Jean-Pierre Luminet Le bâton d’Euclide Le roman de la Bibliothèque d’Alexandrie JC Lattès À la mémoire d’André Balland Alexandrie, an 642 # I. Sous le fin croissant de lune, deux hautes tours jumelles découpaient leur silhouette encadrant le portail de la ville close. L’émir Amrou Ben al-As observait d’un air songeur les lourdes portes cloutées du quartier des palais, luisant faiblement sous le feu des bivouacs et la lumière intermittente du Phare. Là-bas, à Médine, le calife Omar, commandeur des croyants, lui avait ordonné de faire disparaître toute trace de paganisme dans l’orgueilleuse Alexandrie. Il détruirait donc ces tours. Mille ans de civilisation devaient périr par le feu et l’épée. Amrou n’aimait pas cela. Tout guerrier qu’il était, il préférait convaincre par la parole que vaincre par la force. Et d’imaginer que son nom passerait à la postérité comme celui d’un destructeur ne l’enchantait guère. Alors il leva les yeux vers le ciel de nuit, comme pour déchiffrer un message dans les clous d’or qui scintillaient là-haut. C’était un ciel moins pur que celui du grand désert, car la mer proche le troublait. Demain, Amrou entrerait dans Alexandrie. Pas comme jadis, en marchand menant ses chameaux chargés de soie et d’épices, mais en guerrier, en conquérant de l’Égypte, à la tête de ses Bédouins. Dans la prise des faubourgs, il avait été magnanime. Pas un temple païen saccagé, pas une maison de chrétien ou de juif pillée, pas une femme violée. Ses Bédouins s’étaient comportés en libérateurs, comme il leur avait ordonné. Mais demain, ce serait une autre affaire. Le quartier des palais était riche, et ses soldats ne comprendraient pas qu’on leur interdise d’en profiter. Et puis, ces statues de divinités païennes que les Grecs conservaient, prétendant que c’était de l’art, et leurs portraits idolâtres de la face de Dieu et de ses prophètes, il faudrait les abattre aussi. Enfin, ces livres des anciens temps, professant superstitions et mensonges, il faudrait les brûler. D’un naturel curieux des choses étrangères, Amrou ne détruirait pas tout cela de gaieté de cœur. La poésie surtout lui semblait, païenne ou pas, respectable, et tenant toujours du sacré. Quand il n’était encore qu’un marchand, le guerrier avait beaucoup voyagé. Ses caravanes l’avaient mené jusqu’à Antioche au Nord, à Ispahan au Levant, et naturellement ici, à Alexandrie, au Couchant. Peu assuré encore de sa foi en la parole du Prophète, il rencontrait dans ces villes étrangères, une fois sa cargaison écoulée, des mages, des prêtres, des rabbins, et leur posait mille et une questions sur leurs cultes, leurs légendes, la conception qu’ils se faisaient de la Terre et de l’Univers. Il avait ainsi appris à connaître l’autre, à comprendre l’étranger. Curieux de tout, et même de leur nourriture, il avait acquis un bagage flatteur de connaissances qui en faisait, à Médine et à La Mecque, un lettré écouté par les vieux et les poètes. Mais aujourd’hui, le temps n’était plus à l’échange ni aux questionnements. La guerre sainte ne s’y prêtait guère. Amrou était de retour, comme la vague sur le sable, et avec lui ses hordes de guerriers du désert, pour submerger Alexandrie. II. Philopon songea, avec un sourire amer, que le cavalier de l’Apocalypse était bien impatient : eût-il attendu encore vingt-trois ans et Alexandrie aurait fêté son millénaire dans les flammes et le sang, proclamant le règne de l’Antéchrist. D’ailleurs, n’était-elle pas déjà là, la fin des temps ? Une mort lente et insidieuse, sous les péristyles du Musée aux dalles de marbre fendues par les saxifrages, aux piliers souillés de graffitis obscènes, tandis que dans les salles de la Bibliothèque aux fenêtres brisées et au cœur des armoires rongées par les insectes, la chaleur et l’humidité, gonflaient, jaunissaient, craquelaient rouleaux de papyrus et parchemins brochés, que ne protégeait même plus leur dérisoire couverture de poussière ? Et lui, Jean Philopon, n’était-il pas aussi couvert de la poussière des ans ? Toute une vie, presque un siècle, à tenter de sauver mille ans de labeur et de sapience humaine à la recherche de la vérité de l’Univers, serait demain réduite à néant. Ces mille ans s’entassaient là, dans un désordre qui ne cessait de croître. Plus de patients copistes pour recopier les manuscrits déposés ici par les quatre vents, plus de traducteurs érudits pour transposer en grec les légendes, les mythes et la science des empires du Levant. Et plus de savants pour classer, compulser, redécouvrir et gloser sur les ouvrages des Anciens. Il ne restait que lui, Jean Philopon, philosophe chrétien, vénérable grammairien, et surtout l’ultime bibliothécaire que la mort allait bientôt emporter. Lui, mais aussi Rhazès, savant médecin, son dévoué assistant, qui veillait sur la Bibliothèque comme sur le plus fragile de ses patients. Hélas, cet homme, jeune encore, était juif, et affichait un scepticisme ironique face aux polémiques qui déchiraient l’Église chrétienne. Un juif bibliothécaire du Musée d’Alexandrie, comment y songer ? Comment songer aussi à mettre à la tête de la plus grande Bibliothèque du monde la belle Hypatie, la petite-nièce du vieux grammairien, chez qui l’étude d’Euclide et de Ptolémée faisait trop oublier la lecture de Paul et d’Augustin ? Et puis, ce n’était qu’une femme. Depuis longtemps, de la mer, ne venaient plus les bateaux chargés de laine, de vin, d’huile, d’épices, de métaux précieux et de livres. Rome était aux mains des barbares, Athènes un lointain faubourg de Constantinople, Pergame un nid d’aigle vide d’œufs et Jérusalem, un village misérable que les chameliers disputaient aux chiens. Pourtant, parfois, accostait au port un marchand famélique qui venait vendre à Philopon quelques volumes écornés que le vieillard feuilletait avec lassitude pour y retrouver, de ses yeux fatigués, la même glose rabâchée, la même exégèse boiteuse de citations tronquées d’Origène, Basile ou Augustin. Quelques années auparavant, Philopon avait eu l’occasion de parler avec l’un de ces marchands arabes qui avaient tenté de lui vendre leur livre sacré. C’était l’œuvre d’un de ces innombrables faux prophètes qui proliféraient entre Jérusalem et l’Arabie Heureuse, demi-fous et charlatans, car pour être convaincants, ces énergumènes devaient eux-mêmes croire à leurs fables. Philopon ne déchiffrait pas cette écriture idéographique aux caractères fort beaux, même s’ils étaient gravés sur des omoplates de dromadaires ou de la peau de chèvre, rustique cousine du parchemin. Il demanda au marchand en question de lui en faire la lecture. C’était une vision naïve de l’Ancien et du Nouveau Testament où un prophète nomade, ce Mahomet, racontait Moïse, Marie et Jésus aux païens comme on le fait aux enfants. Tout cela était ignominieusement blasphématoire – Mahomet allait jusqu’à dire que les chrétiens étaient polythéistes et le Sauveur un prophète parmi d’autres. Mais ce parler simple pouvait séduire les paysans et les bergers. La preuve en était aujourd’hui cette armée de Bédouins contre laquelle le petit peuple égyptien, pourtant païen, n’avait pas résisté, ni à Héliopolis, ni ici, dans les faubourgs d’Alexandrie. Et maintenant, l’envahisseur attendait l’aurore pour briser les portes de la citadelle grecque, ultime rempart de la civilisation, et détruire ce qui restait à détruire, brûler ce qui restait à brûler. Philopon aurait pu garder le livre en question et tenter d’apprendre la langue arabe, mais, même à Alexandrie, il se devait d’être prudent. Les docteurs en théologie de Byzance, ses ennemis, auraient eu beau jeu de l’accuser de sympathies pour la secte de ces barbares. Aussi avait-il laissé repartir le marchand, amer de ne pouvoir continuer l’œuvre de ses illustres prédécesseurs qui avaient pour ambition de collecter tous les livres du monde. Le marchand lui avait assuré que les paroles de Mahomet, récitées en public, n’étaient que très partiellement consignées dans ce livre. Le soi-disant prophète, illettré, n’en avait fait aucune relation écrite, mais ses compagnons connaissaient par cœur les six mille deux cents trente-six versets directement inspirés, croyaient-ils, de Dieu. Rhazès, l’assistant du vieux grammairien, avait eu moins de scrupules. Il avait accepté de prendre chez lui ce Coran pour l’étudier. De fait, c’était pour enrichir sa collection d’objets curieux et amusants qu’il aimait exposer à ses amis : pierres ou bois flottés de forme bizarre, morceaux ou copies de statuettes de l’ancienne Égypte des pharaons, figures naïves griffonnées sur de la nacre par des pêcheurs ou des mendiants. De toute façon, en bon médecin, Rhazès ne s’intéressait qu’aux mystères du corps ; juif, il refusait d’entrer dans les débats théologiques qui, cependant, ébranlaient la terre entière. Maintenant, Philopon regrettait de ne pas avoir acquis les écrits en question. Peut-être aurait-il pu les retourner, telle une arme, contre les barbares. Des barbares qui, demain, prendraient la ville. Quel destin réserveraient-ils aux millions d’éclats de pensée humaine entassés ici ? C’était déjà un miracle que Philopon ait pu les sauver durant les sombres décennies qui venaient de s’écouler. Ni les Perses, ni les évêques de Byzance n’avaient osé détruire la Bibliothèque ou la piller. Mais cette fois, elle était bel et bien en danger de mort. Alors, Jean Philopon attendait la délivrance, dans les longues salles silencieuses du Musée à l’abandon. III. — Ainsi, voici l’œuvre de Dhou Al Qarnaïn, celui qui possédait deux cornes ! Amrou dit ces mots étranges dans un grec presque parfait où affleurait seulement un léger accent guttural. Philopon leva la tête et le considéra d’un air étonné. Quand, au petit matin, il avait entendu le bruit des pas et le cliquetis des armes des soldats pénétrant dans le Musée, le vieux philosophe avait décidé de mourir à l’imitation d’Archimède. Il avait ouvert sur sa table de marbre une antique copie de L’Hippias Majeur, et annoté en marge de la formule de Socrate « Je dis qu’à notre avis, le beau, c’est l’utile » le début d’un commentaire : « Sans doute mais… », laissant volontairement sa phrase en suspens. En un instant, le glaive le transpercerait, et durant des siècles, la postérité répéterait qu’une nouvelle fois, la pensée avait péri, inachevée, dans le sang. Dérisoire imposture, mais sublime avertissement aux générations futures ! — Celui qui possédait deux cornes ? Je ne sais de qui tu parles, général. Est-ce l’une de vos idoles sanguinaires, Baal ou Moloch, pour lesquelles vous égorgez femmes et enfants, dans vos contrées sauvages ? Philopon espérait que le conquérant arabe, rendu furieux par cette réplique insolente, en finirait vite. Contrairement à son attente, Amrou partit d’un grand rire franc : — Si tu avais accepté le livre que jadis je t’avais proposé, tu saurais, noble vieillard, que je parle de celui que vous appelez « Alexandre », et que le Prophète nommait Dhou Al Qarnaïn, ou Iskandar. C’était donc lui ! Le sémillant marchand qui avait tenté de lui vendre ces omoplates gravées était revenu, sous la cuirasse arrogante du guerrier ! Et ce n’était plus des versets maladroits qu’il tendait à Philopon, mais un glaive. Le vieux philosophe, un instant désarçonné, se dit qu’après tout, ce général pourrait être moins redoutable qu’il n’y paraissait. Il ne put s’empêcher de sourire. Ainsi, les fables concernant Alexandre le Grand étaient parvenues aux confins du monde. Alexandre lui-même, espérant être divinisé de son vivant, avait prétendu être intronisé par le dieu égyptien Ammon, à tête de bélier, dans l’oasis de Siwa. Puis il avait ordonné que toutes les effigies de lui fabriquées à Alexandrie portent désormais au front les cornes de l’idole. Cependant, Amrou avait perçu le sourire sceptique du vieillard. D’un geste autoritaire, il renvoya son escorte, prit un siège et s’assit familièrement de l’autre côté de la table. — L’ignorant bédouin que je suis, savant Philopon, a bien compris que c’était là une parabole que le Tout-Puissant dicta à son Prophète pour signifier que, tel Alexandre bâtissant ces murailles de bronze, Allah avait préparé l’enfer pour demeure aux incrédules. Philopon se sentit mal à l’aise. Lui qui, toute la nuit, s’était préparé à une mort glorieuse sous les coups d’une brute, se retrouvait à bavarder avec un homme d’une quarantaine d’années, affable et charmeur, aux gestes doux et sensuels, l’œil d’un noir profond et vif, élégant dans sa longue tunique de soie blanche aux parements d’or. L’espoir lui revint. Tout n’était pas perdu. Le sage Cassiodore n’avait-il pas, en son temps, sauvé Rome en se faisant le conseiller du Goth Théodoric ? Amrou n’avait rien d’une brute. De plus, il venait de révéler une de ses faiblesses : comme tout militaire, il rêvait d’atteindre à la gloire d’Alexandre. Il ne fallait pas l’effaroucher. Philopon décida de changer d’attitude, troquant le ton sarcastique qu’il avait pris jusqu’à présent pour celui, paternel et résigné, du vieux savant : — Tu as raison, général. De la volonté d’Alexandre est née cette ville. Le plus grand soldat de l’univers y repose d’ailleurs, car son corps fut rapatrié de Babylone dans un cercueil d’or. Hélas, son mausolée fut pillé par on ne sait quels envahisseurs. C’était un flagrant mensonge historique, mais l’Arabe comprendrait l’allusion et dévoilerait ses intentions. — J’ignorais ce fait, répliqua Amrou, vaguement moqueur. Quand, marchand venu de mon désert, j’interrogeais mes clients à propos du tombeau d’Alexandre, ils me racontaient qu’un ancien roi de ta grande cité avait commis le sacrilège de s’emparer des trésors recelés dans le mausolée, afin de payer son armée et partir en guerre contre son propre frère qui lui contestait le trône. Sans doute une de ces fables colportées de foire en foire, et que le crédule bédouin que je suis a gobée naïvement… Philopon se mordit les lèvres. Une nouvelle fois, il avait mésestimé les connaissances de son interlocuteur. Amrou fit mine de ne pas voir ce trouble et poursuivit : — Nos tombes à nous autres, disciples du Prophète, ne risquent pas d’être profanées. Nous couchons nos morts à même la terre afin qu’ils arrivent nus dans les jardins d’Allah, où tout leur sera pourvu. Et nus encore le jour de la Résurrection et du Jugement. — Nous ne serons pas nus, le jour du Jugement, mais chargés de nos péchés et de nos crimes. Et ceux qui volent, pillent, tuent, détruisent l’œuvre du Créateur qui a donné à l’homme, au contraire de l’animal, le pouvoir de comprendre le monde afin de mieux L’adorer, brûleront en enfer, pour l’éternité. Sais-tu cela, général Amrou ? — Je sais cela, et je sais aussi pourquoi le Créateur anéantit Sodome et Gomorrhe. — Tu n’es pas l’ange de la mort, répliqua doucement Philopon. Et Alexandrie n’est pas la nouvelle Babylone. Ils se toisèrent un instant en silence. Un vent froid venu de la mer sifflait sous le péristyle et faisait trembler le livre de Platon posé sur le bureau. Amrou respira un grand coup et dit enfin : — Il est vrai que je ne suis qu’un marchand qui s’est fait soldat de Dieu. Il est vrai encore que tu es un homme vertueux et savant, Philopon, mais il est vrai enfin que les grands prêtres de ta religion sont riches, malgré la pauvreté exemplaire de ce prophète que vous prétendez dieu : Jésus. Je te l’ai dit : je suis un soldat. J’obéis aux ordres de mon calife, commandeur des croyants, Omar Abu Hafsa Ben al-Khattab. S’il décide que la ville doit être châtiée, je châtierai. S’il fait acte de clémence, j’obéirai avec joie. Philopon s’était imaginé Amrou et son armée à l’image de ces hordes déferlant des plaines du Nord sur la Chrétienté, avec à leur tête des chefs de guerre se parant chacun du titre de roi, et n’ayant pour seul dieu, pour seul idéal, que l’or et la richesse qu’ils croyaient trouver derrière les murs de Rome ou de Constantinople. Mais cette fois, il avait en face de lui un vrai général, qui obéissait aux ordres de cet Omar, roi ou pape d’Arabie, et qui connaissait l’Ancien et le Nouveau Testament, même si ces hérétiques avaient cru bon d’en rajouter un troisième : ce Coran, qui ne résisterait pas au plus niais des débats théologiques. Mais au moins, il était rassuré : ces gens étaient du Livre. Donc, ils respecteraient peut-être les autres livres, ceux que contenait la Bibliothèque. Et puis, au ton qu’avait employé Amrou pour parler de son « calife » comme il disait, le vieux philosophe avait senti que le général n’avait pas pour son monarque toute la vénération qu’il lui devait. Il y avait, là aussi, quelque chose à fouiller. — Je ne sais de quel crime, dit-il enfin, ton maître veut punir cette cité qui fut la plus grande du monde, et qu’on appela la nouvelle Athènes. Est-ce un crime de résister à un envahisseur ? Et qui vous résista dans ce dernier assaut ? Les navires et les soldats de Byzance. Mais ils ont fui. La cité est tienne, et tu n’as en face de toi, comme vaincu, qu’un vieillard qui n’a plus pour seule espérance que de consacrer ses derniers jours à la préservation de tout ce savoir qui l’entoure, la seule armée qui puisse te résister. Le sang monta au visage d’Amrou. En minimisant ainsi sa victoire, Philopon offensait le stratège. — Quelle force ont-ils donc, ces livres, quel pouvoir ont-ils contre les soldats de Dieu, contre la parole des prophètes, contre le dernier d’entre eux, l’ultime, le plus grand ? Racontent-ils autre chose que n’aient dit Moïse, Jésus et Mahomet, et que le Très-Haut leur dicta ? Car tout est dit, vieillard, dans la Bible et le Coran. Ceux qui écriraient différemment iraient à l’encontre de la vérité émise par la voix même de Dieu. Ce serait la voix du démon. Amrou avait proféré cela avec une tranquille certitude. Pas la moindre ombre de doute n’avait effleuré son large front buriné par le sable et le soleil. Et Philopon songea qu’à sa façon, le guerrier du désert reproduisait les mêmes idées que celles des docteurs de l’Église qu’il avait si longtemps affrontés. Mais cette fois, ce ne serait plus la subtile navigation dans les eaux capricieuses de la dialectique. Le vieux philosophe avait en face de lui un roc de certitude, une foi simple et sans fioriture. Bornée peut-être. Pour fissurer ce roc, il faudrait plus de force que les fines aiguilles d’érudition avec lesquelles Philopon savait d’ordinaire si bien piquer l’adversaire. Si Amrou avait été le plus stupide de ses élèves, il aurait pu au moins déverser dans ce vide un peu de savoir. Mais Amrou n’était pas vide, et il n’était pas son élève. — Le démon est en nous tous, général, et peut-être s’est-il glissé aussi dans ces rayonnages. Mais Dieu nous a donné en partage l’amour du beau, l’amour de l’utile, et qu’est-il de plus beau, de plus utile que l’Univers qu’il a créé pour nous ? C’est cette beauté, c’est cette utilité que les écrits qui nous entourent cherchent à magnifier depuis la nuit des temps. — Que disent-ils de plus que le Coran ? — Je ne sais, car je n’ai pas lu ton Coran. Crois bien qu’aujourd’hui je le regrette. — S’ils ne servent à rien, à quoi bon les entasser ainsi dans la poussière ? — Avant de condamner, avant de brûler, Amrou, apprends à connaître au moins ce qu’ils contiennent. — Soit, parle. Et tâche de me convaincre. — Je suis vieux, mon fils, et je connais trop de choses. Je ne saurais par où commencer. M’autorises-tu à demander de l’aide ? Là où la vieillesse, trop pleine de savoir, ne saurait que te dire, la jeunesse le pourrait. — Et qui sont ces jeunes gens ? — Un juif, et une femme. IV. D’un pas pressé, Hypatie et Rhazès traversèrent les deux péristyles et le péripate avant de pénétrer dans la Bibliothèque. À l’apparition de la jeune femme, Amrou se leva, mais Hypatie ne lui laissa pas le temps de parler. Elle lui tendit une branche d’olivier chargée de fruits, et dit, accompagnant son geste d’une gracieuse génuflexion : — Si tu veux devenir, Amrou, le maître de nos contrées, apprends d’abord à caresser le tronc rugueux de l’olivier bienfaisant, en le priant de t’offrir ses fruits pleins d’une huile dorée. Apprends aussi à baiser la grappe de raisin comme une femme pour qu’elle t’inonde un jour de sa volupté vineuse. Apprends encore à parler aux champs de blé comme à tes soldats. De ses épis, le pain viendra comme la plus belle de tes conquêtes. Du blé, de la vigne et de l’olivier, naît la paix, naît le Livre. Subjugué, Amrou joignit les mains et s’inclina : — Comment tant de grâce et de poésie peuvent-elles se cacher au milieu de tant d’ombre et de poussière ? Une demoiselle telle que toi est faite pour avoir un bon mari et de beaux enfants. Ainsi perdue au milieu des livres, tu finiras par te dessécher comme un vieux papyrus ! Hypatie eut un geste coquet d’agacement : — Si c’est une demande en mariage que tu me fais là, général, elle me paraît bien brutale. Mon oncle m’avait parlé de toi comme d’un homme courtois et posé. — Pardonne-moi. Je ne suis qu’un soldat du désert et n’ai jamais rencontré, dans mon aride vie, une femme alliant autant de beauté à autant de science. — Méfie-toi des Grecques, Amrou, plaisanta Philopon. Elles brûlent comme la glace, mais elles ne fondent pas. — Vous êtes donc tous Grecs, dans ce palais ? Je croyais être en terre d’Égypte. — Cela fait maintenant mille ans, intervint Rhazès, que le Macédonien Alexandre fonda cette ville. Et l’on peut dire que tout Alexandrin tient à la fois de lui et du Pharaon. — Et toi, de qui tiens-tu, Juif ? — D’Abraham, général, tout comme toi. Les fils d’Israël sont frères de ceux d’Ismaël. Nous sommes enfants du Livre, toi et moi. Amrou balaya d’un geste du bras les rayonnages qui les entouraient. — Et ces livres-là, qu’ajoutent-ils de plus aux paroles que dicta le Tout-Puissant à ses prophètes ? Philopon jeta un regard désespéré à sa nièce et au médecin. Pour ouvrir l’esprit de cet homme, pour sauver la Bibliothèque, il faudrait toute la fougue et l’enthousiasme de leur jeunesse. Lui, il ne le pouvait plus. Mais que disait Rhazès ? — Tous les livres sont d’inspiration divine, car tous louent la beauté de la Création. Le malheureux ! Il répétait la même chose que Philopon, quelques heures plus tôt, ce qui avait provoqué une discussion oiseuse où Amrou, arc-bouté sur son Coran, niait, au nom de son dieu, toute valeur aux écrits des Anciens. Heureusement, Hypatie comprit que la conversation allait s’enliser dans un domaine qui lui était tout à fait étranger. Elle connaissait la réputation de ces hommes du désert enclins au rêve, à la poésie, au merveilleux. C’était par là qu’il fallait entraîner Amrou. La flatterie non plus ne serait pas inutile. Ni la séduction, ce qui était un peu la même chose. — On dit que tu es le plus courageux, mais aussi le plus clément des guerriers. Ta réputation a franchi les déserts et les mers. Jusqu’à Byzance, on te craint et te respecte. Alexandre lui-même eût sans doute aimé t’avoir auprès de lui. Que tu deviennes le maître de la ville qu’il a fondée me semble légitime. Amrou eut une petite moue signifiant qu’il n’était pas dupe du compliment. Hypatie poursuivit : — Une de mes servantes, qui fréquente d’un peu trop près, à mon goût, et au détriment de son travail, l’un de tes lieutenants, m’a rapporté que si ta vaillance n’appartient qu’à toi seul, tu tiens ta sagesse de ton aïeul, chef de ta tribu, un saint homme fort érudit et qui vécut ses dernières années retiré, occupé seulement à la contemplation des astres et à la méditation. Est-ce vrai que tu passas ton enfance à ses côtés ? — Mon lieutenant n’a pas menti à ton esclave, belle demoiselle. Hélas, mon grand-père vénéré mourut avant d’avoir connu la parole du Prophète. — Aristote non plus ne l’a pas connu. Pourtant, par sa sapience, il mérite, tout autant que ton aïeul, le paradis. — Si cela est écrit… Mais ne va donc pas me rebattre les oreilles, comme ton oncle, de cet Aristote. À croire que ce lieu ne contient que les ouvrages de ce fâcheux-là. Philopon grommela son mécontentement dans sa longue barbe, tandis que sa nièce et Rhazès se regardèrent en pouffant. À ce spectacle, Amrou se détendit : — Allons, belle jeunesse, un peu plus de respect pour les vieilles gens… Et pour leurs manies. Quant à moi, je balance entre vos deux âges. Hypatie perçut dans cette dernière phrase comme un soupçon de jalousie à l’encontre du jeune médecin. Il est vrai que Rhazès, non sans fatuité, se tenait très près de la jeune femme comme s’il y avait entre eux autre chose que de l’amitié. Elle s’écarta de lui légèrement. — Je ne sais si ton grand-père eût été fier de ta conquête guerrière, dit-elle, mais je suis sûre que s’il t’avait vu en possession de ces sept cent mille ouvrages, il t’aurait demandé d’y réfléchir à deux fois avant de les détruire. Un nuage passa devant les yeux du général. Comment faire comprendre à ces gens que la décision ne viendrait pas de lui, mais du calife Omar ? Il ne put que répéter l’argument auquel il s’accrochait et qui lui semblait de plus en plus spécieux : — Qu’y a-t-il dans ces livres que le Prophète ne nous ait appris ? Hypatie eut une mimique d’enfant irritée. Elle n’en était que plus charmante. — Laissons cela, je te prie. Et dis-moi plutôt si ton grand-père eût aimé répondre à ces cinq questions : Où est le centre de l’Univers ? Combien de mouvements peuvent décrire les planètes ? Quelle est la forme et la dimension de la Terre sur laquelle toi et moi nous vivons ? D’où la Lune reçoit-elle sa lumière ? Combien y a-t-il d’étoiles dans le ciel ? — Comme c’est étrange, Hypatie ! Quand mon aïeul et moi, allongés sur le dos, dans la nuit du désert, nous contemplions la voûte céleste, il s’interrogeait à voix haute sur les mêmes questions. Et il m’entraînait dans son vertige. Les réponses sont-elles dans ces murs ? — Peut-être. Peut-être pas. Tout ce que je sais, c’est que je peux te guérir de ton vertige. Mais auparavant, te plairait-il au moins de savoir comment, depuis mille ans, des hommes ont entassé ici tous ces livres, par quel prodige ? Quand tu sauras « comment », peut-être alors pourras-tu répondre à la question « pourquoi ». — Voilà qui est sage, belle demoiselle, même si je crois deviner qu’il s’agit d’une nouvelle tour de Babel dont tu vas me conter l’histoire. — Tu es bien comme tous les hommes, Amrou, si tu juges et condamnes avant de savoir. C’est pourquoi vous faites la guerre. Or, c’est une histoire de paix et non de guerre que je vais te raconter, une histoire de savoir et non de pouvoir. — Une histoire de femme, en somme. — Pourquoi pas ? La Bibliothèque est femme, sans doute, dont nul ne peut épuiser les secrets. Elle avait dit cela presque en chuchotant, d’une voix chaude et légèrement voilée. Amrou en fut profondément ému. Toussant pour masquer son trouble, il dit d’un ton trop martial : — Raconte donc, en commençant par le début. Si tu me convaincs, je tenterai à mon tour de persuader le calife Omar de préserver tout cela. « … Me convaincre ou m’envoûter, trop belle sorcière », songea le soldat qui se croyait déjà sous le poids d’un charme maléfique. Il poursuivit : — Raconte-moi d’abord quels sont les fous qui ont voulu aussi sottement qu’orgueilleusement reconstituer en mille ans, sur la peau des veaux ou la feuille des plantes, ce que Dieu avait mis sept jours à créer. — Pour te narrer l’invention de la Bibliothèque, répliqua Hypatie, tu devras écouter mon oncle. Il connaît son histoire bien mieux que nul au monde. On pourrait même croire qu’il a connu ses fondateurs, ajouta-t-elle en riant. Amrou ne put cacher son dépit. La voix d’Hypatie était comme une musique enchanteresse. Mais l’Arabe se résigna à écouter celle, un peu chevrotante, du vieil homme. Après tout, cette voix-là ne ressemblait-elle pas à celle de son grand-père, l’ermite qui tentait jadis de percer avec lui le mystère des étoiles ? Millénium L’Univers en rouleaux (Premier cours de Philopon) Avant la Bibliothèque, il y eut la ville. Et vois-tu, Amrou, la naissance d’une ville ressemble à l’apparition d’un être nouveau qui va croître, s’épanouir, parfois mourir, comme une créature humaine. Alexandre n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il traça le contour de la cité le vingt-cinq du mois égyptien de Tybi, il y a un millénaire de cela[1]. Après s’être rendu maître de l’Égypte, celui qu’on appela « le roi des quatre parties du monde » résolut d’y fonder une ville grecque qui serait grande et porterait son nom. Sur le conseil de son architecte Deinokratès, il était sur le point de mesurer et d’enclore un certain emplacement, lorsqu’en dormant il eut une vision merveilleuse. Un homme d’aspect vénérable apparut auprès de lui et récita ces vers : « Sur la mer houleuse il existe un îlot. En avant de l’Égypte, on l’appelle Pharos. » Alexandre se leva aussitôt et se rendit à Pharos, qui en ce temps-là était encore une île, mais qui est maintenant reliée au continent par une chaussée. L’architecte vit que la situation était favorable, et Alexandre lui ordonna de tracer le plan de la ville en harmonie avec la configuration du terrain. Comme Deinokratès n’avait pas de craie, il prit de la farine et délimita sur le sol noirâtre une aire arrondie, dont le contour intérieur, tendu par des lignes droites, figurait une chlamyde, ce manteau court et fendu que le Conquérant avait coutume d’accrocher à l’épaule. Le roi fut charmé de ce plan. Alors, une multitude d’oiseaux de toutes espèces vinrent du fleuve s’abattre sur le site comme des nuées, et ne laissèrent pas la moindre parcelle de farine. Troublé par ce présage, Alexandre s’adressa aux devins, mais ceux-ci l’engagèrent à garder confiance. Le Conquérant ordonna donc de bâtir la ville. Quand la plus grande partie de la cité fut dotée de fondations et fixée par ses limites, Alexandre fit graver dans l’enceinte cinq lettres immenses : A, B, G, D, E. Le A pour Alexandre, le B pour basileus, qui signifie roi, le G pour genos, la race, le D pour Dieu, le E pour édification. De fait, Alexandre édifiait une ville incomparable, divisée en quartiers désignés par les premières lettres de l’alphabet. Il n’avait qu’une chose en tête : les leçons d’Aristote, son ancien précepteur. Il te suffira, Amrou, de lire La Politique du Philosophe pour y trouver toutes les considérations justifiant l’installation d’une ville en cette région hostile, marécageuse et insalubre. Alexandre le Grand, bientôt relancé à la conquête d’autres parties du monde, vécut trop peu pour voir sa ville achevée. De même Aristote ne vint jamais dans la cité idéale qu’il avait rêvée, et que son glorieux élève avait fondée. Le Philosophe mourut d’ailleurs en exil, un an après Alexandre. Chassé d’Athènes également, Démétrios de Phalère, qui avait gouverné d’une main de fer la cité attique dix ans durant, après avoir été l’un de ses plus notoires disciples. Autre élève d’Aristote aux côtés de Démétrios, et non des moindres, Ptolémée, le premier qui régna ici. Celui-là fut le meilleur général d’Alexandre. On disait même qu’il était son demi-frère et que le Philosophe les avait éduqués ensemble. Après la mort du Conquérant, tout en menant d’interminables guerres contre les autres généraux qui se disputaient les restes de l’empire, Ptolémée Ier, dit Sôter, le Sauveur, s’assura de son propre royaume en Égypte, la vieille et riche terre des Pharaons, et il eut la sagesse d’y apporter paix et prospérité. À l’époque où Ptolémée en devint le premier roi, Alexandrie n’était encore qu’un vaste chantier. La cité grouillait déjà de temples, d’entrepôts, de tavernes, de bordels. Goudron, huile, fange, excréments et sueur mêlaient leurs effluves à ceux de l’encens et de la myrrhe. Mobilisant les antiques savoirs des bâtisseurs de pyramides, les alliant à la raison et à la logique que les Grecs tenaient d’Aristote, Ptolémée fit de la cité cette parfaite géométrie dont tu as fort bien profité, Amrou, pour envahir ses larges avenues avec tes cavaliers. Il lança un pont au-dessus de la mer pour rejoindre l’île de Pharos, où il fit ériger cette tour qui, depuis bientôt un millénaire, a sauvé tant d’équipages en les guidant de sa flamme dans la nuit ou la tempête. Comment crois-tu, Amrou, que fut construite cette merveille, sinon grâce aux livres qui nous entourent, livres que rédigèrent ou consultèrent architectes, ingénieurs et géomètres ? Ce sont ces livres qui ont bâti la tour de Pharos, ce sont ces livres qui ont préservé tant de marins de la mort affreuse des noyés. Ptolémée fonda la Bibliothèque pour bien d’autres raisons encore. Il désirait d’abord apprendre à bien régner. Aussi voulut-il lire tout ce qui avait été écrit sur les lois, la politique et l’histoire. Ce n’était pas cela qui manquait : les Grecs sont intarissables en la matière, depuis que Solon rédigea la première constitution connue au monde. Mais depuis la mort d’Aristote il n’y avait, pensait le roi, qu’un seul homme capable de connaître la liste de tous les rouleaux parlant de la royauté et de la meilleure façon de gouverner : Démétrios, son ancien condisciple. Choix étonnant, car entretemps, celui-ci avait été tyran d’Athènes, soutenu au pouvoir par Cassandre, le successeur d’Alexandre. Tyran, c’est du moins ce qu’affirmaient les Athéniens. Ils reprochaient surtout à Démétrios d’avoir été, durant sa décennie de règne sans partage, le meilleur soutien pour le Lycée, fondé par Aristote selon le modèle de l’Académie de Platon, et qui n’était à leurs yeux méprisants qu’un ramassis de métèques. Un jour, sous la menace d’un soulèvement provoqué par un épigone d’Alexandre, Démétrios avait dû fuir Athènes et se réfugier à Thèbes, où il avait sombré dans la misère de l’exil. C’est donc avec pour seul bagage la science de son maître, ses talents d’orateur et son expérience du pouvoir qu’il débarqua à Alexandrie où Ptolémée l’appelait. Le roi l’accueillit avec faste, venant lui-même le chercher sur le port bien protégé par les digues qui reliaient les îles entre elles, formant une rade en cercle ouverte seulement par un chenal. Ils pénétrèrent dans le Brouchéion, le quartier des palais, véritable ville close au sein de la cité. Ses murailles protégeaient plus le tombeau d’Alexandre que les riches demeures aux statues de marbres et les temples dédiés tout autant aux dieux grecs qu’aux divinités égyptiennes. Le plus vaste et le plus long de ces temples était consacré aux Muses. Ou plutôt aux arts et aux sciences que ces déesses du rythme et des nombres représentaient. Mais les niches, les rayonnages et les armoires de ce « Musée » étaient vides de tout rouleau, à l’exception de ceux que Ptolémée avait ramenés de ses campagnes. — Voici ton nouveau royaume, dit le monarque d’Égypte au tyran banni d’Athènes. Tes sujets ne sont pas encore là. Tu devras les faire venir des quatre coins de l’univers. J’ai déjà envoyé un message en ce sens à tous les pays du monde, demandant à leurs souverains et gouvernants de m’expédier les livres qui seraient en leur possession. Les richesses d’Égypte sont inépuisables ; ils en auront leur part en échange de ces textes. Tel sera ton royaume, tels seront tes sujets. Pour ministres, pour généraux, pour grands prêtres, je te laisse le soin d’appeler vers toi philosophes, grammairiens, mathématiciens, astronomes, géomètres, ingénieurs, traducteurs et copistes. Ils seront bien payés, ils resteront logés en ces murs et rien ne manquera ni à leur travail, ni à leur repos. Démétrios accepta cette offre avec ferveur. Il se maudit d’avoir perdu jadis tant de temps à l’intrigue et au pouvoir ; enfin, il pourrait vivre selon sa pensée, celle d’Aristote, et non plus selon ce que les circonstances et son goût pour la puissance lui avaient trop de fois dicté. Démétrios avait participé à Athènes à l’organisation du Lycée, prototype du Musée. Il avait fourni les fonds nécessaires à l’achat d’un jardin entouré de portiques et de promenades, où se trouvaient une salle de cours et des cellules destinées à loger professeurs et élèves. Et l’on y pouvait consulter la bibliothèque d’Aristote, la plus grande jamais rassemblée jusqu’alors. Pourquoi, se dit Démétrios, ne pas transplanter à Alexandrie l’idée de cette école, en y injectant les richesses de son maître Ptolémée, le prince le plus magnifique du monde ? À cette époque, les bibliothèques grecques se réduisaient à des collections de manuscrits détenues par des personnes privées. Les temples d’Égypte avaient des rayonnages abritant un assortiment de textes religieux et officiels, de même que certains panthéons du monde grec. Ptolémée Sôter eut l’ambition de rassembler toutes ces collections éparses en une vraie Bibliothèque centrale, possédant toute la littérature mondiale connue. Le lieu et les circonstances étaient parfaits pour qu’une telle entreprise devînt florissante. Alexandrie était la cité idéale imaginée par le Philosophe : un port immense, ouvert à tous les échanges commerciaux et culturels, une ville de marchands et de guerriers – comme toi, Amrou. Cependant, rois, princes, tyrans, généraux, satrapes, diadoques et oligarques de l’empire dépecé d’Alexandre ne répondirent guère à l’appel de Ptolémée Sôter. Le maître d’Alexandrie, en effet, grandissait en puissance. Outre l’Égypte, il était maître de la Cyrénaïque, de la Cœlésyrie, de la Palestine, formant ainsi un autre croissant fertile bordant la Méditerranée, avec en sentinelle Chypre et la Crète. Les souverains du monde voyaient en lui un nouveau pharaon et, dans les livres qu’il leur réclamait, une arme aussi mystérieuse que redoutable sur lesquels leurs glaives pourraient se briser. Ils n’avaient pas tort… Alors, l’ancien maître d’Athènes usa de moyens draconiens pour alimenter la Bibliothèque. Lorsque Athènes accepta enfin de prêter les textes d’Euripide, Eschyle et Sophocle, Démétrios les fit recopier, retourna les copies et garda les originaux. Sur tous les navires faisant escale dans le port d’Alexandrie, il donna l’ordre de réquisitionner les livres, qui subissaient le même traitement : confiscation des originaux et restitution de copies. C’est ainsi qu’en peu de temps fut constituée la « bibliothèque des vaisseaux », la première collection du Musée, alimentée par le fonds des navires. Parallèlement, Démétrios élabora un système où marchands et vendeurs trouvaient chacun leur compte. Les marchands y virent une manne. Apporter des livres à Alexandrie était le meilleur des passeports pour leur ouvrir les greniers à blé, les mines d’émeraude, les magasins de tissu d’Égypte. Ils écumèrent toutes les villes, les palais et les riches demeures où il était de mode d’entasser ostensiblement dans leur écrin de soie des manuscrits qu’on ne lisait pas, mais que l’on montrait comme un objet de prestige ou d’opulence. Et cela ne coûtait rien ou si peu aux marchands. Ils versaient une garantie purement symbolique, promettant aux donateurs de leur restituer la totalité de leur bien, sous forme de copie, mais toujours dans leur belle enveloppe. Pour la plupart d’entre ces gens, qu’importait de détenir une copie à la place de l’original ? Leur bibliothèque continuerait à être un objet d’admiration, auquel s’ajouterait la gloire d’avoir leur nom inscrit pour l’éternité dans les registres du nouveau Pharaon, comme le leur faisaient miroiter les marchands. Par bonheur, il est d’autres amoureux des livres que ces gens avides de gloriole. Tous ceux pour qui lire est une joie profonde, une quête de la sagesse ou un outil de travail. Et ceux-là, pour qu’ils cèdent leur bibliothèque, c’était une autre antienne. Alors, comme Ptolémée le lui avait demandé, Démétrios appela tous ces savants et érudits à Alexandrie, pour vivre et étudier au sein du temple des Muses. Rien ne viendrait entraver la liberté de la recherche, ni la religion, ni la politique. Il n’y mettait qu’une seule condition : qu’ils ne viennent pas seuls, mais avec leurs livres. Non seulement ils en auraient l’usage, sur place, mais en plus ils pourraient se servir à loisir de tous les autres. Ils affluèrent en masse, leurs disciples les suivirent, mais aussi tous ceux qui étaient avides d’apprendre ou de découvrir eux-mêmes les merveilles du monde. C’est ainsi que se constitua la plus grande Bibliothèque de l’univers. Chaque fois que les affaires de la guerre et du gouvernement lui en laissaient le temps, Ptolémée Sôter venait dans la Bibliothèque, prenait familièrement Démétrios par le bras et l’entraînait sous le péripate, où ils marchaient longtemps en bavardant, à l’imitation de leur maître à tous deux, Aristote… Et comme je t’invite à le faire maintenant, Amrou, ainsi que nos jeunes amis. La marche délie la langue et les idées, tandis que la position assise est celle d’un homme ramassé sur lui-même, comme pour garder en égoïste ce qu’il a en lui. Ptolémée et Démétrios allaient ainsi, accompagnés souvent d’un des savants à qui le roi avait demandé de venir à ses côtés. La première question du monarque était toujours la même : — Combien avons-nous de livres, désormais, ami Démétrios ? Après deux années de collecte, le bibliothécaire lui répondit : — Bientôt cinquante-cinq mille, roi. Mais j’ai entendu dire qu’il y en a encore une grande quantité chez les Éthiopiens, les Indiens, les Persans, les Élamites, les Babyloniens, les Assyriens, les Chaldéens, les Phéniciens et les Syriens. — Et combien crois-tu qu’il y en ait dans le monde ? — Ma foi, je n’en sais rien. Demande-le plutôt à Euclide. Ce disant, il se tourna vers le jeune homme qui les accompagnait en silence. Euclide ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Il était beau, et c’était le plus grand mathématicien que le monde eût jamais connu. Ne t’en étonne pas, Amrou. C’est une idée commune d’imaginer le savant sous mes traits. Un vieillard tremblotant et radoteur, chauve, la barbe grise, le regard trouble et rougi par trop de peine, le dos voûté par trop de savoir à porter, et qui n’a jamais aimé, jamais ri, jamais chanté. Regarde cependant la beauté de ma nièce. Inventer, comprendre, oser avec force des propositions, des hypothèses et des axiomes sur l’agencement du monde, avec un œil neuf et une certaine inconscience, est l’apanage de la jeunesse. Après… Mais Hypatie te parlera d’Euclide bien mieux que moi, quand le temps viendra. Donc, le jeune et bel Euclide éclata de rire et dit : — Comment veux-tu que je te dise cela, roi ? Il faudrait d’abord que je sache combien il y a de langues au monde, et d’écritures pour les transmettre. De cela, je ne m’en soucie pas plus que de la virginité d’Athéna… — Donne-moi au moins une estimation. — En ce moment, au bord de l’Indus, un poète écrit le dernier mot de son épopée, tandis qu’à Syracuse un géomètre commence un traité d’architecture. Il y a sans doute autant de livres au monde que d’astres dans le ciel. Chaque nuit, on en découvre un nouveau. — Et combien y a-t-il d’étoiles dans le ciel ? Un peu agacé, mais refusant d’avouer son ignorance, Euclide répliqua : — Les disciples de Pythagore se reconnaissaient entre eux grâce à une étoile à cinq branches, car le Cinq est le nombre nuptial, celui de l’harmonie. Donc… — Donc, l’interrompit le roi, nous fixerons le nombre de livres à acquérir à cinq cent mille. Cet objectif te paraît-il raisonnable, Démétrios ? — J’y rajouterai un cinq cent mille et unième volume, roi. Ton Histoire d’Alexandre, que tu m’as dit être presque achevée. Ne va pas croire, Amrou, que Ptolémée était l’un de ces riches vaniteux dont je t’ai parlé tout à l’heure, qui entassaient les livres pour leur seul prestige. À sa façon, c’était un conquérant. Mais au contraire d’Alexandre, ce n’était pas des nations dont il voulait s’emparer à son profit. En s’emparant de l’univers des esprits, il s’en montrerait le digne héritier. Tout le savoir du monde qu’il collectait, espérait-il, serait ouvert à ceux qui voudraient en prendre connaissance. Alexandre voulait aller chercher le soleil à son lever ? Ptolémée, lui, attendait dans sa cité l’astre du jour à son zénith. Son fils et ses successeurs seraient entraînés dans le mouvement qu’il aurait initié. Sa dynastie se devrait de poursuivre la tradition qu’il aurait instaurée. Ce qui semble le caprice éphémère d’un despote devient ainsi grand dessein : Sôter fit en sorte que sa ville rayonnât de toute sa lumière. La lumière bénéfique de la science, qui est lumière divine. Où Amrou s’essaie à la philosophie — Tu parlais de la cité idéale dont rêvait Aristote, dit Amrou en contemplant le bassin asséché, au centre du péripate. Cependant, Mahomet a fait de La Mecque notre ville sacrée. Éloignée de la mer et de ses tentations mercantiles, vivant de ses propres richesses, La Mecque est tout le contraire de ce qu’a imaginé ton philosophe. Qu’aurait-il donc à nous apprendre, à nous autres musulmans ? — Aristote affirmait que le bon gouvernant devait toujours peser la mesure, le possible et le convenable. — Et en quoi la Bibliothèque de Ptolémée correspondait à la pensée de son maître ? — Rassembler les livres de tous les peuples du monde permettait de mieux les comprendre, et par là, d’entretenir avec eux des relations commerciales fort lucratives. — Mais posséder autant de livres qu’il y a d’étoiles dans le ciel ! Je ne connais rien de plus démesuré, d’impossible et d’inconvenant aux yeux de l’Éternel ! — Les livres servent avant tout à l’instruction. Aristote disait que la meilleure des cités était celle qui, par l’éducation, inculquait la vertu aux citoyens. — Cela suppose que les gouvernants soient eux-mêmes vertueux. — Tu viens de prononcer, presque mot pour mot, les paroles du Philosophe. Ptolémée Sôter était vertueux et sage autant que les rois du Livre, David et Salomon. — Tu blasphèmes, vieil homme. David et Salomon écoutaient la parole divine. Ils obéissaient aux injonctions du Tout-Puissant. — Sais-tu, intervint Rhazès qui voyait la conversation prendre un tour dangereux, sais-tu que Ptolémée Sôter avait lu le Livre sacré commun à nos trois religions, celui que nos amis appellent l’Ancien Testament et nous deux, la Torah ? Ptolémée le fit même traduire en grec, ce qui provoqua un miracle. — Je ne te crois pas, Juif, car tu fais partie de ce peuple dont le Prophète a dit que vous aviez sciemment altéré la parole de Dieu après l’avoir entendue. — Rhazès dit la stricte vérité, s’exclamèrent en chœur Philopon et Hypatie avec un tel accent de sincérité qu’Amrou en fut surpris. — Mon jugement est peut-être brutal, admit-il. Mais pourquoi vous autres, les Hébreux, prenez-vous si souvent la foi des musulmans en le même Dieu que vous pour de la naïveté, ou pire, de la sottise ? Est-ce parce que nous ne sommes qu’un peuple de bergers et de nomades, des gens pauvres et ignorants qui n’ont pour toute église que le sable du désert ? — Je ne te savais pas si misérable, maître marchand, intervint ironiquement Hypatie. Quand tu venais ici jadis, tes cent vingt chameaux ne portaient ni glaive ni Coran, mais de belles pièces de soie et de suaves bâtons d’encens. Quant à ton ignorance, ne viens-tu pas, durant toute cette dispute, de nous prouver qu’elle était toute relative ? — Femme perfide ! s’exclama Amrou en riant. Tour à tour moqueuse et flatteuse… Penses-tu me vaincre avec de tels arguments ? — Nous ne cherchons pas à te vaincre, répondit la jeune fille avec gravité, mais à te convaincre. À te convaincre que celui qui détruirait ces lieux serait le pire des criminels, devant Dieu et devant les hommes. On surnommait Ptolémée « Sôter », le Sauveur, car plus d’une fois, il tira Alexandre d’un fort mauvais pas. Mais moi, je dis qu’il méritait surtout ce qualificatif parce qu’il sauva tout le savoir du monde d’une époque en proie aux guerres et aux dévastations. — Crois-tu donc que l’avenir des peuples se construit sur les acquis du passé ? — Cela est vrai, et en épargnant la Bibliothèque, tu pourrais, sans déchoir, porter, toi aussi, ce beau surnom : Amrou le Sauveur. — L’ancien marchand que je suis préfère construire que détruire. Mais, je le répète, votre Bibliothèque me fait penser à la tour de Babel. Rassembler tous les écrits du monde est un aussi grand crime que de vouloir atteindre le ciel. N’est-il pas dit dans votre Bible que, pour punir les hommes de cette prétention, le Très-Haut les dispersa sur la surface de la terre et brouilla leur langue commune pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ? — Le Livre s’amuse parfois avec les mots, intervint Rhazès. En hébreu, le nom « Babel » et le verbe « brouiller » se disent de la même façon. — Que me parles-tu de jeux de mots ? Si ton Livre est la parole de Dieu, il ne dit qu’une seule vérité. — C’est justement ce que je voulais démontrer quand je t’ai parlé de la traduction de la Torah en grec. Permets-moi de te conter le miracle de la Bible des Septante. — Soit, mais demain. Et tu devras être éloquent, car je ne suis pas certain que ton récit sache me convaincre ! Qu’il puisse surtout convaincre Omar, songea l’émir tandis que les trois Alexandrins se retiraient en s’inclinant cérémonieusement. Oserait-il alors réitérer le crime qu’on lui prête, brûler les derniers écrits du Prophète ? La Bible des Septante (Premier pamphlet de Rhazès) De plus en plus, les textes affluaient à Alexandrie, dans toutes les langues : syriaque, persan, égyptien, sanscrit, et j’en passe. Seul l’hébreu manquait. Les gens de la Bibliothèque ignoraient jusqu’à son existence, persuadés que la langue des Juifs était l’araméen. En effet, l’hébreu, langue écrite, est aussi langue sacrée. De plus, on tenait en grande méfiance ce peuple qui adorait un dieu unique, et refusait toute concession aux religions idolâtres. En ce temps-là, donc, Ptolémée voulait répandre sur son royaume le culte gréco-égyptien de Sérapis, par souci d’unir en une même croyance les deux communautés sur lesquelles il régnait. Apprécie, Amrou, cette leçon de civilisation, dont la tolérance religieuse était la première