envoyer une copie. — Sans rire ? s’émerveilla Cole. Il existe plusieurs trucs comme ça dans le monde ? Enfin, je veux dire… je pensais que le vôtre était la base de données. Cassandra secoua la tête. — Même l’Enkyklios est limité. Si nous devions perdre une seule parcelle de son contenu, et sans sauvegarde, nous serions sans doute anéanties. Et malgré ce que vous pouvez penser, ce n’est guère facile, ou même recommandé, qu’une personne possédant un Enkyklios sillonne le globe en consignant des histoires. Aussi, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules, nous devons parfois partager des informations à l’ancienne. — Par téléphone ? hasarda Cole. Cassandra leva les yeux au ciel : — Non, idiot, par e-mail ! Pourtant elle avait eu du mal à localiser sœur Doshomi. En fait, celle-ci faisait de l’escalade quand Cassandra avait essayé de la contacter, et elle ne rentrerait qu’après notre départ de l’Ohio. Si on avait démarré notre mission en n’étant qu’à moitié renseignés sur l’art et la manière de ressusciter les morts, les gars des Forces spéciales nous avaient en revanche livré une info tout ce qu’il y a de sûr à propos d’une réunion à laquelle allait participer notre nécromancien. Ils connaissaient l’horaire, le lieu… et avaient même piqué une photo de leur adversaire. Un coup de maître sans précédent pour l’équipe de Dave. Il s’en vanterait sans doute encore, s’il n’avait pas découvert au même moment qu’une taupe s’était glissée dans son unité. Seul à nourrir des soupçons, Dave avait tenté de communiquer les coordonnées de la réunion, et de confier l’extermination du Magicien à une autre unité. Au lieu de quoi la direction des opérations spéciales, en accord avec le ministère de la Défense, avait demandé qu’on fasse équipe avec le groupe de Dave. Ils savaient que la CIA disposait d’un consultant possédant des infos capitales sur le Magicien. Ils avaient entendu dire que notre service particulier servait de couverture à une équipe d’assassins qui ne manquaient jamais leur cible. Et ils se disaient que seules des personnes extérieures comme nous pourraient débusquer une taupe, tout en gardant intact le reste d’un groupe très bien entraîné et d’une valeur inestimable. Le problème, c’est que ces types étaient tendus. Je sentais bien que notre présence les dérangeait, surtout depuis qu’on nous avait appelés pour venir terminer le boulot qu’ils avaient commencé. Si on se plantait, si Bergman piquait sa crise ou si Cassandra effrayait quelqu’un avec une de ses visions, ou encore si Cole lâchait une vanne franchement pas marrante… Bref, tant de choses pouvaient aller de travers que je doutais vraiment qu’on parvienne au terme de cette mission sans essuyer le moindre tir « ami ». Je jouais franc-jeu en espérant que toutes les personnes présentes dans la pièce s’en rendraient compte. Comme je fixais mon regard sur les yeux verts de mon frère – la seule partie de lui qui me donne l’impression de regarder mon double -, je déclarai d’un ton grave : — Je sais que tu es surpris de me voir. Mais c’est parfois de cette manière que l’Agence fonctionne. Le secret est la clé du succès. T’es bien placé pour le savoir. Il blêmit légèrement et je me giflai en pensée. Ça faisait moins de dix minutes qu’on s’était retrouvés et je me débrouillais déjà pour lui rappeler la plus pénible des tragédies de notre existence. Comme elle avait presque failli détruire notre relation, on n’avait jamais pu l’aborder de front. C’est un truc que je peux gérer plus ou moins à distance. Pas vraiment en privé. J’allais devoir y aller mollo si je voulais garder mon frère, une fois cette mission achevée. Bon sang ! à force de marcher sur des œufs, j’ai déjà la plante des pieds en feu ! — Quoi qu’il en soit, repris-je, je fais équipe avec Vayl depuis environ huit mois. — Alors… t’es un assassin ? demanda Dave, incrédule. — Pourquoi j’ai l’impression que t’emploies le même ton que si je venais d’avouer que j’étais strip-teaseuse ? répliquai-je. — Désolé, s’excusa-t-il aussitôt. Je suis juste un peu étonné, c’est tout. — Je suis très douée dans mon domaine. Dave acquiesça, puis haussa les épaules : — Ils ont dit qu’ils nous envoyaient les meilleurs. — Ben, tu vois… Sur ces entrefaites, toute mon équipe s’était rassemblée autour de moi : Vayl à ma droite, Cole à ma gauche, Cassandra et Bergman derrière nous, leur tête émergeant entre nos épaules. Je n’aimais pas trop cette formation. Ça évoquait trop une barrière de défense. Mais c’est de cette manière que les gens se répartissent dès lors qu’une nouvelle situation se présente à eux. Les membres de la meute se rassemblent au cas où les lions leur bondiraient dessus. Le groupe de Dave, supérieur au nôtre aussi bien en nombre qu’en armement, resta dispersé dans la pièce, même si aucun de ses membres ne perdait une miette de notre conversation, même les blessés. La toubib, une solide brune à la peau mate et habile de ses mains, avait rafistolé deux de ses patients et se préparait à en recoudre un autre, pendant qu’un quatrième pressait un pansement contre son biceps pour stopper le saignement. C’était le géant qui m’avait sauvée pendant la fusillade ; il m’adressa un regard bienveillant, pencha la tête de côté en souriant, et me fit un clin d’œil. Je ne pus m’empêcher de penser qu’on allait devenir copains. Je n’eus pas le temps de m’attarder sur l’autre moitié de l’unité de Dave. Une nouvelle contrariété venait de lui traverser l’esprit. À ce compte-là, même si la fée Clochette lui lançait une grosse poignée de poudre magique, il aurait quand même trouvé à redire… — Il y a un truc bizarre dans toute cette affaire. Deux personnes qui se sont à peine parlé depuis plus d’un an… — Seize mois, rectifiai-je en l’interrompant. — … ne se retrouvent pas sur la même mission en sautant de joie. Surtout quand il s’agit de jumeaux ! Ce dernier détail capta l’attention de son groupe. Je parcourus les visages du regard. Tous trahissaient la stupéfaction. Merde alors… Il n’avait rien dit de moi à part mon prénom ? Enfin, quoi… aller jusqu’à faire abstraction du fait qu’on a une sœur jumelle ? Faut avoir sacrement les boules, non ? Je connaissais la réponse, j’imagine. Le gars qui avait découvert la lanterne s’approcha d’un pas nonchalant, tout en faisant rouler dans sa bouche le cure-dent qu’il mâchouillait. Cole s’agitait tellement qu’il se cogna contre moi. Un coup d’œil dans sa direction m’indiqua qu’il se mordait la lèvre. Tiens donc… Notre interprète souffrait d’une fixation orale qu’il apaisait d’habitude en mastiquant du chewing-gum aux parfums divers et variés. Malheureusement, il avait éclusé tout son stock pendant le voyage. Je croisai les bras et j’en profitai pour lui flanquer un coup de coude dans les côtes. Monsieur Cure-dent s’arrêta à côté de Dave et le contempla en hochant la tête, tandis qu’un grand sourire illuminait son visage large et marqué. Lui aussi me fut aussitôt sympathique, ce qui n’allait guère me faciliter la tâche pour débusquer la taupe. Allons, Jaz, t’es censée rester neutre. Mais ce gars-là, il suffisait de le regarder pour comprendre qu’il en avait vu de toutes les couleurs. Si l’acné n’avait pas été tendre avec lui, les éclats d’obus ne l’avaient pas épargné non plus, et lui avaient laissé des tas de cicatrices sur le front, les joues et le cou, que la barbe et la moustache ne dissimulaient qu’en partie. Je remarquai aussi un léger bourrelet devant son oreille et je me demandai si on n’avait pas dû la lui recoudre à un moment donné. Et pourtant ses yeux noisette pétillaient d’un humour qui attendait le bon moment pour s’exprimer. Comme nous tous, il arborait une tenue moyen-orientale traditionnelle et paraissait à l’aise dans sa vaste djellaba blanche et son pantalon salwar assorti, avec un kufi bordeaux vissé sur sa tignasse brune. On allait porter ce genre de vêtements seulement pour traverser la bordure est de l’Irak, puis le nord-ouest de l’Iran. Une fois dans Téhéran, on enfilerait les tenues occidentales couramment portées en ville. Chemise boutonnée et pantalon en toile pour les mecs. Hidjab et tailleur-pantalon pour les filles, à savoir tunique boutonnée jusqu’aux genoux et pantalon à taille élastique, recouvert d’un tchador ou d’une sorte de cape… les deux sombres et informes. Personne ne risquait de venir nous observer de près. Pour des raisons évidentes, Vayl et moi nous déplaçons la nuit. Heureusement pour nous, l’unité de Dave avait les mêmes préférences. — Cam ? reprit Dave comme son sergent continuait à nocher la tête d’un air amusé. — Ouais ? — T’as un truc à dire ? — Ouais, chef, au nom de tous les gens ici présents, aimerais bien savoir si elle est aussi chiante que toi. Car si c’est le cas, on va demander un doublement de la prime de risque et une semaine de permission supplémentaire, une fois cette mission remplie. Toute l’équipe de Dave se mit à glousser en chœur. Notre père, le marine, aurait fait une attaque devant un tel manquement au protocole militaire. Mais celui-ci ne s’appliquait pas chez des gens si chevronnés ne travaillant que sur des missions top niveau, où ils se retrouvaient dans la merde jusqu’au cou, et n’en réchappaient que de justesse. En fait, le protocole entravait leur boulot. Toutefois, puisque le gars avait mis Dave dans une situation délicate, je pris la parole : — C’est dur de répondre à ta question, Cam. En tant que frère et sœur, on a un esprit de compétition très développé. Ce qui signifie qu’on pourrait sans doute en discuter toute la nuit, sans jamais parvenir à une conclusion satisfaisante. À vrai dire, si t’avais rencontré notre père, tu serais probablement d’accord avec nous pour lui attribuer l’oscar de l’emmerdeur le plus tyrannique et le plus arrogant du siècle. Ce fut alors que je compris que cette petite coïncidence n’avait rien d’anodin. Albert Parks était un préretraité consultant pour la CIA. Il était fichu d’avoir passé les bons coups de fil pour que ses deux gosses soient sur la même mission, s’il pensait qu’on pourrait l’un ou l’autre en tirer profit. Mais pour ce faire, Albert devait forcément savoir de quoi il retournait. Ouais, il avait pu le découvrir. J’ignorais comment au juste, mais avec ses relations, je pouvais quasiment voir la marque de ses pattes velues sur cet arrangement. — Jaz ? s’enquit Dave. Ça va ? Oh ! absolument, frérot chéri. Bon ! OK… j’ai une envie folle de cogner la tête de notre paternel à l’aide d’un gros objet contondant. Comme son ego, par exemple. Qu’est-ce qu’il essaie de prouver, bon sang ? Faut que ce vieux croûton se mêle de tout ! Mais à part ça, j’ai la pêche ! — Tout va bien, répondis-je. (Le ton de ma voix ne me trahissait pas. Parfait. Mais, histoire de me recentrer, et comme j’avais vraiment envie de voir sa réaction, j’ajoutai :) Je t’ai dit qu’Albert s’était offert une moto ? Mon frère ouvrit si grand la bouche que j’aurais tenté de tirer au panier si j’avais eu une balle de ping-pong à portée de main. — Tu te fous de moi ou quoi ? — Non. Il a un casque violet assorti au réservoir, qui brille au soleil comme la vieille boule de bowling de maman… dixit lui-même. Il s’est aussi acheté la tenue complète en cuir. Je pense que Shelby… son nouvel infirmier, lui rappelai-je, doit l’asperger de Pam[1] avant qu’il puisse se glisser dedans. — Il la démarre comment ? — En appuyant sur le bouton. Pas besoin de kick. Ses genoux n’étaient plus aussi solides que par le passé. Dave secoua la tête d’un air à la fois incrédule et horrifié, tout en se massant la nuque… un peu comme si notre père venait de lui coller une claque. — Qu’est-ce qui a bien pu lui prendre ? Je haussai les épaules. — Il est devenu grand-père, voilà tout. Je suppose qu’il essaie d’oublier qu’il est vieux, même si tout prouve le contraire. — Vous me mettez mal à l’aise, vous deux, objecta Jet. À la maison, le colonel Parks est quasiment considéré comme un dieu. Si mon père vous entendait parler de lui en ces termes, c’est moi qui prendrais une dérouillée ! Dave se tourna vers mon copain de tir. — J’imagine qu’Albert a sauvé la vie de ton père à deux ou trois reprises. Tu connais la musique. Moi, je la connaissais, en tout cas. Le père de Jet avait sans doute passé plus de temps que moi avec le mien. Encore maintenant, alors que j’étais adulte et autonome, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver de la jalousie en songeant à leur relation. Ils ne lutteraient jamais pour essayer de se comprendre. Ne remettraient jamais en question leurs intentions respectives. Leur lien se révélait indestructible. Parfois je me demandais même s’il en existait un entre Albert et moi. Je fourrai les mains dans mes poches. Mon index gauche effleura le souvenir que je gardais toujours sur moi. La bague de fiançailles que Matt m’avait offerte deux semaines avant de mourir… Et depuis peu de temps je prenais conscience que cette relation-là ne m’avait jamais rendue folle. Et seulement parce que j’acceptais enfin, seize mois après sa mort, que Matt souhaitait peut-être mon bonheur. Dommage que les hommes les plus proches de moi n’aient pas toujours voulu la même chose. — Jaz ? T’es sûre que ça va ? répéta Dave. — Oui. Ferme ta gueule et fous-moi la paix. Il tendit la main, abaissa mon hidjab et prit l’une des longues boucles qui encadraient la partie droite de mon visage. D’ordinaire elles sont d’un roux flamboyant. J’avais teint mes cheveux en noir pour cette mission. Sauf que… — T’as eu un accident récemment ? insista-t-il. — Pourquoi tu me demandes ça ? Il tira sur la boucle pour la raidir et la placer devant mes yeux. La peur me dessécha la bouche. — Qu’est-ce qui t’a fait blanchir ? demanda-t-il. Je saisis aussitôt une autre mèche pour vérifier. Ouf ! elle était toujours noire. Seule cette boucle sur le côté avait blanchi. J’étais si soulagée que j’éclatai de rire. Pas mon équipe, en revanche. Dans les instants qui suivirent où je bafouillai, confuse, à deux doigts de paniquer, je dus me rappeler que je ne venais pas de frôler la mort de près dans un accident de la route, ou que personne ne m’avait poignardée ou tiré dessus. On discutait simplement teinture… mais on n’aurait jamais cru ça en voyant la frénésie qui s’empara de mon groupe. Et ça risquait encore de me foutre en rogne ! — Oh ! la la ! quelqu’un s’en est pris à elle ! hurla Bergman en serrant ses poings osseux, comme si on allait le frapper. Elle a dû attraper une maladie atroce ! Il n’oubliait certes pas qu’on avait évité de justesse un virus appelé la Peste rouge, destiné à anéantir quatre-vingt-dix pour cent de ceux qui s’y exposaient. Il fila au fond de la pièce, malgré le fait qu’il se retrouvait quasi nez à nez avec la femme ayant bouché les fenêtres… une amazone d’un mètre quatre-vingt-cinq avec le visage d’une reine de beauté. Au même moment, Cassandra se pencha et murmura d’une voix pressante : — Je peux vous aider à combattre le mal qui vous possède. Une offre tout ce qu’il y a de courageux, songeai-je, puisqu’elle subirait le même sort dès qu’elle me toucherait. — Je ne suis pas malade ou possédée par je ne sais quel démon, dis-je. Mais l’exclamation de Cole étouffa ma réponse. — C’est cet endroit, non ? dit-il. Je t’ai dit que des tas de trucs mortels flottaient dans l’atmosphère par ici. Ça vient des essais nucléaires et de la guerre biologique et… — Ça suffit ! aboya Vayl. Le brusque silence fit bourdonner mes oreilles. Tu vois ce qui se passe quand on hausse rarement le ton ? Prends-en de la graine, Jaz, songeai-je, tout en sachant que je n’en tiendrais pas compte. Vayl me regarda : — Est-ce que vous allez bien ? — Oui. — Avez-vous la moindre idée de ce qui a provoqué cette décoloration ? Il enroula la mèche incriminée autour de son doigt, tout en effleurant mon visage. Un geste doux et électrisant qui me coupa le souffle. — Oui. — Voulez-vous en discuter ? Je soupirai. Si je pouvais affirmer que ça n’avait aucun lien avec la mission, je serais tirée d’affaire. Mais ce n’était pas le cas. C’était même drôlement en rapport avec les quatre braves gars actuellement assis par terre. Je croisai le regard de Vayl. Il était d’un bleu indigo qui trahissait sa profonde inquiétude. Je fis tourner Cirilai, la bague qu’il m’avait offerte, autour de mon annulaire droit. J’ignore si ce simple geste ou le pouvoir qu’elle renfermait me calmèrent, mais dès que j’y pensai et la touchai, je me détendis. — Je me suis assoupie quand on était dans l’hélicoptère, dis-je. — Oui, je sais. Ah ! c’était donc sur son épaule que je m’étais appuyée pendant tout ce temps. Confortable, en tout cas. — Raoul m’est apparu en rêve. Une gravité quasi palpable envahit la pièce. Ça commença par Vayl, qui savait que Raoul m’avait ressuscitée à deux reprises. Ouais, comme dans : « Bon ! ça va, Lazare, cesse de jouer les macchabées. » À l’occasion, il m’avait aussi donné des conseils, la plupart du temps de sa voix qui grondait comme le tonnerre et me faisait regretter de ne pas avoir pris mes boules Quiès. L’intensité ambiante gagna notre équipe lorsque chacun de ses membres comprit de qui je parlais, simplement en nous regardant Vayl et moi. Cassandra et Bergman avaient visionné un hologramme où Raoul réalisait son premier miracle sur ma personne. Puis ils en avaient informé Cole. Aucun des trois n’était près de l’oublier. Dave aussi connaissait Raoul, et son équipe, qui respirait à l’unisson avec lui, répondit à sa réaction stupéfaite par une petite chorégraphie que je qualifierais de « sursaut en deux temps ». À savoir une série de regards entendus, accompagnés de changements de posture et de jeux de jambes, que des gens d’un groupe ultra-soudé utilisent pour se dire les uns aux autres qu’un événement capital est sur le point de se produire, et que tous doivent se rappeler leur mission. Je ne savais pas trop ce qu’ils attendaient de moi. Que je me métamorphose soudain en sirène mangeuse de cervelle ? Que je les mitraille tous avec l’AK-47 que je gardais planqué dans mes sous-vêtements ? Ou alors que je m’enflamme spontanément ? Vayl, qui sentait la pression monter, tenta de lever la soupape de sécurité. — Jasmine est une Sensitive, expliqua-t-il à la cantonade. Entre autres Dons, elle possède celui de pouvoir voyager en dehors de son corps. Raoul existe dans cette dimension et a déjà eu l’occasion de lui servir de Guide. Dave haussa les épaules d’un air de dire : « OK, peu importe… » Je crus comprendre que Raoul et lui ne s’adressaient pas vraiment la parole. Notre relation avec Raoul était très différente selon moi parce que Vayl avait bu mon sang par deux fois en m’octroyant une partie de ses pouvoirs. Je disposais donc de facultés extrasensorielles que Raoul jugeait inestimables. En outre, Dave n’appréciait pas l’ingérence dans ses missions, quelle que soit la personne qui les lui confiait. S’il n’y avait pas eu de taupe dans l’équipe, Vayl et moi n’aurions sans doute pas été là. — Allez-y, Jasmine, reprit mon chef, dites-nous ce qui s’est passé quand Raoul vous est apparu. Je m’éclaircis la voix, puis parcourus l’auditoire du regard. — Eh bien, il s’est pointé pendant que je prenais un bain moussant. J’adore ce genre de voyage astral. Toujours tellement agréable et douillet que je me réveille toute ramollo. Raoul s’était introduit dans ma petite salle de bains blanche. Et j’ai eu tôt fait de repérer son camouflage vert et noir et ses épaules incroyablement carrées qui évoquaient davantage le carton de bouffe chinoise à emporter que la cuvette des toilettes, tandis qu’il m’annonçait de sa voix teintée d’accent espagnol : « Navré, Jasmine, mais il n’existe pas d’autre moyen de procéder. Je dois vous conduire en enfer. » Chapitre 2 Le voyage depuis ma salle de bains jusqu’au « terrain de jeu de Satan », selon l’expression du pasteur de grand-mère May, ressembla tellement aux black-out que j’avais eus après la mort de Matt et de mon équipe d’Helsingers, que j’éprouvai le violent désir d’aller me réfugier dans le grenier de ma sœur et de plonger dans la malle qu’elle gardait pour moi là-haut, où je retrouverais Buttons, mon vieil ours en peluche. Mais comme les mauviettes ne faisaient pas long feu dans mon métier, j’optai pour le plan B. J’ouvris les yeux. Et les jurons commencèrent de s’échapper de mes lèvres. — L’enfer, c’est gigantesque, dis-je à mon auditoire à présent rassemblé autour de moi, comme un groupe de gamins venus écouter leur instit’ qui leur raconterait une histoire. Imaginez-vous en train de regarder dans un télescope. Songez à tous les espaces noirs entre les étoiles. C’est comme s’ils étaient aspirés dans une sorte de région susceptible d’être observée et dont vous savez plus ou moins qu’elle s’étend à l’infini. Mais rien à voir avec un grand vide. Le sol est jonché de pierres. Certaines pointues, d’autres rondes. La plupart recouvertes de moisissure, de sang ou de vomi. Raoul et moi nous nous tenions sur un énorme rocher juste assez plat pour nous accueillir tous les deux. Au loin, j’apercevais une chaîne de montagnes. J’ai parlé du sol pierreux ? Le fait est que vous devez sans cesse regarder où vous mettez les pieds. Les habitants de l’enfer ne lèvent pas le nez. Sauf s’ils veulent traîner la patte avec une cheville cassée ou deux. Ça arrive à certains. En tant que visiteuse, je me sentais libre de partir en exploration. Alors j’ai levé la tête. — Merde alors… Le ciel est en feu, Raoul ! Je me courbai et, dans la foulée, faillis détacher ma main de la sienne. Il resserra son emprise et Cirilai se retrouva comprimée entre mes doigts jusqu’à me faire mal. — Quoi que vous fassiez, ne lâchez pas ma main, me prévint-il. Des yeux affamés nous observent et attendent que nous brisions les règles. — Vous m’avez seulement dit qu’on ne pouvait pas être en retard et qu’on partirait quand on aurait terminé ! rétorquai-je. Si je dois risquer ma vie à cause de vous… — Votre âme, corrigea-t-il. — Oh ! ben tant qu’à faire… Raoul me décocha son regard d’adjudant-chef, signifiant que je méritais de faire vingt pompes pour mon insolence, puis il reprit en serrant les dents : — Le temps nous est compté. S’ils peuvent nous séparer, ils le feront. Si nous les occupons à essayer de nous retrouver, nous gaspillerons le sacrifice nécessaire à notre venue. Pis encore, si nous sommes séparés et ne pouvons pas nous retrouver à temps, l’un de nous ou tous les deux risquons d’être prisonniers ici pour l’éternité. — Le sacrifice ? — Vous étiez d’accord. — Quand ça ? Tout en grimaçant, il plongea dans main dans la poche de poitrine de sa veste et me tendit un bout de papier avec un message rédigé de ma propre main : « Pendant ton black-out, t’as navigué dans les hautes sphères. Tu risques de t’en souvenir un jour, mais on n’a pas le temps de t’expliquer, et c’est trop important pour que tu foires ton coup. Tu finiras par reconnaître que le sacrifice en valait la peine. Alors ferme-la et écoute Raoul ! » — Le sacrifice, c’est ta mèche, alors ? m’interrompit Bergman. — J’en doute, dit le gars blessé qu’on avait dû recoudre. Il avait retiré son turban et l’on voyait son crâne chauve tout brillant qui, en un sens, le faisait ressembler à un rhinocéros, alors que tout autre homme blanc aurait eu l’air d’un cancéreux en chimio. J’appris plus tard qu’il s’appelait Otto « Boom » Perle et qu’avant de devenir un expert en munitions il avait fait les quatre cents coups dans sa jeunesse, en se brûlant les sourcils et la moitié des cheveux lors d’un accident de feu d’artifice. Après avoir entendu cette anecdote, je jugeai sa calvitie géniale. — J’ai l’impression que l’enfer voulait plutôt un truc dans ce goût-là, dit Otto en désignant sa blessure. — C’était donc uniquement rempli de cailloux ? s’enquit un autre gars à l’air juvénile, avec ses joues roses et sa barbe châtain clair. Terrence Casey, père de cinq enfants, déjà une fois grand-père, et fervent supporter des Giants. Je secouai la tête. — Non, il y avait d’autres choses. Il fallait se méfier des plantes grimpantes qui poussaient entre les pierres. Elles vous faisaient trébucher. Les buissons vous piquaient. Seuls les arbres semblaient inoffensifs. Un vent vif se leva ensuite et je compris que les troncs n’étaient pas super épais comme je l’avais cru. Il s’agissait des cadavres noircis suspendus aux branches qui s’agitaient alors dans la brise de l’enfer. Et le plus horrible, c’était qu’ils avaient l’air conscients. » Comme ces gens qui marchaient. Aucun de ceux qui se trouvaient dans mon champ de vision n’était assis et au repos. Ils se déplaçaient sans jamais discuter entre eux, mais souvent tout seuls. Ça me rappelait un peu un trottoir new-yorkais rempli de piétons, sauf que là tout le monde gardait la tête baissée et faisait désormais attention aux pierres. » Je me concentrai alors sur les individus et j’eus l’impression d’avoir affaire à une communauté disparue. Juste devant moi une femme ne cessait de recoiffer ses longs cheveux blonds avec les doigts. Quand elle arrivait à la pointe, elle tirait dessus et s’arrachait une mèche qu’elle fourrait ensuite dans sa bouche. — Pourquoi elle fait ça ? murmurai-je à Raoul. Il haussa les épaules. — Vous ne savez pas ? — Ils n’ont pas leurs péchés tatoués sur le front, figurez-vous. — Regardez-la. Elle est cinglée. Ils le sont tous. À notre droite, un homme mince à la barbe noire se pencha, ramassa un caillou et se mit à lacérer sa chemise. Lorsque le tissu en lambeaux tomba de ses épaules, il commença d’attaquer sa peau. J’essayai de déglutir, mais j’avais le gosier sec. Mon regard se déplaça vers un autre homme, le premier que j’avais vu cesser de marcher. Il regarda droit devant lui. L’espace d’une demi-seconde, ses yeux s’éclaircirent. Dans un rayon d’une centaine de mètres tout le monde s’arrêta. S’accroupit. Et poussa un gémissement collectif qui me déchira les entrailles. Des flammes jaillirent du ciel et avalèrent l’individu. Dès qu’il se mit à hurler, le feu s’étendit aux gens qui l’entouraient, comme si une gigantesque main démoniaque les avait aspergés de kérosène. En vingt-cinq ans d’existence j’ai vu plus d’horreurs que je pourrai m’en souvenir, mais rien d’aussi terrible que celle-ci. Peut-être que je ne pouvais simplement pas supporter les hurlements. Ou la vue de cinquante personnes en train de brûler. Mais en réalité… — Raoul, l’odeur… Il farfouilla dans une petite poche fixée à sa taille et en sortit deux boulettes ovales évoquant des sels de réanimation. — Glissez-les dans votre nez. J’obtempérai et ça m’aida beaucoup. Je m’interrogeai alors sur les autres accessoires que Raoul avait emportés dans son kit de survie en enfer. Autant éviter de le lui demander. Autour des gens qui brûlaient, tous les autres continuaient le s’affairer. Une femme mordait à belles dents son majeur. Je remarquai qu’elle avait déjà dévoré son pouce et son index jusqu’à la première phalange. Un homme tombait à genoux tous les deux ou trois pas, et laissait une traînée sanglante dans son sillage. Deux ados, vrais jumeaux, se fouettaient à tour de rôle à l’aide de branches qu’ils avaient arrachées à l’un de ces arbres pas si inoffensifs, tout compte fait. Alors que je sortais à peine de mon bain, j’avais envie de rentrer chez moi me doucher. Et regarder un dessin animé à la télé, avec ma nièce pelotonnée dans mes bras. Faire n’importe quoi qui soit susceptible de me rappeler que le bien existait encore quelque part dans mon univers. — Je me doutais que l’enfer ressemblait à ça, dis-je à Raoul d’un ton amer. Le dernier stade de la démence. Impossible à guérir. Ou à soulager. Une folie implacable. — Pour vous et ces gens, oui. Pour d’autres, c’est complètement différent. — Mais tout le monde existe sous sa forme charnelle ici ? — Cela fait partie du châtiment, répondit Raoul. Comme Vayl y a fait allusion, j’ai voyagé à deux ou trois reprises hors de mon corps. Quel trip ! Mais un jour le voyage s’est un peu trop éternisé. Presque tous mes liens avec le monde matériel ont disparu. Je me suis souvenue combien c’était difficile de réintégrer mon enveloppe charnelle, combien je m’étais sentie bloquée, quasiment prise au piège. À ce moment je comprenais qu’après avoir brisé tout lien terrestre réintégrer un corps de force pouvait faire l’effet d’une incarcération. Même cramponnée à ma carte « Sortez de prison » comme au Monopoly, j’étais prête à m’en aller. — Pouvez-vous me dire ce qu’on est venus faire ici ? — Nos éclaireurs ont signalé des rumeurs selon lesquelles un conclave allait avoir lieu, sous cette tour de guet, précisa-t-il en désignant l’arbre aux pendus le plus proche. Holà ! deux secondes… — Raoul, c’est quoi l’enfer pour vous ? Qu’est-ce que vous voyez au juste ? « Des choses dont je souhaitais ne plus jamais être le témoin », me répondirent ses yeux en croisant les miens. — Un camp de prisonniers, me dit-il d’une voix rauque. Torture, famine et toutes sortes de privations en perspective. Grosse réaction de la part de l’unité de Dave. Mais sans surprise. Peut-être qu’ils s’y attendaient depuis le début. Je les dévisageai tout en parlant : — Je me suis demandé s’il était mort de cette façon. Mais je ne le connaissais pas depuis assez longtemps pour lui poser la question. En revanche d’autres me brûlaient les lèvres. Par exemple : Qui remplirait les conditions pour surveiller les activités des sous-fifres de l’enfer ? En quoi tout ça me concernait ? Mais à en croire le message que j’avais signé, on n’avait pas le temps de papoter. — Vous disiez qu’il portait une tenue de camouflage en venant vous chercher, intervint un petit gars sec et nerveux à la barbe noire qui avait dit s’appeler Ricardo Vasquez. Et c’est tout ? Je savais où il voulait en venir. — Non, il était coiffé d’un béret noir avec un insigne de Ranger. Murmures dans la pièce. Le soldat qui m’avait sauvée et avait pris son tour de garde à la fenêtre déclara : — Vous voulez franchir les portes de l’enfer ? Suffit d’entrer dans n’importe quel camp de prisonniers. — Exact, Natch, approuva l’Amazone dans un vif hochement de tête. La rage… voilà ce qu’ils éprouvaient tous. Je compris que si un jour je décidais de passer à l’attaque, voire d’organiser un sauvetage de masse, je pourrais compter sur ces gens-là pour me soutenir. Je poursuivis : — Raoul m’a assuré que les résidants de l’enfer ne pouvaient pas nous voir puisqu’on n’en faisait pas partie, on était juste de passage. C’est l’impression que j’ai eue tandis qu’on se dirigeait vers un cercle de rochers de la taille d’un tabouret, autour d’une fosse d’un mètre cinquante, dans laquelle bouillonnait une sorte de magma orange doré. Les marcheurs évitaient de s’en approcher. Est-ce qu’ils sentaient ce qui se préparait ? Non. Ils voulaient juste échapper aux jets de lave qui jaillissaient de temps à autre de la fosse. Encore qu’elle devait disposer d’une intelligence rudimentaire lui permettant de frapper chaque fois avec une précision atroce. — Rappelez-moi que ces gens-là sont mauvais, dis-je à Raoul d’une voix implorante. Ils méritent ce qui leur arrive, pas vrai ? Il haussa les épaules. — La plupart, oui. Mais souvenez-vous du Pillard, Desmond Yale. — Qui est-ce ? s’enquit un gars que j’essayais de ne pas trop regarder, simplement parce qu’il était beau gosse. À la première seconde où l’occasion s’était présentée, il m’avait dit s’appeler Ashley St. Perru. Il venait d’une vieille famille bourgeoise, c’est-à-dire que sa mère était une garce, son père un enfoiré, et sa sœur ne pouvait quitter un magasin sans avoir claqué trois mille dollars. Il était parti de chez lui en quête d’un nouveau foyer, et en avait trouvé un au beau milieu de nulle part. Cherchez l’erreur… — Yale, c’est le premier coup de grâce officiellement porté par Cole, répondis-je en désignant notre interprète d’un hochement de tête. Même sans le regarder, je voyais les cernes que l’expérience lui avait laissés sous les yeux. Ce n’était plus une force irrésistible. Juste une partie de son passé qui le rendait plus vieux et plus sage, et en un sens plus facile à vivre. — Mais Yale, c’était pas du gâteau pour nous. Il s’agissait d’un voleur d’âmes, comme ceux qu’on vient de combattre à l’instant, sauf que c’était un vieux pro tout ce qu’il y a de futé. Son boulot consistait à choper des innocents et à les balancer en enfer avec ceux qui le méritent. En définitive, ses potes et lui étaient venus donner un coup de main pour déclencher une guerre. — Dis donc, t’en connais un rayon sur les Pillards, commenta Dave en plissant les yeux. « Est-ce que tu mets mes gars inutilement en danger ? » me demandait ce regard insistant. Je décidai qu’il valait mieux ne pas répondre pour l’instant. J’enchaînai : — Juste au moment où Raoul faisait allusion à Yale, le premier des participants sortit de la fosse en rampant. Dès que j’ai vu ses doigts squelettiques et griffus, j’ai su que c’était la même créature qui avait fait passer le corps du Pillard à travers la brèche qu’elle avait créée dans le cœur d’une défunte. Lorsque ladite créature s’est retrouvée hors de la fosse, j’ai senti mon estomac se nouer ; elle ressemblait tellement aux images que j’avais vues des survivants des camps de concentration. Sauf que sa peau était rouge vif, comme sous l’effet d’un empoisonnement au sumac vénéneux, et qu’une bosse charnue remplaçait son nez, comme si son créateur avait sérieusement envisagé de la doter d’une trompe avant de changer d’avis à la dernière minute. Et puis il y avait ce fameux troisième œil. Mais quand la paupière se soulevait, l’orbite se révélait rouge et vide. La femme s’avança vers l’un des rochers. D’autres créatures émergèrent ensuite de la fosse, l’une derrière l’autre et avec une telle rapidité que je n’ai pu les compter qu’une fois toutes assises. — Une dizaine de démons, murmurai-je à Raoul, et coté look, pas si éloigné des gravures que j’ai pu voir. Comment les artistes pouvaient-ils savoir à quoi ils ressemblaient ? — Vous êtes certaine de ce que vous voyez ? — Que voulez-vous dire ? — Je vois un tribunal militaire. À mon avis, ils ont l’air de se préparer à une sorte d’inquisition solennelle. — Vous voulez dire que ces images sont le produit de mon imaginaire ? que rien de tout ça n’est réel ? Raoul me regarda droit dans les yeux. — En tout cas, je sais qu’en ce qui concerne cet endroit, cette réunion, et votre mission… il faut se méfier des apparences. Tâchez de vous en souvenir pour tout ce qui vous est cher, Jasmine. Les apparences sont toujours trompeuses. — OK, dis-je, tandis qu’on se tournait de nouveau vers le conclave. Mais si c’est le cas, comment savoir ce que je dois croire ? — Fiez-vous à votre excellent instinct. L’un des meilleurs que j’aie jamais connus. Faites-lui confiance. Une nouvelle créature était sortie de la fosse. Contrairement aux autres, elle ne titubait pas sous le poids d’immenses cornes, pas plus quelle n’avait d’effroyables plaies purulentes. Elle possédait la beauté sauvage et fatale d’un feu de forêt. De stupéfiants cheveux blanc argenté. Une peau d’un rouge profond recouvrant un corps de dieu grec. J’allais me pâmer devant cet étalon… jusqu’à ce que je le regarde plus attentivement. Je percevais l’ange déchu qui vibrait en lui. En tant que sensitive, j’arrive à capter certains pouvoirs surnaturels. À force de m’aventurer sur des sentiers de perdition, les vampires et les Pillards m’apparaissent dans une foule, par exemple. Les individus horribles, monstrueux, empestant la pourriture m’étaient donc familiers. J’en avais chassé quelques-uns et tué pas mal dans ma carrière. Ce gars-là dégageait une puanteur surnaturelle qui me donnait envie d’aller me réfugier dans le premier abri antiatomique venu et d’y jouer les bernard-l’hermite. Bizarrement, je savais que la première fois qu’il avait arraché les ailes à une mouche, il avait dû glousser comme une collégienne. Il trouvait tordants les tueurs en série et se pliait en quatre devant les exécutions de masse. Bref, ce salopard adorait rigoler. À l’instar des autres démons, il se baladait nu, à l’exception d’une ceinture, à laquelle était suspendu un fouet noir enroulé. Il ne pouvait s’empêcher de le tripoter et de jouer avec devant toute l’assemblée. Comme je ne comprenais pas ce qui s’y disait, Raoul me fit la traduction. Puisqu’il pensait regarder un tribunal, les paroles ne correspondaient pas vraiment aux actes, mais tout finit par obéir à une certaine logique. Notamment lorsque leur conversation la plus animée provoqua de puissantes images mentales n’ayant aucunement besoin d’être traduites. Le gars au fouet rejoignit d’un pas nonchalant le dernier rocher vacant, plus grand et plus plat que les autres, et s’y installa. — Qui a convoqué la cour et son Magistrat ? demanda-t-il en croisant les bras, tout en gardant une main sur le fouet. La femme squelettique, celle que j’avais vue émerger la première de la fosse, se leva d’un bond : — C’est moi, répondit-elle. — Décline ton identité et expose ton affaire. Elle tordit ses mains griffues et battit des paupières. Le troisième œil n’était pas synchrone avec les deux autres, et l’absence de globe oculaire me donnait la nausée. Ma réaction m’étonnait. J’ai pourtant vu des cervelles en bouillie, des corps décapités, des colonnes vertébrales défoncées. Je pensais vraiment avoir atteint les limites de l’écœurement. Manifestement l’enfer allait les repousser jusqu’à les faire voler en éclats. Et cette prise de conscience me donnait envie de me rouler en boule pour me glisser dans la poche de Raoul, en attendant de rentrer chez moi. — Je suis Uldin Beit, déclara la femme. Mon compagnon a été tué. Je souhaite Marquer son assassin. — Pour notre information, quel était le nom de ton compagnon ? — Desmond Yale. Sa voix chevrota au moment où elle le prononçait. Je voyais que sa perte l’avait anéantie. Je secouai la tête en constatant, sidérée, que même une ordure dévoreuse d’âmes pouvait trouver quelqu’un à aimer. — Et quelle fut la nature de sa mort ? Le Magistrat continuait à lui poser les questions professionnelles d’usage, mais il souriait allègrement tandis qu’elle lui fournissait moult détails sanglants. — Il a été abattu à travers l’œil de l’esprit, sur l’ordre d’une dénommée Jasmine. (Ses paroles s’accompagnaient à une apparition de Yale avec une plaie béante au milieu du front. Plusieurs démons ricanèrent. Uldin Beit les ignora.) J’ai assisté à cette scène, précisa-t-elle. Le reste, ce sont des renseignements fournis par Sian-Hichan quand je lui ai apporté le cadavre de Desmond, dit-elle en désignant l’un des monstres assis, dont le corps était constellé de verrues jaunâtres, grosses comme des poings. Le Magistrat hocha la tête et Uldin Beit se rassit, tandis que Sian-Hichan se levait. — Comme il se doit en pareil cas, j’ai suivi le protocole en sondant aussitôt l’esprit de Yale, afin de voir si je pouvais y glaner la moindre information digne d’intérêt. Ce n’était certes pas ce que traduisaient les expressions du visage et les gestes de Sian-Hichan, mais son auditoire trouvait sa description drôlement amusante. Je compris pourquoi en regardant les images mentales qu’il projetait, à savoir qu’on le voyait également faire subir une séance de gymnastique au cadavre, afin de remporter un pari. Un truc en rapport avec la rigidité cadavérique. Bref, c’était à gerber ! Uldin ne semblait pas apprécier non plus. J’aurais bien aimé troquer mon enfer contre celui de Raoul. Le sien avait l’air plus précis et plus raffiné. Puis je me ravisai. Il était toujours blotti dans un lugubre puits sans fond où régnait le désespoir. Son enfer se révélait juste mieux organisé que le mien. Sian-Hichan continua : — Il semble que Jasmine soit le nom de code d’une chasseuse de Pillards appelée Lucille Robinson. Elle a fait perdre à Yale deux de ses apprentis et lui-même l’a combattue à deux reprises, avant d’être tué par son disciple à elle. La plus grande inquiétude de Yale résidait dans le fait que Lucille Robinson ait pu s’approprier l’œil de l’esprit. Ses paroles firent apparaître mon image. Enfin, pas sous mes traits habituels… à savoir la rouquine trop maigre qui assiste un vampire assassin de légende pour éliminer toute menace contre notre sécurité nationale, en dépit de son passé hallucinant. Cette fille-là était plus vraie que nature. Un top model à la crinière ébouriffée par le vent, debout au sommet d’une montagne et entouré d’une crépitante aura écarlate, avec son pistolet magique dans une main et le couteau de son arrière-arrière-grand-père dans l’autre. J’aurais cru que l’œil de l’esprit serait une sphère, voire la version surdimensionnée d’une des billes de l’Enkyklios, ou un œil véritable flottant au-dessus de ma tête comme un halo. Toutefois je me rendais compte alors qu’il faisait partie intégrante de mon front. Telle une flamme intérieure étouffant les a priori et préjugés jusqu’à ce que je parvienne à la connaissance, à voir réellement au travers du masque du diable qui convulsait au-dessous. Quant à l’aura, je décidai qu’il devait s’agir de ses gaz d’échappement. Même dans ma vision de l’enfer, le tribunal bruissait de murmures impressionnés. Le Magistrat ne disposait d’aucun marteau. Il n’en avait pas l’utilité. Il lui suffit d’agiter la tête et les démons se calmèrent. — Si elle possède l’œil de l’esprit, tu auras bien de la peine à lui apposer ta marque, dit-il à Uldin Beit. — Son œil n’est que partiellement ouvert, précisa Sian-Hichan à l’adresse du Magistrat. — Aaaah… D’un hochement de tête, le Magistrat approuva le chœur des commentaires, sa crinière flottant avec élégance sur ses épaules, tandis qu’il s’avançait. — Es-tu prête à payer le prix, alors ? s’enquit-il en caressant son fouet avec une telle affection que je vérifiai si sa main ne s’était pas déplacée ailleurs. Le corps d’Uldin Beit fut parcouru de spasmes. Puis elle acquiesça. — Et quel est ton parrain ? — Edward Samos. Dès qu’elle prononça ce nom, son image m’apparut. Homme d’affaires tiré à quatre épingles, ses racines latines l’avaient doté d’un regard de braise, d’une peau mate et d’une chevelure de jais… Pas étonnant que l’ex-femme de Vayl soit tombée à genoux devant lui. Le souvenir qu’Uldin conservait de lui comprenait une conversation, où la personnalité de Samos s’exprimait pleinement et pétillait comme des bulles de Champagne. Calé dans son fauteuil, il riait de bon cœur et sa bouche béante laissait entrevoir ses crocs. Mais la menace qu’on ressentait toujours en découvrant des canines de vampire, même celles de Vayl, s’estompait chez Samos grâce au regard bon enfant qui transparaissait dans ses yeux. Nul doute qu’on puisse difficilement lui résister. Je percevais son charme trompeur même au travers de l’image mentale crée par Uldin. Je n’étais pas surprise que Samos se soit impliqué dans le projet de vengeance d’Uldin. Il avait également parrainé Yale. Mais bon sang ! la nouvelle me mettait en rage. J’en avais tellement soupé de lutter contre ses subalternes que j’avais la nausée rien que d’y penser. Sans parler des victimes. La liste rivalisait avec celle d’un monument aux morts de la guerre de Sécession, tellement longue qu’on ignorait par où commencer. Peut-être par la fin – avec son dernier assassinat en date -, un tailleur dont la boutique servait de point de chute à d’importantes réunions. Samos l’avait pendu et éviscéré comme un cerf. Et voilà que je me retrouvais dans son collimateur. — Jasmine, vous allez bien ? murmura Raoul. — Bien sûr. Pourquoi ? Il désigna son bras d’un hochement de tête. Sans m’en rendre compte, j’y avais si profondément enfoncé mes ongles que sa chair en portait des marques violacées. Je retirai aussitôt la main de son biceps. — Désolée, j’ai pas fait gaffe. — Samos vient de vous apparaître, c’est ça ? reprit-il. Ça doit justifier le sacrifice que vous avez fait en venant ici. Comme j’ignorais ce qu’il m’en coûterait, je n’étais pas franchement en position de déclarer : « J’imagine que oui. Enfin, ça aide… Mais, me connaissant, c’est pas parce que je peux identifier le gars que je vais pour autant abandonner un truc qui me tient à cœur. Je pense qu’il y a autre chose. » — Peut-être la raison qui l’a poussé à parrainer les Pillards ? Je secouai la tête. — Je suppose que c’est de la vengeance pure et dure, comme celle qui anime Uldin Beit. Samos devait penser que j’avais tué son bras droit, son avhar, un vampire asiatique du nom de Shunyuan Fa, très porté sur les costumes pastel. C’était pas le cas. Mais j’avais fait une rencontre aux frontières de la mort avec Shunyuan Fa, lequel perdit sa tête lors d’une attaque ratée ce soir-là. En fait, j’ignorais ce que Shunyuan Fa avait dit de moi à son sverhamin avant de partir en fumée. Pourtant Samos savait que j’avais liquidé un Pillard novice sur le même yacht à bord duquel il avait placé Shunyuan Fa, qui lui servait d’émissaire. La preuve me liant à Shunyuan Fa se révélait si bancale qu’on ne se serait pas aventurés dessus pour franchir un ravin escarpé, mais ça devait sans doute lui suffire. Bon sang ! la plupart des jurés d’un tribunal m’enverraient pour moins que ça à l’échafaud ! — Viens par ici, reprit le Magistrat à l’adresse d’Uldin Beit, tandis qu’il s’éloignait de son rocher. Les démons assis montraient des signes notables d’excitation. Langue pendante, yeux exorbités et… euh… d’autres trucs peu ragoûtants, comme elle obtempérait, un peu chancelante. Alors qu’elle s’agenouillait devant lui, il déroula son fouet. — Oh ! merde, Raoul… dites-moi que c’est pas vrai. — J’aimerais bien. Je ne voulais pas regarder, mais sentais bien qu’il le fallait. Tel était le prix à payer pour avoir tué son compagnon. Le Magistrat recula, le fouet cinglant l’air avant qu’il le fasse claquer en rabaissant son bras devant lui. Le sang d’Uldin Beit explosa de toutes parts. Je tressaillis. Elle hurla. Et je sus qu’aucune vengeance ne pouvait mériter ça. Encore et encore, le fouet claqua, dépeçant littéralement le dos de la Pillarde, jusqu’à ce que le Magistrat brandisse les lambeaux de peau dans sa main sanguinolente. — Voilà ! rugit-il. Elle a payé son dû ! Vous en êtes témoins ! — Oui ! grondèrent les démons. — J’en ai assez vu, dis-je à Raoul. Foutons le camp d’ici. — C’est à ce moment-là que je me suis réveillée à bord du Chinook, dix minutes avant qu’on atterrisse. J’évitai le regard de Dave. Il pouvait sans doute deviner que je mentais. À savoir que j’avais encore vécu deux ou trois expériences atroces avant d’être enfin libérée de l’enfer. Mais pas question de les partager dans cette pièce remplie d’étrangers, parmi lesquels une taupe à la solde du Magicien. — C’est donc à cause de vous que ces Pillards nous sont tombés dessus ? s’enquit l’Amazone. Bergman décida qu’elle ne l’intéressait plus vraiment et rejoignit la fenêtre, près de Natch le Géant. — Désolée, je n’ai pas entendu votre nom, dis-je. — Parce que je ne me suis pas présentée, rétorqua-t-elle. On se dévisagea. C’était à celle qui ferait baisser les yeux à l’autre, mais aucune ne voulait céder. — C’est Grâce Jensen, intervint la toubib, qui semblait se dire qu’entre filles on devait se serrer les coudes dans un monde à prédominance masculine. (Sans croiser le regard mauvais de Grâce, elle ajouta :) Et moi, je suis Adela Reyes. — Ravie de faire votre connaissance, repris-je. Vous faites un excellent boulot. Elle haussa les épaules, d’un air de dire : « C’est mon job, après tout. » — Ces gars sont coriaces. C’est pas deux ou trois points de suture qui vont les mettre à plat. J’acquiesçai en réprimant un sourire, tandis qu’on bombait le torse ici et là autour de moi. — C’est évident. — Z’avez pas répondu à ma question, répliqua Grâce l’Amazone. Je la lorgnai d’un air nonchalant, sachant que ça l’agacerait, et me demandai jusqu’où je pourrais pousser le bouchon. Et si c’était elle la taupe ? Et si elle tentait de créer un conflit au sein de l’unité afin de saper la mission ? Difficile à dire. C’était peut-être tout bonnement une réaction sincère au fait qu’on vienne piétiner ses plates-bandes et mettre ses camarades en danger. — Je vous ai fourni toutes ces informations par politesse, lui dis-je, parce que je crois que vous fonctionnerez de manière plus efficace si vous comprenez le pourquoi du comment. Mais ça se passe comme ça, Grâce. On nous a donné pour mission, à mon chef et moi, de tuer un homme, et c’est ce qu’on va faire. Vous pouvez faire partie de notre équipe ou bien n’être qu’un instrument à notre service en vue d’accomplir notre tâche. D’une manière ou d’une autre, on réussira. À vous de décider si vous voulez que ça se passe bien ou vous sentir minable. (Pendant que Grâce digérait le fait que je venais de la moucher devant tout le monde, je poursuivis en m’adressant au reste du groupe de Dave :) Quand le Magistrat a demandé à Uldin Beit de nommer son parrain, elle a cité Edward Samos. Ça ne vous dit rien, mais pour nous c’est énorme. Samos est la cible numéro un de la CIA, un vampire d’origine américaine qui aspire à dominer le monde… Plus vite on l’aura éliminé, mieux ce sera. Sachez que chaque Pillard a besoin d’un parrain sur Terre. Quelqu’un qui puisse lui procurer des corps susceptibles de l’accueillir et des âmes à dérober. (Tout ça était la stricte vérité. Passons maintenant au mensonge :) On a aussi découvert que Samos surveillait avec intérêt les allées et venues du Magicien depuis un petit moment. Il a l’intention d’utiliser ses Pillards pour s’emparer de force du corps dudit Magicien et, par conséquent, de prendre le contrôle de toutes ses opérations. S’il y parvient, je peux vous garantir qu’il fera passer les exploits du Magicien pour de la rigolade. Alors, vous pouvez m’en vouloir du fait que j’ai les Pillards à mes trousses. Mais rappelez-vous que sitôt qu’ils m’auront éliminée, ils s’en prendront au gros gibier. La graine était semée. On n’avait plus qu’à attendre et rester aux aguets. Avec un peu de chance, la taupe jugerait nécessaire de transmettre cette info capitale au Magicien. Dès que le traître (ou la traîtresse) essaierait d’entrer en contact, on le cernerait. Ensuite on le coincerait. Je regardai Grâce. Ou bien on la coincerait. Chapitre 3 — Donc, déclara David, après avoir pris le temps de réfléchir à la question, voici comment je vois la situation. Un raid ne leur suffira pas pour récupérer leur dû. J’imagine qu’on aura au moins un nouvel assaut à repousser. Et logiquement ça va se produire quand on va se déplacer pour rejoindre le camion. Celui-ci était un semi-remorque rentrant à vide de son trajet Téhéran-Bagdad. Comme par miracle, on avait trouvé un chauffeur prêt à nous transporter en ville, moyennant six visas pour sa famille et lui, à destination du New Jersey. — Je ne sais pas si je vais être d’une grande utilité pendant le combat, déclara Bergman en remontant ses lunettes sur son nez. (À ses yeux, il s’agissait de son moment de bravoure, compte tenu du fait qu’il se retrouvait entouré d’hommes bien plus costauds et plus effrayants que lui.) Mais je vous ai quand même apporté une arme de mon invention qui pourrait peut-être vous faciliter la tâche. C’était l’une des raisons pour lesquelles on l’avait autorisé à nous accompagner. À l’issue de notre dernière mission il avait repris l’avion pour regagner son labo. Et même si Cassandra avait insisté sur l’utilité de Bergman dans cette nouvelle affaire, lorsqu’il m’avait appelée une semaine plus tard, je lui avais dit : — Reste chez toi, Miles. Travaille. Repose-toi. T’as besoin de prendre un peu tes distances par rapport à nous. À toute cette folie. C’est si éloigné de ton univers. — Il faut que je t’accompagne, Jaz. — Non. Nous pensions tous les deux à notre dernière aventure, quand Vayl avait absorbé le sang du salopard et une partie de son pouvoir. Même si Bergman ne pouvait expliquer ce phénomène de manière scientifique, le corps de Vayl avait pu intégrer de l’intérieur une bio-armure fondée en partie sur la propre invention de Bergman. Ce dernier ne s’en était pas remis. Sans parler du fait que Cassandra avait réussi à modifier mon apparence à l’aide d’une amulette magique qui ébranla si fort les convictions de Bergman qu’il en avait tremblé de la tête aux pieds. Il y avait eu un silence au téléphone… et Bergman tâchait de trouver des arguments. Je jetai un coup d’œil à ma montre. J’avais promis à Cole de le retrouver au stand de tir. J’allais être en retard. — J’en ai marre d’avoir la trouille, Jasmine, reprit-il. Si j’arrête pas de courir me planquer… si je ne sors jamais de mon cocon… eh bien, je ne risque pas d’avoir une vraie vie. — Je pensais que la tienne te plaisait. Enfin… tu disais que comme la plupart des gens te saoulaient, tu ne cherchais pas la compagnie. Et puis t’adores inventer des tas de trucs… — Ouais, cet aspect-là de mon existence me convient. C’est… vraiment moi. (Il prit une profonde inspiration et j’imaginais ses épaules se lever, tandis qu’il s’armait de courage pour passer aux aveux :) Je me lève le matin et je me vois dans la glace. Et j’arrive même pas à me regarder droit dans les yeux. Je sais que ça doit te paraître stupide et ringard. Et comme t’es une fille, peut-être bien que ça te dépasse. Mais en ce qui me concerne, la question n’est même pas de savoir si je peux devenir quelqu’un de meilleur… mais… enfin, il est temps pour moi d’être tout simplement un homme. D’aaaccord… Je n’avais pas vraiment prévu ça. Ce qui ne changeait rien au problème, en fait. — Je ne vois toujours pas comment je peux justifier ta présence. On n’a pas réellement besoin de tes compétences sur ce coup-là. — T’inquiète pas. Je vais bien trouver un truc. Et ce fut le cas. Malgré tout, ça ne m’empêchait pas de penser qu’il avait mal choisi son occasion pour se prouver… quoi, au juste ?… qu’il n’était pas un lâche ? que son personnage pouvait d’une certaine manière cadrer avec sa propre définition de la virilité ? Il abordait des questions essentielles, non ? Je n’étais pas certaine qu’on puisse même parvenir au stade qu’il souhaitait atteindre avant plusieurs années. Mais j’adorais son aplomb. Dès lors qu’il avait décidé qu’il voulait quelque chose, il ne lâchait pas le morceau jusqu’à ce qu’il trouve la formule adéquate. Bergman parcourut la pièce des yeux en quête de volontaires : — Si certains parmi vous pouvaient juste m’aider à aller chercher les cartons ? À en croire leurs visages soudain radieux, on aurait juré que le père Noël venait d’arriver. Dave fit un signe de tête et deux membres de son unité accompagnèrent Bergman, pendant que Jet, mon copain de tir, et son ami Ricardo les couvraient. Je pris Dave par le bras. — Ces Pillards ont des propriétés physiques que tu dois connaître. Laisse-moi te montrer à qui on a affaire. Je l’entraînai à l’extérieur et on se pencha au-dessus d’un des corps, tandis que d’autres soldats veillaient sur nous à distance. — T’es au courant du troisième œil, repris-je. Il sert à emprisonner l’âme de la victime, jusqu’à ce que le Pillard puisse la livrer en enfer. (Je saisis la mâchoire du Pillard, l’ouvris, et sa langue rosée et hérissée de piquants se déroula en partie sur son menton.) Il y a une substance dans sa salive qui contient l’âme et l’empêche de monter au ciel, tout en l’absorbant dans ce troisième œil. — T’es carrément une spécialiste de ces trucs-là, pas vrai ? remarqua Dave. Je haussai les épaules. — J’en sais bien plus que j’aimerais en savoir. (Il se redressa. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. On était seuls.) Il y a autre chose que j’ai besoin de te dire, murmurai-je. — Quoi donc ? — Quand j’étais en enfer… — Ouais ? Je m’éclaircis la voix. Pas facile de lui annoncer la suite : — J’ai vu m’man. Dave s’accroupit de nouveau à côté de moi : — Dis-moi tout. — Je me trouvais avec Raoul et m’apprêtais à m’en aller. On se tourne et la voilà qui apparaît, juste devant moi. Elle m’a déclaré… — Jasmine ? — M’man ? répliquai-je en reculant d’un pas, car elle se passa la langue sur les doigts – je te jure, c’est pas des conneries – et essaya de m’enlever une tache sur le front. — Ça ne veut pas partir, dit-elle en fronçant les sourcils, l’air contrariée. — On verra ça plus tard, répliquai-je en lui attrapant le poignet, car elle n’avait pas l’air de vouloir s’arrêter tant que je n’aurais pas perdu plusieurs couches de peau. Qu’est-ce que tu fais là ? (Je me tournai vers Raoul :) Qu’est-ce quelle fait là ? — Vous êtes sûre qu’il s’agit de votre mère ? s’enquit-il. Ah ! c’est vrai… j’aurais déjà oublié ? Il ne faut pas se fier aux apparences. Mais elle lui ressemblait drôlement. Les mêmes cheveux bouclés blond doré. Les mêmes yeux bleus perdus dans le vague. — Comment j’aurais pu oublier toutes ces rides de fumeuse autour de ses lèvres ? Et comment elle aurait pu me reconnaître ? dis-je en toute logique. Vous affirmiez que personne ne pouvait nous voir ici, parce qu’on ne faisait pas partie des lieux. Mais elle en est capable, alors ça doit être parce que c’est ma mère. L’arrivée de deux démons détourna notre attention ; ils avaient apparemment décidé de faire une petite balade avant de suivre leurs congénères à l’extérieur de la fosse. Ils étaient en pleine conversation, l’un d’eux ayant sa tête cornue quasiment rabattue sur celle de l’autre, toute gluante. Même si Raoul ne se donna pas la peine de me traduire ce qu’ils se disaient, ma vision n’en demeurait pas moins distincte. Une sorte de grand tribunal très chic avec un bureau énorme et suffisamment de chaises pour installer un jury. Samos et le Magistrat debout de part et d’autre dudit bureau, tandis que le fringant secrétaire de Samos disposait deux exemplaires d’un contrat entre eux. Samos désigna une clause particulière en secouant la tête d’un air incrédule. Le Magistrat, sourire angélique aux lèvres, déroula son fouet et le fit claquer sur l’épaule du secrétaire, déchirant du même coup sa chemise blanche et sa peau, laisser qu’une traînée de sang qui parut fasciner les deux hommes. Samos se pourlécha les babines avec avidité comme le visage du secrétaire se métamorphosait en celui d’Uldin Beit, puis recouvrait sa forme normale. Le Magistrat poussa le contrat dans sa direction. Samos désigna le même passage, articula le mot « sacrifice » et secoua la tête. Au même moment, une nouvelle image m’apparut. Quelque chose surgit de l’ombre, derrière la porte ouverte. Je ne distinguais que des yeux. Rougeoyant comme des braises dans l’obscurité. Qui s’éteignirent lorsque le plus grand des démons en conciliabule leva la tête. — Regardez ! hurla-t-il. Cette Lucille est dans notre sillage ! Raoul répliqua : — Est-ce qu’il est votre mère, lui aussi ? Ou bien est-ce que tout le monde peut vous voir à cause d’une marque du démon sur votre front ? J’eus à peine le temps de penser : « Oh ! c’est donc ça que m’man essayait d’effacer ! » avant qu’il saisisse ma main et me crie : — Venez ! Comme je tenais toujours le poignet de ma mère, je lui hurlai la même chose, et nous voilà en train de courir tous les trois comme des cabris, bondissant par-dessus les pierres et esquivant les plantes malveillantes, avec les démons lancés à nos trousses. — Qu’est-ce que t’as fait ? vociféra ma mère. — J’ai tué un Pillard ! répondis-je en m’égosillant. Mais uniquement parce qu’il a arraché le cœur d’une femme en lui volant son âme ! — Pourquoi est-ce qu’ils t’appellent « Lucille » ? — C’est mon pseudo. Je suis assassin pour la CIA. Euh… attendez, pouvais-je lui révéler ça maintenant qu’elle était morte ? Et en enfer, en plus ? Bon sang ! une bière bien fraîche n’aurait pas été superflue ! — C’est encore loin ? demandai-je à Raoul, tandis qu’on se frayait un chemin parmi des créatures s’automutilant atrocement, et qui pouvaient toutes me voir désormais. Il jeta un regard par-dessus son épaule pour guetter nos poursuivants. — Ils vont nous rattraper. Nous allons devoir nous battre. — Je suis armée, rétorquai-je à toutes fins utiles. — Vos armes ne vous seront d’aucune utilité ici. « Pas plus que la lutte à mains nues », ajoutèrent ses yeux. « En tout cas, ça ne suffira pas pour vous sauver. Pas sur leur terrain. Nous sommes condamnés. » Tout à coup, ma mère se libéra de mon emprise. — Cours, Jazzy ! cria-t-elle en reculant pour rejoindre les démons. Libère-toi ! Avec une sorte de charisme frénétique que j’avais qu’alors seulement vu à l’œuvre chez mon père, elle rameuta une bonne vingtaine de cinglés qui s’imaginèrent soudain que combattre les démons constituait une façon géniale de se faire hara-kiri, et ensemble ils attaquèrent nos poursuivants en luttant bec et ongles. Je voulus courir vers elle, mais Raoul me prit par la taille et me souleva à bras-le-corps pour me ramener vers notre rocher d’origine. Je sentis comme une grande claque sur la nuque. Même si je mis ça sur le compte de mon Guide spirituel, il m’expliqua plus tard que c’était simplement la secousse due à la transition qui m’avait, une fois de plus, propulsée au Pays des black-out. Dave me contempla un petit moment, puis détourna les yeux vers le cadavre du Pillard. — C’était pas m’man. — Ah non ? — Impossible. — Pourquoi ? Il me dévisagea de nouveau avec une telle dureté que je faillis tressaillir. — Notre mère n’est pas en enfer ! — Et pourquoi pas ? répliquai-je. Parce que tu veux pas qu’elle y soit ? Si on dressait la liste de toutes ses qualités rédemptrices, David, en commençant par le fait qu’elle nous collait une raclée seulement une fois sur deux, hein ? — Bon, elle était sévère. Mais ça fait pas d’elle un monstre diabolique. En fait, je partageais cet avis. Mais c’était parce que j’étais juste aussi tordue que lui, grâce, en grande partie, à notre chère défunte mère. Je pris soudain conscience que j’avais passé le plus clair de mon temps à haïr les gens que j’aimais. Je me demandai si ça pouvait devenir une seconde nature. — OK, alors peut-être que c’était pas elle, admis-je. De toute façon, on peut pas y faire grand-chose, si ? — Non, j’imagine. On se releva tous les deux et on évita de se regarder, sachant l’un comme l’autre qu’on n’était pas convaincus. Mais à ce stade, on n’avait pas d’autre choix que de s’en tenir à la mission du moment. — Tu crois qu’on devrait déplacer les corps ? demandai-je. — Dans l’idéal, on devrait les enterrer, répondit-il, mais je ne souhaite pas qu’un de nous se fasse prendre au moment où la deuxième vague va frapper. Et on n’a pas le temps d’en inhumer autant. On va les laisser, décida-t-il. — Pour ce qui est de l’autre problème, dis-je, alors qu’il se tournait pour regagner la ferme. Il s’arrêta, baissa la tête. Je savais que l’idée même qu’il puisse y avoir un traître au sein de sa bande le rendait malade. Ces gars étaient aussi soudés que des humains pouvaient l’être. Dans quarante ans, ils seraient toujours en relation, se demanderaient des nouvelles les uns des autres, auraient besoin d’échanger leurs souvenirs. Le seul fait de savoir qu’un des leurs les avait trahis devait le blesser au plus profond de lui-même. — Le piège est tendu, repris-je. Reste aux aguets au cas où quelqu’un tenterait d’établir un contact. Il acquiesça, les yeux toujours rivés au sol, puis rentra dans la ferme. Chapitre 4 Quand on rentra, l’équipe de Dave entamait déjà son idylle avec les flingues et s’extasiait sur les améliorations que Bergman avait apportées sur les M4, parmi lesquelles un canon raccourci pour les combats de rue, un silencieux intégré, ainsi qu’un capteur blindé et informatisé sur le canon, capable de donner les coordonnées des tirs de riposte et même de localiser son porteur au besoin. L’avantage majeur résidait dans le poids, puisque Bergman avait conçu le fusil d’assaut dans un nouvel alliage de son invention non seulement plus léger, mais aussi plus facile à entretenir. Tout en nous distribuant les munitions, Bergman expliqua que le « Manx » – nom qu’il avait donné à cette arme compacte et impitoyable – se révélait multitâche : les capteurs incorporés dans la crosse pouvaient détecter les toxines biologiques et chimiques sur un vaste rayon. En outre, chaque troisième balle était équipée d’un dispositif qu’il appelait « teinture infrarouge ». Chaque cible atteinte baignait dans cette lumière et permettait au tireur de voir plus loin que ses lunettes spéciales – ou, dans notre cas, ses lentilles – le lui permettaient normalement. En fait, Bergman avait aussi apporté quelques paires de ses lentilles à vision nocturne. — Sachez quelles ne fonctionneront que si vous avez 10 à chaque œil, prévint-il. Je n’ai pas eu le temps de vérifier vos dossiers médicaux pour vous fabriquer des modèles sur mesure. Mais si elles vous plaisent, je les adapterai pour vous à mon retour. L’offre, généreuse à tous points de vue, m’étonna drôlement. Il avait dû promettre pas mal de choses pour pouvoir poser son petit cul osseux dans notre jet. Pendant que Cam, Ashley et Natch testaient les lentilles, je décidai de procéder à certaines présentations officielles. — Dave, j’aimerais que tu fasses plus ample connaissance avec mon équipe. (Je l’entraînai ensuite dans le coin qu’on avait réquisitionné.) Je vous présente mon frère, Dave. Dave, je te présente Cole. C’est notre interprète. Cole était adossé au mur et mastiquait le col de sa djellaba gris foncé. Comme moi, il avait teint ses cheveux en noir pour cette mission, mais ceux-ci étaient toujours en pétard et dépassaient de son calot, comme s’ils reflétaient son stress d’avoir fait éclater sa dernière bulle de chewing-gum douze heures plus tôt. Il ôta de sa bouche le col qu’il mâchouillait et serra la main de Dave. — Ravi de faire ta connaissance. Est-ce qu’on vous donne du chewing-gum dans l’armée ? du tabac à chiquer ? un truc dans le genre ? (Il me dévisagea :) Ben quoi ? « Ferme-la », articulai-je en silence. Dave me regarda en fronçant les sourcils : — On n’a pas vraiment besoin d’interprète. Otto parle farsi. Je haussai les sourcils. À condition qu’Otto ne soit pas la taupe. Dave saisit le message. — Par ailleurs, Cole est en formation, repris-je. Après cette mission, il devra assurer en solo. Cole alla pêcher son plus charmant sourire : — En plus, je connais Téhéran quasiment comme un autochtone. Je suis sorti avec une fille dont les parents étaient nés ici. Après être partis étudier en Amérique, ils ne sont jamais revenus. (Il me regarda :) Elle adorait le thé. — Pourquoi tu l’as laissé tomber ? demandai-je, sachant que ce n’était pas elle qui l’avait largué. — J’en avais ras le bol de toutes ces prières. On a de l’arthrite dans la famille, tu sais. J’étais bon pour des prothèses de genou avant la cinquantaine. Je me tournai vers Dave : — T’inquiète… Il sait se faire apprécier à la longue. Vayl se tenait à mes côtés, serrant avec fermeté le pommeau de sa canne. En un sens, il faisait couleur locale, comme s’il était taillé dans la même pierre que les murs de la ferme. Ses courtes boucles brunes étaient quasiment cachées par son turban, lequel mettait en valeur ses sourcils arqués, son nez aquilin et ses lèvres charnues. Celles-ci avaient effleuré les miennes une fois et mon cœur avait failli exploser. Toutefois je ne pouvais oublier qu’elles dissimulaient une paire de canines finement acérées. Ouais, faut se méfier des talents cachés de Vayl. Car ils sont mortels. Tandis qu’on s’approchait, il se tourna pour nous faire face. Les nerfs peuvent-ils se tendre ? Eh bien, les miens se tendirent comme du fil de Nylon, en tout cas. Comme s’il y avait un pêcheur obèse à une extrémité et un requin-tigre de quatre cents kilos à l’autre bout. Je m’éclaircis la voix. — Voici mon chef, Vayl. Dave ne se mit pas vraiment au garde-à-vous, mais il redressa les épaules et son visage se figea en un masque inexpressif, comme lorsqu’il était très mal à l’aise. — Vous… euh… vous n’êtes pas humain, c’est ça ? Silence de mort derrière nous dans la pièce. Je n’en revenais pas que Dave soit déconnecté de sa Sensitivité. À quoi elle pouvait bien lui servir, bon sang ? — Oui, répondit Vayl. Je suis un vampire. Je me tournai à moitié afin de vérifier les réactions dans le groupe de mon frère. Ils n’avaient pas encore bougé, mais semblaient néanmoins intéressés par la conversation. Je scrutai leurs visages en quête d’une animosité quelconque. Rien. Ils arboraient le même masque impassible que Dave. On les avait formés à ne pas afficher leurs émotions. Je lus toutefois la question que j’appréhendais dans le regard de mon frère : « Ce sont des vampires qui ont tué ton fiancé, Jaz. Comment tu as pu ? » J’ai pu, parce que je savais, comme Dave, que tous les vampires n’étaient pas malveillants. Lui et moi avions travaillé en étroite collaboration avec deux vampires dans notre équipe d’Helsingers. Du reste, ça m’étonnait qu’il n’en ait pas dans son unité actuelle. De toute évidence, il avait plus changé que je le pensais depuis notre jeunesse. — Le vautour responsable de la mort de Matt et de Jessie… (je marquai un temps d’arrêt en prononçant le nom de la femme de Dave, mais comme il ne m’interrompit pas, j’enchaînai :) et de celle de nos Helsingers, Vayl l’a détruit voilà deux mois. Vayl est dans notre camp. Il ne chasse pas, ne transforme pas les humains en vampires. Il travaille pour notre gouvernement depuis l’époque où grand-mère May était encore gamine. Pourquoi fallait-il que je sois tout à coup sur la défensive ? Les gens dans la pièce n’allaient pas s’emparer d’une torche et s’en prendre à mon chef comme des fanatiques en délire. C’étaient des soldats hautement disciplinés. Ils attendraient au moins l’ordre de Dave. Pourtant je dus réprimer l’envie soudaine de bondir devant Vayl en hurlant : « Reculez, bande de nazes ! » Dave et Vayl se dévisagèrent longuement, tandis que Cole se mettait à ronger ses ongles et que je me demandais si j’allais devoir choisir entre mon frère et mon sverhamin. Surgissant de l’ombre tel un ange gardien, Cassandra s’approcha. Elle avait retiré son hidjab et ses cheveux tombaient comme un long rideau noir jusqu’à sa taille. Bizarrement, même vêtue de son abaya, elle évoquait une princesse africaine en exil. Son habituelle panoplie de bijoux en or complétait l’illusion, mais tout résidait dans son allure : élancée et confiante avec un soupçon de « écoute-moi-bien-minable » dans son attitude qui captait immédiatement l’attention quand elle ouvrait la bouche. — Jasmine est devenue très chère à mon cœur, déclara-t-elle avec ce mélange de gentillesse et d’autorité dans la voix qui força Dave à se tourner vers elle. C’est un tel plaisir de rencontrer enfin son jumeau. Je m’appelle Cassandra. Elle tendit la main et, avant que je puisse l’en empêcher, Dave la lui serra. Si j’avais un peu mieux connu Otto, j’aurais dit : « Hé ! Boom, fais-moi plaisir et balance-nous un poil de C 4 ! » J’aurais parié un mois de salaire que ni Dave ni Cassandra n’auraient remarqué la détonation. Un autre genre de feu d’artifices explosait dans leur cerveau et tous deux avaient l’air un peu sonnés par les retombées. — Est-ce… que… je vous connais ? demanda enfin Cassandra, le souffle coupé. Dave secoua la tête, sa main libre palpant sa nuque, comme pour s’assurer qu’on ne venait pas de lui coller un coup de matraque. — Vous aimeriez ? répliqua-t-il avant de refermer aussi sec son clapet. Il n’en revenait pas d’avoir laissé ces paroles lui échapper. Derrière lui, son équipe semblait l’approuver. Grâce l’Amazone et Jet échangeaient des regards ébahis. Cam articula en silence : « Est-ce qu’il est en train de draguer… une fille ? » à l’adresse de Natch, qui répondit en hochant la tête d’un air stupéfait. Le reste de l’unité avait l’air tout aussi abasourdi, hormis Adela, qui était suffisamment nouvelle parmi eux pour ne pas se rendre compte que Dave avait mené une existence monacale depuis la perte de son épouse. Adela concentrait son attention sur Vayl et, même si elle n’en laissa rien paraître, je sentis que de nous tous, elle était la plus dérangée par la présence de mon chef. Le bruit d’un moteur distant brisa le silence. Dave retira sa main. Le sourire qu’il décocha à Cassandra était le seul que j’avais pu voir sur ses lèvres depuis la mort de Jessie. — Je suis ravi que Jaz ait quelqu’un comme vous dans son équipe, dit-il. Je lui donnais entièrement raison, mais la Portoricaine au sang chaud qui sommeille en moi se mit à hurler dans ma tête : « Espèce de grand bout de viande gonflé à la testostérone ! Ça fait à peine dix secondes que tu la connais ! » Je commençais à me demander à quel point toute cette mission serait compliquée à gérer, quand Dave se tourna vers son équipe : — OK, on remballe, dit-il calmement. Notre camion arrive. En deux minutes, on était tous prêts à monter dans le véhicule, qui s’arrêtait au même moment devant la ferme. — Restez là jusqu’à ce que Mehdi ouvre les portières arrière, ajouta Dave. On attendit donc en regardant le chauffeur se garer, avant de bondir à terre. Il tenait une lampe de poche, dont la lumière trembla quand il la dirigea d’abord sur la route, puis sur l’arrière du camion. Il n’éclaira jamais la ferme. Peut-être qu’on lui avait demandé d’éviter de le faire. Après avoir un peu bataillé, il finit par ouvrir les portières. — OK, murmura Dave dans le micro-casque que son équipe et lui utilisaient pour communiquer. Go ! La route n’était pas très loin de la ferme. À une trentaine de mètres. En empruntant un chemin de terre. Ouais, je sais. Ça craignait. Aucun arbre derrière lequel se cacher. Pas la moindre petite dépendance. Bref, on marchait à découvert. Toutefois ça jouait aussi en notre faveur. On verrait n’importe qui arriver avant que les balles puissent nous atteindre. Dave avait posté Terrence et Ashley aux fenêtres pour couvrir notre déplacement. Le premier manœuvrait leur arme automatique de section, une adorable mitrailleuse légère sur trépied pour une stabilité maximale. Ashley, qui ne