composante. Jamais le roi n’envisagea d’extirper par le glaive et le feu la singulière idolâtrie que les Égyptiens vouaient aux animaux. Bien sûr, donner des tartines de miel à un crocodile ou adorer une vache semblait ahurissant aux Grecs. Mais après tout, Zeus, le maître de l’Olympe, n’avait-il pas pris une apparence animale pour séduire Io ? Aussi fut-il décidé que les dieux grecs et égyptiens cohabiteraient sans se combattre. Au lieu d’être opposés, ils seraient juxtaposés. Alexandre avait d’ailleurs donné l’exemple : il s’était proclamé fils de Zeus et d’Ammon, dieu égyptien à tête de bélier. Son successeur Ptolémée décréta habilement d’autres mariages, tel celui de Dionysos et d’Osiris, dieux mâles refondus en une sublime déesse, Sérapis. Le roi n’imposa ce nouveau culte à personne, mais bien des flatteurs et des ambitieux s’y plièrent avec zèle. Parmi eux, le fondateur du Musée, Démétrios. Il s’y convertit promptement et officia aux cérémonies. Un jour, le roi déambulait dans les couloirs de la Bibliothèque. En l’absence de Démétrios, il était accompagné par Aristée, un officier juif chargé de la surveillance de l’édifice. Comme à l’accoutumée, Ptolémée s’enquit du nombre de livres qui avaient été acquis. — Ô roi, près de cent mille. Mais il y a des livres sacrés que nous n’avons pas, qui parlent d’un Dieu unique et universel, à Jérusalem et en Judée. Ptolémée ordonna immédiatement de faire traduire cette Torah en grec, comme tous les autres livres, par les meilleurs docteurs et rabbins. Or, Démétrios n’en tint pas compte. Pour la première fois, il faillait à la mission que lui avait confiée le roi : rassembler, traduire et analyser tous les livres du monde. Démétrios craignait que la diffusion de cette religion monothéiste batte en brèche le culte officiel de Sérapis, dont il était devenu l’un des grands prêtres. Il savait aussi que la populace égyptienne haïssait les Juifs, fort nombreux à Alexandrie, une vieille rancune qui datait sans doute de l’Exode. Il lui semblait donc inutile de provoquer, par une faveur trop évidente faite à leur religion, une de ces émeutes qui secouaient périodiquement les faubourgs et les campagnes. Mais surtout, le maître du Musée ne pouvait avouer la vraie raison de son refus : malgré le serment qu’il avait fait en fuyant la Grèce, le démon de la politique l’avait repris. Au lieu de consacrer toute sa vie à sa mission, il s’était remis à intriguer, se mêlant en particulier de la succession d’un Ptolémée vieillissant. Celui-ci avait pour première épouse Eurydice, la fille d’un général qui servit sous Alexandre et était devenu régent, en Macédoine, des rejetons tarés du Conquérant. De ce mariage naquirent quatre enfants, mais cela n’empêcha pas Ptolémée et son beau-père de se faire la guerre, jusqu’à la mort de ce dernier. Quand Ptolémée conquit la Cyrénaïque, pour sceller l’union de l’Égypte avec cette nation, il épousa Bérénice, fille d’un seigneur de là-bas. Bérénice devint vite influente à Alexandrie, tandis qu’Eurydice, femme effacée, se trouva réduite peu à peu à un rôle secondaire. Elle avait bien sûr ses partisans, et le moindre d’entre eux n’était pas Démétrios. Cependant, Bérénice eut un garçon que le roi nomma Ptolémée, désignant ainsi, de façon éclatante, son successeur. Démétrios tenta d’en dissuader le roi et marqua sa préférence pour l’aîné des enfants d’Eurydice. Dans son arrogance de Grec, il ne pouvait imaginer qu’un jour régnerait sur Alexandrie un barbare, un métèque à la peau trop sombre. Ptolémée renvoya assez sèchement son vieil ami à ses rouleaux. Dès lors, le bibliothécaire en vint à espérer la mort du roi, afin de devenir régent, d’éliminer Bérénice et son enfant, puis de hisser sur le trône l’aîné de la première reine, un vrai Grec. En attendant, il refusa la proposition d’Aristée, croyant, à tort ou à raison, que Bérénice était de la religion du Livre. Aristée était un proche de la deuxième reine. Venu de Cyrénaïque avec elle, ainsi que le poète Callimaque, il faisait partie de ces Juifs exilés profondément imprégnés de culture hellène, détestés par les docteurs pharisiens de Jérusalem et que sermonnèrent parfois, avec un peu d’injustice, certains de nos prophètes. Il ne reniait pourtant rien de sa religion et n’était pas de ceux qui se mettaient un faux prépuce quand ils allaient aux thermes. Au contraire, il espérait de tous ses vœux répandre la parole divine auprès des Gentils. Un peu comme toi, au fond, Amrou. Le refus injuste de Démétrios rendit Aristée furieux. Lui qui haïssait les intrigues de palais, il courut voir Bérénice et se plaignit. Celle-ci, à son tour, en parla au roi, qui morigéna longtemps son bibliothécaire. Ce fut la fin de l’amitié entre les deux camarades de jeunesse. L’ancien conseiller tomba en disgrâce et fut consigné à vie dans la Bibliothèque. Il était devenu prisonnier de son œuvre. De son côté, le roi, pour bien marquer sa détermination, associa au trône le fils qu’il avait eu de Bérénice. Désormais, ce fut en sa compagnie qu’il se rendait au Musée. Démétrios avait perdu. Aristée devint un personnage puissant au sein de la Bibliothèque. Le jeune officier n’avait rien d’un soldat. Jamais il n’avait guerroyé. Il avait vécu le plus clair de sa jeunesse à la cour de Bérénice, alors qu’elle n’était qu’une princesse de Cyrène entourée de poètes et de lettrés. Les connaissances d’Aristée dans le domaine de la fabrication du papyrus et de l’encre en firent tout naturellement le maître des copistes. Mais cette fonction, dans les premiers temps, fut purement honorifique. Il devait se consacrer tout entier à l’entrée de la Bible dans le Musée et à sa traduction. Ce n’était pas une mince affaire. Certes, il n’avait plus d’opposition du côté d’Alexandrie. Bien au contraire, le roi lui demandait de hâter les choses pour connaître la Loi mosaïque avant sa mort. Par ailleurs, Aristée n’eut aucun mal à trouver les rouleaux sacrés : il fit don des siens propres au Musée. Il ne lui restait plus qu’à trouver des traducteurs. Et c’était bien là le plus difficile. La vieille colonie juive d’Égypte était venue s’installer à Alexandrie dès la fondation de la ville dans un quartier qui jouxtait celui des palais. Rien ou presque ne les distinguait des Grecs. Ce n’était pas de ce côté-là qu’il faudrait chercher les scribes traducteurs. Ce n’était pas non plus du côté de ceux qui avaient été pris comme esclaves, lors des guerres menées par Alexandre et Ptolémée en Palestine, surtout d’anciens soldats et leur famille qui faisaient partie du butin. Il fallait partir à Jérusalem pour y dénicher les scribes et les docteurs qui accepteraient de se déplacer jusqu’à Alexandrie, et de se mettre à la tâche. Depuis près de quarante ans que la Palestine était aux mains des Grecs, nombreux étaient les juifs qui se laissaient tenter par les nouveautés apportées par l’occupant. On découvrait les philosophes et les poètes, on allait aux thermes et au stade, on voyageait jusqu’à Athènes et l’on scellait des mariages avec les occupants. Les prêtres et les docteurs pharisiens vitupéraient de voir leurs fidèles se détourner d’eux, attirés par ce qu’ils dénonçaient comme un second veau d’or. Il en est ainsi dans toutes les religions du monde. Ceux qui les dirigent ont en horreur tout ce qui vient d’ailleurs, surtout le bon et le beau. Une autre vérité affaiblit d’autant leur pouvoir temporel, même si elle ne contredit pas la leur. N’est-ce pas, Amrou ? Mais pardonne à mon esprit trop questionneur, et revenons-en à Aristée. Sûr d’un refus s’il se présentait à Jérusalem les mains vides, il alla voir le roi avant de partir et lui demanda de promettre l’affranchissement de tous les juifs restés en esclavage en échange de l’acceptation des docteurs hébreux de venir travailler au Musée. Ptolémée promit. Contrairement à son lointain prédécesseur Pharaon, il avait constaté que, libre, le peuple de Moïse se montrait bien plus utile à l’État, plutôt que dans les chaînes. Fort de cette promesse, Aristée appareilla pour Jérusalem. Il n’avait vu la ville qu’au temps de son enfance. En bon Alexandrin qu’il était devenu, il fut un peu déçu qu’elle fût si petite. Le Temple et la colline de Sion auraient tenu entiers dans l’île de Pharos. Contrairement à son attente, le Sanhédrin, le conseil des prêtres juifs, accepta sans difficultés la demande de Ptolémée. Les soixante et onze membres de ce tribunal religieux, ainsi que son grand-prêtre, seraient bien partis eux-mêmes, mais la plupart d’entre eux n’entendaient pas le grec. Aussi désignèrent-ils avec soin ceux qui les représenteraient : douze groupes de six Anciens chacun, représentant les douze tribus d’Israël. La tradition les appela plus tard « Les Septante », erreur de calcul dont fut sans doute responsable un copiste paresseux. Je ne pense pas, par ailleurs, qu’il faille imaginer dans ces soixante-douze hommes une escouade tremblotante de vieillards chenus. « Ancien » signifie exactement « chef de famille » ou « chef de clan ». Ce n’est pas une question d’âge. Ces gens fort savants connaissaient parfaitement le grec ; ils devaient donc être ouverts sur le monde des Gentils et prendre quelques libertés avec la tradition. Et puis, pour accomplir un aussi long voyage et une aussi lourde tâche, je ne vois que des hommes dans leur maturité. La chronique raconte que, dès leur arrivée, Ptolémée les accueillit dans la grande salle d’audience de son palais. Elle raconte aussi que, durant sept jours, lors d’un banquet, le roi les interrogea sur toutes les choses de la nature, du ciel, de l’homme, de la femme, du bon gouvernement, et que les soixante-douze rabbins surent parfaitement lui répondre et le convaincre de l’omniscience de la Torah. Tu auras sans doute compris que la chronique dont je te parle fut écrite par un juif. Ce genre de littérature apologétique n’est pas propre à ma religion. Elle court les rayonnages, avec toujours cette situation obligée du sage à la langue agile qui mène le monarque sur le chemin de la Vérité. Je veux dire : des innombrables vérités, aussi nombreuses que les sages. Et que les monarques. Si tu veux prendre connaissance de cette chronique, elle est rangée dans une armoire que je te montrerai. Elle est titrée La Lettre d’Aristée, mais il est fort probable que notre officier n’en fut pas l’auteur. Dans ce livre, en tout cas, il est dit qu’à aucun moment, l’un des Septante n’essaya de montrer au roi l’inanité de la Bibliothèque. Certes, ils lui affirmaient que tout était dit dans le Livre – qui ne l’aurait pas affirmé ? – mais jamais, Amrou, jamais entends-tu, ils ne se seraient permis de prétendre que désormais les autres livres seraient inutiles. Au bout de ce banquet à l’imitation de Platon, les Septante – et deux, car je ne suis pas paresseux ! – demandèrent à Ptolémée de se mettre au travail. Ils n’avaient qu’une exigence : ne pas être installés dans le Musée, qu’ils considéraient comme un temple idolâtre, mais dans soixante-douze cellules isolées dont ils ne pourraient sortir tant qu’ils n’auraient pas fini leur traduction. Durant tout ce temps, ils ne communiqueraient pas entre eux. Le roi accepta volontiers et trouva que l’île de Pharos, dont la tour n’était pas encore achevée, serait l’endroit le plus propice et le plus calme. D’autant que, reliée uniquement à la ville par un pont, elle ne demanderait pas trop de soldats pour la garder. En ces temps de guerre, une économie comme celle-là n’était pas superflue. Il ordonna également que le chantier de la tour cessât jusqu’à ce que la traduction de la Torah fut achevée. On construisit donc sur l’île les cellules demandées. Ce que firent nos soixante-douze pendant ces préparatifs, je l’ignore. En tout cas, Alexandrie leur offrait bien des loisirs, à commencer par ces théâtres juifs où l’on jouait le Pentateuque à la manière d’Eschyle ou de Sophocle. Sans compter d’autres distractions bien plus temporelles que, sans aucun doute, ils refusèrent. N’étaient-ils pas chefs de famille ? L’heure venue, ils s’isolèrent dans l’île. Plus tard, on leur reprocha, par leurs atermoiements, d’avoir arrêté les travaux de la tour et de n’avoir pas permis à Ptolémée Sôter, mort entre-temps, de contempler sa deuxième œuvre, le Phare, la septième merveille du monde achevée après son décès. Mais que ne reproche-t-on pas aux Juifs ? Je puis affirmer que cette accusation, celle-là parmi tant d’autres, est de mauvaise foi. Car ils ne travaillèrent que deux lunes et demie. En effet, au bout de soixante-douze jours, les soixante-douze traducteurs sortirent de leur cellule, au même moment, leur travail achevé. Peut-être avaient-ils traduit chacun sept mille deux cents rouleaux et bu sept cent vingt fiasques de vin de Chypre pour arriver à leurs fins, je l’ignore. Hypatie, qui s’y connaît en chiffres bien mieux que moi, te le dira. Mais ce que la chronique affirme, c’est que, quand on compara ces soixante-douze traductions, on constata avec stupeur qu’elles étaient rigoureusement semblables, à l’iota près… N’était-ce pas un miracle ? Où Amrou s’avoue traducteur — Tu parles de la Torah sur un ton bien désinvolte, commenta Amrou. Il s’agit pourtant de la Loi des enfants d’Israël, et de ceux d’Ismaël. De ta loi, Rhazès, et de la mienne. Et de celle des chrétiens, aussi. En sourire est sacrilège. — Et toi, tu défends ce livre avec beaucoup de flamme. La même flamme, sans doute, avec laquelle tu le détruiras. — Cesse de jouer avec les mots. Tout n’est donc qu’objet de plaisanterie, pour toi ? — Ne te fie pas à ce masque d’ironie, intervint Hypatie. Un masque, ou plutôt une cuirasse. Le temps que Rhazès ne consacre pas à la Bibliothèque, il le passe dans les quartiers les plus pauvres de la ville à tenter de guérir les maux de la misère, sans craindre l’épidémie ou les mauvais coups. Et il en voit tant, de misères : plaie ouverte au ventre d’un enfant servant d’abreuvoir aux mouches, mère agonisant en gésine, soldat au bras arraché peut-être par ton sabre… Que pèsent alors nos débats, pour lui, face à tant d’abominations ? Sa gaieté, son apparente légèreté lui permettent d’oublier par moments la hantise de ces affreuses images. — Je n’ai pas besoin de toi, Hypatie, pour justifier ma conduite, grinça Rhazès dont toute malice avait disparu de la face. — Je te prie de ne pas parler sur ce ton à cette femme, gronda Amrou. — Je crois que le repas est servi, intervint Philopon qui ne tenait pas à ce que le débat dégénère en querelle de coqs. Comprends-tu pourquoi, Amrou, je ne me lasse pas d’entendre l’histoire des Septante ? Elle est pour moi la rencontre entre la Philosophie et la Révélation. Et toute ma vie n’a été qu’un combat pour cette union. — Pourtant, je ne vois pas où est le miracle dans ces soixante-douze traductions rigoureusement authentiques, maugréa Amrou. Tout mot hébreu n’a-t-il pas son équivalent grec, qui signifie exactement la même chose ? — Quand je t’ai parlé de l’assonance entre « Babel » et le verbe « brouiller », dit Rhazès, ce n’était pas pour faire un vain étalage de mon érudition, encore moins pour ironiser. Je voulais dire que le sens n’est pas tout. Sinon, les Septante auraient choisi d’écrire « la tour de l’embrouillamini », par exemple, ce qui eût été une trahison. Trahison que commit le pseudo-Aristée dans sa Lettre, où il traduit « anciens » par « vieillards », alors que l’âge n’avait rien à faire dans l’histoire. Que ressens-tu, homme du désert brûlant, quand je t’évoque « la neige » ? Pas du tout la même chose, sans doute, qu’un hyperboréen. Si un jour tu t’avises de faire traduire ton Coran en grec ou en latin, tu constateras que chaque mot est un obstacle que parfois on est obligé de contourner. À moins, bien sûr, que le miracle des Septante ne se renouvelle pour le livre de Mahomet. — J’y ai pensé. J’ai même proposé au calife de m’en occuper moi-même, afin d’apporter la parole divine aux peuples dont j’aurais conquis le territoire. Il s’y est refusé, arguant que ce serait un sacrilège, car le Seigneur s’est adressé au Prophète en langue arabe et dans aucune autre. — Un dieu qui ne parle qu’une langue ! Drôle de façon de concevoir son universalité, plaisanta Rhazès. — Tant pis ! soupira le général. Autant vous l’avouer, je commence à admirer cette Bibliothèque et celui qui la fonda, Ptolémée le Sauveur. Et s’il ne tenait qu’à moi, je serais enclin à faire d’Alexandrie le joyau de l’Islam. Mais je ne suis qu’un soldat et je devrai obéir, quel que soit l’ordre que me donnera le calife Omar. Aidez-moi à le convaincre qu’il faut respecter toute cette grandeur passée. Racontez-moi encore d’aussi profondes histoires que celle de la Bible des Septante. Celle-là le touchera, comme elle m’a touché. Aidez-moi à lui prouver que tous ces livres ne vont pas à l’encontre du Coran, mais au contraire qu’ils le confirment, qu’ils lui offrent encore plus de grandeur. Peut-être alors s’inclinera-t-il… L’un d’entre vous a évoqué un jeune homme que son génie rendait insolent, et qui comptait les étoiles. Est-ce utile d’en parler à Omar ? Le calife ne verra-t-il pas en lui un disciple du démon prêt à défier Dieu en tentant de répertorier Son Œuvre ? — Euclide ne comptait pas les étoiles, corrigea doucement Hypatie. Mais la géométrie, dont il fut l’inventeur, mène forcément à l’observation des astres. Au fond, Amrou, tu es sans le savoir un disciple d’Euclide. N’est-ce pas en suivant la route du soleil, le jour, et grâce à la position des étoiles, la nuit, que tu as pu mener ton armée jusqu’ici ? — Tu me conteras demain l’histoire de cet Euclide. En attendant, retirez-vous en paix et pesez vos arguments. Ainsi, ce n’est pas toi l’ennemi, Amrou, mais ton monarque, songea, soulagée, la belle savante. Partons donc de l’axiome suivant : tout général vainqueur finit par désirer le trône de celui pour qui il s’est battu. Prends garde, César du désert. Telle Cléopâtre, je vais dérouler devant toi un tapis de savoir. Tu en viendras à convoiter Médine, ainsi que le pouvoir de son grand pontife, le dénommé Omar. Les insolences d’Euclide (Premier chant d’Hypatie) On ne sait que peu de choses sur la vie d’Euclide. Sans doute fut-elle brève, et rares sont ceux qui se flattèrent de l’avoir connu. Pourtant, son œuvre fut prodigieuse et considérable. Trois armoires ne suffisent pas à la contenir. Ainsi, ce fut un jeune homme comme les autres qui se présenta devant l’adjoint direct de Démétrios, le grammairien Zénodote d’Éphèse, premier bibliothécaire à en porter officiellement le titre. En effet, Démétrios avait en charge tout le Musée, qui ne contenait pas que la Bibliothèque. Tout autour de l’agora centrale, il avait fait aménager pour les pensionnaires une promenade, des sièges sous les ombrages, une grande salle à manger circulaire. Les médecins, sous la direction du grand Hérophile, disposaient de salles spéciales pour les dissections. Il y avait aussi un zoo et un jardin botanique, avec vocation de rassembler tous les animaux et toutes les plantes du monde, à l’imitation des livres. Pour tout bagage, Euclide transportait dans un sac les trois premiers livres de son ouvrage intitulé Les Éléments et qui traitait de géométrie. Il se recommandait auprès du bibliothécaire de son aïeul Euclide de Mégare, qui fut de l’Académie de Platon. Recommandation inutile, car sa seule qualité de géomètre aurait suffi à lui ouvrir les portes du Musée. On en était aux débuts de la constitution du fonds de la Bibliothèque. Tout naturellement, Démétrios avait appelé à son aide des hommes qu’il connaissait, grammairiens, philosophes, poètes, tout droit sortis du Lycée ou de l’Académie d’Athènes. De son côté, Ptolémée était préoccupé surtout d’asseoir sa dynastie et de la légitimer. Aussi, incitait-il les savants qu’il employait à orienter leurs recherches vers l’histoire, les épopées et mythes fondateurs des peuples, les religions du monde, Homère, Zoroastre, Gilgamesh ou… la Bible, comme te l’a raconté Rhazès. Le roi lui-même n’écrivait-il pas une Histoire d’Alexandre, tandis que Démétrios s’attaquait, avec l’aide de Zénodote, à un Sur l’Iliade ? Quant à Callimaque, le poète cyrénéen, il entreprenait une Divination de la reine Arsinoé d’Égypte. Et le disciple de ce grand poète, Apollonios de Rhodes, se lançait dans une épopée : Les Argonautiques. Tous ressentaient que le Musée n’atteindrait pas ses fins universelles s’il se contentait de poésie, de religion, de philosophie, de langues et de littérature. Ils auraient bien écrit au fronton de la Bibliothèque la même devise que celle du Lycée de Platon : « Nul n’entrera ici s’il n’est géomètre. » Et en guise de premier géomètre, Zénodote n’avait devant lui ce jour-là qu’un long jeune homme nonchalant qui lui demandait tout simplement de travailler ici avec le même salaire, le même logis et les mêmes avantages que les doctes penseurs à barbe blanche déambulant des heures autour du péripate. Bien sûr, le bibliothécaire expliqua à Euclide la nécessité de réunir un comité des sages, afin de prendre d’abord connaissance de ses Éléments, d’en débattre et de lui faire passer ensuite un examen. Non sans désinvolture, Euclide répondit qu’il profiterait de ce temps pour aller étudier la structure des pyramides. Les lecteurs et juges de l’ouvrage qu’il leur avait abandonné avant de partir le long du Nil furent stupéfiés par la rigueur et l’ascèse du travail du jeune homme. Ils s’attendaient à des élucubrations mystiques, prophétiques et ésotériques sur les formes et sur les nombres, à la manière des pythagoriciens qui sévissaient en ce temps-là. Au contraire, systématiquement, tout était démontré, développé jusqu’à devenir limpide, beau, harmonieux comme une musique divine. Ils convoquèrent donc un Euclide que le soleil de Gizeh avait tanné. — Puisque tu reviens de contempler ces Merveilles du monde, ces géométries parfaites que sont les pyramides, demanda Ptolémée, peux-tu confirmer les propos de ceux qui disent que Pythagore en fut l’architecte ? — Je l’ignore complètement, roi, et pour t’avouer la vérité, cette question ne me préoccupe pas. Sur place, je n’ai pu constater qu’une chose. Les anciens pharaons avaient fait appel à d’admirables géomètres pour élever ces monuments. Puisses-tu en faire de même pour atteindre à leur gloire ! À cette repartie insolente, on entendit quelques murmures de réprobation dans l’assemblée. — Tu sais pourtant bien, jeune homme, dit Démétrios, que Pythagore écrivait que le triangle est le principe de toute génération et de la forme de toutes les choses engendrées. Or, que sont ces pyramides sinon un assemblage de triangles ? — Je l’ai ouï dire, mais j’ignorais – à mon âge j’ignore encore beaucoup de choses – qu’il existât des traces écrites de sa pensée. Ce que je sais, en revanche, c’est que les triangles pythagoriciens n’ont rien à voir avec ceux qui composent les quatre faces de la pyramide. La figure sacrée des Égyptiens était un triangle rectangle qu’ils estimaient parfait, donc sacré. Parfait parce qu’il était unique. Leurs arpenteurs avaient trouvé un moyen fort habile pour obtenir l’angle droit. Avec un long cordeau, ils faisaient des nœuds à distance régulière. Avec les longueurs Trois, Quatre et Cinq, ils formaient le seul triangle rectangle dont les côtés soient une série arithmétique. Les prêtres s’en emparèrent et déclarèrent que la ligne verticale, celle de Trois, était le principe géniteur Osiris ; la ligne de base, le Quatre, le principe concepteur Isis ; et l’hypoténuse, le Cinq, la naissance, Horus. Il est possible que Pythagore, visitant l’Égypte, découvrit, grâce à cette figure considérée comme sacrée, son fameux théorème. Je ne vous l’énoncerai pas, vous le connaissez autant que moi (voir Note savante #1). La démonstration d’Euclide avait laissé ses juges pantois, d’autant que certains d’entre eux n’avaient pas tout saisi. Démétrios demanda : — Tu nous affirmes donc que tu n’as retrouvé nulle part, dans les pyramides, ce triangle sacré ? — Je n’affirme rien du tout, car je ne l’ai pas cherché. Je ne suis qu’un médiocre architecte, mais il me semble que ces monuments n’auraient pas résisté longtemps au sable du désert s’ils avaient été érigés selon cette figure. Un théologien ou un philosophe pourrait consacrer ses loisirs à cela. Il trouverait certainement ce fameux triangle au prix de quelques contorsions… Et le géomètre ponctua son propos d’un sourire malicieux qui en agaça plus d’un. Euclide poursuivit : — Quant à moi, je ne me soucie pas de la symbolique des nombres ou des figures. Que le Quatre soit principe féminin ou le cercle représentation de la face d’Apollon me semblent de vaines propositions, puisqu’elles ne sont pas démontrables. La beauté et l’utilité des mathématiques sont ailleurs. Que les prêtres et les philosophes s’amusent avec elles, ma foi, c’est leur affaire. Pour ma part, j’en veux faire le meilleur outil pour les architectes, les arpenteurs, les mécaniciens et les astronomes. Certains membres du jury, notoires pythagoriciens, se mirent à gronder. Euclide perçut qu’il était allé trop loin et que ce ne serait pas de cette manière qu’il obtiendrait son intronisation dans le Musée. Il se fit plus humble : — Pardonnez la fougue de ma jeunesse. Cette ébauche des Éléments dont vous avez pris connaissance doit tout aux philosophes, et au plus grand d’entre eux, Aristote. Sans sa méthode du syllogisme, je ne serais rien, je ne saurais rien, je n’aurais rien découvert. — Attention, jeune homme, prévint Démétrios, tu t’aventures là sur un terrain où j’ai quelques connaissances. Il te faudra être convaincant. Prenons le plus simple et le plus célèbre de ces syllogismes : « Tout homme est mortel, Socrate est homme, donc Socrate est mortel. » En quoi ta géométrie a-t-elle à voir avec cela ? — Elle a à voir dans son majeur : « tout homme est mortel », affirmation indémontrable, sinon en répertoriant toutes les généalogies depuis la naissance du premier être humain, ce qui est impossible. Mais même le plus sot d’entre les sots peut en voir l’évidence et la réalité. Je vous propose à mon tour un majeur, un postulat : « Par un point situé hors d’une droite, on ne peut mener qu’une parallèle à cette droite. » En êtes-vous d’accord (voir Note savante #2) ? Euclide répéta, et les membres du jury se plongèrent dans une intense réflexion. Certains s’enfouirent le visage dans leurs mains, d’autres se tapotèrent le menton avec l’index, d’autres encore tracèrent du doigt sur la table d’invisibles figures. Le roi, lui, leva les yeux au ciel, ses lèvres remuèrent sans émettre un son. Enfin, il dit : — Tu as raison. C’est évident. Et pourtant cela est pour moi une découverte, une révélation. — Révélation, non pas, roi, car tu as déjà lu cette phrase, au début de mes Éléments. Et tu n’y as pas fait attention, tellement cela te paraissait évident. Un peu comme si tu avais lu « tout homme est mortel » au milieu d’un livre de philosophie. Cette phrase aurait glissé sous ton regard sans l’accrocher, une phrase sans importance. Ce qui est important, c’est que Socrate fut un homme, et simplement un homme. Tel est l’essentiel. Et Euclide s’enflamma. Partant d’un point et déployant les dimensions, il construisit tout un univers de formes parfaites. Il devint bâtisseur de monuments magnifiques, arpenteur des étoiles. Des nombres qu’il chantait s’éleva la plus harmonieuse des musiques. Aucun dieu n’interférait dans son chant. Son hymne géométrique était dédié aux hommes, et non à l’Olympe. Ptolémée, envoûté, resta longtemps silencieux après qu’Euclide eut fini son exposé. Enfin, il dit seulement : — Sois le bienvenu au Musée ! On ne sait combien d’années Euclide resta à Alexandrie. Très vite, sa réputation fut telle qu’on accourut de partout pour assister à ses cours, et l’on peut dire que tout ce que l’époque comptait de mathématiciens, d’astronomes et d’ingénieurs devinrent ses disciples. Cela ne l’empêcha pas, au contraire, de poursuivre son œuvre et d’accumuler découverte sur découverte. Il fit aménager un dôme au-dessus de la salle à manger du Musée, avec un observatoire sur la terrasse supérieure. Mais Euclide avait pour habitude de donner sa leçon sur la plage, au-dessous des murailles du quartier des palais. D’un gros bâton droit et long, il traçait des figures sur le sable, devant ses élèves accroupis. Il le maniait avec tant de virtuosité qu’on eût dit que c’était le bâton seul qui, d’un mouvement souple, inventait ces formes rigoureuses. Comme un de ses élèves fortunés lui demandait à quoi pouvaient servir ses leçons, Euclide se tourna dédaigneusement vers un de ses esclaves : « Donne-lui une pièce de monnaie, puisqu’il doit gagner quelque chose au moyen de ce qu’il apprend. » Le roi assistait volontiers à ces cours, familièrement assis parmi les auditeurs. Ce jour-là, pourtant, Ptolémée paraissait soucieux. Comme un bon élève, il leva le doigt et dit : — Je viens de lire ton cinquième livre des Éléments. Il est sans doute fort beau, mais je n’ai rien compris. N’y a-t-il pas un chemin plus court pour définir la notion de rapport ? — Il n’est pas dans les sciences de voie directe réservée aux rois, répliqua Euclide qui reprit son bâton et poursuivit son cours. Je connais bien des monarques, Amrou, et même des califes, qui n’auraient pu tolérer pareille insolence. Des monarques et des califes qui refuseraient d’admettre que devant les sciences et les lois de la nature, ils sont égaux aux autres hommes, et parfois même plus petits. Alors, plutôt que de s’incliner devant cette grande vérité, ils la brûlent. Ptolémée n’était pas de ceux-là. Le roi mourut peu de temps après. Le fils qu’il avait eu de Bérénice lui succéda sous le nom de Philadelphe, et poursuivit son œuvre. Démétrios tenta de lui opposer son frère aîné, le rejeton d’Eurydice, dont il avait été le précepteur. Mais ses intrigues furent vaines. Le fondateur du Musée fut tué peu après par la morsure d’un serpent. Certains prétendent que le reptile ne pénétra pas tout seul dans sa chambre… Les premières années de Ptolémée II Philadelphe furent plutôt celles du règne d’Euclide, du moins dans le Musée. Venus de la Grèce entière, les savants, jeunes et vieux, restaient à Alexandrie. Athènes, qui avait été des siècles durant au centre du monde des mathématiques et de l’astronomie, déclina devant les feux qui illuminaient désormais l’Égypte. Des feux qui ne devaient plus s’éteindre avant longtemps et couvaient encore sous la cendre, jusqu’à ton arrivée, Amrou. Puis un jour, Euclide s’en fut, on ignore pour quelle destination. Il voulait continuer son œuvre dans la solitude, loin de ce chaudron bouillonnant qu’était devenu, grâce à lui, le Musée, toujours empli de grandes controverses et de petites jalousies, de fêtes splendides de l’esprit et de la science, mais aussi de complots mesquins. Il estimait avoir transmis son savoir à suffisamment d’hommes de grande valeur. Mais il considérait surtout avoir atteint l’objectif qu’il s’était fixé en affrontant à son arrivée ce vénérable jury d’aristotéliciens : que la géométrie soit affaire de géomètres, l’astronomie, d’astronomes, la mécanique, d’ingénieurs. Que, dans le domaine des sciences naturelles, l’observation physique prenne toujours le pas sur la spéculation philosophique ; et l’expérience sur la controverse théologique. Il laissa une quantité considérable de ses écrits à la Bibliothèque, qui n’étaient pas tous de géométrie pure. Je te ferai lire, Amrou, si tu en as la patience, son Introduction à l’Astronomie, elle est limpide comme l’eau d’une source. Ailleurs, il parle de l’optique ; ailleurs encore, de la fabrication d’objets aidant au travail des hommes, ailleurs enfin une Introduction harmonique. Tu y entendras les plus belles des musiques, sans que joue le moindre instrument. Euclide disparut donc d’Alexandrie, mais avant, il légua son bâton à celui qu’il considérait comme le plus audacieux et le meilleur de ses disciples, un astronome ressemblant fort au jeune homme insolent qui avait affronté, bien des années plus tôt, Démétrios et Ptolémée Sôter : un certain Aristarque de Samos. Où Amrou fait sa cour — Ta voix est si mélodieuse, Hypatie, qu’elle me suffit à comprendre pourquoi musique et géométrie sont sœurs l’une de l’autre. Mais je ne puis, hélas, t’emmener jusqu’à Médine y chanter les beautés de la science devant le calife. Omar est persuadé qu’apprendre à lire aux femmes est nuisible à leur éducation naturelle ; que cette fleur d’innocence qui caractérise une vierge commence à perdre de son velouté, de sa fraîcheur, du moment que l’art et la science la touchent… Il en déduit que les femmes ne sont bonnes qu’à rester dans la maison, entre les enfants et la cuisine. Ta beauté, ton savoir, ta liberté seraient pour lui comme les pires des vices de Lilith ! — Tu sers, Amrou, un bien sévère monarque, répondit Hypatie qui ajouta non sans coquetterie : et si tu cherches à me plaire en me vantant les mérites de ton pays et de ta religion, tu ne prends pas là le meilleur chemin. — Si tu n’as retenu de l’œuvre d’Euclide que la voix de celle qui te l’a racontée, je ne vois guère quel argument tu pourras en tirer pour convaincre ton maître, intervint Rhazès avec une certaine hargne. — Je ne suis pas votre avocat, répliqua Amrou sur le même ton. Et depuis quand les vaincus donnent-ils la leçon au vainqueur ? — Et moi, je ne suis pas Byzance, pour me considérer comme ton vaincu, dit le médecin. Je ne suis pas soldat non plus : mon métier est de sauver les vies, pas de les supprimer. — As-tu saisi l’utilité de la géométrie, Amrou ? intercéda Hypatie. — Selon tes dires, elle servirait surtout à construire des temples idolâtres, grommela le général. Nous n’avons pas besoin, nous autres, d’architectes pour prier Dieu. — As-tu vu, Amrou, demanda Philopon, le long du Nil, ces longs engins qui font monter l’eau sans effort jusque dans les champs comme si elle était attirée vers le haut ? Celui qui inventa cette vis sans fin, Archimède, était un disciple d’Euclide. Il imagina aussi une manière infaillible de démasquer les faussaires, grâce à un traité d’Euclide, Du Léger et du Lourd. Il bâtit également des machines de guerre qui devraient t’intéresser, général, et qui te feront immanquablement triompher de tes ennemis. Quant à l’immense lanterne qui domine l’île de Pharos, je ne suis pas sûr qu’elle aurait pu guider tant de marins à bon port depuis tant de siècles, sans une autre œuvre d’Euclide, L’Optique. — Tout cela est bel et bon, dit Amrou, mais ces engins et ces machines tous aussi ingénieux les uns que les autres ont été inventés voici bien longtemps. On sait maintenant comment les fabriquer sans avoir recours à ces livres anciens. Et si j’étais Omar, je sais bien ce que je vous dirais : « Gardons ces inventions, puisque Dieu a permis qu’elles existent. Il les destinait sans doute aux vrais croyants. Mais brûlons ces livres puisqu’il a voulu aussi nous offrir, par la voix de son Prophète, la seule parole qui tienne, la Sienne, dans laquelle sont contenues toutes les autres. » — Tu lui répliqueras alors, dit Rhazès, que dans ces vils ouvrages humains, il pourra découvrir comment porter plus vite et plus loin encore la parole de votre Dieu sur des vaisseaux solides, par les routes les plus sûres, dans des contrées dont il n’a aucune idée, mais dont ces livres parlent. Rien n’est achevé, rien n’est figé, Amrou, et l’Histoire continue d’aller son train. Ta présence en ces murs n’en est-elle pas la preuve ? — Sans doute. J’ajouterai qu’avec le Coran, une nouvelle ère commence. Une ère de pureté et de vérité. Une ère débarrassée des superstitions païennes. La pire d’entre elles, Hypatie, n’est-elle pas de vouloir lire dans les étoiles l’avenir des hommes ? — Les astronomes ne cherchent dans les astres ni à connaître leur destin, ni à contempler la face de Dieu, s’exclama la jeune femme pas très convaincue de ses propres paroles. Ce ne sont que des arpenteurs du ciel, des admirateurs de l’œuvre divine, mais aussi des géographes des étoiles qui, en traçant les cartes d’en haut, permettent que celles d’ici-bas soient plus précises et plus sûres pour les voyageurs. — Parle-moi donc de celui à qui Euclide confia son bâton. Cet Aristarque de Samos devait être le meilleur d’entre eux. Ce qu’il a découvert devrait suffire à me convaincre que mesurer le ciel comme un vulgaire champ de blé n’est pas un sacrilège. Sotte que je suis, songea Hypatie. Pourquoi ne lui ai-je pas tu l’existence d’Aristarque ? Et je ne puis lui mentir, maintenant. Tâchons donc de lui raconter l’histoire autrement, mais sans fausser la vérité. Les étoiles et le sable (Deuxième chant d’Hypatie) Observer le ciel est encore de nos jours un métier aussi dangereux que celui de soldat. Plus peut-être, car l’astronome est seul, sans armée derrière lui. Seul face aux princes qui, non contents de régner sur la terre, aimeraient faire croire que leur trône leur a été offert par les cieux ; seul face aux prêtres et aux oracles, qui redoutent que l’explication du mouvement des étoiles ou l’annonce d’une éclipse ne mettent à nu les mystères sur lesquels ils fondent leur pouvoir ; seul face aux terreurs et aux superstitions du peuple, qui tiendra l’astronome pour coupable des séismes, inondations, famines, sécheresses, car il a osé s’aventurer dans le domaine des dieux et des démons… Et pourtant, l’astronome continue de fouiller le ciel, d’arpenter les astres, de chevaucher les planètes, de regarder le soleil en face. Là-haut, il oublie la geôle ou la hache du bourreau qui le menacent. Aristarque de Samos était le plus imprudent de tous. Il avait emprunté à son maître Euclide sa fougue et son insolence. Quand il lançait, devant ses collègues bien plus rassis et plus sages que lui, une de ces hypothèses sulfureuses dont il avait le secret, plus d’un dans l’assemblée frémissait de terreur et regardait autour de lui pour voir si un espion des prêtres ne les écoutait pas. En ce temps-là[2], comme naguère pour les mathématiques, Alexandrie avait détrôné Athènes dans le domaine de l’astronomie. Car là aussi, selon ce qu’avait voulu Euclide, observer le ciel n’était plus affaire de philosophes et de poètes, mais de géomètres. Observer, mesurer, calculer, tels étaient désormais les maîtres mots. Un fait seulement était démontré : la Terre était ronde. Pour le reste, on acceptait ce qui était la règle depuis Platon et son élève Eudoxe : cette boule où nous vivons était immobile au centre de tout, et l’Univers tournait autour d’elle. Aristarque voulut remettre en cause ce postulat. Il croyait pouvoir tout se permettre : Ptolémée II Philadelphe couvrait ses incartades, et le bâton d’Euclide était pour le savant la meilleure des cautions. Cette canne, maintenant légèrement sculptée et incrustée de fils d’or, lui servait d’outil de travail. Il allait la planter au cœur du désert à différents endroits selon l’heure et la saison, rustique horloge solaire, et son ombre, qui était aussi celle du grand Euclide, lui permit de mesurer mille et une distances célestes. Mais un jour, il décida de rendre publique la somme de ses travaux, avec un livre intitulé : Les Grandeurs et les Distances du Soleil et de la Lune. Le scandale éclata. Le grand-prêtre de Sérapis, le plus important personnage religieux d’Alexandrie, demanda au roi une audience immédiate. Et celui-ci, devant la gravité des faits, convoqua Aristarque séance tenante, devant un conseil restreint. Le roi, à l’instar de son père, avait assisté à certains cours de l’astronome, et il s’était montré assez bon élève en géométrie. Mais quand Aristarque se présenta, Ptolémée laissa la parole à l’accusation. — J’ai lu ton ouvrage, dit le grand-prêtre sur un ton insidieux. Je ne suis pas spécialiste de ce genre de choses et j’ai peut-être mal compris. Oui, j’ai dû mal comprendre. Un homme aussi savant que toi… — Je n’ai fait que calculer la distance qui sépare le Soleil de la Terre, en me fondant sur la puissance du raisonnement géométrique, qui… — Sans doute, sans doute, coupa le prêtre. Mais cette distance me semble immense. — Entre dix-huit et vingt fois celle qui nous sépare de la Lune (voir Note savante #3). Ma méthode ne permet pas, hélas, de mieux… — Et si le Soleil est si loin que tu le dis, ou que j’ai cru le comprendre, interrompit à nouveau le prêtre agacé par les précisions de l’astronome, il est bien plus gros qu’il n’y paraît. — Tu l’as parfaitement compris. J’avais peur de ne pas être assez clair pour parvenir à cet exploit. Le grand-prêtre ne perçut pas le sarcasme, tant il sentait la colère monter en lui : — Il est même, à te croire, beaucoup plus gros que la Terre. Des dizaines de fois plus gros. — Tes dons en astronomie sont aussi grands qu’en divination. Il faudrait joindre sept Terres bout à bout pour égaler le diamètre du Soleil. Ou si tu préfères, ajouta Aristarque non sans malice, le volume de cette sphère radieuse est dans un rapport de trois cent cinquante avec celui de notre modeste habitacle (voir Note savante #4). — Roi, je te prends à témoin, cet homme est d’un orgueil insensé, et par ses raisonnements fallacieux, il joue avec le dieu Hélios, dispensateur de la lumière, et avec la déesse Hestia, notre Terre sacrée, comme il le ferait avec de vulgaires billes ! Ptolémée Philadelphe tenta de temporiser : — Jugeons d’abord avant de condamner. Voyons, Aristarque, Pythagore n’avait-il pas échelonné les hauteurs des astres selon les intervalles musicaux, et le grand Eudoxe, géomètre comme toi, n’avait-il pas fixé définitivement les dimensions du monde ? Par quels arguments oses-tu contredire ces maîtres ? — Les mêmes que ceux qui ont conduit mon maître Euclide à prouver que le monde se pliait à sa géométrie. Un maître confiant dans la raison humaine, et que ton père Sôter, permets-moi de te le rappeler, admirait plus que tout autre savant. — Tu prétends donc que de simples points, lignes ou triangles, déterminent la grandeur de l’Univers ? Allons, explique-toi. Tu sais que j’ai suivi l’exemple de mon père, et je n’ai pas dédaigné d’assister à quelques-unes de tes démonstrations. — Ô roi, puisque tu me fais l’honneur de chercher à comprendre, me permets-tu de te questionner à ton tour, afin de te guider sur le chemin de la vérité ? Ptolémée opina de la tête, prêt à relever le défi intellectuel. — Tu viens parfois contempler les astres sur la terrasse de l’observatoire, enchaîna Aristarque. Sans doute as-tu remarqué qu’une fois chaque mois la Lune, au cours de son cycle, présente son disque rigoureusement coupé en deux parties égales, l’une éclairée, l’autre située dans l’ombre… — Certes, lorsque la Lune est à son premier quartier. — Eh bien, trace par la pensée un vaste triangle qui a pour sommets la Terre, le Soleil et la Lune à son quartier, et considère ses angles. Se croyant revenu en salle de classe, Aristarque se tourna vers le grand-prêtre avec un sourire ironique : — Vous pouvez faire de même, et si l’opération vous paraît difficile, dessinez la figure sur un papyrus, afin de mieux entrevoir la vérité… Un murmure de réprobation courut parmi les juges. Aristarque n’en eut cure et, s’adressant de nouveau au roi, il poursuivit doctement : — Que peux-tu dire de l’angle formé par la droite qui joint la Terre à la Lune, et la droite qui joint la Lune au Soleil ? — Heu… Il est rigoureusement droit, avança Ptolémée après quelque hésitation. — Je rends hommage à ta perspicacité, souverain ! Maintenant, admets que si le Soleil n’est pas à une distance infinie – puisque je prétends mesurer son éloignement –, l’angle formé par les droites qui joignent le Soleil à la Terre, et le Soleil à la Lune, n’est pas nul… — Oui, mais comment t’y prends-tu pour mesurer cet angle ? intervint le grand-prêtre en ricanant. Te rendre en personne sur le Soleil, peut-être ? — Là encore, Euclide répond à ma place. Cet angle n’est que le complément à un droit de l’angle fait par les droites de la Lune et du Soleil vues depuis la Terre. J’ai bien dit : vues depuis la Terre. Cet angle peut donc être mesuré. — Et alors ? — Alors cet angle, par résolution simple du triangle droit formé par la Terre, le Soleil et la Lune en son premier quartier, cet angle magnifique, dis-je, donne le rapport entre les distances de la Terre au Soleil et de la Terre à la Lune (voir Note savante #5) ! — Astucieux, en effet, dit le roi qui leva la main pour intimer l’ordre de se taire au grand-prêtre, lequel était à deux doigts d’étouffer de rage car il n’avait rien compris et sentait le procès lui échapper. — Ainsi, conclut Aristarque, ne t’étonne point, roi, de pouvoir démontrer, au prix d’un modeste effort de pensée et de l’universelle géométrie d’Euclide, que ce disque qui nous paraît hors d’atteinte et brûle nos regards, est à distance finie, et de rapporter cette distance à la Lune, l’astre qui éclaire nos songes ! Le procès d’Aristarque aurait dû se conclure là, par le triomphe évident du savant. Mais vois-tu, Amrou, ceux qui par la science vont au plus haut du monde, ceux qui par l’intelligence scrutent le fond des cieux, ceux-là, pareils à la coupole du ciel, la tête renversée, vivent dans leur vertige. Et le plus souvent, ils tombent dans le précipice ! Aristarque de Samos était de cette race. C’est pourquoi il ne put s’empêcher de poursuivre, d’un ton faussement négligent : — Puisque vous me faites l’honneur d’accepter mon raisonnement, eh bien vous en accepterez la rigoureuse conséquence. À vrai dire, mon traité Des Grandeurs et des Distances n’était qu’une modeste introduction à l’ouvrage que je viens juste d’achever, L’Hypothèse. — Ah ! Et quelle autre hérésie profères-tu dans ton « hypothèse » ? interrogea le grand-prêtre avec une joie non dissimulée, espérant que cette fois l’astronome irait se fourvoyer dans une voie sans recours. — J’en déduis d’abord pour l’Univers des dimensions beaucoup plus grandes que celles que nous venons de dire. De même que la Terre joue le rôle de point par rapport à la sphère du Soleil, le Soleil joue lui-même le rôle de point par rapport à la sphère des étoiles fixes. Et puisque le Soleil et le ciel des fixes sont si lointains, il est déraisonnable de penser que de si grands corps puissent tourner en bloc, et en seul jour, autour d’une aussi petite Terre. — Absurdité ! Nos yeux nous montrent que c’est la grande voûte du ciel qui tourne ! L’évidence le crie ! — Grand-prêtre, si tu consentais à faire un tour complet sur toi-même en regardant défiler sous tes yeux les flambeaux qui ornent les murs de cette salle circulaire, n’aurais-tu point l’impression que c’est la salle qui tourne, et toi qui demeures immobile ? Un silence stupéfait figea l’assemblée des juges durant quelques secondes. — J’affirme donc que les étoiles fixes et le Soleil restent immobiles, reprit Aristarque en scandant ses mots. J’affirme que la Terre tourne autour du Soleil sur une circonférence de cercle. J’affirme que le Soleil occupe le centre de cette trajectoire, et que la sphère des fixes s’étend autour du même centre que le Soleil ! Deuxième silence stupéfait, brisé par un cri angoissé du grand-prêtre : — Mais s’il en est ainsi, la Terre n’est plus le centre de l’Univers ! — Elle ne l’est plus, car elle ne l’a jamais été. — Et la voûte céleste ne tourne plus harmonieusement au-dessus de nos têtes, car selon ta prétention insane, ce serait nous qui tournons autour du Soleil ! — Comme la luciole autour de la lanterne du monde, approuva Aristarque, imperturbable. — Comme la luciole ! Misérable ! Te prends-tu donc pour un dieu pour te permettre d’un coup de bâton et de quelques chiffres posés sur un papyrus de détruire l’ordre du monde, d’insulter à la mémoire de tous les sages depuis la nuit des temps ? Roi, cet homme est allé trop loin. Il vient de cracher à la sainte face de la divinité. Au bourreau, Aristarque ! Ptolémée fronça les sourcils : — Tu vas effectivement trop loin, l’astronome. Tu quittes là le sentier sûr de la géométrie pour remettre en question l’ordre avéré du monde. Je te somme de t’expliquer dans un procès public. Le grand-prêtre se prosterna devant le roi et supplia : — De grâce, divin monarque ! Un procès public serait la pire des choses et déclencherait des catastrophes inimaginables. Grâce à votre père le grand Sôter, les nations sur lesquelles vous régnez se satisfont toutes du culte de Sérapis. Que diront les Grecs quand on leur affirmera que l’Olympe n’est plus qu’un monticule et qu’Apollon seul règne en maître sur l’univers ? Les Juifs, je les entends déjà palabrer interminablement sur leur Josué qui arrêta la course du Soleil et les sept jours que leur dieu mit à créer le monde. Ces gens-là sont si prompts à la récrimination et au complot ! Mais surtout, seigneur, craignez la populace égyptienne ! Que des agitateurs leur fassent croire que le Râ antique flamboie à nouveau au-dessus des tombeaux des pharaons morts, et des émeutes éclateront ; ils remettront en cause votre essence divine ; votre trône tremblera ; le temple de la déesse, le Sérapion, sera à l’abandon. Et tout cela par la faute de ce dément, qui parle de la Terre comme d’une luciole et du Soleil comme d’une lanterne. Dément… ou traître à son roi ! Aristarque de Samos bondit sous l’outrage. Sa forte carrure s’était développée lors de ses longues marches dans le désert, ses montées en haut des pyramides qui lui servaient d’observatoire et une pratique quotidienne du gymnase. Il brandit le bâton d’Euclide et se dirigea, menaçant, vers le prêtre. Les gardes eurent bien du mal à le contenir. Le mage de Sérapis lui cracha à la face : — Tu seras plus utile à la science lorsque ta misérable carcasse sera disséquée sur la table de maître Hérophile ! Le roi imposa silence et décida qu’il y aurait procès, mais à huis clos. Il demanda à l’astronome qui il voulait choisir comme défenseur. — Archimède de Syracuse, répondit Aristarque. Celui-là saura bien vous convaincre. Le choix du génial inventeur de la vis sans fin comme avocat était d’une grande habileté. Depuis longtemps en effet, Ptolémée Philadelphe cherchait à attirer Archimède à Alexandrie, mais celui-ci se dérobait toujours, malgré les mirifiques propositions que le Musée lui faisait. Certes, il y était venu autrefois, mais seulement pour suivre des cours et consulter les ouvrages d’Euclide, dont il était l’évident successeur. Puis il était reparti à Syracuse. Il n’en avait plus bougé depuis, se contentant d’une correspondance assidue avec ses collègues du Musée. Ses communications éblouissaient les géomètres, mathématiciens et astronomes. Il avait inventé nombre de figures nouvelles, tels les sphéroïdes et les conoïdes droits, étudié avec bonheur les lois des fluides, des corps flottants, du levier et bien d’autres choses encore qu’il serait trop long de t’expliquer. Ptolémée Philadelphe s’impatientait. Comme tous, il était impressionné par les découvertes du savant sicilien. Il lui écrivit personnellement pour le supplier, sinon de se rendre lui-même à Alexandrie, du moins de lui faire part de ses nombreuses inventions d’ingénieur. Archimède ne céda que sur deux d’entre elles : la meilleure manière de confondre un orfèvre indélicat ou un faussaire en immergeant les objets précieux, et cette vis qui irrigue aujourd’hui encore, Amrou, les champs de ta conquête. Mais de machines de guerre, point. Esprit plein de fantaisie, Archimède se dérobait en envoyant de faux théorèmes à ses collègues alexandrins, ou en leur soumettant des problèmes presque impossibles à résoudre, comme ces « bœufs du Soleil » dont les solutions sont de si grands nombres qu’ils en sont inaccessibles (voir Note savante #6). Car les mathématiques, Amrou, sont aussi source de rire, de jeu et de musique. La Lune ne s’amuse-t-elle pas, certains soirs, à cacher de son malicieux sourire les étoiles aux astronomes ? Aristarque avait une autre bonne raison de prendre le savant sicilien comme défenseur. Il savait l’homme fort au fait des subtilités de la politique et de l’art de plaire aux princes. Issu d’une des plus anciennes familles de Sicile, Archimède était aussi le cousin du maître de la colonie, le tyran éclairé Hiéron, qui l’avait nommé son ingénieur en chef. Son île natale était la plus ancienne et la plus florissante des colonies grecques du Ponant, épargnée par les conquêtes d’Alexandre, loin des conflits de succession qui suivirent la mort du Conquérant. En ce temps-là pourtant, la forte Syracuse, sa capitale, était prise en tenaille entre deux nouvelles puissances rivales à l’ouest de la Méditerranée, Rome et Carthage. Le savant, passionnément épris de son pays, se dévoua corps et âme à la défense de sa ville menacée par la guerre, dirigeant les travaux portuaires, navals et militaires. C’est ainsi qu’il inventa ces machines de destruction qui t’ont fait briller les yeux, tout à l’heure, vaillant général. Il en oubliait ses ouvrages théoriques, au grand désespoir de ses collègues alexandrins qui le suppliaient d’y revenir. Aussi, quand Aristarque le sollicita pour venir le défendre dans son procès en astronomie, il décida de se dérober, malgré l’admiration qu’il portait à celui qui avait été son professeur, bien des années auparavant. Mais il lui fallait d’abord consulter le tyran Hiéron. — J’ordonne que tu te rendes à Alexandrie, lui dit celui-ci. Ce procès n’est pas mon affaire et tu agiras dans ce domaine comme bon te semble. C’est une autre mission que je te confie. Celle d’ambassadeur. Dans le conflit qui se prépare, nous manquons cruellement d’alliés. Rappelle au roi Philadelphe qu’Alexandrie est grecque, tout comme Syracuse, alors que Romains et Carthaginois ne sont que des barbares. Pour l’en convaincre mieux, évoque-lui l’histoire de la cité punique. Après tout, n’est-elle pas d’origine phénicienne ? L’Égypte règne sur Tyr, elle est en droit aussi de revendiquer ses lointains enfants de Carthage. Et si ces arguments diplomatiques ne suffisent pas, concède-lui quelques plans de tes inventions guerrières. Mais… avec discernement, n’est-ce pas ? — Je ferai comme tu l’entends, Hiéron, répondit Archimède. Et je me réjouis de pouvoir tout à la fois œuvrer pour ma patrie et défendre mon ami Aristarque, sans crainte d’être retenu de force à Alexandrie, protégé que je serai par mon statut d’ambassadeur. — De quoi accuse-t-on ton ami astronome ? Le tyran écouta avec la plus grande attention les explications d’Archimède, mais au fur et à mesure qu’il réalisait de quoi il était question, son visage se fermait. Enfin, il dit d’un ton sec : — Parle-moi franchement. Crois-tu à cette monstruosité ? Aristarque démontre-t-il que la Terre tourne autour du Soleil ? — Il n’a fait que mesurer la distance qui les sépare et leurs tailles respectives. Pour le reste, il ne s’agit que d’une hypothèse et non d’un théorème, ni même d’un postulat puisque cela va à l’encontre du sens commun, du directement observable. S’il fallait ne se fier qu’à ce que l’œil voit, nous dirions encore ce que pensait Thalès à ses débuts, et nous imaginerions la Terre comme un disque flottant tel un morceau de bois sur un océan. Mais l’audacieuse hypothèse d’Aristarque ouvre aux savants et aux philosophes tant de nouvelles routes vers des paysages encore inimaginables… — Aux savants et aux philosophes peut-être, répliqua le tyran, mais le commun des mortels, y as-tu pensé ? Comment réagiront les peuples quand ils apprendront que dieux et humains, puissants et faibles, monarques et sujets, maîtres et esclaves, ne sont qu’une fourmilière embarquée sur un frêle esquif que remorque l’immense navire solaire, au sein de l’immensité plus grande encore de l’océan céleste ? Ce sera la fin de l’équilibre du monde. Et j’imagine fort bien les calamités qui s’ensuivront, paysages de désolation, émeutes, régicides, athéisme, destruction des temples, irrespect de la propriété et combien d’autres conséquences plus funestes ! — Pas plus funestes, répliqua Archimède avec amertume, que les armes de mort que tu m’obliges à inventer. — Je le sais, mon ami, et crois bien que quand la paix reviendra… En attendant, n’oublie pas que de ta mission diplomatique auprès de Philadelphe dépend le sort de Syracuse. Et si tu perçois un seul instant que la défense d’Aristarque peut nuire à cette mission, il faudra bien que tu choisisses entre ton ami et ta patrie. J’y veillerai. La menace était claire. Archimède embarqua, empli de crainte, sur un redoutable vaisseau de guerre dont il avait dessiné les plans. À peine arrivé à Alexandrie, il fut mené auprès du roi. Après avoir lu la longue lettre de Hiéron, lettre dont le savant ne connaissait pas la teneur, Ptolémée dit simplement : — Reste avec nous, Archimède. Je t’offre la paix et la sérénité de notre Musée pour que ton génie s’épanouisse autant qu’il le devrait. Ta place n’est pas au milieu des guerres, ni dans les labyrinthes de la politique et de la diplomatie. — Quoi, roi, tu me demandes de trahir ? Ma place est dans ma patrie, auprès de mon maître et de mon peuple quand ils sont en danger. — Ton maître, c’est la science, ta patrie, ce sont les milliers de livres que recèle la Bibliothèque, ton peuple, ce sont les savants et les sages qui y travaillent. Et le danger, il plane aujourd’hui sur la tête du meilleur d’entre eux, Aristarque de Samos. En fait, Ptolémée Philadelphe était fort embarrassé. Il tenait de son père Sôter le principe absolu de ne jamais intervenir dans les débats et les querelles qui étaient le lot quotidien du Musée. Mais cette fois, l’affaire était trop grave. L’Hypothèse d’Aristarque avait divisé le Musée en deux clans farouchement opposés : les philosophes contre les scientifiques. Pour les premiers, soutenus par les prêtres de toutes les religions, admettre, voire simplement tolérer l’idée qu’une petite Terre tournât autour du Soleil n’était rien de moins que l’annonce de la mort des hommes et des dieux, mais surtout la destruction de l’Académie de Platon, du Lycée d’Aristote, du Portique de Zénon et du Jardin d’Épicure. Ces quatre écoles étaient toutes à Athènes car, mon oncle Philopon ne me contredira pas, malgré leurs efforts, les deux premiers Ptolémées n’avaient réussi à attirer à Alexandrie que des philosophes de seconde importance, émules appliqués des défunts maîtres grecs. Sans doute s’en rendaient-ils compte. En effet, ils supplièrent le plus grand penseur de l’époque de traverser la mer pour tenir le rôle de l’accusateur dans le procès d’Aristarque : Cléanthe d’Assos, un vieillard qui allait bientôt atteindre le siècle, successeur de l’illustre Zénon. Malgré son âge fort avancé, Cléanthe représentait la plus récente école philosophique athénienne, celle du Portique, le stoïcisme. Et ce n’était pas par hasard si les ennemis d’Aristarque avaient fait appel à lui. En effet, contrairement à la pensée de Platon et à celle d’Aristote, pensées préconisant la libre recherche et la permanente remise en question, pour Zénon, puis Cléanthe, la philosophie était comme un œuf dont la coquille était la logique, le blanc, la morale, et le jaune la physique. Bref, un système auquel on ne pouvait toucher sans le détruire tout entier. Ils se représentaient l’Univers de la même façon : unique, fini, un œuf toujours, entouré d’un vide illimité, un œuf vivant, dont le jaune serait la Terre. Cette représentation, bien sûr, était une métaphore. La réalité matérielle du monde ne les intéressait pas. Au fond, ta religion, celle de Philopon et celle de Rhazès, font de même aujourd’hui. Pour les chrétiens et les juifs, Jérusalem est le centre du monde ; pour vous, c’est La Mecque. Or, il n’y a pas de centre sur la surface d’une sphère, du moins selon les géomètres. La géographie des prêtres n’est pas celle des arpenteurs. Nulle part dans la Bible, et sans doute dans ton Coran, il n’est question de la forme physique de la Terre. Ronde ? Plate ? Ovoïde ? Pyramidale ? Qu’importe aux religions ! Il en était de même pour les stoïciens. En revanche, quand Aristarque tentait de démontrer que la Terre tournait autour du Soleil, et donc qu’elle n’était plus le milieu de l’Univers, alors là cette représentation physique heurtait de plein fouet la représentation symbolique du monde, où la divinité est partout et l’homme au centre de ce partout. Cléanthe, Ptolémée et les prêtres, de quelque religion qu’ils fussent, ne pouvaient le tolérer : cela eût été accepter leur fin, du moins le croyaient-ils. Archimède tenta bien, lors de cet entretien qu’il eut avec le roi, de lui montrer que physique et symbolique pouvaient cohabiter en paix. Citant Hésiode, s’appuyant sur les exégètes de Homère, il expliqua que la montagne Olympe telle qu’on pouvait la voir sous son éternel nuage n’était pas forcément le lieu physique où séjournaient les dieux. Maladresse insigne de traiter ainsi ce monarque éclairé en élève ignorant ! Autre maladresse de notre savant : il crut bon de se référer au défunt Démétrios de Phalère. Le malheureux Archimède, en piètre courtisan, avait tout bonnement oublié que le fondateur du Musée s’était opposé de toutes ses forces à la montée sur le trône de Philadelphe, et qu’il en avait été puni de mort. Le roi se fâcha tout rouge : qu’on le prenne pour un ignorant, passait encore ; mais qu’on évoquât son ennemi Démétrios… Archimède, affolé, vit sa mission diplomatique courir à l’échec et son ami Aristarque voué au bourreau. Le roi se calma enfin et dit : — Il n’y aura pas de procès. Le grand-prêtre et Cléanthe sont trop acharnés à la perte d’Aristarque. Ce serait pour lui la mort assurée. Je ne pourrai rien y faire, mais c’est sur moi que retombera l’opprobre d’avoir assassiné un homme de science. La rumeur prête tant de crimes aux monarques… Rends-toi auprès de cette mule têtue d’astronome et tente de le convaincre de se rétracter. Si tu y arrives, la paix reviendra au Musée. Sinon, tu l’emmèneras discrètement avec toi dans ton île. Prendre en charge ce vieil extravagant sera, pour ton maître, le prix de l’alliance qu’il me propose. Et le roi, heureux du bon tour qu’il allait jouer à son collègue Hiéron, qu’il méprisait, congédia Archimède en se frottant les mains. Le Sicilien sortit de cette audience tête basse. Il se sentait humilié. Pourtant, l’ingénieur en chef de Syracuse avait subi, dans le passé, mille et une rebuffades du tyran Hiéron, mais il était dans sa fonction de les souffrir. Cette fois, il avait eu en face de lui Ptolémée Philadelphe, le protecteur des arts et des sciences, qui ne lui avait demandé rien moins que trahir son pays, et inciter le plus hardi savant qu’il connaissait à renier toute une vie de travail, pour complaire à la tranquillité du royaume et de ses sujets. — Mais, Archimède, mes calculs sont exacts. Pourquoi dirais-je que je me suis trompé ? À près de quatre-vingts ans, Aristarque, cet Hercule de la science, n’avait rien perdu de sa candeur et de sa fougue. Et Archimède, qui n’en avait que trente-trois, se sentait le plus vieux et le plus rassis des deux. Il avait eu beau s’échiner à lui expliquer que cette rétractation ne serait que de pure forme et que cela ne changerait rien sur le fond, arguer que les hommes n’étaient pas encore assez mûrs pour accepter une telle nouvelle, rien n’y faisait. Aristarque ne comprenait qu’une chose : il était sûr de sa théorie. Toute autre contingence, sa vie même, ne comptait pas face à sa découverte. En revanche, le vieil astronome consentit à l’exil. Il en avait assez, dit-il, de « ces braillards de prêtres », « de ces crasseux de stoïciens » et, pardonnez-moi mon oncle, mais l’homme était encore vert, « de ces verges molles de grammairiens ». Un peu honteux du rôle qu’il jouait, mais soulagé et heureux que son vieux maître le suivît à Syracuse, Archimède vint rendre compte au roi de ce dénouement satisfaisant. En échange, Ptolémée assura l’ambassadeur sicilien de son indéfectible alliance avec Syracuse. Le lendemain, sur le pont du bateau qui devait le ramener chez lui, Archimède attendit Aristarque en vain. Enfin, un jeune esclave lui apporta un paquet : c’était une longue et lourde canne sculptée sur laquelle étaient gravées des équations d’or. Ce cadeau était accompagné d’un bref message signé de l’astronome : « Puisse le bâton d’Euclide t’apprendre à te tenir droit devant les princes et les puissants. » Nul ne sut jamais où Aristarque de Samos avait disparu. Certains prétendent qu’il se serait réfugié au cœur du désert égyptien, sous le soleil de la bourgade de Syène[3]. Son manuscrit de L’Hypothèse ne fut jamais recopié, mais la Bibliothèque conserve précieusement l’original, unique exemplaire de ce livre hardi, bien que jugé impie. Ptolémée Philadelphe, Cléanthe et Callimaque moururent peu de temps après. La première décision de Ptolémée III Evergète fut d’appeler Archimède pour devenir précepteur de son fils et bibliothécaire. Celui-ci refusa, mais recommanda pour le remplacer Ératosthène de Cyrène, philosophe, poète, historien, astronome, musicien et surtout inventeur de la géographie. Ce choix était le bon. Le nouveau bibliothécaire eut durant de longues années une correspondance assidue avec le savant de Syracuse. Un jour, il reçut un recueil intitulé La Méthode, où Archimède lui révélait le secret de ses découvertes. Accompagnait cette manière de testament, une vieille canne incrustée d’or. Le bâton d’Euclide ne pouvait mieux échoir qu’à cet homme dont le nom signifiait littéralement « la force de l’amour ». Quelque temps après, Ératosthène apprit comment était mort son ami sicilien. Depuis son retour d’Égypte, le savant s’était peu à peu détaché des affaires politiques. Plein du remords d’avoir failli à Aristarque, il ne cédait plus aux pressantes sollicitations du maître de Syracuse à détourner son art des recherches purement intellectuelles vers les objets sensibles, et de les appliquer par l’expérience vers des choses d’usage. Des choses d’usage guerrier, bien entendu. Hiéron avait beau menacer, supplier, rien n’y faisait. Archimède fit d’abord construire un planétarium, merveilleuse mécanique reproduisant avec exactitude les apparences des mouvements célestes selon l’hypothèse d’Aristarque. Puis il se mit en tête d’inventer un système de numération pouvant représenter des grandeurs auprès desquelles la myriade[4] n’est qu’un point. Et lui qui avait pour habitude de tracer ses démonstrations sur le sable des plages, il choisit le grain de sable comme élément de sa dernière démonstration. Combien y a-t-il de grains dans une poignée de sable ? Et sur la plage de Syracuse ? Et sur toutes les plages, et dans tous les déserts du monde ? Personne n’imaginait que l’on pût donner mesure à pareille démesure. Cependant, dans son traité L’Arénaire, son chef-d’œuvre, Archimède prouva que le sable n’échappait pas au nombre. Il se fit fort de compter les grains de sable qui rempliraient le cosmos tout entier. De façon à obtenir la plus grande quantité possible, il prêta au cosmos les folles dimensions que lui attribuait l’hypothèse d’Aristarque. Et quant au nombre considérable qu’il obtint, il prouva que ce n’était malgré tout qu’un point au regard de nombres plus grands encore, des nombres que seul un esprit singulier comme le sien était capable de concevoir. Sur le plan politique, l’ambassade à Alexandrie avait été un échec car, malgré leurs vagues promesses, Philadelphe, puis Evergète, en dignes émules d’Alexandre, se désintéressaient de tout ce qui se passait au ponant de la Méditerranée. Seul entre Rome et Carthage, Hiéron devait choisir. Hélas, il choisit Carthage. Durant trois ans, Syracuse fut assiégée par les Romains. Et malgré les machines de guerre inventées par Archimède, l’ennemi put envahir la cité. Ce fut le décurion Brutus qui, le premier, pénétra dans Syracuse en flammes. Enivré de sang et du mauvais vin qu’il avait bu pour se donner du courage, le soldat romain parcourait les rues de la ville, brandissant son glaive rougi à la recherche de nouvelles victimes. Mais les assiégés survivants s’étaient tous réfugiés dans le palais où Hiéron attendait la venue du général Marcellus pour lui remettre les clefs de la cité, espérant sa clémence. Par une poterne ouverte sur une petite grève, Brutus vit un vieillard assis qui traçait de mystérieux dessins sur le sable. Bien piètre proie pour le guerrier ! Un peu dégrisé par le vent de la mer, le soldat se dit que ce Grec pourrait faire un bon esclave précepteur de ses enfants, quand, riche de son butin, il retournerait à Rome fonder une famille. Il s’approcha. — Lève-toi et suis-moi, bonhomme, dit-il d’un ton rogue. Archimède ne leva même pas la tête et répondit : — Un instant, je te prie. Je crois que j’ai enfin trouvé. Fou de rage que ce vieux lui désobéisse, le décurion planta son glaive dans le dos d’Archimède. Le sang jaillit et inonda le sable, noyant les figures et les chiffres qui y étaient inscrits. Peut-être était-ce la réponse à l’hypothèse d’Aristarque de Samos. Où Amrou s’essaie à l’ironie — Ce décurion était un imbécile, s’exclama Amrou. Mais pas pire que son général. À sa place, j’aurais donné l’ordre absolu à mes hommes d’épargner un inventeur aussi précieux qu’Archimède. — C’était bien ce que le général Marcellus avait demandé, répondit Hypatie. Et Brutus paya son crime de sa vie. — Ce Marcellus avait raison. Le pire, dans une armée, n’est pas de tuer un vieil homme, fût-il un tel savant, mais de désobéir à ses chefs. — Pas toujours, Amrou, pas toujours, répliqua Philopon. Car toi, général, si par malheur tu en venais à détruire, sur ordre de ton maître, cette Bibliothèque, ce serait mille Archimèdes que tu assassinerais d’un coup. — Bah ! répliqua le général embarrassé, la perte de ce savant n’a pas empêché Rome de conquérir le monde. De même que les extravagances de votre Aristarque. Que valent ses beaux raisonnements capables, selon lui, de toiser les distances de la Lune et du Soleil ? Qui vous assure que la géométrie d’Euclide, celle qui vaut pour les triangles tracés par la main infime de l’homme sur le papyrus ou l’étendue de sable, vaut toujours pour les triangles tracés par Dieu dans le grand espace lointain, triangles gigantesques que les astronomes s’épuisent en vain à construire par la pensée ? — Je t’accorde ce doute, Amrou, et il n’est pas impossible qu’un jour lointain les savants questionnent cette évidence (voir Note savante #7), répondit Hypatie assez surprise par la remarque du général. Cependant… — Quant à ses élucubrations impies sur le Soleil immobile au centre de l’Univers, s’échauffa Amrou en interrompant la jeune femme, elles n’ont pas empêché la parole divine d’épandre sa lumière sur les hommes. L’Univers n’a qu’un centre, et c’est Dieu. Ainsi l’a dit le Prophète : « C’est Dieu qui éleva les cieux sans colonnes visibles, c’est Lui qui a soumis le Soleil et la Lune. Il imprime le mouvement et l’ordre à tout ; il fait voir distinctement ses merveilles. » — Et en quoi donc l’héliocentrisme serait-il une impiété ? s’enflamma Hypatie. Y a-t-il dans les livres saints quelque chose qui dise que la Terre ne tourne pas autour du Soleil, ni le contraire, ni autour de la Lune, ou que sais-je encore ? Laisse donc à la science ce qui est à la science et à Dieu ce qui est à Dieu. — Femme ! Si le Tout-Puissant n’a pas jugé utile de nous parler de cela par la voix de ses prophètes, c’est qu’il avait ses raisons. Et c’est L’offenser que de tenter de percer Ses mystères… — Ah, je les attendais, les fameux mystères ! rétorqua Hypatie. Ces mystères au nom desquels les évêques ont fait tuer tant de gens dont le seul crime était de vouloir apporter un peu de vérité à l’humanité. — Je te prie, Hypatie, de garder ton calme, intervint Rhazès, pas mécontent au fond de cette querelle entre la jeune femme et le général. D’ailleurs, les théories d’Aristarque sont tombées en désuétude depuis sa mort. Plus personne n’a voulu tenter de démontrer que la Terre tournait autour du Soleil, que cette « lanterne » était le centre de tous les mouvements. À bien y réfléchir, si cela avait été le cas, ajouta-t-il sans que l’on sût s’il plaisantait ou non, comment Josué à Jéricho aurait-il pu arrêter le Soleil dans sa marche ? Ah oui, Aristarque était bien léger d’avoir imaginé une telle chose ! Avait-il pensé, en élaborant sa théorie, aux malheureux grammairiens et philologues qui auraient dû passer des nuits blanches et user leur précieuse santé à chercher des syntagmes nouveaux pour remplacer, par exemple, « le Soleil se lève, le Soleil se couche » par « chaque matin, la Terre se lève ou se couche » ? Coucher avec qui, la pauvre ? Elle est si seule ! — Par la barbe de Plotin, que tu es agaçant, Rhazès, siffla Hypatie, quand tu ressasses tes sempiternelles plaisanteries ! Il n’y a donc rien de sacré, pour toi ? — Voyons, Hypatie, ironisa Amrou qui croyait gagner des points, ne m’as-tu pas dit que les ricanements de notre médecin étaient une cuirasse pour se défendre des malheurs du monde qu’il affrontait tous les jours ? — Mais on ne peut jeter Aristarque aux chiens comme il le fait, s’exalta-t-elle. Ce sont là des reproches injustes, et Aristarque ne saurait être mis trop tôt au rang des vaincus. Seule la postérité jugera. Sans Aristarque, Ératosthène n’eût jamais pu mesurer la circonférence terrestre et diviser notre planète en climats ; sans lui, Ptolémée n’aurait jamais pu écrire sa Cosmographie que chrétiens et juifs s’accordent, pour une fois, à reconnaître comme n’allant pas à l’encontre de la Bible. Sans lui… — Ptolémée, encore un ? Quel numéro avait-il celui-là ? demanda Amrou qui voulait concurrencer Rhazès dans le maniement de l’esprit léger. — Ce n’était pas un roi d’Égypte et il s’agit d’une autre histoire, intervint Philopon. Quant à toi, ma nièce, je te demanderai de garder désormais un peu plus de calme et de mesure. Ne vois-tu pas que tu fâches notre hôte avec tes élucubrations célestes ? — Pas du tout, vénérable Philopon, protesta Amrou. Hypatie est délicieuse de spontanéité, même quand elle profère les plus abominables blasphèmes. Mais quoi ! Vous entredéchirez-vous donc toujours de cette façon, vous autres, les savants ? On croirait des marchands à la foire se disputant un riche client. Qu’avez-vous donc de si précieux à me vendre ? — Te vendre ? soupira Philopon. Rien du tout, général, mais nous voulons t’offrir le savoir, la connaissance. Il est vrai que les savants se querellent souvent. Ce sont, rassure-toi, querelles fécondes, car toujours en ressort une bribe de vérité. Attends plutôt demain, notre ami Rhazès te contera les disputes où s’affrontèrent de grands esprits de ce temps, véritables athlètes du savoir. Disputes qui pourront te paraître dérisoires. Cependant, elles ont ouvert bien des chemins à la beauté et à la science, car elles ont permis rien de moins que de mesurer le tour de la Terre ! À propos de dispute féconde, ricana intérieurement le vieux grammairien en se retirant avec ses jeunes amis, celle qui oppose le général au médecin me semble aller en ce sens. Que ne ferait pas Amrou, désormais, pour plaire à Hypatie ? Désobéir à son maître, qui sait ? L’amour est tellement fort ! Et, ma foi, je donnerais volontiers ma nièce à ce chamelier si la sauvegarde de la Bibliothèque est à ce prix. Les athlètes du savoir (Deuxième pamphlet de Rhazès) Tu as raison, général, il y a de quoi se perdre dans tous ces Ptolémées. Et encore, nous n’en avons évoqué que trois jusqu’à présent. On les appelait la dynastie des Lagides, car leur ancêtre était un certain Lagos, général de Philippe, père d’Alexandre, dont la femme, dit-on, était fort complaisante. Oublions pour l’instant le Ptolémée géographe, qui apparut bien des siècles plus tard et n’était en rien leur descendant. Nous t’en parlerons bientôt, et ce Ptolémée-là aura de quoi apaiser ton calife. Quant aux autres, les rois d’Égypte, les nouveaux pharaons, il y en eut treize. Treize Ptolémées ! Et comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça, ils ne se succédèrent pas de père en fils, mais entre frères. Ils se disputaient le trône, le cadet chassant l’aîné, le benjamin empoisonnant le puîné, l’aîné renversant le benjamin et l’assassinant pour reprendre sa place. Une véritable cage aux fauves ! Pour embrouiller encore plus la chose, il était de mise, dans cette charmante famille, d’épouser sa sœur. Cela commença avec Ptolémée II, d’où son nom de Philadelphe. Cela avait le mérite de régler le problème de la dot, mais le médecin que je suis n’est pas bien sûr que ces unions engendraient les rejetons les plus aptes à régner. Quand Ptolémée Ier Sôter maria son fils à sa fille Arsinoé, il espérait amadouer ses nouveaux sujets égyptiens. En effet, leur dieu-roi fondateur, Osiris, avait, dit la légende, épousé sa propre sœur Isis dont naquit Horus, le dieu Soleil. « Vile superstition », diras-tu, et j’en suis bien d’accord. Mais après tout, si tu y réfléchis bien, Amrou, et à en croire le Livre qui nous est commun, où donc Caïn et Abel, les deux fils du premier homme et de la première femme, auraient-ils pu dénicher leurs épouses sinon au sein de leur famille ? Je te vois froncer les sourcils, Amrou, je plaisante ! De toute façon, le petit peuple égyptien se souciait comme d’une guigne des dieux de leurs ancêtres, préférant sacrifier aux pierres sacrées, au Nil ou à je ne sais quel arbrisseau, en les suppliant de les débarrasser des envahisseurs grecs. Mais revenons à la Bibliothèque. Désormais, Alexandrie n’avait plus besoin de réquisitionner les navires entrant dans son port pour se procurer de nouveaux ouvrages. Savants, poètes et philosophes accouraient du monde entier dans l’espoir d’être logés, nourris et payés par le denier public. Une fois installés dans le Musée, les heureux élus travaillaient, écrivaient, copiaient, annotaient et analysaient les ouvrages anciens. Certains même, et non des moindres, les corrigeaient, estimant par exemple, les cuistres, qu’Homère avait commis, dans tel ou tel passage de L’Iliade, une maladresse de style ou une vulgarité. Il était bien difficile de choisir dans cet afflux de gens, où les parasites et les charlatans côtoyaient les plus grands poètes et les meilleurs ingénieurs. Le roi seul prenait la décision, avec l’aide du bibliothécaire, sans doute le deuxième plus important personnage d’Égypte, et qui était souvent en même temps ministre. Les premiers bibliothécaires furent naturellement choisis parmi les grammairiens et les philologues, car le classement des œuvres nécessitait d’autres normes que celles d’origine : la date d’entrée dans les rayonnages, système instauré de façon un peu brouillonne par le premier bibliothécaire, Zénodote d’Éphèse, celui-là même qui réécrivait Homère à sa façon. Nous t’avons déjà parlé de celui qui lui succéda : Callimaque de Cyrène, un proche de la reine Bérénice. Tel Archimède inventant le ressort, le rouage et la vis qui porte son nom, Callimaque inventa la poésie. Ne prends pas cet air surpris, Amrou. Je veux parler de la poésie grecque. Car je sais bien que ton peuple et tous ceux qui vivent à l’est de Canaan pratiquent cet art divin depuis la nuit des temps. Mais pas les Grecs, trop préoccupés de raison et de logique. Platon avait même banni les poètes de sa République. Et chez eux, la poésie, comme honteuse d’exister, se glissait, clandestine, comme un bouquet de violettes perdu dans la forêt des autres genres : l’épopée, le théâtre, la philosophie, la musique, voire les sciences. Callimaque prit la poésie par la main et l’entraîna au grand soleil. Le poème n’avait plus besoin de l’ombre de tous ces arbres. Il s’épanouit par lui-même. Et pour faire éclater plus encore cette émancipation, Callimaque écrivit ses premières œuvres en dialecte dorien, prenant pour métrique le distique élégiaque, et non plus l’hexamètre dactylique ionien, langue et rythme de l’épopée, genre qui avait depuis toujours étouffé la poésie de sa puissance. Il en fit un livre. Le premier recueil de poésie. Ce fut une révolution. Tous ceux qui n’osaient pas osèrent enfin : Théocrite, Hérondas, Apollonios de Rhodes, Aristophane de Byzance accoururent à Alexandrie, à nouveau prise d’une immense effervescence, aussi grande que celle qui la prenait encore pour la géométrie. Callimaque fut l’Euclide de la poésie. Mais il ne se contentait pas de chanter les dieux, l’amour, les beautés de la nature et les tourments de l’âme. Il prit en main la Bibliothèque. Le vieux Zénodote, dont l’esprit se fatiguait quelque peu, le laissa faire. Sous l’égide du bouillant Callimaque, le nombreux personnel travaillant dans l’établissement se vit assigner des tâches bien précises. Il réorganisa le service des acquisitions, où chaque texte fut étiqueté, avec mention de sa provenance, de son propriétaire antérieur et de son correcteur. Les textes étaient recopiés à la main, parfois sous la dictée, de sorte qu’il était nécessaire de les corriger attentivement. La Bibliothèque devint ainsi un centre de travail philologique, où l’on préparait de nouvelles éditions d’Homère, où l’on annotait et commentait les classiques. Callimaque supervisa l’établissement du fichier. Il lut les quelque cent vingt mille rouleaux de la Bibliothèque, les classa, les répertoria par sujets, en rédigea la liste. Texte bien aride, et qui n’avait rien de poétique – encore qu’à le relire, on peut trouver des charmes profonds à cette litanie, les Pinakes, premier catalogue au monde des auteurs et de leurs œuvres. Je ne m’étendrai pas, Amrou, sur les mille et une façons de classer une bibliothèque. Le vénérable Philopon est, en la matière, intarissable, mais je crains que ce sujet t’ennuie quelque peu. Voyant à quel point Callimaque, Hercule de la littérature, s’était fait le coryphée de la Bibliothèque, Ptolémée Philadelphe lui demanda d’en devenir officiellement le nouveau maître. Mais le poète refusa et proposa à sa place le meilleur de ses disciples, Apollonios de Rhodes, précepteur du fils du roi. C’était l’exemple d’Archimède qui avait décidé Callimaque à se retirer ainsi. Il ne voulait pas mettre son art au service exclusif du monarque, comme le savant de Syracuse avait mis le sien à celui de son tyran. Gâcher son inspiration à chanter les mérites du prince, user son énergie au Conseil à débattre d’argent et de politique lui semblait une grave atteinte à sa liberté d’écrire. En plus de ces nobles raisons, l’idée que ce fut Apollonios qui lui succédât ne lui déplaisait pas, car celui qui avait longtemps été son disciple commençait à devenir un très sérieux rival. À son jeune émule, désormais, incomberaient les apologies et les dithyrambes, les pompeux discours que prononcerait le roi, les âpres négociations avec les marchands de papyrus, la poignée de drachmes supplémentaires à arracher au monarque pour acheter un lot de rouleaux sans intérêt. Pendant ce temps perdu, au moins, Apollonios ne pourrait plus composer un chef-d’œuvre aussi sublime que ses Argonautiques. Les esprits les plus hauts ont parfois de surprenantes bassesses ! Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. Tout en continuant à écrire, Apollonios devint le personnage le plus important du royaume, objet de toutes les attentions. On accourait à lui pour lui montrer quelques vers, lui demander un conseil, un emploi, une prébende, tandis que le malheureux Callimaque était oublié de tous. Personne ne faisait plus attention au vieux bonhomme immergé dans un coin de la Bibliothèque, derrière l’amoncellement de ses catalogues. Il errait dans le labyrinthe des rayonnages, en quête de curiosités, de mots rares, de mythes oubliés, les bras chargés de rouleaux, avec la lenteur et l’application d’un scarabée qui pousserait le fardeau du monde. Un jour qu’il était là, remâchant son amertume, tout en essayant de remettre en forme une version expurgée de la Théogonie d’Hésiode – encore un méfait de ce gâteux de Zénodote – il vit passer à côté de son bureau deux jeunes gens arrogants qui parlaient haut et fort, sans faire attention à lui, comme s’il n’était qu’un copiste transparent parmi d’autres. — Décidément, clamait l’un d’eux, il n’y a pas moyen de dénicher un livre de géométrie dans cette Bibliothèque. Le maître Apollonios a raison : on a trop longtemps négligé les sciences de la nature dans les classements. Le vieux poète blêmit. Ainsi, son ancien disciple dénigrait son travail devant ces blancs-becs ! Dans ses Pinakes, il ne s’était pourtant pas fait faute d’instaurer les divisions du savoir entre les mathématiques, la médecine, l’astronomie et la géométrie, aussi bien que la philologie. La critique était trop injuste. Callimaque décida de se venger, et il usa de la meilleure arme dont il disposait : l’écriture. La parution de son Ibis fit grand bruit, ou plutôt provoqua un immense éclat de rire, car cette satire parodiait le style d’Apollonios, tout en laissant entendre que tout dans son œuvre n’était que plagiat des auteurs anciens, et de son propre maître. En l’appelant « l’ibis », Callimaque rappelait que le bibliothécaire était d’origine égyptienne, et non grecque, et que, tel l’oiseau national, il ne s’arrachait du sol qu’avec gaucherie et pataugeait dans la boue pour trouver sa pâture. Rien de pire, pour un poète, que le ridicule. Surtout que le fils du roi en personne s’amusa devant Apollonios, en plein Conseil, à en lire un passage des plus méchants et des plus drôles. Ce n’est pas tous les jours que l’élève, fut-il un Ptolémée, peut se moquer de son précepteur ! Avec une grande dignité, Apollonios donna sa démission de bibliothécaire et retourna dans son île de Rhodes, où il enseigna la rhétorique et la grammaire. Les dernières années de Philadelphe furent mornes et pénibles, comme cela semble la règle pour tous les très longs règnes. Celui-là avait duré quarante ans. Le départ d’Apollonios, le procès tronqué d’Aristarque de Samos furent les plus graves symptômes de ce crépuscule sénile qui avait pris Alexandrie. Enfin, le roi mourut et Callimaque le suivit de près dans la tombe. Les vingt-quatre années de règne du troisième Ptolémée, né de l’inceste entre son père et la reine Arsinoé, furent sans doute les plus paisibles et les plus prospères que connut jamais l’Égypte. Sous son sage gouvernement, la Bibliothèque atteignit presque le demi-million de rouleaux. On réussit même, après bien des manœuvres, à arracher à Athènes la collection de livres ayant appartenu à Aristote. L’un des premiers actes du nouveau roi, à qui ses courtisans avaient donné le surnom mérité d’Evergète, « le bienfaiteur », fut de rappeler Apollonios à son poste de bibliothécaire. Après s’être fait un peu prier par son ancien élève, le poète en exil revint en ayant imposé ses conditions. Il partagerait la charge avec un homme de science : Ératosthène de Cyrène, celui-là même qui correspondait avec Archimède et qui serait un jour détenteur du bâton d’Euclide. Sage décision, car lorsque Callimaque gouvernait, dans l’ombre, aux destinées de la Bibliothèque, les ouvrages d’astronomie, de géométrie ou d’architecture avaient été négligés au profit de la littérature. Apollonios avait été blessé jusqu’au fond de l’âme par les attaques de Callimaque, un poète dont, pourtant il mettait l’œuvre au-dessus de tout au monde. Durant son exil à Rhodes, il avait retravaillé sans cesse son épopée les Argonautiques, qui avaient atteint maintenant la perfection absolue. Mais depuis, son inspiration s’était tarie. Il n’osait plus écrire, tant l’ombre de son défunt maître l’écrasait. Il tremblait à l’idée qu’un nouvel Ibis parût, l’humiliant plus encore. Les livres lui faisaient peur. Aussi, de retour à Alexandrie, laissa-t-il à Ératosthène toute la responsabilité de la Bibliothèque, se contentant d’être le conseiller intime du roi Evergète. Il ne commettait plus, en guise d’élégies, que les discours et les décrets royaux. C’était, après le roi, l’homme le plus puissant du royaume d’Égypte, un royaume qui dominait désormais toute la Méditerranée levantine, et Apollonios n’était pas étranger à cette grandeur. De l’autre côté, il y avait Rome. Mais qui, en ce temps, aurait prêté attention à ces barbares ? L’arrogante Alexandrie avait le même mépris pour ces soldats et paysans de l’ouest du monde, que Byzance aujourd’hui pour les marchands nomades que tu représentes. Une seule personne s’en inquiéta, Ératosthène, le vrai bibliothécaire. Il est vrai que dans ses lettres, son ami Archimède l’informait souvent des victoires de la cité italienne. Il tenta d’alerter le roi et Apollonios, en vain. On le renvoya à ses travaux et à ses rayonnages. Mais il avait compris avant tout le monde que le déclin d’Alexandrie viendrait du ponant. Ératosthène était un esprit universel. Il avait des connaissances de tout, dans un Musée où la propension de chacun était de s’isoler dans sa spécialité. Jadis élève en grammaire et en poésie de Callimaque, il avait ensuite séjourné une vingtaine d’années à Athènes, fréquentant platoniciens et stoïciens. Puis il était revenu à Alexandrie suivre les cours d’astronomie et de mathématiques d’Aristarque de Samos, avant de se lier d’amitié avec Archimède, lors des rares séjours en Égypte du savant sicilien. Une amitié qui faillit bien se briser à cause de l’attitude un peu trop diplomatique de ce dernier lors du procès d’Aristarque. Pour marquer sa désapprobation, Ératosthène repartit pour Athènes. « Ici, au moins, écrivit-il au vieux roi Philadelphe, les gouvernants laissent aux savants toute leur liberté. Ils ont compris la leçon de la mort de Socrate. Mais toi, en chassant Aristarque du Musée, tu lui as administré la pire des ciguës. » Quand Ptolémée Évergète monta sur le trône, en rappelant auprès de lui Apollonios, puis Ératosthène, le nouveau roi fit comprendre de façon éclatante qu’il avait, quant à lui, retenu la leçon infligée au défunt Philadelphe par le courageux exilé volontaire. Et, durant les vingt-quatre ans de règne du « bienfaiteur », la paix s’instaura au sein du Musée grâce à la parfaite entente entre Apollonios, le poète qui n’écrivait plus, et Ératosthène, l’homme au savoir universel. Car on ne saurait dire dans quel domaine Ératosthène n’a pas brillé : philosophie, traité de poétique, d’histoire, de musique, de mathématiques, et bien sûr d’astronomie. En quatre-vingt-deux ans, il n’épuisa pas toutes les ressources de son génie, et il mourut à l’âge que les Grecs assignaient comme limite ultime de la vie. À dire vrai, il força quelque peu la destinée lorsque, devenu aveugle, il se laissa mourir de faim parce qu’il ne pouvait plus lire. Mais auparavant, que de prodiges n’accomplit-il pas ! Étant moi-même médecin et non point mathématicien, je ne saurais te décrire en détail, Amrou, la méthode qu’il inventa pour trouver les nombres premiers et que l’on désigne sous le nom de crible (voir Note savante #8), pas plus que je ne connais les noms des sept cent trente-six étoiles qu’il répertoria dans son catalogue de Catastérismes. Mais ce que je sais, c’est qu’il fut le premier homme à calculer la circonférence de la Terre. Pour accomplir un tel exploit, il mesura la différence d’ombre portée des rayons du soleil à son zénith estival en deux lieux éloignés l’un de l’autre : Alexandrie d’une part et la cité méridionale de Syène, où son maître Aristarque avait terminé sa vie dans un oubli complet. Il lui rendait ainsi le plus bel hommage, car c’était grâce aux méthodes de calcul du maître astronome qu’Ératosthène put mesurer le tour de la Terre. L’incrédulité que je lis sur ton visage, Amrou, m’engage à te donner quelques explications… Ératosthène avait appris de la bouche de voyageurs que, à Syène, au premier jour de l’été que nous appelons solstice, à midi précis, les rayons du soleil plongeaient à la verticale dans un puits profond de près de cent coudées. Durant ce bref instant, la foule émerveillée pouvait apercevoir le rond miroitant de l’eau qui, d’ordinaire, croupissait dans l’ombre au fond du puits. Or, notre savant avait maintes fois planté le bâton d’Euclide à différents endroits selon l’heure et la saison, et il savait fort bien qu’à Alexandrie, le soleil projetait toujours une ombre. Il fit donc l’ingénieux raisonnement que, s’il mesurait la longueur de l’ombre à Alexandrie à l’heure où il ne s’en produisait pas à Syène, il saurait calculer le tour de la Terre. Le jour et l’heure venus, il réalisa l’opération et déduisit l’angle sous lequel le soleil dardait ses rayons sur Alexandrie : un cinquantième de cercle, très précisément. Par la géométrie la plus simple, Ératosthène en conclut que le périmètre de la Terre était égal à cinquante fois la distance de Syène à Alexandrie (voir Note savante #9). Mais cette distance, comment l’évaluer ? Une légende rapporte qu’en interrogeant des caravaniers, Ératosthène apprit qu’il fallait cinquante jours à un chameau pour faire le voyage, et que cet animal parcourait en moyenne cent stades par jour. En réalité, Ératosthène n’aurait su se contenter d’une approximation aussi grossière. Bien au contraire, un précieux ouvrage de la Bibliothèque rapporte comment le savant déploya les ressources de son génie pour parvenir au but. Il entreprit d’accumuler toutes les mesures d’arpentage du terrain connues en son temps : récits de caravaniers, mais aussi relevés de cadastre, longueur des chemins de halage, comptes rendus des compteurs de pas professionnels. Sais-tu par exemple, Amrou, que dans le pays que tu viens de conquérir, l’inondation du Nil altère chaque année les bornes et les frontières entre les champs cultivés ? Afin de fixer les droits de propriété, les Ptolémées avaient nommé en chaque chef-lieu de circonscription un directeur des finances et du cadastre, chargé de consigner les dimensions des « sphragides », ces parcelles du cadastre arpentées par les mesureurs royaux. Ératosthène rassembla ces données et les consigna soigneusement dans son carnet. Il consigna aussi les mesures relatives à la longueur du Nil, qui coule entre Syène et Alexandrie en suivant à peu près la direction du nord. Les imposantes thalamèges qui descendaient le fleuve, chargées des graines et des précieuses étoffes du Soudan, devaient être tirées par des haleurs. Ceux-là faisaient avancer les bateaux à l’aide de grandes cordes, les schènes, toutes de même longueur, de sorte que le nombre de schènes utilisées donnait aisément la distance séparant les relais de halage. Sais-tu enfin, Amrou, que les routes de l’Égypte, comme toutes celles des pays hellénisés, étaient arpentées par des compteurs de pas professionnels ? Le jour de marche était une unité de mesure déjà utilisée par Hérodote, il y a plus de mille ans de cela ! Et Ératosthène paya des marcheurs pour accomplir le trajet de Syène à Alexandrie. Lorsqu’il eut enfin réuni toutes ces données d’origines fort diverses, il en établit la moyenne, afin de minimiser les nombreuses sources d’erreur. Et il put triomphalement annoncer au roi Évergète le résultat : la distance entre Syène et Alexandrie étant de cinq mille stades, la circonférence de la Terre était de cinquante fois plus encore, soit deux cent cinquante mille stades (voir Note savante #10). Enfin, cette Terre, qu’il venait d’arpenter par la chaîne implacable du raisonnement mathématique, il la découpa, telle une pastèque, en trois cent soixante parts égales, selon la façon de graduer des Babyloniens. C’est ainsi qu’Ératosthène, cet « athlète du savoir » comme on se plut désormais à le nommer, inventa aussi la géographie, près de trois siècles et demi avant Ptolémée – je parle du savant, naturellement, celui qui ne fut jamais roi, sauf dans son domaine, les sciences de l’univers ! Où Amrou s’avoue poète — Tous ces Hercules de la connaissance, poètes, philosophes, hommes de science dont vous m’avez parlé, dit Amrou, par quelle rage venaient-ils se mêler des affaires de la cité et de la religion ? Que les uns se contentent de rimer, les autres de penser et les troisièmes d’inventer. Et qu’ils laissent aux rois le soin de gouverner, et aux prêtres de prier ! — Encore faudrait-il, répliqua Rhazès, que ces derniers fassent bien leur métier. Et qu’eux-mêmes ne se mêlent pas de rimailler ou de légiférer sur la forme de l’Univers. Ton calife ne décidera-t-il pas des bonnes et des mauvaises découvertes de la science, comme ces prêtres qui, sans y rien connaître, ont décrété la Terre plate ? Quant aux princes et aux généraux qui se piquent de littérature, il faudrait un rayonnage entier pour contenir leurs méchants ouvrages. — Il est vrai que moi-même, dit Amrou en se caressant la barbe et en lorgnant Hypatie du coin de l’œil, il est vrai que moi-même, dans la solitude du désert, je m’essaie à écrire quelques vers, que Allah me pardonne, sur l’immensité de la Création. — Toutes mes félicitations, complimenta très sérieusement Philopon. Et n’écoute pas cette mauvaise langue de Rhazès. Princes et militaires ont parfois écrit des œuvres honorables. Nous t’avons parlé de l’ouvrage sur Alexandre de Ptolémée Sôter, mais je pense aussi aux écrits de César et de bien d’autres. Quant aux prêtres, ah ! il faudrait que tu lises Augustin d’Hippone, qui fut le plus sublime écrivain et penseur de la chrétienté. — À vous entendre, j’ai bien des choses à lire, ironisa Amrou. Et nous n’avons guère le temps. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : pourquoi diable poètes et savants s’occupent-ils des choses du pouvoir alors qu’ils ne devraient s’intéresser qu’aux choses du savoir ? Et ce Callimaque que tu as tant dénigré, Rhazès, me paraît plus courageux qu’un Archimède d’avoir su refuser les honneurs que lui offrait le roi. — Ne crois-tu pas plutôt, intervint Hypatie, qu’en se dérobant ainsi, il s’est comporté en égoïste et en jaloux, ne pensant qu’à son art et à celui de son rival Apollonios, au lieu d’agir dans l’intérêt commun, celui de la Bibliothèque ? Vois au contraire l’exemple de mon oncle Philopon, qui a sacrifié ce qui aurait pu être une œuvre immense à la défense de ces lieux contre les outrages du temps, et maintenant de tes guerriers. — Laissons cela, ma nièce, je te prie, protesta le vieillard. Pour te répondre, général, je te dirais que ce ne sont pas les écrivains ou les savants qui s’occupent de politique, mais plutôt la politique qui s’occupe d’eux. Et les rois ont plus besoin des poètes que les poètes des rois. Ceux-ci se passeraient bien des pensions que le monarque leur verse et des couronnes qu’il leur tresse. Quant aux rois, ce n’est pas tant des textes à leur gloire dont ils ont besoin, mais des visions des poètes dont la vue perce si loin derrière la réalité immédiate des choses. Ils ne sont pas prophètes, car leurs paroles ne sont pas dictées par Dieu. Et malheur au poète qui se prendrait pour tel. Mais ils voient ce que nul autre mortel ne peut voir. Hélas, les princes n’écoutent que rarement cette très haute vérité. Et si les successeurs des trois premiers Ptolémées avaient lu ces vers de Callimaque, peut-être Alexandrie n’en serait pas où elle est aujourd’hui : « De la divinité vient le pouvoir des rois, mais ils ne sont que gardiens de la cité. La Divinité seule peut la détruire, la Divinité seule peut les déchoir. » Et Ératosthène, dans Le Siège de Syracuse : « Le soleil au soir baigne la mer de son sang. Prenez garde, princes, qu’il ne s’épande pas jusqu’à l’aurore en noyant les muses. » Il prédisait ainsi les conquêtes romaines, son alliance avec Pergame et la guerre des bibliothèques. — La guerre des bibliothèques ? On s’est donc battu pour des livres ? Vous me disiez pourtant qu’ils n’apportaient que la paix. — Ce n’était que guerre de mots, répondit Philopon, mais elle annonçait des conflits bien réels ceux-là, et bien plus meurtriers. Si tu permets, c’est moi qui te la conterai demain. Rhazès en parlerait avec trop de désinvolture, et Hypatie dédaigne ce genre d’histoires. Allons, se dit Amrou, si Omar comprend que les livres peuvent aussi être des armes, il se laissera peut-être plier. La guerre des bibliothèques (Deuxième cours de Philopon) Il y a huit cents ans de cela pullulaient nombre de petits royaumes et cités. Gouvernés par des Grecs se targuant d’être descendants d’Alexandre ou de ses généraux, les diadoques, ils faisaient plus ou moins allégeance à des empires trop grands pour être bien contrôlés. Parmi ces petits États se dressait sur un piton rocheux de Mysie la cité de Pergame, enclavée dans la puissance persane, celle des rois Séleucides. Un diadoque avait bâti cette forteresse pour y cacher le butin de ses conquêtes. Il en avait confié la garde à l’un de ses officiers, mais celui-ci le trahit et alla vendre ses services au Séleucide Antiochos. En récompense le traître reçut, et le trésor de guerre du vaincu, et Pergame. Peu à peu, la forteresse étendit son territoire. Bientôt, ce territoire devint royaume et grandit en puissance. Pergame, non contente d’avoir pris possession de quelques beaux ports sur la mer Égée, lorgnait maintenant sur l’arrière-pays, appartenant pourtant au royaume auquel elle devait son existence : celui de son monarque Antiochos. Elle fit appel à Rome. D’Istros à Cyrène et d’Athènes à Suse, l’indignation fut générale. Macédonien ou Spartiate, Alexandrin ou Ionien, on se répétait que le roi de Pergame, Attale, était bien comme son grand-père : un traître. Pergame fut mise au ban des cités et des royaumes hellènes. Rome fit la guerre à Antiochos, en triompha, et offrit en récompense à son allié de circonstance la Lydie, la Phrygie et le contrôle de l’Hellespont. Contre toute attente, les soldats romains repartirent vers leurs guerres puniques, satisfaits d’avoir donné à ces Grecs trop raffinés et indisciplinés une leçon de courage, d’ordre et de sérieux. Pergame ne fut pas la dernière à se moquer de ces paysans latins qui ne savaient que se battre, ne profitaient même pas de leurs victoires et ne connaissaient pas le théâtre. Pourtant, le nouveau maître de Pergame, Eumène II, sentit que son royaume s’était déconsidéré auprès de ses voisins par cette alliance avec Rome. De plus, il était d’origine obscure, peut-être même ni grecque ni macédonienne, mais à coup sûr issu d’un renégat qui avait vendu son maître pour une poignée d’or et de bijoux. Tandis que les Ptolémées ou les Séleucides possédaient au moins un aïeul qui avait chevauché aux côtés d’Alexandre. Donc, le roi Eumène II de Pergame était désormais doté, grâce à la complaisance de Rome, d’un puissant État. Et, comme ces gens d’humble extraction qui se retrouvent soudain à la tête d’une grande fortune, il étala la sienne de façon ostentatoire. Il voulut faire de sa ville la plus belle et la plus grande du monde grec. Sur son piton rocheux, il fit élever des temples gigantesques, des thermes démesurés, des théâtres monumentaux… Il imitait Athènes en tout, mais en deux fois plus grand, en deux fois plus gros. Nul ne pourra te donner le nom d’un des architectes qui participèrent aux travaux. Le roi voulait que ce fût son œuvre à lui seul, et que la postérité ne retînt que lui, Eumène II l’Attalide, qui proclamait sur tous les toits son ambition d’être à Pergame ce que fut Ptolémée Sôter à Alexandrie. Sans prétendre pénétrer les cœurs, je pense qu’au fond de lui-même il essayait de se faire pardonner son alliance avec les Romains et prouver que son royaume qui, pourtant, ne devait sa fortune qu’à ses trahisons, était devenu le meilleur défenseur de la pensée et de l’art hellènes. C’est pourquoi Eumène osa prétendre à fonder lui aussi sa bibliothèque, qui serait, bien sûr, plus riche et plus complète que celle d’Alexandrie. Mais, obsédé par l’idée d’être légitimé par ses pairs, il ne voulut dans ses rayonnages que des livres grecs, et sous ses préaux que des savants et des écrivains grecs. Cependant, Alexandrie vivait des jours paisibles, dans une neutralité hautaine face aux événements du monde, sans se soucier des orages qui s’accumulaient au-dessus de notre mer, tel l’olivier noueux qui sait que nulle tempête ne pourra le déraciner. Le Musée était alors mené d’une main de fer par Aristophane de Byzance, un grammairien d’une érudition extraordinaire. Il avait publié les versions définitives d’Homère, d’Hésiode, d’Alcée, de Pindare, d’Euripide, d’Anacréon et de son homonyme Aristophane. Le théâtre faisait avec lui son entrée en force dans les rayonnages. On peut dire aussi qu’Aristophane de Byzance inventa le dictionnaire, établissant des listes de termes archaïques, techniques ou peu usités, et de proverbes. Mais surtout, et tel est ce que tu devras lire en premier si tu veux approcher les beautés de la littérature grecque, il sélectionna dans chaque genre les textes qu’il considérait comme des exemples de perfection et les publia sous le titre Les Canons d’Alexandrie. Chaque année, se tenait sous l’égide du roi un concours pour ceux qui postulaient à entrer dans le Musée. On demandait à chacun d’entre eux de composer un poème et de le lire. Parfois, quand un candidat récitait un texte particulièrement beau, le jury ne pouvait retenir ses acclamations. Seul Aristophane, impassible, n’applaudissait pas. Quand le calme revenait, il se levait et disparaissait quelques minutes dans la bibliothèque. Il en revenait, un vieux rouleau en main. Il le lisait à voix haute. C’était le même texte ou presque que celui du si brillant candidat. Jamais Aristophane ne fut pris en défaut. Et le plagiaire était chassé de la ville. En général, il partait se réfugier auprès d’Eumène II, bien moins regardant sur la qualité des gens qu’il recrutait. Pourtant, la bibliothèque de Pergame continuait de grandir. Après six ans d’existence, elle possédait déjà un fonds de quarante mille livres. On y employait les mêmes méthodes qu’Alexandrie à ses débuts, mais avec bien moins de scrupules. On réquisitionnait les rouleaux transportés par les bateaux, mais on négligeait de rendre une copie des ouvrages en échange des originaux. Et surtout, chaque fois que l’allié romain remportait une victoire en Grèce ou en Illyrie, Pergame réclamait sa part de butin : le fonds des bibliothèques publiques et privées des cités vaincues. Les rustres soldats romains ne se faisaient pas prier. Ils ne voyaient pas encore, Amrou, la puissance que peut donner le livre aux conquérants. Ils clamaient plutôt l’éloge de la mâle vertu, qui n’a besoin que d’un soc pour féconder la terre et d’un glaive pour tuer l’ennemi. Les arts, les lettres n’étaient encore pour eux que distractions lascives de peuples décadents. Les Muses ne sont-elles pas femelles ? À Alexandrie, le bibliothécaire Aristophane comprit le premier que Pergame contestait désormais dangereusement l’hégémonie du Musée. L’afflux de livres vers l’Égypte se tarissait. En revanche, grossissait le nombre de faussaires, de plagiaires, d’escrocs qui tentaient de lui vendre à peu près n’importe quoi qui ressemblât plus ou moins à un manuscrit ancien. Bien sûr, le vieil érudit n’avait aucun mal à déceler les supercheries, mais ses forces faiblissaient et il n’était pas du tout sûr que son successeur désigné, Apollodore d’Athènes, eût les épaules assez larges pour reprendre la charge. Il alerta le roi Ptolémée V Epiphane, qui haussa les épaules. Ses soucis étaient autres : monté sur le trône à l’âge de quatre ans, Epiphane commençait sa deuxième décennie de règne dans un état de langueur qui lui faisait croire qu’on cherchait à l’empoisonner. En fait, la race des Ptolémées dégénérait, le corps pourri par trop de mariages consanguins. Et si Epiphane avait rompu avec la néfaste tradition d’épouser sa sœur en s’unissant avec celle du roi voisin, celle-ci n’avait pu encore lui donner un successeur. Un jour, à Pergame, le roi Eumène II déclara, triomphant, que sa bibliothèque avait acquis la collection complète des discours de Démosthène, le plus grand orateur de tous les temps qui avait lutté jusqu’au bout de ses forces, deux siècles plus tôt, contre l’invasion de la Grèce par Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre. Et surtout Pergame affirmait qu’elle détenait le dernier de ces discours, de ces Philippiques, que l’on disait perdu. Il y eut sur Pergame une ruée de gens qui voulurent consulter cette œuvre inédite. Aristophane y envoya un de ses espions, qui la copia. Quand il l’eut entre les mains, il fit comme lors des concours de poésie et dénicha sans peine dans les rayonnages Les Histoires philippiques d’un certain Anaximène de Lampsaque qui s’était permis, quelques décennies auparavant, de rédiger, sans s’en cacher, cette imitation de Démosthène. C’était donc un faux, un apocryphe. Croyant triompher, Aristophane rédigea libelle sur libelle contre les faussaires de Pergame, mais rien n’y fit. Pour l’opinion publique, le concurrent asiatique avait désormais acquis, avec ce faux Démosthène, la réputation usurpée d’être la meilleure bibliothèque du monde. Comme souvent dans les temps de trouble, on se précipitait sur la nouveauté, et l’on raillait la vieillesse et l’expérience. Le Musée était vieux, Pergame était jeune. D’autant que Pergame ne resta pas inactive sous les attaques du vieux grammairien. Elle fit diffuser une satire d’un philosophe sceptique du passé, Timon de Phlionte, qui parlait du Musée d’Alexandrie comme d’une volière pleine d’oiseaux entretenus et engraissés telles les plus précieuses volailles – des oiseaux déplumés et scribouillards, dont la seule activité était de se chamailler sans fin à coups de bec émoussé. Cette cage d’oiseaux bavards n’était plus, selon lui, qu’une tour d’ivoire, où les protégés de la famille royale se consacraient aux choses de l’esprit, en marge de la vie réelle. Un reproche souvent fait aux savants par les envieux, les ignorants et les ratiocineurs. Aristophane ne put que constater sa défaite dans la guerre des bibliothèques. Il en mourut de chagrin. Le roi Ptolémée V Épiphane le suivit de peu dans la tombe, avec toutefois la satisfaction de se savoir un successeur. Son épouse Cléopâtre lui avait tardivement donné deux fils. Mais l’aîné n’avait que quatre ans quand il monta sur le trône sous le nom de Ptolémée VI Philométor, « l’ami de sa mère ». En effet, Cléopâtre Ire assuma la régence. Son premier décret fut d’interdire l’exportation du papyrus. Sans cette plante dont l’Égypte connaissait seule les secrets, pas de livres. Pergame était perdue ! C’était sans compter sur l’insondable capacité humaine à tirer des richesses de la privation, et du mal, un bien. Voyant que plus une seule copie ne pouvait sortir de ses ateliers, le roi Eumène promit la fortune à qui inventerait une matière capable de remplacer le papyrus. Tous les charlatans, tous les fous du pays défilèrent devant lui. On lui proposa d’écrire sur l’écorce martelée, sur la fibre de bois, sur de vieux chiffons bouillis, sur la soie, et toutes sortes d’autres procédés soit trop onéreux, soit très compliqués soit, le plus souvent, absurdes. Un jour pourtant pénétra non sans peine dans le palais flambant neuf un berger en haillons qui puait le bouc. Il se prosterna devant Eumène et déploya sur le sol un rectangle d’une mince fibre immaculée aux imperceptibles reflets rosés. Le roi lui demanda d’inscrire quelque chose dessus, mais le berger, avec un grand sourire édenté, lui fit comprendre dans son patois qu’il ne savait pas faire ce genre de choses. Un clerc s’y essaya. C’était parfait. L’encre s’inscrivait sur cette fibre moelleuse et résistante sans la moindre bavure. Le berger expliqua qu’il tenait cette recette de son père, mais qu’il n’en avait aucun usage, sinon de la brûler chaque année au solstice d’hiver sur la tombe de ses ancêtres. Il la fabriquait avec la peau de ses chèvres ou de ses moutons, et affirmait que celle-ci était d’un très jeune veau, ce qui lui avait coûté bien plus cher. Comment le roi lui arracha-t-il son secret, quel était le nom de ce berger, quel fut son destin ? On l’ignore. L’Histoire ne retient que le nom des rois. Celui des pauvres gens ressemble à un grain de sable. Il ne brille qu’à l’instant où une goutte de pluie le touche. Après, tout s’évapore. En tout cas, le parchemin était né[5]. Les Alexandrins poussèrent les hauts cris. Oser coucher la pensée d’Aristote ou de Platon sur de la couenne de bétail mort, quelle ignominie ! De doctes médecins du Musée affirmèrent qu’écrire sur parchemin provoquait de terribles maladies de peau, et qu’y lire rendait aveugle. Les prêtres s’en mêlèrent et prétendirent qu’user ainsi de la peau d’un jeune veau était une aussi grave offense à l’Olympe que de manger la part faite aux dieux lors d’un sacrifice. Cependant, dans les montagnes de Phrygie, troupeaux de chèvres, vaches et moutons se raréfièrent singulièrement. Peu à peu, le parchemin prit son essor, mais ne supplanta le papyrus que bien longtemps après, sous la domination romaine. La victoire de la bibliothèque de Pergame semblait définitive. Pourtant, malgré la richesse de ses fonds et la prééminence désormais acquise du parchemin sur le papyrus, les savants préféraient toujours venir étudier au Musée fondé par Ptolémée Sôter, où ils se sentaient sous la protection des grandes ombres du passé, Euclide, Ératosthène ou Callimaque. Ainsi arrivèrent, à cette époque, un astronome et géographe comme Hipparque de Nicée et le philologue Aristarque de Samothrace, qui œuvrèrent sous la bienveillante protection du bibliothécaire Apollodore d’Athènes. Le bâton d’Euclide échut à Hipparque. Reprenant avec un grand respect les travaux de ses maîtres, il inventa la sphère armillaire qui lui permettait de mesurer les coordonnées écliptiques des astres, inventa le calcul trigonométrique, dressa le catalogue des étoiles et découvrit la précession des équinoxes. Hypatie t’expliquera tout cela mieux que moi. Grâce à lui, on put croire à la renaissance de la grande école d’astronomie alexandrine. De leur côté, les savants de Pergame, attirés là-bas bien plus par les considérables salaires que le roi leur proposait que par la pure recherche, avaient pour consigne de dénigrer tout ce qui avait été découvert depuis si longtemps par la bibliothèque rivale. Ainsi, un certain Posidonios de Rhodes s’acharna sa vie durant à réduire la circonférence de la Terre calculée par Ératosthène, cependant que les grammairiens réécrivaient sans scrupule les grandes œuvres anciennes que les érudits d’Alexandrie avaient mis tant de temps à reconstruire dans la version la plus proche des originaux. Mais l’embellie du Musée ne dura guère, un peu comme cette euphorie qui prend les mourants. Tout organisme a pour tendance naturelle de laisser perfuser jusqu’à sa tête les fruits secs et les médiocres. Et, comme si le destin des Ptolémées et celui du Musée étaient indissolublement liés, à Alexandrie, tout sombrait en même temps. Des troubles éclatèrent aux frontières : le petit peuple égyptien des campagnes menaçait de se soulever pour tenter de briser enfin le joug grec qui pesait sur lui depuis qu’Alexandre avait fondé la ville cent soixante ans auparavant. En réalité, la révolte grondait à l’instigation du frère cadet du roi, un jeune homme énergique et sans scrupule qui n’avait qu’une idée en tête, détrôner son aîné Philométor. Ses agents excitaient la populace contre les savants du Musée et les Juifs qui, disaient-ils, s’engraissaient sur leur misère. Et à propos de graisse, le cadet était affligé d’un embonpoint tel que le peuple d’Alexandrie, toujours prompt à se moquer, lui avait donné le sobriquet de Ptolémée Physcon, « Boule de Suif ». Pour apaiser les tensions, Philométor accepta de partager le trône avec son frère Boule de Suif, tout en épousant sa sœur, la sage Cléopâtre II. Le couple royal eut un fils, Néos Philopator, et une fille, Cléopâtre III, qui ne cessa de grandir en beauté. Le règne de Philométor dura quinze ans, tandis que le cadet, Boule de Suif, attendait dans l’ombre. Un jour, Philométor prit la tête de troupes partant en guerre contre une nouvelle révolte, aux confins de la Palestine. Dans la bataille, gagnée pourtant par les Alexandrins, le monarque fut tué dans le dos d’une flèche qui ne venait pas des rangs ennemis… Dès lors, Boule de Suif eut le champ libre pour se livrer à toutes les turpitudes, et multiplier les crimes les plus odieux. Il fit d’abord empoisonner son jeune neveu, Ptolémée VII Néos Philopator, qui ne régna ainsi que sept jours. Puis il épousa la veuve de son frère – à la fois sa sœur et belle-sœur – et eut l’audace de monter sur le trône en se parant du surnom de son ancêtre, Évergète, le « bienfaiteur ». Il fit un enfant à sa sœur, mais dans un accès de rage, il étrangla au bout de quelques mois le malheureux nourrisson. Alors la reine Cléopâtre II, endeuillée par les assassinats successifs de ses deux fils, se retourna contre lui, soutenue par la faction du Musée et les Juifs. D’autant qu’elle se vit imposer la présence d’une nouvelle favorite, Irène, et qu’un soir d’ivresse, Boule de Suif, décidément insatiable, viola la belle Cléopâtre III, sa nièce. Alors, content du change, le roi répudia la mère pour épouser la fille. Ptolémée Physcon régna désormais aux côtés d’une reine-sœur, Cléopâtre II, et d’une reine-nièce, Cléopâtre III, cette dernière étant fille de la première ! Me suis-tu, Amrou ? En tout cas, tu peux aisément imaginer que la nouvelle ambiance au palais ne fut guère propice à l’apaisement. Ce fut le début d’une longue guerre civile, qui dura plus de vingt ans. Le roi criminel et vicieux n’en eut cure. Il mourut dans sa soixante-neuvième année, dans son lit, ayant porté le titre pendant cinquante-trois ans. Y a-t-il une justice divine pour punir ici-bas les mauvais gouvernants ? On peut parfois en douter. À tout le moins, c’est la descendance de ce monstre qui devint maudite. La cage aux fauves continua à s’entredéchirer bien après la mort des protagonistes, Boule de Suif et Cléopâtre. On se tua entre frères, on égorgea fils, sœur et mère, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Ptolémée légitime : celui qui montera sur le trône soixante-cinq ans après le crime de Physcon sera surnommé le Bâtard. J’aurais trop honte, Amrou, de te raconter toutes les atroces péripéties de cette guerre civile. Cela te conforterait, ainsi que ton calife, dans l’idée que la Bibliothèque doit être détruite, telle Carthage. Mais n’oublie pas que ces tristes événements se déroulaient voici des siècles, et parmi des païens. Apprends seulement que pendant ces troubles, les premières victimes furent les savants et les Juifs. Les seconds furent massacrés par la populace, les premiers, soit expulsés par le roi du moment quand ils avaient montré à son égard quelque réticence, soit préférant aller chercher sous des cieux plus paisibles le calme nécessaire à l’épanouissement de leur art. À Pergame, par exemple. Là-bas, le savant Aristophane, si vieux, choisit de mourir. Et tant d’autres noms glorieux de la science et de la littérature le suivirent. Il y eut quand même une sorte de miracle au milieu de tous ces crimes, de ces émeutes, de ces complots. Personne n’osa toucher le moindre rouleau dans la Bibliothèque. Que dis-tu de cela, Amrou ? Pergame aurait pu bénéficier du naufrage de l’Égypte. Elle était devenue la plus grande puissance grecque, bien à l’abri sous le ventre de la louve romaine. Pourtant, d’un coup, par une bizarrerie de l’Histoire, l’ancienne forteresse perdit toute seule la guerre des bibliothèques, et disparut : le roi de Pergame Attale III légua, en mourant, son trône à Rome, ultime traîtrise de cette dynastie née de la trahison. Pergame devint province romaine d’Asie. Mais au lieu de piller, rejeter ou détruire – comme c’est souvent l’usage chez les conquérants barbares – les trésors d’art, de savoir et de civilisation qui lui venaient ainsi en héritage, Rome recueillit avec dévotion ces centaines de milliers de rouleaux contenant toute la pensée et la science hellènes. Le livre fit son entrée dans la cité latine. Certains ont pu dire que la Grèce avait triomphé de son vainqueur. Je n’en suis pas bien sûr, mais je crois que, sans le livre, Rome n’eût jamais été, un demi-millénaire durant, le plus grand empire que le monde ait jamais connu. Où Amrou se fait Romain — Si j’ai bien compris, dit Amrou narquois, tout au long de ton récit, tu laisses entendre qu’il y aurait analogie entre les Romains et mes Bédouins. Ce n’est guère diplomatique de ta part de nous traiter, par Rome interposée, de « barbares ». — Ce n’est pas mon oncle qui les traite ainsi, intervint Hypatie, mais les Grecs de ce temps-là. Ils étaient tellement imbus de la civilisation qu’ils avaient seuls créée, civilisation jamais égalée depuis, que tout ce qui n’était pas grec leur paraissait un amas indistinct de peuplades incultes. L’un des plus tolérants d’entre eux, le plus attentif aussi aux coutumes étrangères, Hérodote, avait partagé le monde comme une galette : barbares du nord, barbares du sud, de l’est et de l’ouest. Au centre, tel un beau fruit confit, la Grèce. — Le mot « barbare », professa Philopon, était à l’origine une onomatopée. Les Grecs se moquaient des étrangers qui, quand ils parlaient, n’émettaient, selon eux, que des sons indistincts donnant à peu près ceci : « boarh ! boarh ! » — Prenez garde à ne pas vous étrangler, maître, dit Rhazès en riant. Je sais bien que pour vous, éminent philologue, l’étymologie est un outil efficace. Mais permettez-moi de citer un historien de mes coreligionnaires, Marcus de Lugdunum, qui écrivait : « L’étymologie est comme ces vieilles pièces qui ont trop circulé. Le sens s’en est usé. » Et le mot « barbare » a aujourd’hui une signification bien plus chargée que ces… borborygmes ! Vois-tu, Amrou, si le livre est une arme, le langage, lui, est une armée. Les Romains l’avaient bien compris qui imposèrent leur langue à tout l’Empire, ne préservant le Grec que pour les élites. — Crois-tu donc que j’ignore ce que furent les Romains ? s’agaça Amrou – il s’agaçait à chaque intervention de Rhazès. Toi qui prétends tout savoir, apprends donc que mon peuple, le peuple arabe, fut le seul à n’avoir jamais été vaincu par eux. Mais au fond, Philopon n’a pas tort. Il existe, entre les Romains de la République et les Arabes d’aujourd’hui, bien des similitudes. Ils avaient la vertu et la pauvreté, nous avons la foi et le désert. Ils avaient la charrue, nous avons le chameau. Ils avaient la discipline, nous avons le Coran. Leurs ennemis ? Des parricides, des incestueux, des luxurieux. Les nôtres ? Des blasphémateurs, des iconolâtres, des débauchés. Notre temps est venu, comme vint le leur. Byzance, nouvelle Carthage, sera détruite. — Sache qu’Alexandrie n’est pas Byzance et que la Bibliothèque n’est pas la basilique Sainte-Sophie, dit Hypatie en posant, avec un geste charmant, un doigt blanc sur la rugueuse main veineuse et tannée de l’émir. Puisque tu connais si bien les Romains, apprends qu’ils accueillirent la science et la littérature grecques sans aucune crainte qu’elles ne les amollissent. Eux qui n’étaient pas philosophes, ils surent puiser dans les hautes spéculations des écoles athéniennes ce qui convenait à leur esprit pratique de paysans : la morale, la politique, la jurisprudence. Eux qui n’étaient pas poètes, ils métamorphosèrent ce qu’ils avaient lu des Grecs en sentences, en maximes, en fables, en paraboles exemplaires. Eux qui n’entendaient rien aux abstractions de la géométrie et n’observaient le ciel que pour juger des récoltes futures, ils apprirent dans Euclide, Ératosthène et Archimède à bâtir pour irriguer la terre, à arpenter leur empire grandissant pour mieux l’administrer, à construire des navires et des machines de guerre qui écraseraient les pirates et contiendraient les barbares du Nord. Mais ils n’y perdirent pas leur âme. Du moins, de longs siècles durant. — Hypatie est bien schématique dans son exposé, dit sèchement Rhazès en se levant de table. Les vapeurs de ce repas et la chaleur de ce début d’après-midi y sont sans doute pour quelque chose. Allons dans la fraîcheur du péristyle. — Rhazès a raison, je m’endormais, approuva Philopon en se redressant appuyé sur sa lourde canne polie par les ans et incrustée d’or. Marchons, maintenant. — Si vous voulez me convaincre que les livres n’altéreront en rien la vertu de mes Bédouins, ma foi, j’en suis d’accord avec vous, dit Amrou en sentant à regret la main d’Hypatie quitter la sienne. Ils ne savent pas lire. Pour eux, seuls comptent leurs montures, leur tribu, le désert et la parole du Prophète. Mais, l’ordre en est venu de Mahomet lui-même, dans mon pays s’ouvrent des écoles pour leur apprendre à déchiffrer notre livre sacré. Et l’une des craintes du calife Omar est que, le goût de la lecture leur venant, ils n’aillent goûter les fruits sucrés et pervers des poètes arabes. Car tout barbares que nous sommes, apprenez que nous aussi en avons quelques-uns, des poètes, et qui n’émettent pas que des « boarh ! boarh ! » — La crainte de ton maître, fit valoir Rhazès, est aussi stupide que féroce. Depuis Moïse, mon peuple, jusqu’à son plus modeste berger, a su lire et écrire. Pourtant, nous survivons encore, malgré l’exil, les massacres, les persécutions. Grâce aux livres, à tous les livres, nous n’avons pas disparu telle une goutte d’eau sous le sable, dans le grand silence de l’Histoire. Si Omar veut brûler la Bibliothèque, qu’il la brûle ! Et bientôt, on ne parlera des Arabes que comme la dernière horde de ces Vandales qui, il y a moins d’un siècle, s’évaporèrent sur les côtes d’Afrique, ne laissant pour tout souvenir que des cendres. Si vous détruisez les livres, seuls deux noms resteront de ton peuple dans la mémoire des siècles : Omar et Amrou, avec au front l’ineffaçable souillure de votre crime. — Il est vrai, intervint Philopon qui voyait s’envenimer les rapports entre les deux hommes, il est vrai que l’Histoire est impitoyable. Ainsi, on accusa longtemps le grand général César d’avoir, dans le passé, incendié la Bibliothèque. Accusation injuste. — Il me semble, mon maître, lança Rhazès, que, puisque Amrou se compare à un général romain, Hypatie serait la personne idéale pour lui narrer la rencontre entre César et Cléopâtre. — Je préfère te la conter moi-même demain, toussota Philopon. La guerre et la politique sont inconvenantes dans la bouche d’une jeune demoiselle. Je t’en prie, mon doux Rhazès, supplia intérieurement la belle savante, ne sois pas jaloux. Je n’ai d’autre moyen, pauvre femme que je suis, de nous allier Amrou que par le charme et la séduction. Parle à sa tête, moi, je parlerai à son cœur. Et je vais de ce pas, à ton insu, le convier à une rencontre nocturne au sommet du Phare. Un homme du désert ne peut qu’être sensible aux doubles profondeurs du cosmos et de l’âme féminine. La chevelure de Bérénice (Intermède nocturne) Sous la colonnade surmontée de la statue divine de Zeus, à deux cents coudées au-dessus du niveau de la mer, l’ombre descendait lentement et semblait sourdre des recoins. Le son d’une flûte serpentait dans le lointain. Le regard de jais du conquérant d’Alexandrie se posa sur la jeune Grecque qui se tenait devant lui. Amrou commença d’une voix chaude : — Belle demoiselle, je suis venu sans hésiter à ton mystérieux rendez-vous. Me voici au sommet de cette tour, prêt à écouter une de tes savantes leçons. — Je te remercie, général, dit Hypatie en serrant dans ses mains les coins d’un grand voile qui la couvrait presque entièrement. Je te remercie d’avoir eu la gentillesse d’écouter ma prière. — En échange, sourit Amrou, m’accorderas-tu une faveur ? — Je suis ton humble servante, dit Hypatie en esquissant une gracieuse révérence. — Je te prie d’écarter ce voile qui cache ta beauté. N’est-il pas cruel de ta part de dérober ces yeux qui semblent converser avec les gazelles, ces sourcils arqués comme le croissant de lune une nuit de ramadan, ces joues… — Général, interrompit la jeune fille d’un ton devenu grondeur, ne te méprends pas. Cette invitation nocturne, que je t’ai faite à l’insu de mon oncle Philopon et de Rhazès, ne signifie pas que je sois prête à écouter tes galanteries, aussi agréables soient-elles. Il y a des beautés moins éphémères qu’un visage de femme, et ce sont elles que je veux te montrer. Tout en parlant, la jeune femme avait malgré tout fait malicieusement glisser le voile qui la masquait, laissant apparaître un long corps à la taille parfaite et aux formes harmonieuses. La belle Alexandrine était drapée dans un chiton, sa chevelure en nattes retenue par des rubans, le bras droit passé derrière les reins soulignant sa taille et sa poitrine sans offenser le moins du monde la pudeur. Mais elle détendit soudain le bras et pointa son index vers l’horizon : — Contemple, Amrou, dit-elle d’un air mi-espiègle mi-fâché, et sans laisser le temps au Bédouin de tourner un nouveau compliment, contemple la courbe de la mer pendant que le jour décline. Lorsque je t’ai parlé de la rondeur de la Terre et des mesures qu’en firent nos savants, tu as paru plus sensible à la musique de ma voix qu’à la vérité de mes paroles. Contrairement à ce que tu peux croire, cela n’est guère flatteur pour moi. Alors, je te prie, contemple de tes yeux la courbe de la mer… — Soit ! J’écoute et je regarde, fit Amrou, amusé par le ton de fausse fâcherie pris par la jeune femme. — Pour vous, les hommes du désert, reprit Hypatie avec sérieux, l’horizon est ondulé de dunes, et vous ne voyez pas la forme véritable de la Terre. Mais pour les marins, qui voient les bateaux disparaître derrière l’horizon, la croyance antique en une Terre plate ne résiste pas à l’examen. Il n’y a, d’ailleurs, nul besoin de naviguer pour apprécier la courbure du globe. Il suffit de s’élever sur un haut promontoire. De fait, la savante Alexandrine avait donné rendez-vous au conquérant de l’Égypte au sommet du célèbre Phare. Amrou s’était fait raconter l’histoire de ce prodigieux monument, assurément l’une des Sept Merveilles du monde. Toute droite se découpait sur le ciel cette tour, qui se voyait à une distance infinie pendant le jour. La nuit, bien vite, au milieu des flots, les marins apercevaient le grand feu qui brûlait au sommet, et ils pouvaient courir droit sur la corne du Taureau, sans être déportés en direction de Paraitonion, cerné de dangereux récifs. Mille ans plus tôt, son architecte, Sostratos, avait inscrit son propre nom sur la pierre puis, ayant caché ce nom sous un lit de chaux, il avait écrit par-dessus celui du roi régnant, sachant bien qu’en très peu de temps, ce nom tomberait avec l’enduit, et qu’on verrait apparaître le sien. Il avait agi ainsi non pour la courte durée de sa propre vie, mais pour les siècles à venir, tant que la tour serait debout et que son œuvre subsisterait. Un peu, songea Amrou, comme aujourd’hui les bâtisseurs de l’Islam, dont l’œuvre spirituelle était destinée à s’inscrire dans l’éternité pour clamer le seul nom d’Allah. Du haut du Phare, le regard embrassait une immense perspective. En direction de la mer, le bleu turquoise du ciel, d’une pureté parfaite, commençait à s’assombrir à l’horizon, mais les feux des lanternes n’étaient pas encore allumés pour guider les marins. Après qu’Hypatie lui eut discrètement fixé rendez-vous, le général avait donné l’ordre de retarder de deux heures l’éclairage du Phare, s’étant auparavant assuré qu’aucun navire d’importance n’était attendu au port. — Le Prophète n’a pas jugé utile de parler de la forme de la Terre, murmura Amrou comme pour lui-même, rêveur devant la beauté du crépuscule. — Pas plus que Jésus ou Moïse, je le sais, et je ne crains pas d’affirmer qu’un tel oubli est fort regrettable. Car n’est-ce pas le Créateur qui a donné sa forme à l’Univers, afin que nos yeux ou, à défaut, notre entendement, puissent en saisir toute la grandeur ? Les savants d’Alexandrie avaient commencé à dévoiler cette grandeur, cette beauté cachée aux yeux des ignorants. Mais vous, les croyants, vous nous appelez païens. Tout notre savoir est en passe de disparaître. Alors je te conjure, Amrou, de ne pas achever ce que les docteurs en théologie, de quelque religion qu’ils soient, ont commencé avant toi : la destruction systématique de la science naturelle. Songe que, deux siècles avant la fondation de la ville, le philosophe Anaxagore donna déjà la preuve irréfutable de la forme de la Terre : l’ombre portée par elle lors des éclipses de Lune est circulaire, ce qui ne s’explique pas si notre monde est plat, mais devient logique s’il est sphérique. Or, que veut-on nous enseigner aujourd’hui, après mille ans de « civilisation » ? Les Pères de l’Église chrétienne ont décrété la Terre plate. Basile et Cyrille de Jérusalem ont prétendu que le monde a la forme d’un autel, au-dessus duquel trône un univers en forme de tabernacle ! Plus grave encore, Ambroise et Augustin d’Hippone ont repoussé toute connaissance de la nature. Grave, car pour ces penseurs cependant cultivés, les vertus des cieux sont devenues des vices splendides. Après Jésus-Christ et la lecture de l’Évangile, ont-ils décidé, nous n’avons plus besoin de curiosité ni de recherche. Il suffit au chrétien de croire que la cause de tous les phénomènes, qu’ils soient célestes ou terrestres, visibles ou invisibles, n’est rien d’autre que la bonté du créateur. — Oses-tu en douter ? fit Amrou quelque peu surpris et impatienté par cette longue diatribe. Il espérait d’autres sujets de conversation. — Notre Coran, reprit-il, ne dit-il pas aussi que les sept cieux et tout ce qu’ils renferment célèbrent les louanges d’Allah ? Il n’y a point de choses qui ne célèbrent ses louanges. Mais vous autres, les païens, vous ne comprenez pas leurs chants. — Il est vrai, rétorqua Hypatie piquée au vif, que je ne suis ni chrétienne comme mon oncle, ni juive comme Rhazès. Et pas encore convertie à ta foi. La connaissance de l’Univers par les sciences et les arts est le seul culte que je pratique, agrémenté de quelques principes immortels de la philosophie platonicienne. Mon oncle Philopon m’accuse parfois, pour me taquiner je crois, de me consacrer aux rites païens et aux mystères orphiques. Mais je ne suis pas païenne, car dans ma religion exclusive pour Uranie, la muse de l’astronomie et de la géométrie, ainsi que pour sa sœur Euterpe, la musicienne, il est dit aussi que l’espace est rempli des bases de la géométrie divine. Chaque astre est posé en son point, pareil aux lampes qui gardent la sépulture du Christ à Jérusalem, ou celle de ton Mahomet à Médine. Amrou ne répondit pas, interloqué par les arguments imparables de cette trop belle sorcière. Ils restèrent côte à côte quelques minutes en silence, frémissant un peu, bien que l’atmosphère fût d’une extrême douceur. Le disque rouge du soleil plongea dans la mer et les premières étoiles se mirent à scintiller. — Pour le peuple d’Égypte, lorsque Râ, le dieu soleil, ferme sa paupière le soir, les ténèbres assombrissent la terre, murmura Hypatie. — Mais le ciel, lui, entrouvre son écrin d’infini, renchérit le Bédouin, gagné par la grandeur du spectacle. Il avait une voix changée, presque solennelle. — Les étoiles me font songer à des grappes d’or qui pendent à la treille des nuits… reprit-il plus lentement. — Si tels sont les vers que tu te plais à écrire dans la solitude du désert, cher Amrou, ils rendent bien hommage à la beauté de la Création. Elle s’arrêta de parler et sourit. Puis elle se tourna brusquement vers lui, comme tirée d’une brève rêverie : — Hipparque de Nicée, le plus glorieux de nos astronomes, a dit que lorsque des étoiles s’allument, d’autres changent de couleur, d’autres encore s’éteignent. Hélas, nous ignorons toujours la nature essentielle des étoiles. Nous les comptons, nous les classons par ordres de grandeurs, nous les regroupons sous forme de constellations. Mais, derrière leur fixité apparente, les cieux changent, une vie foisonnante les anime. C’est pourquoi les poètes ont écrit des livres qui racontent leurs légendes. Amrou se rapprocha imperceptiblement : — J’aimerais que tu me contes une de ces légendes. Hypatie entrevit dans la pénombre la lueur de ses yeux perdus dans le vague. — Vois-tu, murmura-t-elle, vois-tu les cinq flambeaux qui viennent d’apparaître là-haut, et dessinent une sorte de chaise ? De son bras nu, elle avait fait un petit cercle dans le ciel en direction du nord. — Permets-moi de te faire observer, répondit Amrou, que ces étoiles sont familières aux Bédouins. Nous y voyons plutôt une sorte de main, qui montre du doigt les étoiles situées en avant. Hypatie hocha la tête. — La légende de ces étoiles est rapportée dans un livre de la Bibliothèque. Elle prit soudain une intonation monocorde et légèrement emphatique, comme si elle s’efforçait de se remémorer les mots justes : — Voici Cassiopée, reine d’Éthiopie. Elle siège dans les hauteurs auprès de son mari, Céphée. Elle brille même lorsque la lune resplendit toute la nuit. De même qu’une clef insinue ses dents de fer et ébranle les pênes d’une double porte verrouillée de l’intérieur, de même sont disposées ses étoiles. Le visage frémissant, elle étend les mains comme pour déplorer la perte de sa fille Andromède, qui expie les fautes de sa mère. — Quelle faute abominable cette mère a-t-elle donc commise ? demanda Amrou avec une pointe de moquerie. — Cassiopée, reprit Hypatie avec impatience, comme si elle avait peur de perdre le fil de sa récitation, Cassiopée avait eu la vanité de se croire plus belle que les Néréides, malgré la couleur noire de sa peau. Les nymphes supplièrent Neptune, leur père, de les venger de cet affront. Le dieu des mers dépêcha un monstre, qui se mit à exercer d’épouvantables ravages sur les côtes de Syrie. Pour conjurer le fléau, Céphée enchaîna sa fille à un rocher et l’offrit en sacrifice au monstre… Amrou esquissa une moue dubitative. — Observe, continua Hypatie d’un ton moins sentencieux, observe la constellation d’Andromède. Tu peux la voir tout entière avant l’obscurité complète de la nuit, tant sa tête étincelle, tant ses larges épaules luisent de blancheur. Autour de sa taille brille une petite ceinture de feu qui relève sa robe… Elle étend ses bras enchaînés, comme si la force du rocher les maintenait. — Je vois surtout, dit malicieusement Amrou, que, non contente d’être belle et sage, tu es aussi formée aux belles-lettres. — En vérité, je n’ai fait que réciter de mémoire les vers du grand poète Aratos. — Encore un Grec d’Alexandrie ? — Un élève d’Eudoxe, l’un des premiers à venir au Musée dans les pas d’Euclide. Mais il était plus enclin à la poésie lyrique qu’aux rigueurs du raisonnement géométrique. Un peu comme toi, général ! Alors, Aratos a préféré chanter les constellations dans un poème, qui l’a rendu célèbre dans la Grèce entière. — Belle demoiselle, dit Amrou en s’approchant imperceptiblement de la jeune femme, je ne me lasse pas d’écouter le son mélodieux de ta voix. Ta bouche aussi finement dessinée que le sceau de Salomon, ta chevelure qui ondule sous la brise… — Général, interrompit fermement Hypatie, je te prie à nouveau de changer de sujet. Puis, d’un ton moins sévère, elle ajouta : — Si tu prétends caresser une chevelure, use plutôt de ton œil pour embrasser ce petit amas d’étoiles. Là, dans l’azur, entre Arcturus et le Lion. On l’appelle la Chevelure de Bérénice. Le général toussa, vexé par la rebuffade. — Ne m’avez-vous pas déjà parlé d’une Bérénice, épouse du premier Ptolémée ? fit-il boudeur, mais voulant prouver qu’il avait bonne mémoire. — En effet, mais cette Bérénice-là vécut un peu plus tard, et elle fut l’épouse de Ptolémée III Evergète, le bienfaiteur. Écoute son histoire. Elle n’est point destinée à Omar, mais à ton seul agrément, car c’est une histoire de poètes. — Dans ces conditions, j’écoute et j’obéis, dit Amrou en faisant une mimique comiquement résignée. La jeune savante raconta doctement : — À peine monté sur le trône, Evergète dut aller combattre le roi Séleucide, qui tenait la Syrie. Bérénice, inconsolable, jura à Vénus de sacrifier son opulente chevelure si son bien-aimé revenait victorieux. Le jour même du retour du roi, elle porta au temple cette fameuse chevelure. Mais pendant la nuit suivante, elle fut volée par un prêtre de Sérapis, qui s’offusquait de voir la reine sacrifier à une déesse grecque. Désespoir de Bérénice, fureur d’Evergète ! Seul un astronome sut calmer le ressentiment des époux. Conon de Samos, dont la science était très vénérée – n’avait-il pas écrit sept livres d’astronomie et correspondu avec Archimède de Syracuse ? –, leur montra cet amas d’étoiles, affirma qu’il venait d’apparaître dans le ciel, et qu’il n’était autre chose que la chevelure elle-même, emportée par Vénus dans la voûte étoilée ! — Une reine, jeune surtout, ironisa Amrou, convaincue d’être d’une autre race que le commun des mortels, était assurément dans les conditions d’esprit pour croire à une fable aussi païenne ! — Les princes, païens ou pas, sont toujours avides d’écrits rédigés à leur gloire. Les savants et les poètes connaissent bien ces faiblesses. C’est sans doute pourquoi, après que Conon eut dessiné une chevelure sur le globe céleste du Musée, le grand Callimaque, alors au crépuscule de sa vie, en fit une élégie qui immortalisa la reine Bérénice : « J’étais fraîche coupée, et mes sœurs me pleuraient, quand tout à coup, du tournoiement rapide de ses ailes, le souffle doux du zéphyr m’enlève à travers les nuées de l’éther et me dépose au sein vénérable de la divine nuit Cypris. Et pour que j’y parusse, moi, la belle boucle de Bérénice, fixée au ciel pour y briller pour les humains au milieu d’un tel nombre d’astres, Cypris me plaça, étoile nouvelle, dans l’antique chœur des astres. » Hypatie s’était mise à chanter les derniers vers, tandis que le son de la flûte continuait à s’entendre au loin. À nouveau subjugué, Amrou s’exclama : — Voilà une bien harmonieuse légende que raconte ton ciel ! Et l’on dirait, douce Hypatie, que sur la scène céleste, chaque figure continue de jouer le rôle qu’elle tenait sur terre, parmi ses complices ou ses ennemis. — Tu dis vrai, opina la jeune femme. Apollon a placé sa flèche au ciel, Dionysos y a posé la couronne de son épouse Ariane, Zeus a logé son ancienne maîtresse Io, transformée en Ourse par Artémis… Amrou regarda d’un air absent par-dessus l’horizon devenu presque noir. Son intelligence chaude illumina tout à coup ses yeux, et il dit : — Nous, les Bédouins, nous n’avons souvent pour toit que la voûte étoilée. Et nulle part le ciel ne paraît plus proche de la terre qu’au milieu du désert. Le désert nous invite au ciel. Dans la solitude et le silence des dunes, l’esprit qui pense subit par degrés la dilatation de l’infini. Plusieurs fois, jadis, aux côtés de mon grand-père, j’ai ressenti cette expérience intérieure, presque mystique… Je voyais, j’entendais, j’adorais la musique du ciel dans le silence universel… Il se tut quelques instants, comme s’il écoutait une musique perdue. Puis il reprit d’une voix durcie : — Depuis que je me suis converti à la parole du Prophète, je me convaincs qu’il faut se contenter de la pure contemplation des merveilles d’Allah. Contempler, c’est recevoir, recevoir, c’est être reçu. Alors, à quoi bon mesurer mille et une distances célestes, à quoi bon les calculs compliqués d’Aristarque et d’Ératosthène, à quoi bon les observations minutieuses de ton Hipparque et de tous ces astronomes ? Mesure simplement la sincérité et la piété dans ton cœur, et tu sauras les distances dans le ciel ! D’ailleurs, si je lui parle d’astronomie, le calife Omar ne manquera pas de me demander à quoi l’étude savante du ciel peut bien servir pour répandre la foi de l’Islam. — Si tu penses ainsi, laisse-moi te poser une simple question, Amrou. Lorsque toi et tes frères musulmans vous accomplissez vos prières, ne devez-vous pas vous tourner vers votre ville sacrée ? — Cela est vrai, car le Coran a dit : « Tournez vos visages vers Lui où que vous soyez. » Au début, tout comme les Juifs, les musulmans priaient en direction de Jérusalem, mais deux années après l’arrivée du Prophète à Médine, il nous fut demandé de tourner le visage vers la Kaaba, le temple sacré remontant à l’époque du prophète Abraham, à La Mecque. — J’ai pu remarquer qu’ici, à Alexandrie, nombre de tes frères ne sont pas vraiment d’accord entre eux lorsqu’il s’agit de poser au sol leur tapis de prière et de l’orienter vers La Mecque lointaine… — Il t’est facile de railler l’ignorance de mes soldats, des hommes simples et frustes, mais animés de la vraie foi. Sache que dans toutes les mosquées de mon pays, une niche pratiquée dans la muraille et orientée très précisément vers La Mecque a été construite. À l’heure des prières, tous les croyants se prosternent face à cette niche, la Mihrâb, et tous sont unis dans la même direction, la Qibla. — Maintenant réfléchis, raisonna Hypatie sans se démonter le moins du monde. Ton Islam ne veut-il pas étendre son pouvoir à la surface de la terre entière ? As-tu alors songé, Amrou, à la difficulté de trouver précisément la Qibla depuis n’importe quel lieu d’un si vaste monde ? Reconnais que le problème échappe au monde de la foi, pour entrer dans celui de la géométrie et de la géographie – donc de l’astronomie ! — Eh bien, te voilà revenue, bien entendu, à glorifier le génie de ton Euclide ! — Tu te trompes, car cette fois, ce n’est pas la géométrie plane d’Euclide qui saura donner la réponse, mais la géométrie sphérique d’Hipparque. — Cela se complique, on dirait ! Amrou dit cela en plaisantant, pour éviter la pente d’une dispute qu’il ne souhaitait pas. À vrai dire, il n’avait en ce moment guère la tête ni aux raisonnements géométriques, ni même à la défense de la vraie foi. La jeune femme, tout simplement, aiguisait ses sens plus que son intellect ! Hypatie s’en aperçut, mais cela ne l’empêcha pas de poursuivre impitoyablement : — De même qu’il y a des relations portant sur les grandeurs d’un triangle tracé sur une feuille plane, il y a des relations plus compliquées liant les grandeurs d’un triangle tracé sur une sphère. Hipparque a calculé tout cela. Il a dressé des tables de nombres, qui permettent de viser droit le long de lignes circulaires (voir Note savante #11). — Parfait. Mais quel rapport y a-t-il entre ces mathématiques arides et l’observation des étoiles ? — Le rapport se nomme astrolabe. Un instrument inventé par Hipparque, qui prend la position des étoiles dans le ciel. Cette position, à un instant donné, dépend des coordonnés géographiques du lieu où se fait l’observation. Réciproquement, la connaissance du lieu permet de connaître l’heure. Entends-tu, Amrou ? L’heure ! Comment toi et tes frères musulmans ferez-vous lorsque, dans les pays lointains que vous aurez conquis, il vous faudra connaître les heures précises auxquelles vous devrez vous prosterner pour la prière ? Seul l’astrolabe pourra vous sauver ! — Oses-tu prétendre que l’expansion de l’Islam passe par l’astrolabe ? — C’est une évidence ! affirma Hypatie avec un mélange de conviction et d’amusement. Dans l’avenir, les savants de ton pays pourront même perfectionner cet instrument et en trouver mille autres usages, auxquels ni Hipparque lui-même ni ses disciples n’ont jamais pensé ! Je suis d’ailleurs moi-même assez experte en astrolabes, ajouta-t-elle non sans vanité, et j’en ai construit de mes propres mains. Quant à mon oncle Philopon, il en a donné des descriptions fort minutieuses. Je t’apporterai demain, vaillant général, ce petit instrument qui tiendra dans la paume de ta main. Un modèle de l’Univers entier ! Toutes les connaissances sur le Ciel et la Terre rassemblées sur un disque de métal gravé de courbes, d’abaques, de chiffres et de symboles. N’est-ce pas un instrument qui chante la gloire du Créateur ? Et tout cela inventé par Hipparque, dont tu te moques ! De même que se moquèrent de lui, de son vivant, les spectateurs d’un amphithéâtre, lorsqu’ils le virent s’asseoir en plein été, vêtu d’un lourd manteau et coiffé du pétase, parce qu’il avait prédit une tempête ! Amrou se détendit et se mit soudain à rire : — Je dois donc aussi parler de cet homme extraordinaire à mon calife ? — Sans doute, répondit Hypatie radoucie, car avec Hipparque, tu citeras l’un des plus glorieux ornements d’Alexandrie. Et encore, je ne t’ai pas parlé de son plus grand titre de gloire ! — Quoi encore ? — Hipparque a découvert la précession des équinoxes… — Qu’est-ce que c’est encore que cette horreur ? La jeune savante fit mine de ne pas avoir entendu le sarcasme, et poursuivit d’un ton professoral : — On a longtemps cru que l’axe du monde, qui traverse la Terre en son centre, la maintient en équilibre et sert à la rotation du Ciel, restait toujours fixé à la même place, sans bouger d’un fil. Or, Hipparque a trouvé un petit écart entre la position de Spica, l’étoile la plus brillante de la Vierge, donnée par Aristillos et Timocharis, des astronomes qui avaient travaillé à Alexandrie du temps d’Euclide, et celle qu’il avait lui-même mesurée. — Et c’est grave, docteur ? La jeune femme poussa un soupir en levant les yeux au ciel, comme excédée par la remarque d’un cancre. Elle poursuivit sa démonstration en détachant distinctement les mots : — Cela veut dire que la longueur de l’année n’est pas fixe. — Ah, et comment fais-tu pour calculer la durée d’une année entière ? Tu tournes et retournes des sabliers ? Hypatie fit mine de s’armer de patience : — As-tu entendu parler des équinoxes, ces moments de l’année où le jour a une durée égale à celle de la nuit, et cela en tous les points de la terre ? — Bah, nous ne sommes pas complètement ignorants en terre d’Arabie, répondit l’élève d’un ton plus sérieux. Et tes équinoxes, nous savons parfaitement qu’il y en a deux. Un au début du printemps, un autre au début de