voulait pas confier cette tâche à son Manx flambant neuf, tenait son M4 prêt. Dave ouvrit la marche avec Cassandra à ses côtés. Je ne pensais pas vraiment mêler si vite son équipe à la mienne, mais je pouvais faire confiance à ce duo. Ainsi qu’au suivant. Natchez, qui avait confié à Bergman que son vrai nom le gênait tellement qu’il avait légalement adopté celui de son lieu de naissance, ne cessait de lui poser des questions sur ses inventions depuis que Bergman avait sorti les flingues. Ils s’étaient découvert un intérêt commun pour la conception des armes, qui, d’après moi, devrait durer pendant toute la traversée de l’Irak jusqu’à ce que Bergman dise ou fasse un truc qui pousse Natch à vouloir lui arracher la tête. Jet s’élança ensuite, suivi par Adela. Quelques instants plus tard, Ricardo quitta la ferme. Grâce restait en arrière, sans doute pour garder un œil sur moi. Cam traînait aussi. J’eus le sentiment qu’il voulait s’assurer qu’elle se comportait correctement. Et Boom décida qu’il pourrait fermer la marche avec Vayl, Cole et moi. À l’exception de nos équipes en double, chacun marchait en solo, faisait quelques pas, s’arrêtait, s’accroupissait. Scrutait l’obscurité… et se tenait prêt à tirer. L’idée était que celui de derrière avance, et tapote celui de devant sur l’épaule au passage. De cette manière, on progressait par bonds jusqu’au semi-remorque. Les premiers duos avaient atteint le camion et Mehdi les avait aidés à y grimper, quand les Pillards passèrent à l’attaque. Ils se révélèrent mieux organisés que ceux de la dernière vague, car ils nous affrontèrent en formation depuis la partie nord de la route. Au loin, le hennissement des chevaux nous permit de comprendre comment ils avaient pu arriver si vite sur les talons du groupe précédent. Ils étaient aussi mieux armés que leurs prédécesseurs. Lorsque j’entendis les tirs de pistolet, suivis par un cri atroce, mon cœur cessa de battre l’espace d’un instant d’angoisse, où je tentais de reconnaître la voix. — Doc ! hurla quelqu’un situé au milieu de la colonne. Puis ce fut une pagaille monstre. Chapitre 5 Cette nuit-là, les balles fusèrent si vite et avec une telle fureur que j’ignore encore comment on ne s’est pas entre-tués. Les Pillards déferlèrent sur nous en donnant l’impression de tirer au hasard. Leur folie furieuse suivait néanmoins une certaine méthode. Les Pillards opéraient selon des règles strictes. J’ignorais les châtiments prévus en cas d’infraction, mais ils devaient être particulièrement sévères, car même les vieux tout cagneux restaient dans le rang. L’interdit principal concernait la manière de tuer. Les Pillards étaient uniquement autorisés à éliminer les gens marqués pour meurtre. Autrement dit : moi. Le reste n’avait plus qu’à se débrouiller pour survivre. Donc, si les Pillards devaient me descendre, ils souhaitaient seulement écarter les autres. En revanche, ils ne s’attendaient pas à tomber sur des adversaires si pros. Même s’ils étaient trois fois plus nombreux que nous au début de l’assaut, en une minute on avait réduit leur nombre à une quinzaine. Nos gars furent encore touchés. À un moment donné, Otto était accroupi à mes côtés et ricanait en disant : « Si j’avais une brouette remplie de dynamite, j’expédierais ces connards sur la planète Mars. » L’instant d’après il était à terre, la cuisse déchiquetée, et se tordait de douleur en essayant de ne pas hurler. En me redressant au-dessus de lui, je mitraillai les Pillards dès que j’eus un bon angle de tir, puis reculai en me rendant compte que je visais l’un des nôtres. Je vis Ricardo s’écrouler sous une masse de monstres. Blessée au visage et saignant en abondance, Grâce avait pu s’avancer un peu en direction du camion. Malgré tout, je me dis qu’on avait le dessus. Deux autres groupes apparurent alors sur nos flancs. Ils n’avaient pas d’armes à feu, mais on connaissait déjà la puissance de leurs griffes, et plusieurs d’entre eux agitaient une épée. Terrence et Ashley leur tirèrent dessus mais, faute d’avoir un bon angle, ils ne purent faire sauter qu’une ou deux têtes en rafale. — Regroupez-vous sur moi ! brailla Dave. Nos gars en provenance de la ferme nous rejoignirent et on tenta de reprendre la progression, mais les monstres grouillaient de toutes parts. Terrence tomba sous les griffes d’un Pillard. Vayl, en le voyant s’écrouler, planta la lame de son épée dans l’œil de la créature, puis aida le soldat blessé à se relever. Je rengainai Chagrin et m’emparai de son fusil d’assaut. J’enclenchai le mode « rafale par trois » et je tirai dans la masse des Pillards qui se ruaient sur moi, langue pendante à la perspective de déguster mon âme. — Jasmine ! hurla Vayl. Continuez à avancer ! Facile à dire ! Je fis un pas et manquai de trébucher sur un corps, baissai aussitôt la tête pour éviter de me la faire arracher, et faillis hurler en voyant le cadavre entre mes jambes se relever d’un bond. Mon cri se mua en râle alors que je bondissais en arrière, percutant Cole dans mon élan pour éviter le Pillard ressuscité. — Le fils de pute ! jura-t-il. Je l’ai loupé. — Fais gaffe ! Fais gaffe ! hurlai-je. Les morts se relèvent ! Tout autour de nous, les Pillards qu’on avait vaincus la première fois redécouvraient les avantages de la position verticale. Mille et une pensées se bousculaient dans ma tête. Toutes n’étaient pas logiques, mais un traducteur chevronné les aurait mises en lumière sous la forme suivante : Bon Dieu de merde ! des zombies ! Le Magicien est un nécromancien. Si ça se trouve, il traîne dans les parages et tire les ficelles. Je file dans la nuit comme un raton laveur enragé et, avec un peu de chance, je tombe sur lui ? Je délire, non ? En plus, c’est pas lui, mais sans doute un apprenti qui fait le boulot. Tu sais bien. Il peut même s’agir de la taupe. Y a quelqu’un qui baragouine un sortilège dans son coin, là ? Comment je pourrais le savoir, bon sang ? Ils sont tellement plus nombreux que nous ! C’est Ashley, qui vient de tomber à terre ? Putain ! ce semi-remorque est encore plus loin que jamais ! C’est possible, un truc pareil ? Merde alors, c’était la jambe de Terrence ? Ne tourne pas la tête. Je t’ai dit de ne pas la tourner… peu importe ! Bordel de merde ! c’est le canon d’un Colt 45 qu’on me braque en pleine tronche ? Le Pillard, bien vivant, lui, souriait tellement jusqu’aux oreilles que je vis ses dents de devant écartées, quand son doigt pressa la détente. — Vayl, murmurai-je, cherchant à croiser son regard alors que j’allais rendre mon dernier soupir. — Jasmine ! Il bondit vers moi, mais trop tard. Le coup de feu partit et je m’écroulai quasi en même temps. Sauf que l’horrible douleur à laquelle je m’attendais n’atteignit jamais mon cerveau. Un zombie m’avait saisie à bras-le-corps et se démenait comme un pantin pour m’arracher la tête. Je fus si soulagée d’échapper à une mort à bout portant que je gloussai comme une pintade. C’était malvenu, je sais. Mais ça me prend toujours au mauvais moment. Je me délestai du poids du zombie, quand Vayl l’attrapa pour l’envoyer valser cinq ou six mètres plus loin. Je pris la main que me tendait mon chef et me rappelai de saisir l’arme automatique, tandis qu’il m’aidait à me relever. Devant nous, Cole hissait Terrence sur son épaule. Deux Pillards s’en prirent à lui, un vivant, un mort. Bizarrement, le zombie manqua nos gars et griffa le Pillard vivant à la place, en lui arrachant la majeure partie du visage. Lorsqu’il se tourna vers nous, je le mitraillai dans les jambes. — Qu’est-ce qui leur prend à ces zombies ? demandai-je à Vayl. C’est pas que je me plaigne. Mais on dirait des cadavres de deux mille ans, à voir leur manière de se comporter. — Peut-être que leur maître est nouveau dans la partie. — Mouais… — Aaaah ! Je fis volte-face. Le zombie derrière moi se cramponna au trou béant dans sa poitrine. Un Pillard vivant avait fait le tour pour rejoindre l’entrée de la ferme. Et m’avait visée. J’ignore comment, mais le zombie s’était interposé entre nous. À mon tour je braquai mon arme sur lui. J’hésitai. Puis déplaçai mon flingue pour viser le Pillard. Celui-ci interpella le mort-vivant. En lui faisant signe de dégager de la ligne de mire. Au lieu de quoi le zombie se traîna tout droit en direction du Pillard vivant. À quoi ça rime ? Je jetai un regard par-dessus mon épaule, histoire de m’assurer que Vayl était lui aussi témoin de cette scène bizarre. Il était en train de relever Otto. Grâce et Ashley marchaient déjà devant eux en boitant. Je me retournai vers le zombie. Celui-ci avait rejoint le Pillard vivant. Il saisit son arme. Puis s’écarta. Je mis le Pillard en joue. Il tomba raide mort. J’attendis de voir ce que le zombie allait faire. Il hésita, parut examiner l’arme comme s’il ne savait pas trop quoi en faire… et dans la foulée se fit sauter la cervelle. — Jasmine ! — J’arrive ! Je courus rejoindre Vayl et Otto, tout en les couvrant le reste du chemin jusqu’au camion. Je dus encore liquider trois zombies. Disons que ça consistait plus à les immobiliser en leur tirant dans les pattes qu’à les détruire vraiment, puisque ce n’était possible qu’en détournant l’attention du nécromancien qui les avait fait renaître, ou en tuant carrément ce dernier. Des tas de mains se tendirent pour nous aider à grimper à l’arrière du semi-remorque. — Jet, déclara Dave, tu roules à côté de Mehdi pour l’instant. Jet acquiesça brièvement et sauta à terre. — Tout le monde est installé ? s’enquit-il d’un ton lugubre. — Ouais, ferme les portières, lui dit Dave. Quelques instants plus tard, on était tous enfermés dans le véhicule en train de fuir une bataille dont j’étais la seule responsable. Peut-être que j’aurais dû déclarer forfait en me réveillant à bord de ce Chinook avec le goût de l’enfer encore sur la langue. Mais je voyais mal le ministère de la Défense déclarer : « Bien sûr que non, mademoiselle Parks, ça ne nous dérange pas de nous faire entuber… à cause d’un de vos rêves qui vous a perturbée. » Malheureusement, tous mes compagnons de voyage ne voyaient pas la situation sous cet angle. Dès que Dave alluma la lanterne, je croisai le regard meurtrier de Grâce l’Amazone. Nul doute qu’elle avait une envie folle de me cogner contre la paroi jusqu’à ce que je vire au violet. Je l’observai d’un air détaché, sans la moindre émotion, et détournai le regard. La plupart s’affairaient autour des blessés. À l’instar des athlètes d’élite, les soldats des Forces spéciales sont entraînés à diverses disciplines, et si chacun excelle dans son propre domaine, tous s’entraident en cas de pépin. Cam et Natchez s’occupaient à tour de rôle d’Otto et d’Ashley, Cam en faisant deux ou trois piqûres qui, à mon avis, contenaient des calmants, Natch à l’aide de spray antibactérien, pansements et autre sparadrap. Dave s’accroupit auprès de Ricardo, touché au bras et… — Je sais, murmura-t-il, j’ai pas fini de me faire chambrer. — J’arrête pas de te répéter de te baisser, dit Dave. La balle avait traversé sa fesse droite de part en part et son pantalon était trempé de sang. Dave lança un regard en direction de la toubib : — Adela ! Comment va Terrence ? Le natif de New York était de loin le plus amoché. Un coup tiré à bout portant lui avait quasiment arraché la cheville. Adela lui avait fait un garrot, mais personne ne pouvait jurer qu’il garderait son pied. Il présentait aussi plusieurs plaies béantes à la poitrine où, après plusieurs coups répétés, les griffes du Pillard avaient fini par transpercer son gilet pare-balles. Adela haussa les épaules : — Ils ont tous besoin d’être évacués, dit-elle. Et le plus tôt sera le mieux. Elle regarda Vayl, puis détourna les yeux si rapidement qu’on aurait cru qu’elle flashait sur lui. Jusqu’à ce que je voie le signe qu’elle fit avec la main droite. Comme j’étais assise à côté de lui, je n’eus aucun mal à m’appuyer contre son épaule en lui faisant un petit signe de tête. Z’avez-vu ça ? Son léger hochement du menton me répondit par l’affirmative. La toubib avait fait un geste ancestral, popularisé par un groupe d’adolescentes ayant eu les honneurs de CNN en déclarant qu’une assemblée de vampires avait tenté de les ensorceler, histoire de les attirer du côté obscur de la force. Elles affirmèrent s’être sauvées elles-mêmes en utilisant le signe qui protège du mauvais œil. Appelé mano cornuto, ledit signe vient d’Italie et consiste à redresser l’index et l’auriculaire de la main gauche, tout en repliant les autres doigts vers la paume. Donc, apparemment si vous êtes un fan des Texas Longhorns, ce geste prouve votre attachement à cette équipe, tout en éloignant le mal. Dès que ces minettes avaient ouvert la bouche, deux ou trois pensées m’avaient traversé l’esprit. La communauté vampirique, celle qui cherche à s’intégrer, à vivre en paix avec les humains et les autres créatures surnaturelles, avait dû rire à gorge déployée en entendant le vocabulaire employé par les gamines. D’abord, les vampires ne sont pas regroupés en assemblées. Pas plus qu’ils jettent des sorts. Ils hypnotisent, ouais, mais n’ensorcellent pas. Et ils ne me contrediront pas si je dis que le côté sombre de la force est réservé à ceux qui doivent changer d’ampoule. Je savais aussi que ce genre de propos ne risquait pas d’améliorer l’existence de Vayl ou des alterhumains comme lui, si des gens comme Adela passaient leur temps à leur faire les cornes du diable à tout bout de champ. Pour ne parler que des comportements les plus anodins. Avant qu’on embarque à bord de notre Learjet pour l’Allemagne, FOX News avait rapporté qu’un groupe de péquenauds éméchés avait lynché une femme en Alabama. Ils l’accusaient de pratiquer la magie noire et d’avoir jeté un sort à un de leurs potes pour qu’il ne puisse pas jouer les Casanova du plumard. Et qui sait ? peut-être qu’ils disaient vrai. Le hic, c’est qu’alors même que la pendaison s’était déroulée en plein jour sur la pelouse du palais de justice personne ne s’était présenté à la police pour dénoncer les auteurs du crime. Une histoire vieille comme le monde, j’imagine. Des gens tuent en toute impunité depuis toujours. En définitive, il importe surtout de savoir qui vous êtes, combien vous avez sur votre compte en banque, et qui s’intéresse éventuellement à vous. Ça ne devrait pas marcher comme ça. Pourtant c’est le cas. Pour cette mission, ça nous aurait drôlement aidés si notre équipe de soldats d’élite censée nous soutenir avait éprouvé de la sympathie envers nous. Toutefois leur sentiment semblait sacrement pencher dans l’autre direction, tandis que les blessés restaient stoïquement assis, les yeux rivés au plafond, en essayant de ne pas pleurer tandis que leurs camarades les rafistolaient. Bergman rejoignit Cole, Vayl et moi qui étions assis à l’autre bout du semi-remorque, près des portières. Cassandra s’approcha aussi, perdit l’équilibre et faillit s’étaler de tout son long. Dave se leva à moitié et la rattrapa par la taille. — Ça va ? lui demanda-t-il gentiment. Elle hocha la tête, mais ses lèvres tremblaient, et l’instant d’après des larmes roulaient le long de ses joues. Elle enfouit son visage dans ses mains et se détourna, mais Dave la prit dans ses bras et lui frotta tendrement le dos. Il chuchota dans son oreille. Je tendis la mienne, dans l’espoir que ma Sensitivité exacerbée englobait la fonction audio. Elle lui répondit à mi-voix. Peine perdue. Je n’aurais plus qu’à soutirer l’info à Cassandra de la manière classique. Je parcourus l’intérieur du camion du regard, histoire de jauger les réactions devant la scène de film à l’eau de rose qui se déroulait sous nos yeux. La plupart des mecs avaient décidé de faire comme si de rien n’était. Adela refit une mano cornuto en direction de Cassandra. Très original ! Et Grâce l’Amazone semblait particulièrement furax. Seuls Cam et Natchez échangèrent de grands sourires. Vayl se pencha vers moi en murmurant : — Surprenant, non ? — Quoi donc ? — La manière avec laquelle certains peuvent se laisser gagner sans peine par le sentiment amoureux. J’émis un grognement narquois. — C’est pas le mot que j’emploierais, marmonnai-je, en tâchant de garder un ton neutre. (Pas question qu’il sache que sa remarque me gonflait.) Ils se connaissent depuis… quoi ? cinq minutes ? Vayl glissa un doigt sous mon menton et releva ma tête pour être certain que je croise son regard. Ce n’était que la deuxième fois qu’il me touchait depuis des semaines. J’essayais d’oublier combien le simple frôlement de sa peau sur la mienne me faisait l’effet d’une décharge électrique. Ça me dérangeait, car j’avais l’impression de passer le plus clair de mon temps en stand-by. Comme si, pour être totalement opérationnelle, j’avais besoin de sentir à quel point Vayl pouvait me faire vibrer, si je le laissais faire. — L’amour ne connaît pas de limites, dit-il, tandis que ses yeux prenaient cette douce nuance ambrée que je commençais à associer aux émotions les plus subtiles. — Les chevaux non plus, ironisai-je. Il retira sa main. S’adossa à la paroi. — Que voulez-vous dire ? — Vous leur présentez un tonneau rempli d’avoine et ils mangeront à s’en faire éclater la panse. Vous les mettez dans un champ, ils s’échapperont s’il n’y a pas de clôture. Ils ne chient même pas chaque fois au même endroit pour que vous puissiez ramasser leur crottin. Adieu les doux yeux ambrés ! Bonjour le bleu acier prouvant que je parvenais à affecter ses émotions comme je cherchais à le faire. — Si j’en juge par cet épanchement qui confine à l’hystérie, je présume que vous avez besoin de démontrer je ne sais quoi. — Ce n’est pas parce qu’un truc ne connaît pas de limites que c’est bien. Ou juste. Ou même possible. — Quel est donc votre problème avec Cassandra et David ? — David vient de perdre sa femme. Il n’est pas prêt pour une relation sérieuse. — Cela remonte à bien plus d’un an, Jasmine… — Il n’est pas prêt. Point barre. Mais Vayl n’allait pas en rester là. Il m’adressa son regard le plus grave. — Quels sentiments décrivez-vous au juste ? Ceux de votre jumeau ? Ou les vôtres ? Chapitre 6 J’ai parfois des chansons dans la tête dont je ne peux plus me débarrasser. À ce moment-là, pendant que je piquais un somme, c’était le tube de Kenny Loggins, I’m Alright. Et je savais pourquoi. À dix-sept ans, Dave et moi nous nous étions éclipsés à un concert de Van Halen. D’ordinaire, il y serait allé avec ses potes de sport. Mais c’était l’été, on venait d’emménager et il n’avait pas encore eu l’occasion de se faire un nom à la course à pied, au basket ou au saut à la perche. Dans mon rêve, on se trouvait près de la scène, assez près pour faire chier la sécurité si on décidait de lancer quelque chose de plus dangereux que des petites culottes. En première partie, un groupe appelé Ringgs jouait la fameuse chanson et s’en tirait drôlement bien. Le soliste, un avaleur de micro anorexique qui se trouvait assez baraqué pour se balader torse nu, chanta : « Tu veux un conseil ? Fais gaffe au magistrat. » Je jetai un coup d’œil à Dave, qui sirotait sa bière et draguait la fille à côté de lui, tout en me disant que j’aurais bien aimé avoir son assurance. Quand je me retournai vers la scène, tout avait changé. Un par un, les membres du groupe s’étaient arraché la peau pour révéler les mêmes visages démoniaques que j’avais vus en enfer. Uldin Beit martelait la batterie, son dos lacéré suintant de plus belle. Son pathologiste satanique, Sian-Hichan, grattouillait la basse. Un gigantesque démon aux épaules carrées et aux cornes de bélier jouait de la guitare solo. Et au centre, sa voix me déchirant le cœur, se tenait le Magistrat en personne. Je me pinçai. Rien. Je me donnai une gifle. Regardai autour de moi. Rien n’avait changé. — Dave, réveille-toi ! — Eh ! je suis tout à fait conscient ! hurla-t-il en roulant des yeux, comme il passait son bras autour des épaules de sa voisine. Le Magistrat termina la chanson, leva les deux mains au-dessus de sa tête, comme pour attraper le tonnerre d’applaudissements et le lancer par-dessus ses épaules pour s’en faire une cape. Lorsqu’il baissa les bras, il pointa ses deux index sur moi. — Viens ! Je m’élevai dans les airs, comme si des machinistes m’avaient attachée à des câbles au moment où j’achetais mon billet. Des « Oooh ! » et des « Aaaah ! » parcoururent le public tandis que j’étouffai un cri. Je levai les yeux. Et vis les flammes. Je ne rêvais pas. Bizarrement, je me retrouvais en enfer. Sans Raoul. Mon seul réconfort, c’est que j’avais vu la corde musicale dorée qui reliait mon âme à mon corps. Maigre consolation, toutefois, car aucune des autres cordes qui me connectaient à mes amis et parents proches n’était visible. Et même pis… une substance verte et gluante recouvrait la corde. Je parvenais presque à la sentir, comme si mon cœur était infecté. Les « câbles » se brisèrent à environ trois mètres de la scène. J’atterris en roulant sur moi-même comme on me l’avait appris à l’entraînement, et ne souffris d’aucune blessure puisque j’avais quitté mon enveloppe charnelle. Une fois debout, je cherchai mes armes à tâtons. Mais bien sûr je n’avais rien de corporel sur moi. Le Magistrat rit à gorge déployée. — Quelle mégère tu fais ! s’écria-t-il en s’approchant de moi. Je reculai jusqu’au bord de la scène. Songeai à sauter. Mais il venait de m’attirer à lui. — Comment vous m’avez amenée jusqu’ici ? demandai-je d’une voix bien plus courageuse que je l’étais réellement moi-même. Il désigna mon front. Je reculai encore, avant qu’il puisse me toucher. — Tu es marquée, jeune fille… Le sang d’Uldin Beit a permis de tatouer ton esprit. Et sais-tu ce que ça signifie ? Je peux te retrouver n’importe où. Et prendre ton âme quand bon me semble. Il sourit à belles dents. Un démon supercanon avec ça ! Il aurait pu faire la couverture de Mens Health pendant douze mois d’affilée. Pourtant une immense vague d’épouvante me submergea au point de me glacer la cervelle et de paralyser tous mes sens. Je compris aussitôt que je devenais sa victime. Je serrai les poings. Même si Cirilai n’était plus que l’ombre d’une bague, j’éprouvais encore sa chaleur à mon doigt, laquelle me rappelait qui j’étais. Qui croyait en moi. La vague diminua suffisamment pour que je perçoive ma propre voix, désespérée, stridente, tandis que je m’égosillais pour tromper ma frayeur. Allons, Jaz, s’il pouvait réellement voler ton âme, il l’aurait déjà fait. T’as connu pire. Pas souvent. Mais t’as survécu. Reste vigilante et, pour l’amour du ciel, ne panique pas ! — Vous ne pouvez pas m’obligera rester là, dis-je. — Je suis le Magistrat, répliqua-t-il de sa voix rauque en rejetant ses cheveux en arrière, comme s’il savait combien ça flattait son profil. Je peux agir comme ça me chante. (Il désigna le public.) Tu vois ? Mon cou grinça comme si tout en moi m’empêchait de tourner la tête pour regarder. Ce que je fis néanmoins. Le temps que je détourne le regard, les cris d’adoration de la foule s’étaient transformés. Et j’aurais aimé pouvoir vomir. Les gens étaient crucifiés. Chaque spectateur était cloué à une croix qui tourbillonnait comme un moulin à vent. Sauf mon frère. Il avait disparu. Ça signifiait quoi ? Que tu contrôles en partie la situation. Je testai ma corde. J’aurais dû pouvoir l’utiliser pour réintégrer mon corps. Mais la substance qui la recouvrait m’en empêchait. J’allais devoir trouver un moyen pour la faire exploser avant de réintégrer mon enveloppe charnelle. Et sans tarder. La couleur dorée de la corde commençait déjà de s’estomper. Si j’attendais trop, j’allais perdre ce lien ténu et ne pourrais plus jamais retrouver mon chemin. Je regardai le Magistrat. C’était ton plan dès le début, pas vrai, raclure de bidet ? Me garder là jusqu’à ce que je n’aie plus d’autre choix. — J’aime tes cheveux, observa le Magistrat. Je ne fis pas attention et me concentrai sur ma corde, mais impossible de retirer la substance qui l’engluait. — Tu sais ce que me dit ta mèche de cheveux blancs ? s’enquit-il. (Et il poursuivit comme si on avait une petite discussion de salon :) Elle m’informe que tu as un parent très proche en enfer qui t’a touchée la dernière fois que tu y es allée. Je le dévisageai, plissai les yeux, retins tout juste la menace que j’allais proférer. Car tout ce que je disais pouvait mettre ma mère en danger. Il gloussa de plaisir. — Vous êtes tellement drôles toutes les deux. — Je ne reste pas, décrétai-je. Je fermai les paupières. Raoul, je suis dans un sacré pétrin. Vous n’auriez rien à suggérer ? Pas de réponse. Je n’en attendais pas vraiment. La zone d’appel de Raoul ne devait pas couvrir l’enfer. Un autre concert de hurlements me força à rouvrir les yeux. Ils provenaient non pas du public, mais de l’orchestre. Un groupe de guerriers avait envahi la scène par l’arrière. Vêtus de blanc, y compris les masques qui couvraient tout sauf leurs yeux, ils s’attaquèrent aux démons avec des armes si étincelantes qu’on avait peine à les regarder. J’aurais aimé avoir Cole à mes côtés pour qu’il verbalise mes pensées. Il aurait fait éclater une grosse bulle de chewing-gum au raisin et, avec l’air émerveillé d’un gamin, aurait déclaré : « C’est comme des ninjas venus du paradis ! » Deux d’entre eux s’abattirent sur Uldin Beit en agitant leurs sabres courbes gravés de runes qui brillaient à tour de rôle, comme si l’arme elle-même s’exprimait à mesure que son possesseur combattait. Uldin réagit à une vitesse surprenante ; elle bondit de son tabouret et fit tournoyer ses baguettes comme des nunchakus. Elles grossirent à vue d’œil pour se transformer en maillets dont l’extrémité arrondie se hérissait de pointes acérées. Les mordus d’armes médiévales les auraient qualifiés d’étoiles du matin. Je les jugeais bien trop maléfiques pour un si joli nom. Deux autres guerriers assaillirent Sian-Hichan. Ce duo maniait aussi l’épée, mais plus droite, plus robuste et destinée à des haltérophiles. Sian-Hichan brandit sa guitare par-dessus la tête et la fracassa sur scène. Plutôt que d’éparpiller les fragments de Gibson à perte de vue, il la redressa et celle-ci se mua en hache d’armes à deux têtes. Et ce gars-là pouvait agiter ce truc comme un Paul Bunyan[2] lors d’un pari. Le troisième démon s’était déjà effondré au moment où je posai mon regard sur lui. Ses trois adversaires le frappaient encore avec des objets évoquant des poteaux télégraphiques miniatures et argentés. Prêt à venir au secours de son copain, le Magistrat avait déroulé son fouet quand il subit lui-même une attaque. Bâti comme un boxeur poids lourd, son unique opposant semblait pouvoir se débrouiller sans l’aide de quiconque. Il percuta le Magistrat et celui-ci papillonna des paupières du genre « Oh-ben-merde-alors ! » avant d’écarquiller les yeux comme n’importe qui face à une force de la nature. Ils roulèrent à terre en se disputant le fouet entre deux coups de poing. Le lutteur en blanc pilonna le nez du Magistrat. Le sang jaillit comme ce dernier lâchait son fouet. Le lutteur se libéra en roulant sur lui-même et se redressa, désormais armé et visiblement conscient des capacités offensives des lanières de cuir tressées, ornées de pointes de fer. Il claqua le fouet contre le flanc du Magistrat qui esquiva le coup. Le frappa dans le dos avant qu’il attrape le fouet à la troisième reprise. Un bref tir à la corde s’ensuivit, durant lequel le fouet se déchira. Le Magistrat poussa alors un cri de colère, lequel fit écho au hurlement d’Uldin Beit, vaincue par ses assaillants, dont l’un des deux l’embrocha, tandis que l’autre lui tranchait la moitié du bras. Sian-Hichan tenait bon et luttait avec la rage d’un fou furieux. Sa hache d’armes devenait une masse confuse à mesure qu’il l’agitait à l’encontre de ses agresseurs, son bord sanguinolent et leur méfiance témoignant de son efficacité. Le bruit mat des coups de poing sur la chair en sueur attira de nouveau mon attention vers le Magistrat et son adversaire. À ce moment, ils luttaient à mains nues et se balançaient coups de pied et coups de poing à une vitesse ahurissante. En toute honnêteté, on n’assiste pas à ce genre de combat dans le monde réel. Sauf sur un écran de cinéma, éventuellement. Le tout ressemblait à une chorégraphie. Le Magistrat sauta et virevolta, son pied manqua de peu le crâne du lutteur. Seul un ultime blocage de la part de celui-ci, suivi d’une volée de coups de pied dans les côtes, lui permit de rester dans le jeu. Le Magistrat tenta de le frapper à la nuque du tranchant de la main, rata son coup et lui arracha son masque à la place. Son opposant me regarda alors d’un air tellement paniqué qu’on aurait cru que j’allais dénoncer ses complices. Mes genoux se replièrent sous moi comme les éventails en papier que ma sœur Evie et moi fabriquions dans les bulletins paroissiaux de grand-mère May. Je ne pense pas m’être écroulée avec grâce sur scène. C’eût été trop en demander. Bref, je tombai sur le cul, mais comme j’étais désincarnée, je ne sentis rien. Je n’étais pas très jolie à voir non plus. Mais j’avais d’autres soucis en tête. Mon esprit était même en ébullition, à vrai dire, à cause de la découverte que je venais de faire. Mon défunt fiancé était un ninja descendu du paradis ! Chapitre 7 Il y a certaines choses qu’on sait d’instinct. J’étais au chevet de grand-mère lorsqu’elle rendit son dernier soupir. J’avais vu la vie disparaître de son regard et compris qu’elle s’éteignait. Pour s’en aller où ? On pourrait passer la journée à en débattre. Mais une chose était sûre, elle avait quitté le royaume des vivants. Alors au plus profond de moi, là où je ne me raconte jamais de conneries, je savais que ce moment était trop beau pour être vrai. Cependant je le voulais si fort que j’ai fini par me convaincre. — Matt ? murmurai-je. Il n’eut pas le temps de répondre. Le Magistrat s’était approché pour lui assener toute une série de coups qui le firent reculer de plusieurs pas. Entre-temps les camarades de Matt en avaient terminé avec leurs démons. Ils le rejoignirent et renversèrent la vapeur en déferlant sur le Magistrat avec leurs armes diverses et variées, jusqu’à ce qu’il s’étale comme une crêpe et ressemble à un cliché d’autopsie. Une vague de nausée m’envahit. Je jetai un coup d’œil du côté de ma connexion avec mon enveloppe physique. Oh ! oh !… — Faut que j’y aille, marmonnai-je. Tout le monde m’entoura aussitôt. Je regardai Matt dans les yeux en regrettant de ne pas pouvoir pleurer. C’était pas lui. Quelqu’un avait créé un excellent fac-similé. En tout cas je savais une chose, comme pour grand-mère May. Quand on sera réellement réunis, Matt et moi, on se consumera avec ce genre d’ardeur qui vous dévore ou vous change à jamais. C’est le genre d’amour qu’on partageait. C’est ce qui manquait dans les yeux de ce Matt. Les guerriers en blanc joignirent les mains, levèrent la tête en direction de ma corde dorée qui s’estompait, et se mirent à chanter. Celle-ci commença de vibrer, de produire sa propre musique, celle qui la rend unique à mes yeux. La couche gluante qui la recouvrait se durcit, se craquela, puis commença de s’effriter. Les guerriers chantèrent encore plus fort et ma corde réagit. Ça marchait, cette fois. J’entendis ma propre mélodie, faible mais distincte. Je m’élevai dans les airs, saisis la corde en direction de mon corps, en m’aidant quasiment des deux mains, tandis que la gaine qui me bloquait se désagrégeait peu à peu. J’augmentai mon allure, refusant de regarder par-dessus mon épaule, de remercier mes sauveurs, car je n’étais même pas certaine qu’ils en soient. Je m’empressai de rejoindre mon corps. En évitant de penser. En tâchant d’aller plus vite que les battements de mon cœur à deux doigts du point de rupture. Je jetai un rapide coup d’œil alentour afin de retrouver mes repères, avant de réintégrer mon corps. Ça fait un mal de chien et j’avais juste besoin de savoir à quel point je devais serrer les dents. À mort. Mon enveloppe charnelle se remplit de nouveau. On était arrivés à Téhéran avant l’aube et on s’installa dans l’immeuble que la CIA avait loué pour nous une semaine plus tôt. Construit récemment, cet hexagone blanc aux finitions marron foncé se dressait sur quatre niveaux et abritait trois appartements de luxe, juste au-dessus d’un parking susceptible d’accueillir cinq voitures et un mobil-home de taille moyenne. Comme seul l’appartement du bas était meublé, c’est là qu’on s’était installés. Pas tous. On s’arrêta une fois, juste avant de franchir la frontière, pour évacuer nos blessés par hélicoptère, avec Adela. Dommage, car c’était le seul membre de l’équipe, outre Dave, dont je savais qu’elle ne pouvait être la taupe. Parce que trop superstitieuse pour collaborer avec un nécromancien. Elle ne s’attendait pas à partir. L’équipage de l’hélico avait amené un médecin et, pour des raisons évidentes, les unités comme celle de mon frère gardaient leurs toubibs à portée de main. Mais Dave avait ordonné qu’elle soit évacuée. — Je sais ce que tu ressens à l’égard du vampire et de la voyante, lui avait-il déclaré d’une voix posée, tandis que les gars valides aidaient les blessés à monter à bord de l’hélico. Je ne veux pas avoir à gérer ce problème sur cette mission. Je te renvoie donc en Allemagne. Une fois sur place, tu seras réaffectée ailleurs. — Je ne comprends pas, dit-elle, la colère commençant de transparaître dans ses yeux marron. J’ai fait du bon boulot, ajouta-t-elle en désignant les gars. (Tu vois ? Tous en vie) Dave pencha la tête de côté. — Il y a six semaines, mon meilleur contact avec le Magicien s’est fait tuer dans une embuscade. Comme elle tenait à tout prix à le sauver, ma toubib lui a fait le bouche-à-bouche. C’était un chacal-garou. Dis-moi, Adela, est-ce que tu aurais pu mettre tes lèvres contre les siennes pour insuffler de l’air dans ses poumons ? L’expression écœurée qui voila brièvement son regard la trahit. Dès qu’elle comprit qu’on l’avait piégée, elle tomba le masque et se lâcha : — Ces créatures sont le mal incarné ! On devrait abattre chacune d’elles ! Son mépris me rendait furieuse. Comme si Dieu lui avait accordé l’autorité morale de décider du sort de tous ceux qui étaient différents d’elle. Sans m’en rendre compte, je m’étais avancée vers elle. Et je serrais déjà les poings, prête à frapper, quand Dave me saisit par le bras. Mais je ne la bouclai pas pour autant : — Ces créatures sont sur Terre depuis aussi longtemps que nous. Des gens prétendent même qu’on doit notre survie au fait que certains de leurs chefs les plus puissants savent qu’il est dans leur intérêt de vivre en bonne intelligence avec nous, plutôt que sans nous. — Ce sont des monstres ! rétorqua Adela. — Continuez de penser comme ça, lui dis-je, et vous allez vous retrouver en train de nettoyer les chiottes d’un hôpital pour vétérans. Et vous savez quoi ? Quand j’y amènerai mon père pour une coloscopie, je veillerai à ce qu’il aille pisser juste avant… et j’oublierai de lui rappeler de lever l’abattant de la cuvette ! — Jaz ! Dave n’eut pas besoin d’en dire plus. Au ton de sa voix, je savais que j’avais dépassé les bornes. Une fois de plus. Mais j’en avais tellement marre de ces conneries ! La plupart de ces culs-bénits n’avaient pas rencontré un seul être surnaturel de leur vie, et leur réaction n’était motivée que par des superstitions familiales ou des craintes attisées par les médias. Pour être honnête, de nombreux vampires, loups-garous et autres sorcières donnaient la chair de poule. Sinon je serais au chômage. Mais beaucoup d’humains aussi n’étaient pas fréquentables. N’ayant d’autre choix que de reculer, je rejoignis mon équipe sur la route et laissai l’équipe de Dave faire ses adieux. C’était particulièrement émouvant à observer, en raison de l’absence de larmes et d’étreintes. D’une main, on serrait celle de son camarade à s’en briser les phalanges, tandis que l’autre agrippait son épaule ou son coude. La mâchoire crispée, on promettait de se revoir « dès qu’on serait de retour », avant d’ajouter : « Prends soin de toi. » Et le comble, c’était que Terrence, Ashley, Ricardo et Otto s’excusaient. « Je m’en veux de te laisser tomber. » « Ça me fout les boules de manquer ça. » « Je suis tellement désolé, mon pote. » Je dus finalement détourner les yeux. — Ce n’est pas votre faute si ces hommes souffrent, me dit Vayl tandis qu’on regagnait le camion. Comme je ne répondais pas, sa main, d’une étrange chaleur, se posa sur mon épaule et m’arrêta. Il m’obligea à lui faire face. — Jasmine ? — Je pourrais mettre ça sur le compte d’Uldin Beit, répliquai-je d’un ton pitoyable. Ou de Desmond Yale. Et leur faire remarquer qu’ils connaissaient les risques encourus en s’engageant. Et peut-être même que j’aurais raison. Il n’empêche que je me sens responsable de leurs blessures. De leur douleur. Si seulement je… Vayl promena son doigt sur mes lèvres. D’ordinaire, on ne me fait pas taire si facilement. Mais tout à coup, j’étais à court d’arguments. — Tout se passera bien pour eux, murmura-t-il. Il s’était penché pour me parler. Si je m’étais haussée sur la pointe des pieds, mes lèvres auraient effleuré les siennes. Et pourquoi je trouverais ça normal, là maintenant, bon sang ? Parce que t’en crèves d’envie. Admets-le, au moins vis-à-vis de toi-même. Si tu pensais que ton cœur pouvait le supporter, tu abandonnerais ce vampire. Je pris une profonde inspiration. Me concentrai sur le boulot. Le laissai m’épargner de plonger dans le précipice une fois encore. — Peut-être qu’on devrait tous les renvoyer chez eux. Et se charger nous-mêmes de cette mission, comme on aurait dû le faire dès le début. — Leur unité n’en resterait pas moins compromise. — Vous pensez que la taupe est toujours parmi nous ? — Je dirais qu’il y a de fortes chances. — À ce propos… Avez-vous vu quelqu’un faire un signe quelconque depuis la ferme, avant la seconde attaque ? — Non. — Moi non plus. Mais ces zombies n’ont pas débarqué de nulle part. Et la taupe devait savoir qu’ils seraient utiles jusqu’à la fin du premier assaut. — J’entends bien. Par conséquent, ils ont dû mettre au point des moyens de communication imperceptibles de l’extérieur. — Je demanderai à Bergman. Peut-être qu’il aura des idées. Ce qui s’avéra difficile, car le semi-remorque puis l’appartement ne nous offrirent aucune possibilité d’isolement pour discuter. Et quand on se sépara pour aller dormir, les garçons partirent d’un côté et les filles de l’autre, si bien que Cassandra et moi partagions la même chambre que Grâce. Ses blessures se révélaient superficielles. Il n’y a pas de justice en ce bas monde. Exténuées par nos combats et une longue nuit passée sur la route en fermant à peine l’œil, on dormit jusqu’à 14 heures, quand Dave battit le rappel de ses troupes et de mon équipe. À l’exception de Vayl, bien sûr. Il restait sous sa tente occultant la lumière qu’il avait installée au-dessus d’un lit décoré de moulures dorées et garni d’un tissu bleu et blanc qui semblait destiné à une reine. Ou… un roi, disons. En l’occurrence, un vampire. Enfin, peu importe… Dans l’heure qui venait de s’écouler, chacun de nous se doucha et déjeuna à tour de rôle, et l’on finit par tous se retrouver dans le séjour à l’attrayante peinture jaune bouton d’or. L’éclairage encastré mettait en valeur une cheminée contemporaine, dépourvue de manteau, et un sol couleur chocolat incrusté d’un grand triangle en marqueterie, sans doute meilleur marché qu’il en avait l’air. Dans cette pièce, les tapis étaient suspendus aux murs, sous lesquels s’alignaient des fauteuils garnis de coussins légers, tels ceux qu’on aurait ajoutés après coup dans un hall d’hôtel. Le centre de la pièce était vide, au cas où… je sais pas… on aurait envie de faire une petite partie de palets ? — Cassandra, dis-je à mon amie qui faisait mine de ne pas regarder Dave qui faisait mine de ne pas la regarder. (Aaargh !) Cette pièce est craignos. Si on procédait à un nouvel agencement ? Elle hocha si fort la tête que ses tresses se mirent à danser dans tous les sens, et je me dis que cette attirance réciproque avec mon frère aurait en fait des côtés comiques, puis on se mit au travail. Avec six gars désœuvrés trop heureux de sauter sur l’occasion, on transforma vite fait l’endroit en la réplique potable d’un séjour américain. Bien sûr, on dut aller piquer des tapis dans d’autres pièces. Et un canapé dans la chambre des mecs. Mais on se sentit bien plus à l’aise ensuite. Cassandra, Cole et moi, on atterrit sur le divan, avec moi au milieu, en face de la cheminée et de David, Bergman occupa l’un des deux fauteuils à notre gauche. Cam et Jet, qui refusaient de m’en vouloir, s’installèrent sur l’autre canapé, placé en face des fauteuils. C’était un petit sofa en cuir marron tellement rembourré qu’il semblait à deux doigts d’exploser, avec cinq coussins en fourrure blanche qui firent manifestement le grand bonheur des garçons. Natch, qui avait discuté tout le long du trajet avec Bergman, en abordant aussi bien l’équipement de vision nocturne que la plongée en profondeur, prit le fauteuil situé à la gauche de Miles. À ce moment-là, il lui racontait une histoire où il était apparemment question de Harley chevauchées par des nanas topless. Grâce resta cantonnée au fond du salon. Ça m’embêtait de ne pas pouvoir garder un œil sur elle, mais je remarquai que Bergman lançait des regards dans sa direction de temps à autre. Pour une fois, je remerciai ma bonne étoile d’avoir un pote parano comme lui. Dave se lança dans son speech. Lequel était censé remonter le moral des troupes. On en avait besoin après avoir perdu quatre gars et notre toubib. Ce fut donc vraiment dommage pour moi d’en louper la majeure partie. Voici ce que j’en retins : « La bonne nouvelle, c’est que Ricardo, Terry, Ash et Boom vont s’en sortir. Sitôt cette mission terminée, on repart tous en Allemagne. OK, on entraînera les nouvelles recrues dans la semaine, mais on aura les week-ends pour nous. Et on ne quittera pas ce pays tant que notre unité ne sera pas de nouveau au complet. » Ça m’arriva sans prévenir. Et, franchement, qu’est-ce que j’aurais fait si j’avais eu la nausée ? ou si je m’étais évanouie ? Vous rigolez ou quoi ? Entourée des gars les plus coriaces de la planète ? Je n’aurais sans doute pas bougé si une météorite avait traversé le plafond pour atterrir sur mes genoux. Et c’est ce que fit mon corps, d’ailleurs. Je restai assise là à respirer et à battre des paupières comme si j’écoutais attentivement ce que disait Dave, pendant que le Magistrat me suçait l’âme jusqu’en enfer. Mon frère avait presque terminé quand je revins à moi. Son auditoire parut plus ou moins requinqué. Sauf moi. J’avais l’air pâle. Les lèvres légèrement bleuies sur le pourtour. Cassandra s’était mise à me regarder d’un air inquiet. Il était temps de replonger dans mon corps. Je me débrouillai pour ne pas hurler. Enfin à peine. Je ne pus m’empêcher de haleter malgré tout. Je m’enfonçai les ongles dans les cuisses. Bon sang ! on aurait dit que mes organes avaient fait un bond de trente centimètres. Et je vous assure qu’ils ne sont pas censés rivaliser avec les ballets Riverdance. Cassandra se pencha vers moi et tendit la main en chuchotant : — Vous allez bien ? — Ne me… soufflai-je. Trop tard. Sa main se posa sur la mienne, rien qu’un instant, avant que je la retire vivement. Des yeux horrifiés se plantèrent dans les miens. Je devais avoir l’air un poil furax, j’imagine. J’aurais voulu trépigner comme une gamine en criant : « Bas les pattes ! » Dave était un chef bien trop doué pour s’interrompre pour se confronter à nous, mais son regard m’indiqua qu’on était repérées. — Alors revoyons le plan, continua-t-il. Dès qu’il fait nuit, on repère les lieux. Rappelez-vous de ne parler à personne. Otto n’étant plus parmi nous, seul Cole connaît assez bien le farsi pour passer pour un autochtone. Et même déguisé, il a l’air suffisamment étranger pour que la plupart des gens ne se fassent pas prendre. — Tu plaisantes ? intervint Cam en désignant Cole d’un air faussement dégoûté. On dirait un prof de théâtre de lycée qui aurait forcé sur la colle et la laine de mouton ! — Eh ! je te ferais dire que c’est pas un postiche ! rétorqua Cole en tirant sur sa barbe, avant de sourire jusqu’aux oreilles. Je ressemble au gars qui vend du shit à l’arrière de mon van peace and love, pas vrai ? Même Dave rit de sa remarque. — Si vous vous retrouvez coincés, rappelez-vous que vous êtes des étudiants canadiens avec de la famille à Téhéran. Vous avez tous un passeport et des papiers d’identité pour le prouver. Ne les perdez pas. Natch, ton appareil photo est prêt ? Natch tapota la poche de sa chemise à carreaux : — Ouais. — Bien. Il nous faut le plus d’images possible. On recréera l’intérieur du lieu dans l’un des étages du dessus, pour qu’on puisse répéter le raid à notre retour. Il n’eut pas besoin de préciser qu’ils n’auraient qu’une seule occasion d’agir. Aucune erreur n’était permise. Toutefois, avec une taupe dans l’unité, il ne pouvait leur dire qu’ils allaient repérer un lieu bidon et s’entraîner pour rien. Seuls Dave, Vayl et moi connaissions la date, l’heure et le lieu exacts du rendez-vous entre le Magicien et sa destinée. Si on débusquait la taupe auparavant, l’équipe de Dave se joindrait à nous. Sinon, Vayl et moi allions devoir agir seuls. Chapitre 8 Une fois la réunion terminée, je fis un signe de tête à Dave et à mon équipe, et tous me suivirent dans la chambre où Vayl dormait à poings fermés. Sans respirer. Dingue, non ? Une des raisons pour lesquelles il me fascinera toujours. Avant que qui que ce soit puisse parler, je levai la main droite et désignai Bergman de la gauche. Il sortit son portefeuille de sa poche, en extirpa un objet de la taille d’une carte de crédit, puis rangea le portefeuille. La carte à plat dans une main, il y passa le pouce sur toute la longueur. On entendit un léger vrombissement, puis de toutes petites ailes se déployèrent à chaque angle de la carte, qui ressembla alors à une lame de scie miniature. Il la lança en l’air, à la manière d’un Frisbee. Mue par sa propre énergie, elle voleta dans la pièce en décrivant des cercles de plus en plus rapprochés. Lorsqu’elle eut fini son balayage, elle acheva sa trajectoire près du lit, où une lampe à l’abat-jour blanc était posée sur une table ronde et dorée. Je fis un signe de tête à Cole. Vérifie. Tandis qu’il cherchait le micro, la carte se déplaça vers un valet de nuit en merisier avec siège incorporé. Ensuite, elle tomba à terre, ce qui signifiait qu’elle n’avait détecté que deux engins. Je trouvai ce deuxième micro inséré dans la jambe du valet de nuit. Je fis alors signe à Bergman de venir s’en charger. Il sortit une minitrousse à outils de sa poche. Elle contenait un compte-gouttes avec un bouchon à l’autre extrémité. Il retira celui-ci et baigna le micro dans le liquide. Cole avait trouvé l’autre micro et il fit de même avec la lampe. — OK, on peut parler, maintenant, soupira Bergman, en rangeant le compte-gouttes et la carte détectrice. — Est-ce que la taupe ne va pas trouver bizarre que ses micros aient cessé de fonctionner pendant qu’on était dans cette pièce ? s’enquit Dave. Bergman secoua la tête : — Je les ai juste dopés avec… euh… (Il me lança un regard en plissant le nez et la lèvre supérieure d’un air de dire : « C’est pas vos oignons »)… disons qu’il s’agit d’un composant robotique qui fait comme si le micro captait les conversations. Celui qui nous écoute aura l’impression d’entendre des mots et des bribes de phrases, mais c’est uniquement du charabia préprogrammé. Il mettra ça sur le dos de difficultés techniques et pas sur le nôtre. — T’es drôlement doué ! Bergman rayonna. — Notre taupe aussi, ajoutai-je en guise d’avertissement, au risque d’entamer l’ego de Miles. On a mis un point d’honneur à garder un œil sur Vayl toute la journée, puisqu’il représente une menace évidente pour le Magicien. Personne n’est entré ici sans la présence d’un membre de notre équipe. Mais on savait qu’on avait affaire à quelqu’un d’habile, j’imagine. Et pour l’heure, c’est pas la première de nos priorités. (Je décrivis mon nouveau voyage astral et l’incident avec le Magistrat.) Il a prétendu pouvoir me retrouver partout, tant que j’avais cette marque sur moi. (Je résistai à l’envie de me frotter le front. Enfin, presque.) Je suis sûre que c’est tout aussi valable pour les Pillards. Et Raoul et ma… (J’observai Dave à la dérobée et remarquai qu’il fronçait les sourcils, avant de décider d’omettre le fait qu’on avait peut-être un parent proche en enfer.)… Euh… Raoul a dit qu’il me fallait enlever cette marque démoniaque. Donc… quelqu’un a-t-il une suggestion ? Bergman regarda Cassandra. — Vous voulez que j’aille chercher l’Enkyklios ! Tout le monde le dévisagea. Et je pense qu’on comprit tous que son désir de s’intégrer, de s’ouvrir aux autres, était sincère. Et que celui-ci l’entraînerait là où il n’aurait jamais pensé mettre les pieds. Trois semaines plus tôt, il n’aurait même pas touché la bibliothèque surnaturelle de Cassandra avec des gants. Alors qu’il était désormais prêt à admettre que si la moindre info existait, elle serait sans doute contenue par l’Enkyklios. Cassandra secoua la tête. — Merci, mais… non, je… je sais déjà quoi faire. Tout en se mordillant la lèvre, elle s’avança vers la fenêtre et écarta la lourde tenture bleue. Un rayon de soleil illumina ses mains et son visage, sa bouche qui tremblait et les plis se creusant entre ses sourcils finement arqués. Pour avoir déjà été témoins de cette expression, Cole et moi connaissions la marche à suivre. Il saisit un coussin sur la banquette placée au pied du lit et le lui tendit. Je pris Cassandra par l’épaule et la lui tapotai affectueusement. Comme elle plaçait le coussin contre sa poitrine, en luttant avec ses souvenirs qui risquaient de susciter un torrent de larmes, on s’approcha suffisamment d’elle pour lui parler, si on choisissait tous de chuchoter. Ce que tout le monde fit. Au début, du moins. — Vous avez l’air drôlement épouvantée, dis-je. Qu’est-ce qui se passe ? — J’ai vécu une centaine de vies. Il est donc inévitable que je préfère en oublier quelques-unes, je suppose. Bergman entra dans notre cercle. — Vous n’avez pas besoin de murmurer, vous savez. Mes brouilleurs de micro ne sont pas des prototypes. Les innovations de Miles avaient tendance à griller ou à exploser de manière inopinée. Cassandra soupira. — Ce n’est pas… (Elle secoua de nouveau la tête en lui souriant :) Vous êtes un original. (Elle regarda Dave, debout au milieu de la pièce, un peu à l’écart.) Venez, dit-elle après un instant d’hésitation. Rejoignez-nous. Il acquiesça, se mêla à notre petit groupe, comme s’il venait nous rejoindre pour démarrer une nouvelle partie de chat perché. Cassandra planta son regard dans le sien. Comme les larmes lui montèrent aux yeux, elle baissa la tête. — Dans les années 1500, j’ai vécu sur une île près d’Haïti. Elle était petite et appartenait à un fermier négociant du nom d’Anastas Ocacio. (Elle grimaça, comme si les mots ne pouvaient s’échapper de sa bouche.) Ocacio se prenait pour un aristocrate. Malgré la chaleur, il portait des bas, des jarretières et une longue toge qui balayait le sol. Il se huilait les cheveux, pleins de pellicules, et empestait si fort qu’on tirait à la courte paille pour décider de celui ou celle qui lui servirait à souper. La première fois que je suis allée à sa table, il m’a attirée à lui pour me glisser à l’oreille : « Tu ne peux me résister. » J’ai manqué de m’évanouir devant la pestilence de ses dents gâtées. (Elle haussa les épaules, comme pour chasser le souvenir de cet homme, mais il était ancré dans sa mémoire.) Ma condition étant ce qu’elle était à l’époque, je n’avais guère le choix en la matière. Elle se tut, nous laissant le temps de faire le lien. Ce qui nous prit un petit moment. Même quatre cents ans plus tôt, les femmes pouvaient balancer un verre de vin à la figure d’un type louche aux mains baladeuses et le foutre dehors à coups de pied au cul. Mais une femme noire ? Je ne voyais qu’une seule condition susceptible de laisser un choix si réduit. — Cassandra, murmurai-je, vous étiez esclave ? Elle hocha la tête à la manière de Vayl. Un acquiescement à peine perceptible. Dave lui prit aussitôt les mains. La détresse qui se lut sur le visage de mon frère parut la stupéfier. — Je suis désolé, dit-il. — Ça n’a rien à voir avec vous, dit-elle. — On est des Blancs, intervins-je d’une voix lugubre. On ne peut rien y faire si ces connards avaient la même couleur de peau que nous. Mais ça n’enlève rien à notre honte. Cassandra nous dévisagea à tour de rôle, avant de hocher enfin la tête. — Après cette première nuit, je me suis juré de mourir avant qu’il me touche de nouveau. (Encore en ce jour, des siècles plus tard, ces souvenirs la bouleversaient. Cole tendit la main pour la soutenir et elle le remercia du regard.) Toutefois je savais comment invoquer les démons. Quand je vivais à Seffrenem… mon pays, ajouta-t-elle à l’adresse de Dave, nous luttions souvent contre les sectes démoniaques. Et nul ne saurait les combattre sans connaître leurs méthodes. — Qu’avez-vous fait ? s’enquit Bergman. — J’ai rassemblé une petite liste d’ingrédients, des produits courants qu’on trouve dans n’importe quel garde-manger. Lorsque ma mixture a été prête, cela ressemblait à une coupe remplie de brique pilée. Je me suis assise au centre d’un cercle de protection et j’ai peint la marque autour de mes yeux. Ensuite j’ai piqué mon doigt et laissé le sang couler autour de moi, tout en psalmodiant les paroles incantatoires. — Et qui vous est apparu ? demandai-je, en m’attendant plus ou moins à ce qu’elle décrive le Magistrat. — Une démone. J’ai rarement vu pareille beauté. Et pourtant elle m’horrifiait. Ça vous paraît logique ? — Et comment ! Cassandra passa donc un accord avec le diable, qui emmena Anastas Ocacio dans un long voyage mouvementé au terme duquel il implora la clémence à cor et à cri. — Ils mirent trois jours à rassembler les divers morceaux de sa personne, acheva Cassandra. Et au quatrième j’avais quitté l’île. Et trouvé un saint homme. — Il a donc retiré la marque ? s’enquit Dave. — Non. Mais il a béni l’eau avec laquelle je me suis lavé le visage. Puis m’a confié une prière bien spécifique qui me protège contre le retour du démon. Tant que j’accomplis ces deux choses chaque jour à mon réveil, rien ne peut m’arriver. — Attendez voir, intervint Cole. Ça veut dire que vous vous lavez la figure à l’eau bénite depuis quatre cents ans ? — Oui. — Sans oublier une seule fois ? — Oui. — Sinon le démon vient vous chercher ? — Oui. — Waouh ! j’essaie de me rappeler la dernière fois que j’ai fait un truc pendant un mois d’affilée. — Vous vous rasez. Il se gratta la barbe. — Oui, en général. — Vous vous brossez les dents. — C’est vrai. — C’est le même genre de routine pour moi. — Vous savez quoi ? Je pense que je vais quand même éviter les démons. Cassandra hocha la tête, l’ombre d’un sourire passant sur ses lèvres. — Ça vaut sans doute mieux. Bergman reprit la parole : — Donc, Jaz a simplement besoin de laver la partie marquée à l’eau bénite, apparemment. Sauf que…, hésita-t-il en me regardant, tu sais au moins où elle est placée ? Je revis le Magistrat presser l’index sur mon front. Et ma mère en train de le frotter à m’en arracher la peau, tandis qu’elle disait d’une voix plaintive : « Ça ne veut pas partir. » — Je crois que oui, répondis-je. Chapitre 9 Après une brève interruption durant laquelle j’oignis mon front, appris la prière de Cassandra et me sentis suffisamment coupable de ne pas appeler un prêtre pour superviser l’opération, en dépit du danger évident que cela aurait fait courir à mon amie… je passai au sujet suivant à l’ordre du jour. — Donc, maintenant que le Magistrat ne peut plus s’en prendre à moi, pourquoi pensez-vous qu’il m’a laissé partir ? Qu’est-ce qui me fait penser que Matt m’a sauvée ? — Ça dépend de ce qu’il sait à ton sujet, déclara Dave. Si on considère ça d’un point de vue stratégique, en tout cas, tu dois te demander ce que ça peut lui rapporter de te relâcher, s’il pense que tu n’es qu’une fille parmi tant d’autres, au lieu de… — D’une Sensitive morte à deux reprises et ressuscitée deux fois par Raoul. Afin de combattre pour Raoul. — Donc, en supposant que le Magistrat se débrouille pour découvrir ton passé, qu’est-ce qu’on sait au juste sur Raoul ? demanda Dave. On s’interrogea du regard. En fait, on ne savait pas grand-chose. Dès lors qu’on tenta de traduire par des mots ce qu’on sous-entendait, rien ne s’échappa de nos lèvres. Ce qui nous rendit d’autant plus stupides d’avoir cru à ces suppositions. Bref, on était sûrs d’une chose : Raoul était comme une force surnaturelle au service du bien de l’humanité. Et on œuvrait pour lui. Et là ça risquait de m’attirer des ennuis. Je fouillai dans ma veste en quête de mon jeu de cartes. J’aurais aimé les battre afin de me détendre, mais j’allais devoir me contenter de les tenir en main et d’arpenter la pièce. — OK, tâchons de nous mettre à la place d’un démon. Qu’est-ce qu’ils veulent toujours ? — Les âmes, répondit tout le monde en chœur. — Celui-ci aurait pu voler la mienne sans problème. J’étais à sa merci, mais il m’a laissé filer. — Pour appâter un plus gros poisson ? suggéra Dave. — Comme Raoul ? dis-je. Si j’avais pensé que Matt travaillait de son côté pour Raoul, est-ce que je me serais précipitée vers lui pour exiger une explication ? Ouais, peut-être. Même si c’aurait signé mon arrêt de mort. Auquel cas, le Magistrat aurait pu facilement me suivre, en raison de la marque. Il aurait pu attraper Raoul pendant que l’autre baissait la garde et sans doute m’emporter avec lui dans la foulée. — Est-ce qu’on devrait le prévenir ? Je lorgnai mon frère en fronçant les sourcils : — Ça vous arrive jamais de causer tous les deux ? Il parut subitement fasciné par la tringle à rideaux. — C’est le travail que je suis censé accomplir. J’imagine que s’il a un problème avec mes prestations, il me le fera savoir. OK. Dave remplissait donc davantage un rôle de consultant. Comme Bergman. Et Raoul attendait juste le moment adéquat pour faire appel à ses compétences. Ce qui pouvait durer une éternité s’ils devaient en discuter. Car la communication est un couteau à double tranchant chez les mecs. D’un côté, ils pensent presque toujours ce qu’ils disent. Plutôt réconfortant, je sais. D’un autre côté, pour arriver à le leur faire admettre, autant demander à un cadavre de faire des claquettes. Non pas que ce soit impossible. Mais c’est drôlement épuisant. Sans parler de l’investissement en fil de pêche haute résistance et en vidéos de Fred Astaire. — OK, je vais lui parler, soupirai-je. Au fait, Grâce n’est pas notre taupe. Vayl et moi l’avons surveillée à tour de rôle quasiment depuis notre arrivée. On trouvait son comportement des plus… suspects, dis-je en m’excusant presque, à présent que je la savais innocente. (Elle était casse-couilles, mais loyale.) Elle n’est pas venue du tout dans cette pièce. — Alors il nous reste qui ? murmura Dave d’une voix triste. La taupe, c’est Cam, Jet ou Natchez. Il s’approcha de la banquette et s’y affala, en joignant les mains entre ses genoux, les yeux rivés au tapis richement décoré. Cassandra alla s’asseoir auprès de lui. — Pouvez-vous nous en dire plus au sujet de ces hommes ? demanda-t-elle. — Et vous ? répliqua-t-il. Pourquoi ne pas les toucher simplement et m’annoncer ensuite qui m’a trahi ? Elle tressaillit comme s’il l’avait frappée. — Désolé, dit-il aussitôt. Je n’arrive pas à croire que… Vous ne pouvez pas vous imaginer tout ce qu’on a traversé ensemble. — Dans notre plan d’origine, je devais essayer de découvrir leurs desseins par la divination, lui assura Cassandra. Malheureusement, quelque chose s’est produit au moment où je vous ai touché. J’ai eu peur d’en parler. Et j’avais un doute jusqu’à ce que je fasse à l’instant le lien avec Jasmine. Et rien n’est arrivé. Alors j’ai compris. Tout est embrouillé chez moi. J’imagine qu’on était tous bouche bée, comme des phoques au zoo, dans l’espoir qu’on nous balance des poissons dans la gueule. Elle eut les larmes aux yeux : — Ce n’est pas quelque chose que je peux maîtriser. On ne peut pas prévoir ce genre de situation ! — Qu’est-ce qui est embrouillé au juste ? demandai-je. Cassandra a tendance à se tordre les mains quand elle est nerveuse. Comme elle portait des tas de bagues sur ses longs doigts graciles, je m’étonnais de ne pas voir tous ces petits anneaux dorés sauter de ses phalanges comme des puces. Elle observa Dave du coin de l’œil puis refusa de se retourner vers lui pendant qu’elle m’expliquait : — Parfois une voyante anéantie par une forte émotion est tellement submergée par toutes les possibilités que celle-ci lui offre qu’elle ne peut avoir d’autres visions. C’est ce qui m’est arrivé. Il me fallut une demi-seconde pour piger et puis… Ah ! OK, j’y suis ! — Vous voulez dire que… — Oui, m’interrompit-elle. Exactement. — Je ne comprends pas, intervint Cole. (Il alla s’asseoir sur la chaise du valet de nuit. Sa tenue me parut bizarre, encore que sa chemise à rayures blanches et beiges et son pantalon vert olive n’étaient pas si différents des vêtements des autres mecs. Puis je réalisai qu’il n’avait pas ses habituelles baskets montantes rouges.) Ça veut dire que vous êtes trop effrayée pour voir ? lui demanda-t-il. — Non. — Alors c’est quoi ? questionna Bergman. Cassandra m’implora du regard. Je secouai la tête, car je doutais trop de ce que j’éprouvais pour être capable de le décrire à haute voix. — Je crois que vous allez devoir le leur expliquer, repris-je. — Maintenant ? Dave prit la main de Cassandra dans la sienne. Elle écarquilla les yeux et un sourire perplexe anima son visage, tandis qu’il disait : — Écoutez, quelle que soit votre aide, je l’apprécierai. Je n’en peux plus de me creuser la cervelle pour savoir lequel de mes frères d’armes m’a planté un couteau dans le dos. — Je veux réellement vous aider, répliqua Cassandra en baissant vivement la tête. Mais je ne peux le faire en ce moment. (Elle haussa les épaules et s’exprima d’une voix si basse que je pense que seuls Dave et moi l’entendions.) Peut-être que l’amour est vraiment aveugle. Dave la contempla l’espace de quelques secondes avant de perdre tous ses moyens. Comme si un chirurgien plastique lui avait glissé sous le nez une photo réalisée par ordinateur en disant : « Vous voyez ? Je peux vous rajeunir de dix ans ! » Avant que nos nouveaux tourtereaux puissent roucouler en paix, je me tournai vers Bergman : — On a besoin de découvrir comment s’y prend notre traître pour contacter le Magicien. Personne n’a quitté la ferme, mais soit le Magicien, soit un de ses apprentis sorciers savait comment ressusciter ces zombies. Ça t’inspire quoi ? — Que la taupe devait porter un microémetteur. Ou plutôt qu’elle l’avait caché sur quelqu’un d’autre. Ainsi le Magicien était au courant pour les Pillards. Mais elle devait encore prévenir le nécromancien pour qu’il ranime les zombies, car elle n’aurait pas couru le risque de s’approcher de toi ou de Cole… au risque de se faire repérer par votre Sensitivité. (Bergman se tourna vers Dave, qui semblait ne pas pouvoir détacher son regard de Cassandra, laquelle avait soudain l’air fascinée par le couvre-lit.) Hé ! Roméo ! reprit Bergman en agitant les mains, tel le gars du pont d’envol qui fait signe à son pilote de décoller du porte-avions. — Euh… ouais, répondit Dave avec un sourire en coin que je n’avais plus vu sur ses lèvres depuis ses dix-huit ans. Bon sang ! qu’est-ce qui était arrivé à notre soldat pur et dur ? Était-il vraiment sous le charme de notre médium aux yeux troubles ? — Je pense à un signal muet, poursuivit Bergman en lorgnant le couple d’un air dubitatif. (Moi-même, je n’étais pas certaine qu’ils écoutent.) Il existe deux ou trois méthodes qu’ils ont pu utiliser. On peut les tester si tu veux. Bien sûr, on va devoir aller chercher le matériel sur Mars, mais je suis sûr qu’on sera de retour pour le dîner. Bergman me regarda en haussant les sourcils comme Dave hochait la tête en jetant des coups d’œil sur Cassandra. — Il est salement atteint, murmura Miles. — Et elle aussi, renchéris-je. — Qu’est-ce qu’on va faire ? marmonna Cole. On a besoin de Dave avec toutes ses facultés. Après tout, c’est un peu lui le chef. En fait, si on devait aller au fond des choses, c’était Vayl qui commandait. Mais j’étais pas d’humeur pour ce genre de subtilités. Je pris le temps d’observer mon jumeau, tandis qu’il se penchait vers Cassandra, dont il ne lâchait plus la main, pour chuchoter à son oreille. L’espace d’une seconde, l’expression de mon frère me dérouta, car je ne l’avais pas vue depuis longtemps. — En plus, il est heureux, ajoutai-je à l’adresse de mes coéquipiers. (Et je compris, quoi qu’il en soit, que je devais éviter d’intervenir et laisser cette relation suivre son cours.) Accordons-lui au moins ça, ne serait-ce que quelques minutes. Je suis quasi certaine qu’aucun des deux tourtereaux ne remarqua qu’on quittait la pièce. Chapitre 10 Cole, Bergman et moi nous étions retranchés dans la chambre des filles. Après avoir réitéré le coup de la carte volante détectrice de micros, on découvrit qu’il n’y en avait aucun. Rien de surprenant. Pourtant on se tenait serrés les uns contre les autres sur le lit au cadre argenté, tout en parlant à mi-voix comme des gosses qui vont se raconter d’horribles histoires de fantômes. — OK, dis-je, on a trois suspects sur qui on doit apprendre un maximum de choses en peu de temps, sans qu’ils se doutent qu’on se renseigne sur eux. Une idée ? — On les saoule et on engage des strip-teaseuses, répliqua Cole aussitôt. En vingt minutes tu sauras tout ce qu’il te faut savoir. — Superplan si on était à Miami, ironisai-je. Mais j’ai comme l’impression qu’ils sont à court de strip-teaseuses à Téhéran. Et je crois bien que tu nous as dit que les gens préféraient boire du thé, ici. N’ayant plus d’ongles à ronger, Cole attaqua les boutons de sa chemise. Il recracha immédiatement. — Le plastique, ça craint. Bon sang ! j’ai besoin de chewing-gum ! — J’en peux plus ! répliquai-je. (Je détachai le fourreau de mon poignet droit, posai ensuite la seringue d’eau bénite sur la table de chevet et lui tendis le reste.) Tiens, essaie de mastiquer ça ! Ça doit avoir le goût d’une vieille godasse, mais le cuir est bon pour tes dents, j’imagine. Et peut-être que ça t’aidera à revenir à la réalité. De l’alcool et des strip-teaseuses ! Je rêve ! Bergman me tapota le genou : — Je réfléchissais au moyen qu’emploie la taupe pour contacter le Magicien. — Je t’écoute. — Notre gars porte un émetteur sur lui, ça ne fait aucun doute. Mais l’engin est peut-être implanté sous sa peau, alors mieux vaut le chercher d’une autre façon. D’une manière ou d’une autre, il doit pouvoir l’activer pour envoyer ses messages. On doit donc repérer les gestes bizarres qui n’ont pas l’air de coller avec ce qu’il dit ou fait au même moment. — Ça m’a l’air assez facile, reprit Cole, qui commença de se toucher à différents endroits au hasard. Voilà les signaux que mon père utilisait au base-ball, expliqua-t-il comme il pressait le pouce sur l’aile de son nez, puis tirait un petit coup sur le lobe de son oreille gauche, avant de glisser la main en travers de sa poitrine. Ce qui voulait dire : « Frappe la balle mais pas trop fort, pars en courant, et si elle est hors jeu dès le premier coup, file à la buvette et rapporte-moi un Dr Pepper. » — Ça m’étonnerait que ça soit si évident, dit Bergman. — On sait jamais, insista Cole. Quand un mec se gratte les couilles, ça veut pas forcément dire qu’elles le démangent. — OK, intervins-je en levant les mains. Basta la discussion testiculaire. Basta le base-ball. Même si je vois bien à quelle vitesse tu peux passer de l’une à l’autre, Cole, je doute que la chaleur accumulée dans le camion pendant le trajet ait mis ton cerveau en ébullition. Bergman, qu’est-ce qu’on devrait observer, sinon ? Il se mit à tripoter son lacet de chaussure. — Quand j’y réfléchis, ça paraît nul d’en parler maintenant. Je n’étais pas certaine qu’un gars dont le génie dépassait de loin la moyenne puisse encore se soucier d’avoir l’air ridicule en présence de ses potes, mais je commençais à croire que ses problèmes s’atténueraient de manière drastique dès lors qu’il pourrait dénicher la femme idéale. Quelqu’un qui lui donne sa dose quotidienne de bien-être qu’il en ait ou non besoin. Pour ma part, je n’aurais sans doute pas la patience. — Allez, accouche ! Si on rigole, t’as le droit de nous frapper. — Mais pas sur le bras, précisa Cole. Il me fait encore mal, après toutes les piqûres qu’ils nous ont faites avant de prendre l’avion pour venir ici. Tu peux me donner un coup de poing dans le ventre, mais laisse-moi le temps de me préparer. Houdini est mort à cause d’un gars qui ne l’a pas prévenu, tu sais. Je regardai Cole avec le peu de patience qui devait rester à une instit de maternelle ayant oublié d’avaler son Zoloft. — Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? — J’ai un besoin irrésistible de faire une bulle de chewing-gum, répondit-il. Je pris sa main droite qui tenait le fourreau de ma seringue et lui collait le cuir dans la bouche. Comme si je donnais la tétine à E.J., ma nièce. Détente instantanée des muscles faciaux. Frisson parcourant tout le corps, comme si le stress venait de traverser l’épidémie. Et pourtant, on discernait au fond de ses yeux une petite boule de nerfs menaçant d’exploser à la seconde où il cesserait de mastiquer. Non, ce n’était pas seulement le manque de chewing-gum… Autre chose devait le mettre à cran. Je pouvais toujours le sonder, mais ça ne mènerait nulle part avec un autre mec dans la pièce. Ça faisait partie de leur code. Je ne le comprenais pas. Mais je le respectais. Comme le fait d’exiger le silence quand ils utilisaient l’urinoir. Il y avait certaines choses que les hommes ne disaient pas en présence de leurs semblables. Je me tournai vers Bergman : — Vas-y. — Tous les deux, vous êtes des Sensitifs ? — Exact. — Eh bien, j’ai l’impression que la taupe pourrait être un alterhumain. Et communiquer avec le Magicien par télépathie ou tout autre moyen non traditionnel. Auquel cas l’un de vous deux devrait pouvoir le repérer. — Mais on ne l’a pas senti, dis-je. Bergman acquiesça. — Ça pourrait vouloir dire qu’il se protège d’une manière ou d’une autre. Et vous risqueriez de percevoir son bouclier. Cole et moi, on échangea un regard dubitatif. Depuis le peu de temps qu’on se connaissait, on avait appris que nos Sensitivités différaient pas mal. On pouvait tous les deux détecter des vampires. Mais j’étais seule à repérer les Pillards. En revanche, Cole localisait les sorcières et les loups-garous. Et les pouvoirs conférés par notre Sensitivité divergeaient tout autant. Comme ni lui ni moi n’avions remarqué qu’un truc clochait dans l’équipe de Dave, la deuxième hypothèse de Bergman ne tenait pas vraiment la route. — J’imagine qu’on ne risque rien à tenter le coup, dis-je à Cole. — Qu’est-ce qu’on fait alors ? demanda-t-il. On s’avance vers eux et on les renifle ? Ben voyons, songeai-je en tripotant mon jeu de cartes, trois membres des Forces spéciales hyperentraînés ne vont rien soupçonner si on se met à fourrer notre nez dans leurs affaires. Surtout après qu’ils auront échangé leurs impressions. Je venais d’ouvrir l’étui pour sortir les cartes, quand une idée me traversa l’esprit. L’idéal serait d’étudier nos suspects sans qu’ils se demandent pourquoi on les observe. — Cole, repris-je, si t’allais voir si nos camarades n’ont pas envie d’un petit poker ? Chapitre 11 Les Iraniens mangent par terre. Donc, comme on n’avait pas de table à jeu à portée de main, on s’assit sur le tapis du salon devant la cheminée. Ça me rappelait bizarrement ma colo chez les jeannettes, quand on jouait aux cartes sous la tente, après avoir fait rôtir des marshmallows et écluse toutes les chansons qu’on connaissait. On forma un cercle, la plupart d’entre nous s’assirent en tailleur. Seuls Dave et Cassandra manquaient. Ils avaient choisi de passer le reste de l’après-midi à la cuisine à boire du thé en papotant comme des coiffeuses. En toute autre circonstance, j’aurais asticoté Dave comme une folle. Mais en présence de sa fidèle équipe, je retins ma langue et réservai tout ça pour un usage futur. Un de ces jours, il viendrait en perm pour Noël et là… Gare à toi, frangin ! Je ne vais pas te lâcher ! — OK, qu’est-ce que vous dites de ça ? dis-je en retirant mon jeu de cartes de son étui tout mou et délavé. C’est le donneur qui choisit la variante du jeu et les jokers avant chaque coup. La première mise est de 7 900 rials. On nous avait donné à tous plein d’argent iranien avant notre départ. Je venais juste de leur annoncer qu’il leur en coûterait un dollar pour entrer dans la partie. Ils traînaient depuis suffisamment de temps dans cette région du globe pour me comprendre. Tout le monde semblant bien disposé, je coupai le jeu, puis mélangeai chaque moitié en courbant les cartes avec mes pouces comme je l’avais fait des dizaines de milliers de fois. Elles m’échappèrent des mains comme si elles avaient été soudain montées sur ressort. — Très drôle, commenta Cam, son œil espiègle enlevant toute ironie au ton de sa voix. Maintenant, tu vas nous montrer comment tu les ramasses, Jaz ? Tout le monde éclata de rire. Sauf moi. OK, pas de panique. C’est juste un spasme musculaire. Peut-être que tu manques de potassium. Je récupérai les cartes éparpillées et rassemblai le paquet. Bon ! concentre-toi. Fais comme si t’étais une débutante. Comme si grand-mère May était assise à coté de toi, et guidait patiemment chaque geste dans son moindre détail. Je surveillai mes doigts tandis qu’ils accomplissaient ces mouvements familiers dont l’effet se révélait si apaisant pour mon esprit torturé. Ils cessèrent de fonctionner au moment d’aborder l’étape numéro trois. Comme si mes muscles avaient été gravement endommagés à mon insu. En tout cas, mes copains de poker ne se moquèrent pas de moi cette fois. Peut-être qu’ils remarquèrent l’expression de mon visage. J’essayai de prendre un air détaché, mais la garce qui sommeille en moi refusait de me laisser nier la cruelle vérité. Assise sur son habituel tabouret de bar, elle sirotait son whisky et regardait son reflet toutes les deux minutes dans la glace, en balançant sa jambe gainée de noir juste ce qu’il faut pour que les mecs alentour espèrent voir sa minijupe de cuir rouge remonter sur ses cuisses. — Pauvre abrutie, éructa-t-elle en rajustant une mèche de cheveux, ses boucles d’oreilles argentées étincelant comme des poignards. J’en reviens pas que ce soit le sacrifice que t’as dû faire pour aller en enfer. Et tout ça dans quelle intention ? Une mise en garde contre les Pillards ? Bravo. Comme si ça t’avait aidée. T’as un aperçu de l’endroit où se trouve maman ? Comme si tu ne l’avais pas déjà deviné. T’as pu voir le Rapace de près ? Comme si tout journaliste digne de ce nom n’allait pas publier la nouvelle en exclu quand Samos décidera que c’est le moment. Tu t’es fait baiser, ma belle. Et pas de la manière la plus agréable non plus. Je contemplai les cartes qui jonchaient le motif de tulipes rouge vif du tapis sur lequel on était assis, et j’eus envie de tracer une ligne à la craie tout autour du jeu épars comme sur une scène de crime. Avant de prévenir son plus proche parent. Hé ! c’est moi ! Oh ! bon sang ! ça craint. Je regardai mes mains ramasser les cartes, sachant que je ne trouverais plus jamais de réconfort dans les figures parfaites que j’exécutais en battant mon jeu. Je luttai contre l’envie urgente de fondre en larmes. Pas de pleurnicheries, m’ordonnai-je. Garde ton sang-froid. Réfléchis ! Pas question de renoncer au battage de cartes apaisant pour l’une ou l’autre des raisons dont ma « garce intérieure » avait fait la liste. Il y avait forcément autre chose, un truc que j’avais loupé quand Raoul et moi traversions le terrain de jeu de Satan. Un élément clé. Mais c’était pas le moment de me repasser cette visite. Le devoir m’appelait. L’heure est venue de débusquer la taupe, me murmurait-il d’un ton encore plus séduisant que le bruissement des as sur les jokers. J’avais survécu à des pertes bien pires que celle-ci. Je m’en remettrais. Tant que je garderais mon boulot. Je tendis les cartes à Cole, assis à ma gauche. — Bats-les pour moi, tu veux ? Je m’adossai et posai les mains sur mes genoux. Me sentant vulnérable, Grâce l’Amazone s’appuya contre la cheminée et grimaça un sourire paresseux : — T’as des réflexes de félin, prononça-t-elle d’une voix traînante. Je comprends pourquoi ils t’ont choisie pour cette mission. Dommage que tu ne sois pas la traîtresse. J’aurais adoré te découper en morceaux et les jeter en pâture à tous les rats de la ville. Je pris mon temps pour lui répondre, en essayant de jauger la réaction de ses camarades à ce que j’allais dire. Je décidai qu’ils apprécieraient de me voir prendre de la hauteur. — Eh bien, mes instructeurs se sont vite aperçus qu’ils avaient intérêt à m’apprendre à tuer aussi bien avec mes pieds qu’avec mes mains. Heureusement qu’ils faisaient les choses à fond, non ? Ma réplique me valut des éclats de rire qui vexèrent juste assez Grâce pour me requinquer. Cole me tendit le jeu, qu’il venait de battre. J’optai pour un poker fermé, avec valets de cœur et de pique en jokers, et tout le monde misa. Ce qui est génial au poker, c’est que les gens s’attendent qu’on les mate tout le temps. Donc, pendant l’heure qui suivit, Cole, Bergman et moi, on put espionner nos proies sans vergogne. Comme Jet adorait parler, on découvrit que ses parents s’étaient rencontrés au Vietnam et vivaient à présent en Californie. Sa grande sœur enseignait le violon à la fac et son petit frère jouait de la batterie dans un groupe de rock. Jet n’avait pas encore trouvé la femme idéale, mais quand ça lui arriverait il prévoyait de quitter l’armée pour ouvrir une pizzeria, parce que « les pizzas, c’était ce qu’il y avait de meilleur au monde ! Pas vrai ? ». On se tapa les uns les autres dans la main en étant bien forcés d’admettre qu’il disait vrai. Jet jouait de manière agressive, en gagnant et en perdant beaucoup, en bluffant quand il aurait dû se coucher. En tout cas, on ne s’ennuyait pas avec lui ! Natchez et Bergman, qui s’admiraient déjà mutuellement, trouvèrent encore d’autres raisons de se respecter. Bergman se couchait environ six fois sur dix, ce qui lui permettait d’être tout ouïe quand Natch se lançait dans une nouvelle anecdote époustouflante. Apparemment, quand il ne faisait pas de la corde raide, il longeait un précipice. Chaque histoire, qu’il soit pourchassé par un grizzly dans un lac, qu’il saute en parachute du haut du Perrine Bridge[3], ou qu’il skie hors piste à Crystal Mountain[4], laissait Bergman bouche bée. — Alors, on était là avec nos tubas, déclara Natch, qui misa l’équivalent de trois dollars avant de poser un bras sur le coussin du divan ultra-rembourré derrière lui, et on nageait à moins de un mètre de profondeur quand ce requin-bouledogue de trois mètres de long a foncé droit sur nous. On a découvert par la suite que des gens avaient été bouffés par des requins dans le secteur, alors, qui sait ? peut-être que celui-ci était jaloux et faisait l’aumône ? — Raconte comment vous l’avez accueilli, intervint Cam, qui jeta ses cartes et abandonna le coup d’un air faussement dégoûté. — En lui bourrant la gueule, reprit Natch en mimant la bagarre au ralenti. Heureusement, il était pas d’humeur à se battre, alors il a filé plus vite qu’il était venu. Bergman, qui était assis entre Natch et moi, secoua la tête : — Natch est parti faire de l’escalade en Turquie pendant sa dernière permission. Tu te rends compte ? me dit-il. Tu veux savoir où j’étais, moi ? — À un congrès informatique dans le Delaware ? — Exact ! — Tu peux pas comparer ta vie à la mienne, mon pote, déclara Natch en claquant le dos de Bergman assez fort pour le faire tousser. T’es un vrai génie. Tu crois que si je pouvais fabriquer un flingue comme cette petite merveille que tu nous as apportée, je m’amuserais à grimper sur je ne sais quelle montagne pendant mon temps libre ? Bien sûr que non ! Je m’enfermerais dans mon labo, avec mes becs Bunsen à plein gaz et toute sorte de matériel sur ma table de travail, et je me frotterais les mains comme un cinglé à l’idée du nouveau truc que je serais sur le point d’inventer ! L’image évoquée par Natch correspondait si bien à Bergman que, malgré la perte de mes privilèges de batteuse de cartes, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Une autre heure s’écoula. Personne ne tenta le moindre geste bizarre, en tout cas aucun qui ne puisse pas s’expliquer. Natch se gratta la poitrine deux ou trois fois. Mais bon !… si la mienne était couverte de poils, nul doute que ça me démangerait de temps à autre. L’événement le plus intéressant qui se produisit fut la confrontation à trois entre Cole, Cam et Natch. Comme Grâce était la donneuse, elle décida d’une partie de Texas Hold’ Em. Seuls ces trois gars continuèrent à parier après avoir vu leurs deux premières cartes. Cole me laissa regarder les siennes. Avec un roi et un 10 de la même couleur, je me dis qu’il avait raison de rester dans le jeu. Grâce retourna le flop, et l’une des trois cartes était un roi. Cole relança la mise. Après avoir mâchouillé son cure-dent quelques secondes, Cam suivit. Puis il s’adossa au pied du fauteuil derrière lui en disant : — Natch, je crois que tu devrais te coucher, mon pote. Natch haussa un sourcil amusé : — Pourquoi donc ? Cam pointa un doigt à l’ongle rongé sur son propre visage : — Tu vois ces cicatrices ? Natch roula des yeux : — Et c’est reparti ! — Ces balafres, c’était pour toi, mec. J’ai pris une grenade en pleine gueule pour sauver ta peau. Tu m’es redevable. — Je t’ai invité à dîner. — Tu crois qu’il suffit d’un steak pour qu’on soit quittes ? Malgré sa barbe, j’aperçus l’ombre d’une fossette, tandis que Cam ne parvenait pas tout à fait à masquer son sourire. — On l’est, si je pense à la fois où j’ai dû vous porter, toi et ton gros cul, sur mon dos, pendant quinze kilomètres, quand tu t’es pété la cheville. — C’était avant la grenade ! — T’avais mangé toute une boîte de doughnuts la veille au soir ! — M’en fous, je veux remporter cette mise ! — Pas si je t’en empêche ! Et ça n’en finit plus. Ils surenchérirent jusqu’à ce qu’ils se débrouillent pour miser tout l’argent qu’ils avaient apporté. Et ce fut Cole qui gagna. Concert de gémissements, comme si l’un d’eux revenait du stand de tir sans avoir atteint une seule fois la cible. Puis tout le monde se mit à parler en même temps. Grâce et Jet : — Quelqu’un devrait dire à ces deux-là qu’ils sont vraiment craignos au poker. — Tu plaisantes ? Pense à tout ce qu’on pourra remporter la prochaine fois ! Jet et Natchez : — Tu sais qu’il va te parler de cette grenade jusqu’à la fin de tes jours. — Je sais. J’aurais dû sauter sur ce foutu engin quand j’en ai eu l’occasion. Cam et Cole : — T’as l’air d’un mec tellement cool. J’aurais dû me douter que t’étais un escroc. — Je te file 10 dollars si tu me fournis en cure-dents jusqu’à la fin de la mission. — Ça marche ! Bergman et moi, en murmurant de manière à peine audible : — Bon sang ! Natch connaît la vraie vie, au moins. C’est comme ça que je veux devenir, Jaz ! Il a peur de rien ! — Ouais, il a des côtés tout à fait remarquables. Mais n’oublie pas qu’il t’admire beaucoup, lui aussi. Le bruit du heurtoir sur la porte d’entrée résonna dans tout l’appartement et nous coupa le sifflet sur-le-champ. Dave et Cassandra se précipitèrent dans la pièce. — T’attends quelqu’un ? me demanda mon frère. Je ne pus résister : — Non, David. Aucun de mes potes iraniens n’était libre cette semaine. — Hilarant… Cole, dit-il en désignant notre persa-nophone d’un hochement de tête pour lui signifier qu’on comptait sur lui à présent. Et n’oubliez pas, vous tous, on est étudiants, chuchota-t-il, alors évitez d’avoir l’air de durs à cuire déguisés. Tout le monde ou presque s’installa sur le siège contre lequel il ou elle s’adossait pendant la partie de poker. Dave fit signe à Cassandra de rejoindre Bergman sur le canapé. Je suivis mon frère et notre interprète en direction de la porte. Ça me démangeait de dégainer Chagrin. Mais avec un pistolet en main, même caché dans le dos, on peut difficilement se la jouer cool. Je choisis donc de poser les mains sur mes hanches, où les doigts de ma main droite pouvaient sentir les contours rassurants de mon bolo. Dave se tint en retrait avec moi sur le seuil du salon, tandis que Cole descendait trois marches en bois pour gagner le hall d’entrée. Avec un banc d’un côté et un vase étincelant rempli de roses en soie rouge de l’autre, le vestibule pouvait à peine contenir un homme adulte, et encore moins le couple que Cole fit entrer. Et quand le visiteur se présenta, tous les trois montèrent l’escalier en file indienne pour nous rejoindre. — Bonjour ! Bonjour ! Quel plaisir de vous rencontrer. Je suis Soheil Anvari, le gardien de cet immeuble, et voici mon épouse, Zarsa. Nous avons vu que vous étiez arrivés dans les temps. Le propriétaire m’a demandé de passer, pour voir si vous étiez confortablement installés. Tout va bien, alors ? dit Soheil, le visage radieux. Mince, moustachu et accusant dans les quarante-cinq ans, il semblait rempli de bonne volonté comme le compost de vers de terre. Et j’aurais pu me faire avoir… Si sa femme n’avait pas été présente. Elle était voilée de la tête aux pieds. Dans une maison… alors que rien ne l’y obligeait. Bon ! c’était pas aussi terrible que sur ces vieilles photos de femmes sous leur espèce de tente bleue avec des fentes pour les yeux. Mais ça s’en approchait drôlement. Et ces marques jaune violacé autour de son œil droit n’étaient sans doute pas le fruit du dernier maquillage branché. Soheil m’avait tout l’air d’avoir usé et abusé de la violence domestique. Je me mets facilement en pétard, et Soheil avait déclenché en moi une bombe à retardement. Je savais que je ne pouvais pas me permettre d’exploser dans un futur proche. Mais le moment venu… Je croisai le regard de Zarsa. La profonde détresse que je lus dans ces yeux m’évoqua des images de lit en flammes et de café empoisonné. Autant d’actes désespérés perpétrés par des femmes acculées, terrifiées. Je me demandais si Zarsa avait déjà atteint ses limites. Si Soheil allait glisser « par accident » dans la douche et se briser le cou en tombant avant que j’aie l’occasion de la venger de cet abruti qui la maltraitait. — Tout va pour le mieux, merci beaucoup, déclara Cole. — Vous êtes étudiants, c’est ça ? s’enquit Soheil. — Oui, admit Cole, et nous sommes venus perfectionner notre farsi. Puis-je tester mon niveau avec quelqu’un dont c’est la langue maternelle ? Soheil écarta les bras comme pour accueillir Cole dans la grande famille des persanophones, et tous deux entamèrent une conversation entrecoupée d’éclats de rire joviaux. — Vous vous débrouillerez très bien, dit enfin Soheil. Je suis si content que vous ayez choisi d’étudier ici. Et quand vous aurez du temps libre, vous devez absolument venir voir ma boutique ! Elle se trouve juste en bas de la rue, précisa-t-il en pointant l’index vers le sud, sans doute vers le marché à environ six pâtés de maisons. On était passés devant à notre arrivée, alors que les magasins étaient encore fermés, leurs façades de verre et de ciment me rappelant tellement le pays que je fus presque étonnée de voir les enseignes hautes en couleur et les inscriptions en pattes de mouche. Le jour allait se lever mais les marchands ambulants s’installaient déjà dans les ruelles et disposaient leurs produits locaux sur de grands plateaux ronds, placés sur les cartons qu’ils avaient transportés en charrette. On avait vu des hommes en casquette de base-ball et en jean pousser d’antiques brouettes regorgeant de betteraves le long du trottoir, tandis que des femmes voilées de noir se tenaient accroupies près de cageots de pommes, de dattes et de pêches, le dos contre les murs couverts de glyphes de bénédiction de la déesse Enya. Soheil poursuivit : — Notre magasin, c’est celui avec la devanture en verre et les grands panneaux jaunes au-dessus. Vous ne pouvez pas la manquer. Nous ne vendons que ce qu’il y a de mieux en vêtements et en chaussures. Et ma femme fait des lectures dans l’arrière-boutique. Les étudiants aiment beaucoup venir la voir. Nous y voilà. C’est le moment d’avoir l’air intéressé et de jouer la petite nana jusqu’au bout des ongles. — Quel genre de lectures ? demandai-je, tout ébahie, en écarquillant de grands yeux candides. Je me dis que ça marchait quand j’aperçus Cole qui souriait en coin dans le dos de nos visiteurs. — Elle vous lira votre avenir. Il vous suffit de la laisser toucher la paume de votre main. Elle peut aussi vous aider à retrouver ce que vous avez perdu. Ou, si vous préférez, vous guider vers le véritable amour. Hum ! je me demandai si Zarsa appartenait à la guilde des Sœurs de la Seconde Vue dont faisait partie Cassandra. Je réfléchis… non. — Ça m’a l’air merveilleux ! m’extasiai-je. Soheil dit quelque chose à sa femme en farsi. Docile, elle sortit de sa poche une petite carte marron avec une inscription gaufrée en caractères dorés. — Au cas où vous vous perdriez, expliqua-t-il avec son sourire charmeur. Montrez ceci à n’importe qui dans la rue et on vous indiquera notre magasin. — Merci ! dis-je en prenant la carte de la main de Zarsa. J’évitai de la toucher. Manquerait plus quelle devine la véritable raison de ma venue en Iran ! Même dans sa condition actuelle, elle se sentirait sans doute obligée de me dénoncer aux autorités. Albert finirait peut-être par ériger une pierre tombale en ma mémoire, avec pour épitaphe : « Et on ne la revit plus jamais. » Le couple s’en alla peu après. Une fois qu’on eut tous poussé un soupir de soulagement, Natch annonça qu’il était temps de bouffer. — Hé ! Dugland ! On doit se comporter comme des gens normaux, lança Cam. Et les gens normaux ne disent pas « bouffer ». — Sauf s’ils sont italiens ! répliqua Natch. Ce qui lui valut un coup de poing à l’épaule… lequel engendra une lutte à trois dès que Jet se joignit à eux, le tout arbitré par Grâce l’Amazone. Elle n’avait pas beaucoup de règles. À ce que je pus en voir, elle leur interdit de viser les yeux et de se cracher dessus. À la fin, elle se déclara vainqueur et demanda aux hommes de la porter en triomphe à la cuisine. Dave les observa en secouant la tête, mais le regard qu’il me lança en disait long, tandis qu’il leur emboîtait le pas. Comment l’un d’entre eux peut-il être un ennemi, alors qu’ils s’aiment à l’évidence comme des frères ? Et si j’avais tout faux ? Mais il ne se trompait pas. Un membre de son équipe avait télégraphié leur position au Magicien six semaines plus tôt, ce qui expliquait la mort de son informateur, le chacal-garou. Dave avait une taupe dans son unité. Ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Mais ni Cole ni moi n’avions repéré le moindre signal suspect pendant la partie de poker. Tout ce qu’on avait découvert, c’était l’affection et le respect qui unissaient ces trois gars. Chapitre 12 La fête continua pendant le dîner, de simples rations qu’on avait prises avec nous, et se déplaça dans la cuisine quand on rapporta tout notre fourbi là-bas. La pièce dégageait une ambiance sympa et rappelait l’époque de la fac, malgré le carrelage blanc qui la faisait ressembler à une salle d’opérations. Tout en Inox, l’évier et l’électroménager entouraient un îlot carrelé doté de quatre tabourets, recouverts d’un tissu jaune vif assorti aux portes des placards et qui égayait l’endroit. Cole cherchait du produit pour le lave-vaisselle, tandis que Cassandra récurait les assiettes, et Cam venait d’entamer le récit où Dave avait mené le raid ayant permis d’épingler deux des lieutenants du Magicien, quand ma bague diffusa une vague de chaleur dans mon bras. Il est réveillé ! Euh… vivant ! Enfin… peu importe ! OK, calme-toi. T’as quel âge, franchement ? Je regardai ma main droite, tout en essayant de contenir l’excitation qui me forçait bel et bien à admettre que mon chef m’avait manqué pendant douze heures. Je faillis murmurer le nom de la bague. Non pas parce que je savais qu’il signifiait « gardien », mais parce que j’aimais le son produit lorsqu’il s’échappait de mes lèvres. Cirilai. Comme un long et doux baiser. Et j’appréciais autant le travail d’orfèvre que le pouvoir insufflé par la famille de Vayl dans ce chef-d’œuvre d’or et de rubis qui protégeait mon âme. Et ma vie. Je fis tourner l’anneau avec mon pouce et j’admirai les pierres précieuses qui captaient la lumière et la renvoyaient, en la rendant mille fois plus claire et plus belle qu’elle l’était à l’origine. J’aurais aimé en faire autant avec ma vie. Si embrouillée ces derniers temps. Je passais rarement une journée sans me poser de questions. Peut-être que je pourrais au moins découvrir quelque chose de concret au sujet de Cirilai. Même si Vayl ne pouvait pas – ne voulait pas – m’expliquer entièrement la relation qu’elle symbolisait. Oh ! je savais l’essentiel. Dans l’univers des vampires, on serait considérés comme une espèce de couple. J’étais son sverhamin et lui mon avhar. Certaines règles s’appliquaient, mais je n’en connaissais que quelques-unes. Il devait me révéler tout ce que je souhaitais savoir sur son passé. En retour… eh bien, je devais m’assurer qu’il ne devienne pas un abruti tyrannique en prenant le contrôle d’un petit pays et en se mettant à manger autrui. Mais le lien qui nous unissait était bien plus complexe et Vayl avait promis de m’en divulguer les subtilités au fil du temps. Selon lui, s’il me confiait tout d’un bloc, ça risquait de me dissoudre les neurones. Autrement dit, j’étais fichue de me précipiter à l’aéroport le plus proche, de foncer dans la salle de repos des pilotes, et de promettre au premier uniforme venu toutes mes économies s’il me faisait décoller… genre… la veille. Pourtant, même si j’étais assez lâche pour m’enfuir, je savais que je reviendrais. Car quelque chose de plus puissant que l’or et le rubis nous unissait. Le sang. D’abord en Floride, puis de nouveau au Texas, Vayl avait posé ses lèvres douces et charnues sur ma peau et planté ses canines dans ma gorge. La première fois, je lui offrais une chance de survivre. La seconde, ce fut lui qui m’octroya la capacité de sauver un nombre incalculable de vies. Mais plus que tout, ces instants avaient forgé entre nous un lien essentiel et pur, que l’on admettait en silence, même si on n’en parlait jamais. Comme si cela risquait de lui porter malheur. L’anecdote de Cam m’arracha à mes pensées : — Alors, je suis là en train de me dire que c’est la prise au sol la plus facile de tous les temps, quand Dave s’avance vers le bras droit du Magicien pour lui poser une question. Et voilà que ce gars, JahAn, se met à péter les plombs. Il gueule après Dave, qui se la joue souriant et détendu. Après tout, qu’est-ce que peut faire le mec, pas vrai ? Il est ficelé comme un rôti. Mais bizarrement, son pote Edris a réussi à se détacher, et c’est lui qui devrait nous inquiéter. Mais il reste assis là, bien peinard dans son fauteuil. Enfin, c’est ce qu’on croit. Cam balaya la pièce du regard et prolongea le suspense… à tel point que même les gars ayant vécu la scène se penchèrent en avant, impatients de connaître la suite. — JahAn est tellement furax que la bave lui sortait presque de la bouche. Dave est en train de lui demander depuis combien de temps il travaille pour le Magicien, quand tout à coup Edris lui saute dessus. Pour le choper direct à la gorge. Et même si on arrache aussitôt Edris, le sang coule à flots entre les mains de Dave, qui se cramponne à son larynx. En plus, l’autre l’a mis KO. Cam secoua la tête en plissant les yeux, tandis qu’il se remémorait leurs frayeurs. — Heureusement pour nous, il est tout de suite revenu à lui et on s’est rendu compte que c’était en grande partie le sang d’Edris. Il s’était éraflé les poignets à vif pour se détacher. En fait, il avait juste égratigné Dave avec son ongle. J’ai vu de pires entailles avec une feuille de papier. Le choc, en revanche, a fait davantage de dégâts. Dave a eu du mal à parler pendant deux jours. J’ai jamais connu quarante-huit heures si paisibles depuis que je suis dans l’armée ! ajouta Cam en gloussant. Les rires s’estompèrent rapidement à l’arrivée de Vayl dans la cuisine. Je restai assise, mais fus quasiment la seule. Dès qu’il ouvrit le frigo et sortit une poche en plastique remplie de sang, la pièce se vida comme une école primaire un jour d’exercice d’alerte à l’incendie. Cliquetis d’assiettes et de couverts. Excuses bredouillées. — Vous en faites pas, on fera la vaisselle ! m’écriai-je après que l’équipe de Dave fut partie se mettre à l’abri. Apparemment les soldats des Forces spéciales ne s’offusquaient pas de voir le sang couler. Ou d’en être la cause. Mais voir quelqu’un s’en abreuver ? C’était une autre paire de manches. Cinq minutes après l’arrivée de Vayl, mon équipe et moi avions la cuisine pour nous tout seuls. Même Dave était parti. Coupable d’avoir séché la partie au poker ? Peut-être. Ou alors il n’a tout bonnement pas envie qu’on lui rappelle qui et comment serait Jessie si tu ne lui avais pas transpercé le cœur ? me titilla la voix de ma conscience, une habituée du country club au maquillage impeccable, avec de merveilleux enfants futures stars. Et tout à coup je me revis là-bas, dans la maison de ville que je partageais avec Matt. Je bougeais à peine. Respirais tout juste… trois jours après sa mort… et je traînais alors mes fesses jusqu’à la cuisine parce qu’un abruti ne cessait de tambouriner à la porte. Avant d’allumer, je vérifiai si la sûreté était enclenchée sur mon pistolet. J’ouvris la porte à la volée. Et fis un grand pas en arrière. Jessie se tenait sur le seuil. — Laisse-moi entrer, implora-t-elle en lançant des regards par-dessus son épaule comme si elle avait croisé Nosferatu et qu’il était encore plus effrayant qu’elle. — Non. — Jasmine, je t’en prie. Ils vont faire des expériences sur moi ! Ils vont pratiquer des tests et m’injecter toutes sortes de produits chimiques comme si j’étais un singe de labo ! Je croyais tout ce qu’elle m’annonçait. Le nid d’Aidyn Strait l’avait transformée en vampire et ce gars-là était du genre savant maudit. — Jessie, va-t’en, repris-je. Ne m’oblige pas à tenir ma promesse. Elle battit des paupières. Peut-être que sa transformation lui avait fait oublier notre serment. On croyait toutes les deux qu’en devenant vampire on renonçait forcément à son âme. Et que le seul moyen de récupérer celle-ci… — Laisse-moi entrer, m’ordonna-t-elle en soutenant mon regard. Cela aurait pu marcher avant le combat. Mais j’avais déjà changé. La Sensitivité entrait en action et les vampires ne pouvaient plus m’hypnotiser. Je braquai donc le Walther PPK modifié par Bergman sur le cœur de Jessie. J’avais déjà libéré la sûreté. Je pressai le bouton magique. La fléchette pointée sur la poitrine de Jessie atteignit sa cible. Je soutins son regard jusqu’au tout dernier instant, mais ne saurai jamais si j’y vis du soulagement. Ou bien s’il s’agissait juste d’un souhait de ma part. Tandis que ma meilleure amie, ma défunte belle-sœur, s’envolait en fumée dans le vent glacé de novembre, je contemplai l’arme dans ma main et lui dis : — Tu ne m’apportes que du chagrin. Le bruit du mug en porcelaine de Vayl sur le carrelage du plan de travail me ramena dans le présent. — À quoi pensez-vous ? s’enquit-il. Je fouillai son visage du regard. — Je me demandais s’il fallait toujours tenir ses promesses. — Oui. Sa réaction fut si rapide que j’en restai stupéfaite, comme s’il m’avait lancé un objet par surprise et que je n’aie pas eu le temps de l’attraper au vol. — Oooh ! allez…, intervint Cole. Pas toujours. — Toujours, insista Vayl. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait de vous mon avhar, Jasmine. Une promesse est un lien sacré que nul ne saurait briser. — On croirait entendre un gosse du primaire, déclara Bergman en rajustant ses lunettes comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Vayl émit un de ces petits bruits agacés dont il avait le secret. Comme un soupir, mais en plus viril. — Peut-être parce que les enfants connaissent l’importance de la confiance. Ce n’est qu’après avoir été maintes fois trahis par les adultes qu’ils finissent par croire ne plus pouvoir la trouver ne serait-ce que chez une seule personne. C’était dans ces moments-là que je préférais Vayl. J’aurais pu me prendre la tête dans les mains et l’écouter parler pendant des heures. En général, je ne décelais pas grand-chose derrière sa façade de marbre. Le seul aperçu de ses émotions qu’il ne devait guère contrôler, à mon avis, résidait dans les nuances changeantes de ses yeux remarquables. Toutefois, de temps à autre, le masque se craquelait et je constatais combien c’était non seulement important pour lui d’être humain, mais aussi d’être bon. Ça fait gnangnan, je sais, mais ce type avoisinait les trois cents ans. Alors il avait le droit. — Qu’y a-t-il ? reprit mon chef. — Je ne sais pas trop. Je… J’imagine que ça me fait du bien que vous pensiez ça. Du coup, ça me rassure à propos d’une promesse que j’ai tenue. — Parfait. À présent, dites-moi ce que j’ai manqué aujourd’hui. À nous trois, on lui raconta donc la journée. Je terminai par : — Il se passe un drôle de truc. Réfléchissez-y. Ces Pillards zombies n’ont blessé aucun d’entre nous. Et n’ont fait que se mettre en travers des nouveaux Pillards. Le Magicien aurait-il une raison quelconque de vouloir nous aider ? — Ben voyons ! ricana Bergman. Il est le complice de son propre assassinat ! — Mais… — Je crois que Bergman a raison, Jasmine, reprit Vayl. Le Magicien souhaite nous voir éliminés. Point barre. Ouais, mais… Ça me démangeait de sortir de ma poche la photo du Magicien que Pete nous avait donnée, afin de l’examiner pour la centième fois. Un détail me dérangeait sur ce cliché, mais je ne l’aurais jamais dit à haute voix. Dave et son équipe obtiendraient sans doute une médaille pour la découverte de cette inestimable info et du numéro du portable intercepté ayant conduit finalement à cette mission. Ils le méritaient. Alors qu’est-ce qui me permettait d’affirmer que l’homme à la barbe grisonnante et aux grands yeux marron, debout devant une grande porte verte avec les bras autour de sa femme et de sa fille souriantes, me rappelait davantage mon adorable voisin, M. Rinaldi, que n’importe lequel des auteurs de massacre que j’avais pu croiser ? Je serais la première à dire à un groupe d’innocentes victimes de ne jamais se fier aux apparences. OK, pas de risque que ce soit le Magicien, alors. — Et le Magistrat, alors, demandai-je. Pourquoi ce tour de passe-passe avec le faux Matt ? — Afin de tendre un piège à Raoul. Cette hypothèse ne vous plaît pas ? demanda Cassandra. Pas quand on la rapproche de la théorie des Pillards zombies, songeai-je. Mais comme je venais de me faire descendre en flammes, je me contentai de hausser les épaules. — Je ne vois pas en quoi ça vous importe, puisque vous avez trouvé le moyen d’éviter qu’il vous détecte, observa Vayl. Ouais, mais je ne suis pas folle de joie à l’idée de me laver le front chaque matin à l’eau bénite en disant une prière. Dieu et moi… bon ! on est en bons termes, j’imagine. Mais on se parle pas des masses. Je suis sûre que chaque fois qu’il m’entend prier, il y regarde à deux fois. Alors le baptême matinal, ça me paraît un poil… hypocrite. Et agaçant. Va falloir que je trouve une solution. Mais c’était pas le moment, à l’évidence, car Vayl avait d’autres trucs en tête. — Parlez-moi davantage de cette voyante, déclara-t-il. On revint donc sur la visite de Soheil et Zarsa. J’ajoutai cette fois mes impressions, tandis que Vayl écoutait attentivement en buvant dans son mug à petites gorgées. — Je dois rendre visite à cette Zarsa, décida-t-il. Elle parle anglais ? Cole y réfléchit, pendant que Cassandra me décochait un regard appuyé signifiant qu’on ferait bien d’avoir sous peu une petite conversation en privé. — En tout cas, elle n’a pas parlé anglais quand elle se trouvait là, répondit enfin Cole. Vayl plissa le front. On devinait son désir d’aller consulter cette voyante lutter contre son besoin d’intimité. Son envie l’emporta : — Vous devez m’accompagner, Cole. Je serrai d’abord les dents, puis comme ma mâchoire se décrispait, ce fut le tour de mes poings. — Et je suis censée faire quoi en votre absence ? repris-je. Il haussa les épaules : — Nettoyer Chagrin ? À mon retour, vous et moi nous nous occuperons d’une autre affaire. Ce qui signifiait qu’on irait repérer sur place le café où, d’après le défunt chacal-garou, le Magicien fêterait le lendemain son anniversaire avec plusieurs parents proches de sexe masculin. J’allais ramener ma science, mais Cassandra me fit tellement les gros yeux que je gardai la bouche close. — Parfait, dis-je. (Mais je ne pus m’empêcher d’ajouter :) Puisque vous distribuez les rôles, qu’en est-il de Cassandra et de Bergman ? Aucun boulot intéressant pour eux en votre absence ? Songeant déjà aux éventuels pouvoirs surnaturels de cette nouvelle médium susceptible de lui donner des nouvelles de ses fils disparus, Vayl resta béatement insensible à mes sarcasmes. — En fait, si, dit-il. L’idée qu’un alterhumain doté d’un bouclier puisse se trouver parmi nous me semble particulièrement brillante. Peut-être que vous pourriez tous les deux chercher un moyen de faire apparaître ou d’atténuer ledit bouclier, afin que nous puissions au moins repérer le traître parmi nos partenaires. Bergman, dont les boutons de chemise faillirent exploser sous le compliment, bondit de son siège : — On s’y met tout de suite ! (Il était à mi-chemin de la porte quand il se retourna vers Cassandra :) Alors ? vous venez ? — Bien sûr, répondit-elle. (Elle fit un signe de tête aux hommes, me lança un regard signifiant « Ramène-toi ! » et ajouta ostensiblement :) Nous serons dans la chambre des filles. Vayl claqua l’épaule de Cole comme s’ils allaient sortir boire une bière. Après tous ses soupçons et même sa jalousie affirmée, cette camaraderie soudaine me donnait envie d’exiger une analyse ADN. Ou du moins de hurler : — Cessez de vous comporter bizarrement ! — Prêt ? s’enquit Vayl. — Euh… on va devoir la payer ? se demanda Cole. Parce que j’ai perdu presque tout mon argent au poker. Mensonge éhonté. Il s’en sortait même avec quelques dollars en prime. — Ah oui ! il faut bien la dédommager, admit Vayl. Je reviens tout de suite. Et il disparut de la cuisine en un éclair. Dès que Cole fut certain de ne pas être entendu, il murmura : — Vayl et jovial, ça rime bizarrement. Ça me fout la chair de poule. Ouais. Et il y a de quoi déprimer. Parce que c’est pour de mauvaises raisons. Je me rendis compte que j’avais envie de creuser cette fossette sur sa joue. Ses yeux devraient toujours conserver leur nuance noisette. J’aimais quand il faisait tournoyer sa canne comme s’il dirigeait un grand orchestre. Et tout ça disparaîtrait dès l’instant où Zarsa lui annoncerait qu’elle ne pouvait pas voir Hanzi et Badu… pas plus que Cassandra en était capable. — Fais bien gaffe à ce qui se passe là-bas, lui dis-je. C’est pas un hasard si on sent qu’il y a un truc qui cloche. — À propos, faut vraiment que je te parle. — OK. Je m’y attendais. J’aurais dû m’adresser à lui plus tôt. Car à présent qu’on se retrouvait seuls, il baisserait la garde. Et sa souffrance s’affichait clairement sur son visage. — Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je d’une voix douce. Il s’approcha. Me regarda droit dans les yeux. Hésita un millième de seconde avant de se jeter à l’eau : — Je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi. Oh !… nooon… — Cole… — Je sais ce que tu ressens. À mon sujet. À propos de lui. Je voulais juste que tu saches… qu’on pourrait être bien tous les deux. On pourrait avoir une vie. Des gosses. Des vacances. Le dimanche matin, je pourrais t’apporter le petit déjeuner au lit. (Il me gratifia de son sourire « Je-sais-que-je-te-fais-craquer ».) Et te préparer de bons petits plats. — Je… — Non. Dis-moi seulement que tu ne vas pas t’engager avec lui avant de m’avoir pris en considération. J’ignorais quoi répondre à cela. Parce que tout au fond de moi, je savais plus ou moins que je l’avais déjà fait. En outre, je compris que c’était pas le moment idéal pour hurler : « Je t’aime bien, idiot ! J’ai peut-être trois amis au monde et, si ça se trouve, tu viens juste de foutre tout ça en l’air ! T’es le gendre idéal. Tu pourrais nous rendre service à tous en tombant amoureux d’une des centaines de filles qui n’attendent que ça. Eh ben non ! il faut que tu me déclares ta flamme. Et maintenant tout va devenir gênant et tendu entre nous. T’es trop nul ! » Ou bien, plus tentant… je pourrais simplement lui coller un coup de poing dans le ventre et m’enfuir en ricanant dans la nuit. Cependant, si je devais tenir compte de sa mentalité avoisinant celle d’un gamin de huit ans, il prendrait sans doute mon geste pour une marque d’affection et on se retrouverait fiancés avant que j’aie le temps de dire « ouf ». J’ouvris la bouche, dans l’espoir qu’une phrase intelligente en jaillirait, puis la refermait quand Vayl revint en trombe dans la cuisine. Son attitude relégua le problème Cole en bas de la liste de mes priorités. La manière avec laquelle Vayl me regarda à peine puis détourna les yeux me fit soudain remonter le temps et me replonger dans mon enfance. J’avais quatorze ans. Et Ellis Brenner venait de me plaquer. Il me fallait déchirer toutes les couvertures de mes cahiers pour ne plus être forcée de poser les yeux sur les calligraphies diverses et variées proclamant : « Jasmine Elaine Brenner », « Mme Jasmine Brenner », « Jasmine et Ellis Brenner ». Je me débrouillai pour tout garder intact jusqu’à mon retour à la maison après les cours. Et ensuite, je perdis les pédales. Je me revoyais maintenant à la place de ma mère, debout à l’entrée de ma chambre, en train de regarder la Jasmine ado affalée sur le couvre-lit lavande, dans la pièce que je partageais avec ma sœur Evie, et pleurant toutes les larmes de son corps en serrant son nounours Buttons contre son cœur. — Qu’est-ce qui te prend ? me demanda maman, toujours en faction à l’entrée, comme si les généraux responsables des portes allaient la voir pénétrer dans ma chambre et la faire fusiller pour abandon de poste. Je mis du temps à sortir les mots. Prononcer la phrase à voix haute lui donnait tout son sens… et me faisait d’autant plus souffrir. Et je pleurai de plus belle. — E… E… Ellis… m’a… la… larguée ! finis-je par gémir entre deux sanglots. Je me repliai en boule, avec Buttons au centre, comme s’il était devenu la petite fille blessée que j’avais besoin de consoler et de protéger. J’avais envie que ma mère me prenne dans ses bras. Alors qu’avec le recul je n’aurais pas aujourd’hui la naïveté d’espérer un tel réconfort. On ne s’étreignait pas. Même quand on se réjouissait l’une pour l’autre. Ce qui n’était plus le cas depuis longtemps. — Qui est Ellis ? demanda-t-elle. Ça m’arrêta net. À la manière dont une explosion peut parfois éteindre un incendie. Je m’assis sur le lit. M’essuyai les yeux et le nez du revers de ma chemise. — Ne me dis pas que tu ne le connais pas ? Je n’arrête pas d’en parler depuis un mois ! C’était mon petit copain, merde ! — Surveillez votre langage, jeune fille ! — Sors de ma chambre ! hurlai-je. Elle leva les yeux au ciel et regagna le salon. — Tu devrais faire du théâtre, t’es douée pour la comédie ! lâcha-t-elle juste avant que je lui claque la porte au nez. Je pleurai presque toute la soirée. Evie m’apporta son soutien. Mais je ne lui confiai jamais que mon plus gros chagrin provenait du fait que maman se fichait de nous comme de l’an 40. De l’indifférence. Voilà ce qu’elle avait témoigné à mon égard en répliquant : « Qui est Ellis ? » C’était ce que je vis s’afficher sur le visage de Vayl, alors qu’il aurait dû se rendre compte que j’étais toute nouée après ma conversation avec Cole. Que j’étais bouleversée par son choix d’aller parler à Zarsa. Je savais que si je m’avançais vers lui à ce moment en lui disant : « Vayl, j’ai besoin de vous. Restez, s’il vous plaît », il ne le ferait pas. Bref, il m’avait laissé tomber. Comme ma mère pendant toute ma vie. Bon !… avec elle, je n’avais pas eu le choix. Mais, bon sang ! pas question de laisser Vayl s’en tirer à si bon compte ! Chapitre 13 Je n’aurais jamais cru tomber plus bas que le jour où j’ai traversé Corpus Christi sur une Mobylette modèle 1993. Apparemment, je me trompais. — Ben voilà, c’est officiel, marmonnai-je toute seule, accroupie sur le toit de la boutique de Soheil Anvari, dont le premier étage n’était autre que son logement. Je suis devenue la désaxée qui le suit partout. Ça faisait une demi-heure que j’essayais de justifier le fait d’avoir suivi Vayl chez Anvari. Il m’a traitée comme une merde, me dis-je. Alors, à la seconde où il en a fini avec Zarsa, je le chope par la peau du cou et je le secoue jusqu’à ce qu’il demande grâce. Mais c’est dur de se mentir à soi quand rien ne vient vous distraire de votre propre folie. Je m’étais mise en route après le départ de Cole et Vayl, avec l’idée de les intercepter une fois qu’ils sortiraient de la séance. Histoire de provoquer une confrontation. De susciter de force l’intérêt pour Jaz dans le regard de Vayl. Sinon je devais peut-être admettre que j’étais bêtement jalouse. Si je m’écoutais, je traverserais le plafond et j’irais coller des coups de pied dans les dents à Zarsa pour avoir allumé cette étincelle d’espoir dans le cœur de Vayl, avant de l’attirer dans son antre pour mieux détruire ses rêves. Le pire, c’était que je la voyais en train de le torturer à ce moment même. Parce que ces gens-là avaient une lucarne. Ça me foutait en rogne, à vrai dire. Ne me dites pas qu’ils étaient allés se fournir au Home Depot[5] local quand ils avaient découvert que Zarsa n’y voyait pas assez clair pour briser le cœur de ses clients ? À Téhéran ? Vous rigolez ou quoi ? Il prenait bien la nouvelle. Normal. Vayl broncherait à peine si vous le cribliez de plomb en l’accusant d’avoir kidnappé le pape. Cole, en revanche, avait clairement besoin de prendre la fuite sans tarder et de passer une nuit blanche avec un saladier rempli de chewing-gums. Il avait déjà mastiqué trois cure-dents en les réduisant en miettes et mâchouillé la moitié de son quatrième. Zarsa promenait ses doigts sur la paume de Vayl en disant quelque chose, et Cole bondit quasiment de sa chaise avant de traduire. — OK, j’ai eu ma dose, dis-je pour la huitième fois. J’y vais ! Mais avec quelle excuse ? Je ne trouvais rien qui puisse m’épargner la fureur d’un vampire privé de médium. J’aurais dû demander conseil à Cassandra avant de partir. Elle avait sans doute sa petite idée sur l’état d’esprit actuel de Vayl. Sitôt Cole et Vayl partis, je m’étais précipitée dans la chambre des filles. Cassandra m’avait pratiquement collée dans un fauteuil, pour être certaine de capter toute mon attention. — Écoutez-moi bien, dit-elle. Vayl est en danger. Je me redressai d’un bond. — Les Pillards ? Vous venez d’avoir une vision ? — Non, répliqua-t-elle en me repoussant dans le fauteuil. (Et je compris alors toute la gravité de la situation. Cassandra se serait bien gardée de me bousculer, sinon.) Vayl est quelqu’un de posé, de raisonnable, sauf quand il s’agit de ses fils. Auquel cas on ne peut pas le forcer à entendre ce qu’il ne souhaite pas entendre. Vous comprenez ? — Il est obsédé ? Elle s’agenouilla auprès de moi, tandis que Bergman, assis sur le lit, déballait ses outils et faisait mine de ne pas écouter. À vrai dire, j’espérais bien qu’il était tout ouïe. Par moments, il pouvait se montrer tout aussi obtus que Vayl. — Je vous en prie, promettez-moi de ne jamais répéter ce que je suis sur le point de vous confier. Je songeai à la tirade de Vayl au sujet des promesses. Puis je regardai Bergman en haussant les sourcils. Il hocha la tête. — Je vous le promets, dis-je. Cassandra jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Moi aussi, déclara-t-il. Elle se cramponnait à ma tunique en m’implorant presque de tenir parole. À présent qu’elle l’avait obtenue, elle ôta ses mains pour les poser sur ses genoux et commença : — Au fil des siècles, bon nombre de mes Sœurs ont aidé Vayl à rechercher ses fils. — Donc il n’exagérait pas ? demandai-je. Ils se sont vraiment réincarnés. — Oui. Certaines d’entre nous ont vu la possibilité d’une rencontre entre les trois hommes, mais nos visions s’achevaient toujours par un désastre. Vayl n’est pas prêt à retrouver ses fils. Il a laissé leur disparation étouffer en lui un certain élan vital. Tant que ça ne changera pas, toute rencontre entre eux conduira à leur mort à tous les trois. — Bordel de merde. Je savais une chose, en tout cas. Même si tout se déroulait à merveille, si Vayl parvenait à renverser la vapeur en transformant son univers pour le plus grand bonheur de tous, voilà bien une promesse que j’emporterais jusque dans ma tombe. J’observai à ce moment Zarsa murmurer quelque chose qui fit se tortiller Cole sur sa chaise, tandis que Vayl acquiesçait vivement. — Et si elle lui dit ? me demandai-je pour la quinzième fois. Naaan… Cassandra m’avait déjà précisé que les voyantes se montraient très à cheval sur l’éthique. Si par malheur l’une d’elles dérogeait à la règle, elle pouvait faire une croix sur ses activités. Tu parles ! Zarsa allait briser le cœur de Vayl d’une… minute… à… l’autre. Il se leva. Lui donna de l’argent et la gratifia de ce petit sourire en coin qui me rendait folle lorsqu’il m’était adressé. Puis il sortit. En sifflotant. Oh !… merde… D’instinct, j’eus envie de rentrer illico à la maison. Histoire de limiter les dégâts. Puis je me souvins que Vayl m’avait parlé d’une autre voyante lui ayant prédit qu’il retrouverait ses fils en Amérique. C’est la raison pour laquelle il avait émigré de Roumanie… ou de je ne sais quel pays à l’époque. Aucune importance. De toute façon, il ne les rejoindrait pas avant la fin de cette mission, ce qui me laissait un peu de temps. Et j’en avais besoin pour me calmer. Car je l’aurais volontiers étripé. Peu importe qu’il soit… qu’on soit… bref, il est temps qu’on s’explique et ça risque de faire des étincelles… mais il s’est barré avec le briquet ! Sans parler du fait qu’on a prévu un gros coup en territoire ennemi et monsieur s’en va tranquillement voir une médium ! Je fulminais. S’il existait un comportement stupide, c’était bien celui-là ! Pas stupide. Désespéré, en fait. Après tant d’années, il restait un père ravagé par le chagrin. Franchement, tu ferais quoi, toi, si tu pouvais retrouver Matt ? Eh bien, justement. C’est impossible. Je l’accepte désormais. On a eu nos bons moments. Et c’était génial. Mais s’il revenait aujourd’hui ? Mon esprit refusait de s’aventurer sur ce terrain. Vayl osait, en revanche, presque sans hésiter. Dans son intérêt, je devais donc me demander comment on agissait quand c’était terminé avant qu’on y soit préparé ? Est-ce qu’on recherchait cette relation, ce rôle qu’on incarnait pour le restant de son existence ? Vayl était-il à la recherche de ses fils parce qu’il ne pouvait abandonner la paternité ? parce que c’était son rôle le plus important à ses yeux ? Un jour, je l’avais interrogé au sujet de Hanzi et Badu. — Vous voulez donc les rencontrer ? gagner leur confiance ? être… un père pour eux ? — Je suis leur père ! avait-il répliqué. C’est la seule vérité indéniable de mon existence. Auquel cas, qu’est-ce que ça signifiait pour nous ? D’une certaine façon, je savais que d’autres femmes avant moi s’étaient trouvées dans son sillage, tandis qu’une carriole, un cheval, une diligence ou un train l’emmenaient une fois de plus vers la quête insensée de ses fils. — Non, murmurai-je. Pas moi. Pas question d’en perdre un autre. Je m’entendis à peine parler en descendant du toit. Dans une rue si mal éclairée, c’était facile de rester dans l’ombre, d’éviter de se faire repérer, tandis que je le suivais. Ce fut la raison pour laquelle je sentis le Pillard bien avant qu’il puisse me trouer la peau. Une odeur me titilla l’entrée des sinus. — Putain, mais c’est écœurant ! Même s’il s’agissait moins d’une puanteur que de la prise de conscience qu’un truc monstrueux traînait dans les parages. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Impossible de ne pas reconnaître ce liseré noir entourant la silhouette. Le gars marchait dans la ruelle à grandes enjambées, une main ballante à hauteur de sa taille, comme s’il avait couru sur des kilomètres. L’autre tenait un portable plaqué à son oreille. Toutes les deux ou trois secondes, il redressait sa main pendante pour chasser des insectes qui semblaient bourdonner autour de sa tête. Je me faufilai dans l’espace entre un panneau attaché à une vitrine et la pierre lisse et patinée du bâtiment proprement dit. J’envisageai de le laisser passer. Il ne pouvait m’atteindre puisque j’étais protégée. Et je n’allais pas risquer de faire échouer la mission en me mettant à découvert, même pour débarrasser le monde d’un monstre voleur d’âmes. Peut-être qu’après avoir fini la mission je pourrais revenir. Histoire de faire un peu de ménage. J’étais en train de mettre au point ma petite logistique, quand le Pillard passa devant moi. — Je te le dis, Samos, grognait-il dans le téléphone, on l’a suivie jusque dans ce quartier et ensuite elle a disparu. (Et hop ! la main se remettait à chasser des moustiques imaginaires, alors qu’aucun insecte ne m’avait gênée depuis que je me trouvais dans la rue.) On pensait pouvoir l’attraper en se servant de ce seul corps, mais ça va prendre du temps pour la retrouver maintenant. Il nous en faut d’autres. (Ses yeux se mirent à fureter à gauche, à droite, puis de nouveau à gauche.) Bouclez-la, marmonna-t-il comme s’il s’adressait à un auditoire invisible. Je suis en train de le lui dire, non ? Ce gars souffrait d’un dédoublement de la personnalité ou bien… Je me glissai hors de ma cachette pour le prendre en filature de la manière la plus furtive possible. Encore qu’il était tellement distrait par son portable et le besoin d’agiter la main sans arrêt que je pense qu’il ne m’aurait pas vue si j’étais passée devant lui complètement nue. — Je me fous de ce que tu dois faire ! rétorqua le Pillard. T’es le parrain et on a besoin de cadavres. Ce corps n’était pas prévu pour contenir six Pillards d’un coup. Son cerveau court-circuite. Tu ne croirais jamais les images qu’il se met a voir ! (Il écouta quelques secondes, puis reprit.) C’est toi qui as perdu un avhar. Si tu veux te venger de cette Lucille, va falloir faire mieux que ça ! Ça me démangeait de saisir ce téléphone. Bon sang ! si seulement j’avais été libre de suivre cette piste ! Je pourrais peut-être localiser Samos à partir du signal. — Canal 14 ? reprit le Pillard. Oui, ce corps la connaît. (Il écouta attentivement et, à la façon dont ses épaules se détendirent, il apprécia ce qu’il entendit.) T’es sûr qu’ils vont capter ? (Courte pause, hochement de la tête encore plus bref.) Excellent ! Je te recontacte dès que c’est fait. Il raccrocha, glissa le portable dans sa poche, chassa de nouveau ses moucherons invisibles, puis changea de direction. Seule dans la pénombre, j’hésitais. Peut-être qu’il vaudrait mieux pour moi le descendre tout de suite, tout compte fait. Là maintenant, il paraissait affaibli. Si j’attendais encore, il infesterait cinq autres corps, et c’était déjà assez dur d’en tuer un seul. OK, pas si dur que ça avec les collègues de Dave en renfort. Mais je doute qu’on puisse sillonner les rues de Téhéran en Norton Manx quand on aura enfin le temps de faire la chasse aux Pillards. Et puis il y a aussi ce portable. Non… il faut que je m’en charge tout de suite. Je glissai la main sous l’espèce de cape informe que j’avais mise par-dessus mes vêtements et commençai de sortir mon bolo de la poche de mon pantalon bleu ciel, tandis que je m’avançais dans la rue. Je m’arrêtai sur-le-champ, soudain bloquée par un homme à barbe blanche et large d’épaules, vêtu d’un pull-over noir au col en V brodé, assorti à son pantalon et à ses sandales. Ce furent davantage ses paroles que son imposante présence qui me clouèrent le bec. — Je vous en prie, ne tuez pas le Pillard ce soir, Jasmine. (Il prononçait « Yaz-mi-na », à la manière de Vayl.) Les mahghuls ne sont peut-être pas venus pour vous, mais ils s’attaqueront à vous si vous répandez le sang ici ce soir. Son geste m’invitait à scruter les toits, mais je préférai l’examiner en détail. Il me dominait et, avec son turban bleu roi, devait friser les deux mètres. Ses paupières tombantes et son long nez lui donnaient un air abattu. Genre Bourriquet, mais en version persane. — Comment se fait-il que vous me connaissiez ? demandai-je en jetant quand même un œil dans la direction qu’il indiquait. (Même avec mes lentilles à infrarouge activées, je ne voyais rien bouger au-dessus de nous.) — C’est mon territoire. Ma tâche consiste à savoir qui va et vient par ici. — Cette fois-ci, ça ne vous regarde pas, en fait. Lorsqu’il sourit, tout son visage se plissa, des rides de son front aux boucles de sa barbe. Il me tendit la main. — Je m’appelle Asha Vasta. Je refusai de la lui serrer. — Comment êtes-vous au courant pour les Pillards ? Il poussa un soupir étrangement familier. Il évoquait celui dont Vayl me gratifiait quand je me mettais en colère. En général, il était suivi de paroles du style : « Comment pouvez-vous rester concentrée sur le viseur d’un fusil pendant trois heures sans dire un mot et vous mettre ensuite à vociférer, dès que vous vous retrouvez dans des embouteillages ? Qu’est-ce qui vous prouve que cet homme est un imbécile ? Peut-être souffre-t-il d’hypoglycémie. Et cette femme que vous venez de traiter de chienne. Peut-être vient-elle d’apprendre que son époux se trouve à l’hôpital et se rend-elle de toute urgence à son chevet. » Je ne doute pas un instant que l’Univers poursuit un grand dessein en m’entourant de gens patients. Mais ça me donne surtout envie de hurler. Comme à ce moment, alors que j’attendais qu’Asha Vasta mette le turbo et m’explique enfin de quoi il retournait. Pendant qu’il méditait sur sa réponse, je relevai la tête et mon regard se promena au-dessus des murs ternes et des fenêtres d’un vieil immeuble d’habitation. Là ! J’aperçus un vague mouvement du coin de l’œil, mais rien de bien concret. — Je n’ai jamais entendu parler des mahghuls, dis-je. — Ça ne me surprend pas. Malgré leur origine ancestrale, leur créateur les a confinés à cette contrée. (Je pensais qu’il allait me fournir de plus amples détails, mais il se contenta de secouer tristement la tête.) Je crains qu’ils aient trouvé ici de la nourriture en abondance, laquelle leur a permis de proliférer, sinon ils auraient fort bien pu disparaître. — Qui sont-ils, au juste ? — Ce sont des monstres parasites, vus par les humains uniquement lorsque leur sang a coulé. Ils peuvent flairer un meurtre plusieurs jours, parfois plusieurs semaines avant qu’il ait lieu. Ils se rassemblent sur les toits, attendent, observent. Mais il y a pis encore… À cause d’eux, l’époux se dit : Ma femme a regardé un autre homme. L’associé en affaires devient suspicieux : Quelqu’un manipule les comptes et me dépouille. La jeune fille se dit : Je mènerais toujours cette vie misérable. Autant en finir. — Vous n’êtes quand même pas en train de me dire que je ne sais quels charognards surnaturels forcent les gens à s’entre-tuer. Ou à se suicider. Que faites-vous du libre arbitre ? — Ils n’influenceraient certes pas les gens si ceux-ci n’étaient pas déjà en condition, comme prêts à les écouter. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien le sont. Je scrutai l’obscurité d’un œil mauvais : — Pourquoi je ne peux pas les voir ? Après tout, je ne suis plus tout à fait humaine, songeai-je. Du moins sur certains plans qui restent sans importance, ajoutai-je pour éviter qu’une telle pensée me brise le cœur. — C’est plus facile quand vous connaissez leurs perchoirs favoris. Là, par exemple. Juste à l’angle de ce toit, à l’endroit où il dépasse un peu. Vous voyez ? Je n’aurais pas pu sans l’acuité visuelle supplémentaire que j’avais acquise en donnant mon sang à Vayl. Et malgré tout, c’était plus une vague impression qu’une véritable image bien distincte. Une silhouette féline. Des ailes de chauve-souris. Une rapidité affolante pour se déplacer, grâce à quatre pattes musclées, renforcées par d’imposantes serres. — Quels sont ces piquants sous leurs yeux ? demandai-je. — Leur aspect le plus terrifiant. Lorsque survient un meurtre, les mahghuls plantent lesdits piquants aussi bien dans le cerveau de la victime que dans celui de l’assassin, et grâce à eux se nourrissent de la fureur, de l’épouvante et de toutes les émotions fortes invoquées par une telle violence. Ils ne laissent aucune trace de leur propre assaut. Aussi peuvent-ils suivre un meurtrier pendant des années, avant que les autorités mettent un terme à leur frénésie. — Comment vous les combattez alors ? — Avec vous, il faut toujours se battre, n’est-ce pas ? — Comment… Il leva un doigt, me signalant qu’il n’était pas au bout de sa pensée. — Parfois, le meilleur moyen de remporter un combat consiste à ne jamais le commencer. — Ouais, bien sûr. Les gens sont champions pour ça. — Je comprends mieux pourquoi Raoul vous a choisie. Je reculai d’un pas. — Vous connaissez Raoul ? répliquai-je en l’attrapant par le pull. (Je l’entraînai ensuite dans le renfoncement de l’entrée de la boutique la plus proche, une boulangerie qui semblait sortir tout droit des années trente, avec des ampoules nues au plafond et des pains de la veille disposés dans la vitrine poussiéreuse. En quelques secondes, j’avais sorti mon bolo et brandi la pointe de la lame à la base de sa gorge.) Vous travaillez pour le Magistrat, pas vrai ? C’est quoi, votre plan ? Vous pensez franchement que Raoul s’inquiète qu’un de ses péons avale ou non la pilule ? Il en a des milliers comme moi. (Enfin, au moins un à ma connaissance.) Les yeux d’Asha, que je voyais verdâtres avec mes lentilles de vision nocturne, s’écarquillèrent de frayeur. — Les mahghuls, murmura-t-il. (Les battements d’ailes et le raclement des griffes sur le béton confirmèrent sa mise en garde.) Jasmine, n’attirez pas ce fléau sur vous. — Qu’est-ce qui vous fait croire que vous serez épargné ? — Je suis l’Amanha Szeya. — Mais encore ? — Ils m’ont séché à blanc depuis longtemps. Chapitre 14 J’imagine qu’Asha et moi on resta encore une minute dans la pénombre de cette entrée, avant que je range mon couteau et que les mahghuls rebroussent chemin. Il n’avait pas tenté de se battre. Ce qui joua en sa faveur. Et justifia la patience à toute épreuve que trahissait son expression. En revanche, la voix tonitruante de Raoul faillit me crever les tympans. — RECULEZ ! hurlait-il. OK, j’avais sorti mon couteau à mauvais escient. Pas la peine de brailler comme ça ! — Désolée, marmonnai-je. Je n’ai jamais menacé un innocent. Asha grimaça un sourire triste : — Je n’ai pas souvenance de l’époque où j’étais vierge de tout péché. Mais je vous remercie. Je me frottai les paupières. Lorgnai les toits et constatai que les mahghuls ne s’en allaient pas en réalité. Ils se rassemblaient. — Eh ! c’est l’immeuble de Soheil Anvari. — Certes. — Je le savais ! Je l’ai su à la minute où j’ai vu son visage. Elle va le tuer pour se défendre, c’est ça ? Ou bien il va la tabasser à mort ? D’une manière ou d’une autre, est-ce qu’on peut faire quelque chose ? Comme Asha ne répondait pas tout de suite, je plantai mon regard dans le sien. Il paraissait… confus. — Vous parlez de Zarsa et Soheil ? demanda-t-il d’une voix posée. — Ouais. — Ils sont heureux en ménage. Profondément amoureux, à dire vrai, et ont quatre enfants merveilleux. Aucun des deux n’oserait lever la main sur l’autre. — Mais je l’ai vue ce soir. Elle était voilée, mais j’ai bien discerné son œil au beurre noir. — Ah !… oui, fit Asha dans un gloussement. Elle était assise par terre avec son petit dernier sur les genoux et lui lisait un livre. Quand elle a tourné la page, l’image a effrayé l’enfant. Il s’est redressé d’un bond en lui donnant un coup de tête dans l’œil. Ne souhaitant pas que les gens s’imaginent que Soheil l’avait frappée, elle est sortie voilée. — Mais enfin, Asha, elle avait vraiment l’air malheureuse. On ne peut pas faire semblant dans ce cas-là. — Oui, un événement s’est produit qui l’a changée. Quelque chose d’abject et de traumatisant. Les mahghuls l’ont senti. Je crains qu’elle mette fin à ses jours. Je m’adossai à la vitrine et réfléchis. T’as encore tout faux, Jaz. Grâce n’était pas la taupe. Asha ne te voulait aucun mal. Et Soheil ne maltraite pas Zarsa. Eh ! si on disait que t’as commis une quatrième erreur et que la marque démoniaque sur ton front va s’effacer à jamais, pour les siècles des siècles, amen ? — Pourquoi Zarsa a-t-elle autant d’importance ? questionnai-je. — L’avenir qu’elle a choisi pourrait changer celui de ce pays. Oh ! rien que ça ? — Vous voulez que j’aille lui parler ? Il me regarda avec ses yeux de chien battu : — À mon avis, ce serait peut-être plus utile que vous parliez à Vayl. — Où étiez-vous passée ? Vayl n’était pas en colère. Je le voyais à la lueur dans son œil. Au tressautement de sa lèvre. N’importe quel autre homme m’aurait fait traverser le vestibule en dansant, dès que j’aurais eu franchi la porte. — Je repérais les environs, répondis-je. Ça me gênait de ne pas savoir comment aller et venir dans le quartier. Je détestais tellement lui mentir que je me promis de faire un vrai repérage dès que j’en aurais le temps. — Nous devons parler, dit-il en m’entraînant vers le canapé. — Où sont les autres ? demandai-je. — Cassandra et Bergman sont dans la cuisine et travaillent sur le projet que je leur ai confié. Cole est parti avec David et son équipe repérer l’Hôtel Sraosa, au cas où ils auraient besoin d’un interprète. Ne vous inquiétez pas, nous pouvons parler librement. Bergman a fait passer sa carte détectrice dans tout l’appartement. — Il a trouvé d’autres micros ? — Non, répondit Vayl avec désinvolture, comme si ma question était sans importance, et il me fit signe de m’asseoir. J’ai des nouvelles formidables, ajouta-t-il en me rejoignant. — Ah bon ? Il passa un bras par-dessus le dossier du divan et croisa les jambes de sorte à me faire face en étant assis à son aise. Je ne l’avais jamais vu si… décontracté. Ça me fichait la trouille. — Zarsa affirme que mes fils sont ici. À Téhéran ! — Elle… vous a dit ça ? Mais je croyais que vous étiez censé les retrouver en Amérique ? — Moi aussi. Et elle m’assure qu’ils ont passé du temps là-bas. Mais ils se trouvent désormais ici et elle m’a dit qu’elle pouvait me mener à eux. — Quand ? — Une fois que je l’aurai transformée. J’eus l’impression qu’on m’avait ouvert la poitrine pour y déverser de l’eau glacée. — Elle… veut devenir vampire ? — Oui. Cirilai se mit à me brûler. Mais la bague n’avait pas besoin de m’avertir que Vayl était au bord de la catastrophe. Et qu’aucun de ceux qui tenaient à lui ne pourrait en éviter les retombées. — Ça prend combien de temps ce genre de truc ? demandai-je. — Plus c’est long, mieux c’est. Dans l’idéal, il faut compter un an. Mais en s’y préparant correctement, nous pouvons accomplir cela en une semaine. — Lui avez-vous déjà… enfin, vous voyez… pris son sang ? — Non, pas encore. — Ah !… Vayl parut soudain revenir à la réalité. — Vous n’avez pas l’air ravie. Je pensais que vous vous réjouiriez pour moi. — Euh… bien sûr. Retrouver vos garçons, c’est vital pour vous. Et je vous le souhaite. À condition que personne n’ait à en souffrir. — Elle n’en souffrira pas. — Vous voulez dire… avant ou après que vous l’aurez tuée ? — C’est elle qui l’a réclamé ! explosa-t-il. Encore un autre signe qu’il courait au désastre. Il élevait si rarement la voix que lorsque ça se produisait je décollais de mon siège. À présent que j’étais doublement en pétard, je ne pris pas la peine de masquer mon irritation en lui demandant : — Depuis quand une voyante réclame-t-elle une si forte rémunération pour un si petit service ? Vayl se leva d’un bond. — Cette rencontre représente tout à mes yeux ! Je me levai aussi, regrettant de ne pas être plus grande pour me mesurer nez à nez avec lui. — C’est la raison pour laquelle vous êtes complètement à côté de la plaque ! Vous ne croyez pas que si vos garçons se trouvaient en Iran, Cassandra vous l’aurait annoncé ? — Cassandra ne sert à rien ! Regardez-la ! Elle ne peut même pas trouver la taupe ! Silence de mort, tandis qu’on réalisait tous les deux qu’elle avait dû nous entendre. Vayl sortit à grandes enjambées de la maison et claqua la porte avec une telle violence que les vitres des panneaux latéraux volèrent en éclats. Le fracas du verre attira Bergman au salon. — Je vais chercher un balai, dit-il en repartant dans la cuisine. — Laisse tomber ! lui criai-je. S’il peut casser, il peut très bien nettoyer. Je lui emboîtai le pas en méditant. Ça s’est si bien passé que je pourrais devenir diplomate. On me nommerait ensuite dans un foyer d’agitation politique… genre en Iran, tiens ! Et je n’aurais plus qu’à mettre le feu aux poudres dans le monde entier ! — Pas question que je l’excuse, dis-je comme j’entrais dans la pièce, où j’aperçus Cassandra qui séchait ses larmes avec un torchon. Ça craint ce qu’il a dit sur vous, ajoutai-je en croisant son regard. Le chagrin peut vous rendre fou, vous savez ? Elle hocha la tête en grimaçant un sourire. Je pris place sur un tabouret. Il grinça quand j’y posai mes fesses. Alors que j’avais plutôt maigri ces dernières semaines. J’oubliais sans arrêt de déjeuner. Ce qui me rappela aussi que mon footing matinal me manquait, et ça ne risquait pas de changer avant qu’on quitte le pays. Bon sang ! comment les femmes se débrouillaient pour garder la forme par ici ? Pendant un petit moment je contemplai mes mains jointes devant moi, comme si elles priaient toutes seules en quête d’une réponse. — T’as déjà vu Vayl dans cet état ? finit par me demander Bergman. Je secouai la tête. — Mais ça ne fait même pas un an que je le connais. En temps vampirique, ça équivaut à deux ou trois secondes. (Je regardai Cassandra caresser l’Enkyklios d’un air absent et m’adressai à elle :) Quand quelqu’un consulte une voyante pour lui demander le même genre de truc que Vayl, c’est quoi, le tarif ? — Ça dépend. Nous autres Sœurs de la guilde demandons uniquement une contribution à l’Enkyklios. — Une histoire, vous voulez dire. — Eh bien, pas n’importe laquelle. Un récit qui puisse ajouter à la connaissance de notre monde et des créatures qui le peuplent. — La plupart des Sœurs ont donc un gagne-pain ? — Oui. Nous avons découvert au fil du temps que l’usage de notre Don à des fins d’enrichissement personnel était un bon moyen de le perdre. Nous devons donc contrôler avec soin qui bénéficie de nos visions et dans quelle intention. — Vous avez entendu ce que Zarsa exige en échange de ses visions ? (Cassandra et Bergman hochèrent la tête simultanément.) Ça vous inspire quoi ? Est-ce qu’elle est vraiment voyante, d’abord ? Cassandra haussa les épaules. — Je ne peux l’affirmer sans la toucher. Et maintenant que j’ai fait la connaissance de David, ça risque de ne pas marcher. Je décidai de changer de sujet. — J’ai rencontré un homme ce soir. Bon ! OK, pas un homme à proprement parler. Un alterhumain qui m’est apparu tout d’un coup. Il s’appelle Asha Vasta et dit qu’il est l’Amanha Szeya. Il savait mon nom et celui de Vayl, de même qu’il connaissait Raoul. Franchement, si je l’ai laissé partir, c’est parce qu’il m’a promis qu’on se reverrait. (Je poussai un soupir.) Zarsa l’obsède et je ne vais pas pouvoir laisser Vayl agir comme il l’entend avec elle. On risque donc de se bousculer dans le noir dans les jours qui viennent, pendant qu’on cherchera un moyen de mettre un terme à leur plan insensé. J’éprouvai un soudain accès de colère contre mon père. C’était sa faute si on m’avait collé cette foutue mission. Sans lui, je n’aurais jamais su que j’étais capable de traquer mon sverhamin. Du calme… c’est pas vraiment le traquer. Tu l’as juste suivi pour t’assurer qu’il ne fasse pas du tort à lui-même ou à autrui – moi, par exemple – de manière irréversible. T’en es sûre ? Mon double version garce était de retour dans ma tête et exigeait la vérité, que j’accepte ou non de l’affronter. Elle se pencha par-dessus le bar et dévoila un décolleté si plongeant qu’on aurait pu y planter un buisson, puis ajouta : Admets-le, ma chérie. Ça te rend dingue de penser qu’il puisse enfoncer ses adorables canines dans le cou de cette femme et poser les lèvres sur sa peau veloutée. Et t’as envie de hurler à l’idée qu’il la transforme et l’unisse à lui à jamais. Il s’agit d’un lien du sang permanent, ma chérie. Et toi, tu dois te contenter d’une petite bague de rien du tout et de l’équivalent sanguin d’une ou deux aventures d’un soir. — Quoi qu’il en soit, repris-je, faites-moi une fleur et tâchez de trouver ce que signifie Amanha Szeya. Il faut que je trouve (et non pas traque !) Vayl. Chapitre 15 Dans une autre vie et dans un autre monde, Vayl aurait fait un excellent prof. Car savoir ne lui suffit pas. Plus on passe du temps ensemble et plus je me rends compte que c’est plus fort que lui : il doit partager ce qu’il a appris. Et comme je suis en général la seule dans les parages, c’est moi qui bénéficie de ses connaissances, que j’en aie envie ou non. Souvent, c’est non. Il y eut une époque où il décida que ma tenue à table souffrait d’un certain laisser-aller, on va dire. — Vous venez de roter ? me demanda-t-il un soir qu’on dînait sur une nappe en lin blanc avec de l’authentique argenterie. — Excusez-moi, dis-je. Le vin me donne des gaz. En plus, il a un goût d’animal écrasé sur le bitume. Ils ne servent pas de bière ici ? Tiens, voilà le garçon ! Je vais lui demander ! — Non ! Jasmine… (Vayl attrapa la main que j’avais levée et la rabaissa aussitôt.) À l’évidence, une petite conversation s’impose. Ainsi commença un mois d’intense formation aux règles de la bienséance à table, tandis que grandissait en parallèle mon horreur de dîner au restaurant. Grâce à Vayl, je peux désormais faire illusion pendant un repas de sept plats, à côté d’une armée de critiques gastronomiques français, sans que personne puisse se douter que j’ai hâte de filer chez moi pour m’enfiler un burrito réchauffé au micro-ondes et regarder un épisode de South Park en pétant tout du long. Mon dernier apprentissage en date, et de loin le plus apprécié, concernait une aptitude bien plus précieuse. Dès le début, Vayl pensait que ma Sensitivité me permettrait de débusquer et de suivre les vampires. Lors de notre dernière mission, les faits lui donnèrent raison. Je pouvais aussi pister les Pillards. À l’évidence, en développant mes capacités je serais capable de sentir et de dénicher davantage d’alterhumains. Je l’espérais, du moins. Je ne pense pas qu’il ait jamais cru que j’utiliserais ma faculté sur lui, pas de cette façon en tout cas. Mais pourtant j’étais là en train de le pister (non, non… de me déplacer furtivement… comme on nous l’enseignait à l’école des espions) dans les rues de Téhéran, en suivant son odeur dans l’espoir qu’elle me conduirait à Zarsa. Peine perdue. Je serpentai pendant un petit moment, et revins sur mes pas une fois ou deux, ce qui me fit penser qu’il n’avait aucune destination précise en tête. Il cherchait seulement à décompresser. J’eus droit à un grand circuit dans la ville, lequel me permit d’admirer quelques jolies fresques, un important boulevard me rappelant le centre-ville de Chicago, et une bâtisse tellement ancienne que je pus vraiment percevoir tout le poids de son passé dans ses entrées voûtées et ses colonnes décrépites. Puis le chemin de Vayl partit enfin en ligne droite vers le nord. Notre planque se situait à l’extrémité sud-ouest de la ville. Plus je suivais la piste de Vayl, plus j’étais convaincue qu’il se dirigeait vers le café où lui et moi étions censés achever notre mission le lendemain soir. — Comme c’est charmant de vous joindre à moi, souffla une voix dans mon dos. Je fis volteface. — Vayl ! Comment vous… ? Il me considéra en plissant les yeux tandis qu’il appuyait les deux mains sur sa canne. — Vous m’appartenez, Jasmine. Dès lors que je souhaite savoir où vous vous trouvez, il me suffit d’avoir l’esprit en alerte. Oh ! merde ! Qu’est-ce que j’ai fait ? me dis-je aussitôt, avant de parvenir tant bien que mal à me ressaisir. — Ouais, d’ailleurs à ce propos… J’étais d’accord pour veiller sur votre âme et non pas pour camper dans votre placard, entre votre costume Armani et vos chaussures Gucci. Alors, cesse de te comporter en seigneur et maître, Ricky ! Comme il était fan de la vieille série I Love Lucy, il devait normalement piger la référence. Il se passa la main sur le front. — Je ne l’entendais pas de cette manière. Ah ! tout ceci serait bien plus simple si vous aviez vécu ne fût-ce qu’un siècle plus tôt. Aujourd’hui tout ce qui s’échappe de mes lèvres peut s’interpréter comme une insulte, alors que j’avais uniquement l’intention de… (Il secoua la tête.) Je crains de ne pouvoir m’expliquer plus avant sans vous offenser. Il tourna les talons, agitant sa canne devant lui tous les deux pas, comme s’il s’attaquait aux fantômes de son passé. Je marchai dans son sillage. Le silence s’établit entre nous et tissa une sorte de toile gluante que ni lui ni moi ne voulions toucher. Et j’avais encore moins envie d’y réfléchir. Je tendis alors mon bras en lui collant ma montre sous le nez. — Quoi ? lâcha-t-il d’un ton bourru. Je lui indiquai le cadran. — Choisissez une heure, dis-je. — Pourquoi ? — Allez, prêtez-vous au jeu. Il poussa un long soupir témoignant de son endurance. — Entendu. Minuit. Je regardai la montre. — OK, il est presque 20 h 30. Vous pouvez donc me dire tout ce que vous voulez pendant trois heures et demie, et je vous promets de ne pas me mettre en colère. — Vraiment ? — Eh ! cessez de jouer les cyniques. Vous savez que je tiens toujours mes promesses. — Entendu, alors. Vous avez des cheveux admirables. Le roux est ma couleur préférée, aussi j’espère que vous ne les reteindrez plus, même si je sais que vous le ferez. — Vayl ! C’est pas ce que je voulais dire ! — Êtes-vous furieuse ? — Non ! — Vous en avez tout l’air. — Non, c’est juste que… (J’ai la tête qui tourne, car j’ai une envie folle de planter un bon gros baiser sur tes lèvres charnues. Alors que je suis censée être en rogne. Parce que tu me rejettes à la manière de ces foutues machines pour faire de la monnaie. Je suis comme un billet trop corné et trop froissé qu’on n’arrive pas à lisser au fer. Peut-être que si je mourais. Ouais… dans ce cas tu me poursuivrais aux quatre coins du monde. OK, Jaz. Cesse de gamberger. Parce que tu commences à avoir l’air… sérieusement… claquée.) Dites-moi d’abord ce que vous vouliez m’expliquer tout à l’heure, déclarai-je d’une voix un peu désespérée. Il haussa les épaules. — C’est difficile dans la mesure