l’automne. Légèrement surprise, la savante alexandrine reprit : — Eh bien, à l’équinoxe de printemps, chaque année, le Soleil se trouve dans une position précise sur le zodiaque, que les astronomes savent repérer. Ils peuvent donc établir la durée précise de l’année, en comptant le temps qui sépare deux équinoxes de printemps successifs. — Cela me semble clair, bien que très ennuyeux… — Si l’axe du monde était fixe, poursuivit Hypatie sans se départir de sa patience, cette durée serait toujours la même. Or, Hipparque a mesuré qu’année après année, la position du Soleil à l’équinoxe de printemps se décale. Et le décalage s’accumule au cours du temps. L’équinoxe de printemps s’opérait dans la constellation du Taureau il y a vingt siècles, comme l’attestent des tablettes de Babylone que nous conservons précieusement dans le département des antiquités de la Bibliothèque. Aujourd’hui, le Soleil d’équinoxe est dans la constellation du Bélier. Dans deux mille ans, si le monde survit à la folie des hommes, le printemps naîtra dans la constellation des Poissons (voir Note savante #12). Et si tu dois ne retenir qu’une chose de tout ce raisonnement qui semble te dépasser, Amrou, c’est que sans les rouleaux de la Bibliothèque où sont consignées les observations des Anciens, aucune de ces grandes découvertes n’aurait été possible ! — Si j’ai bien compris, ce qu’en termes savants tu appelles précession des équinoxes n’est pas autre chose que l’humeur inégale des saisons… Hypatie resta interloquée, puis, se détendant enfin, elle conclut : — Général, tu n’es pas aussi sot que tu veux parfois le laisser croire. — Là, nous sommes bien d’accord, répondit-il avec quelque vanité. La vérité est que sur bien des points, nous concevons tous deux les choses de la même façon… Et subitement, sans se concerter, ils éclatèrent de rire. Cela faisait longtemps qu’Amrou ne tenait plus en place. Foin des leçons d’astronomie, il se sentait d’humeur frivole. Qu’un autre que cette ravissante sorcière lui enseigne à mesurer la Terre ou à lire dans les cieux. Son univers, en cet instant, était celui d’Ovide, et l’amour le seul le sujet digne d’être chanté. Comme par une étrange contagion des sens, la jeune Alexandrine ressentit à son tour un trouble profond. En un instant, l’atmosphère entre eux changea du tout au tout, comme par enchantement. — Tu ne penses pas que tu me regardes trop intensément ? dit-elle tout bas. Sans répondre, Amrou lui prit lentement les mains, et elle ne résista pas. — Ô femme, ferment de tous les bouleversements, chuchota-t-il. De si belles mains pour toucher un astrolabe ou un compas ! Des yeux si charmants pour observer le cours des planètes ! Non, la main de Vénus est faite pour toucher le luth des amours, et tes beaux yeux doivent eux-mêmes être mes astres ici-bas. La poitrine de la jeune femme palpitait, ses deux seins pointaient doucement sous l’étoffe du fin corsage. À cet instant précis, la porte d’accès au sommet du Phare s’ouvrit en claquant bruyamment. Deux officiers firent irruption sous la colonnade, tenant en main de grands flambeaux éblouissants. Se confondant en excuses, ils expliquèrent au maître de la ville qu’ils devaient impérativement allumer les lanternes du Phare, comme lui-même leur en avait donné l’ordre. Ils avaient même attendu plus que de raison : la nuit noire, tombée depuis longtemps, pouvait mettre en péril la vie des marins. Hypatie profita de l’interruption pour se ressaisir. S’écartant d’Amrou, elle ramassa son voile, s’en enveloppa entièrement, et après avoir exécuté une brève révérence, se retira précipitamment sans prononcer un mot. Dépité, mais au fond de lui empli d’une joyeuse excitation, le conquérant d’Alexandrie demeura de longues minutes pour assister à l’opération. Sous la coupole supportée par huit colonnes s’éleva bientôt un puissant feu de bois résineux, dont les miroirs qui l’entouraient se mirent à réfléchir la lumière vers la mer. Un peu plus tard, en descendant du Phare en compagnie de ses officiers, Amrou se rappela que le lendemain il lui faudrait écouter un cours d’histoire autrement moins divertissant, dispensé par le vieux Philopon au sujet d’un empereur romain et d’une reine d’Égypte. Le soldat et la déesse (Troisième cours de Philopon) Alexandrie inspira longtemps aux Romains la même passion craintive et hargneuse que celle de l’humble berger pour la belle princesse… ou du plus inculte des soudards pour la plus raffinée des femmes. Jules César était loin d’être un humble berger. Il se flattait même de descendre d’une des plus vieilles familles romaines. Il n’était pas davantage le plus inculte des guerriers, et le récit qu’il faisait de ses conquêtes était composé dans un latin très pur, à la manière athénienne : jeune homme, il avait achevé ses études dans la cité attique. Quant à te dire, Amrou, s’il était un soudard, je ne suis pas assez féru d’art militaire pour l’affirmer à un aussi brillant général que toi. Mais je sais que ses ennemis vaincus louaient sa clémence. César vint à Alexandrie pour arbitrer un nouveau conflit dynastique entre deux frères, qui s’appelaient tous deux Ptolémée, évidemment. L’aîné, bien sûr, avait épousé sa sœur qui, tu l’as déjà compris, s’appelait Cléopâtre – la septième du nom. Ce n’étaient encore que des enfants : Ptolémée XIII, ridiculement paré du titre de Dionysos, dieu du vin et des plaisirs, n’avait que dix ans. Les vrais maîtres de l’Égypte étaient les tuteurs du jeune roi : un général, Achillas, qui lorgnait sur le trône, et un eunuque du nom de Pothin. Celui-ci au moins ne risquait pas de fonder sa dynastie. La seule façon pour lui de passer à la postérité était de devenir aussi immortel qu’un livre. Il acheta donc à prix d’or la charge prestigieuse de bibliothécaire. Intrigues, corruption, mutineries, révoltes étaient le lot quotidien du royaume. Chassée par les manœuvres de Pothin et d’Achillas, Cléopâtre dut même se réfugier quelque temps en Syrie. Cependant, la République romaine continuait d’accumuler les conquêtes. Elle n’avait plus besoin de se poser en intercesseur des conflits locaux pour occuper les nations qui l’appelaient à son secours. Elle les annexait, purement et simplement, y laissant parfois régner sans gouverner un roi de paille ou un gouvernement fantoche. De-ci de-là, des révoltes éclataient contre l’occupant, révoltes brutalement réprimées. Alors, butins, rançons, esclaves convergeaient vers Rome, comme versés dans un grand entonnoir. Bientôt ne restèrent plus hors de sa tutelle qu’Alexandrie et l’Égypte. Était-ce par un obscur respect pour le glorieux passé du pays des pyramides, du Phare et de la Bibliothèque, que les légions ne s’aventurèrent pas dans notre nation ? N’était-ce pas plutôt parce que les stratèges du Sénat jugeaient que le fruit n’était pas encore assez mûr ou qu’il tomberait tout seul ? Mais le Sénat n’était plus que l’ombre de lui-même. La vertu républicaine du glaive et de la charrue était bien oubliée. Cette caste patricienne recroquevillée sur ses privilèges voyait avec inquiétude le prestige de ses trois principaux généraux grandir auprès du peuple et de l’armée. Aussi, pour éloigner ces trois illustres soldats, leur confièrent-ils à chacun – Crassus, César et Pompée – le tiers des pays conquis. Mais nos trois généraux s’accordèrent et se liguèrent contre le Sénat. Rêvant de devenir les maîtres de Rome, ils se partagèrent les postes et les pouvoirs. Devant eux, sans le soutien du peuple et la force des légions, le Sénat n’était plus rien. Crassus fut tué lors d’un affrontement contre les Parthes qui s’étaient révoltés. Ce général était d’une avidité sans bornes, ruinant les provinces dont il avait la charge. Il mourut par où il avait péché : les Parthes lui coulèrent dans la gorge de l’or fondu. Désormais, l’affrontement entre les deux survivants, César et Pompée, était inévitable. Celui-ci avait l’orgueil et la fougue ; celui-là, la patience et l’habileté. César possédait la Gaule sauvage, qu’il avait conquise seul ; Pompée avait le reste en partage, c’est-à-dire la Grèce, l’Asie et l’Afrique, à l’exception d’Alexandrie bien sûr. Entre les deux, Rome. César osa le premier s’y rendre, à la tête de son armée. Le Sénat s’inclina. Pompée, lui, s’enfuit vers la Grèce. Battu par les Hellènes en révolte, il dut fuir à nouveau. Il ne lui restait plus qu’Alexandrie. Il courut s’y réfugier, espérant que César ne l’y poursuivrait pas. Fatale erreur ! En faisant cela, il quittait l’empire, il trahissait Rome. Pompée y perdit ses derniers partisans. La flotte de César fit alors route vers l’antique cité des Ptolémées. Pris de panique, le jeune roi, ou plutôt ses tuteurs assassinèrent Pompée. Deux jours après le meurtre, César débarquait. On lui présenta la tête de son rival. Il pleura et la fit enterrer au pied des murailles. Puis, contre toute attente, il resta, alors qu’à Rome le Capitole lui était offert. Il affirma qu’il voulait d’abord arbitrer les querelles entre la faction du roi Ptolémée et celle de son frère cadet. Personne n’y crut. Il était clair qu’il voulait rapporter avec lui dans la Ville la seule pièce manquant à l’empire, la plus belle et la plus riche aussi : l’Égypte. S’il y parvenait, nul au Sénat n’oserait plus le contester. Le général soupçonnait que dans le quartier des palais, véritable citadelle où il avait installé son cantonnement, on cherchait à l’assassiner, comme le défunt Pompée. À la tête du complot, Achillas, maître tout-puissant de l’armée égyptienne, mais aussi des destinées du jeune roi. Durant un banquet, le barbier de César, rôdant avec quelque inquiétude dans les couloirs, surprit un ordre donné par Pothin à un serviteur. Une coupe de poison allait être servie au général romain. Le barbier courut prévenir son maître, qui fit aussitôt cerner l’aile du palais. Pothin fut tué, mais Achillas et Ptolémée purent s’enfuir et soulever une insurrection générale contre les troupes de César. Malgré l’importance de son armée à laquelle s’étaient adjoints des soldats perdus de Pompée, Achillas préféra attaquer par la mer. Sa flotte pénétra dans la rade et jeta l’ancre sous les murailles surplombant l’eau. Aussitôt, César fit jeter sur les navires ennemis des torches enduites de poix enflammée. Bientôt, la rade et le port ne furent plus qu’un brasier… Les quatre éléments sont aussi les quatre ennemis du livre. L’air qui les corrode, si on ne prend pas soin de les enfermer à l’abri des armoires, l’eau qui les efface, si on ne les laisse pas respirer souvent au soleil, la poussière qui les recouvre, si on les oublie trop longtemps. Mais le feu est le pire des ennemis des livres, car l’homme ne peut rien contre lui pour les en protéger. Et le feu, c’est l’homme qui le provoque, par la guerre, par la haine du savoir, la peur de la vérité ou, le plus souvent, par la simple négligence. On ne compte pas le nombre de bibliothèques détruites par les flammes sans qu’on ait su jamais pourquoi ni comment le feu s’était déclenché. Mais toujours, on dénonça l’incendiaire. Qu’importe qu’il fut ou non responsable du désastre ! Même s’il était innocent, il ne pouvait jamais tout à fait se laver du soupçon, tellement l’opprobre universel était immense : brûler les livres, c’est brûler ses ancêtres, brûler son père et sa mère, brûler son âme, brûler l’humanité tout entière avec elle. César avait de nombreux ennemis, tant à Rome que dans le reste de l’empire. Son ambition de prendre le pouvoir pour lui seul, dictateur ou roi, était trop flagrante. Son armée lui était dévouée corps et âme, le petit peuple de la cité latine l’aimait. Aussi, de l’autre côté de la mer, les dirigeants romains l’accusèrent-ils d’avoir mis Alexandrie à sac et incendié la Bibliothèque. Car le brasier que prétendument il aurait provoqué s’était étendu sur le port. Là se trouvaient des entrepôts contenant non seulement du blé, mais aussi quelque quarante mille rouleaux, des copies destinées à être expédiées et vendues aux quatre coins de la Méditerranée et en particulier à Rome. Seules ces copies furent détruites, mais cela suffit à donner à César une réputation de brûleur de livres qui le poursuit encore, si longtemps après sa mort. César avait vaincu. Achillas s’était suicidé, Ptolémée noyé dans le Nil. À treize ans, le roi n’avait pas appris à nager. Mais, défaite par la guerre, Alexandrie triompha par l’amour. Un jour, peu après cette victoire, dans le palais royal d’Alexandrie, un esclave vint faire don d’un tapis à César. Il le déroula. Une jeune fille d’une grande beauté en surgit. C’était Cléopâtre, la sœur et l’épouse du roi noyé, revenue de son exil en Syrie. « Ô César, je te prie d’épargner la Bibliothèque. » Telles furent ses premières paroles, avant même de demander à être rétablie sur le trône. César, dans la maturité de son âge – le tien à peu près, Amrou – fut troublé. Elle avait trente ans de moins que lui. Mais au-delà de son désir d’homme, se dressait son ambition de conquérant. Il suffirait de rien pour qu’il l’épouse et devienne roi d’Égypte, puis, qu’à la tête de ses armées, il retourne à Rome et triomphe sans difficulté de ses adversaires. Le peuple était avec lui. Aristocrates, sénateurs et chevaliers ne songeaient plus qu’à s’enrichir aux dépens de leurs conquêtes. La vertu des soldats-paysans d’antan était bien oubliée dans la République. César, s’il avait osé, aurait eu avec lui non seulement la plèbe de Rome et l’armée tout entière, mais encore les pays qu’il avait conquis et qu’il avait su administrer avec sagesse et magnanimité. Sa meilleure alliée aurait sans doute été Cléopâtre. Malgré son jeune âge, elle possédait un sens très fort de ses devoirs de reine d’Égypte. Et elle était vénérée des deux peuples principaux qui composaient sa patrie : les Grecs d’Alexandrie, pour sa beauté et ses connaissances ; le peuple des faubourgs et des campagnes, pour sa simplicité. En effet, de tous les souverains depuis Ptolémée Sôter, elle était la seule à parler l’égyptien. Cette vénération devint un culte. Cléopâtre était adorée par les Grecs comme la réincarnation d’Aphrodite, et par les Égyptiens, comme la déesse Isis. La liaison de César et Cléopâtre fit scandale à Rome. On accusa le général de vouloir devenir roi d’Égypte. La reine et lui ne purent démentir cette rumeur, même quand elle épousa son jeune frère, âgé de onze ans et paré du titre de Ptolémée XIV. Quant à César, il dut revenir à Rome pour se justifier. Mal lui en prit. Il tomba sous les coups de conjurés qui craignaient de le voir se coiffer d’une couronne. César mourut surtout de n’avoir pas su choisir à temps entre la fidélité à sa patrie et le trône des Ptolémées offert par Cléopâtre. Ceux qui avaient tué César espéraient voir Rome revenir au temps où ses citoyens étaient unis dans l’égalité, la fraternité et la liberté. Illusoire espérance ! D’ailleurs, l’ancienne Rome fut-elle jamais comme ils l’imaginaient ? Le passé est toujours tellement beau, quand le présent n’est fait que de conflits. Toi-même, Amrou, ne soupires-tu pas après le temps où ton Prophète régnait dans ton pays ? Pourtant, tu l’as connu, ce temps-là, c’était il y a vingt ans à peine. N’est-ce pas plutôt ta jeunesse que tu regrettes ? À Rome, les mêmes causes produisirent les mêmes effets. Celui qui se posa immédiatement en successeur de César était son plus fidèle soldat, Marc Antoine. Il avait été de toutes les guerres de son chef, et quand celui-ci était à Alexandrie, le vrai maître de Rome était Marc Antoine. Pourtant, quel contraste entre César, l’aristocrate raffiné et lettré, fin politique, brillant stratège, et Antoine, guerrier rugueux, amoureux de la bonne chère, du vin, des femmes, bagarreur et joyeux compagnon. La popularité de Marc Antoine était immense, et les dignes sénateurs se bouchaient le nez. Ils lui opposèrent très vite un des leurs, un diplomate habile et prudent, Lépide. Un troisième homme apparut bientôt. Un homme, presque un enfant, froid, réservé, empli d’une énergie silencieuse : Octave, le neveu de César. Celui-là, on le tint quelque temps pour quantité négligeable. Quant aux conjurés qui avaient tué César, ils furent vite écrasés. L’heure n’était plus aux idéalistes, et la République mourut avec eux. À nouveau, trois hommes dirigeaient l’empire, à nouveau, l’affrontement était inévitable. La première victime ne fut pas l’un d’entre eux. Ce fut le livre. Ou plutôt un faiseur de livres, sans doute le plus illustre philosophe romain : Cicéron. Cet avocat avait longtemps étudié la pensée socratique. Il avait voyagé tout autour de la mer, et avait passé de longues années à étudier à Alexandrie. Il aurait pu se contenter d’être un brillant adaptateur des grandes écoles philosophiques grecques à la réalité romaine. Il le fut. Mais cela ne lui suffisait pas. Cicéron voulait mettre ses actes en accord avec ses écrits. Il les mit. Il devint homme du verbe. Et quel verbe ! Du haut de la tribune, il défendit le faible contre le fort, l’équité contre l’injustice, la république contre la dictature, le pouvoir civil contre la force militaire, la tolérance contre la brutalité. Son verbe inquiéta nos trois généraux : il les empêchait de se battre entre eux. Antoine, Octave et Lépide s’accordèrent sur une seule chose, le supprimer. Cicéron reçut le coup qui le frappa de la même manière qu’il avait vécu : debout. Avec lui moururent les libertés romaines. Alors, la rivalité des triumvirs éclata. Octave marcha sur Rome et se fit élire consul. Lépide, prudent, choisit l’Espagne et l’Afrique. Marc Antoine régna sur l’Orient. C’est ainsi que les Romains appelaient tout ce qui était à l’est de l’Italie. Pourtant, ils savaient que la Terre était ronde, et qu’on est toujours l’oriental de quelqu’un ! Marc Antoine, peut-être, l’ignorait. En tout cas, il se laissa enivrer par la richesse et la douceur de vivre de nos cieux. Et surtout, il rencontra Cléopâtre. Depuis la mort de César, la reine d’Égypte gouvernait seule. Son peuple, enfin uni, l’avait divinisée. Elle avait fait empoisonner son jeune frère et mari Ptolémée XIV, et hissé sur le trône le fils qu’elle avait eu de César, Ptolémée XV, mais que les mauvaises langues, doutant de ses origines paternelles, appelaient ironiquement « Césarion » : la rumeur courait en effet que César, atteint du haut mal, ne pouvait procréer et que, d’ailleurs, il préférait la compagnie des garçons. Après la mort de son amant, tenant le petit Césarion par la main, Cléopâtre n’avait plus qu’une ambition : rendre à Alexandrie son lustre passé, en faire la nouvelle Rome. Quand elle vit se prosterner devant elle, pataud et timide, ce rustre de Marc Antoine, elle comprit tout le parti qu’elle pourrait tirer d’un tel homme. Elle n’eut aucun mal à susciter en lui la passion la plus folle. L’union de Cléopâtre et de César avait été l’union de deux ambitions. Le général voulait Rome, la reine, Alexandrie. Marc Antoine, lui, ne voulait que Cléopâtre. Il l’eut, ou du moins le crut-il, car il ne fut plus que son esclave, accédant à ses moindres désirs, recevant épisodiquement sa récompense, une nuit d’amour, comme un chien son os. Un jour, il lui fit offrande des restes de la bibliothèque de Pergame. Trois cent mille rouleaux, compensant largement ceux qui avaient été brûlés quelques années auparavant dans l’incendie des entrepôts. Avec ce don, le Musée retrouva un peu de sa grandeur passée. L’histoire fit bien rire à Rome, plus même que la naissance de Césarion. Antoine, qui n’avait sans doute pas lu le moindre vers de sa vie, offrait à sa maîtresse les plus prestigieuses œuvres de la science et de la philosophie ! Octave seul n’en rit pas. D’ailleurs, il ne riait jamais. Il avait marié sa sœur Octavie avec Marc Antoine. La bafouer ainsi, c’était insulter Rome, c’était trahir sa patrie. C’était surtout un flagrant casus belli, le meilleur des prétextes pour entamer les hostilités. Octave avait maintenant le peuple et le Sénat derrière lui. Un peuple qui voyait l’un des leurs céder aux mirages de l’Orient, s’amollir dans le stupre et la débauche. Un Sénat qui préférait, à tout prendre, un aristocrate à leur image plutôt qu’un mercenaire imprévisible. Tout à sa passion, Marc Antoine, menant la vie fastueuse et paresseuse d’un potentat oriental, ne saisit pas ce retournement de situation. Que lui importait Rome, il avait Cléopâtre ! Cependant, pour tenter de complaire à sa reine, il arma la plus forte flotte qui fut jamais. Mais ses soldats, la plupart romains, ne tenaient guère à affronter des compatriotes pour les beaux yeux d’une étrangère ; en face, il y avait peut-être un frère, un ami, un fils. Il n’est de pire guerre que la guerre civile, « la guerre qui fait pleurer les mères », disait Eschyle. Pour Cléopâtre, le conflit qui s’annonçait entre Octave et Marc Antoine n’était que de façade. La vraie guerre serait entre Rome et Alexandrie, entre l’Orient et l’Occident. Elle tenta de négocier avec le maître de la cité latine. La réponse fut brutale : qu’elle livre Marc Antoine. Après, Octave et le Sénat aviseraient. Elle refusa, sachant que cela signifierait la reddition des armées de son amant. L’Égypte, alors, serait nue devant Rome. Octave décida d’en finir. Il envahit la Grèce, qui faisait partie du domaine de son rival. Marc Antoine n’avait plus le choix, il lui fallait combattre. Entraînant avec lui ses légions amollies et la flotte de Cléopâtre, il traversa la mer pour aller affronter son ennemi devant Actium, un piton rocheux, théâtre de bataille choisi par Octave. Bientôt, Marc Antoine fut pris dans une nasse. Rien n’était encore perdu quand il vit le navire de sa reine forcer le barrage et brasser en fuite. La place de l’Égyptienne n’était pas ici, parmi ces Romains, mais dans son royaume, auprès de son fils. Éperdu de désespoir amoureux, Marc Antoine, ce guerrier farouche qui n’avait jamais reculé devant le danger, déserta. Laissant son armée et sa flotte, il la suivit, comme un chien suit une chienne en abandonnant au loup son troupeau. Sa flotte se rendit sans combattre et participa à la poursuite. Bientôt, l’armée romaine fut sous les murs d’Alexandrie. Marc Antoine se suicida sans avoir revu la femme pour laquelle il avait tout renié, sans avoir compris que ce n’était pas une femme qu’il avait aimée, mais une reine. Octave envoya dans la citadelle assiégée un de ses émissaires, qui fit à Cléopâtre mille et une promesses de clémence. Elle n’en crut qu’une : son fils Césarion serait épargné et monterait sur le trône des Lagides, sous le nom de Ptolémée XV et la protection de Rome. Après que l’émissaire romain fut reparti, elle saisit dans son panier le venimeux serpent sacré d’Ammon-Râ et le pressa sur son sein. Par ce geste, elle devint déesse, et immortelle. Où Amrou appelle à l’aide — Non seulement ce Marc Antoine était un rustre, mais en plus c’était un traître, dit Amrou sans cesser de caresser de son pouce un petit astrolabe qu’il tenait en main. Je sacrifierais ma vie à ta beauté, Hypatie, mais quand bien même serais-tu reine d’Alexandrie, jamais je ne renierais ma foi ni ma patrie. D’ailleurs, si je le faisais, je perdrais en plus ton estime. — Je ne te demande rien de tout cela, général. Je te supplie seulement d’épargner le plus bel enfant d’Alexandrie : sa Bibliothèque. — Philopon n’a pas fini son histoire, répliqua l’émir dépité par le ton de froideur de la jeune femme. Octave a-t-il épargné le jeune Césarion ? — Non. Il ne tint pas sa promesse, répondit Philopon. Il le fit tuer. Mais c’est plutôt l’Histoire qui élimina cet enfant. Elle n’avait plus rien à faire avec les Ptolémées. L’Égypte devint province romaine ; la république devint empire ; Octave devint Auguste ; la Bibliothèque et le Musée devinrent propriétés de Rome. Désormais, l’empereur lui-même nomma le bibliothécaire, rebaptisé « grand-prêtre des livres ». L’Égypte n’était plus. La Bibliothèque seule a perduré jusqu’à nos jours. Et Rome a régné sur le monde pendant cinq siècles. — Sur votre monde, rappela Amrou, mais pas sur le mien. Et je sais des empires, au Levant, d’où nous viennent la soie et les épices, des empires bien plus puissants et plus pérennes que Rome. — Si tu veux les conquérir eux aussi au nom de ton dieu, ironisa Rhazès, hâte-toi ! Nombre de mes coreligionnaires sont déjà sur place, à l’ouvrage. Nombre de chrétiens, aussi. Il n’y a pas que de la soie et des épices, en Inde et en Chine. Il y a également des livres. Alexandre en rapporta certains. Mais surtout, si tu veux en savoir plus sur tes futures conquêtes, il existe quelque part une armoire pleine d’ouvrages de géographes qui en parlent. Cela pourra t’être utile. À moins que l’Asie tout entière ne soit déjà décrite dans ton Coran. — Cesse donc de persifler, éternel moqueur ! Aide-moi plutôt à faire plier mon calife. Si je lui raconte la fin abjecte de Marc Antoine, je le conforterais dans son idée que, hors de l’Arabie, tout n’est que perversion et œuvre du démon. Craignant que mes Bédouins et moi ne nous y vautrions, il m’ordonnera de raser votre cité. — Fais-lui donc miroiter le destin d’Auguste, dit Philopon. Quel homme de pouvoir résisterait à cette tentation ? — Hélas, tu ne le connais pas. Sa haine de l’étranger, sa peur du savoir lui tiennent lieu de foi. Le principal trésor qu’il convoite, ce sont les âmes à convertir, de gré ou de force. Il les comptabilise comme un commis ses fèves. Il se croit pur comme un diamant ; mais, pour arriver à ses fins, toutes les fourberies lui sont bonnes. Pour que la vraie foi triomphe, il serait capable de pactiser avec le diable. — Je connais ce genre d’hommes, répondit Philopon, pour en avoir subi les outrages, jadis. Et je crois que notre affaire est bien mal engagée. Seule la mort pourrait faire plier Omar. — Aidons la mort, alors, lança Hypatie dans une sorte d’exaltation. Brutus a bien tué César qui voulait abattre la République. N’y a-t-il pas, parmi les tiens, un brave soldat, ouvert au monde, curieux de tout, tolérant et magnanime, capable de faire disparaître ce tyran fanatique ? — Mon peuple et ma religion sont encore trop jeunes, trop fragiles, répliqua Amrou avec embarras. Un tel coup risquerait de nous faire retomber dans le paganisme et la barbarie. Non, il faut encore essayer de convaincre. Parlez-moi maintenant d’Alexandrie devenue cité du Livre, cité des chrétiens et des juifs. J’ai vu ici tant d’églises et de synagogues… C’est bien la preuve que les écrits païens ne l’ont pas pervertie au point d’en faire une nouvelle Babylone. Mes amis, j’ai joué l’avocat du diable, et le diable est à Médine. Je sais que nombre des œuvres qui sont ici ne vont pas à l’encontre de ce qu’a dit le Prophète, et que même parfois, elles le confortent. Mais y en a-t-il qui, par le blasphème, le sacrilège ou le mensonge osent s’opposer au message divin ? — Sans doute, répondit Philopon, mais faut-il les détruire pour autant ? On triomphe mieux de l’ennemi quand on connaît ses ruses et ses forces. Je puis te dire en tout cas qu’il n’y a pas de sacrilège chez Platon, ni de blasphème chez Aristote. Comment l’auraient-ils pu, puisqu’ils ne connaissaient pas la parole divine ? Ils n’ont péché que par ignorance, puisqu’ils sont du temps d’avant la Révélation. Et depuis que je les pratique, moi, vieux philosophe chrétien, j’affirme y avoir trouvé souvent une pensée utile à assurer ma foi dans le Dieu unique, tel un Romain trouvant dans Archimède la meilleure manière de consolider un aqueduc. Je suis d’ailleurs loin d’être le premier à avoir entrepris de telles recherches. Peu de temps avant le Christ, un sage juif d’Alexandrie nommé Philon réussit à inclure dans la pensée hébraïque, sans qu’il y eût contradiction avec l’Ancien Testament, la philosophie des Anciens. Mais Rhazès t’en parlera demain bien mieux que moi. Quelle mouche vient de piquer le vieux ? songea le médecin. Il sait pourtant bien que je suis loin de me préoccuper de métaphysique. Bah, je vais enrober le récit avec de belles intrigues de cour. Cela plaira peut-être à ce soudard, et lui donnera quelques idées. Le juif et l’empereur (Troisième pamphlet de Rhazès) Rome dominait désormais la Méditerranée et poussait ses frontières loin de ses rivages. Les richesses du monde convergeaient vers la capitale de l’Empire, qui les absorbait telle une gigantesque éponge. Les richesses, mais aussi les dieux. Avec une sorte de gourmandise, on remplissait le panthéon olympien de divinités venues d’Égypte, de Babylone, de Phénicie, d’Inde et d’Arachosie. Baal forniquait avec Vénus, Mithra jouait aux dés avec Jupiter, Bacchus trinquait avec Zoroastre. Nul n’était inquiété pour sa religion. Nul, ou presque. Il n’y avait qu’un seul dieu pour lequel on ne transigeait pas : l’empereur régnant. Une seule déesse : la ville, entourée de ses grands hommes du temps passé. « Priez, si vous le voulez, les pierres du chemin, vos ancêtres dans vos armoires ou l’olivier de votre jardin, clamaient les pontifes, chuchotez dans le secret les mystères d’Éleusis ou de Dionysos, mais n’oubliez jamais de sacrifier à l’empereur et à la ville ! » Tu comprends alors, Amrou, que les Juifs, les gens du Livre, dont vous êtes aussi issus, chrétiens et musulmans, étaient mal vus, incompris et redoutés. En effet, ils ne pouvaient accepter un autre dieu que l’Unique. La Palestine était devenue une province romaine, la plus turbulente de toutes. Le Sanhédrin, conseil des prêtres de Jérusalem, veillait, tatillon, à ce que la lettre de la loi mosaïque fut respectée. Les préfets nommés là-bas par Rome, un poste qui avait toutes les allures d’une disgrâce, préféraient se montrer les plus discrets possible. Ils voulaient surtout ne pas se mêler des querelles incessantes entre les rabbins, tenants du respect le plus strict des lois mosaïques, et la jeunesse citadine, souvent lettrée, loin d’être indifférente aux charmes de la littérature et de la civilisation hellènes. Le plus connu de ces préfets était Ponce Pilate. Mais les représentants de Rome n’étaient pas toujours aussi prudents que lui. Certains, voulant rentrer dans les bonnes grâces de l’empereur, faisaient du zèle. L’un d’eux décida par exemple d’ériger une statue d’Octave Auguste sur l’esplanade du Temple, afin d’obliger les Juifs à se consacrer à son culte. Il ne pouvait pas mieux faire pour liguer toute la population contre lui, et provoquer un soulèvement général. Suivit bien sûr une épouvantable répression, qui s’étendit dans l’Empire partout là où il y avait des communautés juives en exil. Ces colonies juives étaient en fort grand nombre, établies sur tout le pourtour de la mer, en Parthie, en Médie, à Élam, en Mésopotamie, en Cappadoce, sur le Pont, en Phrygie, en Pamphylie, en Crète, et dans ton Arabie natale. Il y en avait jusqu’en Inde, descendant peut-être d’anciens soldats d’Alexandre. D’autres avaient accompagné leurs voisins phéniciens, puis les Grecs, dans leurs comptoirs d’Ibérie, de Lusitanie, de Sicile et de Gaule. La plus récente, la plus misérable de ces colonies était à Rome ; la plus opulente à Alexandrie. Philon était issu d’une grande famille juive d’Égypte. Certains le faisaient remonter à ceux qui avaient suivi Alexandre depuis la Palestine pour fonder la cité. D’autres le disaient affilié à l’un des Septante que Ptolémée Sôter avait appelés pour traduire la Torah. Quant à ses ennemis, les pieux rabbins que Philon appelait avec drôlerie « les barbus en manteau », ils prétendaient que ses ancêtres faisaient partie des Hébreux renégats qui avaient refusé de fuir avec Moïse et continué de servir Pharaon… La méchanceté est encore pire quand elle s’allie à la sottise, ce qui est souvent le cas. Ancienne ou pas, la famille de Philon était en tout cas fort riche. Son frère, grand propriétaire terrien, avait offert l’or et l’argent destinés à recouvrir les portes du nouveau Temple de Jérusalem. Comme tous les juifs, en ce temps-là à Alexandrie, ils avaient les mêmes droits que les Grecs de la Cité, et étaient exemptés de l’impôt capitulaire que seuls payaient les Égyptiens. Armateurs, commerçants, artisans, paysans, ils étaient méprisés des Grecs pour qui le travail était incompatible avec leurs origines aristocratiques. Les Égyptiens, eux, les jalousaient pour leur prospérité. Pourtant, depuis trois siècles que le Musée existait, les Juifs y avaient toujours eu leur place. Comment aurait-on pu se passer d’un peuple dont tous les ressortissants avaient appris à lire et écrire dès l’enfance, connaissant au moins deux langues, l’araméen et l’hébreu, sans oublier, pour beaucoup, le grec, le latin et l’égyptien ? Dans la Bibliothèque, ils avaient occupé longtemps les postes de copistes, d’interprètes, de libraires, de secrétaires, les Grecs se réservant les tâches considérées comme plus nobles d’exégètes, d’écrivains et bien sûr de bibliothécaires. Toutefois, leur apport avait été considérable : ainsi ce sont eux qui transmirent ici l’astrologie babylonienne. Au temps de Philon, la Bibliothèque était devenue propriété de l’État romain, et non plus du monarque, tandis que son « grand-prêtre » était nommé par l’empereur lui-même. Ce n’était plus qu’un fonctionnaire, grec le plus souvent, adjoint direct du préfet d’Alexandrie, et davantage préoccupé de comptes financiers que de recherches savantes. D’ailleurs, philosophes et savants ne fréquentaient plus guère Alexandrie qu’au moment de leurs études, préférant ensuite faire carrière à Rome, précepteurs ou conseillers dans les riches familles de l’Empire, quitte à n’y être qu’esclaves, en espérant être un jour récompensés de leur zèle par l’affranchissement, puis la citoyenneté romaine. Aussi, le temps était-il passé des prestigieuses écoles alexandrines de mathématiques et d’astronomie. Hipparque de Nicée, mort un siècle et demi auparavant, semblait être une des colonnes d’Hercule du monde de la science que nul n’avait plus le goût de franchir. On ne cherchait désormais dans les chiffres et les astres que quelque vague message adressé par les dieux. Quant à la géographie et aux autres sciences de la nature, Rome n’en faisait plus que des outils commodes pour mieux connaître, donc mieux occuper et exploiter les territoires conquis. Philon avait, lui, d’autres préoccupations. Comme il dédaignait la florissante maison de commerce que faisait prospérer son frère, on crut longtemps qu’il allait se vouer à la religion. Mais, dans sa jeunesse, il fréquentait plus les murs du Musée que ceux de l’école rabbinique. Il vivait sur un pied modeste par rapport à sa condition, et son épouse affirmait qu’elle ne voulait se parer que d’un seul bijou : la vertu de son mari. Il devint bientôt l’un des spécialistes les plus écoutés de la philosophie grecque. En parfait disciple de l’école philologique alexandrine, il décida de traiter le Pentateuque comme ses prédécesseurs grecs avaient traité Homère ou Hésiode. Il s’agissait de trouver la signification profonde derrière l’anecdote. Ces récits et les personnages bibliques étaient pris par lui comme des allégories d’une vérité supérieure. Ainsi, tu connais l’histoire de la femme de Loth qui, se retournant sur sa ville de Sodome en flammes, fut transformée en statue de sel. Eh bien Philon y vit une fable morale affirmant qu’il est mauvais de se complaire sans cesse dans le souvenir de son passé, car on s’y pétrifie… L’œuvre de Philon fut considérable : la postérité de Caïn, Abraham, Joseph, le Décalogue, tout passa au crible de son exégèse. Sa méthode ne pouvait que plaire aux Grecs de la cité, qui voyaient maintenant le judaïsme comme une de ces religions à mystères dont ils étaient friands. Certains même se convertirent, rassurés d’être dispensés de la circoncision et de l’interdiction de manger du porc. Les Juifs d’Alexandrie, eux, que peu de choses distinguaient des Grecs, sinon la dite circoncision et l’obligation du repos sabbatique, étaient fort contents des écrits de Philon qui contribuaient à la paix civile, grâce à une meilleure compréhension de leur foi. De plus, le philosophe soulignait à maintes reprises la distinction à faire entre la loi divine, intangible, et les coutumes qui peuvent évoluer dans le temps et selon le pays où l’on se trouve. Il n’y eut que les docteurs de Palestine, les « barbus en manteau », pour pousser les hauts cris devant ce qu’ils considéraient comme une apostasie. Comme ton calife au Coran, les rabbins ne s’attachaient qu’à la lettre du Livre. Il est vrai que d’esprit, ils n’en avaient guère. Et ils affirmaient que Philon n’était plus juif, qu’il avait changé de patrie : Alexandrie contre la terre d’Israël ; et de religion : celle des statues de l’empereur contre le vrai Dieu. Cette année-là[6], comme tous les ans, les Juifs d’Alexandrie fêtaient, dans l’île de Pharos, l’anniversaire de la Bible des Septante. La liesse y était particulièrement grande car l’empereur Tibère, premier successeur d’Octave Auguste, venait de mourir. Or la fin de son règne avait été particulièrement sombre, surtout pour les Juifs : il avait tenté par la force de leur imposer le culte de ses effigies. Le nouvel empereur était fort jeune. À Rome, le peuple mettait en lui tous ses espoirs et l’appelait son « astre », son « nourrisson ». Autour du Capitole, ce n’étaient que fêtes, concours de musique. On disait qu’il était un second Romulus. Tous ses sujets voyaient une aurore nouvelle se lever avec Caligula. La fête des Septante promettait d’être encore plus belle, car le tétrarque de Palestine Agrippa, successeur d’Hérode Antipas, fit le voyage de Jérusalem pour y assister. Il venait de recevoir de Caligula le titre de roi de Judée-Samarie. — Ah, vous êtes bien heureux de vivre ici au milieu de tous ces livres, cher Philon, dit le monarque juif au philosophe qui lui faisait visiter le Musée après une cérémonie religieuse particulièrement longue. À Jérusalem, si par malheur on apprend que j’ai osé parcourir la moindre œuvrette de Philostéphanos de Cyrène, aussitôt le grand-prêtre Caïphe me promet le sort du roi Achab. Pour un poème, le sang de mon cadavre sera léché par les chiens, et les putains s’y laveront. Joyeuse perspective ! En ce moment, Caïphe ne cesse de me harceler pour que je mette fin aux activités d’une secte de doux illuminés, disciples d’un certain Jésus. En as-tu entendu parler ? Non ? Qu’importe ! Mais je suis bien obligé de complaire au Sanhédrin, de peur qu’il suscite encore quelque révolte de la populace, ce qui déplairait à Rome. Alors, je fais de temps à autre emprisonner ou exécuter l’un de ces malheureux. — Ô roi, ces gens comprendront-ils un jour, répliqua Philon, que la vérité ne jaillit que du débat, et non de l’anathème ? — J’en doute, répondit Agrippa. Aussi, tu comprends que ce voyage à Alexandrie est pour moi une bouffée d’air pur. Pourrais-tu me mener dans ces gymnases, ces thermes, ces théâtres et ces joyeux établissements pleins de jolies femmes dont on m’a tant parlé ? — Je crains que votre présence en ces lieux soit très mal vue des Grecs et des Égyptiens. Le risque est grand que cela provoque des émeutes contre notre communauté. Le préfet Flaccus ne nous aime pas. Il serait préférable de se rendre à la Bibliothèque et de… — Ah, Philon, tu es bien comme « les autres » sous tes oripeaux de Grec ! Eh bien, j’irai sans toi ! Agrippa ne tint donc pas compte des prudents avis de Philon. Il s’afficha partout en ville, malgré les quolibets des Grecs. Une semaine plus tard, une pièce satirique qui l’insultait et insultait son peuple eut un grand succès auprès des Égyptiens. La situation empira après son départ pour Rome, où il allait saluer le nouvel empereur. Philon demanda au préfet Flaccus d’intervenir, mais au lieu de calmer les choses, le représentant de Rome ordonna qu’on mette dans la grande synagogue une statue de l’empereur. Il croyait ainsi complaire au jeune Caligula. Aussitôt, les juifs alexandrins se soulevèrent. La réponse de l’armée romaine, aidée par le peuple égyptien, fut d’une brutalité inouïe. On rassembla les juifs de toute la cité, comme des bestiaux avec leurs petits, des milliers d’hommes et de femmes, sur un espace si réduit qu’on eût dit un enclos. Ceux qui erraient encore en ville ou qui cherchaient à s’évader furent lapidés, on les frappa avec des tessons d’argile, des branches de pin ou de chêne jusqu’à ce que mort s’ensuive. Curieusement, le quartier des palais et du Musée fut épargné, comme si personne n’osait profaner ce sanctuaire où tous les savoirs du monde se côtoyaient dans le silence. Philon décida alors de partir en ambassade à Rome auprès de l’empereur pour plaider la cause de son peuple. Tout le Musée se mobilisa pour l’aider dans son entreprise. Géomètres, astronomes, philosophes, poètes, copistes, interprètes, quelle que fût leur religion, oubliant leurs rudes querelles, s’unirent pour affréter un navire. Des Grecs se joignirent à l’ambassade pour soutenir leurs confrères. Le grand-prêtre du Musée lui-même se proposa de les accompagner, et Philon eut bien du mal à l’en dissuader : dans la tempête, le capitaine doit rester sur son bateau. Quand l’ambassade des juifs alexandrins arriva à Rome, une mauvaise nouvelle les attendait : l’empereur était à l’agonie. Le peuple, plein d’inquiétude, passait ses jours et ses nuits autour du palais. Enfin, quand la nouvelle de la guérison de Caligula fut annoncée, Rome tout entière ne fut plus qu’un cri de joie. Philon était hébergé par son ami Sénèque, philosophe stoïcien qui avait vécu longtemps à Alexandrie. Ce Romain d’Ibérie était maintenant questeur, un poste important proche du trône. Sénèque promit d’obtenir une audience impériale le plus tôt possible. Mais les jours passaient et le questeur revenait chaque fois bredouille du palais, trouvant à l’empereur mille et un prétextes pour ne pas recevoir les ambassadeurs alexandrins : Caligula n’était pas encore tout à fait remis, ou bien il avait eu une rechute, ou encore les Germains s’agitaient au limes du Rhin… Il finit même par conseiller à Philon de repartir le plus vite possible en Égypte. L’ambassadeur philosophe s’y refusa. Un jour enfin, Sénèque revint porteur d’une lettre accordant audience à ses hôtes. Il n’y avait pourtant en lui aucune fierté d’avoir arraché cette faveur : — Une dernière fois, je t’en supplie, ami Philon, pars ! Ici, la droiture n’est plus en sûreté. Ton devoir est de renoncer au forum et à la vie publique, de seulement te consacrer à l’étude. — Qu’est-ce donc que ce charabia ? répliqua Philon. Ne t’ai-je pas répété cent fois que ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai quitté mes livres ? Des milliers de vies sont en jeu. Et toi qui places la vertu avant même la souffrance et la mort, tu me demanderais une telle lâcheté ? Sénèque baissa les yeux. C’était comme s’il avouait commettre lui-même un crime irréparable. — Hélas, depuis sa maladie, l’empereur a bien changé. Il n’a plus toute sa tête. Devant mes yeux, il a frappé à petits coups un condamné jusqu’à ce que l’autre expire. Cela dura longtemps, très longtemps, et Caligula m’expliquait qu’il fallait que le malheureux se voie mourir. Tout en le torturant, il a bu à lui seul une amphore de vin. Puis il m’a entraîné vers les appartements de sa sœur Livilla, qu’il m’avait promise pour épouse quand elle serait pubère. Et là, devant mes yeux, il a dénudé ce corps fluet où les seins poussaient à peine, jeté la pauvre petite sur le sol de marbre et l’a pénétrée avec des ricanements de hyène. En même temps, il hurlait à mon adresse : « Mieux que les Ptolémées, vieux Sénèque, mieux que les Ptolémées, hein ? » L’empereur est devenu fou, Philon. — A-t-on purgé son âme à l’ellébore ? demanda un médecin de la délégation. Sénèque et Philon haussèrent les épaules en même temps. Ce dernier, malgré les objurgations du stoïcien, décida qu’il se rendrait à l’audience impériale. Redoutable orateur, élevé à la sève de Démosthène et de Cicéron, il ne craignait pas d’affronter l’empereur fou. La rencontre eut lieu dans les jardins de Mécène, où poussaient les essences les plus rares de l’Empire. Dans d’immenses bassins emplis de lait tiède d’ânesse où flottaient des perles, des jeunes femmes nues nageaient. Hors des gueules des tritons de marbre érigés au milieu des fontaines, jaillissaient des flots de miel et de vin. Sur un trône d’ivoire, dressé au centre d’un massif d’orchidées rouge et bleu, complètement nu, bien que l’on fut en plein hiver, mais pourvu d’une longue barbe postiche masquant ses pudenta, coiffé d’un diadème en dents de requin, brandissant un trident, Caligula accueillit l’ambassade. On n’approchait pas César comme on approche un simple être humain. Un secrétaire gras se laissa tomber sur un genou. Un soldat en armure s’avança au pied du trône. Il se mit au garde-à-vous derrière l’empereur, puis fit crisser en la dégainant une épée, qu’il brandit à la verticale. Quelqu’un frappa le dallage d’un bâton : — L’empereur vous autorise à l’approcher. Caligula ne ressemblait nullement aux statues que l’on demandait aux Juifs de vénérer. Le teint blême, le cou et les jambes d’une maigreur extrême, les tempes et les yeux creux, le front large et le regard torve, il était presque chauve malgré son jeune âge. Ses épaules et son dos, en revanche, étaient couverts de poils drus comme les crins d’une chèvre. Il avait d’ailleurs interdit, entre autres extravagances, que l’on prononçât désormais le nom de cet animal, sous peine de mort. Ce matin-là pourtant, il semblait plutôt calme, car il venait de sortir d’un féroce accès de folie. C’était pour cela que Sénèque avait choisi ce jour pour l’audience des ambassadeurs. — Alors, comme ça, vous autres, les juifs, il paraît que vous ne mangez pas de porc, que vous trouvez ça infect ? demanda l’empereur avec l’accent graveleux des faubourgs. Eh, toi, vieillard ! Tu ne connais donc pas le goût sublime d’une tétine de truie farcie ? Les courtisans alentour éclatèrent d’un rire servile. Philon, lui, fut dérouté. L’interdiction de manger du porc était un sempiternel sujet de plaisanterie dans la populace des Gentils, mais il ne s’attendait pas à ce qu’un homme que l’on disait raffiné, épris de littérature grecque, abordât d’emblée ce sujet, et d’une manière aussi vulgaire. Heureusement, il avait sa réponse toute prête : — Chaque peuple a ses coutumes, ô César. Les Romains n’ont-ils pas les leurs, quand ils se nourrissent de murènes gavées de petits esclaves Parthes ? — Ces gens-là ne savent pas ce qui est bon, lança Caligula à son entourage ricanant. Mais… mais dis-moi donc, vieux juif, est-il vrai que vous haïssez les dieux, et que vous refusez d’admettre l’évidence que tous les peuples du monde acceptent : je suis dieu moi-même et il faut me vénérer comme tel. — Alexandre le Grand, tout comme toi, ô César, s’affirmait d’essence divine. Il avait su s’entourer de valeureux soldats et de savants docteurs juifs qui l’aidèrent à conquérir les Indes. Mais il les avait dispensés de le vénérer comme un dieu. Il n’en fut que mieux servi par eux. Pour nous autres, juifs d’Alexandrie, notre dévouement à l’empereur va à ta personne et non à des statues de pierre. Quant à tes dieux, nous croyons qu’ils n’existent pas, ou plutôt qu’ils ne sont qu’une ébauche du divin. Alors, comme disait Socrate, comment haïr ce qui n’est pas ? La citation était fausse, mais au nom de Socrate, la figure de Caligula s’adoucit. Il approuva gravement. Puis un nuage passa devant ses yeux trop brillants : — Mais votre dieu, là, vous ne connaissez même pas son nom. Comment peut-on croire à ce que l’on ne peut nommer ? — Ne te souviens-tu pas que Platon et Aristote évoquaient souvent le dieu inconnu ? — Pourquoi donc réponds-tu toujours à mes questions par une autre question ? — Pourquoi pas ? Alors, l’esprit de Caligula sembla se dissoudre comme du miel dans du vinaigre. Il eut juste le temps d’ordonner à Sénèque de partir pour Alexandrie, d’y exécuter le préfet Flaccus, de décréter qu’il renonçait à faire placer sa statue dans toutes les synagogues de l’empire et s’en prit sans raison à un de ses esclaves en le bourrant de coups de pieds dans le ventre. Philon ne vit pas la fin de cette scène grotesque. Sénèque l’avait déjà entraîné loin de cet enfer. La paix revint à Alexandrie. Un an après cette ambassade, on apprit avec soulagement que Caligula, le dément, avait été assassiné par des hommes de sa garde prétorienne. Son oncle Claude lui succéda. Le roi de Judée, Agrippa, l’assura aussitôt de son soutien. Bien disposé pour les juifs, le nouvel empereur rappela Philon ainsi qu’une ambassade grecque d’Alexandrie, afin que le contentieux entre les deux peuples fût définitivement réglé. L’audience commença sous les meilleurs auspices. Claude était prêt d’accorder aux uns comme aux autres la citoyenneté romaine, quand surgit dans le palais une autre ambassade juive. Elle venait tout droit de Jérusalem et était menée par le grand-prêtre Caïphe lui-même. Après n’avoir qu’à peine salué l’empereur, Caïphe brandit un index véhément vers Philon : — De quel droit, traître à Dieu et à son peuple, oses-tu t’en faire le représentant ? Malheur à toi, fils rebelle ! Tu réalises des plans qui ne sont pas ceux du Seigneur, tu conclus des traités qui sont contraires à Son esprit, accumulant péché sur péché ! Tu descends à Rome sans Le consulter, et tu vas te mettre en sécurité dans la forteresse de Pharaon… Cette parodie du prophète Isaïe fit naître un sourire dédaigneux aux lèvres de Philon. Il allait répliquer quand Claude se dressa sur son siège et bredouilla, tout rouge – l’empereur était bègue et quelque peu ivrogne, bien que fort érudit : — Qu’est-ce que ce dés… dés… désordre, et qui t’envoie à moi, vieux bar… bar… barbu ? — Le roi de Judée-Samarie ! Une fois de plus, Agrippa avait cédé aux injonctions du Sanhédrin, pour ne pas avoir d’histoires. Excédé, Claude décréta pour les juifs la liberté de culte et