où vous n’avez jamais vécu dans le monde des vampires, ni même à une époque où rien ne s’opposait à ce que les gens s’appartiennent l’un l’autre. — Essayez toujours. — Une avhar représente le prolongement de son sverhamin. Ce n’est pas une possession, mais un être aimé… (Il s’interrompit, plissa les lèvres comme s’il préférait retirer ce dernier mot. Puis il secoua la tête.) Si vous ne pouvez comprendre à quel point vous m’êtes chère à présent. Combien je vous tiens en haute estime. Combien je dépends de votre perspicacité, de votre esprit, de votre tempérament, de votre humanité (ses yeux brillaient sous la lune), nous pouvons aussi bien mettre un terme à cette relation. On s’était arrêtés dans un quartier résidentiel. Les maisons semblaient nous espionner comme des gamines curieuses. J’aurais aimé leur taper sur l’épaule et leur demander si elles venaient d’entendre Vayl chanter mes louanges. Ça lui ressemblait si peu que j’avais vraiment besoin de la confirmation d’un tiers. — Donc, c’est comme si je menais une double vie, repris-je. La CIA me paie pour être votre assistante. Mais en tant que votre avhar… — Vous êtes ma partenaire. Ma compagne. Mon… Il poussa un soupir qui étouffa le dernier mot. J’avais trop envie que celui-ci sonne comme « amour » pour me fier à mes oreilles lorsqu’elles m’affirmaient que j’avais raison. — Cool, murmurai-je en m’accordant un instant de répit. La rupture que je craignais n’était pas entamée. Il tenait toujours à moi. On se remit à marcher. Pendant quelques minutes aucun de nous deux ne reprit la parole. On devint juste un couple comme les autres qui faisait sa promenade du soir. En un sens, on aurait pu se balader dans n’importe quelle grande ville américaine. La rue sur notre droite était large et bien goudronnée, bordée de jolis chênes verts. À notre gauche, les bâtiments en briques marron clair semblaient dater des années soixante-dix. Toutefois il suffisait de voir l’éclairage public pour identifier l’endroit. De même que la plupart des voitures avaient déjà fait leur temps dix ans plus tôt, et si les hommes qui grouillaient alentour portaient des vêtements occidentaux, les femmes… évoquaient à mes yeux des espèces de fantômes drôlement déprimés. Même ça ne m’aurait pas dérangée. Je me dis que si elles voulaient se mettre une tente sur la tête chaque fois qu’elles sortaient, c’était leur droit. Cependant j’aurais souhaité qu’elles choisissent des couleurs plus vives pour leur tchador masquant les tenues qui auraient dévoilé leur vraie personnalité. J’aurais aimé voir des capes aussi flashy que les enseignes des commerces des environs. Des bleus, des verts et des jaunes éclatants qui vous prenaient la joue et vous secouaient à la manière d’une bonne vieille tantine grassouillette qui ne vous avait pas vue depuis des lustres. Ce qui me choquait, en revanche, c’était l’impression furtive de méfiance que je percevais chez les gens qu’on croisait. Pas seulement à notre égard, même si à l’évidence on n’était pas du coin. Mais pour la police, incroyablement présente au coin des rues et en moto, lorsqu’elle patrouillait. Sans parler de la méfiance mutuelle entre les promeneurs, comme si à tout moment quelqu’un allait sortir un Uzi de son sac à dos et mitrailler les autres. À croire que tous les piétons s’attendaient à ce genre de plan et qu’ils n’auraient plus qu’à baisser la tête dès qu’ils apercevraient le flingue. Je me tournai vers Vayl et tentai de traduire mes impressions par des mots. Ils volèrent en éclats quand il murmura : — Je me demande si mes fils sont étudiants ici. Bon sang ! Vayl ! pourquoi ne pas m’assener un coup derrière la tête tant qu’on y est ? Ça serait pas pire qu’une douche glacée ! Enfin quoi… je suis sur mon petit nuage grâce à mon job et ma relation avec vous, sans parler du fait que je remercie le ciel d’être née américaine, et voilà que vous me donnez envie de m’arracher les yeux avec une cuiller à pamplemousse… tout ça en deux secondes ! Je restai muette. Car il avait déjà cassé du verre après ma réaction de tout à l’heure, en début de soirée. L’étape suivante consisterait à me briser le cou, j’imagine. Mais la passivité de son auditoire ne le dérangeait apparemment pas, car il continua sur sa lancée. — Ça ne manquerait pas de sel, n’est-ce pas ? Dans la mesure où notre couverture correspondrait à leur véritable statut à Téhéran… Je me demande également si je les reconnaîtrai. Vous savez, si quelque chose dans leur regard me rappellera…, hésita-t-il, la voix entrecoupée par l’émotion. Je ne savais pas trop comment Zarsa pouvait se résoudre à commettre un acte si atroce à l’encontre de quelqu’un, mais j’étais certaine en revanche de n’avoir jamais été si furax de toute ma vie. Elle s’en prenait à une sublime créature telle que Vayl, un vampire qui inspirait la crainte et la haine dans tous les coins et recoins de la société du crime, visait son unique point faible et frappait sans hésiter. Enfin, elle n’avait pas encore réussi son coup, me dis-je. Et si elle croit pouvoir tirer profit de mon sverhamin, elle peut déjà s’imaginer l’effet que ça fait de manger avec une paille pendant les six semaines à venir. J’avais presque envie de retourner illico chez Anvari et de coller une raclée d’enfer à sa femme. Ça ne dérangerait pas les mahghuls, tant que je lui laisserais la vie sauve. Ce fut alors que je les aperçus. Du coin de l’œil… un peu flous au début. — Vayl, repris-je en désignant les toits les plus proches. Vous les voyez ? — Oui, en effet. Qui sont-ils ? Le moment était venu de lui mentir de nouveau, car je ne pouvais tout de même pas lui dire que j’avais rencontré quelqu’un qui m’avait briefée sur les origines de ces créatures, alors que je l’espionnais. — J’en sais rien. Suivons-les et voyons où ils nous mènent. Il aurait pu ne pas accepter, sauf que les mahghuls se déplaçaient grosso modo dans notre direction. Plus on avançait, plus on en voyait, comme si une armée se rassemblait quelque part au cœur de la ville. On parvint enfin à une énorme place. Lorsqu’elle était déserte, elle s’étirait à mon avis sur trois ou quatre pâtés d’immeubles et formait un terre-plein en béton blanc immaculé disposé selon un motif cylindrique élaboré qui rappelait les tapis ayant fait la réputation de ce pays. Des bancs et des réverbères la délimitaient et de hauts immeubles de bureaux la jouxtaient sur trois côtés, une série de restaurants et de magasins de luxe s’alignant sur le quatrième. Une rue à sens unique contournait la grand-place, offrant ainsi une voie d’accès et de sortie aux voitures, mais elle était barrée pour la sécurité des quelque deux mille hommes et femmes s’étant regroupés là. Dans quelle intention ? Impossible à deviner. Les gens ne trahissaient pas l’excitation joyeuse d’une fête quelconque. Pas plus qu’il semblait s’agir d’un rassemblement religieux. J’aurais davantage misé sur un lynchage. D’où la présence des mahghuls. Et l’absence d’enfants. Et… oh ! merde ! on dirait qu’on s’est trompés d’endroit et d’époque… d’une potence ! Celle-ci était dressée à une extrémité de la place, telle la longue estrade destinée au jury que les petites villes américaines érigent pour leur parade. Bien sûr, il y avait quelques éléments supplémentaires, introuvables au fin fond de l’Arkansas ou de la Caroline du Nord, parmi lesquels une solide traverse où étaient suspendues deux cordes, au-dessus de deux trappes, ainsi qu’un espace ouvert sous la scène, afin que le public puisse voir les corps tomber. Je glissai la main gauche dans ma poche et la refermai sur ma bague de fiançailles, trop heureuse de pouvoir toucher un objet me venant de Matt. J’en avais un autre sur moi, un gage de son amour sous une forme moins tangible, que je transportais aussi partout où j’allais. Mais la bague m’offrait tout le réconfort dont j’avais besoin à ce moment-là. Et tandis que je me cramponnais à ce bijou, je me remémorai alors non pas le jour où il me l’avait offert, mais celui où il m’avait parlé de son premier travail. On était assis sous la véranda d’une maison coloniale qu’on venait de libérer de vampires prédateurs et de leurs gardiens humains, et l’on essayait de se débarrasser des relents de mort qui imprégnaient nos narines, tout en nettoyant nos armes. Notre équipe d’Helsingers, nouvellement constituée et commençant à prendre forme, s’était répartie dans les fauteuils en rotin et les balancelles assorties. Dix jeunes durs à cuire dans la vingtaine (à l’exception de nos deux fidèles vampires) qui venaient de mériter le salaire que leur versait le gouvernement. — Faut que je te dise, Jaz, déclara Matt en faisant rutiler son arbalète noire. La première fois que je t’ai vue, j’ai eu des doutes sur ta capacité à mener une équipe comme la nôtre. — Jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche, intervint Dave, juché sur la balustrade. Tout le monde éclata de rire, moi y comprise. Je m’adossai à mon siège et glissai mon arme dans son holster. — T’étais dans quel corps de l’armée ? demandai-je à Matt. — Ça se voit tant que ça ? Je haussai les épaules. — C’était pas une insulte. Je sais reconnaître les gars bien entraînés. — J’étais dans les SEAL[6]. — Pour l’amour du ciel ! qu’est-ce qui t’a pris de t’enrôler là-dedans ? s’enquit Jessie Diskov qui, comme moi, avait pris ce job quasiment après la fac. Elle était assise si près de Dave que s’il se concentrait un peu moins sur sa tâche et un peu trop sur les adorables yeux indigo de Jessie, il allait finir par lui tirer une balle dans la jambe. — Mes parents m’ont posé la même question quand je leur ai annoncé la bonne nouvelle, reprit Matt. Tu veux savoir ce que je leur ai répondu ? Moi oui, en tout cas. Et comme Jessie tardait à répondre, je songeai que j’allais devoir révéler mon intérêt plus que professionnel pour le jeune étalon baraqué avec le sourire espiègle, le cul d’enfer et les yeux langoureux. Finalement, Jessie décida que les ailettes de ses flèches étaient en suffisamment bon état pour lui accorder un soupçon d’attention. — Ouais, dit-elle. Dis-moi tout ! Matt m’observa du coin de l’œil, tout en esquissant un sourire pour voir si je l’écoutais, avant de répondre : — Je leur ai simplement dit : « Certaines personnes se battent pour ce qui est juste. Même quand la plupart des gens pensent le contraire. » Nul doute que Matt n’aurait jamais permis qu’on dresse ce genre d’échafaud dans son pays. Mais cette contrée avait visiblement éliminé tous les Matt de sa population à la naissance. À moins qu’on les ait tués lors de précédentes guerres. Car personne ne protesta quand une dizaine d’hommes en uniforme marron gravirent les marches pour rejoindre l’estrade, en escortant les condamnées qui avaient les pieds et les mains enchaînés. Vayl et moi, on échangea un regard. Sachant que je voulais parler, il se pencha en s’approchant, afin que personne ne puisse nous entendre. — Des femmes ? chuchotai-je en serrant les dents pour ne pas hurler. Ils vont pendre des femmes en place publique ? Vayl me décocha un regard du genre « Lâche-moi-deux-secondes-tu-veux ? » — Enfin, Jasmine. Vous êtes quand même bien placée pour savoir que les femmes aussi sont capables des actes les plus ignobles au monde. Exact. Je luttai pour ne pas exploser. J’avais tiré des conclusions hâtives uniquement parce que je m’identifiais à elles. Énorme erreur et qui risquait de m’être fatale, un jour ou l’autre. Je ne savais même pas ce qu’elles avaient fait. Peut-être qu’elles avaient tué leurs enfants. Auquel cas, elles méritaient de mourir. La plus jeune s’était mise à pleurer. La plus âgée la consolait. Un officier, avec tellement de médailles sur la poitrine qu’il aurait coulé aussitôt à pic s’il avait sauté à l’eau, s’avança sur la scène et lut un jugement. La foule réagit par des murmures de colère qui s’amplifièrent peu à peu pour se transformer en clameur. Je regrettais l’absence de Cole, car j’aurais voulu savoir de quoi il retournait au juste. Surtout quand la plus vieille prisonnière se mit à réagir en vociférant. Le gars en uniforme le plus proche d’elle la frappa si fort sur le coin de la tête qu’elle s’effondra à terre. Ovation dans le public. La plus jeune tenta de la relever mais on l’en empêcha manu militari. Tout ça excitait visiblement les mahghuls qui occupaient le moindre toit, le moindre panneau indicateur ou la moindre ligne électrique autour de la place. Ils se tenaient côte à côte et bondissaient sur leurs pattes musclées, en se dévissant le cou et en étirant leurs longues ailes dans une sorte de grincement dont je ne pouvais croire que personne ne l’entendait. Les gars en uniforme s’approchèrent de la plus jeune avec prudence, comme si elle risquait de briser ses chaînes pour sauter dans la foule. Elle se tenait parfaitement immobile et je crus qu’elle allait se laisser faire. Mais juste avant qu’ils lui passent la cagoule sur la tête, elle cria un nom. — Qui est FarjAd Daei ? demandai-je. — Je n’en ai jamais entendu parler, dit Vayl qui se tenait mieux au courant que moi des personnages influents dans le monde. La foule le connaissait en revanche. De nombreux hommes crachèrent par terre en entendant son patronyme. Mais quelques-uns firent un geste si anodin qu’il m’aurait échappé si un type d’environ mon âge n’avait pas attiré mon attention. Il fit glisser son pouce droit en travers de sa cuisse, puis tourna sa main, paume vers le ciel, en direction de la condamnée. Lorsqu’il me surprit en train de l’observer, il me fit un léger signe de tête et articula dans ma langue le mot « Liberté » en silence. Je haussai les sourcils en le regardant et il acquiesça une deuxième fois, avant de se mêler à la foule. La jeune femme tomba dans la trappe et un mahghul lui enveloppa la tête comme un second foulard. Ses camarades avaient déjà commencé de se nourrir des hommes en uniforme, certains contemplaient le corps de la pendue qui se balançait, tandis que d’autres fixaient leurs yeux sur le public, le regard perdu dans le vague, comme si cette exécution les concernait aussi peu qu’une vente aux enchères de voitures de collection. Lorsque la deuxième femme tomba, son tchador se défit. Elle avait épingle une photo sur la robe blanche qu’elle portait au-dessous. Je ne distinguais pas les détails et ne pouvais lire la légende inscrite en grosses lettres noires au-dessus et au-dessous du cliché qui recouvrait entièrement sa poitrine. Mais les spectateurs les plus proches de l’échafaud poussèrent des cris outragés. Ceux des premiers rangs s’élancèrent en avant dans un concert de hurlements qui incita ceux de derrière à les rejoindre, et en quelques secondes les corps des pendues furent livrés en pâture à leurs mains avides. — Il est temps de nous en aller, murmura Vayl. Je sentis ses pouvoirs dresser un bouclier pour nous protéger des regards trop appuyés, tandis qu’il me prenait par le bras pour m’éloigner de la place. Derrière nous, les autres mahghuls avaient rallié leurs frères et partaient à l’assaut des émeutiers, en poussant des cris stridents comme ils se repaissaient de leur violence. Vayl et moi, on ne dit pas un mot en quittant précipitamment les lieux. Cinq minutes plus tard, on arrivait à destination. Dès qu’on aperçut l’endroit, on décida tacitement de ne pas parler du cauchemar dont on venait d’être les témoins, en tout cas pour l’instant. Le devoir nous appelait. Une fois de plus ; je fus étonnée. Je m’attendais que L’Oasis me replonge aux alentours de 1860, dans une taverne chichement éclairée, avec « Réservé aux messieurs » sur la porte d’entrée. Une fumée de cigare tellement épaisse qu’on attrapait le cancer des poumons sitôt attablée. Des filles distrayant les mecs friqués dans une petite salle du fond. Cependant je tombai sur un bâtiment tout blanc sur deux niveaux, qui datait d’une trentaine d’années et abritait un cybercafé. Les boxes individuels s’alignaient tout autour de la salle, chacun contenant un PC et la plupart un internaute insatiable avec les yeux rivés au moniteur mastoc de quinze pouces. Au milieu, des tables avec des fauteuils capitonnés de rouge invitaient les clients à bavarder en tête à tête plutôt qu’en ligne. Quoi qu’il en soit, ça n’avait aucun sens pour moi. Pourquoi le Magicien, un gars qui avait écrit à la BBC en disant que « l’Amérique était l’enfant dont l’Angleterre aurait dû avorter » souhaitait faire la fête dans un café où des tas de choses lui rappelaient le pays qu’il détestait ? OK, c’est le World Wide Web. Le concept même de liberté d’information est tellement américain qu’on s’attendrait à le voir danser le quadrille comme dans les westerns. On s’installa. Comme l’endroit disposait de panneaux en farsi et en anglais, on se sentit libres de s’afficher en tant qu’étrangers. Dans une certaine mesure, du moins. Vayl recouvra son accent pour nous commander du thé. Et lorsque le serveur nous demanda d’où on venait, Vayl lui répondit qu’on était des Roumains venus assister à l’enterrement d’un membre de notre famille. Je ne pipai mot jusqu’au départ du serveur. — Drôlement curieux, non ? marmonnai-je. Vayl suivit le garçon du regard comme celui-ci débarrassait une table à l’autre bout de la salle. — Il pourrait aussi bien œuvrer en indépendant pour le gouvernement. On ne sait jamais. Très juste. — Écoutez, vous croyez qu’on se trouve vraiment au bon endroit ? dis-je en lui faisant partager mes doutes. — Peut-être est-ce la raison pour laquelle le Magicien n’a jamais été pris, répondit mon chef. En demeurant toujours imprévisible, cela fait vingt-cinq ans qu’il échappe aux autorités. — Oui, j’imagine… Je crevais d’envie de réexaminer la photo que Dave nous avait donnée. Lui poser des questions dont aucun de nous ne connaissait les réponses. D’un hochement de tête, Vayl désigna ce qui se trouvait derrière moi. — C’est un bâtiment moderne. Ils ont des toilettes pour la clientèle. Compte tenu de la rapidité avec laquelle le thé s’élimine, je dirais que nous avons de fortes chances de mettre la main sur le Magicien pendant les trois, quatre ou cinq fois où il se rendra aux W.-C. pendant son séjour dans ce café. — Vous voulez donc qu’on campe là-bas ? Vayl se leva. — Je vais y faire un tour. Je le regardai s’éloigner en espérant bizarrement pouvoir l’arrêter. On ne devrait pas être là, songeai-je, tandis que je m’adossais à mon siège et promenais mon regard dans la salle, en cherchant ce qui me mettait mal à l’aise. Comme toujours, impossible d’y rattacher un visage familier ou une odeur surnaturelle. Des couples, dont la plupart avaient moins de trente ans, bavardaient et riaient autour d’un bol de soupe épaisse ou d’une assiette dont l’ingrédient principal semblait être du riz long grain. Rien de menaçant. Alors pourquoi je m’inquiétais autant ? C’est toute cette foutue mission ! Je tressaille dès que je vois une ombre. À moins que ce soit mon aller-retour en enfer… Quoi qu’il en soit, j’avais sacrement envie de claquer mes talons trois fois, comme Dorothy dans Le Magicien d’Oz, car : « On n’est jamais aussi bien que chez soi ! » Vayl revint après une absence relativement normale. — Il y a une fenêtre assez grande pour se faufiler au travers, le cas échéant. L’affaire est… comment dites-vous, déjà ?… l’affaire est dans le sac. J’esquissai un timide sourire quand le serveur apporta notre thé. Vayl se mit à parler, ou disons plutôt qu’il se lança dans une diarrhée verbale au sujet de Zarsa. Et j’avais l’intention d’écouter, franchement. Mais Raoul choisit ce moment précis pour intervenir. Il n’a pas son pareil pour capter mon attention en plongeant la main dans mon cerveau et en pressant celui-ci comme un citron, jusqu’à ce que je tende l’oreille… ou tombe carrément dans les pommes. — Laissez-moi deviner, dis-je mentalement sur ce ton narquois que je réservais à lui seul, vous étiez le cinquième d’une fratrie de huit et vous êtes quasiment nés l’un après l’autre. Me trompé-je ? — QUASIMENT. Tu m’étonnes… — Vous ne devriez sans doute même pas me parler. (Je lui racontai mon retour en enfer et lui fis part de mon hypothèse concernant le faux Matt. Comme il ne réagit pas tout de suite, j’enchaînai :) Alors, ça vous inspire quoi ? Il vous cherche ? — PEUT-ÊTRE. Et je n’aurais sans doute rien de plus précis de la part de Raoul à cette distance. Ce n’était pas le moyen de communication idéal, mais bon !… vu qu’on opérait dans des dimensions totalement différentes, ma voix devait sans doute lui faire l’effet d’un bourdonnement de moustique. — À dire vrai, j’ai un certain nombre de choses à préparer ce soir, continuait Vayl comme je revenais à la réalité. Que je trouvais pour l’heure assez merdique. — Vraiment ? — Si je dois transformer Zarsa sans la blesser, je dois m’assurer que tout soit en ordre. OK, c’est le moment où une personne raisonnable (saine d’esprit ?) battrait en retraite. Car il était clair qu’on se trouvait au bord d’un précipice et qu’on allait s’y jeter la tête la première. Malgré tout, je posai les mains sur la table. Et ne fus même pas étonnée de voir mes poings se serrer. — Vous voulez dire quoi au juste par « en ordre » ? questionnai-je d’un ton acide. Vous lui faites passer un test HIV avant de planter vos dents dans sa gorge ? Vous lui demandez de recruter une nounou, au cas où vous foireriez la transformation et que ses enfants se retrouvent sans mère ? Son mari doit signer une décharge avant que vous tuiez la femme qu’il aime et la transformiez en une créature qui sera forcée de voir mourir tous ceux qu’elle aime ? Vayl se pencha en avant et me lança les mots à la figure comme s’il me tirait dessus avec un pistolet. — Taisez-vous ! J’optai pour un compromis. Pas très malin quand on se trouve face à un vampire en pétard. Mais la colère m’empêche en général d’user de doigté, surtout avec Vayl. Sachant qu’il pouvait percevoir mes sentiments les plus violents, je les enveloppai dans une boule de feu et la lui lançai, accompagnée de deux autres mots tout simples : — Vous d’abord. Chapitre 16 Vayl me laissa à l’entrée de L’Oasis en marmonnant : « Je suis sûr que vous saurez retrouver votre chemin », puis disparut dans la nuit. Je le regardai s’en aller, déprimée comme jamais, notamment parce que je devais admettre qu’il avait raison pour mon retour à notre planque. Je n’avais même pas besoin d’un plan. (L’un des avantages de ma Sensitivité.) En revanche, il me fallait parler à quelqu’un qui soit susceptible de m’aider à démêler cet imbroglio. D’ordinaire, je m’adressais à Vayl. Mais comme il était à l’origine de l’embrouille la plus grave, je n’avais guère de choix. C’était trop dangereux de contacter Raoul. Trop risqué même d’en parler à Dave. Bref, il ne restait plus que le vieux. Je sortis le nouveau gadget de communication furtive fourni par le ministère de la Défense avant notre départ, tout en me sentant un peu coupable du plaisir que j’éprouvais en caressant le boîtier noir tout lisse. J’adore la technologie presque autant que les voitures rapides et les hommes forts et mystérieux. J’ouvris l’étui, sortis les lunettes hypertendance qu’il contenait et les chaussai. Sitôt que je les eus sur le nez, un minibras robotisé se déploya de l’oreillette. Comme j’avais vu une vidéo de démo avant de partir, je savais qu’un minuscule récepteur allait se ficher dans mon oreille. Entre-temps, je passai mon appel en me servant des commandes visuelles apparaissant sur le menu qui défilait sur mes lentilles. Puis je me couvris la bouche à l’aide de mon hidjab, afin que personne ne me voie parler en apparence toute seule. — Résidence de M. Parks. — Shelby ? J’étais étonnée. D’ordinaire, enfin… Albert répond toujours au téléphone. Le fait d’avoir son infirmier à l’autre bout du fil, c’était mauvais signe. Merde alors… j’avais besoin de parler à mon père ! — Jaz ? Est-ce qu’ils ont fini par vous joindre à votre boulot ? Merde, merde, merde. Boucle-la, Shelby. J’ai pas envie d’entendre ce que t’as à me dire. — Non… Long silence. Puis long soupir de la part de Shelby. — Jaz, votre père a eu un accident. (Comme je ne répondais pas tout de suite, il ajouta :) Il est en vie. Mais dans un état critique. Je continuais à flâner dans la rue, comme si une partie de ma tête ne venait pas de s’envoler dans la stratosphère et mon cœur d’exploser. Je me retenais de pleurer ou de crier, car j’aurais attiré l’attention et j’étais en service. Toujours aussi pro. Hé ! Pete, j’ai pas tout fait foirer quand l’infirmier de mon père m’a annoncé que celui-ci était à deux doigts de mourir. Ça mérite une prime, bordel ! — Qu’est-ce… (Je m’éclaircis la voix.)… Qu’est-ce qui s’est passé ? — Il était à moto, à deux rues d’ici à peine, quand une femme l’a heurté par-derrière. Il est tombé à la renverse sur son pare-brise, avant de rouler sur le trottoir. Heureusement, il y avait un flic dans les parages. Il venait d’arrêter quelqu’un pour le verbaliser. Il a donc chopé la conductrice dans la foulée. L’ambulance était là en trois minutes. Ça lui a sans doute sauvé la vie. — Mais il est toujours mal en point ? Je supportais à peine la voix bienveillante de Shelby. J’aurais préféré l’entendre grommeler comme Albert. Ça m’aurait rendue folle. Mais je ne voulais pas pleurer. — C’est un diabétique de soixante et un ans. Il faut bien admettre qu’il est en meilleure forme depuis que je m’occupe de lui, mais il souffre de fractures multiples, dont deux ou trois dans le dos qui pourraient se révéler très graves. Les médecins ne se prononceront qu’une fois que les hématomes auront désenflé. Ses reins risquent aussi de poser des problèmes. Sinon, je connais un jeune infirmier en bonne santé qui va vite se remettre des deux ou trois coups de poing que votre père lui a collés. Car Albert est aussi le plus gros emmerdeur et la plus grosse tête de mule que je connaisse ! On rit de bon cœur. — Moi aussi, dis-je. — Si quelqu’un doit s’en tirer, ce sera lui, m’assura Shelby. — Shelby, repris-je en ravalant un sanglot. (Respire, Jaz, respire) Je ne peux pas venir. Je suis à l’étranger. — C’est ce qu’on m’a dit. — Vous avez été en contact avec Evie ? — Elle se trouve à l’hôpital en ce moment même. — OK. Dites-lui que j’appellerai dès que possible et que je suis désolée de ne pas être là. De ne jamais être là. Je rentrai à notre planque dans une espèce de torpeur. Comme l’état de santé d’Albert m’effrayait trop pour y songer, une seule idée m’obnubilait : Qui vais-je appeler maintenant ? Qui va me dire comme agir à présent que les mahghuls suivent Vayl à la trace ? Quand j’arrivai à l’appartement, la porte était fermée à clé. Trop fatiguée pour sortir celle-ci de ma poche, je passai la main à travers le carreau brisé et déverrouillai la porte de l’intérieur, puis j’entrai. Cassandra et Bergman s’étaient déplacés au salon. Installés sur le petit divan, ils se cognaient presque la tête en chuchotant au-dessus de L’Enkyklios. Même si les boules de verre se disposaient en une myriade de formes, les images qu’elles projetaient n’avaient aucun sens à mes yeux, peut-être à cause de leur petite taille. Je larguai mes chaussures, grimpai sur le dossier du canapé et me laissai tomber sur les coussins, en espérant désespérément y trouver un réconfort dont je serais désormais privée. Malgré tout, je sortis mon vieux jeu de cartes de la poche et passai le pouce sur la tranche en les courbant dans un bruissement. Quel bruit merveilleux ! Cassandra vint s’asseoir à mes côtés, laissant l’Enkyklios fonctionner tout seul. — Que s’est-il passé ? — Vous voulez les mauvaises ou les très mauvaises nouvelles ? Ma réponse attira l’attention de Bergman. Il lorgna les cartes. — Tu devrais peut-être te dégotter une nouvelle manie, Jaz. J’ai entendu parler de casse-tête avec des billes… — Naan… Je pense que je vais me mettre à boire. Long silence durant lequel Bergman et Cassandra se demandaient si je plaisantais ou non. Pourquoi personne ne me prend au sérieux ? Finalement Cassandra déclara : — Dites-nous tout. Ce que je fis. Et quand j’eus terminé, je dois admettre que j’étais ravie que nos consultants nous aient accompagnés. Quelle que soit leur contribution sur cette mission, ils ne se moquèrent pas de moi quand je pleurais sur le sort de ce père avec qui je m’entendais tout juste et que j’aimais seulement parce que je n’avais pas d’autre choix. Pas plus qu’ils protestèrent quand je décrétai que j’allais interrompre le projet minable de Vayl consistant à transformer la voyante, même si je devais y laisser la peau. Ce qui, en toute honnêteté, risquait fort de se produire. Cependant ils ne voulaient pas m’aider à planifier l’opération. Ils avaient autre chose en tête. — On pense qu’on a trouvé un moyen de détecter le bouclier, dit Bergman en désignant l’Enkyklios avec une excitation à peine dissimulée. — En effet, confirma Cassandra. Et c’est en rapport avec l’homme que vous avez rencontré, l’Amanha Szeya. Je songeai à Asha et à ses yeux de chien battu et m’en voulus un peu d’avoir fourré le nez dans ses affaires. Mais sans plus. Quand un gars m’empêche de descendre un Pillard, faut bien qu’il s’attende à certaines représailles. — Vous avez donc trouvé des archives sur ce type de créature ? Cassandra acquiesça : — C’est un Traqueur de Nruugs. — Et un Nruug, c’est quoi ? demandai-je d’une voix lasse. — Un ou une alter qui abuse de son Don. Je levai les mains en signe de soulagement. — Alors, c’est génial ! Je l’ai trouvé devant chez Zarsa. Elle abuse à l’évidence de son Don. Il va régler ça en deux temps trois mouvements. — Pas forcément, me prévint Bergman. Selon certaines histoires qu’on a vues dans l’Enkyklios, beaucoup de Traqueurs de Nruugs n’interviennent qu’après le décès de quelqu’un. Dans leur mentalité, le crime n’existe qu’une fois l’acte commis. — Ben merde alors… — Mais vous pouvez certes discuter avec lui, reprit Cassandra en m’encourageant. Et à ce moment-là… (Bergman et elle échangèrent un regard tout excité)… vous pourrez peut-être lui parler de l’idée de Bergman. — Disons que le mérite en revient à Cassandra à l’origine, intervint Miles, beau joueur. — Mais c’est lui qui l’a développée, renchérit Cassandra. Je levai de nouveau les mains : — OK, basta les salamalecs ! Pour un peu, je préférais quand vous vous tapiez dessus. Au moins, vous étiez plus efficaces. Cassandra fit un signe de tête à Bergman, qui s’avança sur son siège avec impatience, ses mains gercées cramponnées à ses genoux cagneux : — On s’est rendu compte que le seul moyen de repérer un bouclier du type qu’on soupçonne consiste à utiliser un détecteur finement réglé. (Il tenta de marquer une pause pour accentuer l’effet théâtral, mais craignait de se faire engueuler s’il traînait trop.) Comme toi ! — Mais… À son tour de lever les mains : — Je sais, je sais ! Cole et toi n’avez rien perçu pendant la partie de poker. Mais réfléchis. Chaque fois que Vayl a bu ton sang, il a abandonné un peu de ses pouvoirs et cela a accru ta propre Sensitivité. Les Pillards ont un nom pour ça. — Mon œil de l’esprit, dis-je. — Exact. On pense que si tu pouvais de nouveau augmenter ta Sensitivité, tu serais peut-être capable de voir la taupe. Ou du moins le bouclier qu’elle utilise pour se cacher. — Un seul problème, observai-je. — Lequel ? — Vayl est en rogne contre moi. Cassandra secoua la tête. — Nous ne vous suggérons pas de lui donner davantage de sang. Selon nous, il ne le prendrait pas si vous le lui proposiez, à présent qu’il est obsédé par Zarsa. Nous pensons que vous devriez parler à Asha. Je glissai tellement dans le canapé que je faillis tomber par terre. Ouais, bien sûr, ce serait génial. Parce que j’étais sûre que l’échange qui aurait lieu me mettrait à tous les coups en position de faiblesse extrême. Et franchement, si je devais briser la carapace que je m’étais construite au moment où j’avais appris la nouvelle au sujet de mon père, je n’arriverais jamais au bout de cette mission. Du vacarme à la porte qui donnait sur le garage annonça le retour de Dave et de son équipe. Je me redressai. Et me ressaisis. Pas question que Grâce l’Amazone me voie dans cet état pitoyable et désespéré. Ça lui ferait bien trop plaisir. Ils nous rejoignirent au salon. Natchez s’affala près de Bergman sur le petit divan. Grâce s’installa près de la cheminée avec Cam. Dave s’assit sur le canapé avec Cassandra et moi. Jet et Cole firent un détour par la cuisine et revinrent quelques minutes plus tard avec des boissons pour tout le monde. — Ça s’est bien passé ? demanda Cassandra à Dave. — Très bien, répondit-il. On a repéré les lieux et pris des photos, afin de pouvoir faire une simulation au premier, et quelques répétitions avec Jaz et Vayl un peu plus tard dans la soirée. Je jetai un regard à la ronde et m’attendis à des hochements de tête satisfaits. Mais ils me parurent tous lugubres et stoïques. — Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? demandai-je en mettant de côté mes mauvaises nouvelles jusqu’à ce que j’aie entendu les leurs. — On a eu quelques problèmes, admit Dave. À l’heure qu’il est, on serait sans doute en prison, si Cole n’était pas intervenu. Les hochements de tête survinrent à ce moment, accompagnés de plusieurs toasts en l’honneur de notre interprète, qui les accueillit en souriant avec sa bonne humeur habituelle. Je regardai ma recrue et haussai les sourcils : — Alors ? Il rejoignit Cam d’un pas nonchalant, tendit la main et se vit gratifier d’un cure-dent et d’un salut militaire, avant d’occuper le devant de la scène : — On avait fini notre repérage et on rentrait, quand la police nous a arrêtés pour nous conduire sur cette énorme place. On nous a menés à un groupe d’une trentaine d’hommes. J’ai demandé au plus vieux s’il savait pourquoi on était là, et il m’a répondu qu’on nous soupçonnait tous d’avoir suscité une émeute ayant eu lieu en début de soirée. — Je crois qu’on se trouvait là-bas, déclarai-je alors que je sentais à peine mes lèvres remuer. Deux femmes ont été pendues, c’est ça ? Cole acquiesça d’un air surpris : — C’est ce qu’il a dit. — Je pensais que l’émeute avait éclaté quand le tchador de la vieille femme était tombé. — D’après le vieux, c’est la photo qu’elle avait épinglée sur sa robe et les paroles scandées par la foule qui ont tout déclenché. — Je t’écoute… Cole se gratta la barbe, tout en mâchouillant le cure-dent, deux signes évidents de son malaise. — C’était la photo de sa fille, enterrée jusqu’à la taille par son oncle, puis lapidée à mort par lui-même et d’autres membres masculins de la famille, pour avoir tenté de divorcer. Même si les équipiers de Dave connaissaient déjà l’histoire, chacun semblait encore en avoir la nausée. Bergman, Cassandra et moi découvrions les faits et ne cessions pas d’échanger des regards, sans trop savoir comment réagir. Impossible de se trouver un point commun en citant une anecdote du genre : « Ah ouais ! moi aussi j’ai eu un oncle un peu cinglé qui… » Non. Le pire qu’ait jamais fait mon oncle Barney, c’était de se saouler au mariage de ma cousine Amelia et de se mesurer aux jeunes en dansant le limbo. Résultat des courses, il chopa un bon lumbago et écopa d’une semaine d’arrêt maladie. J’essayai de comprendre quel genre de mentalité pouvait traduire divorce par « condamnation à mort ». Impossible. Mon esprit déjà en surchauffe déclarait forfait. J’avais l’impression d’observer notre petite réunion impromptue du haut du plafond. — Et la foule ? m’entendis-je demander. Qu’est-ce qu’elle criait ? — J’imagine que la mère est devenue dissidente après la lapidation, répondit Cole d’une voix posée. Certains braillaient des trucs du genre : « Ces femmes méritent de vivre » et « La justice pour ces femmes », ce qui a rendu fous les gens venus pour le spectacle. Ils les ont mises en pièces, à mon avis. — Pourquoi… ? (Les mots restaient coincés dans ma gorge. Je toussotai. Recommençai.) Elles étaient coupables de quel crime au juste ? Cole passa la main dans sa tignasse qui, à mes yeux, symbolisait parfaitement nos sentiments embrouillés. — Le vieil homme m’a dit qu’elle et la plus jeune avaient été exécutées pour avoir fomenté une rébellion contre le gouvernement. Ces femmes n’avaient donc pas assassiné leurs enfants, en définitive. Je me remémorai les événements sur la grand-place et j’établis un parallèle. Un grand podium. Un public impatient. Un spectacle donnant l’impression que l’enfer se retrouve transposé sur Terre. Et dans le véritable enfer, le Magistrat qui fait son propre numéro et vit le meurtre qu’il met en scène. Avant d’orchestrer mon extraordinaire sauvetage. Sur Terre, les mahghuls ont déferlé comme une nuée de pigeons mutants pour se repaître de la haine, de la fureur et de la peur de chacune des personnes présentes dans cette foule. Le Magistrat n’était pas différent. Guère meilleur qu’un parasite, il souhaitait se nourrir de quelque chose qu’il ne pouvait obtenir que lorsque j’étais désincarnée et filais dans les airs rejoindre Raoul. Mais de quoi au juste ? J’avais le sentiment qu’il n’existait pas trente-six moyens de le découvrir. Mais le moment était mal choisi. Cole continua son récit, en expliquant comment il avait amadoué le vieillard pour qu’il simule une crise cardiaque. Ce qui créa une diversion et leur permit de s’échapper en douce. Dave se claqua les cuisses. En langage de mec, ça voulait dire : « Si on se mettait au boulot, OK ? » — Cam, ajouta-t-il, t’as toujours le DVD ? — Dans mon sac, répondit l’autre en hochant la tête. — OK, alors on monte au premier et on fait la maquette de l’hôtel. Si on travaille assez vite, on pourra répéter deux ou trois fois avant le lever du jour. (Il me regarda et joua son rôle avec conviction.) Vous aurez le temps de vous y coller ce soir, pas vrai ? — Bien sûr, dis-je avec enthousiasme. Comme si j’avais la moindre idée de l’endroit où Vayl pouvait se trouver à ce moment-là. Ou même s’il était encore d’humeur à faire semblant de bosser avec les Forces spéciales, après notre prise de bec. L’équipe de Dave s’en alla. — Attendez ! (Tous se tournèrent vers moi. Super… La dernière chose dont j’avais envie, c’était un public.) Dave, je peux te dire un mot ? C’est en rapport avec la famille. — O…K. Son ton m’annonçait que j’avais intérêt à avoir une raison drôlement valable pour le retenir alors qu’une tâche importante l’attendait. Je l’entraînai dans la cuisine. Une fois lui et moi de part et d’autre de l’îlot central, je crachai le morceau : — P’pa a eu un accident. D’après Shelby, une femme lui aurait rentré dedans alors qu’il roulait à moto, et il a drôlement morflé. Il est en soins intensifs. Je restai là debout pendant trente secondes. À attendre une réaction. N’importe laquelle. Mais il resta de marbre. Sauf qu’il se gratta la nuque… jusqu’à ce que je me demande s’il n’allait pas saigner. Puis il déclara enfin : — OK. Tiens-moi au courant dès que t’as du nouveau. Et il sortit. — Waouh ! ça s’est trop bien passé, murmurai-je. Dommage que je n’aie pas d’autres mauvaises nouvelles à lui annoncer. Peut-être que je devrais appeler la maison. Pour voir si son garde-meuble n’a pas flambé. Ou si personne n’a usurpé son identité. Je crevais d’envie de lui courir après et de le secouer jusqu’à lui péter les dents, en lui hurlant : « Bon sang ! qu’est-ce qui déconne chez toi ? » C’était un homme adulte qui avait mis au point sa propre manière de gérer les crises. Et moi, reine du déni, j’étais mal placée pour lui dire que son attitude ne l’aiderait pas à mieux dormir la nuit. Je regagnai à temps le salon pour voir Dave claquer l’épaule de Cole en lui disant : — T’as fait du bon boulot, ce soir. Tu veux te joindre à nous ? ajouta-t-il en désignant d’un hochement de tête la porte ouverte au bout du couloir, qui donnait sur l’appartement du dessus. — Désolée, Dave, intervins-je. J’ai déjà prévu quelque chose pour lui. Cole se frotta les ongles sur sa chemise d’un air espiègle : — À l’évidence, va falloir que j’augmente mes tarifs ! Tous deux éclatèrent de rire et Dave donna une nouvelle claque dans le dos de Cole, qui manqua de s’étouffer cette fois. J’attendis que résonnent les pas de Dave dans l’appartement du dessus avant d’annoncer : — Cole, j’ai besoin que tu m’accompagnes. Je me dirigeai ensuite vers la porte d’entrée. — On va où ? s’enquit-il en marchant sur mes talons. Je tournai la tête et lui décochai mon regard d’acier : — À la chasse. Chapitre 17 Juchés sur le toit des Anvari, Cole et moi scrutions la rue à peine éclairée en contrebas. Le mince quartier de lune ne nous aidait pas vraiment à repérer la silhouette émaciée d’Asha Vasta. Ou, mieux encore, la démarche déterminée de Vayl, rythmée par les mouvements de sa canne sculptée de tigres, reconnaissable entre mille. Comme je l’expliquai à Cole, Asha était ma proie, Vayl la sienne. — Tu veux que je suive le chef ? me demanda-t-il comme si je lui demandais d’appâter un grizzly avec un steak en dansant la gigue dans un champ de trèfles. — Moi, il peut me détecter, expliquai-je. Et je dois le tenir à l’œil. À la seconde où il entre de nouveau en contact avec Zarsa, je dois le savoir. (Il secoua la tête.) Allez, Cole… Tu sais très bien que s’il la transforme en vampire, ce sera un désastre pour tous les gens concernés, surtout ses enfants. — Oh ! mais je vais le faire, m’assura-t-il. C’est juste que j’arrive pas à croire que t’aies le culot de me le demander, sans m’offrir quelque chose en retour. Je me mordis la lèvre en reconnaissant l’expression de son visage. C’était le Cole qui se la jouait intraitable, et je n’étais pas certaine de vouloir savoir ce qu’il avait en tête. Mais je n’avais pas d’autre choix. — Qu’est-ce que tu veux ? — Un rencard. Avec toi. (Il me décocha un regard noir, comme si j’essayais déjà de biaiser.) Un vrai rendez-vous, où tu portes une robe et où je mate tes fesses quand t’as le dos tourné. Je soupirai. — Cole… Il me prit la main. — Je sais que tu émets de grosses réserves sur notre relation. Et que Vayl te rend dingue. Mais peu importe… Accorde-moi ce rencard. (Son grand sourire devint maléfique.) Sinon, je ne joue pas. Bordel de merde, Jaz ! Maintenant, t’es coincée ! Mais t’avais pas vraiment le choix, si ? — OK. On scella notre accord par une poignée de main. Je le traitais de maître chanteur. Il me dit que mes fesses méritaient d’être exposées au Metropolitan Muséum of Art. Et on décida d’aller traquer nos proies ailleurs. Comme Vayl restait ma priorité, je retournai à L’Oasis en compagnie de Cole. À partir de là, on suivit sa piste sur plusieurs kilomètres, le long de vastes boulevards bien éclairés et bordés de cyprès, et d’étroites ruelles pavées de briques où on ne voyait même pas notre main sous notre nez. On passa devant des panneaux publicitaires pour Chanel n°5 et des affiches de fortune représentant la statue de la Liberté avec une tête de mort. Notre piste nous fit longer des tours d’habitation et des ruines, des stades de foot et des mosquées. L’alliance de l’ancien et du moderne créait de tels contrastes qu’en réalité je m’étonnais moins à l’idée que le pays ait tant de mal à trouver un juste milieu dans un sens comme dans l’autre. Finalement, on parvint aux confins de la ville, où une salle des ventes aux bestiaux délabrée surtout remplie de moutons, chèvres et autres bourricots s’étendait sur l’équivalent d’un bloc d’immeubles. On s’accroupit près de la barrière d’un enclos où trois groupes de cinq ou six chameaux se tenaient à quatre pattes ou allongés, selon leurs préférences. — Waouh ! génial ! souffla Cole. On a tiré le gros lot ! — De quoi tu parles ? murmurai-je, tout en essayant de deviner ce que Vayl ferait d’une chèvre ou d’un mouton. Un sacrifice, me chuchota une petite voix intérieure. Je lui intimai l’ordre de la boucler. Zarsa devait sans doute faire trois ou quatre fois le tour de la bâtisse à dos d’âne, afin de symboliser l’entrée dans sa nouvelle vie. Ouais, bien sûr… — T’as déjà joué à pousser une vache qui dort ? reprit-il. — Je suis du Midwest, répondis-je. Qu’est-ce que tu crois, enfin ? — Ben, je pense qu’on pourrait inventer une version moyen-orientale et s’amuser à réveiller les chameaux ce soir ! — Cole, je déteste passer pour une rabat-joie, mais… (Il était déjà dans l’enclos.) Cole ! Reviens ici ! Il se précipita vers moi. — T’as un conseil à me donner ? Je regardai ses yeux pétillants de joie en me disant : « Oh ! et pis merde ! Il veut jouer, alors laisse-le… » — Ils sont censés dormir, lui rappelai-je. Tu vois des chameaux assoupis dans le coin ? Il prit le temps de regarder attentivement : — Ouais, dit-il en hochant la tête avec enthousiasme. J’en vois deux. Tu viens me donner un coup de main ? — Non. Je vais rester là et monter la garde. Bon ! alors tu t’approches sur la pointe des pieds de l’un de ces chameaux endormis, tout doucement pour ne pas le réveiller, et tu le pousses d’un grand coup sur l’épaule. En principe, il sera tellement surpris qu’en se réveillant il va tomber sur le flanc. Cool, hein ? — Super ! — Fais gaffe de ne pas le laisser te donner un coup de sabot, car il pourrait te tuer. — Est-ce que j’ai l’air si stupide ? Je le dévisageai suffisamment longtemps pour qu’il se mette à trépigner. — OK, pas à ce point-là, admis-je. — Bonne réponse. Et maintenant, femme, soutiens cet homme courageux qui part à l’aventure ! — Allez, fonce ! lâchai-je en brandissant le poing. Cole se pencha vers moi : — Je pensais plutôt à un long baiser langoureux. — Avant notre premier rendez-vous ? Tu me prends pour quel genre de fille ? On échangea un sourire, en souvenir de notre première rencontre qui s’était terminée par un spectaculaire roulage de pelle. Un de ces trucs qu’on fait sans réfléchir et que ni lui ni moi n’aurions tenté dans d’autres circonstances. J’observai Cole s’éloigner à pas furtifs comme un ninja en congé et je dus réprimer un gloussement. Les chameaux le regardaient s’approcher avec l’air blasé d’animaux trop crevés pour lui prêter attention. Seuls ceux qui étaient couchés dormaient, mais Cole décida qu’une grande femelle sur ses quatre pattes au centre de l’enclos piquait son roupillon. Il se faufila auprès d’elle, planta ses mains sur son large flanc et la poussa de toutes ses forces. La chamelle tourna la tête, le regarda droit dans les yeux et lui cracha en pleine figure. — Oh ! très drôle ! dit-il en regagnant la clôture, où je rigolais tellement fort que je grognais comme un cochon chaque fois que je reprenais ma respiration. — Tu schlingues comme c’est pas permis ! remarquai-je en ayant mal aux zygomatiques à force de rire. C’est quoi ce nouveau parfum ? Bien qu’il ait nettoyé son visage, il l’essuya encore du revers de sa chemise. — Que penses-tu de Chamelle n°5 ? suggéra-t-il en plissant le nez. — Ouais, pas mal. Quand on retrouvera Vayl, je te conseille de marcher loin derrière lui. — Est-ce qu’on peut pas simplement s’en aller d’ici ? — OK. Mais j’oublierai jamais ta gueule éberluée. — Moi ? Et elle alors ? — Tu veux parler de la chamelle ? Il acquiesça. — Sérieux, je pense qu’elle pensait même pas à me cracher dessus, jusqu’à ce que ça lui échappe. T’as vu comme elle battait de ses grands cils en me voyant ? Elle était aussi éberluée que moi, tu peux me croire. Je ne pus me retenir. Malgré l’intense gravité de son expression, je partis d’un gros éclat de rire. Cole eut tôt fait de m’accompagner. Et nous voilà tous les deux, au cœur d’un des pays les plus dangereux qu’on ait jamais visités, en train de nous bidonner comme des collégiennes. Et ça me suffit pour avoir un éclair de génie. — Cole, ça y est, j’ai pigé ! Stupéfaction totale de sa part. — Vraiment ? — C’est à cause de ce que tu as dit. À propos de la chamelle… Du fait qu’elle n’était pas consciente de ce qu’elle faisait, tu vois ? Je parie que c’est pareil pour la taupe ! Réfléchis deux secondes. Dave n’arrive pas à savoir qui pourrait le trahir. Et on n’a pas pu repérer qui que ce soit non plus. Parce que la taupe elle-même n’en est pas consciente. Cole médita sur mon idée. — Ça paraît d’autant plus logique si on se place du point de vue des Forces spéciales, concéda-t-il enfin, emballé par mon hypothèse. Tu peux tomber sur des traîtres dans la population générale de l’armée, je veux dire, mais dès qu’il est question des unités d’élite, je pense pas que ça puisse arriver. Surtout pas dans ce cas-là. — Alors, tâchons de tirer ça au clair, dis-je comme nous suivions de nouveau la trace de Vayl en direction de la ville. Le Magicien est un nécromancien. Comment est-ce qu’il parvient à contrôler l’un des hommes de Dave ? — Ben, il en tue un, j’imagine, puis il fait son tour de passe-passe, et le renvoie dans l’unité. — C’est un pouvoir incroyable, repris-je. Chacun a l’air indispensable au groupe. J’imagine pas un seul d’entre eux mort. Sauf… Les mots se bloquaient au fond de ma gorge. Je cessai de marcher. Cole me dépassa, réalisa que je ne suivais plus, puis rebroussa chemin et se planta devant moi. Et me dévisagea. — Jaz ? Ça va pas ? J’acquiesçai. En fait, non, je sens la nausée monter en moi. — David est mort. Ou non mort. Ou… je sais pas trop… autre chose que vivant, murmurai-je. Il m’on dit que ça s’était produit lors d’un entraînement. Mais peut-être que c’était pas le cas. Peut-être que c’est précisément ce que le Magicien veut qu’il retienne. C’est sûr que c’est pas les détails qui étouffent mon frère quand il raconte l’histoire. — Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ? — Qu’il travaillait pour Raoul. Sauf que… (Je repensai à la conversation qu’on avait eue après que son premier toubib avait été tué.) Il savait déjà tout sur ma visite là-haut. Alors le Magicien a très bien pu aussi lui implanter une fausse motivation. Non, attends une minute. La première fois que Raoul et moi nous nous sommes retrouvés face à face dans cette suite de luxe à Vegas, je lui ai demandé si David était venu au même endroit. Mais il ne m’a pas répondu directement. Il a dit : « D’une certaine façon. » Oh ! bon sang ! Est-ce qu’un truc s’est passé de travers quand l’âme de David s’est envolée dans le cosmos ? Est-ce que Raoul le tenait et que bizarrement… je sais pas, moi… il a dû lâcher prise au profit du Magicien, plus fort et plus malveillant ? Ça marche comment, de toute manière ? Ou alors… est-ce qu’on a donné à Dave le choix… et qu’il a préféré œuvrer pour le Magicien ? Non. Impossible. Il doit exister une explication logique. Je vous jure que si j’avais pas dû porter ce foutu hidjab, je me serais arraché les cheveux. Je ne pouvais pas envisager un scénario plus terrible. Parce que si j’avais raison. Si mon frère était la victime du Magicien… (je me penchai en avant, posai les mains sur les genoux en sentant la bile refluer)… ça signifiait que dès que ce fils de pute en aurait fini avec lui, David allait mourir pour de bon. Chapitre 18 Demandez à n’importe quel gardien de prison au monde. L’isolement, ça vous déglingue. On se croit plus fort que les autres. On pense qu’on supportera d’être coupé du monde. De n’avoir personne avec qui partager ses idées. Personne vers qui se tourner. Jusqu’à ce qu’on se retrouve replié sur soi dans un coin, en train de pleurer comme un bébé. J’avais déjà frôlé ce genre de situation. J’avais perdu un fiancé. Une belle-sœur. Une équipe soudée, ainsi que le soutien constant et l’affection d’un jumeau. Ouais, je savais ce qu’on pouvait ressentir en étant toute seule. Ça finit par vous rendre cinglée, voilà tout. Affirmer tout net que la perspective de revivre ça dans ma vie ne m’enchantait guère, ce serait un doux euphémisme. Autant déclarer que Pamela Anderson avait à peine fait retoucher sa silhouette. Ou que les agences de presse TV présentaient parfois leurs sujets sous un certain angle pour intéresser les téléspectateurs. Mais, tandis que Cole et moi nous approchions d’un temple antique, où mon esprit borné ne pouvait plus nier que Vayl avait dû s’arrêter pour faire son petit numéro, avec l’animal qu’il avait pris dans le parc à bestiaux, je réalisai que je risquais de me retrouver encore sur cette longue route solitaire. Et si je me trompe ? La voix de Raoul me revint en mémoire, ses paroles prenant tout leur sens à présent, surtout qu’il me les avait dites en enfer. Les apparences sont toujours trompeuses. Ha ! ça impliquait sûrement mon vieux Guide spirituel sur lequel je pouvais compter. Raoul me conseillait de me fier à mon instinct, et moi, au lieu de ça, je l’avais ignoré, car mon sverhamin distrait par autre chose m’y avait encouragée. Le moment était venu de me déboucher les oreilles et d’écouter la musique. Le hic, c’est qu’on jouait un requiem. Merde, merde, merde, je suis coincée. Parce que ni Vayl, ni Pete, ni qui que ce soit à la Défense n’allait croire à ma nouvelle théorie. Qui s’énonçait comme suit… Le Magicien choisit le chef d’une unité des Forces spéciales, à l’insu du gars lui-même, pour en faire son infiltré. Pourquoi ? Afin de s’assurer qu’on le poursuivra. C’est bien sûr le moment où je perds l’attention de mon auditoire bien disposé au départ et tout soutien que je pourrais espérer de la part de mes patrons. Et c’est aussi la raison pour laquelle, si je ne me la joue pas finement, je pourrais perdre mon boulot. Que j’aime par-dessus tout. Davantage qu’un verre de lait avec des cookies. Ou battre les cartes. Ou n’importe quel film avec Will Smith en vedette. Non, ça représente même davantage que ce réconfort et cette joie. Mon job, c’est ma vie. Grâce à lui, je respire. Littéralement. Je ravalai mes pleurnicheries et poursuivis mon hypothèse du gars infiltré à son insu. Elle donnait un sens à tous les trucs bizarres qui nous étaient arrivés jusque-là. Le fait qu’après toutes ces années où nos recherches cumulaient les zéros pointés, on ait enfin découvert une photo et des infos qui nous menaient tout droit au Magicien. Ces Pillards zombies qui, comme par hasard, entravaient la route des agresseurs, pour s’assurer que la majorité d’entre nous survive pour continuer la mission. Même la présence de Zarsa, qui détournait Vayl de sa tâche pour que tout le monde puisse ignorer le moindre soupçon émis par la jumelle de la taupe. J’imaginais aussi que la perte des facultés médiumniques de Cassandra, c’était juste un coup de bol pour lui. À mon avis, il n’avait pas prévu sa venue. Mais je suis sûre que si elle avait conservé son Don, il aurait trouvé une manière de la tuer avant qu’elle puisse communiquer ses découvertes à quiconque. — Qu’est-ce qui pourrait être le lien ? murmurai-je. — Quoi ? fit Cole. Je le regardai du coin de l’œil. — Je ne devrais vraiment pas te le dire. Ce que j’ai l’intention de faire s’apparente ni plus ni moins à un suicide professionnel. Crois-moi, t’auras pas envie de te trouver dans les parages quand tout ça va dégringoler. Comme il avait perdu son premier job en raison de ses liens avec moi, Cole n’avait aucun mal à adhérer à mon hypothèse. — Tu peux compter sur moi, Jaz, me dit-il. Je suis peut-être nouveau dans la partie mais aussi un bon agent. Et un adulte. Cesse de te croire obligée de me protéger tout le temps. Je hochai la tête. Minable, je sais. Mais en définitive, je ne pouvais supporter l’idée de me retrouver encore toute seule. — Soheil Anvari a prétendu qu’il était le gardien de notre immeuble. À présent, je me demande qui peut en être le propriétaire. — Pourquoi ? Je lui livrai ma théorie. — Alors tu penses que la maison appartiendrait au Magicien ? demanda-t-il. Je haussai les épaules. — Pour moi, ce serait logique. Sinon comment il aurait eu l’idée de placer Zarsa sur le chemin de Vayl ? Peut-être même qu’il avait fait poser ces micros avant qu’on s’installe dans l’appart, et c’est pour cette raison qu’on n’a jamais vu qui que ce soit les mettre. — Mais il y en avait uniquement dans la chambre des garçons, objecta Cole. — T’as oublié où on se trouve ? Pourquoi un type comme le Magicien, qui fait rimer extrémiste avec intégriste, s’intéresserait à ce que peuvent penser les bonnes femmes ? Ce qui me poussa à légèrement réviser ma théorie. Zarsa n’était pas censée détourner Vayl de moi. En fait, on ne s’attendait pas à la moindre initiative de ma part. Elle devait juste l’empêcher de se concentrer sur tout ce qui avait à voir avec la mission. Comme, peut-être, cette agaçante petite chasse à la taupe sur laquelle le ministère de la Défense nous avait lancés au début. En tout cas, Vayl n’était pas supposé s’en inquiéter avant d’avoir transformé Zarsa, ce qui se déroulerait à coup sûr après l’assassinat. L’espace d’une seconde, je me demandais jusqu’à quel point Zarsa était innocente dans toute cette affaire. Puis je décidai que je m’en fichais et j’abordai le problème majeur : — Pourquoi le Magicien veut qu’on le tue ? — Peut-être qu’il a un cancer en phase terminale, murmura Cole tandis qu’on gravissait les marches du temple. — Il se jetterait carrément dans la gueule du loup ? suggérai-je. Allons, trouve autre chose. Pense à ce qu’il a dû accomplir pour mettre tout ça au point. Ça a dû lui prendre des mois, pour ne pas dire des années. Alors pourquoi celui qui est l’ennemi numéro un de l’armée américaine et représente un fléau pour son propre peuple irait orchestrer ce plan sophistiqué qui débouche sur son assassinat ? — Peut-être qu’il veut passer pour un martyr. Je ne pense pas que son dieu recueille beaucoup de suffrages parmi les civils. Il fout trop les jetons. Il a trois têtes, tu sais ? Et l’une d’elles est un serpent. Mais si le grand méchant État américain tue le plus fidèle fanatique d’Angra Mainyu, peut-être qu’on assistera à une sorte de soulèvement en réaction. Que ça donnera lieu à un regain de ferveur religieuse et que le Magicien deviendra un dieu comme il l’a toujours souhaité. — Ça fait beaucoup de suppositions, remarquai-je. Mais ça tenait mieux la route que tout ce que je pouvais trouver comme explication sur le moment. Après chacune de leurs attaques, les lieutenants du Magicien truffaient toujours les vidéos de leurs exploits de prêchi-prêcha. Et se référaient toujours au Magicien comme le porte-parole de leur dieu. L’état de martyr lui offrirait sans doute le genre d’attention qu’on ne lui avait jamais accordée de toute son existence. L’entrée du temple était éclairée par des torches. Il me suffit de jeter un coup d’œil sur les silhouettes de six mètres de haut, gravées sur la façade – lapins, tigres et loups à mi-chemin de leur métamorphose en chacals, cerfs et blaireaux – pour comprendre quel genre de divinité il honorait. C’était Ako Nogol, la déesse de la Mutation. Même son lieu de culte s’était avéré trop dangereux pour Vayl. Il avait laissé une chèvre attachée au loquet de la porte d’entrée. L’animal avait fait sa crotte sur le seuil, ce qu’à mon humble avis ne devait guère apprécier Ako Nogol, avant de s’installer pour la nuit, ses pattes repliées sous lui, comme s’il faisait trop frisquet pour ses petits sabots délicats. — Vayl a apporté une chèvre en offrande au dieu, constata Cole. — À la déesse, rectifiai-je. — Il aurait pu au moins la pomponner un peu. — Comment ça ? — Un tutu rose. Une capeline à fleurs. Tu vois, quoi… Le truc habituel. (Je lui donnai un coup de coude, mais il souriait toujours jusqu’aux oreilles.) Ton petit copain a complètement perdu les pédales, me glissa-t-il à l’oreille, avec un plaisir non dissimulé. — Ferme-la et suis-moi, grognai-je en redescendant les marches. Il a passé du temps ici. (Pas à prier. Ça lui aurait sans doute grillé le cerveau. À méditer, peut-être. Ou à psalmodier un obscur sortilège.) Il n’est pas bien loin. On le rattrapa à environ quinze cents mètres du temple. Je vis d’abord les mahghuls qui bondissaient sur les toits tarabiscotés, leur présence me rappelant avec angoisse ce qui était en jeu. Je retins Cole dès que je reconnus les longues foulées déterminées de mon sverhamin devant nous. — C’est là que nos chemins se séparent, dis-je. (Cole acquiesça). Contente-toi de garder un œil sur lui, le prévins-je. Il peut détecter les fortes émotions, alors reste cool. Et pas d’imprudence. Si tu le perds de vue, rentre à la maison et mets-toi au boulot. Je veux savoir qui possède l’immeuble d’ici à demain matin. T’as tes lunettes spéciales sur toi ? — Ouais. — OK. Appelle en cas de pépin. Et n’oublie pas que toute cette ville représente une zone de danger, OK ? — Pfft ! T’es sûre que t’as pas un truc sur le feu quelque part ? — Désolée. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Mais sois prudent quand même. Soupir exaspéré. — Tu devrais déjà être partie ! J’obtempérai. À présent, j’avais les pieds comme des petits rôtis. J’étais même étonnée qu’ils ne fument pas. Mais il me restait encore du chemin à faire, alors en avant ! Et je filai direct à la vitrine où j’avais rencontré Asha Vasta la première fois. Comme je ne m’attendais pas à y trouver une trace visuelle de sa présence, je ne fus pas déçue de voir la ruelle déserte. J’espérais en revanche y dénicher une piste, comme celle que Vayl avait laissée. Debout dans l’ombre à l’entrée de la boulangerie, je mis mon esprit à contribution. Rien… à part un soupçon de reste du Pillard que j’avais laissé filer indemne. — Il est allé à Canal 14, murmurai-je. Faut que je m’en souvienne. Au même moment l’équipe d’Uldin Beit s’était déployée en force et se faisait passer pour des journalistes et des cameramen, tout en essayant de me pister. Moi, en revanche, je n’arrivais pas à trouver un alter plutôt grand et assez voyant. Remarquez, si j’étais à sa place, est-ce que j’aurais envie d’être débusqué par la femme qui avait tenu un couteau sous ma gorge ? Ça m’étonnerait. Bon sang ! j’effacerais mes traces comme dans les vieux westerns, avec une grosse branche pleine de feuilles, et je rentrerais chez moi par un chemin détourné. Attends deux secondes ! Le couteau ! Je sortis le bolo. Posai la pointe, qui avait effleuré la gorge d’Asha, contre le bout de mon nez. Et je m’imprégnai de l’odeur qui s’en dégageait. Puisqu’il n’y avait aucun autre alter dans les parages pour me distraire, je pus noter mentalement la caractéristique permettant de l’identifier partout où il allait. Appelez ça son aura. Ou son charisme. L’essence même de la présence d’une personne – qui permet de savoir si elle est passée quelque part, même si on ne l’a pas vue ou entendue – avait pénétré l’acier de ma lame. — Je te tiens, soufflai-je en glissant le couteau dans son étui. Je pris une profonde inspiration, plissai les yeux en me focalisant sur la piste… et me mis en route. Chapitre 19 Je trouvai Asha dans un cimetière entouré d’une clôture noire et dont les pierres tombales allongées et plates gisaient à même le sol, tels des bancs dépourvus de pieds. L’idée me plaisait. Au moins personne ne se posait la question de savoir s’il foulait ou pas une terre sanctifiée. Perché sur le montant du portail comme une statue gigantesque, il observait un groupe de gens rassemblés autour d’une tombe. — Vous cherchez à effrayer les gens ? demandai-je en m’approchant. Auquel cas, c’est réussi. Et comment se fait-il que ces gars-là ne vous voient pas ? Je désignai l’attroupement d’une demi-douzaine d’hommes en costume noir à cinquante mètres de nous, groupés autour d’une pierre tombale jonchée de pétales et éclairée par des cierges. Asha bondit à terre. — Ils sont bien trop occupés par leurs affaires, répondit-il. Observez celui qui se tient entre les deux plus gros cierges. — Je le vois. Il s’exprime… avec le langage des signes ? (Je regardai Asha.) C’est un médium, non ? Tous les alter qui pouvaient communiquer avec les véritables morts étaient sourds. Beaucoup étaient muets aussi. Il secoua la tête. — Ce mot… « médium ». Il signifie la même chose que Passeur d’esprit ? — Ouais. Alors c’est une séance de spiritisme ? — D’une certaine façon. Ces hommes viennent de perdre leur père. Et ils souhaitent s’adresser à son esprit pour découvrir pourquoi il s’est suicidé. — Ça me paraît raisonnable. Sauf que vous êtes là. Ce qui veut dire que ce Passeur n’est pas aussi intègre qu’il en a l’air. Asha me dévisagea comme si je venais de lui annoncer que la municipalité avait autorisé le défilé de la Gay Pride dans la plus grande artère de Téhéran. — Vous savez qui je suis ? répliqua-t-il. Est-ce qu’il était en pétard ? ou juste superdéprimé ? À ce stade, je m’en fichais. J’étais là pour récupérer des infos et pas pour m’apitoyer sur son sort. — J’ai une idée. Et je me dis qu’une fois que vous en aurez terminé ici vous pourrez peut-être me donner un coup de main à propos d’un petit (énooorme !) problème. — Entendu. Il s’éloigna vers la grille. Marqua un temps d’arrêt en voyant que je ne l’avais pas suivi. — Vous n’allez pas d’abord arrêter ça ? — Que voulez-vous dire ? Je sentais ma colère monter. Même une partie de mon cerveau savait que c’était étroitement lié à mes soucis concernant mon père et mon frère, je me débrouillai encore pour me concentrer sur Asha. — Je croyais que vous étiez censé policer les alter. Ce gars n’est pas en train de commettre une espèce de transgression ? — Si. En réalité, il dit aux hommes que l’esprit de leur père est présent, qu’il lui parle, en expliquant qu’il ne pouvait plus supporter la douleur de son cancer et l’idée qu’il allait bientôt devenir totalement invalide. — Et c’est pas vrai ? — J’en doute fort. Si l’esprit du père était vraiment là, il hurlerait. Car l’un de ses fils ici présents l’a assassiné. OK, Jaz. Cesse de trembler. En général, c’est pas bon signe. Ça signifie que tu vas cogner quelque chose. Ou quelqu’un. Et t’as besoin de l’aide de ce type. Alors évite de lui péter le nez. Tant qu’il ne t’as pas rendu service, en tout cas. Je devrais vraiment m’écouter davantage. Souvent, je suis pétrie de bonnes intentions. Mais dès que j’ouvris la bouche, les mots qui en sortirent furent les suivants : — Et vous vous en allez ! — Vaudrait-il mieux révéler la vérité ? laisser ces frères tuer leur propre parent, alors même que les mahghuls se délectent de leurs émotions comme d’un divin nectar ? Avais-je décelé un tremblement dans sa voix quand il avait fait allusion aux monstres ? — Vous craignez les mahghuls, Asha ? Il plissa les lèvres et me tourna le dos pour sortir du cimetière à grands pas. Je lui courus après, la rage enfiévrant mon cerveau. — Alors vous laissez un charlatan aider un homme à s’absoudre d’un assassinat. Waouh ! dommage que j’aie laissé mon carnet d’autographes en Amérique, ricanai-je. Je parie que vous avez aussi décidé de ne pas intervenir dans cette bouffonnerie entre Vayl et Zarsa, pas vrai ? Parce que vous avez peur de vous interposer. Vayl risque de devenir violent et les mahghuls voudront se joindre à la fête, avant que vous ayez le temps de vous planquer. — Vous n’avez aucune idée de ce que c’est ! répliqua-t-il en serrant les dents et en pressant tellement le pas que je dus trotter pour garder l’allure. — Je vous écoute ! Il ne m’en dit pas plus. Pas tout de suite. On marcha jusqu’à ce que je sois si épuisée que je me serais allongée n’importe où. Même les caniveaux commençaient de me tendre les bras. Il s’arrêta alors devant un portail cintré d’un mètre quatre-vingts de haut, peint en saumon pour s’harmoniser avec la façade de la maison à étages qui se dressait derrière. Celle-ci était si bien éclairée à l’extérieur que je distinguais son architecture en détail, à savoir les balustrades du balcon et les moulures aux fenêtres, également saumon, qui complétaient la nuance stuc naturelle de l’ensemble. Asha ouvrit la grille à l’aide d’une clé. Comme je restais sur le trottoir, en me demandant si je venais de gâcher ma seule chance de sauver cette mission, sans parler de David, il finit par se tourner vers moi en croisant mon regard. — Il y a six cents ans, j’étais une créature différente. Je poursuivais les malfaiteurs avec une détermination qui ne souffrait pas le moindre écart. Je m’occupais des Nruugs comme mon prédécesseur me l’avait appris. Lorsqu’il se tut, je posai la question : — Et ça se passait comment ? — En général, par un tarissement du Don. Soit temporaire, soit permanent, selon la sévérité du forfait. Mais parfois cela ne suffisait pas. Parfois seule la mort d’un Nruug pouvait protéger sa future victime. Vous comprenez ? Et comment ! songeai-je en hochant la tête. — C’est au cours d’une telle bataille qu’un puissant Nruug a lancé les mahghuls contre moi. Il s’agissait d’un sorcier qui usait de magie noire et son influence s’étendait sur toute la contrée comme un nuage empoisonné. Je l’ai tué. Mais les mahghuls sont restés après la bataille et se sont agglutinés sur moi comme une deuxième peau. Leurs crocs s’enfonçaient dans la chair de mon dos, de mes jambes, de ma poitrine, même de mon crâne. J’avais l’impression de sentir leur langue s’infiltrer telle une sonde dans mon cerveau, et aspirer la moindre de mes émotions jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Je suis demeuré des jours durant dans un linceul. Je serais sans doute mort, si un vieux couple ne m’avait pas trouvé et recueilli. Il me contempla de ses yeux mornes et me demanda : — Savez-vous ce que c’est que de ne rien éprouver ? La colère ou la haine ne me manquent guère. Mais je pourrais à peine avancer sans ressentir l’espoir. — Vous allez de l’avant à présent. — Certes, dit-il d’un ton presque enthousiaste. J’ai fini par comprendre que le Conseil des Cinq devait bientôt me remplacer. Il me faut seulement consigner les noms des Nruugs dans un livre pour le prochain Amanha Szeya. Il possédera la passion qui me fait désormais défaut. Il combattra les mahghuls et triomphera. Pour ! amour du ciel ! il me faudrait un réacteur nucléaire et je me retrouve avec une batterie à plat ! — Il vient quand ? demandai-je. — Bientôt. Mes pieds ne tenaient plus en place ; ils avaient besoin d’un bain chaud et d’un massage. — Vous n’auriez rien de plus précis ? — À peine un an. Deux au pis aller. C’est là tout le problème ! — Je n’ai même pas une journée ! Maintenant, écoutez-moi bien. Je suis déjà en pétard de vous avoir laissé me dissuader de descendre ce Pillard, alors qu’il était vulnérable et transportait cinq potes à lui dans sa tête. J’envisage toujours de vous ramener par la peau du cul au cimetière, pour que vous puissiez épingler ce meurtrier, parce qu’on ne répare pas une première injustice par une seconde… et franchement, je n’ai rien fait de bien depuis que j’ai mis le pied dans ce pays. Même si je devrais le faire, je ne vais pas vous demander d’arracher Vayl aux griffes de Zarsa. Je peux m’occuper de lui toute seule. En revanche, je vais me planter là sous votre nez et vous traiter de lavette ! Waouh ! le sang lui monta au visage. Apparemment, les mahghuls ne l’avaient pas vidé de toutes ses émotions. J’enchaînai, tellement en rage contre son inertie et la somme d’emmerdements dans lesquels j’étais engluée, que j’en avais rien à foutre de sa réaction : — Votre boulot consiste à protéger les gens des alter qui abusent de leur pouvoir et vous échouez lamentablement ! Il allait reprendre la parole, mais je levai la main : — N’essayez même pas de trouver des excuses. Je me fous de ce que les mahghuls vous ont fait. Le Conseil des Cinq n’a pas envoyé quelqu’un pour vous remplacer après cette bataille, si ? Il secoua la tête. — Il n’y avait donc personne d’autre. En fait, il n’y a personne depuis. À part vous, Asha. Il n’y a que vous entre des innocents et les alter criminels de cette ville. Et tout ce que vous avez fait depuis… combien de temps ? — Cent ans, murmura-t-il. — J’hallucine ! Ça fait un siècle que vous vous bornez à griffonner les noms des salauds sur un carnet ? Pas étonnant que cette ville soit un vrai cloaque ! Je suis venue demander votre aide, figurez-vous. Vous êtes le Pouvoir incarné, et j’espérais que vous m’en feriez profiter un peu. Juste assez pour que je puisse remplir ma tâche, arrêter un gars qui a tué des centaines de gens de votre peuple et du mien, et, tant qu’à faire, j’espérais que vous sauveriez mon frère dans la foulée. Je marquai une pause. Il le fallait bien. Histoire de ravaler les larmes qui s’accumulaient au fond de mon gosier, en songeant aux hommes de ma famille. Quand ce fut terminé, et que je m’attardai une seconde de plus, épatée qu’il ne m’ait pas claqué son portail en pleine figure mais soit resté planté là sur le trottoir, ses yeux de chien battu rivés aux miens, je déclarai : — Mais je vois bien que je perds mon temps. Ça fait belle lurette que vous avez décidé de vous asseoir sur votre pouvoir, comme une espèce d’autruche géante qui planterait sa tête dans le sable, dans l’attente que quelqu’un d’autre vienne se charger du sale boulot. Un crissement de pneus attira mon attention. Je me tournai pour voir un van débouler au bout de la rue. Même s’il se trouvait à cinq pâtés de maisons de là, la lumière réfléchie par l’antenne satellite de son toit révéla son identité. J’étais prête à parier mon prochain salaire qu’une fois le véhicule garé devant la grille de chez Asha on reconnaîtrait l’autocollant de Canal 14 sur sa portière. Dès que j’aperçus le van, je sentis une douleur entre mes omoplates. La confirmation que le véhicule contenait un Pillard, pour ne pas dire tous. Comment m’avaient-ils retrouvée ? Un coup d’œil à ma montre. Merde ! on était déjà demain ! Je me claquai le front, comme si ça pouvait couvrir la marque. Je palpai mon bras en quête de la seringue d’eau bénite que je gardais attachée là d’habitude. Mais elle avait disparu. J’avais donné l’étui à Cole pour calmer son manque de chewing-gum et rangé ladite seringue dans mon sac d’armes. — Qu’y a-t-il ? s’enquit Asha. Ses yeux surveillaient le van, puis les toits alentour et devenaient ronds comme des badges de campagne présidentielle. Les mahghuls se rassemblaient. — Les Pillards sont à mes trousses. Ils arrivent ! Vous vous rappelez celui que vous ne m’avez pas laissé tuer ? Asha acquiesça, tressaillant devant la causticité du ton que j’employais. — Eh bien, son parrain est un ennemi mortel du mien et lui a déniché un tas de corps volontaires travaillant à la chaîne de télé locale. Maintenant il s’est déchargé dans ces corps des démons qu’il transportait dans sa tête, et quelques-uns d’entre eux se trouvent à bord de ce fourgon-régie. Je pris le temps de réfléchir. Impossible pour moi de combattre les Pillards si, effectivement, une demi-douzaine d’entre eux s’était entassés dans le van pour cette confrontation. Je me trouvais à environ huit kilomètres de notre planque… donc, pas le temps de filer me mettre à l’abri. Cirilai préviendrait Vayl si j’étais en danger, mais il n’arriverait jamais à temps pour m’aider. Et Asha… Ma foi, son statut était d’ores et déjà établi. Je me tournai vers lui : — Vous avez une voiture ? demandai-je, tout en regardant par-dessus mon épaule. Le van n’était plus qu’à deux rues de la nôtre. Je distinguais un Pillard assis à la place du conducteur et deux passagers, dont un qui me décochait un regard meurtrier au travers du pare-brise. — Une voiture ? Oui. Mais… je la conduis rarement. C’est-à-dire que… — Bien. (Je le poussai dans l’allée, fermai le portail d’un coup sec, et le bloquai de l’intérieur.) Il me la faut. On contourna la maison au pas de course. Asha ouvrit la porte du garage, tandis que je dégainais Chagrin. Je libérai la sûreté au moment où la fourgonnette s’arrêtait devant la demeure. — Par ici, dit Asha à mi-voix. Je le suivis dans le garage et réprimai un sifflement comme il ouvrait la portière conducteur d’une BMW 3 noire. Trop cool. Il me tendit les clés, en détournant la tête au moment de l’échange. Mais j’aperçus les larmes briller sur ses joues. Oh !… mais tu te fous de moi ou quoi ? S’il le voulait, ce gars pouvait m’envoyer valser dans le golfe Persique d’un seul coup de pied au cul, tout en jonglant avec les Pillards en n’utilisant que trois doigts. Mais je l’avais insulté et fait pleurer. Et maintenant, je m’en voulais. Parce que en vérité j’ai une grande gueule que je dois absolument apprendre à garder fermée, et lui une excellente raison d’éviter les mahghuls. Je me sentais si mal à ce stade que j’aurais volontiers collé une claque derrière la tête de l’ange Gabriel, si j’avais été sûre de le mettre suffisamment en rogne pour qu’il descende ici-bas et me braille dessus pendant trois jours. Parce que à un moment donné dans cet intervalle j’aurais besoin de renfort, il serait là… et voilà. Problème résolu. Je me glissai au volant et fermai la portière. Asha passa la main par la vitre baissée et pressa la télécommande fixée sur le pare-soleil. Le portail de l’arrière-cour s’ouvrit, tandis que je démarrais. — Je suis désolée, Asha. Je vous ai dit des horreurs et maintenant vous me prêtez votre caisse. Il se pencha, ses yeux tristes presque à hauteur des miens. On n’entendait plus les Pillards. Mais ils arrivaient. Je sentis mes muscles du dos se contracter, comme s’ils s’attendaient d’un instant à l’autre à voir ces monstres surgir de la banquette arrière pour me labourer la chair et m’arracher le cœur encore en train de battre. Asha sécha ses larmes en se passant les mains sur le visage. — Tenez, dit-il gentiment. Je vous les offre. Il prit mes joues dans ses mains. Je retins mon souffle comme sa peau humide brûlait la mienne. — Asha… — Filez à présent ! Il fit un geste impérieux et mon pied écrasa l’accélérateur. Chapitre 20 Je crois aux miracles. Ma nièce E.J. en est la preuve vivante. Impossible de me plonger dans ses grands yeux verts, de sentir ses petits doigts délicats s’enrouler autour des miens, et de réaliser que ce bout de chou avec sa propre personnalité, fruit de l’amour entre ma sœur et son mari, et qui tient un peu de sa tante aussi, partage mon univers, sans me dire qu’un miracle a récemment eu lieu dans notre famille. Et un gros. Parfois Dieu m’en envoie des petits aussi. Comme le fait que je n’aie pas bousillé la BMW d’Asha en donnant un brusque coup de volant à droite pour m’engager sur la route en franchissant son portail, même si je ne quittais quasiment pas le rétroviseur des yeux. Quatre Pillards étaient à mes trousses. Deux d’entre eux coururent après la voiture. L’un bondit sur le coffre, mais fut propulsé à terre dès que je tournai au coin. Les deux autres étaient entrés dans le garage pour affronter Asha, et je sentis ma poitrine se serrer en appréhendant le sort qu’ils lui réservaient. Je décidai de faire demi-tour, quand je vis les Pillards surgir du garage et la porte de celui-ci se refermer dans un bruit sourd. Je changeai d’avis et me retrouvai dans la rue en faisant crisser les pneus sur l’asphalte comme une braqueuse de banque. Je filais vers notre planque en traversant des quartiers mal éclairés aux allures de tiers-monde, sur des routes parfois si étroites que je doutais que des véhicules puissent s’y croiser dans la journée. J’étais parvenue à mi-chemin quand le fourgon-régie me rattrapa. Les Pillards tentèrent de m’emboutir, mais j’emballai le moteur et pris suffisamment d’avance… avant de me demander si mes pneus arrière ne leur offraient pas une cible de tir idéale. J’obliquai dans la rue suivante à gauche avant de pouvoir le découvrir et observai le van qui faillit faire un tonneau en voulant me suivre, puis je décidai qu’un trajet en zigzag serait peut-être le meilleur moyen de les empêcher d’écrabouiller tout ou partie de la caisse d’Asha. Tandis qu’on sillonnait les rues étrangement paisibles de la ville, j’hésitais à appeler l’équipe. Je devais y renoncer, même si je savais que le Magicien souhaiterait voir mes camarades me défendre contre les Pillards et laisserait par conséquent Dave m’aider, mais je ne voulais pas qu’un des nôtres soit blessé à cause de moi. Et par-dessus le marché, pas question que les autorités locales aient vent de notre opération. Ce qui arriverait à tous les coups si les voisins entendaient une fusillade. J’écrasai la pédale de frein, tournai violemment sur la gauche en accélérant presque dans la foulée, avant d’avoir redressé les roues. Derrière moi, les pneus du fourgon protestèrent en hurlant et un coup d’œil dans le rétro me suffit pour voir les Pillards ballottés dans l’habitacle comme des balles de base-ball dans une cage d’entraînement. — Bon sang ! vous pourriez pas vous fracasser quelque part ? Je fonçai dans une ruelle étroite, vis le van projeter des étincelles comme sa carrosserie frôlait les bâtisses au passage. — J’ai besoin de Vayl. Allons, Cirilai ! Je frottai la bague sur ma cuisse comme si c’était la lampe d’Aladin et, qu’en y pensant très fort, Vayl allait en jaillir tel un génie, avant de s’asseoir sur le siège passager et de me calmer par son attitude ultra-cool, pendant que lui et moi mettrions au point notre plan de bataille. Vayl était pourtant dehors. Plus je m’approchais de la maison, plus j’en étais sûre. — Merde ! pourquoi j’ai pas dit à Cole de mâchouiller son propre holster ? Comme ça j’aurais toujours cette eau bénite sur moi et cette BM et moi pourrions disparaître dans la ville comme deux belles de nuit. Sitôt que j’eus prononcé les mots « eau bénite » une idée me vint. Au carrefour suivant, je rebroussai chemin en direction du temple. Le van me suivit jusque-là. Mais il ne tenta pas un demi-tour précipité. Pas plus qu’il chercha à cogner mon pare-chocs arrière, ce dont je lui fus reconnaissante. Si je bousillais une autre voiture si tôt dans l’année, j’avais comme l’impression que Pete en ferait une attaque. Je me garai devant le perron, sortis en trombe par la portière passager, et me ruai vers l’énorme entrée du temple. La chèvre leva la tête avec intérêt quand je m’arrêtai sur le seuil. La fourgonnette stoppa dans un hurlement de pneus et les Pillards en surgirent comme si le véhicule était en feu. Les mahghuls se regroupaient sur son toit et l’antenne satellite en observant avidement les quatre monstres se diriger vers moi. J’entrai dans le temple. Les Pillards restèrent de l’autre côté de la porte, car, comme je l’espérais, ils ne pouvaient m’attaquer en raison du caractère sacré du lieu. On se défia donc du regard pendant cet intermède. Le Pillard d’origine, celui qui ne chassait plus des moustiques imaginaires, s’était trouvé de sacrés champions pour l’aider à me descendre. Outre sa personne, et pantelant comme s’il avait gravi à pied la Sears Tower, un grassouillet en sueur me rappelait un peu Jason Alexander[7] en plus bouffi. Il s’appuyait fortement contre son voisin, un petit vieux rachitique qui semblait à peine capable de tenir debout, et encore moins de soutenir une créature de six fois sa taille. Le quatrième était si mince qu’on apercevait son crâne à travers sa peau. Mais même s’ils avaient l’air minables, j’aurais commis une énorme erreur en sous-estimant ces créatures. Je voyais toujours leur bouclier qui entourait leur silhouette d’un liseré noir. Et chacun d’entre eux fixait sur moi son troisième globe oculaire situé au milieu du front. — Où est le reste de la troupe ? demandai-je au premier que j’avais croisé l’autre soir dans la rue. — Fallait bien que quelqu’un garde les studios, dit-il. On travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, alors vous savez ce que ça signifie. — Ah bon ? Il sourit à belles dents, sa langue hérissée de piquants sortant de sa bouche comme celle d’un chien éclaireur. — Ça veut dire qu’on a tout notre temps pour toi, trésor. Tout le temps qu’il faut. Tu finiras bien par quitter cet endroit. Et alors on prendra ton cœur. Et ton âme. Ses trois amigos ricanèrent. Ils me rappelaient les hyènes dans Le Roi Lion de Disney. On rit avec elles, mais au fond de nous, on sait que ces salopes sont prêtes à dévorer nos lionceaux préférés et ça nous donne envie de gerber. Ignorant mon envie soudaine de courir aux toilettes, je repris : — Comment tu t’appelles, Pillard ? Il sourit avec affabilité, papillonnant de ses trois paupières toutes les quatre secondes, comme si celles-ci avaient un minuteur intégré. — Tu peux m’appeler Prentiss Cairo. — Eh ben, P.C., voici ce qui se passe, dis-je d’un ton suffisamment amical pour l’intriguer. Tu peux toujours apporter au Magistrat le moindre de mes organes, entourer mon âme d’un joli ruban rose, mais il ne te donnera pas une tape sur les fesses pour autant, avant de t’envoyer sous la douche avec une prime de match. Comme ils échangeaient tous les quatre des regards confus, un peu comme ceux des mecs quand les nanas se mettent à débattre des avantages et des inconvénients des shampooings colorants, je décidai d’y aller franco en priant Dieu d’avoir eu raison de provoquer cette confrontation. — Est-ce que vous avez été en contact avec le patron, ces derniers temps ? Vous vous souvenez de lui, quand même ? Le beau mec qui a exigé son dû auprès d’Uldin Beit. Je vous pose la question, parce que moi oui. Et je peux vous garantir qu’il y a eu un changement de plan. Votre parrain, Samos, souhaite peut-être toujours me voir morte. Et je suis certaine qu’Uldin Beit n’a pas changé d’avis. Mais le Magistrat a mis au point une toute nouvelle tactique en ce qui me concerne. Et c’est lui qui tient le fouet, après tout. Tous les quatre se rapprochèrent et parlèrent en même temps. — Je t’avais dit qu’on aurait dû s’enregistrer quand on a pris cet avion ! pleurnichait le clone de Jason Alexander. — Elle ment ! décréta le vieux. — Si on rate ce coup, il va nous en faire voir de toutes les couleurs, déclara le maigrichon. — La ferme ! brailla Prentiss en me lançant un regard mauvais par-dessus son épaule. Je haussai les miennes, d’un air de dire : « Eh ! j’y suis pour rien si t’es pas foutu de contrôler tes branquignols », puis fourrai les mains dans mes poches. La gauche effleura ma bague de fiançailles. Le réconfort fut instantané. Comme si Matt se tenait à mes côtés et chuchotait d’une voix suave à mon oreille : « Tu te débrouilles comme un chef, Jaz. Je suis fier de toi. » Mon autre main glissa sur la garde de mon bolo. Les mahghuls commencèrent de s’exciter quand mes doigts se refermèrent sur le manche en tirant légèrement dessus. Plusieurs mahghuls bondirent du van et se faufilèrent derrière les Pillards. — Alors, P.C., qu’est-ce que t’en dis ? demandai-je en ignorant résolument les mahghuls. Tu veux me tuer et perdre tellement la cote auprès du Magistrat qu’au lieu des âmes ce sont les cafards que tu vas chasser dans les deux siècles à venir ? À moins que tu veuilles passer un accord ? Prentiss plissa ses trois yeux. Beurk… effrayant ! — Comment ça ? — Tu me laisses le Magistrat. Je peux survivre un jour de plus. Uldin Beit finit par obtenir ce qu’elle souhaite. Et tous les quatre, ça vous épargne de vous faire baiser par le boss. À mon avis, tout le monde y gagne. Nouveau conciliabule, beaucoup de chuchotements entrecoupés de gestes de la part de Prentiss et du vioque. Quelques instants plus tard, ils se retournèrent vers moi, et décidés et unis dans l’action. — C’est d’accord, déclara le vieux. Il me tendit la main, s’attendant que je la lui serre. Et je compris alors que je m’étais fait entuber. Je m’y connais un peu en pactes avec le diable. Ou avec ses sous-fifres, du moins. La CIA propose toute une formation sur le sujet. Quand on exerce un métier comme le mien, eh bien… on est tentée. Souvent. Par toutes sortes de créatures, comme les Siordents, à l’aspect mi-requin, mi-serpent, qui servent le diable et sont réputés pour faire à nos agents une offre à laquelle ils ne peuvent résister. Donc, pour éviter que nos nouvelles recrues se retrouvent à Luciferland comme le célèbre Drew Telast qui a jugé valable de risquer son âme pour traîner le Premier ministre Khordikov dans la boue, l’Agence a organisé des cours. Par conséquent, je savais qu’aucun serviteur du Grand Collecteur ne conclurait une affaire par une simple poignée de main. S’il voulait sceller l’accord, on allait devoir tous les deux faire couler le sang. Je contemplai la main tendue. En regrettant de ne pas avoir ne serait-ce qu’un allié pour surveiller mes arrières. Avant de réaliser que j’avais tout un temple pour moi. Je fis un pas en avant, collai ma paume dans celle du vieux schnoque, tout en l’attrapant violemment avec l’autre main. Je basculai ensuite de tout mon poids en arrière et le fis tournoyer pour le jeter par la porte. Il hurla en s’enflammant – « Pschhh ! » – comme si on l’avait trempé dans l’alcool puis lancé dans un feu de joie. — Sarif ! s’écria l’anorexique, stupéfait, tandis que ses camarades se lançaient à l’attaque. N’ayant pas le temps de dégainer mon arme et de libérer la sûreté, j’optai pour mon couteau. Il me paraissait plus lourd que d’habitude… et je me rendis compte alors qu’un mahghul m’entourait l’avant-bras comme un paresseux géant. Ma peau me brûlait à l’endroit où il m’avait mordue. J’essayai de m’en débarrasser en agitant la main, mais le parasite resserra son emprise. Parfait, songeai-je, la rage montant en moi. Je m’occuperai de toi plus tard, mon salaud. Et je te torturerai d’abord, histoire de te rendre la monnaie de ta pièce. La partie de mon cerveau qui jouissait d’une protection supplémentaire, depuis que ma Sensitivité était entrée en action, comprit que je ne maîtrisais plus mes pensées désormais. Le mahghul accroissait mon instinct de tueuse tout en dévorant ma fureur. Mais pour l’heure je n’avais pas le temps de me préoccuper de détails anodins. Prentiss et le gros Pillard se ruaient sur moi. Même si les mahghuls sur leur dos les ralentissaient un peu, ils avançaient plus vite que des humains, et ce fut grâce à mon entraînement que je pus planter le bolo dans le troisième œil du gros lard avant de virevolter pour esquiver P.C. Je lançai un coup de pied dans la tête de Maigrichon avant qu’il ait le temps de recouvrer tous ses esprits. Son bouclier le protégeait suffisamment pour qu’il vacille à peine, mais ça me laissa le temps de dégainer Chagrin. Je tirai à deux reprises sur Prentiss en ratant le point faible chaque fois. — Merde ! Maintenant les mahghuls me pesaient sur les jambes. Et je sentais des dents au creux de mon dos. J’aurais voulu leur tirer dessus. Mais c’était pas le moment de gâcher des munitions. Les Pillards étaient tellement submergés par les autres monstres qu’ils ressemblaient à des mutants en s’avançant vers moi. C’était une vision assez délirante. J’avais l’impression que les mahghuls me dérobaient quelque chose de vital en vidant mes victimes de leurs émotions. Le plaisir de tuer ? Le bonheur de voir la peur véritable s’afficher dans leurs yeux ? Soudain leur tirer dessus me parut trop expéditif. Je voulais les voir mourir lentement. Afin de m’en délecter. Je me collai une baffe. — Reprends-toi, abrutie ! Je braquai Chagrin sur Maigrichon et l’abattis quasiment à bout portant. Il tomba comme une masse et disparut sous les mahghuls qui s’en donnèrent à cœur joie, tels des piranhas pris d’une fringale subite. Prentiss me frappa si fort à la poitrine que je crus l’espace d’une seconde que mon cœur avait cessé de battre. Je titubai en arrière, me cognant au chambranle de la porte, puis fis volteface en rentrant dans le temple. Un concert de hurlements s’éleva des mahghuls qui manqua de me crever les tympans. Ils s’enfuirent du lieu de culte en dégageant de la fumée. Le dernier s’y prit trop tard. Il ne s’enflamma pas comme le Pillard, mais explosa carrément. Je me couvris le visage avec les mains et, en relevant la tête, réalisai que c’était la seule partie de mon corps épargnée par les projections de sang et de lambeaux de chair. Si j’avais eu toute ma raison à ce moment-là, j’aurais complètement perdu la boule. Mais les mahghuls avaient tellement pompé ma vitalité que je n’avais même plus la force de paniquer. Tenant à peine sur mes jambes, j’enlevai la substance gluante qui recouvrait le canon de mon arme, puis ressortis. Prentiss évoquait une sorte de gorille avec des mahghuls grouillant sur lui. Un détail, peut-être le fait d’avoir vu le mien exploser, lui avait fait prendre conscience qu’il subissait leur assaut. Il tentait de s’en débarrasser. Mais les monstres se cramponnaient, comme de gigantesques tiques excitées. — À l’aide ! hurla-t-il juste avant qu’un mahghul lui enfonce sa patte dans la bouche. Ensuite ses jérémiades se transformèrent en une série de gargouillements incompréhensibles. Mon premier instinct me poussait à retourner dans le temple. Et à m’emparer d’une torche accrochée au mur. À mon avis, c’était du feu sacré. J’avais l’impression que celui-ci pourrait pousser ces parasites à lâcher prise. Sauf qu’aussitôt après P.C. essaierait encore de me tuer. Je visai donc plutôt son fameux troisième œil, celui que les mahghuls tenaient tant à éviter, apparemment. Il s’écarquilla. Se mit à battre furieusement de la paupière, tandis que les borborygmes atteignaient un terrifiant apogée. Je pressai doucement la détente, à la fois ravie et ébahie d’être épargnée par les mahghuls, le temps que j’achève le Pillard. Peut-être que l’odeur de leurs frères sur moi suffisait à les tenir à l’écart. Avais-je trouvé par hasard un nouveau pesticide ? Devais-je passer un coup de fil à Asha ? Hé ! mon pote, tu sais pas la dernière ? Il suffit de t’étaler des boyaux de mahghul sur tout le corps et tu pourras casser du Nruug comme au bon vieux temps ! Tandis que les dernières sales bestioles s’en allaient, j’essayai de ne pas rater mon coup. Mais c’était dur de réfléchir à cause du je-m’en-foutisme qui s’était emparé de moi. Je savais que les morsures des mahghuls étaient plus profondes que la simple trace de leurs crocs. Impossible de localiser toutes les plaies affectives qui ravageaient mon âme. Aussi profondes que les traces de flagellation sur le dos de Vayl, elles s’infectaient déjà. Bientôt, je n’aurais plus les idées assez claires pour lutter contre le désespoir qui m’anéantissait. — Va falloir que je me soigne, murmurai-je. Je baissai les yeux et j’examinai mon corps. Couverte comme je l’étais de sang séché et de lambeaux de chair, j’aurais dû dégueuler, cracher de la bile, jurer. Au moins essayer d’enlever toutes ces cochonneries ! Mais je restais là à me contempler. Je suis maudite, songeai-je. Une seule larme s’échappa au coin de mon œil, coula le long de mon visage en le brûlant, pour s’écraser sur ma main qui tenait toujours mon bolo. Je l’observais grésiller sur ma peau un bref instant, telle une goutte de graisse au fond d’une poêle. — Aïe ! Je me frictionnai la main, surprise par la douleur et certaine que l’Amanha Szeya avait détérioré autre chose que mes conduits lacrymaux en me prenant par les joues. Mais j’étais ravie d’avoir pu ôter cette tache avec si peu d’effort. Je m’essuyai aussi la figure, avant qu’elle s’échauffe davantage. Lorgnai la saleté que ma main avait retirée. — Une douche. Ça m’aiderait à me sentir mieux. Cette idée positive me donna la force de regagner les véhicules. Pas question pour autant de poser mes fesses dégoûtantes dans la berline immaculée d’Asha. Je montai donc dans le fourgon-régie, démarrai et rentrai à la maison. Chapitre 21 Comme je suis une nana, j’adore faire des entrées théâtrales. Avec tous les yeux braqués sur moi, de la part d’admirateurs de la gent masculine, si possible, tandis que je rejoins nonchalamment ma table au restaurant. Ou mieux encore, pour monter sur scène et recevoir un superprix. Bien entendu, mes cheveux, mon maquillage et ma robe constituent l’ensemble le plus harmonieux qu’une femme ait jamais pu réussir au monde. Mais dans mon job, quand ça arrive, c’est que je viens de faire une connerie monumentale. Donc, quand j’ouvris la porte de la cuisine – après avoir garé le van de la télé au garage, en remerciant ma bonne étoile que la hauteur de plafond ait permis le passage de l’antenne parabolique –, je me sentis coupable en voyant s’écarquiller tous les yeux présents dans un moment d’effarement. Cependant, ce sentiment ne dura pas. À vrai dire, aucune émotion ne semblait demeurer plus de quelques secondes avant de griller sous la tumeur mahghule qui grandissait en moi, déployant ses tentacules dans toutes les parties de mon corps. — Dure soirée ? s’enquit Cole en essayant lamentablement de faire de l’humour. — On peut dire ça, répondis-je en scrutant mon auditoire. (Tout le monde avait acheté son billet. Sauf Vayl.) Où est le chef ? demandai-je à Cole. Il hésita, puis haussa les épaules : — Dans la chambre des mecs. Il médite. Apparemment, faut atteindre le nirvana avant de pouvoir transformer un humain en vampire, et il n’y est pas encore parvenu. Je sentis la colère papillonner en moi. Cirilai avait dû le prévenir que j’étais en danger. Normalement il serait venu ventre à terre à ma rescousse. Même s’il avait pensé que je pouvais gérer la situation, il serait resté dans les parages. Un peu comme un supporter dans les tribunes, histoire de m’encourager. Rien ne l’aurait empêché de venir me soutenir. Jusqu’à présent. — Jaz, intervint Dave en s’éloignant de la cuisinière, près de laquelle il discutait avec Cassandra. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Il tendit la main et je reculai, mon talon heurtant une boiserie avant que mes épaules percutent le mur en faisant une grosse tache rouge. — Ne me touche pas ! Je… euh… les choses qui m’ont attaquée laissent une sorte de résidu gluant. Vaut mieux pas que tu t’approches. Et je ne veux pas que tu saches que je sais. Bizarrement, je pense que si tu me touches, le Magicien risque d’avoir vent de mes soupçons. Auquel cas, ce sera la fin pour nous tous. Oh ! bon sang ! Dave, comment je vais pouvoir te sauver ? — T’es infectée ? demanda Grâce l’Amazone, en bondissant de son tabouret pour rejoindre le salon. (Elle saisit Jet et Cam au passage, tenta de les traîner dans son sillage, mais ils n’avaient pas l’air d’avoir envie de bouger.) Elle va vous coller une maladie mortelle, les prévint-elle. Comme ils refusaient toujours de se lever, elle marmonna un truc inintelligible, les lâcha, et quitta la pièce en tapant du pied. — C’est pas un truc que vous pouvez choper dans l’atmosphère, leur dis-je. Sans doute même pas par un simple contact. Faut d’abord tuer quelqu’un, je pense. — Ce que t’as fait ce soir, manifestement, répliqua Natchez, en grimaçant devant le spectacle que je lui offrais. — Je vais tout vous raconter, c’est promis. Laissez-moi d’abord prendre une douche, OK ? En fait… (je me tournai vers Cassandra)… j’ai surtout besoin d’eau bénite. Une demi-heure plus tard, lavée et sanctifiée, tout en me disant que je devrais me sentir mille fois mieux, alors que je n’éprouvais quasiment rien, je repris la direction de la cuisine. En chemin, je passai devant la chambre des gars. Vayl avait fermé la porte, mais je sentais sa présence à l’intérieur. La colère me revint, et avant qu’elle s’en aille, je me cramponnai à elle avec force, même si elle tentait de me filer entre les doigts comme la petite anguille qu’elle était devenue. J’ouvris la porte à la volée et traversai la pièce d’un bon pas. — Où vous étiez passé, bon sang ? demandai-je. Il se tenait assis sur un superbe tapis artisanal bleu et blanc, au cœur d’un cercle de pierres, les mains posées sur ses genoux. Son expression, aussi sereine que celle d’un moine bouddhiste, ne changea pas d’un iota quand je fis irruption. Ses yeux, en revanche, d’une nuance bleu océan trouble, virèrent au violet. En d’autres circonstances, j’aurais peut-être pris une seconde pour m’interroger sur la raison de son éventuelle contrariété, alors qu’il se préparait seul à un événement censé mener à l’aboutissement d’une quête séculaire. Mais l’heure tournait pour ma vague de colère et j’avais plus urgent à régler. — Que voulez-vous dire ? me demanda-t-il d’une voix suave. Il se mit debout, car je pense qu’il n’appréciait pas d’être obligé de lever la tête vers moi qui le fustigeais du regard. Reste en colère, me dis-je. Pas facile en l’occurrence… D’autant que Vayl s’était déjà mis en tenue pour se coucher. Il ne portait qu’un bas de pyjama en soie avec un cordon à la ceinture laissant très peu de place à l’imagination. Et la mienne avait mis le turbo. Je gardai résolument les yeux fixés sur lui en disant : — Pendant que vous jouiez à « transformer la voyante », quatre Pillards ont failli me tuer. Sans parler des vingt à trente mahghuls qui grouillaient sur moi. Vous êtes censé être mon chef. Vous disiez qu’on était partenaires. — Qui sont ces mahghuls ? s’enquit Vayl, son regard se promenant vaguement sur le lit, où la tente protectrice était déjà dressée. Mais ça n’avait même pas l’air de l’intéresser. — On les a vus à la pendaison ! rétorquai-je. Ils attaquent les assassins et leurs victimes. Ils aspirent toutes vos émotions et vous laissent totalement abruti, Vayl. Ils m’ont grimpé dessus. Vous voulez voir ? Je me tournai et soulevai ma tunique en lui laissant cinq bonnes secondes pour juger de l’étendue des dégâts. Quand je sentis ses doigts effleurer mon dos, je rabaissai vivement le vêtement et fis volte-face. L’expression de son visage me dérangeait. À mon avis, on ne devait pas voir ce genre de chagrin s’afficher chez une personne plus d’une fois dans la vie. David avait eu ce regard seize mois plus tôt en débarquant dans ma cuisine juste au moment où je détruisais sa femme. — Qu’est-ce que t’as fait ? s’était-il écrié en courant vers l’endroit où elle se tenait encore quelques secondes plus tôt, en m’implorant de la laisser entrer… afin de m’égorger. — Elle me l’avait fait promettre, répondis-je à mon frère, alors que je claquais des dents. (Je m’étais mise à trembler de la tête aux pieds. En posant mon arme nouvellement baptisée « Chagrin » sur la table, je me tirai par mégarde dans le pied, puis serrai mes bras autour de moi.) On s’est fait le serment que si l’une de nous se transformait en vampire, l’autre la liquiderait. Il me dévisageait, le regard fou, incrédule. Je devinai qu’il voulait se pencher et toucher ce qu’il restait des vêtements de Jessie, de son être, mais il tenait à peine debout à cause de ses côtes cassées. Son médecin l’avait autorisé à sortir uniquement pour les obsèques des membres de notre équipe, à la condition expresse qu’il séjourne chez un membre de sa famille. Comme j’étais la plus proche du cimetière, c’est moi qu’il avait choisie. — Tu mens ! hurla-t-il. Jessie n’aurait jamais fait ce genre de serment. Elle préférait vivre, quoi qu’il arrive ! — Non, dis-je en essayant de secouer négativement la tête. (Mais elle était prise de convulsions. Je ravalai ma salive en réalisant que j’étais parcourue de spasmes. Je faisais une sorte de crise qui me donnait l’impression d’être debout sur un marteau-piqueur. Je serrai les dents, tout en essayant d’articuler.) C’est toi qui souhaitais la voir en vie quoi qu’il arrive. — T’es une putain d’hypocrite ! répliqua-t-il. Si Matt s’était trouvé sur le seuil et t’avait demandé d’entrer, tu lui aurais ouvert la porte en grand. Tu te serais tailladé les veines pour lui, bordel ! Je ne dis pas un mot. Inutile de préciser à Dave que Matt et moi avions passé le même accord qu’entre Jessie et moi. À quoi bon, de toute manière ? S’il voulait se défouler sur sa sœur, si ça pouvait l’aider à traverser ce cauchemar, soit… C’était la moindre des choses que je pouvais faire pour lui. J’enfonçai mes ongles en profondeur dans ma chair et me concentrai sur la douleur. Ça m’aidait. Ça m’empêchait de passer à l’étape suivante, laquelle consistait à m’approcher du mur pour m’y frapper la tête jusqu’à me mettre KO. — Je ne supporterai pas de te voir une seconde de plus, reprit mon frère en me crachant les paroles comme du venin. Je m’en vais ! J’acquiesçai, trop blessée par mes propres pertes atroces pour laisser celle-ci devancer les autres. Tandis qu’il gagnait sa chambre pour faire sa valise, je mis quelques minutes à me ressaisir. Puis je rassemblai les restes de Jessie. Ils formaient un petit tas bien pitoyable pour une femme si éclatante et si pleine de vie. Je les mis dans un coffret doublé de cèdre que grand-mère May m’avait offert quand j’étais petite et le tendis à Dave lorsqu’il s’en alla. — Ce sont ses restes, dis-je. Tu peux les garder ou les enterrer. Comme tu veux. (Les larmes lui montèrent aux veux quand il prit le coffret de mes mains.) Je l’adorais, Dave. Je les adorais tous. — Ça se peut. Mais c’était toi la responsable. Alors c’est ta faute s’ils sont morts. J’avais hoché la tête. Oui, c’est ma faute, ma faute… Par la suite, il s’était plus ou moins excusé à propos de cette dernière remarque. Mais il ne m’avait jamais vraiment pardonné pour Jessie. Et je ne lui en voulais toujours pas. J’imagine que je n’avais jamais pu réellement parler d’elle avec lui, parce que je ne voulais pas revoir cette expression sur son visage. Et pourtant je la retrouvais sur celui de Vayl à présent. — Cirilai ne m’a pas prévenu, avoua-t-il. — Vayl, cette bague fonctionne mieux qu’un service de réveil à l’hôtel. Vous avez dû sentir quelque chose. Elle n’a pas cessé de m’envoyer des décharges à votre sujet. Il baissa la tête. La secoua deux ou trois fois. Puis il la releva, le visage contracté, comme si une décennie de soucis venait soudain de s’abattre sur lui. — Qu’est-ce que cela signifie, selon vous ? — Pourquoi vous me posez la question ? C’est votre bague. Vous devriez savoir pourquoi la connexion a été interrompue avec vous. Vu ce quelle représente. Allez, mon pote, ça coule de source, non ? Il redressa les épaules. Apparemment déterminé à persévérer en dépit des preuves de plus en plus marquantes que sa ligne de conduite n’était pas la bonne. — Aucune importance. De toute évidence, vous allez bien. Notre mission demeure en voie d’achèvement. Et Zarsa sera prête pour la métamorphose d’ici à la fin de la semaine. Tout se déroule comme prévu. Au ton de sa voix, je devinais qu’il tentait davantage de se convaincre lui que moi. Normalement, je l’aurais attrapé pour le secouer, histoire de le ramener à la réalité. Mais pour l’heure, impossible de trouver l’énergie en moi. — OK, dis-je, avant de tourner les talons. — Qu’avez-vous dit ? Je regardai par-dessus mon épaule. Pourquoi se mettrait-il en rogne ? Je venais de l’approuver. — J’ai dit OK. Vous avez raison. Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais… — Si, j’en vois beaucoup ! Je me retournai vers lui, toujours une bonne tactique en présence d’un fou furieux. — Vayl, repris-je d’une voix douce, pour éviter qu’il s’emballe pour de bon, que voulez-vous au juste ? — Je veux vous voir au diable ! (Il s’interrompit, parut surpris de sa tirade, puis enchaîna :) Vous n’avez pas cessé d’être… (il cherchait le mot juste)… comment dites-vous ?… sur mon dos, depuis que je me suis attaché à Zarsa. Pour ne rien vous cacher, cela m’a exaspéré au plus haut point ! — Oui oui. Et à présent que je me suis calmée, vous voulez que je recommence ? Vous n’êtes pas en train de vous ridiculiser juste un peu ? — Certes ! Mais quand je me querelle avec vous, je n’ai pas besoin d’écouter mes propres doutes. Ahhh ! — Ben, désolée, mon vieux, je ne me sens plus d’humeur à me battre. (J’essayai vaguement de sourire, compris que je n’arriverais pas à faire semblant.) Maintenant que j’y pense, je ne ressens plus rien, d’ailleurs. Vayl combla si rapidement la distance qui nous séparait que mes yeux suivirent à peine ses mouvements. Il m’attira dans ses bras d’un geste presque violent. Le genre d’étreinte Moi-Tarzan-Toi-Jane. Et Jane apprécia ! Son regard se transforma comme il se plantait dans le mien, passant de l’améthyste à l’émeraude en quelques secondes étourdissantes. — Votre nouvelle personnalité transformée par les mahghuls ne me plaît guère, dit-il en promenant ses doigts dans mes cheveux encore humides. Il s’attarda sur la mèche blanche, en l’enroulant doucement autour de son pouce. Et je le laissai faire. Et comment ! S’il avait voulu me faire un massage intégral, j’aurais sauté sur le lit le plus proche en l’invitant à s’en donner à cœur joie. Je sentais ses pouvoirs filtrer à leur niveau habituel et savais donc qu’il n’usait d’aucun tour de passe-passe sur ma personne. Toutefois j’étais hypnotisée, captivée par son toucher, la fascination dans ses yeux et les mille et une possibilités qu’ils dissimulaient. — Mon nouveau « moi » ne me plaît pas non plus, murmurai-je. Mais il semble que je sois coincée. — Détrompez-vous, dit-il avec gentillesse. Les créatures qui se nourrissent d’émotions laissent un vide qui peut se combler… au fil des ans, avec beaucoup de patience. Ou d’un seul coup, avec une forte dose émotionnelle. L’astuce consiste à trouver la sensation idoine. Tout en me regardant, il sourit. Pas avec son habituel rictus des lèvres, qui le rendait plus cynique qu’amusé. Pas plus qu’il usa de son sourire féroce. Celui-là était nouveau. Parce qu’il trahissait une délicatesse que je n’avais jamais discernée en lui. — Vayl ? Je n’eus jamais l’occasion de formuler la question qui me venait à l’esprit. Ça ne devait pas être important, de toute façon. Parce que, au moment où il inclina la tête et scella ses lèvres aux miennes, j’oubliai ce que j’allais dire. J’avais fantasmé sur ce baiser des centaines de fois depuis le soir où la bouche de Vayl avait effleuré la mienne. Et j’ai une imagination débordante ! Mais je n’étais pourtant pas préparée au désir fulgurant qui monta en moi comme les bras de Vayl me serraient si fort que l’espace d’une seconde je sentis son cœur battre dans ma poitrine. Je sais, je sais, c’était juste un baiser, OK ? Personne n’entend vraiment jouer les violons en ce genre d’occasions. Les seules personnes aveuglées par la passion sont celles qui n’y voyaient déjà pas bien au départ. J’ai entendu toutes sortes de clichés et je suis la première à les trouver nazes. C’était avant que je rencontre Matt, avant d’apprendre que le véritable amour faisait toute la différence. En revanche, si je savais que le paradis existait, je ne m’étais jamais attendue à le visiter une nouvelle fois. Surtout dans la foulée d’un seul baiser. Pourtant, c’était Vayl… qui m’avait sortie du néant. Qui s’était attaché à moi, malgré quelques spectaculaires foirades de ma part. Qui m’avait offert cette bague, sa confiance, ses secrets les plus intimes. Et qui était presque devenu un étranger en l’espace de quelques jours. Ce dernier épisode m’avait terrifiée bien plus que je l’aurais cru. Ce qui rendit notre baiser d’autant plus époustouflant. Car il signifiait que Vayl était bel et bien de retour. Lorsque je repris enfin mon souffle, Vayl s’écarta et déclara tout de go : — Comment vous sentez-vous ? Réalisant pour la première fois que j’avais les bras autour de son cou, je les abaissai sur sa poitrine. Son corps était si incroyable au toucher que mes mains auraient voulu s’aventurer plus avant, mais je m’efforçai de les calmer. — Délicieusement bien, répondis-je. — Parfait ! répliqua-t-il en me claquant les fesses. Maintenant, filez ! J’ai encore des tas de choses à faire si je veux transformer Zarsa avant la fin de la semaine. Je regardai mes poings se serrer… et, tant qu’à faire, si mes doigts agrippaient des poils en se repliant… — Qu’est-ce que vous venez de dire ? Il gloussa : — Je souhaitais seulement m’assurer que votre colère était intacte. — Oh ! elle l’est, vous pouvez me croire ! En fait, là, maintenant, je me sens tout à fait capable de vous arracher la tête ! — Alors je devrais peut-être abandonner en cours de route toute cette affaire de transformation avec Zarsa. — Vous auriez plutôt intérêt, oui ! J’étais toujours en pétard, mais pas au point de faire abstraction des regrets qu’il affichait en se penchant pour ramasser les pierres. — Je suis désolée, malgré tout. Je sais tout ce que représentent pour vous les retrouvailles avec vos fils. Il se redressa, laissa glisser un caillou d’une main à l’autre, et recommença tout en le contemplant d’un air pensif. Puis il déclara enfin : — Vous devez savoir que je n’abandonnerai jamais ma quête. Je dois trouver mes fils. (Il croisa mon regard.) Mais je ne laisserai jamais cette ambition s’interposer entre nous. Ce qui nous lie… (Ses yeux prirent une chaude nuance ambrée.) Je ne puis imaginer le perdre. Pour rien au monde. Chapitre 22 À mes yeux, Vayl n’est jamais passé pour un flatteur. Mais Dieu sait que les paroles qu’il venait de prononcer me donnaient envie de lui sauter dessus, pour le couvrir de bisous baveux et sonores. J’avançais déjà d’un pas et voyais ses yeux pétiller de plaisir comme il devinait mes intentions, quand Cole s’éclaircit la voix dans mon dos. — Jaz, je me suis dit que tu aimerais être au courant, annonça-t-il d’un ton sec. J’ai trouvé le nom du propriétaire. Je fis volte-face, mon sourire estampillé « Lucille » bien accroché à mes lèvres. Mon alter ego saurait comment se comporter avec Cole sans heurter ses sentiments, alors que Jaz ne le prendrait pas avec des pincettes. Et serait même méchante. — Cool ! c’est qui ? — Un homme d’affaires du nom de Delir Kazimi. — T’as une photo ? — Je l’ai imprimée pour toi. — Super. Merci ! Cole et Vayl échangèrent un regard. S’ils avaient été des mâles d’une autre espèce, ils se seraient étripés. Je secouai la tête… Comment je me débrouille pour tout foirer en beauté et en si peu de temps ? me demandai-je. Je pensais vraiment avoir tout réglé avec Cole. Et qu’il avait compris que je ne souhaitais pas de relation avec lui. Et puis le voilà qui me déclare sa flamme, ensuite on s’amuse à bousculer les chameaux, et je le laisse m’embobiner en lui promettant un rencard. Inutile de préciser que Vayl apprécierait autant que si je lui transperçais le cœur à l’aide d’un pieu ! Sur ces entrefaites, le vampire en question ayant sans doute réalisé que Cole ne représentait aucune menace, se tourna vers moi : — Pourquoi voulez-vous savoir qui possède cette demeure ? demanda-t-il. Je lui expliquai ma théorie, selon laquelle le Magicien avait pris le contrôle de David et possédait peut-être l’immeuble qu’on occupait. — Je suppose que c’est possible, admit Vayl, mais la motivation d’un tel acte manque de logique. Pourquoi quelqu’un doté d’un tel pouvoir et d’une telle influence voudrait-il organiser son propre assassinat ? — On n’a pas encore trouvé la raison, admis-je. Je pense qu’on doit d’abord prouver que Dave est la taupe. Ensuite, faire en sorte qu’il puisse survivre à cette mission. — Jasmine, me dit Vayl avec gentillesse, vous savez qu’aucun d’entre nous ne dispose d’un tel pouvoir. — Alors je vais devoir en parler à Raoul. — Tu ne risques rien ? demanda Cole d’un ton encore un peu hostile. Je croyais qu’après ta confrontation avec le Magistrat tu avais décidé d’éviter Raoul. Il ne défiait plus Vayl du regard et était assez détendu pour s’adosser au montant de la porte. Toutefois il se débrouilla pour casser en deux le cure-dent désormais omniprésent dans sa bouche et cherchait déjà dans ses poches de quoi le remplacer. Je l’observais en regrettant de ne pas avoir une manie si facile à calmer. Le besoin de battre mon jeu de cartes me brûlait quasiment les mains. Mais je me bornai à lui répondre : — C’était avant que la vie de mon frère entre en ligne de compte. Vayl reprit la parole : — Je ne demande qu’à être convaincu et pourtant… si David n’est pas mort lors de son entraînement, comment pensez-vous que le Magicien l’aurait tué ? Je serais tenté de penser que David se trouvait toujours en compagnie d’un de ses hommes, même en permission. À moins qu’il soit un parfait solitaire ? J’y réfléchis. Et secouai la tête à contrecœur. — Non, il ne partirait jamais seul. Il traînait toujours avec ses amis. Et dans un endroit pareil, même en permission, ce serait trop dangereux de se balader seul. — Ce qui signifie, intervint Cole, que ce gars n’a pas dû avoir besoin de tuer Dave et de lui implanter je ne sais quel gadget pour le contrôler à distance, avant de le ramener parmi ses hommes, sans qu’aucun d’entre eux remarque ce qui s’était passé. — Vous êtes certaine qu’il existe un dispositif ? s’enquit Vayl. — À en croire l’Enkyklios, le Magicien doit voir ses zombies pour les contrôler ou bien leur implanter un engin lui permettant de les manipuler à distance, lui rappelai-je. Cet implant était censé émettre un signal psychique quelconque, et c’est la raison pour laquelle Bergman m’avait demandé de retrouver d’abord Asha. Je me sentais coupable à l’idée de n’avoir toujours pas mis Vayl au courant de l’existence de cette créature. Bon ! après tout on n’était pas mariés et je n’avais pas à lui raconter ma journée dans les moindres détails. Sauf quand c’est en rapport avec le boulot, me rappelai-je. Mais ça me paraissait plus dur que je l’aurais cru de devoir admettre en présence de Vayl que j’avais rencontré quelqu’un alors que je le pistais. Que ce gars était si puissant qu’il connaissait Raoul. Et qu’il m’avait même prêté sa bagnole. Je laissai tout ça en suspens, dans l’espoir de trouver un meilleur moment et un meilleur endroit. Ou du moins plus de courage si le timing se révélait merdique. — Peut-être qu’on devrait demander aux gars de l’unité de Dave ? finit par suggérer Cole. L’un d’eux saura sans doute tout de suite de quoi on parle. Ça a dû forcément se passer à un moment où il a été blessé, non ? On ne peut pas tuer un type et le ressusciter sans laisser une trace, je veux dire. — Ça y est ! m’écriai-je. Cam nous a justement raconté l’anecdote ! Comment ils avaient capturé deux des comparses du Magicien. Comment l’un d’eux a sauté à la gorge de Dave en mettant une tonne de sang partout… et mon frère qui s’est retrouvé incapable de parler pendant deux ou trois jours. — Exact ! approuva Cole. Et maintenant que j’y pense, est-ce qu’il n’est pas souvent en train de se gratter la nuque ? Les signes que Bergman nous avait demandé de chercher, on les avait toujours eus sous notre nez. Je n’avais pas perçu la spécificité de David, parce que je l’avais acceptée d’emblée. Je le prenais pour l’un des guerriers de Raoul, comme moi. Et je n’avais pas remarqué qu’en nous confiant qu’il soupçonnait la présence d’une taupe il détournait précisément les doutes qu’on pouvait avoir à son sujet. — Entendu, déclara Vayl. Je suis convaincu. Et pourtant, je me pose encore des questions. Pourquoi ? Que gagne-t-on à faire déplacer deux assassins de la CIA pour qu’ils vous tuent ? On lui proposa nos théories, qu’il refusa d’avaler. — Je ne crois pas qu’il veuille mourir. Surtout pas entre nos mains. Ce serait le comble du déshonneur pour lui. Alors supposons qu’il veut vivre. — Peut-être qu’il souhaite rentrer dans le droit chemin, hasarda Cole. Faire comme s’il avait été assassiné, alors qu’en réalité il démarre une nouvelle vie quelque part ? — Auquel cas il nous aura piégés pour tuer… qui donc ?… son double ? demanda Vayl. On hocha la tête. Ce genre de situation se produisait tout le temps. Un salopard envoyait son pigeon dans une direction, pendant que lui-même partait dans l’autre, avec l’espoir que celui qui le pourchassait suivrait ledit pigeon et lui balancerait une bombe sur la gueule. Je sortis de ma poche la photo du Magicien et plaignis d’autant plus les deux femmes présentes sur le cliché. Impossible que l’homme qui les tenait dans ses bras puisse décider de son plein gré d’abandonner sa vie avec elles. Ce qui signifiait qu’on l’y avait forcé. Merde ! Non seulement on ne pouvait plus le tuer, mais on devait en plus sauver la mère et la fille, avant que les gens à la solde du Magicien découvrent que la partie était finie, et qu’ils se fâchent et leur tranchent la tête. Dans le même temps, on devait toujours localiser le Magicien. Le moment était venu pour Bergman et Cassandra d’entrer en piste. Ce ne fut pas facile de séparer Cassandra de David. Ils étaient devenus quasi indivisibles. Comme des nombres premiers. Ce qui me brisait le cœur. Moi qui le croyais déjà pas mal bousillé. Finalement, Cole dit à Cassandra que j’avais des problèmes de nana et personne dans la cuisine ne voulut en savoir davantage. Il rusa pour éloigner Bergman en lui disant que Pete m’avait téléphoné sur mes lunettes spéciales, à propos d’un pépin dans son gadget de traduction qui avait pris feu dans les cheveux d’un agent. Lorsqu’on fut tous réunis dans la chambre des garçons, avec Cole qui faisait le guet devant la porte au cas où les autres viendraient fouiner, je mis les petits nouveaux au parfum. Bergman prit l’info plutôt bien. Cassandra accusa un peu le coup et refusa d’apporter son aide. Elle s’approcha de la banquette et s’y installa, le regard noyé dans le vague. Je m’assis à ses côtés et me mis à parler à toute vitesse. — Dès que je peux, je vais voir Raoul, lui dis-je. Je vais trouver une solution. — Si c’est possible, dit-elle d’une voix distante, étrangement calme. Elle devait puiser ses forces en profondeur. Presque de l’autre côté du monde réel. — Cassandra, vous devriez me faire davantage confiance, repris-je. (J’avais l’air calme, mais je tremblais à l’intérieur. Les conséquences de mon éventuel échec se révélaient irréversibles. Je pouvais à peine en supporter l’idée. Du reste, je ne pouvais l’envisager.) Est-ce que je ne vous ai pas sauvé la vie lors de notre dernière mission, en dépit du fait que vous aviez eu une vision de votre propre mort ? Un bref silence, puis : — Si. — Est-ce que ça n’a pas d’importance, à présent, d’autant que vous n’avez pas eu une seule vision depuis que vous avez touché mon frère il y a trente-deux heures de cela ? Elle mit un petit moment à concentrer son regard sur moi. Lorsque ce fut le cas, elle s’arrangea pour sourire. — Si, admit-elle encore. — Ben alors ! (J’en restai là. Puis passai à la suite.) On pense que le lien entre le Magicien et David se situe dans le cou de celui-ci. Et je m’arrêtai net en me tournant vers Vayl, soudain désemparée. Si je devais prononcer un mot de plus, j’allais éclater en sanglots et anéantir toute la crédibilité que je venais de reconquérir dans les cinq minutes qui venaient de s’écouler. Car je ne pouvais pas continuer à prétendre que ça m’était égal que David soit un zombie, vu qu’une horreur pareille me laissait sans voix. Pour un peu, je regrettais presque que Vayl m’ait libérée du poison des mahghuls. J’aurais été soulagée en restant une je-m’en-foutiste ! en gardant le chagrin à distance ! Mais je n’aurais pas été opérationnelle. Je serais restée en carafe, comme Asha, à griffonner des noms sur un calepin, comme si cela pouvait changer grand-chose à mon monde inutile, dévasté. Vayl hocha légèrement la tête et leva un sourcil comme pour me demander si j’allais bien. Je haussai les épaules en guise de réponse. Il prit la parole : — Nous devons trouver un moyen de localiser la liaison entre le dispositif dans le cou de David et le Magicien. Nous pensions que peut-être à vous deux (son regard embrassa alors Cassandra et Bergman) vous pourriez trouver une solution scientifique et/ou magique pour agir sans que le Magicien découvre que ses plans sont compromis. — Ça s’annonce difficile pour moi, dit Cassandra. David et moi avons passé beaucoup de temps ensemble. Il risque de se montrer suspicieux si je commence à m’éloigner de lui. Elle avait raison. À mon tour d’intervenir : — Dans ce cas, on met Cam au courant. À lui de décider si le reste de l’équipe peut garder ce genre de secret, sans en souffler mot à David. Et détourner son attention quand vous êtes occupée. On se mit d’accord pour que Cole en parle à Cam, pendant que je tenterais d’entrer en contact avec Raoul. Bergman prit ma place sur la banquette. Cassandra et lui se mirent aussitôt à discuter de la marche à suivre, tandis que je rejoignais Vayl près de la fenêtre. — Comment comptez-vous vous y prendre ? me demanda-t-il à voix basse. — Je ne suis pas encore sortie de mon corps, lui dis-je en essayant de ne pas frissonner en songeant à la facilité avec laquelle le Magistrat m’avait piégée la dernière fois. Mais je dois le faire… (Je me mordis la lèvre pour m’empêcher de dire au revoir. Je devais à tout prix croire que j’allais revenir.)… Ça risque d’être coton, ajoutai-je. (Je fis tourner Cirilai autour de mon doigt, tout en la tapotant.) Vous aurez peut-être besoin de m’envoyer de l’aide. (Je marquai une pause, puis :) Si vous le pouvez. Il acquiesça, le soulagement que je lus dans ses yeux me donnant envie de l’étreindre. — Certes. La bague et moi sommes de nouveau en bons termes. Ouf ! En cas de gros pépin, Vayl pourrait partager ses pouvoirs avec moi à travers l’anneau. Ce n’était guère facile pour lui comme pour moi, mais si Cirilai l’informait que j’avais des ennuis, il pourrait éventuellement m’assister. Ayant vécu une bataille sans cette possibilité de repli, j’étais doublement ravie d’en bénéficier de nouveau. — Entendu, alors, dit-il. Allez donc lui parler. Je regardai par la fenêtre. Raoul ? On a de gros problèmes ici-bas. — JE VOUS ÉCOUTE. Je lui fis un rapide résumé de la situation. — Alors, vous en pensez quoi ? demandai-je enfin. Pouvez-vous sauver mon frère cette fois ? J’insistai sur les deux derniers mots, en lui faisant savoir que je me souvenais de notre brève conversation à propos de Dave, lors de ma première visite à son QG. Un long silence suivit, durant lequel je me rendis compte qu’il s’était mis à pleuvoir. Je contemplai la petite cour à l’arrière de l’immeuble. Elle semblait vide et désespérée, comme le serait ma vie sans l’existence de Dave. — Raoul ? Je ne crois pas que vous mesuriez la gravité de ma situation. Il faut qu’on se parle en tête à tête. — TROP DANGEREUX. — Pour vous ou pour moi ? Parce que, je vais vous dire un truc, si mon frère meurt alors que je pense que vous auriez pu le sauver, ni vous ni moi n’allons faire du bon boulot avant longtemps. — IL EST DOMINÉ PAR LE MAL. — Comme quasiment tout le monde dans ce pays ! Allons, vous êtes assez futé pour faire la différence entre une victime et un salopard ! Regardez le passé de Dave, pour l’amour du ciel ! Comparé à moi, c’est un enfant de chœur ! (Je m’interrompis pour contrôler le ton de ma voix. Je n’étais pas en train de gémir, Dieu merci, mais nul doute que je mettais l’accent sur le désespoir. Et pis merde ! Je me soucierais plus tard de mon amour-propre.) J’ignore pourquoi il s’est retrouvé dans cette situation. Ou pourquoi vous ne m’en avez jamais parlé. Mais je connais mon frère, en revanche. Il préférerait exploser avec une grenade dans les mains, plutôt que de trahir ses camarades et son pays. Nouveau silence… durant lequel je me rappelai que je devais appeler ma sœur. Evie devait être aux quatre cents coups et se faire du mauvais sang pour Albert, sans pouvoir nous contacter, David ou moi. Mais chaque chose en son temps. Si je réfléchissais à tout ce que j’avais accompli ces dernières vingt-quatre heures, j’allais voler en éclats. — Sauvez mon frère, dis-je à Raoul. Si vous voulez passer un accord avec moi en échange de cette faveur, ça ne me pose aucun problème. — ALLEZ VOUS COUCHER. Je compris aussitôt le message. On opérait dans des dimensions tellement différentes que ça ne facilitait pas la communication. Il ne pouvait pas parler des heures dans ma tête sans griller mes synapses. Je ne pouvais pas lui rendre visite sans mourir dans un premier temps. Si je quittais mon enveloppe charnelle, le Magistrat me sauterait dessus. Bref, mes rêves constituaient un agréable juste milieu. — OK. Le temps de régler deux ou trois choses ici et je suis à vous ! Cole frappa à la porte et Bergman alla ouvrir. Cole entra dans la pièce avec un sourire tout ce qu’il y a de faux sur les lèvres. — Eh ! Jaz, tu devineras jamais ce que Cam et moi avons découvert dans ce fourgon de la télé que t’as fauché. Cam lui emboîta le pas et Bergman ferma la porte doucement derrière eux. Ils transportaient deux caméras portables et une liasse de documents, que Cole désigna comme étant des autorisations de filmer du gouvernement. Dès que Cam entendit le cliquetis du verrou dans son dos, son sourire bon enfant s’évanouit. Il posa la caméra par terre et s’avança vers moi, qui regardais toujours à moitié par la fenêtre en essayant de rassembler mes arguments pour ma prochaine discussion avec Raoul. — Si t’as un plan valable pour sauver la vie de mon chef, je suis partant, déclara-t-il d’un ton catégorique. — Tu vas devoir faire preuve d’un excellent talent de comédien, le prévins-je. — Si on nous a choisis pour ce boulot, c’est en partie parce qu’on peut se fondre dans le paysage. Et devenir tout ce qu’on veut sauf des soldats. Si t’as besoin de moi pour traverser une scène en collant avec un diadème sur la tête, je peux me montrer tellement convaincant que le public en redemandera à la fin du spectacle. Je réprimai un sourire. — Bon ! j’irai peut-être pas jusque-là, et tu devrais pouvoir garder ton pantalon. Il hocha la tête et je compris à la lueur dans son regard qu’on pouvait toujours lui clouer le bec, il ne perdait jamais son sens de l’humour. — Et pour ce qui est du reste de ton équipe ? demandai-je. — Tu peux compter sur eux, répondit-il aussitôt. — Non. Il n’y a que toi qui puisses compter sur eux, rectifiai-je en le regardant droit dans les yeux. Je me méfie de Grâce. — Elle donnerait sa vie pour David. — Elle défend son territoire comme une tigresse. Penses-y, Cam. Son chef n’est plus en état de commander, sauf que personne ne peut le dire à Dave. On doit tous lui faire croire qu’il dirige, alors que quelqu’un d’autre tient les rênes. Pour ce qui est de la mission, ce quelqu’un, c’est Vayl. Il supervise toujours ce boulot. C’est à lui que revient la responsabilité de descendre le Magicien. Mais en ce qui concerne la vie de mon frère, c’est moi la patronne. Je crois savoir comment le sauver. J’ai déjà entamé la procédure. Si Grâce a d’autres idées en tête, son instinct la poussera à prendre la direction des opérations. Je ne la laisserai pas faire. Il faut que tu le lui fasses bien comprendre… si elle ne peut pas rentrer dans le rang sur ce coup-là, je ne discuterai pas. Je n’hésiterai pas. Je la tuerai purement et simplement. L’espace d’une seconde, je tombai le masque, et Cam put voir en moi la meurtrière de sang-froid que je cachais à ma famille, à mon équipe, et à moi-même la plupart du temps. Elle n’est ni jolie ni attirante. À vrai dire, elle se révèle si effrayante que je la tiens en quelque sorte ligotée et bâillonnée, enfermée dans un sarcophage enterré dans la tombe la plus profonde qui puisse exister. Mais j’ai besoin d’elle. Grâce à elle, mon pays et moi restons forts. Tant que je la tiens en laisse. Jusqu’ici, ça a marché. Mais je sais que je joue avec de la dynamite. J’espère seulement être assez intelligente pour l’exorciser avant qu’elle explose. Cam recula d’un pas, comprit ce qu’il avait à faire et ne flancha pas. Il hocha brièvement la tête, ses lèvres se plissant en une grimace lugubre qui ne lui ressemblait guère. — Grâce ne posera aucun problème. — Bien. — Je vais faire passer la consigne. — En ce qui concerne le Magicien, nous nous en tenons toujours au plan d’origine, lui précisa Vayl. Toutefois, Bergman et Cassandra se sont vu confier un nouveau projet. David devra être éloigné d’elle pendant qu’elle travaillera. Nous aimerions que votre équipe veille à ce qu’il ne soupçonne pas que cette séparation est délibérée. — Pas de problème, dit Cam en me regardant, l’inquiétude qui se lisait dans ses yeux semblant occulter toute autre pensée. Je devinais qu’il avait envie de me demander si ma tactique avait des chances de réussir. Mais il roulait sa bosse depuis trop longtemps, en avait trop vu dans son job pour croire que je pouvais lui fournir une réponse réconfortante. Il se borna donc à acquiescer une fois de plus, puis tourna les talons et quitta la pièce. Lorsqu’on se retrouva de nouveau seuls, Bergman prononça d’une toute petite voix : — Tu tuerais vraiment Grâce ? Je laissai retomber le rideau sur la fenêtre et me tournai face à mon équipe, en regardant chacun à tour de rôle, droit dans les yeux. Bergman, la tête dans ses frêles épaules, se préparant à la moindre frayeur, réelle ou imaginaire, m’observait à travers ses lunettes comme si celles-ci pouvaient le protéger de la vérité que je risquais de lui balancer. Cassandra, avec sa beauté classique et sa peau café au lait, n’accuserait jamais plus de vingt-huit ans. Mais le poids de centaines d’années de souffrances et d’épreuves lui donnait plus ou moins l’allure d’une déesse antique. Cole me contemplait avec une adhésion franche et massive qui pouvait le rendre dépendant. Vayl se tenait à mes côtés sans me frôler. Et je sentais pourtant toute la force de son soutien. Après l’avoir perdu, même brièvement, je réalisai son importance à mes yeux. Je m’adressai à Bergman, même si mes paroles étaient destinées à tout le monde. — Oui, je la tuerai si je la considère comme une menace. J’agirai de même si quiconque représentait un danger pour l’un d’entre vous. J’ai appris une dure leçon avec mes Helsingers et je n’ai pas envie que ça recommence. Plus question de perdre un autre membre de mon équipe si je peux l’éviter. À n’importe quel prix, j’insiste. J’imaginai soudain Raoul qui m’attendait dans mon rêve, allongé sur sa chaise longue en cuir noir, écoutant mes dernières paroles. « Hmm… À n’importe quel prix ? » Il jetait un œil sur la liste qu’il avait dressée sur son calepin, ajoutait deux ou trois notes, tournait la page, puis écrivait de plus belle. Oh ! merde… Chapitre 23 J’en reviens pas que j’arrive pas à dormir ! J’avais envie de cogner sur quelque chose. La façade de verre et de brique devant laquelle je passais me paraissait idéale, avec ses larges baies vitrées sales révélant une énorme machine noire qu’on avait dû défoncer à coups de batte de base-ball. Ça me semblait un plan d’enfer, mais la main de Vayl sur ma nuque m’empêcha d’ajouter ma petite touche à la destruction. — Ça ne vous aidera pas. — Oui, mais ça me fout les boules ! Il hocha la tête. Je venais de passer une heure atroce. On croit que son plan marche comme une fanfare juste avant le match de foot, chaque musicien prenant sa place au bon moment sur le terrain. Et puis quelqu’un tombe sur les fesses et en deux temps trois mouvements le clarinettiste se trouve coincé dans l’hélicon. Je venais de me mettre au lit quand Cole était venu me montrer une photo de Delir Kazimi, le propriétaire. Celui-ci ressemblait au Magicien sur l’autre cliché. À quelques différences près. Le nez et la mâchoire plus marqués. Une certaine vacuité dans le regard. Nul doute que ce gars-là était un terroriste adorateur d’un dieu tricéphale. Son adresse se situant en Arabie Saoudite, je retournai dans la chambre des garçons, et on appela Pete pour obtenir l’autorisation de le poursuivre. Comme il ne pouvait nous donner son accord sans que ses acolytes de la Défense mettent leur grain de sel, on raccrocha pendant qu’il lui fallait un bon quart d’heure à les trouver. Entre-temps, j’appelai Evie. — Allô ? (Elle n’avait pas l’air de pleurer, ma foi.) — Evie ? — Jaz ? Où es-tu ? — En Allemagne. Ma société est en train de fusionner avec une firme pharmaceutique d’ici. Et comme j’avais la possibilité de rencontrer leurs cadres pour leur expliquer nos techniques marketing, j’ai sauté sur l’occasion. Comme Dave est en permission, je peux passer du temps avec lui. — C’est génial ! Alors vous vous entendez bien, tous les deux ? — Très bien. On n’a pas du tout parlé de Jessie, je veux dire… (Je m’interrompis. Si Dave mourait sans qu’on ait réglé cette affaire entre nous, je le regretterais pour toujours. Je ne pensais pas pouvoir lui faire comprendre un jour que j’avais agi ainsi par amitié pour Jessie. Mais peut-être que…) Evie, je suis désolée que tu sois toute seule en ce moment. — Non, Tim et E.J. sont avec moi. C’est juste que je me suis vraiment inquiétée pour toi, comme j’arrivais pas à te joindre. Les larmes coulaient à présent. Décidément, chaque fois que j’appelais ma sœur, elle finissait par pleurer. Comment rattraper le coup ? — Excuse-moi. (Non, ça ne la calmerait pas. Essaie un autre truc.) Est-ce que je peux faire quelque chose ? — Rentre à la maison. Oh ! merde… — Pas maintenant, précisa Evie avant que je puisse inventer un mensonge qui tienne la route. Mais dès que tu peux. Je m’occuperai de papa entre-temps. Mais je vais te dire à quel moment j’aurai besoin de toi… Pâques tombe le 14 avril cette année, et c’est le jour où Tim et moi on fait baptiser E.J. P’pa devrait être rétabli d’ici là pour… Ou mort… on y pensait toutes les deux, mais aucune n’osait le dire. — Et là j’aurai besoin de toi à mes côtés. — Pourquoi ? — T’es sa marraine. — Ah bon ? — T’as dit que tu le serais. — Quand ? — Quand t’avais dix ans ! Jaz, tu l’as promis ! Bon sang ! c’était bien le genre d’Evie de se rappeler une promesse faite quinze ans plus tôt ! J’avais dû dire ça lors d’une de ces journées pluvieuses, où elle m’avait forcée à jouer avec ses poupées. Je la revoyais comme si c’était hier en train de bercer sa Betsy, alors que je dévorais des yeux mon panneau de basket ramolli et dégoulinant dans la cour. — Je serai la maman et toi la marraine quand on sera grandes, disait-elle de sa voix douce de petite fille. Et moi j’avais répondu : — Ouais, OK. Comment ne pouvait-elle pas se rendre compte du choix horrible qu’elle avait fait ? Enfin… c’était ma sœur et je respecterais ses désirs, même si ça signifiait que j’allais devoir me taper des récitals de piano, des spectacles de fin d’année scolaire et des remises de prix en serrant les dents jusqu’à m’en faire péter les plombages. — Bien sûr que je te l’ai promis, admis-je. Et je suis flattée. Je serai là, pas de problème. Et je vais le dire à Dave aussi. Peut-être qu’il pourra s’échapper. Qui sait ? déclarai-je d’une voix enjouée. Même si ces dernières paroles me laissaient un goût amer. En moins d’un mois, Evie et moi risquions d’enterrer nos deux plus proches parents. Non, nooon… pas si j’ai mon mot à dire dans cette histoire, et pas question de me laisser faire ! On sera tous présents au baptême, la famille Parks au grand complet. On râlera parce qu’on sera mal à l’aise dans nos vêtements et on ne se sentira pas dignes d’être apparentés à Evie et à son précieux petit bout de chou tout chauve qui ne cessera pas de baver. — Je me sens horriblement coupable de ne pas t’avoir tout de suite posé la question, enchaînai-je, mais comment va Albert ? — Sa jambe est cassée à deux endroits, et les médecins se faisaient du souci pour son dos. Cependant celui-ci n’a rien. Dieu merci, p’pa portait un casque. Malgré tout, il a subi un gros traumatisme et les médecins restent quand même inquiets à son sujet. D’autant que le diabète ne va pas accélérer la guérison. Mais p’pa se réveille de temps en temps, alors ils pensent quand même qu’il va s’en sortir. — À quoi il ressemble ? Elle prit le temps de réfléchir. — Il a l’air tout fripé. Comment ça peut arriver, Jaz ? Lui qui m’a toujours paru gigantesque. Comme un dinosaure prêt à m’arracher la tête. Et maintenant, j’ai l’impression de voir un petit vieux. Je pense même que ses cheveux ont encore plus blanchi en deux jours. Je tripotai ma mèche blanche en songeant que j’allais devoir la teindre ou trouver une explication. Peut-être que je me contenterais de dire à tout le monde que je voulais à tout prix attirer l’attention. Un peu comme avec mon piercing au nombril, sauf que là ça se voyait. — Tu sais ce qui le requinquerait ? repris-je. Qu’il reçoive la visite de ses potes marines. Tiens, pourquoi j’appellerais pas Shelby et… — Pas depuis l’Allemagne, t’es folle ! Déjà que je préfère ne pas imaginer combien cet appel doit te coûter. Non, c’est une excellente idée, mais je me charge des coups de fil. Profite de passer du temps avec Dave et tâche de ramener tes fesses chez moi le dimanche de Pâques. Pigé ? — Merde alors, t’es devenue un vrai tyran domestique ! — Je sais, dit-elle en riant. C’est mon côté matrone. Et je pense que ça ne va faire qu’empirer ! Malgré l’état de santé précaire d’Albert, je me sentais plutôt mieux en raccrochant avec Evie. Ensuite Pete appela. Il était en ligne avec le général Merle Danfer, notre officier de liaison du ministère de la Défense, et le général Ethan dit « Bull » Kyle, qui dirigeait les opérations spéciales. — Messieurs, déclara Vayl, nous avons de bonnes raisons de croire que notre cible nous a mystifiés. (Il expliqua alors nos soupçons, sans révéler le nom de celui qui, selon nous, était la taupe. Inutile de condamner Dave avant de trouver un moyen de le sauver.) Nous pensons que le Magicien est le propriétaire de cet immeuble. Cole vous a faxé sa photo et son adresse. Nous essayons de confirmer son identité à travers son lien avec la taupe. Si nous y parvenons, nous pouvons continuer la mission comme prévu. Silence pesant… du genre qui vous met mal à l’aise, parce que vous pensiez que tout le monde aurait dû sur-le-champ donner son accord. — M’est avis que vous faites peut-être fausse route, déclara Danfer. Il me semble que le Magicien vous a piégés non pas pour que vous l’assassiniez, mais pour pouvoir vous tuer. (Avant qu’on parvienne à trouver la moindre lacune dans son hypothèse, il embraya :) Ça fait plus d’un an qu’il échappe à nos Forces spéciales. Sa taupe a dû lui faire savoir qu’on avait mis sur le coup nos meilleurs assassins pour le descendre. Non… j’ai bien l’impression qu’il vient de trouver un moyen de détourner l’attention et de ridiculiser notre armée, en la faisant passer pour un canard qui essaie de baiser un émeu. Je vous demande donc de poursuivre votre mission, tout en sachant qu’on vous a tendu un piège et que vous devez alors prendre toutes les précautions nécessaires. — Mais, général…, commençai-je. — Jeune fille, vous excellez dans votre domaine, oui ou non ? — Je n’ai jamais raté une mission. — Alors, bougez-vous le cul et tuez ce Magicien ! À moins que vous tentiez de ternir mon image ? C’est quoi ce délire ? Trois secondes s’écoulèrent durant lesquelles je pataugeais dans la semoule avant de piger. J’avais entendu des rumeurs selon lesquelles Merle Danfer avait des vues sur le Bureau ovale. Avec le Magicien à son tableau de chasse, il était sûr de s’attirer pas mal de voix le moment venu. Est-ce que l’ambition le rendait aveugle à ce point ? — Général, si vous vous trompez, nous allons tuer un innocent. — Comment osez-vous remettre en question nos services de renseignement ? rugit Danfer. Des gens sont morts pour obtenir ces informations ! Pete, quel genre de dégénérés vous avez mis sur cette mission ? Vous devriez peut-être faire abattre le troupeau avant que tout le monde soit contaminé ! Comme Pete ne prenait pas aussitôt ma défense, je sentis ma gorge se serrer. Je retins mon souffle, totalement paniquée, et lançai un regard désespéré à Vayl, qui me rassura en secouant la tête. Personne ne va vous renvoyer, disait son expression. Vous ne pouvez pas me le garantir, répondit la mienne. Il savait que j’avais raison et réagit en baissant les yeux. — Jasmine ? Bull Kyle à l’appareil. — Oui, général, dis-je en me redressant. C’était plus fort que moi. Cette voix grave et impérieuse, assortie d’une glorieuse carrière avec suffisamment de médailles pour recouvrir un mur de mon salon, m’impressionnait toujours en dépit du fait qu’il avait servi avec Albert et demeurait un ami proche. Ce qui le plaçait dans la même catégorie que le père de Jet, à savoir qu’il méritait d’être battu froid ou de recevoir un coup de poing dans la figure. À ce stade, je ne pouvais même pas le snober un peu. — Comment va votre père ? s’enquit le général Kyle. Ne… pleure… pas ! — Les médecins restent prudents mais sont optimistes, général. — C’est un brave homme. Plus que vous le pensez. Hein ? Qu’est-ce qu’il en savait ? — Les filles sont toujours les dernières à le découvrir, général. Il rit de bon cœur. — Ouais, eh bien, peut-être que vous devriez passer un coup de fil à la mienne, alors. (Il changea de ton, ce qui signifiait que j’avais intérêt à l’écouter attentivement, car je ne voulais pas louper un seul mot.) Le Magicien est du genre à vous filer entre les doigts, pas vrai ? — Oui, général. — C’est difficile de savoir ce qu’il manigance jusqu’à ce qu’il s’en attribue le mérite. — Exact. — Tâchez de mettre la main sur lui. (Il appuya à peine sur le mot. Marqua une pause pour me faire savoir qu’il approuvait notre point de vue, mais ne pouvait officiellement nous autoriser à agir comme on le souhaitait. Il termina en ajoutant :) Et non pas l’inverse. Facile à dire pour le général Kyle. Il n’était pas assis dans une maison de location au cœur de Téhéran, en train de se demander qui irait repêcher sa carrière au fond de la poubelle s’il tuait le bon mec sans pouvoir jamais le prouver. Car les sbires du Magicien pourraient très bien continuer sans lui, en se servant de son nom comme s’il dirigeait toujours les opérations, et personne ne saurait au juste que ce n’était pas lui. Avec un peu de chance, on me donnerait un boulot de femme de ménage à la Roosevelt Middle School et je gratterais les chewing-gums collés sous les tables, dans les salles de classe. J’échangeai un regard avec Vayl et je compris qu’il partageait mon avis. Autant suivre les directives du général Danfer. Et descendre le sosie du Magicien. Peut-être que je me trompais à son sujet et qu’on ne l’avait pas forcé. Non, c’était probablement un de ses lieutenants haut placés, responsable des nombreuses atrocités commises par le Magicien tout au long de sa carrière. OK, en définitive on n’éliminerait pas notre véritable cible. Mais au moins on ne pourrait pas nous virer pour avoir suivi les ordres. Cependant un truc clochait. C’était cette photo, bordel ! Celle que j’avais dans la poche, avec cet homme qui tenait sa femme et sa fille par les épaules. Personne ne nous avait ordonné de le tuer lui. On n’était pas certains qu’il ait commis le moindre crime justifiant qu’on l’assassine. Et voilà pourquoi je ne parvenais pas à dormir, alors que j’en avais tant besoin. Après le coup de fil, je regagnai la chambre des filles. Je m’allongeai, puis je me tournai et me retournai pendant un bon quart d’heure. J’abandonnai, je me rhabillai, puis partis chercher Vayl. Il était toujours dans sa chambre. Assis sur la banquette au pied du lit, les mains sur les genoux, les yeux fixés sur le tapis. — Impossible de fermer l’œil ! annonçai-je en débarquant dans la pièce. Je serais en train de ronfler comme une bienheureuse si on n’avait pas eu ces appels ! Je vais construire une machine à remonter le temps, rendre une petite visite à Alexander Graham Bell, histoire de le tuer avant qu’il invente le téléphone ! Vayl grimaça un sourire. Un de ses rictus signifiant qu’il était aussi perturbé que moi. Mais il avait vécu bien plus longtemps, alors il savait mieux comment suivre le mouvement. — Nous avons d’ores et déjà considéré la situation sous tous les angles possibles, Jasmine, déclara-t-il. Je ne vois pas de quelle manière nous écarter de notre mission d’origine sans mettre nos carrières gravement en péril. — Je sais, je sais. Mais j’arrive toujours pas à dormir. Et j’en ai besoin ! Le désespoir finit par transparaître dans ma voix, car Vayl fit claquer ses mains sur ses genoux et se leva d’un air décidé. — Allons nous promener, suggéra-t-il. Afin de vous détendre et de nous réconforter tous les deux. Je faillis lui demander ce qui le déprimait… c’est dire à quel point j’étais engluée dans mes problèmes. Alors qu’un seul regard me suffit pour me rappeler ce à quoi il avait renoncé en acceptant de ne pas transformer Zarsa. Je me creusai la tête, histoire de trouver un truc pour le consoler de ne pas voir ses fils tout de suite, mais mon cerveau, encore sous le choc de ce qu’il venait d’apprendre, s’était replié en position fœtale