le droit de vivre selon leurs coutumes, mais leur interdit la citoyenneté romaine. Philon, vaincu, repartit à Alexandrie. En faisant ses adieux à Sénèque, il lui dit : — Prends cette canne, elle m’a été donnée par le géographe Strabon qui parcourut le monde en s’appuyant sur elle. Toi aussi, ton chemin sera long avant d’atteindre un monde de justice et de liberté. Adieu, mon ami. Et n’oublie jamais que la vérité est plus forte que la mort. Philon mourut trois fois. La première, âgé, dans son lit et de façon tout à fait naturelle. La deuxième fois quand les rabbins de Palestine bannirent la Bible des Septante et tout commentaire en grec du Livre, à commencer par le sien. Sa troisième mort fut le fait des chrétiens, qui tentèrent de s’accaparer la pensée du philosophe alexandrin, prétendant même que, sur ses vieux jours, l’apôtre Paul l’aurait converti. Pauvre Philon ! Cela faisait bien longtemps que les os ne lui faisaient plus mal. Paul, en tout cas, se servit sans scrupules du défunt philosophe pour convertir les Grecs et les Romains à sa secte, en les dispensant des coutumes de la circoncision, du sabbat et des interdits alimentaires. Bien plus tard, un autre penseur chrétien, que je ne nommerai pas pour ne pas le troubler dans sa sieste, sut également utiliser Philon pour intégrer Platon et Aristote dans sa foi. Ce qui lui valut quelques ennuis avec le patriarche de Byzance. N’est-ce pas, maître Philopon ? Où Amrou s’interroge sur la destinée — Les barbus en manteau ! sourit Amrou. La formule est heureuse, et j’en connais plus d’un qui, en terre d’Islam, mériterait ce qualificatif. Curieusement, ces barbus-là furent en leur temps les plus farouches adversaires du Prophète. — Cela semble être une loi universelle, cher Amrou, répliqua Hypatie. Le trop grand zèle est le principal symptôme de l’hypocrisie. Seule l’apparence change. Dans la religion chrétienne, la barbe et le manteau se sont dissimulés sous des visages glabres et parfumés, sous des étoles et des chasubles dorées. — Si c’est tout ce que tu retiens de l’histoire de Philon, intervint Rhazès, j’ai bien peur d’avoir dépensé ma salive en vain. J’avais cru comprendre que ton calife ressemblait sur bien des points aux rabbins du Sanhédrin qui vouaient à la Torah une sorte de culte idolâtre. Philon, lui, avait su, en expliquant le Livre avec des mots s’adressant à la logique et à la raison, apanages des anciens Grecs, lui donner une valeur universelle. Tu es à Alexandrie, général, et non plus à Médine. Crois-tu vraiment que les lois de ton Prophète, adressées à de rudes Bédouins, pourraient plaire aux gens d’ici, ouverts à tous les courants de pensée du monde comme le port à nos pieds est ouvert aux bateaux étrangers ? — Je vois bien que tu ne connais pas notre livre sacré. Le Coran n’a nul besoin d’un Philon. Chaque parabole, chaque récit exemplaire livré par le Prophète contient sa propre exégèse. Ce sont les paroles de Dieu, incréées, transmises par l’archange Gabriel à Mahomet. — Exégèse bien rustique, grommela Philopon sans ouvrir les yeux. Ton Coran ne résisterait pas deux secondes aux arguments d’un docteur byzantin. — Sacrilège ! Il ne s’adresse pas à un docteur byzantin, mais aux gens de peu, aux misérables, aux exploités. Les croyez-vous si bêtes, ces gens-là, pour ne pas comprendre la morale de l’histoire de la femme de Loth dont tu parlais tout à l’heure, Rhazès ? — Gens de peu, misérables, exploités… murmura Rhazès. Je les connais bien. Et ils m’aiment, je crois. Mais qu’un Flaccus arabe me désigne, moi et les juifs, comme les responsables de leurs maux, et ces malheureux-là deviendront comme un troupeau de bêtes sauvages. Oublieux des soins que je leur ai portés, ils me piétineront. — Rassure-toi, répondit Amrou. L’Islam sait ce qu’il doit aux gens du Livre. Il sait aussi l’erreur dans laquelle vous avez glissé, juifs autant que chrétiens, et dans laquelle vous vous obstinez. Libre à vous d’y persévérer. Mais il sait encore distinguer cette erreur de l’ignorance dans laquelle sont perdus les païens. C’est à eux qu’il s’adresse et non à vous. — Je suis heureux de constater cette disposition d’esprit, dit Rhazès d’un ton amer. Mais elle ne me semble pas être celle de ton calife. D’après ce que j’ai cru comprendre, la logique qui l’anime est sans compromis. Son seul horizon, c’est le paradis éternel aux soixante-dix vierges pour les martyrs de l’Islam, et l’enfer pour les autres. Pour tous les autres, les juifs et les chrétiens, et pas seulement les païens, entends-tu, Amrou ? Sa guerre sainte contre ceux qu’il appelle les « infidèles » passe par la mort aveugle. — Tu juges bien sévèrement, dit Amrou en hochant la tête, mais je crois en effet qu’Omar est en train de dévoyer l’esprit de l’Islam. C’est pourquoi je ne vois pas comment l’histoire de Philon me sera utile dans mon plaidoyer auprès du calife. — Eh bien, quand le moment sera venu pour toi de choisir entre ton destin et ta réputation, trancha Rhazès, tu lui diras : « C’est parce que ce juif avait étudié les croyances et les superstitions des païens qu’il sut les convaincre de la véracité du Livre. Étudions-les à notre tour. Grâce au Seigneur et à la force qu’il nous donne, ces croyances ne nous contamineront jamais. » — Ce n’est pas à toi de dicter mes paroles, se fâcha Amrou. Et tu parles bien inconsidérément de mon destin. Mon avenir n’appartient qu’à Dieu. Tout est déjà écrit, Là-Haut, dans Son grand livre. Quant aux superstitions païennes… Je le répète, la pire est de vouloir lire dans les étoiles l’avenir des hommes, et c’est ce qu’ont voulu faire les astronomes dont vous m’avez parlé. — Le grand Ptolémée, je ne parle pas du roi, mais du géographe, n’avait rien d’un superstitieux, rétorqua Rhazès avec un calme inattendu. Bien au contraire, c’est avec le plus parfait esprit de raison et de tolérance qu’il a rendu compte de cet art conjectural que l’on appelle astrologie. Il ne s’est lancé dans aucune prophétie hasardeuse, et l’enseignement qu’il dispense quant à l’influence des configurations célestes sur les destinées humaines aurait de quoi étonner ton calife… — Il faut donc que tu m’expliques mieux les œuvres de ce Ptolémée, si tu les juges profondes et éclairantes. Me voilà pris au piège, songea Rhazès, puisque je ne suis moi-même guère convaincu par la vérité de l’astrologie ! Mais l’important est de te convaincre toi, Amrou, que ton destin, tel qu’il est écrit dans les astres, est de bâtir une ère nouvelle, pas de détruire… Quitte à tricher un peu, et à enrober mon discours d’un peu de géographie, de philosophie et de médecine ! L’astrologue et le stoïcien (Quatrième pamphlet de Rhazès) De celui que ses contemporains nommèrent « le divin Ptolémée », nous ne savons presque rien. Un paradoxe pour cet homme qui fut appelé à parler à tous les hommes. Car Claude Ptolémée fut de la race de ceux qui bâtissent pour l’éternité, et il posséda cette puissance créatrice qui éprouve la nécessité de recréer sans cesse. Dans aucun de ses écrits, Ptolémée ne fit la moindre référence à sa vie, à ses contemporains – comme s’il voulut prouver que seules lui importaient, dans la réalité physique autant que dans les œuvres humaines, les justes proportions et la cohérence du monde. Sa date de naissance, ce que furent les siens, ses amours, ses amis, sa position sociale, son métier, tout ne serait qu’une longue suite d’énigmes, si la Bibliothèque ne conservait précieusement l’unique manuscrit d’une brève Vie de Ptolémée, que l’historien Simplicius, infatigable commentateur d’Aristote et d’Épictète, laissa inachevée. Claude Ptolémée serait né à Ptolémaïs Hermiou[7], cent ans environ après la naissance du prophète des chrétiens, Jésus. Il appartint au siècle des Antonins, qui vit régner paix et prospérité à l’intérieur de l’empire romain, et fut propice aux échanges culturels et commerciaux. Fils unique d’une famille distinguée, Ptolémée montra de si extraordinaires dispositions pour le raisonnement géométrique que son père l’envoya, encore adolescent, à Alexandrie, afin d’étudier au Musée. À cette époque, l’institution avait périclité, et les enseignements qui y étaient dispensés étaient médiocres. Parmi les professeurs, Menelaus faisait exception. Bon géomètre, il repéra très vite les dons de son élève, et comprit que ce jeune homme posé et réfléchi serait digne de recevoir, le moment venu, l’héritage intellectuel d’Hipparque. Ptolémée demeura une dizaine d’années au Musée. À l’âge de vingt-cinq ans, il avait déjà écrit plusieurs traités remarqués. Confortablement logé et nourri dans le quartier des palais, il donnait quelques cours à des disciples assidus. En réalité, Ptolémée s’ennuyait. Alors, souvent, il allait musarder dans les rues de la ville. En ce temps-là, le commerce avec l’Afrique et l’Orient était florissant grâce à la grande route joignant Alexandrie à la mer Rouge que l’empereur Hadrien venait de faire construire. Les riches échoppes de fruits, de tissus fins, de pierreries et d’épices se succédaient dans les longues avenues d’Alexandrie. Toute une population bariolée s’y bousculait dans le plus grand désordre. Ptolémée s’arrêtait parfois pour écouter, avec un amusement détaché, quelque prédicateur de l’une de ces innombrables sectes chrétiennes qui pullulaient, haranguant les passants et provoquant des attroupements que les forces de l’ordre tentaient en vain de disperser. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était flâner dans les boutiques des négociants en épices. Lui qui, depuis sa venue à Alexandrie, ne s’était plus guère aventuré au-delà du lointain faubourg de Canope, il se plaisait à imaginer les contrées lointaines de l’Orient en déambulant le long des rangées de flacons colorés aux senteurs exotiques. Cannelle d’Inde et d’Arabie, aspic de l’Himalaya, poivre de Cochin, styrax et gommes de Pisidie, cachou, nard et marbathon, Ptolémée en humait tour à tour les effluves, les yeux mi-clos, rêveur. Un jour, il fut tiré de sa songerie par une conversation animée entre deux hommes qui venaient d’entrer dans la boutique. Leurs amples manteaux richement brodés, leur aisance de gestes et de paroles indiquaient qu’il s’agissait à coup sûr de marchands au commerce prospère. Mais, en l’occurrence, l’un d’eux se plaignait amèrement à son compagnon : — Crois-moi, les affaires vont très mal. Ma dernière caravane, que je faisais venir à grands frais du Népal, a perdu six mois entiers à suivre le cours d’une rivière, sans jamais trouver le gué indiqué sur les cartes. Mes chameliers ont dû changer de route, et ils ont été attaqués par des brigands. Perte sèche ! Je suis allé me plaindre à l’office des cartes du Musée, mais ils m’ont ri au nez, ces soi-disant géographes aussi prétentieux qu’incapables ! — Le sort a été encore plus cruel avec moi, fit l’autre marchand. Toute une cargaison perdue en mer, et toujours par la faute de ces maudits géographes… — Je ne sortirai pas de cette boutique avant d’avoir entendu ton histoire ! — J’avais nommé un brave capitaine à la tête d’une flottille de deux navires bien équipés, à charge de ramener depuis l’Inde et la Perse une précieuse cargaison. Tout se passait bien lorsque, au quarantième jour, la mer fut secouée par la tempête et les bateaux perdirent leur route. Lorsque les vents cessèrent enfin de tournoyer, ils avaient été emportés loin des côtes, l’océan s’était élargi démesurément. Le capitaine demanda au matelot de vigie de grimper au sommet du mât pour inspecter l’horizon. L’homme monta, resta là-haut un long moment à regarder autour de lui, et lorsqu’il redescendit, il affirma avoir aperçu une montagne noire qui luisait au soleil. Le capitaine comprit qu’ils étaient perdus. « Cette montagne, m’a-t-il assuré, ne figure sur aucune carte, mais elle est connue et crainte de tous les marins, car entièrement faite de roches métalliques appelées pierres d’aimant. Les substances qui la composent ont le pouvoir d’attirer les navires jusqu’au pied de la montagne. » Et c’est bien ce qui se passa. En un instant, toutes les pièces qui tenaient les navires se trouvèrent disjointes comme par enchantement. Les clous et les objets de fer se mirent à voler comme des flèches en direction des parois de la montagne, contre lesquelles elles vinrent se plaquer avec violence. Les bâtiments se disloquèrent, ma cargaison sombra, tous les marins furent à la mer où la plupart se noyèrent. Ce n’est qu’à grand-peine que mon capitaine put se sauver en chaloupe, et il est revenu à peine hier, dans un piteux état, me raconter la triste histoire. — Son récit est, en effet, étonnant. Mais puisque cette redoutable île de fer est réputée se dresser à l’entrée du golfe Persique, pourquoi ne pas faire prendre une autre route à tes navires ? — Ah oui ? Et comment feraient-ils, monsieur le géographe, pour passer de l’Inde à Alexandrie ? — Eh bien, le vieil Ératosthène n’a-t-il pas prétendu que la mer Méditerranée est reliée à l’océan de l’Inde par l’ouest ? Son interlocuteur eut un rire narquois : — C’est cela, à partir des colonnes d’Hercule, et après une invraisemblable circumnavigation de l’Afrique ! Trop hasardeux, trop long, trop coûteux ! Les cartes d’Ératosthène passent, certes, pour être inégalées, mais elles ont été perdues, pire, falsifiées par ses successeurs. Quant à celles d’Hipparque, même améliorées par Strabon et Marin de Tyr, elles manquent singulièrement d’ordre et de précision. Moi, je dis que sans une bonne géographie, il ne peut y avoir de bon commerce… — Et j’ajouterai qu’il n’y a pas de bonne géographie sans bonnes mathématiques ! intervint Ptolémée d’une voix assurée. Le jeune homme s’était peu à peu rapproché des marchands, fort intéressé par leur discussion. — Pardonnez-moi, seigneurs, de m’immiscer aussi abruptement dans votre conversation, reprit-il en s’inclinant légèrement, mais je suis jeune, d’où ma fougue, et je suis géographe au Musée, d’où ma remarque. Les marchands hochèrent sèchement le menton, attendant de savoir s’ils avaient affaire à un illuminé ou à un charlatan. — Je me nomme Claude Ptolémée, et malgré mon nom, je ne règne que sur quelques pieds carrés d’une salle de cours. J’approuve sans réserve votre point de vue : la géographie doit être réformée si l’on veut améliorer la sûreté des routes commerciales. — Il est bel et bon de l’affirmer, rétorqua l’un des marchands, mais j’ai pu constater que les géographes de votre Musée sont peu empressés à « réformer », comme vous dites. — Il est vrai que la cartographie a peu progressé depuis Ératosthène, admit Ptolémée. Mon maître Menelaus me l’a enseigné : de la même façon qu’Euclide avait traité les triangles plans, il faut maîtriser le traitement des triangles sphériques pour repérer correctement les positions sur terre. Car, vous ne l’ignorez point, la Terre a la forme d’une sphère. — Et alors ? grommela le marchand qui commençait malgré tout à être intéressé. — Et alors, les calculs des triangles sphériques sont fort complexes. Malgré toute la vénération que je dois à mon maître, il faut reconnaître que son Traité des sphériques comporte de nombreuses erreurs. — Tu l’as donc suffisamment étudié, ce livre, pour être aussi sûr de toi ? — Je l’ai non seulement étudié, répondit fièrement Ptolémée, mais j’y ai apporté quelques améliorations. Dans mon dernier ouvrage, Le Planisphère, j’expose un nouveau système de projection qui me permet de repérer, mieux que quiconque je pense, les points d’une sphère sur une carte plane. J’utilise des coordonnées spéciales qui… — Halte là, jeune homme, interrompit le second marchand, je ne comprends rien à tes paroles. Cherches-tu à nous vendre quelque chose ? — Ne vous méprenez pas, se vexa Ptolémée. Je ne me soucie que de la vérité et de la justesse du raisonnement. Je cherche aussi à combattre les nombreuses superstitions qui retardent l’avancée de la science. Ainsi, l’îlot magique dont votre capitaine vous a parlé… Ptolémée laissa habilement sa phrase en suspens, comme s’il hésitait à poursuivre. — Eh bien ? l’encouragea son interlocuteur, intrigué. — Eh bien, enchaîna Ptolémée, je puis vous assurer qu’il s’agit d’une pure fable. Je connais ces pierres d’aimant. J’en ai étudié la force et les propriétés. Croyez-moi, aucune île, aucune montagne, fussent-elles entièrement faites de cet aimant, n’aurait la force suffisante pour disloquer un navire. Sans vouloir vous offenser, digne seigneur, je crains fort que votre capitaine ne vous ait trompé. N’a-t-il pas, par exemple, détourné la cargaison à son profit, en vous contant cette légende bien connue des marins, mais qui ne repose que sur de sottes superstitions ? Sur le visage du marchand passèrent successivement les expressions de la stupéfaction, de la colère, du soupçon, puis enfin, de l’illumination. — S’il en est ainsi, et je ne tarderai pas à le savoir, il me le paiera fort cher. Quant à toi, jeune Ptolémée, c’est moi qui te paierai fort cher, si tu acceptes de travailler pour mon compte. — Je vous l’ai dit, je suis pensionnaire au Musée. Je ne sers que la science, pas le commerce. — Il n’y a rien là d’incompatible. Tu sembles fort savant, encore qu’un peu présomptueux. Tu as de la fougue, certainement de l’ambition. Es-tu en mesure d’améliorer l’art de la cartographie ? — Je le crois, mais mon âge et mes moyens ne m’ont pas encore permis de faire tracer des cartes selon ma méthode de projection conique. — Eh bien nous y voilà. Je ne demande qu’à être convaincu par la supériorité de ta méthode… au nom trop compliqué pour moi ! Je le répète, je suis prêt à payer rondement la réalisation de nouvelles cartes. À condition, bien entendu, qu’elles améliorent les anciennes ! Une mesure d’or pour toi, Claude Ptolémée, si tu me fournis dans l’année, et en exclusivité, un planisphère du monde connu ! — J’y ajouterai pour ma part une seconde mesure d’or, renchérit l’autre marchand, gagné par l’excitation de son ami. C’est ainsi qu’en une année de travail assidu, Ptolémée révolutionna la cartographie. Entreprenant une révision méthodique des anciens tracés, il calcula un nouveau planisphère, entièrement géométrisé, où il mit en application les principes théoriques d’Euclide. Il découpa l’œkoumène non pas seulement en quatre lignes de climats, comme l’avait fait Ératosthène, mais en lignes serrées, parallèles à l’équateur, toutes à intervalles égaux, jusqu’au pôle. Puis il porta des lignes perpendiculaires. Ainsi obtint-il une armature de méridiens et de parallèles couvrant l’ensemble des terres connues, depuis les colonnes d’Hercule à l’Ouest aux chaînes du lointain Himalaya à l’Est, de Thulé au Nord jusqu’aux sources du Nil au Sud. Les lignes numérotées permettaient de localiser n’importe quel point par deux nombres, la longitude et la latitude. Chaque ville, chaque fleuve, chaque montagne, chaque pays étaient ainsi positionnés sur le planisphère avec une précision sans précédent. Ptolémée fit exécuter vingt-sept cartes magnifiquement coloriées, qu’il relia dans un atlas de grand format : la Géographie. Un travail jamais égalé depuis, permets-moi de te le faire remarquer, Amrou. Ses commanditaires, bien sûr, furent éblouis, et tinrent leur promesse. Ptolémée le Géographe, comme il fut désormais appelé, se trouva à l’abri de tout souci matériel. Il démissionna de son poste au Musée pour s’installer à Canope. Là, sous un ciel plus pur que dans le quartier des palais, il put se consacrer exclusivement à sa véritable passion : la science des astres. Délaissant les honneurs, restant sagement à l’écart de l’agitation politique et religieuse, il continua cependant à fréquenter la Bibliothèque, lisant, relisant et annotant sans relâche les travaux de ses glorieux prédécesseurs, au premier rang desquels Hipparque de Nicée. Tout ce que ce dernier n’avait pu achever, Ptolémée l’acheva. Et bien mieux encore. Astronome, il dressa une carte du ciel, fixant la position de mille vingt-huit étoiles regroupées en quarante-huit constellations, elles aussi repérées par des coordonnées. Ingénieur, il construisit les meilleurs astrolabes de son temps. Musicien, il élabora une théorie mathématique des sons. Philosophe, il écrivit un profond traité sur les fonctions principales de l’âme. Mais surtout, Ptolémée développa de nouveaux modèles géométriques pour prédire les positions des corps célestes. Loin des mécaniques à rouage fort compliquées reliant les sphères entre elles, comme les avaient imaginées Eudoxe et Apollonios de Perge bien des siècles auparavant, Ptolémée utilisa de subtiles combinaisons de mouvements circulaires. Chez lui, l’élégance mathématique s’alliait toujours à la précision des données. Sa réputation allait en grandissant. Ptolémée consacrait une journée par mois à des démonstrations publiques. Il fit construire un vaste planétaire mécanique, représentation en miniature animée du nouveau système du monde qu’il venait de concevoir. C’est à l’issue de l’une de ces séances, où se bousculaient indistinctement notables, élèves et simples curieux, qu’un jour, un digne vieillard courbé par les ans s’approcha de lui. Ptolémée le reconnut à peine : c’était son maître Menelaus. Sans prononcer une parole, mais avec beaucoup d’émotion contenue, le modeste professeur tendit au glorieux élève un long objet soigneusement enveloppé dans une jaquette de cuir. Ptolémée défit les rubans qui l’attachaient : c’était le prestigieux bâton d’Euclide. Le sage Sénèque, avant de se suicider sur l’ordre de Néron, avait voulu que ce symbole du savoir ininterrompu retournât à sa source, Alexandrie, loin de la folie de Rome et de ses empereurs déments. Le bâton était resté vingt-cinq ans entreposé dans le bureau du fonctionnaire en charge de la Bibliothèque avant d’échoir à Menelaus, seul jugé apte à perpétuer noblement l’œuvre des Anciens. Un demi-siècle plus tard, l’heure était venue de transmettre le témoin. Et qui d’autre que Ptolémée aurait mérité de le recevoir en héritage ? En le quittant, le vieux géomètre engagea son ancien disciple à rédiger un traité dans lequel il exposerait méthodiquement l’ensemble de ses conceptions sur la structure du monde. C’est ainsi que Ptolémée entreprit son œuvre maîtresse, qu’il acheva vers l’âge de cinquante ans, et à laquelle il donna le titre modeste de Composition mathématique. En réalité, divisé en treize livres à l’imitation des Éléments d’Euclide, le traité astronomique de Ptolémée apparut bientôt si majestueux qu’il fut appelé megiste, « le très grand » (voir Note savante #13). Ce fut comme si un nouveau Prométhée avait dérobé aux dieux les secrets de l’Univers jusqu’ici voilés. Ptolémée le Géographe prouva qu’il maîtrisait tout autant, et d’une manière inégalée, le vaste champ de la cosmographie. Sa théorie mathématique du Soleil et de la Lune lui permit de dresser les tables les plus exactes, et de déterminer à l’avance avec le plus de certitude les époques des éclipses et leurs caractéristiques. Sa description de la sphère céleste et de ses mouvements, son catalogue d’étoiles rénové, son hypothèse sur la structure de l’Univers et surtout, sa magistrale explication des trajectoires de chacune des cinq planètes, marquèrent le couronnement de l’astronomie grecque. L’hypothèse héliocentrique d’Aristarque de Samos avait sombré dans l’oubli le plus complet. La figure idéale du cosmos fixée par Ptolémée, celle de la sphère céleste avec la Terre en son centre, permettait, et permet toujours, de traiter par la géométrie pure tous les problèmes posés : éclipses, inégalité des saisons, levers et couchers des astres, conjonctions planétaires. Son système s’impose comme une évidence. Imagine maintenant, Amrou, le plus grand savant de son temps, ayant achevé son œuvre la plus parfaite, qui estime pourtant que cet accomplissement n’est qu’un pas dans la voie de la vérité ultime. Un homme qui, sans l’ombre de la moindre superstition, décide de marier connaissance rationnelle et connaissance intuitive, d’unir en une synthèse parfaite la science astronomique et cet art suprême de la prédiction jusqu’alors réservé aux prêtres, aux mages et aux charlatans, je veux parler de l’astrologie. Inventé à Babylone, l’art de la prévision s’était répandu en Égypte par les écrits du prêtre chaldéen Bérose. À Alexandrie, sa vogue avait commencé à l’époque d’Hipparque, par l’apparition d’astrologues de métier et de manuels populaires. La civilisation grecque, qui avait jadis tant prôné le rationalisme, avait accompli une profonde mutation. Les grands savants comme Euclide, Archimède et Ératosthène avaient disparu, le climat intellectuel s’était métamorphosé. Progressivement, triomphèrent dans l’empire romain les religions à mystères, les cultes orientaux et les pratiques magiques. L’hermétisme se développa avec son prophète Hermès-Thot, qui donna naissance aux arts du Ciel, de la Terre et de l’Homme, c’est-à-dire l’Astrologie, l’Alchimie et la Magie. Les hommes, de plus en plus préoccupés par leur salut individuel, habités par le sentiment que le monde terrestre était sous la domination de puissances mauvaises, se dirigeaient en nombre croissant vers l’occultisme. C’est, je crois, ce singulier dévoiement de la véritable astrologie qui t’a fait durement condamner, Amrou, la prétention de ceux qui cherchent à lire dans les étoiles l’avenir des hommes. Mais n’as-tu pas jugé trop vite ? Car Ptolémée entreprit de réanimer l’esprit raisonnable de l’astrologie, en la débarrassant du fatalisme rigoureux et décourageant que nombre de Romains lui conféraient et que tu as justement dénoncé, Amrou. S’il y parvint, c’est parce qu’il conserva l’un des traits caractéristiques du génie des premiers Grecs : l’adoration du cosmos visible, le sentiment d’union avec lui, ainsi que, face à cet ordre du monde, l’affirmation de la puissance de l’esprit. Face à la montée des sciences occultes, Ptolémée bâtit son œuvre astrologique comme un rempart. Sa Composition en Quatre livres pose les règles et principes de l’astrologie avec une rigueur jamais égalée. Il y traite tous les domaines qu’elle concerne : les richesses, le rang social, les voyages, les dispositions physiques, les amis, les maladies, les enfants, les ennemis, les amours, la durée des mariages, les plaisirs de Vénus et le genre de mort. Simplicius a rapporté comment l’occasion fut bientôt donnée à Ptolémée de mettre son art à l’épreuve. Marcus Annius Verus, consul de Rome, avait entrepris une vaste tournée d’inspection dans les provinces de l’empire. Beaucoup voyaient en lui le successeur d’Antonin le Pieux à la tête de l’empire. Le futur Marc Aurèle, donc, était de passage dans la province d’Égypte, et faisait étape à Alexandrie. La réputation de Ptolémée étant parvenue à ses oreilles, il manifesta le désir de s’entretenir avec lui. Formé à l’école d’Épictète, donc stoïcien convaincu, Marc Aurèle n’entendait pas seulement discuter science et philosophie avec le savant alexandrin. Il avait d’autres préoccupations plus terre-à-terre. Son épouse Faustine, une matrone de trente-cinq ans dotée d’un tempérament assez inflammable, était dernièrement tombée amoureuse d’un beau gladiateur. Peu intelligemment, elle s’était résignée à confesser sa passion à son mari. Le digne Marcus, bien que sceptique par nature, avait condescendu à consulter ses mages et ses astrologues, qui lui avaient conseillé un traitement radical : d’abord, naturellement, le gladiateur sacrilège avait dû être occis ; ensuite, Faustine avait dû prendre un bain de siège chaud, parfumé et prolongé, puis faire passionnément l’amour avec son époux légitime. À la suite de cette savante médication, le consul avait pu croire que la passion de Faustine s’était dissipée, et pour sceller leur réconciliation, il avait exigé qu’elle l’accompagnât dans sa tournée égyptienne. Mais vite, Faustine montra les premiers signes de la grossesse. Alors, Marc Aurèle se demanda avec inquiétude qui était le père. Certes, dans le doute, il pourrait faire supprimer l’enfant dès sa naissance. Mais, sans compter la haine que lui vouerait alors son épouse, qu’il aimait malgré ses infidélités, le stoïcien ne pouvait se résoudre à un acte aussi cruel. Ne valait-il pas mieux consulter le plus célèbre des astrologues, afin de s’assurer que les destinées de l’empire échoiraient à de nobles mains ? L’entretien eut lieu dans la luxueuse villa du consul. Ce dernier avait voulu honorer son visiteur. Il y avait partout une débauche de mets et de fruits : des raisins, des prunes, des dattes. Partout flottait un parfum de vins nouveaux, de substances chargées de baume, de sucs venus d’ailleurs. Mais quand Ptolémée s’avança d’un pas lent et mesuré, vêtu d’une étoffe rouge que la brise faisait flotter d’est et d’ouest, Marc Aurèle sentit un frisson parcourir sa peau. Il pressentit que cette rencontre allait bouleverser sa vie. — Noble savant, dit-il en guise de préambule, ta réputation d’astronome n’est plus à faire. On dit aussi que tu maîtrises au plus haut degré l’art de la prévision… Ptolémée prit son temps avant de répondre, sur le ton sentencieux et professoral qui était devenu, chez lui, comme une seconde nature : — L’astronomie permet de connaître les positions relatives que le Soleil, la Lune et les planètes adoptent à tout moment entre eux et par rapport à la Terre, du fait de leurs mouvements. L’astrologie, par l’analyse des caractères propres à ces configurations, nous fait détecter les changements qu’elles provoquent dans le contenu qu’elles englobent. — Fort bien, mais laquelle de ces deux voies te semble la plus sûre pour atteindre à la réalité de la nature ? — L’astronomie a le statut de science certaine, car la régularité et l’éternité des mouvements des corps célestes analysés grâce à l’instrument avéré que sont les mathématiques en garantissent la fiabilité. L’astrologie a le statut de science conjecturale, car son objet est l’effet produit par les configurations des astres sur notre monde sublunaire. Soumise à une infinité de variables, la réalité de la nature est le jeu de forces opposées qui la conditionnent. Marc Aurèle resta silencieux une longue minute, soucieux d’assimiler les difficiles pensées du savant. — À Rome, reprit-il brusquement, j’ai convoqué mes mages et mes astrologues. Je leur ai indiqué l’heure de ma conception et celle de ma naissance, et ils m’ont signifié ceci : j’aurai un enfant mâle, et sa date de naissance méritera d’être retenue car, ce jour-là, pour la première fois depuis la prise de pouvoir d’Auguste, un futur empereur naîtra dans la pourpre. Eh bien, confirmes-tu ce pronostic ? Ptolémée hésita avant de répondre, visiblement embarrassé. — Grand seigneur, finit-il par dire prudemment, je ne puis que souhaiter la réalisation de cet oracle, qui ferait certainement de toi le plus comblé des hommes. Cependant… — Cependant ? fit le consul avec quelque inquiétude. — Cependant, je serais bien incapable de confirmer la prédiction. — Je ne comprends pas… Ne dit-on pas de toi que tu es le prince des astrologues ? — Seigneur, je ne confirmerai pas non plus ce propos. Mais je te parlerai en toute sincérité. Comment tes astrologues ont-ils pu établir le thème astral d’une créature encore à naître, puisqu’ils ignorent les configurations des planètes et du zodiaque au moment précis de sa naissance ? Le consul parut déstabilisé par l’argument. — À dire vrai, maugréa-t-il, ils ne m’ont guère parlé de conjonctions astrales. C’est en consultant les entrailles des animaux qu’ils ont acquis cette conviction. Ptolémée eut un sourire de commisération : — La véritable astrologie se doit d’élaborer ses conjectures à partir des mouvements célestes décrits par l’astronomie. Je dirais que c’est une dame fort belle, paraissant détenir les plus hauts secrets du monde… mais il est dommage qu’à sa place trône une prostituée ! — Entends-tu par là que mes astrologues sont des charlatans ? fit le consul interloqué. — Je dis simplement que beaucoup d’individus appâtés par le gain abusent le profane en exerçant sous le couvert de l’astrologie un autre art qui, lui, est bassement mercantile. Ils trompent ceux qui les consultent en feignant d’accomplir de nombreuses prévisions. — Et toi, grâce à ta connaissance supérieure des astres, tu ne te trompes jamais ? — Je n’ai pas cette prétention. Il arrive que l’astrologue le plus averti et le plus consciencieux trébuche, à cause de la nature même du sujet de la prévision, et de la faiblesse de son esprit comparée à la grandeur du message. Marc Aurèle réfléchit à nouveau. Peu à peu fasciné par l’implacable force de raisonnement de son interlocuteur, il avait maintenant envie de disserter philosophie, plutôt que de sordides questions de paternité. — Pour ma part, murmura-t-il après un long silence, les leçons d’Épictète m’ont convaincu que la sagesse consiste à s’accorder à la nature, en retrouvant l’unité de soi et du monde. — Il est rare d’entendre d’aussi sages paroles dans la bouche des monarques, fit Ptolémée quelque peu courtisan. L’être humain est, effectivement, modelé au sein du grand tout qu’est la nature. Par conséquent, seule une série de causes naturelles rendent possible la prévision de son destin. Suppose qu’un homme ait acquis une connaissance précise des mouvements de tous les astres, du Soleil et de la Lune, de sorte qu’il n’ignore ni le lieu ni le moment de toutes leurs configurations ; suppose aussi qu’il ait appris, grâce aux recherches menées continuellement depuis des siècles, à discerner la nature générale de ces astres. Qu’est-ce qui empêche cet homme de connaître le tempérament de chaque individu, en se référant à l’état du ciel au moment de sa naissance ? D’affirmer par exemple que son corps et son esprit sont faits de telle ou telle façon ; et aussi de prédire des événements à des moments donnés, puisque telle situation du ciel s’accorde avec tel tempérament qui favorise le bonheur, tandis que telle autre lui est opposée, ce qui conduit au malheur. — J’ai entendu des philosophes objecter que si l’astrologue prédit des événements fâcheux par erreur, il rendra inutilement l’homme angoissé et malheureux. S’il en prédit de favorables et qu’il se trompe, il le rendra aussi inutilement déçu et malheureux. — Il faut plutôt considérer que le caractère inattendu des événements est propre à provoquer des inquiétudes excessives et des enthousiasmes délirants, tandis que la connaissance de l’avenir accoutume et apaise l’âme, en la préparant à accepter le futur comme s’il était présent, et la conduit à accueillir avec calme et sérénité quelque événement que ce soit. Marc Aurèle resta à nouveau songeur. Cette discussion lui rappelait les leçons d’Épictète qu’il avait suivies dans sa jeunesse avec ferveur, leçons qui l’avaient converti à la philosophie stoïcienne. — Je crois, reprit-il enfin d’un ton profondément convaincu, à l’autonomie de l’individu. Je le crois libre par son jugement. Je crois en un dieu intérieur, présent en chacun de nous, que je conçois comme un guide, et qui nous rend libres face aux vicissitudes externes. N’y a-t-il pas là contradiction ? Car l’astrologie suppose que le caractère d’un individu est déterminé par les configurations célestes telles qu’elles se présentent au moment de sa naissance ou de sa conception. Mais, si tous les événements de la vie d’un homme sont déterminés par les astres, où se situe son libre arbitre ? — La véritable astrologie n’est pas celle des horoscopes. Évitons de croire que tout ce qui arrive aux hommes est l’effet d’une cause venue d’en haut, comme si dès l’origine, tout avait été réglé à l’avance pour chaque individu et se produisait par nécessité, sans qu’aucune autre cause soit en mesure de lui faire obstacle. En vérité, si le mouvement des corps célestes s’accomplit de toute éternité en vertu d’un destin divin et immuable, le changement des choses terrestres est, quant à lui, soumis à un destin naturel et variable, tirant d’en haut ses causes premières selon le hasard. Les lois variables propres à notre monde sublunaire modifient les influences venues du ciel. Ainsi, dans le cas des grands désastres comme les guerres, c’est toujours la condition générale qui l’emporte sur le destin individuel. — Donc, raisonna le consul, avant de déterminer la destinée d’un individu, l’influence des astres s’exercerait en premier lieu sur l’environnement général de l’homme, sur le climat, les pays, les régions et les cités ? — L’astrologie, en effet, détermine le caractère général de chaque peuple. De cela tu déduiras, seigneur, que l’art de l’astrologue est d’une grande utilité politique. Le monarque avisé, instruit des prévisions astrales, plutôt que d’écraser les peuples sur lesquels il veut étendre sa domination, fera mieux d’apprécier par avance leurs tempéraments, afin d’en mieux comprendre les forces et les faiblesses, donc de les mieux gouverner. — Il est vrai qu’en ce moment, murmura le consul, Rome se préoccupe fort des peuples turbulents de la Gaule. Qu’est-ce que ton art nous apprend à leur sujet, que nous ne sachions déjà ? — Les Gaulois sont en général d’une nature rebelle à la soumission, épris de liberté, aimant les armes et les durs travaux, très belliqueux, faits pour commander, probes et généreux. Mais ils n’éprouvent pas de passion pour les femmes et méprisent les plaisirs de l’amour hétérosexuel. Ils sont en revanche beaucoup plus enclins aux rapports sexuels avec les hommes et y mettent beaucoup d’ardeur. Cela ne leur paraît pas honteux. Et, avec une telle disposition d’esprit, ils ne deviennent pas pour autant efféminés et lascifs. Ils gardent un esprit viril, sont sociables et loyaux, attachés à leurs proches et généreux. Je t’épargnerai, Amrou, la suite de ce docte entretien qui se poursuivit fort tard dans la nuit. Marc Aurèle, ébloui par l’autorité de Ptolémée, lui demanda s’il accepterait de le suivre à Rome pour devenir son astrologue attitré. Bien entendu, Ptolémée refusa, prétextant de son âge avancé. Il lui recommanda plutôt un de ses jeunes élèves, Claude Galien. Ce dernier, fils d’architecte, né à Pergame, était venu suivre ses études à Alexandrie. Déçu par l’enseignement dispensé au Musée, il avait rejoint, à Canope, les disciples de Ptolémée. Mais il était apparu que Galien, géomètre méritant, avait surtout la passion et le génie de la médecine. Ptolémée l’avait vivement encouragé à suivre les traces des Hérophile et Érasistrate, les glorieux médecins qui avaient inventé l’art de l’anatomie ici même, à Alexandrie, alors au sommet de l’épanouissement artistique et scientifique suscité par Ptolémée Sôter. Au contact de l’astrologue, Claude Galien fut persuadé qu’admettre l’influence des astres sur les conditions météorologiques conduisait nécessairement à étendre cette influence aux fonctions des êtres vivants. Il avait donc établi tout un système d’analogies symboliques entre les zones du ciel et les parties du corps, de sorte que, lors des maladies, ses traitements restaient attentifs aux configurations du zodiaque et aux positions planétaires. Bref, dès son retour à Rome, Marcus Annius Verus devint empereur sous le nom d’Aurèle, et conformément au conseil de Ptolémée, il fit appeler Galien auprès de lui. Le jeune alexandrin devint son médecin personnel, et acquit une gloire immortelle. Les quinze livres qu’il écrivit sur l’anatomie et l’art de la médecine sont des trésors qui me guident aujourd’hui encore dans ma thérapeutique. Cependant je ne puis m’empêcher, Amrou, de conclure le récit à ma manière, que n’approuvera sans doute pas notre chère Hypatie. Tu as appris un peu mieux à me connaître ; enfant d’Israël, je suis d’un scepticisme ironique, et regarde d’un œil amusé les tours et jongleries de l’Histoire. Sache donc que huit mois après l’entretien entre Marc Aurèle et Ptolémée, le catastrophique Commode vint au monde. Fils de Faustine, il l’était certainement, mais nul ne pourra jamais affirmer qui était son père. Marc Aurèle, cependant, le choya tout au long de son règne, qui dura vingt ans, et le garda sans cesse auprès de lui, comme pour s’assurer de l’ancienne prédiction de ses mages. Quand Marc Aurèle mourut sur le front où il combattait les Germains, Commode hérita en effet du trône paternel… mais il s’empressa de rentrer à Rome pour mener, enfin, l’incomparable vie dont il rêvait en secret depuis longtemps : une existence fastueuse et sensuelle, remplie de fêtes et de jeux, pimentée de débauches inédites et de luxure grossière, imbibée de vin et de sang. Commode, qui était d’une férocité bestiale dès qu’il s’agissait d’affirmer ses prérogatives face à un Sénat de plus en plus excédé, laissa ses favoris gouverner à sa place. Et comme ces favoris étaient loin d’être désintéressés, la corruption et la prévarication envahirent tous les rouages de l’État. Bien qu’il n’ait eu à faire face à aucune menace extérieure, Commode, de plus en plus déséquilibré, parvint, en seulement dix-huit ans de règne, à compromettre le prestige militaire et économique de Rome. La peste dépeuplait des régions entières, la famine sévissait un peu partout, des bandes de soldats livrés à eux-mêmes et non payés ravageaient la Gaule. Pendant ce temps, à Rome, le paresseux empereur se pavanait dans l’amphithéâtre. Déguisé en cet Hercule dont il se prétendait la réincarnation, il combattait des fauves avec une énorme massue de bois… On raconte même que, dans sa folie, il aurait voulu que la Ville éternelle portât désormais son propre nom… Où Amrou change de camp — Je ne saurais affirmer que ton récit m’a convaincu, dit Amrou en se frottant le menton, quelque peu désorienté. Ton Ptolémée parlait peut-être comme un oracle, mais il devait être fort ennuyeux. Et puis, il n’avait pas prévu le destin exécrable de cet empereur, Commode ! En fait, durant toute la fin de l’exposé de Rhazès, Hypatie s’était mise à bouillir d’impatience, jetant des regards incendiaires au jeune médecin. À être trop cynique, ce dernier avait fini par gâcher toute son argumentation. La jeune femme estima qu’il fallait impérativement rattraper la bourde et divertir Amrou : — Je suppose, général, qu’au lieu d’entendre parler des Gaulois, tu aurais préféré savoir ce que Ptolémée disait des hommes de ton pays ? — Ah, tu te mets aussi de la partie pour me convaincre de votre vaine astrologie… — Juge par toi-même si elle est vaine, dit Hypatie en colère. Ptolémée aurait dit que les hommes de l’Arabie heureuse sont en affinité avec le Sagittaire et l’astre de Jupiter. Aussi la région est-elle fertile, les aromates s’y trouvent en abondance, et les hommes sont bien disposés, ouverts dans leur vie, dans les échanges avec autrui et dans les affaires… — La prédiction est bien tournée pour la circonstance, railla le général arabe pour montrer qu’il n’était pas dupe. Iras-tu jusqu’à tirer mon propre horoscope ? — Tu te moques, Amrou, et pourtant ce que disent les astres te surprendra. Écoute… Hypatie ferma les yeux, sembla méditer quelques instants et se mit à parler comme un oracle : — Tu es du signe du Verseau et tu as pour ascendant le même signe. Le Soleil et la Lune sont en Verseau, signe masculin qui se trouve à l’ascendant. La Lune a pour escorte le Soleil, l’astre de Jupiter, celui de Mars et celui de Vénus. L’astre de Jupiter est à l’ascendant et ceux de Mars et de Vénus se trouvent en configuration de trigone avec le Milieu du ciel. Ton thème de naissance présente donc toutes les conditions requises pour être cosmocratôr. En effet, lorsque les deux Luminaires sont dans des signes masculins, et particulièrement si le Luminaire qui mène la famille diurne ou nocturne a également cinq planètes pour escorte, les sujets qui naissent continueront durant leur vie à être importants, puissants, et maîtres du monde ! Après un moment de stupéfaction, Amrou eut un rire forcé, signifiant qu’il s’interdisait d’accorder la moindre importance à un horoscope aussi opportun : — Charmante Hypatie, à parler comme le docte Ptolémée, tu deviens aussi ennuyeuse que lui. Non, je ne crois décidément pas à ces prévisions astrales. — Et pour Omar, intervint enfin Philopon qui voyait à quel point les deux jeunes gens s’étaient à tour de rôle fourvoyés, si tu dois lui parler de Claude Ptolémée, il sera plus prudent de ne retenir que son système astronomique. Une grosse Terre, immobile au centre d’un Univers stable et prévisible, le rassurera. — Tu as raison, sage Philopon, il est temps de revenir à la réalité. Le destin de l’homme est, en somme, un destin de papier : il naît chiffonné, il meurt chiffonné, et ce n’est pas le médecin qui me contredira. Quant au destin de la Bibliothèque, il ne dépend que de la volonté d’Omar… ainsi que de la façon dont je lui relaterai cet entretien. Alors je le répète, aidez-moi à lui prouver que vos livres ne vont pas à rencontre du Coran. — Merci de ta compréhension, digne Amrou. Et puisque maintenant tu es prêt à demander à ton calife de ne pas s’en prendre à la Bibliothèque, parle-nous de cet Omar. En le connaissant mieux, nous saurons mieux t’aider à ébranler sa volonté. — Omar n’est pas seulement un barbu en manteau, même s’il s’en donne les apparences. Homme de peu d’importance dans une tribu de second ordre, il s’est opposé, dans un premier temps, à la prédication du Prophète, pour s’allier aux puissantes tribus de La Mecque. Puis, sentant le vent tourner, il est devenu l’un de ses plus fervents adeptes. Lui-même raconte cependant une tout autre histoire, comme s’il voulait forger sa propre légende. Il prétend que dans sa jeunesse, il chapardait par nécessité aux étalages des marchands de dattes et de fruits, afin de nourrir sa pauvre famille ! Jusqu’au jour où, frappant par hasard à la porte d’une maison où se trouvaient quelques dévots, il aurait entendu réciter une sourate. Et Omar serait aussitôt devenu le plus pieux des musulmans… — Je me souviens, dit Philopon, de notre première rencontre, Amrou, quand tu étais revêtu des habits du marchand et non de l’armure du guerrier. Tu m’avais dit que le Coran, telle une colonne de voix qui s’élève depuis le jour où Mahomet a reçu sa Révélation, était fait non pas pour être lu, mais pour être dit à voix haute… — Dans ces conditions, fit Rhazès d’un ton acerbe, je vois mal comment Omar pourrait être convaincu de ne pas brûler les livres, puisqu’il n’accorde d’importance qu’au verbe au détriment de la lettre. — On dit même, renchérit Amrou, qu’il a détruit le testament du Prophète qui désignait son gendre Ali pour successeur, favorisant ainsi l’élection d’Abu Bakr à la mort de Mahomet. Et tout naturellement, à la mort d’Abu, il a pris sa place. Depuis lors, Omar est sorti de l’ombre, et a voulu que toutes ses actions soient éclatantes. Il nous a lancés dans la conquête des nations étrangères, il a fait construire des villes en Arabie. C’est lui qui a choisi l’hégire, année de l’émigration du Prophète à Médine, comme départ du calendrier musulman[8]. C’est lui encore qui s’est proclamé premier commandeur des croyants. Tout en restant d’apparence humble et modeste, il a vu avec effroi se développer autour de lui un faste inouï. Les premières conquêtes de l’Islam ont fait affluer les richesses du monde vers Médine. Toute une aristocratie se divertit aujourd’hui dans le luxe et le plaisir. Apprenez que Suqayna, la propre petite-fille du Prophète, tient un salon où l’on rencontre davantage de poètes et de chanteurs que d’imams spécialisés en théologie musulmane… — Ton Islam n’est donc pas si sévère ! sourit Hypatie. — Bien sûr, mais hélas, Omar ne représente pas le véritable esprit de l’Islam. Froid, calculateur, austère dans sa vie, exigeant des autres autant de vertu que lui, plein de crainte devant le Très Bienveillant, mais aussi devant le danger et la mort, il ne peut admettre que l’on prenne du plaisir ici-bas. Alors il élimine avec férocité toutes les oppositions. Nul ne peut discuter ses ordres, même parmi les plus anciens compagnons du Prophète qui devraient avoir pas sur lui… — J’en sais assez, conclut Philopon. Cet homme-là a subi tant d’humiliations durant la première partie de sa vie qu’il veut prendre sa revanche. Il veut laisser sa marque sur l’Histoire et surpasser même ton prophète. Ah, si je ne craignais pas tant pour le sort de nos livres, je me réjouirais que ta secte se soit trouvé un tel maître ! — Et pourquoi, je te prie ? — Parce qu’à cause de son intransigeance, de son étroitesse d’esprit, de son impossibilité à écouter un avis contraire à ses désirs, bientôt, les hommes de son pays et de son culte vont se dresser contre lui. Et bientôt, il n’y aura plus un seul Islam, mais deux, dix, vingt. Autant dire aucun. Cela a bien failli se passer pour l’Église chrétienne voici deux siècles. Et pourtant l’évêque d’Alexandrie, Cyrille, était loin d’être de modeste extraction, contrairement à ton calife. Mais je laisserai à Hypatie le soin de te raconter demain cette histoire. Elle la concerne un peu. Convaincs-moi, belle Hypatie, songea Omar, convaincs-moi définitivement, et j’irai porter moi-même le fer dans les entrailles de ce chien d’Omar ! La femme et l’évêque (Dernier chant d’Hypatie) Quatre siècles avaient passé depuis que Philon était parti à Rome plaider sa cause. Le Temple de Jérusalem avait été détruit, le peuple juif dispersé plus encore, les barbares du Nord avaient envahi l’extrême Occident, et Byzance, devenue Constantinople, prenait le pas sur Rome. L’empereur Constantin s’était déclaré chrétien et tous ses seigneurs derrière lui, puis les familles et clans de ces seigneurs, jusqu’au dernier de leurs esclaves. Il est toujours plus facile de descendre que de monter. On était loin cependant de la simplicité des paroles du Christ, si toutefois elles furent simples. À Alexandrie, à Athènes, à Pergame, des écoles philosophiques, ou plutôt théologiques naquirent. Décidément, l’histoire ne fait que se répéter, à croire que dans certains lieux l’esprit toujours