et refusait de coopérer. Jusque-là la balade ne nous avait pas vraiment ragaillardis. Bien sûr, comme je ne cessais de ressasser notre situation et que Vayl ne cessait de parler de Badu et Hanzi, ça ne devait guère nous aider. Une lueur rouge au milieu de la rue, quelques pâtés de maisons plus loin, m’interrompit en plein délire et sauva du même coup le général Danfer du puits du Sarlacc dans mon remake du Retour du Jedi. — Vous voyez ça ? demandai-je en saisissant Vayl par la manche. Comme il ne faisait aucune remarque sur le coup, je l’interrogeai du regard. L’expression de son visage était si intense qu’elle me désarçonna : — Vayl ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Il détacha son bras et se figea. — Cette flamme rouge délimite une porte donnant sur un portail interdimensionnel. Je le vois parce que je suis un alter. Et parce que j’ai eu l’occasion de combattre des créatures qui surgissaient d’autres portails similaires situés ailleurs. Vous le distinguez parce que votre œil de l’esprit a manifestement amélioré sa vision. Mais ce pouvoir ne vous vient pas de moi. (Ses yeux étincelaient de leur propre nuance rouge dans la pénombre de la rue.) Quel vampire s’est donc nourri de votre sang, mon avhar ? s’enquit-il en donnant tout son poids au dernier mot. — OK, primo, vous manquez pas de culot de me balancer ce genre de connerie à la gueule après ce que vous prévoyiez de faire avec Zarsa, rétorquai-je. Deuzio, j’essayais de faire mon boulot en trouvant la fameuse taupe. J’avais besoin de booster ma Sensitivité et vous, mon sverhamin, aviez disparu de la situation… pour ne pas dire de la planète Terre ! — Je… veux… son… nom. — C’est pas un vampire, dis-je en m’en voulant de me sentir coupable malgré tout. C’est un Amanha Szeya. Vayl haussa les sourcils. Son regard de braise balaya la rue, les boutiques fermées, les trottoirs déserts, les entrées voûtées et les encadrements de fenêtre qui donnaient à l’ensemble sa merveilleuse ambiance persane. Je crus qu’il s’attendait à voir surgir Asha de la ruelle la plus proche, après quoi ils allaient se chamailler pour savoir qui avait plus le droit que l’autre de me transmettre ses pouvoirs. — J’imagine que vous savez quelle est sa fonction, dis-je surtout pour meubler le silence. — Je pensais que les créatures de son espèce étaient mortes depuis une éternité. — Il était sur les traces de Zarsa à cause du marché qu’elle avait passé avec vous, dis-je en omettant comme par hasard le fait qu’Asha n’avait pas l’intention de faire quoi que ce soit pour empêcher la métamorphose. On s’est rencontrés devant chez Anvari. Vayl me décocha un regard si perçant que je portai la main à ma poitrine pour m’assurer qu’il n’y avait pas des trous fumants. — Que faisiez-vous devant chez eux ? Je m’éclaircis la voix, tout en gigotant d’un air gêné. J’avais soudain envie de dégainer mon flingue. Pas pour le braquer sur quelqu’un. Juste pour le réconfort qu’il m’apporterait. Il m’en restait si peu. Après tout, si Cole avait trouvé un substitut pour le chewing-gum, je pouvais sûrement en choisir un pour ma manie de battre les cartes. Quelque chose d’apaisant à la fois dans son caractère répétitif et dans le bruit produit par le geste. Une idée me traversa l’esprit. Que je rejetai aussitôt. Comment j’allais me trimballer une guitare dans la poche, franchement ? Tout en me rendant compte que je ne pouvais pas repousser davantage ces aveux, je levai les bras en faisant mine de me rendre : — OK, j’admets que j’ai peut-être gardé un œil sur vous. Mais c’était pour la bonne cause ! me défendis-je, tandis qu’il se renfrognait d’un air de dire : « J’ai-bien-cru-que-t’allais-jamais-t’en-sortir. » Je ne faisais pas confiance à Zarsa et voulais m’assurer que vous n’aviez rien à craindre… Je laissai mes paroles s’évanouir dans la nuit. Tout ça avait l’air tellement stupide dit à haute voix. — Donc, vous m’avez aussi suivi ? J’acquiesçai. Juste un peu. — Jasmine, est-ce que vous me traquez ? Je fermai les yeux. Pourquoi, bon sang, on ne se fait jamais enlever par les extraterrestres quand on vit ce genre de situation gênante ? — « Traquer » est un mot un peu dur, observai-je d’un ton pitoyable, les yeux rivés sur les chaussures de Vayl, comme je n’osais pas regarder plus haut. — Comment préféreriez-vous qualifier cela ? s’enquit-il, la voix toujours aussi sévère. Ses doigts soulevèrent mon menton en me forçant à croiser son regard implacable. Il ne m’en fallut pas davantage. Ma colère, qui démarrait souvent au quart de tour, avait terminé sa petite sieste et s’étira comme une lionne affamée pour s’en prendre à mon chef. — Faire du baby-sitting, ça vous va mieux comme expression ? répliquai-je en tressaillant à peine quand ses yeux se plissèrent d’un air sinistre. Vous êtes sans cesse en train de me répéter combien mon opinion a de l’importance pour vous, à quel point vous me faites confiance, et c’est d’ailleurs pour cette raison que vous m’avez offert Cirilai… et pourtant vous n’écoutez pas un mot de ce que je vous dis. Vous avez suivi Zarsa comme un gamin à qui on a promis des glaces. Vous prendre en filature, c’était le cadet de mes soucis, franchement. J’ai bien cru que j’allais devoir la tuer, en revanche. Vayl laissa tomber les bras le long de son corps. — Auriez-vous fait cela ? À son expression, impossible de deviner quelle réponse il escomptait. Je lui dis donc la vérité. — Oui. Parce que Cassandra m’a confié que les voyantes qui respectent la déontologie n’exigent aucun paiement en échange de leurs services, si ce n’est une histoire marquante pour leur Enkyklios. Asha m’avait déjà dit que Zarsa abusait de ses pouvoirs. Alors oui, j’aurais pu trouver n’importe quel moyen pour vous arracher à ses griffes… En plus… — Quoi donc ? Putain ! Jaz, pourquoi tu peux pas la boucler avant de t’attirer des emmerdes ? — Rien… J’espérais qu’il en resterait là, mais bizarrement il avait deviné. — Non, dites-moi… Bordel de merde ! — Eh bien, je l’aurais tuée parce que je sentais que sa transformation aurait causé un sacré conflit entre vous et moi. C’était pas une raison franchement valable pour justifier un assassinat mais, ajoutée à la première, ça m’allait. Même si j’avais dû me sentir coupable pour le restant de mes jours. Vayl fit un pas vers moi. Je m’humectai les lèvres en prévision de la suite. Et son téléphone sonna. Comme on portait tous les deux nos lunettes spéciales, ça signifiait qu’il prit soudain un regard lointain et se mit à parler à des interlocuteurs invisibles. — Quoi ? lâcha-t-il. (Il écouta quelques secondes, puis :) Nous arrivons ! Il me prit par la main (un geste qui n’avait rien de romantique, faut pas rêver !) et m’entraîna en direction de notre immeuble. — Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je. — C’était Cole. Il m’a dit qu’on devait rentrer sur-le-champ. Soheil Anvari est là-bas. Il hurle comme un forcené. Et il est armé ! Chapitre 24 On arriva à la planque moins d’une demi-heure avant l’aube. Vayl aurait préféré terminer sa journée autrement, surtout que le mari de Zarsa agitait un AK-47 dans tous les sens, avec le doigt sur la détente pendant qu’il parlait. Je balayai le salon du regard, pour voir s’il avait déjà tué quelqu’un par mégarde, mais tout le monde avait l’air entier. L’équipe était au complet. Jet, Bergman et Natchez partageaient le canapé. Cole se tenait debout derrière le petit divan occupé par Cassandra et Zarsa. Dave, Cam et Grâce l’Amazone se trouvaient près de la cheminée. Outre Cole, tous les gars de Dave portaient une arme dissimulée. Et à la manière dont Grâce avait placé son bras derrière son dos, je devinais qu’elle tenait son flingue dans la main, mais Soheil était trop distrait pour le remarquer. Bref, ils pouvaient le descendre à n’importe quel moment… et à condition de vouloir faire du bruit et des dégâts. Ce qui risquait de mettre un terme à notre mission. Donc, pendant que cette éventualité restait en suspens, Vayl et moi espérions trouver une solution pacifique. — Vous voilà ! s’écria Soheil comme on franchissait la porte. (Il braqua son fusil d’assaut sur Vayl.) — Eh ! minute ! répliquai-je en m’interposant entre le flingue et sa cible. (Espèce d’abrutie, me dis-je aussitôt. Ces balles ne tueraient pas Vayl, mais moi si. L’instinct peut vous entraîner n’importe où. Je repris donc ma place d’origine.) Je crois qu’il y a un énorme malentendu, ajoutai-je. — Qu’est-ce qui vous fait croire que j’écouterais une femme ? éructa Soheil. Il y en a une qui vient de me trahir ! — C’est faux ! s’écria Zarsa en bondissant de son siège. — Assieds-toi ! rugit Soheil. Zarsa retomba si vite sur ses fesses qu’on aurait cru qu’il l’avait giflée. Et ce fut alors que je commençai vraiment de me faire du souci. Soheil, le mari aimant, paraissait tellement hors de lui que personne ne pouvait lui faire entendre raison. Je n’étais plus très sûre que quelqu’un quitterait la pièce en vie. Et les mahghuls avaient l’air de m’approuver. Ils commençaient de s’infiltrer par la vitre que Vayl avait cassée. Personne ne les aperçut, hormis lui et moi. J’essayais de ne pas les regarder, mais je ne cessais de les entrevoir du coin de l’œil, perchés sur une épaule, accroupis dans un coin ou sur le rebord d’un vase. Une pièce remplie de goules attendant que la violence se déchaîne. Vayl usa de ses pouvoirs et une brise glaciale envahit le salon, ce qui atténua la tension ambiante, et Soheil papillonna des paupières. — Cole m’a confié que vous souhaitiez me voir, lui dit Vayl avec calme. — Ma femme… Elle affirme que vous deux avez passé un accord. Vayl acquiesça. — Nous avons parlé d’une affaire impliquant mes fils, qui sont morts voilà de nombreuses années. Soheil secoua la tête. À l’évidence, ce détail ne l’intéressait pas. — Elle m’a dit que je ne devais plus m’inquiéter si elle tombait malade. Et que lorsque vous auriez terminé, elle deviendrait éternelle. Mais elle doit d’abord mourir. (Il écarquilla les yeux d’un air horrifié.) Et ce n’est pas le pire ! Elle doit, paraît-il, passer plusieurs mois avec vous, pour son apprentissage, de sorte qu’à son retour elle puisse user de ses pouvoirs pour réparer les torts causés à notre famille. Je ne peux permettre une chose pareille. Zarsa étouffa un sanglot, une main plaquée sur ses lèvres. — Vous avez souillé mon épouse, proclama Soheil. Par conséquent, je dois vous tuer. — Non ! hurla Zarsa. Jamais ! — Comment l’a-t-il souillée au juste ? demandai-je en m’approchant de Soheil pour le regarder droit dans les yeux, histoire de le forcer à s’adresser à moi. En passant cet accord ? Soheil pointa un doigt accusateur en direction de Vayl : — Il a pris son sang ! Je me tournai vers Cole, sachant que ça n’avait pu se passer que sous ses yeux. Il tressaillit en croisant mon regard et l’on partagea notre première conversation silencieuse. — Cole ? — Je pouvais pas te le dire. Sinon tu te serais imaginé que j’essayais de te monter contre Vayl pour que tu te rapproches de moi. Désolé, Jaz. — Non. J’en reviens pas… Je dévisageai mon sverhamin à présent : — Vayl ? dis-je en maîtrisant ma voix pour ne pas laisser exploser ma rage. Qu’avez-vous à en dire ? Il baissa à peine la tête. Un geste qui me fit l’effet d’un coup de hache dans le cœur. — C’est vrai. Nous avions commencé la métamorphose. Je virevoltai pour faire face à Soheil. — Allez-y ! Abattez ce fils de pute ! Il me contempla avec des yeux ronds, tandis que Vayl déclarait : — Jasmine, vous devez comprendre que je n’avais pas toute ma tête à ce moment-là. — Oh ! je sais exactement où se trouvait votre tête ! braillai-je en m’avançant vers lui en tapant du pied, avec l’idée de le boxer. (Mais Albert m’avait appris à ne frapper qu’en état de légitime défense, et pas l’inverse, alors je revins vers Soheil.) Qu’est-ce que vous attendez, Rambo ? Vous vouliez tuer quelqu’un, eh ben le voilà ! Vous savez quoi ? Visez le ventre ! J’ai entendu dire que c’était plus douloureux et l’agonie plus lente. Toutefois, plus je délirais, moins Soheil semblait avoir envie de liquider le vampire qui avait bu le sang de sa femme. Maintenant j’étais autant en rogne contre elle que contre lui. Je la rejoignis d’un pas décidé et la forçai à se lever : — Vous avez intérêt à vous expliquer ! Elle eut un regard affolé quand je la touchai, ce qui me fit comprendre qu’elle n’avait rien d’un charlatan. En temps normal, j’aurais lâché son poignet comme s’il avait été en feu, mais cette fois-ci je tins bon. Qu’elle ait ses visions, après tout. Et qu’elle en fasse des cauchemars pendant un an ! Finalement elle se détacha de mon emprise. — Quel genre de monstre êtes-vous donc ? bredouilla-t-elle en farsi, tout en se frictionnant le poignet comme si je lui avais passé des menottes. Je regardai Cole qui me traduisit aussitôt les paroles de Zarsa. T’aurais pas dû dire ça, ma belle. Je m’approchai d’elle de nouveau, car elle avait reculé quand je l’avais lâchée. — Le genre qui va vous tuer, ainsi que votre mari, et tous vos enfants, si vous n’avouez pas sur-le-champ le moindre crime que vous avez commis contre cet homme. Je désignai Vayl en prenant mon air le plus féroce, dans l’espoir qu’il ne déjouerait pas mon petit numéro de bluff. Je ne tuerais jamais un gosse. Mais Zarsa l’ignorait. Elle prit son visage dans ses mains se mit à pleurer… tout en parlant : — Vous devez comprendre, j’avais mes raisons. Je… J’avais de bonnes raisons ! gémit-elle. — J’écoute ! rugis-je. Elle tremblait comme une feuille et j’avais l’impression d’être la pire des salopes. Mais, après tout, merde… c’était pas moi qui brandissais une arme automatique. Tandis que Cole traduisait quasi en simultané ses propos, elle enchaîna : — J’ai des visions, oui ! Je vois alors que je préférerais être aveugle ! Mais je ne peux rien y faire. Et mon âme est au désespoir. Quand je touche une femme, je vois le poing de son père s’écraser sur sa joue. Je sens sa haine d’être contrainte de se soumettre à un époux qu’elle n’a pas choisi. Et je sais que je ne peux rien y changer. Je n’en suis que le témoin. J’observai Cassandra à la dérobée. Elle hocha gravement la tête. Oh ! que oui ! disait son regard. Je suis passée par là… j’ai tenté d’oublier. Zarsa poursuivit : — Mais je ne perds jamais espoir. J’ai Soheil auprès de moi, ainsi que mes enfants. La vie n’est pas toujours si terrible pour moi. Et puis voilà qu’un jour un homme se présente à Soheil. Il est le propriétaire de cette maison. Il engage Soheil comme gardien et nous dit de venir ici. On est contents parce que ça nous fait des revenus supplémentaires. Jusqu’au jour où je suis en train de faire le ménage et je prends en main la clé qu’il nous a laissée. J’avais envie de crier : Tais-toi, Zarsa, merde ! Le Magicien t’observe en ce moment même ! Mais je ne pouvais pas la prévenir. Impossible d’agir sans divulguer ce que je savais. Alors je restai tranquille et croisai mentalement les doigts. — En tenant cette clé, j’ai eu une vision d’horreur comme je n’en avais jamais eu. J’ai vu la malédiction s’abattre sur mon peuple. Des frères étranglant leurs sœurs uniquement pour les ressusciter d’entre les morts. Des assassins tranchant des têtes comme s’il s’agissait de melons, tandis que les cadavres grouillaient de monstres parasites. Des femmes qui prenaient feu. Mes propres enfants qui pleuraient, car on les obligeait à assister à une interminable succession de pendaisons. Et derrière tout cela, quelqu’un riait et riait encore… (Elle tendit les mains, comme pour nous implorer.) Comment vous décrire tout le désespoir que j’ai éprouvé ensuite ? Zarsa baissa la tête comme si elle se courbait sous le poids d’un lourd fardeau. Tout le monde avait les yeux braqués sur elle. Personne ne reprit la parole tandis qu’elle se ressaisissait. — Cette nuit-là, dit-elle d’une voix faible, j’ai rêvé d’un homme qui se présentait à ma porte, et ses pouvoirs le précédaient avec la puissance du tonnerre. J’ai su que je n’avais qu’à tendre les bras pour que ceux-ci deviennent les miens. Je pouvais m’emparer de ces facultés, les façonner et m’en servir pour me transformer. Pour combattre les visions de la clé. (Elle se tenait le ventre et se balançait à présent en avant et en arrière comme une enfant autiste, mais ses yeux étaient secs.) Voilà pourquoi je dois me métamorphoser, ajouta-t-elle dans une sorte de grincement. Je dois posséder la force de Vayl, toute sa magie. Aussi je lui ai dit qu’il pourrait retrouver ses fils. — Même si cela devait tous les tuer ? répliquai-je. J’eus un pincement au cœur à l’idée que j’avais trahi ma promesse faite à Cassandra. J’irais sans doute direct en enfer à cause de ça. Et je passerais l’éternité à bouffer mes cheveux et à m’engueuler avec ma mère. Bah !… tant pis. Manifestement ma question scandalisa Zarsa. Elle m’adressa un regard du style : « Comment-tu-sais-ça-toi ? » qui me dispensait cette fois de la traduction de Cole. Vayl s’avança, la tête dans les épaules, comme s’il avait reçu une chape de plomb sur le dos. — Si je retrouve Hanzi et Badu… nous allons mourir tous les trois ? s’enquit-il. Elle croisa froidement son regard : — Il faut accomplir des sacrifices pour éviter toutes ces horreurs, annonça-t-elle d’un ton catégorique. — Non, Zarsa, intervins-je. On ne peut pas les empêcher en devenant soi-même un être épouvantable. (Je jetai un regard à Vayl :) Sauf votre respect, chef. — Je ne l’ai pas mal pris, m’assura-t-il. — Et regardez ce que ce projet a provoqué dans votre couple, observa Cole. Vous ne voulez pas perdre quelque chose de si rare et de si pur, quand même ? À moins que ça vous plaise de mettre votre mari dans un tel état de folie ? — Non ! Bien sûr que non ! — Et vos enfants, vous y avez pensé ? questionnai-je. — J’agis pour leur bien ! s’exclama Zarsa d’un ton farouche. Le monde qui m’est apparu est tout à fait plausible, car trop de gens ont déjà baissé les bras ! Parce que la peur est une arme que cet homme manie comme une matraque. Si je ne me dresse pas contre lui, mes enfants seront broyés ! C’est impossible, je ne peux pas laisser faire une chose pareille ! J’observai Soheil. Les bras ballants, il tenait son AK-47 sur le côté et l’avait quasiment oublié, tellement la fierté envers sa femme avait pris le pas sur sa rage initiale. — Elle ne manque pas de cran, pas vrai ? lui dis-je. Il acquiesça, les yeux étincelant d’admiration : — J’ai épousé une tigresse. Je me retournai vers elle : — Écoutez, je sais que vous êtes fermement décidée sur ce coup-là. Hier j’ai rencontré un prophète dans la rue, devant votre maison, qui m’a annoncé que votre destin serait de changer le monde. Mais sans l’aide de Vayl. Elle me dévisagea d’un air de dire : « Pourquoi je devrais vous croire ? », avant de me demander : — Comment s’appelle-t-il ? — Asha Vasta. Je n’ai jamais vu un tel changement d’humeur de toute ma vie. Zarsa passa du cynisme lourdement teinté d’agitation à la crainte mêlée d’admiration : — Vous avez rencontré l’Amanha Szeya ? Je m’éclaircis la voix tandis que mes yeux parcouraient la pièce. Grâce l’Amazone planquait toujours son arme dans son dos. David se grattait le cou et devait sans doute transmettre une vidéo en direct au Magicien. Cam faisait rouler son cure-dent dans sa bouche, comme s’il se délectait d’une truffe au chocolat. Tous les autres semblaient captivés. Sauf les mahghuls qui commençaient de déserter la pièce. — Euh… ben ouais… J’ignorais que ce mec était si célèbre. — C’est un personnage de légende. Personne ne l’a vu ou ne lui a parlé depuis l’époque de mon arrière-arrière-grand-père. Vous pouvez m’amener jusqu’à lui ? me demanda-t-elle avec impatience. Oups ! Je venais d’ouvrir la boîte de Pandore… impossible de faire machine arrière. — Il est… euh… ben, c’est-à-dire que… Comment lui dire qu’il devait sans doute se tenir là, dehors, deux minutes plus tôt à peine, mais qu’il allait la décevoir ? — Savez-vous où il vit ? questionna Vayl. J’essayai de ne pas tressaillir sous son regard bleu glacier. — Peut-être… J’eus droit à un haussement de sourcils. Ben oui, songeai-je, s’il ne s’était pas comporté comme un abruti, on n’en serait pas là ! — Vous êtes allé chez lui ? poursuivit Vayl d’un ton à peine moins froid qu’un congélateur. — Non. Seulement dans son garage. Il m’a prêté sa voiture pour que je puisse échapper à ces quatre… types dont je vous ai parlé. — Où se trouve ce véhicule ? Je croyais que vous étiez rentrée au volant d’une espèce de camionnette. Non, c’était une… — Euh… on peut en discuter plus tard ? en privé ? Vayl hocha brièvement la tête et se tourna vers Soheil. — Je regrette infiniment tout ce que j’ai pu faire qui soit susceptible de vous avoir offensé ou d’avoir mis en péril votre relation avec votre épouse. J’étais temporairement aveuglé par l’espoir de retrouver mes fils, dont je suis depuis trop longtemps privé. De toute évidence, Zarsa et vous avez beaucoup de choses à vous dire. Si, par la suite, vous souhaitez rendre visite à Asha Vasta, ma collègue ici présente se fera un plaisir de vous conduire à sa porte. Vayl me décocha un regard par-dessus l’épaule signifiant que j’avais intérêt à ne pas piper mot. J’en avais assez fait. Ma réponse non verbale fut la suivante : Vous aussi, Monsieur Je-n’en-fais-qu’à-ma-tête. Soheil mit son AK-47 en bandoulière et aida Zarsa à se relever. Il regarda à la ronde et tenta de formuler des excuses pour avoir pris tout un groupe de gens en otages sous le prétexte erroné qu’ils pouvaient éventuellement empêcher leur partenaire vampire de transformer sa femme en une immortelle assoiffée de sang. — Les mots me manquent, finit-il par marmonner, mais sachez que je suis vraiment navré. Zarsa et lui s’en allèrent paisiblement. Chapitre 25 Raoul me retrouva dans ma salle de bains, sauf que je ne prenais pas de bain moussant. Cette fois, j’étais debout dans ma baignoire, vêtue de la tête aux pieds, armée de Chagrin et d’une lame à la courbe diabolique qui risquait de m’éventrer si je ne faisais pas gaffe. — Pourquoi avez-vous mis si longtemps ? s’enquit-il avec un accent très « Antonio Banderas » au comble de l’irritation. — Pas moyen de dormir, répondis-je en me rappelant d’un air lugubre les dernières minutes qui précédèrent le départ de Vayl pour sa chambre. J’ignore pourquoi, mais nos bons moments se révélaient toujours fugaces. Les deux fois où il avait bu mon sang. Ce baiser. Spectaculaire. Puis, comme d’habitude, le boulot avait repris le dessus. Et finalement on s’était souhaité bonne nuit avec cette cordialité distante qu’on réservait aux stewards, hôtesses, et autres chauffeurs de taxi. Je ne crois pas qu’il m’en voulait de l’avoir traqué… pris en filature, disons. Mais en occultant ma rencontre avec Asha, j’avais commis une erreur qu’il ne me pardonnerait pas de sitôt. En outre, je pense qu’il était encore sous le choc de ce qu’il venait d’apprendre, à savoir que s’il rencontrait ses fils maintenant, tous les trois mourraient. De mon côté, j’avais le sentiment qu’il m’avait trompée en prenant le sang de Zarsa. Non pas qu’on ait déjà abordé la notion d’exclusivité. Et quand ce serait le cas, est-ce qu’on ne devrait pas plutôt parler des gens avec qui on sortait, plutôt que de ceux dont il prenait le sang ? Vous voyez ? Tout ça était encore trop embrouillé dans ma tête pour que je puisse m’abandonner à un autre baiser. Par conséquent, lorsqu’il annonça qu’il devait aller se coucher, il ne me décocha pas le regard « Suis-moi-jusqu’à-ma-tente » que j’avais imaginé avant l’irruption de Soheil. Pour ma part, je levai à peine les yeux de la partie de cartes que l’équipe de Dave entamait. Cam avait piqué une boîte de jetons de poker à l’Hôtel Sraosa avant de partir. Apparemment les flambeurs passaient beaucoup de temps en « salle de conférence » à jouer au Texas Hold’ Em. Quoi qu’il en soit, Cam m’apprenait comment les pros battaient leurs jetons pendant qu’ils décidaient de leur mise. En ce qui me concerne, impossible d’y arriver sans projeter les jetons dans tous les sens, mais Cam ne cessait pas de m’encourager. À le regarder, ça paraissait facile aussi. Couper la pile en deux, soulever, mélanger. Waouh ! j’adorais le bruit en plus ! Ouais, je devenais accro. Lorsque mes paupières commencèrent de se baisser toutes seules, il me laissa prendre une poignée de jetons pour m’entraîner. Adorable, ce gars. Raoul, en revanche… Pas si tendre. À vrai dire, en le voyant me dominer de toute sa hauteur, il me faisait penser à un loup gris en pétard, avec ses cheveux en brosse qui crachaient presque des étincelles lorsqu’il me dit : — C’est vous qui avez sollicité cette entrevue. Vous ne pouvez vous imaginer tout ce que j’ai dû faire pour me déplacer jusqu’ici. Vous savez… (il posa un poing sur la hanche, tout en passant l’autre sur son front, d’un geste qui évoquait tellement mon père que je dus réprimer mon envie de glousser)… je ne reste pas là assis à attendre votre appel ! J’essaie de découvrir ce que vous veut le Magistrat. Vous vous souvenez de lui, n’est-ce pas ? Grand, blond, le genre démoniaque ? qui adore labourer la peau des gens avec son fouet ? — Ouais, Raoul, votre description me dit quelque chose, en effet. OK, Jaz, c’est pas le moment d’ironiser. Dans l’état actuel de tes connaissances, ce type est le seul qui puisse sauver David. Pour une fois dans ta vie, ne va pas gâcher ta dernière chance. Même si Raoul a merdé au moment de la transition de David, en laissant le Magicien… Non, t’en es même pas sûre. Cesse de juger, garde l’esprit ouvert et ne foire pas cette rencontre. Je soupirai : — Je suis vraiment navrée. C’est… cette mission, c’est du délire total. Il se passe des tas de choses et, sincèrement, je n’arrivais pas à dormir alors que je n’aurais pas demandé mieux. J’ai essayé, croyez-moi. Les traits du visage de Raoul se radoucirent. — Allons bavarder ailleurs, suggéra-t-il. Votre salle de bains me donne l’impression d’être enterré vivant. Ah ! ben merci ! Maintenant, chaque fois que je vais aller pisser, j’aurai cette magnifique image dans la tête ! Mais je ne dis pas un mot. Je suivis Raoul dans mon salon. Il ne se plaignit pas de sa superficie, mais il aurait dû. Cette pièce n’était même pas confortable. Mon problème, c’est que… je sais pas vraiment rendre un endroit accueillant. On déménageait tellement quand j’étais petite et je passe aujourd’hui tellement de temps dans des chambres meublées, que je crois que je me sens plus à l’aise à l’hôtel. Les murs blancs étaient nus. Quant au canapé en daim marron et aux fauteuils assortis, personne ne semblait s’y être assis depuis cinq ans. J’utilisais un repose-pieds en guise de table basse. Il n’y avait rien dessus. Le seul élément qui rehaussait toute la pièce, c’étaient les superbes étagères en érable derrière le divan, où j’avais rangé mon bien le plus cher. Dans son testament, grand-mère May avait spécifié que j’héritais de sa courtepointe amish, une création unique en noir, rouge et vert qui régalait votre œil comme une œuvre d’art classique. Un jour, je l’exposerai telle quelle. Mais uniquement quand j’aurai trouvé l’endroit idéal. Raoul s’installa sur le canapé. Je m’assis près de lui. — Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit auparavant ? demandai-je. Inutile de tourner autour du pot. Dave a-t-il une chance de s’en sortir ? Je ne peux pas continuer à laisser le Magicien le contrôler, vous voyez. Quand on l’aura débranché, pour ainsi dire, qu’est-ce qui va se passer ? Raoul s’avança un peu, les mains jointes entre ses jambes. — Il peut en réchapper. Mais avant que vous vous réjouissiez trop vite, laissez-moi d’abord vous expliquer. (De profondes rides creusèrent son front). Non, permettez-moi d’abord de m’excuser. (Il me regarda droit dans les yeux, car on l’avait formé à affronter ces situations.) Je suis contraint d’observer certaines règles, grimaça-t-il, qui régissent la manière dont je peux intervenir. C’est la raison pour laquelle je n’ai pu vous mettre en garde, ni vous envoyer sur-le-champ lui porter assistance. En ce moment même, je dois être prudent dans mes propos. Je réprimai mon envie de le secouer et de lui hurler à la gueule : « C’est mon frère dont on parle ! Dites-moi tout ce que vous savez, bordel ! » Raoul enchaîna : — Quand une personne est assassinée sur l’ordre d’un nécromancien, d’énormes pouvoirs sont mis en œuvre pour empêcher l’âme de quitter le corps de la victime et asservir celle-ci. Quelqu’un doté de la force de votre frère n’a pas pu être entièrement maîtrisé. Une partie de lui, ce que vous pourriez presque appeler une ombre, s’est échappée. C’est cela qui est venu à moi. Depuis lors, je cherche un moyen de le libérer. OK. Ça voudrait dire que Dave appartenait au second groupe de zombies. Le genre auquel les nécromanciens se frottent rarement. Du reste, Hilda la spécialiste était morte en voulant en savoir davantage à leur sujet. — Mais… cette mission. Je croyais qu’elle était orchestrée par le Magicien. Raoul acquiesça. — Certes, mais il ne suffit pas de semer une graine pour la voir pousser. Alors si j’ai fait quelques suggestions pendant qu’il rêvait… (Il haussa les épaules.) Vous êtes là. Et pourtant nous marchons toujours sur des œufs. L’âme de David se révèle d’une grande vulnérabilité. La libérer serait le pire des scénarios possibles. Parce que nous croyons que… — Attendez deux secondes. Nous ? Qui est-ce « nous » ? Est-ce qu’Asha Vasta en fait partie, je veux dire ? Auquel cas il pourrait peut-être aider Dave, si je merdais avec Raoul. Raoul s’adossa au canapé, le regard confus. — Que faisait l’Amanha Szeya quand vous l’avez rencontré ? — Il m’a empêchée de tuer des Pillards. Raoul secoua la tête. — Et voilà, soupira-t-il. Asha ne fait pas partie de… comment dire pour que vous me compreniez ?… de mon régiment. Le « nous » auquel je faisais référence sont les Eldhayrs. Comme vous, nous vivions jadis comme des êtres humains. Et nous luttons désormais pour protéger notre race. Asha n’a jamais été humain. — Il y a donc combien d’Eldhayrs là-haut ? — Il vaut mieux garder certains détails cachés. Je reconnus cette expression signifiant : « Restez plutôt dans l’ignorance, sinon ça va vous perturber », qu’on pouvait lire sur le visage de Pete, quand il nous envoyait en territoire antiaméricain. — OK. Parfait. Vous avez donc dit à vos potes Eldhayrs que Dave ferait une excellente recrue ? Il croit déjà travailler pour vous, donc l’idée lui plaît manifestement. En outre… Raoul m’interrompit d’un geste de la main : — Jasmine, inutile de me faire l’article. Nous inviterons évidemment votre frère à nous rejoindre s’il le peut. Mais ce ne sera pas aussi facile pour lui que cela le fut pour vous. Je manquai de m’étrangler. Quand votre Guide spirituel qualifie de « facile » votre expérience de casse-cou, vous pouvez craindre le pire pour la suite. — Pourquoi donc ? questionnai-je en toussotant pour masquer les chevrotements dans ma voix. — Nous pensons que le problème est directement lié à votre dernière confrontation avec le Magistrat. Le fait que la scène se soit déroulée lors d’un concert n’avait rien d’un hasard. (Il se tut, puis ajouta presque pour lui-même :) Comment vous expliquer cela de manière compréhensible ? Il se tourna si brusquement pour me faire face que je sursautai. — Puisque nous sommes dans votre rêve, reprit-il, ça ne risque rien. Tenez… Il me tendit ses grandes mains aux doigts larges. Du coup, les miennes ressemblèrent à celles d’une petite fille quand je les glissai dans les siennes. Il ferma les yeux une seconde ; je sentis des picotements et l’envie soudaine de le faire basculer sur mon canapé, histoire de voir ce que cachait sa chemise bleue amidonnée. Je retirai les mains. — Eh ! c’est pas juste ! Il sourit à belles dents. — Détendez-vous, Jaz. Ce n’est que de l’alchimie, comme on aime le dire sur Terre. Et j’ai modifié temporairement la vôtre afin de pouvoir vous expliquer mon propos. Ce sentiment que vous venez d’éprouver ? Eh bien, vous l’éprouviez avec Matt, non ? Et à présent il grandit en vous et se destine à Vayl. Me trompe-je ? — Euh… — Entendu, c’est trop personnel. Toutefois quand vous tenez votre nièce dans vos bras ou quand vous étreignez votre sœur, ce sont aussi d’agréables sensations, n’est-ce pas ? Les liens qui vous unissent et le sentiment d’appartenir à la même famille. Bon sang ! tout ça allait nous mener où au juste ? Je devais prendre des notes ? — Bien sûr, approuvai-je. Il me gratifia d’un hochement de tête du genre : « Brave petite ». Jusque-là, j’obtenais un A dans son cours. — Ces sentiments sont en réalité des chansons. Une partie de la musique de l’Univers. Chacun possède un air qui lui est propre, et lorsqu’il trouve quelqu’un dont la mélodie s’harmonise avec la sienne, un lien se noue. Parfois pour quelques semaines. Parfois pour toujours… OK, je commence à piger. — Donc, quand je fais un voyage astral, ces cordes musicales qui me relient à tous mes proches sont… quoi ? — Les mélodies qui vous unissent dans une relation avec telle ou telle personne. Elles vous permettent de vous retrouver à travers l’espace-temps. C’est l’une des raisons pour lesquelles, quand vous mourez, votre âme sait où aller. — Et quel rapport avec le Magistrat ? demandai-je. Raoul baissa les mains. — Pendant qu’il avait réfrigéré en quelque sorte votre corde, son air à lui neutralisait ceux des cordes reliées à vous. Nous pensons que vous avez raison, en ce sens qu’il souhaite vous voir de nouveau quitter votre enveloppe charnelle. Mais pas dans l’intention de le mener à nous. À notre avis, il a dû percevoir un élément unique dans la mélodie de David. Quelque chose qui le rend précieux en tant que prisonnier de l’enfer. Je contemplai mon tapis beige fadasse, tout en essayant de rassembler tout ça dans ma tête. — Donc, si j’ai bien compris, Dave mourra de nouveau, dès qu’on parviendra à neutraliser le contrôle que le Magicien exerce sur lui. Mais son âme se retrouvera à la merci du Magistrat. — Tout à fait. Je croisai le regard de Raoul, mais la pitié que j’y vis me donnait envie de hurler, alors mes yeux revinrent sur le tapis. À quel endroit j’avais renversé du Coke ? — Pas question de laisser mon frère continuer d’être un zombie. Il détesterait ça. Mais je ne peux pas non plus le laisser tomber entre les mains du Magistrat. Bref, tout ça craint un max. — Je suis bien d’accord. Je m’adossai au canapé. Dirigeai mon regard vers le plafond. Des dalles blanches d’un ennui mortel… Ça n’allait pas me changer les idées. — Va falloir que je trouve un moyen de combattre le Magistrat. — Pas sous cette forme, me rappela Raoul. Vous ne maîtrisez pas encore cette faculté. — OK. Il reste deux ou trois Pillards. Je pourrais peut-être en tuer un, histoire de lancer un défi au Magistrat. Lui demander de me retrouver à Téhéran. Mais il risquerait de me mettre KO puisque les larmes d’Asha ne me boostent pas vraiment comme je l’espérais, sur un plan physique. Peut-être que Vayl… — Jasmine, le Magistrat est nefralim. Cela signifie qu’il ne peut entrer dans votre monde sans y être convoqué. Attendez… qu’avez-vous dit ? Sa voix sèche, impérieuse, m’obligea à me redresser, comme lorsque j’avais sept ans, que je chipotais sur la bouffe et qu’Albert m’ordonnait de finir mon assiette. — En fait, Vayl m’en veut un peu de ne pas lui avoir tout de suite parlé d’Asha. Mais il sera sans doute calmé d’ici au prochain coucher de soleil. S’il boit de nouveau mon sang, peut-être que je… Raoul secoua si fort la tête que je crus entendre ses globes oculaires s’entrechoquer. — Non. Avant d’en arriver là… Voyons, Asha a-t-il partagé ses larmes avec vous ? — À vrai dire, je l’y ai un peu poussé en le culpabilisant. Et ensuite elles m’ont brûlée. Puis plus rien. Sauf que j’ai vu l’espèce de porte enflammée, que Vayl a qualifiée de portail interdimensionnel. Je n’en ai pas su davantage parce que entre-temps Cole a appelé pour nous dire qu’un gars menaçait de tuer notre équipe, alors on a dû retourner à la maison. Et ensuite Vayl était furax après moi à cause d’Asha. Et donc… euh… c’était quoi votre question, déjà ? Raoul claqua sa main sur sa cuisse. — Vous venez peut-être de me fournir la réponse. — OK. (J’attendis… et comme les infos tardaient à venir, j’ajoutai :) Raoul, crachez le morceau… avant que je sois forcée de vous taper. Ce qui, j’en suis sûre, est un grave péché. — Les larmes d’Asha vous ont donné la faculté de voir les portails interdimensionnels. Mais ils vous permettent surtout de les franchir… pour vous rendre en territoire neutre. (Il se penchait tellement en avant que je crus qu’il allait prendre son envol, comme s’il venait de recevoir un appel urgent.) C’est-à-dire que vous pouvez physiquement rencontrer le Magistrat. N’importe où. Vous pouvez lutter contre lui en faisant usage de vos pouvoirs. De vos armes. Certes, pas le pistolet. Mais l’épée, sans aucun doute. (Il me regarda en hochant la tête avec fermeté.) Et vous pourriez le battre. Chapitre 26 Je m’éveillai dans l’après-midi avec le soleil qui filtrait à l’oblique par les fenêtres et l’impression de ne pas avoir fermé l’œil. Mais aussi plus prête que jamais à affronter un adversaire qui risquait bel et bien de me tuer. Puisque Cassandra et Grâce roupillaient toujours, j’en profitai pour me glisser avec mes nouveaux joujoux dans la salle de bains, sans être obligée de faire diversion. Une fois que Raoul m’eut donné la bonne formule à prononcer, je m’étais physiquement rendue à son QG juste après l’aurore, en traversant le portail interdimensionnel aperçu dans la rue avec Vayl. Outre le fait que j’étais effectivement en vie cette fois-ci, ou du moins aussi vivante que je pouvais l’être, rien ou presque n’avait changé, si je me fiais à ma mémoire. Avec mon pantalon et mon espèce de cape noire informe, je me sentais mal fagotée dans cette suite. Au moins j’étais assortie aux tabourets placés à droite de la porte et s’alignant sous un élégant bar noir, qui se dressait devant un mur en miroir. En fait, on aurait dit que je venais passer l’aspirateur sur les luxueux canapés blancs, disposés comme dans mon souvenir au centre de la pièce, dont les tentures en satin blanc et le sol en marbre pâle veiné de rose rehaussaient le faste. Au fond, un adorable coin repas avec une table et six chaises à haut dossier capitonné dans les tons ivoire complétaient l’ambiance. Raoul se tenait au bar quand j’entrai dans la suite. — Comment s’est passé votre voyage ? s’enquit-il poliment. Aucun problème ? — Non. J’aurais dû en avoir ? Il eut un sourire en coin : — Avec vous, je m’attends à tout. Puis-je vous débarrasser de votre cape ? — Volontiers. (J’enlevai cette horreur et je le regardai l’accrocher au porte-manteau mural.) Ce vêtement me déprime. Il me donne l’impression d’être un croquemort. — Eh bien, je crois connaître un moyen de vous égayer. Il passa devant le bar et le coin repas, puis me conduisit à une porte qui, selon moi, devait donner sur la chambre à coucher. Pas du tout. C’était un couloir. Plutôt long et qui, à mesure qu’on le traversait, débouchait sur d’autres corridors… au point que je m’interrogeais sur la superficie réelle de l’appartement-terrasse de Raoul. La porte devant laquelle on s’arrêta enfin ne semblait guère différente des autres. Ornée de moulures blanches sophistiquées, elle présentait le genre de serrure électronique qu’on s’attend à voir dans les hôtels actuels. Mais Raoul ne glissa aucune carte dans la fente. Il se pencha, sortit un couteau de sa botte et se taillada aussitôt l’avant-bras. Il préleva ensuite une généreuse quantité de sang sur la lame, qu’il versa sur la serrure, en laissant celui-ci couler dans la fente. Lorsque le voyant lumineux passa au vert, il ouvrit la porte. — Sacré système de sécurité, commentai-je. J’imagine que vous n’entrez pas souvent dans cette pièce. Il me décocha un sourire par-dessus son épaule. — Depuis que je vous connais, je fais toutes sortes de choses que je n’ai pas accomplies depuis des années. Pour ce qui était de me remonter le moral, il disait vrai. Quand on exerce un job comme le mien et qu’on pénètre dans une armurerie, on se sent toute guillerette et on a envie de crier : « Youpi ! » L’endroit aurait pu sortir tout droit d’un château médiéval. Épées, haches, lances, hallebardes, tout ce qui était pourvu d’une lame mortelle occupait les trois quarts des murs de cette pièce, dont la taille devait avoisiner celle de la suite où vivait Raoul. Le dernier quart contenait des tiroirs encastrés, dont je découvris bientôt qu’ils renfermaient des cuirasses. Dans leur version contemporaine, cependant. Le genre de truc qu’on pouvait porter sous ses vêtements habituels, et dans lequel on se sentait même plus à l’aise. Des protections sans doute plus performantes que la fameuse armure de dragon de Bergman encore testée par l’armée à White Sands, depuis qu’on avait réussi à la reprendre à ses ravisseurs, lors de notre dernière mission. Le sol de l’armurerie était totalement dégagé. Pour s’entraîner ? Quelque chose me disait que je n’allais pas tarder à le découvrir. Raoul rejoignit un coin de la pièce, décrocha de son support un fourreau contenant un sabre courbe, similaire à celui que j’avais eu en main dans mon rêve. Prémonitoire, non ? — Ce shamshir fut forgé par un Amanha Szeya, dit-il en me tendant l’étincelante lame en argent qui semblait fabriquée tout spécialement pour moi. (Tandis que je m’émerveillais de son parfait équilibre, Raoul précisa :) Cela signifie qu’il peut tuer un nefralim. Il se déplaça ensuite vers les tiroirs, d’où il sortit une cuirasse noire. Celle-ci ne pesait quasiment rien. Mais il m’assura qu’elle pouvait arrêter une balle, même si la force de l’impact me projetterait malgré tout à terre. — Encore que vous n’ayez pas à vous en inquiéter. Ce gilet vous protégera du fouet acéré du Magistrat. Je crains toutefois que vous en sentiez la piqûre. J’aurais pu me la péter en répliquant un truc du genre : « La douleur ne m’est pas étrangère. » Même si c’était vrai, ça paraissait stupide de narguer mon karma, sachant combien celui-ci adorait se venger. Par conséquent je me contentai de le remercier d’un hochement de tête. — Quel est votre niveau dans le maniement du sabre ? s’enquit Raoul en décrochant du mur une arme similaire à la mienne. — Meilleur que par le passé, répondis-je. Depuis que Desmond avait failli me découper en tranches, je m’entraînais entre deux missions pour affiner ma technique. À savoir deux heures par jour avec le meilleur coach à ma disposition. Vayl était un professeur patient mais sévère. À la fin de la première semaine, j’en avais marre de l’entendre me répéter : « Surveillez votre posture. » — Vayl, lui dis-je un jour, en essuyant mon front en sueur d’un geste exaspéré. Qu’est-ce que ça peut foutre ? Je vise pas les Jeux olympiques ! On se trouvait dans le gymnase appartenant à un agent à la retraite qui nous le louait aux heures creuses. Quand je vis les étincelles dans les yeux de mon chef, je compris que je l’avais énervé. Mais à ce stade, j’en avais rien à battre. Je crevais de chaud, j’étais en nage et… ouais… frustrée que ça ne soit pas pour les bonnes raisons. Même si je ne pouvais m’en prendre qu’à moi. Et que je devais respecter Vayl de m’avoir laissé tout l’espace dont je pensais avoir besoin. N’ayant aucune idée de la nature réelle de ma contrariété non exprimée, Vayl s’adressa à celle que je verbalisais : — Une posture correcte vous permet de trouver l’équilibre nécessaire pour vous battre. Grâce à elle, vous vous fatiguez moins vite. De même qu’elle vous empêche de signaler vos mouvements bien avant leur exécution. — Oh !… Vayl et moi ne nous étions jamais entraînés avec des lames courbes, mais j’imaginais que les bases qu’il m’avait enseignées me serviraient. Je me mis en garde et, quelques instants plus tard, Raoul et moi combattions. Toutes les deux ou trois minutes, il s’arrêtait et me donnait un conseil du genre : « Regardez. Si vous aviez tourné le sabre de cette manière, vous m’auriez désarmé. » Il me montra quelques mouvements propres au maniement de ce sabre et au bout d’une demi-heure j’avais l’impression d’être née avec cette arme en main. — Vous apprenez vite, remarqua-t-il en suggérant enfin qu’on s’arrête. — C’est plus un réflexe de défense qu’autre chose, répondis-je en rangeant le sabre dans son fourreau. Comme mes parents étaient mes premiers profs et qu’ils haussaient facilement le ton si on ne pigeait pas tout de suite, on a vite appris à écouter et à retenir les leçons. Je devinai la pensée qui traversa l’esprit de Raoul, bien qu’il ait la gentillesse de ne pas l’exprimer à voix haute. Pas étonnant que votre mère soit en enfer ! Ouais. Et il n’en savait même pas la moitié. — Prenez votre cuirasse, me dit-il. J’ai encore un objet à vous donner avant que vous partiez. Mes cadeaux en main, je le suivis dans la caverne d’Ali Baba. Je me serais crue dans une grande joaillerie, avec les multiples présentoirs garnis de colliers, bracelets et autres tours de cou plus scintillants les uns que les autres, qui auraient fait le bonheur d’un accessoiriste de cinéma. Raoul me conduisit directement au fond, où étaient exposés dans une vitrine quelques magnifiques bijoux anciens sur un écrin de velours rouge. Tout en l’ouvrant, il déclara : — N’oubliez pas de ne jamais laisser le Magistrat vous toucher. Nous ignorons encore au juste comment il est parvenu à vous faire sortir de votre corps la première fois, mais nous savons que ce fut au détriment de ses pouvoirs et de son temps. C’est pourquoi il voudra que vous vous en chargiez vous-même en grande partie la prochaine fois. Puisque vous n’aviez pas quitté votre corps de votre plein gré, il va trouver si possible un moyen de déclencher votre voyage astral. Néanmoins cela lui sera impossible s’il ne parvient pas à vous toucher physiquement. — À moins qu’il me tue. Raoul me décocha un regard du style : « T’aurais pu nous dispenser de cette réflexion. » — Évidemment, dit-il en sortant une pierre précieuse octogonale d’une nuance blanc bleuté qu’il me tendit. — Elle est magnifique, dis-je. — Il vaut mieux la porter à la taille, me conseilla-t-il. Jadis, hommes et femmes l’arboraient suspendue à une longue chaîne sous leurs vêtements. Mais puisque vous avez un piercing des plus commodes, j’ai pris la liberté de la faire monter à cet effet. — Cool ! m’exclamai-je avant de remplacer par ce bijou le clou en or que je portais au nombril. Et c’est censé faire quoi ? — Protéger votre âme pendant votre voyage. Elle vous défendra contre toute attaque susceptible d’émaner du Magistrat, si d’aventure le pire devait se produire. — Merci. Infiniment. — J’aimerais pouvoir faire davantage… Il s’interrompit, secoua la tête et me regarda avec ses paupières mi-closes d’un air de dire : Si j’étais l’homme que je devrais être, je ferais davantage. — Les règles sont les règles, dis-je simplement. Je ne les comprends pas encore toutes. Je n’en approuve pas la moitié quand on me les explique. Mais je sais qu’elles font parfois la différence entre moi et les gars que Pete m’envoie pourchasser. (Je le gratifiai du regard grave et reconnaissant qu’il méritait.) J’apprécie votre aide. Mais je n’attends pas que vous fassiez le travail à ma place. Ni que vous jouiez les casse-cou. OK, vu les circonstances de ma mort, la première fois, peut-être que l’expression était mal choisie. On se dévisagea encore trois secondes. Puis on sourit tous les deux. — Vous êtes extraordinaire, observa-t-il. Ses paroles me firent chaud au cœur, tant j’étais privée de véritables compliments. Elles me transportèrent jusqu’à l’appartement. Je les laissais résonner encore et encore dans ma tête, tandis que je me préparais à affronter le Magistrat, en sanglant le sabre dans mon dos à l’aide d’une ceinture spéciale fournie par Raoul et totalement dissimulée sous ma tunique marron fade et mon hidjab noir. — Je suis extraordinaire, dis-je à mon reflet dans le miroir de la salle de bains. Mon reflet n’avait pas l’air convaincu. Peut-être qu’il était trop occupé à se remémorer cette première visite en enfer. Pas l’épisode avec ma mère. Trop dérangeant. Mais avant, lorsque Uldin Beit avait exposé son affaire au Magistrat et à son tribunal. D’après moi, un truc s’était produit à ce moment-là qui m’avait fait perdre ma dextérité à battre les cartes… et là, maintenant, j’aurais bien aimé la recouvrer. Quelque chose m’avait échappé qui nécessita ce sacrifice. À présent je me disais que j’avais peut-être été témoin du secret de l’effondrement du Magistrat. Non pas que je n’aie aucune confiance en mes capacités à manier le sabre. Surtout après les éloges de Raoul. Mais ça ne fait jamais de mal d’avoir un petit avantage en affûtant sa lame. (Ha ! Jaz a fait un jeu de mots ! Qu’est-ce qu’on se marre !) Je me repassai donc la scène encore et encore dans ma tête, en essayant de me rappeler certains détails qui restaient flous. Bizarrement, plutôt que de s’attarder sur le Magistrat, mon esprit ne cessait de revenir sur Samos et ces étranges yeux incandescents que j’avais vus derrière la porte de son bureau. Ça ne risque pas de t’aider. Quel est le point faible du Magistrat ? Qu’as-tu vu au juste ? Je rejoignis la cuisine, tout en me creusant toujours la tête qui commençait de me faire mal à force d’être sollicitée autant. — Ils étaient assis en cercle, murmurai-je. Douze démons horribles plus le Magistrat top model. Ils discutaient. Ensuite les coups de fouet. Mais il était avant tout question de mon marquage. J’abandonnai. Histoire de laisser mon subconscient digérer tout ça. Peut-être qu’il recracherait un truc utile pendant que j’avalerais mon toast et mon jus de fruit. Je me demandai pourquoi personne d’autre n’était encore debout. Je finis par en déduire que la partie de cartes avait dû s’éterniser jusqu’au petit matin. Tout en se disant qu’ils ne pourraient peut-être pas jouer les prolongations jusqu’à la nuit suivante, Dave et son équipe avaient sans doute profité au maximum de leur soirée, avant de se mettre à piquer du nez sur leurs jetons. Cassandra et Bergman avaient sauté sur l’occasion en se retirant dans la chambre des mecs, où ils avaient travaillé jusqu’à point d’heure sur le dispositif qu’ils désignaient désormais du nom de « Sauve-David ». J’espérais qu’ils avaient suffisamment progressé. Car je prévoyais de l’utiliser bientôt. — C’est calme par ici, dis-je aux placards, qui me contemplaient d’un air stoïque. Je balayai la cuisine du regard. La pièce aurait dû me remonter le moral. Pourtant ça faisait longtemps que je n’avais pas eu autant les boules. Partir au combat toute seule, sans un ami ou un être cher pour vous dire au revoir, ça craint. Et si je ne revenais pas, personne ne saurait jamais ce qui m’était arrivé. Je songeai à laisser un mot : Je suis partie tuer le Magistrat. Raoul m’a appris comment trouver un terrain neutre dans une autre dimension, où je pourrai le faire venir. Oh ! pas de quoi s’affoler. Juste un combat à mort qui risque de me décoiffer un peu et d’exiger un passage chez la manucure, une fois que tout sera terminé. Ah ! ouais, mon âme risque aussi de morfler. Mais ne vous faites pas de bile. Mon nouveau bijou de nombril devrait m’épargner le pire. Normalement. Bien sûr, Raoul n’a pas précisé si ça protégerait les âmes en relation avec la mienne. Toutefois n’ayez crainte. Je serai de retour en un éclair. Ou sinon… dans une mare de sang. Le cas échéant, veuillez dire à Vayl que… Quoi ? Que j’aurais préféré ne pas le voir se transformer en abruti total sur cette mission ? Parce que, après ce baiser, j’avais cru qu’on était faits l’un pour l’autre. Sauf que j’en doutais un peu maintenant. Un type qui vous abandonne pour une quête qui l’obsède, laquelle le pousse à prendre le sang d’une étrangère, n’est pas prêt à vous traiter correctement. Je caressai la bague dans ma poche gauche. J’avais connu l’homme idéal. Celui qui savait reconnaître ma valeur. Je ne pourrais m’engager pour moins que cela. Je franchis la porte, dont Vayl avait provisoirement colmaté la vitre brisée voisine avec des lattes de bois trouvées au garage. Les gens m’observaient à la dérobée comme j’avançais dans la rue. La plupart agissaient par simple curiosité. Deux d’entre eux, en revanche, me lancèrent des regards franchement hostiles. Même si j’avais foncé ma peau et mes cheveux, je ne passais visiblement pas pour une autochtone, et deux hommes à barbe grise désapprouvaient de me voir marcher sans escorte. Mais je n’allais pas rester seule très longtemps. Le portail interdimensionnel se trouvait au même endroit depuis que je l’avais vu une première fois, puis utilisé pour rendre visite à Raoul. Les gens passaient au travers comme s’il n’existait pas. En tout cas pas pour eux. Car ils ne possédaient pas l’œil de l’esprit pour le voir. Pas plus qu’ils connaissaient la formule déclenchant son ouverture. Moi si. Raoul m’avait dit que personne ne le remarquerait quand je le franchirais. Le portail lui-même protégerait mon passage en projetant une image de moi en train d’entrer dans la boutique la plus proche, même si le patron de celle-ci ne verrait jamais sa porte s’ouvrir. Tout en psalmodiant les paroles enseignées par Raoul, j’essayai de ne pas tressaillir en traversant la porte dont les flammes qui l’encadraient s’embrasèrent de plus belle, tandis que le trou noir en son milieu se dilatait dans toutes les directions avant de révéler… — Un terrain de foot ? Vous rigolez ou quoi ? lançai-je en quittant la rue pour me retrouver dans un stade. Eh bien, Raoul ne mentait pas. Il ne fallait pas se fier aux apparences. Peut-être que le Magistrat découvrirait un décor totalement différent à son arrivée. Des arènes pour gladiateurs, la corrida. Ou plutôt une fosse puante tapissée de crânes en feu. Mon esprit avait fait apparaître l’ancien RCA Dome[8]. Un petit clin d’œil à mon beau-frère, supporter enragé de l’équipe des Coïts ? Ou juste le souhait de pouvoir retourner à Indy et passer de bons moments avec des gens que j’adorais. Auprès desquels, réalisai-je soudain, j’avais trouvé ce qui se rapprochait le plus d’une famille. Je secouai la tête. Ce n’était plus le moment de réfléchir. En un sens, c’était un soulagement d’abandonner toutes ces pensées qui tourbillonnaient dans ma tête. J’ôtai ma première couche de vêtements pour me retrouver en tee-shirt blanc et en pantalon large noir. Je sortis le sabre de son fourreau, puis cinglai l’air en exécutant les mouvements bien précis que Raoul m’avait appris. Il les appelait « atra-coupes » et symbolisaient, selon lui, le découpage des dimensions qui me séparaient du Magistrat pour l’attirer à moi. On pouvait utiliser n’importe quelle arme blanche et, si les mouvements eux-mêmes restaient sans effet, une fois associés aux paroles que je prononçais, ils devaient faire venir le nefralim sur le terrain de sport. Quand je travaillais encore en solo, un jour où j’étais en mission à L.A. j’ai aperçu par hasard Keanu Reeves qui déjeunait avec… bon ! peu importe, après tout, hein ? Eh bien, on a beau dire ce qu’on veut, c’est le mec le plus craquant du showbiz à l’heure actuelle. Pourtant il n’arrivait pas à la cheville du Magistrat. J’avais honte et mon côté ultra-patriote aurait vraiment voulu que ce soit un mec bien. Quelqu’un avec des yeux, des pommettes, un torse et un cul pareils me donnait envie de l’applaudir, et je me disais qu’il ne pouvait pas incarner le mal à l’état pur. Rappelez-vous deux secondes comment on était au lycée, OK ? Merci. Maintenant, on se remet au boulot. Il portait… euh… son fouet. Et rien d’autre. Déconcertant. Parce que, croyez-le ou non, je ne me suis jamais battue contre un homme nu. Certes, il n’était pas vraiment humain, mais bâti comme tel, et ça pouvait me distraire. Ou entraver mes gestes. Car en dépit de la profession que j’ai choisie et de ma tendance à laisser des corps en vrac et des os brisés dans mon sillage, j’essaie d’éviter de blesser les parties génitales. Celles-ci sont tellement vulnérables. En outre, Dave m’a expliqué un jour à grand renfort de détails insoutenables combien ça faisait mal de prendre un coup à cet endroit-là. Désormais je comprends pourquoi les mecs se hérissent en voyant ce genre de scène à la télé. Appelez-ça comme vous voulez. Moi, je dis que c’est de la torture, et je n’en suis pas encore arrivée au stade de vouloir franchir cette limite. D’un autre côté, cette bataille consistait avant tout à sauver mon frère. En gardant cette idée à l’esprit, je savais que j’étais quasiment prête à tout pour éviter que le Magistrat s’empare de l’âme de Dave, quand viendrait pour lui le moment de grimper sur cette corde aux couleurs de l’arc-en-ciel afin de rejoindre Raoul. Tandis que le Magistrat quittait les vestiaires des visiteurs et dénouait son fouet de sa ceinture en s’avançant vers moi, il me restait une trentaine de secondes pour décider si Raoul et moi avions bien calculé notre coup. Si on avait vu juste, il s’agirait d’un combat rapide et acharné. Comme la plupart de mes adversaires avant lui, le Magistrat devait me supposer plus faible, plus lente, et susceptible de me montrer plus indulgente. Le simple fait de me trouver là sur ce terrain montrait que ça ne faisait jamais de mal d’être sous-estimée. — Tu m’agaces, espèce de moustique ! lâcha le Magistrat, qui s’approchait de moi d’un bon pas, en libérant son fouet dans un claquement funeste. M’arracher à mes tâches pour me convoquer comme un vulgaire Reille. Ainsi que je l’avais appris lors de précédentes missions, les Reilles étaient des domestiques de l’enfer. J’aurais cru qu’ils occupaient un rang supérieur – semblable à celui des Pillards – dans la hiérarchie, et poursuivaient le même but suprême. Mais apparemment le Magistrat les considérait davantage comme des démons chargés de nettoyer les chiottes. Raoul m’avait conseillée : « Faites ce que vous faites le mieux. » Je narguai donc le Magistrat : — Et pourtant t’es là. Alors qui est le plus coriace ? Je crois bien que c’est la petite rousse maigrichonne avec son œil de l’esprit hargneux ! À ces mots, son visage vira au violacé. Il me chargea comme un défenseur en plein match de foot américain, tout en se rappelant tardivement son fouet. Il le fit tournoyer alors que je brandissais mon sabre, et les deux armes s’entrechoquèrent. Ma lame entailla le manche entouré de cuir. Et n’alla pas plus loin. Ce qu’il y avait au-dessous se révélait aussi solide que de l’acier. Je bondis en arrière, tandis qu’il cherchait à m’attraper, puis je tentai de l’érafler avec le couteau que je tenais dans la main gauche. À la dernière minute, Raoul m’avait déniché un poignard long et fin. Pas du genre à tuer d’un seul coup, mais bien tranchant cependant. Et fallait voir le Magistrat pisser le sang, après que j’eus lacéré sa poitrine ! — Garce ! hurla-t-il, l’écume aux lèvres, tandis qu’il reculait d’un bond. Ce qui me laissa la place nécessaire pour manier le shamshir. Il se tourna juste avant que la lame entaille son cœur en le cueillant à l’épaule gauche. Même si le coup porté rendait son bras invalide, ça ne l’immobilisa pas pour autant. Plus rapide que l’éclair, il se vengea d’un claquement de fouet qui atteignit le haut de mon dos. Ma cuirasse amortit le coup bien mieux que mon tee-shirt, qui se coupa en deux et tomba à terre. Je vacillai sous l’impact et, pendant que je luttais pour recouvrer l’équilibre, il en profita pour frapper de nouveau. Deux fois. La première en touchant ma gorge. Même si seule la pointe du fouet atteignit ma peau, j’eus l’impression qu’un cow-boy marquait ma jugulaire au fer rouge. Le sang s’écoula à flots de ma blessure. Je n’eus pas le temps de me demander si c’était grave ou pas, avant de recevoir un troisième coup, le plus violent jusque-là, qui me cingla les cuisses d’une manière si soudaine et si douloureuse que je me penchai pour vérifier si mes jambes me soutenaient encore. Le fouet s’était enroulé autour. Le Magistrat tira d’un coup sec qui me fit tomber à genoux. Je ripostai en roulant sur moi-même pour me détacher. Sitôt qu’il contre-attaqua, je me ruai sur lui. Si j’avais été un poil plus vive, je lui aurais planté mon sabre dans le ventre. En l’occurrence, je laissai une entaille de sept ou huit centimètres qui saigna abondamment le long de sa cuisse et me valut une nouvelle bordée d’injures. — Où t’es-tu procuré ce sabre ? demanda-t-il. — J’ai des amis haut placés, figure-toi ! répliquai-je en bondissant. De peur de lui laisser trop de champ pour me déchiqueter, je m’avançais en l’obligeant à tenir le manche de son fouet pour parer mon attaque. Je voyais dans ses yeux qu’il en avait assez, n’était pas préparé pour ce genre de combat, et ne s’attendait pas que je puisse le blesser. En fait, il ne m’aurait jamais crue capable de résister à son arme. Je profitai de mon avantage en lacérant le moindre de ses points vulnérables que je parvenais à atteindre avec le poignard, tandis qu’il bloquait les mouvements de mon sabre. En quelques secondes, sa poitrine et son bras encore valide furent maculés de rouge, tandis que le sang qu’il avait perdu à son épaule gauche dégoulinait sur son dos comme une cape. — Tu es vaincu, murmurai-je, triomphante. Il me lança un coup de pied et je reculai vivement, en lui octroyant malgré moi la distance qui lui manquait pour réutiliser son fouet. L’espace d’un bref instant, je le vis réfléchir. Et je compris qu’il souhaitait me frapper au visage. M’aveugler, si possible. C’était une bonne tactique. Je me rapprochai, dans l’espoir d’entraver ses mouvements. Ce fut alors que le Magistrat me stupéfia. Il fit volte-face et s’enfuit par là où il était venu, son bras estropié ballant contre son flanc, jusqu’à ce qu’il saisisse son poignet et l’empêche de remuer. — Oh non ! tu vas pas t’en tirer comme ça ! m’écriai-je en piquant un sprint, la victoire me procurant une saveur de chocolat noir sur la langue. — Jasmine ! Allons bon ! voilà autre chose ! Tout en courant, je jetai un regard par-dessus mon épaule. C’était Asha, debout sur la ligne de touche, qui gesticulait comme s’il voulait que je réclame un temps mort. Je me retournai vers le Magistrat. Celui-ci était presque sorti du terrain. Si je le laissais quitter cette dimension, il allait sans doute regagner l’enfer. Pas question que je sacrifie un nouveau truc pour le suivre là-haut. — Je suis occupée ! hurlai-je à Asha. — Je vous en prie ! C’est atrocement urgent ! Je ne serais pas venu sinon. Des milliers de vies dépendent de notre promptitude à réagir. Le Magistrat avait disparu. Trop rapide pour moi, même avec toutes les blessures que je lui avais infligées, il avait quitté le champ de bataille pour se soigner. Histoire de récupérer. Puis de lever une armée. Avant de revenir me régler mon compte. Je rejoignis Asha, de plus en plus furax à mesure que j’avançais. — C’est maintenant que vous décidez d’intervenir ? MAINTENANT ? Quand je suis à deux doigts de sauver la vie de mon frère ? Je devrais rendre service au monde entier en vous tranchant en deux, là tout de suite ! Pourquoi je n’ai pas tapissé de boyaux de mahghuls l’intérieur de votre bagnole ? — Je n’en ai aucune idée, répondit Asha qui me prit par le bras pour m’entraîner vivement vers le portail, lequel, dans cette dimension, ressemblait à une gigantesque porte métallique. Le genre qu’on s’attend à voir à la poupe d’un porte-avions. — Pourriez-vous, rien qu’une fois, cesser d’être si gentil ? Je suis super en colère contre vous ! — À juste titre, certes. Et je vous promets que si je puis faire quoi que ce soit afin de m’amender, je le ferai. Mais pour l’heure, nous avons un problème urgent à régler. — Non, me défendis-je, tandis que le panneau de métal s’atomisait au moment où on le traversa pour déboucher dans Téhéran. C’est vous qui devez le régler et, une fois de plus, vous rechignez à vous en charger tout seul. C’est votre gros défaut, Asha. Je croyais que vous étiez prêt à travailler là-dessus. Et à prendre votre courage à deux mains… — C’est ce que je fais, insista-t-il. Et c’est la raison de ma venue. Si ce pays perd Zarsa, aucun de mes actes n’y changera rien pour les cinq siècles à venir. Mais pourquoi m’écouterait-elle ? Jusqu’ici, je me suis borné à l’observer à distance, en la laissant s’enliser de plus en plus dans l’horrible chaos où elle est à présent. — Quel chaos ? questionnai-je comme on marchait en direction de chez Anvari. À vrai dire, c’était un peu comme si on avait couru sur deux jambes. Je portais une tenue si indécente pour le pays qu’on aurait pu m’arrêter facilement sur le trajet entre le portail interdimensionnel et la porte d’entrée de chez Zarsa. Asha avait donc défait son turban pour m’envelopper au maximum, en me collant quasiment à lui pour masquer le reste de mon corps. Tout en bataillant pour tenir l’allure de ses longues foulées, je repris la parole : — On a réglé tout ça hier soir. L’accord avec Vayl est rompu. Il ne va pas la transformer en vampire. Soheil a compris qu’elle n’avait aucune liaison. Fin de l’histoire. — Pas tout à fait, murmura Asha comme on atteignait l’entrée arrière du magasin. Il ouvrit la porte et me laissa passer. L’odeur de kérosène me saisit à la gorge. Je compris aussitôt que Zarsa avait refusé notre solution à son terrible dilemme, pour lui préférer un plan de son cru bien plus… flamboyant. Chapitre 27 Asha et moi, on se précipita dans la petite arrière-boutique de Zarsa, qui se tenait dos au mur, une bougie allumée à la main, les cheveux et les vêtements trempés, abrutie par toute l’essence dont elle s’était aspergée. Je m’attendais à voir Soheil à genoux sur le tapis rouge et or élimé qui recouvrait le sol, l’implorant de souffler la bougie. Mais les enfants et lui brillaient par leur absence. Une lettre était posée sur la table ronde que Zarsa utilisait pour ses séances. Le magasin, qui donnait sur la rue, était fermé ; elle seule devait donc le tenir. La famille vivait à l’étage. Mais même si je savais que Zarsa n’avait jamais connu un tel désespoir, je ne pouvais croire qu’elle veuille mettre le feu au domicile familial et à son seul moyen de subsistance. Elle devait donc se préparer mentalement à clamer sa détresse au grand jour, à accomplir ce geste ultime et spectaculaire sous la forme d’un bûcher funéraire. — Asha, vous êtes un parfait abruti, marmonnai-je en desserrant à peine les lèvres. Vous amenez un assassin pour qu’il persuade une femme de ne pas se suicider. Vous n’auriez pas pu faire pis en voyageant dans le passé pour arracher Cléopâtre ou Marilyn Monroe à leur lit de mort et les faire venir ici avec l’ordre de remonter le moral à Zarsa. — Je vous en prie, implora-t-il. Vous possédez d’immenses pouvoirs. Je les sens couler en vous telles des cascades. Doivent-ils tous concerner la destruction ? L’un d’eux peut-il tout de même servir à sauver une vie ? — L’hôpital qui se fout de la charité ! Vous qui remettez toujours tout au surlendemain ! Vu que j’étais manifestement à court de bonnes insultes et une sacrée hypocrite – car je retardais le moment où j’allais devoir m’occuper de cette femme angoissée, perdue -, je baissai les bras et rejoignis l’équipe « Sauvons Zarsa ». Je m’avançai, tout en levant lentement les mains afin que Zarsa puisse voir que… oups !… toujours armée. Je donnai mon shamshir et mon poignard à Asha. — Ne les perdez pas ! ordonnai-je. Ils ne m’appartiennent pas. Et traduisez-moi vite ce qu’elle dit. Si par malheur elle rapproche cette bougie d’une dizaine de centimètres, on n’aura plus qu’à courir chercher des extincteurs. — Vous n’êtes pas étudiante, déclara Zarsa, catégorique, en observant mes armes, l’état de mes vêtements et, je supposai, la trace de sang depuis mon cou jusqu’à la tache sur ma poitrine. Je l’ai senti quand je vous ai touchée. Vous êtes… — Une étudiante… dans la mesure où les gens n’ont pas besoin d’en savoir plus, répondis-je d’un ton ferme. (Mes yeux la sommaient de ne pas dévoiler mes foutus secrets, tandis que j’effleurais prudemment ma gorge. Je regardai mes doigts. Secs. En tout cas, je ne saignais plus. Fallait fêter ça. Avec un gâteau. Mais sans bougies, merci !) Et vous avez une mine de déterrée, ajoutai-je. C’est le nouveau look iranien furieusement tendance cette saison ? Histoire de dire au gouvernement que sa condamnation des tenues féminines est franchement craignos ? Elle secoua la tête. — OK, Zarsa. Je vous écoute. Je ne suis pas là pour contrecarrer vos plans. (Menteuse !) Je veux juste savoir pourquoi vous faites ça. Elle s’adossa au mur et s’aida d’une main pour éviter de tomber. — Je peux à peine respirer, dit-elle, les yeux soudain voilés par ses larmes. Mon mari, mes enfants… Je sais que je devrais être heureuse de les avoir. Je suis une femme comblée. Mais c’est pourquoi mon âme pleure. Quand on aime si fort, de tout son être, on sait aussi ce que peuvent perdre ceux qui nous sont chers. On a conscience que des horreurs les guettent à chaque coin de rue, à présent que mon dernier espoir s’en est allé. Son sourire me rappelait tant le rictus de Vayl que je réprimai un frisson. — Mais je croyais que vous caressiez justement de nouveaux espoirs, après notre discussion d’hier. Vous vous souvenez ? À propos de l’Amanha Szeya ? — En effet, admit-elle. Jusqu’à ce que je rêve de lui. Oh ! oh !… — Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui s’est passé dans votre rêve ? — Les mêmes atrocités que je vous ai décrites hier. Et toutes sous le regard imperturbable de l’Amanha Szeya. Lui seul ne peut rien changer pour mon peuple et moi. (Elle se frotta les paupières.) Et maintenant j’ai des visions en permanence. Partout où se pose mon regard, c’est comme si le massacre avait déjà commencé. Même vous (son regard désespéré me cloua sur place) m’apparaissez quasiment sous les traits d’une morte-vivante. Je mesurais à présent toute l’immensité de sa douleur. Et de son problème. Puisque Vayl avait rompu leur accord et qu’Asha était incapable de s’imposer, elle n’avait plus personne vers qui se tourner. Son désespoir l’anéantissait, aspirait tout l’air que contenait la pièce, toute la confiance qu’elle avait en elle. L’espace d’une seconde je me sentis totalement démunie pour lui porter secours. Mais je songeai qu’elle se heurtait déjà à un mur et n’avait pas besoin que j’en rajoute côté impuissance et causes perdues. — Zarsa, repris-je. (J’attendis qu’elle focalise son attention, tout en sachant que ce que je dirais ne servirait à rien, si elle avait la ferme intention de s’autodétruire.) Votre vision d’origine… qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle était fausse ? — Je… Il y avait un homme. J’ai pensé que Vayl… — Vous ne saviez donc pas de manière précise avec qui vous alliez vous associer dans cette ascension vers le pouvoir ? — Je ne l’ai pas vu distinctement. Soheil se trouvait à mes côtés, en réalité, mais il y avait quelqu’un d’autre. — Alors vous avez manqué de patience. En décidant que c’était maintenant ou jamais, quand vous auriez peut-être dû attendre une semaine. Voire un an. Jusqu’à ce que la personne idéale se présente. Quelle qu’elle soit. — Il n’existe pas de personne idéale ! répliqua Zarsa, hystérique, la bougie tremblant tellement dans sa main que je craignais qu’elle la fasse tomber sur elle par mégarde. — Sérieux ? Vous n’avez pas entendu parler de quelqu’un à qui des Iraniens à l’esprit ouvert comme Soheil et vous pourriez vous adresser ? Une espèce de rebelle clandestin qui sait comment réveiller les consciences sans se croire obligé de faire sauter les magasins et les écoles… — FarjAd Daei, murmura-t-elle. Ce nom… Je l’avais déjà entendu, mais où ? Je dus farfouiller une seconde dans mon disque dur perso avant que ça me revienne. La jeune femme qu’ils avaient pendue… Elle avait crié ce nom juste avant qu’ils l’exécutent. — Qui est-ce ? demandai-je. — Je n’ai entendu que des rumeurs à son sujet. Il prend la parole dans des lieux publics. Les marchés. Les salons de thé. Il parle de la paix. Il dit qu’il faut traiter la femme comme son égale et non pas comme du bétail. Qu’il faut changer nos mentalités. Notre époque. — Oui ! s’exclama Asha, qui trouvait enfin le courage de s’exprimer. J’ai entendu deux hommes qui prévoyaient d’aller l’écouter ce soir. Il va prendre la parole à L’Oasis. Je le saisis par le bras : — Où ça ? Lorsqu’il m’eut répété deux fois le nom, je compris qu’il ne se trompait pas. — L’un de vous deux sait à quoi il ressemble ? questionnai-je, en sortant la photo que je gardais dans ma poche depuis notre premier briefing. Zarsa secoua la tête, mais Asha acquiesça. — Je l’ai vu. Et entendu. C’est pourquoi la réunion de ce soir m’intéressait beaucoup. Il raconte des histoires, vous savez. — Vous voulez dire que c’est un menteur ? Asha eut un grognement narquois. — Non. C’est un maître conteur. Quelqu’un qui sait mêler intrigue et personnages pour fabriquer un récit fascinant, auquel son auditoire peut s’identifier tout en apprenant une leçon. — C’est ce gars-là ? dis-je en lui montrant le cliché. Comme son regard s’illuminait en reconnaissant l’individu, je ne pouvais plus classer sous la rubrique « Coïncidences » les deux éléments que je venais de découvrir. FarjAd Daei était l’homme de la photo. Celui dont la venue était programmée au café où Vayl et moi étions allés en repérage, avant l’assassinat dont nous serions les auteurs. Sachant ce que je savais déjà à propos du lien entre Dave et le Magicien, une seule conclusion s’imposait à moi. Le terroriste le plus tristement célèbre d’Iran venait de piéger la CIA pour étouffer tout espoir de libération. Chapitre 28 On ne ramène pas quelqu’un à la raison en deux minutes. Il nous fallut parler à Zarsa pendant des heures. Finalement, on réussit à la convaincre de se doucher plus tôt que prévu, et on ouvrit la maison en grand pour évacuer les émanations avant que les gosses rentrent de l’école et se mettent à poser des questions gênantes. Tout compte fait, confier à Zarsa une tâche importante fut sans doute la meilleure solution pour la détourner du suicide. — C’est tellement considérable, ce que vous me demandez, dit-elle pour la troisième fois. Vous êtes sûre que j’en suis capable ? Je la dévisageai en me disant : Non, même pas dans tes rêves. T’es tellement crispée qu’il te faudra des semaines, voire des mois pour recouvrer un semblant d’équilibre pour fonctionner normalement. Mais si tu restes assise là à te ronger les ongles et à ressasser ta dernière connerie en date, tu vas devenir encore plus folle. Alors… — Absolument, répondis-je. Mais si c’est dangereux ou si Soheil n’est pas d’accord avec notre plan, veillez à ce que vos lumières côté rue soient éteintes. Pigé ? Elle acquiesça. Puis se leva d’un bond. — La maison est sens dessus dessous depuis hier soir ! Il faut qu’elle soit fin prête ! Oh ! mais… Elle nous regarda en réalisant tout à coup quelle se comportait en hôtesse déplorable. Puis elle eut cet air confus… Est-ce que les paramètres hôtesse/invités s’appliquaient même dans ce genre de situation ? Je me levai, pressée de couper court à son embarras : — Il faut qu’on s’en aille, de toute manière. Je dois moi-même me charger de certains préparatifs. Elle voulut m’étreindre pour me dire au revoir, mais je lui dis en souriant que j’essayais, par principe, d’éviter de toucher les voyantes. Elle comprit et fit un signe au-dessus de ma tête qui s’acheva par un baiser soufflé dans sa main. — C’était quoi, ce truc ? — La bénédiction d’Aranhya, le grand esprit maternel. — Cool ! Et pour vous… J’exécutai une succession de mouvements de défilé, suivis par un salut militaire compliqué. Mon frère, ma sœur et moi l’avions inventé. On le faisait toujours pour notre père avant qu’il quitte le pays, en général pour aller se battre dans tel ou tel conflit. Et il revenait toujours en entier, alors au fil du temps notre petit numéro était devenu une sorte de porte-bonheur. C’est pour cette raison que Dave et moi, on l’offrit à Evie, juste avant qu’elle et Tim se marient. Sauf qu’on aurait peut-être dû choisir un endroit plus adéquat que l’autel… Mais tout le monde hurla de rire, et ça donna le ton à un mariage vraiment sympa. Par ailleurs leur couple tenait toujours bon. Alors quelle importance ! Zarsa sembla apprécier aussi. Lorsque je la quittai, elle avait le sourire aux lèvres, ce sur quoi je n’aurais pas misé gros au début de notre visite. — Le soleil va bientôt se coucher, remarqua Asha comme on s’arrêtait devant chez Anvari pour me laisser le temps de fermer mon dernier bouton. Zarsa m’avait prêté des vêtements pour m’épargner d’être harcelée sur le trajet du retour. Mais je n’étais pas pressée de rentrer. Vayl ne tarderait pas à se lever. — Bon ! ben… je ferais mieux de filer, dis-je. — Y a-t-il autre chose que je puisse faire ? demanda Asha. — Tenez-vous-en au plan et veillez sur la sécurité de Zarsa, répondis-je. Il ne devrait rien lui arriver, tant que le Magicien croirait qu’on allait toujours tuer FarjAd Daei. Mais juste au cas où… Il hocha la tête. Je le regardai s’éloigner avec un pincement au cœur. Si tout se déroulait comme prévu, le général Danfer serait tellement en pétard qu’il trouverait à coup sûr un moyen de faire pression sur Pete pour que celui-ci me vire le lendemain. Une fois de retour à la planque, je constatai que Dave et son équipe avaient réquisitionné le salon ; ils occupaient la plupart des sièges et une grande partie du sol pour préparer leurs armes en vue du « raid » de la soirée. En l’observant assis dos à la cheminée, son M4 totalement démonté sur un morceau de plastique trouvé au garage, j’éprouvai une horrible douleur qui comprimait ma poitrine. Car si tout foirait, je ne le reverrais plus jamais. Et on n’avait toujours pas réglé notre différend dans le passé. — Euh… Dave ? Je peux te parler une minute ? — Bien sûr. Il se leva d’un bond et partit vers la cuisine. Je lui emboîtai le pas, puis me retrouvai assise à ses côtés sur un tabouret, dont je regrettais qu’il n’ait pas de dossier. Le simple fait de me tenir droite me pompait soudain toute mon énergie. — Je me disais juste que cette mission serait bientôt finie, commençai-je en choisissant mes mots avec soin pour ne pas me trahir. Et qu’on repartirait chacun de son côté. Il acquiesça, tout en promenant son index au hasard sur le plateau de l’îlot. Je baissai les yeux sur mes mains en ajoutant : — Je voulais… enfin… Les gens nous tirent dessus tout le temps, tu sais. Un jour quelqu’un finira par bien viser. Et l’un de nous deux ne reviendra pas. C’est pourquoi je voulais m’expliquer maintenant à propos de Jessie. Même si je ne le regardais pas, je le sentis se crisper. Il ne leva pas les mains pour m’interrompre. Pas plus qu’il secoua la tête avec véhémence. Mais c’était comme si une déferlante de : « Ne t’aventure pas sur ce terrain-là » jaillissait de toutes les fibres de son corps pour m’anéantir. Toutefois je tins bon, car je pensais ne plus jamais avoir le courage d’aborder le sujet, même si l’occasion se présentait. — Tu sais, elle croyait profondément au paradis, repris-je. Et elle souhaitait y aller. Mais elle ne croyait pas pouvoir y parvenir en devenant un vampire. Elle comprenait aussi le leurre que représenterait pour elle l’immortalité terrestre, surtout après t’avoir épousé. Elle savait que tu n’accepterais jamais de la tuer, si elle se transformait. Elle m’a donc fait promettre de le faire. Et je lui ai demandé la même chose pour moi. — Les promesses sont faites pour être brisées, dit-il, la voix rauque, en contrôlant son émotion. Je le regardai enfin : — J’aimerais que tu puisses me pardonner. Jessie disait que tu n’en serais peut-être pas capable. — Elle… avait même pensé à ça ? — On combattait les vampires quasiment nuit et jour. Ça m’étonne que tu n’y aies pas songé toi-même. Il haussa les épaules : — Je ne me suis jamais imaginé perdre. Je posai les mains à plat. La gauche était intacte. La droite conservait le souvenir glorieux des nombreuses batailles que j’avais remportées. — Je n’y ai pas beaucoup pensé moi-même jusqu’à ce que Jessie aborde la question. Et ce qu’elle a dit alors prenait tout son sens. Selon elle, Jessie faisait uniquement le nécessaire pour sauver son âme, Dave. À mesure que je parlais, ses lèvres se mirent à grimacer de plus en plus, comme s’il avait mordu dans un truc moisi. — C’était ma femme, dit-il. Et pourtant elle ne me faisait pas assez confiance pour me confier quelque chose de si sacré. Si seulement elle m’avait expliqué… — T’aurais pu la laisser s’en aller ? murmurai-je. T’aurais pu planter une flèche dans le cœur de ton épouse, en sachant que l’autre choix c’était la vie éternelle, là sur Terre, avec toi à ses côtés ? Allons… Moi-même, je pouvais à peine me résoudre à le faire, et je n’étais que sa belle-sœur. Il frappa le plan de travail de ses poings. — T’as besoin de ramener ça sur le tapis maintenant ? Je dois être au top pour ce soir, et t’es en train de me mettre le cœur en charpie ! Pourquoi me suis-je subitement rappelé tous ces après-midi où on s’amusait à confectionner des pancakes en pâte à modeler dans la cuisine de grand-mère May ? Evie avait voulu qu’on joue au papa et à la maman, ce que je trouvais maintenant hilarant avec le recul, puisque aucun de nous ne savait comment fonctionnait une vraie famille. J’avais accepté à contrecœur, mais Dave avait jeté un coup d’œil sur les aliments jaunes, bleus et rouges de notre dînette et décidé de transformer tout ça en sport. Cinq minutes plus tard, les pancakes étaient métamorphosés en Frisbee et les boîtes Tupperware de grand-mère May délimitaient un parcours qui aurait impressionné un comité olympique. Je repris lentement la parole : — Au cas où un truc clocherait pendant le raid, je tenais à mettre ça au clair entre nous. — Tu me demandes de te pardonner ? s’enquit Dave. Il me paraissait plus chagriné qu’en colère. Mais lorsqu’il se gratta la nuque, je me souvins que je ne pouvais toujours pas parler librement. — Non, dis-je, en m’étonnant tout autant que lui. Je voulais juste t’expliquer comment ça s’était déroulé. Et te dire que j’étais désolée. — Pourquoi ? répliqua-t-il sans masquer l’amertume dans sa voix. Jessie savait que tu tiendrais parole et tu l’as fait. Je baissai la tête. — Faut avoir un cœur de pierre pour mettre à exécution un serment pareil, dis-je. Pardonne-moi d’avoir agi avec autant d’insensibilité. Dave hocha la tête. — T’as agi selon les vœux de Jessie. Et si elle a eu raison, je devrais être à genoux en train de te remercier. Je sais que je devrais… — T’inquiète pas. Je suis ravie que tu acceptes encore de me parler. — Ben… t’as dû faire près de dix mille kilomètres pour qu’on ait cette conversation, me rappela-t-il. (On esquissa tous les deux un sourire. Le même, en vérité. C’est l’une des caractéristiques à la fois étranges et merveilleuses de la gémellité.) Mais il faut dire aussi, ajouta-t-il, que t’as amené Cassandra avec toi. Rien que ça mérite des éloges ! — Dis donc, vous vous entendez drôlement bien tous les deux, hein ? Cette pensée me noua l’estomac. Pourtant je me rendis compte que c’était plus pour moi… Pour lui, je ne souhaitais que du bonheur. — Elle est… incroyable. Je crois que je pourrais passer ma vie à discuter avec elle sans jamais me lasser. Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de la voir aujourd’hui. On a été très occupés à répéter le scénario de l’attaque. À bien se préparer. Avec des tas de trucs de dernière minute dont j’aurais probablement dû m’occuper hier. Cependant j’aimerais la voir avant qu’on s’en aille. Peut-être que je vais aller lui faire un coucou maintenant, tiens ! Bordel de merde ! Dave va taper l’incruste dans la soirée « Stop à la taupe ». Mayday ! Mayday ! J’entendais déjà les avions s’écraser, les bateaux exploser. Si je trouvais pas un truc pour le distraire, on courait droit à la cata. Et là, tout de suite, c’était le vide complet dans ma tête ! Je suivis Dave hors de la cuisine, ma mâchoire en action comme si je venais de mordre dans un caramel, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Pas la moindre tactique dilatoire de génie. Même pas une mauvaise blague qui me laisserait cinq secondes de battement pour demander au ciel un miracle. Alors qu’on traversait le salon, je croisai le regard de Cam et me mis à gesticuler comme une dingue. Et à tenter les grimaces de la dernière chance. Je pointai mon frère de l’index, puis la porte close vers laquelle il se dirigeait. Derrière elle, Cassandra et Bergman s’escrimaient depuis le matin à mettre au point un système capable de retirer l’emprise que le Magicien exerçait sur Dave. — Hé ! chef ! lança Cam. J’ai une question à te poser ! — Mets-la de côté, répliqua Dave. J’ai à faire. Jet fit tomber un truc. Cassa autre chose. Lâcha un « Merde ! » le plus sonore possible. Le vacarme aurait dû alerter toute une caserne de pompiers. Mais Dave continua son chemin. Je dois reconnaître ce mérite à mon frangin : rien ne le déconcentre ! J’envisageais sérieusement de lui cogner la tête avec le buste du président iranien qui trônait sur un piédestal dans le couloir, lorsque Cassandra surgit de la chambre des filles. Une partie de ma Sensitivité me permettant de capter les sentiments forts de mes semblables, je constatai que notre médium était plus qu’enchantée de le voir. Et la réciproque s’appliquait à mon jumeau. En fait, si l’appart avait été vide, nul doute qu’ils se seraient salués… différemment, disons. — Où étiez-vous passée ? Je ne vous ai pas vue de toute la journée, s’enquit Dave d’une voix caverneuse et, pour la première fois depuis longtemps, émoustillée. Elle sourit : — Un petit projet à réaliser pour Jaz. Elle n’est pas vraiment ravie de cette voyante dont Vayl s’est entiché. Dave jeta un regard par-dessus son épaule, mais je m’étais déjà glissée devant lui. Il se débrouilla quand même pour croiser mon regard lorsque j’entrai dans la chambre. — T’as pas de souci avec le vampire, Jazzy ? me demanda-t-il. — J’ai la situation bien en main, lui assurai-je. Et je fermai la porte avant de les voir se dévorer mutuellement des yeux. Beurk… — Bergman ! murmurai-je en m’avançant vers lui sur la pointe des pieds. Comme si Dave venait d’écarter Cassandra pour coller l’oreille à la porte. Ben quoi ? J’ai vu des trucs encore plus bizarres, figurez-vous ! Triste. Mais véridique. Il leva le nez du poste de travail de fortune que Cassandra et lui avaient installé sur la coiffeuse. Pour ne pas être gênés par le miroir, ils l’avaient laissée contre le mur, avant d’y étaler tout leur fourbi. Le matériel informatique et électronique de Bergman côtoyait donc les herbes et les potions de Cassandra, sans oublier l’Enkyklios. Je m’installai à côté de Miles sur le siège que Cassandra venait visiblement de libérer. — Ça avance ? questionnai-je. Il acquiesça tout en observant à la loupe un objet qu’il tenait avec des pincettes. Celui-ci devait avoir la taille d’une pile pour montre, mais faisait miroiter le rouge des rubis de ma bague. — On pense que ce truc-là devrait coller, dit-il. — OK. Je ravalai une nouvelle montée de larmes… de joie. Pfft ! ça ne pouvait pas aller si je pleurnichais toutes les cinq minutes. Je résolus donc de me payer une superdéprime à la seconde où je remettrais les pieds chez moi. Je prévoirais plusieurs tablettes de chocolat, quatre litres de glace aux cookies, deux boîtes de Kleenex. Et peut-être un bon mélo en DVD pour amorcer le processus. À la recherche du bonheur avec Will Smith fonctionnait bien en général. Ouais, ce serait génial ! Puisque j’avais prévu tout ça, je me sentais mieux à présent. Plus opérationnelle, en tout cas. — OK. Comment ça marche ? Bergman mit un petit moment à répondre. — J’ai encore quelques doutes, admit-il enfin. Cassandra a fait en sorte que ce truc puisse suivre le chemin de l’ohm. Voyant mes yeux écarquillés, il expliqua : — C’est comme ça qu’on appelle l’élément utilisé par un nécromancien pour contrôler son… euh… zombie. (Il fronça les sourcils d’un air de s’excuser.) Cassandra a retrouvé cette femme que vous aviez cherché à contacter avant même le début de cette mission. Comment elle s’appelle déjà ? (Il dut réfléchir une seconde, puis :) Ah ! ouais. Sœur Doshomi. Elle avait un article sur son Enkyklios qui nous a permis de comprendre l’essentiel de ce qui était arrivé à Dave. Il a été transformé de la seconde manière, celle de Hilda – tu te rappelles… la femme dont la fille était morte -, qui a fini par devenir le grand professeur de nécromancie. (Je hochai la tête, touchée par cette mère qui avait tout perdu et se débrouillait encore pour me tendre la main à travers le temps.) On a métamorphosé Dave comme Hilda le soupçonnait. Comme elle l’avait en réalité découvert avant qu’on l’assassine. Il s’éclaircit la voix, puis m’adressa un regard compatissant, comme si on assistait à un enterrement… Ce qui était plus ou moins le cas. — Jaz, Dave n’est pas juste un zombie. C’est un Zedran. D’où la présence de cet ohm. Tu sais, pour que le Magicien puisse communiquer avec lui à distance. (Sentant peut-être que j’avais du mal à digérer toutes ces infos sans dégringoler de mon siège, il enchaîna :) La bonne nouvelle, c’est que l’ohm doit être confectionné avec la propre chair du Magicien. Donc, une fois qu’on l’aura retiré de Dave… c’est-à-dire une fois que l’extracteur qu’on a fabriqué le lui aura retiré, on pourra s’en servir pour retrouver le Magicien. — Comment ? — Cassandra connaît une formule magique. Je n’en revenais pas. Au point que je posai la main sur le front de Bergman. — Tu te sens bien ? dis-je. — Ouais, pourquoi ? — Oh ! je sais pas… Peut-être parce qu’il y a trois semaines à peine si j’avais prononcé les mots « formule magique », t’aurais pété un câble. Il acquiesça lentement. — C’est pour ça que je voulais venir. (Il posa son matériel et s’adossa à son siège.) Je ne m’attendais pas à rencontrer Natchez. Mais je crois que j’espérais trouver quelqu’un – ou quelque chose – comme lui au cours de cette mission. (Il secoua la tête d’un air émerveillé.) Ce type connaît la vraie vie, Jaz. Pour autant que je sache, rien ne l’effraie. Ni de tomber malade. Ni d’ajouter une nouvelle corde à son arc. Ni de faire un truc totalement dément. Tu sais qu’un jour il a croisé une femme dans la rue qui lui plaisait, et qu’il l’a invitée ? Comme ça ! Elle aurait pu être cinglée, je veux dire. Avoir des tas de MST… — Et ? — Elle était super ! Ils sont sortis deux ou trois fois. N’avaient pas suffisamment de points communs pour une relation plus longue et se sont quittés bons amis. C’est pas incroyable ? — Ouais, en effet. — Il a le même âge que moi, Jaz, et il a vécu… quoi… une vingtaine d’existences, comparé à moi. — Tu l’envies tant que ça ? Enfin, quoi… si tu avais passé ton temps à sauter en parachute et à escalader les montagnes, t’aurais pas mis au point la moitié de tes inventions. Il joignit les mains entre ses genoux et se fit tout petit dans son fauteuil, comme si j’étais un de ses profs qui le réprimandait pour ne pas avoir rendu son devoir comme d’habitude avec deux semaines d’avance. Mais lorsqu’il me regarda, ce fut avec une nouvelle attitude de défi dans le regard : — Je déteste être un trouillard. Sentir cette parano m’oppresser au point d’en avoir la poitrine qui me brûle. Comme si la Terre allait cesser de tourner, si je me protégeais pas suffisamment, si je faisais un pas dans la mauvaise direction. Tu peux pas t’imaginer à quel point ça craint. En fait, si. Après que j’eus perdu Matt, Jessie, mon équipe… l’Agence surveilla de près ma santé mentale. À juste titre, puisque je la sentais voler en éclats dans ma tête de jour en jour. Par-dessus le marché, j’avais attrapé deux ou trois habitudes bizarres et difficiles à cacher. Entre autres, mon cerveau avait la fâcheuse tendance de bloquer sur un mot comme si je bégayais. Ou bien je tombais dans les pommes dans les pires moments. Heureusement, j’avais pu me ressaisir pour garder la tête à peu près sur les épaules. — Alors c’est quoi la prochaine étape pour toi ? demandai-je. Surfer sur d’énormes rouleaux en Australie ? Partir skier dans les Alpes ? Explorer la jungle birmane ? Bergman toussota, puis : — En fait, je pensais juste t’expliquer de quelle façon fonctionnait l’extracteur. Et ensuite, une fois cette mission terminée, tu sais… Peut-être partir en vacances à Cancûn. Acheter des fringues sympas et raconter aux filles que je suis musicien. Tu sais… histoire de voir ce qui se passe. — Ça m’a l’air d’un excellent début, gloussai-je. (J’avançai mon fauteuil.) Bon alors… montre-moi. Il me tendit la loupe. — C’est le même principe que la carte détectrice de micros. Sauf qu’on y a ajouté une touche de magie. Tu l’introduis dans le corps de Dave. Le truc file tout droit vers l’ohm. Il se cramponne à lui. Le désactive. Puis il ressort. — Comment il fait l’aller-retour ? Je songeais à la pilule mortelle qu’il avait fabriquée pour supprimer un des vampires pris pour cibles, lors de notre dernière mission. On avait tenté de la lui faire avaler, alors j’imaginais Dave en train d’engloutir le truc dans un cheeseburger ou tout équivalent qu’on pourrait trouver vite fait. Compte tenu de l’endroit où l’on vivait à ce moment, on devrait sans doute cacher l’engin dans des feuilles de légume quelconques, farcies avec du riz. Bergman retira ses lunettes, les nettoya, puis les remit sur son nez. Ses mains tremblaient légèrement en tenant les branches. — D’après Cassandra, pour que la magie fonctionne, l’extracteur doit emprunter le même chemin que l’ohm. Il s’interrompit, attendit que je comprenne. J’aurais préféré mettre plus de temps à piger. Je sentis mes lèvres grimacer malgré moi, tandis que je lui demandais : — Tu veux dire qu’on doit trancher la gorge de Dave ? Chapitre 29 Dave et son équipe s’en allèrent avant que Vayl se réveille. L’idée consistait à partir tôt, en vue de « tromper » le Magicien, de bien repérer les lieux et couvrir le moindre recoin, avant qu’on arrive pour accomplir l’assassinat. On avait d’ailleurs répété le scénario la veille au soir, après le départ de Soheil. Alors qu’avec tout le monde au parfum l’exercice paraissait inutile. Même la taupe comprenait qu’on ne les rejoindrait jamais. Parce que Vayl, Cole et moi allions nous rendre au « bon » endroit. Ils quittèrent l’appartement par groupes de deux, Dave et Grâce l’Amazone formant le premier duo. Ce qui me donna l’occasion de me réunir avec les autres. On se retrouva au salon, Cam, Jet et Natchez assis par terre, au dos du canapé, et je leur expliquai le fonctionnement de l’extracteur, puis Cassandra et Bergman vinrent en renfort pour répondre aux questions délicates. Les gars n’aimaient pas plus que moi le mode opératoire. — Écoute, avant qu’on lui tranche la gorge, y a pas un moyen d’être sûrs à cent pour cent qu’il est bien la taupe ? s’enquit Natch. Alors que Bergman lui lançait un regard bienveillant, je déclarai d’un ton lugubre : — C’est bien lui. Et c’est pas comme si on allait lui planter un poignard dans la carotide. Il s’agit seulement d’une petite incision. Juste assez pour y insérer l’engin. (J’espère !) — Quand ? demanda Jet. — Une fois la mission terminée. Vayl et moi nous en chargerons. — Holà ! attends une minute, intervint Cam. Son équipe, c’est nous. Et c’est nous qui enlèverons ce truc dont il est devenu l’esclave. — Ouais ! Ouais ! approuvèrent les autres en chœur. Je songeai aussitôt aux mahghuls. Allaient-ils se rassembler pour un événement comme celui qu’on prévoyait ? Je me promis de jeter un coup d’œil sur le toit à ma prochaine sortie. Puis je repris la parole : — On va pas se réunir pour coller une raclée à Dave parce qu’il a fait le con à la dernière soirée foot ou s’est pointé bourré à notre mariage. Il s’agit d’une violente agression sur un officier, au cours de laquelle il va mourir. Non pas… (je levai un doigt pour stopper l’avalanche de questions que je sentais venir)… à cause de l’entaille sur sa gorge ! Mais parce que dès qu’on retirera le truc qui permet au Magicien de le contrôler, Dave recouvrera l’état qui était le sien avant que le Magicien prenne justement son contrôle. Autrement dit… il sera mort. Je pouvais à peine soutenir leurs regards, crispés par le chagrin et le désespoir. Du coup, ça m’était presque impossible de me contenir. Et j’évitai de croiser les yeux de Cassandra. Dieu merci ! elle gardait le silence. Si j’avais entendu ne serait-ce qu’un vague sanglot, je me serais effondrée. Je poursuivis donc : — Si on a de la chance, il reviendra à la vie. Comme ce fut le cas pour moi. Je leur racontai brièvement les circonstances de ma propre renaissance, le rôle qu’y avait tenu Raoul, et sa volonté de prendre Dave à son service, si mon frère l’acceptait. J’hésitai, car je craignais de prononcer les mots qui suivraient, tout en sachant qu’il me faudrait le faire. Je suis désolée, Cassandra. — Mais vous devez savoir qu’il peut très bien choisir de rester mort. Auquel cas, vous allez trouver ça craignos d’avoir touché un officier avec l’intention de lui porter atteinte physiquement. Et on sait tous que personne ne croira le Magicien responsable du décès de Dave, parce que, pour commencer, on ne pourra pas prouver qu’il contrôlait Dave. Comme on ne pourrait rien prouver au sujet du Magicien, une fois tout ça terminé, Danfer exigerait de voir des têtes tomber… et Pete allait devoir lui offrir la mienne. Je me retrouverais au chômage. Sans ce travail qui m’avait aidée à traverser la pire tragédie de ma vie. Putain ! pas le moindre rayon de soleil dans toute cette merde qui bouchait l’horizon ? Bien sûr que si, Jazzy, me souffla grand-mère May pas loin du centre de mon lobe temporal, où elle continuait sa partie de bridge. Elle glissa un sous-bock sous le verre de Bob Hope, qui buvait de l’eau, et le jeu s’interrompit un moment, le temps qu’Abe Lincoln aille préparer du popcorn. Il y a un vrai coin de ciel bleu, si tu prends la peine de bien regarder. Je fais que ça, bordel ! Mais pour l’instant, tout ce que je voyais, c’était Cam qui observait Cassandra, laquelle avait cherché du réconfort dans les bras de Bergman en entendant mes dernières paroles. — Oh ! mais il va revenir parmi nous, affirma Cam, le bras droit de Dave, avec confiance, en faisant un clin d’œil à notre voyante lorsqu’elle se tourna enfin vers lui. L’optimisme joyeux qu’affichait son visage balafré la fit se redresser en disant : — Comment pouvez-vous en être sûr ? — J’ai vu de quelle façon il vous regarde. Et vice versa. Aucun homme en pleine possession de ses moyens n’a envie de perdre ça. Il reviendra parmi nous, insista Cam dans un hochement de tête. J’aurais aimé partager son optimisme. Malheureusement, je savais combien le retour risquait de se révéler difficile pour mon frère. Mais je fermai ma gueule, pour une fois, et finis par convaincre l’unité de Dave de nous laisser le libérer de l’emprise du Magicien. On se dit au revoir et ils s’en allèrent. Au même instant, Vayl surgit de la chambre des mecs. Il portait une chemise en soie violet foncé qui ondoyait sur ses larges épaules et caressait sa poitrine. Son pantalon anthracite moulait ses hanches étroites avec l’aide d’une ceinture en cuir assorti, et j’aurais parié que ses chaussures étaient confectionnées à la main par un maître artisan qui, comme son arrière-grand-père avant lui, exerçait toujours au cœur de Milan. D’un côté, j’aurais volontiers transformé ce concentré de virilité et de pouvoirs surnaturels en un cône glacé, que j’aurais savouré pendant les quarante-huit heures suivantes. De l’autre, j’avais une envie folle de lui botter le cul. Comme il avait pris mon sang, Vayl était sensible à la moindre de mes émotions. Il se tourna donc vers moi avec surprise et fit un crochet par le salon en se rendant à la cuisine. Oh ! oh !… J’étais appuyée au canapé, à la place laissée libre par Cam. À présent je m’installai debout derrière le petit divan, toujours occupé par nos consultants, en l’utilisant comme une sorte de rempart entre mon chef et moi. — Eh ! comment ça va ? lançai-je d’une voix posée, en évitant de le fusiller du regard. J’avais déjà choisi mes combats pour la soirée. Le nôtre n’en faisait pas partie. Vayl fit un signe de tête à Bergman et Cassandra, et ils comprirent qu’ils devaient débarrasser le plancher. Ils se levèrent tant bien que mal, en bredouillant des excuses. — Waouh ! c’est déjà cette heure-là ! s’exclama Bergman. Je ferais mieux d’aller préparer le fourgon-régie pour plus tard. Et Cassandra de renchérir : — Je vais travailler sur cette formule magique dont vous avez besoin pour localiser le Magicien. Peut-être que ça me permettra de clarifier mes idées. Si je pouvais arracher ne serait-ce qu’une vision à ce brouillard, afin d’aider David à… Ses paroles s’évanouirent, tandis que Bergman l’aidait à quitter la pièce. — Ils sont formidables, tous les deux, dis-je comme plusieurs portes se fermaient derrière nos consultants. Des gens trop bien pour être souillés au contact de personnes comme nous. Je songeai qu’il n’y aurait plus de missions pour l’un et l’autre pendant au moins six mois. — En effet, approuva Vayl. Toutefois, la force de vos sentiments ne s’adresse pas à eux en cet instant. Pas plus qu’il s’agit d’émotions positives. Je plissai la bouche. Peut-être qu’en comprimant mes lèvres assez fort tout ce préambule désagréable disparaîtrait et on pourrait passer à l’assassinat proprement dit. Ou pas… — Je suis perplexe, reprit Vayl avec cette manie de transformer sa moue en un froncement de sourcils. Je viens à peine de me lever. Comment se fait-il que je vous perturbe déjà autant ? — Ha ! ha ! ha ! (J’ai un si joli rire en cascade ! Quand je suis saoule. Sinon… je m’étouffe.) Vous savez, je suis juste en train de réfléchir à… ce soir. Je m’énerve toute seule. Vous savez comment je fonctionne. — Oh oui ! (Il s’approcha de moi lentement. Comme si j’allais paniquer au moindre mouvement inopiné. Il baissa les sourcils.) Tout devrait bien se passer entre vous et moi. J’ai annulé mon accord avec Zarsa. Je ne tenterai pas de retrouver Badu et Hanzi, tant que je ne serai pas sûr qu’ils n’ont rien à craindre de nos retrouvailles. Cependant, j’ai le sentiment que vous me cogneriez avec plaisir la tête contre le mur, si vous pensiez pouvoir vous en tirer sans être inquiétée. Pourquoi donc ? — Euh… (Ma voix se brisa. Je toussotai, car ma gorge était bien trop sèche chez quelqu’un qui venait de s’enfiler un grand verre de thé.) Est-ce qu’on a vraiment le temps d’aborder ce sujet ? dis-je en tapotant ma montre. On devrait se trouver au café dans… Je jetai un coup d’œil sur le cadran. Putain ! dans une heure ? Comment j’allais pouvoir repousser cette discussion si longtemps ? Et puis merde ! Je m’assis. Par terre. Je levai les yeux sur lui jusqu’à ce qu’il daigne s’installer devant moi. J’allais de nouveau l’attaquer à propos de Zarsa. Histoire de lui faire savoir que je n’appréciais pas d’être l’autre femme. Mais une partie de moi savait que ce n’était pas le vrai problème. Et ce fut cette partie-là qui s’exprima quand j’ouvris la bouche. — Vous devez enterrer vos fils, dis-je. Aussitôt ses pouvoirs entrèrent en action. Comme si je l’avais physiquement menacé, il brandit les poings à la manière d’un boxeur. — Que voulez-vous dire ? demanda-t-il en appuyant sur chaque mot, comme s’il les martelait sur ma tête. Ses yeux, qui arboraient jusque-là leur placide nuance marron commencèrent de s’assombrir. Le fantôme de ma mère se dressa devant moi. Pas telle que je l’avais vue en enfer, mais telle qu’elle était de son vivant. D’un geste magistral, elle écarta ses doigts tachés de nicotine et déclara d’une voix grinçante : Tu vois ? C’est pour ça que t’as besoin d’apprendre à masquer tes sentiments. Peu importe si ça te rend dingue. Ces conversations finissent toujours mal ! Je l’ignorai et j’enchaînai : — Vous ne les avez jamais pleures, pour ainsi dire… Vous êtes passé de la fureur engendrée par leur mort au désir de mettre en œuvre l’ultime vengeance. Et ensuite, d’après ce que j’ai pu comprendre, vous avez carrément refusé de ne plus jamais les revoir. Vous n’avez jamais vraiment fait votre deuil. Vous n’avez jamais accepté. Toute cette quête démontre jusqu’à quel point vous pouvez nier le fait que Badu et Hanzi sont morts. Que vous les avez perdus. Et que vous en éprouvez une peine atroce. — Que savez-vous de mes actes ? grogna-t-il. Vous n’étiez pas là. Vous ne m’avez pas suivi jusqu’à leur tombe chaque nuit. — Qu’est-ce que vous y faisiez ? demandai-je gentiment. Vous leur parliez et leur disiez combien ils vous manquaient ? Ou vous leur promettiez de les venger ? Je sentis les pouvoirs de Vayl augmenter encore d’un cran. Je ne pensais pas qu’il allait me réfrigérer sur place, mais à en croire la lueur dans son regard je compris que j’étais à deux doigts de franchir la limite fatidique. J’en rajoutai donc une dernière couche. — Il faut que je sache si je peux vous faire confiance. Professionnellement, je sais que je peux. Mais si vous souhaitez être avec moi… il vous faut l’être de A à Z. — Il s’agit donc d’un ultimatum ? rétorqua-t-il, des éclairs dans les yeux. Soit j’abandonne mon projet de retrouvailles avec mes fils, soit je fais une croix sur nous deux. Je soupirai. — Liliana, votre femme, vous a fait une sacrée crasse, pas vrai ? (Comme il écarquillait les yeux, j’ajoutai :) Je ne pose pas d’ultimatum, Vayl. Il s’agit pas de choisir ceci ou cela. Vous allez agir selon ce qui vous paraît juste. Et moi aussi. C’est ce qu’on appelle agir en adultes. Et je pense sincèrement que vous devriez essayer d’aller à la rencontre des âmes qui vécurent autrefois dans le corps de vos fils. Un jour ou l’autre. Après que vous aurez fait vos adieux à Hanzi et Badu. Quand vous aurez compris que les hommes que vous retrouverez en Amérique ne sont plus les adolescents roms que vous aimiez plus que tout au monde voilà deux cents ans. Ils seront adultes. D’autres hommes que vous les auront élevés. Des hommes qu’ils appellent « papa ». Vayl secoua la tête. Avec véhémence. — Non. Il ne doit pas en être ainsi. — Pourquoi donc ? — Parce qu’ils représentent tout ce que j’ai ! Il cracha ces paroles comme si on les lui avait arrachées de force. — Non, Vayl, dis-je avec douceur. (Je laissai mes doigts effleurer sa main. Un léger contact pour lui rappeler ce qu’on pourrait connaître… Il frissonna. En toute honnêteté, moi aussi. Je repris mon souffle, m’obligeai à me concentrer et déclarai :) Ils représentaient tout ce que vous aviez. Avant que ses yeux deviennent verts de rage, je levai les mains : — Ce que je veux dire, c’est que votre obsession m’a déjà drôlement dérangée. Le fait que vous preniez le sang de Zarsa. Que vous vous livriez à un acte si intime avec elle. Que vous envisagiez de vous rapprocher encore davantage d’elle. Vous avez raison : ça me donne envie de vous entourer d’élastiques et de les faire claquer chaque fois que vous faites un truc qui m’agace. Et à ce stade, ça pourrait durer la nuit entière. Il aurait dû avoir l’air d’éprouver du remords. Mais je me dis que mes mots devaient en réalité l’exciter. Sa voix, toujours basse et sensuelle, s’enrichit de nouvelles tonalités comme il me demandait : — Jasmine ? Vous êtes jalouse ? — Pas tout à fait, répondis-je. Mais si vous m’apparteniez. Rien qu’à moi… Je le deviendrais. Il savait exactement ce que je voulais dire. Il promena ses mains le long de mes cuisses… Très… très lentement. — Bientôt, murmura-t-il. Je secouai la tête. — Pas avant que vous soyez prêt. Il retira ses mains. Leur chaleur me manquait déjà. — Mes fils, reprit-il. — Je les aime aussi, dis-je. Parce qu’ils étaient les vôtres. (Une pensée surprenante ! Ah ! s’ils avaient été les miens… Je leur aurais botté le cul en long, en large et en travers, avant qu’ils deviennent ces espèces de voyous qui allaient voler la carriole de ce paysan. Du coup, celui-ci ne les aurait jamais abattus.) Mais vous vous accrochez trop à eux. Il se mit à méditer, les yeux rivés à ses paumes. Le masque qui retenait d’ordinaire la moindre de ses émotions avait repris sa place. — Je vais devoir y réfléchir. Ce n’est pas quelque chose que je puis faire… du jour au lendemain. — Évidemment. Je le regardai se lever, entrer dans la cuisine. Je devais encore lui dire que le gars qu’on avait pour mission de tuer ce soir-là n’était pas l’homme de main du Magicien, mais quelqu’un que notre pays aurait volontiers soutenu si seulement on avait été au courant de son existence. Je soupirai. Ça devrait être une bonne nouvelle. Vous savez quoi, Vayl ? On n’a personne à assassiner ce soir. Allons faire la fêêête ! Sauf que les grands pontes n’accepteraient pas nos preuves. Celles-ci se révélaient trop minces à la lumière de leur théorie qui prenait en compte tout ce qu’ils avaient investi dans ce projet. Il leur fallait des résultats. Et puisqu’on ne pouvait pas les leur garantir, en tout cas pas pour leur permettre de parader sur les chaînes de télé, on risquait fort de perdre notre boulot avant d’avoir l’occasion de mener à bien la mission telle qu’on l’avait remaniée. J’entrai dans la cuisine. Vayl était assis devant l’îlot et se versait du sang dans une tasse à café. Je m’installai sur un tabouret en face de lui. — Est-ce qu’il y aurait un moyen pour qu’on évite de contacter Pete et les mecs de la Défense jusqu’à ce qu’on ait fini notre mission ? — Pourquoi ? Je lui expliquai ce que j’avais appris en son absence au sujet de FarjAd Daei. Et lui fis part de mes soucis : à savoir que mes petites modifications au scénario du Big Boss seraient accueillies avec la plus catégorique des hostilités – « Vous êtes VIRÉE ! » – ou une coopération de façade – « Ma foi, ce que vous dites ne manque pas de logique », auquel cas le général Danfer couvrirait le combiné de sa main, dirait à un assistant d’appeler Dave sur l’autre ligne pour lui ordonner de poursuivre la mission que Vayl et moi refusions de terminer pour des raisons inexplicables. Vayl contempla sa tasse d’un air songeur : — Je vous fais mes excuses. — Quoi ? — Vous avez endossé toute seule le lourd fardeau de cette mission. — Naaan, pas vraiment. Je veux dire que… — Si. Et vous êtes dans tous vos états à propos de David. Mais vous n’en avez pas soufflé un mot à moi, votre sverhamin. À qui vous devriez vous sentir libre de confier la moindre pensée. Le moindre souhait. Je haussai les épaules : — C’est ce que je fais. Il secoua la tête. — C’est ce que vous faisiez avant notre rencontre. Bien avant que je vous offre Cirilai. Je vous ai renvoyée dans votre ancienne vie. Et vous vous en êtes à peine rendu compte. Était-ce si confortable pour vous alors ? — Non. C’était une position atrocement inconfortable. Mais je savais à quoi m’en tenir. Ici, c’est comme si j’hésitais à mettre un pied devant l’autre. On me dicte la marche à suivre cinq minutes à peine avant que j’aie besoin de le savoir. Et avec vous… (je secouai la tête)… autant dire que ça ressemble au circuit le plus long et le plus mouvementé sur des montagnes russes. Comme il grimaçait, j’ajoutai : — Ne vous méprenez pas, j’adore le grand huit. Je vous explique juste pourquoi je peux facilement me retrouver en train de bosser en solo. Il entoura la tasse de ses deux mains. Il la serrait si fort que ses phalanges en devinrent toutes blanches, à tel point que je m’étonnais qu’il ne la casse pas. — Alors, reprit-il, je vais devoir m’assurer que vous aimiez tellement votre nouvelle situation que vous ne soyez plus tentée de recouvrer l’ancienne. Pas même pour une journée. Tandis qu’on se dévisageait, j’eus l’impression qu’il venait de prendre une sorte d’engagement solennel. Surtout quand Cirilai diffusa une vague de chaleur dans mon bras. Je me débrouillai tant bien que mal pour chuchoter un « OK » et réalisai que j’avais envie de grimper sur cet îlot, en sachant que si je m’exécutais il me retrouverait à mi-chemin et que la suite figurerait dans le prochain Guinness des records. Ce fut alors que Cole entra dans la pièce. J’essayai de ne pas le mitrailler du regard. Bon sang ! on aurait dit un môme de trois ans ! Fallait toujours qu’il débarque au plus mauvais moment ! Il s’approcha de nous d’un air désinvolte, comme s’il était le bienvenu, s’affala à moitié sur l’îlot et nous gratifia de son sourire charmeur : — Alors… qu’est-ce qu’on fait ? On t’expédie dans le premier vol pour l’Alaska ! songea, la garce qui sommeille en moi. Bizarrement, Vayl conserva tout son calme : — Ce soir, une grande partie du plan de Jasmine repose sur votre capacité à convaincre notre cible qu’elle en est une, mais pas pour notre pays. Autrement dit, que nous sommes venus l’aider. — On ne sait pas grand-chose sur cet homme à part qu’il s’appelle FarjAd Daei, ajoutai-je. Et que c’est une sorte de Martin Luther King Junior pour son peuple. Ce qui expliquerait pourquoi le Magicien souhaite sa mort. — Pourquoi les braves types doivent toujours mourir jeunes ? se demanda Cole à voix haute. — En général parce que les vieux scélérats occupent le devant de la scène depuis trop longtemps et rechignent à céder leur place, déclara Vayl. Encore un point pour le maître du sous-entendu, pensai-je. Mais je souris à Vayl. Il avait cette façon très européenne de rebondir sur un sujet que j’appréciais depuis peu seulement. Sans doute parce que ce sens de l’à-propos me concernait directement en l’occurrence. Je repris la parole : — Écoute, j’ignore combien de temps on va pouvoir garder ce type en vie. Je pense pas non plus qu’il risque de profiter du système de retraite en vigueur par ici. Mais on doit au moins assurer sa sécurité jusqu’à ce que le Magicien ne représente plus une menace. — Le plan a changé alors ? s’enquit Cole. — Pas tant que ça, répondis-je. On met tout en œuvre comme pour l’assassinat. On sait que la réunion n’a rien de privé, donc on peut entrer tous les trois dans le café comme prévu. Vayl s’éclipse assez tôt aux toilettes. Quand FarjAd Daei s’y rend pour se soulager, on lui emboîte le pas tous les deux, puis on le chope sans lui porter l’estocade comme c’était initialement programmé, et on le fait sortir par la fenêtre pour l’emmener dans la voiture d’Asha qui attendra dehors… Enfin, on le cache chez Zarsa jusqu’à ce qu’il puisse rentrer chez lui sans danger. — Et Zarsa est d’accord ? demanda Cole en observant Vayl à la dérobée. — Elle bave de plaisir à l’idée de pouvoir nous donner un coup de main, répliquai-je. Cole me regarda, interloqué. — Tu lui as parlé ? Quand ? — Aujourd’hui. Elle est fracassée, tu sais. Il lâcha un soupir : — Tu m’étonnes ! Qui peut vivre dans le coin assez longtemps sans le devenir ? J’ai jamais vu un tel concentré de souffrances depuis que j’ai regardé cette vidéo de formation sur la torture. On approuva en silence. Du coup, on entendit distinctement frapper à la porte. — Ça doit être Asha, dis-je. Tout le monde est prêt ? Les deux mecs hochèrent la tête. Même si je ne m’attendais pas à une soirée d’une grande violence, je m’étais quand même armée. Après avoir quitté Bergman, j’avais regagné ma chambre et farfouillé dans mon sac, en quête de mes flingues et de mes couteaux. Chagrin se trouvait dans son holster habituel. Le bolo de Papy Samuel dans sa gaine, sanglée à ma cuisse. Puisque mon étui à eau bénite était converti en jouet à mâcher, je portais désormais un fourreau à chaque poignet contenant des lames à lancer. Couteaux à gauche. Étoiles ninja à droite. Comme Vayl et moi avions été victimes de ce genre d’armes blanches lors de notre dernière mission, j’avais profité de notre temps libre pour améliorer ma technique dans ce domaine comme dans celui de l’escrime. Désormais je savais que je pouvais mieux tenir mes ennemis à distance, ce qui restait mon principal souci. Bergman nous avait également équipés de sa dernière innovation en matière de communication à plusieurs. Pour capter les messages audio, on disposait toujours de notre oreillette discrète façon sonotone. Mais pour émettre, on était passés du gadget genre pastille qui adhérait au palais à un dispositif encore plus miniaturisé, qu’on collait cette fois sur le visage et qui imitait à la perfection un grain de beauté. Le mien était adorable et alla se nicher dans la fossette de ma joue gauche, à la Marilyn Monroe. Vayl plaça le sien à droite de sa lèvre. Cole avait commencé par mettre le sien sur le bout du nez. Hilarant, certes, mais on avait envie de lui recommander un bon dermatologue à la seconde où on le voyait. Il finit donc par l’appliquer sur son menton. Grâce à ce nouvel équipement, la voix de nos camarades ne nous parvenait plus dans les basses façon woofer dolby surround mais ressemblait davantage au son direct. On se rendit dans le vestibule et je fis entrer Asha. Je m’attendais à une confrontation hypergênante entre Vayl et lui, mais Asha prit aussitôt la situation en main. — Vous appartenez donc à Jasmine, déclara-t-il de son habituel phrasé mélancolique. Une manière de présenter à Vayl ses plus sincères condoléances, sans la moindre trace de méchanceté à mon égard. Vayl partit d’un grand éclat de rire en lui serrant la main. — En effet, dit-il. C’est un honneur pour moi de rencontrer l’Amanha Szeya. Votre légende vous précède. — Mais elle est bien imméritée ces derniers temps, observa Asha. (Il se tourna vers Cole :) Et vous, jeune homme ? Vous appartenez aussi à Jasmine ? Cole m’interrogea du regard, tout en souriant à Asha : — Loin de là, mon pote. Je suis libre comme l’air. Mais si vous connaissez une belle Amanha Szeya en manque de compagnie… suffit de me dire où la trouver. À son tour, Asha nous gratifia d’un sourire qui illumina la pièce. Je me sentis d’emblée beaucoup mieux. Nul doute que tout se passerait comme prévu ce soir-là. Ne serait-ce que parce que Asha avait souri. Chapitre 30 Au début, on aurait dit que la chance était de notre côté. On arriva au café avec tout le temps nécessaire pour s’installer à proximité des toilettes, afin que personne ne remarque quand on filerait en douce. Vayl s’assit en face de moi à une petite table blanche, depuis laquelle on bénéficiait d’une vue panoramique sur la salle. Sans hésiter, Cole prit place sur le siège à côté du mien. Si on avait été aux États-Unis, je pense qu’il serait allé jusqu’à poser le bras sur le dossier de ma chaise, tout en défiant Vayl avec ce regard que j’avais surpris deux ou trois fois quand il croyait ne pas être observé. Mais Cole connaissait les règles en vigueur en Iran. Un contact qui passait pour anodin dans notre pays pouvait nous envoyer en prison dans celui-là. Il garda donc les mains sur la table et se tint comme il faut. Plus miraculeux encore, la plupart des gens venus assister aux festivités parlaient anglais, si bien que Vayl et moi ne nous sentions pas perdus dans le charabia ambiant. Mais il n’y avait rien qui puisse attirer les oreilles indiscrètes. Les clients prenaient des nouvelles de leurs familles respectives ou parlaient de la pluie et du beau temps. Cependant leurs hochements de tête, leurs sourires, et ce fameux geste de la main que j’avais vu la première fois à la pendaison… tout cela dénotait autant de non-dits plus importants et plus exaltants que les apparences le laissaient supposer. La soirée commença de mal tourner lorsque le patron et ses copains se mirent à baisser les stores jusque-là enroulés en haut des vitres. Je sentis la claustrophobie me titiller à mesure qu’on condamnait l’une après l’autre mes fenêtres sur le monde extérieur. Peu après Asha appela. On l’avait laissé dans la voiture, en dépit de ses protestations. — J’aimerais venir avec vous. Je pourrais vous aider, avait-il dit. Son visage d’ordinaire morne affichait une telle impatience que je faillis le serrer dans mes bras. — Sans vous au volant on ne pourra pas s’enfuir, mon pote, remarqua Cole. — Nous serons peut-être forcés de partir rapidement, approuva Vayl. Il ne serait donc pas négligeable que vous vous teniez prêt à réagir dans l’instant. Alors que ce n’était pas d’une absolue nécessité, mais surtout pour qu’il ait vraiment l’impression de faire partie de l’équipe, j’avais chaussé mes lunettes spéciales en lui fournissant le numéro d’accès. — Appelez-moi seulement si vous repérez un truc louche, lui avais-je dit. À présent je posai la main sur mon oreille pour cacher le minibras robotisé qui se déployait pour que j’entende, tout en baissant la tête afin de masquer mes mouvements de lèvres avec mon hidjab. — Ouais ? — Les mahghuls se rassemblent. — Quoi ? Ici ? — Oui. Qu’avez-vous l’intention de faire ? s’enquit-il, la voix tendue. — Ça vient pas de nous, Asha. Quelqu’un d’autre doit chercher la bagarre. — Dois-je vous rejoindre ? — Vous êtes certain que la source du danger se trouve à l’intérieur ? Long silence. — Non. Les trottoirs sont animés ce soir. — De toute manière, on est déjà dans le café. On fera donc ce qu’on peut sur place. Pourquoi ne pas faire un tour dans le quartier ? Tâchez de voir si vous trouvez quelque chose. Appelez si vous avez besoin d’aide, OK ? — OK. Je me déconnectai. — Merde… Je mis les gars au courant. Tous deux pensaient qu’un autre assassin se trouvait dans notre sillage. — Ce FarjAd doit avoir une tonne d’ennemis, observa Cole à juste titre. C’est un pays rempli d’extrémistes, et sa façon de voir doit à coup sûr alarmer les autorités. Franchement, j’ai du mal à croire qu’il puisse encore circuler librement. Soit il a une veine de cocu, soit le gouvernement vient seulement d’apprendre son existence. — Regardez les participants, concéda Vayl. S’ils craignaient pour la vie de FarjAd, ils n’accepteraient pas si facilement les étrangers comme nous. — L’essentiel, c’est la liberté, leur rappelai-je. Ces gens-là tentent de créer une atmosphère où chacun est libre de circuler et d’échanger des idées. Vous voyez ? Comme en Amérique. — Eh bien, c’est pour cette liberté que leur principal défenseur va se faire assassiner, déclara Cole. — Putain ! lâchai-je dans un souffle, mais assez fort pour susciter l’intérêt de Vayl et de Cole. J’ai une idée. Et si tous les deux vous cessiez de jouer à l’agent le plus cool du mois et m’aidiez plutôt à trouver comment sauver un gars assez naïf pour penser qu’il peut faire le tour de l’Iran en tenant des réunions libres ? Vayl hocha la tête en me donnant raison : — Il y a suffisamment de personnes dans la salle et je pense que nous pouvons nous déplacer sans trop attirer l’attention. L’heure est venue de jouer aux agents secrets. Même si Cole ne nous fréquentait que depuis peu de temps, il savait ce que voulait dire Vayl. Quand on ne travaillait pas, on s’entraînait, et pour Vayl, l’exercice de référence empruntait aux techniques de l’espionnage. L’idée consistait à nous déguiser, puis à tenter de nous retrouver les uns les autres dans une foule. C’est comme ça qu’on avait appris à se fondre dans la masse pour éviter de se faire épingler avant – ou après – l’achèvement d’une mission. Dans ce cas précis, on ne cherchait pas à repérer Cole en casquette de base-ball et en chemise à carreaux ou Vayl avec des lunettes et une mallette. On voulait dénicher l’assassin détecté par Asha. On se leva et chacun de nous partit de son côté. Chaque poste informatique était utilisé, avec deux ou trois personnes en plus de l’internaute. Les tables étaient toutes occupées et de petits groupes d’hommes et de femmes se tenaient debout ici et là, et bavardaient tranquillement. Il y avait quasiment autant de personnes des deux sexes et l’ambiance évoquait un peu celle d’un public guettant le lever de rideau d’une pièce très attendue. Comme souvent à l’étranger, je constatai une fois de plus que le monde était petit et qu’il n’existait pas de différences si marquées entre les cultures et les croyances d’un pays à l’autre. Il y a toujours des points communs. Comme le simple fait d’apprécier la compagnie de gens qui partagent nos opinions. Je ne repérai pas tout de suite FarjAd parce qu’un groupe d’étudiants le cachait. Je les croyais rassemblés autour d’un ordinateur parce qu’ils riaient toutes les deux secondes. Le signe manifeste qu’ils avaient trouvé un site Web marrant. Puis ils se séparèrent et leurs visages hilares suivirent l’objet de leur attention, tandis qu’il se détachait du groupe pour saluer le reste du public. Il possédait une présence qui vous donnait le sourire aux lèvres avant même que vous vous en rendiez compte. J’avais croisé si peu de gens comme lui que ça m’était difficile d’établir des comparaisons. Martha, notre secrétaire, dont le mari était pasteur, témoignait de cette même gentillesse. Sans pour autant partager l’éclatante vitalité de FarjAd. Celle-ci crépitait dans la salle comme de l’électricité et je ne m’étonnai pas de sentir le duvet de ma nuque se hérisser lorsqu’il s’approcha de moi. Je détournai les yeux pour balayer l’auditoire du regard en me concentrant sur les gens proches de lui. Vayl et Cole s’occuperaient de leurs secteurs et, avec un peu de chance, on découvrirait le coupable à temps pour l’empêcher d’agir. Je n’avais décelé aucun suspect lorsque mes yeux revinrent se poser sur FarjAd, qui s’adressa à moi avec un visage radieux. — C’est si gentil d’être venue, dit-il comme il prenait mes mains dans les siennes et s’inclinait. C’est la première fois que je vous vois, non ? — En effet, répondis-je en réalisant après coup que je souriais encore. En règle générale, on évite de le faire quand on joue les agents secrets. Sinon on se trahit. — Et d’où venez-vous pour être avec nous ce soir ? Je suis une étudiante canadienne venue étudier le farsi, déclara mon cerveau comme on le lui avait appris. Et répété maintes fois. Je plongeai dans ces pénétrants yeux marron situés à quelques centimètres des miens et compris alors que je ne pouvais pas lui mentir. Certaines personnes exigent tout bonnement la sincérité. De vrais sérums de vérité ambulants. Grand-mère May en faisait partie. Elle vous clouait sur place avec son regard du genre : « Ne me raconte pas de conneries » et vous passiez déjà aux aveux, avant que les miettes de cookie aient le temps de sécher sur vos lèvres. — Je viens d’Amérique, lui dis-je. Mes amis et moi sommes venus vous sauver la vie. Je ne sais pas trop comment j’ai cru qu’il réagirait sur le moment. Peut-être à la manière de Cole qui me hurlerait dans l’oreille. Ou de Vayl, qui murmurerait : « Vous devez plaisanter. » Mais je ne m’attendais certes pas qu’il penche la tête sur le côté en disant : — Puis-je d’abord faire mon allocution ? Ces gens ont couru énormément de risques pour venir m’écouter. Et je ne voudrais pas les décevoir. Je me surpris à acquiescer. — OK, dis-je, comme il battait des paupières en me rappelant bizarrement Cam. Qui êtes-vous au juste ? Il fourra les mains dans ses poches et reprit : — Vous savez qu’on dit que les pires réformateurs sont ceux qui commettaient le plus de transgressions dans le passé ? — Comme les anciens fumeurs sont les plus farouches opposants au tabac, par exemple ? — Exactement. (Les battements de paupières s’estompèrent.) Quand j’étais jeune homme, je suis entré au ministère de l’Information. (Il planta son regard dans le mien, y vit ma consternation et mon dégoût, tandis qu’il enchaînait :) J’ai accompli des actes inqualifiables qu’on ne me pardonnera sans doute jamais et qui ont marqué à vie mon peuple et mon pays. Je n’ai pas trouvé d’autre manière de réparer mes erreurs. — Ça a dû être une sacrée révélation pour vous, commentai-je. Sans me quitter des yeux, son regard s’éclaircit au souvenir qui lui venait à l’esprit : — Vous ne pouvez pas savoir à quel point la naissance d’un enfant peu changer un homme. Je songeai à mon père, qui se trouvait à l’étranger quand Dave et moi sommes nés. — Non, admis-je. Je n’en ai aucune idée. — Alors écoutez-moi, dit-il. Il rejoignit une table vers le milieu de la salle et grimpa sur la chaise voisine. Il n’eut même pas besoin de lever les bras pour demander le silence. Les gens cessèrent simplement de parler et l’écoutèrent. Merde alors, observa mon petit cerveau stupéfait, il ferait un malheur chez les télévangélistes. Son message me laissa tout autant abasourdie. Il se révélait tellement… raisonnable. Rien à voir avec ce que je m’attendais à entendre de la part d’un démagogue dans la capitale iranienne. Pendant qu’il parlait, j’observais les visages de l’auditoire. Absorbés. Optimistes. Paisibles. Aucun des participants n’avait l’air prêt à mettre fin à ses jours. Ils paraissaient d’authentiques convertis. Puisque je ne sentais aucune menace dans mon secteur, je me déplaçai dans la salle, en m’arrêtant à l’occasion pour jeter un coup d’œil sur mes partenaires ou écouter des bribes de discours. — Nous ne devons pas brader notre pays à des brutes et à des bandits, insistait FarjAd. Leur force, c’est la peur. Ils nous la matraquent en permanence. Nous nous comportons ensuite comme des femmes maltraitées. Convaincus que nous méritons notre sort, sans garder l’espoir d’une vie meilleure. Et nous laissons nos enfants devenir insensibles à la haine que les enseignants, les religieux et les médias contrôlés par le gouvernement ne cessent de déverser sur les pays libres. Nous acceptons l’idée absurde que nos fils et nos frères doivent participer à des commandos suicide, dans l’unique intention de tuer deux, trois, voire dix ennemis au nom de je ne sais quelle profanation survenue dans une lointaine contrée. Murmures d’approbation dans le public. FarjAd tendit les mains, le regard vibrant de passion. — Nous devons nous redresser. Nous sommes un peuple souverain. Certaines lois éternelles doivent de nouveau guider notre vie : l’amour, le pardon, l’impartialité, la générosité pour les plus défavorisés. Il continua en farsi. — Cole, murmurai-je par le biais de mon émetteur-grain de beauté, qu’est-ce qu’il dit ? — Il cite un célèbre poète perse du nom de Sadi, répondit Cole. Je ne suis pas assez doué pour traduire les rimes, mais pour l’essentiel Sadi affirmait que tous les êtres humains appartenaient en quelque sorte à la même grande famille. Et par conséquent on ne peut pas rester sans rien faire si un seul d’entre nous souffre. FarjAd avait encore beaucoup de choses à dire, mais je cessai d’écouter. Ça détournait trop mon attention au cas où un acte violent aurait lieu. Je me retirai dans un coin et, à l’aide du menu sur mes lunettes spéciales, j’appelai Asha. — Rien de neuf ? — Davantage de mahghuls, c’est tout. Et de votre côté ? — Rien jusqu’ici. Mais ce gars… Waouh !… Dire qu’il est éloquent serait faible pour décrire ses facultés d’orateur. Tout le monde est sous le charme ! — Ses qualités pour mener ce pays à la paix et à la prospérité… euh… comment dites-vous ?… battent tous les records. C’est le plus grand homme que j’aie vu ces cinquante dernières années. Vous devez veiller sur sa sécurité. L’insistance d’Asha m’obligea à réagir. Comment étais-je censée protéger FarjAd si tout ce que j’avais trouvé se résumait à une vague impression de menace latente ? Je coupai la communication et considérai FarjAd sous un jour nouveau. La veille, je prévoyais de le tuer. Désormais je me disais qu’il représentait peut-être le leader qui manquait à ces gens pour mettre en pratique le changement qu’ils appelaient de leurs vœux… et je craignais qu’il ne passe pas la nuit. — Rien de nouveau, Vayl ? demandai-je en croisant son regard de l’autre côté de la salle. Il se tenait près de la porte des toilettes, adossé au mur, et scrutait la foule. — Rien. — Et toi, Cole ? Assis à une borne Internet délaissée, dos à l’ordinateur, il répondit : — Naaan… On dirait qu’ils sont gonflés à bloc par FarjAd. Si on était à une réunion d’avant match au lycée, ils seraient tous en train de brailler comme des ados excités. Tu sais quoi ? Peut-être que c’est juste une coïncidence. Les mahghuls sont là parce qu’un des couples présents va s’engueuler à mort plus tard dans la soirée et finir par s’entre-tuer. Point barre. Malgré tout, je restais aux aguets. Et lorsque FarjAd acheva son discours et descendit de sa chaise, je refis un petit tour de salle. Je suppose que ce qui attira tout de suite mon œil fut la taille du mec. En fait, je crus qu’Asha s’était faufilé dans le cybercafé l’espace d’une seconde, tellement cet homme paraissait grand. En outre, il portait le même genre de turban que lui. Sans parler de sa longue djellaba blanche sur un pantalon beige… ce qui détonnait parmi les représentants de la gent masculine environnante, dont la plupart étaient venus habillés à l’occidentale. Je n’avais pas vu ce gars auparavant et il n’avait absolument pas franchi la porte d’entrée principale. Ce qui signifiait qu’il était passé par la cuisine. Une façon bizarre de se joindre à la petite réunion. — Hé ! les gars, murmurai-je. Jetez un coup d’œil sur le turban blanc. Depuis mon poste d’observation, il se situe à six heures par rapport à FarjAd. Je m’approchai un peu. L’inconnu avait une façon de se mouvoir qui m’était étrangement familière. Un peu comme lorsqu’on reconnaît un acteur dans un film, sans pouvoir se rappeler où on l’a déjà vu. Il me tournait le dos. À croire qu’il savait que j’étais là. Comment aurait-il pu ? Pourtant il se débrouillait étonnamment bien pour suivre le mouvement du public chaque fois que j’étais à deux doigts d’apercevoir son visage. Et il continuait à s’avancer vers FarjAd. — Je n’aime pas ce mec, annonçai-je enfin. — Je suis d’accord, approuva Vayl. Qui a le meilleur angle de tir ? — Le mien est totalement bouché, dit Cole. Les gens se bousculent pour féliciter l’orateur. — FarjAd ne cesse de se déplacer entre le Turban et moi, reprit Vayl. Il semble que vous seule puissiez agir, Jasmine. — OK. Et quand ce sera la panique ? — On l’attrape et on s’enfuit, comme le prévoit notre plan, répondit Vayl. La foule grouillait autour de FarjAd. Mon éblouissant sourire façon Lucille Robinson me permit de me frayer un chemin, mais pas suffisamment pour parvenir au Turban avant qu’il atteigne sa cible. À mesure que mon inquiétude et ma contrariété s’amplifiaient, je réfléchis aux choix qui s’offraient à moi et n’en trouvai qu’un susceptible de marcher. J’imitai FarjAd et grimpai sur une chaise. Ce qui aurait suscité l’intérêt du Turban s’il s’était donné la peine de tourner la tête. Ce qu’il ne fit pas. Il était quasiment à hauteur de FarjAd, au moment où j’avais trouvé mon nouveau poste d’observation. Et il se focalisait uniquement sur FarjAd, qui souriait et serrait les mains avec un enthousiasme communicatif. Le Turban fit un mouvement que seuls les gens de ma profession pouvaient reconnaître. Ce fut alors que j’aperçus un reflet métallique. Les contours atrocement familiers d’un flingue que je n’aurais jamais cru voir dans cette salle. — Il est armé ! hurlai-je. Affolement général. Vayl et Cole se ruèrent sur FarjAd pour le protéger, tandis que les gens braillaient et se dispersaient. Les plus proches de la sortie se sauvèrent dans la rue, ce qui attira un flot constant de mahghuls à l’intérieur. Je ne dégainai pas Chagrin. Je voulais cet assassin vivant. Je sortis donc un couteau de mon fourreau de poignet et le lançai dans le dos de l’agresseur. Je frappai le Turban entre les omoplates, ce qui provoqua des cris stridents de déception chez les mahghuls. Le Turban tomba à genoux. Mais il cherchait toujours à braquer son fusil, un de ceux que Bergman avait apportés d’Amérique pour l’usage exclusif de l’équipe de Dave. Vayl visa l’épaule du Turban à l’aide de sa canne-épée, tout en heurtant son bras au passage pour le détourner de sa cible juste au moment où il pressa la détente. Les balles criblèrent toute une rangée de moniteurs qui volèrent en éclats, en laissant derrière eux plusieurs écrans noirs. Par miracle, personne ne fut touché, mais tout le monde avait plongé à plat ventre dès que le Manx s’était mis à mitrailler. Je lançai un autre couteau, qui pénétra le Turban dans le gras de l’épaule. Il lâcha son arme. Une autre lame l’atteignit derrière la cuisse et le fit s’écrouler à terre. Bien que les mahghuls se soient regroupés autour de moi dès mon premier lancer, aucun d’eux ne m’avait sauté dessus. Comme je contrecarrais vivement les plans de l’assassin, ils s’étaient tournés vers le Turban pour l’assaillir comme une horde de ragondins géants. Vayl saisit le bras qu’il avait réussi à dégager et le tira de dessous la masse grouillante de monstres, en arrachant les trois ou quatre mahghuls qui se cramponnaient encore, puis Cole et lui parvinrent à ceinturer l’assassin. Dès que le Turban fut immobilisé, les mahghuls se désintéressèrent de lui et évacuèrent le cybercafé. D’un bond, je descendis de ma chaise, courus vers FarjAd et le pris par le bras. — J’ai cru que vous parliez par images, tout à l’heure, lâcha-t-il, interloqué, comme je l’entraînais vers la cuisine. Avec un prisonnier blessé, pas question de sauter par la fenêtre. Il me restait donc l’option porte de service. — Vous lisez trop de poésie, répliquai-je. D’un battement de cils, j’actionnai mes lunettes spéciales et quelques secondes plus tard, j’eus Asha en ligne : — L’attentat a eu lieu, lui annonçai-je. Mais FarjAd est vivant. Retrouvez-nous à la voiture. C’est vous qui conduirez. Cole ramassa le Manx. Vayl hissa le Turban sur son épaule et ils nous suivirent, FarjAd et moi, dans la partie cuisine. Comme je le craignais, des tas de témoins assistèrent à notre fuite. Peut-être cinq en tout. Mais ils paniquaient. Et se précipitaient vers la même sortie que nous. On les laissa passer les premiers. Dans l’espoir qu’ils n’auraient pas l’idée de repérer la BMW d’Asha, ou de se demander pourquoi on emmenait l’assassin avec nous. FarjAd, le maître conteur, allait devoir inventer un mensonge d’enfer pour couvrir l’événement. Assis au volant, Asha lança des regards inquiets par-dessus son épaule, tandis qu’on s’engouffrait dans le véhicule. Cole et FarjAd à l’avant. Vayl, le Turban et moi à l’arrière. — Go ! Go ! Go ! hurlai-je comme deux ou trois sympathisants réalisaient après coup qu’ils avaient été virés par de parfaits étrangers, et nous couraient après en braillant et en nous faisant signe d’arrêter. Asha démarra en trombe comme un pilote d’Indianapolis, tandis que FarjAd et Cole bouclaient leur ceinture. Le Turban gémit. Je fis un signe de tête à Vayl et redressai l’assassin sur la banquette, en l’obligeant à relever la tête afin qu’on puisse mieux le voir tous les deux. Je lui arrachai son turban… et me rendis compte que ce n’était pas du tout un mec. — Grâce ? murmura Vayl. Je m’adossai au siège. Éberluée. Tout semblait désigner Dave. — T’es devenue folle ? chuchotai-je. T’es un soldat d’élite de l’armée des États-Unis. Tu viens de trahir non seulement ton pays et tous tes camarades, mais aussi chaque Iranienne dont le sort dépend beaucoup de la survie de FarjAd. (Je l’étudiai et tentai de deviner ses motivations. Son visage de marbre n’en laissait rien transparaître. Pas même l’extrême douleur qu’elle devait ressentir.) Pourquoi ? ajoutai-je enfin. — J’ai obéi aux ordres. — De qui ? — De mon supérieur. — Ton chef sur cette mission, c’est Vayl. Et il espérait que tu serais à l’Hôtel Sraosa avec le reste de ton équipe. Tu as donc désobéi à ton supérieur. Elle grimaça alors, ses yeux furetant vers la vitre, comme si les mêmes pensées lui avaient traversé l’esprit et qu’elle souhaitait les fuir. — On vous a dit que Dave était la taupe, repris-je. Et pourtant, alors que tu savais que ses ordres émanaient directement du Magicien, tu lui as obéi. À quoi ça rime, Grâce ? — Est-ce que je vais mourir ? s’enquit-elle d’une voix devenue à peine audible. — Si t’as de la chance, répondis-je. (Je sais que c’était cruel. Et puis merde ! Elle le méritait, après tout.) Répète-moi exactement ce qu’il t’a dit. — Simplement de venir vous surveiller. Il vous soupçonnait d’être passés sous le contrôle du Magicien à votre insu. Il a dit que si vous n’aviez pas l’air de vous préparer pour le boulot, alors j’étais censée le faire à votre place. — Et comment tu étais supposée t’enfuir ensuite ? — Il m’a bien fait comprendre que c’était à moi de choisir. Que je serais prise. Sans doute torturée. Puis tuée à tous les coups. — Grâce… Réfléchis deux secondes. C’est pas la manière d’agir de Dave. Il n’enverrait jamais quelqu’un de son équipe dans ce genre de situation. Jamais. C’est le Magicien qui est derrière tout ça. Elle se mit à pleurer. Ses sanglots étouffés lui arrachaient un gémissement chaque fois qu’elle reprenait son souffle. — Je l’aimais tellement. J’aurais fait n’importe quoi pour lui. N’importe quoi. C’est clair… Je regardai Vayl. Est-ce que l’amour nous rend tous fous ? Peut-être. À la longue. Au moins pendant un certain temps. Chapitre 31 On laissa FarjAd et Asha en compagnie de Zarsa et Soheil, qui n’en revenaient toujours pas lorsqu’on les quitta. Comme ils ne connaissaient aucun médecin susceptible de ne pas nous dénoncer aux autorités, on ramena Grâce à la planque. On la coucha à plat ventre sur son lit et on laissa Cassandra tester ses dons d’infirmière qui, bien qu’un peu rouillés selon elle, n’en demeuraient pas moins exceptionnels. Avant de m’en aller, je déclarai : — Grâce, on ne peut pas t’emmener dans un hôpital avant la fin de cette mission, c’est-à-dire pas avant que le Magicien soit mort. Mais ça devrait se passer ce soir. Et sitôt que les gars sont de retour, je t’envoie le meilleur secouriste. Quel est le plus doué de la bande ? — David, répondit-elle d’un ton pitoyable. Je lâchai un très vilain mot sous cape. — Et après lui, sinon ? — Cam. — OK, dis-je en tournant les talons. — Jaz ? Je faillis lui hurler après, mais avec trois de mes couteaux plantés dans son dos, je me dis qu’elle devait avoir sa dose. — Ouais ? — Je suis désolée. — Encore heureux, dis-je dans un hochement de tête. Quand Cassandra m’assura qu’elle avait tout ce qu’il lui fallait, je gagnai la cuisine. Mes trois partenaires s’y trouvaient déjà et tous semblaient avoir besoin d’un remontant. — On passe à l’étape suivante ? suggéra Cole. J’acquiesçai, tout en dénouant le fourreau sanglé à mon poignet droit. Je choisis le couteau que je souhaitais utiliser. Une lame courte et fine, que je fis chauffer sur un brûleur de la cuisinière jusqu’à ce qu’elle devienne incandescente. Tout en observant s’opérer la désinfection, j’essayai de sortir de mon corps. Pas physiquement. C’était pas le moment d’affronter le Magistrat. J’avais juste besoin de séparer mes actes de mes émotions, afin d’entailler la gorge de mon frère sans m’écrouler comme une masse. Enfin, pas tout de suite. On entendit claquer la porte d’entrée. Mon cœur se serra. — Ils sont de retour, prononça Bergman d’une voix si haut perchée qu’on aurait dit que quelqu’un l’étranglait. — Jasmine, déclara Vayl de son ton glacial, tandis que ses pouvoirs surnaturels entraient peu à peu en action. Vous vous sentez capable de le faire ? Je hochai la tête et levai mes yeux sur lui. Je ne pouvais pas expliquer que moi seule aimait suffisamment David pour que ça puisse marcher. Qu’à mon avis personne d’autre ne serait aussi rapide que moi. Même Vayl, pourtant assez robuste et assez réfléchi, risquait d’être distrait par la vue du sang s’écoulant vite. Je comprenais soudain les histoires que j’avais entendues sur les familles médiévales qui ajoutaient du bois sur le bûcher de leurs parents. Même si ceux-ci étaient condamnés à mourir par le feu pour avoir choisi la mauvaise religion, ou ensorcelé le mauvais mari, les familles tenaient avant tout à accélérer le processus pour abréger les souffrances de leurs proches. C’est drôle comme rien ne changeait au fil des siècles. Je coupai le brûleur. Puis je tins le couteau dans mon dos et m’appuyai, l’air de rien, contre l’îlot central, tandis que mon frère entrait dans la pièce en se grattant vivement la nuque. Il croisa mon regard et sourit. Je me rappelai que l’âme qui m’observait derrière ces yeux verts était emprisonnée et me hurlait de la libérer. — Ça s’est bien passé ? demanda-t-il. Je le gratifiai d’un faux sourire à la Lucille, dans l’espoir qu’il ne ferait pas gaffe. — Comme sur des roulettes. Tu t’attendais à quoi, frérot ? Tu travailles avec les meilleurs ! Pendant qu’on parlait, Vayl s’était glissé derrière lui. Je m’avançai, fis un signe de tête à mon chef comme pour le féliciter. Dave regarda par-dessus son épaule et se mit à le complimenter. Mais Vayl avait saisi le signal et ses pouvoirs s’amplifièrent tandis qu’il glaçait les veines de David et lui agrippait les bras. On ne savait pas trop comment il réagirait aux capacités surnaturelles de Vayl. S’il était un Sensitif, comme moi, il résisterait. On ignorait tout du comportement des Zedrans. Heureusement, le souffle glacé ralentirait les saignements. Je sais, je sais… Si Raoul le ramenait à la vie, ça n’aurait aucune importance. Physiquement, mon frère irait bien. Mais je ne souhaitais pas le voir s’éveiller dans une mare de sang. Un cauchemar de moins, tant qu’à faire. À ce stade, c’était tout ce que je pouvais lui offrir. — Qu’est-ce qui vous prend ? lâcha Dave, les yeux exorbités. Pas vraiment effrayé. Pas encore, du moins. — C’est toi la taupe, Dave. — Quoi ? T’as perdu la tête ? — L’homme de main du Magicien, celui qui t’a agressé pendant l’interrogatoire, tu te souviens ? Il t’a tué et a glissé un instrument de contrôle dans ton cou qui s’appelle un ohm. (Je détestai ce qui allait suivre. Mais le Magicien écoutait, alors j’enchaînai :) Je suis désolée. Tu m’as piégée. Forcée à assassiner la mauvaise cible ce soir. Alors à présent je dois te tuer. La peur surgit alors. Je me retrouvai face à elle, et compris que ce serait peut-être la dernière expression que je verrais jamais dans le regard de mon frère. — T’es complètement à la masse ! Les Helsingers ! Matt ! Jessie ! Tout ça s’embrouille dans ton cerveau. Je suis pas un traître ! Jamais de la vie ! — Adieu, David. Je t’aime. Sans lâcher mon frère, Vayl déplaça son bras droit afin de pouvoir contrôler son visage. Il força Dave à redresser la tête. J’avais l’extracteur dans la main gauche. De la droite, je fis une rapide incision à l’aide de mon poignard. Dave protesta en rugissant et tenta de se débattre en rejetant la tête en arrière. Mais Vayl l’empoignait si fort qu’il put à peine bouger. J’insérai l’extracteur dans l’entaille que j’avais faite à la base de la gorge, puis gardai la main dessus pour endiguer l’hémorragie, et bientôt il n’y eut plus qu’un filet de sang. — Il est entré en lui ? s’enquit Cole quelques secondes plus tard. Je retirai la main et j’acquiesçai. Vayl lâcha la tête de David. — Je ne suis pas mort, murmura mon frère. Je me contentai de le regarder avec une telle peine que je ne pouvais plus parler. De toute mon existence je n’avais jamais eu autant envie d’être quelqu’un d’autre. Une de ces femmes qui se hérissent face à la violence. Qui soignent et réparent, qui donnent la vie encore et toujours… Soudain la tête de Dave fit un brusque mouvement en arrière. Ses yeux se révulsèrent. Sa bouche grimaça comme s’il commençait de manquer d’air. — Laissons-le s’en aller, dis-je d’une voix faible. Vayl lâcha les bras de mon frère, qui se mit aussitôt à se gratter la nuque, jusqu’à ce que ses ongles deviennent ensanglantés. Il tomba à genoux. Je le rejoignis et voulus le toucher, mais je savais que ça ne l’aiderait en rien. C’était moi qui lui faisais subir cette horreur. Toutefois je restai auprès de lui, partageai sa souffrance tandis qu’il s’effondrait sur le