souffle, que le ciel soit pur ou couvert de nuages noirs. Les débats y étaient âpres, et concernaient tous la religion. Désormais, quiconque émettait une idée neuve ou non conforme au canon risquait au mieux l’exil, au pire la mort. Oublieux de leur passé de martyrs, les chrétiens faisaient subir à d’autres, qui pourtant n’avaient jamais été leur bourreau, ce qu’ils avaient souffert : les martyrs désormais, c’étaient les Juifs et les esprits libres, savants et philosophes. Il en va ainsi de toutes les religions, et je crains que les enfants d’Israël, si longtemps persécutés, n’agissent de même dans le futur, le jour où ils auront recouvré leur puissance. Ils persécuteront à leur tour leurs anciens bourreaux, leur désir de revanche s’étendra aux peuples paisibles qui ne demandent qu’à vivre sur leurs terres et à en partager les bienfaits. Mais revenons à l’histoire, car je vois Rhazès prêt à se fâcher. Sous l’expansion chrétienne, Alexandrie restait un havre de tolérance, du moins dans le quartier des palais. On ne détruit pas comme cela des siècles de brassage, d’échange, de savoir cosmopolite. Et puis la mer protégeait l’Égypte des invasions barbares qui avaient submergé l’Occident, et venaient battre comme des vagues jusqu’au pied de Constantinople. Au Musée, la philosophie désormais était reine. Certes, les sciences avaient connu un regain de splendeur, alors que le christianisme ne dominait pas encore la cité. Ptolémée et Galien avaient su satisfaire les puissants, les philosophes et les prêtres de toutes confessions. Comme le premier ne se souciait guère de religion et que le second croyait en une divinité universelle bien vague, l’Église chrétienne adopta l’œuvre considérable de ces deux savants disparus ; elle avait fait de même pour Philon en matière de philosophie. En réalité, elle ne se souciait pas d’étudier la nature. Elle ne s’interrogeait pas sur la façon dont elle fonctionne, pour tenter d’améliorer les souffrances humaines en tentant de percer ses mystères. À quoi bon ? La fin des temps était proche, disait-elle. Galien et Ptolémée l’arrangeaient bien. Ils avaient, selon elle, décrit le monde et la nature humaine de façon définitive, comme les Évangiles l’avaient fait pour Dieu. Alors on ne cherchait plus, on n’inventait plus ; on compilait. C’est bien là le signe de la fin d’un monde. On faisait la synthèse des découvertes du passé universellement admises, en les améliorant un peu, en les enjolivant souvent, sans jamais chercher à les contester, à les mettre en doute, à les dépasser. Ainsi firent Héron, Diophante et Pappus pour la mécanique, les mathématiques et l’astronomie. Ainsi fit Théon, nommé par l’empereur Théodose directeur du Musée – on ne disait plus grand-prêtre. Sous sa férule, la grande école alexandrine des Euclide, des Aristarque et des Apollonios retrouva quelque peu de son lustre. Mais s’il doit rester à la postérité, c’est pour avoir été le père de la plus savante femme de l’histoire : Hypatie d’Alexandrie. Je parle bien sûr de mon homonyme, celle qui naquit voici deux cent cinquante ans[9]. Elle vit d’ailleurs le jour sous d’harmonieux auspices, puisque son père, fervent adepte de systèmes mêlant astronomie et musique, lui donna le nom du son le plus grave que, selon lui, la Terre émet au centre de l’Univers, dans le chœur mélodieux de la musique des sphères (voir Note savante #14). Un jour, alors qu’Hypatie n’avait que quatorze ans, les choses changèrent à Alexandrie. Un nouvel évêque fut nommé : Théophile. Jusque-là, toutes les croyances se côtoyaient sans trop de heurt. Mais cet ecclésiastique brutal décida d’extirper le paganisme par la force. Sur son ordre, tous les temples furent incendiés, à commencer par le Sérapion, construit six cents ans plus tôt par Ptolémée Sôter. Les fanatiques s’acharnent toujours sur les plus beaux édifices, les plus belles statues, dès lors que ces mémoires de pierre témoignent d’une grandeur passée qu’ils rêvent d’effacer. Les Alexandrins, avec leur esprit caustique, appelèrent en secret leur nouvel évêque « le Pharaon », tant il se prenait pour le maître absolu de la cité. Théophile s’en serait pris également à la Bibliothèque, mais Byzance mit un frein à son ardeur. Le nouvel évêque se contenta d’en briser les statues, d’en chasser les savants aux croyances peu sûres, et de jeter en prison son directeur Théon pour nommer à sa place un prêtre qui lui était adjoint. C’était la première fois qu’un homme d’Église accédait à ce poste. Celui-ci eut la charge de détruire tous les livres non conformes au dogme. Et Dieu sait s’il y en avait ! Ou peut-être ne le sait-Il pas. Par bonheur, les Alexandrins avaient, depuis Cléopâtre, cette vieille habitude de circonvenir en douceur leurs maîtres étrangers qui, enivrés par la gloire de succéder à autant de personnages prestigieux, se laissaient prendre à la belle indolence des lieux bercés par le bruit de la mer, à son recueillement, à son luxe aussi. La gracieuse silhouette d’Hypatie, rôdant sous les péristyles du Musée transformé en basilique, y fut-elle pour quelque chose ? En tout cas, l’abbé bibliothécaire n’accomplit jamais sa mission de destruction. Il n’avait d’ailleurs que peu à craindre de Théophile : celui-ci était plus souvent à Constantinople que dans son évêché. Il croyait en effet avoir définitivement éradiqué le paganisme de la cité, au prix du sang et de la destruction, et il s’en prit désormais à ceux qu’il estimait ses véritables ennemis, des chrétiens comme lui, mais des hérétiques qui n’avaient pas l’heur de penser tout à fait selon ses normes. Ainsi, dans le désert égyptien, une communauté de moines vivait dans la plus grande austérité, selon les préceptes du prêtre Jean Bouche d’Or. Théophile vouait à ce véritable saint une haine farouche. À la tête de ses soldats, il partit pour la paisible retraite des ermites et les força à fuir, non sans en avoir massacré quelques-uns. Dix années passèrent. Théon mourut de vieillesse et de chagrin. C’est alors que le génie d’Hypatie éclata, comme éclate un scandale. Elle avait vingt-cinq ans et était dans le plus grand éclat de son âge. Longue et mince, elle semblait pourtant encombrée par son corps. Sa démarche, comme gênée par sa haute taille, avait la grâce maladroite et énergique d’un enfant trop vite grandi. De son visage fin et pâle irradiait une lumière étrange qui éblouissait les hommes, les fascinait et leur faisait peur. Hypatie avait tout pour encourir les foudres de l’Église chrétienne : femme, belle, savante, et libre. Passe encore si elle eût été reine ou courtisane ! Mais non, de surcroît elle était vertueuse. Aussi, les hommes, déroutés, la décrétèrent-ils vierge. Cela les rassurait. Elle, pour se protéger de leurs attaques, s’était mariée à l’obscur philosophe Isidore qui, de fait, la suivait partout. Cette union ne trompait personne. Isidore ne cachait pas qu’il poussait sa vénération pour Socrate jusqu’à imiter ses penchants pour les jeunes garçons. Au début, la belle Hypatie s’était contentée de rester dans l’ombre de son père, l’assistant dans ses travaux d’astronomie et de musique. On commença à murmurer pourtant qu’elle avait depuis longtemps dépassé Théon, et qu’elle était le véritable auteur des œuvres paternelles. Son talent personnel de mathématicienne ne fit bientôt plus aucun doute, quand elle publia coup sur coup son Canon astronomique, un Commentaire sur l’arithmétique de Diophante et un autre sur le Traité des coniques d’Apollonios de Perge. Le siège de ses collègues était fait : pour eux, Hypatie n’était plus une femme, mais un pur esprit tout entier voué à la spéculation abstraite. Elle leur offrit un démenti cinglant en fabriquant de ses propres mains des astrolabes et des hydroscopes d’une perfection jamais égalée. Puis elle alla plus loin. Pour démontrer une fois pour toutes qu’elle était la fille de ses propres œuvres, elle écrivit une réponse fort polémique à une édition posthume d’un commentaire de son père sur la Composition mathématique de Ptolémée. Pour ce faire, elle osa s’appuyer sur le Traité des distances du Soleil et de la Lune d’Aristarque de Samos, qu’elle avait déniché dans les fonds les plus poussiéreux de la Bibliothèque. Naturellement, ses confrères poussèrent les hauts cris et incitèrent le prêtre en charge du Musée à exhumer un vieux décret oublié du fondateur Démétrios de Phalère, qui interdisait l’entrée du Musée aux femmes, à l’exception des courtisanes destinées à l’agrément de ses savants pensionnaires. Dès lors, Hypatie professa dans la rue, à la manière de Socrate interpellant les passants, vivant dans le dénuement le plus complet, et parfois le plus impudique, tel le philosophe cynique Diogène. Elle montait sur un chariot tiré par les deux meilleurs de ses disciples et allait ainsi, de place en place, dispenser son enseignement. Elle savait trouver les mots simples pour toucher le cœur du peuple. La foule l’écoutait et l’admirait. Les Égyptiens croyaient trouver en elle la réincarnation de la grande Cléopâtre ou de l’antique déesse Isis. Quant aux Grecs, ils redécouvraient ce qui fit la grandeur de la philosophie athénienne, mais une philosophie épurée par les récentes exégèses de Plotin et de Porphyre qui avaient su en tirer la substance essentielle, à la façon de Philon pour le Pentateuque. Hypatie ajoutait à leur enseignement celui de la liberté : liberté de croire, liberté de chercher sa vérité, liberté de se choisir son propre gouvernement. Et elle recommandait à son auditoire d’agir dans la cité tout en ne négligeant jamais sa vie intérieure. Naturellement, elle suscita parmi ses disciples des passions qui n’étaient pas toutes de l’ordre du spirituel. Mais, toujours flanquée de son « mari » Isidore, elle restait inaccessible. L’un de ces soupirants soupirait bien plus fort que les autres. Synésius était un étudiant issu d’une riche famille de Cyrène à qui rien n’avait jamais été refusé, ni la fortune, ni l’intelligence, ni les conquêtes féminines. Non content d’être le plus assidu aux cours d’Hypatie, il lui écrivait des poèmes insensés qui ne recevaient jamais de réponse. Dans les tavernes, et même dans le recueillement de la Bibliothèque, il ne pensait qu’à elle, il ne parlait que d’elle. Un jour, devant la porte de la petite maison de la savante, il attendait sa sortie pour écouter sa leçon. Écouter, peut-être pas… En tout cas, contempler celle qui professait. Elle apparut, mais au lieu de monter, comme à l’ordinaire, sur le chariot qui l’attendait devant sa porte, elle se dirigea vers Synésius et lui brandit sous le nez un petit paquet de lingerie souillé de son sang menstruel : — Voilà ce que tu aimes, Synésius, et ce n’est pas beau ! Rouge de confusion, Synésius s’enfuit en courant. On ne le revit plus de longtemps ; il était reparti en Cyrénaïque. Elle lui écrivit là-bas pour lui expliquer que sa réaction de honte était tout aussi excessive que l’amour indiscret qu’il lui portait. Si elle l’avait repoussé de la sorte, ce n’était que pour être irréprochable face à ses nombreux ennemis qui l’auraient accusée de débaucher la jeunesse. « Je ne peux aimer qu’en secret, avoua-t-elle, et y a-t-il plus beau secret que celui enclos dans une lettre ? » Dès lors, commença une correspondance qui dura des années. Mais il n’y était pas question d’amour. Ils communiaient dans le mouvement des astres et la trigonométrie, dans l’exégèse de Platon et les nombres musicaux. Et il apparut que Synésius n’avait pas fait que contempler Hypatie. Il l’avait écoutée, aussi, et bien retenu ses leçons. Sur ses conseils, il entreprit de s’engager dans la vie de la cité. C’est ainsi qu’il partit à Constantinople, ambassadeur de la Cyrénaïque. Là-bas, devant le jeune empereur Arcadius, il fit un discours Sur la Royauté. Il y exposait les conceptions philosophiques d’Hypatie sur le prince idéal, et dénonçait les mœurs décadentes de la cour. On eût dit que la belle savante parlait par sa bouche. Une fois son ambassade achevée, Synésius repassa par Alexandrie. Nul ne sait si Hypatie lui donna enfin satisfaction, mais elle l’obligea à se marier avec une fille de l’aristocratie chrétienne du quartier des palais, seul moyen, selon elle, de gravir les marches du pouvoir. Il rentra dans son pays où il se couvrit de gloire en triomphant des brigands du désert. Alors, tout en poursuivant sa correspondance avec Hypatie, Synésius mena en Cyrénaïque une vie de grand seigneur partagée entre la chasse et les plaisirs. Il publiait aussi des poèmes, des hymnes et homélies, des traités sur les rêves et sur la Providence. J’ai étudié ces œuvres avec assez de soin pour affirmer qu’elles ont pour auteur Hypatie, qui ne voulait pas s’afficher poétesse. Ses ennemis l’auraient aussi attaquée sur ce point. Un jour, Synésius reçut une lettre d’elle qui ressemblait à un appel au secours. On avait retrouvé le corps de Jean Bouche d’Or gisant sur le bord d’un chemin, assassiné par les tueurs de Théophile. Celui-ci, débarrassé de son pire ennemi, menaçait de revenir à Alexandrie. Synésius comprit ce qui lui restait à faire. Il se rendit à Constantinople et, devant l’empereur, se fit baptiser. Cette conversion était une aubaine pour l’Église, car à la suite de l’homme le plus influent de son pays, c’était toute la Cyrénaïque qui pourrait basculer dans le christianisme. Dans cette perspective, le patriarche lui proposa de l’élever tout de suite à l’épiscopat. Synésius posa ses conditions : il resterait en état de mariage, ne renoncerait pas à la doctrine platonicienne de la préexistence de l’âme et de l’éternité du monde. Contre toute attente, le patriarche accepta : le ralliement de la Cyrénaïque valait bien ces concessions. De son côté, Théophile lui demanda de se rendre sur-le-champ à Alexandrie pour y régler le contentieux qu’il avait avec le préfet d’Égypte, Oreste, jugé trop tiède dans la répression des hérésies. Sous l’évêché par intérim de Synésius et la préfecture d’Oreste, Alexandrie connut à nouveau une grande effervescence intellectuelle. Chrétiens, hérétiques ou non, juifs et platoniciens confrontaient leurs idées, non plus par la violence, mais par le verbe. Et pour le verbe, Hypatie ne craignait personne. Bien que l’accès au Musée lui fût à nouveau ouvert, elle ne s’y rendait que pour consulter quelque ouvrage dans la Bibliothèque. Son enseignement, elle ne le donnait que dans la rue. Son auditoire enthousiaste la suivait en foule. On y voyait souvent Synésius accompagné de son ami le préfet. La cité apprit un jour la mort du redoutable Théophile « le pharaon » qui, pourtant, n’était plus revenu dans son évêché. On espéra un moment que Synésius lui succéderait. Espoir vite déçu : avec ses deux sièges épiscopaux d’Égypte et de Cyrénaïque, le soupirant d’Hypatie serait devenu l’homme le plus important de l’Empire, derrière l’empereur et le patriarche. Un autre personnage sortit alors de l’ombre, maigre et fiévreux : Cyrille, le propre neveu de Théophile. Neveu, ou peut-être son bâtard, murmuraient certains, car le défunt évêque n’appliquait pas pour lui-même le précepte de chasteté qu’il exigeait de ses ouailles. Cyrille écarta d’abord en douceur de l’évêché le bon Synésius, en lui promettant de laisser Hypatie poursuivre son enseignement. Il se devait malgré tout de ménager un aussi puissant personnage que l’évêque de Cyrénaïque. Et puis, s’en prendre à la belle savante risquait de provoquer des émeutes parmi ses adorateurs, grecs et égyptiens, indifféremment chrétiens ou platoniciens. Cependant le climat de tolérance qui régnait sur la ville excédait cet homme, plein de haine pour tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. Il s’en prit d’abord aux juifs. Il savait que personne ne s’y opposerait, ni chez les chrétiens, ni chez les platoniciens. Et il aurait avec lui la populace, qui voyait dans les enfants d’Israël la source de tous leurs maux. Pourtant, les juifs alexandrins ne formaient plus cette communauté si florissante du temps de Philon. Les chrétiens s’étaient montrés à leur égard bien plus durs que les païens et bien plus gourmands, leur faisant payer impôts et taxes énormes avant de les autoriser à pratiquer leur culte. C’était d’ailleurs pour cela que le « pharaon » Théophile les avait laissés à peu près en paix : grâce à eux, l’évêché d’Alexandrie était le plus prospère de tout l’empire. Mais son neveu Cyrille n’avait cure de ces basses contingences. Sans consulter personne, il lança un décret d’expulsion contre eux. L’armée investit le quartier juif. On les poussa comme un troupeau hors des murs d’Alexandrie. L’exode recommençait. Mais pour aller où ? Plus de terre promise, le Temple était détruit, Canaan n’existait plus. Et nul Moïse pour les guider. Hypatie ne pouvait rester à l’écart. Redoublant d’éloquence, elle fit valoir que l’âme même d’Alexandrie, carrefour de toutes les races, de toutes les religions et de tous les savoirs, était menacée. Plus de sept siècles et demi de cosmopolitisme tolérant allaient disparaître par la faute d’un fanatique. Cependant, Synésius séjournait à Constantinople pour assister à un nouveau concile. Un messager vint l’alerter qu’à Alexandrie, l’évêque Cyrille fomentait un complot pour tuer Hypatie. Il partit sur-le-champ. L’ancien palais des Ptolémées était vide. Du côté des appartements du préfet, on lui affirma qu’Oreste était à la chasse pour toute la semaine. Quant à Cyrille, il avait quitté l’évêché pour une pieuse retraite dans le désert. Sans prendre le temps de changer ses vêtements de voyageur pour une tenue plus digne de son état ecclésiastique, Synésius partit errer dans la ville de sa jeunesse d’étudiant amoureux. Presque malgré lui, ses pas le guidèrent, par les rues étrangement vides, vers la maison d’Hypatie. En s’approchant, il entendit des cris qui résonnaient dans les voies rectilignes de la ville en damier. « À mort la sorcière ! Crève, putain de l’agora ! Suborneuse d’évêque ! Catin de tous les juifs ! » Synésius dégaina sa fragile dague d’apparat et se mit à courir. Devant la porte de sa maison, sur son chariot, Hypatie se dressait, pâle et souriante dans sa longue robe blanche et vierge d’ornement, ce qui la rendait encore plus belle que jadis. Pour la protéger, Synésius tenta de fendre la foule qui ne ressemblait en rien à l’auditoire habituel de la savante philosophe. Quelques-uns paraissaient sortis tout droit des bas quartiers du petit port de l’Est ; mais beaucoup portaient des capuches de moines et poussaient les premiers à l’invective. Synésius ne put plus avancer d’un pas. Des bras vigoureux l’entravèrent. Soudain, une pierre frappa Hypatie en plein front. Elle ne bougea pas, statue de marbre. Puis ce fut un déluge de cailloux, de morceaux de bois, d’ordures ramassées sur la chaussée… Elle s’effondra enfin, comme un grand lys écrasé par le pas d’un fauve. Des moines escaladèrent le chariot. À ce moment, Synésius reçut un coup sur la tête et tomba assommé. Quand il se réveilla, la rue était déserte. Titubant, Synésius erra longtemps dans des rues aux pavés maculés de sang. Sans s’en rendre compte, il revint sur ses pas, près du chariot qui, trois décennies durant, avait servi d’humble chaire à la philosophe. Un ivrogne qui passait s’arrêta, approcha son haleine puante du visage de Synésius et éructa : — Hé, l’évêque, ils ont découpé le corps de ta putain, à vif, et avec des coquilles d’huître… — Que dis-tu ? balbutia Synésius incrédule. — Ouais, et ils ont brûlé ses restes, ils les ont même jetés aux chiens ! Et l’homme partit en gesticulant, sans que l’on sût si c’était la joie ou la peur qui le faisait s’agiter ainsi. Synésius s’affala au sol, appuya son front contre une roue du chariot et se mit à pleurer. Ce n’est que bien plus tard qu’il vit l’objet, tombé sous le chariot au cours de la lutte et qui, ayant roulé dans une anfractuosité du sol, avait échappé à l’attention de tous. C’était la lourde et vieille canne incrustée d’or qu’Hypatie tenait de son père, et qui lui servait d’ordinaire à ponctuer son discours de souples mouvements fendant l’air, comme si elle dirigeait la course et la musique des astres. Où Amrou se fait scribe — Cette Hypatie était-elle l’ancêtre de ta tribu ? demanda Amrou assez ému. — Qui sait ? répondit la jeune femme en souriant à ces mots « ancêtre » et « tribu », ombres légères de paganisme. Dans ce cas, je serais, à en croire la légende, issue d’une vierge. Je me connais au moins un fort illustre précédent. — Ne plaisante pas. Il est dit dans le Coran que Marie eut son fils le prophète Jésus sans qu’un homme ne l’ait jamais touchée, comme le lui avait annoncé l’ange. — Ah ? Vous connaissez, vous autres, le dogme de la Conception Virginale ? s’exclama Philopon avec un air gourmand. Pensez-vous donc que la nature du Christ est double, moitié homme moitié Dieu, ou qu’elle est exclusivement d’essence divine ? — Il n’est qu’un Dieu et c’est Allah. Dieu est éternel, il ne peut naître du ventre d’une femme, fût-elle vierge. — Prétends-tu alors que ton Mahomet fut conçu de la même façon ? — Rien ne le dit dans le Coran. Son père, le riche Abd Allah, de la tribu des Quraych, mourut avant sa naissance et sa mère Amina rejoignit les Jardins d’Allah alors qu’il était encore un petit enfant. — Dialectique intéressante, murmura Philopon, songeur : Mahomet était riche, orphelin, marié et propageait sa doctrine par la guerre. Jésus était pauvre, Dieu lui avait donné des parents, il était chaste et ne parlait que paix. Stricto sensu, ton prophète est l’Antéchrist. — Philopon, Amrou, je vous en supplie ! coupa Rhazès. Laissez donc ces débats stériles aux autorités conciliaires. Le temps presse. Si l’émir veut que son messager parte demain à l’aurore, il serait temps de dégager les leçons de l’histoire d’Hypatie. La figure d’une telle femme pourrait-elle faire réfléchir le calife, Amrou ? — Il faudrait la présenter sous un autre jour, répondit l’émir. Je vais donner à ce personnage quelques traits de la première femme du Prophète, Khadija, à qui Mahomet répéta en premier les paroles de Dieu, et quelques autres de sa fille Fatima, l’épouse d’Ali, la plus sainte des femmes. L’histoire des linges souillés par le sang menstruel a des chances de lui plaire. Omar se comporte avec ses épouses comme avec des animaux domestiques. Pour ma part, si vous voulez mon opinion, je trouve ce dadais de Synésius bien tiède. Si je me prenais d’une telle passion pour une autre Hypatie, ses lunes ne me rebuteraient pas. Au contraire, cela me conforterait dans mon amour. — Je te préfère en marchand érudit et curieux qu’en soudard aux plaisanteries douteuses, coupa Hypatie. — Euh, bredouilla Amrou, rougissant de s’être quelque peu oublié, il faudrait que vous m’expliquiez un peu mieux les œuvres de Galien, et aussi de ce mécanicien dénommé Héron. Une médecine définitive tranquillisera Omar, et les machines hydrauliques l’intéresseront pour ses projets d’irrigation. Je compte également lui évoquer le système de conversion chrétien, par le haut. Les royaumes que maintenant nous espérons soumettre ne sont plus ceux que nous avons connus jusqu’à présent, dirigés par des chefs païens et incultes, tout prêts à être convaincus, s’ils y trouvaient leur intérêt. Quant à vous, juifs et chrétiens, si vous voulez continuer à pratiquer votre religion, ma foi, il vous faudra payer. — Charmante perspective ! ironisa Rhazès. Nous autres en avons une vieille habitude. Mais je ne suis pas mécontent d’imaginer que nos persécuteurs d’hier devront mettre à leur tour la main à la bourse ! Pour Galien, je t’en ferai un résumé par écrit tout à l’heure. Quant à Héron, Hypatie me semble apte à en faire autant. — Toutes les histoires que vous m’avez racontées, je vais à mon tour les écrire. J’enverrai aussi des copies à d’autres personnes importantes de Médine. Peut-être réussiront-elles à faire plier Omar. Je dis bien : « peut-être ». Mais au calife, j’ajouterai quelque chose : Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé ! Lis ! Ce sont les premiers mots que dit au Prophète l’archange Gabriel, le messager d’Allah, dans la caverne du mont Hira où Mahomet connut la Révélation. — Splendide injonction, approuva Philopon. Je crois que je vais étudier ton Coran avec un peu plus d’attention. — Pas mal, en effet, consentit Rhazès. J’y perçois quelque écho du livre de Baruch. Lire, sans doute, songea Hypatie. Mais lire quoi et comment ? Lire le seul Coran ou avoir la curiosité de se pencher sur d’autres ouvrages ? Lire sans comprendre n’est pas grave. Lire sans douter est redoutable. Lire sans plaisir, ce n’est pas lire. Inutile de préciser cela à ce mâle Bédouin : il goûte par-dessus tout un seul plaisir, et je me verrais peut-être forcée de le lui offrir. Sagesse barbare Le message L’émir déroula avec volupté le rouleau qu’il avait fait chercher dans une échoppe des faubourgs et le posa en le caressant sur la tablette de bois précieux. Du papyrus égyptien, du meilleur, songea-t-il. Il le maintint à plat grâce à deux baguettes glissant dans leurs coulisses, puis le lissa d’une paume sensuelle. Enfin, il ouvrit son écritoire aux fines marqueteries d’ivoire et d’ébène en humant ses odeurs de santal et d’encens. Il posa sur leur support en porcelaine les pinceaux en poils de chèvre, y fixa la pierre à encre rectangulaire qu’il avait fait retailler, car à l’origine y étaient représentés des dragons et autres idoles païennes. Il y avait gravé lui-même, à la place, un verset du Livre : Sois patient ! Ta patience vient de Dieu. Amrou avait acheté cette magnifique écritoire à un marin persan alors que, jeune commis de son père, il s’était rendu à Sôhar, le port de la mer du Sud, y chercher une cargaison de soie venant du grand empire du Levant. Il versa un peu d’eau de sa gourde dans le creux de la pierre, y frotta le bâton d’encre jusqu’à ce que le mélange prenne la bonne épaisseur et y trempa la pointe de son pinceau. De l’émir Amrou Ben al-As au calife des vrais croyants Omar Ben al-Khattab, salut et que la paix d’Allah soit avec toi. En ce jour de la nouvelle lune de Moharem, dans la vingtième année de l’hégire[10], j’ai conquis la grande ville du ponant. La ville a été prise à la force des armes et sans aucun traité. Les vrais croyants sont impatients de cueillir le fruit de leur victoire. Puis il énuméra les trésors d’Alexandrie, ses innombrables palais, bains publics, théâtres, parfumeries, orfèvreries, forges, filatures… Omar était d’une très fruste éducation. Il ne savait qu’à peine lire et écrire et s’en vantait. Le calife prétendait ainsi imiter le Prophète. Il pensait prouver, en laissant courir la rumeur que Mahomet était lui-même inculte, que tout lui avait été dicté de vive voix par le messager du Miséricordieux. Le calife, homme sombre, ne voyait la vie que comme une éternelle punition du Seigneur, persuadé que l’humanité tout entière complotait contre lui. Il était enivré de son pouvoir et jamais un doute ne le frôlait. Omar était autant haï que redouté. Hélas, tout le peuple arabe, sauf quelques élites, croyait que l’archange Gabriel parlait par sa bouche, même pour le plus cruel ou le plus absurde de ses décrets. En lui offrant ainsi Alexandrie, l’émir espérait l’amadouer. Il lui fallait jouer de son orgueil démesuré comme de sa principale faiblesse. Il lui fallait aussi jouer avec le temps. Omar n’était pas éternel. En dix années de complots et d’intrigue, en huit années de règne, il s’était fait nombre d’ennemis, et l’on ne comptait plus contre lui les tentatives d’assassinat. Un jour viendrait sans doute où un couteau mettrait fin à sa tyrannie. Sois patient, Amrou ! Ta patience vient de Dieu… Dans el-Iskandariyya – l’émir prit bien soin de transcrire en arabe le nom d’Alexandrie – vivent trois cent mille âmes dont soixante mille Grecs chrétiens et quarante mille Juifs qui ne se convertiront pas et paieront donc tribut… Amrou exagérait un peu, mais c’était sans doute le meilleur argument pour justifier que la ville n’avait été ni pillée ni trop radicalement détruite. Dès les premiers temps de la conquête, Omar avait été l’instigateur de cet impôt que devaient verser à Médine les peuples des livres de Moïse et de Jésus à celui de Mahomet pour pouvoir continuer à pratiquer leurs religions. Dans sa rapacité, qu’il faisait passer pour de la tolérance, le deuxième calife interdisait ainsi à ses coreligionnaires d’attirer chrétiens et juifs, par la seule force du verbe, sur la route de la Vérité tracée par le Prophète. En somme, selon lui, la fortune de Médine, et la sienne, était préférable au triomphe universel de l’Islam. Alors, Amrou ne put s’empêcher d’écrire : Quant au peuple égyptien, qui sacrifie encore aux idoles à tête d’animaux, il nous sera facile de le mener à la Parole vraie, pour lui ouvrir les Jardins d’Allah… Le conquérant d’Alexandrie passa ensuite de nombreuses heures à raconter les histoires que Philopon, Rhazès et Hypatie lui avaient rapportées sur la Bibliothèque. Mais à les raconter à sa façon, à la façon de son peuple, qui aimait tant les contes et la poésie. Sauf peut-être Omar, hélas… Un peu avant l’aube, Amrou réveilla son ordonnance qui dormait devant la tente, à même le sol. Ces Bédouins pourront-ils un jour coucher dans les palais des villes qu’ils auront prises ? L’homme n’eut pas besoin de longues explications. Il prit le message, sauta sur son cheval et disparut dans la nuit. Il lui faudrait bien quatorze jours pour atteindre Médine, et quatorze autres pour rapporter la réponse du calife. En une lune, bien des choses auraient changé, à Alexandrie, dont Amrou était le maître. Un maître qui devrait malgré tout obéir à son calife, car celui-ci tenait son pouvoir du Très-Haut et de son Prophète. Omar Le messager attendait la réponse. Son visage était gris de poussière et sa tunique se striait des traînées blanchâtres du sel de la mer Rouge. Le calife n’avait pas eu un regard pour lui, mais le jeune guerrier, recru de fatigue, était sûr qu’au fond de son cœur, le commandeur des croyants lui était reconnaissant de sa célérité ; un jour, il aurait sa récompense. Omar déchiffrait avec peine ; l’index glissait lentement de droite à gauche, hésitant à presque chaque caractère. Les belles volutes des quinze sourates du Coran, spécialement transcrites pour lui sur une peau de chameau luxueusement ornée, avaient fini par lui devenir familières. Mais là, l’écriture cursive, négligée, comme méprisante, de la lettre du général Amrou était une torture pour ses yeux et son esprit. Il aurait bien demandé à son secrétaire de la lui lire, comme il le faisait d’ordinaire, et de lui dicter sa réponse, mais cette fois la décision qu’il devait prendre exigeait qu’il n’y eût aucun témoin. C’était une affaire à régler entre Amrou et lui seul. — Ne reste pas là, mon garçon dit-il au messager. Après une aussi longue course, tu as bien mérité un peu de repos. Et puis, tu as bien quelque famille à voir, à Médine ? — Hélas, commandeur, je ne pourrais aller saluer mon père. Le général m’a demandé de remettre d’autres lettres avant de repartir avec votre réponse. — D’autres lettres, vraiment ? Le messager se mordit les lèvres. Pour montrer son zèle au calife, il venait de trahir son chef, qu’il vénérait au-delà de tout. Omar le renvoya d’un geste de la main, lui demandant de revenir le lendemain. Il saurait vite à qui ces lettres étaient destinées. Avec la prise d’Alexandrie, les choses avaient changé, à Médine. Naguère encore, nul ne doutait que les conquêtes de la Palestine et de l’Égypte ne fussent dues qu’à la volonté du Tout-Puissant inspirant son calife, et que les vrais croyants qui combattaient étaient seulement ses instruments. Mais maintenant, partout en terre d’Islam, on chantait la gloire d’Amrou, triomphateur de la riche et puissante cité du couchant. Et Amrou lui-même, dans cette longue lettre, ne cessait d’évoquer Dhou Al Qarnaïn, Alexandre, le conquérant cornu dont parle le Coran, qui avait atteint le pays où le soleil se lève. Il louait aussi ce général César d’Égypte, qui devint empereur en épousant une reine. Amrou ambitionnait-il leur destin ? Le pays de Pharaon l’avait-il corrompu à ce point ? Non ! Cela avait été toujours ainsi. L’émir Amrou Ben al-As tenait bien de son clan, ces riches marchands Quraychites qui se croyaient supérieurs à tous. En l’envoyant porter la guerre sainte aussi loin, Omar avait cru neutraliser ses appétits. Mais maintenant, cette tactique risquait de se retourner contre le commandeur des croyants : Amrou était aimé du peuple ; Omar, lui, en était craint. Il fallait lui faire comprendre que l’Islam n’avait qu’un chef, dont le muezzin clamait le nom en appelant les fidèles à la prière : et ce chef, c’était lui, Omar Abu Hafsa Ben al-Khattab, le calife, serviteur d’Allah et seul émir des soldats du Prophète. Quant à ces fariboles de penseurs païens scribouillant sur le nombre des étoiles ou l’âme humaine, ces obscénités autour du sang des femmes, ces milliers de livres qui seraient plus puissants que les plus redoutables des armes, ces chrétiens et ces juifs qui auraient à donner des leçons au Prophète lui-même, tout cela n’était que masques derrière lesquels le général brandissait sa force et sa fortune face au califat. Jusqu’où irait-il ? Il avait sans doute, à Médine, des complices, des partisans qui conspiraient à la perte d’Omar. Et là-bas, à Alexandrie, en plus de ses Bédouins qui se feraient tuer pour lui, Amrou s’était entouré, aux dires des espions, d’une sorte de petit conseil privé composé d’un vieux chrétien, d’un juif et d’une femme, une prêtresse païenne qui l’avait envoûté. Sacrilège, et complot ! Omar, lui, n’avait pas besoin de conseil. Il ne prenait ses ordres que du Tout-Puissant lui-même, qui venait le visiter dans ses rêves. D’ailleurs, à qui se serait-il confié ? Médine n’était plus qu’ambitions sordides de ces intrigants qui espéraient qu’un couteau viendrait le frapper, lui Omar, l’artisan d’humble extraction qui avait réussi, par sa seule volonté, par sa ruse tout entière vouée à sa foi, à se hisser au sommet de la terre d’Islam. Ses ennemis, les impies, avaient trouvé en Amrou l’homme qu’il leur fallait : un seigneur charmeur, généreux, aimant les plaisirs de la table et du lit, poète lettré, mais qui savait être également vaillant au combat et stratège habile. Omar n’était rien de tout cela. De plaisir terrestre, il n’en avait qu’un seul : le pouvoir. Et il en profitait, sachant que Là-Haut, il en serait privé. Après tout, ce pouvoir, ne le mettait-il pas entièrement au service du Créateur universel ? Le calife relut avec une grande attention, et avec plus de facilité que la première fois, la longue lettre du général. Dans sa première partie, message de victoire, Amrou n’avait fait que vanter les richesses matérielles d’Alexandrie, ses temples, son or, ses marchandises précieuses, ses peuples de la Torah tributaires, en y ajoutant les âmes païennes à convertir. Mais dans la suite, il n’était plus question que de livres, de savants, d’astrologues, de philosophes, de poètes, de rois et de reines du temps passé, et de livres encore. En temps normal, Omar ne se souciait guère de ces choses. Il se contentait de mépriser les beaux esprits qui perdaient leur temps et leur âme à nommer les étoiles ou à vaticiner sur une rose. Mais cette fois, l’ardeur avec laquelle le général défendait ce Musée lui paraissait suspecte. Que cachait-il derrière ce plaidoyer pour un entassement de vieux rouleaux et de volumes moisis ? Amrou, pensait-il, avait dû se vanter dans toute l’Égypte, comme il avait dû l’écrire à ses amis de Médine et de La Mecque, d’être le protecteur des arts et des sciences païennes, juives ou chrétiennes, qu’importe. N’était-ce pas pour nouer des liens avec les empires ennemis de Perse et de Byzance ? Omar n’était monté si haut dans l’Islam que par l’intrigue et le complot. Aussi ne voyait-il partout que complot et intrigue. Il prit alors sa décision. Jusqu’à présent, Amrou avait toujours obéi. Par calcul plus que par fidélité ou par devoir, estimait le calife. Il fallait lui donner une belle occasion de se révolter. S’il pliait, le général serait à jamais déconsidéré aux yeux de ses amis, et peut-être de ses alliés alexandrins et byzantins. S’il se rebiffait, il connaîtrait les geôles de Médine, voire la hache du bourreau. De plus, il entraînerait en même temps dans sa trahison tout le reste de la clique qui avait soutenu la candidature d’Ali au califat, et qui la soutenait encore. Un pâle sourire s’ébaucha sous la barbe broussailleuse. Omar venait de trouver le prétexte à la destruction de ces monceaux de papier sans intérêt. Il prit son stylet, qu’il trempa dans une encre brune, et écrivit difficilement sur le parchemin : De l’Esclave de Dieu et commandeur des croyants Omar au général Amrou, salut. Toute la terre d’Islam a salué ta belle victoire avec la liesse qu’elle mérite. Tu dois maintenant la conforter contre les attaques qui pourraient venir de la mer et étouffer toutes les oppositions pouvant naître au sein des populations juives, chrétiennes et païennes que tu as recensées. Pour t’aider dans ta tâche, je t’envoie un gouverneur qu’il me reste encore à nommer. La guerre sainte doit se poursuivre. Quand je t’en donnerai l’ordre, tu partiras à la tête de ton armée vers les pays du couchant. Quant aux livres dont tu me parles dans ta dernière lettre, voici mes ordres : si leur contenu est en accord avec le livre d’Allah, nous pouvons nous en passer puisque, dans ce cas, le Coran est plus que suffisant. S’ils contiennent au contraire quelque chose de différent par rapport à ce que le Miséricordieux a dit au Prophète, il n’est aucun besoin de les garder. Agis, et détruis-les tous. Omar relut sa lettre avant de la sceller. La voix du muezzin chanta au-dessus de la ville. Omar se prosterna et oublia les raisons politiques de cette réponse. Il était certain maintenant que c’était l’archange Gabriel qui la lui avait dictée. Syllogismes De la terrasse du Musée où Amrou, Philopon et Rhazès s’étaient installés, on voyait la mer. Le soleil flamboyait, mais ne parvenait pas à percer la treille sous laquelle ils buvaient un joli vin de Chypre et d’où pendaient de maigres grappes vertes qui attendaient l’été. Là-bas, dans l’île de Pharos, le foyer de la tour pâlissait en cette fin de matinée, comme étouffé par les bleus parfaits de l’eau et du ciel. Autour du gigantesque édifice, les oliviers tordus par la douleur des siècles semblaient autant de vieux marins espérant une ultime partance. Accablé, Amrou s’effondra dans son fauteuil d’osier et tendit la lettre à Philopon : — Tout est perdu, lisez ceci. — Hélas, mon ami, tout grammairien que je suis, je ne comprends pas votre écriture. Le général haussa les épaules et traduisit à voix haute le courrier du calife : — … Il n’est aucun besoin de les garder. Agis, et détruis-les tous. C’est tout. Pas la moindre formule de politesse. Me voilà en disgrâce. — Quoi qu’en pensa Aristote, soupira Philopon, le syllogisme est l’arme la plus redoutable des fanatiques et des imbéciles. Puisque votre livre sacré dit tout, affirme le calife, les autres ne disent rien. Que veux-tu répondre à cela ? Inutile de débattre contre un tel roc de certitude. — Mais enfin, il blasphème ! Nulle part, il n’est écrit que le Coran dit tout. L’archange ne parle au Prophète que de l’essentiel pour guider le vrai croyant vers Dieu. Quant au reste, l’homme peut fort bien arpenter la distance entre Alexandrie et Médine pour en compter les pas, composer des vers en l’honneur de la dame de son cœur, chanter la beauté du soleil qui se lève ou expliquer dans un livre comment soigner la douleur. Grand bien lui fasse ! C’est sa liberté d’homme, c’est sa grandeur. Et, par conséquent, la grandeur du Tout-Puissant. Tout cela, je lui ai écrit dans ma lettre. — À propos de syllogisme, intervint Rhazès, peux-tu répondre à ceci, Amrou ? Non, ce n’est pas seulement un jeu… Un Crétois dit : « Tous les Crétois sont menteurs. » Dit-il la vérité ? — S’il ment, les Crétois ne sont pas tous… S’il ne ment pas, les Crétois sont… C’est absurde ! Un menteur ne ment pas chaque fois qu’il ouvre la bouche, mais seulement quand il en éprouve la nécessité. — Parfaitement répondu, approuva Philopon. Le plus souvent, les syllogismes sont destructibles dans une de leurs parties. Il suffit de les briser comme Alexandre a tranché le nœud gordien. — Donc, le plus souvent, ce qui est destructible est un syllogisme, lança Rhazès en ricanant. Du moins dans une de ses parties. Un roc est destructible. Donc, c’est un syllogisme. Tout calife est un roc… Philopon brandit sa lourde canne polie par les siècles, comme un professeur menaçant un cancre de sa férule : — Rhazès, cesse donc tes galipettes de l’esprit ! À force de légèreté, tu pourrais bien un jour t’évaporer dans les nuées. Interloqué, Amrou regarda les deux savants, le maître et le disciple, jongler avec les mots et les idées sans cacher leur excitation. Quoi ? Ils avaient lutté pied à pied, des semaines durant, pour le convaincre de préserver les trésors de la Bibliothèque, et maintenant qu’ils venaient d’apprendre que ce qu’ils chérissaient le plus au monde allait disparaître, ils chahutaient comme deux étudiants à la sortie d’un cours ennuyeux. Soudain, en une illumination, le général comprit : débattre, confronter des idées, chercher la vérité, ce n’était pas seulement un âpre et gris travail de savants austères, mais aussi un jeu ; jeu de l’esprit comme l’amour est un jeu des corps. — Si vous continuez tous les deux, j’appelle immédiatement Hypatie. Elle, au moins, saura vous remettre au pas. Où est-elle, à propos ? — Aux thermes des femmes, répondit Rhazès avec une causticité forcée. Quand elle ne lit ni n’écrit, elle est aux bains. J’en viens à regretter le bon temps d’Athènes où les dames n’avaient pas accès à ces établissements. — Ma foi ! s’esclaffa Amrou, je ne tenterai pas de la rejoindre là-bas. Après la prise d’Héliopolis – mais pas un mot de cette histoire à mes épouses si par malheur vous les rencontrez un jour –, je décidai d’entrer dans des bains pour femmes, croyant que c’était l’une de ces maisons accueillantes où le guerrier vainqueur aime se reposer. Deux énormes matrones m’ont saisi par les épaules et m’ont fait rouler en bas des marches. Pour un peu, elles m’auraient flanqué leur pied au cul ! Parfaitement ! Moi qui, deux jours auparavant, avais forcé les portes de leur ville, sabre au clair sur mon cheval ruisselant de sueur et de sang ! Je me suis alors résigné à aller faire trempette dans l’un des autres innombrables thermes de la cité vaincue. C’était fort ennuyeux : il n’y avait que des hommes. Et pour la sueur, je n’avais rien à envier à mon fidèle Bataille – c’est mon cheval, peu rapide, mais solide et vaillant. Vous avez dû le voir : sa robe est noire et il porte une mèche blanche sur le front. — Bravo, Amrou, bravo, mon fils ! toussota Philopon en essuyant une larme que son hilarité avait fait couler de ses yeux pâles et cernés de rides sur ses pommettes pointues. Rire est une cuirasse bien plus sûre que les plus solides plastrons d’airain. Reverse-toi à boire. — Une seule coupe, alors, car le Prophète a dit que tout le vin que nous boirons ici-bas nous sera déduit dans ses jardins éternels. Mais je n’en ai pas fini avec les thermes d’Héliopolis. Alors qu’un esclave nubien m’écorchait le dos avec une brosse bien rude, il me vint une idée. J’imaginais, pour oublier la douleur, de tels établissements dans les oasis, à Médine, à La Mecque, dans les ports de la mer d’Oman… On y ajouterait des chambres pour que chacun puisse y dormir, des tables pour s’y restaurer, un marché pour y échanger les produits venus des quatre coins du monde. Tout cela serait d’un fort bon rapport. Qu’en penses-tu, Rhazès ? — Je pense que, décidément, les enfants d’Ismaël sont bien frères de ceux d’Israël ! Un détail : on y réchaufferait l’eau comment, dans tes thermes ? Avec des livres brûlés ? Un silence accablant s’abattit. Les trois hommes, tout à leurs assauts de plaisanteries, avaient presque oublié la menace qui pesait sur la Bibliothèque. Ou du moins l’avaient-ils mise de côté l’espace d’un instant. Amrou reprit son air grave et autoritaire de chef de guerre : — J’achève ton dernier syllogisme, Rhazès : « Tout calife est un roc, donc tout calife est destructible. » Je crains, malheureusement, qu’il sera un temps pour le détruire, et que ce temps n’est pas encore venu. J’ai peine à l’avouer devant vous, mes amis vaincus, mais ce serait prématuré. Après la mort de Mahomet, l’Arabie a connu des heures terribles de guerre civile, où le frère se battait contre le frère, où le fils jetait son père en prison, où apparaissaient partout des faux prophètes qui cherchaient à entraîner le peuple dans des affrontements sanglants… Omar a su nous unir, et c’est là son mérite. Il a su nous lancer dans la guerre sainte. Si je cherchais à l’éliminer maintenant, toutes ces horreurs recommenceraient, et l’Histoire m’en désignerait comme le responsable. Cela, je ne le veux pas. Je ne veux pas que mon nom, celui de mes ancêtres, soit souillé de ces taches indélébiles que sont les mots : « traître à Dieu », « renégat à son peuple ». — Alexandrie n’est pas l’ennemie des Arabes, Amrou, dit Philopon. Tout le monde espère ici que ta venue nous délivrera du joug de Byzance et de la menace perse. Nous te savons gré, magnanime vainqueur, d’avoir interdit à tes soldats le pillage et les représailles. Mais si vous vous en prenez à la Bibliothèque, vous vous en prendrez à l’âme même d’Alexandrie. Alors, le peuple tout entier se soulèvera contre vous comme il le fit tant de fois par le passé contre d’autres tyrans, d’autres envahisseurs. Ta religion ne pourra étendre son influence qu’après avoir préservé le meilleur des héritages grec, romain, chrétien et juif. C’est lorsque vous serez les plus ouverts au monde que vous serez au sommet du monde ; alors vous commercerez avec les peuples à travers le monde, et vous accomplirez à votre tour des percées nouvelles dans les mathématiques, les sciences et la philosophie. Au contraire, si vous traitez tous les non-croyants comme vos ennemis, si vous combattez par la haine ceux qui ne pensent pas comme vous, alors vous traiterez aussi vos femmes comme du bétail, et ce seront les âges sombres de ton Islam. — Cela aussi, je l’ai écrit à Omar. Mais… Mais tu viens de me faire comprendre quelque chose, Philopon. Est-ce cela, la méthode de l’accouchement des âmes que pratiquait ce Socrate dont tu m’as tant parlé ? Oui, je viens de comprendre… Ce ne sont pas les livres que le calife veut détruire, mais moi. Mes victoires successives m’ont donné gloire et popularité, de Mascate à Jérusalem en passant par Médine. Et Omar redoute que j’en use pour le renverser. Comme il se trompe sur mon compte ! Tout général que je suis, je n’ai aucun goût pour le pouvoir. D’ailleurs, en aurais-je que je ne pourrais ambitionner de devenir calife. Le Prophète nous a montré l’exemple : cette charge doit aller à un homme de Dieu et non à un homme de guerre. Chez nous, les soldats ne sont que le bras armé d’un corps dont la tête est le calife, et l’âme, Dieu. Oui, je suis sincère. Mais je suis un âne, aussi. Pour briller auprès de mes amis lettrés de Médine et de La Mecque, je leur ai raconté toutes vos belles histoires. Mon peuple en est tellement friand ! Et Omar a dû croire que je complotais ! Je suis stu-pide. Stupide aussi de lui avoir parlé de ces livres. Si je ne lui en avais rien dit, il ne s’en serait pas soucié. En me demandant de les détruire, il veut éprouver mon obéissance. Si je m’y refuse, il me fera abattre comme un traître. Si je me soumets, la souillure de cet assassinat d’un millénaire de pensée humaine rejaillira sur moi, et sur moi seul. Je suis perdu… — Ne sois pas lâche, général ! Tu nous parles de vertu, d’honneur, de fidélité, et quand le moment est venu de choisir entre ton destin et ta réputation, tu choisis la fuite. Est-ce ainsi que tu comptes me plaire ? Hypatie se dressait devant eux, belle et terrible. Dans sa longue robe blanche, sous sa lourde chevelure noire nouée par un diadème constellé de perles, on eût dit la déesse Athéna. Le regard étincelant qu’elle jeta à Philopon et à Rhazès leur fit comprendre qu’il était temps pour eux de se retirer. Le vieux philosophe et le fougueux médecin ne pouvaient plus rien faire pour contrer les ordres du calife. Alors, dans un dernier haussement d’épaules, ils sortirent lentement, dignes et raides, pareils à des statues. Le second regard qu’Hypatie posa ensuite sur Amrou fut sans équivoque. Les thermes d’Alexandrie Une semaine seulement s’écoula entre le moment où Amrou Ben al-As avait reçu l’ordre de détruire la Bibliothèque et l’arrivée du gouverneur, un proche d’Omar. Le délai était trop bref pour que le général fut accusé de sédition. Le calife, craignant qu’un acte de désobéissance du prestigieux chef de l’armée d’Égypte provoque une réaction en chaîne de la part des troupes d’occupation cantonnées en Syrie et en Palestine, avait trouvé un autre prétexte pour neutraliser un temps le trop populaire émir : il décréta qu’en envoyant ses fameuses lettres à ses amis de Médine et de La Mecque, Amrou avait commis une grave indiscrétion et révélé des secrets d’État. De cette manière, personne ne pouvait trouver à redire à la suspension du général, à commencer par le principal intéressé. De fait, comme il l’avait prévu, Amrou fut mis aux arrêts dans ses appartements du palais. Prison dorée, certes, mais dans laquelle il regretta amèrement son imprudence politique. Mais ce qu’il ne regretta pas, c’était d’avoir cédé aux douces injonctions d’Hypatie. Lorsqu’un de ses soldats était venu annoncer que le gouverneur nommé par Omar se présentait aux portes de la ville, suivi d’une forte escorte, le conquérant d’Alexandrie avait dit à ses amis alexandrins : — Cette fois, c’est bien fini. Je vais retenir cet homme encore quelques heures. Vous autres, rameutez vos gens et sauvez les livres qui doivent être sauvés. — Tous les livres doivent l’être, s’exclama Hypatie. — Hélas, ma nièce, soupira Philopon, il n’est plus temps. Quand la maison brûle, il faut choisir ce que l’on emporte. Philopon et Rhazès s’activèrent. Quels livres sauver ? Le choix était déchirant et les victimes seraient bien plus nombreuses que les œuvres épargnées. Amrou s’était proposé de les entreposer dans ses appartements, attenants au Musée. Hypatie lui avait fait découvrir une porte secrète qui permettait jadis aux bibliothécaires de pénétrer dans leur domaine à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Nul n’aurait soupçonné le général de receler ainsi ce qu’il avait ordre de détruire. Nul d’ailleurs n’aurait osé venir fouiller chez lui, pas même l’envoyé du calife. Que choisir ? Il fallait tout d’abord abandonner les livres dont au moins une copie était notoirement détenue dans une autre bibliothèque impériale, d’Orient ou d’Occident. Or, à l’exception de celle de Constantinople, rien n’était sûr. Rome avait été tant de fois mise à sac par les barbares qu’on ne savait plus rien de ce qui y existait encore. Depuis deux siècles, les bibliothèques de la ville étaient fermées comme des tombeaux. Tolède était entre les mains d’un roi Wisigoth que l’on disait fort ouvert aux arts et aux lettres. Mais cette rumeur était-elle fiable ? Quant au reste, la Gaule en proie aux hordes franques, Pergame que se disputaient Byzance et la Perse, tout ne devait être qu’un monceau de ruines. Philopon et Rhazès décidèrent alors de ne sauver que l’essentiel des grandes œuvres d’avant le christianisme. Qui savait en effet si, à Byzance, le patriarche ne s’aviserait pas, lui aussi, de détruire les œuvres impies ou païennes ? Philopon se chargea donc de cacher Platon, Aristote et Callimaque, la Bible des Septante, bannie désormais par Constantinople, Philon et quelques autres. Rhazès, lui, se chargea d’Euclide, Archimède, Ératosthène, Hipparque, Héron et quelques autres encore. Ils hésitèrent un moment sur le sort de Ptolémée le Géographe et Galien le Médecin. Ces deux-là n’étaient-ils pas tolérés par le dogme chrétien ? Ils les sauvèrent quand même. La chrétienté était tellement changeante au gré de ses conciles ! Hypatie refusa, dans sa juvénile intransigeance, de participer à leurs débats et à ce sauvetage. — Le crime est le même, dit-elle, pour un livre brûlé et pour un million. En n’en sauvant que quelques-uns, nous nous faisons complices des assassins. Puis elle les quitta sans leur permettre de tenter de la faire revenir sur sa décision. — Maître, maître, les voilà ! Un esclave affolé avait surgi dans le déambulatoire. Aussitôt, les bras chargés de rouleaux, ils partirent vers la porte dérobée menant aux appartements d’Amrou. — Hypatie ? Où est Hypatie ? s’inquiéta Rhazès. — J’ai laissé la maîtresse sur le perron du Musée, répondit l’esclave. Elle a dû se réfugier chez elle. — Ma canne ? Où est ma canne ? demanda Philopon à son tour. — Votre nièce l’avait avec elle, maître. La porte des appartements d’Amrou se referma sur eux alors que le pas des soldats résonnait déjà sous le premier péristyle. Hypatie se tenait en haut des marches, devant le porche de la Bibliothèque. Elle brandissait la lourde canne ouvragée de son oncle, comme une sentinelle tient son arme. À cette vision, au pied du perron, la troupe s’arrêta. C’était comme s’ils voyaient une statue de marbre en train de s’animer. — Nul n’a le droit d’entrer armé dans le temple de la science et de l’art, leur cria-t-elle d’une voix grave et forte. — Je la reconnais, lança une voix. C’est la sorcière qui a envoûté notre général. Sois maudite ! Une pierre jaillit et frappa Hypatie en pleine poitrine. Elle poussa un cri de douleur et vacilla. Alors, d’autres pierres se mirent à pleuvoir sur elle et finirent par l’ensevelir. Les soldats enjambèrent son corps et pénétrèrent dans la Bibliothèque. Jusqu’à la nuit tombée, dans un va-et-vient incessant, les livres furent chargés dans des chariots qui les acheminaient vers les quatre mille bains et thermes de la ville. Quand enfin le Musée fut désert, les ombres d’Amrou et de Rhazès vinrent chercher le corps de la jeune femme et l’étendirent sur un lit des appartements du général. Le médecin juif pleurait, l’ancien marchand arabe priait. Philopon, lui, contemplait sa canne. À un moment, il déclencha un petit mécanisme dissimulé sous le pommeau qui se détacha. Le bâton d’Euclide était creux. Le vieux grammairien en sortit quatre rouleaux jaunis et les déroula. Malgré le refus qu’elle leur avait opposé, Hypatie avait dissimulé dans cette cache dont son oncle lui avait révélé l’existence, quelques extraits des Distances de la Lune et du Soleil, d’Aristarque de Samos, et surtout de son Hypothèse, cet ouvrage hérétique où l’astronome osait dire que la Terre n’était pas le centre de l’Univers, mais une petite planète tournant autour du Soleil. Jean Philopon, le chrétien, n’aurait jamais choisi de sauver ce livre erroné, donc inutile. Mais puisque Hypatie l’avait voulu… Il replaça les rouleaux dans leur cachette, referma soigneusement l’ouverture et s’en alla, accablé, tenant la canne en main pour se soutenir quelque temps encore. Les livres de la Bibliothèque d’Alexandrie alimentèrent, six mois durant, la chaufferie des thermes de la ville. Les Bédouins avaient pris goût à ces bains aussi émollients que revigorants. Philopon ne survécut que peu de temps au décès de sa nièce et à la destruction de la Bibliothèque. On dit qu’il s’éteignit le jour de ses cent ans, en léguant le bâton d’Euclide à Rhazès. Celui-ci devint le médecin personnel du général Amrou, son précepteur et son confident. Quelques mois après ces événements, ils partirent tous deux pour l’Arabie car on venait d’apprendre que le calife Omar avait été assassiné dans la mosquée de Médine par un esclave mésopotamien. Durant leur voyage, la flotte byzantine attaqua Alexandrie et la reprit. Aussi, le nouveau calife rétablit-il Amrou dans ses fonctions de général en chef d’Égypte. Les troupes de Byzance furent chassées à nouveau, et le premier acte de paix du glorieux soldat d’Allah fut de nommer son médecin bibliothécaire du Musée – du moins, de ce qu’il en restait. Un jour, Amrou, toujours flanqué de son inséparable ami juif, partit à la tête de ses troupes pour de nouvelles conquêtes, au nom du Miséricordieux, vers les pays du couchant. Se souvenant de la lumière impérissable du Phare, il décréta que les architectes devaient s’inspirer de cet extraordinaire monument pour bâtir les tours de mosquées. C’est de là-haut que, désormais, le muezzin guiderait les âmes égarées vers la lumière de la vraie foi et inviterait les fidèles à la prière. Car, selon la sourate XXIV, « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Cette lumière est pareille à une niche avec une lampe, une lampe placée dans un cristal, un cristal semblable à un astre étincelant. » C’est ainsi que l’Islam fit fleurir ses minarets comme un millier de phares au-dessus des édifices[11]. Épilogue La canne de Nikolaus Six chevaux tirant un lourd véhicule noir blasonné aux armes de l’évêque de Warmie escaladent péniblement les monts qui mènent à Nuremberg. Les suit un chariot chargé de malles et de ballots. Ils ont quitté Rome deux mois auparavant, aux premiers jours de printemps de l’an de grâce 1504. Mais Nikolaus n’est guère pressé de réintégrer le chapitre de la cathédrale de Frombork. Aussi a-t-il pris le chemin des écoliers. D’écolier, le chanoine polonais, féru de mathématiques et d’astronomie, en retrouve l’insouciance et la gaieté, durant ce lent voyage. Il a en effet rencontré, à son étape de Ferrare, l’un de ses camarades de jadis, quand ils étaient étudiants à l’université Jagellon de Cracovie, son ami le docteur Johannes Faust, et l’a invité à faire le voyage de Pologne avec lui. Ces retrouvailles ne devaient rien au hasard. Faust, qui avait été de la navigation de Vasco de Gama une décennie auparavant, avait poursuivi seul, depuis les Indes, un périple qui l’avait mené jusqu’en Chine. Puis il était revenu. À Venise, où il avait à régler quelque affaire de succession, il avait appris que son ami de jeunesse séjournait lui aussi en Italie pour d’autres affaires qui, elles, étaient d’ordre strictement ecclésiastique. Du moins pour la plupart. C’est ainsi que les deux joyeux compagnons s’étaient retrouvés à Ferrare. Naturellement, durant ce trajet monotone, Johannes, qui a vu bien plus de choses que Nikolaus, a aussi bien plus de choses à dire. C’est ainsi qu’il en vient à raconter l’histoire de l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie, lieu où il a séjourné quelque temps. L’ancienne cité des Ptolémées, lui apprend-il, n’est plus aujourd’hui qu’une ville de foire à moitié abandonnée. Le Phare a disparu dans le tremblement de terre de 1303 et sous la colère des eaux ; le Musée, lui, s’est écroulé sous la sottise des hommes, qu’ils soient croisés du Christ ou soldats de Mahomet. Faust tient son récit de La Chronique des Savants, un ouvrage en arabe d’un certain Ibn al-Kifti. Il a déniché ce texte au retour de son périple autour du monde, dans la bibliothèque de Constantinople, rebaptisée Istanbul par les occupants ottomans un demi-siècle auparavant. Il en raconte l’essentiel à Nikolaus. Les deux amis émettent bien des doutes sur la véracité de ce récit, rédigé longtemps après la prise d’Alexandrie par les Arabes. Ainsi, cet Ibn al-Kifti affirme que le calife Omar régnait depuis Bagdad, ce qui était impossible puisque cette ville n’existait pas dans les années 640 après le Christ, date des événements racontés. Autre sujet de suspicion, l’auteur de La Chronique des Savants était de cette secte musulmane appelée « chiite », secte qui tenait les trois califes ayant succédé à Mahomet pour des usurpateurs ; à commencer par Omar lui-même, dont ils affirmaient qu’il avait détruit, à la mort du Prophète, le manuscrit des ultimes sourates. En accusant cet homme d’avoir fait brûler la grande Bibliothèque, Ibn al-Kifti achevait de noircir la mémoire du premier commandeur des croyants dont les partisans, les « sunnites », disaient de lui qu’il avait été, au contraire, le plus grand conquérant de l’Islam triomphant, un souverain pieux et un habile diplomate. — Pauvre Omar ! dit Nikolaus avec un soupir comique. Sa réputation est ternie pour l’éternité des siècles. Car, si ce que tu m’as dit est vrai, l’Église chrétienne d’Orient, ayant pris connaissance de cette histoire, ne s’est pas fait faute, à son tour… de le pincer. De le pincer… Omar ! Que penses-tu de celle-là, Johannes ? — Je pense, mon bon chanoine, répond Faust, que ton cas est désespéré. Quinze ans d’études et de prêtrise ne t’ont donc pas guéri de ta maladie de jouer avec les mots ? Mais le pire, chez toi, c’est que tu te sens toujours obligé de souligner trois fois tes abominables calembours, de crainte que ton interlocuteur n’en relève pas tout le sel ! Oui, les dissidents chiites de cette époque lointaine, en accusant Omar, avaient offert à l’Église orthodoxe, sans le vouloir, une occasion trop belle. Tandis qu’on chantait, au ponant, les exploits de Charlemagne et de Roland triomphant des « infidèles sarrasins », que l’on disait d’une peau noire comme l’enfer, cruels et fourbes, au nez crochu et à l’intelligence obtuse, dans Constantinople assiégée on répétait que les hordes sectatrices de Mahomet avaient détruit plus d’un millénaire de savoir. Omar avait le dos assez large pour en porter l’inexpiable crime. — Et puis, décrète Nikolaus oublieux du pieux habit qu’il porte, cela permet de masquer les massacres de juifs et le bris des idoles commis par cette brute de saint Théophile, évêque d’Alexandrie, auquel a succédé son bâtard Cyrille, tout aussi auréolé et canonisé que lui. Penses-tu, Faust, que ces fanatiques se soient contentés de détruire le temple de Sérapis ? L’oncle et le soi-disant neveu auraient fait de fort corrects inquisiteurs. Pourquoi saint Cyrille n’aurait-il pas eu la tentation, avant les musulmans, de poser le brandon dans les rayonnages de la Bibliothèque ? — Je pense, Nikolaus, que vous autres, chrétiens, avez une vieille habitude des bûchers. Étrange coutume dont Cyrille et Théophile furent peut-être les glorieux inventeurs. La destruction de la Bibliothèque a été racontée de nombreuses fois, et attribuée à autant de factions et de gouvernants différents, non pour faire la chronique véridique de l’édifice, mais pour servir de pamphlet politique. Je crois donc qu’il n’est pas besoin de chercher à donner un nom à l’incendiaire du Musée : César, Théophile, Cyrille ou Omar, qu’importe ! Si les livres ont disparu au moment de la prise d’Alexandrie par les Arabes, eh bien la guerre est la seule coupable ! Un homicide involontaire, en quelque sorte. Je dis enfin que ce n’est pas dans un tas de cendres qu’Averroès, Avicenne et bien d’autres immenses savants musulmans ont redécouvert et traduit dans leur langue Euclide et Aristote, Platon et Ptolémée, Ératosthène et Galien. Car tu le sais bien, Nikolaus, tu le devines comme moi je l’ai appris à Ispahan et à Bagdad : c’est de ces Bédouins, de ces hommes du désert, de leurs descendants et des peuples qu’ils avaient soumis, que se levèrent bientôt des astronomes, des mathématiciens, des philosophes, des géographes, qui se firent également traducteurs et dépositaires du savoir des Antiques. Pendant que la chrétienté s’adonnait, dans une volupté louche, à l’attente mortifère de la fin des temps, eux, « les infidèles » comme vous dites, relevaient patiemment les ruines de la pensée – une pensée que vos rois, vos prêtres et vos pestes s’étaient acharnés à abattre. Et nous autres, les initiés, les gardiens du vrai savoir, intermédiaires prudents entre vos deux sectes qui nous doivent tout, nous vous tendions modestement leur travail, que vous vous hâtiez de jeter à vos bûchers. Notre seule ambition était de vous offrir un peu de lumière. Vous nous en avez remerciés par le feu et par le sang. Ceux d’entre vous qui ont osé prendre connaissance de ce que nous leur apportions, permets que je pleure sur la destinée de ces justes : Abélard fut châtré, Beckett poignardé et Pic de la Mirandole, empoisonné. — Nous, vous, eux… Tu en as de bonnes, Johannes, maugrée Nikolaus. Mon père n’était qu’un simple négociant de Torun. Et, de sa vie, il n’a brûlé rien d’autre que les pauvres reconnaissances de dettes de ses plus humbles débiteurs, pour les en décharger. En quoi serait-il complice des crimes de Théophile, de Cyrille, de Dominique, de Torquemada ou d’Isabelle d’Espagne, dite la Catholique ? Et moi, devrais-je aussi payer pour ceux-là ? Mes enfants, si j’en avais, les obligeras-tu, à leur tour, à s’en repentir, à s’en mortifier jusqu’à l’énième génération ? Les deux amis gardent longtemps le silence, n’osant plus jeter le moindre regard sur l’autre, tandis que le véhicule cahotant descend les collines. On entend souffler les chevaux et le cocher brailler ses encouragements orduriers. Faust passe sa longue main brune dans la cascade d’ébène de ses cheveux. Il dit enfin : — Je n’ai appris qu’une seule chose durant tous mes voyages : il faut écouter l’autre, l’étranger, il faut lire l’autre, l’étranger. Il faut le comprendre. Cela doit être notre règle ordinaire, Nikolaus, notre règle absolue. Comme dit le vieux proverbe grec : « Fais bon accueil aux étrangers »… — « Fais bon accueil aux étrangers, car toi aussi un jour tu seras étranger », complète Nikolaus. Le petit convoi arrive maintenant dans la vallée au fond de laquelle, sur son piton, se perche Nuremberg. Ils s’arrêtent non loin d’une belle maison jouxtant d’un côté celle de l’imprimeur Froben, de l’autre celle du peintre Durer. — Allons, c’est ici que nous nous quittons, Nikolaus, dit Faust. Mon aîné Martin Béhaïm m’attend. J’ai hâte de voir sa joie quand je lui offrirai cette carte de la Chine qu’a dessinée pour moi mon ami Chu Su Pen, citoyen de la plus grande ville du monde, Hangzhou. Ah, j’oubliais, vieux compagnon ! Voici mon cadeau : cette canne de bois sculptée et ouvragée. Non, ce n’est pas le thyrse de Bacchus, mais une œuvre d’art de grande valeur. Je la tiens d’un ami grammairien de Bagdad qui se flatte d’être le descendant de l’astronome Al Battani. Fais-en bon usage. — Ne va pas me faire croire, Johannes, que ton cadeau est le bâton d’Euclide dont tu m’as rebattu les oreilles. Je ne suis pas aussi naïf. — T’ai-je dit quelque chose allant dans ce sens ? — Certes non ! Mais on peut rêver ! s’exclame Copernic en riant. Tiens, la canne sonne creux. Y aurait-il quelque trésor inconnu caché à l’intérieur ? — Tu verras bien, l’ami, tu verras bien. — Hé, encore une chose avant que tu ne disparaisses, mon cher Faust : selon toi, franchement, qui a brûlé la Bibliothèque d’Alexandrie ? — Le feu, Nikolaus, le feu, tout simplement. Pourquoi pas le feu du Phare quand il s’est effondré un jour que la terre tremblait un peu plus que d’habitude ? Le feu, et le temps qui passe – le plus dévoreur de tous les feux. C’est du moins ce qu’a raconté jadis le voyageur andalou Ibn Battûta. Un musulman qui est allé jusqu’en Chine. Faust refuse le petit tabouret que tend à ses pieds un garçon d’écurie. D’un bond, il saute sur la chaussée pavée de bois et claque derrière lui la portière armoriée au blason de l’évêque de Warmie. Il fait quelques pas vers la demeure de son frère, puis sa colossale silhouette un peu voûtée s’arrête. Sans se retourner, il lève un bras qui paraît immense, agite la main en signe d’adieu, très haut vers le ciel, comme s’il voulait décrocher le soleil, et lance d’une voix forte : — La paix sur toi, Nikolaus Copernic ! Postface # Vous venez de lire un roman et non pas un essai historique. C’est la raison pour laquelle je ne citerai pas les (nombreuses) sources que j’ai consultées ni ne donnerai de bibliographie. Je rends cependant hommage au livre de Luciano Canfora, La Véritable Histoire de la bibliothèque d’Alexandrie (Desjonquères, 1986), qui m’a beaucoup inspiré. Certains lecteurs curieux se demanderont malgré tout quelle est la part entre la réalité historique et la fiction romanesque. Les compléments qui suivent leur sont destinés. Les biographies des savants et des érudits résument celles que l’on peut trouver dans toutes les bonnes encyclopédies. Le tableau synoptique des rois et des savants permet de situer les chronologies parallèles des événements politiques et des personnages. Quant aux « notes savantes », destinées aux amateurs de géométrie et d’astronomie, elles explicitent certaines des grandes découvertes accomplies par les savants alexandrins. (Voir Annexes) Au-delà de ces quelques jalons reconnus par (presque) tous les historiens, il est utile de rappeler qu’aucune « vérité » historique sur ces temps anciens n’est fermement établie. Les récits relatifs à la Bibliothèque d’Alexandrie et aux personnages qui y ont été mêlés fourmillent, mais la plupart sont des témoignages tardifs. En outre, les historiens du passé étaient fortement soumis au poids des idéologies, au point que leur façon de raconter l’Histoire n’avait pas l’objectivité qui est devenue de mise chez les savants historiens d’aujourd’hui : tels ennemis de Rome ont accusé César d’avoir incendié la Bibliothèque, tandis que tels autres ont attribué l’effroyable crime aux Arabes, aux Byzantins ou bien aux Chrétiens. Une réalité historique aussi incertaine laisse quelque latitude au romancier… Latitude que j’ai amplement mise à profit ! Les personnages du roman ont-ils réellement existé ? La réponse est oui, à l’exception de cette Hypatie du VIIe siècle qui, dans mon récit, influe beaucoup sur la décision finale de l’émir Amrou. Mais il n’est pas certain que le philosophe chrétien Jean Philopon, l’infatigable commentateur d’Aristote bien connu des historiens et des philologues, ait été encore en vie lors de la conquête d’Alexandrie et qu’il ait pu dialoguer avec Amrou – comme le prétend Ibn al-Kifti (1172-1248) dans son Histoire des Savants. Selon d’autres sources, Amrou aurait eu des entretiens avec un certain Jean, patriarche jacobite de Syrie, entretiens auxquels aurait aussi participé un médecin juif, Philarétus. Compte tenu des incertitudes historiques, j’ai choisi de broder sur la version « romantique » d’al-Kifti mettant en scène le très vénérable et authentique Philopon. Quant au juif Philarétus, je l’ai rebaptisé Rhazès, en hommage à un grand médecin persan qui vécut un siècle après ces événements… En ce qui concerne les savants, érudits et philosophes, je ne me suis pas privé d’inventer de toutes pièces certains épisodes de leur vie. À ma décharge, on ignore pratiquement tout de la biographie des Euclide, Hipparque et autres Claude Ptolémée. Seules leurs mirifiques œuvres demeurent, du moins en partie, et cela suffit à les rendre immortels. Enfin, je me suis plu à lier certains personnages entre eux, en prenant appui sur de simples concordances de dates et de lieux. Par exemple, s’il semble avéré qu’Aristarque de Samos a bien été accusé d’hérésie pour avoir affirmé le mouvement de la Terre autour du Soleil, le fait qu’il ait été défendu par Archimède en personne est une pure fiction. De même, la rencontre entre le futur empereur Marc Aurèle et l’astrologue Claude Ptolémée est inventée, bien que, sur le plan des dates, elle aurait pu avoir lieu lors de la visite en Égypte que fit le consul romain. Bref, dresser la liste précise de ce qui est « vrai » et de ce qui est « inventé » serait aussi fastidieux que prosaïque. Je dirai simplement que, tenant compte des éléments historiques que j’avais en mains, je me suis toujours efforcé d’être plausible dans l’invention romanesque. ANNEXES Personnages, tableaux chronologiques et notes savantes 1. Personnages principaux Amrou Ben al-As (mort en 663) Compagnon de Mahomet et conquérant de l’Égypte. En 640 il battit les troupes byzantines à Héliopolis, et en 642 il prit Alexandrie. Jean Philopon (VIe ou VIIe siècle) Grammairien et philosophe chrétien. Exégète de la Bible, il professa le « concordisme » en affirmant que la science ne contredit pas l’enseignement des textes sacrés, à condition que ceux-ci soient correctement interprétés. Rhazès, ou al-Razi (VIIIe siècle) Médecin d’origine persane de la fin du VIIIe siècle, clinicien réputé, fut le premier à décrire la variole. Hypatie (petite-nièce de Philopon) Personnage fictif. Omar Abu Hafsa Ben al-Khattab (581-644) Né à La Mecque, il s’opposa d’abord à Mahomet avant de devenir un converti très actif. À la mort du Prophète, il favorisa en 632 l’élection d’Abû Bakr au califat – ce qui lui fut reproché par les chiites, pour lesquels le califat aurait dû revenir au gendre de Mahomet, Ali. Abû le désigna ensuite pour successeur. Au cours de ses dix années de califat, entre 634 et 644, l’Islam remporta une victoire définitive sur les empires voisins. Omar mourut assassiné par un esclave affranchi. Savants et érudits Eudoxe de Cnide (vers 390-340 av. J. -C.) Élève de Platon, astronome et mathématicien, le premier à répondre au problème cosmologique posé par son maître : trouver un système de mouvements circulaires qui rende compte du mouvement apparent des planètes. Il mit à profit ses observations astronomiques pour déterminer les latitudes de Cnide (en Carie) et Héliopolis (en Égypte). On lui doit aussi une évaluation précise de l’année : 365 jours un quart. Auteur d’un traité de géographie, sans doute accompagné d’une carte, et d’un traité sur les étoiles. Aristote (384-322 av. J. -C.) Élève de Platon, il perpétue le modèle de l’Académie en fondant à Athènes une école philosophique et scientifique, le Lycée. Son œuvre, encyclopédique, eut un impact considérable non seulement chez les intellectuels mais chez les acteurs de l’histoire : Aristote fut le précepteur d’Alexandre le Grand à partir de 343. Ses traités techniques (Physique, Météorologiques, etc.) marquent la date de naissance de la science grecque. Démétrios de Phalère (vers 350-283 av. J. -C.) Élève du Lycée d’Aristote. Gouverna Athènes entre 317 et 307, en favorisant le développement du Lycée. Chassé, il se réfugia auprès de Ptolémée Ier Sôter à Alexandrie, où il fut l’instigateur du Musée et de la Bibliothèque. Ptolémée II Philadelphe le fit tomber en disgrâce. Zénodote d’Éphèse (vers 320-240 av. J. -C.) Premier directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie. Donna la première édition critique des poèmes d’Homère. Aratos de Sole (vers 315-240 av. J. -C.) Poète grec né en Cilicie, mort en Macédoine. Vécut longtemps à Athènes où il fit des études de mathématiques, d’astronomie, de philosophie et de littérature. Auteur des célèbres Phénomènes, poème sur les constellations tiré d’un traité d’Eudoxe, qui influença durant de nombreux siècles la littérature astronomique. Euclide (IIIe siècle av. J. -C.) L’un des plus grands mathématiciens de l’Histoire. Sa vie est inconnue. Il aurait enseigné à Alexandrie sous Ptolémée Ier Sôter entre 323 et 285. Son œuvre est couronnée par les Éléments. Cette vaste synthèse des mathématiques de l’époque classique se présente comme un manuel formulant un ensemble de postulats et de définitions méthodiques. On y trouve notamment le fameux « cinquième postulat » selon lequel, par un point du plan, on ne peut mener qu’une seule parallèle à une droite donnée. Hérophile de Chalcédoine (vers 330-250 av. J-C.) L’un des grands médecins de l’Antiquité. Après avoir étudié à Athènes, il accomplit l’essentiel de sa carrière médicale au sein du Musée d’Alexandrie, sous Ptolémée Ier Sôter. Il fut le premier à pratiquer des dissections animales et humaines, voire des vivisections sur des condamnés à mort. Il découvrit la circulation du sang et le rôle du cœur, donna la première description anatomique du cerveau et des ovaires, enseigna l’obstétrique et l’extraction des dents. Aristillos et Timocharis (IIIe siècle av. J. -C.) Astronomes contemporains d’Euclide, qui mesurèrent à Alexandrie les longitudes de quelques étoiles brillantes. Leurs données, analysées par Hipparque 150 ans plus tard, permirent à ce dernier de découvrir la précession des équinoxes. Aristarque de Samos (vers 310-230 av. J. -C.) Originaire de l’île de Samos, il exerça à Alexandrie à une période située entre Euclide et Archimède. Il inventa une méthode permettant de calculer les distances relatives de la Terre au Soleil et à la Lune. Précurseur de Copernic, il eut le premier l’idée de la rotation de la Terre sur elle-même et de sa révolution autour du Soleil, et fut accusé d’hérésie. Cléanthe d’Assos (vers 331-232 av. J. -C.) Philosophe grec de tendance stoïcienne, élève de Zénon d’Elée, auteur d’un Hymne à Zeus. Accusateur d’Aristarque de Samos lors de son procès pour hérésie. Callimaque de Cyrène (vers 310-240 av. J-C.) Poète et grammairien à la Bibliothèque d’Alexandrie sous Ptolémée II Philadelphe. L’un des meilleurs représentants de la poésie alexandrine, il est notamment l’auteur de La Chevelure de Bérénice. Archimède (287-212 av. J. -C.) Né et mort à Syracuse, fils de l’astronome Phidias, Archimède fut l’un des premiers savants de l’Antiquité à appliquer les théories du mouvement inventées par les géomètres et les astronomes à la construction d’appareils mécaniques. Parmi ses découvertes figurent le levier et la vis d’Archimède, qui permet de monter de l’eau à la manivelle. Attiré par le rayonnement d’Alexandrie, il fit au moins un voyage en Égypte, et resta en correspondance avec des savants comme Conon de Samos, Dosithée et Ératosthène, à qui il adressa son testament. Archimède mit son génie au service de la cité de Syracuse, en construisant de redoutables machines de guerre. Il fut tué par un soldat lors du siège de la ville par les Romains. Conon de Samos (vers 280-220 av. J. -C.) Né à Samos, astronome de cour sous Ptolémée III Evergète. Ami d’Archimède avec qui il échangea des idées mathématiques. Auteur de sept livres d’astronomie, de recueils d’éclipses, d’un traité des coniques, il aurait inventé la spirale d’Archimède et donné son nom à une constellation. Apollonios de Rhodes (vers 295-230 av. J. -C.) Poète et grammairien alexandrin, élève de Callimaque, auteur de l’épopée Les Argonautiques. Ératosthène de Cyrène (276-197 av. J. -C.) Savant universel. Né à Cyrène (Libye), étudia à Alexandrie et Athènes, puis devint directeur de la Bibliothèque d’Alexandrie. Polyvalent, il travailla sur la géométrie et les nombres premiers, mesura l’inclinaison de l’axe de rotation terrestre, compila un catalogue d’étoiles, réalisa des cartes géographiques et fit une mesure étonnamment précise de la circonférence terrestre. Apollonios de Perge (vers 262-200 av. J. -C.) Mathématicien et astronome lié à l’école d’Euclide, auteur d’un ouvrage fondateur sur les sections coniques. Aristophane de Byzance (vers 257-180 av. J. -C.) Grammairien et critique, successeur de Zénodote, dirigea le Musée et la Bibliothèque d’Alexandrie vers 195. Aristarque de Samothrace (vers 220-143 av. J. -C.) Élève et successeur d’Aristophane de Byzance. Auteur du Canon Alexandrin, classement par ordre de mérite des œuvres littéraires grecques, et de travaux critiques sur Homère. Hipparque de Nicée (vers 180-125 av. J. -C.) Astronome né à Nicée (aujourd’hui Iznik, Turquie), mort à Rhodes. Ses travaux sont connus grâce à Ptolémée. Fondateur de l’astronomie de position, il établit des tables précises du mouvement de la Lune et du Soleil, découvrit la précession des équinoxes et réalisa le premier catalogue d’étoiles les classant par grandeurs suivant leur éclat. Il jeta aussi les bases de la trigonométrie sphérique et inventa la projection stéréographique pour la cartographie. Hypsicles d’Alexandrie (vers 180-120 av. J. -C.) Mathématicien, auteur d’un complément aux Éléments d’Euclide, où il traite de la façon d’inscrire les solides réguliers dans une sphère. Astronome, il fut le premier à diviser le Zodiaque en 360 degrés. Posidonios de Rhodes (vers 135-51 av. J. -C.) Écrivain grec, fonda une école de philosophie à Rhodes, où il eut parmi ses élèves Cicéron et Pompée. Strabon (vers 58 av. J. -C. -25 ap. J. -C.) Géographe. Visita une grande partie de l’empire romain et donna une description d’Alexandrie et de son Musée. Sa Géographie a largement puisé dans les ouvrages d’Ératosthène, d’Hipparque et de Posidonios. Philon d’Alexandrie (entre 13 et 29 av. J. -C. -50 ap. J. -C.) Philosophe juif de la diaspora grecque, né et mort à Alexandrie. Il entreprit de montrer la complémentarité de la pensée biblique et des doctrines philosophiques hellénistiques, plus particulièrement celle de Platon. Il exerça une forte influence sur les Pères de l’Église, notamment sur ceux de l’école d’Alexandrie. Sénèque (vers 4 av. J. -C. -65 ap. J. -C.) Philosophe latin. Formé à l’école stoïcienne, il fit l’apologie de l’ascétisme et du renoncement aux biens terrestres. Auteur notamment des Consolations, de traités de morale, des Questions naturelles. Précepteur de Néron, ce dernier lui donna l’ordre de s’ouvrir les veines. Épictète (vers 50-130) Esclave affranchi par Néron, il se convertit à la philosophie stoïcienne et donna alors des leçons publiques. Banni avec les autres philosophes stoïciens de Rome par Domitien, en 94. Héron d’Alexandrie (Ier siècle ap. J. -C.) Mathématicien et mécanicien auquel on attribue l’invention de plusieurs machines, dont une fontaine à jets d’eau propulsés par de l’air comprimé. Ses Pneumatiques détaillent de nombreuses machines et des « robots » simulant les actions humaines, fonctionnant selon les principes de l’hydraulique. Menelaus d’Alexandrie (vers 70-130) Mathématicien, auteur d’un traité sur les triangles sphériques et de leurs applications à l’astronomie. Marin de Tyr (fin Ier siècle) Mathématicien et géographe, son œuvre n’est connue qu’à travers celle de Ptolémée, qui utilisa ses travaux pour élaborer sa propre Géographie. Claude Ptolémée (vers 85-165) Savant universel, né à Ptolémaïs de Thébaïde, mort à Canope. On ne connaît rien de sa vie, sinon qu’il fit des observations astronomiques à Alexandrie au cours des années 127-141, mais son œuvre abondante marque le couronnement de la science de l’Antiquité. Auteur de la Syntaxe Mathématique, plus connue sous le nom d’Almageste, qui resta l’ouvrage de référence de l’astronomie jusqu’à Copernic et Kepler, au XVIe siècle. Il y exposa son système du monde, modèle mathématique qui rendait compte des observations astronomiques. Dans sa Géographie, il décrivit les méthodes de projection et dressa les premières cartes précises. Parmi ses autres ouvrages figurent un traité fondamental d’astrologie, connu sous le nom de Tétrabible, et les Harmoniques, sur la théorie mathématique des sons. Claude Galien (131-201) Médecin né à Pergame, mort à Rome. Ce fils d’architecte poursuivit ses études à Alexandrie puis conquit par son savoir la capitale de l’empire romain, où il fut le médecin de Marc Aurèle. Ses dissections d’animaux lui permirent d’importantes découvertes en anatomie sur le système nerveux et le cœur. Il rédigea un très grand nombre de traités, dont une bonne partie brûla dans l’incendie de sa bibliothèque en 192, et qu’il s’occupa ensuite à réécrire. Point culminant de la médecine grecque, son œuvre régna sur la discipline jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Diophante (ap. milieu IIe s. -av. milieu IIIe s.) Mathématicien de l’école d’Alexandrie dont la vie est très peu connue. Son ouvrage, Les Arithmétiques, constitue le point culminant de l’algèbre grecque et a exercé une influence considérable sur le développement des mathématiques arabes. Pappus d’Alexandrie (vers 290-350) Le dernier des grands géomètres grecs. Son œuvre majeure est une Collection mathématique en huit livres. Théon d’Alexandrie (vers 335-395) Professeur de mathématiques et d’astronomie, directeur général du Musée d’Alexandrie. Il fit des commentaires sur l’Almageste de Ptolémée, sur les œuvres d’Euclide, et sur les théories mêlant astronomie et musique. Père d’Hypatie. Hypatie d’Alexandrie (vers 370-415) Mathématicienne, astronome et philosophe de l’école Platonicienne, née et morte à Alexandrie. Première martyre de l’intolérance religieuse envers la science. Ses œuvres (toutes perdues) comprenaient un Canon astronomique, un Commentaire sur l’Arithmétique de Diophante, un Commentaire sur le Traité des Coniques d’Apollonius de Perge, et elle édita le IIIe livre des Commentaires sur l’Almageste de Ptolémée de son père Théon. Seules ont subsisté quelques lettres adressées par Synésius à Hypatie, lui demandant conseil pour la construction d’un astrolabe et d’un hydroscope. Synésius (vers 370-415) Philosophe grec originaire de Cyrène. Disciple d’Hypatie, il se convertit au christianisme et fut nommé évêque de Ptolémaïs. Tenta d’allier le platonisme et le christianisme. Écrits sur les rêves, sur le don d’un astrolabe, lettres à Hypatie. Simplicius (vers 500) Historien et philosophe néo-platonicien qui travailla à Alexandrie. Commentateur d’Aristote et d’Épictète, il tenta de concilier les pensées de Platon et d’Aristote tout en s’opposant au christianisme. Johannes Faust (vers 1480-1540) Médecin et astrologue allemand. De nombreuses œuvres littéraires et musicales ont pris le personnage pour héros, au point de le rendre légendaire. Nikolaus Copernic (1473-1543) Astronome polonais né à Torun, mort à Frombork. Après des études de mathématiques, d’astronomie, de médecine et de droit, effectuées à Cracovie et à Bologne, il fut nommé chanoine de Frombork. Il consacra son temps libre à l’astronomie et s’intéressa, à partir de 1507, à la question des mouvements planétaires. Il mit en évidence le fait que le système géocentrique ne permettait pas de prédire correctement les mouvements. Abandonnant la théorie de Ptolémée, Copernic reprit les idées d’Aristarque de Samos selon lesquelles la Terre n’occupe pas le centre de l’Univers mais tourne autour du Soleil, comme les autres planètes. Copernic expliqua aussi le mouvement diurne des étoiles par la rotation terrestre. Il publia ses théories à Nuremberg juste avant sa mort en mai 1543 dans De Revolutionibus orbium cœlestis. Cette conception nouvelle, corroborée au siècle suivant par les travaux de Kepler et Galilée, favorisa l’émancipation de la cosmologie par rapport à la théologie. 2. Tableau synoptique des rois et des savants Histoire politique Histoire culturelle 331 av. J. -C. : Fondation d’Alexandrie par Alexandre le Grand. 323 : Mort d’Alexandre à Babylone. Son empire est partagé entre ses généraux. Ptolémée choisit l’Égypte. Il s’installe à Alexandrie et organise les funérailles d’Alexandre. 317-307 : Démétrios de Phalère gouverne Athènes. Exilé. Mort d’Aristote (322). 305 – 283 : Règne de Ptolémée Ier Sôter (Sauveur). L’ancien général d’Alexandre fonde la dynastie des Lagides et fait venir Démétrios de Phalère pour l’aider à gouverner. 283 : Fondation de l’État de Pergame. Fondation du Musée et de la Bibliothèque. Alexandrie devient le centre de la civilisation hellénistique. Zénodote d’Éphèse, premier bibliothécaire. Euclide, mathématicien. Hérophile, médecin. 283-246 : Règne de Ptolémée II Philadelphe (qui aime sa sœur). Épouse sa sœur Arsinoé II. Écarte Démétrios du pouvoir. 263-241 : Eumène Ier souverain de Pergame. Construction du Phare. Bible des Septante (traduction de l’Ancien Testament en grec). Aristillos, astronome (vers 275). Timocharis, astronome (vers 275). Aristarque de Samos, astronome, entre 280 et 264. Callimaque, poète et grammairien. Apollonios de Rhodes, deuxième bibliothécaire. 246-221 : Règne de Ptolémée III Évergète (Le Bienfaiteur). Apogée de la puissance maritime d’Alexandrie. Contrôle de la Méditerranée orientale et de la mer Noire. 241-197 : À Pergame, Attale Ier succède à Eumène. Il s’allie à Rome dans sa lutte contre les États voisins. Conon de Samos, astronome. Archimède, mathématicien. Ératosthène, astronome. mathématicien, géographe. Apollonios de Perge, mathématicien. 221-204 : Règne de Ptolémée IV Philopator (qui aime son père). Faible et cruel, soupçonné d’avoir empoisonné son père. Aristophane de Byzance, troisième bibliothécaire. 204-181 : Règne de Ptolémée V Épiphane (qui se révèle). Roi à l’âge de 5 ans. Meurt empoisonné. 197-159 : À Pergame, règne d’Eumène II. 181-170 : Règne de Ptolémée VI Philométor (ami de sa mère). Roi à l’âge de 5 ans, a pour régente sa mère Cléopâtre Ire. 170-163 : Ptolémée VIII Évergète II, dit Physcon (Boule de Suif). Frère de Philométor. Dès son avènement, il chasse les savants du Musée et persécute les hommes de lettres. Aristarque de Samothrace, historien, bibliothécaire. 163-145 : Retour de Ptolémée VI Philométor. 145-144 : Ptolémée VII Néos Philopator. Fils de Philométor, assassiné le jour où sa mère se remarie avec son oncle Ptolémée Vm. 144-116 : Retour de Ptolémée VIII. Hipparque de Nicée, astronome. Hypsicles, mathématicien. 133 : Pergame est léguée à Rome par son dernier roi Attale III, mort sans successeur. La bibliothèque de Pergame est récupérée par les Romains. 116-107 : Règne de Ptolémée DC Sôter IIdit Lathyre (Pois Chiche). Chassé par son frère cadet Ptolémée X, il se réfugie à Chypre. 107-88 : Ptolémée X Alexandre 1er. Fait assassiner sa mère. Profane le tombeau d’Alexandre le Grand pour s’approprier les trésors, mais provoque une insurrection qui l’oblige à s’enfuir 88-80 : Ptolémée IX reprend le pouvoir. 80 : Ptolémée XI Alexandre II. Fils de Ptolémée X, il est assassiné au bout de 19 jours de règne. Fin de la descendance légitime des Ptolémées. 80-58 : Ptolémée XII Neos Dionysos dit Nothos (le bâtard) ou Aulète (le joueur de flûte). Fils naturel de Ptolémée X 58-55 : Ptolémée XII exilé à Rome. Sa fille Bérénice IV est au pouvoir. 55-51 : Retour de Ptolémée XII. 51-47 : Règne de Ptolémée XIII Dionysos, fils de Ptolémée VII. Roi à 10 ans, marié à sa sœur Cléopâtre VII. Fait assassiner Pompée. Posidonios de Rhodes, géographe. 47 : Guerre de Jules César à Alexandrie. Ptolémée XHI se noie dans le Nil. César place Cléopâtre sur le trône et la marie à Ptolémée XIV, frère du précédent, âgé de 11 ans. Incendie des entrepôts de la Bibliothèque. 44 : Assassinat de Jules César. De retour à Alexandrie, Cléopâtre fait empoisonner le roi. 44-30 : Ptolémée XV Césarion, fils de César et Cléopâtre, dernier roi d’Égypte. La bibliothèque de Pergame est offerte par Antoine à Cléopâtre. 30 : Mort d’Antoine, suicide de Cléopâtre. Exécution de Césarion ordonnée par Octave. Fin de l’empire des Ptolémées. Alexandrie devient la capitale de la province romaine de l’Égypte. La Bibliothèque d’Alexandrie devient institution publique de la province romaine. Le « prêtre du Musée » est désigné directement par l’empereur. Ère chrétienne vers 1 – 33 : Vie de Jésus. Début de l’ère chrétienne. 37 – 41 : Caligula, empereur romain. Frappé d’une grave maladie, il devient psychopathe. Assassiné. 41 – 44 : Hérode Agrippa, roi des Juifs. Premier persécuteur de la communauté chrétienne. Philon d’Alexandrie, écrivain. Strabon, historien et géographe. Sénèque, philosophe. Épictète, philosophe. Héron d’Alexandrie, ingénieur. IIe siècle : Alexandrie devient un centre du christianisme. Siècle des Antonins : Nerva (96-98), Trajan (98-117), Hadrien (117-138), Antonin le Pieux (138-161), Lucius Vérus (161-169), Marc Aurèle (161-180), Commode (180-192). Période considérée comme l’âge d’or de l’empire romain, prend fin avec la folie de Commode. Menelaus, mathématicien. Claude Ptolémée, astronome, géographe. Galien, médecin. Diophante, mathématicien. 202 : Persécution des chrétiens ordonnée par Septime Sévère. 215 : Fermeture du Musée ordonnée par Caracalla. 270 – 297 : Pillages et destructions du quartier du Musée sous les règnes d’Aurélien et de Dioclétien. École philosophique d’Alexandrie : Plotin, Porphyre. Pappus, mathématicien. 379 – 395 : Théodose règne sur Byzance (Constantinople). 395 : Fondation de l’empire Byzantin. Règne d’Arcadius. Théon, mathématicien. Hypatie, mathématicienne. 493 – 526 : Théodoric, roi des Ostrogoths, règne sur l’Italie. Protecteur de l’Église. 570 – 632 : Vie de Mahomet. Quitte La Mecque pour Médine en 622 (hégire). Naissance de l’Islam. Philopon, philosophe. 616 : Prise d’Alexandrie par les Perses. 642 : Prise d’Alexandrie par l’émir Amrou Ben al-As. Occupation musulmane. Destruction des livres ordonnée par le calife Omar. Notes savantes 1. Le théorème de Pythagore dit que dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. En particulier, le triangle dont les côtés ont des longueurs entières 3, 4 et 5 est rectangle, car 32 + 42 = 52 (9 + 16 = 25). 2. La formulation originale du postulat dit « des parallèles », telle qu’elle est donnée par Euclide dans le livre I des Éléments, est différente de cette version plus connue, due au mathématicien écossais John Playfair (XVIIIe siècle). 3. En réalité le Soleil est 400 fois plus loin que la Lune (voir note 5). La distance Terre-Soleil est en effet de 150 000 000 km et la distance Terre-Lune est de 384 000 km. 4. En réalité le diamètre du Soleil (1 400 000 km) est 109 fois supérieur à celui de la Terre (12 800 km), et son volume un million de fois plus gros. 5. Aristarque de Samos a déterminé le rapport des distances Terre-Soleil TS et Terre-Lune TL en mesurant l’angle a formé par les droites TS et TL au moment où la Lune est à son quartier. Mais, d’une part, il est difficile de déterminer le moment où le disque lunaire est exactement coupé en deux parties égales, d’autre part la ligne d’ombre n’est pas strictement rectiligne. Aristarque a donc commis une erreur : il a mesuré a = 87°, au lieu de a = 89,86°. Il en a déduit TS/TM = l/cos87°~ 20 au lieu de TS/TM = l/cos89,86°~ 400. La valeur d’Aristarque, bien que très inférieure à la valeur réelle, prouvait néanmoins que le Soleil était considérablement plus éloigné que ce que l’on avait auparavant imaginé. 6. Le casse-tête posé par Archimède à son ami Ératosthène et aux mathématiciens d’Alexandrie consistait à trouver le nombre total de têtes de bétail d’un troupeau théorique – celui des « bœufs du Soleil » – à partir de proportions existant entre les différentes populations qui le composent : des taureaux noirs, blancs, bruns, tavelés, et des vaches noires, blanches, brunes et tavelées, sachant que le total des taureaux blancs et noirs doit pouvoir être contenu dans un carré et celui des taureaux bruns et tavelés dans la surface d’un triangle. Ce problème est une véritable « galère » dans laquelle Archimède ne s’est pas embarqué : il n’a pas donné de réponse. On sait aujourd’hui que la solution formerait un nombre de 120 000 chiffres ! 7. Ce n’est qu’au XIXe siècle que les mathématiciens ont découvert que le postulat des parallèles est celui qui caractérise de façon unique la géométrie euclidienne. S’il est enfreint, la géométrie change fondamentalement de nature : elle devient non euclidienne et permet de modéliser un espace doté d’une courbure. Au XXe siècle, avec la théorie de la relativité générale d’Einstein, on s’est aperçu que l’espace cosmique se modélise justement par une géométrie non euclidienne. 8. Les nombres premiers étaient une source de fascination depuis le temps des Pythagoriciens. Un nombre est premier s’il n’est divisible que par lui-même. Le crible d’Ératosthène consiste à dresser la liste de tous les nombres entiers et à procéder par élimination. Partons de 2, le plus petit des premiers. Barrons tous ses multiples : 4, 6, 8, etc. Le premier nombre non barré est 3, il est premier. Il faut maintenant barrer tous ses multiples : 6, 9, 12, 15, etc. Le premier nombre non barré est 5. On continue ainsi de suite le processus, à l’infini… Le crible d’Ératosthène permet, par exemple, de trouver facilement les vingt-quatre nombres premiers jusqu’à 100 : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, etc., 97. 9. Quand les rayons solaires tombent à la verticale sur Syène, ils forment un certain angle a à Alexandrie (cet angle se calcule à partir de la longueur d de l’ombre portée par un bâton vertical de hauteur h). Or, cet angle a est égal à l’arc de cercle qui sépare Syène et Alexandrie (théorème de l’égalité des angles alternes/internes). Ératosthène a trouvé un angle de 7,2°, c’est-à-dire 1/50 de cercle (50 x 7,2°= 360°). La circonférence de la Terre est donc 50 fois celle de la distance entre Syène et Alexandrie. 10. Dans l’Antiquité, il existait plusieurs unités nommées stades ; la plus utilisée était le « stade d’Olympie », valant 157,50 mètres. Les 250 000 stades calculés par Ératosthène correspondent donc à 39 375 km – une marge d’erreur inférieure à 1 % par rapport à la valeur moderne ! Pour que la mesure soit correcte, Syène et Alexandrie doivent être situées sur le même méridien. Ératosthène savait qu’il existe des grands cercles particuliers aisément reconnaissables sur le globe sphérique de la Terre : les méridiens, orientés nord-sud. Pour son opération, il choisit le méridien le plus connu, celui de Rhodes, qui passe par Alexandrie, Syène, et qui suit en gros le cours du Nil. Or, si le Nil coule en première approximation le long d’une ligne sud-nord, Ératosthène savait bien, comme le montre sa carte d’Égypte, qu’il fait un léger détour vers l’est. Mais l’erreur est négligeable, ce qui explique l’extraordinaire précision du résultat d’Ératosthène. 11. Ces « tables de chordes » calculées par Hipparque sont l’ancêtre de nos tables trigonométriques donnant les sinus et les cosinus des angles. 12. Le phénomène de précession des équinoxes n’a trouvé une explication que deux millénaires après Hipparque, avec le concept d’attraction universelle de Newton. À cause des perturbations dues à l’attraction conjointe de la Lune et du Soleil sur le globe terrestre, l’axe de rotation de la Terre ne conserve pas la même direction dans l’espace : il décrit très lentement un cône, avec une période proche de 26 000 ans – ce qui correspond à une valeur de 50,3 secondes d’arc par an (une période complète correspond à 360 degrés, chaque degré étant divisé en 60 minutes d’arc et chaque minute en 60 secondes d’arc). La valeur mesurée par Hipparque, 46 secondes d’arc, était donc remarquablement proche de la valeur moderne. 13. La Composition mathématique de Ptolémée sera traduite en arabe au IXe siècle par Thabit ben Qurra, et portera désormais le nom d’Almageste, qui signifie « le très grand ». 14. Le plus célèbre traité de musique de l’Antiquité, dû à Nicomaque de Gérase, désigne les degrés de la gamme à sept tons sous les noms d’hypate, mète, nèse, quarte, etc. Ces degrés définissaient l’harmonie qui était supposée régir le monde des astres. L’hypate, premier degré de l’échelle des sons, correspond à ce que les musiciens d’aujourd’hui appellent la note fondamentale, ou tonique. Remerciements Dans l’élaboration de cet ouvrage, André Balland fut mon Démétrios de Phalère, et Olivier Ikor, mon bâton d’Euclide. Quant à la Fondation des Treilles, elle fut mon Musée d’Alexandrie : tels les Ptolémées de jadis, ses princes permettent à des savants et à des poètes de sonder les secrets de l’Univers en toute quiétude, logés et – fort bien – nourris. Comment remercier les princes ? * * * [1] 20 janvier 331 av. J. -C. [2] Vers 270 av. J. -C. [3] Actuel Assouan. [4] 1 myriade = 100 000. [5] Le mot parchemin vient du grec pergamênê, « peau de Pergame ». [6] 40 ap. J. -C. [7] Aujourd’hui Menchiyeh, en Haute-Égypte. [8] Le Prophète a quitté La Mecque le 16 juillet 622. Cette migration, en arabe hijra (hégire), est prise comme origine de l’ère musulmane. [9] Vers 370 ap. J. -C. [10] 22 décembre 642. [11] Le terme minaret vient de l’arabe manâra, « phare ».