dos, secoué de spasmes. Cole écarta tout ce qui risquait de le blesser. J’étais agenouillée à la droite de Dave, Vayl à sa gauche. On contemplait, impuissants, la bave qui écumait à ses lèvres. Les spasmes se transformèrent en convulsions. Non pas de rapides secousses, mais de longs moments où son corps s’arquait comme s’il allait presque se dresser sur la tête. Je comptai… Un… deux… trois… À quatre, l’extracteur apparut. Comme je ne m’en emparai pas tout de suite, Vayl me fit un signe de tête. Tu dois finir ce que tu as commencé, me disait son regard. Je tendis la main. Saisis l’extracteur entre les doigts et tirai doucement. Il résista… alors je le pris à deux mains et parvins à sortir l’invention de Bergman et Cassandra avec l’élément auquel il s’était cramponné. Un petit tube de plastique rouge de la longueur d’un cure-dent et aussi large que mon auriculaire. Dès qu’il fut extirpé du corps de Dave, celui-ci s’immobilisa. Je baissai la tête et prononçai les paroles que Raoul m’avait apprises. Il s’écoula une poignée de secondes et je me sentis décoller de mon enveloppe charnelle. J’entendis Cole demander : — Combien de temps avant qu’on sache si ça a marché ? Vayl secoua la tête. Haussa les épaules. Une sorte de miroitement au-dessus du corps de Dave m’indiqua qu’ils n’auraient pas à attendre longtemps. Mon frère entamait son voyage astral. Il hésita en me voyant : — Jazzy ? — Vas-y, le pressai-je. Raoul t’attend. Je ne précisai pas que je le protégerais. Sinon il ne serait jamais parti. Toutefois je le suivis de près, en guettant le Magistrat, tandis que Dave remontait le long du filament arc-en-ciel qui le menait à Raoul. Si mon Guide spirituel et moi avions vu juste, le Magistrat allait bientôt passer à l’attaque. Rien ne se produisit. Dave parvint sain et sauf jusqu’à Raoul. J’étais juste en train de me dire que j’avais paniqué pour rien, quand j’aperçus les démons. Ils étaient trois, dont le Magistrat, et flottaient en direction d’une des cordes qui me reliaient à mes êtres chers. Ce n’était pas celle de Dave… mais celle d’EJ. — Raoul ! m’écriai-je. Ils en veulent à la petite ! Mais je savais qu’il ne pourrait pas m’aider. Il était occupé à passer un accord avec Dave. Ou peut-être pas. Cette bataille serait donc la mienne. Je volai en direction des démons, sans trop savoir quels dégâts je risquais de causer à mon état incorporel. Tant pis ! Il me fallait à tout prix agir ! Tel un avion à réaction, je hurlai en fonçant tête baissée dans le Magistrat… et passai au travers. Il éclata de rire et agita la main d’un air désinvolte. Un vent venu de nulle part me propulsa en arrière. Alors que je roulais sur moi-même et virevoltais, en essayant désespérément de recouvrer mon équilibre, je les vis tous les trois s’avancer sur la corde d’E.J. Le plus gros des démons, avec une tache bleuâtre et moisie recouvrant la moitié de son visage, tendit le bras vers le filament doré qui me reliait à ma nièce. Il l’effleura de ses griffes, puis recula comme s’il s’était brûlé. À son contact, la corde d’E.J. avait lancé des éclairs. Apparemment, la gosse possédait ses propres défenses. — Imbécile ! beugla le Magistrat. Pourquoi t’ai-je demandé d’apporter la liane ? — Ha ! ha ! brailla le troisième démon, un mastodonte aux oreilles de cochon et au museau de chien qui, même dans cette dimension, empestait la viande rance et les ordures. Il sortit alors de la cuirasse de son armure marron hérissée de piquants une corde verte tressée, entrelacée de feuilles ourlées de noir et de quelques fleurs d’un jaune écœurant. Je venais à peine de cesser mes loopings, quand le Magistrat saisit l’une des extrémités de la liane et l’enroula petit à petit autour de la corde d’E.J., tandis que l’autre démon tenait l’autre bout. — Non ! hurlai-je, comme la liane se tendait et transperçait d’épines la corde qui se mit à trembler et commença de disparaître. Je me jetai dans la mêlée. Ces salopards se régalèrent. Ils rirent comme des débiles en me voyant filer vers eux. À leurs yeux, je devais avoir la mémoire courte, ou alors j’aimais bien voltiger dans l’espace. En réalité, je tentais un coup auquel Cam avait eu recours à deux ou trois reprises la veille au soir, lors de la partie de poker : il s’agissait de faire un petit sacrifice pour voir exactement quelles cartes les autres avaient décidé d’abattre. Tout en observant les démons se préparer à riposter, j’évitai d’imaginer ma nièce en train de gémir à l’autre extrémité d’un filin qui semblait l’étrangler sous l’emprise de la liane. Comme leurs mimiques ne semblaient pas obéir à une logique précise, j’en déduisis qu’ils ne communiquaient pas par gestes maléfiques. Cependant ils devaient forcément puiser leurs pouvoirs quelque part. Je me focalisai sur le Magistrat. Son odeur surnaturelle se révélait la plus forte, la plus désagréable, mais aussi la plus familière. Je laissai ma Sensitivité, ce que les Pillards se plaisaient à appeler mon « œil de l’esprit » s’en imprégner. — Laisse-la tranquille, Magistrat ! vociférai-je. Il jeta un regard sur le côté, se baissa comme pour cueillir un brin d’herbe. Mais à présent que j’étais bien concentrée, je vis qu’il avait défait une tresse d’une des cordes noires étincelantes qui les liaient, lui et ses compagnons, à leur propre univers, pour la lancer vers moi dans un claquement. Elle m’atteignit en pleine poitrine et immobilisa tout mon torse immatériel en m’envoyant de nouveau valser en arrière. Je ne savais pas trop pourquoi je n’avais pu distinguer leurs cordes auparavant. Sans doute, comme me l’avait confié Raoul, parce que je manquais d’entraînement pour me battre efficacement dans cette dimension et parce que je n’avais pas pensé au talent de Vayl pour camoufler les choses. Le Magistrat savait lui aussi comment travestir ses cordes de sorte que je ne puisse pas les voir, sauf si je les cherchais. Ce qui les rendait d’autant plus capitales. Le problème, c’était que j’ignorais comment les couper et disposais de peu de temps pour m’en charger. La liane qu’ils avaient apportée se resserrait comme un boa constricteur. D’autres fleurs commençaient d’éclore. D’une minute à l’autre je m’attendais à voir la corde d’E.J. devenir aussi molle qu’une personne qui se noyait. La seule idée qui me vint consistait à utiliser mes cordes à la manière dont ils s’étaient servis des leurs. Je volai vers celle d’Albert en évaluant mal ma vitesse, et je la percutai si brusquement qu’elle produisit une vibration dissonante. Les potes du Magistrat se protégèrent les oreilles. — Eh ! fais gaffe ! Espèce d’abrutie ! aboya le plus gros. Quand il retira ses mains, je vis que ses lobes pissaient le sang. — T’aimes pas ça ? répliquai-je. Je saisis la corde et la pinçai en lui faisant émettre un son horrible. Le plus petit du trio démoniaque grimaça et fourra ses doigts boudinés dans ses oreilles marron verdâtre. Une goutte de sang gicla de son nez. Le Magistrat fit claquer sa nouvelle arme dans ma direction. L’arme cingla l’atmosphère en me rappelant tellement son fouet que je me demandai si c’était pour cette raison qu’il l’utilisait. Au dernier moment, je l’esquivai en poussant la corde d’Albert dans l’espace que je venais de libérer. Celle du Magistrat s’enroula autour de celle d’Albert et se mit aussitôt à grésiller. Je pris le temps de regarder l’onde de choc remonter le long de la tresse et me réjouis de voir le Magistrat serrer les dents, comme son corps était saisi de spasmes. Il tira sur son arme pour tenter de la libérer, alors que je filais vers la corde de Vayl. Je la heurtai de plein fouet, rebondis dessus, puis la percutai encore, tandis que les compagnons du Magistrat protestaient en braillant de plus belle. — Stop ! criaient-ils, le sang jaillissant par tous leurs orifices. Désormais allongés, ils se tordaient de douleur. La liane n’avait plus l’air en grande forme elle non plus. Putain ! je crois que ça pourrait faire l’affaire ! Je fis le tour de toutes les cordes dorées qui me reliaient à mes proches. Evie. Cassandra. Bergman. Cole. Albert. Vayl. Celle de Dave manquait toujours. Mais celle d’EJ. étincelait chaque fois davantage quand j’en faisais vibrer une autre, en produisant une tonalité stridente qui transperçait les démons et leurs cordes comme du verre. Lorsque le premier câble noir céda, il vola en éclats dans un hurlement surnaturel, comme s’il était une créature vivante et non un simple canal. Le plus gros démon se désintégra. Son copain n’allait pas tarder. Sa corde explosa, ainsi que son être incorporel, lorsque je claquai celle de Cole. Yeaaah, génial ! je me sentais fabuleuse. Invincible. Je jubilais. Personne ne pouvait m’arrêter depuis que j’avais trouvé comment détruire ces fils de pute démoniaques. J’aurais dû me douter que c’était pas si simple. Tandis que je me déplaçais pour faire vibrer la mélopée funèbre du Magistrat, il se libéra. La vitesse à laquelle il me tomba dessus me donna l’impression qu’au-dessus de moi une divinité quelconque avait utilisé sa télécommande en me laissant au ralenti pour le reste du combat. Tout en se débattant, le Magistrat avait extirpé une nouvelle longueur de tresse. Désormais il tenait deux espèces de fouets en guise d’armes. Il en fit claquer un qui vint s’enrouler autour de ma taille et m’immobilisa à moins de un mètre de la corde resplendissante d’E.J. L’autre tresse s’enroula autour de mon cou. Aussitôt ma vision s’affaiblit, comme si elle me privait de mon afflux sanguin. Impossible, vu que j’étais désincarnée. Alors quoi ? Putain ! c’était l’enfer… — Justement ! intervint grand-mère May qui avait terminé son bridge et débarrassait la table. Cite-moi un autre endroit où tu as connu ce genre d’horreur. Ce sentiment atroce de futilité. — Où tu veux en venir ? demandai-je d’un ton morne. Elle piqua un grain de popcorn dans son saladier et le lança sur moi avec impatience. — Et alors ? Tu as oublié nos conversations du dimanche après-midi ? Après la messe. Après le déjeuner. Pendant nos longues balades autour de sa ferme. On parlait de tout. Mais c’était en général le moment où on abordait des sujets dits « sérieux ». Quand nous, les gosses, on pouvait lui dire tout ce qui nous passait par la tête et espérer en retour une pépite ou deux de sa sagesse. Souvent, selon la façon dont s’était déroulée la matinée, nos conversations s’orientaient sur la nature du bien et du mal, ce qu’il y avait entre les deux, et comment savoir où se situer dans telle ou telle situation. — L’enfer existe vraiment, nous avait-elle dit. Ne laissez personne vous affirmer le contraire. Et ce n’est pas seulement une destination. C’est l’un de ces endroits puissants, sournois qui vont se déplacer chez le voisin, attendre que tu regardes ailleurs, puis en profiter pour t’attraper s’ils le peuvent. — Comment lutter contre un truc pareil ? avais-je demandé. Grand-mère May avait alors plissé les lèvres en me gratifiant d’un de ses regards obliques… sa manière à elle de me féliciter d’avoir posé la question qu’elle attendait. — Avec des pensées pures, répondit-elle. Un esprit innocent. Espèce de vieille sorcière, songeai-je, tandis que le visage sculptural du Magistrat arborait un sourire triomphant en me regardant dépérir, t’as déjà combattu des démons ! Plus tard, quand j’aurais le temps, je fouillerais dans le passé de ma grand-mère. Pour l’heure, je me contenterais de son conseil. Je fermai les yeux et me concentrai sur la personne la plus pure et la plus innocente de mon entourage. Je pouvais la sentir. Comme je percevais souvent Vayl à travers Cirilai et mes cinq sens. E.J. se tenait là, aux confins de ma psyché, comme une nouvelle étoile. Si délicate et si scintillante que toute la splendeur de son être anéantissait ma propre noirceur. Le Magistrat fit un bond et poussa un cri rauque. J’ouvris les paupières. Ses tresses avaient disparu de ma taille et de mon cou. Il avait reculé et se frottait les mains comme si elles étaient roussies. Je me penchai et j’empoignai la corde d’E.J. Dès que je la touchai, les derniers vestiges flétris de liane se désagrégèrent. Je la pinçai. Elle vibra alors de sa tonalité unique, propre à ma nièce. Puis envahit toute l’atmosphère, puissante comme une symphonie, joyeuse comme un chant de Noël. — Nooon ! hurla le Magistrat en bouchant ses oreilles sanguinolentes. STOP ! Je continuai à jouer jusqu’à ce que l’écho de cette mélodie pure et limpide se répercute sur toutes les cordes alentour, créant des harmonies qui me firent pleurer de joie. Pas le Magistrat, en revanche. Il se cramponna à sa corde noire luisante. Tenta de la chevaucher pour remonter à sa source. Mais la corde commença de se décomposer. Puis ce fut lui qui se craquela, à l’instar des poupées de porcelaine d’Evie quand elles tombaient de l’étagère. Son corps de top model se couvrit de longues fissures. Son visage parfait se fendilla. Le crâne et les dents, les muscles et le sang, remplacèrent la peau écarlate et lisse. Toutefois je continuai à jouer jusqu’à ce que tout son corps désincarné se brise en mille morceaux et que son câble se dissolve en de minuscules gouttes noires qui tombèrent en pluie en rejoignant leurs infâmes origines. Je lâchai la corde d’E.J. Dieu, ce que j’étais fatiguée ! Et ma corde personnelle commençait de s’estomper. Le signe évident que mon corps s’affaiblissait. Mais était-ce prudent de réintégrer mon enveloppe charnelle avant d’avoir parlé à Raoul ? Jusqu’à quel point E J. serait-elle vulnérable après cet épisode ? Par ailleurs, Dave aurait peut-être besoin de moi à la maison. Tandis que je tergiversais, je me sentis soudain poussée… violemment… dans ma chair. Je sentis mon dos s’arquer de douleur au moment où mon esprit rejoignit mon corps. Quand je repris enfin mon souffle, je pus à peine articuler : — Qu’est-ce qui… ? Vayl se pencha au-dessus de moi : — Tout va bien ? Je secouai la tête, en essayant d’y voir plus clair. Raoul ? C’est quoi le mot ? Pas de réponse. Merde ! — Cam ! hurlai-je. (Natchez arriva en courant dans la cuisine, me découvrit agenouillée auprès de David, qui ne respirait toujours pas, et sécha une larme sur sa joue.) Où est Cam ? demandai-je. — Il s’occupe de Grâce. — Va le chercher ! Tout de suite ! Natch revint trente secondes plus tard avec toute l’équipe. — Réanimation ! répliquai-je. Et que ça saute ! Sans un mot, Cam s’agenouilla et attaqua le massage cardiaque. — J’ai cru que tu disais que Raoul…, commença Cole. — Je ne vais pas le laisser se charger de ça, grommelai-je, avant de me pencher pour faire le bouche-à-bouche à Dave. Sur ces entrefaites, Cassandra débarqua en trombe dans la pièce. — Jasmine ! Je vois de nouveau ! s’écria-t-elle. À l’évidence, elle aurait préféré rester dans le brouillard. Je hochai la tête et gardai tout mon souffle pour mon frère. — Vous devez partir ! reprit Cassandra, la voix vibrante d’une émotion à peine contenue. — Quoi ? — Ma vision. Une destruction terrible. Des massacres. De la fumée noire d’attentats à la bombe. Des milliers d’innocents morts sous les gravats. Le Magicien ne s’arrêtera pas, sauf si vous l’attrapez maintenant ! Je contemplai mon frère, aveuglée par les larmes, alors que je me relevais tant bien que mal. Jet prit ma place, tandis que Vayl m’aidait à sortir de la cuisine et me conduisait dans la chambre des garçons, où Cassandra gardait en lieu sûr les éléments nécessaires à sa formule magique. Elle m’avait expliqué plus tôt que celle-ci se fondait sur mes capacités déjà accrues à traquer les alterhumains. Jusque-là, pour suivre une piste, il me fallait d’abord trouver sa source. Ce sortilège m’indiquerait non seulement ladite source, mais imprégnerait aussi mon cerveau de l’odeur surnaturelle du Magicien, afin que je puisse le suivre à la trace s’il se déplaçait avant notre arrivée. Cassandra tendit la main et je lui remis l’ohm, dont j’étais trop ravie de me débarrasser. Elle prit l’un des petits marteaux de Bergman et brisa le tube de plastique pour en extirper un petit os blanc. — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je sans reconnaître ma voix. On aurait dit celle d’un robot. Ouais, en cours de route j’étais passée en pilotage automatique. J’allais le payer cher quand je reprendrais les rênes. Mais d’ici là je pouvais au moins faire mon boulot. — Lorsque vous verrez le Magicien, dit Cassandra, vous remarquerez sans doute qu’il lui manque un morceau de doigt. J’acquiesçai. Ce serait le dernier de mes soucis quand je le trouverais. Cole entra dans la pièce. — Toujours rien ? lui demandai-je. Il secoua la tête. Bon sang, Raoul ! faites quelque chose ! Je me tournai vers Cassandra. Elle avait posé l’os par terre, au milieu d’un cercle de poudre jaune. — À présent, Jaz, reprit-elle d’une voix tendue, penchez-vous au-dessus du cercle. J’obtempérai, sans trop m’inquiéter de la suite des événements. Si elle avait mis le feu à la poudre et, en raison de leur proximité, à mes cheveux, je n’aurais même pas protesté. Au lieu de cela, elle répandit une substance blanche étincelante sur la poudre ; on aurait dit du sucre, sauf que les cristaux étaient plus gros. Tout en s’affairant, elle prononça une série de mots bizarres : — Ayada. Torenia. Terelle avatam latem. Le cercle forma une sorte de mini-orage électrique autour de ma tête. Chaque fois que j’inspirais ou ravalais ma salive, je sentais une vague odeur de fer. Mes yeux me piquaient et j’avais beau battre des paupières, on aurait dit qu’un cil de la taille d’un séquoia géant était coincé dans mes lentilles de contact. Je commençai d’avoir des élancements dans la tête, mais la douleur ne me dérangeait pas. Au contraire… je ne méritais pas moins pour ce que j’avais fait à mon frère. Peu importait qu’il n’ait jamais souhaité mener son existence actuelle. C’était bel et bien à cause de moi s’il était à présent étendu mort dans la cuisine. La minitempête s’arrêta soudain, me laissant à quatre pattes, pantelante comme un chien de chasse déshydraté. Mais j’avais capté l’odeur du Magicien. Je grimaçai sous une telle puanteur. Un mélange de cadavre à la peau toute boursouflée, d’eau stagnante, et d’eau de toilette bon marché. Et moi qui croyais que les vampires sentaient fort. — Je sais où il est, annonçai-je. (Je me relevai, vacillai dangereusement, puis me cramponnai à Vayl et à Cole, qui m’aidèrent à me redresser.) Il va nous falloir une caisse. Et deux ou trois flingues en plus. On regagna tous les quatre la cuisine. — David ! s’écria Cassandra en tombant à genoux auprès de mon jumeau. Il était assis, serrait des mains. Ne souriait pas, mais n’engueulait personne pour autant. Je m’arrêtai à l’entrée de la pièce, cramponnée aux avant-bras de Vayl et de Cole. Sinon je me serais écroulée. Le soulagement m’avait coupé les jambes. Mais comme Cassandra sanglotait à ma place, je pus me tenir debout tant bien que mal en gardant les yeux secs. Et j’attendis le verdict. Dave leva les yeux sur moi et le silence envahit la cuisine. — Je n’aurais jamais pu faire ce que tu as fait, déclara-t-il enfin. T’es une femme époustouflante. Merci. J’inclinai la tête, plissai les lèvres pour éviter de bafouiller. Car j’allais à coup sûr me mettre à renifler en faisant des bulles de morve. Franchement, je n’avais pas envie de gâcher l’événement en pleurnichant comme une gosse. Le boulot me servit donc d’échappatoire : — Je peux pas te dire à quel point je suis heureuse de te revoir parmi nous. Mais faut qu’on file. D’après Cassandra, si on part pas tout de suite, le Magicien va s’en tirer. — Tu sais où il est ? s’enquit Cam, tandis que le visage de Dave perdait le peu de couleur qu’il avait repris, en entendant le nom de son ancien maître. — Ouais, répondis-je. On prend le fourgon-régie de la télé. — Alors vous aurez de la place pour nous, intervint Jet. Il se redressa d’un air de dire : « Essaie un peu de m’en empêcher pour voir ! » contre quoi j’avais très tôt appris à ne pas lutter. Je haussai donc les épaules en disant : — Ouais, OK… Qui m’aime me suive. — Eh ben ce sera nous tous, déclara Dave. (Il tenta de se mettre debout. Et plutôt que de le laisser se ridiculiser, Cam et Natchez lui donnèrent un coup de main. Il regarda autour de lui :) Où est Grâce ? On va avoir besoin d’elle aussi. — Elle a été blessée, répondis-je brièvement. Autant éviter qu’il se sente coupable, du moins pour l’instant. Toutefois on n’essaierait même pas de le dissuader de nous accompagner. Même si c’était la pire des idées de tous les temps. J’aurais aimé qu’il disparaisse. Loin de là. De préférence sous un autre fuseau horaire, où on pourrait seulement se parler via le satellite, nos signaux se claquant la bise lorsqu’ils se croiseraient sur une antenne parabolique comme celle du van de la télé. Ce qui me donna l’idée la plus brillante de ma vie. Dans ma tête, grand-mère sourit jusqu’aux oreilles, approuva d’un hochement de tête et déclara : Enfin ! — Ce serait bien si Jet et toi, vous alliez à la chaîne de télé, dis-je à Dave. À l’heure qu’il est, les locaux sont occupés par les deux Pillards restants, chargés de me faire la peau. Soit vous les maîtrisez et ils vous obéissent, soit vous les tuez et vous vous débrouillez pour capter les images diffusées en direct par le fourgon-régie pour les retransmettre ensuite depuis la tour. Rappelez-vous juste un truc, si vous les liquidez, vous allez devoir affronter les mahghuls. Je décrivis les bestioles en question et j’expliquai en deux mots ma confrontation avec elles devant le temple. — Il semble que vous ayez un plan, déclara Vayl. J’essayai de contenir mon enthousiasme grandissant, mais comme l’idée continuait à faire son chemin dans ma tête, je ne pus m’empêcher de sourire. — C’est possible, dis-je. Il existe peut-être un moyen de sauver notre peau tout en faisant notre boulot. Bergman ? On va avoir besoin de tes compétences, mon pote. Je crois bien que tu n’auras pas volé tes vacances… Regard épouvanté mais éphémère. Puis nouvelle expression : Bergman et la détermination. Je me dis que les deux allaient bien ensemble, tout compte fait. Il hocha vivement la tête : — Tu peux compter sur moi. — Cam, vous n’auriez pas des trousses de premiers secours avec vous ? — Si, bien sûr. — Va falloir que je simule une blessure à la main gauche. (Il eut l’air éberlué, mais ne s’avisa pas de me poser des questions dès lors que je poursuivais sur ma lancée. Pendant qu’il s’en allait chercher ce que je lui avais demandé, je passai un coup de fil à Asha avec mes lunettes spéciales.) Comment ça se passe chez les Anvari ? demandai-je. — À merveille ! Vous n’imagineriez pas tous les projets élaborés par FarjAd et Zarsa ! Je crois qu’ils ont déjà refait le monde au moins quatre fois depuis qu’ils se sont rencontrés ! Zarsa pense pouvoir utiliser son Don pour aider FarjAd à survivre à toute agression future. Et lui se dit qu’avec une femme si talentueuse et soutenue par sa famille il pourra attirer encore plus de gens dans son mouvement. Et vous, alors ? — Jusqu’ici tout se passe bien. Mais j’ai une autre faveur à vous demander : on a besoin de votre caisse une dernière fois. Je lui expliquai notre mission et mon plan en dix secondes. — J’arrive, dit-il. Encore un bon point pour Asha. Décidément, quand il se décidait à entrer en piste, il y allait franchement. On accompagna Dave au salon, où il attendrait avec Jet l’Amanha Szeya. Cassandra resterait aussi avec eux jusqu’à leur départ, pour ensuite retourner au chevet de Grâce. L’Amazone était la moins bien lotie sur ce coup-là. Mais si on considérait que Dave venait de mourir – une fois de plus –, je n’allais quand même pas la plaindre. — Ça va aller, insista Dave, tandis qu’on lui demandait à tour de rôle si on pouvait faire quoi que ce soit pour lui avant de partir. Ça paraissait incongru de s’en aller. On aurait dû faire la fête, sauter au plafond, bon sang ! Au lieu de quoi on abandonnait l’homme dont on avait tous espéré la résurrection. Par-dessus le marché, on le laissait remettre les pieds dans une situation où il serait question de vie ou de mort. Même si on savait qu’aucun d’entre nous n’avait d’autre choix, ça craignait. Je pouvais tout de même faire une chose. — Raoul ? Vous gardez un œil sur lui ? Sur E.J. ? — ILS SONT BIEN PROTÉGÉS. Pour l’heure, je devrais faire avec… Je tapotai l’épaule de Dave quand on fut enfin à court d’excuses pour ne pas s’en aller. — Sois prudent, je t’en prie. Si je dois encore te ramener à la vie, Raoul va exiger un truc incroyable, du genre le sacrifice d’une vierge. Et à ce stade, j’ai trop besoin de Bergman pour lui en faire cadeau. Comme je m’y attendais, Dave éclata de rire. L’expression « doux à mon oreille » prenait là tout son sens. Puis, d’une manière si soudaine que j’en eus le souffle coupé, il m’attira vers lui pour me serrer très fort dans ses bras, en me soulevant jusqu’à ce que mes pieds touchent à peine terre. — Je t’aime, dit-il. Et à propos de Jessie… Je comprends. Et je te pardonne. Je m’écartai et le dévisageai, ravie d’entendre ces paroles, certaine qu’elles venaient du fond du cœur. Mais j’étais également sûre que ce cœur-là ne se sentait plus aussi en harmonie avec lui-même que par le passé. Je le lisais dans les yeux de Dave. Dans sa façon de regarder ses hommes, puis sitôt après ses poings, comme s’ils ne pouvaient capturer cette étincelle de rage en lui. Pas envers eux. Mais envers lui-même, pour s’être associé avec leur ennemi. Pour avoir mis leur vie et leur pays en danger. Ça n’avait aucun sens. Peut-être que ça n’en aurait jamais, d’ailleurs. Mais je comprenais. Il commençait à peine à appréhender la réalité de ses erreurs. Et même s’il n’en était pas responsable, il n’en demeurait pas moins le chef de son unité. C’était du moins ce qu’il ressentait. Peut-être qu’on pourrait en parler. Plus tard. Pour l’heure… il était temps de finir la mission. Chapitre 32 Le quartier général du Magicien se situait au nord de la ville, là où les montagnes se dressaient, menaçantes, au-dessus des toits, comme des dieux en colère. J’admirais sa maison par la vitre baissée du fourgon-régie, charmée par son apparence, même si je savais ce qu’elle abritait. Cette demeure de deux étages évoquait le Taj Mahal en modèle réduit, un petit chef-d’œuvre blanc immaculé avec ses tourelles et pas moins de cinq toits séparés en dôme. Elle était entourée d’une vaste cour bien éclairée, le tout clôturé par un mur en béton mauve d’un mètre quatre-vingts de haut. Le genre de propriété pas vraiment discrète pour cacher le roi du chaos. Cependant le Magicien s’appelait aussi Delir Kazimi, homme d’affaires renommé dont les généreuses contributions aux œuvres de charité lui valaient une grande popularité. Bref, cet hôtel particulier miniature, situé loin de son QG saoudien, cadrait avec le personnage. Toutefois ses concepteurs avaient mis l’accent sur la sécurité. Des caméras vidéo placées aux coins de la clôture et aux points stratégiques de la maison elle-même. Un seul portail donnait accès depuis la rue à une allée cimentée. J’en tirai la conclusion que les visiteurs pédestres n’étaient pas les bienvenus au nécro-manoir. Si la grille n’était pas surveillée par des vigiles, elle était équipée en revanche d’une serrure numérique d’aspect intimidant dont le clavier exigeait que l’on place toute sa main à l’intérieur d’un boîtier métallique. J’imaginai que si vos empreintes n’étaient pas reconnues par le scanner, une petite lame tombait et vous tranchait la main illico. Tandis que je faisais le tour du pâté de maisons, je reçus un appel sur mes lunettes spéciales. C’était Jet. — On a pris le contrôle de la chaîne, m’annonça-t-il. — Comment va Dave ? — À peu près aussi bien qu’on peut l’espérer. Je traduisis par « fatigué mais opérationnel » et décidai de m’en contenter. — OK, dis-je. On vous rappelle quand on sera prêts pour vous. Puis je coupai la communication. En m’approchant de nouveau de la propriété, je me repassai dans la tête la conversation qu’on avait eue sur le trajet, en cherchant les lacunes dans notre plan de dernière minute qu’on s’accordait à trouver un peu léger. — Jasmine et moi entrerons seuls, déclara Vayl tandis que je conduisais en pistant l’odeur du Magicien. J’empruntais l’itinéraire le plus direct possible, sans pour autant traverser les parcs et les jardins en écrasant tout sur mon passage. — Vayl a un truc pour se déplacer sans qu’on le remarque, avec lequel même des gars comme vous ne peuvent pas rivaliser, avait expliqué Bergman. Il avait pris l’un des quatre fauteuils disponibles, et Cole, Cam et Natchez occupaient les trois autres. S’ils les avaient rapprochés de la rangée de moniteurs et de consoles électroniques qui tapissaient l’habitacle du fourgon, ils auraient pu couvrir à eux seuls les J.O. d’été. En l’occurrence, ils avaient simplement attaché leur ceinture et veillé à ce que leurs armes soient prêtes à tirer. — Super, dit Cam en pivotant sur son siège pour mieux voir Vayl. Quel est notre rôle, alors ? — Vous servirez d’appât, répondit mon chef en toute franchise. Je jetai un coup d’œil dans le rétroviseur, histoire de voir comment Bergman avalerait la pilule. J’avais comme l’impression qu’elle avait du mal à passer et qu’il luttait pour ne pas la recracher. Qu’est-ce que t’en sais, en fait ? Il était sérieux quand il affirmait en avoir marre d’être une mauviette. Tandis que je révisais mon opinion sur Miles pour y inclure un regain de respect, Vayl poursuivit : — Jasmine et moi parions que le Magicien ne pourra résister au piège tendu par ce fourgon-régie, puisqu’une source anonyme – merci, Bergman ! – vient de l’informer qu’Edward Samos aurait pris le contrôle de la chaîne de télévision et envoyé des Pillards en vue du coup d’État dont Jasmine a parlé à David, juste après notre arrivée dans le pays. Il enverra ses gardes pour qu’ils aillent en découdre. Il vous incombe à tous les quatre de les en empêcher. — Compris, dit Cam, tout en mâchouillant son sempiternel cure-dent. Puisqu’on aura l’avantage sur eux, si on prépare bien notre coup, on ne devrait même pas être obligés de se battre. Les autres hommes acquiescèrent et se regroupèrent. Avant qu’ils puissent élaborer le moindre plan, Vayl fit un signe à Cole : — Dès que vous les apercevez, vous nous le faites savoir, dit-il. Ça signifiera qu’ils auront momentanément désactivé leur système de sécurité, et ce sera notre signal pour pénétrer dans la demeure. J’espérais que Bergman avait apporté suffisamment d’émetteurs-récepteurs high-tech pour nous tous, mais il n’avait pas prévu qu’un si grand groupe aurait besoin de communiquer en réseau à ses propres frais. Bref, si un autre gars de l’équipe voulait nous dire un mot, il devrait faire appel à Cole et à son grain de beauté émetteur grâce auquel il communiquait avec Vayl et moi. Je garai le fourgon-régie le long du trottoir. À notre droite, des maisons plongées dans le noir bordaient la rue comme de braves petits soldats, toutes construites sur le même modèle, les seules différences étant la couleur des façades et la forme du portail de l’incontournable mur-clôture qui séparait les cours du trottoir. Je me demandai comment réagiraient les voisins en découvrant qu’ils vivaient en face du domicile d’un des terroristes les plus honnis au monde. J’entendais déjà les interviews dans les médias : — Vous savez, on aurait peut-être dû se douter de quelque chose quand la bombe a explosé dans sa cave. Mais on se disait qu’il devait apprendre à jouer de la batterie. Et à qui en parler, de toute manière ? La moitié des flics ont peur de descendre de voiture et l’autre moitié travaille pour lui ! J’observais les gars échanger ces sourires qu’on esquisse sans le vouloir, juste avant la bataille. On n’y peut rien. C’est comme le fait de respirer. Ou de remuer des fesses sur de la musique rap. On doit se sentir plus vivant à cause de la menace de mort. Je sais en tout cas que ce soir-là je n’aurais pas échangé ma place, à côté de ces hommes, toutes dents dehors. OK. On est prêts à y aller. J’interrogeai Vayl du regard. Maintenant ? Il me gratifia de cette légère inclinaison de la tête qui passait pour un acquiescement. Je sentis de nouveau ses pouvoirs entrer en action, telle une mini-tornade glacée qui nous enveloppait tous les deux. — Ils s’en vont où comme ça ? demanda Natchez. — Je t’ai dit qu’il était bon, déclara Bergman. Je suivis Vayl en sortant de son côté et claquai la portière sur les paroles de Miles qui se mit à soliloquer sur les assassinats connus et supposés de mon chef, malgré ma forte envie de me glisser à l’arrière pour l’écouter sans dire un mot, comme si je risquais de ne plus jamais l’entendre. Grâce au camouflage de Vayl flottant au-dessus de nous, on traversa courageusement la rue en défiant les caméras de surveillance. Elles montreraient sans doute quelques mouvements, mais les vigiles verraient une image floue et songeraient que les objectifs avaient besoin d’être nettoyés. D’un léger hochement de tête, Vayl m’indiqua qu’il souhaitait passer par-derrière. Je le suivis de suffisamment près pour rester dans sa sphère d’influence. Tout en m’imprégnant de l’ambiance environnante avec mes cinq sens, j’essayai de capter la moindre information. Je ne suis pas Cassandra, mais j’arrive à percevoir les émotions humaines intenses. Et nul doute qu’a l’intérieur de la propriété quelqu’un ne décolérait pas. — Vayl, murmurai-je. Le Magicien est comme un fou à cause de nous. — Vraiment ? répliqua-t-il, ironique. — Je me dis qu’on peut utiliser ça à notre avantage. Il me décocha un regard amusé par-dessus son épaule : — Jasmine, s’il existe quelqu’un qui sait manipuler la fureur de ses semblables à ses propres fins, c’est bien vous. — J’accepte la remarque comme un compliment. Il émit une sorte de bruit étouffé que je pris pour un gloussement. — Je ne voulais pas dire autre chose… La maison occupait la moitié de la rue. On tourna au coin, puis on marcha encore pour aboutir dans une voie privée. Une grille fermée par une chaîne en barrait l’accès. Sur le portail, un panneau devait indiquer clairement pourquoi personne, hormis les propriétaires, ne pouvait rouler au-delà… du moins c’est ce que j’imaginais, puisque je ne lisais pas le farsi. Pour ma part, ça disait un truc du genre : Marre de la vie ? On a du boulot pour vous ! Renseignez-vous à l’intérieur. La grille proprement dite était plus basse que celle qui donnait sur la rue. Et plus délabrée aussi. En fait, quelqu’un avait dû l’emboutir avec son véhicule. En y allant franco. Au point de laisser une bosse évoquant un énorme footballeur qui aurait reçu un coup de pied dans les cojones. Bref, la déformation qui en résultait offrait une excellente prise pour les pieds, qui nous permit de grimper par-dessus le mur et d’atterrir en douceur de l’autre côté. En raison de l’absence de dépendances et de parc paysager, on voyait toute la cour et l’arrière de la maison. Seule concession ornementale de l’architecte dans cette partie : la piscine. Mais ni chaises longues ni plantes en pot. Rien pour adoucir l’austérité de l’eau enfermée dans un bassin en ciment. On aurait dit un lieu pour baptiser les gens. Ou les noyer. Si j’avais été un assassin de base, la distance séparant le portail, où je me tenais, et l’arrière de la maison m’aurait paru interminable. Le Magicien empêchait quasiment quiconque de s’introduire chez lui quand il s’y trouvait. Cependant il ne s’attendait pas à devenir la cible d’un vampire tel que Vayl. Pour les entrées, on avait l’embarras du choix. Une fois qu’on se retrouva devant la maison, le garage se situait à notre gauche. Il disposait de quatre boxes, tous accessibles par des portes de style écurie. Un chemin partait de l’allée pour voitures et rejoignait l’entrée principale, une porte voûtée sans vitres, peinte en blanc et pourvue d’un loquet métallique noir. Tout à fait à droite, presque à l’angle de la bâtisse, on distinguait une autre entrée blanche de forme rectangulaire et moins imposante… à coup sûr réservée aux domestiques. Vayl interrogea mon intuition. Laquelle ? me disait son expression. Je désignai la porte numéro deux d’un hochement de tête. On gagna le coin du bâtiment. Bien qu’on n’ait relativement rien à craindre, ça faisait toujours bizarre de passer dans le champ de vision de quelqu’un en réalisant qu’on était comme invisibles pour lui. Dommage qu’on n’ait pas eu plus de temps. Je me serais éclatée à leur faire croire qu’on leur avait jeté un sort. J’imaginais déjà les vigiles autour des moniteurs vidéo : — Merde alors, Khorsand ! s’écrierait l’un d’eux. Regarde la caméra 5 ! Les lumières du garage se sont envolées et flottent autour de la piscine comme des têtes tranchées ! Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? — On est hantés par les âmes de tous ces braves hommes qu’on a assassinés, Nima, répliquerait son collègue. Le seul choix qui nous reste, c’est de nous sacrifier ! Ah ! si seulement c’était si simple, soupirai-je. On se tint prêts et on attendit le signal de Cole. — Vous exhalez un incroyable parfum, commenta Vayl en s’approchant de moi au maximum sans me toucher. Sa définition de la distance professionnelle, apparemment. — Concentrez-vous sur le boulot, baby. — Baby ? C’est mon nouveau surnom ? — Bien sûr. — Je le déteste, rétorqua Vayl, catégorique. Trouvez-m’en un autre. Je levai les yeux sur lui ; son excitation était si intense qu’elle en devenait palpable… J’aurais pu la caresser comme un luxueux manteau de vison, en me sentant délicieusement coupable de craquer pour cette fourrure. Ce job faisait nécessairement ressortir les pires facettes de nos caractères respectifs, en général au même moment. On sentait une sorte de frisson nous parcourir. Cette montée de pouvoir divin qui précède la plupart des assassinats. Heureusement pour nous, mon esprit de contradiction me pousse à étouffer dans l’œuf toute surexcitation. — J’avais un perroquet du nom de Murray dans le temps. Ça vous plaît ? suggérai-je. Ses épaules s’affaissèrent : — Vous êtes sérieuse ? Quand vous me regardez, je vous fais penser à un… perroquet ? — Parfaitement, répliquai-je, d’autant plus ravie de ma trouvaille qu’elle l’agaçait. C’est parce que vos yeux prennent toutes sortes de nuances comme les plumes d’un perroquet. Et vos canines sont un peu taillées comme son bec. Murray chiait sur du papier journal. Et vous lisez les journaux pendant que… (Son regard m’interrompit net.) Ou peut-être que, étant vampire, c’est pas une fonction vitale chez vous. Mais puisque vous vous alimentez et que vous lisez les journaux, je me disais que… — Jasmine ! — Au temps pour moi. Pour poursuivre cette conversation, va falloir qu’on attende de mieux se connaître. Je ne compris pas toute sa réponse, mais j’eus l’impression d’entendre un truc du genre : — D’ici à une centaine d’années. — OK, intervint la voix de Cole dans nos oreillettes, si ça continue, je vais me mettre à gerber. En plus, les méchants rappliquent. Je répète… Les hommes de main du Magicien sont lâchés ! Je détachai le collier que je portais autour du cou, glissai la dent de requin spéciale – encore un gadget de Bergman – dans la serrure, puis j’attendis que le métal high-tech prenne la forme adéquate. Dix secondes plus tard, on était dans la place, sans alarme, grâce à notre fourgon-appât. Je m’accordai une brève pause pour souhaiter que les gars réussissent leur coup. Puis je me focalisai totalement sur la tâche qui nous attendait. On entra dans une pièce qui semblait trop petite et bien trop ordinaire, comparée au reste de la demeure. Comme si l’architecte était venu là en se disant : « Voyons voir… Il va leur falloir un coin pour jeter leurs fringues ensanglantées. » Chez nous, on aurait appelé ça un cagibi. Grosso modo, c’était une pièce de deux mètres cinquante sur trois, destinée à laisser ses babouches et son keffieh, avec une rangée de patères sur le mur qui faisait face à la porte, où étaient accrochées deux ou trois casquettes. Un carrelage marron délavé tapissait le sol. Deux marches menaient à une autre porte. Tandis que Vayl l’entrouvrait en douceur, je sortis de l’étui fixé à ma ceinture un petit miroir dentaire qui, une fois glissé dans l’embrasure, nous permit de découvrir une vaste salle de réunion. Sombre et déserte, elle me rappelait le sous-sol d’une église. De longues tables. Des chaises pliantes. Et à l’autre bout, un coin cuisine. Des pièces plus modestes jouxtaient la grande, mais elles ne nous intéressaient pas. Le Magicien fulminait dans les étages. J’ouvris la marche en traversant la cuisine pour gagner une alcôve abritant un escalier en bois. Celui-ci conduisait au palier du premier, mais continuait aussi jusqu’au deuxième. — Il est là, murmurai-je. À présent, n’oubliez pas. L’idée, c’est de ne pas le tuer tout de suite. OK ? — Cela fait trois fois que vous me le rappelez ! s’énerva Vayl en serrant les dents. Je suis un professionnel, figurez-vous ! — Tuez-le ! hurla soudain Cole avec une telle violence que j’avais envie de m’arracher l’oreillette pour la piétiner. — Cole, de quoi tu parles ? dis-je. — Les gars qu’il a envoyés à nos trousses… C’est des zombies ! Nos balles les ralentissent à peine. Alors rien à foutre du plan ! Tuez-le ! Merde ! J’aurais dû me douter qu’un truc bizarre se tramait en ne voyant pas les mahghuls se rassembler. Mais je pensais que c’était parce que, de leur côté, nos gars n’avaient pas attaqué la soirée avec l’intention de tuer. Comme Cole nous le raconta par la suite, ils avaient décidé d’un commun accord qu’un seul d’entre eux avait besoin de rester dans le van pour servir d’appât. Et c’était tombé sur Bergman. — T’as l’air d’un vrai technicien de la télé ! lui avait dit Cam avec enthousiasme. — Hé ! Miles, avait demandé Natch en montrant son Manx. T’avais pas dit que ce joujou possédait un silencieux incorporé ? — Ouais, répondit Bergman, en essayant de coller à sa nouvelle image de dur à cuire, après la remarque élogieuse mais effrayante de Cam. Suffit de tourner le canon vers la droite jusqu’à ce qu’il se bloque. Cole lui claqua l’épaule : — On dirait que c’est le début de tes nouvelles aventures ! — Ben… ouais… Son Manx à présent en mode furtif, Natch ouvrit l’étui fixé à sa cuisse et en sortit son arme de secours, un Beretta M9 avec silencieux, qu’il tendit à Bergman. — Tâche de bien viser, prévint-il dans un grand sourire, tandis que Bergman prenait le pistolet et bafouillait ses remerciements. On veut juste abattre les méchants ce soir. Pigé ? Bergman acquiesça. — T’as la trouille ? Bergman hocha encore la tête, tout en bredouillant : — Non… non, pas du tout. Bien sûr, j’ai les boyaux tellement retournés que si je me lève je me chie sur les deux jambes. Mais je suis sûr que c’est juste la bouffe que j’ai mangée. Ils échangèrent encore un regard, puis tous deux éclatèrent de rire. Natchez lui donna une nouvelle claque sur l’épaule et suivit Cam qui sortait du véhicule. Déjà sur le trottoir, Cole regarda Bergman et leva le pouce en signe d’encouragement, puis ferma les portières. Après quoi ils se firent discrets. Bien qu’ils ne possèdent pas les pouvoirs surnaturels de Vayl, ces types étaient drôlement doués pour disparaître. Surtout quand ils étaient prêts à agir, avec le gilet pare-balles qu’ils portaient en général sous leur uniforme, après s’être chacun noirci le visage. Sauf Natch, bien sûr, qui se plaisait à dire que Dieu l’avait créé pour les combats de nuit. Cole alla se planquer entre deux voitures garées un peu plus haut dans la rue. Cam et Natch se fondirent dans la pénombre créée par le renfoncement des portails à l’entrée des maisons les plus proches du van. Les hommes du Magicien n’essayèrent même pas de passer inaperçus. Nos gars venaient à peine de se mettre en embuscade qu’ils franchirent la grille principale, six en tout, en se dirigeant droit sur le fourgon-régie. Dès qu’il les vit dégager de la rue, Cole s’approcha d’eux discrètement par-derrière en gagnant le côté conducteur. Les hommes ne lancèrent pas un seul regard par-dessus leur épaule. Tellement ils étaient sûrs d’eux. Quand ils constatèrent que personne n’occupait les sièges avant, ils passèrent de l’autre côté du véhicule et ouvrirent la portière à toute volée. Cole s’était dit qu’il leur sauterait dessus. Si bien que lorsque les salopards agirent ainsi, il les braqua avec son Manx par la vitre du conducteur en hurlant : — Pas un geste ! Sauf que les morts-vivants n’exécutaient qu’un seul ordre. Et encore fallait-il qu’il émane de l’intérieur de la propriété. — Cole, c’est des zombies ! brailla Bergman. — Descends maintenant ! lui cria Cole en voyant l’un d’eux lever son arme. Il cribla de balles la créature, comme Bergman s’emparait d’une des caméras et se jetait sur la portière arrière. Miles l’ouvrit à la volée et sauta à terre en tombant sur les genoux, mais épargna le matériel. — Mets-toi à l’abri ! lui lança Cam, tandis que trois des zombies abattus par Cole ripostaient déjà. Dès que Bergman s’écarta, Cam et Natch ouvrirent le feu dans le dos des morts-vivants en les touchant à la nuque avec des balles conçues pour ne laisser que des fragments. Bergman rejoignit Cole derrière le fourgon, alors que les zombies se retournaient sur leurs assaillants. Même si la plupart d’entre eux ne voyaient plus grand-chose avec leurs propres yeux, leur maître n’en perdait pas une miette. Cam et Natch passèrent par-dessus le mur le plus proche. — Jasmine ! Z’avez pas encore trouvé ce salaud ? s’enquit Cole tout en couvrant le repli de ses camarades. On est franchement mal barrés ici ! — On s’approche de lui, murmurai-je. On avait gravi le deuxième escalier. Lequel nous avait menés dans un couloir, en passant devant une série de pièces manifestement destinées à l’entraînement. Il y avait des tables jonchées de feuilles de papier. Des cartes tapissaient les murs. D’autres pièces abritaient des haltères, des vélos d’appartement, des punching-balls, des tapis de gym. J’eus le sentiment que tous les hommes du Magicien n’étaient pas des zombies. Pas au début, du moins. Je me demandai où ils avaient bien pu passer. Il en existait tout de même plus que les six qu’il venait d’envoyer à l’assaut sur nos gars. Pourtant les pièces étaient vides. Le couloir déboucha enfin sur un espace circulaire, rehaussé par un énorme tapis dans les bleus et rouges. Ici et là, des coussins en soie dans de riches tonalités sombres, par groupes de douze ou quinze. Un rouge grand format portait encore la marque de l’endroit où le Magicien se reposait avant qu’on vienne le déranger. Il se tenait debout à l’autre extrémité de la salle et regardait au-dehors par l’une des larges baies vitrées découpées dans ce mur, cramponné au rebord comme s’il lui épargnait de tomber à genoux. Si mes connaissances en nécromancie étaient exactes, il nous suffisait d’interrompre sa concentration, de détourner son regard de ses zombies, et nos gars pourraient les exterminer. Un coup d’œil en direction de Vayl. Il répondit par un signe de tête. — C’est donc vous le fils de pute qui a tué mon frère. Chapitre 33 Je me sentais dans la peau de Clint Eastwood, prête à me battre en duel dans les rues de Laredo, contre la brute armée qui avait incendié ma ferme et abattu mon cheval. Et, comme je venais de le dire, tué mon frère. Mais comme Dave était théoriquement en vie, je me dis que mon personnage manquait d’épaisseur. Je me replongeai donc dans l’état d’esprit qui était le mien avant que mon frère revienne à la vie. Voilà… mon rôle tenait la route à présent. J’avançai vers le milieu de la salle au moment où le Magicien se retourna… d’abord son corps, puis sa tête, et enfin ses yeux. Une sorte de danse au ralenti grâce à laquelle il prit tardivement conscience qu’il se retrouvait face à deux agresseurs. — Ils nous lâchent et viennent vers vous ! me prévint Cole dans l’oreillette. Il vous reste peut-être trois minutes avant qu’ils vous sautent dessus. Tu dois t’en tenir au plan, murmurai-je, sachant qu’il le ferait, même si tout laissait supposer que Vayl et moi allions nous retrouver coincés entre six zombies et leur maître furibard. — Je devrais vous tuer là, sur-le-champ, espèce… de monstre ! m’écriai-je. Je conservai un air tendu, accablé par la douleur. Mais derrière cette façade mon cerveau phosphorait sec, comme si je venais de rendre mon dernier examen de chimie à la fac. La ressemblance entre le Magicien et FarjAd, que j’avais attribuée au hasard, était en réalité familiale. Ils ne partageaient pas seulement la même apparence, mais aussi la même façon de se déplacer. Ils savaient où se situait leur place dans le monde. Mais là où FarjAd s’ouvrait à tous ses semblables, le Magicien n’en gardait qu’une petite sélection. On le devinait dans son expression hostile, inhospitalière, alors qu’on avait largement l’avantage sur lui. — Non, Jasmine ! s’écria Vayl en levant sa main libre. (L’autre agrippant sa canne pointée sur le Magicien.) Cet homme doit payer. Et il n’existe qu’une seule manière de s’assurer que justice soit rendue. Vous avez promis ! — Oui, admis-je en me décrispant un peu. Mon frère m’a fait une demande bien précise. Et j’ai l’intention de l’honorer. (Je brandis l’os dans ma main droite, la gauche bien cachée derrière mon dos.) Vous voyez ça ? Vous savez ce que c’est ? Il baissa les yeux. Cicatrisée depuis longtemps, sa main gauche n’était même pas bandée. Il lui manquait juste le petit doigt. — Non ! beuglai-je. J’ai détruit le vôtre dès que je l’ai extrait du cou de mon frère ! Je dévoilai ma main gauche. Afin qu’il découvre le fantastique pansement réalisé par Cam. Un soupçon de rouge apparaissait sur le « moignon », à l’endroit où on avait l’impression que je m’étais tranché l’auriculaire. — Vous n’êtes pas une nécromancienne, marmonna le Magicien. Toutefois, il semblait en douter. Il s’avança dans la flaque de lumière créée par un lampadaire à l’abat-jour en perles rouges et or. La ressemblance avec FarjAd s’estompa alors sous le teint cireux et les traits émaciés d’un homme qui ne dormait plus depuis des semaines et ne s’alimentait que lorsqu’on l’y forçait. Contrôler Dave avait dû l’épuiser à l’extrême. Je dissimulai ma satisfaction sous un regain de colère, à l’idée que mon frère ait pu être spirituellement lié à cette ordure. — Je suis une alter, repris-je avec ferveur. Et c’est suffisant. En particulier quand tout ce que je souhaite, c’est contrôler un seul… petit… zombie… de rien du tout. Vayl escamota le fourreau de sa canne-épée. Le « pfuit » métallique provoqua un frisson le long de ma colonne vertébrale. — Il suffit d’une entaille sur votre gorge, déclara-t-il d’une voix doucereuse. Juste assez pour y insérer l’ohm de Jasmine. — Et ensuite vous m’appartenez, ajoutai-je. Comme Dave l’a voulu. Vous deviendrez mon serviteur zombie à jamais. L’esclave d’un assassin américain. Ça vous inspire quoi, Kazimi ? Et voici le plus savoureux… (je me léchai ostensiblement les babines)… la cerise sur le gâteau. Avant de vous installer chez moi, avec un joli petit tablier à froufrous, pour faire la cuisine, la poussière, et… nettoyer les chiottes ?… je vais vous utiliser pour liquider le Rapace. Eh oui ! je vais mettre tout votre réseau en branle pour descendre Edward Samos. Vous allez l’attirer hors de sa tanière. Et dès qu’il fera le moindre geste, tout le réseau s’écroulera. Génial, non ? Comme le faciès jusque-là stoïque du Magicien commençait de se décomposer, ce que je venais de dire au sujet de Samos me rappela un souvenir de mon dernier aller-retour en enfer. C’était important, mais pas suffisamment pour m’y attarder tout de suite. Je collai ça dans la pile « À vérifier plus tard » et me concentrai sur le visage du Magicien. J’avais déjà vu des hommes devenir tout gris. Humm… toujours aussi jubilatoire. — Que voulez-vous au juste ? murmura-t-il. Je ferai n’importe quoi pour éviter… — La soumission zombie ? répliquai-je. Je m’approchai et me retrouvai nez à nez avec lui. Je rassemblai toute ma hargne. Bizarrement, j’en avais pas mal en réserve. Si mes paroles avaient été du venin, toute ma bouche se serait paralysée. — Vous savez ce que je veux ? Rien, éructai-je d’une voix sombre et cruelle. Mon chef, ici présent, est d’accord pour me laisser vous tuer à petit feu. Vous devez répondre de nombreux meurtres, après tout. Et la justice ne regarde jamais du bon côté, quand il s’agit de salopards dans votre genre. Alors pourquoi rater la seule occasion qui m’est offerte de réparer tout ça ? Vous vous isolez du monde depuis, quoi ?… vingt ans ? Vous avez bâti un empire immobilier en vous servant de votre identité légale, tandis que votre double perpétrait dans l’ombre les pires atrocités sur d’innocents civils. C’est vous qui avez lâché du gaz moutarde[9] dans le métro à New York, pas vrai ? et orchestré le massacre de trois cents écolières kurdes. Parce qu’on sait tous ce qu’Angra Mainyu pense des femmes qui savent lire. Eh ouais, je suis certaine d’avoir aussi entendu dire que le Magicien était derrière les attentats à la bombe survenus contre les avions de ligne israéliens, les consulats britanniques et les trains de la liberté somaliens. — Vous n’avez aucune preuve ! s’écria le Magicien. Bingo ! — Donnez-la-moi, rétorquai-je. — Comment ? Il paraissait interloqué. On aurait dit que je venais de le lâcher dans la jungle, en le sommant de faire du stop pour rentrer chez lui. — J’ai un fourgon-régie de la télé à l’extérieur. Parlez devant une caméra. Montrez votre visage. Admettez vos crimes. Et je vous laisse la vie sauve. — Quel genre de vie mènerai-je alors ? demanda-t-il. Celle qui consistera à assister à la lente déchéance de mon monde, tandis que de plus en plus d’idiots goberont les propos délirants d’hommes tels que… — Votre frère ? s’enquit Vayl. Tiens ! lui aussi avait vu la ressemblance. — FarjAd Daei, renchéris-je, tandis que l’amertume qui se lisait sur son visage le trahissait. Vous avez prévu de tuer votre propre frère. — Demi-frère, corrigea Delir. Nous avons la même mère. — Je dois avouer que c’était un plan ingénieux, repris-je. Vous n’avez pas pu faire couler le sang de votre frère, alors vous manipulez les Américains pour qu’ils se chargent du sale boulot à votre place. En prime, vous créez un fossé énorme entre notre pays et les seules personnes en Iran qui n’ont pas envie de nous détruire à l’heure actuelle. Malgré sa situation désespérée, le Magicien sourit jusqu’aux oreilles. — C’était un plan magnifique, déclara-t-il. — Il a volé en éclats, dis-je. Vous tuez mon frère pour me contraindre à tuer le vôtre ? Je ne vois pas où est l’équilibre là-dedans. Vous savez que l’Univers va riposter en vous collant une grande claque pour le simple fait d’avoir tenté le coup. Et ce soir, Delir, c’est moi son bras droit ! — Vous n’êtes rien ! Vous représentez si peu de valeur à mes yeux que je m’étonne même de ne pas vous voir disparaître à chaque battement de mes paupières. — Oh ! vraiment ? Vous me mettez déjà au rebut, avant même de jeter un coup d’œil sur la marchandise. Pas très avisé, Magic-Man. — Pfft… Vous autres Américains, vous servez à quoi, franchement ? Vous vous pavanez en vous gargarisant de belles phrases, comme si tout le monde devait suivre votre exemple. Et pourtant vos fils conduisent en état d’ivresse et vos filles idolâtrent des putains. Vous proclamez que la planète est en danger, mais vous épuisez les ressources mondiales comme s’il s’agissait de vin bon marché. Vous priez pour la paix, alors même que vos soldats combattent et meurent pour des causes qui les dépassent depuis longtemps. — Ça va… épargnez-moi ce genre de conneries, dis-je en balayant sa diarrhée verbale d’un geste désinvolte. Vous nous haïssez tout bonnement parce que ça vous plaît de détester les gens, et c’est facile de nous prendre pour cible. Si on n’était pas là, vous ne seriez pas différent. — Bien sûr que si ! insista-t-il en tapant du pied comme un gamin coléreux. — Vous seriez le même, répliquai-je froidement. Parce que le problème, c’est pas nous. C’est vous. Vous ne voulez pas discuter, vous n’acceptez aucun compromis. Putain ! vous ne seriez même pas foutu de vous asseoir à une table sans un bon vieux bâton de dynamite sanglé à votre poitrine ! Alors, allez vous faire foutre ! Les yeux du Magicien s’écarquillèrent tellement que je crus qu’ils allaient lui sortir de la tête. — Mécréante ! s’égosilla-t-il en postillonnant comme un malade. Angra Mainyu m’a permis de vivre un millier d’années pour que je puisse tuer le moindre Américain sur Terre ! — Etes-vous sûr qu’Angra Mainyu s’intéresse à ce point à vos projets ? s’enquit Vayl. Après tout, c’est grâce à lui si nous vous avons retrouvé ici. (Comme le Magicien ne répondait pas, il ajouta :) Je note au passage que, si vous réclamez à grands cris la mort des Américains, vous souhaitez par-dessus tout celle de votre frère, qui lui ne l’est pas. — Il pourrait aussi bien l’être. À force de vomir toute cette pourriture sur la paix et la tolérance. J’aurais dû le tuer quand nous étions enfants. Mais je n’ai pas su trouver un moyen susceptible de me faire passer pour innocent. Et ma mère, bénie soit-elle, ne m’aurait jamais pardonné. « Si seulement il était mort et que tout le monde puisse le croire en vie », avais-je coutume de penser. Alors, j’ai commencé à étudier la nécromancie. — Mais en définitive vous n’avez pas choisi la solution zombie pour FarjAd, remarquai-je. (Le Magicien secoua la tête.) Pourquoi ? — Il serait trop difficile à contrôler. Mais je ne pouvais me résoudre à le tuer. Alors je me suis débrouillé pour que vous, les Américains, vous en chargiez. (Kazimi m’adressa un regard sournois.) Et ce fut le cas. Donc, même si vous tenez dur comme fer à m’asservir ad vitam aeternam, je crains de ne pouvoir accéder à votre requête. Il désigna du regard le fond de la salle, où ses zombies s’alignaient comme un commando suicide. — Euh… Magic-Man ? dis-je en lui faisant un petit signe pour capter son attention. Avant que ça devienne un peu trop agité dans le coin, je vous suggère de jeter un coup d’œil sur Canal 14. L’air intrigué, il saisit la télécommande sur une table basse et alluma son écran plasma géant. Son visage hargneux apparut cinq secondes plus tard, tandis qu’il affirmait avoir souhaité tuer son frère quand ils étaient petits. — Bien sûr, comme tout le monde ne parle pas anglais en Iran, on amènera ensuite notre interprète dans les locaux de la chaîne pour qu’il traduise. Je pense qu’on va aussi ajouter un petit bandeau déroulant sous la vidéo. Un truc du genre : « Le magnat de l’immobilier révèle être un ennemi de l’État. Le prix des logements s’effondre. » Vous en pensez quoi ? Vayl désigna le bout du couloir, où l’on apercevait l’objectif d’une caméra tenue par une main pâle et tremblante : — Souriez, vous êtes filmé, Delir. Bergman passa la tête au coin du mur, m’adressa un sourire bravache, puis reprit son poste à demi caché. Pas ses gardes du corps, en revanche. Cole, Cam et Natchez surgirent de leur cachette et braquèrent leurs armes sur le Magicien, comme pour le défier de faire du mal à leur petit copain. — La diffamation, ça vous dit quelque chose ? repris-je. Ça peut se révéler pire que la mort, Kazimi. Parce qu’on ne s’en remet jamais. Mais on continue de vivre… brisé… sans amis… banni par sa propre famille, son pays… — J’aurai toujours les morts à mes côtés ! s’écria le Magicien en tendant les bras vers ses zombies. — Non. Pas du tout. (C’était Asha. Il était venu. Mes épaules s’affaissèrent de soulagement quand il traversa la salle. Je lui remis l’os. Il le brandit en déclarant :) Voici l’ohm de Delir Kazimi. Qu’il renferme tous ses pouvoirs à jamais ! Le Magicien tomba à genoux, tandis qu’un nuage noir, bourdonnant comme un nid de guêpes en colère, jaillit de sa bouche en tournoyant pour pénétrer dans l’ohm. L’espace d’un instant, on sentit la pression monter dans la pièce. À tel point que mes oreilles se bouchèrent. Asha plia l’os dans sa grande main. Le broya. Puis il ouvrit celle-ci et versa les restes sur le tapis comme une poudre blanche inoffensive. La pression retomba. Les zombies du Magicien s’écroulèrent, définitivement morts cette fois. Et l’on regarda tous Asha poser la main sur le front de Kazimi. — Je suis l’Amanha Szeya et proclame que tu demeures encore trop dangereux pour continuer de vivre. — Asha, intervins-je en montrant les fenêtres, les mahghuls ! Ils se tenaient encore derrière les vitres, mais cherchaient un autre moyen d’entrer. Ils n’allaient pas tarder à nous rejoindre. — Soyez prête à vous battre, me dit-il. Je sortis Chagrin et libérai la sûreté. Puis je regardai Vayl et l’équipe. Vous les voyez ? Vayl acquiesça, mais les autres secouèrent la tête. Ils seraient visibles assez tôt, de toute manière. Dès lors qu’on ferait saigner l’un d’entre eux, en fait. — Ne paniquez pas si une horde de gargouilles au visage hérissé de piquants a l’air de débarquer de nulle part, dis-je aux autres. Suffit de les tuer, OK ? Ils hochèrent la tête. Asha sortit un long couteau cristallin de sa longue tunique. L’arme semblait surnaturelle, mais pas très affûtée, au point que j’envisageai de lui passer mon bolo pour faire le travail. Mais Asha s’était mis à marmonner je ne sais quelles paroles rituelles et j’hésitai à l’interrompre. Depuis que Vayl et moi avions fait craquer son vernis et qu’Asha avait annulé ses pouvoirs, Kazimi semblait comme ratatiné. Il gisait immobile, agenouillé aux pieds de l’Amanha Szeya, le dos courbé, les yeux perdus dans le lointain. Ce regard ne le quitta pas. Même quand l’incantation d’Asha gagna en puissance et qu’il saisit Delir par les cheveux. Ni lorsqu’il posa le bout de sa lame sur le visage de Kazimi à cinq reprises, en y traçant une sorte d’étoile. Pas même quand il lui trancha la gorge. Dès que le corps s’effondra, les mahghuls entrèrent à flots dans la salle. J’eus à peine le temps d’inspirer un grand coup avant qu’ils me tombent dessus. Je vidai deux chargeurs et la moitié d’un troisième avant d’avoir la vue complètement bouchée. L’un de ces petits salauds avait recouvert mon visage. En me rappelant comment la femme pendue était morte, je rengainai Chagrin, saisis le mahghul à deux mains et tirai le plus fort possible. Je perdis quelques cheveux sur la nuque, mais mon champ de vision était de nouveau dégagé. Je lançai le mahghul contre le mur. J’entendis son cou se briser, tandis que je sortais mon bolo. J’embrochai le mahghul cramponné à ma jambe droite, poignardai sur le côté celui qui était agrippé à la gauche, puis Vayl me rejoignit et m’en débarrassa. Son visage n’était plus qu’un masque de fureur et de sang. — J’ai cru qu’ils vous avaient vaincue, déclara-t-il, pantelant, tout en brisant le dos d’un mahghul. — Moi aussi. On alla prêter main-forte à Asha, dont tout le torse n’était qu’une masse grouillante de mahghuls. À coups de couteau, parfois à coups de poing, on finit par le libérer. À l’autre bout de la salle, je constatai que nos gars se débrouillaient beaucoup mieux. Les mahghuls n’appréciaient guère les armes de Bergman. En fait, les Manx semblaient les repousser. Ils avaient bondi sur Cam ou Cole, mais dès qu’ils touchaient ce nouvel alliage de l’arme high-tech, ils reculaient d’un bond et s’enfuyaient, comme s’ils s’étaient brûlés. — Asha, dis-je quand le dernier de ses mahghuls tomba à terre. Regardez. On observa l’un des monstres s’élancer sur Natchez depuis la droite. Celui-ci tirait sur la gauche, si bien que le temps qu’il pivote avec son Manx, le mahghul était presque sur lui. Il lui sauta dessus, toucha le canon du fusil, puis ricocha quasiment en arrière. — Quelle est donc cette arme ? s’enquit Asha. — Bergman ne vous le dira jamais, répondis-je. Mais je parie que je peux lui demander de vous fabriquer une espèce de cuirasse dans le même alliage. Les yeux d’Asha étincelèrent. — D’ici à combien de temps ? — Oh !… après ses vacances ? — Parfait ! Chapitre 34 Enfin on pouvait fêter la victoire. Réunis dans cette joyeuse cuisine jaune, on buvait tous du thé, en regrettant que ce ne soit pas de la bière, mais ça ne gâchait en rien notre plaisir. Bizarrement, le fait d’avoir combattu ensemble les mahghuls avait anéanti leur faculté à nous vider de nos émotions. Bras dessus, bras dessous, Dave et Cassandra se regardaient dans le blanc des yeux toutes les deux minutes, comme s’ils y avaient découvert le plus grand des trésors de l’Univers. Et pendant ce temps, on se racontait notre soirée mouvementée. Dave et Jet avaient facilement maîtrisé les Pillards. L’un d’eux était endormi. L’autre tellement pris par le film que diffusait la chaîne qu’il ne les entendit pas entrer et réagit bien trop tard. — On les a donc ligotés dans des fauteuils avec du gros adhésif de plomberie, expliqua Jet. Et je peux vous dire qu’ils se montraient pas franchement coopératifs. Mais on n’a pas cessé de les interroger, et leur troisième œil ne cessait de regarder juste aux endroits qu’on cherchait. Inutile de préciser qu’ils se seraient volontiers tapé la tête contre les murs avant que tout se termine. On était plies en deux ! Tandis que Cole prenait le relais des anecdotes, je songeai à ce fameux troisième œil. Il était conçu pour piéger l’âme de la victime d’un Pillard jusqu’à ce qu’elle puisse être transportée en enfer. Où j’étais moi-même allée, et où j’avais vu une autre paire d’yeux pas si différente de celle des Pillards. Elle me hantait depuis si longtemps que j’avais quasiment abandonné la possibilité d’identifier son origine. Peut-être que si je repassais cette scène dans ma tête encore une fois… Juste avant que les démons nous aient vus, ils parlaient de Samos qui tentait de signer un accord avec le Magistrat pour qu’il assiste au rituel du jugement, où Uldin Beit avait payé de sa chair. Toutefois Samos n’avait pas voulu parapher le contrat lui donnant un droit de visite temporaire, car il était censé abandonner en retour quelque chose de précieux. J’entrevoyais une image de ce quelque chose quand les démons nous localisèrent. Je n’avais donc vu que ses yeux, rougeoyants, comme s’ils reflétaient les phares d’un véhicule. Oublie un peu ces yeux, Jaz. Tu fais une telle fixette que j’en ai la nausée. T’es sûre qu’il n’y avait rien d’autre ? Je me concentrai. Tout ça s’était passé si vite, j’avais du mal à m’en souvenir. Ça n’avait duré qu’une demi-seconde, en réalité. Je fermai les paupières. Me détendis. N’invente rien. N’essaie pas de voir. Contente-toi de revivre l’événement. Des démons qui discutent. Qui cancanent, en fait. T’es au courant pour Machin ? Non, tu déconnes ! Leurs paroles créaient des images, comme un film, juste devant moi. Ouais, ouais… Il y avait ces yeux. Et… autre chose. Les contours grossiers, plus sombres que la pénombre, d’un corps couvert de poils. Quatre pattes. Une queue. — Merde alors ! J’ouvris les yeux et me rendis compte que tout le monde s’était tu. — Jasmine ? fit Vayl en haussant le sourcil d’un air de dire : « Vous êtes sûre que tout va bien ? » — Ça y est, je viens de piger ! La raison pour laquelle j’ai bien voulu aller en enfer avec Raoul. Perdre ma dextérité à battre les cartes. C’était pour avoir l’occasion de découvrir ce qui était le plus précieux au monde pour Samos, depuis que son avhar était mort. Le regard de Vayl étincelait d’excitation. Il savait ce que tout ça signifiait. Ce serait le moyen de pression idéal à l’encontre de notre pire ennemi. — De quoi s’agit-il ? demanda mon chef. — De son chien. Il ne voulait pas l’abandonner. Même pour venir en enfer et rencontrer le Magistrat. Peut-être même se concocter une vraie dynamique du pouvoir. Et on savait tous combien Samos adorait le pouvoir. Vayl se frotta les mains : — Comment dites-vous cela déjà ? C’est géant. C’est… très exaltant, Jasmine. Nous pourrions vraiment l’attraper avec cela. — Ouais. Alors commencez de réfléchir. Tout le monde se mit à parler en même temps, ce qui m’offrit le prétexte nécessaire pour m’esquiver. Asha avait proposé de s’occuper des Pillards à ma place, mais je sentais que je devais être la seule à gérer ça. C’étaient mes actes qui les avaient amenés ici, après tout. D’une manière détournée, certes, mais quand même. Tandis que je me préparais pour ce dernier boulot, je repensais à mes adieux avec l’Amanha Szeya. Il avait fait un tel chemin en si peu de temps depuis notre première rencontre. Il n’arborait plus son air de chien battu, mais une expression paisible, fière et courageuse. Il se tenait bien plus droit, souriait à belles dents et s’exprimait avec une assurance que je ne lui connaissais pas auparavant. — J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour vous, avait-il déclaré, alors qu’on se tenait devant la propriété du Magicien. — Vous avez déjà fait beaucoup, Asha. — Et pourtant j’éprouve un sentiment de travail inachevé. (Il me dévisagea un instant, puis ses yeux s’éclaircirent.) Il y a peut-être quelque chose, en définitive. (Il posa sa main sur mon front. Celle-ci me brûla un peu, comme ses larmes. Puis plus rien.) Votre marque a disparu, annonça-t-il. — Comment avez-vous réussi ? demandai-je. Je croyais que… Il haussa les épaules. — Cela fait partie de mes prérogatives, alors autant en profiter. Je lui souris : — Vous êtes quelqu’un qui mérite d’être connu. — Merci. J’étais en train d’enfiler ma cape, quand Dave entra dans la chambre des filles. — Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-il. — Je vais m’occuper de ces Pillards. — Pourquoi ? — Ben… je peux quand même pas les laisser traîner dans la nature à choper les âmes égarées, si ? — Jaz, je travaille pour Raoul maintenant, tu te rappelles ? — Euh… ouais. — Alors… je m’en occupe. Je le regardai. Il avait de nouvelles rides autour des yeux. De nouvelles marques profondes. Une détresse latente dont j’espérais qu’il pourrait la maîtriser. — Oh ! Merci. — Pas de problème. Long silence. Qui ne tarda pas à devenir gênant. — Jaz ? — Ouais ? fis-je aussitôt. Mon cœur se serra. Je savais ce qu’il allait dire. Il s’apprêtait à me demander de retourner en enfer. Pour sauver notre mère. Et je ne pouvais pas. Ne voulais pas. On ne pouvait pas tout sacrifier. Je lui avais déjà donné mon enfance. Et à la CIA mon jeu de cartes bien-aimé. J’avais atteint mes limites. Peut-être qu’il le lut dans mon regard, parce qu’il ne me posa pas cette question. — Est-ce que tu apprécies Cassandra ? — C’est une vraie perle. Il hocha la tête. — Super. Il s’en alla et je m’effondrai sur le lit, en grande partie parce que mes jambes ne voulaient plus me soutenir. Avant que je comprenne ce qui se passait, mes yeux avaient dérivé sur la fonction « Appel » de mes lunettes spéciales et je composai le numéro d’Evie. — Jaz ? — Ouais. Tout le monde va bien ? Et E.J. ? — En pleine forme. Elle est à côté de moi. Elle vient de se réveiller. Je lui donne à manger. Merde ! j’avais même pas pensé au décalage horaire. Je jetai un coup d’œil sur ma montre. Presque minuit en Iran. Ouais… j’imagine que c’était l’heure du petit déjeuner en Evieland. — Et Albert ? — Pourquoi ne pas le lui demander toi-même ? Avant que je puisse l’en empêcher, elle avait tendu le combiné au vieux. On discuta un petit moment. Suffisamment pour l’épuiser. On raccrocha juste quand Vayl entrait dans la pièce. — Vous me manquiez, déclara-t-il en s’empressant de venir s’asseoir près de moi. — Mouais…, fis-je en lui tendant mes lunettes, que je n’avais plus envie de porter. (Elles devenaient trop lourdes.) J’étais en train de parler à mon père. — Oh ? Tout va bien, alors ? Vous devriez le dire à David. — OK. Mais je vais peut-être le laisser souffler un peu, vous voyez… et ne pas lui annoncer tout de suite qu’Albert pense que quelqu’un a tenté de le tuer. Je posai la tête sur l’épaule de Vayl, qui passa son bras autour de mon épaule. Mais impossible d’éprouver le moindre réconfort. Un nécromancien avait transformé mon frère en esclave, un démon avait tenté de voler l’âme de ma nièce, et voilà que mon père prétendait que son accident de moto n’en était pas vraiment un. La violence qui constituait la trame de mon existence n’avait jusque-là jamais touché ma famille. Pourtant, en quelques jours, elle avait failli la décimer. Je plongeai mon regard dans celui de Vayl. — Toute cette merde frappe ma famille de trop près, murmurai-je. — Que comptez-vous faire pour y remédier ? Je n’eus même pas besoin de réfléchir. — Riposter ! Fin du tome 3 * * * [1] Huile de cuisine en vaporisateur. (NdT) [2] Personnage légendaire de bûcheron, présent dans des contes populaires américains. (NdT) [3] Pont situé à Twin Falls dans l’Idaho et enjambant la Snake River. Considéré comme le plus haut du monde à son ouverture en 1927, c’est désormais le seul pont des États-Unis où le saut à l’élastique peut se pratiquer toute l’année sans autorisation. (NdT) [4] Célèbre station de sports d’hiver située au cœur du Mount Rainier National Parle, dans l’État de Washington. (NdT) [5] Chaîne américaine de grandes surfaces de bricolage. (NdT) [6] Acronyme de SEa/Air/Land : unités commandos de la marine américaine spécialisées dans les interventions antiterroristes et capables d’actions en environnement aquatique ou non. (NdT) [7] Célèbre acteur américain, notamment connu pour le personnage de George Costanza, qu’il incarne dans la série TV Seinfeld. (NdT) [8] Situé au cœur d’Indianapolis (Indy), ce stade couvert accueillit les Coïts de 1984 à 2007, ainsi que divers concerts et manifestations. Sa destruction en 2008 libéra un espace destiné à l’agrandissement du palais des congrès de la ville. Depuis lors, les Coïts ont élu domicile au nouveau Lucas Oil Stadium. (NdT) [9] Le gaz moutarde, ou ypérite, est un gaz de combat asphyxiant et vésicant (provoquant des ampoules sur la peau). Un accord international interdit son usage depuis 1983. (NdT)